Le Cinéma Neuronal
Le Cinéma Neuronal
Le Cinéma Neuronal
2022 05:00
Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
ISSN
1181-6945 (imprimé)
1705-6500 (numérique)
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Olivier Asselin
Université de Montréal (Canada)
RÉSUMÉ
L’immersion a toujours été un programme central, tant dans
la recherche et le développement des images techniques que
dans la consommation. Comme l’indiquent certains dévelop-
pements technologiques et biotechnologiques récents (les
masques, les lunettes et les interfaces faciales, les verres de
contact et les interfaces cornéennes, les implants oculaires et les
interfaces cristallines ou rétiniennes, les implants cérébraux et
les interfaces neuronales), l’horizon de ce programme pourrait
bien être la disparition de l’écran et l’incorporation de l’inter-
face – ce que nous pourrions appeler une sorte de cinéma neu-
ronal. Il pourrait nous obliger à mettre en question les notions
mêmes de média, de médiation et d’image. Mais il convient en
retour d’interroger l’utopie biotechnologique qui le sous-tend.
Le programme immersif
Définie rapidement, l’immersion est une expérience qui donne
la sensation d’entrer physiquement dans un espace autre, différent
de celui où nous nous trouvons (Grau 2003 ; Griffiths 2008). Mais le
terme, très général, couvre en fait une variété d’expériences. Dans
son étude sur les rapports entre la littérature et la réalité virtuelle,
Marie-Laure Ryan (2001) distingue déjà trois types d’immersion
– spatiale, temporelle et affective. Gordon Calleja (2011), qui s’in-
téresse aux jeux vidéo, identifie quant à lui six dimensions de ce
qu’il préfère appeler « l’engagement », lequel peut être spatial, nar-
ratif, affectif, kinesthésique, ludique et partagé. La condition première
de l’immersion est évidemment spatiale, mais peu d’auteurs s’y
sont spécifiquement intéressés. Dans le cadre de son étude sur la
fiction, Jean-Marie Schaeffer (1999) procédait déjà à une typologie
des « dispositifs fictionnels » selon les « postures d’immersion » qu’ils
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assignent au récepteur, ce qui lui permettait de distinguer l’immer-
sion théâtrale du point de vue du spectateur de celle expérimentée
par l’acteur, de même que l’immersion des enfants dans leurs jeux
de rôles, en fonction de la position qu’ils assignent au récepteur
par rapport à l’univers fictionnel – de simple observateur extérieur
à l’acteur intérieur à la scène. C’est toutefois Paul Milgram (1994),
dans son étude du « reality-virtuality continuum », qui propose le
modèle le plus prometteur pour penser l’immersion spatiale : il
y fait une typologie des écrans (displays) selon plusieurs critères,
dont le degré d’immersion, c’est-à-dire la position de l’observateur
par rapport à l’image. Ce critère oppose ainsi les écrans exocentriques,
qui maintiennent l’observateur à l’extérieur du monde représenté,
et les écrans égocentriques, qui placent l’observateur au cœur du
monde représenté. Cette distinction simple permet de désigner et
de mieux penser l’horizon du programme immersif : celui-ci devrait
viser non pas tant l’illusion de la profondeur ou du relief que l’ins-
cription de l’usager, au-delà de la surface et du cadre, en plein centre
du monde virtuel – ce qu’il faudrait ainsi nommer une immersion
spatiale égocentrique.
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ont constitué des moments de renouveau du dispositif rapproché.
Et aujourd’hui, le développement rapide des plateformes mobiles,
c’est-à-dire des écrans portés, à la main – console portative, tablette,
téléphone –, confirme la viabilité du modèle.
Mais, dans leurs versions courantes, les deux dispositifs consti-
tuent des réponses également imparfaites au programme immer-
sif : qu’elle soit monumentale ou miniature, qu’elle fasse oublier la
surface (par la stéréoscopie) ou non, l’image est encore limitée par
un cadre – par le cadre de l’écran de cinéma, aussi grand soit-il ; par
celui de la télévision, de l’ordinateur, de la tablette ou du téléphone,
aussi proche soit-il. L’idéal de l’immersion spatiale égocentrique est
loin d’être atteint, parce que sa condition principale n’est pas rem-
plie : l’identification des limites de l’image et des limites du champ
visuel. Le champ visuel excède toujours l’écran.
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Figure 1. Le casque HTC Vive.
Photographie : Maurizio Pesce (Creative Commons 2.0).
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Figure 2. Les verres de contact électroniques de Babak A. Parviz.
Photographie : Université de Washington.
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Figure 3. L’implant rétinien Argus II
(Second Sight, 2011).
Photographie : Université de Californie à San Francisco.
qui, placée sous la vraie rétine, capte et amplifie la lumière qui entre
dans l’œil. Au même moment, John L. Wyatt travaille au M.I.T. sur un
implant sous-rétinien qui stimule aussi le nerf optique, mais à partir
des données lumineuses captées par une caméra externe. D’autres
équipes mettent au point des dispositifs apparentés, comme celles
de Daniel Palanker à l’Université Stanford, de Claude Veraart à l’Uni-
versité catholique de Louvain ou de la compagnie Bionic Vision
Australia.
Si les implants sous-rétiniens sont toujours en développement,
les implants cristallins et épirétiniens sont sur le point d’être com-
mercialisés. Pour l’instant, ces recherches ont des objectifs médi-
caux : redonner la vue, la corriger, l’améliorer. Mais les technologies
dont elles accouchent ouvrent également la voie à la création d’une
réalité augmentée ou virtuelle.
Le fantasme
Mais cette utopie biotechnologique du cinéma neuronal suscite
aussi des réflexions politiques. On le sait, les producteurs de tech-
nologie, comme les consommateurs, sont nourris par des désirs,
des rêves et des fantasmes. Le fantasme qui se formule ici, dans le
cinéma neuronal, est sans doute un rêve d’omnipotence. Il vise la
reproduction parfaite du monde, la simulation intégrale de l’expé-
rience, comme s’il s’agissait de se débarrasser du corps et du monde
tout entier. Et, au-delà de cela, il vise aussi le contrôle total du corps
et de l’âme.
Le champ émergent des neuroprothèses et des « interfaces neu-
ronales directes » (DNI) semble bien confirmer l’existence de ce
programme « fort », étendu au-delà du cinéma neuronal. Il concerne
non seulement les implants entrants (qui vont du monde au cer-
veau), mais aussi les implants sortants (qui vont du cerveau au
monde), non seulement les prothèses sensorielles, mais aussi les
prothèses motrices et même cognitives. Aujourd’hui, il est possible de
redonner la vue aux aveugles, d’activer à distance un bras robotique
ou un ordinateur par la simple volonté, d’augmenter la mémoire
et d’autres capacités intellectuelles par la microstimulation neuro-
nale. Et il serait possible, en retour, de contrôler à distance les gestes
et les pensées 8. L’humain réparé et augmenté est aussi un humain
NOTES
1. À ce sujet, voir notamment le « three-circuits model » de Stephen Kline, Nick Dyer-
Witheford et Greig De Peuter, dans Digital Play: The Interaction of Technology, Culture,
and Marketing, Montréal/Kingston : McGill/Queen’s University Press, 2003.
2. L’immersion est entendue ici non pas comme une fin a priori de l’histoire, comme
un telos historique ou transhistorique, mais comme une fin empirique des pratiques
de production et de consommation des images techniques, ainsi que peuvent
l’être un programme de recherche et de développement ou un horizon d’attente. Ce
n’est pas la seule fin de ces pratiques – la communication, l’interactivité, la jouabi-
lité, la portabilité, par exemple, sont des fins concurrentes, parfois privilégiées –,
mais l’immersion reste centrale.
3. L’expression est, évidemment, imparfaite, puisqu’elle succombe à l’attraction
du nom commun cinéma. Néanmoins, elle a le mérite d’être imagée – en plus de
rendre hommage au « mythe du cinéma total » d’André Bazin. Il est sans doute
pertinent de rappeler ici que, pour Bazin, l’« obsession » du « réalisme intégral » tra-
vaille non seulement le cinéma, mais aussi toutes les technologies de restitution
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Calleja, Gordon. 2011. In-Game: From Immersion to Incorporation. Cambridge : M.I.T. Press.
Clarac, François, et Jean-Pierre Ternaux. 2008. L’encyclopédie historique des neurosciences.
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Grau, Olivier. 2003. Virtual Art: From Illusion to Immersion. Cambridge : M.I.T. Press.
Griffiths, Alison. 2008. Shivers down your Spine: Cinema, Museums, and the Immersive View.
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Le Roy, Jean-Baptiste. 1755. « Mémoire où l’on rend compte de quelques tentatives faites
pour guérir plusieurs maladies par l’électricité ». Dans Histoire de l’Académie royale
des sciences avec les mémoires de mathématiques et de physique pour la même année, sec-
tion sur les Mémoires, 60-98. Paris : Imprimerie Royale.
ABSTRACT
For a Neuronal Cinema:
Eyeglasses, Contact Lenses, Implants
Olivier Asselin
Immersion has always been a central program, in both the
research and development of technical images and their con-
sumption. As seen in various recent technological and biotech-
nological developments (masks, eyeglasses and facial interfaces,
contact lenses and cornea interfaces, ocular implants and crys-
talline or retinal interfaces, cerebral implants and neuronal
interfaces), the horizon of this program could well be the dis-
appearance of the screen and incorporation of the interface, or
what we might call a kind of neuronal cinema. It may oblige us
to call into question the very concepts media, mediation and
image. At the same time, we should interrogate the biotechno-
logical utopia underlying it.