4-Normes Et Variations

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INTRODUCTION A LA SOCIOLINGUISTIQUE Carmen ALEN GARABATO

II
LA QUESTION DE LA « NORME » ET DE LA VARIATION DANS LES USAGES DE
LA LANGUE AU SEIN DE LA COMMUNAUTE LINGUISTIQUE
(cf. Boyer 1996)

La notion de “ communauté linguistique ” a été proposée, comme on l'a dit (chap. 1-II), par
W. Labov pour désigner l'ensemble des locuteurs d'une langue partageant des évaluations
(plus ou moins implicites) quant aux usages de cette langue. Pour lui “ il serait faux de
concevoir la communauté linguistique comme un ensemble de locuteurs employant les mêmes
formes. On la décrit mieux comme étant un groupe qui partage les mêmes normes quant à la
langue ” (Labov, 1976, p. 228). En fait, et il s'agit là d'un “ principe fondamental ”, “ les
attitudes sociales envers la langue sont d'une extrême uniformité au sein d'une communauté
linguistique ” (Ibid, p. 338)
Cette position rejoint celle de P. Bourdieu qui parle, lui, de marché(s) linguistique(s)
(au sein d'un société donnée), comme d'un espace de pratiques linguistiques soumises à
évaluations en même temps qu'un espace de rapports de force symboliques, précisément liés à
la possession ou la carence, chez tel ou tel groupe de locuteurs, de la maîtrise des normes
d'usages, légitimées par ceux qui, de par leur origine et/ou leur position sociale, imposent une
domination sur le marché en question et en tirent profit (dont le principal peut être considéré
comme le maintien et si possible l'amélioration d’une position sociale et du pouvoir qui lui est
attaché).
Dans les deux approches, parfaitement complémentaires, il s'agit bien, sur la base d'un constat
de variation, de diversification des pratiques et des formes linguistiques, de mesurer toute
l'importance des attitudes, des valeurs, des images qui sont affectées (implicitement et
explicitement) à ces pratiques et à ces formes, d'en décrire les fonctionnements et de mesurer
leur impact pour la dynamique des situations linguistiques.

NORME/NORMES
Les termes qui font référence à la langue, (le métalangage, tout particulièrement celui des
usagers) renvoient, la plupart du temps, à différents points de vue sur la langue qui se
confondent ou se superposent. « La norme », « la règle », « l'usage » prôné par les uns, « les

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usages » invoqués par les autres, font partie de ces termes. « La norme », « la règle » ont en
commun deux directions sémantiques divergentes: d'une part, l'idée de précepte et
d'imposition ; d'autre part, l'idée de fréquence, d'habitude majoritaire.
Parler de la norme, en langue, sans précision, c'est généralement se référer à la première de
ces acceptions: un ensemble d'interdits, de prescriptions sur des façons de dire, quelquefois
accompagnés de justifications de divers ordres; c'est se référer à des formules comme « ne
dites pas... dites (plutôt) », ou encore « on ne dit pas... on dit » cette dernière formule étant
particulièrement ambiguë car « on » n'est jamais identifié ce qui est présenté comme un
constat est en fait un impératif ce qui est frappé d'interdit est ce qui est pourtant effectivement
utilisé (on entend bien se rappeler d'un détail à la place de se rappeler un détail).
Tenir compte de cet ensemble de prescriptions, c'est parler « correctement », sans faire de «
faute » ; c'est aussi montrer que l'on connaît la norme.
La deuxième acception de « norme » est rarement utilisée dans le langage courant: elle réfère
à une économie de la langue, à son mode de fonctionnement habituel et aussi d'adaptation,
lequel garantit la satisfaction des besoins langagiers, sans autres intervention que celle,
spontanée et inconsciente, des locuteurs (voir E. Coseriu, 1967). Ce mécanisme de régulation
se retrouve dans tout système linguistique: que les locuteurs aient ou non un savoir
métalinguistique : la création du verbe solutionner, plus régulier dans ses formes que
résoudre, ou le fait que tous les néologismes verbaux soient terminés en -er à l'infinitif en
sont des exemples; que ce système soit normalisé institutionnellement ou non, qu'on le
nomme langue, patois, dialecte, créole, etc.
Cette économie généralisée n'est cependant pas unanimement reconnue: on entend
fréquemment « ce n'est pas une langue, c'est un patois/c'est un dialecte », la péjoration
contenue dans « patois» ou « dialecte » étant bien de l'ordre du préjugé. De même
l'affirmation selon laquelle le créole ne serait pas une langue parce qu'il n'aurait pas de
grammaire «< grammaire » entendu ici comme ensemble de règles imposées, explicites, et de
préférence écrites) est aussi infondée.
Régulation et adaptation supposent une dynamique: la langue est un système qui évolue
constamment, où rien n'est jamais définitivement fixé. L'opposition saussurienne
diachronie/synchronie concerne l'étude de la langue (dans son évolution au cours du temps ou
bien à un moment donné de son histoire), mais « à chaque période correspond une évolution
plus ou moins considérable [...] le fleuve de la langue coule sans interruption; que son cours
soit paisible ou torrentueux, c'est une considération secondaire... » (F. de Saussure, 1972, p.
193). D'autre part, l'existence de règles imposées présuppose l'existence de divers usages de la

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langue: que pourrait nous dire la norme (au sens de prescription - proscription) si nous
parlions tous et à tout moment exactement de la même façon?

LA VARIATION COMME FONDEMENT DE L'EXERCICE COMMUNAUTAIRE


D'UNE LANGUE (cf. Boyer 2001)

La variation semble bien être le trait constitutif majeur des langues historiques : la diversité
est en effet inscrite dans leur usage social. Cette variation, loin d'être une dérive, un
phénomène asystématique, est pour le sociolinguiste l'objet d'une approche susceptible d'en
décrire la systématicité.
D'une manière générale, on s'accorde à repérer (au moins) cinq types de variations
linguistiques au sein d'une même communauté.

1. L'origine géographique
L'origine géographique (le plus souvent en relation avec l'appartenance soit au milieu urbain
soit au milieu rural) est un élément de différenciation sociolinguistique important et sûrement
parmi les mieux repérés, souvent matière à cliché. Ainsi, pour ce qui concerne l'aire
francophone française, certains mots, certaines prononciations, certaines expressions...
permettent d'associer tel locuteur à telle ou telle zone géographique (à tel ou tel mode
d'habitat).

- Variation lexicale
Dans Le français dans tous les sens, Henriette Walter nous livre par exemple la carte de
France du désignant familier d'un acte culinaire élémentaire : “ remuer ” / “ tourner ” /
“ touiller ” / “ fatiguer ”… la salade (Walter, 1998, p. 167). Et dans la France dite
“ méridionale ”, le matin on prend son “ déjeuner ”, à midi on “ dîne ” et le soir on “ soupe ”
alors qu'“ au Nord de la Loire ”, selon l'expression consacrée, les mêmes séquences
alimentaires sont désignées par : “ petit déjeuner ”, “ déjeuner ”, “ dîner ”.
Ainsi, Gérald Antoine, dans sa préface à l'ouvrage de L. Depecker : Les mots des régions de
France, s'amuse-t-il à interpeller le lecteur en utilisant “ une suite de spécimens que
recommandent leur pittoresque, leur sonorité, ou les deux à la fois ”:

Quel bonheur donc vous est promis, ami lecteur, si vous pouvez singer comme moi la lagremuse
et vous laisser amiauler au chant de cette vaste mouvée de vocables. Fan de chicourle ou fan de
fibourle, n'essayer point de klouker tout à la galope, jusqu'à vous entrucher le garguillot.

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Mastéguez plutôt posément, d'un jour sur le suivant, un mâchon de verbes, un petit goustaron de
noms, arrosés d'une surrincette d'adjectifs. Pour sûr, vous perdrez granmint de miettes en
chemin ; mais tant pis pour les rebratilles et les rafatailles.

G. Antoine, Préface à L. Depecker, Les mots des régions de France, Paris, Belin, 1993, p. 6

C'est dire si, au sein même du français hexagonal, la diversification lexicale est la règle,
beaucoup plus sensible évidemment à l'oral qu'à l'écrit, à la campagne qu’à la ville : bon
nombre des particularismes lexicaux répertoriés appartiennent spécifiquement à la langue
parlée et n'ont souvent d'existence scripturale que dans les recueils et les productions dit
“ populaires ”.

- Variation grammaticale
La morphosyntaxe présente également des différenciations selon l'espace, même si le
phénomène est moins bien observable et observé que pour le lexique. Et G. Tuaillon, éminent
dialectologue, soutient que “ le régionalisme grammatical est vivace, parce qu'il n'est pas
gratuit, il dit quelque chose que le français ordinaire ne dit pas ”. Ainsi, en Lyonnais ou en
Mâconnais on s'obstine à dire “ Le beaujolais j'y aime ! ” et non “ Le beaujolais, je l'aime ! ” ;
en utilisant “ la représentation pour un pronom neutre d'un nom masculin ou féminin qui
rappelle non seulement le concept pur et simple du substantif représenté, mais toute une aura
sémantique ”. “ Le beaujolais, un vin qui a ce goût, ce fruité, cette fraîcheur, etc, etc, ah oui !
j'aime ça ! ” (G. Tuaillon, “ Régionalismes grammaticaux ”, Recherches sur le français parlé,
n°5, 1983, Université de Provence, p. 231-232). Le même auteur a par ailleurs tout à fait
raison de considérer avec réserve l'usage du terme “ régionalisme ” et nous pouvons émettre
également plus qu'une réserve à l'égard du terme “ régiolecte ” (pour un ensemble de traits
considérés comme des régionalismes), pourtant utilisé parfois en sociolinguistique (Ibid.,
p. 228-229) car qu'est-ce que la “ région ” présupposée : un territoire administratif, une
ancienne province, un “ pays ”.... ?

- Variation phonologique/phonétique
La phonologie et la phonétique de la langue sont également soumises à la variation selon le
lieu, c'est même souvent la variation qui permet de “ localiser ” un interlocuteur. H. Walter l'a
bien montré, en prenant l'exemple de l'opposition traditionnelle en France, concernant la
prononciation, entre ceux de nos compatriotes qui parlent pointu et ceux qui ont l'accent du
midi :

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Si, dans une boutique de Nice, on entend quelqu'un demander du lait ou du poulet en
prononçant un /e/ ouvert, on dira qu'il “ parle pointu ” parce que les gens de la région sont
surpris d'entendre un /e/ ouvert là où ils prononceraient un /e/ fermé, comme dans les mots thé
ou épée. Si la même scène se produit dans une boutique parisienne et qu'on entende quelqu'un
demander du lait ou du poulet avec un e fermé, on dira de celui qui vient de parler qu'il a
“ l'accent du Midi ”. Dans les deux cas, le bon sens populaire aura su relever des différences
dans le comportement linguistique des locuteurs et on voit qu'il n'est pas nécessaire d'être un
spécialiste de la linguistique pour se rendre compte qu'il existe des différences entre les
productions phoniques des usagers d'une même langue.

H. Walter, La phonologie du français, Paris, PUF, 1977, p. 7


Un autre exemple intéressant de variation phonétique concerne les deux réalisations du
phonème /r / en français : /R/ articulation standard et /r/ (“ roulé ”), articulation (en déclin
semble-t-il) considérée comme liée à une appartenance au milieu rural (ou/et une origine
rurale).
On peut parler ainsi de variation dialectale à propos de la diversité géographique des usages
d'une langue, même si la notion de “ dialecte ”, y compris dans le discours des linguistes, n'est
pas univoque, car elle peut désigner non pas l'hétérogénéité synchronique sur un espace donné
d'une même langue historique, comme c'est le cas ici, mais les survivances d'un dialecte
médiéval d'oïl qui a pu avoir une forte autonomie structurale, et qu'on tend du reste
aujourd'hui à qualifier de “ langue ”, comme le gallo ou le picard par exemple.

2. L'origine sociale, l'appartenance à un milieu socio-culturel


Si l'on parle de variation dialectale, on peut parler également de variation sociolectale (et
donc de sociolecte) lorsque c'est l'origine sociale, l'appartenance à tel milieu socioculturel qui
est en cause. La désignation “ français populaire ” est bien la reconnaissance (parfois
discutable du reste) d'un usage particulier de la langue, de formes spécifiques non conformes
au “ bien parler ”. Il en va ainsi, par exemple, dans la langue française, d'un phénomène
morpho-syntaxique souvent cité : le “ décumul du relatif ” (voir Guiraud 1965-1973, p. 46-50
- voir également H. Frei, La grammaire des fautes, Bellegarde, SAAGF, 1929).
Car le français populaire ne souscrit pas au système complexe du relatif en français normé,
d'origine savante, qui comporte toute une série de morphèmes (dont, où, lequel, auquel,
duquel…) qui ont pour caractéristique le cumul de deux fonctionnements grammaticaux :
outil de subordination (introduisant une proposition relative) et pronom (donc substitut),
comme dans la phrase : “ Voilà la personne dont je t'ai parlé ”. A cette construction, le
français populaire (taxé pour cela de “ fautif ”) préfère une construction à deux éléments
correspondant aux deux fonctionnements grammaticaux distincts : “ C'est la personne que je

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t'ai parlé d'elle ”. Si bien que le morphème “ que ” devient omniprésent, en français populaire,
dans les phrases avec relative. On aura un même décumul avec “ où ”. Exemple : “ C'est une
ville où il fait bon vivre ” deviendra : “ C'est une ville qu'il fait bon y vivre ”.

3. L'âge
L'âge, c'est-à-dire l'appartenance à une certaine génération d'usagers de la langue est
également un facteur de diversification. En fait, on pourrait dire qu'au sein d'une communauté
linguistique, à un moment donné de son histoire, coexistent plusieurs synchronies, dont les
diverses générations sont porteuses. C'est pourquoi, si l'opposition synchronie / diachronie est
recevable d'un point de vue de la méthodologie de l'analyse linguistique (Cf. chapitre 1), elle
n'est qu'une vue de l'esprit dans la réalité du fonctionnement de la langue. Ainsi, actuellement,
ce qu'on appelle “ français des jeunes ” ou encore “ parler jeune ” et de plus en plus “ langue
des cités ” (appellation par laquelle on veut désigner sûrement une version plus marquée
socialement de la langue des jeunes générations) est un bon exemple de variation
générationnelle, à la pointe du français “ avancé ”. Cette variation a suscité beaucoup d'intérêt
et même une sorte de fascination durant les quinze dernières années comme en témoignent les
ouvrages, articles et dossiers qui lui ont été consacrés, en particulier par les médias. (Voir par
exemple Langue française n°114, 1997).

- L’exemple du “ français des jeunes ”


Si l'on peut repérer des caractéristiques phonétiques (prosodiques en particulier) et
grammaticales de cette parlure argotique générationnelle, on s'est essentiellement intéressé à
sa composante lexicale. On peut considérer, avec J.-P. Goudaillier (1998) qu'elle est
constituée d'un ensemble de traits, qui sont autant de procédés néologiques traditionnels, mais
dont l'abondance, la sélection et les domaines concernés sont tout à fait caractéristiques. Il en
va ainsi, par exemple de la troncation (un type d'abréviation qui, à la différence de la
siglaison, née dans l'écrit, opère dans la langue parlée). Si le français des jeunes utilise de
nombreuses apocopes (“ dég ” pour “ dégueulasse ”), il affectionne tout particulièrement
l'aphérèse, moins répandue dans le français courant (“ leur ” pour “ contrôleur ”, “ zic ” pour
“ musique ”). Il en va de même pour les procédés d'origine argotique, comme la verlanisation
(parler verlan : parler à l'envers) devenue la pratique néologique la plus visible (et la plus
emblématique) de la variété en question, dont nombre de formes sont du reste entrées dans la
langue usuelle : “ meuf ” (pour “ femme ”), “ keum ” (pour “ mec ”), “ reum ” (pour
“ mère ”), etc.,mais dont on sait que, pour leur conserver un fonctionnement codé, connu des

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seuls affranchis, elles sont reverlanisées (exemple : “ beur ”, verlan d'“ arabe ”, devenu
“ reubeu ” ; “ meuf ” devenu “ feumeu ”, etc.)
On observe par ailleurs une prédilection pour certaines suffixations (d'origine argotique
souvent) : en “ -av(e) ” (“ chourave ” : voler), en “ -os ” (“ musicos ” pour musiciens, ou
mieux “ zicos ”) et des créations métaphoriques qui pour certaines, ne manquent de piquant :
“ airbags ” pour “ seins ”, ou “ cagoule ” pour “ préservatif ”... L'emprunt est abondant dans
ce français à forte vocation identitaire mais très métissé : emprunt à l'anglo-américain bien
entendu, mais aussi à d'autres langues en usage plus ou moins important dans les “ cités ” :
créole, occitan, gitan, langues africaines..., sans oublier le vieil argot français.
Une observation attentive montre d'ailleurs que ce “ français des jeunes ” est de plus en plus
perméable aux formes en usage abondant dans les banlieues. M. Sourdot, confrontant deux
enquêtes réalisées en milieu étudiant, l'une dans les années 80, l'autre dans les années 90
parvient à la conclusion que “ tout se passe comme si la langue de ces jeunes [les étudiants
parisiens] prenait en compte une certaine part d'angoisse quotidienne, comme si [les]
néologismes à forte connotation argotique étaient le reflet de leurs difficultés sociales et d'une
certaine violence ” (M. Sourdot, “ La dynamique du français des jeunes : Sept ans de
mouvement à travers deux enquêtes (1987-1994) ”, Langue française, n°114, 1997, p. 80)
H. Walter souligne une sorte de nouveauté dans l'histoire de la langue :
de tout temps, les jeunes ont eu une façon de parler un peu différente de celle de leurs aînés,
mais, en prenant de l'âge, ils se conformaient plus tard à l'usage établi. Ce qui est nouveau
aujourd'hui, c'est que l'adaptation se fait en sens inverse, et que la génération la plus âgée, avec
plus ou moins de réticences, adopte une partie du vocabulaire des jeunes.

H. Walter, Le Français dans tous les sens, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 293

4. Les circonstances de l'acte de communication


Un autre facteur, tout aussi important que les précédents, à prendre en compte dans l'analyse
de la diversité des usages au sein d'une communauté linguistique, est la situation de
parole/d'écriture, les circonstances de l'acte de communication (écrite/orale) : lieu, moment,
objectifs communicatifs, statuts/positions des interlocuteurs.... Les échanges au sein de la
communauté, plus ou moins fortement ritualisés, présentent des variétés d'usages linguistiques
que le français usuel appelle “ registres ”.
E. Coseriu parle de différences diaphasiques, en empruntant les exemples essentiellement au
lexique (E. Coseriu, “ Structure lexicale et enseignement du vocabulaire ”, Les théories
linguistiques et leurs applications, AIDELA, 1967). Ainsi “mort” et “décédé” ou “habiter” et
“être domicilié” relèvent, les uns d'un “langage administratif”, les autres d'un “langage

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usuel” ”. De même, si “ conjoint(e) ” relève d'une pratique administrative de la langue (de


type formulaire), “ femme ” relève d'une langue usuelle et si “ spleen ” appartient plutôt à un
langage poétique, “ bourdon ” est nettement familier. Le lexique n'est cependant pas le seul
secteur de la langue concerné par ce type de variation.
Il n'est pas douteux que selon qu'on inscrive son propos dans le domaine du scriptural ou
qu'on l'inscrive dans le domaine de l'oral, on n'aura pas recours exactement aux mêmes formes
linguistiques. L'écrit, en effet, relève d'une manière générale du “ style surveillé ” (Labov,
1976) : en sont exclues certaines façons de parler, qui ne sont recevables précisément que
dans la langue parlée.
Prenons l'exemple de la négation simple en français contemporain. On sait que deux variantes
sont en concurrence : la structure ne… pas (ex : “ je sais pas ”) et la structure Ø...pas (ex : “ je
sais pas ”).
Il est évident que si à l'oral, la concurrence se fait en général sur une base plutôt
générationnelle, et même si d'autres facteurs peuvent être en cause (F. Gadet, Le français
ordinaire, Paris, A. Colin, 1989, p. 127-133), à l'écrit, le recours à ne... pas est fortement
prévisible pour l'ensemble des usagers (scolarisés en français ) et il en sera de même dans un
oral très surveillé et d'origine scripturale : le cours magistral.
Autre exemple : les temps de la narration en français. E. Benveniste a bien montré que le
passé simple, temps de “ l'énonciation historique ”, était exclu du récit oral (assumé par un
“ je ”), qui avait par contre recours au passé composé (E. Benveniste, “ Les relations de temps
dans le verbe français ”, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966). Tout
manquement à cette distribution (PS -il- écrit / PC -je- oral), sauf peut-être pour ce qui
concerne l'écrit narratif de presse qui a ses propres repères (et où PS et PC peuvent être
considérés d'une manière générale comme variantes libres, sera sujet à interrogation quant à
la visée du narrateur : le souvenir de synchronies antérieures à celle où nous sommes peut
encore jouer en faveur d'un enrichissement du récit et permettre ainsi, en employant par
exemple (comme cela était possible en français classique et moderne) conjointement le PS et
le PC, une mise en scène narrative complexe, susceptible de produire certains effets de sens
(voir par exemple H. Boyer, L'écrit comme enjeu, Paris, Didier - CREDIF, 1988)

5. Le sexe
Enfin, au sein de la communauté, le sexe est une variable qui a focalisé l'attention d'un certain
nombre de sociolinguistiques, à commencer par W. Labov lui-même, comme l'a montré P.

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INTRODUCTION A LA SOCIOLINGUISTIQUE Carmen ALEN GARABATO

Singy dans un ouvrage collectif : Les femmes et la langue (sous la direction de P. Singy,
Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998)
- Les positions de Labov
Lors de sa célèbre enquête à New York (cf. chapitre I.-2) Labov a observé que les femmes,
“ plus sensibles [que les hommes] aux modèles de prestige ”, “ utilisent moins de formes
linguistiques stigmatisées ” (considérées comme fautives), en discours surveillé (Singy, 1998,
Présentation, p. 12, c'est nous qui soulignons). Et pourtant, les femmes sont parfois en avance
d'une génération quant au changement linguistique ! Ainsi, citant un certain nombre
d'enquêtes, Labov (1992) énumère des changements linguistiques en cours dont l'initiative
reviendrait aux femmes :
L'affaiblissement des affriquées en Argentine [...], la fusion des voyelles hautes devant /I/ au
Texas[...], l'avancement du noyau de /aw/ au Canada [...], les changements en chaîne des sept
voyelles brèves dans les grandes villes du Nord des États-Unis [...], la postériorisation des
voyelles longues en Californie et dans l'ouest des États-Unis, le recul du /e/ bref à Norwich [...],
ainsi que les nombreux changements vocaliques à New-York et à Philadelphie dont j'ai traité
moi-même.
Labov, 1992, p. 22

En fait, Labov constate une sorte de paradoxe quant au comportement linguistique des
femmes qui “ emploient les formes les plus neuves dans leur discours familier, mais se
corrigent pour passer à l'autre extrême dès qu'elles passent au discours surveillé ” (Labov,
1976, p. 403).
Et compte tenu du rôle des femmes auprès des enfants, il n'est pas étonnant qu'elles exercent
une domination sur les changements linguistiques, phonétiques en particulier :
Sans exception autant que je sache, les femmes constituent la première source d'acquisition de la
langue au cours des deux premières années d'un enfant, partout dans le monde. Les cas exceptionnels
où les hommes assument ce rôle ne sont jusqu'à présent dominants dans aucune société. Tout
changement linguistique induit par les femmes sera donc accéléré, puisque l'enfant, quel que soit son
sexe, recueillera de sa mère des formes relativement avancées.

(Ibid., p. 22)

Cependant, dans un article récent, Labov revient sur “ l'interprétation du conformisme


linguistique des femmes ” et de leur “ insécurité linguistique ” (cf ce même chapitre, II) :

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Il est [...] possible d'interpréter le conformisme linguistique des femmes comme étant le reflet de
leur plus grande responsabilité dans l'ascension sociale de leurs enfants - ou du moins dans la
préparation des ressources symboliques nécessaires à cette ascension.

Labov, 1998, p. 32

Bref, si le paradoxe est loin d'être totalement réduit, il reste que le maître n'a pas manqué
d'insister sur un particularisme féminin de nature sociolinguistique, ouvrant ainsi la voie à
d'autres enquêtes, à d'autres interprétations.

- Autres points de vue


Il en va ainsi de toute une série de travaux réalisés par des linguistes anglo-saxonnes
(R. Lakoff, R. Fishman, D. Malz et R. Borker), depuis des “ positions féministes ” (Singy,
1998), qui questionnent l'analyse labovienne et avancent d'autres hypothèses concernant
l'asymétrie homme/femme face à la langue. Pour R. Lakoff, par exemple, une “ socialisation
des rôles sexuels orientée, dès la prime enfance, de sorte à placer les femmes en situation de
subordination ” expliquerait une “ insécurité psychologique ” à la base d'un particularisme
prosodique (des femmes aux États-Unis) : le recours à une intonation ascendante pour une
réponse affirmative. (R. Lakoff, Langage and woman's place, New York, Harper and Row,
1975, cité par Singy 1998, p. 14).
Le débat concernant le sexe comme élément à prendre en compte dans la variation
sociolinguistique (et dans le traitement de l'insécurité linguistique dont il sera question dans la
deuxième partie du chapitre) est loin d'être clos.
D'autres observations, de nature théorique et méthodologique quelque peu différente ont pu
faire état de certaines particularités, comme par exemple l'utilisation, plus fréquente chez les
femmes que chez les hommes des diminutifs (en domaine hispanophone), ou encore, plus
étonnant, comme dans telles langue amérindienne (le “ chiquito ” de Bolivie) l'existence de
deux paradigmes lexicaux distincts chez l'homme et chez la femme pour exprimer les
relations de parenté (père, mère, frère....) (C. Silva-Corvalán, Sociolingüística. Teoría y
análisis, Madrid, Alhambra Editorial, 1989, p. 69)
La langue est donc bien un diasystème, qui manifeste un ensemble de variations dans ses
usages dont l'approche sociolinguistique permet de décrire la structuration, en relation avec
les représentations partagées (normes, valeurs...) par la communauté linguistique.

II. Le “ marché linguistique ” au sein de la communauté et ses représentations

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On se souvient (Cf. chapitre 1-II) que pour Labov, “ La communauté linguistique se définit
moins par un accord explicite quant à l'emploi des éléments du langage, que par une
participation conjointe à un ensemble de normes ” (Labov, 1976, p. 187). Et il considère
comme “ principe fondamental ” le fait que “ les attitudes sociales envers la langue sont d'une
extrême uniformité au sein d'une communauté linguistique ” (Ibid, p. 338) (ce qui signifie que
la communauté linguistique peut très bien ne pas coïncider avec l'ensemble des usagers ayant
une même langue en partage : c'est le cas, par exemple, pour la Francophonie).
Il est donc important pour le sociolinguistique de mettre en évidence ce que Labov appelle les
réactions subjectives régulières (et inconscientes le plus souvent) aux usages de la langue,
c'est-à-dire les noms en vigueur au sein de la communauté à un moment donné, les valeurs
attribuées à telle ou telle variation, les images (plus ou moins stéréotypées) qu’alimente tel ou
tel usage. Bref, tout un imaginaire collectif qui investit l'activité linguistique, composé de
représentations partagées par l'ensemble des membres de la communauté, ou par un (ou
plusieurs) groupe(s) d'usagers. C'est cette interaction régulatrice entre pratiques,
comportements et représentations à teneur normative qui fonde non seulement le marché
linguistique dominant mais aussi les autres marchés linguistiques périphériques où l'on peut
observer, comme sur tous les marchés, des coûts et des gains, des handicaps et des plus
values.

1. Les marchés linguistiques


Pour P. Bourdieu, les échanges linguistiques en communauté relèvent d'une économie
spécifique, économie qui donne lieu à un “ marché ” dominant dont les “ prix ” sont fixés
(tacitement, bien entendu) par ceux qui possèdent le “ capital ” culturel et linguistique requis
pour imposer leur domination et en obtenir des “ profits ” (Bourdieu, 1982, p. 59-95). Le
marché linguistique officiel est donc le lieu d'un rapport de forces où ceux qui détiennent la
compétence légitime, donc reconnue, font la loi. Ce qui n'exclut pas l'existence au sein de la
même communauté d'autres marchés linguistiques, en marge du marché officiel, à sa
périphérie, où les “ valeurs ”, les règles du jeu sont autres (et parfois même inversées).

Ainsi, il faut convenir qu'au sein de la communauté linguistique

nul ne peut ignorer complètement la loi linguistique ou culturelle et toutes les fois qu'ils entrent
dans un échange avec des détenteurs de la compétence légitime et surtout lorsqu'ils se trouvent
placés en situation officielle, les dominés sont condamnés à une reconnaissance pratique,
corporelle, des lois de formation des prix les plus défavorables à leurs productions linguistiques
qui les condamne à un effort plus ou moins désespéré vers la correction ou au silence. Il reste

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qu'on peut classer les marchés auxquels ils sont affrontés selon leur degré d'autonomie, depuis
les plus complètement soumis aux normes dominantes (comme ceux qui s'instaurent dans les
relations avec la justice, la médecine, ou l'école) jusqu'aux plus complètement affranchis de ces
lois (comme ceux qui se constituent dans les prisons ou les bandes de jeunes). L'affirmation
d'une contre-légitimité linguistique et, du même coup, la production de discours fondée sur
l'ignorance plus ou moins délibéré des conventions et des convenances caractéristiques des
marchés dominants ne sont plus possibles que dans les limites des marchés francs, régis par des
lois de formation de prix qui leur sont propres, c'est-à-dire dans des espaces propres aux classes
dominées, repaires ou refuges, des exclus dont les dominant sont de faits exclus, au moins
symboliquement, et pour les détenteurs attitrés de la compétence sociale et linguistique qui est
reconnue sur ces marchés. L'argot du “ milieu ” en tant que transgression réelle des principes
fondamentaux de la légitimité culturelle, constitue une affirmation conséquente d'une identité
sociale et culturelle non seulement différente mais opposée, et la vision du monde qui s'y
exprime représente la limite vers laquelle tendent les membres (masculins) des classes dominées
dans les échanges linguistiques internes à la classe et, plus spécialement, dans les plus contrôlés
et soutenus de ces échanges, comme ceux du café, qui sont complètement dominés par les
valeurs de force et virilité, un des seuls principes de résistance efficace, avec la politique, contre
les manières dominantes de parler et d'agir.

Bourdieu, 1983, p. 102-103

Selon P. Bourdieu, ce sont les hommes (et chez les hommes, les plus jeunes et les moins
intégrés) qui refusent avec le plus de force d'adopter les façons de parler légitimes et, à
l'opposé, comme du reste l'avait souligné Labov (Cf. ce même chapitre, I), ce sont les femmes
(et chez les femmes, les plus jeunes et les plus scolarisées) qui s'affirment comme les plus
aptes à participer au marché dominant.

- L’exemple de la “ langue des cités ”


Un exemple du bien fondé de cette analyse nous est donné avec la “ langue des cités ” dont il
a été question précédemment (Cf. ce même chapitre, I). On sait que ce français quelque peu
malmené du point de vue des normes dominantes (qu'on peut qualifier de parlure argotique
ou même de vernaculaire) a au moins trois fonctions majeures : une fonction ludique (la
verlanisation relève bien d'un jeu avec les mots, de même que les redoublements de mots
abrégés : “ leurleur ” pour “ contrôleur ”), une fonction cryptique (on crée partiellement un
code auquel les adultes, ou même les autres jeunes d'autres cités n'auront pas accès), mais
aussi et peut-être surtout une fonction identitaire : le groupe se distingue des autres groupes
par son langage, il revendique ainsi une identité collective (C. Bachmann et L. Basier, “ Le
verlan : argot d'école ou langue des keums ? ”, Mots n°8, 1984). Et il y a bien, dans la pratique
sociolinguistique des jeunes des banlieues (telle que plusieurs enquêtes nous la décrivent),
constitution de marchés francs. Des marchés francs qui sont, semble-t-il, autant de réponses à
l'échec scolaire, à la “ fracture sociale ”, en bref à l'exclusion et sont bien, au travers de la

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INTRODUCTION A LA SOCIOLINGUISTIQUE Carmen ALEN GARABATO

transgression systématique des normes linguistiques dominantes, “ l'affirmation d'une contre-


légitimité linguistique ” dont parle Bourdieu (1983).
Cependant, “ très majoritairement, les jeunes [des cités] considèrent que leur parler est avant
tout une caractéristique masculine ” : les filles manifestent une retenue à l'égard de certains
termes du vernaculaire (B. Seux, “ Une parlure argotique de collégiens ”, Langue française n°
114, juin 1997, p. 86). Cette observation rejoint celle de V. Méla (dans “ Le verlan ou le
langage du miroir ”, Langages n° 101, 1991) qui, lors de ses enquêtes note que les filles
(“ beurettes ” pour la plupart) sont réticentes à l'égard du verlan, qu'elles parlent pourtant avec
leurs compagnons de bande, considérant qu'il s'agit avant tout d'un parler de garçons. Elles
déclarent que “ c'est vulgaire ” et qu'elles “ font mauvaise impression auprès des gens
qu'[elles connaissent] pas bien ” ; elles “ craignent [...] que la pratique du verlan n'ait des
effets négatifs sur leur pratique du français ” (V. Méla, “ Le verlan ou le langage du miroir ”,
p. 91).

- Marché officiel et marchés francs


Ainsi, le marché linguistique n'est jamais totalement unifié, en particulier dans un pays
comme la France où, pourtant, une idéologie pluriséculaire, l'unilinguisme (dont il sera plus
largement question en 3.) règne sans partage au sein de l'Etat-Nation. et sur l'emploi de son
unique “ langue nationale ” (Boyer 2000). Cela n'a rien de surprenant à la vérité :
l'hétérogénéité est constitutive de l'exercice normal et de la pérennité des langues historiques,
comme W. Labov et d'autres linguistes avec lui, ont pu l'observer. C'est ce qui explique
l'usage du pluriel (marchés linguistiques) : on a constaté en effet que, malgré l'existence d'un
marché officiel (l'école, la justice, certains médias...) largement hégémonique dans notre
communauté, il existe des marchés périphériques, francs (comme les argots traditionnels ou la
“ langue des cités ” dont il a été largement question), où l'insoumission, la transgression des
normes sont la règle et où la virtuosité en la matière est même pourvoyeuse de profit (Cf. par
exemple la compétence de verlanisation chez les jeunes de banlieue ou la capacité à inventer
de nouvelles procédures argotiques. Exemple le fameux “ veul ” qui a été présenté comme
une sorte de dépassement du verlan).
Mais le comportement dissident n'est pas la réponse la plus fréquente à la domination qu'ont à
subir les usagers qui ne possèdent pas (ou pas tout à fait) la compétence linguistique légitime.
Il convient de rappeler en effet que ceux et celles qui, au sein de la communauté, ne possèdent
pas cette compétence sont, lorsqu'ils doivent se situer sur le marché officiel, à proprement
parler des handicapés : comme l'a souligné P. Bourdieu, à plusieurs reprises, “ ils sont voués

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INTRODUCTION A LA SOCIOLINGUISTIQUE Carmen ALEN GARABATO

au silence ou au discours détraqué ” (Bourdieu, 1982, p. 67). Et à l'insécurité linguistique


définie comme un état de soumission non maîtrisée à l'usage légitime de la langue. Pour W.
Labov, c'est dans la classe sociale en transit, pourrait-on dire, qui aspire à une ascension au
sein de la communauté : la “ petite bourgeoisie ”, qu'on trouve le plus d'insécurité
linguistique. Il observe que “ les fluctuations stylistiques, l'hypersensibilité à des traits
stigmatisés que l'on emploie soi-même, la perception erronée de son propre discours, tous ces
phénomènes sont le signe d'une profonde insécurité linguistique chez les locuteurs de la petite
bourgeoisie ” (Labov, 1976, p. 200).

2. Insécurité linguistique et hypercorrection


Dans son enquête en vue de “ trouver un système ou un ordre quelconque au sein de la variété
qui règne à New York ”, ville qui “ constitue bien une communauté linguistique, unifiée par
une même évaluation de certains traits, mais diversifiée par une stratification croissante au
niveau de la performance objective ” (Labov, 1976, p. 127 et 183), W. Labov est amené à
constater que

Les locuteurs de la petite bourgeoisie sont particulièrement enclins à l'insécurité linguistique,


d'où il s'ensuit que, même âgés, ils adoptent de préférence les formes de prestige usitées par les
membres plus jeunes de la classe dominante. Cette insécurité linguistique se traduit chez eux par
une très large variation stylistique; par de profondes fluctuations au sein d'un contexte donné ;
par un effort conscient de correction ; enfin, par des réactions fortement négatives envers la
façon de parler dont ils ont hérité.

Labov, 1976, p. 183

Cette insécurité linguistique, se nourrit largement, pour ce qui concerne la communauté


linguistique des Français, d'une conception puriste du français (Cf. ce même chapitre, III),
diffusée en particulier par l'école, à travers la chasse organisée (et pas toujours pertinente
pédagogiquement) aux “ solécismes ” aux “ fautes ” de toutes sortes. Le purisme et l'état
d'insécurité linguistique qu'il provoque chez de nombreux usagers (en particulier ceux qui ont
eu une scolarité limitée et/ou difficile) sont à l'origine d'un phénomène sociolinguistique
appelé hypercorrection, soit une “ tendance à une surenchère [normative] en situation
surveillée ” (Gadet, 1989, p. 25).
Dans son ouvrage : Les fautes de français existent-elles ?, Paris, Seuil, 1994, D. Leeman-
Bouix dénonce la conception puriste en question, source d'insécurité linguistique et donc
d'hypercorrection :

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INTRODUCTION A LA SOCIOLINGUISTIQUE Carmen ALEN GARABATO

D'aucuns se moquent ainsi de ces articulations emphatiques qui changent la physionomie du


mot et déplacent l'accent de sa position habituelle : un “ collloque ” sur le “ sonnnet ” en
“ Holllande ” avec des “ colllègues ”... Au nom même des nécessités de la communication, elles
pourraient se justifier par le désir en quelque sorte didactique de mieux se faire comprendre, en
attirant l'attention de l'interlocuteur par une forme inattendue, inhabituelle. De surcroît, comme
la liaison, elles marquent la connaissance, de la part de celui qui parle, de l'orthographe, donc
son appartenance à une culture et à une classe sociale valorisées. Pourtant, il y a moquerie, donc
rejet. Pourquoi ?
Parce que cette articulation est justement le signe trop ostentatoire du besoin de marquer que
l'on “ sait ”, donc le témoignage d'une insécurité qui révèle elle-même que l'on n'est qu'une
pièce rapportée.

Leeman-Bouix, 1994, p. 35-36

F. Gadet (1989), quant à elle, a décrit le même phénomène qui touche “ spécialement [...] les
formes de prestige ” en donnant des exemples empruntés, en particulier, au domaine
grammatical.
Suit la phrase : “ Voilà la façon dont nous pensons que la culture doive évoluer ”. Il y a là un
fait patent d'hypercorrection, “ une réalisation fautive due à l'application excessive d'une règle
imparfaitement maîtrisée ” : l'emploi ici du subjonctif (forme grammaticale de prestige s'il en
est) alors que c'est tout simplement l'indicatif qui est requis...

- Discours épilinguistiques puristes


Un témoignage particulièrement intéressant de ce purisme et de son corollaire: l'insécurité en
matière d'usage du français par les Français, nous est livré par J.-M. Eloy. Il s'agit du courrier
adressé en 1992 et 1993, par certains de nos compatriotes, au Ministère de la Francophonie ou
au Délégué Général à la Langue Française, “ pour protester contre les discours entendus ou
lus, dans le but d'obtenir des mesures d'amélioration ” (l'auteur ne prend pas en compte les
lettres qui ne traitent que des anglicismes).
Cette chasse aux fautes de français commises par des journalistes, des animateurs de radio et
de télévision, des écrivains, etc., invités des médias audio-visuels, ainsi que par des
commerçants et des publicitaires, ne fait pas tellement dans le détail. Les correspondants
dénoncent avec des mots très durs les manquements aux règles du Bon Usage : il est question
de “ démolition, massacre, charabia, jargon, marée noire, galimatias, bouillie pour chat,
cacophonie ” (J.-M. Eloy, “ L'insécurité en français monolithique ou quel est le salaire de la
peur ? ” Cahiers de l'Institut de Linguistique de Louvain n° 19/3-4, 1993, p. 97)
Pourtant certains des manquements incriminés sont fort répandus ou même entrés purement et
simplement dans la langue commune. Par exemple, pour le domaine grammatical, : “ je peux

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INTRODUCTION A LA SOCIOLINGUISTIQUE Carmen ALEN GARABATO

pas ” (pour “ je ne peux pas ”), l'interrogation sans inversion du sujet, le défaut d'accord du
participe, “ j'arrête ” (pour “ je m'arrête ”), “ pallier à ” (pour “ pallier ” seul)…
Il s'agit bien dans ce cas, non pas de la manifestation “ d'une insécurité définie comme
jugement négatif sur son propre parler, mais surtout sur celui des autres, ce qui est plutôt une
caractéristique du purisme ”. C'est toute une conception de la langue identifiée à une seule
norme acceptable qui se manifeste dans ces propos épilinguistiques (=à propos de la langue)
vindicatifs (car réclamant une riposte de l'Autorité compétente) “ et cette conception porte en
elle-même une idée d'insécurité : représentée stable, invariante, finie, [la langue] est par
définition inaccessible dans sa complétude ” (Eloy, 1993, p. 104-105).

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