Comment L'enfant Devient Lecteur
Comment L'enfant Devient Lecteur
Comment L'enfant Devient Lecteur
Comment
l’enfant devient
lecteur
Pour une psychologie culturelle de la lecture
petit forum
LES AUTEURS
SOMMAIRE
Première partie
APPROCHE HISTORIQUE ET CULTURELLE
Chapitre 1 Écriture et culture 21
• La naissance de l’écriture 22
• La seconde naissance de l’écriture 28
Chapitre 2 L’enfant, l’école et la lecture 31
• Les « petites écoles » de l’Ancien Régime 32
• L’école primaire de Jules Ferry 36
• Les leçons d’une évolution 43
Deuxième partie
QUESTIONS DE MÉTHODE
Chapitre 4 Pour une psychologie de l’enfant apprenti lecteur 55
Chapitre 5 Problèmes de recherche et question de méthodes 63
• La méthode d’analyse « chimique » 63
• La méthode d’analyse « syncrétique » 68
• La méthode d’analyse « réductrice » 71
• La méthode d’analyse de l’activité 73
Troisième partie
LES PROCESSUS DE LA LECTURE
Quatrième partie
L’ENTRÉE DANS LA LECTURE ET L’ÉCRITURE
AVANT-PROPOS
Un nouveau regard
sur l’apprentissage de la lecture
Avant-propos 9
Avant-propos 11
INTRODUCTION
Introduction 15
Introduction 17
PREMIÈRE
PARTIE
Approche historique
et culturelle
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CHAPITRE
1
Écriture
et culture
LA NAISSANCE DE L’ÉCRITURE
Écriture et culture 23
palais qui est aussi centre administratif. Le pouvoir centralisé gère les
biens produits et mis en circulation ; leur « contrôle méticuleux »
semble indispensable ; il faut noter, mémoriser, archiver tous ces « mou-
vements infinis et infiniment compliqués » (Bottéro) ; et il faut préle-
ver et répartir les impôts.
L’invention de l’écriture est l’expression de ces changements qui
s’opèrent simultanément dans plusieurs domaines : agricole, mar-
chand, démographique, politique et administratif. Il faut compter et
décrire les denrées et les animaux, établir des listes et des comptes,
consigner des états et des inventaires, enregistrer des opérations mar-
chandes. Les premiers écrits sumériens sont tous de même nature :
tant d’huile, tant d’orge, tant de chèvres, tant de moutons, tant de
personnes travaillant à tel endroit, etc. Pendant plusieurs siècles, ce sera
le seul usage de l’écriture. À ses origines, celle-ci appartient entière-
ment au monde de la comptabilité et de l’administration. « Inventée
pour elle, l’écriture fut l’outil par excellence de la bureaucratie, celle
des palais comme celle des temples. » (Arnaud, 1982, p. 202)
Sur le plan fonctionnel, cette première écriture est intimement liée
aux autres créations et transformations de la civilisation qui l’a pro-
duite, civilisation fondée sur l’agriculture céréalière et l’élevage « en
grand », le tout entre les mains d’un pouvoir centralisé. À Uruk et à
Suse, l’écriture fait partie intégrante d’un ensemble : production agri-
cole importante, commerce prospère, sédentarisation, urbanisation,
cités-États, organisation sociale (et politique) hiérarchisée, codifiée…
C’est l’époque des « gouvernements de production » : des monarchies
centralisées accumulent et gèrent les richesses. L’écriture est à la fois
le fruit et l’un des rouages de ce système culturel (ou social). Elle
répond à des besoins bien précis : ceux de la comptabilité dans une
communauté d’agriculteurs et une organisation sociopolitique déter-
minées.
Sur le plan social, l’écriture sumérienne est exclusivement l’activité
de professionnels : les scribes. Au début (entre – 3300 et – 2800),
ceux-ci se divisent en deux corporations : les « écrivains publics », qui
sont les intermédiaires entre producteurs et marchands, et les « fonc-
tionnaires », qui sont au service du prêtre-roi. Ils ont le monopole de
ce nouvel outil et de cette nouvelle pratique « socioprofessionnelle » :
noter des inscriptions comptables et établir des documents adminis-
tratifs.
Sur le plan matériel, l’écriture est associée à un autre aspect de la
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Écriture et culture 25
Écriture et culture 27
métiers, mots…).
• L’écriture n’est pas une création ou une pratique « naturelle ». La
faculté de langage et l’aptitude à la vie de groupe, par exemple, carac-
térisent l’espèce humaine : elles font partie du développement natu-
rel de l’homo sapiens. L’écriture, elle, ne peut exister que dans certaines
communautés et certains systèmes culturels. « Dans tous les cas, elle
semble étroitement liée à une complexité particulière de rapports
humains et à un réseau finement tissé de hiérarchies, caractéristiques
de sociétés sédentaires à économie fortement structurée. » (Hagège,
1985, p. 73)
• L’écriture n’est pas le prolongement des représentations gra-
phiques si nombreuses aux temps préhistoriques : dessin, peinture,
stylisation, schématisme, géométrisme. Celles-ci représentent des objets,
des idées, des émotions, des sentiments esthétiques et artistiques…
L’écriture se construit plutôt en rupture avec elles. À l’origine, elle
note tout à la fois « les comptes » et « le dit » qu’on juge importants.
Elle se situe d’emblée dans un double registre : linguistique et arith-
métique.
Écriture et culture 29
utilitaire et une culture écrite cultivée qui aurait des fins proprement intel-
lectuelles et spirituelles.
CHAPITRE
2
L’enfant, l’école
et la lecture
Durant deux cents ans environ, malgré ces débats, c’est la même
ligne qui guide l’enseignement de la lecture « pour les classes néces-
siteuses ». C’est essentiellement un moyen – le moyen – de diffuser
et d’inculquer la liturgie et les pratiques religieuses. On a souvent
dit que les écoles chrétiennes avaient deux missions : la lecture et
l’instruction religieuse. C’est inexact : lecture et instruction religieuse
ne sont qu’une seule et même chose. Instruire c’est « instruire à loisir
des obligations de la religion chrétienne » (Adrien Bourdoise, fon-
dateur des petites écoles de Saint-Nicolas du Chardonnet, 1640).
L’ignorance c’est uniquement celle des « choses de l’Église » et des
« bonnes mœurs ». Les termes apprendre à lire, instruire, scolariser sont
synonymes de catholiciser et catéchiser. Le rôle de l’enseignement de
la lecture se résume à « former des enfants de chœur » (Chervel,
1987). La lecture c’est la lecture-catéchisme, l’alphabétisation c’est l’al-
phabétisation-christianisation. « Et on serait bien en peine de dire,
quand un enfant ânonne le Pater Noster dans son abécédaire, s’il
s’agit d’une leçon de lecture ou d’une leçon de religion. » (Hébrard,
1988, p. 7).
Encore en 1860, un directeur d’école normale insiste sur cette fina-
lité de la lecture : « La lecture du latin, la langue de l’Église, doit être
aussi l’objet de soins attentifs, afin que les élèves prennent une part
active aux chants religieux. » (J. Dalimier, cité par Chervel, 1987)
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, dans les écoles paroissiales, une seule
fonction de la lecture est privilégiée : l’inculcation des règles religieuses
et morales (« l’instruction doctrinale »). Lire c’est les répéter, les
apprendre par cœur, « les graver dans sa tête ». Jean-Baptiste de La
Salle est l’un des plus grands « théoriciens » de cette lecture-endoctri-
nement : « L’homme est si sujet au relâchement et même au chan-
gement qu’il lui faut des règles par écrit pour le retenir dans les bornes
de son devoir et pour l’empêcher d’introduire quelque chose de nou-
veau ou de détruire ce qui a été sagement établi. » (Conduite des écoles
chrétiennes, 1717, cité par Clausse, 1951, p. 72).
Les méthodes et les pratiques scolaires sont tout à fait adaptées à
cette « philosophie » de la lecture. Tant qu’il s’agit de prier, commu-
nier avec les siens, mémoriser et répéter les formules liturgiques et
les règles de morale, il suffit de savoir épeler, prononcer des syllabes,
ânonner, réciter. La lecture-diction (le lire-réciter) est l’aspect « tech-
nique » de cette lecture-catéchèse (le lire-endoctriner).
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6 à 7 ans CP Sous-syllabique
Syllabique
frage). D’autre part, elle n’occupe pas la première place dans les pra-
tiques d’enseignement et les moyens d’évaluation. Même lorsqu’on
parle de « lecture intelligente », à partir du cours moyen, on se réfère
d’abord à la manière de dire le texte « avec intelligence ». Enfin, si
l’élève est « mis en présence du sens », c’est le plus souvent à la suite
de l’intervention du maître (lecture modèle et explications). L’enfant
lui-même est rarement dans la position de « chercheur de sens » face
à un texte inconnu.
Il faudra d’ailleurs attendre les Instructions officielles de 1938 pour
voir apparaître la lecture silencieuse à l’école primaire… et unique-
ment au cours supérieur deuxième année (la dernière année). Vingt
ans après, en 1958, elle s’étend… au cours moyen. C’est à la même
date que les administrateurs de l’institution scolaire notent pour la
première fois que la lecture expressive ne coïncide pas forcément avec
la compréhension : « Un enfant moyennement habile peut lire avec
expression un texte qu’il ne comprend pas ; nous entendons par là
un texte dont il a saisi certains détails non l’ensemble. » (circulaire
du 2 janvier 1958).
dans tous les cas, lire implique évidemment de traiter « des choses
écrites » ou des « informations écrites » : lettres, syllabes, mots, phrases,
textes. Mais ce caractère ne suffit en aucun cas à définir la lecture
(ou l’activité de lecture) puisqu’il renvoie à des pratiques, des procé-
dés et des buts radicalement différents et même souvent opposés.
• Les méthodes d’enseignement et les manières de devenir lecteur
développées par ces deux modèles sont étroitement liées au « sens »
que la société – ou les institutions impliquées : Église, État, École –
donnait à l’apprentissage et à l’enseignement de la lecture. On ne
saurait par conséquent étudier (ou enseigner) les mécanismes de la
lecture et les processus de son acquisition en les séparant des fins, des
fonctions et des usages de la lecture chez les enfants dans tel ou tel
contexte historique et culturel déterminé.
• Les concepts et les techniques utilisés autrefois étaient pertinents
ou fonctionnels tant que/parce qu’ils étaient conformes au modèle
qui triomphait à leur époque. On commettrait un anachronisme si on
les jugeait, avec nos yeux d’aujourd’hui, « stupides » ou « inefficaces ».
Et il serait au moins aussi anachronique de les prendre comme cri-
tères ou comme références pour étudier (ou enseigner) la lecture
aujourd’hui.
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CHAPITRE
3
La lecture
aujourd’hui
La lecture aujourd’hui 49
La lecture aujourd’hui 51
14. D’après La Maîtrise de la langue à l’école, op. cit. et Programmes de l’école primaire,
op. cit.
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DEUXIÈME
PARTIE
Questions
de méthode
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CHAPITRE
4
1. C’est vrai dans de nombreuses langues, mais pas en anglais qui distingue teaching
et learning.
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CHAPITRE
5
Problèmes de recherche
et question de méthodes
6. Au sens arithmétique du mot : chaque processus est une petite part du produit,
chaque élément est une portion de l’ensemble.
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ser que l’intelligence dont il fait preuve est grandement facilitée par
sa bonne maîtrise de « mécanismes élémentaires » et de « sous-com-
pétences » sensorielles et matérielles.
Dans un tout autre domaine, celui du calcul, le comptage (1,2,3,4…)
peut être un outil efficace – mais pas toujours – qui permet au jeune
enfant de résoudre des petits problèmes (Fayol, 1985 ; Brissiaud, 1989).
Ainsi, à propos de l’acquisition des notions de nombre et de conser-
vation des quantités, on constate que :
• confrontés à des tâches de construction et de comparaison, tous
les enfants conservants recourent au dénombrement (mais la réci-
proque n’est pas vrai) ;
• le comptage préalable tend à accroître de manière importante la
fréquence des réponses de conservation (mais il ne la conditionne pas)7.
Et un peu plus tard, l’écolier devra à la fois maîtriser « le sens » et
« les mécanismes » de l’addition ou de la multiplication pour trouver
la solution exacte des problèmes arithmétiques.
Le même courant de pensée redouble son erreur quand il essaie
d’analyser la lecture silencieuse (ou lecture mentale). Puisqu’elle est
silencieuse, nous explique-t-on, c’est qu’elle est exclusivement
« visuelle » (Richaudeau, 1979), c’est-à-dire « sans référence à la langue
orale » ; elle « exclut » notamment toute « mise en correspondance de
la chaîne écrite avec une chaîne sonore » (Foucambert, 1976b, p. 84).
« Savoir lire c’est lire des yeux, c’est attribuer directement un sens aux
signes graphiques » (Foucambert, 1976a, p. 19). Ainsi, la méthode
d’analyse syncrétique conduit cette fois à attribuer aux processus et
aux procédés (invisibles) de la lecture tous les traits de sa forme maté-
rielle ou corporelle (visible) : lire des yeux, lire en silence (Lieury,
1996). Elle confond la forme avec le fond, le contenant avec le
contenu, l’apparent avec l’essentiel. En observant uniquement la moda-
lité que prend (généralement) la lecture-compréhension, en analysant
exclusivement sa manifestation la plus apparente ou le résultat phy-
sique du travail mental du lecteur (lire des yeux, lire silencieusement),
elle passe probablement à côté des mécanismes et des compétences
en jeu dans la lecture.
En réalité, de nombreuses activités intellectuelles se réalisent silen-
cieusement. Et pourtant, le langage – ce que Vygotski appelait lan-
appris à ses filles à décoder du grec, elles qui n’en comprenaient pas
le moindre mot ! En les écoutant, il pouvait « relire » les auteurs clas-
siques par l’intermédiaire de décodeuses. Qui lisait réellement dans
ce cas, Milton ou ses filles ? Au sens précis des termes de lecture et
écoute de la parole, les filles de Milton lisaient, c’est-à-dire transfor-
maient des signes graphiques en parole (souligné par nous), et Milton
lui-même écoutait la parole émise par ses filles. (…) Milton ne lisait
pas » (Morais, 1994, p. 121). Pour ce courant de pensée, « les proces-
sus spécifiques de la lecture ne sont pas des processus de compré-
hension » (ibid.). La compréhension est « au-delà de la lecture » (Morais,
1993, p. 19).
Il est tentant pour le psychologue expérimentaliste de ne proposer
aux sujets que des tâches simples plus facilement observables et objec-
tivables (par exemple, dire une suite de lettres-sons ou un mot). Mais
il passe alors à côté de l’activité réelle et complexe qu’il prétend étu-
dier : lire une aventure dans un album, un article de journal, un docu-
ment dans un livre de biologie… Certains cognitivistes étudient
précisément comment les enfants identifient une série de mots isolés
ou comment ils perçoivent certaines erreurs graphiques sur des éti-
quettes (par exemple, pantalin au lieu de pantalon, falise à la place
de valise) pour en déduire une théorie de la lecture (Sprenger-
Charolles, 1986, 1989).
D’autres vont encore plus loin dans le réductionnisme. « Apprendre
l’analyse phonémique c’est aussi apprendre la lecture. » (Morais,
1994.) Apprendre à lire se résume de fait à apprendre l’analyse pho-
némique, c’est-à-dire à décomposer un mot oral en phonèmes. La
capacité à traiter des textes écrits, de la langue écrite, des matériaux
écrits (page, livre, cahier, journal, document…) se ramène entière-
ment à un savoir-faire extérieur au monde écrit : l’habileté à mani-
puler les sons de l’oral.
Le paradoxe de nombreuses études de la psychologie cognitiviste est
de proposer des modèles théoriques de la lecture sans jamais étudier
un enfant en train de lire – ou d’essayer de lire – un énoncé ou un
texte écrit. Certes, il est utile, et sans doute nécessaire, d’examiner la
manière dont les enfants traitent un mot ou un pseudo-mot… à condi-
tion de savoir qu’il ne s’agit que d’un aspect ou d’un composant de la
lecture et non de la lecture elle-même. Et à condition de savoir que
le composant ou le processus étudié pourra prendre une autre forme
dans une vraie situation de lecture.
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de la forêt vers les chasseurs qui sont à l’affût. C’est la partie action,
qui a une fonction d’orientation.
Cet homme participe à cette partie de chasse parce qu’il espère ainsi
se nourrir et nourrir sa famille. C’est la partie mobile, qui a une fonc-
tion d’incitation.
L’activité de cet homme est la chasse (ou une partie de chasse) ;
vouloir se nourrir et nourrir les siens est son mobile ; le fait de lever
le gibier est son action ; le fait de marcher, crier, frapper est le mode
d’exécution ou l’opération.
L’observateur – y compris le plus minutieux et le plus « scientifique »
– qui s’intéresserait seulement aux comportements objectifs de notre
sujet (marcher, crier, frapper…) ne nous aiderait pas du tout à com-
prendre qui il est et ce qu’il fait. Même si on ajoutait à cette des-
cription l’effet immédiat de l’action (effrayer le gibier, le faire fuir),
on risquerait de faire un contresens énorme. Inversement, celui qui
se posterait à l’orée du bois risquerait de ne saisir que l’action des
tireurs et le résultat final de la partie de chasse. Il négligerait ou occul-
terait « l’étage » rabattage et la part prise par le(s) rabatteur(s).
Pour saisir la nature de l’intervention observée, il faut l’insérer dans
le processus entier (le déroulement) de la partie de chasse : lever et
rabattre le gibier, être à l’affût, tirer, tuer la proie, partager le butin.
Il faut intégrer cette activité individuelle dans une activité collective
(un travail socialement organisé) : division technique des tâches et
des rôles entre rabatteurs et tireurs, accord sur la distribution des
proies tuées.
Analyser l’activité du sujet (le rabatteur), c’est en particulier relever
le lien qu’il établit entre le résultat immédiat de son intervention (faire
fuir le gibier) et son résultat final (capturer et manger le gibier). Si
l’individu n’a pas conscience du rapport entre le résultat immédiat
de l’action qu’il accomplit personnellement et le résultat final de la
partie de chasse, s’il n’a pas conscience du lien qui le rattache aux
autres membres du groupe de chasseurs, son action est impossible ou
proprement insensée.
Deuxième exemple : Un élève, préparant un examen, lit un livre
d’histoire. Il reçoit la visite d’un camarade qui lui dit que la lecture de
ce livre n’est pas du tout nécessaire pour la préparation de l’examen.
Deux réactions de notre élève sont possibles : soit il pose aussitôt le
livre, ne s’y intéresse plus et regrette même d’avoir perdu son temps à
entamer sa lecture, soit il continue à le lire, ou bien il le met de côté
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9. Insistons sur les termes uniquement et seulement. Bien souvent, un élève peut être
« poussé » à lire le livre en question par une double volonté ou une double néces-
sité : réussir à l’examen et accroître ses connaissances ou sa compétence en histoire.
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TROISIÈME
PARTIE
Les processus
de la lecture
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CHAPITRE
6
Les spécificités
de l’écrit
n’a pas seulement devant lui des mots écrits et un système d’écriture
mais aussi des textes et des types de textes. La langue écrite ce n’est
pas que de la langue transcrite, c’est également de la langue à lire.
Et cette langue à lire a ses propres codes : typographique, spatio-gra-
phique, textuel, etc. En plus du code alphabétique – celui de l’écri-
ture au sens strict, celui de la mise en mots –, il faut prendre en
compte les codes de la langue à lire et de la mise en textes, codes
qui sont souvent liés à la culture technique imprimée. Et la recherche
psychologique classique oublie enfin que « la chose écrite » ne se limite
pas au(x) codes(s) et au(x) systèmes(s). Elle relève tout autant de la
signification et de la communication ; c’est le plus souvent un énoncé
verbal, une « pensée1 » confiée à l’écrit par une personne (l’émetteur)
et destinée à une autre personne (le récepteur ou le lecteur).
Nous examinerons les principales spécificités de « la chose écrite »
dans quatre domaines :
• la représentation écrite,
• l’espace écrit,
• les codes de l’écrit,
• les énoncés écrits.
Pour chacun d’eux, nous essaierons de repérer les traitements par-
ticuliers que ces aspects spécifiques de l’écrit induisent chez le lec-
teur. Notre hypothèse générale est que la façon d’appréhender l’écrit
– la manière d’être lecteur ou de devenir lecteur – dépend en partie
des aspects matériels propres à la chose écrite.
LA REPRÉSENTATION ÉCRITE
1. Au sens large du mot, un message : par exemple, « Les deux petits ours sautent
dans la neige. »
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Exemple 1
L’enfant doit reconnaître qu’il s’agit d’un seul et même objet : une
chaise ; il doit savoir que la position de la barre ou des deux traits ne
modifie pas la nature de l’objet : c’est toujours la même chaise.
bdpq
D’un point de vue « physique » ou grapho-perceptif, c’est la même
tâche. Et pourtant ! L’enfant doit comprendre qu’il y a quatre objets
(b, d, p, q) et que la position de la barre ou du rond « o » modifie
complètement la nature de l’objet.
Exemple 2
Exemple 3
Exemple 4 a a
et o a
Dans ces deux paires, il y a un petit détail qui différencie les deux
graphies : « une petite queue » ou « une petite boucle ». L’enfant doit
saisir que ce détail n’a pas la moindre importance dans le cas de a
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train
wagon
locomotive
2. Trait pertinent ou distinctif : trait qui permet de distinguer (ou d’opposer) deux
phonèmes (à l’oral) ou deux graphèmes (à l’écrit).
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Exemple 1
` et /lokomotiv/.
3. Ou si l’on préfère /tre`/, /vagO/
4. Nous verrons plus loin que la forme écrite d’un mot note parfois d’autres élé-
ments linguistiques.
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« Le premier ours est debout, l’autre est à quatre pattes. Ils s’amusent
(on dirait qu’ils s’amusent. Ils sont dans la neige » ; ou bien « Y a deux
ours. Y a de la neige qui tombe. Les ours ils jouent. (Peut-être qu’)
ils sont contents de jouer dans la neige » ; ou bien « Ça c’est un ours,
ça aussi c’est un ours. Celui-là, il lève les bras (les pattes). Et celui-là,
il marche. Ils sont en train de jouer (ou de s’amuser). Ils jouent à
sauter », etc.
Exemple 2
Les deux petits ours sautent dans la neige.
La réalité physique (des objets, un événement) est maintenant mise
en mots, représentée sous une forme « abstraite » linéaire, segmentée
et ordonnée. L’enfant n’est plus face à une représentation directe,
immédiate de cette réalité (l’image), mais face à un énoncé écrit (une
phrase) qui se déroule sur une ligne de gauche à droite et qui se com-
pose d’une succession ordonnée de mots ou de groupes de mots :
d’abord les, à la fin neige ; au début, le sujet (ou les acteurs), puis le
verbe (ou l’action) et enfin le complément (ou le lieu de l’événement).
Si on demande à l’enfant de dire ce qui est écrit ou ce qui se passe,
il n’a que deux possibilités : soit lire à haute voix, reproduire fidèle-
ment l’énoncé « Les deux petits ours sautent dans la neige. » ; soit refor-
muler la phrase « Les deux petits ours, ils sautent dans la neige. » ou
« C’est (y a) deux petits ours qui sautent dans la neige. ». La conduite
qui consisterait à montrer l’énoncé en disant, par exemple, « là y a un
ours et là y a un autre ours » serait complètement inadaptée.
Pour traiter des informations écrites (par exemple, une phrase), l’en-
fant doit rompre avec les façons de faire qu’il utilise habituellement
dans le traitement d’informations iconiques. « Lire » une image et lire
une phrase écrite ayant « le même contenu » sont deux activités cogni-
tives qui font appel à des procédures et à des connaissances de nature
radicalement différente.
Comparons à présent la lecture d’un message écrit, soit avec des pic-
togrammes, soit avec l’écriture conventionnelle.
(loup) (manger)(grand-mère)
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qui arrive après » a un seul sens : ce qui est dans la lignée du flux ver-
bal. La situation est tout autre devant la même histoire écrite. Après
peut vouloir dire plusieurs choses : à droite, sur la ligne du dessous,
en bas de la page, derrière la page ou encore sur une page plus loin-
taine. Chercher ce qui se passe après recouvre en fait une grande diver-
sité de comportements de lecteur : parcourir la ligne vers la droite,
regarder des lignes inférieures, passer du bas de la page de gauche au
haut de la page de droite, tourner la page, feuilleter le livre.
Cette « gymnastique visuo-spatiale » est aussi le propre de la lecture.
Pour lire l’histoire du Petit Chaperon rouge dans un livre, l’enfant
doit savoir explorer le texte et l’espace écrit du livre.
Le code phonographique
Il est constitué de phonogrammes, c’est-à-dire de lettres ou groupes
de lettres qui notent des sons du langage. Ainsi le phonème/b/est
transcrit par la lettre b, /a/ par la lettre a, /u/ par ou, /O`/ par on.
Un même son peut être « traduit » par plusieurs phonogrammes ou
par plusieurs variantes d’un même phonogramme :
/o/—- > o, au, eau ; /e`/—- > in, ein, ain ;
/f/—- > f, ph ; /k/—- > c, qu, k, ch ; /ε/—- > è, ê, ai, ei, es, e.*
Un même graphème peut, selon la configuration, transcrire plu-
sieurs sons :
c —- >/k/ ou /s/; g —- >/g/ ou /∆/.
Parfois, son rôle phonique est ambigu :
ch —- >/∫/ ou /k/(chocolat, chorale).
Quelquefois, le phonogramme « déborde » le phonème :
x —- >/ks/(taxi) ; oi —- >/wa/ ; oin —- >/we`/.
Le code morphographique
La chaîne écrite ne se limite pas à transcrire la chaîne orale (les
sons). Elle transcrit la chaîne orale plus autre chose. Certains graphèmes
ne traduisent pas du son mais du sens. C’est la partie visuelle et notion-
nelle des mots. Elle s’ajoute à la fin de la partie phonique de certains
mots : grand, petit, (faire un) bond, les petits ours sautent, une jolie
mariée, tu sautes, des bateaux. Ces lettres porteuses de sens appar-
tiennent à deux catégories :
• Les morphogrammes lexicaux indiquent l’appartenance d’un mot à une
famille de mots (un ensemble lexical) : petit rappelle petite et peti-
tesse ; grand évoque grande et grandeur ; bond relie le mot à bondir.
Enfant est constitué de trois phonogrammes (en, f, an) qui notent la
totalité de la forme sonore du mot et d’un morphogramme lexical (t)
qui signale sa parenté sémantique avec enfanter, enfantin, infantile.
• Les morphogrammes grammaticaux marquent les différences de genre,
de nombre, de mode ou de temps : une amie, une robe bleue, tu
joues, les poules couvent, je cours, que je coure. Ils sont souvent redon-
dants par rapport à l’oral : dans les poules couvent, il y a trois marques
du pluriel à l’écrit (s, s, nt) contre une seule à l’oral (/ε/de « les »).
Ces morphogrammes représentent environ 10 % des unités consti-
tuant un énoncé écrit.
7. Sauf un très petit nombre d’irrégularités : femme et les adverbes comme intelligemment.
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Le code logographique
Les logogrammes sont des indices visuels qui permettent de diffé-
rencier « à l’œil » des mots qui se prononcent de la même manière
(les homophones) : se/ce, s’est/c’est, vin/vingt, cou/coup, tant/temps,
houx/ou/où, a/à. Ces lettres de différenciation constituent moins de
5 % des éléments graphiques d’un texte écrit8.
Pour pouvoir traiter – et a fortiori maîtriser – le système (français)
d’écriture, un enfant de 6 ou 7 ans ne peut en ignorer les principes de
base. Il doit avoir à peu près compris « comment ça marche » et notam-
ment avoir saisi l’existence et l’importance respective des deux prin-
cipaux codes : celui des « lettres-sons » et celui des « lettres-sens ». Il
doit par exemple savoir que la graphie ent peut avoir deux valeurs et
seulement deux à la fin d’un mot : soit le/ã/de « un moment », « rapi-
dement », soit la marque des verbes à la troisième personne du plu-
riel.
Mais l’écrit ce n’est pas qu’un système d’écriture (le système du fran-
çais écrit, par exemple). Le lecteur ou l’apprenti lecteur n’a pas seu-
lement devant lui des mots écrits mais des objets culturels (livre, journal,
courrier, affiche…) ainsi que des textes et des types de textes. C’est
pourquoi en plus du code alphabétique, celui de la mise en mots, il lui
faut prendre en compte, en même temps, d’autres codes – extra-alpha-
bétiques – de l’écrit.
• Le code typographique permet de donner plusieurs formes à chaque
a
lettre : par exemple a, a, , A, A, a. Un même texte peut être pré-
senté avec diverses calligraphies : cursive, script, romain, italique, capi-
tales… À l’école et hors de l’école, les enfants sont, très tôt, confrontés
à toutes ces « écritures ».
• Le code des supports permet de repérer les différents supports et les
différents types d’écrits. Ainsi, avant de prendre connaissance de son
contenu, le lecteur peut savoir qu’il a affaire à une lettre car elle com-
porte des éléments spatio-graphiques – « une silhouette » – tout à fait
Face à la phrase écrite Les deux petits ours sautent dans la neige, l’en-
fant doit traiter des formes écrites qui ne dénotent pas directement
des objets ou des actions mais qui sont une représentation de la parole ;
il est confronté à un « symbolisme au second degré », à un système de
signes traduisant les sons et les mots de la langue parlée qui, eux-
mêmes, sont les signes d’objets et d’événements réels. Pour traiter des
mots écrits inconnus (non mémorisés) comme ours ou neige, il doit
avoir saisi que ces deux formes graphiques ne sont pas des images ou
des symboles des deux objets physiques (un ours, de la neige), mais
qu’elles notent la forme sonore de deux mots ; « ours » et « neige »9.
Ce ne sont pas directement ces deux mots « concrets » (qui s’enten-
dent et se prononcent) qu’il doit traiter, mais leur représentation « abs-
traite ».
D’autre part – deuxième abstraction – l’enfant est confronté à un
discours ou à un message verbal sans interlocuteur physique ; l’émet-
teur ou le destinataire de la production écrite est absent. L’enfant se
trouve impliqué dans une forme de communication – dite différée –
inhabituelle pour lui : il doit « dialoguer » avec un partenaire ima-
giné ou imaginaire, engager « la conversation » avec la page impri-
mée.
La situation de communication orale courante – la communication
directe – peut créer à tout instant la motivation (ou la mobilisation)
de l’enfant. C’est la dynamique même du dialogue qui le maintient
en éveil et en action : offre et demande, question et réponse, énoncé
et réplique, incompréhension et explication ; c’est ce jeu à deux qui
détermine et règle le cours de l’activité du locuteur.
Pour lire, l’enfant est obligé de créer lui-même la situation de com-
munication et sa propre motivation (mobilisation) : « Que veut (me)
dire l’auteur ? Ça raconte quoi ? Et après, que va-t-il se passer ? » Il doit
être plus indépendant, plus volontaire que dans la situation où il écoute
le même récit raconté ou lu à voix haute par une autre personne.
Bref, le traitement d’un énoncé écrit exige de l’enfant deux sortes
d’abstraction par rapport aux situations de communication orale
directe (« ordinaire »).
Pour ces deux raisons, le langage écrit (lire et écrire) est « l’algèbre
du langage » (Vygotski, 1985). C’est ce qui en fait la forme la plus
9. Ou si l’on préfère/urs/et/nε∆/.
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La conception perceptivo-motrice
Certains chercheurs considèrent que « la lecture s’appuie principa-
lement sur l’analyse auditive et visuelle » ou que le « développement
sensoriel et moteur est un élément fondamental dans l’acte de lire ».
D’autres décrivent l’acte de lire en termes de mouvements oculaires,
de points de fixation, d’éventail de vision.
Ces conceptions ont fortement influencé les pratiques pédagogiques
dans et hors l’école. La première a été à l’origine de multiples acti-
vités de « prélecture » et de rééducation qui visent à développer l’équi-
pement psychomoteur ou les « instruments » censés être la base ou le
fondement du savoir-lire : sens du rythme, organisation spatio-
temporelle, discrimination visuelle et auditive, coordination oculo-
motrice, etc. La seconde a produit une quantité d’exercices qui
prétendent former de bons lecteurs en entraînant l’habileté visuelle
et la vitesse du balayage oculaire : élargir l’empan visuel, réduire les
points de fixation, prélever des indices visuels, mémoriser des formes
et des « silhouettes » graphiques, etc.
Ces deux courants négligent deux faits essentiels : la nature lin-
guistique de l’objet à traiter (l’écrit) et la nature langagière et « intel-
ligente » de l’action à effectuer (comprendre l’énoncé écrit). On ne
dira jamais assez – même si cela ressemble à une lapalissade – que
l’enfant qui apprend à lire ne traite pas des formes graphiques et des
indices visuels mais de la langue qui est écrite et des productions lan-
gagières qui sont mises par écrit (Huot, 1985).
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La conception idéographique
Elle soutient que le codage phonie-graphie « n’est probablement pas
la plus importante » des formes de passage d’un mot oral à sa nota-
tion écrite (Foucambert, 1976a, p. 49). Elle en conclut que la forme
écrite d’un mot et sa forme orale relèvent de « deux symbolismes dif-
férents, dont l’un ne doit rien à l’autre » [souligné par nous] (ibid).
Ou bien elle affirme que notre écriture « ne restitue point la pro-
nonciation » et qu’elle « fonctionne d’une manière idéographique et
non phongraphique » (Charmeux, 1976, p. 59). Elle va même jusqu’à
prétendre « qu’il n’y a pas un mot qui s’écrit comme il se prononce »
(Foucambert, 1976b, p. 89). C’est nier la réalité, c’est refuser d’ad-
mettre qu’en français, 80 % des éléments d’un mot écrit ou d’un texte
écrit sont des unités grapho-phoniques et que l’écriture française est
d’abord – et non exclusivement – phonographique.
Cette description du système du français écrit va bien sûr se réper-
cuter sur la théorie de la lecture. La lecture ferait appel, nous dit-on
à « deux processus » – et seulement deux – « identification et antici-
pation des formes écrites » (Foucambert, 1976a, p. 48). Qu’est-ce que
l’anticipation ? « Le contexte, la nature des derniers mots, ainsi que la
quête proprement dite du lecteur, tout cela conduit à anticiper le mot
écrit ou le groupe de mots qui vont suivre10 ». Qu’est-ce que l’identi-
fication ? « Le lecteur a en mémoire des milliers de mots écrits, ce qui
lui permet d’associer instantanément une signification à une forme
ou à un ensemble de formes écrites » (ibid). Une vision idéographique
de l’écrit génère donc une vision idéovisuelle de la lecture et de son
apprentissage : l’enfant lecteur ne se servirait – ou n’aurait besoin –
ni des lettres, ni des relations lettres-sons, ni du déchiffrement. Et il
faudrait donc apprendre à lire aux petits Français comme aux petits
Chinois en leur faisant « mémoriser des milliers de formes écrites »
(ibid., p. 50). Et il ne faudrait pas leur donner des connaissances de
base sur le fonctionnement de l’écriture française ni l’un des outils
qui semblent pourtant nécessaires pour devenir un vrai lecteur : maî-
triser la combinatoire, savoir décoder les mots.
D’autres auteurs prétendent que « la prononciation (d’un mot écrit)
dépend du sens et non des lettres utilisées » (Charmeux, 1992, p. 37).
Le but (ou la conséquence) est de soutenir que le « déchiffrage » et
11. On parle d’homographes hététophones : tu as/un as, il est/à l’est, nous por-
tions/des portions, un bon fils/des fils de fer.
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La conception phonocentriste
Nombre de psychologues cognitivistes commencent par faire l’er-
reur inverse. Ils reprennent telle quelle la vision « naïve » (Ferreiro,
1992) qui ne retient de l’écrit que le code grapho-phonique. Ils ne
tiennent pas du tout compte des aspects non grapho-phoniques des
systèmes d’écriture alphabétique (par exemple, celui du français). Ils
ne tiennent pas plus compte des autres composantes, non alphabé-
tiques, de l’écrit : ponctuation, typographie, mise en texte, mise en
page. L’un d’entre eux, par exemple, ne voit dans l’écrit que « l’at-
tribution d’une représentation écrite à un mot parlé » (Morais, 1994,
p. 48) et il intitule un chapitre consacré aux rapports oral/écrit « le
langage et l’alphabet » (ibid.).
La définition de la lecture qui en découle est étroitement et exclu-
sivement « phonique » : « phonics, phonics, phonics » (Mann). Et dans
la version française, on affirme que la lecture est et n’est que « la trans-
formation de signes graphiques en parole » ; et on ajoute que « bien
évidemment (souligné par nous), les autres processus de traitement
et de compréhension du texte écrit » ne sont pas spécifiques de la lec-
ture (Morais, 1993, p. 12). La seule spécificité de la lecture serait l’uti-
lisation de la combinatoire phonographique (le déchiffrage). Il n’en
est rien.
Certes, le décodage – c’est-à-dire l’activité d’analyse-synthèse et
d’identification des mots – est l’une des principales opérations cogni-
tivo-linguistiques spécifiques de la lecture. Mais ce n’est pas la seule.
D’autres modalités de traitement de l’écrit, et donc d’autres spécifi-
cités de la lecture, interviennent. Pour lire Les deux petits ours sautent
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dans la neige, l’enfant doit aussi traiter les lettres qui ne notent pas du
son mais du sens : petits, sautent. Dans la phrase écrite Mika, l’amie
de la maîtresse, a renversé les étiquettes12, il doit traiter les deux virgules
pour savoir que c’est Mika et non la maîtresse qui a renversé les éti-
quettes. Et il doit de plus être capable de traiter plusieurs graphies
possibles : Mika, MIKA, Mika,.
La compréhension d’un texte écrit pose, elle aussi, des problèmes
particuliers. D’abord parce que, justement, l’enfant lecteur doit faire
deux choses en même temps : se centrer sur des fragments écrits
(déchiffrer, décoder) et suivre ou reconstituer « l’histoire » (com-
prendre). Quand il écoute l’histoire du Petit Chaperon rouge, il n’a
pas à effectuer ce double travail, cette double centration sur les consti-
tuants des mots et, parallèlement ou simultanément, sur le contenu
du récit.
Par ailleurs, le message verbal prend une forme matérielle tout à
fait nouvelle lorsqu’il est transcrit dans un album ou un livre. Pour
suivre et comprendre l’histoire écrite du Petit Chaperon rouge, l’en-
fant doit maîtriser l’espace écrit : après avoir parcouru la première
ligne de gauche à droite, il lui faut passer au début – à gauche – de
la deuxième ligne et ainsi de suite, puis passer du bas de la page au
haut de la page suivante ou tourner la page. Pour comprendre la
même histoire lue ou racontée par un adulte, il n’a pas besoin d’une
technique ou d’une « gymnastique » comparable.
Et quand il écoute l’aventure du Petit Chaperon rouge, l’enfant peut
être stimulé, maintenu en éveil et aidé dans sa compréhension par la
prosodie et « les effets de voix » du conteur. Un changement d’into-
nation, une pause, une modification du rythme de diction attirent son
attention sur les passages « à ne pas manquer », sur les mots ayant une
forte charge sémantique ou émotionnelle (mangea, se sauva, bondit) ou
sur les marques structurant et relançant le récit (et, alors, à ce moment-
là). Le lecteur, lui, n’a que des lettres noires sur une page blanche.
Dans certains cas, la prosodie facilite même le découpage syntaxico-
sémantique, et donc la compréhension, de l’énoncé entendu. C’est,
par exemple, l’intonation et une légère pause du locuteur qui per-
mettent de saisir que dans « La balle qui est sur la table/est blanche. »,
il est question d’une balle blanche et non d’une table blanche. À
12. Voir G. Chauveau (sous la dir. de), C. de Santi-Gaud, M. Usséglio, Mika, cahier
de lecture 1, Retz, 1996.
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l’écrit, le lecteur doit traiter avec ses seuls moyens la structure syn-
taxique de cette phrase pour éviter de lire la table est blanche.
En revanche, pour traiter et comprendre un texte écrit, le même
lecteur peut utiliser une autre propriété du matériau écrit : sa fixité13.
Il peut régler, réguler, moduler, varier tout seul ses façons de traiter
et comprendre l’histoire du Petit Chaperon rouge, ce qui n’est guère
possible quand il est en situation d’auditeur. Il peut lui-même contrô-
ler son activité de lecture et de compréhension : ralentir, aller plus
vite, revenir en arrière, s’arrêter, repartir…
Contrairement à ce que soutient un certain courant cognitiviste, les
aspects spécifiques de la lecture – et donc les difficultés spécifiques
de son acquisition – ne se situent pas au seul niveau du déchiffrage.
Nous venons de relever une demi-douzaine de particularités du traitement
de l’information écrite autres que le déchiffrage.
Et du coup, c’est toute la doctrine pédagogique de ces psycho-cogni-
tivistes qui se trouve invalidée puisqu’elle découle d’une définition
tout à fait simplificatrice de l’écrit. Leur raisonnement est en effet le
suivant :
• l’écrit n’est qu’un simple codage phonographique ;
• quand nous traitons de l’écrit, « nous traitons essentiellement des
structures phonologiques » ;
• la capacité de lecture est « la capacité de décoder des séquences
de lettres en séquences de parole » (des sons) ;
• quand nous voulons décrire l’acquisition de la lecture, c’est l’ac-
quisition du déchiffrage « que nous devons examiner avant toute
chose » (souligné par nous) ; le déchiffrage est « la notion clé, le moteur
principal de l’acquisition de la lecture » ;
• quand nous intervenons dans l’enseignement de la lecture, nous
devons d’abord apprendre « la phonétique » aux enfants ;
• quand nous avons affaire à des mauvais lecteurs d’intelligence nor-
male, « seule une rééducation au niveau phonologique et au niveau
du déchiffrage peut se révéler utile » (citations tirées de Morais, 1993,
p. 12, p. 19)14.
13. Sauf dans le cas de certains écrits mobiles et éphémères : par exemple, ceux
des écrans de cinéma ou du téléviseur, des panneaux lumineux.
14. Les autres citations sont de P. Bryant, Les Actes de la Villette, 1993, p. 177 ;
J. Morton et U. Frith, op. cit., p. 38 ; I. Liberman et D. Shankweiller, L’Apprenti lecteur,
1989, p. 23.
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CHAPITRE
7
La capacité
de lecture
1. Voir chapitre 5.
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L’ACTE DE LECTURE
Avoir un mobile
Quelle raison l’enfant a-t-il de lire ce texte ? Quel est pour lui l’inté-
rêt ou le sens de la tâche qu’on lui propose ? Dans quelle pratique cul-
turelle de l’écrit, dans quelle pratique lecturale s’engage-t-il ? : lire un
ouvrage littéraire, la lettre d’un correspondant, un panneau d’affichage,
un manuel ou un cahier de mathématiques, etc. Lit-il pour apprendre,
s’informer, agir, se distraire… ? Quel est son projet de lecture ?
LE SAVOIR-LIRE DE BASE
• décoder Partie
• explorer instrumentale
• reconnaître
Lire/comprendre
Il est de plus en plus admis que lire c’est comprendre 5. La psycho-
logie scientifique de la lecture ne peut reprendre cette formule telle
quelle pour deux raisons.
D’une part, de nombreux aspects de la compréhension (ou de l’in-
compréhension) d’un message ou d’un texte écrit ne relève pas de la
lecture. Dans nos études sur la capacité de lecture, c’est-à-dire sur les
processus et les habiletés spécifiques de la lecture, nous ne prenons en
compte que la compréhension littérale de l’énoncé (et non la com-
préhension de l’implicite que nous appelons métalecture) et n’utili-
sons que des écrits ne soulevant pas de difficultés de compréhension
lorsqu’ils sont présentés oralement.
Cela signifie qu’un bon nombre de difficultés présentées habituel-
lement comme des difficultés de lecture sont, pour nous, extérieures
à la lecture. Par exemple, « la pauvreté du vocabulaire » et « le manque
de connaissances » sur l’histoire de France au début du XXe siècle vont
évidemment entraver la compréhension d’un chapitre de La Gloire de
mon père (M. Pagnol) proposé aux élèves de 6e de collège. Mais ce ne
sont pas des problèmes de lecture.
D’autre part, « lire c’est comprendre » est souvent interprété de la
manière suivante : lire c’est faire du sens, produire du sens, attribuer
du sens. Or celui qui fait du sens ce n’est pas l’enfant lecteur (récep-
teur) du message écrit, mais le producteur de ce message. Dans la
situation de lecture, c’est-à-dire dans une situation de communication
(différée ou à distance), le lecteur re-produit du sens : il découvre et
reconstruit le sens produit par l’auteur. Lire ce n’est pas seulement
traiter des formes écrites, c’est aussi respecter la volonté, « la pensée »
ou « le message » de l’émetteur. Lire c’est comprendre le plus préci-
sément et le plus fidèlement possible le sens produit par un autre.
Par exemple, si l’enfant « lit » chaussure au lieu de soulier, chapeau à la
place de béret, il n’est pas vraiment lecteur.
Déchiffrage/décodage
De nombreuses controverses ont lieu à propos du déchiffrage : cer-
tains pensent que c’est la pièce maîtresse de la lecture chez l’enfant
ou la première étape indispensable vers la lecture-compréhension ;
d’autres estiment au contraire qu’il est néfaste parce qu’antinomique
à la prise de sens. Ces débats risquent d’être confus et stériles si on
ne voit pas que le même terme déchiffrage (ou décodage) sert à dési-
gner trois sortes de procédures différentes.
La première consiste à prononcer en syllabant ou en « ânonnant »
un mot, une suite de mots ou une phrase écrite. Dans la deuxième,
le sujet fait le traitement graphophonique – et uniquement le traite-
ment graphophonique – d’un mot écrit (ou d’un pseudo-mot comme
pable, tureau, bivre). Il s’agit de faire correspondre la forme écrite d’un
mot (ou d’un pseudo-mot) avec sa forme sonore. Cette opération peut
se faire mentalement ou silencieusement.
La troisième comprend un mécanisme supplémentaire : l’identifi-
cation du mot. L’enfant sait que c’est le mot table ou le mot bureau ;
et il sait que tureau n’est pas un mot (ou il sait qu’il ne connaît pas
ce mot-là). C’est cette troisième opération qui est une composante indis-
pensable (et insuffisante) du savoir-lire de base. C’est elle que nous
appelons décodage (ou décoder) alors que nous gardons le mot déchif-
frage (ou déchiffrer) pour nommer la seconde. On peut donc dire
que, de ce point de vue, le décodage est un « déchiffrage intelligent » :
l’enfant met le traitement graphophonique du mot au service de « la
compréhension » (l’accès lexical) du mot. Le décodeur est déjà dans
le sens.
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Oralisation/lecture orale
De la même façon, le mot oralisation peut renvoyer en fait à trois
conduites fort distinctes. Dans un cas, l’enfant prononce chaque frag-
ment écrit, il « sonorise » son travail de lecture (ou de déchiffrage).
Dans le deuxième cas, il se sert du langage pour soi (ou autolangage)
comme outil intellectuel, comme instrument de l’exploration intelli-
gente de l’énoncé et de découverte de son contenu. L’enfant se parle
à mi-voix pour s’aider à mieux mémoriser, à mieux organiser les infor-
mations sémantiques, à mieux contrôler ou soutenir son travail de
chercheur de sens. Le recours à l’autolangage semble nécessaire (et
provisoire) chez l’enfant apprenti lecteur avant l’accès au savoir-lire
de base (voir aussi Fijalkow, 1989).
Dans le troisième cas, il s’agit de la lecture à haute voix destinée à
transmettre des informations écrites à une autre personne. Vers 6 ou
7 ans, cette activité devrait toujours être seconde, c’est-à-dire interve-
nir après une première lecture-compréhension de l’enfant. Son but
premier est de communiquer à autrui un message que l’enfant lec-
teur connaît déjà, mais elle peut avoir un effet en retour sur le lec-
teur lui-même : améliorer ou conforter sa compréhension du texte
déjà lu (pour lui-même) une première fois.
Les discours, les directives et les pratiques pédagogiques mélangent
parfois ces trois registres dans une seule rubrique : la lecture orale.
Certains experts font de même avec ce faux problème ou cette ques-
tion mal posée : pour ou contre l’oralisation. Mieux vaut donc parler
d’autolangage dans la deuxième situation et de lecture pour autrui
dans la troisième.
CHAPITRE
8
La maîtrise
des compétences « méta »
L’attitude énonciative
L’enfant doit, au-delà des éléments graphiques, se centrer sur l’énon-
ciation5 de l’émetteur : « qu’est-ce que ça veut dire ? que veut-il (l’au-
teur) dire ? que veut-il me dire ? » Le jeune lecteur doit en fait
s’intéresser à deux objets :
• les marques et les informations écrites,
• le producteur de l’énoncé.
Sa tâche n’est pas de produire du sens, comme dans l’interpréta-
tion d’images par exemple, mais de re-produire du sens, c’est-à-dire
de reconstruire le message verbal conçu et produit par un autre
(l’émetteur). Sans cette volonté de savoir ce que veut dire ou ce que veut
lui dire son interlocuteur invisible, l’enfant se contente de pratiquer
soit la devinette ou la compréhension approximative, soit la syllaba-
tion-ânonnement ou l’identification de mots « à la queue leu leu ».
La conscience phonique
C’est l’habileté à segmenter les phonèmes constituant un mot ora-
lisé6 (l’analyse phonémique). L’enfant apprenti lecteur doit par
exemple savoir décomposer et ordonner vélo (oralisé) →/v/ /e/ /l/
/o/
Dans notre étude, le résultat à ce type de tâche au début du cours
préparatoire (CP) a une forte corrélation avec le résultat en lecture-
5. Énoncé : suite finie de mots émise par un locteur. Énonciation : acte de pro-
duction d’un énoncé.
6. On dit aussi conscience phonémique (ou phonologique) ou compétence méta-
phonologique. Au sens large, la conscience phonique est la sensibilité aux formes
sonores de la langue.
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La compétence grapho-phonétique
C’est la connaissance de « la valeur phonique » des lettres ou groupes
de lettres : b ↔/b/ ; o, (e)au ↔/o/ ; ou ↔/u/ ; et c’est la connais-
sance des règles de leur assemblage : /ba/ → ba ; /je`/ → ien ; /to/
→ to, teau ou tau. L’enfant apprenti lecteur doit connaître les élé-
ments de base du code de correspondance graphophonique (ou code
phonographique) et de la combinatoire.
Dans notre étude, le résultat à une épreuve de dénomination de
lettres (a, p, e, t, f, o, b, m, d, u) passée à l’entrée du CP a une forte
corrélation avec le résultat à une épreuve de lecture-compréhension
en fin de CP (voir aussi Samuels, 1972 ; Calfee, 1977 ; Share, 1984 ;
Ehri, 1985).
La compétence verbo-prédictive7
C’est la capacité à se servir du contexte linguistique, à tenir compte
des contraintes syntaxiques et sémantiques pour anticiper un mot
manquant dans un énoncé oral ou écrit. L’enfant doit être capable
de compléter des « phrases à trous » du genre : Les enfants jouent
dans la…… Le… saute par la fenêtre. La poule se promène… ses pous-
sins.
Dans notre étude, nous trouvons une bonne corrélation entre la
capacité à compléter une phrase présentée oralement et la réussite
en lecture, surtout lorsqu’il s’agit de trouver un connecteur ou un
mot peu prévisible situé au milieu ou au début de la phrase. On peut
penser que « les performances métasyntaxiques [celles liées à la com-
pétence verbo-prédictive par exemple] contribuent autant aux per-
formances en lecture que les performances métaphonologiques »
La compétence textuelle
C’est la capacité à contrôler la structure du texte, à faire le lien
entre « les parties » et le « tout ». Le lecteur doit, par exemple, agen-
cer les « morceaux » de texte en unités linguistiques plus larges, décou-
vrir le thème du texte, sélectionner les éléments les plus importants
d’un récit… Sans cette capacité à gérer un texte écrit, à la fois sur le
plan conceptuel (les idées) et sur celui des constituants linguistiques
(les mots, groupes de mots, propositions…), l’enfant peut être capable
d’établir des correspondances terme à terme entre un mot écrit et sa
forme sonore, ou même de comprendre chaque unité lexicale sans
comprendre ce qu’il lit. L’enfant doit, par exemple, remettre en ordre
les phrases « mélangées » d’un récit, trouver un titre à l’histoire enten-
due, proposer une suite, résumer…
Nous avons vu que toute activité de lecture est une activité culturelle ;
celui qui lit s’engage dans une pratique culturelle particulière : lire
(comprendre) un récit d’aventures dans un livre ou un album, lire le
compte rendu d’un fait divers ou d’un événement sportif dans un jour-
nal, lire un mode d’emploi, lire un texte documentaire, lire une lettre
d’informations, etc. Nous avons vu aussi que le savoir-lire de base com-
prend une partie culturelle : c’est le mobile, l’intention, « le projet » du
lecteur à un moment donné face à un énoncé écrit donné. On peut
par conséquent penser que la maîtrise de ce savoir-lire par l’enfant de
6 ou 7 ans est facilitée – ou conditionnée – par la maîtrise d’un cer-
tain nombre d’aspects culturels de la lecture : savoir identifier différents
supports écrits et savoir pourquoi on les utilise (livres, journaux, revues,
dictionnaires, affiches, publicités, cartes, lettres, écrits documentaires,
« papiers » administratifs, etc.) ; savoir se servir d’un livre pour enfants ;
comprendre et expliciter les finalités de la lecture et de son apprentis-
sage.
En entrant au CP, un enfant sait-il reconnaître de nombreux sup-
ports écrits ? Sait-il comment fonctionne un livre de littérature enfan-
tine et sait-il s’en servir ? Sait-il expliquer les divers usages possibles
du savoir-lire ? A-t-il compris les bénéfices qu’il pourra en retirer ?
Autrement dit, sait-il comment on se sert de l’objet symbolisant la lec-
ture (le livre) et pourquoi (pour quoi) on lit ?
réussite (au maximum trois réponses sur dix) est un bon indicateur
de la non-réussite future en lecture (voir aussi Hiebert, 1981).
LES RELATIONS
ENTRE LES TROIS CHAMPS DE COMPÉTENCES
CHAPITRE
9
Les mauvais
lecteurs
de 11 à 12 ans.
Tous les enfants choisis pour constituer les deux échantillons étaient
déclarés « faibles » ou « très faibles » en lecture par les maîtres ; tous
étaient francophones ; aucun n’était signalé pour des troubles psy-
chiques.
vient pas à les identifier, soit «la lecture du mot» est longue et hésitante.
• Il reconnaît immédiatement un petit nombre de mots. Son « capi-
tal mots » est si restreint qu’il ne trouve au début que les petits mots
(le, la, un…) ou des mots très familiers (papa, maman…)
• Il essaie de traiter chaque mot sans tenir compte du contexte et
des contraintes syntaxiques et sémantiques. Il bute, par exemple, sur
un terme sans tenter de l’anticiper à partir des éléments phonogra-
phiques reconnus (une syllabe, le début du mot…) et de l’environ-
nement linguistique. Ou bien il propose des mots incongrus « qui ne
vont pas » avec l’énoncé
• Il établit difficilement la mise en relation des informations séman-
tiques qu’il a recueillies. Par exemple, il a découvert qu’il est ques-
tion d’ours, qu’il est question de neige, mais « il n’ose pas » penser le
rapport entre les deux. Souvent, il a du mal à réaliser l’enchaînement
de deux phrases.
• Il « oublie » au fur et à mesure ce qu’il vient de lire. En abordant
la deuxième phrase (ou la deuxième ligne), il ne se rappelle plus le
contenu de la première.
L’absence d’une seule de ces opérations suffit pour produire l’échec
de la tentative de lecture. Mais cette absence peut elle-même s’expli-
quer de trois façons différentes.
Soit l’enfant est incapable de réaliser l’opération en question ; il ne
sait pas déchiffrer-décoder les mots ou il ne sait pas explorer une
phrase écrite, c’est-à-dire traiter son organisation sémantique et syn-
taxique ou il ne sait pas mettre en mémoire (ou garder en mémoire)
les informations ou il ne sait pas élaborer les liaisons logiques entre
plusieurs informations ponctuelles, etc.
Soit l’enfant ne sait pas mobiliser toutes ces procédures et toutes
ces habiletés « en même temps » ; il se concentre sur l’une ou quelques-
unes, mais néglige les autres ; à la limite, l’hyper-concentration sur une
ou deux opérations l’empêche de se fixer sur les autres.
Soit l’enfant ne sait pas que cette procédure est indispensable pour
lire ; par exemple, il possède « les outils » pour déchiffrer et identifier
tel mot, mais il ne mobilise pas son savoir-déchiffrer car il croit qu’il
faut (re)trouver le mot en se servant uniquement de sa mémoire ; ou
bien, il sait explorer une phrase écrite, mais il ne sait pas que c’est
indispensable pour lire ; il croit que lire c’est simplement lire un mot
et puis un autre et ainsi de suite.
Repérer l’absence ou la déficience de l’une des huit opérations en
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 136
LE RAPPORT À LA LECTURE
Mais le fait que les difficultés des mauvais lecteurs sont très souvent
plurielles ou associées, et non limitées à un seul secteur, permet de
supposer que c’est la conception même de la lecture, le rapport à la lec-
ture qui est en cause chez ces enfants (Chauveau et al., 1993).
C’est ce que nous avons voulu étudier chez des enfants qui sont « en
difficulté de lecture » depuis au moins cinq années. Quelle est leur
position face à la culture écrite ? Comment entrent-ils – ou comment
sont-ils entrés – en lecture ? Quelles connaissances ont-ils sur la lec-
ture ? Comment pensent-ils son apprentissage et ses pratiques ? Pour
essayer de le savoir, nous avons utilisé la méthode de l’entretien2 (voir
la grille d’entretien présentée en fin de chapitre p. 144).
Pour mieux dégager les caractéristiques des réponses des néocollé-
giens mauvais lecteurs, nous avons réalisé les mêmes entretiens avec
une vingtaine d’élèves d’une « bonne 6e » de collège. En voici quelques
extraits, tout à fait représentatifs des discours des bons lecteurs. Nicolas
affirme « pouvoir lire n’importe quoi… Pour lire, il suffit de rassem-
bler, mettre ensemble les mots, deviner pour aller plus vite, et
connaître la suite ». Pour Naama, « lire c’est comprendre ce qu’écri-
vent les autres ». C’est Kamel qui résume le mieux les points de vue
exprimés dans cette classe : « Lire c’est le plaisir de s’imaginer dans
qui sait bien prononcer », « qui ne bute pas sur les mots » (Jamel) ;
« qui cause bien, ça va tout seul » (Chy-Vang), « qui comprend bien
les mots ».
Certains insistent sur les aspects physiques et quantitatifs de l’écrit :
le bon lecteur « comprend quand c’est écrit tout petit, tout de suite ;
moi je dois lire plusieurs fois » (Mickaël) ; « Il peut lire plein de pages,
moi ça me donne mal à la tête. » (Patrick).
D’autres décrivent plusieurs éléments de la lecture à voix haute :
« C’est quelqu’un qui met le ton… qui s’arrête quand il faut… qui
comprend les mots. » (Naama), « qui s’arrête aux points, aux ponc-
tuations… qui n’écorche pas les mots » (David).
Un petit nombre parle des pratiques de la lecture et de la « distance
culturelle » qui les sépare du bon lecteur : « Il passe son temps à lire. »
(Laurence) ; « C’est son plaisir de lire, pour moi, c’est une obligation. »
(Cyril) ; « Si on lit bien on écrit bien… il est capable d’écrire des
livres. » (Isabelle).
Pourquoi lire ?
Aux questions sur les finalités de la lecture, les réponses s’organi-
sent le plus souvent autour de représentations « utilitaristes » : lire sert
la vie quotidienne et immédiate. Tous signalent des usages pratiques :
« pour faire les courses », « pour faire la cuisine, lire les recettes, regar-
der le programme de la télévision », « pour ne pas se perdre, les pan-
neaux ». Les enfants d’origine étrangère (mais pas les autres)
mentionnent la lecture comme un moyen de communication et
d’échange avec des proches : « On peut lire les lettres de la famille
ou des amis. » Les usages professionnels sont souvent cités : « pour son
métier », « pour faire le plan de sa maison », « pour être ordinaticien »
(Alexis). Le rôle de la lecture dans la sanction scolaire est fréquem-
ment évoqué : « pour avoir son brevet, son bac », « pour pas aller en
SES », « pour passer dans la classe au-dessus ».
La presse écrite (journaux, magazines, revues…) est à peu près
absente des entretiens. La lecture loisir apparaît chez un enfant sur
cinq : « pour lire un livre de contes, des BD » (Pascal). Il en est de
même pour la lecture outil d’appropriation des savoirs : « pour être
bien instruit » (Akima). La littérature (romans, livres d’aventures…)
mais aussi les ouvrages documentaires et scientifiques ne sont presque
jamais nommés.
Ces réponses spontanées ne signifient pas que les mauvais lecteurs
rejettent la lecture, le livre et la littérature. Les réactions à d’autres
questions (par exemple : Aimes-tu certaines lectures ? certains livres ?)
le montrent. Même ceux qui disent ne pas lire et ne pas aimer lire
citent un nombre non négligeable de lectures qui leur plaisent. Et,
ce qui peut sembler a priori étrange, c’est le roman (ou les contes, les
légendes, les récits d’aventures) et le livre de bibliothèque qui sont
cités en premier. Et tous apprécient beaucoup les moments où le pro-
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 142
Grille d’entretien
Thèmes abordés
• Aimes-tu lire ?
• À quoi ça sert de lire ? De savoir lire ?
• Comment ça se passe pour toi la lecture ?
• Quels problèmes rencontres-tu en lecture ? Et quand tu lis pour
toi, pour comprendre, toi, as-tu des problèmes ? Lesquels ?
• Comment fais-tu pour lire ? (donner un exemple)
• Que faut-il faire pour devenir un bon lecteur ?
• Comment as-tu appris à lire ? Comment ça s’est passé ?
• Que faut-il pour savoir lire ?
• Comment fais-tu pour comprendre un texte ? (donner un
exemple)
• Si tu veux apprendre à lire à quelqu’un, qu’est-ce que tu fais ?
Qu’est-ce que tu lui fais faire ?
• Y-a-t-il des lecteurs autour de toi ?
Que lisent-ils ?
Quand ?
Qu’en penses-tu ?
• Parlez-vous de vos lectures ?
À la maison ?
À l’école ?
• As-tu envie de faire comme eux ?
• Aimes-tu des livres ?
Quel type de livres préfères-tu ?
Quel type de lectures ?
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QUATRIÈME
PARTIE
CHAPITRE
10
En vacances, Ève regarde ses parents qui écrivent des cartes postales.
« Tu veux écrire à Mémé Rose ? » « Oui » Ève choisit une carte et la
remplit complètement de lignes brisées ou ondulantes. « Qu’est-ce que
tu as écrit ? » « J’apprends à nager avec papa. J’ai une bouée. »
Dans des circonstances similaires, Bastien s’y prend autrement. Il
dicte à sa mère : « Mémé je t’embrasse très fort. »
Alain est en train d’écrire son nom : A. « J’ai écrit Alain. » Puis il
commence à « dessiner » des cercles qui recouvrent le A. « Qu’est-ce
que tu as fait ? » « Alain est sur le vélo ».
Aurélie est présente quand son frère de 7 ans lit pour sa mère un
extrait de son livre de bibliothèque. Quelques minutes après, elle
prend un petit livre dans les affaires de son frère (Le Chiot et le cane-
ton) et appelle sa mère. Elle regarde l’image de la première page et
se met à « lire » en jetant un œil au texte imprimé : « Le chien court
après le petit canard. » La maman lit à son tour (ce qui est vraiment
écrit) : « Viens t’amuser avec moi, Sam », dit Couac le petit caneton.
Un peu plus tard, Aurélie recommence à « lire » le même livre à son
père. « Le petit canard dit : viens t’amuser avec moi. »
Cyril (Boutin) « lit » à ses parents son nom sur l’étiquette collée sur
un cahier :
Cyril puis Cyril
<—
<—
<—
<—
<—
<—
<—
pho – to – graphe
Tous ces comportements, pendant longtemps, ont été délaissés par
les chercheurs, qui étudiaient la genèse du langage écrit chez l’en-
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 150
étiquettes sur des objets appartenant aux différents acteurs : son petit
fauteuil ou son coffre à jouets, le panier du chat, les dossiers du père…
Expliquer un dessin
Après une visite au zoo, Denis dessine un lion en cage. Il demande
ensuite à son frère (8 ans) comment on écrit lion. Et il recopie LION
à la gauche de son dessin.
Linda dessine une maison et son intérieur. Puis elle trace des sortes
de ronds à trois reprises. « Qu’est-ce que c’est ? » demande sa mère.
« Ici c’est le grand lit, ici c’est l’armoire, ici c’est la douche. » Chaque
fois, elle montre le dessin et la marque placée en dessous.
Ces enfants ont saisi l’intérêt de compléter un dessin par des nota-
tions écrites pour faciliter son interprétation par autrui ou pour expri-
mer la même information sous deux formes graphiques : l’une
iconique et l’autre écrite (voire graphémique ou linguistique).
CHAPITRE
11
N ous venons de voir que des enfants de 4 ans peuvent avoir des
pratiques de l’écrit, aussi bien en position de chercheur de sens (« lec-
teur ») que de producteur de messages (« écriveur »). Mais comment
ces essais précoces de lecture et d’écriture évoluent-ils vers le savoir-
lire ? Comment les jeunes enfants découvrent-ils et maîtrisent-ils pro-
gressivement le système écrit (le fonctionnement de la langue écrite)
et la culture écrite (les fonctions, les usages, les objets de l’écrit) ?
Autrement dit, quelle est l’histoire – la genèse – du savoir-lire de base
chez l’enfant ?
Nous allons nous intéresser aux deux composantes essentielles de
cette première période – entre 2 et 6 ans – de l’acquisition de la lec-
ture : sa dimension culturelle et sa dimension conceptuelle. Vygotski
a été le premier à concevoir l’acquisition du lire-écrire comme un
processus d’appropriation par l’enfant des expériences et des pratiques
culturelles du lire-écrire qui lui préexistent et qui sont celles des adultes
(ou des « grands ») lettrés. C’était poser qu’apprendre à lire est simul-
tanément une affaire culturelle et une affaire de réflexion et d’in-
telligence.
La phase pragmatique
L’enfant apprenti lecteur est surtout, dans un premier temps, un
« consommateur heureux » : il aime qu’on lui lise des histoires, il aime
regarder et commenter un livre de littérature enfantine avec un proche
qui sait lire, il découvre et éprouve le plaisir des « belles histoires et
des beaux livres ».
La phase compréhensive
Il devient un « observateur curieux » des lecteurs et des écriveurs. Il
s’intéresse à leurs pratiques de l’écrit. Il leur pose de nombreuses ques-
tions : « Qu’est-ce que tu fais ? qu’est-ce que tu lis ? qu’est-ce que tu
2. Notre recherche est centrée sur les phases d’appropriation de la lecture et non
de l’écrit en général.
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écris ? qu’est-ce que c’est marqué ? comment tu le sais ? c’est quoi ton
livre ? ça raconte quoi ? pourquoi tu lis le journal ? à qui tu écris ?
qu’est-ce que tu écris ? » etc.
À l’épreuve de « connaissance des supports », il fournit des réponses
plus nombreuses qu’auparavant ; il « sort » des livres et des lectures
pour enfants ; il sait de mieux en mieux « à quoi sert » un journal ou
un dictionnaire, un livre scolaire de sciences, une note d’information
aux parents, etc.
La phase projective
L’enfant apprenti lecteur élabore un projet personnel de lecteur : il peut
maintenant expliciter au moins quatre ou cinq raisons culturelles (ou
fonctionnelles) d’apprendre à lire.
« Moi, j’aime bien les histoires, comme ça je pourrai lire plein de
livres d’aventures… Je pourrai lire des histoires à mon petit frère…
Pour savoir s’il y a des émissions à la télé qui sont pour les enfants…
Pour faire des mathématiques et de la géographie, il faut savoir lire. »
« On pourra bien travailler à l’école… pour bien apprendre… On
peut lire des histoires dans les livres… Quand les gens sont malades,
on peut lire qu’est-ce qu’il faut prendre… On peut lire des mots…
les feuilles que les gens écrivent au bureau… Des « journals »… Pour
apprendre quelque chose qu’on n’a pas appris encore… Les pro-
grammes de télévision. »
« Pour devenir un docteur (plus tard, elle veut être un « docteur des
bébés »)… Pour lire les mots des autres docteurs… Des livres avec des
histoires… par exemple, l’enfant qui se lave… Des livres avec la cui-
sine… Des livres de bibliothèque… Lucky Luke… Des livres de doc-
teur… Les panneaux dans la rue. »
Dans ce troisième temps, il effectue une double projection. Il se pro-
jette dans le futur : « Quand je serai grand, je lirai telle chose. » ; et il
se projette dans le savoir : « Quand je saurai ce que je ne sais pas
aujourd’hui, j’apprendrai ou je ferai telle chose. » Il est capable de se
représenter (de se penser) en tant que futur pratiquant de la lecture
et en tant que futur détenteur du savoir-lire.
Étant donné que plus de huit fois sur dix, il « annonce » un appren-
tissage réussi de la lecture au CP, le projet personnel de lecteur appa-
raît comme l’une des principales composantes de la construction du
savoir-lire de base (Chauveau, Rogovas-Chauveau, 1994, pp. 82-84).
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 160
Nous avons vu que des enfants de 4 ans (et même moins) peuvent
avoir des pratiques régulières de « lecture » ou d’« écriture ». Mais
nous avons aussi remarqué que leurs conceptions sur ces deux objets
– l’écriture et la lecture – étaient bien souvent des « idées très
étranges » (Piaget).
Emilia Ferreiro a été l’une des premières à souligner, que les jeunes
enfants n’attendaient pas d’avoir 6 ans pour penser l’écriture et la lec-
ture et que, en même temps, l’entrée dans l’écriture et la lecture leur
posait des problèmes conceptuels redoutables.
Elle a été aussi l’une des premières psychologues à montrer que cette
découverte du système écrit par les enfants était une «réinvention» qui
s’effectuait progressivement, en plusieurs étapes (Ferreiro, 1977; 1979).
L’accès au savoir-lire serait l’aboutissement d’un long travail concep-
tuel – réflexif, cognitif, intelligent – sur la nature de l’objet graphique
(l’écriture, le système ou le code écrit) et de la tâche à effectuer (la
lecture, l’acte de lire). Au début, l’enfant apprenti lecteur « ne voit
pas » ce qui semble évident à l’enfant de 7 ans qui sait lire. Par la
suite, certains de ses « succès » peuvent être trompeurs. Antoine recon-
naît le mot isolé petit, mais il « lit » la phrase : Les trois petits cochons
sautent dans la flaque, accompagnée d’une image : « Les cochons courent
se cacher dans la maison ». Romain « sait reconnaître » son prénom au
milieu d’une liste ou parmi des étiquettes. Mais il le « reconnaît » aussi
quand on lui présente les graphies Ramooin et Rmin. Et quand on
cache le début de son prénom, il dit « Romain » en regardant main ;
et lorsque l’on masque la fin, il « lit » « Romain » en montrant Rom.
Anna « sait lire » à voix haute la phrase : La petite fille est malade qui a
déjà été vue et lue plusieurs fois. Mais quand on lui demande de
« montrer où c’est écrit », elle « lit » :
La petite fille est malade
<—
<—
<—
<—
<—
La découverte du savoir-écrire
À la suite d’Emilia Ferreiro, nous avons utilisé plusieurs méthodes
pour étudier l’évolution des idées des enfants non lecteurs sur l’écriture et
la lecture (Ferreiro, 1979 ; 1982-1988). Nos recherches ont porté sur
plusieurs centaines d’enfants français et portugais de 4 à 6 ans
(Chauveau et al., 1993 ; Chauveau et Rogovas-Chauveau, 1989 ; 1994 ;
Alves Martins et Quintas Mendes, 1986 ; 1987 ; Alves Martins, 1994).
Nous n’en présentons ici que deux.
Pour apprécier la manière dont l’enfant conçoit l’écriture (le système
écrit), nous lui « dictons » une série de mots, ou de courtes phrases
inconnus. Par exemple : un papillon, le vélo, la farine, un gâteau, le
chat a bu le lait. Ou bien : chat, chatte, chaton, fourmi, girafe, lapin,
le chaton mange la souris. On demande à l’enfant : « Écris comme tu
crois, comme tu peux, écris avec ton écriture à toi. Si tu te trompes
ce n’est pas grave, après je te montrerai, j’écrirai le mot. » Après chaque
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 162
Exemple3 n°1
ORI∃7
———————->
chaton
BRPOI
———————->
le chaton mange la souris
Exemple n° 2
lonot
—————->
le chat
tdlon
——————>
le chat a bu le lait
Exemple n° 1
u ftorh
——>
>
>
>
——
——
–—
un pa pi llon
semruunos
———>————->
four - mi
Exemple n° 2
AOI
—>
—>
—>
la fa rine
OOE
—>
—>
—>
un vé lo
Exemple n° 1
fnan
farine
« Ça commence par /f/. (Il écrit f puis nan). C’est ça. »
vaba
vélo
«/v/ (il écrit v puis aba). C’est vélo. »
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 165
Exemple n° 2
A
chat
AE
chatte
AO
chaton
IAI
la souris
« En dernier c’est i. Avant c’est la. »
nu F bi on
——>
——>
——>
——>
un pa pi llon
la Jari
——>
>
>
>
——>
——
——
—
—
Exemple n° 2
jiraF
girafe
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 166
La qA
(il barre son premier essai)
Laqun
lapin
La découverte du savoir-lire
Pour examiner la façon dont l’enfant non lecteur essaie de lire –
ou traite de l’information écrite –, nous lui proposons de regarder et
feuilleter un album : Deux petits ours (OCDL). Puis nous lui présen-
tons un texte d’une phrase, accompagné d’une image : Deux petits
ours jouent dans la neige.
Nous lui demandons, en suivant l’énoncé avec l’index, « Qu’est-ce
que tu crois qui est marqué ici ? À ton avis, qu’est-ce qui est écrit ici ? »
Nous avons regroupé les conduites de traitement ou d’interpréta-
tion de la relation texte/image en trois catégories (voir aussi Ferreiro,
1977, 1979, 1982-1988).
Exemple n° 1
Deux petits ours
————————->
ours
Exemple n° 2
Deux petits ours
————————>
L’ours est debout
Exemple n° 1
Deux petits ours
—>
—>
>
—
—————->
—
Exemple n° 2
Deux petits ours
—>
—>
—>
—————->
—
jour à l’autre
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 168
Exemple n° 1
Deux petits ours
—>
toilette
jouent dans la neige.
—>
—>
dans la
(?4) L’enfant fait une moue dubitative et se tait.
Exemple n° 2
Deux petits ours
—>
>
—
de ti
de la ne
(?) « Les ours s’amusent. »
Les premières conceptualisations de l’enfant questionneur d’écrit ne
sont jamais directement ou spontanément de type alphabétique. La
découverte du principe alphabétique de notre écriture est « tardive »
4. (?) note les questions et les relances de l’expérimentateur : « Et tout ça, qu’est-
ce qui est écrit ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu as une idée ? »…
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 169
Un double pilotage
La construction du savoir-lire de base dépend de la pertinence des
idées – des conceptualisations – que l’apprenti lecteur élabore à pro-
pos des différents aspects de la lecture-écriture : ses buts, ses fonctions
et ses pratiques, le « code » ou le système d’écriture et enfin la tâche ou
l’activité. D’autres chercheurs, avec d’autres méthodes5, aboutissent à
des conclusions voisines : la conscience de la lecture-écriture – ce qu’on
appelle aussi clarté cognitive ou clarté de pensée relative à la lecture-écri-
ture (Downing et Fijalkow, 1984 ; Fijalkow, 1993) – joue un rôle capital
dans l’accès à la lecture. L’enfant doit « avoir une pensée claire » dans
CHAPITRE
12
L’exemple de Mélanie
Comprendre l’écriture
Première épreuve : Interpréter un énoncé écrit accompagné d’une
image. Le chercheur donne à Mélanie un petit livre ayant pour thème
la vie des jeunes animaux à la campagne. La couverture est illustrée :
on voit un veau, un agneau, un chat, deux petits chiens, un âne, un
cochon, des canards. Le titre est Bébés animaux de la ferme.
DE LA FERME
———————->
le cochon
Puis Mélanie feuillette le livre pendant près de deux minutes.
• Question : Et ici (le titre sur la couverture) qu’est-ce que c’est
écrit ?
• Mélanie :
BÉBÉS ANIMAUX
<---
<---
-—-> ——->
-
DE LA FERME <---
--- ---–
<---
——->
-
<–––
<–
<–––––
<–
––
––
––
––
––
éléphant la rivière ses oreilles sont cassées
2. 1. 3. 4. 5.
réponses circulaires ; elle « tourne en rond » : lire des mots, écrire des
mots, apprendre à lire des mots, apprendre à écrire des mots, pour
lire, apprendre à lire, écrire…
L’exemple d’Alexis
Dans ce second protocole, il suffit de retenir trois brèves réponses
pour avoir une idée des difficultés d’Alexis après un mois au CP.
Il reconnaît bien le mot papa à chaque fois qu’il le voit, mais bute
et hésite régulièrement sur maman. Au cours de l’entretien, il nous
explique sa conduite et « son problème » :
papa
– Ça c’est papa, parce qu’il y a les deux jambes.
(Il montre les barres de p.)
maman
– Ça je sais pas. Y a pas les jambes.
Dans le même échange, il nous dit que « c’est bien » d’apprendre à
lire « pour passer au CE1 et puis au CE2 et après au CM6 ». Et il pré-
CONCLUSION
Le psychologue,
l’enfant et la lecture
Conclusion 181
Exemple :
D’un bond, Mika sauta sur le dos de Poilépais et se cacha au milieu de ses
poils. Le chat monta dans la chambre de Croquelimace. En le voyant entrer,
la sorcière grogna…
L’enfant lecteur débutant est passé du savoir-lire de base n° 1 (com-
prendre intégralement, littéralement un texte-événement composé de
cinq ou six informations sémantiques) et du savoir-lire de base n° 2
(comprendre la trame d’un récit de cinq ou six lignes) à la compré-
hension littérale d’un récit de plusieurs lignes. C’est le savoir-lire élé-
mentaire.
L’enfant est maintenant capable de traiter et comprendre « totale-
ment » la succession de quatre ou cinq événements ; il peut du même
coup traiter et organiser au moins une douzaine d’informations séman-
tiques :
• les acteurs : Mika, Poilépais le chat, Croquelimace la sorcière ;
• les actions : sauter, bondir, se cacher, monter, voir, grogner ;
• les lieux : le dos du chat, les poils du chat, la chambre de la sorcière.
Il peut enfin traiter une présentation particulière de ces informa-
tions sémantiques : la structure des phrases commençant par un com-
plément (d’un bond), les anaphores2 (le chat/Poilépais, la
sorcière/Croquelimace, le/le chat).
La lecture – celle du lecteur débutant – est donc constituée d’au
minimum trois savoir-lire. Tous les trois impliquent deux compétences
2. Mot qui est mis à la place d’un autre. On dit aussi reprise anaphorique.
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Conclusion 183
Conclusion 185
Bibliographie
Bibliographie 189
CHILAND C., 1976, Des diverses manières de ne pas lire, in BENTOLILA A. (éd.),
Recherches actuelles sur l’enseignement de la lecture, Retz.
CLAUSSE A., 1951, Introduction à l’histoire de l’éducation, A. de Boeck.
CRUBELLIER M., 1979, L’Enfance et la jeunesse dans la société française : 1800-
1950, A. Colin.
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FERREIRO E., 1977, « Vers une théorie génétique de l’apprentissage de la lec-
ture », Revue suisse de Psychologie, 36, 2.
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