4-Normes Et Variations
4-Normes Et Variations
4-Normes Et Variations
II
LA QUESTION DE LA « NORME » ET DE LA VARIATION DANS LES USAGES DE
LA LANGUE AU SEIN DE LA COMMUNAUTE LINGUISTIQUE
(cf. Boyer 1996)
La notion de “ communauté linguistique ” a été proposée, comme on l'a dit (chap. 1-II), par
W. Labov pour désigner l'ensemble des locuteurs d'une langue partageant des évaluations
(plus ou moins implicites) quant aux usages de cette langue. Pour lui “ il serait faux de
concevoir la communauté linguistique comme un ensemble de locuteurs employant les mêmes
formes. On la décrit mieux comme étant un groupe qui partage les mêmes normes quant à la
langue ” (Labov, 1976, p. 228). En fait, et il s'agit là d'un “ principe fondamental ”, “ les
attitudes sociales envers la langue sont d'une extrême uniformité au sein d'une communauté
linguistique ” (Ibid, p. 338)
Cette position rejoint celle de P. Bourdieu qui parle, lui, de marché(s) linguistique(s)
(au sein d'un société donnée), comme d'un espace de pratiques linguistiques soumises à
évaluations en même temps qu'un espace de rapports de force symboliques, précisément liés à
la possession ou la carence, chez tel ou tel groupe de locuteurs, de la maîtrise des normes
d'usages, légitimées par ceux qui, de par leur origine et/ou leur position sociale, imposent une
domination sur le marché en question et en tirent profit (dont le principal peut être considéré
comme le maintien et si possible l'amélioration d’une position sociale et du pouvoir qui lui est
attaché).
Dans les deux approches, parfaitement complémentaires, il s'agit bien, sur la base d'un constat
de variation, de diversification des pratiques et des formes linguistiques, de mesurer toute
l'importance des attitudes, des valeurs, des images qui sont affectées (implicitement et
explicitement) à ces pratiques et à ces formes, d'en décrire les fonctionnements et de mesurer
leur impact pour la dynamique des situations linguistiques.
NORME/NORMES
Les termes qui font référence à la langue, (le métalangage, tout particulièrement celui des
usagers) renvoient, la plupart du temps, à différents points de vue sur la langue qui se
confondent ou se superposent. « La norme », « la règle », « l'usage » prôné par les uns, « les
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usages » invoqués par les autres, font partie de ces termes. « La norme », « la règle » ont en
commun deux directions sémantiques divergentes: d'une part, l'idée de précepte et
d'imposition ; d'autre part, l'idée de fréquence, d'habitude majoritaire.
Parler de la norme, en langue, sans précision, c'est généralement se référer à la première de
ces acceptions: un ensemble d'interdits, de prescriptions sur des façons de dire, quelquefois
accompagnés de justifications de divers ordres; c'est se référer à des formules comme « ne
dites pas... dites (plutôt) », ou encore « on ne dit pas... on dit » cette dernière formule étant
particulièrement ambiguë car « on » n'est jamais identifié ce qui est présenté comme un
constat est en fait un impératif ce qui est frappé d'interdit est ce qui est pourtant effectivement
utilisé (on entend bien se rappeler d'un détail à la place de se rappeler un détail).
Tenir compte de cet ensemble de prescriptions, c'est parler « correctement », sans faire de «
faute » ; c'est aussi montrer que l'on connaît la norme.
La deuxième acception de « norme » est rarement utilisée dans le langage courant: elle réfère
à une économie de la langue, à son mode de fonctionnement habituel et aussi d'adaptation,
lequel garantit la satisfaction des besoins langagiers, sans autres intervention que celle,
spontanée et inconsciente, des locuteurs (voir E. Coseriu, 1967). Ce mécanisme de régulation
se retrouve dans tout système linguistique: que les locuteurs aient ou non un savoir
métalinguistique : la création du verbe solutionner, plus régulier dans ses formes que
résoudre, ou le fait que tous les néologismes verbaux soient terminés en -er à l'infinitif en
sont des exemples; que ce système soit normalisé institutionnellement ou non, qu'on le
nomme langue, patois, dialecte, créole, etc.
Cette économie généralisée n'est cependant pas unanimement reconnue: on entend
fréquemment « ce n'est pas une langue, c'est un patois/c'est un dialecte », la péjoration
contenue dans « patois» ou « dialecte » étant bien de l'ordre du préjugé. De même
l'affirmation selon laquelle le créole ne serait pas une langue parce qu'il n'aurait pas de
grammaire «< grammaire » entendu ici comme ensemble de règles imposées, explicites, et de
préférence écrites) est aussi infondée.
Régulation et adaptation supposent une dynamique: la langue est un système qui évolue
constamment, où rien n'est jamais définitivement fixé. L'opposition saussurienne
diachronie/synchronie concerne l'étude de la langue (dans son évolution au cours du temps ou
bien à un moment donné de son histoire), mais « à chaque période correspond une évolution
plus ou moins considérable [...] le fleuve de la langue coule sans interruption; que son cours
soit paisible ou torrentueux, c'est une considération secondaire... » (F. de Saussure, 1972, p.
193). D'autre part, l'existence de règles imposées présuppose l'existence de divers usages de la
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langue: que pourrait nous dire la norme (au sens de prescription - proscription) si nous
parlions tous et à tout moment exactement de la même façon?
La variation semble bien être le trait constitutif majeur des langues historiques : la diversité
est en effet inscrite dans leur usage social. Cette variation, loin d'être une dérive, un
phénomène asystématique, est pour le sociolinguiste l'objet d'une approche susceptible d'en
décrire la systématicité.
D'une manière générale, on s'accorde à repérer (au moins) cinq types de variations
linguistiques au sein d'une même communauté.
1. L'origine géographique
L'origine géographique (le plus souvent en relation avec l'appartenance soit au milieu urbain
soit au milieu rural) est un élément de différenciation sociolinguistique important et sûrement
parmi les mieux repérés, souvent matière à cliché. Ainsi, pour ce qui concerne l'aire
francophone française, certains mots, certaines prononciations, certaines expressions...
permettent d'associer tel locuteur à telle ou telle zone géographique (à tel ou tel mode
d'habitat).
- Variation lexicale
Dans Le français dans tous les sens, Henriette Walter nous livre par exemple la carte de
France du désignant familier d'un acte culinaire élémentaire : “ remuer ” / “ tourner ” /
“ touiller ” / “ fatiguer ”… la salade (Walter, 1998, p. 167). Et dans la France dite
“ méridionale ”, le matin on prend son “ déjeuner ”, à midi on “ dîne ” et le soir on “ soupe ”
alors qu'“ au Nord de la Loire ”, selon l'expression consacrée, les mêmes séquences
alimentaires sont désignées par : “ petit déjeuner ”, “ déjeuner ”, “ dîner ”.
Ainsi, Gérald Antoine, dans sa préface à l'ouvrage de L. Depecker : Les mots des régions de
France, s'amuse-t-il à interpeller le lecteur en utilisant “ une suite de spécimens que
recommandent leur pittoresque, leur sonorité, ou les deux à la fois ”:
Quel bonheur donc vous est promis, ami lecteur, si vous pouvez singer comme moi la lagremuse
et vous laisser amiauler au chant de cette vaste mouvée de vocables. Fan de chicourle ou fan de
fibourle, n'essayer point de klouker tout à la galope, jusqu'à vous entrucher le garguillot.
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Mastéguez plutôt posément, d'un jour sur le suivant, un mâchon de verbes, un petit goustaron de
noms, arrosés d'une surrincette d'adjectifs. Pour sûr, vous perdrez granmint de miettes en
chemin ; mais tant pis pour les rebratilles et les rafatailles.
G. Antoine, Préface à L. Depecker, Les mots des régions de France, Paris, Belin, 1993, p. 6
C'est dire si, au sein même du français hexagonal, la diversification lexicale est la règle,
beaucoup plus sensible évidemment à l'oral qu'à l'écrit, à la campagne qu’à la ville : bon
nombre des particularismes lexicaux répertoriés appartiennent spécifiquement à la langue
parlée et n'ont souvent d'existence scripturale que dans les recueils et les productions dit
“ populaires ”.
- Variation grammaticale
La morphosyntaxe présente également des différenciations selon l'espace, même si le
phénomène est moins bien observable et observé que pour le lexique. Et G. Tuaillon, éminent
dialectologue, soutient que “ le régionalisme grammatical est vivace, parce qu'il n'est pas
gratuit, il dit quelque chose que le français ordinaire ne dit pas ”. Ainsi, en Lyonnais ou en
Mâconnais on s'obstine à dire “ Le beaujolais j'y aime ! ” et non “ Le beaujolais, je l'aime ! ” ;
en utilisant “ la représentation pour un pronom neutre d'un nom masculin ou féminin qui
rappelle non seulement le concept pur et simple du substantif représenté, mais toute une aura
sémantique ”. “ Le beaujolais, un vin qui a ce goût, ce fruité, cette fraîcheur, etc, etc, ah oui !
j'aime ça ! ” (G. Tuaillon, “ Régionalismes grammaticaux ”, Recherches sur le français parlé,
n°5, 1983, Université de Provence, p. 231-232). Le même auteur a par ailleurs tout à fait
raison de considérer avec réserve l'usage du terme “ régionalisme ” et nous pouvons émettre
également plus qu'une réserve à l'égard du terme “ régiolecte ” (pour un ensemble de traits
considérés comme des régionalismes), pourtant utilisé parfois en sociolinguistique (Ibid.,
p. 228-229) car qu'est-ce que la “ région ” présupposée : un territoire administratif, une
ancienne province, un “ pays ”.... ?
- Variation phonologique/phonétique
La phonologie et la phonétique de la langue sont également soumises à la variation selon le
lieu, c'est même souvent la variation qui permet de “ localiser ” un interlocuteur. H. Walter l'a
bien montré, en prenant l'exemple de l'opposition traditionnelle en France, concernant la
prononciation, entre ceux de nos compatriotes qui parlent pointu et ceux qui ont l'accent du
midi :
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Si, dans une boutique de Nice, on entend quelqu'un demander du lait ou du poulet en
prononçant un /e/ ouvert, on dira qu'il “ parle pointu ” parce que les gens de la région sont
surpris d'entendre un /e/ ouvert là où ils prononceraient un /e/ fermé, comme dans les mots thé
ou épée. Si la même scène se produit dans une boutique parisienne et qu'on entende quelqu'un
demander du lait ou du poulet avec un e fermé, on dira de celui qui vient de parler qu'il a
“ l'accent du Midi ”. Dans les deux cas, le bon sens populaire aura su relever des différences
dans le comportement linguistique des locuteurs et on voit qu'il n'est pas nécessaire d'être un
spécialiste de la linguistique pour se rendre compte qu'il existe des différences entre les
productions phoniques des usagers d'une même langue.
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t'ai parlé d'elle ”. Si bien que le morphème “ que ” devient omniprésent, en français populaire,
dans les phrases avec relative. On aura un même décumul avec “ où ”. Exemple : “ C'est une
ville où il fait bon vivre ” deviendra : “ C'est une ville qu'il fait bon y vivre ”.
3. L'âge
L'âge, c'est-à-dire l'appartenance à une certaine génération d'usagers de la langue est
également un facteur de diversification. En fait, on pourrait dire qu'au sein d'une communauté
linguistique, à un moment donné de son histoire, coexistent plusieurs synchronies, dont les
diverses générations sont porteuses. C'est pourquoi, si l'opposition synchronie / diachronie est
recevable d'un point de vue de la méthodologie de l'analyse linguistique (Cf. chapitre 1), elle
n'est qu'une vue de l'esprit dans la réalité du fonctionnement de la langue. Ainsi, actuellement,
ce qu'on appelle “ français des jeunes ” ou encore “ parler jeune ” et de plus en plus “ langue
des cités ” (appellation par laquelle on veut désigner sûrement une version plus marquée
socialement de la langue des jeunes générations) est un bon exemple de variation
générationnelle, à la pointe du français “ avancé ”. Cette variation a suscité beaucoup d'intérêt
et même une sorte de fascination durant les quinze dernières années comme en témoignent les
ouvrages, articles et dossiers qui lui ont été consacrés, en particulier par les médias. (Voir par
exemple Langue française n°114, 1997).
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seuls affranchis, elles sont reverlanisées (exemple : “ beur ”, verlan d'“ arabe ”, devenu
“ reubeu ” ; “ meuf ” devenu “ feumeu ”, etc.)
On observe par ailleurs une prédilection pour certaines suffixations (d'origine argotique
souvent) : en “ -av(e) ” (“ chourave ” : voler), en “ -os ” (“ musicos ” pour musiciens, ou
mieux “ zicos ”) et des créations métaphoriques qui pour certaines, ne manquent de piquant :
“ airbags ” pour “ seins ”, ou “ cagoule ” pour “ préservatif ”... L'emprunt est abondant dans
ce français à forte vocation identitaire mais très métissé : emprunt à l'anglo-américain bien
entendu, mais aussi à d'autres langues en usage plus ou moins important dans les “ cités ” :
créole, occitan, gitan, langues africaines..., sans oublier le vieil argot français.
Une observation attentive montre d'ailleurs que ce “ français des jeunes ” est de plus en plus
perméable aux formes en usage abondant dans les banlieues. M. Sourdot, confrontant deux
enquêtes réalisées en milieu étudiant, l'une dans les années 80, l'autre dans les années 90
parvient à la conclusion que “ tout se passe comme si la langue de ces jeunes [les étudiants
parisiens] prenait en compte une certaine part d'angoisse quotidienne, comme si [les]
néologismes à forte connotation argotique étaient le reflet de leurs difficultés sociales et d'une
certaine violence ” (M. Sourdot, “ La dynamique du français des jeunes : Sept ans de
mouvement à travers deux enquêtes (1987-1994) ”, Langue française, n°114, 1997, p. 80)
H. Walter souligne une sorte de nouveauté dans l'histoire de la langue :
de tout temps, les jeunes ont eu une façon de parler un peu différente de celle de leurs aînés,
mais, en prenant de l'âge, ils se conformaient plus tard à l'usage établi. Ce qui est nouveau
aujourd'hui, c'est que l'adaptation se fait en sens inverse, et que la génération la plus âgée, avec
plus ou moins de réticences, adopte une partie du vocabulaire des jeunes.
H. Walter, Le Français dans tous les sens, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 293
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5. Le sexe
Enfin, au sein de la communauté, le sexe est une variable qui a focalisé l'attention d'un certain
nombre de sociolinguistiques, à commencer par W. Labov lui-même, comme l'a montré P.
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Singy dans un ouvrage collectif : Les femmes et la langue (sous la direction de P. Singy,
Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998)
- Les positions de Labov
Lors de sa célèbre enquête à New York (cf. chapitre I.-2) Labov a observé que les femmes,
“ plus sensibles [que les hommes] aux modèles de prestige ”, “ utilisent moins de formes
linguistiques stigmatisées ” (considérées comme fautives), en discours surveillé (Singy, 1998,
Présentation, p. 12, c'est nous qui soulignons). Et pourtant, les femmes sont parfois en avance
d'une génération quant au changement linguistique ! Ainsi, citant un certain nombre
d'enquêtes, Labov (1992) énumère des changements linguistiques en cours dont l'initiative
reviendrait aux femmes :
L'affaiblissement des affriquées en Argentine [...], la fusion des voyelles hautes devant /I/ au
Texas[...], l'avancement du noyau de /aw/ au Canada [...], les changements en chaîne des sept
voyelles brèves dans les grandes villes du Nord des États-Unis [...], la postériorisation des
voyelles longues en Californie et dans l'ouest des États-Unis, le recul du /e/ bref à Norwich [...],
ainsi que les nombreux changements vocaliques à New-York et à Philadelphie dont j'ai traité
moi-même.
Labov, 1992, p. 22
En fait, Labov constate une sorte de paradoxe quant au comportement linguistique des
femmes qui “ emploient les formes les plus neuves dans leur discours familier, mais se
corrigent pour passer à l'autre extrême dès qu'elles passent au discours surveillé ” (Labov,
1976, p. 403).
Et compte tenu du rôle des femmes auprès des enfants, il n'est pas étonnant qu'elles exercent
une domination sur les changements linguistiques, phonétiques en particulier :
Sans exception autant que je sache, les femmes constituent la première source d'acquisition de la
langue au cours des deux premières années d'un enfant, partout dans le monde. Les cas exceptionnels
où les hommes assument ce rôle ne sont jusqu'à présent dominants dans aucune société. Tout
changement linguistique induit par les femmes sera donc accéléré, puisque l'enfant, quel que soit son
sexe, recueillera de sa mère des formes relativement avancées.
(Ibid., p. 22)
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INTRODUCTION A LA SOCIOLINGUISTIQUE Carmen ALEN GARABATO
Il est [...] possible d'interpréter le conformisme linguistique des femmes comme étant le reflet de
leur plus grande responsabilité dans l'ascension sociale de leurs enfants - ou du moins dans la
préparation des ressources symboliques nécessaires à cette ascension.
Labov, 1998, p. 32
Bref, si le paradoxe est loin d'être totalement réduit, il reste que le maître n'a pas manqué
d'insister sur un particularisme féminin de nature sociolinguistique, ouvrant ainsi la voie à
d'autres enquêtes, à d'autres interprétations.
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On se souvient (Cf. chapitre 1-II) que pour Labov, “ La communauté linguistique se définit
moins par un accord explicite quant à l'emploi des éléments du langage, que par une
participation conjointe à un ensemble de normes ” (Labov, 1976, p. 187). Et il considère
comme “ principe fondamental ” le fait que “ les attitudes sociales envers la langue sont d'une
extrême uniformité au sein d'une communauté linguistique ” (Ibid, p. 338) (ce qui signifie que
la communauté linguistique peut très bien ne pas coïncider avec l'ensemble des usagers ayant
une même langue en partage : c'est le cas, par exemple, pour la Francophonie).
Il est donc important pour le sociolinguistique de mettre en évidence ce que Labov appelle les
réactions subjectives régulières (et inconscientes le plus souvent) aux usages de la langue,
c'est-à-dire les noms en vigueur au sein de la communauté à un moment donné, les valeurs
attribuées à telle ou telle variation, les images (plus ou moins stéréotypées) qu’alimente tel ou
tel usage. Bref, tout un imaginaire collectif qui investit l'activité linguistique, composé de
représentations partagées par l'ensemble des membres de la communauté, ou par un (ou
plusieurs) groupe(s) d'usagers. C'est cette interaction régulatrice entre pratiques,
comportements et représentations à teneur normative qui fonde non seulement le marché
linguistique dominant mais aussi les autres marchés linguistiques périphériques où l'on peut
observer, comme sur tous les marchés, des coûts et des gains, des handicaps et des plus
values.
nul ne peut ignorer complètement la loi linguistique ou culturelle et toutes les fois qu'ils entrent
dans un échange avec des détenteurs de la compétence légitime et surtout lorsqu'ils se trouvent
placés en situation officielle, les dominés sont condamnés à une reconnaissance pratique,
corporelle, des lois de formation des prix les plus défavorables à leurs productions linguistiques
qui les condamne à un effort plus ou moins désespéré vers la correction ou au silence. Il reste
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qu'on peut classer les marchés auxquels ils sont affrontés selon leur degré d'autonomie, depuis
les plus complètement soumis aux normes dominantes (comme ceux qui s'instaurent dans les
relations avec la justice, la médecine, ou l'école) jusqu'aux plus complètement affranchis de ces
lois (comme ceux qui se constituent dans les prisons ou les bandes de jeunes). L'affirmation
d'une contre-légitimité linguistique et, du même coup, la production de discours fondée sur
l'ignorance plus ou moins délibéré des conventions et des convenances caractéristiques des
marchés dominants ne sont plus possibles que dans les limites des marchés francs, régis par des
lois de formation de prix qui leur sont propres, c'est-à-dire dans des espaces propres aux classes
dominées, repaires ou refuges, des exclus dont les dominant sont de faits exclus, au moins
symboliquement, et pour les détenteurs attitrés de la compétence sociale et linguistique qui est
reconnue sur ces marchés. L'argot du “ milieu ” en tant que transgression réelle des principes
fondamentaux de la légitimité culturelle, constitue une affirmation conséquente d'une identité
sociale et culturelle non seulement différente mais opposée, et la vision du monde qui s'y
exprime représente la limite vers laquelle tendent les membres (masculins) des classes dominées
dans les échanges linguistiques internes à la classe et, plus spécialement, dans les plus contrôlés
et soutenus de ces échanges, comme ceux du café, qui sont complètement dominés par les
valeurs de force et virilité, un des seuls principes de résistance efficace, avec la politique, contre
les manières dominantes de parler et d'agir.
Selon P. Bourdieu, ce sont les hommes (et chez les hommes, les plus jeunes et les moins
intégrés) qui refusent avec le plus de force d'adopter les façons de parler légitimes et, à
l'opposé, comme du reste l'avait souligné Labov (Cf. ce même chapitre, I), ce sont les femmes
(et chez les femmes, les plus jeunes et les plus scolarisées) qui s'affirment comme les plus
aptes à participer au marché dominant.
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F. Gadet (1989), quant à elle, a décrit le même phénomène qui touche “ spécialement [...] les
formes de prestige ” en donnant des exemples empruntés, en particulier, au domaine
grammatical.
Suit la phrase : “ Voilà la façon dont nous pensons que la culture doive évoluer ”. Il y a là un
fait patent d'hypercorrection, “ une réalisation fautive due à l'application excessive d'une règle
imparfaitement maîtrisée ” : l'emploi ici du subjonctif (forme grammaticale de prestige s'il en
est) alors que c'est tout simplement l'indicatif qui est requis...
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pas ” (pour “ je ne peux pas ”), l'interrogation sans inversion du sujet, le défaut d'accord du
participe, “ j'arrête ” (pour “ je m'arrête ”), “ pallier à ” (pour “ pallier ” seul)…
Il s'agit bien dans ce cas, non pas de la manifestation “ d'une insécurité définie comme
jugement négatif sur son propre parler, mais surtout sur celui des autres, ce qui est plutôt une
caractéristique du purisme ”. C'est toute une conception de la langue identifiée à une seule
norme acceptable qui se manifeste dans ces propos épilinguistiques (=à propos de la langue)
vindicatifs (car réclamant une riposte de l'Autorité compétente) “ et cette conception porte en
elle-même une idée d'insécurité : représentée stable, invariante, finie, [la langue] est par
définition inaccessible dans sa complétude ” (Eloy, 1993, p. 104-105).
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