L'Afrique Des Grands Lacs Balkanisée ?

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Table des matières

1) Données géographiques et historiques 2


2) Facteurs structurels de conflit 2
3) Les quatre fantastiques 4
A) Déréliction burundaise 5
B) Frustrations et ambitions ougandaises 5
C) La question rwandaise 6
A) Cristallisation congolaise 7
Conclusion 9

L’Afrique des Grands Lacs balkanisée ?


Revue des conflictualités qui animent la sous-région aujourd’hui

1
1) Quelques données géographiques et historiques
Pour les géographes, les Grands Lacs sont tous ceux de la vallée du Rift 1, une zone regroupant
une dizaine de pays, de l’Afrique australe jusqu’au sud de la Corne, soit un ensemble bien
trop vaste pour prétendre l’analyser géopolitiquement comme s’il était d’un seul tenant.
L’expression « Grands Lacs » servira ici à ne qualifier que la zone de part et d’autre des
frontières qui courent du Lac Albert au Lac Tanganyika : en Ituri et aux deux Kivus, au
Burundi, au Rwanda et en Ouganda, les problématiques sont proches, les enjeux liés, les
conséquences conflictuelles.
La sous-région est complexe car il s’agit d’un carrefour, entre l’Afrique Centrale et l’Afrique
de l’Est, carrefour de plus enclavé et dépendant des deux corridors concurrents2 du Nord
(Kampala – Nairobi – port de Mombasa 3) et du Sud (Kigali – Dodoma – port de Dar-es-
Salaam4).
Il convient aussi de tenir compte de l’éloignement de Kinshasa, coupé géographiquement de
la partie orientale de son territoire : à l’est du fleuve Congo, la RDC regarde vers l’Océan
Indien dont elle est l’hinterland et vers où la dirigent ses flux humains et commerciaux. La
langue vernaculaire n’y est pas le lingala mais le kiswahili5 et Goma et Bukavu sont dans les
faits bien plus connectées et dépendantes de Kampala et de Kigali que de leur capitale
politique officielle6.

S’il est vrai qu’à la suite de la colonisation la zone des Grands Lacs s’est trouvée à la jointure
des zones francophones et anglophones, où la concurrence entre les ex-puissances coloniales
était exacerbée, ceci ne constitue plus pour autant une grille explicative pertinente des
tensions dans la zone. Le fameux syndrome de Fachoda (qui a pu au siècle dernier expliquer
le comportement de la France) n’est plus d’actualité, sauf pour certains pans de l’armée
française. Encore moins depuis l’arrivée du jeune Macron, qui avait 16 ans en 94, et qui est
occupé à tenter de déminer tous les dossiers post-coloniaux (y compris en ouvrant les archives
rwandaises).
De plus, à l’inverse de la plupart des autres régions d’Afrique, les anciennes frontières de
certains royaumes ont été largement conservées, permettant une meilleure cohérence
population/pouvoir politique7. Si cela n’empêche pas des intérêts divergents, des jeux de
pouvoir, ni des problèmes de frontière, les dynamiques conflictuelles dans la sous-région
méritent d’être analysées au prisme de facteurs structurels contemporains qui lui sont propres.

2) Facteurs structurels des conflits


Les Grands Lacs, c’est un faisceau de crises intimement liées, qui se renforcent mutuellement,
une conséquence devenant une cause, et vice-versa. La conflictualité qui en résulte est plus ou
moins ouverte, plus ou moins déclarée, mais quand l’une des zones de la sous-région
chancelle les autres sont immédiatement affectées, notamment parce que les réfugiés passant
1
Les trois plus grands de la zone sont, du sud au nord, les lacs Malawi, Tanganyika et Victoria (ce dernier, grand comme
l’Irlande, est source du Ni Blanc qui rejoint la Nil Bleu - prenant sa source en Éthiopie - à Khartoum). Il faut aussi
mentionner les lacs Mweru, Rukwa, Kivu, Edward, Albert et Turkana : certes plus modestes, ils font encore chacun cinq à dix
fois la superficie du lac Léman.
2
Ceci a exacerbé la rivalité Kenya-Tanzanie, que ni le caractère, ni les méthodes du Président (récemment réélu) Mafuguli, ni
les tensions aux frontières dans le cadre de la lutte contre la Covid-19 ne vont apaiser à moyen terme.
3
Renforcé par le chemin de fer en construction par la société chinoise Afristar.
4
A fortiori depuis que le tracé de l’oléoduc pour acheminer le pétrole du Lac Albert a été fixé au sud du Lac Victoria, moins
direct mais plus sûr que celui finissant à Lamu (Kenya), à la frontière somalienne.
5
Et un français concurrencé par l’anglais, langue officielle en Ouganda et désormais au Rwanda.
6
Capitale d’un État que l’on peut en outre qualifier de failli, ou de prédateur, ce qui est peut-être pire.
7
Ainsi l’Ouganda contemporain qui provient schématiquement du royaume Bouganda, peuplé de Bagandas, parlant Luganda,
comme le Rwanda contemporain provient du royaume du Rwanda (qui a même été plus vaste, à certains époques, que le
territoire actuel), peuplé de Banyarwandas, parlant kinyarwanda.

2
les poreuses frontières pèsent encore davantage sur des situations déjà précaires, jusqu’à les
faire basculer.
Le facteur démographique y est en effet fondamental dans un contexte de très forte pression
sur les ressources foncières et agricoles, qui se traduit en tensions identitaires. Le Rwanda est
particulièrement à l’étroit avec une densité de 459hab/km2 8, de même que le Burundi
(422hab/km2). En Ouganda la croissance démographique est très forte mais le territoire plus
vaste (164hab/km2). Enfin la densité aux Kivus tourne autour de 100hab/km2, et elle est
moindre encore en Ituri (70)9 : on comprend la théorie des vases communicants que craignent
les populations congolaises (cf. infra).
Facteur aggravant, le fossé générationnel entre une population en sa grande majorité très
jeune10 et des dirigeants âgés11 qui accaparent les postes de pouvoir et les ressources
afférentes, dans des « mangercraties12 » où règne la « politique du ventre13 », à l’exception
notable du Rwanda. Cette jeunesse et sa frustration face à un avenir fermé sont un ferment
d’agitation important, non canalisé par des organisations issues de sociétés civiles certes
existantes mais embryonnaires14.
Il faut aussi prendre en compte mais ne pas exagérer l’importance du facteur industries
extractives15 : il y a en Afrique sub-saharienne des zones sans ressources minières mais avec
des conflits violents, et à l’inverse des zones minières sans conflit. Ainsi les enjeux dans la
sous-région ne s’entendent pas dans un sens traditionnellement géopolitique, c’est-à-dire
ayant pour but principal l’accès à des ressources et territoires stratégiques. Ils résident plutôt
dans les solutions à mettre en place de manière concomitante pour sortir d’un état de
conflictualité semi-permanent qui affecte durement des dizaines de millions de personnes : la
question des conflictualités est l’enjeu en soi, pas une conséquence d’enjeux externes.

L’impact des acteurs extérieurs à la zone sur les dynamiques géopolitiques locales est assez
faible, pour deux raisons au moins :
D’abord car l’agency reste chez les premiers concernés, peuples et États, d’autant que les
causes sont endogènes et que toute solution potentielle viendra nécessairement d’eux.
Ensuite car, si les acteurs extérieurs ont pu être agissant dans le passé (souvent pour le pire),
ils sont maintenant surtout pourvoyeur de financement, sans que cela ne leur octroie pour
autant la capacité d’agir sur des situations locales éminemment complexes.
L’ONU16, l’UA17, l’EAC18, la CEPGL19, la BM20, le FMI21 : ni les gouvernements ni les
récipiendaires ne s’illusionnent plus sur le rôle de ces institutions, conférences, sommets,
‘objectifs 2030’, etc., qui n’ont pas prise sur les événements. Ces organes ne semblent
continuer à exister que par inertie, et parce qu’arrêter serait un aveu d’échec. Ils font même
partie du problème en ce que non seulement ils cooptent et phagocytent précisément les
talents et compétences qui sans cela pourraient être des forces motrices, mais encore elles

8
Pour comparaison, 115 en UE et 105 en France.
9
Chiffres qui dépendent des sources, outre que les données statistiques sont très lacunaires, et en retard.
10
Dans les quatre pays étudiés, les 0-14 ans comptent pour 41 à 47% de la population totale.
11
Museveni par exemple est arrivé au pouvoir il y a 34 ans.
12
https://www.youtube.com/watch?v=2PnNVn11XdQ
13
D’après Bastien François « l’expression, d’origine camerounaise, renvoie à une conception de l’appareil d’État perçu
comme lieu d’accès aux richesses, aux privilèges, au pouvoir et au prestige pour soi et pour les membres de son clan ».
14
Avec des exceptions, porteuses d’espoir même si minoritaires, comme les mouvements Lucha ou Filimbi.
15
Coltan, or, etc. et, depuis peu, exploration pétrolière, avec notamment les Britanniques de Soco dans les Virungas ou Total
dans le Lac Albert.
16
Organisation des Nations Unies.
17
Union Africaine.
18
East African Community.
19
Communauté Économique des Pays des Grands Lacs.
20
Banque Mondiale.
21
Fond Monétaire International.

3
laissent à penser que la solution ne peut venir que d’ailleurs, de Washington, Addis-Abeba,
New York ou Bruxelles.
Des civils congolais, face à l’inaction onusienne pour éviter les violences récurrentes à leur
encontre, s’en sont physiquement pris à plusieurs reprises aux ‘forces’ de la Monusco ; on
comprend leur colère à la vision de Casques bleus pakistanais ne parlant aucune des trois
langues en usage dans la région et ne sortant que rarement de leur camp retranché, ou de
Casques bleus chinois s’adonnant aux trafics, ou encore des 4X4 siglés UN garés devant les
discothèques-bordels... le problème de l’inefficacité criante de la Monusco n’est donc pas
juste une question de financement ou de troupes disponibles ni même de nature du mandat, il
est plus profond.
Quant aux acteurs bilatéraux Chine, UE, Russie, États-Unis, Inde, Turquie, Qatar 22, etc.,
ils n’ont pas de leverage, confrontés eux aussi au chaos et aux empilages de situations
inextricables.
Sans même parler du niveau de l’administration Trump, dont l’isolationnisme s’exacerbait
quand il s’agissait des « shit hole countries »23, il est assez illusoire de penser que les EU de
Biden - certes présents militairement en Ouganda - auront un plan à appliquer pour la sous-
région.
La Chine enfin n’est pas interventionniste politiquement, et se garde de s’ingérer, car sa
doctrine d’efficacité va dans le sens d’un strict réalisme économique, notamment via la
signature de contrats d’infrastructures, et de l’octroi de prêts 24. Récemment cependant elle se
dirige aussi vers une stratégie d’influence diplomatique à travers l’obtention de différents
postes stratégiques aux Nations Unies, et s’essaye au soft power à l’occasion de la lutte contre
la Covid-19.
La France est un cas un peu à part : pas tant à cause des fantasmes entourant l’ex puissance
coloniale (qui n’était pas présente dans la sous-région25) qu’à cause de son rôle éminemment
condamnable avant, pendant et après le génocide des Tutsis en 1994. Elle marche sur des
œufs et se fait discrète, en tout cas depuis l’opération Artémis26.
Ainsi les intérêts français sont dorénavant plus économiques que stratégiques. Bien occupée
au Sahel, la diplomatie française dans les Grands lacs est avant tout économique, dans les
secteurs des NTIC (Orange) et de l’énergie (Total27).

3) Les quatre fantastiques


Dans un contexte de réactions en chaine et de déstabilisations mutuelles, il est malaisé
d’étudier chaque pays à part, d’autant que leur situation interne ne nous intéresse pas
indépendamment de leurs voisins. Quelques précisions méritent cependant d’être apportée
sur le Burundi et l’Ouganda, par souci de clarté, avant de se concentrer sur le cœur du
problème, la question rwandaise et la cristallisation dans l’est congolais.

22
La situation du Rwanda, État entouré de pays limitrophes hostiles, lui est familière.
23
En s’appuyant sur la Monusco, ils reprennent cependant progressivement une coopération bilatérale avec l’armée
congolaise (à travers la formation de soldats, la fourniture de renseignements, d’équipements et de casernes), tout en
soutenant les efforts diplomatique de Tshisekedi souhaitant faciliter les échanges avec ses homologues de la sous-région. Car
si Museveni et Kagame avaient bénéficié dans les années 1990 de la bienveillance de Washington qui voyait en eux la
nouvelle génération de leaders africains, leur longévité et leur style de gouvernance a changé la donne.
24
Ainsi, les relations diplomatiques et économiques de l’Ouganda avec la Chine continuent à se renforcer, à la fois comme
sources d’importations et par le nombre croissant d’entreprises chinoises opérant dans le pays. Les investissements
concernent aussi les infrastructures extractives,et le gouvernement Ougandais semble déterminé à approfondir ses relations
avec Pékin. Le risque de surendettement vis-à-vis de la Chine tend aussi à augmenter d’année en année. Par ailleurs, si 90 %
du cobalt et du cuivre congolais est exporté vers la Chine, c’est surtout en provenance du Katanga.
25
RDC, Rwanda et Burundi étant d’anciennes colonies belges.
26
Mission militaire menée (en 2003) par l’UE, sous l’autorité du Conseil de sécurité de l’ONU, pour mettre fin aux combats
en Ituri, et dans laquelle la France avait un rôle prépondérant.
27
Total mène en collaboration avec la société chinoise CNOOC un vaste projet (Tilanga) d’exploitation des hydrocarbures
dans le Lac Albert, côté ougandais.

4
A) Déréliction burundaise
La situation du pays s’est encore tellement dégradée ces dernières années, en termes de
développement et d’un point de vue sécuritaire, que les observateurs ne cessent d’être surpris
par sa capacité à s’auto-saborder. Ses ‘élites’ en sont les premières responsables et l’effet de
miroir que cela produit avec le Rwanda est cruel.
Même si les récents développement politiques dans le pays ne sont pas nécessairement en lien
avec ses voisins des ‘3K28’, le mythe de résurrection de la colonie belge du Ruanda-Urundi
sous impulsion rwandaise alimente une immense méfiance des populations comme des
dirigeants burundais29. La situation politique interne très tendue et l’opposition que rencontrait
le président Pierre Nkurunziza avait aussi un impact fort sur le Rwanda car les deux pays sont
très similaires du point de vue des enjeux ethniques et politiques. De nombreux réfugiés
rwandais ont trouvé refuge au Burundi et inversement, tandis que d’autres, issus de ces deux
pays, se sont retrouvés au Kivu voisin. Ces échanges de populations ayant des ressentiments
forts les unes contre les autres sont source de fortes tensions.
Cependant, l’arrivée au pouvoir d’Évariste Ndayishimiye et la mort inattendue de Nkurunziza
le 8 juin 2020 pourrait conduire à un apaisement de la relation avec le Rwanda. Ainsi, après
des années de tensions alimentées par des accusations réciproques de déstabilisation du
pouvoir en place, les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont rencontrés le 20
octobre 2020 pour entamer des discussions visant à la normalisation de leurs relations. En
outre, 3000 réfugiés burundais du camp de Mahama (au Rwanda) sont rentrés dans leur pays
cette année, plus grande vague de retours depuis la crise de 201530.

B) Frustrations et ambitions ougandaises


Paul Kagame a aidé Yoweri Museveni à prendre le pouvoir en 1986, puis Museveni a permis
aux troupes de Kagame d’utiliser son pays comme base arrière en amont de l’offensive sur
Kigali en 1994. Il faut, dans l’étude de leur relation, prendre en compte la psychologie de ces
deux chefs de bande, ‘M7’ (surnom de Museveni) d’un côté et l’ex-jeune Kagame de l’autre,
qui se doivent tant, et se connaissent si bien : les querelles fratricides sont les plus difficiles à
dénouer.
Le Rwanda accuse désormais l’Ouganda de soutenir les rebelles qui lui sont hostiles tandis
que l’Ouganda accuse le Rwanda d’entretenir un réseau d’espions au sein de ses institutions et
de son armée. Ces accusations respectives ont conduit à la fermeture de leur frontière terrestre
au début de l’année 2019. Autrefois alliés, les deux pays entretiennent donc désormais une
attitude de défiance exacerbée, et leur rivalité reste en arrière-plan des conflits dans l’Est
congolais, malgré un accord signé en août 2019 pour apaiser la situation. Une bonne partie de
la production d’or ougandaise étant en fait issue du Kivu, l’une des raisons de cette rivalité est
la concurrence pour récupérer le minerai congolais31.
Le 25 octobre 2019 le commandant des forces terrestres de l’UPDF 32 a refusé de signer un
accord visant à développer des opérations militaires conjointes avec le Rwanda et le Burundi
contre les groupes rebelles opérant en RDC. Refus motivé par le fait que cela aurait autorisé
l’armée rwandaise à se déployer en territoire congolais à proximité de la frontière ougandaise.

28
Kigali Kinshasa Kampala.
29
Bujumbura accusait ainsi officiellement le Rwanda d’avoir fabriqué de toutes pièces le groupe rebelle Red-Tabara, qui a
mené une attaque contre le Burundi le 22 octobre 2019.
30
En Tanzanie aussi les réfugiés burundais sont en grand nombre, dans le nord-ouest du pays, principalement depuis la crise
de 2015. Par contre les réfugiés Hutus du Rwanda post 94 sont pour la plupart déjà rentrés dans leur pays d’origine, dans une
politique commune aux deux États.
31
Kagame fait désormais en sorte de changer l’image de son pays, longtemps perçu comme une plateforme des trafics
illégaux de minerais congolais, pour en faire en un hub de la traçabilité et du respect de l’environnement.
32
Uganda People’s Defence Force.

5
Or, le 9 novembre 2019, les FARDC33 ont démantelé cinq bases opérationnelles du groupe
rebelle ADF34, d’origine ougandaise... quelques jours après que Museveni a rencontré le
président Félix Tshisekedi pour le convaincre d’accepter le report d’une action devant la CIJ 35
en échange d’une coopération de l’UPDF pour neutraliser ces mêmes ADF : ce n’est pas sans
raison que le Rwanda, la Monusco et la RDC sont convaincus que l’Ouganda offre refuge à
des membres des ADF.
Malgré une rencontre en février 2020 à Luanda entre Museveni et Kagame, la situation n’est
toujours pas réglée. Cela dit, le risque de combats entre les forces ougandaises et rwandaises
restera très faible tant qu’elles ne seront pas toutes deux déployées dans l’est de la RDC : les
deux présidents savent les dommages mutuels que pourraient s’infliger leurs armées lors
d’une guerre ouverte. De plus, tous leurs efforts financiers visent en ce moment à faire tenir
leur pays à flot face aux conséquences économiques et sociales de la Covid-19.

C) La question rwandaise
Au pouvoir depuis 26 ans, Kagame peut encore être réélu pour deux mandats de cinq ans
(jusqu’en 2034), suite à une modification de la constitution. Il a en outre un contrôle total sur
le pouvoir législatif, mais aussi sur le pouvoir judiciaire, et évidemment sur les forces armées
rwandaises. Efficaces, bien entraînées, bien équipées 36, elles sont totalement loyales au
régime.
Sous perfusion internationale (comme ses voisins), le pays bénéficie du sentiment de
culpabilité des donateurs occidentaux et de l’ONU. Il exerce en outre un certain magistère
moral en Afrique, à la fois respecté, jalousé et craint. D’un point de vue realpolitik, la
démocrature rwandaise donne des résultats probants en termes de développement et de
stabilité. Vue la situation dont Kagame a hérité en arrivant au pouvoir, l’expression de
« miracle rwandais » ne semble pas surfaite. Face aux critiques sur le sort fait aux opposants,
Kagame insiste sur la nécessité de construire un Rwanda stable et solide après le traumatisme
génocidaire. Reste deux point d’achoppements : d’abord une véritable réconciliation entre
Hutus et Tutsis est encore un horizon lointain, ensuite la population totale du pays est revenue
au niveau d’avant le génocide.
Dans le pays le plus densément peuplé d’Afrique centrale, où toutes les collines sont cultivées
jusqu’à la dernière parcelle, les quatre cinquièmes de la population vivent de l’agriculture
mais il ne reste pratiquement plus aucune terre en friche 37, et le taux de fertilité demeure
élevé. De plus, les réfugiés Hutus ayant fui à la fin du génocide sont poussés à retourner au
Rwanda par leurs pays d’accueil, qui depuis 2013 n’ont plus l’obligation de leur conférer le
statut de réfugié. Ce retour accroit encore la pression démographique et augmente le risque de
résurgence des tensions communautaires.
En décembre 2018 et octobre 2019, deux attaques ont eu lieu dans le pays, ayant entraîné la
mort de 16 civils et de 19 rebelles (tués par la riposte de l’armée). Les groupes responsables
de ces attaques sont les FDLR38 (essentiellement composé de Hutus ayant participé au
génocide) et le RNC39 (principalement des Tutsis en désaccord avec la politique de Kagame),
qui seraient soutenus par le Burundi40 et l’Ouganda dans le but de déstabiliser le régime de
Kagame, autre raison des tensions très fortes entre le Rwanda et ces deux pays.
Kagame voyait par ailleurs d’un mauvais œil l’entente entre Pierre Nkurunziza et Museveni,
qu’il percevait comme une alliance contre son régime. Il accusait Museveni d’avoir
33
Forces Armées de la République Démocratique du Congo.
34
Allied Democratic Forces.
35
Une plainte introduite par la RDC en 1999 à l’encontre de Kampala pour réparation de ses actions militaires dans le pays.
36
Depuis 2010, essentiellement avec de l’équipement d’origine russe.
37
Sans parler de l’érosion des sols et du changement climatique.
38
Forces démocratiques de libération du Rwanda.
39
Rwandan National Congress.
40
L’attaque de décembre 2018 était menée à partir du territoire burundais.

6
volontairement laissé échouer la médiation entre Rwanda et Burundi alors que le président
ougandais en était le médiateur. On l’a vu, le décès inopiné de Nkurunziza et l’arrivée au
pouvoir de Ndayishimiye pourrait changer la donne entre Kigali et Bujumbura.
Le Rwanda renforce également sa collaboration avec la RDC, surtout depuis l’élection de
Tshisekedi. Fortunat Biselele, proche conseiller de ce dernier, œuvre activement au
rapprochement avec Kagame41. Cette alliance est promue dans le cadre d’une discussion
tripartite menée par l’Angola et ayant pour but affiché d’éradiquer les milices présentes au
Kivu. Les bénéfices attendus ne sont cependant pas que sécuritaire : en janvier 2020 la RDC
et le Rwanda ont conclu un accord pour une ligne de chemin de fer entre les deux pays afin de
réacheminer le fret (notamment les minerais) congolais par le corridor sud.

D) Cristallisation congolaise
C’est dans l’Est de la RDC que se rejoignent les impacts des différents acteurs régionaux,
donc les crises afférentes. Les trois provinces orientales du Congo semblent servir, lors de
certains épisodes guerriers, de vaste terrain pour des affrontements par procuration.
Tshisekedi peut promettre ce qu’il veut, les provinces orientales échappent toujours au
contrôle de l’État42 et de son armée réputée pour sa corruption, ses violations de droits de
l’homme voire ses liens avec des groupes armés. Les FARDC font clairement partie du
problème, et sur le terrain elles sont parfois vues comme un groupe armé comme les autres.
Les première et seconde guerres du Congo, ont été le drame humain que l’on sait43, et ont
laissé le pays encore plus exsangue, dans un cycle non refermé de causes-conséquences
difficiles (euphémisme) à arrêter, conduisant à une diffusion de groupes armés ethniquement
affiliés. Au Nord Kivu, la question foncière entre Nandes, Hundes et Banyamulenges (Tutsis
congolais aux lointaines racines rwandaises) est explosive. Minoritaires, ces derniers sont
toujours en butte à l’hostilité des autres parties de la population, vus comme des occupants et
cibles de groupes maï-maï44 excités par des discours de haine ethnique portés par des
politiciens. Les motivations économiques de spoliation ne sont pas absentes, tant il est clair
qu’une jeunesse en déshérence est le vivier des bandes armées. Certes instrumentalisée par
des entrepreneurs politico-économique, la méfiance intertribale est prégnante, visible sur le
terrain, et désormais très difficile à désamorcer : force est d’en tenir compte.
Hemas contre Lendus, les peuples y adhèrent plus même que leurs élites, qui gagnent à
l’instrumentation de la question identitaire, quand pour les peuples il s’agit et de concurrence
éco-territoriale et d’actions préventives ou de vengeances, alimentées par la peur, perpétuant
un cycle qui enfle. Quand des réfugiés (Hutus ou Tutsis) arrivent au Congo, il y a des
violences en réaction ; or ce nouveau cycle de violence engendre lui-même des flux de
réfugiés, qui déstabilisent à leur tour une autre zone dans un effet domino.
Les identités sont ainsi à fleur de peau, et l’épisode de Minembwe en dit long sur la
profondeur du problème : le 28 septembre, un groupement de village d’environ 40000
habitants, majoritairement Banyamulenges, a obtenu le statut de commune. Or le ministre de
la décentralisation45, Banyamulenge lui-même, est un ancien cadre du RCD, une des
anciennes rebellions pro-rwandaise (entre 1998 et 2002). Scandale national, intense activité
sur les réseaux sociaux46, appel à la mobilisation face aux craintes renouvelées d’un projet de
« balkanisation » de la RDC.

41
Ce soutien ne fait pas l’unanimité ; ainsi, François BeyaKasonga, conseiller spécial de Tshisekedi pour la sécurité, rappelle
régulièrement au président congolais les fréquentes et illégales incursions de l’armée rwandaise.
42
Dans les faits il n’y a pas de souveraineté administrative, sécuritaire, etc.
43
Au moins 200 000 morts http://adrass.net/WordPress/wp-content/uploads/2010/12/Surmortalite_en_RDC_1998_2004.pdf
44
Milices d’agriculteurs congolais.
45
Azarias Ruberwa.
46
Qui s’en donnent à cœur joie sur les thèmes toujours rassembleurs de « cinquième colonne » et de « cheval de Troie ».

7
Les Banyamulenge ont créé leur propre milice d’auto-défense, les Twigwanehos, également
accusés d’exactions, et comptant dans ses rangs des déserteurs de l’armée congolaise, mais
aussi des jeunes des pays limitrophes venant prêter main forte à la communauté : le Rwanda
n’a finalement même pas besoin d’intervenir directement pour que la population d’origine
rwandaise soit accusée. Et le fait que le pays soit intervenu dans le passé autorise tous les
fantasmes actuels ; ses actions de l’époque ont des conséquences aujourd’hui. Des jeunes ont
été formés et armés, difficile de revenir là-dessus.
Ainsi quand en 2012 le M2347 a pris Goma, les événements de la première guerre du Congo
ont semblé se répéter48. Y-a-t’il une volonté d’expansionnisme rwandais ? Faut-il valider
l’idée de « terre tutsie préparée par une balkanisation rampante », diffusée sur les réseaux
sociaux et via certains politiciens ? Vraisemblablement pas, mais le concept reste dévastateur,
car il est assez largement intégré par les populations des Kivus et de l’Ituri. Elles n’ont pas
oublié les guerres précédentes, et se transmettent cette mémoire de même que la figure des
Tutsis comme ennemis héréditaires49. Dans les faits la diaspora d’origine rwandaise n’est de
toute façon pas assez importante pour imposer une partition 50. De plus l’exception sud-
soudanaise51 est le contre-exemple parfait qui réhabilite l’intangibilité des frontières dont
l’UA n’aurait jamais dû sortir.
En attendant, il y a une accoutumance à la violence par des générations qui n’ont rien connu
d’autre, et chaque épisode de violence remet une pièce dans la machine. Chaque communauté
parle de paix aux médias, aux ONG, à l’ONU, tout en se préparant à la vengeance : la
situation s’est encore détériorée ces deux dernières années, ce qui n’est pas surprenant tant
une stabilité dans ce cas de figure ne pourrait être qu’apparente. De plus les programmes de
DDR52 sont extrêmement lacunaires, et le mécanisme de règlement des conflits y ressemble
fort à une prime à ceux qui ont un pouvoir de nuisance : on marchande (littéralement) pour
déposer les armes, on les reprend un an après sous un autre nom, sans justice post-conflit.
Tshisekedi a bien essayé d’inviter ses trois homologues pour une rencontre à Goma en
septembre 2020, mais il a essuyé un refus à peine diplomatique du Rwanda et du Burundi. Si
aucun pays n’a rationnellement intérêt à ce que la situation dégénère en conflit interétatique,
aucun non plus ne maitrise vraiment la situation, et il n’y a pas d’arbitres 53. En outre, quand
bien même ils s’engageraient de bonne foi vers une résolution de ces conflits entrecroisés, en
réussissant à y intégrer les différents groupes armés, et avec un arbitre extérieur efficace, la
stabilisation des Grands Lacs ne sera pas effective tant que les problèmes structurels ne seront
pas pris en compte : au risque d’insister, c’est bien en premier lieu la saturation économico-
démographique du Burundi, du Rwanda, des deux Kivus et de l’Ituri, surpeuplés et dotés
d’économies essentiellement agricoles, qui suscitent les nombreux conflits fonciers exploités
par des entrepreneurs identitaires politico-économico-guerriers.

47
Soutenu par Kigali.
48
Les FDLR restent aussi une nuisance constante dans la région depuis leur création en 2000, l’impasse résidant dans le fait
que leur retour au Rwanda est la position officielle des autorités congolaises, ce que les intéressés refusent évidemment. Paul
Kagame admettait sans détour, dans une interview en 2001, que « depuis le début nous avons un problème au Congo : celui
des anciens soldats (ex-FAR) et des miliciens impliqués dans le génocide (les Interhamwes). »
49
La jalousie qui était celle, traditionnelle, d’agriculteurs envers ceux possédants des vaches, facteur de mobilité comme de
thésaurisation, est dorénavant doublée, nous semble-t-il, par celle du citoyen congolais devant les succès du Rwanda. Devant
« la Suisse des Grands Lacs », les ex-Zairois se demandent peut-être à quoi ressembleraient leurs Kivus sous administration
Tutsi ?
50
Mais apparemment assez importante pour alimenter les craintes et la théorie du complot et le ressentiment et la xénophobie,
comme en Côte d’Ivoire contre les Sahéliens ou en Afrique du Sud contre les Zimbabwéens, Mozambicains, Nigérians... et
Congolais.
51
Devenu indépendant en 2011, avec les résultats que l’on sait.
52
Désarmement, Démobilisation, Réinsertion.
53
Malgré les tentatives angolaises.

8
Conclusion
Il y a dans cette sous-région, comme dans d’autres, des conflits entre éleveurs et agriculteurs
sur fond de pression accrue (démographie) sur des ressources qui vont en diminuant (érosion
et changement climatique) ; sauf qu’ici les conséquences des déplacements de population
dues au génocide des Tutsis rwandais suivis par la prise du pays par le FPR accroissent encore
les tensions. Par ailleurs une diaspora rwandaise était déjà présente en RDC, et, si la
xénophobie qui en découle est tristement classique, elle est là encore exacerbée par la
possibilité d’intervention du petit mais puissant voisin.
Tant qu’il y aura de la méfiance, rwandaise envers le chaos congolais servant de refuge à des
forces hostiles à ce pays traumatisé, congolaise envers un petit voisin prêt à intervenir quand
il le juge nécessaire, le cycle s’auto-entretiendra. Car les griefs de tous les acteurs54 sont
légitimes et l’obligation de cohabiter indépassable. On comprend ainsi et l’agriculteur
autochtone qui se sent envahi et le paysan d’origine rwandaise installé en RDC depuis des
générations (comme celui plus récemment chassé par la guerre). On comprend et le
traumatisme de Kagame arrivé dans un pays en marchant sur les cadavres des siens et la
frustration du géant congolais aux pieds d’argile face à la menace de son voisin (le Rwanda a
été faiseur de roi, il est compréhensible qu’on lui prête encore des velléités55).
Le démontage d’un système de conflits tant interconnectés ne peut être graduel, car il faut en
régler toutes les composantes d’un coup sous peine que la résurgence d’un seul des facteurs
ne relance le cycle de violence : d’aucuns ont ainsi proposé un quasi-protectorat onusien
assorti d’un plan Marshall. L’alternative étant de laisser le processus aller à son terme
darwinien, ce qui est évidemment impensable (sinon impensé, quand on voit la lassitude des
acteurs qui témoignent à huis clos).
Les populations aspirant à la paix, et étant peu promptes à rejoindre de grands combats, le
risque que la sous-région s’embrase, sans être nul, est faible. Le plus à craindre finalement est
une continuation de conflits d’intensité variable, et leur corolaire : encore plus de
déplacements de population, mais vers des zones plus lointaines et moins peuplées 56- car
moins fertiles -, sous perfusion d’aide alimentaire internationale afin d’éviter leur
déstabilisation consécutive.
Il nous semble in fine que le génocide est encore dans toutes les têtes, suggérant à chaque
groupe que tout est possible, même le pire. Beaucoup d’allégations non-fondées et de non-
dits en découlent, or les rumeurs jouent à plein dans l’économie des conflits à l’œuvre dans la
sous-région. Elles suffisent même parfois, dans une prophétie auto-réalisatrice, puisqu’elles
« provoquent des replis communautaires, (et) nourrissent des processus identitaires fondés
sur la construction et le rejet d’un Autre dont la diabolisation est amplifiée par les médias et
leurs discours de haine »57.
La vérité nue est que la matrice ce sont les peuples, que les chefs d’État n’y peuvent mais (mis
à part, en l’occurrence, Kagame en noyautant les problèmes), et qu’on ne peut
instrumentaliser les identités : car elles s’échappent et s’autonomisent en conflits ethniques, et
ensuite c’est trop tard, il est très difficile de revenir en arrière quand le sang a coulé. On sort
alors du Politique pour entrer dans le communautaire. Et plus tout va mal et le monde est
dangereux plus les gens ressentent le besoin de se réfugier au sein de leur communauté,
comme dans un cocon, aggravant encore le problème initial. Comment alors remettre le

54
Sauf ceux des FDLR et Interhawmes évidemment.
55
En confère l’arrivée au pouvoir de Lauren-Désiré Kabila en 1997. Les Congolais savent en outre que l’armée rwandaise
peut rentrer dans leur pays sans rencontrer trop de résistance : leur sentiment d’humiliation à cet égard est comparable à celui
des pays arabes vis-à-vis d’Israël (qui il est vrai bénéficie du soutien états-uniens).
56
Les flux migratoires se dirigent également, quoique dans une moindre mesure, vers les bidonvilles déjà surpeuplés des
grandes métropoles régionales, ainsi que vers l’Afrique du sud.
57
Roland Pourtier, géographe et spécialiste de l’Afrique contemporaine, qui a analysé l’effet de la rumeur dans le cadre des
tensions ethniques à l’œuvre dans les Kivus de la RDC.

9
mauvais génie tribal dans sa lampe, arrêter le cycle sans compter sur l’émergence miraculeuse
d’un Mandela local, qui avait apparemment réussi à réconcilier un peuple contre tout attente,
mais pour un temps seulement ?

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