1010-La Contemplation Miroir de Soi Ou Relation D'alliance
1010-La Contemplation Miroir de Soi Ou Relation D'alliance
1010-La Contemplation Miroir de Soi Ou Relation D'alliance
1. Dom Denis HUERRE, «La vie spirituelle», dans 2000 ans de christianisme,
Paris, Société d'Histoire chrétienne, 1976, t. VI, p. 187.
2. P. HADOT, Plotin ou la simplicité du regard, coll. La recherche de l'absolu,
Paris, Pion, 1963.
1- n- HTTHDBB. ?nr. rit
498 E. YON, O.S.B.
•; Ih,^ r. Î4S .
500 E. YON, O.S.B.
6. J. PÉPIN, Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, Coll. d'études anciennes,
Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 7.
7. A. VERGOTE, Le Corps. Pensée contemporaine et catégories bibliques, dans
Revue Théologique de Lowain 10 (1979) 162.
8. Qu'il s'agisse bien d'une idée grecque, au sens où l'entend J. PÉPIN, op. cit.,
c'est-à-dire d'une catégorie de pensée commune à une ère de civilisation qui
s'étend sur plusieurs siècles, Marc Aurèle nous en donnerait le témoignage ;
celui-ci distingue en l'homme trois constituants : 1. le corps, instrument des sen-
sations ; 2. l'âme, siège des inclinations et des passions ; 3. l'intellect hégémoni-
que, responsable des jugements. Tradition qu'on retrouve chez un Plutarque.
Marc Aurèle traite péjorativement l'âme et le corps. « Quant à l'intellect, c'est
le démon (daimôn) que Zeus a détaché de lui-même et donné à chacun pour
maître et guide (...) c'est une parcelle divine. .. Dieu lui-même descendu de
l'au-delà» (J. PÉPIN, op. cit., p. 149s.).
9. En contraste, et dans une ligne théologique différente, un Irénée de Lyon af-
firme que le corps est également créé à l'image et à la ressemblance de Dieu :
« . . . Dieu sera glorifié dans l'ouvrage par lui modelé, lorsqu'il l'aura rendu sem-
blable et conforme à son Fils. Car, par les Mains du Père, c'est-à-dire le Fils
et l'Esprit, c'est l'homme, et non une partie de l'homme, qui devient à l'image
et à la ressemblance de Dieu. Or l'âme et l'Esprit peuvent être une partie de
l'homme, mais nullement l'homme : l'homme parfait, c'est le mélange (commixtio)
et l'union (adunitio) de l'âme qui a reçu l'Esprit du Père et qui a été mélangée
LA CONTEMPLATION 501
à la chair modelée selon l'image de Dieu » (c'est moi qui souligne) : Adv. haer.
V, 6, 1, trad. SC, 153, Paris, Ed. du Cerf, 1969, p. 73.
10. A. VERGOTE. art. cit.. 162.
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l'existence par un Autre que lui, et cela, non comme une déficience
au cœur de la liberté, mais bien au contraire comme sa condition
même.
Le refus de toute passivité marque d'une note radicalement
individualiste la quête de salut du « noûs-animus », car c'est par
consentement à ma particularité inscrite dans l'involontaire, à ma
situation dans le monde et à mes limites, que la communication de-
vient possible, que je peux me savoir en relation avec d'autres et
à Dieu, dans un espace et un temps donnés.
son chant, m'établit au milieu d'un univers merveilleux qui est di-
rectement figure de la Transcendance ; « l'initiative reste au chant »,
dit encore Ricœur ; par lui, je me sais fondé et non fondement de
ma propre vie ; je la reçois d'un Dieu qui ne cesse de la donner,
de la pourvoir en surabondance.
Loin que la contemplation puisse prendre appui sur un mouve-
ment de détachement et de mépris, c'est au contraire dans un accueil
du don de la vie, dont la source me reste infiniment distante, que
les êtres et le monde se révèlent dans toute leur splendeur, non
comme totalité indifférenciée, mais en considération de chaque être
en son originalité irréductible. Le vrai détachement n'est pas d'ascen-
sion mais de pénétration dans la particularité où se dessine la
Différence initiale. Le détachement ici est celui qui ouvre l'espace
entre soi et l'Autre, où se manifeste la vraie beauté d'êtres diffé-
renciés, où peut s'exercer le jeu infini de la relation dans la liberté.
Le détachement de purification apparaît alors, en contraste, comme
un refus de la séparation et de la distance ; il ferme la voie de la
communication en visant une fusion d'identité. L'initiative reste
au chant, à l'acte de consentement sans réserve où je me livre au
don de la vie. « C'est ici l'option la plus fondamentale : ou Dieu
ou moi », dit encore Ricœur. Ou bien la philosophie commence
par la Différence entre soi et l'Autre, « ou bien elle débute par
l'auto-position de la conscience qui a pour corollaire le mépris de
l'être empirique» (p. 449).
L'hellénisme, établissant la parenté du « nous » et de la divinité,
définit la conscience comme auto-position, la liberté comme autarcie :
en se privant des notions de Différence, de création, et de finitude
de l'existence corporelle, il ne peut favoriser une poétique de
l'admiration, de l'émerveillement fondé sur la distance entre des
êtres différenciés, entre Dieu qui donne l'existence et une volonté
qui l'accueille librement et dans l'action de grâce. C'est cette dernière
approche, pourtant, qui me semble la plus capable de rendre compte
de l'expérience contemplative telle que nous l'entendons aujourd'hui,
mieux que celle de la philosophie ancienne.
cette idée que la chute ne fut autre que l'entrée dans le corps
sexué : l'homme avant la chute n'était ni homme ni femme, « homme
idéal » (mais avec quel corps ?) 18 ; le péché correspond à l'entrée
dans la vie de désir et de plaisir, dans le sexe et dans la mort,
perpétués d'âge en âge par l'acte de reproduction.
Reprenons à notre compte l'avertissement de Vergote : « On
voit... la nature névrotique et l'effet névrosant d'un discours re-
ligieux qui culpabilise les pulsions et qui véhicule comme thèmes
dominants ceux du renoncement, de la perfection et de la maîtrise
de soi » (p. 107), au lieu de faire appel à toutes les ressources du
désir, à toutes les multiples possibilités de les transfigurer dans le
dynamisme d'une croissance spirituelle toujours plus intégrative de
ses diverses composantes (émotionnelles, affectives, sensitives, in-
tellectuelles, aussi bien), parce que davantage dépossédée de la
préoccupation de soi, de son identité et de ses modèles. Il en irait
de même de réglementations collectives imposant un idéal d'homme
à coups d'injonctions extérieures aux personnes et à leur déve-
loppement, lorsque le respect du bon ordre commun prend le pas
sur la liberté spirituelle. La perfection idéale imposée a les mêmes
effets de culpabilisation des pulsions et d'entrave à la « trans-
figuration de l'éros », selon l'expression d'O. Clément. L'enjeu est
important car cette transfiguration est l'énergie même de la prière
et de la vie chrétiennes.
Un texte gnostique
Le stade du miroir
Comme le fait remarquer Lacan, cette image de soi en laquelle
l'individu se contemple complaisamment dans la jouissance de sa
propre identité, est un moment nécessaire du développement psy-
chique de l'enfant, mais il ne va pas sans narcissisme, car l'enfant
s'aime tel qu'il s'imagine être sous le regard de l'autre ; il s'aime
dans ce regard et n'existe qu'en fonction de lui et des modèles
qu'il construit à partir du désir supposé d'autrui.
Ainsi l'enfant idolâtre son corps qu'il se représente comme un
objet d'identification imaginaire. Mais de l'idolâtrie au mépris, il
n'y a qu'un fil, puisque le narcissisme peut aussi bien, comme il
a été dit, exclure et rejeter le corps au nom d'un autre idéal de
soi plus conforme à l'illusion de l'identification. Il y a communi-
cation, entrée en relation possible, quand l'enfant cesse de s'iden-
tifier à l'objet, à l'image chosifiée de soi dans le miroir, pour
accéder à la reconnaissance de l'Autre en tant qu'Autre et non
plus « alter-ego ». L'enfant, dans le narcissisme primaire, fait de
son corps une chose, image idéale de soi, purement spéculaire ;
mais le corps, dit Vasse, « n'est pas la différence chosifiée et inerte,
il est l'objet différencié de la chose, marqué et poinçonné dans sa
conception même par le sexe, la mort et la parole. Un tel objet
se nie comme objet et se donne à penser comme lieu d'un sujet » 20.
C'est cela le corps propre assumé comme extériorité en moi, comme
« chair du cogito » disait Ricœur. Mon corps n'est pas une chose
21. Inter-dit : dit entre deux sujeti qui se reconnaissent dans leur altérité, aaoa
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sous des points de vue donnés et dans ses diverses capacités »2S.
L'« esprit-pneuma » pour Irénée, comme pour Paul, ne se distingue
pas toujours clairement de l'Esprit Saint ; il est cette puissance
de vie qui peu à peu va s'emparer de l'homme tout entier jusqu'à
ressusciter sa chair corruptible.
Dans ce contexte, Irénée ne parle pas de contemplation, pour
éviter de laisser penser à une quelconque assimilation hors du
temps avec Dieu. Mais dans le régime, dans l'économie de l'adop-
tion filiale, nous sommes déjà entrés dans une relation d'Alliance
avec Dieu et nous sommes déjà transformés à son image.
Ce que je présentais plus haut en termes psychologiques trouve
ici sa transposition et son sens dans des affirmations théologiques.
Un pacte avec le monde, avec l'existence corporelle, est déjà
commencé pour ceux qui consentent à leur condition mortelle et
glorifient Dieu dans leur corps. Cette glorification en régime d'adop-
tion, dans les arrhes de l'Esprit Saint, nous la vivons dans une
obéissance au Créateur, dans l'humilité, dans l'accueil d'une vie
qui nous est offerte mais dont nous ne sommes pas les auteurs.
Cette Différence entre le Créateur et la créature est la condition
d'une obéissance et d'une réponse libres ; elle ouvre la possibilité
d'une action de grâce qui est la manière offerte à l'homme de
correspondre sans cesse au don de la vie qui lui est fait, d'entrer
avec Dieu dans le courant de vie. La Différence est la condition
de la relation libre et du chant de gratitude, d'émerveillement
pour le don de la vie : « Dieu a voulu que l'homme demeure toujours
fidèle à le glorifier et à lui rendre grâces sans cesse pour ce salut
reçu de lui, 'en sorte qu'aucune chair ne se glorifie dans le
Seigneur ', que l'homme n'admette jamais plus sur Dieu des pensées
contraires à celui-ci, en prenant pour une propriété naturelle l'in-
corruptibilité dont il jouira (c'est moi qui souligne), et qu'il ne dé-
laisse jamais plus la vérité pour la jactance d'un vain orgueil, comme
s'il était naturellement semblable à Dieu. Car cet orgueil même, en
le rendant plutôt ingrat envers son Créateur, lui avait masqué
l'amour dont il était l'objet de la part de Dieu et avait aveuglé
son esprit, l'empêchant d'avoir sur Dieu des pensées dignes de
celui-ci, le poussant au contraire à se comparer à Dieu et à s'estimer
son égal 24 . »
Ainsi c'est en une condition d'humilité que la réponse libre et émer-
veillée peut s'élever vers celui qui donne la vie et l'immortalité. Et
c'est à la mesure de son obéissance et de l'accueil de la grâce
23. Cité par Dogmatique de l'histoire du salut. Paris, Ed. du Cerf, t. 7, L'homme
dans la création, 1971, p. 64.
24. IRÉNÉE DE LYON, Adv. haer., III, 20; SC. 211. 1974. o.387.
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ADDENDUM
qui constitue la base même de son être : la dimension divine en l'homme » (p. 9) ;
les affirmations bibliques concernant la « rùah » « ne signifient-elles pas qu'il y a
en nous une force divine..?» (ibid.) ; et l'auteur de se demander: «Quelle
est. dans cette perspective, la valeur de la tradition platonicienne qui a si forte-
ment marqué l'histoire de la théologie chrétienne ? Quelle est la signification
de l'anthropologie d'un Clément d'Alexandrie, d'un Grégoire de Nysse, d'un
Maître Eckhart ? de la métaphysique du nous et de la psyché logikè qui carac-
térise l'anthropologie traditionnelle?» (ibid.).
L'interlocuteur de C.-A. Keller fait remarquer que cette approche anthropolo-
gique risque d'occulter la différence ontologique entre l'homme et Dieu, de
supprimer la différence fondamentale entre l'homme pécheur et Dieu : « . . . nous
ne pouvons pas être Dieu, ni nous faire Dieu » (J.-C1. PIGUET, Lettre ouverte au
professeur C.-A. Keller, p. 15). Il me semble en effet que certaines quêtes mysti-
ques actuelles s'opposent à l'humilité nécessaire à toute vraie condition chrétienne
en cherchant abusivement à s'assimiler au divin ; d'où l'ambiguïté d'une anthro-
pologie du « nous ».