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HistorSpec38 - 2017-11 12

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S
Numero
SPECIAL

Les mystères du
ÉGYPTE
royaume de Cléopâtre
M 08183 - 38 - F: 5,95 E - M

3’:HIKSLI=XUZ^ZV:?k@a@n@i@a";
ÉDITORIAL

Sous vos yeux ébahis…

L
’ÉGYPTE, S’EXTASIE HÉRODOTE, «renferme plus de merveilles que
nul autre pays, et il n’y a point de contrée où l’on voit tant d’ouvrages
admirables et au-dessus de toute expression ». À raison. Nul autre
endroit au monde ne dispose d’autant de splendeurs, tout en préser-
vant son voile mystérieux. Je me souviens, comme si c’était hier, de
mon premier voyage au pays des pharaons. J’avais 16 ans. L’égyptologie était
ma marotte, ma « came », mes fleurs de nénuphar macérées dans le vin – ainsi
que le faisaient les Égyptiens pour connaître un état « alternatif ».
Là-bas, sur le bord du Nil, au pied du temple d’Amon,
à Louxor, j’avais atteint un état de béatitude parfaite. Le
soleil couchant, rasséréné par le dieu Atoum, recouvrait
le site de son drap cuivré, tandis que l’appel du muezzin
faisait gronder les entrailles de la ville… et remuait les
miennes. Sur les parois du sanctuaire, à travers les hié-
roglyphes, les statues colossales et les bas-reliefs, s’ani- JEAN LUC BERTINI

maient les déités du panthéon égyptien, les pharaons


des dynasties millénaires – Ramses II en tête – ou les
soldats de la bataille de Qadesh (XIIIe s. av. J.-C.). Ins-
tants magiques. L’Histoire était là, murmurée par les Victor Battaggion
Rédacteur en chef adjoint
blocs de grès ou confiée au granit. chargé du Spécial
L’Égypte pharaonique ? Un éternel émerveillement !
Avec leur nouvel opus, Assassin’s Creed Origins, les équipes d’Ubisoft réus-
sissent le pari fou de redonner vie à cette brillante civilisation, notamment
grâce à leurs reconstitutions en 4K HDR, et de raconter l’une des plus éton-
nantes pages du passé égyptien. En tête d’affiche, la dynastie des Ptolémées
(305 à 30 av. J.-C.) – ou Lagides. À la mort de l’indolent Ptolémée XII Aulète,
sa farouche et indomptable fille, Cléopâtre, se lance dans une guerre fratri-
cide. Jules César, âgé de 52 ans, une fois son pire ennemi, Pompée, raccourci,
prendra le parti de l’envoûtante jeune femme de 21 ans. Tous deux mêleront
leurs corps et leurs intérêts dans le palais royal d’Alexandrie. Le jeu de trônes
venait de débuter. Vous en voici devenus les acteurs privilégiés… 

3 - Novembre-décembre 2017
CONTRIBUTEURS Numero
SPECIAL
8, rue d’Aboukir, 75002 Paris.
Service abonnements France : 01 55 56 70 56.
www.historia.fr, tél. : 01 70 98 19 19.
Pour joindre votre correspondant,
Jean-Yves Boriaud romaine à l’Université populaire veuillez composer le 01 70 98 suivi
des quatre chiffres figurant à la suite
Professeur émérite à l’université de Caen et participe à de de chaque nom.
de Nantes, spécialiste nombreuses émissions, telles que Président-directeur général
et directeur de la publication : Claude Perdriel.
de la Renaissance italienne, Secrets d’Histoire (p. 66 et 72). Directeur général : Philippe Menat.
Directeur éditorial : Maurice Szafran.
il a édité et traduit, pour Les Belles Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie.
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol.
Lettres, de nombreux textes latins Aude Gros de Beler Service abonnements :
Historia Spécial, service abonnements, 4, rue de Mouchy,
et renaissants. Il est également Son sujet de prédilection est la vie 60438 Noailles Cedex. Tél. France : 01 55 56 70 56 ;
l’auteur d’une Histoire de Rome quotidienne des Égyptiens étranger : 00 33 1 55 56 70 56.
Tarifs France : 1 an, 6 numéros + Historia (mensuel)
(2010) et des biographies de Galilée de l’Antiquité. Chargée de cours à 10 numéros + 1 numéro double : 88 €.
Tarifs pour l’étranger : nous consulter.
(2010) et de Machiavel (2015), la faculté Vauban, à Nîmes, elle est Anciens numéros :
Sophia Publications, BP 65, 24, chemin Latéral,
chez Perrin. Dernier ouvrage paru : aussi éditrice chez Actes Sud. Auteur 45390 Puiseaux. Tél. : 02 38 33 42 89.

Les Borgia, la pourpre et le sang de nombreux ouvrages, dont Les RÉDACTION


Rédacteur en chef : Éric Pincas (19 39).
(Perrin, 2017) (p. 70). Anciens Égyptiens (Errance, 2003 Rédacteur en chef adjoint chargé des Spéciaux :
Victor Battaggion (19 40) ;
et 2006), Voyage en Égypte ancienne assistante : Florence Jaccot (19 23).
Secrétaires de rédaction : Alexis Charniguet (19 46),
Jean-Pierre Corteggiani (Actes Sud, 2016), elle écrit aussi Xavier Donzelli (19 45), Jean-Pierre Serieys (19 47).
Directeur artistique : Stéphane Ravaux (19 44) ;
Spécialiste des pyramides, il a pour la jeunesse : L’Égypte à petits rédacteur graphiste : Nicolas Cox (1943).
Rédactrices photo : Marthe Pilven (19 42),
signé en 2006 chez Gallimard pas, Le Papyrus sacré et Meryptah Claire Balladur Segura (19 41).
(« Découvertes ») Les Grandes et le Mystère de la tombe de Comité éditorial : Olivier Coquard, Patrice Gélinet,
Catherine Salles, Thierry Sarmant, Laurent Vissière.
Pyramides : chronique d’un mythe. Toutânkhamon (Actes Sud Junior) Responsable administratif et financier :
Nathalie Tréhin (19 16).
On lui doit, chez Fayard, en 2007, (p. 8, 16, 28, 30 et 46). Comptabilité : Teddy Merle (19 18).
un dictionnaire illustré de L’Égypte Directeur des ventes et promotion : Valéry-Sébastien
Sourieau (19 11) ; ventes messageries : À juste titres –
ancienne et ses dieux (p. 36). Claudine Le Tourneur d’Ison Benjamin Boutonnet. Réassort disponible : 04 88 15 12 41,
www.direct-editeurs.fr.
Grand reporter, elle a publié une Responsable marketing direct : Linda Pain (19 14) ;
Responsable gestion abonnements : Isabelle Parez
Maxime Durand monographie intitulée Carnet (19 12). Communication : Marianne Boulat (06 30 37 35 64).
Fabrication : Christophe Perrusson.
Historien de formation, il travaille d’Égypte : voyage sur les chemins Régie publicitaire : Mediaobs
en résidence chez Ubisoft depuis de traverse (Pré-aux-Clercs, 2005) – 44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris.
Fax : 01 44 88 97 79. Directeur général : Corinne Rougé
2010 pour la série Assassin’s Creed. et une biographie de l’égyptologue (01 44 88 93 70, crouge@mediaobs.com) ; directeur
commercial : Christian Stéfani (01 44 88 93 79, cstefani@
Par ses recherches et le soutien Jean-Philippe Lauer, Je suis né en mediaobs.com) ; publicité littéraire : Pauline Duval
(01 70 37 39 75, pduval@mediaobs.com).
de consultants, il conçoit la vision Égypte il y a 4 700 ans (Albin Michel, www.mediaobs.com
historique qui sera adaptée au jeu 2000) (p. 26 et 96). Impression : G. Canale & CSPA, via Liguria,
24, Borgaro T. se 10071, Turin.
(p. 64 et 100). Imprimé en Italie/Printed in Italy.
Dépôt légal : novembre 2017. © Sophia Publications.
Perrine Poiron Commission paritaire : no 0321 K 80413. ISSN : 2114-544X.
Historia Spécial est édité par
Évelyne Ferron Doctorante en égyptologie à la la société Sophia Publications.
Ce numéro comporte un encart abonnement Historia
Doctorante, spécialiste de la gestion Sorbonne et à l’Université du Québec sur les exemplaires kiosque France + étranger
(hors Suisse et Belgique)
de l’eau souterraine en milieu à Montréal, auteur d’un article Photo de couverture : Hélix & Ubisoft Creative Services.
désertique égyptien. Conférencière publié en septembre 2014 dans la
UBISOFT ENTERTAINMENT
et consultante, elle enseigne revue Égypte, Afrique & Orient no 74, Équipe de la marque ASSASSIN’S CREED.
l’histoire ancienne à l’université « L’idéologie politique des premiers Directeur de contenu : Aymar Azaïzia. Producteur senior :
Martin Schelling. Directeur créatif : Jean Guesdon.
de Sherbrooke (Québec), ainsi que Lagides et ses représentations : Historien : Maxime Durand. Chef de projet contenu :
Anouk Bachman. Chef de projet : Antoine Ceszynski.
l’histoire, la méthodologie de la des fondements originaux ? » (p. 80). Directeur artistique : Raphaël Lacoste.
Scénariste : Richard Farrese. Artiste 2D : Adam Steeves.
recherche et la politique au collège Illustrateurs Ubisoft Montréal : Gilles Belœil,
Mérici, à Québec (p. 86 et 92). Catherine Salles Martin Deschambault, Vincent Gaigneux, Jeff Simpson.
Illustrateurs Ubisoft Sofia : Eddie Bennun, Diana Kalugina,
Maître de conférences à l’université Ivan T. Koritarev. Illustrateurs Ubisoft Singapour : Nick
Tan Chee Eng. Remerciements : Fatiha Chellali.
Virginie Girod de Paris X-Nanterre, membre
Docteur en histoire, spécialiste du comité éditorial d’Historia, Origine du papier :
Allemagne. Taux de
de l’histoire des femmes et de la elle est helléniste et spécialiste fibres recyclées : 0 %.
Eutrophisation :
sexualité dans l’Antiquité romaine, du monde gréco-romain, auquel PTot = 0,016 kg/tonne
de papier.
elle est l’auteur d’Agrippine, sexe, elle a consacré de nombreux livres. PEFC/18-31-330 Ce magazine est imprimé
chez G. Canale & C.
crime et pouvoir dans la Rome Dernier en date : Les Bas-Fonds Certifié PEFC (Italie), certifié PEFC.
impériale (Tallandier, 2015). de l’Antiquité (Payot & Rivages, Ce produit est issu
de forêts gérées

Depuis 2013, elle enseigne l’histoire « PBP », 2014) (p. 54 et 58).


durablement et
de sources contrôlées
www.pefc.org

4 - Historia numéro spécial n° 38


SOMMAIRE
N° 38 NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2017

L’ÉGYPTE DE CLÉOPÂTRE
54 LES PTOLÉMÉES :
PUISSANCE ET DÉCADENCE
par Catherine Salles

58 LES GUERRES FRATRICIDES


DES LAGIDES
par Catherine Salles

64 AUX ARMES, ÉGYPTIENS !


6 CARTOGRAPHIE : UN ROYAUME RICHE par Maxime Durand
COMME UN PLATEAU DE JEU
66 CLÉOPÂTRE, « REINE DES ROIS »
8 INTRODUCTION : LES PRÉCURSEURS OU COURTISANE ?
DE L’ÉGYPTOMANIE par Virginie Girod
par Aude Gros de Beler
70 CÉSAR ASSASSINÉ
par Jean-Yves Boriaud
LE MONDE DE L’AU-DELÀ
72 LA DERNIÈRE CARTE
16 LES CINQ PILIERS DE LA CRÉATION DE L’ÉTRANGÈRE
par Aude Gros de Beler par Virginie Girod

22 LES 12 DÉITÉS DU PANTHÉON


À LA RECHERCHE
26 LA BARQUE SACRÉE ET D’UN PAYS OUBLIÉ
LA TRAVERSÉE DES TÉNÈBRES
par Claudine Le Tourneur d’Ison 80 SOLEIL LEVANT SUR ALEXANDRIE
par Perrine Poiron
28 UN PEUPLE TOURNÉ
VERS LES ASTRES 86 SUR LA ROUTE DE MEMPHIS
par Aude Gros de Beler par Évelyne Ferron

30 PASSEPORT 92 DES BIENFAITS DU FAYOUM


POUR UN AUTRE MONDE par Évelyne Ferron
par Aude Gros de Beler
96 L’ÉCLAT RETROUVÉ
36 GÎZA, LE PLATEAU DE THÔNIS-HÉRACLEION
DES MERVEILLES par Claudine Le Tourneur d’Ison
par Jean-Pierre Corteggiani
100 LA CITÉ REINE DE LIBYE, CYRÈNE
41 DES PYRAMIDES par Maxime Durand
QUI NE SE RESSEMBLENT PAS
par Jean-Pierre Corteggiani 104 L’INVITÉ DU SPÉCIAL :
JEAN GUESDON
46 SUR LES TRACES propos recueillis par Yetty Hagendorf
DES PILLEURS DE TOMBES
par Aude Gros de Beler 106 JEUX

5 - Novembre-décembre 2017
INTRODUCTION

Cyrène, p. 100

Siwa, p. 92

Un royaume riche
comme un plateau de jeu
Le cœur battant de l’Égypte ! Les concepteurs
d’« Assassin’s Creed Origins » ont placé leur
intrigue sur une carte réunissant les plus beaux
sites antiques, de Memphis à Alexandrie…
UBISOFT

Pour les besoins du jeu, la carte ne respecte pas les distances ni la géographie.
Thônis-Héracleion, p. 96

Alexandrie, p. 80

Gîza (Gizeh), p. 36

Vallée du Natron, p. 89

Memphis, p. 86

Le Fayoum, p. 92

Crocodilopolis, p. 92
INTRODUCTION

ANGELO/LEEMAGE

LES PRÉCURSEURS
Dans le sillage de la campagne du général
n 1798, les savants de Bonaparte (1798-1801), l’Égypte revient
la campagne d’Égypte
débarquent à Alexan-
dans la lumière après des siècles de silence.
drie et découvrent les Le début d’une passion – et d’une révélation.
richesses insoupçon-
nées de la civilisation Par Aude Gros de Beler
pharaonique. Courant
de site en site, ils ne
cessent de copier les inscriptions
mystérieuses gravées ou peintes sur guistes et scientifiques les plus émi- toire égyptienne, soit d’environ 3150
les parois des tombes et des temples. nents se pressent pour obtenir les av. J.-C. au 24 août 394, date de la
Jubilatoire, mais une énig me meilleures copies, les documents les dernière inscription répertoriée sur
demeure, qui gâche le plaisir : que plus explicites, les papyrus les plus les parois du temple d’Isis à Philae.
signifient tous ces signes accolés les complets. Un être d’exception qui Elle est utilisée pour tous les textes,
uns aux autres en rangs serrés ? consacrera sa vie à cette tâche uni- quel que soit leur type, gravés ou
Chacun rêve d’être celui qui per- verselle y parviendra : Jean-François peints. Toutefois, à partir de l’époque
cera ce secret. Or, la concurrence est Champollion (1790-1832)… grecque (332 av. J.-C.), elle est réser-
rude. Avec les premiers documents Le hiéroglyphique est la seule écri- vée à la littérature sacrée des sanc-
qui déferlent en Occident, les lin- ture employée pendant toute l’his- tuaires et passe de 700 à quelque

8 - Historia numéro spécial n° 38


Texte en hiéroglyphes.

Traduction en démotique (langue utilisée du VIIe s. av. J.-C. au Ve s. apr. J.-C.).

Expédition En 1798, les 35 000 hommes de l’armée d’Orient (dont


167 savants et artistes) s’embarquent à destination d’Alexandrie.
L’année suivante, les Français mettent la main, à Rosette, dans le delta du
Nil, sur une pierre datant de 196 av. J.-C. (ci-contre), grâce à laquelle sera
percé le secret des hiéroglyphes. Peinture de Léon Cogniet (1835, Louvre). Traduction en grec.
LUISA RICCIARINI/LEEMAGE

DE L’ÉGYPTOMANIE
1 500 signes. Or, en 551, Justinien langues. Dès la création de l’École étudie à travers une copie de la pierre
ordonne la fermeture du sanctuaire spéciale des langues orientales de Rosette et de papyrus rapportés
de Philae. Avec lui dispa raissent les (1795), il obtient la chaire d’arabe, d’Égypte. S’il ne découvre pas la clé
derniers adeptes de la religion pha- puis il intègre le Collège de France, du mystère, il effectue toutefois des
raonique, donc les derniers prêtres où il enseigne le persan. remarques pertinentes, exposées à
susceptibles de dé chiffrer l’écriture Sa renommée dépasse les fron- Silvestre de Sacy le 3 octobre 1814 :
égyptienne. En quelques années, la tières : son enseignement, jugé le l’apprentissage du copte doit per-
clé des hiéroglyphes est perdue. À meilleur d’Europe, attire de nom- mettre de remonter à l’écriture égyp-
partir du XIXe siècle, motivés par breux étudiants, dont Jean-François tienne ; l’égyptien utilise conjointe-
l’orientalisme qui gagne l’Europe à Champollion. Ayant reçu une copie ment des signes alphabétiques et non
la suite de la campagne d’Égypte, de de la pierre de Rosette, Silvestre de alphabétiques ; sur la pierre de
nombreux scientifiques tentent de Sacy travaille sur le texte démotique Rosette, il reconnaît les cartouches
ressusciter les écrits pharaoniques. et parvient à lire trois noms propres, de Ptolémée et de Bérénice, mais
Or, avant la découverte de Jean- mais il butte sur le fonctionnement n’arrive pas à trouver les correspon-
François Champollion, seulement du système hiéro glyphique. dances entre les signes égyptiens et
trois d’entre eux parviennent à des les lettres grecques.
conclusions intéressantes… LE COPTE, LANGUE PASSERELLE Le diplomate et orientaliste sué-
Antoine Isaac Silvestre de Sacy Thomas Young (1773-1829), méde- dois Johan David Akerblad (1763-
(1758-1838), orientaliste français, cin et physicien britannique, se pas- 1819) commence à s’intéresser
développe très tôt un goût pour les sionne pour les hiéroglyphes, qu’il aux langues orientales lorsqu’il

9 - Novembre-décembre 2017
INTRODUCTION

s’installe à Paris en 1801 comme


chargé d’affaires de Suède. Tout en Défricheurs et déchiffreur
suivant les cours de Silvestre de Sacy,
il étudie les manuscrits coptes et tra-  Génie précoce, Jean-François Champollion
vaille sur l’inscription démotique de se penche très tôt sur le secret des
hiéroglyphes. En 1822, il « tient son affaire »,
la pierre de Rosette. Bénéficiant d’ap-
en parvenant à reconnaître les noms des
puis, il poursuit ses études à Rome
pharaons Ramses et Thoutmôsis.
et, à deux reprises, communique

BEAUX-ARTS DE PARIS, DISTR. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE INHA


l’avancement de ses travaux à Sil-
vestre de Sacy : la première lettre
concerne « l’écriture cursive copte »,
la seconde traite de « l’inscription
égyptienne de Rosette », où il a iden-
tifié les noms propres.

IDÉOGRAMMES, PHONOGRAMMES ?
Personnage hors du commun, lin-  De Sacy étudie le texte démotique de
la pierre de Rosette. Il met en relation des
guiste éminent, Jean-François Cham-
signes égyptiens avec des lettres grecques.
pollion, surnommé « l’Égyptien », est
encore tout jeune lorsqu’il scelle son
destin : à 11 ans seulement, il décide
de se pencher sur le mystère des hié-
roglyphes – pour le percer. Né à
Figeac le 23 décembre 1790, il se dis-

RMN-GRAND PALAIS/MICHEL URTADO


tingue par une frénésie de travail et
une soif de connaissances. Tout l’in-
téresse : les langues, les auteurs
ROYAL SOCIETY/BRIDGEMAN IMAGES

anciens, les civilisations…


Sur l’insistance de son frère aîné
Jacques Joseph, dit « Figeac », et celle  En 1814, T. Young publie une première
d’un précepteur conscient des quali- étude sur l’inscription démotique de la pierre.
tés exceptionnelles de son élève, la Il prétendra être le père de la découverte.
famille Champollion place le petit
Jean-François au lycée de Grenoble. pour ce jeune prodige, auquel il l’égyptien ancien. À 17 ans, sa scola-
Chance inespérée : peu après, ce der- alloue une bourse d’études. rité achevée, il part pour Paris et
nier rencontre le mathématicien et Devenu pensionnaire, Champol- s’inscrit au Collège de France et à
physicien Joseph Fourier, récemment lion profite de toutes les occasions l’École des langues orientales, où il
nommé préfet de l’Isère. Ancien pour perfectionner ses connais- suit les cours des plus éminents spé-
membre de la campagne d’Égypte, sances linguistiques. Il intègre à son cialistes, notamment ceux de Sil-
l’homme est chargé de rédiger la pré- programme d’étude l’arabe, le vestre de Sacy. L’étudiant se montre
face historique de la Description de syriaque, l’araméen, et le copte, qui si brillant qu’on lui confie le cours
l’Égypte. D’emblée, il se passionne est à son sens une forme tardive de d’hébreu au Collège de France…
Champollion n’a pas 20 ans !
À ses heures perdues, il étudie

Le sanctuaire de Philae ferme


encore, feuillette, consulte, compare
tous ces documents incompréhen-

en 551. Ainsi s’éteignent la sibles issus de la campagne d’Égypte.


Idéogrammes ou phonogrammes ?
religion pharaonique etle savoir Champollion ne sait encore comment
interpréter tous ces signes. C’est alors
des prêtres, seuls capables que son frère lui présente Joseph

d’utiliser les hiéroglyphes


Dacier, historien et secrétaire perpé-
tuel à l’Académie des inscriptions et

10 - Historia numéro spécial n° 38


trois versions d’un même texte : la
partie supérieure est rédigée en hié-
roglyphique, la partie médiane en
démotique, forme tardive de l’égyp-
tien, et la partie inférieure en grec.
Il s’agit d’un décret de Ptolémée V
Épiphane promulgué à Memphis en
196 av. J.-C. Plusieurs scientifiques
se sont déjà penchés sur ce docu-
ment ; ils sont tous parvenus à iden-
tifier quelques signes, mais le fonc-
tionnement du système reste un mys-
tère. Or, Champollion remarque que,
premièrement, les noms royaux sont
entourés de cartouches et que, deu-
xièmement, il faut 486 mots grecs
pour transcrire 1 419 signes hiérogly-
phiques. C’est donc que, pour expri-
mer une idée, un mot ou un concept,
l’égyptien dispose à la fois d’idéo-
grammes et de signes phonétiques.

CONVAINCRE LES SCEPTIQUES


Il s’attaque donc au déchiffrage des
noms et parvient, par déductions et
comparaisons avec l’alphabet copte,
à établir un tableau de correspon-
dances entre signes égyptiens et
lettres grecques. Nous sommes le
14 septembre 1822 : après plus de
vingt ans de travail, Champollion
vient de percer le mystère des hiéro-
glyphes. Dès le 22 septembre, il
révèle sa découverte dans une com-
munication connue sous le titre de
Lettre à M. Dacier, où il énonce, dans
les grandes lignes, le fonctionnement
BNF, PARIS

de « l’alphabet des hiéroglyphes pho-


Abécédaire Se fondant sur l’étude de la pierre de Rosette, Champollion comprend nétiques employés par les Égyptiens
que l’écriture de l’Égypte ancienne se compose à la fois d’idéogrammes (où un signe pour inscrire sur leurs monuments
représente un mot) et de signes phonétiques. À partir du grec Ptolémaios, il déduit
les titres, les noms et les surnoms des
l’équivalent hiéroglyphique dont il distingue huit symboles. Surprise : quatre d’entre eux
souverains grecs et romains ».
se retrouvent dans le nom de Cléopâtre. Le déchiffrement des hiéroglyphes est en vue…
Toutefois, il reste encore incapable
d’affirmer quelle est la véritable
belles-lettres, qui lui offre son appui 70 kilomètres d’Alexandrie, une nature des signes. Par chance, il
et lui montre la copie d’un texte de grande stèle en basalte noir, qu’il reçoit peu après la copie d’une ins-
toute première importance : la pierre s’empresse de rapporter au Caire. cription où figure un cartouche dans
de Rosette. Saisie par les Anglais deux ans plus lequel apparaissent quelques signes.
Pour apprécier ce document, il tard, elle finit par atterrir dans les Il essaye de procéder méthodique-
faut remonter à l’année 1799. Fran- collections égyptiennes du British ment. Il connaît déjà les deux der-
çois Xavier Bouchard, officier fran- Museum. La pierre de Rosette porte niers signes, rencontrés dans Ptolé-
çais de l’armée d’Égypte, trouve à une inscription en trois caractères maios, le nom des souverains lagides :
Rachid, ville située dans le Delta à différents, semblant correspondre à il s’agit de la lettre s.

11 - Novembre-décembre 2017
INTRODUCTION

Le premier signe ne peut repré- nogrammes : il en déduit donc que objets de la collection Drovetti,
senter que le disque solaire, qui se dit l’écriture est à la fois idéographique récemment acquise par le roi de Sar-
Rê en copte. Quant au deuxième et phonétique. En 1824, la publica- daigne. Dès son retour, en 1826, il
signe, plus problématique, il semble tion de son Précis du système hiéro- est nommé conservateur du départe-
pouvoir être mis en relation avec le glyphique explique, de manière plus ment des Antiquités égyptiennes du
mot copte mes, « mettre au monde ». claire et plus complète, le résultat de musée du Louvre et, parallèlement,
Aussi Champollion obtient-il le mot ses travaux et finit de convaincre les il donne des cours d’archéologie
suivant : Rê-mes-s-s, ou Ramses, le derniers sceptiques. égyptienne.
nom d’un des plus grands pharaons Par la suite, il ne cesse d’approfon-
d’Égypte. Des trois signes représen- dir ses recherches et finit par se VOIR ALEXANDRIE ET MOURIR
tés, l’un (Rê) est un idéogramme, les rendre en mission officielle en Italie, Une idée le tracasse : il voudrait se
deux autres (mes et s) sont des pho- notamment à Turin, où il consulte les rendre sur place pour tester sa toute
récente découverte et voir si son sys-
tème de lecture est applicable à tous
les textes égyptiens, quelle que soit
LE MYSTÈRE DE LA NAISSANCE leur époque. Ainsi, le 31 juillet 1828,
Champollion et l’Italien Ippolito
DE L’ÉCRITURE Rossel l i n i s ’emba rquent pou r
l’Égypte à la tête d’une expédition
Dès l’unification du pays, vers 3150 av. J.-C., l’écriture égyptienne franco- toscane constituée d’une
se développe rapidement, sans doute parce qu’elle constitue l’outil vingtaine de personnes.
indispensable au bon fonctionnement de l’administration naissante. Le voyage dure quinze mois ;
Or, on ne parvient pas à expliquer comment le système d’écriture se d’Alexandrie à Assouan, les membres
met en place, d’autant que les archives sont muettes sur le sujet : pour de l’équipe visitent les vestiges,
les Égyptiens, les « paroles divines » – les hiéroglyphes – restent une copient les inscriptions, les bas-
invention de Thot, le maître de l’écriture ; certains affirment que les reliefs et les peintures, décrivent les
hommes ont tout hérité de lui et que cette somme de connaissances sites, observent les coutumes locales.
leur a été transmise par des écrits, volontairement abandonnés par Quant à Champollion, il décrypte
le dieu dans les sanctuaires. On constate toutefois que, dès le départ, tout ce qui lui tombe sous les yeux et
les bases de l’écriture sont fixées de manière presque définitive : sur constate que son alphabet « s’ap-
les 24 signes alphabétiques, 21 existent déjà, tandis que les autres plique avec un égal succès d’abord
catégories de signes (bilitères, trilitères et déterminatifs) sont bien aux monuments égyptiens du temps
attestées. Le constat est étonnant : quelle que soit son origine, l’écriture des Romains et des Lagides, et, ce qui
égyptienne semble être entrée en usage partiellement aboutie, prête à devient d’un bien plus grand intérêt,
l’emploi et capable d’exprimer tout ce que l’on attend d’elle.  A. G. B. ensuite aux inscriptions de tous les
temples, palais et tombeaux des
époques pharaoniques ».
À son retour, on le couvre d’hon-
neurs. Il est d’abord élu à l’Académie
des inscriptions et belles-lettres, puis
on lui crée une chaire d’égyptologie
au Collège de France, poste dont il ne
WORLD HISTORY ARCHIVE / AURIMAGES

profite guère car, épuisé et malade,


il s’éteint le 4 mars 1832, à l’âge de
41 ans, laissant derrière lui un travail
considérable, notamment une Gram-
maire et un Dictionnaire, qui récapi-
Thot, divinité à tête d’ibis, est le secrétaire des dieux et le patron des scribes.
tulent toutes ses connaissances de
l’écriture hiéroglyphique. 

12 - Historia numéro spécial n° 38


FRANÇOIS IER
ET L’ ART
DES PAYS-BAS

Du 18 octobre 2017 au 15 janvier 2018


exposition au musée du Louvre
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13 - Novembre-décembre 2017
UBISOFT
LE MONDE
DE L’AU-DELÀ
Dans ce pays de la lumière qu’est l’Égypte,
les ténèbres s’apparentent à la mort. Et les
Égyptiens sont passés maîtres dans l’art
d’embaumer les corps pour que l’être disparu
renaisse dans un nouvel univers.
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

LES CINQ PILIERS


DE LA CRÉATION
Héliopolis, Memphis, Hermopolis, Esna et Thèbes : ces cités,
parmi les plus importantes de l’Égypte, ont engendré leur
propre récit de l’origine de l’univers. Retour aux sources,
à la découverte du démiurge, des « lions de l’horizon »,
des parties de dés avec la lune, des « enfants du désordre ».
Par Aude Gros de Beler

Céleste Sur le plafond de la salle


hypostyle du temple d’Hator, à Denderah,
sont représentés des scènes et des
hiéroglyphes relatifs à l’astronomie.
L’ensemble se lit comme un panorama
mythologique de l’empyrée.

16 - Historia numéro spécial n° 38


enter d’expliquer l’origine du monde reste le espace illimité plongé dans une obscurité totale. Il
plus grand défi de l’humanité. L’Égypte pha- représente le néant, l’élément opposé au monde créé.
raonique, l’une des premières civilisations à Celui-ci abrite l’essence des choses et contient toutes
poser ouvertement le problème, possède la parti- les virtualités de l’être : la stimulation de ce potentiel
cularité de disposer de plusieurs mythes de la créa- doit permettre l’acte de création.
tion (les cosmogonies), qui mettent en scène, Le Noun abrite une force qui se matérialise par un
comme divinité créatrice, le dieu de tutelle des être inconscient : le démiurge. Ce terme désigne le dieu
villes influentes : Rê à Héliopolis, Ptah à Memphis, créateur qui, sans raison particulière, va sentir la vie
Amon à Thèbes… Si ces systèmes sont nombreux et s’animer en lui. Cette transformation le conduit à se
cohabitent allègrement, certaines cosmogonies, où dissocier du Noun pour devenir un être à part entière.
interviennent des divinités plus puissantes, priment Son premier acte consiste à se modeler un corps phy-
sur d’autres, trop spécifiques pour être vulgarisées. sique : il « est venu à l’existence de lui-même », sans père
Malgré cette diversité, il est possible de dégager un ni mère. Ensuite, il s’attelle à une tâche énorme : celle
schéma idéal de création. « Avant que le ciel n’existe, de la création du monde organisé. Ce schéma initial est
avant que la terre n’existe, avant que les hommes généralement respecté, les variantes résidant dans les
n’existent, avant que la mort n’existe », on trouve, de méthodes et les outils utilisés par le démiurge pour

OLAF TAUSCH
façon systématique, le Noun : un chaos désorganisé, un organiser sa création. 

17 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

Héliopolis, sous le soleil exactement


Cette cosmogonie met en
scène un dieu créateur,
Khépri-Rê-Atoum (le soleil
au lever, au zénith et au
coucher), et neuf dieux
primordiaux (l’Ennéade).
Du Noun, donc, surgit le
démiurge, qui apparaît
sur une pierre pyramidale,
le ben-ben, évoquant la
pétrification d’un rayon
de soleil. Le dieu amorce
alors la création, dont
l’aspect intellectuel
accompagne l’acte

AUDE GROS DE BELER


physiologique menant à
l’existence des êtres et
des choses. Ainsi, en se
masturbant, Atoum sécrète Zénith Shou (dieu de l’Air) et Tefnout (déesse de la Chaleur), les deux « lions de l’horizon » portant
de la semence qu’il crache leur père, le soleil Rê, sur leurs épaules. Papyrus d’Ani, XIXe dynastie. (1293-1185 av. J.-C.), British Museum.
par la bouche, donnant
naissance à Shou (dieu
de l’Air, l’espace dans principe masculin) et Nout filiforme de Nout loin au- Nout de mettre au monde
lequel doit se diffuser la (le Ciel, principe féminin). dessus de celui de Geb, ses cinq enfants : Osiris,
lumière solaire) et Tefnout Toutefois, ces derniers langoureusement allongé Horus l’Ancien, Seth, Isis et
(la Chaleur et l’Ordre ne peuvent s’empêcher sur le sol. Nephtys. Leur avènement
cosmique). Tous deux de s’unir en secret. De ces unions répétées, un peu particulier, en
sont donc indissociables : Mécontent de cette liaison, Nout attend des dehors des normes
chaque matin, ils doivent le démiurge ordonne à quintuplés, mais le dictées par le temps,
mettre au monde le Shou d’intervenir. Il décide démiurge lui interdit conduit la communauté
soleil, dont ils sont censés de les séparer, laissant d’accoucher pendant les divine à les considérer
être les enfants. Dans Geb à terre et envoyant périodes incluses dans le comme des intrus : on les
l’iconographie, cet aspect Nout dans les hauteurs calendrier officiel – l’année surnomme les « enfants
de leur personnalité est célestes. Il devient alors solaire compte alors 360 du désordre ». Dans le
représenté par deux lions l’espace séparant ces jours. La voilà dans une calendrier, ces jours
dos à dos, les « lions de deux éléments ; un espace situation inextricable, si additionnels correspondent
l’horizon », portant l’astre qui permet la pleine bien qu’elle fait appel à aux cinq derniers jours de
solaire sur leurs épaules. diffusion de la lumière, la Thot, le maître du temps. l’année : ce sont les jours
Par la suite, les autres totale expression de son Pour la sauver de ce faux épagomènes, car ils ne
dieux viennent à père, le dieu universel. pas, il joue aux dés avec sont pas inclus dans les
l’existence selon un De nombreux documents la lune : à chaque partie douze mois du calendrier
processus de reproduction illustrent cette étape de gagnée, on ajoute un jour officiel. Ils forment une
naturel. Shou et Tefnout la création et présentent au calendrier. Il gagne transition importante entre
s’accouplent, donnant Shou, les bras levés, cinq parties, donc cinq la fin d’une année et le
naissance à Geb (la Terre, maintenant le corps jours, qui permettent à début d’une autre. 

18 - Historia numéro spécial n° 38


Memphis,
fils du Verbe
Le seul document évoquant la cosmogonie
memphite est une dalle en granit gravée sous
le règne de Chabaka (716-702 av. J.-C.), copie
d’un papyrus plus ancien. Cette tradition, sans
doute la plus « intellectuelle » élaborée en
Égypte, combine des éléments d’Héliopolis et
d’Hermopolis, mais en donnant à Ptah, le dieu
local, le rôle de créateur. Il élabore la création
par la simple action de son esprit, qui projette la
chose à créer, et de sa langue, qui, en énonçant
cette idée, provoque l’existence des éléments du
monde organisé. C’est la création par le verbe :
le fait de nommer les choses imaginées par
le cœur, siège de la pensée, les fait exister. La
création de Ptah, soigneusement pensée, suit un
ordre d’une logique implacable. En tout premier
lieu, il crée les dieux, en commençant par ses
propres hypostases. Viennent alors les créatures,
à qui il donne d’abord le cœur et la langue, puis
les qualités morales nécessaires à l’équilibre
de l’univers. Suivent les travaux et les artisans,
éléments essentiels puisque ce sont eux qui Trône La déesse-lionne
Sekhmet, compagne de
seront appelés à façonner les statues destinées
Ptah et fille de Rê, porte un
HERMA SILVER / AURIMAGES

à s’animer au son de la voix et à immortaliser


disque solaire. XIXe dynastie,
les êtres. Enfin, il fournit les principes physiques Ramesseum (temple funéraire
permettant le mouvement du corps, avant de Ramses II), Thèbes.
d’organiser la vie administrative et religieuse. 

Hermopolis : les Huit fantastiques


Difficile à cerner, cette cosmogonie n’est connue que par de grenouilles : Noun et Naunet (l’Océan primordial),
des documents fragmentaires de l’époque ptolémaïque. Hehou et Hehet (l’Infini), Kekou et Keket (l’Obscurité),
Le nom antique de la ville (Khemenou, « ville des huit ») Amon et Amaunet (le Caché). À l’aube des temps, ces
fait référence à des génies élémentaires, l’Ogdoade. divinités s’assemblent pour concevoir un œuf – ou une
Formant un tout, ils personnifient les éléments du chaos fleur de lotus –, qu’ils déposent sur le tertre primordial.
précédant la création. Conçus par Thot, le dieu à tête De cet œuf jaillit le soleil. D’autres traditions donnent
d’ibis, ces dieux primordiaux disparaissent une fois leur le rôle de géniteur de l’Ogdoade à Tatenen, de la
œuvre achevée. Ces forces obscures se manifestent par cosmogonie memphite, ou aux serpents Kematef et Irta,
couples. Les femelles ont la forme de serpents, les mâles de la cosmogonie thébaine. 

19 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À Triade Khnoum, le dieu-bélier,
entouré de la déesse Hathor et
de Maât (déesse de l’Équilibre
cosmique). XXIIIe dynastie (v. – 890).

Le potier
démiurge
d’Esna
Étrangement, la ville d’Esna abrite
deux divinités créatrices (Khnoum,
le dieu-bélier d’Éléphantine, et

WERNER FORMAN ARCHIVE / AURIMAGES


Neith, la déesse-archère de Saïs),
ce qui a obligé les théologiens
à faire certains compromis.
Le plus populaire, Khnoum, est le
démiurge qui façonne sur son tour
de potier l’œuf primordial d’où va
jaillir le soleil. Les textes décrivent femelles, avant de fournir « le souffle crée les végétaux, les montagnes,
la création avec un luxe de détails de la vie » aux êtres. La suite du texte, les carrières… La fin de l’hymne
extraordinaire. Khnoum commence édifiante, développe comment il retrace de façon plus générale
par former les dieux et les hommes, conçoit le corps humain. Travaillant le rôle de Khnoum dans la création :
puis il modèle le bétail, les comme un forcené, il s’attaque au « Il vient au bon moment sans
troupeaux, les poissons, les oiseaux, langage, aux produits exotiques, aux cesse […] car aucune tâche ne
les mâles reproducteurs et les différents éléments de la nature : il s’accomplit sans lui. » 

Propitiation
Thoutmosis III
Thèbes : nom de domaine d’Amon
faisant une Cette cosmogonie combine (Medinet Habou). Il amorce corps de ces dieux reposent
offrande d’eau des emprunts et des apports le processus de création et, à Djêmé, lieu appelé dans
et d’encens originaux. À l’aube des une fois son temps révolu, il les textes la « Place sainte
à Amon-Rê. temps, le serpent Kematef, conçoit le serpent Irta, « Celui du début du temps ». Or, à
Temple funéraire de
« Celui qui accomplit son qui a fait la terre », puis se partir de la XIIe dynastie
Hatshepsout, Deir
temps », émerge du Noun retire dans un long sommeil. (1991-1780 av. J.-C.), le
el-Bahari, Thèbes,
XVIIIe dynastie.
sur la butte de Djêmé Irta entreprend alors de culte d’Amon se développe
créer l’univers. Il commence à Thèbes et le clergé lui
par engendrer la terre, ainsi constitue une théologie en
que les dieux primordiaux harmonie avec sa nouvelle
de l’Ogdoade. Ces derniers personnalité : celle de maître
se rendent à Hermopolis, incontesté du panthéon
à Memphis et à Héliopolis égyptien. Amon est alors
pour donner naissance à considéré comme le « grand
Ptah et à Atoum. Épuisés ba de Kematef » : en tant que
par leur œuvre colossale, dieu créateur, il se manifeste
ARALDO DE LUCA / AURIMAGES

ils s’en reviennent à Thèbes sous les aspects de Kematef,


et, comme Kematef et Irta, auquel il se substitue en
s’endorment à jamais. Les quelque sorte. 

20 - Historia numéro spécial n° 38


Neith, la «grande mère »
du panthéon
N
eith reste l’une des très rares figures féminines du panthéon
égyptien à occuper le rôle de démiurge. De nombreux
documents évoquent ce mythe de la création, qui se
caractérise par ses emprunts fréquents aux autres cosmogonies :
Neith y apparaît comme la « grande mère primordiale » qui donne
naissance au soleil et à l’univers. Après avoir créé une butte où
se tenir, elle façonne 30 dieux primordiaux par la simple évocation
de leur nom. Ceux-ci, qui doivent l’assister dans sa création,
semblent très désireux de connaître « ce qui n’existe pas encore »
et, visiblement, ils ignorent « ce qui doit venir à l’existence ». Ils
questionnent donc la déesse, qui, après avoir longuement réfléchi sur
les différentes manières de concevoir le monde, leur explique qu’elle
va donner naissance à une divinité hors du commun, le soleil. Chose
dite, chose faite. Et voilà que, d’un œuf dans lequel Neith a déposé
ses excrétions, jaillit le soleil. Puis toute la création s’organise
méthodiquement. Un jour, alors que Rê ne trouve plus sa mère, il
se met à pleurer : « Les hommes vinrent à l’existence à partir de
ses larmes. » Après l’avoir retrouvée, le voilà qui salive : « Les dieux
vinrent au monde à partir de la salive de ses lèvres. » Un autre jour,
c’est Neith qui, malencontreusement, vient à cracher dans le Noun.
Dégoûtés, les dieux repoussent ce crachat : « Il devint un serpent de
120 coudées, qui fut appelé Apophis. » Plus tard apparaît Thot : « Il
sortit du cœur de Rê en un moment de tristesse. » D’emblée, Rê lui
confie la fonction de dieu de l’Écriture. Ainsi, au fil du récit, tous les
éléments de la création se mettent en place. Puis Neith décide de
se rendre à Saïs. Elle adopte sa forme de vache Ihet et place le dieu
solaire entre ses cornes pour le protéger de ses ennemis. Son voyage
dure quatre mois, au cours desquels elle ne cesse de lutter contre les
rebelles qui veulent s’attaquer à son fils. Un soir, enfin, elle arrive à
Saïs, et Rê demande à l’assemblée divine d’organiser une grande fête
en son honneur.  A. G. B.

Rayonnante Créatrice du monde,


la déesse donne naissance au soleil et
à l’univers. Georges Clairin (1843-1919),
LEEMAGE.COM

collection particulière.

21 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

LES 12 DÉITÉS
DU PANTHÉON
Puissantes, bénéfiques ou malfaisantes, elles veillent
sur chaque bourgade et accompagnent chaque
moment de la vie – et de la mort – des Égyptiens.

AMON
Filiation : époux de la déesse
vautour Mout, père du dieu
lunaire Khonsou.
Rôle : dieu tutélaire de la ville de
Thèbes, créateur allié avec le dieu
solaire d’Héliopolis sous forme
d’Amon-Rê.
Attributs : croix ansée ankh,
sceptre ouas (symbole de force,
de puissance) – communs à tous
les dieux –, couronne à deux
hautes plumes et bélier.
ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION
ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION

ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION


MAÂT
Filiation : fille de Rê.
HATHOR
Rôle : symbole de la Vérité et de Filiation : fille de Rê, épouse
la Justice, elle incarne l’équilibre d’Horus d’Edfou.
et la stabilité du monde, par Rôle : force cosmique créatrice,
opposition au chaos incréé. Son matrice universelle, déesse
image est aussi utilisée comme de la Musique et de la Danse.
contrepoids de la balance lors de Figure tutélaire de l’Occident,
la pesée des âmes des défunts. elle recueille le Soleil dans sa
Attributs : plume d’autruche. course descendante et protège les
défunts dans leurs pérégrinations.
Attributs : sceptre floral, vache.
2014 MUSÉE DU LOUVRE / CHRISTIAN DÉCAMPS

OSIRIS
Filiation : fils de Geb
et de Nout, époux d’Isis,

SETH
père d’Horus.
Rôle : incarnation des
puissances végétantes de
Filiation : fils de Geb, dieu de la la nature. Il aurait enseigné
Terre, et de Nout, déesse du Ciel ; aux hommes l’agriculture
INTERFOTO / LA COLLECTION

frère d’Isis, d’Osiris et de Nephtys. et les arts. Assassiné par


Pas de descendance. Seth, revenu à la vie grâce
Rôle : à la fois bienfaiteur (il est à Isis, il devient ensuite le
le bras armé de Rê sur sa barque dieu des Morts.
divine) et malfaisant (il s’acharne Attributs : couronne atef,
contre son frère Osiris), ce dieu crosse royale (heka), fouet
impétueux est assimilé aux forces rituel.
UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

violentes ou stériles de la nature.


Attributs : couronne blanche ;
arc et flèches, animal mythique.
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

ANUBIS

ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION


Filiation : fils illégitime
de Nephtys ; sa parèdre est
Inpout ; père de Kehebout.
Rôle : dieu de la
Momification, embaumeur
d’Osiris (avec Isis)
et conducteur des âmes.
Il veille au bon déroulement
de la psychostasie (pesée des
THOT
âmes) et sur les défunts.
Filiation : né du crâne
Attributs : croix ansée ankh,
ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION

de Rê, époux de Seshat.


sceptre ouas, chacal.
Rôle : dieu de l’Écriture
et patron des scribes,
il note le verdict
au moment de la pesée
des âmes, et on lui
attribue aussi des vertus
de magicien. Attributs :
palette de scribe, œil
oudjat, clepsydre. Ibis ou
babouin.
ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION

KHNOUM
HORUS
Filiation : époux de Satis et père
d’Anoukis. Rôle : potier divin.
Il a créé l’œuf primordial, dont est
issu l’Univers (à Esna), et façonne Filiation : fils d’Osiris et
les hommes à partir du limon d’Isis. Rôle : dieu du Ciel,
du Nil. Dieu bélier, il est aussi celui ses yeux figurent le Soleil
UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

de la Fécondité et est appelé et la Lune. Guerrier et


le « beau copulateur ».
ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION

protecteur de Pharaon,
Attributs : tour de potier, tête il incarne la royauté.
de bélier. Multiples représentations
et attributions. Attributs :
pschent (couronne), armes
(lance, harpon), faucon.

24 - Historia numéro spécial n° 38


ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION

PTAH
Filiation : époux de Sekhmet,
père de Nefertoum.
Rôle : patron des orfèvres et des
artisans, il règne sur les génies et les
animaux des profondeurs de la terre.
Démiurge, il conçoit le monde en son
cœur puis le façonne par la parole.
Attributs : gaine momiforme, croix
et sceptre ouas insérés dans un pilier
djed (symbole de stabilité).

THE ART ARCHIVE / COLLECTION ANTONOVICH / DAGLI ORTI



Filiation : il se désolidarise
du Noun lorsque, pataugeant
dans le chaos, il prend

ISIS
conscience de sa propre
conscience. Rôle : démiurge,
créateur de l’Univers, dont
ARTOTHEK - CHRISTIE'S / LA COLLECTION

il est l’âme cosmique. Filiation : fille de Geb et de Nout,


Assimilé au Soleil, il voyage épouse d’Osiris, sœur de Nehptys.
dans sa barque du jour puis Rôle : déesse-reine, protectrice
dans celle de la nuit. Source des mères et des enfants.
de lumière, de vie et de Elle veille sur les morts,
chaleur. Attributs : homme et ses pouvoirs de magicienne
à tête de faucon coiffé d’un raniment les défunts. Modèle
disque solaire. de piété conjugale, elle engendre
Horus en redonnant vie à
son mari assassiné.
Attributs : amulette tit (nœud
d’Isis), sceptre (floral ou ouas),
coiffe khat.

25 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

LA BARQUE SACRÉE
ET LA TRAVERSÉE
DES TÉNÈBRES
Dans les temples ou au pied des de prières devant accompagner le défunt dans
nécropoles, la présence de bateaux son voyage vers l’au-delà. Les théologiens de
l’Égypte ancienne imaginent que le monde est
révèle, dans un pays vénérant une sorte de plateforme en terre flottant sur un
l’astre du jour et le fleuve nourricier, immense océan intérieur d’où provenait le Nil et
les craintes qu’inspire la nuit. ainsi symbolisé par la déesse Noun soulevant la
barque solaire hors des eaux au moment de la

S.VANNINI/DEA/LEEMAGE
création. Les textes transcrivent le grand rituel
Par Claudine Le Tourneur d’Ison du culte funéraire royal de l’Ancien Empire, mais
démocratisés à destination du peuple.
Au Nouvel Empire (1580-1085 av. J.-C.), le
grand cycle diurne du Soleil est complété par
son périple nocturne. L’étoile est censée traverser
ans un pays où le fleuve est source de toute un espace imaginaire au cours duquel sa vigueur
vie, la navigation a influé sur l’imaginaire augmente pour aborder sa renaissance diurne.
des premiers théologiens. Ainsi la Cet espace, appelé la Douat, est un lieu de cir-
barque sacrée représentée dans les culation et de transformation que le Soleil par-
temples et sanctuaires joue un rôle pri- court dans une barque portée par les flots du Nil
mordial dans la religion égyptienne souterrain. Osiris, dieu qui figure le cycle de
ancienne. Elle est à l’origine du mythe l’éternel retour, est ainsi associé à l’astre rayon-
qui symbolise la vie, la mort et la résurrec- nant afin de lui assurer un plein succès dans ses
tion d’Osiris. Les âmes des défunts rejoignent la pérégrinations nocturnes.
barque solaire qui a pour mission de les trans-
porter dans le ciel sur les traces du dieu Soleil. UNE PROMESSE DE RENOUVELLEMENT
La barque de Chéops, mise au jour au pied de sa Il s’agit d’éviter les forces destructrices incarnées
pyramide, incarne par ses dimensions et sa par le serpent Apophis. Symbole du chaos, il
forme la barque du mythique voyage du soleil espère faire échouer la barque divine pour évi-
dans sa course céleste. ter le retour de la lumière et ainsi interrompre
Au départ destiné aux seuls pharaons, le culte le processus de création permanente. Seth, qui
funéraire s’étend aux morts « ordinaires » grâce assassina son frère Osiris, lui offrant ainsi sa rai-
au Livre de la sortie au jour, cet ensemble de son d’être et la possibilité de remplir sa mission,
textes et de formules dont les plus anciens figure souvent parmi les passagers de la barque
remontent à 2300 av. J.-C. Écrit sur papyrus et solaire, dont il est le principal défenseur. Par son
richement illustré, ce livre est un précieux recueil agressivité, Seth repousse chaque nuit les

26 - Historia numéro spécial n° 38


attaques d’Apophis. Osiris matérialise les fron- Pendant neuf jours, la barque menant la déesse Circonvolution
À la nuit tombée,
tières de l’au-delà, qu’il isole du chaos liquide. rassérénée voguera sur le fleuve jusqu’au palais
Rê, le dieu solaire,
Mort pour renaître, il est une promesse d’éter- de Rê. À chaque étape, la déesse est accueillie navigue à travers
nité. Chaque soir, le Soleil, accueilli par la déesse dans la joie ; rites et fêtes célèbrent la fille du l’espace nocturne
Nout, se repose dans la Douat. Et, grâce à son Soleil dans l’ivresse, la musique et la danse. pour renaître au
passage dans le Noun, accède à la renaissance. levant.
La Lune occupe également une place fonda- LA PUISSANCE SOLAIRE À SON ZÉNITH Fresque de la
chambre funéraire de
mentale dans la mythologie de l’Égypte an- Le vin et la bière coulent à l’envi, rappelant que Ramses Ier
cienne. Si le Soleil est l’œil droit du ciel, la Lune Tefnout, qui se manifeste désormais sous les (v. 1295 av. J.-C.).
est son œil gauche. Cet astre aux reflets argentés traits d’Hathor la Bienveillante, apporte les flots
inquiète pour tant par ses disparitions progres- salvateurs de l’inondation. Au temple d’Edfou,
sives et répétées. Il n’incarne pas une promesse datant de l’époque gréco-romaine, apparaît un
de renouvellement. Malgré tout, son retour à sa des nombreux aspects d’Horus, le grand Horus
forme pleine marque un accomplissement. Pour céleste, fils d’Isis et d’Osiris, qui incarne la puis-
circuler, la Lune se déplace elle aussi dans une sance solaire à son zénith destinée à repousser
barque et voyage dans le ciel nocturne constellé les forces du chaos. Chaque année à la fin de la
d’étoiles. Parfois, les étoiles s’incarnent en per- saison des moissons, au cours du mois d’Epiphi,
sonnages debout dans une barque. Ils symbo- se déroule la fête de la Bonne Rencontre. La
lisent en ce cas les décans. déesse remonte en barque le cours du Nil pour
« Commence alors la descente du Nil, sur les rendre visite au seigneur d’Edfou, qui la rejoint
rives duquel la population se masse dans sur le f leuve. Durant quatorze jours sont
l’allégresse pour saluer le retour de la Lointaine », célébrées les noces divines, avec le retour de la
l’inondation qui va apporter le limon et la vie. fille du Soleil auprès de son père et époux. 

27 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

UN PEUPLE
TOURNÉ VERS
LES ASTRES
Le calendrier de l’ancienne Égypte découle
de l’observation de la voûte céleste. Un royaume
éthéré et vénéré où des étoiles « impérissables »
côtoient des planètes « infatigables »…
Par Aude Gros de Beler

i l’on ignore l’étendue des connaissances fixé lorsque la crue du Nil déferle sur le pays –
astronomiques des habitants de la vallée coïncide avec un phénomène astronomique. Ce
du Nil, on peut toutefois penser qu’elles jour-là, Sothis (Sirius), l’étoile fixe la plus bril-
sont loin d’être négligeables. Comme lante du ciel, apparaît juste avant le lever du
toutes les sciences égyptiennes, l’astro- soleil, soit le 19 juillet : c’est le lever « héliaque »
nomie est pragmatique : on ne théorise de Sirius. Malgré la beauté du système, il reste
pas, on observe juste le ciel pour orien- que ce calendrier présente un inconvénient
ter correctement les monuments, calculer majeur : il est trop court d’un quart de jour. Avec
l’avancement des heures de nuit ou détermi- cette erreur cumulative, on perd une année com-
ner les dates des fêtes religieuses. plète tous les mille quatre cent soixante ans
Le calendrier comprend 365 jours, décompo- (période sothiaque). Étrangement, avant
sés en 12 mois de trente jours, auxquels l’époque grecque, aucun roi n’a cherché à recti-
s’ajoutent en fin d’année cinq jours dits « épago- fier l’erreur en rattrapant le retard par année
mènes ». Les mois comptent trois décades de dix intercalaire ou bissextile !
jours, chacun de vingt-quatre heures. L’année
est divisée en trois saisons de quatre mois, MARS, L’« HORUS ROUGE »
découpage répondant à d’évidentes nécessités Quant au décompte des heures, il répond à une
agricoles : akhet (l’inondation), peret (les logique assez étrange. Une période de vingt-
semailles), chemou (la récolte). Ce calendrier quatre heures est divisée en douze heures
présente donc deux avantages non négligeables : diurnes et douze heures nocturnes, quelle que
ses mois sont de longueur égale et sa division soit la saison. L’heure égyptienne est donc sujette
décadaire ne chevauche ni les mois ni les années. à d’importantes variations, puisqu’elle forme
En principe, le début de l’année égyptienne – toujours un douzième du jour dont elle fait par-

28 - Historia numéro spécial n° 38


AUDE GROS DE BELER

Cosmogonie Au centre de cette voûte du caveau du pharaon Sethy Ier


tie. En général, les systèmes utilisés pour mesu- apparaît le taureau, qui figure la Grande Ourse. Dessous, Dounanouï
rer le temps tiennent compte de ces fluctuations : (le dieu à tête de faucon) tend une corde, l’axe du monde. Tombe de Sethy Ier,
cadrans solaires pendant la journée ; horloges XIXe dynastie (1293-1185 av. J.-C.). Vallée des Rois, Thèbes.
stellaires et horloges à eau pendant la nuit.
Pour le reste, nous sommes moins bien ren- Enfin, à partir de l’époque romaine appa-
seignés. Les Égyptiens imaginent la Lune 72 fois raissent les zodiaques. Représentés en plafond,
plus petite que la Terre, alors qu’elle est quatre comme on voit les constellations dans le ciel, ils
fois plus petite, et le Soleil huit fois plus grand, n’ont pas une vocation astrologique, mais servent
alors qu’il l’est 109 fois. On sait qu’ils distinguent à représenter la carte du ciel à un moment
cinq planètes, les « Infatigables » ou les « Astres donné. Le plus beau est celui de la salle osirienne
qui ignorent le repos », souvent figurées sur des de Denderah (ci-dessus), imposante dalle en grès
barques voguant dans le firmament car, pense- acquise par la France en 1821 et conservée au
t-on, elles ne cessent de se déplacer : Jupiter, Louvre. Le centre du zodiaque est occupé par
l’« Horus (qui) ouvre (les) secrets des Deux- trois astres indiquant le pôle Nord : un chacal (la
Terres » ; Saturne, l’« Horus, Taureau du ciel » ; Petite Ourse), une patte de taureau (la Grande
Mars, l’« Horus rouge » ; Mercure, le « Noncha- Ourse) et une image de Thouéris (le Dragon).
lant » ; Vénus, la « Maison du dieu du matin ». De Autour, les 12 constellations zodiacales évoluent
même, ils connaissent un certain nombre de part et d’autre de l’écliptique. Au-delà, on
d’étoiles circumpolaires, les « Impérissables », aperçoit des étoiles et des constellations de l’hé-
parce qu’elles ne disparaissent jamais de la voûte misphère Sud visibles d’Égypte, dont Sirius et
céleste. Ils regroupent les étoiles en constella- Orion. Enfin, sur tout le pourtour du cercle
tions ; on en dénombre 36, qui président aux s’alignent les 36 décans, étoiles permettant de
UBISOFT

36 décans de l’année égyptienne. calculer l’avancement des heures de la nuit. 

29 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

PASSEPORT
POUR UN
AUTRE MONDE
La mort ne signe pas la fin de l’être, mais
marque une étape périlleuse à l’issue de
laquelle le défunt, à l’image du dieu Osiris,
recouvre la vie. À cela, une condition : que
son corps soit conservé.
UBISOFT

Par Aude Gros de Beler

Bocaux vitaux
Ces urnes, appelées
canopes [du nom
d’une ville antique
près d’Aboukir]
et représentant
les quatre fils
d’Horus, renferment
les viscères du
trépassé, qu’elles
accompagnent dans
DEAGOSTINI/LEEMAGE

sa sépulture.
Bois peint,
XXIIe dynastie, Louvre.
es Égyptiens sont dominés par une préoccupation aiguë de la vie dans l’au-
delà. Or, s’ils savent la vie terrestre éphémère, ils pensent la vie après la mort
éternelle. Il est donc naturel de passer sa vie à préparer les aménagements
nécessaires à la construction de sa demeure d’éternité et au bon déroulement
du passage de l’âme dans l’au-delà, confié à Osiris, le grand dieu funéraire.
Assassiné par son frère Seth, c’est un être qui a connu la trahison et la mort.
Mais, grâce à la sollicitude d’Isis, il a triomphé de cette épreuve en ressusci-
tant. C’est pourquoi chacun cherche à se rapprocher de lui car il est le seul être
qui apporte l’espoir d’une survie éternelle. Ainsi, tout comme Osi-
ris, le défunt doit subir les rites de la momification, première étape
vers son identification au dieu. Cette pratique s’explique par la com-
plexité de la perception de l’être humain dans la pensée égyptienne. Celui-ci
est composé de divers éléments, certains spirituels, d’autres matériels. Les
principes spirituels comprennent le sekhem et le sakh, l’énergie et le corps spi-
rituels, mais surtout l’akh, la puissance invisible, le ba, l’âme, et le ka, la mani-
festation des énergies vitales tant conservatrices que créatrices survivant à la
mort physique. Ces trois derniers termes, traduits approximativement faute
de notions semblables dans notre pensée, renvoient à la transformation qui
s’opère au moment de la mort. Quant aux éléments matériels, ils regroupent
le corps, khet, lié à son ombre, shout, mû par le cœur, ib, et muni d’un nom,
ren, qui existe comme une seconde création de l’individu. Lorsque survient la
mort, qui n’est pas une fin mais un passage vers une autre forme d’existence,
ces différents éléments se dispersent tout en conservant individuellement leur
intégrité. Si l’on parvient à tous les réunir à nouveau dans leur enveloppe, cette
seconde vie auprès d’Osiris devient possible. À la seule condition de préserver
l’élément le plus fragile : le corps. Le laisser se dégrader, c’est perdre tout espoir
de survie ; d’où la pratique de la momification.
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

« Tu revis, tu revis pour toujours, rate, le péritoine, les reins et autres organes
te voici de nouveau jeune, mous. Puis, après avoir cassé le diaphragme, on
sectionne la trachée et l’œsophage au niveau du
à jamais » : c’est sur ces paroles cou et on extrait les poumons. Les viscères sont
d’espérance que s’achève traités à part. Après dessiccation, ils sont enduits

le rituel de l’embaumement de résine chaude et emmaillotés, puis placés


dans quatre vases canopes mis sous la protection
des quatre fils d’Horus : Amset, le génie du Sud

E
à tête d’homme, veille sur le foie ; Hapi, le génie
MBAUMER LE CORPS. C’est sans du Nord à tête de babouin, veille sur les pou-
doute l’existence des momies sponta- mons ; Douamoutef, le génie de l’Est à tête de
nées qui a suggéré très tôt aux Égyp- chacal, veille sur l’estomac ; Khebeh-Senouf, le
tiens la possibilité de conserver le génie de l’Ouest à tête de faucon, veille sur les
corps. Mais la technique progresse intestins. Quant au cœur, siège de la vie affec-
lentement, au prix de tâtonnements et de résul- tive, intellectuelle et physique, il est remis en
tats inégaux ; elle atteint son apogée au Nouvel place après avoir été momifié.
Empire, soit deux mille ans après son invention.
Ces opérations, exécutées par des spécialistes, REDONNER AU CORPS SON VOLUME INITIAL
nous sont connues par les récits d’Hérodote et Une toilette minutieuse, effectuée à l’eau lustrale
par l’examen radiographique des momies. ou au vin de palme, précède la déshydratation
Après une première purification sous la tente du corps, plongé dans le natron pendant qua-
d’embaumement, on effectue l’ablation du cer- rante à soixante-dix jours. On enroule des cor-
veau, ôté par les voies nasales à l’aide d’un long dons autour des ongles afin d’éviter leur chute.
crochet en bronze. On retire ensuite les viscères, Une fois déshydraté, le corps subit un nouveau
en pratiquant une incision dans le flanc gauche, nettoyage, suivi d’un séchage méticuleux pour
d’où l’on extrait l’intestin, l’estomac, le foie, la éviter la prolifération de champignons ou de
moisissures. Reste à lui redonner son volume
initial en remplissant les cavités (boîte crâ-
Le survol et la survie La momie, sur son lit (sous lequel ont été posés les nienne, paroi thoracique et abdominale, organes
canopes), est protégée par un oiseau à tête humaine qui symbolise génitaux féminins) par des linges imprégnés de
le ba, l’âme. Principe incorruptible, il continue de planer, sans n’être plus résine, de sciure de bois ou de lichen aromatique.
rattaché à une enveloppe corporelle. Papyrus de Serimen, XXIe dynastie, Louvre.
DEAGOSTINI/LEEMAGE

32 - Historia numéro spécial n° 38


UBISOFT/NICK TAN CHEE ENG
Périple Après la veillée funèbre, le défunt, emmailloté dans son sarcophage,
gagne sa dernière demeure. Un cortège de parents, d’amis, de pleureuses le
Les ongles sont teintés au henné, tandis que les
mène jusqu’à la rive occidentale du Nil, région apparentée aux ténèbres. Une fois
orbites oculaires sont vidées et subissent diffé-
inhumé, son caveau est scellé. Pour l’éternité…
rents traitements : on peut baisser les paupières,
dessiner de faux iris, remplir les cavités avec des
oignons peints ou des pierres blanches incrus- Au début du Ier millénaire, on s’attache à soi-
tées de pierre noires pour l’iris. gner la présentation de la momie. Ici, on intro-
Pour un bandelettage optimal, le corps, tota- duit des sachets de sciure de bois sous la peau
lement desséché, est assoupli. On le frictionne du visage pour lui redonner du volume ; là, pour
avec de l’huile d’oliban, puis on le parfume. Il rembourrer le corps, on utilise de l’argile, du
est temps de refermer la plaie ayant servi à ôter sable, de la résine ou du lin ; ailleurs, on insère
les viscères : on la recoud, à moins qu’on ne coule des yeux artificiels dans les orbites, on dote les
une plaque de cire à chaud ; pour les momies visages de faux sourcils taillés dans des cheveux
royales, on installe une plaque d’éviscération en humains ou on teint la peau en ocre rouge pour
or, matériau assimilé à la chair des dieux. Vient les hommes et en ocre jaune pour les femmes.
alors la pose des bandelettes en lin. Parfois, le devant du corps est orné d’une résille
de perles colorées. En son centre plane un sca-
DES CENTAINES DE MÈTRES DE BANDELETTES rabée ailé, symbole de Khepri, « le soleil qui
Leur longueur atteint parfois plusieurs centaines vient à l’existence » : il signifie le retour perma-
de mètres, chaque membre étant individuelle- nent du ba dans le corps, à qui il redonne éter-
ment emmailloté au départ, avant de donner au nellement un cœur.
corps lui-même son bandage final. Lors de l’ap- La momie peut désormais intégrer son sar-
plication des tissus, l’officiant insère des amu- cophage. Sous le Nouvel Empire, la version
lettes protectrices aux endroits prescrits : œil anthropomorphe en bois se généralise. Sa déco-
oudjat, pilier djed, doigtiers d’or, pectoraux… Le ration, très variable, va de la simple couche de
corps est pris dans plusieurs enveloppes d’étoffes peinture blanche aux motifs les plus élaborés :
successives et dans un suaire, puis on recouvre extraits du Livre de la sortie au jour, scènes des
son visage d’un masque funéraire – dont les funérailles et textes funéraires, le tout organisé
modèles royaux sont en or. ou non en registres ordonnés. Parfois, lorsque

33 - Novembre-décembre 2017
TÉTIERE

Migration Escorté par le prêtre sem (vêtu d’une peau de léopard),


le sarcophage est reçu par Anubis (à tête de chacal), le dieu de la Momification,
qui aida Isis à embaumer Osiris. Livre de la sortie au jour, British Museum.

le défunt est aisé, le corps repose dans trois


cercueils s’emboîtant l’un dans l’autre, déposés
dans une cuve en bois ou en pierre.
LA PESÉE

R
DE L’ÂME ITES FUNÉRAIRES. Une fois le
corps momifié et le trésor funéraire
rassemblé, le défunt est fin prêt à
gagner sa dernière demeure. Après
un épisode de deuil au domicile, où
famille, proches et pleureuses professionnelles
Pour accéder au royaume d’Osiris, l’homme doit sortir se lamentent sur ce décès, le cortège se dirige
victorieux du jugement des morts (ou « psychostasie »), vers la rive occidentale du Nil, là où se couche
détaillé au chapitre 125 du Livre de la sortie au jour. Ses le soleil et où disparaissent les défunts. Pour pas-
actions sont analysées par les divinités : Anubis, Thot, ser de l’est à l’ouest, le catafalque est chargé sur
Horus, Maât et Osiris. La scène se déroule devant le dieu une barque dans laquelle, de part et d’autre,
des morts et ses 42 assistants. Au centre de la pièce deux femmes jouant le rôle d’Isis et de Nephtys
se dresse une balance : sur l’un des plateaux repose le pleurent le départ du mort. Tout autour, de mul-
cœur du défunt, sur l’autre une plume, symbole de Maât. tiples embarcations transportent le mobilier, la
En cas de jugement défavorable, le défunt est livré en famille, les amis et les pleureuses. Parvenu sur
pâture à la Grande Dévoreuse et condamné à errer dans la rive, le cortège s’organise autour du défunt et
le Noun (le chaos originel). Dans le cas contraire, il est se dirige lentement vers la tombe. En route, des
conduit devant Osiris, qui l’invite à réciter sa « confession prêtres encensent le sarcophage tout en récitant
négative ». S’adressant tour à tour à chacun des dieux les versets rituels.
qui assistent le juge suprême, le défunt proclame son Devant la sépulture, chacun s’arrête en
innocence et énumère toutes les fautes qu’il n’a pas silence, laissant les prêtres effectuer les ultimes
commises : crimes, transgressions aux règles sociales, rites funéraires : dernier adieu et, surtout, rite
violation des interdits religieux… Le voici enfin prêt à de l’Ouverture de la bouche orchestré par le
entrer dans le royaume d’Osiris, où il vivra éternellement prêtre sem, le fils aîné du mort. Ce rite prévoit
« dans la suite » du dieu. A. G. B. une centaine de manipulations censées assurer
le passage entre les deux mondes. Couvert d’une

34 - Historia numéro spécial n° 38


peau de panthère, le prêtre sem brandit une her-
minette et la pointe sur la bouche de la momie,
tout en proférant le rituel : le ka du défunt – ses
énergies vitales – passe alors de son corps à sa
statue, qui le représente désormais pour l’éter-
THE BRITISH MUSEUM, DISTR. RMN-GRAND PALAIS/THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM

nité. Les prières dites, on descend le cercueil et


le mobilier funéraire dans le caveau par le puits,
ensuite condamné. Pour clôturer la cérémonie,

AUDE GROS DE BELER


un grand festin, partagé en communion avec le
mort, regroupe les invités, repas qui sera annuel- Papyrus d’Ani, XIXe dynastie (1295-
lement reproduit à l’occasion de la belle fête de 1186 av. J.-C.), British Museum.
la Vallée du désert, où l’on organise de grands
banquets dans les cours des tombes pour hono-
rer les défunts et leur apporter des offrandes.
Mets d’outre-tombe
Q
L
uelle que soit l’époque, l’idée dominante consiste à penser
’AU-DELÀ. Pour gagner un au-delà que le défunt va retrouver la vie dans l’au-delà. Il semble
bienheureux, le défunt momifié doit donc naturel que, dans cette nouvelle existence, il se
désormais intégrer la sphère des nourrisse ; d’où l’importance des dépôts d’offrandes alimentaires
dieux. Il est assimilé au grand dieu des assurés par le culte funéraire. Or, s’il peut être géré par les
morts et, comme dans le mythe osi- descendants directs du mort, il devient problématique au fil
rien, ce sont les déesses Isis et Nephtys qui des générations. D’où la création des fondations funéraires, qui
prennent soin de son cadavre, la première veil- consistent à affecter à l’entretien d’une tombe un domaine dont
lant aux pieds et la seconde à la tête. De nom- les revenus doivent assurer les besoins en alimentation du défunt
breux attributs divins envahissent l’iconographie et le salaire du prêtre funéraire, système qui s’effiloche également
de la parure de la momie, tandis que les compo- avec le temps. Pour plus de sécurité, le défunt peut aussi se faire
sitions funéraires, lues ou reproduites sur papy- enterrer avec des aliments physiques (fruits secs, pain, viande
rus, sont ponctuées de formules qui doivent iden- et poisson séchés, blé…) ou tenter de profiter des offrandes
tifier le défunt aux divinités primordiales : Rê et destinées aux dieux : sur faveur royale, il place une de ses statues
Osiris, principalement. Or, dans la pratique, le de ka à l’intérieur d’un temple de culte ; il pourra alors, lorsque le
mort non royal ne devient pas un véritable dieu : dieu sera rassasié, bénéficier des bienfaits de son repas.
il est accueilli parmi « les loués qui sont dans la Malgré ces précautions, l’Égyptien ne semble pas très optimiste
suite » du dieu. L’accès à ce cercle privilégié est quant à ses chances de voir son culte funéraire se perpétuer.
conditionné par l’observance d’une vie exem- Aussi le recours à la magie semble-t-il nécessaire. Dans cette
plaire, dans le respect et la pratique de la maât, optique, il suffit de représenter un objet, puis de le nommer,
notion incarnant la vérité et l’ordre social : ce pour le faire exister. Si les tombes regorgent d’images liées à la
sont les actions personnelles d’un individu, nourriture (moissons, vendanges, fabrication de pain ou de bière,
jugées à l’occasion de la pesée de l’âme, qui lui scènes de boucherie, repas…), encore faut-il que quelqu’un vienne
assurent ou non son immortalité. réciter la formule qui fera exister les aliments : « Ô vivants qui êtes
Au terme de ce voyage semé d’embûches, le sur terre, ils seront dans la suite du dieu, ceux qui diront : milliers
défunt est dit « justifié » (ou « juste de voix ») et de pains, de pots de bière, de bœufs… » Le défunt attire donc le
acquiert un lopin de terre dans le royaume visiteur dans son tombeau par des promesses alléchantes, en
d’Osiris : dans les « champs d’Ialou », il laboure, précisant que la prononciation de la formule ne demande aucun
récolte et sème pour assurer la prospérité du dieu effort. Aux époques tardives, le rite de survie se résume à une
et sa subsistance éternelle. Labeur qu’il confie à maigre cérémonie dont l’appellation, « Que mon nom subsiste »,
ses oushebtis, figurines funéraires censées révèle toute la désillusion des Égyptiens face aux rites funéraires :
« répondre » à la place du défunt lorsque celui-ci il suffit de prononcer le nom du défunt tout en lui faisant une
est appelé à participer aux tâches agricoles ou libation d’eau tous les dix jours ! ▲ A. G. B.
aux menus travaux matériels dans l’au-delà. ▲

35 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

MYKÉRINOS
CONSTRUCTION :
IVe dynastie,
v. 2490-2470.
BASE : 105 m de côté.
HAUTEUR : 65,5 m.
VOLUME : 240 000 m3.
INCLINAISON :
51° 20’ 24”.

Complexe À Gîza, les tombeaux de Chéops,


Chéphren et Mikérinos sont associés à un temple
bas (dans la vallée), un temple haut (adossé
au monument), des fosses en forme de barque,
des sépultures pyramidales de reines…
Vue d’artiste (le temple au premier plan est
une interprétation des graphistes d’Ubisoft).

GÎZA, LE PLATEAU
DES MERVEILLES
Quarante siècles de contemplation et un sommet de l’art funéraire.
Les nécropoles se dressent en un ensemble monumental, formant une
ville à l’extérieur de la ville, et un lieu de passage vers une autre vie.

Par Jean-Pierre Corteggiani

36 - Historia numéro spécial n° 38


CHÉPHREN
CONSTRUCTION :
IVe dynastie,
v. 2520-2495.
BASE : 215,16 m
de côté.
HAUTEUR : 143,50 m.
VOLUME : 2 217 000 m3.
INCLINAISON :
53° 7’ 48”. CHÉOPS
CONSTRUCTION :
IVe dynastie,
v. 2550-2530.
BASE : 230,34 m
de côté.
HAUTEUR : 146,6 m.
VOLUME : 2 592 340 m3.
INCLINAISON :
51° 50’ 34”.

UBISOFT/IVAN TKORITAREV

algré la lèpre des immeubles nellement » : c’est ce que disent les Textes des
modernes qui prennent presque pyramides, ces textes funéraires très anciens qui
d’assaut le rebord du plateau sont gravés sur les parois des sépultures royales
libyque, et malgré le ring road à partir de la fin de la Ve dynastie.
qui finira par l’encercler com-
plètement, le site de Gîza* L’ÉVOLUTION DE LA BUTTE DE TERRE
garde son prestige et la pyra- Chacune des trois pyramides est la partie la plus
mide de Chéops semble pouvoir visible d’un ensemble monumental où l’on
* Pour cet
continuer à clamer « Je suis l’éternité », comme retrouve, transposées à une échelle digne des article
Hugo le faisait dire, dans La Légende des siècles, rois, les deux parties du mastaba type : la uniquement,
à la seule des Sept Merveilles du monde qui soit « demeure d’éternité » du mort (autrement dit, à la demande
de l’auteur,
parvenue jusqu’à nous. son caveau) et la chapelle où l’on venait déposer nous avons
Comme ses voisines et comme les mastabas des offrandes pour entretenir son culte. À Gîza, opté pour
qui les entourent, elle n’est rien d’autre qu’un on a donc affaire à trois complexes funéraires l’orthographe
« Gîza »
tombeau, une « demeure d’éternité » dont on sou- dont les éléments inégalement conservés se à la place
haite qu’elle soit « en parfait état et perdure éter- signalent diversement à l’attention. C’est celui de « Gizeh ».

37 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

DES THÉORIES
FARFELUES

Elles sont si énormes et leur mode constructif si avancé,


alors que les outils connus à l’époque sont si désuets, que
l’édification des pyramides reste encore aujourd’hui un
mystère, ouvrant la porte aux théories les plus farfelues.
Si l’on peut immédiatement rejeter la lévitation magique
des blocs (Ahmed el-Maqrizi), les terrasses de sel (Diodore
de Sicile), l’intervention des Atalantes ou des Martiens
(Edgar Cayce et Zecharia Sitchin), les loyaux services
des dieux ou de centaines de milliers d’esclaves (idées
trop largement répandues), restent encore des dizaines
d’hypothèses plus ou moins réalistes : les rampes de
toutes espèces (qui présentent toutes un défaut de mise
en œuvre), la balançoire, le levier ou l’élévateur (peu
pratiques et trop consommateurs en bois), le funiculaire
humain, le rouleau défait ou le contrepoids humain
(terriblement consommateurs en main-d’œuvre), les
géopolymères ou « pierres reconstituées » (impliquant une
FLORILEGIUS/LEEMAGE

connaissance chimique des matériaux)… Alors, qui veut


tenter sa chance ? A. G. B.

Forteresse L’intérieur des monuments est truffé


d’obstacles : herses, grilles, bouchons de granit
de Chéphren qui nous permet le mieux d’en bloquent les passages. Des précautions insuffisantes
saisir l’agencement : outre la tombe royale elle- contre l’ingéniosité des pilleurs de tombes.
même – la pyramide étant l’ultime évolution de
la butte de terre et de pierres qui, à l’aube de
l’Histoire, recouvrait un corps déposé dans une barque, qui sont soit naviformes, soit rectangu-
simple fosse – chacun d’eux comprend un temple laires : les premières peuvent n’avoir été que des
funéraire, ou « temple haut », accolé à la face simulacres n’ayant jamais abrité de réelles
orientale de la pyramide, et un temple d’accueil, embarcations, tandis que les secondes ont
appelé aussi « temple bas » ou « de la vallée », contenu, une fois démontées, des barques qui
situé en contrebas du plateau désertique, près n’auraient pas pu y tenir entières, comme celles
d’un « port » funéraire, et relié au temple haut de Chéops, découvertes en 1954 au pied de la
par une longue chaussée en pente. face sud de sa pyramide.
Outre les pyramides des épouses royales – Enfin, bien qu’à proprement parler elles ne
qu’il faut distinguer de celle, unique et plus petite soient pas partie intégrante du complexe pyra-
encore, que l’on qualifie de « satellite » et dont la midal, il faut évidemment mentionner les nécro-
fonction symbolique reste à mieux définir, poles privées qui jouxtent les pyramides, et plus
chaque complexe est aussi doté de fosses de particulièrement celle de Chéops : autour d’elle

38 - Historia numéro spécial n° 38


et de ses trois pyramides de reines, les mastabas,
parfois très grands, dont les alignements régu-
liers forment de véritables rues au pied de la
gigantesque tombe (famille royale à l’est, hauts
fonctionnaires à l’ouest), offrent, comme figée
dans la pierre, une image de la société égyp-
tienne très hiérarchisée dominée par l’institu-
tion pharaonique.

LE MONUMENT DE TOUS LES SUPERLATIFS


Les trois pyramides de Gîza, nommées « L’hori-
zon de Chéops », « Chéphren est grand » et
« Mykérinos est divin », marquent l’apogée de ce
type de sépulture royale et se distinguent de
toutes les autres. Plus que ses voisines, la Grande
Pyramide – celle de Chéops – réclame tous les
superlatifs, car tout y est exceptionnel, aussi bien
sa taille que sa distribution intérieure. Avec ses
230,34 m de côté à la base et sa hauteur initiale
de 146,60 m (ce qui correspond aux chiffres
ronds de 440 et 280 coudées de 0,5235 m), elle
couvre plus de 5 ha et a un volume de
2 592 340 m3 ! Ses faces accusent une pente de
51° 50’ 34”, puisqu’elle a été construite sur le
rapport 14/11, qui est celui du triangle rectangle
(formé par sa hauteur et la longueur de
sa demi-base). Plus encore que son
caractère colossal, les mystères entourant
sa construction ou la perfection de celle-
ci, c’est sa structure interne qui intrigue
GIANNI DAGLI ORTI / AURIMAGES

car elle ne comprend pas un, mais trois


appartements disposés en patte d’oie cor-
respondant à trois étapes d’un projet évo-
lutif : une chambre inachevée creusée dans
Iceberg le roc à 31 m de profondeur, la chambre
Sous le monticule dite « de la reine » au cœur du monument
de pierre s’étend un et, en haut de l’impressionnante Grande
réseau de galeries, Et vogue Galerie, la chambre du roi, surmontée de
d’escaliers, de le navire !
ses cinq chambres de décharge.
puits, de chambres. À sa mort, le
pharaon gagne le Les centaines de tonnes de granit avec
Achille Prisse
domaine du dieu lesquelles celles-ci sont construites dans un
d’Avennes (1878).
solaire en bateau. libage de calcaire ont été la cause d’un grave
Barque funéraire accident tectonique : après un tassement, les
/ AKG-IMAGES

de Chéops, poutres de la chambre sont en fait brisées et


en cèdre du Liban. l’on peut se demander si le roi a réellement
HERVÉ CHAMPOLLION

été enterré là ; convaincu que non, G. Dor-


mion, qui a prouvé ailleurs la justesse de ses
observations, pense que Chéops n’a pu être
inhumé que dans un espace en liaison avec la
chambre « de la reine » : les mesures de géora-
dar effectuées en 2000 ont détecté, sous le sol
de celle-ci, « une structure d’environ un mètre
de large, orientée dans le sens est-ouest, et

39 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

SAMANTHA LEE/OVOWORKS/GETTY IMAGES


Perspective Le Sphinx (20 m de hauteur, 14 m de
largeur et 73 m de longueur) combine un corps de lion
(gardien des portes orientale et occidentale du monde
souterrain) et la figure d’un souverain.

dont le toit se trouverait à environ 3,5 mètres au rapport 5/4 ; ses 240 000 m3 représentent
de profondeur »… Voilà un « dernier mystère », moins du dixième du volume de Chéops. C’est
comme disent les médias, qu’il serait facile de son revêtement de granit rouge, encore en place
percer ! Aura-t-on la curiosité de le faire alors sur le quart inférieur de ses faces, qui fait l’ori-
que Chéops dort peut-être encore au cœur de ginalité de cette pyramide que les auteurs arabes
son éternité ? qualifiaient de « peinte » ou de « colorée ».
La pyramide de Chéphren, le second fils de
Chéops, a des dimensions très proches de celle DES QUESTIONS RESTENT SANS RÉPONSE
de son père ; avec une pente plus forte de Les Égyptiens n’ayant laissé aucune information
53° 7’ 48”, due cette fois au rapport 4/3 existant sur la façon dont les pyramides ont été
entre une hauteur de 143,50 m et la moitié d’une construites. On ne compte plus les « solutions »
demi-base de 215,30 m, ce qui lui donnait un qui ont été proposées depuis les « machines faites
volume de 2 217 000 m3 ; l’angle de sa pente et de courtes pièces de bois », évoquées par Héro-
le fait qu’elle ait gardé la partie supérieure de dote, mais qui concernaient plutôt la pose du
son revêtement donnent l’impression qu’elle est revêtement que celle des assises, aux divers
plus haute que la pyramide paternelle ; elle se types de rampes (frontale, enveloppante,
distingue de celle-ci par la disposition et l’empla- interne…), en passant par l’emploi de pierre
cement de l’appartement funéraire, qui, malgré « reconstituée » et, pourquoi pas, par l’inter-
sa double entrée, est beaucoup moins complexe vention des rescapés de l’Atlantide en 10500
et se trouve, pour l’essentiel, creusé dans le avant notre ère !
rocher, sous le niveau du sol : après l’accident D’autres questions restent sans réponse et
survenu chez Chéops, les Égyptiens n’ont plus entretiennent l’étrange fascination que la Grande
jamais aménagé d’appartement funéraire dans Pyramide – car c’est toujours d’elle qu’il s’agit –
le massif des pyramides. exerce sur l’esprit humain. Nombreux sont ceux
La pyramide de Mykérinos doit au voisinage qui, ne pouvant se résoudre à n’y voir qu’un tom-
des deux autres de compter au nombre des beau, se sont lancés dans de folles élucubrations :
« Grandes Pyramides » ; elle n’avait « que » 65,5 m on a parlé de bible de pierre, d’observatoire, de
de hauteur pour une base de 105 m de côté et lieu d’initiation, de chronographe historique…
une pente de 51° 20’ 24”, ce qui correspondait et ce n’est pas fini ! 

40 - Historia numéro spécial n° 38


DES PYRAMIDES
QUI NE SE
RESSEMBLENT PAS !
Par Jean-Pierre Corteggiani

S
i le mot « pyramide » impose à tout pyramides s’étalent, dans le temps, de la IIIe à la
un chacun l’image des gigan- XIIIe dynastie et, dans l’espace, sur près d’une centaine
tesques tombeaux de Gizeh, rares de kilomètres du rebord du plateau libyque, d’Abou
sont ceux qui savent que, toutes Raouach à l’entrée du Fayoum.
tailles confondues, plus d’une Depuis le passage des savants de Bonaparte et les
centaine de monuments de ce travaux des pionniers de la première moitié du
type ont été édifiés en Égypte et XIXe siècle, tels que Howard Vyse et John Perring, d’in-
même dans le lointain Soudan à nombrables missions ont largement fait progresser nos
la XXVe dynastie (VIIIe-VIIe s. av. J.-C.) et à l’époque connaissances. Cependant, malgré l’emploi de tech-
méroïtique. En fait, c’est surtout la sépulture de Chéops niques sophistiquées auxquelles on recourt aujourd’hui,
– la mythique Grande Pyramide – qui résume et éclipse diverses questions sont et resteront sans réponses : quel
toutes les autres, sauf celle de son fils Chéphren, qui microgravimètre ou quel détecteur de muons pourra
n’avait que quelques mètres, ou quelques coudées si l’on nous dire, par exemple, pourquoi Snéfrou, le père de
UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

préfère, de moins que celle de son père. Chéops, non content d’avoir transformé la pyramide à
Qu’elles soient en pierre (Ancien Empire), ou quel- degrés de son prédécesseur en pyramide parfaite, a fait
quefois en brique (Moyen Empire), la plupart de ces construire ensuite les deux pyramides de Dahchour ?
M. DESCHAMBAULT

41 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

DJÉSER
CONSTRUCTION :
Djéser (IIIe dynastie,
v. 2630-2610).
BASE : 121 x 109 m.
HAUTEUR : 60 m env.
MUR D’ENCEINTE :
Hauteur 10,5 m ; 544 m
du nord au sud ; 277 m
d’est en ouest.

UBISOFT
La pyramide à degrés

À
plus d’un titre, la pyramide étape, les « tâtonnements » du maître hauteur, le monument était de taille
de Djéser, à Saqqarah, d’œuvre, qui découvre peu à peu les relativement modeste, il occupait en
occupe une place possibilités que lui offre l’emploi de revanche le centre d’un immense
particulière parmi les la pierre, car la disparition presque complexe funéraire très différent
tombeaux royaux de l’Ancien Empire. totale du revêtement de calcaire de ceux qui entoureront toutes les
Édifiée pour le principal souverain de fin et celle d’une bonne partie du autres pyramides ; s’étendant sur une
la IIIe dynastie, vers la fin des années premier gradin, sur les faces sud et quinzaine d’hectares, il était délimité
2600 avant notre ère, elle est le est, permettent de constater que le par un magnifique mur d’enceinte à
plus ancien monument de pierre de projet initial se limitait à un grand bastions et à redans haut de 10,5 m
l’histoire de l’humanité. Transposant mastaba de plan carré agrandi deux (20 coudées) et mesurant 544 m du
pour la première fois en « matériau fois avant de devenir le cœur d’une nord au sud et 277 m d’est en ouest.
d’éternité » une architecture jusque-là pyramide à quatre degrés, elle-même Dans ce vaste espace, qui ne compte
réalisée en brique crue ou avec des transformée en une pyramide de qu’un seul accès, tout est simulacre :
éléments végétaux, son architecte, le base rectangulaire (121 x 109 m) les édifices (chapelles évoquant la fête
célèbre Imhotep, a atteint d’emblée comportant six gradins. C’est sous jubilaire du heb-sed, Maison du sud,
la perfection ; Manéthon (IIIe s. celle-ci, au bas d’un puits de 28 m Maison du nord…) sont constitués
av. J.-C.) lui a attribué l’invention de de profondeur, que le roi fut inhumé de massifs de calcaire grossier sur
l’art de construire en pierre taillée, et dans un caveau de granit entouré lesquels sont plaquées d’élégantes
c’est sans doute l’admiration qu’il a d’un réseau de chambres et de façades de calcaire fin. Au sud-est du
suscitée chez ses contemporains qui galeries dont certaines parois étaient site, Sekhemkhet, le successeur de
lui a valu d’être l’un des rares humains ornées de panneaux de faïence bleue Djéser, avait commencé à faire édifier
à avoir été divinisés en Égypte. On a imitant des clayonnages de roseaux. un complexe funéraire semblable qui
la chance de pouvoir suivre, étape par Si, avec sa soixantaine de mètres de est resté inachevé. 

Des monuments en bonnes et dues formes


UBISOFT/DIANA KALUGINA

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La pyramide de Meïdoum

S
on allure massive de grosse de charge, dont le sol est au niveau inférieures était trop grande pour que
tour carrée dominant du rocher naturel et qui, évidemment, celles-ci ne soient pas déchargées alors
fièrement les sables qui a été considérée jusqu’ici comme qu’elles sont surmontées par la totalité
l’entourent, à deux pas de la chambre funéraire, pillée depuis de la masse du monument : en 1999,
la vallée, a valu à la pyramide de longtemps. ayant eu l’autorisation de faire les
Meïdoum d’être appelée en arabe Cette assertion a été remise en percements nécessaires au passage
« la fausse pyramide ». Après l’avoir question par une importante d’un endoscope, ils ont constaté qu’il
attribuée à Snéfrou, le fondateur de découverte qui n’a pas rencontré l’écho y avait bien une chambre de décharge
la IVe dynastie, comme semblaient qu’elle aurait dû avoir et qui, osons au-dessus de chacune des deux pièces
le suggérer des graffiti du Nouvel le dire, a été ignorée par certains inférieures, et même que le couloir
Empire, les égyptologues s’accordent spécialistes parce qu’elle a été faite ascendant était lui aussi déchargé
maintenant pour penser que c’est par des « amateurs ». Étudiant depuis par un triple encorbellement sur une
Houni, le dernier roi de la IIIe dynastie une trentaine d’années l’architecture quinzaine de mètres. Le fait que la
qui a construit une pyramide à sept, des pyramides de la IVe dynastie, chambre supérieure soit construite
puis huit degrés, avant que Snéfrou sur laquelle, c’est le moins qu’on avec beaucoup moins de soin que les
n’en fasse une pyramide parfaite, puisse dire, ils portent un regard neuf, pièces récemment découvertes invite
la première du genre, en comblant Gilles Dormion et Jean-Yves Verd’hurt à en reconsidérer la destination et à
l’espace entre les gradins et en ont pensé, une fois sur le terrain, que n’y voir peut-être qu’une antichambre,
couvrant le tout d’un revêtement de la portée des poutres constituant le la véritable chambre funéraire restant,
calcaire fin qui aurait en partie disparu plafond des deux petites chambres quant à elle, à découvrir… 
dans l’Antiquité. Mur d’enceinte, petite
pyramide « satellite » au sud, temple
« haut » accolé à la face orientale du
monument, chaussée descendant
vers un temple « bas » au niveau de la
vallée : les fouilles ont mis en évidence
les éléments que l’on retrouvera
presque tous dans les complexes
funéraires des pyramides postérieures.
Une descenderie, dont l’accès se trouve
à 18,5 m du sol au milieu de la paroi MEÏDOUM
nord, s’enfonce sur 60 m au cœur CONSTRUCTION :
de la maçonnerie jusqu’au niveau du Houni (IIIe dynastie,
roc, dans lequel le couloir, devenant v. 2600-2575).
horizontal, a été creusé de façon à BASE : 144 m.
HAUTEUR : 93,5 m .
former deux réduits, alternativement
INCLINAISON :
à gauche, côté est, puis à droite, côté
51° 50’ 35”.
ouest, avant de s’arrêter brusquement
au bas d’un puits de près de sept
mètres de hauteur ; celui-ci dessert
UBISOFT

une chambre supérieure, voûtée en tas

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L E M O N D E D E L’A U - D E L À

La «pyramide rouge » des chambres, et donc des portées,


augmente régulièrement suivant

de Dahchour-Nord
l’ordre Meïdoum, Dahchour-Nord,
Dahchour-Sud, passant de quatre à dix
coudées ; enfin, que la sophistication

C
croissante des voûtes suit la même
’est à la disparition de son contemporaine, conservée au musée chronologie, de la première voûte
revêtement de calcaire fin du Caire, donnent une précieuse en encorbellement à deux pans, à
que cette pyramide doit indication sur l’ordre de construction Meïdoum, à celle à quatre pans, à
d’être qualifiée de « rouge », à de celles-ci, qui se trouve être l’inverse Dahchour-Sud.
cause de la couleur ocrée du calcaire de celui retenu par la tradition À l’origine haute de 105 m, la
qui constitue la masse du monument. égyptologique : si pour parler de la pyramide ne le cédait en taille qu’à
Et, au contraire, c’était à la présence de rhomboïdale, on précise qu’elle est celles de Chéops et de Chéphren,
ce revêtement éclatant qu’elle devait « méridionale », ce ne peut être qu’en la et, si ses faces avaient accusé une
le nom de « Snéfrou est rayonnant » situant par rapport à Dahchour-Nord, pente plus forte que 43°40’, elle
– que, curieusement, elle partageait qui, en ayant le même nom, lui était aurait même été plus grande que
dans l’Antiquité avec sa voisine de donc antérieure ; si la rhomboïdale cette dernière puisqu’elle a seulement
Dahchour-Sud. avait été construite la première, c’est dix mètres de côté de moins que
Bien que très différentes d’aspect, la rouge qui aurait été qualifiée de la Grande Pyramide. On a retrouvé
elles semblent avoir été considérées « septentrionale ». Cela va dans le sens suffisamment de morceaux de son
comme jumelles, le nom qui leur était de ce qu’écrivait G. Dormion en 2004, pyramidion pour le reconstituer au pied
commun étant déterminé, dans deux qui soulignait que la disposition des de la façade orientale du monument.
cas au moins, par l’idéogramme de appartements de Dahchour-Nord, où La pyramide de Dahchour-Nord a-t-elle
la pyramide répété deux fois. Cela deux chambres inférieures disposées été utilisée et pour qui ? Ahmed Fakhry,
confirme que Snéfrou les a bien en quinconce desservent une chambre le fouilleur de la rhomboïdale, estimait
construites, mais les inscriptions supérieure, est pratiquement identique quant à lui que Snéfrou avait été
d’une stèle fausse-porte, presque à celle de Meïdoum ; que la largeur inhumé dans cette dernière. 

DAHCHOUR-
NORD
CONSTRUCTION :
Snéfrou (IVe dynastie,
v. 2575-2551).
BASE : 220 m environ.
HAUTEUR : 105 m.
INCLINAISON : 43° 40’.
UBISOFT

44 - Historia numéro spécial n° 38


DAHCHOUR-SUD
CONSTRUCTION :
Snéfrou (IVe dynastie,
v. 2575-2551).
BASE : 183,50 m.
HAUTEUR : 105 m.
INCLINAISON :
54° 27’ 44”, puis 43°22’.
UBISOFT

La pyramide rhomboïdale
de Dahchour-Sud

L
a pyramide bâtie par Snéfrou à dans la maçonnerie, ce qui ne peut entrecoupé de deux herses, qui conduit
Dahchour-Sud se distingue des avoir été fait – exploit impressionnant – à une chambre haute de 13,90 m,
autres monuments similaires que par les constructeurs eux-mêmes, en partie comblée, dont le plafond
par sa silhouette atypique et sûrement à des fins de vérification en encorbellement est très dégradé
ses aménagements intérieurs qui après le sinistre. Situé sur l’axe nord- et dans laquelle un jeu savant de
sont sans aucun parallèle. La double sud, l’appartement inférieur a été montants et de traverses en cèdre
pente si caractéristique, qui justifie presque entièrement construit en semble avoir été destiné à supporter
son nom de « rhomboïdale », est due dessous de la base de la pyramide ; des planchers à différents niveaux.
au fait que, suite à un grave sinistre débouchant au milieu de la face nord L’étude minutieuse des appartements
intervenu à une étape déjà avancée à une douzaine de mètres du sol, il a convaincu G. Dormion et J.-Y.
de la construction, les bâtisseurs ont comprend un couloir descendant qui Verd’hurt qu’aucun des deux
pris le parti, pour limiter la masse à devient horizontal au bout de près de n’abritait la chambre funéraire
accumuler, de réduire sensiblement la 80 m et permet d’accéder, à un niveau encore à découvrir. Le recours à la
pente des faces ; on est alors passé de plus élevé, à une chambre voûtée en microgravimètrie, en 19 points du
54° 27’ 44” (ce qui aurait abouti à un encorbellement d’environ 17 m de boyau d’inspection, a révélé, à l’est
monument haut de près de 130 m) haut, derrière laquelle se trouve une de celui-ci, « une anomalie résiduelle
à un angle beaucoup moins marqué de sorte de puits étroit presque aussi haut […] qui ne peut s’expliquer que
43°22’, qui a ramené la hauteur finale qu’on appelle la « cheminée ». par la présence de vides inconnus »
de la pyramide à 105 m, comme celle Orienté est-ouest, l’appartement et qui est corrigée en prenant en
de Dahchour-Nord. supérieur, qui est cette fois aménagé compte la modélisation d’un volume
La pyramide présente la singulière en entier dans le massif de la comparable à celui de la chambre
particularité d’avoir deux appartements pyramide, est nettement désaxé vers inférieure… On souhaite, évidemment,
distincts qui, à des niveaux différents, le sud ; sa descenderie, dont l’accès que de nouvelles mesures, combinant
étaient indépendants à l’origine, mais situé très haut sur la face ouest géoradar et micogravimètrie,
qui furent ensuite reliés par un boyau (33,3 m) n’a été ouvert qu’en permettent de faire les vérifications
de presque 20 m de longueur creusé 1951, dessert un couloir horizontal, nécessaires ! 

45 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

SUR LES TRACES DES


PILLEURS DE TOMBES
L’or et les gemmes des caveaux royaux attisent, depuis
des millénaires, la curiosité et la convoitise. Voleurs,
chercheurs ou aventuriers s’emploient à déjouer les
pièges qui défendent l’entrée de ces demeures d’éternité.
Par Aude Gros de Beler

eu d’égyptologues peuvent se vanter d’avoir et de sanctuaires le long de la vallée du Nil, la tenta-

UBISOFT
pénétré dans une tombe inviolée… Même tion est grande pour qui cherche à arrondir ses fins
Howard Carter – si près du Graal – ne cache de mois. Il suffit d’un peu d’audace et d’un matériel
pas sa déception lorsqu’il constate que le somme toute rudimentaire : des milliers d’années
tombeau du jeune Toutânkhamon a été pro- plus tard, maillets en bois, balais, cordages et torches
fané (au moins) à deux reprises dans l’Anti- sont généralement retrouvés sur les scènes de crime.
quité (lire p. 51). En effet, si on parle souvent des sac- De même, on a tendance à imaginer derrière un
cages modernes – ceux qui ont immédiatement suivi pillage une bande de truands se dissimulant à la tom-
la découverte de la civilisation égyptienne par l’Occi- bée de la nuit dans les profondeurs d’un caveau pour
dent après la campagne d’Égypte de Bonaparte (1798- y dérober le trésor funéraire du défunt et dépouiller
1801) –, les plus grands pillages sont contemporains la momie de ses bijoux. Or, dans la pénombre des
des personnes ensevelies : ils se déroulent quelques cryptes ou dans le « saint des saints » soustrait aux
mois, quelques jours ou quelques heures après l’en- regards indiscrets, les temples regorgent d’objets pré-
terrement ! Parfois, plusieurs intrusions se succèdent cieux dédiés au culte des dieux : statues, encensoirs,
dans une même sépulture. situles [seau ou vase de cuivre], vases à libation, en
Il faut reconnaître que toutes ces richesses perdues or ou en argent, rehaussés de pierres précieuses ou
à jamais pour assurer au mort une survie incertaine parés de tissus rares. On oublie souvent aussi que
ne pouvaient qu’attirer la convoitise des vivants, dans les sanctuaires de nombreux éléments architec-
qu’ils soient spécialement rusés, vaillants et cupides, turaux, aujourd’hui en pierre brute, sont plaqués des
ou simplement démunis. Vu le nombre de nécropoles métaux les plus précieux : or, argent, électrum,
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

bronze, cuivre… Les archives nous ont d’ail- personnes ayant assisté à l’inhumation – des
leurs livré les méfaits de ces habiles pilleurs qui, proches, donc –, soit des experts suffisamment
en quelques visites nocturnes, ont réussi à déro- entraînés pour connaître l’organisation classique
ber 243 kilos de revêtements précieux, arrachés d’une tombe. Par la suite, on constate que, dans
au Ramesseum et à Medinet-Habou (temples bien des cas, ceux qui profanent les tombeaux
funéraires de Ramses II et de Ramses III, sur la sont ceux-là mêmes qui les ont aménagés. Aussi,
rive ouest de Thèbes). dès la construction des premières pyramides
Force est de constater que les pillages com- royales, à la IIIe dynastie, cherche-t-on à compli-
mencent avec la civilisation elle-même… L’égyp- quer la tâche des pilleurs : on imagine des puits,
tologue Béatrix Midant-Reynes estime ainsi que des bouchons de granit et des herses dans les
la plupart des sépultures de la nécropole prédy- couloirs d’accès, on aménage des caveaux creu-
nastique d’Adaïma (IVe millénaire av. J.-C.) ont sés à très grande profondeur, des labyrinthes,
été visitées moins de trente ans après l’inhuma- des systèmes de déversement de sable…
tion ! Pis : au vu des techniques utilisées et de la
précision des recherches, les voleurs sont soit des LES RÉSEAUX DE LA VALLÉE DES ROIS
Rien n’y fait. Les voleurs parviennent toujours à
déjouer les pièges ou à éviter les obstacles : à titre
d’exemple, dans la pyramide de Chéops, ils n’hé-
sitent pas à creuser un tunnel quelques mètres
LE MANUEL au-dessous de l’entrée (la fameuse « brèche d’Al-

DU PARFAIT VOLEUR Mamoun », qui est en réalité une percée antique),


ce qui leur permet de contourner la descenderie
et de remonter vers le passage ascendant pour
aboutir juste après les bouchons bloquant l’accès.
Les pillages se généralisent sous le Moyen
Empire : pyramides, mais également nécropoles
Le Livre des perles enfouies et du mystère précieux. Au privées sont assaillies par des bandes de mal-
sujet des indications des cachettes, des trouvailles et frats. Comme ce brigand pris « la main dans le
des trésors, écrit à la fin du XIXe siècle, est l’œuvre d’un sac » à El-Bersheh : alors qu’il tentait de dépouil-
auteur arabe, Ahmed Bey Kamal. Ce type de manuel, ler une momie dans son sarcophage, le toit en
connu en assez grand nombre dans la littérature arabe, pierre de la tombe s’est écroulé, tuant l’homme
doit fournir les clés pour permettre aux audacieux sur le coup ; son corps a été retrouvé en travers
de découvrir les trésors enfouis par les civilisations de la momie qu’il était en train de piller…
anciennes, en particulier les lieux où ils sont ensevelis. Très rapidement, la littérature se fait l’écho de
Or, la recherche de ces cachettes, gardées par des génies cette désolation. À la fin du Moyen Empire, Les
et semées d’obstacles réputés infranchissables, se révèle Lamentations d’Ipouour déplorent le viol systé-
périlleuse. C’est pourquoi, outre les informations de matique des sépultures royales : « Voyez, celui
localisation, on donne aussi les formules de conjuration qui avait été enterré en tant que faucon [le pha-
magiques et les fumigations qui permettent de rendre les raon] dans un cercueil, ce qu’avait caché la pyra-
gardiens impuissants et qui font disparaître les difficultés mide est devenu du vide. » Avec la richesse gran-
empêchant le fouilleur de parvenir à ses fins. Il est précisé dissante des tombeaux, dans une Égypte deve-
que les indications ont été copiées « dans les livres de nue toute-puissante et fabuleusement riche, cette
nos ancêtres et transmis d’après eux, parce que nous pratique devient endémique. À Thèbes, la capi-
étions sûrs de leur véracité, en ayant la preuve par leurs tale des pharaons du Nouvel Empire, des réseaux
indications exactes ». A. G. B. organisés partent à l’assaut de la Vallée des Rois,
où reposent, dans une opulence à peine croyable,

48 - Historia numéro spécial n° 38


BRIDGEMAN IMAGES
Chasseur de tête
les souverains des XVIIIe, De 1815 à 1819, l’Italien naturalisé Britannique
XIXe et XXe dynasties. Giambattista Belzoni (médaillon) fouille les
Or, malgré les précau- sous-sols de l’Égypte en quête de trésors. Il
tions prises par les déniche notamment ce buste de Ramses II,
qui fait depuis la fierté du British Museum.
autorités thébaines, les
tombeaux – installés,
dit-on, en un lieu secret, rieures, ce ne sont tou-
« nul ne voyant, nul n’en- tefois ni des exclus, ni
GE

tendant » – ne résistent pas des démunis, ni des


MA
EE
I/L
IN

longtemps aux pilleurs. crève-la-faim. Certains ont


T
OS

AG
DE
Minutes de procès et textes des compétences inesti-
divers, particulièrement prolixes, mables : les travailleurs manuels,
nous éclairent sur ces agissements. De qui savent parfaitement manier les
ces documents, il ressort que le viol de sépulture outils ou arracher les matériaux précieux (car-
demande une organisation minutieuse où inter- riers, charpentiers, cultivateurs, tailleurs de
viennent des compétences diverses : il faut repé- pierre, mesureurs ou chaudronniers), auxquels
rer les coups intéressants, piller, partager le tout un petit personnel vient prêter main-forte
butin et, surtout, l’écouler. Les voleurs se (bergers, brasseurs, jardiniers, etc.). Ils agissent
regroupent donc en bandes d’une dizaine de per- selon les indications fournies par leurs proches.
sonnes, le noyau étant composé de membres Notamment, on constate que les ouvriers de
d’une même famille ou d’une même institution. Deir el-Medineh – qui restent les gens les mieux
informés sur la disposition des hypogées
UN CLERGÉ PAS TRÈS CLAIR puisqu’ils sont chargés de les aménager – ne sont
Parmi les contrevenants, peu de hauts respon- pas étrangers à ces activités nocturnes : ils
sables des services de l’État : ce sont surtout des jouent le rôle d’indicateurs, sont des complices
membres du moyen et du bas clergé (prêtres, actifs, ou restent neutres ou muets par peur
pères divins, scribes, administrateurs), des d’être assassinés par les pillards. Mais pas uni-
« étrangers » intégrés à la société égyptienne ou quement… On connaît le tristement célèbre
des employés qui travaillent à Thèbes dans les Paneb, qui devient chef d’équipe de Deir el-
grandes administrations (domaine d’Amon, Ins- Medineh – dans des circonstances assez dou-
titution de la Tombe royale, temple funéraire de teuses – sous le règne de Sethy II. Entre autres
Ramses III). Issus des classes moyennes ou infé- délits, dont la liste est impressionnante,

Les plus grands pillages se déroulent


quelques mois, quelques jours ou même
quelques heures après l’enterrement
49 - Novembre-décembre 2017
L E M O N D E D E L’A U - D E L À

il n’hésite pas à profaner les tombeaux de ses falaise de Deir el-Bahari (40 momies). Or, l’his-
collègues, mais aussi les sépultures royales. On toire ne s’achève pas là. En 1876, le Service des
apprend ainsi, que non content de dérober des antiquités, mis sur pied en 1858 par l’égypto-
jarres à huile dans la tombe de Sethy II (à peine logue Auguste Mariette, conservateur adjoint au
décédé), il pousse l’offense jusqu’à s’emparer des musée du Louvre, remarque que des objets
jarres à vin, les consommant tranquillement ins- estampillés de cartouches royaux apparaissent
tallé sur l’auguste sarcophage du souverain ! sur le marché des antiquités, ce qui l’amène à
Dès la fin de la XXe dynastie, notamment sous supposer l’existence d’une source d’approvision-
les règnes de Ramses IX et de Ramses XI, des nement aussi importante qu’inconnue.
vagues d’arrestations et de procès accompagnent
les délits. Si les punitions promises sont sévères ALIMENTER LE LOUVRE ET LE BRITISH MUSEUM
(mutilation voire peine de mort), elles ne par- Quelques années plus tard, Gaston Maspero, suc-
viennent pas à régler la situation, d’autant que cesseur de Mariette, finit par démasquer les cou-
des rivalités politiques opposent Paourâa et pables : une famille de Gournah, ayant découvert
Paser, les gouverneurs de Thèbes-Ouest et de la cache de Deir el-Bahari dans les années 1870,
Thèbes-Est. Si bien qu’à la XXIe dynastie le grand écoule ces richesses chez les antiquaires. Aussi
prêtre d’Amon Pinedjem décide de sauver les est-il décidé de mettre fin à ce commerce : les
royales momies. Pour ce faire, on les restaure, momies et leurs maigres trésors quittent Louxor
on les couvre de linceuls et on les place dans des pour intégrer le musée du Caire – on dit que « de
sarcophages en bois inscrits à leur nom. Enfin, Louxor à Qouft, les femmes fellahs échevelées
on les transporte dans deux cachettes : pour par- suivirent le bateau en poussant des hurlements
tie, dans la tombe d’Amenophis II (16 momies) ; et les hommes tirèrent des coups de fusil, comme
pour partie, dans une grotte creusée dans la ils le font aux funérailles ».
Si le pillage des antiquités pharaoniques se
fait plus discret pendant l’Antiquité tardive et le
Moyen Âge, il reprend de plus belle au XIXe siècle,
à la suite de la retentissante campagne d’Égypte
et à la naissance de l’égyptologie : des fouilles,
orchestrées par des consuls occidentaux en
place au Caire, permettent de rassembler des
collections vendues aux grands musées euro-
péens – elles constituent notamment les fonds
du musée du Louvre et du British Museum.
La rive occidentale de Thèbes est alors litté-
ralement mise à sac entre 1815 et 1821, grâce
au plus célèbre de ces « apprentis archéo logues» :
Giambattista Belzoni, un aventurier à la solde
du consul général britannique Henry Salt. Or,
malgré les efforts louables déployés par Auguste
Mariette et le Service des antiquités de l’Égypte
pour mettre fin à ces agissements et sauvegar-
der le patrimoine égyptien, les pillages n’ont
jamais cessé sur la terre des pharaons… 
UBISOFT/IVAN TKORITAREV

Souvenirs Pour en savoir plus


LEEMAGE.COM

En 1900, des marchands Meryptah et le mystère de la tombe de Toutânkhamon, d’Aude Gros


vendent des crânes de Beler (Actes Sud junior, 2014, 112 p., 6,90 €).
de momies à des touristes
d’une croisière Cook.
50 - Historia numéro spécial n° 38
Enquête dans la tombe
de Toutânkhamon
À
Louxor, le 24 novembre 1922, alors que l’escalier Dès lors, la chronologie des faits devient limpide. Lorsque
conduisant à la tombe de Toutânkhamon vient les voleurs ont pénétré dans la tombe pour la première
d’être dégagé, l’archéologue Howard Carter fois, le couloir n’était pas obturé. Après le pillage, les
remarque que plusieurs types de sceaux condamnent la fonctionnaires de la nécropole ont refermé la sépulture,
porte : ceux du pharaon, appliqués lors de la fermeture, et mais plus efficacement : en comblant le couloir de gravats,
ceux de la nécropole, apposés sur la partie replâtrée après dans l’esprit d’en interdire l’accès aux intrus. Peu après
les pillages. C’est donc que le tombeau a été visité après cette initiative, une seconde équipe de pilleurs intervient.
l’ensevelissement du roi, sans doute à deux reprises. De Or, il leur faut franchir le couloir, désormais inaccessible.
nombreux indices tendent à prouver que ces violations Nullement impressionnés, les voleurs ont l’idée de creuser
ont suivi de près les funérailles. Carter constate que le un tunnel dans la partie gauche du remplissage, juste
couloir d’accès est encombré de gravats et présente des assez large pour permettre à un homme de se faufiler :
traces de pénétration. Dans le coin supérieur gauche du « C’est alors que, dans la demi-obscurité, le pillage
remplissage, on a creusé un tunnel, rebouché par la suite. commença. Les hommes cherchaient de l’or, mais encore
fallait-il qu’ils parviennent à l’emporter. On imagine quel
supplice cela dut être de voir briller tout cet or, sur des
objets qu’ils ne pouvaient pas sortir. » Une fois ce nouveau
vol connu, les fonctionnaires de la nécropole décident
de mettre un terme à ces agissements. Toutefois, pour
des raisons inexpliquées, ils agissent aussi vite que les
voleurs, laissant l’Annexe en l’état et ramassant dans
l’Antichambre les objets tombés à terre, entassés à
la va-vite dans les coffres et sur les lits. Cela fait, ils
rebouchent et scellent certaines portes intérieures,
comblent le tunnel creusé dans le couloir d’accès
et referment l’entrée de la sépulture, sur laquelle ils
apposent leurs sceaux – ceux-là même découverts intacts
par Carter…  A. G. B.
AGE IMAGES/GETTY IMAGES
HISTORICA GRAPHICA COLLECTION/HERIT

SITY OF OXFORD

Bonne pioche En 1922, l’Anglais Howard


nkhamon
Carter (à g.) découvre la tombe de Toutâ
GRIFFITH INSTITUTE, UNIVER

millé naire
(qui régna huit ans au milieu du XIV
e

bre défia it toute


av. J.-C.) : « L’état de l’Anticham
description », obse rve-t -il.
Sens dessus de ssous « Après avoir introduit not
lampe, poursuit l’archéolo re
gue, nous aperçumes une
chambre, beaucoup plus nouvelle
petite que la première, ma
encombrée encore.» L’Anne is plus
xe, mise à sac par les vole
contenait plus de deux mil urs,
le objets représentant la mo
matériel livré par l’ensem itié du
ble de la sépulture.

51 - Novembre-décembre 2017
L’ÉGYPTE DE
CLÉOPÂTRE
Après la mort d’Alexandre, la terre des pharaons
revient à l’un de ses généraux, Ptolémée. S’ensuivent
trois siècles d’une civilisation brillante, celle des
Lagides, marquée par des luttes fratricides.
Point d’orgue – et point final – de cette dynastie :
le règne de Cléopâtre, qui fit tourner la tête à deux
empereurs romains.
UBISOFT

UBISOFT
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

LES PTOLÉMÉES :
PUISSANCE
ET DÉCADENCE
Arrivés en conquérants, les dynastes grecs se font adopter
des Égyptiens en se coulant dans leur histoire et leurs
traditions. Leur royaume, le plus vaste de la Méditerranée,
voit bientôt se dresser un puissant voisin : Rome.
Par Catherine Salles

54 - Historia numéro spécial n° 38


THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM DISTR.RMN-GRAND PALAIS
urieuse destinée que celle de la famille
des Lagides, fondée par le Gréco-
Macédonien Ptolémée Lagos, dont
les descendants, sur dix généra-
tions, règnent sur l’Égypte. Souvent
présenté comme un fils illégitime
du roi de Macédoine Philippe II, Pto-
lémée est le plus fidèle compagnon
d’Alexandre le Grand dans ses nom-
breuses campagnes. Après la mort du conqué-
rant en 323 av. J.-C., Ptolémée Lagos ordonne
d’enterrer le corps sur les bords du Nil et se fait
proclamer roi d’Égypte en 305 av. J.-C. L’heure
est venue pour lui de revêtir la double couronne
des antiques pharaons, de la Haute- et de la
Basse-Égypte… Ses successeurs, qui s’assoiront
sur le trône égyptien pendant trois siècles, ont
l’intelligence de combiner dans leur politique les
principes grecs et égyptiens. Cette stratégie leur
a permis de régner sur le pays sans trop d’inci-
dents, car elle répond aux désirs des deux
peuples représentés alors en Égypte, les autoch-
tones et les Grecs. Les Ptolémées implantent la
culture hellénique par la fondation au début du
IIIe s. av. J.-C. de la bibliothèque d’Alexandrie
(lire p. 82), à laquelle ils adjoignent le musée,
centre de recherches scientifiques et artistiques
entretenu par le pouvoir royal. L’édification d’un
phare monumental, l’une des Sept Merveilles du
monde, confirme l’importance d’Alexandrie qui
est au centre de la puissance dynastique.

NE RIEN CHANGER POUR QUE TOUT CHANGE


Pour gouverner, les Ptolémées ont l’habileté de
maintenir les coutumes égyptiennes : les
anciennes structures bureaucratiques subsistent
avec des responsables recrutés parmi les Grecs,
la titulature royale reproduit celle des pharaons,
et les monarques lagides revêtent les emblèmes
du pouvoir pharaonique (le pschent, le fouet et
le sceptre) lors des grandes cérémonies. Ptolé-
Mise en page mée crée un culte qui, à ses yeux, doit servir de
Ptolémée Ier (vers 360-283 av. J.-C.), ancien compagnon
trait d’union entre Grecs et Égyptiens : celui de
d’Alexandre, occupe le trône égyptien de 305 à 283
av. J.-C. (ci-dessus, son buste de style pharaonique).
Sérapis, association d’Osiris et d’Apis. En son
ELECTA/LEEMAGE

C’est sous son règne qu’est instituée la fameuse honneur, un temple grandiose est bien sûr édi-
bibliothèque d’Alexandrie. Vincenzo Camuccini (1771- fié à Alexandrie…
1844), musée de Capodimonte, Naples.

55 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

Le père de Cléopâtre,
détesté par ses sujets
et méprisé par les
Romains, achète à grand
renfort de largesses
l’appui du triumvirat
Les Lagides prennent l’habitude d’épouser
leurs sœurs, comme le faisaient les pharaons –
une des difficultés de l’étude de cette période de

PHOTO RMN-GRANDPALAIS/HERVE LEWANDOWSKI


l’histoire égyptienne tient au fait que tous les
rois se nomment « Ptolémée », et toutes les reines
« Bérénice », « Cléopâtre » ou « Arsinoé », ce qui
peut conduire à des confusions (la Cléopâtre
la plus connue, la maîtresse de Jules César
et d’Antoine, est la septième du nom).
Le royaume d’Égypte reste un pays Dolce vita L’indolent Ptolémée XII Aulète
homogène qui, au IIIe s. av. J.-C., est la (95-51 av. J.-C.) tente de faire de Rome
principale puissance navale de la Médi- son partenaire privilégié. Une politique qui
terranée orientale. Alexandrie est la cité se retrouve dans le style de son buste…
grecque la plus grande et la plus riche.
Les premiers signes de déclin appa-
raissent sous le règne de Ptolémée IV met de penser qu’elle n’a pas été la fille de
Philopatôr (fin du IIIe s. av. J.-C.). Cléo- Cléopâtre Tryphaena… Ptolémée XII, qui
pâtre est absente des livres d’histoire monte sur le trône en 80 av. J.-C.,
anciens jusqu’à sa rencontre avec a reçu de la part des Alexan-
Jules César, en 48 av. J.-C. (lire drins le surnom peu flat-
p. 66-69). Nous savons seule- teur d’Aulète – « Joueur
ment qu’elle est née à Alexan- de flûte » –, car son goût
drie en 69 av. J.-C. C’est la troi- pou r les fest i n s et la
sième fille du roi Ptolémée XII musique l’a fait davantage
et de sa sœur et épouse, Cléo- connaître que ses talents
pâtre Tryphaena (« la Magni- d’homme politique.
fique »). Deux garçons com- Le règne du père de Cléo-
pléteront la famille. On a pâtre est à l’image du per-
quelque doute sur la person- sonnage : désordonné et
nalité réelle de la mère de incohérent, rempli de bruit
DEAGOSTINI/LEEMAGE

Cléopâtre. Mais rien ne per- et de fureur. Quand il ne


participe pas à des banquets
arrosés, il essaie de mainte-
Grande reine nir son pouvoir dans une
Cléopâtre VII (69-30 av. J.-C.) Méditerranée fort agitée.
usera de toute sa ruse et de ses Son ambition ? Se faire
charmes pour protéger sa lignée
reconnaître comme « ami
et son pays des appétits latins.
et allié du peuple romain ».

56 - Historia numéro spécial n° 38


Ainsi, il achète à grand renfort de largesses l’ap-
pui du triumvirat romain César-Pompée-Cras- UNE PRINCESSE
sus, ce qui lui permet d’obtenir ce titre convoité.
Ptolémée XII Aulète a été un champion de la cor-
SAVANTE
ruption financière pour arriver à ses fins. On
raconte que régulièrement des navires quittent
Alexandrie pour Rome chargés de richesses arra-
chées aux Alexandrins pressurés par les impôts.
Le jeune souverain est persuadé que sa prodiga- Cléopâtre VII a été l’une des femmes les plus savantes de
lité est seule capable de faire reculer le danger son époque. Très jeune, elle a reçu une éducation soignée :
potentiel que représente Rome pour la Méditer- les meilleurs spécialistes de la bibliothèque et du musée
ranée orientale. d’Alexandrie ont été chargés de sa formation. Dès sa plus
tendre enfance, elle sait lire et réciter par cœur l’ensemble
UNE HISTOIRE DE FAMILLE QUI FINIT MAL des poèmes d’Homère. Elle connaît tout aussi bien les
Les Alexandrins détestent Ptolémée XII et par- œuvres des grands tragiques que celles des poètes grecs.
viennent à le chasser en 58 av. J.-C. Ils nomment À 13 ou 14 ans, comme les garçons, la princesse s’initie
à sa place son épouse, Cléopâtre Tryphaena, et à la rhétorique et à l’art oratoire. Et réussit parfaitement
sa fille Bérénice IV (Cléopâtre Tryphaena étant à maîtriser les techniques du discours. Même ses
rapidement décédée, c’est Bérénice qui règne sur ennemis ont plus tard loué ses talents exceptionnels
l’Égypte). Le pharaon s’enfuit vers Rome pour d’oratrice, servis par une voix harmonieuse et une
implorer l’aide du sénat et essaie de jouer à coups gestuelle parfaite. De plus, Cléopâtre est polyglotte : elle
de pots-de-vin sur la rivalité entre les deux maîtrise parfaitement la langue et l’écriture des Grecs
trium virs, Pompée et Jules César. Il achète pour et des Égyptiens. Plutarque affirme qu’elle parlait neuf
10 000 talents le concours du gouverneur de langues en usage dans son royaume, dont un dialecte
Syrie, Aulus Gabinius, ami de Pompée. Ce Gabi- particulièrement difficile. Car elle a toujours mis un point
nius, de sa propre autorité, le rétablit sur son d’honneur à dialoguer sans intermédiaire avec tous ses
trône égyptien en 55 av. J.-C., ce qui provoque sujets. Cléopâtre, certes, a dû être belle, mais elle a
la colère des Romains. Ce que Cicéron traduit surtout été instruite et spirituelle, et ce sont ces qualités
ainsi dans Contre Pison : « Ce Gabinius s’est qui expliquent sa carrière exceptionnelle. C. S.
vendu au roi d’Égypte, il a même vendu à ce roi
ses faisceaux, l’armée du peuple romain, les
oracles des dieux immortels, les réponses des
prêtres, les décisions du sénat, la gloire et la
dignité de l’Empire. » Désormais, l’Égypte subit Entourés d’une nuée de nourrices, d’eunuques
directement l’influence de Rome. Protégé par et d’esclaves, les petits princes vivent dans un
une garnison romaine, Ptolémée XII règne cadre exceptionnel. Leurs jeux ont pour décor
encore trois ans, jusqu’en 51 av. J.-C. Un des pre- les multiples cours du palais, les colonnades des
miers actes de sa souveraineté est de faire exé- portiques, les innombrables bassins où frétillent
cuter sa fille Bérénice et ses partisans. des poissons multicolores. Les Ptolémées ont ins-
Les cinq enfants de Ptolémée XII Aulète ont tallé dans leur résidence une sorte de jardin zoo-
été élevés dans le grand palais royal d’Alexan- logique où ils font venir les animaux fabuleux
drie même si, régulièrement, la famille impériale du désert africain. Les enfants ont à leur dispo-
remonte le Nil jusqu’à Memphis pour les grandes sition tous les jouets existant alors dans le monde
fêtes en l’honneur des dieux égyptiens. Ils ont antique, des petits chariots à roues, des poupées
certainement été exposés à toutes les vicissitudes en terre cuite, des maquettes de palais minia-
provoquées par les comportements de leur père : tures. On élève pour eux de petits animaux
intrigues de palais, coups d’État, assassinats poli- apprivoisés, souris, chiots, peut-être aussi des
tiques, etc. Ils comprennent tous que gouverner chatons, qui sont des animaux sacrés en Égypte.
ne laisse pas de place à la sensibilité. Et Cléo- Somme toute, une enfance à la fois choyée… et
pâtre VII saura s’en souvenir. exposée à tous les dangers. 

57 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

LES GUERRES
FRATRICIDES
DES LAGIDES
Le torchon brûle dans la fratrie de Cléopâtre. En jeu :
le trône de l’Égypte. Qui va se jouer, lors d’une partie
de billard à trois bandes, entre César et Pompée,
les deux hommes forts de la Ville éternelle.
Par Catherine Salles

orsque Ptolémée XII meurt, en 51 av. J.-C., sans difficulté sur son petit frère, encore un
l’Égypte est loin d’être aussi florissante qu’un enfant. Mais elle irrite les Alexandrins par son
siècle auparavant. Les crues du Nil sont insuffi- orgueil et ses prétentions. Le petit Ptolémée XIII,
santes pour subvenir à la nourriture des popu- quant à lui, est entouré d’un groupe d’ambitieux
lations et, depuis plusieurs années, les famines qui le manipulent à leur gré. Parmi eux : l’eu-
se multiplient dans le royaume. Dans nuque Pothin, un homme grassouillet et cruel,
son testament, Ptolémée XII se donne le maître de rhétorique Théodote de Chios et
pour successeur l’aîné de ses deux fils, l’Égyptien Achillas. Tous hommes de peu d’en-
Ptolémée XIII, alors âgé de 10 ans, qui doit épou- vergure et motivés par leurs seuls intérêts. Ce
ser sa sœur Cléopâtre, de huit ans son aînée. Cet « conseil » royal parvient à convaincre les Alexan-
acte est envoyé au peuple romain, et une copie drins que Cléopâtre complote contre son petit
déposée à Alexandrie, ce qui est tout à fait frère. La jeune femme est expulsée avec ses ser-
conforme à la tradition lagide. Le frère et la sœur vantes et ses gardes. Ils se réfugient en plein
sont intronisés solennellement, sans doute à désert à la frontière de l’Égypte et de la Syrie.
Memphis. Très vite, un désaccord surgit entre C’est l’époque où l’avenir de Rome, et partant
les époux. Cléopâtre est bien décidée à satisfaire du monde entier, se joue entre les deux grands
ses ambitions de règne. Elle pense l’emporter généraux Pompée et Jules César. Chacun est à

58 - Historia numéro spécial n° 38


UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

la tête de la moitié du peuple romain. L’affron- dote de Chios et Achillas, pèsent le pour et le
tement décisif de cette guerre civile a lieu à Phar- contre : « Voici le tribunal, dont Pompée, dans
sale, en Thessalie, le 6 juin 48 avant notre ère. son navire à l’ancre loin de la côte, attendait le
verdict, alors qu’il jugeait indigne de lui de
« UN MORT NE MORD PAS ! » devoir son salut à César ! » (Plutarque, « Vie de
Les armées césariennes l’emportent. Pompée Pompée », LXXVII). Théodote de Chios tranche :
doit fuir avec son épouse et sa flotte. Mais où ? « Le mieux est d’aller chercher Pompée et de le
Il hésite un moment sur la route à prendre, fait tuer, car nous ferons plaisir à l’un et n’aurons pas
escale à Chypre et envoie un courrier au jeune à craindre l’autre ! Un mort ne mord pas ! »
roi Ptolémée XIII pour lui demander asile. Il Achillas est chargé de l’exécution. En com-
pense que, en protégeant autrefois le père du pagnie d’un certain Septimius, qui a jadis servi
souverain actuel, il s’est acquis sa reconnais- comme officier sous les ordres de Pompée, d’un
sance. Le conseil royal égyptien hésite : doit-on centurion nommé Salvius et de trois ou quatre
accueillir Pompée, qui depuis longtemps a des matelots, il se rend en barque jusqu’à la trière de
liens privilégiés avec l’Égypte ? Ou au contraire Pompée. Septimius, saluant le général du titre
craindre la toute-puissance de César ? Les trois d’imperator, l’invite à monter dans la barque. Du
âmes damnées de Ptolémée XIII, Pothin, Théo- haut de la trière, Cornelia, l’épouse de Pom-

59 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

« Tandis que
la face vit encore,
on plante
au bout d’une pique
cette tête
qui commandait à
la guerre » (Vulcain)

navires de guerre et un peu plus de 3 000 hommes.

BIRMINGHAM MUSEUMS AND ART GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES


Théodote de Chios, croyant bien faire, lui pré-
sente la tête de Pompée enveloppée dans une
toile. Ce spectacle horrifie César : Pompée était
certes son ennemi, mais c’était un citoyen romain
et, de surcroît, son beau-fils. Rien ne peut excu-
ser un tel traitement. On dit que le général pleure
sur la tête de son ancien adversaire. Il lui fait
donner une sépulture décente et fait rechercher
Épilogue Battu par César (à g.) à Pharsale, en Grèce, Pompée (au sol) les amis de celui-ci, errant à Alexandrie, pour
se réfugie en Égypte auprès du fils de son ancien allié Ptolémée XII. les traiter généreusement.
Mais les accords passés pèsent peu au moment de sceller le sort à réserver César s’installe à Alexandrie dans le palais
au Romain… « César [à g.] devant Alexandrie », de G. A. Pellegrini (1675-1741). royal et il est probable qu’il réfléchit à la manière
d’établir un protectorat romain sur l’Égypte.
pée, voit avec inquiétude des officiers s’assem- Cléopâtre, toujours exilée dans le désert syrien,
bler sur la plage comme pour saluer Pompée. Au parvient grâce à une ruse à arriver jusqu’à lui
moment où celui-ci se lève dans la barque pour (lire p. 66) et lui inspire une passion amoureuse.
sauter sur la grève, Septimius, par-derrière, lui Elle lui offre un prétexte pour affirmer ses droits
passe son épée au travers du corps. Au spectacle en Égypte et il se met en mesure de régler à
de ce meurtre, ceux qui se trouvent sur les trières l’amiable la succession de Ptolémée XIII. Prenant
poussent des cris d’épouvante et se hâtent de à la lettre les termes du testament de l’Aulète, il
lever l’ancre pour s’enfuir. remet le royaume d’Égypte au couple Ptolé-
mée XIV et Cléopâtre. Il leur demande de licen-
UN PROTECTORAT ROMAIN SUR L’ÉGYPTE cier leurs troupes et de trancher leurs différends
Les assassins coupent la tête de Pompée et aban- par la voie juridique plutôt que par les armes. En
donnent son cadavre nu sur la plage. Telle est la même temps, César transfère aux deux cadets,
fin ignominieuse d’un des plus grands généraux Arsinoé et Ptolémée XV, la souveraineté sur l’île
romains : « Tandis que la face vit encore et que de Chypre. Sur le moment, les Alexandrins
des râles agitent la bouche en un dernier mur- n’émettent pas d’objection à ce règlement de l’af-
mure, tandis que les yeux encore ouverts se faire égyptienne. Pour sceller officiellement ces
figent, on plante au bout d’une pique cette tête accords, Cléopâtre donne un festin magnifique
qui commandait à la guerre, chassait la paix du réunissant tous les acteurs des accords.
monde, agitait les tribunaux, le Champ de Mars, Le calme rétabli est de courte durée. Rien n’a
la tribune aux harangues » (Lucain, La Pharsale, été véritablement réglé. L’eunuque Pothin,
VIII, v. 682-686). Peu de temps après, César arrive conseiller du jeune roi Ptolémée XIII, voit que
à son tour sur les côtes d’Alexandrie avec dix son maître est pris en otage par le Romain et

60 - Historia numéro spécial n° 38


UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

Alliance À Alexandrie, César se trouve pris dans la


guerre de succession entre Cléopâtre et Ptolémée XIII. cru, ils ont fondé leurs familles loin de la Ville
Il se ligue – et se lie – avec Cléopâtre. éternelle. Il y a aussi dans la métropole égyp-
tienne beaucoup d’esclaves fugitifs, de bannis,
de condamnés à mort, de pirates et de brigands
comprend que son existence est menacée (n’a-t- recrutés dans les régions voisines. Ils sont là en
il pas organisé l’assassinat de Pompée ?). Il sécurité, car les soldats de la cité les protègent
décide de prendre les devants. Avec le général contre ceux qui voudraient les arrêter. Ils ne
Achillas, il s’emploie à susciter la colère des constituent pas à proprement parler une armée,
Alexandrins contre le général romain. Il prétend mais des bandes motivées par le pillage des biens
que César fait piller les temples de la ville pour des riches et des palais. À cette soldatesque mal
se rembourser de la dette qu’a contractée auprès organisée s’ajoutent les 300 000 civils alexan-
de lui Ptolémée Aulète. Il fait distribuer aux drins prêts à combattre les Romains. La bataille
troupes romaines des nourritures avariées et des du Nil est sur le point de débuter… 
breuvages répugnants pour qu’elles se soulèvent
contre leur général. Il trame un complot pour
empoisonner César et Cléopâtre. Mais le barbier Cohortes Le Romain n’a guère que 4 000 soldats
de l’imperator découvre les menées de l’eunuque à opposer aux 22 000 fantassins de Ptolémée XIII.
et vend la mèche. César fait supprimer Pothin. Qui peut compter aussi sur le soutien de la population
locale. Mosaïque italienne du Ier s. av. J.-C.
L’HABITUDE DE LA VIE DISSOLUE
Achillas décide alors d’engager le conflit et
marche sur le palais d’Alexandrie, où sont réfu-
giés César et Cléopâtre. C’est le début de ce que
l’on appelle la « guerre d’Alexandrie », « une
guerre dure et difficile à mener, où César dut se
défendre avec fort peu de troupes contre une si
grande ville et une si grande armée » (Plutarque,
« Vie de César », IXL).
Les forces des deux camps sont disproportion-
nées. César n’a que 4 000 hommes mal préparés
à opposer aux 22 000 fantassins et 2 000 cava-
liers d’Achillas. Parmi ces combattants se trouve
un noyau de gabiniani, les soldats du tribun
Gabinius, qui, en 55 av. J.-C., ont permis le réta-
blissement de Ptolémée Aulète sur son trône. Ils
se sont installés à Alexandrie et, comme le notera
plus tard César, « avaient déjà pris l’habitude de
DEAGOSTINI/LEEMAGE

la vie dissolue que l’on menait à Alexandrie. Ils


avaient perdu le souvenir de Rome et de la dis-
cipline romaine ». Mariés avec des femmes du

61 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

La bataille du Nil
L
es luttes dans Alexandrie Alexandrins occupent le reste de conflit : combats de rue ou en rase
entre habitants de la ville la cité avec des forces beaucoup campagne, batailles navales, sièges
et troupes de César plus considérables que celles de de demeures. Jules César n’est pas
s’étendent d’octobre 48 à leurs ennemis. Ils sont commandés à bout d’expédients. Il fait venir de
mars 47. La Guerre d’Alexandrie, par le général Achillas. Il est mis Rhodes, de Syrie et de Cilicie toute
faussement attribuée à Jules César, à mort sur l’ordre d’Arsinoé, sœur sa flotte. Il rassemble de partout des
relate ces épisodes. Se présentant cadette de Cléopâtre, qui a rejoint machines de guerre et des provisions
comme la suite de la Guerre civile les Alexandrins. Elle remplace de blé. Des légionnaires défoncent à
du général romain, elle a sans doute Achillas par l’eunuque Ganymède. coups de bélier les murs des maisons
été composée par un lieutenant Les Alexandrins bloquent l’accès mitoyennes du palais pour permettre
de l’imperator. du quartier où se retranche César des passages. César fait incendier
Le conflit a concerné tout le delta et ont fait construire un triple la flotte royale et les chantiers
du Nil. Les belligérants se sont retranchement de pierres de taille
répartis dans l’ensemble de la ville. haut de 12 mètres et muni de tours
César et ses légionnaires sont basés de dix étages. Ganymède a fait Marigot Avec l’appui de Mithridate,
dans le quartier longeant le port, couper tous les canaux d’eau pour le roi du Bosphore, et de son général
Antipater, César parvient à redresser
dans le palais, le théâtre et les rues priver les Romains d’eau potable.
la situation. Son adversaire,
avoisinantes. L’île du Phare est reliée César réplique en faisant creuser des
Ptolémée XIII, finit noyé dans le Nil.
à la terre par un môle, l’Heptastadion puits pour assurer l’alimentation de
(long d’environ sept stades, 1 400 m), ses hommes.
qui divise le port en deux. Dans La guerre d’Alexandrie, qui se déroule
ce port d’Alexandrie se trouve la dans l’espace restreint du Delta,
flotte romaine (22 trirèmes). Les présente toutes les phases d’un

Traquenard Le vainqueur de la guerre des Gaules


vit retranché dans le palais royal. Ses adversaires
BIANCHETTI/LEEMAGE

s’en prennent à sa flotte, qui mouille dans le port, pour


l’empêcher de fuir par la mer. Gravure du XIXe s.

62 - Historia numéro spécial n° 38


navals égyptiens. C’est alors que se l’abri de ses trières. Il s’est débarrassé ont abandonné leurs armes. Portant
produit une catastrophe d’une portée de sa longue robe de pourpre, insigne devant eux les objets sacrés les plus
culturelle inestimable : les flammes de sa fonction, que les Égyptiens, vénérables de la cité, ils se rendent
atteignent la fameuse Bibliothèque, dupés, criblent de flèches. Cependant, sans condition au général romain, qui
dont une partie des 40 000 volumes les secours que César a demandés aux entre triomphalement dans le palais.
est réduite en cendres. pays voisins commencent à converger Il quitte immédiatement Alexandrie
Il y a eu beaucoup d’épisodes vers le Delta, en particulier Mithridate, pour se diriger vers la Syrie, laissant
marquants pendant ces six mois de de Pergame, avec des renforts juifs. la garde de l’Égypte à Cléopâtre, qui
guerre. L’un des plus étonnants se Le général opère la jonction avec les vient de lui donner un fils, Césarion,
déroule près de l’île de Pharos lors troupes du roi entre l’est du Delta et et au plus jeune garçon de la famille,
d’un combat naval pendant lequel les marais, au passage de Péluse. Ptolémée XV, devenu le mari de sa
César fait preuve d’un courage La rencontre décisive a lieu les sœur. Pendant ce temps, dans le
exceptionnel. Pour aller au secours 26-27 mars 47 av. J.-C. Le camp limon des berges du Nil étincellent
de ses troupes cernées par les égyptien est pris d’assaut et les des lamelles dorées. C’est la cuirasse
bateaux égyptiens, il se jette à l’eau Alexandrins font leur reddition. César d’or recouvrant le cadavre du petit roi
et, tenant à la main ses plus précieux se dirige alors vers Alexandrie, où il est Ptolémée XIII, tué à 13 ans pendant le
documents, il nage jusqu’à se trouver à accueilli par la foule des citadins qui combat de Péluse.  C. S.

UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

UBISOFT/RAPHAEL LACOSTE

63 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

Par Maxime Durand

Un arsenal de toute beauté ! L’arc, la fronde, le bouclier


sont en bonne place dans le barda des mercenaires de
Pharaon. Du matériel du cru pour des pièces rapportées.

Hallebarde de bronze
en forme d’epsilon
La hache de combat fenêtrée proviendrait de
Palestine. Son usage en Égypte remonte au
IIe millénaire avant notre ère. Le manche de bois,
inséré dans la moulure de cuivre, donnait un bon
appui pour des coups de tranchant, mais rendait
son utilisation caduque contre des armures.

Masse de cuivre
Cet instrument de mort constitue l’une des armes de l’Égypte
ancienne. Si les têtes de masse étaient plutôt rondes
dans les temps prédynastiques, ses formes par la suite
se diversifieront, comme le montre cette arme, visible au
Metropolitan Museum de New York.

Falcata carthaginoise
Cette arme ibérique serait d’origine celte. Autrefois qualifiée de faucille, on la
désigne aujourd’hui sous le terme de « falcata ». Attesté au moins dès le IVe siècle
av. J.-C., ce glaive fera son chemin au sein de la légion romaine et s’illustrera
notamment lors des combats avec Carthage.

Khopesh des Cananéens


Le khopesh, ou harpè,, est d’origine hyksos (du nom de ces envahisseurs sémites
qui conquirent l’Égypte et fondèrent les XVe et XVIe dynasties). On le retrouve souvent
dans l’iconographie de Khnoum et Montou. Sa popularité se fait surtout
au Nouvel Empire, par exemple sous Ramses II. On trouve d’ailleurs des modèles
qui furent consacrés à ce pharaon au musée du Louvre.
UBISOFT
Bouclier de clérouque
L’Égypte ptolémaïque a été
bâtie grâce à la suprématie
macédonienne des clérouques.
Les cavaliers les plus lourds
étaient équipés de cuirasses,
de casques phrygiens, d’un
bouclier (thyreos) et d’une cape
aux couleurs de leur rang ou de
leur unité. Leurs bottes couvertes
de jambières auraient fait l’objet,
selon Théocrite, d’un surnom
narquois par lequel ils étaient
identifiés à Alexandrie.

Lame
météorique
Cette épée très
répandue est inspirée
des modèles de
dagues retrouvés
parmi d’autres objets
funéraires dans les
tombes, dont celle
Arc à l’effigie
d’ouadjet
de Toutankhamon. L’arc de bois, cornes et
Au Moyen Empire, tendons est intrinsèquement
le fer, rare, doit être lié à l’histoire égyptienne.
importé. Le matériau On le retrouve dans
de certaines épées est l’iconographie ou encore
néanmoins d’origine sur les célèbres modèles
météorique, comme la mortuaires qui soulignent
dague de Tout. la puissance des archers
de Nubie, que les Égyptiens
appelaient Ta-Seti (le « pays
de l’arc »). Les archers
utilisaient des anneaux
de doigt faits de pierre
ou des prothèses de poignet,
ainsi que des têtes de flèche
en pierre.
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

CLÉOPÂTRE,
« REINE DES ROIS »
OU COURTISANE ?
Elle fut la maîtresse de César, avant de
se jeter dans les bras de son successeur,
Marc Antoine… De quoi alimenter
la légende noire d’une reine déterminée
à assurer la grandeur de son pays.
Par Virginie Girod

Cléopâtre et César,
de Jean Léon Gérôme
(1824-1904).

66 - Historia numéro spécial n° 38


lle se trouve aux portes d’Alexandrie, ainsi plaire à César, mais son excès de zèle eut
mais ne peut y entrer sans risquer sa l’effet contraire. À défaut de soumettre Pompée,
vie. Pourtant, Cléopâtre est la reine César, portant désormais le titre officiel de dic-
d’Égypte depuis trois ans déjà. Par tateur, conquerrait volontiers le pays des pha-
volonté testamentaire de son père, Pto- raons. L’Égypte ferait un excellent grenier à blé
lémée XII Aulète, elle a épousé son pour Rome et un point d’ancrage en Orient pour
jeune frère, Ptolémée XIII. Elle est la poursuite des conquêtes vers l’est. César
montée sur le trône avec lui, car la tra- ignore encore qu’une toute jeune femme s’ap-
dition ptolémaïque ne l’autorise pas à régner prête à faciliter ses plans.
seule. Mais la jeune femme, farouche et indé-
pendante, ne supporte pas les conseillers de la SON PLUS BEL ATOUT ? SON APLOMB
cour, qui ont fait du roi leur marionnette. Voilà Alors que la nuit est déjà tombée, Apollodore de
ce qui lui a valu son exil momentané : l’hostilité Sicile, un proche de Cléopâtre l’ayant suivi dans
de ceux qui veulent diriger son royaume en son sa fuite, demande à être admis dans les appar-
nom. Cléopâtre n’est pas du genre à se laisser tements du Romain. Il souhaite lui offrir un pré-
impressionner. Réfugiée en Judée, elle s’est sent, un tapis précieux qu’il porte sur ses épaules.
constitué une armée de mercenaires pour En déroulant le tapis pour le lui faire admirer,
reprendre son trône. Cependant, du haut de ses une jeune femme en jaillit, achevant sa course
21 ans, elle sait qu’il vaut mieux éviter une inattendue aux pieds de César. Elle se présente
guerre fratricide. Elle comprend la nécessité et énonce les raisons de son arrivée théâtrale.
d’avoir un allié puissant, un homme qui soit à la Cléopâtre n’est pas la plus belle femme du
fois un partenaire diplomatique pour l’Égypte monde, mais son aplomb est son plus bel atout.
et un soutien personnel. Un homme dont per- Elle parvient à éveiller la curiosité de César. L’ef-
sonne n’oserait contester l’autorité dans toute la fet de surprise passé, son charme naturel et son
Méditerranée. Un homme qui déteste son frère. esprit vif achèvent de séduire le Romain. La
Cet homme se trouve là, à Alexandrie. Il se THE BRITISH MUSEUM jeune femme a réussi son coup. Ils passent la
S OF
S TEE
nomme Jules César. I MA
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TRU nuit ensemble. Au point du jour, leur
IS /
Le général romain, âgé de 52 ans, AND PALA alliance est scellée. Ils sont désor-
GR
passe l’hiver 48-47 av. J.-C. à . RM N-
mais amants et alliés.
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Alexandrie. Il a poursuivi Il ne faudra que quelques


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Pompée à t ravers tout semaines à César pour


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l’Orient à la suite de la cui- venir à bout du roitelet et


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sante défaite qu’il lui a fai re assassi ner ses


infligée à Pharsale. Pto- conseillers, à l’instiga-
lémée XIII lui a ravi son tion d’une Cléopâtre
ultime victoire sur ce vengeresse. Alors que
rival prestigieux en Ptolémée XIII se noie
osant le faire assassiner fort opportunément
après lui avoir accordé dans le Nil, le Romain
fallacieusement son fait remonter sa maî-
hospitalité. Il pensait tresse, la reine, sur le
trône. Pour obéir à la tra-
dition, elle épouse son plus
Libido Rome déteste jeune frère, Ptolémée XIV,
l’ambitieuse étrangère, accusée qui fait office de figurant à ses
de tourner la tête de César au côtés. La voilà qui règne désormais
profit de l’Égypte. Sur les marchés seule sur la terre des pharaons. César
COLLECTION PARTICULIERE

romains, on s’arrache une lampe l’a intronisée sur la scène politique médi-
la représentant nue, chevauchant un terranéenne. Mais cette ascension vio-
crocodile et offerte sexuellement.
lente à la tête de son propre royaume a un

67 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

L’ÉNIGME
CÉSARION
prix. L’Égypte est devenue le protectorat de
Rome. D’aucuns diront qu’elle a prostitué son
corps et sa patrie à César pour satisfaire ses
ambitions personnelles. Que lui importent les
« Il ne peut y avoir deux Césars. » Tel est le conseil d’Aréus médisances ! César est plus qu’un amant pour
à Octave, le fils adoptif de Jules César, désormais seul elle. Il est un mentor, un stratège éperdu de pou-
maître de Rome. Cléopâtre étant morte, Octave doit voir duquel elle se nourrit. Quant à lui, il trouve
décider du sort qu’il réserve à ses enfants. Le fils aîné pour la première fois sur son chemin une femme
de « l’Étrangère », Ptolémée XV, est surnommé « Césarion » qui lui ressemble – et pourtant, des femmes, il
à travers toute la Méditerranée. Il serait le fils de Jules en a connu, mais Cléopâtre, si jeune, si brillante,
César ou, plus exactement, son bâtard. On ne sait pas si déterminée, est presque son alter ego féminin.
grand-chose de lui. Est-il né à Rome ou ailleurs ? En Alors que le printemps revient, César quitte
47 ou en 44 av. J.-C. ? César est-il vraiment son père ? Alexandrie. Deux ans passent sans qu’il oublie la
Qu’importe la génétique puisque Cléopâtre, experte charmante reine, qu’il surnomme « Bouche d’or »
en communication, vantait sa célèbre ascendance partout pour ses talents autres qu’oratoires… De retour
où elle passait. Sentant qu’elle ne pourrait pas conclure à Rome, le général victorieux s’apprête à célébrer
d’alliance avec Octave, qui venait de mettre la main sur son triomphe. Cette grande parade militaire met-
l’Égypte, Cléopâtre envoya son fils se réfugier en Éthiopie, tra en scène ses victoires sur ses ennemis, y com-
avant de se suicider. Cette mesure de protection se pris l’Égypte. Parmi les captifs défilera Arsinoé,
révélera insuffisante. Octave ne veut pas prendre le risque une des sœurs aînées de Cléopâtre, qui avait
de voir un jour arriver Césarion à Rome pour réclamer voulu prendre le trône à leur père et que Rome
sa part d’héritage. Il est assassiné en pleine fleur de l’âge, avait aidé à soumettre. César veut que Cléopâtre
avant qu’il ait pu atteindre sa terre d’asile. V. G. soit présente lors de son triomphe. Sa venue sym-
bolisera le fait que son royaume est devenu un

L’idylle du Nil Selon l’historien Robert Étienne,


en 47 av. J.-C., les deux amants remontent le Nil à bord
d’un bateau pendant trois mois. Quand il quitte
sa dulcinée, César laisse néanmoins à Alexandrie
trois légions, comme « gage de fidélité ».

68 - Historia numéro spécial n° 38


vassal de Rome. À cette gloire diplomatique
s’ajoute le plaisir de revoir cette jeune femme si
différente des autres. La passion, l’admiration
réciproque et la tendresse qu’ils se portent sont
toujours teintées d’arrière-pensées politiques.
Cléopâtre quitte son Orient natal pour Rome,
où on l’accueille avec une certaine défiance. Elle
a beau être reine, être une amie de Jules César,
elle doit affronter les regards méprisants et l’hos-
tilité d’un peuple qui voue une haine nationale
aux rois, tous tyrans par essence. Dans la ville
aux sept collines, la capitale du monde antique,
PHOTO JOSSE/LEEMAGE

elle est perçue comme une putain – Pline l’An-


cien la traite même de « courtisane royale » –,
une étrangère aux mœurs dangereuses, une sor-
cière poussant César vers l’abîme de la tyrannie. Assise En rétablissant Cléopâtre sur son trône en 47 av. J.-C., le maître
On l’accuse d’inciter le dictateur à transporter sa de Rome contrôle la prestigieuse Égypte des pharaons. Et la reine, en s’alliant
capitale à Alexandrie. Pure calomnie. On ne à l’homme le plus puissant du monde, éloigne ses ennemis de l’intérieur.
recule devant aucune infamie pour détruire la Pierre de Cortone (1596-1669), musée des Beaux-Arts de Lyon.
réputation de cette femme trop puissante qui
effraie les virils sénateurs romains par ses pré-
tentions. Sur les étals des marchés, on s’arrache son ami, son allié et son amant. Dans la Ville en
aussi bien les bracelets serpentiformes dont elle émoi, il n’y a plus guère de place pour elle. La
a lancé la mode que les lampes grivoises la repré- seule femme autorisée à pleurer le grand Jules
sentant offerte à un crocodile lubrique. César est son épouse légitime, Calpurnia – qui
le suppliait de ne pas se rendre au sénat en ce
LA MUSE PROFANE DU SACRÉ jour qu’elle présageait funeste.
Mais le scandale éclate le jour où César fait éri- Quelques semaines après la mort de César
ger une statue dans le temple de sa déesse tuté- (lire p. 70), Cléopâtre quitte définitivement
laire, Vénus genetrix, la génitrice de toute forme Rome. Son premier geste, à son retour à Alexan-
de vie. Rendu imprudent par sa passion pour drie, est de faire assassiner Ptolémée XIV, à qui
l’Égyptienne, il a demandé au sculpteur de don- elle avait confié l’intérim du pouvoir en son
ner les traits de Cléopâtre à la statue qu’il a com- absence. La reine n’a plus besoin d’un mari pour
mandée, comme Praxitèle s’était inspiré de la régner à ses côtés, car elle a désormais un fils,
physionomie de l’hétaïre Phryné pour sa célèbre Ptolémée XV Césarion. Si César n’a pas ouverte-
Aphrodite de Cnide (IVe s. av. J.-C.). La sensibilité ment reconnu cet enfant adultérin – qui est, du
artistique de César passe pour une trahison aux reste, peut-être né après sa mort –, Cléopâtre
yeux des Romains. Le dictateur mêle ouverte- clame haut et fort qu’il en est le père. Son fils est
ment la personne de sa maîtresse et le sacré. le trait d’union entre son royaume et la Répu-
Pour ses détracteurs, c’est une preuve irréfu- blique romaine, il est l’un des héritiers de César.
table des ambitions de l’Égyptienne, qui s’ap- Mais pour l’heure Cléopâtre doit protéger son
prête à faire de lui un roi. Les deux amants appa- fils et son trône. Il lui faut un nouvel allié chez
raissent désormais comme maléfiques et pou- les Romains, un homme fort qui lui assurera sa
UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

vant réduire à néant la République. Au matin position sur le trône et dans le champ diploma-
des ides de mars 44, Cléopâtre est toujours à tique. Elle devra choisir judicieusement entre
Rome. C’est là qu’elle apprend qu’elle a perdu deux hommes : Octave ou Marc Antoine ? 

69 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

CÉSAR ASSASSINÉ
La veille de sa mort, le maître de Rome recevait la dictature
à vie, et les sénateurs lui juraient fidélité. Un état de grâce
propre à dissiper un faisceau de prémonitions funestes…

Par Jean-Yves Boriaud

LUISA RICCIARINI/LEEMAGE

e matin du 15 mars 44 av. J.-C., César suppliant (c’est une question de vie ou de mort !)
est perplexe : son épouse, Calpurnia, de le lire immédiatement, mais les solliciteurs
a rêvé que le toit de leur maison s’ef- l’assaillent tout au long du chemin et l’empêchent
fondrait sur eux et qu’elle recueillait de déplier ledit billet. Et en descendant de la
entre ses bras son cadavre ensan- litière, devant la curie, il aperçoit au milieu de
glanté. Et lui-même s’est vu, juste la foule un devin célèbre, Spurinna, qui lui a
avant l’aube, flotter dans les nues et récemment annoncé un danger qui « ne dépas-
serrer la main de Jupiter, rêve mégalo- serait pas les ides [le 15] de mars ». César croit
maniaque mais inquiétant. Pis : on lui rapporte pouvoir plaisanter : « Les ides sont là : il n’est rien
que les sacrifices de ce début de matinée sont arrivé ! » « Elles ne sont pas encore passées », lui
tous défavorables. Éminemment laïque, César lance, placide, l’haruspice…
n’a pourtant jamais pu se défaire d’une vague
défiance qui l’empêche de mépriser la supersti- « COURAGE D’HOMMES, CERVELLE D’ENFANTS »
tion ambiante : mieux vaut annuler la séance du Autour de lui s’empressent des sénateurs célèbres
sénat prévue dans la curie, naguère édifiée par – tous des amis : Brutus, son fils adoptif ; l’autre
son vieil ennemi, feu Pompée, sur le Champ de Brutus, ce bon Decimus qui l’a persuadé de venir,
Mars. Survient alors un personnage au-dessus Cassius, Casca… On entre dans la salle, César
de tout soupçon, Decimus Brutus : quelle tête prend place. Tillius Cimber se jette à ses pieds
feront les sénateurs, se récrie-t-il, si on leur dit pour lui remettre une supplique et, tirant sur sa
que la séance est annulée en raison des cauche- toge à deux mains, l’écarte de son cou : c’est le
mars de Calpurnia ? L’argument est de poids et signal. Casca le frappe le premier, puis 22 séna-
César finit par grimper dans la litière tradition- teurs se jettent sur lui, stylet au poing. César
nelle. Un rhéteur grec, Artémidore de Cnide, se reconnaît parmi eux Brutus et lui adresse, en
précipite alors vers lui et lui remet un billet, le grec, ces seuls mots : « Toi aussi, mon fils ! », révé-

70 - Historia numéro spécial n° 38


Seconds couteaux Les 23 conjurés sont surtout d’anciens
partisans de Pompée, le grand rival de César, ou des césariens
déçus par la dérive autocratique de l’imperator. Un nom se détache
de ce groupe : Brutus, son fils adoptif.
Vincenzo Camuccini (1771-1844), musée de Capodimonte, Naples.

lant ainsi la réalité de leur filiation, avant de se il avait consacré à Vénus, prodigieuse ancêtre
draper dans sa toge et de s’effondrer… officiellement revendiquée par sa famille, la gens
Dans la salle, c’est la panique : le corps de Julia ! Et que dire aussi de l’expédition qu’il avait
César, percé de 23 coups, roule jusqu’au pied de l’audace de préparer contre les irréductibles
la statue de Pompée, qu’il éclabousse de son Parthes, alors qu’une célèbre prophétie voulait
sang ! Les sénateurs conjurés, incapables de rete- que seul un roi pût les vaincre ! Pis encore,
nir leurs collègues qui s’enfuient en tous sens, quelques semaines plus tôt, son homme de
abandonnent le cadavre sur place au lieu de le confiance, Antoine, n’avait rien trouvé de mieux
jeter dans le Tibre, comme ils en avaient fait le que de poser sur son front, au vu de tous, un dia-
projet. Fatale erreur : les « césariens » se ressai- dème : devant les murmures de la foule, il avait
sissent en organisant la nuit suivante de pathé- certes écarté la couronne en question, mais l’im-
tiques funérailles pour le dictateur assassiné, et pression – détestable – était restée.
le peuple unanime se retourne contre les meur- Les « libérateurs » s’étaient donc persuadés que
triers, qui doivent quitter Rome dans l’urgence. l’on pouvait, en tuant le dictateur, inverser le
Mais qui étaient donc ces assassins, dotés, cours de l’Histoire : César mort, tout serait de
selon Cicéron, d’« un courage d’hommes et d’une nouveau « comme avant ». Ils avaient tort, et leur
cervelle d’enfants » ? Ces « libérateurs » autopro- acte déchaîna une série de terribles guerres
clamés étaient en fait des conservateurs, atta- civiles qui débouchèrent sur l’avènement du pre-
chés aux libertés… des sénateurs, et qui crai- mier « empereur » romain, Octave-Auguste, qui,
gnaient de voir César se laisser proclamer roi, au prix des libertés publiques, concentra tous les
mettant fin au régime républicain (la libera civi- pouvoirs entre ses mains. Ils avaient échoué,
tas), garant de leurs privilèges : ils n’avaient pas mais durant des siècles l’Occident, à chaque
aimé que, se prenant pour un dieu vivant, il les moment de tyrannie, ne cesserait de se poser la
reçoive dans le temple qu’à deux pas du Forum question essentielle : faut-il tuer le césar ? 

71 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

LA DERNIÈRE CARTE
DE L’ÉTRANGÈRE
Après la mort de César, sa maîtresse, craignant des représailles,
retourne en Égypte se mettre à l’abri. En attendant de composer
avec le prochain homme fort de Rome…

Par Virginie Girod

e Shakespeare aux péplums hollywoodiens, les


noms de Marc Antoine et de Cléopâtre évoquent
une histoire d’amour romantique et tragique.
Cette vision est bien éloignée de celle des chro-
niqueurs antiques, qui ne voient en eux que des
monstres. Pour les Romains, elle n’est qu’une
femme dépravée et lui, un traître à sa patrie. Leur
histoire, avant d’être une passion dévorante, est le
mythe politique d’une déchéance. On ignore quand
Cléopâtre a rencontré Marc Antoine pour la première fois.
Elle l’a peut-être croisé en Égypte alors qu’elle n’était qu’une
enfant et que son père avait sollicité l’aide des Romains pour
faire face à une rébellion organisée par une de ses propres
filles, mais c’est probablement à Rome qu’ils font connais-
sance. La jeune reine y séjourne entre 46 et 44 av. J.-C. à la
demande de Jules César, dont elle est la maîtresse.

UNE PRUDENTE DISTANCE AVEC LES AFFAIRES ITALIENNES


Après les funestes ides de mars, elle quitte Rome et s’installe
seule sur le trône d’Égypte, non sans avoir fait assassiner son
jeune frère et époux, Ptolémée XIV. Elle préfère alors se tenir
éloignée des affaires italiennes. Il n’est pas temps de se faire
ni des amis ni des ennemis dans cet État bouillonnant qui
envisage la Méditerranée comme une mer intérieure. Elle se
tourne entièrement vers le gouvernement de son royaume,
qui souffre des famines engendrées par une série de crues
du Nil insuffisantes. Peu lui importe pour le moment que les
héritiers de César et les partisans de la République

72 - Historia numéro spécial n° 38


TÉTIERE

Eau de rose
En 40 av. J.-C.,
Antoine, Octave
et Lépide se
partagent le
pouvoir. Au premier
revient l’Orient,
dont l’Égypte est
la pierre angulaire.
Pour asseoir son
autorité sur cette
région, il s’allie
avec la reine
lagide. Un calcul
politique doublé
d’une passion.
La Rencontre
d’Antoine
et de Cléopâtre,
SOTHEBY'S/AKG-IMAGES

de Lawrence
Alma-Tadema
(1836-1912).
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

Pour se concilier les faveurs d’Antoine, Cléopâtre


ne peut lui apparaître soumise. Elle choisit
de se positionner en égale, et non en vassale
s’étrillent. En 43 av. J.-C., Antoine, Lépide et
Octave, le neveu et fils adoptif de César, forment

NATIONAL MARITIME MUSEUM, GREENWICH/LEEMAGE


le second triumvirat. Ils se partagent ainsi la
gestion des provinces romaines, à l’exclusion
de l’Italie. En moins d’un an, tirant le béné-
fice de ses campagnes militaires victo-
rieuses, Marc Antoine s’arroge le
contrôle de l’Orient. Il passe beau-
coup de temps en Grèce. La culture
hellénistique le fascine. Le pou-
voir et les religions s’y mêlent
avec harmonie. Les hommes
forts y sont admirés, alors que
Rome les craint.
RENCE/BRIDGEMAN IMAGES

REINE DE LA MISE EN SCÈNE


Deux ans plus tard, le trium-
vir convoque les États clients
FIZI, FLO

orientaux de Rome à Tarse, en


G LI U F

Turquie actuelle. Il compte sur


A DE

leur soutien militaire pour


LERI
GAL

entreprendre des conquêtes à


l’est, aux frontières parthes. Cléo-
pâtre, elle aussi convoquée, entend
bien faire de Marc Antoine son nou-
vel allié politique et personnel. Elle voit
en lui un des personnages clés de Rome
et son philhellénisme la rassure. Pour se
concilier ses faveurs, elle ne peut pas lui appa-
raître en reine soumise. Elle doit l’impressionner,
le séduire, se positionner en égale, et non en vas-
sale. Elle sait que leurs retrouvailles seront déter-
minantes, comme l’a été sa rencontre avec César.
Fruit défendu Les deux amants passent l’hiver 41-40
av. J.-C. à Alexandrie. Au menu des réjouissances : banquets Reine de la mise en scène, elle arrive à Tarse
opulents, fêtes grandioses et virées nocturnes. Et, en – 40 à bord d’un magnifique bateau remontant le
des jumeaux naîtront de leur union : Alexandre Hélios et Cydnus. Les badauds se massent sur les rives du
Cléopâtre Séléné. Francesco Trevisani (1656-1746), palais des fleuve pour admirer ce vaisseau étincelant aux
Offices, Florence. rames d’argent, à la proue d’or et aux voiles de

74 - Historia numéro spécial n° 38


Étau L’affrontement entre les deux hommes forts
du second triumvirat était inévitable. À Actium, en – 31,
la flotte d’Antoine et de Cléopâtre est défaite par celle
d’Octave. Lorenzo A. Castro (1672-1700).

pourpre. Alors que le bateau accoste, Cléopâtre


demeure invisible. Elle ne viendra pas à la ren-
contre de Marc Antoine. Il viendra à elle. Elle LES DEUX VISAGES
inverse audacieusement les règles du jeu diplo-
matique. Le triumvir accepte l’invitation et se DE MARC ANTOINE
rend nuitamment sur le bateau, où l’attend un
spectacle sublime et déroutant. De jeunes beau-
tés vêtues de voiles légers forment un équipage
de néréides. Cléopâtre attend la venue de son
hôte allongée sous un dais, parée à la manière Un soudard aviné, un débauché, un traître à la patrie, un
de Vénus, presque nue. Elle compte sur cet effet tyran en puissance. Voilà ce que la propagande sénatoriale
de surprise pour prendre le dessus sur Marc a laissé de l’image de Marc Antoine. Né en 83 avant notre
Antoine car, ce soir, il est avant tout question de ère dans une famille plébéienne, le lieutenant de César se
politique. Le Romain n’échappe pas à son charme prétend descendant d’Hercule. Grand, fort et courageux, ce
fou. Son intelligence finit de le faire succomber. militaire est un homme de tête, ambitieux et fin stratège.
Il est captif de cette femme fascinante, sa nou- S’il s’épanouit dans l’austérité des camps, capable de
velle maîtresse et son nouvel allié politique. se nourrir de racines et d’animaux chassés sur place
Une seule nuit aura suffi à Cléopâtre pour quand le ravitaillement vient à manquer, il aime aussi le
atteindre son but. Le triumvir profite de ses mis- luxe et la volupté. Les fastes orientaux le séduisent bien
sions orientales pour passer du temps avec elle. davantage que les longs discours des sénateurs romains. Le
Alors qu’il séjourne à Alexandrie pendant l’hiver physique de Marc Antoine – réputé bel homme – nous est
41-40 av. J.-C., Cléopâtre met au monde leurs aujourd’hui connu grâce à quelques bustes et à ses portraits
jumeaux, Alexandre Hélios et Cléopâtre Séléné. monétaires. Doté d’un visage plutôt carré, de traits un peu
Cependant, les obligations politiques du couple épais et d’une chevelure aux boucles léonines, Marc Antoine
ne lui permettent pas de consommer pleinement dispose de cette beauté virile, de ce charisme de conquérant
sa passion amoureuse. Marc Antoine doit rentrer prompt à faire se pâmer les femmes mais son seul vrai
à Rome. Pour consolider ses liens avec Octave, amour, sa plus belle conquête, reste Cléopâtre. V. G.
qu’il pressent être son futur ennemi, il en

75 - Novembre-décembre 2017
L’ É GY P T E D E C L É O PÂT R E

Vainqueur d’Antoine à Actium, Octave veut faire


de l’Égypte une province romaine, et de la reine,
un trophée lors de son triomphe à Rome
épouse la sœur, Octavie. Cette dernière n’a des valeurs capitales, voient les jeux du couple
jamais été qu’un outil pour Octave. Après comme de ridicules enfantillages. Alors que
quelques années de mariage et deux enfants, Marc Antoine vit naïvement son rêve d’Orient,
Marc Antoine préfère rompre cette alliance pour Octave s’attelle à devenir le seul maître de Rome
enfin épouser Cléopâtre et reconnaître leurs et alimente une propagande contre lui. En 31
trois enfants. Son divorce avec Octavie est avant av. J.-C., Marc Antoine est déchu de son consu-
tout une rupture diplomatique avec Octave. L’hé- lat et Rome déclare la guerre à l’Égypte. La der-
ritier militaire de César commence à se rêver en nière guerre civile de la République mourante
roi hellénistique et ne le dissimule guère. commence. La bataille d’Actium, opposant les
forces égyptiennes et les légions d’Antoine à
DE RIDICULES ENFANTILLAGES celles d’Octave a lieu le 2 septembre 31 au large
En attendant un conflit inévitable, Marc Antoine de la Grèce. Incapable de résister à la puissance
et Cléopâtre ont fondé le club de la Vie inimi- romaine, le couple prend la fuite. L’honneur, plus
table. Espiègle, la reine invente mille distractions que la guerre, est perdu. Une partie des hommes
pour stimuler leur amour. Déguisés en servi- d’Antoine se rallient à Octave.
teurs, ils se promènent la nuit dans les bas quar- Cette défaite plonge Antoine dans un profond
tiers de la ville, riant aux dépens des humbles abattement. Cléopâtre ne reconnaît plus son
gens qu’ils molestent. Ils organisent également époux. Son amour se teinte de mépris. À l’été 30,
des fêtes somptueuses et dépensent des fortunes aux portes d’Alexandrie, Marc Antoine affronte
dans les mets et les vins les plus délicats. Les Octave. Se voyant déjà déchoir de
Romains, pour qui l’austérité et la gravité sont son trône, Cléopâtre fait courir

BNF, PARIS

Monnaie représentant
Le destin des rejetons Cléopâtre Séléné, la fille

du couple royal de Cléopâtre et Antoine.

C
’est en orphelins qu’ils arrivent enfants de Cléopâtre. Il tant que fille, est moins
à Rome. Hier, ils étaient choisit néanmoins de les dangereuse, mais Octave,
princes et princesses d’Égypte, garder à vue chez sa sœur. Dans devenu l’empereur Auguste, sait
rois et reine de royaumes annexés la maison d’Octavie, les trois enfants qu’il ne faut pas sous-estimer le
par leur père ; aujourd’hui, ils ne côtoient leurs demi-sœurs, les deux potentiel séditieux des femmes.
sont que des captifs fallacieusement Antonia, et leur demi-frère, Iullus Il préfère en faire un instrument
traités en hôtes de marque, soumis Antonius, le fils de Fulvie. politique. Il l’offre en mariage à
au bon vouloir d’Octave. Alexandre À leurs côtés, ils bénéficient d’une Juba II, alors roi de Mauritanie,
Hélios, Cléopâtre Séléné et leur petit éducation soignée dont le but est l’éloignant ainsi de Rome et prouvant
frère, Ptolémée Philadelphe, n’ont de leur faire oublier leur trône. On sa magnanimité en lui proposant
que 10 et 6 ans lorsqu’ils s’installent ignore ce qu’il advient d’Alexandre une union digne de son rang. Femme
chez Octavie, divorcée de Marc Hélios et de Ptolémée Philadelphe à sage et déterminée, Cléopâtre
Antoine, qui aura désormais pour l’âge adulte. Ils ont sans doute vécu Séléné a une grande influence à la
mission de les élever. Octave, le rival discrètement en simples particuliers. cour et reste, aujourd’hui encore,
de leur père, a voulu se montrer Toute velléité politique aurait pu leur une grande dame dans l’imaginaire
clément en ne tuant pas tous les coûter la vie. Cléopâtre Séléné, en marocain.  V. G.

76 - Historia numéro spécial n° 38


deuil. Ses yeux sont rouges d’avoir trop pleuré.
Elle ne demande rien pour elle, mais souhaite
qu’Octave épargne ses enfants. La reine d’Égypte
voudrait que son trône leur revienne. Pour faire
preuve de bonne volonté et montrer qu’elle n’a
plus guère de velléités, elle sort de son coffre à
bijoux quelque collier précieux qu’elle souhaite
offrir à Octavie, sœur du maître de Rome.

UN CADAVRE EN TENUE D’APPARAT


Mais Octave n’est pas dupe de la scène pathé-
tique que lui joue l’Égyptienne. Cléopâtre com-
prend alors que tout est perdu. Peu après cette
entrevue humiliante, elle décide de s’enfermer
dans son mausolée. Octave sent qu’elle prépare
RMN—GRAND PALAIS/ GERARD BLOT

quelque chose et cherche à l’en déloger, d’abord


par la négociation, puis par la force. Mais lors-
qu’il parvient enfin à entrer dans le monument,
il ne découvre que son corps inanimé, dans sa
tenue d’apparat. La reine d’Égypte s’est empoi-
L’impasse Après Actium, Octave veut prendre Alexandrie. Croyant son sonnée, mais nul ne sait comment. Aurait-elle
amante décédée, Antoine se transperce de son glaive. Celle-ci, afin d’éviter offert son sein à la morsure de cobras cachés
d’être exhibée à Rome par le nouveau césar, choisit la mort, obtenue après dans un panier de figues ? Leur venin sacré lui
une morsure de serpent. Giampietrino (XVIe s.), musée du Louvre. aurait garanti son entrée dans le monde des
dieux… Aurait-elle absorbé un poison qu’elle
le bruit qu’elle s’est suicidée. Antoine, pensant gardait en permanence sur elle dans une épingle
avoir perdu la femme de sa vie, préfère périr. Il à chignon creuse ? Les rumeurs, depuis, se sont
se perce de son propre glaive, mais le coup érigées en légendes.
imprécis ne lui ôte pas la vie. En apprenant son Voulant passer pour un homme clément mais
geste désespéré, la reine le fait mener dans son parachevant subtilement sa propagande anti-
mausolée, où elle s’est retranchée. Il périt dans antonienne, Octave accepte que les époux soient
ses bras, la laissant seule à la merci d’Octave. Ce enterrés ensemble. Le sénat avait fait de Marc
dernier n’est pas un passionné, comme l’étaient Antoine l’ennemi public de Rome. Que sa
Jules César ou Marc Antoine. Il est froid et impla- dépouille reste donc fidèle à la terre de l’Étran-
cable. Il veut faire de l’Égypte une province gère, qui l’avait ensorcelé ! Pour évoquer sa vic-
romaine et de la reine, un trophée lors de son toire sur l’Égypte, à défaut de la reine captive,
triomphe à Rome. Elle essaie cependant de se Octave fera défiler une statue de Cléopâtre, un
rapprocher de lui tout en sachant pertinemment serpent enroulé autour du bras, symbole de son
que cette fois le charme ne prendra pas. Octave suicide. Cléopâtre meurt à 39 ans. Avec elle
ne cherche pas de femme forte en laquelle son s’achève la dynastie lagide. Son combat pour
ego trouverait une résonance. Pour lui, les régner seule sur son royaume déliquescent s’est
femmes sont des pions, non des reines. achevé dans le sang de ses proches. Sa brillante
Ainsi, Cléopâtre mise sur l’humilité en le rece- intelligence et l’amour de ses amants n’auront
vant dans ses appartements. Elle porte une tenue certes pas suffi à lui garantir son trône, mais ils
négligée, comme il convient aux femmes en l’auront fait entrer dans la légende. 

77 - Novembre-décembre 2017
À LA
RECHERCHE
D’UN PAYS
OUBLIÉ
Nourris par les recherches des historiens,
inspirés par les artefacts exhumés des siècles
passés, Ubisoft redonne vie aux cités phares
de l’Égypte ancienne. Le travail de ses artistes
nous invite à remonter le temps sur la barque
de leur palette graphique.
UBISOFT
Soleil levant sur

Fondée en – 332 par Alexandre le Grand, cette cité s’impose,


à la mort du conquérant, comme la capitale économique et culturelle
des Ptolémées, et la ville phare du monde hellénistique.

Par Perrine Poiron

n 334 av. J.-C., Alexandre le Grand prend capitale culturelle de l’Empire. À son apogée,
symboliquement possession de l’Asie, en elle comptait environ 500 000 habitants, d’ori-
plantant sa lance dans le sol. Commence gines diverses (Syrie, Cyrénaïque, Rome,
alors une ère de conquêtes territoriales pour Espagne ; Juifs, Égyptiens, etc.). C’est une cité
le Macédonien et son armée. S’il semble lais- cosmopolite, ouverte sur le monde grâce au com-
ser l’autonomie à la plupart des cités dont il merce, à l’art et aux différents savoirs dévelop-
s’empare, il a aussi à cœur de créer plusieurs pés et enseignés au musée et à la grande biblio-
villes. Diodore de Sicile (Ier s. av. J.-C.) en thèque. Il s’y déroule plusieurs fois par an des
mentionne près de 70. Plus d’une quinzaine panégyries en l’honneur de divinités égyp-
portent le nom de leur conquérant : Alexandrie. tiennes, grecques, mais aussi en faveur du culte
Celle d’Égypte, la première d’entre elles, fondée royal et du culte dynastique, comme les Ptole-
en – 331, reste la plus célèbre. maia, qui ont lieu au gymnase. Les célébrations
Alexandrie devient, sous l’égide des premiers sont si nombreuses qu’au Ve siècle Alexandrie est
Lagides, la capitale économique et culturelle du considérée comme la capitale du monde païen.
monde hellénistique et demeure, sous Rome, la Hélas, si beaucoup d’auteurs anciens ont écrit à

80 - Historia numéro spécial n° 38


UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

son propos, peu de leurs récits nous sont parve- , 50). Le lendemain, Alexandre se rend sur
XLVIII

nus. Un détail, toutefois, attire l’attention : tous place, à Rhakotis, simple bourgade dotée d’une
les auteurs vivaient à la fin du Ier siècle av. J.-C., petite garnison. Pour les ingénieurs, l’endroit est
voire plus tardivement encore. De ce fait, le impropre à la construction d’une cité en raison
mythe prend généralement le pas sur les événe- de sa côte hérissée de récifs et dépourvue de cap
ments historiques. et de promontoires, et de son port, qui offre peu
Avant d’aller consulter l’oracle d’Amon à Siwa, de protection. Il y a peu d’accès à l’eau potable,
Alexandre s’entretient avec ses ingénieurs et la zone est marécageuse et donc propice aux
exprime son désir de fonder une nouvelle cité. maladies. Malgré ces avis défavorables,
Ces derniers lui proposent plusieurs lieux. Pen- Alexandre décrète que c’est là l’endroit de sa
dant la nuit, Alexandre voit en rêve un homme future cité. Pour en tracer les contours, man-
âgé – qu’il associe à Homère – qui lui rappelle quant de craie, il utilise de la farine. C’est alors
l’existence de l’île de Pharos : « Et puis il est une qu’une multitude d’oiseaux de différentes
île en la mer agitée, en avant de l’Égypte : on la espèces déferle et mange la farine. Inquiet de ce
nomme Pharos » (Plutarque, « Vie d’Alexandre », présage, Alexandre consulte les oracles. Ils le

81 - Novembre-décembre 2017
À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

UBISOFT

L’Hippodrome Haut lieu de compétitions


sportives, avec le gymnase et le stade, il
accueillait des courses de chars et de chevaux.
Il fut baptisé « Lageion » en l’honneur du père
fondateur de la dynastie.

La Bibliothèque Sa construction répond à une injonction


de Ptolémée Ier, au IVe s. av. J.-C.. Elle aurait contenu entre 400 000
et 700 000 ouvrages. Des savants originaires de tout le monde
antique furent invités par les Lagides pour y travailler. UBISOFT/D. KALUGINA

rassurent en lui prédisant qu’Alexandrie sera


une ville riche et prospère. Alexandre officialise
TROIS SCÉNARIOS le début de la construction de sa future cité,
avant de repartir en campagne. Il n’en verra pas
POUR UN INCENDIE le résultat final, car il meurt à Babylone en juin
323 av. J.-C. C’est Ptolémée Ier qui se charge de
terminer les travaux. Il s’y installe en – 311. Six
ans plus tard, il prend le titre de roi, et Alexan-
drie devient la capitale du royaume lagide.
Historiquement, on peut supposer que le choix
Les causes de la destruction de la bibliothèque du site répond à des préoccupations plus straté-
d’Alexandrie restent floues. Plusieurs hypothèses giques. Alexandre respecte les enseignements
sont considérées. En – 47, César, en guerre contre de son maître, Aristote (Politique, livre IV), selon
Ptolémée XIII, mit le feu à la flotte égyptienne dans le qui une cité puissante doit être située sur un ter-
port. L’incendie se serait étendu jusqu’à la bibliothèque. ritoire facile à défendre et facile à quitter pour
Or Strabon fait plutôt mention d’un incendie dans ses habitants en cas de guerre. Elle ne doit pas
les entrepôts près du port, qui aurait détruit près de être trop grande (pour une meilleure communi-
40 000 volumes. Plus tard, Alexandrie subit les foudres cation entre ses citoyens) et se trouver en bord
de Caracalla et d’Aurélien, qui en 270 rase une partie de mer – pour le climat tempéré qu’offrent les
du Bruchion. La bibliothèque a pu être touchée. En vents marins et pour faciliter l’acheminement de
391, Théodose ordonne la destruction de tous les l’aide en cas de guerre.
temples païens, dont le Serapeum. Il est probable que C’est pourquoi, de tous les récits qui nous sont
la bibliothèque fut également affectée. Le coup de parvenus de la fondation d’Alexandrie, celui de
grâce aurait été porté, selon l’historien Abed al-Latif al- Diodore de Sicile (XVII, LII, 1-3) semble le plus
Baghdadi (1203), par le calife Omar lors de la conquête proche de la réalité : « Comme il avait décidé de
arabe, en 642. Depuis 2003, une nouvelle hypothèse est fonder en Égypte une grande ville, il donna aux
défendue. La bibliothèque aurait été détruite une première gens qu’il laissait sur place avec cette mission
fois autour de 390, puis reconstruite au VIe siècle et l’ordre de l’édifier entre le lac et la mer. […] Elle
définitivement détruite par Omar, en 641. P. P. est très favorablement située, près du port de
Pharos, et l’habile tracé des rues, qui est l’œuvre

82 - Historia numéro spécial n° 38


Le Phare
L’une des Sept
Merveilles du
monde antique,
achevée sous
Necropolis Ptolémée II.
Les cimetières Il mesurait environ
alexandrins ont la 130 m et son
réputation d’être faisceau lumineux

STEPHANE COMPOINT
parmi les plus était visible
denses du monde jusqu’à 50 km

UBISOFT
hellénistique. au large.
UBISOFT/M. DESHAMBAULT

Un obélisque Pour accentuer


leur attachement aux valeurs
et aux symboles égyptiens, les Lagides
employèrent plusieurs obélisques
érigés dans d’anciennes capitales
par les pharaons. Aquarelle de Dominique
Vivant Denon (1747-1825).
COLL.PART./THE STAPLETON COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES

contours exacts. D’autre part, au IXe siècle, le Le palais des


Ptolémées
gouverneur de l’Égypte Ahmad ibn-Tulun a Cette dynastie
détruit les murs antiques, afin d’ériger une nou- régna sur
velle enceinte, faisant ainsi disparaître les traces l’Égypte de la
de la célèbre muraille d’Alexandrie (longue de mort d’Alexandre
15 km, selon le géographe Strabon). Les derniers (– 323) à celle de
vestiges encore visibles se trouvent dans les jar- Cléopâtre (– 31).
dins de Shallalat. Cette muraille était si impres- Aucun vestige de
cet ensemble n’a
du roi, fait qu’elle est traversée par le souffle des sionnante qu’elle résista aux tentatives d’inva-
encore été mis au
vents étésiens. Comme ceux-ci soufflent sur les sions des Séleucides, autour de – 175, et à celle
jour. On sait
vastes étendues de la mer et rafraîchissent l’air de l’empereur Dioclétien, qui, en 295, mit près seulement qu’il
de la ville, le roi dota les habitants d’Alexandrie de huit mois à investir la cité. À ces facteurs his- se situait à l’est
d’un climat tempéré, source de santé. Il jeta éga- toriques s’en ajoute un autre, géographique : aux du Grand Port,
lement les fondations de l’enceinte, qui est d’une IVe-Ve siècles, une succession de tremblements non loin du phare.
dimension extraordinaire et d’une solidité stupé- de terre ravagea une bonne partie d’Alexandrie.
fiante. Située […] entre un grand lac et la mer, Toutefois, grâce aux témoignages des Anciens,
elle ne dispose que de deux voies d’accès ter- dont celui de Strabon, qui visita Alexandrie près
restres, étroites et faciles à garder. » d’une décennie après la mort de Cléopâtre, nous
Plusieurs facteurs limitent les connaissances avons une idée de la splendeur que devait avoir
sur l’organisation d’Alexandrie. D’une part, la la ville. Alexandre chargea l’architecte Dinocra-
ville moderne est entièrement construite sur tès de Rhodes de la construction d’Alexandrie.
l’ancienne cité. Impossible donc de connaître ses Ce dernier lui donna la forme d’une chlamyde

83 - Novembre-décembre 2017
À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

Le Paneion
Selon Strabon,
ce sanctuaire dédié
au dieu Pan « s’élève
comme un monticule
[…] en forme de
toupie ou de pomme
de pin ». L’endroit
offrait une vue

UBISOFT
splendide sur la cité.

(manteau porté par les Macédoniens), éten- Le réseau viaire de la cité impressionna les
due selon un plan en damier sur 5 km de lon- Anciens, en particulier les deux grandes artères
gueur et 1,5 km de largeur, entre la Méditerra- principales qui se croisaient et donnaient accès
née et le lac Maréotis (cette division de l’urba- aux portes de la cité. Notamment la Voie cano-
nisme est inspirée d’Hippodamos de Milet, qui pique, réputée mesurer jusqu’à 14 m de largeur.
a été le premier à diviser l’espace avec des ali- Selon Mahmud bey al-Falaki – qui, aux alentours
gnements réguliers). Cette organisation en de 1865, mit au jour près de 11 rues pavées, dont
damier était conçue pour améliorer la mobilité sept se croisaient perpendiculairement –, une
des armées. Pour pallier le manque d’eau potable, autre rue avait la même largeur que la Voie cano-
un vaste système de citernes (et plus tard d’aque- pique : elle reliait le cap Lochias, près des palais
ducs) fut mis en place par les ingénieurs. royaux, à la muraille antique.
Autre élément architectural fascinant, que l’on
« AGGLOMÉRATION DE PALAIS ET DE TEMPLES » retrouve sur des fresques illustrant la nouvelle
L’architecte divisa la ville en cinq quartiers, nom- capitale égyptienne : l’Heptastadion. Il s’agit d’un
més d’après les cinq premières lettres de l’alpha- pont ou d’une chaussée construite pour relier
bet grec (d’alpha à epsilon). Les Juifs se regrou- l’île de Pharos à la cité. Son nom lui vient de sa
paient aux extrémités est et ouest de la cité, les longueur : sept (hepta, en grec) stades (un stade
Égyptiens au sud-ouest, les Hellènes le long du équivaut à environ 157 m). Il séparait les deux
quartier grec, près du gymnase, du théâtre et de ports principaux d’Alexandrie : Eunostos à l’ouest
l’agora, et près aussi du quartier des palais et Grand Port à l’est (une ouverture pontée
royaux, où se trouvait l’administration. Selon construite à chaque extrémité permettait aux
Strabon, Alexandrie est « une agglomération de navires de passer d’un port à l’autre). L’Hepta-
palais et de temples ». En effet, les palais royaux, stadion semble avoir été victime d’ensablement.
agrandis de règne en règne, sont emboîtés les C’est sous le règne de Ptolémée Ier Sôter qu’a
uns dans les autres et occupent près d’un tiers commencé la construction de certains des plus
de l’espace (Cléopâtre devra construire son quar- célèbres monuments de la capitale hellénistique,
tier palatial sur l’île d’Antirrodos). comme le Phare, le Musée ou la Grande Biblio-

C’est sous le règne de Ptolémée Ier que débute la


construction des monuments les plus célèbres :
le Phare, le Musée ou la grande bibliothèque
84 - Historia numéro spécial n° 38
ARTS ET MÉTIERS

LA CONFECTION DU PAPYRUS :
TOUT UN ART !

N
thèque. Cependant, il semble que ce soit sous ous ne savons pas comment les Égyptiens en sont venus
son successeur, Ptolémée II Philadelphe, que à utiliser le papyrus. Probablement que le besoin d’un
s’achève leur construction. Situés pour la plupart support est apparu simultanément au besoin d’écrire
dans le quartier du palais royal (Bruchion), sauf et d’enregistrer les informations. La plus ancienne attestation
le phare, qui se trouve sur l’île de Pharos, la de son utilisation comme support de l’écriture date de la
Bibliothèque, le Paneion, le Sêma (ou Soma) ne IVe dynastie, sous le règne de Chéops (2549-2526 av. J.-C). Le
sont qu’une partie des majestueux monuments papyrus pousse en eau basse, sur les bords du Nil, dans les
de la cité. Le Serapeum, où se trouve le temple marais et le Delta – dont il est l’emblème. À partir de cette
du dieu tutélaire de la ville, Sérapis, ou encore plante (Cyperus papyrus), les Égyptiens construisaient de petites
la « colonne de Pompée » (bâtie sous Dioclétien !) embarcations, des sandales, des paniers, etc. Ils en mangeaient
et l’hippodrome se trouvent proches du lac le bas de la tige crue ou la racine, qu’ils faisaient bouillir. Les
Maréotis, près du quartier égyptien de Rhakotis.

UNE MERVEILLE AU SOMMET DU MONDE ANTIQUE


Un élément intéressant à retenir, c’est que tout
comme leurs prédécesseurs pharaons, les Ptolé-
mées ont réutilisé des blocs de pierre ou des
monuments qui avaient été élevés par les anciens
souverains (les fouilles sous-marines ont permis
de mettre au jour des blocs aux noms de plu-
GIANNI DAGLI ORTI / AURIMAGES

sieurs grands pharaons, comme Ramses II).


L’Égypte possédait deux des Sept Merveilles
du monde antique : les pyramides de Gizeh et le
Phare, construit sur l’île de Pharos, dont il tient
son nom. Il était relié à la cité grâce à l’Hepta-
Récolte de bottes
stadion. Pendant plusieurs siècles, le Phare fut déesses le prirent pour sceptre (le sceptre ouadj) de papyrus. Relief du
le monument le plus haut jamais construit par et les architectes s’inspirèrent de sa floraison pour mastaba d’Akhethotep,
l’homme. Une dédicace laissée sur l’édifice nous certains monuments, comme la grande salle hypostyle bras droit du
pharaon Djedkarê
apprend que la construction du monument a été de Karnak. Un rouleau de papyrus était composé de (XXIVe s. av. J.-C.).
confiée à un architecte cnidien du nom de Sos- feuilles assemblées entre elles. Nous ne savons pas
tratos. Les nombreux tremblements de terre sont avec certitude comment étaient confectionnées les feuilles. Une
responsables de sa disparition. Ses restes ont dis- méthode semble faire compromis chez les spécialistes. Elle se
paru avec la construction du fort érigé par le déroulait en plusieurs étapes : couper la racine et le haut de la
mamelouk Qait Bay, qui réutilisa d’ailleurs cer- feuille, pour ne garder que la tige. Enlever l’écorce de la tige et
tains des blocs restants du Phare. la couper en fines lanières de quelques millimètres dans le sens
Heureusement, il a été très représenté, notam- de la longueur. Étendre les lanières sur un support humidifié, en
ment sur les monnaies ou sur les couvercles de mettant bien à plat les lanières dans un sens. Placer la deuxième
lampes à huile. Il était composé de trois étages, couche perpendiculairement à la première. Égaliser les extrémités
en retrait l’un sur l’autre, et sa base semble avoir des lanières afin d’uniformiser les contours de la feuille. Coucher
été carrée, avec une forme légèrement pyrami- un tissu par-dessus et battre les lanières ainsi disposées (pour
dale. À l’intérieur, il y avait des chambres pour « éclater » la sève, qui les lie entre elles). Faire sécher le papier
le personnel. Une rampe intérieure était utilisée obtenu. Une fois sec, régulariser la surface en le polissant. Pour
pour acheminer les combustibles à l’étage. Le constituer le rouleau, on utilisait, selon les sources, de la farine
deuxième étage semble avoir été de forme octo- liée à de l’eau bouillie ; comme colle (pour lier deux feuilles),
gonale. Le dernier, une tour cylindrique, était quelques gouttes de vinaigre – ou quelques coups de maillet, outil
orné d’une statue…  qui présentait l’avantage de faire sortir l’excédent de liant.  P. P.

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À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

Sur la route de
Des ruines éparses perdues le long du Nil : c’est tout ce qui reste
de l’ancienne cité encensée par Hérodote au Ve siècle av. J.-C.
Elle retrouve aujourd’hui ses couleurs, grâce à Ubisoft.
Par Évelyne Ferron

algré son nom grec, Memphis est En longeant le Nil, au sud du Caire, nous aper-
une cité typique de la culture cevons une palmeraie et le village de Mit Rahina.
égyptienne antique. Elle fut asso- Tout près de ces palmiers se cachent les vestiges
ciée à des pharaons importants, de Memphis. Des ruines mises au jour depuis le
comme Djoser (ou Djéser) et XIX e siècle nous permettent de mieux com-
Chéops. Jusqu’au Moyen Empire, prendre son histoire ensevelie, celle de l’un des
cette ville immense et sacrée, plus grands centres urbains de la Méditerranée.
dont les explorateurs du Sahara Bien qu’une grande partie de la population de
entendaient encore parler au XVIIe siècle, a été l’Égypte ancienne vive à la campagne, les villes
le cœur de la vie politique, administrative et reli- sont importantes car elles offrent des arrêts pour
gieuse de l’Égypte. le transport fluvial (sur le Nil) ou sur les routes

86 - Historia numéro spécial n° 38


UBISOFT/M. DESCHAMBAULT

caravanières, elles assurent la communication découvrons tout d’abord sa situation géo-


entre les régions et garantissent le commerce graphique, le long de la rive ouest du Nil. Cette
des produits venant de tout l’intérieur au pays, position semble avoir été un facteur déterminant
mais aussi de Nubie et du Proche- Orient. dans le choix du site comme capitale du pays au
tout début de l’histoire pharaonique. En effet, le
« BALANCE DES DEUX TERRES » Nil y rétrécit, ce qui crée un détroit favorable à
Voilà pourquoi Memphis a notamment porté le la construction d’un port et au contrôle du trafic
nom de « Balance des deux terres », puisque, à fluvial entre le nord et le sud du pays. Mais le Nil
l’époque tant des pharaons que des souverains peut également se révéler un fleuve dangereux,
perses et grecs, elle a été une métropole et un notamment lorsque ses crues annuelles sont trop
carrefour commercial. En nous approchant, nous généreuses… Ainsi, plus la ville grandissait,

87 - Novembre-décembre 2017
À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

Gisant
Statue colossale
de Ramses II
(photographiée
vers 1885, l’œuvre
mesure 10,30 m
de hauteur).
Le principal dieu

COLL. PH. DOUBLET/ADOC-PHOTOS


de cette localité
reste cependant
Ptah, le patron des
orfèvres.

plus il fallait la protéger. Son premier nom, les comme des monarques de droit divin choisis par
« murs blancs » (Mennefer), fait peut-être référence les dieux pour régner sur l’Égypte.
à une fortification élevée le long du fleuve pour Sous des souve rains comme Djoser, Snéfrou,
se prémunir de la montée des eaux et que celles-ci Chéops, Chéphren, Mikérinos et les Pépy, les
ne refluent pas dans la ville. chantiers de construction en l’honneur des divi-
C’est sous Djoser (2630-2611 av. J.-C.), un nités principales, puis ceux de vastes complexes
pharaon connu pour avoir bâti la première pyra- funéraires pour leur assurer de retourner parmi
mide, dite à degrés, que Memphis prend de l’am- les dieux après leur mort, se succèdent en per-
pleur. Djoser en fait le siège officiel de l’adminis- manence. À ces monuments se greffent les cam-
tration et le lieu de la résidence royale. S’il ne pements, et même les petites maisons des
reste aucun vestige des premiers bâtiments ouvriers qui œuvraient tous les jours sur ces
administratifs, nous voyons toutefois d’impor- vastes et onéreux chantiers, savourant une bière
tants blocs de pierre et des statues qui nous rap- le soir après le travail et partageant des petits
pellent qu’à partir de cette époque Memphis est gâteaux aromatisés au miel.
devenue une grande cité, rapidement associée à Nous possédons d’importants vestiges du
l’univers sacré. N’oublions pas que les grands temple central de la ville, celui du dieu créateur
pharaons de l’Ancien Empire étaient considérés Ptah. Représenté en momie et portant un bon-
net, il est considéré comme le créateur du monde.
Divinité des artisans, des orfèvres et des archi-
tectes, il restera le dieu principal de Memphis

Memphis est avant tout


pendant l’époque antique. Le fils de Ramses II,
Khaemouas, en a même été le grand prêtre !

une capitale économique Commencé à l’Ancien Empire (2700-2190


av. J.-C.), son temple, gigantesque, était encore
et administrative .Ses visité par les souverains ptolémaïques au Ier siècle
av. J.-C ! Celle que les Grecs appelleront plus tard
points forts : l’artisanat et Memphis est restée aux avant-postes pour les

le travail du métal
cultes royaux et les célébrations de jubilés de
pharaons. Ces temples sont éclipsés par des ves-

88 - Historia numéro spécial n° 38


Matière première Non loin de Memphis, les carrières
ARTS ET MÉTIERS
de Tourah ont alimenté en calcaire blanc les bâtisseurs des
pyramides du plateau de Gizeh. Dessin du XIXe s., BnF.
NATRON : DU SANG NEUF
POUR LES MOMIES

L
e processus de momification de l’Égypte ancienne est
assez long et complexe, surtout si vous êtes une personne
de haut rang, comme un pharaon ou un membre de l’élite
administrative. Plus vous êtes fortuné, plus vous avez les moyens
de payer pour une belle momie qui durera… pour l’éternité ! En
plus de retirer les organes, afin d’éviter leur décomposition dans
le corps, les Égyptiens s’emploient aussi à dessécher la peau et
les muscles avant l’étape du bandelettage. Un procédé qui est
la clé de la réussite d’une belle momie. Pour ce faire, ils utilisent
du natron, un produit naturel qu’on retrouve dans le désert sous
forme de cristaux, puisqu’il provient de l’évaporation de l’eau
de lacs et de sources dans les zones très arides. Le natron est
un mélange de carbonate, de chlorure et de sulfate de sodium,
essentiellement ce que nous appelons du bicarbonate et du sel.
BNF, PARIS

Dans le rituel de la momification, on recouvre généreusement


le corps de ce mélange et on le laisse se déshydrater pour une
période variant entre trente et soixante-dix jours, selon la qualité
tiges qui marquent encore l’imaginaire, ceux des de la momie qu’on souhaite obtenir. Au fil des jours, le natron
nécropoles royales de Dahchour, Saqqarah et de absorbe l’eau et l’humidité des tissus, asséchant graduellement
Gizeh, qui témoignent de la richesse des pha- l’ensemble de la dépouille. Les spécialistes de la momification
raons qui ont régné à partir de Memphis, possi- en placent aussi dans de petits sacs de toile, à l’intérieur même
blement dans des palais aux reliefs colorés, dont de la cavité abdominale de la momie, pour que se poursuive le
nous n’avons hélas aucune trace aujourd’hui. desséchement du corps, une fois celui-ci placé dans son cercueil,
et pour neutraliser de possibles odeurs de putréfaction. Mais le
LA DEMEURE DU TAUREAU natron n’est pas utilisé que dans le processus de momification.
En raison de sa forte démographie, de sa posi- Il est également employé comme produit ménager, de même que
tion favorable aux échanges commerciaux et de pour exfolier la peau et se nettoyer les dents. Des
l’importance de certains cultes, comme ceux de scientifiques étudiant les cosmétiques placés dans
Ptah ou du taureau Apis, Memphis est demeurée des tombeaux égyptiens le retrouvent aussi dans
Elixir de longue
vie Cette substance
BIB ALEX/CULTNAT-CENTRE FOR DOCUMENTATION OF CULTURAL AND NATURAL HERITAGE/AYMAN KHOURY, DISTR.RMN-GRAND PALAIS

une grande métropole, malgré la perte de son divers mélanges de produits de beauté, notamment
minérale dessèche
statut de capitale au profit de Thèbes au Moyen avec des poudres d’oxyde de plomb. Le natron la dépouille et
Empire (v. 2060-1785 av. J.-C.) et au profit recèle aussi le secret d’une belle apparence !  É. F. neutralise les odeurs
d’Alexandrie sous les Ptolémées. Par ailleurs, de putréfaction.
c’est à Memphis que le corps d’Alexandre le
Grand a été apporté pour y être, selon toute vrai-
semblance, momifié ! Au Ier siècle av. J.-C., la cité
reste un centre démographique, religieux et
commercial de tout premier ordre – il faut ima-
giner les nombreux étals bruyants des mar-
chands de cuir, d’outils de cuivre, de vêtements
de lin, de poterie, de produits maraîchers… Il
faut aussi imaginer son multiculturalisme à
l’aube de la domination romaine, accentué par
des siècles de conquêtes, d’échanges commer-
ciaux et de métissage. En ce sens, elle est un
reflet de l’évolution de l’histoire égyptienne. 

89 - Novembre-décembre 2017
Le magazine d’histoire
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pandus, mais aussi les origines bles, il porte en lui les promesses du Nombre d’entre elles ont été bien au- débarquent sur la scène internationale
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 N°831 mars 2016  N° 841 janvier 2017  SP31 Les batailles qui ont changé
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La grande Russie, terrible et fascinante  N° 842 février 2017
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Complotisme, mille ans de mensonges  N° 843 mars 2017  SP33 Les archives secrètes
Moyen Âge - Quand l’occident s’éveille
 N° 834 juin 2016 de la Seconde Guerre Mondiale
Eternelle Angleterre  N° 844 avril 2017  SP34 Rome - Les empereurs
Une ville française sous l’occupation de la démesure
 N° 835-836 juillet-août 2016
NUMERO DOUBLE  N° 845 mai 2017  SP35 Les super flics
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 N° 846 juin 2017
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À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

Des bienfaits du

À soixante-dix kilomètres au sud du Caire, dans une cuvette


désertique du plateau libyque, surgit un havre de verdure
de deux mille mètres carrés. Le jardin de l’Égypte, que cultivait
déjà le pharaon Amenemhat III, il y a quatre mille ans…
Par Évelyne Ferron

e territoire de l’Égypte des pharaons et, donc, tout d’abord se pencher sur leur environnement
des Ptolémées, s’étend bien au-delà de la vallée particulier. À partir du Caire, nous nous enfon-
du Nil, dans les zones désertiques et arides des çons dans le Sahara pour atteindre le Fayoum.
rives est et ouest. Dispersées dans le désert occi- La végétation laisse peu à peu la place au sable
dental, des populations cultivent la terre dans aux reflets blonds, dorés et parfois blancs. C’est
les oasis, et leurs implantations servent le désert libyque, une des parties les plus arides
à l’époque de points d’arrêt aux cara- du Sahara, avec moins de 50 millimètres de pluie
vanes qui assurent le commerce entre par année par endroits.
l’Afrique, l’Égypte et le monde méditerranéen. Comment des gens, avec les techniques de
Deux de ces secteurs ont été particulièrement l’Antiquité de surcroît, ont-ils fait fructifier la
importants au Ier siècle avant notre ère : le terre dans de telles conditions ? Le Sahara a jadis
Fayoum et la mythique oasis de Siwa. été une vaste mer, qui a laissé des lacs et des
Voyons ce que le désert a à nous raconter car réserves d’eau souterraines au cours de son long
pour comprendre l’histoire de ces régions, il faut processus de désertification. Les oasis et semi-

92 - Historia numéro spécial n° 38


UBISOFT

Long cours
Cette oasis
oasis étant des dépressions se trouvant sous le assez salée que les Grecs de l’Antiquité ont bap- nichée dans une
niveau de la mer, il est possible d’avoir accès à tisé le lac Moéris. dépression est
cette eau par le biais de sources naturelles jail- Site agricole dès le Moyen Empire, le Fayoum alimentée
lissantes ou de puits et de canalisations. a aussi été un lieu d’inhumation des pharaons, par un bras du Nil
comme Sésostris II, qui y ont construit des pyra- (le Bahr Youssef,
UNE RETRAITE DORÉE mides dont nous pouvons apercevoir des ves- transcription
Ces conditions, différentes de celles de la vallée tiges, notamment à Hawara et El-Lahoun. C’est arabe du copte
« fleuve
du Nil – qui dépend, pour l’agriculture, des crues par arrosage que les cultures y sont réalisées, et
de Joseph »).
annuelles du fleuve –, ont suscité l’intérêt des il est ainsi plus facile de contrôler la quantité
souverains lagides pour une semi-oasis située à d’eau nécessaire selon les plantes et les céréales.
environ 100 kilomètres de la vallée du Nil. Appe- Les Gréco-Macédoniens y ayant reçu des terres
lée en arabe le Fayoum, ce qui veut dire « lac », après leur service militaire auprès des souverains
elle est alimentée en eau par une petite branche ptolémaïques espéraient s’approvisionner plus
déviante du Nil et par la présence d’un lac d’eau facilement en produits qu’ils affectionnaient,

93 - Novembre-décembre 2017
À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

UBISOFT

Accro
Le crocodile, qui
prospérait dans ses
eaux troubles, était
même déifié sous
le nom de Sobek (le
Soukhos des Grecs)
Filets garnis Le lac au cœur de cet îlot était entouré d’une zone et adoré comme le
marécageuse. Il était riche en poissons. Après salaison, le produit de
démiurge.
la pêche était vendu dans toute l’Égypte.
DEAGOSTINI/LEEMAGE

comme le vin et les olives, des cultures qui ne portent les fruits de leurs récoltes à dos d’âne
réagissent pas très bien aux terres inondées le pour les vendre dans les marchés ou les envoyer
long du Nil. vers la vallée du Nil. En approchant du lac, on
Voilà comment la dynastie des Ptolémées remarque les pêcheurs sur leurs petites embar-
(305-30 av. J.-C.) a fait du Fayoum un immense cations, qui espèrent de bonnes prises. En nous
site d’essais hydrauliques et agricoles, qui est enfonçant encore davantage dans le désert, alors
devenu le verger de l’Égypte à l’époque de Cléo- que l’air devient de plus en plus chaud et sec,
pâtre ! De grandes villes s’y implantent, comme nous faisons route vers le nord de l’Égypte, vers
Karanis, Philadelphie, Crocodilopolis ou Tebtu- l’un de ses lieux les plus mythiques et sacrés,
nis. Le culte du dieu crocodile Sobek (illustr. ci- l’oasis de Siwa.
dessus, à dr.) est y est particulièrement impor-
tant, et les temples du Fayoum possèdent des SIWA, L’OASIS DU ROI DES DIEUX
caches pour faire reposer des momies de croco- Dernière des cinq oasis habitables en partant du
dile dans le natron. sud du pays – les autres étant respectivement
Sur les routes entourant le lac et liant ces villes Kharga, Dakhleh, Farafra et Bahriya –, Siwa est
et leurs villages entre eux, les paysans trans- la plus éloignée du Nil. Après des kilomètres de
désert avec très peu de végétation, le visiteur
découvre là un paysage presque paradisiaque.

Les Ptolémées ont fait


L’eau y abonde grâce à des canaux qui trans-
portent l’eau des sources, et les palmeraies et les

du Fayoum un immense oliviers dominent le paysage.


L’histoire de Siwa est cependant différente de
site d’essais hydrauliques celle des autres oasis, en raison notamment de
la présence du grand oracle du dieu Amon depuis
et agricoles, qui est l’époque pharaonique. Difficile d’accès, car à plu-

devenu le verger de
sieurs jours de marche dans un désert inhospi-
talier, Siwa est le lieu tout indiqué pour commu-

l’Égypte sous Cléopâtre niquer avec le dieu soleil Amon, roi des dieux de
l’Égypte ancienne.

94 - Historia numéro spécial n° 38


ARTS ET MÉTIERS

LA PANOPLIE COMPLÈTE
DES POTIERS

Q
ue ce soit pour préserver les grains des récoltes et
empêcher la vermine de les grignoter, conserver la bière,
les dattes ou le miel, ou bien encore mélanger des fards
pour se faire une beauté, les récipients de poterie ont été les
objets les plus courants mais aussi les plus diversifiés en Égypte
ancienne. Si nous retrouvons peu de vestiges de maisons ayant
conservé intacts leur mobilier et leur vaisselle, les tombeaux
nous ont quant à eux offert une belle panoplie de vases, pots,
FLORILEGIUS/LEEMAGE

DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY / A. JEMOLO / BRIDGEMAN IMAGES jarres, bols et tasses, qui nous font comprendre l’importance de
la poterie dans le quotidien égyptien. La poterie servait à produire
à peu près tous les récipients utiles au quotidien – par exemple,
Pointu Selon Hérodote (II, 149), le roi Moéris fit creuser le la vaisselle, des paysans comme des plus nantis, même si ces
lac et plaça sur ses rives deux pyramides de sa création. Mais derniers utilisaient davantage de la vaisselle faite d’argent, d’or,
sans doute l’historien a-t-il visité l’endroit alors que, à la faveur de faïence ou d’albâtre.
d’une crue, le lac s’étendait jusqu’aux monuments. Plusieurs statuettes de bois et des scènes peintes dans les
tombeaux illustrent le travail de ces potiers. Ils se procuraient
de l’argile séchée le long du Nil et la mélangeaient tout d’abord
Au Ier siècle av. J.-C., deux temples lui avec de l’eau. D’après les œuvres montrant leur travail, les
sont dédiés, mais le plus important se artisans la foulaient ensuite avec leurs pieds pour obtenir
trouve dans l’ancien village d’Aghourmi, une pâte humide de bonne consistance. Les potiers
près d’une magnifique source jaillissante. modelaient les pots de différentes façons : à la main puis
Les prédictions d’Amon, transmises à un en les laissant sécher, au moyen de moules ou avec un
prêtre ou à des sibylles du temple qu’on tour en bois, pour les jarres et les pots. Cet outil
appelle « oracles », sont si popu- est assez bas, ce qui fait que l’artisan travaille
laires qu’elles ont jadis attiré assis et tourne le pot avec une main sur le
le roi perse Cambyse (VIe s. av. socle grâce à une poignée et le façonne avec
J.-C.), qui a échoué dans sa l’autre main (au Ier siècle av. J.-C., les potiers
tentative d’atteindre Siwa, et utiliseront aussi le tour dit « rapide », actionné par
surtout Alexandre le Grand, qui les pieds. Ils laissaient ensuite sécher leur œuvre,
s’enquit auprès de l’oracle la cuisaient, pour finalement la peindre. Les
d’Amon s’il était bel et bien divin jarres de stockage étaient peu peintes
– ce qu’il lui aurait alors confirmé. puisqu’elles n’avaient pas un usage
Les mystères de l’oracle quotidien et visible. Mais les
d’Amon font de Siwa un lieu récipients pour les huiles, parfums,
d’intérêt mystique et reli- produits cosmétiques, les cruches
gieux encore à l’époque de pour le vin et la bière, et même les
Cléopâtre. Les Égyptiens de bols, étaient souvent ornés de motifs
la vallée du Nil considèrent géométriques très beaux et variés
par ailleurs que, en raison de (animaux, paysages, etc.), et, surtout, dans
leur proximité avec la Libye et une grande variété de coloris… E. F.
de leur mode de vie plus campa-
gnard, les habitants de Siwa ne sont Potier de l’Ancien Empire (Ve dynastie),
pas réellement des Égyptiens. Une trouvé à Saqqarah. Musée égyptien du Caire.
preuve que les débats ethniques
existaient bel et bien dans
l’Antiquité ! 
À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

L’éclat retrouvé de
Avant Alexandrie, c’est par cette cité sise à l’embouchure du Nil
que transite l’essentiel du commerce égyptien en Méditerranée.
Engloutie au VIIe siècle, elle sera sauvée des eaux en l’an 2000.

Par Claudine Le Tourneur d’Ison

a Basse-Égypte, celle du Nord, triangle de ver- descend à l’ouest vers l’embouchure de Rosette ;
dure délimité par la mer Méditerranée et les bras l’autre, à l’est, vers celle de Damiette. La route
du Nil, « défilés du fleuve et ses abîmes dont nul vers Rosette sillonne à travers d’immenses oasis
regard n’a pu pénétrer la profondeur », décrit de dattiers, rejoint la mer et se dirige vers l’ouest
Tacite, cette Égypte, « terre des papyrus », est et la baie d’Aboukir. Terres de marais, glacis pro-
tout aussi imprégnée de mythes que celle tecteur où il est difficile d’accoster avant qu’une
du Sud, plus spectaculaire, avec ses cité et ses ports ne soient construits autour de
pyramides et ses temples. À l’intérieur 800 av. J.-C., bien avant Alexandrie. Ville por-
de ce triangle s’en dessine un autre, équilatéral, tuaire érigée par nécessité, elle se développe
formé par les deux branches du Nil : celle qui pendant près d’un millénaire. Localisée à pré-

96 - Historia numéro spécial n° 38


UBISOFT

sent à sept kilomètres de la côte actuelle, la Thô- de grands blocs calcaires protégeant des cha-
nis des Égyptiens, devenue l’Héracleion des pelles, des esplanades, des temples annexes et
Grecs, est édifiée sur des îlots séparés par des le grand temple de style pharaonique consacré
voies d’eau et des ports. Autour de leur maison à Amon Gereb… Ce temenos forme le plus vaste
d’habitation, les Égyptiens aménagent de petites sanc tuaire égyptien retrouvé dans la région. L’ef-
cités lacustres plantées de palmiers et de papy- figie principale de ce serapeum de Canope est
rus, minuscules oasis de verdure sur le bleu de une immense statue en marbre de quatre mètres
la mer. Parmi un ensemble de bâtiments et de de hauteur représentant le dieu Sérapis. Ses pou-
maisons se trouve, au sud, le temenos – espace voirs de guérisseur attirent dans la ville des mil-
sacré délimité par une longue enceinte construite liers de pèlerins.

97 - Novembre-décembre 2017
CHRISTOPH GERIGK ©FRANCK GODDIO/HILTI FOUNDATION
HERMA SILVER/AURIMAGES

Douane Cette stèle de Nectanébo Ier Dévotion Cette chapelle (naos) de


(debout, à dr. et à g.) fait état de taxes 174 cm de hauteur faisait partie du temple
sur les denrées étrangères pour financer d’Amon Gereb, et abritait une statuette de
le culte à la déesse Neith (assise). la divinité. Granit, époque ptolémaïque.

Au nord et à l’est s’étendent les Tutélaire La ville est aussi placée sous le
bassins d’un vaste port. À l’ouest, un lac patronage de Hapy, avatar du Nil en crue et figure
intérieur est comme prisonnier de la ville. À de fécondité, qui porte ici une table d’offrande.
l’est, enfin, les quais et un avant-port Granit rose, IVe s. av. J.-C., musée Maritime d’Alexandrie.
débouchent sur le Nil par une passe étroite.
L’ensemble de Thônis est protégé par un cor-
don de dunes, enceinte friable que le vent la Méditerranée et contrôle tout le com-
délite au fil des bourrasques – bien que la ville merce du royaume avec le monde grec.
soit abritée des vents dominants de nord- Les fouilles sous-marines dirigées par
ouest et des tempêtes de nord-est. L’emporion, l’archéologue Franck Goddio ont mis au jour
port de commerce, offre un emplacement par- une spectaculaire stèle gravée – plus
faitement adapté pour accueillir les bateaux ancienne que la pierre de Rosette ! Comman-
débarquant de pays étrangers. Du VIIe au dée par le pharaon Nectanebo Ier en 378
IVe siècle av. J.-C., la cité commande l’accès de av. J.-C., elle évoque les taxes sur les exporta-
la branche canopique, commerce avec les régions tions et importations perçues et administrées
de l’Hellade et surveille les navires en transit à partir du temple principal d’Amon Gereb.
pour le comptoir grec de Naucratis. Thônis est Une stèle identique a été trouvée à Naucratis,
alors le plus prospère emporion de l’Égypte sur plus grand poste commercial, l’un des sites les
plus importants d’Égypte fondé par des négo-
ciants grecs en 650 av. J.-C. Les stèles montrent

Du VIIe au IVe siècle


combien les deux cités sont complémentaires,
CHRISTOPH GERIGK © FRANCK GODDIO/HILTI FOUNDATION

en lien pour les échanges, non seulement

av. J.-C., Thônis commer ciaux, mais aussi artistiques et cultu-


rels. Les deux ports grecs travaillent en colla-
contrôle tout boration. Ils permettent d’acheminer biens et
marchandises vers la capitale, Saïs.
le commerce avec La circulation maritime est intense, comme

le monde grec
le révèlent les 64 épaves découvertes sous les
eaux et, fait rarissime, toutes au même

98 - Historia numéro spécial n° 38


ARTS ET MÉTIERS
endroit. Ces bateaux constituent une documen-
tation exceptionnelle pour l’étude de l’architec- CULTE ET CUITE : LES DIVERS
ture navale et de l’organisation du commerce
fluvio-maritime. Différents modèles sont iden-
DEGRÉS DE LA BIÈRE

L
tifiés par les textes et les archéologues. Hérodote a conviction que personne ne revient de l’au-delà conduit
appelait « baris » les embarcations en acacia des- les Égyptiens, dès les temps les plus anciens, à jouir
tinées au transport de mar chandises. Et puis il de la vie avant que ne survienne la mort. Aux multiples
y a ceux qui servent à acheminer la cargaison de cérémonies religieuses s’additionnent les fêtes privées, où l’on
plus gros bateaux jusqu’au rivage et ceux qui écoute de la musique et des chanteurs en buvant vin et bière
s’engagent sur le fleuve vers le Delta pour trans- jusqu’à l’enivrement. Fêtes religieuses et ivresse vont de soi.
porter les marchandises vers l’intérieur du pays. Ce mariage ne génère aucune mauvaise conscience jusqu’à la
Parmi ces épaves, un splendide bateau en syco- XVIIIe dynastie (v. 1580-1085). Des censeurs n’ont alors plus
more coulé vers la fin du IVe siècle av. J.-C., aucune indulgence pour la vie légère et joyeuse, en particulier
entouré d’objets sacrés. C’est la seule barque celle qui s’ébat dans les maisons de bière, véritables lupanars
sacrée jamais découverte… offerts au plaisir. À toutes les époques, les Égyptiens ont été des
grands buveurs d’alcool. Le vin est davantage une boisson de
DES LIEUX DE RÉSISTANCE luxe pour la haute société et la cour. La bière est consommée
Cité stratégique, Thônis-Héracleion est aussi un aussi bien par Pharaon lui-même que par ses plus modestes
centre religieux vital. Des dépôts rituels et des sujets. Il existe des grands crus de bière, répertoriés en fonction
instruments de culte mis au jour dans le canal des ingrédients, froment ou orge mêlée de dattes. Si chacun peut
reliant les bassins portuaires au lac de l’Ouest fabriquer sa propre bière, les Égyptiens ont un goût prononcé pour
en traversant Héracleion jusqu’à Canope celles préparées chez des brasseurs de renom. Sur le Nil circulent
montrent le caractère sacré de cette grande voie
d’eau. Elle est utilisée lors des mystères d’Osiris,
cérémonies célébrées entre les deux sanctuaires
en l’honneur du dieu mort et ressuscité (lire His-
toria no 825, sept. 2015). « La marginalité des
espaces lacustres et palustres en faisait des lieux
de résistance où le pouvoir royal pouvait se régé-
nérer à l’abri des agressions extérieures », écrit
Katherine Blouin, de l’université de Toronto.
C’est là que les nouveaux pharaons reçoivent du

WERNER FORMAN ARCHIVE/AURIMAGES


dieu Amon les droits dynastiques qui les auto-
risent à régner sur l’Égypte. Fresque de la tombe
de Qenamun, Thèbes.
Alexandrie, édifiée en 331 av. J.-C., com- XVIIIe dynastie,
mence à lui faire de l’ombre (lire p. 80). Progres- 1550-1295 av. J.-C.
sivement, Thônis perd de son influence. Son port
est de moins en moins utilisé. À partir de 700 les bateaux des brasseurs remplis d’amphores qu’ils vont livrer
apr. J.-C., la ville, construite sur un sol fragile à Thèbes ou à Memphis. Dans les tombes et les pyramides, dès
constitué de sable, de limon et d’argile, s’enfonce l’Ancien Empire, la bière est représentée ou mentionnée dans les
doucement dans une mer dont le niveau ne cesse textes comme permettant au défunt de subsister au cours de son
de monter. Mais le limon qui la détruit la protège voyage dans les sphères inconnues. Le mort a un impératif besoin
aussi au fond des eaux. C’est ainsi que, deux de cette survie matérielle que sont le pain et la bière. Parmi les
mille ans plus tard, on a réussi à reconstituer son objets funéraires, il est fréquent de découvrir des amphores ou
immense port, sa garnison, sa cité religieuse, des cruches à bière avec une large ouverture, bien différentes des
avec ses temples et sa cité royale indispensable récipients à vin. D’ailleurs, la bière elle-même a sa divinité. La
à la permanence du pouvoir pharaonique.  déesse Meneket ouvre et protège les cruches lors des cérémonies.
Pour se concilier ses bienfaits, le roi en personne n’hésite pas à
Pour en savoir plus, consulter les sites www.ieasm.org venir lui faire des offrandes ainsi que l’on peut le voir sur certains
et www.franckgoddio.org monuments d’époque ptolémaïque.  C. Le T. I.

99 - Novembre-décembre 2017
À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

La cité reine de Libye,


Fondée par des colons grecs, sur les recommandations de l’oracle
de Delphes, cette colonie – qui a donné son nom à la province de
la Cyrénaïque – a été le croissant fertile de la région.
Par Maxime Durand

yrène, ce joyau de l’Antiquité, sombre mer Égée, les habitants de Théra affrontent plu-
dans l’oubli, jusqu’à ce que, au XIXe siè- sieurs années de violentes sécheresses. Totale-
cle, la découverte de ses imposantes ment démunis, ils ne trouvent d’autre solution
ruines lui redonne un nouveau souf- que celle de se tourner vers l’oracle d’Apollon à
fle. Depuis, des travaux d’envergure Delphes, censé les guider et les sauver dans ce
ont progressivement révélé ce patri- moment de détresse. Si l’on en croit les écrits
moine unique ; désormais on parvient d’Hérodote et de Pindare, les réponses répétées
à mesurer à sa juste valeur l’importance de la Pythie les enjoignent de se rendre en
de cette cité, située dans l’actuelle Libye, et Afrique – plus précisément, en Libye. On dit que,
longtemps restée mythique. dirigés par Aristotélès, les colons s’installent
Au milieu du VIIe siècle av. J.-C., après deux d’abord sur une île proche du continent africain,
siècles de présence sur l’île de Santorin, dans la puis sur le continent lui-même, sans parvenir

100 - Historia numéro spécial n° 38


UBISOFT/EDDIE BENNUN

toutefois à s’y établir en permanence. Le contact leur tête Aristotélès, lequel va diriger la cité pen-
avec les tribus berbères locales les incite à se dant une quarantaine d’années sous le nom de
rendre à l’intérieur des terres, vers un lieu riche « roi Battos ». La richesse agraire des lieux per-
en eau, qui deviendra le site de Cyrène. met une croissance constante de la ville, réputée
pour l’élevage hippique et la culture du silphium,
LA CAPITALE DU PENTAPOLIS une plante médicinale – probablement une
Installée au bord de la mer Méditerranée, Cyrène ombellifère – particulièrement prisée à l’époque
culmine à 622 mètres d’altitude, sur le deuxième gréco-romaine. La ville, qui accueille jusqu’à
degré du djebel Akhdar (« vert », en arabe, en 100 000 colons, atteint son apogée au Ve siècle
référence à son exceptionnelle verdure). C’est av. J.-C. Son pouvoir lui permet de dominer pen-
là, près d’une source naturelle, que les réfugiés dant plusieurs siècles le réseau du Pentapolis
de Théra s’installent en 631 av. J.-C., avec à – les cinq villes composant la Cyrénaïque. Une

101 - Novembre-décembre 2017


À L A R E C H E R C H E D ’ U N PAYS O U B L I É

UBISOFT

GILLES MERMET/LA COLLECTION

Cultes Dès le VIe siècle av. J.-C., Cyrène se dote de Gigantisme Modélisation du temple dorique de Zeus. Construit en 440 av.
monuments magnifiques : des temples précédés d’autels J.-C., c’était le plus vaste édifice grec d’Afrique. Consacré au roi de l’Olympe, il
(d’Apollon, mais aussi d’Artémis, déesse de la Nature et de la possédait le même nombre de colonnes que le Parthénon d’Athènes (huit en
Chasse) ainsi que des sanctuaires (notamment à Déméter). façade, 17 sur les côtés), mais le dépassait par ses dimensions.

vingtaine de kilomètres plus au nord, Apol- Construit vers 440 av. J.-C., le temple consacré
lonia sert de port pour ses exportations. au roi de l’Olympe est le plus grand sanctuaire
Grâce aux fouilles archéologiques menées grec construit en Afrique ; aujourd’hui, une par-
depuis 1821, Cyrène dévoile petit à petit les mer- tie de la colonnade a été redressée, ce qui per-
veilles de son architecture et la magnificence de met de se rendre compte du gigantisme de l’édi-
son site, entre montagnes et rivières. La ville fice. Par ses dimensions monumentales
croît à partir d’une petite acropole fortifiée, au (70 x 32 mètres), il dépasse son homologue à
pied de laquelle les Cyrénéens consacrent un Olympie et le Parthénon d’Athènes, sans toute-
sanctuaire à Apollon. Au cœur de ce complexe, fois entrer dans la classification des Merveilles
d’environ 200 mètres de longueur, se dresse un du monde citée par Antipater de Sidon au
temple dorique qui, malgré ses réaménagements IIe siècle av. J.-C. Même si le cœur du sanctuaire
ultérieurs, est le plus ancien monument de la abritait alors une statue de culte exceptionnelle,
cité. Protégé par une figure de Gorgone, cette dont il ne subsiste que la base : une copie, en
créature malfaisante qui pétrifie les personnes taille plus modeste, de la fameuse statue chrysé-
affrontant son regard, ce sanctuaire abrite éga- léphantine de Zeus réalisée par Phidias pour le
lement une sublime statue d’Apollon citharède temple d’Olympie, qui compte, elle, parmi les
(le « joueur de cithare »), désormais exposée au Sept Merveilles du monde antique. À quelques
British Museum, à Londres. dizaines de mètres, à la limite nord-est de la
Outre son culte à Apollon, Cyrène accueille ville, on devine un cirque très délabré, dont les
de nombreuses autres divinités, notamment délimitations apparaissent sur les vues aériennes,
Déméter, la déesse des Moissons, et Zeus. tandis qu’à l’extrémité occidentale du site les

Les fouilles menées depuis 1821 dévoilent


les merveilles de son architecture et de son
site admirable, entre montagnes et rivières
102 - Historia numéro spécial n° 38
habitants ont profité de la pente naturelle de la
ARTS ET MÉTIERS
colline pour construire un théâtre, transformé
en amphithéâtre au IIe siècle de notre ère.
Si la vie religieuse et sportive se concentre en LE SILPHION, UNE PANACÉE
périphérie, c’est au centre de la ville que bat son
cœur économique, civique et politique, avec une
QUI VAUT DE L’OR

S
agora et un gymnase monumental, dont les i Cyrène jouit d’une aussi florissante croissance, c’est
restes sont incroyablement préservés. D’impor- bien grâce au monopole de l’exploitation du silphion
tantes personnalités grecques émergent alors – plus connu sous le nom de silphium. Cette plante,
des décombres, en particulier Ératosthène, propre à la région, fit sa gloire – et est à l’origine de
mathématicien, géographe, poète et astronome sa déchéance. On dit que c’est d’Aristée, fils d’Apollon et de
né en 276 av. J.-C. à Cyrène. Dans l’agora, les la nymphe Cyrène, que l’homme aurait appris les propriétés
archéologues ont mis au jour des échoppes, jadis de cette plante, utilisée comme fourrage naturel brouté par le
couvertes, où devait se presser une foule se bétail et les chevaux thériens amenés de Santorin. Son goût
livrant à l’échange de multitudes de produits ; à particulier, aromatisant la viande, aurait
proxi mité, sous l’œil attentif d’une statue navale aiguisé la curiosité des monarques
de la Victoire – similaire à celle de Samothrace, battides et de la population
qui fait la fierté du musée du Louvre –, on locale, qui se mettent alors
conserve les livres de lois et les archives. à la cueillir et à l’exporter
comme une ressource
INTÉGRÉE À LA RÉPUBLIQUE DE ROME de grande valeur pour
Au cœur de l’ago ra se trouve égale- l’alimentation et pour
ment un monument clé de l’histoire la médecine.
de Cyrène : le mausolée du fon- Bien que
dateur des Battides – le roi ses fleurs et
Battos –, dynastie qui règne ses feuilles
pendant environ deux siècles, jaunâtres
avant d’être renversée par de soient très prisées,
grands propriétaires terriens. Malgré ce sont surtout les
la prise de la ville par Alexandre le racines qui attisent
Grand en 331 av. J.-C. – qui échoit les convoitises. Du fait
ensuite à Ptolémée Ier lors du partage de de l’importance inégalée
l’immense empire du Macédonien –, ceux-ci de ce produit pendant un
se maintiennent au pouvoir. millénaire, plusieurs chroniqueurs
BNF, PARIS

Or, en 96 av. J.-C., à la suite de problèmes de de l’Antiquité en viennent à


succession consécutifs au règne de Ptolémée Le roi de Cyrène Arcésilas (à g.) décrire le silphion et les méthodes
Apion, Cyrène est intégrée à la République de surveille la pesée et le stockage codifiées d’extraction de ses sucs.
de la plante. Coupe, Cabinet des
Rome – qui ne s’y intéresse d’abord qu’avec dis- médailles de la BnF.
Les références mentionnent même
tance. La présence romaine fait néanmoins évo- les méthodes de contrefaçon et
luer la ville, en particulier par la création de d’altération ! Divers dérivés médicaux sont même à la base de
thermes magni fiques. Point final d’un apogée : l’École médicale fondée à Cyrène, qui rayonne sur l’ensemble du
la ville se dé peuple lors des répressions sangui- monde hellénistique. Dioscoride vante les mérites particuliers
naires qui se déroulent lors des révoltes juives, des tiges des variétés plus rougeâtres, tandis qu’Hippocrate
sous le règne de Trajan (98-117). S’ensuit une identifie plusieurs vertus, par exemple celle de contraceptif
déchéance économique qui affaiblit la ville. Le masculin. Devenu rapidement le symbole même de Cyrène
coup de grâce est porté par une série de trem- et de toute la région, le silphion enrichit les Battides jusqu’au
blements de terre aux IIIe et IVe siècles, à l’occa- massacre d’Arcésilas IV, le dernier roi de la dynastie. Les causes
sion desquels le port d’Apollonia disparaît dans de sa disparition subite, parallèles à la déchéance de Cyrène,
la Méditerranée. Cyrène devient un village ne permettent aucune conclusion probante, même si certaines
fantôme, pourtant miraculeusement préservé. théories penchent en faveur d’une surexploitation de la plante. Le
L’Unesco tente désormais de protéger et de silphion semble bel et bien éteint aujourd’hui, mais la curiosité
mettre en va leur le site. pour l’identifier, elle, existe toujours.  M. D.

103 - Novembre-décembre 2017


ENTRETIEN

L’INVITÉ DU SPÉCIAL
JEAN GUESDON
Quatre ans de travail, des centaines de personnes à l’œuvre
à travers le monde : le dernier opus d’Ubisoft est un bijou
d’innovation et d’émerveillement. Retour sur la genèse
d’« Assassin’s Creed Origins » avec le directeur créatif du jeu.

HISTORIA – POURQUOI AVOIR CHOISI H. – PAR QUELS MOYENS ÊTES-VOUS l’accession au pouvoir de Cléopâtre.
L’ÉGYPTE ANTIQUE ? PARVENU À RECONSTITUER LA Mais pour des raisons narratives et
JEAN GUESDON – L’histoire est notre DIMENSION SURNATURELLE DE CETTE techniques, nous avons fait abstrac-
terrain de jeu. Après Assassin’s CIVILISATION DANS LE JEU ? tion du destin d’Arsinoé, la demi-
Creed 4 Black Flag, consacré aux J. G. – C’est un aspect attendu par les sœur de Cléôpatre, qui a intrigué
pirates du XVIIIe siècle, Assassin’s joueurs. Il était impensable de passer pour le trône, et avons dû renoncer
Creed Unity (2014), sur la Révolution à côté. Nous avons travaillé sur le à Thèbes et à la Vallée des Rois.
française, et Assassin’s Creed Syndi- polythéisme et l’importance de son
cate (2015), sur le Londres victorien, rôle à l’arrivée des Grecs, période au H. – QUELLES TECHNIQUES AVEZ-
nous avons voulu explorer l’Égypte cours de laquelle de nouveaux dieux VOUS UTILISÉES POUR RECONSTI-
antique, l’une des plus extraordi- ont été ajoutés pour pacifier la situa- TUER UN MONDE AUSSI VASTE
naires civilisations du passé – elle tion. Je pense à Sérapis, par exemple, QUE L’ÉGYPTE ANTIQUE
couvre plusieurs millénaires. Mais au créé par Ptolémée Ier, devenu l’une ET RESPECTER LES PROPORTIONS ?
lieu de nous attacher à la construc- des divinités les plus aimées du pan- J. G. – Nous avons d’abord établi une
tion des pyramides, nous avons pré- théon égyptien. Mais nous avons carte sur laquelle nous relevons les
féré aborder la période de Cléo- aussi restitué des moments fantas- éléments iconiques incontournables :
pâtre VII, reine d’Égypte de 51 à 30 tiques pour répondre au fantasme le delta du Nil, le plateau de Gizeh,
av. J.-C. Cela nous a permis d’inté- des joueurs, comme l’affrontement Alexandrie, l’oasis de Siwa, dans le
grer des villes modernes, comme avec le dieu serpent Apep, qui, toutes désert libyen – où Alexandre le
Alexandrie, ou de plus anciennes, les nuits, tente d’empêcher la renais- Grand rencontre l’oracle qui le
comme Memphis, et d’exploiter une sance du dieu solaire Rê. confirme comme descendant direct
période trouble de l’Histoire, celle de du dieu Amon –, Memphis, la pre-
l’accession au trône de Cléopâtre, H. – COMMENT DOSE-T-ON LA PART mière capitale, etc. S’ensuit le posi-
riche en complots et conspirations. DE RÉALITÉ ET DE FICTION ? tionnement de ces informations dans
J. G. – Il n’y a pas de recette, mais notre monde virtuel, en respectant
H. – COMMENT EXPLIQUER nous avons des limites, comme la au mieux la géographie. Nos recons-
LA FASCINATION DU PUBLIC règle « des trente secondes ». Si nous titutions doivent être le plus fidèles
POUR L’ÉGYPTE ? mentionnons un personnage, un lieu possible, même si parfois nous
J. G. – Il s’agit d’une civilisation dis- ou un événement qui a existé, le sommes contraints de tordre le cou
parue, mystérieuse, mais dont il reste joueur doit, en trente secondes sur à la réalité – c’est le cas des distances.
beaucoup d’artefacts. Regardez les Internet, trouver le résultat appro-
pyramides, inchangées depuis quatre prié. Le jeu ne doit pas transiger avec H. – COMMENT VOUS ÊTES-VOUS
mille cinq cents ans et qui suscitent la vérité. Pour toutes les autres infor- DOCUMENTÉ ?
l’éternelle question : comment les mations demandant des recherches J. G. – Nous nous sommes plongés
Ég y ptiens ont-ils fait pour les approfondies, des lectures multiples dans tout ce qui existe – documen-
construire ? Il y a les peintures, les ou croisées, nous nous autorisons taires, films, encyclopédies ou même
papyrus, les hiéroglyphes – et surtout plus de liberté. L’ensemble du jeu est produits de divertissement – afin de
la momification, très répandue à fidèle à la plupart des événements mettre à jour nos connaissances et
l’époque de Cléôpatre. historiques, surtout ce qui concerne d’être au diapason du grand public.

104 - Historia numéro spécial n° 38


H. – QUEL EST LE BUT RECHERCHÉ
PAR LE JOUEUR ?
J. G. – Il incarne Bayek, un Medjaÿ
originaire de l’oasis de Siwa. Ce mot,
« La vie qui désignait un peuple originaire du
sociale, Soudan, s’est transformé au cours de
l’agri culture, l’histoire égyptienne pour se référer
à une force paramilitaire responsable
l’architecture, de la protection du pharaon et du
les métiers, maintien de l’ordre dans le royaume.
les cos- Bayek participe à l’accession au trône
tumes : tous de Cléopâtre, mais surtout il fonde
la première confrérie des Assassins,
ces ingré- telle que nous la connaissons dans
dients essen- notre univers fictif. Le joueur peut
tiels donnent également interagir librement avec
vie au jeu » des centaines d’autres personnages
– et ainsi mieux comprendre les
enjeux de l’époque – et parcourir le
territoire de fond en comble, du som-
UBISOFT

met des pyramides de Gizeh au tré-


fonds des tombes oubliées, à dos de
dromadaire ou en altitude, en pre-
Ensuite, Maxime Durand, historien H. – LES DÉCORS SONT BLUFFANTS, nant le contrôle de Senu.
chez Ubisoft depuis sept ans, a écumé LA VÉGÉTATION PARFOIS LUXU-
les monographies, les magazines his- RIANTE, ET LES ANIMAUX SAUVAGES H. – AVEZ-VOUS ÉTÉ CONFRONTÉ
toriques et les ouvrages sur l’histoire MENAÇANTS ET VARIÉS… À DES MALÉDICTIONS ?
de l’art pour nourrir nos artistes, puis QUELLE EST VOTRE RECETTE ? J. G. – Rien de comparable, en tout
il nous a mis en contact avec des J. G. – Nous avons dû réinventer cas, au film Cléopâtre, avec Elizabeth
consultants spécialisés en égyptolo- notre intelligence artificielle pour Taylor, qui faillit ruiner la Fox ! La
gie pour glaner des détails sur l’envi- que tous les PNJ [personnages non civilisation égyptienne est hors
ronnement, l’architecture, la vie jouables], les animaux comme les norme et les défis qu’elle impose le
sociale, l’agri culture, les méthodes humains, évoluent de manière réelle. sont aussi. La langue parlée dans le
d’irrigation, les métiers de l’époque, Et ce, même très loin du joueur. jeu a été un challenge. En fonction
les costumes, etc. Tous ces ingré- Celui-ci peut ainsi voir des lions des régions visitées, les PNJ s’expri-
dients essentiels donnent vie au jeu. chasser des gazelles, des hippopo- ment soit dans un mélange d’ara-
Nous avons visité le British Museum, tames protéger leur territoire contre méen et d’hébreu, soit en grec ancien
les expositions sur les fouilles dans des crocodiles ou des humains se ou en latin. Pour créer le sentiment
la baie d’Aboukir et les cités englou- faire agresser par des hyènes. Chaque d’être en Égypte ptolémaïque, notre
ties de Thonis-Héracléion et Canope. personnage est autonome, a une vie « coach d’acteurs » John Flemming a
Avec pour livre de chevet : L’Égypte sociale, une famille, un quotidien… conçu notre propre « rythme égyp-
au temps de Cléopâtre, de Michel Pour prendre de la hauteur, voler au- tien », un mélange de variations de
Chauveau. Enfin, Jean-Claude Gol- dessus du territoire, repérer ce qui plusieurs langues africaines et d’an-
vin nous a fourni des dessins et aqua- s’y passe, les joueurs contrôlent éga- cien dialecte égyptien. 
relles qui nous donnent à comprendre lement Senu, un aigle de Bonelli
l’esprit des différentes villes traver- [Aquila fasciata], apprivoisé par Propos recueillis
sées par le jeu. Bayek, le personnage principal. par Yetty Hagendorf

105 - Novembre-décembre 2017


MOTS FLÉCHÉS
en partenariat avec cruciverbiste.club
par Pascal Wion

Fils de Ancienne Site Déesse Urnes


Kheops cité de archélogique égyptienne funéraires Des
Mésopotamie d’Égypte contenant habitudes
Souverains À lire avec les viscères ancestrales
égyptiens Non-croyant Prénom attention des momies

À la sortie
du tombeau
Périodes
de chaleurs

Petit joint Peuple


Monstre qui vivait
gardien des au Sud
pyramides de l’Égypte

Tranche
d’histoire Dieu
égyptien
Cercueils de la
de pierre Végétation
égyptiens
Entrée dans Ça dope !
Aurore
Héliopolis Déesse
en Grèce
Frontière égyptienne
Préposition
naturelle de la Justice

Nom porté
par onze
pharaons
Divinité

Pour Marie Dieu solaire


Lecture Bâtisseur
Autre nom de la de
spirituelle du pharaon mythologie châteaux
Aménophis IV égyptienne

Collation Déesse
Divinité, égyptienne
fils d’Isis et de la Joie
d’Osiris et de l’Amour

Il fut Introduction
l’architecte aux
Lettre Extrait
du complexe hiéroglyphes
grecque de lotus
funéraire
de Saqqarah Décharge

Il peut
avoir la forme
d’une
pyramide

Long temps Chiffre rond,


Mets Division
Celle des et même
par écrit de la
Égyptiens était doublement couronne
hiéroglyphique rond

Lettre
Colle grecque
Roi Taureau
de Juda sacré des
Égyptiens

Rangea Matière
Garde du masque
Se voit en tête funéraire de
à l’œuvre Toutânkhamon

Attribut
du pharaon
Site
archéologique
d’Égypte
Un minimum Note Ville des

U
Marches
Ville
de Sicile

P
Ouvert
Retenue

A
à la banque Missives
Stoppe la
P S
Planches
Mot qui

en lettres
Peintre du Lettres convient
à tous les progression

Le « roi des
quattrocento de Naples
courants

grecques dieux »
FR
Peintre
AA N G E L IC O
Volcan égyptien
de l’école Donc pris

B
vénitienne
Ancienne mon-
naie italienne
EL L I N I E U
au piège
Pas plus loin

Famille
princière

L I RE O R
italienne
Victoire
d’Empire
S I N I
Fondateur Indicateur Peintre

Un peu
de l’Oratoire Un quintal

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d’Italie
Fleuve
d’Italie
ER I A pour
une tonne
Un Jules ou
un frère pour
Lucrèce Borgia
C E italien
de la
Renaissance

Plein d’encens
Famille
de banquiers

P O M
florentins
Ville de E D I C I V Trio de
romains

d’audace dans
Romagne

Rejetée À la frontière
Septième
de l’alphabet Ville des
R E N I E E I E
de l’Italie

l’existence
grec Pouilles Attention,
danger !

Passage

ET A en taxi
Ville
de Sicile
A X Point
atteint
S A I N
Est de la

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Renaissance

A
la romaine
Ville
du Trentin
V E I T
le lieu de...
naissance
Récepteurs
A L I E
administrative T R E N T E R E Z Pécheur

Rencontrons Ça fait
Note
biblique

de l’Égypte Humbert II

dans la rue réfléchir


Adversaire

E N N E M I fut le dernier
R O I
antique
Qui ne dure d’Italie
qu’un an Haut

Volcan

A N N A L E italien
E T N A
Comme hic
Ouvre
l’épitaphe

Pronom Ce qu’est

T
Entrée dans
Venise E Roi
d’Israël
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un mafioso !
Solitaire
L E A N
Ancien port

V E O
de Rome
Un Montaigu
à Vérone
S T I E N O
Non
italien

Ville qui fut


le berceau Se suivent Île de Porteur
de la
Renaissance
en Italie
dans Parme
Possessif R M E
l’archipel
toscan
de
bois V
FL O R E N C E
Région
de Bologne L’amour

E
Telle
la Vénus
de Botticelli
M I L I E lui a fait
porter des
cornes !

Ville

N U E portuaire
des Pouilles B A R I
Se prend Ville de

R
naissance
de
O M E F
Homme
de théâtre
O
à toute
italien
César Borgia

pompe
Solution du numéro 37

106 - Historia numéro spécial n° 38


“GIGANTESQUE“
GAMEBLOG
“UN JEU D’UNE COHÉRENCE
ET D’UNE EFFICACITÉ
“LE MEILLEUR JEU
REMARQUABLES“
D’ACTION AVENTURE DE
JEUXVIDEO.COM
CETTE FIN D’ANNÉE“
JEUXACTU

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