12 Scancaleuses Qui Ont Changé L'histoire
12 Scancaleuses Qui Ont Changé L'histoire
12 Scancaleuses Qui Ont Changé L'histoire
Fourny
Pygmalion
Tandis que les noceurs festoient, les conseillers font grise mine et
n’en mènent pas large : comment va réagir l’empereur quand il
comprendra la signification de cette incroyable union ? Chacun craint
évidemment pour sa vie, puisque la trahison est généralement punie d’un
rapide coup de glaive. Mais comment rendre raison à la jeune
impératrice, aussi futile qu’insouciante, bercée par les flatteurs, esclave
de ses sens ? Messaline, elle, n’en a cure : ce dernier interdit manquait à
sa liste de débauches et d’excentricités. Épouser son vigoureux amant
devant les patriciens de Rome : voilà qu’elle ajoute la bigamie à la
luxure ! Pour le reste, la jeune souveraine fera comme d’habitude : elle
calmera son époux dans le lit conjugal. Sous ses caresses, le vieil
empereur ne lui refuse rien…
Dès leur première rencontre, Valeria Messalina a vite cerné le
caractère falot du curieux époux que sa famille lui destine : à l’époque,
Claude n’est rien encore, un homme de cinquante ans qui promène son
ennui, court après les honneurs qu’on lui refuse et enchaîne les déboires
conjugaux. Il est membre de la famille impériale, tout comme elle, érudit
bien sûr, mais bègue, boiteux, étourdi, peureux… Son passe-temps favori
consiste à s’empiffrer de victuailles et à boire plus que de raison.
Personne n’aurait parié trois sesterces sur le raté de la famille. Sa mère
elle-même, Antonia la Jeune, descendante de l’illustre Octavie – la
propre sœur du grand Auguste –, le désignait comme « un avorton que la
nature avait commencé à former sans jamais l’achever ». Rien à voir
avec son frère Germanicus, le héros du clan, qui s’était couvert de gloire
au-delà du Rhin, auquel la pourpre du pouvoir devait échoir. Mais
Germanicus a péri brutalement en Orient, habilement empoisonné par
quelques rivaux…
À Rome, quand on tutoie les aigles, on réveille les rapaces.
En août 48, tout ce joli petit monde se retrouve donc pour des fêtes
mémorables données dans la demeure princière du consul désigné. C’est
au cours de l’une d’elles qu’une poignée de privilégiés assiste à la
célébration des noces de Messaline et de Silius. On peut faire confiance à
l’impératrice pour les avoir accompagnées d’une débauche de luxe et
d’excès de toutes sortes… Bientôt, tout Rome est au courant de ce
nouveau scandale : du Palatin au Sénat, les rumeurs les plus folles
circulent. Dans l’ombre, les affranchis, ces fameux ministres de
l’empereur, s’affolent et sentent le vent tourner. Ils tiennent leur pouvoir
de Claude, quel sera leur sort une fois ce dernier écarté par Silius ou un
autre, demain, encore plus puissant ?
Le jeu de Messaline dépasse les bornes : ils ont couvert jusqu’ici les
frasques de leur maîtresse, mais celle-ci devient incontrôlable… Il faut
prévenir le souverain et jouer serré, lui faire comprendre que ce coup
d’éclat frôle le coup d’État. Justement, Claude a quitté Rome et se trouve
à Ostie, le port de la capitale antique. L’affranchi Narcisse décide alors
de trahir sa maîtresse et d’aller prévenir son princeps. Il faut faire vite,
Messaline s’étourdit encore dans ses noces et sa folle passion amoureuse,
c’est le bon moment. Les conseillers, qui ont envisagé un temps de
raisonner leur maîtresse, tentent désormais de sauver leur peau en se
rapprochant de leur prince.
Comment le contacter sans éveiller les soupçons ? Messaline a ses
mouchards partout, elle possède comme personne l’art de sentir l’odeur
de la traîtrise dans les couloirs du palais. Autant ne pas agir à découvert.
Vite, on demande à deux prostituées – décidément, le stupre et la
politique restent intimement liés – de prévenir le vieux Claude.
Cléopâtre et Calpurnia sont ainsi chargées de la besogne : elles font
partie de la suite de l’empereur, leur proximité n’éveillera pas les
soupçons… Narcisse leur fait miroiter un avancement certain une fois
Messaline écartée, tout en glissant quelques pièces d’or pour écarter les
derniers scrupules de ces dames, si jamais elles en eurent ce jour-là...
Quand elle rentre de France, en 1522, le roi Henri VIII est déjà épris
de sa sœur Marie, devenue sa maîtresse. Les faveurs accordées par la fille
rejaillissent aussitôt sur le père, qui arrondit ses domaines et continue à
grimper quelques marches : le voici maintenant trésorier et
officiellement vicomte, une place de choix et un titre ronflant. Les
ambitieux Boleyn poussent leurs pions avec précision dans un jeu de
cour redoutable. Anne a quinze ans quand elle devient à son tour
demoiselle d’honneur de la reine Catherine d’Aragon, l’épouse du roi
d’Angleterre.
La jeune fille attire très vite l’attention des jeunes aristocrates,
comme ce jeune Henri Percy, héritier du comte de Northumberland,
membre de la très prestigieuse suite de Wolsey, le cardinal-ministre,
l’homme de confiance du souverain. Percy est amoureux, il envisage le
mariage, une perspective écartée d’office par Henri VIII qui compte
marier la jeune Anne à un chef irlandais. Il charge Wolsey d’éloigner
Percy de la cour et de reléguer la fille Boleyn dans les froides contrées
du nord... Même si ce projet de mariage finit par avorter, Anne en
voudra terriblement au cardinal d’avoir brisé net cette idylle naissante
avec Percy.
Après quelques mois d’exil dans les domaines de son père, elle
revient en force à la cour d’Angleterre. Plus forte, plus mûre, et sans
doute portée par un désir de revanche. Elle a maintenant dix-huit ans et
des galants à ses pieds, dont le poète Thomas Wyatt, l’un des hommes les
plus séduisants de la cour, un chevalier « aux cheveux d’or », rapidement
conquis par la conversation de la jeune femme. Sa proximité avec le roi –
Wyatt est gentilhomme et compagnon de joute du souverain – va peu à
peu rapprocher Anne du trône.
Du reste, le roi la connaît déjà : elle est la petite sœur de sa
maîtresse, il l’avait croisée lors de banquets ou de quelques fêtes. Il avait
même envisagé pour elle un mariage avec ce chef irlandais, il y a
quelque temps déjà... Mais la fière adolescente a laissé la place à une
femme éclatante, au charme provocant, qui ne passe guère inaperçue
dans la suite des demoiselles d’honneur de la reine. Sa chevelure noire,
brillante et sensuelle, a quelque chose d’indécent lorsqu’elle danse au
son des luths et des flûtes. Lassé de Marie, Henri VIII se tourne
naturellement vers sa sœur Anne. Les Boleyn se frottent les mains, leurs
filles plaisent, la famille ne peut que se réjouir de cette royale fidélité...
Dans cette cour effrénée que mène le roi, Anne reste inflexible et ne
cède en rien, sans doute conseillée en coulisses par les ennemis de
Dans cette cour effrénée que mène le roi, Anne reste inflexible et ne
cède en rien, sans doute conseillée en coulisses par les ennemis de
Wolsey. Pour Henri VIII, c’est aussi l’heure des grands choix. D’un côté,
le gouffre, l’inconnu, le grand saut avec Anne, mais de l’autre la vie,
l’espoir, un fils peut-être, celui que la reine Catherine n’arrive pas à lui
donner, cet héritier qui manque cruellement au royaume, à cette
dynastie toute neuve des Tudors. Le trône reste fragile, son père Henri
VII l’a conquis quarante ans plus tôt, lorsqu’il fut proclamé roi sur le
champ de bataille par ses chevaliers après leur victoire sur Richard III
d’York, le dernier roi Plantagenêt. Henri VIII a bien une fille, Marie
Tudor, elle a le droit de régner, mais que pèsera-t-elle face à des barons
puissants, toujours jaloux de leur pouvoir ? Il refuse de voir son royaume
« partir en quenouille » aux mains d’une femme, aussi douée soit-elle. Il
lui faut un fils, et la jeune Anne, si pleine de vie, pourrait bien le lui
donner.
Mais il faut croire que Dieu ne voulut pas son bonheur : la nouvelle
reine meurt trop vite, laissant le roi désemparé avec un héritier, Édouard
VI, qui disparaît à son tour à seize ans. Des trois femmes suivantes, il
n’eut aucun descendant… Restent Marie et Elizabeth, les filles
respectives de Catherine et d’Anne. La première, connue sous le nom de
Marie la Sanglante, rétablit le catholicisme, envoie les protestants au
bûcher – on dit même qu’elle brûla en secret le cadavre de son père,
déclaré hérétique – et meurt impopulaire. La seconde devint l’une des
plus grandes reines d’Angleterre : Elizabeth Ire, défenseur de l’Église
anglicane, qui renforce le pouvoir royal et écrit l’une des périodes les
plus brillantes de l’histoire du royaume. La fille de la sorcière « Nan
Bullen » contredisait ainsi son père, qui estimait une femme incapable de
tenir fermement le gouvernail de l’État.
Aurait-il pu imaginer que son plus illustre descendant serait cette
petite fille, qu’il déclara illégitime lorsqu’il envoya sa mère à
l’échafaud ?
Gabrielle d’Estrées,
« la duchesse d’Ordure » d’Henri IV
Pour l’instant, les seuls tourments éprouvés par la belle restent ceux
Pour l’instant, les seuls tourments éprouvés par la belle restent ceux
laissés par les jeux de l’amour. Car son insolente beauté ne tarde pas à
enflammer les cœurs des jeunes nobliaux de la Picardie. À seize ans, ses
cheveux blonds incendiaires tranchent sur l’apparente sérénité de son
visage : « Ses yeux étaient de couleur céleste, racontera plus tard Mlle de
Guise. Avec cela, deux sourcils également recourbés et d’une noirceur
admirable, le nez un peu aquilin, la bouche de la couleur des rubis, la
gorge plus blanche que n’est l’ivoire le plus beau et le plus poli… » Et
surtout une douceur naturelle qui frappe tous ceux qui la croisent.
Une telle perle ne peut rester longtemps solitaire. À en croire certains
chroniqueurs, dont François de Bassompierre, elle serait déjà bien
connue de quelques hommes de la cour. On dit même qu’Henri III la
goûta pour six mille écus, avant de la laisser au financier Zamet, puis au
cardinal de Guise… Ragots ou vengeances ? Une chose est certaine, elle
va séduire l’un des hommes les plus influents du moment : le chevalier
Roger de Bellegarde, un grand escogriffe, hâbleur et coquet, autrefois
proche des Guises, aujourd’hui homme de confiance du nouveau roi
Henri IV. Il se présente en 1590 au château de Cœuvres, bien déterminé
à savoir dans quel camp se situe Antoine d’Estrées, à la tête de places
fortes en Picardie.
Henri III est en effet mort assassiné quelques mois plus tôt, et les
gentilshommes de France se trouvent soudain divisés entre le parti de la
Ligue catholique et la fidélité au descendant de Saint Louis, certes
légitime, mais de confession sacrilège… Le père de Gabrielle reçoit
Bellegarde avec tous les honneurs, et sollicite ses filles pour animer les
soupers, histoire d’amadouer le Grand Écuyer de France, en mission pour
le roi. Il ne faut guère de temps pour que le fougueux jeune homme, âgé
de vingt-sept ans, ne tombe sous le charme de Gabrielle, également
conquise par le flamboyant personnage.
Antoine d’Estrées se frotte les mains : avoir demain un tel gendre
comme allié pourrait favoriser son ascension auprès du futur
monarque…
De Bellegarde à Henri IV, il n’y a qu’un pas. Tandis que les deux
hommes font le siège de Paris la catholique, qui résiste toujours au
Béarnais, le jeune écuyer décide de rendre visite à celle qui tourmente
son esprit depuis plusieurs semaines, et dont il ne cesse de vanter les
traits, les mérites et la beauté à son entourage. Imprudent Bellegarde…
Henri IV, tous les sens en alerte, lui a fait promettre de lui présenter
cette jeune femme si désirable, perle encore inconnue de son royaume,
dont la mère traîne une réputation plus que sulfureuse. Ainsi fut fait.
Un jour d’automne 1590, tandis que Bellegarde souhaite s’absenter
pour aller saluer sa troublante Vénus, le roi accepte à condition de
l’accompagner avec une légère escorte. L’Histoire est en marche… En
voyant cette jeune femme de dix-sept ans, cheveux dorés, peau
immaculée, yeux bleus, lèvres rubis, si parfaite en tout point aux canons
de beauté de l’époque, Henri IV ressent un coup de fouet sans précédent.
Il la lui faut ! Ce qui est loin d’être le cas de Gabrielle, toujours très
éprise de Bellegarde, et surtout déçue par ce roi qu’elle juge sans
majesté, de vingt ans son aîné.
À sa décharge, le roi n’a rien d’un Apollon. Il se rapproche plus du
faune ou du satyre… Un corps fatigué par des années de vadrouilles sur
les chemins de France, une peau basanée par les séjours au grand air, un
long visage encadré par d’immenses oreilles, un nez en bec de rapace,
des dents gâtées, une haleine empestant l’ail et des touffes de cheveux
hirsutes déjà grisonnantes. Il fait le beau, mais il sent du gousset, l’habit
est passé, élimé sous la cuirasse, seul le regard perçant laisse deviner une
forte énergie contenue, mais comme voilée par des années de
désillusions et de quêtes sans lendemain.
Il est un roi sans royaume, un mari sans femme – la reine Margot est
en exil sur ses terres –, un aventurier aux conquêtes éphémères, un chef
de guerre sans troupes fidèles... Mais il aime cette femme qui croise sa
route à l’aube de son règne. Elle est l’avenir, la jeunesse, la vie. Un soir,
le Vert-Galant informe donc son Grand Écuyer de son bon plaisir : il doit
renoncer à Gabrielle, sa passion « plus chère que tout au monde ».
Bellegarde s’exécute – que peut-il faire face à son maître ? – et promet
tout ce qu’on voudra.
Si Bellegarde s’accommode de la décision royale, Gabrielle, elle,
résiste et s’offusque même de voir le souverain écarter son soupirant.
Elle lui tient tête, refuse ses serments, rejette ses avances d’une voie
passionnée : « Je ne vous aimerai jamais ! » Le roi accuse le coup, ce
caractère lui plaît, l’amuse presque. Quelle femme pour son âge ! Et quel
aplomb ! Le caractère bouillonnant de cette jeunette ne fait qu’exciter un
peu plus la passion du Béarnais. Il fait tout pour la revoir, quitte à frôler
le ridicule.
Un jour, il reprend la route de Cœuvres pour convaincre la belle de
ses vrais sentiments. Mais la zone est infestée par des troupes fidèles à la
Ligue. Qu’à cela ne tienne, le roi arrête un paysan, prend ses frusques et,
ainsi déguisé, parvient dans la cour du château. On imagine la tête de
Gabrielle en voyant le barbon fagoté de cette façon, puant l’ail et bien
pire encore dans ces vêtements de manant. Excédée, elle le renvoie en
lui disant qu’il est si laid qu’elle ne peut le regarder, avant de tourner les
talons.
L’orage finit par éclater lors de l’été 1593, tandis que le monarque
joue son avenir politique. Lassé de courir les batailles ou de convaincre
les différents partis, le Bourbon a décidé de choisir son camp : il lui faut
le pouvoir, la couronne, donc Paris, et pour tenir la capitale, il doit
abjurer sa foi protestante – selon le fameux mot de Sully : « La couronne
de France vaut bien une messe. » On a vu dans cette affaire le rôle de
Gabrielle, favorable à cette issue où elle entrevoit toute la puissance
qu’elle pourra tirer en tant que jeune favorite du nouveau roi. Mais
patatras ! Au moment même où elle a convaincu le roi d’abjurer, ce
dernier reçoit les preuves de ses amours cachées avec Bellegarde !
La crise se déchaîne, terrible, violente, extrême. Henri IV se trouve
déchiré entre sa passion pour Gabrielle et sa colère si légitime. Il lui écrit
ses reproches, tout en lui baisant, une nouvelle fois, « un million de fois
les mains ». Il ne peut se résoudre à la rupture, la jeune d’Estrées le sait,
mais sa famille la conjure de cesser son manège et d’accepter le fabuleux
destin qui l’attend. Gabrielle pense-t-elle déjà au trône ? Se pourrait-il
qu’elle devienne un jour la femme du roi ? En ces jours décisifs, où
l’Histoire de France est en marche, nul doute que la jeune favorite ait
perçu les enjeux la concernant. Elle cède, renonce à Bellegarde et rejoint
Henri IV à l’abbaye de Saint-Denis. Le roi finit par pardonner à sa
maîtresse, avant de se réconcilier avec Dieu. Comme par miracle, la crise
politique et l’épreuve conjugale trouvent leur épilogue au même
moment.
Dès lors, l’ascension de Mme de Liancourt semble inexorable. Alors
qu’on avait prédit au roi qu’il n’aurait pas d’enfant, en raison d’une
mauvaise maladie attrapée où on imagine, sa maîtresse lui annonce une
grossesse. Il apprend la nouvelle tandis qu’il se prépare au sacre, à
Chartres, et ne doute pas un instant que cet enfant ne soit de lui,
contrairement à la rumeur, qui l’attribue aussitôt à Bellegarde. Le 7 juin
1594, Gabrielle accouche d’un garçon, baptisé César, comblant de joie le
roi de France, comme s’il s’agissait du dauphin. Un fils ! L’avenir semble
s’éclaircir de toute part, les villes se rendent – ou s’achètent –, la
couronne est gagnée, Paris ouvre finalement ses portes au roi converti.
Le Louvre, enfin, palais du pouvoir et cœur de la monarchie.
Gabrielle n’a plus qu’à cueillir les fruits des largesses princières : des
centaines d’écus tombent un peu plus dans ses coffres chaque mois, il
suffit qu’une rente se libère pour qu’elle en tire profit. Pendant toutes ces
années auprès du roi Henri, elle va ainsi s’enrichir de taxes diverses, sur
les bateliers de Paris, la loterie, les greniers à sel, sans compter les terres
prises sur le domaine royal, les abbayes distribuées aux proches, et des
dons de toutes sortes, riches parures et meubles précieux... La voilà
désormais côtoyant les sommets, première dame du royaume, mère du
fils du roi, accueillie avec tous les honneurs lors de ses entrées dans les
villes, par des bourgeois et gentilshommes soumis et obséquieux. Finis
les mauvais chemins de France à suivre un roi-capitaine et les rendez-
vous improbables dans des avant-postes de province. Elle s’affiche
désormais au premier rang, à côté de Catherine de Bourbon, sœur du
souverain. Son heure a enfin sonné.
Rome reste donc son seul royaume, à partager avec le pape. Elle
habite désormais le quartier du Trastevere, où le peuple la chérit pour
les libéralités qu’elle accorde autour d’elle, menant grand train dans son
palais Riario, toujours entourée d’une cour hétéroclite parfois remplie
d’aventuriers et de fieffés coquins. Elle s’amuse pour carnaval, parade en
Diane chasseresse sur un char somptueux, fait pénitence les jours de
carême en se rendant dans les hospices, rit des libelles qui font courir
mille rumeurs sur sa personne... Au côté de son cher cardinal, elle
complète ses splendides collections, joue les généreux mécènes auprès
d’écrivains et d’artistes, se lie d’amitié avec le Bernin, dont le style
s’impose dans Rome.
Quand elle ne donne pas des comédies ou des concerts dans son
palais, elle court trôner dans sa loge du Tor di Nona, le premier théâtre
public de la ville créé par ses soins, où l’on entend des femmes chanter
sur scène, une pratique longtemps interdite par l’Église. Toujours
passionnée par les lettres et les sciences, elle crée une académie, où
siègent musiciens, mathématiciens, poètes, un véritable cénacle
intellectuel respectant la libre parole. Elle se plonge avec toujours autant
de passion dans la littérature et la philosophie, se pique d’alchimie, écrit
ses Mémoires, axés sur son enfance, et dicte ses propres maximes pour la
postérité, à la manière – mais sans toujours le talent – du grand Marc
Aurèle.
Elle a compris que ce meurtre de Monaldeschi a terni son blason,
même si elle ne saisit toujours pas pourquoi on a fait grand cas de ce
point de détail : le traître n’a-t-il pas eu droit à sa compassion en ayant
reçu l’absolution chrétienne ? La reine vagabonde ne quitte désormais
plus guère son palais romain. Elle a grossi, porte le double menton, des
cheveux ébouriffés, des poils disgracieux et de grosses chaussures. La
fière amazone ne chevauche plus que ses souvenirs et occupe ses jours
en faisant enrager ce nouveau pape avare de ses écus, qui lui a supprimé
sa pension de douze mille écus. « Il faut bien que l’Église soit gouvernée
par le Saint Esprit, lance-t-elle un jour avec ironie à un visiteur, car
depuis que je suis à Rome j’ai vu quatre papes, et je vous jure qu’aucun
d’eux n’avait le sens commun ! »
En février 1689, elle tombe gravement malade, avant de ressusciter,
comme par miracle, et avec ce sens du théâtre qui ne l’a jamais quittée.
Rome respire, banquette et fait donner des Te Deum pour sa reine de
cœur. Ce n’était qu’un répit que Christine, sentant la fin proche, met à
profit pour rédiger son testament en faveur de son beau et fidèle cardinal
Azzolino, désigné comme seul héritier de l’une des plus fabuleuses
collections d’art du XVIIe siècle. La reine peut mourir en paix.
Les Grimaldi de ce siècle n’ont pas à rougir : bien avant que leurs
frasques ne s’étalent à la une de la presse, leurs ancêtres suscitaient déjà
le scandale et l’opprobre général, notamment sous le règne de Louis XV.
En cause ? La délicieuse Marie-Catherine de Brignole, une jeune femme
d’origine italienne dont la beauté, tout autant que la vie tumultueuse, fit
faire des gorges chaudes à ce siècle aussi frivole que décisif aux yeux de
l’Histoire, puisqu’il accoucha à la fois du champagne et d’une révolution.
Siècle également du grand libertinage, où les rois collectionnent les
favorites, les prélats les courtisanes, où les mariages de cour restent une
simple union d’intérêts communs visant à agrandir à la fois la fortune et
le rang, consolider une puissance et assurer le rayonnement de la
dynastie. Même si les femmes bien nées n’ont presque aucun droit, sinon
celui d’enfanter le plus possible – des mâles de préférence –, elles vivent
parfois leurs passions, à condition d’être discrètes et de ne pas séparer ce
que Dieu a uni devant l’autel. Les mœurs se relâchent mais les
apparences restent sauves, l’honneur intact, le magot entier, c’est bien là
le principal. La fidélité, la vie de famille, voilà bien des valeurs
bourgeoises !
Depuis Louis XIII, les rois de France ont pris l’habitude de favoriser
Depuis Louis XIII, les rois de France ont pris l’habitude de favoriser
leurs souverains, fidèles alliés de la couronne, et Honoré III ne déroge
pas à la règle. Il reçoit une éducation soignée à Versailles, entre comme
il se doit dans l’armée comme mousquetaire et gagnera brillamment ses
galons en se distinguant notamment à la bataille de Lawfeld en 1747,
contre les Anglais, un acte de bravoure apprécié de Louis XV puisqu’il lui
donne le grade de maréchal de camp. L’avenir lui appartient, il le veut
brillant et opulent : entrer dans le premier cercle des courtisans, en
imposer à ceux qui regardent parfois avec condescendance ce prince
gouverneur d’un minuscule royaume perdu aux confins de la Provence.
« C’est au demeurant la souveraineté d’une roche, du milieu de
laquelle on peut, pour ainsi dire, cracher hors de ses étroites limites »,
écrit ainsi Saint-Simon dans ses Mémoires. Valeureux sur le champ de
bataille, Monaco peine à convoler. On l’a d’abord fiancé avec la fille du
duc du Maine, un parti prestigieux, mais l’opposition du cardinal de
Fleury, alors premier des ministres, mit fin au projet d’alliance. Le père
d’Honoré III vise ensuite la fille du duc de Bouillon, mais une fois encore
le mariage échoue, cette fois en raison des atermoiements du jeune
prince. Si son courage n’est plus à prouver, il se montre en effet
capricieux et versatile, voire même colérique à en croire les témoignages
de ses contemporains. C’est à cet homme dur et imbu de lui-même que la
petite Marie-Catherine va offrir sa main en toute innocence.
Pour l’heure, en ce mois de juin 1757, elle vogue vers son destin sous
un ciel limpide et cristallin. Une galère ruisselante d’or, escortée par une
élégante flottille génoise, pointe ses oriflammes en vue de Monaco. La
mariée se tient sur le pont, les matelots ne voient qu’elle, cette jeune
blonde, svelte et lumineuse, avec des yeux d’un bleu pénétrant sur un
visage de porcelaine, comme une ode à la beauté italienne. Elle sourit,
serre son bonheur, pointe du doigt, très excitée, la ribambelle de maisons
blanches et ocre qui semblent tomber dans la mer, comme une crèche
napolitaine.
La principauté offre des allures bien guerrières, avec son bastion
surélevé, ses tours pointues encerclées par de longs remparts, mais la
douceur méditerranéenne, avec l’ombrelle de ses pins, les colonnes des
cyprès, les nombreux champs d’orangers et de citronniers, viennent
briser la froideur toute militaire de cette bourgade agrippée à sa falaise.
Déjà une salve de canons salue l’arrivée de la galère, à laquelle
répondent des cris de joie. « Voilà donc mon nouveau royaume », songe
la future princesse comme bien d’autres feront plus tard, en découvrant
la baie du Rocher.
« Marie-Catherine arrive ! », clament les Monégasques en se
précipitant sur le port. La curiosité pousse la foule à dégringoler les
escaliers, tandis que les cloches sonnent à toute volée. On veut voir de
près cette jeune génoise, dont on ne cesse de vanter la beauté, devenue
désormais leur souveraine. Honoré III l’a déjà épousée par procuration
quelques jours plus tôt, par l’intermédiaire de l’un de ses gentilshommes,
comme le veut la coutume. De son palais, avec une longue-vue, il suit
l’avancée de la galère qui s’immobilise dans la baie, point d’or sur
l’immensité azur. Il s’agace de toute cette liesse déplacée, l’entrée
solennelle n’est pas encore pour aujourd’hui, et il ne souhaite pas
rejoindre sa femme dans sa flottille d’apparat. Qu’elle descende et vienne
à lui sur le quai ! Question de rang, a décrété ce seigneur plein de
morgue.
Pour le coup, les problèmes d’étiquette manquent de faire sombrer le
mariage. En apprenant que le prince refuse de venir chercher sa fille, la
marquise enrage. Pour qui se prend-il ? Une Brignole vaut bien un
Grimaldi ! La première des galanteries impose l’hommage de l’époux, on
attendra donc pour le faire céder. Mais Honoré III s’entête, il réplique
que sa dignité lui interdit de « s’avancer au-delà du quai de
débarquement ». Les tractations s’éternisent, quand l’un des parents des
Brignole trouve la solution : on décide de construire un éphémère pont
de bois entre le quai et la galère, pour que le couple se rejoigne en son
centre. L’honneur est sauf : le marié consent à venir chercher son épouse,
même si le pont n’est pas encore achevé… mais on imagine le dépit de la
mariée, secouée pendant huit jours par la houle sur son esquif de
parade !
Son entrée solennelle dans la ville efface ce mauvais souvenir. À
défaut d’avoir épousé une princesse française, Honoré III tient plus que
jamais à éblouir ses sujets : notables, officiers et prélats, tout ce beau
monde patiente au garde-à-vous sur le quai pour accueillir avec faste le
couple princier, les mitres et les chapeaux emplumés se noyant dans une
forêt de crucifix, de bannières et d’étendards chatoyants. L’éblouissante
Marie-Catherine parade sous un dais porté par les consuls au milieu des
rues tendues de guirlandes de fleurs et de splendides draperies.
Arrivée devant le palais des Grimadi, elle franchit un immense arc de
triomphe de toile et de bois, flanqué de deux fontaines de vin, pour la
plus grande joie des soldats et de la populace venue en masse. Le soir, un
joyeux feu d’artifice vient clore cette journée de liesse populaire, avec
« gerbes ou jets de feu de six pieds de hauteur ». En attendant, la jeune
princesse laisse ses yeux s’attarder sur les quatre grandes statues qui
surmontent l’échafaudage baroque planté sur le parvis du palais : la
justice, la tempérance, la force et la prudence. Autant de vertus dont elle
croit son royal époux paré, lequel répond avec hauteur au salut de la
foule. Si elle savait…
Marie-Catherine veut cependant croire en son bonheur et se montre
une princesse monégasque parfaite en tout point. Elle met au monde un
héritier, le futur Honoré IV, et reste cloîtrée dans ses appartements
pendant que son époux parade à Versailles. Ses journées se déroulent
sans surprise, à s’occuper de son premier-né et faire ses dévotions – au
moins deux heures par jour. D’une jalousie maladive, Monaco l’oblige à
tenir le compte exact de son emploi du temps, ce à quoi elle s’applique
avec toute la rigueur de l’innocence, comme le prouve sa nombreuse
correspondance consultée par l’historien Pierre de Ségur.
Ses rares distractions concernent la musique, la promenade et le jeu,
grande passion du siècle, notamment le pharaon. « Nous y jouons tous
les soirs, écrit-elle dans ses lettres ; il y a cent livres en banque, on met
deux sols par carte, mais ceux qui aiment le jeu augmentent le chiffre
sans s’en apercevoir, et maman est du nombre… Elle perd depuis
quelques jours assez honnêtement, ce qui la met de fort mauvaise
humeur. Pour moi, en cinq jours, j’ai perdu trente francs. » Cette vie
tranquille aurait pu s’écouler longtemps, noyant peu à peu la jeune
femme dans une vie luxueuse et oisive, comme tant d’autres aristocrates
de son temps. Mais ce que redoutait tant le très jaloux prince de Monaco
finit par arriver.
Par sa seule imprudence, doublée d’une vanité sans bornes.
La paix signée, Bonaparte au pouvoir, elle peut enfin poser ses malles
avec son prince en Angleterre, nouvelle patrie des émigrés. Onze ans de
lutte pour terminer sur une défaite, certes, mais aussi sur une retraite
bien méritée. Marie-Catherine, toujours vaillante, fait contre mauvaise
fortune bon cœur et égaye autant que possible leur exil chez l’ennemi
héréditaire. À Wanstead-House, près de Londres, on n’a plus un sou,
mais on conserve le sens de l’honneur : leur train de vie n’a évidemment
plus rien à voir avec celui d’un prince du sang à Chantilly, mais les
Monaco-Condé gardent la tête haute et adoptent tant bien que mal la vie
bourgeoise à l’anglaise. On jardine, on se promène, on joue le soir au
loto ou au trictrac…
La monarchie britannique, généreuse, verse une pension à la vieille
aristocratie française. Mais cette rente ne suffit pas, il faut toujours
quémander, réclamer, marchander avec les ministères pour rembourser
les créanciers. Un dernier malheur vient frapper le vieux Condé, lorsqu’il
apprend l’arrestation soudaine de son petit-fils, le duc d’Enghien, suivi
de son exécution dans les fossés de Vincennes, ordonnée par Napoléon
en mars 1804. « Le sang des Bourbons est-il si puissant, si honni, qu’il
doit couler à chaque naissance d’un nouveau régime ? », soupire le
prince. Il est dans une telle gêne financière qu’il réclame aux
Britanniques qu’une partie de la pension de son petit-fils soit désormais
reversée à sa compagne, Mme de Monaco.
Il fait encore plus pour elle. En 1808, Condé écrit au roi de France,
Louis XVIII, en exil lui aussi, pour lui demander l’autorisation d’épouser
sa compagne, un vieux projet auquel il songe depuis ses campagnes
militaires. « J’ai une permission à demander à Votre Majesté ; j’ose
espérer qu’elle me l’accordera sans peine : c’est de me permettre
d’épouser la veuve d’un prince souverain, duc et pair de votre royaume,
la princesse douairière de Monaco. » Il sollicite également que sa future
épouse jouisse des prérogatives attachées à son nom, ce que le
prétendant au trône accorde bien volontiers. Condé se doute bien que sa
décision va surprendre et faire jaser l’aristocratie en exil. On va railler
ces vieux concubins, désormais septuagénaires, soudain pressés de
régulariser une liaison jugée scandaleuse qui ne les gênait nullement.
Pour échapper aux moqueries, on mettra tout le monde devant le fait
accompli – même les enfants du prince ne seront prévenus qu’au
lendemain de la cérémonie.
En ces temps où tout est matière à distraction, un bon récit, narré par
une aussi jeune femme, à la voix si convaincante, vaut bien toutes les
En ces temps où tout est matière à distraction, un bon récit, narré par
une aussi jeune femme, à la voix si convaincante, vaut bien toutes les
pièces à la mode… On s’assoit, on l’écoute, l’enfance de Jeanne fait
toujours son petit effet, tire quelques larmes, bouleverse les bonnes
âmes. Le prélat décide de prendre le couple sous sa protection et accorde
à Nicolas une charge dans la compagnie des gardes du corps du comte
d’Artois, frère du roi, en actant au passage son titre de comte, ce que
personne n’imaginera remettre un jour en question. Les jeunes gens n’en
espéraient pas tant : les voilà partis pour Paris, des rêves plein la tête,
dont celui de faire valoir les droits de Jeanne, héritière des Valois, en
bonne terre ou en bourse d’or, tout est bon à prendre.
Voilà cinq ans qu’Olympe de Gouges attend cet instant, cinq ans
qu’elle a proposé sa pièce à la troupe des comédiens du roi avec laquelle
elle entretient des relations plutôt tendues, pour ne pas dire exécrables.
À l’époque, Louis XVI est encore au pouvoir, englué dans des dettes
d’État insurmontables. La société reste cloisonnée entre les différentes
classes, mais déjà les idées nouvelles circulent, dans les salons, l’édition
ou les journaux, plus ou moins tolérés par une censure aux ordres. En
1784, Olympe de Gouges tente de se faire un nom dans le monde des
lettres et propose un « drame indien » à la troupe de la Comédie-
Française, une pièce évoquant les tribulations de Zamore et Mirza, un
couple de jeunes Noirs fugitifs, dont les aventures à rebondissements
permettent à l’auteur de soulever la question de l’esclavage.
Même s’il n’a rien d’un chef-d’œuvre, le texte plutôt subversif est
accepté par les comédiens. Mais les choses se gâtent, la bouillante
Olympe s’impatiente, multiplie les maladresses, vexe certaines vedettes
des tréteaux et finit par se brouiller tout à fait avec l’un des plus
puissants théâtres d’Europe : on s’invective, on se menace, les paroles
dépassent les pensées, si bien que les comédiens tout-puissants exigent
qu’on embastille cette excitée au plus vite ! La lettre de cachet, signée du
roi, est finalement détournée par quelques amis influents… mais Olympe
de Gouges a eu chaud.
En 1789, tout change. L’esclavage s’invite aux débats de la
Constituante, les Droits de l’homme proclament l’égalité pour tous, on se
souvient de la pièce polémique de cette fameuse Olympe… Elle a même
publié son drame avec un long plaidoyer contre la traite des Noirs et leur
inhumaine condition. « Quand s’occupera-t-on de changer le sort des
Nègres ? » écrit-elle avec une certaine audace. « Les Européens, avides de
sang et de ce métal que la cupidité a nommé de l’or, ont fait changer la
nature dans ces climats heureux. Les vaincus ont été vendus comme des
bœufs au marché… »
Face au Théâtre-Français, l’auteur ne désarme pas : elle les menace
d’un procès pour ne pas avoir encore monté sa pièce, elle fait appel au
maire de Paris, écrit à l’Assemblée… Si bien que les comédiens, un peu
forcés, finissent par la programmer pour la fin de décembre. La tension
est à son comble, certains estiment l’œuvre bien médiocre, d’autres ont
refusé de se noircir la peau au jus de réglisse, un procédé jugé infamant
pour leur ego, jugent-ils ! Quant aux journaux conservateurs, ils raillent
« ces amis des Noirs qui ne sont que des ennemis des Blancs ».
Olympe ne va pas s’en tirer comme ça. Aux yeux des extrémistes, elle
est allée trop loin, une bonne correction lui ferait le plus grand bien. Un
soir, une foule d’émeutiers se presse devant son domicile, rue Saint-
Honoré. Le coup a été bien préparé, on a glissé son adresse à quelques
meneurs, la populace des faubourgs a suivi, ce genre d’attroupements est
à la mode depuis quelques mois. On crie son nom, on l’insulte, la
clameur enfle sous ses fenêtres. D’autres se seraient claquemurés en
laissant passer l’orage. Pas Olympe. Elle arrange sa coiffure, prend une
capeline et descend les escaliers pour faire face à la foule.
Un silence, puis les insultes reprennent, on la ridiculise pendant
qu’elle demeure impassible. Elle risque de se faire écharper quand un
gaillard l’attrape soudain par la robe, enserre sa tête dans son bras, tout
en levant son sabre, et lance de sanglantes enchères :
« À vingt-quatre sous la tête de Mme de Gouges, vingt-quatre sous !
Une fois, deux fois, personne ne parle ? À vingt-quatre sous la tête ! Qui
en veut ? »
« Mon ami, dit-elle avec calme, alors que sa vie ne tient qu’à un fil, je
mets la pièce de trente sous et je vous demande la préférence. »
La repartie de l’écrivain brise net la haine de la foule : l’humour a
gagné. Un grand rire éclate dans les rangs, pendant que le bourreau du
jour lâche sa victime.
Il n’empêche, Olympe a frôlé le lynchage.
Cette année 1793 reste celle de tous les dangers, mais la militante
continue le combat, à l’égal des hommes, et sans doute avec plus de
courage que beaucoup d’autres. Elle en a vu des rebondissements depuis
1789 : après tout, ces Jacobins peuvent bien perdre demain le pouvoir
qu’ils ont conquis récemment. Elle compte sur sa nouvelle pièce de
théâtre, dédiée au général Dumouriez, pour prouver son patriotisme. La
France entière acclame ce brillant militaire, l’homme des victoires de
Valmy et Jemmapes qui, quelques mois plus tôt, a stoppé l’offensive de
la Prusse et de l’Autriche contre la France.
Olympe décide d’écrire immédiatement une pièce tout à la gloire de
ce héros de la Révolution, mais, une fois de plus, les comédiens ont
traîné avant de finalement l’inscrire au programme pour la fin de
janvier. Ce devait être un triomphe, ce fut un désastre ! Mal joué,
sabordé par les sans-culottes, le spectacle tourne au fiasco : on hue
Olympe de Gouges, on va jusqu’à la poursuivre dans les coulisses pour
l’accabler d’insultes, des spectateurs montent sur scène pour danser la
carmagnole… On brocarde « l’avocate » de Louis XVI, on se moque de
son talent. Mais le pire est à venir : le fameux Dumouriez finit par passer
à l’ennemi et rejoint les Autrichiens. Voilà le héros devenu traître ! La
pièce, déjà critiquée, devient cette fois insultante.
Elle fait décidément trop de bruit et pas du bon côté. Et la faible
condition de son sexe n’arrange rien, bien au contraire : on supporte de
moins en moins ces furies de la liberté, fauteuses de troubles et
donneuses de leçons, on veut les faire taire, les briser, les empêcher de
« politiquer ». De fait, une bande de fanatiques va bientôt fesser en
public Théroigne de Méricourt, une humiliation dont elle ne se remettra
pas – elle finira ses jours, enfermée dans un asile. Pour Olympe, la
menace se précise au printemps de cette même année : en mars 1793,
tandis qu’elle appelle de nouveau toutes les factions à oublier leurs
querelles pour sauver la République, elle se fait poursuivre dans la rue
par une « troupe de coupe-jarrets », dont l’un armé d’un immense
gourdin, qu’elle finit par semer à la hauteur de la rue Dauphine. Encore
une fois, cette correction manquée sonne comme un avertissement :
qu’elle se tienne tranquille et cesse d’inonder Paris de ses pamphlets.
Mais comment se taire quand la Révolution s’enfonce dans les
ténèbres ? La trahison de Dumouriez entraîne la chute de Philippe
Égalité, accusé de complicité, puis bientôt des députés girondins. Le
pouvoir glisse peu à peu aux mains des Montagnards, ces partisans d’une
république pure et implacable, dont la tête devient le redoutable Comité
de salut public. On traque les ennemis, les opposants, les suspects ;
Olympe flaire le danger, mais refuse de se renier : elle a toujours
combattu l’extrémisme, la violence, la dictature, parfois avec maladresse,
mais toujours avec sincérité. On ne lui pardonnera rien, elle le sait,
l’heure des comptes a sonné. Autant aller jusqu’au bout, mais avec
courage et panache ! Elle distribue ainsi son Testament politique, où elle
prend la défense des Girondins : « Vous cherchez le premier coupable ?
écrit-elle, c’est moi ! Frappez, j’ai tout prévu, je sais que ma mort est
inévitable. »
De fait, ses ennemis n’attendent plus que la faute. Elle survient au
cœur de ce mois de juillet 1793, où Marat tombe sous le poignard de
Charlotte Corday. L’ambiance dans Paris est surchauffée, électrique, on
cherche des traîtres partout, et c’est le moment choisi par Olympe de
Gouges pour publier une dernière bombe, Les trois urnes, dans laquelle
elle propose une sorte de référendum national où les Français pourraient
opter, dans chaque département, pour la monarchie, un gouvernement
fédéral ou un régime républicain. À peine s’apprête-t-elle à coller ses
affiches qu’elle se trouve aussitôt arrêtée. Le Tribunal révolutionnaire
l’interroge à huis clos sur ce projet, dans lequel il voit une remise en
cause de l’unité républicaine.
Olympe proteste, en appelle à la liberté d’opinion. Avec quelques
complicités, elle parvient même à faire placarder une nouvelle affiche
dans Paris, Olympe de Gouges au Tribunal révolutionnaire où elle tire ses
dernières cartouches contre le club des Jacobins, comparé à une
« caverne infernale où les Furies vomissent à grands flots le poison de la
discorde », sous la coupe de Robespierre, « un ambitieux sans génie, sans
âme ». « Je n’ai pu supporter cette ambition folle et sanguinaire et je l’ai
poursuivi, comme j’ai poursuivi les tyrans. »
Sa santé se dégrade, certains révolutionnaires s’émeuvent, on la
transfère à la prison des femmes de la Petite-Force, dans le Marais.
Olympe ne supporte ni son désœuvrement, ni la promiscuité avec les
autres prisonniers, et prend les Parisiens à témoin de son infortune en
faisant distribuer un dernier placard, titré Une patriote persécutée : « Que
l’on me juge donc ! La mort, ou la liberté ! » On la transfère encore, cette
fois dans une pension de santé où elle pourrait s’évader. Elle refuse,
persuadée qu’elle sortira grandie de son procès.
Paris est en fête, Paris est en transe : le carnaval anime tous les bals
de la haute société en ce mois de février 1820. Caroline fait grise mine,
Charles-Ferdinand lui interdit de danser pour le bien de cet enfant à
venir. Eux seuls sont au courant, le duc s’apprête à annoncer la nouvelle
à la famille royale dans quelques jours. Mais ils ne vont pas pour autant
s’enfermer à l’Élysée pendant que Paris s’amuse… On décide de se
rendre à deux pas, à l’Opéra, situé à l’époque rue de Richelieu, en plein
cœur de Paris – Garnier n’a pas encore construit son monument à la
gloire du Second Empire. L’affiche est alléchante et Berry compte bien y
applaudir sa maîtresse, la danseuse Virginie Oreille dont il s’est entiché.
À onze heures du soir, en plein spectacle, le duc raccompagne Marie-
Caroline vers sa voiture, au pied des marches : elle est fatiguée et désire
rentrer. C’est à ce moment précis que Louvel, un ouvrier bonapartiste qui
attendait patiemment son heure, frappe Charles-Ferdinand au cœur, avec
une longue pointe servant habituellement à percer le cuir. Un cri, une
bousculade, la panique. Marie-Caroline se rue hors de la voiture et
rejoint le blessé que l’on traîne dans le hall de l’Opéra. « Venez, ma
femme, que je meure dans vos bras… » La jeune duchesse l’étreint, le
presse, se colle à son torse, si bien que sa robe est soudain rouge sang.
On transporte le mourant à l’étage, on appelle un prêtre, on court
prévenir le roi…
Commence alors la lente agonie du duc de Berry, le défilé des
médecins impuissants, les proches tirés du lit qui accourent, les
spectateurs de l’Opéra, toujours grimés, devenus témoins de l’agonie du
Bourbon, la mort et les masques se mêlant soudain en cette nuit tragique
de carnaval... La plaie est trop profonde, le duc est chasseur, il sait juger
les blessures, il s’estime perdu. À ses côtés, il entend sa femme pleurer
doucement. Il fait un effort et prononce d’une voix ferme, pour qu’on
l’entende : « Mon amie, ne vous laissez pas accabler par la douleur,
ménagez-vous pour l’enfant que vous portez… »
Les murmures succèdent soudain aux plaintes : la duchesse est
enceinte ! L’espoir et la vie s’invitent soudain dans cette scène macabre.
Mais déjà, l’évêque s’avance, Charles se confesse puis demande à son
épouse d’approcher et lui avoue l’existence de sa deuxième famille.
Marie-Caroline fait face, elle exige que les petites filles voient une
dernière fois leur père. On court les chercher, elles s’approchent en
larmes, impressionnées, au milieu de l’assistance figée par l’émotion. La
duchesse se lève, prend leur main, et les conduit vers sa petite Louise,
âgée de quelques mois : « Embrassez votre sœur », leur dit-elle. Puis, se
tournant vers Charles : « Vous voyez, j’ai trois enfants à présent. » Même
l’austère duchesse d’Angoulême, qui égrène son chapelet dans la pièce,
ne peut s’empêcher de trouver « sublime » son attitude.
Arrive enfin Louis XVIII que l’on a traîné tant bien que mal hors de
son palais des Tuileries, puis hissé sur une chaise jusqu’à l’étage de
l’Opéra. Le roi obèse assiste à la mort de son neveu, tandis qu’on éloigne
Marie-Caroline. Mais elle revient, hurlante, se précipite sur le cadavre
encore chaud de son époux, furie disloquée par la colère et le chagrin,
manquant à toutes les règles de la bienséance. Elle invective ceux qui
veulent la retenir, laisse éclater cette rage contenue depuis des heures,
dans cette atmosphère funèbre. On finit par l’emporter à l’Élysée,
toujours pantelante dans sa robe trempée de sang.
Dans ce palais soudain désert, elle erre comme un spectre, hume les
vêtements du disparu, se souvient de leurs rires mêlés dans les couloirs…
Sa décision est prise : elle ne veut plus rester en ces lieux. Elle coupe ses
longs cheveux blonds – qu’elle fera mettre dans le cercueil du défunt – et
décide de rejoindre les Tuileries où la famille royale va la couver comme
une reine dans sa ruche. Ne porte-t-elle pas le fruit des Bourbons, ultime
rameau sur lequel repose la dynastie des rois de France ? Si son ventre
faisait hier l’objet de toutes les spéculations, il est considéré aujourd’hui
comme le tabernacle de la patrie.
À peine mariée, la voilà désormais devenue la veuve de toute la
France.
Après une mer démontée, Marie-Caroline finit par accoster tant bien
que mal sur une plage proche de Marseille. Au même moment, moins
d’une centaine de personnes, sur les deux mille prévues, tentent le coup
de force sur la ville. Mais tout va de mal en pis. Tandis que la troupe
hétéroclite se dirige vers l’hôtel de ville, ses chefs sont aussitôt arrêtés
par des hommes en armes. Le préfet connaissait les menaces, il avait fait
renforcer la garde. On prévient la duchesse que tout est perdu, qu’il faut
reprendre la mer. Pas question ! Il faut improviser, voilà tout. Emportée
par sa fougue, la bouillante Sicilienne décide de rallier au plus vite la
Vendée royaliste, pour y rallumer la flamme de la résistance. Ce qui
suppose de traverser le royaume prestement et incognito.
Commence alors le périple folklorique et pittoresque de la régente
sur les routes de France, avec la police de Louis-Philippe à ses trousses et
une poignée de compagnons comme garde rapprochée, dont son écuyer,
le fidèle comte de Mesnard. La voilà tantôt à pied, tantôt en calèche ou
encore à cheval, dormant chez l’habitant ou dans un grenier, serrée
contre sa dame de compagnie pour se tenir chaud, une fois habillée en
homme, une autre fois en bourgeoise, mariée dix fois pour tromper son
monde, bravant des dangers multiples sans pour autant en avoir
conscience, tant cette chevauchée singulière exalte son âme et excite son
imagination. La petite troupe des conjurés passe par Nîmes, Montpellier
puis Toulouse…
Le gouvernement s’affole, on se demande où la duchesse se cache,
pas question de la laisser mettre le feu dans les provinces de France, les
dépêches se croisent, les préfets du Midi s’agacent, le roi s’impatiente et
fait renforcer les garnisons. Marie-Caroline, elle, file comme l’éclair,
s’arrête dans des auberges isolées ou bien chez quelques nobles de
province, où elle se fait passer pour une autre, à son grand amusement.
Au début de mai, elle s’accorde quelques jours au château de
Plassac et donne l’ordre de prise d’armes aux troupes vendéennes pour le
24 du mois. Elle connaît par cœur le plan de l’insurrection pour l’avoir
préparé et commenté avec ses fidèles : près de vingt-cinq mille hommes,
sous les ordres des généraux Cathelineau, Charette ou encore Cadoudal –
fils ou parents des anciens chefs historiques –, vont investir les gros
bourgs, désarmer les gendarmes, rallier les paroisses pendant qu’on
prend d’assaut les villes importantes comme Rennes, Nantes, Angers et
La Rochelle. Une fois l’Ouest contrôlé, on attend les renforts nécessaires
depuis la côte, à savoir des armes, des munitions et surtout l’or pour
payer les troupes.
Mais sur place, la duchesse de Berry prend vite conscience de la
division des chefs vendéens : tout semble trop compliqué, les paysans ne
suivront pas, les récoltes s’annoncent excellentes, les troupes
gouvernementales sont puissantes et bien armées, tandis qu’on manque
de poudre et surtout de balles… Marie-Caroline ne comprend pas, tout
ce chemin pour en arriver là ! Elle refuse de céder, son honneur est en
jeu, mais elle consent à donner un contrordre pour mieux se préparer et
décide le soulèvement pour le 4 juin prochain. « J’appelle à moi tous les
gens de cœur, écrit-elle à ses généraux. Aucun danger, aucune fatigue ne
me décourageront ! On me verra paraître au premier rassemblement ! »
Une proclamation qu’elle signe « Marie-Caroline, régente de France ».
Tandis que les orléanistes glosent sans fin sur les ridicules péripéties
de Marie-Caroline, les légitimistes défendent la version officielle et n’en
démordent plus, même si certains n’en pensent pas moins… L’honneur
reste sauf, mais l’avenir politique de leur idole est définitivement
compromis : le blason des Bourbons reste largement entaché par cette
grossesse et ce mariage surprise. Les Orléans consolident ainsi leur
emprise sur le trône auprès des royalistes, alors même que leur passé
régicide en dégoûtait autrefois plus d’un – Philippe Égalité, le père de
Louis-Philippe, avait en effet voté la mort de Louis XVI.
En ce sens, Marie-Caroline porte une part de responsabilité dans ce
changement d’opinion. Même Charles X, le roi déchu, ne veut plus
entendre parler de sa belle-fille, c’est dire tout le mal qu’il pense d’elle.
Malgré les suppliques de la duchesse et les efforts de Chateaubriand pour
réconcilier la famille, l’éducation de son fils Henri lui est retirée. Un
véritable drame, non seulement pour la mère, mais aussi pour les
Bourbons : au lieu de s’ouvrir au monde, le jeune Henri grandira dans le
souvenir d’un royaume perdu, entouré des survivants d’une monarchie
engloutie qui se remémorent sans fin des souvenirs hors d’âge. Marie-
Caroline, elle, ne représente plus de danger, le gouvernement l’autorise à
rejoindre son mari avec lequel elle va finalement couler des jours
heureux, même si sa petite Anne-Marie, l’enfant du scandale, meurt très
rapidement.
Avec la vente du château de Rosny, elle rembourse en partie les
colossales dettes contractées dans son aventure vendéenne et s’achète le
domaine de Brünnsee, en Autriche, une demeure austère entourée d’un
joli parc qu’elle entreprend de remanier. Toujours dépensière, elle mène
grand train, acquiert le palais Vendramin à Venise, de style Renaissance,
avec vue sur le Grand Canal, pour passer l’hiver dans une parenthèse
enchantée. Le lieu devient le point de ralliement des chevaliers et des
princes désœuvrés, on y croise des monarchistes, bien sûr, mais aussi
tout son clan, son fils Henri, devenu le duc de Chambord, sa fille Louise,
les enfants qu’elle a eus avec son mari Hector, sans oublier les filles du
duc de Berry et d’Amy Brown, la jolie Anglaise…
Une famille élargie avant l’heure, dans la pure logique de cette
Italienne généreuse qui s’interdit de vivre avec des carcans. Elle traverse
le siècle en spectatrice désinvolte et gourmande, applaudit à la chute de
Louis-Philippe en 1848, puis s’inquiète de cette révolution qui contamine
l’Europe. Elle aspire à l’avènement de son fils, qui pourrait profiter des
troubles en France, mais Napoléon III finit par prendre le pouvoir :
encore un usurpateur sur ce trône destiné aux Bourbons ! Car elle en est
sûre, l’Histoire lui donnera raison, son fils Henri deviendra le prochain
roi de France... Elle meurt quasiment aveugle au printemps 1870,
ignorant que son rêve est à deux doigts de se réaliser.
La chute du Second Empire accouche d’un nouveau parlement
conservateur, les légitimistes croient fermement au retour de leur
champion, le fameux Henri V, duc de Chambord, il suffit d’un vote et de
quelques compromis. Mais le prétendant hésite, il refuse d’accepter
l’étendard tricolore, maigre concession pour s’asseoir sur un trône…
Faut-il lui en tenir rigueur ? Il a été élevé dans le respect absolu du
drapeau blanc, la couleur du panache d’Henri IV, son aïeul, par le frère
et la fille de Louis XVI. Le duc de Chambord n’osera pas franchir le
Rubicon et ne prendra pas cette couronne qu’on lui tend pourtant à
pleines mains.
Quand on pense que sa mère, quarante ans plus tôt, était allée la
conquérir en y perdant son honneur !
Lola Montès, une tigresse pour la Bavière
La colère gronde, enfle et déborde pour venir mugir sous les vitres de
la demeure de celle que tout Munich appelle désormais « la sorcière »,
cette « envoyée du diable » qui a littéralement envoûté leur vieux roi
Louis Ier de Bavière. « À bas l’Espagnole ! », « À bas la favorite ! », cette
Lola Montès dont les caprices, les folies et les charmes ont fini par mettre
le feu au sein du royaume allemand, provincial et conservateur. En ce
printemps 1847, les esprits s’échauffent vite, les critiques fusent
facilement, la tentation républicaine excite même les plus hardis... Il
suffit parfois d’une étincelle pour précipiter l’incendie et la scandaleuse
Lola Montès a suffisamment le sang chaud pour embraser la ville.
De fait, il lui a suffi de quelques mois pour se mettre à dos tout un
pays en raison de ses extravagances et de ses provocations. Le peuple, le
clergé, la presse, les ministres, et aujourd’hui ces étudiants, soutenus par
les passants, qui ne supportent plus l’arbitraire et viennent par centaines
hurler leur colère sous ses fenêtres. « Dehors la danseuse ! » hurle la
foule d’excités. Elle les entend, elle n’a pas peur. Lola Montès connaît ce
bruit, vulgaire et puissant, qui accompagne depuis toujours les
soubresauts de sa vie d’aventurière, cette jalousie ou cette fascination
qu’elle suscite partout où elle parade, ce parfum de scandale, ces cris de
haine ou de mépris, comme autant de preuves de son pouvoir sur des
esprits trop étriqués. Elle savourerait presque cet instant, tandis que ses
servantes se terrent, blanches comme leur tablier, dans un recoin de la
pièce.
« Passez-moi mon peignoir, celui festonné de dentelles… », lance-t-
elle tranquillement à son valet de chambre.
Elle ouvre la fenêtre, les cris cessent soudain avant de redoubler de
plus belle en voyant la brune incendiaire braver la foule depuis son
balcon, dans une tenue indécente. Elle applaudit, sourit avec hauteur et,
dans un geste aussi magnifique qu’insultant, se verse une coupe de
champagne sous les huées, porte un toast et vide la coupe d’un trait,
comme à Paris ! « Qu’ils aillent au diable ! juge-t-elle, demain, je serai
plus puissante que la Pompadour ! » Mais les Munichois ne désarment
pas, déjà des pierres se fracassent contre la façade de sa maison. On
brandit les poings, on injurie la fausse gitane, on réclame presque sa
tête…
Quand soudain, une rumeur suivie d’une bousculade vient animer le
coin de la rue : le roi Louis s’avance, on l’a prévenu de la scène, il vient
lui-même s’interposer, calmer son peuple et sauver sa jeune maîtresse.
« Découvrez-vous devant votre roi ! » lance-t-il aux jeunes effrontés. On
enlève son chapeau ou sa casquette, impressionné par le courage du
monarque. Il pénètre dans la maison pour y rester plusieurs heures,
réconfortant sa protégée qui peste contre ce peuple indocile. Elle pensait
régner sur une principauté d’opérette, voilà qu’on lui rejoue la prise de
la Bastille ! Quand Louis Ier de Bavière ressortira, la garde
l’accompagnera au milieu d’une foule moins hostile mais tout aussi
remontée par cette créature jugée malfaisante, dont l’ambition ne paraît
connaître aucune borne.
D’où vient-elle, cette Lola Montès ? Son histoire se perd dans ses
propres mensonges, tant elle prit plaisir à s’inventer un destin
romanesque et à enjoliver les faits, à commencer par son âge en par son
nom. Par coquetterie, elle s’est rajeunie de cinq ans, fixant sa naissance
en 1823, au lieu de 1818, et se disant tantôt créole, espagnole, turque,
hindoue ou encore cypriote, sachant bien qu’un peu d’exotisme a
toujours enflammé les sens de ces messieurs. En réalité, elle s’appelle
Marie-Dolorès Élisa Rosanna, mais on la surnomme vite Betty. Elle est
irlandaise, née d’un père officier et d’une mère aux origines douteuses,
peut-être espagnole, mais sûrement pas d’un clan aristocrate au sang
andalou, comme la danseuse le prétendra plus tard… La famille part
pour les Indes, le père meurt du choléra, on promet de fiancer la petite
Lola à un barbon anglais, quand elle décide rapidement de partir avec
l’amant de sa mère, le jeune lieutenant anglais Thomas James.
On nage déjà en plein vaudeville.
Le couple convole au plus vite, s’installe en Irlande, puis vogue vers
les Indes où il finit par se séparer : Betty déchante vite à côté de son
petit lieutenant sans avenir, elle dépérit ; il se révèle volage, à quoi bon
s’obstiner… Elle revient en Grande-Bretagne et commence à faire
tourner toutes les têtes. Elle n’est pas grande, mais elle a du chien, une
fierté, un maintien qui en impose, des cheveux noirs fascinants, un corps
souple et un regard sombre, hypnotisant. Que faire ? Séduire les
hommes, bien sûr, et quoi de mieux qu’un métier d’artiste pour parcourir
les capitales et trouver l’oiseau rare ? Betty part pour l’Espagne où le
flamenco semble réveiller ses sens et son imagination.
Elle apprend quelques pas folkloriques, fume le cigarillo et le tour est
joué : forte de son physique et de ses racines romancées, elle se proclame
danseuse andalouse, veuve d’un hidalgo ou enfant de bohème, volée
dans un berceau et forcée à danser, c’est selon… On l’écoute, elle
intrigue et parvient à faire ses débuts d’artiste en se produisant sur la
scène d’un théâtre londonien, en juin 1843, sous le nom de Maria
Dolores de Porris y Montez – devenu Lola Montès sur l’affiche – venue
tout exprès de Séville... Elle imagine qu’on l’a oubliée et qu’elle peut
refaire sa vie : grossière erreur. À peine commence-t-elle son numéro de
castagnettes plus ou moins convaincant qu’un cri fuse dans la salle :
« Mais je la reconnais, c’est la petite Betty James, ma parole ! » Éclats de
rires, cris, sifflets… Des spectateurs exigent le remboursement immédiat.
Pour un coup d’essai, c’est un véritable désastre.
On se rend aussitôt chez la favorite pour lui signifier son renvoi. Elle
n’en croit rien, invective les messagers, refuse de partir, brise quelques
bibelots tout en maudissant la Bavière. Mais déjà l’annonce de sa chute
court les rues, les Munichois quittent leurs barricades pour se rendre
devant sa résidence, la foule grossit, Lola n’a que le temps de récupérer
ses bijoux, de grimper dans une voiture fermée et de traverser la ville au
plus vite, protégée par un escadron, sous une volée de pierres et
d’injures. Fouette cocher ! Les rêves de grandeur de la fausse danseuse
espagnole s’achèvent ainsi dans une fuite aussi lamentable que cocasse…
Mais elle n’a pourtant pas dit son dernier mot. Elle sait qu’elle peut
retourner son bon Louis d’une seule câlinerie. Il faut qu’elle le voie,
qu’ils s’expliquent, tout peut être encore sauvé !
La courtisane s’arrête devant la première auberge venue, revêt un
costume masculin et reprend la route de Munich. Mais une fois au palais,
un ministre parvient à la reconnaître sous son déguisement et l’empêche
d’accéder au souverain. La garde se dépêche de jeter dehors ce jeune
homme en furie, qui griffe et mord les mains qui l’agrippent, dans un
dernier sursaut de rage ! Un peu plus loin, la foule achève de mettre en
pièces la jolie demeure de style italien et à l’élégance très française où
l’Espagnole pinçait sa guitare en attendant son amant couronné.
Un vieil homme en redingote hante les lieux et assiste au navrant
spectacle, en pleurant sur les ruines et la poussière de cet amour
fracassé. C’est l’infortuné roi de Bavière qui tente encore une fois de
sauver ses derniers souvenirs. « S’il vous plaît, rentrez tranquillement
chez vous, demande-t-il à ses sujets. Si vous aimez votre roi, épargnez
cette maison qui lui appartient… » Sans un regard, les pillards
continuent à détruire le nid de la vipère sous les yeux de leur monarque.
« Je ne suis plus que l’ombre d’un roi », gémit Louis Ier, avant de
s’enfermer dans ses appartements.
Munich exulte mais se méfie toujours. On craint le retour de la
scandaleuse, des bruits courent partout dans la ville qu’elle a revu le roi,
qu’il s’apprête à la rappeler une fois l’orage passé… La tension est
toujours palpable, les manifestants occupent encore les rues, et le vieux
souverain, très amer et définitivement compromis, finit par abandonner
le trône à son fils aîné, Maximilien, le prince héritier.
Le 21 mars 1848, il fait apposer sa décision dans toute la capitale :
« Bavarois ! Des temps nouveaux commencent, différents de ceux prévus
par une Constitution que j’ai toujours respectée et sous laquelle j’ai
gouverné pendant vingt-trois ans. Je résigne ma couronne au profit de
mon fils bien-aimé, le Kronprinz Maximilien. À l’instant où je descends
du trône, mon cœur brûle toujours du même amour pour la Bavière et
pour l’Allemagne. » En seulement dix-sept mois de règne, Lola Montès a
eu raison d’un souverain qui, aux portes de la vieillesse, connut dans ses
bras les affres et les tourments d’un amour d’adolescent…
Il lui reste à jouer son dernier rôle, sans doute le plus insolite.
Comme une Marie-Madeleine repentante, l’ancienne favorite entend
l’appel de Dieu dans une chapelle méthodiste de Broadway. Les
paroissiens accueillent cette prise de choix, ils la bichonnent, la
transforment en dévote et l’envoient prêcher dans des conférences
jusqu’en Angleterre, convaincus que son nom de scène garantira une
salle pleine. Cette dame aux camélias devenue bigote, couverte de croix
et d’habits sombres, n’en finit plus d’expier ses fautes devant des
parterres de femmes intriguées ou extatiques, c’est selon. Elle met autant
d’ardeur dans le mysticisme qu’elle en eut autrefois dans la galanterie et
distribue l’argent récolté des conférences aux miséreux de tout bord.
Les hommes viennent l’entendre par curiosité, puis repartent, ils
aimaient mieux le premier acte, celui des jupons, de la cravache et des
jurons ! Les danses lascives ont cédé la place aux discours moralisateurs :
« Quelle femme n’ai-je donc pas été ! écrit l’ancienne Pompadour de la
Bavière, qui riait autrefois au nez de l’archevêque de Munich. Combien
donnerais-je pour que mon exemple pût servir d’avertissement à celles
qui seraient tentées de m’imiter… À présent que je suis seule au monde,
malade, abandonnée de tous, même de ma propre mère, Jésus est venu
frapper à la porte de mon cœur. Béni soit-il ! Par le secours de Sa grâce,
le soutien de Sa divine parole, j’entrevois, pour mon âme coupable, un
espoir de salut. »
Ses derniers diamants vendus, pauvresse parmi les pénitentes, avec la
Bible comme seul viatique, Lola Montès finit ses jours en distribuant des
tracts édifiants à des passants et des prostituées. Très affaiblie par une
pneumonie, elle est secourue par une âme charitable et survit dans un
modeste cottage, près de New York. C’est là que la mort vient la saisir,
en janvier 1861, après une attaque d’hémiplégie. Elle a seulement
quarante-deux ans. À peine deux personnes suivent le cercueil de celle
qui envoûta jadis un roi.
Danseuse créole, demi-mondaine, comtesse de Bavière, star de
Broadway, cow-girl du Far West, Goulue du bush puis prédicatrice
méthodiste… Sa courte mais intense cavalcade sur plusieurs continents
se terminait enfin.
Mata Hari, sensuelle espionne
Dans tous ces portraits, quelle est la vraie Mata Hari ? Impossible de
Dans tous ces portraits, quelle est la vraie Mata Hari ? Impossible de
répondre puisqu’elle-même inventa sa vie au fur et à mesure des
circonstances… Son image se superpose avec d’autres, comme autant de
costumes qu’elle enfile entre deux boudoirs pour accompagner ce siècle
finissant où elle excelle à jouer plusieurs rôles à la fois. Aux yeux de
l’Histoire, qui a besoin de symboles, ce caméléon femelle a toujours
représenté la coupable idéale, lascive et forcément vénale.
Elle naît dans le dernier quart du XIXe siècle, en août 1876, dans une
ville de province du nord des Pays-Bas. Moins de trente mille habitants,
une bourgade laborieuse, étriquée, dans laquelle son père, chapelier de
son état, passe déjà pour un excentrique : surnommé « le baron », Adam
Zelle mène grand train, porte le haut-de-forme et nourrit de grands rêves
pour sa fille Margaretha, objet de toute son affection. Il gâte sa
princesse, l’habille de vêtements coûteux, lui offre même un équipage,
une voiture à quatre places tirée par des chèvres…
Pourquoi une telle préférence pour cette enfant ? Peut-être à cause
de ce curieux physique, qui la distingue nettement de ses frères, tous
blonds. Margaretha possède une longue chevelure sombre, des lèvres
charnues, une peau mate et de grands yeux noirs légèrement en amande,
très éloignés des canons de beauté hollandais. Pour certains, il s’agirait
d’une particularité bien connue d’une ancienne tribu de la Frise dans
laquelle puiseraient les origines maternelles. À cela s’ajoute un
tempérament déjà fortement marqué, un rien théâtral, et une curieuse
fascination pour ce père qui ose tout, s’invente des vies, et croit en son
destin.
Il l’attendra toute sa vie, cette fortune si convoitée, distillant chez sa
fille cette soif de revanche et de reconnaissance. Adam place sa fille
chérie dans le plus chic pensionnat de la ville, où elle fait sensation par
ses manières et son insolence. Cette grande sauterelle aux allures
métisses détonne chez les filles de bonne famille de négociants
hollandais : Margaretha a déjà sa cour et ses ennemies, enjolive la
réalité, joue de son charme et apprend à s’imposer par la seule force de
ses convictions. La direction tente tant bien que mal de canaliser cette
forte tête, mais le père paye d’avance, alors… Seulement, à force de
dilapider sa fortune dans ses chimères, le chapelier se retrouve soudain à
sec.
Chez les Zelle, la vie tourne subitement au cauchemar : après les
dettes, c’est la ruine complète, et la mère, aussi taciturne que son mari
est volubile, finit par décéder de maladie et de mélancolie. Voilà Adam
forcé de disperser sa famille chez ses proches. Margaretha quitte son
collège pour atterrir chez une tante : elle est seule, sans biens, éloignée
d’une fratrie qu’elle ne reverra pour ainsi dire plus jamais, avec un père
brisé par sa disgrâce. Adieu les rêves de princesse, le destin lumineux
tracé par le paternel, un mariage grandiose, une vie de reine au bras
d’un puissant… Elle sera institutrice, on la place à l’école normale. Mais
la cage est trop étroite pour cet oiseau rare, elle prend la poudre
d’escampette en racontant que le directeur se montre trop entreprenant.
Fin du premier acte.
Pour avoir la paix, il lui faut un mari. Mais pas n’importe lequel : un
homme fort, pas un rond-de-cuir, un type capable de lui faire connaître
l’amour et l’aventure, ces émotions nouvelles auxquelles elle aspire. Elle
tombe un jour sur une annonce matrimoniale dans le journal local :
« Capitaine de l’armée des Indes, quarante ans, en congé en Hollande,
cherche jeune femme en vue mariage. » Elle répond et glisse une
photographie en pied, où elle cambre les reins, attitude qui ne fait
qu’émoustiller un peu plus l’officier Rudolph MacLeod, qui veut la voir
sans tarder. Le militaire avait posté son annonce par défi, poussé par ses
camarades, le voilà pris dans les filets de plus rusé que lui. Un officier
des Indes néerlandaises ! Déjà la bouillante Margaretha s’imagine voguer
vers d’improbables lieux exotiques et mystérieux.
Il y en a un, justement, pendant cet été 1916, qui bouleverse tous ses
sens. Un sentiment nouveau, violent, passionnel : elle est tombée
Il y en a un, justement, pendant cet été 1916, qui bouleverse tous ses
sens. Un sentiment nouveau, violent, passionnel : elle est tombée
follement amoureuse du capitaine Massloff, membre du corps
expéditionnaire russe en France. Il a presque vingt ans de moins qu’elle,
mais il se ruine sans compter pour la courtiser : dîner chez Maxim’s,
cadeaux somptueux, champagne au Grand Hôtel… Ce militaire russe,
viril et fougueux, elle l’a dans la peau, il lui a redonné une énergie, des
rêves, des projets. Mais la guerre est là et se rappelle vite à eux : Massloff
est blessé, il a perdu en partie la vue, il se trouve soigné à Vittel, dans les
Vosges. Il faut qu’elle le rejoigne, plus rien ne compte sauf retrouver son
nouveau héros. Elle en profitera d’ailleurs pour suivre une cure afin
d’entretenir son corps, sa plus belle assurance vie.
Seul problème : Vittel demeure un lieu stratégique militaire
important. Outre les hôpitaux militaires, où se trouvent toutes sortes de
gradés en soin ou en repos, l’armée y a installé le camp d’aviation. Il
s’agit d’une zone interdite et la demande de sauf-conduit de Mata Hari
suscite bien des remous au sein de l’administration française. De refus en
reculade, elle finit par être habilement aiguillée vers le bureau du
capitaine Ladoux, chef du contre-espionnage français, intrigué par les
manœuvres de cette célébrité sulfureuse. L’officier lui déclare qu’elle est
suspecte, ce dont Mata Hari se doutait en raison des nombreuses filatures
dont elle a fait l’objet. Mais il lui propose un marché : il lui donne le
sauf-conduit en échange de services à rendre dans l’avenir…
Mata Hari accepte, pressée sans doute de rejoindre son beau
Massloff, dont elle s’occupe d’ailleurs à plein temps pendant trois
semaines. Elle se sait surveillée, à quoi bon risquer sa vie pour aller
lorgner des terrains d’aviation pour le compte de l’Allemagne, un
aérodrome dont elle se fiche par ailleurs comme d’une guigne ? Elle
passe son temps entre les promenades avec son amant et ses soins
thermaux, faisant mille projets dont le plus fou serait d’épouser ce beau
capitaine qui réveille ses sens comme personne. Mais il lui faut de
l’argent, beaucoup d’argent, suffisamment pour pouvoir se retirer et
vivre sa passion sans souci. Frapper un grand coup, rafler la mise, puis la
dépenser loin des folies de cette guerre fratricide qui emporte tout. Et
pourquoi pas avec l’aide des Français, après tout ? S’ils proposent plus
que les autres…
Voilà donc Mata Hari agent double de fait. Elle travaille pour les
Voilà donc Mata Hari agent double de fait. Elle travaille pour les
Français, même si ces derniers ne l’aident guère, tandis que les
Allemands pensent qu’elle est toujours à leur service et continuent à la
payer. Insoutenable position pour une danseuse de music-hall, peu
discrète de surcroît. En réalité, Mata Hari ne songe qu’à son million et
aux bras vigoureux de Massloff. Elle repart donc pour la Hollande, via
l’Espagne, mais son navire est contrôlé par la police britannique, qui se
méfie d’elle, et la voilà refoulée vers son point de départ sans que la
France lève le petit doigt auprès de ses alliés. Une fois à Madrid, Mata
Hari descend au Ritz, quartier général de tous les intrigants d’Europe, et
se met à échafauder des plans : elle doit prouver sa bonne foi aux
Français en espionnant pour leur compte. Inutile de perdre son temps à
soutirer des informations aux sous-fifres, mieux vaut frapper au plus
haut niveau.
Elle prend donc contact directement avec l’attaché militaire
allemand, un nommé von Kalle, afin de le séduire et le cuisiner
discrètement, tout en récupérant une avance au passage, car ses fonds
baissent. L’argent n’a pas d’odeur, n’est-ce pas ? Et Massloff en a
tellement besoin… Les bonnes vieilles tactiques se révèlent souvent les
meilleures : contre toute attente, von Kalle la reçoit très rapidement et
tombe vite sous son charme électrique. Il dit ne pas la connaître et
s’empresse de partir à sa découverte… intime.
Elle cède à ses avances, lui donne quelques informations sans
conséquences, glanées ici ou là dans des conversations ou des journaux
parisiens, et lui demande des subsides en tant qu’agent H 21. L’attaché
militaire lui confie en retour qu’il travaille actuellement sur le
débarquement d’un sous-marin sur la côte du Maroc, en zone française.
Mata Hari croit tenir son gros coup, elle informe rapidement Paris via
des relais, en ignorant que les services de renseignements français sont
déjà au courant de ce débarquement.
Von Kalle, méfiant, ne lui a livré qu’un secret de polichinelle.
En revanche, en mettant les pieds chez le major allemand, en ce mois
de décembre 1916, elle a signé sa perte. Elle a renoué avec ses anciens
employeurs et, en réclamant de l’argent, elle a réactivé son service. Très
méthodique, l’attaché militaire câble plusieurs télégrammes à ses
supérieurs pour les informer du travail de l’agent H 21. Et pour le
malheur de l’apprentie espionne, les Français peuvent déchiffrer leurs
messages en les captant depuis la Tour Eiffel.
« Attaché militaire Madrid à état-major Berlin – L’agent H 21 de la
section de centralisation de renseignements de Cologne est arrivé ici.
Elle a feint d’accepter les offres du service de renseignements français et
d’accomplir deux voyages d’essai en Belgique pour le compte de ce
service. Elle voulait, avec l’assentiment du service français, se rendre
d’Espagne en Hollande à bord du Hollandia, se proposant d’en profiter
pour renouer des intelligences avec le centre de Cologne. Bien qu’elle fût
en possession de papiers français, elle fut renvoyée en Espagne parce que
les Anglais persistaient à la considérer comme suspecte. Elle a fourni des
rapports très complets sur les sujets que je vous transmets par lettres.
Elle a reçu 5000 francs à Paris, au commencement de novembre, et en
demande maintenant 10 000. Prière de me donner très rapidement des
instructions. »
Toujours ce rapport à l’argent qui l’angoissera jusqu’au bout. En
réalité, Berlin considère les informations tellement minimes qu’ils
n’accorderont que trois mille francs à la moins performante de leurs
espionnes – tout juste de quoi couvrir son voyage. Mais quand le
capitaine Ladoux, patron du contre-espionnage français, lit ce rapport
décrypté par ses services, son opinion est faite : Mata Hari, l’agent H 21,
l’a bien eu ! Elle est toujours fidèle aux Allemands puisqu’« elle a feint
d’accepter les offres du SR français », détaille le rapport ennemi de façon
très précise.
Trop peut-être : quel intérêt pour von Kalle de divulguer ainsi les
Trop peut-être : quel intérêt pour von Kalle de divulguer ainsi les
parcours de ces agents ? Il sait que les informations transmises peuvent
leur être fatales. Sauf s’il veut se débarrasser de cette encombrante Mata
Hari, trop voyante, inutile et surtout passée à l’ennemi français, ce dont
il se doute fortement depuis qu’elle est entrée dans son bureau de
Madrid. Ses agents lui ont sûrement confirmé ses soupçons, en ouvrant
son courrier. Il laisse donc la sale besogne à ses voisins en trahissant la
danseuse. Et les Français tombent dans le panneau.
Le 29 décembre 1916, le capitaine Ladoux sursaute à nouveau quand
on lui tend un autre message allemand soigneusement décrypté : « H 21
arrivera demain à Paris. Elle demande qu’on lui envoie tout de suite, par
l’intermédiaire du consul Kramer à Amsterdam et de sa domestique Anna
Lintjens à Roermonde, 5000 francs au Comptoir d’Escompte de Paris… »
Mata Hari revient à Paris ! Il faut la coincer, les services français sont
mis en alerte. Dès que le bel oiseau descendra dans un hôtel, on
refermera la cage. On la file, on l’épie, on constate qu’elle encaisse bien
les cinq mille francs versés au Comptoir d’Escompte. Autant de preuves,
autant de trahisons… En réalité, la danseuse ne sait plus quelle
chorégraphie jouer : elle se sent surveillée, elle cherche à entrer en
contact avec les services français qui se montrent distants, on lui
demande de patienter, elle rêve toujours à son magot qui lui permettra
de paresser avec Massloff.
Mais rien ne se déroule comme prévu, seuls les Allemands lui ont
versé jusqu’ici de l’argent – déjà dépensé –, les Français ne l’ont jamais
vraiment engagée, elle ne compte pas, ils ne se considèrent pas liés par
contrat. Elle était à l’essai, une mission d’agent double bien trop grande
pour la liane javanaise. Elle s’inquiète, s’affole même, consulte une
voyante qui lui déclare qu’elle ne verra jamais le premier centime de ce
million espéré !
Reste le dernier acte, que Mata Hari accomplit avec courage. À l’aube
Reste le dernier acte, que Mata Hari accomplit avec courage. À l’aube
du 15 octobre, une délégation vient la réveiller à la prison de Saint-
Lazare. L’ancienne bayadère dort profondément, on lui a doublé sa dose
de somnifère. Elle ne se doute de rien, elle espère encore une grâce
présidentielle. La veille, elle a encore esquissé quelques pas de danse
devant sœur Léonide, la surveillante-chef, devenue proche, qui a insisté
pour la voir une dernière fois virevolter.
On l’informe du rejet, elle s’emporte : « Oh ces Français ! C’était bien
la peine que je fasse tant pour eux, et pourtant je ne suis pas française. »
Elle se dit prête, s’habille et presse le pas. Le groupe montre même de la
peine à la suivre tant elle file dans la prison, coiffée d’un grand canotier,
vêtue d’une robe garnie de fourrures, enchaînant au pas de course les
différents couloirs, descendant les escaliers, chassant les rats sur son
passage. Avant de quitter la prison, elle écrit encore trois lettres, dont
une pour sa fille, restée en Hollande, qu’elle n’a jamais revue malgré
plusieurs tentatives. Elle grimpe dans une voiture, accompagnée de sœur
Léonide et d’un pasteur, suivie de toute une caravane de véhicules,
« comme pour un cortège de noce », remarque un témoin. Direction
Vincennes, où l’exécution doit avoir lieu.
C’est un jour pâle d’automne. Mata Hari, bien droite, passe devant le
peloton qui doit la fusiller, regardant les soldats dans les yeux, digne et
forte. Elle se dirige vers le poteau, accompagnée des gendarmes, refuse
qu’on lui bande les yeux, fait un signe à son entourage et se tourne vers
sœur Léonide. « Embrassez-moi vite et laissez-moi maintenant ; mettez-
vous sur ma droite, je regarderai de votre côté. Adieu ! »
Elle se laisse menotter et semble prendre la pose devant la mort. Il
est 6 h 15, les détonations claquent. Mata Hari s’effondre dans un
sourire, comme à la parade.
Lorsque la guerre éclate, deux ans plus tard, les Windsor résident à
Paris. Les autorités britanniques ne savent que faire de leur duc aux
amitiés suspectes. Aussi sont-elles ravies de voir les Français lui confier
une mission d’inspection de leurs troupes, massées aux frontières
pendant que l’Allemagne ne fait qu’une bouchée de la Pologne. Entre
octobre 1939 et février 1940, Édouard se rendra plusieurs fois de suite
sur le terrain, relevant les effectifs, notant certains détails précieux,
rédigeant des notes stratégiques à l’intention des Anglais, pendant que
Wallis reste à Paris. C’est à ce moment précis que l’historien Martin
Allen situe la trahison du duc : il aurait fait parvenir ses observations
détaillées aux nazis. Le but ? Une victoire rapide des Allemands
entraînerait une crise gouvernementale, voire la chute de George VI, la
mise en place d’un gouvernement pacifiste et le retour éventuel
d’Édouard VIII sur le trône…
En novembre 1939, Édouard aurait ainsi envoyé des informations à
Hitler, via « son ami » Charles Bedaux, écrivant même une lettre à
l’intention du Führer signée EP (Edward Prince) : des indications si
capitales qu’elles auraient convaincu Hitler d’envahir la France par les
Ardennes, prenant de court les Alliés. Faut-il aller si loin dans les
accusations et voir le duc comme le principal responsable d’une défaite
sur le front occidental ? Même si les sympathies nazies d’Édouard sont
difficilement contestables, certains historiens critiquent toujours les
travaux d’Allen, en soulignant qu’Édouard était plus un prince falot et
influençable qu’un politique sournois.
Il n’en demeure pas moins que Churchill, très bien informé, s’est fait
une opinion sur les Windsor. Son arrivée au pouvoir, en mai 1940, signe
la fin des espoirs de paix d’Hitler : jamais le nouveau Premier ministre
britannique ne signera un traité, il lui fera la guerre jusqu’au bout, pas
question de s’accorder avec les ennemis de la démocratie. Pour
Churchill, Édouard est une bombe à retardement, il faut le mettre sous
contrôle, l’exiler en Égypte ou dans les Malouines, le plus loin sera le
mieux. Quant à la duchesse, il la surnommera bientôt la « salope », sans
doute à la lecture de certains rapports… En attendant, le couple a fui la
France occupée et se trouve en Espagne, puis au Portugal. Les rumeurs
les plus folles circulent dans les milieux diplomatiques : elles rapportent
que le duc rêve toujours du trône, qu’il serait favorable à la paix et
qu’Hitler pourrait lui redonner sa couronne…
Le temps presse, on parle même d’un éventuel projet d’enlèvement
du couple par les nazis, afin de mettre le duc et la duchesse de Windsor
en lieu sûr, carte maîtresse dans le jeu stratégique mené par le Führer
sur le front occidental. Les câbles diplomatiques entrent en surchauffe,
les dépêches secrètes se croisent et se contredisent… Churchill, soucieux
d’éloigner tous les partisans d’une paix séparée, somme le duc d’accepter
un poste de gouverneur dans la colonie britannique des Bahamas. Une
cage dorée pour éviter le pire et sauver l’honneur.
Sept ans plus tard, la mort du duc attire sur elle une dernière fois les
projecteurs. Le monde redécouvre la duchesse, très éprouvée mais digne
dans sa robe noire stricte mais toujours impeccablement coupée, au côté
de la famille royale, comme un adoubement de la dernière heure. Les
Windsor font bloc autour de l’ex-roi, emporté par un cancer. Wallis est
logée au palais de Buckingham, dans l’appartement réservé aux chefs
d’État, elle assiste à l’office funèbre et à l’inhumation du corps à
Frogmore, sur le domaine de Windsor, où elle demande qu’on lui garde
également sa place. Puis elle retourne à Paris, retrouver ses souvenirs,
ses fidèles et ses carlins.
Son arrivée dans les réceptions provoque encore une certaine
effervescence, on la croise à New York, elle brille toujours, mais plus
rarement, dans la chronique mondaine. L’hôtel particulier du bois de
Boulogne se fige peu à peu en tombeau, où glissent silencieusement les
ombres des infirmières, qui la veillent nuit et jour. Wallis joue encore les
coquettes, se pare de diamants, contemple les photos du duc toujours
alignées comme à la parade sur les meubles en acajou, reçoit ses rares
visiteurs comme la dernière reine d’un monde désormais disparu, avant
de sombrer peu à peu dans la démence la plus complète. Son esprit lâche
avant son cœur, qui cède au printemps 1986, dans sa quatre-vingt-
dixième année.
La famille royale d’Angleterre, magnanime, lui rend un dernier
hommage dans la chapelle Saint-Georges du château de Windsor, pressée
de tourner définitivement la page sur ce mauvais conte de fées. Ont-ils
vraiment pardonné ? Le nom de la duchesse ne fut même pas prononcé
lors des funérailles.
On a sans doute jugé qu’elle avait fait assez de bruit comme cela.
Joséphine Baker, la folle vie de la Vénus
d’ébène
Une autre fois, c’est elle qui ravala sa déception quand un riche
Une autre fois, c’est elle qui ravala sa déception quand un riche
homme d’affaires, un dénommé Marcel, lui signifia la fin de leur histoire
lorsqu’elle commença à lui parler mariage. Il lui louait un somptueux
appartement sur les Champs-Élysées et elle avait fini par réellement
tomber amoureuse de son amant. Elle comprit ce jour-là que l’argent ne
peut tout et qu’elle devait rester à la place qu’on lui assignait : celle
d’une saltimbanque de couleur.
Elle finit par succomber au charme d’un faux comte, moitié filou,
moitié génie, Pepito de Abatino, un gigolo italien d’origine sicilienne. Il
l’abreuve de compliments, la traite comme une princesse, ils se plaisent,
se comprennent et ne se quittent plus. Joséphine n’est pas dupe : derrière
les belles paroles de son amant, elle sait qu’il n’a pas un sou vaillant,
mais il la fait rire, la rassure, la conseille et lui apprend les bonnes
manières, au point de se rendre rapidement indispensable. Miss Baker a
finalement trouvé un partenaire à sa mesure, un pygmalion qui ne
s’intéresse pas qu’à son corps, mais aussi à son art, ce qui la flatte par-
dessus tout.
De fait, le duo fonctionne à merveille : Pepito prend en main la
carrière de sa compagne, s’autoproclame imprésario exclusif de la
nouvelle star, une nouveauté pour l’époque, écarte les parasites, lui
achète une villa tarabiscotée au Vésinet, où elle se promène souvent nue,
négocie les contrats d’une main de fer et transforme en or massif tout ce
que touche la danseuse. De fait, son nom s’étale bientôt partout, sur la
brillantine évidemment – la fameuse Bakerfixe –, de jolies poupées avec
des petites bananes, des parfums, des cigares, des cocktails, des maillots
de bain, des bijoux et même… des camemberts.
Son nouvel amant lui conseille d’ouvrir également son propre
cabaret, Chez Joséphine, où des pachas en goguette paient désormais
une fortune pour la voir danser de près, ce qui a le mérite de remplir
rapidement les comptes en banque et de garder l’œil sur sa belle – Pepito
est très jaloux, à juste titre. Pendant que les contrats publicitaires
s’accumulent, la danseuse est sur tous les fronts : elle tourne un film très
moyen, La sirène des Tropiques, annonce son mariage secret avec Pepito –
qui n’a en fait jamais eu lieu –, sort ses Mémoires de jeune fille et se
tortille toujours aux Folies dans un spectacle qui n’a de nouveau que le
nom : la critique commence à douter, Paris se lasse, Paris critique…
Il est temps de se faire oublier, pour mieux revenir, songe Pepito.
Joséphine prend alors le large et part pour une tournée européenne avec
quinze malles, cent quatre-vingt-seize paires de chaussures et plus de
soixante kilos de poudre de riz pour atténuer sa couleur de peau.
Une épidémie de peste n’aurait sans doute pas soulevé autant d’effroi
que l’annonce de ses spectacles. À Vienne, les groupuscules d’extrême
droite se rallient aux conservateurs et dénoncent la contamination de la
culture occidentale par cette danseuse pornographe et sa musique noire.
On déclare qu’on sonnera le tocsin pour signaler son arrivée en gare et
prévenir les bonnes âmes autrichiennes ! L’affaire remonte même au
Parlement, son show est suspendu, avant d’être finalement autorisé au
Johann Strauss Theater. Mais les catholiques ne désarment pas contre le
« démon d’immoralité ».
Lors de la première, le clergé fait dire une messe à deux rues de la
scène pour sauver l’âme de Joséphine, assurant ainsi la meilleure des
publicités à la danseuse. Pepito se frotte les mains : il habille sa perle
noire de robes épurées et sages, mais multiplie les extravagances pour
entretenir le scandale. À Budapest, elle traverse ainsi la ville dans un
petit cabriolet tiré par une autruche ! À Prague, la foule est si dense pour
l’accueillir à la gare que les badauds prennent d’assaut le véhicule venu
la chercher, forçant les policiers à lui ouvrir le passage dans une ville
surexcitée. À Amsterdam, elle triomphe en dansant le charleston en
sabots hollandais ! À Munich, les nazis obtiennent l’annulation de son
spectacle, elle doit se replier sur Hambourg, plus tolérante.
Son petit cœur malmené par les chaos de la vie trouve encore la
force d’assurer un dernier spectacle, intitulé sobrement Joséphine, pour
célébrer ses cinquante ans de scène parisienne. Elle a le dos un peu
voûté, un double menton et se trouve soudain bien lasse de tout ; mais il
lui suffit de passer sa robe lamée, ses perruques et des couches épaisses
de paillettes sous ses yeux pour se métamorphoser en véritable star :
olympienne et souveraine, impeccablement droite sous un casque de
plumes d’autruche vertigineux, telle que son public adore l’applaudir.
À Bobino, ce soir du printemps 1975, le Tout-Paris est là pour venir
la contempler, comme lors de ses débuts dans la Revue nègre. Et comme
en 1925, la Baker se démène, enchaînant les tableaux de sa vie, enfilant
douze costumes d’affilée pour danser le charleston ou encore chevaucher
une Harley-Davidson, comme boostée par l’énergie du public et de la
scène. À presque soixante-neuf ans, elle triomphe encore, on l’acclame,
ce nouveau show est d’ores et déjà un succès, qui va l’emporter jusqu’à
New York…
Deux jours plus tard, une hémorragie cérébrale la terrasse à son
domicile. Emportée en pleine gloire, dans un dernier tour de piste.
Première star planétaire noire, combattante de la Résistance, grande
défenseuse des droits… La France organise pour la première fois des
funérailles nationales à une femme de couleur. Selon ses dernières
volontés, toutes les gerbes de fleurs sont déposées sur la tombe du soldat
inconnu, sous l’Arc de triomphe.
Pour remercier cette France, qui l’avait si bien acceptée.
BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE
– Sur Messaline
JUVÉNAL, Satires, Éditions Arléa.
LEVICK Barbara, Claude, Éditions in Folio.
PONA Francesco, Messaline, publication de l’Université de Saint-Étienne.
RENUCCI Pierre, Claude, Éditions Perrin.
TACITE, Annales, livre XI.
Bibliographie succincte
Cahier photos
Notes
1. La louve ou la chienne.
Notes
1. « Ou Monaco, ou religieuse. »