Critique de L'éducation Et de L'enseignement
Critique de L'éducation Et de L'enseignement
Critique de L'éducation Et de L'enseignement
(1976)
Critique de l'éducation
et de l'enseignement
Introduction, traduction
et notes de Roger Dangeville
ANNEXE
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 7
Présentation
1
Par exemple, le recueil d'Allemagne de l'Ouest, Karl MARX, Bildung und Erziehung
(Culture et éducation), ou celui de l'Allemagne de l'Est traduit du russe : MARX-ENGELS,
Ueber Erziehung und Bildung (Sur l'éducation et la culture), édité par le professeur P.N.
Grusdew, Volkseigener Verlag, Berlin, 1971, 392 p.
Marx a sous-titré Le Capital, comme les Grundrisse, Critique de l'économie politique, et
Lénine soulignait déjà que Marx ne se place jamais sur le terrain économique dans ses ana-
lyses, car il conçoit la production comme un acte biologique de métabolisme entre l'homme
et la nature. Ainsi, écrivait Marx en 1844 dans ses Manuscrits parisiens, il pourra ne plus y
avoir qu'une seule science sous le communisme, celle des sciences de la nature.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 8
1
Cf. MARX, Critique du droit politique de Hegel, in MEGA (Marx-Engels Gesamtausgabe),
1/1, p. 497.
2
ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, pp. 271-272.
Une critique qui resterait limitée aux côtés négatifs du système sans voir que ceux-ci ne
sont que l'autre face des côtés « positifs », serait on ne peut plus insuffisante. Pour Marx, en
tout cas, civilisation et barbarie de la société se conditionnent réciproquement : « La barba-
rie resurgit, mais engendrée au sein même de la civilisation, comme lui appartenant. D'où
barbarie lépreuse, barbarie en tant que lèpre de la civilisation. » (Travail salarié et Capital,
annexe sur « Le Travail salarié », VI.) Le totalitarisme fasciste aussi bien que les horreurs
monstrueuses du sous-développement dans le monde moderne sont ainsi le produit néces-
saire du capitalisme le plus avancé, le plus démocratique et le plus cultivé.
3
Cf. ENGELS, Anti-Dühring, op. cit., p. 262.
Ce sont donc essentiellement des raisons économiques qui justifient transitoirement les so-
ciétés de classe. « Marx a mis en évidence d'une façon aussi impitoyable les côtés affreux
de la production capitaliste qu'il a souligné par ailleurs que cette forme sociale a été néces-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 9
La thèse qui s'impose ici, c'est que, la bourgeoisie ayant été d'abord révo-
lutionnaire, puis devenant conservatrice et enfin contre-révolutionnaire, sa di-
rection de la production et de l'État ainsi que sa justice, sa science et ses
beaux-arts ont été utiles et progressives au début, et dégénèrent ensuite.
Une société, dont la condition sine qua non est de reproduire à un pôle la
misère et à l'autre la richesse, produit forcément aussi, d'un côté, la civilisa-
tion et, de l'autre, la bestialité : « D'après Storch, le médecin « produit » la
santé (mais aussi les maladies), les professeurs et les écrivains les lumières
(mais aussi l'obscurantisme), les poètes, peintres, etc., le goût (mais aussi le
mauvais goût), les moralistes, etc., la morale, les prédicateurs le culte et le
travail, les souverains la sécurité, etc. 3 . »
Dès lors que la séparation entre savoir et travail est effective dans la socié-
té, la base est jetée pour un essor gigantesque des « échanges » reposant sur le
saire pour développer les forces productives à un niveau qui permettra à tous les membres
de la société une évolution harmonieuse et digne de l'homme. Toutes les formes de société
antérieures étaient trop pauvres pour cela. Ce n'est que la production capitaliste qui crée les
richesses et les forces productives qui y sont nécessaires, en même temps qu'elle produit
aussi, avec la multitude des ouvriers opprimés, la classe sociale qui sera de plus en plus
forcée de prendre en compte l'utilisation des richesses et des forces productives pour toute
la société, au lieu qu'elles soient monopolisées par une classe comme aujourd'hui. » (Cf.
ENGELS, « Compte rendu du Capital », in Demokratisches Wochenblatt, mars 1868.)
1
Cf. MARX-ENGELS, Die Deutsche Ideologie, in Werke, 3, p. 21.
2
Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/1, p. 280, au chapitre consacré à Nec-
ker.
3
Ibid., p. 128.
Il ne s'agit pas d'une boutade de Marx. Les comptes les plus récents de la Sécurité sociale
sur la santé font apparaître que, en dépit d'une progression extraordinaire du budget de ma-
ladie, la pathologie gagne sans cesse sur les soins apportés aux malades dans les pays mê-
mes qui sont les mieux pourvus de protection sociale : l'infecte économie moderne produit
plus de maladies qu'elle ne peut payer de remèdes.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 10
1
La science, comme l'art et la technique, ne peut pas ne pas suivre, à sa manière, l'essor des
forces productives. Or, c'est au début du capitalisme, lorsque celui-ci fut le plus révolution-
naire, que l'on a enregistré la progression la plus forte de la productivité et le taux le plus
élevé de croissance de la production, tandis que la masse des produits atteint un montant
vertigineux à mesure du développement. Dans les Manuscrits parisiens (Ed. sociales, 1962,
p. 14), Marx cite quelques exemples d'augmentation inouïe de la productivité capitaliste
par rapport au mode de production antérieur : « Avec les forces motrices nouvelles et
l'amélioration des machines, un seul ouvrier dans les fabriques de coton n'exécute-t-il pas
souvent l'ouvrage de 100, voire de 250 à 350 artisans d'autrefois ? »
Pour en revenir à l'éducation au sens plus étroit, les simples chiffres suivants témoignent de
sa décadence à l'ère du capitalisme sénile : « Le nombre des analphabètes a augmenté de 48
millions entre 1960 et 1970 » (cf. Le Monde du 10 septembre 1975).
2
Ce volume sur l'éducation fait suite à l'anthologie sur Les Utopistes et Utopisme et commu-
nauté de l'avenir traitant de la vision du stade supérieur de la société communiste qui, chez
Marx-Engels, est proche de celle de leurs prédécesseurs utopistes. Le marxisme, en four-
nissant une base scientifique à cette vision, s'est attaché essentiellement à démontrer la né-
cessité du passage au socialisme par un bond révolutionnaire à partir de l'évolution écono-
mique de l'actuelle société capitaliste, l'économie, avec son pôle socialisé, et le prolétariat
formant la base objective du socialisme, et non les superstructures idéologiques dont le
marxisme serait un prolongement.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 11
acheter à l'Ouest sénile une folle technique dégénérée, impulsée par les guer-
res et l'armement.
Dépouillement et mystification
1
Le produit, qui est le résultat de toute la combinaison sociale de la production, indique le
plus clairement quelles peuvent être les manifestations intellectuelles d'une société donnée.
En matérialiste conséquent, Marx, inversant toute la problématique de la psychologie ac-
tuelle qui part de l'individu et s'enferme dans un cercle dont nulle science ne peut découvrir
les tenants et les aboutissants, déclarait que c'est l'industrie qui est le livre ouvert de l'âme
humaine. C'est en effet dans les objets qui forment le cadre de notre vie courante, de la stu-
pide automobile privée à la cigarette infectieuse, que se lit le caractère de l'homme mo-
derne, consommateur autodestructeur qui paie le moindre de ses gestes, pour la plus grande
prospérité du capital. Il est évident que l'Esprit plane très bas dans ce mercantilisme de tous
les instants, avec ses satisfactions pusillanimes et bon marché. Le capitalisme, en produi-
sant pour l'individu privé, morcelé et atomisé, doit débiter des articles à l'échelle lilipu-
tienne et mesquine, parce que son mode de distribution est privé. L’homme gagnera en am-
pleur inouïe, sur le plan de son intelligence et de sa jouissance, dès lors que la production
sociale déjà réalisée sera mise en harmonie avec une distribution et une appropriation so-
ciales.
Les arts et les lettres, qui ne disposent aujourd'hui que des pauvres moyens privés de leurs
auteurs, connaîtront alors un essor, dont l'ampleur est insoupçonnée aujourd'hui.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 12
Le capital opère une double frustration des masses. D'abord, le corps spé-
cialisé de penseurs, d'artistes – et de professeurs qui transmettent le savoir de
génération en génération, pour le « reproduire », en le conservant et le perpé-
tuant – écrème le meilleur du savoir et de la sensibilité émanant du travail des
masses, tandis qu'elles-mêmes demeurent incultes.
1
Un chapitre inédit du Capital, 10/18, 1971, p. 249.
2
Ibid., p. 226.
3
Cf. MARX, Misère de la philosophie, in Werke, 4, p. 157.
La combinaison au sein du procès de travail des matières premières, des instruments et du
travail vivant donne deux sortes de produits : l'un, immédiat et matériel, est directement ap-
proprié par le capitaliste individuel ; l'autre, indirect et social, suscite la division du travail
ou l'aggrave, en même temps qu'elle reproduit les conditions de perpétuation de la forme
capitaliste de production et de distribution. Cf. Grundrisse, t, 2, p. 268-275.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 15
rétablit les choses dans leur rapport véritable : « Quand une société a un be-
soin technique, cela donne plus d'impulsion à la science que ne le feraient dix
universités 1 . » Or, dans la société capitaliste, ce besoin est essentiellement
dominé par l'affairisme : « Presque toutes les inventions depuis 1825 furent le
résultat de collisions entre ouvriers et entrepreneurs, ceux-ci cherchant à toute
force à déprécier la spécialité de l'ouvrier 2 », et à faire baisser le salaire par
une hausse correspondante des profits pour le capitaliste 3 .
Le capitaliste qui utilise dans son usine les machines les plus perfection-
nées n'est-il pas lui-même le plus souvent en technique d'une ignorance
crasse 4 – et d'ailleurs n'est-ce pas mieux ainsi ?
1
Cf. Engels à B. Borgius, 25 janvier 1894.
2
Cf. MARX, Misère de la philosophie, in Werke, 4, p. 154-155.
3
Cf. Travail salarié et Capital, IV.
4
Dans les Grundrisse (10/18, t. 4, p. 60-62), Marx cite certains épisodes cocasses de l'intro-
duction de machines qui n'ont rien à voir avec le génie scientifique. Nul esprit d'invention
ne conditionne l'essor d'une branche d'industrie : le capitaliste peut s'approprier la technique
ou les lois scientifiques qui conditionnent les procédés techniques sur le marché contre de
l'argent comptant ou par fraude, spoliation et pillage.
5
Cf. MARX, Le Capital, I, in Werke, 23, p. 407.
À propos de la science en tant que force productive, cf. également Grundrisse, 10/18, t. 2,
p. 53, 88, 108, 205, 214-215 ; t. 3, p. 16, 61, 135, 143, 175, 327-28, 331-33, 339-42, 354,
356, 361 ; t. 4, p. 16, 21, 38-39, 45.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 16
forme professorale 1 : elle procède de manière " historique " et, avec une sage
modération, glane partout ce qu'il y a de " mieux ", sans se laisser arrêter par
les contradictions, car elle n'a qu'un seul souci : être complète. Elle dépouille
tous les systèmes de ce qui était leur âme et leur force, et tous finissent par se
confondre paisiblement sur la table du compilateur. La chaleur de l'apologéti-
que se tempère ici par le savoir qui jette un condescendant regard de commi-
sération sur les exagérations des penseurs économistes et les fait surnager
comme curiosités dans le brouet incolore de son compendium. Comme ces sor-
tes de travaux ne s'effectuent que lorsque l'économie politique a, en tant que
science, terminé son cycle, nous y avons en même temps le tombeau de cette
science. Est-il besoin de faire remarquer que ces sublimes bonshommes se
croient également bien au-dessus de toutes les " rêveries " des socialistes 2 ? »
Chez les anciens Grecs, techné signifiait à la fois technique et art, les deux
étant inséparables. Et, de fait, pourquoi la technique, le geste productif com-
mun à tous à un stade social donné, ne conduirait-elle qu'au vulgaire, comme
l'actuel empirisme abstrait à partir duquel on fabrique péniblement la physi-
que « expérimentale » et la technologie ? Et pourquoi donc la grandeur et la
noblesse n'existeraient-elles que dans l'art de quelques rares hommes, animés
par le génie à haute puissance, dont le seul savoir permettrait de construire
une doctrine, un édifice ou une machine ?
Pour le marxisme, l'art et le travail sont la même chose, et c'est avec l'abo-
lition de l'odieuse division du travail, désormais bêtifiante, qu'il y aura fusion
entre poésie, science et travail physique. On ne saurait chasser l'art et ses pei-
1
Marx range la langue parlée et écrite, parmi les forces productives de la base économique
(cf. Le Fil du temps, n° 5, p. 39-46), étant donné qu'elle fait partie des moyens physiques de
communication et de transport que le capitalisme développe au maximum dans sa phase ré-
volutionnaire de création du marché mondial, comme toutes les marchandises, y compris la
force de travail. Marx rejettera tout le bagage idéologique qui surcharge cet enseignement
tout à fait élémentaire de la langue que la bourgeoisie dispense chichement dans les innom-
brables pays sous-développés et un peu plus largement dans les pays développés, c'est-à-
dire en fonction de ses besoins d'exploitation d'une force de travail simple ou complexe.
2
Cf. MARX, Theorien über den Mehrwert, in Werke, 26/3, p. 492.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 17
1
Sur la production effarante de l'abêtissement par l'industrie moderne, Marx écrit de manière
suggestive : « On a prétendu jusqu'ici que les mythes chrétiens n'ont pu se développer que
parce que l'imprimerie n'était pas encore inventée. C'est exactement l'inverse. La presse
quotidienne et le télégraphe, qui en un clin d'œil répandent les nouvelles dans le monde en-
tier, fabriquent en un jour plus de mythes (auxquels le veau de bourgeois croit et qu'il ré-
pand avec zèle) qu'autrefois on ne pouvait en produire en un siècle. » (Cf. Marx à Kugel-
mann, 27 juillet 1871.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 18
centaines de millions d'hommes des moyens de gagner leur vie et ruinant tou-
tes les valeurs et les idées reçues sur le bien-être, la promotion sociale et la
toute-puissance technique qu'a enseignées la science officielle 1 .
D'abord, ce ne sont pas les pensées et les désirs des hommes qui font la vie
et les circonstances matérielles, ce sont les conditions économiques qui for-
ment la base de toutes les manifestations intellectuelles de la société humaine.
Si éducation il y a, c'est donc les conditions matérielles qu'il faut « éduquer »
ou mieux révolutionner, et non les pauvres têtes ! Or la crise économique qui
secoue et ébranle le monde capitaliste est en train d'enseigner davantage de
« vérités » que toutes les sciences bourgeoises des écoles et universités en
panne : elle pousse les masses prolétariennes à intervenir dans le sens de leur
programme de classe, et le moment viendra où elles se donneront une supers-
1
Cette crise, que notre parti a déjà prévue il y a vingt ans pour les années 1975, a saisi au
dépourvu la science officielle et les partis politiques conformistes, de droite et de gauche.
Cf. « La Crise actuelle et ses perspectives révolutionnaires », Le Fil du temps, nos 11 et 12.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 20
« Les pensées de la classe dominante sont, à chaque époque, les idées do-
minantes. Les idées qui prédominent, autrement dit la classe qui est la puis-
sance matérielle dominante de la société est aussi la puissance spirituelle do-
minante. En conséquence, la classe qui dispose des moyens de la production
matérielle dispose du même coup des moyens de la production intellectuelle, de
sorte que lui sont soumises aussi les pensées de ceux qui sont dépouillés des
moyens de la production intellectuelle. Les pensées dominantes ne sont pas au-
tre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants : elles sont
ces rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées. En d'autres termes,
elles sont l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante,
soit les idées de sa domination.
1
Les rapports complexes entre la base économique et les superstructures, ainsi que leurs
éléments composants, sont étudiés en détail dans « Les Facteurs de race et de nation dans la
théorie marxiste », Le Fil du temps, n° 5, p. 33-43. Aux yeux du marxisme, l'économie est
la base la plus sûre et, plus on s'élève de la production aux superstructures, plus la force
d'inertie de chaque étage superstructurel ne s'ajoute pas simplement à celle des étages infé-
rieurs, mais se multiplie par elle. C'est dans la sphère éthérée des idées, en passant du droit
à l'art, la philosophie et la religion, que les formes en sont les plus floues, mais aussi les
plus tenaces, tramant d'une forme à l'autre des sociétés de classe.
2
Cf. MARX-ENGELS, Die deutsche Ideologie, in MEGA, 115, p. 35.
D'emblée, on peut dire qu'une culture qui s'abstrait des strictes conditions économiques de
classe, telle la culture populaire, interclassiste, par définition est entièrement soumise à
l'idéologie dominante.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 21
1
Cf. MARX, Manuscrits parisiens de 1844, dits économico-philosophiques.
2
Timon d'Athènes, IV, 3.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 22
1
Marx à J. Weydemeyer, 16 janvier 1852.
En période révolutionnaire, on pourrait penser que des artistes se détachent du lot et met-
tent leur sensibilité au service de la collectivité. Or, constate Trotsky : « Les années de la
révolution devinrent les années de silence presque complet de la poésie. Ce n'était pas tout
à fait à cause du manque de papier », cf. Littérature et révolution, 10/18, p. 36.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 23
En fait, dit Marx, l'artiste comme l'écrivain tend à rester autant que possi-
ble dans la sphère éthérée des activités nobles, ne serait-ce que pour sauver
ses privilèges économiques. Or ce sont eux que l'évolution capitaliste sape à la
fin : cf. p. 131. Voyons quel en est le mécanisme.
Il en résulte des effets en retour qui sont stupéfiants. Il ne s'agit même plus
de profanation de l'art, qui constitue la première étape de l'œuvre dissolvante
du capitalisme, mais proprement d'imposture. Picasso, par exemple, dispose à
lui tout seul d'un marché tel qu'il vulgarise toutes les époques et tous les genres
du métier. En mettant au goût du jour dépravé de la société sénile du capita-
lisme, à un rythme de chaîne d'usine, les œuvres originales créées par tous ses
prédécesseurs et contemporains, il les éclipse tous en les copiant et les paro-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 24
Comme chaque acte d'un homme de la classe dominante fait de lui un hé-
ros, chaque œuvre d'un artiste ou d'un penseur le mue en un génie. Ce n'est
pas par hasard qu'à l'époque de Staline, qui lia le marché de l'Est à celui de
l'Ouest, le culte de la personnalité s'est étendu aussi au génie de pacotille d'un
Picasso : l'art frelaté se décompose alors, comme les sentiments frelatés, gon-
flés par le cinéma et la télévision, à une époque de décadence générale de la
société qui tue dans l'œuf, dès lors que l'histoire est immobile, toute vie et tout
sentiment authentiques. L'art cesse d'être vivant pour devenir stéréotypé, et, en
un rite monstrueux au fétiche Culture, les foules abruties défilent devant la Jo-
conde sous le matraquage de la publicité – comme elles s'agenouillent devant
les reliques sacrées le Vendredi Saint.
Dans l'Anti-Dühring, Engels écrit qu' (un jour, il n'y aura plus de terras-
sier ni d'architecte de profession, si bien que l'homme qui, pendant une demi-
heure, aura donné des directives d'architecte, poussera aussi quelque temps la
1
Cf. MARX-ENGELS, Die deutsche Ideologie, in Werke, 3, p. 379.
Avant cette citation, Marx-Engels avaient souligné : « La concentration exclusive du talent
artistique dans quelques individus et son étouffement consécutif dans les grandes masses
sont un effet de la division du travail. »
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 25
L'homme épanoui en tous sens ne sera pas simplement érudit (ou cultivé)
dans toutes les sciences, les lettres et les arts, comme l'esprit encyclopédique,
cet idéal sec et abstrait du rationalisme que Hegel lui-même rejetait (étant, se-
lon l'expression de Marx, « hérétique » à la conception bourgeoise) lorsqu'il
déclarait, en se fondant sur les hautes figures du passé moyenâgeux, un Léo-
nard de Vinci, par exemple : « Par hommes cultivés, on doit d'abord entendre
ceux qui peuvent FAIRE ce que FONT TOUS LES AUTRES 2 . »
Ainsi donc, vous voulez, vous autres communistes, abolir non seulement la
propriété privée, la patrie, la famille, mais encore la Science, l'Art et la
Culture ? Oui, sans aucun doute, dès lors qu'on en fait, comme aujourd'hui,
des entités abstraites donnant lieu à des professions, dès lors qu'on les féti-
chise, c'est-à-dire que « les produits du cerveau humain semblent doués d'une
vie propre, des figures autonomes qui ont des relations entre elles et les hom-
mes – comme c'est le cas, dans le monde marchand, des produits de la main de
l'homme 3 ».
1
ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 148.
2
Cf. ci-dessous, p. 206 [La base capitaliste de l’éducation de l’avenir]. À chaque fois que
nous citons un passage reproduit plus loin dans le texte, nous n'en donnerons pas la réfé-
rence détaillée, mais nous renverrons simplement le lecteur à la page où il se trouve dans le
présent recueil.
3
Cf. MARX, Le Capital, I, in Werke, 23, p. 86. Cf. également « Le Caractère fétiche de la
marchandise et son secret, chapitre assez maltraité par le traducteur Roy (cf. Ed. sociales,
livre I, t. 1, p. 83-94).
Cette abolition préoccupe au plus haut point les bourgeois et leurs apologistes : « De même
que, pour le bourgeois, la fin de la propriété de classe équivaut à la fin de toute production,
la fin de la culture de classe signifie pour lui la fin de toute culture. La culture dont il dé-
plore la perte n'est pour l'immense majorité qu'un dressage pour en faire des machines. »
(Le Manifeste communiste, chap. « Prolétaires et Communistes. »)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 26
1
L'Idéologie allemande, Ed. sociales, p. 263.
2
C'est pourquoi Marx dit dans la thèse 3 sur Feuerbach : « La doctrine matérialiste selon la-
quelle les hommes sont les produits des circonstances et de l'éducation, que des hommes
transformés sont donc les produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, ou-
blie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éduca-
teur a lui-même besoin d'être éduqué. C'est pourquoi elle tend inévitablement à séparer la
société en deux parties, dont l'une plane au-dessus de la société (par exemple, chez Robert
Owen).
La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ne peut être
considérée et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire. » (Cf.
Werke, 3, p. 533.)
Il serait proprement monstrueux d'interpréter la formule selon laquelle « l'éducateur lui-
même a besoin d'être éduqué » au sens où l'État ou un parti politique dresserait les éduca-
teurs ; cf. ci-dessous, p. 88, où Marx s'oppose résolument à tout enseignement dispensé par
l'État aussi bien bourgeois que social-démocrate. Marx pense évidemment au processus ré-
volutionnaire qui introduit, par sa dynamique matérielle un monde humain dans l'histoire,
ce monde humain, débarrassé des classes antagoniques et de l'argent, permettant seul un
développement véritable. En matérialiste authentique, Marx considère les idées comme
étant parfaitement relatives. C'est pourquoi, contrairement aux bourgeois qui sont toujours
curés et flics, il n'admet pas l'autocritique infamante, moyen trop commode pour les malins
de déposer leurs idées à chaque « tournant », pas plus qu'il n'a jamais pensé persécuter les
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 27
Et la « culture » ouvrière ?
idées. Au procès de Cologne, Marx cria fièrement à ses juges : « Si l'on parvient à accom-
plir jusqu'au bout une révolution, on peut pendre son adversaire, mais non le condamner. À
titre d'ennemis vaincus, on peut les éliminer de son chemin si nécessaire, mais on ne peut
les juger à titre de criminels. » (Cf. ENGELS-MARX, Le Parti de classe, Petite Collection
Maspero, 1973, t. 1, p. 176.)
1
Cf. Engels à Conrad Schmidt, 4 février 1892.
Dans ce recueil, nous rassemblerons de très nombreux passages d'Engels sur les innombra-
bles déformations qu'apportent spontanément au socialisme scientifique du prolétariat révo-
lutionnaire les intellectuels formés par les universités.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 28
plus en plus pesant), c'est la médiocrité inévitable du niveau de culture des ou-
vriers en général. La pleine « éducation culturelle » des larges masses ne peut
être atteinte dans la société divisée en classes, mais après la révolution seule-
ment. Faire de cette conscience la condition sine qua non préalable à la révo-
lution serait remettre le socialisme sine die. Cela relèverait, en outre, d'une
conception archiréformiste, selon laquelle l'esprit guide le monde et la cons-
cience progresse en dépit de l'aggravation de l'exploitation qui caractérise le
développement capitaliste : « Tant pour produire massivement la conscience
communiste que pour mener à bien le communisme lui-même, il faut une trans-
formation massive des hommes, qui ne peut s'opérer que par un mouvement
pratique, par une révolution. En conséquence, la révolution n'est pas seule-
ment nécessaire, parce qu'il n'y a pas d'autre moyen pour renverser la classe
dominante, mais encore parce que la classe subversive ne peut arriver qu'au
travers d'une révolution à se débarrasser elle-même de toute la vieille pourri-
ture du passé, et à devenir capable de fonder une société sur des bases nouvel-
les 1 . »
1
Cf. MARX-ENGELS, Die deutsche Ideologie, in Werke, 3, p. 71.
En somme, tant que le prolétariat vit dans la société capitaliste, il ne peut y avoir de vision
consciente de son avenir en chacun de ses membres, pas plus qu'en la totalité de ceux-ci
(thèse ouvriériste). De même il est insensé de prétendre que cette conscience soit dans la
majorité de cette classe (thèse du fétichisme démocratique). La contradiction est la sui-
vante : l'un est impuissant, et l'ensemble ne peut pas non plus, et cela semble conduire à
l'impuissance éternelle du prolétariat. Cependant, l'issue dialectique se trouve dans le parti
de classe, l'organe du prolétariat d'hier, d'aujourd'hui et de demain.
Ce dilemme s'explique en raison même des conditions matérielles du prolétariat qui est une
classe tendant à une société sans classes : il ne peut donc avoir encore de manière immé-
diate la claire lumière pour l'espèce humaine toute entière, mais seulement les bases de la
science du socialisme qu'ont posées Marx-Engels avant la dégénérescence de la société
moderne actuelle, bases qui seront développées après la révolution : cf. « La Question phi-
losophique dans la théorie marxiste », Fil du Temps, n° 13, chap. « Pour la conception
théorique du socialisme ».
2
Cf. ENGELS, « Compte rendu du 1er livre du Capital », in La Gazette de Düsseldorf, in
Werke, 16, p. 216.
Marx-Engels le proclament sans ambages : c'est de sa misère physique et intellectuelle
même que le prolétariat tirera, au cours de ses luttes, une conscience se développant pro-
gressivement de sa mission historique : cf. La Sainte-Famille, Ed. sociales, p. 46-48, où la
dialectique de l'aliénation et de l'émancipation est conçue sous l'angle d'un déterminisme
qui rejette toute concession au culturalisme pourri dont font preuve les partis ouvriers dé-
générés.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 29
Il faudrait un gros volume pour traiter de cette question que nous ne fai-
sons que mentionner ici. Mais le lecteur peut trouver ailleurs des éléments de
réponse plus complets 1 .
Un enseignement de classe
1
Cf. notamment « La Question philosophique dans la théorie marxiste », in Le Fil du temps,
n° 13, p. 133 et s. : « Polémique sur la "question de la culture" au congrès de Bologne de
septembre 1912. »
2
Engels cite divers exemples de la manière dont les classes dominantes ont érigé des barriè-
res autour de leur monopole de culture, afin d'éviter qu'il ne soit compromis par des élé-
ments issus d'autres classes sociales. Ces exemples ne peuvent évidemment être exhaustifs,
car la classe privilégiée a mille tours dans son sac pour défendre ses avantages : « Il semble
qu'en Russie seuls les " fils des couches supérieures " vont avoir le droit d'étudier, et pour
le réaliser on fait rater les examens à tous les autres. Ce sort a frappé au moins 24 000 jeu-
nes gens en 1873, et on leur a bloqué leur carrière, en leur interdisant même d'être institu-
teur. Et l'on s'étonne ensuite de l'extension du " nihilisme " en Russie. » (Engels à Bebel, 15
octobre 1875.)
Pour tenir les masses dans l'ignorance et éviter, en outre, qu'une culture générale n'éveille
trop certains esprits, l'Autriche « avait organisé ses universités de sorte qu'elles ne for-
maient que des spécialistes, qui pouvaient toujours s'en tirer dans la discipline particulière
de leur science, mais qui ne pouvaient en aucun cas transmettre une culture générale sans
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 30
Cet illuminisme, enfin, soutient toujours les dominateurs et les tyrans, et mysti-
fie les masses en prétendant être au-dessus des classes.
1. Dans Le Capital, Marx explique que les conditions de travail dans les
fabriques et l'exploitation en général pèsent au plus haut point sur l'esprit des
ouvriers : le vide dans les cervelles des travailleurs ne peut se comparer à l'es-
prit fruste et en friche, mais disponible, car la fabrique abrutit et débilite le
corps en même temps que l'esprit des ouvriers 1 .
Le temps libre dont disposent de nos jours les ouvriers salariés n'est que
l'autre face du vide éthéré d'abrutissement de leur travail en fabrique. C'est le
« vide du vide » (qualifié par les mots atroces de mise à la retraite, congé,
chômage, vacances), qui aujourd'hui avilit le plus souvent les salariés. Depuis
vingt ans, les vautours des clubs de location et de loisirs, ainsi que l'État avec
ses centres culturels, ses animateurs et éducateurs, se sont précipités sur cette
proie pour effectuer des affaires et piller les salariés, et le « vide du vide » a
des relents de déchets et de merde pour tous les « indigènes » des bords de mer
et des montagnes.
2. L'école inculque aux enfants des préjugés, ses « vérités » étant fausses
pour la progéniture ouvrière, parce qu'on lui enseigne les « pensées de la
classe dominante ».
préjugés que sont censées donner les universités » (Révolution et Contre-révolution en Al-
lemagne, chap. IV : « L'Autriche », in Werke, 8, p. 31-32.)
1
Cf. ci-dessous, p. 203-206.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 31
Une société qui commet la faute d'emprisonner les pères dans des bureaux,
peut bien y ajouter la sottise de renfermer l'enfant toute l'année dans un pen-
sionnat, où il est aussi ennuyé de l'étude que les maîtres 1 . »
Les enfants des prolétaires, qui ont davantage vécu dans les rues, sont le
plus choqués par l’inversion illuministe de l'école. En conséquence, Marx a
prôné, au sein même de la société capitaliste, la liaison entre production, exer-
cice physique et intellectuel, par une formation spécifique à la classe ou-
vrière 4 . Ce système d'éducation au strict caractère de classe n'est nullement
en opposition avec le système communiste : en s'appuyant sur le mouvement
économique amorcé dans la production capitaliste, l'action politique et cons-
ciente du prolétariat le pousse au-delà de ses limitations actuelles, en prépa-
rant d'ores et déjà les conditions pour abolir les spécialités professionnelles,
intellectuelles ou manuelles, chez les producteurs.
1
Cf. Ch. FOURIER, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, in Œuvres complètes, t. VI,
réimpression anastaltique, Anthropos, p. 219.
2
Cf. ci-dessous, p. 234.
3
Ibid., p. 218-219.
4
Cf. ci-dessous, p. 206-227.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 32
Pour le grand nombre, qui seul nous intéresse dans une vision de classe,
l’enseignement ne fait que reproduire pour le futur les conditions de savoir et
d'ignorance, indispensables à la bonne marche du capital 1 . D'où sa division
fondamentale en enseignement élémentaire obligatoire et enseignement supé-
rieur, les enfants les mieux lotis abandonnant le premier dès l'âge de 10-11
ans. La sélection féroce (qui explique l'angoisse et parfois la révolte chez les
jeunes) se fait en gros à partir de la base économique et non de l'intelligence,
également répartie potentiellement dans toutes les classes, les enfants des ri-
ches disposant d'un milieu matériel qui les prépare tout naturellement à l'idéo-
logie et aux réactions « dominantes », et les pauvres vivant dans l'état qui re-
produit la pauvreté, leurs conditions jurant avec ce qu'on leur enseigne à
l'école.
1
Dans ses cahiers d'extraits de Bruxelles de 1845, Marx notait que « l'inégalité des connais-
sances est un moyen de conserver toutes les inégalités sociales que l'éducation générale ne
fait que reproduire d'une génération à l'autre » (cf. Karl MARX, Bildung und Erziehung,
besorgt von Horst E. Wittig, F. Schöningh, Paderborn, 1968, p. 101).
2
Cf. MARX, Fondements de la critique de l'économie politique (Grundrisse), 10/18, t. 3, p.
22.
Une approche toute sommaire des structures de la base économique et des superstructures
juridiques, politiques, artistiques et idéologiques permet déjà de délimiter nettement la na-
ture des classes de la société capitaliste. Elle contredit de manière flagrante les analyses des
classes faites par les partis communistes officiels, dont le marxisme est grossièrement dé-
formé dans des buts opportunistes et électoralistes qui impliquent de flatter des couches
privilégiées, parfois salariées, pour les gagner à soi. Cf. par exemple l'ouvrage le plus ré-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 33
Dans le VIe Chapitre inédit du Capital 1 , Marx affirme que par cette usur-
pation « le capital devient la puissance démocratique, philanthropique et éga-
litaire par excellence ». Ensuite, grâce à l'enseignement, payé par la plus-
value extorquée aux ouvriers durant le temps libre monopolisé par la classe
privilégiée, « le capitaliste devient l'homme social par excellence [épanoui
dans des conditions aliénées], et il représente la civilisation 2 ». Afin qu'il ne
subsiste aucun doute sur la nature infecte et aliénée de cette civilisation des
sociétés de classe, Engels précise à propos de la rédaction du programme so-
cialiste d'Erfurt de 1891 : « Et il faudrait dire qu'en raison de l'antagonisme
social, les classes dominantes elles aussi sont estropiées aussi bien intellec-
tuellement que physiquement, et je le répète : encore plus que les classes op-
primées 3 ».
Marx, comme les socialistes qui l'ont précédé, ne s'en est pas satisfait.
Owen, qui avait combiné dans sa « Cité modèle » le travail productif à l'étude,
avait déjà compris que l'enseignement scolaire illuministe était le fruit néces-
saire de la civilisation de classes oisives et ne valait pas plus que ces classes
elles-mêmes. Dans le Capital, Marx cite un autre de ses précurseurs anglais :
« Apprendre dans l'oisiveté ne vaut guère mieux que d'apprendre l'oisiveté... La
peine qu'un homme épargne en prenant ses aises il la retrouvera en malaises.
Une occupation sotte des enfants (ici John Bellers pressent déjà les mièvreries
de Basedow et de ses imitateurs modernes 4 ) rend niais l'esprit des enfants 1 ».
cent de Claude QUIN : Classes sociales et union du peuple, Ed. sociales. Ce simple titre est
une hérésie, car si la notion de classe implique un antagonisme social, la notion de peuple
signifie l'abolition de toutes les classes en un amalgame hybride monstrueux de caractère
typiquement bourgeois et antiscientifique, puisqu'il efface toute détermination économique,
politique et sociale dans sa définition, qui n'est plus que mystificatrice.
1
Op. cit., p. 254.
2
Ibid., p. 254-255.
3
Engels à Kautsky, 28 septembre 1891.
4
Marx fait allusion au système pédagogique de Basedow (1723-1790) qui proposait des éco-
les de l'amour des hommes et des bonnes mœurs, en incorporant à l'enseignement scolaire
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 34
L'école du parasitisme
des travaux de caractère artisanal, système aujourd'hui complètement dépassé par la grande
industrie. Cf. p. 214, note 33.
1
Cf. MARX, Das Kapital, I, in Werke, 23, p. 513.
2
Cf. ci-dessous, p. 226.
3
Cf. ci-dessous, p. 239.
4
Cf. ci-dessous, p. 180-181.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 35
L'école forme aussi tous ceux qui manquent d'inspiration, non faute de ta-
lent propre – chose courante et répandue –, mais par les déterminations de la
vie d'une société capitaliste en pleine déchéance avec son conformisme scléro-
sé et ses audaces égrillardes, propres aux sociétés séniles. Dans l'ambiance de
l'affairisme et de la vénalité, l'école prépare ceux qui exerceront les fonctions
du capital à exploiter la science et l'art accumulés par toutes les générations
du passé et du présent – et dans le monde entier.
Pour s'« approprier » les œuvres des générations passées, nos contempo-
rains se vautrent comme des porcs devant deux fétiches : d'abord l'État, qui
garantit l'ordre social, avec l'assujettissement des producteurs et la hiérarchie
quasi bureaucratique des privilégiés, ensuite l'individu, qui fait des affaires
pour son compte privé. Cette société, de plus en plus sclérosée et autoritaire,
développe plus que jamais la théorie « hitlérienne » et « raciste » de la ségré-
gation des masses, d'une part, et de l'élite, de l'homme d'exception, du génie,
d'autre part. Toujours sociale, elle va jusqu'à admettre la prééminence du tra-
vail, mais uniquement pour exploiter ses fruits, l’œuvre. La pyramide – base
productive, puis sphères politique et idéologique – n'est reconnue que pour
être renversée, le travail étant fait par les « cons », et l'œuvre appréciée et ap-
propriée par l'élite, la maffia des privilégiés, avec la mystification du génie,
dont on ne sait d'où il tire ses vertus. Jamais le travailleur n'a été plus bafoué.
1
Cf. ci-dessous, p. 54.
2
Cf. Engels à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890.
Tournant le dos à toutes les absurdes idées des sociétés de classe, selon lesquelles l'individu
est le siège de la création, Marx écrivait : « La question de savoir si un Raphaël développe
ou non son talent dépend entièrement de la demande (sur le marché) et de la division du
travail, etc. » (Die deutsche Ideologie, in Werke, 3, p. 377.)
Ce solide matérialisme fait dire ensuite à Marx pour ce qui concerne l'émancipation des
travailleurs, « la classe la plus nombreuse et la plus inculte » : « Toutes les mutilations étant
nées historiquement, elles seront de nouveau abolies historiquement. En attendant, le déve-
loppement des enfants se fait d'après le développement des parents. » (Ibid., p. 403.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 38
Et les ouvriers ?
1
Ce n'est pas d'hier que date ce phénomène, dont l'ampleur certes ne fut jamais aussi grande
qu'aujourd'hui. Engels l'a fort bien connu et l'a décrit de manière insurpassable : « En An-
gleterre et en Amérique, en France comme en Allemagne, la pression du mouvement prolé-
tarien a donné aux économistes bourgeois la coloration quasi uniforme du socialisme de la
chaire philanthropique [cf. les théories du bien-être du capitalisme populaire], et suscite un
éclectisme bien-pensant et dénué d'esprit critique qui prévaut partout. C'est comme une
sorte de gélatine molle, visqueuse et malléable qui parvient à s'insinuer partout et forme
une excellente terre nourricière pour développer comme en serre chaude les arrivistes,
comme la gélatine véritable sert à élever des bactéries. L'effet de cette marmelade d'une
pensée inconsistante et dévirilisante se fait sentir – du moins en Allemagne et par endroit
chez les Germano-Américains – jusqu'au sein du parti, mais pullule de manière exubérante
à ses frontières. » (Cf. Engels à Georg Heinrich von Vollmar, 13 août 1884.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 39
Cette véritable dégénérescence qui frappe la classe ouvrière des pays déve-
loppés a un caractère nettement romantique et idéaliste, et singe les inversions
de la a pensée dominante ».
La solution est dans la méthode prônée par Marx-Engels, qui voient dans
les phénomènes de masse de la base économique, soit en premier la classe pro-
ductive, la force motrice réelle de l'histoire. Cela implique une totale inversion
des conceptions bourgeoises et la mise au rebut révolutionnaire des deux féti-
ches que sont l'État et l'individu. Dans une formule ramassée de L'Idéologie al-
lemande, Marx-Engels soulignent la combinaison sordide que donnent ces
deux pôles en apparence opposés de l'ordre bourgeois : « L'égoïste est cohérent
avec lui-même lorsqu'il veut effectivement faire de chaque individu une " po-
lice d'État secrète " 2 . » Dès lors que ces deux fétiches complémentaires sont
abolis, c'en est fini des conceptions « propriétaires » et parasitaires.
1
Marx s'est défendu contre la fétichisation du socialisme scientifique, qui est la pensée de la
classe ouvrière, à l'élaboration de laquelle ont contribué en premier les luttes physiques des
travailleurs, dont le sens, les principes et le but ont été théorisés par d'innombrables mains
qui ne faisaient que consigner les manifestations intellectuelles de la classe révolutionnaire
en un temps où elles apparaissaient lumineusement dans des luttes grandioses et signifian-
tes : 1848. L'idéologie bourgeoise tend à dépouiller le prolétariat de sa « pensée », en l'at-
tribuant à des personnes, en en faisant le « marxisme » (on sait que Marx disait en ce sens :
« Tout ce que je sais, c'est que je ne suis pas marxiste »).
Est-il besoin de dire que, si les idées développées dans cette anthologie expriment bien la
conviction de celui qui les rédige, la paternité s'en trouve dans la classe révolutionnaire, et
notamment son parti historique, qui consigne, par-dessus les générations, la pensée et les
principes du prolétariat. En un mot, c'est une pensée parfaitement anonyme, de classe, de
parti : cf. MARX-ENGELS, Le Parti de classe, Petite Collection Maspero, 1973, 4 vol.
2
La conception anonyme et matérialiste du militant de parti qui anticipe l'homme commu-
niste, désintéressé et allergique à l'argent, se reflète directement dans la méthode de travail
de Marx. C'est ainsi que Lafargue relate que, si l'auteur du Capital s'est donné un mal fou
pour trouver les initiateurs authentiques des grandes pensées économiques et non simple-
ment leurs auteurs les plus réputés, ce n'est pas qu'il pensait rendre hommage au culte sau-
grenu des « créations personnelles », ni qu'il satisfaisait au pédantisme universitaire, mais il
démontrait qu'aux tournants de l'évolution et en liaison avec le développement matériel de
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 40
Ce parasitisme ne pourra être extirpé que lorsqu'il n'y aura plus d'appro-
priation individuelle, que « chacun donnera d'après ses capacités et recevra
selon ses besoins 1 », sans plus tenir de comptabilité de l'apport de l'individu,
devenu quantité négligeable eu égard aux énormes forces productives sociales
en mouvement dans la production. Au lieu de considérer que le moteur de l'ac-
tivité est l'appât du gain, l'homme social du communisme considérera que son
but est son activation, qui permet son développement en tous sens, possible
uniquement dans une société collectiviste qui ne met aucune entrave au déve-
loppement des individus, « le libre épanouissement de chacun y étant la condi-
tion du libre développement de tous » (Manifeste).
l'humanité naissaient aussi les idées, rendant de la sorte au corps social de chaque époque
ce qui lui revenait de mérite.
Il faudrait tout un livre pour expliciter la liaison entre les méthodes de travail de Marx tra-
vaillant, non pour de l'argent, mais pour le parti qui vise l'épanouissement de l'espèce hu-
maine, et ses conceptions sur l'« éducation ». Faute de place, nous ne pouvons reproduire
dans ce recueil d’intéressants témoignages de personnes qui ont vu Marx vivre et travailler.
Certes, bien souvent, leurs descriptions sont faites à travers un prisme déformant, mais il
est toujours possible de séparer le grain du son.
En véritable révolutionnaire qui anticipe avec hardiesse l'homme universel de la société
communiste future, Marx passait souvent d'un sujet d'étude à l'autre, en sachant pertinem-
ment que le fil de sa méthode matérialiste reliait le tout de manière cohérente, s'opposant
ainsi à la conception plate et propriétaire des universitaires, qui prétendent à chaque fois
épuiser un sujet dans une discipline particulière – pour « épuiser toute la question », illu-
sion de crétin spécialiste, avide de se rendre maître même des idées !
1
Toute la question de l'« éducation » se ramène en fin de compte au rapport entre travail né-
cessaire et temps de travail libre (pour s'épanouir et non pour ne rien faire, comme le sug-
gère irrésistiblement la présente société de surtravail), c'est-à-dire à l'appropriation du
temps libre par la bourgeoisie ou le prolétariat. On ne pourra résoudre l'antagonisme entre
temps de travail et temps libre qu'en généralisant pour tous le travail manuel, ce qui donne-
ra à chacun du temps libre pour s'épanouir. Pour ce qui concerne la dialectique de ce pas-
sage, qui correspond à l'instauration du socialisme, le lecteur se référera à l'anthologie de
MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, Petite Collection Maspero, 1972, t. 2, p. 92-107 : « La
Réduction du temps de travail », qui est essentiellement la tâche des organisations écono-
miques des masses.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 41
1
En opposition aux conceptions « éducationnistes » qui mettent toujours l'accent sur l'Esprit
et la psychologie-flic en débouchant sur le dressage de l'homme, Marx-Engels expriment
leur point de vue révolutionnaire : « Les ouvriers resteraient des hommes du passé s'ils
cherchaient « la faute en eux-mêmes », comme le fait saint Sancho. Mais ils savent fort
bien qu'ils ne cesseront de l'être que dans des conditions transformées – et c'est pourquoi ils
sont décidés à changer ces conditions à la première occasion qui se présentera. C'est dans
l'activité révolutionnaire que leur propre transformation coïncide avec la transformation des
circonstances. » (Cf. L'Idéologie allemande.)
D'où la thèse formulée dans La Sainte-Famille de l'abolition nécessaire du prolétariat lui-
même : « Lorsque le prolétariat aura vaincu, il ne sera nullement devenu le modèle absolu
de la société, car il n'aura triomphé qu'à partir du moment où il se sera aboli lui-même, ainsi
que son contraire. »
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 42
I
_______________
Critique
de l'enseignement bourgeois
1
Cf. MARX, Dissertation du baccalauréat : Réflexions d'un adolescent sur le choix d'une
profession, Trèves, 10-16 août 1833.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 43
Chacun poursuit un but, et celui-ci apparaît grand, au moins pour lui, lors-
que la conviction la plus profonde et la voix la plus intime dans le cœur le lui
suggèrent 1 , car la Divinité n'abandonne jamais sans guide notre monde : elle
parle discrètement, mais sûrement.
Mais facilement sa voix est couverte par les clameurs, et ce que nous
considérons avec enthousiasme peut n'être engendré que par l'instant qu'un au-
La parole revient en premier non pas au « consommateur » scolaire, mais au jeune inspiré
qui plaide pour toute sa génération et la classe des travailleurs, en faveur de l'émancipation
– l'ennoblissement, selon son expression d'alors – de l'humanité. Face à lui, le professeur,
digne représentant de la culture officielle, bourgeoise, ne comprend rien aux préoccupa-
tions du « candidat » – comme en témoignent ses remarques sur la dissertation de Marx,
qui ne se passionne évidemment pas pour tel ou tel métier à exalter par un bon élève dans la
mutilante et débilitante division du travail existante, et va préférer le mode de vie et de pen-
ser de la classe des travailleurs :
« Assez bien. Ce travail se distingue par la richesse de pensée, et un bon plan systématique.
Par ailleurs, l'élève tombe ici aussi dans son erreur habituelle : une recherche exagérée
d'expressions rares et imagées. C'est pourquoi la dissertation manque, aux nombreux passa-
ges soulignés, de clarté et de précision, voire souvent de justesse, tant pour ce qui est des
différentes expressions que de la liaison des phrases. Wyttenbach. »
À propos du rapport du jeune Marx avec la classe des prolétaires, qui fut une donnée objec-
tive avant d'être un fait de conscience claire chez Marx, cf. « La Question philosophique
dans la théorie marxiste », Le Fil du temps, n° 13, chap. « Le Déterminisme en action ».
1
Peut-on parler avec plus de force de ce déterminisme qui anime les hommes et agit à partir
de l'extérieur – non de Dieu, mais des conditions matérielles du monde qui imposent leur
choix aux hommes ? Marx sera le militant du communisme, par la force des conditions his-
toriques et sociales qui le poussent et tiennent aussi sa plume au nom d'une classe entière et
de l'humanité future. Aussi écrivait-il lui-même, toujours avec la même exaltation passion-
née : « Nous avons la ferme conviction que ce n'est pas la tentative pratique, mais l'applica-
tion à partir de la théorie des idées communistes qui constitue le véritable danger [auquel
va succomber le jeune Marx lui-même], car il est possible de répondre par des canons aux
tentatives pratiques, et fussent-elles des tentatives en masse, dès lors qu'elles deviennent
dangereuses ; mais des idées qui vainquent notre intelligence, conquièrent notre cœur, aux-
quelles notre raison soude notre conscience – ce sont là des chaînes que l'on ne peut arra-
cher de soi-même sans s'arracher le cœur, ce sont des démons que l'homme ne peut vaincre
qu'en se soumettant à eux. » (MARX, « Le Communisme et la Gazette générale d'Augs-
bourg », in Gazette rhénane, 16, octobre 1842.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 44
tre instant viendra détruire. Notre imagination s'exalte peut-être, nos sentiments
s'enflamment, des images trompeuses dansent devant nos yeux, et nous nous
précipitons avidement sur le but, dont nous estimons que Dieu lui-même nous
l'a montré. Mais ce que nous avons passionnément étreint nous rebute bientôt –
et nous voyons sombrer toute notre vie.
C'est donc sérieusement qu'il faut examiner si nous avons vraiment de l'en-
thousiasme pour un état, si une voix intérieure approuve ce choix, ou bien si ce
que nous avons considéré avec enthousiasme comme un appel supérieur n'est
qu'une illusion, une tromperie que nous nous serions faite à nous-même. Or
comment parvenir à le reconnaître, sinon en recherchant la source de notre en-
thousiasme ?
Ce qui est grand projette ses feux ; son éclat éveille l'ambition – et celle-ci
peut être la racine de notre enthousiasme ou de ce que nous avons pris pour ce
sentiment. Mais celui qui est entraîné par la rage de l'ambition, la raison ne
peut le dompter, et il se précipitera vers le but que lui indique sa passion dé-
chaînée : il ne choisit plus sa profession, ce sont le hasard et les apparences qui
le déterminent.
Notre cœur nous indique nos parents, qui ont déjà parcouru le chemin de
l'existence et connaissent les rigueurs du destin.
Et si, après avoir examiné, la tête froide, les charges et les devoirs de notre
future carrière, si alors persiste notre enthousiasme, plus rien alors ne s'oppose
à ce que nous l'embrassions pleinement – l'enthousiasme et la précipitation ne
peuvent plus nous illusionner.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 45
Mais nous ne pouvons pas toujours adopter la carrière qui nous attire : nos
rapports avec la société ont, dans une certaine mesure, commencé avant que
nous puissions les déterminer.
Si nous nous trompons sur nos dons dans le choix de notre carrière, cette
erreur retombera sur nous-mêmes, et la sanction suscitera en nous plus de
peine que tous les blâmes de l'univers.
Une fois ceci bien pesé, et si les conditions qui règlent notre existence nous
permettent de choisir n'importe quel état, nous devrions embrasser celui qu'il
nous sera donné d'exercer le plus dignement et qui se fonde sur les idées dont
nous sommes persuadés de la vérité, afin de nous donner le champ le plus vaste
pour œuvrer au bien de l'humanité et de nous rapprocher nous-mêmes de ce
bien général pour lequel la carrière n'est plus qu'un moyen – la perfection.
La dignité est ce qui élève davantage l'homme et confère à ses actes et ses
aspirations une noblesse supérieure. Elle le rend invulnérable et l'élève au-
dessus de la foule admiratrice.
vent pouvoir la choisir avec une noble fierté. L'état qui assure tout cela au
maximum n'est pas forcément le plus élevé, mais est toujours le meilleur.
Mais de même qu'une profession sans dignité nous dégrade, de même nous
finirions par être écrasés sous le poids de celle qui reposerait sur des idées
s'avérant fausses par la suite.
Alors il n'y aurait pas d'autre secours que l'illusion, mais quel salut désespé-
ré qu'une illusion entretenue par nous-même !
Les professions qui ne sont pas directement greffées sur la vie, mais tour-
nent autour d'idées abstraites, risquent de fausser dangereusement le choix de
l'adolescent, dont les principes sont encore peu solides, et les convictions ins-
tables et facilement ébranlables, surtout lorsqu'elles apparaissent les plus éle-
vées, qu'elles ont pris racine profondément dans les désirs et que nous jugeons
qu'elles méritent le sacrifice de notre vie et de nos aspirations en raison des
idées qui y prévalent.
En revanche, une haute opinion des idées qui fondent notre carrière nous
assure un point de vue supérieur dans la société, nous vaut une dignité plus
grande et rend nos actes inébranlables.
Celui qui embrasse une carrière qu'il estime le plus tremblera de s'en rendre
indigne : il agira noblement, ne serait-ce que parce que sa condition dans la so-
ciété sera noble.
L'idée maîtresse qui doit nous guider dans le choix d'un état, c'est le bien de
l'humanité et notre propre épanouissement. Que l'on ne nous objecte pas que
ces deux intérêts s'opposent nécessairement, que l'un doit fatalement ruiner
l'autre. On voit, au contraire, que la nature humaine est ainsi faite qu'elle ne
peut atteindre sa perfection qu'en agissant pour le bien et la perfection de l'hu-
manité.
Si l'on ne crée que pour soi-même, on pourra certes devenir un savant célè-
bre, un grand philosophe, un remarquable poète, mais jamais un homme épa-
noui, vraiment grand.
L'histoire retient parmi les plus grands ceux qui, en agissant dans le sens de
l'intérêt commun, se sont rendus meilleurs eux-mêmes ! L'expérience répute
pour le plus heureux celui qui a rendu heureux le plus grand nombre. Même la
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 47
religion enseigne que tous ceux qui se sacrifient pour l'humanité poursuivent
un idéal – et qui oserait contredire de telles visions ?
Lorsque nous aurons choisi l'état qui nous permettra d'œuvrer le plus au
bien de l'humanité, nous ne pourrons jamais plier sous son fardeau, car les sa-
crifices consentis le seront pour le bien de tous. Alors nous ne jouirons pas
d'une joie dérisoire, bornée et égoïste, mais notre bonheur sera partagé par des
millions d'êtres humains ; nos actions vivront, silencieuses mais éternelles, et
nos cendres seront arrosées par les larmes brûlantes de nobles êtres humains.
1
Cf. MARX, La Critique de la philosophie du droit de Hegel, in MEGA, 1/1, p. 456-457.
Après avoir montré comment l'État bourgeois est le produit nécessaire du privilège écono-
mique des classes dominantes par rapport aux masses exploitées, Marx montre que le pou-
voir gouvernemental implique un corps professionnel qui détient un monopole, dans la so-
ciété de la propriété privée, l’État étant approprié par les fonctionnaires pour « faire car-
rière ». Lorsque l'enseignement est dispensé par l'État, le professeur devient fonctionnaire
et participe à la bureaucratie.
2
Après s'être autonomisé, le corps enseignant s'approprie pour son propre compte – comme
sa propriété privée – les connaissances et la science accumulées par toutes les générations
œuvrant dans la production, et les monnaye contre un salaire pour dispenser « son » savoir.
Sur le marché à exploiter, le besoin de science est, certes, présenté comme le besoin de
tous, mais le savoir est monopolisé par une minorité – celle qui a eu accès aux temples de
la connaissance que sont les facultés et universités. Le savoir – détaché de la vie et de la
production quotidienne immédiate – est un secret distillé dans les instituts, et le reste pour
la masse que l'on n'initie que de manière élémentaire, sans jamais lui livrer les connaissan-
ces élevées. La caste des prêtres se fait ainsi laïque sous le règne de la Raison bourgeoise.
Le besoin supérieur de l'esprit humain a toujours servi l'avidité insatiable de toutes les cas-
tes de prêtres des différentes espèces qui, au cours de l'histoire, ont toujours appuyé les
dominateurs et tyrans. Avec l'éducation nationale, les professeurs deviennent ainsi les col-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 48
Pour le bureaucrate pris à part, le but de l’État devient son but privé, et c'est
la chasse au poste supérieur : il s'agit pour lui de faire carrière. Premièrement,
il considère la vie réelle comme matérielle, car l'esprit de cette vie trouve dans
la bureaucratie une existence abstraite de la vie réelle.
Il faut donc que la bureaucratie tende à rendre la vie aussi matérielle que
possible. Deuxièmement, la vie devient matérielle pour lui dans la mesure où
elle subit un traitement bureaucratique, car son esprit lui est prescrit, son but se
trouvant en dehors de lui et son existence étant celle du bureau. L'État n'existe
plus que sous la forme des divers esprits bureaucratiques et fixes, dont la cohé-
sion est maintenue par la subordination et l'obéissance passive. La science véri-
table apparaît comme dénuée de contenu, de même que la vie authentique ap-
paraît comme morte, puisque c'est cette science imaginaire et cette vie imagi-
naire qui passent pour essentielles. Le bureaucrate doit donc procéder en jé-
suite avec l'État réel, et peu importe que ce jésuitisme soit conscient ou non.
Cependant il doit devenir conscient, dès lors qu'il s'aperçoit de ce côté antino-
mique – et alors il devient jésuite patent et voulu...
lègues des augures des païens, des prophètes des juifs, des apôtres des chrétiens, des imans
des musulmans ou, selon l'expression de Marx, des jésuites.
L'éducation bourgeoise part en conséquence d'un principe abstrait de la production, celui de
l'illuminisme de la Raison qui est opposé au matérialisme dialectique. De la sorte, elle met
à la base de l'action humaine le savoir « que l'on apprend », soit un concept qui est séparé
de la vie immédiate du grand nombre. Comme Marx l'explique dans La Question juive,
cette Raison et ce savoir sont « idéalistes » et copient la « Révélation » des religions, qui
privilégie une caste ou l'élite « cultivée » – cette minorité, sorte de franc-maçonnerie com-
muniquant à l'humanité le vouloir (la science) de cette force mystérieuse « supérieure »
avec la sanction de l'État qui délivre les diplômes.
Cette ample conception du marxisme permet d'expliquer l'évolution en apparence absolu-
ment contradictoire de l'enseignement bourgeois : au début du capitalisme, l'instituteur laïc
a disputé au clergé le monopole de la diffusion des lumières du Savoir au peuple, en une
opposition qui restait sur le terrain de l'appropriation de la science par une minorité, puis, à
la fin du capitalisme, le curé coexiste de plus en plus dans les écoles avec les enseignants
laïcs – dans la même école ou les écoles voisines en... concurrence pour satisfaire la soif
d'émulation bourgeoise.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 49
Critique de la spécialisation
1
Cf. MARX-ENGELS, Die deutsche Ideologie, in Werke, 3, p. 244-246.
Dans ce passage, Marx-Engels mettent en évidence le corollaire de la thèse selon laquelle,
dans les sociétés de classe, la civilisation se développe sur un fond d'ignorance, comme la
richesse de quelques-uns est fonction de la pauvreté des masses : la division du travail exis-
tante développe, chez ceux qui ont une profession, une seule faculté ou un seul type de
geste au détriment de toutes les autres potentialités de l'homme. C'est dire que l'aliénation
produit nécessairement la mutilation individuelle dans les sociétés de classe. Dès lors, se
spécialiser ou exercer un métier quel qu'il soit revient à sacrifier à une potentialité plus ou
moins exacerbée par l'apprentissage ou la répétition toutes les autres virtualités que ren-
ferme la nature humaine. Cela revient à cultiver une activité qui s'autonomise pour dominer
l'homme qui l'exerce, celui-ci devenant, par exemple, écrivain, comptable, peintre ou chan-
teur, en étant impuissant partout ailleurs. À cette individualisation aliénante de la division
du travail des sociétés de classe, Marx opposera sa conception de l'homme social, totale-
ment épanoui que ne rend possible qu'une société collectiviste, car celle-ci brise toutes les
frontières et les barrières qui empêchent les hommes d'avoir une activité et une communi-
cation universelle, sans préalable monétaire.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 50
Toutes les capacités étant données, Stirner ne peut que substituer une capa-
cité à l'autre, en étouffant toutes les autres pour en développer une seule. C'est
dire qu'il laisse les qualités à l'état de simple virtualité, lorsque l'une d'entre el-
les se développe librement, pour autant que les conditions matérielles du
monde en permettent le développement. Ainsi l'écrivain Stirner développe de
façon continue une somme de connaissances, du fait que, grâce à la division du
travail, il peut s'adonner essentiellement à une seule passion, par exemple celle
d'écrire des livres.
Or il est insensé de supposer – comme le fait saint Max – qu'on puisse sa-
tisfaire une passion séparément de toutes les autres et qu'on puisse la satisfaire
sans se satisfaire soi, c'est-à-dire l'individu vivant tout entier. Sa passion, à lui,
revêt un caractère abstrait, détaché des choses, puisqu'elle s'oppose à lui
comme une puissance étrangère, la satisfaction de l'individu apparaissant
comme la satisfaction unilatérale d'une passion du singulier. Cependant, la
faute n'en incombe nullement à la conscience ou à la « bonne volonté », et
moins encore au manque de réflexion sur le concept de la capacité, comme
Stirner se le figure.
La cause s'en trouve, non pas dans la conscience, mais dans l'être, non pas
dans la pensée, mais dans la vie. La cause en est dans l'évolution empirique de
la vie des individus, c'est-à-dire dans les conditions matérielles du monde. Dès
lors que les circonstances dans lesquelles cet individu vit ne lui permettent que
le développement unilatéral d'une faculté aux dépens de toutes les autres et ne
lui fournissent que la matière et le temps nécessaires au développement de
cette seule faculté, cet individu ne parviendra qu'à un développement unilaté-
ral et mutilé. Nulle prédication moralisante n'y changera rien.
Le mode par lequel cette faculté privilégiée est développée résulte à son
tour de la matière qui lui est offerte pour sa formation, d'une part, et du degré
et mode dont toutes les autres facultés sont suffoquées. C'est précisément parce
que la pensée est la pensée de tel individu déterminé qu'elle est et reste sa pen-
sée, déterminée par son individualité et les conditions dans lesquelles il vit. Il
n'a donc pas besoin de faire d'abord le détour d'une longue réflexion sur la pen-
sée en soi pour déclarer que sa pensée est bien la sienne propre, sa propriété 1 ,
1
Ce texte difficile, mais lumineux, part de la conception propriétaire de la pensée et des dons
individuels pour en dénoncer le sophisme : il faut un individu pour penser, donc la pensée
est la création de l'individu, ce qui ne peut que plaire aux professionnels du travail « intel-
lectuel ». Cette conception individualiste implique le morcellement et donc la mutilation de
l'individu séparé de ses tenants et ses aboutissements pour être autonomisé et fétichisé
comme un être en soi et pour soi, source de toutes choses. À cette conception aliénée, Marx
oppose sa vision communiste du monde, en déclarant non seulement que l'on pense avec la
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 51
À l'inverse, chez un maître d'école ou un écrivain qui n'est pas sorti de Ber-
lin, l'activité se borne, d'une part, à un travail ingrat et, d'autre part, aux jouis-
sances de l'esprit 1 . Et, de fait, son univers s'étend de Moabit à Köpenick et
s'achève à la porte de Hambourg 2 , comme si un mur de planches le condam-
nait. Ses relations avec ce monde sont réduites au minimum de par sa miséra-
ble situation matérielle. Aussi est-il inéluctable chez un tel individu, dès lors
qu'il éprouve le besoin de penser, que sa pensée prenne un tour aussi abstrait
que lui-même et son existence 3 . Il est inévitable que, face à cet individu sans
défense, la pensée se convertisse en puissance figée, dont l'activité offre à l'in-
dividu la possibilité de s'évader pour un instant de ce « monde mauvais » qui
est le sien, la possibilité d'une jouissance momentanée. Chez un tel individu,
les quelques rares velléités qui subsistent encore et dérivent moins du com-
merce des hommes que de sa constitution physique, ne se manifestent que par
répercussion. C'est dire qu'elles prennent, dans le cadre de leur développement
tête des autres, puisque l'on apprend chez autrui et dans le monde sensible des choses, mais
encore que toute pensée est sociale de manière immédiate : « Même quand j'ai une activité
scientifique, etc., que je ne peux effectuer que rarement en communauté directe avec d'au-
tres, je travaille socialement parce que j'agis en tant qu'homme. Non seulement le matériel
de mon activité – tel le langage dans lequel le penseur exerce la sienne – m'est donné
comme produit de la société, mais encore ma propre existence est activité sociale, parce
que, conscient d'agir en tant qu'être social, je ne fais rien de moi-même que je ne fasse pour
la société. » (Cf. MARX, Manuscrits de 1844, chapitre sur « La Propriété privée et le
Communisme. »)
1
Marx souligne ici la pauvreté immanente à la pensée individuelle sous le régime de la pro-
priété privée qui sépare et oppose toujours le travail à la jouissance, le temps libre au temps
de turbin, les vacances au bagne du travail forcé.
2
Moabit et Köpenick, anciens faubourgs de Berlin, incorporés par la suite à la ville. La porte
de Hambourg se situait à l'époque à la limite nord de Berlin.
3
Marx pousse son analyse du penseur jusque dans les détails de sa vie matérielle, concrète –
et cela donne une image bien triste de la pensée individuelle, dans une société déchirée en
individus autonomes. De par leurs conditions privées de vie à l'image de la propriété, leur
pensée ne peut être que mesquine comme le mode de vie d'un individu privé. Dans la socié-
té communiste, l'homme, devenu un être social, bénéficiera d’une tout autre échelle de vie,
d’action et de pensée.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 52
1
D'où les envolées lyriques, parfois inattendues, de ceux qui exercent une profession assise.
Sans être passé par l'école freudienne, Marx trouve dans ces compressions du bas-ventre
l'origine d'écrits sentimentaux et philanthropiques chez des petits bourgeois à l'esprit et au
cœur pourtant secs.
2
Cf. MARX, Le Capital, I, in Werke, 23, p. 421-424.
Pour retrouver les passages dans lesquels Engels s'exprime sur l'« éducation bourgeoise »
des ouvriers, le lecteur peut se rapporter aux pages suivantes de La Situation de la classe
laborieuse en Angleterre, Ed. sociales, 1960, p. 35-38, 152-162, 169-173, 191-192, 198-
200, 217-226, 243-246, 253-258, 294-297, 308.
Le lecteur peut se référer aussi aux conditions infectes de l'enseignement primaire dans
l'idyllique Helvétie d'après le rapport de Marx au congrès de L'A.I.T. de Bâle, in MARX-
ENGELS, Le Syndicalisme, P.C.M., t. 1, p. 133.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 53
ment anglais se crut à la fin forcé de remédier à cet état de choses, en faisant de
l'instruction élémentaire la condition légale de l'utilisation « productive » des
enfants au-dessous de quatorze ans dans toutes les industries soumises aux lois
de fabrique. L'esprit de la production capitaliste apparaît en pleine lumière
dans la rédaction des articles de ces lois concernant la soi-disant instruction,
étant donné d'abord l'absence de tout appareil administratif, absence qui rend
illusoire en grande partie le caractère obligatoire de cet enseignement, ensuite
l'opposition des fabricants mêmes à une loi semblable, et enfin leurs subterfu-
ges et faux-fuyants pour l'éluder dans la pratique 1 .
« Le législateur seul est à blâmer, parce qu'il a promulgué une loi menteuse
(delusive law) qui, sous l'apparence de pourvoir à l'éducation des enfants ne
renferme, en réalité aucun article de nature à assurer la réalisation du but pro-
clamé. Il ne détermine rien, sinon que les enfants doivent être tenus enfermés
un certain nombre d'heures – trois – par jour entre les quatre murs d'un local
baptisé école, et que les employeurs de ces enfants auront à réclamer un certifi-
cat de scolarité chaque semaine d'une personne qui le signera à titre de maître
ou de maîtresse d'école 2 . »
1
Le fait est que les ouvriers ont arraché de haute lutte, soit par leurs revendications écono-
miques (comme Marx le montre ici à l'exemple de l'Angleterre), soit par leurs revendica-
tions politiques (comme en France), l'enseignement obligatoire qui est le corollaire du suf-
frage universel et de l'obligation militaire pour tous. En effet, il s'agit là d'une mesure par-
faitement typique de la forme de société capitaliste, qui donne un enseignement primaire,
permettant aux ouvriers d'accéder tout juste aux fonctions productives exigées par l'appareil
de production. C'est pourquoi les fabricants mettent tous les obstacles à l'enseignement
élémentaire obligatoire, tant que les manufactures ont besoin d'une main-d'œuvre innom-
brable et l'admettent lorsque l'industrie et le machinisme requièrent une main-d'œuvre plus
instruite.
2
Leonhard HORNER, in Reports of Insp, of Fact. for 30th June 1857, p. 17. (Note de Marx.)
3
Id., in Rep. of Fact. for 31st Oct. 1855, p. 18, 19. (Note de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 54
Sir John Kincaid, inspecteur de fabrique pour l'Écosse, cite maints faits du
même genre : « La première école que nous visitâmes était tenue par une cer-
taine Mrs. Ann Killin. Lorsque je lui demandai d'épeler son nom, elle commit
tout de suite une bévue en commençant par la lettre C ; mais elle se corrigea
aussitôt, et dit que son nom commençait par un K. Mais, en examinant sa si-
gnature dans les certificats de scolarité, je remarquai cependant qu'elle l'écri-
vait de différentes manières et que son écriture ne laissait aucun doute sur son
incapacité d'enseigner. Elle avoua elle-même qu'elle ne savait pas tenir son re-
gistre... Dans une seconde école, je trouvai une salle, longue de 15 pieds et
large de 10, où je comptai 75 écoliers qui piaillaient un baragouin inintelligi-
ble 1 . » « Mais il n'y a pas seulement ces horribles tanières, où les enfants ob-
tiennent des certificats, mais non de l'instruction ; il y a beaucoup d'écoles où le
maître est compétent, mais ses efforts échouent presque complètement face au
fouillis inextricable d'enfants de tout âge, à partir de trois ans. Ses appointe-
ments, dans le meilleur cas, misérables, dépendent entièrement du nombre de
pence qu'il reçoit, soit de la quantité d'enfants qu'il lui est possible de fourrer
dans un local. Et, pour comble, un misérable ameublement, un manque de li-
vres et de tout autre matériel d'enseignement, et l'influence pernicieuse d'une
atmosphère confinée et viciée sur les pauvres enfants. Je me suis trouvé dans
beaucoup d'écoles semblables où je voyais des rangées entières d'enfants qui ne
faisaient absolument rien ; et voilà ce qu'on appelle fréquenter l'école, et ce
sont de tels enfants qui figurent comme éduqués (educated) dans la statistique
officielle 2 . »
Tout cela devient d'un grotesque effroyable dans les imprimeries sur coton,
laine, etc., qui sont réglées par des lois de fabrique particulières : d'après les ar-
rêtés de la loi, « chaque enfant avant d'entrer dans une fabrique de ce genre
doit avoir fréquenté l'école au moins 30 jours et pas moins de 150 heures pen-
dant les 6 mois qui précédent le premier jour de son emploi. Une fois au tra-
vail, il doit également fréquenter l'école 30 jours et 150 heures dans le courant
d'un des deux semestres de l'année... Il doit fréquenter l'école entre 8 heures du
matin et 6 heures du soir. Aucune leçon de moins de 2 heures 1/2 ou de plus de
5 heures dans le même jour ne doit être comptée comme faisant partie des 150
heures. Dans les circonstances ordinaires, les enfants vont, 5 heures par jour, à
l'école avant et après midi pendant 30 jours, et, après ces 30 jours, quand la
somme de 150 heures est atteinte, quand – pour parler leur propre langue – ils
1
Sir John KINCAID, in Rep. of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1858, p. 31, 32. (Note de Marx.)
2
Leonhard HORNER, in Reports... for 30th April, p. 17-18. (Note de Marx.)
3
Sir John KINCAID, in Reports of Insp. of Fact. for 31st October, 1856, p. 66. (Note de
Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 55
ont fini leur livre, ils retournent à la fabrique où ils restent 6 mois jusqu'à
l'échéance d'un nouveau terme, et alors ils retournent à l'école jusqu'à ce que
leur « livre soit de nouveau fini », et ainsi de suite... Beaucoup de garçons qui
ont fréquenté l'école pendant les 150 heures prescrites se retrouvent exacte-
ment au même point au bout de 6 mois de leur séjour dans la fabrique qu'au
point de départ ; ils ont naturellement oublié tout ce qu'ils avaient appris aupa-
ravant. Dans d'autres imprimeries sur coton, la fréquentation de l'école dépend
tout à fait des exigences du travail dans la fabrique. Le nombre d'heures de ri-
gueur y est acquitté dans chaque période de 6 mois par des acomptes de 3 à 4
heures à la fois, disséminés sur tout le semestre. L'enfant, par exemple, se rend
à l'école un jour de 8 à 11 heures du matin, un autre jour de 1 à 4 heures de
l'après-midi, puis il s'en absente pendant toute une série de jours pour y revenir
ensuite de 3 à 6 heures de l'après-midi pendant 3 ou 4 jours de suite ou pendant
une semaine. Il disparaît de nouveau trois semaines ou un mois, puis revient
pour quelques heures certains jours chômés, quand par hasard son employeur
n'a pas besoin de lui. L'enfant est ainsi ballotté de l'école à la fabrique et de la
fabrique à l'école, jusqu'à ce que le total des 150 heures soit acquitté 1 . »
1
A. REDGRAVE, in Reports of Insp. of Fact. for 31st October 1857, p. 41, 42. Dans les
branches de l'industrie anglaise où règne depuis assez longtemps la loi des fabriques pro-
prement dite (qu'il ne faut pas confondre avec le Print Works Act), les obstacles que ren-
contraient les articles sur l'instruction ont été surmontés ces dernières années, dans une cer-
taine mesure. Quant aux industries non soumises à la législation sur les fabriques, la situa-
tion qui y prédomine est celle exprimée par le fabricant verrier J. Geddes devant le com-
missaire d'enquête de M. White : « Autant que j'ai pu le constater, le supplément d'instruc-
tion accordé à une partie de la classe ouvrière dans ces dernières années est un mal. Il est
surtout dangereux, en ce qu'il la rend trop indépendante. » Cf. Children's Empt. Commis-
sion. IV Report, London, 1865, p. 253. (Note de Marx.)
2
« M. E., fabricant, m'a fait savoir qu'il emploie exclusivement des femmes à ses métiers
mécaniques ; il donne la préférence aux femmes mariées, surtout à celles qui ont une fa-
mille nombreuse, dont le ménage dépend d'elles, car elles sont plus attentives et plus disci-
plinables que les femmes non mariées, et de plus sont forcées de travailler jusqu'à l'épuise-
ment pour se procurer les moyens de subsistance indispensables. C'est ainsi que les vertus
qui caractérisent le mieux la femme tournent à son préjudice. Ce qu'il y a de tendresse et de
dévouement dans sa nature devient l'instrument de son esclavage et de sa misère. » Cf. Ten
Hours' Factory Bill. The Speech of Lord Ashley, London, 15 mars 1844, p. 20. (Note de
Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 56
Il saute aux yeux que l'instruction morale qui, dans toutes les écoles anglai-
ses, est amalgamée à l'instruction religieuse, ne saurait être plus efficace que
cette dernière. Les principes élémentaires qui, pour l'être humain, règlent les
rapports de l'homme à l'homme sombrent déjà dans la plus terrible des confu-
sions, ne serait-ce que parce que les rapports sociaux impliquent la guerre de
tous contre tous. Or ils doivent nécessairement rester totalement obscurs et
étrangers à l'ouvrier inculte, quand on les lui expose sous forme de dogmes
1
Cf. ENGELS, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, in Werke, chap. « Les
Résultats », 2, p. 342.
L'enseignement bourgeois évolue selon les nécessités dictées par le niveau de développe-
ment de l'industrie qui exploite les prolétaires. Ceux-ci n'ont donc guère de choses à en es-
pérer. En fait, ils trouvent ailleurs les conditions aussi bien matérielles qu'intellectuelles de
leur émancipation, le prolétariat étant nécessairement le plus sensible au mouvement maté-
riel de la société vers la dissolution de sa forme capitaliste : « L'infortunée réalité sensible,
elle, ne tient pas compte de l'imagination de l'individu : chacun de ses sens l'oblige à croire
à l'existence du monde et des individus existant autour de lui, et même son estomac profane
lui rappelle quotidiennement que le monde extérieur n'est pas vide, mais au contraire ce qui
remplit. Chacune de ses activités et de ses propriétés essentielles, chacune de ses impul-
sions vitales devient un besoin, une pénurie, qui transforme son égoïsme et son besoin d'au-
tres choses et d'autres hommes en dehors de lui. » (MARX-ENGELS, La Sainte-Famille, in
Werke, 2, chap. VI, p. 127.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 57
C'est ainsi que les ouvriers sont mis à l'écart et négligés par la classe au
pouvoir au plan moral comme ils le sont aux plans physique et intellectuel. Le
seul intérêt qu'on leur porte encore se manifeste par la loi, qui les agrippe dès
qu'ils s'en prennent d'un peu trop près à la bourgeoisie ; de même qu'envers les
animaux dépourvus de raison, on n'utilise pour eux qu'un seul moyen d'éduca-
tion : le fouet, la force brutale qui ne convainc pas, mais ne fait qu'intimider. Il
n'est donc pas étonnant que les ouvriers, qu'on traite comme des bêtes, devien-
nent vraiment des bêtes, ou bien qu'ils n'aient, pour sauvegarder leur cons-
cience d'hommes et le sentiment qu'ils sont des êtres humains, que la haine la
plus farouche, qu'une rage intérieure permanente contre la bourgeoisie au pou-
voir. De fait, ils ne sont des hommes qu'autant qu'ils éprouvent de la colère
contre la classe dominante : ils deviennent bestiaux, dès qu'ils s'accommodent
patiemment de leur joug, en cherchant seulement à rendre agréable leur vie
sans chercher à briser leur joug 2 .
1
La bourgeoisie anglaise a eu le loisir de se reprendre, comme on le sait, et s'est mise à in-
culquer aux ouvriers ses bons principes avec les bribes d'enseignement scolaire qui permet-
tent de faire avaler aux masses sans esprit critique l'idéologie bourgeoise. Si elle l'a fait, ce
n'est pas qu'elle soit aujourd'hui plus éclairée ni plus morale ; son appareil productif lui a
fait suivre cette évolution de corruption politique et morale du prolétariat : les sociaux-
démocrates réformistes, qui sont les représentants politiques et économiques privilégiés de
l'aristocratie ouvrière et de la petite bourgeoisie, se sont chargés de convaincre les classes
dominantes de l'avantage de l'éducation et de la promotion des travailleurs sur une base qui
demeure capitaliste.
2
L'éducation illuministe, conçue par la bourgeoisie à l'usage des ouvriers, n'est rien d'autre
qu'une série de recettes morales pour apprendre à vivre décemment à ceux qui n'en ont pas
les moyens matériels : « L'éducation doit apprendre que des abris sales, mal aérés et sur-
peuplés ne sont pas le meilleur moyen de préserver la santé et l'énergie. Ce qui revient à
vouloir sauver quelqu'un de la mort par inanition, en lui apprenant que les lois de la nature
EXIGENT que le corps humain soit constamment pourvu d'aliments. » (MARX, « L'éduca-
tion et le travail des enfants en Angleterre », in New York Tribune, 28 novembre 1853.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 58
Les bourgeois anglais sont d'excellents hommes d'affaires, et ils voient plus
loin que les professeurs allemands 1 . Ce n'est qu'à contrecœur qu'ils envisa-
geaient de partager le pouvoir avec la classe ouvrière. À l'époque du chartisme,
ils avaient appris de quoi était capable cet enfant robuste et malicieux qu'est le
peuple. Depuis lors, la plus grande partie de la Charte populaire leur avait été
imposée en devenant la loi du pays. Maintenant, plus que jamais, il fallait tenir
en bride le peuple par des moyens moraux. Or, le premier et le principal moyen
d'action sur les masses est et reste encore la religion. C'est ce qui explique que
les curés ont la majorité au sein des autorités scolaires, que la bourgeoisie
s'impose toujours plus de dépenses pour encourager toutes les sortes de déma-
gogie dévote, depuis le ritualisme jusqu'à l'armée du salut 2 .
1
Cf. ENGELS, préface à l'édition anglaise de 1892 de L'Évolution du socialisme de l'utopie
à la science, in Werke, 22, p. 309.
2
Après la conquête du pouvoir par la bourgeoisie, l'enseignement laïc évolue de plus en plus
vers le compromis avec le cléricalisme. La cause profonde en est que la religion vient au
secours de l'exploitation capitaliste. L'expérience historique a montré qu'une bourgeoisie
essentiellement politique, comme la française, pouvait se permettre un matérialisme, un ra-
tionalisme et un athéisme plus conséquents, tant qu'elle s'appuyait sur une petite bourgeoi-
sie et un paysannat parcellaire radical, tandis qu'une bourgeoisie qui exploite de larges cou-
ches d'ouvriers a une tendance marquée au « piétisme », selon l'expression d'Engels : « Il
est avéré que, parmi les fabricants, les piétistes ont la plus mauvaise réputation auprès des
ouvriers, qu'ils leur rognent les salaires de toutes les façons possibles, sous le prétexte qu'ils
les privent d'une occasion de boire ; or, avec leurs belles prêches, ils sont toujours les pre-
miers à soudoyer et à corrompre les gens. » (ENGELS, Lettres de Wuppertal, I, mars 1839,
in Werke, 1, p. 418.)
3
Cf. ENGELS, Le Rôle de la violence dans l'histoire, in Werke, 21, p. 422-423.
Engels analyse ici froidement la signification de la fameuse obligation scolaire élémentaire,
qui donne aux sujets de Sa Majesté le Capital des notions tout juste suffisantes, d'abord en
vue de travailler pour le plus grand profit des bourgeois, ensuite pour être réceptifs à son
bourrage de crâne et ses campagnes d'endoctrinement idéologique, par la grande presse, les
livres bon marché et, aujourd'hui, l'avalanche de la propagande bourgeoise par la radio, le
cinéma, le théâtre et surtout la télévision : l'oppression idéologique ne doit-elle pas complé-
ter la domination politique et l'exploitation économique ?
Par rapport aux conditions féodales, l'enseignement obligatoire pour tous fut un progrès in-
dissolublement lié à l'introduction, révolutionnaire elle aussi, du capitalisme lui-même.
Comme Engels le note, c'est une mesure démocratique bourgeoise, comme le suffrage uni-
versel et l'obligation militaire. Cependant, cette introduction ne se fait que sous la pression
violente des masses, qui d'ailleurs sont le moteur de la révolution antiféodale. Comme
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 59
C'est surtout la petite bourgeoisie qui se plaignait du coût élevé de ces deux
institutions et de l'aggravation fiscale consécutive. La bourgeoisie progressive
calculait que ces dépenses – certes fâcheuses, mais inévitables pour devenir
une « grande puissance » – seraient largement compensées par des profits ac-
crus.
Marx l'a souligné dans les textes précédents, la bourgeoisie répugne à appliquer cette ré-
forme dans sa période manufacturière où elle a besoin de tous les bras. Ce n'est qu'au mo-
ment où prédomine l'industrie mécanique qu'il lui faudra des ouvriers plus spécialisés, ainsi
que des experts, techniciens, etc. Bien sûr, ce mouvement ne se généralise que dans les
pays de capitalisme ancien. Un enseignement élémentaire, accompagné de cours techni-
ques, ne dérange pas alors la bourgeoisie – même les frais en sont supportés par la collecti-
vité.
1
La Prusse instaura un système scolaire nouveau au cours des luttes bourgeoises contre le
féodalisme de 1806 à 1813. Ce fut d'abord, en 1808, une « section pour la culture et l'ensei-
gnement » au ministère prussien de l'Intérieur dont la direction fut confiée de 1809 à 1810
au savant bien connu, Wilhelm von Humboldt. Cette section se transforma en 1817 en un
« ministère pour les Affaires religieuses, éducatives et médicinales », et J. M. Süvern dépo-
sa en 1819 un projet de loi générale sur « l'instauration de l'enseignement scolaire dans
l'État prussien ».
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 60
1
Cf. MARX, manuscrit annexe à Travail salarié et Capital (1849) intitulé Le Salaire.
Malgré tout le battage fait autour du système scolaire élaboré de la République démocrati-
que allemande, qui est certainement supérieur à celui de l'Allemagne de l'Ouest, un peu
plus anarchique à cause de ses prétentions libérales, il reste dans le prolongement du sys-
tème développé du 3e Reich, qui planifiait systématiquement non seulement la production
nationale, mais encore le s conditions matérielles et humaines de son bon fonctionnement.
Le système est-allemand n'a rien de socialiste, car celui-ci implique l'abolition de la divi-
sion du travail avec le passage d'une branche à l'autre des producteurs ayant dépassé le
stade de la formation de métier et de spécialisation qui implique l'antagonisme entre travail
manuel et intellectuel. Une chose est de plier l'industrie aux besoins de l'homme, et une au-
tre d'assujettir la formation des individus aux besoins changeants et péremptoires du mar-
ché et de la production, plus mercantiles que jamais en R.D.A.
En fait, la formation humaine est toujours dictée sous le capitalisme par les besoins de la
production, et nulle réforme de l'enseignement ne pourra y changer quoi que ce soit. Mais,
en République démocratique allemande, le capitalisme d'État a atteint sa forme la plus
haute de concentration et d'organisation, si bien que la main-d'œuvre ne peut pas ne pas être
systématiquement formée en conséquence. C'est en ce sens seulement que ce pays montre
la voie à ceux qui vont atteindre ce degré de développement capitaliste. Au reste, le sys-
tème est-allemand est tout à fait nationaliste, car, selon les besoins de l'industrie, il importe
de la main-d'œuvre peu qualifiée des autres pays « socialistes ». Au cours de sa phase mé-
canisée et automatisée, le capital exige, dans quelques pays avancés, une prolongation de la
scolarité nationale qui peut aller de pair avec l'importation de main-d'œuvre non qualifiée
étrangère, indispensable à l’industrie nationale. Cette prolongation de la scolarité, liée à un
enseignement de plus en plus spécialisé, multiplie l'idiotisme de métier à l'infini, en faisant
de chaque « expert » dans un minuscule rayon un imbécile, ignare dans tous les autres,
mais prétentieux partout. On développe ainsi un système basé sur le corporativisme, cher à
Monsieur Pétain qui n'avait pas les moyens de le réaliser alors, comme c'est le cas au-
jourd’hui.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 61
classe bourgeoise n'a pas les moyens ni l'envie d'offrir au peuple une éducation
véritable.
Nous ne pouvons naturellement nous arrêter ici aux nombreux petits pallia-
tifs préconisés par les bourgeois eux-mêmes.
1
Cf. Engels à M. K. Gorbounova-Kabloukova, le 22 juillet 1880.
La correspondante russe d'Engels, ancienne professeur de l'école professionnelle de Mos-
cou, s'était adressée au début de juillet 1880 à Engels afin de lui poser la question de savoir
quels pouvaient être le rôle et l'avenir des écoles professionnelles dans la Russie de l'épo-
que, et quels devaient être les moyens à mettre en œuvre pour combiner les grandes entre-
prises naissantes avec les conditions sociales des campagnes russes, où prédominait l'indus-
trie domestique. La correspondante d'Engels voulait, non pas tant en théorie qu'en pratique,
« faire quelque chose » en ce domaine pour les travailleurs russes, afin de leur éviter les
tortures inutiles de la phase de l'accumulation primitive. Le lecteur trouvera la seconde let-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 62
J'ai discuté de la question avec mon ami Marx, et tous deux nous sommes
d'avis qu'il n'existe pas de meilleures sources documentaires sur le système an-
glais d'écoles professionnelles que les rapports officiels qui se trouvent en vo-
tre possession. Le contenu de tout le reste de la littérature inofficielle tend
presque exclusivement à peindre en rose le système existant, si elle n'a pas
pour but de faire de la réclame pour telle ou telle charlatanerie. Je vais m'effor-
cer de trouver, parmi les rapports de School Boards et du ministère de
l’Éducation de ces dernières années ce qui est susceptible de vous intéresser, et
je vous communiquerai ensuite le nécessaire en détail lorsque vous aurez bien
voulu m'indiquer où je pourrai vous adresser soit mes lettres soit mes paquets
d'ici quinze jours ou en automne (étant donné que je vais quitter Londres pour
un certain temps). Dans ce pays, l'éducation industrielle de la jeunesse est en-
core bien plus négligée que dans la plupart des pays du continent, et ce que l'on
y réalise est le plus souvent de pure façade. Vous savez sans doute vous-même
que les Industrial Schools ne sont pas du tout au niveau des écoles profession-
nelles du continent, mais sont des sortes de maisons de redressement où l'on
envoie les enfants abandonnés pour quelques années à la suite d'un jugement
de tribunal.
Même les écoles de promotion pour les ouvriers adultes ne valent pas
grand-chose ici le plus souvent. Là où il se fait quelque chose de bien, on le
doit à des circonstances et des personnalités particulières, il s'agit donc d'insti-
tutions locales et temporaires. On ne pratique en ce domaine qu'une chose de
manière systématique : la charlatanerie. Le meilleur établissement sombre
après quelque temps dans une routine mortelle, et le but public devient de plus
en plus prétexte à ce que les employés consomment leurs rémunérations de la
manière la plus commode possible. C'est devenu une règle si générale ici que
les établissements pour l'éducation des enfants de la classe moyenne elle-même
– la bourgeoisie – n'y font pas exception. Sur ce plan, justement, on m'a cité de
nouveau ces derniers temps des exemples remarquables.
1
Cf. Engels à A. Bebel, 28 octobre 1885.
2
En France, l'instruction obligatoire fut introduite sous la pression de luttes politiques qui,
dit Marx dans Le Capital, I, ont l'avantage, lorsqu'il s'agit d'un pays centralisé, de faire ad-
mettre un système au nom d'un principe général, qui s'applique à tous, donc le plus com-
plet, alors qu'en Angleterre les conditions économiques ont fait que le système a été intro-
duit empiriquement, de manière tout à fait progressive et avec de nombreuses exceptions et
reste donc très imparfait.
Comme Engels le fera remarquer dans les textes suivants, la Commune ne fut pas étrangère
au bon système scolaire dont la France profita, sous la IIIe République notamment.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 64
Devant les désastres accumulés sur la France par cette guerre, devant son
effondrement national et sa ruine financière, les classes moyennes savent que
ce n'est pas la classe corrompue de ceux qui aspirent à être les esclavagistes de
la France, mais que c'est seulement la classe ouvrière, avec ses aspirations viri-
les et sa puissance herculéenne, qui peut apporter le salut 3 !
Elles sentent que seule la classe ouvrière peut les émanciper de la tyrannie
des curés, faire de la science non plus un instrument de domination de classe,
mais une force populaire, faire des hommes de science eux-mêmes non plus
des proxénètes des préjugés de classe, des parasites d'État à l'affût de bonnes
places et des alliés du capital, mais des libres agents de l'esprit. La science ne
peut jouer son véritable rôle que dans la République du Travail.
1
Cf. MARX, Première ébauche de « La Guerre civile en France », in Werke, 17, chap. « La
Commune. Mesures en faveur de la classe ouvrière », p. 529.
2
L'arrêté suivant était publié au Journal officiel du 29 avril 1871 : « Considérant qu'il est né-
cessaire d'organiser dans le plus bref délai l'enseignement primaire et professionnel sur un
modèle uniforme dans les divers arrondissements de Paris. Considérant qu'il est urgent de
hâter, partout où elle n'est pas effectuée, la transformation de l'enseignement religieux en
enseignement laïque. Afin d'aider dans ce travail la Commission de l'enseignement, le dé-
légué de la Commune à l'enseignement arrête : 1. une commission est instituée sous le nom
de Commission d'organisation de l'enseignement ; 2. elle est composée des citoyens André,
Dacosta, Manier, Rama et Sanglier. Le délégué : E. VAILLANT. »
3
Cf. MARX, Première ébauche de « La Guerre civile en France », in Werke, 17, chap. « La
révolution de la Commune représente toutes les classes de la société qui ne vivent pas du
travail d'autrui », p. 554.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 65
des parasites d'État 1 ; celle-ci a donné aux étudiants qui ont passé leurs exa-
mens la possibilité de pratiquer indépendamment du titre de docteur (le titre se-
ra conféré par la Faculté) 2 .
Il est absurde d'affirmer que les fonctions centrales – non point les fonc-
tions de gouvernement sur le peuple, mais celles qui sont nécessaires pour les
besoins généraux et ordinaires du pays – ne devaient plus être assurées. Ces
fonctions auraient subsisté, mais les fonctionnaires eux-mêmes ne pouvaient
plus – comme dans le vieil appareil gouvernemental – s'élever au-dessus de la
société réelle, car ces fonctions devaient être assurées par des agents commu-
naux et donc être exécutées sous un constant contrôle effectif.
1
Cf. MARX, Première ébauche de « La Guerre civile en France », in Werke, 17, chap.
« Mesures en faveur de la classe ouvrière, mais plus encore en faveur des classes moyen-
nes », p. 556.
Les mesures que Marx évoque ne sont évidemment pas socialistes, mais assurent une tran-
sition à un niveau très inférieur, celui de la France du siècle dernier. Marx écrit lui-même :
« La Commune n'élimine pas les luttes de classes grâce auxquelles la classe ouvrière s'ef-
force d'abolir toutes les classes et, par suite, toute domination de classe, mais elle crée
l'ambiance rationnelle dans laquelle cette lutte de classes peut passer par ses différentes
phases de la façon la plus rationnelle et la plus humaine. Elle peut être le point de départ de
réactions violentes et de révolutions tout aussi violentes. » (MARX, Première ébauche...)
C'est ce qui explique la modération des réformes, notamment celle de l'enseignement, qui
ont pour but, non pas de réduire les classes moyennes, mais de les faire passer sous l'in-
fluence politique des travailleurs, en leur consentant des avantages de toutes sortes.
2
Dans sa séance du 27 avril 1871, Miot, membre de la Commission de l'enseignement de la
Commune, proposait : « Vu l'impossibilité pour les étudiants en médecine ayant subi cinq
examens de doctorat de présenter une thèse, puisque la Faculté a abandonné son poste ;
considérant que la réception à ces examens successifs constitue un titre suffisant de capaci-
té, la Commune décrète : les étudiants en médecine ayant passé avec succès leurs cinq
examens de doctorat sont autorisés à exercer avec le titre de docteur la profession de méde-
cin sur la production d'un certificat du secrétariat de l'École. Un délai d'un an leur est laissé
pour soutenir leur thèse, s'il y a lieu. »
3
Cf. MARX, Deuxième ébauche de « La Guerre civile en France », in Werke, 17, chap. « La
Commune », p. 597-598.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 66
1
On voit combien systématique est la pensée de Marx : dès sa critique de Hegel en 1843, il
avait dénoncé l'évolution de la fonction publique vers la propriété privée, cf. ci-dessous, p.
54-57.
2
Cf. MARX, La Guerre civile en France, III, in Werke, 17, p. 344.
La Commune a opéré un redressement très net de renseignement en France, ce qui ne fait
que confirmer que l'éducation ne suit pas une ligne progressive vers une promotion toujours
plus grande de l'humanité, mais une courbe – celle de l’évolution capitaliste elle-même. De
même que l’économie est progressive au début du capitalisme, puis dégénère en une tech-
nique malsaine et polluante pour la nature aussi bien que les hommes, les sciences et les
arts connaissent leurs sommets – classiques – au début de l'ère capitaliste, puis dégénèrent
au niveau vulgaire, et l'enseignement ne fait pas exception, même si en l’occurrence, la
Commune, avec son puissant coup de bélier, a renversé un peu ce développement, et que le
capitalisme développé exige une scolarité plus longue et plus spécialisée. Cependant, la
tendance générale du capitalisme n'en est pas moins le déclin et la dégénérescence, à
l’échelle de l'humanité, de l'enseignement. Les statistiques elles-mêmes l'admettent de fa-
çon spectaculaire. Le directeur général de l'UNESCO déclarait le 9 septembre 1975 à la IXe
Journée de l'alphabétisation : « Le nombre global des analphabètes s'élève aujourd'hui à
quelque 800 millions, soit le tiers de la population adulte ; 60 % de ces analphabètes sont
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 67
Mais ce n'était pas tout. La proposition de loi contre les maires suspendit
au-dessus de leurs têtes l'épée de Damoclès de la révocation et les opposa à
chaque instant, eux, les présidents des communes rurales, au président de la
République et au parti de l’Ordre. L'ordonnance du 15 février transforma les 17
régions militaires de la France en quatre pachaliks et octroya aux Français la
caserne et le bivouac pour salon national.
des femmes, et de 1960 à 1970 le nombre de femmes analphabètes s'est ACCRU de 40 mil-
lions contre 8 millions seulement (sic) pour les hommes. »
1
Cf. MARX, les Luttes de classes en France, in Werke, 7, p. 95-86, 91.
2
Cette loi permettait aux préfets de révoquer arbitrairement les instituteurs et de les soumet-
tre à des sanctions disciplinaires.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 68
gislatives frappèrent d'un seul coup la classe paysanne. Le coup venant en bloc
à partir d'un centre, les lois et mesures mentionnées soulevèrent une contre-
attaque et une résistance générale. Elles devinrent le sujet des conversations
journalières dans les chaumières, inoculant la révolution dans chaque village.
[...]
Sans se laisser arrêter par les provocations du gouvernement, dont l'effet fut
d'accroître l'irritation générale contre l'état de choses existant, le comité électo-
ral (issu de la révolution de 1848) qui était entièrement sous l'influence des ou-
vriers, présenta trois candidats pour Paris : Deflotte, Vidal et Carnot 2 . De-
flotte, déporté de juin et amnistié dans un des accès de popularité de Bona-
parte, est un ami de Blanqui et il avait participé à l'attentat du 15 mai. Vidal est
connu comme écrivain communiste par son livre De la répartition des riches-
ses, c'est l'ancien secrétaire de Louis Blanc à la commission du Luxembourg.
Carnot, fils du conventionnel qui avait organisé la victoire, est le moins com-
promis des membres du parti du National, il fut ministre de l'Enseignement
dans le gouvernement provisoire et dans la commission exécutive : son projet
de loi démocratique sur l'enseignement populaire était une protestation vivante
1
Dans Le Développement du socialisme de l'utopie à la science, Engels explique qu'au mo-
ment de la révolution anti- féodale la lumière éclata et prétendit évincer pour toujours la
superstition, l'injustice et le privilège. Cependant le caractère bourgeois de l'évolution dis-
sipa bientôt toutes ces illusions : cf. ENGELS-MARX, Les Utopistes, Petite Collection
Maspero, 1976, p. 31-34.
Déjà Voltaire avait prévenu ses contemporains : la bourgeoisie révolutionnaire met trop de
hâte à abattre les idoles et les autels, mais il pouvait se consoler : la bourgeoisie instaurera
des préjugés et des superstitions plus grandes encore. Elle n'hésite pas aujourd'hui à s'allier
partout avec le clergé, et la lutte pour la laïcité elle-même qui n'avait été qu'une œuvre de
propagande pour un idéal jamais atteint, finit par un compromis – celui que les communis-
tes dégénérés prônent eux-mêmes aujourd'hui avec leur main tendue aux catholiques, ces
spécialistes de la domination des esprits depuis des millénaires, avec un sens du compromis
et de la tolérance parfaitement bourgeois, dont le principe est de réformer pour que tout
reste pareil.
2
Comme Marx le montre maintenant, les forces révolutionnaires de 1848 tentèrent déjà –
comme la Commune elle-même – de réagir contre le cours de la dégénérescence de l'ensei-
gnement, qui est inévitable dès lors que l'économie capitaliste entre dans une longue
phase de prospérité et de stabilité.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 69
contre la loi sur l'enseignement due aux jésuites. Ces trois candidats représen-
taient les trois classes alliées : en tête l'insurgé de Juin, le représentant du pro-
létariat révolutionnaire ; à côté de lui le socialiste doctrinaire, qui représente la
petite bourgeoisie socialiste ; le troisième, enfin, représente le parti républicain
bourgeois dont les formules démocratiques, face au parti de l'Ordre, acqué-
raient un sens socialiste et avaient perdu depuis longtemps leur sens propre.
C'était, comme en février, une coalition générale contre la bourgeoisie et le
gouvernement. Mais, cette fois, le prolétariat était à la tête de la ligue révolu-
tionnaire.
1
Cf. MARX, « La Révolution de Juin », in La Nouvelle Gazette rhénane, 29 juin 1848, in
Werke, 5, p. 133-134.
Selon Marx, la révolution prolétarienne, contrairement aux soulèvements populaires, met
chaque classe à sa place – et les hommes de « science » ainsi que les étudiants (dans leur
majorité) se rangent spontanément du « bon côté ». La révolution prolétarienne se distingue
nettement de toutes les révolutions populaires, c'est-à-dire interclassistes, qui suscitent l'en-
thousiasme du peuple : « La révolution de Février fut la belle révolution, celle de la sympa-
thie universelle, parce que la lutte sociale qui se trouvait à son arrière-plan n'y avait atteint
qu'un stade inconsistant et purement verbal. En revanche, la révolution de Juin est laide :
c'est la révolution repoussante, parce que la réalité s'est substituée à la phrase, parce que la
République a dévoilé la tête du monstre, en lui arrachant sa couronne tutélaire. » (Ibid., p.
134.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 70
seurs. Il fallait que les élèves de la Faculté de médecine refusent aux plébéiens
blessés le secours de la science. La science n'existe pas pour le plébéien qui a
commis l'indicible, l'inexprimable crime de tout risquer pour sa propre exis-
tence, et non celle de Louis-Philippe ou de M. Marrast.
Le Moyen Âge était parti de conditions tout à fait grossières. Il avait fait ta-
ble rase de l'ancienne civilisation de la philosophie, de la politique, de la juris-
prudence antiques, pour tout recommencer par le début. Tout ce qu'il avait re-
pris du vieux monde disparu, c'est le christianisme, ainsi qu'un certain nombre
1
Cf. ENGELS, La Guerre des paysans, in Werke, 7, p. 334, 343-344.
Avant de passer à l’analyse de l’effet sur l'enseignement élémentaire de la défaite ouvrière
de Juin 1848, considérons le danger que représente, pour l'éducation moderne, le clérica-
lisme – ce qu'illustrent les conséquences de l'écrasement des ouvriers révolutionnaires de
1848.
2
Engels explique ici que l'enseignement bourgeois ne pouvait être que laïque à ses débuts et
devait combattre l'enseignement religieux chrétien qui avait dominé les esprits durant des
millénaires. Cependant, cette lutte est idéologique, comme l'enseignement scolaire bour-
geois est lui-même une sphère des superstructures idéologiques et ne se hausse guère au-
dessus de l'enseignement élémentaire pour les larges masses.
Si les curés représentent un tel danger pour l'enseignement laïque bourgeois, c'est parce
qu'il y a des constantes idéologiques dans toutes les sociétés de classe successives, constan-
tes que le clergé manie le mieux avec son armée disciplinée de prêtres voués toute leur vie
à la cause de leur « parti ». Un compromis avec l'école confessionnelle ne fait donc que
sanctionner la déchéance de l'enseignement élémentaire dans le capitalisme sénile.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 71
Il est donc clair que toutes les attaques dirigées en général contre le féoda-
lisme devaient être essentiellement portées contre l'Église ; toutes les doctrines
révolutionnaires, sociales et politiques, devaient être, en même temps et princi-
palement, des hérésies théologiques. Pour pouvoir entamer les conditions so-
ciales existantes, il fallait leur enlever leur caractère sacré.
Alors que la bourgeoisie, en rétablissant les impôts sur les boissons, pro-
clamait l'intangibilité du vieux système fiscal honni, elle s'efforçait, au moyen
de la loi sur l'enseignement, de maintenir l'état d'esprit traditionnel des masses
qui permettait de faire supporter ses conditions sociales 1 . On est surpris de
voir les Orléanistes, les bourgeois libéraux, ces anciens apôtres du voltairia-
nisme et de la philosophie éclectique, confier la gestion de l'esprit français à
leurs ennemis héréditaires, les jésuites 2 . Mais si orléanistes et légitimistes
pouvaient diverger en ce qui concerne le prétendant à la couronne, ils savaient
que leur domination commune leur imposait d’unifier les moyens d'oppression
de deux époques historiques, et qu'il leur fallait compléter et renforcer les
moyens d'asservissement de la monarchie de Juillet par ceux de la Restaura-
tion.
Les paysans, déçus dans tous leurs espoirs et plus que jamais écrasés, d'une
part, par le cours bas des céréales, d'autre part, par l'accroissement des charges
1
Cf. MARX, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, in Werke, 8, p. 152.
2
Le matérialisme bourgeois, qui est d'espèce particulière, n'existe qu'au moment de la révo-
lution antiféodale, lorsque la pensée est étroitement liée à la praxis, et que l'histoire physi-
que, et donc spirituelle, est en mouvement réel. Par la suite, il s'estompe de plus en plus, et
à la fin du règne bourgeois nous assistons à une réconciliation de la bourgeoisie athée avec
le cléricalisme le plus éculé – ce à quoi s'efforcent également les communistes dégénérés.
Marx retrace le mouvement qui aboutit à la fusion entre athéisme ou Raison des débuts ré-
volutionnaires de la bourgeoisie et le déisme et la Foi du christianisme dans La Question
juive, cf., par exemple, le passage traduit in MARX-ENGELS, Les Utopistes, P.C.M., p.
89-91.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 72
1
Cf. MARX, Notes marginales au Programme du parti ouvrier allemand de Gotha (1875),
dont nous avons extrait la critique de Marx du programme relatif à l'enseignement.
2
Comme Marx le note, la société bourgeoise a besoin d'un certain effectif de personnel qua-
lifié que lui fournit l'enseignement supérieur : peu importe au capital quelle est l'origine so-
ciale de ses membres, dès lors qu'ils sont qualifiés pour exécuter ses fonctions : la promo-
tion sociale ne se fait donc que dans l'intérêt général du capitalisme et personnel des forces
de travail « qualifiées ». Marx estime que cette « promotion P, si elle s'effectue dans les
rangs des classes inférieures, est une preuve de la force et de l'effronterie des classes « su-
périeures » : « De même, pour l'Église catholique au moyen âge, le fait de recruter sa hié-
rarchie sans considération de condition sociale, de naissance, parmi les meilleurs cerveaux
du peuple, était l'un des moyens principaux de renforcer la domination du clergé et d'assu-
rer le maintien des laïcs sous le boisseau. Plus une classe dominante est capable d'accueillir
dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression
est solide et dangereuse. (MARX, Le Capital, III, chap. 36.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 73
que les frais d'éducation des classes supérieures sont payés par les recettes
d'ensemble des impôts. Soit dit en passant, il en va de même de
l'« administration gratuite de la justice », réclamée par l’article 5. La justice
pénale est partout gratuite ; la justice civile tourne presque exclusivement au-
tour de litiges de propriété et concerne donc presque uniquement les classes
possédantes. Voudrait-on qu'elles soutiennent leurs procès aux frais du trésor
public ?
Le paragraphe relatif aux écoles aurait dû pour le moins exiger des écoles
techniques (théoriques et pratiques) combinées à l'école primaire.
1
La position de Marx est strictement de classe, et elle s'oppose radicalement à tout le sys-
tème scolaire français astreint à la tutelle de l'État et tel qu'il est revendiqué par la gauche
laïque, mais non antiétatique. Certes, Marx ne s'oppose pas au contrôle de l'État pour
l'« exécution des prescriptions légales », et sa position rejoint ici celle qu'il a pour ce qui
concerne la législation de fabrique : Cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, P.C.M., t. I, p.
9, note 4.
Le § 4 du programme de Gotha illustre dans quel esprit Marx concevait le rôle de l'État :
« Face à l'État prusso-allemand, il fallait clairement préciser que les inspecteurs ne soient
révocables que sur décision des tribunaux ; que tout ouvrier puisse les attaquer en justice
pour violation de leurs devoirs, qu'ils soient pris dans le corps médical. »
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 74
J'en arrive ainsi à la fin, car l'annexe jointe au programme n'en représente
pas une partie caractéristique. Aussi puis-je être bref.
Dans aucun autre pays, le parti ouvrier ne s’est contenté d'une revendica-
tion aussi vague, mais toujours il a précisé la durée de la journée de travail,
telle qu'il la tient pour normale dans les conditions données.
1
Les libéraux bourgeois qualifièrent de Kulturkampf l'ensemble des mesures prises par Bis-
marck au cours des années 1870 pour instaurer en Allemagne une « culture laïque ».
D'abord, l'homme d'État prussien visait, au travers de l'Église catholique, le parti du Centre,
qui représentait toutes les survivances des petits États particularistes et antiprussiens du
centre et du sud de l'Allemagne. Ensuite, il utilisa cette campagne anticatholique pour op-
primer les territoires polonais occupés par la Prusse et, dans une mesure moindre, l'Alsace-
Loraine. Enfin, Bismarck masquait les luttes de classes par des querelles religieuses, en fai-
sant s'organiser les groupes les plus réactionnaires de la droite, du catholicisme et du parti-
cularisme autour du parti du Centre chrétien en une opposition militante et en poussant la
social-démocratie allemande à des mots d'ordre stériles de défense de la liberté de cons-
cience et autres foutaises démocratiques sans contenu de classe prolétarien et socialiste. Cf.
MARX-ENGELS, La Social-démocratie allemande, 10/18, 1975, p. 245.
2
Marx avait une idée précise et pratique de la question de la limitation de la journée de tra-
vail, comme en témoigne le passage suivant : « Pour l'instruction des membres de l'Asso-
ciation sur le continent, dont l'expérience sur les lois régissant les fabriques est d'une date
plus récente que celle des ouvriers anglais, nous ajoutons que toute loi sur la limitation de
la journée avortera et sera brisée par les capitalistes, si l'on ne prend pas soin de déterminer
précisément la période du jour qui doit englober les huit heures de travail. La longueur de
cette période doit être déterminée par les huit heures de travail plus les pauses pour les re-
pas. Par exemple, si les différentes interruptions pour les repas s'élèvent à une heure, il fau-
dra limiter à neuf heures la période légale du travail, mettons de 7 heures du matin à 4 heu-
res de l'après-midi, ou de 8 heures du matin à 5 heures de l'après-midi. » (MARX, Instruc-
tions pour les délégués du Conseil central provisoire à propos de diverses questions
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 75
(1866), cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, P.C.M., t. II, p. 81. Tout ce paragraphe, qui
figurait dans le rapport de Marx au congrès de l'A.I.T. de Genève, a été omis dans les réso-
lutions publiées par la suite.
1
L'un des principes fondamentaux de Marx en matière d'éducation est, en effet, la revendica-
tion du travail productif pour les enfants, afin d'annihiler l'esprit « puéril » qui règne, par
exemple, dans les classes parasitaires de la société. Ce retour de l'école à la production re-
vivifierait l'enseignement en le liant à la source des moyens matériels de la vie. La pro-
chaine section de ce recueil traitera tout entière de ce problème de la fusion de l'école et de
la production, qui est une autre forme de la combinaison du travail physique et intellectuel
dans le socialisme au sens de Marx-Engels. Rien ne sert de masquer les conclusions de
Marx, en arguant que de nos jours, dans les quelques pays « avancés » (où la production est
automatisée comme il l'avait prévu dès 1859, par exemple, dans les Grundrisse, 10/18, t. 3,
p. 327-337), les enfants ne travaillent plus en usine, ce qui contredit son affirmation selon
laquelle « une interdiction générale du travail des enfants est incompatible avec l'existence
même de la grande industrie ». Le capitalisme a gagné aujourd'hui plusieurs continents
nouveaux, parmi les plus peuplés, où il a pris un bain de jouvence et répète à une échelle
élargie, les conditions décrites par Marx dans Le Capital.
2
La conception de Marx est cohérente et systématique. Certes, elle est exploitée – mais pour
cela complètement tronquée – par les bourgeois et les prétendus pays socialistes pour ex-
torquer le plus possible de travail aux prolétaires salariés au nom du... marxisme. Mais il
faut vraiment une mauvaise foi insigne pour confondre le système socialiste de Marx qui
abolit la division du travail, l'argent, les professions manuelles et intellectuelles avec le ca-
ractère rébarbatif du travail productif, le marché, ainsi que le salariat et le capital, avec un
système plus ou moins élaboré de capitalisme d'État.
Remarquons que, dans les prisons françaises, on utilise toujours plus le système idéaliste
d'éducation, qui fait abstraction des conditions matérielles des prisonniers, pour faire de
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 76
Le premier cours des choses par lequel l'homme repose sur lui-même, c'est
qu'il soit né. Ensuite on le confie, pour le temps de sa minorité naturelle, à la
mère, « l'éducatrice naturelle des enfants » : « Cette période peut – comme
dans l'antique droit romain – durer, mettons, jusqu'à la puberté, soit environ
jusqu'à la quatorzième année ». Ce n'est que lorsque les garçons déjà âgés sont
assez mal élevés pour ne pas témoigner à la mère le respect qui lui est dû, que
l'assistance paternelle et, dans une mesure plus grande encore, les institutions
pédagogiques de l'État remédieront à ces lacunes. En devenant pubère, l'enfant
entre dans la « tutelle naturelle du père », à condition bien sûr qu'il y ait
« vraiment une paternité incontestable », sinon la communauté nomme un tu-
teur.
leur adaptation et insertion dans la vie civile une affaire de psychologues, avec leurs mé-
thodes d'inquisition spirituelle de type policier sans prise directe sur la vie concrète.
1
Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 293-301.
Une autre partie inhérente au système bourgeois d'enseignement est le rôle de la famille et
de l’État dans l'éducation. Il faut donc en faire la critique. Dans les sociétés de classe, l'État
est la macro-organisation des individus, la famille la micro-organisation, tous deux organi-
sant l'individu atomisé et sans défense, c'est-à-dire le plus apte à être exploité sans pitié.
Ces deux institutions prétendues « neutres » deviennent donc la base de toute éducation
dans les sociétés de classe avec son idéal de promotion individuelle.
On sait que Dühring avait influencé dangereusement la social-démocratie avec des idées
populaires, c'est-à-dire petites-bourgeoises oscillant entre les classes pour donner une ver-
sion « améliorée et réformée » du marxisme, en s'appuyant sur des lacunes du programme
ouvrier de Gotha. En somme, il développait à son paroxysme le système d'éducation en vi-
gueur sous le capitalisme, ce qui permet à Engels de faire une critique incisive des illusions
qu'il peut susciter dans les couches populaires. Il est évident que l'éducation à la Dühring,
qui anticipe celle que donnera le capitalisme épanoui, repose essentiellement sur la « sou-
veraineté de l'individu qui constitue le fondement de l'État », avec son « éducation du peu-
ple ».
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 77
Sur ce point, les utopistes sont bien plus avancés que Monsieur Dühring,
car, dans leurs systèmes, la libre socialisation des hommes et la transformation
du travail domestique privé en une industrie publique suscitent directement la
socialisation de l'éducation de la jeunesse et, par suite, des rapports mutuels ré-
ellement libres entre les membres de la famille 1 . Par ailleurs, Marx a déjà
montré 2 que « la grande industrie crée une base économique nouvelle pour une
forme supérieure de famille et de rapport entre les deux sexes, en attribuant un
rôle décisif aux femmes, aux jeunes gens et aux enfants des deux sexes dans le
procès socialement organisé de la production ».
L'école populaire pour tous offre « tout ce qui, en soi et par principe, peut
avoir un attrait pour l'homme », c'est-à-dire essentiellement les « bases et les
résultats principaux de toutes les sciences qui touchent les conceptions du
monde et de la vie ». Elle enseigne donc avant tout les mathématiques de façon
à parcourir « entièrement » le cycle de toutes les notions de principe et procé-
dés, depuis la simple numération et l'addition jusqu'au calcul intégral.
Mais cela ne signifie pas que, dans cette école, on fera effectivement du
calcul différentiel et intégral – au contraire. On y enseignera bien plutôt des
éléments tout nouveaux de la mathématique générale, ceux-ci contenant en
germe aussi bien les mathématiques élémentaires courantes que les mathémati-
1
Marx développera ce point dans le passage du Capital concernant le système utopique
d'Owen qui avait bel et bien l'avantage de socialiser l'éducation comme la production, mais
restait – comme il était inévitable au stade de l'expérimentation des solutions communistes
par « modèles »plantés en pleine économie capitaliste pour démontrer la supériorité du
mode de distribution collectiviste – enferré dans des solutions éducationnistes qui juraient
avec le système de production capitaliste qui entourait les « colonies communistes ».
2
Cf. Le Capital livre I, chap. XV, 9 : « La Législation de fabrique. »
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 78
ques supérieures. Or, bien que Monsieur Dühring prétende qu'il a déjà « devant
les yeux, schématiquement et dans ses grandes lignes, la matière des manuels »
destinés à son école de l'avenir, il n'a hélas pas réussi à découvrir jusqu'ici ces
« éléments de la mathématique générale » – et ce qu'il ne peut pas fournir, il ne
faut « l'attendre réellement que des forces nouvelles, plus grandes, du nouvel
état de la société ».
Or donc, si pour l'heure les raisins des mathématiques de l'avenir sont en-
core trop verts, il n'y a guère de difficultés pour l'astronomie, la mécanique et
la physique de l'avenir, qui « constitueront le noyau de toute formation », tan-
dis que « la botanique et la zoologie » serviront plutôt « de distraction, avec
leur forme et leur méthode qui sont essentiellement descriptives, quoi qu'en di-
sent toutes les théories ». C'est ce qui est imprimé p. 417 de sa Philosophie.
1
Comme tout bon bourgeois, Dühring ne propose jamais qu'une réforme de l'enseignement
qui, avec le développement du capitalisme, ne fait qu'aggraver les conditions existantes en
assujettissant encore plus étroitement l'enseignement aux nécessités aveugles de la produc-
tion. Cependant, il est curieux de voir que le privat-dozent Dühring oublie précisément
dans son « enseignement de l'avenir » les sciences développées par la production maté-
rielle.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 79
« Les langues mortes seront entièrement supprimées [...], tandis que l'étude
des langues étrangères restera quelque chose d'accessoire. » Ce n'est que là où
l'échange entre les peuples s'étend au mouvement des masses populaires elles-
mêmes qu'il faudra « les rendre facilement accessibles à chacun, selon les be-
soins ». « L'enseignement vraiment éducatif des langues » est condensé dans
une sorte de grammaire générale et, plus précisément, dans « la matière et la
forme de la langue maternelle ».
1
La critique d'Engels permet, par déduction, de se faire une idée de sa conception propre de
l'enseignement. Pour ce qui concerne Dühring, on observera que ses solutions correspon-
dent toujours aux côtés que le capitalisme a déjà dépassés, et en ce sens il représente typi-
quement la conception petite-bourgeoise.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 80
Comme on le voit, l'école populaire de l'avenir n'est rien d'autre qu'un lycée
prussien quelque peu « ennobli ». Dühring y remplace le grec et le latin par un
peu plus de mathématiques pures et appliquées, y introduit quelques notions de
la philosophie du réel et ramène l'enseignement de l'allemand au manuel de feu
Becker, donc à peu près au niveau de la troisième. En fait, « on ne réussit abso-
lument pas à comprendre » pourquoi les « connaissances » de Monsieur Dü-
hring, qui dans tous les domaines qu’il a abordés sont, comme nous l'avons dé-
jà montré, absolument scolaires – ou plutôt ce qui resterait d'elles après son
« épuration » radicale –, ne passeraient pas « en fin de compte, toutes sans ex-
ception, au rang de connaissances de base » – d'autant plus qu'en réalité elles
n’ont jamais quitté ce rang.
Sans doute, Monsieur Dühring a-t-il aussi vaguement entendu dire que,
dans la société socialiste, le travail et l'éducation seront combinés, de sorte que
l'on assurera une éducation polytechnique très variée, ainsi qu'une base prati-
que à l'éducation scientifique. Même ce point il l'utilise pour la « socialité » à
sa manière habituelle. Comme nous l'avons vu, l'ancienne division du travail
continue tranquillement de subsister pour l'essentiel dans la production de
l'avenir à la Dühring : il prive son instruction technique de toute future applica-
tion pratique et de toute signification pour la production même – mais de toute
façon elle n'a qu'un but scolaire et n'est destinée qu'à remplacer la gymnasti-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 81
que, dont notre révolutionnaire radical ne veut rien entendre 1 . Aussi ne peut-il
que nous offrir quelques phrases creuses, comme par exemple : « La jeunesse
et la vieillesse travailleront au sens sérieux du terme. »
1
Le courant auquel nous nous rattachons avait déposé la motion suivante sur le sport au
congrès des jeunes de Florence en 1910, l'esprit en est diamétralement opposé à celui qui
préside aux fêtes mercantiles organisées par les prétendues organisations ouvrières actuel-
les : « Reconnaissant, entre autres, que le socialisme tend à infuser au cœur de l'homme
l'amour de la vie, de la beauté et de la jouissance à l'inverse de la religion qui lui inspire le
renoncement et le désir d'anéantissement, le congrès invite les jeunes à organiser avec me-
sure et sérieux des fêtes qui, tout en détournant les camarades de divertissements communs
qui fomentent le vice et pervertissent l'âme, leur élèveraient l'esprit et les reposeraient de
l'âpre lutte quotidienne, en leur accordant une journée d'insouciance, de joie et d'étude, afin
de leur rajeunir et leur tremper le corps, puisque c'est de la bonne condition physique que
proviennent la force et la vigueur des idées. » (« La Question philosophique... », Le Fil du
Temps, n° 13, dans la partie consacrée à la « Polémique sur la " question de la culture " ».)
2
Cf. MARX, Le Capital, livre I, chap. XV, 9.
3
Cf. ENGELS, L'Origine de la famille, de la propriété et de l'État, in Werke, 21, p. 75-76.
Loin de se plaindre de la dissolution des mœurs et de la famille qu'entraîne inévitablement
l'évolution capitaliste, Engels met en évidence que tous les facteurs de désagrégation de la
société bourgeoise constituent des prémisses historiques nécessaires à une forme d'organi-
sation nouvelle et supérieure de l'humanité. Le marxisme a cette position parce qu'il repré-
sente le prolétariat, que Marx définit comme suit : « En annonçant la dissolution de l'ordre
social tel qu'il existe jusqu'à ce jour, le prolétariat ne fait qu'exprimer le SECRET DE SA
PROPRE EXISTENCE, car il est dissolution en acte de cet ordre du monde », étant « une
classe qui est à la fois au-delà et dans la société bourgeoise ». (MARX-ENGELS, Le Parti
de classe, P.C.M., 1973, t. 1, p. 31 et note 17.)
C'est du mouvement historique et économique de l'actuelle société capitaliste qui se dissout
et accouche d'une forme de société supérieure, que naissent les formules du communisme
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 82
Or, il se trouve que si la femme remplit ses devoirs dans le service privé de
la famille, elle reste exclue de la production sociale et ne peut pas gagner sa
vie, et, d'autre part, si elle veut participer à l'industrie publique et gagner sa vie,
elle est hors d'état de remplir ses devoirs de famille. Et il en va ainsi pour la
femme de la fabrique comme pour celle de toutes les branches d'affaires, et
jusque dans la médecine ou le barreau. La famille individuelle moderne est
fondée sur l'esclavage domestique avoué ou dissimulé de la femme, et la socié-
té moderne est une masse exclusivement composée de familles individuelles
qui en sont comme les molécules. De nos jours, l'homme doit, dans la grande
majorité des cas, gagner de quoi nourrir sa famille, tout au moins dans les clas-
ses possédantes, et cela lui donne une situation prépondérante qui n'a pas be-
soin d'être sanctionnée encore par un privilège légal : dans la famille, il est le
bourgeois, et la femme représente le prolétariat. On sait que, dans le monde
industriel, le caractère spécifique de l'oppression économique qui pèse sur le
prolétariat ne se manifeste dans toute son acuité qu'une fois écartés tous les
privilèges légaux de la classe des capitalistes, et établie la pleine égalité des
deux classes juridiquement. C'est pourquoi la république démocratique n'éli-
mine pas l'antagonisme entre les deux classes, elle ne fait au contraire que
fournir le terrain sur lequel il peut être mené à son terme dans la lutte. De
même, le caractère particulier de la prédominance de l'homme sur la femme
dans la famille moderne, comme la nécessité et la manière d'établir entre eux
une égalité sociale réelle n'apparaîtront en pleine lumière que lorsque les deux
sexes auront juridiquement des droits absolument égaux. On verra alors que
l'émancipation de la femme a pour condition première la rentrée de tout le
sexe féminin dans l'industrie publique, et qu'à son tour cette condition exige la
suppression de la famille individuelle comme unité économique de la société.
pour ce qui concerne son mode de production matériel aussi bien qu'intellectuel. Ce qui ca-
ractérise proprement la pensée de Marx-Engels, c'est que tout leur système découle du
mouvement réel de la société dans laquelle nous vivons. Il se distingue par là des utopistes,
qui sans transition faisaient un bond dans les formes supérieures du communisme, en dé-
duisant celui-ci de la Raison liée à la nature rationnelle des hommes. Le lecteur trouvera de
nombreux passages sur la femme et la famille dans le recueil de MARX-ENGELS, Uto-
pisme et Communauté de l'avenir, P.C.M., 1976, p. 37-44.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 83
Dans bien des cas, cependant, la famille n'est pas tout à fait dissoute par le
travail de la femme, mais elle est mise sens dessus dessous. C'est la femme qui
nourrit sa famille, et l'homme qui garde la maison, veille sur les enfants, balaye
1
Cf. ENGELS, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, in Werke, 2, chap. « Les
diverses branches d'industrie », p. 369-371.
Le mode de production capitaliste dissout lui-même la famille en un procès qui inflige
mille tortures aux êtres humains dans cette sphère privée que la propagande bourgeoise
vante comme le refuge de la douceur, du bonheur et de la quiétude, mais repose, comme
toutes les institutions, sur un rapport de forces.
Engels nous livre ici le secret, tout simple de cette famille : les causes mêmes de sa dissolu-
tion indiquent quels ont été les liens qui la tenaient ensemble – l'intérêt économique qui,
tout contradictoire, semble complémentaire et donc surmonté, tant que l'homme entretient
la femme et les enfants. Cette famille patriarcale, malgré les apparences de bonté de
l'homme qui donne ses sous, est déséquilibrée dès que femme et enfants vont à la fabrique
et pourvoient à leurs propres besoins : l'hypocrisie s'effondre alors, et la domination pa-
triarcale en même temps. La famille monogamique de l'ère bourgeoise ne s'en remettra
plus.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 84
les pièces et fait la cuisine. Ce cas est très, très fréquent ; à Manchester seule-
ment, on peut compter plusieurs centaines de ces hommes, condamnés aux tra-
vaux domestiques.
pour nous deux, et maintenant c'est le monde à l'envers ; Mary doit travailler et
moi rester ici pour garder les enfants, balayer, et laver et faire la popote ; et
puis raccommoder parce que quand la pôvre femme rentre à la maison le soir
elle est fatiguée et claquée. Tu sais Joé, c'est dur quand qu'on a été habitué au-
trement. Joé dit : – Oui mon gars, c'est dur ! Et Jack recommença à pleurer et il
aurait voulu jamais avoir été marié et jamais être né. Mais il n'aurait jamais
cru, quand il a épousé Mary, que tout cela arriverait. – Qu'est-ce que j'ai pu
pleurer à cause de tout cela, dit Jack ! Eh ben Monsieur, quand Joé a entendu
tout cela, il m'a dit qu'il maudissait et envoyait à tous les diables les usines, les
industries et le gouvernement avec tous les jurons qu'il avait appris depuis sa
jeunesse dans les usines. »
Peut-on imaginer de situation plus absurde, plus insensée, que celle que dé-
crit cette lettre ? Et pourtant, cette situation qui dévirilise l'homme et défémi-
nise la femme sans être en mesure de donner à l'homme une réelle féminité et à
la femme une réelle virilité, cette situation qui dégrade honteusement les deux
sexes et ce qu'il y a d'humain en eux, c'est la conséquence nécessaire de notre
civilisation tant vantée. Est-ce là l'ultime résultat de tous les efforts accomplis
par des centaines de générations pour améliorer leur vie et celle de leurs des-
cendants ! Il nous faut ou bien désespérer de l'humanité, de sa volonté et de sa
marche en avant, en voyant les résultats de notre peine et de notre travail tour-
nés ainsi en dérision ; ou bien admettre que la société humaine a fait fausse
route jusqu'ici dans sa quête du bonheur. Mais nous devons reconnaître qu'un
renversement si complet de la situation sociale des deux sexes n'a été possible
que parce que leurs rapports ont été faussés dès le début en étant contradictoi-
res. Si cette prédominance de la femme sur l'homme que le système industriel a
parfois engendrée est inhumaine, la prédominance de l'homme sur la femme
telle qu'elle existait auparavant est nécessairement inhumaine elle aussi. Si la
femme peut maintenant – comme jadis l'homme – fonder sa domination sur le
fait qu'elle apporte le plus, et même tout, au fond commun de la famille, il s'en-
suit nécessairement que cette communauté familiale n'est ni véritable ni ration-
nelle, puisqu'un membre de la famille peut encore se vanter d'apporter la plus
grande part à ce fonds.
1
Cf. ENGELS, L'Origine de la famille... in Werke, 21, p. 61.
Dans ce texte, Engels trace la genèse de la famille moderne, qui explique que cette forme
de mini-organisation des individus sous l'autorité du père (ce qui ne confère plus la dignité
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 86
essentielle n'est pas la polygamie, sur laquelle nous reviendrons plus tard, mais
l'organisation en une famille d'un certain nombre d'individus, libres ou non,
soumis à l'autorité paternelle du chef de celle-ci. Sous sa forme sémitique, ce
chef de famille vit en polygamie, tandis que ceux qui ne sont pas libres ont une
femme et des enfants 1 . Cette organisation tout entière y a pour but la garde des
troupeaux sur un terrain délimité. Ce qui est l'essentiel, c'est l'incorporation des
esclaves et l'autorité paternelle.
C'est pourquoi le type accompli de cette forme de famille est la famille ro-
maine. Le mot familia ne signifie pas, à l'origine, cet idéal du philistin contem-
porain, fait de sentimentalisme et de scènes de ménage. Au début, il ne s'appli-
que même pas, chez les Romains, au couple et aux enfants de celui-ci, mais
aux seuls esclaves. Famulus veut dire « esclave domestique », et la familia
c'est l'ensemble des esclaves qui appartiennent à un même homme. Encore au
temps de Gaïus, la familia, « id est patrimonium » (c'est le patrimoine), était
léguée par testament. L'expression – la famille – fut inventée par les Romains,
afin de désigner un nouvel organisme social dont le chef tenait sous l'autorité
paternelle romaine la femme, les enfants et un certain nombre d'esclaves, et
avait, sur eux tous, droit de vie et de mort.
Le mot n'est donc pas plus ancien que le système familial cuirassé des tri-
bus latines, qui se constitua après 1'introduction de l'agriculture et de l'escla-
vage légal, et après que les Italiotes aryens se furent séparés des Grecs.
patriarcale à ce personnage depuis que le capitalisme a désacralisé tous les rapports, mais
exprime néanmoins l'asservissement de la femme et des enfants) corresponde au système
de domination capitaliste.
1
Engels souligne que les harems dont jouissent les patriarches riches limitent cependant la
prostitution générale à laquelle les riches bourgeois soumettent les femmes des autres et de
leurs ouvriers dans la forme démocratique. La forme sémitique autoritaire est moins disso-
lue, puisqu'elle établit de nettes limites : harem ici, petite famille dans les classes asservies
là.
2
La conclusion de Marx est évidente : la famille monogamique de nos jours reflète toutes les
contradictions de la société bourgeoise elle-même et devra donc être éliminée elle aussi, et
non pas seulement de manière formelle. Dans L'Idéologie allemande, Marx-Engels mettent
en évidence que le capitalisme tend à la fois à dissoudre la famille et à la conserver pour
sauver sa propre forme d'organisation – ce qui secoue douloureusement la vie privée des
individus de notre époque. La prétention de faire reposer l'éducation des générations futures
sur la famille y est soumise à une critique écrasante :
« Le bourgeois se comporte envers les institutions et normes de son régime comme le Juif
envers la Loi : il les transgresse chaque fois qu'il le peut, mais en tant que cas particulier,
car il tient à ce que tous les autres s'y conforment. Si tous les bourgeois en bloc se mettaient
d'un seul coup à bafouer les institutions de la bourgeoisie, ils cesseraient d'être des bour-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 87
geois – ce qu'ils ne songent pas à faire, bien entendu, et qui ne dépend nullement de leur
volonté. Le bourgeois débauché viole l'institution du mariage et commet l'adultère en ca-
chette, comme le marchand viole l'institution de la propriété en spéculant, faisant banque-
route, etc., pour s'approprier le bien d'autrui. Le jeune bourgeois, dès qu'il le peut, se rend
indépendant de sa famille et, en pratique, abolit pour son propre compte les liens familiaux.
Cependant, le mariage, la propriété, la famille restent théoriquement intacts, parce qu'ils
constituent, en fait, la base sur laquelle la bourgeoisie a édifié sa domination, parce que ces
institutions, dans leur forme bourgeoise, sont les conditions qui font du bourgeois un bour-
geois, tout comme la Loi sans cesse transgressée fait du Juif croyant un Juif croyant. Ce
comportement du bourgeois vis-à-vis de ses conditions d'existence s'exprime sous une
forme générale dans la morale bourgeoise. » (Cf. MEGA, 115, p. 162.)
1
Engels à Gertrud Guillaume-Schack, 5 juillet 1885.
2
Pour la revendication de l'égalité de droits des femmes – pour laquelle Marx-Engels n'ont
cessé d'inviter les organisations ouvrières à lutter inlassablement – il en va comme des re-
vendications syndicales : lâcher pied dans cette bataille quotidienne, toujours recommencée
tant que se développe le capitalisme, ce serait renoncer lâchement au grand but de l'éman-
cipation totale de l'humanité. Il en va de l'infériorité sociale de la femme comme de l'infé-
riorité économique des classes laborieuses ainsi que de leur médiocre niveau « culturel »
consécutif – on ne saurait les compenser dans le cadre capitaliste, qu'il s'agit de briser. Cela
peut déplaire à ceux qui sont impatients de réaliser l'égalité de tous, mais cela témoigne
aussi de leurs illusions et du fait qu'ils n'ont pas l'intention d'opérer les changements radi-
caux qu'ils réclament en paroles.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 88
Il me semble que c'est un très grand progrès qu'au dernier congrès de la La-
bor Union américaine on ait traité les ouvrières à parité complète, tandis qu'il
règne un esprit mesquin sur ce plan chez les Anglais, mais plus encore chez les
galants Français 1 . Quiconque est tant soit peu familiarisé avec l'histoire sait
que les révolutions sociales sont impossibles sans le ferment féminin. Le pro-
grès d'une société se mesure très exactement à la position sociale du « beau
sexe ».
1
Cf. Marx à Ludwig Kugelmann, 12 décembre 1868.
2
Cf. ENGELS, Principes du communisme, rédigés de fin octobre à novembre 1847. Dans ce
texte, Engels tire les conclusions de la dissolution de la famille, et il confie le sort des nou-
velles générations non plus aux contingences d'individus privés, riches ou pauvres, igno-
rants ou cultivés, mais à toute la société.
3
Les mesures qui permettront de poser un terme aux rapports d'esclave dans la famille peu-
vent également être décrites comme suit : « Le rapport des sexes dans la société bourgeoise
oblige la femme à faire de sa position passive un calcul économique à chaque fois qu'elle
accède à l'amour. Le mâle fait ce calcul à partir d'une position active, en faisant le compte
de la somme due – à forfait par traites mensuelles dans le mariage, et comptant à chaque
fois pour le besoin satisfait dans la prostitution. De la sorte, dans la société bourgeoise, tous
les besoins se traduisent en argent – et ce aussi pour le besoin d'amour qui est dans le mâle
–, mais il se trouve que, pour la femme, le besoin d'argent tue le besoin d'amour. Tout cela
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 89
11. Égalité de droits héréditaires assurée aux enfants aussi bien naturels que
légitimes.
12. Concentration de tous les moyens de transport entre les mains de la na-
tion.
Toutes ces mesures ne peuvent naturellement être réalisées d'un seul coup.
Cependant les unes conduisent sans cesse aux autres. Une fois la première at-
taque portée à la racine de la propriété privée, le prolétariat se verra contraint
d'aller de plus en plus loin, de concentrer toujours davantage tout le capital,
toute l'agriculture, toute l'industrie, tous les transports, tous les échanges entre
les mains de l'État. C'est à quoi tendent toutes ces mesures ; elles seront réali-
sables et développeront leurs effets centralisateurs dans la mesure précise où le
travail du prolétariat multipliera les forces productives du pays. Enfin, quand
tout le capital, toute la production et tous les échanges seront concentrés entre
les mains de la nation, la propriété privée disparaîtra d'elle-même, l'argent sera
devenu superflu, la production aura augmenté et les êtres humains se seront
transformés au point que les derniers rapports de distribution de la vieille so-
ciété auront également disparu. [...]
Réponse : Après avoir retiré des mains des capitalistes privés l'utilisation de
toutes les forces productives et les moyens de circulation, ainsi que l'échange et
la distribution des produits, la société les administrera selon un plan établi à
vérifie que Marx ait vu dans cette question sexuelle la clé pour juger de l'ignominie d'une
forme de société donnée. [...]
Dans le communisme non monétaire, l'amour en tant que besoin aura le même poids et la
même signification pour les deux sexes qui s'unissent. L'acte qui le consacre réalisera la
formule sociale selon laquelle le besoin de l'autre humain est mon besoin d'homme ou de
femme, puisque le besoin d'un sexe se réalise dans le besoin de l'autre sexe. Rien ne serait
plus faux que de poser cela comme un simple rapport moral, fondé sur un mode déterminé
de rapports physiques. En somme, toute la clé en est dans un fait économique : l'argent
étant éliminé entre homme et femme, les enfants et les charges qui en découlent ne concer-
neront pas les deux engendreurs qui s'accouplent, mais la communauté elle-même. » (Cf.
« La Question philosophique dans la théorie marxiste », Le Fil du temps, 1976, n° 13, chap.
« L'Amour, besoin de tous ».)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 90
Pour s'éduquer, les jeunes gens pourront parcourir rapidement tout le sys-
tème de la production, afin qu'ils soient mis en état de passer successivement
de l'une à l'autre des différentes branches de la production – selon que les be-
soins de la société ou leurs propres inclinations les y portent 2 . L'éducation les
affranchira en conséquence de ce caractère unilatéral qu'imprime à chaque in-
dividu la division du travail actuelle. De cette façon, la société organisée
d'après le mode communiste donnera à ses membres l'occasion de mettre en
tous sens en action leurs aptitudes elles aussi développées dans tous les sens. Il
en résulte que toute différence de classe disparaît nécessairement. C'est ainsi
que la société organisée sur la base communiste est incompatible avec l'exis-
tence des classes, d'une part, et offre directement les moyens d'éliminer ces dif-
férences de classe, d'autre part.
1
C'est ce qui explique que les « capitalistes intelligents » et, plus encore, les nécessités de
l'industrie moderne des pays développés ont suscité un vaste réseau d'écoles professionnel-
les – comme Marx l'a prévu dans l'article que nous avons reproduit p. 70, et comme la Ré-
publique démocratique allemande l'a instauré le plus systématiquement en reliant l'industrie
à l'enseignement, qui y dépend plus que partout ailleurs de Sa Majesté le Capital, l'argent et
le marché, en développant au maximum la science vénale, avec ses concours et ses incita-
tions « matérielles ».
2
Dans son article « Progrès de la réforme sociale sur le continent », in The New Moral
World, 4 novembre 1843, Engels écrit à ce propos : « Fourier démontre que chacun naît
avec une inclination pour un certain type de travail, que l'inactivité absolue est une absurdi-
té qui n'a jamais existé et ne pourra jamais exister ; que, par nature, l'esprit humain est acti-
vité. En conséquence, il n'est point besoin de contraindre les êtres humains à une activité –
comme on le fait au stade actuel de la société. Il suffit d'imprimer la bonne direction à l'im-
pulsion naturelle de l'activité sociale » (cf. traduction française de ce texte, essentiel aux
yeux d'Engels pour réfuter les préjugés bourgeois, si forts, par exemple, en Russie de nos
jours, sur les incitations matérielles prétendument satisfaites seulement par l'argent, in
MARX-ENGELS, Le Mouvement ouvrier français, P.C.M., 1974, t. 1, p. 38-52). Fourier a
donné la synthèse de son système éducatif dans Œuvres, t. V de la reproduction des édi-
tions Anthropos, 1966 : Théorie de l'unité universelle, 4e vol., 605 p.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 91
Réponse : Il fera du rapport entre les sexes une question purement person-
nelle, ne concernant que les parties intéressées, et dans laquelle la société n'a
pas à intervenir. Il le peut, parce qu'il aura aboli la propriété privée et que les
enfants seront éduqués par la société, de sorte que seront détruites les deux ba-
ses qui ont constitué jusqu'ici les deux assises du mariage : la dépendance de la
femme vis-à-vis de l'homme, et celle des enfants vis-à-vis des parents en ré-
gime de propriété privée. C'est ce qui constitue la réponse à toutes les criaille-
ries des moralistes bourgeois sur la communauté des femmes que veulent,
paraît-il, introduire les communistes 1 . La communauté des femmes est un phé-
1
« Indubitablement la communauté des femmes relève d'une conception propriétaire – la
possession – qui voit dans la femme la propriété passive de l'homme, ce qui est une exaspé-
ration du vice individualiste de la société mercantile. L'espèce de propriété du sexe mascu-
lin sur le sexe féminin tout entier, en général, qui se manifeste dans la communauté des
femmes est caractéristique de la propriété de tout le peuple, où chacun est propriétaire et
participe à la propriété de tout le peuple. C'est ce qui ressort de la critique qu'adresse Marx
à la communauté des femmes chez les communistes grossiers qui ne font que généraliser la
propriété privée. Ceux-ci ne voient pas que la propriété de tous les hommes sur toutes les
femmes relève du même rapport que celui où l'homme considère la femme comme sa proie
et sa marchandise. Tout cela montre l'insuffisance de la tentative de dépassement de la pro-
priété privée tant que l'homme, de quelque sexe que ce soit, demeure le salarié d'une puis-
sance capitaliste s'étendant à toute la société. » (Loc. cit., Le Fil du temps, n° 15.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 92
1
Cf. MARX, L'Alliance de la démocratie socialiste et l'Association internationale des tra-
vailleurs. Un complot contre l'Association internationale des travailleurs. Rapport publié
par ordre du congrès de La Haye sur les agissements de Bakounine et de l'Alliance de la
démocratie socialiste (en français), 1871, in Werke, 18, p. 397.
Dans ce texte, Marx traite de l'agitation estudiantine dans la Russie féodale, à la veille de sa
révolution nationaliste bourgeoise, en mettant en évidence que les étudiants furent acculés
par le gouvernement réactionnaire à la révolte.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 93
1
Ibid., p. 447.
2
Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 81-86.
Dans cette série de textes, Marx et Engels font la critique des sciences bourgeoises. Ils in-
sistent essentiellement sur la relativité de celles-ci, non en versant dans une critique agnos-
tique, mais en liant le système des connaissances avec le niveau général des sociétés suc-
cessives.
Marx affirme qu'avec l'abolition de la division du travail, qui compartimente chaque activi-
té dans une branche autonome et particulière, tombera aussi l'actuelle classification des dis-
ciplines scientifiques, et la science s'unifiera, en connaissant un essor insoupçonné aujour-
d'hui, lorsque le temps libre, et non plus le temps de travail de la force humaine indivi-
duelle, sera devenu l'étalon de la richesse de la société (cf. Grundrisse, 10/18, t. 3, p. 347-
348).
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 94
a ouvert la carrière des progrès les plus gigantesques, mais aussi celle des er-
reurs. L'état virginal où tout ce qui était mathématique avait une valeur absolue
et était démontré d'une manière irréfragable fut perdu à jamais ; alors s'ouvrit
l'ère des controverses, et nous en sommes arrivés au point que la plupart des
gens différencient et intègrent, non parce qu'ils comprennent ce qu'ils font,
mais parce qu'ils font un pur acte de foi, parce que jusqu'ici on s'en est toujours
bien sorti. C'est pire encore en astronomie et en mécanique ; et en physique et
en chimie on se trouve en plein dans les hypothèses – comme dans un essaim
de guêpes. Et il ne peut guère en être autrement. En physique, nous avons af-
faire au mouvement des molécules, en chimie à la formation d'atomes en molé-
cules, et si l'interférence des ondes lumineuses n'est pas une fable, nous n'avons
aucune chance de voir jamais ces choses intéressantes de nos propres yeux.
Avec le temps, les vérités définitives et sans appel se font là étonnamment ra-
res.
Nous sommes encore plus mal lotis en géologie, puisque celle-ci, de par sa
nature même, se préoccupe essentiellement de phénomènes auxquels, non pas
seulement nous-mêmes, mais nul homme n'a assisté. La moisson de vérités dé-
finitives et sans appel y est donc infiniment difficile à effectuer, et de plus elle
est extrêmement maigre.
La deuxième classe de sciences est celle qui embrasse l'étude des organis-
mes vivants. Dans ce domaine, il se développe une telle complexité d'interac-
tions et de relations de causalité, que non seulement chaque question résolue
soulève une infinité de questions nouvelles, mais qu'aussi chaque question ne
peut être résolue que morceau par morceau, par une suite de recherches exi-
geant souvent des siècles ; en même temps, le besoin d'explication systémati-
que des connexions oblige sans cesse à entourer les vérités définitives et sans
appel d'une luxuriante plantation d'hypothèses. Quelle longue série d'intermé-
diaires n'a-t-il pas fallu, de Galien à Malpighi, pour établir exactement un fait
aussi simple que la circulation du sang chez les mammifères ! De même, com-
bien peu savons-nous de l'origine des corpuscules du sang, et combien de chaî-
nons nous manquent, encore aujourd'hui, pour établir, par exemple, un lien ra-
tionnel entre les manifestations d'une maladie et ses causes 1 ! Et de plus, il ar-
1
Faute de connaître les causes des maladies, la médecine bourgeoise en soigne les effets et
« ignore » le plus souvent le mal qui a provoqué les dégâts, autrement dit son action n'est
presque jamais préventive – ce qui est pourtant le plus efficace. Au reste, la science bour-
geoise n'a ni les moyens intellectuels ni encore moins les moyens monétaires, malgré les
énormes budgets de quelques pays, pour procéder à l'analyse et au traitement de tous les
individus, mais seulement – avec quels résultats, la maladie étant déjà déclarée ? – de quel-
ques privilégiés des classes ou pays dominants.
La psychanalyse démontre, par exemple, quelles investigations et dépenses d'énergie et
d'argent sont nécessaires pour retrouver le lien de cause à effet des manifestations patholo-
giques chez un individu isolé. Les transplantations et les thérapeutiques de pointe, avec leur
vénalité exorbitante, n'ont fait qu'accentuer le retard des soins sur la production de mala-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 95
rive assez souvent de faire des découvertes comme celle de la cellule, qui nous
forcent de soumettre à une révision totale toutes les vérités définitives et sans
appel qui règnent dans le domaine de la biologie et à en éliminer des tas entiers
à tout jamais. Si l'on voulait donc établir en ces matières des vérités absolu-
ment authentiques et invariables, on devrait se contenter de platitudes comme
celles-ci : Tous les hommes sont mortels, tous les mammifères femelles ont des
mamelles, etc. ; on ne pourrait même pas dire que les animaux supérieurs digè-
rent avec l'estomac et l'intestin et non avec la tête, car l'activité nerveuse cen-
tralisée au niveau du cerveau est indispensable à la digestion.
Mais où les vérités éternelles sont plus malmenées encore, c'est, dans le
troisième groupe de sciences, les sciences historiques qui étudient les condi-
tions de vie des hommes, les rapports sociaux, les formes juridiques et politi-
ques de l'État, ainsi que leur superstructure idéologique : philosophie, religion,
art, etc., dans leur succession historique et leurs effets actuels. Dans la nature
organique, nous avons au moins affaire à une série de processus qui, pour ce
qui concerne notre observation immédiate, se répètent, dans des limites très
vastes, de façon assez régulière. Les espèces des êtres organisés sont, dans l'en-
semble, restées les mêmes depuis Aristote 1 . Dans l'histoire de la société, en
revanche, la répétition des situations est l'exception et non la règle, dès que
nous dépassons l'état primitif de l'humanité, ce qu'on appelle l'âge de la pierre ;
or là même où se produisent ces répétitions, elles n'ont jamais lieu exactement
dans les mêmes circonstances. Ainsi le phénomène de la propriété commune
primitive du sol chez tous les peuples civilisés et la forme de sa dissolution.
Dans le domaine de l'histoire humaine, nous sommes donc moins avancés en
science que dans celui de la biologie. Bien plus : lorsqu'une fois, par exception,
on parvient à reconnaître la connexion interne unissant les formes d'existence
politiques et sociales, c'est régulièrement lorsque ces formes se sont déjà à
moitié survécu et vont vers la décadence. La connaissance est donc ici essen-
tiellement relative, se réduisant à prendre conscience des connexions et à saisir
dies : le secret de l'impuissance des sciences modernes se trouve tout entier dans l'économie
mercantile.
Écrivant à l'un de ses amis qui venait de passer son doctorat de médecine, la fille de Marx,
Jenny, affirmait avec beaucoup d'esprit que la prévention tuerait pratiquement la profession
de médecin dans la société communiste future : « Dans " notre société nouvelle ", on n'aura
guère besoin des prêtres du corps, ils feront tous faillite, ensemble avec leurs frères, les
médecins de l'âme, jusque-là je vous souhaite beaucoup de chance : jouissez de votre digni-
té – tant que cela dure ! » (Jenny Marx à Ludwig Kugelmann, 30 octobre 1869.)
1
Les sociétés de classe qui attribuent le travail nécessaire aux exploités et le temps libre aux
classes dominantes ne peuvent surmonter le dualisme entre masse ou matière et esprit, et ce
n'est que dans le communisme que sera résolu l'antagonisme entre matérialisme et spiritua-
lisme (cf. ci-dessous, p. 239). C'est pourquoi, les sciences bourgeoises ne peuvent surmon-
ter la hiérarchie aristotélicienne des disciplines, soit qu'elles mettent l'accent sur les scien-
ces de la matière, dites exactes, soit qu'elles privilégient les sciences de l'homme, le déter-
minisme ou l'indéterminisme. Ce n'est que sous le communisme que toutes les sciences se
fonderont en une seule discipline, les sciences de la nature.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 96
Nous aurions pu encore citer plus haut les sciences qui étudient les lois de
la pensée humaine, autrement dit la logique et la dialectique. Mais, ici, les véri-
tés éternelles ne connaissent pas de sort meilleur. M. Dühring déclare que la
dialectique proprement dite est pur non-sens, et les nombreux ouvrages qu'on a
écrits et qu'on écrit encore sur la logique prouvent assez que, là aussi, les véri-
tés définitives et sans appel sont encore plus clairsemées que certains ne se
l'imaginent.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 97
1
Cf. Engels à Fr.-A. Sorge, 29 avril 1886.
Engels répond dans cette lettre à quelques observations cri tiques d'un social-démocrate al-
lemand installé en Amérique sur le style du deuxième livre du Capital dans les termes sui-
vants : « Les tournures non allemandes doivent absolument nuire au renom de ce livre en
Allemagne. Vous connaissez la mesquinerie du philistin allemand cultivé. Engels peut en
rire, mais il ne vit plus dans de tels cercles depuis quarante ans. » Heureusement pour lui,
dirions-nous !
Certes, Engels ne prétend pas instaurer une syntaxe nouvelle – ce qui ne ferait que réformer
le système linguistique actuel. Il ne fait que dénoncer le formalisme et la réification de la
langue enseignée « bureaucratiquement »par l'État national existant. En ce qui concerne les
problèmes linguistiques sous le socialisme, cf. « Facteurs de race et de nation dans la théo-
rie marxiste », Le Fil du temps, n° 5, chap. « Staline et la linguistique » et « Thèse idéaliste
de la langue nationale ».
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 98
1
Engels fait allusion à un discours du député Lasker, lors de l'épisode final du Kulturkampf
de Bismarck. Après avoir proclamé en mai 1972 : « Nous n'irons jamais à Canossa ! »,
l'homme d'État prussien fut amené, dans sa lutte pour le laïcisme, à faire – comme c'est tou-
jours le cas – les plus grandes concessions au parti catholique du Centre et même au pape
Léon XIII. Il finit pratiquement par abolir les lois anti-catholiques qu'il avait décrétées, et
se sépara de ses collaborateurs les plus hostiles au catholicisme.
2
Cf. ENGELS, La Dialectique de la nature, extrait de l'introduction, in Werke 20, p. 311-
316.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 99
1
Aux époques révolutionnaires, lorsque l'histoire se met en mouvement pour susciter une
nouvelle forme de société et de production, la pensée coïncide avec la praxis et se fait ma-
térialiste, contrairement à l'idéologie des classes dominantes devenues conservatrices et ré-
actionnaires, qui sont « idéalistes ». C'est la raison pour laquelle, par-delà les formes de
production, il y a un apparentement entre les pensées progressives successives – ce qui ex-
plique que la Renaissance et la Révolution française aient renoué avec la pensée de l'anti-
quité, dès lors que l'histoire s'est remise à bouger, en renouant avec la pensée qui a atteint
un sommet à cette lointaine époque. Il s'ensuit qu'en ces périodes d'avancée de l'histoire on
trouve les hommes les plus grands, les conditions matérielles et intellectuelles coïncidant
alors pour élever certaines individualités à leur sommet par rapport aux masses qui restent
anonymes, tant que l'histoire procède dans les conditions de classe. Le marxisme apprécie
davantage l'apport de la bourgeoisie à ses débuts qu'à sa fin, contrairement à la conception
gradualiste qui voudrait que le progrès se déroule par accumulation incessante, ce qui serait
la négation du marxisme pour lequel l'histoire procède par révolutions, bonds et reculs, tant
qu'existent les classes. Toute conception gradualiste du progrès est forcément idéaliste,
l'Esprit étant le seul capable d'accumuler progressivement tous les acquis de plus en plus
positifs.
2
L'essor artistique, lié à l'intuition et à la sensibilité humaines, précède l'essor des sciences
aux périodes révolutionnaires, et l'époque capitaliste confirme qu'au moment où montent et
éclatent les révolutions bourgeoises dans les diverses nations, tout au long du XVe au XIXe
siècles, nous assistons à une grande floraison littéraire et artistique. Mais à peine le mode
de production capitaliste est-il sorti de sa phase d'incubation et se diffuse-t-il, qu'il se révèle
crassement antiesthétique. Quel bilan artistique la seconde moitié du XXe siècle de capita-
lisme sénile peut-elle bien présenter encore ?
3
Dans ce texte, Engels a commencé par énoncer les faits de superstructure qui frappent les
hommes en premier dans l'inversion nécessaire des rapports de nos sociétés de classe, puis
il passe à leur explication : le progrès qui les précède dans la base économique, avec le dé-
veloppement progressif d'un mode de production supérieur.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 100
Il se trouve que les héros de ce temps n'étaient pas encore asservis par la
division du travail, dont nous sentons si souvent chez leurs successeurs les ef-
fets débilitants de l'étroite spécialisation unilatérale 2 . Mais ce qui les distingue
par-dessus tout, c'est que, presque sans exception, ils sont complètement plon-
gés dans le mouvement de leur temps, dans la lutte pratique : ils prennent parti,
ils entrent dans la lutte, qui par la parole et l'écrit, qui par l'épée, souvent par
les deux. D'où cette plénitude et cette force de caractère qui font d'eux des
hommes complets. Les érudits en chambre sont l'exception : ce sont, soit des
gens de second ou troisième plan, soit des philistins prudents qui ne tiennent
pas à se brûler les doigts.
1
Engels fait allusion au chant choral : Eine teste Burg ist unser Gott (Notre Dieu est une sûre
forteresse ou un roc inébranlable), chant de la guerre des paysans de 1525.
2
La conception marxiste de la science et des arts ne cesse d'être révolutionnaire, en liant so-
lidement le développement intellectuel avec la base matérielle, attribuant plus d'importance
aux conditions sociales qui favorisent le progrès qu'aux capacités intellectuelles des indivi-
dus, déterminées en fait par les conditions historiques du milieu.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 101
En répétant, pour ainsi dire, le geste de Luther jetant au feu la bulle du pape
par un acte révolutionnaire, la publication de l'œuvre immortelle de Copernic –
quoique avec timidité, et, pourrait-on dire, seulement sur le lit de mort – fut un
véritable défi à l'autorité ecclésiastique dans les choses de la nature. L'émanci-
pation de la science de la nature à l'égard de la théologie date de cet acte, bien
que la polémique sur la délimitation de détail de leurs domaines respectifs
traîne jusqu'à nos jours et que, pour maints esprits, elle soit encore loin d'être
acquise. Il n'en reste pas moins que les sciences se développèrent dès lors à pas
de géant, gagnant en force, pourrait-on dire, en fonction du carré de la distance
décomptée (dans le temps) à partir de l'origine. C'est comme s'il avait fallu dé-
montrer au monde que le produit le plus élevé de la matière organique – l'esprit
humain – obéissait désormais à une loi du mouvement inverse à celle de la ma-
tière inorganique.
1
Engels décrit ici avec minutie la genèse historique des disciplines scientifiques bourgeoises
qui vont former en conséquence la pyramide aristotélicienne des connaissances que para-
chève la bourgeoisie. Notons qu'à ses débuts la bourgeoisie admet un strict déterminisme
dans les sciences dites exactes de la physique, etc., avant de dégénérer dans l'indétermi-
nisme. La pyramide aristotélicienne est propre à la science aliénée des sociétés de classe.
Pour le marxisme, la clarification cognitive s'obtient par le renversement du système aristo-
télicien, en commençant par la science des rapports sociaux et des séries des modes de pro-
duction qui en fournissent la clé. De cette base, on peut évoluer vers les autres sciences, di-
tes aujourd'hui naturelles et données aujourd'hui pour sûres et définitives.
2
Confirmant la thèse marxiste, selon laquelle une découverte scientifique se fait quand les
conditions matérielles l'exigent, Newton et Leibniz ont inventé ce calcul au même moment,
indépendamment l'un de l'autre.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 102
du système solaire, Kepler avait découvert les lois du mouvement des planètes
et Newton les a formulées sous l'angle général du mouvement de la matière.
Les autres branches de la science de la nature étaient très éloignées de ce degré
provisoire d'achèvement. Ce n'est que vers la fin de cette période qu'on se mit à
étudier plus à fond la mécanique des fluides et des gaz 1 . La physique propre-
ment dite en était encore à ses tout débuts, mise à part l'optique, dont les pro-
grès exceptionnels furent suscités par les exigences pratiques de l'astronomie.
La chimie venait tout juste de s'émanciper de l'alchimie grâce à la théorie du
phlogistique. La géologie n'avait pas dépassé le stade embryonnaire de la mi-
néralogie ; la paléontologie ne pouvait donc absolument pas exister encore. En-
fin, dans le domaine de la biologie, on en était toujours pour l'essentiel à ras-
sembler et à trier l'énorme matériel, tant botanique et zoologique qu'anatomi-
que et proprement physiologique. Il ne pouvait guère être question encore de
comparer les formes de la vie entre elles ou d'examiner leur extension géogra-
phique, leurs conditions d'existence climatiques, etc. Seules la botanique et la
zoologie parvenaient à un achèvement approximatif, grâce à Linné.
Mais ce qui caractérise avant tout cette période, c'est l'élaboration d'une
théorie d'ensemble qui lui est propre et dont le point central est l'idée de l'im-
muabilité absolue de la nature. La nature, quelle que fût la façon dont elle
s'était formée, restait semblable à elle-même tant qu'elle durait. Dès lors qu'un
mystérieux « choc initial » les avait mis en mouvement, les planètes et leurs sa-
tellites ne cessaient de graviter sur les ellipses prescrites à jamais, ou en tout
cas jusqu'à la fin du monde. Les étoiles, fixes et immobiles, reposaient pour
toujours à leur place, s'y maintenant réciproquement par la « gravitation uni-
verselle ». La terre était restée immuablement la même, de toute éternité, ou,
dans l'autre hypothèse, depuis le jour de sa création. Les « cinq continents » ac-
tuels avaient toujours existé, pourvus des mêmes montagnes, vallées, cours
d'eau, climat, flore et faune, à moins que la main de l'homme n'y eût causé des
changements ou des déplacements. Les espèces végétales et animales étaient
fixées une fois pour toutes à leur naissance. Le semblable engendrait constam-
ment le semblable, et c'était déjà beaucoup que Linné admît qu'il pouvait se
former çà et là de nouvelles espèces par croisement. Contrairement à l'histoire
de l'humanité qui se déroule dans le temps, on n'attribuait à l'histoire de la na-
ture qu'un déploiement dans l'espace. On niait tout changement et toute évolu-
tion dans la nature. La science de la nature, si révolutionnaire à ses débuts, se
trouvait soudain devant une nature absolument conservatrice, dans laquelle –
jusqu'à la fin du monde ou pour l'éternité – tout devait rester comme il avait été
au début.
1
Engels a noté au crayon dans la marge : « Torricelli à propos de la régulation des torrents
des Alpes. »
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 103
par l'ordonnancement de ses matériaux, autant elle lui était inférieure pour ce
qui est du maniement par la pensée de ces matériaux, la conception générale de
la nature. Aux yeux des philosophes grecs, le monde était sorti du chaos, était
en développement et résultait d'un devenir. Pour les savants de la période
considérée, il était quelque chose d'ossifié, d'immuable, et, pour la plupart d'en-
tre eux, il avait été créé d'un seul coup. La science reste profondément enlisée
dans la théologie 1 .
Je classe aussi les matérialistes du XVIIIe siècle dans cette période, parce
qu'ils n'avaient pas à leur disposition d'autres données scientifiques que celles
que j'ai décrites plus haut. L'ouvrage décisif de Kant est resté pour eux un mys-
tère, et Laplace n'est venu que longtemps après eux. N'oublions pas que cette
conception surannée de la nature, bien que les progrès de la science y fissent
des accrocs de toute part, a dominé toute la première moitié du XIXe siècle et
1
Engels trace ici les limites de la progression possible de la science bourgeoise, limites qui
trouvent leur explication dans le caractère de classe du mode de production capitaliste qui
engendre nécessairement une conception générale aliénée du monde et de la nature. Dans
l'évolution la plus récente des sciences de la nature, ces limites se manifestent le plus tangi-
blement dans le retour en force du principe d'indéterminisme, qui remet en cause la notion
fondamentale de causalité.
Certes, on ne saurait aujourd'hui substituer la science de la société sans classe à la science
bourgeoise dans le domaine des sciences de la nature, mais d'ores et déjà le marxisme a jeté
dans les sciences de l'homme la base pour toutes les conquêtes futures.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 104
que pour l'essentiel, elle est enseignée aujourd'hui encore dans toutes les éco-
les 1 .
1
L’exposé classique de Maedler montre quelle foi inébranlable en cette conception pouvait
encore avoir en 1861 un homme dont les travaux scientifiques ont pourtant largement
contribué à l'éliminer. « Toutes les dispositions de notre système solaire ont pour but, pour
autant que nous sommes en état de les percer à jour, la convention de ce qui existe et son
immuable continuation. De même que, depuis les temps les plus reculés, aucun animal, au-
cune plante de la terre ne se sont perfectionnés ou en général n'ont changé, de même dans
tous les organismes nous ne rencontrons qu'une suite de degrés juxtaposés et non succes-
sifs. De même que notre propre espèce est toujours restée physiquement la même, de même
la plus grande diversité dans les corps célestes coexistants ne peut pas nous autoriser, elle
non plus, à admettre que ces formes sont seulement des stades différents d'une évolution ;
au contraire toutes choses créées sont parfaites en soi. » (MAEDLER, Astronomie popu-
laire, Berlin, 1861, 5e éd., p. 316.)
C'est le caractère figé de cette vieille conception de la nature qui a permis de dégager les
conclusions générales et le bilan de la science de la nature considérée comme un tout uni-
que : les Encyclopédistes français encore purement mécanistes, parallèlement, et ensuite,
Saint-Simon en même temps que la philosophie allemande de la nature, perfectionnée par
Hegel. (Note d'Engels.)
2
Cf. MARX, Grundrisse, p. 29-31.
3
Dans le Sixième chapitre inédit du Capital, Marx explique, par exemple, que le droit relatif
à la propriété retarde aujourd'hui d'un mode de production entier : « En général, la concep-
tion juridique de Locke à Ricardo, est donc celle de la propriété petite-bourgeoise (les ins-
truments appartenant au travailleur, l'artisan) alors que les conditions de production qu'ils
décrivent appartiennent au mode de production capitaliste (où le travailleur est exproprié de
ses moyens de production, si bien que le produit de son travail appartient en droit au capita-
liste). [...] Du point de vue idéologique et juridique, les bourgeois reportent l'idéologie de
la propriété privée, dérivant du travail sans plus de façons sur la propriété déterminée par
l'expropriation du producteur immédiat. » (Ed. 10/18, p. 303-304.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 105
1
Mot illisible dans l'original. Kautsky propose art dans son texte.
2
L'imprimerie du Times se trouve à cet endroit.
Marx soulève ici des points d'évidence dans son argumentation : la société bourgeoise mo-
derne a certainement suscité une base matérielle autrement riche et variée que la société
grecque pour des épopées ou des tragédies, voire des comédies, de même qu'elle dispose de
moyens littéraires et techniques infiniment supérieurs. Pourquoi la créativité artistique n'a-
t-elle pas suivi ? Tout simplement parce que la « culture » est accaparée par la classe de
ceux qui remplissent les fonctions de direction et de gestion du capital et travestissent les
conquêtes spirituelles arrachées par le travailleur collectif, tandis que l'aliénation des condi-
tions matérielles et intellectuelles de la vie et de la production s'aggrave de plus en plus.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 106
La difficulté n'est donc pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont
liés à certaines formes du développement social, mais qu'ils nous assurent en-
core un plaisir esthétique et, qu'à maints égards, ils représentent pour nous une
norme, voire un modèle inaccessible 1 .
Certes, un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril. Mais est-il in-
sensible à la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas s'efforcer, à un niveau plus
élevé, de reproduire sa vérité ? Dans la nature de l'enfant, chaque époque ne
voit-elle pas revivre son propre caractère dans sa vérité naturelle ? Pourquoi
l'enfance historique de l'humanité, au moment de son plein épanouissement,
n'exercerait-elle pas le charme éternel de l'instant qui ne reviendra plus ? Il est
des enfants mal élevés et des enfants qui ont grandi trop vite : c'est le cas de
nombreux peuples de l'antiquité. Les Grecs étaient des enfants normaux. Le
charme que nous inspirent leurs œuvres ne souffre pas du faible développe-
ment de la société qui les a fait fleurir : elles en sont plutôt le résultat, insépa-
rable des conditions d'immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait
naître, et qui ne reviendra jamais plus.
1
L'art étant lié plus directement à l'homme et à sa sensibilité, il évolue autrement que la
technique qui croît en fonction directe de l'aliénation et de l'accroissement de la production.
« Dans les périodes anciennes de l'évolution, l'individu jouit d'une plénitude plus grande
justement parce que la plénitude de ses conditions matérielles n'est pas encore dégagée
pour lui faire face comme autant de puissances et de rapports sociaux indépendants de lui.
Il est aussi ridicule d'aspirer à cette plénitude du passé que de vouloir en rester au total dé-
nuement d'aujourd'hui. Tout cela explique qu'aucune conception bourgeoise ne s'est jamais
opposée à l'idéal romantique tourné vers le passé. C'est donc que celui-ci subsistera jusqu'à
la fin bienheureuse de la bourgeoisie. » (MARX, Grundrisse, 10/18, t. 1, p. 163.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 107
II
_______________
1
Cf. MARX, Salaire, Prix et Profit, in Werke, 16, p. 129.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 109
1
Cf. MARX, exposé sur L'Effet du machinisme à la séance du Conseil général de l'A.I.T. du
28 juillet 1868, in Werke, 16, p. 552-553.
En général, Marx conçoit la société communiste comme régénération des rapports réifiés et
extérieurs à l'homme au sein du capitalisme. C'est bel et bien l'atroce réalité d'aujourd'hui
qui forme la base transfigurée par le travail vivant, enfin émancipé, du monde de demain.
Les transformations économiques que se fixent les programmes politiques et sociaux ou-
vriers au cours de la transition au socialisme réaliseront les intuitions du jeune Marx, qui
écrivait en 1843 dans les Annales franco-allemandes : « Il s'agit de forcer les rapports pétri-
fiés à se mettre à danser, en leur chantant leur propre mélodie. »
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 110
vail 1 . » Tout le monde est satisfait comme cela, et la morale aussi, qui veut
que la femme soit avant tout une « machine à faire des enfants 2 ».
1
Cf. La Première Internationale, préparée par Jacques Freymond, Librairie E. Droz, Genève,
1962, p. 218 et 221.
Le rapport d'ensemble était tout à fait réactionnaire et « populaire » : « La femme, par sa
nature physique et morale, est naturellement appelée aux fonctions paisibles et minutieuses
du foyer domestique : c'est là son département. Nous ne croyons pas qu'il soit utile à la so-
ciété de lui donner encore un autre ministère. Si la femme prolétaire pouvait devenir député
à la Chambre, la soupe du travailleur pourrait bien manquer de sel. » Il est clair qu'une telle
conception est toujours apolitique.
2
Ibid., p. 219.
3
Ce qui distingue le marxisme de l'actuelle science faussement objective, basée sur l'empi-
risme, voire la philosophie, c'est qu'il n'enregistre pas seulement les données, mais entend
les transformer révolutionnairement. Il ne traite donc pas des faits ou « de la nature qui
EST, mais de celle qui PASSE et qui DEVIENT » (Cf. ENGELS, Herrn Eugen Dührings
Unwälzung der Wissenschaft. Dialektik der Natur, Mit Anhang aus dem handschriftlichen
Nachlass in MEGA, 1935, p. 487).
La science des sociétés de classe – par exemple, avec les lois physiques qui sont objecti-
vées dans les instruments et les machines – transforme elle aussi les produits de la nature
et, à un certain niveau quantitatif, la nature et l'homme lui-même, mais de façon mécanique
et indirecte, au sens où la science forme une sphère à part, séparée de la combinaison so-
ciale volontaire et consciente des hommes, si bien qu'elle obéit non pas à l'esprit et à la vo-
lonté de l'homme – quoi qu'on en dise et en pense dans l'idéologie dominante – mais agit
d'après le devenir déterminé et aveugle des choses elles-mêmes, dont l'homme lui-même
fait partie tant qu'il est aliéné et réifié.
4
Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 294.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 111
Marx-Engels n'ont jamais varié de conception en matière d'éducation comme ailleurs. Dès
le Manifeste, ils proposaient au point 10 : « Gratuité de l'éducation publique pour tous les
enfants. Abolition du travail des enfants tel qu'il existe aujourd'hui dans les fabriques et en-
seignement combiné avec la production matérielle, etc. »
1
Deux parties – l'économie et la politique – se distinguent cependant dans ce processus : il y
a pratiquement transcroissance de la base économique capitaliste qui se socialise de plus
en plus, et saut révolutionnaire et rupture dans le mode de distribution à socialiser, avec
l'action politique dissolvante du pouvoir prolétarien sur les superstructures surannées.
2
Cf. MARX, Grundrisse, p. 438.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 112
Marx remarque que le capital pose lui-même des entraves à son dévelop-
pement, et suscite en même temps les éléments pour les surmonter : « La limi-
tation du capital, c'est que tout son développement s'effectue de manière anta-
gonique – Vive donc les antagonismes ! – et que l'élaboration des forces pro-
ductives, de la richesse universelle et de la science entraîne l'aliénation du tra-
vailleur, qui se comporte vis-à-vis des conditions produites par lui-même
comme vis-à-vis de la richesse étrangère et de sa pauvreté à lui.
1
Ibid., p. 439-440.
2
Ibid., p. 440.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 113
quent l'évolution humaine au niveau capitaliste, avec l'armée des juges, poli-
ciers, fonctionnaires, professeurs et curés, qui représentent la « civilisation »
du capital, en s'appropriant le temps libre créé par la classe ouvrière ? D'où la
formule révolutionnaire des Babeuf et Blanqui ces « représentants du parti
communiste véritable » : « Vive la force révolutionnaire ! À bas la civilisa-
tion ! » que Marx a reprise et complétée avec sa formule de l'épanouissement
universel de tous les hommes dans la société sans classe, sur la base de la dic-
tature transitoire du travail sur les classes « cultivées » et « éclairées ».
C'est strictement sur une base de classe, bien tranchée et antagonique au
système capitaliste et aux classes bourgeoises, et à partir du développement
économique réel, que Marx fonde le devenir de la société communiste future, et
non sur un réformiste et révisionniste développement graduel, par osmose chez
les masses, de la culture existant chez les représentants intellectuels du capital.
1
Au niveau de l'organisation de classe du prolétariat, cette évolution se manifeste par la dis-
solution du syndicat de métier – par exemple des tisserands –, qui évolue en syndicat d'in-
dustrie – par exemple de la chimie ou du textile –, après que les syndicats d'ouvriers spécia-
lisés aient admis l'adhésion des travailleurs non qualifiés (cf. MARX-ENGELS, Le Syndi-
calisme, P.C.M., 1972, t. 1, p. 184-185, 195-196 ; t. 2, p. 124-125.
2
Cf. MARX, Un chapitre inédit du Capital, 10/18, p. 216. Marx montre en même temps (p.
181) que, en dépit du fait que le mode de production capitaliste balaie tous les obstacles
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 114
Dans son Droit à la paresse, Lafargue en déduit que les machines, qu'elles
fabriquent des saucisses ou d'autres machines, des chaussettes ou de la pâle
dentifrice, n'exigent pour produire personne d'autre que le mécanicien 2 , l'uni-
que « métier » que l'on apprend très rapidement et qui s'applique à toutes les
productions possibles. Comme sa tâche consiste à « veiller au travail d'un mé-
canisme bien réglé, il peut l'apprendre en très peu de temps, comme il peut
transférer ses services d'une machine à l'autre. En variant sa tâche, il peut dé-
velopper ses idées pour apprendre les combinaisons générales qui résultent de
ses travaux et de ceux de ses compagnons 3 ». Et Marx d'en conclure : « Dès
lors que tout développement spécialisé cesse, le besoin d'universalité, la ten-
dance vers un développement intégral de l'individu commence à se faire sen-
tir. » En effet, « du moment que la forme bourgeoise bornée est tombée, que
devient la richesse, sinon l'universalité des besoins produite dans l'échange
1
Cf. MARX, Grundrisse, p. 387.
Le caractère du travail lui-même sera transformé dans la société communiste qui ne peut se
développer qu'à un niveau extrêmement élevé des forces productives : « Au sein de la pro-
duction matérielle, le travail ne peut s'émanciper que : 1. si son contenu est devenu direc-
tement social ; 2. s'il revêt un caractère scientifique et apparaît directement comme du
temps de travail général. Autrement dit, s'il cesse d'être l'effort de l'homme simple force de
travail naturelle à l'état brut ayant subi un dressage déterminé (métier, spécialisation), pour
devenir l'activité du sujet qui règle toutes les forces de la nature au sein du procès de pro-
duction. » (Grundrisse, 10/18, t. 3, p. 181.)
2
Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/2, p. 309.
3
Cf. MARX, Instructions pour les délégués du Conseil central de l'A.I.T. adoptées en réso-
lutions au congrès de Genève de 1866, in Werke, 16, p. 192.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 116
répartir le travail entre tous les membres de la société sans exception (puisque
le travail simple est devenu général dans la production), en limitant ainsi le
temps de travail de chacun au point qu'il reste assez de temps à tous pour parti-
ciper aux affaires générales de la société au plan intellectuel aussi bien que pra-
tique [cf. tout le programme ouvrier de Gotha]. Ce n'est donc qu'à partir de ce
moment-là que toute classe dominante et exploiteuse est devenue superflue,
voire un obstacle au développement social, et ce n'est qu'à partir de ce mo-
ment-là aussi qu'elle sera impitoyablement éliminée 1 . »
Dans les textes qui vont suivre, Marx souligne que le capitalisme, à ses dé-
buts révolutionnaires, avait lui-même posé plus ou moins consciemment ce
programme d'éducation « polytechnique » que la division croissante du travail
a tari ensuite dans le capitalisme, en développant de manière forcenée le tra-
vail manuel à un pôle des classes et le travail intellectuel à l'autre. On voit que
le capitalisme « développé » ne fait que s'éloigner, ici aussi, de son mouvement
progressif d'antan sur la lancée duquel la dictature du prolétariat pouvait se
greffer plus aisément, évitant à l'humanité les affres d'une longue dégénéres-
cence.
1
Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 254. Comme le dit Engels, « le terrain du tra-
vail devint dès lors un champ de bataille » (ibid.).
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 117
née par l'obligation d'un but extérieur qu'il faut accomplir, dont l'accomplis-
sement est une nécessité de la nature ou un devoir social – comme on voudra.
1
Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/3, p. 253.
2
Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 370.
Engels précise que le passage de l'industrie de la force vapeur à l'électricité a ouvert des
possibilités infinies à l'industrie de s'installer uniformément et rationnellement dans les
campagnes, cf. Engels à Bernstein, 27 février-1er mars 1883.
3
Cf. MARX, Le Capital, livre I, in Werke, 23, p. 530.
4
Ibid., p. 530-531.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 118
1
Le dressage policé n'est possible qu'avec le développement de la ville (urbs, polis).
2
Cf. MARX-ENGELS, L'Idéologie allemande, in Werke, 3, p. 48.
3
Ibid.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 119
Synthèse universelle
Retour à la table des matières
En somme, Marx et Engels résument les mesures tendant à une formation
universelle de tous dans le principe selon lequel l'enseignement doit être com-
biné au travail productif, afin de surmonter l'opposition entre travail intellec-
tuel et corporel, ce pour quoi il faut que, dès l'enfance, l'homme soit entraîné
au travail physique et spirituel. Cela suppose que les tâches corporelles péni-
bles cessent d'être méprisées, et que l'on s'approprie des connaissances, des
capacités et un savoir-faire pratiques dans toutes les branches d'activité. Les
capacités intellectuelles, indispensables à cette mobilité, ne doivent pas s'exer-
cer seulement au cours de l'enfance et de la jeunesse, mais durant tout le reste
de la vie : la formation et la créativité vont toujours de pair, et dans le com-
munisme cela s'exprime dans le fait que l'on n'y reproduit pas simplement le
mode de production et de vie, comme sur la base du capital, mais que l'on y
crée sans cesse des rapports, des objets et des hommes nouveaux. L'effet ne
peut en être qu'une riche diversification des besoins tant matériels que spiri-
tuels.
1
Dans son éloge à Ernst Moritz Arndt, Engels laisse transpercer tout son mépris pour une
éducation qui néglige les « soins du corps » : « Ce n'est pas dans la poussière et la fumée
des grandes villes où la joie de l'un est écrasée par les intérêts de la totalité, ce n'est pas
dans les garderies des tout petits et les écoles, ces prisons philanthropiques, où la force et la
sève vitale se tarissent, non, c'est uniquement sous le ciel libre, dans les bois et les champs,
que la nature développe l'homme d'acier que l'espèce ramollie considère stupéfaite comme
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 120
L'un des gaspillages les plus inouïs de l'actuelle société capitaliste est cer-
tainement dû au fait que les « oisifs » disposent de tout l'appareil scientifique
et artistique de la société et ne font pas, tandis que ceux qui sont actifs dans la
production tâtonnent dans l'ignorance 1 . De par la simple combinaison du sa-
voir et du faire, le socialisme suscitera un accroissement de forces productives
et de richesses qui dépassera de loin celui que l'humanité a enregistré en pas-
sant du féodalisme au capitalisme. Cependant, son originalité en est que cette
amélioration ne portera plus tant sur les biens matériels, mais avant tout sur
l'enrichissement spirituel et l'essor de l'homme, et c'est par répercussion que le
monde des richesses s'en trouvera transformé et illuminé.
un fier chevalier du Nord [...]. Une jeunesse qui craint l'eau froide comme un chien qui se-
rait enragé, qui à la moindre froidure s'enveloppe dans trois ou quatre épaisseurs de laine,
qui s'honore de se libérer du service militaire en raison de ses débilités corporelles – c'est
vraiment un beau pilier de la patrie ! » (Cf. MEGA, 1/2, p. 97.)
1
Cette dissociation de la vie et de l'esprit ne cesse d'engendrer de nos jours des entraves à
l'essor des individus et leur cause mille tourments, en même temps qu'elle suscite la diffi-
culté d'apprendre comme de produire : « La journée d'école prolongée, unilatérale et im-
productive, des enfants des classes moyennes et supérieures augmente inutilement le travail
des instituteurs, non seulement en faisant perdre sans fruit aux enfants leur temps, leur san-
té et leur énergie, mais encore en les débilitant au plus haut point. » (MARX, Le Capital, I,
in Werke, 23, p. 508.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 121
Dialectique du progrès
et de l'aliénation croissants
Mais, de nos jours, chaque chose apparaît grosse de son contraire : la ma-
chine, qui possède le merveilleux pouvoir d'abréger le travail et de le rendre
plus productif, suscite l'étiolement de la force de travail en même temps qu'elle
la suce jusqu'à la moelle.
Les conditions sociales de notre temps ont déterminé ce fait patent, écrasant
et indéniable : l'industrie moderne et la science sont en opposition antagonique
avec la misère et la déchéance modernes, autrement dit il y a antagonisme entre
les rapports sociaux et les forces productives de notre temps. Certains partis
peuvent le déplorer ; d'autres souhaiter être débarrassés des conquêtes de la
1
Cf. MARX, discours prononcé lors de la commémoration de l'anniversaire de l'organe char-
tiste People's Paper, 19 avril 1856, in Werke, 12, p. 3-4.
Marx fait preuve ici d'un haut esprit dialectique : à ses débuts, le capitalisme est révolu-
tionnaire et progressif ; mais, étant aliéné, la courbe ascendante de production qu'il fait
transitoirement parcourir à l'humanité se retourne en une dégénérescence de plus en plus
grave : sa technique devient de plus en plus antisociale et polluante, et sa « culture » finit
par empoisonner la pauvre humanité.
2
La division du travail aggrave sans cesse ce divorce, en compartimentant et en isolant tou-
jours davantage les professions en secteurs hermétiques, tandis que l'ensemble est privé de
ce savoir et sombre dans une ignorance de plus en plus grande : de plus en plus, la science
se divise et se sépare des masses, et même des « professionnels », toujours plus spécialisés
et mutilés eux-mêmes.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 122
technique moderne et, du même coup, des conflits modernes ; ou bien encore
ils peuvent se figurer qu'un progrès aussi remarquable dans le domaine de l'in-
dustrie implique, pour prendre tout son essor, un recul non moins remarquable
dans l'ordre politique. Pour notre part, nous ne sommes pas un instant dupes du
caractère perfide de ceux qui insistent sur le caractère éternel de ces contradic-
tions. Nous savons que les nouvelles forces de la société ont uniquement be-
soin, pour acquérir un effet bienfaisant, d'hommes nouveaux, qui les maîtrise-
ront – nous avons parlé des ouvriers.
Or ils sont le produit des temps nouveaux – comme les machines elles-
mêmes. Dans les symptômes qui embrouillent la bourgeoisie, l'aristocratie et
les piètres prophètes d'un déclin, nous reconnaissons notre vaillant ami Robin
Godfellow 1 – la vieille taupe qui sait si obstinément saper le sous-sol de l'ac-
tuelle société, ce remarquable mineur de fond : la révolution.
Les ouvriers anglais sont les premiers-nés de l'industrie moderne. Ils ne se-
ront sans doute pas les derniers à soutenir la révolution sociale engendrée par
cette industrie, puisque cette révolution n'est rien d'autre que l'émancipation de
leur propre classe dans le monde entier, cette classe étant aussi universelle que
le règne du capital et l'esclavage du salariat. Je connais les luttes héroïques
soutenues par la classe ouvrière anglaise depuis le milieu du siècle dernier –
ces luttes, bien que mises sous le boisseau ou retouchées par les historiens
bourgeois, n'en sont pas moins glorieuses.
1
Personnage légendaire auquel la croyance populaire anglaise attribue le rôle de patron tuté-
laire de l'homme, l'une des principales figures de la comédie de SHAKESPEARE, Le
Songe d'une nuit d'été.
2
Cf. ENGELS, « Lettres de Londres », in Schweizerischer Republikaner, 16 mai 1843.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 123
Engels illustre ici le principe fondamental du matérialisme dialectique, selon lequel le pro-
grès d'une société ne dépend pas du niveau de savoir, mais du niveau des forces producti-
ves et du rôle d'une classe dans le mode de production.
1
Allusion à la situation de révolution double en Allemagne avant 1848, où, dans la première
phase, antiféodale, les bourgeois et les petits-bourgeois ont un rôle important à jouer et sont
donc progressistes.
Avec le temps, le prolétariat a moins besoin d'individualités venues d'autres classes – en-
core que ce fait ne soit pas en contradiction avec les conditions matérielles de l'émancipa-
tion du prolétariat, qui œuvre pour tous les individus : « La provision de cerveaux, dont le
prolétariat a bénéficié avant 1848 par l'apport d'autres classes, semble depuis totalement ta-
rie, et cela dans tous les pays. » (Engels à Marx, 11 février 1870.)
2
La communication par le moyen de la langue, parlée ou écrite, n'entre pas dans la supers-
tructure, mais dans la base économique, c'est une force productive.
Au cours de la première phase du mouvement ouvrier, la propagation de l'écriture et de la
lecture à tous était indubitablement un progrès matériel, au reste arraché de haute lutte par
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 124
reux sont les pauvres, car le royaume des cieux leur appartient, et avant long-
temps sans doute aussi le royaume de ce monde.
Et ce n'est plus que chez la classe ouvrière que continue de subsister sans
régression le sens théorique allemand. Il ne peut être liquidé, car ici point
d'égards au carriérisme, à la course au profit, à la gentille protection des autori-
tés supérieures ; au contraire, plus la science avance avec sérénité et sans
égards, plus elle se trouve en harmonie avec les intérêts et les aspirations des
la force, dans des batailles revendicatives de caractère économique ici, politique là, contre
la bourgeoisie, dont c'eût été pourtant le rôle historique de les promouvoir, mais qui avait
peur de la contagion des idées révolutionnaires, autre force productive de premier plan. Au
début du capitalisme, Marx pouvait écrire : « Il faut avoir connu l'application – studieuse, la
soif de savoir, l'énergie morale, l'infatigable instinct de développement des ouvriers fran-
çais et anglais, pour pouvoir se faire une idée de la noblesse humaine de leur mouvement »
(Sainte-Famille, Ed. sociales, p. 106).
Sur cette première phase, MARX-ENGELS, Les Utopistes, P.C.M., 1976, p. 19-31, 75-93.
1
Cf. ENGELS, introduction de 1892 au Développement du socialisme de l'utopie à la
science, in Werke, 22, p. 295.
Pour l'évolution économique comme pour le développement des sciences et de la culture,
l'Angleterre avancée montre la voie que suivront les pays arriérés qui se lancent dans le sil-
lage du capitalisme.
2
Cf. ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, in Werke,
21, p. 307.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 125
La littérature d'aujourd'hui
1
Lorsqu'après une défaite, dont la pire est une capitulation graduelle devant les exigences de
la bourgeoisie, le parti ouvrier ou le prolétariat tourne le dos à son propre point de vue de
classe, il faut parler effectivement de dégénérescence dès lors que le processus atteint une
gravité qui nécessite la création d'organismes révolutionnaires nouveaux – comme Lénine
l'a mis en évidence dans sa polémique contre la Deuxième Internationale.
2
Cf. ENGELS, La Situation de l'Angleterre, compte rendu de Th. CARLYLE, Past and Pre-
sent, Londres, 1843, in Werke, 1, p. 525-526.
3
Face à la stagnation de l'enseignement pour les ouvriers et la monopolisation de la produc-
tion intellectuelle par les classes dominantes, la bourgeoisie ne distille aujourd'hui les bri-
bes de savoir aux masses que pour les abrutir – la partie la plus mauvaise et la plus basse de
la presse bourgeoise va spontanément aux ouvriers – celle qui combine la fesse (le
« cœur ») à l'argent, l'escroquerie au policier, les commérages à la morale, et le racisme à la
torture, la société sénile bourgeoise se décomposant en un procès plus délétère que l'an-
cienne Rome.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 126
Deux cent mille hommes – et quels hommes 3 ! Des hommes qui n'ont rien
à perdre, dont les trois quarts n'ont qu'un lambeau sur le corps, d'authentiques
prolétaires et sans-culottes, et en plus des Irlandais, de sauvages, d'indompta-
bles, de fanatiques Gaëls. Il faut avoir vu les Irlandais pour s'en faire une idée.
Donnez-moi deux cent mille Irlandais, et je vous fous toute la monarchie an-
glaise en l'air 4 .
1
Cf. ENGELS, « La Situation des classes laborieuses en Angleterre », in Werke, 2, p. 452.
Cf. le corollaire de cette thèse, infra, p. 193, note 70.
2
Cf. ENGELS, « La Situation des classes laborieuses en Angleterre », in Werke, 2, p. 452.
Cf. le corollaire de cette thèse, infra, p. 193, note 70.
3
Cf. ENGELS, « Lettres de Londres », in Schweizerischer Republikaner, 27 juin 1843.
4
Allusion à O'Connel qui, abusant les masses qui le suivaient – les 200 000 Irlandais, dont
Engels parle ici –, trahissait par vanité personnelle et vénalité les revendications irlandaises
d'abolition de l'Union avec l'Angleterre.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 127
1
Cf. ENGELS, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, chap. « Les différentes
branches d'industrie ; les ouvriers d'usine proprement dits », in Werke, 2, p. 397-398.
Dans ce texte, Engels porte de rudes coups à l'ouvriérisme qui cultive et glorifie la condi-
tion ouvrière. Le socialisme ne doit pas perpétuer cette condition, mais l'abolir en même
temps que le capital et le salariat.
2
Cf. MARX, Grundrisse, p. 483-484, 215, 479, 584, 591, 603, 651, 657, 599.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 128
Dans son History of the Middle and Working Classes.... 3e édition, Londres,
1835, John Wade affirme :
1
Au fur et à mesure que le capital s'accumule, son joug se fait plus pesant, l'aliénation et le
dénuement de l'ouvrier augmentent. La science et la technique ne sont donc pas neutres,
aussi longtemps que subsistent les rapports capitalistes et que la science s'objective dans le
capital fixe en opposition au travail vivant, toujours plus débile et sans défense devant le
monstre automatique du capital. À la fin du cycle, la science, qui est une force progressive,
révolutionnaire au début du capitalisme, évolue, devient sénile et pestiférée comme les rap-
ports capitalistes eux-mêmes.
2
Le fait que les lois scientifiques s'objectivent dans les machines et qu'elles les animent sus-
cite l'inversion des rapports sociaux, si bien que le capital apparaît en tant que sujet domi-
nant. Ainsi, les machines, la technique et la science apparaissent comme la source première
et principale de la richesse, tandis que la force de travail apparaît comme secondaire, acces-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 129
soire, alors qu'il est évident que c'est d'elle qu'est venu tout le progrès productif, y compris
la science, la technique et les arts.
Cette inversion place le travailleur intellectuel au-dessus du manuel, les universités et insti-
tuts de recherche au-dessus des chantiers.
1
C'est toujours en matérialiste que Marx considère les rapports : ce n'est pas l'esprit, l'intelli-
gence, mais les besoins matériels de la production qui déterminent les inventions. C'est ce
que confirme le marché de la matière grise et des brevets dans le monde : les États-Unis
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 130
achètent des cerveaux dans le monde entier qu'ils regroupent dans leurs laboratoires et ins-
tituts de recherche, et on y effectue des inventions en série – comme on produit, parce
qu'on est poussé par les exigences matérielles de la production industrielle. Les États-Unis
enregistrent ainsi un excédent appréciable dans leur balance commerciale pour les inven-
tions – et ce, non pas parce qu'ils ont des capacités intellectuelles particulières, mais parce
que leur industrie est la plus massive et la plus avancée.
De même, la base matérielle productive explique que l'ignare et brutale Allemagne hitlé-
rienne, qui brûlait les livres et chassait les professeurs les plus éminents de ses universités,
ou la conformiste Bonn d'après-guerre, qui tue toute pensée et sensibilité originales dans
l'art et les lettres, est et reste le laboratoire, envié de tous, de la pensée technique, parce que
l'industrie y a atteint un développement inouï et a des exigences matérielles considérables
pour solliciter les inventions. Même l'opposition entre technique et belles-lettres s'écroule
devant l'expansion d'un marché des ouvrages aussi bien scientifiques que philosophiques et
littéraires, la technique étant aussi sophistiquée que la littérature est grossière et décadente,
mais il y a toujours la réédition des classiques d'un autre temps pour orner les bibliothèques
publiques et privées de ceux qui ont de l'argent.
1
Le phénomène actuel du chômage confirme encore la primauté de l'argent et des conditions
matérielles de la production sur les « forces scientifiques et spirituelles » : lorsque la renta-
bilité et les indices de la productivité baissent, on renvoie les chercheurs et on ferme les
instituts... faute de crédit. De même, la crise fait émerger crûment quelques vérités et
pousse à une conscience de classe plus aiguë, face aux mystifications capitalistes qui s'épa-
nouissent aux périodes de prospérité économique pour crétiniser l'intelligentsia comme les
masses.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 131
Enfin, depuis 1825, presque toutes les nouvelles inventions furent le résul-
tat des collisions entre ouvriers et l'entrepreneur qui cherchait à tout prix à dé-
précier la spécialité de l'ouvrier 2 . Après chaque nouvelle grève tant soit peu
importante, surgit une nouvelle machine. L'ouvrier voyait si peu dans l'applica-
tion des machines une espèce de réhabilitation, de restauration, comme dit M.
Proudhon, qu'au XVIIIe siècle, il résista pendant bien longtemps à l'empire
naissant de l'automate.
Vous dites que la technique dépend pour une grande part du niveau de la
science 3 . Or celle-ci dépend infiniment plus du niveau et des exigences de la
technique. Quand la société a un besoin technique, cela donne plus d'impulsion
à la science que ne le feraient dix universités. Toute l'hydrostatique (Torricelli,
etc.) a été suscitée, en Italie aux XVIe et XVIIe, siècles, par le besoin vital de
régulariser les torrents de montagne. Nous ne savons quelque chose de ration-
nel de l'électricité que depuis qu'on a découvert son utilisation technique. Mais
hélas, en Allemagne, on a pris l'habitude d'écrire l'histoire des sciences comme
si elles étaient tombées du ciel.
Bien que l'ouvrage de Ure date de 1835, soit d'une époque où le système de
fabrique n'était encore que faiblement développé, il n'en reste pas moins l'ex-
pression classique de l'esprit de ce système, non seulement en raison de son
franc cynisme, mais encore de la naïveté avec laquelle il divulgue les contra-
dictions absurdes qui hantent la tête des capitalistes 4 . Après avoir développé,
par exemple, la doctrine selon laquelle le capital, grâce à l'aide de la science
captée à sa solde, « parvient toujours à contraindre à l'obéissance l'ouvrier re-
belle », il s'indigne de ce que « l'on accuse parfois la science physique et mé-
canique de se prêter au despotisme des riches capitalistes et de servir d'instru-
ment pour opprimer la classe pauvre 5 ».
1
La science ne coûte en général absolument rien au capitaliste, ce qui explique sa frénésie à
l'exploiter. La science « d'autrui » est incorporée au capital tout comme le travail d'autrui.
Or, appropriation « capitaliste » et appropriation « personnelle » de la science ou de la ri-
chesse sont choses complètement étrangères l'une à l'autre. Le Dr Ure lui-même déplore
l'ignorance grossière de la mécanique qui caractérise ses chers fabricants exploiteurs de
machines savantes. Quant à l'ignorance en chimie des fabricants de produits chimiques,
Liebig en cite des exemples à faire dresser les cheveux. (Note de Marx.)
2
MARX, Misère de la philosophie, in Werke, 4, p. 154-155.
3
Engels à B. Borgius, 25 janvier 1894.
4
Cf. MARX, Le Capital I, in Werke, 23, p. 460.
5
URE, Philosophie des manufactures, p. 367-370.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 132
1
Cf. ENGELS, Compte rendu du Capital I de Karl Marx, in Werke, 16, p. 278.
2
Ibid., p. 284.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 133
En outre, pour transformer la nature humaine, pour lui faire acquérir apti-
tude, précision et célérité dans une branche de travail déterminée, c'est-à-dire
pour en faire une force de travail développée pour une tâche spéciale, il faut
une certaine éducation ou formation, qui coûte elle-même une somme plus ou
moins grande d'équivalents en marchandises. Cette somme varie selon le carac-
tère plus ou moins complexe de la force de travail. Les frais d'éducation – très
1
Cf. MARX, Le Capital, livre 1, in Werke, 23, p. 186.
Nous passons maintenant à la question des frais de formation et d'éducation que coûte la
main-d'œuvre dont a besoin le capital. On constatera aussitôt que la mesure est calculée au
plus juste pour les masses, et ce pour diverses raisons impératives pour le capital. Il s'agit
d'abord des frais qui concernent la grande masse de la population, où chaque centime épar-
gné par unité se multiplie par un chiffre énorme, où il importe donc de ladrer ; ensuite, pour
la production de la force de travail vivante, comme pour celle de n'importe quelle autre
marchandise, le capital ne peut se développer qu'en augmentant la part du profit et en com-
primant les frais « nécessaires » au maximum, et de plus en plus. En somme, l'éducation
des masses se calcule au plus juste. Mais même les spécialistes sont produits à un coût tou-
jours moindre, comme on le verra.
En revanche, la bourgeoisie, qui profite du temps « libre » créé de plus en plus par la pro-
ductivité croissante du travailleur collectif, n'est pas soumise à un calcul aussi rigoureux de
ses frais d'éducation – au contraire, le gaspillage ne fait que croître démesurément dans
cette sphère.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 134
minimes d'ailleurs pour la force de travail simple – entrent donc dans la sphère
des valeurs à dépenser pour la production de la force de travail...
La manufacture produit ainsi dans chaque métier dont elle s'empare une
classe de simples manouvriers que l'artisanat du Moyen Âge ignorait systéma-
tiquement. Si elle transforme en virtuosité la spécialité tout à fait unilatérale
aux dépens de la capacité de travail intégrale, elle commence aussi à faire une
spécialité de l'absence de toute formation professionnelle. À côté de la grada-
tion hiérarchique, il se développe une division simple des travailleurs en habi-
les et inhabiles. Pour ces derniers, les frais d'apprentissage disparaissent com-
plètement ; pour les premiers, ils diminuent comparativement à ceux qu'exige
l'artisanat ; dans les deux cas, la force de travail baisse de valeur 2 . Des excep-
tions se produisent seulement lorsque la fragmentation du procès de travail
donne parfois naissance à de nouvelles fonctions générales que l'artisanat igno-
rait ou qui n'y jouaient qu'un rôle inférieur. La dévalorisation relative de la
force de travail due à la diminution ou à la disparition des frais d'apprentis-
sage entraîne directement pour le capital un accroissement de plus-value, car
tout ce qui raccourcit le temps nécessaire à la production de la force de travail
agrandit ipso facto la marge de surtravail 3 .
1
Cf. MARX, Le Capital, I, in Werke, 23, p. 370-371.
2
« Un ouvrier, en se perfectionnant par la pratique sur un seul et même point, devient [...]
moins coûteux. » Cf. URE, Philosophie des manufactures, 1836, etc., t. I, p. 28. (Note de
Marx.)
3
On dit que cette évolution ne s'est pas vérifiée après Marx dans les pays développés, par
exemple, États-Unis et l'Europe occidentale d'aujourd'hui – ne serait-ce que parce que la
scolarité s'y prolonge de plus en plus. Il faut d'abord distinguer ici entre les couches tertiai-
res et la classe ouvrière moins son aristocratie – et déjà le phénomène se ramène à de mo-
destes proportions. Ensuite, il faut tenir compte que l'aristocratie ouvrière est pratiquement
concentrée tout entière dans les pays « avancés ». Ces pays semblent démentir la loi géné-
rale de la diminution des coûts d'éducation ou de la tendance au travail de plus en plus
simple, qui donne ce que l'on appelle aujourd'hui le minimum vital. De fait, la fraction des
ouvriers productifs diminue par rapport à la population des tertiaires dans quelques pays
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 135
Coûts de l'éducation
Ce sont les frais à engager pour que le travailleur subsiste en tant que tra-
vailleur, et pour le former au travail.
avancés, mais ce fait qui semble contredire la prolétarisation croissante n'est qu'un phéno-
mène déformant de l'évolution réelle du capitalisme à l'échelle générale, mondiale. Pour ce
qui concerne celle-ci, Le Monde du 18-19 janvier 1976 rapportait que le nombre des (sim-
ples) ouvriers ne cesse de croître dans l'univers : « Au début du XIXe siècle, affirme la
Pravda, la classe ouvrière ne comptait pas plus de 10 millions de membres dans le monde ;
au début des années 30, elle avait triplé ses effectifs pour arriver à plus d'un demi-milliard
dans les années 60. Selon la Pravda, ce demi-milliard se répartit ainsi : 160 millions pour
l'Europe occidentale, 110 millions pour l'Amérique du Nord, le Japon, l'Australie et la
Nouvelle-Zélande, 160 millions pour les pays socialistes, plus de 50 millions pour l'Améri-
que latine et, enfin, 120 millions pour les pays afro-asiatiques. » Et la Pravda d'en tirer une
thèse parfaitement juste et actuelle, mais à laquelle la Russie depuis Staline a tourné le dos
pour passer à la démocratie populaire, à savoir que la dictature du prolétariat s'impose de
plus en plus de nos jours.
1
Cf. MARX, Travail salarié et Capital, 1849.
La base de l'éducation dans les sociétés de classe est l'économie, et de nos jours cela se voit
de plus en plus à l'importance croissante des crédits qui conditionnent tout, du maître au
chauffage. Peut-on lire un livre, écouter un concert, assister à un spectacle, sans débourser
aussitôt ?
Il y a plus, dans les sociétés arriérées, les enfants subviennent très rapidement à leurs pro-
pres besoins, et certains auteurs ont expliqué la démographie galopante des pays du tiers
monde par le fait que les enfants y trouvaient plus facilement à subvenir à leurs besoins et
contribuer à ceux des autres, comme ce fut le cas durant la période initiale d'accumulation
du capital en Europe, décrite par Marx dans son œuvre maîtresse.
Certes, les frais d'éducation gonflent massivement dans les pays développés, mais à un
rythme moindre que l'accroissement de la production, car ils obéissent, eux aussi, aux
grandes lois de l'économie capitaliste, qui exige pour PROGRESSER une diminution cons-
tante des frais de production de l'homme, donc de l'éducation, ce qui ne va pas dans le sens
de l'amélioration de la qualité, mais du nivellement, de la production de masse – pour les
classes cultivées aussi bien que pour les ouvriers.
La série de textes ci-après se divise en deux : ceux qui concernent la formation profession-
nelle : 1. des ouvriers de la production qui va toujours davantage dans le sens de la simpli-
cité la plus grande ; 2. de celle des spécialistes que l'on appelle aujourd'hui les tertiaires,
cadres, services, fonctionnaires, etc., qui se dévalorise également dans une mesure crois-
sante, quoique les effectifs n'en cessent de gonfler – quitte à s'effondrer lors des crises.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 136
1
Cf. MARX, Salaire, Prix et Profit, 1865.
2
Cf. MARX, Travail salarié et Capital, 1849.
3
Cf. MARX, Grundrisse, p. 657.
Dans ce passage tout à fait fondamental, Marx a prévu clairement la phase seconde, ac-
tuelle, des pays capitalistes développés, où la masse des ouvriers productifs a tendance à
diminuer – étant donné la monstrueuse accumulation du capital et de la technique, concen-
trée dans quelques rares pays du monde – par rapport aux spécialistes et tertiaires « culti-
vés » qui effectuent, en tant qu'agents salariés, les fonctions du capital.
Cette division correspond aux stades décrits par Marx dans le Chapitre inédit du Capital
(10/18, p. 191-223) : dans le premier, celui de la soumission formelle du travail au capital,
la masse des ouvriers croît et la journée de travail s'allonge au maximum, tandis qu'à celui
de la soumission réelle du travail au capital, la science et la technique (avec le gonflement
des professionnels) intensifient le procès de travail au maximum, et le nombre des ouvriers
peut diminuer dans ces quelques pays : la scolarité s'allonge alors pour les besoins d'exploi-
tation du capital, et la journée de travail des ouvriers pourrait être réduite de manière dra-
conienne.
4
Qui comprend les classes cultivées.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 137
1
Cf. MARX, Le Capital, III, in Werke, 25, p. 311-312.
Après l'analyse de l'évolution des frais de formation de la classe prolétaire qui nous inté-
resse essentiellement, puisqu'il s'agit toujours de la classe « la plus nombreuse et la plus
misérable » de la société qui est aussi la force révolutionnaire de l'avenir, nous passons à la
question des frais d'éducation des classes « cultivées », de ceux qui sont sortis des grandes
et petites écoles, des cours accélérés ou prolongés pour experts et spécialistes remplissant
les fonctions du capital en tant qu'employés salariés.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 138
1
Ce passage est essentiel pour expliquer la dégénérescence générale de la « culture » et de la
science dans le capitalisme sénile. On sait qu'à la fin le capitalisme a largement dépouillé
les individus de leur personnalité, comme les bourgeois sont expropriés et remplacés par
des « agents salariés qui accomplissent les fonctions du capital » (Anti-Dühring). Tout
d'abord, la production se fait plus scientifique : « Corrélativement à la centralisation du ca-
pital et à l'expropriation de la majeure partie des capitalistes au profit d'une poignée d'entre
eux, se développe sur une échelle toujours croissante l'application de la science à la techni-
que, etc. » (Capital, I, Ed. sociales, t. 1, p. 204.)
Cependant, par la suite, le capital tend à faire baisser au maximum les frais d'éducation de
l'énorme masse des tertiaires et autres classes « cultivées » pour appliquer sa loi de la
baisse constante des coûts de production de la marchandise matérielle ou vivante : il suffit
de comparer le niveau d'un bachelier de 1900 ou même d'avant-guerre avec celui de 1976,
et se remémorer que le chômage des cadres est antérieur au chômage général de ces toutes
dernières années, la crise frappant le plus durement les « classes moyennes », qui virent
alors au totalitarisme fasciste.
Observons enfin que le parasitisme du capitalisme mercantile s'exprime aussi dans le fait
que le travail des cadres, ingénieurs, etc., se résout de plus en plus à faire des comptes mer-
cantiles de productivité et de rentabilité, la fraction de leur temps consacré à la technique
productive diminuant en général. Bref, le travail se dévalorise de plus en plus, et frappe
même les « agents du capital ». Marx disait déjà en 1844 que le bourgeois lui-même subis-
sait le joug du capital et de ses lois économiques aveugles, mais, ajoutait-il, nous autres
prolétaires, nous n'avons pas lieu de pleurer sur leur sort.
2
Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/1, p. 144-146.
Il faut aborder – au moins – la question de savoir quelles fractions des classes « cultivées »
sont productives, improductives ou parasitaires sous le régime capitaliste. Nous ne préten-
dons pas ici traiter à fond de la question. Nous renvoyons le lecteur aux deux grands textes
dans lesquels Marx s'explique sur ce sujet : Théories sur la plus-value, Ed. sociales, t. 1, p.
161-356 ; Un chapitre inédit du Capital, 10/18, p. 224-240.
Notons simplement deux choses. Premièrement, c'est en se rangeant parmi les classes pro-
ductives qu'une profession se prétend indispensable et affirme son droit à une rémunération
aussi élevée que possible. Deuxièmement, c'est que la bourgeoisie, en devenant conserva-
trice, a changé complètement de conception à ce sujet : alors qu'au début de son règne elle
défendait, avec son porte-parole le plus classique – Adam Smith –, la nécessité d'avoir les
faux frais les plus minimes possibles, en réduisant au maximum les classes improductives
(du féodalisme) ainsi que le poids de l'État, elle vit gonfler par la suite les classes dites
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 139
Cependant, sous une forme qui lui est propre, la société bourgeoise va re-
produire désormais tout ce qu'elle avait combattu dans la forme féodale ou ab-
solutiste, et ce sera donc l'une des principales tâches des sycophantes de cette
société – notamment ceux des classes supérieures – que de justifier, sur le plan
de la théorie, la restauration de la fraction purement et simplement parasitaire
Il faut alors préférer des gens comme Malthus qui proclament ouvertement
la nécessité et l'utilité des « travailleurs improductifs » et des parasites purs et
simples 1 .
1
Cf. MARX-ENGELS, Sur Malthus, Petite Collection Maspero, en préparation.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 141
1
Cf. MARX, Grundrisse, p. 237-238.
La thèse marxiste selon laquelle, avec le développement du capitalisme, c'est toujours
l'élément le plus parasitaire et le plus médiocre qui l'emporte sur le travail productif est il-
lustrée ici par Marx dans la sphère bourgeoise elle-même. Cette inversion de toutes les va-
leurs ne touche pas que les ouvriers, mais les capitalistes eux-mêmes. Elle s'explique, selon
Marx, par le fait que les rapports mercantiles prévalent, même au sein des couches capita-
listes, sur les rapports de production. La valeur d'échange l'emporte sur la valeur d'usage,
comme faire de l'argent prévaut sur produire des objets utiles. Le fait est que les statistiques
économiques confirment brutalement cette évolution : les frais de circulation ne l'empor-
tent-ils pas sur les frais de production dans les pays capitalistes développés, et les petits,
moyens et même souvent les grands capitalistes industriels ne sont-ils pas de plus en plus
expropriés ou tombent entre les griffes des banquiers et des financiers, typiques représen-
tants de la valeur d'échange mercantile en opposition à la valeur d'usage de la production ?
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 142
1
Dans Le Capital à propos des premiers placements de capitaux, Marx explique que l'inven-
teur d'une machine ou d'un procédé nouveau fait le plus souvent faillite, parce qu'il lui faut
beaucoup de temps et de travail, donc d'argent, pour créer quelque chose de nouveau, l'ex-
périmenter et le faire admettre, d'autant qu'il se heurte à la concurrence des machines et
procédés déjà existants, si bien que le travail créateur dans la production – non pas, certes,
dans la sphère idéologique – est toujours plus mal traité que le « travail » mercantile. L'ex-
périence, dit Marx, a montré que ce n'est qu'à la seconde tentative, voire la troisième – fai-
tes évidemment par des capitalistes qui ont plus de moyens financiers que de génie inventif
– que les machines ou procédés nouveaux finissent par s'imposer et donner lieu à de grands
profits.
2
Cf. MARX, Theorien über den Mehrwert, in Werke 26/1, p. 341.
3
Les hommes d'argent tirent le plus grand profit du fait que l'appropriation ou la reproduc-
tion d'une invention est infiniment plus aisée et moins chère que sa production originelle,
ce qui ne fait que confirmer que tous les rapports capitalistes tendent à pénaliser le travail
productif en faveur du mercantilisme et du parasitisme.
Ce même fait cependant, comme le note Marx, permet de penser que la facilité d'appropria-
tion par rapport à la difficulté de production d'invention permet une diffusion incroyable
des connaissances et de la pratique, qui favorisera l'éclosion de l'homme social, épanoui en
tous sens.
Dans l'antiquité, Pythagore devint fameux pour avoir assimilé musique et mathématique
dans son école, toutes deux étant pour lui des nombres, la musique se ramenant à huit no-
tes. Il passait d'un même pas du discontinu au continu, du fini à l'infini, pourrait-on dire. Ce
fut, à l'époque, le résultat d'une très longue maturation extrêmement complexe, alors que
cela apparaît aujourd'hui non seulement facile et clair, mais encore banal – même pour un
enfant de l'école primaire. Il en sera ainsi plus tard des équations de la relativité générale
d'Einstein – comprise de nos jours par une dizaine d'hommes sur un million.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 143
De nos jours, ce qui est remarquable, ce n'est pas que la Neuvième Symphonie ait été écrite
mais qu'étant incluse dans les huit notes de Guido d'Arezzo un quelconque orchestre puisse
l'exécuter, si bien qu'elle peut émouvoir indépendamment de la langue. Sa valeur univer-
selle n’est pas donnée au départ, mais à l'arrivée d'un long chemin d'une infinité d'hommes
cheminant ensemble.
1
Cf. MARX, « L'Émigration forcée », in New York Daily Tribune, 22 mars 1853.
Dans ce passage remarquable, Marx évoque la régulation existant dans la société antique,
dont on sait que la civilisation brillante reposait, comme il est de règle dans les sociétés de
classe, sur le travail, la peine et la misère des esclaves, qui étaient seize fois plus nombreux
en Grèce, que les hommes libres (de s'adonner aux sciences et aux arts – et qui le faisaient
admirablement bien, ce que l'on ne peut plus dire de nos jours de leurs homologues les plus
récents).
2
Que dire de l'infamie des actuelles sociétés disposant de l'application des sciences naturel-
les à la production, qui devrait leur donner une souplesse inouïe – n'étaient les rapports
mercantiles et monétaires tout-puissants – pour adapter la population aux nécessités de la
production aussi bien qu'à ses résultats variés, dont le temps libre est au moins aussi impor-
tant que la consommation aux yeux des marxistes. Il est significatif que les syndicats roses
et jaunes négligent au maximum les revendications tendant à abréger la durée du temps de
travail, et il est caractéristique du capitalisme sénile qu'il ait reporté la retraite à un âge plus
mûr dans tous les pays « avancés », en faisant encore gonfler le « temps libre » pour ses
« agents stipendiés » qui remplissent les fonctions de plus en plus lourdes du capital.
3
Cf. MARX, Le Capital, I, in Werke, 23, p. 552.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 144
La société capitaliste, elle, fait produire le temps libre par une seule classe,
en transformant la vie entière des masses en temps de travail.
Le temps libre – pour le loisir aussi bien que pour les activités supérieures –
transformera tout naturellement celui qui en jouit en un individu différent, et
1
Cf. MARX, Grundrisse, p. 599-600.
Marx expose dans ce passage le mécanisme économique à partir duquel l'abolition entre
travail nécessaire et surtravail aboutira au plein épanouissement des hommes dans le com-
munisme. Nous n'en donnons ici que la conclusion, tandis que nous développerons en détail
la dynamique économique dans l'anthologie La Société communiste, aux éditions Maspero.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 145
c'est cet homme transformé qui se présentera ensuite dans le procès de produc-
tion immédiat. Celui-ci est discipline pour ce qui concerne l'homme qui est en
devenir, et exercice en même temps que science expérimentale, science maté-
riellement créatrice qui s'objective pour ce qui concerne l'homme devenu, dans
le cerveau duquel vit la science accumulée de la société 1 . Pour tous deux, il
s'agit toujours d'un exercice, puisque tout travail 2 exige toujours une activité
manuelle pratique ainsi qu'une libre occupation, comme cela se fait dans l'agri-
culture.
1
Marx distingue dans la palingénésie future deux moments essentiels : le premier qui est
discipline où l'homme s'approprie (et se plie à) toutes les lois scientifiques déjà objectivées
dans le procès de production, et celui qui est à la fois exercice pratique et intellectuel où il
crée de nouveaux produits et de nouvelles techniques.
2
Intellectuel ou physique.
3
Cf. Engels à August Bebel, 24 juillet 1885.
Dans ces passages, il ne s'agit plus de la question de l'apport « culturel » des transfuges des
classes dominantes cultivées. Le mouvement ouvrier en bénéficia au début, lorsque le so-
cialisme scientifique a surgi dans les années 1848, cf. p. 152, note 5. Cette critique des ap-
ports d'intellectuels bourgeois au prolétariat révolutionnaire ne fait que confirmer la vision
antiéducationniste de Marx-Engels, cf. infra, p. 156.
Par la suite, il s'agit de réaliser ce corps d'idées et de principes, et non de le compléter, ni de
le réviser sous la pression de faits prétendument toujours nouveaux et imprévisibles – ce
qui rendrait vain tout effort théorique. Comme Marx-Engels l'ont dit eux-mêmes, cf. ci-
dessus, p. 258, les idées communistes nouvelles attendent pour se compléter et se réaliser à
l'échelle de l'humanité des conditions matérielles nouvelles, qui ne peuvent découler que de
la révolution socialiste, qui abattra les entraves physiques des sociétés de classe à l'épa-
nouissement intellectuel de l'humanité.
Il ne s'agit donc plus de nos jours que de conserver l'acquis théorique et – chose infiniment
difficile – de le confronter dans tous ses détails avec l'évolution des conditions matérielles
de la société dans laquelle nous vivons – ce qui n'exige aucune capacité « créative », mais
beaucoup de travail et d'honnêteté intellectuels, qualités que ne cultivent guère les universi-
tés bourgeoises, comme il ressort des textes ci-dessus de Marx-Engels.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 146
En Allemagne, un esprit pourri gagne notre parti, non pas tant les masses
que les dirigeants (ceux qui viennent des classes supérieures et des rangs « ou-
vriers ») 3 . Le compromis avec les lassalléens a également conduit à un com-
1
Cf. Engels à C. Schmidt, le 5 août 1890, in Werke, 37, p. 437.
2
On aurait tort d'en déduire que Marx-Engels voulaient simplement faire mieux que les
hommes de science bourgeois. En fait, la bourgeoisie niant que dans le domaine humain –
histoire, sociologie et économie, etc. – il soit possible d'établir des lois et une discipline
scientifiques comme dans les sciences dites exactes de la matière, tout ce qui touche les
idées et le devenir humains est idéologie dans la conception bourgeoise. La méthode mar-
xiste implique une rigueur et un esprit parfaitement scientifiques dans le domaine des
sciences de l'homme, et c'est la raison pour laquelle les exigences de Marx-Engels pour leur
élaboration sont infiniment scrupuleuses, ne reposant pas sur le génie intellectuel de l'indi-
vidu, mais sur la capacité d'analyse et de déduction du mouvement réel, soit le contraire de
la créativité chère aux idéologues et intellectuels de profession.
C'est le mépris pour les facultés créatrices de l'intellect qui est la condition première du so-
cialisme scientifique, qui déduit rigoureusement ses lois non de la volonté et de l'esprit hu-
mains, mais du développement des conditions matérielles – ce qui limite singulièrement le
droit et la capacité d'improvisation et de tournant des chefs ouvriers. En somme, le mépris
de l’idéologie est synonyme de rigueur et d'élaboration objective de la théorie communiste
du prolétariat.
3
54. Cf. Marx à Fr.-A. Sorge, 19 octobre 1877.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 147
promis avec des médiocrités, à Berlin (par le truchement de Most) avec Dü-
hring et ses « admirateurs », et ailleurs avec toute une bande d'étudiants et de
docteurs super-intelligents qui veulent donner au socialisme un tour « supé-
rieur, idéal », en substituant à la base matérialiste (qui réclame une étude sé-
rieuse et objective, si l'on veut opérer à partir d'elle) leurs fétiches de la Justice,
de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité. Le Dr Höchberg, qui édite la Zu-
kunft, est un représentant de cette tendance ; il a « acheté » sa place dans le par-
ti – je suppose dans les intentions les plus sublimes, mais je me fiche des « in-
tentions ». Rarement quelque chose de plus misérable que son programme de
la Zukunft n'a vu la lumière du jour avec plus de « modestie prétentieuse ».
Quant aux ouvriers, lorsqu'à l'instar de Monsieur Most et consorts ils aban-
donnent leur métier pour devenir des littérateurs de profession, ils créent cha-
que fois des ravages « théoriques » et sont toujours disposés à s'associer avec
la caste des prétendus « gens cultivés ». Or, précisément, ce qui nous a coûté
plusieurs décennies de travail et de peine énormes pour balayer hors de l'esprit
des ouvriers allemands et ce qui leur donnait un poids théorique (et donc prati-
que aussi) supérieur à celui des Français et des Anglais, à savoir le socialisme
utopique et les jeux d'imagination sur les constructions futures de la société,
c'est ce qui s'étale de nouveau dans notre presse et sous une forme plus creuse,
non seulement si on la compare à celle des grands utopistes français et anglais,
mais même avec Weitling. Il est évident que l’utopisme, qui avant le temps du
socialisme matérialiste et critique renfermait ce dernier en germe, ne peut plus
être, s'il revient par la suite, que niais, insipide et de fond en comble réaction-
naire.
Dans ce passage, Marx explique que les ouvriers qui jouent à l'intellectuel dans le parti
peuvent devenir au moins aussi perméables aux idées bourgeoises que les transfuges des
classes cultivées. La raison en est qu'il importe peu quelle soit l'origine de celui qui accède
à la culture, dès lors que « les idées dominantes sont celles de la bourgeoisie ». Le seul
moyen de préserver de l'influence bourgeoise aussi bien les intellectuels issus des universi-
tés que des rangs ouvriers, c'est de les soumettre aux méthodes de travail rigoureuses et ob-
jectives de la classe ouvrière ainsi qu'au but spécifique, révolutionnaire, du socialisme
scientifique, soit à l'analyse scientifique. Ce qu’il faut éviter, comme le fit Marx, c'est de
former un corps de littérateurs de profession, où se perdent aussi bien les militants issus du
prolétariat que des autres classes sociales.
1
Le Vorwärts avait publié les 5 et 7 octobre 1877 un article intitulé « Les Conséquences du
grand krach ». Fr.-A. Sorge apprit à Marx, dans sa lettre du 19 juillet 1877, que Karl-
Daniel-Adolph Douai en était l'auteur.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 148
terre et les niaiseries panslavistes les plus plates dans une série d'articles qui
n'ont ni queue ni tête.
1
Cf. Engels à A. Bebel, 6 juin 1884.
2
Cf. Engels à J. Ph. Becker, 8 septembre 1879.
Engels souligne ici le danger que font courir au parti, et par son intermédiaire aux masses
révolutionnaires, les intellectuels issus d'autres classes : non seulement les idées des classes
dominantes qu'ils ont ingurgitées dans les écoles et universités bourgeoises, mais encore
tout leur mode de vie matériel les incitent à diffuser les idées dominantes du capitalisme
dans la presse que leur savoir-faire met tout naturellement sous leur influence. Ils flattent
de la sorte toutes les tendances à l'accommodation au mode de vie et de pensée bourgeois
qui peuvent surgir dans les masses, et notamment dans l'aristocratie ouvrière qui en a le
plus de moyens et bénéficie de conditions plus favorables pour déployer une activité politi-
que que les couches profondes, plus pauvres et plus exploitées, du prolétariat.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 149
geois, avec lesquels on voudrait que nous fraternisions, nous déclarent hors la
loi, anéantissent notre presse, dispersent nos réunions et nous livrent à l'arbi-
traire policier sans phrase. Il n'est pas concevable que les ouvriers allemands
marchent dans ce genre d'affaire.
1
Cf. circulaire de Marx-Engels à A. Bebel, W. Liebknecht, W. Bracke – d'après le brouillon,
écrit à la mi-septembre 1879 (extrait).
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 150
sur pied un cartel avec eux, etc. S'il y a des raisons de les tolérer pour l'instant,
nous avons l'obligation de les tolérer seulement, sans leur confier aucune
charge ni influence dans la direction du parti, en étant parfaitement conscient
que la rupture avec eux ne peut être qu'une question de temps. Au demeurant,
il semble bien que ce moment soit venu. Nous ne comprenons pas que le parti
tolère plus longtemps dans son sein les auteurs de cet article. Si la direction du
parti tombait peu ou prou entre les mains de cette sorte de gens, le parti se dé-
viriliserait tout simplement et, sans tranchant prolétarien, il n'existe plus.
Nos gars en Allemagne sont vraiment magnifiques, depuis que la loi contre
les socialistes les a libérés de tous ces messieurs les « cultivés » qui tentaient
avant 1878 de jouer aux maîtres d'école chez les ouvriers avec leur ignare
confusion universitaire, ce à quoi trop de chefs se sont prêtés hélas trop facile-
ment 1 . Ces habitudes pourries ne sont certes pas encore totalement éliminées,
mais le mouvement est tout de même revenu dans une voie nettement révolu-
tionnaire. Ce qu'il y a de fameux chez nos gars, c'est que les masses sont de
loin meilleures que presque tous les chefs, et maintenant que la loi contre les
socialistes force les masses à prendre elles-mêmes le mouvement en main et
que l'influence des chefs est réduite à un minimum, tout est meilleur que ja-
mais.
... Les nouvelles [du Sozialdemokrat] sur l'incident des « chefs » en Alle-
magne nous ont vivement intéressés 2 . Je n'ai jamais dissimulé qu'à mon avis,
en Allemagne, les masses étaient bien meilleures que messieurs les chefs – sur-
tout depuis que, grâce à la presse et à l'agitation, le parti est devenu une vache
à lait qui les approvisionne en bon beurre, même après que Bismarck et la
bourgeoisie aient subitement tué cette vache. Les mille existences qui ont été
brusquement ruinées de ce fait ont le malheur personnel de n'être pas plongées
dans une situation directement révolutionnaire, mais d'être frappées d'interdic-
tion et mises au ban. Autrement, nombre de ceux qui pleurent misère seraient
déjà passés dans le camp de Most, puisqu'ils trouvent que le Sozialdemokrat est
trop docile. La plupart d'entre eux sont restés en Allemagne et se trouvent le
plus souvent dans des localités passablement réactionnaires, où ils sont mis au
ban du point de vue social, mais dépendent des philistins pour leur subsistance,
1
Cf. Engels à J. Ph. Becker, 22 mai 1883.
Dans ce passage, Engels explique que moins la bourgeoisie peut corrompre les couches su-
périeures du prolétariat – qui n'est pas une classe homogène de par les conditions économi-
ques, mais par l'action politique du parti de classe –, plus les couches profondes les plus du-
rement exploitées et les plus radicales ont la parole, pour le plus grand bien de l'action ré-
volutionnaire. Cette constatation, faite par Marx-Engels tout au long de leur vie militante,
ne fait que confirmer leur thèse antiéducationniste, selon laquelle les conditions matérielles
prévalent sur les manifestations intellectuelles de conscience, les premières dictant les se-
condes.
2
Cf. Engels à Eduard Bernstein, 25 janvier 1882.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 151
et beaucoup sont très gangrenés par le philistinisme 1 . Ils fondèrent donc bien-
tôt toutes leurs espérances sur l'abolition de la loi antisocialiste. Il n'est pas
étonnant que, sous la pression des philistins, il leur vint l'idée folle – en réalité
tout à fait absurde – qu'ils pourraient y arriver en se montrant dociles.
Il se trouve qu'au premier choc après les attentats et la loi anti-socialiste, les
chefs se sont laissés gagner par la panique – ce qui prouve qu'eux-mêmes ont
vécu beaucoup trop au milieu des philistins et se trouvent sous la pression de
l'opinion petite-bourgeoise. On voulut alors que le parti paraisse, sinon de-
vienne, tout à fait bourgeois. Cela est heureusement surmonté à présent, mais
1
En matérialiste conséquent qu'il est, Engels attribue plus d'importance aux conditions maté-
rielles pour déterminer quelle sera l'attitude politique des hommes qu'à leur système
d'idées. Un parti, quel qu'il soit, ne saurait s'abstraire des conditions matérielles qui expli-
quent en dernier ressort ses prises de position politique. Il est indubitable qu'au moment de
la crise économique et sociale des années 1920 les partis communistes étaient plus révolu-
tionnaires, en idée comme en pratique, qu'au cours de la longue période de prospérité débi-
litante pour les ouvriers, parce qu'elle signifie triomphe incontesté de sa Majesté le Capital
pour développer sa production ; cf. « Le Parti à contre-courant (1850 à 1863) », in MARX-
ENGELS, Le Parti de classe, P.C.M., 1973, t. 2, p. 5-78. Seule une politique de fermeté sur
les principes permet de limiter quelque peu les pressions matérielles des fluctuations de la
conjoncture économique, mais l'expérience a montré qu'elle ne résistait guère, surtout dans
les partis préoccupés d'avoir de larges effectifs.
2
Cf. Engels à Eduard Bernstein, 28 février – 1er mars 1883.
3
Cette appréciation toute relative sur l'origine sociale des individus et leurs idées s'explique
chez Engels par son solide sens matérialiste : ce sont les conditions économiques de vie qui
déterminent les manifestations intellectuelles des individus, celles-ci ne réagissent sur la
base économique que dans certaines conditions toutes matérielles encore. Pour le parti ré-
volutionnaire, la pratique la plus proche de ses principes subversifs se fait au moment des
crises économiques et sociales sur la base de fermes principes d'organisation et de théorie,
cette conception matérialiste faisant donc aussi sa place au facteur de conscience.
C'est essentiellement la pratique du parti qui détermine sa politique et sa théorie, et rien ne
sert de prendre de grandes garanties individuelles, les personnes et leurs idées étant fonda-
mentalement déterminées par l'action révolutionnaire de leur parti. C'est donc dans la ri-
gueur des principes et de l'action du parti anonyme qu'il faut chercher la solution, et non
dans les individus particuliers.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 152
les éléments petits-bourgeois qui se sont introduits dans le parti peu avant la loi
antisocialiste, notamment les étudiants parmi lesquels prédominent ceux qui
ont raté leurs examens, sont toujours là, et il faut les tenir sévèrement à l’œil.
... Avec toutes ses précieuses qualités, Liebknecht est un maître d'école
né 1 . S'il arrive qu'un ouvrier dise « me » au lieu de « moi » au Reichstag ou
prononce une voyelle latine courte comme si elle était longue et que les bour-
geois en rient, alors il est au désespoir. C'est pourquoi il veut avoir des gens
« instruits », comme le mou Viereck, qui nous a plus discrédité avec un seul de
ses discours au Reichstag que 2 000 faux « moi » n'eussent pu le faire...
Ta plus grande peur c'est que l'on choque ces messieurs les philistins. Or il
y a des moments où c'est nécessaire, et si l'on ne s'exécute pas, ils deviennent
effrontés...
J'ai pu lire les diverses incongruités de Geiser et Frohme ainsi que tes brè-
ves et cinglantes réponses 3 . Toute cette salade nous la devons surtout à Liebk-
necht et à sa manie de favoriser les écrivassiers de merde cultivés et les per-
sonnages occupant des positions bourgeoises, grâce à quoi on peut faire l'im-
portant vis-à-vis du philistin. Il est incapable de résister à un littérateur et à un
marchand qui font les yeux doux au socialisme. Or ce sont là précisément en
1
Cf. Engels à August Bebel, 10 mai 1883.
2
Cf. Engels à Wilhelm Liebknecht, 4 février 1885.
3
Cf. Engels à August Bebel, 22 juin 1885.
Dans ces divers passages, Engels repousse toute concession au préjugé selon lequel les re-
présentants du parti ouvrier doivent se donner un vernis policé de culture pour faire bonne
figure vis-à-vis des représentants des classes dominantes qui monopolisent la culture dans
les conditions de classe actuelles.
En toute droite ligne de ce mépris pour la culture, un représentant de la Gauche, à laquelle
nous nous rattachons, écrivait lors de la polémique historique de 1912 sur la culture au sein
du Parti socialiste italien : « On dit aux prolétaires qu'ils n'ont pratiquement pas le "droit"
d'être des militants dans le domaine syndical et parfois même politique, parce qu'ils ne sont
pas assez instruits, voire on les écarte de la direction pour ce motif, en cherchant à les faire
rougir de leur ignorance, alors qu'il faudrait, au contraire, les convaincre qu'elle est l'une
des nombreuses infamies de l'exploitation capitaliste. Qui plus est, l'infériorité intellectuelle
de l'ouvrier, qui devrait être un ressort pour le faire se révolter, tout comme son infériorité
économique, devient alors une cause d'hésitation et est considérée comme quelque chose de
vil. » (Cf. « Le Marxisme et la question philosophique », Le Fil du temps, n° 13, chap. « Le
Problème de la culture ».
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 153
Allemagne les gens les plus dangereux, et depuis 1845 Marx et moi nous
n'avons cessé de les combattre. À peine leur ouvre-t-on la porte du parti qu'ils
s'y engouffrent et se mettent en avant – et l'on est obligé d'arrondir sans cesse
les angles, parce que leur point de vue petit-bourgeois entre à tout moment en
conflit avec le radicalisme des masses prolétariennes ou parce qu'ils veulent
falsifier les positions de classe...
Vous avez reçu depuis trois ans une masse d'un million en renfort 2 . Ces
nouveaux n'ont pas pu bénéficier d'assez de lecture et d'agitation durant la loi
antisocialiste, afin d'arriver à la hauteur des anciens militants. Nombre d'entre
eux n'ont que la bonne volonté et les bonnes intentions, dont l'enfer est pavé,
comme on sait. Ce serait miracle s'ils n'avaient pas le zèle intempestif de tous
les néophytes. Ils constituent un matériau tout à fait propre à se laisser prendre
et à se laisser fourvoyer par les littérateurs et les étudiants qui se pressent main-
tenant à l'avant-scène et vous font opposition. C'est le cas aussi à Magdebourg,
1
Cf. Engels à Fr.-A. Sorge, 9 août 1890.
2
Cf. Engels à W. Liebknecht, 10 août 1890.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 154
par exemple. Cela recèle un danger qu'il ne faut pas sous-estimer. Il est clair
que vous en viendrez à bout en un tour de main à ce congrès, mais préoccupez-
vous de ce que des ferments ne soient pas posés pour de futures difficultés. Ne
faites pas d'inutiles martyrs, montrez que la liberté de critique règne, et s'il faut
ficher dehors, alors seulement dans les cas où vous êtes en présence de faits
tout à fait éclatants et parfaitement démontrables – des faits patents de bassesse
et de trahison ! [...]
1
Cf. Engels à la rédaction du Sächsische Arbeiter-Zeitung, in Sozialdemokrat, 13 septembre
1890.
Le lecteur trouvera d'autres lettres sur ce sujet dans MARX-ENGELS, La Social-
démocratie allemande, 10/18, 1975.
2
Marx-Engels ne cessent de répéter que les « masses sont bien meilleures que les chefs ».
Cela s'explique par le fait que ce sont les conditions économiques et sociales de classe qui
poussent les masses vers les solutions socialistes, le communisme étant le mouvement au-
quel tend toute la société dans son évolution économique, avant qu'intellectuelle, dans ce
mouvement, où la tête est le résultat le plus fragile et aléatoire. En d'autres termes, l'instinct
de classe est, certes, plus brut, mais moins trompeur que la conscience : « La poussée ins-
tinctive des masses vers le socialisme devient activité de plus en plus vive, consciente et
unitaire. Les masses, bien que moins conscientes que certains chefs, sont cependant meil-
leures que tous les chefs réunis » (cf. Engels à Kautsky, 3 janvier 1895).
En poursuivant son raisonnement avec conséquence, Engels démontre que l'instinct de
classe se fait de moins en moins solide à mesure que l'on s'élève vers les couches plus favo-
risées du prolétariat, du tréfonds vers la surface : « Le mouvement gagne toujours plus en
ampleur et s'empare de couches sans cesse plus profondes, c'est-à-dire les plus basses qui
stagnaient jusqu'ici, et le jour n'est pas loin où cette masse se trouvera soudain elle-même et
où elle prendra conscience en un éclair que c'est elle qui est la masse colossale en mouve-
ment – et à partir de ce moment-là elle réglera son compte en un tour de main à toutes les
filouteries et les chamailleries » (cf. Engels à Fr.-A. Sorge, 19 avril 1890).
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 155
Il est évident que le temps de travail, dès lors qu'il est ramené à une mesure
normale, que je l'occupe pour moi et non plus pour autrui, que l'antagonisme
1
Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/3, p. 253.
Les extraits qui suivent forment en quelque sorte la conclusion où se dénouent les antago-
nismes existant entre travail nécessaire et travail libre, travail manuel et travail intellectuel,
misère et richesse, science et ignorance, classe d'ouvriers pauvres et opprimés et classes
exploiteuses et jouisseuses. Une juste répartition du temps de travail dans la société fera
que chaque individu devra travailler manuellement, de sorte que le poids du travail physi-
que sera diminué au point qu'il restera à tout le monde du temps libre pour se développer et
s'épanouir. Ce processus sera engagé par un acte de violence, la dictature du prolétariat, et
non par une « campagne culturelle » ou par la diffusion de la Raison ou des Lumières,
comme le voulait la révolution bourgeoise : la journée de travail sera diminuée de façon
draconienne et généralisée à tous les membres de la société pour aboutir à la transformation
du procès de travail et de production. Du même coup, s'opérera une palingénésie ou réap-
propriation de la science morte dans les machines par les têtes vivantes des humains, avec
l'abolition de l'antagonisme actuel entre le travail mort objectivé dans les machines et le
travail vivant dans la force de travail humaine.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 156
entre maîtres et serviteurs est aboli, que ce travail devient alors réellement du
travail social. Le travail prend alors un caractère tout autre, beaucoup plus libre
que le temps disponible qui lui sert de base, bref : le temps de travail d'un
homme disposant de temps libre est forcément de qualité plus élevée que le
temps de travail d'une simple bête de somme.
Voici le point décisif de toute la question : dès que les forces productives
du travail humain ont atteint ce niveau, il n'existe plus aucun prétexte au main-
tien d'une classe dominante 2 . Le dernier argument pour défendre les différen-
ces de classes n'était-il pas toujours qu'il fallait qu'une classe existât qui n'avait
pas à s'exténuer pour produire son entretien quotidien, afin de disposer du
temps libre pour effectuer le travail intellectuel dans la société ? La révolution
industrielle des cent dernières années a, une fois pour toutes, retiré tout fonde-
ment à ce discours grandement justifié par l'histoire jusqu'à ce jour. Le main-
tien d'une classe dominante se révèle chaque jour davantage un obstacle au dé-
veloppement des forces productives industrielles, ainsi qu'à celui de la science,
de l'art et, en particulier, des formes civiles de la vie sociale. Il n'y a jamais eu
d'hommes plus grossiers que nos modernes bourgeois 3 .
1
ENGELS, La Question du logement, in Werke, 18, p. 220-221.
2
Marx et Engels sont pleinement conscients de ce que les civilisations des sociétés de clas-
ses étaient nécessaires (au développement des forces productives des masses) pour aboutir
à une société humaine, communiste, où l'individu ne sera plus en guerre contre les autres,
ni ne s'épanouira sur le travail et le dénuement d'un autre. C'est ce qui fait dire à Engels que
la civilisation bourgeoise devient odieuse et plus dégénérée que celle des sociétés grecque
et romaine antiques, dès lors que les forces productives sont suffisantes pour généraliser à
tous les individus les bienfaits créés par le travail à condition de briser le cycle infernal du
capitalisme qui aboutit aux cycles de surproduction et aux guerres de carnage généralisés à
son stade impérialiste développé.
3
Cette grossièreté dans la vie de tous les jours va de pair avec le plus grand « raffine-
ment »dans les sentiments et la plus haute élévation d'âme dans la Morale – ce qui fait naî-
tre des illusions – répandues par le curé et l'instituteur – jusque dans les classes les plus
basses de la société sur la paix et le bonheur qui DEVRAIENT régner, mais qu'on ne peut,
bien sûr, réaliser : « On dit de l'enfance que c'est le temps le plus heureux d'une existence.
En est-il toujours ainsi ? Non. Peu nombreux ceux dont l'enfance a été heureuse. L'idéalisa-
tion de l'enfance trouve son origine dans la vieille littérature des classes privilégiées. Une
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 157
III
_______________
Formation intellectuelle
des travailleurs
enfance assurée de tout et, de surcroît, une enfance sans nuage dans les familles tradition-
nellement riches et instruites, toute de caresses et de jeux, reste dans la mémoire collective
comme un îlot inondé de bonheur à l'orée du chemin de la vie... L'immense majorité des
gens, si seulement ils jetaient un coup d'œil en arrière, apercevraient au contraire une en-
fance sombre, mal nourrie, asservie. La vie porte, de nos jours, ses coups sur les faibles –
et qui donc est plus faible que les enfants ? » (Cf. TROTSKI, Mein Leben, Fischer-Verlag,
1974, p. 15.)
1
Cf. ENGELS, Le Rôle du travail dans la transformation du singe en l'homme, in Werke, 20,
p. 323.
Dans ce passage fondamental, Engels rappelle que l'individu traverse dans le ventre de sa
mère tous les stades de l'évolution du règne animal jusqu'à l'enfant de l'homme. Il est donc
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 158
scientifiquement établi que l'homme est potentiellement cet être universel que réalisera la
société communiste, par l'éducation de ses sens, développés intégralement jusqu'à coïncider
avec le développement même atteint par la société entière.
En ce sens, l'« éducation » aura une base scientifique et s'intégrera dans les sciences de la
nature, dont l'industrie humaine est le laboratoire – et ce sera consciemment que les jeunes
générations montantes d'hommes passeront, au cours de leur formation, du niveau de l'ins-
tinct et de l'intuition aux plus hautes conquêtes scientifiques, esthétiques et humaines de la
société dans laquelle elles vivront.
1
Cf. ENGELS, introduction à La Dialectique de la nature, in Werke, 20, p. 319.
2
Cf. MARX, Le Capital, I, extrait de Werke, 23, p. 381-385.
Marx commence par dresser l'historique des mutilations physiques et intellectuelles subies
par les ouvriers avant de tracer les grandes lignes de la formation qu'il propose comme
transition au socialisme sur la base même de l'industrie qui provoque aujourd'hui l'aliéna-
tion des travailleurs.
Il met en évidence d'abord les conditions matérielles que la bourgeoisie prépare aux ou-
vriers depuis l'époque où les travailleurs furent dépouillés de leurs moyens de production,
puis de leur savoir-faire artisanal pour être soumis à la mutilation et à l'abrutissement dans
les manufactures par de fastidieuses opérations de détail.
Durant toute la période manufacturière où le capital a un besoin toujours plus important de
« bras », la bourgeoisie voit d'un mauvais œil l'enseignement élémentaire des jeunes géné-
rations d'esclaves salariés et pose toutes les entraves possibles à leur scolarisation.
Une fois que, sous la pression des nécessités économiques du machinisme et des dures lut-
tes de masses, l'enseignement deviendra inéluctable, il servira, selon l'expression de Marx
de « couverture à des manœuvres réactionnaires », les bribes de savoir dispensées aux jeu-
nes générations ouvrières étant tout justes bonnes à les soumettre sans défense à la délétère
idéologie bourgeoise de résignation.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 159
Ce n'est pas seulement le travail qui est divisé et subdivisé en petites pièces
de détail partiel entre les divers individus, c'est l'individu lui-même qui est
morcelé et transformé en rouage automatique d'une opération exclusive 1 – et
l'on trouve réalisée la fable absurde de Menenius Agrippa 2 représentant un
homme comme fragment de son propre corps 3 .
1
« Chaque artisan [...] qui fut mis en état par la praxis de se parfaire dans une opération de
détail [...] devint un ouvrier bon marché. » Cf. URE, op. cit., p. 19. (Note de Marx.)
Dugald Stewart appelle les ouvriers de manufacture « des automates vivants... employés
dans les détails d'un ouvrage » (op. cit., t. VIII, p. 318). (Note de Marx.)
2
En 494 av. J.-C., un premier grand heurt se produisit entre patriciens et plébéiens. Selon la
légende, Menenius Agrippa parvint à ramener la conciliation chez les révoltés, en leur ra-
contant la fable de l'estomac. La rébellion des plébéiens pouvait, selon lui, se comparer au
refus des membres du corps humain de laisser arriver la nourriture à l'estomac, ce qui pour-
rait avoir pour conséquence ... que les autres membres du corps social dépérissent égale-
ment.
3
Chez les coraux, chaque individu est l'estomac de son groupe ; mais cet estomac procure
des aliments à toute la communauté, au lieu de lui en dérober, comme le faisait le patriciat
romain. (Note de Marx.)
4
« L'ouvrier qui domine tout un métier, peut aller travailler partout et trouver le moyen de
subsister ; l'autre (l'ouvrier des manufactures) n'est qu'un accessoire qui, séparé des autres
ouvriers de la fabrique, n'a plus ni capacité, ni indépendance, et qui se trouve donc forcé
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 160
peuple élu portait écrit sur son front qu'il était la propriété de Jéhovah, de
même la division du travail imprime à l'ouvrier de la manufacture comme au
fer rouge le sceau qui en fait la propriété du capital.
d'accepter la loi qu'on juge à propos de lui imposer. » Cf. STORCH, Op. cit., éd. de Péters-
bourg, 1815, t. I, p. 204. (Note de Marx.)
1
A. FERGUSON, op. cit., trad. fr., 1783, t. II, p. 135, 136 : « L'un peut avoir gagné ce que
l'autre a perdu. » (Note de Marx.)
2
« Lhomme de science et l'ouvrier productif sont séparés l'un de l'autre par un très large fos-
sé, et la science, au lieu d'animer les mains de l'ouvrier en multipliant ses propres forces
productives à son avantage, s'est presque partout tournée contre lui [...]. La connaissance
devient un instrument susceptible d'être opposé au travail, quand elle a été séparée de lui. »
Cf. W. THOMPSON, An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth, London,
1824, p. 274. (Note de Marx.)
3
A. FERGUSON, op. cit., p. 134-135. (Note de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 161
1
J. D. TUCKET, A History of the Past and Present State of the Labouring Population, Lon-
don, 1846, t. I, p. 149. (Note de Marx.)
2
Smith ne met pas simplement en évidence le cynisme de l'économie politique bourgeoise
vis-à-vis des ouvriers, mais montre encore, en fin connaisseur, que l'exploitation physique
du travail produit nécessairement l'abrutissement intellectuel, les deux étant liés. Les cho-
ses n'ont pas changé depuis l'aube de l'industrie capitaliste ; au contraire, avec l'exploitation
aggravée des ouvriers, leur abrutissement n'a fait que croître dans l'état normal de l'indus-
trie, comme cela saute aux yeux dans les pays capitalistes développés après vingt ans de
prospérité bourgeoise. C'est se moquer du monde que de parler de « culture ouvrière » ou
de « littérature prolétarienne ». Aucun parti ouvrier ne rassemblera jamais assez d'argent et
d'institutions dans la société capitaliste pour donner une « base matérielle » à une telle
« culture ». En fait, la base matérielle réelle du niveau « culturel » de la classe ouvrière est
constituée par la production capitaliste tout entière et ses institutions nécessaires au main-
tien du système d'exploitation.
Au reste, les dernières décennies de folle prospérité capitaliste ont définitivement démontré
l'inanité de ces concepts. Il n'y a pas d' « éducation ouvrière » à revendiquer au plan intel-
lectuel et culturel sous le capitalisme. Les vertus ouvrières que Marx a mises en évidence
sont liées à la mission révolutionnaire du prolétariat, et culminent toutes dans la crise catas-
trophique et antagonique au capitalisme. Elles surgissent lors des secousses sismiques qui
ébranlent la société, en 1848, en 1871, 1917, etc. Il faut distinguer radicalement entre
culture (individuelle) des ouvriers, et conscience collective de classe (de l'avant-garde et
des masses laborieuses).
3
A. SMITH, Wealth of Nations, livre V, chap. I, art. 11. En sa qualité d'élève de A. Ferguson
qui avait mis en lumière les conséquences funestes de la division du travail, Adam Smith
savait fort bien à quoi s'en tenir sur cette question. Au commencement de son ouvrage alors
qu'il célèbre ex professo la division du travail, il se contente de la mentionner en passant
comme la source des inégalités sociales. Dans le dernier tome de son ouvrage sur les reve-
nus de l'État, il reproduit les idées de Ferguson. Dans Misère de la philosophie, etc., j'ai dé-
jà expliqué suffisamment le rapport historique entre Ferguson, A. Smith, Lemontey et Say,
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 162
« Comme toutes les autres divisions du travail, disait-il, celle entre le tra-
vail mécanique et le travail intellectuel 1 se prononce d'une manière plus forte
et plus tranchante à mesure que la société avance vers un état plus opulent.
(Garnier applique le mot société d'une manière très correcte au capital, à la
propriété foncière et à l'État qui est leur.) Cette division, comme toutes les au-
tres, est un effet des progrès passés et une cause des progrès à venir. [...] Le
gouvernement doit-il donc travailler à contrarier cette division de travail, et à
la retarder dans sa marche naturelle ? Doit-il employer une portion du revenu
public pour tâcher de confondre et de mêler deux classes de travail qui tendent
d'elles-mêmes à se diviser 2 ? »
pour ce qui regarde leur critique de la division du travail, et j'ai démontré en même temps,
pour la première fois, que la division manufacturière du travail est une forme spécifique du
mode de production capitaliste. (Note de Marx.)
On trouvera cette démonstration dans Misère de la philosophie, Ed. sociales, Paris, 1946, p.
101.
1
Ferguson dit déjà : « L’art de penser, dans une période où tout est séparé, peut lui-même
former un métier particulier » (op. cit., trad. fr., t. II, p. 136). (Note de Marx.)
2
G. GARNIER, t. V de sa traduction, p. 2-5. (Note de Marx.)
3
Ramazzini, professeur de médecine et praticien à Padoue, publia en 1713 son ouvrage : De
morbis artificum, traduit en français en 1777, réimprimé en 1841 dans l'Encyclopédie des
sciences médicales. Auteurs classiques (7e div., t. XII, p. 165, n. 26.) Son catalogue des ma-
ladies des ouvriers a été naturellement très allongé dans la période de la grande industrie.
Voir entre autres : Hygiène physique et morale de l'ouvrier dans les grandes villes en géné-
ral, et dans la ville de Lyon en particulier, par le Dr A. L. Fonteret, Paris, 1858 ; Die
Krankheiten, welche verschiedenen Ständen, Altern und Geschlechtern eigenthümlich sind,
Ulm, 1860, 6 vol., et l'ouvrage d’Edouard REICH, M.D., Ueber den Ursprung der
Entartung des Menschen, Erlangen, 1868. La Society of Arts nomma en 1854 une commis-
sion d'enquête sur la pathologie industrielle. La liste des documents rassemblés par cette
commission se trouve dans le catalogue du Twickenham Economic Museum. Les rapports
officiels anglais sur la santé publique ont une grande importance. (Note de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 163
1
Cf. D. URQUHART, Familiar Words, London, 1855, p. 119. Hegel avait des opinions hé-
rétiques sur la division du travail. « Par hommes cultivés – dit-il dans sa Philosophie du
droit, 3e partie, 2e section, § 187 – on doit d'abord entendre ceux qui peuvent faire tout ce
que font les autres. » (Note de Marx.)
2
Cf. MARX, Le Capital I, in Werke, 23, p. 507-508, et 510-513.
Dans ce chapitre, Marx évoque le mouvement économique qui suscite, au début révolu-
tionnaire du capitalisme, le programme d'éducation qui prépare le plein épanouissement de
l'homme d'éducation qui prépare le plein épanouissement de l'homme sous le socialisme.
Contrairement aux utopistes qui liaient l'éducation à un travail productif suranné (artisanal)
ou partiel (agricole), Owen a lié l'éducation au travail productif dans la manufacture mo-
derne. Marx, lui, fait partir son système du développement des réalités de la grande indus-
trie tout entière, puis de sa palingénésie dans le communisme, où l'homme se sera approprié
de nouveau les sciences objectivées et mortes aujourd'hui dans les machines, afin de domi-
ner et façonner selon ses besoins variés la production et la nature, en s'épanouissant lui-
même à l'échelle de la société et de ses puissances productives.
3
D'après la loi de fabrique anglaise, les parents ne peuvent envoyer leurs enfants au-dessous
de quatorze ans dans les fabriques « contrôlées » sans leur faire donner en même temps
l'instruction élémentaire. Le fabricant est responsable de l'exécution de la loi. « L'éducation
de fabrique est obligatoire, elle est une condition du travail. » Cf. Rapport... octobre 1865,
p. 11. (Note de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 164
depuis le matin de bonne heure, surtout par un temps chaud, est incapable de
rivaliser avec celui qui arrive tout dispos et allègre de son travail 1 . »
Comme on peut l'observer jusque dans les détails chez Robert Owen, le
système de fabrique a fait naître le germe de l'éducation de l'avenir, qui combi-
nera pour tous les enfants au-dessus d'un certain âge le travail productif avec
l'instruction et la gymnastique, non seulement comme méthode d'accroître la
production sociale, mais comme la seule et unique méthode de produire des
hommes développés dans tous les sens.
1
Cf. Rapport... loc. cit., p. 118. Un fabricant de soie déclare naïvement aux commissaires
d'enquête de la Child. Employment Com. : « Je suis convaincu que le véritable secret de la
production d'ouvriers habiles consiste à faire marcher ensemble dès l'enfance le travail et
l'instruction. Naturellement le travail ne doit ni exiger trop d'efforts, ni être répugnant ou
malsain. Je désirerais que mes propres enfants pussent partager leur temps entre l'école d'un
côté et le travail de l'autre, » Cf. Child. Employment Com. V Rep., p. 82, n. 36. (Note de
Marx.)
2
SENIOR, Report of Proceedings... VIIe congrès annuel de la National Association for the
promotion of social Sciences, p. 66.
Pour juger combien, à un certain degré de son développement, la grande industrie, en bou-
leversant le mode de production matériel et les rapports sociaux de production, révolu-
tionne également les esprits, il suffit de comparer le discours de N. W. Senior en 1863 avec
sa philippique contre la législation de fabrique de 1833, ou confronter les opinions du
congrès que nous venons de citer avec le fait que, dans certaines parties de l'Angleterre, il
est encore défendu aux parents pauvres de faire instruire leurs enfants sous peine de mourir
de faim. Il est d'usage, par exemple, dans le Somersetshire – ainsi que le rapporte M. Snelle
–, que toute personne qui réclame une assistance à la paroisse doive retirer ses enfants de
l'école. Ainsi, M. Wollaston, pasteur à Feltham, cite des cas où tout secours a été refusé à
certaines familles « parce qu'elles envoyaient leurs enfants à l'école » ! (Note de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 165
Quand ils deviennent trop « vieux » pour leur besogne enfantine, c'est-à-
dire vers leur dix-septième année, on les congédie et ils deviennent autant de
1
Là où des machines de type artisanal actionnées par la force de l'homme sont en concur-
rence directe ou indirecte avec des machines plus développées, c'est-à-dire mues par une
force motrice mécanique, un grand changement a lieu pour le travailleur qui actionne la
machine. À l'origine, la machine à vapeur remplaçait l'ouvrier ; maintenant, c'est lui qui
doit remplacer la machine. C'est pourquoi la tension et la dépense de sa force de travail de-
viennent monstrueuses, et combien doivent-elles l'être pour les adolescents condamnés à
cette torture ! Le commissaire Longe a trouvé à Coventry et dans les environs des garçons
de dix à quinze ans employés à tourner des métiers à rubans, sans parler d'enfants plus jeu-
nes qui avaient à tourner des métiers de moindre dimension. « C'est un travail extraordinai-
rement pénible ; le garçon sert simplement à remplacer la force de la vapeur. » (Child.
Empl. Comm. V Rep., 1866, p. 114, n. 6.) Sur les conséquences meurtrières de « ce système
d'esclavage », ainsi que le nomme le rapport officiel, cf. loc. cit., et pages suivantes. (Note
de Marx.)
2
Ibid., p. 3, n. 24. (Note de Marx.)
3
Ibid., p. 7, n. 60. (Note de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 166
Un fait des plus caractéristiques, c'est que jusqu'au XVIIe siècle les métiers
portaient le nom de mystères 2 , dans les ténèbres desquels seul l'individu initié
pratiquement et professionnellement était en droit de pénétrer.
La grande industrie a arraché le voile qui dérobait aux regards des hommes
le fondement matériel de leur vie, leur propre procès de production sociale.
Jusqu'à l'époque manufacturière, les différentes branches de métier, issues
spontanément de la division du travail social, formaient les unes vis-à-vis des
autres autant d'enclos qu'il était défendu au profane de franchir. Elles gardaient
avec une jalousie inquiète les secrets de leur routine professionnelle, dont la
théorie restait une énigme même pour les initiés. Le principe de l'industrie mo-
1
D'après le Statistical Account, dans certaines localités de haute Écosse, un grand nombre de
bergers et de petits paysans vivaient avec femme et enfants. Ils étaient tous chaussés de
souliers qu'ils avaient faits eux-mêmes, après en avoir tanné le cuir, vêtus d'habits qu'au-
cune autre main que la leur n'avait touchés, dont la matière était empruntée à la laine ton-
due par eux sur les moutons ou au lin qu'ils avaient eux-mêmes cultivé. Dans la confection
de leurs vêtements, il était à peine entré un article acheté, à l'exception des alènes, des ai-
guilles, des dés et de quelques parties de l'outillage en fer employé pour le tissage. Les
femmes avaient extrait elles-mêmes des couleurs d'arbustes et de plantes indigènes, etc. Cf.
Dugald STEWART, Works, éd. Hamilton, t. VIII, p. 327-328. (Note de Marx.)
2
Dans le célèbre Livre des métiers d'Étienne Boileau, on trouve entre autres prescriptions
celle-ci : « Tout compagnon, lorsqu'il est reçu dans l'ordre des maîtres, doit prêter serment
d'aimer fraternellement ses frères, de les soutenir, chacun dans l'ordre de son métier, c'est-
à-dire de ne point divulguer volontairement les secrets du métier. Il doit aussi jurer qu'il ne
fera point connaître à l'acheteur, pour faire valoir ses marchandises, les défauts de celles
mal confectionnées par les autres, dans l'intérêt commun de la corporation. » Cf. Règle-
ments sur les arts et métiers de Paris, rédigés au XIIIe siècle et connus sous le nom de Li-
vre des métiers, publié par G.B. Depping, Paris, 1837 : les serments des différents métiers.
(Note de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 167
1
Pour arriver à cette conclusion révolutionnaire, selon laquelle les machines se ramènent à
quelques lois mécaniques simples, si bien qu'elles réduisent tout au travail simple et per-
mettent l'abolition de la division du travail jusqu'au niveau de l'individu qui pourra FAIRE
tout ce que font les autres, Marx s'est astreint à un énorme travail de recherche et de compi-
lation : cf. les manuscrits des cahiers V, XIX et XX de 1861-1863, ainsi que ses cahiers
d'extraits des mêmes années. Marx résume ses conclusions sur la logique des inventions
successives du mouvement mécanique qui renverse tous les préjugés actuels sur les apports
énormes qu'aurait fait l'époque capitaliste moderne dans sa lettre à Engels du 28 janvier
1863, où il explique en outre : « Lors de ma première élaboration, j'ignorais certaines ques-
tions curieuses. Pour me clarifier les idées, j'ai relu entièrement mes cahiers d'extraits sur la
technologie et j'ai suivi les cours (travaux pratiques et expériences seulement) du prof. Wil-
lis (Jermynstreet, l'institut de géologie, où Huxley a tenu lui aussi ses conférences) à l'inten-
tion des ouvriers […]
Pour les mathématiciens purs, ces questions sont indifférentes, mais elles deviennent im-
portantes dès lors qu'il s'agit de démontrer la connexion entre les rapports sociaux de l'hu-
manité et l'évolution de ces modes de production matériels. (Cf. Karl MARX, Friedrich
ENGELS, Correspondance, Éditions du progrès, Moscou, 1971.)
2
« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de pro-
duction et par là même les rapports de la production et tout l'ensemble des rapports sociaux.
La première condition d'existence de toutes les classes industrielles précédentes était, en
revanche, la conservation immuable de leur mode traditionnel de production. Ce qui distin-
gue donc l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le révolutionnement incessant
de la production, l'ébranlement continuel de toutes les situations sociales, l'agitation et l'in-
certitude perpétuelles. Toutes les institutions figées, rouillées, pour ainsi dire, se dissolvent
avec leur cortège d'idées et de traditions que leur antiquité rendait respectables, toutes les
nouvelles s'usent avant d'avoir pu se consolider. Tout ce qui paraissait solide et établi
s'évapore, tout ce qui passait pour saint est profané, et les hommes sont enfin forcés d'envi-
sager d'un œil froid leurs diverses positions dans la vie et leurs rapports réciproques. » (F.
ENGELS, Karl MARX, Manifeste du parti communiste, London, 1848, p. 5.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 168
1
Dans le capitalisme développé où nous vivons maintenant, ce mouvement est bien moins
apparent parce que l'appareil productif est devenu sénile comme le mode de production ca-
pitaliste tout entier. Ce sont surtout les travailleurs étrangers immigrés qui forment la masse
mobile dont Marx parle ici. En outre, la mécanisation, voire l'automation réduit, sinon les
échanges de capitaux, du moins les échanges de masses considérables d'ouvriers.
2
« Tu prends ma vie si tu me ravis les moyens par lesquels je vis. » (SHAKESPEARE, Le
Marchand de Venise, acte IV, sc. 1, v. 375-376.) (Note de Marx.)
3
Un ouvrier français écrit à son retour de San-Francisco : « Je n'aurais jamais cru que je
fusse capable d'exercer tous les métiers que j'ai faits en Californie. J'étais fermement
convaincu que hors de l'imprimerie, je n'étais bon à rien du tout. [...] Une fois au milieu de
ce monde d'aventuriers qui changent de métier plus facilement que de chemise, ma foi ! j'ai
fait comme les autres. Le métier de mineur ne me rapportant pas assez, je suis allé à la ville
où j'ai fait tantôt de la typographie, tantôt de la charpenterie, etc. La profession de plom-
bier-zingueur n'est pas celle qui m'a le moins rapporté. [...] Cette expérience [...] m'a donné
la conviction qu'en aucune circonstance je ne me tiendrais pour sérieusement embarrassé, si
le travail d'une profession quelconque venait à me manquer. Je me sens moins mollusque et
beaucoup plus homme !... » (Cf. A. CORBON, De l'enseignement professionnel, Paris,
1860, 2e éd., p. 50.) (Note de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 169
l'homme qui soit absolument disponible pour les exigences variables du tra-
vail ; la grande industrie oblige la société sous peine de substituer à l'individu
morcelé, porte-douleur d'une fonction productive de détail, l'individu intégra-
lement développé qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du
travail de ses diverses capacités naturelles ou acquises.
1
La version française de Roy diffère sensiblement de cette phrase centrale de ce chapitre.
Elle dit en effet : « La bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques,
agronomiques, etc., ne faisait pourtant qu'obéir aux tendances intimes de la production mo-
derne, n'a donné aux prolétaires que l'ombre de l'enseignement professionnel. »
2
John Bellers, un véritable phénomène dans l'histoire de l'économie politique, s'est rendu
compte à la fin du XVIIe siècle, avec une clarté parfaite de la nécessité d'abolir le système
actuel d'éducation et la division du travail, qui engendrent l'hypertrophie et l'atrophie des
deux extrêmes de la société. Il dit fort bien entre autres : « Apprendre dans l'oisiveté ne
vaut guère mieux que d'apprendre l'oisiveté. [...] Le travail du corps a été institué à l'origine
par Dieu [...]. Le travail est aussi nécessaire au corps pour le maintenir en santé que la
nourriture pour le maintenir en vie ; la peine qu'un homme s'épargne en prenant ses aises, il
la retrouvera en malaises. Le travail remet de l'huile dans la lampe de la vie ; la pensée y
met la flamme. Une occupation sotte des enfants [John Bellers pressent ici les mièvreries
de Basedow et de ses initiateurs modernes] rend niais l'esprit des enfants. » Cf. John
BELLERS, Proposals for raising a College of Industry of all useful Trades and Hus-
bandry, London, 1696, p. 12, 14, 16, 18. (Note de Marx.)
3
Fidèle à son schéma historique de la dictature du prolétariat comme phase nécessaire du
passage au socialisme au travers de ses différents stades successifs, Marx précise ici qu'il
s'agit d'un système non pas définitif du communisme, mais tout à fait transitoire, et c'est
pourquoi il parle de ces « écoles des ouvriers » qui sont les ferments de la transformation
dont le terme final est l'abolition de toute division du travail et donc de toutes les classes,
même ouvrière. Ce passage ne donne donc pas le système final de l'éducation dans la socié-
té communiste : ce n'est qu'un point de départ.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 170
Nec sutor ultra crepidam ! Savetier, reste à ta savate ! Ce nec plus ultra de
la sagesse de l'artisan et de la manufacture est devenu folie et malédiction au
jour où l'horloger Watt découvrit la machine à vapeur, le barbier Arkwright le
métier continu, et l'orfèvre Fulton le bateau à vapeur.
1
1re éd. allemande du Capital : ce genre de travail se fait aussi, la plupart du temps, dans de
petits ateliers, comme nous l'avons vu, pour la fabrication des dentelles et le tressage de la
paille, et comme on pourrait aussi le montrer plus particulièrement, en prenant pour exem-
ple les manufactures métallurgiques de Sheffield, Birmingham, etc. (Note de Marx.)
2
Child. Empl. Comm. V Rep., p. XXV, n. 162 ; II Rep., p. XXXVIII, n. 285, 289 ; p. XXV ;
XXVI, n. 191. (Note de Marx.)
3
Dans la version française du Capital, la phrase suivante est intercalée ici dans le texte :
« Du reste, la législation de fabrique n'est-elle pas l'aveu officiel que la grande industrie a
fait de l'exploitation des femmes et des enfants par le capital, de ce dissolvant radical de la
famille ouvrière d'autrefois, une nécessité économique, l'aveu qu'elle a converti l'autorité
paternelle en un appareil du mécanisme social destiné à fournir, directement ou indirecte-
ment, au capitaliste les enfants du prolétaire, lequel, sous peine de mort, doit jouer son rôle
d'entremetteur et de marchand d'esclaves ? Aussi, tous les efforts de cette législation ne pré-
tendent-ils qu'à réprimer les excès de ce système d'esclavage.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 171
La nécessité de faire d'une loi d'exception pour les filatures et les tissande-
ries mécaniques, ces premiers-nés de l'industrie mécanique, une loi générale,
étendue à toute la production sociale, est née – comme on l'a vu – du cours his-
torique même de la grande industrie, dont la base implique le bouleversement
complet de la forme traditionnelle de la manufacture, de l'artisanat et du travail
domestique, tout comme l'artisanat se transformera sans cesse en manufacture,
et celle-ci en fabrique, tandis qu'à la fin la sphère de l'artisanat et du travail
domestique devient – en un espace de temps merveilleusement court relative-
ment – un antre de peine et de tortures où l'exploitation capitaliste fête ses bac-
chanales les plus infernales en toute liberté. Ce sont à la fin deux circonstances
qui sont décisives : premièrement, l'expérience sans cesse répétée, selon la-
quelle le capital, à peine est-il tombé sous le contrôle de l'État ne serait-ce
qu'en des points isolés de la périphérie sociale, se dédommage à un degré d'au-
tant plus démesuré à d'autres ; deuxièmement, le cri lancé par les capitalistes
eux-mêmes en faveur de conditions égales de concurrence, c'est-à-dire de limi-
1
« Le travail de fabrique peut être pur et bienfaisant comme l'était jadis le travail domesti-
que, et même à un plus haut degré. » Cf. Reports of 31 st Oct. 1865, p. 127. (Toutes les no-
tes jusqu'à la page 222 sont de Marx.)
2
Dans l'édition Roy, ce passage est rendu par la phrase suivante : « Même la composition du
travailleur collectif par individus de deux sexes et de tout âge, cette source de corruption et
d'esclavage sous le règne capitaliste, porte en soi les germes d'une nouvelle évolution so-
ciale. Dans l'histoire, comme dans la nature, la pourriture est le laboratoire de la vie. » (Cf.
Ed. sociales, livre I, t. 2, p. 168.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 172
« ... qu'il veut bien signer toute pétition pour l'introduction des lois de fa-
brique. Mais dans l'état actuel, après la fermeture de son atelier, il se sent mal à
l'aise, et son sommeil est troublé par la pensée que d'autres font travailler plus
longtemps et lui enlèvent les commandes à sa barbe 3 . »
1
Ce passage est transmis comme suit dans l'édition Roy : « La nécessité de généraliser la loi
de fabrique, de la transformer, d'une loi d'exception pour les filatures et les tissanderies mé-
caniques en loi de la production sociale, s'imposait à l'Angleterre, comme on l'a vu, par la
réaction que la grande industrie exerçait sur la manufacture, le métier et le travail à domi-
cile contemporains.
« Les barrières mêmes que l'exploitation des femmes et des enfants rencontra dans les in-
dustries réglementées poussèrent à l'exagérer d'autant plus dans les industries soi-disant li-
bres. » (Ibid.)
Enfin, les « réglementés » réclament hautement l'égalité légale dans la concurrence, c'est-à-
dire dans le droit d'exploiter le travail.
2
Child. Empl. Comm. V Rep., p. X, n. 35.
3
Ibid., p. IX, n. 26.
4
Ibid., p. XXV, n. 165-167. Sur les avantages de la grande industrie comparée à la petite, cf.
Child. Empl. Comm. III Rep., p. 13, n. 144 ; p. 26, n. 125 ; p. 27, n. 140, etc.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 173
1
Child. Empl. Comm. V Rep., 1866, p. XXV, n. 169.
2
SENIOR, op. cit., p. 55-58
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 174
n'avait encore publié qu'une partie de son rapport, les manufactures d'articles
de terre (y inclus les poteries), de tentures, d'allumettes chimiques, de cartou-
ches, de capsules et la coupure de la futaine furent soumises à la législation en
vigueur pour les fabriques textiles. Lors du discours de la couronne du 25 fé-
vrier 1867, le ministère tory d'alors annonça d'autres lois puisées dans les pro-
positions ultérieures de la commission qui avait fini ses travaux en 1866.
Le 15 août 1867, fut promulguée la loi pour l'extension des lois de fabrique,
et, le 21 août, la loi pour la réglementation des ateliers, l'une ayant trait à la
grande industrie, l'autre à la petite.
« Art. 4. Par métier, on entend tout travail manuel exercé comme profes-
sion ou dans un but lucratif qui concourt à faire un article quelconque ou une
partie d'un article, à le modifier, le réparer, l'orner, lui donner le fini, ou à
l'adapter de toute autre manière pour la vente.
La loi de réglementation des ateliers, misérable dans tous ses détails, resta
lettre morte entre les mains des autorités municipales et locales chargées de son
exécution. Quand, en 1871, le Parlement leur retira ce pouvoir pour le conférer
aux inspecteurs de fabrique, au ressort desquels il joignit ainsi d'un seul coup
plus de cent mille ateliers et trois cents briqueteries, on prit bien soin de n'ajou-
ter que huit subalternes à leur corps administratif, déjà beaucoup trop faible 1 .
Ce qui nous frappe donc dans la législation anglaise de 1867, c'est, d'un cô-
té, la nécessité imposée au Parlement des classes dirigeantes d'adopter un prin-
cipe des mesures si extraordinaires et sur une si large échelle contre les excès
de l'exploitation capitaliste, et, de l'autre côté, l'hésitation, la répugnance et la
mauvaise foi avec lesquelles il les traduisit alors dans les faits.
Une nouvelle loi sur l'inspection des mines, de 1860, prescrit que les mines
seront inspectées par des fonctionnaires publics, spécialement nommés à cet
effet, et que les jeunes garçons de dix à douze ans ne pourront être employés
qu'à la condition d'être munis d'un certificat d'instruction ou de fréquenter
l'école pendant un certain nombre d'heures. Cette loi resta sans effet à cause de
l'insuffisance dérisoire du personnel des inspecteurs, des limites étroites de
leurs pouvoirs et d'autres circonstances qu'on verra dans la suite.
1
Le personnel de l'inspection de fabrique se composait de deux inspecteurs, deux inspecteurs
adjoints et quarante et un sous-inspecteurs. Huit sous-inspecteurs supplémentaires furent
nommés en 1871. Tout le budget de cette administration, qui embrasse l'Angleterre,
l'Écosse et l'Irlande, ne s'élevait en 1871-72 qu'à 25 347 livres sterling, y inclus les frais lé-
gaux causés par les poursuites judiciaires contre les violations de la loi de fabrique. (Note
de Marx.)
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 176
Un des derniers livres bleus sur les mines : Report from the select commit-
tee on Mines... together with... Evidence, 13 juillet 1866, est l'œuvre d'une
commission parlementaire choisie dans le sein de la Chambre des communes et
autorisé à citer et à interroger des témoins. C'est un fort in-folio où le rapport
de la commission ne remplit que cinq lignes pour faire saisir que la commis-
sion n'a rien à dire et qu'il lui faut interroger de nouveaux témoins ! Le reste
consiste en interrogatoires des témoins.
L'éducation. Les ouvriers des mines réclament, comme dans les fabriques,
une loi pour l'instruction obligatoire des enfants. Ils déclarent que les clauses
de la loi de 1860, qui exigent un certificat de scolarité pour l'emploi de garçons
de dix à douze ans, sont parfaitement illusoires. Mais voilà où l'interrogatoire
« détaillé » des juges d'instruction capitalistes devient réellement drôle.
« – N° 115 : Contre qui la loi est-elle le plus nécessaire ? Contre les entre-
preneurs ou contre les parents ? – Contre les deux. – N° 116 : Plus contre ceux-
ci que contre ceux-là ? – Comment pourrais-je répondre à cela ? – N° 137 : Les
entrepreneurs montrent-ils le désir d'organiser les heures de travail de manière
à favoriser la fréquentation de l'école ? – Jamais. – N° 211 : Les ouvriers des
mines améliorent-ils après coup leur instruction ? – Ils se dégradent générale-
ment et prennent de mauvaises habitudes ; ils s'adonnent au jeu et à la boisson
et se perdent complètement. – N° 454 : Pourquoi ne pas envoyer les enfants
aux écoles du soir ? – Dans la plupart des districts houillers, il n'en existe pas ;
mais, ce qu'il y a, c'est qu'ils sont tellement épuisés de leur long surtravail, que
leurs yeux se ferment de lassitude... Donc, conclut le bourgeois, vous êtes
contre l'éducation ? – Pas le moins du monde, etc. – N° 443 : Les exploiteurs
de mines, etc., ne sont-ils pas forcés par la loi de 1860 de demander des certifi-
cats de scolarité, pour les enfants entre dix et douze ans qu'ils emploient ? – La
loi l'ordonne, certes ; mais les employeurs ne le font pas. – N° 444 : D'après
vous, cette clause de la loi n'est donc pas généralement exécutée ? – Elle ne
l'est pas du tout. – N° 717 : Les ouvriers des mines s'intéressent-ils beaucoup à
cette question de l'éducation ? – La plus grande partie. – N° 718 : Désirent-ils
ardemment l'application forcée de la loi ? – Presque tous. – N° 720 : Pourquoi
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 177
donc n'en imposent-ils pas le respect ? – Plus d'un ouvrier désirerait que l'on
n'accepte pas les garçons sans certificat de scolarité ; mais alors c'est un homme
signalé (a marked man). – N° 721 : Signalé par qui ? – Par son patron. – N°
722 : Vous croyez donc que les patrons persécuteraient quelqu'un parce qu'il
aurait obéi à la loi ? – Je crois qu'ils le feraient. – N° 723 : Pourquoi les ou-
vriers ne se refusent-ils pas à employer les garçons qui sont dans ce cas ? – Ce-
la n'est pas laissé à leur choix. – N° 1634 : Vous désirez l'intervention du Par-
lement ? – On ne fera jamais quelque chose d'efficace pour l'éducation des en-
fants mineurs, si ce n'est en vertu d'une loi du Parlement et par voie coercitive.
– N° 1636 : Cela s'applique-t-il aux enfants de tous les travailleurs de la
Grande-Bretagne ou seulement à ceux des mineurs ? – Je suis ici seulement
pour parler au nom des mineurs. – N° 1638 Pourquoi distinguer les enfants des
mineurs des autres ? – Parce qu'ils forment une exception à la règle. – N° 1639
Sous quel rapport ? – Sous le rapport physique. – N° 1640 : Pourquoi l'instruc-
tion aurait-elle plus de valeur pour eux que pour les enfants d'autres classes ? –
Je ne prétends pas cela ; mais, à cause de leur excès de travail dans les mines,
ils ont moins de chances de pouvoir fréquenter les écoles de la semaine et du
dimanche. – N° 1644 : N'est-il pas vrai qu'il est impossible de traiter ces ques-
tions d'une manière absolue ? – N° 1646 : Y a-t-il assez d'écoles dans les dis-
tricts ? – Non. – N° 1647 : Si l'État exigeait que chaque enfant fût envoyé à
l'école, où pourrait-on trouver assez d'écoles pour tous les enfants ? – Je crois
que, dès que les circonstances l'exigeront, les écoles naîtront d'elles-mêmes. –
N° 8 705, 706 : La grande majorité non seulement des enfants, mais encore des
ouvriers adultes dans les mines ne sait ni lire ni écrire.
1
Cf. MARX, Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire à propos de diver-
ses questions. (Extrait).
Le texte officiel de ces résolutions a été édité par le Conseil général de l'A.I.T. en 1868 ; il
est précédé par la remarque suivante :
« Certaines des résolutions adoptées au Ier Congrès peuvent être considérées comme partie
intégrante des principes de l'Association internationale des travailleurs. Les comptes rendus
de ce congrès n'ayant eu qu'une diffusion limitée, le Conseil général a jugé utile de les pu-
blier de nouveau, en même temps que les résolutions adoptées au dernier congrès. »
Marx a élaboré ces instructions, qui devinrent, après leur adoption, les résolutions du Ier
Congrès de l'A.I.T., réuni à Genève du 3 au 9 septembre 1866. À leur propos, Marx écrivit
à Kugelmann, le 9 octobre 1866 : « J'ai limité à dessein le programme des délégués en-
voyés par Londres aux points qui permettent un accord immédiat et une action concertée
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 178
Dans une société rationnelle, n'importe quel enfant, dès l'âge de neuf ans,
doit être un travailleur productif, de même qu'un adulte en possession de tous
ses moyens ne peut s'exempter de la loi générale de la nature, selon laquelle ce-
lui qui veut manger doit aussi travailler, non seulement avec son cerveau, mais
encore avec ses mains. Mais, pour l'heure, nous n'avons à nous occuper que
des enfants et jeunes gens des classes ouvrières. Nous jugeons utile de les divi-
ser en trois catégories qui doivent être traitées différemment.
des travailleurs, de manière à donner une impulsion directe aux exigences de la lutte de
classe et de l'organisation des ouvriers en classe. »
1
Ces données concrètes correspondent évidemment au développement des forces producti-
ves du siècle dernier.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 179
dirigé contre elles en leur agent. Le prolétariat fera alors, par une mesure géné-
rale, ce qu'il essaierait en vain d'accomplir par une multitude d'efforts indivi-
duels.
Partant de là, nous disons que la société ne peut permettre ni aux parents ni
aux patrons d'employer au travail les enfants et les adolescents, à moins de
combiner ce travail productif avec l'éducation.
1. éducation intellectuelle ;
2. éducation corporelle, telle qu'elle est produite par les exercices gymnas-
tiques et militaires ;
1
Exposé de Marx à la séance des 10 et 17 août 1869 au Conseil général de l'A.I.T.
Pour Marx, l'enseignement pose, comme tous les autres problèmes, celui de l'État et s'ins-
crit dans la perspective de la dictature du prolétariat. D'ores et déjà, le prolétariat, en tant
que classe porteuse du socialisme, doit déterminer lui-même le caractère de l'enseignement,
à l'instar de ce que fait la bourgeoisie aujourd'hui. C'est donc la classe « la moins cultivée
de la société » qui en fixe les conditions. Il n'est pas question d'abandonner chaque secteur
d'activité à la direction des producteurs qui y travaillent (« la terre aux paysans », « les na-
vires aux marins », etc.). Ce socialisme « gestionnaire » ne serait qu'une pâle copie du capi-
talisme, dont il maintiendrait pour l'éternité la division du travail et les professions unilaté-
rales et mutilantes.
Dans la société capitaliste actuelle, le marxisme se préoccupe d'abord du sort des ouvriers,
et abandonne la gestion du capital au capital, ayant à concentrer ses forces pour le renver-
ser.
La polémique de Marx contre les tendances proudhoniennes ou positivistes de la Première
Internationale permet de mieux délimiter les positions révolutionnaires, notamment sur la
combinaison du travail productif avec la formation intellectuelle, le développement omnila-
téral de l'homme dans la société communiste, les rapports entre femmes et hommes, filles
et garçons. Marx part toujours des données présentes de l'évolution industrielle et histori-
que, tout en s'opposant radicalement aux conditions capitalistes actuelles.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 181
au profit des écoles est obligatoire, mais il n'y a pas d'obligation scolaire pour
les enfants. La propriété ayant été imposée, les hommes qui paient ces impôts
souhaitent que l'argent soit employé utilement.
II
Le citoyen Marx dit que tout le monde est d'accord sur certains points dé-
terminés.
La discussion s'est engagée après que l'on eut proposé de ratifier la résolu-
tion du congrès de Genève, qui réclame que l'on combine l'enseignement intel-
lectuel au travail physique, les exercices gymnastiques à la formation poly-
technique. Nul n'a opposé d'objection à ce projet.
1
Harriet Law avait proposé à la séance du 17 août que les biens et les revenus de l'Église
soient utilisés pour l'enseignement général.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 182
Dans les écoles élémentaires, et plus encore dans les écoles supérieures, il
ne faut pas autoriser de disciplines qui admettent une interprétation de parti ou
de classe. Il ne faut enseigner dans les écoles que les matières telles que la
grammaire, les sciences naturelles. Les règles grammaticales ne changent pas,
que ce soit un conservateur clérical ou un libre penseur qui les enseigne. Des
matières qui admettent une diversité de conclusion ne doivent pas être ensei-
gnées dans les écoles ; les adultes peuvent s'en occuper sous la direction d'une
institutrice telle que Mme Law qui fait des conférences sur la religion 2 .
1
Milner avait proposé que les écoles publiques enseignent l'économie politique, pour que
chacun soit familiarisé avec les notions de « valeur », de « salaire », etc. En fait, cet ensei-
gnement n'aurait fait que renforcer l'idéologie bourgeoise dans toutes les classes.
2
Dans Bee-Hive, ce passage est rédigé comme suit : « Pour ce qui concerne l'économie poli-
tique, la religion et d'autres matières, on ne peut les introduire ni dans les écoles élémentai-
res ni dans les écoles supérieures. La matière de cet enseignement intéresse les adultes et
doit être professé sous la forme d'exposés par des maîtres du genre de Madame Law. »
3
Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 185-187.
4
Engels se fonde ici sur la démonstration de Marx selon lequel « la force de travail elle-
même n'a pas de valeur ». Cf. Le Capital, livre I, VIe section, chap. XI « La Transformation
de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire », (Ed. sociales, t. 2, p. 206-213).
Engels en conclut-que le socialisme abolira la valeur en même temps que l'argent, le salaire
et la division du travail avec sa distribution en professions distinctes. Il illustre enfin son
exposé par le fameux exemple de l'architecte qui pousse aussi la brouette pendant une par-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 183
vail et vouloir la déterminer n'a pas plus de sens que parler de la valeur de la
valeur, ou vouloir déterminer le poids non d'un corps pesant, mais de la pesan-
teur elle-même.
Pour la manière de penser des classes dont M. Dühring a hérité, c'est for-
cément une monstruosité de croire qu'un jour il n'y aura plus de terrassier ni
d'architecte de profession, et que l'homme qui, pendant une demi-heure, aura
donné ses directives d'architecte, poussera aussi quelque temps la brouette,
jusqu'à ce qu'on vienne de nouveau lui demander d'agir en architecte. Quel
beau socialisme que celui qui éternise les manœuvres de profession !
tie de la journée, et critique la vision petite-bourgeoise d'un socialisme qui donnerait droit à
l'ouvrier au « produit intégral de son travail », en laissant subsister le marché, l'échange en-
tre équivalents, l'argent, le capital, etc.
1
Le fait que les individus créeront toujours un produit différent en une même heure de tra-
vail ne suscite une difficulté que pour quelqu'un qui, tels les utopistes, déduirait le socia-
lisme de la Raison et de vertus immanentes à l'Homme. Le socialisme, lui, rompt le lien en-
tre le produit créé et ce que touche l'individu qui satisfait ses besoins (cf. le programme de
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 184
Gotha avec sa formule « De chacun selon ses capacités et à chacun selon ses besoins »). Or
pourquoi le marxisme rompt-il le lien entre consommation et production au niveau de l'in-
dividu ? Tout simplement parce qu'il réalise la tendance profonde de l'industrie moderne
qui, avec l'introduction des machines et le procès technique, chimique, etc., fait que dans la
grande industrie il n'est plus possible de distinguer entre apport des individus particuliers au
produit, sinon par des calculs irrationnels (donc « injustes ») sur la part du travailleur col-
lectif comme moyenne, compte tenu des fluctuations des prix et du pourcentage des ventes
sur le marché ; Cf. MARX, VIe chapitre inédit du Capital, 10/18, p. 26-34, 83-115.
1
Engels ne parle pas des étudiants, mais seulement des travailleurs, qualifiés ou non – et ce
pour rester dans l'analyse de classe, au niveau des questions qui touchent le prolétariat.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 185
1
Cf. MARX, Les Débats à la VIe session de la Diète rhénane, in Werke, 1, p. 29.
Dans cette partie, Marx aborde la question de l'éducation progressive de l'homme à partir
de ses sens, qui eux-mêmes sont le produit du devenir humain dans l'histoire, dû au déve-
loppement progressif du travail. L'enfant est un être social par la genèse même de son corps
et de son esprit, de sorte qu'une pédagogie scientifique devra forcément tenir compte de
l'évolution de l'enfant, produit d'un historique universel qui évolue donc lui-même vers
l'universel.
2
Cf. MARX, Manuscrits parisiens de 1844, III, chap. « Propriété privée et communisme ».
Dans ce texte, rédigé au temps de sa jeunesse sous l'action des forces d'un monde juvénile
en train de naître unitairement des contradictions de la vieille société, Marx résout les anta-
gonismes millénaires suscités par la division de la société en classes, en riches et en pau-
vres, en jouisseurs et en esclaves salariés.
Dès le début de ce passage, Marx oppose la conscience universelle à la Hegel, qui est abso-
lue, c'est-à-dire détachée de toute base physique et naturelle, et lui oppose la conscience
universelle théorique de l'homme social du communisme qui n'a plus rien de mystique ni de
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 186
La propriété privée nous a rendus si stupides et si bornés qu'un objet est nô-
tre uniquement quand nous le possédons, quand il existe pour nous comme ca-
pital ou quand nous en disposons de manière immédiate – que nous le man-
geons, le buvons, le portons sur notre corps, l'habitons, etc., bref que nous le
consommons 2 . Certes, la propriété privée ne peut saisir, elle aussi, ces matéria-
lisations immédiates de la possession que comme des moyens de subsistance,
mais la vie à laquelle elles servent de moyen n'est que la vie de la propriété
privée – le travail et la capitalisation. En conséquence, à la place de tous les
métaphysique, puisque la réalité et la vie de la nature et de l'espèce humaine sont des faits
physiques, et leur empreinte – fait également physique – dans le cerveau, non plus indivi-
duel, mais social, est la théorie, acquise et employée dans la praxis.
1
L'une des manifestations les plus hautes de l'homme est le pâtir : qui ne souffrirait pas ne
connaîtrait pas la joie à laquelle il tend dans la vie et dans l'histoire. En annulant cette op-
position, on a enlevé la base de toutes les « grammaires » – la forme active et la forme pas-
sive, le sujet et le complément d'objet. L'objet et le sujet deviennent – comme l'homme et la
nature – une seule et même chose ; mieux, tout est nature, tout est objet : l'homme-sujet,
l'homme « contre nature » disparaît en même temps que l'illusion du moi privé.
2
L'aliénation totale de l'homme dans la société mercantile du capitalisme repose sur la pro-
priété privée, c'est-à-dire la possession. Elle aboutit à un renversement et une perversion de
toutes les choses : l'homme n'y a pour but que de posséder et de consommer. La société
humaine du communisme sera, au contraire, celle où l'on produira et donnera, avec l'épa-
nouissement de toutes ses activités, dans la joie de vivre dès lors que le lien établi par la loi
de la valeur entre production et consommation sera rompu au niveau de l'individu. Les ri-
ches besoins de l'homme ne correspondront pas à une jouissance passive dans la consom-
mation passive, mais dans l'épanouissement de toutes les forces et activités de l'homme
pour la mesure desquelles on aura perdu la notion de valeur rentable.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 187
Il va de soi que l'œil humain jouit autrement que l'œil grossier non humain,
et l'oreille humaine autrement que l'oreille grossière, etc.
Nous avons vu que l'homme se réifie, se perd dans son objet, à moins que
celui-ci ne devienne pour lui objet humain ou homme objectivé 2 . Cela ne de-
vient possible qu'à partir du moment où l'objet est devenu pour lui un objet so-
cial, comme la société est devenue pour lui dans cet objet.
1
Dans la pratique, je ne puis me rapporter humainement à l'objet que si l'objet se rapporte
humainement à l'homme. (Note de Marx.)
2
C'est dans l'activité ou la production que l'objet devient humain, par le travail humain qui
façonne la matière d'après ses besoins et son but, si bien que Marx peut dire que l'objet de-
vient humain, tandis que l'homme s'objective : il n'y a pas de séparation entre travail et
jouissance, ce qui implique que le travail n'est plus divisé et mutilant, mais réunit science,
savoir, effort, poésie et jouissance.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 188
présente autrement à un œil qu'à une oreille, l'objet de l'œil est autre que celui
de l'oreille. La particularité de chaque aptitude de l'être humain est précisément
son caractère propre, donc aussi le mode particulier de son objectivation, de
son être réel, vivant. Non seulement par la pensée, mais par tous les sens
l'homme s'affirme par conséquent dans le monde des objets.
L'éducation des cinq sens est le travail de toute l'histoire universelle jusqu'à
ce jour 3 . Le sens assujetti aux besoins pratiques grossiers n'est encore qu'un
1
Marx brise ici aussi le quiproquo dualiste millénaire, celui du nous et de l’aistesis, la pen-
sée et les sens. D'abord les sens sont reliés entre eux, et ensuite il n'est pas de sens humain
sans pensée. On disait autrefois : l'œil me dit que le bâton dans l'eau est brisé, mais je dis
qu'il ne l'est pas, parce que mon esprit me le démontre. C'est le sens qui trompe et la pensée
qui trouve donc la vérité. Or, le toucher, était-ce la pensée ou le sens d'un autre homme ou
de moi-même, qui tâtait dans l'eau pour établir si le bâton était brisé ou non ? Dès lors que
la raison n'est plus un don personnel, mais social, la même chose vaut pour les sens et l'ex-
périence.
2
Il n'est pas de sens artistique, sans activité correspondante, ce qui rompt définitivement
avec la conception propriétaire de la consommation sans production simultanée.
3
En partant de la démonstration la plus fondamentale sur les sources de l'homme – le travail
créateur et la nature – Marx en vient maintenant à affronter et à démolir de fond en comble
la théologie, avec sa méthode historique qui cherche l'explication de la nature de l'homme
dans sa genèse progressive. Les sociétés de classe sont toutes idéalistes, parce que les cou-
ches privilégiées font découler la base de la société de leur état, c'est-à-dire de sources au-
tres que le travail et la production. Or, ce ne sont que ces derniers qui expliquent la genèse
et les caractéristiques de l'homme créateur qui, après avoir inventé Dieu, se substitue à lui
comme démiurge dans la production de richesses matérielles d'abord, puis de richesses spi-
rituelles ensuite, c'est-à-dire, à la fin, de l'homme lui-même. C'est ainsi, comme le dira
Marx lui-même dans la suite du texte, que l'homme surmonte matérialisme et spiritualisme,
ainsi que religion et athéisme.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 189
sens borné. Pour l'homme affamé, la forme humaine de l'aliment n'existe pas,
mais uniquement son existence abstraite d'aliment : il pourrait tout aussi bien
se présenter sous sa forme la plus grossière, et on ne peut dire en quoi son acti-
vité nourricière diffère de celle des animaux. L'homme en proie à la misère et
aux soucis n'a pas de sens pour un spectacle, si beau soit-il ; celui qui fait
commerce de minéraux n'en voit que la valeur mercantile, mais non la beauté
ou la nature spécifique du minéral : il n'a pas de sens « minéralogique ». Il faut,
en conséquence, que l'être humain s'objective sur les plans à la fois théorique et
pratique pour rendre humains les sens de l'homme et aussi pour créer un sens
humain qui corresponde à toute la richesse de l'essence de l'homme et de la na-
ture.
1
C'est-à-dire comme superstructure inessentielle.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 190
venir une science véritable, pleine de contenu. D'ailleurs, que penser d'une
science faisant dédaigneusement abstraction de cette grande partie du travail
humain et demeurant – sans se rendre compte de ses lacunes – indifférente à
toute cette richesse étalée de l'activité humaine, qui ne lui inspire qu'un seul
mot « besoin », « besoin vulgaire » ?
Les sciences naturelles ont déployé une énorme activité et se sont approprié
une matière sans cesse croissante. Cependant, la philosophie leur est restée tout
aussi étrangère qu'elles sont restées étrangères à la philosophie. Leur associa-
tion momentanée n'a été qu'une illusion de l'esprit. La volonté était là, mais les
capacités firent défaut. Les historiens eux-mêmes ne tiennent compte des
sciences naturelles qu'incidemment, comme élément d'explication utile de cer-
taines grandes découvertes. Mais, par le truchement de l'industrie, les sciences
naturelles sont intervenues d'autant plus pratiquement dans la vie humaine et
l'ont transformée. Elles ont ainsi préparé l'émancipation humaine, bien qu'elles
aient dans l'immédiat parachevé la déshumanisation 1 .
1
Le premier acte scientifique ou éducatif ne doit donc pas porter d'abord sur l'homme, mais
sur l'abolition de la propriété privée et des rapports de production aliénés. Une seule prati-
que humaine est dès lors immédiatement un acte théorique : la révolution, la connaissance
humaine avançant par bonds révolutionnaire. Ensuite l'homme sortira de la préhistoire, et
les sciences naturelles unifieront toutes les sciences aujourd'hui divisées et opposées dans
la société de la division du travail.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 191
1
Dans la 1re thèse sur Feuerbach, Marx dit : « Le principal défaut de tout le matérialisme
passé – y compris celui de Feuerbach – est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont
compris que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non comme activité humaine à la fois
concrète et subjective, comme pratique. C'est pourquoi, en opposition au matérialisme, le
côté actif fut développé sous forme abstraite par l'idéalisme qui ignore naturellement l'acti-
vité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts
des objets de la pensée, mais il ne conçoit pas l'activité humaine elle-même comme activité
objective. C'est pourquoi, dans L'Essence du christianisme, il ne considère comme vraiment
humaine que l'activité théorique, tandis que la pratique n'est saisie et définie par lui que
dans sa manifestation judaïque sordide. En conséquence, il ne comprend pas l'importance
de l'activité révolutionnaire, de l'activité pratique critique ». (Cf. Werke, 3, p. 533-534.)
2
En allemand : Not, soit misère, nécessité impérieuse, manque.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 192
1
Dans la Dialectique de la nature (Ed. sociales, p. 43-44), Engels développe l'idée très haute
que selon laquelle la nature elle-même renferme la capacité de se développer en des formes
toujours plus hautes et plus riches, qu'elle est donc créative : « Le mouvement de la matière
n'est pas seulement le grossier mouvement mécanique, le simple changement de lieu : c'est
la chaleur et la lumière, la tension électrique et magnétique, la combinaison et la dissocia-
tion chimiques, la vie et finalement la conscience. [...] Une matière, dont le pur changement
mécanique de lieu porte certes en elle la possibilité de se convertir, dans des conditions fa-
vorables, en chaleur, électricité, action chimique, vie, mais qui serait incapable de créer à
partir d'elle-même ces conditions, une telle matière aurait perdu son mouvement. Or un
mouvement qui a perdu la faculté de se métamorphoser dans les diverses formes qui lui
échoient a certes encore de la dynamis, mais n'a plus d'energeia. C'est donc comme s'il était
dépouillé d'une partie de lui-même. Or voilà qui est inconcevable. »
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 193
Pour l'homme socialiste, tout ce que l'on appelle l'histoire universelle n'est
rien d'autre que la génération de l'homme par le travail humain, que le devenir
de la nature pour l'homme 1 . C'est pour lui la preuve tangible et irréfutable de
sa génération par lui-même, du processus de sa genèse. Entre l'homme et la na-
ture, le rapport est substantiel : si l'homme crée à l'homme une existence natu-
relle, la nature devient pour l'homme une existence humaine de manière
concrète et évidente. Dans ces conditions, la question d'un Être étranger, placé
au-dessus de la nature et de l'homme, est devenue en tout état de cause sans ob-
jet, cette question impliquant l'aveu du néant de la nature et de l'homme.
L'athéisme – en tant que négation de ce néant – perd lui-même sa signification
dès lors, car l'athéisme nie l'existence de Dieu et fonde sur cette négation l'exis-
tence de l'homme. Or le socialisme, en tant que tel, n'a plus besoin de ce
moyen terme. Il part de la conscience théoriquement ET pratiquement sensible
de l'homme et de la nature, comme de l'essence (Wesen). Il est la conscience de
1
Pour Marx, l'industrie moderne tend à souder de plus en plus l'homme à la nature, depuis le
moment où l'humanité s'est attaquée à la grande œuvre de transformation de la nature par le
travail. Ce processus se fait tout d'abord dans l'aliénation, et ce ne sera que dans la société
communiste que, sur la base des transformations déjà acquises, l'humanité créera ses pro-
pres rapports entre les humains et avec la nature, à partir d'une action consciente et volon-
taire. Ce triomphe du Travail sur l'Esprit des classes privilégiées permettra de surmonter
toute inessentialité de rapport entre l'homme et la nature, entre l’Esprit et le Monde, parce
qu'il démontrera que la Nature et l'homme sont CRÉATEURS.
Certes, sous la pression du passé propriétaire, il n'est pas facile de se libérer de la sugges-
tion métaphysique, selon laquelle on ne peut expliquer l'origine de l'homme sans un créa-
teur divin, alors qu'il est désormais évident que l'homme est une création de la Nature. Or,
pour Marx, la nature comme l'homme sont créateurs, et il abolit dès lors tout antagonisme
entre matérialisme et spiritualisme. De la sorte, notre athéisme n'a rien de commun avec ce-
lui des matérialistes bourgeois. Sous le règne de la propriété privée, il fallait se dire athée
pour démontrer l'existence de l'homme qui se distingue de la matière naturelle. Cependant
lorsque l'homme est replacé dans la nature, comme sa partie intégrante, Dieu devient aussi
inutile que l'athéisme qui le nie. Dieu et sa Négation – comme l'Esprit Absolu de Hegel –
sont donc mis à la retraite, depuis 1844.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 194
soi positive de l'homme qui ne doit plus rien à l'abolition de la religion, comme
la vie réelle est la réalité positive de l'homme qui ne doit plus rien à l'abolition
de la propriété privée.
Communisme et abolition
de la division du travail
1
Les bourgeois affirment qu'en renversant leur société les communistes mettront un terme au
développement de l’humanité. Marx-Engels prétendent simplement qu'avec la fin des so-
ciétés de classe, les hommes sortiront de leur préhistoire, de la période de leur chemine-
ment, où les antagonismes de classe exigeaient des révolutions pour progresser.
En fait, c'est avec le communisme que commencera l'ère de la création de l'homme par
l'homme. Or cette création – production de l'homme par l'homme – ne pourra se faire que
de manière consciente, si bien qu'on n'assistera plus à des révolutions, mais à une évolution
perpétuelle.
Les meilleurs interprètes de Hegel se sont aperçus que c'est, au contraire, la société idéa-
liste de classe qui, à son parachèvement, aboutit à un système clos, qui rejette toute évolu-
tion ou révolution ultérieure, c'est-à-dire à la mort.
2
Cf. MARX-ENGELS, L'Idéologie allemande, in Werke, 3, p. 32-37, 74-75, 69, 423-425,
69-70.
Avec les grandes synthèses – économico-philosophiques – par lesquelles Marx a résolu les
antagonismes millénaires de l'histoire de l'homme, en tenant la plume pour consigner la
conception du monde du prolétariat de tous les pays et de toutes les générations, nous pas-
sons maintenant à des textes plus spécifiquement économiques et politiques, qui démontent
le mécanisme concret par lequel l'humanité aboutit à son émancipation, en brisant la divi-
sion du travail qui est parvenue à son développement extrême de nos jours, à l'Est comme à
l'Ouest.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 195
représentation qu'affiche l'individu privé. En fait, tout cela n'exprime que les
entraves et les limitations matérielles au sein desquelles se déroulent le mode
de production de la vie et la forme de distribution qui lui correspond.
Cette « aliénation » – mot que nous employons pour nous rendre compré-
hensible aux philosophes – ne peut évidemment être abolie qu'à deux condi-
tions pratiques. Il faut qu'elle soit devenue intolérable, c'est-à-dire une puis-
sance contre laquelle on effectue une révolution ; mais pour cela il faut qu'elle
ait entièrement « privé de propriété » la masse de l'humanité et l'ait en même
temps opposée au monde existant de la richesse et de la culture, ce qui impli-
que une augmentation considérable des forces productives et un niveau élevé
de développement. Il faut, en outre que cet accroissement des forces producti-
ves, auquel correspond aussi un développement empirique des hommes sur un
mode universel et non plus local, soit véritablement réalisé dans la pratique, car
sinon on ne pourrait généraliser que la pénurie et, avec elle, la misère ainsi que
la lutte pour les biens nécessaires – et toute la vieille merde recommencerait
inévitablement. Ce n'est qu'avec cet essor universel des forces productives que
se développent des relations universelles entre les hommes.
1
Marx-Engels ont en vue ici la transformation économique et sociale du communisme qu'ils
conçoivent toujours comme un phénomène nécessairement international et universel. En ce
sens, Engels écrivait encore en 1893 dans le Socialisme utopique et Socialisme scientifi-
que : « Le triomphe de la classe ouvrière ne dépend pas seulement de l'Angleterre : il ne
pourra être assuré que par la coopération au moins de l'Angleterre, de la France et de l'Al-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 197
Le communisme, pour nous, n'est pas un état qu'il faut créer, ni un idéal
d'après lequel la réalité devrait se diriger. Nous appelons communisme le mou-
vement réel qui abolit l'actuel ordre établi. Les conditions de ce mouvement ré-
sultent des facteurs qui existent d'ores et déjà. En outre, la masse des simples
ouvriers 1 – force de travail massive coupée du capital et de toute satisfaction
même bornée de ses besoins implique donc le marché mondial et la concur-
rence, et pas simplement que les travailleurs aient temporairement perdu leurs
sources de vie. Par conséquent, ce prolétariat ne peut exister qu'à l'échelle uni-
verselle, tout comme le communisme ; son action ne peut avoir qu'une exis-
tence « universelle ». Or l'existence universelle des individus, l'existence hu-
maine, est directement liée à l'histoire universelle 2 .
lemagne. » En revanche, la révolution politique éclate localement et passe d'un pays à l'au-
tre, à partir « du maillon le plus faible » et, en attendant, vit avec les moyens existants. Sa
fonction est double : d'une part, étendre la révolution aux autres pays, puis ayant conquis
une base économique internationale, opérer la transformation communiste de la société.
1
À cet endroit, le passage suivant est barré dans le manuscrit : « Jusqu'ici nous n'avons
considéré essentiellement qu'un seul aspect de l'activité des hommes, l'application de leur
travail à la nature. L’autre aspect est l'élaboration des hommes par les hommes...
Origine de l'État, et son rapport avec la société bourgeoise. »
2
Contrairement aux utopistes, qui vivaient à une époque où les antagonismes de classe
n'étaient pas encore très développés et en appelaient à la Raison des hommes de tous les
horizons, voire cherchaient à accommoder les contradictions de classe, Marx-Engels par-
tent directement d'une seule classe de la société pour arriver au communisme, du proléta-
riat, qui précisément annonce, par son caractère universel – le salariat n'a pas de patrie –
une forme de production et de développement universels. Avec le prolétariat, Marx part de
l'histoire et de l'économie réelle.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 198
Toute l'évolution historique passée fait apparaître que les rapports sociaux
que nouent les individus d'une classe, et qui ont été fonction de leurs intérêts
communs vis-à-vis d'un tiers, ont toujours été ceux d'une communauté qui em-
brassait les individus uniquement dans leur moyenne, pour autant seulement
qu'ils vivaient dans les conditions d'existence de leur classe. Or donc, c'étaient
des rapports auxquels ils participaient non en tant qu'individus, mais en tant
que membres de la classe. En revanche, dans la communauté des prolétaires
révolutionnaires, qui prennent sous leur contrôle toutes leurs propres condi-
tions d'existence ainsi que celles des autres membres de la société, ces rapports
1
De manière classique, Marx distingue ici entre deux résultats que crée la production : le
produit immédiat et matériel, qui dans le communisme provient du monde entier, comme il
convient à un mode de production qui ne saurait revenir sur une conquête du précédent qui
avait déjà engendré le marché mondial ; le produit indirect et social qui établit les rapports
sociaux et donne la structure de la société sur laquelle se développe l'homme social épanoui
en tous sens (création de l'homme).
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 199
l'époque moderne ne peut être soumis aux individus qu'en étant subordonné à
tous.
L'appropriation est, en outre, déterminée par la manière dont elle doit s'ef-
fectuer. Elle ne peut être réalisée que par une association qui, en raison préci-
sément du caractère du prolétariat, ne peut être elle-même qu'universelle, et par
une révolution. Grâce à celle-ci, le pouvoir qui domine tous les rapports so-
ciaux de l'actuel mode de production et de distribution sera renversé, tandis que
se développeront le caractère universel du prolétariat et l'énergie qui lui est in-
dispensable pour entreprendre l'œuvre de l'appropriation, le prolétariat se dé-
pouillant au fur et à mesure de tout ce qui lui reste de sa condition passée dans
la société.
Les philosophes ont conçu comme un « idéal », sous le nom d'« Homme »,
l'individu qui ne serait plus subordonné à la division du travail. Ils ont interpré-
té ainsi comme un procès de développement de l'« homme » tout le procès ma-
tériel que nous avons exposé, et ils ont substitué l'« Homme » à tous les indivi-
dus vivant et produisant à chaque étage historique bien déterminé,
l'« Homme » étant la force motrice de l'histoire dans leurs descriptions. En
conséquence, ils ont été amenés à décrire tout le procès comme celui de l'auto-
aliénation de l'homme, et cela provient essentiellement de ce qu'ils ont toujours
substitué l'individu moyen de la phase historique moderne à celui de la phase
antérieure. Par ce renversement du mouvement réel, qui d’emblée fait abstrac-
tion des conditions véritables, il leur a été possible de faire de toute l'histoire le
procès de développement de la conscience 1 ...
1
Marx réfute lui-même ici, à l'avance, toutes les interprétations modernes qui présentent ses
œuvres de jeunesse – par exemple La Sainte-Famille, L'Idéologie allemande et Les Manus-
crits économiques et philosophiques de 1844 comme « philosophiques » et opposées aux
froides analyses (? !) du Capital. Marx, dans sa méthode scientifique, est parti du général,
préparé par les générations précédentes, et un propre travail de synthèse, pour aller ensuite
en profondeur dans les détails concrets.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 201
recte, et qu'entre les diverses générations d'individus qui ont noué ensemble
des rapports mutuels il existe une connexion telle que les générations posté-
rieures se trouvent conditionnées dans leurs rapports mutuels et jusque dans
leur existence physique par celles qui les ont précédées, dont elles reçoivent les
forces de production et d'échange que celles-ci ont accumulées. En somme, on
assiste à une évolution et l'histoire d'un individu pris à part ne peut en aucun
cas être dissociée de l'histoire des individus qui l'ont précédé ou sont ses
contemporains, mais s'en trouve au contraire déterminée.
3. Dans toutes les révolutions passées, le mode d'activité restait hors d'at-
teinte et il s'agissait seulement d'une autre distribution de cette activité, d'une
répartition nouvelle du travail entre d'autres individus 2 . La révolution commu-
niste, au contraire, est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle élimine le
travail 3 et abolit la domination de toutes les classes, en supprimant les classes
elles-mêmes, parce qu'elle est opérée par une classe qui n'apparaît pas comme
une classe dans la société, étant déjà la dissolution de toutes les classes, de tou-
tes les nationalités, etc., au sein même de l'actuelle société 4 .
1
Marx a noté en marge : « dont les membres sont intéressés à maintenir l'actuel état de la
production ».
2
Toutes les révolutions du passé, notamment la bourgeoise, étaient essentiellement politi-
ques, et aggravaient encore le caractère de classe déjà développé précédemment. En ce
sens, elles ne bouleversaient pas de fond en comble les conditions économiques de la pro-
duction, mais ne donnaient qu'une forme plus aiguë à l'extorsion de la plus-value, se
contentant de briser les entraves politiques et juridiques à ce mode de production.
3
Dans le manuscrit, Marx ajoute une précision supplémentaire à ce « travail » : « La forme
moderne de l'activité sous laquelle s'effectue la domination », soit le travail actuel.
Dans les Grundrisse (cf. le chapitre « La Suppression de la contradiction entre le temps li-
bre et le temps de travail ») sur la base de l'analyse économique du capitalisme, Marx ex-
plique que, dans la société communiste la force productive la plus grande ne sera plus le
travail pour produire, mais le temps libre pour développer les capacités productives humai-
nes. Le travail n'en sera pas pour autant un plaisir : « Sans doute est-il juste de dire que,
dans ses formes historiques – esclavage, servage et salariat –, le travail ne cesse d'être rebu-
tant, car c'est du travail forcé, imposé de l'extérieur et en face duquel le non-travail est « li-
berté et bonheur ». Cela est doublement vrai du travail de caractère antagonique, qui n'a pas
encore restauré ses conditions subjectives et objectives (qu'il a perdues en quittant l'état
pastoral, etc.), conditions qui en font du travail attractif dans lequel l'homme se réalise lui-
même ; cela ne signifie absolument pas qu'il deviendra un plaisir et un amusement, comme
Fourier, tel une midinette, le pense naïvement. Un travail véritablement libre – par exem-
ple, composer une œuvre – n'est pas facile et exige l'effort le plus intense. » (Grundrisse,
10/18, t. 3, p. 181.)
4
Le prolétariat est objectivement, par sa nature même, anticapitaliste, et donc le véhicule de
la future société communiste. En effet, « c'est une classe bourgeoise, qui n'est pas de la so-
ciété bourgeoise, une classe qui est dissolution de toutes les autres classes, une sphère qui a
un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas un droit parti-
culier, parce qu'on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne
peut plus s'en rapporter à un titre historique, mais simplement à un titre humain, une sphère
qui n'est pas en opposition particulière avec les conséquences, mais en opposition générale,
avec toutes les prémisses du système politique allemand, une sphère, enfin, qui ne peut
s'émanciper de toutes les autres sphères de la société sans les émanciper en même temps
qu'elle-même, une sphère qui est, en un mot, la perte complète de l'homme et ne peut donc
se reconquérir elle-même que par la réappropriation complète de l'homme. La décomposi-
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 204
Une vérité qui s'impose, c'est que, dans tous les pays d'Europe, le perfec-
tionnement des machines, la découverte scientifique, l'application de la science
à la production, l'amélioration des moyens de communication, les colonies
nouvelles, l'émigration, l'ouverture de marchés, le libre échange, aucune de ces
choses – même si on les réunit – ne peut mettre fin à la situation misérable des
classes laborieuses 2 .
tion de la société en tant que classe particulière, c'est le prolétariat. » (MARX, introduction
à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.)
En ce qui concerne l'action concrète du prolétariat dans l'instauration de la société commu-
niste, cf. le volume de cette série consacré à La Société communiste, à paraître.
1
Marx fait évidemment allusion ici aux influences pernicieuses qu'exercent sur la classe pro-
létarienne les « idées de la classe dominante » avec toutes les valeurs idéologiques que dis-
tillent les classes qui remplissent les fonctions du capital dans la société moderne, dans les
superstructures politiques juridiques, idéologiques et artistiques – soit à « la grande foule
des travailleurs prétendument "supérieurs" – les fonctionnaires, les militaires, les artistes,
les médecins, les curés, les juges, les avocats, etc., qui non seulement ne sont pas produc-
tifs, mais essentiellement destructifs » (cf. ci-dessus, p. 173).
L'homme ne pourra se développer librement en tous sens qu'après que le prolétariat aura
balayé les superstructures capitalistes qui imposent une fausse culture et distillent une
fausse science, afin que les forces sociales développées dans la base économique soient mi-
ses en harmonie avec les rapports sociaux et humains.
2
Cf. MARX, Adresse inaugurale de l'A.I.T., septembre 1864.
Toute la conception marxiste proclame que c'est la révolution qui changera l'homme, et non
l'action culturaliste exercée aussi bien sur les hommes que sur la production.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 205
ANNEXE
Jean FRÉVILLE, Les Écrits de Marx et Engels sur l'art et la littérature, Paris,
1937.
MARX-ENGELS, Sur la religion, Ed. sociales, Paris, 1968. La Femme et le
communisme, anthologie des grands textes du marxisme Ed. sociales, Paris,
1951.
Karl MARX, Pages choisies pour une éthique socialiste, textes réunis, traduits
et annotés par Maximilien Rubel, Paris, 1948 réédition par les éd. Payot.
Karl MARX, Friedrich ENGELS, Études philosophiques, Ed. sociales, Paris,
1968.
1837
Lettre de Marx à son père, 10 novembre 1837, in MEGA, 1/1, p. 100-106 : ré-
cit très détaillé sur le cours de ses études, notamment comment Marx se dé-
fend contre la philosophie de Hegel.
1839
1/1, p. 63-66. Cette note ne figure pas dans la traduction française de cette
dissertation chez les éd. Ducros, Bordeaux, 1970.
ENGELS, Lettre II de Wuppertal, avril 1839 : sur les écoles religieuses et laï-
ques de cette région de l'Allemagne.
1842
1844
1845
1853
1858
1859
MARX, « Situation en Prusse », N.Y.T., 1er février 1859 : sur les institutions
d'enseignement en Prusse. La réaction substitue très vite au rationalisme le
piétisme et fait la chasse aux professeurs progressistes dans les universités.
MARX, « La situation dans les usines britanniques », N.Y.T., 15 et 24 mars
1859 : sur la fréquentation scolaire des enfants et l'application des prescrip-
tions relatives à l'éducation dans les usines et imprimeries.
1862-1863
1
Les articles de la New York Tribune (N.Y.T.) restent dans leur grande majorité inédits en
français. Marx y illustre souvent des thèmes particuliers qu'il traite dans Le Capital.
Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement (1976) 208
1867
1872-1873
1873-1883
1892
CORRESPONDANCE
Engels à J. Ph. Becker, 8 septembre 1879 : les étudiants et docteurs philan-
thropiques veulent transformer la lutte de classe du prolétariat en une entre-
prise de fraternisation universelle de tous les hommes.
Engels à J. Ph. Becker, 22 mai 1883 : sur l'instinct communiste des ouvriers
et les prétentions professorales des intellectuels dans le parti.
Engels à Fr.-A. Sorge, 27 août 1890 : sur une petite révolte estudiantine
dans le parti.
FIN