1010-La Contemplation Miroir de Soi Ou Relation D'alliance

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La contemplation

miroir de soi ou relation d'alliance

II arrive que des moines, à tort ou à raison, se sentent gênés


par le terme de contemplation. Ainsi l'un d'eux : « Nous n'aimons
pas beaucoup l'expression vie contemplative. Elle comporte plusieurs
pièges, dont celui de l'évasion du créé, de l'humain. Le contemplatif
fuirait la vie terrestre, comme si elle était une vie au rabais, une
vie dévaluée, inférieure ( . . . ) . Nous serions, en ce sens, les hommes
de l'évasion . . . » 1.
Il ne s'agit pas de prétendre exclure ce mot « contemplation »
du vocabulaire chrétien ; ce serait nier la valeur de toutes les har-
moniques esthétiques que comporte l'Evangile ; si les moines ont
toujours manifesté un attachement particulier pour l'épisode de
la Transfiguration du Seigneur, c'est probablement parce qu'il leur
révèle comme le sommet d'une quête de Dieu orientée vers la
beauté dans l'attente d'une transformation de toute la création
dans la gloire du Christ ; accueil émerveillé du monde dans « la
simplicité du regard », pour reprendre l'expression de P. Hadot 2 .
L'auteur cité au début de ces lignes reconnaît lui aussi la valeur
de ce thème du regard, tout en avançant que les moines ne seraient
guère justifiés à vouloir en faire un usage exclusif ; il y a dans
l'idée de contemplation une tonalité élitiste, « suprématiste », qui
peut fasciner ceux de l'extérieur, mais inquiète aussi les intéressés :
« toute l'Eglise, tout chrétien, a cette vocation du regard — le
mot regard, en latin respicere, étant le même mot que respect —
regard de respect, d'admiration, de désir à l'égard de Dieu » ', à
l'égard de tous les êtres aussi pour le don suprême de la beauté,
pour sa gracieuseté. L'idéal contemplatif rejoint cette volonté d'émer-
veillement, mais la contemplation d'origine hellénique lui fait subir
des gauchissements, l'infléchit et peut même la fausser. Les ré-
flexions qui suivent ont pour but de montrer ces risques et d'indiquer
une voie pour l'admiration dans l'expérience chrétienne, plus con-
forme, semble-t-il, à la vérité anthropologique.

1. Dom Denis HUERRE, «La vie spirituelle», dans 2000 ans de christianisme,
Paris, Société d'Histoire chrétienne, 1976, t. VI, p. 187.
2. P. HADOT, Plotin ou la simplicité du regard, coll. La recherche de l'absolu,
Paris, Pion, 1963.
1- n- HTTHDBB. ?nr. rit
498 E. YON, O.S.B.

I. — LA CONTEMPLATION DANS L APPROCHE PHILOSOPHIQUE ANCIENNE

L'ordre admirable du monde et le primat du « nous »


La philosophie grecque adopte une double attitude à l'égard du
monde ; tantôt il est déprécié, en raison de la quête d'une pureté
idéale acquise au moyen d'une exclusion de la matière, du sensible
et des passions qui lui sont liées ; tantôt, au contraire, il est ap-
précié : le stoïcisme représente incontestablement un courant de
valorisation du cosmos, considéré comme animé, organisé, lié en
toutes ses parties par un logos, une raison ordonnatrice et pro-
vidente, lui conférant le caractère de totalité organique unifiée en
toutes ses parties par un vaste courant de « sympathie universelle »,
par une liaison d'interdépendance généralisée. On aurait pu s'at-
tendre à ce que la réhabilitation du cosmos entraînât aussi une
réévaluation de l'ordre corporel et du sensible. Il n'en fut rien.
Le principe de base de l'hellénisme demeure le plus fort : celui
d'une priorité accordée au « nous », traité comme siège du logos,
de l'intelligibilité de raison au détriment des autres facultés hu-
maines, subaltemées et donc à maîtriser ; les passions corporelles
sont « alogiques », le sensible est disharmonique, en contradiction
avec l'ordre que la raison appréhende. L'homme, par son « nous »
purifié dans une conduite droite et vertueuse accordée à la « nature
des choses », s'assimile à la raison universelle. Le comportement
vertueux consistera à se défaire de l'emprise alogique des sens
pour se conformer à la raison universelle que le « nous » restauré
porte en lui et peut enfin reconnaître, libéré qu'il est des entraves
sensitives.
Comme le dit Jonas 4 à propos de la position grecque en général,
« . . . possesseur d'un esprit, il (l'homme) est une partie qui jouit
de l'identité avec le principe directeur du tout. Ainsi, l'autre aspect
de la relation de l'homme à l'univers, c'est d'ajuster sa propre
existence, toute confinée et partielle qu'elle est, à l'essence du tout ;
de reproduire le tout dans son être, par la compréhension et par
l'action. Cette compréhension est celle de la raison humaine, c'est-à-
dire du même par le même : en opérant cette relation de connais-
sance, la raison humaine s'assimile à la raison du tout dont elle
est sœur ( . . . ) . Dans le calme et dans l'ordre de la vie morale
conduite selon cette norme intellectuelle, le cosmos est « imité »
aussi en pratique ... ».
La beauté du monde est perçue en son principe comme ordre et
harmonie, et la conduite vertueuse, le désencombrement sensuel

4. H. JONAS, La religion gnostique. Le message du Dieu étranger et les débuts


du chriîtianlame. coll. Idées et recherches. Paris. Flammarlon, 1978. o. 324 s.
LA CONTEMPLATION 499

du « nous », est le moyen de la reconnaître. Paradoxalement, cette


saisie du monde ne peut aller sans une désensibilisation, sans
un rejet de la corporéité instable et agitée, qui ne peut que cacher
l'ordre admirable du monde en sa totalité unifiée.

Le « nous » apparenté au divin


Comme le remarque encore Jonas, la nature des choses n'est pas
une donnée immédiate, intuitive, mais le fait d'une conquête, d'un
accomplissement de soi tout au long d'un patient itinéraire de
purification ascétique: «La vertu, au sens grec (arête), consiste
à mettre en actes, sur le mode de l'excellence, les diverses facultés
de l'âme, en vue du commerce de la vie ( . . . ) . (La nature humaine)
ne va pas sans une hiérarchie de facultés, dont la plus haute est
la raison. Par conséquent, la vertu, bien qu'elle établisse dans
son droit la « nature », entendue comme vraie nature humaine,
n'est pas elle-même par nature, mais exige l'instruction, l'effort et
le choix. Pour que nos actions soient dans la bonne voie, il faut
qu'il y ait une bonne voie de nos facultés et dispositions, et cela
quand règne la hiérarchie « naturellement » vraie. Percevoir ce
qu'est la hiérarchie naturelle et la position qu'y occupe la raison,
c'est en soi une prouesse de la raison ; aussi faut-il cultiver la
raison : c'est une partie de la vertu . . . » 5 ; cultiver la raison, c'est
même conjointement accéder à la vertu. La vertu est un accom-
plissement de soi par soi lié au progressif déblaiement, découvre-
ment, du « nous ». Ce n'est qu'à partir de la connaissance de soi
que l'on observe en soi-même la juste disposition des facultés et
la position suprême du « nous » ; la voie ascétique, par dépouille-
ments successifs, va établir la vraie hiérarchie, renversée par
l'usage inconsidéré de la vie sensitive, jusqu'à ce que le « nous »,
enfin transparent à soi, dans une parfaite réflexivité, se découvre
semblable au divin ou au logos. L'acte contemplatif s'accomplit dans
la restauration intellective de cette parenté avec le divin.
On sait toute la place tenue par le Ier Alcibiade de Platon dans
ce climat ascétique. La connaissance de soi est condition et
résultat de tout effort vertueux ; elle est directement liée à la
connaissance du divin, puisque l'essence de l'homme est équivalem-
ment présence de Dieu, en sa partie essentielle : « Présent en
l'homme, le divin n'est généralement pas regardé comme coextensif
à l'homme ; on le place dans le meilleur de l'homme, et mieux
encore dans le meilleur de l'âme, qu'est l'intellect... C'est un
lieu commun du platonisme . . . (comme l'exprime le /'"' Alcibiade

•; Ih,^ r. Î4S .
500 E. YON, O.S.B.

de Platon [133e]) : « Rien dans l'âme n'est plus divin ou semblable


au divin que la partie affectée à la connaissance et à la pensée6. »
Ce Dieu « n'est vivant que comme possession réflexive de sa
substance intellectuelle » 7 ; il est le corrélat d'une connaissance
de soi qui ne s'accomplit plénièrement que dans la parfaite pos-
session réflexive de sa propre substance intellectuelle ; ce Dieu est
à l'image de la pensée. Il n'y a pas de différence ontologique entre
Dieu et la pensée, mais homologie. Le platonisme fera aussi usage
de la distinction entre sgngeneia et homoîôsis dont on trouve
l'origine dans Théétète (176b) ; la syngeneia (apparentement) est
comme un état de fait, une marque imprimée en tout homme ; il
appartiendra à chacun d'assumer cette parenté par un effort positif
d'assimilation (/lomoi'dsis) qui conduit à la vertu suprême, la
sagesse, où l'homme se retrouve semblable à son modèle divin,
non plus seulement en puissance mais en toute vérité, dans une
pleine réciprocité.
L'image et la ressemblance n'ont de réalité qu'au niveau de
l'intellect, du « nous » ; seul celui-ci est à l'image et à la res-
semblance, et si, dans bien des courants grecs, il y a tripartition
(esprit-âme-corps) l'esprit-intellect seul est proprement divin 8. Cette
idée aura des répercussions considérables sur la pensée des Pères
qui s'en serviront pour interpréter Gn 1,26 : « Faisons l'homme
à notre image et à notre ressemblance », et oublieront fréquemment
que, pour l'auteur biblique, tout l'être de l'homme est à l'image
et à la ressemblance, et non pas seulement son « nous » ou son
âme immortelle9. Les Pères « platonisants » oublieront aussi le

6. J. PÉPIN, Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, Coll. d'études anciennes,
Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 7.
7. A. VERGOTE, Le Corps. Pensée contemporaine et catégories bibliques, dans
Revue Théologique de Lowain 10 (1979) 162.
8. Qu'il s'agisse bien d'une idée grecque, au sens où l'entend J. PÉPIN, op. cit.,
c'est-à-dire d'une catégorie de pensée commune à une ère de civilisation qui
s'étend sur plusieurs siècles, Marc Aurèle nous en donnerait le témoignage ;
celui-ci distingue en l'homme trois constituants : 1. le corps, instrument des sen-
sations ; 2. l'âme, siège des inclinations et des passions ; 3. l'intellect hégémoni-
que, responsable des jugements. Tradition qu'on retrouve chez un Plutarque.
Marc Aurèle traite péjorativement l'âme et le corps. « Quant à l'intellect, c'est
le démon (daimôn) que Zeus a détaché de lui-même et donné à chacun pour
maître et guide (...) c'est une parcelle divine. .. Dieu lui-même descendu de
l'au-delà» (J. PÉPIN, op. cit., p. 149s.).
9. En contraste, et dans une ligne théologique différente, un Irénée de Lyon af-
firme que le corps est également créé à l'image et à la ressemblance de Dieu :
« . . . Dieu sera glorifié dans l'ouvrage par lui modelé, lorsqu'il l'aura rendu sem-
blable et conforme à son Fils. Car, par les Mains du Père, c'est-à-dire le Fils
et l'Esprit, c'est l'homme, et non une partie de l'homme, qui devient à l'image
et à la ressemblance de Dieu. Or l'âme et l'Esprit peuvent être une partie de
l'homme, mais nullement l'homme : l'homme parfait, c'est le mélange (commixtio)
et l'union (adunitio) de l'âme qui a reçu l'Esprit du Père et qui a été mélangée
LA CONTEMPLATION 501

v. 27 : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il


le créa, homme et femme il les créa. » La féminité, c'est le domaine
incertain, méprisable, de la sensation, le symbole de la corporéité
à subordonner, l'opposé du « nous » et de sa maîtrise. La féminité
est contraire au monde divin, n'est pas à son image.
Quoi qu'il en soit des innombrables nuances qu'une simple es-
quisse n'a pas la prétention de respecter, la pensée grecque, dans
l'ensemble, conclut toujours de la même manière : le moi véritable,
proprement divin et immortel, c'est le « nous » reconquis sur l'empire
désordonné de la sensation et des passions par l'effort ascétique
de purification, par le mouvement ascendant de détachement ver-
tueux. La connaissance de soi reconduit à l'intellect seul capable
de réflexivité, de pleine transparence ; cette possession intellective
de soi mène directement au divin, qui est assimilé à l'acte de
réflexivité de soi conforme à la raison universelle et au principe
suprême.
Et même s'il y a, dans des courants mystiques d'inspiration
platonicienne, une illumination contemplative, apparaissant comme
pure grâce et non comme la conclusion nécessaire d'une conduite
vertueuse bien menée, l'itinéraire vertueux demeurera la voie d'accès
obligée, sinon suffisante ; et de plus, c'est toujours au niveau de
cette puissance noétique qu'advient l'illumination ; comme le fait
remarquer Ant. Vergote : « La supériorité accordée à la vie théo-
rique relègue le corps à la condition instrumentale au service du
principe spirituel dont il reçoit la vie en même temps qu'il inhibe
celle-ci10. » Une inhibition de la vie corporelle est la condition
d'un accès à l'illumination contemplative.

Le « nous »-animus et le refus de la passivité (anima)

Le « nous » ainsi conçu a tous les aspects de ï'animus au sens où


l'entendait Jung (c'est du reste ainsi que Cicéron le traduit, sans
se tromper, dans « le Songe de Scipion » et dans Tusculanes I).
Le noûs-animus est cette dimension de l'homme virile, active et
combative, maîtresse d'elle-même et de ses volontés ; ï'animus re-
couvre ces puissances de domination et de possession d'un soi
devenu transparent à lui-même et stable ; c'est l'ataraxie stoïcienne
et les multiples formes de l'apatheia ; la stabilité autarcique est le
signe que le monde intelligible est atteint, car l'absence de change-
ment, et l'invulnérabilité qui en découle, en sont la caractéristique

à la chair modelée selon l'image de Dieu » (c'est moi qui souligne) : Adv. haer.
V, 6, 1, trad. SC, 153, Paris, Ed. du Cerf, 1969, p. 73.
10. A. VERGOTE. art. cit.. 162.
502 E. YON, O.S.B.

essentielle, par opposition au devenir du sensible et aux passions


qu'il suscite.
Cette conquête de soi ne va pas sans un refus isolationniste, ni
sans dureté, sans violence à l'égard de soi et d'autrui, dans la
mesure où les facultés de l'anima sont réprimées : ce sont les
facultés de réceptivité, de passivité ; tout acte volontaire, expliquait
naguère Ricœur dans sa Philosophie de la volonté, doit intégrer
un aspect de consentement à l'involontaire, à mon involontaire ;
l'idéal de transparence à soi du « nous » manque le consentement,
évite la passivité de l'anima, l'inconscient, le corps, le désir, le
monde. En se servant de cette distinction commode, féconde quoi-
qu'un peu lâche, on pourrait décrire les facultés de l'anima comme
ces puissances matricielles où s'engendre le réel à même les ger-
minations de sa propre croissance, dans la patience, mot qui s'ap-
parente à « pâtir » (souffrance) et à « passion ». La passion est
alors susceptible de recevoir un sens positif, et la souffrance aussi.
La vulnérabilité, la souffrance pour l'Autre en toute passivité est,
selon Levinas, ce « soi » par devers le moi, qui bouleverse et
subvertit l'égocentrisme de l'activité consciente et réfléchie, maîtres-
se de ses intentions. Le pâtir définit la subjectivité en son fond,
en deçà de la transparence à soi et de la violence qu'elle suppose.
L'anima, c'est aussi les facultés du liant, de la durée, face au
morcellement analytique et apollonien de l'animus ; les facultés
de l'appréhension du qualitatif et non de la quantification logique.
Le registre de l'anima conviendrait donc mieux que celui de
l'animus pour décrire l'expérience « contemplative » : l'anima est
en effet le principe en l'homme de l'inconscient, de l'involontaire
au cœur de toute volonté, de l'accueil de l'Autre ; c'est en elle
que se joue l'entente, le pacte avec notre nature, par consentement
à la finitude de notre être essentiellement ambivalent. Par le
biais des facultés de l'anima favorisant une appréhension émotion-
nelle, intuitive et sensitive des êtres et des choses, j'expérimente,
au cœur de ma propre subjectivité, une vie en moi sans moi,
une extériorité que je ne peux prétendre intégrer à un ego trans-
parent à lui-même. Par l'anima, l'homme expérimente sa finitude,
donc prend conscience qu'il est essentiellement relationnel, que
le monde est le lieu d'exercice et d'habitation d'une liberté, par
la médiation d'un corps en situation. Il expérimente les dépen-
dances de son corps par rapport à son inconscient, à des im-
pressions siennes mais qui « ne viennent pas de lui », qu'il a
toujours à réapproprier sans jamais pouvoir les identifier. L'in-
volontaire est le chiffre de l'Autre. Par consentement à cette ex-
tériorité en lui, l'homme peut se reconnaître un parmi d'autres,
différencié, séparé, dépendant de beaucoup d'autres, posé dans
LA CONTEMPLATION 503

l'existence par un Autre que lui, et cela, non comme une déficience
au cœur de la liberté, mais bien au contraire comme sa condition
même.
Le refus de toute passivité marque d'une note radicalement
individualiste la quête de salut du « noûs-animus », car c'est par
consentement à ma particularité inscrite dans l'involontaire, à ma
situation dans le monde et à mes limites, que la communication de-
vient possible, que je peux me savoir en relation avec d'autres et
à Dieu, dans un espace et un temps donnés.

L'idéal autarcique ne favorise pas la poésie de l'admiration

Cette description de la passivité et des menaces qu'une morale


ou une mystique contemplatives du « nous » font peser sur la
conscience rejoint l'analyse du stoïcisme que proposait Ricœur
dans sa Philosophie de la volonté ", dans le chapitre intitulé : « Le
chemin du consentement» (p. 438 ss). Le stoïcisme y était décrit
plus comme un refus que comme un consentement, à cause de
cette poursuite d'une « sphéricité de l'âme », de cette recherche
d'une pureté sans mélange d'un « nous » désencombré de toute
imprégnation sensible. Le stoïcisme, qui appartient aux courants
de valorisation du cosmos, semble au premier abord se renier lui-
même, car il n'est point réconciliation mais détachement. Il n'y a
pas de pacte possible avec le corps et, à travers lui, avec le monde
et avec Dieu. Le corps, chosifié, est considéré comme un « déjà-
cadavre » ; il n'y a pas de « passions de l'âme du fait du corps ;
il n'y a que des actions de l'âme » ; le corps passible ne peut
s'accorder à l'âme active ; « disgrâce de l'effort, dit encore Ricœur
(p. 442), qui est pensé exclusivement comme une lutte contre une
résistance (c'est moi qui souligne) et jamais comme une prise sur
une nature partiellement docile » ; la vertu est toujours héroïque,
jamais graciée ; elle est lutte sans merci contre une force opposée,
hostile, étrangère : le corps et ses émotions ; jamais une entrée
dans le corps propre, jamais une intégration. Le stoïcisme pour-
suivant l'idéal spécifiquement grec d'une « sphéricité de l'âme re-
posant en soi-même » oublie que le corps est vie en moi sans moi ;
il est « chair du cogito », dit encore Ricœur ; il est aussi « zone
frontière » " entre l'ego et la pure extériorité ; comme « zone
frontière » il est aussi « zone relais », ce lieu où la distance peut
se faire présence, où l'extériorité peut s'intérioriser dans un
consentement à la finitude, dans des relations.

11. P. RICOEUR, Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l'involontaire,


coll. Philosophie de l'esprit, Paris, Aubier, 1949.
504 E. YON, O.S.B.

Il y a bien dans le stoïcisme, remarque Ricœur, une glorification


du monde et, en cela, il s'inscrit dans une ligne de pensée grecque
qui nous apparaît, à nous modernes, comme un insoutenable para-
doxe, puisqu'on y affirme conjointement la beauté du monde et
une défiance sans relâche à l'égard de la sensibilité.
Le stoïcisme tente de conjoindre un art du détachement et du
mépris, l'idéal de transparence à soi, et une « admiration révéren-
cieuse pour la totalité qui englobe les choses nécessaires et pour
la divinité qui habite cette totalité» (Ricœur, p. 442). Le stoïcisme
« échappe à la crispation de son effort méprisant parce qu'il se
sait dans le tout ». Il échappe au refus par un geste de décentrement
de soi, tardif, et qui s'adresse au tout admirable du monde. On
voit mal en effet comment peuvent s'accorder ces deux motifs
contraires, faute précisément de la médiation du corps. A cause
du point de départ égocentrique, le décentrement ne vient qu'après
coup et ne s'accorde guère au moment premier, au motif initial de
la quête vertueuse, impliquant effort sans compromis, détachement
et mépris. C'est pourquoi « cette admiration, les stoïciens ne l'ont
accordée au tout qu'avec parcimonie ( . . . ) la limite finale du
stoïcisme c'est de rester aux lisières de la poésie de l'admiration »
(p. 444 s. ; c'est moi qui souligne), parce que le consentement au
corps propre, puis au monde, est entravé par le geste premier de
refus, par lequel l'âme visait à se retirer en sa sphéricité,

Sans le consentement originaire à l'involontaire, à mon corps, à


mes limites, à l'autre que moi en moi, je ne peux accueillir de
proche en proche le tout admirable du monde, comme donation
de l'Autre en première instance. Il faudrait que, dès le départ,
j'aie accepté de ne pas être fondement de ma propre existence,
mais d'y être posé par un Autre et puis d'être environné au cœur
de mon être par bien d'autres que ma conscience n'a pas à vouloir
maîtriser ou définir. C'est dans cette reconnaissance originaire que
s'enracine la liberté : l'autosuffisance n'est qu'une parodie de liberté,
puisqu'elle ne donne pas accès à l'émerveillement où se livre la
Transcendance en relation avec mon être tout à la fois corporel
et spirituel.

Le décentrement originaire : l'initiative reste au chant


Ce qui est dit du stoïcisme s'appliquerait avec tout autant
d'évidence à d'autres courants grecs. Toujours dans le même cha-
pitre du Volontaire et de l'involontaire, Ricœur trouve la source
de la poésie dans un acte de consentement originaire ; par le chant,
par les symboles de la poésie, l'acte de consentement est le geste
nrMnipr nar Icniipl ie> rpnnnrf» à ptri» nufTt-nnsitinn T.a nnpsip nar
LA CONTEMPLATION 505

son chant, m'établit au milieu d'un univers merveilleux qui est di-
rectement figure de la Transcendance ; « l'initiative reste au chant »,
dit encore Ricœur ; par lui, je me sais fondé et non fondement de
ma propre vie ; je la reçois d'un Dieu qui ne cesse de la donner,
de la pourvoir en surabondance.
Loin que la contemplation puisse prendre appui sur un mouve-
ment de détachement et de mépris, c'est au contraire dans un accueil
du don de la vie, dont la source me reste infiniment distante, que
les êtres et le monde se révèlent dans toute leur splendeur, non
comme totalité indifférenciée, mais en considération de chaque être
en son originalité irréductible. Le vrai détachement n'est pas d'ascen-
sion mais de pénétration dans la particularité où se dessine la
Différence initiale. Le détachement ici est celui qui ouvre l'espace
entre soi et l'Autre, où se manifeste la vraie beauté d'êtres diffé-
renciés, où peut s'exercer le jeu infini de la relation dans la liberté.
Le détachement de purification apparaît alors, en contraste, comme
un refus de la séparation et de la distance ; il ferme la voie de la
communication en visant une fusion d'identité. L'initiative reste
au chant, à l'acte de consentement sans réserve où je me livre au
don de la vie. « C'est ici l'option la plus fondamentale : ou Dieu
ou moi », dit encore Ricœur. Ou bien la philosophie commence
par la Différence entre soi et l'Autre, « ou bien elle débute par
l'auto-position de la conscience qui a pour corollaire le mépris de
l'être empirique» (p. 449).
L'hellénisme, établissant la parenté du « nous » et de la divinité,
définit la conscience comme auto-position, la liberté comme autarcie :
en se privant des notions de Différence, de création, et de finitude
de l'existence corporelle, il ne peut favoriser une poétique de
l'admiration, de l'émerveillement fondé sur la distance entre des
êtres différenciés, entre Dieu qui donne l'existence et une volonté
qui l'accueille librement et dans l'action de grâce. C'est cette dernière
approche, pourtant, qui me semble la plus capable de rendre compte
de l'expérience contemplative telle que nous l'entendons aujourd'hui,
mieux que celle de la philosophie ancienne.

II. —— LA CONTEMPLATION ET L EFFET DE MIROIR

La contemplation et le dédoublement du miroir dans le Ier Aici-


biade
Le Ier Alcibiade de Platon, qui est un texte-source pour toute la
théologie spirituelle, païenne ou chrétienne ", cherchant à définir

13. Cf. P. COURCELLE, Connais-toi toi-même. De Socrafe à saint Bernard,


3 vols, Paris, Etudes Augustinlennes, 1974-1975.
506 E. YON, O.S.B.

l'essence de l'homme, sépare radicalement le corps de l'âme ; le


corps est de l'ordre de l'avoir, de l'instrumentalité et non de l'être ;
il est ce qui appartient à l'homme, il n'est pas l'homme. Se con-
naître soi-même, c'est donc connaître son âme. A la fin du dialogue,
Platon se pose avec plus d'insistance la question de savoir « tout
à fait clairement ce qu'est le fond de l'être » 14 (132e) pour parvenir
à une vraie connaissance de soi selon le précepte de Delphes. La
vue lui sert alors de point de comparaison pour approcher ce qu'il
faut entendre par le « fond de l'âme ». Si le précepte nous com-
mandait de nous regarder nous-mêmes, nous n'aurions d'autre
ressource que de regarder un objet dans lequel nous nous verrions
nous-mêmes. Cet objet, c'est le miroir. Et dans l'œil il y a quelque
chose de semblable au miroir : c'est la pupille.
Lorsque nous regardons la pupille de quelqu'un en face de
nous, notre visage s'y réfléchit comme dans un miroir : « celui qui
regarde y voit son image {eidôlon) » (133a). Ainsi, en fixant son
regard sur la partie la plus excellente d'un autre homme qui nous
fait vis-à-vis, nous nous voyons nous-mêmes parfaitement: c'est
en fixant le semblable dans l'autre, au niveau le plus élevé, que
nous découvrons notre essence la plus haute. « L'âme, si elle veut
se connaître elle-même, doit regarder une âme et, dans cette âme,
la partie où réside la faculté propre à l'âme, l'intelligence, ou alors
tel autre objet qui lui est semblable» (133b). Et, plus loin, Platon
insistera sur le fait que rien n'est plus divin que « cette partie de
l'âme où réside la connaissance et la pensée» (133e) et que le
dieu est le miroir de l'âme, l'autre semblable, qui permet à l'âme
de se reconnaître.
Dans le miroir, c'est le semblable qui se découvre dans le sem-
blable ; l'image s'illumine et s'identifie par la rencontre de son
semblable. Cette connaissance du semblable est à l'opposé de toute
considération d'altérité ; l'autre n'est qu'un « alter ego ».
Quoi qu'il en soit de la valeur de l'expérience décrite dans ces
pages célèbres (ce serait un autre travail que d'en juger), on peut
se demander si le modèle anthropologique qui est présenté ne peut
venir étayer celui que les psychologues contemporains décrivent
quand ils parlent de narcissisme ; restant sauves, bien sûr, la distance
culturelle qui sépare ces deux types de pensée et l'immunité véné-
rable d'un texte ancien, dont la postérité fut prestigieuse et féconde
(cf. P. Courcelle).

14. PLATON, Œuvres complètes. I, trad. M. CROISET, Coll. des Universités de


France. Paris, Les Belles Lettres. "1953, p. 108.
LA CONTEMPLATION 507

Le perfectionnisme et la libido réprimée


Un livre récent d'Ant. Vergote, Dette et désir, parle du « per-
fectionnisme » comme altération des conduites religieuses15 ; la
description qu'en fait l'auteur rejoint étonnamment l'effet de miroir
du texte platonicien. L'homme qui souffre de perfectionnisme s'ex-
ténue dans l'accomplissement de tâches qui le laissent toujours
insatisfait, inquiet. Une obscure poussée interne veut qu'on fasse
toujours mieux et, par ailleurs, un regard extérieur semble con-
stamment en train d'évaluer les failles du comportement. Le malade
explique son trouble par une quelconque donnée consciente. Il ba-
fouille, il hésite à s'exprimer parce qu'il veut s'exercer à mieux
parler. En réalité sa préoccupation inconsciente est tout autre :
« recevoir de lui-même l'écho d'une parole belle et accomplie et lire
l'admiration dans le regard de celui qui écoute» (p. 104-105) ;
« la libido refoulée, dit Vergote, opère donc son retour c?ans l'image
agrandie de soi-même qu'on tient devant les yeux telle un dépôt
sacré et qu'on désire contempler dans les regards approbateurs,
miroir qui pourrait réfléchir le moi prétendument intégral » (p. 105 ;
c'est moi qui souligne).
Dans l'injonction évangélique « soyez parfaits comme votre Père
céleste est parfait », on oublie que la perfection évangélique incite
le sujet à se décentrer de lui-même pour lui proposer un modèle
divin tout de pardon et de miséricorde16 ; le malade se mobilise
sur une finalité obsédante : « se rendre parfait par la lutte interne
contre les désirs et les jouissances» (p. 105). Les «impuretés»,
les défaillances, deviennent intolérables en regard de cette éclatante
image de soi à laquelle on ne cesse de se mesurer.
Sous cette auto-accusation permanente se cache un narcissisme
qui se prend aux pièges du pharisaïsme et s'attache orgueilleusement
à soi-même dans et par cette accusation même et les aveux d'humilité
impuissante. On cherche une jouissance impossible dans le désir de
se contempler dans le regard de l'autre, sous le masque du publicain
que l'on déclare être, et, ce faisant, on ne cherche qu'à se distinguer
du pharisien, à se présenter comme le publicain réputé meilleur
que lui. Derrière les aveux d'humilité se cache le désir, la secrète

15. A. VERGOTE, Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique,


Paris, Ed. du Seuil, 1978, p. 104-109.
16. Cette remarque rejoint la recommandation d'un spirituel contemporain :
« Saint Matthieu dit •' ' Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. '
Saint Luc dit : ' Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux."
La perfection, c'est la miséricorde ; toute recherche de perfection qui ne ten-
drait pas vers la miséricorde et l'amour des ennemis est une perfection de dé-
mon » : Paroles du Mont Athos, dans La Vie Spirituelle, n° 632, mai-juin 1979,
461. Le «perfectionnisme», à cause de son attitude de violence, se durcit et
condamne.
508 E. YON, O.S.B.

préoccupation d'être distingué. La maladie n'est que l'excès patholo-


gique d'un travers courant. « Les chercheurs de Dieu se trouvent
souvent pris à ce piège», dit encore Vergote (p. 106), et ne
réussissent à en sortir que « s'ils acceptent de renoncer à la certitude
de présenter une identité assurée à leurs propres yeux et au regard
de Dieu» {ibid.). C'est dire que ce que la pathologie révèle peut
être le fait de tout acte spirituel en recherche de perfection ; c'est
dire du même coup toute l'ambiguïté de ce terme. Sous toutes les
représentations sous-jacentes au thème de la perfection, il y a cette
image parfaite et dédoublée de soi, par laquelle on tente déses-
pérément de répondre au désir supposé d'autrui et qui se tourne
contre soi en effort scrupuleux de supprimer toute faille, puisqu'on
s'imagine autrui désirant que l'on soit parfait. Ce dédoublement
n'est qu'une projection illusoire de soi où l'on tente de se mirer
complaisamment. Rien de névrotique, a priori, dans la constitution
d'un idéal du moi qui est comme le champ de mes possibilités, ouvert
au dynamisme de mon propre dépassement. « Mais du moment que
l'idéal du moi est celui de la perfection comme opération anti-
libido, alors il se supprime comme pôle d'un devenir» (p. 107) ;
il entrave en fait la voie d'un progrès moral ou spirituel ; il enferme
la personne sur l'illusoire idéal d'une pleine maîtrise de son iden-
tité ; l'individu se bloque sur l'image fascinante de soi, à laquelle
il voudrait s'identifier tout de suite et intégralement. C'est ce que
la psychanalyse lacanienne appelle « l'identification à l'objet imagi-
naire » (chosifié) par opposition à « l'assomption symbolique » dans
le discours et l'avènement de l'altérité. Comme dans le texte du
Ier Alcibiade, l'absence ici de vraie altérité obnubile la conscience :
l'autre n'est qu'un « alter ego ». Vient alors le « désir de la pleine
maîtrise, de la victoire sur toute inquiétude, de l'invulnérabilité pour
les remous affectifs, de la pureté sans mélange» {ibîd.), désir « au
fond d'une plénitude où on serait pleinement accordé à soi-même,
sans distance interne, en se suffisant incestueusement de sa propre
identité » {ibid.) ; quête qui rejoint étrangement la tournure d'esprit
de toute une morale, une mystique helléniques ou gnostiques, telles
qu'elles sont sommairement présentées dans ces pages.
Au fond, estime Vergote, il y a là « un désir inconscient de non-
désir » (p. 107), car le désir est perçu comme manque, distance
non comblée de soi par rapport à soi, attente, absence. Dans cette
quête névrotique de perfection, il s'agira de nier le monde des
pulsions considérées comme « puissances étrangères et internes
au vouloir », ce que Ricœur appelait : l'involontaire au cœur de
la volonté, cette extériorité en moi, cette vie en moi sans moi.
La vie corporelle est représentée comme ce domaine étranger où
1<»c r^cire sans ri*ssp- rp-naissnntR pclianncnt à tnut mnf'rnif» « Snne
LA CONTEMPLATION 509

l'idée de perfection se cache donc une imaginaire représentation


de l'homme qui serait libre de l'étrangeté intérieure de la vie pul-
sionnelle et affective» (p. 107), représentation qui rejoint l'idéal
autarcique du stoïcisme. L'éthique grecque est une tentative de se
rendre étranger au devenir par objectivation du corps, rejeté comme
étranger à la conscience ; dès lors que la vie corporelle, pulsionnelle
et affective, n'affecte que de l'extérieur, il est possible de s'en
dégager, d'adopter à son égard l'indifférence, de considérer le vrai
moi comme indépendant de ses contrecoups ; « ça se passe » ailleurs
et « ça » n'atteint pas le sage confirmé dans l'établissement de cette
rupture entre l'extérieur et l'intérieur. Les gnostiques dramatiseront
encore plus l'opposition de l'outre-monde et de l'ici-bas étranger.
auquel ne prend part que la vie corporelle ; il suffira de se rendre
étranger à ce monde pour retrouver son origine divine perdue.
La recherche d'angélisme, remarque Vergote (p. 108), accomplit
ce « désir de non-désir », ce retranchement de toute vie pulsion-
nelle et affective. L'ange « figure l'être qui n'est ni homme ni femme,
sans le sexe qui marque la division dans le corps» (p. 108) ". Le
sexe est signe d'un manque, d'une incomplétude ; il est la marque
inscrite dans le corps d'une insuffisance ; il est comme la mort, faille
au cœur de la subjectivité. Le mythe de l'androgyne, résurgeant
dans le platonisme, tente de surmonter le manque du désir. Vergote
cite Grégoire de Nysse, mais Philon d'Alexandrie est le père de

17. A l'époque où le monachisme français retrouvait l'idéal contemplatif dans


toute sa rigueur, il y a une vingtaine d années, le thème de la vie monastique
comme « vie angélique » a fait florès et donné lieu à de multiples études ;
il a ses lettres de noblesse patristiques et aussi un sens profond ; ce thème
présente également des traits excessifs. Cf. dans Dictionnaire de spiritualité, t. 10,
fasc. LXIX, 1979, l'article « Monachisme », III, 2 : Les archétypes, 6° Imita-
tion de la vie angélique, col. 1553 s. Aujourd'hui l'utilisation de ces archétypes
laisse plus réservé.
C'est ainsi qu'un Grégoire de Nysse fait le lien entre virginité, vie angéli-
que et contemplation. Vivre dans l'état de virginité, c'est imiter les anges qui,
eux-mêmes, imitent Dieu: «Ainsi, cela (la virginité), c'est vivre par l'âme seule
(monè te psyché zen} et imiter, dans la mesure du possible, le mode de vie des
puissances incorporelles ' qui ne prennent ni femme ni mari ' et dont l'œuvre,
le soin, la perfection, consistent à contempler le Père de l'incorruptibilité et
à embellir leur propre nature selon la beauté de l'archétype...» (GRÉGOIRE DE
NYSSE, Traité de la virginité, IV, 8 ; SC, 119, 1966, p. 331). Par la virginité,
il est prouvé « qu'il n'est pas d'autre moyen pour l'âme d'être unie au Dieu
incorruptible que de devenir elle-même aussi pure que possible par l'incorrupti-
bilité afin de saisir le semblable par le semblable, en s'exposant comme un miroir
à la pureté de Dieu ... {ibid.. XI, 5 ; p. 394 s.). Réminiscence directe du Ier Alci-
biade et de l'« effet de miroir» dont j'ai parlé. «De même en effet que c'est
l'oeil, nettoyé de sa chassie, qui voit briller distinctement au loin les objets qui
sont dans l'air, c'est de même l'âme qui, par l'incorruptibilité, acquiert la puis-
sance de connaître cette lumière : la véritable virginité et le zèle pour l'incor-
ruptibilité aboutissent à ce but, qui est de pouvoir, grâce à elle, voir Dieu »
(ibid., XI, 6; p. 397). Etre vierge, c'est vivre comme un ange, sans les con-
510 E. YON, O.S.B.

cette idée que la chute ne fut autre que l'entrée dans le corps
sexué : l'homme avant la chute n'était ni homme ni femme, « homme
idéal » (mais avec quel corps ?) 18 ; le péché correspond à l'entrée
dans la vie de désir et de plaisir, dans le sexe et dans la mort,
perpétués d'âge en âge par l'acte de reproduction.
Reprenons à notre compte l'avertissement de Vergote : « On
voit... la nature névrotique et l'effet névrosant d'un discours re-
ligieux qui culpabilise les pulsions et qui véhicule comme thèmes
dominants ceux du renoncement, de la perfection et de la maîtrise
de soi » (p. 107), au lieu de faire appel à toutes les ressources du
désir, à toutes les multiples possibilités de les transfigurer dans le
dynamisme d'une croissance spirituelle toujours plus intégrative de
ses diverses composantes (émotionnelles, affectives, sensitives, in-
tellectuelles, aussi bien), parce que davantage dépossédée de la
préoccupation de soi, de son identité et de ses modèles. Il en irait
de même de réglementations collectives imposant un idéal d'homme
à coups d'injonctions extérieures aux personnes et à leur déve-
loppement, lorsque le respect du bon ordre commun prend le pas
sur la liberté spirituelle. La perfection idéale imposée a les mêmes
effets de culpabilisation des pulsions et d'entrave à la « trans-
figuration de l'éros », selon l'expression d'O. Clément. L'enjeu est
important car cette transfiguration est l'énergie même de la prière
et de la vie chrétiennes.

Un texte gnostique

Quoi qu'il en soit des rapports entre la philosophie et la gnose


des premiers siècles de notre ère, probablement assez indépendantes
l'une de l'autre, un texte gnostique connu peut servir d'illustration
à cette analyse de l'effet de miroir. Il s'agit de « l'Hymne de la
perle» (ou le «Chant de la perle») des Ac(es de Thomas: le
Sauveur, après son odyssée de descente dans le monde de l'ici-
bas, retrouve, au terme de sa remontée dans les sphères célestes, sa
robe de gloire (son moi idéal, son double) qu'il avait dû abandonner
pour partir à la recherche de la Perle (l'âme humaine enlisée dans
le bourbier du monde) ; après tout un long périple de traversée des
mondes qui le séparent de son habitation céleste, au cours duquel
il se dévêt des oripeaux des désirs et des passions qui l'attachaient
encore à l'ici-bas, il retrouve son identité véritable : « Ma robe de
gloire que j'avais ôtée (...) j'en avais oublié la splendeur, car je

18. PHILON D'ALEXANDRIE, De Opificio Mundi, §§ 151-152: «L'origine de sa


(l'homme, Adam) vie coupable fut pour lui la femme ( . . . ) » ; c'est le désir et le
plaisir physiques, « principe des iniquités et des prévarications, par lequel les
hommes échangent une vie immortelle et bienheureuse pour une vie mortelle et
niî»*raMffi, lt~P,,,,w, f- 1 Paris. F.rl. rin F.prf. 1Qfi1. n.7411-
LA CONTEMPLATION 511

l'avais laissée, étant enfant, dans la maison de mon Père. Soudain,


tandis que je la voyais en face de moi, elle m'apparut semblable à
moi, comme l'image de moi dans un miroir (c'est moi qui souligne),
je la voyais tout entière en moi, et tout entier je me voyais en
elle ; nous étions deux dans la distinction, et pourtant, de nouveau
un dans une forme unique... (c'est encore moi qui souligne). Et
l'image du Roi des Rois y était peinte partout... Je vis aussi
palpiter sur elle tous les mouvements de la gnose (...). Et dans
ses royaux mouvements, elle ruisselle tout entière vers moi, et je
me hâte de la prendre des mains de ses porteurs ; ( . . . ) Je m'étirai
vers elle, et je la saisis, et de la beauté de ses couleurs je me parai.
Et je coulai le manteau royal autour de ma personne. Ainsi vêtu,
je montai jusqu'à la porte de salutation et d'adoration. Je baissai
la tête et j'adorai la splendeur de mon Père qui me l'avait en-
voyée ... » ".

Le stade du miroir
Comme le fait remarquer Lacan, cette image de soi en laquelle
l'individu se contemple complaisamment dans la jouissance de sa
propre identité, est un moment nécessaire du développement psy-
chique de l'enfant, mais il ne va pas sans narcissisme, car l'enfant
s'aime tel qu'il s'imagine être sous le regard de l'autre ; il s'aime
dans ce regard et n'existe qu'en fonction de lui et des modèles
qu'il construit à partir du désir supposé d'autrui.
Ainsi l'enfant idolâtre son corps qu'il se représente comme un
objet d'identification imaginaire. Mais de l'idolâtrie au mépris, il
n'y a qu'un fil, puisque le narcissisme peut aussi bien, comme il
a été dit, exclure et rejeter le corps au nom d'un autre idéal de
soi plus conforme à l'illusion de l'identification. Il y a communi-
cation, entrée en relation possible, quand l'enfant cesse de s'iden-
tifier à l'objet, à l'image chosifiée de soi dans le miroir, pour
accéder à la reconnaissance de l'Autre en tant qu'Autre et non
plus « alter-ego ». L'enfant, dans le narcissisme primaire, fait de
son corps une chose, image idéale de soi, purement spéculaire ;
mais le corps, dit Vasse, « n'est pas la différence chosifiée et inerte,
il est l'objet différencié de la chose, marqué et poinçonné dans sa
conception même par le sexe, la mort et la parole. Un tel objet
se nie comme objet et se donne à penser comme lieu d'un sujet » 20.
C'est cela le corps propre assumé comme extériorité en moi, comme
« chair du cogito » disait Ricœur. Mon corps n'est pas une chose

19. H. JONAS, op. cit., p. 156.


20. D. VASSE, L'ombilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Ed. du
c»..;i 1074 — i n
512 E. YON, O.S.B.

inerte, par lequel je puis être tout, de façon indifférenciée. Il est


en moi différent de moi, cet autre où je me perçois comme sujet
marqué d'une différence et donc capable d'entrer en relations libres,
parce qu'assigné à résidence dans un lieu et un temps déterminés,
Par la « loi d'Alliance », dit encore Vasse, je suis introduit dans
la différence ; je sors de la pure spéculante du narcissisme primaire,
du miroir ; par cette loi, je suis nommé, situé par rapport à d'autres
êtres et d'autres choses ; dès lors que j'ai reçu par la loi mon
nom propre, le nom du Père, je peux prendre la parole comme
sujet de la loi. Par cette loi, je prends conscience que je ne sufs
pas origine de mol-même, fondement de ma propre identité, auto-
position, mais que je suis posé dans l'existence par un Autre qui
a d'abord pris parole pour moi ; sans cela je tente désespérément, car
c'est désespéré, de me créer à l'image de moi-même, d'être auto-
position, d'être immortel. La loi de l'Alliance me confère l'existence
en me marquant dans mon corps d'un nom propre, distinctif ; je
n'ai plus un corps-objet fascinant, sans limite assignable, sans
amarres, je ne suis plus illusoirement ce moi idéal indéfini, ascen-
sionnel jusqu'au ciel, partout à la fois, mais un corps propre qui
a une marque individuelle, et me soumet à la loi de la parole, du
sexe et de la mort. Les névrosés, qui ne sont pas entrés dans
la loi de l'Alliance, tentent de se donner à eux-mêmes leur nom
propre, et, en cela, prouvent qu'ils n'ont pas reçu la vie, qu'ils
ne se sont pas donnés à la vie. Ils s'efforcent de naître à partir
d'eux-mêmes et ne peuvent vivre : « Ainsi, dans l'engendrement
d'un fils, dit Vasse (p. 132 s.) : s'il est vrai que les parents
transmettent la vie à l'enfant, il est non moins vrai que l'enfant
se donne a la vie. Si ce renversement où se joue une problématique
rigoureuse de Yadoption n'a pas lieu, l'enfant reste, pour le temps
et l'espace de son histoire, la chose des parents, pré-occupée d'eux
qui s'en occupent, produit sans autonomie, vie ambivalente, retenue.
Lorsque la loi n'est plus le lien et la rupture du corps qui naît et
de la parole qui conçoit ( . . . ) au lieu d'introduire au milieu vivant
où la parole se conçoit dans la rencontre, elle isole le petit d'homme
dans un monde sans altérité, monde non monde, autistique, sans
chemin et sans direction », un monde sans repères, parce que non
exprimé dans un langage articulé. Sans la loi, l'enfant reste désar-
ticulé.
Dans la loi de l'Alliance, par laquelle mon nom propre m'est
décerné et, avec lui, le don de la vie que j'ai à accueillir dans la
conscience de mon corps mortel, inscrit dans le temps, orienté dans
l'espace, je suis différencié de mon origine, j e peux alors naître ;
je ne suis plus bloqué dans l'identification à une image idéale de
w^i ^ii'» l& c'AV'a'îc' •fr/'Mi^ i'»t /^4f+î<t <-*<•<•» •»T« A-ri-fr •r'/»/»li o»*i—h --ï-rtt -tma> î f A O-rtt-ïtÀ oavto
LA CONTEMPLATION 513

faille. La comparaison avec la quête hellénique ou gnostique est


ici éclairante ; la loi de l'Alliance, condition d'une relation libre
et d'une dépossession de soi, d'un amour, fait échapper au mirage
fascinant du miroir: la loi, dit Vasse (p. 115s.) « inter-dit 21 de
se concevoir hors de soi dans le miroir, selon l'image qu'il (l'enfant)
a de lui-même et à laquelle, hors du rapport à la loi ( . . . ) il peut se
réduire jusqu'à la vertigineuse disparition de soi. Elle lui interdit
de se noyer dans sa propre image. Ainsi, dire que l'homme est
conçu à l'image de Dieu ne signifie rien d'autre que ceci : l'homme
ne peut se concevoir selon sa propre conception, selon sa propre
image. S'il le fait, il meurt, tel Narcisse ».
Mais s'il consent à la loi inscrite dans la finitude de son corps,
à la « logique du vivant », il vient à naître, il peut vivre. En
acceptant de se livrer au don de la vie par une parole qui prescrit
le sexe, le temps, la mort, la finitude de l'involontaire au cœur de
la volonté, le caractère incontrôlable, non identifiable des pulsions,
il peut vivre en son nom propre, où il est appelé à se perpétuer
dans la mesure de son consentement.

III. —— ANTHROPOLOGIE SELON L ESPRIT ET RELATION D ALLIANCE

Est-ce à dire alors qu'aucune « contemplation », aucune assomption


d'une existence essentiellement vouée à la mort, n'est possible ?
Bien au contraire, une autre anthropologie que celle du « nous »
retrouvant sa parenté avec le divin, semble pouvoir mieux exprimer
cette transfiguration de tout l'être dans la condition mortelle ; et
puisque ces lignes se réfèrent à l'origine de la notion de con-
templation aux premiers siècles du christianisme, il sera fait appel
à un auteur chrétien ancien, Irénée de Lyon, pour tracer som-
mairement les traits de cette autre anthropologie.
Aux débuts du christianisme, deux types d'anthropologie doivent
être distingués. A tort on les amalgame parfois ; ils sont pourtant
radicalement distincts.
On assimile quelquefois le « noûs-pneuma » hellénique ou gnos-
tique au « pneuma » paulinien. Le « spirituel », ici comme là, serait
l'homme qui aurait délaissé le monde de la corporéité pour re-
trouver, dans une dynamique ascensionnelle et moraliste de re-
tranchement, la pureté de l'esprit divin ; c'est là un contresens
néfaste.

21. Inter-dit : dit entre deux sujeti qui se reconnaissent dans leur altérité, aaoa
514 E. YON, O.S.B.

Face au gnosticisme, Irénée reprend avec assurance et vigueur les


thèses anthropologiques de saint Paul. Pour lui, rien n'était plus
opposé à la vie dans l'Esprit selon saint Paul que la quête
« spirituelle » désincarnée des gnostiques.
D'un côté, la tridimensionnalité du composé humain (qu'il vaudrait
mieux intituler ici « tripartition ») n'est affirmée que pour mieux
montrer l'hétérogénéité de ses trois éléments (esprit-âme-corps) ;
entre eux, en effet, nulle composition possible ; il ne s'agit que
d'un mélange composite, seul l'esprit est immortel. Les spirituels
sont ceux qui procèdent à une radicale ex-cision de tout élément
étranger à l'esprit ; tels sont l'âme psychique et le corps. Les
« spirituels » sont ceux, non pas qui ont assumé la psyché et le
corps, mais bien ceux qui les ont répudiés, en se rendant étrangers
à leurs sollicitations jugées contraires à leur quête spirituelle.
Pour Irénée, au contraire, ceux-ci ne sont pas des spirituels.
Paul appelle « spirituels » ou « parfaits », dit Irénée, non ceux
qui ont évacué ou supprimé la chair « pour ne considérer que
ce qui est proprement esprit, une telle chose n'est plus l'homme
spirituel, mais « l'esprit de l'homme » ou « l'Esprit de Dieu », Par
contre lorsque cet Esprit, en se mélangeant à l'âme, s'est uni à
l'ouvrage modelé (c'est-à-dire la chair), grâce à cette effusion de
l'Esprit se trouve réalisé l'homme spirituel et partait, et c'est
celui-là même qui a été fait à l'image et à la ressemblance de
Dieu» 22 .
A la suite de Paul, Irénée affirme donc la tridimensionnalité
du composé humain pour insister sur le fait que chaque élément
se valorise à la mesure de son accord avec les autres (et non par
séparation excluante d'un moi essentiel, pneumatique, par rapport
au corps et à l'âme psychique étrangers à cette essence, etc.).
C'est pour cela qu'Irénée est capable de nous intéresser au-
jourd'hui : face à une efflorescence de « spiritualités » gnostiques
ou de mystiques philosophiques, il ne craignait pas de présenter
l'originalité du message chrétien comme fondé sur l'annonce de la ré-
surrection des corps, idée totalement étrangère à toutes les anthro-
pologies de son temps : le corps de ceux qui auront accepté l'Alliance
qui leur est proposée par le Dieu immortel sera transfiguré par la
gloire divine dans la puissance de l'Esprit Saint ; le corps est
« spiritualisable », scandale pour toutes les gnoses !
Le « pneuma » d'Irénée, comme celui de Paul, ainsi que les
deux autres notions anthropologiques d'âme et de corps, « ne dé-
signent pas une partie de l'homme mais toujours l'homme global

22. IRÉNÉE DE LYON. Adv. haer.. V, 6, 1 ; SC. 153, p. 75, 77.


LA CONTEMPLATION 515

sous des points de vue donnés et dans ses diverses capacités »2S.
L'« esprit-pneuma » pour Irénée, comme pour Paul, ne se distingue
pas toujours clairement de l'Esprit Saint ; il est cette puissance
de vie qui peu à peu va s'emparer de l'homme tout entier jusqu'à
ressusciter sa chair corruptible.
Dans ce contexte, Irénée ne parle pas de contemplation, pour
éviter de laisser penser à une quelconque assimilation hors du
temps avec Dieu. Mais dans le régime, dans l'économie de l'adop-
tion filiale, nous sommes déjà entrés dans une relation d'Alliance
avec Dieu et nous sommes déjà transformés à son image.
Ce que je présentais plus haut en termes psychologiques trouve
ici sa transposition et son sens dans des affirmations théologiques.
Un pacte avec le monde, avec l'existence corporelle, est déjà
commencé pour ceux qui consentent à leur condition mortelle et
glorifient Dieu dans leur corps. Cette glorification en régime d'adop-
tion, dans les arrhes de l'Esprit Saint, nous la vivons dans une
obéissance au Créateur, dans l'humilité, dans l'accueil d'une vie
qui nous est offerte mais dont nous ne sommes pas les auteurs.
Cette Différence entre le Créateur et la créature est la condition
d'une obéissance et d'une réponse libres ; elle ouvre la possibilité
d'une action de grâce qui est la manière offerte à l'homme de
correspondre sans cesse au don de la vie qui lui est fait, d'entrer
avec Dieu dans le courant de vie. La Différence est la condition
de la relation libre et du chant de gratitude, d'émerveillement
pour le don de la vie : « Dieu a voulu que l'homme demeure toujours
fidèle à le glorifier et à lui rendre grâces sans cesse pour ce salut
reçu de lui, 'en sorte qu'aucune chair ne se glorifie dans le
Seigneur ', que l'homme n'admette jamais plus sur Dieu des pensées
contraires à celui-ci, en prenant pour une propriété naturelle l'in-
corruptibilité dont il jouira (c'est moi qui souligne), et qu'il ne dé-
laisse jamais plus la vérité pour la jactance d'un vain orgueil, comme
s'il était naturellement semblable à Dieu. Car cet orgueil même, en
le rendant plutôt ingrat envers son Créateur, lui avait masqué
l'amour dont il était l'objet de la part de Dieu et avait aveuglé
son esprit, l'empêchant d'avoir sur Dieu des pensées dignes de
celui-ci, le poussant au contraire à se comparer à Dieu et à s'estimer
son égal 24 . »
Ainsi c'est en une condition d'humilité que la réponse libre et émer-
veillée peut s'élever vers celui qui donne la vie et l'immortalité. Et
c'est à la mesure de son obéissance et de l'accueil de la grâce

23. Cité par Dogmatique de l'histoire du salut. Paris, Ed. du Cerf, t. 7, L'homme
dans la création, 1971, p. 64.
24. IRÉNÉE DE LYON, Adv. haer., III, 20; SC. 211. 1974. o.387.
516 E. YON, O.S.B.

que l'homme est tranfiguré progressivement par l'Esprit Saint. La


vie est relation, entrée progressive dans une Alliance dans le
respect de la Différence de chacun, et non unification fusionnelle,
identification à une essence divine considérée comme idéal du soi,
projection exemplaire. Irénée insiste donc sur le consentement que
nous cherchions en vain dans les spiritualités helléniques : con-
sentement au pas à pas d'une histoire, liée à mon existence dans
le temps et à la mortalité naturelle du corps ; obéissance à la loi
de mon propre perfectionnement, qui est l'œuvre gracieuse de Dieu
qui donne la vie comme II veut et ne cesse d'accompagner celui
qui se donne à cette vie, à lui constamment proposée.
Denis Vasse affirmait : je ne reçois la vie que dans la mesure
où je consens à ne pas être source de vie pour moi-même, auto-
position. La vie m'est donnée gracieusement, instant par instant,
à moi en personne, à moi adressée dans une loi d'Alliance, c'est-à-
dire dans une histoire, dans des limites et une situation ; je ne suis
capable de vivre et de naître que dans un acte de consentement
premier à la Différence, en ce sens aussi que mon accomplissement
est d i f f é r é , en raison de mon existence corporelle séparée du Dieu
tout-Autre qui la fonde et ne cesse de la créer.
C'est ce pacte avec mon corps et avec le monde, dans le respect
de la loi d'Alliance, qui est déjà entrée dans la liberté et la
gloire des enfants de Dieu, en action de grâce pour le don de la
vie. Dans la reconnaissance de la Différence entre Dieu et la
créature, dans la relation de filiation vécue dans la faiblesse de la
chair s'opère la progressive transfiguration de l'Esprit au pas
d'une histoire personnelle ; et c'est comme fils, dans les arrhes
de l'Esprit, que l'être corporel contemple, dans l'émerveillement
et la nouveauté du regard simplifié, cette montée de tous les
êtres « entrant dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu »
avec lui (Rm 5,21 ) ; la simplicité du regard est le fruit d'une
conversion spirituelle à l'intime de notre chair.

F 89830 Saint-Léger-Vauban fr. Ephrem YON


Abbaye de la Pierre-qui-Vire

ADDENDUM

ANTHROPOLOGIE DU « NOUS » OU DE LA RÉSURRECTION CORPORELLE ?

Un débat révélateur s'est élevé, dans la Revue de Théologie et de Philosophie


25 (1975), entre Cari-A. Keller et J.-C1. Piguet. A propos de La théologie et la
recherche spirituelle de l'homme moderne (p. 1-11), le premier proposait que
la f'hÂrïïnni^ flir^tipnnf* sitif'prrnnf* A nrmvpait sur <? 1''<>.cc<»n/^* / ^ f t î^hnmm^ . ri»
LA CONTEMPLATION 517

qui constitue la base même de son être : la dimension divine en l'homme » (p. 9) ;
les affirmations bibliques concernant la « rùah » « ne signifient-elles pas qu'il y a
en nous une force divine..?» (ibid.) ; et l'auteur de se demander: «Quelle
est. dans cette perspective, la valeur de la tradition platonicienne qui a si forte-
ment marqué l'histoire de la théologie chrétienne ? Quelle est la signification
de l'anthropologie d'un Clément d'Alexandrie, d'un Grégoire de Nysse, d'un
Maître Eckhart ? de la métaphysique du nous et de la psyché logikè qui carac-
térise l'anthropologie traditionnelle?» (ibid.).
L'interlocuteur de C.-A. Keller fait remarquer que cette approche anthropolo-
gique risque d'occulter la différence ontologique entre l'homme et Dieu, de
supprimer la différence fondamentale entre l'homme pécheur et Dieu : « . . . nous
ne pouvons pas être Dieu, ni nous faire Dieu » (J.-C1. PIGUET, Lettre ouverte au
professeur C.-A. Keller, p. 15). Il me semble en effet que certaines quêtes mysti-
ques actuelles s'opposent à l'humilité nécessaire à toute vraie condition chrétienne
en cherchant abusivement à s'assimiler au divin ; d'où l'ambiguïté d'une anthro-
pologie du « nous ».

Un bel article du P. D. DUBARLE dans La Vie Spirituelle, n° 632, mai-juin


1979, 412-442, Filiation divine et résurrection, a le mérite de mieux indiquer
cette différence, en raison du péché et de la corporéité, dans l'expérience mysti-
que chrétienne. Le P. Dubarie insiste sur le noyau central de la vie en Jésus :
c'est une expérience de filiation ; c'est « le pouvoir de devenir enfants de Dieu »
dont parle le prologue de Jean ; puissance de vie qui « imprègne de part en
part la vitalité de 1 être » (p. 414) ; ce n'est « point encore vision, mais sorte
de perception viscérale du corps par le corps, comme si c'était par les entrailles
de l'être que, don de Dieu, la filiation divine se ressentait vraie, commencement
déjà substantiellement gagé de vie étemelle» (p. 418). C'est bien ce qu'à la
suite d'Irénée j'appelais « l'économie d'adoption dans les arrhes de l'Esprit en
vue de la filiation définitive » ; les « spirituels •» sont ceux qui sont déjà entrés
dans cette économie, de tout leur être (corps, âme et esprit).
Et le P. Dubarie de citer Maître Eckhart : « J'ai déjà dit souvent aussi qu'il
est dans l'âme une puissance qui ne touche ni au temps, ni à la chair : elle
flue de l'esprit et demeure dans l'esprit, elle est absolument spirituelle (c'est
moi qui souligne). Dans cette puissance. Dieu verdoie et fleurit absolument
dans toute la joie et tout l'honneur qui est en lui-même (...) le Père étemel
engendre sans cesse son Fils étemel dans cette puissance, en sorte que cette
puissance coopère à la naissance du Fils du Père et d'elle-même comme étant
le même Fils dans cette même puissance du Père (...) Or voyez, cet homme
demeure avec Dieu en une même lumière, c'est pourquoi il n'y a pas en lui
ni souffrance ni succession, mais une même éternité...» (Sermons, trad. J. AN-
CELET-HUSTACHE, Paris, Ed. du Seuil, 1974, Sermon 2, p. 54). On ne peut
douter de l'authenticité d'une telle expérience ; mais comment ne pas adhérer
aux réserves du P. Dubarie, en présence de cette anthropologie ?
Maître Eckhart insiste, à juste titre, sur la parenté de l'individu spirituel et
du Fils de Dieu, mais cela au risque d'oublier que jamais la différence des
individualités et des êtres ne s'en abolira « et jusque dans la vie éternelle »,
précise le P. D., p. 421 ; a fortiori donc dans la condition de notre corporéité
sous le coup de la mort. Cet oubli de la différence entre le Christ et celui qui
vit pour sa part le mystère de la filiation divine, en entraîne deux autres :
oubli « que l'on est soi-même touché par le péché » (ibid., p. 422) et, par ail-
leurs, méconnaissance de «la dimension chamelle de cette filiation» (p. 424),
car c'est bien dans la chair que s'inscrit la différence, l'absence. L'attente de
la Résurrection est aussi la vulnérabilité au péché, la faiblesse. « On ne perçoit
plus avec assez de vérité et de force la réalité de son implantation (de la filia-
518 E. YON, O.S.B.

tion divine) à même le corps, imprégnant dès maintenant toute la montée de


sa vie, de ses sourdes origines, jusqu'à la fine pointe de l'âme, en passant par
toutes les couches affectives et sensibles de l'être» {ibid.). Et la mort corporelle
du chrétien devient alors germe de Résurrection, dans cette condition de filia-
tion, c'est-à-dire de dépendance radicale par rapport à celui qui donne la vie.
Dans le consentement à la corporéité, dans une relation filiale, la vieille ennemie
a déjà été convertie, « quelque chose a déjà été reconquis sur l'hostilité radi-
cale de la mort» (p. 439). «La mort corporelle de l'homme, à qui pouvoir a été
donné de devenir enfant de Dieu, a bien lieu. Mais recueilli par Dieu, accompli
par le Christ, le pouvoir ainsi conféré à l'individu ne casse ni ne dissout. Il se
continue en résurrection» {ibid.).
L'anthropologie spirituelle doit être une anthropologie de Résurrection ; telle
est la condition d'une vraie « transfiguration de l'éros » en Dieu, d'un émer-
veillement et d'une communion à l'attente du monde et de l'humanité.

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