Webguinée/Littérature/Alioum Fantouré/Le Cercle Des Tropiques/Porte Océane
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Une oeuvre, un aut eur. Le Cercle des t ropiques, et ude crit ique
Alioum Fantouré
Le Cercle des Tropiques
I. — Porte Océane
Mon employeur avait des cicat rices sur tout le corps, un vrai rescapé
des enfers. Avec des balafres sur les joues, la peau du cou ravagée, il
donnait l'impression d'une savane mal brûlée. Dès le premier jour, je me
pris d'admirat ion pour le grand-père Wali Wali. C'est le nom que je lui
avais donné. Je le comparais aux dieux de la région. J'enviais ses
cicat rices que je prenais pour des marques de sagesse et
d'expérience. J'avais hont e de n'avoir qu'une marque de blessure sur
ma cuisse, j'aurais voulu avoir un corps aussi racommodé que le sien.
Ce qui me désolait en lui, c'ét ait sa cert it ude étonnant e de sa fin
prochaine. Je considérais ses propos comme surnat urels. Dans mon
esprit , Wali Wali ét ait un démiurge qui pour m'aider, s'ét ait t ransformé
en êt re humain, pour m'ouvrir le chemin de la vie. Wali Wali priait
plusieurs fois par jour. A ces moment s je décelais dans son at t it ude et
son visage tout e la souffrance du monde. Il me paraissait énigmat ique.
Au lieu d'avoir peur de lui, je jurais par son nom, comme s'il personnifiait
le Créat eur. Par recoupement s j'avais réussi à dét erminer son âge. Il lui
arrivait t rès souvent de me parler de son passé, de ses rêves, de ses
illusions perdues et poursuivies sans relâche. Un jour il se fit plus précis
:
— Mon dernier souhait , je le réaliserai, mon enfant , me dit -il, c'est un
rêve que j'ai nourri, ent ret enu depuis bien longt emps : mourir
dignement , comme un êt re humain. Je voudrais [ … ] ce que je voudrais,
c'est un beau cercueil pour mon repos ét ernel.
J'en eus le souffle coupé. J'avais rêvé de bien des choses, mais pas à
êt re ent erré d'une façon ou d'une aut re. Décidément Wali Wali
m'int riguait . J'avoue que j'ét ais pressé d'arriver à not re dest inat ion.
Ce qui m'avait frappé dès mon arrivée chez le vieux Wali Wali, c'ét ait
l'emplacement discret de son hameau. Il ét ait proche de la ville, mais
personne ne remarquait sa présence. Les maisons ét aient comme
accroupies dans la brousse. Pour y parvenir, il fallait d'abord t raverser
un cours d'eau et emprunt er un chemin de forêt . La communaut é ét ait
des plus rest reint es. Out re Wali Wali, il y avait un vieux couple et ses
enfant s dont une fille célibat aire au nom d'Amiatou. Elle avait vécu à
Hindouya … Scandale, elle y avait perdu sa virginit é. Par craint e de
perdre leur fille pour toujours les parent s l'avaient ramenée de force au
hameau. Plus t ard je devais faire de longues randonnées avec elle dans
la brousse. Pendant nos promenades il nous arrivait de parler de Wali
Wali. Elle m'apprit que quelques années plus tôt le vieillard avait perdu
tout e sa famille qui avait péri noyée dans le fleuve.
— Depuis on dirait qu'il appelle la mort , ajout a-t -elle.
Après plusieurs semaines de présence à Iondi, je ne savais toujours
rien des int ent ions de Wali Wali, jusqu'au jour où il annonça sans
préparat ion aucune :
— Nous commencerons à t ravailler après le crépuscule.
— Travailler ? demandai-je, ahuri.
— Oui. Il nous rest e à nous préparer … L'enclume, le coupe-coupe, les
médicament s, le coton, l'alcool et tout le rest e. Nous oeuvrerons
chaque nuit .
Il n'ajout a plus rien. Nous nous at t aquâmes aux préparat ifs. Pendant le
mois qui devait suivre, nous vîmes défiler tout e une légion de jeunes
gens. Tous quit t aient le hameau avec une part ie de leurs membres en
moins, mais ils cont inuèrent à affluer. Mon regist re de compt es
s'allongeait . Jamais je n'avais vu aut ant de richesses. Ceux qui
n'avaient pas d'argent avaient donné de la poudre d'or, des peaux de
pant hère, des vêt ement s, des chaussures, des mont res, des briquet s,
des radios … Tout ce qui pouvait avoir un prix ét ait accept é cont re une
séance d'amput at ion …
Un jour Wali Wali arrêt a ses opérat ions. Le flot de ses client s
myst érieux avait t ari. En fait , j'appris plus t ard que la période d'appel
sous les drapeaux avait pris fin. Cet t e année-là, beaucoup de jeunes
gens avaient ét é réformés aux Marigot s du Sud. Les administ rat eurs
s'en ét aient plaint s. Les journaux en avaient parlé. J'avais lu un de ces
art icles, je l'avais mont ré à Wali Wali. Placide il avait rétorqué :
— Au moins quelques milliers de jeunes de ce pays ne se feront pas
t uer st upidement .
Not re hameau avait t iré profit de ces séances d'amput at ion. Ce fut une
période de prospérit é dont on parle encore dans la région. Quant à
not re pat riarche, il avait t rouvé un passe-t emps original, il creusait sa
tombe. Ce t ravail lui prenait tout son t emps. Il avait choisi l'endroit que
le fleuve recouvrait pendant les longs mois de l'hivernage. Il avait
carrelé la fosse que nous recouvrîmes de toile bâche. « Un rêve de
vieillard, dont je me passerai bien plus t ard », ne cessais-je de me dire.
Wali Wali fit venir un beau cercueil t apissé de velours beige du pays des
toubabs. Il s'y inst alla pour essayer le mat elas et l'oreiller, puis annonça
au livreur qu'il en ét ait sat isfait et paya la fact ure. Des mois passèrent .
Le pat riarche devenait de plus en plus faible, squelet t ique. II se savait
perdu, mais ne faisait rien pour ret arder la progression du mal. II nous
consolait en disant :
— C'est un voyage comme un aut re.
Un vendredi après-midi il fit t uer quelques moutons, invit a beaucoup de
monde. A la fin du jour, des griot s vinrent nous rejoindre. Tout e la nuit
les chant s, les danses nous énivrèrent . L'at mosphère de sort ilège nous
avait fait oublier pendant quelques heures le t emps qui passe … Wali
Wali, pendant tout e la soirée n'avait pas bougé de son hamac, pensif, il
paraissait déjà absent .
Lorsque les invit és nous quit t èrent et que le silence retomba sur not re
communaut é, je rent rai dans ma chambre. J'avais mis le pyjama que
Wali Wali m'avait offert à mon anniversaire. Pendant des semaines je
n'avais pas osé le port er par craint e de le froisser. Je l'admirais,
suspendu à un cint re que j'avais bricolé moi-même. Mais ce soir-là,
j'avais éprouvé le plaisir de le met t re par reconnaissance, par affect ion
pour le vieillard malade. J'allais m'endormir lorsque doucement on
grat t a à ma port e. J'allumai la lampe-t empêt e et me mis prompt ement
debout . J'at t endis dans la pénombre et m'apprêt ais à réagir cont re le
danger. Une voix féminine se fit ent endre :
— Je peux ent rer ?
La visit euse ouvrit la port e, c'ét ait Amiatou. Je ressent is une sensat ion
d'euphorie qui ne m'ét ait pas familière. Pourt ant la compagnie, l'amit ié
d'Amiatou m'avaient toujours ét é chères depuis les premiers jours de
ma présence à Iondi. Lorsque parfois le mat in je ne la voyais pas, j'ét ais
pris d'angoisse comme si je la perdais pour toujours. Sa présence me
rendait la vie douce, at t achant e. Je ne m'expliquais pas ce que je
ressent ais. Parfois la nuit je rêvais d'elle, je l'appelais par son nom.
Cet t e nuit -là ce n'ét ait plus un rêve, c'ét ait bien elle, devant moi.
Elle ét ait ent rée doucement , m'avait caressé le visage, je lui avais
donné un baiser rapide, nerveux. Ses seins me frôlaient
affect ueusement le corps. Je t rouvais cela agréable. J'eus envie de les
toucher, mais je n'osais pas. Elle me prit la main, la port a à sa t aille. Je
la ret irai t rès vit e. Elle sourit , moqueuse, brûlant e, affect ueuse.
Ost ensiblement elle s'approcha de moi. Elle avait les yeux fiévreux. Je
voyais flou. Je la vis sourire, silencieuse, caressant e. Elle laissa glisser
son pagne, j'enlevai mon pyjama, elle se débarrassa de sa camisole.
J'ét ais candidement émerveillé, fasciné par la beaut é d'Amiatou. Je
perdis la not ion du t emps. Je la regardais, toujours cloué sur place,
hypnot isé. Je ne sais plus, mais lorsque je réalisai not re cont act , nous
ét ions couchés sur le lit , unis comme si la nat ure nous avait créés
enchaînés l'un à l'aut re. Je découvris un univers inconnu. Lorsque l'aube
vint éclairer not re int imit é, je n'ét ais plus le même êt re. Mon
adolescence s'en ét ait allée. Je ne la regret t ai pas. J'ét ais heureux. Au
lieu de me voir en adult e, je me sent ais revenir aux premières
sensat ions d'une période de mon enfance, celle où replié sur moi-
même, solit aire, je découvrais les t résors de la forêt . Avec Amiatou, au
lever du jour, tout avait paru changé autour de moi. Le fleuve n'avait plus
le même aspect , les arbres semblaient me sourire avec leurs feuillages
bruissant s, les fleurs embaumaient mon univers. J'ét ais heureux de
vivre.
La journée ét ait à son déclin lorsque Wall Wali, inst allé dans son faut euil
pliant à l'ombre d'un manguier, convoqua tous les membres de sa
pet it e communaut é. Il nous annonça d'un ton calme :
— Je part irai après le crépuscule.
Nous avions écout é ses propos non sans frayeur. Pour nous rassurer,
nous essayâmes de le persuader que la mort ne se laissait jamais
convoquer et que sans dout e, il ét ait t rès fat igué par sa maladie … une
lassit ude morale. Son visage gris, t erreux, qui rendait macabre sa
maigreur ext rême, s'ét ait éclairé d'un sourire. En quelques mois j'avais
assist é à l'évolut ion inquiét ant e de son mal. Ce n'ét ait plus le vieillard
opt imist e qui, un mat in, m'avait engagé pour t ransport er son enclume,
mais l'ombre de lui-même. Pourt ant dans les dernières heures qui
avaient précédé sa mort , Wali Wali semblait recouvrer sa vigueur,
comme décidé à t enir t êt e au mal, il s'ét ait rendu au cimet ière où
reposaient les membres de sa famille, devant chacune des tombes, il
avait déposé une calebasse pleine d'eau, quelques kolas, puis s'ét ait
rendu dans la pet it e mosquée de la communaut é.
Je venais de perdre un père adopt if, l'un des rares êt res pour lesquels
j'avais eu la plus profonde affect ion.
Orphelin, j'avais perdu ma mère le jour même de ma naissance,
mauvais présage pour un nouveau-né que j'ét ais. A un an, il ne me
rest ait plus que mon père comme seul parent , mes grands-parent s,
comme pressés de se reposer, ét aient part is presque en même t emps
vers leur Père qui est aux Cieux. Pendant mon enfance, j'avais fait la
collect ion de tout es les maladies.
Au village, les habit ant s s'accordaient à dire que mon père avait eu une
longue vie, ils prét endaient que la bénédict ion du Ciel lui avait ét é
donnée pour avoir connu la vieillesse. Ils en ét aient persuadés, et moi, je
les croyais. En vérit é mon père, qui me semblait si vieux, ét ait mort à
quarant e-cinq ans. Il ne laissait aucun hérit age, pourt ant , de tout e sa
vie, il n'avait connu aucun jour de repos.
— Telle est la volont é de Dieu, disaient les villageois.
Il fallait donc que je survive. Ce fut un cauchemar dans les premiers
t emps. Je commençai par renoncer à l'école pour servir mes t ut eurs.
Je t ravaillais du mat in au soir pour mieux mérit er la main secourable
qu'on me t endait . J'avais cru à la générosit é de mes parent s adopt ifs.
Et pourt ant , un jour, je tombai malade pour la première fois depuis la
mort de mon père. Ce mat in-là, comme d'habit ude un membre de ma
famille adopt ive ét ait venu me réveiller. J'ét ais collé au lit par une fort e
fièvre. On m'obligea à me lever, j'essayai, mais à peine ét ais-je sur pied
que ma t êt e me tourna et que je ressent is des douleurs aiguës dans
les jambes. Je clamai mon mal. On me considéra comme un paresseux,
un vaurien qui ne voulait rien faire. Je ne pleurai pas. J'avalai ma peine.
Ce jour-là, je fus à peine nourri et pourt ant j'avais faim. Je guéris sans
avoir ét é soigné. Pendant ma convalescence, je fus affect é aux
t ravaux ménagers. La sant é revenue, je fus grat ifié de ma part de
t ravail rest ée en hibernat ion. Je ne discut ai pas, ne prot est ai pas. Sans
rien emport er, je me dirigeai vers le cimet ière du village pour prier sur
les tombes de mes parent s. Puis je part is. Je quit t ai ma communaut é
nat ale pour toujours. Je ne savais où aller, mais j'ét ais décidé à vivre ma
vie, à ne plus servir de souffre-douleur aux adult es, à ne plus t ravailler
pour rien, et surtout à ne plus me laisser bat t re pour un oui, pour un
non.
Ce fut un dur apprent issage de la libert é. Je vivais dans la nat ure. J'en
avais rêvé depuis longt emps. Je me plaisais à dormir partout où le
sommeil me prenait , à découvrir le jour à sa naissance, à admirer la
douce apparit ion de la lune au crépuscule.
Je suivais pendant de longues heures le déplacement d'un nuage dans
le ciel. J'écout ais le bruissement des feuillages, je sent ais et me
réjouissais de la caresse du vent sur mon visage. J'avais pour moi, pour
moi tout seul, tous les t résors de la nat ure. Je me sent ais le plus
heureux des humains, j'ignorais ce mot , mais je crois que je l'ét ais, car
j'éprouvais un amour infini pour la vie. Plus personne ne s'occupait de
moi, je n'avais rien à recevoir, rien à sacrifier. Je me sent ais sous la
prot ect ion de mes ancêt res. Et cela ét ait bien ainsi.
Un mat in, le coeur gros, je pris congé de la plant at ion. Mon pat ron me
versa mon salaire cumulé de plusieurs années de t ravail, et me donna
une let t re de recommandat ion pour un de ses amis de Port e Océane.
Je n'eus pas la présence d'esprit d'apprendre l'adresse par coeur, je mis
la let t re dans ma poche. La t êt e pleine de rêves, je me mis en rout e.
J'ét ais si pressé d'arriver à Port e Océane, que je n'eus pas la pat ience
d'at t endre l'autobus sur place. Des cent aines de kilomèt res me
séparaient de ma dest inat ion, je cont inuai tout de même à marcher
non par avarice, mais parce que chaque pas me rapprochait de Port e
Océane. Le véhicule que je devais prendre ét ait une vieille guimbarde
pét aradant e d'un aut re siècle ; il ressemblait beaucoup plus à une
machine infernale sur quat re roues qu'à une automobile. Le radiat eur
dégageait une t elle quant it é de vapeur qu'il ét ait possible de comparer
l'engin à une locomot ive. Je me préparais stoïquement à voyager dans
ce vacarme. A t rent e kilomèt res à l'heure not re chauffeur faisait
donner le maximum de vit esse à son engin. Les pneus de la machine
ét aient raccommodés avec des ficelles de raphia, ils ét aient si usés,
qu'à chaque arrêt , ce qui ét ait fréquent , les apprent is descendaient
pour les gonfler. J'avais réussi à m'inst aller dans la carrosserie
branlant e. Le véhicule sent ait les épices et la t ranspirat ion poisseuse.
Les passagers, déguenillés et osseux, me fusillaient du regard. Je
faisais figure de milliardaire parmi eux. Ils m'en voulaient pour une
raison que j'ignorais alors. Je me sent ais mal à l'aise. Ma sit uat ion ét ait
d'aut ant plus inconfort able que nous ét ions presque assis les uns sur
les aut res. Quelques passagers s'ét aient même inst allés sur le toit . La
carrosserie t anguait et craquait . A chaque démarrage, le mot eur
rugissait comme un lion blessé, pendant que le pont éraflait le sol.
J'eus envie de descendre et de courir vers la plant at ion. L'idée ne fit que
m'effleurer, j'ét ais décidé à aller jusqu'au bout . Mes compagnons de
rout e semblaient habit ués aux difficult és d'un t el voyage. Ils savaient
se cramponner les uns aux aut res comme des abeilles. Epaves d'un
monde en éveil, je pensai soudain aux propos de mes employeurs
lorsqu'il m'arrivait de suivre leurs discussions. Ils parlaient souvent de
l'“immense force pot ent ielle des peuples jeunes”. Je me mis à chercher
une t race de jeunesse sur les figures faméliques de mes frères de
voyage, je n'y t rouvai pas la joie de vivre et l'espoir qui en est la marque.
« Les habit ant s de la région vivaient sous la prot ect ion d'une
généreuse divinit é du nom de Halat anga. Cependant les ancêt res
fondat eurs de la communaut é avaient rendu la vie impossible à ce
gardien. Au départ , les cult ivat eurs avaient choisi le sit e à cause de
sa beaut é, la fert ilit é incomparable de son sol, et la rivière qui la
t raverse. Ils ignoraient que la richesse de cet t e t erre n'ét ait due qu'à
la bonne volont é du démiurge suprême de l'endroit . Ils ne firent
aucun sacrifice en son honneur. Comme le bon génie se mêlait à la
vie du hameau sous forme de nuages fluides au lever du jour, il fut
peu à peu excédé par la const ruct ion d'une mosquée au cent re du
hameau, il en prit ombrage et chercha refuge dans la rivière sous
forme de vapeur. Ainsi, à l'aube Halat anga remont ait le cours d'eau, il
ét ait d'une beaut é irréelle dans son mant eau de brume mat inale.
Dès le lever du soleil, il se volat ilisait dans la nat ure pour faire régner
la prospérit é sur tout e l'ét endue de la région. Sa t ranquillit é n'eut
qu'un t emps. Bientôt les baigneurs du mat in, les cris des enfant s et
la nudit é des jeunes filles qui venaient goût er à la joie de l'eau
l'obligèrent à s'éloigner définit ivement des champs nourriciers du
hameau. Son indifférence dura des années pendant lesquelles les
épidémies se répandirent , et la diset t e s'inst alla. Il fallut const ruire
des aut els pour mérit er son pardon. »
A not re grand désespoir tout e not re product ion fut refusée pendant la
sélect ion préliminaire. Nos bananes n'ét aient pas d'une assez bonne
qualit é pour bénéficier d'une licence d'export at ion. Je crois d'ailleurs
que l'ingénieur agronome avait raison. Not re communaut é s'ét ait t rop
fiée à la bonne qualit é du sol. Nous avions plant é nos rhizomes sans
prendre les précaut ions nécessaires.
***
***
Sans dout e ét ais-je t rop t endu, t rop préoccupé par l'échec de mon
voyage pour t rouver le sommeil. Longt emps après le départ , l'insomnie
ne me quit t ait pas, et pourt ant j'ét ais fat igué. Peu à peu, les images de
mes années d'exist ence précaire et avent ureuse à Port e Océane me
revenaient à l'esprit . L'ombre du passé que j'essayais d'oublier planait
sur moi. Je croyais avoir échappé à ces amers souvenirs, ceux-là
mêmes que je voulais enfouir à tout jamais sous les décombres du
passé.
Le regard d'Amiatou ne me quit t ait pas ; en esprit je revoyais ses yeux
mouillés qui me suppliaient de me just ifier, de dire que je n'ét ais pour
rien dans la « folie des marchés » qui avait ravagé pendant des
semaines les villes des Marigot s du Sud et conduit Baré Koulé à la
présidence de l'Assemblée t erritoriale.
Amiatou m'avait demandé de me just ifier à ses yeux, de dire que je
n'ét ais pour rien dans « la mort de Monchon ». J'aurais pu me confier à
elle, mais je n'avais pas pu m'y résoudre. Je ne voulais rien dét errer de
mon passé, ce passé me faisait encore t rop mal pour le faire revivre.
Pour échapper à la t ension qui m'énervait , je fixai mon regard sur le
paysage qui défilait devant moi. La lune donnait un aspect irréel à la
nat ure. Dans le ciel brillait une étoile qui suivait le t rain cahot ant . Il me
semblait soudain que je revivais mon premier voyage. Je me faisais
alors des illusions sur ma vie fut ure dans la capit ale. Je pensais alors
au mét ier que j'allais y apprendre, au t ravail que j'allais y t rouver.
L'avent ure que j'ent reprenais me paraissait vouée à la réussit e. Comme
pour d'aut res campagnards qui m'avaient précédé à Port e Océane, des
milliers de projet s me t rot t aient dans la t êt e. Dans ma candeur, je me
voyais salarié dès la première semaine de mon arrivée …
A la fin de la première semaine sur la t erre promise, j'ét ais toujours
chômeur. Je dormais au clair de lune. Je vivais parmi les milliers de
naufragés de Port e Océane. Ceux-ci m'avaient ouvert leurs bras
décharnés et m'avaient appris malgré moi à rire de la misère au risque
d'en disparaît re. Je passai les premiers mois à courir après un
semblant de nourrit ure et à explorer les bas-fonds de Port e Océane.
Mes rêves s'ét aient effrit és et pourt ant j'espérais. Du mat in au soir je
cherchais du t ravail.
Au bout d'une année de survie, au jour le jour, je tombai enfin sur un
chasseur toubab qui engageait des manoeuvres pour une expédit ion
en brousse. Ce t ravail avait ét é le bienvenu. Pour rien au monde je ne
l'aurais laissé s'échapper. Je fus engagé avec t rois aut res indigènes.
C'est ainsi qu'en compagnie de not re employeur, nous passâmes de
longs mois à écumer la brousse pour localiser le t erritoire des félins.
Nous commencions à désespérer. Bien qu'il nous nourrissait , not re
pat ron ne devait nous payer que sur le produit de la chasse. En
accept ant ses condit ions, nous croyions avoir misé sur une bonne
cart e. C'ét ait agir sans l'avis du gibier. Et pourt ant , une nuit , not re
pat ience fut récompensée. Les cris des singes et la fuit e des aut res
animaux, qui pêle-mêle avaient t raversé not re campement , avaient
donné le signal. Not re pat ron nous donna l'ordre d'allumer un grand feu
avant de nous met t re à l'affût . De t emps en t emps des yeux
ét incelant s clignot aient dans les sous-bois. Plusieurs coups
claquèrent pendant la nuit . Au lever du jour, nous découvrîmes t rois
bêt es aux t êt es fracassées. Elles furent immédiat ement dépecées,
leurs peaux ét alées au soleil. En quelques jours, nous rat t rapâmes le
t emps perdu. Moi, je me disais : « Je serai payé. » Rien d'aut re ne
m'int éressait .
Les jours se suivaient , les peaux de pant hères s'amoncelaient . Je
faisais des projet s pour mon retour à Port e Océane : « Je
m'improviserai colport eur », ne cessais-je de me dire. Le t emps passait ,
not re employeur de plus en plus cupide, découvrait , t raquait les fauves
dans leur refuge. Nous n'avions plus de place dans la jeep, nous ét ions
obligés de suivre le véhicule à pied. Nous priions Dieu pour que le toubab
se décide enfin à reprendre le chemin de la ville. Il semblait ne pas y
penser. Il lui fallait « la peau », encore « la peau ». Ce mot , il le prononçait
souvent , mais nous, nous rêvions de not re « passage à la caisse ».
Not re safari « indust riel » nous mena bientôt au pied du mont
Koulouma. Un endroit peu fréquent é des Marigot s du Sud. Une légende
racont ait que le mont Koulouma ét ait un refuge de génies. Un de mes
compagnons de t ravail en avait parlé à not re employeur. II le menaça de
confisquer son salaire s'il cont inuait à semer la panique. Une fois
encore nous inst allâmes not re campement . Le dernier peut -êt re …
Nous nous ét ions inst allés à proximit é d'un hameau, apparemment
abandonné. Je me demandais comment des êt res humains avaient eu
le courage de vivre dans un endroit aussi myst érieux et infest é
d'animaux sauvages. Le hameau n'ét ait pas un relais de chasse,
pourt ant les cases ét aient bien ent ret enues, badigeonnées à la chaux.
Un grand puit s ét ait creusé au milieu d'une cour entourée d'habit at ions.
Ce fut seulement à la fin du deuxième jour qu'un groupe d'indigènes fit
son apparit ion. Ils ne nous parlaient pas, se cont ent aient de nous
observer. Not re employeur ne fit pas at t ent ion à nos voisins. Il ne
pensait qu'aux félins. Il en rêvait du mat in au soir. C'est peut -êt re
pourquoi il envoya l'un de nous s'informer auprès des inconnus. Il revint
avec la nouvelle qu'une pant hère noire vivait dans les environs et venait
de t emps en t emps aux abords du hameau.
— Si vous pouviez la t uer, vous leur rendriez un grand service, avait
ajout é l'informat eur.
— Je suis ici pour cela, répondit not re employeur, dont les yeux brillaient
déjà de cupidit é.
Pendant tout e la nuit , not re pat ron ne cessait de divaguer tout haut : «
C'est un t résor à capt urer vivant , vivant . » Nous passâmes près d'une
semaine encore à courir après la pant hère noire qui demeurait
int rouvable. Ni appât , ni piège ne parvinrent à la faire sort ir de son
refuge. Et pourt ant nous nous sent ions guet t és par la bêt e. Nous nous
sent ions mal à l'aise, not re pat ience se mourait . Not re employeur nous
fit faire des réserves d'animaux vivant s pour son félin. Enfin, une nuit ,
t rois de nos appât s disparurent . Le toubab ét ait aux anges. Il répét ait à
tout moment : « M'amour viendra … vivant e, je la veux. » Le lendemain à
la tombée de la nuit , nous fîmes les préparat ifs. Nous avions dissimulé
derrière un buisson une caisse de t ransport pour animaux de cirque. A
l'int érieur deux singes passaient leur t emps à crier ; à l'ent rée une port e
à guillot ine ret enue à dist ance par un long fil. Not re employeur s'ét ait
inst allé dans un arbre, un fusil sur les genoux. Il ronronnait toujours : «
M'amour viendra. » La pant hère finit par se mont rer, prudent e, elle
tournait autour de la cage, s'arrêt a, hésit a, puis soudain bondit dans le
piège. La port e s'abat t it . Le fauve retourna sa colère cont re les pauvres
singes. C'est alors que le mâle sort it de la forêt . Avant que nous ayions
pu prendre conscience du danger, il bondissait déjà sur l'un de nous. La
vict ime, par chance, l'évit a de just esse et se mit à courir en ziz-zag. La
bêt e déchaînée prit son élan à nouveau et se dét endit comme une
flèche. Elle tomba sur une case, dégringola à l'int érieur. Nous nous
mîmes à vociférer, à t aper des tonneaux vides, des boît es de
conserves et à courir de tous les côt és. La furie du félin, exacerbée par
nos manifest at ions, le rendit vulnérable. Il courait de tous côt és, ne
sachant où at t aquer. Not re employeur s'ét ait embusqué derrière un
arbre at t endant le moment favorable pour ouvrir le feu. C'est alors
qu'un cri de douleur nous cloua sur place. Le fauve venait de blesser un
de nos compagnons de chasse. Celui-ci se t raînait par t erre, un pieu à
la main, qu'il essayait d'enfoncer dans la gueule de l'animal. La
pant hère, tous crocs affût és, se préparait à bondir. Le toubab hésit ait
toujours pour t irer. Nous avions t rouvé refuge dans les arbres et crüons
désemparés :
— T irez, t irez, pat ron… pour l'amour de Dieu !
Comme résigné il appuya sur la gâchet t e ; deux coups bien port és
at t eignirent l'animal à la t êt e. Le fauve s'affala sur sa vict ime. Nous
dégringolâmes de nos perchoirs pour dégager not re camarade.
Heureusement il s'en ét ait t iré avec plus de peur que de mal, mais il
ét ait douloureusement griffé sur tout le corps. Le toubab le
badigeonna de désinfect ant et lui promit de l'emmener en ville pour le
faire soigner.
Dès le lendemain mat in, après nous avoir versé nos salaires, not re
employeur leva le camp, et part it pour Port e Océane avec le blessé. Il
nous avait laissé un de ses vieux fusils en nous souhait ant bonne
chance.
Après le départ du toubab, mes compagnons engagés en même
t emps que moi préférèrent rent rer chez eux. L'un d'eux, un homme d'un
cert ain âge, m'avait at t iré à l'écart pour me parler.
— J'ai passé une part ie de ma vie à Port e Océane, je n'ai jamais eu
aut ant d'argent que maint enant , comme toi probablement . Si t u perds
ton t emps, t u dépenseras bêt ement ton avoir et t u croupiras à
nouveau dans la misère. Tu n'auras plus la chance de t rouver un emploi
t emporaire aussi rémunérat eur. A t a place je rejoindrais ma femme et
mon enfant .
— Ne perds pas ton t emps avec moi, lui dis-je. Je ne les rechercherai
pas avant d'avoir réussi, d'êt re riche !
Mon int erlocut eur fit signe de parler doucement , puis me proposa :
— Si nous nous associons ? Nous nous connaissons depuis six mois,
nous pouvons nous faire confiance. Tu viens de quit t er la campagne, t u
n'as pas perdu l'habit ude de la brousse. Nous rassemblerons nos
avoirs, achèt erons quelques vaches, un t aureau reproduct eur, des
moutons… hein, avec l'indépendance peut -êt re que nous nous en
sort irons. Et puis, nous n'avons que l'embarras du choix pour inst aller
not re hameau dans un coin de brousse. Je t e parie que dans un an
nous serons capables de faire vivre royalement nos familles …
— Et si ? fis-je scept ique.
— Il n'y aura pas de si. C'est une quest ion de vie ou de mort je t e dis. J'ai
deux femmes et cinq enfant s qui ne compt ent que sur moi pour vivre.
C'est pourquoi je me t rouvais à Port e Océane. Je me privais de
nourrit ure, de logis, de vêt ement pour leur envoyer le peu que je
gagnais, et je puis t 'assurer que mes mandat s ét aient insuffisant s. J'ai
un ami qui a vécu la même vie que toi et moi, pendant plusieurs années.
ll désire également fonder une communaut é avec nous. Plus t ard, nous
pourrions avoir un hameau prospère. Ne t e laisse pas ent raîner par les
mirages de la ville, t u n'auras que des désillusions comme nous.
Aut ant prêcher dans le désert . Je laissai mon int erlocut eur me parler.
Le t roisième nous avait rejoint . Il s'acharna à son tour à me convaincre.
Je rest ais inébranlable. Je touchais mon port efeuille bien garni pour
une fois, pensais au vieux fusil que le chasseur nous avait laissé, aux
pant hères que j'abat t rais, à tout l'argent que je pourrais gagner grâce à
la chasse, comme le toubab. Je murmurai rêveur : « seulement la t êt e
…»
— Que dis-t u ? demandèrent mes deux compagnons.
— Seulement la t êt e… jamais le vent re de la bêt e.
Ils me regardèrent avec une lueur de regret , de décept ion dans les
yeux, puis me t endirent la main en disant :
— Nous aurions ét é heureux de t ravailler avec toi, et puis t u as quelque
chose que nous n'avons pas et qui aurait facilit é la bonne marche de
not re fut ure communaut é : t u sais lire, écrire, compt er …
— Un peu, un tout pet it peu, rect ifiai-je.
— C'est tout de même mieux que rien. En tout cas, t u n'es pas
raisonnable, ne laisse jamais la proie pour l'ombre …
— Je veux encore risquer une avent ure. Le toubab a risqué, il a réussi,
pourquoi pas moi ?
— Personne n'est prophèt e en son pays. Bohi Di, le toubab, lui, venait de
loin, quelque chose que nous ignorons le st imulait . Dès qu'il a réuni
assez de peaux et capt uré sa pant hère noire, il a déguerpi avant qu'il ne
soit t rop t ard. Si t u rest es avec ces inconnus que nous avons
rencont rés en pleine forêt , t u prendras un risque inut ile et dangereux.
— Je rest e, et puis le fusil … c'est moi qui l'ai !
Ce fut tout . Mes compagnons ne perdirent plus de t emps. Ils part irent .
Je ne devais plus les revoir. A peine m'avaient -ils quit t é, que les
hommes, que nous avions rencont rés dans la brousse, se
présent èrent à moi.
— Nous t e laissons le fusil, me dit l'un d'eux.
— Me laisser le fusil ? Mais pourquoi ? Il m'appart ient !
— Tu es un vrai campagnard. Il faut un permis pour posséder un fusil.
Les toubabs int erdisent aux indigènes d'en posséder, à moins que t u
nous engages comme salariés …
— Vous êt es des chasseurs ?
— Non, mais comme t u n'as pas de permis, nous serons associés.
Après tout , t u n'as pas de preuve qui démont re ton droit de propriét é.
Pas de permis, pas de droit de propriét é.
— Mais tout de même ! Enfin j'accept e, mais …
Les inconnus, s'apercevant de mes hésit at ions, poursuivirent leur
approche.
— Evidemment comme nous sommes en groupe, t u rembourseras
not re part à chacun. L'arme sera t a propriét é et comme le toubab, t u
deviendras not re employeur.
— Je n'y t iens pas. Je n'ai pas l'âme, ni la capacit é d'un pat ron. Nous
t ravaillerons ensemble, à part s égales …
— Tu es not re employeur, que t u le veuilles ou non !
— Je t e dis que nous sommes associés, que voulez-vous de plus ?
— Tu es complèt ement naïf. Tu as six mois de salaire sur toi et des
primes. Nous rien, fauchés ! Nous n'avons même pas de quoi manger.
Arme pour arme, nous préférons l'argent . Voyons, ne t e fais pas prier,
dit le nommé Halouma.
A cont recoeur je cédai à la proposit ion. Je payai à chacun des hommes
une part du prix du fusil qui ne leur appart enait en aucune façon.
Comme il se doit , ils se déclarèrent mes obligés. Je ne pouvais plus
reculer. J'ét ais seul cont re un groupe de rapaces. En out re ils
m'empêchèrent de prendre mon t rain pour Port e Océane et
m'ent raînèrent avec eux. Le crépuscule allait tomber lorsqu'un de mes
compagnons nous proposa de passer la nuit dans un village des
environs. Il disait y avoir des amis. Comme toujours, je payai à manger
pour tous. Pendant la nuit , je me levai pour déguerpir. Peine perdue. Mes
“employés” veillaient .
— Où vas-t u, Grand Chef, me demanda le nommé Halouma. Tu es not re
seul espoir, si t u nous abandonnes, que deviendrons-nous ?
— Le cadet de mes soucis. Dans tous les cas, vous n'avez pas l'air
misérables, t as d'escrocs !
L'un d'eux se mit à me t rait er de « faux frère ».
— Si t u veux part ir, t u le peux. Nous ne t e ret enons pas, mais …
— Mais quoi ? J'ai l'int ent ion d'aller à Port e Océane et j'irai.
Ils me dévisagèrent , silencieux. Je sent ais un complot se t ramer
cont re moi. Je me mis debout et voulus m'en aller.
— Accompagne-le, dit le nommé Halouma à un de ses valet s.
Lorsque je me t rouvai au dehors, je fis semblant d'aller au pet it coin.
Pendant ce t emps, je déchirai une part ie de ma chemise. J'obt ins une
large bande, j'y mis mon argent et je l'at t achai autour de ma poit rine
sous mes vêt ement s. « Il faudra me t uer pour me le voler », me dis-je.
Aussi surprenant que ce soit , mes compagnons ne t ent èrent pas de
me dérober mes économies.
Dès le mat in ils me proposèrent d'aller à la chasse. — Les fauves
sort ent tôt le mat in.
— Je m'en fous. Je vous demande de me laisser en paix, est -ce si
difficile ?
— Dans ton cas oui, dit Halouma, t u dois nous suivre que t u le veuilles
ou non.
Je ne connaissais pas le village où j'avais passé la nuit . Comme par
hasard ils m'ent raînèrent dans un passage où se t rouvait un bureau de
la garde t erritoriale. L'agent me héla :
— Hé, là-bas, l'individu au fusil !
La sueur me perlait au front . Mes compagnons m'encourageaient :
— Te laisse pas faire, Grand Chef.
Ce que je fis, naïvement . L'agent s'énerva et exigea mes papiers
— Je n'en ai pas !
— Le permis de port d'armes ?
— Je n'en ai pas.
— Le permis de chasse ?
— Rien.
— La cart e d'ident it é ?
— Non plus.
Mes compagnons m'avaient abandonné. L'agent ent ra dans une fureur
immodérée. Il me harcelait de quest ions, puis il cria :
— Tu as volé ce fusil !
—Non, Monsieux, je ne l'ai pas volé, je l'ai reçu de mon employeur, un
chasseur !
— La fact ure, t u as la fact ure ?
— Fact ure? Au nom de Dieu miséricordieux. Je l'ai reçu ce fusil. Il est
vieux, vous le voyez bien. J'ai des t émoins.
Je parlais à un mur. L'agent ét ait borné à en perdre la raison. Il répét a en
appuyant sur tous les mot s :
— Pas de cart e d'ident it é ! Pas de fact ure ! Pas de permis de port
d'arme ! Pas de permis de chasse ! Un visa pour les t ravaux forcés ! Tu
t 'en sort iras avec dix ans, pas moins ! L'indépendance t e t rouvera au
cachot !
On m'aurait annoncé ma mort que cela ne m'aurait pas fait aut ant
d'effet . Dix ans de prison !
— Je paierai tout ce que vous voudrez. Je ne savais rien de tout es ces
formalit és. Dix ans ! Je paierai ce que bon vous semblera, mon général.
— Campagnard ?
— Ben oui, oui, enfin j'ai habit é Port e Océane pendant un an. Je vous
assure, mais je paierai ce que vous voulez, au nom de Dieu.
Il fit semblant de ne pas m'écout er, jouait au penseur, au responsable
devant un cas de conscience.
— Campagnard, campagnard. Encore plus grave. Tu es l'un de ces
pouilleux qui empest ent nos villes. Nous met t rons de l'ordre après
l'indépendance et ce n'est pas Monchon qui commandera.
Je m'appuyais cont re le mur. Je ne connaissais pas Monchon, je ne
savais rien des personnalit és indigènes. L'agent se ret ira dans un aut re
local. Il appela mes compagnons, un à un. J'aurais tout donné pour
savoir ce qu'ils foment aient derrière mon dos. Je ne t ent ai pas de le
deviner. Il revint vers moi.
— Tes camarades ont plaidé en t a faveur, mais pour ne pas aller en
prison il faut payer.
Je me précipit ai pour marmoner :
— Oui, ce que vous vous voudrez !
Il m'enleva mes dernières illusions :
— At t ent ion, at t ent ion, le fusil est confisqué. C'est la loi !
L'agent , t apeur pat ent é, légalisé, se mit à son tour à me presser
comme un cit ron. Il me fixa un prix pour la cart e d'ident it é. Je « payai ». Il
me donna un papier sur lequel ét ait inscrit mon nom, mon prénom, ma
dat e de naissance, le lieu de naissance. Je lui fis remarquer qu'il n'y
avait pas de t ampon sur la feuille.
— Ma signat ure suffit !, dit -il.
J'empochai ladit e cart e d'ident it é. Je payai les permis de port d'arme,
de chasse, l'amende pour la fact ure alors que mon fusil ét ait
confisqué. Je t ent ai un t imide essai pour le récupérer. L'agent fit savoir
que j'avais payé pour ne pas aller en prison. Je fus cont raint de mont rer
ma reconnaissance en donnant des pot s-de-vin au policier, à sa
femme, à ses enfant s, à ses beaux-parent s. Je maudissais l'honorable
homme de loi. Il me dit :
— Tu n'as pas int érêt à parler de cet t e affaire !
Je n'en avais pas l'int ent ion.
Une heure plus t ard mes compagnons sort aient du bureau. Ils avaient
de l'argent en poche. « Mon argent », me dis-je. Une journée avait suffi
pour que près de la moit ié du prix de six mois d'effort s s'envole en
fumée. Je ne parvenais pas à réaliser ma sit uat ion. « Si j'avais su. » Mes
compagnons se moquaient de moi.
— Alors grand pat ron que décides-t u ? Nous ne pouvons chasser les
pant hères avec nos ongles. Si t u rachet ais ton fusil ?
— Non, non et non. Je suis naïf peut -êt re, mais pas bêt e.
— Tu veux nous met t re en chômage ? Tu as accept é de nous employer.
Tu n'as pas int érêt à nous abandonner. Tu es t rop jeune pour t e jouer
de nous, menaça Halouma.
— Je vous croyais des amis, rétorquai-je.
— Tu es complèt ement naïf.
— Belle ment alit é. Vous n'avez pas int érêt à me prendre pour un idiot !
Mes compagnons éclat èrent d'un rire mesquin. Révolt é, je voulus
frapper Halouma. Il m'arrêt a à t emps et murmura :
— Ne fais jamais ça, t u t 'en mordrais les doigt s.
Je m'ét ais éloigné de mes commensaux. Plus rien ne m'int éressait à
part rejoindre Port e Océane. Je crus pendant un moment que mes
parasit es allaient me laisser part ir. Il n'en fut pas ainsi. Je n'ét ais pas
encore ruiné, l'odeur de l'argent les at t irait comme des fleurs les
abeilles, et j'en avais encore un peu.
Il commençait à faire chaud, une de ces chaleurs lourdes et
poisseuses qui précèdent l'hivernage sous les t ropiques. J'avais une
envie folle de me baigner. A mesure que la t empérat ure mont ait , je
sent ais dans l'air une odeur de charogne, j'avais la nausée, je cueillis un
cit ron que je suçai goulûment .
— Tu devrais manger, me proposa un des escrocs.
— Et quoi encore ? Des clous !
— Il faut bien que nous mangions. Quand il y en a pour un, il y en a pour
neuf !
— Je sais que vous ét iez de connivence avec le flic. Vous me fait es
pit ié. Ce n'est pas pour rien que nous crevons de misère dans nos pays.
Nous passons not re t emps à nous nuire les uns les aut res. Impossible
de se faire t ranquillement une place au soleil. Je parie que cela vous
faisait mal au coeur que j'aie un fusil et un peu d'argent . Vous vous êt es
acharnés sur moi comme des hyènes sur un cadavre.
J'aurais souhait é leur colère, leur indignat ion, leur disparit ion. Il n'en fut
rien. Ils se t aisaient . Lorsque l'un d'eux se décida à parler, ce fut encore
pour jouer au griot :
— Tu es le plus gent il des êt res que nous ayions jamais rencont rés sur
not re t rist e chemin ; oui, oui, nous ne sommes que des malfaisant s,
des démons, alors que toi, t u es un saint , un bon t ype, généreux. Que le
ciel t e soit favorable.
Le sang me mont a à la t êt e. Je leur criai :
— Dit es plutôt que je suis un con !
— Oh, ne sois pas grossier cela ne t e va pas !
Ils ét aient décidément plus rept iles que je ne le croyais. Je décidai de
les semer et de rejoindre Port e Océane coût e que coût e. Je t ent ai
l'avent ure. A peine ét ais-je sort i du village, qu'ils firent un cercle autour
de moi, m'empêchant de marcher. Le nommé Halouma me dit :
— A t a place je rest erais. Maît re nous a donné l'ordre de t e ret enir au
village.
— Quel Maît re ? demandai-je surpris.
— Jamais de quest ions. Mauvais pour la sant é. Et puis t u connais not re
cachet t e.
— Cachet t e ? Quelle cachet t e ?
Je m'évert uais à défaire l'imbroglio.
— Le mont Koulouma où vous avez capt uré la pant hère noire. Sans elle,
nous nous serions cont ent és de vous observer à dist ance. Maît re
s'inquièt e, admet tons que t u rencont res l'un de nous à Port e Océane,
que t u parles. Que se passera-t -il ?
— Je ne dirai rien.
Ils prét endirent ne pas me croire et m'obligèrent à obéir à l'ordre ét abli.
Un ordre auquel je ne comprenais rien du tout . Je devinais si bien la
ment alit é de mes compagnons que je ne discut ai plus. Tout efois je
m'informai de mes deux amis qui nous avaient quit t és. Halouma me
répondit :
— Des sages, ceux-là, des sages. Ils ne sont pas retournés à Port e
Océane. Ils ont pris le t rain pour rejoindre l' hinterland. Ils ne sont plus
dangereux pour nous. Mais toi, c'est aut re chose. Et puis il paraît que t u
sais lire et écrire, pour un mit eux de ton genre ! C'est dangereux de t e
laisser courir.
Quelque chose m'échappait dans ce jeu. La jungle m'aurait moins
inquiét é que cet t e racaille. Je pensai à ma femme Amiatou, à ma
pet it e fille Toumbie, à Wali Wali et à tous ceux que j'avais connus dans
ma court e exist ence. De guerre lasse, je me décidai à suivre mes
assaillant s. En fait , j'ét ais décidé à leur t enir t êt e. « Une nouvelle façon
de vivre, rien qu'une nouvelle », m'ét ais-je dit .
Comme un malfait eur, le policier local m'obligea à me présent er t rois
fois par jour à son bureau. J'ét ais surveillé à tout moment par mes
gardes. Lorsque l'idée me prit de leur demander la raison exact e de
l'int érêt qu'ils me port aient , le nommé Halouma répondit :
— T 'as qu'à suivre, c'est tout .
C'est ce que je fis. Je ne cherchai plus à comprendre ma sit uat ion. Par
cont re, je ne leur donnai plus un sou de ce qui rest ait de mes
économies. Ils me firent sent ir leur décept ion. C'ét ait le cadet de mes
soucis.
Bien que prisonnier ét roit ement surveillé, j'avais la permission de me
rendre au village voisin. Je pris l'habit ude de fréquent er le marché.
J'aime les marchés des Marigot s du Sud. Il me semble qu'ils réunissent
en eux tous les espoirs du cercle des t ropiques. Chacun y vient pour
t rouver une sort ie à son int erminable t unnel.
Les illusions s'y chevauchent par milliers. Et pourt ant à chaque
crépuscule, les rêves se réduisent en fumée. On revient le lendemain.
Ce qui m'at t irait dans le marché de ce village oublié, c'ét ait son
apparent e act ivit é, ses murmures qui ent ret enaient en moi le feu de
l'espoir. Au début je prenais place auprès des vendeurs, mi-colport eurs,
mi-camelot s, qui ceint uraient la pet it e place, mirage de profit s. Ils
arrivaient à l'aube, s'inst allaient devant leurs marchandises, un
mélange d'art icles de droguerie, de produit s aliment aires, de
vêt ement s et parfois de viandes faisandées, just e bonnes pour les
charognards. Tout ce bazar ét ait fréquent é du mat in au soir par une
légion de mouches que les vendeurs ne se donnaient plus la peine de
chasser. Et pourt ant ils n'ét aient pas t rist es. Il y avait dans leurs yeux
une lueur d'espoir. II suffisait qu'un client s'arrêt e, qu'il marchande,
qu'une denrée s'enlève pour qu'on ent ende : « Dieu l'a voulu […] » A force
de voir les aut res devant leurs marchandises, j'eus l'idée de me faire
colport eur. J'employai une pet it e part ie de mon argent à l'achat d'une
série d'art icles : cigaret t es, aiguilles, papiers, enveloppes, sandales et
tout es sort es de marchandises non périssables.
Pendant une semaine, je m'évert uai à vendre mes produit s, je n'y
parvins pas. Mes parasit es avaient t rouvé un nouveau moyen de me
désarmer. Ils s'inst allaient en cercle compact autour de moi,
empêchant les client s de s'approcher. Dégoût é je vendis mes art icles à
pert e et cont inuai tout de même à fréquent er le marché.
Un jour que je m'évert uais à t uer le t emps, j'aperçus une jeune fille. Je la
suivis. En quelques secondes, elle m'avait fait oublier tous mes ennuis.
Plus rien ne compt ait pour moi. Elle avait emprunt é une allée bordée de
marchands qui la hélaient sans cesse. Parfois elle s'arrêt ait , regardait
les produit s, puis reprenait son chemin, grande, fine et svelt e, la hanche
harmonieuse et la démarche souple. Je la vis marchander, achet er du
riz, des poissons secs, un ananas. Son sac ét ait rempli. Un pet it garçon
se se proposa de l'aider ; elle refusa, mais donna une pièce de monnaie
à l'enfant . J'ét ais de plus en plus at t iré par elle. Je la suivais de près, de
t emps en t emps je m'arrangeais pour la frôler.
Ses cheveux frisot t aient autour d'une frimousse candide qu'un sourire
illuminait à tout moment . Je ne voulais pas la perdre dans la foule. Je
me mis à son niveau, lui souris. Elle ne semblait pas faire at t ent ion à
moi. Je me manifest ai, lui dis bonjour.
Ma gorge ét ait sèche, aussi sèche que celle d'un naufragé du désert .
J'avais peur de la brusquer, de l'indigner, de me faire renvoyer. Je lui
proposai de l'aider, je lui offris mes services, quémandai ses faveurs les
plus minimes. Cela servit à quelque chose car elle me jet a un coup
d'oeil en disant :
— Que me voulez-vous ?
J'hésit ai, décont enancé. Bêt ement je murmurai :
— Secours poids lourds …
Elle eut un sourire. Je fus encore plus enflammé. En bon ét alon je me
cabrais int érieurement , pris d'une st upide fiert é de mâle je lui dis :
— Je vous aime !
Elle fut si surprise qu'elle ne put que répondre :
— Vous au moins, vous n'y allez pas par quat re chemins !
Je croyais déjà à ma bonne étoile. Ma langue se déliait , se rôdait , se
lubrifiait . Je l'inondais de paroles. Elle parut excédée.
— Laissez-moi en paix, dit -elle d'un ton dédaigneux.
Pourt ant j'eus l'impression qu'elle prenait la fuit e. Je me laissai
ent raîner dans son sillage. Des idées me t rot t aient dans la t êt e. Je la
surveillais à dist ance. Elle quit t a le marché, prit une rue, puis une aut re.
Les bruit s s'estompèrent . Je la suivais toujours. Bientôt nous
arrivâmes à la sort ie du village. Brusquement elle s'arrêt a, je n'osais
plus avancer. J'at t endais que le tonnerre me frappe ou qu'une lueur
d'espoir m'appelle. Elle me regarda, silencieuse, réprobat rice. Sans un
mot elle reprit son chemin. Comme son ombre, je la suivis, la vis ent rer
chez elle. Victoire, je ne pouvais plus la perdre. Je me berçais d'illusions,
lorsqu'une femme sort it de la maison en criant . A la vue de son chien et
des pierres qu'elle lançait dans ma direct ion, je compris que j'ét ais
l'animal indésirable. Je pris la fuit e. Pas pour longt emps, je revins
quelques heures plus t ard pour mont er la garde. Pendant plusieurs
jours, ma belle inconnue ne quit t a pas la concession. Je m'ét ais
découvert une âme de voyeur et de surveillant , et j'en fus récompensé.
La pat ience, la persévérance payèrent leur prix. Je l'aperçus enfin. Je
courus après elle. Je lui dis, tout halet ant :
— Ce n'est pas gent il. Quel mal y a-t -il d'avoir de la sympat hie pour vous
?
Elle ne répondit pas. Peut -êt re me considérait -elle comme un idiot . Je
lui dis précipit amment :
— Mon nom est Bohi Di, et toi ?
— Mayalan, dit -elle.
J'en profit ai pour l'accompagner. Nous prîmes le chemin de la rivière.
Pour me rendre ut ile je l'aidai à essorer le linge. Nous bavardions de tout
et de rien. Le t emps passait t rop vit e. Je ne cessai de la regarder et de
lui dire :
— Tu es gent ille de me parler.
J'espérais l'avoir à l'usure.
Il lui arrivait désormais de s'at t arder à la rivière, au marché, dans ses
promenades. Pour ent rer dans les bonnes grâces de ses parent s, je me
mis, comme cela ét ait de cout ume, à leur faire des cadeaux. La ruine
me guet t ait , mais je me disais :
— S'il faut perdre mes économies, aut ant les consacrer à Mayalan.
Les parent s ne me chassèrent pas. Je fus admis dans la concession.
Mayalan ét ait éperdument amoureuse de moi. Les parent s ne la
laissaient plus sort ir seule, un membre de la famille l'accompagnait
toujours. Pour pouvoir court iser ma belle il me fallut faire des cadeaux
aux oncles, aux t ant es, aux soeurs, aux frères, aux cousins. Les
parent s de Mayalan n'en finissaient pas d'assécher mon port efeuille.
Des semaines passèrent , ma poche se vida, je me ret rouvai sur la
paille. Je n'avais plus de cadeaux à offrir.
Un jour un not able de Port e Océane, déjà l'époux d'une dizaine de
femmes, ét ait venu en visit e chez Mayalan. II ét ait riche, il avait apport é
une bicyclet t e au père, des moutons, une vache, des vêt ement s et
d'innombrables cadeaux aux membres de la famille. Je n'y comprenais
rien. Du moins je me refusais à comprendre. J'avais mal et Mayalan en
ét ait la cause. J'avais rêvé de son amour, touché son corps, je l'avais
possédée, je l'avais sent ie cont re moi. Je voulais tout sacrifier pour elle.
II est vrai que je n'avais rien à lui sacrifier.… Abat t u, fauché, plus rien ne
me rest ait . Plus de Mayalan, plus d'économies. Je me ret rouvais à la
merci de mes gardiens. Mayalan ét ait à nouveau séquest rée par ses
parent s. Je ne renonçai pas à guet t er et je priais le ciel que l'union ne se
fasse pas et pourt ant les préparat ifs se poursuivaient .
Un air de fêt e planait sur la concession. Un jour le mariage eut lieu.
Pendant tout e la journée, caché dans le feuillage d'un manguier,
j'assist ai aux cérémonies. A la tombée de la nuit , le couple se ret ira. Je
compt ais les secondes, les minut es, les heures. A l'aube deux vieilles
femmes mont rèrent aux invit és un pagne blanc t âché. La t âche de la
virginit é consommée de Mayalan ; ce qui me rendit perplexe. Ce fut
alors que la fêt e commença.
Elle dura pendant plusieurs jours. Après avoir goût é au fruit , le mari
ét ait part i pour Port e Océane. On disait que sa femme rest erait chez
ses parent s. II se proposait d'y const ruire une maison pour elle. II y
viendrait … de t emps en t emps. Mayalan sa onzième épouse devant
Dieu et devant les hommes at t endrait comme les aut res concubines.
Je ne désespérais pas. Moi aussi j'at t endais. Je cont inuais à guet t er.
Une nuit alors que les premières pluies de l'hivernage s'acharnaient sur
la nat ure, elle vint me rejoindre …
Un mat in, mes gardiens me réveillèrent . Je n'ét ais pas seul. Mayalan
ét ait avec moi. Halouma ét ait ent ré. Ne me donnant pas le t emps de
comprendre, il m'annonça que nous devions part ir. Ma première
réact ion fut de refuser. Au bout de quelques mois au village, je m'ét ais
créé des habit udes, des occupat ions. Bien que n'ignorant pas la
surveillance de mes sbires, j'avais part icipé, comme si de rien n'ét ait ,
aux t ravaux des champs. Mes gardiens m'avaient libéré de leur
présence encombrant e. De mon côt é j'avais fini par les oublier. Le mari
polygame de Mayalan venait t rès peu chez sa femme, il devait êt re t rès
occupé auprès de ses aut res concubines et par ses affaires. Mes
relat ions amoureuses avec Mayalan m'avaient peu à peu paru
normales. Parfois j'avais du mal à croire que ce n'ét ait pas moi le mari.
Mayalan ne voyait le vrai que deux ou t rois fois par mois, alors que je
demeurais avec elle le rest e du t emps.
Au bout d'un t rimest re — que Dieu me pardonne — quelque chose avait
changé dans sa ligne : un vent re un peu bedonnant . Un enfant — que
Dieu me pardonne ! Le mari, ignorant tout de mon exist ence, organisa
une fêt e. Lorsque le lendemain Mayalan m'apprit la joie de son époux
pour la prochaine naissance de son vingt -sixième enfant , j'eus un
serrement de coeur. Je n'ét ais pas fier de moi. Pour une fois je pensai à
Amiatou et à ma pet it e fille Toumbie, mais … Dieu l'a voulu ! J'avais pris
peu à peu la résolut ion de m'inst aller définit ivement dans le village.
Malheureusement j'avais oublié que je n'ét ais qu'un pion sur un invisible
échiquier et l'idée d'êt re un objet me poussa à la révolt e. Je refusai de
suivre mes sbires. Halouma avait serré les dent s. Il me cria :
— Tu n'as pas int érêt ! Messie-koï ne recule devant rien !
Je me ret rouvai encore une fois dans le piège. Je fis signe à Mayalan de
se ret irer. Elle ne discut a pas, tout en pleurant , elle demanda ce qu'on
allait faire de moi. Je ne le savais pas moi-même. Après le départ de
mon amie, je fis face à mes adversaires. Jouant le tout pour le tout , je
leur dis que nous n'ét ions pas liés par un cont rat . L'individu Halouma
ignora ma résist ance. II murmura :
— Quand t u as dépensé tout ton argent , ton maît re t 'a avancé des
sous. Ce n'ét ait pas pour t es beaux yeux. Ta vie de farnient e dans ce
bled, ce n'ét ait qu'une at t ent e. Il est t emps de rembourser.
Des inconnus se présent èrent , des humains à face de fauve. Je
n'insist ai plus. J'avais commis des bêt ises, je devais payer. C'est ainsi
que je part is à nouveau pour l'avent ure. Le mois d'août aux Marigot s du
Sud est synonyme de pluies, de torrent s, d'averses cont inues. Nous
avions quit t é le village encore endormi. L'agent local qui surveillait not re
passage derrière sa fenêt re fit un gest e de salut à Halouma. Mayalan
m'at t endait sous la pluie. Elle se jet a dans mes bras en pleurant . Je ne
pus que l'encourager et lui promet t re de revenir. En vérit é, je
ressemblais à un malheureux boeuf fat igué qu'on t ransport ait à
l'abat toir. Un silence inquiét ant régnait sur not re groupe. Halouma lui-
même se déplaçait comme un somnambule. Nous marchâmes
pendant tout e la mat inée. La pluie ne cessait de tomber. J'ignorais où
l'on nous menait . L'horizon ét ait proche, rongé par le mauvais t emps.
J'avançais vers l'infini. Lorsque nous arrivâmes à not re ancien
campement de chasse, je ne pus m'empêcher d'en faire la remarque à
Halouma. II me regarda, sans rien dire. Pendant longt emps encore, nous
avançâmes dans la forêt . Au début de l'après-midi, il y eut une
accalmie. Le ciel s'ét ait apparemment éclairci, mais l'humidit é et les
gout t es d'eau prolongeaient le règne de l'hivernage. Nous arrivâmes au
bord d'un marigot qui avait débordé de son lit . Un guide nous at t endait .
Avec une prudence féline, l'inconnu nous fit longer puis t raverser le
cours d'eau. Nous nous enfonçâmes peu à peu dans la brousse
inondée.
J'ai oublié bien des dét ails de mon avent ure. Ce qui rest e gravé dans
mon esprit , c'est la t act ique savamment mise au point par celui que
tout le monde appelait « Messie-koï » ou « Maît re ». Je n'ai jamais pu me
résoudre à l'appeler ainsi, je ne le pouvais pas car je n'avais pas choisi
ma servit ude et ne compt ais pas m'y soumet t re. Mais, d'accord ou
non, je devais part iciper à ce congrès unique dans sa concept ion,
auquel on nous conviait . L'aspect des part icipant s n'avait rien de
rassurant pour ma modest e sécurit é. Mes compagnons répandaient la
pest e autour d'eux t ellement ils ét aient sales. Je me bouchais le nez.
Le Maît re ne se décidait pas à se mont rer au milieu de not re cour des
miracles. II se faisait at t endre, désirer. II prenait son t emps comme
tout chef qui n'a rien d'aut re à offrir que du bluff. Nous menions une vie
d'animaux sauvages. On nous affamait pour mieux nous dominer. Les
lieut enant s du Messie-koï passaient leur t emps à nous faire miroit er
les avant ages que nous concéderait le chef si nous nous mont rions
dévoués à sa cause. Je ne parvenais pas à deviner ce qu'on voulait de
nous et j'ét ais décidé à m'informer. J'en avais le droit ! Pour voir clair
dans la sit uat ion, je fis comprendre à l'un des responsables que je
n'avais plus l'int ent ion de rest er, que j'ét ais libre de choisir. II éclat a d'un
rire sonore et me dit :
— Bohi Di, méfie-toi. Si t u t ent es quoi que ce soit cont re le Messie-koï,
t u sort iras les pieds en avant de cet t e forêt . Et si, plus t ard, t u fais
mine de le reconnaît re, qui que t u sois, t u seras t ué.
Je ne me le fis pas dire deux fois, je n'avais plus qu'à me t enir dans mes
pet it s souliers. Je ne parlais à personne, j'en souffrais d'ailleurs. Je
t enais à garder ma libert é d'act ion. Not re employeur fantôme nous
donna la possibilit é de prendre profondément conscience de sa force,
de son ascendant sur nous. Il paraissait y avoir réussi, car, jour après
jour, je const at ais une mut at ion dans la ment alit é du groupe. II
apparaissait comme le sauveur que tout le pays at t endait .
Nous avons t ant de divinit és dans not re univers de déshérit és, qu'une
st upide légende suffit à faire un dieu de n'import e quel impost eur.
La logique y paraît rait absurdit é. Au bout de plusieurs semaines
d'at t ent e en pleine forêt , de bourrage de crânes, à coups de
promesses mirobolant es, ce n'ét ait plus un vulgaire êt re humain que
nous espérions voir, mais une divinit é personnifiée. Le jour où on nous
apprit la dat e de son apparit ion, la part ie ét ait gagnée pour lui : nous
ét ions devenus ses adept es.
Une nuit , enfin, not re at t ent e prit fin. Not re employeur se présent a à
nous. Il avait tout mis en oeuvre pour nous faire sent ir sa grandeur, sa
puissance écrasant es. II me parut pourt ant insignifiant . Dans le milieu
où nous ét ions son complet -veston bien coupé paraissait insolit e. Il
cachait ses yeux derrière de grosses lunet t es noires. Mû par une
curiosit é puérile, je m'ét ais t enu pendant tout e la durée de sa harangue
au premier rang pour pouvoir mieux le dévisager. Son homélie m'avait
donné la chair de poule. Je sent ais, après l'avoir ent endue, que je serais
ent raîné malgré moi dans une histoire qui ne me concernait pas. Au
fond de moi-même, je me sent ais lésé, myst ifié, t rompé, mais il fallait
marcher. Il ne donnait d'ailleurs pas le choix :
— Ceux qui sont présent s ici suivront mes ordres ou ils mourront !
Not re séminaire aux racailles prit fin le lendemain mat in. Nous avions
reçu nos consignes. Il ét ait quest ion d'agir mét hodiquement . Le «
Maît re » avait des boucs émissaires, qu'il se proposait d'“ anéant ir”.
Leurs noms ne nous furent pas révélés. Il nous ordonnait d'êt re prêt s à
frapper, à tout moment et partout où le besoin s'en ferait sent ir. Nous
devions apparaît re aux yeux de la populat ion comme les art isans de la
libérat ion. C'ét ait à nous de faire naît re not re légende et de la renforcer,
au nom de la dignit é.
Ce qui me tort urait , c'est que le Maît re n'avait pas défini ses object ifs.
Tout efois il sous-ent endait un combat acharné, cont re tous les
opposant s indigènes à la veille de l'indépendance.
Depuis not re réunion au mont Koulouma, des fait s insolit es met t aient
les habit ant s des Marigot s du Sud en émoi. Le commissaire Sept -Saint
Siss en perdait le sommeil. On parlait d'épidémies, de peur grégaire due
à la menace de l'« Annonciat eur » de la fin du monde. On avança
également les effet s de la misère sur la populat ion. Sept -Saint Siss
n'en croyait rien. Il avait besoin d'une explicat ion plus rat ionnelle.
Pendant plusieurs semaines, chaque vendredi après-midi, le
commissaire s'at t endait à de mauvaises nouvelles. Il avait pris
l'habit ude de se t enir à sa fenêt re. Il allumait sa pipe, médit ait en t irant
des bouffées. Tout es sort es d'explicat ions lui passaient par la t êt e,
aucune ne lui donnait sat isfact ion. Un vendredi, peu avant qu'il ne se
perde, comme d'habit ude, en calculs et en hypot hèses sur l'origine des
t roubles, un inspect eur ent ra dans son bureau en annonçant :
— Hindouya est en t ranse !
Sept -Saint Siss s'arracha de son faut euil et courut vers la salle des
communicat ions. Il se précipit a sur les écout eurs. Le correspondant
comment ait le déroulement des événement s. Le service d'ordre ét ait
débordé. Les bagarres avaient éclat é. Les gens fuyaient sans raison de
la place du marché et se répandaient à t ravers la ville. Des groupes
s'ét aient formés ; ils saccageaient les fonds de commerce, met t aient
à sac les magasins, incendiaient les maisons des not ables.
Une heure plus t ard, le calme le plus absolu ét ait retombé sur la ville
sinist rée. En quelques semaines, une dizaine de grandes villes avaient
ét é vict imes de la « folie des marchés ». Le plus inquiét ant ét ait que la
tornade de la peur s'approchait ville après ville de Port e Océane. Le
premier incident avait début é à Diougou, cent re urbain sit ué à plus d'un
millier de kilomèt res de la capit ale, puis ce furent successivement San-
Lé, Maonkono, Daoulasso, Baunad, Tchibangui, Habanné, Niangara,
Moundou, Kédougou-Yan, Hindouya … Je m'inquiét ais pour ma famille.
Je n'avais plus de nouvelles d'elle. On disait déjà que Port e Océane
serait réduit e en cendres. La ville vivait dans la hant ise de la
cat ast rophe.
Beaucoup de cit adins s'ét aient réfugiés dans la campagne. De son
côt é, Sept Saint Siss avait pris ses précaut ions. D'après les nouvelles
qu'il avait reçues des responsables régionaux, il avait organisé un plan
de résist ance cont re la « folie des marchés ». On racont ait que le
commissaire devenait irascible à force de tourner en rond dans son
bureau. Sur la cart e des Marigot s du Sud, il avait encadré de rouge les
villes sinist rées pour ét ablir mét hodiquement l'it inéraire de la « folie
des marchés ». Elle allait d'est en ouest , puis se déplaçait
prompt ement vers le nord, d'où elle fonçait en diagonale sur la ville
sit uée le plus au sud. Et le processus recommençait . A chaque t rouble
dans les villes, plusieurs familles port aient le deuil. Ce qui int riguait les
autorit és, c'est qu'aucun responsable milit aire, administ rat if ou de la
sécurit é n'ét ait arrivé à dét erminer la cause du phénomène. Selon
tout e probabilit é on prévoyait Port e Océane comme prochaine vict ime.
Dès le début de la semaine, la police t erritoriale avait pris place autour
du grand marché de la capit ale. Les agent s de la gendarmerie
cont rôlaient les ent rées et sort ies. Port e Océane ét ait mise en
quarant aine. Une at mosphère de suspicion régnait sur la populat ion.
Pendant que je misais tous mes espoirs sur la vigilance des autorit és
publiques cont re le danger qui menaçait Port e Océane, Halouma vint
me sort ir de mon refuge. Dès la nuit de jeudi à vendredi, je me ret rouvai
en compagnie d'une cent aine de “milices” du mont Koulouma. Je ne
t ardai pas à comprendre l'objet de not re réunion. Halouma et cert ains
aut res lieut enant s du Messie-koï avaient reçu des consignes. Nous
nous ét ions rassemblés dans un cimet ière abandonné de la ville. On
donna à chacun de nous une charret t e remplie de fruit s. J'ét ais chargé
de vendre des papayes et du riz sur le marché de Port e Océane,
d'aut res des maniocs, des ignames, des avocat s, des tomat es, des
mangues, des bananes … Nous nous inst allâmes sur la place à l'aube.
Répart is aux différent s point s du marché, chacun avait son carré. Seul
Halouma servait de passerelle ent re nous. Au lever du jour, alors que
l'emplacement grouillait déjà de monde et que les client s venaient en
masse, les policiers, les soldat s et les gendarmes prirent place. Des
pat rouilles circulaient parmi les vendeurs et les achet eurs.
De mon côt é j'avais déchargé les paniers de fruit s de la charret t e et
une caisse qui cont enait du riz. Un policier avait fouillé dans mes
marchandises. Il n'y avait rien t rouvé de condamnable. La journée
avançait , je vendais t ant bien que mal mes papayes et mon riz. A
int ervalles réguliers, Halouma faisait sa tournée. Au début de l'après-
midi, il donna l'ordre de liquider les stocks. Il allait êt re quatorze heures.
Le marché semblait endormi. Les marchands somnolaient , t rouvant
leur plaisir dans une siest e aux rêves délirant s où la vie en rose se
mêlait aux cauchemars. Les agent s de la sécurit é avaient relâché leur
at t ent ion. Une at mosphère d'euphorie régnait sur la place du marché.
Halouma faisait sa dernière tournée.
— Dans un quart d'heure, t u ret ires le fond de la caisse qui cont ient le
riz et t u disparais […]. Rendez-vous au cimet ière, après le crépuscule,
me glissa-t -il en passant .
Je répét ai la consigne tout en me posant des quest ions sur les
conséquences de mon gest e.
A l'heure dit e, je ret irai le fond de la caisse et quit t ai rapidement le
marché. Derrière nous des cris de panique s'élevèrent . Ce fut la
poudrière. Pour une raison inconnue, les occupant s du marché de Port e
Océane se mirent en branle. La masse, prise soudain d'une frayeur
rouge, ent rait en t ranse. Violent e. Elle se répandait dans la ville. On avait
l'impression que la t erreur avait saisi le monde aux t ripes. Chose
étonnant e, les fuyards suivaient inconsciemment des groupes de
meneurs qui les manipulaient à une vit esse st upéfiant e.
La foule déchaînée dét ruisait tout , met t ait à sac les bout iques, brûlait
les maisons. Ce qui me parut étonnant , c'est que tout paraissait
orchest ré, dirigé, canalisé vers des object ifs dét erminés d'avance.
Soldat s, gendarmes, policiers s'acharnaient à dominer la furie de la
masse. Rien n'y fit . Je passais en courant devant une maison en feu,
lorsque je reconnus des lieut enant s du Messie-koï que je n'avais plus
revus depuis not re séparat ion au mont Koulouma. Je me dirigeai vers
eux.
— Oublie-nous, me cria l'un d'eux.
Ils s'éloignèrent dans une aut re direct ion, ent raînant derrière eux des
êt res affolés. Les adept es du mont Koulouma ressemblaient à des
locomot ives qui ent raînaient leurs convois vers l'abîme à une vit esse
folle. Je fuyais vers je ne sais où, lorsqu'un policier me happa au
passage. A peine avais-je aperçu son uniforme que je me mis à me
défendre :
— Je n'ai rien fait , je n'ai rien fait , au nom de Dieu ! Je reçus un coup sur
la t êt e :
— Toi t u as quelque chose à avouer !…
On m'achemina avec des cent aines d'aut res vers le commissariat . La «
folie du marché » de Port e Océane avait passé comme un ouragan. Elle
ne laissait que désast re derrière elle. Déjà le calme ét ait revenu. Une
colère sourde couvait , mais personne n'osait la manifest er. La peur
s'inst allait après la tornade.
— All pity chok'd with custom of feel deeds ! marmonnait Sept -Saint Siss
en cont emplant les suspect s rassemblés dans la cour de la prison de
Port e Océane.
Depuis plusieurs heures, policiers, gendarmes, milit aires int errogeaient
les prévenus. Personne ne donna de réponse sat isfaisant e. « Je ne
sais rien, j'ai vu des gens courir, j'ai eu peur, j'ai fui » ét aient les seuls
renseignement s que l'on put obt enir.
Sept -Saint Siss ét ait déchaîné. Il s'approcha de not re groupe, s'adressa
à un pauvre hère :
— Tu vas parler, oui ? Pourquoi t u cassais les bout iques, volais,
incendiais les maisons ?
— Je ne sais pas. Je ne me souviens de rien. Je ne crois pas avoir volé,
ni incendié. C'est comme si j'avais rêvé.
— Tu veux passer t a vie en prison ?
— Non, Monsieur, non, tout le monde cassait , pillait . C'est la faut e à la
peur, au soleil. Je n'y suis pour rien. Dieu a voulu que la folie se répande
sur les marchés de not re pays pour nous rappeler qu'Il exist e. Je suis
innocent . Seul Dieu l'a voulu …
— Eh bien, Dieu vous condamnera à la prison ou aux t ravaux forcés pour
vos délit s, dit Sept -Saint Siss.
— C'est la volont é de Dieu, psalmodiai-je, moi aussi.
La cour de la prison de Port e Océane cont inuait à se remplir de
nouveaux dét enus. Nous ét ions tous enchaînés les uns aux aut res.
Aucun de nous ne parvenait à expliquer l'origine de la folie sur le marché
de la ville. Dans une nouvelle caravane de prisonniers je reconnus
Halouma. Il ét ait bien arrangé. On aurait dit qu'il avait ét é bat t u. Il avait
des blessures sur tout le corps, une de ses jambes saignait
abondamment malgré un bandage de fort une. On disait qu'une balle lui
avait t raversé la, cuisse. J'eus soudain peur d'êt re reconnu par lui.
Quand il passa à mon niveau, il me jet a un coup d'oeil rapide. Mon coeur
se mit à bat t re. Je le regardais à la dérobée, surveillant ses gest es. Je
m'at t endais à le voir me mont rer du doigt . Il n'en fit rien. Il passa sans
rien dire, sans rien manifest er de suspect pour ma sécurit é. J'avais cru
que mon cerveau allait éclat er, j'ét ais pris d'un horrible mal de t êt e.
Dans l'après-midi, des agent s de la sécurit é arrivèrent au
commissariat avec plus d'une douzaine de boas mort s. Dans la foule
des dét enus, des cris de panique s'élevèrent :
— Les serpent s du marché !
Je me sent is soudain responsable de quelque chose. Je chassais
cet t e idée de ma t êt e, t ent ai de me rassurer : je ne pouvais avoir aucun
rapport avec ces bêt es. Je n'eus pas le t emps de me leurrer. En effet ,
les agent s venaient de décharger quelques-unes des caisses à double
fond que Halouma nous avait fait charger le mat in dans nos
charret t es. La sueur perlait sur mon front . J'avais passé une part ie de
la journée couvant un boa, j'avais vendu le riz qui cachait sa présence.
C'ét ait donc cela : « ret irer le fond de la caisse et déguerpir ». Je n'eus
pas le courage de mener mon raisonnement jusqu'au bout . Tout se
mêlait dans ma t êt e. Si j'avais ét é plus vieux et moins bien port ant ,
mon coeur aurait claqué, il bat t ait le t am-t am.
On prét endait dans la foule que les serpent s avaient envahi le marché
par miracle, seul Sat an pouvait les y avoir créés d'une seconde à l'aut re.
« Le mal habit e la ville » marmonnaient les vieux. Le commissaire Sept -
Saint Siss avait mis fin aux propos insensés en rét ablissant le silence. Il
annonça que les boas avaient ét é bel et bien t ransport és sur la place
du marché et ajout a que les agent s de la sécurit é avaient pu arrêt er
t rois individus qui s'apprêt aient à se sauver du lieu de leurs forfait s.
Pour ét ayer ses dires, il fit ouvrir un « panier à salade », t rois prisonniers
y ét aient ét endus sur le sol, bâillonnés à perdre haleine. On les fit sort ir
dans la cour. La foule faillit les piét iner.
La cour de la prison devenait un refuge de mouches. Il ét ait impossible
de bouger. II faisait une chaleur insupport able. Mon voisin me rabâchait
les oreilles avec son honneur perdu. Il voulait que je le rassure, que je lui
dise qu'il ét ait innocent . Je ne pus que lui répondre :
— Dieu jugera, il connaît les innocent s.
Il ponct ua mes paroles d'une série de signes de croix. Je ne sais pas
pourquoi, mais je lui demandai de m'associer à sa prière.
— J'en ai besoin, ajout ai-je.
Il me regarda avec de grands yeux soupçonneux.
— Si t u as commis un forfait , repens-toi int érieurement , ce sera t a
confession.
Je me disais que cela ne suffirait pas. Je priai tout de même, car je
n'avais ét é qu'un inst rument dans les mains d'un puissant . J'en avais la
t rist e cert it ude.
Le soleil ét ait à son déclin lorsque le commissaire Sept -Saint Siss fit
sort ir Halouma dans la cour. Il ét ait presque défiguré par les coups et la
fat igue. On le fit asseoir, puis le direct eur de la police fit signe à ses
agent s de nous faire défiler devant le t émoin. J'avançais comme un
condamné à mort vers le gibet . Je voyais Halouma faire « oui » ou « non
» de la t êt e. Ceux qui ét aient désignés comme act ivist es prot est aient
vainement et criaient leur innocence, mais ils ét aient dirigés vers les
cachot s. Les aut res quit t aient les lieux. Prévenu après prévenu,
j'approchais du moment fat al. Mon voisin aux signes de croix arriva au
niveau de Halouma, celui-ci murmura « non » en accompagnant ce mot
d'un balancement de t êt e. Le voisin me jet a un coup d'oeil et me dit :
— J'ét ais cert ain que just ice serait fait e […]. Bonne chance.
Moi j'ét ais sûr d'êt re pris à l'hameçon. Lorsque j'arrivai en face de
Halouma et des agent s de la sécurit é, j'ét ais sat uré d'angoisse. J'avais
l'impression qu'on me donnait des coups de pilon dans la nuque.
Halouma me jet a un regard éclair et baissa la t êt e. Il hésit ait , cela se
sent ait .
— Tu vas parler, oui ou non ? tonna un brigadier.
Halouma ne répondit pas; il gardait la t êt e baissée.
— Qui ne dit rien, consent , annonça Sept -Saint Siss.
On m'amena dans une des nombreuses cellules de la prison. Pendant
les jours qui allaient suivre not re inculpat ion, je découvris, heure après
heure, l'abîme au bord duquel j'évoluais depuis mon arrivée à Port e
Océane. La plupart des not ables de la ville et de l' hinterland, suspect s
d'une quelconque at t it ude host ile à l'égard des autorit és, avaient ét é
convoqués. Sur le grand nombre de personnes int erpellées lors de la «
folie des marchés », des dizaines de suspect s avaient ét é maint enus
en dét ent ion prévent ive. Je faisais part ie de cet t e inquiét ant e minorit é.
Je me demandais ce que j'avais consciemment bien pu faire de mal,
lorsqu'un inspect eur et quelques agent s de police vinrent ouvrir les
cellules. Cela m'ét ait devenu familier depuis le premier jour de mon
arrest at ion. Nous suivîmes les gardiens sans rien comprendre.
Dans le hall du commissariat cent ral, nous nous mîmes en rang, le dos
au mur. En face de nous Sept -Saint Siss, t rônant derrière un bureau, fit
signe à un inspect eur, qui répét a l'ordre. Une port e s'ouvrit . Un homme
élégant au crâne rasé apparut . Arrivé au niveau de Halouma, il s'arrêt a,
puis se précipit a sur lui comme s'il voulait le malmener. Un policier
s'int erposa. Le nouveau venu s'excusa :
— Il m'a fait t rop de mal, Monsieur le commissaire.
— Je vous comprends, Monsieur Baré Koulé, mais tout de même, cet
homme est sous la prot ect ion de la loi.
« Cet t e voix, cet t e voix … Je l'ai déjà ent endue », me dis-je. Je cherchais
où j'avais ent endu l'intonat ion qui venait de me bouleverser.
Des sit uat ions, des lieux, des visages défilèrent sous mon crâne. Je
n'arrivais pas à me faire une idée just e. Et pourt ant j'aurais donné ma
t êt e à couper que j'avais déjà rencont ré ce « monsieur ». J'eus une
lueur : « Le mont Koulouma ». Le Maît re aux lunet t es noires avait cet t e
voix, le Messie-koï ! Mais il avait des cheveux, une barbe et des lunet t es
noires. Je ne pouvais jurer de rien. Ce pouvait ne pas êt re lui. Et puis, il
semblait ne pas connaît re Halouma, le coordonnat eur et responsable
de ses milices. « Je me t rompe », me dis-je.
— Reconnaissez-vous vos agresseurs, Monsieur Baré Koulé ? demanda
le commissaire Sept -Saint Siss.
— J'en reconnais un seul, celui qui semblait mener les opérat ions.
— Lequel ?
— Celui-là même que j'ai blessé d'un coup de fusil pour prot éger ma
famille et moi-même … Je suis rent ré de l'ét ranger le jour des t roubles.
Heureusement que j'ét ais présent pour prot éger les miens.
Halouma baissa la t êt e. Le commissaire regarda la blessure.
— Bien, bien, pourvu que vous ne prononciez pas ces mot s à la légère.
En êt es-vous cert ain ?
— Quand on a eu sa maison incendiée, sa voit ure dét ruit e, un de ses
enfant s blessé, et qu'on a ét é obligé de t irer sur les assaillant s, on ne
peut se t romper. Et puis, comme chef du Part i Social de l'Espoir, j'ai des
ennemis …
— Ce t ype pouvait êt re un simple passant , dit le commissaire.
— Un passant qui donne des ordres à des dizaines de vandales et de
t ueurs. Cela me paraît surprenant . Je réclame la just ice pour tout es les
vict imes que je représent e ici. Je défends l'int érêt de ma t erre nat ale.
Je m'en mont rerai digne jusqu'à ce que just ice soit fait e.
Le silence se fit dans la salle. Je ne pus m'empêcher de dévisager Baré
Koulé. Malgré le dément i des événement s, je ne pouvais le dissocier de
not re « Maît re » du mont Koulouma. Quelque chose me disait que je
n'avais pas tort . Il est vrai que je n'ét ais pas libre d'émet t re une opinion
aut re que celle recommandée par mes compagnons de cellule.
— Tu feras comme nous, ou nous t e crèverons !… m'avaient -ils menacé.
Les not ables amassés dans la salle avaient l'air fat igué, découragé.
Quelques-uns parmi eux prot est aient . Sept -Saint Siss faisait la sourde
oreille. Il cont inua à discut er avec ses collaborat eurs puis ordonna de
faire défiler les suspect s. Ces derniers avancèrent les uns après les
aut res. Ils défilèrent devant nous. Auparavant un inspect eur nous avait
mis en garde cont re tout e erreur. Nous ne devions pas nous t romper
sur l'ident it é du chef, du « maît re ».
J'aurais voulu dire que j'ét ais ét ranger à tout e cet t e mascarade, que je
ne connaissais personne, à part le not able, chef de part i qui avait
malt rait é Halouma à son arrivée. J'ét ais presque sûr qu'il ét ait not re
employeur du mont Koulouma. Comme si on se méfiait de moi, on me
mit au bout de la rangée. Les not ables passaient devant nous. Halouma
désigna l'un d'eux. Sept -Saint Siss, surpris, lui dit :
— Pas de bêt ises, surtout pas Monchon ! Tout es les t êt es se
tournèrent vers l'int éressé.
La plupart des not ables s'ét aient ligués pour t rait er le t émoin à charge
de ment eur. Mais Halouma n'en démordit pas, il jura au nom de tout le
monde que l'homme désigné ét ait bien le chef, l'inst igat eur, le
responsable principal de la « folie des marchés » aux Marigot s du Sud.
— Tu mens, dit l'accusé d'une voix calme.
— C'est vous qui avez organisé les événement s, c'est vous qui nous
avez payés. C'est vous qui nous disiez que plus vit e les toubabs s'en
iraient , mieux ça irait pour le peuple. Nous devions inquiét er les
toubabs, la populat ion indigène, et accélérer ainsi not re marche vers
l'indépendance. Souvenez-vous. Ne m'abandonnez pas !
L'homme regardait Halouma sans rien dire, suffoqué par ses propos.
Ses yeux s'écarquillaient à mesure que son accusat eur invent ait des
fait s. Il jet a un coup d'oeil au commissaire Sept -Saint Siss, puis déclara
:
— Je n'ai jamais vu ce t ype, et pourt ant je connais la plupart des
habit ant s qui sont en relat ion avec le « Club des Travailleurs ».
— C'est just e, t émoigna un nommé Benn Na, aucun des membres de
not re comit é n'a jamais rencont ré cet homme.
Monchon gardait tout son sang-froid. Il dit à ses amis que la vérit é
éclat erait tôt ou t ard. Puis il s'adressa à l'assist ance et répét a encore :
— Je vous dis que je n'ai jamais rencont ré cet homme. Je peux le jurer
sur le Coran et sur ma famille.
— Lui, vous a reconnu !… coupa Sept -Saint Siss.
— Vous n'allez tout de même pas …
— L'inst ruct ion judiciaire éclaircira l'affaire. Il faudra apport er les
preuves de vot re innocence, Monsieur Monchon. Espérons que tout
s'éclaircisse.
Après Halouma, ce fut mon tour. On fit passer le présumé coupable
devant chacun de nous. Chaque fois il fut désigné comme le
responsable de la « folie des marchés ». Lorsqu'on parvint à mon
niveau, je regardai longuement Monchon, je n'osais rien dire.
— Parle, la loi t e prot ège ! dit l'inspect eur.
Je n'osais pas. Je sent ais les yeux converger sur moi. Je surveillais les
gest es de Baré Koulé. Ses doigt s remuaient , il semblait nerveux. Je le
regardais fixement . Soudain il cria :
— C'est Monchon qu'il faut dévisager !
J'ét ais sûr que Monchon n'ét ait pas le Messie-koï du mont Koulouma.
J'en ét ais cert ain. Je fermai les yeux comme pour me sauver de la
menace qui planait sur moi et je répondis :
— Je n'ai jamais ent endu parler, ni rencont ré cet homme avant
aujourd'hui.
— Répèt e, me dit Sept -Saint Siss.
— Je ne le connais pas.
— C'est faux, t u es l'un de ses lieut enant s, me cria Halouma.
— Pas dans cet t e vie, je crois en Dieu !
— Dieu n'a rien à voir ici !, m'int errompit un inspect eur.
— Ne blasphémez pas! cria le commissaire dans le hourvari.
Je gardais la t êt e baissée. Je voulais êt re seul. Les agent s
cont inuaient à me harceler. On m'accusait d'êt re complice. On me
posait des quest ions. Ma sit uat ion se compliquait . Je n'avais aucun
argument cont re mes tort ionnaires, ni aucun moyen d'échapper au
courroux de Baré Koulé, car je le considérais comme le responsable,
sans oser le dire. Je m'apprêt ais à recevoir des coups, mais à en
support er le moins possible. J'ét ais comme perdu dans un cauchemar,
lorsqu'une voix me cria dans l'oreille.
— Quel âge as-t u ?
— Je n'ai rien fait . Et puis je ne suis pas sourd.
— Je demande ton âge, ton domicile, t es moyens de subsist ance.
— J'ignore mon âge. Je n'ai pas de t ravail défini.
— Quoi défini ?
— Je ne sais pas. Je vis comme ça, au jour le jour, comme la plupart des
nôt res.
— Tu es chômeur, vagabond, voleur, vandale, assassin et …
— Je ne cherche qu'à vivre, je ne demande pas mieux que de t ravailler.
Le policier que j'avais cont redit allait lever la main pour me frapper
lorsque le commissaire le remit au pas. En fait , je ne me défendais pas,
je n'en voyais pas l'ut ilit é.
On fit défiler quelques not ables. Plusieurs furent reconnus par mes
compagnons. Moi, je répondais chaque fois que je ne les connaissais
pas. Peu à peu, on ne s'occupa plus de mon avis. Je fus ignoré. Je ne
demandais pas mieux. En fin de journée, plusieurs not ables avaient ét é
libérés. Monchon et quelques aut res ét aient écroués. Comme si on
craignait les représailles de mes anciens compagnons de cellule, on
me mit dans le groupe des not ables. Monchon et ses amis m'avaient
t émoigné leur sympat hie.
Tout un mois s'écoula. J'ignorais toujours ce qu'on allait faire de nous.
Faut e de preuves, la plupart des not ables incarcérés avaient ét é
relâchés. Seuls Halouma et ses complices, Monchon et moi fûmes
gardés en dét ent ion prévent ive. Le juge d'inst ruct ion avait int errogé
Monchon à plusieurs reprises. Le magist rat ét ait d'une polit esse
rassurant e. Pat iemment il rassemblait les pièces du dossier,
s'at t ardait sur quelques passages des déposit ions, posait et reposait
des quest ions sans jamais élever la voix, et sans jamais int errompre
l'accusé dans ses explicat ions, not ait tout ce qui se disait , demandait
des éclaircissement s, revenait avec obst inat ion sur les point s
essent iels de l'inst ruct ion, sur les présences successives de Monchon
dans la plupart des villes sinist rées.
— Et iez-vous dans ces villes ? demanda-t -il à nouveau.
— C'est -à-dire que …
— Répondez aux quest ions s'il vous plaît , vous vous expliquerez plus
t ard.
— Oui, je n'ai jamais cont est é cet t e part ie de l'inst ruct ion. Le Club des
Travailleurs a des comit és d'ouvriers et de salariés agricoles dans
chaque région des Marigot s du Sud.
— A vez-vous visit é Niangara, Moundou, Kédougou-Yan, lors des
événement s ? On y a remarqué vot re présence.
— Je n'y ét ais pas lors des événement s. Des t émoins, la plupart des
inconnus, ont confirmé cet t e part ie de ma déposit ion. Je vous dis la
vérit é.
— Je souhait erais que vous me parliez à nouveau de vot re emploi du
t emps pendant la période de la “folie des marchés”. Réfléchissez.
Monchon se prêt a avec résignat ion à cet t e nouvelle demande du juge.
Lorsqu'il t ermina son exposé, le magist rat not a quelques remarques
sur ses feuilles, puis fit signer la déposit ion définit ive par le prévenu.
Avant de s'en aller il annonça :
— Pour ma part , l'inst ruct ion est t erminée.
Dès son retour dans sa cellule, Monchon se replongea, comme c'ét ait
son habit ude, dans le t ravail. Il lui arrivait de passer des heures sans
lever la t êt e. Il est vrai qu'il m'avait donné le goût de l'ét ude. Je me
demandais parfois où je t rouvais le courage de m'inst ruire, d'espérer,
alors que tout es mes illusions s'effrit aient . Il ne fallait pas que je pense
à l'avenir, ni à ma vie. La folie se serait emparée de moi. Il fallait
at t endre, at t endre pat iemment …
***
***
Très tôt , ce mat in-là, les gardiens vinrent nous réveiller. Monchon avait
déjà fait sa toilet t e. Il semblait calme. Il port ait un cost ume de toile
claire et une cravat e qui semblait le gêner, mais son avocat la lui avait
conseillée. Dès que nous fûmes prêt s, on nous fit mont er dans une
fourgonnet t e. Elle prit une rue bordée par les bât iment s du pénit encier.
Peu d'habit ant s de Port e Océane osaient emprunt er cet t e voie. On
disait qu'elle jet ait le mauvais sort . La camionnet t e noire, plus proche
du corbillard que d'un t ransport en commun avait abordé une des
art ères principales de Port e Océane. Elle roulait vit e.
Nous passâmes devant le marché qui grouillait déjà de monde. Nous
arrivions au niveau de la résidence du gouverneur lorsque le chauffeur
emprunt a une rue bordée de manguiers et de flamboyant s. La voie
ét ait pleine de monde. La foule se déchaîna dès not re apparit ion. Des «
Vive Monchon » s'élevaient de tous côt és. Le conduct eur déclencha les
sirènes, le véhicule circulait au pas pendant que les agent s de police
essayaient de dégager le passage. Mèt re après mèt re, la fourgonnet t e
nous mena dans l'enceint e du parquet . Le port ail se referma derrière
nous. A not re ent rée dans la salle d'audience, il y eut une vague de
murmures. Je reconnus dans le public l'épouse de Monchon et sa
famille. Les bancs grinçaient , les raclement s de gorge préparaient le
silence. Nous ét ions ent rés les uns derrière les aut res dans le box des
accusés. Monchon fut placé au cent re du groupe. Deux agent s
l'encadraient .
Auprès de l'un d'eux Halouma avait pris place. J'ét ais inst allé au premier
rang dans l'un des coins du box. Maît re Almamy fit un signe amical à
Monchon. Quant à moi, je ne parvins pas à reconnaît re mon avocat , je
ne l'avais rencont ré qu'une fois, quelques mois plus tôt . Pendant que je
cherchais des visages connus dans la foule, une voix annonça : «
Messieurs, la Cour. » Un grondement de pieds et de chaises répondit à
cet t e annonce. Le président ent ra dans la salle d'audience, suivi de ses
deux assesseurs et du procureur général. J'ét ais d'abord émerveillé par
les robes de laine rouge, aux manches larges, aux revers de soie, et à
l'épitoge bordée d'hermine des magist rat s, mais soudain un sent iment
de gêne me prit , j'eus l'impression que ces vêt ement s avaient ét é
t eint s dans le sang.
Le spect re de la mort m'apparut , menaçant .
***
Des mois avaient passé depuis mon retour de Hindouya. J'avais refait
ma vie. Ce mat in-là, nous at t endions des bat eaux annoncés depuis
plusieurs jours. Comme d'habit ude, depuis que je m'occupais de la
surveillance de l'ent repôt de l'ent reprise Perlagi, j'avais recrut é
quelques journaliers pour complét er l'effect if permanent du personnel
de not re service de manut ent ion. Je venais de t erminer l'embauche
lorsqu'un responsable de la Corporat ion fruit ière des Marigot s du Sud
arriva à tout e vit esse à l'ent rée du port . A peine ét ait -il descendu de
voit ure qu'il fit inst aller une t able à la port e d'accès aux quais. Un
regist re ouvert devant lui, il sort it un sifflet pour annoncer sa présence.
Des t ravailleurs affluèrent de tous côt és, secouant le sommeil. Il
annonça son int ent ion d'engager quelques cent aines de manoeuvres
pour le chargement du fret de la Corporat ion fruit ière.
— A nos condit ions, comme d'habit ude, se dépêcha-t -il d'ajout er.
Un front compact s'ét ait formé devant la t able, empêchant quiconque
de s'approcher. Derrière le barrage composé de meneurs (je devais
l'apprendre plus t ard), une masse de figures anémiques guet t ait , prêt e
à arracher un lambeau de t ravail. L'employeur, excédé par le mut isme
des gêneurs, demanda :
— Vous vous décidez, oui ou non ?
— Nous voulons savoir ce que vous ent endez par « à nos condit ions,
comme d'habit ude?, dit un colosse qui se t rouvait devant lui.
— Ne jouez pas au plus malin … Donnez vot re nom ou décampez !
— Pat ron, vous avez le droit pour vous, mais nous, nous ne
décamperons pas !
— Que voulez-vous ?
— Connaît re vos condit ions.
— Comme d'habit ude, ai-je dit . A prendre ou à laisser.
— Eh bien, pat ron, c'est à laisser !
— Mais dis donc, Mammout h, pour qui t e prends-t u ?
— Pour un êt re humain, pat ron.
L'employeur énervé fit appel à des agent s de police qui s'amenèrent et
voulurent s'emparer du « Mammout h ». Un groupe de jeunes, bien
décidés, mirent les agent s en garde :
— Vous pouvez arrêt er not re frère, mais vous coucherez à l'hôpit al
pendant ce mois-ci et ceux à venir !
Soudain dégonflés, les policiers firent savoir à l'employeur qu'ils
n'ét aient pas habilit és à int ervenir t ant que l'ordre régnerait . Puis ils
s'éloignèrent sur la point e des pieds. Le représent ant de la Corporat ion
allumait cigaret t e sur cigaret t e. Le « Mammout h », émergeant de la
fumée, demanda, l'air décidé :
— Pat ron, vous n'avez toujours pas énuméré vos nouvelles condit ions.
Nous exigeons qu'elles soient conformes aux art icles du code du
t ravail.
— Exiger, exiger ! Depuis quand avez-vous quelque chose à exiger ? Je
n'ai que fout re de vot re prét endu code du t ravail.
— Eh bien, pat ron, chargez vous-même les marchandises. Pendant des
années, le Club des t ravailleurs a lut t é pour obt enir un code du t ravail.
Nous l'avons eu, mais vous en avez envoyé le t ext e aux chiot t es. Mais
nous, nous en avons gardé copie et voulons qu'il soit int égralement
appliqué au moins une fois avant l'indépendance.
— Vous voulez tous aller en prison ?
— Si ça vous chant e, mais les bat eaux s'en iront à vide, pat ron.
— Vos propos vous coût eront cher, je représent e la Corporat ion
fruit ière.
— Au point où nous en sommes, nous pouvons dire aussi que nous
représentons la misère, pat ron. Si pas de code, pas de t ravail, le rest e
c'est kif-kif. Nous préférons crever de repos forcé que de t ravail de
force mal rémunéré et sans lendemain.
— On est tout de même pas des zèbres, dit un jeune t ravailleur.
— Quand vous aurez t erminé vos palabres, nous commencerons le
recrut ement , t as de sauvages !
Pour tout e réponse, le « Mammout h » entonna le chant de ralliement
des membres du Club des Travailleurs, bientôt ce fut la foule qui le
relaya. Il me semblait que désormais les choses n'allaient plus jamais
êt re comme avant . Je chant ais comme eux :
Un long silence s'ét ait inst allé dans le groupe. Mariam, la femme de
Mellé Houré et responsable du secrét ariat avait fini de ret ranscrire les
t ext es st énographiés de l'ent ret ien. Ce fut Malekê qui mit fin aux
médit at ions en demandant à ses amis de se prononcer une fois pour
tout es sur l'at t it ude à adopt er à l'égard du Part i Social de l'Espoir et de
son leader.
— Un fossé de mort s et de ruines nous séparent , il n'est pas quest ion
de lui rendre la t âche facile.
— Ce qui est fait est fait , dit Mellé Houré. Dans tous les cas nous
sommes mal pris. Comme la plupart des responsables des part is
locaux de ce pays se sont ralliés clandest inement à Baré Koulé, il n'est
pas quest ion de former un front commun d'opposit ion cont re l'homme
des autorit és publiques et des corporat ions. On racont e même que les
port efeuilles du fut ur gouvernement ont déjà t rouvé leurs t it ulaires.
— La démarche de Baré Koulé n'est qu'un alibi, il a tous les atout s en
main et il le savait en arrivant .
— Alibi ou pas alibi, nous avons des cent aines de chômeurs sur les bras.
— Il ne serait pas déconseillé de rencont rer Fof dès cet t e nuit ; nous lui
exposerions le problème des t ravailleurs licenciés. L'armée recrut e des
soldat s, c'est ce qu'il m'a dit …
— Que pourrait -il faire pour nous, ce jeune homme ? demanda Mellé
Houré, scept ique.
Malekê répliqua d'un ton t ranchant :
— Le jeune homme dont t u parles est déjà ingénieur des t ravaux publics
et sort d'une école milit aire.
— Je suis navré, ce n'ét ait pas pour t e vexer, ni pour le rabaisser,
s'excusa Mellé Houré, mais s'il refuse de nous aider ?
— J'en serais étonné. J'ai déjà discut é avec lui de l'engagement
évent uel d'un cont ingent de jeunes milit ant s du Club dans l'armée …
Ils décidèrent donc de se rendre chez le jeune officier. Suivant les
indicat ions du doct eur Malekê, j'avais pris la direct ion de la corniche de
Port e Océane pour longer la mer. Bientôt nous nous arrêt âmes devant
une concession discrèt ement abrit ée derrière une palissade couvert e
de plant es. Tout semblait calme autour de nous. Malekê sonna au
port ail. Nous at t endîmes pendant quelques minut es avant que les
fenêt res ne s'éclairent . Je m'at t endais à voir un officier bardé de
médailles, jouant au supérieur ; au lieu de cela je vis un jeune homme qui
ne paraissait pas son âge, il port ait un polo à manches court es sur un
pant alon kaki. Je ne cessais de le regarder comme si on pouvait lire son
grade d'officier sur la figure. Il devait êt re lieut enant , à ce que je crus
comprendre.
Fof nous reçut avec simplicit é. Dès not re arrivée Mellé Houré et Benn
Na exposèrent les raisons de not re visit e. Ils avaient parlé des
inquiét udes du Club des Travailleurs au sujet du licenciement de
plusieurs des membres de l'organisat ion. Fof écout ait et semblait
at t endre plus de précisions sur le but de la visit e. — Il serait nécessaire
que vous m'expliquiez plus clairement vos int ent ions. Je n'ai encore
aucune responsabilit é, mais nous pourrions tout de même chercher
une solut ion. Ce fut Malekê qui se décida à parler :
— Il me semble, dit -il, que l'ancien champ de t ir et les bât isses du
cantonnement désaffect é de l'armée sont encore habit ables.
— Habit ables, c'est t rop dire, mais l'endroit est libre en at t endant .…
— S'il en est ainsi nous souhait erions l'occuper sans pour aut ant
demander l'avis des autorit és, nous avons plusieurs cent aines de
personnes déplacées à not re charge que cet t e place sauverait de la
dét resse.
Fof avait froncé les sourcils, comme surpris par la mét hode et
l'at t it ude de ses int erlocut eurs.
— Vous me demandez une autorisat ion que je ne puis vous donner.
— Et si nous ét ions jet és dans la rue? demanda Benn Na.
Fof avait souri, puis répliqué :
— Je voudrais bien voir les fous qui jet t eraient des cent aines de
déracinés qui n'ont plus rien à perdre dans la rue. Profit ez de la
conjonct ure. Ni le gouverneur du t erritoire, ni le commandant milit aire
ne se hasarderont à prendre des décisions import ant es à la veille de
l'indépendance. Les haut s fonct ionnaires ne t iennent pas à
compromet t re l'apparent e et calme image qu'ils veulent donner du
pays lors de la passat ion des pouvoirs. Un peu de cran, suggéra Fof.
J'ét ais sidéré par la désinvolt ure de l'officier, mais je l'avais pris en
confiance. A peine avions-nous quit t é Fof que déjà Mellé Houré et ses
camarades s'ent endaient sur la décision d'occuper immédiat ement la
caserne désaffect ée dans la banlieue de Port e Océane. Dès le début
de l'après-midi, les premiers chômeurs du Club s'inst allèrent dans leur
nouvelle demeure. Par groupe, par famille, des gens affluèrent jusqu'à
une heure t rès t ardive de la nuit . Tous les t ravailleurs licenciés
émet t aient les mêmes propos devant les responsables du camp du
Club des Travailleurs :
— Nous avons ét é chassés, les prot égés de Baré Koulé nous ont
remplacés dans les ent reprises privées et publiques, dans les
campement s des ent reprises.
— Le problème est de les nourrir, disait à tout moment Benn Na qui ne
s'ét ait pas at t endu à un t el afflux de naufragés.
Chacun t rompait le t emps à sa manière pendant la première nuit que
nous passâmes au camp. Un voisin compt ait les étoiles par grappes.
Mais les étoiles ét aient denses dans le ciel, il commençait et
recommençait sa compt abilit é. Quelqu'un lui avait dit :
— Mais t u es fou de compt er les étoiles, des milliards d'étoiles, t a vie
n'y suffirait pas !
— Je sais, je sais, ma vie n'y suffirait pas, mais j'oublie ainsi le t emps qui
passe. Si seulement nous avions un seul de ces diamant s du Créat eur,
oh, mon Dieu, que not re vie changerait .
— En at t endant l'impossible miracle, il nous faudra survivre dans not re
nouveau refuge, dit un aut re…
Il ét ait déjà t rès t ard ; peu à peu les voix s'ét aient t ues pendant que les
cigales crissaient dans la nuit . Et moi, pendant ce t emps, je pensais à
la campagne électorale que les dirigeant s du Club des Travailleurs
allaient ent reprendre …………