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ÉCOLE DOCTORALE V
EA4509
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Sous la direction de :
M. Olivier Soutet – Professeur, Paris-Sorbonne
Président du jury :
M. Pierre Cahné – Professeur émérite, Paris Sorbonne
Membres du jury :
Mme Michèle Monte – Professeur, Université du Sud Toulon Var
Mme Michèle Aquien – Professeur, Paris-Est Créteil Val-de-Marne
Mme Joëlle Gardes-Tamine – Professeur émérite, Paris-Sorbonne
Mme Lise Sabourin – Professeur émérite, Université de Lorraine
M. Jérôme de Gramont – Professeur, Faculté de Philosophie, I.C.P.
Remerciements
Dans une cantate, les hommes qui servent si délicatement l'éclat de la Voix
principale souvent s'éclipsent. Pourtant, sans cette voix basse maintenue, il
n'existe pas de chœur.
Je remercie mon époux Emmanuel d'avoir été continûment à mon écoute. Je lui
sais gré de sa présence dans tous les instants critiques qu'a comportés cette
longue réflexion et de son engagement si souvent renouvelé à mes côtés. Cette
fois, pour le pire plus que pour le meilleur.
2
A mes deux filles,
Salomé et Joséphine,
qui ont poussé, il y a si peu de temps, leur premier cri
et qui, un de ces heureux jours, j'ose l'espérer,
feront entendre leur voix.
3
Résumé
Abstract
The Voice in the works of André du Bouchet, is at the foundation and the result
of the text corpus, the origin and horizon of the poem. It is dependent on the
exiguous space lying simultaneously beyond meaning and lack of meaning.
Transcending the writing/oral expression dichotomy characterizing Western
traditional metaphysics, the poet identifies it as swaying somehow from the
expressed to the imprinted, from a “meaning to say” to a “keeping under silence”.
The Voice is the “sign” of noise or silence. It is void of all pre-established
and irreducible meaning at the very moment it comes to be perceived in the
language order, yet it inhabits it. The meaning of words only constitutes itself
in the delivery phase that brings them into speech and encompasses physicality
and spatiality as a whole. Resounding in a space looking outward, the Voice is
the expression of a peculiar “space-time-place-world” when it is listened to. It
is only this listening that makes it possible to hear the emergence of existing
elements in words. As a true potential and permissive opening to a permanent
“meaning to say”, the Voice loses its status of epiphenomenon (a simple sound
expression of primitive thought) to gain that of event. It is this speech that
says nothing that we are forced to acknowledge without reaching a conclusion.
4
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION.........................................................p.13
PREMIER CHAPITRE
.......................................
...................
I.B.1.a. « [U]n sens que par le moyen de l’écriture on aura voulu fixer,
se révèle, en vérité, aussi volatile que la voix, et cela, c’est ce que
la voix, justement, met en lumière dans l’écrit »....................p.64
5
I.B.2. « Transcrire sans attendre d’avoir compris »..................p.73
....................................................................P. 73
.....................................................................p.92
II.A.2.a. « [I]l faut que nous nous prêtions nos yeux »..............p.99
6
II.B.2. « [L]e morcellement, je respire, il disparaît, c’est l’espace »..
....................................................................p.118
DEUXIÈME CHAPITRE
…..................................................................p.139
I.A.2.a. « [E]t que ce que je dis se trouve malgré moi/daté, nommé ».....
....................................................................p.154
7
I.B. Une Voix exorbitante : « au cœur – et, en marge,/toujours »....p.170
8
II.B. Le mouvement de la Voix dans l'écriture.......................p.218
TROISIÈME CHAPITRE
9
I.A.2. Dé-nomination : « im Namenlosen zu existieren »..............p.261
10
II.A.2.b. « [L]'appui est en avant » : une finitude réitérée et un
inchoatif toujours tributaire de l'itératif.........................p.305
II.B.2. « [...] et il aima, depuis le poids qui l'avait fait tomber »....
....................................................................p.319
CONCLUSION..........................................................P.327
Annexes
Bibliographie.......................................................P.338
11
La Voix dans l’œuvre d’André du Bouchet
12
« Denn es ist Zeit,
ein Einsehen zu haben mit der Stimme des Menschen »,
Paul Celan, Corona.
[...] le « je » est moi en tant que point de départ à celui qui lit2.
1
André du Bouchet, article paru dans Le Monde, 10 juin 1983.
2
Id., entretien avec Alain Veinstein, France Culture, 11 mars 1984.
3
Id., « Météore », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 38.
4
Id., « Poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 42.
5
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
13
se dessaisisse définitivement (malheureusement?) des
significations que pourrait lui donner la circonstance de la vie
réelle qui l'a fait naître, et que le « je » ne se meuve en
« nous », oserai-je, non sans quelque anticonformisme, convoquer
ce qui a eu lieu, ce qui m'est advenu et qui justifie pleinement
l'aujourd'hui d'une telle recherche. Oserai-je « me » proposer
comme « point de départ » à « celui qui » va « li[re] » ?
6
Charles Péguy, Note conjointe sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, in
Œuvres en prose 1909-1914, Gallimard, collection « Pléiade », 1961, p. 1323.
14
le philosophe, ému et mû, n'avait qu'à s'appuyer sur le tissu
sonore déjà présent, reprendre la voix sous-entendue du poète,
audible en-deça de toute entente, à son propre compte. Ce que le
philosophe cherchait à penser, le poème le faisait entendre. Et
mon ouïr ne fut jamais aussi conscient de soi qu'à l'audition de
ces mots.
7
Henri Maldiney, Le legs des choses dans l'œuvre de Francis Ponge, Lausanne, L'Age
d'Homme, Amers, 1974, p.87.
8
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 68.
9
Henri Maldiney, op.cit., p. 88.
10
André du Bouchet, « L'Ecrit à haute voix », cité par P. Chappuis, André du
Bouchet, Collection Poètes d’aujourd’hui, Paris Seghers, 1979, p. 89.
15
résonant dans la mémoire du corps »11. Les propos du poète lui-
même, recueillis lors d'un entretien, corroborent cette analyse de
la poésie ainsi lue à voix haute :
(Elke de Rijke) Si le lecteur lit vos textes à voix haute, une telle
lecture peut-elle provoquer une cassure du sens habituel ?
lointain
tu es ce cri
que j'ai poussé14.
11
Henri Maldiney, op.cit., p. 98.
12
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, in André du Bouchet 2,L'étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 285.
13
Roland Barthes, Ecoute, in Œuvres complètes, tome III, 1974-1980, Paris, Seuil,
1995, p. 733.
14
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 97.
16
se présentant comme conforme à un modèle préexistant. L'individuel
est a-prioritaire sur le tout. Et cette parole d'André du Bouchet,
émise spontanément et publiquement lors d’un colloque, nous
autorise un cheminement lui-même singulier dans les multiples
parcours offerts par sa poésie :
15
Id., intervention dans une discussion générale lors d’un colloque, Autour d’André
du Bouchet, Presses de l’E.N.S., 1986, p. 65.
16
Titre d’un poème d’André du Bouchet.
17
marquer », à juste titre, l'impact visuel de son poème. Pierre
Schneider y a consacré de très belles pages, lors d'un colloque à
l'École Normale Supérieure en 1983 ; l'article s'ouvre sur cette
constatation pertinente : « Quelque chose de ce qui nous est dit
par la lecture d'un poème d'André du Bouchet l'est déjà par sa
vision ». Que nous soyons effectivement poète ou peintre, notre
travail commence par un trait, inscrit sur un fond qu'il met
aussitôt en mouvement et qui, dans le même temps, découvre sa
vulnérabilité. André du Bouchet le signifie lui-même dans un essai
poétique au titre évocateur, D'un trait qui figure et défigure :
17
André du Bouchet, D'un trait qui figure et défigure, Fata Morgana, 1997, pp. 11-
12.
18
Interroger la création littéraire sous l'angle de la Voix est
évidemment une manière de la prendre à rebours. Le poète est
certes l'héritier d'une longue tradition qui, depuis Homère et
Hésiode, pense l'acte poétique sur le mode du chant, mais ce
dernier s'est peu à peu éteint (des voix devenues intérieures sous
le romantisme jusqu'à l'aphasie mallarméenne), et a cédé le pas
devant une lettre, hautement sacralisée. L'Occident, c'est le
Livre; et l'avènement de ce dernier s'est accompagné de
l'étranglement de la parole vive. L'opposition qui s'est peu à peu
instituée entre l'oralité et l'écriture, comprise comme force de
déviance sémantique et ontologique, a largement participé à cette
extinction de voix. Pour de nombreux penseurs et philosophes,
l'écrit ferait en effet perdre ce lien naturel entre la voix et la
personne singulière. Il serait en outre un échec, une mise au
tombeau altérante de l'oralité vraie. L'analyse platonicienne, la
première, conduisit à cette constatation : l'écriture a trait au
corps mort, dont le papier est fictivement l'équivalent.
Inversement, la révolution grammatologique a affirmé que la
référence ontologique habitant le langage proféré par la voix
portait l'illusion d'une immédiateté fallacieuse là où l'écriture
se serait montrée avertie du monde médiat, et surtout
linguistique, de la relation entre les mots et les choses. La
littérature est rapidement devenue une science de la lettre
arrachée à la naïveté, s'avouant dans sa nature dérivée et
culturelle de création verbale. La conscience matérialiste du
graphein s'est imposée face à l'illusion d'une ontologie idéaliste
de la phonè. La notion de voix acquit bien injustement le statut
d'épiphénomène, leurre destiné à occulter le fondement
matérialiste véritable de toute œuvre littéraire. La poésie devint
une pratique surannée et fut posée comme « texte ». Or, un poème
n'est pas un discours fixé par l'écriture : il n'est pas à
proprement parler un texte et contredit à toute textologie. André
du Bouchet le signifie précisément :
19
livre
non
mais les lèvres
sur
lesquelles j'avais
lu18.
18
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.151.
20
vide mais une voix pleine de potentialité à exprimer quelque chose
sans pour autant signifier déjà quelque chose :
19
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p.73.
20
Henri Maldiney, « Une phénoménologie à l’impossible », in Etudes
phénoménologiques, n°5-6, 1987, éditions Ousia, Bruxelles, pp. 33-34.
21
André du Bouchet, « Dérapage sur une plaque de verglas », Action Poétique n°96,
pp. 42-43.
21
perçu[e], à l'ordre de la langue, mais au travers de cette langue,
pourtant – et par elle exclusivement, [elle] se fait jour ... »22.
Nouant sens et son, la poésie serait même un dialogue de voix à
voix. Non pas d'homme à homme. Le monde est en dialogue avec lui-
même à travers la voix poétique. La parole poétique serait par
conséquent d'homme à monde, comme est originairement la parole
humaine qui fonde le langage et, en lui, la langue. Écoutons, à ce
propos, Gustave Guillaume :
[…] le lieu commun que la langue et le langage sont des faits sociaux
est l'une des vues simplistes, insuffisamment scrutées, qui ont le
plus nui au problème de la linguistique structurale en concentrant
l'attention des chercheurs sur le rapport Homme/Homme, auquel la
structure de la langue doit peu, et en la détournant du rapport
Univers/Homme auquel elle doit sinon tout, du moins presque tout – ce
qu'elle doit au rapport Homme/Homme s'intégrant du reste au rapport
Univers/Homme dont la langue, univers-idée regardant, par définition
ne sort pas23.
22
« souffle » (à sa part corporelle et physiologique : « Comme une
voix, qui, sur les lèvres même,/assècherait l’éclat. […] J’accède
à ce sol qui ne parvient pas à notre bouche […] »25) et au « dire »
traversent littéralement les divers recueils poétiques. Celles-ci
sont trop nombreuses pour être niées ou soustraites à la
problématisation:
25
André du Bouchet, « Loin du souffle », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 104.
26
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, pp. 44-45.
27
Yves Peyré, « L'Horizon du poème », in André du Bouchet 1, L'Étrangère n°14-15,
La Lettre volée, 2007, p. 202.
23
différents niveaux énonciatifs, assurant leur articulation et la
cohérence du texte, composant ce dernier comme tissu ou tessiture.
Le poète Pierre Reverdy, dans une lettre datant du 8 novembre
1950, adressée au jeune poète qu'est alors André du Bouchet,
révèle ce « timbre de [l]a voix », synonyme de singularité de
l'œuvre :
28
Dédicace adressée par Pierre Reverdy à André du Bouchet dans « Main d'œuvre », in
Espaces pour André du Bouchet, L’Ire des vents n°6-8, 1983, p. 88.
24
rien à voir avec celle-là, qui n'existe qu'en tant que, par la
voix comme vecteur et objet sonore et à travers l'espace
acoustique et communicationnel, elle s'éloigne de l'écrit.
Fondatrice et résultante du corps textuel, origine et horizon de
l'œuvre poétique, dépassant la dichotomie écrit/oral propre à la
métaphysique traditionnelle occidentale, la Voix dépend de cet
espace infime qui est à la fois en dehors du sens et du non-sens,
et s’apparente à une sorte de balancement entre l'exprimé et
l'imprimé, entre un « vouloir-dire » et un « faire-silence ». Elle
est à la fois ce retentissement dans un espace qui est ouvert sur
le dehors et cette venue fondamentale où se soulève un « espace-
temps-lieu-monde » singulier par l'écoute qui, seule, peut
entendre dans les mots l'émergence d'un existant. La Voix est ici
en deux29. Étudier celle-ci dans l'œuvre d'André du Bouchet
conduira naturellement notre réflexion de la voix poétique à la
poétique de la voix.
29
Titre d’un recueil d’André du Bouchet.
30
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 61.
31
Ibid., p. 26.
25
ce dernier devient monde. En effet, la prononciation éclaircit
l'indicible, transforme le fragmenté en espace, rompt le bien
entendu en faisant naître le monde à la signification :
la vérité morte
froide
vivante maintenant
et sans arrêt
à voix haute32.
32
André du Bouchet, « Relief, in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 39.
26
la définition vocale de son vrai lieu. Il suffit d'avoir entendu
André du Bouchet lire une fois ses poèmes pour comprendre que la
disposition typographique est chez lui un fait de la voix autant
que de l'écriture.
33
Id., « La lumière de la lame », in Ou le soleil, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 177.
34
Id., « Surpris dans la nuit », émission de France Culture, 20 novembre 2000.
27
fin »35, d'où son refus de toute pagination. Il serait par
conséquent erroné de traiter séparément, et dans l'ordre
chronologique, les écrits successifs d'André du Bouchet. Seule une
approche globale peut convenir ici.
35
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
36
Id., « Hölderlin aujourd'hui », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
28
Lorsque le poète André du Bouchet « rompt le silence » environnant
ou le blanc de la page, sa Voix, véritable via rupta, n'apparaît,
pour qui y prête oreille, que comme inintelligibilité. En effet,
la poésie où le monde, dans sa phénoménalité pré-objective, se
fait parole est incompatible avec les articulations syntaxiques,
les liaisons conjonctives et les justifications logiques, propres
au langage discursif :
… terre
parlant avec la première énergie ̶ la blancheur du
37
chemin .
un pas, et
40
la route ira où j'ai été .
37
Id., « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 10.
38
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 31.
39
GOETHE utilise ce chiasme pour qualifier le Märchen qui clôt les Unterhaltungen
deutscher Ausgewanderten (1795) dans une lettre à Wilhelm von Humbold de mai 1796.
40
André du Bouchet, « Le Surcroît », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 59.
29
PREMIER CHAPITRE
41
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 61.
30
La pensée se place en prime position, avant la parole
(véhiculée par la voix) et avant l'écriture : voici le présupposé
fondamental de la métaphysique occidentale traditionnelle que le
poète André du Bouchet, pensant ces mentalisations désormais
closes sur elles-mêmes, a vivement remis en cause. « [C]e que
j’écris, c’est l’air qui l’exige » : par cette singulière
proposition construite sur un double phénomène de dislocation,
l’écriture poétique (entendons la poésie écrite : « ce que
j’écris ») reprend une position originelle, sans se dissocier
toutefois de cet « air » (souffle ou voix) qui la rend nécessaire.
La dichotomie s’estompe, les rapports entre écriture et parole
s’affirment : « de l’air à la page, un fil cour[t] »42. Il est vrai
qu'André du Bouchet, comme nombre de poètes d'après-guerre, s'est
élevé contre la conception d’un langage strictement fonctionnel,
en dénonçant au fil de son œuvre cette convenance langagière (« le
sens consenti ») qui ne permet pas à la parole de fonder l’être
(« insoutenable ») et qui fait de la compréhension première et
commune un obstacle à la signification (« matière de mots
comprise, matière insignifiante ») :
42
Yves Peyré, op.cit., p. 205.
43
André du Bouchet, « retours sur le vent », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 142.
44
Ibid., p. 143.
45
André du Bouchet, « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 16.
31
Toutefois, le poète André du Bouchet ne cède pas pour autant aux
simplifications réduisant l'écriture à une sorte de pierre tombale
qui superpose un contrôle de rationalité et d'objectivité à la
véhémence que la voix semble manifester. Le poète ne tombe pas
dans une sonorisation simpliste du langage poétique aux dépens de
la sémantique. Le poète fait de la Voix quelque chose de plus
profond et de plus original que ce que nous appelons « oral », et
pense que l'écriture ne peut pas faire abstraction de sa
prononciation. Si l'oralité porte le langage comme communication,
la voix précède le langage et les formes de parole. Cette priorité
de la Voix donne à la parole sa forme, qui est à la fois forme de
l'écoute et de la prononciation. Il y a quelque chose qui précède
l'oral et l'écrit, et toujours secrètement puise dans une
originelle vocalité, le « souffle sans lequel [le poète] ne p[eut]
articuler »46 et dont il est tant question dans son œuvre. Ce
dernier tente alors de restituer l’écrit à la « fraîcheur »
d’avant la lettre, prêtant l’oreille à ce qui se joue en amont et
redonnant à la prononciation la capacité de faire naître le monde
à la signification : « que l'indicible soit clair lorsqu'il est
dit »47.
Dans la lettre
j’ai passé mon front
comme au front de la main qui n’a pas pu retenir
l’eau
fraîche
46
André du Bouchet, « J’interlettre », in L’incohérence, Paris, Hachette,
Collection P.O.L., 1979, sans indication de pages. Repris avec une couverture de
relais Fata Morgana, 1984.
47
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 168.
32
mais
la fraîcheur de l’eau48.
33
venue au monde »52. Le signe est en effet fréquemment prisonnier
d’un sens ou de sens consentis. Si l’on s’en remet même au credo
structuraliste, le véritable référent est exclu du texte
littéraire : la stase référentielle renvoie donc à tout le
contexte théorique contemporain d’André du Bouchet. Le poète doit
déloger le signe de son ordre clos, en faisant place à cette
« fraîcheur qui disperse les signes »53. L’opacité est ainsi
dénoncée comme constitutive de l’écriture poétique. Cependant,
l’évocation de ce blocage référentiel coexiste constamment avec
son inverse, l’entrée en force transparente du référent dans
l’ordre clos du signe. En effet, se dessine, à cette même époque,
l’espérance d’une communication sans sémiotisation, qui se
passerait de la « procuration de signe » pour reprendre les
analyses de Jacques Derrida. S'est souvent exprimé le désir
d’échanger directement avec l’être ». Dans l’œuvre
dubouchettienne, la Voix comme jeu volatil, éphémère et vivant de
la parole va effectivement permettre de « fraîchir » le signe et
de conserver l’immédiateté de la parole et du réel, en la
dépêchant sur le papier. Elle renoue ainsi et positivement avec
l’idée de la phonè :
52
Id., André du Bouchet 2, L’Étrangère no 16-17-18, La Lettre volée 2007, p. 290.
53
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979,
sans indication de pages.
54
« Notes transcrites à partir d’un entretien radiophonique avec Pascal Quignard en
1976 », P.Chappuis, op.cit., p. 88.
34
I.A. Restituer l’écrit à la « fraîcheur » d’avant la lettre
55
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 14.
35
écrit le poète : ce qui semblait se figer retrouve la volatilité
de l’air. La prise de parole ne permet pas, comme le pense la
tradition, la proximité de la pensée à elle-même. La parole
implique une distance de soi à soi, que vient combler l’écriture
dans le travail de la fêlure, en donnant par exemple corps et voix
aux silences :
… là56.
56
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 33.
36
mots dont le sens est préétabli dans la langue. La réalité est
sans cesse nouvelle. Et la poésie agit pour nommer le réel
innommé. Elle est à tout moment d’elle-même au commencement de ses
voies. L'œuvre d’André du Bouchet n'a qu'un sujet : la naissance
en elle de la poésie.
57
I.A.1. « ... raccourci oral inclus dans l'écrit »
57
Id., « Hauts de Bühl », in L'emportement du muet, Mercure de France, 2000, p. 95.
37
fortement diminuée. Déjà le Phèdre introduit une scission entre
deux types d’écriture : une écriture de la vérité dans l’âme,
naturelle, intelligible, opposée à une « mauvaise » écriture,
sensible, corporelle, spatiale, technique. L’écriture naturelle se
trouve unie à la voix et au souffle : elle n’est donc pas
grammatologique mais pneumatologique. Ainsi la Voix a-t-elle
souvent été hantée par une quête fusionnelle d'elle-même, par un
désir d'identification de soi à soi. Le logocentrisme a ainsi
véhiculé durant des siècles l’idée de proximité du langage à
l’être et celle de l’être comme présence. Même Paul Valéry, en
écrivant « Le Moi c'est la voix »58, postule clairement cette
unité, l'unification mélodique de soi-même par laquelle le sujet
semble se transmuer en voix pure. C’est le rêve philosophique
occidental de la pleine présence à soi : une voix, la voix se
parlant à elle-même, dans le présent absolument contemporain de
son effectuation. Pour de nombreux poètes, l'écriture est même
devenue l’apanage d’une mécanique inorganique, ayant partie liée
au corps coupé : la « schize scripturale » provoquerait
l’éloignement de la main « morte » de son origine énonciative,
transposition corporelle de l’écart constitutif de la trace
laissée dans le monde. Il n’en est rien dans la poésie d’André du
Bouchet. Traditionnellement, la phonè est entendue comme ce qui
rassemble et produit le sens, au cœur du logos. Le sens produit
par l’écriture d’André du Bouchet est quant à lui rompu, espacé et
graphique :
et le mot - desserrant59.
58
Paul Valéry, voir le commentaire « La voix prise à la lettre » de Valéry devant
la littérature. Mesure de la limite, Paris, PUF, « Ecrivains », 1991, chapitre 3
par Jarrety.
59
André du Bouchet, « congère », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 163.
38
Pas d’air
qui ne soit
rompu
et
air venir
scinder60.
. . . à
avoir
tu puises
comme avoir
été61.
39
exprime bien évidemment les espaces blancs qui séparent les mots
et les lignes les uns des autres mais dit surtout l’espace
ontologique vide qui sépare la production de langage de
l’extérieur du monde, du « dehors », pour utiliser un mot fréquent
chez le poète. D’ailleurs, si le poète souhaite souvent élargir
l’interstice jusqu’à quasiment à l’annuler, c’est afin de réduire
l’écart entre le langage et le monde et de faire sortir l’écriture
dans le « dehors ».
(Monique Pétillon) Dans L’Ecrit à haute voix, vous citez cette phrase
de Mallarmé : « Au fond le monde est fait pour aboutir à un beau
livre »
(André du Bouchet) C’est une phrase qui m’a toujours paru un peu
légère. Je dis légère à la décharge de Mallarmé, car cette phrase a
été donnée dans un entretien. Il me semble que le rapport est inversé.
Le livre est le signe de notre présence au monde puisque nous ne
pouvons pas nous défaire de la parole. Mais le monde n’est pas fait
pour abouti à un livre. Le livre, au contraire, est fait pour donner
accès au monde et pour lui être rendu62.
62
Id., entretien avec Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt », in André du Bouchet
1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, pp. 127-128.
40
qu’on croyait pouvoir réserver à l’écriture affecte tout signifié
en général »63. Le rapport de la parole et de l’écriture pose
traditionnellement le problème de la présence à soi du langage,
par l’intermédiaire du concept de la phonè : de là découle l'idée
de monde à partir de la différence entre le sensible et
l'intelligible, l'intérieur et l'extérieur, l'empirique et le
transcendantal. Le travail derridien propose, quant à lui, une
vision du langage hors de ce cadre principalement dualiste. La
poésie d’André du Bouchet trouve écho dans cette critique
derridienne puisqu'elle ne s'inscrit pas dans cette tradition
phono-centrique et dualiste. Dans l’extrait qui suit, le
« papier » (entendu comme support de la communication scripturale)
et la « face » de celui qui parle s’équivalent et deviennent le
lieu d’inscription du « trait », celui du dessin ou de la parole
« en l’air », c’est-à-dire proférée :
63
Jacques Derrida, De la grammatologie, éditions de Minuit 1967, p. 16.
64
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 38.
65
Id., entretien avec Monique Pétillon, Le Monde des Livres, 10 juin 1983.
41
Une parole distincte – qui sera, appelle, en tout instant, pour être
perçue comme pour être prononcée66.
Mon père dit du poème qu’il se différencie « des autres écrits en ceci
qu’il ya quelque chose qui appelle la voix […]. Lorsque le mot trouve
sa place sur la page, c’est que je l’imagine à mes lèvres. S’il tient
dans la page, c’est qu’il tient dans ma bouche. Lorsqu’il écoutait de
la musique, il y avait ceci, fondamental, qui est du mot aux lèvres.
« Chance » donc que cette absence de maîtrise qui permettait aux sons
de venir à ses propres lèvres. Ce rapport entre « le mot qui trouve sa
place sur la page après l’avoir trouvée sur les lèvres » trouvait une
équivalence dans quelque chose comme : « l’attente » de la musique en
train d’être jouée68.
66
Id., « Sur Paul Celan », in André du Bouchet 1, L'Étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 112
67
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 13.
68
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », in André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 413.
69
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 44.
42
La désirant dite.
De nouveau désirant que, sur la non-parole
qu’elle timbre, elle n’en soit pas retranchée, mais rejoigne par le
70
travers le fond de sa mutité. moi .
70
Id., Pourquoi si calmes, Fata Morgana, 1996, p. 33.
71
Ibid., p. 13.
72
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, « Tel », t.II,
1974, p. 227.
43
comblé. A ceci près que si l’écriture touche à ce qu’elle veut
atteindre, on ne s’endort pas, on n’arrive plus à dormir. Le poème
réveille, là où l’assouvissement endort. L’écart, c’est le monde – qui
n’est jamais comblé. Alors il devient source et non frustration. La
voix défalquée de l’eau rejoint sa soif73.
73
André du Bouchet, entretien avec Dominique Grandmont, in André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 87.
74
Jacques Derrida, op.cit., p, 55.
75
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 137.
76
A.M. Bishop, Altérités d’André du Bouchet, Amsterdam, Rodopi, 2003, p.41.
44
livre jamais comme présence positive d’une parole totalement
signifiante. Le surgissement se donne toujours comme une
disparition, celle du monde au sein du langage, qui révèle avec
violence son incapacité à le convoquer. Derrière cette
impossibilité d'incarner le réel, le langage surgit dans sa pleine
présence différante et différée. L’écriture ne peut plus être
considérée comme une inscription déviante d’une Voix qui dit la
« présence à soi ». Elle fait systématiquement appel à une
expérience de manque (impossibilité de rejoindre l’extérieur dans
la parole) et se présente comme une inscription équivalente à la
profération de la voix. Il s’agit désormais de penser l’espace
littéraire et poétique comme ce qui se joue au cœur même de ce
mouvement différant, comme ce qui assume cette condition du
langage. Affronter le vide ou le blanc sur lequel s’inscrit la
parole et avec lequel elle compose, rend possible l'écriture
poétique. Le blocage référentiel est très souvent constaté au sein
de la poésie dubouchettienne :
L’air −
sans atteindre au sol seulement − sous la foulée,
revient77.
77
André du Bouchet, Ou le soleil, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 127.
45
l'étant, quelque chose à dire – notre rapport (même empêché) au
monde – et qu'il doit être possible de le dire. La mise en marche,
dans le territoire comme dans le poème, est ce qui fait éprouver
et vivre cet écart. Revenons au terme de cette expression extraite
de Ou le soleil : « […] sous la foulée revient ». La poésie
d'André du Bouchet est bien une réponse « en acte » à cette
interrogation de la parole et du monde. Nous ne pourrions pourtant
affirmer que le rapport entre lui et le monde se résout en
plénitude harmonieuse. La poésie dubouchettienne ne s'abandonne
jamais à l'« enchantement » (évoqué par Hölderlin) de la pure
sensation encore irréfléchie de la vie. Son rapport au monde
réside dans l'ouverture et l'écart tout à la fois. Se lit dans son
œuvre une différence assumée, un écart vécu, une distance comprise
– un corps « fragmenté » et ouvert, justement dispersé au-delà des
frontières du corps propre qui définit habituellement la position
du sujet. L’écriture différante d’André du Bouchet nous apprend
qu’il est possible d’habiter le gouffre lui-même, là où le corps
compose d’infinies relations avec un dehors qui le traverse ; au
milieu donc, là où le langage n’a plus ni émetteur ni récepteur,
là où il se dresse comme une réalité singulière et autonome, une
force créatrice. Dès lors l'importance du « souffle » est toute
différente de ce que Derrida voit chez Artaud : plutôt qu'une
possession de la langue par la respiration, l'accueil de
l'extériorité de l'air dans la parole va, chez André du Bouchet,
jusqu'à l'impersonnel : « c'est alors une parole qui ne serait de
personne, qui ne se préoccuperait que de désigner par sa présence
rudimentaire un écart premier, un espacement irréductible à partir
duquel seulement nous trouvons à être »78. « J’écris aussi loin que
possible de moi »79, écrit André du Bouchet : il ne s'agit pas de
préserver une possible intégrité de son être mais de s’abandonner
à l'altérité d'un dehors impersonnel, de s’ouvrir, d’assumer et
d’intégrer la différence, ce qui permet au langage de s'ouvrir au
blanc, au vide et au silence qui constitue son revers. Les mots se
mettent à parler parce qu'ils ne bavardent plus : ils n'ont plus
78
Gilles Quinsat, « Parler depuis un autre lieu », in Autour d'André du Bouchet,
Paris, Presses de l’E.N.S, 1987, p. 63.
79
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 40.
46
d'autre contenu que cet évidement du langage qui permet l'accueil
de son dehors. La différence devient ouverture à l'altérité.
Michel Collot le commente avec justesse :
Certes, une telle coïncidence entre mots et choses est sans doute
impossible, et André du Bouchet a toujours eu la conscience la plus
aiguë de leur écart. Mais sur cet écart il table, c'est-à-dire qu'il
en fait la condition même de la relation. Le rapport au monde institué
par ces fragments de Rapides comprend en lui le moment de l'absence et
de la différence80.
83
La montagne : elle n’est que langue .
80
Michel Collot, « Rapides ou la rapacité de la fraîcheur », in Autour d’André du
Bouchet, Paris, Presses de l’E.N.S., 1987, p. 149.
81
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 137.
82
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
83
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 146.
47
La montagne est en effet souvent la métaphore de l’écriture, comme
le souligne André du Bouchet lui-même : « Quand a paru Dans la
chaleur vacante, on m'a demandé si j'habitais un pays de montagne.
Je crois que le mot de « montagne » qui y revenait assez souvent
n'était autre que la langue que je commençais à habiter et à
laquelle je me heurtais »84. La langue est en effet un ensemble
compact d’éléments préexistants et codés. La langue est une donnée
épaisse qu’il s’agit de gravir, pour permettre au langage de se
découvrir et à l’être d’exister. En effet, l'« épaisseur de la
langue sépare l'homme de lui-même en tant qu'être parlant »85. Le
poète qui affronte cette contradiction « percevoir le dehors / ne
pas pouvoir le dire », se situe dans une sorte d’embrasure. Il
stagne entre ce qu’il ne peut pas dire et ce à quoi la parole doit
aller :
84
Id., entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, 10 juin 1983.
85
Jacques Depreux, André du Bouchet ou la parole traversée, Seyssel, Champ Vallon,
« Champ poétique », 1988, p. 60.
86
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 37.
87
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 16.
88
Id., Ou le soleil, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 83.
48
excellence (« … montagnes en cours que je ne franchirais pas »89) :
à la fois brutal (« Glacier tord »90) et vaporeux (« l’air des
glaciers frappe un côté immobile de ma face »91), à la limite de la
matière et de l’esprit (« ce qui doit se dire le glacier »92). Même
le froid qui en émane, plus volatile et moins imposant au premier
abord, se concentre et se condense, constituant ainsi un frein au
souffle, provoquant la cristallisation de la parole poétique :
de
même que le sol sous le pas de la figure, reprenant le dessus, se
95
découvre face à soi .
89
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
90
Id., « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 77.
91
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 94.
92
Id., « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 30.
93
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
94
Ibid.
95
Ibid.
96
André du Bouchet, « retours sur le vent », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 149.
49
Que cette face soit la mienne ou qu’elle soit celle du monde, elle
n’existe à soi qu’en avant de soi portée vers l’autre – avant toute
97
entreprise .
97
Henri Maldiney, « Les blancs d’André du Bouchet », in Espaces pour André du
Bouchet, L’Ire des Vents 6-8, 1983, p. 200.
98
André du Bouchet, « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 23.
99
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 60.
100
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 20.
101
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
102
Ibid.
103
Ibid.
104
Ibid.
105
Ibid.
106
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
“Poésie”, 1998, p. 60.
50
renforcée par une symétrie de construction (substantif + syntagme
prépositionnel). Ainsi la pierre, qui se situe de « front » (donc
« au-devant »), se dresse en rocher escarpé (« à l’aplomb »). Elle
s’érige :
comme, à chercher
appui, on aura pendant l’équilibre porté la main en avant, la terre sans
108
attendre vient à soi .
107
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
108
Id., Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, Montpellier, 1992, p. 26.
109
Id., « Face de la chaleur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 88.
51
et c’
est
par les descentes
qu’
il a
fallu110.
110
Id., « le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.105.
111
Id., Rapides, Paris, Hachette, Collection P.O.L, 1980, sans indication de pages.
112
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
113
Id., « Langue, déplacements, jours », in L’incohérence, Hachette, Collection
P.O.L, 1979, sans indication de pages.
114
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.77.
115
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
52
portant comme titre le nom du peintre, sont propres à faire saisir
cette épaisseur de la terre.
116
Ibid.
117
Ibid.
118
Ibid.
119
Ibid.
53
et que l’opaque, agrégat de
feuillets tantôt fendu (plus avant je ne déchiffre pas) ressoude …
plus avant − non… Mais le volume opaque que je ne peux pas
franchir, ne regarde que moi120.
… au plus haut,
cela : parole en deux - heurtant, avant de s’y confondre, la
matière
du muet dont elle tire pour une part sa compacité …121
120
Ibid.
121
André du Bouchet, « Sur un coin éclaté », in L’incohérence, Hachette, Collection
P.O.L, 1979, sans indication de pages.
122
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, Collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
123
Id., « Fureur et Mystère », par René Char. Les Temps modernes, 4ème année, n°42,
avril 1949, p. 746.
54
transparence qu’André du Bouchet appelle souvent le « jour ».
L’écriture ouvre l’épais.
Le langage est la maison de l’Être. Dans son abri, habite l’homme. Les
penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. Leur
veille est l’accomplissement de la révélabilité de l’Être, en tant que
par leur dire ils portent au langage cette révélabilité et la
124
conservent dans le langage .
124
Martin Heidegger, Lettres sur l'Humanisme, texte allemand traduit et présenté
par Roger Munier, nouvelle éd. revue, Paris, Aubier, Montaigne, 1964, p. 27.
125
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 64.
126
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 10.
55
Ouvert ne l’est que si à moi-même il a été donné d’ouvrir si
j’ouvre, c’est qu’en premier lieu il y a eu pour moi rencontre d’une
127
fermeture .
je suis
là quand je l’emporte - que je passe ou non ( ne suis là que si
je l’emporte…130
appelle133.
127
Id., « Il y a quelques années », in L'Oral, l'écrit, Imprimerie de Nevers, revue
Cadmos, automne 2003, sans indication de pages.
128
Ibid.
129
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
130
Ibid.
131
André du Bouchet, « Le nouvel amour », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 21.
132
Id., Carnet 2, Plon, 1989, p. 155.
133
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
56
rocher) semblent immobiles, puissances a priori inébranlables,
mais du Bouchet n’a pas une vision statique du paysage :
(en parlant des blancs), ces séparations sont des passages, le passage
par lequel un mot se transforme dans le mot suivant. Le mot suivant
d’ailleurs ne peut pas être entendu dans une seule direction, mais se
retourne souvent sur le mot qui précède et lui donne une coloration
tout à fait différente. La métamorphose du mot s’accomplit à
l’instigation du mot qui le suit. C’est dans ce rapport, dans cette
relation de réciprocité d’un mot à un autre que s’établit le courant
poétique138.
134
Ibid., p. 9.
135
André du Bouchet, Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André
du Bouchet, film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera
Films/Images plus, 2000.
136
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
137
Jacques Depreux, op.cit., p. 60.
138
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, in André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, 2007, p. 282.
57
Bouchet n'aimait pas la littérature intellectuelle élaborée à un
bureau : « Je marche comme si je parlais / sans arrêt »139.
L’écriture est très souvent associée à la marche (« … marcheur
appliqué au papier qui l’interrompt »140) et le papier à la route
(« … papier, comme je le croise, pareil au regard rugueux des
routes »141). Il est vrai qu’André du Bouchet se mesurait lui-même
et physiquement au paysage (celui de la Drôme, en particulier)
dans l’épreuve de la marche. De multiples promenades averties et
solitaires, au cours desquelles le poète transcrivait sur ses
petits « carnets » son attention pneumatique à l’environnement,
aux champs de silence et de vide qu’il traversait. Ce dynamisme,
préalable à toute progression, est également thématique dans
l’œuvre car la Réalité ultime implique un cheminement sans point
d’ancrage : « Je reprends ce chemin qui commence avant moi »142.
139
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 26.
140
Id., Rapides, Paris, Hachette, Collection P.O.L, 1980, sans indication de
pages.
141
Ibid.
142
André du Bouchet, « Face de la chaleur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie »1991, p. 87.
143
Henri Maldiney, L’Art, l’éclair et l’être, Editions Comp’Act, « Le polygraphe »,
2000, p. 112.
58
peu d’air/dans une main ouverte »144) et une libération : les
obstacles semblent s’évanouir. La montagne devient « presque
rien »145 et la maison n’est plus une prison (« Ouverte, la maison
ne nous retranche plus du front des/routes/ de ce lit défait »146).
Les objets se volatilisent, les pierres s’ouvrent. Les images
d’éclatement (« Partout nos traits éclatent »147) manifestent une
irruption de l’illimité, tout comme l’image fréquente de
renversement ou de déversement : « la terre elle-même sous les
pieds/le déversoir »148 ou « seul/l déversoir ne cesse pas »149. La
montagne, obstacle majeur est aussi, à sa façon, une coupure dans
le ciel, une « faille dans le souffle »150, une discontinuité qui
ouvre sur quelque autre versant. Les nuages valent par leurs
déchirures qui intensifient la pénétration de la lumière. L’image
de la faux, présente au début de Dans la chaleur vacante, est
relativement caractéristique : elle révèle le sol, en s’ouvrant
une voie ; en coupant, elle écarte l’éphémère, le départage, comme
la conscience déchire le donné et s’ouvre un chemin vers
l’essentiel. C’est la « fraîcheur », synonyme du désir d’ouverture
face à l’abrupt et à l’épaisseur :
la fraîcheur sinon
inhume151.
144
André du Bouchet, « Sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 37.
145
Ibid.
146
André du Bouchet, « le nouvel amour », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 21.
147
Ibid, p. 24.
148
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 108.
149
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 27.
150
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 10.
151
Id., « dans leur voix les eaux », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 68.
152
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 37.
59
Les incises font dominer la partie suspensive et créent un
caractère fortement potentionnel dans chacune des phrases :
trop
je l’applique
au mur155.
153
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 134.
154
Ibid., p. 107.
155
André du Bouchet, « dans leur voix les eaux », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 66.
60
un mouvement de comparaison peut s’établir d’une séquence à
l’autre. Les arrêts précédés d’une montée ou d’une chute
d’intonation, permettent ainsi l’entente de l’inégalité de ces
onze groupes :
dans
156
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
157
Id., Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André du Bouchet,
film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images
plus, 2000.
61
I.B. « Ramener l’écrit au proféré »158
158
Id., cité par Ducros, Autour d’André du Bouchet, Presses de l’E.N.S, 1987, p.
154.
159
Ibid.
160
Bernard Salignon, « Le Sillon de la langue », in André du Bouchet 1, L'étrangère
n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 251.
161
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
62
Écrire n’est pas énoncer ce qui est comme il est. C’est prononcer
ce qu’il a à être. Ce n’est pas la parole qui va vers le sens,
mais l’inverse : « Le sens rejoint une parole qui n’a pas
162
attendu » . L'expérience du dire semble dépasser toute improbable
volonté de s'exprimer. La parole est beaucoup trop soudaine pour
que le poète ait pleinement et immédiatement conscience du ou des
sens de ce qu’il dit. En s’interrogeant sur la signification, la
poésie en produit. La langue usuelle et ses concepts masquent une
réalité qu’une recombinaison verbale peut faire apparaître. André
du Bouchet cherche ainsi à mettre à distance la langue doxique,
technique, à se déposséder du langage «familier». Par le discours
paradoxal en particulier, tous les concepts et images qui, dans la
tradition, ont permis de penser la fixité de la représentation
doivent être annulées. En se dépossédant de la langue maternelle,
la poésie, langue étrangère dans la langue, retrouve ainsi son
autonomie. Et cette autonomie n’est pas le signe d’un isolement,
bien au contraire. La langue devient autonome vis-à-vis de la
signification (« Transcrire sans attendre d'avoir compris »163),
mais elle est parcourue de connexions hétéronomiques. On comprend
que la poétique de du Bouchet refuse la (re)construction mentale
du réel et cherche au contraire à poser celui-ci sous les yeux
avec les moyens les plus simples dont dispose la langue. La voix
fait être :
Ce sont les lèvres de celui qui me fait face (« tes lèvres ») qui
me font être (« m’auront dit » au sens de « m’auront nommé »)
« éclat ». Se déposséder de la langue commune et maternelle, c’est
libérer le signe de sa subordination séculaire au Sujet ; c’est
lui redonner la pleine mesure de sa force : il altère et peut être
altéré, il peut mouvoir et s’émouvoir, il tisse d'innombrables
relations entre les parties de l’expérience. Il existe dans une
162
Id., « Sur un coin éclaté », in L’incohérence, Hachette, collection P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
163
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 10.
164
Id., « Eclat », in Laisses, Hachette, collection P.O.L., p. 80.
63
nouvelle mobilité, profondément créatrice : « Parler, c’est en
quelque sorte envisager l’altération sur un déplacement
inéluctable, imprévisible, du sens »165. Le visage vocal
maintiendrait ce que j'appelle un territoire de l'indécidable : ne
pas orienter une fois pour toutes le devenir de la composition; ne
pas lui affecter un sens. La vocalité renouerait avec l'idée de
la phônè telle que la conçoit Aristote : une voix détachée de tout
sens.
165
Id., « L’écrit à haute voix », cité par Chappuis, op. cit., p. 91.
166
Id., « Notes transcrites à partir d’un entretien radiophonique avec Pascal
Quignard en 1976 », P.Chappuis, op.cit., p. 88.
167
Id., « Poète de l'abrupt », entretien avec Monique Pétillon, paru dans le Monde
le 4 mai 1979, André du Bouchet 2, L'étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007,
pp. 126-127.
64
temps […] le rapport entre la signification et le non-sens est
168
toujours de l’ordre accidentel .
[…]chaque poème est une écorce arrachée, les sens à vif – comme
les arbres pour la terre – maison saisit un moment la terre / la
réalité […] on ne peut saisir la réalité qu’en restant les sens et
l’intelligence à nu, à vif […] au lieu de former d’abord des mots, des
phrases, j’imagine des situations, des rapports muets entre moi et le
monde […] je n’écris plus pour écrire un bon ou un mauvais poème / je
170
donne le témoignage brut de la manière dont je passe mon temps .
168
Id., entretien avec Elke de Rijke, in André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, pp. 280-292.
169
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 96.
170
Id., texte inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 81.
171
Id., Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, Montpellier, 1992, p. 25.
65
espace, et tend parallèlement à se détacher d’une subjectivité
trop écrasante : « moi-même je me dissipe […] un mot, morceau
d’espace »172. De même, « la pensée se perdra comme espace »173 et
deviendra « une pesée »174 : l’écriture et la pensée, saisies dans
le poids de leur statut « objectuel », occupent l’espace du réel.
Il est question d'un « langage sur lequel pour passer, il faut
parfois peser sans comprendre »175.
« ...ein Grund,/ Nicht gar unmündig » (un sol pas tout à fait sans
bouche), écrit Hölderlin. La poésie d'André du Bouchet manifeste
elle aussi le retour à un noyau expressif antérieur à toute
cristallisation verbale. Sa relation au monde se veut pré-
réflexive. Ainsi constatons-nous une saisie non-sémantique (ou
méta-sémantique) qui guide la saisie poétique, et qui a pour but
de reconduire au déploiement de la dimension référentielle ou
ontologique ; cette dernière se donne sur le mode de la pure
présence :
172
Id., Carnet 3, Fata Morgana, Montpellier, 2000, p. 76.
173
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 126.
174
Ibid., p. 153.
175
André du Bouchet, « Il y a quelques années », in L'Oral, l'écrit, Imprimerie de
Nevers, revue Cadmos, automne 2003, sans indication de pages.
176
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 56.
66
A l'écart, soudain, de la signification ̶̶ ̶ au travers de celles qui
parole. Libre, par instants, pour peu que j'écoute, de celle que je
comprends177.
177
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
178
Id., Carnet, Fata Morgana, Montpellier, 1994, p. 37.
179
Id., Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André du Bouchet,
film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images
plus, 2000.
67
sont très fréquemment privés de leur identité simple, par l’emploi
du paradoxe. Ces derniers voient à de nombreuses reprises leur
identité contestée tel ce « roc froissé »180 ou cette « consumante
froideur »181, qui qualifient étonnement les paysages segersiens.
Très souvent, l’identique cède sous la pression du non-identique.
Les qualifications inattendues sont nombreuses (« langue
182 183 184
bleue » , « haleine ronde éclatée » , « bleu esseulé » ) et ces
formules poétiques mettent à mal le réalisme cratylien : il n’y a
pas de concordance définie et définitive entre les mots et les
choses. Au moment d’entreprendre le parcours personnel d’un
paysage ou de transcrire cette traversée, notre poète, dans un
mouvement fortement ascétique, décide de faire le vide, arase ce
qui risquerait de peser sur ce mouvement, de l’infléchir. La
profondeur de la poésie de du Bouchet est de cet ordre : elle
laisse percevoir la totalité immédiate « d’un exister », hors ou
au-delà des catégories de l’esprit. Le poète constate dans son
recueil Défets que c’est en s’effondrant qu’une pensée
systématique découvre ce qu’elle avait recouvert
systématiquement :
180
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
181
Ibid.
182
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 86.
183
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 80.
184
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 98.
185
Id., Défets, Clivages, Paris, 1981, sans indication de pages.
68
… avec la langue que
je ne connais pas, je suis à
nouveau dans mon premier
rapport avec la
langue
lorsque – entre les choses
et moi elle ne s’interposait
pas186.
186
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
187
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 69.
188
Michel ALBA, « La parole comme Sinnsucht », in L'Ire des vents n°6-8, pp. 129-
130.
189
André du BOUCHET, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 41.
69
soient possibles pour un seul énoncé. Prenons une expression
extraite du poème « De part en part l’écho » :
pierre accueillant
ce qui approche peut faire un pas190.
ce
matin sur
la
lèvre plus épaisse
comme
une tache du jour191.
190
Id., « De part en part l’écho », Une lampe dans la lumière aride, carnets de
1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 63. .
191
Id., « Le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.
128.
70
doit-on lire « ce matin (sur la lèvre plus épaisse) comme une
tache du jour » ou « ce matin, sur la lèvre la plus épaisse, comme
une tache du jour » ? Que relie l’adverbe de comparaison
« comme » ? quel est le comparé ? le « matin » ou la « lèvre plus
épaisse » ? Rien ne nous autorise à conclure.
Un pan
compact
et non192.
Vêtement
jusqu'au coeur
et rien193.
je ne travaille pas
mais
je travaille194.
192
André du Bouchet, « table », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 21.
193
Ibid., p. 23.
194
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 34.
71
La conjonction de coordination et le double interligne qui séparent
et unissent les deux occurrences du même verbe « travaille »
suffisent à signaler ici le passage d’une signification à l’autre.
Une première lecture possible pose la négation totale
(« connexionnelle ») de la première proposition (« je travaille »)
par la présence d’un discordantiel et d’un forclusif (« ne …pas »)
qui notent l’engagement et la conclusion de la négativité. Ainsi,
nous sommes dans le déni de ce qui vient d’être annoncé. Une
deuxième lecture est rendue possible par l’aspect elliptique et
lacunaire de cette poésie : nous pouvons donc lire une rectification
de la première proposition par une négation partielle
(« nucléaire ») avec un scope absent. Ainsi « je travaille » mais
« je ne travaille pas » [ceci ou cela]. Chez du Bouchet, cette
constante bivalence des notions peut enfin résulter du passage du
positif par le négatif. Ainsi en est-il de cette expression qui
semble tout d’abord manifester l’humilité du poète, reconnaissant ne
pas posséder l'objet de sa vue : « Ce que j'ai face à moi / je / ne
l'ai pas ». Mais la positivité peut jaillir si nous lisons la
présence d’une double négation : la première formulation est
effectivement faussée (« avoir face à soi » dit une propriété qui
n'est pas) et elle est suivie d’une négation (« je ne l’ai pas »).
L’indécidabilité passe encore par d’autres formes, que nous nous
contenterons d’énumérer ci-dessous :
195
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 80.
196
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 41.
197
Id., « un jour augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 15.
198
Id., « Ou le soleil », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 121.
72
participes présents sans référent (« …allant, tant qu’il
dure, sur l’interruption toujours/pressentie, et ligne après
ligne, par un centre - ou/ciel… »199).
199
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 57.
200
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 10.
201
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des Vents, n°13-14, 1986, sans
indication de pages.
73
cette précédence du sensitif («voir », « entendre » ou « suivre de
la main ») sur la conceptualisation :
202
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, p. 256.
203
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
204
Id., « Il y a quelques années », in L’Oral, l’écrit, revue Cadmos, automne 2003,
Imprimerie de Nevers, sans indication de pages.
205
Id., « Là aux lèvres », in L'incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
206
Ibid., p. 11.
74
« [...] écrire ne revient pas nécessairement à comprendre. Ce
qu'un mot en effet dit, il m'est arrivé, comme à chacun, de
l'entendre sans le comprendre quelquefois comme dans une
conversation, quand on parle avec quelqu’un qui est là et il
arrive qu'on ne le comprenne pas. Mais alors, la compréhension est
quelquefois secondaire, l'un et l'autre sont là, l'un et l'autre
nous sommes là. »207. Cette déclaration éclaire ce fait étonnant :
le poète n’a pas hésité à traduire des textes écrits dans une
langue qu’il ne maîtrisait pas pleinement. L’ignorance même du
sens de certains mots (dont il ne gardait parfois que la sonorité)
lui a permis d’être plus sensible à la « signifiance ». La phrase
n’a pas forcément de sens pour que l’énoncé ait une signification.
La traduction du poème de Hopkins, « Harry Ploughman », parue dans
L'incohérence, nous indique à quel point chez André du Bouchet la
perception joue un rôle plus important que la signification. La
traduction ne s'opère pas de système signifiant à système
signifiant mais de perceptions à perceptions. Comme l’explique
très bien Victor Martinez : « le mot "soared" va être traduit par
"essoré" (au lieu de "monté" et "levé"), dans une quête de
l’assonance et un détournement de la signification qui ne sont
peut-être qu’une autre manière de retrouver le sens, tel que le
rythme et la tonalité l’instruisent »208. Ce lien fondamental que
l'écriture tisse avec la perception ne se traduit nullement par la
prédominance d'un lexique (de couleurs, de sons, etc.) ou une
quelconque sélection sémique mais par un rapport sensible à la
matière de la langue elle-même. Cette matière graphique et sonore
ne peut pas seulement être considérée comme un objet, sinon André
du Bouchet resterait enfermé dans le cadre corrélativiste de
l'expérience, son rapport au langage restant une représentation.
Le sujet ne cherche aucunement à maîtriser la langue comme objet
technique ou instrument de connaissance. André du Bouchet cherche
davantage à ménager un espace vacant et silencieux, où la
rencontre d'un langage alter devient possible. La traduction
dubouchettienne est « poétique », non seulement parce qu’elle
207
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 24 décembre 2002.
208
Victor Martinez, « Traduction et extériorité : Hopkins en du Bouchet », dans
Traduire le même, l’autre et le soi, sous la direction de Francesca Manzari et
Fridrun Rinner, Presses universitaires de Provence, Aix-en-Provence, 2011, p. 223.
75
s’attache à rendre les effets prosodiques et les rythmes de
l’original, mais aussi (et surtout) parce qu’elle incite à
l’exercice original d’une lecture poétique. Là même où elle est
infidèle à l’œuvre de départ, elle est fidèle à l’effet qu’elle
produit comme à la démarche créatrice qui la produit. Le rapport
« natal » du poème s’en trouve ainsi préservé.
à un enfant
parole accordée comme par dérogation à la règle qui veut
qu’elle ne lui soit pas accessible - et à laquelle,
parfois, il atteindra cependant : presque.
209
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 277-298.
210
Ibid.
211
André du Bouchet, Carnet 3, Fata Morgana, Montpellier, 2000, p. 60.
212
Id., L’emportement du muet, Mercure de France, Paris, 2000, p. 121.
76
La locution adverbiale « tout à fait » indique clairement que la
conquête de la parole par le logocentrisme est concomitante de la
disparition de l’origine (de l’enfant et du poète, « celui qui
accumule les années »). L’« articulation » du code du discours
correspond à la fin de la poésie. Il faut donc avancer vers
l’origine en soumettant le langage à une réduction radicale pour
faire poème. Lorsque l’enfant apprend à parler, il va peu à peu
comprendre sa finitude, sa dissipation potentielle ; il va
apprendre, dirait Derrida, « la mort à l’œuvre dans les signes
»213. La poésie doit être un enfant qui apprend à parler et qui,
pour cela, va re-parcourir l’origine de la parole en cherchant le
réel, en touchant la terre :
……………………………………………………………………………………………………………………………………………………214.
213
Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 44
214
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 168.
215
Id., « Image parvenue à son terme inquiet », in Dans la chaleur vacante,
Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 111.
77
qu’est sa terre native (lieu originaire) et natale (lieu de
naissance) car c’est de ce lieu là que l’homme est né, lieu du
chiasme du langage que dès lors né, il n’a jamais quitté. L’être
devient prioritaire par rapport aux concepts, la catégorie de
« réalité » (royaume du sensible, qui est immédiat, intuitif)
devient prioritaire par rapport à celle de « possibilité » (qui
relève de la conscience médiate et conceptuelle). André du Bouchet
désigne même souvent la « réalité » comme condition de la
« possibilité ». Placer la réalité avant la possibilité signifie
placer le sensible et la sensibilité avant tout moyen conceptuel.
216
Ibid.
217
Ibid.
218
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 49.
78
À travers la campagne, André du Bouchet a pu expérimenter par les
sens le repli du monde hors du bruissement : « … dans la mutité
j’avance … »219, rendre compte du tintement des cloches sur
l’étendue déserte et muette des prairies, ou signifier le
« souffle » (celui que le marcheur reprend au cours de sa
promenade ou celui du vent). Le poète note sur l’instant et dans
ses « carnets », comme le peintre saisit en son croquis la
sensation, ce qu’il éprouve et ce qui l’éprouve. Ses manuscrits
s’élaborent toujours et d’abord extra muros. D’ailleurs, les
carnets qu’il porte sur lui dans ses marches inspirées, ces
220
supports portatifs , permettent une sorte d’adhésion immédiate au
monde. Ils manifestent un présent qui occulte le support et
magnifie le véhicule. Ses premiers mots, il les dépêche sur le
papier, « debout sur la table », mais il « pense au sol de la
terre sous [s]es pieds »221 : « c'est la terre qui est la table sur
la terre, un vivant est debout [...] il faut essayer d'être debout
... quand on lit... quand on écrit [...] je lirai debout aussi si
je pouvais [...] autrefois il y avait des lutrins »222. La
configuration du texte, lorsqu’il est frappé à la machine, donne
par ailleurs forme à cette expérience du monde, une marche
attentive au milieu environnant et des pauses qui se heurtent au
silence :
219
Ibid.
220
Nous reproduisons en annexe un exemplaire inédit, confié par Anne de Staël,
l’épouse du poète.
221
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
222
Ibid.
223
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
224
Ibid.
79
copier servilement
ma copie n’est pas assez servile
je vais m’agenouiller sur la route, dans le champ qui rampe
lécher l’air comme un chien
pour le faire éclater
pour que la maison résonne comme si on la défonçait à
coup de vent225.
80
discours ; relevons quelques expressions caractéristiques de cet
essai poétique :
230
Ibid., p. 9.
231
Ibid., p. 9.
232
Ibid., p. 11.
233
Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
234
Inédit.
235
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, Montpellier, p. 18.
236
Ibid., p. 50.
81
« Peindre avec le bleu des flaques »237, etc. Dans un de ses
carnets, André du Bouchet note : « je vois / ce que je vois »238.
Il faut entendre cette proposition comme suit : je ne peux voir
que ce que je vois et je ne cesse de buter contre le concret
inerte. Il n’y a pas de saisissable au-delà de mon regard. Et il
est vrai, par exemple, que le lieu dans la poétique
dubouchettienne est d’abord le lieu visible, éminemment concret,
qui se propose au regard du poète et dont l’importance se traduit
par le nombre fort grand de compléments circonstanciels de lieu
ainsi que par la puissance de leur volume phonique. Le poème
d’André du Bouchet garde trace du visible (le monde, la réalité ou
le paysage) et rapporte l’au-dehors à la voix centrale du poète en
livrant l’ordonnancement du paysage, tel qu’il se présente. Les
compléments circonstanciels de lieu ont un rôle fondateur : ils
localisent, sans le reconstruire, ce monde visible. Ils sont
également déictiques puisque le monde à lire n’est autre que la
vision du poète. L’ « ici » pourrait être le point de repère
privilégié d’un univers poétique fortement individué mais, même si
André du Bouchet l’emploie fréquemment, le poète préfère à un
déictique qui oblitère le paysage des syntagmes prépositionnels,
traçant plus précisément les contours du visible qui s’offre à son
regard. Omniprésents dans les divers recueils, ils traduisent
généralement la circonstance de lieu, en offrant plusieurs
avantages. Ils favorisent l’expression paratactique plutôt
qu’hypotaxique, soutenant cette volonté dubouchettienne de s’en
tenir au réel sans agencer les données du réel. En outre, la
polysémie des prépositions introductrices permet les transferts
imagés du concret à l’abstrait et, surtout, de l’abstrait au
concret. Enfin, le repérage peut être encore déictique dans la
mesure où la détermination opère surtout sur le mode de la
notoriété spécifique. Arrêtons notre attention sur les
prépositions « en » et « dans », qui signifient toutes deux des
opérations d’inclusion, mais, écrit Moignet, « sur des plans
différents, plus abstrait et métaphorique pour en, plus concret
237
André du Bouchet, « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 11.
238
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 95.
82
et spatial pour dans. En est la transcendance de dans »239. André
du Bouchet favorise la deuxième au détriment de la première dans
sa description des paysages traversés. Marquant l’intériorité,
« dans » est à la fois concrète et abstraite, et autorise bon
nombre de jeux polysémiques. De sémanthèse beaucoup plus ténue,
« en » est plus rare dans notre corpus, ce qui s’explique par un
choix stylistique priorisant la réalité plutôt que la métaphore ou
l’abstraction intellectuelle. Il s’agit avant tout de rendre
compte du visible et non de l’interpréter. Ainsi, dans le poème
« Dans la chaleur vacante », les syntagmes prépositionnels
introduits par « dans » représentent près d’un tiers des
compléments circonstanciels de lieu (très nombreux dans le poème
puisque vingt-sept occurrences peuvent être relevées) : « dans le
souffle » (12), « dans la blancheur de la pièce » (13), « dans le
feu infirme » (13), « dans la paille » (15), « dans la poussière
du glacier » (18), « dans l’air » (23), « dans l’obscurité du
jour » (26), « dans l’empierrement du souffle » (29). Remarquons
également une profonde dissymétrie du microsystème binaire que
constituent les prépositions « sur » et « sous ». La première est
beaucoup plus fréquente que la seconde. Là encore, le parti pris
est de s’en tenir au visible et non à ce qui est hors de portée du
regard. Dans le même poème que précédemment, nous relevons six
occurrences : « sur une voie » (11), « sur le sol démonté » (18),
« sur la moire des routes » (20), « sur la terre compacte » (23),
« sur le sol du foyer » (25), « sur la route » (29). Nombre
d’autres syntagmes prépositionnels manifestent ce qui se présente
de soi à la vue : « au-dessus de mes mains » (17), « au-dessus de
la terre » (17), « à la surface des pierres » (18), « en avant de
toi » (23), « aux sommets du sol » (29).
239
Gérard Moignet, Systématique de la langue française, Klincksieck, 1981, p. 229.
83
Enfin, dans ses mouvements d’approche, le poète préfère à la
préposition « à » de sémanthèse trop ténue et trop abstraite, des
prépositions plus denses et concrètes, comme « vers » et
« jusqu’à », qui ont en outre l’avantage d’amplifier le volume
phonique du complément circonstanciel : « vers ces murs froids »
(25). Cette volonté de s’en tenir au visible (également
perceptible par l’usage extrêmement fréquent de l’asyndète : «
volet disparu, l’autre est là »240) et de s’attacher au réel fait
de la poésie d’André du Bouchet est une expérience du monde comme
indéfait :
. . . parce que
je ne voudrais pas que la langage
se referme sur soi. je ne voudrais pas
240
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 77.
241
Id., « parce que j’avais voulu… », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 181
242
Id., Carnet inédit de 1950, Une lampe dans la lumière aride, éditions Le Bruit
84
exemple, dans l’absence de détermination et de qualification.
Puisque la poésie est critique de la langue (en tant que système
et comme véhicule du système idéologique d’une époque donnée),
elle doit en toute logique rejeter le principe d’une
représentation du monde par le langage ordinaire mais tenter aussi
de vider le poème de sa capacité de « référer à ». Attention
toutefois : si le poète a comme projet de rejoindre le monde en
court-circuitant l’ordre commun, les vides référentiels ne
prouvent pas que le poème se situe dans un système auto-
référentiel. Cela démontre seulement que, pour le poète, le
principe de la représentation du réel (un signifié renvoie à une
chose) n’est pas fixe. Voilà pourquoi apparaissent des vides
référentiels qui interdisent toute forme d’identification à un
contexte connu : « maison au bord du premier chemin »243, « comme
par les routes le genou plie »244, « il y a une main/tendue/dans
l’air »245, etc. Aussi André du Bouchet dessine-t-il un paysage
naturel ouvert sur les lointains, la présence de l’homme n’étant
principalement marquée que par les routes, les murs ou encore la
maison. Le milieu dans lequel évolue le poète est sauvage, aride,
parfois cultivé mais toujours austère, peu habité et réduit à des
réalités élémentaires. La nature semble réduite à ses linéaments.
Le bestiaire est lui-même très limité. L’animal vaut surtout comme
signe. C’est sa fonction plus que son apparence qui interpelle le
poète : l’hirondelle attire son attention car elle répète dans
l’air, par son vol tranchant, la séparation que provoque la faux.
Aussi le papillon l’intéresse-t-il car il met en évidence la
lumière, qui passerait inaperçue sans sa traversée. La nature est
partagée entre le règne végétal (limité à quelques arbres
indifférenciés et quelques brindilles : « … fleurs sans nom qui se
soudent »246) et le règne minéral. Les éléments, présents dans les
divers recueils, appartiennent plus souvent à la nature, qu’à la
culture. Observons les titres des œuvres d’André du Bouchet. La
matière se lit à l’état naturel et élémentaire (« Ou le soleil »,
85
« Air ») ou dans tous ses états (« … désaccordée comme par de la
neige », « Dans la chaleur vacante », « Cendre tirant sur le
bleu », « Laisses », …). Le rapport du sujet à la matière est
également décelable : Dans la chaleur vacante, Peinture, etc.
Celui qui ouvre un livre d’André du Bouchet découvre un paysage
défini par des éléments rudimentaires, qui ne cessent de revenir
dans les autres œuvres, comme en témoigne le relevé suivant :
ciel 3 1 0
sol 5 7 7
route 13 3 3
montagne 5 13 4
jour 8 7 2
mur 5 0 0
souffle 5 8 5
glacier 5 6 0
feu 6 0 2
air 7 13 1
eau 0 9 6
vent 3 1 4
86
de joug »). Le choix des archétypes et hyperonymes plutôt que de
l'espèce manifeste lui aussi le besoin d’éviter toute réalité
particulière. L’emploi de termes génériques comme « un arbre »247
porte l'attention du lecteur sur l'action plutôt que vers la
représentation formelle. En effet, il s’agit d’« un arbre » parmi
d’autres, aucune attention n’est particulièrement portée à sa
différence ; la concentration du lecteur se porte sur ce qui suit.
Le poète interdit ainsi toute forme d’identification à un contexte
connu : il tend au vide de la détermination nominale.
247
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 14.
248
Id., « le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.
118.
249
Ibid., p. 131.
250
Ibid., p. 112.
251
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 31.
252
Id., « le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.
110.
253
Ibid., p. 111.
254
Ibid., p. 126.
87
exclamation et apostrophe (plus rares) : « Oh, la route que
255
l’inaction de l’air envahit ! » , « O dessillés, ô appuyés à la /
chaleur de l’étendue ! »256).
« … eau talonnée. »,
« … solidité des murs de la maison disparue. »,
« … eau rentrée dans l’autre. »,
« … par le froid / des eaux rapides caillou replié. »,
« … solidité : retard manifeste apparent. ».
255
André du Bouchet, « L’inhabité », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 152.
256
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 188.
257
RIEGEL M., PELLAT J.-C. et RIOUL R. (1996, 2e éd.), Grammaire méthodique du
français, PUF, Paris, p. 764.
258
André du Bouchet, « parce que j’avais voulu… », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, pp. 185-187.
88
II. « [Q]ue l'indicible soit clair lorsqu'il est dit »259
259
Id., Carnet, Fata Morgana, Montpellier, 1994, p. 168.
260
Anne de Staël, entretien du 28 novembre 2003, voir annexes.
261
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 277-298.
262
Yves Peyré, op.cit., p. 205.
89
la vérité morte
froide
vivante maintenant
et sans arrêt
à voix haute263.
263
André du Bouchet, « Sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 39.
264
Id., [ébauches autour de la vision], in Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 169.
265
Id., entretien avec Elke de Rijke, in André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-
18, La Lettre volée, 2007, p. 295.
90
II.A. « [L]ire comme on poserait un pas »266
266
Id., Si vous êtes des mots, parlez. Rencontre avec le poète André du Bouchet,
film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images
plus, 2000.
267
Yves Peyré, op. cit., p. 205
268
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979,
sans indication de pages.
269
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 57.
270
Anne de Staël, « La voix sur son retour », in Espaces pour André du Bouchet,
L’Ire des vents n°6-8, 1983, p. 86.
91
par la voix intérieure »271. De cette conception de la lecture
découle toute une conception de la critique, en tant que mise à
jour d’une poétique. Lire fait « être » et révèle l’œuvre lue.
271
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 291.
272
Yves Peyré, op.cit., p. 205.
273
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 291.
92
exacte, intégré à un rythme qui épousait celui de la respiration, la
pulsation même de la vie, l'élan de l'existence. Il nous a été donné
ainsi de ressentir, physiquement, que ces poèmes ont un sens.
[…]
Il m’a paru opportun, à la fin de ce volume, après tant de gloses, de
rendre ainsi la parole au poète, et, à défaut de pouvoir faire
entendre de nouveau sa voix, de donner à voir l’émergence de son
écriture à même le mouvement de la vie274.
274
Michel Collot, « Présentation » des Actes du Colloque, in Autour d'André du
Bouchet, Presses de l'ENS., Paris, 1986, p. 8.
275
Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses,
Paris, Dunod, 1998, p. 28.
93
d’accueil qui me semble propre à cette œuvre, dans le paysage de la
poésie contemporaine276.
André du Bouchet était une voix, une stature, un sourire, une poignée
de main, une tendresse cassant la rudesse des apparences, à qui
s'approchait il permettait, à travers le don de sa vie, d'éprouver la
matière de la page. Les mots, pressés d'être les accents d'une
nécessité imparable, s'y dressaient dans la familiarité d'une buée
très stricte.
276
Yves Charnet, intervention dans une discussion générale lors d’un colloque, in
Autour d'André du Bouchet, Presses de l'ENS., Paris, 1986.
277
Denise Le Dantec, « André du Bouchet : au cœur du plus humain », in André du
Bouchet 1, L'étrangère n° 14-15, La Lettre volée, 2007, p. 167.
94
[…]
Je serais fondé à évoquer la voix, celle de la conversation, de la
rapidité crépitante ou de la rareté, de l'ironie qui se décochait en
subtiles flèches verbales, de la tendresse, de l'attention où perçait
parfois de l'inquiétude pour l'autre. Ou encore celle de la lecture,
d'abord secrète, domestique, réservée à peu, puis de mieux en mieux
remise à tous : les grands élans, les parfaites découpes qui
autorisaient aussi bien l'isolement des mots élus que leur giboulée en
rafales de sens. Une voix coupée par l'excès d'une respiration et qui
plaçait le repos (ce que Hölderlin nommait paix) au cœur de la
précipitation.
[…]
Je tiens à reprendre : une voix bousculait le papier, s’éparpillait en
densité au travers de la blancheur. […] Il en allait d’un ordre
invariablement bousculé, de la précarité d’un équilibre, de la
stridence de l’air et de la mobilité du souffle. André du Bouchet
marchait, notait ou parlait. Il y avait un silence, fusait une
plaisanterie, l’espace se remembrait tout autour. Je n’oublie ni le
soupir, ni l’inquiétude, ni la fraternité, ni la confidence. De l’air
à la page, un fil courait. J’entends le pas, le rire et la trace du
crayon sur le papier. Plus tard, la frappe de la machine fixerait la
démesure, l’insistance du monde recréé278.
278
Yves Peyré, op.cit., p. 205.
95
Mon cher ami,
279
Pierre Reverdy, lettre du 8 novembre 1950 à André du Bouchet, in André du
Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 273.
96
littéraire, la Voix ou style est un état de nature propre à un
auteur (« il s’agit du timbre qui est unique, personnel »). Non un
ornement, mais l’incarnation de l’auteur sur la page. Un corps
textuel vivant qui continue d’œuvre en œuvre (« ce qui est très
bien, ce n’est pas qu[e les poèmes] soient différents au fond, ce
n’est pas que vous ayez changé de ton », « vous me l’avez donné
dès le début, mais il fallait le retrouver pour l’identifier »).
Il est le produit d’une poussée plus que d’une intention : « il
n’y a plus qu’à marcher ». C’est dans cette même conception
qu’André du Bouchet s’insurge contre certaines tendances à
considérer que le vrai Baudelaire serait dans les notes de Mon
cœur mis à nu. Non, pour lui, le vrai Baudelaire est dans les
Fleurs du mal :
[…]
Œuvre à l’origine de son
élaboration – ou cosmogonie, si ce mot n’était pas trop pesant…
et origine de l’œuvre indistinct de celle de la naissance de l’au-
teur à la parole et au monde biographie sous-jacente …
281
ici .
280
André du Bouchet, « Baudelaire Irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure
de France, 2000, p. 9.
281
Id., « Notes de lecture », in André du Bouchet 1, L’étrangère n° 14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 117.
97
Emmanuel Levinas, réagissant à cette publication des Carnets,
écrit à André du Bouchet :
282
Emmanuel Levinas, lettre à André du Bouchet, 6 mars 1972, in André du Bouchet 1,
L’étrangère n° 14-15, La Lettre volée, 2007, p. 131.
98
II.A.2. « [U]ne voix bousculait le papier »283
II.A.2.a. « [I]l faut que nous nous prêtions nos yeux »284
Nous lisons des livres pour rafraîchir notre mémoire, ce qui de temps
en temps doit faire obstacle, puisque l’accès au livre ne nous est
ouvert que sur la lancée d’une remémoration qu’en nous-mêmes déjà nous
avons suscitée.
Lorsque nous nous trouvons totalement engagés dans l’activité de
lecture, ce sont nos propres attributs génériques que nous nous voyons
à même d’évaluer. On connaît alors l’extase de se situer librement, et
comme à volonté, à des stades d’existence et à des âges divers285.
283
Yves Peyré, op.cit., p. 41.
284
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 37.
285
Ossip Mandelstam, Physiologie de la lecture, traduction d’André du Bouchet,
Fourbis, p. 15.
286
André du Bouchet, « ébauches autour de la critique », in Aveuglante ou banale,
essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 240.
99
[…] lecteur que Baudelaire alors peut appeler son semblable et son
frère […]
287
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L'emportement du muet, Mercure de France,
Paris, 2000, p. 34.
288
Charles Baudelaire, « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, tome II, édition de Claude Pichois, Gallimard 1976, p.
793.
289
André du Bouchet, « Notes sur la critique », in Aveuglante ou banale, essais sur
la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 245.
100
La seule infaillibilité, est l’infaillibilité de notre lecture. On
corrige le mot, nous ne corrigeons pas ce qui nous dépasse, ce qui
donne lieu à la poésie.
Nous ne corrigeons que le mot qui a trait à ce qui nous dépasse. Et
cette infaillibilité là n’est d’aucune façon garante d’une
infaillibilité poétique.
Il est vrai que l’une tue l’autre, et pourtant il nous faut sans cesse
passer de l’une à l’autre290.
290
Id., « Connaissance critique et connaissance poétique », in André du Bouchet 1,
L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 103.
291
Charles Baudelaire, Salon de 1846, Ecrits esthétiques, rééd. coll. 10/18, 1986,
pp. 103-105.
101
j’avancerai, repassant à voix haute sur telle page du livre que j’ai
pu lire ou écrire, que le monde est sans aboutissement, et qu’une
phrase n’apparaît à la rigueur comme aboutie, que lorsque nous avons
oublié ce qu’elle voulait dire […] Parler c’est en quelque sorte
envisager l’altération sur un déplacement inéluctable, imprévisible du
sens292.
292
André du Bouchet, cité par Pierre Chappuis, « L’Ecrit à haute voix, 1977 », in
André du Bouchet, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Editons Seghers, Paris, 1979, p.
91.
293
Anne de Staël, entretien du 28 novembre 2003, voir annexes.
294
Yves Peyré, op.cit., p. 205.
102
en des mots autres – et demeurer fidèle. Or, ces fragments de F.W.
j’ai dit que je les ai adaptés, non traduits295.
103
contradictions de Péguy. Ce qu’il cherche à dire est indissociable
de la façon dont il le dit »300), dont la surdité l’une à l’autre
pouvait même être une marque d’authenticité.
300
Id., « Péguy partiel », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 69.
301
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L'emportement du muet, Mercure de France,
Paris, 2000, p. 17.
302
Ibid., pp. 21-22.
104
Enfin, tout ce que vous avez dit, et fait sentir. Car c’est, comme tout œuvre, une chose
à percevoir dans sa masse, que les lignes construisent, mais qu’il ne faut pas retirer
d’elle.
(…)
À bientôt, affectueusement,
Hélion303.
303
Jean Hélion, lettre à André du Bouchet datée du 21 décembre 1955, André du
Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 45.
304
André Du Bouchet, « F. Fénéon ou le critique muet », in Aveuglante ou banale,
essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, p. 74.
305
Jacques Derrida, lettre à André du Bouchet datée du 15 mai 1968, André du
Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 267.
105
ici de ce que toute opération nous échappe, la lettre échappe à
son chiffre et il se passe quelque chose comme si nous devions
d’un champ retourné retourner à nous-mêmes »306. Quelle hauteur
André du Bouchet a-t-il pris pour démarquer son analyse de « la
grossièreté de presque tous les commentaires »307 contemporains ?
Le poète a illuminé l’œuvre en pensant l’« échec » de Baudelaire
(inscrit à la fois par Sartre et Blanchot) comme, in fine sa
véritable force poétique. André du Bouchet a su faire tenir
« Baudelaire comme une étoile en suspens dans le gouffre que
mesurent ses rayons » :
306
Anne de Staël, « La voix sur son retour », in Espaces pour André du Bouchet,
L’Ire des vents n°6-8, 1983, p. 86.
307
André du Bouchet, Carnets 1952-1956, Plon, 1990, p. 53.
308
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L'emportement du muet, Mercure de France,
Paris, 2000, p. 8.
309
Ibid., p. 18.
310
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 59.
311
Id., Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans indication de pages.
106
Pour André du Bouchet, expliquer c’est également dialoguer, c’est-
à-dire vivifier sa voix à partir de celle d’autrui. François
Rannou en témoigne :
312
François Rannou, « André du Bouchet lecteur de Mallarmé », in Présence d’André
du Bouchet, Actes du colloque de Cerisy, 2011, pp. 30-31.
107
pareille à une taie,
l’épaisseur de la peinture. peinture
313
qui, brièvement ou une fois pour toutes, enfouit .
313
André du Bouchet, « Cendre tirant sur le bleu », in L’emportement du muet,
Mercure de France, 2000, p. 44.
314
Id., Carnets 1952-1956, Plon, 1990, p. 57.
108
II.B. « [C]e qui est dit est rejoint »315
315
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
316
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 40.
109
La prononciation permet ainsi le passage de l’obscurité (« […]
dans un tel / noir, / je suis »317) à la blancheur (« la clarté
318
sur / laquelle ce noir articule » ) :
317
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, sans indication de pages.
318
Ibid.
319
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 285.
320
Id., entretien avec Dominique Grandmont, L'Humanité (vendredi 10 novembre 1995),
André du Bouchet 2, L'étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 89.
321
Id., « un jour de plus augmenté d'un jour », in L'ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 18.
110
II.B.1. « ...espace/hermétique qui, alors qu'on le tire/à soi,
ouvre plus avant la cavité du ciel »322 : de l'hermétisme à la
clarté
(Monique Pétillon) Cela rejoint le mot de Pascal que Celan citait dans
le premier numéro de L’Ephémère : « Ne nous reprochez pas l’obscurité
car nous en faisons profession ».
322
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
323
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 114.
324
Ibid., p. 127.
111
Pour André du Bouchet, l’obscurité première d’un texte peut donc
être le signe même de son évidence. L’hermétisme propre au genre
poétique est souvent associé à la poésie de Mallarmé. Ce dernier
n’a d’ailleurs jamais renié la présence dans son œuvre d’une
certaine obscurité. Mais ce qui peut expliquer la soi-disante
« difficulté » première de ses textes est sa recherche d’une
poésie du concept, qui puisse s’extraire de la réalité proprement
matérielle pour devenir une sorte de « parole pure ». André du
Bouchet développe une démarche presque à l’opposé de celle
développée par l’auteur du Coup de dés : si son emploi du langage
fait que son œuvre n’est pas immédiatement accessible, c’est au
contraire parce qu’il entend dépasser le leurre des mots, celui-ci
pouvant être interprété comme une forme du langage qui, par le
concept ou l’image, nie les choses. Au contraire de Mallarmé, sa
poésie se veut un reflet des choses vives, appréhendées dans leur
totalité et leur complexité, non dans leur abstraction. « Mais
quel discours est possible, lorsqu’il s’agit de ce qui est
absolument simple ? », écrivait Bonnefoy en quatrième de
couverture du premier numéro de L’Ephémère, en 1967. C’est
notamment à la lumière de cette question que l’on peut analyser la
métaphore ou l’image dans l’œuvre de du Bouchet : celle-ci n’est
ni ornementale ni mécanique, elle est la chose même dite. Il n’y a
pas, pour André du Bouchet, de « monde idéal », qui soit
« n’importe où hors du monde » (titre d’un poème de Baudelaire,
Anywhere out of the world) et donc inaccessible à l’homme, si ce
n’est par la poésie. Le langage poétique n’a donc pas chez lui la
fonction de faire accéder à un réel autre, ou à un « surréel »,
mais bien de parler sans cesse et toujours du réel. Mais, suivant
en cela Heidegger, André du Bouchet est bien conscient que le
chemin vers ce qui est proche n’est pas forcément le chemin le
plus facile. Les « choses proches » de l’ « ici et maintenant » du
poète sont figurées par les montagnes. Ce cheminement devient donc
une véritable ascension, qui n’est pas dépourvue de danger.
L’hermétisme éventuel de la poésie dubouchettien n’est donc pas
une démarche qui voudrait nous tenir à distance d’une parole
poétique qui traiterait de choses lointaines, mais bien plutôt la
forme que prend la recherche, forcément difficile, de cette
112
proximité et de cette familiarité. André du Bouchet l’exprime très
clairement dans un entretien avec Dominique Grandmont :
325
André du Bouchet, entretien avec Dominique Grandmont, André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 89-90.
113
L’ « illisible » est une force et un signe positif. Dans Carnet,
publié en 1994, se trouve une note datée de mars 1957, portant sur
la lecture de Finnegans Wake et tout à fait explicite :
l’illisible :
une brèche dans l’enfermement nominal
326
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 114.
327
Ibid., p. 29.
328
Ibid., p. 30.
114
le seul infini dont un orage qui se présente comme le monde écrit
sache se prévaloir »329.
La lumière de l’homme.
Sur ce plan, la poésie réalisée ne dépend plus que de l’air
Irréalisé, dont elle attend toute sa substance. Elle l’exige. Seul
L’imprévu lui donne son sens positif.
Voilà ce que se dit celui qui partage ce qu’il imagine.
329
Ibid.
330
André du Bouchet, « Sur Finnegans Wake », in Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 116.
331
Id., « Sur le pas », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 96.
115
Rien n’est donc hermétique. Il n’y a plus rien d’hermétique
Au monde.
Je mets moi-même du temps à comprendre. A comprendre
Ce que j’écris332.
332
Id., « Banalité », in Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 138.
333
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 13.
334
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 10.
335
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 29.
336
Ibid., p. 29.
116
L’obscur, l’incompréhensible devient compréhensible lorsqu’on le
prononce. Il m’est arrivé souvent d’entendre dire des gens qui m’ont
entendu lire : « Quand on vous lit, ça paraît souvent hermétique ou
obscur. Quand vous le dites, ça paraît très clair, on ne se pose pas
de questions. » C’est que je fais à ce moment-là, en lisant à voix
haute, un travail que souvent le lecteur ne fait pas lui-même. Si vous
lisez à voix haute un texte qui vous paraît obscur (un poème ou une
prose de Mallarmé), si vous faites l’effort de le prononcer, cela
s’éclaire immédiatement337.
337
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 291.
338
Id., « Pierre Reverdy, Le Chant des morts », in Aveuglante ou banale, essais sur
la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 29-31.
339
Id., « René Char, Fureur et mystère », in Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 38-41.
117
C’est la matière du jour, dans ce qu’elle a de net, clair, cristallin
[…] Il s’agit, ici encore, de l’homme enchevêtré vif au monde, à la
fois défini et détruit par enchevêtrement, soucieux de débrouiller la
qualité qui l’embarrasse, d’éclaircir ce qui le distingue,
s’efforçant, pour sa santé, par une sorte d’échange, à l’aide du verre
qui lui doit le constat de sa clarté, de se tirer lui-même au clair.
Reflets sur reflets340.
340
Id., « Francis Ponge, Le Verre d’eau », in Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 43- 44.
341
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
342
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans
indication de pages.
343
Jacques Depreux, op.cit., p. 60.
344
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979,
sans indication de pages.
118
sans désespoir. Il est aussi clair que le jour cet intervalle qui
nous sépare et fait notre force »345, peut-on déjà lire dans un
carnet daté de juin 1949. L’intervalle peut être défini comme un
espace ménagé entre deux points ou deux objets. En musique, il est
la distance entre deux sons. Au sein du poème « Hercules Segers »,
le mot « intervalle » (si fréquent dans l’œuvre dubouchettienne)
s’inscrit au plus fort de la page et se dispose même
typographiquement en accord avec sa nature d’ « entre-deux » :
à la parole
des dehors, quand elle rentre et sombre - à la
349
parole en sous-œuvre muette .
345
Id., carnet inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 28.
346
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
347
Jacques Depreux, op.cit., p. 63.
348
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L1979,
sans indication de pages.
349
Ibid.
119
Le discontinu se trouve à l'œuvre dans la plupart des recueils
d’André du Bouchet. La matière poétique fort ténue s'évertue
souvent de capter les fulgurations d'un réel insaisissable ou,
plutôt, qui ne se livre que dans la séparation. Au niveau
typographique, cette catégorie du discontinu se manifeste par les
blancs, qui constituent des espaces entre des éléments composés :
tu es
là350.
350
André du Bouchet, « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie »,
2011, p. 166.
351
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998.
120
L’image inhumée aussitôt atteste – un instant ou pour toujours peut-être
– jusqu’au genou – l’attenance de Baudelaire à un sol meuble libéré dans
les écarts, et à travers l’usure du rêve, cette infirmité comme charnière
liant le rêve au réel intempestif qui positivement la traverse352.
enragée, la
scie : et son bleu - sur
la vacillation,
354
qui a cassé .
352
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 27.
353
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 56.
354
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011,
p.152.
121
Il en va de même pour les parenthèses qui possèdent normalement
une mélodie propre, indépendante du discours où le segment est
inséré. Dans l’œuvre dubouchettienne, elles ne suspendent plus
momentanément le propos mais rompent le continuum de l’énoncé
englobant en ne se refermant pas. Et cette rupture affecte bien
évidemment le sens :
Et,sitôt à jour,
prononçant – sur un silence, la disparition de qui parle
( le temps pour sa part continuant de jouer…355.
Force
Ou génie de la toux
Incroyable glacier357.
355
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 65.
356
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 93.
357
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 14.
122
L'absence quasi-totale de ponctuation (la présence d'un seul
point) ainsi que de verbe font de ce poème une remarquable
composition paratactique. S’ajoutent d’ailleurs les retours à la
ligne qui rompent l’enchaînement d’un discours, qui n’est plus
discursif. Le principal rôle de la parataxe ici est de mieux
rendre une perception sensible, une présence.
358
Id., « rudiments », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 79.
123
II.B.2.b. Un système de discontinuités : « … lettre à lettre, un
souffle − ou la soif − relie »359
359
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
360
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 67.
361
Ibid., p. 79.
124
Au niveau syntaxique, les opérations se multiplient non pour
organiser la cohérence du discours mais pour perdre la
hiérarchisation habituelle de la langue au profit d’une fusion
plus expressive, par le jeu des appositions fréquentes, des
disjonctions expressives, de l’éloignement des membres
syntaxiquement liés ou par la présence d’anacoluthes (association
de membres non équivalents d’un point de vue de la hiérarchie
syntaxique). La syntaxe participe ainsi de cette mimèsis du
paradoxe, en multipliant les corrélations impossibles. La
préposition « sans » peut être posée entre deux égalités : « sans
différer, je me porte »362. Les incompatibles s’identifient encore
dans une tension que soutient la conjonction « comme », énonçant
la possibilité malgré l’impossibilité :
362
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 78.
363
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
364
Id., « Espace de la poésie », émission de France Culture, rediffusée le 23
décembre 2002.
125
interpréter les si fréquents retours à la ligne, non comme des
ruptures de sens mais comme des mouvements en avant. L’intonation
suspendue retient l’attention et relie ce qui était disjoint. Le
blanc n’est plus un vide et le silence entre deux paroles n’est
plus synonyme de vacuité. Dans la poétique dubouchettienne,
l’intervalle se définirait alors davantage comme « interstice »,
comme espace vide entre les parties d’un tout. L’intervalle
s’allonge d’ailleurs fréquemment : il devient « intervalle
élargi »365. Dans le poème « Hercules Segers », il est question de
la « trame distendue d’un mot », de « signes à élargir », d’une
« rupture formant maillon ». Jean-Michel Reynard remarque que
« l’interstice localise une excroissance d’être qui, en séparant
les deux faces – devant/derrière « moi » - de l’épaisseur, les
articule »366. Il est le lieu et la condition d’une articulation.
Après tout, des bruits très faibles peuvent nuancer le silence qui
prend une sorte de richesse et de qualité particulière, comme la
peinture peut nuancer les tons de blanc. Ces faits sont très nets
dans l’esthétique des paysages et de la nature, dans celle de
Seghers en particulier, mainte fois commenté par André du
Bouchet :
365
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
366
Jean-Michel Reynard, « L’interdit de la langue », in Prévue, Université Paul
Valéry, Montpellier III, n°29-30, septembre 1985.
367
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L.,
1979, sans indication de pages.
126
conclusion à un enchaînement et de point de départ pour le
suivant, permettant aussi une reprise d’équilibre et de souffle.
Franc Ducros évoque cette position centrale du blanc, comparable à
une césure poétique : « Et il est vrai que cela – ce silence – ne
vient à la perception qu’après son avènement, quand ça a eu lieu,
quand ça a déjà changé, ou alors comme pressentiment, comme
368
attente » . De même on pourrait dire sans absurdité que la
fresque de Michel-Ange, La Création de l’homme, comporte une
césure entre le doigt de Dieu et celui d’Adam, le court
intervalle, qui semble sous-entendre une sorte d’étincelle allant
de l’un à l’autre, étant par sa vacuité, en même temps que sa
fonction centrale dans la composition du Jugement dernier, très
analogue à ce suspens rythmique dont parle Ducros et qu’évoque
André du Bouchet lui-même dans « Le Moteur blanc » :
368
Franc Ducros, Le Poétique, le réel, Klincksieck, « Méridiens », 1987, p. 156.
369
André du Bouchet, « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 70.
127
lecture à l’autre et sous-jacents à chaque lecture. En fait, c’est du
blanc que toutes prennent leur départ370.
Les mots communiquent entre eux, comme les tracés noirs d’un
dessin de Tal Coat communiquent là où ils s’interrompent, par les
blancs où circule le grand vide qui tient tout l’espace de la
feuille en suspens. Les blancs sont des vides médians animés par
le grand vide qui se traverse en eux.
370
Henri Maldiney, « Les blancs d’André du Bouchet », in Espaces pour André du
Bouchet, L’Ire des Vents 6-8, 1983, p. 200.
128
Ce goéland éclate en lui-même dans un vide dont il fait, par son
éclatement, un ouvert : l’ouvert. De même, les « blancs » d’André
du Bouchet éclatent dans le texte écrit, surgi du même vide. André
du Bouchet le commente lui-même dans « Essor » :
envol
de goélands à l’aplomb de la feuille blanche,
blancs eux-mêmes, si j’ai bien vu,
aura par de tels blancs précipité − essor, et la chute, libres
− et temps, le temps d’un clignement, suspendu − une
tache noire. mais noir cesse lui-même d’être noir, et l’encre
à son tour, localisant l’air parcouru, de faire tache371.
Le texte, dans les mots et entre les mots, est un retour au dire.
Les blancs sont les ressources du dire : « ( ce que j’ai/ à dire,
un moment, je dois, pour poursuivre, le taire »372, nous dit André
du Bouchet. Sa poésie de du Bouchet serait similaire à une ligne
en pointillé : ainsi, l’œil appréhende [chaque point] à travers
l’alignement qui se constitue :
371
André du Bouchet, « Essor », in L’emportement du muet, Mercure de France, 2000,
p. 65.
372
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
373
Ibid.
129
lourde, insaisissable tant qu’elle vole, évidente et dérobée.
Comme la poussière, la poésie d'André du Bouchet tient en une
seule phrase les segments, illusion d’une parfaite fusion. La
discontinuité se trouve intégrée (« qu’il n’y ait qu’une seule
phrase ») sans pour autant cesser d’exister :
374
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, pp. 19-20
375
Henri maldiney, « Les blancs d’André du Bouchet », in Espaces pour André du
Bouchet, L’Ire des Vents 6-8, 1983, p. 204.
130
Non réductible à un simple outil de communication ou à
l’expression sonore d’une pensée primitive, la Voix, qu’André du
Bouchet nomme aussi « parole », est reconsidérée par le poète,
ainsi dégagée de l’empirisme traditionnel qui n’y voit qu’une
propriété de la « voix physique » et la considère toujours à
travers le signe, selon le dualisme de l’oral et de l’écrit.
Dépassant en effet le logocentrisme et faisant l’épreuve de la
différance originelle, l’écriture comme l’oralité comprennent une
opacité, que le poète doit élucider. La langue, épaisse car
constituée d’éléments préexistants et codés, est un obstacle à
franchir. Et la Voix, qui a une fonction plus expressive que
significative, est en mesure d’altérer cette permanence du langage
et de redonner au sens la volatilité qui le constitue
naturellement. Pour déloger le signe de son ordre clos, André du
Bouchet ramène l’écrit au proféré, se fiant aux allures
imprévisibles d’une vocalité qui s’inscrit dans le territoire de
l’indécidabilité et permet la nomination non prédicative du monde.
André du Bouchet annule ainsi toute image représentative qui
participerait à une re-construction mentale du réel. Ce dernier
doit être appréhendé dans sa nudité et transcrit dans sa crudité.
Le poète est alors un enfant qui, ayant poussé son premier cri et
communiquant par balbutiements, apprend à parler. Par ailleurs, la
Voix constitue ce
376
André du Bouchet, « J’interlettre », in l’incohérence, Paris, Hachette,
collection P.O.L., 1979, sans indication de pages.
131
DEUXIÈME CHAPITRE
132
La voix est tout à fait analysable, comme l'est un dispositif
discursif produit par un sujet de l'énonciation. Mais dans la
voix, le sujet du discours n'est pas toujours donné d'emblée, il
peut être sous-entendu. Qui se plonge dans l’œuvre d’André du
Bouchet (et, en particulier, dans ses derniers recueils) sera
frappé par l’absence d’une voix véritablement auctorielle et
pensera que la poésie naît d’elle-même. André du Bouchet a lui-
même multiplié les déclarations d’abandon d’une poésie trop
personnelle. Il faut, selon lui, s’éloigner de l’étroitesse de
l’ego qui ne rend pas compte de l’expérience intime du monde :
377
Id., carnet inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 127.
378
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 25.
133
continuellement au cœur de la rencontre entre deux êtres. Le sujet
lyrique ne préexiste plus au poème, il procède du poème, qui lui a
offert le cadre de son déploiement. Le sujet devient le terminus
ad quem plutôt que le terminus a quo du poème. « Je » n’est plus
une instance métaphysique. C'est en ce sens que nous proposons de
présenter le sujet d'énonciation, la Voix du poème comme de la
traduction, comme une production multiple et du milieu – donc en
devenir. L’absence de Voix d’autorité, remarquable à la première
lecture des poèmes dubouchettiens, ne cesse de teinter toute
présence, mais n'opère pas sous forme d'angoisse. Cette expérience
du vide n'est pas celle d'un sujet effrayé de voir sa constitution
menacée. C'est plus simplement un autre espace de « connectivité »
avec le dehors : un branchement « par le milieu » donc, pour
reprendre une dynamique deleuzienne, qui permet un tout nouveau
type de rapport au sens et au dialogue. Le sujet lyrique est une
Voix en puissance, qui s’engage à travers le poème dans la quête
d’elle-même et s’actualise à travers différentes représentations
qui sont autant de postures poétiques. Elle existe à proportion
des rapports qu’elle s’invente. Il faut être attentif à la Voix de
l’Autre, appel qui ne doit pas être englobé. Il ne s’agit
nullement de domestiquer cette « frappe ». Elle reste cette parole
d’autrui, avec laquelle le « je » rentre perpétuellement en
dialogue. Plus qu’une voix sans fond qu’il faut remplir, c’est une
voix qui provoque l’écriture et creuse le sujet à rebours. Ce
rapport à la Voix de l’Autre, André du Bouchet la met en scène au
travers d’une pratique particulière de l’intertextualité, qui
donne une présence concrète à cette autre bouche qui appelle et à
partir de laquelle l’écriture du « je » se fonde. L’écriture
d’André du Bouchet a d’ailleurs le souci de transcrire au-delà des
mots les intonations, les inflexions et les musiques de la voix
qui les porte ; elle invente même des signes discrets (ceux de la
ponctuation, par exemple), parfois totalement muets (les blancs),
qui donnent au texte sa respiration, son interprétation mélodique
et émotionnelle, et tisse dans son épaisseur une chorégraphie de
gestes silencieux qui en animent le sens. Nous tenterons ainsi,
dans une deuxième partie, de relever la trace sonore et rythmique
du geste appelé « écriture ». Si la vocalité du langage n'est pas
134
synonyme d'oralité, elle implique toutefois une expressivité, une
gestualité, une sémiotique dont l'écriture est porteuse
puisqu'elle en possède des traces, soulignant ainsi la part
corporelle et physiologique de la Voix. Chez André du Bouchet, le
seul escarpement graphique du poème sur la page indique déjà la
respiration d'une parole cherchant dans les suspens et les
réitérations :
379
Id., « La lumière de la lame », in Ou le soleil, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 177.
380
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1984, p. 83.
381
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 38.
135
« J’écris aussi loin que possible de moi ». Le « je » de la poésie
(« j’écris ») prend ses distances par rapport au « moi », car il
se laisse comprendre comme le « tout homme », comme dirait Yves
Bonnefoy le « je de bouche en bouche »382, qui s’oppose à l’ego
cartésien. Ainsi toute lecture poétique devient à la fois in-
formation du texte par autrui (au sens où le lecteur devient vite
le sujet des idées de l’auteur) et ex-pression du sujet à
l’horizon du monde de l’autre, car quand je lis, le « je » que je
prononce n’est pas moi. Je contemple ainsi un « moi », vécu comme
autre et inévitablement antérieur à mon propre individu. Cette
pré-individualité du sujet, mis en scène par le langage, pousse le
poète à abandonner l’expression individuelle où le « je » est
omniprésent, et à adopter une forme de langage qui paraît souvent
plus abstraite, mais qui se veut expression de la pensée humaine
telle que la langue lui donne figure. Cette tendance à
l'effacement, qui s'avérera de plus en plus nette dans le parcours
poétique d’André du Bouchet, se manifeste dans ses textes par un
souci d'épuration, et par l'élimination progressive d'éléments
autobiographiques, au profit d’une Voix à nu, d'une parole qui
accède à une plus grande transparence, et qui soit aussi proche
que possible du souffle. André du Bouchet écrit dans Peinture :
« Soi-même on disparaît plutôt que la relation »383. Certes, le
corps est immobile, mais ses attributs circulent. Seule la
focalisation disparaît. Le foyer doit être la lumière de
l’instant. Le regard ne se fixe pas une bonne fois pour toutes,
mais « erre » :
J’ai également été celui qui n’a rien vu. je serai celui
aussi qui, sur l’instant ou une fois pour toutes, ne verra rien384.
382
Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Mercure de France, 1990, p. 116.
383
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1984, p. 83.
384
Id., « Cendre tirant sur le bleu », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 46.
136
crainte des images, et celle de se laisser aller à trop
d'ornements. Il s'agit de s'éloigner de la présomption, par le
refus de toute exaltation du “moi”. S’ouvrir à l’oubli, c’est
reconnaître avec ce dernier que l’éloignement est finalement un
pas d’approche. André du Bouchet va ainsi mêler différentes voix
pour se réapproprier, comme le disait Hölderlin, ce qu'il y a de
plus familier, mais de plus ignoré, et que chacun doit conquérir à
sa façon, avec des détours qui lui sont propres. « Je reconnais
[…] une voix […] qui pourrait être la mienne »385 : c’est ainsi que
le poète traduit à Pascal Quignard ses diverses attractions vers
autrui. Nombreux sont en effet les essais critiques,
collaborations, traductions, pages de carnet, où le rapport à
l’autre (surtout ontologique) est explicite ou implicite. Ces voix
d'emprunt, qui passent principalement par l'intertextualité et la
traduction, favorisent, au-delà de la construction du sujet, une
réflexion esthétique et éthique. Avant d’énoncer, la voix appelle,
et celle du « diseur » n'est pas le doublage mais la résonance
d’une voix première dans sa propre voix.
386
I. A. « [J]’écris aussi loin que possible de moi »
385
Id., « Notes transcrites à partir d’un entretien radiophonique avec Pascal
Quignard en 1976 », P.Chappuis, op.cit., p. 88.
386
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 36.
137
toujours dans l’expectative – au dénuement irrémédiable des données de
départ auxquelles nous adhérons de la façon la plus rude et le plus
immédiate387.
387
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 35.
388
Id., Annotations sur l'espace non datées, Fata Morgana, 2000, p. 73.
389
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1984, p. 75.
390
Id., « Cendre tirant sur le bleu », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 76.
138
de nouveau, ce n’est que la face de l’ouvert. on n’y entrera pas.
sans être disparu391.
391
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, 1986, sans
indication de pages.
392
Id., cité par J.Dupin, « La route », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 24.
393
Id., « La chimie des glaciers », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 15.
139
L’avenir s’entrouvre. Clair. Ces notes deviendront bientôt des notes
de voyage (abandonnant la fixation-fiction du journal.
394
Dépersonnalisation) .
394
Id., carnet inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 46.
395
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 12.
396
Ibid., p. 16
397
Ibid., p. 72.
398
Ibid., p. 28.
399
Ibid., p. 17.
400
Ibid., p. 21.
401
Ibid., p. 56.
140
faces dessinées d’Alberto Giacometti »402. Revenons sur le terme de
« dépersonnalisation », convoqué précédemment. Une note de carnet de
mai 1953 formulait déjà ce vœu : « La poésie : perdre sa
403
personnalité » . La dépersonnalisation prend la forme d’une
soumission du sujet aux éléments qui ont prise sur lui. Ainsi perd-
il son statut de sujet actif au profit de l’inanimé : « La nuit
glacée me prend les mains »404, « Ce n’est pas nous qui allons c’est
le feu qui va »405, « Le sol fait irruption vers nous »406. L’inanimé
vient à sa rencontre, le touche et le remplace même. Il devient
parfois sujet de l’action, y compris de l’acte d’écrire : « Le
407
glacier qui grince pour dire la fraîcheur de la terre » . Ainsi, le
sujet, dans une disponibilité totale au monde, est soit absent
408
(« pendant les paroles, l’air criblait » , « … la source ne perçoit
409
pas » , « … le volet brûlant éclaire »410, « … corde / qui /
descendue / a / passé la hauteur »411 ), soit relégué comme partie
indifférenciée d’une somme d’êtres (« mais / l’eau même, tout à coup
on s’avisera, immergé dans le / bleu, qu’on ne l’a pas vue »412,
« Nous serons lavés de notre visage, comme l’air qui / couronne le
mur »413), soit, au contraires fracturé dans son unité catégorielle
par l’emploi de GS désignant des parties du corps humain et non pas
l’être humain lui-même (« ma main, reprise déjà, fend à peine la
sécheresse, / le flamboiement »414). Dans le rêve de Poussière
sculptée, nous savons qu’André du Bouchet et Alberto Giacometti sont
tous deux présents415, mais les noms des deux artistes n’apparaissent
pas : il pourrait s’agir de n’importe lequel d’entre nous. « Nous »
402
Gilles du Bouchet, « Montagne », in André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, p. 449.
403
André du Bouchet, carnet inédit, Une lampe dans la lumière aride, carnets de
1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 190.
404
Ibid., p. 122.
405
André du Bouchet, « Station », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 180.
406
Id., « Fraction », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 45.
407
Id., « La lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 175-177.
408
Id., « Fraîchir » in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 78
409
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 47.
410
Ibid., p. 50.
411
Ibid., p. 54.
412
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 147.
413
Id., « Sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante,Gallimard, collection
« Poésie, 1991, p. 42.
414
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 27.
415
Confidence Anne de Staël lors de notre entretien, en novembre 2003, voir
annexes.
141
c’est nous tous, qui parlons, nous dont le pouvoir d’expression
s’éloigne : « "nous" : savoir, la langue »416, écrit à ce propos
André du Bouchet. Cette dépersonnalisation passe également par
l’effacement des circonstances. André du Bouchet signale lui-même ce
désir de ne pas être dans le souvenir :
18 janvier
Des journées passées avec Reverdy. Un métal sympathique : l’or. « La
scène, le théâtre, c’est ce que je vois par la fenêtre. Ça. En
frappant sur la table. C’est ça la poésie (en criant). Après m’avoir
lu son texte, il pleure – nous nous embrassons. Puis dans les
chantiers <informes> de la radio. Tout cela, je ne le noterai pas : je
le porte en moi417.
416
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, 1984, p. 55.
417
Id., carnet inédit de 1950, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-
1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p.53.
418
Id., carnet inédit de mai 1953, Bibliothèque Jacques Doucet.
419
Id., « poussière sculptée », in L'ajour, Gallimard, collection « Poésie », 199_,
p. 37.
142
Cette parole « Pourquoi … être venus si loin… c’est le bout du
monde ici », attribuée à Annette, l’épouse d’Alberto Giacometti,
lors de l’enterrement de ce dernier à Stampa420, a été entendue
(« ouï-dire »), il y a longtemps (« si loin dans ce froid ») mais
elle existe hors de la circonstance (« hors des mots »), par
bribes (« morcelé ») certes, mais elle existe aujourd’hui (« cela
scintille »). André du Bouchet le signale encore un peu plus loin,
lorsqu’il évoque un souvenir d’enfance, le tracé de la poussière
faisant jour à travers les persiennes de son appartement
parisien : « … homme, enfant, la différence réduite […] durée du
parcours réduite à l’instant où il s’annote »421. Cette plongée
dans l'anachronique peut aller jusqu’à l’effacement marqué et
remarquable d’une date:
420
Confidence d’Anne de Staël, lors de l’entretien du 28 novembre 2003, voir
annexes.
421
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 54.
422
Ibid., p. 42.
423
André du Bouchet, entretien avec Monique Pétillon, André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 123.
143
circonstance unique qu'il porte. À vrai dire, le poète souhaite
toujours conférer à ses textes une résonance plus grande que celle
de l’événement personnel ; le poème ne doit pas adopter la forme
de l’histoire :
424
Id., « Un coup de pierre », in L’emportement du muet, Mercure de France, 2000,
p. 105.
425
Dominique Kunz Westerhoff, « André du Bouchet, l’accident et la figure », in
Compar(a)ison, An International Journal of Comparative Literature, 1999.
426
André du Bouchet, « Espaces de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
144
explication du mot à mot qu’il me proposait. Je ne savais pas du tout que
la « hutte » dont il était question dans son poème, était le nom de la
maison de Heiddeger qu’il avait rencontré : c’était la « hutte » et il
fallait dire la « hutte », voilà tout. Or Celan, écrivant son poème,
était amené à donner autre chose que simplement la relation ou le compte-
rendu informatif d’une rencontre. Dans le fait d’écrire Todnauberg, il
voulait apporter un sens nouveau, il s’est éloigné du sens premier de la
rencontre427.
mes pas
dans ceux du bleu
de
façon à ce qu’ils soient
sans vestige430.
Le bleu : j’oublie …
… je n’oublie pas le bleu432.
427
Id., entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, p. 282.
428
Id., « La chimie des glaciers », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 15.
429
Id., « le linteau en forme de joug », in L’incohérence, Paris, Hachette,
collection P.O.L., 1979, sans indication de pages.
430
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
168.
431
Id., « Langue, déplacements, jours », in L’incohérence, Paris, Hachette,
collection P.O.L., 1979, sans indication de pages.
145
S’oubliant, le poète devient un rapporteur de l’immédiateté entre
les mots et les choses. Et pour ne pas altérer cette
transcription, les images purement ornementales sont écartées.
Une grande page blanche palpitante dans la lumière dévastée dure jusqu’à
ce que nous nous rapprochions434.
.
. . le sol
sera le plat de son coupant élargi à un sol. le plat est
435
au sol .
146
beaucoup plus manifeste. En comparant la structure métrique des
recueils, on peut également noter une évolution. À la quasi
régularité rythmique (Dans la chaleur vacante propose des vers
réguliers au mètre mesurable– pouvant sembler trop “visible”, et
créer ainsi un effet d'ornement), succède une Voix nouvelle, plus
balbutiante et plus discrète. Le poète tend à la libération de
tout “effet”. En plus de la liberté prosodique qui allège le poème
d'une sorte d'unité trop “voyante” et des choix allant dans le
sens d'une plus grande sobriété (les groupes nominaux restreints,
par exemple), les formes interrogatives et les tournures
“hésitantes” deviennent de plus en plus nombreuses. Les
parenthèses (qui permettent au poète de rendre sa démarche plus
prudente, ou de préciser une pensée ou une description), les
blancs et les points de suspension (qui témoignent du doute et de
l'incertitude de sa recherche), sont également plus nombreux.
147
Bouchet reprend à son compte les formules explicites de Pierre
Reverdy : « L’image montée en épingle est détestable. L’image pour
l’image est détestable. L’image de parti-pris est détestable »436.
Ainsi la logique des métaphores et comparaisons dans la poétique
reverdienne attire-t-elle particulièrement l’attention du poète.
Ni ornementales, ni faites pour plaire ou choquer, elles restent
souvent invisibles, discrètes, fai[sant] corps avec les poèmes :
« On risque de les fausser, de conférer un caractère faussement
schématique à cette poésie dont le propre est justement de se
dérober, de fondre comme l’écume dans la main »437. André du
Bouchet réitère son analyse dans d’autres œuvres : « Cette image
qui nous accompagne, une fois éteinte, jusqu’au froid, en
conservant son pouvoir irradiant, au cœur de notre
438
inattention » , « sa chance, une fois appréhendée, sera de passer
inaperçue »439. L’imperceptibilité est une chance et cette
invisibilité résulte souvent du statut structuralement ambivalent
de l’image : on ne sait plus s’il s’agit d’une apposition
métaphorique ou s’il faut y voir un fonctionnement et une
référence clairement indépendants. L’image doit translittérer
nûment la chose. « Banalité inexpugnable », écrit André du Bouchet
dans Image parvenue à son terme inquiet. De fait, ce qui doit
rester au bout du trajet de lecture d’un poème dubouchettien,
c’est l’étonnement devant la simplicité, une forme d’éveil ou de
réveil. Rien de plus immédiatement lisible-visible, simplement
« l’évidence que recouvre le nom de poésie »440. Examinons le poème
« Eclipse »441, demeuré sans variantes depuis sa publication de
1968 dans Ou le soleil.
436
Id., « Envergure de Reverdy », in Critique, 1951, sans indication de pages.
437
Ibid.
438
André du Bouchet, « Image à terme », Cahiers G.L.M., n°2, 1954, repris dans
Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du
Temps, 2011, p. 86.
439
Id., « Image parvenue à son terme inquiet », in Dans la chaleur vacante, 1991,
p. 113.
440
Id., « Ou le soleil », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie, 191, p. 126.
441
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie » 1991, pp. 182-183.
148
Mais toujours contre la même route,
sur nos pieds,
de corde.
Les caisses
fermées à coups de marteau,
avant que flambe, dans les carreaux de la façade,
cette lampe que renverse
le vent.
Ma femme,
debout derrière le mur,
enlève un à un
les linges du couchant,
et les entasse sur son bras
libre.
Le pays explique
la laine de la route
tire
et s’enflamme.
149
aveuglant que le réel »442. La première proposition poétique est la
suivante : « Mais toujours contre la même route, / sur nos pieds /
de corde ». À la place de la préposition « sur », plus attendue
dans pareille expression, l’emploi de « contre » accentue le
rapport physique au sol. A la première lecture, la formulation
« contre la même route » pourrait paraître surprenante mais elle
finit par être explicite si l’on songe aux marcheurs qui vont
« contre » la route si elle monte ou « avec » elle quand elle
descend. Quant aux « pieds de corde », on peut aisément y déceler
un raccourci métonymique pour « les pieds dans des chaussures qui
comportent des semelles de corde ». La deuxième phrase est encore
plus spontanément explicite. « Les caisses / fermées à coups de
marteau » indiquent la proximité du départ. D’ailleurs, la scène
se situe sans aucun doute au crépuscule puisqu’il faudra allumer
une lampe-tempête, dont la flamme vacille souvent avec le vent
(« avant que flambe, dans les carreaux de la façade, / cette lampe
que renverse / le vent »). La troisième phrase est, quant à elle,
transparente : « Ma femme, / debout derrière le mur, / enlève un à
un / les linges du couchant, / et les entasse sur son bras /
libre ». « Les linges du couchant » sont bien évidemment les
habits, serviettes ou draps, qui ont été étendus durant le jour,
et qu’on récupère au soleil « couchant », une fois secs, pour les
replier et les ranger. L’image condense le dire mais reste tout à
fait limpide. La quatrième phrase, qui débute par une relative,
évoque un chemin donnant accès un lieu sans habitation : « Sur
cette route qui ne mène à aucune maison ». L’expression qui suit
(« je disparais jusqu’au soleil ») indique l’effacement du poète,
marchant vers l’horizon, le passage de celui qui voit à celui qui
est vu. Enfin, la dernière phrase peut paraître plus énigmatique,
en raison de l’ellipse syntaxique : « Le pays explique / la laine
de la route / tire / et s’enflamme ». La « laine des routes »
(métonymie certaine d’un troupeau de moutons passant), est
complément du premier groupe (« le pays explique », sous entendu
« que ») et sujet de « tire » et « s’enflamme » (verbes faisant
référence au passage et au rougeoiement des peaux au soleil
couchant). Bien évidemment, cette proposition de lecture est
442
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 58.
150
simpliste et vise à amener chaque image « à terme », sans
inquiétude. En outre, toutes les expressions poétiques ne sont pas
aussi explicites. Mais cette interprétation veut signifier qu’on
ne peut parler d’hermétisme et que l’image chez du Bouchet est
éloignée du « stupéfiant » surréaliste. Elle densifie et propose
un écart. Elle scintille un temps jusqu’à ce qu’elle s’éteigne en
étant rejointe.
MURGERS
443
Id., « Murgers », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 140.
151
Le travail sur l’image s’opère ici à travers un jeu avec le titre
du poème, qui témoigne d’une volonté d’effacer l’image, de la
dissoudre au sein même du poème, en faisant comme s’il ne
s’agissait pas d’une métaphore. En effet, si l’on ne considère que
les quatre vers du poème, rien ne permet de faire le lien entre
les murgers et les montagnes : l'image se trouve en quelque sorte
dissoute, dans la mesure où le comparant reste, au sein du poème,
sans comparé. Si les métaphores in praesentia impliquent bien la
présence de deux éléments mis en rapport, André du Bouchet les
éloigne l’un de l’autre et atténue ainsi l’ « effet image ».
L’épaisse muraille que constitue un murger peut effectivement
faire songer aux « montagnes », mais ce rapprochement analogique
ne peut se construire que par le biais du titre. L'image ne se
substitue pas à la chose ; elle s’impose, simplement, évoquant
ainsi l'expérience même de la vision d'un tas de pierres
parementé. Nous parvenons à la même conclusion, en analysant
rapidement cet autre poème :
Fleurs
444
Id., « Fleurs », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 145.
445
Id., « le feu et la lueur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 34.
152
Cette équivalence minimale est renforcée par l’aspect visuel du
poème : tout d’abord par les blancs délimitant cette proposition
(comme perdue dans la page), ensuite par la rupture qu’introduit
la virgule, celle-ci séparant à la fois les deux éléments de la
métaphore, et les mettant en présence. Le « papillon » fait
percevoir dans son mouvement. Ce poème joue sur l'ambiguïté de la
mobilité-immobilité du « jour » qui, du fait qu’il ne s'inscrit
nulle part, ne peut être saisi que dans son rapport à une autre
expérience du visible, « le papillon glacé ». Le rapport entre le
jour et le papillon se fait donc par l'expérience de la perception
du mouvement : le poète ne parle pas des choses pour elles-mêmes
mais pour établir un rapport d’une autre dimension. Ici, ce
rapport établit un lien entre le matériel et le l'immatériel, la
mobilité et l’immobilité. André du Bouchet, en transmettant sa
propre expérience sensible à travers son travail sur les images,
inscrit finalement sa poésie dans une démarche très personnelle. À
travers ces divers exemples, on constate donc que sa méfiance
première à l’égard des images est à nuancer. Il accepte les images
qui s’imposent spontanément. Ensuite, il lui faut parvenir à une
simple nomination du visible. L’invisible réseau que crée le
dévoilement permet alors l’accès à une certaine transparence.
Cette contradiction entre une volonté d'éviter les images et dans
un même temps la reconnaissance de l'impossibilité de les réaliser
montre qu’André du Bouchet s’inscrit contre le langage poétique
traditionnel. L’effort d’effacement, ou plutôt de nuance, s’opère
par un travail continu autour d’une réflexivité à valeur
référentielle, qui passe par une critique de l’image. Mais plutôt
que de suivre un idéal illusoire visant à contourner toute
tentation de l’image, le poète creuse ce qui est au centre de la
naissance analogique. Ses métaphores effectuent un déplacement qui
empêche de les ramener au littéral ; elles ne parlent que de
l’objet lui-même. Pour entreprendre sa critique de l’image, André
du Bouchet laisse tout d’abord les images venir naturellement. Le
principal défaut des métaphores est qu’elles naissent à partir
d’un bagage culturel commun, permettant d’établir des rapports.
Bien que nécessaires (une métaphore entièrement nouvelle n’évoque
153
rien, ne peut fonctionner en dehors des associations symboliques
acquises par tous), les lieux communs associés constituent une
réelle entrave à l’expression de la singularité. Une telle
oscillation entre le parti pris du littéral et celui du détour est
au cœur même de sa recherche visant à atteindre en quelque sorte
l’ « intériorité » du signe. Le poète met en évidence l’extrême
difficulté d’atteindre la transparence. La critique du littéral
met l’accent sur la difficulté de saisir ce qui a été perçu par
les moyens du langage : on ne peut l’effleurer que par le détour.
Un large ensemble de métaphores tente d’ailleurs de dire cette
conscience affective du monde, dans des textes qui évoquent ceux
où Heidegger établit que le monde, comme accessibilité à de
l'« étant » comme tel, n'est pas représenté, mais senti. Certes,
le poète se retire progressivement de son discours mais il
convient de remarquer que cet effacement, ce détachement est
doublé d'une attention croissante à ce qui est en train de se
manifester. C'est une préparation à l'accueil de ce qu'on pourrait
appeler dans son sens étymologique, le « phénomène ».
154
prairie sous la maison. Mais plus difficile encore de faire face à la
grande intempérie de l’époque446.
446
Id., lettre inédite du 12 décembre 1994, Bibliothèque Jacques Doucet.
447
Id., entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, pp. 295-298
448
Ibid.
449
Ibid.
155
C’est à partir de ces confidences qu’Elke de Rijke a proposé une
interprétation politique du texte « Et ( la nuit » :
« L’interrogation de l’aliénation de l’homme parlant par rapport à
soi-même et par rapport au langage […] André du Bouchet réfléchit
sur cette problématique depuis ses propres expériences. Mais il
est indubitable que sa préoccupation s’inscrit dans le contexte
politique, social et économique dans lequel l’auteur vit. Son
projet s’inscrit, « à contre-sens » du langage que développe et
dont est constitué ce contexte. Il se développe en quelque sens
contre le corps langagier qui est utilisé par les instances
politiques, sociales et économiques régnantes. Et bien que l’enjeu
de cette entreprise ne soit nulle part explicité de cette façon-
là, il est manifeste que, ce qu’André du Bouchet écrit, est bien
une critique vigoureuse et virulente de la situation langagière
politico-sociale. Il démontre, contre la conviction dominante que
la langue est un objet qui représente un monde dont il est
nettement démarqué, qu’il y a une parole atteignant à ce monde qui
traverse la langue »450. André du Bouchet le dit clairement :
« C’est une impossibilité de s’accommoder des conditions de vie
qui nous sont proposées – davantage, données – aujourd’hui.
Aujourd’hui, les rapports qui nous lient à nous-mêmes et au monde
autour de nous, sont des rapports de destruction généralisée.
Quand j’écris, je vais à contresens de ces rapports de destruction
[…] »451. L’écriture doit offrir une issue à une crise, non en re-
construisant une expérience harmonieuse mais en manifestant une
expérience hétérogène. Il s’agit de réintégrer un immédiat
dispersé qui passe par une rupture à l’égard de l’immédiatement
connu. Une reconstruction donc par la destruction (« tout cela
doit forcément procéder d’une décomposition de tout ce qui tenu
pour acquis. C’est dans ce sens-là aussi qu’on peut être en
452
rapport avec une époque de dislocation et de destruction » ).
André du Bouchet insiste d’ailleurs sur le fait qu’il n’essaye pas
de « réparer » mais que quelque chose « se répare » :
450
Elke de Rijke, « Comment la poésie nous apprend à vivre », in La Rivière
échappée, n°8-9, note 17.
451
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 277-298.
452
Ibid. pp. 295-298.
156
Quelque chose se répare, je ne sais pas si j’essaye de réparer mais
quelque chose pour moi se répare sans tenir lieu de ce qui a été
atteint453.
157
l’apparition redoublée (« j’ai été », « je suis »). La mise en
montre du poème efface le moi autobiographique mais n’empêche pas
l’accès à un moi d’essence moins circonstancielle, qui doit
continuellement se définir. De nombreuses marques stylistiques
attestent d’ailleurs de cette présence. Ainsi l’emploi des
démonstratifs, qui « ordonne[nt] l'espace à partir d'un point
457
central, qui est Ego » , est-il remarquable. Dans le poème Dans
la chaleur vacante, leur nombre est impressionnant :
457
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome II, Gallimard,
collection « Tel », p. 69.
458
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 16.
459
Ibid., p. 20.
460
Ibid., p. 23.
461
Ibid., p. 25.
462
Ibid., p. 26.
463
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 25.
464
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
176.
465
Id., « parce que j’avais voulu … », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 184.
158
« cela / est proche »466,
« si, plus loin, je ne suis pas / source dans l’asphalte, je
ne suis pas »467,
« pivot / de la porte par laquelle, disparu – là, le vent –
je suis là »468.
466
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 29.
467
Ibid., p. 39.
468
Ibid., p. 43.
469
Riegel M., Pellat J.-C. et Rioul R. (1996, 2e éd.), Grammaire méthodique du
français, PUF, Paris, p. 156.
470
Ibid.
471
Georges Kleiber, « Déictiques, embrayeurs, "token-reflexives", symboles
indexicaux, etc. : comment les définir? », in L'Information Grammaticale, 1986, p.
19.
159
le connu comme s’il était nouveau »472. Ce fait est
particulièrement manifeste dans un des poèmes de Dans la chaleur
vacante, intitulé « Rudiments ». Lorsque André du Bouchet débute
la troisième partie par :
Ce balbutiement blanc473.
472
Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine Léonard, « Les démonstratifs : théories
linguistiques et textes littéraires », in Langue Française, n°120, 1998, pp. 15-16.
473
André du Bouchet, « Rudiments », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 15.
474
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 31.
160
antérieure sont nécessaires. Un rapport presque physique s’établit
donc entre le locuteur et le lecteur. Les expressions
démonstratives, si nombreuses dans l’œuvre d’André du Bouchet
permettent donc à la fois lacohésion textuelle (parfois même d’un
recueil à l’autre), tant voulue par le poète, et la complicité
avec le lecteur. Et comme les démonstratifs présentent toujours le
référent dans un sens original et inattendu, une relation directe
entre le locuteur et son lecteur semble effective. Ils se parlent
et s’écoutent, au présent, dans la surprise. Le lecteur est appelé
par le locuteur qui l’invite à investir son espace-temps, même de
manière fictive, ou à interpréter tel nom toujours nouveau, dont
le référent est sans cesse à trouver. Avec le risque réel
d’incompréhension que cela comporte, comme n’importe quelle
conversation. Dire « ce », c’est dire « tu » et « je », ce dernier
étant bien le sujet incontournable de l’énonciation.
475
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 74.
476
Id., « le révolu », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 82.
477
Ibid., p. 83.
478
André du Bouchet, « le nouvel amour », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 20.
479
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 10.
161
Dès qu’il y a énoncé sur une situation particulière, comme « la chaise
est sur le sol », nous organisons les objets de notre perception en
fonction de notre propre position, selon la relation que nous
établissons entre cette position et ces objets ; un autre point de vue
nous aurait amené à dire par exemple : « le sol est sous la chaise » -
le nombre de ces relations n’étant limité que par le langage […]480.
C’est pour cette raison que notre poète peut écrire « l’épaule
sous la faux »481 plutôt que « la faux sur l’épaule » ou encore
« l’herbe à genoux »482 plutôt que « les genoux à hauteur
d’herbe ». À partir de sa lecture de l’œuvre hugolienne, André du
Bouchet écrit : « le pur fait de voir intervient dans la
formulation de la réalité, entraînant l’intensification de
phénomènes tenus jusque-là pour très ordinaires. Voir cristallise
le rêve d’agir sur ce que l’on décrit, de faire corps avec la
réalité extérieure »483. Les choses ne sont plus exposées comme si
le sujet n’en faisait pas partie. Le spectateur sait qu’il voit et
que son regard conditionne la forme de la réalité. Il modifie la
chose en la regardant, cette dernière ne pouvant donc jamais être
donnée dans son idéalité. Le rapport avec le réel est un défaut.
Et ce « [[d]éfaut […] devient le gage de la création et le signe
même de l’expression poétique »484.
480
Id., « La critique cartésienne », pages extraites du mémoire de B.A, intitulé
Structures and Expression, rédigé en anglais en 1941 à l'issue des études que
suivait le poète au Amherst College (N.D.T), traduit de l'anglais par Jean-Baptiste
de Seynes, André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007.
481
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 179.
482
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 73.
483
Id., « Vue et vision chez Victor Hugo », Aveuglante ou banale, essais sur la
poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 148.
484
Id., « Vision et connaissance. Essai sur la création poétique », Aveuglante ou
banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p.
162.
162
I.A.1.c. « J'anime le lien des routes »485
Sans m’étonner
Alors, chevillé à la terre meuble que le froid, aujourd’hui,
ne peut pas niveler, de ce qui se découvre immobile,
485
Id., « Du bord de la faux », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 11.
486
Pierre SCHNEIDER, « André du Bouchet. Air », in Critique, n°62, juillet 1952, p.
657.
487
André du Bouchet, « Ou le soleil », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 122.
488
Id., « sur la terre immobile », in L’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, pp. 88-89.
163
La première personne semble totalement dépossédée. Elle ne semble
pas avoir d’histoire. Elle ne vit qu’une expérience spontanée,
instantanée, celle de la focalisation : « je n’ai rien su avant de
m’immobiliser ». Mais le point de vue n’est pas figé. Les choses
autour de cette personne se répètent dans une infinie variation :
489
Id., « Sur un gérondif », in L’Ire des Vents n°6-8, 1983, p. 423.
490
Id., Carnet 2, Fata Morgana, Montpellier, 1999, p. 77.
491
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 47.
164
où la grandeur semble consubstantielle au champ. La référence à
celui qui parle est également suspendue : on ne distingue l’énoncé
de l’énonciation. Nous ne sommes pas surpris qu’André du Bouchet
reprenne les propos de Bergson dans l’introduction de son étude
sur Victor Hugo, intitulée « Vision et connaissance. Essai sur la
création poétique » :
492
Id., « Vision et connaissance. Essai sur la création poétique », Aveuglante ou
banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p.
160.
493
Id., « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
165
Situé à l’interface entre le sujet et le monde, le paysage est une
expérience qui arrive au corps tout entier et ne peut pas se
réduire au visible seulement. C’est une expérience au sens
phénoménologique d’une « rencontre vitale dans et par laquelle le
monde est éprouvé et appris dans sa signifiance »495, et qui
appelle, par conséquent, le registre du sensoriel. Le paysage est
le résultat d’une relation où l’extérieur et l’intérieur ne
forment qu’un seul espace, qu’on pourrait rapprocher de ce que
Rilke nomme la Weltinnenraum (espace intérieur du monde) : « A
travers tous les êtres passe l’unique espace: / espace intérieur
du monde… »496. L’investissement multimodal fait de la perception
une « matière » et non une donnée objective qu’il s’agirait de
transcrire. André du Bouchet commente lors d’un entretien
radiophonique un passage de « Sous le linteau en forme de joug » :
494
Id., « Essai sur la création poétique », in André du Bouchet 1, L'étrangère
n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 96.
495
Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 194
496
Rilke, cité par Maurice Blanchot, in L’Espace littéraire, Paris, Gallimard,
collection « Folio-Essais », 2002, p. 174.
497
André du Bouchet, « Sous le linteau en forme de joug », in L’incohérence,
Hachette, P.O.L, 1979, sans indication de pages.
166
été absorbé dans la nuit, tout à coup se détachaient dans le noir
comme des mots, comme le mot « rouge » par exemple alors que la
couleur rouge avait disparu. Et dans cette disparition du rouge dans
la nuit, au crépuscule de l’occident, il y avait aussi comme le
sentiment du retour du mot « rouge », renversé sous forme de « jour »,
du côté de l’orient, couleur du lendemain, et mot de lendemain aussi.
Et c’est là peut-être que je ressentais comme une parole de la
498
disparition des mots .
498
Entretiens entre André du Bouchet et Jean Monod, « Promenades ethnologiques en
France », France Culture.
167
permet un changement de perception du paysage qui modifie
radicalement le rapport entre le sujet et le monde : un espace de
possibilité est ouvert, un « surcroît de l’air » est produit à
grande vitesse, une barrière ontologique est réduite, « pour tout
d’un coup s’y reconnaître espace dans l’espace »499. Ainsi « les
nuées volant bas, au ras de la route » peuvent-elles « illumin[er]
le papier »500. Dans la poétique d’André du Bouchet, qui a toujours
refusé de tenir ses distances par rapport au monde, c’est surtout
la marche du sujet qui modifie les perspectives, met le monde lui-
même en mouvement. Elle s’inscrit dans une dialectique de la
coïncidence et de la séparation, aspirant à « rejoindre » un but
dont elle est sans cesse séparée. Dans un tableau de Poussin,
qu’il a commenté501, André du Bouchet convoque la figure d’Orion
aveugle. Personnage qui ne se distingue pas de son
environnement et qui traverse le visible, marchant vers un
lointain qui se dérobe à la vue :
[…]
499
André du Bouchet, Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 102.
500
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 12.
501
Id., « Sur un tableau de Poussin », in Preuves n°9, 1959, pp. 44-46.
502
Id., « Orion aveugle à la recherche du soleil levant », in L’emportement du
muet, Mercure de France, 2000, pp. 11-13.
168
La conscience du marcheur est tout à fait perçante : son acuité
trace une voie dans l’horizon qui se donne. Le regard est
pénétrant : il ouvre à des apparitions ou plutôt fait apparaître.
La vision du paysage est mobile et s'oppose à la contemplation
romantique d'une certaine immuabilité. D’ailleurs, pour André du
Bouchet, la marche doit s’apparenter à un acte volontaire, non à
une errance forcée. Et sa méfiance du repos est avouée. Quand
l'homme marche vers l'horizon, les distances semblent se réduire ;
s'il s'arrête, elles se figent. La marche dynamise le paysage :
c’est ce dernier qui bouge quand je me déplace. Il semble même
naître sous le pas du marcheur qui donne forme à ce qui n’en avait
pas dans l’immobilité : « L’orage / bleu sous le pas, comme un
implant d’air quand on marche »503. La marche agit parfois comme un
révélateur : elle ne donne pas seulement à voir le monde et ses
objets sous des angles différents ; grâce à elle, l’homme a un
pouvoir sur son environnement. La présence des « routes » (plus
d’une trentaine d’emplois au sein du recueil Dans la chaleur
vacante) est caractéristique. Par la route, le paysage n'existe
que pour être parcouru. Elle ne vit que par l'intervention du
marcheur. Si la nuit tombe, elle redevient d’ailleurs
inutile : « Quand la nuit tombe, la route inutile est couverte de
pays noirs qui se multiplient »504. Le pas donne vie à ce qui
n'apparaît pas dans l'immobilité (« l'orage bleu sous mes
pas »505). Certes, la marche donne à voir les objets et le monde
sous un angle différent, mais elle donne aussi à l'homme un
pouvoir sur l'environnement. Jacques Depreux écrit que : « [l]e
mouvement est, en effet, nécessaire à la vision »506. La marche
agrandit le paysage : « Ce que je foule ne se déplace pas,
507 508
l’étendue grandit » et « sur cette route qui grandit » . Ainsi,
les obstacles, en se rapprochant, occupent une plus grande part de
l’espace et leur franchissement semble plus complexe (« … une
503
Id., « Table », in Laisses, Hachette, P.O.L, 1979, sans indication de pages.
504
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 2001, p. 17.
505
Ibid.
506
Jacques Depreux, op.cit., p. 28.
507
André du Bouchet, « sur le pas », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 104.
508
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 46.
169
montagne à franchir grandit »509). En revanche, la halte en
revanche réduit les proportions et rend les lointains à
l’immobilité de leur distance : « … choses que les lointains,
510
lorsqu’on fait halte, ramènent à leur exiguïté » . Dans l’œuvre
d’André du Bouchet, le mouvement est toujours nécessaire à la
vision : « dessiner dans l’air : une figure – en chemin. Visible
en chemin, seulement511. Et ce mouvement peut être aussi celui en
direction des autres.
509
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
510
Ibid.
511
André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, sans
indication de pages.
512
Ibid.
513
Roland Barthes, “L'ancienne rhétorique, aide-mémoire”, in Communications n° 16,
Le Seuil, Paris, 1970, pp. 172-223.
170
l'auctor donne ses propres idées, mais en s'appuyant sur des
textes d'autorité. Barthes ajoute que ce que nous appelons
aujourd'hui l'écrivain était au Moyen Age à la fois un
transmetteur, qui reconduisait les sources antiques, et un
combinateur, qui utilisait la matière antique pour la recomposer.
Cette conception du texte écrit s'apparente à la manière dont
André du Bouchet appréhende l'écriture poétique : l'auteur devrait
pouvoir s'effacer derrière ce qu'il perçoit pour transmettre une
voix, un chant qui soit au-delà de sa propre personnalité. Sa
poésie tend vers le lieu de rencontre. Ce qui, dès lors, est visé,
est une écoute de l'autre, du paysage, un rapport au monde plus
“juste”, que seul le renoncement à une voix trop personnelle
permet. L’Autre, renvoyant souvent à une présence insituable,
s’impose alors dans l’évidence de sa force : « comme aisément dans
un poème « traduit » parle et se délivre la voix d’un « autre »
qui en nous – en moi ces jours-ci – souffre d’être muette. De cet
autre sans qui il n’est pas de poème »514. Au fil des recueils,
rien ne l’efface. Il peut même s’agir d’un visage anonyme :
514
André du Bouchet, lettre à Paul Celan, 15.10.1967, DLA (Deutsches
Literaturarchiv) D90.1.1376.
515
Id., Carnets 1952-1956, Plon, 1990, p. 62.
516
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, sans indication de
pages.
517
Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I,
Gallimard, 1976, p. 676.
171
autre langue. ou autre chose. déjà la langue de
518
l’autre qui est soi .
Votre lettre aura apporté beaucoup de l'air qui manque ici – celui du
large. Et vous avez raison de vous tenir au large – si difficile à
518
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, sans
indication de pages.
519
Id., lettre à Paul Celan, 15.10.1967, DLA (Deutsches Literaturarchiv)
D90.1.1376.
520
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 24.
172
tenir, et le seul pourtant qui vivifie. […] ce coup de vent sans
lequel il n'y a pas d'attention véritable521.
521
Id., lettre à François Rannou, André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 15.
522
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 69.
523
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 86.
524
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 155.
525
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 102.
526
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 23.
527
Ibid
173
Peinture : « le surcroît se laisse traduire par une soustraction
»528 ? Le « surcroît » (ou l’élargissement) de la relation
soustrait le lien au monde et tend à une réduction de la
différence ontologique entre l’écriture et le monde. Il recrée,
pour ainsi dire, le continuum à l’intérieur du discret. Le « je »
s’espace et se dissipe. De la même manière que l’interstice et la
relation, le « je » est élargi et tend à être annulé. Mais ce
n’est évidemment pas le sujet qui peut être effacé. C’est la
« subjectualité » en tant que relation dualiste entre le « je »,
l’énonciation et le monde (les logiciens parleraient de « sujet
intensionnel ») qui est réduite : l’évanouissement du « je » dans
l’espace est une réduction transcendantale au sens
phénoménologique du terme, une véritable possibilité de la
connaissance du monde :
insistant existant
ce qui, retenu alors, comme
saisi,
le serait pour ne plus être perdu - trouvant, de surcroît,
confirmation dans son
dessaisissement, doit être dit hors-sujet sujet pourtant, de
529
loin alors, éclairé .
528
Ibid, p. 75.
529
André du Bouchet, Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 113.
530
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, 1986, sans
indication de pages
531
Ibid.
174
Ce besoin d'appropriation du dehors explique la tension
traductrice générale de la poésie d'André du Bouchet. Ce dernier
le confie dans un entretien accordé à une journaliste du Monde :
532
André du Bouchet, entretien avec Monique Pétillon, André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 283.
533
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, 1986, sans
indication de pages
534
Id., lettre à Paul Celan, 15 octobre 1967, Deutsches Literaturarchiv, cote D.
90.1.1376.
175
Le natal Non, je ne nommerai pas qui, dans les
et, son espoir ne s'étant pas matérialisé, comme à côté de soi a pu,
Cet homme sur la route, dont l’identité ne nous sera pas révélée
(« je ne nommerai pas qui »), attendait quelque chose, un signe
vocal (« appliquant l’oreille ») de la mondéité du monde roulant
sur lui. Mais il se relève déçu et vide. Et c'est justement en cet
instant où rien n'arrive, qu'il est saisi au plus proche de soi,
dans le proche absolu, par la réalité : « les étoiles […] telles
que jamais encore il ne les avait perçues ». Le dehors est
l’étrangeté troublante car intime. L'étrangeté est l'altérité
ressentie dans le propre comme une virtualité, ou une dimension
non-explorée de ce propre :
l’identité,
une étrangeté _ et qui sur l’instant apparaît, comme elle est localisée au monde,
au monde l’étrangeté536.
535
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 115.
536
Id., « Notes sur la traduction », in L'Ire des Vents n°13-14, 1986, aucune
indication de pages.
176
I.B.1.b. « [L]'identité,/une étrangeté »537 : un lyrisme fondé sur
la mise à distance
537
Ibid.
538
André du Bouchet, carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
539
Henri Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1982, p. 55
540
Ibid., p. 78.
177
philosophique posé comme archè et face auquel se déploierait
l’objectivité du monde, le sujet étant détenteur d’une idéalité de
sens et responsable d’une instrumentalisation du langage, se
substitue donc la « subjectivation » comme processus advenant dans
et par l’acte de parole. De même que le sens n’est pas « exprimé »
par le langage mais produit par ce dernier, le sujet lyrique est
produit par le poème plutôt qu’il ne lui préexiste. Cela rejoint
le concept heideggerien du « Dasein », concept qui n’est pas
étranger au poète André du Bouchet. L’existence est une parole
s’ouvrant au monde selon la contingence d’un tempo, à chaque fois
singulier. Le rythme est donc un véritable « existential ». On
retrouve d’ailleurs cette pensée de l’indivision de l’existence et
du langage chez les Présocratiques, lus et particulièrement
appréciés par André du Bouchet. La parole ne trouve donc à se
formuler qu’à partir de l’Autre qui lui fait face et le bouleverse
de fon en comble. André du Bouchet assiste au surgissement de ce
dire polyphonique :
expatrier. rapatrier541.
541
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in L'Ire des vents n°13-14, 1986,
aucune indication de pages.
542
Id., entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, juin 1983.
178
ainsi à celui qui parle de prendre du recul sur lui-même. Le sujet
peut, en s'écartant, objectiver son expérience, la rendre
« froide », étendant la première personne à la troisième :
Soi
devenu froid
où
il me faut passer
par ce froid543.
543
Id., « laisses », in l'ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 33.
544
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 26.
545
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 33.
546
Ibid., p. 42.
179
L’aridité qui découvre le jour.
547
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 11.
548
Ibid., p. 12
549
André du Bouchet, « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 77.
550
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 87.
551
Id., « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 77.
180
Es ist : c'est-à-dire : je suis. je traduis par un
contresens : je suis. moi-même comme es, c'est-à-dire
comme chose parmi les choses. intransitif. derechef. rien552
552
Id., « J’interlettre », in L’incohérence, Hachette, P.O.L., 1979, sans
indication de pages.
553
Id., « Le dehors ennemi de la conservation », in Bulletin du bibliophile, III-
IV, 1977, p. 268.
554
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 96.
555
Ibid., p. 63.
556
Ibid., p. 78.
557
Ibid., p. 18.
558
Ibid., p. 16.
559
Ibid.
560
Ibid., p. 43.
181
ma fille tu ne la reconnaîtras pas
tu diras : voilà de l'air, une colline, une fin de
journée que chantent des oiseaux – tout ce qui est
impalpable, reconnaissable
ce sera ma fille
apparue dans mon poème561.
Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-
devant de moi, il comble un ravin. Un peu plus loin
dans le champ, nous sommes presque à égalité. A mi-
genoux dans les pierres.
182
l’homme n’a pas encore agi et dans lequel la culture n’a pas
encore dominé la nature. Par conséquent, le papier n’est pas un
vide (contrairement au vide mallarméen « que la blancheur
défend ») ; il appelle l’écriture comme le terrain « vague »
appelle la construction. C’est une « terre désamorcée », qui a
perdu la pesanteur qui m’y retient. C’est pour cette raison que ce
papier se confond donc avec l’air (il est fréquent, dans l’œuvre
d’André du Bouchet, que le ciel soit confondu avec la terre).
Cette coïncidence entre tous ces éléments hétérogènes me permet de
prêter « mon bras au vent », de me fondre dans le mouvement de la
nature. Mais la fusion ne peut être totale : je ne fais que
« prêter ». L’abandon n’est jamais complet, il est contrôlé.
Ainsi, dans la deuxième strophe et après la coïncidence vient la
distance. Une apparente distance entre la proximité du papier (au-
delà duquel je ne vois pas) et le lointain d’où vient le papier
qui « comble un ravin ». En fait, l’écriture réunit le proche et
le lointain. Nous sommes dans la quasi-coïncidence (presque) :
l’effort est inabouti. L’égalité est donc « presque » réalisée
entre le moi et le papier (nous) qui est venu à sa rencontre. Nous
avançons non sans difficultés dans les pierres, dans l’opacité des
mots qui jonchent le papier. Durant cette pénible ascension, les
autres (« on ») parlent d’autres choses mais « je » m’y
« reconnais ». Parler d’une plaie, parler d’un arbre sont des
thèmes familiers. Cette reconnaissance de soi est indispensable à
la cohésion qui n’est pas fusion. Le poète n’est pas dupe (« ne
pas être fou »). Il s’agit de sauvegarder une identité dans la
relation avec autrui et dans la quête d’un ailleurs.
183
I.B.2. « Je reconnais […] une voix […] qui pourrait être la
mienne »564
564
Id., « Notes transcrites d’un entretien radiophonique avec Pascal Quignard de
1976 », cité par Pierre Chappuis, op.cit., p. 88.
565
Id., « Le Surcroît », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 55.
566
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 37.
567
Id., entretien avec André Piroué, Le Mercure de France, t. 343, 1961, p. 553.
184
rapport d'existence. Le lien établi avec l'Autre se meut dans la
« vivacité » de la parole :
185
entre le « je » et son autre. C’est un être ensemble qui
communique en une parole plurielle et c’est ce tout qui donne au
texte sa portée d’entretien. Pour autant, si une expérience
d’ouverture au dialogue et à l’énergie s’organise, la finalité
n’est pas de confondre le moi dans le grand mouvement d’un Tout.
Une seule existence harmonique n’est que passagère. Dès qu’un
« nous » s’impose dans l’écriture, spontanément la parole
réinscrit la dispersion. L’autre, fondamentalement, reste
l’appelant du dehors, ce fond de soi rendu à l’horizon du neutre
et contre lequel la figure du marcheur s’élance sans fin. C’est
ainsi qu’André du Bouchet conçoit la traduction : comme un moyen
de transfert communicatif (un acte de jonction et de coïncidence),
mais également un lieu de différenciation (« traduire [est] une
séparation aussi »570). Il s’agit de faire passer le texte de
l’autre mais aussi de « traduire/la séparation »571. Loin d’un
quelconque narcissisme, André du Bouchet insiste même sur la
nécessité ontologique de la non-convergence de « A » qui ne se
livre pas à « B ». Le titre d’un article consacré à Ponge dans les
Cahiers de l’Herne (1986) est significatif de cette volonté de
maintenir chaque interlocuteur dans son espace : A côté de
quelques mots relevés chez Francis Ponge. André du Bouchet écrit
donc « à côté », donc « dans l’intimité de » (accompagnement
amical), mais les quelques « mots » relevés restent les signes de
cette non-coïncidence, de cette intransitivité essentielle. Nulle
fusion de l’Un dans le Multiple, nul évanouissement de l’être dans
la totalité du monde. Une distance se manifeste toujours,
compromettant toute réalisation, l’instant où sujet et objet
fusionneraient : « je sens la peau de l’air, et pourtant nous
demeurons séparés ». La proximité extrême (le peau-à-peau) ne
suffit pas : la virgule devant le « et » accentue encore le fossé.
Le poète évoque souvent dans ses recueils cette rencontre physique
entre le sujet et son protagoniste principal qu’est l’air :
Le courant force
570
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 98.
571
Ibid.
186
comme dans l’eau
froide et blanche
dure
pour le motocycliste
572
André du Bouchet, « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 33.
573
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome I, Gallimard,
collection « Tel », 1974, p. 233.
574
André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p.
63.
575
Id., Laisses, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
576
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 89.
187
Je départage l’air et les routes. Comme l’été, où le froid de l’été
passe. Tout a pris feu.
577
Ibid.
578
André du Bouchet, entretien Alain Veinsten, France culture, émission du 11 mars
1984.
188
Où Baudelaire reconnaît, comme en instance, la présence qui est la
sienne, nous ne manquons pas de reconnaître celle qui, à notre tour,
nous est, à nous-mêmes, particulière579.
579
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L'emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 41.
580
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 89.
189
Velde), les livres du partage (« Sous les pavés, la plage »).
André du Bouchet l’explique dans un entretien accordé à Monique
Pétillon :
(Monique Pétillon) Les œuvres de Tal Coat, Bram van Velde, Hercule
Segers, servent de point de départ à certains textes de L’incohérence.
581
Id., entretien avec Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt », article du Monde, 4
mai 1979.
190
une pierre infinie, on ne peut la heurter, et elle ne nous heurte pas
(Novalis)582.
191
citations masquées : « de nuit, un ciel – à la puissance d’un ciel
étoilé – et un dé : le jeu du monde », « scintillation du ciel
étoilé », « l’obscurité du poème elle aussi comme donnée
première ». André du Bouchet semble faire siennes les paroles du
Coup de dés. Dans Interstice élargi jusqu’au dehors toujours
l’interstice, André du Bouchet mêle si étroitement le projet de
Reverdy au sien qu’il croise leurs discours respectifs, moyennant
une imbrication syntaxique dont la discontinuité du romain dénonce
seule le caractère composite : « comme je poursuis – jusqu’à être,
sans me confondre avec lui, le plus près de celui qui parle, je me
rapprocherai de la réalité de mon point de départ »586. Il s’agit
d’un vers de Sources du vent587 qui aurait pu passer inaperçu, mais
la tentative de confondre la voix personnelle et la voix de
l’alter ego échoue, en raison des italiques. André du Bouchet le
précise dans un passage de ses carnets, daté du 15 mai 1952 :
« Les mots des grands poètes, nous les adoptons, nous nous les
incorporons presque que comme des réflexes physiologiques »588.
Même quand il lui arrive de retravailler ses propres textes
(réemploi des notes des carnets dans le recueil, telles les
pierres remployées pour l'édifice d'une église), les guillemets
les mettent sur le même plan que les citations d'autres auteurs.
Il « cite » véritablement ses propres textes puisque la Voix
propre est toujours en mouvement. André du Bouchet travaille sur
des paroles qui sont les siennes mais qu’il « emploie » à nouveau,
comme si elles ne lui appartenaient plus. Quand il n’emploie pas
de guillemets, le poète indique toujours d’une manière ou d’une
autre qu’il s’agit d’emprunts à ses propres paroles. Ainsi, en
1980, il publie Rapides dans lequel il reprend des extraits des
carnets anciens, les mêlant à des notations beaucoup plus
récentes. Le recueil commence par ces mots : « …fragments de
montagne remployés pour la chaussée ». Ils annoncent bien la
méthode qui a présidé à la composition de l’œuvre. Ne trouvant à
586
Id., « Interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », in Matière de
l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 186.
587
Pierre Reverdy, Sources du vent, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
tome II, Gallimard, p.112.
588
André du Bouchet, carnet inédit daté du 15 mai 1952, Une lampe dans la lumière
aride, carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 138.
192
se dire que dans l’éloignement de soi et toujours excentrée, la
Voix du poète n’en demeure pas moins présente.
pour
590
entendre, avant d’avoir parlé .
193
la séparation »593. Privée de centre, et en perpétuel déplacement,
la parole d'André du Bouchet, donc la phrase, est investie par les
fonctions périphériques de la langue, ses fonctions
circonstancielles, même si elles reforment par leur caractère
nodal, à l'intérieur de la phrase, un nœud syntaxique. C'est par
ce regard, sans cesse porté hors d'elle-même, que la phrase,
apparemment désarticulée, trouve sa profonde cohérence, une
cohérence en perpétuel devenir, que la parole détruit au fur et à
mesure qu'elle la construit, mais qui, un instant, à chaque
instant, se tient dans l'unité d'une totalité :
Roland Barthes nous dit que « [c]elui qui écrit est ce mystère
: un locuteur qui écoute »596. Dans cette perspective, on comprend,
à la suite de Jacques Derrida, que « le s'entendre-parler n'est
pas l'intériorité d'un dedans clos sur soi, il est l'ouverture
irréductible dans le dedans, l'œil et le monde dans la parole »597.
L’écoute est l’échange entre moi et le monde : elle n’est donc
pas un rapport constitué. L’écoute est un rapport constituant,
c’est-à-dire instituant les termes même qu’elle rapporte. En ce
sens, nous pouvons dire de l’écoute qu’elle est dialectique. De
même, l’écoute musicale est constituante d’une position : celle de
l’écoutant. La perception au sens vrai est révélation de ce qui
est et cette révélation ne peut être accomplie que dans une
donation du « maintenant » sensible (qui est une ouverture
consciente, une présence sans objet, un feu d’un esprit immobile
et sans motif). L’auditeur, de simple réceptacle à sons, prend une
593
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 47.
594
Id., « Totalité de la tête », dernier travail que le poète a laissé sur la table
dans l'atelier de la rue des Grands Augustins, en décembre 2000, André du Bouchet
1, L'étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 9.
595
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 34.
596
Roland Barthes, L'Obvie et l'obtus. Essais critiques III, Paris, Le Seuil,
« Points/essais », 1992, p. 132.
597
Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, PUF, 1967, p. 96.
194
part de plus en plus active dans son rapport au monde qui
l’entoure. Le corps initie alors l’engagement énonciatif.
L’attention portée à l’environnement est pneumatique. Et quand le
corps entier participe à la voix, écrire la voix, c'est exprimer
littérairement cette enveloppe sonore, c'est faire de l'écriture
un élément du « moi-peau ». Notons enfin que le vécu sonore est
inhérent à un vécu visuel et tactile, et que le toucher est
indispensable à toute perception sonore parce qu'il en permet
l'élaboration mentale. Le poème devient alors une véritable
posture énonciative, un fond de perceptions, un fond de rapports
intentionnels au monde : « [n]ous sommes de part en part rapport
au monde »598, écrit Merleau-Ponty.
598
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945,
p. VIII.
599
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 69.
600
Id., Aujourd’hui c’est, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
195
biais] du mouvement […] Les rives auxquelles on touche sont alors
mouvantes, celles d’un continent surprenant, toujours, chaque fois,
d’où l’agacement qui était le sien pour le travail de décorticage
syntaxique d’un Glenn Gould qui annihile méthodiquement l’aléatoire du
« courant » […] la marche dans la musique se fait plus vive parce
qu’écouter de la musique, c’est comme marcher dans un pays. Le
contraire du « point de vue » qui fige tout parce qu’alors il aura
fallu s’arrêter […] Mon père écoutait la musique comme il marchait
dans un paysage. […] Je sonnais rue des Grands Augustins. De
l’intérieur, traversant l’épaisse cloison de la porte, j’entendais la
musique. Le temps qui s’écoulait avant qu’il n’ouvre la porte, le
bruit de son pas me disait quelque chose de la manière dont il
écoutait à cet instant – assis dans le large canapé marron, pleinement
attentif ou, tout aussi attentif, mais un livre à la main, ou encore
debout, sur sa page. […] J’entrais et il arrêtait la musique.
Puisqu’en tous les cas, seul avec la musique ou seul avec celui qui
entrait, il était toujours question d’un dialogue601.
601
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », op.cit., pp. 405-418.
602
André du Bouchet, lettre à Bertrand Dubedout, Bibliothèque Jacques Doucet.
196
[…] le rire descend l’escalier [quatre] à quatre. En bondissant
sur les marches. Sautant, frappant durement le sol des talons –
comme un torrent […] le vent couvre les voix/ce jour – le corps
reconnaît/ses bruits/éponge/assoiffé de ses bruits »603. Nous
pouvons lire dans un autre carnet datant du 2 août 1951 :
Ce soir, vers 8 heures l’eau immobile prend des arbres les branches, les
troncs – on entend ce qui se dit dans les maisons – on répare les volets
– le chien. Beaucoup plus près, les cris d’oiseaux. Michel – Claudine –
cris du soir – tout apparaît clairement avant de s’effacer – vitres, mort
du jour. Les cris du chien vibrant dans l’île comme une cloche. Bourdon
des péniches604.
603
Id., Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du
Temps, 2011, p.69.
604
Ibid.,p. 119.
197
singulier défini son harmonique intensité
« la + + - + -
respiration »
« le + + + + +
bourdonnement
sourd de la
centrale »
« le premier + + + - +
coup de
tonnerre »
« tout ce qui - - - + -
respire »
« le rire » + + + - +
« le vent » + + - + -
« les voix » - + + - +
« ses - + + - +
bruits »
« ce qui se - - - - -
dit dans la
maison »
« cris - + + - +
d’oiseaux »
« cris du - + + - +
soir »
« cris du
- + + - +
chien »
« bourdon des + + +
+ +
péniches »
198
Cette rapide analyse nous conduit à penser qu’André du Bouchet se
montre très vigilant aux sons dans leur singularité, puisqu’il
les définit précisément. L’attention peut même se porter sur de
petits sons : « la respiration », « tout ce qui respire », « le
vent », « ce qui se dit dans la maison ». Notons à ce propos que
le souffle (« [P]artout où l’air souffle »605), sous toutes ses
formes (air, bruissements des paysages, bruit, vent...), traverse
souvent les poèmes. Rien que les titres des recueils semblent
d'air et d'espace : Air (1951), Sans couvercle (1953), Le moteur
blanc (1956), Dans la chaleur vacante (1961), Cendre tirant sur
le bleu et Envol (1986), l’ajour (1998), L'emportement du muet
(2000), ou L'Éphémère, titre de la revue qu'il crée avec Yves
Bonnefoy et Jacques Dupin en 1967 où seront publiés Philippe
Jaccottet et Paul Celan. Cette attention aux murmures, mais aussi
au silence, se retrouve d’ailleurs dans son « écoute vivante » de
la musique :
605
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 50.
606
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », op.cit., pp. 405-418.
199
constituera, comme un grincement place nette »»607. Les « vocables
de clochers » bousculent l’apparente imperturbalité du paysage :
La mutité est elle aussi une sorte de fracas (un chaos de bruits
indistincts et non signifiants) :
fracas
au centre de ce que j’ai à dire, y prenant – comme je le contourne,
appui. Non différent du silence alors. mutité dans sa parole.
613
fracas dans sa page .
607
André du Bouchet, « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L,
Hachette, 1979, sans indication de pages.
608
Ibid.
609
Ibid.
610
Ibid.
611
Ibid.
612
André du Bouchet, « Le Surcroît », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 58.
613
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, pp. 139-140.
614
Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie, traduction d’André du Bouchet, Mercure de
France, 1973, p. 58.
200
Ossip Mandelstam), une « matière de consonnes et de voyelles »615,
sans destination instrumentale et désamorcée d’un vouloir-dire.
Dans ses divers recueils, la fusion du mot et du son est
manifeste :
Pour que chaque mot se taille dans le silence et résonne, pour que
chaque son se singularise, il faut que l’oreille se tende. Et
écouter constitue toujours dans la poétique dubouchettienne une
halte décisive (André du Bouchet parlerait du « temps d’arrêt que
suscite notre avènement »618) : « Je m’arrête au bord de mon
619
souffle, comme d’une porte, pour écouter son cri » . Il suffit
parfois d’ouvrir les yeux, d’écouter ce qu’il y a de plus familier
(« J'ai entendu le torrent où je suis »620) ou de plus lointain, et
voilà que l’éphémère s’efface et se résorbe. Il faut se suspendre,
faire silence et laisser les éléments venir à soi. On peut songer
aux poèmes de jeunesse de Rilke qui oppose souvent la musique des
615
André du Bouchet, Pourquoi si calmes, Fata Morgana, 1996, p. 11.
616
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
617
Id., « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°6-8, sans indication de
pages.
618
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 19.
619
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 63.
620
Id., « table », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 22.
201
choses à la parole des hommes, la magie des éléments au
rationalisme humain qui, à trop vouloir les saisir, en fait taire
le chant :
621
R. M. Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales, éd. Par G.Stieg, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1997, pp. 121-122.
622
Aristote, Rhétorique, III, 7, 3.
202
cahier de l’Ephémère. Celan cerne dans la Lucile du Dantons Tod de
Büchner une figure de la poésie. Lucile est cette femme qui,
entendant parlait d’ « art » : « écoute, et scrute et appréhende…
puis discerne mal à quoi telles phrases peuvent s’appliquer. Mais
écoutant celui qui parle, mais le « voyant parler », prenant
mesure de cette parole pour lui reconnaître vérité de corps et, du
même coup, […] souffle, soit au juste direction, destin » : la
langue prend corps à un autre niveau que celui de la
compréhension. Dans une lettre à sa fille, André du Bouchet
explique le primat de la perception auditive sur l'énonciatif :
623
Marie du Bouchet, « Une conversation en éveil », André du Bouchet 2, L'étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 256.
624
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 73.
203
est enfin rédigé »625. C’est surtout dans ses traductions que
l’attention auditive est remarquable. Traduire ou entendre
respirer l’« autre des lointains »626 : André du Bouchet présente
souvent son étude des textes en langue étrangère comme un travail
d’écoute. Il s’agit de recevoir avant de rattacher à un sens. Le
poète entend la parole des autres poètes sans systématiquement la
comprendre dans un sens philologique. Il est vrai que le souci
d’un ancrage théorique est totalement éloigné des préoccupations
d’André du Bouchet. La traduction est pour lui une écoute de
chaque poète et de sa singularité. La poésie est avant tout une
voix et un ton. La recherche de la voie médiane, de la justesse
d'un ton plutôt que d'une « fidèle » exactitude ou d'une trop
grande liberté, est intuitivement proche de ce que Benjamin décrit
dans La tâche du traducteur. La « transparence » dont parle
Benjamin rejoint la volonté d'effacement d’André du Bouchet, qui
vise avant tout à ne pas voiler, ni cacher, ni obscurcir, ou au
contraire rendre trop “lumineux” l'original. S’il s'est très peu
exprimé au sujet de la traduction, certaines de ses réactions face
aux travaux d'autres traducteurs révèlent son propre point de vue
; en outre, quelques entretiens permettent de mieux saisir sa
démarche. Dans la conférence qu’il prononça à Stuttgart lors de la
commémoration, le 21 mars 1970, de la naissance de Hölderlin,
André du Bouchet déclare d’entrée :
625
Id., « F.Fénéon ou le critique muet », André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15,
La Lettre volée, 2007, p. 74.
626
Id., Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans indication de pages.
627
Id., « Hölderlin aujourd’hui », in L’incohérence, Paris, Hachette, P.O.L., 1979,
sans indication de pages.
204
Pas d’emprise ni de maîtrise (« à l’écart », « libre »,
« rupture », « dépossession ») de la langue sur le dehors, vide de
sens. Celui-ci manifeste l’irruption de l’ouvert, qu’en tant que
système clos de significations, la langue est impropre à dire.
[…] Je suis devant votre livre [il s'agit sans doute du recueil
Atemwende], cher Paul, comme devant un monde qui me serait ouvert
absolument et que je sens près de moi – ne serait-ce que par ce
souffle qui le ventile et dont je sens la scansion – et où le peu
d'allemand que je possède m'interdit d'avancer... Moi je pressens
aussi votre poème par recoupements de textes déjà déchiffrés qui
l'illuminent pour moi – brièvement de loin...
Je vous serre la main.
André629.
628
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 97.
629
Id., lettre à Paul Celan, 19 septembre 1967, Deutsches Litertaurarchiv, côte
D.90.1.1376, souligné par l'auteur.
205
cette difficulté – seulement portée à un degré de plus – touche aussi
à l'essentiel630.
630
Id., lettre à Paul Celan, 15 décembre 1968, Deutches Literaturarchiv, côte D.
90. 1. 1376.
631
Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, p. 67.
632
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in L’Ire des vents n°13-14, sans
indication de pages.
633
John E. Jackson, « L’étranger dans la langue », in Autour d’André du Bouchet,
Actes du colloque de 1983, Presse de l’ENS, p. 15.
634
Paul Celan, Poèmes, traduction d’André du Bouchet, Paris, Mercure de France,
1986, sans indication de pages.
206
reste donc fidèle au texte de départ. Nous pouvons également
constater une étonnante concordance des sonorités, surtout au
niveau de la couleur des « i » et « ou/u ». Par endroits la
distribution des voyelles dans l’original réapparaît sous forme
d’un chassé croisé chez André du Bouchet : « redete » > « même » /
« Augen » > « à cé ». Le poète a respecté le registre précieux du
vocabulaire (« pupilles », « cécité », « mues »). Au niveau
sémantique, la traduction peut paraître toutefois éloignée du
signifié premier, mais à force de rendre le sens, qui n’est que
supposé, d'un poème dans les autres traductions, le texte risque
de se transformer en paraphrase explicative. Rappelons s’il était
nécessaire qu’André du Bouchet refuse l’idée de fixation univoque
sur le sémantisme. Il est vrai que, d'un point de vue philologique
normatif, l'aventure poétique du poète-traducteur de l'allemand
produit de nombreuses irrégularités qui peuvent choquer le
germaniste. Mais on voit bien qu’il ne sacrifie pas le lyrisme au
bénéfice d’une vérité conceptuelle. Analysons un second exemple :
la traduction des œuvres d’Hölderlin, qu’André du Bouchet n’a
cessé de lire et d’admirer. A l’opposé des autres traducteurs tels
que Roud ou Jaccottet, notre poète amplifie la rupture du style
hölderlinien, qui correspond à sa propre tendance poétique, sans
craindre d'obtenir un poème qui rompe l'harmonie d'un français
sans accrocs. Dans sa traduction de Der Ister, André du Bouchet
insiste sur l'aspect fragmenté du poème, en favorisant la rupture.
Le rythme heurté du poème allemand est adopté, quitte à abandonner
la dialectique habituelle du français. Voici les vers 7 à 10 de la
longue première strophe, aux vers courts de mètre irrégulier :
Mais nous
chantons, dès l'Indus
Arrivés ici enfin, et
De l'Alphée aussi,
207
avons, longuement,
Le Lieu, nous, recherché635.
Dans les vers 9 et 10, le pronom « wir » est déplacé plus loin
dans la phrase, ce qui redouble l'attente que produit déjà le
rejet et met l'accent sur « Das Schickliche ». Non seulement André
du Bouchet rend compte de ce décalage, en déplaçant le pronom en
français à une position inhabituelle (éloignée de l'auxiliaire),
mais en outre, il souligne le déplacement du pronom par un blanc
typographique du début de vers. De surcroît, il marque certaines
pauses en milieu de vers (par exemple au vers 7) qui ne sont pas
indiquées dans l'original, ce qui amplifie l'aspect déstructuré du
texte. Cette insistance indique que le traducteur ne craint pas de
prendre parti dans sa traduction, en montrant de manière très
marquée ce qu'il désire transmettre du poème : un rythme et, par
conséquent, une Voix. Le respect de la prosodie allemande et
l’imitation du rythme se lisent également dans l'ajout de signes
de pause, d'espaces blancs (tant entre les mots qu’entre les vers)
et des éléments monosyllabiques tels que des conjonctions
(« mais », « enfin », « et ») et des déictiques (« ici »). Ainsi
est-ce dans cette écoute de l’altérité vocale qu’André du Bouchet
traduit le poème Kolomb de Hölderlin :
635
Johann Christian Friedrich Hölderlin/André du Bouchet, L'Unique. Illustration de
Bram Van Velde. Paris, Maeght éditeur, 1973 (p. 362 à 365 de l'édition allemande,
et pp. 877 à 879 de l'édition française).
636
Friedrich HOLDERLIN, Poèmes, Paris, Mercure de France, 1986. Pour les poèmes en
langue originale, nous nous référons à l'édition de Stuttgart établie par R.
Beissner (Sämtliche Werke, her. von F. Beissner, W-Kohlnanner Verlag, Stuttgart,
195).
208
dernière place. Le rythme est plus accentué. Certes, si l'on se
tient au niveau sémantique, les traductions d’André du Bouchet
peuvent être taxées d'approximation ou de jeu « déplacé » avec le
sens soi-disant « concret » de l'original. Mais il parvient à
donner aux versions françaises une cohérence rythmique et vocale
que l’on retrouve rarement dans d'autres traductions. André du
Bouchet est parvenu à re-créer un poème en langue française. Il
accorde une importance majeure à l'entendre, à la frappe
matérielle et sonore de ce qui se dit, corps de langue contre
corps de langue.
638
II.A.2.a. « [ …] lèvres qui prononcent pour moi »
638
André du BOUCHET, « Retours sur le vent », in l'ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 144.
639
Henri Maldiney, Regard Parole Espace, collection Amers, L’Age d’Homme, Lausanne,
1973, p. 138.
209
mot, le fasse vibrer (« parole / qu’à nouveau le corps, quand il a
hésité,/ ouvre »640), le lance vers l’autre ; cet autre qu’il faut
saisir, captiver, enlacer dans le tissu du poème et inciter dans
sa vigilance. Ainsi faut-il prononcer ce qui s’écrit pour le
rendre au concret. Voyez comment Ossip Mandelstam, dont l’œuvre
constitue une référence pour André du Bouchet, recommande de lire
Pasternak :
640
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 79.
641
Id., « remarques sur la poésie », Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de
1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 99-100.
642
Id., « Le feu et la lueur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 36.
643
Id., cahier inédit de 1951, Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-
1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 134.
210
prennent corps : « À qui ne voit rien, je ne peux rien donner à
voir »644. Et pour que ce lecteur puisse s’investir entièrement
dans la lecture, l’écriture, qui désigne le corps, doit le
soustraire dans le même temps, aux contingences :
Tous les sens, ceux du poète comme du lecteur, doivent être tenus
en alerte. Dans un poème comme le « Moteur blanc », « Je » est un
regard (« Une grande page blanche palpitante dans la lumière »648,
« le feu / dont je vois / la tête / les membres blancs »649, « Le
front noir »650, « Je vois plus nettement les pierres, surtout
l’ombre qui sertit, l’ombre rouge de la terre sur les doigts »651)
mais aussi un toucher (« je sens la peau de l’air »652, « mais je
connais la chaleur et le froid »653, « Ce sont des morceaux d’air
que je foule comme des mottes »654, « je touche le fond d’un lit
655
rugueux » ). Les parties du corps sont souvent réduites à celles
qui devancent (les lèvres, par exemple) et le monde se retrouve
ainsi investi et altéré par la présence physique de l’homme : par
644
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 15.
645
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 22.
646
Id., « au deuxième étage », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 54.
647
Id., « parce que j’avais voulu… », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 182.
648
Id., « le moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 70.
649
Ibid., p. 60.
650
Ibid., p. 61.
651
Ibid., p. 71.
652
Ibid., p. 69.
653
Ibid., p. 60.
654
Ibid., p. 61.
655
Ibid., p. 71.
211
ses membres (« chevillé à la terre »656) ou par son
657
souffle (« terre friable au souffle » ). La « main » est
d’ailleurs une partie du corps que l’on retrouve fréquemment sous
la plume d’André du Bouchet (cinq occurrences par exemple dans le
poème « Dans la chaleur vacante »): elle est en avant (« comme la
main en avant »658) et nous savons toute l’importance qu’accorde
notre poète à l’entame du paysage, qui ne doit plus être contemplé
à distance. La main peut donc être première, frayer et découvrir
la clarté de l’espace :
656
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 65.
657
Ibid., p. 43.
658
André du Bouchet, « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L,
Hachette, 1979, sans indication de pages.
659
Ibid.
660
André du Bouchet, « la bouche », cité par Antoine Emaz, in André du Bouchet,
Albin Michel, Paris, 2003, p. 47.
661
Id., « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 36.
662
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 29.
663
Ibid., p. 12.
664
Ibid., p. 14.
665
André du Bouchet, « éclat », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 86.
666
Id., « congère », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 169.
212
qu’elle a tenu dans la / bouche »668, « Dehors / sur la bouche
où se feront les souffles »669, « Séparés, nous sommes comme
le trait d’eau pour l’autre bouche »670, « Aussi râpeux,
671
rugueux, que le bleu dans notre bouche […] » ).
667
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 13.
668
Ibid., p. 16.
669
Ibid., p. 24.
670
André du Bouchet, « laisses », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 75.
671
Id., « le révolu », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 82.
672
Id., « éclat », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 86.
673
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 97.
674
Ibid., p. 96.
675
Ibid., p. 99.
676
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 38.
677
Id., « dans leur voix les eaux », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 63.
678
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 17.
679
Id., « le révolu », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 83.
680
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 47.
681
Id., « rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 99.
213
II.A.2.b. « Assonance de rencontre »682 ou l’appartenance du son à
un fond matériel
682
Id., Carnet 2, Fata Morgana, 1999, p. 109.
683
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, Paris, 1972, pp. 78-79.
684
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
685
Id., Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans indication de pages.
686
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 12.
687
Id., « La Chimie des glaciers », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 18.
688
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
173.
689
Ibid., p. 174.
690
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 147.
214
comme si elle rejaillissait de l’arbre ancré dans la terre
aux ongles cassés, cette tête qui s’émerge et s’ordonne, et
le silence qui nous réclame comme un grand champ691.
691
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 74.
215
qui, à proximité, plus qu’à raison d’une distance, se volatilise. Et,
dans l’agrégat rectiligne, ouvertes d’un coup de gomme, avenues par
lesquelles l’espace inentamé rapidement afflue. Jusqu’à ce que le
trait, repris toujours, et en quête de la dernière surface, toile,
air, papier, qui l’en sépare, s’étant interrompu, touche à son objet
immatériel. Dessins blancs dans une pièce nue692.
216
est l’autre face sonore de lettre g. Nous constatons, à travers
cet exemple, que l’attention portée à la matérialité du support
chez Giacometti est indissociable chez André du Bouchet d’une
attention à son propre matériau : la langue. Cette dernière est
chez André du Bouchet l’incorporation d’un rapport au monde et
cette incorporation touche la syntaxe et le mot lui-même dans sa
matérialité, c’est-à-dire dans sa forme acoustique et graphique :
« c’est le sens physique de la réalité des mots que j’ai – ce
n’est pas leur valeur, leur beauté, ou leur sens philosophique qui
m’inquiète »693, écrit André du Bouchet dans un carnet datant des
premiers temps de l’écriture. Cette déclaration explique le cas
étonnant mais pas si rare des agglutinations verbales (dans le
travail de traduction, en particulier) :
693
Id., Carnet inédit daté du 15 décembre 1951, Une lampe dans la lumière aride,
carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 128.
694
Paul Celan, L’Entretien dans la montagne, in Strette, traduction d’André du
Bouchet, Mercure de France, 1971, sans indication de pages.
695
André du Bouchet, « sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 37.
696
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p .74.
697
Ibid., p. 92.
698
André du Bouchet, carnet noir inédit, daté d’octobre 1951, Une lampe dans la
lumière aride, carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 99.
217
pulmonaire, corporelle, kinesthésique, habite la langue poétique.
Lorsqu’André du Bouchet entend dans le vocable « mot », les termes
« mort » ou bien « homme », ces associations ne sont pas
analogiques, mais « indiciaires » (qui reposent sur un fond de
perception et ressortent dans sa poétique). Dans un passage de
Carnet 2, André du Bouchet présente l’ouverture du langage
poétique à la « matière de poésie », du point de vue de la
sonorité du langage. Il parle d’« assonance de rencontre ». Un
texte, en jouant non gratuitement avec les assonances et les
allitérations, peut aller à la rencontre du monde :
699
Id., Carnet 2, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 1998, p. 109.
218
parle de « [l]angages – et routes, chemins encore… bifurcations au
plus vite sur les éclisses » : l’acte de parler ou d’écrire
(« langages » au pluriel) est le lieu de perpétuelle mouvance mais
aussi de « bifurcations ». Les traces de notre pensée sont
constamment repensées, changées, sans fin, permettant la
relativité de notre intellection systématisante :
700
Id., Entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, 4 mai 1979.
701
Id., Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, Montpellier, 1992, p. 31.
219
Ainsi André du Bouchet propose-t-il une nouvelle définition du
rythme qui n'est plus cadence, alternance de silence et de son,
mais mouvement de la Voix dans l'écriture, l'homme réellement en
train de parler, avec ses prises de parole et ses retenues, qui ne
forment qu’une seule expression continue :
702
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
703
Id., Si vous êtes de mots, parlez, film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par
Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images plus, 2000.
220
II.B.1. L’homme qui parle
704
Henri Meschonnic, La rime et la vie, réédition 2006, p. 25.
705
Ibid., p. 122.
221
Cette conception du rythme est proche de celle de Benvéniste, pour
qui le ruthmos n'est pas une cadence, un schéma fixe mais dessine
bien plus les « configurations particulières du mouvant » : « la
force dans l'instant qu'elle est assumée par ce qui est mouvant,
mobile, fluide, la forme de ce qui n'a pas de consistance
organique […] C'est la forme improvisée, momentanée, modifiable ».
Ruthmos décrit « des <dispositions> ou des <configurations> sans
fixité ni nécessité naturelle et résultant d'un arrangement
toujours sujet à changer »706. André du Bouchet rejoint cette
dernière analyse dans un entretien accordé à Elke de Rijke :
706
Emile Benveniste, « La notion de <rythme> dans son expression linguistique », in
Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, Gallimard, p. 333.
707
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L'étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 287.
708
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 95.
709
Ibid.
222
prendre position par rapport aux diverses définitions en cours,
nous adoptons une définition élargie de la ponctuation : signes
graphiques, discrets, blancs d’espacement entre les mots, alinéa,
majuscule, …). Jusqu’au XVème siècle, la ponctuation constituait
une aide à la lisibilité, à l’oralisation et à l’interprétation
des textes destinés à être lus à voix haute ; les signes servaient
à marquer les pauses de la voix du récitant ou du chanteur, pour
mieux faire percevoir le sens du texte. Aujourd’hui la ponctuation
a des fonctions logique et grammaticale, instaurées par les
ème
typographes du XIX siècle. La fonction rythmique (reprendre son
souffle) de la ponctuation a donc été peu à peu remplacée par une
fonction logique. L'écrit l'a emporté sur l'oral. Mais André du
Bouchet semble renouer avec l’ancienne conception, ne serait-ce
que par l’évocation fréquente dans ses écrits de l’importance des
« lutrins »710, qu’il utiliserait volontiers s’ils existaient
encore. Dans sa poétique, les signes de ponctuation correspondent
partiellement aux pauses de la voix, au rythme, à l’intonation, à
la mélodie de la phrase. George Sand a magnifiquement écrit : « On
a dit « le style, c’est l’homme ». La ponctuation est encore plus
l’homme que le style »711. Les signes de ponctuation n’ont plus un
rôle « suprasegmental » (comme le définit la grammaire
méthodique) : ils ne superposent pas aux segments linguistiques
mais font partie de l’orchestration graphique du rythme. Dans
l’œuvre dubouchettienne, les parenthèses participent ainsi au mode
de subversion du linéaire. Traditionnellement et graphiquement,
les courbes – ouvrante et fermante – de la parenthèse impliquent
une ondulation, c’est-à-dire un changement de rythme sur le fil
insérant. Et cette altération graphique de la surface linéaire
engendre évidemment des turbulences syntaxiques et sémantiques qui
touchent également au rythme de la lecture elle-même. Dans le
cadre de cette successivité, la lecture est ralentie. On est forcé
de repérer le signe ouvrant et le signe fermant. La lecture épouse
le mouvement de la phrase qui doit s’anticiper comme close pour
commencer. Chez André du Bouchet, le creusement ne se clôt pas par
710
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
711
Georges Sand, Impressions et souvenirs (1873), VI. A Charles Edmond, Nohant,
août 1871.
223
une parenthèse fermante, qui normalement signale un retour au fil
insérant :
712
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 65.
713
Ibid., p. 50.
714
André du Bouchet, « Verses », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 119.
224
période »715. Aussi le point passe-t-il pour être la contrepartie
d’un phénomène prosodique. Ce ponctuant est donc simultanément
considéré comme une marque de clôture syntaxique et comme
l’équivalent d’une marque prosodique d’achèvement. Il doit donc
signaler à la fois une forme de complétude micro-syntaxique et une
forme de complétude macro-syntaxique. Or, André du Bouchet emploie
parfois le point alors même qu’une structure syntaxique paraît
encore non saturée, avant l’ajout d’un complément régi d’une
détermination par exemple :
715
Jacques Damourette, Traité moderne de ponctuation, Larousse, 1939, p. 44.
716
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 40.
225
« Baudelaire irrémédiable » paru dans l’Emportement du muet en est
la troisième version, et l’on peut constater des corrections par
soustraction, qui resserre l’ensemble. Une sorte d’érosion se
manifeste. On peut lire dans la deuxième version :
717
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
Paris, 2000, p. 29.
718
Ibid., p. 32.
719
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 100.
226
occurrences de mesures connues (4, 6, 8 syllabes) : « Le sol fait
sans cesse irruption vers nous, / sans que je m’éloigne / du
jour »720 (10, 5, 2). Le célèbre poème « Du bord de la faux »
débute ainsi :
l'ombre
estimée par la montagne
la hauteur de l'ombre723
720
Id., « Fraction », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 45.
721
Id., « Du bord de la faux », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 11.
722
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 54.
723
Ibid.
227
qu'une fonction de détermination. Autrement dit, la hiérarchie
déterminant/déterminé tend à s'effacer vers l'indifférenciation.
Un dernier exemple peut être développé :
724
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 87.
228
recommencé donne ainsi l’impression d’une série de « variations
eidétiques», d’ordre temporel. Ces dernières, plutôt que de
constituer un ensemble dont les éléments permettraient finalement
la recomposition d’une totalité, ne présentent les choses qu’en
fragments excentriques, lacunaires et toujours changeants. Dupin
le remarque à juste titre : « Sa répétition même, sa répétition
est gauchie ou bifurquée comme un accident de la voix, un brossage
inégal du fond. »725. Ainsi pouvons-nous lire dans Ici en deux :
725
Jacques Dupin, « La Route », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La
Lettre volée, 2007, p. 26.
229
. . . et tel
qu’arrivé
. . . plage à une plage de la hauteur
du
plus haut souffle
suspendu
comme
le plus haut
sans qu’ici le vent
ait sans
à reprendre que lui le vent ait eu
à
souffle reprendre souffle
plat727.
726
André du Bouchet, Ici en deux,
Gallimard, collection « Poésie »,
727
2011, p. 26. Ibid., p. 27.
230
La seconde variation contient des notations supplémentaires (« et
tel qu’arrivé », « souffle suspendu », « apparaît plat ») ou
différentes (« ait eu » au lieu de « « ait », « plage de la
hauteur » plutôt que « plage du plus haut », « sans que lui le
vent » au lieu de « sans qu’ici le vent ») ; d’autres ont été
éliminées (« comme »). Cette écriture procède par retouches,
728
approximations et repentirs . Cette constatation se confirme dans
l’emploi de la polysémie. Michel Alba en a proposé une très belle
étude :
C’est-à-dire que le sens des mots est généralement arrêté une fois
pour toutes. Or l’expérience que j’ai de la signification des mots et
des choses est d’ordre fluctuant. Un mot ne veut jamais dire deux fois
la même chose. Le mot « eau », le mot « air », enfin n’importe quel
mot, selon l’occasion, l’instant, le jour, comporte une multiplicité
de sens infinie. Et c’est par là que l’exceptionnel rejoint le banal,
et inversement730.
728
Voir l’extrait de carnet, dans lequel le poète n’a de cesse de réécrire la même
expression ; annexes.
729
Michel Alba, « La parole comme Sinnsucht », in L’Ire des Vents, n°6-8, 1983,
sans indication de pages.
730
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
231
Par exemple, le mot « souffle » dans Laisses, martelé au fil des
pages martelé, recouvre une signification toujours nouvelle. Ainsi
apparaît-il sous la forme d’un syntagme nominal restreint : « le
souffle ». Substantif pourvu d’un déterminant qui l’actualise, il
est le noyau d’une phrase averbale. Un blanc lui succède, celui du
souffle, le temps de resituer le mot dans l’espace et dans le
temps de la durée. L’expression « Tant que j’ai souffle » (le mot
est cette fois inséré dans une locution verbale qui annule la
nominalisation mais lui rend un certain dynamisme) marque sans
doute un désir de durer, d’exister exprimé par la syntaxe de la
proposition temporelle. Une page plus loin, « souffle » apparaît,
pourvu de chaînons expansifs (« souffle de l’air que je n’ai pas
respiré »), complément déterminatif expansé lui-même par une
relative déterminative, mais inactualisé par le décrochage
typographique de l’article. André du Bouchet a également montré
que le vocable « air » peut recouvrir de multiples significations
jusqu’à perdre son sémantisme (« Je dis air – pour ouvrir un
vide/par lequel l’air souffle/entre les mots tracés »731) et être
pris dans sa valeur phonétique (« L’air, je ne le renvoie à rien,
le laisse, aphone, à ses froissements »732), voire comme élément de
« ponctuation » (« Air – c’est aussi comme un point – ponctuation
– qui revient »733). On le voit bien, André du Bouchet varie les
angles pour multiplier les approches : il éprouve la dureté et la
densité sonores ainsi que la richesse combinatoire des
ordonnancements syntagmatiques. Comme les planches d’Hercules
Segers présentent le même paysage vu à des saisons différentes,
l’écriture de du Bouchet décrit l’immobilité d’un motif identique
mais soumis à la course du temps. La répétition n’est jamais
monotone. Dans l’expression « être au sol comme au plus haut, ce
sol bleu », le premier « sol » reçoit une interprétation
littérale, le second une lecture métaphorique, puisqu’il désigne
le ciel. Dans l’extrait qui suit, l’air qui fait « paroi » et se
manifeste comme un obstacle intraversable n’est pas l’air lointain
731
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 45.
732
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
733
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 34.
232
(« hors des atteintes ») et idéal du troisième vers ni l’air
quotidien qui disparaît de la main lorsqu’on l’ouvre :
Paroi d’air
au-dessous de la terre soulevée
734
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 37.
735
André du BOUCHET, entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, 4 mai 1979.
233
L'espace c'est ce qui rend la langue plus intéressante que
[ l'espace736.
736
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 78.
737
Id., entretien avec Georges Piroué, in Mercure de France, n°343, 1961, p. 551.
738
Id., « Dans un livre que je n’ai pas sous la main », cité par P. Chappuis,
op.cit., pp. 103-104.
234
le blanc typographique qui « permet ainsi la participation du
lecteur au déroulement de l’action »739 puisque ce dernier doit
lier lui-même ce qui se trouve ainsi rompu (ainsi en est-il de
l’emploi des tirets, trous au sein de la trame linéaire : « le
mot - aujourd’hui un mot, / il a fallu que je revienne
l’habiter »740) ;
le blanc sémiotique à caractère phonique qui crée un
dysfonctionnement des signes à l’intérieur du
langage (allitérations et assonances renforcent l’homonymie et
la structuration du message se trouve affaiblie) ;
le blanc syntaxique à caractère « figural » (comme la parataxe
que nous avons maintes fois commentée) ;
le blanc sémantico-fictionnel qui est une remise en cause de
l’événement ;
le blanc idéologico-culturel qui correspond à une perturbation
des axiologies dominantes avec un refus net du sens littéral ;
et le blanc référentiel qui interdit toute forme
d’identification à un contexte connu.
739
W. Iser, L’Acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre
Mardaga Editeur, 1976/85, p. 351.
740
André du Bouchet, « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard,
collection « Poésie », 2011, p. 99.
741
Id., entretien avec Monique Pétillon, « Poète de l'abrupt » in André du Bouchet
2, L'étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 126-127.
235
prendre corps dans une voix. Ce n’est pas le point qui achève de
ponctuer la ligne, mais le blanc. La totalité de l’inflexion n’est
perceptible que dans le blanc (à l’endroit où les autres types de
points apparaissent, nous l’avons déjà évoqué, insuffisants :
parenthèses, guillemets, tirets, italiques). Celui-ci répond au
défaut de la ponctuation habituelle qui n’est jamais parfaitement
claire, alors qu’il « marque un lien presque syntaxique qui se
trouve enfoui »742. Cette perspective répond à la vision de Gerard
Manley Hopkins, qui écrivait dans une lettre traduite par André du
Bouchet dans le numéro 3 de L’Éphémère : « je n’ai moi-même pas le
moindre doute qu’en cherchant à consigner le mouvement de la
parole dans l’écriture, on accomplirait un progrès considérable
sur le plan de la notation (pour ainsi dire) si l’on parvenait à
distinguer effectivement le sujet, le verbe et l’objet, et, en
général, à rendre la construction apparente à l’œil ; comme du
reste tout le monde le fait déjà en partie avec la ponctuation,
comme les Allemands, eux, le font d’une certaine manière avec
leurs majuscules, et les Hébreux, plus nettement encore, avec leur
accentuation. Et je suis convaincu que cela viendra »743. En
l’absence de métrique, l’intonation, liée au dispositif syntaxique
et spatial, joue donc un rôle fondamental dans la saisie du rythme
de cette poésie :
[…] un sens qui se superpose, que ménage une oblitération, trouve dans
la voix – que somme toute, je ne connais pas – ses registres, et à mon
insu se façonne dans l’intonation imprévue … de syntaxe à mise en
page, il y a concordance dans l’ordre de la parole et ce qui est hors
parole744.
742
Ibid.
743
Gerard Manley Hopkins, lettre à Robert Briges du 6 novembre 1887, traduite par
André du Bouchet, L’Ephémère n°3, été 1967.
744
André du Bouchet, « D’un entretien radiophonique avec Pascal Quignard », 1976,
cité par Pierre Chappuis, op.cit., p. 87.
745
Id., entretien avec Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt », André du Bouchet 2,
L’étrangère n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, pp. 126-127.
236
Les Temps modernes de 1954. Aucun message n’est clairement
réitérable, paraphrasable hors de ses formes. Ce qui arrive au
sens tient à la disposition, chaque fois singulière, des éléments
reconnaissables (mots, structures syntaxiques, éléments métriques
et leurs traitements récurrents). On pourrait dire, comme
Wittgenstein à propos ce que signifient les structures
propositionnelles et les agencements artistiques, que cela se
746
montre, et ne se dit pas . Le poème d’André du Bouchet est une
forme à percevoir et à comprendre en même temps. Elle s’analyse
par strates et contrepoints : entre décantation graphique et
complication métrique, elle-même modulée par les échos rimiques.
Dans un de ses carnets, le poète écrit :
le père Faure
…
Monsieur…747.
rien,
748
c’est-à-dire en rien appropriable .
746
Wittgenstein, Tractatus, 4.12, 4.121, 4.1212 et Investigations §523 in Tractatus
logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, Gallimard, « Tel »,
1999 (1961), pp. 53 et 273.
747
André du Bouchet, Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 66.
748
Ibid., p. 49.
237
règle la répartition des signifiants dans l’espace) mime l’énoncé
linguistique, renforçant par là même la force de l’assertion
poétique. Ainsi des énoncés s’inscrivent-ils dans l’espace textuel
à la place exacte où le texte les désigne :
J’aime
la hauteur qu’en te parlant
j’ai prise
sans avoir
pied749.
Ou encore :
… comme
dans la plus grande hauteur
on
plonge750.
terre
sans direction entre dans un trou, et où lui-même ce trou,
traduction approximative du surplomb – reconstitué au centre sous la forme
d’un à-plat - sinon à nouveau dans la terre aujourd’hui ?
749
André du Bouchet, « luzerne », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 70.
750
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 30.
238
centre des retours et du
751
remous – d’un instant à l’autre, comme il ira se déplaçant, libéré .
751
Id., « Interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », in Matière de
l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 31.
752
Id., entretien avec Dominique Grandmont, André du Bouchet 2, L’étrangère N°16-
17-18, La Lettre volée, 2007, p. 88.
753
Emmanuel Levinas, lettre à André du Bouchet datée du 6 mars 1972, André du
Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 131.
239
pouvant devenir temps. André du Bouchet le confie dans une
interview à L’Humanité :
754
André du Bouchet, entretien avec Dominique Grandmont, publié dans L'Humanité du
vendredi 10 novembre 1995, André du Bouchet 2, L'étrangère n°16-17-18, La Lettre
volée, 2007, pp. 87-88 :
755
Id., Axiales, Mercure de France, Paris, 1992, p. 10.
756
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
757
Ibid.
240
silencieux et immobile, il est l’oubli mais il est moteur. Ce
n’est pas par hasard qu’une section de Dans la chaleur vacante
s’intitule « Le moteur blanc » : le moteur qui permet à la moto de
bouger et de se déplacer dans le monde est blanc comme la page,
comme l’ensemble vide, comme l’espace pré-verbal qui constitue la
condition de possibilité du mot et de l’événement. L’acte
d’écriture devient ainsi, dans Le moteur blanc, un acte de sortie
dans le réel, permis par l’immobilité première :
Je sors
dans la chambre
comme si j’étais dehors
parmi des meubles
immobiles
dans la chaleur qui tremble
toute seule
hors de son feu
il n’y a toujours
rien
le vent758.
758
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 64.
241
Les poèmes d’André du Bouchet constituent de véritables
écrits à haute Voix. Si nous envisageons cette dernière dans son
acception énonciative, nous constatons en effet et à première vue
qu’elle n’éclate pas et qu’elle est presque sous-entendue. Le
lyrisme dubouchettien ne veut plus se tenir à la simple diction
d’un émoi central. Diluant volontairement l’anecdotique et
l’événementiel, se tenant par cette attraction incoercible de
l'en-avant, le « je » écrit aussi loin que possible du « moi »
mais n’en demeure pas moins une présence, une conscience affective
du monde. La Voix devient alors excentrique, ne se constituant
finalement que dans ses propres éclatements. C’est en cherchant à
servir d’autres voix, dans la traduction comme dans l’essai, que
celle du poète s’exprime. L’Autre est une bouche qui appelle, avec
laquelle « je » converse et par laquelle « je » se découvre.
« Compagnie illumine », écrit André du Bouchet en 1983 dans
L’Avril. Aussi l’écriture dubouchettienne a-t-elle le souci de
transcrire, au-delà des mots, les intonations, musiques et
flexions de cette Voix plurielle qui les comprend. Les effets de
voix sont manifestes dans l’œuvre, sans doute en raison de cette
attention pneumatique que le poète porte à l’environnement : la
manifestation physique et sonore devance toujours la manifestation
sémantique. Et le sens des mots ne semble se constituer que dans
la disposition élocutoire qui les porte à la parole et qui englobe
l’ensemble de la corporéité et de la spatialité. Le langage
proféré est l’incorporation d’un rapport au monde. Le mouvement de
la Voix est ainsi lisible dans l’écriture, le poème devant être vu
en même temps que prononcé. Ce dernier, qui contredit à toute
textologie, n’étant nullement la réalisation discursive d’un
système de signes, contourne la prévisibilité de la ligne
mélodique. La Voix déconcertée ne se rétablit jamais mais s’appuie
sur le rythme, mouvant, improvisé, momentané et modifiable.
Linéarité et centralité sont vivement remises en cause. La poésie
d’André du Bouchet dit la sinuosité d’une parole toujours en
marge.
242
TROISIEME PARTIE
LÀ, AUX LÈVRES : UNE POÉTIQUE DE LA VOIX
243
Os, oris : I] 1. bouche, gueule. 2. organe de la parole, voix,
prononciation. 3. entrée, ouverture ; embouchure ; source ; proue de
navire. II] 1. visage, face, figure. 2. physionomie, air.
244
support de son souffle (« […] lèvres qui prononcent pour moi »762),
seuil faisant communiquer l’intérieur et l’extérieur de la bouche.
Ce sont elles qui donnent sens en s’ouvrant et en s’articulant.
Rappelons l’origine du vocable « mot » : le terme latin « muttum »
signifie étymologiquement le « son émis », « le grognement ».
L’indo-européen, dont il tire son origine, indique qu’il s’agit de
produire le son mu par rapprochement des lèvres : il est question
d’une onomatopée assimilable à un son imperceptible des lèvres à
peine entrouvertes. Le sémantisme provient donc d’une réalisation
dénuée de sens. « Mot » est ainsi à rattacher littéralement au
« muet ». Le rapprochement des lèvres qui produit le mot est une
occlusion qui reconduit l’espace au « moi ». Le mot n’a pas de
sens consigné. Il n’est littéralement que de l’ « air ». Son sens
se constitue dans la disposition élocutoire qui le porte à la
parole et englobe l’ensemble de la corporéité et de la
spatialité : là, aux lèvres. Mais ce sont également ces dernières
qui se referment et taisent la Voix sans taire l’homme. Après
tout, le « bord » est une trouée que la traversée ne comble pas ;
elle ne l’oublie pas mais la retient dans sa vacance. La parole se
révèle alors et toujours « inhabitable vouée à des lèvres, sans
qu’elle y séjourne »763.La poésie dubouchettienne doit disparaître
à chaque mot, dans l’éclat du vide qu’elle éclaire. Chaque mot se
tient hors de soi dans un vide en attente, dans un ouvert, dont il
est l’ouverture et que le mot suivant nouera, un instant, en
configuration passagère : « [q]ue tout déchirement refasse nœud
aux lèvres qu’un mot avant de se dissiper figurera ». Ce que le
poème nomme, le poème l’efface immédiatement : l’apparition de la
Voix est simultanément synonyme de sa disparition. La poésie
constitue alors un mouvement toujours sur le point de s’ancrer
dans la stabilité et qui ne cesse cependant de la fuir. D’où le
refus très net d’André du Bouchet de clôturer : « l'ouverture
764
inattendue se révèle, à l'orée, de nouveau » . Le temps s’abolit
dans l’œuvre, non pas au sens de la croyance naïve selon laquelle
elle nous plongerait dans l’éternité, mais bien selon cette loi
762
André du Bouchet, « Retours sur le vent », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 144.
763
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
764
Ibid.
245
interne de l’œuvre, qui fait que le désir de parcourir à nouveau
l’espace et le temps créés est sans cesse réactivé. L’essence de
l’œuvre est d’être ouverte, même si son apparence extérieure est
d’achèvement. Yves Peyré le commente très justement :
Celui qui prend sur soi d’établir une assise pour la parole […] revient
au bredouillement initial, à l’impouvoir. Illusion salutaire et lucidité
rédemptrice : venir au jour en titubant, plutôt mal redressé, grognant,
balbutiant, léger et bref, tel est le premier homme. La parole portée à
son comble est nécessairement légère et brève, André du Bouchet au terme
d’une longue histoire se tenait à l’orée765.
chose
pu être
tracé, et c'est pour cela que, là faisant corps, nom ou mot aura
765
Yves Peyré, « L’horizon du poème », op.cit., p. 205.
766
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 64.
246
de même que soi toujours une nouvelle fois disparu, laissant à
767
Id., « Totalité de la tête », dernier travail que le poète a laissé sur la table
dans l'atelier de la rue des Grands Augustins, en décembre 2000, André du Bouchet
1, L'étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 8.
768
Martin Heidegger, Lettres sur l'Humanisme, texte allemand traduit et présenté
par Roger Munier, nouvelle éd. revue, Paris, Aubier, Montaigne, 1964, pp. 42-43.
769
Ibid.
247
ce qu'a couvert un nom qui se traverse, tôt ou tard
l'emporte, et sur lui l'emporte.
Attention, dès lors, qui rend une telle parole – lorsqu'elle est
prononcée, et qu'elle nous parvient – inoubliable, alors même qu'on a
oublié ce qui a été dit... Là – où une parole tient – sans qu'elle ait à
être retenue – elle se révèle inoubliable – et irréductible, j'ajouterai,
à la mémoire772.
770
André du BOUCHET, « Totalité de la tête », dernier travail que le poète a laissé
sur la table dans l'atelier de la rue des Grands Augustins, en décembre 2000, André
du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 9.
771
Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, (Unterwegs zur Sprache, R.F.A.,
Neske, 1959), Paris, 1975, p. 22.
772
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 83.
248
perdu pour autant, car le mot isolé, ainsi vent ou pierre, nous
dit parfois d’un seul coup cette réalité pré-verbale que la pensée
a voilée de ses représentations approximatives »773. Ainsi, la
disparition des signifiés d’un mot ne fait pas de lui une coquille
vide. Elle n’exclut pas le maintien de la chose comme nommée, et
la chose apparaît dans le nom même d’une façon complète. Comme
l’écrit Heidegger, « nommer est [donc] appel. L’appel rend ce
qu’il appelle plus proche […] mais il n’arrache pourtant pas au
lointain ce qu’il appelle ». L’on voit bien dans cette dernière
proposition (« il n’arrache pourtant pas au lointain ce qu’il
appelle ») que nommer n’empêche pas de faire l’expérience du
silence : cette dernière permet également l’insaisissabilité
profonde de la matière qui invite pourtant à parler. C’est sans
parole à soi que l’homme semble communiquer réellement. La « non-
parole » qu’est le « muet » rejoint « le fond de sa mutité,
774
moi » . Du Bouchet écrit : « m o i rentré dans la gorge / -
775
éclairant au muet » .
773
Yves Bonnefoy, Vérité poétique et vérité scientifique, PUF, 1989, p. 293.
774
André du Bouchet, L’incohérence, Fata Morgana, 1984, p. 14.
775
Id., Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 226.
776
Id., « Du bord de la faux », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, pp. 10-11.
249
Es hat, wie du, keinen Namen. Vielleicht
seid ihr dasselbe. Vielleicht
nennst auch du mich einst
so.
Un mot parle et nous parle pour autant que s’ouvre en lui l’appel
à un événement. Pour arracher la réalité aux langues de
signification (qui nous enferment dans un « dit », sans mains
dehors, un dit qui ne signifie que le dicible de la langue,
n'exprimant que l'exprimable), il faut un mot « sorti des
779
mots » . L'expérience première de l'écriture d'André du Bouchet
semble donc être celle d'une sortie. Il faut quitter l'espace
restreint du dedans, tenter d'arracher le sujet à l’emprise de la
signification. André du Bouchet le note fréquemment : « D’un
instant à l’autre, où l’on n’a pas saisi, il y a un point présent
qui apparaît comme intarissable, point de source vivant »780. « Une
durée vivante ne peut être consignée », dit du Bouchet dans un
entretien avec Yasmina Getz de l’été 1996. Sortir, c'est aller là
où l'homme n'est pas, se diriger vers un lieu ouvert, une libre
777
Id., « Sur Paul Celan », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 113.
778
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 41.
779
Ibid., p. 74.
780
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
250
étendue, où l'être n'a pas de nom. Le moment de la poésie coïncide
avec celui de la sortie de sens. La parole poétique d'André du
Bouchet ne signifie pas ce qu'elle désigne. Elle l'appelle avant
la langue. Elle s'origine au moment apertural, non de la langue,
mais du langage. Les choses commencent là où finit le système de
la langue, là où, plutôt, il n'a pas commencé. Alors que chez
Héraclite, le cosmos est déjà structure, chez André du Bouchet,
la « relation compacte appelée monde » est antérieure à la
structure : « …retrouvant – nœud dans la gorge qui contraint à
parler, le compact »781. C'est la parole qui fait naître le monde,
non à l'existence mais à la signification. C'est elle qui fait
signe. La parole d'André du Bouchet est, comme on l'a dit du logos
d'Héraclite, un discours vrai sur le monde; elle n'instaure pas
l'être en nommant les choses, elle n'est pas le verbe créateur
d'un autre monde, mais elle est ce qui donne un sens au monde et
aux tensions qui le font exister. André du Bouchet se place à
l'inverse des idées reçues sur le langage. Pour lui, la parole
poétique n'est pas ce qui permet à l'homme de dépasser
l'immédiateté. Elle ne transcende pas l'ordre des choses au moment
où elle prétend l'exprimer. Le langage poétique n’a pas de
fonction distanciante à l'égard de l'immédiateté. Pour André du
Bouchet, il est le réel absolu :
S'il y a poème, c'est le réel. Vous êtes impliqué dans le réel. Vous
vous réalisez. Si vous réalisez, vous cessez de subir, donc vous êtes
tout simplement, il n'y a plus de dépendance. C'est au contraire le
moment où vous vous révélez sur l'instant, indépendant.... [...] Les
mots de la langue apparaissent autonomes...la langue n'est plus un
ustensile, les mots ne sont plus des outils mais apparaissent [...]
les mots sont debout, et vous-mêmes que vous lisiez ou que vous
écriviez, vous-mêmes vous êtes dans cet instant debout782.
781
Id., Laisses, Hachette, P.O.L, 1979, p. 96.
782
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
251
Notre poète rejoint ici les analyses de Novalis, qu’il cite
fréquemment dans ses écrits (« La poésie est le réel absolu. Plus
une chose est poétique, plus elle est vraie »783) mais aussi
d’Hegel, pour qui la poésie dépasse toute vérité sémiotique :
ciel, c'est786.
783
Id., Novalis, Seghers, 1990, p. 14
784
Hegel, « La Poésie », chapitre II d’Esthétique, cité par Michel Collot, La
poésie moderne et la structure d’horizon, PUF, 1989, p. 249.
785
André du Bouchet, « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 56.
786
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 95.
787
Id., « Le Surcroît », in Axiales, Mercure de France, 1992, p. 45.
788
Henri Maldiney, « Sur la traduction. Langue, parole, poésie », in L’Oral,
l’écrit, Imprimerie de Nevers, Cadmos, automne 2003, p. 89.
252
ainsi dans une structure d'apparition commune. Sur la page d’un
carnet datant d’août 1952, nous pouvons lire :
789
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 35.
790
Ibid., p. 53.
791
André du Bouchet, « Retours sur le vent », in L’emportement du muet, Mercure de
France, 2000, p. 127.
253
[…] si le mot est vivant, s’il se prononce, c’est qu’il est là. Du
moment que le mot se prononce, quelque chose est là et imminente. De
cette façon, la séparation peut parfois être supprimée792.
792
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, pp. 283-285.
793
Id., « Sur un coin éclaté », in l’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
794
Id., Si vous êtes des mots, parlez, film écrit par Mickaël Jakob, réalisé par
Bernard Jourdain, Tanguera Films/Images plus, 2000.
795
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 33.
254
l’homme n’a pas été déposé à la surface de la terre, il s’y
intègre complètement. La langue et la réalité extra-linguistique
sont les éléments équivalents d’un monde unique. Dans la poésie de
du Bouchet, le mot recouvre alors, hors de sa signification,
l’incidence de l’élémentaire ; il est la chose (« à travers la
bouche/les mots/comme à travers les yeux choses/sans un mot »796)
et la langue devient posturale, « épreuve de la matière » où l’on
fait corps avec les mots. Cette approche s’éloigne d’une théorie
du signifiant, traditionnellement entendue selon les sens de
Saussure et de Barthes. Le mot, la lettre ou le phonème ne sont
pas des images, mais des rapports qui engagent le dispositif
vital : ce sont des rapports vivants.
796
Ibid., p. 41.
797
André du BOUCHET, Sans couvercle, GLM, 1953, sans indication de pages.
798
Id., « congère », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 168.
255
[L’image] est comme décolorée par la rapidité avec laquelle elle
s’éloigne de la circonstance qui lui avait conféré semblant de
justification. Si loin qu’elle apparaît nette de passé, qu’on la
retrouve au-devant de soi comme non avenue, son point d’origine ne se
laissant localiser que dans l’instant, et dans un instant qui la
dessaisit, coup après coup, des significations auxquelles on peut
799
l’avoir assujettie .
799
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 112.
800
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie, 1998, p. 84.
801
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 86.
256
le chemin est peinture. L'eau, peinture
aussi. Peindre avec le bleu des flaques802.
802
Id., « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l'ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 11.
803
Id., « Envergure de Reverdy », in Critique VII, 1951, pp. 308, 320 et 315.
804
Id., « Il y a quelques années … », in L’Oral, l’écrit, Imprimerie de Nevers,
Cadmos, automne 2003, sans indication de pages.
805
Id., Carnet 2, Montpellier, Fata Morgana, 1998, p. 125.
257
sens tout d'un coup sans article
apparu debout806.
Au sommet
comme en deux
le sol807.
C’est pour cette raison que les poèmes exploitent fréquemment les
potentialités de la page en vue d’effets médiatiques qui seraient
signifiants pour eux-mêmes : la poésie tend à l’autonomie du plan
du signifiant. Un énoncé isolé tel que
alors qu’il est, dans la langue, soumis à un autre (il est encadré
par deux phrases distantes par des blancs), donc secondaire,
apparaît de par son isolement, centré sur lui-même, premier. Ce
qui est secondaire dans la langue devient ici nodal. L’énoncé
devient autonome, éclate au cœur de la page. Lorsque le poète
n’isole plus mais qu’il reprend le mot, cela crée du mouvement.
Nous sommes entraînés dans une progression. Une tension entre
statique et dynamique se crée. Analysons le début du poème
intitulé « un jour de plus augmenté d’un jour » :
806
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 63.
807
Id., « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 32.
808
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 9.
809
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 9.
258
Certes, la répétition à trois reprises du mot « bloc » l’impose,
d’autant qu’il est monosyllabique et sans déterminant dans la
dernière occurrence. Mais ce vocable se modifie également : « en
bloc » signifie « entier » et « bloc » renvoie plus précisément à
une masse compacte et cohérente. La reprise ne réduit donc pas le
mot à un seul sens mais l’ouvre au contraire à la polysémie. Une
évolution dans le temps est également manifeste : nous passons du
futur (« préserver pour ») au présent (« demeure »), pour basculer
finalement dans le passé (« perdu »). André du Bouchet commence
donc par imposer l’image, pour la faire évoluer ensuite, rendant
manifeste l’instabilité constitutive de la signification. Le poème
est un bloc taillé de la langue et le temps, c’est-à-dire à
chaque fois préservé dans la lecture, mais il se perd. Il pourrait
paraître paradoxal pour un poète cherchant sans cesse à éviter une
représentation de ce qui fait défaut (car elle trahirait la
singularité réelle qui n’a aucun double) de faire appel à la
répétition. Mais s’il est indéfiniment répété, le mot ne nous
arrache pas pour autant à l’immédiateté. En fait, l’objet amené à
la présence ne pouvant être défini une fois pour toutes, il faut
constamment réaffirmer son existence pour qu’il soit réellement :
…dire
ce qui est, on
ne le peut pas,
mais le redire sans répit810.
810
Id., Défets, Clivages, Paris, 1981, sans indication de pages.
811
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
812
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
259
est la tentative sans cesse renouvelée de dire le fond du poème et
de marquer l’indicible dans le langage :
813
Id., « …désaccordée comme par de la neige » et « Tübingen, le 22 mai 1986 »,
Mercure de France, 1989, p. 67.
814
Id., Pourquoi si calmes, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 1996, p. 30.
815
Pierre Chappuis, « la réitération dynamique », Autour d’André du Bouchet, actes
du colloque des 8, 9 et 10 décembre 1983, Presses de l’ENS, 1986, p. 144-145.
816
Caesare Pavese, Essais. Du mythe, du symbole et de quelques autres sujets, p.
302.
817
Ibid.
818
Leopardi, Zibaldone, B.Schefer trad., Paris, Allior, 2003 [4426], p. 2019.
260
la deuxième fois n’est jamais un écho : c’est même alors qu’on peut se
dire qu’on n’a jamais rien entendu de pareil819.
819
Marie du Bouchet, « Une conversation en éveil », André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 256.
820
Martin Heidegger, Lettres sur l'Humanisme, texte allemand traduit et présenté
par Roger Munier, nouvelle éd. revue, Paris, Aubier, Montaigne, 1964, pp. 42-43.
261
types de négations fréquentes chez André du Bouchet et à en
examiner le fonctionnement. Dans le poème « Retours sur le vent »,
nous pouvons relever sans difficultés :
821
André du Bouchet, « Retours sur le vent », in L’emportement du muet, Mercure de
France, 2000, p. 129.
822
Ibid., p. 125.
823
Ibid., p. 136.
824
Ibid., p. 130.
825
Ibid., p. 135.
826
Ibid., p. 127.
262
Cette négation dit bien évidemment l’humilité du sujet, ayant de
difficultés à posséder ce qui lui fait face ou à établir une
identité. Son identité. En effet, même son rapport au langage lui
échappe : « Je me sers du langage que j’ai emprunté. Il n’est pas
à moi »827, déclare André du Bouchet lors d’une émission
radiophonique. Dans toute son œuvre, le poète avoue sans gêne son
impuissance : « dehors – non, ce qui redevenu le dehors, je ne/
peux pas le dire »828. André du Bouchet ne parle pas
d’ « indicible » et ne fait pas croire à son accès. Mais l’emploi
de la négation syntaxique ne constitue pas pour autant une
résignation : il est l’affirmation de ses limites. Nommer
justement est complexe mais établit paradoxalement un véritable
cogito : « si je ne suis pas en défaut, solidité je ne suis
829
pas » , écrit André du Bouchet. Organisé selon la rigueur binaire
cartésienne où le « donc » (qui coordonne les deux propositions)
est remplacé par la « solidité », ce vers est même doublement
négatif. C’est la situation de manque qui permet au sujet de
s’éprouver réellement. Aucune présence ne peut s’affirmer
830
explicitement : « présence n’a de place » . André du Bouchet ne
nomme pas l’absence mais ce vers taillé dans la négation oblige
la langue à produire un vide nécessaire, sans l’effacer. Dire de
manière négative, c’est sous-entendre un propos positif, tu mais
palpable dans le débordement de la parole. L’emploi des privatifs
(compléments introduits par « sans ») dans un poème comme
« Congère » est à ce titre explicite :
827
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2003.
828
Id., Ici en deux, Illustrations de Geneviève Asse, Genève, Quentin éditeur,
1982, sans indication de pages.
829
Id., « Retours sur le vent », in L’emportement du muet, Mercure de France, 2000,
p. 129.
830
Ibid., p. 130.
831
André du Bouchet, l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 166.
832
Ibid., p. 171.
263
Si l’on définit le privatif comme la suppression de ce qui est
inhérent, il faudrait alors comprendre que la « matière » contient
une « paupière », la « montagne » une « mémoire » … Mais ces
attributs ne sont pas du tout évidents. En employant ces
privatifs, non seulement le poète donne pour mieux retirer, mais
aussi il retire pour mieux donner. Une attribution paradoxale
opère dans la négation. C’est un acte positif. Par le négatif, la
parole gagne un possible. Ce type de négation rappelle encore un
autre « modèle » stylistique du discours mystique : « Dieu est
sage sans sagesse, bon sans bonté, puissant sans puissance... »
(Maître Eckhart citant Saint Augustin) ou encore « Aimer Dieu est
un mode sans mode » (Saint Bernard). La négation est donc une
révélation (quasi photographique) d’un négatif qui relève d’une
expérience de l’altérité :
le vent
contournant
ce
qui demeure de la maison du sourd-
muet
avait tracé
son
négatif
dans la neige833.
833
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 51.
834
Id., « …désaccordée comme par de la neige », Mercure de France, 1989, sans
indication de pages.
264
I.A.2.b. « Le muet -, parvenu à l'extrémité des lèvres, doit
prononcer »835
A court de paroles,
à court,
la colonne du jour
montant jusqu'à la gorge,
bouche perdue dans l'air,
égarée, séparée
de ce qui fait corps,
une fine écorce de paroles,
aujourd'hui regorge,
aujourd'hui glotte,
fouet du vent,
bouche,
le jour contenu dans la bouche,
le jour836.
835
Id., « Langue, déplacements, jours », in L'incohérence, Fata Morgana, 1984, sans
indication de pages. .
836
Id.,carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
837
Id., « Langue, déplacements, jours », in L’incohérence, Collection P.O.L,
Hachette, 1979, sans indication de pages.
838
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
265
La mutité ne signifie pas l’aphasie. Elle est une sorte de vide
antérieur à la parole mais taillée dans l’épaisseur. En effet, la
parole ne se donne qu’à partir d’un espace vide, à savoir pré-
linguistique (« moteur du mot »), où puisse se concevoir un
langage qui n’est pas soumis aux codes grammaticaux : « la langue,
idiome établi »840. Dans le poème « Là aux lèvres », André du
Bouchet note à propos de ces dernières (qui s’apparentent au lieu
où débouche la parole) : « [d]ans leur épaisseur, la mutité ».
Plus loin, nous pouvons lire : « … dans la mutité j’avance … même
muet j’avance ». Non seulement lieu de la parole, le muet en est
aussi l’acteur. Parler n’empêche pas de faire l’expérience du
silence et permet d’éprouver l’insaisissabilité de la matière qui
invite à parler : « Le muet – à l’extrémité – avance »841, « Lieux-
dits retournés, chacun, à la même mutité »842, « … parole rappelée
des lointains, que l’involution de l’inarticulé élève »843. Le
silence au milieu d’un poème fait partie de l'énonciation, au lieu
que dans l'idée commune il s'y oppose :
839
Ibid.
840
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 160.
841
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
842
Ibid.
843
Ibid.
844
André du BOUCHET, entretien avec Monique Pétillon, Le Monde, 4 mai 1979.
266
sens que le signe du manque se renverse et revêt aussitôt une valeur
positive : il se révèle alors que rien ne manque845.
845
Id., lettre du 14 septembre 1990, publiée par Jacques Depreux dans son article
« l’altérité, la soif », André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre volée,
2007, p. 180.
846
Daniel Charles, Le temps de la voix, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 34.
267
une valeur active. C'est un silence offensif. Le doigt pointé est
une gestuelle langagière. Ce dernier exemple trouve une belle
résonance dans ce que la fille de du Bouchet nous dit de son
père :
847
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père», op.cit., p. 409.
848
André du Bouchet, « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L,
Hachette, 1979, sans indication de pages.
849
Ibid.
850
André du Bouchet, « Francis Ponge », in Critique VII, p. 183.
851
Id., « L’écrit à haute voix », in Pierre Chappuis, André du Bouchet, collection
Poètes d'aujourd'hui, Paris, Seghers, 1979, pp. 90-91.
268
viscérale, mentale de la parole qui le fonde et le fend
incessamment. Celui qui écrit ou parle cherche à former :
Mais le poète sait que « parler bifurque »853, fixe d’un côté mais
« restitu[e] en sombrant à l’inarticulé »854, « le support muet [de
la parole] l’emport[ant] »855 : il n’y a rien d’angoissant dans
cette bifurcation. Il y a même accès permanent à la fraîcheur
extra-langagière, à une opacité qui est aussi transparence :
269
perd afin que la voix du poème, donc le langage, ait lieu. Cette
Voix égale un hiatus. Originellement le terme « hiatus » provient
du verbe intransitif hio et signifie « s’entrouvrir, se fendre,
être béant » et, en particulier, « avoir la bouche ouverte ».
Comme l’indique donc l’étymologie latine de ce mot, la Voix est
une ouverture, une fente, une béance. Cette fêlure amène quelque
chose au jour en un instant et l’instant suivant, qui est
corollaire d’un autre ouvert, la fermeture fait disparaître ce qui
a été prononcé, donnant à la Voix son aspect insaisissable et
évanouissant. Le battement ouverture/fermeture, cette
discontinuité continue, se réitère inlassablement, c’est cela même
qui donne la trame continue du discours, comme le figure et le dit
l’extrait suivant :
857
Id., « Hercule Seghers », in L’incohérence, Collection P.O.L, Hachette, 1979,
sans indication de pages.
858
Ibid.
270
I.B.1. Soudaines apparitions disparaissantes
859
I.B.1.a. Une « parole en fuite »
271
« la minute / qui se traverse, est plus volatile que les
869
pierres » ,
« jusqu’ / à soi / et d’un jet »870,
« … surgir »871.
disparaissant avance875.
868
Ibid., p. 42.
869
Ibid., p. 43.
870
Ibid., p. 59.
871
Ibid., p. 68.
872
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 58.
873
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
874
Id., « Essai sur la création poétique », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-
15, La Lettre volée, 2007, p. 97.
875
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
272
de la lecture. L’acquisition est en quelque sorte régressive. Le
décalage des vers conduit souvent à la création d’axes obliques :
A la place de l’arbre.
A la clarté des pierres.876 ,
876
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 176.
877
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 41.
878
Ibid., p. 63.
879
Ibid., p. 63.
273
la multiplication des éléments additionnels comme l’ouverture
de plusieurs parenthèses de suite (« […] - et cela autant / par
un vide (le laps de temps que dormir / occupe (en plein jour,
cette fois […] »880),
le déni, par une syntaxe négative, de ce qui vient d’être
lexicalement introduit (« j’ai coupé, je n’ai pas coupé »),
et le prolongement démesuré de l'apodose (« Pendant que des
bouffées de froid entrent dans la pièce, je suis encore en
proie à cette marche, je trouve de toutes parts la terre qui me
précède et qui me suit »881).
Dans sa temporalité, son éphémère, [la musique] est cette œuvre qui
n’est pas ou n’est que dans l’instant de sa fuite, se tourne le dos à
elle-même aussi dite. Comme la voix. Comme la parole. Ainsi de la
fugue : l’instant d’après, elle n’est plus là. D’où cet étonnement
sans cesse renouvelé qu’il éprouvait pour cet « art882.
880
Ibid., p. 62.
881
André du Bouchet, « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante,
Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 186.
882
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père», André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 409.
883
Entretien Anne de Staël, voir annexes.
274
gouffres de silence. La musique intègre de ce fait le discontinu
dans son langage, une discontinuité dont chaque instant reste une
surprise. La musique de Webern est ainsi composée de soudaines
apparitions. Il s’agit de parenthèses figurant le surgissement de
l’apparition disparaissante, tantôt en effacement imprévu de la
sonorité, tantôt par un brusque effet de sourdine. Cette
alternance de son et de silence, propre aux fluctuations
naturelles de la Voix, André du Bouchet en rend compte lui-même
par cette disposition des mots sur la page. Ces derniers, épars,
figurent en quelque sorte les mouvements de la conscience, avec
ses interruptions. La poésie dubouchettienne manifeste ce va-et-
vient étonnant de la parole dans le silence : « du rien, je vais
encore une fois en direction du rien »884. Du blanc, « le muet –
ressource du mot… »885, surgit « un trait, rien qu’un trait »886,
qui s’estompera de nouveau dans le blanc. Entre deux paroles
poétiques, un espace de vicinité extrêmement précaire s’installe :
« ici le semblable se dissociera de son semblable afin que l’un et
l’autre / - comme d’un mot à l’autre – le lien soit sur un écart à
nouveau / marqué distinctement »887. Dans cette aquarelle de Tal
Coat (qui insiste dans un essai paru dans Argile sur l’attention
que le peintre doit porter à « l’apparaître – disparaître de
l’instant »888), intitulée « Penchée II », on perçoit bien cet
espace de côtoiement des couleurs, qui se frôlent sans se
confondre, maintenant une lisière, un « lien […] sur un écart » :
884
André du Bouchet, « Il y a quelques années », in L’Oral, l’écrit, Imprimerie de
Nevers, Cadmos, automne 2003, sans indication de pages.
885
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
886
Ibid.
887
André du Bouchet, « …désaccordée comme par de la neige » et « Tübingen, le 22
mai 1986 », Mercure de France, 1989 p. 80.
888
Tal Coat, « dialogues », in Argile XVII, automne 1978, p. 11.
275
Le poème, comme le tableau, s'organise toujours dans le flux et le
reflux d'un souffle menant de l' « irrespirable » au
« respirer » :
889
André du Bouchet, Défets, Paris, Clivages, 1981, sans indication de pages.
276
Ce principe d'oscillation, entre absence et présence (« là je
890
suis, je/ ne suis pas là » ), perte et remontée (« La terre
immense se déverse, et rien n’est perdu »891), exode et sédentarité
(« Je traverse l’image de la maison »892). Anne de Staël en
témoigne dans un très bel article intitulé « La voix sur son
retour ». Elle exprime parfaitement cette identité propre à chaque
instant, qui naît et se dissipe dans une même précipitation :
Dynamique des images visibles : IL N’Y A PAS D’IMAGE FIXE. Pour que
quelque chose soit vu, il faut qu’il y ait apparition ou disparition.
Deux modalités tributaires l’une de l’autre894.
277
Un poème comme « Hercules Segers » est marqué lexicalement par
cette alternance entre présence et absence. Il est question en
effet du « battant »901 de la porte (mobile sur ses gonds), de
« quelques in-folio fermés ou béants »902 et du « cillement
903 904
réitéré » , « analogue au battement des paupières » . Par cette
parole qui « cille », le texte poétique de du Bouchet figure le
geste précis et cadencé du graveur, qui corrige et perfectionne
« jour après jour » la planche qui deviendra œuvre d’art :
( de même
jour
après jour, l’état
d’une planche
de Hercules Segers,
à peine
- sinon violemment − se
distingue de l’autre905.
899
Ibid., p. 16.
900
Ibid., p. 15.
901
André du Bouchet, « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
902
Ibid.
903
Ibid.
904
Ibid.
905
Ibid.
906
Ibid.
907
Ibid.
278
II.B.2. Une ponctualité extensive
[…]
908
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 59.
909
Id., Candidature au C.N.R.S datée du 1er mars, Aveuglante ou banale, essais sur
la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 181.
910
Ibid.
911
André du Bouchet, Candidature au C.N.R.S datée du 5 mars, Aveuglante ou banale,
essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 288.
279
Le mouvement qui entraîne la disparition de l’objet est également
celui par lequel il nous est communiqué. […] La transparence est donc
la traversée imaginaire de l’étendue qui sépare ces deux pôles […]912.
912
Ibid. p. 285.
913
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 297.
914
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
915
Id., Carnet 2, Fata Morgana, 1999, p. 46.
280
André du Bouchet confie également que, pendant la lecture à voix
haute ou pendant l’écriture, l’œuvre se fait le lieu où une
certaine intériorité se renverse en extériorité :
916
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
281
expressions qui juxtaposent objets du dedans (meubles, …) et du
dehors (pierres, montagnes, ...) :
917
Id., « sur le pas », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 96.
918
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 20.
919
Ibid., p. 21.
920
Ibid., p. 29.
921
André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Paris, Mercure de France,
1972.
922
Id., Défets, Clivages, 1981, sans indication de pages.
282
au cœur -- et, en marge,
toujours923
923
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, sans indication de
pages.
924
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 85.
925
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 15.
926
Ibid., p. 88.
927
Ibid., p. 88.
928
Ibid., p. 151.
929
Ibid.
283
II.B.2.b. Une poétique du passage
Lui qui entrait aussi dans une œuvre picturale comme on traverse
un champ : « j’avais, allant au peintre, chaque fois à traverser
la peinture […] la peinture : un passant »933. L’idéal pour André
du Bouchet serait même d’avancer, de passer, d’aller de l’avant
avec facilité sans faire l’épreuve de la discontinuité de la
respiration (et par conséquent du langage qui lui est associé) :
930
Henri Maldiney, L’Art, l’éclair et l’être, éditions Comp’Act, 1993.
931
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
932
Id., Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 168.
933
Id., Cendre tirant sur le bleu, Paris, Clivages, 1986, sans indication de pages.
934
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 20.
284
Cette soif d’aller toujours de l’avant est palpable dans
l’ensemble des recueils dubouchettiens : « Rien ne désaltère mon
pas »935. Mais il va sans dire que le passage n’est pas l’apanage
du seul marcheur : tout trajet d’un point à un autre de l’espace
est passage, et les mouvements qui animent le paysage sont
toujours source de contentement pour le poète. C’est ainsi qu’il
est attentif à « la manche du vent [qui] passe »936, au « roulement
de l’air sur la terre sèche »937, ou encore « au froid de l’été
[qui] passe »938. Le recueil Andains, qui marque la collaboration
en 1996 entre André du Bouchet et Helgorsky, est composé « à
l’occasion de la sixième fête de la transhumance ». Au début du
livre, une entrée du Littré indique qu’étymologiquement ce mot
évoque la notion d’enjambée mais aussi l’étendue du pré qu’on
fauche en un « pas ». Le terme désigne aussi, par conséquence, le
lieu où l’on passe, que l’on traverse, le chemin qui permet
l’avancée. Et l’on sait l’importance de la « route », voie de
communication privilégiée dans l’esthétique dubouchettienne, qui
ne tient sa valeur que de sa fonction et ne s’anime qu’au passage
du marcheur :
un pas, et
940
la route ira où j’ai été .
935
Id., « Cession », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 107.
936
Id., « Le Moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 76.
937
Id., « Face de la chaleur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 88.
938
Ibid, p. 89.
939
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 11.
940
Id., « Le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p.
137.
285
qui dans une ligne de crête fait communiquer les deux versants ;
il est le lieu qui sépare et réunit un en deçà et un au-delà, cet
interface que constitue la bouche parlante. Comme le « pas » de la
porte, le passage devient alors une sorte de « seuil », une limite
transversale, que l’on peut tenter de franchir. Pour passer cette
frontière, un guide même est parfois nécessaire au voyageur
inexpérimenté ; celui à qui la poésie ouvre ses voies sera le
passeur de ceux qui les cherchent :
941
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 87.
942
Id., « extinction », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 103.
943
Id., « En pleine terre », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 75.
944
Id., « Du bord de la faux », II, in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 12.
286
les heures du matin (« Ce matin, / éloigné / et debout »945,
« le jour qui s’ouvre à cette déchirure »946, « le brasier blanc
du matin »947, « je me range / avant de prendre feu / comme le
vent / au début du matin »948),
ou celles du soir (« Quand la nuit tombe »949, « la nuit
950 951
venue » , « Dans l’obscurité du jour » , « La nuit
apparaît »952, « sur la terre rougeoyante »953, « Je ne me suis
habitué au jour / qu’à la fin du jour »954).
945
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 20.
946
Id., « face de la chaleur », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 89.
947
Id., « la lumière de la lame », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 190.
948
Ibid., p. 191.
949
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie »,
1991, p. 17.
950
Ibid., p. 18.
951
Ibid., p. 26.
952
Ibid., p. 38.
953
Ibid., p. 45.
954
Ibid., p. 92.
955
Ibid., p. 18.
956
André du Bouchet, « l’inhabité », in Dans la chaleur vacante, Gallimard,
collection « Poésie », 1991, p. 132.
957
Ibid., p. 133.
287
ainsi qu’Epicure « a su révéler toute la nature des choses », dit
Lucrèce dans le De Rerum natura. Le lien ainsi établi entre le
« passage » et l’« ouverture », voire la « révélation », se
retrouvera à l’horizon constant de la pensée de du Bouchet :
958
« Voix, encore, qui se font jour par la paume des yeux » . Comme
toute parole authentique, la fin secrète du poème est l’épiphanie
de ce qui se tient en réserve dans le silence et qui est offert en
partage comme le lieu d’une rencontre toujours nouvelle « [l]e
premier mutisme, celui qui précède et déclenche la bouche »959.
958
André du Bouchet, Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 17.
959
Id., Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit
du Temps, 2011, p. 169.
960
Id., « Le moteur blanc », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 76.
961
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 25.
962
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 99.
963
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
79.
964
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 61.
288
redistribue ce qu’elle prend. Et l’auditeur/lecteur, qu’Ossip
Mandelstam nomme « l’interprète », doit apprendre à lire sur des
lèvres, dont la voix toujours vive s’excepte :
livre
non
mais les lèvres
sur
lesquelles j’avais
lu965.
965
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
151.
966
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 20.
967
Id., « Banalité », Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959,
éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 137.
968
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
289
éclat de parole – ou de la terre apparue »969. La page d’André du
Bouchet est une image de l’espace à un instant qui doit toujours
être saisi comme irréel et transitoire : « c’est notre seule
chance de collaborer, de lutter vraiment avec ce qui nous entoure.
Grandir dans l’instant »970, confirme le poète. Le lecteur doit
réaliser que la page est en mouvement et entrer en elle. Non pas
se tenir là et la laisser bouger mais se déplacer à travers elle à
toutes vitesses. Il en est de même dans les traductions conduites
par notre poète. Le « sens » qui ressort d’une traduction est une
monstration épiphanique et en même temps une disparition. On ne
peut offrir le « mot/juste »971. La logique de la traduction est
plutôt juxtapositionnelle, comparative-constrastive et
972
appositionnelle. Elle est « à côté » . Chaque mot conserve sa
densité inaliénable mais il faut apprécier l’énergie du mouvement,
du processus de la traduction, la fraîcheur de cette
« traversée ».
969
Ibid.
970
André du Bouchet, entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 231.
971
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 107.
972
Ibid., p. 109.
290
venir »973. Le poème est l’invitation à ramener à soi l’espace et à
s’y déplacer : « … ramenant, sans/ destination et sans projet,/
sur un écart, à soi… »974. Seule l’implication effective de l’Autre
peut donner au poème l’élan d’une perpétuelle conversation. André
du Bouchet évoque d’ailleurs, à propos de la poésie, la présence
d’une « forme de communication qui est intarissable »975. Elle
donne en effet l’impression de pouvoir s’écouler continuellement,
comme si elle n’avait ni début ni fin : « (source sans
commencement, parce qu’elle/ est au milieu de la route »976). En
témoigne ces expressions précédées et suivies de points de
suspension : « … les mots en poussière seront rendus à ce qui
scintille… »977. La Voix du poème doit résonner dans notre propre
voix, et son silence. La traversée de l'œuvre est aussi notre
histoire :
973
André du Bouchet, « Espace de la poésie », France culture, émission rediffusée
le 23 décembre 2002.
974
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
975
Id., « surpris dans la nuit », France Culture, émission d’Alain Veinstein, 20
novembre 2000.
976
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
977
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 40.
978
Id., « Notes de lecture », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 118.
979
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
291
I.A.1. Une Parole cordiale : « Mots/en avant de moi/la blancheur
de l'inconnu/où/je les place/est/amicale »980
C’est pour cette raison que le poète accepta de publier une partie
de ses carnets, dans lesquels s’inscrivent des « notes prises à la
hâte », témoins d’instants du monde, d’un monde que le poète ne
souhaite nullement reconfigurer :
980
Id., « L'intonation », in Laisses, Fata Morgana, 1979, sans indication de pages.
981
Id., entretien avec Monique Pétillon, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-
18, La Lettre volée, 2007, p. 284.
982
Id., page écrite dans une revue israélienne en manière de présentation de
quelques pages de Carnets traduites par Israël Eliraz, André du Bouchet 1,
L’étrangère n°14-15, La Lettre volée, 2007, p. 269.
983
Id., l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, pp. 142-143
984
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 74.
292
Cette « matière » doit être réemployée dans le poème et ne
retrouve signification que reforgée à une expérience vitale. Ainsi
André du Bouchet accorde-t-il une importance fondamentale au
moment où le lecteur (qu’il peut lui-même incarner) lève les yeux
de la page pour charger les mots de ses souvenirs ou expériences :
cette interruption (cette blancheur) de lecture rejoint alors
l’origine du poème, qui s’est défait des significations pour
prendre sens. La langue est donc « désintentionnalisée ». André du
Bouchet la libre toujours à l’accident aléatoire, matériel,
graphique, phonétique, … C’est ainsi qu’une rencontre avec le
monde devient possible. À un stade séparé ou erratique de leur
état, le monde et la langue peuvent « se possibiliser ». Le poète
quitte l’intentionnalité objectivante, véhiculée dans les savoirs
et les comportements humains. Et ces retrouvailles avec les
sources de la signification, qui gisent séparés dans le monde et
la langue, sont portées à l’énonciation, « là, aux lèvres »985. Le
poète ne parle pas avant l’advenue qu’il est allé chercher après
l’extinction des signes, à un moment unique de « relation
986
perdue » . Le sens de ce que la Voix porte doit être suspendue à
sa seule réalité, sans destinateur ni destinataire. Dans la
tradition métaphysique, l’écriture a souvent été taxée
d’usurpation parce qu’elle permet l’absence du signataire ainsi
que celle du destinataire. Cette usurpation est une chance
qu’André du Bouchet ne manque pas de saisir, ce qui résonne avec
le beau texte d’Ossip Mandelstam cher au poète, L’Interlocuteur :
l'acte d'écriture poétique revient à jeter un message à la mer –
peu importe qui en est l'émissaire et peu importe qui le lira, son
sens est suspendu à sa seule réalité. Ainsi la poésie
dubouchettienne donne-t-elle l’impression d’être la jubilation
d’une écriture soustraite à la transitivité. En témoigne l’emploi
si singulier et insistant, dans le poème « Axiomes » en
particulier, de la construction intransitive à la place du verbe
transitif qui serait d’usage :
985
Titre d’un poème.
986
André du Bouchet, L’incohérence, Fata Morgana, 1984, p. 12.
293
« … le pays rapide déloge. »987,
« […] le champ / stipule / pas plus loin. »988,
« […] si je rejoins demain. »989,
« […] tu puises »990.
987
Id., « Axiomes », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
172.
988
Ibid., p. 160.
989
Ibid., p. 163.
990
Ibid., p. 168.
294
A personne – non, elle ne s'adresse à personne, c'est-à-dire à chacun
en particulier uniquement – et tel qu'en particulier : hors même du
nom qui lui aura été dévolu... A personne – non, et quelle
interpellation pourtant, la réponse attendue se révélant chaque fois –
à la mesure même de son urgence – de notre part inadéquate…991.
trouve sa face993.
991
André du BOUCHET, « Sur Paul Celan », André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-15,
La Lettre volée, 2007, p. 111.
992
Id., lettre à Paul Celan, datée du 14 mars 1966, André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 7.
993
Id., « Un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 15.
994
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
995
Paul Celan, Le Méridien, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p. 11.
295
toujours, de la circonstance unique qui, proprement le
996
concerne » . Mais ce mouvement vers le circonstanciel, loin de
s’apparenter au narcissisme, s’accompagne toujours d’un mouvement
poétique vers « un autre ». Loin de se replier sur les prestiges
d’une pure textualité sans gravité auctorielle, « parler dans
l’angle de l’inclinaison de son existence »997, c’est aller au-
devant de l’autre dans l’espoir d’une rencontre. André du Bouchet
en témoigne dans sa propre création :
Ce qu’on écrit pour soi atteint un soi qui est un autre. Alors il y a
quelque chose d’extraordinaire qui peut se passer, qui est hors, bien
sûr, de la forme de la pseudo-communication journalière qui est à
l’œuvre quand on se précipite, et moi-même du reste, sur un journal,
qui est oublié le lendemain, et qu’on ne relit jamais. Il y a, dans la
poésie, une forme de communication qui est intarissable, qu’on peut
relire indéfiniment, et les quelques-uns qui le font sont porteurs de
multitude. Ce n’est pas dénombrable998.
Au fil des pages, cette voix étrange était relayée par une voix plus
proche de celle qu’une écoute fidèle avait rendue pour moi inséparable
de la parole poétique d’André du Bouchet. Mais, de place en place, et
comme par éclats, resurgissait l’autre voix, qui n’est ni tout à fait
la même, ni tout à fait une autre. Et depuis, chaque fois que j’ai
repris ce livre, j’ai entendu l’appel de cette voix inouïe. C’est pour
répondre à cet appel que je parle aujourd’hui, ou, plus simplement,
pour m’en faire l’écho. En redisant quelques-uns de ces éclats de voix
qui m’étonnent encore, en leur prêtant ma voix, j’espère parvenir à
entendre un peu mieux ce qui se dit en eux999.
996
Ibid., p. 14.
997
Ibid., p. 15.
998
André du Bouchet, répondant aux questions d’Alain Veinstein pour l’émission
Surpris par la nuit, diffusée le 20 novembre 2000, sur France Culture.
999
Michel Collot, « Rapides ou la rapacité de la fraîcheur », in Autour d’André du
Bouchet, Actes du colloque des 8, 9 et 10 décembre 1983, Presses de l’ENS, Paris,
1986, p. 147.
296
démonstratifs. Nous avons déjà remarqué dans une précédente partie
que ces derniers, en impliquant un retour au contexte situationnel
ou textuel de leur énonciation, permettent au locuteur d’établir
indirectement un espace conjoint à son lecteur et lui. Mais
l’expression « ce balbutiement blanc » qui introduit la troisième
section du poème « Rudiments » et qui ne renvoie à aucun contexte
situationnel ou textuel immédiat, pousse plus loin cette
communauté. Le locuteur pose que le monde est présent au lecteur
et à lui-même et que le champ intra-linguistique ne peut pas en
rendre compte. Il suppose ainsi les deux univers extra-
linguistiques (celui de l’émetteur et celui du récepteur)
absolument identiques. Ce principe de connivence peut d’ailleurs
expliquer l’obscurité parfois ressentie à la lecture des poèmes
dubouchettiens :
ciel, c’est1001.
1000
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 57.
1001
Ibid., p. 95.
1002
R.-L. Wagner, “A propos de c’est”, in Mélanges Grévisse, Duculot, Louvain, 1966,
337.
297
lecteur, devenu interlocuteur. Un accord doit être conclu entre
les deux parties, comme le prouve l’exemple suivant:
L A N U I T, c’est …1003.
Le livre n'est pas paginé. Un texte mène à un autre, une page se lit
en regard de l'autre, et pourtant on pourrait commencer le livre par
le milieu ou le lire à rebours dans tous les sens1005.
1003
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 42.
1004
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
1005
Id., parlant de L’incohérence dans un entretien avec Monique Pétillon, Le Monde,
4 mai 1979.
1006
Id., « Rapides », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 94.
298
1ère lecture : ce frère du ciel / sous le plateau
4 4
ème
2 lecture : ce frère / du ciel sous le plateau
2 6
3ème lecture : ce frère du ciel sous le plateau
8
ème
4 lecture : ce frère / du ciel / sous le plateau
2 2 4
299
II.A.2. « [C]et à venir, de nouveau »1007
1007
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 73.
1008
Id., « L’Infini et l’inachevé », in Critique n°54, p. 187.
1009
Ibid.
1010
Ibid.
300
les contradictions de Péguy. Ce qu’il cherche à dire est
indissociable de la façon dont il le dit, et toute œuvre lui
semblait, comme à Valéry, essentiellement un « travail en cours »
- début et fin étant arbitraires »1011. Ses Notes de lecture à
propos de l’œuvre de Senancour sont également allusives à cette
logique du non-définitif, qui doit être celle du poème :
1011
André du Bouchet, « Péguy partiel », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15,
LA Lettre volée, 2007, p. 69.
1012
Id., « Notes de lecture », in André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 115.
1013
Id., « À côté de quelques mots relevés chez Francis Ponge », in Cahiers de
l’Herne, 1986, pp. 61-62.
1014
Ibid., p. 66.
301
sur reflets. ». Dans son célèbre essai poétique sur Giacometti,
« Plus loin que le regard une figure », André du Bouchet évoque
cette « ellipse de l’être inachevé en cours qui se découvre à
nous, comme sans conclure il fera retour, en suspens sur une
origine »1015. « [I]nachevé », « en cours », « sans conclure »,
« suspens » : voici le lexique attribué à celui qui dessine, peint
ou sculpte dans l’espace jamais clos du sens et des
significations. L’œuvre dubouchettienne manifeste la mouvance d’un
ontos ouvert, sans commencement et sans fin, à jamais pris dans
l’inchoativité d’un être non situable. Deux expressions (« Œuvre -
non » et « Tout est à réaliser où ‘nous’ sommes
(scinder) »1016) insistent sur le caractère non-fini et œuvrant du
geste de Giacometti. L’art centrifuge de ce dernier va vers
l’autre et opère naturellement une scission de ce qu’il constitue.
Ce qu’André du Bouchet exprime à sa manière :
1015
André du Bouchet, « Plus loin que le regard une figure », in Qui n’est pas
tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 76.
1016
Ibid., p. 77.
1017
André du BOUCHET, « Sur Paul Celan », in André du Bouchet 1, L'étrangère n°14-
15, La Lettre volée, 2007, p. 112.
302
espace modifiable. C’est pourquoi on peut faire retour sur soi, retour
sur ce qu’on a écrit et le corriger. Il n’y a pas d’état définitif1018.
1018
Id., entretien avec Elke de Rijke, André du Bouchet 2, L’étrangère n°16-17-18,
La Lettre volée, 2007, pp. 278-279.
1019
Michel Collot, « D’un carnet de 1956 », in Autour d’André du Bouchet, Actes du
colloque des 8, 9 et 10 décembre 1983, Presses de l’ENS, 1986, p. 191.
1020
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 50.
1021
Ibid., p. 36.
1022
Ibid., p. 35.
1023
Ibid., p. 30.
1024
Ibid., p. 31.
1025
Ibid., p. 28.
1026
Ibid., p. 83.
1027
André du Bouchet, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 57.
303
d’un même fragment, plaçant ainsi l’expression poétique dans
« l'indémêlable navette de passé à futur et de futur à passé »1028
(le qualificatif « indémêlable » montre bien cette entité
« temps », cette communication des temps à travers la durée),
comme en témoigne cet extrait de « Fraîchir » :
retenu1030.
1028
Ibid., p. 78.
1029
André du Bouchet, « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection
« Poésie », 2011, p. 77.
1030
Id., « un jour de plus augmenté d'un jour », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 12.
304
II.A.2.b. « [L]'appui est en avant »1031 : une finitude réitérée et
un inchoatif toujours tributaire de l'itératif
1031
Id, Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 15.
1032
Id., « Interstice élargi jusqu’au dehors toujours l’interstice », in Matière de
l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 17.
1033
Ibid., p. 18.
1034
Ibid.
1035
André du Bouchet, « Le surcroît », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 127.
1036
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 51.
305
ou encore l’inégalité entre protase et apodose (convertissant
la chute d’une longue phrase en un élan vers autre chose) :
Dehors,
à ce qui demeure, et que récolte, comme tu fais demi-
tour, une face, encore1037.
1037
Id., « l’inhabité », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 139.
1038
Valéry, Cahiers II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 121.
1039
André du BOUCHET, « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection
« Poésie », 1998, p. 39.
306
Les recueils dubouchettiens forment ainsi un système
compositionnel dans lequel le procédé mnémonique ne constitue pas
une composante indispensable à la saisie de l’œuvre :
1040
Id., « Hercule Seghers », in L'incohérence, Hachette, P.O.L, 1979, sans
indication de pages.
1041
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 107.
1042
Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, collection « Tel », p. 161.
1043
André du BOUCHET, Peinture, Fata Morgana, 1983, sans indication de pages.
1044
Id., « Fraîchir », in Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p.
83.
307
Cette proposition poétique participe ainsi des deux directions
d’une seule tension : coupure du mouvement (par retour à la ligne)
et projection vers la suite. André du Bouchet constate cette même
concomitance de la disparition et de la communication dans la
poétique de Scève, qui nomme « lumière ronde » ce « regard final »
synonyme de « préambule » : « le mouvement qui entraîne la
disparition de l’objet est également celui par lequel il nous est
communiqué. Cette démarche cyclique qui préside à la formation de
l’image trouve son écho dans la notion d’une « lumière ronde », où
le regard ne remarque pas de terme final qui ne soit en même temps
préambule. « Le soir d’ici est aube à l’antipode. » »1045. Le
commencement est à la fin et la fin est ouverture vers l’avenir,
peut-être même la condition d’un revenir différent. Ainsi
l’inchoatif semble tributaire de l’itératif ; la banalité ou le
« déjà-vu » devient l’inconnu poétique, comme dans la poétique de
Pierre Reverdy si intelligemment comprise par André du Bouchet :
1045
Id., Candidature 5 mars 1956, Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de
1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 285.
1046
Id., « Pierre Reverdy, Le Chant des morts », in Aveuglante ou banale, essais sur
la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, pp. 30-31.
308
concept mais dans une position de « non-savoir », selon une
1047
formule du poète .
1047
Id., répondant aux questions d’Alain Veinstein pour l’émission Surpris par la
nuit, diffusée le 20 novembre 2000, sur France Culture
1048
Id., « L'intonation », in Laisses, Fata Morgana, 1979, sans indication de pages.
1049
Id., « Théâtre de la répétition », in Aveuglante ou banale, essais sur la poésie
de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 264.
309
vivre (« perte de soi désaltère »1050). Un texte sur Alberto
Giacometti, « Plus loin que le regard une figure », propose cette
expression : « lacune (de quelques côté que nous tournions)…
1051
illumine » . L’absence va donc dans le sens d’une présence,
constitue une ouverture qui émet lumière et sens (non dicible).
« Lacune – oh merveille ! dans l’opacité du volume de toute
figure, comme un ciel qui se découvre », s’exclame le poète avec
le peintre. Le lacunaire ou le vide devient le signe d’un ouvert
au-delà de tout sens réglé, nous libérant de l’idée d’une mimésis
initiatique. La fille d’André du Bouchet témoigne de cette
attention au « défaut », dans l’instant duquel la voix se fait
réellement entendre :
1050
Id., Axiales, Mercure de France, 1992, sans indication de pages.
1051
Id., « Plus loin que le regard une figure », in Qui n’est pas tourné vers nous,
Mercure de France, 1972, p. 30.
1052
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père», op.cit., p. 417.
1053
André du BOUCHET, Peinture, Fata Morgana, Montpellier, 1983, p. 56.
1054
Id., « Notes sur la traduction », in Ici en deux, Mercure de France, 1986, sans
indication de pages.
310
s'agit pas de ramener ce qu'on découvre à ce qu'on connaît déjà, mais
c'est exposer ce qu'on connaît à l'épreuve de l'inconnu1055.
C'est dire que la rencontre du texte est avant tout une expérience
(« un choc de surprise ») et que la traduction est la gestion de
cette expérience. En s'autorisant des « contre-sens », André du
Bouchet indique clairement qu'il rend à l'expérience la primauté
dans l'acte de traduction. Dans son discours prononcé à l'occasion
du bicentenaire de la naissance du grand poète allemand, «
Hölderlin aujourd'hui », André du Bouchet avoue mal connaître
l'allemand. Quand on connait la difficulté et la complexité de la
langue de Hölderlin, il est troublant d'entendre son traducteur
avouer qu'il ne le maîtrise pas. Qu'est-ce alors que traduire sans
maîtriser la langue, sans identifier les idiomes, sans que le sens
puisse réellement se décrypter ? André du Bouchet nous signale que
c'est justement cette partielle inaccessibilité du sens qui donne
la possibilité au traducteur-poète de réellement percevoir la
langue. André du Bouchet affirme que ses traductions, «au prix de
contresens nombreux », lui permettent de vivre les poèmes de
Hölderlin, comme « indépendants, parfois, de la langue dans
1056
lesquels ils sont inscrits » . Déjà, pour rebondir au mot de
Proust disant que les livres vivants semblent toujours écrits dans
une langue étrangère (« les beaux livres sont écrits dans une
sorte de langue étrangère »1057), André du Bouchet avait écrit :
« sous chaque mot, chacun de nous met son sens, qui est souvent un
contresens. Mais dans un beau livre, tous les contresens sont
beaux »1058. C’est la priorité qu’André du Bouchet donne à la
sensation sur la signification qui induit nécessairement des
« contresens », et le poète l'assume tout à fait. Ainsi « Stimmen
ins Grün », naturellement traduit par Martine Broda « Voix, dans
le vert » devient chez André du Bouchet « Voix, de par le vert ».
Et les exemples pourraient être multipliés. Dans son article
intitulé « Le corps du traduire », Victor Martinez révèle un fait
notable. Après avoir rappelé que « Stimmen von Nesselweg her » est
1055
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23 décembre
2002.
1056
Ibid.
1057
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1971, p. 299
1058
André du Bouchet, Le Monde, juin 1983.
311
traduit par André du Bouchet par « Voix des orties en chemin » (
la logique aurait préféré « Voix venues du chemin d'orties »), il
note que cette traduction est un « contresens volontaire, accordé
par Paul Celan lui-même (pratiquement co-traducteur des poèmes de
ce recueil) »1059. Paul Celan accorde donc précisément un «
contresens », et non simplement un écart de langage. Cette
pratique est tout à fait cohérente : il existe un espace « à côté
du sens » qui résonne avec le poème, comme si André du Bouchet
entrait en une « résonance fraternelle » avec Celan, au-delà de la
signification. L'accord de Paul Celan signale explicitement le
rejet d'une cohérence classiquement signifiante au profit d'un
dialogue de pure voix, de Stimmung. La compréhension ne constitue
plus un principe d'équivalence entre émission et réception de
messages mais elle devient une affaire d'accueil. Ce qui compte
dans la parole de l'autre, ce n'est plus ce qu'elle dit et que je
peux comprendre, c'est son existence, sa « forme de vie »,
indépendante de mon regard, c'est les connexions qu'elle propose,
les horizons qu'elle permet : « cette poésie sans cesse
interrompue, disjointe, pleine de cassures, paraît plus fertile et
plus riche de sens que la littérature où, la réalité se
transvasant sans heurt et sans solution de continuité dans
l’expression, les mots flambent impeccablement dans le vide »1060,
écrit André du Bouchet à propos des œuvres de Victor Hugo. C'est
une parole « libre » aussi parce qu'elle ne m'impose rien. Le
poète a toujours insisté sur la non-maîtrise de ce qui nous
advient dans la sur-prise, sur l’événement que constitue le
poème :
[…] la poésie nous donne tout à coup accès au monde sur lequel nous
n’avons pas de prise, − dont nous ne prenons quotidiennement
connaissance que par une prise de quelque sorte, − et cela, d’autant
plus clairement qu’elle ne nous y a pas préparés. D’ailleurs il n’y a
pas de préparation. C’est toute l’immensité réelle du jour et de la
nuit parfaitement lisse qui s’ouvre et se dérobe, qui nous est donnée
comme une sorte d’avant-goût véhément de notre disparition, un coup de
vent inattendu1061.
1059
Victor Martinez, « Le corps du traduire », in André du Bouchet 2, L’étrangère
n°16-17-18, La Lettre volée, 2007, p. 20.
1060
André du Bouchet, carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
1061
Id., « Poésie et représentation de la poésie », Aveuglante ou banale, essais sur
312
Lorsqu'on cherche à être fidèle en interprétant un texte, on le
trahit en rabattant sur un texte des significations trop rigides
auxquelles il essaye justement d'échapper : « dans l’instant où je
le tiens et que cela soutient, cela déborde »1062. Lorsqu'on croit
le trahir en le vivant dans une totale liberté, on lui est
finalement fidèle, car on répond à sa propre liberté. Ainsi ce
respect de l'écart irréductible amène le traducteur à des
infidélités, que l’on pourrait aisément qualifier de « productives
». Dans la rencontre du poème à traduire, André du Bouchet perçoit
frontalement l’écart infranchissable qui le sépare de l’autre, de
l’altérité que la langue doublement étrangère déploie. Et c’est
dans cet espace vacant (qu’on ne peut jamais combler) que se joue
la rencontre. La langue de l’autre ne pourra jamais être rejointe
et c’est par cette distance incompressible (« Un pas en défaut/
produit/ l'abrupt »1063) que la rencontre est rendue possible. Re-
créer devient un acte de fidélité. Plutôt qu'à une signification,
les traductions d'André du Bouchet semblent donc fidèles à une «
tonalité », avec tout ce que cela implique d'affects et de
percepts. Le risque de se perdre est d’ailleurs constant :
C'est ainsi par l'erreur qu'une vérité peut avoir été atteinte, ce qui
apparaît comme erreur est un court-circuit, le chemin inattendu non-
frayé qu'a pris l'exactitude, le chemin le plus court, si court qu'il
313
n'apparaît du reste plus comme un chemin quelque fois vers une
1065
vérité .
1065
Id., « Espace de la poésie », France Culture, émission rediffusée le 23
décembre 2002.
1066
Id., Carnets 1952-1956, Plon, 1990, p. 55.
1067
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », op.cit., p. 408.
314
son épanouissement. Prenons l’exemple de l’emploi du mot « ciel »
dans Peinture :
̶ c’est la métaphore ̶
1068
ciel net ̶ ciel monde ̶
1068
André du Bouchet, carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
1069
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du Muet, Mercure de France,
2000 p. 17.
1070
Paule du Bouchet, « Andante pour mon père », op.cit., p. 415.
1071
André du Bouchet, « Retours sur le vent », in L’emportement du muet, Mercure de
France, 2000, p. 133.
315
véritable force poétique : « [é]chec, le signe même de l’accès, sa
poésie ayant touché au fond essentiel inqualifié »1072. L’orgie
poétique que rêve Baudelaire fait naufrage mais, pour André du
Bouchet, cet événement constitue un désastre étonnamment réussi,
révélateur. Il existe une simultanéité du sentiment de l’échec et
celui d’une victoire grâce à laquelle Baudelaire, comme du Bouchet
le lit, a pu accéder à « ce fond de l’être, ce sol irréductible »
qui est aussi celui de notre propre existence :
1072
Id., « Baudelaire irrémédiable », in L’emportement du muet, Mercure de France,
2000, p. 18.
1073
Ibid., pp. 8-12.
1074
André du Bouchet, « Ebauches autour de Baudelaire », Aveuglante ou banale,
essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 280.
316
trouve incluse dans cette mémoire, dans l’appareil de cette volonté :
et c’est ainsi que cette lacune, cette défaillance, peut apparaître
comme le fruit de cette volonté, que la poésie même de Baudelaire peut
se présenter comme le témoin d’une volonté infructueuse. Que la poésie
puisse être précisément liée à l’échec de cette volonté dont elle
témoigne, échec qui est son ciel constamment reformé. Que son poids
spécifique se fait en premier lieu éprouver dans la nature
1075
infructueuse de son effort. Cela est propre à la poésie .
1075
Id., « Théâtre de la répétition », Aveuglante ou banale, essais sur la poésie
de 1949-1959, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 293.
317
… cette mort devenue mémoire ne supprime pas la vraie mort, sur
laquelle la poésie n’a pas de prise […]
1076
Id., Carnets 1953-1956, Plon, 1990 , pp. 54-55.
1077
Id., « poussière sculptée », in l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998,
p. 45.
318
II.B.2. « [...] et il aima, depuis le poids qui l'avait fait
tomber »1078
1078
Pierre Reverdy, La Saveur du Réel.
1079
André du BOUCHET, « Congère », in L'ajour, Gallimard, collection « Poésie »,
1998, p. 159.
1080
Id., « Sur Paul Celan », André du Bouchet 1, L' étrangère n°14-15, 2007, p. 112.
1081
Id., carnet inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
319
Entre mes membres
et ma voix,
le sol, avant le matin1082.
1082
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 95.
1083
Ibid., p. 15.
1084
Ibid., p. 42
1085
André du Bouchet, carnet 8 daté du 1er août 1953, Une lampe dans la lumière
aride, carnets de 1949-1955, éditions Le Bruit du Temps, 2011, p. 198.
1086
Id., Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 13.
1087
Ibid., p. 18.
1088
Ibid., p. 29.
1089
Ibid., p. 73.
1090
Ibid., p. 102.
1091
André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 37.
1092
Id., Rapides, Fata Morgana, 1984, sans indication de pages.
320
ou ramené à » : cela dénote bien évidemment un retour au lieu
auquel on appartient et qu’on ne peut quitter que temporairement.
Aussi, pour dépasser l’objet, il ne faut pas le quitter. Il faut
même insister sur lui pour le faire exister. Ainsi comprenons-nous
cette célèbre expression :
Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il s’ouvre et
livre son ciel1093.
1093
I d ., Ai r s u iv i d e D é fe t s, 19 5 0- 1 95 3 , F a t a M or g an a , 1 98 6 , p . 2 9.
1094
Pierre Reverdy, « La Saveur du Réel ».
1095
André du Bouchet, l’ajour, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 43.
321
Au fil du poème, nous lisons donc l’impossibilité de retrouver le
rêve, l’ami ou l’enfance perdus : ce qui est suggéré par les
champs lexicaux de l’écart et de l’obstacle (interstice/ fraction/
soustraction/ infini/ intervalle). Mais sont également multipliées
les expressions inverses : « soudure », « tout », « entier », etc.
L’oubli constitue alors une « fraîcheur » :
1096
Id., Peinture, Fata Morgana, 1983, p. 65.
1097
Id., Carnet 3, Fata Morgana, 2000, p. 66.
1098
Id. Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection « Poésie », 1991, p. 23.
1099
Id., « Carnet bleu perdu », André du Bouchet 1, L’étrangère n°14-15, La Lettre
volée, 2007, p. 389.
322
Il ne semble y avoir de « contact avec les choses les plus
simples », de rapport véritable à autrui qu’à partir du moment où
est envisagée la possibilité de leur perte, au cœur même de la
relation. André du Bouchet notait déjà dans un carnet datant
1953 :
1100
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 83.
1101
Id., Temps modernes n°42, avril 1949, p. 745.
1102
Id., brouillon inédit, Bibliothèque Jacques Doucet.
1103
Id., « Sol de la montagne », in Dans la chaleur vacante, Gallimard, collection
« Poésie », 1991, p. 33.
323
II.B.2.c. Un instant seulement, faire confiance à ce qui se dit
1104
Id., Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959, éditions Le
Bruit du Temps, 2011, p. 136.
1105
Thomas Hobbes cité par Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, op.cit., p.
65.
1106
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 68.
1107
Ibid., p. 132.
1108
André du Bouchet, En hâte, entretien avec Denise Le Dantec pour L’âne, le
magazine freudien, avril-juin 1992.
324
distinction de Gustave Guillaume1109), fait sens. Il abolit en effet
la frontière entre le temps de l’objet et celui du sujet,
restituant l’indistinction d’un seul et même mouvement d’être. Une
rapide analyse des compléments circonstanciels de temps employés
majoritairement dans l’œuvre, révèle également cette intérêt porté
à la soudaineté de l’être. « Maintenant », adverbe fondateur de
l’univers déictique, souvent en tête de phrase, marque un rôle
inaugural dans le discours poétique, qui ne vaut que dans cet
instant précis. La fonction sémantique du « maintenant » est
double : à la fois marquer l’épiphanie fugitive du réel qui se
dévoile aux yeux du poète et rappeler la fragilité de la vérité
poétique qui n’existe que dans cette ouverture fugace du temps et
peut se refuser aussi bien avant qu’après. Ce qui explique
l’emploi si rare d’un adverbe comme « toujours », trop à la
recherche de la pérennité. Sa principale fonction sémantique est
d’arracher à l’instant quelque chose qui n’y soit pas soumis, afin
d’en donner une expression définitive. Ce qui s’oppose à
l’attention si soutenue du poète portée à la contingence. On peut
la lire dans les titres des textes d’André du Bouchet : Fleurs,
Eclat, L’Asphalte, Un coup de pierre, Un jour de dégel et de vent,
Ordinaire mais aussi dans le titre de la revue L’Ephémère, ce
dernier renvoyant à une vie précaire, à une attitude esthétique
qui ne se veut pas chef-d’œuvre, mais tracé d’un désœuvrement.
Tout n’est que frôlement, action de caresser un infini qui
s’incarne : « Une pierre infinie, on ne peut la heurter, et elle
ne nous heurte pas »1110 (André du Bouchet citant Novalis). Ce qui
se dit n’est ni parfait, ni arrêté comme en témoigne l’utilisation
si caractéristique de l’adverbe de modalisation « comme », qui
rectifie constamment le tranchant de l’assertion : « … faux à
l’épaule, qu’un/homme dans l’épaisseur surgisse, comme fauché il a
surgi »1111. Signe dépourvu de significations figées, la voix est
une sorte d’ « indice », qui donne un point de vue évanescent d’un
être en mouvement dans l’espace et dans l’existence. Elle ne fait
signe que dans la mesure où elle est la trace faite part la
1109
Gustave Guillaume, Temps et Verbe, Champion, 1992, rééd. 1965.
1110
André du Bouchet, « Hercules Segers », in L’incohérence, Hachette, P.O.L, 1979,
sans indication de pages.
1111
Id., Ici en deux, Gallimard, collection « Poésie », 2011, p. 36.
325
réalité qu’elle désigne : « un signe, tels nous sommes, et de sens
nul »1112 (Hölderlin).
1112
Hölderlin, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p.
880.
326
Dans un ensemble inédit intitulé « Je suis sur les traces d’un
autre »1113, André du Bouchet évoque l’événement que constitue, pour
lui, le texte ; il décrit ce qui se passe, à son insu, dans le
poème : « l’accidentel : deux fois. Par deux fois je me serai –
presque sur-le-champ – séparé de ce que j’ai, moi-même pourtant,
écrit. ne pouvant alors que relever la chute. // l’accident : / où
je suis, je n’y suis pour rien ». Telle est la situation
inévitablement antinomique de la parole par laquelle l’existence
veut signifier son identité propre. La contrainte est tout à la
fois d’habiter dans cette langue (qui établit déjà un rapport
médiat entre les mots et les choses) et d’en prendre distance.
S’éloigner de la langue qui fait déjà la pleine expérience de la
différance : « deux fois je me serai […] séparé de ce que j’ai […]
écrit ». L’homme qui parle ou écrit se tient simultanément sous le
régime de l’appartenance et en situation de rupture. Le poète est
contraint de recourir aux mots de la langue et de peser sur eux
pour leur faire dire cela seulement que la parole veut dire :
1113
André du Bouchet, « Une relation perdue », Europe, numéro spécial André du
Bouchet, volume coordonné par Victor Martinez, n°986-987, juin-juillet 2011.
1114
André du Bouchet, Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 28.
327
ordre clos. Le poète a en effet pris conscience d’une différance
première qu’il doit réduire. La langue est une donnée épaisse qui
constitue un frein à la pleine expression de l’être. La Voix est
capable d’altérer cette permanence du langage et de redonner au
sens la mobilité qui le détermine naturellement. André du Bouchet
ramène ainsi l’écriture à la profération (origine et horizon du
poème), se fiant aux allures imprévisibles d’une vocalité qui, par
sa nature expressive, permet au poète de rétablir une relation
pré-réflexive au monde. Pour que les mots « disent » pleinement
les choses, il faut habiter la faille, l'intervalle entre les mots
et les choses. Le langage, s'il est porté à l’épuisement des
exprimables, laissera paraître un monde sans nomination, à côté
des mots. Les mots à l'écart des choses, voilà qui permet à
nouveau d’entamer un rapport. La Voix est aussi ce qui redonne vie
et souffle au texte figé. La prononciation possède un pouvoir
d'articulation, ramassant ce qui se présente dans la dispersion,
éclaircissant ce qui paraît obscur. Le poème d'André du Bouchet
lui-même n'est plus lettre morte et devient un écrit à haute voix.
Alors que l’on pourrait croire, à la première lecture de cette
poésie si concise et austère, que la Voix du sujet d’énonciation
est éteinte, celle-ci fonde en vérité le corps textuel. Se
dessine, dans la poétique dubouchettienne, une nouvelle définition
de la Voix lyrique et se manifeste la réintégration du corps dans
l’écriture. Le sujet fait l’expérience d’un sentir, à travers
laquelle l’intimité se voit violemment heurtée par ce qui
l’environne. La Voix lyrique ne préexiste plus au poème (d’où
l’impression qu’elle est sous-entendue), mais elle résulte du
poème, qui lui a donné l’espace de son déploiement. L’absence de
Voix d’autorité, remarquable au premier abord des poèmes
dubouchettiens, ne cesse de teinter toute présence, mais n'opère
pas sous forme d'angoisse. Cette absence à soi permet la création
d’un espace de « connectivité » avec le dehors. Ainsi la Voix
lyrique n’existe-t-elle qu’à proportion des rapports qu’elle
s’invente et devient-elle une sorte d’agencement des différentes
connexions qui s'établissent continuellement au cœur de la
rencontre toujours nouvelle entre deux êtres :
328
je moi mots
quand on les prononce attachés à la personne, et, adressés à un
autre, c'est d'un autre
s'il répond, qu'ils dépendent aussitôt1115.
1115
Id., Carnet, Fata Morgana, 1994, p. 8.
1116
Ibid., p. 14.
329
des choses du monde et du langage. Par ailleurs, cette Voix pure
et excentrique (qui s'éloigne d'un émoi central pour soutenir la
parole de l'Autre) ne se rétablit jamais et accepte d’être un
site de rationalité mouvante. Elle s'appuie sur le rythme, celui
de l'homme, toujours modifiable et spontané. Le mouvement de la
Voix devient visible dans la page et lisible dans l’écriture, le
poème étant cet objet vu en même temps que prononcé : « Voix,
encore, qui se font jour par la paume des yeux »1117. Yves Peyré
l'a ressenti à la première lecture d'une page dubouchettienne :
1117
André du Bouchet, « un jour de plus augmenté d’un jour », in l’ajour, Gallimard,
collection « Poésie », 1998, p. 17.
1118
Yves Peyré, op.cit., p. 41.
1119
Piroué, p. 231, l’e
330
poète avance sans se retourner. Elle est toujours à entendre dans
la rencontre du jour étranger. Ainsi apparaît-elle souvent
tremblante et balbutiante, comme peut l'être celle d'un enfant ;
et cette hésitation vocale « ex-pose » la fragilité de la parole,
qui reste cependant une parole. Les lignes poétiques sont toujours
écrites dans le risque de la perte d’elles-mêmes et le dire émerge
en quelque sorte de la perte du langage. Le présent ne se dissipe
plus dans le brouillard des mots : tout maintenant porte sur lui
et d’abord le simple fait de parler. André du Bouchet est un homme
qui parle dans un paysage sans cesse renouvelé et qui tente
d’estimer ses pouvoirs d’action, d’imposer son discours au lieu de
suggérer l’ineffable. Sa poésie est « indicible » : ce vocable
n'évoque nullement un hermétisme mais signale simplement que ce
que dit cette présence ne peut être dit autrement qu’elle ne le
dit. L'homme peut échouer dans sa parole, mais il a la chance de
pouvoir la prendre. Chaque écrit dubouchettien s’avance vers un
horizon impossible à rejoindre, mais pas innommable pour autant :
« Impraticable : cela peut être dit »1120. Le poète peut perdre pied
mais retrouve un poids, une place prépondérante au sein du
mondain, son être-au-monde : « ne pouvant alors que relever la
chute.// l’accident : / où je suis, je n’y suis pour rien ».
1120
HS
331
ANNEXES
332
Entretien avec Anne de Staël, le 28 novembre 2003
333
qu’il n’a pas nommé la musique, puisqu’elle est présente mot à mot
dans sa poésie.
Anne de Staël : C’est vrai, je n’y avais pas songé... les cordes
des voiles des bateaux, la sonorité des tons, la sonorité des
cieux avec la terre, et le tissage du fil typographique…
334
Segers, qu’André du Bouchet donne : celle d’être perdu à
l’intérieur de l’élément. Les gravures de ce peintre flamand,
c’est cette présence du ciel sur la terre et la terre comme
écrasée en émoi de ce jour.
335
André du Bouchet a horreur de l’imagé. Il est rivé à la réalité. A
l’âge de quatre ans, André du Bouchet était tombé sur le plancher
de son appartement parisien, et il avait gardé dans la bouche le
goût de ce plancher, le goût de la poussière. Dans les persiennes
qui laissaient passer un rayon de lumière scintillaient les
poussières. Ainsi a-t-il donné ce titre à l’un de ses recueils :
Poussière sculptée. De la même manière, la première phrase de ce
recueil, qu’il affectionnait tout particulièrement, « Pourquoi
être venu au monde / c’est le bout du monde / ici » se rapporte au
réel. [Anne de Staël lit l’extrait d’une note] Un jour, après
l’enterrement de Giacometti, Annette Arm et André du Bouchet vont
se promener jusqu’au bout de Stampa. Et Annette dit à André : «
Alberto disait : « pourquoi être né ici, c’est le bout du
monde » » et André traduit : « Pourquoi être venu au monde, c’est
une extrémité, c’est cela le bout du monde ». André voit que c’est
être venu au monde qui est allé jusqu’à l’extrémité. Ainsi
Poussière sculptée, ce sont des notes biographiques d’André,
élargies aux impressions reconnues à travers l’œuvre de
Giacometti. Mais Giacometti n’y est plus nommé.
C’est ce qu’il aimait chez Reverdy : la réalité. Mais l’image est
incluse dans le matériau, elle est même friable. Le poème qui
emprunte à la réalité est ensuite détaché de la sensation afin de
retrouver dans la matière verbale _ car la matière est ce qui nous
transplante_ la même impression. C’est ce qui vous permet par la
suite de retrouver cet écho en vous, ce goût du plancher qui
devient votre « goût » de l’enfance.
Les artistes sont très fidèles à leurs perceptions, à tel point
qu’on ne peut les en distraire tant qu’ils ne les ont pas menées à
bout. Cela en fait des gens un peu distraits dans la vie. Mais ce
sont de vrais rendez-vous.
336
Et d’ailleurs, il ne lisait pas que ses propres poèmes, mais aussi
ceux des autres, de Marcabru à Reverdy. La lecture est ce qui fait
que sa poésie est extraordinairement vivante.
337
BIBLIOGRAPHIE
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A) Oeuvres
a) Livres
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338
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339
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(La Peinture de Jean Hélion), Catalogue Hélion, Paris, Centre
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...sur un coin éclaté, L'Ephémère, n°19-20, hiver 1972-
printemps 1973, pp. 428-449. Texte associé à des encres de Gilles
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Dans un livre que je n'ai pas sous la main..., Bulletin du
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...ici, à toutes jambes..., Bulletin de Poésie ininterrompue,
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343
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Bouchet, collection Poètes d'aujourd'hui, Paris, Seghers, 1979,
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avec Pascal Quignard, France-Culture, 1976.
L'écrit à haute voix, in Pierre Chappuis, André du Bouchet,
collection Poètes d'aujourd'hui, Paris, Seghers, 1979, pp. 90-91
Glose sur un frontispice de Tal Coat à l'eau-forte, Catalogue
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« Les Hauts-de-Bühl », L'Ire des Vents, n°3-4.
Matière de papier, GLM, Montpellier, Fata Morgana, 1982, pp.
91-97. En hommage à Guy Lévis-Mano.
Ici en deux, L'Ire des vents, n°6-8, Espaces pour André du
Bouchet, 1983, pp. 24-53.
Axiomes, L'Ire des vents, n°6-8, Espaces pour André du Bouchet,
1983, pp. 311-327.
Sur un gérondif, L'Ire des vents, n°6-8, Espaces pour André du
Bouchet, 1983, pp. 413-429.
Interstice configurant un dessin, Prévue n°23, Université Paul
Valéry (Montpellier III), mai 1983, pp. 1-16.
Peinture (II), L'Ire des vents, n°9-10, 1983, pp. 62-82.
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Poèmes, L'Ire des vents, n°11-12, 1985, pp.214-220.
Peinture, L'Ire des vents, n°11-12, 1985, pp. 221-222.
Dérapage sur une plaque de verglas, déchet de la neige. Action
poétique, n°96-97. En hommage à Jean Tortel
Cendre tirant sur le bleu, La Revue de la Bibliothèque
Nationale, n°18, hiver 1985. Texte en hommage à Pierre de Tal
Coat.
Notes sur la traduction, L'Ire des vents, n°13-14, 1986, pp.
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A côté de quelques mots relevés chez Francis Ponge, Cahiers de
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Correspondances inédites, carnets manuscrits et derniers poèmes
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Agrandissement, avec des découpes peintes de James Guitet,
Bussy-le-Grand, Monique Mathieu, 2003.
Aveuglante ou banale, essais sur la poésie de 1949-1959,
éditions Le Bruit du Temps, 2011.
Une lampe dans la lumière aride, carnets de 1949-1955, éditions
Le Bruit du Temps, 2011.
B) Anthologie
C) Entretiens écrits
345
entretien téléphonique avec Pascal Quignard, France Culture,
1976], in André du Bouchet, de Pierre Chappuis, Paris, Seghers,
1979, pp. 86-89.
Entretien avec André du Bouchet, 9 mai 1978. Raports, Het
Franse Boek, n°XLIX, 1979, pp. 49-53.
La liberté des mots, une obscurité qui ponctue, par Monique
Pétillon, Le Monde des Livres, 4 mai 1979.
André du Bouchet à la croisée des langages, portrait et
entretien d'André du Bouchet, par Monique Pétillon, Le Monde des
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Surpris dans la nuit, Alain Veinstein, 24 janvier 1995
Entretien avec André Velter, dans « Agora », France Culture, le
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Panorama, produit par Jacques Duchateau, France Culture, le 27
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Lectures et entretien radiophonique avec Jean Daive dans Pour
ainsi dire, France Culture.
F) Traductions
a) En revue (ne seront mentionnés ici que les textes qui n'ont pas
été repris en volume, ou qui l'ont été avec des modifications
importantes)
347
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SEQUIN Iliassa, Love Quintet. L'Ephémère, n°18, automne 1971,
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SEQUIN Iliassa, Words on poetry. L'Ire des vents, n°6-8, 1983,
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HOLDERLIN Johann Christian Friedrich, Colomb. L'Ire des vents,
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MANDELSTALM Ossip, La Physiologie de la lecture est encore à
étudier, L'Ire des vents, n°12.
HANS FAVEREY, Quatre poèmes, in La Rivière échappée, n°8-9,
1997.
b) En volume
348
et Reflets (Le Club Français du Livre), 1961. Rééd. 1964.
JOYCE James, Finnegans wake, fragments adaptés par André du
Bouchet, introduction de Michel Butor, (avant-propos d'André du
Bouchet), suivis de Anna Livia Plurabelle. Paris, Gallimard, 1962.
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France, 1963.
SHAKESPEARE William, La Tempête, Paris, Mercure de France,
1963.
SHAKESPEARE William, La Tempête. Illustrations de Leonor Fini,
Paris, Aux dépens d'un amateur, 1965.
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du Bouchet). Avec une pointe-sèche de Pablo Picasso, Paris, Le
Degré quarante et un, 1972.
JOYCE James, Giacomo Joyce, Paris, Gallimard, 1973.
MANDELSTAM Ossip, Voyage en Arménie. Traduction par Louis
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Gilles du Bouchet), Paris, Mercure de France, 1973.
HOLDERLIN Johann Christian Friedrich, L'Unique. Illustration de
Bram Van Velde. Paris, Maeght éditeur, 1973.
CELAN Paul, Poèmes, Paris, Clivages, 1978.
MANDELSTAM Ossip, Voyage en Arménie. Traduction revue et
corrigée par André du Bouchet. Paris, Mercure de France, 1985.
HOLDERLIN Johann Christian Friedrich, Poèmes, Paris, Mercure de
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traductions nouvelles.
CELAN Paul, Poèmes, Paris, Mercure de France, 1986. choix de
texte différents, comportant des traductions nouvelles.
349
MANDELSTAM Ossip, Physiologie de la lecture, Paris, Fourbis,
1989.
CELAN Paul, Le Méridien, Montpellier, Fata Morgana, 1995.
a) Livres
350
RANNOU (F.), L'inadvertance, Rennes, Publie.net, 2008.
REYNARD (J.-M.), L'interdit de langue. Solitudes d'André du
Bouchet, Paris, Fourbis, 1994.
RIJCKE de (E.), L'expérience poétique dans l'œuvre d'André du
Bouchet, Bruxelles, La lettre volée, 2012.
351
- Tâche Pierre-Alain : « Rapides en amont ».
- Chappuis Pierre : « L’instant irréductible ».
- Ponge Francis : « Pour André du Bouchet ».
- Yoshida Kanako : « l’embrasure des mots ».
- Téboul Jean-Pierre : « Du souffle ajouré la poussière ».
- Denis Philippe : « A partir d’un titre ».
- Reynard Jean-Michel : « La parole inhumaine : atelier ».
- Jaccottet Philippe : « Une montagne nous sépare… ».
352
Rannou, Bruxelles, La lettre volée, 2007 [volume riche en
inédits].
353
C) Etudes publiées en revue
354
« La transparence de l’obstacle », in La revue des Belles-Lettres,
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359
La Voix dans l’œuvre d’André du Bouchet
Résumé
Summary
The Voice in the works of André du Bouchet, is at the foundation and the
result of the text corpus, the origin and horizon of the poem. It is
dependent on the exiguous space lying simultaneously beyond meaning and lack
of meaning. Transcending the writing/oral expression dichotomy characterizing
Western traditional metaphysics, the poet identifies it as swaying somehow
from the expressed to the imprinted, from a “meaning to say” to a “keeping
under silence”. The Voice is the “sign” of noise or silence. It is void of
all pre-established and irreducible meaning at the very moment it comes to be
perceived in the language order, yet it inhabits it. The meaning of words
only constitutes itself in the delivery phase that brings them into speech
and encompasses physicality and spatiality as a whole. Resounding in a space
looking outward, the Voice is the expression of a peculiar “space-time-place-
world” when it is listened to. It is only this listening that makes it
possible to hear the emergence of existing elements in words. As a true
potential and permissive opening to a permanent “meaning to say”, the Voice
loses its status of epiphenomenon (a simple sound expression of primitive
thought) to gain that of event. It is this speech that says nothing that we
are forced to acknowledge without reaching a conclusion.
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE :
ED 5 – Concepts et langages
Maison de la Recherche, 28 rue Serpente, 75006 Paris, FRANCE
360