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Fantouré/Le Cercle des Tropiques/Porte


Océane

Une oeuvre, un aut eur. Le Cercle des t ropiques, et ude crit ique

Alioum Fantouré
Le Cercle des Tropiques

Paris. Présence Africaine, 1972.

Grand Prix de la lit t érat ure d'Afrique noire, 1973

I. — Porte Océane

Le premier sillon. Un creux laborieux t ranché dans la t erre. L'un après


l'aut re, parallèlement soudés, ils se mult ipliaient jusqu'à se confondre
avec ceux de mes voisins. Courbé, à mouvement s saccadés, je lut t ais
pour la première fois cont re la nat ure.
Une heure plus t ard, derrière moi, des dizaines de mèt res carrés de
t errain labouré ; devant moi une ét endue immense de paysage chauve
cruellement marqué par le feu de brousse qui semblait avoir éliminé
tout e vie de l'espace où nous allions semer.
Le soleil chauffait à blanc, nous brûlait le corps ; persévérant s dans leur
t yrannie, ses rayons devenaient un calvaire. Je halet ais, mesurais
mèt re après mèt re ma progression, calculais la posit ion du soleil,
inventoriais les douloureuses boursouflures de mes paumes t eint ées
de sang. Un liquide, mélange sale de t ranspirat ion et de t erre, bétonnait
mes mains aux doigt s recroquevillés par l'effort . Couvert de sueur,
bientôt devenue crasse, je rêvais à l'eau de la rivière. Et pourt ant je ne
m'arrêt ais pas de cult iver. Il fallait que le labour soit t erminé avant les
premières grandes pluies. Pas une minut e à perdre, quit t e à mourir de
fat igue après la récolt e …
La saison des pluies, ravageuse avec ses averses cont inues s'ét ait
inst allée. II fallait agir vit e. Les labours t erminés, nous devions faire les
semailles en quelques jours et const ruire en différent s point s de
l'immense champ des hut t es sur pilot is. Pendant la période de
germinat ion, je fis part ie du groupe de garde. Nous arrivions avant le
lever du jour et rejoignions le hameau t ard dans la nuit .
Les graminées donnaient un nouvel aspect au champ. Un t apis vert
grandissant recouvrait la surface cult ivée. Les céréales nous
apport aient les premiers espoirs d'une bonne récolt e. Il nous rest ait
des mois de lut t e cont re les oiseaux et les singes. De vrais fléaux. Nous
nous acharnions à ne pas leur laisser le t emps de s'inst aller. Avec
l'aube commençait not re angoisse, une lut t e éperdue qu'il fallait
gagner. Nous commencions par manifest er not re présence en
provoquant un bruit assourdissant de t am-t am à différent s endroit s.
L'effet ne manquait pas d'efficacit é, les oiseaux s'envolaient pendant
que les singes, eux, réagissaient par des cris désemparés. Pour garder
en éveil la psychose de la menace de l'homme chez nos adversaires,
nous passions le rest e de la journée à lancer des pierres avec nos
frondes …
Ce fut enfin le t emps des récolt es. Les hameaux voisins prirent
cont act avec nous. De l'aube au crépuscule, nous ét ions des cent aines
à faire l'ult ime effort des t ravaux champêt res. En quelques jours, le
labeur ét ait t erminé sur tout e l'ét endue de not re région, les stocks de
riz et de fonio ét aient rassemblés dans les greniers. Dès ce moment ,
les femmes prirent le relais. Il fallait plant er les t arot s, les ignames, les
pat at es douces, les maniocs avant la fin de la saison des pluies.
Une fois les récolt es stockées, nous avions procédé à la répart it ion des
part s. Mais il fallut bientôt modifier l'affect at ion des port ions. En effet ,
nous reçûmes les premières visit es de cit adins, de villageois,
d'avent uriers, de vagues amis, de marabout s, de not ables, de
fonct ionnaires indigènes, de charlat ans, d'escrocs, de colport eurs, de
diseurs de bonne avent ure, tout es sort es de commensaux qui se
rappelaient soudain l'exist ence de not re hameau. Nos visit eurs
passaient une nuit chez nous, nourris, logés, blanchis, puis le
lendemain exposaient leurs pet it es misères, proposaient leurs
avant ages mat ériels ou moraux à monnayer. Comme nous n'avions pas
un sou à donner, au moment de leur départ , le hameau leur offrait du riz
ou du fonio. Les profit eurs priaient Dieu pour nous et nos descendant s.
Il ét ait bien ent endu qu'ils reviendraient à la même dat e aux prochaines
récolt es.
De la tot alit é du produit de nos effort s, il ne rest ait plus que les deux
t iers, le t roisième s'ét ait volat ilisé en dons. Nous procédâmes à une
nouvelle répart it ion. Nous nous rendîmes dès le lendemain au village le
plus proche. C'ét ait une agglomérat ion du nom de Fronguiabé, cent re
florissant avec st at ion de chemin de fer. J'avais l'impression de passer
d'un monde à un aut re. Le comport ement des villageois avait quelque
chose de différent de tout ce que j'avais connu jusque-là. La majorit é
des habit ant s port ait des pant alons, des chemises, des chaussures
en plast ique achet és avec de l'« argent », au lieu des caft ans, des
boubous et des pant alons bouffant s auxquels j'ét ais habit ué. On
pouvait donc ent rer dans une bout ique et choisir. On me l'aurait dit , je
ne l'aurais jamais cru.
Nous nous rendîmes à la foire pour rencont rer les commerçant s de la
place. Dès not re arrivée un bout iquier nous fit ent rer dans son dépôt et
commença par nous faire vider tous les sacs. Munis d'un pilon, ses
employés broyèrent une pet it e quant it é de grains dans un mort ier,
vérifièrent leur blancheur. Il leur fallait à tout prix t rouver quelque chose
de dout eux. Ils pesaient et palpaient les grains décort iqués pour en
découvrir les imperfect ions.
L'échoppier quelque peu méprisant renchérit :
— Ce riz n'est pas t rès blanc, mal cult ivé !
Not re pat riarche, l'air déçu, t ira sur sa barbiche et ripost a à voix basse :
— C'est pourt ant une bonne récolt e, la t erre est généreuse cet t e
année.
Le commerçant tournait et retournait le riz dans ses mains, puis,
comme s'il s'obligeait malgré lui, il dit :
— Pour vous rendre service je le prendrai, mais à mon prix.
Un t arif de misère.
Bonillonnant de révolt e je ne pus me cont enir, je proposai aux adult es
d'aller chez un aut re int ermédiaire. L'un de mes aînés se crut obligé de
me défendre auprès du bout iquier :
— Ne l'écout ez pas, il est t rop jeune pour comprendre. Nous pouvons
nous ent endre avec vous. Mais n'en profit ez pas, tout de même.
Le commerçant déclara d'un ton supérieur :
— Surtout ne compt ez pas sur ma générosit é pour achet er cet t e
mauvaise marchandise. Je vous vois venir. Tous les ans, c'est la même
chose avec vous, les broussards, vous offrez des mauvais produit s et
réclamez des prix exorbit ant s. Je ne marche pas. Je vous donne ce que
je peux, c'est à prendre ou à laisser ! D'ailleurs inut ile de me racont er
des histoires, l'eau est réput ée mauvaise pour les cult ures dans vot re
région. Vous ne pouvez pas me dire le cont raire !
Le pat riarche, t ant bien que mal, t ent a d'expliquer la port ée des
sacrifices consent is avant , pendant , et après les récolt es. Les produit s
ne pouvaient qu'en bénéficier. Rien n'y fit . Le bout iquier nous achet a, à
son prix, le produit de neuf mois de t ravail. A not re sort ie du magasin le
pat riarche murmura avec humilit é :
— Nous ét ions obligés de nous soumet t re à sa volont é. Ailleurs nous
aurions gagné encore moins.
C'ét ait vrai, les bout iquiers de la région se connaissaient du premier au
dernier. Ils se passaient le mot dès l'approche des récolt es. Solidaires
comme ils l'ét aient , nous n'aurions pas pu écouler not re riz et not re
fonio chez un aut re. Nous nous ét ions inst allés sous un arbre. Je
regardais les adult es compt er et recompt er nos gains. Trist e revenu
annuel. Il ne nous ét ait même pas possible de nous offrir un repas.
Nous soupesions le prix de nos effort s que le bout iquier obèse avait
bien voulu nous payer « à ses condit ions ». Compt er sou par sou,
recompt er, recompt er, recompt er, pour déclarer finalement avec une
myst ique humilit é :
— Dieu l'a voulu.
Après tout es ces addit ions, je crus voir une cert aine angoisse se
dessiner sur le visage des adult es. Quelqu'un demanda :
— Qu'allons-nous faire ?
Cet t e quest ion m'enleva mes dernières illusions. Il rest ait à peine
assez d'argent pour payer les impôt s et les not ables. Mes aînés
ét aient au bord de la panique. Nous nous rendîmes chez le chef du
village, responsable cout umier et percept eur des impôt s publics.
J'écout ais les cult ivat eurs racont er leurs déboires devant le conseil
des not ables. Le chef du village se ret ranchant derrière la fort eresse
de l'administ rat ion, prét endait que « les toubabs ne seraient pas
cont ent s, si les impôt s n'ét aient pas payés ». Il n'ét ait pas quest ion de
marchander. Les cult ivat eurs payèrent les impôt s et les acompt es sur
l'année à venir. Puis le conseil déclara que, d'habit ude, l'administ rat ion
ne rémunérait pas les not ables : les cult ivat eurs payèrent . Nous nous
fîmes des salamalecs, invoquâmes Dieu pour que les prochaines
récolt es soient bonnes, louâmes des démiurges locaux pour qu'ils se
mont rent généreux pour les villages et les hameaux, pour que le
paradis soit ouvert à tout le monde, pour que les toubabs soient plus
gent ils … Tout le monde se prépara à prier, mais le chef de village n'avait
plus qu'une vieille babouche … Dieu n'admet t rait pas qu'une chaussure
de prière soit vieille et sale, et comme ce grand not able jouait le rôle
d'imam, un des cult ivat eurs lui fit cadeau de la paire de babouches
neuves qu'il venait d'achet er. Au nom du Créat eur de la t erre et du ciel,
de l'univers, des ancêt res, des divinit és de la région, le conseil des
not ables nous remercia de nos bont és, de nos sacrifices… Nous avions
perdu nos dernières économies. Peu de t emps après, abandonnant
tout espoir, je prenais congé de mes compagnons.
Les premiers jours de ma vie à Fronguiabé furent des plus pénibles. II
me fallait t rouver du t ravail le plus tôt possible. Pour tout e richesse je
n'avais que ma force à dépenser. Je t rouvai une place de manoeuvre
chez un bout iquier. Il fallait t urbiner du mat in au soir. Les commerçant s
avaient leurs magasins pleins de riz, de mil, de fonio, de maïs et
d'aut res produit s agricoles. L'année avait ét é bonne pour eux.
Tant bien que mal j'avais passé un t rimest re à Fronguiabé, mangeant
un jour, jeûnant un aut re. Je fréquent ais les foires hebdomadaires,
aidais les marchands à leur besogne. J'ét ais payé selon le bon vouloir
de mes employeurs d'occasion. Je vivot ais jusqu'au jour où un vieil
homme m'engagea pour t ransport er une enclume. Je reçus une
avance sur ma paye. Il laissa ent endre qu'il pouvait me garder pendant
plusieurs mois. Je ne demandais pas mieux. Au début je le prenais pour
un forgeron. Je voulus en avoir le coeur net . Il me fit promet t re de ne
rien lui demander, ni de ne rien racont er de ce que je verrais. Je lui
donnai ma parole.

Mon employeur avait des cicat rices sur tout le corps, un vrai rescapé
des enfers. Avec des balafres sur les joues, la peau du cou ravagée, il
donnait l'impression d'une savane mal brûlée. Dès le premier jour, je me
pris d'admirat ion pour le grand-père Wali Wali. C'est le nom que je lui
avais donné. Je le comparais aux dieux de la région. J'enviais ses
cicat rices que je prenais pour des marques de sagesse et
d'expérience. J'avais hont e de n'avoir qu'une marque de blessure sur
ma cuisse, j'aurais voulu avoir un corps aussi racommodé que le sien.
Ce qui me désolait en lui, c'ét ait sa cert it ude étonnant e de sa fin
prochaine. Je considérais ses propos comme surnat urels. Dans mon
esprit , Wali Wali ét ait un démiurge qui pour m'aider, s'ét ait t ransformé
en êt re humain, pour m'ouvrir le chemin de la vie. Wali Wali priait
plusieurs fois par jour. A ces moment s je décelais dans son at t it ude et
son visage tout e la souffrance du monde. Il me paraissait énigmat ique.
Au lieu d'avoir peur de lui, je jurais par son nom, comme s'il personnifiait
le Créat eur. Par recoupement s j'avais réussi à dét erminer son âge. Il lui
arrivait t rès souvent de me parler de son passé, de ses rêves, de ses
illusions perdues et poursuivies sans relâche. Un jour il se fit plus précis
:
— Mon dernier souhait , je le réaliserai, mon enfant , me dit -il, c'est un
rêve que j'ai nourri, ent ret enu depuis bien longt emps : mourir
dignement , comme un êt re humain. Je voudrais [ … ] ce que je voudrais,
c'est un beau cercueil pour mon repos ét ernel.
J'en eus le souffle coupé. J'avais rêvé de bien des choses, mais pas à
êt re ent erré d'une façon ou d'une aut re. Décidément Wali Wali
m'int riguait . J'avoue que j'ét ais pressé d'arriver à not re dest inat ion.

Ce qui m'avait frappé dès mon arrivée chez le vieux Wali Wali, c'ét ait
l'emplacement discret de son hameau. Il ét ait proche de la ville, mais
personne ne remarquait sa présence. Les maisons ét aient comme
accroupies dans la brousse. Pour y parvenir, il fallait d'abord t raverser
un cours d'eau et emprunt er un chemin de forêt . La communaut é ét ait
des plus rest reint es. Out re Wali Wali, il y avait un vieux couple et ses
enfant s dont une fille célibat aire au nom d'Amiatou. Elle avait vécu à
Hindouya … Scandale, elle y avait perdu sa virginit é. Par craint e de
perdre leur fille pour toujours les parent s l'avaient ramenée de force au
hameau. Plus t ard je devais faire de longues randonnées avec elle dans
la brousse. Pendant nos promenades il nous arrivait de parler de Wali
Wali. Elle m'apprit que quelques années plus tôt le vieillard avait perdu
tout e sa famille qui avait péri noyée dans le fleuve.
— Depuis on dirait qu'il appelle la mort , ajout a-t -elle.
Après plusieurs semaines de présence à Iondi, je ne savais toujours
rien des int ent ions de Wali Wali, jusqu'au jour où il annonça sans
préparat ion aucune :
— Nous commencerons à t ravailler après le crépuscule.
— Travailler ? demandai-je, ahuri.
— Oui. Il nous rest e à nous préparer … L'enclume, le coupe-coupe, les
médicament s, le coton, l'alcool et tout le rest e. Nous oeuvrerons
chaque nuit .
Il n'ajout a plus rien. Nous nous at t aquâmes aux préparat ifs. Pendant le
mois qui devait suivre, nous vîmes défiler tout e une légion de jeunes
gens. Tous quit t aient le hameau avec une part ie de leurs membres en
moins, mais ils cont inuèrent à affluer. Mon regist re de compt es
s'allongeait . Jamais je n'avais vu aut ant de richesses. Ceux qui
n'avaient pas d'argent avaient donné de la poudre d'or, des peaux de
pant hère, des vêt ement s, des chaussures, des mont res, des briquet s,
des radios … Tout ce qui pouvait avoir un prix ét ait accept é cont re une
séance d'amput at ion …
Un jour Wali Wali arrêt a ses opérat ions. Le flot de ses client s
myst érieux avait t ari. En fait , j'appris plus t ard que la période d'appel
sous les drapeaux avait pris fin. Cet t e année-là, beaucoup de jeunes
gens avaient ét é réformés aux Marigot s du Sud. Les administ rat eurs
s'en ét aient plaint s. Les journaux en avaient parlé. J'avais lu un de ces
art icles, je l'avais mont ré à Wali Wali. Placide il avait rétorqué :
— Au moins quelques milliers de jeunes de ce pays ne se feront pas
t uer st upidement .
Not re hameau avait t iré profit de ces séances d'amput at ion. Ce fut une
période de prospérit é dont on parle encore dans la région. Quant à
not re pat riarche, il avait t rouvé un passe-t emps original, il creusait sa
tombe. Ce t ravail lui prenait tout son t emps. Il avait choisi l'endroit que
le fleuve recouvrait pendant les longs mois de l'hivernage. Il avait
carrelé la fosse que nous recouvrîmes de toile bâche. « Un rêve de
vieillard, dont je me passerai bien plus t ard », ne cessais-je de me dire.
Wali Wali fit venir un beau cercueil t apissé de velours beige du pays des
toubabs. Il s'y inst alla pour essayer le mat elas et l'oreiller, puis annonça
au livreur qu'il en ét ait sat isfait et paya la fact ure. Des mois passèrent .
Le pat riarche devenait de plus en plus faible, squelet t ique. II se savait
perdu, mais ne faisait rien pour ret arder la progression du mal. II nous
consolait en disant :
— C'est un voyage comme un aut re.
Un vendredi après-midi il fit t uer quelques moutons, invit a beaucoup de
monde. A la fin du jour, des griot s vinrent nous rejoindre. Tout e la nuit
les chant s, les danses nous énivrèrent . L'at mosphère de sort ilège nous
avait fait oublier pendant quelques heures le t emps qui passe … Wali
Wali, pendant tout e la soirée n'avait pas bougé de son hamac, pensif, il
paraissait déjà absent .
Lorsque les invit és nous quit t èrent et que le silence retomba sur not re
communaut é, je rent rai dans ma chambre. J'avais mis le pyjama que
Wali Wali m'avait offert à mon anniversaire. Pendant des semaines je
n'avais pas osé le port er par craint e de le froisser. Je l'admirais,
suspendu à un cint re que j'avais bricolé moi-même. Mais ce soir-là,
j'avais éprouvé le plaisir de le met t re par reconnaissance, par affect ion
pour le vieillard malade. J'allais m'endormir lorsque doucement on
grat t a à ma port e. J'allumai la lampe-t empêt e et me mis prompt ement
debout . J'at t endis dans la pénombre et m'apprêt ais à réagir cont re le
danger. Une voix féminine se fit ent endre :
— Je peux ent rer ?
La visit euse ouvrit la port e, c'ét ait Amiatou. Je ressent is une sensat ion
d'euphorie qui ne m'ét ait pas familière. Pourt ant la compagnie, l'amit ié
d'Amiatou m'avaient toujours ét é chères depuis les premiers jours de
ma présence à Iondi. Lorsque parfois le mat in je ne la voyais pas, j'ét ais
pris d'angoisse comme si je la perdais pour toujours. Sa présence me
rendait la vie douce, at t achant e. Je ne m'expliquais pas ce que je
ressent ais. Parfois la nuit je rêvais d'elle, je l'appelais par son nom.
Cet t e nuit -là ce n'ét ait plus un rêve, c'ét ait bien elle, devant moi.

Elle ét ait ent rée doucement , m'avait caressé le visage, je lui avais
donné un baiser rapide, nerveux. Ses seins me frôlaient
affect ueusement le corps. Je t rouvais cela agréable. J'eus envie de les
toucher, mais je n'osais pas. Elle me prit la main, la port a à sa t aille. Je
la ret irai t rès vit e. Elle sourit , moqueuse, brûlant e, affect ueuse.
Ost ensiblement elle s'approcha de moi. Elle avait les yeux fiévreux. Je
voyais flou. Je la vis sourire, silencieuse, caressant e. Elle laissa glisser
son pagne, j'enlevai mon pyjama, elle se débarrassa de sa camisole.
J'ét ais candidement émerveillé, fasciné par la beaut é d'Amiatou. Je
perdis la not ion du t emps. Je la regardais, toujours cloué sur place,
hypnot isé. Je ne sais plus, mais lorsque je réalisai not re cont act , nous
ét ions couchés sur le lit , unis comme si la nat ure nous avait créés
enchaînés l'un à l'aut re. Je découvris un univers inconnu. Lorsque l'aube
vint éclairer not re int imit é, je n'ét ais plus le même êt re. Mon
adolescence s'en ét ait allée. Je ne la regret t ai pas. J'ét ais heureux. Au
lieu de me voir en adult e, je me sent ais revenir aux premières
sensat ions d'une période de mon enfance, celle où replié sur moi-
même, solit aire, je découvrais les t résors de la forêt . Avec Amiatou, au
lever du jour, tout avait paru changé autour de moi. Le fleuve n'avait plus
le même aspect , les arbres semblaient me sourire avec leurs feuillages
bruissant s, les fleurs embaumaient mon univers. J'ét ais heureux de
vivre.

La journée ét ait à son déclin lorsque Wall Wali, inst allé dans son faut euil
pliant à l'ombre d'un manguier, convoqua tous les membres de sa
pet it e communaut é. Il nous annonça d'un ton calme :
— Je part irai après le crépuscule.
Nous avions écout é ses propos non sans frayeur. Pour nous rassurer,
nous essayâmes de le persuader que la mort ne se laissait jamais
convoquer et que sans dout e, il ét ait t rès fat igué par sa maladie … une
lassit ude morale. Son visage gris, t erreux, qui rendait macabre sa
maigreur ext rême, s'ét ait éclairé d'un sourire. En quelques mois j'avais
assist é à l'évolut ion inquiét ant e de son mal. Ce n'ét ait plus le vieillard
opt imist e qui, un mat in, m'avait engagé pour t ransport er son enclume,
mais l'ombre de lui-même. Pourt ant dans les dernières heures qui
avaient précédé sa mort , Wali Wali semblait recouvrer sa vigueur,
comme décidé à t enir t êt e au mal, il s'ét ait rendu au cimet ière où
reposaient les membres de sa famille, devant chacune des tombes, il
avait déposé une calebasse pleine d'eau, quelques kolas, puis s'ét ait
rendu dans la pet it e mosquée de la communaut é.

Je venais de perdre un père adopt if, l'un des rares êt res pour lesquels
j'avais eu la plus profonde affect ion.
Orphelin, j'avais perdu ma mère le jour même de ma naissance,
mauvais présage pour un nouveau-né que j'ét ais. A un an, il ne me
rest ait plus que mon père comme seul parent , mes grands-parent s,
comme pressés de se reposer, ét aient part is presque en même t emps
vers leur Père qui est aux Cieux. Pendant mon enfance, j'avais fait la
collect ion de tout es les maladies.

Au t emps où mes camarades du même âge mouraient les uns après


les aut res, moi, je ressuscit ais après chaque maladie. Comme par
respect pour le Créat eur, on m'avait surnommé « le prot égé des dieux »
parce que ni le pian, ni la gale, ni le paludisme, ni le beri-beri, ni la
dysent erie, sans oublier le ver solit aire, n'ét aient parvenus à m'abat t re.
J'ét ais la fiert é de ma communaut é nat ale, l'enfant qu'on mont rait du
doigt , celui que chaque mère aurait souhait é avoir ; l'orphelin
indest ruct ible. Mon père ne cessait de prier Dieu pour qu'il cont inue à
veiller sur mes jours. Pour mérit er son amour, je t ravaillais comme un
ange à l'école, il met t ait un point d'honneur à me voir arriver jusqu'au
cert ificat d'ét udes. Il souhait ait faire de moi un bon ouvrier. Tout
enfant , je rêvais d'êt re son fidèle sout ien. Mais mon père ét ait souvent
malade, t rop souvent pour un enfant qui a besoin d'une surveillance
const ant e. Parfois je lui en voulais de ne plus pouvoir jouer avec moi, je
lui en voulais de ma solit ude. Et pourt ant il s'efforçait de me dist raire à
mon retour de l'école. Chaque fois qu'il le faisait , il ét ait si fat igué, si
fiévreux que le lendemain il devait rest er au lit . Son corps devait êt re
t rop usé. Mais cela non plus je n'arrivais pas à le comprendre.

Un jour, alors que je me t rouvais à l'école, quelqu'un vint m'appeler.


L'inst it ut eur, comme s'il me voyait pour la dernière fois, m'avait
murmuré :
— Va mon pet it , surtout sois un homme.
J'avais souri en part ant . L'ét at de mon père s'ét ait empiré au lever du
jour. La plupart des habit ant s du village priaient au chevet de son lit . Moi
aussi je priais, j'invoquais la Clémence de Dieu pour qu'il garde mon père
en vie. A défaut de médecin, un charlat an des environs s'acharnait , par
des gest es qu'il disait surnat urels, à chasser la maladie du corps de
mon père. En vain, le malade ent ra dans l'univers de la mort .
Lors de son ent errement une solit ude soudaine m'envahit , le vide de
not re maison m'effrayait . J'avais beau regarder les adult es présent s
sur les lieux, je n'arrivais plus à me sent ir des leurs. J'eus envie de
mourir, de disparaît re pour êt re auprès de ma famille. Il me semblait
que soudain la vie se révélait à moi dans tout e sa cruaut é.
— Ce n'est pas just e, ce n'est pas just e, criai-je au moment où la
première mot t e de t erre arrachait pour toujours l'ombre de mon père
du cercle des vivant s.

Au village, les habit ant s s'accordaient à dire que mon père avait eu une
longue vie, ils prét endaient que la bénédict ion du Ciel lui avait ét é
donnée pour avoir connu la vieillesse. Ils en ét aient persuadés, et moi, je
les croyais. En vérit é mon père, qui me semblait si vieux, ét ait mort à
quarant e-cinq ans. Il ne laissait aucun hérit age, pourt ant , de tout e sa
vie, il n'avait connu aucun jour de repos.
— Telle est la volont é de Dieu, disaient les villageois.
Il fallait donc que je survive. Ce fut un cauchemar dans les premiers
t emps. Je commençai par renoncer à l'école pour servir mes t ut eurs.
Je t ravaillais du mat in au soir pour mieux mérit er la main secourable
qu'on me t endait . J'avais cru à la générosit é de mes parent s adopt ifs.
Et pourt ant , un jour, je tombai malade pour la première fois depuis la
mort de mon père. Ce mat in-là, comme d'habit ude un membre de ma
famille adopt ive ét ait venu me réveiller. J'ét ais collé au lit par une fort e
fièvre. On m'obligea à me lever, j'essayai, mais à peine ét ais-je sur pied
que ma t êt e me tourna et que je ressent is des douleurs aiguës dans
les jambes. Je clamai mon mal. On me considéra comme un paresseux,
un vaurien qui ne voulait rien faire. Je ne pleurai pas. J'avalai ma peine.
Ce jour-là, je fus à peine nourri et pourt ant j'avais faim. Je guéris sans
avoir ét é soigné. Pendant ma convalescence, je fus affect é aux
t ravaux ménagers. La sant é revenue, je fus grat ifié de ma part de
t ravail rest ée en hibernat ion. Je ne discut ai pas, ne prot est ai pas. Sans
rien emport er, je me dirigeai vers le cimet ière du village pour prier sur
les tombes de mes parent s. Puis je part is. Je quit t ai ma communaut é
nat ale pour toujours. Je ne savais où aller, mais j'ét ais décidé à vivre ma
vie, à ne plus servir de souffre-douleur aux adult es, à ne plus t ravailler
pour rien, et surtout à ne plus me laisser bat t re pour un oui, pour un
non.

Ce fut un dur apprent issage de la libert é. Je vivais dans la nat ure. J'en
avais rêvé depuis longt emps. Je me plaisais à dormir partout où le
sommeil me prenait , à découvrir le jour à sa naissance, à admirer la
douce apparit ion de la lune au crépuscule.
Je suivais pendant de longues heures le déplacement d'un nuage dans
le ciel. J'écout ais le bruissement des feuillages, je sent ais et me
réjouissais de la caresse du vent sur mon visage. J'avais pour moi, pour
moi tout seul, tous les t résors de la nat ure. Je me sent ais le plus
heureux des humains, j'ignorais ce mot , mais je crois que je l'ét ais, car
j'éprouvais un amour infini pour la vie. Plus personne ne s'occupait de
moi, je n'avais rien à recevoir, rien à sacrifier. Je me sent ais sous la
prot ect ion de mes ancêt res. Et cela ét ait bien ainsi.

Malheureusement ma libert é n'eut qu'un t emps. Il fallait bien que je


vive, je renonçai à me déplacer au gré du vent et pris l'habit ude de
fréquent er les plant at ions. Dès lors mon it inéraire fut ét abli en fonct ion
des bananeraies, des champs d'ananas, de maniocs, de pat at es. Je
t endais des pièges au gibier. Par la force des choses, je devins
chasseur, just e assez bon pour me nourrir.
Cependant , une nuit , alors que je grillais une pint ade, le feu prit le large.
En quelques minut es, l'incendie se développa, la savane crépit ait
comme assoiffée de chaleur. Déjà l'espace ét ait éclairé. Le paysage
apparaissait fantomat ique, inquiét ant . Désemparé, je me repliai vers la
plant at ion avoisinant e. Les ouvriers agricoles lut t aient cont re le feu. Je
n'avais aucune int ent ion de les évit er. Pendant que je m'évert uais à me
just ifier, quelqu'un m'arracha du sol et me jet a dans un des canaux
d'irrigat ion de la bananeraie. Il faisait une chaleur t rop étouffant e pour
que je m'en plaigne. J'at t endais ma punit ion, elle ne t arda pas à venir. A
peine le feu ét ait -il vaincu que je devins la proie des t ravailleurs qui se
disput aient pour me corriger. J'aurais souhait é émet t re mon avis. Ils ne
semblaient pas s'en soucier. Je t ent ai de me just ifier pendant que je
recevais des coups de tous les côt és. Ma sit uat ion ét ait d'aut ant plus
inconfort able que j'ét ais en possession d'une boît e d'allumet t es. Je
fus sort i de just esse du mauvais pas. L'employeur toubab me délivra de
la furie de ses t ravailleurs. Je répét ais comme un youyou et à un débit
presque inaudible que je n'avais rien fait de mal, que j'avais allumé un
foyer pour griller mon oiseau, mais que le feu avait profit é d'un coup de
vent pour prendre le large. Grâce à Dieu il voulut bien me croire. Lorsqu'il
eut l'idée de me demander où j'habit ais, je répondis étourdiment :
— Dans un nid comme un oiseau.
Mon expression fit rire, c'ét ait le dernier de mes soucis. Je priai le
toubab de me laisser part ir ; il ne voulut rien savoir. Je lui appris que
j'ét ais orphelin. Il me regarda sans rien dire, puis me fit mont er dans son
break pour m'amener chez lui.

Le plant eur et sa famille me demandèrent si je voulais rest er avec eux.


Je ne me fis pas prier. C'est ainsi que j'obt ins mon premier emploi
rémunéré comme pet it boy. Ce qui m'int éressait dans mon t ravail,
c'ét ait de manger à ma faim. Les premières semaines, je me
nourrissais sans arrêt du mat in au soir. Je prenais du poids à vue d'oeil.
L'inanit ion qui ét ait ma seconde nat ure devint un loint ain souvenir. Plus
qu'un t ravail, ce fut un havre de paix. Je passai quelques années à la
plant at ion pendant lesquelles mes employeurs m'apprirent leur langue,
à lire couramment , à calculer et surtout à m'exprimer t ant bien que mal
par écrit car j'ét ais devenu le commis qui recevait les doléances des
manoeuvres et qui les rédigeait à l'int ent ion de l'employeur. J'appris
également à conduire les t ract eurs de la plant at ion et à les bricoler.
Cet t e dernière occupat ion me donna le goût de la mécanique. Peu à
peu l'idée de m'inscrire dans une école d'apprent issage, comme l'avait
souhait é mon père, me devint une obsession. Je décidai de t ent er ma
chance en ville, seul endroit où je pouvais réaliser mon rêve. Mon
employeur ne s'opposa pas à mon souhait .

Un mat in, le coeur gros, je pris congé de la plant at ion. Mon pat ron me
versa mon salaire cumulé de plusieurs années de t ravail, et me donna
une let t re de recommandat ion pour un de ses amis de Port e Océane.
Je n'eus pas la présence d'esprit d'apprendre l'adresse par coeur, je mis
la let t re dans ma poche. La t êt e pleine de rêves, je me mis en rout e.
J'ét ais si pressé d'arriver à Port e Océane, que je n'eus pas la pat ience
d'at t endre l'autobus sur place. Des cent aines de kilomèt res me
séparaient de ma dest inat ion, je cont inuai tout de même à marcher
non par avarice, mais parce que chaque pas me rapprochait de Port e
Océane. Le véhicule que je devais prendre ét ait une vieille guimbarde
pét aradant e d'un aut re siècle ; il ressemblait beaucoup plus à une
machine infernale sur quat re roues qu'à une automobile. Le radiat eur
dégageait une t elle quant it é de vapeur qu'il ét ait possible de comparer
l'engin à une locomot ive. Je me préparais stoïquement à voyager dans
ce vacarme. A t rent e kilomèt res à l'heure not re chauffeur faisait
donner le maximum de vit esse à son engin. Les pneus de la machine
ét aient raccommodés avec des ficelles de raphia, ils ét aient si usés,
qu'à chaque arrêt , ce qui ét ait fréquent , les apprent is descendaient
pour les gonfler. J'avais réussi à m'inst aller dans la carrosserie
branlant e. Le véhicule sent ait les épices et la t ranspirat ion poisseuse.
Les passagers, déguenillés et osseux, me fusillaient du regard. Je
faisais figure de milliardaire parmi eux. Ils m'en voulaient pour une
raison que j'ignorais alors. Je me sent ais mal à l'aise. Ma sit uat ion ét ait
d'aut ant plus inconfort able que nous ét ions presque assis les uns sur
les aut res. Quelques passagers s'ét aient même inst allés sur le toit . La
carrosserie t anguait et craquait . A chaque démarrage, le mot eur
rugissait comme un lion blessé, pendant que le pont éraflait le sol.
J'eus envie de descendre et de courir vers la plant at ion. L'idée ne fit que
m'effleurer, j'ét ais décidé à aller jusqu'au bout . Mes compagnons de
rout e semblaient habit ués aux difficult és d'un t el voyage. Ils savaient
se cramponner les uns aux aut res comme des abeilles. Epaves d'un
monde en éveil, je pensai soudain aux propos de mes employeurs
lorsqu'il m'arrivait de suivre leurs discussions. Ils parlaient souvent de
l'“immense force pot ent ielle des peuples jeunes”. Je me mis à chercher
une t race de jeunesse sur les figures faméliques de mes frères de
voyage, je n'y t rouvai pas la joie de vivre et l'espoir qui en est la marque.

Le véhicule venait de s'immobiliser dans un t rou. On nous fit descendre


pour le pousser. L'automobile crachait une t elle quant it é de gaz
toxiques que nous ne nous voyions plus ent re nous, seules les quint es
de toux révélaient les présences. Une fois réinst allés dans le car, le
chauffeur, sûr de sa feraille, nous répét ait à tout moment :
— N'ayez aucune craint e, Dieu nous prot ège.
C'ét ait plus que je ne pouvais en support er. Je lui rétorquai qu'il ét ait
libre de vant er les mérit es de son t acot mais surtout qu'il ne nous
mène pas au cimet ière. Je n'aurais pas dû parler ainsi, mais c'ét ait
sort i. Bien envoyé ! Tous les passagers m'avaient ent endu. Un silence
menaçant m'enveloppa, seul le bruit de l'automobile t roublait mon
entourage. Je lisais la colère sur les visages, une furie haineuse prêt e à
me réduire en miet t es. Je m'at t endais à tout , mais rien ne se passa. Je
crus l'incident ent erré. C'ét ait mal connaît re mes compagnons de
voyage. A la tombée de la nuit , le chauffeur arrêt a son véhicule, jet a un
coup d'oeil aux passagers, puis me dit d'un ton agressif :
— Il faut bien que mon camion se repose, je n'ai que lui pour vivre.
Il me regardait du coin de l'oeil. Je fis semblant de n'avoir pas ent endu.
Les aut res passagers cont inuaient à me fusiller du regard. Je
commençai à implorer, tout bas, la prot ect ion de Dieu. « Si Dieu le veut ,
me disais-je, ils ne me feront pas de mal, car je ne suis pour rien dans
leur malheur. » Mon crime ét ait d'êt re propre, bien nourri et en bonne
sant é parmi des êt res qui t raînaient avec eux le spect re de la misère.
Ils ignoraient que j'ét ais aussi désespéré qu'eux. Ils ne devaient jamais
le savoir.

Le t ransport eur nous avait accordé une heure de repos pendant


laquelle nous devions régler nos frais de t ransport . Je me sent is bien
soulagé lorsque je descendis à t erre pour me dégourdir les jambes. Un
apprent i-chauffeur se présent a devant moi pour recueillir le prix du
déplacement , j'eus un sent iment de fiert é à l'idée de payer pour la
première fois de ma vie. Je plongeai la main dans ma poche pour en
sort ir mon port efeuille, mes doigt s fouillèrent . Rien. Je me jet ai en
criant sur les passagers, les apprent is, le chauffeur. Je réclamais mon
argent . Ils me repoussèrent brut alement . Le propriét aire de
l'automobile me lançait des mot s orduriers. Non sat isfait de m'avoir
dépouillé de mon argent , le chauffeur exigea son dû. J'ét ais, en plus,
t rait é de prét ent ieux qui n'avait manifest é que du mépris pour ses
compagnons de voyage. Rien n'ét ait plus faux. Pour se dédommager, le
t ransport eur me prit ma valise pleine de vêt ement s acquis pendant
mes années de plant at ion. Il m'enleva également les habit s que je
port ais. Je me ret rouvai avec un slip en tout et pour tout . Je suppliai
qu'on ne m'abandonne pas sur la rout e. Lorsque le chauffeur mit son
mot eur en marche, je voulus mont er de force, les passagers m'en
empêchèrent , le car démarra, je me mis à courir après lui, je n'arrivais
pas à me convaincre que j'ét ais abandonné en pleine forêt . Pendant
près d'un kilomèt re, je courus derrière le camion, ni la fumée du pot
d'échappement , ni la poussière, ni le vacarme de la machine ne me
freinèrent dans ma poursuit e. J'espérais que c'ét ait une plaisant erie,
une farce de mauvais goût . Je tombai sur la chaussée, le véhicule me
t raîna sur quelques mèt res, je le laissai part ir sans moi. Pendant
d'int erminables minut es j'ent endis le vrombissement se perdre peu à
peu dans le loint ain. J'ét ais seul.
La nuit recouvrait progressivement la nat ure, au loin les oiseaux
chant aient , la forêt vivait . Il me semblait que je n'ét ais pas aussi seul,
une lueur d'espoir me t raversa le coeur, je ne pensais plus à mes
compagnons de voyage, ce qui m'import ait , c'ét ait d'at t endre le jour et
de reprendre ma rout e. J'avais froid. Je coupai de longues herbes dans
la savane, les at t achai aux deux ext rémit és, puis m'y inst allai.
Le lendemain mat in de t rès bonne heure, je me remis en rout e. Je
cont inuai obst inément mon chemin en direct ion de Port e Océane. Je
n'avais pas le courage de retourner à la plant at ion, j'avais peur de subir
l'humiliat ion de l'échec. Mon rêve s'ét ait effondré, l'espoir me rest ait
d'at t eindre la capit ale. Il me fallait devenir mécanicien … Et j'allai de
l'avant comme un somnambule, à cet t e différence, que j'ét ais
conscient de la port ée de mon avent ure. A mesure que la journée
avançait , je ressent ais quelque chose de désagréable en moi : la faim.
Je l'avais oubliée celle-là, et depuis des années. Elle manifest ait enfin
sa présence, cruelle, inhumaine ; j'ét ais désormais à nouveau sa proie.
Un pas après l'aut re, je progressais. L'espace me semblait infini. Mes
pieds me tort uraient . De t emps en t emps, je m'arrêt ais à une rivière,
pour reprendre des forces, puis je reprenais inlassablement ma rout e.
Au milieu de l'après-midi, je n'en pouvais plus. Je m'ét endis au bord de la
rout e, affamé, découragé, las, je fermai les yeux. Il ne me rest ait plus
qu'à at t endre ma fin.
A la tombée de la nuit , je fus réveillé par des inconnus, des paysans qui
venaient des champs. Ils formaient un cercle autour de moi. A peine
avais-je ouvert les yeux que je me levai, je fendis le groupe, et me mis à
courir. Ils me poursuivirent , il ne leur fut pas difficile de me rat t raper. Le
plus vieux me demanda mon origine. Je leur racont ai mon avent ure.
Nat urellement ils me prirent avec eux. Je ne pouvais plus marcher, mes
plant es de pieds ét aient en sang. Quelqu'un me port a sur son dos …
Jamais je n'avais ét é aussi dorlot é par des inconnus. Je fus t rès vit e
rét abli. Jour après jour, la volont é de me rendre à Port e Océane faiblit .
Mes nouveaux amis ét aient unanimes à me dire que j'allais à ma pert e
dans la jungle de la ville.
En vérit é, mon effroyable expérience avec le t ransport eur et ses
passagers m'avait écorché à t el point que je t remblais de panique
chaque fois que j'y pensais. « Ils auraient pu me t uer », ne cessais-je de
me dire. A l'idée de rencont rer de t els êt res dans la capit ale, je me
convainquis qu'après tout je pouvais vivre au hameau et devenir
cult ivat eur.
Avec le t emps, j'avais appris à connaît re les habit ant s du hameau Daha.
Au moment où j'avais ét é recueilli par eux, ils ét aient en période de
défrichage, je me souviens encore de mon premier cont act avec le
champ. J'ét ais pris de vert ige devant les milliers d'arbres, d'arbust es,
de grandes herbes touffues qu'il fallait couper avant de faire les
semailles.
Tout aut re enfant du hameau aurait t rouvé ce t ravail normal, mais moi,
je t rouvais ce labeur inhumain. Pendant les premiers jours, les
cult ivat eurs ne me donnèrent pas de t ravaux difficiles, je pouvais me
cont ent er de ramasser les arbres coupés et les rassembler dans un
endroit du t errain défriché. J'observais chacun de leurs gest es,
admirais souvent leur dext érit é. Au bout de quelques journées, il fallut
bien m'y met t re, j'ét ais heureux de servir à quelque chose d'ut ile.
Nos soirées se passaient agréablement au hameau Daha. Not re pet it e
agglomérat ion ét ait entourée d'une haut e palissade, immédiat ement
suivie par la forêt . Il n'y avait pas de rout e, seulement un chemin pour
communiquer avec l'ext érieur. La plupart des habit ant s n'avaient
jamais ét é au-delà des champs nourriciers. Ils vivaient selon leurs
cout umes ancest rales. Ils ne s'en port aient pas plus mal. Nos veillées
autour d'un grand feu de bois avaient quelque chose de fant ast ique
que je n'ai jamais ret rouvé dans aucun aut re endroit . D'après la légende
nourrie et ent ret enue depuis plusieurs générat ions, et que nous
racont ait le pat riarche de la communaut é :

« Les habit ant s de la région vivaient sous la prot ect ion d'une
généreuse divinit é du nom de Halat anga. Cependant les ancêt res
fondat eurs de la communaut é avaient rendu la vie impossible à ce
gardien. Au départ , les cult ivat eurs avaient choisi le sit e à cause de
sa beaut é, la fert ilit é incomparable de son sol, et la rivière qui la
t raverse. Ils ignoraient que la richesse de cet t e t erre n'ét ait due qu'à
la bonne volont é du démiurge suprême de l'endroit . Ils ne firent
aucun sacrifice en son honneur. Comme le bon génie se mêlait à la
vie du hameau sous forme de nuages fluides au lever du jour, il fut
peu à peu excédé par la const ruct ion d'une mosquée au cent re du
hameau, il en prit ombrage et chercha refuge dans la rivière sous
forme de vapeur. Ainsi, à l'aube Halat anga remont ait le cours d'eau, il
ét ait d'une beaut é irréelle dans son mant eau de brume mat inale.
Dès le lever du soleil, il se volat ilisait dans la nat ure pour faire régner
la prospérit é sur tout e l'ét endue de la région. Sa t ranquillit é n'eut
qu'un t emps. Bientôt les baigneurs du mat in, les cris des enfant s et
la nudit é des jeunes filles qui venaient goût er à la joie de l'eau
l'obligèrent à s'éloigner définit ivement des champs nourriciers du
hameau. Son indifférence dura des années pendant lesquelles les
épidémies se répandirent , et la diset t e s'inst alla. Il fallut const ruire
des aut els pour mérit er son pardon. »

Je me régalais de t els récit s, cependant avec tout e ma candide bonne


volont é je ne parvenais pas à comprendre l'indifférence tot ale de ce
dieu charit able quant à l'exploit at ion dirigée que subissaient ces
mêmes cult ivat eurs.
L'incert it ude du lendemain m'avait malheureusement poussé à quit t er
Fronguiabé. Favorisé par la providence, j'avais eu la chance de
rencont rer le vieillard Wali Wali, comme je l'ai déjà racont é. Avec tout e
sa simplicit é d'homme plein d'expérience, le vieil homme m'avait fait
découvrir un aut re aspect de not re monde, plus âpre peut -êt re, mais
plus enrichissant . C'est pourquoi après sa mort , à cet t e époque où je
faisais mes premiers pas dans la vie d'adult e, je ressent is
profondément sa pert e.
Pourt ant la vie cont inua, des mois passèrent , le t emps comme
toujours imposait un peu l'oubli du défunt . Bientôt l'hivernage s'inst alla,
avec lui ses averses cont inues, son paludisme et ses inondat ions. L'eau
du fleuve recouvrit la sépult ure du pat riarche de Iondi. Tranquille, il
dormait de son sommeil sans rêves.
Nous avions reçu des nouveaux venus dans not re communaut é. Ils s'y
ét aient int égrés. Pendant les nuit s pluvieuses, on racont ait qu'il n'ét ait
pas rare de voir le fantôme de Wali Wali rôder aux environs de nos
maisons. Les anciens avaient pris l'habit ude de déposer des dons au
bord du fleuve pour lui manifest er not re at t achement . Amiatou et moi-
même avions ét é dans le village voisin pour nous marier.
Avec le peu de fort une que Wali Wali nous avait léguée, nous avions
commencé les t ravaux de la plant at ion. Il nous avait fallu plus d'une
année ent ière pour creuser les canalisat ions, const ruire un barrage
cont re les inondat ions, t racer les carrés des cult ures et acquérir des
rhizomes sous forme de prêt s. Nous avions pris des cont act s avec les
plant eurs de la région de Hindouya. La plupart avaient accept é de nous
accorder des avances sur not re product ion. Ils ne mont raient aucune
difficult é à êt re serviables. Leur aide nous avait paru d'aut ant plus
désint éressée qu'aucun membre de la corporat ion des plant eurs ne
demanda à êt re remboursé immédiat ement .
— Signez un bout de papier de rien du tout . Nous sommes cert ains
d'êt re payés. Vous avez de bonnes t erres.
Confiant s, nous avions signé à tort et à t ravers des reconnaissances
de det t es. Nous bénissions nos bienfait eurs. Grâce à leur secours «
désint éressé », nous avions plant é au bon moment et dans de bonnes
condit ions les bulbes en t erre. Not re bananeraie, bien que t rès
moyenne par rapport à l'immense superficie cult ivable dont nous
disposions, nous donnait des espoirs d'expansion pour les années à
venir. Malgré la sécheresse, les bulbes ét aient sort is t rès vit e du sol.
Les canalisat ions et le barrage fonct ionnaient au maximum de leur
rendement . Les bananiers avaient poussé et avec eux de beaux
régimes.
Le t emps de la première coupe arriva beaucoup plus tôt que nous ne
l'avions prévu. Nous manquions de papier d'emballage. La corporat ion
des plant eurs mit des stocks à not re disposit ion.
Tout se déroula t rès vit e. On nous accorda même une marque
d'export at ion. La coupe fut fait e, les régimes bien emballés. Les
plant eurs des environs de Hindouya mirent leurs camions à not re
disposit ion, y compris leurs chauffeurs. Tout efois la corporat ion se
réserva le droit de faire vérifier à Hindouya par les autorit és
responsables la première coupe dest inée à l'ét ranger. « C'ét ait la règle.
»

A not re grand désespoir tout e not re product ion fut refusée pendant la
sélect ion préliminaire. Nos bananes n'ét aient pas d'une assez bonne
qualit é pour bénéficier d'une licence d'export at ion. Je crois d'ailleurs
que l'ingénieur agronome avait raison. Not re communaut é s'ét ait t rop
fiée à la bonne qualit é du sol. Nous avions plant é nos rhizomes sans
prendre les précaut ions nécessaires.

En vain nous essayâmes de convaincre l'ingénieur. Nous lui apprîmes


avec la plus naïve sincérit é que nous avions fait des sacrifices pour
at t irer la bénédict ion de Dieu sur not re bananeraie. L'ingénieur, tout
désolé, nous apprit que ce n'ét ait pas la première fois que ces choses
arrivaient aux néophyt es. ll fut net en déclarant que Dieu n'avait rien à
voir avec la qualit é des bananes.
— Il faut que les fruit s soient conformes aux normes ét ablies.
C'est ainsi que nous apprîmes à nos dépens que les fruit s avaient
besoin de soins part iculiers pour êt re irréprochables pour l'export at ion
et la vent e. Nous n'avions plus qu'à liquider not re product ion sur place.
Les nouveaux venus à Iondi nous abandonnèrent , jour après jour. C'ét ait
sans dout e dans l'ordre des choses, mais moi j'en avais souffert , je n'y
pouvais rien. Peu à peu nous fûmes à nouveau réduit s aux seuls
habit ant s d'Iondi du t emps de Wali Wali. Les difficult és n'en finissaient
plus. Not re bananeraie devint bientôt la proie du charançon. J'eus
l'impression que c'ét ait ce qu'at t endait la corporat ion des plant eurs. Ils
nous obligèrent à combat t re le dangereux parasit e pour évit er le risque
de cont aminer tout es les plant at ions de la région. Il nous ét ait
impossible de soigner la bananeraie par manque de moyens. J'ét ais
d'aut ant plus soucieux que ma femme Amiatou venait d'accoucher,
nous avions eu une fille, une belle enfant . Malheureusement les
malheurs nous t enaient déjà au collet , bien avant cet t e naissance,
nous subissions l'exist ence plus que ne la vivions.
Les délégat ions de la corporat ion fruit ière se relayaient à Iondi pour
nous obliger à soigner la plant at ion ou à vendre. Mon beau-père, le vieux
t isserand, not re pat riarche, ne résist a pas aux chant ages, aux
malheurs qui s'abat t aient en chârne sur nous : il se laissa mourir. Et
pourt ant nous avions cont inué à combat t re la maladie, à brûler les
part ies at t eint es de la plant at ion, puis à les laisser en jachère. Rien n'y
fit , la ronde des créanciers, vérit ables loups, se resserrait de plus en
plus autour de la plant at ion.
Un mat in la corporat ion fruit ière nous envoya des hommes de loi. Ils
annoncèrent que leurs client s avaient décidé, pour sauvegarder leurs
biens, à met t re en vent e forcée le hameau Iondi, not re plant at ion et les
t erres en friche. Couvert s de det t es, nous n'avions plus le choix.
Quelques semaines plus t ard, nous ét ions « légalement » exclus du
hameau Iondi. Je n'avais plus qu'un espoir : Port e Océane. Ma femme
Amiatou et mon enfant Toumbie Die devaient me rejoindre quelques
mois plus t ard …, just e le t emps de t rouver du t ravail …

Port e Océane fut une série de cauchemars pendant des années. Je


n'avais pas de t ravail permanent . J'avais fini par connaît re la ville
comme le fond de ma poche, une poche t rouée qui ne me donnait
aucun moyen de vivre. J'avais découvert une nouvelle facet t e de la
frat ernit é : le chacun pour soi ou l'hypocrisie souriant e. J'avais eu
parfois l'envie de met t re le feu à la cit é. J'ét ais si désemparé que je
n'arrivais plus à dormir. Je faisais des cauchemars, je rêvais à tout
moment qu'on m'ent errait . Port e Océane m'apparaissait comme une
ville où t ravailleurs et chômeurs, indigènes et toubabs vivaient dans un
cercle d'indifférence et de mépris. Les chômeurs ét aient si nombreux
que beaucoup préféraient se réfugier dans les prisons. Là au moins, ils
avaient à manger, à dormir et à t ravailler ! Un refuge dont je préférais
me passer après une injust e et amère première expérience. Beaucoup
de camarades me prenaient pour un imbécile, parce que je me
confinais dans une st érile honnêt et é. Plus je souffrais, plus je
persévérais dans mes effort s. II n'ét ait pas rare que je t ravaille dans un
garage pour le plaisir de bricoler un mot eur. Comme toujours on me
disait ne pas pouvoir me payer, mais à l'idée de pouvoir apprendre la
mécanique, je répondais « peu import e ! ». Avec le t emps, ma sit uat ion
finit par me révolt er. J'ét ais devenu si agressif qu'il m'arrivait de frapper
les gens à la moindre incart ade. Quand j'y réfléchissais, je me t rouvais
st upide, mais pendant un moment j'éprouvais la sat isfact ion d'êt re
quelqu'un.
Un jour pourt ant , je commis ma première entorse à l'honnêt et é. Je
venais de passer plusieurs jours sans manger, ni t rouver la moindre
occupat ion rémunérat rice. Au crépuscule, je me demandais si je verrais
le prochain jour se lever. En passant devant une concession at t enant à
une mosquée, le monde me parut soudain dépourvu de sens. Je vis les
femmes d'un marabout lui servir son repas. Je m'arrêt ai, tournai en
rond, at t iré irrésist iblement par l'odeur de la nourrit ure. Je m'approchai
en priant avec dévot ion.
— Qu'il ét ende, par la volont é de Dieu, une main secourable à un
désespéré.
Ma sit uat ion de quémandeur muet ét ait humiliant e, j'at t endais
humblement . Le marabout leva un oeil sur moi et m'envoya en guise
d'aumône :
— Si t u t 'at t ardes, j'appelle mes enfant s. Ils t e bastonneront .
Alors moi, sans rien dire, je me précipit ai sur la nat t e. Décidé à risquer
ma vie s'il le fallait . Je commençai à bâfrer. J'engouffrais d'énormes
morceaux de viande de mouton. La sauce à l'arachide ét ait excellent e,
le riz bien préparé. J'ingurgit ais comme un goinfre. Pendant que je me
remplissais la panse, tout e la famille du marabout apparut en piaillant ,
me t irait , me rouait de coups. Je cont inuais à avaler. Lorsque j'est imai
avoir t erminé mon repas, je me levai, sans dire un seul mot , ni regarder
en arrière, je part is, poursuivi par les membres de la famille du
myst ique élu de Dieu. L'un d'eux me lança une pierre, elle me blessa à la
t êt e. Je me retournai, fou de rage, je frappai à tort et à t ravers. J'y
laissai des blessés.

Je vécus plusieurs jours sur ma réserve de nourrit ure. J'avais


l'impression que mon vent re digérait lent ement son dû par mesure
d'économie. Je t raînaillais avec un camarade chômeur devant une
échoppe.
— Pourquoi n'irions-nous pas chez la vieille Dida ?
On y mange pour rien, me dit -il, à condit ion de t ravailler pour elle
pendant quat re jours sur sept . En vérit é je connaissais l'exist ence de
Dida. La plupart des crèves-la-faim de Port e Océane la connaissaient
de renommée. Elle avait fini par bât ir une ent reprise florissant e sur le
dos des chômeurs. Il lui suffisait de collect er chaque jour et en fin de
journée les invendus sur le marché et de les faire écouler aux quat re
coins de la ville par ses pouilleux. Elle connaissait tous les paysans qui
venaient à Port e Océane. Ils la priaient presque pour se débarrasser du
produit de leurs effort s.
Pour un bol de riz, nous écoulions ses acquit s malhonnêt es. Je me
souviens encore du jour où je me décidai d'aller chez elle. — On y est
toujours le bienvenu, avait dit un camarade, elle est la bont é même.
Aucune famille de vieille souche cit adine ne veut des campagnards,
mais elle, c'est une saint e femme. Elle nous reçoit , nous donne à
manger, une nat t e pour dormir au clair de lune : c'est la providence
même.
Oui, la providence. Quand j'arrivai chez Dida, il y avait plusieurs jours que
je n'avais pas mangé de riz. Dès que je me présent ai, elle m'ouvrit les
bras :
— Eh, mon pauvre fils, t u as faim et t u n'as pas de domicile, t u es sauvé.
D'abord t u mangeras et je t e mont rerai un coin pour t e reposer.
Au t réfonds de moi-même, je maudissais les calomniat eurs de la vieille
Dida. Vint le moment du repas. Une grande calebasse remplie de riz mal
préparé sur lequel se promenaient des cancrelat s repus, et pour seule
sauce, de l'huile de palme qui vous collait à la bouche à vous enlever
tout e envie de la rouvrir. Je crus que la calebasse ét ait dest inée à moi
seul. Erreur, je vis un aut re convive se présent er, puis deux, t rois, quat re
… six malheureux. Nous eûmes pour tout repas deux bouchées de riz.
Je maudissais le vampire et bénissais ses dét ract eurs. J'avais
sommeil, soit , il y avait un endroit pour dormir. Le lendemain au réveil,
j'ét ais plein de puces et de poux qui me dévoraient avec avidit é. Et voilà
que la vieille Dida, aussi souriant e qu'une hyène me demanda mes
impressions.
— Heureux ? me demanda-t -elle.
— Comme la mort , répondis-je.
Elle feignit n'avoir pas ent endu et m'annonça immédiat ement que pour
le premier jour, je serais affect é au service des charret t es.
Pour un bol de riz et une nat t e à puces, je t ravaillai pendant une journée
ent ière à t ransport er des marchandises d'un bout à l'aut re de la ville. Je
ne revins plus le lendemain.
Mes jours de calvaire se prolongeaient , lorsqu'un jour d'hivernage ma
vie prit soudain un tournant nouveau. Un hasard associé à un pénible
souvenir. Nous ét ions, comme d'habit ude, des cent aines de chômeurs
amassés devant l'ent rée du port de Port e Océane lorsqu'une pluie
sans merci s'abat t it sur nous. Nous nous dispersions pendant que les
t rombes d'eau t rempaient nos guenilles. Les plus chanceux t rouvaient
un refuge sous les vérandas, les aut res s'agglut inaient sous les arbres.
En quelques minut es, les eaux avaient creusé d'innombrables rigoles
dans le t errain vague. En cet t e période pluvieuse, nous semblions
encore plus désespérés. Nos haillons sales dégageaient une odeur
put ride. La couleur de not re peau s'ét ait peu à peu t ransformée en
dépotoir de poussières rouges et de crasses visqueuses de
t ranspirat ion. A nous voir, on aurait dit que nous sort ions d'un aut re
monde, d'un aut re siècle.

Après l'éphémère déluge, le soleil réapparut , ardent et torride. La t erre


dégageait une vapeur chaude et incommode. La masse se reformait
devant l'ent rée du port . Nous échangions nos dernières impressions,
les dernières bonnes nouvelles. Les mirages de Port e Océane
accaparaient toujours nos espoirs. Illusions et rêves se mêlaient à nos
projet s, mais personne n'avait une voie de sort ie du t unnel.
Pendant que nous bavardions, de fines gout t es de pluie se remirent à
tomber. Nous nous ét ions résignés aux caprices de l'hivernage. Un
calme apparent régnait sur la foule, lorsqu'un employeur héla des
manoeuvres pour un t ravail sur le quai. Un mouvement de folie
s'empara de nous. Nous ét ions comme un essaim d'abeilles menacées
par le feu. Nous nous précipit ions les uns sur les aut res, acharnés à
arracher un lambeau de t ravail.
Un jeune garçon fut coincé dans la foule. Il criait , criait , puis commença
à râler comme un agonisant . Tant bien que mal, nous nous
dispersâmes pour le dégager. Il frissonnait , t ranspirait à grosses
gout t es, ses yeux hagards ét aient si rouges qu'on aurait cru que tout
son sang s'y ét ait concent ré. Son vent re creux lui collait presque au
dos, des convulsions spasmodiques secouaient sa longue poit rine
précocement développée qui ressemblait à un clavier de piano. Sa peau
soulignait les courbures fragiles de ses côt es. Nous avions formé un
cercle autour de lui comme pour le prot éger cont re sa souffrance. Je
crus découvrir en lui ma propre fin. Un bon samarit ain lui mit un beignet
rassis dans la bouche. A peine l'avait -il dans la gorge qu'il se mit à vomir.
Const ernés nous le regardions. Nous ne savions que faire pour alléger
sa souffrance. Dans la foule les regards ét aient durs comme les
masques de nos dieux. Aucun de nous ne versait une larme. A not re
st ade, cet t e faiblesse n'ét ait plus un signe de malheur.
C'est à ce moment qu'un inconnu se fraya un passage parmi nous. Il
venait d'arriver. Silencieux il avait port é sa main sur le front , la poit rine
du garçon, et avait vérifié son pouls. Nous parlions à tort et à t ravers au
nouveau venu. En fait , il n'écout ait personne, il regardait le malade. La
foule chuchot a :
— C'est Mellé Houré.
Il demanda un volont aire pour lui donner un coup de main. Je me
présent ai. Seul, je pris le malade. Nous nous dirigeâmes vers le bureau
des douanes.
Mellé Houré discut a longt emps avec les agent s. Finalement ils se
laissèrent fléchir. Nous inst allâmes le jeune garçon dans une voit ure
administ rat ive. Je me préparais à descendre du véhicule lorsque Mellé
Houré me dit de rest er. Je devais m'occuper du malade que nous avions
ét endu sur la banquet t e arrière. Mellé Houré conseilla au chauffeur
d'aller le plus vit e possible. Nous ne t ardâmes pas à ent rer dans
l'enceint e de l'hôpit al.
Une infirmière vint à not re rencont re, elle semblait connaît re Mellé
Houré. L'at t ent e me parut int erminable. Un médecin arriva enfin et
auscult a le jeune garçon d'un air soucieux. Il murmura en regardant
Mellé Houré :
— Je crains que…
Il ne t ermina pas sa phrase. C'ét ait t rop t ard. Nous avions fait
l'impossible, mais c'ét ait t rop t ard.
Le défunt n'avait aucun papier sur lui. J'avais l'impression que le mort
n'avait jamais exist é. Sans dout e n'avait -il jamais compt é pour sa
sociét é. Le médecin t ent a encore d'ét ablir l'ident it é du mort avant de
signer l'act e de décès :
— Personne ne connaît donc ce défunt , ni ses parent s, ni ses amis ?
Même pas son nom ? Il n'y a pas un seul jour où je ne signe des
at t est at ions de mort s anonymes depuis mon retour aux Marigot s du
Sud. ll devra êt re ent erré aujourd'hui même.
— Tu t 'en occupes ? demanda Mellé Houré au doct eur.
— Oui, dit le médecin, qui me rappelait quelqu'un.
— La misère, cela fait des chiens, Malekê, dit Mellé Houré d'une voix
désabusée.
Il me fit signe. Nous sort îmes de l'hôpit al. Pendant que nous marchions
dans la rue, Mellé Houré me demanda de lui rappeler mon nom. Je lui
répondis qu'on m'appelait Bohi Di et que je n'avais pas de t ravail. Il ne
parut pas s'en émouvoir. J'eus de plus en plus de difficult és à le suivre. Il
marchait vit e. Il m'emmena dans un bureau qui semblait êt re son lieu
de t ravail. Là il se désint éressa de moi.
Je me t rouvai une pet it e place dans un coin. J'avais faim. Je regardais
avec avidit é un morceau de chocolat qui t raînait sur la t able. Mon
regard ne le quit t ait pas. Ce morceau d'aliment me faisait venir l'eau à
la bouche. J'aurais tout donné pour l'avoir.
« Me nourrir … que j'ai faim, mon Dieu. »
Les collaborat eurs de Mellé Houré ét aient occupés. Jamais je ne
m'ét ais sent i aussi seul. Pendant que je somnolais dans mon coin, une
voix féminine me sort it de mes rêves.
— Je suis Mariam, me dit -elle, la femme de Mellé Houré.
Elle me fit signe de la suivre. Elle me mena dans une cuisine assez
ét roit e et surchargée ; en plus des ust ensiles de cuisine, il y avait une
armoire débordant e de journaux. Pendant que je m'at t ardais à regarder
autour de moi, Mariam me servait un repas. A la seule idée de manger je
sent is ma t êt e tourner. Je voyais flou. Une fine t ranspirat ion me
couvrait le front . Du riz, de la sauce, de la viande, du lait , des fruit s, ce
ne pouvait êt re pour moi seul. Je n'osais pas défier le sort .
D'int erminables mois de vie à la va-comme-je-t e-pousse à Port e
Océane m'avaient rendu méfiant . Je réfléchissais au prix que le dest in
allait me faire payer pour ce plant ureux repas. Je murmurai, une boule
dans la gorge :
— Non, je ne peux pas manger, ce serait t rop beau. Hagard, je regardais
la nourrit ure.
Je salivais comme un chien affamé. La jeune femme me rappela à la
réalit é en me secouant légèrement le coude. T imidement je pris la
cuillère, la tournai et retournai. Je n'osais pas, j'avais peur. Je ne sais
pourquoi, mais j'avais peur. « Il faut pourt ant que je mange », me
répét ais-je sans cesse.
Je savourais chaque bouchée, j'appréciais le goût , la saveur, je fermais
les yeux. Tous les t résors de la t erre ne m'auraient pas détourné de ce
doux moment . Je prenais mon t emps comme si je mangeais mon
dernier repas sur la t erre. A chaque bouchée je psalmodiais : « Mon
Dieu, ayez pit ié de moi pour les jours à venir. » Lorsque les plat s furent
vidés, le dernier grain de riz avalé, je priai encore Dieu, dans l'ét ernelle
angoisse, la panique absurde d'avoir t rop bien mangé. C'est alors que je
sent is tout e la profondeur de mon désarroi et pourt ant pour rien au
monde je n'aurais renoncé à la vie..
Je revins dans le bureau. Mellé Houré et ses compagnons me
quest ionnèrent sur l'adolescent du port . Je compris t rès vit e qu'ils
ét aient au cent re de t els problèmes. A peine avais-je fini de leur parler
que je me faisais le reproche d'en avoir peut -êt re t rop dit . Au fond de
moi je m'accrochais déjà à la seule bouée de sauvet age que je n'avais
jamais eue depuis mon arrivée à Port e Océane. Dans la brume de mon
angoisse, j'ent endis Mellé Houré dire à ses amis :
— En at t endant , il peut servir comme gardien de nuit chez Perlagi. Il
nous a communiqué deux offres d'embauche.
Je ne fis plus at t ent ion aux aut res propos, je priai Dieu pour êt re celui
dont on parlait .
Au début de l'après-midi, Mellé Houré et ses amis ouvrirent la grande
port e de la concession. Les hommes se précipit èrent dans la cour. Ils
avaient la même angoisse sur la figure, la même at t it ude que moi. J'y
vis mon port rait reproduit par cent aines.
On avait l'impression qu'une minut e de ret ard les repoussait dans une
ét ernit é d'incert it ude. L'un des responsables qu'on m'avait présent é
sous le nom de Benn Na, fit sonner une cloche. A ce signal on aurait
ent endu une mouche voler. Lorsque les rangs se formèrent , Mellé
Houré appela le premier de la file d'at t ent e.
L'homme se présent a. Il port ait sur la figure un sourire figé qui cachait
mal ses souffrances. Mellé Houré, Benn Na et Mariam s'ét aient
inst allés derrière leurs dossiers. Des cent aines de papiers bariolés de
not es et de chiffres me donnaient l'impression de vivre en dehors de
mes réalit és habit uelles. Après ce premier post ulant , d'aut res suivirent

Le crépuscule ét ait tombé. Il y avait toujours du monde en at t ent e. La
foule des chômeurs ressemblait à une chaîne de mont agnes, à peine
avait -on escaladé un sommet , qu'on devait s'at t aquer à un aut re, avec
les mêmes difficult és, les mêmes désespoirs. La nuit ét ait déjà bien
avancée, Mellé Houré et Benn Na avaient pourvu tout es les places
disponibles. Malgré eux, ils annoncèrent aux cent aines d'hommes qui
s'amassaient encore dans la concession :
— Il n'y a plus de places, il faut revenir.
La foule des chômeurs non pourvus semblait ne pas vouloir bouger. On
avait l'impression qu'elle ét ait rivée sur place. Quelques-uns parmi eux
tournaient en rond comme dans un asile d'aliénés. D'aut res, de vrais
piquet s humains s'ét aient post és devant l'ent rée. Ils prot est aient , ne
cessaient de se lament er. Il ét ait près de minuit lorsque la concession
se vida de ses derniers assaillant s. Nous avions arrangé la salle de
t ravail, classé les dossiers. Je me préparais à l'idée d'êt re mis à la port e
lorsque Benn Na me demanda :
— Où loges-t u?
Je lui répondis :
— Dans la rue !
Ce n'ét ait que l'amère vérit é.
— A ce t rain-là, t u ne feras pas de vieux os.
Il me mont ra le bureau et sort it un lit de camp du grenier.
— Tu dormiras ici, cet t e nuit , me dit -il.
Je m'ét ais réveillé de bonne heure. A peine avais-je ouvert la port e qu'un
inconnu se présent a :
— Je suis convoqué, me dit -il.
Je lui répondis que je n'en savais rien et qu'il n'aurait qu'à at t endre. Il dit
s'appeler Mihi Fan, puis il n'ouvrit plus la bouche.
Je cherchais à lui parler pour lui facilit er l'at t ent e, mais il ét ait avare de
mot s. Je le sent is par la façon dont il regardait le vide pour y chercher
ses phrases. J'avoue que je n'avais rien à lui dire non plus, et j'ét ais bien
heureux qu'il se soit cantonné dans le silence.
Par curiosit é je pris un livre dans la grande armoire où s'ent assaient les
archives. Aussi étonnant que cela me parut êt re, je réussis à lire. Ce fut
comme une résurrect ion. Je n'avais donc pas oublié, ce qui aurait pu
m'arriver, car depuis des années je n'avais pas touché un bouquin. Mon
voisin me regarda, sourit , mais ne plaça pas un mot . Quel « t aiseux » !
me dis-je. Mais cela m'ét ait égal. Déjà je tournais la première page de
mon livre. Les minut es avaient cessé d'avoir leur poids sur moi. Je lisais
encore lorsque Mellé Houré fit son ent rée dans le bureau. Il
m'encouragea à cont inuer et s'occupa tout de suit e de Mihi Fan.
— Vous vous présent erez aujourd'hui même chez Perlagi en compagnie
de Bohi Di. Il est engagé comme gardien. Vous serez sous cont rat . Vous
début erez dans les équipes de nuit . Soyez-y en fin d'après-midi.
Mihi Fan me jet a un coup d'oeil rapide. Une joie infinie illuminait son
visage. Il paraissait soudain t ransformé, mét amorphosé. Quant à moi,
vivant un rêve inespéré, je savourais mon bonheur. Sans nous faire
perdre de t emps, Mellé Houré nous donna une let t re d'int roduct ion pour
not re employeur en nous souhait ant bonne chance. Nous disposions
de quelques heures avant le rendez-vous. Mihi Fan en profit a pour aller
annoncer la bonne nouvelle à sa famille. Je l'enviais un peu de pouvoir
part ager sa joie. Aussitôt qu'il eut disparu, je m'allongeai au pied d'un
arbre pour dormir.
Nous avions t raversé la rue. Arrivés au seuil de l'ent reprise, j'eus
l'impression de rêver. Je ret enais ma respirat ion, t rès ému. J'aurais
voulu crier ma joie et remercier Dieu, les ancêt res, Benn Na, Mellé
Houré. Je me mis à récit er des prières. Je me sent ais sur une aut re
planèt e, celle où plus rien n'exist e à part le bonheur d'êt re. Je me sent is
devenir « quelqu'un ».
Je rest ais admirat if devant l'act ivit é du chant ier, devant les mat ériaux
de const ruct ion amassés sous d'immenses hangars.
L'ent repreneur me parut aussi bien organisé qu'au « Club », sinon
beaucoup mieux. Un énorme t ableau comport ant des signes de
différent es couleurs t apissait le mur. Des dossiers d'archit ect es, des
fact ures et un t as de document s me laissaient supposer la prospérit é
de l'ent reprise. Comme pris dans un tourbillon, j'ent endis éclat er au
t réfonds de moi-même tout e la joie du monde.
Sat an lui-même me souriait et me chassait de la port e de l'enfer.
Le cas de Mihi Fan fut t rès vit e réglé. Il avait un mét ier. Mihi Fan ét ait
maçon et avait des coordonnées que bien des ouvriers se seraient
flat t és d'avoir.
— Avec de t elles références comment se fait -il que vous soyez si
souvent en chômage ?, demanda le pat ron.
J'eus l'impression que mon camarade s'at t endait à cet t e quest ion, car
d'une voix calme il répondit :
— Les deux premières ent reprises qui m'ont employé avaient cessé
leurs act ivit és… des ét ablissement s adjudicat aires. Elles avaient
liquidé leur fonds après les t ravaux et nous avec !
— Je sais, je sais, et la t roisième?
— Excusez-moi, c'est que …
— Parlez, je vous écout e.
— C'est l'ent reprise Perlagi qui l'avait reprise, vous vous souvenez,
monsieur, l'Obiyan Immobilier …
— Oui, mais j'avais engagé la plupart des ouvriers, à l'except ion des
manoeuvres. II se t rouve qu'une quat rième firme ne vous a pas gardé
tout en reconnaissant vos mérit es …
Mihi Fan parut désarçonné par cet t e dernière quest ion. Il hésit a.
— Je suis désolé, Monsieur le Direct eur, il faut dire que j'avais souffert
pendant plusieurs mois avant d'avoir une nouvelle embauche. Au
moment où je croyais m'en sort ir, je perdis mes deux enfant s, des
jumeaux. Ma benjamine ét ait malade également , elle l'est encore.
L'inact ivit é prolongée et les malheurs qui s'acharnaient sur ma famille
avaient fini par avoir raison de moi. Un jour pendant que je t ravaillais en
haut d'un building, je fus pris de l'envie de me jet er dans le vide. Mes
collègues m'ont ret enu. Je les injuriais, paraît -il. Lorsqu'on me
descendit à t erre, on me conseilla une période de repos. Après ma
convalescence, on ne voulut plus me reprendre.
Perlagi ne prolongea pas ses int errogatoires, il annonça :
— Je vous met s à l'essai pendant un t rimest re. Si tout va bien vous
aurez vot re cont rat de t ravail. Ne vous inquiét ez pas, j'agis de la sort e
pour tout e nouvelle recrue.
Mon tour vint . Je pressais mes ort eils cont re le sol pour me donner une
meilleure assise. J'ét ais si cont ract é que je sent ais mes art iculat ions
se démont er. Cet t e douleur physique me rat t achait aux réalit és
concrèt es. Je me disais : « Ne pas perdre mes moyens. » J'avais
l'impression que l'employeur me disséquait , lisait à t ravers moi. Il avait
une façon d'int roduire la conversat ion qui me désarçonnait . Sans
aucun salamalec il demanda :
— Que savez-vous faire d'aut re ? Gardien, pour vot re âge, il vous
faudrait mieux que cela. Je croyais avoir affaire à un homme âgé, à
moins que vous …
Je me précipit ai pour lui dire que j'avais t ravaillé dans les bananeraies,
que je savais const ruire des palissades pour prot éger les plant es
cont re les grandes tornades, creuser des canalisat ions, faire des
digues pour empêcher les inondat ions …, prendre une charge de cent
cinquant e à deux cent s kilos sur mes épaules et surtout que je savais
conduire et réparer les automobiles, mais que je n'avais pas de permis.
Perlagi m'avait écout é avec at t ent ion. Lorsque je me t us, il me posa
une quest ion qui m'apport a un peu d'espoir.
— Vous savez lire également ? C'est écrit dans la not e de Mellé Houré.
Pour tout e réponse je parcourus à haut e voix un journal qui se t rouvait
sur la t able. Perlagi m'int errompit :
— Vous serez affect é à la surveillance des marchandises dans les
ent repôt s du port . Vous vous occuperez de la grue élect rique pour
décharger les fret s. Vous surveillerez le t ravail des dockers et veillerez
pendant la journée sur mes stocks en t ransit . Pour commencer vous
suivrez une période d'apprent issage, vous serez payé, bien sûr.
Comme si je voulais t ent er le diable, je dis tout de go à mon employeur :
— Pat ron, pendant mes heures de loisir, pourrais-je t ravailler au garage
? J'aime la mécanique.
Je le vis me regarder avec un cert ain étonnement . Il remua la t êt e
comme pour dire « celui-là, alors », mais il répondit :
— Vous pouvez.
Je me perdis en remerciement s pendant que le chef des chant iers
nous invit ait déjà à le suivre.
Les chant iers ét aient éclairés. Pendant un inst ant encore je pensais à
ma journée. J'écout ais le bruit du vent dans la plaine, comparable à une
musique sans fin. Je pensais à ce que j'allais faire de mon salaire. « Je
ferai rechercher ma femme et mon enfant . Ils me rejoindront à Port e
Océane, nous habit erons une maison salubre. Nous vivrons
simplement en essayant d'êt re heureux. » Je souriais à mon propre
bonheur, lorsque le mécanicien chargé de me donner les premières
leçons sur la grue élect rique me cria :
— T ire la manet t e.
Le mot eur s'ét ait mis à ronronner. Une deuxième manet t e fut
act ionnée, la mécanique ét ait en mouvement , la perche bougeait . Le
mécanicien m'expliqua les premières manoeuvres à faire. J'oubliais
tous mes ennuis passés … Not re horaire de t ravail nous avait menés
jusqu'à l'aube. Je me préparais à m'endormir sous le premier arbre
venu, lorsque Mihi Fan m'invit a à passer la nuit chez lui. Sa maison
n'ét ait pas loin de not re lieu de t ravail. Bientôt j'aperçus au loin une
jeune femme qui at t endait en regardant dans not re direct ion. Dès
qu'elle nous vit , elle prit son enfant et vint à not re rencont re. Je fus
surpris de l'ent endre dire mon nom.
— Vous êt es le bienvenu, Bohi Di, appelez-moi Rouguie Fan.
J'enviais Mihi Fan et sa famille d'habit er un si bel endroit . L'habit at ion
donnait sur la plage. A Port e Océane, ce n'ét ait pas un luxe d'habit er au
bord de la mer. Mihi Fan demeurait à cet endroit parce que ses
ancêt res y avaient vécu. Aut refois la concession pat ernelle de Mihi Fan
ét ait composée de t rois cases et d'une immense cour avec au milieu
un kolat ier qui ne donnait plus de fruit s, de rares cocot iers et palmiers
qui encombraient plus qu'ils ne nourrissaient . Avec le t emps, Mihi Fan
et les aut res membres de la famille avaient coupé les arbres, déblayé
le t errain des vieilles ruines, vendu mèt re carré par mèt re carré une
bonne part ie de la concession. Peu à peu la famille s'ét ait éparpillée à
t ravers le pays. Seuls rest aient Mihi Fan, une de ses soeurs, sa t ant e,
une cousine et deux neveux encore t rès jeunes. Avec le produit de la
vent e du t errain il avait const ruit lui-même, pierre par pierre sa maison.
L'habit at ion bien que modest e me paraissait êt re des plus plaisant es.
Elle faisait face à l'océan et , chose rare dans l'archit ect ure indigène,
possédait de grandes fenêt res et bénéficiait du mat in au soir des
rayons du soleil. Mes hôt es formaient une communaut é t rès unie.
Pourt ant à mesure que je les regardais vivre, il me semblait qu'une
ombre de t rist esse planait sur les visages. On aurait dit qu'ils ne se
sent aient plus à leur place, qu'un jour ils en part iraient . Pourt ant la vie
de famille de Mihi Fan me permit de mesurer tout e l'ét endue de ma
solit ude. Un sent iment diffus de frust rat ion me hant ait . J'avais
l'impression que je n'avais jamais vécu. Mon ét at de vagabond
m'apparut cruel. Je regardais vivre une famille, unie, presque heureuse.
Epuisé par ma nuit de t ravail, je m'ét ais inst allé sur un banc. La mer
d'huile miroit ait aux premiers rayons du soleil. Tout es mes pensées se
report aient vers ma femme et mon enfant . Depuis des années je
n'avais eu aucun moyen de les joindre. J'avais écrit plusieurs let t res. Je
n'avais reçu aucune réponse. Je me disais que peut -êt re ma femme ne
voulait plus d'un naufragé de la ville. A mesure que le t emps passait et
que rien ne me réussissait , j'avais fini par devenir un animal blessé qui
se sauve des siens pour mourir seul. Mais dès ma sort ie du t unnel, mes
premières pensées allaient vers eux. « Il faut que je les ret rouve », me
dis-je.
Mihi Fan, sa femme et les aut res membres de la famille me rejoignirent
pour le repas. Ils avaient ét endu la nat t e, puis avaient inst allé les
calebasses pleines de riz et de sauce. Je me réjouissais à l'idée de
pouvoir manger désormais à ma faim, ne serait -ce qu'une fois par jour.
Je me proposai de prendre pension chez Mihi Fan et aussi de m'achet er
des vêt ement s décent s. Un peu dépassé par ma réussit e subit e,
j'allais jusqu'à faire des projet s d'épargne dans l'espoir d'aller chercher
ma femme et mon enfant . C'ét ait une obsession. La soeur et la
cousine de Mihi Fan me posaient d'innombrables quest ions. Elles
furent bien déçues lorsque je leur appris que j'ét ais marié. L'une d'elle
me dit d'une façon malicieuse :
— La polygamie exist e.
Je souris de cet t e avance mal dissimulée et je lui répondis que j'avais à
peine de quoi me nourrir, encore moins de quoi nourrir deux femmes !
Elles se regardèrent , complices, puis éclat èrent d'un rire communicat if.
Je me surpris à rire à mon tour. Ainsi commença ma nouvelle vie. Peut -
êt re bien qu'au fond de moi-même, malgré la bont é de mes amis à mon
égard, quelque chose pleurait . Je pensais sans relâche à ma femme
Amiatou, à ma fille Toumbie. Je voulais les avoir près de moi au
moment où un rayon de soleil m'éclairait enfin.

***

La fin du ramadan tombait un vendredi. J'avais at t endu cet t e dat e


depuis plusieurs mois. A mesure que la fêt e approchait , je faisais mes
emplet t es. Par l'int ermédiaire de Mellé Houré et du doct eur Malekê,
j'avais pu ret rouver la t race de ma famille. J'avais achet é des pagnes,
des camisoles, des chaussures et même du parfum pour mon épouse.
Je pris congé de Mihi Fan et de sa famille sous l'oeil réprobat eur de
Nafie, la cousine.
Le voyage me parut long. Je compt ais les gares qui me séparaient de
Hindouya. De t emps en t emps, je me met t ais à la fenêt re pour regarder
la locomot ive. A chaque gare on remplissait ses chaudières pendant
que les marchandes et marchands se précipit aient vers les wagons
pour écouler leurs denrées. Il leur arrivait de courir après le convoi,
criant , priant qu'on leur achèt e leurs marchandises. Un voyageur qui
avait l'habit ude de la ligne me dit :
— Il y a deux omnibus et un express par semaine, ce dernier ne s'arrêt e
qu'à des st at ions import ant es, les omnibus ne stoppent que pendant
cinq minut es, ils n'ont que dix minut es de vent es hebdomadaires.
Je m'ét ais inst allé de nouveau sur mon banc, j'écout ais les « pofs pofs
» rapides de la machine. Le paysage ét ernellement vert défilait devant
moi, un sent iment de bonheur me donnait une bouffée de bien-êt re.
Mes voisins me réveillèrent après l'ent rée du t rain en gare de Hindouya.
Prudemment , je déchargeai mes bagages, après un dernier coup d'oeil
sur le convoi, je sort is de la gare au milieu d'un grand brouhaha. Rien
n'est plus capable d'émousser rapidement l'engouement ou l'émot ion
que de tourner en rond avant de ret rouver l'êt re désiré. Pour mes
ret rouvailles, j'en avais pour mon compt e. Dès mon arrivée à Hindouya,
muni de l'adresse que m'avait donné Mellé Houré, je me présent ai au
lieu indiqué. Je n'y t rouvai pas de t race d'Amiatou et de ma fille. Les
habit ant s de la concession où elles ét aient supposées habit er, me
regardaient avec un drôle d'air lorsque naïvement je disais :
— Je suis le mari d'Amiatou et le père de sa fille.
Je voyais les femmes éclat er de rire, des rires moqueurs que je
t rouvais cruels. Quant aux hommes, il aurait suffi de peu qu'ils ne me
donnent de sévères correct ions. Ils avaient d'ailleurs des raisons : leurs
femmes s'int éressaient au cont enu de mes bagages. Elles me
regardaient , me souriaient . Je sent is parmi elles une sourde
concurrence. Je ne mis pas longt emps à comprendre. La concession
ét ait pleine de concubines, une vingt aine pour t rois ou quat re maris.
C'ét ait un vrai supermarché pour célibat aires en quêt e d'avent ures. En
fait , je ne m'int éressais à aucune d'elles. Seules ma femme et ma fille
me préoccupaient . Il me fallait les ret rouver. Je fus renvoyé aux quat re
coins de la ville. J'avais pris soin de bien fermer mes valises et de les
confier à mes hôt es imprévus. Je revins bredouille. L'une des femmes
paraissait spécialement s'int éresser à moi. Pendant tout le t emps que
je passai dans la concession, elle ne cessa de me regarder, de sourire
et de me parler d'Amiatou. Lorsque j'insist ai pour avoir des nouvelles
plus précises, elle se cont ent a de répondre :
— Je ne puis rien vous dire, not re mari nous l'a int erdit .
Sa brut e d'époux vint la rechercher en la t irant par les cheveux et en la
t rait ant de tous les noms. Ce fut une bagarre dont je me souviendrai
longt emps. Le mari, d'une maigreur ext rême, ét ait aussi desséché
qu'une momie et bénéficiait d'un profil de lame de rasoir. Je me disais
en le cont emplant : « Je comprends que les polygames crèvent vit e. »
Pendant que le jaloux ent raînait sa femme dans une chambre, les
aut res maris me lançaient des regards méfiant s comme pour dire : « A
qui le tour maint enant ? » Les femmes ne disaient rien, elles vaquaient
à leurs t ravaux. L'une d'elles ne t arda pas à prendre le relais :
— Vous n'avez pas encore mangé ?
Je répondis « non ».
— Je peux faire des courses pour vous et vous préparer le repas, me
proposa-t -elle.
Je ne me fis pas prier. Je lui donnai de l'argent . Son mari sort it de sa
réserve :
— Où vas-t u, cat in ?
— Dégage ! se cont ent a-t -elle de répondre.
J'at t endis dans la concession. Je me sent ais mal à l'aise. J'ent endais
une femme crier, bat t ue sans dout e par son mari. Les port es ét aient
fermées. Je demandai aux habit ant s de la concession d'aller au
secours de la vict ime. Ecoeuré par les cris, je fonçai dans la port e et
pénét rai dans la chambre. Au lieu de met t re fin à une st upide scène de
ménage, je ne pus que pouffer de rire à mon tour. C'ét ait une scène de
grand guignol. La femme avait réussi à t errasser son mari. Assise sur
lui, elle le rouait de coups en criant à t ue-t êt e :
— Cesse de me bat t re, brut e, imbécile, arrêt e, t u me fais mal.
L'honneur du mari ét ait sauf d'une drôle de manière. Je compris enfin la
raison pour laquelle les aut res membres de la communaut é riaient
lorsque je leur disais d'aller au secours de la « pauvre femme ».
Dès que je fus dans la chambre, la femme cessa de bat t re son époux,
ce dernier tout abasourdi se releva péniblement en maugréant :
— Je maudis t es enfant s et leurs descendant s, ainsi soit -il.
Puis il me regarda, furieux. Il se débarrassa d'un stock de poussière en
grommelant des « ouf, ouf ». Un peu calmé il s'approcha de moi et
murmura d'un ton menaçant :
— Tu ne diras rien à personne, hein ? C'est de t a faut e !
Je le rassurai :
— Que Dieu m'en garde.
Après lui, ce fut sa femme qui se mit à déballer des reproches :
— C'est un pauvre t ype, nous sommes six femmes pour lui seul, il est
incapable de nous nourrir. Avec la quinzaine d'enfant s qu'il a pondus en
nous, il se complaît dans la paresse et dans la crasse. A peine s'il
parvient à nous nourrir t rois fois par semaine. Il ne fait rien pour
personne, n'habille personne. C'est un affameur. Il est toujours collé
ent re nos jambes et jaloux avec ça ! Six fois jaloux ! Regardez les
femmes de la concession, la moit ié d'ent re elles at t endent famille, ils
passent tout leur t emps à nous culbut er, nous ét aler. Pour savoir à quoi
nous passons not re t emps, ils se relaient pour nous surveiller, au lieu
de s'enrichir comme vous.
Les griefs furent ét alés à tout vent . Pour finir, la femme lança à son
mari :
— Je vais chez maman.
— Chaque fois que t u as envie d'un homme, t u fous le camp chez t a
maman ! prot est a le mari.
Toujours est -il que je mangeai au-dessous de ma faim. Avec l'argent
que j'avais donné pour mon repas, j'eus le privilège de nourrir tout e la
concession, femmes, enfant s, cousins, cousines, maris compris. Dans
tout e cet t e affaire, j'ignorais toujours où se t rouvaient ma femme et
mon enfant . Une fois le crépuscule tombé, j'ét ais si fat igué que je
m'ét ais inst allé pour la nuit dans un hamac. Je me proposais de
reprendre mes invest igat ions le lendemain lorsque je fus sort is de mon
sommeil par de nouvelles bagarres. Peu de t emps après, la femme
rosseuse de mari sort ait de la maison en me disant :
— Viens avec moi, je vais t e loger chez ma maman.
Je ne discut ai pas, je la suivis séance t enant e, sous le regard éberlué
des polygames. Pour dormir, j'avais bien dormi, seulement le mat in…
Mon hôt esse ét ait d'une douceur inespérée. Je ne reconnaissais plus
la mégère qui bat t ait son mari sous mes yeux. De t endres paroles aux
ét reint es infinies, je passai une nuit comme je n'en avais plus vécue
depuis longt emps. Le soleil ét ait au zénit h lorsque nous quit t âmes la
chambre.
Après m'avoir éreint é tout e la nuit , la femme consent it enfin à me dire
où se t rouvait Amiatou. Je faillis me fâcher. Toujours décidée elle me
demanda :
— Tu regret t es peut -êt re ?
— Oh non ! que non !
— Alors, ne m'humilie pas.
Ce fut tout . Elle me mena chez ma femme. Avant de part ir elle me dit :
— Ne t 'inquièt e pas pour moi, je retourne chez mon mari, je ne lui aurai
pas manqué avec ses cinq aut res compagnes.
A peine avait -elle disparu que je me sent is ét reint par une brusque
angoisse. Je n'ét ais pas fier de moi. Pendant la nuit j'avais oublié l'objet
de mon voyage. A présent que je me t rouvais devant la maison où
habit aient Amiatou et mon enfant , j'hésit ais à pénét rer dans la
concession. Une pet it e voix me sort it de mes rêves :
— Qui êt es-vous ? Vous voulez voir papa et maman ?
J'eus un coup au coeur. Devant moi, je voyais une enfant qui avait le
même faciès que moi. Je sent is mon sang s'échauffer de bonheur. Je
m'accroupis et lui dis en essayant de rendre ma voix aussi nat urelle et
douce que possible :
— Bonjour Toumbie Di.
— Qui t 'a dit mon nom ? demanda-t -elle tout e surprise.
Je la pris dans mes bras pour la serrer cont re mon coeur pendant
qu'elle répét ait sa quest ion. J'ét ais heureux. Je répondis :
— Personne, ma pet it e fille, je l'ai deviné.
— Tu fais la magie ?
— Non, mais quel âge as-t u ?
— Cinq ans, et toi ?
— Moi, je suis vieux, mon enfant , et t a maman est -elle ici ?
— Oui, je vais l'appeler, posez-moi à t erre.
Avant que je n'aie eu le t emps de dire quoi que ce soit , l'enfant courait
vers la maison. L'émot ion me cont ract ait la gorge, mes jambes
flageolaient lorsque je vis apparaît re Amiatou. Elle avait changé, changé
en mieux. Elle m'avait tout de suit e reconnu. Je perçus pendant un
inst ant une vive surprise sur ses t rait s. Puis elle courut vers moi pour
se réfugier cont re mon épaule. Je l'ent endais dire :
— C'est toi, mon Dieu, c'est toi. Tu es vivant , mon Dieu, mon Dieu !
— Dieu a voulu que je sois en vie, murmurai-je.
Toumbie nous regardait sans rien comprendre. Ses pet it s yeux lui
sort aient à fleur de t êt e à force de les écarquiller. Elle avait à peine six
mois lorsque je part is pour Port e Océane. Peut -êt re ne savait -elle
même pas que j'exist ais.
Malgré la chaleureuse récept ion je sent ais une cert aine gêne. Amiatou
n'osait pas me regarder en face. J'avais pourt ant compris à l'inst ant
même où j'ét ais arrivé dans la concession qu'elle n'ét ait pas seule. Il y
avait un homme dans sa vie. Aussi étonnant que ce soit , je ne fus pas
jaloux. Je n'exigeais rien d'elle, ni fidélit é, ni repent ir, ni regret . Au
cont raire, je venais lui demander pardon du mal que je lui avais fait
depuis mon départ pour Port e Océane.
Dans la cour, deux pet it s garçons jouaient avec Toumbie. Pendant que
je regardais les enfant s, je jet ai un coup d'oeil à Amiatou et lui souris, je
ne t rouvais plus rien à lui dire. J'ouvris la bouche pour lui parler, je n'y
parvins pas. De son côt é son regard ne me quit t ait pas. J'avais
l'impression qu'un mur de glace nous séparait . — Je ne t 'en voudrais
pas si tout efois … enfin personne n'est capable d'at t endre un disparu
pendant de longues et incert aines années. Amiatou avait décidément
bien changé. A son tour, elle me regardait fixement . De t emps en
t emps, elle poussait un long soupir ou prenait ma main qu'elle pressait .
Je sent ais sa paume moit e.
— Je suis sincère, je t 'aime toujours, mais, mon Dieu, c'est si pénible. Je
n'oserais jamais … jamais, mon Dieu, que c'est pénible.
— Tu veux dire que t u n'es pas seule ? que ces deux pet it s enfant s sont
à toi ?
Elle ne répondit pas à ma quest ion mais je l'ent endis murmurer :
— Nous ét ions si jeunes. Un amour de jeunesse apport e t ant de joies,
mais de si grandes désillusions. A dix-neuf ans, t u m'as laissée seule à
Hindouya. Je devais t e rejoindre avec not re enfant . Et puis, plus rien,
aucune nouvelle, jusqu'au jour où nous avons appris cet t e nouvelle
at roce dans un journal : t a comparut ion devant la cour d'assises pour
répondre des crimes de la folie des marchés.
Elle s'int errompit , les mot s semblaient lui brûler la langue. J'insist ai
pour qu'elle cont inue. Hésit ant e, presque malgré elle, elle me parla de la
mort de Monchon. Elle n'en dit pas plus. J'eus un serrement de coeur.
Depuis ma sort ie de l'hôpit al, j'avais t ent é d'oublier la mort de Monchon,
la folie des marchés, la prison, le chômage. La panique m'envahit à
l'idée de faire revivre le passé. Amiatou me regardait , elle s'at t endait à
ce que je me défende, que je dise que je n'ét ais pour rien dans la mort
de Monchon. Elle me dit avec colère :
— J'avais d'aut ant plus souffert qu'en plus des sarcasmes de ma
famille, je songeais au déshonneur pour toi de t 'êt re associé à des
malfait eurs et d'accuser un innocent au profit de Baré Koulé. Vous êt es
cont ent s maint enant qu'il est mort ! Mais ne fêt ez pas encore vot re
victoire, l'ombre de Monchon poursuivra ses bourreaux !
J'aurais bien voulu lui racont er tout e l'histoire, mais il me parut inut ile
de t ent er un rachat . Le dout e s'ét ait ét abli ent re nous. Pour t ent er une
ult ime approche, je lui demandai à brûle-pourpoint :
— Amiatou, nous ét ions habit ués à tout nous dire. Ni t es malheurs, ni
t es erreurs ne m'avaient empêché de t 'aimer et de t 'épouser. En
souvenir du t emps passé, je voudrais que t u me parles franchement . A
part les journaux, qui m'a souillé auprès de toi et de t a famille ?
— Je n'y ai jamais cru, mais l'eau de la rivière, si limpide, si t ransparent e
qu'elle soit , se t rouble après les inondat ions de l'hivernage. Mes
parent s m'ont fait payer la faut e de t 'avoir épousé.
— Je suis seul juge de moi-même, peu m'import e le rest e !
— Ne t e fâche pas, dit -elle t rist ement .
Alors Amiatou me racont a tout e l'histoire. A sa place, j'aurais peut -êt re
cru aux fait s rapport és. Je ne lui en voulus pas. Elle m'apprit que j'avais
ét é considéré comme mort par tout e la famille. A t ravers ses paroles
et les sous-ent endus, je compris que c'ét ait tout le clan qui l'avait
forcée à renoncer à moi et à se remarier. Je lui demandai, tout en
sachant à quoi m'en t enir :
— Ma fille port e-t -elle toujours mon nom ?
— Jamais je n'aurais accept é qu'elle change de nom. Une enfant
légit ime, jamais, elle s'appelle Toumbie Di.
Elle s'empressa de me demander d'une voix t remblant e :
— Ne fais pas d'histoires à mon mari, cela peut t 'étonner, mais j'ai fini
par l'aimer. Pour rien au monde je ne le quit t erai. Et puis, j'ai deux
enfant s de lui, il s'occupe de Toumbie comme de sa propre fille. Not re
fille ne manque de rien, t u ne vas pas nous l'enlever … Bohi Di, t u nous
laisseras Toumbie, c'est un lien qui nous unira pour tout e la vie.
— Je ne veux aucun mal, ni à toi, ni à ton mari. Désormais, j'enverrai tout
de même régulièrement la pension de mon enfant . Je ne veux pas
qu'un aut re cont inue à la nourrir … Ne m'en veux pas de ne rien t e dire
sur les circonst ances de la « folie des marchés» ni sur la mort de
Monchon. Plus t ard, peut -êt re, mais pas maint enant .
Elle m'approuva de la t êt e, m'embrassa et me murmura à l'oreille :
— Je t 'aime toujours.
Elle sursaut a. Je la vis regarder la pendule :
— Il … mon mari va rent rer.
Elle avait un sourire t rist e, comme si le mot lui pesait sur la langue.
— Mon mari revient bientôt de la plant at ion. Il t e connaît , j'ai souvent
parlé de toi. Il est t rès gent il.
Ces mot s m'avaient piqué au coeur. Je ne savais plus si Amiatou me
brûlait à pet it feu, ou si elle voulait me faire mal pour l'avoir quit t ée. Ma
brusque apparit ion l'avait inquiét ée. Je la dérangeais, la rendais
malheureuse. Je n'avais plus qu'une solut ion. Part ir. Je n'at t endis pas
l'arrivée de l'homme qui m'avait enlevé ma femme. En fait beaucoup
plus qu'un ancien mari, je me sent ais l'âme d'un int rus. Je n'avais rien à
prendre, rien à exiger. Je sus me conduire en bon visit eur. Mes rêves,
mes espoirs de plusieurs années s'ét aient envolés à jamais. Un foyer,
cela ne se garde pas en conserve. Je n'en voulais ni à Amiatou, ni à son
mari, je n'ét ais qu'un candide qui avait cru naïvement avoir des droit s
sur une enfant , une femme qui furent les siennes. Jamais le t emps ne
me parut si défavorable à l'amour. Au fond de mon êt re quelque chose
venait de mourir. Je retournai le soir même à Port e Océane.

***

J'avais pris le t rain de nuit , comme aut refois. Je quit t ai ma région


nat ale, je m'éloignais de nouveau des lieux de ma jeunesse. A la seule
différence que ce voyage ne me conduisait plus vers l'inconnu comme
la première fois. Ma vie ét ait désormais à Port e Océane, mon t ravail, ce
t ravail que j'avais t ant espéré m'y at t endait . Et pourt ant j'aurais tout
donné pour ne pas faire ce deuxième voyage en solit aire. Je pensais à
Amiatou, à ma pet it e fille Toumbie que je ne verrais pas grandir. La
t rist esse m'ét reignit pendant que l'omnibus s'éloignait de la ville.
Bientôt les derniers point s de lumière disparurent dans la nuit .
Cahot ant e, comme déjà épuisée par le voyage, la locomot ive nous
t raînait derrière elle.

Sans dout e ét ais-je t rop t endu, t rop préoccupé par l'échec de mon
voyage pour t rouver le sommeil. Longt emps après le départ , l'insomnie
ne me quit t ait pas, et pourt ant j'ét ais fat igué. Peu à peu, les images de
mes années d'exist ence précaire et avent ureuse à Port e Océane me
revenaient à l'esprit . L'ombre du passé que j'essayais d'oublier planait
sur moi. Je croyais avoir échappé à ces amers souvenirs, ceux-là
mêmes que je voulais enfouir à tout jamais sous les décombres du
passé.
Le regard d'Amiatou ne me quit t ait pas ; en esprit je revoyais ses yeux
mouillés qui me suppliaient de me just ifier, de dire que je n'ét ais pour
rien dans la « folie des marchés » qui avait ravagé pendant des
semaines les villes des Marigot s du Sud et conduit Baré Koulé à la
présidence de l'Assemblée t erritoriale.
Amiatou m'avait demandé de me just ifier à ses yeux, de dire que je
n'ét ais pour rien dans « la mort de Monchon ». J'aurais pu me confier à
elle, mais je n'avais pas pu m'y résoudre. Je ne voulais rien dét errer de
mon passé, ce passé me faisait encore t rop mal pour le faire revivre.
Pour échapper à la t ension qui m'énervait , je fixai mon regard sur le
paysage qui défilait devant moi. La lune donnait un aspect irréel à la
nat ure. Dans le ciel brillait une étoile qui suivait le t rain cahot ant . Il me
semblait soudain que je revivais mon premier voyage. Je me faisais
alors des illusions sur ma vie fut ure dans la capit ale. Je pensais alors
au mét ier que j'allais y apprendre, au t ravail que j'allais y t rouver.
L'avent ure que j'ent reprenais me paraissait vouée à la réussit e. Comme
pour d'aut res campagnards qui m'avaient précédé à Port e Océane, des
milliers de projet s me t rot t aient dans la t êt e. Dans ma candeur, je me
voyais salarié dès la première semaine de mon arrivée …
A la fin de la première semaine sur la t erre promise, j'ét ais toujours
chômeur. Je dormais au clair de lune. Je vivais parmi les milliers de
naufragés de Port e Océane. Ceux-ci m'avaient ouvert leurs bras
décharnés et m'avaient appris malgré moi à rire de la misère au risque
d'en disparaît re. Je passai les premiers mois à courir après un
semblant de nourrit ure et à explorer les bas-fonds de Port e Océane.
Mes rêves s'ét aient effrit és et pourt ant j'espérais. Du mat in au soir je
cherchais du t ravail.
Au bout d'une année de survie, au jour le jour, je tombai enfin sur un
chasseur toubab qui engageait des manoeuvres pour une expédit ion
en brousse. Ce t ravail avait ét é le bienvenu. Pour rien au monde je ne
l'aurais laissé s'échapper. Je fus engagé avec t rois aut res indigènes.
C'est ainsi qu'en compagnie de not re employeur, nous passâmes de
longs mois à écumer la brousse pour localiser le t erritoire des félins.
Nous commencions à désespérer. Bien qu'il nous nourrissait , not re
pat ron ne devait nous payer que sur le produit de la chasse. En
accept ant ses condit ions, nous croyions avoir misé sur une bonne
cart e. C'ét ait agir sans l'avis du gibier. Et pourt ant , une nuit , not re
pat ience fut récompensée. Les cris des singes et la fuit e des aut res
animaux, qui pêle-mêle avaient t raversé not re campement , avaient
donné le signal. Not re pat ron nous donna l'ordre d'allumer un grand feu
avant de nous met t re à l'affût . De t emps en t emps des yeux
ét incelant s clignot aient dans les sous-bois. Plusieurs coups
claquèrent pendant la nuit . Au lever du jour, nous découvrîmes t rois
bêt es aux t êt es fracassées. Elles furent immédiat ement dépecées,
leurs peaux ét alées au soleil. En quelques jours, nous rat t rapâmes le
t emps perdu. Moi, je me disais : « Je serai payé. » Rien d'aut re ne
m'int éressait .
Les jours se suivaient , les peaux de pant hères s'amoncelaient . Je
faisais des projet s pour mon retour à Port e Océane : « Je
m'improviserai colport eur », ne cessais-je de me dire. Le t emps passait ,
not re employeur de plus en plus cupide, découvrait , t raquait les fauves
dans leur refuge. Nous n'avions plus de place dans la jeep, nous ét ions
obligés de suivre le véhicule à pied. Nous priions Dieu pour que le toubab
se décide enfin à reprendre le chemin de la ville. Il semblait ne pas y
penser. Il lui fallait « la peau », encore « la peau ». Ce mot , il le prononçait
souvent , mais nous, nous rêvions de not re « passage à la caisse ».
Not re safari « indust riel » nous mena bientôt au pied du mont
Koulouma. Un endroit peu fréquent é des Marigot s du Sud. Une légende
racont ait que le mont Koulouma ét ait un refuge de génies. Un de mes
compagnons de t ravail en avait parlé à not re employeur. II le menaça de
confisquer son salaire s'il cont inuait à semer la panique. Une fois
encore nous inst allâmes not re campement . Le dernier peut -êt re …
Nous nous ét ions inst allés à proximit é d'un hameau, apparemment
abandonné. Je me demandais comment des êt res humains avaient eu
le courage de vivre dans un endroit aussi myst érieux et infest é
d'animaux sauvages. Le hameau n'ét ait pas un relais de chasse,
pourt ant les cases ét aient bien ent ret enues, badigeonnées à la chaux.
Un grand puit s ét ait creusé au milieu d'une cour entourée d'habit at ions.
Ce fut seulement à la fin du deuxième jour qu'un groupe d'indigènes fit
son apparit ion. Ils ne nous parlaient pas, se cont ent aient de nous
observer. Not re employeur ne fit pas at t ent ion à nos voisins. Il ne
pensait qu'aux félins. Il en rêvait du mat in au soir. C'est peut -êt re
pourquoi il envoya l'un de nous s'informer auprès des inconnus. Il revint
avec la nouvelle qu'une pant hère noire vivait dans les environs et venait
de t emps en t emps aux abords du hameau.
— Si vous pouviez la t uer, vous leur rendriez un grand service, avait
ajout é l'informat eur.
— Je suis ici pour cela, répondit not re employeur, dont les yeux brillaient
déjà de cupidit é.
Pendant tout e la nuit , not re pat ron ne cessait de divaguer tout haut : «
C'est un t résor à capt urer vivant , vivant . » Nous passâmes près d'une
semaine encore à courir après la pant hère noire qui demeurait
int rouvable. Ni appât , ni piège ne parvinrent à la faire sort ir de son
refuge. Et pourt ant nous nous sent ions guet t és par la bêt e. Nous nous
sent ions mal à l'aise, not re pat ience se mourait . Not re employeur nous
fit faire des réserves d'animaux vivant s pour son félin. Enfin, une nuit ,
t rois de nos appât s disparurent . Le toubab ét ait aux anges. Il répét ait à
tout moment : « M'amour viendra … vivant e, je la veux. » Le lendemain à
la tombée de la nuit , nous fîmes les préparat ifs. Nous avions dissimulé
derrière un buisson une caisse de t ransport pour animaux de cirque. A
l'int érieur deux singes passaient leur t emps à crier ; à l'ent rée une port e
à guillot ine ret enue à dist ance par un long fil. Not re employeur s'ét ait
inst allé dans un arbre, un fusil sur les genoux. Il ronronnait toujours : «
M'amour viendra. » La pant hère finit par se mont rer, prudent e, elle
tournait autour de la cage, s'arrêt a, hésit a, puis soudain bondit dans le
piège. La port e s'abat t it . Le fauve retourna sa colère cont re les pauvres
singes. C'est alors que le mâle sort it de la forêt . Avant que nous ayions
pu prendre conscience du danger, il bondissait déjà sur l'un de nous. La
vict ime, par chance, l'évit a de just esse et se mit à courir en ziz-zag. La
bêt e déchaînée prit son élan à nouveau et se dét endit comme une
flèche. Elle tomba sur une case, dégringola à l'int érieur. Nous nous
mîmes à vociférer, à t aper des tonneaux vides, des boît es de
conserves et à courir de tous les côt és. La furie du félin, exacerbée par
nos manifest at ions, le rendit vulnérable. Il courait de tous côt és, ne
sachant où at t aquer. Not re employeur s'ét ait embusqué derrière un
arbre at t endant le moment favorable pour ouvrir le feu. C'est alors
qu'un cri de douleur nous cloua sur place. Le fauve venait de blesser un
de nos compagnons de chasse. Celui-ci se t raînait par t erre, un pieu à
la main, qu'il essayait d'enfoncer dans la gueule de l'animal. La
pant hère, tous crocs affût és, se préparait à bondir. Le toubab hésit ait
toujours pour t irer. Nous avions t rouvé refuge dans les arbres et crüons
désemparés :
— T irez, t irez, pat ron… pour l'amour de Dieu !
Comme résigné il appuya sur la gâchet t e ; deux coups bien port és
at t eignirent l'animal à la t êt e. Le fauve s'affala sur sa vict ime. Nous
dégringolâmes de nos perchoirs pour dégager not re camarade.
Heureusement il s'en ét ait t iré avec plus de peur que de mal, mais il
ét ait douloureusement griffé sur tout le corps. Le toubab le
badigeonna de désinfect ant et lui promit de l'emmener en ville pour le
faire soigner.
Dès le lendemain mat in, après nous avoir versé nos salaires, not re
employeur leva le camp, et part it pour Port e Océane avec le blessé. Il
nous avait laissé un de ses vieux fusils en nous souhait ant bonne
chance.
Après le départ du toubab, mes compagnons engagés en même
t emps que moi préférèrent rent rer chez eux. L'un d'eux, un homme d'un
cert ain âge, m'avait at t iré à l'écart pour me parler.
— J'ai passé une part ie de ma vie à Port e Océane, je n'ai jamais eu
aut ant d'argent que maint enant , comme toi probablement . Si t u perds
ton t emps, t u dépenseras bêt ement ton avoir et t u croupiras à
nouveau dans la misère. Tu n'auras plus la chance de t rouver un emploi
t emporaire aussi rémunérat eur. A t a place je rejoindrais ma femme et
mon enfant .
— Ne perds pas ton t emps avec moi, lui dis-je. Je ne les rechercherai
pas avant d'avoir réussi, d'êt re riche !
Mon int erlocut eur fit signe de parler doucement , puis me proposa :
— Si nous nous associons ? Nous nous connaissons depuis six mois,
nous pouvons nous faire confiance. Tu viens de quit t er la campagne, t u
n'as pas perdu l'habit ude de la brousse. Nous rassemblerons nos
avoirs, achèt erons quelques vaches, un t aureau reproduct eur, des
moutons… hein, avec l'indépendance peut -êt re que nous nous en
sort irons. Et puis, nous n'avons que l'embarras du choix pour inst aller
not re hameau dans un coin de brousse. Je t e parie que dans un an
nous serons capables de faire vivre royalement nos familles …
— Et si ? fis-je scept ique.
— Il n'y aura pas de si. C'est une quest ion de vie ou de mort je t e dis. J'ai
deux femmes et cinq enfant s qui ne compt ent que sur moi pour vivre.
C'est pourquoi je me t rouvais à Port e Océane. Je me privais de
nourrit ure, de logis, de vêt ement pour leur envoyer le peu que je
gagnais, et je puis t 'assurer que mes mandat s ét aient insuffisant s. J'ai
un ami qui a vécu la même vie que toi et moi, pendant plusieurs années.
ll désire également fonder une communaut é avec nous. Plus t ard, nous
pourrions avoir un hameau prospère. Ne t e laisse pas ent raîner par les
mirages de la ville, t u n'auras que des désillusions comme nous.
Aut ant prêcher dans le désert . Je laissai mon int erlocut eur me parler.
Le t roisième nous avait rejoint . Il s'acharna à son tour à me convaincre.
Je rest ais inébranlable. Je touchais mon port efeuille bien garni pour
une fois, pensais au vieux fusil que le chasseur nous avait laissé, aux
pant hères que j'abat t rais, à tout l'argent que je pourrais gagner grâce à
la chasse, comme le toubab. Je murmurai rêveur : « seulement la t êt e
…»
— Que dis-t u ? demandèrent mes deux compagnons.
— Seulement la t êt e… jamais le vent re de la bêt e.
Ils me regardèrent avec une lueur de regret , de décept ion dans les
yeux, puis me t endirent la main en disant :
— Nous aurions ét é heureux de t ravailler avec toi, et puis t u as quelque
chose que nous n'avons pas et qui aurait facilit é la bonne marche de
not re fut ure communaut é : t u sais lire, écrire, compt er …
— Un peu, un tout pet it peu, rect ifiai-je.
— C'est tout de même mieux que rien. En tout cas, t u n'es pas
raisonnable, ne laisse jamais la proie pour l'ombre …
— Je veux encore risquer une avent ure. Le toubab a risqué, il a réussi,
pourquoi pas moi ?
— Personne n'est prophèt e en son pays. Bohi Di, le toubab, lui, venait de
loin, quelque chose que nous ignorons le st imulait . Dès qu'il a réuni
assez de peaux et capt uré sa pant hère noire, il a déguerpi avant qu'il ne
soit t rop t ard. Si t u rest es avec ces inconnus que nous avons
rencont rés en pleine forêt , t u prendras un risque inut ile et dangereux.
— Je rest e, et puis le fusil … c'est moi qui l'ai !
Ce fut tout . Mes compagnons ne perdirent plus de t emps. Ils part irent .
Je ne devais plus les revoir. A peine m'avaient -ils quit t é, que les
hommes, que nous avions rencont rés dans la brousse, se
présent èrent à moi.
— Nous t e laissons le fusil, me dit l'un d'eux.
— Me laisser le fusil ? Mais pourquoi ? Il m'appart ient !
— Tu es un vrai campagnard. Il faut un permis pour posséder un fusil.
Les toubabs int erdisent aux indigènes d'en posséder, à moins que t u
nous engages comme salariés …
— Vous êt es des chasseurs ?
— Non, mais comme t u n'as pas de permis, nous serons associés.
Après tout , t u n'as pas de preuve qui démont re ton droit de propriét é.
Pas de permis, pas de droit de propriét é.
— Mais tout de même ! Enfin j'accept e, mais …
Les inconnus, s'apercevant de mes hésit at ions, poursuivirent leur
approche.
— Evidemment comme nous sommes en groupe, t u rembourseras
not re part à chacun. L'arme sera t a propriét é et comme le toubab, t u
deviendras not re employeur.
— Je n'y t iens pas. Je n'ai pas l'âme, ni la capacit é d'un pat ron. Nous
t ravaillerons ensemble, à part s égales …
— Tu es not re employeur, que t u le veuilles ou non !
— Je t e dis que nous sommes associés, que voulez-vous de plus ?
— Tu es complèt ement naïf. Tu as six mois de salaire sur toi et des
primes. Nous rien, fauchés ! Nous n'avons même pas de quoi manger.
Arme pour arme, nous préférons l'argent . Voyons, ne t e fais pas prier,
dit le nommé Halouma.
A cont recoeur je cédai à la proposit ion. Je payai à chacun des hommes
une part du prix du fusil qui ne leur appart enait en aucune façon.
Comme il se doit , ils se déclarèrent mes obligés. Je ne pouvais plus
reculer. J'ét ais seul cont re un groupe de rapaces. En out re ils
m'empêchèrent de prendre mon t rain pour Port e Océane et
m'ent raînèrent avec eux. Le crépuscule allait tomber lorsqu'un de mes
compagnons nous proposa de passer la nuit dans un village des
environs. Il disait y avoir des amis. Comme toujours, je payai à manger
pour tous. Pendant la nuit , je me levai pour déguerpir. Peine perdue. Mes
“employés” veillaient .
— Où vas-t u, Grand Chef, me demanda le nommé Halouma. Tu es not re
seul espoir, si t u nous abandonnes, que deviendrons-nous ?
— Le cadet de mes soucis. Dans tous les cas, vous n'avez pas l'air
misérables, t as d'escrocs !
L'un d'eux se mit à me t rait er de « faux frère ».
— Si t u veux part ir, t u le peux. Nous ne t e ret enons pas, mais …
— Mais quoi ? J'ai l'int ent ion d'aller à Port e Océane et j'irai.
Ils me dévisagèrent , silencieux. Je sent ais un complot se t ramer
cont re moi. Je me mis debout et voulus m'en aller.
— Accompagne-le, dit le nommé Halouma à un de ses valet s.
Lorsque je me t rouvai au dehors, je fis semblant d'aller au pet it coin.
Pendant ce t emps, je déchirai une part ie de ma chemise. J'obt ins une
large bande, j'y mis mon argent et je l'at t achai autour de ma poit rine
sous mes vêt ement s. « Il faudra me t uer pour me le voler », me dis-je.
Aussi surprenant que ce soit , mes compagnons ne t ent èrent pas de
me dérober mes économies.
Dès le mat in ils me proposèrent d'aller à la chasse. — Les fauves
sort ent tôt le mat in.
— Je m'en fous. Je vous demande de me laisser en paix, est -ce si
difficile ?
— Dans ton cas oui, dit Halouma, t u dois nous suivre que t u le veuilles
ou non.
Je ne connaissais pas le village où j'avais passé la nuit . Comme par
hasard ils m'ent raînèrent dans un passage où se t rouvait un bureau de
la garde t erritoriale. L'agent me héla :
— Hé, là-bas, l'individu au fusil !
La sueur me perlait au front . Mes compagnons m'encourageaient :
— Te laisse pas faire, Grand Chef.
Ce que je fis, naïvement . L'agent s'énerva et exigea mes papiers
— Je n'en ai pas !
— Le permis de port d'armes ?
— Je n'en ai pas.
— Le permis de chasse ?
— Rien.
— La cart e d'ident it é ?
— Non plus.
Mes compagnons m'avaient abandonné. L'agent ent ra dans une fureur
immodérée. Il me harcelait de quest ions, puis il cria :
— Tu as volé ce fusil !
—Non, Monsieux, je ne l'ai pas volé, je l'ai reçu de mon employeur, un
chasseur !
— La fact ure, t u as la fact ure ?
— Fact ure? Au nom de Dieu miséricordieux. Je l'ai reçu ce fusil. Il est
vieux, vous le voyez bien. J'ai des t émoins.
Je parlais à un mur. L'agent ét ait borné à en perdre la raison. Il répét a en
appuyant sur tous les mot s :
— Pas de cart e d'ident it é ! Pas de fact ure ! Pas de permis de port
d'arme ! Pas de permis de chasse ! Un visa pour les t ravaux forcés ! Tu
t 'en sort iras avec dix ans, pas moins ! L'indépendance t e t rouvera au
cachot !
On m'aurait annoncé ma mort que cela ne m'aurait pas fait aut ant
d'effet . Dix ans de prison !
— Je paierai tout ce que vous voudrez. Je ne savais rien de tout es ces
formalit és. Dix ans ! Je paierai ce que bon vous semblera, mon général.
— Campagnard ?
— Ben oui, oui, enfin j'ai habit é Port e Océane pendant un an. Je vous
assure, mais je paierai ce que vous voulez, au nom de Dieu.
Il fit semblant de ne pas m'écout er, jouait au penseur, au responsable
devant un cas de conscience.
— Campagnard, campagnard. Encore plus grave. Tu es l'un de ces
pouilleux qui empest ent nos villes. Nous met t rons de l'ordre après
l'indépendance et ce n'est pas Monchon qui commandera.
Je m'appuyais cont re le mur. Je ne connaissais pas Monchon, je ne
savais rien des personnalit és indigènes. L'agent se ret ira dans un aut re
local. Il appela mes compagnons, un à un. J'aurais tout donné pour
savoir ce qu'ils foment aient derrière mon dos. Je ne t ent ai pas de le
deviner. Il revint vers moi.
— Tes camarades ont plaidé en t a faveur, mais pour ne pas aller en
prison il faut payer.
Je me précipit ai pour marmoner :
— Oui, ce que vous vous voudrez !
Il m'enleva mes dernières illusions :
— At t ent ion, at t ent ion, le fusil est confisqué. C'est la loi !
L'agent , t apeur pat ent é, légalisé, se mit à son tour à me presser
comme un cit ron. Il me fixa un prix pour la cart e d'ident it é. Je « payai ». Il
me donna un papier sur lequel ét ait inscrit mon nom, mon prénom, ma
dat e de naissance, le lieu de naissance. Je lui fis remarquer qu'il n'y
avait pas de t ampon sur la feuille.
— Ma signat ure suffit !, dit -il.
J'empochai ladit e cart e d'ident it é. Je payai les permis de port d'arme,
de chasse, l'amende pour la fact ure alors que mon fusil ét ait
confisqué. Je t ent ai un t imide essai pour le récupérer. L'agent fit savoir
que j'avais payé pour ne pas aller en prison. Je fus cont raint de mont rer
ma reconnaissance en donnant des pot s-de-vin au policier, à sa
femme, à ses enfant s, à ses beaux-parent s. Je maudissais l'honorable
homme de loi. Il me dit :
— Tu n'as pas int érêt à parler de cet t e affaire !
Je n'en avais pas l'int ent ion.
Une heure plus t ard mes compagnons sort aient du bureau. Ils avaient
de l'argent en poche. « Mon argent », me dis-je. Une journée avait suffi
pour que près de la moit ié du prix de six mois d'effort s s'envole en
fumée. Je ne parvenais pas à réaliser ma sit uat ion. « Si j'avais su. » Mes
compagnons se moquaient de moi.
— Alors grand pat ron que décides-t u ? Nous ne pouvons chasser les
pant hères avec nos ongles. Si t u rachet ais ton fusil ?
— Non, non et non. Je suis naïf peut -êt re, mais pas bêt e.
— Tu veux nous met t re en chômage ? Tu as accept é de nous employer.
Tu n'as pas int érêt à nous abandonner. Tu es t rop jeune pour t e jouer
de nous, menaça Halouma.
— Je vous croyais des amis, rétorquai-je.
— Tu es complèt ement naïf.
— Belle ment alit é. Vous n'avez pas int érêt à me prendre pour un idiot !
Mes compagnons éclat èrent d'un rire mesquin. Révolt é, je voulus
frapper Halouma. Il m'arrêt a à t emps et murmura :
— Ne fais jamais ça, t u t 'en mordrais les doigt s.
Je m'ét ais éloigné de mes commensaux. Plus rien ne m'int éressait à
part rejoindre Port e Océane. Je crus pendant un moment que mes
parasit es allaient me laisser part ir. Il n'en fut pas ainsi. Je n'ét ais pas
encore ruiné, l'odeur de l'argent les at t irait comme des fleurs les
abeilles, et j'en avais encore un peu.
Il commençait à faire chaud, une de ces chaleurs lourdes et
poisseuses qui précèdent l'hivernage sous les t ropiques. J'avais une
envie folle de me baigner. A mesure que la t empérat ure mont ait , je
sent ais dans l'air une odeur de charogne, j'avais la nausée, je cueillis un
cit ron que je suçai goulûment .
— Tu devrais manger, me proposa un des escrocs.
— Et quoi encore ? Des clous !
— Il faut bien que nous mangions. Quand il y en a pour un, il y en a pour
neuf !
— Je sais que vous ét iez de connivence avec le flic. Vous me fait es
pit ié. Ce n'est pas pour rien que nous crevons de misère dans nos pays.
Nous passons not re t emps à nous nuire les uns les aut res. Impossible
de se faire t ranquillement une place au soleil. Je parie que cela vous
faisait mal au coeur que j'aie un fusil et un peu d'argent . Vous vous êt es
acharnés sur moi comme des hyènes sur un cadavre.
J'aurais souhait é leur colère, leur indignat ion, leur disparit ion. Il n'en fut
rien. Ils se t aisaient . Lorsque l'un d'eux se décida à parler, ce fut encore
pour jouer au griot :
— Tu es le plus gent il des êt res que nous ayions jamais rencont rés sur
not re t rist e chemin ; oui, oui, nous ne sommes que des malfaisant s,
des démons, alors que toi, t u es un saint , un bon t ype, généreux. Que le
ciel t e soit favorable.
Le sang me mont a à la t êt e. Je leur criai :
— Dit es plutôt que je suis un con !
— Oh, ne sois pas grossier cela ne t e va pas !
Ils ét aient décidément plus rept iles que je ne le croyais. Je décidai de
les semer et de rejoindre Port e Océane coût e que coût e. Je t ent ai
l'avent ure. A peine ét ais-je sort i du village, qu'ils firent un cercle autour
de moi, m'empêchant de marcher. Le nommé Halouma me dit :
— A t a place je rest erais. Maît re nous a donné l'ordre de t e ret enir au
village.
— Quel Maît re ? demandai-je surpris.
— Jamais de quest ions. Mauvais pour la sant é. Et puis t u connais not re
cachet t e.
— Cachet t e ? Quelle cachet t e ?
Je m'évert uais à défaire l'imbroglio.
— Le mont Koulouma où vous avez capt uré la pant hère noire. Sans elle,
nous nous serions cont ent és de vous observer à dist ance. Maît re
s'inquièt e, admet tons que t u rencont res l'un de nous à Port e Océane,
que t u parles. Que se passera-t -il ?
— Je ne dirai rien.
Ils prét endirent ne pas me croire et m'obligèrent à obéir à l'ordre ét abli.
Un ordre auquel je ne comprenais rien du tout . Je devinais si bien la
ment alit é de mes compagnons que je ne discut ai plus. Tout efois je
m'informai de mes deux amis qui nous avaient quit t és. Halouma me
répondit :
— Des sages, ceux-là, des sages. Ils ne sont pas retournés à Port e
Océane. Ils ont pris le t rain pour rejoindre l' hinterland. Ils ne sont plus
dangereux pour nous. Mais toi, c'est aut re chose. Et puis il paraît que t u
sais lire et écrire, pour un mit eux de ton genre ! C'est dangereux de t e
laisser courir.
Quelque chose m'échappait dans ce jeu. La jungle m'aurait moins
inquiét é que cet t e racaille. Je pensai à ma femme Amiatou, à ma
pet it e fille Toumbie, à Wali Wali et à tous ceux que j'avais connus dans
ma court e exist ence. De guerre lasse, je me décidai à suivre mes
assaillant s. En fait , j'ét ais décidé à leur t enir t êt e. « Une nouvelle façon
de vivre, rien qu'une nouvelle », m'ét ais-je dit .
Comme un malfait eur, le policier local m'obligea à me présent er t rois
fois par jour à son bureau. J'ét ais surveillé à tout moment par mes
gardes. Lorsque l'idée me prit de leur demander la raison exact e de
l'int érêt qu'ils me port aient , le nommé Halouma répondit :
— T 'as qu'à suivre, c'est tout .
C'est ce que je fis. Je ne cherchai plus à comprendre ma sit uat ion. Par
cont re, je ne leur donnai plus un sou de ce qui rest ait de mes
économies. Ils me firent sent ir leur décept ion. C'ét ait le cadet de mes
soucis.
Bien que prisonnier ét roit ement surveillé, j'avais la permission de me
rendre au village voisin. Je pris l'habit ude de fréquent er le marché.
J'aime les marchés des Marigot s du Sud. Il me semble qu'ils réunissent
en eux tous les espoirs du cercle des t ropiques. Chacun y vient pour
t rouver une sort ie à son int erminable t unnel.
Les illusions s'y chevauchent par milliers. Et pourt ant à chaque
crépuscule, les rêves se réduisent en fumée. On revient le lendemain.
Ce qui m'at t irait dans le marché de ce village oublié, c'ét ait son
apparent e act ivit é, ses murmures qui ent ret enaient en moi le feu de
l'espoir. Au début je prenais place auprès des vendeurs, mi-colport eurs,
mi-camelot s, qui ceint uraient la pet it e place, mirage de profit s. Ils
arrivaient à l'aube, s'inst allaient devant leurs marchandises, un
mélange d'art icles de droguerie, de produit s aliment aires, de
vêt ement s et parfois de viandes faisandées, just e bonnes pour les
charognards. Tout ce bazar ét ait fréquent é du mat in au soir par une
légion de mouches que les vendeurs ne se donnaient plus la peine de
chasser. Et pourt ant ils n'ét aient pas t rist es. Il y avait dans leurs yeux
une lueur d'espoir. II suffisait qu'un client s'arrêt e, qu'il marchande,
qu'une denrée s'enlève pour qu'on ent ende : « Dieu l'a voulu […] » A force
de voir les aut res devant leurs marchandises, j'eus l'idée de me faire
colport eur. J'employai une pet it e part ie de mon argent à l'achat d'une
série d'art icles : cigaret t es, aiguilles, papiers, enveloppes, sandales et
tout es sort es de marchandises non périssables.
Pendant une semaine, je m'évert uai à vendre mes produit s, je n'y
parvins pas. Mes parasit es avaient t rouvé un nouveau moyen de me
désarmer. Ils s'inst allaient en cercle compact autour de moi,
empêchant les client s de s'approcher. Dégoût é je vendis mes art icles à
pert e et cont inuai tout de même à fréquent er le marché.
Un jour que je m'évert uais à t uer le t emps, j'aperçus une jeune fille. Je la
suivis. En quelques secondes, elle m'avait fait oublier tous mes ennuis.
Plus rien ne compt ait pour moi. Elle avait emprunt é une allée bordée de
marchands qui la hélaient sans cesse. Parfois elle s'arrêt ait , regardait
les produit s, puis reprenait son chemin, grande, fine et svelt e, la hanche
harmonieuse et la démarche souple. Je la vis marchander, achet er du
riz, des poissons secs, un ananas. Son sac ét ait rempli. Un pet it garçon
se se proposa de l'aider ; elle refusa, mais donna une pièce de monnaie
à l'enfant . J'ét ais de plus en plus at t iré par elle. Je la suivais de près, de
t emps en t emps je m'arrangeais pour la frôler.
Ses cheveux frisot t aient autour d'une frimousse candide qu'un sourire
illuminait à tout moment . Je ne voulais pas la perdre dans la foule. Je
me mis à son niveau, lui souris. Elle ne semblait pas faire at t ent ion à
moi. Je me manifest ai, lui dis bonjour.
Ma gorge ét ait sèche, aussi sèche que celle d'un naufragé du désert .
J'avais peur de la brusquer, de l'indigner, de me faire renvoyer. Je lui
proposai de l'aider, je lui offris mes services, quémandai ses faveurs les
plus minimes. Cela servit à quelque chose car elle me jet a un coup
d'oeil en disant :
— Que me voulez-vous ?
J'hésit ai, décont enancé. Bêt ement je murmurai :
— Secours poids lourds …
Elle eut un sourire. Je fus encore plus enflammé. En bon ét alon je me
cabrais int érieurement , pris d'une st upide fiert é de mâle je lui dis :
— Je vous aime !
Elle fut si surprise qu'elle ne put que répondre :
— Vous au moins, vous n'y allez pas par quat re chemins !
Je croyais déjà à ma bonne étoile. Ma langue se déliait , se rôdait , se
lubrifiait . Je l'inondais de paroles. Elle parut excédée.
— Laissez-moi en paix, dit -elle d'un ton dédaigneux.
Pourt ant j'eus l'impression qu'elle prenait la fuit e. Je me laissai
ent raîner dans son sillage. Des idées me t rot t aient dans la t êt e. Je la
surveillais à dist ance. Elle quit t a le marché, prit une rue, puis une aut re.
Les bruit s s'estompèrent . Je la suivais toujours. Bientôt nous
arrivâmes à la sort ie du village. Brusquement elle s'arrêt a, je n'osais
plus avancer. J'at t endais que le tonnerre me frappe ou qu'une lueur
d'espoir m'appelle. Elle me regarda, silencieuse, réprobat rice. Sans un
mot elle reprit son chemin. Comme son ombre, je la suivis, la vis ent rer
chez elle. Victoire, je ne pouvais plus la perdre. Je me berçais d'illusions,
lorsqu'une femme sort it de la maison en criant . A la vue de son chien et
des pierres qu'elle lançait dans ma direct ion, je compris que j'ét ais
l'animal indésirable. Je pris la fuit e. Pas pour longt emps, je revins
quelques heures plus t ard pour mont er la garde. Pendant plusieurs
jours, ma belle inconnue ne quit t a pas la concession. Je m'ét ais
découvert une âme de voyeur et de surveillant , et j'en fus récompensé.
La pat ience, la persévérance payèrent leur prix. Je l'aperçus enfin. Je
courus après elle. Je lui dis, tout halet ant :
— Ce n'est pas gent il. Quel mal y a-t -il d'avoir de la sympat hie pour vous
?
Elle ne répondit pas. Peut -êt re me considérait -elle comme un idiot . Je
lui dis précipit amment :
— Mon nom est Bohi Di, et toi ?
— Mayalan, dit -elle.
J'en profit ai pour l'accompagner. Nous prîmes le chemin de la rivière.
Pour me rendre ut ile je l'aidai à essorer le linge. Nous bavardions de tout
et de rien. Le t emps passait t rop vit e. Je ne cessai de la regarder et de
lui dire :
— Tu es gent ille de me parler.
J'espérais l'avoir à l'usure.
Il lui arrivait désormais de s'at t arder à la rivière, au marché, dans ses
promenades. Pour ent rer dans les bonnes grâces de ses parent s, je me
mis, comme cela ét ait de cout ume, à leur faire des cadeaux. La ruine
me guet t ait , mais je me disais :
— S'il faut perdre mes économies, aut ant les consacrer à Mayalan.
Les parent s ne me chassèrent pas. Je fus admis dans la concession.
Mayalan ét ait éperdument amoureuse de moi. Les parent s ne la
laissaient plus sort ir seule, un membre de la famille l'accompagnait
toujours. Pour pouvoir court iser ma belle il me fallut faire des cadeaux
aux oncles, aux t ant es, aux soeurs, aux frères, aux cousins. Les
parent s de Mayalan n'en finissaient pas d'assécher mon port efeuille.
Des semaines passèrent , ma poche se vida, je me ret rouvai sur la
paille. Je n'avais plus de cadeaux à offrir.
Un jour un not able de Port e Océane, déjà l'époux d'une dizaine de
femmes, ét ait venu en visit e chez Mayalan. II ét ait riche, il avait apport é
une bicyclet t e au père, des moutons, une vache, des vêt ement s et
d'innombrables cadeaux aux membres de la famille. Je n'y comprenais
rien. Du moins je me refusais à comprendre. J'avais mal et Mayalan en
ét ait la cause. J'avais rêvé de son amour, touché son corps, je l'avais
possédée, je l'avais sent ie cont re moi. Je voulais tout sacrifier pour elle.
II est vrai que je n'avais rien à lui sacrifier.… Abat t u, fauché, plus rien ne
me rest ait . Plus de Mayalan, plus d'économies. Je me ret rouvais à la
merci de mes gardiens. Mayalan ét ait à nouveau séquest rée par ses
parent s. Je ne renonçai pas à guet t er et je priais le ciel que l'union ne se
fasse pas et pourt ant les préparat ifs se poursuivaient .
Un air de fêt e planait sur la concession. Un jour le mariage eut lieu.
Pendant tout e la journée, caché dans le feuillage d'un manguier,
j'assist ai aux cérémonies. A la tombée de la nuit , le couple se ret ira. Je
compt ais les secondes, les minut es, les heures. A l'aube deux vieilles
femmes mont rèrent aux invit és un pagne blanc t âché. La t âche de la
virginit é consommée de Mayalan ; ce qui me rendit perplexe. Ce fut
alors que la fêt e commença.
Elle dura pendant plusieurs jours. Après avoir goût é au fruit , le mari
ét ait part i pour Port e Océane. On disait que sa femme rest erait chez
ses parent s. II se proposait d'y const ruire une maison pour elle. II y
viendrait … de t emps en t emps. Mayalan sa onzième épouse devant
Dieu et devant les hommes at t endrait comme les aut res concubines.
Je ne désespérais pas. Moi aussi j'at t endais. Je cont inuais à guet t er.
Une nuit alors que les premières pluies de l'hivernage s'acharnaient sur
la nat ure, elle vint me rejoindre …

Un mat in, mes gardiens me réveillèrent . Je n'ét ais pas seul. Mayalan
ét ait avec moi. Halouma ét ait ent ré. Ne me donnant pas le t emps de
comprendre, il m'annonça que nous devions part ir. Ma première
réact ion fut de refuser. Au bout de quelques mois au village, je m'ét ais
créé des habit udes, des occupat ions. Bien que n'ignorant pas la
surveillance de mes sbires, j'avais part icipé, comme si de rien n'ét ait ,
aux t ravaux des champs. Mes gardiens m'avaient libéré de leur
présence encombrant e. De mon côt é j'avais fini par les oublier. Le mari
polygame de Mayalan venait t rès peu chez sa femme, il devait êt re t rès
occupé auprès de ses aut res concubines et par ses affaires. Mes
relat ions amoureuses avec Mayalan m'avaient peu à peu paru
normales. Parfois j'avais du mal à croire que ce n'ét ait pas moi le mari.
Mayalan ne voyait le vrai que deux ou t rois fois par mois, alors que je
demeurais avec elle le rest e du t emps.
Au bout d'un t rimest re — que Dieu me pardonne — quelque chose avait
changé dans sa ligne : un vent re un peu bedonnant . Un enfant — que
Dieu me pardonne ! Le mari, ignorant tout de mon exist ence, organisa
une fêt e. Lorsque le lendemain Mayalan m'apprit la joie de son époux
pour la prochaine naissance de son vingt -sixième enfant , j'eus un
serrement de coeur. Je n'ét ais pas fier de moi. Pour une fois je pensai à
Amiatou et à ma pet it e fille Toumbie, mais … Dieu l'a voulu ! J'avais pris
peu à peu la résolut ion de m'inst aller définit ivement dans le village.
Malheureusement j'avais oublié que je n'ét ais qu'un pion sur un invisible
échiquier et l'idée d'êt re un objet me poussa à la révolt e. Je refusai de
suivre mes sbires. Halouma avait serré les dent s. Il me cria :
— Tu n'as pas int érêt ! Messie-koï ne recule devant rien !
Je me ret rouvai encore une fois dans le piège. Je fis signe à Mayalan de
se ret irer. Elle ne discut a pas, tout en pleurant , elle demanda ce qu'on
allait faire de moi. Je ne le savais pas moi-même. Après le départ de
mon amie, je fis face à mes adversaires. Jouant le tout pour le tout , je
leur dis que nous n'ét ions pas liés par un cont rat . L'individu Halouma
ignora ma résist ance. II murmura :
— Quand t u as dépensé tout ton argent , ton maît re t 'a avancé des
sous. Ce n'ét ait pas pour t es beaux yeux. Ta vie de farnient e dans ce
bled, ce n'ét ait qu'une at t ent e. Il est t emps de rembourser.
Des inconnus se présent èrent , des humains à face de fauve. Je
n'insist ai plus. J'avais commis des bêt ises, je devais payer. C'est ainsi
que je part is à nouveau pour l'avent ure. Le mois d'août aux Marigot s du
Sud est synonyme de pluies, de torrent s, d'averses cont inues. Nous
avions quit t é le village encore endormi. L'agent local qui surveillait not re
passage derrière sa fenêt re fit un gest e de salut à Halouma. Mayalan
m'at t endait sous la pluie. Elle se jet a dans mes bras en pleurant . Je ne
pus que l'encourager et lui promet t re de revenir. En vérit é, je
ressemblais à un malheureux boeuf fat igué qu'on t ransport ait à
l'abat toir. Un silence inquiét ant régnait sur not re groupe. Halouma lui-
même se déplaçait comme un somnambule. Nous marchâmes
pendant tout e la mat inée. La pluie ne cessait de tomber. J'ignorais où
l'on nous menait . L'horizon ét ait proche, rongé par le mauvais t emps.
J'avançais vers l'infini. Lorsque nous arrivâmes à not re ancien
campement de chasse, je ne pus m'empêcher d'en faire la remarque à
Halouma. II me regarda, sans rien dire. Pendant longt emps encore, nous
avançâmes dans la forêt . Au début de l'après-midi, il y eut une
accalmie. Le ciel s'ét ait apparemment éclairci, mais l'humidit é et les
gout t es d'eau prolongeaient le règne de l'hivernage. Nous arrivâmes au
bord d'un marigot qui avait débordé de son lit . Un guide nous at t endait .
Avec une prudence féline, l'inconnu nous fit longer puis t raverser le
cours d'eau. Nous nous enfonçâmes peu à peu dans la brousse
inondée.
J'ai oublié bien des dét ails de mon avent ure. Ce qui rest e gravé dans
mon esprit , c'est la t act ique savamment mise au point par celui que
tout le monde appelait « Messie-koï » ou « Maît re ». Je n'ai jamais pu me
résoudre à l'appeler ainsi, je ne le pouvais pas car je n'avais pas choisi
ma servit ude et ne compt ais pas m'y soumet t re. Mais, d'accord ou
non, je devais part iciper à ce congrès unique dans sa concept ion,
auquel on nous conviait . L'aspect des part icipant s n'avait rien de
rassurant pour ma modest e sécurit é. Mes compagnons répandaient la
pest e autour d'eux t ellement ils ét aient sales. Je me bouchais le nez.
Le Maît re ne se décidait pas à se mont rer au milieu de not re cour des
miracles. II se faisait at t endre, désirer. II prenait son t emps comme
tout chef qui n'a rien d'aut re à offrir que du bluff. Nous menions une vie
d'animaux sauvages. On nous affamait pour mieux nous dominer. Les
lieut enant s du Messie-koï passaient leur t emps à nous faire miroit er
les avant ages que nous concéderait le chef si nous nous mont rions
dévoués à sa cause. Je ne parvenais pas à deviner ce qu'on voulait de
nous et j'ét ais décidé à m'informer. J'en avais le droit ! Pour voir clair
dans la sit uat ion, je fis comprendre à l'un des responsables que je
n'avais plus l'int ent ion de rest er, que j'ét ais libre de choisir. II éclat a d'un
rire sonore et me dit :
— Bohi Di, méfie-toi. Si t u t ent es quoi que ce soit cont re le Messie-koï,
t u sort iras les pieds en avant de cet t e forêt . Et si, plus t ard, t u fais
mine de le reconnaît re, qui que t u sois, t u seras t ué.
Je ne me le fis pas dire deux fois, je n'avais plus qu'à me t enir dans mes
pet it s souliers. Je ne parlais à personne, j'en souffrais d'ailleurs. Je
t enais à garder ma libert é d'act ion. Not re employeur fantôme nous
donna la possibilit é de prendre profondément conscience de sa force,
de son ascendant sur nous. Il paraissait y avoir réussi, car, jour après
jour, je const at ais une mut at ion dans la ment alit é du groupe. II
apparaissait comme le sauveur que tout le pays at t endait .
Nous avons t ant de divinit és dans not re univers de déshérit és, qu'une
st upide légende suffit à faire un dieu de n'import e quel impost eur.
La logique y paraît rait absurdit é. Au bout de plusieurs semaines
d'at t ent e en pleine forêt , de bourrage de crânes, à coups de
promesses mirobolant es, ce n'ét ait plus un vulgaire êt re humain que
nous espérions voir, mais une divinit é personnifiée. Le jour où on nous
apprit la dat e de son apparit ion, la part ie ét ait gagnée pour lui : nous
ét ions devenus ses adept es.
Une nuit , enfin, not re at t ent e prit fin. Not re employeur se présent a à
nous. Il avait tout mis en oeuvre pour nous faire sent ir sa grandeur, sa
puissance écrasant es. II me parut pourt ant insignifiant . Dans le milieu
où nous ét ions son complet -veston bien coupé paraissait insolit e. Il
cachait ses yeux derrière de grosses lunet t es noires. Mû par une
curiosit é puérile, je m'ét ais t enu pendant tout e la durée de sa harangue
au premier rang pour pouvoir mieux le dévisager. Son homélie m'avait
donné la chair de poule. Je sent ais, après l'avoir ent endue, que je serais
ent raîné malgré moi dans une histoire qui ne me concernait pas. Au
fond de moi-même, je me sent ais lésé, myst ifié, t rompé, mais il fallait
marcher. Il ne donnait d'ailleurs pas le choix :
— Ceux qui sont présent s ici suivront mes ordres ou ils mourront !
Not re séminaire aux racailles prit fin le lendemain mat in. Nous avions
reçu nos consignes. Il ét ait quest ion d'agir mét hodiquement . Le «
Maît re » avait des boucs émissaires, qu'il se proposait d'“ anéant ir”.
Leurs noms ne nous furent pas révélés. Il nous ordonnait d'êt re prêt s à
frapper, à tout moment et partout où le besoin s'en ferait sent ir. Nous
devions apparaît re aux yeux de la populat ion comme les art isans de la
libérat ion. C'ét ait à nous de faire naît re not re légende et de la renforcer,
au nom de la dignit é.

Ce qui me tort urait , c'est que le Maît re n'avait pas défini ses object ifs.
Tout efois il sous-ent endait un combat acharné, cont re tous les
opposant s indigènes à la veille de l'indépendance.

Il promet t ait la libert é comme on aurait promis des bonbons aux


enfant s. Pour mieux nous t enir à sa merci, il avait exigé des gout t es de
not re sang. II les avait collect ées dans une calebasse qu'il avait
ent errée sous un baobab.
— Le sang qui t rahira sera bu par les esprit s, avait -il annoncé.
En somme, la mort devenait not re compagne. Seule l'obéissance
pouvait nous délivrer de la colère des démiurges, amis du Maît re.
L'employeur avait sa manière de nous encourager. Il nous t rait ait
vert ement de racailles, de rât és, de misérables auxquels il avait donné
le moyen de prendre leur revanche sur la sociét é. Au fond de moi-
même, je me mis à haïr not re charlat an. Une loi du milieu nous
enchaînait , nous demeurions les t rist es prisonniers les uns des aut res.

Depuis not re réunion au mont Koulouma, des fait s insolit es met t aient
les habit ant s des Marigot s du Sud en émoi. Le commissaire Sept -Saint
Siss en perdait le sommeil. On parlait d'épidémies, de peur grégaire due
à la menace de l'« Annonciat eur » de la fin du monde. On avança
également les effet s de la misère sur la populat ion. Sept -Saint Siss
n'en croyait rien. Il avait besoin d'une explicat ion plus rat ionnelle.
Pendant plusieurs semaines, chaque vendredi après-midi, le
commissaire s'at t endait à de mauvaises nouvelles. Il avait pris
l'habit ude de se t enir à sa fenêt re. Il allumait sa pipe, médit ait en t irant
des bouffées. Tout es sort es d'explicat ions lui passaient par la t êt e,
aucune ne lui donnait sat isfact ion. Un vendredi, peu avant qu'il ne se
perde, comme d'habit ude, en calculs et en hypot hèses sur l'origine des
t roubles, un inspect eur ent ra dans son bureau en annonçant :
— Hindouya est en t ranse !
Sept -Saint Siss s'arracha de son faut euil et courut vers la salle des
communicat ions. Il se précipit a sur les écout eurs. Le correspondant
comment ait le déroulement des événement s. Le service d'ordre ét ait
débordé. Les bagarres avaient éclat é. Les gens fuyaient sans raison de
la place du marché et se répandaient à t ravers la ville. Des groupes
s'ét aient formés ; ils saccageaient les fonds de commerce, met t aient
à sac les magasins, incendiaient les maisons des not ables.
Une heure plus t ard, le calme le plus absolu ét ait retombé sur la ville
sinist rée. En quelques semaines, une dizaine de grandes villes avaient
ét é vict imes de la « folie des marchés ». Le plus inquiét ant ét ait que la
tornade de la peur s'approchait ville après ville de Port e Océane. Le
premier incident avait début é à Diougou, cent re urbain sit ué à plus d'un
millier de kilomèt res de la capit ale, puis ce furent successivement San-
Lé, Maonkono, Daoulasso, Baunad, Tchibangui, Habanné, Niangara,
Moundou, Kédougou-Yan, Hindouya … Je m'inquiét ais pour ma famille.
Je n'avais plus de nouvelles d'elle. On disait déjà que Port e Océane
serait réduit e en cendres. La ville vivait dans la hant ise de la
cat ast rophe.
Beaucoup de cit adins s'ét aient réfugiés dans la campagne. De son
côt é, Sept Saint Siss avait pris ses précaut ions. D'après les nouvelles
qu'il avait reçues des responsables régionaux, il avait organisé un plan
de résist ance cont re la « folie des marchés ». On racont ait que le
commissaire devenait irascible à force de tourner en rond dans son
bureau. Sur la cart e des Marigot s du Sud, il avait encadré de rouge les
villes sinist rées pour ét ablir mét hodiquement l'it inéraire de la « folie
des marchés ». Elle allait d'est en ouest , puis se déplaçait
prompt ement vers le nord, d'où elle fonçait en diagonale sur la ville
sit uée le plus au sud. Et le processus recommençait . A chaque t rouble
dans les villes, plusieurs familles port aient le deuil. Ce qui int riguait les
autorit és, c'est qu'aucun responsable milit aire, administ rat if ou de la
sécurit é n'ét ait arrivé à dét erminer la cause du phénomène. Selon
tout e probabilit é on prévoyait Port e Océane comme prochaine vict ime.
Dès le début de la semaine, la police t erritoriale avait pris place autour
du grand marché de la capit ale. Les agent s de la gendarmerie
cont rôlaient les ent rées et sort ies. Port e Océane ét ait mise en
quarant aine. Une at mosphère de suspicion régnait sur la populat ion.
Pendant que je misais tous mes espoirs sur la vigilance des autorit és
publiques cont re le danger qui menaçait Port e Océane, Halouma vint
me sort ir de mon refuge. Dès la nuit de jeudi à vendredi, je me ret rouvai
en compagnie d'une cent aine de “milices” du mont Koulouma. Je ne
t ardai pas à comprendre l'objet de not re réunion. Halouma et cert ains
aut res lieut enant s du Messie-koï avaient reçu des consignes. Nous
nous ét ions rassemblés dans un cimet ière abandonné de la ville. On
donna à chacun de nous une charret t e remplie de fruit s. J'ét ais chargé
de vendre des papayes et du riz sur le marché de Port e Océane,
d'aut res des maniocs, des ignames, des avocat s, des tomat es, des
mangues, des bananes … Nous nous inst allâmes sur la place à l'aube.
Répart is aux différent s point s du marché, chacun avait son carré. Seul
Halouma servait de passerelle ent re nous. Au lever du jour, alors que
l'emplacement grouillait déjà de monde et que les client s venaient en
masse, les policiers, les soldat s et les gendarmes prirent place. Des
pat rouilles circulaient parmi les vendeurs et les achet eurs.
De mon côt é j'avais déchargé les paniers de fruit s de la charret t e et
une caisse qui cont enait du riz. Un policier avait fouillé dans mes
marchandises. Il n'y avait rien t rouvé de condamnable. La journée
avançait , je vendais t ant bien que mal mes papayes et mon riz. A
int ervalles réguliers, Halouma faisait sa tournée. Au début de l'après-
midi, il donna l'ordre de liquider les stocks. Il allait êt re quatorze heures.
Le marché semblait endormi. Les marchands somnolaient , t rouvant
leur plaisir dans une siest e aux rêves délirant s où la vie en rose se
mêlait aux cauchemars. Les agent s de la sécurit é avaient relâché leur
at t ent ion. Une at mosphère d'euphorie régnait sur la place du marché.
Halouma faisait sa dernière tournée.
— Dans un quart d'heure, t u ret ires le fond de la caisse qui cont ient le
riz et t u disparais […]. Rendez-vous au cimet ière, après le crépuscule,
me glissa-t -il en passant .
Je répét ai la consigne tout en me posant des quest ions sur les
conséquences de mon gest e.
A l'heure dit e, je ret irai le fond de la caisse et quit t ai rapidement le
marché. Derrière nous des cris de panique s'élevèrent . Ce fut la
poudrière. Pour une raison inconnue, les occupant s du marché de Port e
Océane se mirent en branle. La masse, prise soudain d'une frayeur
rouge, ent rait en t ranse. Violent e. Elle se répandait dans la ville. On avait
l'impression que la t erreur avait saisi le monde aux t ripes. Chose
étonnant e, les fuyards suivaient inconsciemment des groupes de
meneurs qui les manipulaient à une vit esse st upéfiant e.
La foule déchaînée dét ruisait tout , met t ait à sac les bout iques, brûlait
les maisons. Ce qui me parut étonnant , c'est que tout paraissait
orchest ré, dirigé, canalisé vers des object ifs dét erminés d'avance.
Soldat s, gendarmes, policiers s'acharnaient à dominer la furie de la
masse. Rien n'y fit . Je passais en courant devant une maison en feu,
lorsque je reconnus des lieut enant s du Messie-koï que je n'avais plus
revus depuis not re séparat ion au mont Koulouma. Je me dirigeai vers
eux.
— Oublie-nous, me cria l'un d'eux.
Ils s'éloignèrent dans une aut re direct ion, ent raînant derrière eux des
êt res affolés. Les adept es du mont Koulouma ressemblaient à des
locomot ives qui ent raînaient leurs convois vers l'abîme à une vit esse
folle. Je fuyais vers je ne sais où, lorsqu'un policier me happa au
passage. A peine avais-je aperçu son uniforme que je me mis à me
défendre :
— Je n'ai rien fait , je n'ai rien fait , au nom de Dieu ! Je reçus un coup sur
la t êt e :
— Toi t u as quelque chose à avouer !…
On m'achemina avec des cent aines d'aut res vers le commissariat . La «
folie du marché » de Port e Océane avait passé comme un ouragan. Elle
ne laissait que désast re derrière elle. Déjà le calme ét ait revenu. Une
colère sourde couvait , mais personne n'osait la manifest er. La peur
s'inst allait après la tornade.
— All pity chok'd with custom of feel deeds ! marmonnait Sept -Saint Siss
en cont emplant les suspect s rassemblés dans la cour de la prison de
Port e Océane.
Depuis plusieurs heures, policiers, gendarmes, milit aires int errogeaient
les prévenus. Personne ne donna de réponse sat isfaisant e. « Je ne
sais rien, j'ai vu des gens courir, j'ai eu peur, j'ai fui » ét aient les seuls
renseignement s que l'on put obt enir.
Sept -Saint Siss ét ait déchaîné. Il s'approcha de not re groupe, s'adressa
à un pauvre hère :
— Tu vas parler, oui ? Pourquoi t u cassais les bout iques, volais,
incendiais les maisons ?
— Je ne sais pas. Je ne me souviens de rien. Je ne crois pas avoir volé,
ni incendié. C'est comme si j'avais rêvé.
— Tu veux passer t a vie en prison ?
— Non, Monsieur, non, tout le monde cassait , pillait . C'est la faut e à la
peur, au soleil. Je n'y suis pour rien. Dieu a voulu que la folie se répande
sur les marchés de not re pays pour nous rappeler qu'Il exist e. Je suis
innocent . Seul Dieu l'a voulu …
— Eh bien, Dieu vous condamnera à la prison ou aux t ravaux forcés pour
vos délit s, dit Sept -Saint Siss.
— C'est la volont é de Dieu, psalmodiai-je, moi aussi.
La cour de la prison de Port e Océane cont inuait à se remplir de
nouveaux dét enus. Nous ét ions tous enchaînés les uns aux aut res.
Aucun de nous ne parvenait à expliquer l'origine de la folie sur le marché
de la ville. Dans une nouvelle caravane de prisonniers je reconnus
Halouma. Il ét ait bien arrangé. On aurait dit qu'il avait ét é bat t u. Il avait
des blessures sur tout le corps, une de ses jambes saignait
abondamment malgré un bandage de fort une. On disait qu'une balle lui
avait t raversé la, cuisse. J'eus soudain peur d'êt re reconnu par lui.
Quand il passa à mon niveau, il me jet a un coup d'oeil rapide. Mon coeur
se mit à bat t re. Je le regardais à la dérobée, surveillant ses gest es. Je
m'at t endais à le voir me mont rer du doigt . Il n'en fit rien. Il passa sans
rien dire, sans rien manifest er de suspect pour ma sécurit é. J'avais cru
que mon cerveau allait éclat er, j'ét ais pris d'un horrible mal de t êt e.
Dans l'après-midi, des agent s de la sécurit é arrivèrent au
commissariat avec plus d'une douzaine de boas mort s. Dans la foule
des dét enus, des cris de panique s'élevèrent :
— Les serpent s du marché !
Je me sent is soudain responsable de quelque chose. Je chassais
cet t e idée de ma t êt e, t ent ai de me rassurer : je ne pouvais avoir aucun
rapport avec ces bêt es. Je n'eus pas le t emps de me leurrer. En effet ,
les agent s venaient de décharger quelques-unes des caisses à double
fond que Halouma nous avait fait charger le mat in dans nos
charret t es. La sueur perlait sur mon front . J'avais passé une part ie de
la journée couvant un boa, j'avais vendu le riz qui cachait sa présence.
C'ét ait donc cela : « ret irer le fond de la caisse et déguerpir ». Je n'eus
pas le courage de mener mon raisonnement jusqu'au bout . Tout se
mêlait dans ma t êt e. Si j'avais ét é plus vieux et moins bien port ant ,
mon coeur aurait claqué, il bat t ait le t am-t am.
On prét endait dans la foule que les serpent s avaient envahi le marché
par miracle, seul Sat an pouvait les y avoir créés d'une seconde à l'aut re.
« Le mal habit e la ville » marmonnaient les vieux. Le commissaire Sept -
Saint Siss avait mis fin aux propos insensés en rét ablissant le silence. Il
annonça que les boas avaient ét é bel et bien t ransport és sur la place
du marché et ajout a que les agent s de la sécurit é avaient pu arrêt er
t rois individus qui s'apprêt aient à se sauver du lieu de leurs forfait s.
Pour ét ayer ses dires, il fit ouvrir un « panier à salade », t rois prisonniers
y ét aient ét endus sur le sol, bâillonnés à perdre haleine. On les fit sort ir
dans la cour. La foule faillit les piét iner.
La cour de la prison devenait un refuge de mouches. Il ét ait impossible
de bouger. II faisait une chaleur insupport able. Mon voisin me rabâchait
les oreilles avec son honneur perdu. Il voulait que je le rassure, que je lui
dise qu'il ét ait innocent . Je ne pus que lui répondre :
— Dieu jugera, il connaît les innocent s.
Il ponct ua mes paroles d'une série de signes de croix. Je ne sais pas
pourquoi, mais je lui demandai de m'associer à sa prière.
— J'en ai besoin, ajout ai-je.
Il me regarda avec de grands yeux soupçonneux.
— Si t u as commis un forfait , repens-toi int érieurement , ce sera t a
confession.
Je me disais que cela ne suffirait pas. Je priai tout de même, car je
n'avais ét é qu'un inst rument dans les mains d'un puissant . J'en avais la
t rist e cert it ude.
Le soleil ét ait à son déclin lorsque le commissaire Sept -Saint Siss fit
sort ir Halouma dans la cour. Il ét ait presque défiguré par les coups et la
fat igue. On le fit asseoir, puis le direct eur de la police fit signe à ses
agent s de nous faire défiler devant le t émoin. J'avançais comme un
condamné à mort vers le gibet . Je voyais Halouma faire « oui » ou « non
» de la t êt e. Ceux qui ét aient désignés comme act ivist es prot est aient
vainement et criaient leur innocence, mais ils ét aient dirigés vers les
cachot s. Les aut res quit t aient les lieux. Prévenu après prévenu,
j'approchais du moment fat al. Mon voisin aux signes de croix arriva au
niveau de Halouma, celui-ci murmura « non » en accompagnant ce mot
d'un balancement de t êt e. Le voisin me jet a un coup d'oeil et me dit :
— J'ét ais cert ain que just ice serait fait e […]. Bonne chance.
Moi j'ét ais sûr d'êt re pris à l'hameçon. Lorsque j'arrivai en face de
Halouma et des agent s de la sécurit é, j'ét ais sat uré d'angoisse. J'avais
l'impression qu'on me donnait des coups de pilon dans la nuque.
Halouma me jet a un regard éclair et baissa la t êt e. Il hésit ait , cela se
sent ait .
— Tu vas parler, oui ou non ? tonna un brigadier.
Halouma ne répondit pas; il gardait la t êt e baissée.
— Qui ne dit rien, consent , annonça Sept -Saint Siss.
On m'amena dans une des nombreuses cellules de la prison. Pendant
les jours qui allaient suivre not re inculpat ion, je découvris, heure après
heure, l'abîme au bord duquel j'évoluais depuis mon arrivée à Port e
Océane. La plupart des not ables de la ville et de l' hinterland, suspect s
d'une quelconque at t it ude host ile à l'égard des autorit és, avaient ét é
convoqués. Sur le grand nombre de personnes int erpellées lors de la «
folie des marchés », des dizaines de suspect s avaient ét é maint enus
en dét ent ion prévent ive. Je faisais part ie de cet t e inquiét ant e minorit é.
Je me demandais ce que j'avais consciemment bien pu faire de mal,
lorsqu'un inspect eur et quelques agent s de police vinrent ouvrir les
cellules. Cela m'ét ait devenu familier depuis le premier jour de mon
arrest at ion. Nous suivîmes les gardiens sans rien comprendre.
Dans le hall du commissariat cent ral, nous nous mîmes en rang, le dos
au mur. En face de nous Sept -Saint Siss, t rônant derrière un bureau, fit
signe à un inspect eur, qui répét a l'ordre. Une port e s'ouvrit . Un homme
élégant au crâne rasé apparut . Arrivé au niveau de Halouma, il s'arrêt a,
puis se précipit a sur lui comme s'il voulait le malmener. Un policier
s'int erposa. Le nouveau venu s'excusa :
— Il m'a fait t rop de mal, Monsieur le commissaire.
— Je vous comprends, Monsieur Baré Koulé, mais tout de même, cet
homme est sous la prot ect ion de la loi.
« Cet t e voix, cet t e voix … Je l'ai déjà ent endue », me dis-je. Je cherchais
où j'avais ent endu l'intonat ion qui venait de me bouleverser.
Des sit uat ions, des lieux, des visages défilèrent sous mon crâne. Je
n'arrivais pas à me faire une idée just e. Et pourt ant j'aurais donné ma
t êt e à couper que j'avais déjà rencont ré ce « monsieur ». J'eus une
lueur : « Le mont Koulouma ». Le Maît re aux lunet t es noires avait cet t e
voix, le Messie-koï ! Mais il avait des cheveux, une barbe et des lunet t es
noires. Je ne pouvais jurer de rien. Ce pouvait ne pas êt re lui. Et puis, il
semblait ne pas connaît re Halouma, le coordonnat eur et responsable
de ses milices. « Je me t rompe », me dis-je.
— Reconnaissez-vous vos agresseurs, Monsieur Baré Koulé ? demanda
le commissaire Sept -Saint Siss.
— J'en reconnais un seul, celui qui semblait mener les opérat ions.
— Lequel ?
— Celui-là même que j'ai blessé d'un coup de fusil pour prot éger ma
famille et moi-même … Je suis rent ré de l'ét ranger le jour des t roubles.
Heureusement que j'ét ais présent pour prot éger les miens.
Halouma baissa la t êt e. Le commissaire regarda la blessure.
— Bien, bien, pourvu que vous ne prononciez pas ces mot s à la légère.
En êt es-vous cert ain ?
— Quand on a eu sa maison incendiée, sa voit ure dét ruit e, un de ses
enfant s blessé, et qu'on a ét é obligé de t irer sur les assaillant s, on ne
peut se t romper. Et puis, comme chef du Part i Social de l'Espoir, j'ai des
ennemis …
— Ce t ype pouvait êt re un simple passant , dit le commissaire.
— Un passant qui donne des ordres à des dizaines de vandales et de
t ueurs. Cela me paraît surprenant . Je réclame la just ice pour tout es les
vict imes que je représent e ici. Je défends l'int érêt de ma t erre nat ale.
Je m'en mont rerai digne jusqu'à ce que just ice soit fait e.
Le silence se fit dans la salle. Je ne pus m'empêcher de dévisager Baré
Koulé. Malgré le dément i des événement s, je ne pouvais le dissocier de
not re « Maît re » du mont Koulouma. Quelque chose me disait que je
n'avais pas tort . Il est vrai que je n'ét ais pas libre d'émet t re une opinion
aut re que celle recommandée par mes compagnons de cellule.
— Tu feras comme nous, ou nous t e crèverons !… m'avaient -ils menacé.
Les not ables amassés dans la salle avaient l'air fat igué, découragé.
Quelques-uns parmi eux prot est aient . Sept -Saint Siss faisait la sourde
oreille. Il cont inua à discut er avec ses collaborat eurs puis ordonna de
faire défiler les suspect s. Ces derniers avancèrent les uns après les
aut res. Ils défilèrent devant nous. Auparavant un inspect eur nous avait
mis en garde cont re tout e erreur. Nous ne devions pas nous t romper
sur l'ident it é du chef, du « maît re ».
J'aurais voulu dire que j'ét ais ét ranger à tout e cet t e mascarade, que je
ne connaissais personne, à part le not able, chef de part i qui avait
malt rait é Halouma à son arrivée. J'ét ais presque sûr qu'il ét ait not re
employeur du mont Koulouma. Comme si on se méfiait de moi, on me
mit au bout de la rangée. Les not ables passaient devant nous. Halouma
désigna l'un d'eux. Sept -Saint Siss, surpris, lui dit :
— Pas de bêt ises, surtout pas Monchon ! Tout es les t êt es se
tournèrent vers l'int éressé.
La plupart des not ables s'ét aient ligués pour t rait er le t émoin à charge
de ment eur. Mais Halouma n'en démordit pas, il jura au nom de tout le
monde que l'homme désigné ét ait bien le chef, l'inst igat eur, le
responsable principal de la « folie des marchés » aux Marigot s du Sud.
— Tu mens, dit l'accusé d'une voix calme.
— C'est vous qui avez organisé les événement s, c'est vous qui nous
avez payés. C'est vous qui nous disiez que plus vit e les toubabs s'en
iraient , mieux ça irait pour le peuple. Nous devions inquiét er les
toubabs, la populat ion indigène, et accélérer ainsi not re marche vers
l'indépendance. Souvenez-vous. Ne m'abandonnez pas !
L'homme regardait Halouma sans rien dire, suffoqué par ses propos.
Ses yeux s'écarquillaient à mesure que son accusat eur invent ait des
fait s. Il jet a un coup d'oeil au commissaire Sept -Saint Siss, puis déclara
:
— Je n'ai jamais vu ce t ype, et pourt ant je connais la plupart des
habit ant s qui sont en relat ion avec le « Club des Travailleurs ».
— C'est just e, t émoigna un nommé Benn Na, aucun des membres de
not re comit é n'a jamais rencont ré cet homme.
Monchon gardait tout son sang-froid. Il dit à ses amis que la vérit é
éclat erait tôt ou t ard. Puis il s'adressa à l'assist ance et répét a encore :
— Je vous dis que je n'ai jamais rencont ré cet homme. Je peux le jurer
sur le Coran et sur ma famille.
— Lui, vous a reconnu !… coupa Sept -Saint Siss.
— Vous n'allez tout de même pas …
— L'inst ruct ion judiciaire éclaircira l'affaire. Il faudra apport er les
preuves de vot re innocence, Monsieur Monchon. Espérons que tout
s'éclaircisse.
Après Halouma, ce fut mon tour. On fit passer le présumé coupable
devant chacun de nous. Chaque fois il fut désigné comme le
responsable de la « folie des marchés ». Lorsqu'on parvint à mon
niveau, je regardai longuement Monchon, je n'osais rien dire.
— Parle, la loi t e prot ège ! dit l'inspect eur.
Je n'osais pas. Je sent ais les yeux converger sur moi. Je surveillais les
gest es de Baré Koulé. Ses doigt s remuaient , il semblait nerveux. Je le
regardais fixement . Soudain il cria :
— C'est Monchon qu'il faut dévisager !
J'ét ais sûr que Monchon n'ét ait pas le Messie-koï du mont Koulouma.
J'en ét ais cert ain. Je fermai les yeux comme pour me sauver de la
menace qui planait sur moi et je répondis :
— Je n'ai jamais ent endu parler, ni rencont ré cet homme avant
aujourd'hui.
— Répèt e, me dit Sept -Saint Siss.
— Je ne le connais pas.
— C'est faux, t u es l'un de ses lieut enant s, me cria Halouma.
— Pas dans cet t e vie, je crois en Dieu !
— Dieu n'a rien à voir ici !, m'int errompit un inspect eur.
— Ne blasphémez pas! cria le commissaire dans le hourvari.
Je gardais la t êt e baissée. Je voulais êt re seul. Les agent s
cont inuaient à me harceler. On m'accusait d'êt re complice. On me
posait des quest ions. Ma sit uat ion se compliquait . Je n'avais aucun
argument cont re mes tort ionnaires, ni aucun moyen d'échapper au
courroux de Baré Koulé, car je le considérais comme le responsable,
sans oser le dire. Je m'apprêt ais à recevoir des coups, mais à en
support er le moins possible. J'ét ais comme perdu dans un cauchemar,
lorsqu'une voix me cria dans l'oreille.
— Quel âge as-t u ?
— Je n'ai rien fait . Et puis je ne suis pas sourd.
— Je demande ton âge, ton domicile, t es moyens de subsist ance.
— J'ignore mon âge. Je n'ai pas de t ravail défini.
— Quoi défini ?
— Je ne sais pas. Je vis comme ça, au jour le jour, comme la plupart des
nôt res.
— Tu es chômeur, vagabond, voleur, vandale, assassin et …
— Je ne cherche qu'à vivre, je ne demande pas mieux que de t ravailler.
Le policier que j'avais cont redit allait lever la main pour me frapper
lorsque le commissaire le remit au pas. En fait , je ne me défendais pas,
je n'en voyais pas l'ut ilit é.
On fit défiler quelques not ables. Plusieurs furent reconnus par mes
compagnons. Moi, je répondais chaque fois que je ne les connaissais
pas. Peu à peu, on ne s'occupa plus de mon avis. Je fus ignoré. Je ne
demandais pas mieux. En fin de journée, plusieurs not ables avaient ét é
libérés. Monchon et quelques aut res ét aient écroués. Comme si on
craignait les représailles de mes anciens compagnons de cellule, on
me mit dans le groupe des not ables. Monchon et ses amis m'avaient
t émoigné leur sympat hie.
Tout un mois s'écoula. J'ignorais toujours ce qu'on allait faire de nous.
Faut e de preuves, la plupart des not ables incarcérés avaient ét é
relâchés. Seuls Halouma et ses complices, Monchon et moi fûmes
gardés en dét ent ion prévent ive. Le juge d'inst ruct ion avait int errogé
Monchon à plusieurs reprises. Le magist rat ét ait d'une polit esse
rassurant e. Pat iemment il rassemblait les pièces du dossier,
s'at t ardait sur quelques passages des déposit ions, posait et reposait
des quest ions sans jamais élever la voix, et sans jamais int errompre
l'accusé dans ses explicat ions, not ait tout ce qui se disait , demandait
des éclaircissement s, revenait avec obst inat ion sur les point s
essent iels de l'inst ruct ion, sur les présences successives de Monchon
dans la plupart des villes sinist rées.
— Et iez-vous dans ces villes ? demanda-t -il à nouveau.
— C'est -à-dire que …
— Répondez aux quest ions s'il vous plaît , vous vous expliquerez plus
t ard.
— Oui, je n'ai jamais cont est é cet t e part ie de l'inst ruct ion. Le Club des
Travailleurs a des comit és d'ouvriers et de salariés agricoles dans
chaque région des Marigot s du Sud.
— A vez-vous visit é Niangara, Moundou, Kédougou-Yan, lors des
événement s ? On y a remarqué vot re présence.
— Je n'y ét ais pas lors des événement s. Des t émoins, la plupart des
inconnus, ont confirmé cet t e part ie de ma déposit ion. Je vous dis la
vérit é.
— Je souhait erais que vous me parliez à nouveau de vot re emploi du
t emps pendant la période de la “folie des marchés”. Réfléchissez.
Monchon se prêt a avec résignat ion à cet t e nouvelle demande du juge.
Lorsqu'il t ermina son exposé, le magist rat not a quelques remarques
sur ses feuilles, puis fit signer la déposit ion définit ive par le prévenu.
Avant de s'en aller il annonça :
— Pour ma part , l'inst ruct ion est t erminée.
Dès son retour dans sa cellule, Monchon se replongea, comme c'ét ait
son habit ude, dans le t ravail. Il lui arrivait de passer des heures sans
lever la t êt e. Il est vrai qu'il m'avait donné le goût de l'ét ude. Je me
demandais parfois où je t rouvais le courage de m'inst ruire, d'espérer,
alors que tout es mes illusions s'effrit aient . Il ne fallait pas que je pense
à l'avenir, ni à ma vie. La folie se serait emparée de moi. Il fallait
at t endre, at t endre pat iemment …

***

Le t emps égrenait ses jours. Depuis la dernière visit e du juge


d'inst ruct ion, nous ét ions pét ris d'incert it ude. Nous ignorions le sort qui
allait nous êt re réservé. L'avocat nous avait appris que le magist rat
n'avait pas donné le feu vert au procureur général pour not re
comparut ion devant le t ribunal. Il considérait Monchon comme
innocent des fait s dont on l'accusait . Sans aucune explicat ion précise,
nous fûmes t ransférés à la prison milit aire de la gendarmerie
t erritoriale.
Cont rairement au juge d'inst ruct ion, les nouveaux enquêt eurs
exigeaient des aveux de Monchon pendant que Halouma et ses
acolyt es cont inuaient de l'accuser comme le seul chef, le responsable
des incident s sanglant s de la « folie des marchés ». J'avais ét é si
indigné en ent endant sans cesse ces allégat ions qu'un mat in, je
profit ai de la dist ract ion de nos prévôt s pour corriger Halouma. Après
not re brève rencont re, il avait une dent en moins et deux aut res
inut ilisables pour plusieurs semaines. Je fus mis aux corvées de
lat rines. Ce fut le pire moment de mon passage en prison. A force de
t ravailler dans les dét rit us, je fus mis en quarant aine. Pour la première
fois, je ressent ais le poids insupport able de la solit ude. Il n'ét ait pas
rare qu'un gardien en mal de pouvoir, donne des coups de fouet aux
prisonniers pour se prouver sa propre import ance.
Dans mes moment s les plus difficiles, je regret t ais ma vie de vagabond.
Je regret t ais de ne plus pouvoir surprendre la naissance du jour aux
premiers chant s du coq, ni de cont empler à mon gré les déplacement s
des nuages dans le ciel lumineux des Marigot s du Sud, de ne plus
pouvoir dire bonjour au premier passant de la journée et me dire que je
ne suis pas seul sur la t erre. Je ne guet t ais plus la douce et lent e
apparit ion de la lune à la tombée du crépuscule, je ne pouvais plus me
laisser bercer par les bruissement s des arbres, ni sent ir la caresse du
vent sur ma figûre.
J'ét ais malheureux d'avoir perdu la seule chose qui ét ait ma joie de
vivre — la libert é —. Je ne cessais de me demander pourquoi je devais
passer mes journées dans la crot t e de la caserne. Et le t emps passait ,
not re dét ent ion me semblait ne plus avoir de fin.
Un jour les gardiens vinrent nous sort ir de nos cellules. On nous mena
vers les douches. Après nos ablut ions, un soldat nous annonça que « le
capit aine de gendarmerie Kerke et le colonel Figueira at t endaient les
prisonniers ». Le t andem Kerke et Figueira avait quelque chose
d'inquiét ant . Aut ant le premier ét ait t aillé dans le roc, massif et lourd,
aut ant le deuxième ressemblait à un jour sans riz, une planche à
repasser, sec, le regard fouineur. Dès not re ent rée dans le local, Kerke
surprit Monchon par son ton agressif.
— Vous avez un fils nommé Malekê ?
— Je me demande ce qu'il vient faire dans ce procès.
— Il est doct eur en médecine, pour un …
Monchon l'int errompit en lui demandant où il voulait en venir. Kerke fit
celui qui n'a pas ent endu.
— A-t -il des accoint ances avec les communist es ?
— Je vous laisse maît re de vot re opinion. Cependant , capit aine, je vous
demande de laisser Malekê en dehors de cet t e affaire. Ne le provoquez
pas. Il vous le fera regret t er. Je connais assez mon fils pour vous en
avert ir.
— La loi garant it les droit s, même des gens de vot re cat égorie.
— En at t endant depuis plusieurs mois, vous me maint enez en
dét ent ion prévent ive, sans me donner la possibilit é de prouver mon
innocence.
Le colonel Figueira qui n'avait rien dit jusqu'à cet t e dernière
prot est at ion jouait avec ses lunet t es et t apait de manière régulière et
de plus en plus vit e sur la t able. Peu de t emps après, on int roduisit
Halouma et les aut res dét enus. Les int errogatoires reprirent leur t rain.
Le nouveau venu et ses acolyt es s'acharnèrent à nouveau sur
Monchon. Kerke jubilait la figure épanouie. Il murmura, un sourire au coin
des lèvres :
— Monsieur Monchon n'a plus d'argument s. Vos illusions de fut ur chef
d'Et at s'envolent …
— Je n'ai jamais eu cet t e ambit ion, ce que je défends c'est not re libert é
de t ravailleurs et d'indigènes.
Figueira ouvrit un dossier, relut les déposit ions des différent s t émoins.
Monchon rappela la posit ion du juge d'inst ruct ion qui avait conclu sur
un « non-lieu ». Une discussion s'engagea. Les acolyt es de Halouma et
moi ét ions comme des figurant s engagés pour ent raîner la chut e du
personnage principal, mais je ne cessais de répét er ma lit anie : « Je
suis cert ain que Monchon n'ét ait pas au Mont Koulouma. » On
m'accusa de corrupt ion. « Tu as ét é payé pour disculper le chef », dit
Halouma. J'avais beau crier que ce n'ét ait pas vrai, on ne m'écout a pas.
Au cont raire, le capit aine me dit , menaçant :
— Le faux t émoignage, dans cet t e affaire, t e mènera devant le peloton
d'exécut ion ou aux t ravaux forcés. Je t e vois en prison après
l'indépendance, t u en crèveras.
Je ne savais plus ce que je devais faire, ni penser. Je me cont ent ai de
baisser la t êt e et d'at t endre. Le colonel Figueira prét endit que la
Direct ion de la Sûret é t erritoriale avait rassemblé plus de t rent e mille
pièces à convict ion sur les act ivit és de Monchon. Que les services du
gouvernement avaient besoin d'un complément d'informat ion pour
avoir tous les élément s nécessaires à la poursuit e du verdict .
— A quoi bon, puisque vous prét endez tout savoir. A défaut de
connaît re vous fabriquez des aveux.
L'officier fit semblant de n'avoir pas ent endu. Il fronça les sourcils.
— Vous avez du plomb dans l'aile cet t e fois-ci !
Monchon haussa les épaules. Figueira se mit à énumérer les chefs
d'accusat ion et à exiger des éclaircissement s.
— Avouez que vous prépariez la masse à une insurrect ion ! Vous
cherchiez à vous emparer du pouvoir et à t ransformer le pays en
démocrat ie populaire !
— Je ne préparais rien du tout . Vous le savez bien.
Figueira feuillet ait le dossier, s'arrêt ait , lisait , puis cont inuait ses
invest igat ions. Soudain, il demanda à Kerke :
— Ce juge d'inst ruct ion est de quelle t endance idéologique ?
— Ben, ses inst ruct ions ne supposent rien qui vaille !
— C'est le cas de le dire, se démet t re d'un t el dossier ! Les accusat ions
sont soi-disant sans fondement s. Il faut êt re … est -il communist e ?
— Il a milit é dans un mouvement de jeunesse socialist e.
— Ben, c'est ce que je me disais …
— Dans tous les cas, je ne suis pour rien dans les événement s dont on
m'accuse, reprit Monchon.
— Mais depuis vot re arrest at ion, les Marigot s du Sud sont t ranquilles !
Les part is préparent l'indépendance dans le calme !
— Je me dis que ceux qui se sont ligués cont re moi et le Club des
Travailleurs ont bien manoeuvré, puisque je suis ici.
— Ce n'est pas la première fois que vous fait es de la prison pour avoir
t roublé l'ordre dans ce pays. Vous avez un casier judiciaire bien chargé.
Il n'y manquait plus que les délit s criminels !
— A quoi bon perdre du t emps, répliqua Monchon, puisque vous
connaissez le verdict . Si c'est pour démont rer une relat ion de cause à
effet ent re mon passé de milit ant et la « folie des marchés », je ne
renie rien de ce que j'ai ét é et de ce que je suis. Dans ma jeunesse, j'ai
milit é cont re le maint ien des t ravaux forcés aux Marigot s du Sud. Je ne
le regret t e pas. Après le dernier conflit mondial, nous avons revendiqué
des garant ies sociales, j'ai milit é pour not re indépendance, c'est
absolument légit ime. Je n'ai jamais dout é de la mauvaise opinion que
les autorit és se font de moi, mais je n'y puis rien. J'ai choisi de ne pas
les servir. Par cont re, je n'aurais jamais imaginé qu'on se servirait d'une
parodie de just ice pour m'at t eindre. Dans tous les cas, je refuse
d'endosser les crimes dont on m'accuse. Je ne suis pour rien dans la «
folie des marchés.
Adressez-vous à Baré Koulé, cet homme qui a passé des années à me
menacer de mort lors de ses campagnes électorales.
— Quest ion de point de vue, dit Kerke. A peine civilisés, vous vous
croyez Robespierre et César réunis …
— Vous avez peur de la faiblesse de ceux que je représent e ici. En
m'éliminant , vous espérez les réduire à vot re merci. Ce ne sera que
part ie remise. Une fois qu'apparaît l'idée de libert é, elle ne s'ét eindra
plus, que ce soit avec vous ou avec les fut urs dirigeant s indigènes.
— Illusion ! Vous n'êt es pas capables de vous diriger, à moins de vendre
vot re pays aux communist es ! L'indépendance ne sera qu'un myt he,
vous m'ent endez, un myt he ! Que vous le vouliez ou non, nous
rest erons ici.
— Je me demande pourquoi on ramène toujours nos problèmes de
misérables à des lut t es d'influence et d'idéologie. Je suis fat igué de
vos mesquineries, de vos injust ices, de vos préjugés, de vot re mépris,
de vot re égoïst e acharnement à nous dépouiller. J'enrage de vos
hypocrisies. Vous voulez nos bras, nos sueurs, not re sang, vous les
aurez, mais vous en crèverez tôt ou t ard si vous ne t endez pas une
main secourable. Fait es de moi ce que vous voulez.
Les semaines se suivaient . Les accusat ions se mult ipliaient cont re
Monchon. Il ne se défendait plus, ne disait plus rien lors des
confront at ions. Nous at t endions not re comparut ion devant la cour
d'assises. Depuis quelque t emps des manifest at ions en faveur de
Monchon se mult ipliaient dans la ville, des grèves-surprises ét aient
déclenchées. Les t ravailleurs indigènes réclamaient sa libérat ion.
Son défenseur, Maît re Almamy, jeune avocat indigène, se démenait
pour élargir son champ d'act ion. Lui aussi avait la convict ion que Baré
Koulé et celui qui se faisait appeler Messie-koï au mont Koulouma ne
faisaient qu'un seul et même individu. Je ne m'ét ais donc pas t rompé.
Quelques let t res anonymes firent converger les soupçons sur Baré
Koulé, mais les autorit és les considéraient comme nulles et non
avenues.
Monchon ne cachait pas son scept icisme quant à l'object ivit é des
autorit és à son égard. Blasé, il avait dit à Maît re Almamy :
— Nous lut tons cont re tout un syst ème d'int érêt s. Je suis fat igué de
cet t e vie de nègre. J'ai le pressent iment que seule ma disparit ion est
en mesure de rassurer les fut urs responsables indigènes et leurs amis.
— On est toujours moins seul qu'on ne le croit . Les langues peuvent se
délier encore. Personne n'aurait pu croire que vous aviez la sympat hie
du juge d'inst ruct ion toubab. Pourt ant il a dout é de vot re culpabilit é,
confondu des t émoins !
— Maît re, je crains que vot re ent reprise ne soit vouée à l'échec.

***

Très tôt , ce mat in-là, les gardiens vinrent nous réveiller. Monchon avait
déjà fait sa toilet t e. Il semblait calme. Il port ait un cost ume de toile
claire et une cravat e qui semblait le gêner, mais son avocat la lui avait
conseillée. Dès que nous fûmes prêt s, on nous fit mont er dans une
fourgonnet t e. Elle prit une rue bordée par les bât iment s du pénit encier.
Peu d'habit ant s de Port e Océane osaient emprunt er cet t e voie. On
disait qu'elle jet ait le mauvais sort . La camionnet t e noire, plus proche
du corbillard que d'un t ransport en commun avait abordé une des
art ères principales de Port e Océane. Elle roulait vit e.
Nous passâmes devant le marché qui grouillait déjà de monde. Nous
arrivions au niveau de la résidence du gouverneur lorsque le chauffeur
emprunt a une rue bordée de manguiers et de flamboyant s. La voie
ét ait pleine de monde. La foule se déchaîna dès not re apparit ion. Des «
Vive Monchon » s'élevaient de tous côt és. Le conduct eur déclencha les
sirènes, le véhicule circulait au pas pendant que les agent s de police
essayaient de dégager le passage. Mèt re après mèt re, la fourgonnet t e
nous mena dans l'enceint e du parquet . Le port ail se referma derrière
nous. A not re ent rée dans la salle d'audience, il y eut une vague de
murmures. Je reconnus dans le public l'épouse de Monchon et sa
famille. Les bancs grinçaient , les raclement s de gorge préparaient le
silence. Nous ét ions ent rés les uns derrière les aut res dans le box des
accusés. Monchon fut placé au cent re du groupe. Deux agent s
l'encadraient .
Auprès de l'un d'eux Halouma avait pris place. J'ét ais inst allé au premier
rang dans l'un des coins du box. Maît re Almamy fit un signe amical à
Monchon. Quant à moi, je ne parvins pas à reconnaît re mon avocat , je
ne l'avais rencont ré qu'une fois, quelques mois plus tôt . Pendant que je
cherchais des visages connus dans la foule, une voix annonça : «
Messieurs, la Cour. » Un grondement de pieds et de chaises répondit à
cet t e annonce. Le président ent ra dans la salle d'audience, suivi de ses
deux assesseurs et du procureur général. J'ét ais d'abord émerveillé par
les robes de laine rouge, aux manches larges, aux revers de soie, et à
l'épitoge bordée d'hermine des magist rat s, mais soudain un sent iment
de gêne me prit , j'eus l'impression que ces vêt ement s avaient ét é
t eint s dans le sang.
Le spect re de la mort m'apparut , menaçant .

Dès le début de la session, les incident s se mult iplièrent . Maît re


Almamy, défenseur de Monchon, dénonça les vices de procédure. Il
récusa quelques jurés. Le président , d'abord étonné, s'indigna, puis fit
savoir au défenseur que le t irage au sort avait ét é fait en sa présence,
il aurait pu se manifest er plus tôt . Le procureur général se déchaîna
encore pendant quelques minut es, rappelait que sous la foi du
serment , les membres du jury s'ét aient engagés à respect er les
principes du pouvoir judiciaire. Maît re Almamy, quelque peu ironique,
répliqua que beaucoup d'hommes et de femmes, bien qu'unis par les
liens sacrés du mariage en enfreignent parfois les impérat ifs moraux
et religieux. Cet t e remarque fit rire le public.
Les seuls qui faisaient grise mine ét aient comme on pouvait s'y
at t endre le procureur général, Kerke et Figueira.
— Vous nous fait es perdre du t emps. La requêt e est rejet ée, dit le
président .
— Il aurait mieux valu const it uer une cour sommaire, car je ne vois plus
ce que j'ai à faire ici, prot est a l'avocat .
— La session est conforme au code pénal, int ervint le procureur
général.
— Je regret t e, elle est conforme à la loi du lynch, si ce n'est des
pogroms, nous savons ce que cela donne.
On vida le public, on nous renvoya dans les ant ichambres barricadées
pendant que la cour, les jurés et les avocat s des deux part ies allaient
se concert er. A not re retour dans la salle d'audience, plusieurs des
jurés t it ulaires avaient ét é remplacés par des suppléant s. Pendant
tout e une part ie de l'après-midi le président lut l'act e d'accusat ion. A
mesure que le t emps passait et que j'écout ais l'énumérat ion des chefs
d'inculpat ion, j'avais l'insupport able impression d'êt re l'un des hommes
les plus abject s de la t erre. Cependant , je ne parvenais pas à me sent ir
coupable.
D'incident en incident , il fallut at t endre la deuxième audience pour nous
ent endre demander :
— Coupable ou non coupable.
— Non coupable, avions-nous répondu.
Il est vrai que les raisons qui nous poussaient à plaider not re innocence
ét aient différent es : Halouma prét endait avoir obéi malgré lui à
Monchon, ses acolyt es s'int it ulaient « chômeurs ». Ils déclaraient avoir
agi par désespoir de pauvres hères et qu'ils n'avaient fait que respect er
les condit ions imposées par leur employeur. Le président fit remarquer
l'absurdit é de leur réponse.
Lorsque vint mon tour, je me mis debout , les jambes endolories, le
corps en sueur, vidé. On me fit dire mon nom, mon âge, lieu de
naissance, noms et prénoms de mes parent s, de ma femme et de mon
enfant . C'est à peine si on ne me demanda pas comment je faisais
l'amour avec ma femme. Je déclarai que je plaidais « non coupable ». Je
repris ma place. Puis ce fut le tour de Monchon. Il avait commencé par
évoquer l'illégalit é de son arrest at ion. On lui int ima l'ordre de ne
répondre qu'aux quest ions du président de la cour.
— Coupable ou non coupable ?
— Non coupable, répondit Monchon.
A ce moment quelqu'un cria dans la salle :
— Il dit la vérit é, arrêt ez Baré Koulé, le seul coupable.
Des murmures, puis des chant s favorables à Monchon pert urbèrent
l'at mosphère déjà insout enable du prétoire. Le président mart elait son
pupit re, réclamant le silence. Les pert urbat eurs furent exclus. Maît re
Almamy en profit a pour exiger une inst ruct ion en bonne et due forme
cont re Baré Koulé. Il disait n'avoir aucune illusion sur la prise en
considérat ion de sa requêt e. Elle fut en effet rejet ée.
A la t roisième audience, Baré Koulé vint déposer comme t émoin de la
part ie civile. Parlant de Halouma qu'il avait blessé d'un coup de fusil lors
des incident s, il prét endit n'avoir agi qu'en ét at de légit ime défense, et
qu'après réflexion il n'en voulait à aucun des accusés. Emphat ique, il
avait ajout é :
— Ces pauvres déracinés des campagnes, humiliés et écorchés par la
vie, ne cherchent qu'à survivre. Ils sont souvent prêt s à accept er
n'import e quelle sale besogne.
Le président reniflait . Il demanda si à la place des accusés il aurait
accept é de « t elles besognes » .
II y eut un silence. Baré Koulé s'appuya sur la barre des t émoins comme
s'il t ent ait de reprendre son souffle. Il leva la t êt e, l'air digne.
— A leur place, je crois que j'aurais ét é t ent é, mais je ne suis pas à leur
place.
Maît re Almamy int ervint :
— Int errogez donc Monsieur Baré Koulé sur son passé d'escroc, de
mouchard, de failli, de cont rebandier. Comment au lendemain de la
guerre il a ét é engagé comme chef de service des mat ériels de
t ransport de la Corporat ion fruit ière des plant eurs, et comment il a pu
créer une sociét é de t ransport s en commun.
Les prot est at ions du t émoin se perdirent dans le t umult e. Une voix
émergea :
— Baré Koulé, répugnant valet des corporat ions !
Maît re Almamy, servi par les clameurs défavorables du public à l'égard
du t émoin, déclara sur un ton ironique :
— L'honorable Baré Koulé est mal placé pour déposer dans ce prétoire,
c'est lui qui devrait êt re à la place de mon client . Heureusement pour lui,
il a des relat ions qui sont même prêt es à faire assassiner ses
adversaires pour lui ouvrir le chemin du pouvoir !
— Je ne permet t rai pas ! cria Baré Koulé.
— Maît re, personne ne vous empêche de défendre vot re client , mais
vous n'avez pas le droit de port er des jugement s sur la moralit é du
t émoin, int ervint le procureur.
— Il est libre de me faire un procès en diffamat ion. Messieurs les jurés
apprécieront !
Le public, d'abord médusé par l'int ervent ion du défenseur, éclat a de rire,
lorsque Baré Koulé suant , s'écria :
— Mais enfin, qu'est -ce que cet avocat me veut ? Je fajs ce qu'on m'a
demandé de faire … enfin je veux dire que …
— Qui vous a demandé de vous acharner sur mon client ? Qui vous a
ordonné de faire vot re sale besogne ? Qui vous prot ège, paye vos
campagnes électorales et vos t ueurs ? Il est vrai que les monopoles
financiers ent reront dans leurs frais après l'indépendance.
Baré Koulé désemparé regardait à droit e et à gauche. Il sort it son
mouchoir et s'épongea le front . Avant qu'il ait pu met t re de l'ordre dans
son esprit , l'avocat en profit a pour asséner :
— Racont ez donc que vous êt es sout enu pour perdre Monchon. Parlez-
nous du syndicat bidon, le Part i Social de l'Espoir, que vous dirigez
depuis deux ans. Racont ez que vos maît res vous ont fabriqué pour
garant ir leurs int érêt s après l'indépendance. Les jurés seront
int éressés par vos déclarat ions. Dit es surtout que les corporat ions
financent le Part i Social de l'Espoir que vous avez créé et auquel les
indigènes adhèrent pour avoir une chance de t ravailler aux condit ions
imposées par les employeurs. Nous const atons que l'arrest at ion de
Monchon vous sert au plus haut point .
Pendant que Maît re Almamy at t aquait le t émoin, le président mart elait
le pupit re avec rage. De son côt é le procureur général int ervenait
énergiquement pour met t re fin aux propos du défenseur. Maît re
Almamy s'ét ait approché des jurés pour mieux se faire ent endre.
Soudain une voix aiguë s'éleva dans le public :
— Qu'est -ce que t u fous ici ? Pourquoi ne les a-t -on pas tous laissés
dans leur jungle ? Tas de macaques !
Un silence pesant succéda au t umult e.
Maît re Almamy, d'abord surpris, jet a un regard sur le public, puis sur la
cour. Le silence persist ait . L'avocat général lui-même, embarrassé,
avait croisé les bras et regardait le président de la cour. L'avocat
haussa les épaules et relança l'audience, d'une voix cassée :
— Chacun a ses opinions, Monsieur.
Maît re Almamy, servi par l'incident qui venait d'embarrasser la cour et
le jury, en profit a pour crit iquer violemment les oppressions sociales,
polit iques, idéologiques … Le président t ent a de le freiner :
— Maît re, nous ne sommes pas à Hyde Park, ni à la t ribune du Palais des
Nat ions ! La cour rendra une just ice équit able.
— Une just ice équit able, après le renvoi d'un juge d'inst ruct ion civil qui,
après plusieurs mois d'invest igat ions, avait about i à un non-lieu. Je
voudrais que le procureur de la République me fasse comprendre les
raisons qui ont permis de choisir des juges d'inst ruct ion milit aires pour
mener la seconde inst ruct ion de ce procès. Je ne vois aucune relat ion
ent re la conclusion du magist rat civil et celle des milit aires …
— Ne faisons pas de procès d'int ent ion, int ervint l'avocat général.
Le public devenait de plus en plus bruyant . Les jurés s'indignaient ,
dout aient , sympat hisaient , désapprouvaient , t enaient des
conciliabules. L'un d'eux demanda la parole. Il annonça n'êt re plus en
mesure de faire part ie du jury. Après cet t e première défect ion, d'aut res
jurés se levèrent pour exprimer leur désapprobat ion. De démission en
démission, il n'y eut bientôt plus que le t iers de l'effect if du jury dans le
box. Le procureur général fit venir Kerke et Figueira à la barre pour
effacer le dout e et convaincre les jurés. Les deux officiers, sous la foi
du serment , déclarèrent avoir mené l'inst ruct ion d'une manière
object ive, démunie de tout e part ialit é. Vaine t ent at ive, le jury demeura
sur sa posit ion.
Infat igable, Mait re Almamy dénonçait les vices de forme de
l'inst ruct ion, la dét ent ion prévent ive abusive, imposée à son client , les
sévices, les cont raint es qui avaient accompagné les int errogatoires.
Parlant de moi, il dit que « je n'avais jamais cessé de clamer l'innocence
de Monchon ». On lui demanda des preuves. Il exhiba des dizaines de
let t res anonymes qui dénonçaient Baré Koulé comme l'inst igat eur de la
« folie des marchés ». Des gens criaient dans la salle, chahut ant Baré
Koulé.
Après en avoir pris connaissance, le président t ransmit les let t res, les
unes après les aut res, à ses assesseurs, non sans faire remarquer à
Maît re Almamy qu'au regard de la loi, les preuves fournies n'avaient
aucune valeur juridique.
Maît re Almamy, toujours obst iné, demanda l'audit ion d'un t émoin de
première import ance. La requêt e fut accordée. On appela le t émoin en
quest ion, c'ét ait le direct eur de la police. Le commissaire Sept -Saint
Siss ent ra dans le prétoire, se présent a à la barre, jura de « dire la vérit é,
rien que la vérit é ».
Maît re Almamy int errogea le t émoin.
— Commissaire, je n'ignore pas vot re programme déjà chargé, mais
pourriez-vous nous exposer les circonst ances de l'arrest at ion de
Monchon ? Quelle fut vot re réact ion, lorsqu'un des accusés désigna
Monchon comme le responsable des incident s ?
— J'ai dit « Pas de bêt ises, surtout pas Monchon.
— Comment ? Veuillez m'excuser, je n'ai pas ent endu.
— « Pas de bêt ises, surtout pas Monchon », j'avais dit …
— Commissaire, pour avoir une t elle réact ion, il vous fallait une t rès
grande est ime pour l'accusé. Une grande connaissance de ses moyens
d'act ion. Vous serait -il possible de nous expliquer vos relat ions avec
Monchon ?
— Des moins normales …
— Ah ? cont inuez commissaire.
— Les t roubles sociaux des Marigot s du Sud ont toujours ét é
provoqués par monsieur Monchon, mais ils n'ont jamais dépassé le
st ade des manifest at ions bruyant es et des revendicat ions allant
jusqu'aux grèves …
— Mon client refusait -il le dialogue avec les autorit és ?
— Jamais, enfin, il le recherchait au cont raire et savait se faire
comprendre.
— Quelles ét aient ses relat ions avec les autorit és et les employeurs ?
— Je l'ignore. Mais elles n'ét aient pas des plus rassurant es pour la
t ranquillit é du pays.
— Les employeurs ont -ils proféré des menaces cont re lui ? N'y a-t -il pas
act uellement aux t ravaux forcés un condamné qui avait failli
assassiner Monchon ? Pour qui t ravaillait -il ?
— Je ne suis pas juge d'inst ruct ion. Je me suis cont ent é de le faire
arrêt er.
— Vous avez raison. Mais il a ét é prouvé que cet homme, accusé de
t ent at ive d'assassinat sur la personne de mon client , avait ét é armé et
payé par une des corporat ions.
— On l'a dit .
— Commissaire, depuis combien de t emps vivez-vous dans ce
t erritoire ?
— Un quart de siècle et j'aime ce pays. Je n'y admet t rai pas de t roubles
t ant que je serai à la t êt e de la police.
— Et pourt ant , malgré les incident s sanglant s, vot re première réact ion
fut : « Pas de bêt ises, surtout pas Monchon. » Vous lui avez manifest é
la plus grande confiance qu'un homme puisse accorder à un aut re. Car
Monchon a une conscience t rop élevée de l'avenir de son pays pour le
livrer à la colère des manifest ant s et des miséreux qui peuplent les
Marigot s du Sud. Ce procès n'a aucun fondement délict ueux, sinon
celui de la vengeance de quelques honorables personnes qui ne
pardonnent pas à mon client d'avoir port é at t eint e à leurs int érêt s. En
exigeant des garant ies sociales, Monchon est devenu gibier. En défiant
les coups bas et en arrachant des droit s pour les t ravailleurs indigènes,
il a fait sonner son propre glas. Il fallait dès lors qu'il disparaisse, qu'il
devienne charogne, afin que les hyènes s'en régalent .
— Object ion ! Je demande à Maît re Almamy de met t re fin à ses injures.
— Requêt e accordée, approuva le président .
— Je m'incline. Il y a des choses qu'on ne doit pas dire. La libert é nous
en fait défaut . Il est vrai que les ent reprises des Marigot s du Sud,
n'affect ent que douze pour cent de leurs frais à leur post e « personnel
» du compt e exploit at ion générale, alors que tout e ent reprise
mét ropolit aine, digne de ce nom, y affect e t rent e-cinq pour cent
environ. C'est une source de revenus supplément aire si import ant e
qu'elle vaut bien un assassinat …
— Object ion !
En vain, le procureur général s'acharna-t -il à dét ruire l'effet produit par
la défense, le courant ne passait plus.
En out re, les choses se compliquèrent de minut e en minut e. Le
bâtonnier de l'ordre des avocat s, en accord avec ses collègues, avait
demandé une t roisième inst ruct ion du dossier par un magist rat civil.
Devant la rét icence de la cour, les avocat s décidèrent d'unir leurs
effort s pour sout enir Maît re Almamy et Monchon. Il fallut at t endre le
deuxième jour après cet t e requêt e pour que le président prononce le
renvoi de l'audience à une session ult érieure.
Les dossiers furent confiés à un juge d'inst ruct ion civil, promu d'office
par le gouverneur des Marigot s du Sud.
Pendant que les juges, les avocat s et les autorit és se décidaient sur
not re sort , Baré Koulé, offensé par les at t aques de Maît re Almamy,
met t ait en branle ses part isans et ses milices à Port e Océane.
Pendant que la fourgonnet t e de la police nous ramenait vers la prison,
je pensais aux dernières phrases de Maît re Almamy :
— Je sens avec effroi que le gouvernement t erritorial et les
corporat ions sont en t rain de jouer un jeu dangereux en laissant la voie
libre à Baré Koulé, l'un des êt res les plus ambit ieux, les plus arrivist es,
les plus opport unist es et peut -êt re les plus cruels que j'aie jamais vus.
Vous regret t erez vot re choix.
Aussi paradoxal que ce soit , les rues ét aient vides pendant tout e une
part ie du parcours. La camionnet t e cellulaire roulait à vive allure. Nous
venions d'aborder l'avenue qui longe l'enceint e des chemins de fer
lorsque soudain des cent aines de manifest ant s saut èrent la
palissade, faisant irrupt ion dans la rue comme des moust iques au
crépuscule. Le chauffeur, surpris, freina. A peine le véhicule avait -il
ralent i que des manifest ant s s'y agrippèrent . La masse déferlait dans
l'avenue. Bientôt , le conduct eur, pour évit er le risque d'écraser des
dizaines de manifest ant s, s'arrêt a. Des cailloux mart elaient la
fourgonnet t e, des mains fébriles s'acharnaient à ouvrir les port ières,
alors que d'aut res faisaient t anguer le véhicule. Le brigadier de police
cria au chauffeur :
— Démarrez, écrasez et passez !
Le conduct eur, hésit ant , pét ri de peur, murmura :
— Je ne peux pas.
Le brigadier fou de rage :
— Si t u ne démarres pas, je t 'ent re dedans, nom de Dieu !
Le chauffeur obéit , passa en première vit esse, le camion, phares
allumés, sirènes hurlant es, se fraya une rout e. Derrière nous, la foule se
mit en branle, nous poursuivait . La camionnet t e évit a le marché de
Port e Océane, prit la corniche, fit des détours avant d'arriver à l'ent rée
de la prison. Les manifest ant s nous y at t endaient . Cont rairement à
not re premier arrêt , les gendarmes, les policiers, les soldat s ét aient en
place.
Les cris « Vive Monchon » et « A mort , Monchon » s'ent rechoquaient .
Soudain la foule fit une brèche dans le barrage du service d'ordre, une
masse hét éroclit e composée de part isans de Baré Koulé et de
Monchon forma un mélange détonant . En quelques secondes, le
camion fut évent ré, des mains nous t irèrent du camion cellulaire,
Halouma fut le premier à sort ir du véhicule pendant que ses acolyt es
lui emboît aient le pas. Décont enancé je regardai Monchon, jet ai un
coup d'oeil sur les gardes qui t iraient en l'air. Il fallut descendre. La foule
s'acharnait à renverser le véhicule, pendant que le service d'ordre jouait
de la mat raque et de la crosse de fusil. A peine nos pieds avaient -ils
touché le sol, que Monchon s'effondra. Un manifest ant l'avait frappé
avec une planche clout ée. Comme si le gest e avait ét é longuement
prémédit é, un groupe t ent a de couvrir l'assassin.
J'avais eu le t emps de l'agripper au moment où il s'apprêt ait à s'enfuir.
Soudain des coups s'abat t irent sur moi. Un coup violent dans le dos me
fit lâcher prise, je m'écroulai. Quand je me réveillai à l'hôpit al, on m'apprit
que Monchon ét ait mort .
Il me fallut de longs mois d'hôpit al pour recouvrer la sant é. Pendant ce
t emps, Maît re Almamy, Mellé Houré, Benn Na et Malekê défendaient la
mémoire de la vict ime. A t it re post hume, le t ribunal se prononça sur un
non-lieu. Baré Koulé ne fut jamais inquiét é par les autorit és……………………

… Mon passé, pendant un moment , s'ét ait fait présent . Le paysage


défilait toujours. La nuit se t erminait . Déjà l'aube revenait avec ses
premières clart és. Au ciel, l'étoile du mat in brillait toujours. Je pensais
encore à la « folie des marchés » et puis je murmurais « J'ai eu de la
chance. » Déjà le t rain ent rait en gare. Je ret rouvais les lieux familiers
où j'avais souffert , mais qui par la force des choses ét aient devenus
une part ie de moi-même : mon univers. Je pensais à ma pet it e
Toumbie Di, à son regard candide. Je revis l'image d'Amiatou me
suppliant de me just ifier …
Le t rain s'ét ait arrêt é et mes souvenirs aussi. Il fallait que je pense à
une nouvelle vie. Quand je sort is de la gare, je ne disposais plus d'assez
de t emps pour rent rer chez moi. Je devais me rendre immédiat ement
à mon t ravail.

***

Des mois avaient passé depuis mon retour de Hindouya. J'avais refait
ma vie. Ce mat in-là, nous at t endions des bat eaux annoncés depuis
plusieurs jours. Comme d'habit ude, depuis que je m'occupais de la
surveillance de l'ent repôt de l'ent reprise Perlagi, j'avais recrut é
quelques journaliers pour complét er l'effect if permanent du personnel
de not re service de manut ent ion. Je venais de t erminer l'embauche
lorsqu'un responsable de la Corporat ion fruit ière des Marigot s du Sud
arriva à tout e vit esse à l'ent rée du port . A peine ét ait -il descendu de
voit ure qu'il fit inst aller une t able à la port e d'accès aux quais. Un
regist re ouvert devant lui, il sort it un sifflet pour annoncer sa présence.
Des t ravailleurs affluèrent de tous côt és, secouant le sommeil. Il
annonça son int ent ion d'engager quelques cent aines de manoeuvres
pour le chargement du fret de la Corporat ion fruit ière.
— A nos condit ions, comme d'habit ude, se dépêcha-t -il d'ajout er.
Un front compact s'ét ait formé devant la t able, empêchant quiconque
de s'approcher. Derrière le barrage composé de meneurs (je devais
l'apprendre plus t ard), une masse de figures anémiques guet t ait , prêt e
à arracher un lambeau de t ravail. L'employeur, excédé par le mut isme
des gêneurs, demanda :
— Vous vous décidez, oui ou non ?
— Nous voulons savoir ce que vous ent endez par « à nos condit ions,
comme d'habit ude?, dit un colosse qui se t rouvait devant lui.
— Ne jouez pas au plus malin … Donnez vot re nom ou décampez !
— Pat ron, vous avez le droit pour vous, mais nous, nous ne
décamperons pas !
— Que voulez-vous ?
— Connaît re vos condit ions.
— Comme d'habit ude, ai-je dit . A prendre ou à laisser.
— Eh bien, pat ron, c'est à laisser !
— Mais dis donc, Mammout h, pour qui t e prends-t u ?
— Pour un êt re humain, pat ron.
L'employeur énervé fit appel à des agent s de police qui s'amenèrent et
voulurent s'emparer du « Mammout h ». Un groupe de jeunes, bien
décidés, mirent les agent s en garde :
— Vous pouvez arrêt er not re frère, mais vous coucherez à l'hôpit al
pendant ce mois-ci et ceux à venir !
Soudain dégonflés, les policiers firent savoir à l'employeur qu'ils
n'ét aient pas habilit és à int ervenir t ant que l'ordre régnerait . Puis ils
s'éloignèrent sur la point e des pieds. Le représent ant de la Corporat ion
allumait cigaret t e sur cigaret t e. Le « Mammout h », émergeant de la
fumée, demanda, l'air décidé :
— Pat ron, vous n'avez toujours pas énuméré vos nouvelles condit ions.
Nous exigeons qu'elles soient conformes aux art icles du code du
t ravail.
— Exiger, exiger ! Depuis quand avez-vous quelque chose à exiger ? Je
n'ai que fout re de vot re prét endu code du t ravail.
— Eh bien, pat ron, chargez vous-même les marchandises. Pendant des
années, le Club des t ravailleurs a lut t é pour obt enir un code du t ravail.
Nous l'avons eu, mais vous en avez envoyé le t ext e aux chiot t es. Mais
nous, nous en avons gardé copie et voulons qu'il soit int égralement
appliqué au moins une fois avant l'indépendance.
— Vous voulez tous aller en prison ?
— Si ça vous chant e, mais les bat eaux s'en iront à vide, pat ron.
— Vos propos vous coût eront cher, je représent e la Corporat ion
fruit ière.
— Au point où nous en sommes, nous pouvons dire aussi que nous
représentons la misère, pat ron. Si pas de code, pas de t ravail, le rest e
c'est kif-kif. Nous préférons crever de repos forcé que de t ravail de
force mal rémunéré et sans lendemain.
— On est tout de même pas des zèbres, dit un jeune t ravailleur.
— Quand vous aurez t erminé vos palabres, nous commencerons le
recrut ement , t as de sauvages !
Pour tout e réponse, le « Mammout h » entonna le chant de ralliement
des membres du Club des Travailleurs, bientôt ce fut la foule qui le
relaya. Il me semblait que désormais les choses n'allaient plus jamais
êt re comme avant . Je chant ais comme eux :

J'enrage de subir la vie de créat ure


J'enrage de vivre dans la dépendance imposée
Je tonne cont re l'essorage de mon êt re épuisé
Je tonne de voir mon âge s'essoufler dans ma jeunesse
J'enrage de ne voir que la mort comme seule libérat ion
J'enrage cont re les puissances qui m'étouffent
Je tonne de ne connaît re que les affres de la souffrance
Je tonne cont re ma vie d'esclave
Je veux ma part de just ice, ma part d'espoir
J'arracherai mon droit d'êt re un homme libre
J'arracherai mon droit à une exist ence décent e !

Réalisant son impuissance devant la résist ance des t ravailleurs, le


délégué de la Corporat ion fruit ière, violet de colère, s'arracha de sa
chaise en grommelant :
— Vous le regret t erez !
Il t raversa la foule et mont a dans sa voit ure.
— Beau-Temps, il faut qu'on avert isse le doct eur Maleké et les aut res
responsables que la première phase a ét é menée à bien, dit le «
Mammout h ».
— Langue-de-Vipère peut s'en charger …
— Vous n'y pensez pas, moi je rest e ici, avec vous ! refusa ce dernier.
— Et toi, Didi, t u t e dévoues ? Ce pet it idiot de Langue-de-Vipère n'est
décidément pas sort able.
Pendant que Didi se rendait au siège du « Club », les nommés At an-le-
Mammout h, Beau-Temps et Langue-de-Vipère commençaient à
haranguer les grévist es-malgré-eux. Je les quit t ai, en compagnie de
mes recrues, pour rejoindre l'ent repôt . Déjà les bat eaux faisaient leurs
ult imes manoeuvres d'accost age.
Ce soir-là je ne rent rai pas chez moi après mon t ravail. Je me rendis
direct ement au Club des Travailleurs d'où je part is pour prendre part à
un piquet de grève. Pendant que j'at t endais devant la Corporat ion
fruit ière, je sent ais revivre en moi ce sent iment de libert é que j'avais
éprouvé parfois lorsque je vivot ais au jour le jour. Pour une nuit , j'avais
élu domicile dans la rue. Cela me faisait une drôle d'impression de
renouer avec mon ancienne vie, de dormir le vent re vide, de sent ir la
faim, de me rappeler que rien n'est jamais complèt ement acquis.
Autour de moi, des conversat ions se poursuivaient à bâtons rompus.

Au lever du jour, Malekê, Mellé Houré et Benn Na avaient ét é reçus au


siège de la Corporat ion fruit ière. La foule des t ravailleurs at t endait
impat iemment la fin des pourparlers. Pour les membres du Club, le
souhait ét ait de bénéficier de possibilit és d'emplois moyennement
rémunérés, mais surtout permanent s avant et après l'indépendance.
Malheureusement bien des espoirs furent déçus, la Corporat ion
fruit ière, comme d'habit ude, imposa sa décision de ne recrut er que des
journaliers. Ce fut un dialogue de sourds.
Ce qui m'ennuyait , c'est que je n'arrivais pas à me faire une idée exact e
de la port ée réelle du conflit qui opposait le Club à la Corporat ion. La
mat inée ét ait déjà t rès avancée lorsque les sirènes des bat eaux se
manifest èrent pour la première fois. Tout de suit e après
l'avert issement des cargos, les employeurs ouvrirent les port es. Par
haut -parleur, ils annoncèrent la décision du conseil d'administ rat ion de
renouer les pourparlers avec l'engagement d'accept er la plupart des
condit ions imposées par le Club des Travailleurs. Une ovat ion salua
cet t e nouvelle.
Scept iques, les dirigeant s du Club demandèrent des cont rat s de t ravail
d'un an au moins pour chaque t ravailleur que la Corporat ion fruit ière se
proposait d'engager.
— Impossible, impossible ! Si c'est ainsi nous ferons appel aux
membres du Part i Social de l'Espoir, ils sont dignes eux ! clama l'un des
direct eurs de la Corporat ion fruit ière.
— Nous ne nous laisserons pas faire, nous ne sommes pas des zèbres,
les gars ! … cria Langue-de-Vipère à la foule.
— Silence, silence, écout ez !
Il ét ait t rop t ard, quelques minut es avaient suffi pour faire éclat er
l'at mosphère orageuse qui régnait depuis la veille. Mellé Houré et Benn
Na t ent èrent de freiner la mont ée de la violence, mais déjà At an-le-
Mammout h ent raînait une part ie des grévist es dans les locaux de la
Corporat ion, pendant que d'aut res groupes enragés se dirigeaient vers
le port . Je ne me l'explique pas encore, mais lorsque je repris
conscience des réalit és, je ressent ais les brûlures des rayons du soleil
sur une blessure. Je t ent ai de me dégager de la cohue, mais j'ét ais
ent raîné malgré moi, la masse me drainait vers le port . Derrière nous le
siège cent ral de la Corporat ion fruit ière flambait . Au port , les part isans
du Club des Travailleurs se bagarraient avec les milices de Baré Koulé.
Après avoir reçu plusieurs coups sans rien comprendre à ma sit uat ion,
je me mis à en rendre aut ant que je pouvais, peu import ait qui les
recevait , je ne connaissais personne dans la foule. Je frappais comme
un forcené, tout en me demandant : « Qu'est -ce que je fiche ici, mon
Dieu ? »
Les salves claquèrent dans la foule en furie. Je compris soudain la
gravit é de la sit uat ion où je m'ét ais fourré. En un éclair de lucidit é, mon
regard se port a sur un baobab. Je me frayai un passage. Les images de
ma famille flot t aient dans ma t êt e, je ne voulais pas mourir bêt ement .
Jouant du poing et du coude, je réussis à rejoindre l'arbre. J'avais repéré
un énorme creux où se réfugiaient les chômeurs du port lorsqu'il
pleuvait , ce creux me fut salvat eur, personne n'avait songé à s'y t errer.
D'un bond, je m'y jet ai et m'y accrochai comme une bêt e t raquée.
Autour de moi, les gens couraient , se piét inaient , tournaient en rond.
Partout où la marée se dirigeait , des soldat s, des gendarmes, des
policiers la stoppaient , la canalisaient . Je récit ais les verset s des livres
sacrés, j'implorais Dieu. Pour finir, ma phrase-crédo effaça les aut res
mot s de l'espoir : « Dieu l'a voulu. »
Du sang ruisselait sur ma figure. J'avais mal. « Qu'est -ce que je fiche ici
? » me demandai-je encore. Une voix mit fin à ma quest ion, car
j'ent endis comme dans un cauchemar :
— Sors de là.
Je levai les yeux, je voyais flou. Je croyais rêver … Un bras me saisit et
m'ext irpa de ma cachet t e. Autour de moi, la t erre semblait bouger, ma
t êt e tournait . Avec mes mains j'essayais d'arrêt er mon sang qui
coulait , coulait . On me fourra sans ménagement dans un camion
milit aire.
Nous ét ions nombreux, des cent aines de manifest ant s parqués sur un
t errain vague. Mes voisins prét endaient qu'il y en avait des milliers. Peu
m'import ait , j'ét ais habit é par la peur, la panique de perdre mon t ravail.
Des infirmiers de la Croix Rouge soignaient les blessés. On mit un
sparadrap sur ma plaie. La déchirure n'ét ait pas grave, je remerciai Dieu.
On m'int errogea, je répondais à tout moment :
— Je t ravaille au port , dans les ent repôt s ; ma présence sur les lieux
des t roubles ét ait accident elle.
J'ignore pourquoi on me crut . Peut -êt re y avait -il t rop de monde pour la
capacit é des prisons des Marigot s du Sud ? Sans savoir pourquoi, je
fus libéré avec beaucoup d'aut res de mes compagnons. J'avais cru au
père Noël en pensant que tous les manifest ant s avaient ét é relâchés,
car à peine sort i du camp, At an nous annonça que de nombreux
camarades sans t ravail avaient ét é ret enus et qu'ils devaient êt re
acheminés vers l' hinterland dans des t rains de marchandises.
Nous n'avions pas eu le t emps de reprendre not re souffle que déjà
Malekê et ses compagnons nous ent raînaient vers un nouveau coupe-
gorge. En désespoir de cause je me laissais emmener. Nous courions
vers la gare ; on chargeait les premiers groupes de chômeurs dans des
wagons à best iaux. Cela me fit mal, j'eus un serrement de coeur en
pensant qu'un an plus tôt j'aurais pu êt re du nombre. A peine ét ions-
nous arrivés que des t roupes de police et de gendarmerie nous
obligèrent à bat t re en ret rait e. Déjà nos guides nous ent raînaient vers
la sort ie de la ville. Nous longions les rails, disposant de grosses
branches en t ravers des voies. Au bout de quelques kilomèt res, les
meneurs de la horde nous ordonnèrent de nous coucher. Je ne pus
m'empêcher de prot est er :
— J'ai une famille à charge ! Rien n'est plus obst iné qu'un misérable :
nos camarades reviendront en ville de tout e façon. Pourquoi prendre
des risques ? Ils reviendront à Port e Océane, j'en sais quelque chose !
La misère est créat rice de rêves. Rien n'y fit . Je fus mis au pilori et
j'ent endis crier mes compagnons :
— Nous sommes là pour mourir avec le doct eur Malekê.
Je me couchai donc sur les rails.
— Quelle boucherie cela va faire ! me disais-je et la même quest ion
sans réponse me hant ait : « Qu'est -ce que je fiche ici, mon Dieu ? »
Les rails grondaient , le t rain arrivait . J'ouvris les yeux, le soleil
m'éblouissait . Je priais, regardais pour une dernière fois le ciel d'un bleu
implacable, pensais aux miens, à ma vie. Soudain je me demandais :
— Mourir pour quoi ? Parce que Malekê-le-fou l'a ordonné ? Parce que la
foule m'y oblige ?
Je n'at t endis pas la réponse, je me levai prompt ement et me mis à fuir.
At an-le-Mammout h me poursuivit , je courais vit e. Il prit un bâton et me
le lança dans les jambes. Je me ret rouvai vent re-à-t erre. Dans mon
oreille, on criait : « Lâche. » Je n'avais pas le coeur à cont est er un t el
point de vue.
De nouveau j'ét ais sur les rails, mais je n'ét ais plus libre de mes act es :
on me condamnait à mourir pour « la libert é ». C'ét ait le dernier de mes
soucis. Je pensais à ma vie qui allait cesser, à ma femme chérie que je
ne t iendrais plus dans mes bras, à ce corps que je ne caresserais plus,
je regret t ais les enfant s que je compt ais avoir et que je n'aurais pas. Je
dét est ais la foule et sa folie. Je haïssais les libérat eurs abusifs et
cruels. Lorsque j'ent endis le sifflement du t rain, je ret ins ma respirat ion.
Le bruit du convoi devenait menaçant .
Déjà je me vidais de mon âme, je n'avais désormais ni présent , ni avenir.
« Mon pauvre Bohi Di, pourquoi es-t u né ? » Et la mort ne vint pas, le
t rain s'ét ait arrêt é.
Les exclus saut aient des wagons, prenaient la fuit e. Malekê criait :
— Part ez, part ez !
Je fuyais vers la maison. J'allais de l'avant comme un animal sauvage,
t raqué par le feu de brousse.
Au lendemain des événement s de la Corporat ion fruit ière, j'avais repris
mon t ravail dès le lever du jour. Vers le milieu de la mat inée, un planton
vint m'appeler :
— Le pat ron veut t e voir.
J'ét ais surpris de me ret rouver avec plusieurs de mes camarades du
Club des Travailleurs. Nous ignorions tous les int ent ions de not re
pat ron. Cont rairement à son habit ude, il nous fit at t endre pendant de
longues heures avant de nous recevoir. Nous ne fûmes pas moins
inquiet s lorsque, vers midi, nous vîmes Mellé Houré et Benn Na sort ir du
bureau directorial. Ils nous saluèrent au passage, ils semblaient
cont rariés.
— Tu crois que ? … enfin espérons que nous garderons not re place, me
dit un compagnon.
— Dans ce pays rien ne me surprendra plus, me cont ent ai-je de
répondre.
Bientôt le premier camarade fut int roduit auprès du direct eur, nous ne
le vîmes pas revenir. Lorsqu'une dizaine d'ouvriers et manoeuvres
suivirent et qu'aucun ne rejoignit la salle d'at t ent e, tout es les
hypot hèses, opt imist es comme pessimist es, se chevauchèrent dans
nos t êt es. J'ét ais en t rain de parler lorsque j'ent endis mon nom.
Tremblant je m'avançai vers la port e. Je t apai doucement , à peine si
j'ent endais moi-même le signal. Je n'osais pas franchir le seuil. Mais la
port e s'ouvrit soudain, Monsieur Perlagi ét ait debout devant moi.
— Ent re donc, Bohi Di, me dit -il.
Je le suivis dans le bureau. Je me demandais pendant un inst ant par
quelle port e j'allais sort ir lorsqu'il me dit :
— Je suis ennuyé pour vous tous.
— Que puis-je faire pour vous, pat ron? demandai-je inst inct ivement .
Monsieur Perlagi n'ent endit pas ma quest ion. Il ét ait visiblement
préoccupé. Il me demanda :
— Qu'est -ce qui vous a pris l'aut re jour de vous mêler à la manifest at ion
des grévist es de la Corporat ion fruit ière ?
— Ç'ét ait un hasard … au départ du moins, pat ron.
— Hasard ? Tu as ét é fiché par la police lors de la rafle.
— Oui, mais comme d'aut res t ravailleurs j'ai ét é relâché. Seuls les
chômeurs ont ét é ret enus par la police.
— Ne tournons pas autour du pot . Voilà, j'ai rencont ré ce mat in les
dirigeant s du Club des Travailleurs, ils vous expliqueront tout le dét ail
de l'affaire. Je ne peux plus vous garder.
— Plus me garder ? Je ne comprends pas, veuillez m'excuser …
— Vous ét iez une t rent aine au moins de mon ent reprise qui avez ét é
pris dans la rafle.
— Je ne comprends pas, Monsieur, depuis que je suis chez vous, j'ai
toujours bien t ravaillé. Vous êt es cont ent de mes résult at s…
— Hélas, Bohi Di, les événement s m'y obligent . Plus t ard, lorsque la
sit uat ion s'éclaircira, je pourrai peut -êt re t e reprendre. En at t endant je
ne puis jouer avec la vie de mon ent reprise. C'est compliqué tout ça …
Je n'ent endais plus rien. Le spect re du chômage m'obsédait déjà. Je ne
me rappelle plus dans quelles condit ions j'avais quit t é mon employeur,
ni comment j'avais empoché mon salaire et le mont ant de mon mois
de préavis, encore moins le cert ificat élogieux que m'avait fait la
direct ion. Une quest ion m'obsédait : « Que vais-je devenir ? »
Vers la fin de l'après-midi, comme un somnambule, je t raînaillais encore
autour des bât iment s de mon ancien lieu de t ravail. Plus rien ne
m'int éressait , je n'arrivais pas à réaliser que j'avais perdu mon gagne-
pain. Quelques mois plus tôt , en allant à Hindouya, je vivais encore ma
chance, une chance qui me semblait alors mérit ée et cont inue. J'ét ais
loin de penser que les forces du mal n'avaient fait que m'accorder une
court e t rève. Il faut tout de même que je vive, moi aussi, ne cessais-je
de me dire.
La journée de t ravail prenait fin. Par groupes, mes anciens camarades
sort aient du chant ier. Assis au bord du t rot toir je les regardais passer.
Quelques-uns parmi eux me saluaient , d'aut res détournaient la t êt e en
m'apercevant . Je ne revis aucun des hommes qui avaient ét é
convoqués en même t emps que moi pendant la mat inée, pourt ant je
ne parvenais pas à croire à mon exclusion définit ive. Je me persuadais
vainement que ce ne pouvait êt re qu'une simple suspension.
— Du courage, Bohi Di, du courage. Tu verras nous nous débrouillerons.
— Mais je reprends mon t ravail ce soir, service de nuit , dis-je
machinalement à Mihi Fan qui venait de se manifest er. Tu sais une
supension prend vit e fin. Monsieur Perlagi ne peut me renvoyer de son
ent reprise. Je suis un bon ouvrier.
Mihi Fan avait le regard t rist e malgré ses effort s pour se mont rer aussi
opt imist e que moi. ll se cont ent a de me dire :
— J'aurais voulu êt re avec toi à la manifest at ion, crois-moi, mais que
veux-t u, ces choses-là ne m'int éressent pas et puis ma sant é n'est
pas aussi bonne que la t ienne. Dieu merci, t ant que je serai au t ravail,
nous nous en sort irons.
— Ce n'est pas une solut ion, Mihi Fan. Ce qui m'int éresse c'est de
ret rouver du t ravail. Avec nos deux salaires cumulés, not re
communaut é avait déjà du mal à s'en sort ir. Imagine-toi un peu ce que
cela donnera avec un seul !
— A t a place, je me rendrais au Club des Travailleurs, j'y ai ét é déjà pour
t e chercher. Mellé Houré et Benn Na ont demandé de t es nouvelles. Ce
sont eux qui m'ont appris ton licenciement , enfin, Monsieur Perlagi, leur
a donné une copie de la list e …
— N'annonce rien à la famille. Je m'en sort irai.
— Il le faudra bien un jour. Maint enant va au Club et ne t 'inquièt e pas
pour Nafie, ni pour la famille. Va et bonne chance, me dit Mihi Fan, avant
de me quit t er.
Il faisait déjà nuit quand j'arrivai au siège du Club des Travailleurs.
J'allais ent rer lorsque tous phares ét eint s, une voit ure s'arrêt a devant
la port e d'ent rée. Je fus comme pris de panique. Un chauffeur en livrée
descendit et ouvrit la port ière, obséquieusement plié en deux. Un êt re
auquel je ne m'at t endais pas et que je voyais pour la première fois
depuis des années en descendit . C'ét ait Baré Koulé.
Toujours d'une élégance recherchée, en quelques années il avait peu
changé. Il avait toujours cet t e allure arrogant e d'un homme sat isfait de
lui-même et dans ses gest es et paroles quelque chose de cynique et
de cruel. On le disait riche et propriét aire de plusieurs immeubles aux
Marigot s du Sud, et surtout à Port e Océane. On racont ait également
qu'il avait raflé à bas prix, grâce à ses maît res-chant eurs et ses
milices, plusieurs propriét és incendiées. Je ne comprenais pas ce qu'il
venait faire au Club des Travailleurs à cet t e heure t ardive. A minuit , la
voit ure ét ait toujours devant la port e, la salle de réunion toujours
éclairée. Il me fallut encore bien de la pat ience pour voir sort ir enfin
Baré Koulé et ses amis. A peine la voit ure avait -elle démarré que je
m'engouffrais dans les bureaux :
— T iens, t e voilà toi, me dit Malekê. Puisque t u as perdu ton t ravail chez
Perlagi, nous avons décidé de t 'employer à plein t emps. Plus t ard, nous
t âcherons de t e caser.
— C'est -à-dire que le Club me paiera ? demandai-je abasourdi par la
nouvelle.
— Si t u ét ais venu au siège plus tôt , t u l'aurais su pendant l'après-midi,
dit Mellé Houré.
Les événement s se succédaient à une t elle vit esse que je ne parvenais
plus à dist inguer les fait s. Le mat in j'ét ais renvoyé de mon t ravail, le soir
j'avais un emploi t emporaire, quelques jours plus tôt cet t e grève de
dockers, mais les bat eaux avaient tout de même ét é chargés par les
part isans de Baré Koulé et ce dernier, malgré tout ce qu'il avait fait
cont re les membres du Club, avait tout de même ét é reçu par eux. Il y
avait de quoi grimper sur les murs.

Un long silence s'ét ait inst allé dans le groupe. Mariam, la femme de
Mellé Houré et responsable du secrét ariat avait fini de ret ranscrire les
t ext es st énographiés de l'ent ret ien. Ce fut Malekê qui mit fin aux
médit at ions en demandant à ses amis de se prononcer une fois pour
tout es sur l'at t it ude à adopt er à l'égard du Part i Social de l'Espoir et de
son leader.
— Un fossé de mort s et de ruines nous séparent , il n'est pas quest ion
de lui rendre la t âche facile.
— Ce qui est fait est fait , dit Mellé Houré. Dans tous les cas nous
sommes mal pris. Comme la plupart des responsables des part is
locaux de ce pays se sont ralliés clandest inement à Baré Koulé, il n'est
pas quest ion de former un front commun d'opposit ion cont re l'homme
des autorit és publiques et des corporat ions. On racont e même que les
port efeuilles du fut ur gouvernement ont déjà t rouvé leurs t it ulaires.
— La démarche de Baré Koulé n'est qu'un alibi, il a tous les atout s en
main et il le savait en arrivant .
— Alibi ou pas alibi, nous avons des cent aines de chômeurs sur les bras.
— Il ne serait pas déconseillé de rencont rer Fof dès cet t e nuit ; nous lui
exposerions le problème des t ravailleurs licenciés. L'armée recrut e des
soldat s, c'est ce qu'il m'a dit …
— Que pourrait -il faire pour nous, ce jeune homme ? demanda Mellé
Houré, scept ique.
Malekê répliqua d'un ton t ranchant :
— Le jeune homme dont t u parles est déjà ingénieur des t ravaux publics
et sort d'une école milit aire.
— Je suis navré, ce n'ét ait pas pour t e vexer, ni pour le rabaisser,
s'excusa Mellé Houré, mais s'il refuse de nous aider ?
— J'en serais étonné. J'ai déjà discut é avec lui de l'engagement
évent uel d'un cont ingent de jeunes milit ant s du Club dans l'armée …
Ils décidèrent donc de se rendre chez le jeune officier. Suivant les
indicat ions du doct eur Malekê, j'avais pris la direct ion de la corniche de
Port e Océane pour longer la mer. Bientôt nous nous arrêt âmes devant
une concession discrèt ement abrit ée derrière une palissade couvert e
de plant es. Tout semblait calme autour de nous. Malekê sonna au
port ail. Nous at t endîmes pendant quelques minut es avant que les
fenêt res ne s'éclairent . Je m'at t endais à voir un officier bardé de
médailles, jouant au supérieur ; au lieu de cela je vis un jeune homme qui
ne paraissait pas son âge, il port ait un polo à manches court es sur un
pant alon kaki. Je ne cessais de le regarder comme si on pouvait lire son
grade d'officier sur la figure. Il devait êt re lieut enant , à ce que je crus
comprendre.
Fof nous reçut avec simplicit é. Dès not re arrivée Mellé Houré et Benn
Na exposèrent les raisons de not re visit e. Ils avaient parlé des
inquiét udes du Club des Travailleurs au sujet du licenciement de
plusieurs des membres de l'organisat ion. Fof écout ait et semblait
at t endre plus de précisions sur le but de la visit e. — Il serait nécessaire
que vous m'expliquiez plus clairement vos int ent ions. Je n'ai encore
aucune responsabilit é, mais nous pourrions tout de même chercher
une solut ion. Ce fut Malekê qui se décida à parler :
— Il me semble, dit -il, que l'ancien champ de t ir et les bât isses du
cantonnement désaffect é de l'armée sont encore habit ables.
— Habit ables, c'est t rop dire, mais l'endroit est libre en at t endant .…
— S'il en est ainsi nous souhait erions l'occuper sans pour aut ant
demander l'avis des autorit és, nous avons plusieurs cent aines de
personnes déplacées à not re charge que cet t e place sauverait de la
dét resse.
Fof avait froncé les sourcils, comme surpris par la mét hode et
l'at t it ude de ses int erlocut eurs.
— Vous me demandez une autorisat ion que je ne puis vous donner.
— Et si nous ét ions jet és dans la rue? demanda Benn Na.
Fof avait souri, puis répliqué :
— Je voudrais bien voir les fous qui jet t eraient des cent aines de
déracinés qui n'ont plus rien à perdre dans la rue. Profit ez de la
conjonct ure. Ni le gouverneur du t erritoire, ni le commandant milit aire
ne se hasarderont à prendre des décisions import ant es à la veille de
l'indépendance. Les haut s fonct ionnaires ne t iennent pas à
compromet t re l'apparent e et calme image qu'ils veulent donner du
pays lors de la passat ion des pouvoirs. Un peu de cran, suggéra Fof.
J'ét ais sidéré par la désinvolt ure de l'officier, mais je l'avais pris en
confiance. A peine avions-nous quit t é Fof que déjà Mellé Houré et ses
camarades s'ent endaient sur la décision d'occuper immédiat ement la
caserne désaffect ée dans la banlieue de Port e Océane. Dès le début
de l'après-midi, les premiers chômeurs du Club s'inst allèrent dans leur
nouvelle demeure. Par groupe, par famille, des gens affluèrent jusqu'à
une heure t rès t ardive de la nuit . Tous les t ravailleurs licenciés
émet t aient les mêmes propos devant les responsables du camp du
Club des Travailleurs :
— Nous avons ét é chassés, les prot égés de Baré Koulé nous ont
remplacés dans les ent reprises privées et publiques, dans les
campement s des ent reprises.
— Le problème est de les nourrir, disait à tout moment Benn Na qui ne
s'ét ait pas at t endu à un t el afflux de naufragés.
Chacun t rompait le t emps à sa manière pendant la première nuit que
nous passâmes au camp. Un voisin compt ait les étoiles par grappes.
Mais les étoiles ét aient denses dans le ciel, il commençait et
recommençait sa compt abilit é. Quelqu'un lui avait dit :
— Mais t u es fou de compt er les étoiles, des milliards d'étoiles, t a vie
n'y suffirait pas !
— Je sais, je sais, ma vie n'y suffirait pas, mais j'oublie ainsi le t emps qui
passe. Si seulement nous avions un seul de ces diamant s du Créat eur,
oh, mon Dieu, que not re vie changerait .
— En at t endant l'impossible miracle, il nous faudra survivre dans not re
nouveau refuge, dit un aut re…
Il ét ait déjà t rès t ard ; peu à peu les voix s'ét aient t ues pendant que les
cigales crissaient dans la nuit . Et moi, pendant ce t emps, je pensais à
la campagne électorale que les dirigeant s du Club des Travailleurs
allaient ent reprendre …………

… Des semaines de déplacement s à t ravers tout le t erritoire des


Marigot s du Sud faillirent nous mener au bord du surmenage. Et
pourt ant nous ét ions heureux d'accomplir la mission que le fut ur chef
d'ét at -major nous avait confiée après les chaudes recommandat ions
du lieut enant Fof. Mellé Houré, Benn Na et Malekê ét aient chargés de
recrut er officieusement l'effect if d'un régiment de jeunes conscrit s
pour l'armée. Le Club des Travailleurs ét ait si bien implant é dans le
milieu des t ravailleurs des villes et des campagnes qu'il ne fut pas t rès
difficile de t rouver l'effect if souhait é. Le problème rest ait de ne jamais
éveiller l'at t ent ion des part isans de Baré Koulé.
En accord avec le lieut enant Fof, le conseil de révision de l'armée nous
suivait à une demi-journée de dist ance. Dans chaque hameau, village
ou ville où nous passions, Malekê faisait passer des visit es médicales
aux jeunes milit ant s locaux du Club des Travailleurs, Mellé Houré et
Benn Na arrêt aient la list e des recrues, At an-le-Mammout h se
chargeait de t ransmet t re les noms des fut urs conscrit s aux membres
du conseil de révision qui arrivaient tout just e après not re départ . Ainsi
pendant des semaines, jamais les deux délégat ions ne se
rencont rèrent .
Mes chaussures t raînaient à côt é de moi ; ét endu au pied d'un baobab,
je profit ais d'un court repos. Une bouffée de bien-êt re m'envahissait , je
ne pensais plus à rien. Mellé Houré et les aut res t enaient leurs
conférences dans les hameaux voisins. Je somnolais t ranquillement
lorsque des chuchot ement s me réveillèrent . Je t irai mon chapeau sur
le front pour échapper à l'int rusion des nouveaux venus. Ils passaient ,
repassaient devant moi. Je gardai toujours les yeux fermés, mais leurs
pas mart elaient mes t ympans. Après de longues minut es
d'hésit at ions, ils s'arrêt èrent à mon niveau. Je fis semblant de ronfler.
Rien n'y fit . Ils ét aient décidés à me provoquer. Je pensais que c'ét aient
les milices de Baré Koulé qui venaient me rendre visit e à leur façon. De
t els incident s s'ét aient si souvent produit s cont re nous que nous ne
nous sent ions plus en sécurit é lorsque nous nous ret rouvions seuls. Je
cont inuai à ne pas bouger. Je n'osais plus chasser les mouches qui se
posaient sur moi. Les chuchot ement s me met t aient les nerfs en
boule. J'ent endis : « Réveillons-le. » « Ça va êt re ma fêt e », me dis-je.
D'une dét ent e je me mis debout .
— Que me voulez-vous ?
Ils riaient , tournaient autour du baobab, leur at t it ude cont inuait de
m'int riguer. Je les observais prêt à me défendre. Enfin, l'un d'eux se
décida à me parler. Souriant , il s'approcha en s'excusant sans arrêt , prit
place sur une racine ; int imidé il balbut ia d'une façon à peine audible un
« bonjour frère ». Je m'ét ais assis le dos cont re l'arbre, rassuré. Je
l'observais, espérant qu'il s'éloignerait . L'un après l'aut re les
compagnons de l'int répide s'inst allèrent autour de moi.
— Ça va ? demanda-t -il.
— Oui, ça va, Dieu merci, la sant é est bonne, répondis-je.
— Dieu merci, Dieu est grand… La famille va-t -elle bien ?
J'ouvris l'oeil et baillai à me craquer les mâchoires.
— Oui, la famille va bien, Dieu merci.
— Dieu merci, le père, la mère, la femme, les frères, les soeurs, les
enfant s, les amis vont -ils bien ?
— Mon père est mort , ma mère est mort e, mes frères, mes soeurs
aussi, les aut res vivent , Dieu merci, je respire.
— C'est la volont é de Dieu. Que le Ciel veille sur vous. Ça va alors ?
— Dieu l'a voulu.
— Oui, Dieu l'a voulu. Oui, oui, Dieu merci. Dieu est grand, ses prophèt es,
maît res du paradis. Sat an, direct eur de l'enfer. Dieu est grand.
Mes visit eurs avaient cert ainement une idée derrière la t êt e. Leur
t act ique d'approche ét ait éloquent e. Je leur facilit ai la t âche en leur
demandant de m'exposer leurs problèmes. Le port e-parole du groupe,
probablement le chef de la communaut é, avait enlevé son bonnet ,
s'ét ait assis par t erre après avoir renouvelé les paroles rit uelles de
polit esse. Tout ce cérémonial me laissait supposer que la demande
ét ait de première import ance.
— Alors les toubabs vont part ir, dit mon int erlocut eur. Ils ne
commanderont plus ?
— Ils ne part ent pas tous, mais ne commanderont plus direct ement
après l'arrivée de l'indépendance.
— Ah bon. Dieu l'a voulu. Nous ne savons pas qui est Indépendance.
— Si je puis vous aider, leur dis-je.
— Si Dieu le veut . Indépendance, Indépendance, est -ce une nouvelle
divinit é ?
— ???
— Tout le monde dit qu'elle arrive. Enfin, dans nos champs, au hameau,
au village, Baré Koulé nous a appris qu'elle apport era de la nourrit ure, du
t ravail, des vêt ement s, des richesses …
— ???
— Nous avons toujours espéré qu'un jour nos souffrances prendraient
fin. Peut -êt re not re Sauveur se mont rera-t -il sous l'aspect de
Indépendance.
— Il y a de tout en elle, me décidai-je à dire.
— Nous n'inventons rien. Baré Koulé et ses part isans nous ont appris
que Indépendance apport era les richesses aux Marigot s du Sud. Avec
le Part i Social de l'Espoir nous ne paierons plus d'impôt s. Elle donnera
une maison à chaque famille, fert ilisera les t erres, le sol, nous fera don
de ses t résors cachés. C'est la volont é de Dieu et de Baré Koulé.
Je me grat t ai la nuque. Je savais que Baré Koulé, ses milices et
propagandist es avaient déjà fait beaucoup de ravages dans les
Marigot s du Sud ; mais à ce point , j'en avais le souffle coupé. J'ét ais le
dos au mur. Car si je répondais que c'ét ait vrai, c'ét ait met t re le Club
des Travailleurs dans le même sac que le Part i Social de l'Espoir ;
prét endre que c'ét ait faux, aurait facilit é not re défait e. En out re les
cult ivat eurs ne m'auraient jamais cru.
Heureusement un de mes int erlocut eurs me facilit a la t âche. L'un d'eux
venait de me demander si j'ét ais Bohi Di. Je lui répondis que c'ét ait bien
ma modest e personne qu'on appelait ainsi. Il me présent a à ses
compagnons comme l'exemple t ype de la réussit e d'un campagnard en
ville. Je pouffais de rire. II ét ait sérieux, lui. Il disait de moi :
— Malekê, celui qui soigne les malades et qui ouvre le corps humain
pour y chercher et ext raire le mal, a dit de Bohi Di qu'il ét ait l'exemple
même d'un enfant de la t erre qui mènera not re pays vers le progrès
t echnique, celui que vous voyez devant vous a ét é cult ivat eur comme
nous, chômeur, vagabond. Il a appris à lire et à écrire, à faire de la
mécanique, à conduire l'automobile, il est ouvrier, il a même fait
injust ement de la prison avec le regret t é Monchon que nous aimions
tous.
J'ét ais une vraie pièce de musée. Le guide me comment ait comme si
j'ét ais une oeuvre d'art . Les yeux s'ét aient braqués sur moi, admirat ifs.
Ils me regardaient béat ement , les oreilles t endues comme si j'avais
pris soudain l'aspect d'un oracle. Ils voulaient que je les rassure sur
l'arrivée de « Indépendance ».
— Si Dieu le veut , si c'est sa volont é, « Indépendance » nous apport era
un cert ain bonheur … enfin, je ne sais pas moi.
— Parle, au nom de Dieu clément et miséricordieux. Tu t e dois de nous
révéler l'heureux secret de « Indépendance ». Est -ce que Baré Koulé
nous a dit la vérit é ?
En un éclair je t rouvai une voie de sort ie à mon inconfort able sit uat ion.
J'en profit ai pour déclarer d'un ton que je voulais myst ique :
— Indépendance n'est pas une déesse de la prospérit é […] hem et puis
Dieu dit : « Tu n'adoreras que le Seigneur ton Dieu », enfin
approximat ivement . Aucun homme ne doit se faire passer pour Dieu ou
demi-dieu, le Créat eur le renierait .
Il y eut un silence. J'ét ais assis sur des charbons ardent s. Il fallait que
j'en sort e. Je t ent ai de me rappeler quelques passages de la saint e
écrit ure, seule capable de cont ent er mes int erlocut eurs.
Je leur récit ai que Dieu dit à l'homme : « Tu gagneras ton riz à la sueur
de ton front . » C'est sa volont é, pas la nôt re !
Et d'ajout er :
« Indépendance c'est comme l'auberge espagnole … »
— Quoi ? m'int errompirent -ils, abasourdis par ma formule.
Pour tout e réponse, je récit ai à haut e voix :
— Seigneur que Vot re règne arrive, que vot re Nom soit sanct ifié et ayez
pit ié de nous, les pauvres dans vot re beau royaume de requins.
Je m'at t endais à ce que les cult ivat eurs me t rait ent de fossoyeur des
espoirs. Il n'en fut rien. Ils t inrent des conciliabules, puis le plus vieux me
dit :
— Nous prierons Dieu pour que « Indépendance » soit digne de not re
espérance, que le Créat eur veille sur nous.
« Amen, ouf » avais-je soupiré, délivré.
A peine les cult ivat eurs avaient -ils pris congé que je me dépêchai de
rejoindre mes compagnons.
Depuis ma prise en charge par le Club, j'ét ais le chauffeur et le
mécanicien de not re parc automobile qui se composait d'un break et
de deux camions qui servaient à tout . Il nous fallait rejoindre
immédiat ement Port e Océane. Ce n'ét ait pas toujours facile de circuler
sur les pist es quasi imprat icables de nos brousses ; en out re nous
n'avions pas de phares, je m'ét ais peu à peu habit ué à deviner la rout e
pendant nos déplacement s de nuit . En plus, Benn Na me disait à tout
moment :
— At t ent ion, Bohi Di, évit e ce chemin, il passe non loin d'une plant at ion,
évit e ce pont , des milices peuvent s'y cacher, évit e ce village, il est t enu
par les t ueurs de Baré Koulé, et c.
Ce n'ét ait plus une indépendance qu'on nous donnait , mais une
machine infernale. Mais celle-ci, pensai-je, pourrait pét er dans la gueule
de bien d'aut res hommes que ceux auxquels elle est dest inée.
Nous ét ions pressés de rent rer à Port e Océane, la dernière chance
pour le Club des Travailleurs. Not re fut ure indépendance ét ait déjà si
violée que plus personne ne se dout ait de sa débauche. Les proxénèt es
de « Mademoiselle Indépendance » bât issaient en secret leurs
maisons closes, la bourse des t rafics illicit es allait déjà bon t rain.
II n'ét ait plus possible de dist inguer un toubab colon d'un indigène colon,
les deux s'acharnaient à renforcer ou à se créer une posit ion
inat t aquable. Not re pauvre indépendance sent ait le vice depuis le jour
où les anciens maît res avaient décidé de l'accorder aux indigènes des
Marigot s du Sud.
La mariée ét ait t rop belle, t rop pulpeuse, t rop volupt ueuse pour calmer
les sens et donner un bonheur serein au peuple. Ce fut seulement au
début de la mat inée que nous arrivâmes enfin à Port e Océane, pendant
tout e la nuit aucun de mes compagnons n'avait fermé l'oeil. Quant à
moi j'ét ais épuisé.

Avant de nous séparer, Mellé Houré nous communiqua le programme


du lendemain : un grand meet ing de clôt ure de la campagne électorale
ét ait prévu pour l'après-midi. Ce samedi de not re retour à Port e
Océane, nous avions congé. Ce fut un repos bien gagné. Au début de
l'après-midi de dimanche, une marée humaine se mit en branle, bravant
les int erdit s de la police, les chant ages et menaces répandus par les
commandos du Part i Social de l'Espoir de Baré Koulé. A mesure que la
foule remplissait le st ade, les soldat s, les gendarmes et les agent s de
police prenaient posit ion. Le mat in le commissaire Sept -Saint Siss
avait vainement t ent é de raisonner les responsables du Club des
Travailleurs en faisant valoir l'inut ilit é de leur t ent at ive de mobiliser
Port e Océane cont re l'int ronisat ion de Baré Koulé. La semaine
précédent e, le doct eur Malekê avait lancé l'idée d'une grève générale et
malgré les pressions, il ét ait rest é sur sa posit ion. Le mat in même le
chef de la police et quelques haut s fonct ionnaires toubabs s'ét aient
présent és au siège du Club des Travailleurs. Le moins que je puisse dire
c'est que cet t e rencont re fut des plus t endues. Je t ravaillais sur un
mot eur. Par la fenêt re ouvert e j'ent endais tonner le commissaire. A
force de prêt er vainement l'oreille aux éclat s de voix et de ne rien
comprendre, je m'approchai de la fenêt re. Le chef de la police venait de
lancer :
— Et vous croyez que Baré Koulé croisera les bras devant vos
t ent at ives de lui barrer la voie ? Si vous vouliez le cont rer, vous auriez
dû vous y prendre plus tôt !
— C'est vous qui dit es cela commissaire ? Alors que les pouvoirs
mét ropolit ain et t erritorial ont fermement sout enu Baré Koulé et fermé
les yeux sur les assassinat s commis par ses hommes de main ?
répondit la voix de Mellé Houré.
— Personne n'a imposé Baré Koulé, il a t racé lui-même sa voie. Si vous
voulez vous en prendre à quelqu'un, surtout pas à nous. Not re rôle se
t ermine et nous t enons à faire une bonne passat ion de pouvoirs. Vous
vous ent ret uerez ensuit e si cela vous chant e, mais seulement après
l'indépendance, pas sous not re arbit rage.
Le ton cynique de Sept -Saint Siss semblait avoir désarçonnés les
dirigeant s du Club des Travailleurs, tout efois Benn Na dit sur un ton
rageur :
— Surtout prenez garde que not re sang ne vous éclabousse pas et que
nos cadavres ne vous asphyxient .
— Mais enfin, que nous reprochez-vous ? Ce n'est tout de même pas de
not re faut e si vous êt es incapables de vous ent endre, de bât ir, de
gouverner !
— Gouverner suppose un apprent issage. Vous nous donnez
l'indépendance pour mieux pouvoir nous dominer par personnes
int erposées, car not re indépendance ressemble à ce jeu de
marionnet t es qui tout en jouant Shakespeare, Molière ou Tchékov, ne
doivent leurs mot s, leurs act es et leurs décisions qu'à l'invisible et
adroit manipulat eur caché dans les coulisses. Vous aurez beau rôle
désormais de jouer avec vos pauvres pant ins du Cercle des tropiques «
indépendant s ». Quant à nous, vous pouvez êt re cert ains que cet t e
grève générale aura lieu. Et que vot re prot égé ne met t e pas ses t ueurs
sur not re chemin, int ervint Malekê.
Sept -Saint Siss, déçu, répliqua :
— Doct eur, il y a une chose que j'aurai apprise pendant mon séjour d'une
t rent aine d'années sous les t ropiques. C'est que vous êt es plus cruels
ent re vous, que ne le sera jamais un toubab à vot re égard. Croyez-moi,
le venin ne vient pas de l'ext érieur. Vous sécrét ez vous-mêmes vot re
propre poison.
— La misère, l'exploit at ion, l'ignorance forment l'inhumaine t rinit é qui
nous mène. Le désespoir, commissaire, ne sécrèt e pas d'idées nobles.
Même vot re départ ne vous met t ra pas à l'abri de nos violences, tôt ou
t ard vous serez concernés, quand bien même vous ret ireriez tous vos
int érêt s séculaires de not re sol et nous abandonneriez à nous-mêmes,
vous ne serez plus jamais à l'abri de nos malheurs sur lesquels vous
avez si longt emps fermé les yeux.
Je n'ent endis plus rien, un silence venait de tomber sur la salle de
réunions. Les chaises craquaient , des gens se levaient comme pour
prendre congé.
— Si je comprends bien, ce meet ing se t iendra cet après-midi ? Vous
risquez de vous met t re dans de beaux draps.
— Le meet ing aura lieu, commissaire.
— Dans tous les cas l'ordre sera respect é … dans vot re int érêt . Sachez
bien que Baré Koulé est décidé à ne pas se laisser faire !
Bientôt je vis le groupe des officiels sort ir des bureaux du Club, déçus et
peut -êt re inquiet s des perspect ives désast reuses que laissait prévoir
le meet ing de l'après-midi, ils prirent la direct ion du palais du
gouvernement t erritorial. Malekê qui observait de la fenêt re dit à ses
camarades :
— Ils vont chez le gouverneur, nous avons int érêt à prendre nos
disposit ions pour cet après-midi, dans le cas où nous aurions des
ennuis de dernière minut e.
Un car de police avait pris posit ion devant le Club après le départ des
délégués officiels. Simple manoeuvre de rout ine avait -on dit .
Malheureusement , peu après le carillon de midi, des inspect eurs de
police se présent èrent au siège, munis d'une convocat ion.
— Le gouverneur du t erritoire des Marigot s du Sud désire vous recevoir
à quatorze heures précises, indiquait la feuille officielle.
— A cet t e heure-là nous serons au meet ing, avait dit Mellé Houré.
— Mais pourquoi nous ?
— Nous avons reçu l'ordre de vous accompagner.
— Cela nous ennuierait réellement de ne pas t enir ce meet ing, surtout
en ce dernier jour de campagne pour les élect ions. Nous ne pouvons et
ne devons pas annuler not re meet ing, dit Malekê.
— Nous n'avons pas reçu l'ordre de discut er, mais de vous
accompagner au palais du gouverneur. Vous avez le choix, ou vous
nous suivez de vot re plein gré, ou vous êt es amenés sous escort e.
— Pouvez-vous nous accorder un délai, tout just e le t emps de met t re
nos affaires en ordre ?
— D'accord, nous at t endrons une demi-heure, mais pas une minut e de
plus, parce que… enfin, nous at t endrons, accept a un des inspect eurs.
Pendant la demi-heure qui devait suivre il régna une act ivit é fébrile au
Club. At an-le-Mammout h, Didi, Langue-de-Vipère et Salimatou, une des
milit ant es sociales les plus populaires de la ville, se mirent en devoir de
préparer la succession évent uelle des t rois responsables principaux du
meet ing, consignes et dossiers furent ret ransmis à la hât e.
A l'heure dit e les inspect eurs se manifest èrent de nouveau. Peu
import ait désormais.
Dès not re arrivée au st ade, nous nous mîmes à dist ribuer les t ract s.
L'afflux des audit eurs milit ant s ou sympat hisant s du Club dépassait
nos prévisions, ils venaient de tous les horizons, tous semblaient
hant és par la peur de Baré Koulé. Ici et là fusaient des slogans host iles
au vainqueur virt uel des élect ions. Le commissaire Sept -Saint Siss,
débordant d'act ivit é, coordonnait les manoeuvres du service d'ordre à
l'int érieur et à l'ext érieur du st ade. Les gendarmes, les agent s de police
et les pat rouilles de soldat s avaient repoussé avec fermet é tous les
provocat eurs du Part i Social de l'Espoir. Des cordons d'agent s du
service d'ordre ceint uraient la t ribune ; le chef de la police lui-même se
t enait sur la première marche de l'escalier qui menait à l'est rade. De
t emps en t emps il regardait sa mont re, on aurait cru qu'il voulait
avancer à coups de pouce la journée vers son déclin.
Les minut es s'écoulaient . A quatorze heures, ni Malekê, ni Mellé Houré,
ni Benn Na n'apparurent sur l'est rade. Des murmures comparables aux
bourdonnement s des abeilles en saison sèche couvraient le st ade
d'une manière à la fois monotone et menaçant e. A quinze heures, les
orat eurs ét aient toujours absent s, volat ilisés. Les services d'ordre
redoublaient de vigilance. Les agent s circulaient dans la foule,
dévisageaient , met t aient en garde, menaçaient les impat ient s,
souriaient à d'aut res, encourageaient les femmes à la pat ience,
t aquinaient les enfant s comme pour amadouer la colère des parent s.
Les autorit és voulaient gagner la bat aille cont re le t emps, la bat aille
cont re les rayons du soleil qui chauffaient les crânes et excit aient les
foyers d'insurrect ion.
Pendant que le commissaire Sept -Saint Siss poussait à sa manière le
soleil vers l'horizon, At an-le-Mammout h t enait une messe basse :
— Si les responsables ne sont pas ici, nous, nous sommes bel et bien
en place. Ce qu'ils pouvaient dire à nos frères, nous le pouvons aussi.
Qu'en penses-t u Salimatou ?
— S'il ne t enait qu'à moi, nous aurions commencé le meet ing dès
quatorze heures. Nous savons tous que ni Mellé Houré, ni Benn Na,
encore moins le doct eur Malekê ne se présent eront à cet t e t ribune. Le
commissaire Sept -Saint Siss est un bon manoeuvrier, il veut couler
not re réunion, il réussira si nous at t endons.
— Et toi Beau-Temps ?
— Salimatou a raison, nous prendrons la place des absent s.
— Langue-de-Vipère, Bohi Di, Didi, les aut res, êt es-vous de cet avis ?
— On fonce, advienne que pourra, on est pas des zèbres, se manifest a
Langue-de-Vipère.
— Salimatou, Beau-Temps et moi parlerons aux camarades, t rancha
At an, nous avons les t ext es et les document s et puis nous savons ce
que les responsables se proposaient de dire.
Comme si not re avis ét ait nécessaire ! Au point où en ét aient les
choses, seule la réussit e du défi que nous allions lancer aux autorit és
nous int éressait , nous n'ét ions même pas sûrs de pouvoir dominer la
sit uat ion. « Quelle vie ! » me dis-je au moment où At an-le-Mammout h,
Salimatou et Beau-Temps prenaient la direct ion de la t ribune.
Le commissaire Sept -Saint Siss at t endait l'arrivée des t rois
suppléant s qui t raversèrent sans encombre les cordons du service
d'ordre. Ils parvinrent au niveau du commissaire, l'air passif et pourt ant
décidé à ne pas livrer le passage. Il eut un sourire ironique, puis
demanda d'un ton mesuré, protocolaire, dont il ét ait passé maît re :
— Messieurs et Mademoiselle, je veux bien vous permet t re de prendre
la parole, mais il vous faut présent er une autorisat ion dûment remplie
et signée par moi, chef de la police t erritoriale.
— Jusqu'à présent aucune autorisat ion n'ét ait nécessaire pour parler
dans un meet ing, mon commissaire, dit At an-le-Mammout h.
— Il faut un début à tout . Pas d'autorisat ion, pas de palabres.
— C'est un viol, int ervint Salimatou.
— Voyons Miss Salimatou, à mon âge. Si seulement j'ét ais plus jeune, je
vous aurais fait une cour assidue. Vous feriez mieux tout de même de
vous faire un peu plus rare dans les manifest at ions, la place des
femmes n'est pas sur les t ribunes populaires.
— Misogyne !
— Allons Salimatou, soyez sage.
— Pas quest ion, commissaire, nous remplacerons nos chefs !, int ervint
à son tour Beau-Temps.
— Enfermez-moi ces t rois fort es t êt es, allez oust e!, dit Sept -Saint
Siss.
Prompt ement Salimatou se mit à escalader la t ribune, mais déjà un
agent de police l'arrachait du sol pour la t ransport er dans une
camionnet t e cellulaire. Salimatou se débat t ait avec rage, mais se
ret rouva bientôt en compagnie de Beau-Temps et d'At an-le-
Mammout h dans le véhicule qui démarra sous le regard surpris des
t émoins.
La foule, figée, cont inuait son at t ent e sous le soleil ; résignée, elle
t enait son regard fixé sur un seul point du st ade : la t ribune, et elle
rest ait vide. Seuls les micros et les haut -parleurs silencieux donnaient
l'illusion que nous assist ions à un meet ing. Toujours inquiet s, les
agent s du service d'ordre maint enaient fermement leur ét au autour du
st ade. Le commissaire Sept -Saint Siss répét ait à tout moment :
— Il n'y aura plus de “folie des marchés” aux Marigot s du Sud, plus
jamais, t ant que je serai à la t êt e de la police t erritoriale.
Peu à peu le crépuscule se confirmait . Un vent agréable, d'une douceur
caressant e avait fait place aux rayons torrides de la journée. Pat ient e,
la foule at t endait ses orat eurs, pendant que de son voile gris parsemé
d'étoiles, la nuit recouvrait les Marigot s du Sud et sa populat ion. Il
faisait déjà sombre, et pourt ant au st ade la foule at t endait toujours.
Elle ne se souciait pas du pet it avion qui passait et repassait au-
dessus d'elle depuis le milieu de l'après-midi, il t raînait derrière lui une
banderolle sur laquelle on pouvait lire : « Lundi et mardi jours fériés. »
Peu import ait , la foule at t endait .
Il fallait bien que quelqu'un se décide à lever le siège. Ce fut le
commissaire Sept -Saint Siss qui s'en chargea en annonçant à la
t ribune que Malekê, Mellé Houré et Benn Na ne viendraient plus. Il ajout a
:
— Les employeurs ont décidé de fermer leurs ent reprises demain et
mardi. Il va de soi que la grève générale du Club des t ravailleurs n'a plus
aucune raison d'êt re à la veille des élect ions de mardi.
Le commissaire n'avait pas besoin d'enfoncer la port e ouvert e, depuis
le milieu de l'après-midi nous avions tous compris que les jeux ét aient
fait s et que le Club des t ravailleurs venait de perdre la dernière bat aille
de l'ère toubab.
Peu à peu la foule se remit en mouvement . Comme des abeilles qui
sort ent de leurs ruches, quelques élément s s'ét aient séparés de la
masse et avaient pris la direct ion de leurs quart iers.
Le flot commençait à se disperser.

Dans la soirée de mardi à mercredi la radio diffusait le résult at du


scrut in, elle comment ait la victoire incont est able du Part i Social de
l'Espoir. A l'except ion de Port e Océane, tout le rest e du pays avait vot é
pour Baré Koulé.
En cet t e même soirée, des jeunes milit ant s du Club ent raient dans
l'armée, parmi eux il y avait Beau-Temps, Langue-deVipère, Didi.
Pourt ant en ce mercredi de victoire, à l'aube, sous chaque port rait
électoral du nouveau maît re, la populat ion eut le loisir de lire un « chant
messie-koïque » :

Peuple, mon peuple aimé des Marigot s du Sud


Si t u me fais Maît re de ton indépendance, moi Messie-koï,
Je t e donnerai la dépendance dans l'indépendance
Je t e sauverai de l'incert it ude du lendemain :
L'angoisse et la misère, les camps et la faim seront t es cert it udes.
Je t e nourrirai de mensonges et de frust rat ion
Je t 'offrirai la police et l'obéissance
Je t 'enseignerai la dét resse et la haine
J'érigerai des monument s sur t es cimet ières
Je dresserai mes st at ues sur t es tombes
Je t 'aimerai à la folie, mon peuple chéri,
Et t u m'aimeras, t u m'aimeras au risque d'en mourir !

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