08 - BONS BAISERS DE PARIS - 5 NOUVELLES - Ian Fleming
08 - BONS BAISERS DE PARIS - 5 NOUVELLES - Ian Fleming
08 - BONS BAISERS DE PARIS - 5 NOUVELLES - Ian Fleming
JAMES
BOND
007
**
ÉDITION ÉTABLIE
PAR FRANCIS LACASSIN
ROBERT LAFFONT
Traduit de l’anglais
par J.-F. Crochet et H. Nolp
Additif numérisateur
Comstrikfltlant and
saclant liaison to saceur.
Bond demanda ce que cela signifiait. Le policier, qui ne savait pas ou qui
était plutôt dressé à ne pas répondre, dit avec raideur :
— Je ne saurais dire exactement, monsieur.
Derrière la porte sur laquelle il avait pu lire : Colonel G.A. Schreiber,
commandant du département de sécurité du quartier général, Bond
découvrit un homme élancé entre deux âges, aux cheveux grisonnants et
aux manières poliment réservées d’un directeur de banque. Il y avait sur son
bureau plusieurs photographies de famille dans des cadres d’argent et un
vase contenant une rose blanche. Aucune odeur de tabac dans la pièce.
Après quelques préliminaires prudents et polis, Bond félicita le colonel
sur la manière dont la surveillance était assurée.
— Tous ces contrôles et recontrôles ne doivent pas faciliter la tâche des
autres. Avez-vous déjà subi une perte auparavant ou avez-vous déjà détecté
des signes annonçant qu’un coup se préparait ?
— Non à vos deux questions, Commander. Je suis extrêmement satisfait
de la sécurité au Q.G. même. Ce sont plutôt les services détachés qui me
donnent du souci. En dehors de vos propres services secrets, nous avons
différentes unités de liaison et bien sûr, il y a également les ministères de
l’intérieur de quatorze pays. Je ne puis être responsable des fuites qui
peuvent se produire de ce côté.
— Ça ne doit pas être commode, en effet, reconnut Bond. Mais, pour en
revenir à notre affaire, avez-vous appris quelque chose de neuf depuis votre
dernier entretien avec le Wing Commander Rattray ?
— Nous avons la balle. Elle provient d’un Luger. Elle a touché l’épine
dorsale et a probablement été tirée à une trentaine de mètres, à dix mètres
près. En supposant que notre homme roulait en ligne droite, la balle a dû
être tirée droit derrière lui et au même niveau. Comme il est impossible que
le tueur se soit tenu au milieu de la route, il a dû suivre sa victime à bord
d’un véhicule quelconque.
— Votre homme a, par conséquent, dû l’apercevoir dans son rétroviseur.
— Probablement.
— Vos courriers ont-ils des instructions spéciales pour fuir au cas où ils
remarqueraient qu’ils sont suivis ?
— Naturellement, dit le colonel avec un léger sourire. Ils doivent rouler à
un train d’enfer.
— Et a-t-on pu déterminer la vitesse approximative à laquelle votre
homme roulait quand il est tombé ?
— Pas vite, estime-t-on : entre quarante et soixante kilomètres à l’heure.
Mais où voulez-vous en venir, Commander ?
— J’étais en train de me demander si vous vous étiez déjà fait une
opinion sur cette question : est-ce un travail de professionnel ou
d’amateur ? Si nous supposons que votre homme n’essayait pas de fuir et
qu’il avait aperçu le tueur dans son rétroviseur, ce qui n’est qu’une
hypothèse, je le reconnais, cela laisserait supposer qu’il considérait
l’homme qui le suivait comme un ami plutôt qu’un ennemi. Cela peut
vouloir dire que le tueur portait un déguisement qui le rendait semblable
aux gens qu’on voit ici ; et qui expliquait sa présence, surtout à une heure
aussi matinale.
Le colonel Schreiber plissa légèrement son front uni.
— Commander, dit-il d’une voix tendue, il va de soi que nous avons
envisagé cette affaire sous tous ses angles et que nous avons nous-mêmes
émis l’hypothèse que vous venez de suggérer. Hier à midi, le
Commandement Général a décrété l’état d’urgence pour cette affaire, et
toute une série de réunions de comités de sécurité ont eu lieu sur l’heure. À
partir de ce moment toutes les hypothèses, les moindres indices ont été
systématiquement examinés. Et je peux vous assurer, commander,
poursuivit le colonel en élevant une main soigneusement manucurée, pour
la laisser lentement retomber sur son buvard, que toute personne qui
pourrait nous apporter un élément original sur cette affaire devrait être une
sorte d’Einstein. Il n’y a rien, je dis bien rien, qui nous permette d’aller de
l’avant en ce moment.
Bond lui adressa un sourire plein de sympathie. Il se leva.
— Dans ce cas, colonel, je m’en voudrais de vous retenir plus longtemps
ce soir. J’aimerais pouvoir jeter un coup d’œil sur les comptes rendus des
différentes réunions pour me mettre au courant et si l’un de vos hommes
pouvait m’indiquer le chemin du mess et de mon cantonnement…
— Bien sûr, bien sûr.
Le colonel pressa un bouton et un jeune militaire aux cheveux coupés
réglementairement entra.
— Proctor, veuillez conduire le Commander jusqu’à sa chambre, dans
l’aile réservée aux hôtes de marque. Vous lui indiquerez ensuite où se
trouvent le bar et le mess.
Il se tourna vers Bond et poursuivit :
— Les documents que vous demandez seront prêts quand vous aurez
terminé votre repas et pris un verre. Vous les trouverez dans mon bureau,
car il n’est pas question bien entendu de les emporter. Vous trouverez tout à
portée de la main dans la pièce à côté. Proctor pourra vous trouver ce qui
manquerait. Ça va comme ça ? ajouta-t-il en tendant la main à Bond. À
demain matin.
Bond lui souhaita bonne nuit et suivit l’ordonnance. Tandis qu’il
marchait tout au long des corridors aux couleurs et aux odeurs neutres, il se
dit que cette mission était sans doute la plus désespérée parmi toutes celles
pour lesquelles il avait été désigné. Si les grands esprits des services de
sécurité de quatorze pays avaient fait chou blanc, quelle chance avait-il, lui,
de réussir ? Lorsqu’il fut couché dans le quartier d’un luxe Spartiate réservé
aux visiteurs, Bond avait déjà décidé de se donner deux jours – en grande
partie pour garder le plus longtemps possible le contact avec Mary Ann
Russell – et qu’il enverrait ensuite tout balader. Puis il sombra dans un
profond sommeil.
Non pas deux, mais quatre jours plus tard, alors que le jour se levait sur
la forêt de Saint-Germain, James Bond était allongé sur la grosse branche
d’un chêne et surveillait, par-delà une petite clairière bien cachée derrière
un rideau d’arbres, la départementale 98, la route du meurtre.
Il était vêtu des pieds à la tête d’une tenue camouflée de parachutiste
vert, brun et noir. Même ses mains étaient recouvertes du même tissu ; il
portait un capuchon avec simplement des fentes pour les yeux et la bouche.
Le camouflage était bon et il serait encore meilleur lorsque le soleil serait
plus haut et que les ombres deviendraient plus noires. Il était complètement
invisible du sol, même de quelqu’un se trouvant juste sous l’arbre.
Il en était arrivé là de la manière suivante. Les deux premiers jours passés
au SHAPE avaient été comme il s’y attendait du temps perdu. Bond n’était
arrivé à rien, sinon à se rendre assez impopulaire par l’insistance qu’il
mettait dans les questions qu’il posait à vouloir que tout se recoupe. Au
matin du troisième jour, il était prêt à faire ses adieux et à partir, lorsque le
colonel l’appela au téléphone.
— Oh, Commander, je tenais encore à vous faire savoir que la dernière
équipe avec chiens policiers est rentrée la nuit dernière. Comme vous
l’aviez demandé, ils ont exploré cette fois toute la forêt, mais je suis désolé
de vous dire (la voix n’avait rien de désolé) que le résultat a été tout à fait
négatif.
— Dire que c’est moi qui vous ai fait perdre tout ce temps !
Et, il ajouta pour faire encore un peu enrager le colonel :
— Pourrais-je dire un mot au chef du détachement ?
— Bien sûr, bien sûr. Tout ce que vous voudrez. À propos, Commander,
combien de temps comptez-vous encore rester parmi nous ? Notez que nous
serons heureux de vous avoir chez nous aussi longtemps que vous le
désirerez. Mais nous avons toujours des problèmes de logement. Nous
attendons sous peu des visiteurs de Hollande en nombre assez important. Le
gratin de l’état-major ou des gens dans ce genre-là ; l’administration dit
qu’on manque un peu de place.
Bond savait qu’il ne s’entendrait pas avec le colonel Schreiber et il n’y
avait d’ailleurs pas mis du sien.
— Je vais en référer à mon chef, dit-il d’un ton aimable, et je vous
rappellerai, colonel.
— Faites cela, je vous prie.
La voix du colonel était également polie, mais on sentait que cela n’allait
plus durer longtemps, car les deux récepteurs claquèrent simultanément.
Le chef du détachement était un Français des Landes. Il avait le regard
finaud d’un braconnier. Bond le trouva au chenil, mais ils étaient trop près
des cages et les aboiements des bergers allemands rendaient toute
conversation difficile. Il conduisit Bond dans un petit bureau aux murs
duquel pendaient, accrochés à des patères, des jumelles, des imperméables,
des bottes en caoutchouc, des colliers et des laisses ; différentes pièces de
matériel étaient entassées le long des murs. Il y avait deux chaises en bois
blanc et une table sur laquelle était étalée une carte détaillée de la forêt de
Saint-Germain, divisée en carrés. Le chef de détachement agita la main au-
dessus de la carte.
— Nos chiens ont tout fouillé, monsieur. Nous n’avons rien trouvé.
— Vous voulez dire qu’auparavant tout n’avait pas été ratissé ?
— Nous avons eu quelques petits ennuis, monsieur, dit l’autre en se
grattant le crâne. Il y a bien eu un lièvre ou deux et quelques terriers de
renards pour distraire les chiens, mais nous avons surtout eu bien du mal à
leur faire quitter la clairière qui se trouve près du Carrefour Royal. Ils
sentaient sans doute encore les gitans.
— Oh, fit Bond d’un ton vaguement intéressé. Montrez-moi où ces gitans
étaient installés.
Le chef de détachement pointa avec précaution un doigt sale sur la carte.
— Les différents endroits portent encore des noms du passé. Ici, vous
avez l’Étoile Parfaite et ici, à l’endroit où a eu lieu le crime, c’est le
Carrefour des Curieux. Et ici, ce qui forme la base du triangle, c’est le
Carrefour Royal.
Il fit une pause et ajouta d’un ton dramatique :
— Il croise la route de la mort.
Puis, reprenant son crayon, il fit un point un peu au-delà du croisement.
— Et voici la clairière, monsieur. Une roulotte de gitans a séjourné là
pendant une grande partie de l’hiver. Ils sont partis le mois dernier. Ils
avaient pris soin de bien nettoyer l’endroit avant de s’en aller, mais les
chiens sentiront encore leur odeur à cet endroit pendant des mois.
Bond le remercia et, après avoir examiné et admiré les chiens et avoir un
peu parlé de la profession de chef de chenil, il revint à la Peugeot et fila
directement jusqu’à la gendarmerie de Saint-Germain. « Oui, bien sûr, ils
avaient connu ces gitans. De vrais romanichels. Ils ne parlaient que
quelques mots de français, mais s’étaient fort bien conduits. Aucune plainte
n’avait été déposée. Il y avait en tout six hommes et deux femmes. Non.
Personne ne les avait vus partir. Un matin, ils n’étaient plus là, c’est tout. Ils
auraient très bien pu être partis depuis une semaine avant qu’on s’en rende
compte, car ils avaient choisi un endroit isolé. »
Bond prit la départementale 98 pour traverser la forêt. Lorsque le pont de
la grande autoroute qui franchit l’autre route lui apparut à environ cinq
cents mètres, il accéléra et coupa ensuite son moteur pour rouler
silencieusement jusqu’au Carrefour Royal. Il immobilisa la voiture, en sortit
sans faire de bruit et, tout en ayant le sentiment de se comporter comme un
idiot, entra doucement dans la forêt et marcha avec précaution dans la
direction où devait se trouver la clairière. Il parcourut une vingtaine de
mètres entre les arbres et y arriva. Il se tint en bordure derrière des taillis et
l’examina avec attention. Ensuite, il s’avança et la parcourut en tous sens.
La clairière avait à peu près la superficie de deux courts de tennis et le sol
était couvert d’une herbe drue et de mousse. Il y avait un grand carré de
muguet et, sous les arbres en bordure, un éparpillement de jacinthes des
bois. D’un côté, il y avait un monticule bas entouré et couvert de ronces et
d’églantiers roses en pleine floraison. Bond alla examiner le monticule de
près et en faire le tour mais il n’y avait rien à voir à part la forme en
mappemonde du monticule.
Bond jeta un dernier coup d’œil et se dirigea vers l’angle de la clairière
qui devait être le point le plus rapproché de la route. À cet endroit, l’accès
entre les arbres était très facile. Subsistait-il les vestiges d’un sentier ? Y
avait-il un tassement de feuilles ? Certainement un léger tassement, mais il
pouvait tout aussi bien avoir été fait par les gitans, ou par des pique-
niqueurs de l’an dernier. Il y avait un étroit passage entre deux arbres en
bordure de la route. Par acquit de conscience, Bond se baissa pour examiner
les troncs des arbres. Il se raidit brusquement et s’accroupit. De l’ongle, il
gratta délicatement un étroit fragment de boue séchée qui cachait une
profonde entaille dans le tronc de l’arbre. Il recueillit les morceaux de boue
séchée dans sa main libre. Il l’imprégna de salive et la pétrit pour ensuite
reboucher l’entaille. Il y avait trois entailles dissimulées sur le premier arbre
et quatre sur l’autre. Bond sortit rapidement de sous le couvert des arbres et
regagna la route. Il avait arrêté sa voiture dans une descente menant sous le
pont de l’autoroute et, bien que protégé par le bruit du trafic, il préféra
pousser sa voiture et ne remettre son moteur en marche qu’une fois sous le
pont.
Et Bond était à nouveau dans la clairière, mais il la dominait de la grosse
branche sur laquelle il s’était allongé et il ne savait pas si son intuition était
bonne. C’était l’affirmation de « M » qui l’avait mis sur la voie ainsi que la
révélation de l’existence de ce camp de gitans. « Ce sont les gitans que les
chiens ont sentis… Une grande partie de l’hiver… Ils sont partis le mois
dernier… Il n’y a pas eu de plaintes… Un matin ils n’étaient plus là, c’est
tout. » Le facteur invisible. L’homme invisible. Le personnage qui fait
tellement partie du décor qu’on ne sait même pas s’il est là. Six hommes et
deux femmes qui parlaient à peine quelques mots de français. Bonne
couverture d’être gitan. On peut à la fois être un étranger et ne pas en être
un grâce au simple fait d’être gitan. Certains d’entre eux étaient partis avec
la roulotte. Quelqu’un était resté en arrière, caché dans un repaire préparé
pendant l’hiver, pour n’en sortir que le jour du meurtre et du vol des
documents ? Bond s’était dit qu’il nageait en pleine fantaisie jusqu’au
moment où il avait découvert sur les deux arbres les entailles
soigneusement dissimulées. Elles étaient exactement à la hauteur des
pédales d’une bicyclette ou d’un engin similaire. Tout cela n’était peut-être
qu’un rêve insensé, mais suffisait à Bond.
Ce qu’il restait à savoir, c’était si ces gens avaient décidé de s’en tenir, à
une seule agression ou si, étant tellement sûrs d’eux, ils tenteraient une
nouvelle expérience. Il ne se confia qu’à la station F. Mary Ann Russell lui
dit d’être prudent. Plus pratique, le chef de la station F donna ordre à l’unité
de Saint-Germain de collaborer avec Bond. James Bond prit congé du
colonel Schreiber et alla s’installer au Q.G. de Saint-Germain, sur un lit de
camp dans une maison anonyme située dans la ruelle tout aussi anonyme
d’un village. L’unité lui avait procuré la tenue camouflée et les quatre
agents du service secret constituant l’unité s’étaient joyeusement mis sous
les ordres de Bond. Comme lui, ils réalisaient que si Bond parvenait à
couper l’herbe sous le pied de son dispositif de sécurité au grand complet,
les gens du service britannique auraient des raisons de se montrer fiers aux
yeux du Haut Commandement du SHAPE et les soucis de « M » au sujet de
l’indépendance de son unité seraient dissipés à tout jamais.
Toujours allongé sur sa branche de chêne, Bond sourit intérieurement.
Les armées privées et leurs petites guerres privées. Quelle quantité
d’énergie distraite de l’effort commun et quelle puissance de feu détournée
de l’ennemi !
Six heures et demie. L’heure du petit déjeuner. La main droite de Bond
fouilla une poche avec d’infinies précautions et revint lentement jusqu’à sa
bouche. Il fit durer la tablette de glucose aussi longtemps que possible, puis
en suça une autre. Ses yeux ne quittaient pas la clairière. L’écureuil roux qui
avait fait son apparition au lever du soleil, et qui s’était mis à grignoter des
pousses de hêtre, s’était quelque peu éloigné et se trouvait sur le monticule
où il ramassait quelque chose parmi les églantines, le tournait entre ses
pattes et se mettait à le ronger. Les deux pigeons qui jouaient une scène
d’amour assez bruyante dans l’herbe drue entamèrent une danse nuptiale
complètement ridicule. Un couple de fauvettes qui s’activaient à construire
un nid dans un buisson épineux voletaient pour ramasser des brindilles. Une
grosse grive avait finalement découvert le ver qu’elle cherchait pour son
petit déjeuner et, les pattes croisées, elle s’efforçait de l’extirper du sol. Les
abeilles s’agglutinaient sur les églantines du monticule et, d’où il se
trouvait, à une bonne vingtaine de mètres, Bond percevait encore leur
bourdonnement. C’était une scène de conte de fées avec les églantines, le
muguet, les oiseaux et les rayons du soleil qui filtraient entre les arbres et
éclaboussaient la verdure de lumière. Bond, qui avait pris position sur sa
branche à quatre heures du matin, n’avait jamais eu l’occasion de voir
d’aussi près et aussi longtemps comment une belle journée insensiblement
succédait à la nuit.
Il se sentit brusquement complètement ridicule. D’un moment à l’autre
un fichu oiseau viendrait se poser sur sa tête.
Ce furent les pigeons qui donnèrent l’alerte. Avec un grand bruit d’ailes,
ils s’envolèrent dans les arbres. Tous les oiseaux les imitèrent, ainsi que
l’écureuil. La clairière était à présent silencieuse et on n’entendait que le
bourdonnement sourd des abeilles. Qu’est-ce qui avait donné l’alerte ? Le
cœur de Bond se mit à battre plus vite. Ses yeux inspectaient chaque mètre
carré de la clairière dans l’espoir d’y découvrir quelque chose. Quelque
chose bougeait au milieu des églantines. C’était un mouvement
imperceptible et extraordinaire. Lentement, centimètre par centimètre, il vit
s’élever, entre les ronces et les branches d’églantine, une assez grosse tige
épineuse d’une raideur anormale. Elle continua de s’élever jusqu’à dépasser
le buisson d’une trentaine de centimètres. Puis, brusquement, elle
s’immobilisa. Il y avait une seule églantine au sommet de la tige. Séparée
du buisson, elle paraissait anormale mais il fallait pour cela avoir suivi sa
lente ascension. Lorsqu’on y jetait un regard distrait, on ne discernait
qu’une tige et rien d’autre. Les pétales de la fleur semblaient à présent
s’ouvrir et s’écarter ; le pistil s’ouvrit et le soleil fit briller une lentille de la
taille d’une pièce de un franc. La lentille sembla un instant fixer Bond, puis
très lentement elle pivota sur sa tige jusqu’au moment où elle se braqua à
nouveau sur lui après avoir fait le tour de la clairière. Comme si le résultat
avait été satisfaisant, les pétales se refermèrent lentement pour couvrir cette
sorte d’œil et l’églantine redescendit très lentement pour se retrouver parmi
les autres fleurs.
Bond laissa brusquement échapper sa respiration. Il ferma un instant les
yeux pour les reposer. Des gitans. Cet engin perfectionné était la preuve, s’il
en fallait encore une, que, sous le monticule, profondément enfoncée sous
terre, se cachait la plus experte des équipes d’espions abandonnée en
territoire adverse qu’on ait jamais connue. Cela surpassait de loin ce que
l’Angleterre avait préparé à l’arrière des troupes allemandes en cas
d’invasion, c’était loin de tout ce que les Allemands eux-mêmes avaient
laissé derrière eux dans les Ardennes. Un frisson d’excitation et
d’impatience mêlées de crainte parcourut la colonne vertébrale de Bond. Il
ne s’était pas trompé. Mais qu’allait-il se passer au second acte ?
Un ronronnement aigu, comme celui d’un moteur électrique tournant à
grande vitesse, se faisait à présent entendre en direction du monticule. Les
églantines se mirent à trembler légèrement. Les abeilles s’envolèrent, puis
vinrent se reposer sur les fleurs. Une fissure dentelée se dessina au milieu
du buisson et s’élargit progressivement. Les deux moitiés du buissons
s’ouvraient maintenant comme des doubles portes. La sombre ouverture
continua et s’agrandit jusqu’à ce que Bond pût apercevoir les racines des
buissons qui s’enfonçaient dans la terre de part et d’autre du trou béant. Le
ronronnement monta encore d’un ton et Bond aperçut un éclat métallique
sur le bord des portes incurvées. C’était un peu comme si on ouvrait un œuf
de Pâques à charnières. Les deux segments arrivèrent rapidement à leur
écartement maximal et les deux moitiés du buisson d’églantines, toujours
grouillant d’abeilles, laissaient apparaître une grande ouverture en leur
milieu. À présent, l’intérieur du caisson métallique supportant la terre et les
plantes luisait sous le soleil. La pâle lueur d’une ampoule électrique brillait
dans l’ouverture à demi obscure. Le ronronnement du moteur avait cessé.
Une tête et des épaules émergèrent, puis le corps d’un homme. Il grimpa
doucement sur le rebord et s’accroupit pour inspecter minutieusement la
clairière. Il tenait un revolver à la main… un Luger. Satisfait, il se retourna
et fit un signe en direction du puits. La tête et les épaules d’un deuxième
homme apparurent. Il tendit à son compagnon trois paires de ce qui
semblait être des raquettes à neige et disparut dans les profondeurs de la
terre. Le premier homme choisit une paire, s’agenouilla et les fixa sous ses
chaussures. Il se mit à circuler plus librement, sans laisser aucune
empreinte, car l’herbe un instant aplatie se redressait lentement dès qu’il
avait levé le pied. Bond sourit intérieurement. Des petits malins.
Le deuxième homme réapparut, suivit d’un troisième. Entre eux se
trouvait une motocyclette qu’ils faisaient sortir de leur cachette. La machine
qui reposait dans un harnais était suspendue entre eux. Pendant qu’ils
opéraient, le premier homme, qui était manifestement le chef, s’était
accroupi et fixait les raquettes à neige sous les bottes de ses hommes. Ils se
mirent ensuite en marche en file indienne vers la route. Il y avait quelque
chose de sinistre dans la manière dont ils progressaient en levant très haut et
en abaissant soigneusement l’un après l’autre leurs pieds chaussés de
raquettes. Bond poussa un long soupir de soulagement et posa doucement la
tête sur la branche pour se détendre les muscles du cou. C’était donc ça.
Tout était parfaitement clair jusque dans les moindres détails. Tandis que les
deux subalternes étaient vêtus d’un survêtement gris, le chef portait un
uniforme du « Royal Corps of Signals » et sa moto était une BSA M620
vert olive, dont le numéro d’immatriculation était peint sur le réservoir
d’essence. Pas étonnant que l’estafette de SHAPE l’ait laissé s’approcher.
Mais qu’est-ce que ces espions avaient fait de leur butin de documents
secrets ? Ils en avaient probablement transmis la quintessence par radio au
cours de la nuit. Une tige surmontée d’une fleur, mais qui, au lieu d’être un
périscope, était une antenne, devait être sortie de terre dans la nuit, une
génératrice à pédales avait sans doute été mise en action sous terre et les
secrets alliés avaient dû s’envoler en code vers une destination inconnue.
En code ? Il devait y avoir pas mal de secrets ennemis à découvrir dans ce
trou s’il réussissait à cueillir les trois hommes au moment où ils étaient en
dehors de leur cachette. Quelle magnifique occasion de transmettre de
fausses informations au G.R.U., l’Organisation des services secrets
soviétiques, de qui dépendait certainement cette mission ! Le cerveau de
Bond fonctionnait à toute allure.
Les deux sous-ordres revenaient. Ils disparurent sous terre et le buisson
d’églantines se referma sur eux. Le chef devait être caché avec sa machine
dans les buissons en bordure de la route. Bond jeta un coup d’œil à sa
montre. Sept heures moins cinq. Naturellement. Il surveillait pour voir si un
courrier allait passer. Il ne savait peut-être pas que sa victime ne faisait
qu’un trajet hebdomadaire, mais c’était peu probable, ou alors, il devait se
dire que le SHAPE avait changé ses horaires par mesure de précaution
supplémentaire. Ces gens étaient très minutieux. On devait probablement
leur avoir donné comme instruction d’amasser autant de renseignements
que possible avant le retour de la belle saison et des promeneurs aimant les
promenades en forêt. Les trois hommes pourraient disparaître et revenir
discrètement au début de l’hiver suivant.
Qui pouvait dire ce qu’étaient à longue échéance les plans de l’ennemi ?
Tout ce qu’on savait, c’était que le chef se préparait à commettre un
nouveau meurtre.
Les minutes passaient. Le chef du groupe réapparut à sept heures dix. Il
se tint à l’orée de la clairière, dans l’ombre d’un arbre et émit un sifflement
aigu comme celui d’un oiseau. Le buisson d’églantines s’ouvrit
immédiatement et les deux hommes sortirent de terre pour suivre leur chef
sous les arbres. Ils revinrent au bout de deux minutes avec la moto entre
eux. Après avoir jeté un dernier regard circulaire pour voir s’ils n’avaient
pas laissé de traces, le chef suivit les deux hommes dans la cachette et le
buisson se referma rapidement derrière lui.
Une demi-heure plus tard, la vie avait repris son cours normal dans la
clairière. Une heure plus tard, lorsque le soleil fut assez haut et les ombres
assez marquées, James Bond descendit avec précaution de son perchoir ; il
se laissa tomber sur un lit de mousse, derrière un taillis, et se coula avec
précaution dans la forêt.
Son entretien téléphonique habituel du soir avec Mary Ann Russell fut
des plus orageux.
— Vous êtes fou, disait-elle. Je ne vous laisserai pas faire. Je vais
demander au chef de la station F d’appeler le colonel Schreiber et de lui
raconter toute l’histoire. C’est l’affaire du SHAPE, ce n’est pas la vôtre.
— Vous n’en ferez rien, répliqua Bond d’une voix coupante. Le colonel
Schreiber est très content que je fasse demain matin le trajet en me
substituant à son estafette. Il n’a pas besoin d’en savoir plus pour l’instant.
Une sorte de reconstitution du crime. Il s’en fiche royalement. Il a
pratiquement classé l’affaire. Bon, alors soyez gentille et faites ce qu’on
vous dit de faire ; faites parvenir mon rapport à « M ». Il verra bien
comment je veux liquider cette affaire et il ne fera pas d’objection.
— Au diable « M » ! Allez au diable vous aussi et tout le service ! cria-t-
elle d’une voix entrecoupée de sanglots. Vous n’êtes qu’une bande de
gosses s’amusant à jouer aux Indiens. Vous mesurer seul à cette bande…
C’est juste pour faire de l’épate… Voilà ce que c’est, de l’épate.
Bond commençait à perdre patience.
— Cela suffit, Mary Ann. Passez ce rapport sur le télétype. Je suis
désolé, mais c’est un ordre.
— Oh, d’accord, dit-elle d’une voix résignée. Inutile de me rappeler
votre grade. Mais ne vous faites pas amocher. Vous aurez, c’est vrai, les
gars de la station pour venir ramasser les morceaux ! Bonne chance.
— Merci, Mary Ann. Vous acceptez de dîner avec moi, demain soir ?
Nous irons à Armenonville, quelque chose comme cela. Champagne rosé et
musique tzigane. Paris au printemps, quoi.
— Oui, dit-elle avec sérieux. Avec plaisir. Mais, dans ce cas, redoublez
de prudence. Vous me le promettez ?
— Bien sûr, je serai tout ce qu’il y a de plus prudent. Ne vous en faites
pas. Bonsoir.
— ’soir.
Bond passa le reste de la soirée à fignoler son plan et à donner ses
dernières instructions aux quatre agents de la station.
Le lendemain était un jour tout aussi radieux. Bond, qui était assis
confortablement à califourchon sur la BSA pétaradante, attendait le courrier
à expédier et imaginait difficilement qu’on pouvait être en train de lui
monter une embuscade, juste après le Carrefour Royal. Le caporal du Signal
Corps qui lui avait donné sa sacoche vide, et qui s’apprêtait à lui donner le
signal du départ, dit :
— On dirait que vous avez passé toute votre vie dans le Signal Corps,
monsieur. Il serait temps d’aller vous faire couper les cheveux, mais
l’uniforme est au poil. Que pensez-vous de la machine ?
— Elle roule le tonnerre. J’avais oublié quel plaisir on avait à rouler là-
dessus.
— D’accord, mais vous pouvez me faire cadeau d’une petite Austin A40
quand vous voudrez.
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— Il va être sept heures, reprit-il. Attention… parrrrtez.
Bond descendit les lunettes sur ses yeux, fit un signe de la main au
caporal, embraya et roula sur le petit chemin recouvert de gravier et franchit
les grilles.
Il quitta la 184 pour prendre la 307 entre Bailly et Noisy-le-Roi et il dut
ralentir pour traverser Saint-Nom. Il allait virer sec à droite pour emprunter
la départementale 98, « la route de la mort »(5), comme l’avait appelée le
chef de l’équipe de ratissage. Bond s’arrêta sur l’accotement et examina une
dernière fois son Colt 45 à canon long. Il replaça l’arme sur son estomac et
ne reboutonna pas complètement sa veste. À vos marques… Partez…
Bond tourna et accéléra pour monter jusqu’à quatre-vingts à l’heure. Le
viaduc sur lequel passait l’autoroute de Paris se profila au-dessus de lui. La
gueule sombre du tunnel l’avala. Le bruit de son tuyau d’échappement était
assourdissant ; pendant un instant, il respira l’odeur humide et froide du
tunnel. Il réapparut rapidement en plein soleil et arriva immédiatement au
Carrefour Royal. Devant lui, le ruban lisse et brillant de la route s’étirait en
ligne droite sur plus de trois kilomètres et une bonne odeur de feuilles et de
rosée montait. Bond ralentit et roula à soixante à l’heure. Le rétroviseur qui
se trouvait à sa gauche vibrait légèrement sous l’effet de la vitesse. Il n’y
voyait rien apparaître si ce n’est la route rectiligne encadrée par des rangées
d’arbres laissant un sillage vert derrière lui. Pas de tueur en vue. Aurait-il eu
peur ? Quelque chose avait-il mal tourné ? Mais il y avait néanmoins une
toute petite tache noire au milieu de son miroir convexe. Ce moucheron
devint une mouche, puis une abeille et ensuite un scarabée. À présent,
c’était un casque penché sur un guidon entre deux bras sombres. Bon Dieu,
ce qu’il arrivait vite. Les yeux de Bond allaient du rétroviseur à la route
devant lui et revenaient au rétroviseur. À ce moment la main droite du tueur
alla chercher le revolver…
Bond ralentit : quarante-cinq… quarante… trente-cinq kilomètres à
l’heure. Devant lui, la route était lisse comme du métal. Un dernier regard
rapide au rétroviseur. La main droite avait lâché le guidon. Le soleil, qui se
reflétait sur les lunettes de l’homme, lui faisait des yeux énormes, sous le
casque. Allons-y ! Bond braqua à mort et fit virer la BSA à quarante-cinq
degrés en calant le moteur. Il n’avait pas encore été assez rapide. L’arme du
tueur aboya deux fois et une balle alla s’écraser dans les ressorts de la selle
tout près de la cuisse de Bond. Ce fut ensuite au tour du Colt de n’aboyer
qu’une seule fois et le tueur et sa BSA furent entraînés vers la forêt, comme
si quelqu’un les avait attrapés au lasso et les attirait avec une force
gigantesque. La moto décrivit une courbe folle pour sortir de la route,
passer au-dessus du fossé et aller s’écraser, tête la première, sur un tronc
d’arbre. L’homme et la machine restèrent pendant un instant comme
suspendus dans les airs, pour s’écrouler dans l’herbe dans un bruit de
ferraille.
Bond descendit de machine pour se diriger vers l’affreux magma d’étoffe
kaki et de métal fumant. Inutile de prendre le pouls de l’homme. Peu
importait où la balle l’avait touché, le casque avait éclaté comme une
coquille d’œuf. Bond se détourna et replaça son arme dans la poche
intérieure de sa veste. Il avait eu de la chance. Il ne fallait pas trop en
demander. Il remonta sur la BSA et repartit sur la route en sens inverse.
Il appuya la BSA contre un des arbres aux entailles, juste à l’entrée de la
forêt, et se dirigea lentement jusqu’à l’orée de la clairière. Il se dissimula
dans l’ombre d’un grand hêtre. Il mouilla ses lèvres et émit un sifflement
aigu ressemblant d’aussi près que possible à celui du tueur. Il attendit.
Aurait-il mal sifflé ? Mais, brusquement le buisson se mit à bouger et il
entendit le ronronnement aigu. Bond passa son pouce droit dans sa ceinture
à quelques centimètres de la crosse de son Colt. Il espérait ne plus avoir à
tuer. Les deux sous-ordres ne paraissaient pas armés. Avec un peu de
chance, ils s’avanceraient sans se douter de rien.
L’entrée de la cachette était ouverte. D’où il était placé, Bond ne voyait
pas ce qui se passait dans la fosse, mais le premier homme ne tarda pas à
apparaître et à fixer ses raquettes ; le deuxième le suivait de près. Les
raquettes ! Le cœur de Bond s’arrêta un instant de battre. Il les avait
complètement oubliées. Elles devaient être cachées quelque part dans les
buissons. Espèce d’animal. Remarqueraient-ils ce détail ? Les deux
hommes s’approchaient lentement de lui en marchant avec précaution.
Lorsqu’ils ne furent plus qu’à une dizaine de mètres, l’homme de tête parla
à voix basse dans une langue qui ressemblait à du russe. Comme Bond ne
répondait pas, les deux hommes s’arrêtèrent. Ils le regardèrent avec
stupéfaction en attendant peut-être une réponse au mot de passe. Bond
sentit que ça tournait mal. Il sortit rapidement son Colt et fit un bond en
avant pour se retrouver accroupi devant eux.
— Haut les mains, cria-t-il en leur indiquant du canon de son arme ce
qu’ils avaient à faire.
L’homme qui était le plus rapproché de Bond hurla un ordre et se jeta en
avant. Au même moment, son compagnon fit un bond en arrière en
direction de la cachette. Un coup de fusil claqua d’entre les arbres et
l’homme s’écroula en se tenant la jambe droite. L’homme de la station
bondit hors du couvert des arbres et se mit à courir. Bond tomba sur un
genou et du canon de son revolver frappa l’homme qui bondissait sur lui. Il
le toucha, mais l’homme était déjà sur lui.
Bond vit des ongles venant à la vitesse de l’éclair dans la direction de ses
yeux, puis le poing se fermer pour ébaucher un uppercut. Maintenant une
main saisissait son poignet droit et son revolver était lentement retourné
contre lui. Comme il n’avait pas l’intention de tuer son adversaire il avait
laissé le cran de sûreté. Il essaya de l’atteindre avec son pouce, une botte lui
assena un coup sur la tempe, il lâcha le revolver et tomba à la renverse.
Mourir… mourir pour n’avoir pas voulu faire une victime de plus. Mais
soudain le canon du revolver disparut et il cessa de sentir sur lui le poids de
l’homme. Bond se mit à genoux puis se releva complètement. Le corps qui
gisait à ses pieds eut un dernier soubresaut. Il y avait dans le dos de la
combinaison des déchirures d’où le sang ruisselait. Bond jeta un regard
circulaire. Les quatre hommes de la station étaient groupés. L’agent secret
défit la mentonnière de son casque et se massa le crâne.
— Merci, les gars. Qui a fait ça ? dit-il.
Pas de réponse. Les hommes avaient l’air embarrassé.
Bond marcha jusqu’à eux et demanda :
— Qu’est-ce qui se passe ?
Il vit soudain quelque chose bouger derrière les quatre hommes. Il vit une
jambe… une jambe de femme, et il éclata d’un rire sonore. Les hommes
eurent un sourire embarrassé et regardèrent derrière eux.
Mary Ann Russell, qui était cachée derrière les quatre hommes, se
montra soudain.
Elle avait les deux mains levées, mais dans la droite elle tenait quelque
chose qui ressemblait à un pistolet de stand calibre 22. Elle baissa les mains
et passa le pistolet à sa ceinture.
— Vous n’allez pas les faire punir, n’est-ce pas ? demanda-t-elle
anxieusement. Je n’ai pas voulu qu’ils partent sans moi ce matin. Et vous
pouvez dire que vous avez eu de la chance que je sois là. Personne n’osait
tirer de peur de vous blesser.
— Si vous n’étiez pas venue, dit Bond, je n’aurais pas pu vous emmener
dîner ce soir.
Il se tourna vers les hommes et s’adressa à eux sur le ton service.
— Ça va. Que l’un d’entre vous prenne la moto et aille faire un rapport
au colonel Schreiber. Dites-lui que nous attendons son équipe pour
examiner la cachette. Qu’il nous envoie également deux hommes du groupe
anti-sabotage. Cette cachette peut être piégée.
Bond prit le bras de la jeune femme et dit :
— Venez par ici. Je vais vous montrer un nid d’oiseaux.
— Est-ce que c’est un ordre ?
— Oui.
TOP SECRET
Un mois plus tard. Le mois d’octobre à Londres avait débuté par une
semaine magnifique ; un véritable été indien. Le bruit des tondeuses à
gazon de Regent’s Park se faisait entendre jusque dans le bureau de « M »
dont les fenêtres étaient largement ouvertes. C’étaient des tondeuses à
moteur et James Bond se disait que l’un des plus jolis bruits de l’été, le
bruit endormant et métallique des vieilles tondeuses mécaniques, était en
train de disparaître à jamais. Les enfants d’aujourd’hui éprouvent peut-être
la même chose avec les crachotements des petits moteurs à deux temps.
Mais au moins l’herbe coupée a toujours le même parfum.
Bond avait tout le temps de faire ces réflexions intérieures, car « M »
semblait avoir des difficultés à en venir au fait. Il avait demandé à Bond s’il
était sur une affaire en ce moment et il avait répondu avec bonne humeur
que non ; il attendait donc que la boîte de Pandore s’ouvrît devant lui. Il
était assez intrigué parce que « M » lui donnait du « James » au lieu de
l’appeler « 007 », ce qui était inhabituel pendant les heures de service. On
aurait dit que cette mission avait quelque chose de personnel. C’était un peu
comme s’il lui avait présenté une requête au lieu de lui donner un ordre. Il
lui semblait aussi qu’une nouvelle ride soucieuse s’était creusée entre les
yeux gris, froids et étonnamment clairs de son chef. Et trois minutes pour
rallumer une pipe, c’était beaucoup.
« M » fit pivoter son fauteuil et jeta une boîte d’allumettes sur son bureau
en la faisant glisser jusque devant Bond. Ce dernier l’attrapa et la repoussa
poliment au milieu du bureau.
« M » ébaucha un sourire. Il semblait s’être décidé.
— James, dit-il avec douceur, avez-vous déjà remarqué que tous les
marins de la flotte savent généralement ce qu’il convient de faire, à
l’exception de l’Amiral ?
Bond fronça les sourcils.
— Je n’y avais jamais songé, monsieur, dit Bond. Mais je vois ce que
vous voulez dire. Les marins n’ont qu’à exécuter les ordres, tandis que la
décision revient à l’Amiral. Je crois qu’il revient au même de dire que le
commandement suprême est un poste bien solitaire.
« M » mit sa pipe de côté.
— C’est à peu près ça, dit-il. Il faut que quelqu’un soit ferme. Il faut que
quelqu’un prenne la responsabilité de la décision finale. Si vous envoyez un
message affolé à l’amirauté, vous ne tarderez pas à vous retrouver à terre.
Certains sont religieux, ils s’en remettent à Dieu. J’ai quelquefois essayé ce
système dans le Service, mais Il m’a toujours renvoyé la balle en me disant
de prendre ma décision tout seul. C’est de bonne guerre, mais c’est dur.
L’ennui, c’est que peu d’hommes savent encore se montrer durs après la
quarantaine. La vie, les ennuis, les tragédies, les maladies les ont atteints.
« M » jeta un regard aigu à Bond et continua :
— Quel est votre degré de dureté, James ? Vous n’avez pas encore atteint
l’âge dangereux.
Bond n’aimait pas les questions personnelles. Il ne savait que répondre,
ni où était la vérité. Il n’avait ni femme ni enfant, n’avait jamais eu à
déplorer une perte cruelle. Il n’avait jamais eu à faire face à la cécité ou à
une maladie mortelle. Il n’avait aucune idée de la façon dont il se
comporterait devant de tels malheurs pour lesquels il faut montrer plus
d’énergie que dans les pires missions.
— Je crois être capable de supporter à peu près tout si c’est absolument
nécessaire et si je pense que la cause est juste, monsieur.
Il continua tout en se sentant un peu honteux de renvoyer la balle à
« M ».
— Il n’est pas facile de décréter que telle chose est juste et telle autre pas.
C’est ainsi que lorsqu’on me confie une mission désagréable, je me dis
toujours qu’il doit s’agir d’une bonne cause.
— Nom de Dieu, s’écria « M » les yeux brillants d’impatience, c’est bien
ce que je veux dire ! Vous vous en remettez à moi. Vous ne voulez prendre
aucune responsabilité.
Il se martela la poitrine du tuyau de sa pipe et continua :
— C’est à moi que revient cet honneur. C’est toujours à moi de décider si
une cause est juste ou non.
L’expression de colère qui brillait dans ses yeux s’évanouit. Il eut un
sourire amer et dit d’un air sombre :
— Bah, je suppose que c’est pour ça qu’on me paye. Il faut bien que
quelqu’un tienne les maudites rênes de cette fichue carriole.
« M » prit sa pipe et aspira profondément pour se remettre.
À présent, Bond était désolé pour « M ». Jamais auparavant, il ne l’avait
entendu s’exprimer avec cette violence. « M » n’avait d’ailleurs jamais
laissé entendre à aucun membre de son service qu’il trouvait lourd le poids
de ses responsabilités, depuis le jour où il avait renoncé à la perspective de
devenir le cinquième Lord de l’Amirauté pour accepter le poste de chef des
services secrets. « M » avait un problème personnel. Bond se demandait de
quoi il s’agissait. Il ne devait pas être question de quelque chose de
dangereux. À condition de connaître les données avec assez de précision
« M » aurait risqué n’importe quoi, n’importe où. Cela ne devait pas être
politique non plus. « M » se fichait pas mal de la susceptibilité des
ministères et n’avait jamais hésité à passer par-dessus leur tête pour prendre
directement ses ordres chez le Premier ministre. C’était peut-être un cas de
conscience. Un cas de conscience personnel.
— Ne puis-je rien faire pour vous aider, monsieur ? demanda Bond.
« M » jeta un regard bref et pensif à Bond puis fit pivoter son fauteuil,
pour regarder par la fenêtre les nuages qui faisaient encore penser à l’été.
— Vous rappelez-vous l’affaire Havelock ? demanda-t-il à brûle-
pourpoint.
— Uniquement ce que j’ai lu dans les journaux, monsieur. Un couple
d’un certain âge vivant à la Jamaïque. Leur fille a trouvé leurs corps truffés
de balles en rentrant chez elle un soir. On a parlé de gangsters venus de La
Havane. La servante a déclaré que trois hommes étaient venus en voiture et
il lui a semblé qu’ils étaient cubains. On a appris plus tard qu’il s’agissait
d’une voiture volée. Un yacht a quitté le port cette même nuit. Mais pour
autant qu’il m’en souvienne la police n’a rien appris de plus. C’est tout,
monsieur. Je n’ai vu passer aucun message concernant cette affaire.
— C’est normal, car ils m’étaient adressés personnellement, dit « M »
d’un ton bourru. On ne nous a pas demandé de prendre l’affaire en main. Il
se trouve simplement…
« M » s’éclaircit la gorge, car cette façon de faire intervenir le Service
dans une affaire qui lui était personnelle pesait sur sa conscience.
— … que je connaissais les Havelock. En fait, j’ai été témoin à leur
mariage, à Malte en 1925.
— Je comprends. C’est terrible, monsieur.
— Des gens charmants, dit « M ». De toute manière, j’ai demandé à la
station C de faire une enquête. Ils ne sont arrivés à rien avec les gens de
Batista, mais nous avons un type très bien dans les rangs de ce Castro. Ses
services de renseignements semblent s’être bien infiltrés dans les milieux
gouvernementaux. J’ai eu tous les renseignements sur l’affaire il y a quinze
jours. Il en ressort que c’est un type du nom de Hammerstein ou von
Hammerstein qui a fait tuer le couple. Il y a pas mal d’Allemands cachés
dans ces républiques de bananiers. Ce sont tous des nazis qui ont réussi à
s’échapper à la fin de la guerre. Celui-ci était de la Gestapo. Il a réussi à se
faire nommer chef des services de contre-espionnage de Batista. Il s’est fait
beaucoup d’argent par le chantage, l’extorsion et la protection des
individus. Il était là pour la vie si la bande de Castro ne s’était pas montrée.
Il a été un des premiers à préparer sa retraite. Il a engagé dans sa bande de
pillards l’un de ses officiers, un nommé Gonzalez ; escorté de deux tueurs,
celui-ci s’est mis à faire le tour des Caraïbes pour commencer à placer çà et
là les fonds de Hammerstein en dehors de Cuba. Son choix se portait plutôt
sur les propriétés qu’il faisait acheter par des prête-noms. Il n’achetait que
ce qu’il y avait de mieux mais au prix maximal. Hammerstein pouvait se le
permettre. Lorsque l’argent ne suffisait pas, il usait de la force en
kidnappant un enfant, en incendiant quelques acres ou n’importe quoi
jusqu’à ce que le propriétaire entende raison. Ce Hammerstein a donc
entendu parler de la propriété des Havelock, l’une des plus belles de la
Jamaïque, et il a délégué Gonzalez pour qu’il l’achète. Je suppose que
Gonzalez avait ordre de tuer le couple si celui-ci refusait de vendre et de
faire ensuite pression sur leur fille. Car il y a une fille. Elle doit avoir
maintenant environ vingt-cinq ans. Je ne l’ai jamais vue. Bref, c’est ce qui
s’est passé. Ils ont tué les Havelock. Il y a deux semaines à peine, Batista a
sacqué Hammerstein. Il avait peut-être eu vent de ses manigances, je n’en
sais rien. Quoi qu’il en soit, Hammerstein s’est éclipsé avec sa petite équipe
de trois hommes. Tout avait été parfaitement organisé, car il semble que
Castro doive prendre le pouvoir cet hiver, s’il continue de la sorte.
— Où sont-ils allés ? demanda Bond.
— Aux États-Unis. Dans le nord du Vermont, non loin de la frontière
canadienne. Ce genre d’hommes aiment vivre à proximité des frontières.
L’endroit s’appelle Echo Lake, et il y a loué une sorte de ranch de
millionnaire. Ça a l’air très joli, d’après ce que j’ai vu sur les photographies.
La maison est bien cachée entre les montagnes et ce petit lac. Il a
certainement choisi cet endroit pour ne pas être dérangé par des importuns.
— Comment avez-vous pu obtenir tous ces renseignements, monsieur ?
— J’ai envoyé un rapport à Edgard Hoover. Il connaissait notre homme
et je m’en doutais un peu. Il a eu assez d’ennuis avec tout ce trafic d’armes
entre Miami et les rebelles de Castro. Par ailleurs, Cuba a toujours
particulièrement intéressé ses services puisque tous les gros gangsters
américains ont des intérêts dans les casinos de La Havane. Il m’a fait savoir
que Hammerstein et ses hommes étaient entrés aux États-Unis avec des
visas de touristes valables pour six mois. Il a été très obligeant. Il m’a
demandé si j’avais assez d’éléments pour entamer des poursuites et si je
désirais faire extrader ces hommes pour qu’ils soient jugés à la Jamaïque.
J’en ai parlé ici au Procureur général qui m’a affirmé que c’était sans espoir
si nous ne pouvions avoir des témoins de La Havane. Aucune chance que
nous y arrivions, car ce n’est que par les services de renseignements de
Castro que nous avons pu apprendre le peu que nous savons.
Officiellement, les Cubains ne lèveraient même pas le petit doigt. Hoover
m’a également proposé d’annuler leurs visas et de les faire reconduire à la
frontière. Je l’ai remercié et lui ai dit non. Les choses en sont là.
« M » resta un moment silencieux. Sa pipe s’était éteinte et il la ralluma.
— Ensuite, j’ai pris contact avec nos amis de la police montée. Je me suis
mis en rapport avec le commissaire principal qui ne m’a jamais laissé
tomber jusqu’à présent. Il a envoyé un de ses avions de reconnaissance
prendre une série de photos au-dessus de la propriété d’Echo Lake. Il m’a
en outre promis toute l’aide possible. Et, à présent – « M » fit pivoter son
fauteuil de manière à refaire face au bureau – je dois décider de ce que nous
allons faire maintenant.
Bond comprenait maintenant pourquoi « M » était tellement ennuyé,
pourquoi il aurait aimé que quelqu’un d’autre prît la décision. Les Havelock
avaient été ses amis et l’affaire avait donc un caractère personnel. « M »
n’avait laissé à personne d’autre le soin d’éclaircir le mystère, mais à
présent, il en était arrivé au point où justice devait être faite. Mais « M » se
demandait : faut-il dire justice et non pas plutôt vengeance ? Aucun juge
n’accepterait de juger le meurtrier d’une personne qu’il aurait bien connue.
« M » voulait que quelqu’un d’autre, Bond, fût le juge. Bond n’avait aucun
doute à cet égard. Il n’avait pas connu les Havelock et ils ne lui étaient rien.
Hammerstein avait fait jouer la loi de la jungle sur deux êtres âgés et sans
défense. Puisqu’il n’y avait aucun recours légal, il fallait faire jouer la loi de
la jungle contre Hammerstein. Il n’y avait pas d’autre moyen de faire
justice. Si c’était une vengeance, c’était celle de la société.
— Il n’y a pas à hésiter un instant, monsieur, dit Bond. Si des bandits
étrangers s’aperçoivent qu’ils peuvent impunément commettre des actes
pareils ils en concluront que nous sommes aussi débonnaires qu’on le dit
quelquefois. C’est un cas où une justice brutale et rudimentaire s’impose :
œil pour œil.
« M » ne cessa d’observer Bond. Il ne l’encouragea pas et ne fit aucun
commentaire.
— Il est impossible de faire pendre ces gens-là légalement, monsieur.
Mais il faut les faire disparaître.
Les yeux de « M » cessèrent de fixer Bond. Ils étaient vides de toute
expression. D’un geste lent, il ouvrit le tiroir supérieur gauche de son
bureau et en sortit un mince dossier sur lequel ne figurait aucun titre et sur
lequel n’apparaissait pas l’étoile rouge signifiant Top Secret. Il posa la
chemise devant lui tandis que sa main gauche continuait à fourrager dans le
tiroir ouvert. Elle en ressortit un cachet et un tampon à l’encre rouge. « M »
ouvrit le tampon, encra le cachet et, avec de grandes précautions afin de
bien l’aligner sur le coin droit de la chemise, pressa le cachet sur la
couverture grise.
« M » replaça le cachet et le tampon dans le tiroir qu’il referma. Il
retourna la chemise et la poussa vers Bond. L’inscription en lettres rouges
encore humides, disait : Pour vos seuls yeux. Bond ne dit rien. Il fit un
signe de tête, ramassa le dossier et sortit de la pièce.
Deux jours plus tard, Bond prit le Cornet du vendredi à destination de
Montréal. Il n’aimait pas le Cornet. L’appareil volait trop haut, trop vite et
emportait trop de passagers. Il regrettait le temps des vieux Stratocruisers,
ces gros avions à qui il fallait dix heures pour traverser l’Atlantique. C’était
l’époque où on avait le temps de dîner en paix, de dormir quelque sept
heures sur une confortable couchette et de se lever à temps pour descendre
au pont inférieur pour y prendre ce ridicule breakfast campagnard de la
B.O.A.C., tandis que le jour se levait et que les premiers rayons dorés du
soleil de l’hémisphère ouest inondaient la cabine. À présent, tout allait
beaucoup trop vite. Les stewards servaient au galop et on avait à peine le
temps de somnoler deux heures, avant que s’amorce la longue descente de
cent cinquante kilomètres à partir de douze mille mètres. Huit heures à
peine après avoir quitté Londres, Bond se trouvait au volant d’une conduite
intérieure Plymouth louée chez Hertz sur la route 17 allant de Montréal à
Ottawa et il essayait de se rappeler qu’il devait tenir sa droite.
Le quartier général de la police montée royale canadienne se trouve au
département de la justice dans un immeuble situé le long du Parlement à
Ottawa. Comme la plupart des édifices publics, le département de la justice
est un bloc massif de maçonnerie grisâtre, érigé de manière à paraître très
important et à supporter de longs et rigoureux hivers. Bond avait reçu pour
instruction de demander à voir le commissaire principal et de se présenter
comme étant « M. James ». C’est ce qu’il fit en arrivant à la réception et un
jeune caporal à la figure fraîche, qui semblait mal s’accommoder d’être
enfermé par ce beau jour ensoleillé, l’emmena en ascenseur jusqu’au
troisième étage et le remit entre les mains d’un sergent qui partageait avec
deux secrétaires féminines un bureau d’une grande propreté garni de
meubles massifs. Le sergent parla dans l’interphone et il se passa dix
minutes que Bond consacra à fumer tout en lisant un appel au recrutement
qui donnait l’impression que la police montée était un mélange de vie snob
de château, d’aventures de Dick Tracy et de l’opérette Rose-Marie.
Lorsqu’on l’introduisit dans le bureau contigu, il vit un homme grand,
encore assez jeune, vêtu d’un uniforme bleu, d’une chemise blanche et
d’une cravate noire, qui tourna le dos à la fenêtre au travers de laquelle il
regardait et qui s’avança vers lui.
— Monsieur James ? demanda l’homme en ébauchant un léger sourire.
Je suis le colonel, disons… euh… Johns.
Ils se serrèrent la main.
— Venez par ici et prenez place. Le commissaire principal est désolé de
ne pouvoir vous recevoir en personne. Il souffre d’un refroidissement…
d’un refroidissement diplomatique, si vous voyez ce que je veux dire.
Une expression amusée brillait dans le regard du colonel Johns.
— Il a cru préférable de rester chez lui aujourd’hui. Comme j’ai moi-
même participé à quelques expéditions de chasse, il m’a chargé d’organiser
votre petit séjour de vacances. Il va de soi que je suis seul à m’en occuper.
D’accord ?
Bond sourit. Le commissaire principal se faisait un plaisir de rendre
service, mais il lui fallait prendre des gants. Cette visite au quartier général
serait la seule. Bond se dit qu’il devait être un homme prudent et sensé.
— Je comprends parfaitement, dit-il. Mes amis de Londres ne tenaient
pas à ce que le commissaire principal s’occupe personnellement de mon
séjour chez vous. Je n’ai pas vu le commissaire principal et je ne sais même
pas où se trouve son quartier général. Cela étant dit, serait-il possible que
nous parlions en clair vous et moi pendant une dizaine de minutes ?
Le colonel Johns éclata de rire.
— Bien sûr. On m’avait prié de vous faire ce petit discours avant de
passer aux affaires sérieuses. Vous n’êtes pas sans réaliser, commander, que
nous, vous et moi, sommes sur le point d’enfreindre la loi, en commençant
par vous obtenir un permis de chasse sous de faux prétextes, pour ensuite
violer une frontière et, à partir de ce moment, de passer à des opérations
encore plus répréhensibles. Nous ne gagnerions rien à nous faire
éclabousser dans cette affaire. Vous saisissez ?
— Mes amis sont également de cet avis. Dès que je serai sorti d’ici, nous
oublierons l’un et l’autre que nous nous connaissons. Si je finis à Sing-Sing,
c’est mon affaire. Alors, je crois que nous pouvons commencer.
Le colonel Johns ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit une chemise
gonflée de documents. Le premier était une liste. Il posa la pointe de son
crayon sur le premier article mentionné et regarda Bond. Il détailla le vieux
costume de tweed à chevrons noirs et blancs, la chemise blanche et la fine
cravate de Bond.
— Vêtements, dit-il.
Il détacha une feuille de papier du dossier et la fit glisser sur le bureau.
— Voici une liste des choses dont je pense que vous aurez besoin, ainsi
que l’adresse d’un magasin de vêtements d’occasion de la ville où vous
pourrez vous procurer votre équipement. Ne prenez rien de trop fantaisie ni
de trop voyant : une chemise kaki, un pantalon brun foncé, une bonne paire
de bottes ou de souliers de montagne. Veillez surtout à ce qu’elles soient
confortables. Voici également l’adresse d’un droguiste où vous pourrez
vous procurer du brou de noix. Achetez-en cinq litres et trempez-vous
dedans des pieds à la tête. Il y a des tas de types très basanés qui se baladent
dans les montagnes à cette époque de l’année et il vaut mieux leur
ressembler le plus possible et ne rien porter qui puisse faire penser à du
camouflage. D’accord ? Si on vous met la main dessus, vous êtes un
Anglais venu chasser au Canada, qui s’est perdu et qui a traversé la
frontière par erreur. Pour le fusil, je suis allé le déposer moi-même dans le
coffre de votre Plymouth pendant que vous attendiez. Il s’agit d’un des
nouveaux Savage 99 F, Weatherby 6 X 62 scope, à cinq coups à répétition.
C’est le plus léger des fusils pour gros gibier actuellement sur le marché : à
peine trois kilos. Il appartient à un de mes amis, qui serait heureux bien sûr
de le récupérer un jour, mais il ne lui manquera pas trop s’il ne revient pas.
Nous l’avons essayé et il est extrêmement précis jusqu’à cinq cents mètres.
Permis de port d’arme (Le colonel Johns le glissa vers Bond.) délivré dans
cette ville sous votre véritable identité pour que cela colle avec le passeport.
Même chose pour le permis de chasse, mais vous n’êtes autorisé à tirer que
le petit gibier, car la chasse au gros n’est pas encore ouverte. Il y a aussi
votre permis de conduire pour remplacer le provisoire que j’avais fait
déposer chez Hertz. Un havresac, une boussole, usagés, que j’ai fait déposer
dans le coffre de votre voiture. Ah, au fait, dit le colonel Johns en relevant
la tête, avez-vous une arme personnelle ?
— Oui ? Un Walther PPK dans une gaine Bums Martin.
— Bien. Donnez-m’en le numéro. J’ai ici un permis en blanc. Si on m’en
parle, pas d’importance, j’ai déjà préparé ma petite histoire.
Bond sortit son arme et en donna le numéro. Le colonel Johns compléta
le document et le tendit à Bond.
— Les cartes à présent. Voici une carte Esso de la région. Vous n’aurez
pas besoin de plus pour vous y retrouver.
Le colonel se leva et alla rejoindre Bond de l’autre côté du bureau avec la
carte.
— Vous prendrez d’abord la route N° 17 pour retourner à Montréal,
ensuite, vous prendrez la 37 à Sainte-Anne, vous passerez le pont et, après
avoir à nouveau repassé la rivière, vous prendrez la route N° 7 que vous
suivrez jusqu’à Pike River ; à Stanbridge vous prendrez la 52. Dans
Stanbridge même, vous tournerez à droite pour vous diriger vers
Frelighsburg où vous laisserez la voiture dans un garage. Les routes sont
bonnes sur tout le parcours. Vous ne devriez pas mettre plus de cinq heures,
en comptant les arrêts. D’accord ? C’est ici qu’il faudra faire preuve d’un
peu d’adresse. Vous vous arrangerez pour arriver à Frelighsburg vers trois
heures du matin. Le gardien de nuit du garage sera à moitié endormi et vous
n’aurez aucune peine à sortir votre matériel du coffre sans qu’il vous
remarque même si vous étiez un Chinois à deux têtes.
Le colonel Johns revint à son fauteuil et sortit deux autres documents de
la chemise. Le premier était un fragment de carte tracé au crayon, l’autre,
un morceau de photo aérienne.
— Cela, dit-il en regardant Bond avec gravité, sont les deux seules pièces
vraiment compromettantes ; je compte sur vous pour vous en débarrasser
dès que vous n’en aurez plus besoin ou sans délai en cas d’ennuis. Ceci,
ajouta-t-il en poussant le papier devant Bond, est un croquis d’un vieux
chemin de contrebandiers datant du temps de la prohibition. Il n’est presque
plus employé de nos jours, sans quoi je ne vous le recommanderais pas.
Néanmoins, ajouta le colonel Johns avec un sourire amer, il n’est pas
impossible que vous rencontriez des clients peu recommandables venant en
sens inverse, des gens qui ont tendance à tirer d’abord et à ne pas poser des
questions même après. Ce sont pour la plupart des escrocs, des types faisant
le trafic de la drogue ou la traite des Blanches, mais, maintenant, ils
préfèrent passer par Viscount. Cette route était surtout utilisée par les
fraudeurs pour passer la Derby Line entre Franklin et Frelighsburg. Vous
suivrez ce sentier au pied des collines, vous contournerez Franklin et vous
arriverez aux premiers contreforts des Green Mountains. À partir de là, ce
ne sont plus que des sapins du Vermont, des pins et quelques érables ; vous
pourriez vivre caché dans ces montagnes pendant des mois sans rencontrer
âme qui vive. Vous traversez la campagne, vous franchissez deux autoroutes
et vous laissez Enosburg Falls à l’ouest. Vous passez au-dessus d’une
colline abrupte et vous descendez dans la vallée que vous cherchez. Echo
Lake se trouve à l’endroit désigné par la croix ; à en juger les photographies
aériennes, je serais d’avis de descendre dans la vallée en venant de l’est.
Vous y êtes ?
— Quelle distance ? Quinze kilomètres ?
— Seize et demi. Comptez trois heures en partant de Frelighsburg, si
vous ne vous perdez pas. Vous arriverez donc vers six heures du matin et
vous aurez la lumière du jour pendant une heure.
Le colonel Johns poussa devant lui la photographie aérienne. C’était la
partie centrale de celle que Bond avait vue à Londres. On y apercevait une
série de bâtiments en pierre de taille, bien entretenus. Les toits étaient
couverts d’ardoises et on devinait des bow-windows et un patio couvert.
Une route non goudronnée passait devant l’entrée ; il y avait de ce côté des
garages et, semblait-il, un chenil. Du côté du jardin on distinguait une
terrasse en pierres plates entourée d’une bordure de fleurs. En contrebas une
pelouse bien entretenue qui s’étendait jusqu’au bord d’un petit lac. Ce lac
avait dû être créé artificiellement grâce à une digue de retenue en pierre. Il y
avait quelques meubles de jardin en fer forgé à l’endroit où la digue se
détachait de la rive et au milieu de cette digue, un tremplin et une échelle
pour sortir de l’eau. Au-delà du lac commençait la forêt sur une pente raide.
Le colonel Johns conseilla à Bond de s’approcher par ce côté-là. On ne
voyait aucun être vivant sur la photographie, mais, sur la terrasse de pierre
devant le patio, on voyait un luxueux mobilier de jardin en aluminium avec,
au milieu, une table en verre sur laquelle étaient posées des boissons. Bond
se souvint avoir vu sur la grande photo un court de tennis et, de l’autre côté
du jardin, les barrières blanches d’un haras derrière lesquelles paissaient des
chevaux. Echo Lake était la luxueuse résidence annoncée. Bien cachée au
cœur de la forêt, loin des cibles des bombes atomiques, c’était la retraite
rêvée pour le millionnaire épris de calme et de solitude, avec l’avantage de
pouvoir probablement amortir une part importante de ses frais d’entretien
grâce au haras et occasionnellement à une location avantageuse. C’était
bien aussi le refuge idéal pour un homme qui venait de passer dix années
assez tumultueuses dans la politique des Caraïbes et qui avait besoin de
repos pour recharger ses accus. Le lac était commode pour laver le sang
qu’il avait sur les mains.
Le colonel Johns referma la chemise vide, déchira la liste
dactylographiée en petits morceaux qu’il jeta dans la corbeille à papiers.
Les deux hommes se levèrent. Le colonel Johns reconduisit Bond jusqu’à la
porte et lui tendit la main.
— Eh bien, je crois que c’est tout, dit-il. Je donnerais beaucoup pour
pouvoir vous accompagner. Avoir parlé de tout ça m’a rappelé une ou deux
expéditions du même genre que j’ai effectuées à la fin de la dernière guerre.
J’étais à l’armée à l’époque. Nous faisions partie de la 8e Armée de Monty
et nous tenions le secteur gauche dans les Ardennes. Le pays était à peu
près le même que celui sur lequel vous allez opérer, sauf en ce qui concerne
la végétation. Mais, vous savez comment ça se passe dans la police.
Beaucoup de paperasserie et surtout se garder à carreau en pensant à la
pension. Eh bien, au revoir et bonne chance. Je lirai probablement le
compte rendu de vos exploits dans les journaux… quelle qu’en soit l’issue,
ajouta-t-il en souriant.
Bond le remercia et lui serra la main. Une dernière question lui vint à
l’esprit.
— À propos, dit-il. Est-ce que ce nouveau Savage est à une ou deux
bossettes ? Je n’aurai certainement pas l’occasion de m’entraîner et il sera
un peu tard pour m’en rendre compte quand j’aurai ma cible dans ma ligne
de mire.
— Une seule bossette et la gâchette est très sensible. Ne mettez le doigt
sur la détente que lorsque vous êtes sûr d’avoir la cible dans votre ligne de
mire. De plus, je vous conseille de vous tenir à au moins trois cents mètres
de votre cible si la chose est possible. N’oubliez pas que vos adversaires ne
doivent pas être mauvais non plus. Ne vous approchez pas trop.
Il tourna la poignée de la porte, et posa son autre main sur l’épaule de
Bond.
— Notre commissaire principal a une devise : « N’envoyez jamais un
homme là où vous êtes capable d’envoyer une balle. » Essayez de vous en
souvenir. Au revoir, commander.
Lorsqu’on revient à soi après avoir été assommé, la première réaction est
une envie de vomir. Encore à demi inconscient, Bond éprouvait deux
sensations : il se trouvait sur un bateau en mer et un homme humectait son
front avec un linge humide en lui murmurant de vagues encouragements
dans un mauvais anglais.
— C’est okay, amigo. Du calme… du calme.
Bond se laissa retomber épuisé sur la couchette. Il était dans une
confortable cabine aux tentures pimpantes ; il y flottait un parfum de
femme. Un marin vêtu d’un pantalon et d’une veste en lambeaux – Bond
crut reconnaître un des pêcheurs sous-marins – se penchait sur lui. Il sourit
au moment où Bond ouvrit les yeux.
— C’est mieux, oui ? Subito okay.
Il lui massa la base du crâne.
— Ça fait un peu mal au début. Mais après, il n’y aura plus qu’une bosse
dans les cheveux. Les filles ne verront rien.
Bond sourit faiblement et fit un léger signe de tête. Ce mouvement
provoqua une douleur aiguë qui l’obligea à fermer les yeux. Lorsqu’il les
rouvrit, le marin secoua la tête comme pour le réprimander. Il présenta sa
montre à Bond. Il était sept heures. Il indiqua le chiffre neuf.
— Mangiare con padrone, si ?
— Si, fit Bond.
L’homme porta une main à sa joue et pencha la tête.
— Dormire.
— Si, dit encore Bond et le marin sortit de la cabine sans refermer la
porte à clef.
Bond se leva avec précaution et se dirigea vers le lavabo où il fit un peu
de toilette. Ses affaires personnelles étaient proprement disposées sur une
commode. Tout y était sauf son revolver. Bond remit tout dans ses poches et
revint s’asseoir sur la couchette où il se mit à fumer et à réfléchir. Il
n’aboutit à aucune conclusion concrète. On l’emmenait faire un tour en mer,
mais d’après l’attitude du marin, on ne semblait pas le considérer comme un
ennemi. On s’était pourtant donné beaucoup de mal pour le faire prisonnier
et un des hommes de Colombo avait même été tué accidentellement au
cours de l’opération. Il semblait être hors de question qu’on veuille le tuer.
Ce bon traitement n’était peut-être qu’un préliminaire à un arrangement.
Quel arrangement et quelles chances lui laisserait-on ?
Le même marin revint chercher Bond à neuf heures pour le conduire dans
un petit salon et l’y laisser. Il y avait une table et deux fauteuils au milieu de
la pièce et à proximité une table nickelée chargée de nourritures et de
boissons. Bond essaya la deuxième porte du salon. Elle était verrouillée. Il
ouvrit l’un des hublots et regarda au-dehors. Il faisait juste assez clair pour
se rendre compte qu’il s’agissait d’un bateau d’environ deux cents tonnes
qui aurait pu être un ancien bateau de pêche. Il semblait être équipé d’un
seul moteur Diesel et il avait de la voilure. Bond estima la vitesse du navire
à six ou sept nœuds. La sombre ligne d’horizon était parsemée de petites
lumières jaunes. C’était sans doute la côte Adriatique le long de laquelle on
naviguait.
Il y eut un bruit de porte métallique. Bond rentra la tête. Colombo
descendait les marches de l’écoutille menant au salon. Il portait une
chemise sport, un pantalon de coton et des sandales. Un éclair malicieux et
amusé brillait dans ses yeux. Il prit place dans un des fauteuils et désigna
l’autre à Bond.
— Venez, mon ami. Il y a là de quoi nous rassasier et étancher notre soif
pendant que nous parlerons. Cessons de nous comporter comme des
collégiens et agissons plutôt comme des grandes personnes. D’accord ? Que
puis-je vous offrir, gin, whisky, champagne ? Vous avez ici le meilleur
saucisson de tout Bologne. Des olives de ma propriété. Du pain, du beurre.
Du Provelone, c’est du fromage fumé et des figues fraîches. Une nourriture
de paysan, mais excellente. Venez. Cette course échevelée a dû vous mettre
en appétit.
Son rire était contagieux. Bond se versa un solide whisky soda et s’assit à
son tour.
— Pourquoi vous être donné tout ce mal ? dit-il. Nous aurions pu nous
rencontrer sans toutes ces complications. En réalité, vous vous êtes mis
dans un sale pétrin. J’ai prévenu mon chef que quelque chose de ce genre
pourrait arriver, car la manière dont la fille s’est jetée dans mes bras dans
votre restaurant était vraiment enfantine. J’ai dit que je me laisserais tomber
dans le piège pour y voir un peu plus clair. Si je ne suis pas libéré demain à
midi, vous aurez non seulement Interpol mais encore la police italienne sur
le dos.
Colombo prit un air ennuyé.
— Si vous étiez prêt à tomber dans le piège, pourquoi avez-vous tenté
d’échapper à mes hommes cet après-midi ? Je les avais envoyés à votre
rencontre pour vous ramener au bateau et tout aurait pu se passer le plus
amicalement du monde. Au lieu de cela, j’ai perdu un de mes meilleurs
hommes et vous avez failli vous faire casser la tête. Je ne comprends pas.
— Vos hommes ne me revenaient pas. Je sais reconnaître des tueurs
quand j’en rencontre. J’ai pensé que vous vous apprêtiez à faire une
stupidité. Vous auriez dû vous servir de la fille pour me transmettre votre
invitation. Les hommes étaient superflus.
Colombo secoua la tête.
— Lisl ne désirait qu’en apprendre un peu plus à votre sujet et c’est tout.
Elle doit m’en vouloir autant que vous. Ah ! que la vie est difficile ! J’aime
vivre en bonne amitié avec tout le monde et voilà que je me suis fait deux
ennemis en un seul après-midi. Comme c’est dommage !
Colombo avait l’air sincèrement désolé. Il se coupa une grosse rondelle
de saucisson, arracha la peau avec les dents, et se mit à manger. Il prit un
verre de champagne alors qu’il avait encore la bouche pleine et but une
longue gorgée pour faire passer le saucisson.
— C’est chaque fois la même chose, dit-il en secouant la tête d’un air de
reproche. Quand j’ai des ennuis, il faut que je mange. Et le malheur c’est
que dans ces cas-là, je digère mal. Et vous m’avez causé des ennuis. Vous
me dites que nous aurions pu nous rencontrer pour discuter sans que j’aie
besoin de me donner tout ce mal. Mais, ajouta-t-il en tendant les mains en
signe d’impuissance, comment pouvais-je savoir ? Vous rejetez la
responsabilité de la mort de Mario sur moi en parlant de la sorte. Je ne lui
avais pas donné l’ordre de prendre ce raccourci. Colombo martelait la table
du poing. À présent, il s’adressait à Bond d’une voix pleine de colère.
— Ce qui est arrivé n’est pas ma faute, je ne suis pas d’accord. C’est la
vôtre, la vôtre seule. Vous avez accepté de me tuer. Comment organiser un
rendez-vous amical avec son meurtrier ? Essayez de m’expliquer ça.
Colombo prit un petit pain et le fit disparaître dans sa bouche en roulant
des yeux furieux.
— Qu’est-ce que vous me chantez-là ?
Colombo jeta les restes du petit pain sur la table et se leva en gardant les
yeux rivés sur ceux de Bond.
Il s’écarta en continuant de le fixer, s’approcha d’une commode ; il
chercha à tâtons le bouton du tiroir supérieur, l’ouvrit et en sortit un
magnétophone. Tout en continuant de garder un regard accusateur sur Bond,
il revint vers la table sur laquelle il déposa l’appareil. Il s’assit et pressa le
bouton de mise en marche. Lorsque Bond entendit la voix, il prit son verre
de whisky et se mit à le considérer avec une grande attention. La voix
disait : « Juste. Mais avant que je ne vous donne les renseignements, nous
devons nous mettre d’accord sur les conditions comme de bons
commerçants. Je désire dix mille dollars américains, poursuivit la voix…
Deuxième condition. Il ne sera jamais question de dire de qui vous tenez
ces renseignements. Même si vous êtes battu… Troisième condition. Le
chef de la « machine » en question est un homme dangereux. Il doit être
destrutto… tué. » Bond attendait le moment où il entendrait sa propre voix
au milieu des bruits du restaurant. Il y avait eu un long silence pendant qu’il
réfléchissait à la dernière condition. Qu’avait-il dit déjà ? La réponse lui
parvint par le haut-parleur magnétophone : « Il m’est difficile de vous
promettre cela. Vous devez le comprendre. Tout ce que je peux vous dire
c’est que, si cet homme tente de me tuer, c’est moi qui aurai sa peau. »
Colombo arrêta l’appareil. Bond avala son whisky. Il pouvait à nouveau
faire face à Colombo.
— Cela ne fait pas de moi un meurtrier, dit-il pour se défendre.
— Pour moi si, dit Colombo en lui jetant un regard peiné. Surtout venant
d’un Anglais. J’ai travaillé pour les Anglais pendant la guerre. Dans la
résistance. J’ai reçu la King’s Medal.
Il porta une main à sa poche et en sortit la médaille d’argent de la Liberté
avec le ruban rouge, blanc et bleu, qu’il déposa sur la table.
— Vous voyez ?
Bond gardait son regard rivé sur celui de Colombo.
— Et tout le reste de ce qui se trouve dans cet enregistrement ? Il y a
longtemps que vous ne travaillez plus contre eux et pour de l’argent.
Colombo poussa un grognement. Il tapota le magnétophone de l’index.
— J’ai tout écouté, dit-il d’une voix impassible. C’est un véritable tissu
de mensonges.
Il assena un violent coup de poing sur la table, faisant tressauter les
verres.
— Des mensonges, rien que des mensonges ! hurla-t-il. Il n’y a pas un
mot de vrai dans tout ça !
Il se leva d’un bond. Son fauteuil s’écroula derrière lui. Il se baissa
lentement et le ramassa. Il prit la bouteille de whisky, fit le tour de la table
et en versa quatre doigts dans le verre de Bond. Il revint à sa place et plaça
la bouteille de champagne devant lui. Son visage était à nouveau sérieux et
serein.
— Il n’y a pas que des mensonges, dit-il avec calme. Il y a un soupçon de
vérité dans ce que cette crapule vous a raconté. C’est la raison pour laquelle
j’ai décidé de ne pas discuter avec vous. Vous auriez très bien pu ne pas me
croire. Vous vous seriez précipité à la police. Il en serait résulté bien des
ennuis pour mes hommes et moi. Même si vous ou n’importe qui d’autre
n’avait pas eu de raison de me tuer, il y aurait eu un scandale et
probablement la ruine pour moi. Au lieu de cela, j’ai décidé de vous
montrer la vérité… cette vérité que vous avez été chargé de découvrir en
Italie. Ce n’est plus qu’une question d’heures et demain à l’aube votre
mission sera terminée.
Colombo claqua des doigts et ajouta :
— Presto… comme ça.
— Quelle est la partie véridique du récit de Kristatos ? demanda Bond.
Colombo jeta sur Bond un regard calculateur.
— Mon ami, je suis un contrebandier, dit-il finalement. Voilà ce qui est
vrai. Je suis probablement le plus gros et le plus prospère des
contrebandiers de la Méditerranée. J’introduis en Italie la moitié des
cigarettes américaines en provenance de Tanger. L’or ? Je suis le seul
pourvoyeur du marché noir. Les diamants ? J’ai mon fournisseur personnel
à Beyrouth avec des filières directes venant de la Sierra Leone et d’Afrique
du Sud. Autrefois, à l’époque où l’on manquait de ces marchandises, je me
suis également occupé d’auréomycine, de pénicilline, de médicaments de ce
genre, en payant quelques employés dans les hôpitaux de bases
américaines. Et il y a eu pas mal d’autres choses aussi, même de belles
filles de Syrie ou de Perse pour les maisons closes de Naples. Je me suis
également occupé de faire sortir du pays des condamnés évadés. Mais (Et
Colombo abattit une nouvelle fois son poing sur la table.) la drogue,
l’héroïne, l’opium… non, jamais ! Je ne veux rien avoir à faire avec ces
choses-là. S’occuper de cela, c’est faire le mal. Dans les autres affaires on
ne commet pas de péché. Mon ami, je vous jure sur la tête de ma mère que
cela est la vérité, termina Colombo en levant la main droite.
Bond commençait à y voir clair. Il était prêt à croire Colombo. Il
éprouvait même une étrange sympathie pour ce pirate avide et turbulent qui
avait été si près d’être éliminé par Kristatos.
— Mais pourquoi Kristatos veut-il se débarrasser de vous ? Qu’a-t-il à y
gagner ?
Colombo agita lentement un doigt devant son nez.
— Mon ami, Kristatos, c’est Kristatos. Il joue le plus fantastique double
jeu qu’on puisse imaginer. Pour pouvoir continuer à jouer son jeu, par
conséquent jouir de la protection des services de renseignements américains
et du bureau des narcotiques, il doit de temps en temps leur jeter une
victime en pâture ; un personnage sans importance en marge des grandes
opérations. Mais en ce qui concerne le problème anglais, c’est différent. Il
s’agit d’un trafic considérable. Pour le protéger, il fallait une victime
d’importance. C’est moi qui ai été choisi par Kristatos ou par ses patrons. Et
il ne fait pas de doute qu’en faisant une enquête approfondie et en
dépensant une fortune en devises pour acheter vos informations, vous auriez
découvert la nature de mes activités. Mais toute piste qui vous aurait mené
vers moi vous aurait en fait éloigné de la vérité. En fin de compte, car je ne
sous-estime pas vos services, je me serais retrouvé en prison. Mais le gros
gibier que vous étiez venu chasser se serait tordu de rire en entendant les
aboiements de la meute se perdre dans le lointain.
— Pourquoi Kristatos tient-il tant à vous voir mort ?
— J’en sais trop, mon ami. Il arrive de temps en temps dans la confrérie
des trafiquants que nous marchions un peu dans les plates-bandes du voisin.
Il n’y a pas tellement longtemps qu’avec ce même bateau, nous avons livré
un véritable combat naval à un petit bateau albanais. Grâce à un coup
heureux, nous avons mis le feu à son réservoir de carburant. Il n’y eut qu’un
seul survivant. Nous l’avons évidemment « persuadé » de parler. J’ai appris
beaucoup de choses intéressantes, mais j’ai été assez sot pour me fier aux
champs de mine et le débarquer sur la côte au nord de Tirana. Ce fut une
erreur, car, depuis lors, cette crapule de Kristatos essaye de m’avoir par tous
les moyens. Mais heureusement, je détiens un renseignement d’importance
et il ne le sait pas. Nous avons rendez-vous avec cette information aux
premières lueurs de l’aube demain matin dans le petit port de pêche de
Santa Maria au nord d’Ancône. On verra ce qu’on verra, dit-il en éclatant
d’un rire cruel.
— Combien demandez-vous pour tout ceci ? demanda Bond. Vous avez
dit que ma mission serait terminée dès demain matin. Alors, combien ?
Colombo secoua la tête.
— Rien, dit-il d’un ton indifférent. Il se trouve simplement que nos
intérêts coïncident. Mais vous devez me jurer que tout ce que je vous ai dit
ce soir restera entre nous et si nécessaire entre votre chef, vous et moi. Il ne
faut pas qu’on le sache en Italie. Est-ce que c’est d’accord ?
— Entièrement d’accord.
Colombo se leva. Il alla jusqu’à la commode et sortit le revolver de Bond
d’un tiroir. Il le tendit à Bond.
— Il vaut mieux que je vous le rende, mon ami. Vous en aurez besoin.
Vous feriez bien d’aller vous reposer. Il y aura du rhum et du café pour tout
le monde à cinq heures du matin.
Il tendit la main et Bond la serra. Les deux hommes étaient brusquement
devenus amis. Bond sentit que c’était chose faite.
— Très bien, Colombo, dit-il gauchement, et il sortit du salon pour
regagner sa cabine.
Ils arrivèrent en vue de l’île Chagrin à l’aube du deuxième jour. Elle fut
d’abord repérée par le radar de bord et apparut sous la forme d’un petit éclat
lumineux sur l’écran et, après une minute de brouillage sur la ligne
d’horizon incurvée, apparut avec une infinie lenteur un demi-mille de crête
vert et blanc. Il était extraordinaire d’arriver en vue d’une terre, après avoir
passé deux jours pendant lesquels ce yacht avait paru être la seule chose
mobile et vivante dans un monde vidé. Bond n’avait jamais connu
auparavant les calmes équatoriaux, ni même imaginé ce qu’ils pouvaient
être. Il réalisait à présent combien la navigation avait pu être hasardeuse aux
temps héroïques de la marine à voile, la mer de verre sous un soleil de
plomb, le gros temps, le temps lourd, la traînée de petits nuages flottant au-
dessus de l’horizon et qui ne se rapprochait jamais en apportant le vent ou
la pluie bénie. Combien de générations de marins ont-elles béni cette petite
tache dans l’océan Indien alors qu’ils étaient penchés sur leurs avirons qui
faisaient peut-être avancer leur navire d’un mille par jour ! Bond se tenait à
la proue et regardait les poissons volants émerger sous la coque, tandis que
la mer d’un bleu-noir se marbrait lentement du brun, du blanc et du vert des
grands fonds. Quelle joie de pouvoir bientôt de nouveau marcher et nager
au lieu de rester là assis ou étendu ! Quelle joie de pouvoir jouir de
quelques heures de solitude… loin de M. Milton Krest !
Ils jetèrent l’ancre par dix brasses de fond à l’extérieur de la ceinture de
récifs que Fidèle Barbey leur fit franchir en canot à moteur, en utilisant un
chenal naturel. Chagrin est en tout point le type même de l’île de corail.
Cette île s’étend sur environ 800 mètres carrés de sable, de corail mort et
entourée, par-delà un lagon peu profond, d’un collier de récifs sur lesquels
les vagues viennent se briser en un doux sifflement. Une nuée d’oiseaux
s’envola au moment où ils débarquèrent : des hirondelles de mer, des
frégates et des nigauds, mais ils vinrent rapidement se reposer. Il y avait une
forte odeur d’ammoniaque venant du guano dont les rochers étaient
couverts. Les seuls autres êtres vivants sur l’île étaient les crabes de terre
qui s’enfuyaient et allaient gratter parmi les lianes sans fin, et les crabes
appelants qui vivent dans le sable.
La réverbération sur le sable blanc était éblouissante et il n’y avait pas un
coin d’ombre. M. Krest fit dresser une tente et s’y installa en fumant son
cigare, tandis qu’on débarquait divers accessoires. Mme Krest nagea et
ramassa des coquillages, pendant que Bond et Fidèle Barbey mettaient leurs
masques et, nageant dans des directions opposées, ratissèrent
systématiquement le bas-fond tout autour de l’île.
Lorsque vous êtes à la recherche d’un spécimen sous-marin bien précis :
coquillage, poisson, végétation ou corail, vous devez concentrer votre
cerveau et vos yeux sur cette espèce particulière. L’orgie de couleur, de
mouvement, la variété infinie des lumières et des ombres, ne cessent de
disperser votre attention. Bond progressa lentement dans ce monde
merveilleux avec une seule pensée en tête : un poisson rose de quinze
centimètres avec des rayures noires et de grands yeux, qui serait le second
exemplaire qui ait jamais été vu par les yeux d’un homme.
— Si vous l’apercevez, leur avait enjoint M. Krest, remontez, criez et
restez dans ses parages. Je ferai le reste. J’ai sous la tente un petit quelque
chose qui est sensationnel pour attraper un poisson.
Bond s’arrêta pour laisser reposer ses yeux. L’eau le portait si bien qu’il
pouvait rester étendu à la surface presque sans bouger. Il brisa un oursin
avec la pointe de son harpon et observa les petits poissons brillants des
récifs qui se précipitaient sur les lambeaux de chair jaune parmi les piquants
noirs acérés. Il était infernal de penser que, s’il trouvait le spécimen rare de
Hildebrand, cette découverte ne profiterait qu’à M. Krest. Et s’il ne disait
rien ? Ce serait enfantin et, de toute manière, il était en quelque sorte sous
contrat. Bond avança lentement et ses yeux se remirent automatiquement à
fouiller l’eau, tandis que ses pensées revenaient à la jeune femme. Elle avait
passé la journée de la veille au lit. M. Krest avait dit qu’elle avait la
migraine. Se révolterait-elle un jour contre lui ? Un soir, au moment où il
saisirait une fois de plus l’horrible fouet, est-ce qu’elle ne prendrait pas un
poignard ou une arme à feu pour le tuer ? Non. Elle était trop douce, trop
soumise. M. Krest avait bien choisi. Elle était de la race des esclaves. Et
elle tenait trop à son « conte de fées ». Réalisait-elle qu’il eût suffi de
présenter la queue de raie aux assises pour que n’importe quel jury
l’acquitte ? Elle pourrait profiter des avantages du « conte de fées » sans
avoir à supporter son horrible mari. Bond devait-il le lui expliquer ? Allons,
ne soyons pas ridicules. Comment lui présenter la chose ?
« À propos, Liz, si vous voulez tuer votre mari, aucune difficulté. »
Bond sourit sous son masque. Au diable ces pensées. Ne nous mêlons pas
de la vie des autres. Elle aime probablement ça ; une masochiste. Mais
Bond savait que cette réponse était un peu simpliste. Cette fille vivait dans
la terreur. Peut-être aussi dans le dégoût. On ne pouvait pas voir grand-
chose dans ce doux regard bleu, mais une ou deux fois, dans un éclair, il
avait cru y lire une sorte de haine d’enfant. Cela avait-il été vraiment de la
haine ? Peut-être seulement une indigestion. Bond chassa les Krest de sa
pensée et leva la tête pour voir où il en était de son tour de l’île. Le
respirateur de Fidèle Barbey n’était plus qu’à une centaine de mètres. Ils
avaient presque bouclé le circuit.
Ils firent leur jonction et nagèrent jusqu’à la plage, où ils s’étendirent sur
le sable chaud.
— Rien vu de mon côté, dit Fidèle Barbey. J’ai rencontré tous les
poissons de la création sauf celui qui nous intéresse. Mais j’ai tout de même
eu de la chance. Je suis tombé sur une colonie de moules géantes vertes. Ce
sont les huîtres perlières dont la coquille est aussi grosse qu’un petit ballon
de football ; elles valent très cher. J’enverrai un de mes bateaux les chercher
un de ces jours. J’ai également vu un poisson-perroquet bleu qui devait bien
peser trente livres. Il était aussi familier qu’un chien, comme tous les
poissons des environs. Je n’ai pas eu le cœur de le tuer. J’aurais
probablement eu des ennuis si je l’avais fait, car j’ai aperçu deux ou trois
requins léopards de l’autre côté du récif. Le sang les aurait attirés. Et
maintenant, je suis prêt à aller boire un verre et manger un morceau.
Ensuite, nous pourrions changer de côté et refaire encore un tour.
Ils se levèrent et longèrent la plage en direction de la tente. M. Krest
entendit leur voix et vint à leur rencontre.
— Pas de chance, hein ? dit-il en se grattant furieusement l’aisselle. J’ai
été piqué par une mouche de sable. Quelle saloperie d’île ! Liz est retournée
au bateau, elle ne pouvait plus supporter cette odeur. Je crois qu’il faut
encore faire un tour et ensuite f… le camp au plus vite. Mangez d’abord
quelque chose. Vous trouverez de la bière fraîche dans la glacière. Donnez-
moi un de ces masques. Comment se sert-on de ce fichu machin ? Autant
que j’aille jeter un coup d’œil au fond pendant que je suis ici.
Ils s’installèrent sous la tente surchauffée et mangèrent une salade de
poulet arrosée de bière et observèrent d’un air maussade M. Krest qui
barbotait et fouillait dans les bas-fonds.
— En fait, il a raison, dit Fidèle Barbey. Ces petites îles sont terriblement
moches. On n’y trouve que des crabes, du guano et autour beaucoup trop
d’eau. Il n’y a que les pauvres Européens gelés pour rêver des îles de corail.
Tu ne trouverais pas un seul homme sain d’esprit à l’est de Suez qui
donnerait un penny pour l’une d’elles. Ma famille en possède une dizaine
d’une taille raisonnable, avec des petits villages qui rapportent pas mal en
coprah et en tortues. Eh bien, je te les offre toutes en échange d’un
appartement à Paris ou à Londres.
Bond éclata de rire et commença à dire :
— Fais passer une annonce dans le Times et tu auras une flopée de
réponses… lorsqu’à une cinquantaine de mètres de là, ils virent M. Krest
s’agiter frénétiquement.
— Ou ce crétin a trouvé le poisson ou il a marché sur un poisson-guitare,
dit Bond en ramassant son masque et en courant vers la mer.
M. Krest avait de l’eau jusqu’à la ceinture. Du doigt, il désigna avec
excitation la surface de l’eau devant lui. Bond nagea doucement vers lui. Le
fond de la mer était recouvert d’un tapis de verdure qui s’arrêtait
brusquement pour être remplacé par du corail brisé. Une douzaine de
variétés : poissons-papillons et autres espèces de récifs se poursuivaient
parmi les rochers ; une petite langouste tourna ses antennes vers Bond. La
tête d’une murène émergea d’un trou des rochers et, dans sa bouche
entrouverte, on apercevait deux rangées de dents comme des aiguilles. Elle
observa soigneusement Bond de ses yeux dorés. Bond nota avec amusement
que les jambes poilues de M. Krest, atteignant par le grossissement dû au
verre de son masque la taille de troncs d’arbres pâles, ne se trouvaient qu’à
une trentaine de centimètres des mâchoires de la murène. Il donna un petit
coup de harpon d’encouragement à la murène qui se contenta de mordre
dans le vide en direction de l’arme avant de disparaître. Bond s’arrêta et se
laissa flotter pour mieux scruter la brillante jungle sous-marine. Une tache
rouge se matérialisa dans le clair-obscur et se rapprocha de lui. Elle décrivit
plusieurs cercles sous lui, comme si elle se donnait en spectacle. Les yeux
bleu foncé l’examinaient sans crainte. Le petit poisson s’affairait autour
d’une algue pour s’élancer soudain vers un point minuscule flottant entre
deux eaux et finalement s’éloigner nonchalamment, comme un comédien
quittant la scène à la fin de la représentation.
Bond s’éloigna du repaire de la murène et se mit sur ses pieds. Il retira
son masque. Il se tourna vers M. Krest qui le regardait avec impatience
derrière son masque.
— C’est bien lui, dit-il. Nous ferions mieux de nous éloigner sans faire
trop de remous. Il n’ira pas loin, à moins qu’on ne l’effraye ? Ces poissons
de récifs viennent toujours manger dans les mêmes endroits.
M. Krest retira son masque.
— Nom de nom, je l’ai trouvé, dit-il d’un air inspiré.
C’est moi qui ai mis la main dessus.
Et il suivit Bond vers la plage.
Fidèle Barbey les attendait.
— Fido, s’écria-t-il d’une voix forte, j’ai trouvé ce sacré poisson. Moi…
Milton Krest. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Après que mes deux fichus
experts n’ont rien trouvé dans une matinée. Je n’ai eu qu’à mettre ce
masque, qui est le premier que je me sois collé sur la figure, je vous le
signale, à patauger pendant un quart d’heure dans l’eau pour trouver ce nom
de Dieu de poisson. Qu’est-ce que vous dites de ça, hein, Fido ?
— Bravo, monsieur Krest. C’est formidable. Et maintenant, comment
allons-nous faire pour l’attraper ?
— Ha ! ha ! dit M. Krest en faisant lentement un clin d’œil. J’ai
exactement ce qu’il faut. C’est un chimiste de mes amis qui m’a donné le
produit. Cela s’appelle du « rotenone », on l’extrait de la racine des derris.
C’est avec ça que les indigènes pèchent au Brésil. Il suffit d’en mettre dans
l’eau juste au-dessus de ce que vous voulez attraper et votre proie ne vous
échappera pas, aussi vrai que deux et deux font quatre. C’est une sorte de
poison. Il a un effet contracteur sur les vaisseaux des ouïes et le poisson
suffoque. Aucun effet sur les hommes parce que nous n’avons pas d’ouïes,
vu ?
M. Krest se tourna vers Bond.
— Tenez, Jim. Retournez là-bas et surveillez-le. Veillez à ce que la
bestiole ne fiche pas le camp. Fido et moi déverserons le produit de ce côté.
(Il désigna un point situé un peu en amont du courant.) Je ne mettrai le
rotenone dans l’eau que quand vous me donnerez le signal. Le courant
l’emportera vers vous. D’accord ? Mais, pour l’amour du ciel, calculez bien
votre coup, car je ne dispose que d’une petite quantité du produit.
D’accord ?
— D’accord, dit Bond en s’éloignant vers la mer.
Il nagea paresseusement jusqu’à l’endroit où il avait aperçu le poisson.
Oui, tout le monde était encore là, vaquant à diverses occupations. La tête
de la murène émergeait de nouveau de son trou et la langouste le suivit
encore une fois avec ses antennes. Une minute après, comme s’il avait eu
rendez-vous avec Bond, le spécimen rare de Hildebrand apparut. Cette fois,
il s’approcha assez près de son visage. Il examina ses yeux à travers le
masque, puis, comme troublé par ce qu’il avait vu, il fila se mettre hors de
portée. Il joua pendant quelques instants entre les rochers avant de
disparaître dans le clair-obscur.
Le petit monde sous-marin s’habitua progressivement à la présence de
Bond et l’accepta. Un petit poulpe qui s’était camouflé en morceau de
corail, révéla sa présence en se laissant lentement couler jusque sur le sable.
La langouste bleu et jaune sortit de quelques centimètres de sous son rocher
pour l’examiner de plus près. De très petits poissons ressemblant à des
vairons vinrent lui chatouiller les jambes et les orteils. Bond leur cassa un
oursin et ils se précipitèrent sur ce festin. Bond leva la tête. M. Krest, qui
tenait un bidon plat, se trouvait à une vingtaine de mètres sur la droite de
Bond. Il ne tarderait pas à verser le produit et il n’attendait que le signal de
Bond pour le faire.
— Okay ? cria M. Krest.
— Je lèverai le pouce quand il sera revenu, dit Bond en secouant la tête.
Alors il faudra vous dépêcher de verser.
— Bravo, Jim. Vous êtes le viseur du bombardier.
Bond replongea la tête dans l’eau. La petite communauté était toujours
aussi affairée. Dans peu de temps, dans l’unique but d’attraper un petit
poisson destiné à un musée situé à plus de huit mille kilomètres de là, une
centaine, peut-être un millier de ces petits êtres allaient mourir. L’ombre
fatale s’étendrait sur eux, dès que Bond donnerait le signal. Pendant
combien de temps le poison allait-il faire de l’effet ? Jusqu’où prolongerait-
il ses effets meurtriers ? Ce ne serait peut-être pas par milliers, mais par
dizaines de mille qu’ils mourraient.
Un petit poisson passa tout près de lui en agitant ses minuscules
nageoires. Un autre plongea vers le sable, tandis que deux sergents-majors
aux rayures noires et jaunes apparurent soudain, semblant sortir de nulle
part, mais probablement attirés par l’odeur de l’oursin brisé.
En bordure du récif, qui était l’animal de proie dans le monde des petits
poissons ? Qui craignaient-ils ? Le petit barracuda ? Ou un autre plus
grand ? Non, maintenant c’était un animal de proie adulte, un nommé Krest
qui se tenait à l’affût. Et il n’était même pas affamé. Il allait se contenter de
tuer, presque pour le plaisir.
Deux jambes brunes apparurent dans le champ de vision de Bond. Il leva
la tête. C’était Fidèle Barbey, un grand panier de pêche en travers de la
poitrine, une épuisette à long manche dans la main.
Bond leva son masque.
— J’ai l’impression d’être le bombardier de Hiroshima.
— Les poissons ont le sang froid. Ils ne ressentent rien.
— Qu’en sais-tu ? Je les ai déjà entendus crier quand ils étaient blessés.
— Ils n’auront pas le temps de crier, dit Barbey avec indifférence. Ce
produit les étouffe en un instant. Mais qu’est-ce qui te prend ? Il ne s’agit
tout de même que de poissons.
— Je sais, je sais.
Fidèle Barbey avait passé son existence à tuer des animaux et des
poissons, alors que lui, Bond, avait parfois tué des hommes sans hésiter.
Pourquoi faisait-il tant d’histoires ? Il avait tué la pastenague sans regrets.
Possible, mais il s’agissait d’un poisson dangereux, ennemi. Ceux qui
nageaient sous lui étaient de petits êtres inoffensifs. Des êtres ? Quel
mensonge pathétique.
— Hé ! cria M. Krest. Qu’est-ce que vous fabriquez là-bas ? Ce n’est pas
le moment de discuter le bout de gras. Replongez votre tête sous l’eau, Jim.
Bond réajusta son masque et s’étendit de nouveau sur l’eau. Il vit
immédiatement l’ombre rouge apparaître dans la partie claire de l’eau. Le
poisson nageait rapidement dans sa direction, comme s’il faisait à présent
partie du paysage.
Il s’arrêta sous Bond et le regarda.
— Fiche le camp d’ici, petit idiot, murmura Bond dans son masque.
Il fit un mouvement brusque avec son harpon dans la direction du
poisson et celui-ci fila au loin. Bond leva la tête et le pouce d’un geste
rageur. C’était un acte de sabotage ridicule et gratuit dont il était déjà
honteux. Le liquide brun et huileux se répandit sur la surface des eaux du
lagon. Il était temps d’arrêter M. Krest, avant qu’il n’ait déversé tout son
produit, temps de lui donner une nouvelle chance de prendre le spécimen
rare de Hildebrand. Bond se releva et le regarda verser le liquide jusqu’à la
dernière goutte. Que M. Krest aille au diable.
Le poison glissait lentement à la surface de l’eau et formait une tache
brillante sur laquelle apparaissait le ciel bleu en un éclat métallique.
M. Krest, le moissonneur géant, se rapprochait.
— Préparez-vous, les gars, cria-t-il joyeusement. À vous de jouer
maintenant.
Bond remit sa tête sous l’eau. Tout était comme auparavant dans la petite
communauté. Mais soudain, avec une rapidité stupéfiante, tous devinrent
comme fous. On aurait dit qu’ils étaient pris de la danse de Saint-Guy. De
nombreux poissons virevoltèrent pendant un instant avant de tomber,
comme des feuilles, sur le sable. La murène sortit lentement de son trou en
gardant la bouche ouverte. Elle se tint droit sur sa queue et tomba
gracieusement sur le côté. La petite langouste battit trois fois de la queue et
retomba sur le dos, tandis que le poulpe lâchait le corail auquel il
s’agrippait et tomba au fond de l’eau le ventre en l’air. Le courant amena
dans le champ de vision de Bond une multitude de poissons au ventre blanc,
de crevettes, de crabes, de vers, de langoustes et de murènes de toutes
tailles, tués en amont. Les corps multicolores qui pâlissaient déjà, glissaient
lentement comme s’il étaient poussés par une légère brise. Un poisson de
cinq livres passa en se débattant, bouche ouverte, contre la mort. En aval du
récif, de plus gros poissons apparaissaient un instant à la surface de l’eau en
essayant d’échapper au poison. Un par un, sous les yeux de Bond, les
oursins tombèrent des rochers et formèrent des taches d’encre sur le sable.
Bond sentit qu’on lui touchait l’épaule. Les yeux de M. Krest étaient
injectés de sang sous l’effet des rayons du soleil et de l’excitation. Il s’était
mis sur les lèvres une crème blanche contre les coups de soleil.
— Où diable est ce sacré poisson ? cria-t-il devant le masque de Bond.
Bond souleva son masque.
— On dirait qu’il a réussi à filer juste avant que le poison n’arrive dans
les parages. Je le cherche encore.
Il n’attendit pas la réponse de M. Krest et replongea vivement la tête sous
l’eau. Le carnage était à son comble et il y avait une quantité incalculable
de corps morts. Mais l’effet du poison devait être dissipé. Les eaux des
environs devaient être redevenues salubres pour le cas où le poisson, son
poisson puisqu’il l’avait sauvé, reviendrait faire un tour dans les parages. Il
se raidit. Il venait d’apercevoir un éclair rose dans le brouillard du lointain.
Il disparut, puis réapparut l’instant d’après. Le spécimen rare de Hildebrand
nagea paresseusement vers lui en contournant les corps des poissons morts.
Sans se soucier de M. Krest, Bond leva sa main libre et frappa un coup
sec à la surface de l’eau. Le poisson avançait toujours vers lui. Bond leva la
sûreté de son fusil et tira dans la direction du poisson. Sans résultat. Il se
mit debout dans l’eau et marcha à la rencontre du petit poisson. Le beau
poisson rouge et noir semblait se reposer et frémissait. Il fila brusquement
comme une flèche vers Bond, plongea vers ses pieds et retomba immobile
sur le sable. Bond n’eut plus qu’à se baisser et à le ramasser. Il n’eut même
pas un dernier soubresaut de la queue. Il remplissait la main de Bond, lui
chatouillant légèrement la paume avec les petits aiguillons de sa nageoire
dorsale. Bond le ramena en le maintenant sous l’eau pour qu’il conserve ses
belles couleurs.
— Voici, dit-il simplement quand il fut arrivé à hauteur de M. Krest.
Il lui tendit le poisson et s’éloigna à la nage en direction de la plage.
Ce soir-là, tandis que le Wavekrest faisait route vers les Seychelles sous
une grosse lune jaune, M. Krest donna les ordres pour ce qu’il appelait
« une fiesta ».
— Nous devons fêter ça, Liz. C’est sensationnel, c’est un jour
fantastique. Nous avons accompli notre mission et nous allons pouvoir
quitter ces fichues Seychelles et retourner à la civilisation. Que dirais-tu
d’aller à Mombasa après avoir embarqué la tortue et le perroquet ? Nous
pourrions louer un avion pour aller à Nairobi et y prendre un avion de ligne
pour Rome, Venise, Paris… l’endroit de ton choix. Qu’en dis-tu, trésor ?
Il prit le menton et les joues de la jeune femme dans sa grosse patte et lui
fit faire la moue. Il l’embrassa. Bond surveillait les yeux de la fille. Ils
étaient fermés. M. Krest la relâcha. Sa femme se massa le visage ; il portait
encore les traces blanches des doigts.
— Mince, Milt, dit-elle avec un demi-sourire. Tu m’as presque brisé la
mâchoire. Tu ne connais pas ta force. C’est ça, fêtons notre succès et
amusons-nous. Je suis particulièrement emballée par l’idée d’aller à Paris.
Faisons cela, veux-tu ? Que dois-je commander pour le dîner ?
— Mais du caviar, bon Dieu, dit M. Krest en écartant les mains. Une de
ces boîtes de deux livres de chez Hammacher Schlemmer en gros grains et
tous les trucs qui vont avec du champagne rosé. Ça vous va, mon gars ?
ajouta-t-il en se tournant vers Bond.
— Ça me paraît très bien, dit Bond qui changea immédiatement de sujet
de conversation. Qu’avez-vous fait de notre capture ?
— Dans du formol. Sur le pont avec d’autres récipients contenant tout ce
que nous avons récolté par-ci par-là, des poissons, des coquillages. Tous
biens conservés dans notre morgue privée. C’est de cette manière qu’on
nous a recommandé de conserver nos spécimens. Nous leur enverrons ce
fichu poisson par avion, dès que nous serons revenus à la civilisation. Mais
je donnerai avant tout une conférence de presse. Ça devrait faire sensation
dans les journaux quand nous rentrerons. J’ai déjà prévenu la Smithsonian
et les agences de presse par radio. Mes comptables prendront sûrement
grand plaisir à découper les articles pour les mettre sous le nez de ces sacrés
contrôleurs des contributions.
M. Krest prit une solide cuite ce soir-là. Mais cela ne se voyait pas
tellement. La douce voix à la Bogart devint encore plus douce et le débit se
fit plus lent. La grosse tête ronde penchait plus volontiers sur l’une ou
l’autre épaule. La flamme du briquet mit de plus en plus longtemps à
rallumer le cigare et il renversa un verre. Mais cela se remarquait davantage
dans ses paroles. Il y avait chez cet homme un cruel, violent et pathologique
désir de blesser qui ne demandait qu’à se faire jour. Ce soir-là, après le
dîner, James Bond fut sa première cible. Il eut droit à une dissertation, faite
d’une voix douce, sur les raisons pour lesquelles l’Europe, et par la même
occasion l’Angleterre et la France n’avaient plus voix au chapitre dans le
grand concert mondial.
— De nos jours, dit M. Krest, il n’y a plus que trois grandes puissances :
l’Amérique, la Russie et la Chine. C’est entre ces trois-là que la grande
partie de poker va se jouer et les autres n’ont plus le tapis nécessaire pour
suivre, ou bien ont en main de trop mauvaises cartes. Il arrive qu’on prête
de temps en temps un peu d’argent à un charmant petit pays, comme
l’Angleterre par exemple, pour lui permettre de prendre une main avec les
grandes personnes. Mais ce n’est qu’un geste de politesse comme il
convient d’en faire de temps à autre vis-à-vis d’un camarade de club ruiné.
Non. En Angleterre, il y a des gens très sportifs, charmants, je n’en
disconviens pas, mais un pays où l’on va simplement voir de vieux
monuments, la Reine et tout ce qui s’ensuit. La France ? On ne s’intéresse
qu’à la bonne chère et aux femmes faciles. L’Italie ? Soleil et spaghetti. Une
sorte de sanatorium. Les Allemands ? Ils ont encore un peu de cran, mais
deux guerres perdues leur ont fait perdre courage.
M. Krest balaya le reste du monde dans le même style et demanda à
Bond ce qu’il en pensait.
Bond était profondément fatigué de M. Krest. Il lui répliqua qu’il trouvait
que son point de vue était simplifié à l’extrême, pour ne pas dire naïf.
— Votre argumentation me rappelle un aphorisme assez dur que j’ai un
jour entendu au sujet de l’Amérique, dit Bond. Voulez-vous l’entendre ?
— Bien sûr, bien sûr.
— Il semble que l’Amérique soit passée directement de l’enfance à la
sénilité, sans avoir vécu une période de maturité.
M. Krest regarda pensivement Bond.
— Eh bien, Jim, dit-il finalement. C’est assez bien tourné.
Il plissa légèrement les yeux et se tourna vers sa femme.
— Je parie que tu es tout à fait d’accord avec la remarque de Jim, trésor,
poursuivit-il. Je me souviens t’avoir un jour entendu dire que les
Américains étaient tous de grands enfants. Tu te souviens ?
— Oh, Milt, dit Liz en lui jetant un regard anxieux. Comment peux-tu
encore revenir là-dessus ? Tu sais que j’ai dit ça en l’air à propos des
bandes dessinées de journaux. Tu sais bien que je ne suis pas d’accord avec
ce que James vient de dire. Et, de toute façon, ce n’était qu’une blague.
N’est-ce pas, James ?
— Naturellement, dit Bond, exactement comme quand M. Krest a dit que
l’Angleterre ne possédait plus que des ruines et une Reine.
Le regard de Krest était toujours fixé sur sa femme.
— Allons, trésor, dit-il de sa voix douce. Pourquoi es-tu si nerveuse ?
Bien sûr que ce n’était qu’une blague. (Il fit une pause.) Une blague dont je
me souviendrai, trésor. Dont je ne manquerai pas de me souvenir.
Bond estima que M. Krest avait déjà ingurgité une bouteille d’alcools
variés, principalement de whisky. Bond avait l’impression que, si M. Krest
ne s’écroulait pas rapidement, il se verrait bientôt dans l’obligation de lui
assener un bon direct à la mâchoire. C’était au tour de Fidèle Barbey d’être
sur la sellette.
— À propos de vos îles, Fido. La première fois que je les ai vues sur la
carte, j’ai cru qu’il s’agissait de crottes de mouches sur le papier.
M. Krest gloussa.
— J’ai même essayé de les faire disparaître du revers de la main. Je me
suis documenté et j’ai compris que j’avais tapé dans le mille. Elles ne sont
pas bonnes à grand-chose, pas vrai, Fido ? Je me demande ce qu’un gars
intelligent comme toi reste fiche ici. Le ratissage des plages n’est tout de
même pas un métier sérieux. Je me suis laissé dire qu’un membre de votre
famille avait eu plus de cent enfants illégitimes. C’est peut-être ça qui vous
retient, hein, mon gars ? dit-il en souriant d’un air entendu.
— Il s’agit de mon oncle Gaston, dit Fidèle Barbey d’un ton égal. Le
reste de la famille n’est pas d’accord. Ça a fait un joli trou dans le
patrimoine familial.
— Le patrimoine familial, hein ? dit M. Krest en faisant un clin d’œil à
Bond. De quoi se compose-t-il ? De cauris ?
— Pas exactement, répliqua Fidèle Barbey qui n’était pas habitué à la
grossièreté de M. Krest et qui était assez embarrassé. Les membres de ma
famille ont gagné pas mal d’argent avec l’écaille et la nacre, il y a une
centaine d’années, quand ces deux matières étaient très à la mode, mais
c’est le coprah qui a toujours été notre principale ressource.
— En employant les bâtards de la famille comme main-d’œuvre. Bonne
idée. Il faudrait que je trouve le moyen d’arranger un truc dans ce genre
dans ma propre famille.
Il jeta un regard à sa femme. Sa bouche lippue prit un pli encore plus
amer. Sans attendre la suite de ce flot de sarcasmes, Bond repoussa son
fauteuil, se leva, quitta le salon en refermant la porte derrière lui et se rendit
sur la plage arrière.
Dix minutes plus tard, Bond entendit quelqu’un qui descendait l’escalier
menant au pont supérieur à pas feutrés. Il se retourna. Il vit Liz Krest. Elle
se dirigea vers l’endroit où il se trouvait à la poupe.
— J’ai dit que j’allais me coucher, dit-elle d’un ton forcé. Mais j’ai
d’abord voulu m’assurer qu’il ne vous manquait rien. Je crains de ne pas
être une bonne hôtesse. Vous êtes sûr que cela ne vous ennuie pas de dormir
à la belle étoile ?
— Non, au contraire. Je préfère l’air pur à l’air en conserve de l’intérieur.
Et regardez toutes ces étoiles, n’est-ce pas merveilleux ? Je n’en ai jamais
vu autant à la fois.
— Ce sont la ceinture d’Orion et la Croix du Sud que je préfère, dit-elle
avec passion en s’accrochant à son thème favori. Quand j’étais petite, je
croyais que les étoiles étaient des trous dans le ciel. Je m’imaginais que le
monde était entouré d’un grand voile sombre et qu’au-delà de cette
enveloppe, dans l’univers, régnait une grande clarté. Pour moi, les étoiles
n’étaient que de petits trous dans le voile, permettant à la lumière de passer.
On s’imagine vraiment des choses idiotes quand on est jeune.
Elle releva la tête et le regarda en espérant qu’il n’allait pas la rabrouer.
— Vous aviez peut-être raison, dit Bond. On ne devrait pas croire tout ce
que disent les savants. Ce sont eux qui rendent tout ennuyeux. Où viviez-
vous à cette époque ?
— À Ringwood, dans la New Forest. C’était un endroit merveilleux pour
y être élevé. Un endroit idéal pour les enfants. J’aimerais beaucoup y
retourner un jour.
— On peut dire que vous avez fait du chemin depuis. Je suppose que cela
ne doit pas être rose tous les jours.
— Je vous en prie, ne dites pas ça, dit-elle en effleurant sa manche. Vous
ne pouvez pas comprendre (Il y avait un accent désespéré dans sa voix
douce), je ne supporte pas d’être privée de ce que les autres ont… je veux
dire de ce que n’importe qui peut avoir. Vous n’allez pas me croire, ajouta-t-
elle en riant nerveusement, mais, rien que de bavarder comme ça, rien que
d’avoir quelqu’un à qui parler librement, est une chose dont j’avais presque
perdu le souvenir. (Soudain elle lui serra violemment la main et dit :)
Excusez-moi. C’est tout ce que je voulais dire, maintenant je vais me
coucher.
La voix douce s’éleva derrière eux. Elle était un peu pâteuse mais on
comprenait chaque mot.
— Eh bien, eh bien, qu’est-ce que vous en dites ? On se fait faire un brin
de cour par le champion de plongée ?
La silhouette de M. Krest s’encadrait dans l’écoutille menant au salon. Il
se tenait les jambes écartées et les bras levés pour s’appuyer au linteau de la
porte. La lumière qui l’éclairait par-derrière lui donnait une allure de
babouin.
L’air frais emprisonné dans le salon s’échappa par la porte ouverte et
rafraîchit pendant un instant l’air chaud de la nuit sur la plage arrière. M.
Krest sortit et referma la porte derrière lui.
Bond s’avança vers lui en laissant mollement pendre les bras. Il mesura
la distance qui le séparait du plexus solaire de M. Krest.
— Surtout pas de conclusions hâtives, monsieur Krest, dit-il, et surveillez
votre langage. Vous vous en êtes bien tiré jusqu’ici, mais ne forcez pas
votre chance. Vous êtes ivre. Allez vous coucher.
— Oh ! voyez le petit impudent.
Le visage rond de M. Krest se tourna lentement vers sa femme. Il eut une
moue méprisante, sortit un sifflet d’argent de sa poche et le fit tourner
autour de sa cordelette.
— Il ne se rend pas très bien compte, n’est-ce pas, trésor ? Tu ne lui as
pas dit que les Schleus qui se trouvent à l’avant ne sont pas ici uniquement
pour faire de la figuration ?
Il se tourna vers Bond.
— Écoutez, mon gars, si vous faites encore un pas vers moi, je sifflerai…
une fois. Et vous savez quoi ? Ce nom de Dieu de M. Bond aura gagné le
droit de prendre un bon bain. (Il fit un geste en direction de la mer.) Oui,
mon vieux, un homme à la mer. Quel dommage ! Nous avons tout de suite
fait machine arrière pour entreprendre des recherches. Et après, me direz-
vous ? Après ? Comme ce n’était pas votre jour de chance nous sommes
retombés en plein sur vous et vous avez été haché par les deux hélices. Vous
vous rendez compte. Quelle fichue malchance pour ce brave Jim que nous
commencions tous à tant aimer !
M. Krest se balança sur ses pieds…
— J’ai pas besoin de vous faire un dessin, Jim ? Okay, alors restons bons
amis et allons prendre un peu de repos.
Il s’agrippa au linteau de l’écoutille et se tourna vers sa femme. Il leva la
main libre et fit lentement un signe de son doigt recourbé.
— En avant, trésor. Il est temps d’aller au lit.
— Oui, Milt, dit Liz en jetant un regard effrayé de côté. Bonsoir, James.
Sans attendre la réponse, elle passa sous le bras de M. Krest et traversa le
salon presque en courant.
— Du calme, mon garçon, dit Krest en levant une main. Et sans rancune,
hein ?
Bond ne dit rien, mais son regard dur ne quitta pas M. Krest.
M. Krest eut un rire forcé.
— Très bien, alors.
Il entra dans le salon et referma la porte derrière lui.
Au travers du hublot Bond le vit se déplacer en chancelant pour éteindre
les lumières. Il s’engagea dans le couloir et Bond aperçut encore pendant un
instant une lueur provenant de la cabine, puis ce fut également le noir de ce
côté.
Bond haussa les épaules. Bon Dieu, quel homme ! Il s’appuya au
bastingage, regarda les étoiles et la traînée phosphorescente laissée par le
navire. Il resta là à se laver l’esprit et à se détendre des tensions nerveuses
qu’il avait subies.
Une demi-heure plus tard, après avoir pris une douche dans la salle de
bains de l’équipage et pendant qu’il se préparait un lit en entassant des
coussins Dunlopillo, Bond entendit un hurlement strident à vous glacer le
sang. Il s’évanouit rapidement dans la nuit et le silence revint. C’était la
jeune femme. Bond se précipita dans le salon, puis dans le couloir. Il
s’arrêta au moment où il allait mettre la main sur la poignée de la porte de
la cabine. Il entendait les sanglots de la fille ainsi que la voix douce et
bourdonnante de M. Krest. Il éloigna la main de la poignée. Bon Dieu. Que
fallait-il faire ? Ils étaient mari et femme. Si cette femme était prête à
supporter ce genre d’existence plutôt que de tuer son mari ou de le quitter,
ce n’était pas à lui, Bond, à jouer les Lancelot. Bond revint lentement en
arrière dans le couloir. Au moment où il retraversait le salon, il y eut un
nouveau cri, mais moins perçant cette fois. Bond jura tout bas, sortit et se
coucha sur son lit improvisé en essayant de concentrer ses pensées sur le
bruit saccadé des moteurs Diesel. Comment une femme pouvait-elle avoir si
peu de dignité ? Ou alors était-elle capable de tout accepter d’un homme ?
Tout, sauf l’indifférence ? L’esprit de Bond refusa d’approfondir la
question. Le sommeil le gagnait de plus en plus.
Une heure plus tard, Bond avait atteint la limite de l’inconscience,
lorsque, au-dessus de lui sur le pont supérieur, M. Krest se mit à ronfler. Au
cours de la deuxième nuit après leur départ de Port Victoria, M. Krest avait
également quitté sa cabine au milieu de la nuit et était venu se coucher sur
son hamac qui pendait entre le canot à moteur et le canot. Mais, cette nuit-là
il n’avait pas ronflé. À présent c’était un ronflement sonore provoqué par
quelque somnifère pris par-dessus une trop grande quantité d’alcool.
C’en était vraiment trop. Bond consulta sa montre. Une heure et demie.
Si ces ronflements ne cessaient pas dans les dix minutes, Bond n’aurait
d’autre ressource que d’aller dormir par terre dans la cabine de Fidèle
Barbey, même s’il devait se réveiller gelé et les membres engourdis le
lendemain matin.
Bond surveilla le cadran lumineux de sa montre et l’aiguille des secondes
qui avançait lentement par saccades.
Maintenant. Il s’était levé et rassemblait ses vêtements, lorsqu’un bruit
sourd lui parvint du pont supérieur. C’était un bruit de chute immédiatement
suivi du bruit que l’on fait en se débattant, de gargouillements et de
suffocation. M. Krest était-il tombé de son hamac ? Bond laissa à regret
retomber ses vêtements sur le pont et se dirigea vers l’échelle qui menait au
pont supérieur. Au moment où ses yeux arrivèrent au niveau du pont, le
bruit de suffocation cessa. Il fut remplacé par un bruit plus violent, celui du
martèlement de talons sur le sol. Il gravit rapidement les dernières marches
et se précipita vers la forme étendue sur le dos, les bras en croix, sous la
lumière argentée de la lune. Il s’immobilisa, puis, frappé de stupeur, il
s’agenouilla lentement. Le visage convulsé était horrible à voir, mais ce
n’était pas la langue de M. Krest qui sortait de la bouche. C’était la queue
d’un poisson dont les couleurs étaient rose et noir. Pas de doute, c’était bien
le spécimen rare de Hildebrand.
L’homme était mort d’une mort affreuse. Au moment où on lui avait
introduit le poisson dans la bouche, il avait dû essayer désespérément de
l’en retirer, mais les aiguillons des nageoires dorsale et anale s’étaient
piqués dans les joues et certains commençaient à apparaître à l’extérieur en
formant de petites taches de sang autour de la bouche obscène. Bond
frissonna. Il devait être mort en une minute environ. Mais quelle minute !
Bond se releva lentement. Il se dirigea vers les étagères sur lesquelles se
trouvaient les bocaux contenant les spécimens et se pencha sous la bâche
protectrice. Le bouchon de plastique du dernier bocal se trouvait sur le sol.
Bond le ramassa et l’essuya soigneusement à la toile goudronnée pour
ensuite le déposer sur le bocal.
Il revint en arrière et regarda le cadavre. Lequel des deux avait fait cela ?
Il y avait une touche de haine diabolique dans le fait d’avoir utilisé ce
poisson rarissime comme arme. Cela faisait penser à une femme. Elle ne
manquait pas de motifs. Mais Fidèle Barbey, avec son sang créole, aurait pu
avoir la même cruauté et même l’assaisonner d’une pointe d’humour : « Je
lui ai foutu son sacré poisson dans la gueule »(10) Bond l’entendait
prononcer ces mots. Si, après que Bond eut quitté le salon, M. Krest avait
épinglé encore un peu plus le Seychellois sur sa famille ou sur ses chères
îles, Fidèle Barbey ne l’aurait pas frappé au moment même ou joué du
couteau. Il aurait attendu et préparé son plan.
Bond jeta un regard circulaire sur le pont. Les ronflements de l’homme
avaient pu être un signal pour l’un comme pour l’autre. Il y avait des
échelles de part et d’autre du pont au milieu du navire. L’homme à la barre
n’avait sûrement rien entendu à cause du bruit des machines. Il n’avait
certainement fallu que quelques secondes pour retirer le poisson du formol
et l’enfoncer dans la bouche ouverte de M. Krest. Bond haussa les épaules.
Mais, quel que soit l’assassin, il n’avait certainement pas pensé aux
conséquences de son acte : à l’inévitable enquête et peut-être même au
procès au cours duquel, lui, Bond, serait suspect comme les autres. Ils
n’allaient pas tarder à se trouver dans un beau gâchis, à moins qu’il ne
parvienne à remettre les choses en ordre.
Bond jeta un coup d’œil par-dessus le bastingage du pont supérieur. En
dessous de celui-ci se trouvait la bande de pont d’environ un mètre de large,
qui courait le long du navire. Un garde-fou était le seul rempart qui séparait
ce passage de la mer. En supposant que les attaches du hamac de M. Krest
se soient rompues et que le milliardaire ait roulé sous le canot à moteur
pour tomber du pont supérieur, le corps aurait-il pu tomber directement
dans la mer ? Par ce temps calme, il y avait peu de chances, mais c’était
pourtant ce qui allait se passer.
Bond se mit au travail. À l’aide d’un couteau de table du salon, il érailla
d’abord une des attaches de corde du hamac puis la cassa de telle sorte que
le hamac vînt traîner sur le pont d’une manière réaliste. Il prit ensuite un
chiffon humide et essuya les taches de sang sur le bois et les gouttes de
formol qui allaient jusqu’au bocal. Il en arriva à l’opération la plus
difficile : transporter le corps. Bond le tira jusqu’à l’extrême bord du pont,
descendit l’échelle et, tout en se tenant d’une main, souleva le cadavre de
l’autre. Le corps descendit lentement sur lui et il dut subir l’enlacement de
cet ivrogne. Bond l’amena en chancelant jusqu’au garde-fou et le laissa filer
par-dessus bord. Il eut une dernière vision du visage hideux et obscène ainsi
qu’un dernier relent de vieux whisky, suivis d’un « plouf ! » assourdi et le
corps disparut dans le remous du sillage en roulant sur lui-même. Bond
s’aplatit contre l’écoutille menant au salon, prêt à s’y précipiter si l’homme
de quart venait jeter un coup d’œil. Il n’y eut aucun mouvement et les
moteurs Diesel continuèrent à tourner au même rythme régulier. Il allait y
avoir un coroner très ennuyeux qui n’amènerait que des complications.
Bond soupira profondément. Il remonta sur le pont supérieur, jeta un
dernier regard autour de lui, ramassa le couteau de table et le chiffon et
regagna son lit de fortune sur la plage arrière. Il était deux heures et quart.
Bond s’endormit en moins de dix minutes.
En poussant la vitesse à douze nœuds, ils arrivèrent à North Point vers
six heures du soir. Ils laissaient derrière eux un ciel de feu strié de rouge et
d’or sur fond d’aigues-marines. Les deux hommes encadrant la jeune
femme se tenaient accoudés au bastingage de la plage arrière et regardaient
la côte brillante qui défilait sous leurs yeux par-delà le miroir nacré de la
mer. Liz Krest était vêtue d’une robe de coton blanche avec une ceinture
noire et elle avait noué un foulard noir et blanc autour du cou. Ces couleurs
de deuil allaient bien avec sa peau dorée. Ils étaient tous trois plongés dans
leurs pensées, chacun songeant probablement au secret qu’il détenait et
pressé d’assurer les autres que le secret serait bien gardé.
Ce matin-là, les trois semblaient s’être donné le mot pour dormir tard.
Bond lui-même n’avait été réveillé par le soleil qu’à dix heures. Il prit une
douche dans le quartier de l’équipage, bavarda un instant avec l’homme de
quart avant d’aller voir ce que devenait Fidèle Barbey. Il était encore au lit.
Il dit qu’il avait une gueule de bois. Avait-il été grossier avec M. Krest ? Il
ne se souvenait de rien si ce n’est qu’il lui semblait tout de même que M.
Krest s’était montré assez grossier à son égard.
— Tu te souviens encore de ce que je t’ai dit à son sujet au début,
James ? Une parfaite crapule. Je crois qu’à présent tu es d’accord avec
moi ? Un de ces jours quelqu’un se chargera de lui fermer sa sale gueule
pour de bon.
Peu concluant. Bond s’était préparé un petit déjeuner à l’office et était en
train de le manger au moment où Liz Krest fit son apparition, vêtue d’un
kimono bleu pâle en shantoung qui lui descendait jusqu’aux genoux. Elle
avait les yeux cernés et elle mangea son petit déjeuner debout. Elle semblait
néanmoins parfaitement calme et à l’aise.
— Je m’excuse pour la nuit dernière, murmura-t-elle d’un ton de
conspiratrice. Je crois que j’avais un peu trop bu moi aussi. Mais c’est
surtout Milt que je vous demande d’excuser. Il sait se montrer gentil et ce
n’est que quand il abuse de la boisson qu’il devient difficile. Il regrette
toujours le lendemain. Vous verrez.
Lorsqu’il fut onze heures et qu’aucun des deux ne semblait se décider à
parler, Bond décida de prendre les devants. Il lança un regard dur à Liz
Krest étendue à plat ventre sur la plage arrière et lisant un magazine.
— À propos, dit-il, où est votre mari ? Il cuve toujours son vin ?
— Je suppose, répondit-elle en fronçant les sourcils. Il est allé dormir
dans mon hamac sur le pont supérieur. Je ne sais pas quelle heure il pouvait
être. J’ai pris un somnifère et je me suis tout de suite endormie.
Fidèle Barbey tenait une ligne à sériole. Sans se retourner, il dit :
— Il est probablement au poste de pilotage.
— Peut-être, mais s’il dort encore sur le pont supérieur, il doit être en
train d’attraper un sérieux coup de soleil, dit Bond.
— Oh, pauvre Milt, s’écria Liz. Je n’avais pas pensé à ça. Je vais aller
voir.
Elle escalada l’échelle. Lorsque sa tête arriva à hauteur du pont elle
s’arrêta.
— Jim, appela-t-elle d’une voix anxieuse, il n’est pas là. Et l’une des
attaches du hamac a cédé.
— Fidèle a sans doute raison. Je vais aller voir à la proue.
Il se rendit au poste de pilotage. Fritz, le matelot et le mécanicien s’y
trouvaient.
— Vous n’auriez pas vu M. Krest ? demanda Bond.
— Non, monsieur, pourquoi ? demanda à son tour Fritz d’un air perplexe.
Bond s’efforça de prendre une expression anxieuse.
— Il n’est pas à l’arrière avec nous. Venez. Jetez un coup d’œil partout. Il
donnait sur le pont supérieur. Il n’y est plus et l’une des attaches de son
hamac s’est brisée. Il était plutôt imbibé hier soir. Venez, allons-y et au trot.
Lorsqu’il fallut bien se rendre à l’évidence, Liz Krest eut une brève, mais
fort vraisemblable crise de nerfs. Bond la conduisit à sa cabine et l’y laissa
en larmes.
— C’est bien, Liz, dit-il. Ne vous mêlez de rien, je me charge de tout.
Nous allons envoyer un message radio à Port Victoria. Je vais dire à Fritz
d’accélérer l’allure. Je crains qu’il ne soit inutile de faire marche arrière
pour essayer de le retrouver. Il y a déjà plus de six heures qu’il fait jour ;
pendant ce temps il n’aurait pu tomber à l’eau sans qu’on l’entende. Cela a
dû se passer en pleine nuit et je crains que personne ne puisse survivre six
heures dans ces eaux.
Elle le regarda en écarquillant les yeux.
— Vous… vous voulez dire les requins ? dit-elle.
Bond fit signe que oui.
— Oh, Milt. Mon pauvre chéri. Oh, pourquoi est-ce arrivé ?
Bond sortit et referma doucement la porte.