Paul FUSTIER - L'interstitiel Et La Fabrique de L'équipe

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L'INTERSTITIEL ET LA FABRIQUE DE L'ÉQUIPE

Paul Fustier

Érès | « Nouvelle revue de psychosociologie »

2012/2 n° 14 | pages 85 à 96
ISSN 1951-9532
ISBN 9782749234465
DOI 10.3917/nrp.014.0085
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-
psychosociologie-2012-2-page-85.htm
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L’interstitiel et la fabrique de l’équipe

Paul Fustier
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L’essentiel de notre pratique clinique concerne les équipes institu-
tionnelles ; elle s’appuie sur de nombreuses interventions portant sur
des hôpitaux (le plus souvent psychiatriques ou pédopsychiatriques), sur
des institutions du travail social (par exemple les CHRS) et de l’éducation
spécialisée. C’est sur ce corpus que nous avons bâti nos hypothèses
concernant les interstices. 1
On sait qu’il existe, dans la vie d’une équipe institutionnelle, des espace-
temps ambigus, désignés comme interstitiels et qui font souvent l’objet
d’un fort investissement de la part des membres d’une équipe alors que,
pour l’observateur, ils seront fréquemment considérés soit comme étant
sans importance et donc négligés, soit comme du temps volé au travail. Il
s’agit de moments de rencontre des membres d’une équipe institutionnelle
dans des lieux banalisés comme le couloir, la cour de récréation, le vestiaire,
la cafétéria, la remise, le hall d’entrée. Une mention spéciale devrait être
accordée au bureau de la secrétaire ; c’est en effet dans ce bureau que
les professionnels viendront fréquemment déposer des mouvements d’hu-
meur, des réclamations, des regrets, comptant sur la discrétion silencieuse
de la secrétaire tout en espérant qu’elle pourra et saura en communiquer
quelque chose à la direction et cela sans trahir de secret ; une secrétaire
devrait toujours savoir ce que « taire les secrets » veut dire.

Paul Fustier, professeur retraité de psychologie, université Lumière-Lyon 2.


vielle.baroque@orange.fr

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Ces interstices ne sont donc pas des lieux dans lesquels se réalise
directement la tâche primaire de l’institution, encore que les bureaux
où travaillent des professionnels puissent, à certains moments, devenir
interstitiels lorsque des échanges qui s’y réalisent concernent le travail
mais pas seulement le travail.

STRUCTURE DES ÉCHANGES

Roussillon (1987) donne aux espaces interstitiels une dimension


spatiale (ce sont des lieux communs à tous) et une dimension temporelle
dans la mesure où l’interstice sépare la durée juridique du temps de travail
du temps effectivement passé à ce travail (s’agissant, par exemple, d’un
échange à bâtons rompus le matin à l’arrivée dans l’institution, ou d’une
conversation concernant une émission de télévision vue la veille, ou
d’une discussion du lundi matin portant sur les événements familiaux qui
se sont déroulés le week-end).
Roussillon remarque que l’espace interstitiel est partie prenante des
phénomènes de transitionnalité. Il doit être pensé sur le modèle bien
connu du trouvé-crée développé par Winnicott à propos de celle-ci. Le
paradoxe pose des questions qu’il faut mettre au travail mais en se
gardant de leur apporter une réponse qui consisterait à choisir un des
deux termes du paradoxe et à rejeter l’autre : « Je demande qu’un para-
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doxe soit accepté, toléré, et qu’on admette qu’il ne soit pas résolu. On
peut résoudre le paradoxe, mais le prix à payer est la perte de la valeur
du paradoxe » (Winnicott, 1971, p. 4) 1.
Dans ce travail, nous nous appuierons sur cette conception de l’es-
pace interstitiel selon laquelle les échanges qui s’y produisent relèvent
du domaine privé et du domaine professionnel, de la raison et du plaisir,
du labeur et de la récréation. L’important n’est pas « de trancher » entre
ces composantes, mais de parvenir à contenir, sans choisir, les éléments
antagoniques qui construisent le paradoxe. Faire disparaître un des deux
termes au profit de l’autre serait susceptible d’entraîner, comme nous le
montrerons plus avant, une situation de crise dans l’institution.

DE LA BANALITÉ

Il s’échange souvent de grandes banalités dans les interstices, et


c’est ce premier point qui fait sens. Qu’est ce qu’une banalité ? C’est
un matériel verbal inintéressant qui n’informe pas celui qui l’écoute, mais
qui a le privilège, en plaçant la communication verbale à un très haut
niveau de généralité, de rassembler les participants, comme s’il fallait
produire de l’unanimité à bas prix. Alors il devient possible d’ignorer

1. Une analyse voisine de celle de Roussillon se retrouve sous la plume de


Racamier (1985), dans son élaboration du concept d’ambiguïté.

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les désaccords générateurs d’agressivité. Le discours de banalité est


un mécanisme qui se déploie pour empêcher la violence. On peut rester
ensemble sans risques.
Racamier (1978) nomme Idée du Moi « ce qui nous permet de pres-
sentir que toute personne, avant que d’être connue, avant que d’être
aimée ou détestée, est de même sorte et de même pâte que nous ; de
cette glaise commune dont il est dit que l’autre est fait ». L’Idée du Moi
fait socle ; elle signifie que, dans la rencontre, il y a d’abord reconnais-
sance d’une similitude de base, en deça de ces différences qui feront,
dans un second temps, surgir des affects positifs ou négatifs. À notre
sens, les banalités de la conversation travaillent à renforcer l’Idée du
Moi. On pense trouver un « accord parfait », on se satisfait de l’unité
qu’il crée. Il devient possible de rester ensemble sans danger, puisque
rien ne nous sépare, comme si nous étions indifférenciés. Le groupe
apaisé parle de tout ou rien, on pourrait dire qu’alors il « ronronne » ;
peut-être tente-t-il d’expérimenter une sorte de lien primaire.

LE TRAVAIL-NON TRAVAIL

Deux sujets de conversation vont être fréquemment abordés dans


les interstices :
1. On peut évoquer la vie privée, la vie de famille, l’angine du petit
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dernier comme les premières poussées adolescentes de l’aîné. Alors les
professionnels sont présents, mais comme s’ils étaient en récréation et se
laissaient aller à montrer de nouvelles facettes d’eux-mêmes. L’échange
indique que l’on peut vivre ensemble, au titre de personnes ayant des
préoccupations variées et pas seulement comme professionnels ayant à
réaliser une tâche programmée.
2. Souvent juxtaposées à des propos concernant la vie privée, des
considérations portant sur le travail seront objets d’échanges, mais d’une
manière peu technique : « l’ancien » pourra conseiller le « nouveau »
(« à ta place, moi je… »), des façons de faire seront confrontées, des
problèmes évoqués, des situations professionnelles racontées, des
mouvements émotionnels revécus. Des personnes se parlent alors et non
des « techniciens ». Dans le plaisir ou l’intérêt pris à échanger sur des
situations difficiles, et cela même dans la banalité, se construisent des
étayages réciproques et se renforce le sentiment de former une équipe.
Donnons un exemple qui permet de préciser comment peut se
présenter ce travail de l’interstice dans son rapport à la professionnalité.
Une équipe de pédopsychiatrie effectue avec moi un travail de clinique
institutionnelle. Le CMP occupe un appartement dans un immeuble HLM.
À un moment donné, le psychologue du service se trouve quelque peu
malmené par l’équipe des soignants qui critique assez vertement le
« groupe d’analyse des pratiques » qu’il anime toutes les semaines, à
côté, dans la salle de réunion. En revanche, les soignants disent que leur

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apporte beaucoup ce temps que le psychologue passe « à glander »,


« à ne rien faire », dans ce qui était, à l’origine, la salle de bains de
l’appartement qui a été ensuite reconvertie en une pièce capturée par
les professionnels comme pour occuper les temps de relâche. Tout se
passe comme si cette pièce trouvée « salle de bains » avait été créée par
l’équipe « espace interstitiel », lieu paradoxal de travail-non travail. Le
psychologue y occupe une place privilégiée mais parfaitement ambiguë ;
c’est ici, qui n’est pas son lieu de travail, dans des moments qui ne sont
pas voués à la clinique, dans cet espace pour ainsi dire de récréation, qu’il
parviendrait à réaliser son travail clinique auprès des soignants. L’équipe
dit des « rencontres en salle de bains » qu’elles activent le plaisir d’être
ensemble ; elles favorisent l’épanouissement dans le travail, alors que les
groupes d’analyse de la pratique sont, sans ambiguïté, et toujours selon
ce qu’en disent les soignants, à mettre du côté d’un travail qui fait appel
au sérieux et produit de la pénibilité.

L’AFFECT ET L’INTERSTICE

Dans un autre travail (Fustier, 1999, p. 7-71), nous nous sommes


intéressés à la fondation des institutions, cette période idéalisée, présen-
tée dans les récits comme étant un moment d’utopie, avant que la
confrontation avec la réalité n’impose ses contraintes et ne produise des
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frustrations. On ne sait pas, dans ce qui est relaté, quelle est la part du
réel et quelle est la part de l’imaginaire, et c’est ce qui donne au récit
un statut de légende. Dans cette perspective, l’interstice pourrait être
compris comme un espace-temps pendant lequel un groupe de personnes
s’attache à convoquer pour le revivre cet heureux temps des origines,
dans la reprise existentielle d’un moment fondateur.
Cette expérience (qui renforce l’Idée du Moi dont nous parlons plus
haut) suppose l’activation de mécanismes archaïques. Revenons à Freud
(1930, p. 10) ; il parle d’un « Moi […] pour ainsi dire rétréci » pour quali-
fier le Moi, quand celui-ci parvient à se détacher du monde extérieur, à
quitter cet état de « narcissisme illimité » dans lequel il se confond avec
ce qui l’entoure. Nous proposons l’idée selon laquelle l’interstice est
un espace-temps qui fait vivre à ceux qui y participent une expérience
évoquant une fusion primitive, comme si se trouvait alors convoquée la
trace, pour partie effacée, d’un « Moi primitif » que je propose d’appeler
Moi communautaire (par opposition au Moi rétréci), dans lequel je suis
et Moi et les autres que je côtoie. Des expériences se vivent alors, dans
lesquelles on pourrait trouver trace de l’illusion groupale (Anzieu, 1975,
p. 110-113, et 1985, p. 161-182).
L’espace interstitiel fonctionnerait donc comme un espace utopique
qui se sépare du reste de l’institution, comme si un morceau de l’heu-
reux temps des origines s’y trouvait fixé, et revécu hors temporalité. Des
professionnels qui vivent dans les compromis imposés par les situations

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institutionnelles difficiles retrouvent, dans l’espace interstitiel, ce plaisir


« archaïque » d’être ensemble selon des modalités issues du Moi commu-
nautaire, plaisir préalable aux séparations que produit la division du travail
quand elle fait céder l’utopie.
L’interstice peut donc être considéré comme une tentative pour
expérimenter dans le présent ce qui fut autrefois ou ce qui autrefois aurait
dû être si l’on en croit la légende. Mais l’interstice n’est pas seulement
tentative pour retrouver le plaisir d’être ensemble dans un lien primaire.
C’est aussi un lieu d’échanges par la parole témoignant d’un travail de
la pensée.
Nous avons plus haut indiqué que s’y trouvait contenue et discutée
dans la banalité l’ambiguïté travail-non travail. Nous pouvons dire main-
tenant que, explicitement, ou de manière masquée, la conversation dans
l’espace interstitiel peut aussi prendre une dimension diachronique qui
« plonge » dans l’histoire institutionnelle. On échangera, par exemple,
des souvenirs concernant l’époque où X était médecin chef, concernant
les émotions que provoquait, dans l’équipe, un patient particulièrement
difficile, concernant le temps d’un déménagement, concernant ce bloc
uni que les professionnels ont su former face à des adversaires institu-
tionnels… On s’interrogera aussi sur la conformité de l’institution actuelle
avec ce qui serait son origine ou son modèle de départ : y a-t-il chan-
gement ? Continuité ? Usure ? Perte de sens ? On se demandera, par
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exemple, si les anciens occupent une place particulière que leur octroie
leur connaissance du passé ; on voudra savoir si les professionnels
nouvellement arrivés (ou le nouveau directeur) ont accepté « l’héritage »
que l’histoire leur propose ou s’ils cherchent à s’en débarrasser.

QUAND L’INTERSTITIEL EST ATTAQUÉ

Quand les espaces interstitiels ne sont pas menacés et qu’ils ont


leur place reconnue dans le dispositif institutionnel, on peut dire qu’ils
sont « muets » au sens de Bleger (1966) ; à tout le moins, nous n’avons
pas conscience de leur importance et de la place qu’ils occupent dans la
dynamique de l’équipe ; ils peuvent être ignorés. En revanche, quand ils
sont attaqués, ils font crise, ils sont alors « démutisés », et l’on comprend
mieux, dans ce ressenti de désagrégation ou de déliquescence qui peut
alors s’exprimer, que leur fonction est normalement de permettre, à bas
bruit, au « faire équipe » d’exister.
Donnons-en trois exemples dans lesquels il est question de conflit
hiérarchique.
1. Nous sommes dans une MECS (maison d’enfants à caractère
social). Une éducatrice chargée de la permanence de jour se plaint en
réunion d’être très seule et de n’être que rarement mise au courant de ce
qui se passe dans les groupes éducatifs. Ce regret suffit à faire évoluer
la situation, les éducateurs ayant pris, depuis lors, l’habitude de passer

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dans le bureau de cette permanente pour échanger « comme ça, sur tout
ou rien ».
C’est alors au directeur de s’en plaindre dans une autre réunion ;
il soupçonne les collègues de cette éducatrice de venir la visiter pour
y boire un café et « se faire plaisir » et pas du tout pour échanger des
informations utiles au travail éducatif. Les éducateurs se défendront en
disant qu’il s’agit d’un travail de liaison nécessaire, mais ils le disent
assez maladroitement, opposant travail et plaisir, comme pour chasser
l’idée de plaisir et affirmer, en retour, qu’il s’agit bien et exclusivement
d’un travail (transmettre et recevoir des informations). Ainsi tentent-ils
de se faire reconnaître non coupables par le directeur, mais en utilisant
le même langage que celui-ci, c’est-à-dire en opposant plaisir et labeur,
comme si le plaisir naissait nécessairement d’une absence de travail.
En vérité, les éducateurs avaient aménagé un espace-temps intersti-
tiel : dans ces rencontres informelles, il y avait du travail et du non-travail,
de l’évocation du plaisir pris au travail, du plaisir pris à parler travail et du
plaisir pris à parler d’autre chose. Ces rencontres contenaient ensemble
des éléments antagoniques.
Au lieu de contenir la situation, le directeur la démutise et « tran-
che » en opposant explicitement travail à prise de café, plaisir à obliga-
tion, sans laisser de place à l’ambiguïté. Il s’agirait de clarifier à tout prix
les comportements de chacun. Cette intolérance à l’incertitude, si elle se
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généralisait, pourrait réduire la vie institutionnelle à n’être qu’une juxta-
position d’actes fonctionnels construisant leur rationalité par élimination
du plaisir d’être ensemble. On voit qu’il n’est plus possible de « faire
équipe » quand les interstices ne sont plus tolérés.
Pris au piège de ce qui devient un clivage, délégitimés et acculés à
devoir se défendre contre une accusation (ils ne travaillent pas alors qu’ils
sont de service), les éducateurs reprennent à leur compte l’opposition
proposée par le directeur et se placent sur son terrain, celui du travail et
de ses obligations, sacrifiant (dans le discours) leur droit au plaisir à leur
devoir professionnel. C’est le lien nécessaire entre plaisir et travail qui
pourrait disparaître. On voit que détruire l’interstice est une manière de
tenter de séparer le plaisir d’un travail devenu seulement triste obligation,
une façon de renforcer le clivage entre le bon (les congés) et le mauvais
(le travail). Le faire équipe disparaît quand disparaît le modeste plaisir
d’être ensemble.

2. Un deuxième exemple fait apparemment directement appel à un


problème de machine à café. Remarquons que le café est très fréquem-
ment cité quand on évoque des difficultés institutionnelles ; il est du
domaine de la banalité mais paraît néanmoins être un signifiant culturel
des plus intéressants pour comprendre ce qui vient se loger dans l’ambi-
guïté des liens (Fustier, 2000, p. 50-52).

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Dans un foyer d’adolescents en difficultés psychologiques et socia-


les, un directeur nouvellement arrivé se montre très vite préoccupé par
la présence, dans le bureau de la secrétaire, de la machine à café utilisée
par les éducateurs. Ayant dit à l’équipe que cette situation perturbe la
secrétaire dans son travail, il fait transporter l’objet dans un autre lieu.
Deux semaines plus tard, ce directeur devra démissionner. Lors d’une
rencontre ultérieure avec un intervenant extérieur, il est apparu que
« l’équipe » s’était constituée comme un contre-pouvoir émanant des
éducateurs, formant un groupe soudé contre le directeur et utilisant,
comme arme dans leur combat, le signifiant « déplacement de la machine
à café ». C’est bien cet incident, disent les professionnels, qui a entraîné
le départ du directeur, parce qu’il n’avait pas compris que le bureau de la
secrétaire était « le centre affectif du foyer ». Partisan dur des techniques
de management, ce directeur aurait montré qu’il s’intéressait uniquement
à l’efficacité directe des actes professionnels des salariés ; le partage du
café convivial dans un bureau devenu interstitiel avait dû symboliser pour
lui l’existence de temps perdus qui seraient mieux utilisés à effectuer des
actes plus « utiles ». Il en avait fait une affaire personnelle, le symbole
de son autorité.

3. Notre troisième exemple concerne un important service de pédo-


psychiatrie dans un hôpital général. Les femmes de service travaillant
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dans celui-ci s’étaient en quelque sorte approprié une espèce de cagibi,
dans lequel elles se changeaient, prenaient un café et discutaient entre
elles. Un nouveau directeur, trouvant cette pièce par trop inconfortable
et même un peu indigne, fait aménager une salle agréablement située,
avec une grande baie vitrée, un mobilier de qualité, des armoires de
rangement, une machine à café perfectionnée, des journaux. On dirait un
salon. Bizarrement, les femmes de service ne sont pas du tout d’accord
avec cette initiative et en font une sorte de casus belli. Ce don serait
empoisonné (Fustier, 2000, p. 43-52).
Que disent donc les femmes de service ? Cadeau trop beau pour
être honnête, on ne se sent pas à l’aise dans cette nouvelle pièce. Le
cagibi est présenté, à l’inverse, comme un lieu où l’on est bien parce que
chez soi. L’important est qu’on peut y bavarder à l’aise. On y parle de
sa famille, de ses préoccupations domestiques, de ses soucis et de ses
plaisirs.
Mais on y parle aussi du quotidien du service de pédopsychiatrie.
Dans leur cagibi, les femmes de service ont notamment l’habitude de
comparer la manière dont les soignants et éducateurs prennent soin des
enfants accueillis avec la façon dont elles élèvent, ou ont élevé, leurs
propres enfants. Cette conversation, qui entrelarde le privé et le profes-
sionnel, se fait confrontation et ne tourne pas à l’avantage des éduca-
teurs et soignants ; dans cette institution, disent les femmes de service,
il n’y aurait plus ni autorité, ni règles, ni discipline, les enfants seraient

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laissés libres de faire ce qu’ils veulent, ils ne respecteraient plus rien. À


travers ce condensé de critiques, les femmes de service disent qu’elles
ont en commun un système de valeurs ayant fait ses preuves, mais que
les soignants professionnels ignorent ou méprisent.
Le cagibi apparaît donc comme un lieu où un groupe professionnel
forme équipe et se maintient en activité grâce à ce qui pourrait bien être
un élément de culture populaire, une sorte d’idéologie de classe concer-
nant l’éducation et reposant sur le bon sens, la spontanéité et la tradition.
Cette idéologie est en opposition avec celle qui proviendrait d’une techni-
cité et d’une compétence acquises par les soignants, les éducateurs, les
psychologues et psychiatres, dans des formations spécifiques auxquelles
ils ont participé.
Le nouveau local, trop beau, symbolise l’espace moderne dans lequel
se déroule le soin. C’est un espace étranger pour les femmes de service.
Vouloir lui faire remplacer le cagibi signifie, pour elles, que les valeurs
et les comportements qu’elles défendent sont maintenant considérés
comme un poids ou un archaïsme dont il faut se débarrasser.
On pourrait dire du cagibi qu’il est un espace d’obscurantisme, cette
appréciation étant renforcée par le fait qu’il est effectivement, dans la
réalité, mal éclairé. Nous pensons, à l’inverse, que, dans l’interstice-ca-
gibi, dans l’ambiguïté (que permet la pénombre), des mots sont pronon-
cés qui aident un groupe professionnel à se constituer en une équipe
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formant corps.
Le cagibi est dedans-dehors, comme un trouvé-crée transitionnel.
Dans la réalité, il est à l’intérieur de l’institution, mais les valeurs reven-
diquées à partir desquelles les femmes de service font équipe sont des
valeurs issues du monde extérieur, des traces de culture ouvrière. Les
mots qu’elles expriment ou marmonnent dans le cagibi sont du dehors
mis au dedans. Une acceptation par l’équipe soignante de l’importance
des valeurs populaires véhiculées par les femmes de service devrait enri-
chir la problématique soignante ; mais ce n’est pas ce que l’on observe.
Tout se passe, au contraire, comme s’il y avait deux équipes et qu’elles
étaient clivées, l’une étant délégitimée par l’autre. Une équipe vieillotte
et sans formation spécifique versus une équipe moderne et formée. La
première est dans l’obscurité, du côté du cagibi, la deuxième est dans la
clarté, du côté du nouveau local. Partant de l’opposition entre ces deux
espaces antagoniques, cagibi et nouveau local, un travail institutionnel
devrait s’intéresser à ce qu’ils représentent ou symbolisent ; il s’agit là
encore de contenir le paradoxe ou l’ambiguïté, c’est-à-dire de donner à
chaque élément une place par rapport à l’autre, sans que soit éliminé l’un
des deux termes, et particulièrement celui qui est attaqué, à savoir ce
que représente le cagibi.
On sait le faire en peinture : cela s’appelle le clair-obscur et il s’agit
d’un oxymore.

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REPRISE CONCLUSIVE

L’interstice reconnaît la place de l’affect dans la vie institutionnelle.


Il apparaît comme un espace privilégié, un lieu de rassemblement où l’on
peut se côtoyer selon des modalités qui ne sont pas déterminées ou stric-
tement codifiées par les exigences formelles de la tâche à accomplir. Il est
aussi un moment privilégié que se construit l’équipe pour se prouver qu’il
existe traces d’un lien puissant entre ses membres, que l’on ne saurait
réduire à la simple fonctionnalité du travail, à la nécessité rationnelle de
collaborer selon les règles professionnelles affichées par l’institution.
Une partie du plaisir pris au travail ne dépend pas seulement du travail
lui-même, mais aussi de ces expériences qui font rappel de l’importance
du « vivre ensemble ». Détaillons un peu ces considérations.
1. Nous avons indiqué que, dans l’interstice, prennent place des
conversations dans lesquelles s’entremêlent des considérations sur le
travail et le loisir, sur le privé et le public, sur le plaisir et le profession-
nel… Ces thématiques sont contenues, au sein des interstices, dans la
même enveloppe banalisée qui vient là pour éviter les attaques.
2. Les banalités qui s’expriment dans l’art de la conversation sont
témoins et rappels qu’un plaisir dans le vivre ensemble est possible. Il
s’agit d’un affect particulier présent dans l’en deça de la division du
travail.
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3. Cet affect qui « soude » les membres de l’équipe tient sa puis-
sance du fait qu’il entre en résonance avec la nostalgie d’un passé
légendaire et sollicite chez chacun les traces d’un Moi communautaire
(instance identitaire indifférenciée).
4. Un « corpus » qui se constitue alors à partir des contenus des
échanges va se trouver intériorisé par chacun ; il prendra une place
particulière en se substituant à une partie du Moi idéal 2 dont l’utopie de
l’heureux temps des origines est une figuration. Ainsi chaque individu
se crée-t-il un objet interne qui est le même que celui que ses collègues
vont se constituer. De ce point de vue, on dira que des individus forment
équipe quand ils sont devenus partiellement des semblables, semblables
parce qu’ils ont en commun le même objet interne, et partiellement parce
que l’objet ne concerne qu’une partie de leur Moi idéal (ce qui différencie
l’équipe de la secte formée d’individus « décérébrés » ayant renoncé à la
totalité de la sphère de l’Idéal au profit de l’objet-secte intériorisé). Cette
manière de « penser pareil », cette connivence dans les interventions, cet
objet commun intériorisé va fabriquer ce corpus que l’on désigne comme
culture d’équipe ou culture institutionnelle.

2. Nous faisons ici allusion au modèle pensé par Freud en 1921 concernant le
chef, mais aussi, ce qui intéresse surtout notre propos, l’idéologie. Toutefois, si
nous parlons de Moi idéal et non d’Idéal du Moi comme le fait Freud, c’est pour
indiquer que nous plaçons dans le préœdipien le processus que nous décrivons.

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94 Nouvelle Revue de psychosociologie - 14

5. Il faut donc envisager le « faire équipe » à partir de l’espace inters-


titiel comme ayant deux constituants.
On a d’abord affaire à un moment existentiel de « vivre avec », un
temps particulier, une expérience pendant laquelle les identifications entre
membres du groupe tissent un lien commun d’appartenance, comme en
écho de l’heureux temps des origines, dont ce moment serait, en quelque
sorte, une reviviscence agie.
Second constituant : l’espace interstitiel est aussi un moment de
travail de la pensée. C’est cette part de désir et de plaisir qui vient ou
pourrait venir se loger dans les pratiques qui est prise en considération,
interrogée, peut-être rêvée.
On voit que, contrairement à ce qu’affirme le manager, l’interstice
n’est pas un espace parasite nuisant à l’efficacité des pratiques, il en
travaille le sens, en aidant les professionnels à comprendre ce qui, dans
celles-ci, se donne à entendre comme un mouvement de Désir, autrefois
présent, ou censé l’être, dans l’utopie des origines…
Ces considérations nous amènent à craindre que l’évolution actuelle
des politiques sanitaires et sociales ne mette gravement en danger les
institutions. Pour des raisons qui ne sont pas seulement économiques, la
« chasse au gaspi » vient au premier plan. Le manager cherchera exclusi-
vement à augmenter l’efficacité ou la productivité de l’organisation qu’il
dirige. Naturellement les espaces interstitiels de travail-non travail seront
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parmi les premiers visés puisqu’ils ne sont, pour le manager, que du
temps perdu. Les pratiques des professionnels seront l’objet d’une sorte
de clarification ou de purification. Disparaît ce qui n’est pas essentiel, ce
qui ne va pas « droit au but ». Dans cette perspective, nous proposons
ailleurs (Fustier, 2000, p. 61-78) de distinguer deux formes de producti-
vité. À la productivité d’objets qui vise la tâche primaire de l’institution
nous opposons la productivité de liens qui se construit, entre autres, dans
les interstices qui ménagent ce temps perdu pour la productivité d’objets
qui est du temps gagné pour se sentir bien au travail et constituer, avec
d’autres, une équipe. Sans productivité de liens, il y a juxtaposition d’in-
dividus préoccupés exclusivement par la réalisation de la tâche qu’ils ont
à remplir, sans qu’il y ait place pour le tissu interstitiel nécessaire pour
faire équipe. Et donc, à terme, l’absence de productivité de liens nuira à
la productivité d’objets.
Ce que nous avons écrit dans cet article, à partir d’expériences
portant essentiellement sur des institutions psychiatriques et du travail
social, est-il applicable aux entreprises ? Peut-être, mais probablement
à la condition de pondérer différemment la place que prennent les espa-
ces interstitiels et la productivité de liens par rapport à la place occupée
par le travail lui-même et la productivité d’objets. Il nous semble alors
possible que les graves situations de crise que l’on peut actuellement
constater dans les entreprises et services publics puissent être partielle-
ment comprises comme l’effet d’une destruction de ces lieux ambigus

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L’interstitiel et la fabrique de l’équipe 95

où se fabrique l’équipe et où se nouent des relations. On peut penser


qu’une entreprise, une organisation, un service public ne réussissent à
être des lieux de travail suffisamment efficaces que lorsqu’ils gardent, en
arrière-fond, mezza voce, cette dimension préalable de lieu de vie dont
témoignent les interstices.

BIBLIOGRAPHIE

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ANZIEU, D. 1985. « Illusion groupale », Gruppo, n° 1, p. 110-113.
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la direction de), Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 1979,
p. 255-274.
FREUD, S. 1921. « Psychologie collective et analyse du Moi », dans Essais de
psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 117-201.
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FUSTIER, P. 1999. Le travail d’équipe en institution, Paris, Dunod.
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Dunod.
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psychanalyse, n° 42, p. 877-970.
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p. 157-178.
WINNICOTT, D. W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

PAUL FUSTIER, L’INTERSTITIEL ET LA FABRIQUE DE L’ÉQUIPE

RÉSUMÉ
Dans la vie en institution, il existe des espaces-temps paradoxaux qui sont des
lieux où s’entremêlent des échanges concernant les pratiques professionnelles
mais aussi la vie privée. Ces zones de « travail-non travail » nommés espaces
interstitiels sont des espace-temps qui ont affaire à la fabrique de l’équipe.
L’apparente banalité des paroles qui s’y échangent recouvre en vérité des affects
puissants ; c’est, en effet, dans les interstices, que les membres d’une institution
expérimentent le plaisir de vivre ensemble en se reconnaissant mutuellement
comme étant partiellement des semblables. Cette reconnaissance mutuelle dans
le « faire équipe » provient du partage d’une même utopie, celle qui s’exprime
dans la légende des origines de l’institution. Dans les interstices se produit un
travail groupal de la pensée concernant la place que les pratiques professionnelles
laissent au Désir.

MOTS-CLÉS
Ambiguïté, banalité, interstice (espace interstitiel), fondation, Moi communau-
taire, Moi idéal, paradoxe, utopie.

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PAUL FUSTIER, INTERSTITIELS AND THE MAKING OF THE TEAM

ABSTRACT
In the life of an institution there are spatiotemporal « moments » where profes-
sional and private matters become entangled… These « working-non working »
moments, or space interstitiels, contribute to the making of the team. The banal-
ity of the exchanges can scarcely conceal the powerful feelings which under-
lay the conversation. It is thanks to the interstitiels that the members of the
institution, by recognizing one another as similar, can feel the pleasure of living
together. This togetherness takes birth from the sharing of the same utopia,
the utopia which expresses itself in the legend of the origins of the institution.
Thanks to interstitiels, the group, by discovering that professional practice gives
way to pleasure, becomes deeply transformed.

KEYWORDS
Ambiguity, banality, interstitial, foundation, communal ego, ideal ego, paradox,
utopia.
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