Milliardaire A Louer (PDFDrive)
Milliardaire A Louer (PDFDrive)
Milliardaire A Louer (PDFDrive)
De Lucy Gordon
1.
— Qu'est-ce que c'est que cette robe?
Debout sur le seuil de la maison, Trevor regardait d'un œil
réprobateur la très sage robe d'organdi que portait sa sœur.
Jennifer s'effaça pour le laisser entrer. Il la détailla de la tête aux
pieds avec une irritation manifeste, ce qui ne fit qu'accroître sa
nervosité.
— Tu n'avais pas acheté un fourreau de satin bleu qui te moulait à
souhait? Il s'agit d'une soirée organisée par la chambre de
commerce de Londres, Jennifer, pas d'une vente de charité !
— Je ne peux pas porter le fourreau, Trevor. Il est trop suggestif.
— Ce n'est pas ce que tu pensais quand tu l'as acheté.
— J'ai changé d'avis. D'ailleurs, je me demande si je vais aller à
cette soirée.
— Tu ne peux pas faire ça ! Je te rappelle que tu es censée
représenter Norton, alors oublie un peu tes états d'âme et remue-
toi.
— J'avais accepté d'y aller avec David.
— Il t'a laissée tomber : tu n'as plus qu'à l'oublier !
— Il ne m'a pas laissée tomber. Nous... nous avons décidé de
prendre un peu de recul. Juste pour quelque temps.
— Peu importe. De toute façon, il n'est pas question que tu te
décommandes au dernier moment à cause de David. Tu dois, au
contraire, montrer que tu te moques éperdument de son absence.
D'autant que tu auras un cavalier.
Depuis leur dispute, deux semaines auparavant, David n'avait pas
donné signe de vie, et Jennifer ne se sentait pas attirée par les
mondanités. Elle n'avait qu'un désir : passer la soirée chez elle à
ruminer son chagrin. Au lieu de cela, elle s'était mise sur son trente
et un, et elle s'apprêtait à sortir avec un parfait inconnu.
— Ce genre de comédie m'insupporte. J'ai toujours détesté ça.
— Il ne faut jamais montrer ses faiblesses à l'ennemi, sœurette.
Jennifer leva les yeux au ciel. Il ne se passait pas une semaine sans
que Trevor ne lui servît sa maxime favorite.
— Justement ! Je déteste considérer les autres comme des ennemis.
— C'est comme ça dans le monde des affaires. Et, jusqu'ici, tu
semblais y nager comme un poisson dans l'eau !
— Sauf ce soir. Tu te méfies, n'est-ce pas ? C'est pour ça que tu es
venu à l'improviste : tu voulais t'assurer que je ne reculerais pas au
dernier moment.
Trevor et Jennifer dirigeaient Norton Distribution, une énorme
société de transport routier fondée par leur grand-père, Barney
Norton. Ils avaient repris les rênes quand la maladie avait obligé
Barney à prendre sa retraite. Mais il y avait entre eux une différence
de taille : Trevor ne vivait que par et pour les affaires, tandis que
Jennifer ne travaillait dans la société que pour faire plaisir à son
grand-père.
Trevor avait tout juste trente ans. Il aurait été extrêmement
séduisant s'il n'avait pas affiché en permanence cet air soucieux qui
l'empêchait d'être réellement sympathique. Jennifer était
parfaitement consciente des qualités de son frère, mais elle avait du
mal à supporter ses sautes d'humeur et ses critiques incessantes.
— Sois raisonnable, Jennifer : va te changer.
— Il n'en est pas question.
Trevor se passa la main dans les cheveux avec agacement.
— Fais un effort, bon sang! Cette soirée n'a lieu qu'une fois par an :
c'est l'occasion de nouer des contacts. Avec ton physique, tu peux
faire des ravages. Souris, fais un peu de charme aux hommes. Tu as
tout ce qu'il faut pour les ensorceler !
La nature avait, en effet, doté Jennifer de tous les atouts pour jouer
avec succès le rôle que son frère lui assignait. Ses grands yeux
sombres, son visage à l'ovale délicat et sa bouche aux courbes
pleines la rendaient irrésistible. Mais il lui manquait une chose
essentielle pour réussir dans le domaine des affaires : l'esprit de
compétition.
— Tu as des qualités, bon sang ! Utilise-les !
— Toi aussi, tu as des qualités! Pourquoi ne vas-tu pas à cette
soirée à ma place, puisque ça compte tellement pour toi ?
— Parce que mes qualités seraient invisibles si je revêtais un
fourreau de satin ! Mon domaine réservé, c'est le conseil
d'administration, pas la piste de danse.
— Je regrette d'avoir accepté d'assister à cette soirée sans David.
Et je ne parle même pas de cet homme que tu as payé pour
m'accompagner ! Quelle situation ridicule!
Trevor eut un soupir irrité.
— Jack est un bon client, et son petit-fils un acteur raté qui n'a rien
trouvé d'autre pour gagner sa vie. Tu as bien précisé à l'agence que
tu voulais Mike Harker et personne d'autre, j'espère?
— Mais oui! Et, rassure-toi, je n'ai pas dit que je connaissais son
grand-père afin de ménager sa fierté. Pour lui, il s'agit d'un boulot
comme un autre.
— Tu as bien fait. Quelle raison as-tu invoquée pour demander ses
services?
— J'ai dit qu'une personne que je connaissais me l'avait
recommandé.
— Parfait. Sois tranquille : Jack m'a assuré que ta vertu ne risquait
rien... Seigneur, qu'est-ce que c'est que ça?
— C'est un chat. Je l'ai trouvé devant ma porte. Je l'ai appelé
Patoune.
— Patoune ! Pour un chat? C'est grotesque !
— C'est une femelle. Et regarde ses pattes : elles sont blanches,
alors que le reste de sa fourrure est noire.
— Tous les vagabonds du règne animal se donnent le mot, à mon
avis, bougonna Trevor. Passez donc chez Jen-nifer Norton : elle a
un cœur d'or; elle vous accueillera à bras ouverts.
— Je préfère un cœur d'or à un cœur de pierre.
— Du moment que tu ne l'amènes pas au bureau, comme le dernier
que tu as recueilli, je m'en moque. Nous aurions signé un contrat
formidable avec Bill Mer-cer si ce satané serpent n'avait pas surgi
au moment critique.
— C'était un orvet parfaitement inoffensif.
— Ensuite, il y a eu la gerbille! Comment veux-tu qu'on nous
prenne au sérieux ?
Jennifer poussa un soupir de lassitude.
— Tu sais, dit-elle, j'ai souvent l'impression d'usurper ma place
chez Norton. Je ne suis pas faite pour cette compétition. Parfois, je
me dis que je ferais mieux de tout plaquer et de prendre une autre
direction avant d'avoir trente ans.
Trevor la dévisagea avec consternation.
— Comment peux-tu envisager une chose pareille, après ce que
Barney a fait pour nous ? Il est vrai que tu n'es pas vraiment à ta
place, mais, si tu partais, tu lui briserais le cœur.
Jennifer poussa un nouveau soupir. Combien de fois était-elle
parvenue à la même conclusion ? Hélas, en voulant éviter de faire
de la peine à Barney, elle étouffait à petit feu.
— Je sais, murmura-t-elle d'un air résigné.
— Ça irait sans doute mieux si tu réfléchissais au lieu de prendre
des décisions à l'emporte-pièce. Tu es bien trop impulsive.
A cause de sa nature ouverte et spontanée, Jennifer servait mal son
métier. Pour elle, les êtres humains et les animaux étaient beaucoup
plus importants que les affaires, bien qu'elle eût poursuivi
brillamment des études de commerce et de gestion.
Malheureusement, chaque fois qu'elle avait tenté d'expliquer la
situation à Trevor, il avait fait la sourde oreille.
— Ce soir, c'est toi qui n'as pas assez réfléchi, lui dit-elle. Cette
idée de chevalier servant est stupide.
— Pas du tout. Courage, petite sœur ! Tu t'en sortiras avec les
honneurs, comme d'habitude.
Sur ces mots, il déposa un baiser sur sa joue et s'éclipsa.
Jennifer salua son départ d'un autre soupir. Dans leur enfance, ils
étaient très proches, mais cette époque lui paraissait lointaine.
Chaque fois qu'elle argumentait avec lui, elle perdait pied. Plus le
temps passait, plus elle avait l'impression que sa propre vie lui
échappait. Ce soir plus que jamais.
A la mort de leur mère, il ne leur restait plus que leur grand-père. A
l'époque, elle avait douze ans et Trevor seize. Personne ne savait ce
qu'était devenu leur père. Après avoir divorcé, il était parti pour
l'étranger avec sa maîtresse, et n'avait plus jamais donné signe de
vie.
Barney adorait ses petits-enfants, mais, en matière d'éducation, il
avait des idées plutôt originales. Il les avait emmenés dans tous ses
déplacements, leur avait expliqué les lois du marché et de la
concurrence, et les avait initiés aux arcanes de la finance. C'était
intéressant, amusant parfois, mais ça n'avait pas permis à Jennifer
de combler le vide affectif laissé par l'absence de ses parents.
Pourtant, elle aimait sincèrement Barney, et elle s'était efforcée de
lui faire plaisir, notamment en rejoignant la société, sans jamais
trouver le courage de lui avouer qu'elle aurait préféré consacrer sa
vie à s'occuper des animaux. Elle souffrait encore trop du silence de
son père et de la mort de sa mère pour risquer de perdre l'affection
du seul parent qui lui restait.
Elle était donc entrée chez Norton avec la ferme résolution de
donner le meilleur d'elle-même. Quand la santé de Barney avait
brusquement décliné, cinq ans auparavant, ses petits-enfants étaient
prêts à reprendre le flambeau. Aux yeux de tous, Jennifer passait
pour une femme d'affaires brillante et séduisante, mais, au fond
d'elle-même, elle se sentait prise au piège et tenaillée par un profond
sentiment d'échec.
Ce soir, elle s'apprêtait à assister à une réception qui l'ennuyait
profondément, en compagnie d'un homme qu'elle ne connaissait
pas. Une fois de plus, elle ne faisait qu'obéir aux désirs des autres.
Jennifer fut tirée du sommeil par un baiser léger déposé sur son
front. David était assis à côté d'elle. — Je t'ai apporté une tasse de
thé.
— Merci. Tu te sens mieux?
— Oui, c'est fini. Ces migraines ne durent jamais longtemps, Dieu
merci.
Il souriait. Se rappelait-il seulement qu'il l'avait vue dans les bras
d'un autre, la veille?
— J'ai eu tort de boire du Champagne, dit-il d'un air penaud.
Heureusement que ta étais là.
Autrefois, Jennifer aimait l'entendre lui dire à quel point il avait
besoin d'elle. Aujourd'hui, ça l'oppressait. Elle n'avait absolument
pas éprouvé cette impression d'être prise au piège lorsque Steven
avait eu besoin d'elle, sur la plage. Bien au contraire...
Ils prirent le petit déjeuner ensemble, puis elle le déposa à son
bureau, et se rendit chez Norton où Trevor l'attendait de pied
ferme. Il entra immédiatement dans le vif du sujet.
— Tu es heureuse de ces fiançailles, j'espère?
— Bien sûr, voyons !
— Maud pensait qu'il y avait quelque chose entre toi et Steven.
— Je le faisais marcher pour le bien de Norton. C'est fini,
maintenant.
— C'est curieux que ta dises ça. Justement, les actions ont un peu
baissé. Je ne m'inquiète pas outre mesure : je suis sûr qu'elles ne
tarderont pas à remonter.
Deux jours plus tard, les actions étaient au plus bas, et Trevor se
demandait si quelqu'un n'était pas en train d'essayer de couler
l'entreprise. Et puis, brusquement, la situation s'améliora.
— Le bruit court que quelqu'un rachète toutes les actions vendues
au plus bas, annonça Trevor. A l'heure qu'il est, il en possède
sûrement assez pour siéger au conseil d'administration. Et, comme
par hasard, Barney convoque une assemblée extraordinaire pour ce
soir.
Dix minutes avant le début de la réunion, Barney fit son apparition.
Il embrassa la salle d'un rapide coup d'oeil.
— Il nous faut un siège supplémentaire pour notre nouveau
membre, déclara-t-il.
— Nous ne savons même pas de qui il s'agit, répliqua Trevor. Et il
est fort peu probable qu'il vienne puisqu'il n'est pas au courant de la
réunion.
— Quelqu'un d'assez malin pour avoir réussi une opération de ce
genre est certainement au courant d'une réunion du conseil, même si
personne ne lui en a parlé, riposta Barney avec fermeté.
A 5 h 55, Barney prit place au bout de la table.
— Veux-tu que nous commencions ? demanda Trevor.
— Attendons encore un peu.
Jennifer et Trevor contemplèrent la chaise vide d'un air dubitatif.
A 6 heures précises, ils entendirent un pas décidé dans le couloir.
La porte s'ouvrit sur Steven Leary.
10.
Trevor bondit de sa chaise tandis que Jennifer se levait lentement.
Seul Barney demeura imperturbable.
— Bonsoir, lança Steven. J'espère que je ne vous ai pas fait
attendre.
Il parlait à la cantonade, mais il posa sur Jennifer un regard froid et
hostile.
— C'est toi qui as acheté nos actions? s'exclama Trevor.
— Ce n'est pas lui, dit Jennifer. C'est Charteris.
— Erreur, fit Steven. C'est moi. A titre personnel. Aujourd'hui, je
possède un tiers de Norton.
Et voilà! songea Jennifer. Maintenant que la guerre était déclarée, il
se comportait en ennemi. Un ennemi redoutable.
— Assieds-toi donc, Steven, lui dit Barney avec chaleur. Nous
sommes heureux de t'accueillir au sein du conseil d'administration.
J'espère que notre collaboration se passera dans les meilleures
conditions.
— Moi aussi, dit Trevor.
— Vous ne comprenez pas ce qui se passe? s'écria Jennifer,
affolée. Il faut se battre pied à pied, sinon il va nous engloutir.
Elle se tourna vers Steven avec brusquerie.
— Barney ne te connaît pas, et Trevor ne tient sûrement pas à se
mettre son futur beau-frère à dos, mais moi, je lis dans ton jeu, et je
ne me laisserai pas faire.
— Voilà qui a le mérite d'être clair, répliqua froidement Steven. Si
nous passions aux choses sérieuses, à présent?
Sans plus s'occuper d'elle, il s'assit posément.
Jennifer était abasourdie. Ni son frère ni son grand-père ne
semblaient se douter du danger qui les guettait. Elle seule savait à
quelles extrémités Steven pouvait se livrer par simple désir de
vengeance.
Il poussa un dossier vers elle sans lui accorder un regard. Elle le
parcourut d'un œil inquiet. Quand elle eut pris conscience de
l'efficacité des méthodes qu'employait Steven, elle se sentit
parcourue par un long frisson. Il ne laissait rien au hasard, le diable
d'homme.
Elle leva les yeux, et croisa son regard. Un regard pénétrant qui
semblait deviner toutes ses pensées. Un regard déterminé, destiné à
lui faire comprendre qu'il irait jusqu'au bout dans l'accomplissement
de sa vengeance.
Il exposa ses projets qui consistaient à travailler majoritairement
pour Charteris, ce qui signifiait que Norton devrait se développer
rapidement et à grands frais.
— Quand ce sera chose faite, Charteris nous tiendra sous sa
coupe, expliqua Jennifer. Il suffira d'un rien pour nous couler, et
nous racheter ensuite pour un prix dérisoire.
— Jennifer! s'exclama Barney. Ce genre de préjugé ne te ressemble
pas.
— Tout repose sur la confiance que vous me témoignerez, déclara
Steven sans se départir de son calme.
Trevor hocha la tête d'un air approbateur, tout en parcourant le
dossier. Jennifer comprit alors qu'elle avait perdu. Seule contre
trois, elle n'était pas de taille à lutter.
Les propositions de Steven furent votées à l'unanimité sauf une voix.
Il s'apprêtait à partir quand Trevor le retint.
— Comment as-tu appris que nous tenions une réunion du conseil
d'administration?
Steven eut un sourire glacial.
— Quand je me fixe un objectif, rien ne m'arrête. Je suis quelqu'un
de très déterminé.
Encore une fois, il s'adressait à tous, mais c'était Jennifer qu'il
regardait.
Une semaine plus tard, Steven travaillait dans son bureau quand il
fût interrompu par un brouhaha qui semblait venir du couloir. Il alla
ouvrir sa porte, et découvrit, comme il s'y attendait, une Jennifer
écumant de rage.
— Entre, lui dit-il d'un ton distant. Je peux t'accorder cinq minutes.
La jeune femme fut impressionnée par les cernes qui soulignaient
ses yeux, mais cela n'atténua en rien sa colère.
— Rassure-toi, il ne me faudra pas autant de temps pour te dire tes
quatre vérités. De quel droit as-tu déclaré à Barney que je devais
repousser la date de mon mariage?
— Tu ne peux pas partir en voyage de noces au moment où Trevor
revient du sien.
— Je te croyais capable du pire, mais là...
— Tu te trompais, coupa sèchement Steven. Tu ne connais que la
partie émergée de l'iceberg. Il te reste encore beaucoup à
apprendre.
— Je refuse de repousser la date de mon mariage.
— Dans ce cas, je me verrai obligé de prendre un rôle plus actif
dans la gestion de Norton pendant ton absence.
Jennifer sentit une envie de meurtre s'emparer d'elle. Le monstre!
Avec quelle habileté il tendait ses pièges!
— Il n'en est pas question.
— Tu ne seras pas là pour m'en empêcher.
— Tu es un être malfaisant, Steven ! Quand je pense que je...
— Quoi?
Elle demeura muette, incapable d'achever sa phrase. A cet instant,
la secrétaire de Steven apparut sur le seuil.
— M. Dugan est arrivé. Dois-je le faire patienter?
— Inutile, mademoiselle Norton s'apprêtait à partir. Mortifiée par
cette façon abrupte de lui signifier son congé, Jennifer fusilla Steven
du regard. Ce fut sans aucun effet puisqu'il s'était replongé dans ses
dossiers.
Quelques jours plus tard, elle déjeuna avec Maud. Les deux jeunes
femmes s'appréciaient beaucoup et se retrouvaient de plus en plus
souvent au restaurant pour bavarder tranquillement.
— Ton frère m'a obligée à repousser la date de mon mariage,
déclara Jennifer avec un soupir.
— J'ignore ce que tu as fait pour le mettre dans cet état, mais il est
déchaîné contre toi.
Jennifer raconta alors à son amie la visite de Steven, le soir de ses
fiançailles.
— Il est persuadé que j'ai voulu le ridiculiser, alors il se venge. Il
cherche à mettre Norton à genoux, et il ne s'arrêtera que quand
nous serons devenus un satellite de Charteris.
— Je n'en suis pas si sûre, dit Maud d'un air pensif. Les membres
du conseil d'administration de Charteris reprochent à Steven de
prendre un peu trop souvent la défense de Norton.
— Comment le sais-tu ?
— Parce qu'il me dit tout. En me faisant promettre de garder le
secret, bien sûr.
— Et tu promets ?
— Evidemment ! Sinon, il ne me dirait rien, répliqua Maud avec une
logique imperturbable. Inutile de te dire que je compte sur ta
discrétion !
— Tu n'as rien à craindre : nous ne nous adressons plus la parole.
Mais... je ne comprends pas. Où veut-il en venir exactement?
Maud s'accorda quelques minutes de réflexion, puis répondit :
— A ton avis, où a-t-il trouvé les fonds pour racheter un tiers de
Norton?
— Je n'arrête pas de me poser la question, figure-toi !
— Sa banque lui a consenti un prêt, mais il a dû apporter en caution
la totalité de ses actions Charteris.
— Quoi? s'exclama Jennifer.
— Vous êtes tous les deux dans le même bateau. S'il arrive malheur
à Norton, Steven perd tout.
Jennifer demeura comme assommée. Quel but Steven pouvait-il
bien viser pour risquer ainsi son va-tout? Ce n'était certainement
pas l'amour qui le guidait, mais un désir aveugle de vengeance.
— Essaie de le comprendre, Jennifer. Il s'est bagarré toute sa vie.
Pour maman, pour moi et enfin pour lui. Il ne connaît rien d'autre.
— C'est gentil de tenter de nous réconcilier, murmura tristement
Jennifer, mais ça ne fait aucune différence, maintenant.
Elle regagna son bureau, en proie à un profond abattement. Plus les
jours passaient, plus elle avait le sentiment que sa vie se refermait
sur elle comme une prison. Elle se réjouissait secrètement que la
date de son mariage fût repoussée. Par moments, elle avait envie de
tout annuler et de prendre la fuite. Seule l'idée de blesser David la
retenait. Par quel étrange retournement de situation se sentait-elle
enchaînée malgré elle, alors qu'elle avait tant rêvé de l'épouser?
Malgré leur querelle, Steven lui manquait désespérément. En plus
de la violente attirance physique qu'il exerçait sur elle, elle aimait son
esprit incisif et son humour corrosif. Ils riaient souvent, et se
complétaient à merveille. Elle aurait pu l'aimer s'il avait éprouvé des
sentiments pour elle. Mais il s'était montré très clair sur ce point : il
se vengeait pour sauver son amour-propre, non parce qu'il avait le
cœur brisé.
Après le départ des jeunes mariés pour leur voyage de noces aux
Caraïbes, les invités commencèrent à se disperser. Barney trouva
Steven dans le jardin, abîmé dans une profonde méditation, un verre
de whisky à la main.
— Tu me fais honte, dit-il.
Steven leva vers lui un regard surpris.
— Je ne conduis pas.
— Je ne parle pas du whisky, sacré bon sang, mais de toi et de la
façon dont tu abandonnes la partie sans te battre. Quand je pense
que tu as eu le toupet de prétendre que je t'avais servi de mentor !
Je n'ai jamais baissé les bras avant d'avoir gagné, moi !
— Je me suis battu, et ça ne m'a mené nulle part, bougonna Steven.
D'après Maud, c'est même en voulant me battre que j'ai tout gâché.
— Elle a raison. Mais, après tout ce que j'ai fait pour toi, tu me
remercies bien mal.
— Je sais que je vous dois beaucoup. Je vous remercie,
notamment, de m'avoir prévenu pour cette réunion du conseil
d'administration.
— J'avais une bonne raison de le faire, mon garçon. Je ne supporte
pas le pantin que Jennifer s'apprête à épouser, et je te croyais
capable de lui éviter cette sottise. Malheureusement, tu t'es
débrouillé comme un manche.
— Qu'auriez-vous fait à ma place?
— Pour commencer, je ne me serais pas mis dans ce pétrin. Mais il
est vrai que j'ai l'avantage de bien connaître Jennifer.
— Bien sûr, c'est votre petite-fille! Si c'était la mienne, je n'en serais
pas là!
— Au train où tu vas, tu es mal parti pour avoir des enfants un jour.
En tout cas avec Jennifer.
— Tant mieux ! Parce que, si vous croyez que j'ai envie d'épouser
cette cabocharde, vous...
— Tu l'aimes, oui ou non?
— Ça crève les yeux, il me semble !
— Dans ce cas, il faut agir sans délai.
Barney se gratta l'arrière du crâne en fronçant les sourcils. Puis il
frappa ses poings l'un contre l'autre.
— La victoire nous appartient! s'exclama-t-il triomphalement. Voilà
comment nous allons procéder...
Barney exposa son plan pendant que Steven se versait un autre
verre de whisky.
— Ça ne marchera jamais. Même Conner n'est pas stupide à ce
point.
— Un homme amoureux est capable de n'importe quelle idiotie.
Regarde-toi !
Pour toute réponse, Steven le fusilla du regard.
12.
— Voulez-vous prendre Jennifer pour épouse et promettre de
l'aimer et de la chérir?
— Je le veux, fit Steven d'une voix ferme, en adressant à Jennifer un
sourire débordant d'amour.
Elle le regarda à son tour et, soudain, ce fut David qu'elle découvrit
à côté d'elle. Epouvantée, elle voulut s'enfuir, mais David s'agrippa
à elle de toutes ses forces.
Elle se réveilla en sursaut, tremblante, les joues baignées de larmes.
— Encore et toujours le même cauchemar ! se dit-elle en
sanglotant.
Elle demeura longtemps dans le noir, comme pétrifiée, avant de
trouver la force de se lever. Ces rêves atroces la poursuivaient nuit
après nuit
Elle prépara du thé dans la cuisine, tout en essuyant son visage
baigné de larmes.
Le rêve n'était pas toujours le même. Parfois, c'était l'inverse : elle
épousait David qui se transformait en Steven.
— Tu ne pensais tout de même pas que j'allais te laisser lier ta vie à
un autre homme? lui disait-il.
Elle redoutait ce rêve-là encore plus que l'autre, parce qu'il incarnait
un espoir secret : celui que Steven trouvât le moyen d'empêcher son
mariage. Elle savait que Maud lui avait expliqué sa méprise, le soir
où il avait surpris David dans son lit. Il n'avait donc plus aucune
raison de lui en vouloir.
Elle l'imaginait mal en train d'attendre le verdict avec résignation.
Brûler la mairie, enlever la mariée, voilà qui lui ressemblait
davantage ! Et pourtant, il ne faisait rien.
Il était temps d'affronter la vérité : la passion qu'il éprouvait pour elle
n'était pas assez forte pour lui inspirer un tel coup d'éclat. Au
moment même où elle s'était enfin avoué à elle-même à quel point
elle l'aimait, il avait complètement cessé de la désirer.
A quelques heures de son mariage, elle sanglotait éperdument, le
cœur brisé, folle d'amour pour un homme qui n'était pas celui qu'elle
allait retrouver à la mairie.
Cela faisait des semaines qu'elle n'avait pas vu Steven. Il lui avait
envoyé un cadeau magnifique, accompagné d'un petit mot formel.
Elle l'avait remercié par quelques lignes tout aussi formelles. Depuis,
rien.
Elle n'avait pas beaucoup vu David non plus. Barney lui avait confié
une mission de première importance sur les îles écossaises, ce qui
n'avait pas manqué de surprendre la jeune femme.
Il était rentré avec quelques jours de retard, en lui expliquant d'un
air penaud :
— On a volé la voiture que Trevor m'avait prêtée, sur l'île d'Arran.
— Tu es rentré à Londres avec cette voiture, pourtant !
— Je l'ai retrouvée sur le parking de l'hôtel sans la moindre
égratignure. Il ne manquait rien à l'intérieur, et le réservoir était plein.
— C'est incompréhensible. Qu'ont dit les policiers?
— Ils n'y comprennent rien. Ton grand-père n'a pas paru s'inquiéter
de mon retour tardif.
— Pourtant, c'est le genre de détail qu'il remarque, murmura
Jennifer, de plus en plus intriguée.
— Il a sans doute peur de me vexer en m'interrogeant. Ce soir-là,
David lui avait paru encore plus calme qu'à l'ordinaire. Ce voyage
semblait l'avoir épuisé. Il s'était excusé d'avoir peu de temps à lui
consacrer : il voulait tout mettre en ordre dans son entreprise avant
leur lune de miel. Jennifer avait acquiescé avec un soulagement
coupable.
Depuis, elle nageait en plein brouillard, prise entre deux hommes
sans être proche d'aucun.
Et, dans quelques heures, elle serait mariée à David qui ne lui
inspirait pas le moindre sentiment amoureux. Il ne possédait ni les
nerfs d'acier ni la volonté de fer qu'elle attendait de l'homme de ses
rêves. Cela dit, l'homme de ses rêves était loin d'être parfait. Il était
arrogant, autoritaire, impatient... et impossible à oublier.
Le jour se leva. Maud allait bientôt arriver pour l'aider à se
préparer. Elle accueillit cette perspective avec de nouveaux
sanglots, mais quand Maud se présenta, elle avait séché ses larmes
et parvenait même à sourire.
Comme David préférait une cérémonie civile, Jennifer avait choisi
une robe courte de soie crème. Lorsqu'elle fut habillée, coiffée,
maquillée, Maud recula pour admirer le résultat.
— Tu es ravissante.
Puis elle jeta un coup d'œil par la fenêtre.
— La voiture de Barney vient d'arriver. Tu es prête?
— Encore cinq minutes, s'il te plaît.
Jennifer avait besoin de temps pour s'armer de courage, et étouffer
la souffrance qui lui broyait le cœur.
Hélas, elle ne put repousser indéfiniment le départ. Cachant son
chagrin derrière un sourire figé, elle monta en voiture et s'installa
entre Barney et Maud. Tout deux semblaient mal à l'aise, comme
s'ils devinaient ses pensées. Pour éviter de commettre un impair, ce
fut à Maud que Barney s'adressa.
— J'espère que vous vous reposez suffisamment, lui dit-il. Dans
votre état, c'est indispensable. Vous êtes si frêle ! On a l'impression
qu'un souffle de vent pourrait vous emporter.
— Rassurez-vous : je suis plus solide que je n'en ai l'air. « Tu es
plus forte que tu ne le crois. »
Les mots de Steven revinrent à la mémoire de Jennifer. Elle se figea.
Tout lui semblait clair, brusquement. L'existence qui l'attendait si elle
épousait David, celle qu'elle pourrait avoir si elle ne l'épousait pas...
Steven avait cherché à la séparer de David pour des raisons
égoïstes. Aveuglée par ce comportement inadmissible, elle avait
refusé de comprendre qu'il voyait juste en affirmant qu'elle n'avait
besoin de personne pour construire sa vie. Steven la comprenait
mieux que quiconque.
Elle ne pouvait pas épouser David, c'était aussi simple que ça. Elle
l'aimait trop pour lui infliger ce marché de dupes. Elle allait rompre
pendant qu'il en était encore temps, et quitter Norton en expliquant
à Barney qu'elle avait enfin décidé de prendre sa vie en main.
Et Steven? Eh bien, elle lui montrerait qu'elle pouvait être libre et
forte.
— Barney ? As-tu ton portable sur toi ?
— Bien sûr que non ! Pas le jour de ton mariage, tout de même !
— Arrêtez la voiture! cria-t-elle en apercevant une cabine
téléphonique.
Elle se rua dehors pour appeler David. A sa grande déception, elle
tomba sur sa mère.
— David est parti il y a une heure. Il doit me rejoindre à la mairie.
Jennifer regagna la voiture en courant. Devant les regards
interrogateurs de ses compagnons, elle déclara d'une voix haletante
:
— Je ne peux rien vous dire. Pas encore.
La primeur de la nouvelle revenait à David, c'était la moindre des
choses. Dans sa préoccupation, elle ne remarqua pas le regard
qu'échangèrent Maud et Barney ni la façon dont ils croisèrent
discrètement les doigts.
Jennifer sentait son cœur battre à tout rompre quand elle descendit
de voiture. La prochaine demi-heure risquait d'être éprouvante,
mais elle ne faiblirait pas. Il s'agissait de son salut et de celui de
David, même s'il devait en souffrir sur le moment.
Plusieurs invités patientaient dans la salle. Mme Conner fit son
apparition. Elle paraissait anxieuse.
— Nous devions venir ensemble, et puis, tout à coup, David a filé
en disant qu'il avait oublié une chose urgente. J'espère qu'il ne va
pas tarder.
Le petit groupe s'écarta pour livrer passage à Steven. Son visage
était plus dur et plus déterminé que jamais. Au heu de se diriger
vers Jennifer pour la saluer, il se mit à l'écart. Elle sut alors qu'il ne
tenterait rien pour s'opposer à son mariage, et songea que ce refus
d'agir compromettait sérieusement l'avenir de leurs relations. A
supposer qu'elles en eussent un.
Elle se redressa fièrement. Tant pis ! Elle se passerait de lui, même
si son cœur devait saigner jusqu'à la fin de ses jours.
L'heure prévue pour la cérémonie passa sans que David apparût.
Le maire commença à manifester quelques signes d'impatience.
Un léger brouhaha se fit soudain entendre à l'entrée de la salle.
David entra en tenant Penny par la main.
— Je suis désolé, Jennifer : je ne peux pas t'épouser. C'est Penny
que j'aime.
Jennifer écarquilla les yeux, trop étonnée pour remarquer le regard
satisfait qu'échangèrent Steven et Barney.
Ce n'était pas la première fois qu'une mariée se voyait délaissée au
dernier moment, mais, jusqu'ici, aucune n'avait réagi en poussant un
cri de joie, puis en serrant son ex-fiancé dans ses bras.
— Je suis si contente, David. Tellement soulagée !
— C'est... c'est vrai?
— Moi non plus, je ne voulais pas t'épouser. Nous n'aurions jamais
dû nous fiancer. C'est ma faute. Tu me pardonnes, j'espère?
— Tu es la femme la plus extraordinaire que je connaisse. Tout a
commencé au cours de la soirée de la chambre de commerce. Et
puis, nous avons été coincés sur cette île...
— Penny était avec toi en Ecosse ?
— Ton grand-père avait oublié de me confier plusieurs dossiers
importants, alors il lui a demandé de me les apporter. Elle est
arrivée le soir où on m'a volé la voiture, et elle m'a offert le
réconfort dont j'avais besoin.
— Ben voyons ! murmura Steven.
— Nous n'avons pas été capables de maîtriser nos sentiments.
Alors, après mûre réflexion, nous avons estimé qu'il était préférable
de dire la vérité.
— Sage résolution ! s'exclama Steven. Rien de tel que d'attendre la
dernière minute, n'est-ce pas?
Jennifer lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Tais-toi donc !
David se tourna vers sa mère pour lui présenter Penny. Quant à
Jennifer, elle n'avait d'yeux que pour Barney et Steven qui se
serraient chaleureusement la main en riant comme des gamins.
— Le vieux renard n'a pas perdu son doigté, déclara Barney. J'y
suis arrivé.
— Nous y sommes arrivés, rectifia Steven en enveloppant Jennifer
d'un regard passionné. Vous étiez le cerveau, mais j'ai tout de
même quelques mérites dans cette affaire.
— De quoi parlez-vous, enfin ? s'exclama Jennifer.
— Je m'étonne que tu poses la question. Pensais-tu vraiment que
j'allais assister à ton mariage sans réagir?
Jennifer sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
— Qu'avez-vous fait?
— Nous avons aidé David à se rendre compte qu'il était amoureux
de Penny.
— Je l'ai envoyé en Ecosse sous un faux prétexte et, ensuite, je lui
ai dépêché Penny, expliqua Barney. Au début, je voulais qu'il
l'emmène avec lui, mais il a refusé.
— Par honnêteté à ton égard, précisa Steven.
— Ce genre d'élégance t'est complètement inconnue, n'est-ce pas ?
riposta Jennifer, exaspérée.
— Certes ! Je ne me sens pas l'âme chevaleresque quand mes
intérêts sont en jeu.
— J'ai inventé cette histoire de dossiers pour qu'elle le rejoigne.
— Mais... le vol de la voiture ?
— Ça n'a pas été bien difficile, dit Steven. Le « voleur » est un de
mes employés à qui j'ai confié le double de la clé de la voiture de
Trevor. Il a suffi de la déplacer le soir de l'arrivée de Penny et de la
remiser dans un garage fermé à triple tour. Ensuite, nous avons
attendu que ton fiancé surmonte ses scrupules et déclare sa flamme
à Penny.
— Encore une chose que tu es incapable de comprendre ! lança
Jennifer.
— Je n'ai jamais eu aucun scrupule à prendre ce que je voulais.
Mais tu as failli me rendre fou avec ton obstination maladive.
— Moi ? Si tu crois que...
— Toi parler trop, femme !
Il enlaça Jennifer d'un geste vif, et s'empara de sa bouche dans un
baiser étourdissant. Elle eut un long frémissement qui semblait venir
du plus profond de son être. Elle qui croyait ne plus jamais sentir
ces lèvres sur les siennes, ne plus jamais éprouver ce bonheur
délicieux...
— Je me souviens ! s'écria David. Le soir où j'ai dormi chez toi à
cause de ma migraine, je vous ai vus tous les deux en me réveillant.
Le lendemain, je me suis vaguement rappelé qu'il s'était passé
quelque chose d'important, mais je ne savais plus ce que c'était.
— Dommage que vous n'ayez pas recouvré la mémoire plus tôt,
grommela Steven. Cela nous aurait permis de gagner du temps et
d'éviter bien des tracas. Maintenant, que diriez-vous d'aller célébrer
vos nouvelles fiançailles avec l'élue de votre cœur?
— C'est déjà fait, avoua David en contemplant Penny avec fierté.
— A la bonne heure ! Voilà une affaire réglée. A nous, maintenant.
Steven se campa en face de Jennifer, les mains sur les hanches.
— Ecoute-moi bien parce que je ne serai sans doute pas capable
de répéter ce qui va suivre une deuxième fois. J'ai failli te perdre
parce que je ne savais pas comment te dire que je t'aimais comme
un fou. Je ne peux pas envisager de passer le reste de ma vie sans
toi. Dieu merci, ce genre d'incident ne risque pas de se reproduire
puisque nous allons nous marier.
Cette déclaration, Jennifer l'attendait sans y croire vraiment. Son
bonheur fut si grand qu'elle eut peur de sentir brusquement son
cœur éclater. Cependant, Steven faisait preuve d'une telle assurance
qu'elle décida de lui montrer, dès le départ, qu'elle ne se laisserait
pas mener par le bout du nez.
— Tu m'as proposé une liaison, si je ne m'abuse?
— J'ai changé d'avis.
— Trop tard. J'accepte une liaison, rien de plus. L'adjoint au maire
toussota d'un air gêné.
— Excusez-moi, mais je voudrais savoir si le mariage Norton-
Conner a heu ou non.
— Non, répondit Steven.
— Dans ce cas, pouvez-vous avoir la gentillesse de quitter la salle
pour laisser la place au mariage suivant ?
— Allons tous fêter l'événement à la maison, lança Barney.
— Vous vous passerez de nous, déclara Steven en saisissant
Jennifer par la main. Une autre fête nous attend.
Tout en parlant, il entraîna la jeune femme hors de la salle. En
franchissant la porte, elle lança son bouquet à Penny.
— Invitez-nous à votre mariage! lui cria-t-elle juste avant de
disparaître.
Quelques minutes plus tard, la voiture de Steven démarrait en
trombe.
— Dorénavant, je prends tout en main.
— Comment ça ?
— Jamais plus je ne te permettrai de me traiter comme ta l'as fait
aujourd'hui.
Après un trajet éclair, il arrêta la voiture devant sa maison, et
entraîna Jennifer à l'étage sans lui laisser le temps de dire ouf. La
porte de la chambre se referma sur eux.
— Je peux placer un mot, maintenant?
— Pas tant que tu porteras cette robe !
Joignant le geste à la parole, Steven s'attaqua à la douzaine de
minuscules boutons qui fermaient le corsage.
— Doucement, lui dit-elle en riant. Tu vas la déchirer !
— Aucune importance. De toute façon, tu ne la mettras plus jamais.
Il tira énergiquement sur le tissu. Les boutons s'éparpillèrent sur le
parquet. Une autre secousse et la robe fut en lambeaux.
— Voilà qui est mieux.
— Mais qu'est-ce que tu fais?
— Ce que je rêve de faire depuis des semaines.
Le caraco de soie glissa par terre. La seconde suivante, Steven
ôtait veste et chemise, et plaquait Jennifer contre lui. Sa bouche
descendit sur la sienne, ses mains envahirent son corps.
— J'ai passé des nuits entières à imaginer cet instant. J'ai cru
devenir fou à l'idée qu'il n'arriverait jamais. Et toi, tu me regardais
d'un air goguenard alors que je vivais l'enfer.
Un nouveau baiser fougueux empêcha Jennifer de répliquer. Mais
ce qu'elle avait à dire, elle l'exprimait avec son corps, son âme, ses
sens. L'amour, le bel amour qui les liait l'un à l'autre conférait à
chacun de leurs gestes, à chacun de leurs baisers une beauté que lui
seul pouvait donner. Jennifer était ivre de bonheur, ivre de pouvoir
le toucher, le caresser, l'aimer. Des gémissements s'échappaient de
leurs lèvres, montaient de leurs gorges, soupirs d'amour, soupirs
tremblants d'extase et d'allégresse.
Steven la caressa comme s'il n'avait pas eu de trésor plus précieux
au monde. Mais il y avait encore un reste d'anxiété dans son regard,
comme s'il doutait des sentiments qu'elle lui portait. Alors, elle
l'assura de son amour en lui chuchotant à l'oreille des mots doux,
des mots fous qui dissipèrent ses dernières craintes.
Ils s'unirent l'un à l'autre avec le même bonheur, chassant loin, très
loin, la peur, la souffrance et l'angoisse. Us s'aimèrent avec une
fougue mêlée de tendresse qui amena les larmes aux yeux de
Jennifer. Us firent de cette étreinte une fête joyeuse, un voyage
voluptueux dont ils inventaient les péripéties au gré de leur désir. Le
plaisir les saisit au même moment, éblouissant feu d'artifice auquel ils
s'abandonnèrent sans retenue.
Et Steven, l'homme le moins poétique du monde, leva leurs mains
jointes en murmurant :
— Nous ne faisons plus qu'un, tu vois?
Bouleversée, Jennifer acquiesça en silence. Ne venaient-ils pas, en
effet, d'inventer ensemble la fusion idéale de l'âme et du corps ?
Dans les bras de Steven, elle découvrait enfin ce sentiment de
sécurité auquel elle aspirait tant et qu'elle doutait de pouvoir trouver
auprès de lui. Elle n'avait pas compris que la sécurité consistait à
être aimée d'un homme qui craignait par-dessus tout de vous
perdre. Le reste n'était que verbiage.
— Ai-je rêvé ou t'ai-je vraiment entendue dire à Conner que tu ne
te serais pas mariée, de toute façon ?
— Tu n'as pas rêvé. Je démissionne également de mon poste chez
Norton. A présent, je suis entièrement libre de décider de ma vie.
— Inutile de chercher ce que tu vas faire : tu te maries avec moi.
— Je t'ai déjà dit non.
— Je t'aime, alors nous nous marions, un point c'est tout!
— Moi aussi, je t'aime, mais je trouve que tu dépasses les bornes.
Tu manipules les gens comme des pions : tu envoies David et Penny
au fin fond de l'Ecosse, tu les laisses en rade... tout ça pour ton bon
plaisir.
— Ne me dis pas que tu t'en plains !
— Là n'est pas la question.
Tout en parlant, elle caressait lascivement son torse, son ventre, ses
épaules.
— Si tu crois que j'ai l'intention d'épouser un homme qui passe son
temps à donner des ordres !
— Des ordres, moi ? Mais je suis la douceur incarnée, la tolérance
faite homme.
Tout en parlant, il frémit sous les caresses de plus en plus
audacieuses de Jennifer.
— Qui a dit un jour que le mariage était une mascarade à laquelle il
ne s'abaisserait jamais?
— Peu importe! Ce qui compte, c'est ce que je dis maintenant.
— Qui m'a affirmé que je n'avais besoin de personne, même pas de
Steven Leary ?
— J'étais un idiot, Jennifer.
— Certes, mais, ce jour-là, tu parlais d'or. Tu vas regretter de
m'avoir révélé que j'étais plus forte que je ne le pensais.
— Tu me fais marcher, n'est-ce pas ? Elle sourit.
— Et tu galopes.
Il la saisit par les épaules en plongeant les yeux dans les siens.
— Mets-toi bien en tête que nous allons nous marier. Et pas
seulement à la mairie mais aussi à l'église, avec une vraie robe de
satin, des fleurs et des invités en pagaille. Je porterai une jaquette, et
j'aurai l'air bête comme tous les mariés, mais personne ne le
remarquera parce que c'est toi qu'on admirera, et tous les hommes
se diront que j'ai bien de la chance. Ce sera un mariage merveilleux,
et ensuite...
— Ensuite?
— Ensuite, nous ne nous quitterons plus jamais, chuchota-t-il d'une
voix rauque. Sais-tu ce que tu es en train de me faire, petite
sorcière?
Une lueur espiègle s'alluma dans les yeux de Jennifer.
— Je le sais très exactement.
— C'est très dangereux. A moins que tu ne sois sérieuse.
— Mais je suis sérieuse ! Très sérieuse, même. Steven la prit dans
ses bras avec fièvre.
— Dans ce cas...