Je Suis Ne Quand J'avais 16 Ans
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repères, bornes aisément retrouvables. Mais il arrive que ces souvenirs d’une
histoire partagée, d’un légendaire commun, prennent, à force d’être repris
et embellis, valeur de mythes et leur insertion dans les textes de fictions
rejoint les belles histoires d’autrefois : celles qui ont modulé l’identité d’un
pays. L’énoncé historique se double alors d’un énoncé mythique. Et les récits
inscrivent événements et hommes en un temps primordial, celui d’avant
l’Histoire.
Roman et Histoire
Une narration peut être considérée comme historique quand elle se soumet
au contrôle des faits passés qu’elle cite. Une fiction peut, elle aussi, repro-
duire la réalité, mais on ne lui demande pas d’être rigoureusement exacte
car tel n’est pas son but. Le romancier et l’historien organisent et ordonnent
les faits de la même façon et souvent la fiction réussit mieux à présenter la
réalité. Il est vrai que l’œuvre littéraire, plus qu’aucun texte à prétentions
scientifiques, offre au lecteur ce que Pierre Bourdieu appelle « une compré-
hension déniante »3. Elle dit sans dire vraiment, car « La mise en forme qu’il
(l’auteur) opère, fonctionne comme un euphémisme généralisé et la réalité
(est) littérairement déréalisée et neutralisée ».4
Adoucie par la distanciation de l’illusio romanesque, la réalité nous
parvient sous une forme atténuée. Mais son influence est profonde. Loin de
nous laisser indifférents, elle nous atteint très profondément car elle permet
au réel d’émerger : « La forme dans laquelle s’énonce l’objectivation littéraire
est sans doute ce qui permet l’émergence du réel le plus profond, le mieux
caché ».5 Les romanciers algériens n’ont cessé de reprendre les événements
du passé pour mieux comprendre le présent. L’Histoire est ainsi un mode de
questionnement du réel et de l’humain, opérant sur un mode plus subjectif
qu’on ne le croit dans la mesure où
c’est le seul qui soit fécond et intéressant parce qu’il n’est pas une lecture
immédiate, officielle, figée, scolaire, mécaniste et opportuniste du passé,
toujours à récupérer, à défigurer et à travestir pour les besoins de la cause.6
Témoigner pour son peuple qui sombre dans la misère pendant la colonisa-
tion, ou relater les épisodes les plus douloureux de la présence française, dire
les atrocités de la décennie noire, tous ces récits sont reliés d’une façon ou
3 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris :
Seuil, 1992, p. 61.
4 Ibidem, p. 60.
5 Ibidem, p. 61.
6 Rachid Boudjedra, Lettres algériennes. Paris : Grasset et Fasquelle, 1995, p. 27.
Histoire et création littéraire 105
d’une autre à l’Histoire. On pourrait s’interroger sur les raisons d’une telle
constance et emprunter à Henri-Irénée Marrou les termes de « psychanalyse
existentielle »7, c’est-à-dire une catharsis, une purification, un dépouille-
ment. Le désir impérieux et salvateur d’une libération intérieure par les mots
motive ce goût permanent pour l’Histoire. Après l’engagement pour une
cause juste, celle de la liberté, il y a aussi le désir de rétablir la vérité lorsque
les faits ont été embellis et modifiés pour légitimer un parti ou travestir une
réalité déplaisante.
mendiants dont le nombre ne cesse de croître. Et qui ne sont que les reflets
saisissants des hommes courbés sous le joug colonial. Cette vision préfigure
une sorte d’apocalypse, les êtres humains étant réduits à des ombres se
réfugiant la nuit dans des endroits inconnus comme s’ils étaient aspirés
par la terre. Le projet politique se double d’un projet poétique puisque
ces œuvres, malgré le parti pris réaliste que l’engagement semble appeler,
introduisent déjà le côté fantastique qui va marquer le style de Dib dans ses
œuvres ultérieures et qui semble s’affirmer dans Qui se souvient de la mer ?10,
œuvre énigmatique qui décrit la guerre de façon détournée comme Guernica
de Picasso le faisait dans le domaine de la peinture.
Une œuvre récente de l’écrivaine Maïssa Bey, Pierre sang papier ou cendre11,
rapporte les terribles événements de la Guerre de Libération et les enfumades
du Dahra tristement célèbres qui hantent la mémoire de tous. Pour punir un
village resté fidèle à l’Emir Abdel Kader, le 18 juin 1945, le général Pélissier
sur l’ordre de Bugeaud, donne l’ordre de décimer la tribu réfugiée dans des
grottes comme cela avait été fait un an plus tôt (le 11 juin 1844) pour la
tribu des Sbehas. Mille cinq cents hommes, femmes, enfants, vieillards,
plus leurs troupeaux gisent dans « ces grottes à jamais peuplées » écrivait
Assia Djebar dans L’Amour, la fantasia12. « La mort est venue, tristement
harnachée, portant des drapeaux et suivie de cent clairons sonnant des
tintamarres » (28) reprend Maïssa Bey. Un enfant, sentinelle de la mémoire,
assiste impuissant à la mort des siens, tous les siens, même sa petite sœur qui
courait autrefois, bras ouverts, pour mieux saisir le vent. La tribu des Ouled
Riah est décimée :
Tous. Pris au piège dans le ventre de la terre, de leur terre, dans la roche
trouée de galeries souterraines aménagées depuis des décennies pour les
protéger des ennemis, et dans lesquelles ils croyaient trouver refuge.
Enfermés
Emmurés
Enflammés
Enfumés. (29)
qui s’enfonce dans la nuit, impuissant et tourmenté (96). Les écrivains pris
aux rets de l’Histoire se font face. Mais les massacres du 8 mai 1945 ont défi-
nitivement creusé un fossé entre les peuples et rien ne peut être sauvé. Ces
deux auteurs ont symbolisé les hommes en présence. On aurait pu concevoir
un autre futur lorsque tout était encore possible. L’attrait pour l’Histoire et
ceux qui la représentent, tient à ce petit mot « si ». Comme l’écrivait Valéry,
L’on pourrait ajouter que « cette petite conjonction » fait naître, le temps
d’un songe, un espoir vite éteint devant la dure réalité.
Il nous arrivait de rire jaune tant notre histoire de couple coïncidait avec
l’almanach « politique » de l’Algérie : nous nous étions aperçus lors des
grandes émeutes d’octobre 1988 ; nous avions baisé pour la première fois
le soir du coup d’Etat suivant la victoire des islamistes aux législatives
de décembre 1991 ; six mois plus tard, nous décidions de nous marier
d’urgence à l’annonce de l’assassinat du président Boudiaf ramené de
son exil marocain pour servir de marionnette à une poignée de généraux
ventripotents. Peut-être redoutions-nous de mourir égorgés ou explosés
avant d’avoir fait quelque chose de nos deux vies ? (33)
13 Paul Valéry, « Le Discours de l’histoire », Variété IV. Paris : Gallimard, 1938 (Folio
Essais) 2002, p. 415.
14 Paris : Calmann-Lévy, 1998.
15 Paris : Arthème Fayard, 2009. Alger : Editions Sedia, 2009.
108 Amina Azza Bekkat
ont péri. Pris entre le passé qu’il ressuscite pour sa jeune interlocutrice, et le
présent qu’elle représente, le vieux militant s’obstine chaque nuit à un lent
travail de reconstitution de l’Histoire. Il utilise pour cela des instruments
rudimentaires, un roseau et une encre fabriquée à base de plantes, comme
pour renouer avec des traditions ancestrales. La rencontre de ces deux êtres
à la dérive, en discordance avec leur milieu, l’une effacée par sa condition de
femme qui l’infériorise, l’autre nié par son passé de militant que le présent
ignore, va se dérouler dans ce lieu fantastique que représente la masure
branlante de la colline. Ainsi l’histoire de Tahar El Ghomri est ponctuée des
dates essentielles qui ont marqué le passé de l’Algérie :
Nous étions entrés dans la guerre, comme on entre dans un bain maure
surchauffé alors qu’il gèle dehors […] Nous avions empoisonné des
chiens zélés, égorgé des caïds suffisants, fusillé des imams vendus, mal-
traité des paysans misérables qui bégayaient entre la peur et le courage
[…]. Nous avions raturé les mots vides, les discours ennuyeux, et les
harangues démagogiques, avec la pointe de nos baïonnettes […] Nous
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Et désormais la guerre, la Révolution qui se pare des habits neufs des reven-
dications légitimes, va lui apparaître souillée par toutes les bassesses et les
traîtrises qui s’y rattachent. « Cette putain d’histoire est le lieu privilégié de
la défécation humaine » (249), ou « Toute révolution est une latrine bouchée
qui déborde de partout » (247). Et ce constat amer d’un vieil homme, au soir
de sa vie semble résumer le roman :
Ainsi la société présentée se disloque sous nos yeux. Les valeurs se perdent
et l’interrogation revient de façon lancinante. L’identité, construite après
l’indépendance sur les exploits de la Guerre de Libération et ses héros, se
fissure. Les termes sont volontairement vulgaires pour choquer et pour
dénoncer. Tout un vocabulaire de la déchéance et des comparaisons
scatologiques expriment l’horreur et la déréliction. La même dénonciation
amère se poursuit dans le dernier roman de Rachid Boudjedra, Les Figuiers de
barbarie 20, avec la même virulence et les mêmes mots. « L’Histoire, ce terrible
maelström » (124) entraîne les hommes dans un tourbillon insensé et cruel.
L’arrière-plan historique est toujours présent dans les œuvres plus récentes,
témoignages des événements terribles vécus par le pays entre 1990 et 2000.
Ces années noires ont vu naître un nombre incalculable de témoignages, de
récits, de romans qui, tous, voulaient dire l’horreur des situations vécues.
18 C’est nous qui soulignons. L’emploi brutal du passé simple témoigne de la cruauté
de la prise de conscience.
19 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Paris : Seuil, 1980 (Collection Points), p. 86.
20 Alger : Barzakh, 2010.
Histoire et création littéraire 111
ces faits et gestes dont les excès sont tellement inhumains qu’ils échappent
au déroulement normal de l’existence. Les actes sont monstrueux, les
hommes qui les commettent « des bêtes immondes » représentant le Mal
absolu et menant à l’Apocalypse.27
L’Histoire qui s’écrit sous nos yeux trace le parcours de bon nombre de
ces héros anonymes pris dans le tourbillon d’une vie désaccordée. Il arrive
que les événements soient repris en écho, depuis la Deuxième Guerre mon-
diale, la Guerre de Libération nationale, la décennie noire. Certains textes
en accentuent les points communs, embrassant dans une seule narration
tous ces éléments, comme pour mieux comprendre les raisons de la folie
meurtrière qui a décimé l’Algérie. Ces rétrospectives invitent le lecteur à une
méditation sur le temps qui fait et défait les événements.
27 Notons que les journaux algériens décrivant les actes atroces de la décennie noire
(1990–2000) ont cédé, eux aussi, malgré le souci de réalisme que leur mission
implique, à cette représentation fantasmée de l’horreur. Les bourreaux sont
monstrueux (les nains coiffés d’un catogan, cul-de-jatte monté sur une mule),
tout comme leurs actes.
28 Paris : Denoël, 1979.
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29 Réjane Le Baut, Jean El-Mouhoub Amrouche, Mythe et réalité. Blida : Editions du Tell,
2005, p. 106–107.
30 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale. Paris : Plon, 1958, p. 232.
31 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères. Paris : Gallimard, 1957, p. 9.
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qu’il n’y a pas de spectacle plus désespérément terne qu’un peu « de sang
répandu, un peu de chair broyée, un peu de sueur » (189). Les auteurs rivali-
sent d’imagination pour nous entraîner dans des descriptions hallucinantes.
Les moyens et périphrases utilisés tentent de rendre par des voies détournées
leurs expériences et leur engagement de créateurs, toujours prompts à
témoigner pour leur peuple ou à rétablir la vérité historique.