France-Sur La Pierre Blanche

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The Project Gutenberg EBook of Sur la pierre blanche, by

Anatole France
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Title: Sur la pierre blanche
Author: Anatole France
Release Date: December, 2004 [EBook #7173] [This file
was first posted on March 21, 2003]
Edition: 10
Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK,


SUR LA PIERRE BLANCHE ***

Carlo Traverso, Charles Franks and the Online Distributed


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available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.
ANATOLE FRANCE
SUR LA PIERRE BLANCHE

Tu semblés
avoir dormi sur la pierre blanche, au milieu
du peuple des songes.

PHILOPATRIS, XXI.

TABLE

I . Quelques Français liés d'amitié, qui passaient le


printemps à Rome

II. GALLION

III. Quand Nicole Langelier eut achevé sa lecture


IV. La salle était étroite, tendue d'un papier enfumé
V. PAR LA PORTE DE CORNE OU PAR LA PORTE D'IVOIRE

VI. Quand Hippolyte Dufresne eut achevé ta lecture

SUR LA PIERRE BLANCHE


I
Quelques Français, liés d'amitié, qui passaient le
printemps à Rome, se rencontraient souvent dans le Forum
désenseveli. C'étaient Joséphin Leclerc, attaché
d'ambassade en congé; M. Goubin, licencié ès lettres,
annotateur; Nicole Langelier, de la vieille famille parisienne
des Langelier, imprimeurs et humanistes; Jean Boilly,
ingénieur; Hippolyte Dufresne, qui avait des loisirs et
aimait les arts.
Le 1er mai, vers cinq heures du soir, ils franchirent comme
de coutume, la petite porte septentrionale, inconnue du
public, où le commandeur Giacomo Boni, directeur des
fouilles, les accueillit avec son aménité silencieuse et les
conduisit jusqu'au seuil de sa maison de bois, ombragée
de lauriers, de troènes et de cytises, qui domine cette
vaste fosse creusée, au siècle dernier, dans le marché aux
boeufs de la Rome pontificale, jusqu'au sol du Forum
antique.
Là, ils s'arrêtent et regardent.
En face d'eux se dressent les fûts tronqués des stèles
honoraires et l'on voit comme un grand damier avec ses
dames à la place où fut la basilique Julia. Plus au sud, les
trois colonnes du temple des Dioscures trempent dans
l'azur du ciel leurs volutes bleuissantes. A leur droite,
surmontant l'arc ruineux de Septime Sévère et les hautes
colonnes des demeures de Saturne, les maisons de la
Rome chrétienne et l'hôpital des femmes étagent sur le
Capitole leurs façades plus jaunes et plus fangeuses que
les eaux du Tibre. Vers leur gauche s'élève le Palatin
flanqué de grandes arches rouges et couronné d'yeuses.
Et sous leurs pieds, d'un mont à l'autre, entre les dalles de
la voie Sacrée aussi étroite qu'une rue de village, sortent
de terre des murs de brique et des bases de marbre,
restes des édifices qui couvraient le Forum au temps de la
force latine. Le trèfle, l'avoine et l'herbe des champs, que le
vent a semés sur leur faîte abaissé, leur font un toit rustique
où flamboie le coquelicot. Débris d'entablements écroulés,
multitude de piliers et d'autels, enchevêtrement de degrés
et d'enceintes: tout cela, non point petit, assurément, mais
d'une grandeur contenue et pressée.
Sans doute Nicole Langelier relevait dans son esprit la
foule des monuments autrefois resserrée dans cet espace
illustre:
—Ces édifices, dit-il, de proportions sages et de
dimensions modérées, étaient séparés les uns des autres
par des ruelles ombreuses. Il y avait là de ces vicoli qu'on
aime dans les pays du soleil, et les magnanimes neveux de
Rémus, après avoir entendu les orateurs, trouvaient le long
des temples, pour manger et dormir, des coins frais, mal
odorants, où les écorces de pastèques et les débris de
coquillages n'étaient jamais balayés. Certes les boutiques
qui bordaient la place exhalaient des senteurs puissantes
d'oignon, de vin, de friture et de fromage. Les étals des
bouchers étaient chargés de viandes, spectacle agréable
aux robustes citoyens, et c'est à l'un de ces bouchers que
Virginius prit le couteau dont il tua sa fille. Sans doute il y
avait là aussi des bijoutiers et des marchands de petits
dieux domestiques, protecteurs du foyer, de l'étable et du
jardin. Tout ce qu'il faut à des citoyens pour vivre se trouvait
réuni sur cette place. Le marché et les magasins, les
basiliques, c'est-à-dire les bourses de commerce et les
tribunaux civils; la curie, ce conseil municipal qui devint
l'administrateur de l'univers; les prisons dont les souterrains
exhalaient une puanteur redoutée; les temples, les autels,
premières nécessités pour les Italiens qui ont toujours
quelque chose à demander aux puissances célestes.
»C'est là enfin que s'accomplirent durant tant de siècles les
actes vulgaires ou singuliers, presque toujours insipides,
souvent odieux ou ridicules, quelquefois généreux, dont
l'ensemble constitue la vie auguste d'un peuple.
—Qu'est-ce qu'on voit, au milieu de la place, devant les
bases honoraires? demanda M. Goubin qui, armé de son
lorgnon, remarquait une nouveauté dans l'antique Forum et
voulait être renseigné.
Joséphin Leclerc lui répondit obligeamment que c'étaient
les fondations du colosse de Domitien nouvellement mises
au jour.
Puis il désigna du doigt, l'un après l'autre, les monuments
découverts par Giacomo Boni durant cinq années de
fouilles fructueuses: la fontaine et le puits de Juturna, sous
le mont Palatin; l'autel élevé sur le bûcher de César et dont
le soubassement s'étendait à leurs pieds, en face des
Rostres; la stèle archaïque et le tombeau légendaire de
Romulus, que recouvre la pierre noire du Comice; et le
«lac» de Curtius.
Le soleil, descendu derrière le Capitole, frappait de ses
dernières flèches l'arc triomphal de Titus sur la haute Vélia.
Le ciel, où nageait à l'occident la lune blanche, restait bleu
comme au milieu du jour. Une ombre égale, tranquille et
claire emplissait le Forum silencieux. Les terrassiers
bronzés piochaient ce champ de pierres, tandis que,
poursuivant le travail des vieux rois, leurs camarades
tournaient la roue d'un puits pour tirer l'eau qui mouille
encore le lit où dormait, aux jours du pieux Numa, le
Vélabre ceint de roseaux.
Ils accomplissaient leur tâche avec ordre et vigilance.
Hippolyte Dufresne, qui depuis plusieurs mois les voyait
assidus à l'ouvrage, intelligents et prompts à accomplir les
ordres reçus, demanda au directeur des fouilles comment il
obtenait de ses ouvriers un si bon service.
—En vivant comme eux, répondit Giacomo Boni. Je remue
avec eux la terre, je les avertis de ce que nous cherchons
ensemble, je leur fais sentir la beauté de notre oeuvre
commune. Ils s'intéressent à des travaux dont ils sentent
confusément la grandeur. Je les ai vus pâles
d'enthousiasme quand ils découvrirent le tombeau de
Romulus. Je suis leur compagnon de chaque jour et, si l'un
d'eux tombe malade, je vais m'asseoir auprès de son lit. Je
compte sur eux comme ils comptent sur moi. Voilà
comment j'ai des ouvriers fidèles.
—Boni, mon cher Boni, s'écria Joséphin Leclerc, vous
savez si j'admire vos travaux et si je suis ému de vos belles
découvertes, et pourtant je regrette, permettez-moi de vous
le dire, le temps où les troupeaux paissaient sur le Forum
enseveli. Un boeuf blanc au large front planté de cornes
évasées ruminait dans le champ désert; un pâtre
sommeillait au pied d'une haute colonne qui sortait des
herbes. Et l'on songeait: C'est ici que fut agité le sort du
monde. Depuis qu'il a cessé d'être le Campo Vaccino, le
Forum est perdu pour les poètes et pour les amoureux.
Jean Boilly représenta combien ces fouilles, pratiquées
avec méthode, contribuaient à la connaissance du passé.
Et, la conversation s'étant engagée sur la philosophie de
l'histoire romaine:
—Les Latins, dit-il, étaient raisonnables jusque dans leur
religion. Ils connurent des dieux bornés, vulgaires, mais
pleins de bon sens et parfois magnanimes. Que l'on
compare ce Panthéon romain, composé de militaires, de
magistrats, de vierges et de matrones, aux diableries
peintes sur les parois des tombeaux étrusques, et l'on
verra face à face la raison et la folie. Les scènes infernales
tracées dans les chambres funéraires de Corneto
représentent les monstres de l'ignorance et de la peur.
Elles nous apparaissent aussi grotesques que le Jugement
dernier d'Orcagna, à Sainte-Marie-Nouvelle de Florence, et
que l'enfer dantesque du Campo Santo de Pise, tandis que
le Panthéon latin présente constamment l'image d'une
société bien organisée. Les dieux des Romains étaient
comme eux laborieux et bons citoyens. C'étaient des dieux
utiles; chacun avait sa fonction. Les nymphes elles-mêmes
occupaient des emplois civils et politiques.
»Rappelez-vous Juturna, dont nous avons vu tant de fois
l'autel au pied du Palatin. Elle ne semblait pas destinée par
sa naissance, ses aventures et ses malheurs à tenir un
emploi régulier dans la ville de Romulus. C'était une Rutule
indignée. Aimée de Jupiter, elle avait reçu du dieu
l'immortalité. Quand le roi Turnus fut tué par Énée, sur
l'ordre des Destins, ne pouvant mourir avec son frère, elle
se jeta dans le Tibre pour fuir du moins la lumière.
Longtemps, les pâtres du Latium contèrent l'aventure de la
nymphe vivante et plaintive au fond du fleuve. Et plus tard,
les villageois de la Rome rustique, qui se penchaient, la
nuit, sur la berge, crurent la voir, à la clarté de la lune, dans
ses voiles glauques, sous les roseaux. Eh bien! les
Romains ne la laissèrent point oisive, à ses douleurs. La
pensée leur vint tout de suite de lui donner une occupation
sérieuse. Ils lui confièrent la garde de leurs fontaines. Ils en
firent une déesse municipale. Ainsi de toutes leurs
divinités. Les Dioscures, dont le temple a laissé des ruines
si belles, les Dioscures, les deux frères d'Hélène, astres
clairs, les Romains les employèrent comme estafettes au
service de l'État. Ce sont les Dioscures qui vinrent sur un
cheval blanc annoncer à Rome la victoire du lac Régille.
»Les Italiens ne demandaient à leurs dieux que des biens
terrestres et des avantages solides. A cet égard, en dépit
des terreurs asiatiques qui ont envahi l'Europe, leur
sentiment religieux n'a pas changé. Ce qu'ils exigeaient
autrefois de leurs Dieux et de leurs Génies, ils l'attendent
aujourd'hui de la Madone et des saints. Chaque paroisse a
son bienheureux, qu'on charge de commissions, comme un
député. Il y a des saints pour la vigne, pour les céréales,
pour les bestiaux, pour la colique et pour le mal de dents.
L'imagination latine a repeuplé le ciel d'une multitude de
figures animées, et fait du monothéisme juif un nouveau
polythéisme. Elle a égayé l'évangile d'une riche mythologie;
elle a rétabli un commerce familier entre le monde divin et
le monde terrestre. Les paysans exigent des miracles de
leurs saints protecteurs et les couvrent d'invectives si le
miracle tarde à venir. Le paysan, qui avait sollicité
inutilement une faveur du Bambino, retourne à la chapelle
et, s'adressant cette fois à l'Incoronata:
»—Ce n'est pas à toi, fils de putain, que je parle, c'est à ta
sainte mère.
»Les femmes intéressent la Madre di Dio à leurs amours.
Elles pensent avec raison qu'elle est femme, qu'elle sait ce
que c'est et qu'on n'a pas à se gêner avec elle. Elles n'ont
jamais peur d'être indiscrètes, ce qui prouve leur piété.
C'est pourquoi il faut admirer la prière que faisait à la
Madone une belle fille de la Riviera de Gênes: «Sainte
mère de Dieu, vous qui avez conçu sans pécher, accordez-
moi la grâce de pécher sans concevoir.»
Nicole Langelier fit ensuite observer que la religion des
Romains se prêtait aux entreprises de leur politique.
—Empreinte d'un caractère fortement national, dit-il, elle
était pourtant capable de pénétrer les peuples étrangers et
de les gagner par son esprit sociable et tolérant. C'était
une religion administrative, qui se propageait sans peine
avec le reste de l'administration.
—Les Romains aimaient la guerre, dit M. Goubin, qui
évitait soigneusement les paradoxes.
—Ils n'aimaient pas la guerre pour elle-même, répliqua
Jean Boilly. Ils étaient bien trop raisonnables pour cela. On
retenait à certains indices que le métier militaire leur
paraissait dur. Monsieur Michel Bréal vous dira que le mot
qui d'abord signifiait proprement le fourniment du soldat,
aerumna, prit ensuite le sens général de fatigue,
d'accablement, de misère, de douleur, d'épreuve et de
désastre. Ces paysans étaient comme les autres. Ils ne
marchaient que forcés et contraints. Et leurs chefs eux-
mêmes, les gros propriétaires, ne guerroyaient ni pour le
plaisir ni pour la gloire. Avant de se mettre en campagne,
ils consultaient vingt fois leur intérêt et pesaient
attentivement leurs chances.
—Sans doute, dit M. Goubin, mais leur condition et l'état du
monde les força d'être toujours en armes. C'est ainsi qu'ils
portèrent la civilisation jusqu'aux extrémités du monde
connu. La guerre est un incomparable instrument de
progrès.
—Les Latins, reprit Jean Boilly, étaient des cultivateurs qui
faisaient des guerres de cultivateurs. Leurs ambitions
furent toujours agricoles. Ils exigeaient du vaincu, non de
l'argent, mais de la terre, tout ou partie du territoire de la
confédération soumise, le plus souvent un tiers, par amitié,
comme ils disaient, et parce qu'ils étaient modérés Où le
légionnaire avait planté sa pique, le colon venait le
lendemain pousser sa charrue. C'est par le laboureur qu'ils
assuraient leurs conquêtes. Soldats admirables, sans
doute, disciplinés, patients, courageux, qui se battaient et
se faisaient battre tout comme les autres! Paysans bien
plus admirables encore! Si l'on s'étonne qu'ils aient gagné
tant de terres, il faut s'étonner bien davantage qu'ils les
aient gardées. Le prodige, c'est qu'ayant perdu beaucoup
de batailles, ils n'aient jamais cédé autant dire un arpent de
sol, ces obstinés paysans.
Tandis qu'ils disputaient ainsi, Giacomo Boni regardait
d'un oeil hostile la haute maison de briques qui se dresse
au nord du Forum sur plusieurs assises de substructions
antiques.
—Nous devons maintenant, dit-il, explorer la curia Julia.
Nous pourrons bientôt, j'espère, renverser la bâtisse
sordide qui en recouvre les restes. Il n'en coûtera pas cher
à l'État de l'acheter pour la pioche. Sous neuf mètres de
terre, que surmonte le couvent de Sant Adriano, s'étendent
les dalles de Dioclétien qui a restauré la Curie pour la
dernière fois. Nous trouverons sûrement dans les
décombres beaucoup de ces tables de marbre sur
lesquelles les lois étaient gravées. Il importe à Rome et à
l'Italie, il importe au monde entier que les vestiges du Sénat
romain soient rendus à la lumière.
Puis il pria ses amis d'entrer dans sa cabane hospitalière
et rustique comme la maison d'Evandre.
Elle se composait d'une salle unique où se dressait une
table de bois blanc, chargée de poteries noires et de
débris informes qui exhalaient une odeur de terre.
—Du préhistorique! soupira Joséphin Leclerc. Ainsi, mon
cher Giacomo Boni, non content de chercher dans le
Forum les monuments des Empereurs, ceux de la
République et ceux des Rois, vous vous enfoncez
maintenant dans les terrains qui portèrent une flore et une
faune disparues, vous creusez dans le quaternaire, dans le
tertiaire, vous pénétrez dans le pliocène, dans le miocène,
dans l'éocène; de l'archéologie latine, vous passez à
l'archéologie préhistorique et à la paléontologie. On
s'inquiète, dans les salons, des profondeurs où vous
descendez. La comtesse Pasolini ne sait plus où vous
vous arrêterez; et l'on vous représente, dans un petit journal
satirique, sortant par les antipodes et soupirant: Adesso va
bene!
Boni semblait n'avoir pas entendu.
Il examinait avec une attention profonde un vaisseau
d'argile encore humide et limoneux. Ses yeux clairs et
changeants s'assombrissaient quand il scrutait sur ce
pauvre ouvrage humain quelque indice encore inaperçu
d'un passé mystérieux. Et ils redevenaient d'un bleu pâle
dans le vague de la rêverie.
—Ces restes que vous voyez là, dit-il enfin, ces petits
cercueils de bois non équarri et ces urnes de terre noire,
en forme de cabane, contenant des os calcinés, furent
recueillis sous le temple de Faustine, au nord-ouest du
Forum.
»On trouve côte à côte des urnes noires pleines de
cendres et des squelettes couchés dans leur cercueil
comme dans un lit. Les Grecs et les Romains pratiquaient
à la fois l'ensevelissement et la crémation. Sur l'Europe
entière, aux époques antérieures à toute histoire, les deux
coutumes étaient suivies en même temps, dans la même
cité, dans la même tribu. Ces deux modes de sépulture
correspondent-ils à deux races, à deux génies? Je le crois.
Il prit dans ses mains, d'un geste respectueux et presque
rituel, un vase en forme de cabane qui contenait un peu de
cendre:
—Ceux, dit-il, qui, dans des temps immémoriaux,
façonnaient ainsi l'argile, pensaient que l'âme, attachée
aux os et aux cendres, avait besoin d'une demeure, mais
qu'il ne lui fallait pas une maison bien grande pour y vivre la
vie diminuée des morts. C'étaient des hommes d'une noble
race, venue d'Asie. Celui dont je soulève la cendre légère
vécut avant les temps d'Évandre et du berger Faustulus.
Et il ajouta, se plaisant à parler comme les anciens:
—Alors le roi Italus, ou Vitulus, le roi Veau, exerçait sa
domination paisible sur cette contrée promise à tant de
gloire. Alors s'étendaient sur la terre ausonienne les règnes
monotones des troupeaux. Ces hommes n'étaient point
ignorants et grossiers. Ils avaient reçu de leurs ancêtres
beaucoup d'enseignements précieux. Ils connaissaient le
navire et la rame. Ils pratiquaient l'art de soumettre les
boeufs au joug et de les lier au timon. Ils allumaient à leur
volonté le feu divin. Ils recueillaient le sel, travaillaient l'or,
pétrissaient et cuisaient des vases d'argile. Sans doute ils
commençaient à travailler la terre. On conte que les pâtres
latins devinrent laboureurs sous le règne fabuleux du Veau.
Ils cultivaient le millet, l'orge et l'épeautre. Ils cousaient des
peaux avec des aiguilles d'os. Ils tissaient et, peut-être,
faisaient mentir la laine en couleurs variées. Ils mesuraient
le temps par les phases de la lune. Ils contemplaient le ciel
et ils y retrouvaient la terre. Ils y voyaient le lévrier qui garde
pour le maître Diospiter le troupeau des étoiles. Ils
reconnaissaient dans les nuées fécondes le bétail du
Soleil, les vaches nourricières des campagnes bleues. Ils
adoraient leur père le Ciel et leur mère la Terre. Et, le soir,
ils entendaient les chariots des dieux, migrateurs comme
eux, fouler, de leurs roues pleines, les sentiers de la
montagne. Ils aimaient la lumière du jour et songeaient
avec tristesse à la vie des âmes dans le royaume des
ombres.
»Ces Aryens à tête large, nous savons qu'ils étaient
blonds, puisque leurs dieux, faits à leur image, étaient
blonds. Indra avait les cheveux comme les épis d'orge et la
barbe comme les poils du tigre. Les Grecs se
représentaient les dieux immortels avec des yeux bleus ou
glauques et des chevelures d'or. La déesse Rome était
flava et candida. Dans la tradition latine, Romulus et
Rémus ont le crin jaune.
»Si l'on pouvait reconstruire ces ossements calcinés, vous
verriez apparaître les pures formes aryennes. En ces
crânes larges et vigoureux, en ces têtes carrées comme la
première Rome que devaient fonder leurs fils, vous
reconnaîtriez les aïeux des patriciens de la république, la
souche longtemps vigoureuse qui produisit les tribuns, les
pontifes et les consuls, vous toucheriez le superbe moule
de ces robustes cerveaux qui construisirent la religion, la
famille, l'armée, le droit public de la cité la plus fortement
organisée qui fut jamais.
Ayant posé lentement sur la table rustique l'urne d'argile,
Giacomo Boni se penche sur un cercueil grand comme un
berceau, un cercueil creusé dans un tronc de chêne et
semblable pour la forme aux premières barques des
hommes. Il soulève la mince paroi d'écorce et d'aubier qui
recouvre cette nacelle funéraire et fait apparaître des
ossements frêles comme un squelette d'oiseau. Du corps,
il ne subsiste guère que l'épine dorsale et l'on croirait voir
un vertébré des plus humbles, un grand lézard, si l'ampleur
du front ne révélait pas l'homme. Des perles colorées,
détachées d'un collier, recouvrent ces os bruns, lavés par
les eaux souterraines et pris dans la terre grasse.
—Voyez maintenant, dit Boni, ce petit enfant qui fut non
pas incinéré avec honneur, mais enseveli et rendu tout
entier à la terre d'où il était sorti. Ce n'est point un fils des
chefs, un noble héritier des hommes blonds. Il appartient à
la race indigène de la Méditerranée, qui devint la plèbe
romaine et fournit encore aujourd'hui à l'Italie des avocats
subtils et des calculateurs. Il naquit dans la cité palatine
des Sept Monts à une époque effacée pour nous sous des
fables héroïques. C'est un enfant romuléen. Alors la vallée
des Sept Monts formait un marécage et le Palatin n'était
couvert que de cabanes de roseaux. Une petite lance fut
posée sur le cercueil pour indiquer que l'enfant était un
mâle. Il n'avait pas plus de quatre ans quand il s'endormit
dans la mort. Alors sa mère agrafa sur lui une belle tunique
et lui ceignit le cou d'un collier de perles. Ceux de sa tribu
ne le laissèrent pas sans offrandes. Ils déposèrent sur sa
tombe, dans des vases de terre noire, du lait, des fèves,
une grappe de raisin. J'ai recueilli ces vases et j'en ai fait
de semblables avec la même terre sur un feu de bois
allumé la nuit dans le Forum. Avant de lui dire adieu il
mangèrent et burent ensemble une part de ce qu'ils avaient
apporté, et ce repas funèbre leur fit oublier leur chagrin.
Petit enfant qui dors depuis les jours du dieu Quirinus, un
empire a passé sur ton cercueil agreste, et les mêmes
astres qui brillaient sur ta naissance vont s'allumer tout à
l'heure sur nos têtes. L'insondable espace qui sépare tes
heures des nôtres n'est qu'un moment imperceptible dans
la vie de l'univers.
Après un moment de silence:
—Le plus souvent, dit Nicole Langelier, il est aussi difficile
de distinguer dans un peuple les races qui le composent
que de suivre au cours d'un fleuve les rivières qui s'y sont
jetées. Et qu'est-ce qu'une race? Y a-t-il vraiment des races
humaines? Je vois qu'il y a des hommes blancs, des
hommes rouges et des hommes noirs. Mais ce ne sont pas
là des races, ce sont des variétés d'une même race, d'une
même espèce, qui forment entre elles des unions fécondes
et se mêlent sans cesse. A plus forte raison le savant ne
connaît pas plusieurs races jaunes, plusieurs races
blanches. Mais les hommes imaginent des races au gré de
leur orgueil, de leur haine ou de leur avidité. En 1871, la
France fut démembrée en vertu des droits de la race
germanique, et il n'y a pas de race germanique. Les
antisémites allument contre la race juive la colère des
peuples chrétiens, et il n'y a pas de race juive.
»Ce que j'en dis, Boni, est par spéculation pure, et non
point pour vous contredire. Comment ne vous croirait-on
pas? La persuasion habite sur vos lèvres. Et vous
associez, dans votre esprit, aux vérités étendues de la
science, les vérités profondes de la poésie. Comme vous
le dites, des pasteurs venus de la Bactriane ont peuplé la
Grèce et l'Italie. Comme vous le dites, ils y ont trouvé les
aborigènes. C'était, dans l'antiquité, une croyance
commune aux Italiens et aux Hellènes que les premiers
hommes qui peuplèrent leur pays étaient nés de la terre,
comme Érechtée. Et que vous puissiez suivre à travers les
siècles, mon cher Boni, les autochtones de votre Ausonie
et les migrateurs venus de Pamir, ceux-ci, patriciens pleins
de courage et de foi, les autres, plébéiens ingénieux et
diserts, je n'y contredis point. Car enfin, s'il n'y a pas, à
proprement parler, plusieurs races humaines et s'il y a
encore moins plusieurs races blanches, on observe
assurément dans notre espèce des variétés distinctes et
parfois très caractérisées. Dès lors, rien d'impossible à ce
que deux ou plusieurs de ces variétés vivent longtemps
côte à côte sans se fondre et gardent chacune ses
caractères particuliers. Et, parfois même, ces différences,
au lieu de s'effacer avec le temps sous l'action des forces
plastiques de la nature, peuvent, au contraire, sous l'empire
de coutumes immuables et par la contrainte des institutions
sociales, s'accuser de siècle en siècle plus fortement.
—E proprio vero, murmura Boni, en posant le couvercle de
chêne sur l'enfant romuléen.
Puis il offrit des sièges à ses hôtes et dit à Nicole
Langelier:
—Il faut maintenant tenir votre promesse et nous lire cette
histoire de Gallion, que je vous ai vu écrire dans votre
petite chambre du Foro Traiano . Vous y faites parler des
Romains. C'est ici qu'il convient de l'entendre, dans un coin
du Forum, près de la voie Sacrée, entre le Capitole et le
Palatin. Hâtez-vous, pour n'être pas surpris par le
crépuscule et de peur que votre voix ne soit bientôt
couverte par les cris des oiseaux qui s'avertissent entre
eux de l'approche de la nuit.
Les hôtes de Giacomo Boni accueillirent ces paroles d'un
murmure favorable et Nicole Langelier, sans attendre des
prières plus pressantes, déroula un manuscrit et lut ce qui
suit.
II
GALLION

En la 804e année depuis la fondation de Rome et la 13e


du principat de Claudius César, Junius Annaeus Novatus
était proconsul d'Achaïe. Issu d'une famille équestre
originaire d'Espagne, fils de Sénèque le Rhéteur et de la
vertueuse Helvia, frère d'Annaeus Méla et de ce célèbre
Lucius Annaeus, il portait le nom de son père adoptif, le
rhéteur Gallion, exilé par Tibère. Sa mère était du sang de
Cicéron et il avait hérité de son père, avec d'immenses
richesses, l'amour des lettres et de la philosophie. Il lisait
les ouvrages des Grecs plus soigneusement encore que
ceux des Latins. Une noble inquiétude agitait son esprit. Il
était curieux de la physique et de ce qu'on ajoute à la
physique. L'activité de son intelligence était si vive, qu'il
écoutait des lectures en prenant son bain et qu'il portait
sans cesse sur lui, même à la chasse, ses tablettes de cire
et son stylet. Dans les loisirs qu'il savait se ménager au
milieu des soins les plus graves et des plus vastes travaux,
il écrivait des livres sur les questions naturelles et
composait des tragédies.
Ses clients et ses affranchis vantaient sa douceur. Il était
en effet d'un caractère bienveillant. On n'avait jamais vu
qu'il s'abandonnât à la colère. Il considérait la violence
comme la pire des faiblesses et la moins pardonnable.
Il avait en exécration toutes les cruautés, quand leur
véritable caractère ne lui échappait pas à la faveur d'un
long usage et de l'opinion publique. Et souvent même,
dans les sévérités consacrées par la coutume des aïeux et
sanctifiées par les lois, il découvrait des excès détestables
contre lesquels il s'élevait et qu'il aurait tenté de détruire si
on ne lui eût opposé de toutes parts l'intérêt de l'État et le
salut commun. A cette époque les bons magistrats et les
fonctionnaires honnêtes n'étaient pas rares dans l'Empire.
Il s'en trouvait certes d'aussi probes et d'aussi équitables
que Gallion, mais peut-être n'aurait-on pas rencontré dans
un autre autant d'humanité.
Chargé d'administrer cette Grèce dépouillée de ses
richesses, déchue de sa gloire, tombée de sa liberté
agitée dans une tranquillité oisive, il se rappelait qu'elle
avait jadis enseigné au monde la sagesse et les arts et il
unissait, dans sa conduite envers elle, à la vigilance d'un
tuteur la piété d'un fils. Il respectait l'indépendance des
villes et les droits des personnes. Il honorait les hommes
vraiment grecs de naissance et d'éducation, malheureux
seulement de n'en découvrir qu'un petit nombre et
d'exercer le plus souvent son autorité sur une multitude
infâme de Juifs et de Syriens, équitable toutefois envers
ces asiatiques, et s'en félicitant comme d'un vertueux effort.
Il résidait à Corinthe, la cité la plus riche et la plus peuplée
de la Grèce romaine. Sa villa, construite au temps
d'Auguste, agrandie et embellie depuis lors par les
proconsuls qui s'étaient succédé dans le gouvernement de
la province, s'élevait sur les dernières pentes occidentales
de l'Acrocorinthe, dont le sommet chevelu portait le temple
de Vénus et les bosquets des hiérodules. C'était une
maison assez vaste qu'entouraient des jardins plantés
d'arbres touffus, arrosés d'eaux vives, ornés de statues,
d'exèdres, de gymnases, de bains, de bibliothèques, et
d'autels consacrés aux dieux.
Il s'y promenait un matin, selon sa coutume, avec son frère
Annaeus Méla, conversant sur l'ordre de la nature et les
vicissitudes de la fortune. Dans le ciel rose le soleil se
levait humide et candide. Les ondulations douces des
collines de l'Isthme cachaient le rivage saronique, le Stade,
le sanctuaire des jeux, le port oriental de Kenkhrées. Mais
on voyait, entre les flancs fauves des monts Géraniens et le
rose Hélicon à la double cime, dormir la mer bleue des
Alcyons. Au loin, vers le septentrion, brillaient les trois
sommets neigeux du Parnasse. Gallion et Méla
s'avancèrent jusqu'au bord de la haute terrasse. A leurs
pieds s'étendait Corinthe sur un vaste plateau de sable
pâle, incliné doucement vers les bords écumeux du golfe.
Les dalles du forum, les colonnes de la basilique, les
gradins du cirque, les blancs degrés des propylées
étincelaient, et les faîtes dorés des temples jetaient des
éclairs. Vaste et neuve, la ville était coupée de rues
droites. Une voie large descendait jusqu'au port de
Leckhée, bordé de magasins et couvert de navires. A
l'occident, la terre était offensée par la fumée des forges et
par les ruisseaux noirs des teintureries, et de ce côté, des
forêts de pins, s'étendant jusqu'à l'horizon, s'y confondaient
avec le ciel.
Peu à peu la ville s'éveilla. Le hennissement aigre d'un
cheval déchira l'air matinal, et l'on commença d'entendre
les bruits sourds des roues, les cris des charretiers et le
chant des vendeuses d'herbes. Sorties de leurs masures à
travers les décombres du palais de Sisyphe, de vieilles
femmes aveugles, portant sur la tête des urnes de cuivre,
allaient, conduites par des enfants, puiser de l'eau à la
fontaine Pirène. Sur les toits plats des maisons qui
longeaient les jardins du proconsul, des Corinthiennes
étendaient du linge pour le faire sécher, et l'une d'elles
fouettait son enfant avec des tiges de poireaux. Dans le
chemin creux qui montait à l'Acropole, un vieillard demi-nu,
couleur de bronze, aiguillonnait la croupe d'un âne chargé
de salades et chantait entre ses dents ébréchées, dans sa
barbe rude, une chanson d'esclave:
Travaille, petit âne,
Comme j'ai travaillé.
Et cela te profitera:
Tu peux en être sûr.
Cependant, au spectacle de la ville recommençant son
labeur de chaque jour, Gallion se prit à songer à cette
première Corinthe, la belle Ionienne, opulente et joyeuse,
jusqu'au jour où elle vit ses citoyens massacrés par les
soldats de Mummius, ses femmes, les nobles filles de
Sisyphe, vendues à l'encan, ses palais, ses temples
incendiés, ses murs renversés et ses richesses entassées
dans les liburnes du Consul.
—Il n'y a pas encore un siècle, dit-il, l'oeuvre de Mummius
subsistait tout entière. Ce rivage que tu vois, ô mon frère,
était plus désert que les sables de Libye. Le divin Julius
releva la ville détruite par nos armes et la peupla
d'affranchis. Sur cette plage, où les illustres Bacchiades
avaient étalé leur fière indolence, des Latins pauvres et
grossiers s'établirent et Corinthe commença de renaître.
Elle s'accrut rapidement et sut tirer avantage de sa
position. Elle perçoit un tribut sur tous les navires qui, venus
de l'orient ou de l'occident, mouillent dans ses deux ports
de Leckhée et de Kenkhrées. Son peuple et ses richesses
ne cessent de s'accroître à la faveur de la paix romaine.
»Que de bienfaits l'Empire n'a-t-il pas répandus sur le
monde! Par lui les villes, les campagnes goûtent un calme
profond. Les mers sont purgées de pirates et les routes de
brigands. De l'océan brumeux au golfe Permulique, de
Gadès à l'Euphrate, le commerce des marchandises se
fait avec une sécurité que rien ne trouble. La loi protège la
vie et les biens de tous. Les droits de chacun sont mis hors
d'atteinte. La liberté n'a désormais pour limites que ses
lignes de défense et n'est bornée que pour sa sûreté. La
justice et la raison gouvernent l'univers.
Annaeus Méla n'avait pas, comme ses deux frères, brigué
les honneurs. Ceux qui l'aimaient, et ils étaient nombreux,
car il se montrait, dans ses manières, toujours affable et
d'une extrême aménité, attribuaient cet éloignement des
affaires à la modération d'un esprit qu'attirait une obscurité
tranquille et qui n'eût voulu se donner d'autres soins que
l'étude de la philosophie. Mais des observateurs plus froids
croyaient s'apercevoir qu'il était ambitieux à sa manière et
jaloux, à l'exemple de Mécène, d'égaler, simple chevalier
romain, le crédit des consulaires. Enfin certains esprits
malveillants croyaient discerner en lui l'avidité des
Sénèques pour ces richesses qu'ils affectaient de
mépriser, et ils s'expliquaient de cette manière que Méla
eût longtemps vécu obscur en Bétique, tout occupé de
l'administration de ses vastes domaines, et qu'appelé
ensuite à Rome par son frère le philosophe, il s'y fût
attaché à la gestion des finances impériales plutôt que de
rechercher de grands emplois judiciaires ou militaires. On
ne pouvait pas aisément décider de son caractère sur ses
discours parce qu'il tenait le langage des stoïciens, aussi
propre à cacher les faiblesses de l'âme qu'à révéler la
grandeur des sentiments. C'était alors une élégance que
de venir des discours vertueux. Du moins est-il certain que
Méla pensait hautement.
Il répondit à son frère que, sans être versé comme lui dans
les affaires publiques, il avait eu sujet d'admirer la
puissance et la sagesse des Romains.
—Elles se montrent, dit-il, jusqu'au fond de notre Espagne.
Mais c'est dans une gorge sauvage des monts thessalien
que j'ai le mieux senti la majesté bienfaisante de l'Empire.
Je venais d'Hypathe, ville célèbre par ses fromages et ses
magiciennes, et j'avais chevauché pendant quatre heures
dans la montagne sans rencontrer un visage humain.
Vaincu par la fatigue et la chaleur, j'attachai mon cheval à
un arbre peu éloigné de la route et m'étendis sous un
buisson d'arbouses. Je m'y reposais depuis quelques
instants quand je vis passer un maigre vieillard chargé de
ramée et fléchissant sous le faix. A bout de forces, il
chancela et, près de tomber, s'écria: «César!» En
entendant cette invocation monter de la bouche d'un pauvre
bûcheron dans un désert de rochers, mon coeur s'emplit de
vénération pour la Ville tutélaire, qui inspire jusque dans les
pays les plus écartés, aux âmes les plus agrestes, une telle
idée de sa providence souveraine. Mais à mon admiration
se mêlèrent, ô mon frère, la tristesse et l'inquiétude, quand
je songeai à quels dommages, à quelles offenses, par la
folie des hommes et les vices du siècle, étaient exposés
l'héritage d'Auguste et la fortune de Rome.
—J'ai vu de près, mon frère, lui répondit Gallion, ces
crimes et ces folies dont tu t'affliges. Assis au Sénat, j'ai
pâli sous le regard des victimes de Caïus. Je me suis tu,
ne désespérant pas de voir des jours meilleurs. Je crois
que les bons citoyens doivent servir la république sous les
mauvais princes plutôt que d'échapper à leurs devoirs par
une mort inutile.
Comme Gallion prononçait ces paroles, deux hommes
encore jeunes, portant la toge, s'approchèrent de lui. L'un
était Lucius Cassius, d'une maison plébéienne, mais
ancienne et décorée, originaire de Rome. L'autre, Marcus
Lollius, fils et petit-fils de consulaires et toutefois d'une
famille équestre, sortie du municipe de Terracine. Ils
avaient tous deux fréquenté les écoles d'Athènes et acquis
une connaissance des lois de la nature à laquelle les
Romains qui n'étaient pas allés en Grèce demeuraient tout
à fait étrangers.
A cette heure ils se formaient à Corinthe au maniement
des affaires publiques, et le proconsul les tenait à ses
côtés comme un ornement à sa magistrature. Un peu en
arrière, vêtu du manteau court des philosophes, le front
chauve et le menton garni d'une barbe socratique, le grec
Apollodore marchait avec lenteur, un bras levé et remuant
les doigts en disputant avec lui-même.
Gallion fit à tous trois un accueil bienveillant.
—Déjà les roses du matin ont pâli, dit-il, et le soleil
commence à darder ses flèches acérées. Venez, amis!
Ces ombrages nous verseront la fraîcheur.
Et il les mena, le long d'un ruisseau dont le murmure
conseillait les tranquilles pensées, jusque dans une
enceinte d'arbustes verts au milieu de laquelle un bassin
d'albâtre se croisait, plein d'une eau limpide où flottait une
plume de la colombe qui venait de s'y baigner et qui
maintenant modulait sa plainte dans le feuillage. Ils
s'assirent sur un banc de marbre qui s'étendait en demi-
cercle, soutenu par des griffons. Les lauriers et les myrtes y
mariaient leurs ombres. Tout autour de l'enceinte arrondie
s'élevaient des statues. Une Amazone blessée entourait
mollement sa tête de son bras replié. Sur son beau visage
la douleur paraissait belle. Un Satyre velu jouait avec une
chèvre. Une Vénus, au sortir du bain, essuyait ses
membres humides sur lesquels on croyait voir courir un
frisson de plaisir. Près d'elle un jeune Faune approchait en
souriant une flûte de ses lèvres. Son front était à demi
caché par les branches, mais son ventre poli brillait entre
les feuilles.
—Ce Faune semble respirer, dit Marcus Lollius. On dirait
qu'un souffle léger soulève sa poitrine.
—Il est vrai, Marcus. On attend qu'il tire de sa flûte des
sons agrestes, dit Gallion. Un esclave grec l'a sculpté dans
le marbre d'après un modèle ancien. Les Grecs excellaient
autrefois à faire ces bagatelles. Plusieurs de leurs
ouvrages en ce genre sont justement célèbres. On ne peut
le nier: ils ont su donner aux dieux un visage auguste et
exprimer sur le marbre ou l'airain la majesté des maîtres du
monde. Qui n'admire le Jupiter Olympien de Phidias? Et
pourtant qui voudrait être Phidias?
—Certes aucun Romain ne voudrait être Phidias, s'écria
Lollius, qui dépensait l'immense héritage de ses pères à
faire venir de Grèce et d'Asie les ouvrages de Phidias et
de Myrrhon, dont il ornait sa villa du Pausilippe.
Lucius Cassius partageait cet avis. Il soutint avec force que
les mains d'un homme libre n'étaient pas faites pour
manier le ciseau du sculpteur ou le cestre du peintre et que
nul citoyen romain ne saurait s'abaisser à fondre l'airain, à
sculpter le marbre, à tracer des figures sur une muraille.
Il professait l'admiration des moeurs antiques et vantait à
toute occasion les vertus des aïeux:
—Les Curius et les Fabricius, dit-il, cultivaient leurs laitues
et dormaient sous le chaume. Ils ne connaissaient de
statue que le Priape taillé dans un coeur de buis qui,
dressant au milieu de leur jardin son pal vigoureux,
menaçait les voleurs d'un supplice ridicule et terrible.
Méla, qui avait beaucoup lu les annales de Rome, objecta
l'exemple d'un vieux patricien.
—Au temps de la république, dit-il, cet illustre Caïus
Fabius, d'une famille issue d'Hercule et d'Évandre, traça de
ses mains sur les murs du temple de Salus des peintures
si estimées, que leur perte récente, dans l'incendie du
temple, a été considérée comme un malheur public. Et l'on
rapporte qu'il ne quittait pas la toge pour peindre ses
figures, faisant connaître par là que cette tâche n'était pas
indigne d'un citoyen romain. Il reçut le surnom de Pictor que
ses descendants s'honorèrent de porter.
Lucius Cassius répliqua vivement:
—En peignant des victoires dans un temple, Caïus Fabius
considérait ces victoires et non la peinture. Il n'y avait pas
alors de peintres à Rome. Voulant que les grandes actions
des aïeux fussent sans cesse présentes aux yeux des
Romains, il donna l'exemple aux artisans. Mais de même
qu'un pontife ou un édile pose la première pierre d'un
édifice et ne fait pas pour cela métier de maçon ou
d'architecte, Caïus Fabius fit la première peinture de Rome
sans qu'on puisse le compter au nombre des ouvriers qui
gagnent leur vie à peindre sur des murs.
Apollodore, d'un signe de tête, approuva ce discours et dit
en caressant sa barbe philosophique:
—Les fils d'Iule sont nés pour gouverner le monde. Tout
autre soin serait indigne d'eux.
Et longtemps, d'une bouche arrondie, il vanta les Romains.
Il les flattait parce qu'il les craignait. Mais, au dedans de lui-
même, il ne sentait que mépris pour ces intelligences
bornées et sans finesse. Il donna des louanges à Gallion:
—Tu as orné cette ville de monuments magnifiques. Tu as
assuré la liberté de son Sénat et de son peuple. Tu as
établi de bonnes règles pour le commerce et la navigation,
tu rends la justice avec une équité bienveillante. Ta statue
s'élèvera sur le Forum. Le titre te sera décerné de second
fondateur de Corinthe, ou plutôt Corinthe prendra de toi le
nom d'Annaea. Toutes ces choses sont dignes d'un
Romain et dignes de Gallion. Mais ne crois pas que les
Grecs estiment plus que de raison les arts manuels. Si
beaucoup parmi eux s'occupent à peindre des vases, à
teindre des étoffes, à modeler des figures, c'est par
nécessité. Ulysse construisit de ses mains son lit et son
navire. Toutefois les Grecs professent qu'il est indigne d'un
sage de s'appliquer à des arts futiles et grossiers. Socrate,
en sa jeunesse, exerça le métier de sculpteur et il fit une
image des Kharites qu'on voit encore sur l'acropole
d'Athènes. Son habileté certes n'était pas médiocre et, s'il
avait voulu, il aurait su, comme les artistes les plus
renommés, représenter un athlète lançant un disque ou
nouant un bandeau sur son front. Mais il laissa ces
ouvrages pour se consacrer à la recherche de la sagesse,
ainsi que l'oracle le lui avait ordonné. Dès lors, il s'attacha
aux jeunes hommes, non pour mesurer les proportions de
leurs corps, mais uniquement pour leur enseigner ce qui
est honnête. A ceux dont la forme était parfaite il préférait
ceux dont l'âme était belle, contrairement à ce que font les
sculpteurs, les peintres et les débauchés. Ceux-là estiment
la beauté extérieure et méprisent la beauté intérieure. Et
vous savez que Phidias grava sur l'orteil de son Jupiter le
nom d'un athlète parce qu'il était beau et sans considérer
s'il était chaste.
—C'est pourquoi, conclut Gallion, nous ne donnons pas de
louanges aux sculpteurs alors même que nous en donnons
à leurs ouvrages.
—Par Hercule! s'écria Lollius, je ne sais lequel admirer le
plus de ce Faune ou de cette Vénus. La déesse a la
fraîcheur de l'eau dont elle est encore mouillée. Elle est
vraiment la volupté des hommes et des dieux, et ne crains-
tu pas, ô Gallion, qu'une nuit un rustre, caché dans tes
jardins, ne lui fasse subir le même outrage qu'un jeune
impie infligea, dit-on, à la Vénus des Cnidiens? Les
prêtresses du temple trouvèrent un matin sur la déesse les
vestiges de l'offense, et les voyageurs rapportent que
depuis lors, elle garde sur elle une tache ineffaçable. Il faut
admirer et l'audace de cet homme et la patience de
l'Immortelle.
—Le crime ne fut pas impuni, déclara Gallion. Le sacrilège
se jeta dans la mer ou se brisa contre les rochers. On ne l'a
jamais revu.
—Sans doute, reprit Lollius, la Vénus de Cnide passe en
beauté toutes les autres. Mais l'ouvrier qui sculpta celle de
tes jardins, ô Gallion, savait amollir le marbre. Vois ce
Faune; il rit, la salive mouille ses dents et ses lèvres; ses
joues ont la fraîcheur des pommes; tout son corps brille de
jeunesse. Pourtant, à ce Faune je préfère cette Vénus.
Apollodore leva la main droite et dit:
—Très doux Lollius, réfléchis un moment et tu reconnaîtras
qu'une telle préférence est pardonnable à un ignorant qui
suit ses instincts et ne raisonne pas, mais qu'elle n'est pas
permise à un sage comme toi. Cette Vénus ne peut être
aussi belle que ce Faune, car le corps de la femme a
moins de perfection que celui de l'homme et la copie d'une
chose moins parfaite ne saurait égaler en beauté la copie
d'une chose plus parfaite. Et l'on ne peut douter, ô Lollius,
que le corps de la femme ne soit moins beau que celui de
l'homme, puisqu'il contient une âme moins belle. Les
femmes sont vaines, querelleuses, occupées de niaiseries,
incapables de hautes pensées et de grandes actions, et
souvent la maladie trouble leur intelligence.
—Pourtant, fit observer Gallion, dans Rome comme dans
Athènes, des vierges, des mères ont été jugées dignes de
présider aux choses sacrées et de porter les offrandes sur
les autels. Bien plus! les dieux ont choisi parfois des
vierges pour rendre leurs oracles ou révéler l'avenir aux
hommes. Cassandre a ceint son front des bandelettes
d'Apollon et prophétisé la ruine des Troyens. Juturna, que
l'amour d'un dieu rendit immortelle, fut commise à la garde
des fontaines de Rome.
—Il est vrai, répliqua Apollodore. Mais les dieux vendent
cher aux vierges le privilège d'expliquer leurs volontés et
d'annoncer l'avenir. En même temps qu'ils leur donnent de
voir ce qui est caché, ils leur ôtent la raison et les rendent
furieuses. Au reste, je t'accorde, ô Gallion, que certaines
femmes sont meilleures que certains hommes et que
certains hommes sont moins bons que certaines femmes.
Cela tient à ce que les deux sexes ne sont pas aussi
distincts l'un de l'autre et séparés que l'on croit et que, tout
au contraire, il y a de l'homme dans beaucoup de femmes
et de la femme dans beaucoup d'hommes. Voici comment
on explique ce mélange:
»Les ancêtres des hommes qui habitent aujourd'hui la terre
sortirent des mains de Prométhée qui, pour les former,
pétrit l'argile, comme font les potiers. Il ne se borna pas à
façonner de ses mains un couple unique. Trop prévoyant et
trop industrieux pour se résoudre à faire sortir d'une seule
semence et d'un seul vase toute la race humaine, il
entreprit au contraire de fabriquer lui-même une multitude
de femmes et d'hommes, afin d'assurer tout de suite à
l'humanité l'avantage du nombre. Pour mieux conduire un
travail si difficile, il modela d'abord séparément toutes les
parties qui devaient composer les corps aussi bien mâles
que féminins. Il fit autant de poumons, de foies, de coeurs,
de cerveaux, de vessies, de rates, d'intestins, de matrices,
de vulves et de pénis qu'il était nécessaire et fabriqua enfin
avec un art subtil et en quantité suffisante tous les organes
au moyen desquels les humains pussent parfaitement
respirer, se nourrir et se reproduire. Il n'oublia ni les
muscles, ni les tendons, ni les os, ni le sang, ni les
humeurs. Enfin il tailla des peaux, se réservant de mettre
dans chacune, comme dans un sac, les choses
nécessaires. Toutes ces pièces d'hommes et de femmes
étaient achevées et il ne restait plus qu'à les assembler
quand Prométhée fut invité à souper chez Bacchus. Il s'y
rendit et, le front ceint de rosés, vida trop souvent la coupe
du dieu. C'est en chancelant qu'il regagna son atelier. Le
cerveau tout obscurci des fumées du vin, l'oeil trouble, les
mains mal assurées, il se remit à l'oeuvre, pour notre
malheur. Distribuer les organes aux humains lui semblait un
jeu. Il ne savait ce qu'il faisait et goûtait, quoi qu'il fit, un
parfait contentement. À tout instant il donnait à une femme,
par mégarde, ce qui convenait à un homme, et à un
homme ce qui convenait à une femme.
»De la sorte, nos premiers parents furent composés de
morceaux disparates, qui ne s'accordaient pas bien les
uns avec les autres. S'étant accouplés à leur gré ou par
hasard, ils produisirent des êtres incohérents comme eux.
C'est ainsi que, par la faute du Titan, nous voyons tant de
femmes viriles et d'hommes efféminés. C'est ce qui
explique également les contradictions qu'on rencontre dans
le plus ferme caractère et comment l'esprit le plus résolu se
dément à toute heure. Et c'est pourquoi enfin nous sommes
tous en guerre avec nous-mêmes.
Lucius Cassius condamna ce mythe parce qu'il
n'enseignait pas à l'homme à se vaincre lui-même et qu'il
l'induisait au contraire à céder à la nature.
Gallion fit observer que les poètes et les philosophes
retraçaient diversement l'origine du monde et la création
des hommes.
—Il ne faut pas croire trop aveuglément aux fables que
content les Grecs, dit-il, ni tenir pour véritable, ô
Apollodore, ce qu'ils rapportent notamment des pierres
jetées par Pyrrha. Les philosophes ne s'accordent point
entre eux sur le principe du monde et nous laissent
incertains si la terre fut produite par l'eau, par l'air, ou,
comme il est plus croyable, par le feu subtil. Mais les Grecs
veulent tout savoir et forgent d'ingénieux mensonges. Qu'il
est meilleur d'avouer notre ignorance! Le passé nous est
caché comme l'avenir; nous vivons entre deux nuées
épaisses, dans l'oubli de ce qui fut et l'incertitude de ce qui
sera. Et pourtant la curiosité nous tourmente de connaître
les causes des choses et une ardente inquiétude nous
excite à méditer les destinées de l'homme et du monde.
—Il est vrai, soupira Cassius, que nous nous appliquons
sans cesse à pénétrer l'impénétrable avenir. Nous y
travaillons de toutes nos forces et par toutes sortes de
moyens. Nous croyons y parvenir tantôt par la méditation,
tantôt par la prière et l'extase. Les uns consultent les
oracles des dieux, les autres, ne craignant pas de faire ce
qui n'est pas permis, interrogent les divinateurs de
Chaldée ou tentent les sorts babyloniens. Curiosité impie
et vaine! Car de quoi nous servirait la connaissance des
choses futures, puisqu'elles sont inévitables? Pourtant les
sages, plus encore que le vulgaire, éprouvent le désir de
percer l'avenir et de s'y jeter pour ainsi dire. C'est sans
doute parce qu'ils espèrent de la sorte échapper au
présent, qui leur apporte tant de tristesses et de dégoûts.
Comment les hommes d'aujourd'hui ne seraient-ils pas
aiguillonnés du désir de fuir leur temps misérable? Nous
vivons dans un âge fréquent en lâchetés, abondant en
igniominies, fertile en crimes.
Cassius déprécia longtemps encore l'époque où il vivait. Il
se plaignit que les Romains, déchus de leurs antiques
vertus, ne prissent plus plaisir qu'à manger des huîtres du
Lucrin et des oiseaux du Phase, et n'eussent plus de goût
que pour des mimes, des cochers et des gladiateurs. Il
sentait douloureusement le mal dont souffrait l'Empire, le
luxe insolent des grands, la basse avidité des clients, la
dépravation féroce de la multitude.
Gallion et son frère l'approuvèrent. Ils aimaient la vertu.
Pourtant, ils n'avaient rien de commun avec les vieux
patriciens qui, sans autre souci que d'engraisser leurs
porcs et d'accomplir les rites sacrés, conquirent le monde
pour la bonne gestion de leurs métairies. Cette noblesse
d'étable, instituée par Romulus et par Brutus, était depuis
longtemps éteinte. Les familles patriciennes, créées par le
divin Julius et par l'empereur Auguste, n'avaient point duré.
Des hommes intelligents, venus de toutes les provinces de
l'Empire, occupaient leur place. Romains à Rome, ils
n'étaient nulle part étrangers. Ils l'emportaient de beaucoup
sur les vieux Céthégus par les élégances de l'esprit et les
sentiments humains. Ils ne regrettaient pas la république;
ils ne regrettaient pas la liberté, dont le souvenir était mêlé
pour eux à celui des proscriptions et des guerres civiles. Ils
honoraient Caton comme le héros d'un autre âge, sans
désirer de revoir une si haute vertu se dresser sur de
nouvelles ruines. Ils considéraient l'époque d'Auguste et les
premières années de Tibère comme le temps le plus
heureux que le monde eût jamais connu, puisque l'âge d'or
n'avait existé que dans l'imagination des poètes. Et ils
s'étonnaient douloureusement que ce nouvel ordre de
choses, qui promettait au genre humain une longue félicité,
eût si vite apporté à Rome des hontes inouïes et des
tristesses inconnues même aux contemporains de Marius
et de Sylla. Ils avaient vu, durant la folie de Caïus, les
meilleurs citoyens marqués au fer rouge, condamnés aux
mines, aux travaux des chemins, aux bêtes, les pères
forcés d'assister au supplice de leurs enfants, et des
hommes d'une vertu éclatante, comme Crémutius Cordus
pour priver le tyran de leur mort, se laisser mourir de faim.
A la honte de Rome, Caligula ne respectait ni ses soeurs,
ni aucune des femmes les plus illustres. Et, ce qui indignait
ces rhéteurs et ces philosophes autant que le viol des
matrones et le meurtre des meilleurs citoyens, c'étaient les
crimes de Caïus contre l'éloquence et les lettres. Ce furieux
avait conçu le dessein d'anéantir les poèmes d'Homère et
il faisait enlever de toutes les bibliothèques les écrits, les
portraits, les noms de Virgile et de Tite-Live. Enfin Gallion
ne lui pardonnait pas d'avoir comparé le style de Sénèque
à un mortier sans ciment.
Ils craignaient un peu moins Claudius, mais ils le
méprisaient peut-être davantage. Ils raillaient sa tète de
citrouille et sa voix de veau marin. Ce vieux savant n'était
pas un monstre de méchanceté. Ils n'avaient guère à lui
reprocher que sa faiblesse. Mais, dans l'exercice du
pouvoir souverain, cette faiblesse était parfois aussi cruelle
que la cruauté de Caïus. Ils avaient aussi contre lui des
griefs domestiques. Si Caïus s'était moqué de Sénèque,
Claudius l'avait exilé dans l'île de Corse. Il est vrai qu'il
l'avait ensuite rappelé à Rome et revêtu des ornements de
la préture. Mais ils ne lui étaient point reconnaissants
d'avoir exécuté de la sorte un ordre d'Agrippine, ignorant
lui-même ce qu'il ordonnait. Indignés mais patients, ils s'en
reposaient sur l'impératrice de la fin du vieillard et du choix
du nouveau prince. Mille bruits couraient à la honte de la
fille impudique et cruelle de Germanicus. Ils n'y prêtaient
pas l'oreille, et célébraient les vertus de cette femme
illustre à qui les Sénèques devaient le terme de leurs
disgrâces et l'accroissement de leurs honneurs. Comme il
arrive souvent, leurs convictions étaient d'accord avec leurs
intérêts. Une douloureuse expérience de la vie publique
n'avait pas ébranlé leur confiance dans le régime fondé par
le divin Auguste, affermi par Tibère et dans lequel ils
remplissaient de hautes fonctions. Pour réparer les maux
causés par les maîtres de l'Empire, ils comptaient sur un
nouveau maître.
Gallion tira d'un pli de sa toge un rouleau de papyrus.
—Chers amis, dit-il, j'ai appris ce matin par des lettres de
Rome que notre jeune prince a reçu en mariage Octavie,
fille de César.
Un murmure favorable accueillit cette nouvelle.
—Certes, poursuivit Gallion, nous devons nous féliciter
d'une union grâce à laquelle le prince, joignant à ses
premiers titres ceux d'époux et de gendre, marche
désormais l'égal de Britannicus. Mon frère Sénèque ne
cesse de me vanter dans ses lettres l'éloquence et la
douceur de son élève, qui illustre sa jeunesse en plaidant
au Sénat devant l'empereur. Il n'a pas encore accompli sa
seizième année et il a déjà gagné la cause de trois villes
coupables ou malheureuses, Ilion, Bologne, Apamée.
—Ainsi donc, demanda Lucius Cassius, il n'a pas hérité
l'humeur noire des Domitius, ses aïeux?
—Non certes, répondit Gallion. C'est Germanicus qui revit
en lui.
Annaeus Mela, qui ne passait pas pour flatteur, donna
aussi des louanges au fils d'Agrippine. Elles paraissaient
touchantes et sincères, parce qu'il les garantissait, pour
ainsi dire, sur la tête de son fils encore enfant.
—Néron est chaste, modeste, bienveillant et pieux. Mon
petit Lucain, qui m'est plus cher que mes yeux, fut son
compagnon de jeux et d'études. Ils s'exercèrent ensemble
à déclamer en langue grecque et en langue latine. Ils
s'essayèrent ensemble à composer des poèmes. Jamais,
dans ces luttes ingénieuses, Néron ne donna le moindre
signe d'envie. Il se plaisait au contraire à vanter les vers de
son rival, où, malgré la faiblesse de l'âge, paraissait, ça et
là, une ardente énergie. Il semblait quelquefois heureux
d'être vaincu par le neveu de son précepteur. Charmante
modestie du prince de la jeunesse! Les poètes
compareront un jour l'amitié de Néron et de Lucain à la
sainte amitié d'Euryale et de Nisus.
—Néron, reprit le proconsul, montre dans l'ardeur de la
jeunesse, une âme douce et pleine de pitié. Ce sont là des
vertus que les années ne pourront qu'affermir.
»Claudius, en l'adoptant, a sagement acquiescé au voeu
du Sénat et au désir du peuple. Par cette adoption il a
écarté de l'Empire un enfant accablé du déshonneur de sa
mère, et il vient, en donnant Octavie à Néron, d'assurer
l'avènement d'un jeune César qui fera les délices de Rome.
Fils respectueux d'une mère honorée, disciple zélé d'un
philosophe, Néron, dont l'adolescence brille des plus
aimables vertus, Néron, notre espoir et l'espoir du monde,
se souviendra dans la pourpre des leçons du Portique et
gouvernera l'univers avec justice et modération.
—Nous en acceptons l'augure, dit Lollius. Puisse une ère
de bonheur s'ouvrir pour le genre humain!
—Il est difficile de prévoir l'avenir, dit Gallion. Pourtant nous
ne doutons point de l'éternité de la Ville. Les oracles ont
promis à Rome un empire sans fin et il serait impie de n'en
pas croire les dieux. Vous dirai-je ma plus chère
espérance? Je m'attends avec joie à ce que la paix règne
pour toujours sur la terre après le châtiment des Parthes.
Oui, nous pouvons, sans crainte de nous tromper, annoncer
la fin des guerres détestées des mères. Qui pourrait
désormais troubler la paix romaine? Nos aigles ont touché
les bornes de l'univers. Tous les peuples ont éprouvé notre
force et notre clémence. L'Arabe, le Sabéen, l'habitant de
l'Haemus, le Sarmate qui se désaltère dans le sang de son
cheval, le Sicambre à la chevelure bouclée, l'Éthiopien
crépu, viennent en foule adorer Rome protectrice. D'où
sortiraient de nouveaux barbares? Est-il probable que les
glaces du Nord ou les sables brûlants de la Libye tiennent
en réserve des ennemis du peuple romain? Tous les
Barbares, gagnés à notre amitié, déposeront les armes, et
Rome, aïeule aux cheveux blancs, calme dans sa
vieillesse, verra les peuples assis avec respect autour
d'elle, comme ses enfants adoptifs, méditer la concorde et
l'amour.
Tous approuvèrent ces paroles, hors Cassius qui secoua
la tête.
Il s'enorgueillissait des honneurs militaires attachés à sa
naissance, et la gloire des armes, tant vantée par les
poètes et les rhéteurs, excitait son enthousiasme.
—Je doute, ô Gallion, dit-il, que les peuples cessent jamais
de se haïr et de se craindre. Et, à vrai dire, je ne le
souhaite pas. Si la guerre cessait, que deviendraient la
force des caractères, la grandeur d'âme, l'amour de la
patrie? Le courage et le dévouement ne seraient plus que
des vertus sans emploi.
—Rassure-toi, Lucius, dit Gallion, quand les hommes
auront cessé de se vaincre entre eux, ils travailleront à se
vaincre eux-mêmes. Et c'est là le plus vertueux effort qu'ils
puissent faire, le plus noble emploi de leur courage et de
leur magnanimité. Oui, la mère auguste dont nous adorons
les rides et les cheveux blanchis par les siècles, Rome,
établira la paix universelle. Alors il fera bon vivre. La vie
dans certaines conditions mérite d'être vécue. C'est une
petite flamme entre deux ombres infinies; c'est notre part
de divinité. Tant qu'il vit, un homme est semblable aux
dieux.
Pendant que Gallion parlait de la sorte, une colombe vint
se poser sur l'épaule de la Vénus dont les formes de
marbre brillaient entre les myrtes.
—Cher Gallion, dit Lollius en souriant, l'oiseau d'Aphrodite
se plaît à tes discours. Ils sont doux et pleins de vénusté.
Un esclave apporta du vin frais, et les amis du proconsul
parlèrent des dieux. Apollodore pensait qu'il n'était pas
facile d'en connaître la nature. Lollius doutait de leur
existence.
—Quand, dit-il, la foudre tombe, il dépend du philosophe
que ce soit la nuée ou le dieu qui ait tonné.
Mais Cassius n'approuvait pas ces propos légers. Il croyait
aux dieux de la République. Incertain seulement des limites
de leur providence, il affirmait qu'ils existaient, ne
consentant pas à se séparer du genre humain sur un point
essentiel. Et pour se confirmer dans la religion des aïeux, il
employait un raisonnement qu'il avait appris des Grecs:
—Les dieux existent, dit-il. Les hommes s'en font une
image. Et l'on ne peut concevoir une image sans réalité.
Comment verrait-on Minerve, Neptune, Mercure, s'il n'y
avait ni Mercure, ni Neptune, ni Minerve?
—Tu m'as persuadé, lui dit Lollius, en se moquant. La
vieille femme qui vend des gâteaux de miel, sur le Forum,
au pied de la basilique, a vu le dieu Typhon, ayant d'un âne
la tête velue et le ventre formidable. Il la terrassa, la troussa
par-dessus les oreilles, la frappa en cadence de coups
retentissants et la laissa demi-morte, inondée d'une urine
prodigieusement infecte. Elle rapporta elle-même
comment, à l'exemple d'Antiope, elle avait été visitée par
un immortel. Il est certain que le dieu Typhon existe
puisqu'il a pissé sur une marchande de gâteaux.
—En dépit de tes moqueries, Marcus, je ne doute pas de
l'existence des dieux, reprit Cassius. Et je pense qu'ils ont
la forme humaine, puisque c'est sous cette forme qu'ils se
montrent toujours à nous, soit que nous dormions, soit que
nous nous tenions éveillés.
—Il est meilleur, fit observer Apollodore, de dire que les
hommes ont la forme divine, puisque les dieux existaient
avant eux.
—O cher Apollodore, s'écria Lollius, tu oublies que Diane
fut honorée d'abord sous la forme d'un arbre et que de
grands dieux ont l'apparence d'une pierre brute. Cybèle est
représentée non pas avec deux seins comme une femme,
mais avec plusieurs mamelles comme une chienne ou une
truie. Le soleil est un dieu, mais trop chaud pour garder la
forme humaine, il s'est mis en boule; c'est un dieu rond.
Annaeus Mela blâma avec indulgence ces railleries
académiques.
—Il ne faut pas prendre à la lettre, dit-il, tout ce qu'on
rapporte des dieux. Le vulgaire appelle le blé Cérès, le vin
Bacchus. Mais où trouverait-on un homme assez fou pour
croire qu'il boit et mange un dieu? Connaissons mieux la
nature divine. Les dieux sont les diverses parties de la
nature, ils se confondent tous en un dieu unique, qui est la
nature entière.
Le proconsul approuva les paroles de son frère et, prenant
un grave langage, définit les caractères de la divinité.
—Dieu est l'âme du monde, répandue dans toutes les
parties de l'univers, auquel elle communique le mouvement
et la vie. Cette âme, flamme artisane, pénétrant la matière
inerte, a formé le monde. Elle le dirige et le conserve. La
divinité, cause active, est essentiellement bonne. La
matière dont elle fit usage, inerte et passive, est mauvaise
en certaines de ses parties. Dieu n'en a pu changer la
nature. C'est ce qui explique l'origine du mal dans le
monde. Nos âmes sont des parcelles de ce feu divin dans
lequel elles doivent s'absorber un jour. Par conséquent
Dieu est en nous et il habite particulièrement dans l'homme
vertueux dont l'âme n'est pas obstruée par l'épaisse
matière. Ce sage en qui Dieu réside est l'égal de Dieu. Il
doit, non l'implorer, mais le contenir. Et quelle folie de prier
Dieu! Quelle impiété que de lui adresser nos voeux! C'est
croire qu'il est possible d'éclairer son intelligence, de
changer son coeur et de l'induire à se corriger. C'est
méconnaître la nécessité qui gouverne son immuable
sagesse. Il est soumis au Destin. Disons mieux: le Destin
c'est lui. Ses volontés sont des lois qu'il subit comme nous.
Il ordonne une fois, il obéit toujours. Libre et puissant dans
sa soumission, c'est à lui-même qu'il obéit. Tous les
événements du monde sont le déroulement de ses
intentions premières et souveraines. Contre lui-même son
impuissance est infinie.
Les auditeurs de Gallion l'applaudirent. Mais Apollodore
demanda licence de faire quelques objections:
—Tu as raison de croire, ô Gallion, que Jupiter est soumis
à la Nécessité, et j'estime comme toi que la Nécessité est
la première des déesses immortelles. Mais il me semble
que ton dieu, admirable surtout par son étendue et sa
durée, eut plus de bon vouloir que de bonheur quand il fit le
monde, puisqu'il ne trouva pour le pétrir qu'une substance
ingrate et rebelle, et que la matière trahit l'ouvrier. Je ne
puis m'empêcher de plaindre sa disgrâce. Les potiers
d'Athènes sont plus heureux. Ils se procurent, pour faire des
vases, une terre fine et plastique qui prend aisément et
garde les contours qu'ils lui donnent. Aussi leurs amphores
et leurs coupes sont-elles d'une forme plaisante. Elles
s'arrondissent avec grâce, et le peintre y trace aisément
des figures agréables à voir, telles que le vieux Silène sur
son âne, la toilette d'Aphrodite et les chastes Amazones.
En y songeant, ô Gallion, je pense que si ton dieu fut moins
heureux que les potiers d'Athènes, c'est qu'il manqua de
sagesse et ne fut point un bon artisan. La matière qu'il
trouva n'était pas excellente. Elle n'était pas dénuée
pourtant de toutes propriétés utiles, tu l'as reconnu toi-
même. Il n'y a pas de choses absolument bonnes ni de
choses absolument mauvaises. Une chose est mauvaise
pour un usage; elle est bonne pour un autre. On perdrait
son temps et sa peine à planter des oliviers dans l'argile
qui sert à façonner les amphores. L'arbre de Pallas ne
croîtrait pas dans cette terre fine et pure, dont on fait les
beaux vases que nos athlètes vainqueurs reçoivent en
rougissant de pudeur et d'orgueil. A ce qu'il me semble,
lorsqu'il forma le monde d'une matière qui n'y était pas
toute propre, ton dieu, ô Gallion, s'est rendu coupable d'une
faute pareille à celle que commettrait un vigneron de
Mégare en plantant un arbre dans de la terre à modeler, ou
quelque artisan du Céramique, s'il prenait, pour en
fabriquer des amphores, la glèbe pierreuse qui nourrit les
grappes blondes. Ton dieu a fait l'univers. Sûrement c'est
une autre chose qu'il devait faire, pour employer
convenablement ses matériaux. Puisque la substance,
comme tu le prétends, lui fut rebelle par son inertie ou par
quelque autre qualité mauvaise, devait-il s'obstiner à lui
donner un emploi qu'elle ne pouvait tenir, et tailler
imprudemment, comme on dit, son arc dans un cyprès?
L'industrie n'est pas de faire beaucoup, c'est de bien faire.
Que ne s'est-il borné à construire peu de chose, mais
parfaitement bien, un petit poisson, par exemple, un
moucheron, une goutte d'eau!
»J'aurais encore plusieurs observations à faire sur ton
dieu, Gallion, et à te demander, par exemple, si tu ne
crains pas que, par son frottement perpétuel avec la
matière, il ne s'use comme une meule s'use à la longue à
moudre le grain. Mais ces questions ne pourraient être
résolues promptement et le temps est cher à un proconsul.
Permets-moi du moins de te dire que tu n'as pas raison de
croire que le dieu dirige et conserve le monde, puisque, de
ton propre aveu, il s'est privé d'intelligence après avoir tout
compris, de volonté après avoir tout voulu, de puissance
après avoir pu tout faire. Et ce fut là encore, de sa part, une
faute très grave. Car il s'ôta de la sorte les moyens de
corriger son oeuvre imparfaite. Pour ce qui est de moi,
j'incline à croire que le dieu est en réalité, non celui que tu
dis, mais bien la matière qu'il a trouvée un jour et que nos
Grecs appellent le chaos. Tu te trompes en croyant qu'elle
est inerte. Elle se meut sans cesse, et sa perpétuelle
agitation entretient la vie dans l'univers.
Ainsi parla le philosophe Apollodore. Ayant écouté ce
discours avec un peu d'impatience, Gallion se défendit
d'être tombé dans les erreurs et les contradictions que le
Grec lui reprochait. Mais il ne réfuta pas victorieusement
les raisons de son adversaire, parce qu'il n'avait pas
l'esprit très subtil et parce que, dans la philosophie, il
recherchait surtout des raisons de rendre les hommes
vertueux et ne s'intéressait qu'aux vérités utiles.
—Entends mieux, Apollodore, dit-il, que Dieu n'est autre
chose que la nature. La nature et lui ne font qu'un. Dieu et
Nature sont les deux noms d'un seul être, comme Novatus
et Gallion désignent un même homme. Dieu, si tu préfères,
c'est la raison divine mêlée au monde. Et ne crains pas
qu'il s'y use, car sa substance ténue participe du feu qui
consume toute matière et demeure inaltérable.
»Mais, si toutefois, poursuivit Gallion, ma doctrine
embrasse des idées mal habituées à se rencontrer les
unes avec les autres, ne me le reproche pas, ô cher
Apollodore, et loue-moi plutôt de ce que j'admets quelques
contradictions dans ma pensée. Si je n'étais pas conciliant
avec mes propres idées, si j'accordais à un seul système
une préférence exclusive, je ne saurais plus tolérer la
liberté des opinions, et l'ayant détruite en moi, je ne la
supporterais pas volontiers chez les autres, et je perdrais
le respect qu'on doit à toute doctrine établie ou professée
par un homme sincère. Aux dieux ne plaise que je voie
mon sentiment prévaloir à l'exclusion de tout autre et
exercer un empire absolu sur les intelligences. Faites-vous
un tableau, très chers amis, de l'état des moeurs, si des
hommes en assez grand nombre croyaient fermement
posséder la vérité et si, par impossible, ils s'entendaient
sur cette vérité. Une piété trop étroite, chez les Athéniens,
pourtant pleins de sagesse et d'incertitude, a causé l'exil
d'Anaxagore et la mort de Socrate. Que serait-ce si des
millions d'hommes étaient asservis à une idée unique sur
la nature des dieux? Le génie des Grecs et la prudence de
nos ancêtres ont fait une part au doute et permis d'adorer
Jupiter sous divers noms. Que dans l'univers malade une
secte puissante vienne à proclamer que Jupiter n'a qu'un
seul nom, aussitôt le sang coulera par toute la terre et ce
ne sera pas un seul Caïus alors dont la folie menacera de
mort le genre humain. Tous les hommes de cette secte
seront des Caïus. Ils mourront pour un nom. Ils tueront pour
un nom. Car il est plus naturel encore aux hommes de tuer
que de mourir pour ce qui leur semble excellent et
véritable. Aussi convient-il de fonder l'ordre public sur la
diversité des opinions et non de chercher à l'établir sur le
consentement de tous à une même croyance. On
n'obtiendrait jamais ce consentement unanime et, en
s'efforçant de l'obtenir, on rendrait les hommes aussi
stupides que furieux. En effet, la vérité la plus éclatante
n'est qu'un vain bruit de mots pour les hommes auxquels on
l'impose. Tu m'obliges à penser une chose que tu
comprends et que je ne comprends pas. Tu mets en moi
de cette manière non pas quelque chose d'intelligible, mais
quelque chose d'incompréhensible. Et je suis plus près de
toi en croyant une chose différente, que je comprends. Car
alors tous deux nous faisons usage de notre raison et
avons tous deux l'intelligence de notre propre croyance.
—Laissons cela, fit Lollius. Les hommes instruits ne
s'uniront jamais pour étouffer toutes les doctrines au profit
d'une seule. Et quant au vulgaire, qui se soucie de lui
enseigner que Jupiter a six cents noms ou qu'il n'en a
qu'un?
Cassius, plus lent et plus grave, prit la parole:
—Prends garde, ô Gallion, que l'existence de Dieu, telle
que tu l'exposes, ne soit contraire aux croyances des aïeux.
Il n'importe guère, en somme, que tes raisons soient
meilleures ou pires que celles d'Apollodore. Mais il faut
songer à la patrie. Rome doit à sa religion ses vertus et sa
puissance. Détruire nos dieux, c'est nous détruire nous-
mêmes.
—Ne crains pas, ami, répliqua vivement Gallion, ne crains
pas que je nie d'une âme insolente les célestes protecteurs
de l'Empire. La divinité unique, ô Lucius, que connaissent
les philosophes, contient en elle tous les dieux comme
l'humanité contient tous les hommes. Les dieux dont le
culte a été institué par la sagesse de nos aïeux, Jupiter,
Junon, Mars, Minerve, Quirinus, Hercule, sont les parties
les plus augustes de la providence universelle, et les
parties n'existent pas moins que le tout. Non certes, je ne
suis pas un homme impie, ennemi des lois. Et nul plus que
Gallion ne respecte les choses sacrées.
Personne ne fit mine de combattre ces idées. Et Lollius,
ramenant la conversation à son premier sujet:
—Nous cherchions à percer l'avenir. Quels sont, selon
vous, amis, les destinées de l'homme après la mort?
En réponse à cette question, Annaeus Mela promit
l'immortalité aux héros et aux sages. Mais il la refusa au
commun des hommes.
—Il n'est pas croyable, dit-il, que les avares, les
gourmands, les envieux aient une âme immortelle. Un
semblable privilège pourrait-il appartenir à des êtres
ineptes et grossiers? Nous ne le pensons pas. Ce serait
offenser la majesté des dieux que de croire qu'ils ont
destiné à l'immortalité le rustre qui ne connaît que ses
chèvres et ses fromages, et l'affranchi, plus riche que
Crésus, qui n'eut d'autres soins au monde que de vérifier
les comptes de ses intendants. Pourquoi, dieux bons!
seraient-ils pourvus d'une âme? Quelle figure feraient-ils
parmi les héros et les sages, dans les prairies
élyséennes? Ces malheureux, semblables à tant d'autres
sur la terre, ne sont pas capables de remplir la vie
humaine, qui est courte. Comment en rempliraient-ils une
plus longue? Les âmes vulgaires s'éteignent à la mort, ou
tourbillonnent quelque temps autour de notre globe et se
dissipent dans les couches épaisses de l'air. La vertu
seule, en égalant l'homme aux dieux, le fait participer à leur
immortalité. Ainsi que l'a dit un poète:
Elle ne descend jamais aux ombres du Styx, l'illustre vertu.
Vis en héros et les destins ne t'entraîneront point dans le
fleuve cruel de l'oubli. Au dernier de tes jours, la gloire
t'ouvrira le chemin du ciel.
»Connaissons notre condition. Nous devons tous périr et
périr tout entiers. L'homme d'une vertu éclatante n'échappe
au sort commun qu'en devenant dieu et en se faisant
admettre dans l'Olympe parmi les Héros et les Dieux.
—Mais il n'a pas connaissance de sa propre apothéose,
dit Marcus Lollius. Il n'existe pas sur la terre un esclave, il
n'existe pas un barbare qui ne sache qu'Auguste est un
dieu. Mais Auguste ne le sait pas. Aussi nos Césars
s'acheminent-ils à regret vers les constellations et nous
voyons aujourd'hui Claudius approcher en pâlissant de ces
pâles honneurs.
Gallion secoua la tête:
—Le poète Euripide a dit:
Nous aimons cette vie qui se montre à nous sur la terre
parce que nous n'en connaissons point d'autre.
Tout ce qu'on rapporte des morts est incertain, mêlé de
fables et de mensonges. Toutefois, je crois que les
hommes vertueux parviennent à une immortalité dont ils ont
pleine connaissance. Entendez bien qu'ils l'obtiennent par
leur propre effort et non point comme une récompense
décernée par les dieux. De quel droit les dieux immortels
abaisseraient-ils un homme vertueux jusqu'à le
récompenser? Le véritable salaire du bien est de l'avoir fait
et il n'y a hors de la vertu aucun prix digne d'elle. Laissons
aux âmes vulgaires, pour soutenir leurs vils courages, la
crainte du châtiment et l'espoir de la récompense.
N'aimons dans la vertu que la vertu elle-même. Gallion, si
ce que les poètes content des enfers est véritable, si après
ta mort tu es conduit devant le tribunal de Minos, tu lui
diras: «Minos ne me jugera pas. Mes actions m'ont jugé.»
—Comment, demanda le philosophe Apollodore, les dieux
donneraient-ils aux hommes l'immortalité dont ils ne
jouissent pas eux-mêmes?
Apollodore, en effet, ne croyait pas que les dieux fussent
immortels ou du moins que leur empire sur le monde dût
s'exercer éternellement.
Il en donna ses raisons:
—Le règne de Jupiter a commencé, dit-il, après l'âge d'or.
Nous savons, par des traditions que des poètes nous ont
conservées, que le fils de Saturne a succédé à son père
dans le gouvernement du monde. Or, tout ce qui eut
commencement doit avoir fin. Il est inepte de supposer
qu'une chose limitée par un côté peut être d'un autre côté
illimitée. Il faudrait alors la dire tout ensemble finie et infinie,
ce qui serait absurde. Tout ce qui présente un point
extrême est mesurable à partir de ce point et ne saurait
cesser d'être mesurable sur aucun point de son étendue, à
moins de changer de nature, et c'est le propre de ce qui
est mesurable d'être compris entre deux points extrêmes.
Nous devons donc tenir pour certain que le règne de
Jupiter finira comme a fini le règne de Saturne. Ainsi que
l'a dit Eschyle:
Jupiter est soumis à la Nécessité. Il ne peut échapper à ce
qui est fatal.
Gallion pensait de même, pour des raisons tirées de
l'observation de la nature.
—J'estime comme toi, ô mon Apollodore, que les règnes
des dieux ne sont pas immortels; et l'observation des
phénomènes célestes m'incline à cet avis. Les cieux ainsi
que la terre sont sujets à la corruption, et les palais divins,
ruineux comme les demeures des hommes, s'écroulent
sous le poids des siècles. J'ai vu des pierres tombées des
régions de l'air. Elles étaient noires et toutes rongées par
le feu. Elles nous apportaient le témoignage certain d'une
conflagration céleste.
»Apollodore, les corps des dieux ne sont pas plus
inaltérables que leurs maisons. S'il est vrai, comme
l'enseigne Homère, que les dieux, habitants de l'Olympe,
ensemencent les flancs des déesses et des mortelles,
c'est donc qu'ils ne sont pas eux-mêmes immortels, bien
que leur vie passe de beaucoup en longueur celle des
hommes, et il est manifeste, par là, que le destin les
soumet à la nécessité de transmettre une existence qu'ils
ne sauraient garder toujours.
—En effet, dit Lollius, on ne conçoit guère que des
immortels produisent des enfants à la manière des
hommes et des animaux, ni même qu'ils possèdent des
organes pour cet usage. Mais les amours des dieux sont
peut-être un mensonge des poètes.
Apollodore soutint de nouveau, par des raisons déliées,
que le règne de Jupiter finirait un jour. Et il annonça qu'au
fils de Saturne succéderait Prométhée.
—Prométhée, répliqua Gallion, fut délivré par Hercule avec
le consentement de Jupiter, et il jouit dans l'Olympe de la
félicité due à sa prévoyance et à son amour des hommes.
Rien ne changera plus ses destins heureux.
Apollodore demanda:
—Qui donc, alors, selon toi, ô Gallion, héritera la foudre qui
ébranle le monde?
—Bien qu'il semble audacieux de répondre à cette
question, je crois pouvoir le faire, répondit Gallion, et
nommer le successeur de Jupiter.
Comme il prononçait ces mots, un officier de la basilique,
chargé d'appeler les causes, se présenta devant lui et
l'avertit que des plaideurs l'attendaient au tribunal.
Le proconsul demanda si l'affaire était de grande
importance.
—C'est une affaire très petite, ô Gallion, répondit l'officier
de la basilique. Un homme du port de Kenchrées vient de
traîner un étranger devant ton tribunal. Ils sont tous deux
Juifs et d'humble condition. Ils se querellent au sujet de
quelque coutume barbare ou de quelque grossière
superstition, comme c'est l'habitude des Syriens. Voici la
minute de leur plainte. C'est du punique pour le greffier qui
l'a écrite.
»Le plaignant te représente, ô Gallion, qu'il est chef de
l'assemblée des Juifs ou, comme on dit en grec, de la
synagogue, et il te demande justice contre un homme de
Tarse, qui, établi nouvellement à Kenchrées, vient, chaque
samedi, parler dans la synagogue contre la loi juive. «C'est
un scandale et une abomination, que tu feras cesser», dit
le plaignant. Et il réclame l'intégrité des privilèges
appartenant aux enfants d'Israël. Le défendeur revendique
pour tous ceux qui croient à ce qu'il enseigne leur adoption
et leur incorporation dans la famille d'un homme nommé
Abrahamus et il menace le plaignant de la colère divine. Tu
vois, ô Gallion, que cette cause est petite et obscure. Il
t'appartient de décider si tu la retiens pour toi ou si tu la
laisseras juger par un moindre magistrat.
Les amis du proconsul lui conseillèrent de ne point se
déranger pour une si méchante affaire.
—Je me fais un devoir, leur répondit-il, de suivre à cet
égard les règles tracées par le divin Auguste. Ce ne sont
pas seulement les grandes causes qu'il importe que je juge
moi-même; mais aussi les petites quand la jurisprudence
n'en est pas fixée. Certaines affaires minimes reviennent
tous les jours et sont importantes, du moins par leur
fréquence. Il convient que j'en juge moi-même une de
chaque sorte. Un jugement du proconsul est exemplaire et
fait loi.
—Il faut te louer, ô Gallion, dit Lollius, du zèle que tu mets à
remplir tes fonctions consulaires. Mais, connaissant ta
sagesse, je doute qu'il te soit agréable de rendre la justice.
Ce que les hommes décorent de ce nom n'est, en réalité,
qu'un ministère de basse prudence et de vengeance
cruelle. Les lois humaines sont filles de la colère et de la
peur.
Gallion rejeta mollement cette maxime. Il ne reconnaissait
pas aux lois humaines les caractères de la véritable justice:
—Le châtiment du crime est de l'avoir commis. La peine
que les lois y ajoutent est inégale et superflue. Mais enfin
puisque, par la faute des hommes, il est des lois, nous
devons les appliquer équitablement.
Il avertit l'officier de la basilique qu'il se rendrait dans
quelques instants au tribunal, puis, se tournant vers ses
amis:
—A vrai dire, j'ai une raison particulière d'examiner cette
affaire par mes yeux. Je ne dois négliger aucune occasion
de surveiller ces Juifs de Kenchrées, race turbulente,
haineuse, contemptrice des lois, qu'il n'est pas facile de
contenir. Si jamais la paix de Corinthe est troublée, ce sera
par eux. Ce port, où viennent mouiller tous les navires de
l'Orient, cache dans un amas confus de magasins et
d'auberges une foule innombrable de voleurs, d'eunuques,
de devins, de sorciers, de lépreux, de violateurs de
sépulcres et d'homicides. C'est le repaire de toutes les
infamies et de toutes les superstitions. On y vénère Isis,
Eschmoun, la Vénus Phénicienne et le dieu des Juifs. Je
suis effrayé de voir ces Juifs immondes se multiplier, plutôt
à la manière des poissons qu'à celle des hommes. Ils
pullulent dans les rues fangeuses du port comme des
crabes dans les rochers.
—Ils pullulent de même à Rome, chose plus effrayante,
s'écria Lucius Cassius. C'est le crime du grand Pompée
d'avoir introduit cette lèpre dans la Ville. Les prisonniers,
amenés de Judée pour son triomphe et qu'il eut le tort de
ne pas traiter selon la coutume des aïeux, ont peuplé de
leur engeance servile la rive droite du fleuve. Au pied du
Janicule, parmi les tanneries, les boyauderies et les
pourrissoirs, dans ces faubourgs où afflue tout ce qu'il y a
d'infamies et d'horreurs dans le monde, ils vivent des
métiers les plus vils, déchargent les chalans venus d'Ostie,
vendent des loques et des rogatons, échangent des
allumettes contre des verres cassés. Leurs femmes vont
dire l'avenir dans les maisons des riches; leurs enfants
tendent la main aux passants dans les bosquets d'Egérie.
Comme tu l'as dit, Gallion, ennemis du genre humain et
d'eux-mêmes, ils fomentent sans cesse la sédition. Il y a
quelques années, les partisans d'un certains Chrestus ou
Cherestus, soulevèrent parmi les Juifs de sanglantes
émeutes. La porta Portese fut mise à feu et à sang, et
César, en dépit de sa longanimité, dut sévir. Il chassa de
Rome les plus séditieux.
—Je le sais, dit Gallion. Plusieurs de ces bannis vinrent
habiter Kenchrées, entre autres un Juif et une Juive du Pont
qui y vivent encore et y exercent quelque humble métier. Ils
tissent, je crois, les grossières étoffes de Cilicie. Je n'ai
rien appris de remarquable sur les partisans de Chrestus.
Quant à Chrestus lui-même, j'ignore ce qu'il est devenu et
s'il vit encore.
—Je l'ignore comme toi, Gallion, reprit Lucius Cassius, et
nul ne le saura jamais. Ces êtres vils ne parviennent pas
même à la célébrité du crime. D'ailleurs, il y a tant
d'esclaves du nom de Chrestus qu'il serait malaisé d'en
discerner un dans cette multitude.
»Mais c'est peu que les Juifs soulèvent des tumultes dans
ces bouges où leur nombre et leur infimité les dérobent à
toute surveillance. Ils se répandent par la Ville, ils
s'insinuent dans les familles et partout ils jettent le trouble.
Ils vont crier dans le Forum pour le compte des agitateurs
qui les payent, et ces méprisables étrangers excitent les
citoyens à se haïr entre eux. Nous avons trop longtemps
souffert leur présence dans les assemblées populaires, et
ce n'est pas d'aujourd'hui que les orateurs évitent de parler
contre le sentiment de ces misérables, de peur des
outrages. Entêtés à se soumettre à leur loi barbare, ils
veulent y soumettre les autres, et ils trouvent des adeptes
parmi les Asiatiques et même parmi les Grecs. Et, chose à
peine croyable, pourtant certaine, ils imposent leurs
usages aux Latins eux-mêmes. Il y a, dans la Ville, des
quartiers entiers où toutes les boutiques sont fermées le
jour de leur Sabbat. O honte de Rome! Et tandis qu'ils
corrompent les gens de peu, parmi lesquels ils vivent, leurs
rois, admis dans le palais de César, pratiquent leurs
superstitions avec insolence et donnent à tous les citoyens
un exemple illustre et détestable. Ainsi, de toutes parts, les
Juifs imbibent l'Italie du venin oriental.
Annaeus Mela, qui avait voyagé par tout le monde romain,
fit sentir à ses amis l'étendue du mal dont ils se plaignaient.
—Les Juifs corrompent toute la terre, dit-il. Il n'y a point de
ville grecque, il n'y a presque point de villes barbares où
l'on ne cesse de travailler le septième jour, où l'on n'allume
des lampes, où l'on ne célèbre des jeûnes à leur exemple,
où l'on ne s'abstienne comme eux de manger la chair de
certains animaux. »J'ai rencontré à Alexandrie un vieillard
juif qui ne manquait pas d'intelligence et qui même était
versé dans les lettres grecques. Il se réjouissait du progrès
de sa religion dans l'Empire. «A mesure que les étrangers
connaissent nos lois, m'a-t-il dit, ils les trouvent aimables et
s'y soumettent volontiers, tant les Romains que les Grecs,
et ceux qui demeurent sur le continent et les habitants des
îles, les nations occidentales et orientales, l'Europe et
l'Asie.» Ce vieillard parlait peut-être avec quelque
exagération. Pourtant on voit beaucoup de Grecs incliner
aux croyances des Juifs.
Apollodore nia avec vivacité qu'il en fût ainsi.
—Des Grecs qui judaïsent, dit-il, vous n'en trouverez que
dans la lie du peuple et parmi les Barbares errant dans la
Grèce comme des brigands et des vagabonds. Il se peut
toutefois que les sectateurs du Bègue aient séduit
quelques Grecs ignorants, en leur faisant croire qu'on
trouve dans des livres hébreux les idées de Platon sur la
providence divine. Tel est, en effet, le mensonge qu'ils
s'efforcent de répandre.
—C'est un fait, répondit Gallion, que les Juifs
reconnaissent un dieu unique, invisible, tout-puissant,
créateur du monde. Mais il s'en faut qu'ils l'adorent avec
sagesse. Ils publient que ce dieu est l'ennemi de tout ce qui
n'est pas juif et qu'il ne peut souffrir dans son temple ni les
simulacres des autres dieux, ni la statue de César ni ses
propres images. Ils traitent d'impies ceux qui, avec des
matières périssables, se fabriquent un dieu à la
ressemblance de l'homme. Que ce dieu ne puisse être
exprimé par le marbre ni l'airain, on en donne diverses
raisons dont quelques-unes, je l'avoue, sont bonnes et
conformes à l'idée que nous nous faisons de la divine
providence. Mais que penser, ô cher Apollodore, d'un dieu
assez ennemi de la république pour ne point admettre
dans son sanctuaire les statues du Prince? Que penser
d'un dieu qui s'offense des honneurs rendus à d'autres
dieux? Et que penser d'un peuple qui prête à ses dieux de
pareils sentiments? Les Juifs regardent les dieux des
Latins, des Grecs et des Barbares comme des dieux
ennemis, et ils poussent la superstition jusqu'à croire qu'ils
possèdent de Dieu une pleine et entière connaissance, à
laquelle on ne doit rien ajouter, dont on ne saurait rien
retrancher.
»Vous le savez, chers amis, ce n'est pas assez de souffrir
toutes les religions; il faut les honorer toutes, croire que
toutes sont saintes, qu'elles sont égales entre elles par la
bonne foi de ceux qui les professent, que semblables à
des traits lancés de points différents vers un même but,
elles se rejoignent dans le sein de Dieu. Seule, cette
religion qui ne souffre qu'elle, ne saurait être tolérée. Si on
la laissait croître, elle dévorerait toutes les autres. Que dis-
je? une religion si farouche n'est pas une religion, mais
plutôt une abligion et non plus un lien qui unit les hommes
pieux, mais le tranchant de ce lien sacré. C'est une impiété
et la plus grande de toutes. Car, peut-on faire un plus cruel
outrage à la divinité que de l'adorer sous une forme
particulière et de la vouer en même temps à l'exécration
sous toutes les autres formes qu'elle revêt au regard des
hommes?
»Quoi! sacrifiant à Jupiter qui porte un boisseau sur la tête,
j'interdirais à un homme étranger de sacrifier à Jupiter dont
la chevelure, semblable à la fleur d'hyacinthe, descend nue
sur ses épaules; et je me croirais encore adorateur de
Jupiter, impie que je serais! Non! non! l'homme religieux,
lié aux dieux immortels, est également lié à tous les
hommes par la religion qui embrasse la terre avec le ciel.
Exécrable erreur des Juifs qui se croient pieux en n'adorant
que leur Dieu!
—Ils se font circoncire en son honneur, dit Annaeus Mela.
Pour dissimuler cette mutilation, ils sont obligés, quand ils
vont aux bains publics, de renfermer dans un étui ce qu'on
ne doit raisonnablement ni étaler avec ostentation ni
cacher comme une ignominie. Car il est également ridicule
à un homme de se faire orgueil ou honte de ce qu'il a de
commun avec tous les hommes. Ce n'est pas sans raison
que nous redoutons, chers amis, le progrès des usages
judéens dans l'Empire. Il n'est pas à craindre toutefois que
les Romains et les Grecs adoptent la circoncision. Il n'est
pas croyable que cet usage pénètre même chez les
Barbares, qui pourtant en éprouveraient une moindre
disgrâce, puisqu'ils sont, pour la plupart, assez absurdes
pour imputer à déshonneur à un homme de se montrer nu
devant ses semblables.
—J'y songe! s'écria Lollius. Quand notre douce Canidia, la
fleur des matrones de l'Esquilin, envoie ses beaux
esclaves aux thermes, elle les oblige à mettre un caleçon,
enviant à tout le monde jusqu'à la vue de ce qui lui est le
plus cher en eux. Par Pollux! elle sera cause qu'on les
croira Juifs, soupçon outrageant, même pour un esclave.
Lucius Cassius reprit d'une âme irritée:
—J'ignore si la démence juive gagnera le monde entier.
Mais c'est trop que cette folie se propage parmi les
ignorants, c'est trop qu'on la souffre dans l'Empire, c'est
trop qu'on laisse subsister cette race fétide, descendue à
toutes les hontes, absurde et sordide dans ses moeurs,
impie et scélérate dans ses lois, en exécration aux dieux
immortels. Le Syrien obscène corrompt la Ville de Rome.
Cette humiliation est la peine de nos crimes. Nous avons
méprisé les anciens usages et les bonnes disciplines des
ancêtres. Ces maîtres de la terre, qui nous l'ont soumise,
nous ne les servons plus. Qui pense encore aux aruspices?
Qui respecte les augures? Qui révère Mavors et les
Jumeaux divins? 0 triste abandon des devoirs religieux!
L'Italie a répudié ses dieux indigètes et ses génies
tutélaires. Elle est désormais ouverte de toutes parts aux
superstitions étrangères et livrée sans défense à la foule
impure des prêtres orientaux. Hélas! Rome n'a-t-elle
conquis le monde que pour être conquise par les Juifs!
Certes, les avertissements ne nous auront pas manqué.
Les débordements du Tibre et la disette des grains ne sont
pas des signes douteux de la colère divine. Chaque jour
nous apporte quelque présage funeste. La terre tremble, le
soleil se voile, la foudre éclate dans un ciel pur. Les
prodiges succèdent aux prodiges. On a vu des oiseaux
sinistres perchés au faîte du Capitole. Sur la rive étrusque,
un boeuf a parlé. Des femmes ont enfanté des monstres;
une voix lamentable s'est élevée au milieu des jeux du
théâtre. La statue de la Victoire a lâché les rênes de son
char.
—Les habitants des palais célestes, dit Marcus Lollius, ont
d'étranges façons de se faire entendre. S'il veulent un peu
plus de graisse et d'encens, qu'ils le disent clairement au
lieu de s'exprimer par le tonnerre, les nuages, les
corneilles, les boeufs, les statues d'airain et les enfants à
deux têtes. Reconnais aussi, Lucius, qu'ils ont trop beau
jeu à nous présager des malheurs, puisque, selon le cours
naturel des choses, il n'y a pas de jour qui n'amène une
infortune privée ou publique.
Mais Gallion semblait touché des douleurs de Cassius.
—Claudius, dit-il, Claudius, bien qu'il dorme toujours, s'est
ému d'un si grand péril. Il s'est plaint au Sénat du mépris où
étaient tombés les anciens usages. Effrayé du progrès des
superstitions étrangères, le Sénat, sur son avis, a rétabli
les aruspices. Mais ce ne sont pas seulement les
cérémonies du culte, ce sont les coeurs des hommes qu'il
faudrait rétablir dans leur pureté première. Romains, vous
redemandez vos dieux. Le vrai séjour des dieux en ce
monde est l'âme des hommes vertueux. Rappelez en vous
les vertus passées, la simplicité, la bonne foi, l'amour du
bien public, et les dieux y rentreront aussitôt. Vous serez
vous-mêmes des temples et des autels.
Il dit, et, prenant congé de ses amis, gagna sa litière qui,
depuis quelques instants, l'attendait près du bosquet de
myrtes, pour le porter au tribunal.
Ils s'étaient levés et, derrière lui, quittant les jardins, ils
marchaient à pas lents sous un double portique, disposé
de manière à ce qu'on y trouvât de l'ombre à toute heure du
jour, et qui conduisait des murs de la villa jusqu'à la
basilique où le proconsul rendait la justice.
Lucius Cassius, chemin faisant, se plaignait à Méla de
l'oubli où étaient tombées les antiques disciplines.
Marcus Lollius, posant la main sur l'épaule d'Apollodore:
—Il me semble que ni notre doux Gallion, ni Méla ni même
Cassius n'ont dit pourquoi ils haïssaient si fort les Juifs. Je
crois le savoir et veux te le confier, très cher Apollodore.
Les Romains qui offrent aux dieux, comme un présent
agréable, une truie blanche, ornée de bandelettes, ont en
exécration ces Juifs qui refusent de manger du porc. Ce
n'est pas en vain que les destins envoyèrent au pieux Énée
une laie blanche en présage. Si les dieux n'avaient pas
couvert de chênes les royaumes sauvages d'Évandre et de
Turnus, Rome ne serait pas aujourd'hui la maîtresse du
monde. Les glands du Latium engraissèrent les cochons
dont la chair a seule apaisé l'insatiable faim des
magnanimes neveux de Rémus. Nos Italiens, dont les
corps sont formés de sangliers et de porcs, se sentent
offensés par l'orgueilleuse abstinence des Juifs, obstinés à
rejeter, ainsi qu'un aliment immonde, ces gras troupeaux,
chers au vieux Caton, qui nourrissent les maîtres de
l'Univers.
Ainsi, tous quatre, échangeant de faciles propos et goûtant
l'ombre douce, ils parvinrent à l'extrémité du portique et
virent tout à coup le Forum étincelant de lumière.

A cette heure matinale, il était tout agité du mouvement de


la foule sonore. Au milieu de la place se dressait une
Minerve d'airain sur un socle où étaient sculptées les
Muses, et l'on voyait, à droite et à gauche, un Mercure et un
Apollon de bronze, oeuvre d'Hermogène de Cythère. Un
Neptune à la barbe verte se tenait debout dans une
vasque. Sous les pieds du dieu, un dauphin vomissait de
l'eau. Le Forum était de toutes parts environné de
monuments dont les hautes colonnes et les voûtes
révélaient l'architecture romaine. En face du portique par
lequel Méla et ses amis étaient venus, les Propylées, que
surmontaient deux chars dorés, bornaient la place publique
et conduisaient par un escalier de marbre dans la voie
large et droite du Leckhée. De l'un et l'autre côté de ces
portes héroïques, régnaient les frontons peints des
sanctuaires, le Panthéon et le temple de Diane
Éphésienne. Le temple d'Octavie, soeur d'Auguste,
dominait le Forum et regardait la mer.
La basilique n'en était séparée que par une ruelle obscure.
Elle s'élevait sur deux étages d'arcades, soutenues par
des piliers auxquels s'appliquaient des demi-colonnes
doriques portant sur une base carrée. On y reconnaissait le
style romain qui imprimait son caractère à tous les autres
édifices de la ville. Il ne subsistait de la première Corinthe
que les débris calcinés d'un vieux temple.
Les arcades inférieures de la basilique étaient ouvertes et
servaient de boutiques à des marchands de fruits, de
légumes, d'huile, de vin et de friture, à des oiseleurs, des
bijoutiers, des libraires et des barbiers. Des changeurs s'y
tenaient assis derrière de petites tables couvertes de
pièces d'or et d'argent. Et du creux sombre de ces
échoppes sortaient des cris, des rires, des appels, des
bruits de querelles et des odeurs fortes. Sur les degrés de
marbre, partout où l'ombre bleuissait les dalles, des oisifs
jouaient aux dés ou aux osselets, des plaideurs se
promenaient de long en large avec un air anxieux, des
matelots cherchaient gravement les plaisirs auxquels ils
dussent consacrer leur argent et des curieux lisaient des
nouvelles de Rome rédigées par des Grecs futiles. A cette
foule de Corinthiens et d'étrangers se montraient avec
obstination des mendiants aveugles, de jeunes garçons
épilés et fardés, des marchands d'allumettes et des marins
estropiés portant pendu à leur cou le tableau de leur
naufrage. Du toit de la basilique les colombes
descendaient en troupes sur les grands espaces vides,
recouverts de soleil, et becquetaient des graines dans les
fentes des dalles chaudes.
Une fille de douze ans, brune et veloutée comme une
violette de Zanthe, posa par terre son petit frère qui ne
savait pas encore marcher, mit près de lui une écuelle
ébréchée, pleine de bouillie avec une cuiller de bois, et lui
dit:
—Mange, Comatas, mange et tais-toi, de peur du cheval
rouge.
Puis elle courut, une obole à la main, vers le marchand de
poissons qui dressait derrière des corbeilles tapissées
d'herbes marines sa face ridée et sa poitrine nue, couleur
de safran.
Cependant une colombe, voletant au-dessus du petit
Comatas, emmêla ses pattes dans les cheveux de l'enfant.
Et pleurant et appelant sa soeur à son aide, il criait d'une
voix étouffée par les sanglots:
—Ioessa! Ioessa!
Mais Ioessa ne l'entendait pas. Elle cherchait dans les
corbeilles du vieillard, parmi les poissons et les
coquillages, de quoi charmer la sécheresse de son pain.
Elle ne prit ni une grive de mer, ni une smaride, dont la
chair est délicate, mais qui valent beaucoup d'argent. Elle
emporta, dans le creux de sa robe retroussée, trois
poignées d'oursins et d'épines de mer.
Et le petit Comatas, la bouche grande ouverte et buvant
ses larmes, ne cessait d'appeler:
—Ioessa! Ioessa!
L'oiseau de Vénus n'enleva pas, à l'exemple de l'aigle de
Jupiter, le petit Comatas dans le ciel radieux. Il le laissa à
terre, emportant dans son vol, entre ses pattes roses, trois
fils d'or d'une chevelure emmêlée.
Et l'enfant, les joues brillantes de larmes et barbouillées de
poussière, pressant dans ses petits poings sa cuiller de
bois, sanglotait auprès de son écuelle renversée.
Annaeus Méla, suivi de ses trois amis, avait monté les
degrés de la basilique. Indifférent au bruit et au mouvement
de la multitude vague, il enseignait à Cassius la rénovation
future de l'univers:
—Au jour fixé par les dieux, les choses présentes, dont
l'ordre et l'arrangement frappent nos regards, seront
détruites. Les astres heurteront les astres; toutes les
matières qui composent le sol, l'air et les eaux, brûleront
d'une seule flamme. Et les âmes humaines, ruines
imperceptibles dans la ruine universelle, retourneront en
leurs éléments primitifs. Un monde tout neuf….
En prononçant ces mots, Annaeus Méla heurta du pied un
dormeur étendu à l'ombre. C'était un vieillard qui avait
assemblé avec art sur son corps poudreux les trous de son
manteau. Sa besace, ses sandales et son bâton gisaient à
son côté.
Le frère du proconsul, toujours amène et bienveillant envers
les hommes de la plus humble condition, se serait excusé,
mais l'homme couché ne lui en laissa pas le temps.
—Regarde mieux où tu poses le pied, brute, lui cria-t-il, et
donne l'aumône au philosophe Posocharès.
—Je vois une besace et un bâton, fit le Romain en souriant.
Je ne vois pas encore un philosophe.
Et, comme il allait jeter à Posocharès une pièce d'argent,
Apollodore lui arrêta la main.
—Abstiens-toi, Annaeus. Ce n'est pas un philosophe, ce
n'est pas même un homme.
—J'en suis un, répondit Méla, si je lui donne de l'argent, et
il est un homme s'il prend cet argent. Car, seul de tous les
animaux, l'homme fait ces deux choses. Et ne vois-tu pas
que, pour un denier, je m'assure que je vaux mieux que lui?
Ton maître enseigne que celui qui donne est meilleur que
celui qui reçoit.
Posocharès prit la pièce. Puis il vomit sur Annaeus Méla et
ses compagnons de grossières injures, les traitant
d'orgueilleux et de débauchés et les renvoyant aux
prostitués et aux jongleurs qui passaient autour d'eux en
balançant les hanches. Après quoi, découvrant jusqu'au
nombril son corps velu et ramenant sur son visage les
lambeaux de son manteau, il se recoucha de son long sur
le pavé.
—N'êtes-vous pas curieux, demanda Lollius à ses
compagnons, d'entendre les Juifs exposer dans le prétoire
le sujet de leur querelle?
Ils lui répondirent qu'ils n'en avaient nul désir et qu'ils
préféraient se promener sous le portique, en attendant le
proconsul qui, sans doute, ne tarderait pas à sortir.
—Je ferai donc comme vous, amis, répliqua Lollius. Nous
n'y perdrons rien d'intéressant.
»D'ailleurs, ajouta-t-il, les Juifs venus de Kenkhrées pour
accompagner les plaideurs ne sont pas tous dans la
basilique. En voici un, reconnaissable, mes amis, à son
nez recourbé et à sa barbe fourchue. Il s'agite comme la
Pythie.
Et Lollius, du regard et du doigt, montrait un étranger
maigre, pauvrement vêtu, qui sous le portique vociférait au
milieu d'une foule moqueuse:
—Hommes corinthiens, vous vous fiez à tort en votre
sagesse, qui n'est que folie. Vous suivez aveuglément les
préceptes de vos philosophes, qui vous enseignent la mort
et non la vie. Vous n'observez pas la loi naturelle et, pour
vous punir, Dieu vous a livrés aux vices contre nature…
Un matelot, qui s'approcha du cercle des curieux, reconnut
cet homme, car il murmura en haussant les épaules:
—C'est Stéphanas, le Juif de Kenkhrées, qui apporte
encore quelque nouvelle extraordinaire du séjour des
nuées où il est monté, si nous l'en croyons.
Et Stéphanas enseignait le peuple:
—Le chrétien est délivré de la loi et de la concupiscence. Il
est exempt de la damnation par la miséricorde de Dieu,
qui a envoyé son fils unique prendre une chair de péché
pour détruire le péché. Mais vous ne serez délivrés que si,
rompant avec la chair, vous vivez selon l'esprit.
»Les Juifs observent la loi et ils croient être sauvés par
leurs oeuvres. Mais c'est la foi qui sauve, et non les
oeuvres. Que leur sert d'être circoncis de fait, si leur coeur
est incirconcis?
»Hommes corinthiens, ayez la foi et vous serez incorporés
dans la famille d'Abraham.
La foule commençait à rire et à se moquer de ces paroles
obscures. Mais le Juif, d'une voix creuse, prophétisait. Il
annonçait une grande colère et le feu destructeur qui
consumerait le monde.
—Et ces choses arriveront moi vivant, criait-il, et je les
verrai de mes yeux. L'heure est venue de nous réveiller du
sommeil. La nuit est passée, le jour approche. Les saints
seront ravis au ciel et ceux qui n'auront pas cru en Jésus
crucifié périront.
Puis, promettant la résurrection des corps, il invoqua
Anastasis, au milieu des moqueries de la foule hilare.
A ce moment un homme aux robustes poumons, le
boulanger Milon, membre du Sénat de Corinthe, qui depuis
quelques instants écoutait le Juif avec impatience,
s'approcha de lui, le tira par le bras et le secouant
rudement:
—Cesse, misérable, lui dit-il, cesse de débiter ces paroles
vaines. Tout cela n'est que contes d'enfants et niaiseries
propres à séduire l'esprit des femmes. Comment peux-tu,
sur la foi de tes songes, débiter tant de sottises, laissant
tout ce qui est beau et ne te plaisant qu'à ce qui est mal,
sans même tirer profit de ta haine? Renonce à tes
fantômes étranges, à tes desseins pervers, à tes sombres
prophéties, de peur qu'un dieu ne t'envoie aux corbeaux
pour te punir de tes imprécations contre cette ville et contre
l'Empire.
Les citoyens applaudirent aux paroles de Milon.
—Il dit vrai, s'écriaient-ils. Ces Syriens n'ont qu'un dessein:
ils veulent affaiblir notre patrie. Ils sont les ennemis de
César.
Plusieurs prirent à l'étal des fruitiers des courges et des
caroubes, d'autres ramassèrent des coquilles d'huitres, et
ils les lancèrent à l'apôtre, qui vaticinait encore.
Jeté à bas du portique, il allait par le Forum, criant sous les
huées, l'injure et les coups, souillé d'immondices, sanglant,
et demi-nu:
—Mon maître l'a dit, nous sommes les balayures du
monde.
Et il exultait de joie.
Les enfants le poursuivirent sur la route de Kenkhrées, en
criant:
—Anastasis! Anastasis!
Posocharès ne dormait point. A peine les amis du
proconsul s'étaient-ils éloignés, qu'il se souleva sur le
coude. Assise à quelques pas de lui, sur une marche, la
brune Ioessa broyait entre ses dents de jeune chienne la
carapace d'une épine de mer. Le cynique l'appela et fit
briller la pièce d'argent qu'il venait de recevoir. Puis, ayant
rajusté ses haillons, il se leva, chaussa ses sandales,
ramassa son bâton, sa besace, et descendit les degrés.
Ioessa vint à lui, lui prit des mains la besace trouée qu'elle
posa gravement sur son épaule, comme pour la porter en
offrande à l'auguste Cypris, et suivit le vieillard.
Apollodore les vit qui prenaient la route de Kenkhrées pour
gagner le cimetière des esclaves et le lieu de supplices,
marqué de loin par les nuées de corbeaux qui volaient au-
dessus des croix. Le philosophe et la jeune fille y savaient
un buisson d'arbouses, toujours désert, et propice aux jeux
d'Éros.
A cette vue Apollodore, tirant Méla par un pan de la toge:
—Regarde, lui dit-il. Ce chien n'a pas plus tôt reçu ton
aumône, qu'il emmène une enfant pour s'accoupler à elle.
—C'est donc, répondit Mêla, que j'ai donné de l'argent à
une sorte d'homme à qui l'argent était très convenable.
Et le petit Comatas, assis sur la dalle chaude et suçant ses
pouces, riait de voir un caillou étinceler au soleil.
—Au reste, poursuivit Méla, tu dois reconnaître, ô
Apollodore, que la façon dont Posocharès fait l'amour n'est
pas de toutes la moins philosophique. Ce chien est plus
sage assurément que nos jeunes débauchés du Palatin,
qui aiment dans les parfums, les rires et les larmes, avec
des langueurs et des fureurs…
Comme il parlait, une rauque clameur s'éleva dans le
prétoire et vint étourdir les oreilles du Grec et des trois
Romains.
—Par Pollux! s'écria Lollius, les plaideurs que juge notre
Gallion crient comme des portefaix et il me semble qu'avec
leurs grognements vient jusqu'à nous, à travers les portes,
une odeur de sueur et d'oignon.
—Rien n'est plus vrai, dit Apollodore. Mais si Posocharès
était un philosophe et non un chien, loin de sacrifier à la
Vénus des carrefours, il fuirait la race entière des femmes
et s'attacherait uniquement à un jeune garçon dont il ne
contemplerait la beauté extérieure que comme l'expression
d'une beauté intérieure plus noble et plus précieuse.
—L'amour, reprit Méla, est une passion abjecte. Il trouble
les conseils, brise les desseins généreux et tire les
pensées les plus hautes aux soins les plus vils. Il ne saurait
habiter un esprit sensé. Ainsi que le poète Euripide nous
l'enseigne….
Méla n'acheva pas. Précédé des licteurs qui écartaient la
foule, le proconsul sortit de la basilique et s'approcha de
ses amis.
—Je n'ai pas été longtemps séparé de vous, dit-il. La
cause que j'étais appelé à juger était aussi mince que
possible et très ridicule. En entrant dans le prétoire, je le
trouvai envahi par une troupe bigarrée de ces Juifs qui
vendent aux marins, sur le port de Kenkhrées, dans des
boutiques sordides, des tapis, des étoffes et de menus
joyaux d'or et d'argent. Ils remplissaient l'air de
glapissements aigus et d'une farouche odeur de bouc.
J'eus du mal à saisir le sens de leurs paroles et il me fallut
faire effort pour comprendre que l'un de ces Juifs, nommé
Sosthène, qui se disait le chef de la synagogue, accusait
d'impiété un autre Juif, celui-là fort laid, bancroche et
chassieux, nommé Paul ou Saul, originaire de Tarse, qui
exerce depuis quelque temps à Corinthe son métier de
tapissier et s'est associé à des Juifs expulsés de Rome
pour fabriquer des toiles de tente et ces vêtements
ciliciens de poil de chèvre. Ils parlaient tous à la fois, en
bien mauvais grec. Je saisis pourtant que ce Sosthène
faisait un crime à ce Paul d'être venu dans la maison où les
Juifs de Corinthe ont coutume de s'assembler chaque
samedi, et d'y avoir pris la parole pour séduire ses
coreligionnaires et leur persuader de servir leur dieu d'une
manière contraire à leur loi. Je n'ai pas voulu en entendre
davantage. Et les ayant fait taire, non sans peine, je leur dis
que, s'ils étaient venus se plaindre à moi de quelque
injustice ou de quelque violence dont ils eussent souffert, je
les aurais écoutés patiemment, et avec toute l'attention
nécessaire; mais que, puisqu'il s'agissait uniquement d'une
querelle de mots et d'un différend sur les termes de leur loi,
ce n'était pas mon affaire et que je ne pouvais pas être
juge dans une cause de cette espèce. Puis je les
congédiai sur ces mots: «Videz vos querelles entre vous
comme vous l'entendrez.»
—Et qu'ont-ils dit? demanda Cassius. Se sont-ils soumis,
Gallion, de bonne grâce à un arrêt si sage?
—Il n'est pas dans la nature des brutes, répondit le
proconsul, de goûter la sagesse. Ces gens ont accueilli
mon arrêt par d'aigres murmures dont je n'ai pris, comme
vous pensez, nul souci. Je les ai laissés criant et se
débattant au pied du tribunal. A ce que j'ai cru voir, c'est le
plaignant qui reçut le plus de coups. Si mes licteurs n'y
mettent ordre, il restera sur le carreau. Ces Juifs du port
sont très ignares et, comme la plupart des ignorants,
n'ayant pas la faculté de soutenir par des raisons la vérité
de ce qu'ils croient, ils ne savent disputer qu'à coups de
pied et à coups de poing.
»Les amis de ce petit Juif difforme et chassieux, nommé
Paul, semblent particulièrement habiles à cette sorte de
controverse. Dieux bons! comme ils prenaient avantage
sur le chef de la synagogue en l'accablant d'une grêle de
coups et en l'écrasant sous leurs talons! D'ailleurs, je ne
doute pas que les amis de Sosthène, s'ils avaient été les
plus forts, n'eussent traité Paul comme les amis de Paul
ont traité Sosthène.
Méla félicita le proconsul.
—Tu fis bien, ô mon frère, de renvoyer dos à dos ces
misérables plaideurs.
—Pouvais-je agir autrement? répliqua Gallion. Comment
aurais-je jugé entre ce Sosthène et ce Paul qui sont aussi
stupides et aussi extravagants l'un que l'autre?…. Si je les
traite avec mépris, ne croyez pas, mes amis, que ce soit
parce qu'ils sont faibles et pauvres, parce que Sosthène
sent le poisson salé et parce que Paul s'est usé les doigts
et l'esprit à tisser des tapis et des toiles de tente. Non!
Philémon et Baucis étaient pauvres et ils étaient dignes
des plus grands honneurs. Les dieux ne refusèrent point de
s'asseoir à leur table frugale. La sagesse élève un esclave
au-dessus de son maître. Que dis-je? un esclave vertueux
est supérieur aux dieux. S'il les égale en sagesse, il les
surpasse par la beauté de l'effort. Ces Juifs ne sont
méprisables que parce qu'ils sont grossiers et que nulle
image de la divinité ne brille en eux.
A ces mots, Marcus Lollius sourit:
—Les dieux, en effet, dit-il, ne visitent guère les Syriens qui
vivent dans les ports parmi les marchands de fruits et les
prostituées.
—Les Barbares eux-mêmes, reprit le proconsul, ont
quelque connaissance des dieux. Sans parler des
Égyptiens qui, dans les temps antiques, furent des
hommes pleins de piété, il n'est pas de peuple, dans la
riche Asie, qui n'ait su rendre un culte soit à Jupiter, soit à
Diane, à Vulcain, à Junon ou à la mère des Aenéades. Ils
donnent à ces divinités des noms étranges, des formes
confuses et leur offrent parfois des victimes humaines;
mais ils reconnaissent leur puissance. Seuls les Juifs
ignorent la providence des dieux. Je ne sais si ce Paul,
que les Syriens nomment également Saul, est aussi
superstitieux que les autres et aussi obstiné dans ses
erreurs; je ne sais quelle obscure idée il se fait des dieux
immortels et, à vrai dire, je ne suis pas curieux de le savoir.
Que peut-on apprendre de ceux qui ne savent rien? C'est,
à proprement parler, s'instruire dans l'ignorance. D'après
quelques propos confus qu'il a tenus devant moi, en
réponse à son accusateur, j'ai cru comprendre qu'il se
sépare des prêtres de sa nation, qu'il répudie la religion
des Juifs et qu'il adore Orphée sous un nom étranger, que
je n'ai pas retenu. Ce qui me le fait supposer, c'est qu'il
parle avec respect d'un dieu, ou plutôt d'un héros qui serait
descendu dans les enfers et remonté au jour après avoir
erré parmi les pâles ombres des morts. Peut-être a-t-il
voué un culte à Mercure souterrain. Mais je croirais plus
volontiers qu'il adore Adonis, car il m'a semblé entendre
qu'à l'exemple des femmes de Biblos, il plaignait les
souffrances et la mort d'un dieu.
»Ces dieux adolescents, qui meurent et ressuscitent,
abondent sur la terre d'Asie. Les courtisanes syriennes en
ont apporté plusieurs à Rome et ces célestes adolescents
plaisent plus qu'il ne conviendrait aux femmes honnêtes.
Nos matrones ne rougissent pas de célébrer en secret
leurs mystères. Ma Julie, si prudente et si réservée, m'a
plusieurs fois demandé ce qu'il fallait en croire. «Quel dieu,
lui ai-je répondu avec indignation, quel dieu que celui qui
se plaît aux hommages furtifs d'une femme mariée! Une
femme ne doit avoir d'autres amis que ceux de son mari.
Et les dieux ne sont-ils pas nos premiers amis?»
—Cet homme de Tarse, demanda le philosophe
Apollodore, ne vénère-t-il pas plutôt Typhon, que les
Égyptiens nomment Séthus? On dit qu'un dieu à tête d'âne
est en honneur dans une certaine secte juive. Ce dieu ne
peut être que Typhon et je ne serais pas surpris que les
tisserands de Kenkhrées entretiennent un commerce
secret avec l'Immortel qui, au rapport de notre doux
Marcus, inonda la marchande de gâteaux d'une urine
céleste.
—Je ne sais, reprit Gallion. On dit, à la vérité, que plusieurs
Syriens s'assemblent pour célébrer en secret le culte d'un
dieu à tête d'âne. Et il se peut que Paul soit de ceux-là.
Mais qu'importé l'Adonis, le Mercure, l'Orphée ou le Typhon
de ce Juif! Il ne régnera jamais que sur ces diseuses de
bonne aventure, ces usuriers et ces marchands sordides
qui, dans les ports de mer, dépouillent les marins. Tout au
plus pourra-t-il conquérir, dans les faubourgs des grandes
villes, quelques poignées d'esclaves.
—Eh! eh! s'écria Marcus Lollius en éclatant de rire, voyez-
vous ce hideux Paul fondant une religion d'esclaves? Par
Castor! ce serait une merveilleuse nouveauté. Si
d'aventure le dieu des esclaves (Jupiter détourne ce
présage!) escaladait l'Olympe et en chassait les dieux de
l'Empire, que ferait-il à son tour? Comment exercerait-il sa
puissance sur le monde étonné? Je serais curieux de le
voir à l'ouvrage. Sans doute il prolongerait les Saturnales
tout le long de l'année. Il ouvrirait aux gladiateurs la carrière
des honneurs, établirait les prostituées de Subure dans le
temple de Vesta et ferait, peut-être, de quelque misérable
bourgade de Syrie la capitale du monde.
Lollius aurait poursuivi longtemps encore ce badinage, si
Gallion ne l'eût arrêté.
—Marcus, n'espère pas voir ces merveilleuses
nouveautés, dit-il. Bien que les hommes soient capables
de grandes folies, ce n'est pas un petit tapissier juif qui
saurait les séduire avec son mauvais grec et ses contes
d'un Orphée syrien. Le dieu des esclaves ne pourrait que
fomenter des révoltes et des guerres serviles, qui seraient
vite étouffées dans le sang, et il périrait bientôt lui-même
avec ses adorateurs, dans un amphithéâtre, sous la dent
des bêtes féroces, aux applaudissements du peuple
romain.
»Laissons Paul et Sosthène. Leur pensée ne nous serait
d'aucun secours dans les recherches que nous
poursuivions avant qu'ils nous eussent interrompus si
malencontreusement. Nous nous efforcions de connaître
l'avenir que les dieux nous réservent, non à vous, mes
chers amis, et à moi en particulier (car nous sommes
disposés à souffrir tout ce qui sera), mais à la patrie et au
genre humain, dont nous avons l'amour et la charité. Ce
n'est pas ce tapissier juif, aux paupières enflammées, qui
pourrait nous dire, quoi qu'en pense Marcus, le nom du
dieu qui détrônera Jupiter.
Gallion interrompit son discours pour congédier les licteurs
qui se tenaient rangés immobiles devant lui, les faisceaux
à l'épaule.
—Nous n'avons pas besoin de ces verges et de ces
haches, fit-il en souriant. La parole est notre seule arme.
Puisse, un jour, l'univers n'en plus connaître d'autres! Si
vous n'êtes point fatigués, allons, mes amis, vers la
fontaine Pirène. Nous trouverons à mi-chemin un antique
figuier sous lequel Médée trahie médita, dit-on, sa
vengeance cruelle. Les Corinthiens vénèrent cet arbre en
mémoire de cette reine jalouse et y suspendent des
tablettes votives: car Médée ne leur a fait que du bien. Il a
plongé dans la terre des branches qui y ont jeté des
racines et se couronne encore d'un épais feuillage. Assis à
son ombre, nous y attendrons, en conversant, l'heure du
bain.
Les enfants, lassés de poursuivre Stéphanas, jouaient aux
osselets sur le bord du chemin. L'apôtre marchait à grands
pas, quand il rencontra, près du lieu des supplices, une
troupe de Juifs, qui venaient de Kenkhrées pour savoir le
jugement du proconsul touchant la synagogue. C'étaient
des amis de Sosthène. Ils étaient fort irrités contre le Juif
de Tarse et ses compagnons qui voulaient changer la loi.
Observant cet homme qui essuyait avec sa manche ses
yeux aveuglés de sang, ils crurent le reconnaître, et l'un
d'eux lui demanda, en lui tirant la barbe, s'il n'était pas
Stéphanas, compagnon de Paul.
Il répondit avec orgueil:
—Vous voyez celui-là!
Mais il était déjà à terre, foulé aux pieds. Les Juifs
ramassaient des pierres en criant:
—C'est un blasphémateur! Lapidons-le!
Deux des plus zélés arrachaient la borne milliaire, plantée
par les Romains, et s'efforçaient de la lancer. Les pierres
tombaient avec un bruit sourd sur les os décharnés de
l'apôtre, qui hurlait:
—0 délices des plaies! ô joie des supplices! ô
rafraîchissement des tortures! Je vois Jésus.
A quelques pas de là, le vieillard Posocharès, sous un
buisson d'arbouses, au murmure d'une source, pressait
dans ses bras les flancs polis d'Ioessa. Importuné du bruit,
il grogna d'une voix étouffée dans les cheveux de la jeune
fille:
—Fuyez, viles brutes; et ne troublez pas les jeux d'un
philosophe.
Quelques instants après, un centurion qui passait sur la
route déserte releva Stéphanas, lui fit boire une gorgée de
vin, et lui donna du linge pour bander ses blessures.
Cependant, Gallion, assis avec ses amis sous l'arbre de
Médée, disait:
—Si vous voulez connaître le successeur du maître des
hommes et des dieux, méditez les paroles du poète:
L'épouse de Jupiter enfantera un fils plus puissant que son
père.
»Ce vers désigne, non pas l'auguste Junon, mais la plus
illustre des mortelles auxquelles s'unit l'Olympien qui
changea tant de fois de formes et d'amours. Il me paraît
certain que le gouvernement de l'univers doit passer à
Hercule. Cette opinion est depuis longtemps établie dans
mon esprit sur des raisons tirées non seulement des
poètes, mais encore des philosophes et des savants. J'ai,
pour ainsi dire, salué par avance l'avenement du fils
d'Alcmène, au dénouement de ma tragédie d'Hercule sur
l'Oeta, qui se termine par ces vers:
0 toi, grand vainqueur des monstres et pacificateur du
monde, sois-nous propice. Regarde la terre, et, si
quelque monstre d'une forme nouvelle épouvante les
hommes, détruis-le d'un coup de foudre. Tu sauras
mieux que ton père lancer le tonnerre.
»J'augure favorablement du règne prochain d'Hercule. Il
montra dans sa vie terrestre une âme patiente et tendue
vers de hautes pensées. Il terrassa les monstres. Quand la
foudre armera son bras, il ne laissera pas un nouveau
Caïus gouverner impunément l'Empire. La vertu, la
simplicité antique, le courage, l'innocence et la paix
régneront avec lui. Voilà mon oracle!
Et Gallion, s'étant levé, congédia ses amis en ces mots:
—Portez-vous bien et aimez-moi.

III

Quand Nicole Langelier eut achevé sa lecture, les oiseaux


annoncés par
Giacomo Boni couvrirent de leurs cris amicaux le Forum
désert.
Le ciel étendait sur les ruines romaines le voile cendré du
soir; les jeunes lauriers plantés sur la voie Sacrée élevaient
dans l'air léger leurs rameaux noirs comme des bronzes
antiques, et les flancs du Palatin se revêtaient d'azur.
—Langelier, vous n'avez pas imaginé cette histoire, dit M.
Goubin, qu'on ne trompait pas aisément. Le procès intenté
par Sosthène à saint Paul devant le tribunal de Gallion,
proconsul d'Achaïe, est dans les Actes des Apôtres.
Nicole Langelier en convint sans difficulté.
—Il y est, dit-il, au chapitre XVIII, et remplit les versets 12 à
17, que je puis vous lire, car j'en ai pris copie sur un feuillet
de mon manuscrit.
Et il lut:
12. Or, Gallion étant proconsul d'Achaïe, les Juifs d'un
commun accord s'élevèrent contre Paul, et le menèrent à
son tribunal,
1 3 . En disant: «Celui-ci veut persuader aux hommes
d'adorer Dieu d'une manière contraire à la loi.»
14. Et Paul étant près de parler pour sa défense, Gallion
dit aux Juifs: «O Juifs, s'il s'agissait de quelque injustice,
ou de quelque mauvaise action, je me croirais obligé de
vous entendre avec patience.
15. »Mais s'il ne s'agit que de contestations de doctrine,
de mots, et de votre loi démélez vos différends comme
vous l'entendrez: car je ne veux point m'en rendre juge.»
16. Il les fit retirer ainsi de son tribunal.
17. Et tous ayant saisi Sosthène, chef d'une synagogue,
le battirent devant le tribunal sans que Gallion s'en mît en
peine.
»Je n'ai rien inventé, ajouta Langelier. D'Annaeus Méla et
de Gallion son frère, on sait peu de chose. Mais il est
certain qu'ils comptaient parmi les hommes les plus
intelligents de leur temps. Quand l'Achaïe, province
sénatoriale sous Auguste, province impériale sous Tibère,
fut rendue au Sénat par Claude, Gallion y fut envoyé
comme proconsul. Il devait sans doute cet emploi au crédit
de son frère Sénèque; mais peut-être fut-il choisi pour sa
connaissance de la littérature grecque et comme un
homme agréable à ces professeurs athéniens dont les
Romains admiraient l'esprit. Il était très instruit. Il avait écrit
un livre des questions naturelles et composé, croit-on, des
tragédies. Ces ouvrages sont tous perdus, à moins qu'il ne
se trouve quelque chose de lui dans ce recueil de
déclamations tragiques attribué, sans raisons suffisantes,
à son frère le philosophe. J'ai supposé qu'il était stoïcien et
pensait, sur beaucoup de points, comme ce frère illustre.
C'est extrêmement probable. Mais tout en lui prêtant des
propos vertueux et tendus, je me suis bien gardé de lui
attribuer une doctrine arrêtée. Les Romains d'alors
mêlaient les idées d'Épicure à celles de Zénon. En prêtant
cet éclectisme à Gallion, je ne courais pas grand risque de
me tromper. Je l'ai représenté comme un homme aimable.
Il est certain qu'il l'était. Sénèque a dit de lui que personne
ne l'aimait médiocrement. Sa douceur était universelle. Il
recherchait les honneurs.
»Son frère Annaeus Méla, tout au contraire, les fuyait. Nous
avons à cet égard le témoignage de Sénèque le
philosophe et celui de Tacite. Quand la mère des trois
Sénèques, Helvia, perdit son mari, le plus célèbre de ses
fils composa pour elle un petit traité philosophique. En un
endroit de cet ouvrage, il l'exhorte à penser qu'il lui reste,
pour la rattacher à la vie, des enfants tels que Gallion et
Méla, différents de caractère, mais également dignes de
son affection.
»—Jette les yeux sur mes frères, lui dit-il à peu près. Peux-
tu, tant qu'ils vivront, accuser la fortune? Tous deux, par la
diversité de leurs vertus, charmeront tes ennuis. Gallion est
parvenu aux honneurs par ses talents. Méla les a
dédaignés par sa sagesse. Jouis de la considération de
l'un, de la tranquillité de l'autre, de l'amour de tous deux. Je
connais les intimes sentiments de mes frères. Gallion
recherche les dignités pour t'en faire un ornement. Méla
embrasse une vie douce et paisible pour se consacrer à
toi.
»Enfant sous le principat de Néron, Tacite n'avait point
connu les Sénèques. Il n'a fait que recueillir les bruits qui,
de son temps, couraient sur eux. Il dit que, si Méla
s'éloignait des honneurs, c'était par raffinement d'ambition
et pour égaler, simple chevalier romain, le crédit des
consulaires. Après avoir administré lui-même les grands
domaines qu'il possédait en Bétique, Méla vint à Rome et
se fit nommer administrateur des biens de Néron. On en
conclut qu'il était habile en affaires, et même on le
soupçonna de n'être pas aussi désintéressé qu'il voulait le
paraître. C'est possible. Les Sénèques, qui affichaient le
mépris des richesses, en possédaient d'immenses, et l'on
a grand'peine à croire le précepteur de Néron quand il se
représente fidèle, au milieu du luxe des meubles et des
jardins, à sa chère pauvreté. Pourtant les trois fils d'Helvia
n'étaient pas des âmes communes. Méla eut d'Atilla, sa
femme, un fils, Lucain le poète. Il paraît que le talent de
Lucain jeta un grand éclat sur le nom de son père. Les
lettres étaient alors en honneur, et l'on mettait l'éloquence
et la poésie au-dessus de tout.
»Sénèque, Méla, Lucain, Gallion périrent avec les
complices de Pison. Sénèque le philosophe était déjà
vieux. Tacite, qui n'avait pas été témoin de sa mort, nous
en donne le spectacle. On sait par lui comment le
précepteur de Néron se coupa les veines dans son bain, et
comment sa jeune femme Pauline voulut mourir avec lui,
d'une mort semblable. Sur l'ordre de Néron, on banda les
poignets que Pauline s'était fait ouvrir. Elle vécut, gardant
une pâleur mortelle. Tacite rapporte que le jeune Lucain,
soumis à la torture, dénonça sa mère. Cette infamie serait
certaine, qu'il en faudrait d'abord accuser l'atrocité des
supplices. Mais il y a une raison de n'y pas croire. Lucain,
si la souffrance lui arracha les noms de plusieurs conjurés,
ne prononça pas celui d'Atilla, puisqu'Atilla ne fut point
inquiétée, alors que toute délation était crue aveuglément.
»Après la mort de Lucain, Méla recueillit avec trop de hâte
et d'attention la succession de son fils. Un ami du jeune
poète, qui, sans doute, convoitait cet héritage, se fit
l'accusateur de Méla. On supposa le père initié au secret
de la conjuration et l'on produisit une fausse lettre de
Lucain. Néron, après l'avoir lue, ordonna qu'elle fût
apportée à Méla. A l'exemple de son frère et de tant de
victimes de Néron, Méla se fit ouvrir les veines, après avoir
légué aux affranchis de César une grande somme d'argent,
pour conserver le reste à la malheureuse Atilla. Gallion ne
survécut pas à ses deux frères; il se donna la mort.
»Ainsi périrent tragiquement ces hommes agréables et
cultivés. J'ai fait parler deux d'entre eux à Corinthe, Gallion
et Méla. Méla voyageait beaucoup. Son fils Lucain, encore
enfant, visitait Athènes au moment où Gallion était
proconsul d'Achaïe. J'ai donc pu supposer avec
vraisemblance que Méla se trouvait alors à Corinthe avec
son frère. J'ai imaginé que deux jeunes Romains, d'une
illustre naissance, et un philosophe de l'Aréopage,
accompagnaient le proconsul. En cela je n'ai pas pris une
excessive liberté, puisque les intendants, les procurateurs,
les propréteurs, les proconsuls, que l'empereur et le Sénat
envoyaient gouverner les provinces, avaient toujours avec
eux des fils de grandes familles, qui venaient s'instruire aux
affaires par leur exemple, et des hommes d'un esprit subtil
comme mon Apollodore, le plus souvent des affranchis, qui
leur servaient de secrétaires. Enfin, je me suis persuadé
que, au moment où saint Paul fut amené devant la justice
romaine, le proconsul et ses amis s'entretenaient librement
des sujets les plus divers, art, philosophie, religion,
politique, et qu'ils laissaient percer, à travers des curiosités
variées, une préoccupation constante de l'avenir. Il y a
quelques chances, en effet, pour que, ce jour-là tout aussi
bien qu'un autre jour, ils se soient efforcés de découvrir la
destinée future de Rome et du monde. Gallion et Méla
comptaient parmi les plus hautes et les plus libres
intelligences de l'époque. C'est une disposition ordinaire
aux esprits de cette valeur de rechercher dans le présent et
dans le passé les conditions de l'avenir. J'ai remarqué
chez les hommes les plus savants et les mieux avertis que
j'aie connus, Renan, Berthelot, une tendance marquée à
jeter, au hasard de la conversation, des utopies
rationnelles et des prophéties scientifiques.
—Ainsi, dit Joséphin Leclerc, voilà un des hommes les plus
instruits de son temps, un homme versé dans les
spéculations philosophiques, rompu à la pratique des
affaires et dont l'esprit était aussi libre, aussi large que
pouvait l'être l'esprit d'un Romain, Gallion, frère de
Sénèque, l'ornement et la lumière de son siècle. Il
s'inquiète de l'avenir, il s'efforce de reconnaître le
mouvement qui emporte le monde, il recherche les
destinées de l'Empire et des dieux. A ce moment, par une
fortune unique, il rencontre saint Paul; l'avenir qu'il cherche
passe devant lui et il ne le reconnaît pas. Quel exemple de
l'aveuglement qui frappe, devant une révélation inattendue,
les esprits les plus éclairés et les intelligences les plus
pénétrantes!
—Je vous prie de remarquer, cher ami, répondit Nicole
Langelier, qu'il n'était pas bien facile à Gallion de
converser avec saint Paul. On ne voit pas comment ils
auraient pu échanger des idées. Saint Paul avait du mal à
s'exprimer, et c'est à grand'peine qu'il se faisait entendre
des gens qui vivaient et pensaient à peu près comme lui. Il
n'avait jamais adressé la parole à un homme cultivé. Il
n'était nullement préparé à conduire sa pensée et à suivre
celles d'un interlocuteur. Il ignorait la science grecque.
Gallion, habitué à la conversation des gens instruits, avait
fait un long usage de sa raison. Il ne connaissait pas les
sentences des Rabbins. Qu'est-ce que ces deux hommes
auraient bien pu se dire?
»Ce n'est pas qu'il fût impossible à un Juif de causer avec
un Romain. Les Hérodes avaient un tour de langage qui
plaisait à Tibère et à Caligula. Flavius Josèphe et la reine
Bérénice tenaient des propos agréables à Titus,
destructeur de Jérusalem. Nous savons bien qu'il se trouva
toujours des Juifs en ornements chez les antisémites.
C'étaient des meschoumets. Paul était un nabi. Ce Syrien
ardent et fier, dédaigneux des biens que recherchent tous
les hommes, avide de pauvreté, ambitieux d'outrages et
d'humiliations, mettant toute sa joie à souffrir, ne savait
qu'annoncer ses visions enflammées et sombres, sa haine
de la vie et de la beauté, ses colères absurdes, sa charité
furieuse. Hors de là, il n'avait rien à dire. En vérité, je ne
découvre qu'un sujet sur lequel il aurait pu s'accorder avec
le proconsul d'Achaïe. C'est Néron.
»Saint Paul, à cette époque, n'avait guère entendu parler,
sans doute, du jeune fils d'Agrippine, mais en apprenant
que Néron était destiné à l'Empire, il aurait été tout de suite
néronien. Il le devint plus tard. Il l'était encore, après que
Néron eut empoisonné Britannicus. Non qu'il fût capable
d'approuver un fratricide, mais parce qu'il avait un respect
infini du gouvernement. «Que chacun soit soumis aux
puissances régnantes, écrivait-il à ses églises. Les
gouvernants font peur au mal. Ils ne font pas peur au bien.
Veux-tu ne pas craindre l'autorité? Fais le bien et tu
obtiendras d'elle des louanges.» Gallion aurait peut-être
trouvé ces maximes un peu simples, un peu plates; il
n'aurait pu les désapprouver entièrement. Mais s'il est un
sujet qu'il n'aurait pas été tenté d'aborder en causant avec
un tapissier juif, c'est bien le gouvernement des peuples et
l'autorité de l'empereur. Encore une fois, qu'est-ce que ces
deux hommes auraient bien pu se dire?
»De notre temps, lorsqu'en Afrique un fonctionnaire
européen, si vous voulez, le gouverneur général du Soudan
pour Sa Majesté britannique, ou notre gouverneur de
l'Algérie, rencontre un fakir ou un marabout, leur
conversation se réduit forcément à peu de chose. Saint
Paul était, pour un proconsul, ce qu'est un marabout pour
notre gouverneur civil de l'Algérie. Une conversation de
Gallion et de saint Paul n'aurait eu que trop de
ressemblance, j'imagine, avec la conversation du général
Desaix et de son derviche. Après la bataille des
Pyramides, le général Desaix, à la tête de douze cents
cavaliers, poursuivit, dans la Haute-Égypte, les mamelouks
de Mourad-bey. Se trouvant à Girgeh, il apprit qu'un vieux
derviche, qui avait acquis parmi les Arabes une grande
réputation de science et de sainteté, habitait près de cette
ville. Desaix avait de la philosophie et de l'humanité.
Curieux de connaître un homme estimé de ses semblables,
il fit appeler le derviche au quartier général, le reçut
honorablement et entra en conversation avec lui au moyen
d'un interprète:
»—Vénérable vieillard, les Français sont venus porter en
Egypte la justice et la liberté.
»—Je savais qu'ils viendraient, répondit le derviche.
»—Comment le savais-tu?
»—Par une éclipse de soleil.
»—Comment une éclipse de soleil put-elle t'instruire des
mouvements de nos armées?
»—Les éclipses sont causées par l'ange Gabriel qui se
met devant le soleil pour annoncer aux croyants les
malheurs dont ils sont menacés.
»—Vénérable vieillard, tu ignores la vraie cause des
éclipses; je vais te la faire connaître.
»Aussitôt, saisissant un bout de crayon et un chiffon de
papier, il trace des figures:
»—Soit A le soleil, B la lune, C la terre, etc…
»Et, quand il eut terminé sa démonstration:
»—Voilà, dit-il, la théorie des éclipses de soleil.
»Et comme le derviche murmurait quelques paroles:
»—Que dit-il? demanda le général à l'interprète.
»—Mon général, il dit que c'est l'ange Gabriel qui cause les
éclipses en se mettant devant le soleil.
»—C'est donc un fanatique! s'écria Desaix.
»Et il chassa le derviche à grands coups de pied au cul.
»J'imagine que la conversation, si elle s'était engagée
entre saint Paul et Gallion, aurait fini à peu près comme le
dialogue du derviche et du général Desaix.
—Encore est-il vrai, objecta Joséphin Leclerc, qu'entre
l'apôtre saint Paul et le derviche du général Desaix il y a
tout au moins cette différence que le derviche n'a pas
imposé sa foi à l'Europe. Et vous conviendrez que
l'honorable sous-secrétaire d'État aux colonies de Sa
Majesté Britannique n'a pas rencontré sans doute le
marabout qui donnera son nom à la plus vaste église de
Londres; vous conviendrez que notre gouverneur civil de
l'Algérie ne s'est pas trouvé en présence du fondateur
d'une religion que croira et professera un jour la majorité
des Français. Ces fonctionnaires n'ont pas vu l'avenir se
dresser devant eux sous une forme humaine. Le proconsul
d'Achaïe l'a vu.
—Il n'en était pas moins impossible à Gallion, répliqua
Langelier, de mener avec saint Paul une conversation
soutenue sur quelque grand sujet de morale ou de
philosophie. Je sais bien, et vous n'ignorez pas sans doute
que, vers le Ve siècle de l'ère chrétienne, on croyait que
Sénèque avait connu saint Paul à Rome et admiré la
doctrine de l'apôtre. Cette fable put se répandre dans le
triste obscurcissement de l'esprit humain qui suivit de si
près l'âge de Tacite et de Trajan. Pour l'accréditer, des
faussaires, comme il en pullulait parmi les chrétiens,
fabriquèrent une correspondance dont saint Jérôme et
saint Augustin parlent avec considération. Si ces lettres
sont celles qui nous sont parvenues sous les noms de Paul
et de Sénèque, il faut que ces Pères ne les aient pas lues
ou qu'ils eussent peu de discernement. C'est l'ouvre inepte
d'un chrétien qui ignorait tout de l'époque de Néron et était
bien incapable d'imiter le style de Sénèque. Est-il besoin
de dire que les grands docteurs du moyen âge crurent
fermement à la vérité des relations et à l'authenticité des
lettres? Mais les humanistes de la Renaissance n'eurent
pas de peine à démontrer l'invraisemblance et la fausseté
de ces inventions. Il importe peu que Joseph de Maistre ait
ramassé en passant cette vieillerie avec beaucoup
d'autres. Personne n'y fait plus attention et désormais c'est
seulement dans les jolis romans destinés aux gens du
monde par des auteurs pleins de spiritualisme et
d'adresse, que les apôtres de la primitive Église
conversent abondamment avec les philosophes et les
élégants de la Rome impériale et exposent à Pétrone ravi
les beautés les plus fraîches du christianisme. Le dialogue
du Gallion, que vous venez d'entendre, a moins d'agrément
et plus de vérité.
—Je ne le nie pas, répliqua Joséphin Leclerc, et je crois
que les personnages de ce dialogue pensent et parlent
comme ils devaient réellement penser et parler et qu'ils
n'ont que des idées de leur temps. C'est là, ce me semble,
le mérite de cet ouvrage, et c'est aussi pourquoi j'en
raisonne comme si je m'appuyais sur un texte historique.
—Vous le pouvez, dit Langelier. Je n'y ai rien mis que je ne
puisse autoriser d'une référence.
—Fort bien, reprit Joséphin Leclerc; nous venons donc
d'entendre un philosophe grec et plusieurs Romains lettrés
rechercher ensemble les destinées futures de leur patrie,
de l'humanité, de la terre, s'efforcer de découvrir le nom du
successeur de Jupiter. Tandis qu'ils se livrent à cette
recherche anxieuse, l'apôtre du dieu nouveau parait devant
eux et ils le méprisent. Je dis qu'en cela ils manquent
singulièrement de clairvoyance et perdent par leur faute
une occasion unique de s'instruire sur ce qu'ils avaient un
si grand désir de connaître.
—Il vous parait évident, cher ami, répondit Nicole
Langelier, que Gallion, s'il avait su s'y prendre, aurait
obtenu de saint Paul le secret de l'avenir. C'est peut-être,
en effet, la première opinion qui vient à l'esprit et c'est
aussi celle que beaucoup ont gardée. Renan, après avoir
rapporté, d'après les Actes, cette singulière entrevue de
Gallion et de saint Paul, n'est pas éloigné de voir la marque
d'un esprit étroit et léger dans ce dédain que le proconsul
éprouva pour le Juif de Tarse qui comparaissait à son
tribunal. Il en prend occasion pour déplorer la mauvaise
philosophie des Romains. «Que les gens d'esprit, s'écrie-t-
il, ont parfois peu de prévoyance! Il s'est trouvé plus tard
que la querelle de ces sectaires abjects était la grande
affaire du siècle.» Renan semble croire que le proconsul
d'Achaïe n'avait qu'à écouter ce tapissier pour être aussitôt
averti de la révolution spirituelle qui se préparait dans
l'univers et pénétrer le secret de l'humanité future. Et c'est
aussi sans doute ce que tout le monde pense à première
vue. Pourtant, avant d'en décider, regardons-y d'un peu
près; voyons à quoi l'un et l'autre s'attendaient et cherchons
lequel des deux fut, après tout, le meilleur prophète.
»Premièrement, Gallion croyait que le jeune Néron serait
un empereur philosophe, gouvernerait d'après les maximes
du portique et ferait les délices du genre humain. Il se
trompait et les raisons de son erreur ne sont que trop
claires. Son frère Sénèque était le précepteur du fils
d'Agrippine; son neveu, le petit Lucain, vivait familièrement
avec le jeune prince. L'intérêt de sa famille et son propre
intérêt attachaient le proconsul à la fortune de Néron. Il
croyait que Néron serait un excellent empereur parce qu'il
le désirait. L'erreur vient plutôt d'une faiblesse de caractère
que d'un défaut d'esprit. Au reste Néron était alors un
adolescent plein de douceur; et les premières années de
son principat ne devaient pas démentir les espérances des
philosophes. Deuxièmement, Gallion croyait que la paix
régnerait sur le monde après le châtiment des Parthes. Il
se trompait, faute de connaître les vraies dimensions de la
terre. Il croyait à tort que l'orbis romanus s'étendait sur tout
le globe, que le monde habitable finissait aux rives
brûlantes ou glacées, aux fleuves, aux montagnes, aux
sables, aux déserts atteints par les aigles romaines et que
les Germains et les Parthes habitaient les confins de
l'univers. On sait ce que cette erreur, commune à tous les
Romains, coûta de larmes et de sang à l'Empire.
Troisièmement, Gallion, sur la foi des oracles, croyait à
l'éternité de Rome. Il se trompait si l'on prend sa prophétie
au sens étroit et littéral. Il ne se trompait pas si l'on
considère que Rome, la Rome de César et de Trajan, nous
a donné ses coutumes et ses lois et que la civilisation
moderne procède de la civilisation romaine. C'est à la
place auguste où nous sommes, du haut de la tribune
rostrale et dans la curie que fut délibéré le sort de l'univers
et conçue la forme dans laquelle les peuples sont encore
aujourd'hui contenus. Notre science est fondée sur la
science grecque que Rome nous a transmise. Le réveil de
la pensée antique au XVe siècle en Italie, au XVIe siècle
en France et en Allemagne, fit renaître l'Europe à la
science et à la raison. Le proconsul d'Achaïe ne se
trompait pas. Rome n'est pas morte puisqu'elle vit en nous.
Considérons en quatrième lieu les idées philosophiques
de Gallion. Sans doute il n'avait pas une très bonne
physique et il n'interprétait pas toujours avec une suffisante
précision les phénomènes naturels. Il faisait de la
métaphysique comme un Romain; c'est-à-dire sans
finesse. Au fond il n'estimait la philosophie que pour son
utilité et s'attachait surtout aux questions morales. En
rapportant ses discours, je ne l'ai ni trahi ni flatté. Je l'ai
montré sérieux et médiocre, assez bon disciple de
Cicéron. Vous avez entendu qu'il conciliait, au moyen des
plus pauvres raisonnements, la doctrine stoïcienne avec la
religion nationale. On sent que lorsqu'il spécule sur la
nature des dieux, il a le souci de rester bon citoyen et
honnête fonctionnaire. Mais enfin il pense, il raisonne.
L'idée qu'il se fait des forces qui régissent l'univers est,
dans son principe, rationnelle et scientifique et, en cela,
conforme à celle que nous nous en formons nous-mêmes. Il
raisonne moins bien que son ami, le grec Apollodore. Il ne
raisonne pas plus mal que les professeurs de notre
Université, qui enseignent la philosophie indépendante et
le spiritualisme chrétien. Par la liberté de l'esprit, par la
fermeté de l'intelligence, il semble notre contemporain. Sa
pensée se tourne naturellement dans la direction que
l'esprit humain suit à cette heure. Ne disons donc pas qu'il
méconnaissait l'avenir intellectuel de l'humanité.
»Quant à saint Paul, il annonçait l'avenir, personne n'en
doute. Pourtant il s'attendait à voir de ses yeux le monde
finir, et toutes les choses existantes abîmées dans les
flammes. Cette conflagration de l'univers que Gallion et les
stoïciens prévoyaient dans un avenir si lointain, qu'ils n'en
annonçaient pas moins l'éternité de l'Empire, Paul la
croyait toute proche et se préparait à ce grand jour. En cela
il se trompait et cette erreur est plus grosse à elle seule,
vous en conviendrez, que toutes les erreurs réunies de
Gallion et de ses amis. Ce qui est plus grave encore, c'est
que Paul n'appuyait cette extraordinaire croyance sur
aucune observation, sur aucun raisonnement. Il ignorait et
méprisait la science. Il se livrait aux plus basses pratiques
de la thaumaturgie et de la glossolalie, il n'avait de culture
d'aucune sorte.
»En réalité, sur l'avenir comme sur le présent et sur le
passé, le proconsul n'avait rien à apprendre de l'apôtre,
rien qu'un nom. Il aurait su que Paul était de la religion du
Christ qu'il n'en aurait pas été pour cela mieux instruit de
l'avenir du christianisme qui devait en peu d'années se
dégager à peu près entièrement des idées de Paul et des
premiers hommes apostoliques. En sorte que, si l'on ne
s'arrête pas à des textes liturgiques, dépouillés de leur
sens primitif, et aux constructions purement verbales des
théologiens, on s'apercevra que saint Paul prévoyait moins
bien l'avenir que Gallion et l'on supposera que l'apôtre, s'il
revenait aujourd'hui à Rome, y éprouverait plus de surprise
que le proconsul.
»Saint Paul, dans la Rome moderne, ne se reconnaîtrait
pas plus sur la colonne de Marc Aurèle, qu'il ne
reconnaîtrait sur la colonne Trajane son vieil ennemi
Kephas. Le dôme de Saint Pierre, les stances du Vatican,
la splendeur des églises et la pompe papale, tout
offusquerait ses yeux clignotants. A Londres, à Paris, à
Genève, il chercherait en vain des disciples. Il ne
comprendrait ni les catholiques ni les réformés qui citent à
l'envi ses épitrès vraies ou supposées. Il ne comprendrait
pas mieux les esprits affranchis de tout dogme, qui fondent
leur opinion sur les deux forces qu'il méprisait et haïssait le
plus: la science et la raison. En voyant que le fils de
l'homme n'est pas venu, il déchirerait ses vêtements et se
couvrirait de cendre.
Hippolyte Dufresne intervint:
—Sans doute, dit-il, saint Paul à Paris ou à Rome serait
comme un hibou au soleil. Il ne s'y trouverait pas plus en
état de communiquer avec les Européens cultivés qu'un
Bédouin du désert. Il ne se reconnaîtrait pas chez un
évêque et il n'y serait pas reconnu. Descendu chez un
pasteur suisse, nourri de ses écrits, il le surprendrait par la
rudesse primitive de son christianisme. C'est vrai. Mais
songez que c'était un sémite, étranger à la pensée latine,
au génie des Germains et des Saxons, étranger aux races
dont sortirent ces théologiens, qui, à force de faux sens, de
contresens et de non-sens, ont trouvé un sens à ses épîtres
falsifiées. Vous le concevez dans un monde qui n'était pas
le sien, qui ne peut en aucun cas devenir le sien, et cette
imagination absurde fait naître tout à coup une multitude
d'images incongrues. On voit, par exemple, ce tapissier
nomade dans le carrosse d'un cardinal et l'on s'amuse de
la figure que feront deux êtres humains d'un caractère
aussi opposé. Si vous ressuscitez saint Paul, ayez le bon
goût de le replacer dans sa race et dans son pays, chez les
sémites d'Orient, qui n'ont pas beaucoup changé depuis
vingt siècles et pour qui la Bible et le Talmud contiennent
toute la science humaine. Plantez-le parmi les Juifs de
Damas ou de Jérusalem. Conduisez-le à la synagogue. Il y
entendra sans surprise les enseignements de son maître
Gamaliel. Il discutera avec les rabbins, tissera des poils de
chèvre, vivra de dattes et d'un peu de riz, observera
fidèlement la loi et tout à coup entreprendra de la détruire. Il
sera persécuteur et persécuté, bourreau et martyr avec une
égale ardeur. Les Juifs de la synagogue procéderont à son
excommunication en soufflant dans un cornet à bouquin et
en versant goutte à goutte la cire des cierges noirs dans
une cuve de sang. Il supportera avec fermeté cette horrible
cérémonie et exercera, dans une vie pénible et sans cesse
menacée, l'énergie d'une âme intraitable. Cette fois, il ne
sera connu probablement que d'un petit nombre de Juifs
ignares et sordides. Mais ce sera Paul encore et Paul tout
entier.
—C'est possible, dit Joséphin Leclerc. Mais vous
m'accorderez bien que saint Paul fut un des principaux
fondateurs du christianisme, et qu'il aurait pu fournir à
Gallion quelques indications précieuses sur le grand
mouvement religieux que le proconsul ignorait totalement.
—Qui fait une religion ne sait pas ce qu'il fait, répliqua
Langelier. J'en dirai presque autant de ceux qui fondent les
grandes institutions humaines, ordres monastiques,
compagnies d'assurances, garde nationale, banques,
trusts, syndicats, académies et conservatoires, sociétés de
gymnastique, soupes et conférences. Ces établissements,
d'ordinaire, ne correspondent pas longtemps aux intentions
de leurs fondateurs, et il arrive parfois qu'ils y deviennent
tout à fait opposés. Encore y peut-on reconnaître, après de
longues années, quelques indices de leur destination
première. Quant aux religions, tout au moins chez les
peuples dont la vie est agitée et la pensée mobile, elles se
transforment sans cesse et si complètement, au gré des
sentiments et des intérêts de leurs fidèles et de leurs
ministres, qu'au bout de peu d'années elles ne gardent rien
de l'esprit qui les créa. Les dieux changent plus que les
hommes, parce qu'ils ont une forme moins précise et qu'ils
durent plus longtemps. Il y en a qui s'améliorent en
vieillissant; d'autres se gâtent avec l'âge. En moins d'un
siècle, un dieu devient méconnaissable. Celui des
chrétiens s'est transformé plus complètement peut-être
qu'aucun autre. Cela tient, sans doute, à ce qu'il a
appartenu successivement à des civilisations et à des
races très diverses, aux Latins, aux Grecs, aux Barbares, à
toutes les nations formées sur les débris de l'Empire
romain. Certes, il y a loin du roide Apollon de Dédale à
l'Apollon classique du Belvédère. Il y a plus loin encore du
Christ éphèbe des Catacombes au Christ ascétique de
nos cathédrales. Ce personnage de la mythologie
chrétienne surprend par le nombre et la diversité de ses
métamorphoses. Au Christ flamboyant de saint Paul
succède, dès le IIe siècle, le Christ des synoptiques, Juif
pauvre, vaguement communiste, qui presque aussitôt
devient, avec le quatrième évangile, une sorte de jeune
alexandrin, disciple très faible des gnostiques. Et plus tard,
à ne considérer que les Christs romains et pour ne
s'arrêter qu'aux plus célèbres, on eut le Christ dominateur
de Grégoire VII, le Christ sanguinaire de saint Dominique,
le Christ chef de bandes de Jules II, le Christ athée et
artiste de Léon X, le Christ fade et louche des Jésuites, le
Christ protecteur de l'usine, défenseur du capital et
adversaire du socialisme, qui fleurit sous le pontificat de
Léon XIII et qui règne encore. Tous ces Christs, qui n'ont
entre eux de commun que le nom, saint Paul ne les
prévoyait pas. Au fond il n'en savait pas plus que Gallion
sur le dieu futur.
—Vous exagérez, dit M. Goubin, qui n'aimait l'exagération
en aucun sens.
Giacomo Boni, qui vénère les livres sacrés de tous les
peuples, fit observer alors que le tort de Gallion, que le tort
des philosophes et des historiens romains, fut d'ignorer les
livres sacrés des Juifs.
—Mieux instruits, dit-il, les Romains n'auraient pas gardé
d'injustes préventions contre la religion d'Israël; et, comme
dit votre Renan, dans ces questions qui intéressaient
l'humanité entière, un peu de bon vouloir et une meilleure
information auraient peut-être évité de terribles
malentendus. Il ne manquait pas de Juifs instruits, comme
Philon, pour expliquer la loi de Moïse aux Romains, si ceux-
ci avaient eu l'esprit plus large et un plus juste
pressentiment de l'avenir. Les Romains ressentaient
devant la pensée asiatique du dégoût et de l'effroi. S'ils
avaient raison de la craindre, ils avaient tort de la mépriser.
C'est une grande sottise que de mépriser un danger. En
traitant d'imaginations criminelles et d'impiétés populaires
les religions syriennes, Gallion manqua de clairvoyance.
—Et comment les Juifs hellénisants eussent-ils instruit les
Romains de ce qu'ils ignoraient eux-mêmes? demanda
Langelier. Comment un Philon si honnête, si savant mais si
borné, leur eût-il révélé la pensée obscure, confuse et
féconde d'Israël qu'il ne connaissait pas lui-même?
Qu'aurait-il appris à Gallion touchant la foi des Juifs, sinon
des niaiseries littéraires? Il lui aurait exposé que la doctrine
de Moïse est conforme à la philosophie de Platon. Alors
comme toujours, les hommes cultivés n'avaient aucune
idée de ce qui se passait dans l'esprit des multitudes.
C'est toujours à l'insu des lettrés que les foules ignorantes
créent des dieux.
»Un des faits les plus étranges et les plus considérables
de l'histoire, c'est la conquête du monde par le dieu d'une
peuplade syrienne, c'est la victoire d'Iaveh sur tous les
dieux de Rome, de la Grèce, de l'Asie et de l'Égypte.
Jésus ne fut en somme qu'un nabi et le dernier des
prophètes d'Israël. On ne sait rien de lui. Nous ne
connaissons ni sa vie ni sa mort, car les évangélistes ne
sont nullement des biographes. Et les idées morales qui
ont été mises sous son nom proviennent en réalité de la
foule des illuminés qui prophétisaient au temps des
Hérodes.
»Ce qu'on appelle le triomphe du christianisme est plus
exactement le triomphe du judaïsme, et c'est Israël a qui
échut le singulier privilège de donner un dieu au monde. Il
faut reconnaître que Iaveh méritait, à bien des égards, son
élévation subite. C'était, quand il parvint à l'empire, le
meilleur des dieux. Il avait bien mal commencé. On peut
dire de lui que les historiens disent d'Auguste, qu'il
s'adoucit avec l'àge. A l'époque où les Israélites s'établirent
dans la terre promise, Iaveh était stupide, féroce, ignare,
cruel, grossier, mal embouché, le plus bête et le plus
méchant des dieux. Mais sous l'influence des prophètes il
changea du tout au tout. Il cessa d'être conservateur et
formaliste et se convertit aux idées pacifiques, aux rêves
de justice. Son peuple était misérable. Il ressentit une pitié
profonde pour tous les misérables. Et, bien qu'au fond il
restât très Juif et très patriote, en devenant révolutionnaire
il devint forcément international. Il se constitua le défenseur
des humbles et des opprimés. Il eut une de ces pensées
simples par lesquelles on se concilie le monde. Il annonça
le bonheur universel, l'avènement d'un messie bienfaisant
et pacificateur. Son prophète Isaïe lui souffla sur cet
admirable thème des paroles d'une poésie délicieuse et
d'une douceur invincible: «La maison d'Iaveh sera établie
sur le sommet des montagnes et s'élèvera par-dessus les
collines. Alors toutes les nations s'y rendront, les peuples
innombrables la visiteront, disant: «Montons à la montagne
d'Iaveh, à la maison du Dieu de Jacob, afin qu'il nous
enseigne ses voies et que nous marchions dans ses
sentiers. Car de Sion sortira la loi et de Jérusalem la
parole d'Iaveh. Il jugera entre les nations; il jugera entre les
peuples innombrables. De leurs épées ils forgeront des
hoyaux et de leurs lances des faucilles. Alors le loup
habitera avec l'agneau. Le lionceau et les brebis seront
ensemble et un petit enfant les conduira…» Dans l'Empire
romain, le dieu des Juifs travaillait à la conquête des
classes laborieuses et à la révolution sociale. Il s'adressait
aux malheureux. Or, au temps de Tibère et de Claude, il y
avait dans l'Empire infiniment plus de malheureux que
d'heureux. Il y avait des multitudes d'esclaves. Un seul
homme en possédait jusqu'à dix mille. Ces esclaves
étaient pour la plupart tout à fait misérables. Ni Jupiter ni
Junon ni les Dioscures ne s'occupaient d'eux. Les dieux
latins ne les plaignaient pas. C'étaient les dieux de leurs
maîtres. Quand un dieu vint de Judée, qui écoutait les
plaintes des humbles, les humbles l'adorèrent. Ainsi la
religion d'Israël devint la religion du monde romain. Voilà
ce que ni saint Paul ni Philon ne pouvaient expliquer au
proconsul d'Achaïe, parce qu'ils ne le voyaient pas
clairement. Et voilà ce que Gallion ne pouvait découvrir.
Cependant il sentait que le règne de Jupiter était près de
finir et il annonçait l'avénement d'un dieu meilleur. Par
amour des antiquités nationales, il prenait ce dieu dans
l'Olympe gréco-latin; et il le choisissait du sang de Jupiter,
par sentiment aristocratique. C'est de la sorte qu'il désigna
Hercule au lieu de Iaveh.
—Pour le coup, dit Joséphin Leclerc, vous avouerez que
Gallion se trompait.
—Moins que vous ne croyez, répondit Langelier en
souriant. Iaveh ou Hercule, il n'importait guère. Croyez-le
bien: le fils d'Alcmène n'aurait pas gouverné le monde
autrement que le père de Jésus. Tout olympien qu'il était, il
lui aurait bien fallu devenir le dieu des esclaves et prendre
l'esprit religieux des temps nouveaux. Les dieux se
conforment exactement aux sentiments de leurs
adorateurs: ils ont des raisons pour cela. Et faites-y
attention. L'esprit qui favorisa l'avènement à Rome du dieu
d'Israël n'était pas seulement l'esprit populaire, c'était aussi
celui des philosophes. Ils étaient alors prévue tous
stoïciens et croyaient à un dieu unique, auquel avait
travaillé Platon et qui ne se rattachait par aucun lien de
famille ni d'amitié aux dieux à forme humaine de la Grèce
et de Rome. Ce dieu, par son infinité, ressemblait au dieu
des Juifs. Sénèque et Épictète qui le vénéraient eussent
été les premiers surpris de la ressemblance si on les avait
mis en état de faire la comparaison. Pourtant ils avaient
beaucoup contribué eux-mêmes à rendre acceptable
l'austère monothéisme des judéo-chrétiens. Il y avait loin
sans doute de la fierté stoïque à l'humilité chrétienne, mais
la morale de Sénèque, par sa tristesse et son mépris de la
nature, préparait la morale évangélique. Les stoïciens
étaient brouillés avec la vie et la beauté; cette rupture, que
l'on attribua au christianisme, fut commencée par les
philosophes. Deux siècles plus tard, à l'époque de
Constantin, les païens et les chrétiens auront, autant dire,
une même morale, une même philosophie. L'empereur
Julien, qui rétablit la vieille religion de l'Empire abolie par
Constantin l'Apostat, passe avec raison pour un adversaire
du Galiléen. Et, quand on lit les petits traités de Julien, on
est frappé de la quantité d'idées que cet ennemi des
chrétiens possède en commun avec eux. Comme eux il est
monothéiste; comme eux il croit aux mérites de
l'abstinence, du jeûne et des mortifications; comme eux il
méprise les plaisirs charnels et pense se rendre agréable
aux dieux en ne s'approchant point des femmes; enfin il
pousse le sentiment chrétien jusqu'à se féliciter d'avoir la
barbe sale et les ongles noirs. L'empereur Julien avait, à
bien peu de chose près, le même morale que saint
Grégoire de Nazianze. Rien à cela que de naturel et
d'ordinaire. Les transformations des moeurs et des idées
ne sont jamais soudaines. Les plus grands changements
de la vie sociale se produisent insensiblement et ne se
voient qu'à distance. Ceux qui les traversent ne les
soupçonnent pas. Le christianisme ne s'établit que lorsque
l'état des moeurs s'accommoda de lui et que lui-même
s'accommoda de l'étât des moeurs. Il ne put se substituer
au paganisme qu'au moment où le paganisme vint à lui
ressembler et où il vint à ressembler au paganisme.
—Mettons, dit Joséphin Leclerc, que ni saint Paul ni Gallion
ne lurent dans l'avenir. Personne n'y lit. N'est-ce pas un de
vos amis qui a dit: «L'avenir est caché même à ceux qui le
font.»
—Notre connaissance de ce qui sera, reprit Langelier, est
en raison de notre connaissance de ce qui est et de ce qui
fut. La science est prophétique. Plus une science est
exacte, plus on en peut tirer d'exactes prophéties. Les
mathématiques, à qui seules appartient l'entière
exactitude, communiquent une partie de leur précision aux
sciences qui procèdent d'elles. Aussi fait-on par le moyen
de l'astronomie mathématique et de la chimie des
prédictions certaines. Vous pouvez calculer les éclipses
pour des millions d'années sans craindre que vos calculs
soient trouvés faux, tant que le soleil, la lune et la terre
seront dans les mêmes rapports de masse et de distance.
Vous pouvez de même prévoir que ces rapports
changeront dans un avenir très lointain. Car on fonde sur la
mécanique céleste cette prophétie encore, que l'astre aux
cornes d'argent ne tracera pas éternellement le même
cercle autour de notre globe et que des causes qui
agissent actuellement, à force de se répéter, changeront
son cours. Vous pouvez annoncer que le soleil
s'assombrira et n'élèvera plus au-dessus de nos océans
glacés qu'un globe rétréci. A moins qu'il ne lui soit venu,
d'ici là, de nouveaux aliments: ce qui est bien possible, car
il est capable d'attraper des essaims d'astéroïdes comme
l'araignée des mouches. Vous pouvez annoncer pourtant
qu'il s'éteindra et que les figures disloquées des
constellations s'effaceront point par point dans l'espace
noir. Mais qu'est-ce que la mort d'une étoile?
L'évanouissement d'une étincelle. Que tous les astres du
ciel s'éteignent comme se sèchent les herbes de la prairie,
qu'importe à la vie universelle, tant que les éléments
infiniment petits qui les composent auront gardé en eux la
puissance qui fait et défait les mondes! Vous pouvez
prédire une fin plus complète de l'univers, la fin de l'atome,
la dissociation des derniers éléments de la matière, les
temps où le protyle, le brouillard sans forme, aura
reconquis sur la ruine de toutes choses son empire illimité.
Et ce ne sera là qu'un temps dans la respiration de Dieu.
Tout recommencera.
»Les mondes renaîtront. Ils renaîtront pour mourir. La vie et
la mort se succéderont éternellement. Dans l'infini de
l'espace et du temps se réaliseront toutes les
combinaisons possibles et nous nous retrouverons de
nouveau assis au flanc du Forum ruiné. Mais puisque nous
ne saurons pas que c'est nous, ce ne sera pas nous.
M. Goubin essuya les verres de son lorgnon.
—Ce sont là, dit-il, des idées désespérantes.
—Qu'espérez-vous donc, monsieur Goubin, demanda
Nicole Langelier, et que vous faut-il pour combler vos
désirs? Prétendez-vous donc garder de vous-même et du
monde une conscience éternelle? Pourquoi voulez-vous
toujours vous rappeler que vous êtes monsieur Goubin? Je
ne vous le cache pas: l'univers actuel, qui n'est pas près de
finir, ne semble pas propre à vous satisfaire à cet égard.
Ne comptez pas non plus sur les suivants qui seront sans
doute du même genre. Pourtant ne perdez pas tout espoir.
Il est possible qu'après une succession indéfinie d'univers,
vous renaissiez, monsieur Goubin, avec le souvenir de vos
existences antérieures. Renan disait que c'était une
chance à courir et qu'en tout cas, si tard qu'elle vînt, elle ne
se ferait pas attendre. Les successions d'univers
s'accompliront pour nous en moins d'une seconde. Le
temps ne dure point aux morts.
—Connaissez-vous, demanda Hippolyte Dufresne, les
rêveries astronomiques de Blanqui? Le vieux Blanqui,
prisonnier au Mont-Saint-Michel, ne voyait qu'un peu de ciel
par sa fenêtre bouchée, et n'avait de voisins que les astres.
Il en devint astronome et fonda sur l'unité de la matière et
des lois qui la gouvernent une étrange théorie de l'identité
des mondes. J'ai lu un mémoire d'une soixantaine de
pages où il expose que la forme et la vie se développent
exactement de la même manière dans un grand nombre de
mondes. Selon lui, une multitude de soleils, tout
semblables au nôtre, ont éclairé, éclairent ou éclaireront
des planètes toutes semblables aux planètes de notre
système. Il est, il fut, il sera à l'infini des Vénus, des Mars,
des Saturnes, des Jupiters tout semblables à notre
Saturne, à notre Mars, à notre Vénus, des terres toutes
semblables à notre terre. Ces terres produisent
exactement ce que produit notre terre, et portent des
plantes, des animaux, des hommes entièrement pareils
aux plantes, aux animaux, aux hommes terrestres.
L'évolution de la vie y est identique à l'évolution de la vie
sur notre globe. En conséquence, pensait le vieux
prisonnier, il est, il fut, il sera, par l'espace, des myriades
de Monts-Saint-Michel, contenant chacun un Blanqui.
—Nous ne savons pas grand'chose des mondes dont les
soleils brillent sur nos nuits, reprit Langelier. Nous voyons
pourtant que, soumis aux mêmes lois mécaniques et
chimiques, ils diffèrent du nôtre et diffèrent entre eux
d'étendue et de forme et que les substances qui s'y brûlent
ne sont pas réparties entre tous dans les mêmes
proportions. Ces différences en doivent produire une
infinité d'autres que nous ne soupçonnons pas. Il suffit d'un
caillou pour changer le sort d'un empire. Mais qui sait?
Peut-être, monsieur Goubin, multiple et disséminé dans
des myriades de mondes, essuya, essuie, essuiera
éternellement et infiniment les verres de son lorgnon.
Joséphin Leclerc ne laissa pas ses amis s'étendre
davantage en rêveries astronomiques.
—Je trouve, comme monsieur Goubin, dit-il, que tout cela
serait désolant, si ce n'était trop loin de nous pour nous
toucher. Ce qui nous intéresse vivement, ce que nous
serions curieux de connaître, c'est le sort de ceux qui
viendront tout de suite après nous en ce monde.
—Sans doute, dit Langelier, la succession des univers ne
nous inspire qu'un morne étonnement. Nous
embrasserions d'un regard plus fraternel et plus ami
l'avenir de la civilisation et la destinée prochaine de nos
semblables. Plus l'avenir est prochain, plus nous en
sommes émus. Par malheur, les sciences morales et
politiques sont inexactes et pleines d'incertitude. De
l'évolution humaine elles connaissent mal les
développements déjà accomplis, et ne peuvent donc pas
nous instruire très sûrement des développements qui
restent à accomplir. N'ayant guère de mémoire, elles n'ont
guère de pressentiment. C'est pourquoi les esprits
scientifiques éprouvent une insurmontable répugnance à
tenter des recherches dont ils savent la vanité, et ils n'osent
pas même avouer une curiosité qu'ils n'espèrent point
satisfaire. On se propose volontiers de rechercher ce qui
serait si les hommes devenaient plus sages. Platon,
Thomas Morus, Campanella, Fénelon, Cabet, Paul Adam
reconstruisent leur propre cité en Atlantide, dans l'Ile des
Utopiens, dans le Soleil, à Salente, en Icarie, en Malaisie,
et ils y établissent une police abstraite. D'autres, comme le
philosophe Sébastien Mercier et le socialiste-poète
William Morris, pénètrent dans un lointain avenir. Mais ils
avaient emporté leur morale avec eux. Ils découvrent une
nouvelle Atlantide et c'est la cité du rêve qu'ils y bâtissent
harmonieusement. Citerai-je encore Maurice Spronck? Il
nous montre la République française conquise, en l'an 230
de sa fondation, par les Marocains. Mais c'est pour nous
induire à livrer le gouvernement aux conservateurs, qu'il
juge seuls capables de conjurer un tel désastre. Cependant
Camille Mauclair, plus confiant en l'humanité future, lit dans
l'avenir la défense victorieuse de l'Europe socialiste contre
l'Asie musulmane. Daniel Halévy ne craint pas les
Marocains. Avec plus de raison, il craint les Russes. Il
raconte, dans son Histoire de quatre ans, la fondation, en
2001, des États-Unis d'Europe. Mais il veut surtout nous
montrer que l'équilibre moral des peuples est instable et
qu'il suffit peut-être d'une facilité introduite tout à coup dans
les conditions de l'existence pour déchaîner sur une
multitude d'hommes les pires fléaux et les plus cruelles
misères.
»Ils sont rares ceux qui ont cherché à connaître l'avenir par
curiosité pure, sans intention morale ni desseins
optimistes. Je ne connais que H.-G. Wells qui, voyageant
dans les âges futurs, ait découvert à l'humanité une fin qu'il
ne lui souhaitait pas, selon toute apparence; car c'est une
dure solution des questions sociales, que l'établissement
d'un prolétariat anthropophage et d'une aristocratie
comestible. Et tel est le sort que H.-G. Wells assigne à nos
derniers neveux. Tous les autres prophètes dont j'ai
connaissance se bornent à confier aux siècles futurs la
réalisation de leurs rêves. Ils ne nous découvrent pas
l'avenir, ils le conjurent.
»La vérité est que les hommes ne regardent pas si loin
devant eux sans effroi. Beaucoup estiment qu'une telle
investigation n'est pas seulement inutile, qu'elle est
mauvaise; et ceux qui croient le plus facilement qu'on
découvre les choses futures sont ceux qui craindraient le
plus de les découvrir. Il y a sans doute à cette crainte des
raisons profondes. Toutes les morales, toutes les religions
apportent une révélation de la destinée humaine. Qu'ils se
l'avouent ou se le cachent à eux-mêmes, les hommes, pour
la plupart, craindraient de vérifier ces révélations augustes
et de découvrir le néant de leurs espérances. Ils sont
accoutumés à supporter l'idée des moeurs les plus
différentes des leurs quand ces moeurs sont plongées
dans le passé. Ils se félicitent alors des progrès de la
morale. Mais, comme leur morale est réglée en somme sur
leurs moeurs ou du moins sur ce qu'ils en laissent voir, ils
n'osent s'avouer que la morale, qui jusqu'à eux a changé
sans cesse avec les moeurs, changera encore après eux
et que les hommes futurs pourront se faire une idée tout
autre que la leur de ce qui est permis et de ce qui n'est pas
permis. Il leur en coûterait de reconnaître qu'ils n'ont que
des vertus transitoires et des dieux caducs. Et, bien que le
passé leur montre des droits et des devoirs sans cesse
changeants et mouvants, ils se croiraient dupes s'ils
prévoyaient que l'humanité future se ferait d'autres droits,
d'autres devoirs et d'autres dieux. Enfin, ils ont peur de se
déshonorer aux yeux de leurs contemporains en assumant
cette horrible immoralité qu'est la morale future. Ce sont là
des empêchements à rechercher l'avenir. Voyez Gallion et
ses amis; ils n'auraient pas osé prévoir l'égalité des
classes dans le mariage, la suppression de l'esclavage,
les défaites des légions, la chute de l'Empire, la fin de
Rome, ni même la mort des dieux auxquels ils ne croyaient
plus guère.
—C'est possible, dit Joséphin Leclerc, mais allons dîner.
Et, laissant le Forum que la lune baignait de sa clarté
tranquille, ils gagnèrent, par les rues populeuses de la ville,
un cabaret modique et renommé de la via Condotti.

IV

La salle était étroite, tendue d'un papier enfumé qui datait


du pontificat de Pie IX. De vieilles lithographies pendaient
aux murs, où l'on voyait M. de Cavour, avec ses lunettes
d'écaillé et son collier de barbe, la face léonine de
Garibaldi et les moustaches épouvantables de Victor-
Emmanuel, réunion classique des symboles de la
révolution et de l'autorité combinées, témoignage populaire
du génie italien qui excelle dans les juxtapositions et chez
qui, de nos jours, à Rome, avec un sens exquis de la
politique et non sans un certain goût de fine comédie, le
pape fulminant et le roi excommunié échangent chaque
matin des assurances de bon voisinage. Des réchauds de
plaqué et des coupes d'albâtre chargeaient le buffet
d'acajou. La maison affectait ce mépris des nouveautés
qui convient aux vieilles renommées.
Là, devant les fiasques de vin de Chianti, autour d'une
table couronnée de roses, les cinq continuèrent d'échanger
des propos philosophiques.
—Il est vrai, dit Nicole Langelier, qu'à beaucoup le coeur
manque quand leur regard rencontre l'abîme des choses
futures. Il est certain, d'ailleurs, que notre connaissance
trop imparfaite des faits accomplis ne nous fournit pas les
éléments nécessaires à la détermination exacte des faits
qui doivent s'accomplir. Mais enfin, puisque le passé des
sociétés humaines nous est connu quelques parties,
l'avenir de ces sociétés, suite et conséquence de leur
passé, ne nous est pas entièrement inconnaissable. Il ne
nous est pas impossible d'observer certains phénomènes
sociaux et de définir, d'après les conditions dans
lesquelles ils se sont déjà produits, les conditions dans
lesquelles ils se produiront encore. Il ne nous est pas
interdit, en voyant commencer un ordre de faits, de le
comparer à un ordre révolu de faits analogues et d'induire
de l'achèvement du second un achèvement semblable du
premier. Par exemple: en observant que les formes du
travail sont changeantes, qu'à l'esclavage a succédé le
servage, au servage le salariat, on doit prévoir une nouvelle
forme de la production; en constatant que le capital
industriel s'est substitué depuis un siècle seulement à la
petite propriété artisane et paysanne, on est amené à
rechercher la forme qui doit se substituer au capital; en
étudiant la manière dont s'est opéré le rachat des charges
et des servitudes féodales, on conçoit comment pourra
s'opérer un jour le rachat des moyens de production
constitués aujourd'hui en propriété privée. En étudiant les
grands services d'État qui fonctionnent à présent, on se fait
quelque idée de ce que pourront être plus tard les modes
socialistes de production et, quand on aura interrogé de
cette façon sur un assez grand nombre de points le présent
et le passé de l'industrie humaine, on décidera sur des
probabilités, à défaut de certitudes, si le collectivisme se
réalisera un jour, non parce qu'il est juste, car il n'y a
aucune raison de croire au triomphe de la justice, mais
parce qu'il est la suite nécessaire de l'état présent et la
conséquence fatale de l'évolution capitaliste.
»Prenons, si vous voulez, un autre exemple: nous avons
quelque expérience de la vie et de la mort des religions. La
fin du polythéisme romain, en particulier, nous est assez
bien connue. D'après cette fin lamentable nous pouvons
nous figurer celle du christianisme dont nous voyons le
déclin.
»On peut rechercher de la même manière si l'humanité
future sera belliqueuse ou pacifique.
—Je suis curieux de savoir comment il faut s'y prendre, dit
Joséphin
Leclerc.
M. Goubin secoua la tête:
—Cette recherche est inutile. Nous en savons d'avance le
résultat. La guerre durera autant que le monde.
—Rien ne le prouve, répliqua Langelier, et la considération
du passé donne à croire, au contraire, que la guerre n'est
pas une des conditions essentielles de la vie sociale.
Et Langelier, en attendant la minestra qui tardait à venir,
développa cette idée, sans toutefois se départir de la
sobriété habituelle à son esprit.
—Bien que les premières époques de la race humaine, dit-
il, se perdent pour nous dans une obscurité impénétrable, il
est certain que les hommes ne furent pas toujours
belliqueux. Ils ne l'étaient pas durant ces longs âges de la
vie pastorale dont le souvenir subsiste seulement dans un
petit nombre de mots communs à toutes les langues indo-
européennes, et qui révèlent des moeurs innocentes. Et
nous avons des raisons de croire que ces siècles
tranquilles de pâtres ont été d'une bien plus longue durée
que les époques agricoles, industrielles et commerciales
qui, venues ensuite par un progrès nécessaire,
déterminèrent entre les tribus et les peuples un état de
guerre à peu près constant.
»C'est par les armes qu'on chercha le plus souvent à
acquérir des biens, terres, femmes, esclaves, bestiaux.
Les guerres se firent d'abord de village à village. Puis, les
vaincus, s'unissant aux vainqueurs, formèrent une nation, et
les guerres se firent de peuple à peuple. Chacun de ces
peuples, pour conserver les richesses acquises ou s'en
procurer de nouvelles, disputait aux peuples voisins les
lieux forts du haut desquels on pouvait commander les
routes, les défilés des montagnes, le cours des fleuves, le
rivage des mers. Enfin, les peuples formèrent des
confédérations et contractèrent des alliances. Ainsi des
groupes d'hommes, de plus en plus vastes, au lieu de se
disputer les biens de la terre, en firent l'échange régulier.
La communauté des sentiments et des intérêts s'élargit.
Rome, un jour, crut l'avoir étendue sur le monde entier.
Auguste pensa ouvrir l'ère de la paix universelle.
»On sait comme cette illusion fut lentement et cruellement
dissipée et quels flots de barbares inondèrent la paix
romaine. Ces barbares, établis dans l'Empire,
s'entr'égorgèrent quatorze siècles sur ses ruines et
fondèrent par le carnage de sanglantes patries. Telle fut la
vie des peuples au moyen âge et la constitution des
grandes monarchies européennes. »Alors l'état de guerre
était le seul état possible, le seul concevable. Toutes les
forces des sociétés n'étaient organisées que pour le
soutenir.
»Si le réveil de la pensée, lors de la Renaissance, permit à
quelques rares esprits d'imaginer des relations mieux
réglées entre les peuples, en même temps, l'ardeur
d'inventer et la soif de connaître fournirent à l'instinct
guerrier des aliments nouveaux. La découverte des Indes
Occidentales, les explorations de l'Afrique, la navigation de
l'Océan Pacifique ouvrirent à l'avidité des Européens
d'immenses territoires. Les royaumes blancs se
disputèrent l'extermination des races rouges, jaunes et
noires, et s'acharnèrent durant quatre siècles au pillage de
trois grandes parties du monde. C'est ce qu'on appelle la
civilisation moderne.
»Durant cette succession ininterrompue de rapines et de
violence, les Européens apprirent à connaître l'étendue et
la configuration de la terre. A mesure qu'ils avançaient
dans cette connaissance ils étendaient leurs destructions.
Aujourd'hui encore les blancs ne communiquent avec les
noirs ou les jaunes que pour les asservir ou les massacrer.
Les peuples que nous appelons barbares ne nous
connaissent encore que par nos crimes.
»Pourtant ces navigations, ces explorations tentées dans
un esprit de cupidité féroce, ces voies de terre et de mer
ouvertes aux conquérants, aux aventuriers, aux chasseurs
d'hommes et aux marchands d'hommes, ces colonisations
exterminatrices, ce mouvement brutal qui porta et qui porte
encore une moitié de l'humanité à détruire l'autre moitié, ce
sont les conditions fatales d'un nouveau progrès de la
civilisation et les moyens terribles qui auront préparé, pour
un avenir encore indéterminé, la paix du monde.
»Cette fois, c'est la terre entière qui se trouve amenée vers
un état comparable, malgré d'énormes dissemblances, à
l'état de l'Empire romain sous Auguste. La paix romaine fut
l'oeuvre de la conquête. Assurément la paix universelle ne
se réalisera pas par les mêmes moyens. Nul empire
aujourd'hui ne peut prétendre à l'hégémonie des terres et
des océans qui couvrent le globe, enfin connu et mesuré.
Mais, pour être moins apparents que ceux de la
domination politique et militaire, les liens qui commencent
à unir l'humanité tout entière, et non plus une partie de
l'humanité, ne sont pas moins réels; et ils sont à la fois plus
souples et plus solides; ils sont plus intimes et infiniment
variés, puisqu'ils s'attachent, à travers les fictions de la vie
publique, aux réalités de la vie sociale.
»La multiplicité croissante des communications et des
échanges, la solidarité forcée des marchés financiers de
toutes les capitales, des marchés commerciaux qui
s'efforcent en vain de garantir leur indépendance par des
expédients malheureux, la rapide croissance du socialisme
international, semblent devoir assurer, tôt ou tard, l'union
des peuples de tous les continents. Si, à cette heure,
l'esprit impérialiste des grands États et les ambitions
superbes des nations armées paraissent démentir ces
prévisions et condamner ces espérances, on s'aperçoit
qu'en réalité, le nationalisme moderne n'est qu'une
aspiration confuse vers une union de plus en plus vaste des
intelligences et des volontés, et que le rêve d'une plus
grande Angleterre, d'une plus grande Allemagne, d'une
plus grande Amérique, conduit, quoi qu'on veuille et quoi
qu'on fasse, au rêve d'une plus grande humanité et à
l'association des peuples et des races pour l'exploitation
en commun des richesses de la terre…
Interrompant ce discours, l'hôtelier apporta lui-même la
soupière fumante et le fromage râpé.
Et Nicole Langelier, dans la vapeur chaude et parfumée du
potage, conclut en ces termes:
—Il y aura sans doute encore des guerres. Les instincts
féroces, unis aux convoitises naturelles, l'orgueil et la faim,
qui ont troublé le monde durant tant de siècles, le
troubleront encore. Les immenses masses humaines, qui
tendent à se former, n'ont pas encore trouvé leur assiette et
leur équilibre. La pénétration des peuples n'est pas encore
assez méthodique pour assurer le bien-être commun par la
liberté et la facilité des échanges, l'homme n'est pas
encore devenu partout respectable à l'homme; toutes les
parties de l'humanité ne sont pas près encore de
s'associer harmonieusement pour former les cellules et les
organes d'un même corps. Il ne sera pas donné, même aux
plus jeunes d'entre nous, de voir se clore l'ère des armes.
Mais ces temps meilleurs que nous ne connaîtrons pas,
nous les pressentons. A prolonger dans l'avenir la courbe
commencée, nous pouvons apercevoir l'établissement de
communications plus fréquentes et plus parfaites entre
toutes les races et tous les peuples, un sentiment plus
général et plus fort de la solidarité humaine, l'organisation
méthodique du travail et rétablissement des États-Unis du
monde.
»La paix universelle se réalisera un jour, non parce que les
hommes de viendront meilleurs (il n'est pas permis de
l'espérer), mais parce qu'un nouvel ordre de choses, une
science nouvelle, de nouvelles nécessités économiques
leur imposeront l'état pacifique, comme autrefois les
conditions mêmes de leur existence les plaçaient et les
maintenaient dans l'état de guerre.
—Nicole Langelier, une rose s'est effeuillée dans votre
verre, dit
Giacomo Boni. Cela ne s'est pas fait sans la permission
des dieux.
Buvons à la paix future du monde.
Joséphin Leclerc leva son verre:
—Ce via de Chianti est d'une saveur piquante et moussé
légèrement. Buvons à la paix, tandis que les Russes et les
Japonais combattent âprement en Mandchourie et dans le
golfe de Corée.
—Cette guerre, reprit Langelier, marque une des grandes
heures de l'histoire du monde. Et pour en comprendre le
sens il faut remonter deux mille ans en arrière.
»Certes les Romains ne soupçonnaient pas la grandeur du
monde barbare et n'avaient aucune idée de ces immenses
réservoirs d'hommes qui devaient un jour crever sur eux et
les submerger. Ils ne se doutaient pas qu'il y eût dans
l'univers une autre paix que la paix romaine. Et pourtant il
en existait une et plus antique et plus vaste, la paix
chinoise.
»Ce n'est pas que leurs marchands ne fussent en relations
avec les marchands de la Sérique. Ceux-ci apportaient la
soie écrue en un lieu situé au nord du plateau de Pamir et
qu'on nommait la Tour de Pierre. Les négociants de
l'Empire s'y rendaient. Des trafiquants latins plus hardis
pénétrèrent dans le golfe du Tonkin et sur les côtes
chinoises jusqu'à Hang-Tchan-Fou ou Hanoï. Cependant
les Romains ne s'imaginaient pas que la Sérique formât un
empire plus peuplé que le leur, plus riche, plus avancé
dans l'agriculture et dans l'économie politique. Les Chinois,
de leur côté, connaissaient les hommes blancs. Leurs
annales mentionnent que l'empereur An-Thoun, en qui nous
reconnaissons Marcus Aurelius Antoninus, leur envoya une
ambassade, qui n'était, peut-être, qu'une expédition de
navigateurs et de négociants. Mais ils ne savaient pas
qu'une civilisation plus agitée et plus violente que la leur, et
plus féconde aussi et infiniment plus expansive, s'étendait
sur une des faces de ce globe dont ils couvraient une autre
face: agriculteurs et jardiniers pleins d'expérience,
marchands habiles et probes, ils vivaient heureux, grâce à
leurs méthodes d'échange et à leurs vastes associations
de crédit. Satisfaits de leur science subtile, de leur
politesse exquise, de leur piété tout humaine et de leur
immuable sagesse, ils n'étaient pas curieux, sans doute,
de connaître la manière de vivre et de penser de ces
hommes blancs, venus du pays de César. Et peut-être que
les ambassadeurs d'An-Thoun leur parurent un peu
grossiers et barbares.
»Les deux grandes civilisations, la jaune et la blanche,
continuèrent à s'ignorer jusqu'au jour où les Portugais,
ayant doublé le cap de Bonne Espérance, allèrent
commercer à Macao. Les marchands et les missionnaires
chrétiens s'établirent en Chine et s'y livrèrent à toutes
sortes de violences et de rapines. Les Chinois les
enduraient en hommes habitués aux ouvrages de patience
et merveilleusement capables de supporter les mauvais
traitements; et néanmoins les tuaient, à l'occasion, avec
toutes les délicatesses d'une fine cruauté. Les Jésuites
soulevèrent, dans l'Empire du Milieu, pendant près de trois
siècles, d'incessants désordres. De nos jours les nations
chrétiennes prirent l'habitude d'envoyer ensemble ou
séparément dans ce grand empire, quand l'ordre y était
troublé, des soldats qui le rétablissaient par le vol, le viol, le
pillage, le meurtre et l'incendie, et de procéder à courts
intervalles, au moyen de fusils et de canons, à la
pénétration pacifique du pays. Les Chinois inarmés ne se
défendent pas ou se défendent mal; on les massacre avec
une agréable facilité. Ils sont polis et cérémonieux; mais on
leur reproche de nourrir peu de sympathie pour les
Européens. Nous avons contre eux des griefs qui
ressemblent beaucoup à ceux que monsieur Du Chaillu
avait contre son gorille. Monsieur Du Chaillu tua, dans une
forêt, à coups de carabine, la mère d'un gorille. Morte, elle
serrait encore son petit dans ses bras. Il l'en arracha et le
traîna après lui, dans une cage, à travers l'Afrique, pour le
vendre en Europe. Mais ce jeune animal lui donna de
justes sujets de plaintes. Il était insociable; il se laissa
mourir de faim. «Je fus impuissant, dit M. Du Chaillu, à
corriger son mauvais naturel.» Nous nous plaignons des
Chinois avec autant de raison que monsieur Du Chaillu de
son gorille.
»En 1901, l'ordre ayant été troublé à Pékin, les armées
des cinq grandes puissances, sous le commandement d'un
feld-maréchal allemand, l'y rétablirent par les moyens
accoutumés. Après s'être ainsi couvertes de gloire
militaire, les cinq puissances signèrent un des
innombrables traités par lesquels elles garantissent
l'intégrité de cette Chine dont elles se partagent les
provinces.
»Russie, pour sa part, occupa la Mandchourie et ferma la
Corée au commerce du Japon. Le Japon qui, en 1894,
avait battu les Chinois sur terre et sur mer, et participé, en
1901, à l'action pacifique des puissances, vit avec une
rage froide s'avancer l'ourse vorace et lente. Et tandis que
la bête énorme allongeait indolemment le museau sur la
ruche nippone, les abeilles jaunes, armant toutes à la fois
leurs ailes et leurs aiguillons, la criblèrent de piqûres
enflammées.
«C'est une guerre coloniale», disait expressément un
grand fonctionnaire russe à mon ami Georges Bourdon.
Or, le principe fondamental de toute guerre coloniale est
que l'Européen soit supérieur aux peuples qu'il combat;
sans quoi la guerre n'est plus coloniale, cela saute aux
yeux. Il convient, dans ces sortes de guerres, que
l'Européen attaque avec de l'artillerie et que l'Asiatique ou
l'Africain se défende avec des flèches, des massues, des
sagayes et des tomahawks. On admet qu'il se soit procuré
quelques vieux fusils à pierre et des gibernes; cela rend la
colonisation plus glorieuse. Mais en aucun cas il ne doit
être armé ni instruit à l'européenne. Sa flotte se composera
de jonques, de pirogues et de canots creusés dans un
tronc d'arbre. S'il a acheté des navires à des armateurs
européens, ces navires seront hors d'usage. Les Chinois
qui garnissent leurs arsenaux d'obus en porcelaine restent
dans les règles de la guerre coloniale.
»Les Japonais s'en sont écartés. Ils font la guerre d'après
les principes enseignés en France par le général Bonnal.
Ils l'emportent de beaucoup sur leurs adversaires par le
savoir et l'intelligence. En se battant mieux que des
Européens, ils n'ont point égard aux usages consacrés, et
ils agissent d'une façon contraire, en quelque sorte, au
droit des gens.
»En vain des personnes graves, comme monsieur
Edmond Théry, leur démontrèrent qu'ils devaient être
vaincus dans l'intérêt supérieur du marché européen,
conformément aux lois économiques les mieux établies. En
vain le proconsul de l'Indo-Chine, monsieur Doumer lui-
même, les somma d'essuyer, à bref délai, des défaites
décisives sur terre et sur mer. «Quelle tristesse financière
assombrirait nos coeurs, s'écriait ce grand homme, si
Besobrazof et Alexéief ne tiraient plus aucun million des
forêts coréennes! Ils sont rois. Je fus roi comme eux: nos
causes sont communes. 0 Nippons! imitez en douceur les
peuples cuivrés sur lesquels j'ai régné glorieusement sous
Méline.» En vain le docteur Charles Richet leur représenta,
un squelette à la main, qu'étant prognathes et n'ayant pas
les muscles du mollet suffisamment développés, ils se
trouvaient dans l'obligation de fuir dans les arbres devant
les Russes qui sont brachycéphales et comme tels
éminemment civilisateurs, ainsi qu'il a paru quand ils ont
noyé cinq mille Chinois dans l'Amour, «Prenez garde que
vous êtes des intermédiaires entre le singe et l'homme»,
leur disait obligeamment monsieur le professeur Richet,
«d'où. il résulte que si vous battiez les Russes ou finno-
letto-ougro-slaves, ce serait exactement comme si les
singes vous battaient. Concevez-vous?» Ils ne voulurent
rien entendre.
»Ce que les Russes payent en ce moment dans les mers
du Japon et dans les gorges de la Mandchourie, ce n'est
pas seulement leur politique avide et brutale en Orient,
c'est la politique coloniale de l'Europe tout entière. Ce
qu'ils expient, ce ne sont pas seulement leurs crimes, ce
sont les crimes de toute la chrétienté militaire et
commerciale. Je n'entends pas dire par là qu'il y ait une
justice au monde. Mais on voit d'étranges retours des
choses; et la force, seul juge encore des actions humaines,
fait parfois des bonds inattendus. Ses brusques écarts
rompent un équilibre qu'on croyait stable. Et ses jeux, qui
ne sont jamais sans quelque règle cachée, amènent des
coups intéressants. Les Japonais passent le Yalu et battent
avec précision les Russes en Mandchourie. Leurs marins
détruisent élégamment une flotte européenne. Aussitôt
nous discernons un danger qui nous menace. S'il existe,
qui l'a créé? Ce ne sont pas les Japonais qui sont venus
chercher les Russes. Ce ne sont pas les jaunes qui sont
venus chercher les blancs. Nous découvrons, à cette heure,
le péril jaune. Il y a bien des années que les Asiatiques
connaissent le péril blanc. Le sac du Palais d'Été, les
massacres de Pékin, les noyades de Blagovetchensk, le
démembrement de la Chine, n'était-ce point là des sujets
d'inquiétude pour les Chinois? Et les Japonais se
sentaient-ils en sûreté sous les canons de Port-Arthur?
Nous avons créé le péril blanc. Le péril blanc a créé le péril
jaune. Ce sont de ces enchaînements qui donnent à la
vieille Nécessité qui mène le monde une apparence de
Justice divine et l'on admire la surprenante conduite de
cette reine aveugle des hommes et des dieux, quand on
voit le Japon, si cruel naguère aux Chinois et aux Coréens,
le Japon, complice impayé des crimes des Européens en
Chine, devenir le vengeur de la China et l'espoir de la race
jaune.
»Il ne paraît pas toutefois, à première vue, que le péril
jaune, dont les économistes européens s'épouvantent, soit
comparable au péril blanc suspendu sur l'Asie. Les Chinois
n'envoient pas à Paris, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, des
missionnaires pour enseigner aux chrétiens le foung-choui
et jeter le désordre dans les affaires européennes. Un
corps expéditionnaire chinois n'est pas descendu dans la
baie de Quiberon pour exiger du gouvernement de la
République l'extra-territorialité, c'est-à-dire le droit de juger
par un tribunal de mandarins les causes pendantes entre
Chinois et Européens. L'amiral Togo n'est pas venu avec
douze cuirassés bombarder la rade de Brest, en vue de
favoriser le commerce japonais en France. La fleur du
nationalisme français, l'élite de nos Trublions, n'a pas
assiégé dans leurs hôtels des avenues Hoche et Marceau,
les légations de la Chine et du Japon, et le maréchal
Oyama n'a pas amené en conséquence les armées
combinées de l'Extrême-Orient sur le boulevard de la
Madeleine, pour exiger le châtiment des Trublions
xénophobes. Il n'a pas incendié Versailles au nom d'une
civilisation supérieure. Les armées des grandes
puissances asiatiques n'ont pas emporté à Tokio et à
Pékin les tableaux du Louvre et la vaisselle de l'Elysée.
»Non! Monsieur Edmond Théry lui-même convient que les
jaunes ne sont pas assez civilisés pour imiter les blancs
avec cette fidélité. Et il ne prévoit pas qu'ils s'élèvent
jamais à une si haute culture morale. Comment auraient-ils
nos vertus? Ils ne sont pas chrétiens. Mais les hommes
compétents estiment que le péril jaune, pour être
économique, n'en est pas moins effroyable. Le Japon et la
Chine organisée par le Japon menacent de nous faire sur
tous les marchés du monde une concurrence affreuse,
monstrueuse, énorme et difforme, dont la seule pensée fait
dresser sur leur tête les cheveux des économistes. C'est
pourquoi les Japonais et les Chinois doivent être
exterminés. Il n'y a pas de doute. Mais il faut aussi déclarer
la guerre aux États-Unis pour empêcher leurs
métallurgistes de vendre le fer et l'acier à plus bas prix que
nos fabricants moins bien outillés.
»Disons donc une fois la vérité. Cessons un moment de
nous flatter. La vieille Europe et la nouvelle Europe (c'est le
vrai nom de l'Amérique) ont institué la guerre économique.
Chaque nation est en lutte industrielle avec les autres
nations. Partout la production s'arme furieusement contre la
production. Nous avons mauvaise grâce à nous plaindre
de voir sur le marché désordonné du monde tomber de
nouveaux produits concurrents et perturbateurs. Que sert
de gémir? Nous ne connaissons que la raison du plus fort.
Si Tokio est le plus faible, il aura tort et nous le lui ferons
sentir; s'il est le plus fort il aura raison, et nous n'aurons
point de reproche à lui faire. Est-il au monde un peuple qui
ait le droit de parler au nom de la justice?
»Nous avons enseigné aux Japonais le régime capitaliste
et la guerre. Ils nous effraient parce qu'ils deviennent
semblables à nous. Et vraiment c'est assez horrible. Ils se
défendent contre les Européens avec des armes
européennes. Leurs généraux, leurs officiers de marine,
qui ont étudié en Angleterre, en Allemagne, en France, font
honneur à leurs maîtres. Plusieurs ont suivi les cours de
nos Écoles spéciales. Les grands-ducs, qui craignaient
qu'il ne sortit rien de bon de nos institutions militaires, trop
démocratiques à leur gré, doivent être rassurés.
»Je ne sais quelle sera l'issue de la guerre. L'Empire russe
oppose à l'énergie méthodique des Japonais ses forces
indéterminées, que comprime l'imbécillité farouche de son
gouvernement, que détourne l'improbité d'une
administration dévastatrice, que perd l'ineptie du
commandement militaire. Il a montré l'énormité de son
impuissance et la profondeur de sa désorganisation.
Toutefois ses réservoirs d'argent, qu'alimentent ses riches
créanciers, sont presque inépuisables. Son ennemi, au
contraire, n'a de ressources que dans des emprunts
difficiles, onéreux, dont ses victoires mêmes le priveront
peut-être. Car les Anglais et les Américains entendent
l'aider à affaiblir la Russie et non pas à devenir puissant et
redoutable. On ne peut guère prévoir la victoire définitive
d'un combattant sur l'autre. Mais si le Japon rend les jaunes
respectables aux blancs, il aura grandement servi la cause
de l'humanité et préparé à son insu, et sans doute contre
son désir, l'organisation pacifique du monde.
—Que voulez-vous dire? demanda M. Goubin en levant le
nez de dessus son assiette pleine d'un fritto délicieux.
—On craint, poursuivit Nicole Langelier, que le Japon
grandi n'élève la Chine; qu'il ne lui apprenne à se défendre
et à exploiter ses richesses. On craint qu'il ne fasse une
Chine forte. Il faudrait non le craindre, mais le souhaiter
dans l'intérêt universel. Les peuples forts concourent à
l'harmonie et à la richesse du monde. Les peuples faibles,
comme la Chine et la Turquie, sont une cause perpétuelle
de troubles et de dangers. Mais nous nous pressons trop
de craindre ou d'espérer. Si le Japon victorieux entreprend
d'organiser le vieil empire jaune, il n'y réussira pas de si
tôt. Il faudra du temps pour apprendre à la Chine qu'il y a
une Chine. Car elle ne le sait pas, et tant qu'elle ne le saura
pas, il n'y aura pas de Chine. Un peuple n'existe que par le
sentiment qu'il a de son existence. Il y a trois cent cinquante
millions de Chinois; mais ils ne le savent pas. Tant qu'ils ne
se seront pas comptés ils ne compteront pas. Ils
n'existeront pas, même par le nombre. «Numérotez-vous!»
C'est le premier ordre que donne le sergent instructeur à
ses hommes. Et il leur enseigne en même temps le
principe des sociétés. Mais il faut beaucoup de temps à
trois cent cinquante millions d'hommes pour se numéroter.
Toutefois Ular, qui est un Européen extraordinaire, puisqu'il
croit qu'il faut être humain et juste à l'égard des Chinois,
nous annonce qu'un grand mouvement national s'accomplit
dans toutes les provinces de l'immense empire.
—Alors même, dit Joséphin Leclerc, alors même que le
Japon victorieux donnerait aux Mongols, aux Chinois, aux
Thibétains conscience d'eux-mêmes et les rendrait
respectables aux blancs, en quoi la paix du monde en
serait-elle mieux assurée, et la folie conquérante des
nations plus contenue? Ne leur resterait-il pas à exterminer
l'humanité nègre? Quel peuple noir rendra les noirs
respectables aux blancs et aux jaunes?
Mais Nicole Langelier:
—Qui peut marquer les limites où s'arrêtera une des
grandes races humaines? Les noirs ne s'éteignent pas
comme les rouges au contact des Européens. Quel
prophète peut annoncer aux deux cents millions de noirs
africains que leur postérité ne régnera jamais dans la
richesse et la paix sur les lacs et les grands fleuves? Les
hommes blancs ont traversé les âges des cavernes et des
cités lacustres. Ils étaient alors sauvages et nus. Ils
faisaient sécher au soleil des poteries grossières. Leurs
chefs formaient des choeurs de danses barbares. Ils
n'avaient de sciences que celle de leurs sorciers. Depuis
lors, ils ont bâti le Parthénon, conçu la géométrie, soumis
aux lois de l'harmonie l'expression de leur pensée et les
mouvements de leurs corps.
»Pouvez-vous dire aux nègres de l'Afrique: toujours vous
vous massacrerez de tribu à tribu et vous vous infligerez les
uns aux autres des supplices atroces et saugrenus;
toujours le roi Gléglé, dans une pensée religieuse, fera
jeter du haut de sa case des prisonniers ficelés dans un
panier; toujours vous dévorerez avec délices les chairs
arrachées aux cadavres décomposés de vos vieux
parents; toujours les explorateurs vous tireront des coups
de fusil et vous enfumeront dans vos huttes; toujours le fier
soldat chrétien amusera son courage à couper vos
femmes par morceaux; toujours le marin jovial venu des
mers brumeuses crèvera d'un coup de pied le ventre à vos
petits enfants pour se dégourdir les jambes. Pouvez-vous
annoncer sûrement au tiers de l'humanité une constante
ignominie?
»Je ne sais pas si, un jour, comme le prévoyait en 1840
Mrs. Beecher Stowe, la vie s'éveillera en Afrique avec une
splendeur et une magnificence inconnues aux froides races
de l'Occident et si l'art s'y épanouira en des formes
éclatantes et nouvelles. Les noirs ont un vif sentiment de la
musique. Il se peut qu'il naisse un délicieux art nègre de la
danse et du chant. En attendant, les noirs de l'Amérique du
Sud font dans la civilisation capitaliste des progrès
rapides. Monsieur Jean Finot nous a instruits l'autre jour à
leur sujet.
»II y a cinquante ans, ils ne possédaient pas, à eux tous,
cent hectares de terres. Aujourd'hui leurs biens s'élèvent à
plus de quatre milliards de francs. Ils étaient illettrés.
Aujourd'hui cinquante sur cent savent lire et écrire. Il y a des
romanciers noirs, des poètes noirs, des économistes
noirs, des philanthropes noirs.
»Les métis, issus du maître et de l'esclave, sont
particulièrement intelligents et vigoureux. Les hommes de
couleur, à la fois rusés et féroces, instinctifs et calculateurs,
prendront peu à peu (m'a dit un des leurs) l'avantage du
nombre et domineront un jour la race amollie des créoles
qui exerce si légèrement sur les noirs sa cruauté fiévreuse.
Il est peut-être déjà né, le mulâtre de génie qui fera payer
cher aux enfants des blancs le sang des nègres lynchés
par leurs pères!
Cependant M. Goubin arma ses yeux de son lorgnon
puissant.
—Si les Japonais étaient vainqueurs, dit-il, ils nous
prendraient l'Indo-Chine.
—C'est un grand service qu'ils nous rendraient, répliqua
Langelier.
Les colonies sont le fléau des peuples.
M. Goubin ne répondit que par un silence indigné.
—Je ne puis vous entendre parler ainsi, s'écria Joséphin
Leclerc. Il faut des débouchés pour nos produits, des
territoires pour notre expansion industrielle et commerciale.
A quoi pensez-vous, Langelier? Il n'y a plus qu'une politique
en Europe, en Amérique, dans le monde: la politique
coloniale.
Nicole Langelier reprit avec tranquillité:
—La politique coloniale est la forme la plus récente de la
barbarie ou, si vous aimez mieux, le terme de la
civilisation. Je ne fais pas de différence entre ces deux
expressions: elles sont identiques. Ce que les hommes
appellent civilisation, c'est l'état actuel des moeurs et ce
qu'ils appellent barbarie, ce sont les états antérieurs. Les
moeurs présentes, on les appellera barbares quand elles
seront des moeurs passées. Je reconnais sans difficulté
qu'il est dans nos moeurs et dans notre morale que les
peuples forts détruisent les peuples faibles. C'est le
principe du droit des gens et le fondement de l'action
coloniale.
»Mais il reste à savoir si les conquêtes lointaines sont
toujours pour les nations une bonne affaire. Il n'y parait pas.
Qu'ont fait le Mexique et le Pérou pour l'Espagne? le Brésil
pour le Portugal? Batavia pour la Hollande? Il y a diverses
sortes de colonies. Il y a des colonies qui reçoivent de
malheureux Européens sur une terre inculte et déserte.
Celles-là, fidèles tant qu'elles sont pauvres, se séparent de
la métropole dès qu'elles sont prospères. Il y en a
d'inhabitables, mais d'où l'on tire des matières premières
et où l'on porte des marchandises. Et il est évident que
celles-là enrichissent non qui les gouverne, mais quiconque
y trafique. Le plus souvent elles ne valent pas ce qu'elles
coûtent. Et de plus elles exposent à chaque instant la
métropole à des désastres militaires.
M. Goubin fit cette interruption:
—Et l'Angleterre?
—L'Angleterre est moins un peuple qu'une race. Les
Anglo-Saxons n'ont de patrie que la mer. Et cette
Angleterre, qu'on croit riche de ses vastes domaines, doit
sa fortune et sa puissance à son commerce. Ce ne sont
pas ses colonies qu'il faut lui envier; ce sont ses
marchands, auteurs de ses biens. Et croyez-vous que le
Transvaal, par exemple, soit pour elle une si bonne affaire?
Cependant on conçoit que, dans l'état actuel du monde,
des peuples qui font beaucoup d'enfants et fabriquent
beaucoup de produits, cherchent au loin des territoires ou
des marchés et s'en assurent la possession par ruse et
violence. Mais nous! mais notre peuple économe, attentif à
n'avoir d'enfants que ce que la terre natale en peut
facilement porter, qui produit modérément, et ne court pas
volontiers les aventures lointaines; mais la France qui ne
sort guère de son jardin, qu'a-t-elle besoin de colonies,
juste Ciel! qu'en fait-elle? que lui rapportent-elles? Elle a
dépensé à profusion des hommes et de l'argent pour que
le Congo, la Cochin-chine, l'Annam, le Tonkin, la Guyane et
Madagascar achètent des cotonnades à Manchester, des
armes à Birmingham et à Liège, des eaux-de-vie à Dantzig
et des caisses de vin de Bordeaux à Hambourg. Elle a,
pendant soixante-dix ans, dépouillé, chassé, traqué les
Arabes pour peupler l'Algérie d'Italiens et d'Espagnols!
»L'ironie de ces résultats est assez cruelle, et l'on ne
conçoit pas comment put se former, à notre dommage, cet
empire dix et onze fois plus étendu que la France elle-
même. Mais il faut considérer que, si le peuple français n'a
nul avantage à posséder des terres en Afrique et en Asie,
les chefs de son gouvernement trouvent, au contraire, des
avantages nombreux à lui en acquérir. Ils se concilient par
ce moyen la marine et l'armée qui, dans les expéditions
coloniales, recueillent des grades, des pensions et des
croix, en outre de la gloire qu'on remporte à vaincre
l'ennemi. Ils se concilient le clergé en ouvrant des voies
nouvelles à la Propagande et en attribuant des territoires
aux missions catholiques. Ils réjouissent les armateurs,
constructeurs, fournisseurs militaires qu'ils comblent de
commandes. Ils se font dans le pays une vaste clientèle en
concédant des forêts immenses et des plantations
innombrables. Et ce qui leur est plus précieux encore, ils
fixent à leur majorité tous les brasseurs d'affaires et tous
les courtiers marrons du parlement. Enfin ils flattent la foule,
orgueilleuse de posséder un empire jaune et noir qui fait
pâlir d'envie l'Allemagne et l'Angleterre. Ils passent pour de
bons citoyens, pour des patriotes et pour de grands
hommes d'État. Et, s'ils risquent de tomber, comme Ferry,
sous le coup de quelque désastre militaire, ils en courent
volontiers la chance, persuadés que la plus nuisible des
expéditions lointaines leur coûtera moins de peines et leur
attirera moins de dangers que la plus utile des réformes
sociales.
»Vous concevez maintenant que nous ayons eu parfois
des ministres impérialistes, jaloux d'agrandir notre
domaine colonial. Et il faut encore nous féliciter et louer la
modération de nos gouvernants qui pouvaient nous charger
de plus de colonies.
»Mais tout péril n'est pas écarté et nous sommes menacés
de quatre-vingts ans de guerres au Maroc. Est-ce que la
folie coloniale ne finira jamais?
»Je sais bien que les peuples ne sont pas raisonnables.
On ne comprendrait pas qu'ils le fussent, à voir de quoi ils
sont faits. Mais un instinct souvent les avertit de ce qui leur
est nuisible. Ils sont capables, quelquefois, d'observation.
Ils font à la longue l'expérience douloureuse de leurs
erreurs et de leurs fautes. Ils s'apercevront un jour que les
colonies sont pour eux une source de périls et une cause
de ruines. A la barbarie commerciale succédera la
civilisation commerciale; à la pénétration violente, la
pénétration pacifique. Ces idées entrent aujourd'hui jusque
dans les parlements. Elles prévaudront non parce que les
hommes seront plus désintéressés, mais parce qu'ils
connaîtront mieux leurs intérêts.
»La grande valeur humaine c'est l'homme lui-même. Pour
mettre en valeur le globe terrestre, il faut d'abord mettre
l'homme en valeur. Pour exploiter le sol, les mines, les
eaux, toutes les substances et toutes les forces de la
planète, il faut l'homme, tout l'homme, l'humanité, toute
l'humanité. L'exploitation complète du globe terrestre exige
le travail combiné des hommes blancs, jaunes, noirs. En
réduisant, en diminuant, en affaiblissant, pour tout dire d'un
mot, en colonisant une partie de l'humanité, nous agissons
contre nous-mêmes. Notre avantage est que les jaunes et
les noirs soient puissants, libres et riches. Notre prospérité,
notre richesse dépendent de leur richesse et de leur
prospérité. Plus ils produiront, plus ils consommeront. Plus
ils profiteront de nous, plus nous profiterons d'eux. Qu'ils
jouissent abondamment de notre travail et nous jouirons du
leur abondamment.
»En observant les mouvements qui emportent les sociétés,
peut-être découvrira-t-on les signes que la période de
violences s'achève. La guerre, qui était autrefois à l'état
permanent parmi les peuples, est maintenant intermittente
et les temps de paix sont devenus beaucoup plus longs
que les temps de guerre. Notre pays donne lieu à une
observation intéressante. Les Français présentent dans
l'histoire militaire des peuples un caractère original. Tandis
que les autres nations ne faisaient jamais la guerre que par
intérêt ou par nécessité, les Français seuls se battaient
pour le plaisir. Or il est remarquable que nos compatriotes
ont changé de goût. Renan écrivait il y a trente ans:
«Quiconque connaît la France dans son ensemble et dans
ses variétés provinciales n'hésitera pas à reconnaître que
le mouvement qui emporte ce pays depuis un demi-siècle
est essentiellement pacifique.» C'est un fait attesté par un
grand nombre d'observateurs que la France en 1870
n'avait pas envie de prendre les armes et que l'annonce de
la guerre fut accueillie avec consternation. Il est certain
qu'aujourd'hui peu de Français songent à se mettre en
campagne, et que tout le monde accepte volontiers cette
idée qu'on a une armée pour éviter la guerre. Je citerai un
exemple entre mille de cet état d'esprit. Monsieur Ribot,
député, ancien ministre, invité à quelque fête patriotique,
s'excusa par une lettre éloquente. Monsieur Ribot, au seul
mot de désarmement, plisse son front sourcilleux. Il a pour
les drapeaux et les canons l'inclination qui convient à un
ancien ministre des Affaires étrangères. Dans sa lettre, il
dénonce comme un danger national les idées pacifiques
répandues par les socialistes. Il y découvre des
renoncements qu'il ne peut souffrir. Ce n'est point qu'il soit
belliqueux. C'est aussi la paix qu'il veut, mais une paix
pompeuse, magnifique, étincelante et fière comme la
guerre. Entre monsieur Ribot et Jaurès, il n'est plus
question que de la manière. Ils sont tous deux pacifiques.
Jaurès l'est simplement, monsieur Ribot l'est superbement.
Voilà tout. Mieux encore et plus sûrement que la
démocratie socialiste qui se contente de la paix en blouse
ou en paletot, le sentiment des bourgeois qui réclament
une paix ornée d'insignes militaires et toute chargée des
simulacres de la gloire, atteste l'irrémédiable déclin des
idées de revanche et de conquêtes, puisqu'on y saisit
l'instinct militaire au moment où il se dénature et devient
pacifique.
»La France acquiert peu à peu le sentiment de sa vraie
force qui est la force intellectuelle; elle prend conscience
de sa mission qui est de semer les idées et d'exercer
l'empire de la pensée. Elle s'apercevra bientôt que sa
seule puissance solide et durable fut dans ses orateurs,
ses philosophes, ses écrivains et ses savants. Aussi bien,
faudra-t-il qu'elle reconnaisse un jour que la force du
nombre, après l'avoir tant de fois trahie, lui échappe
définitivement et qu'il est temps pour elle de se résigner à
la gloire que lui assurent l'exercice de l'esprit et l'usage de
la raison.
Jean Boilly secoua la tête:
—Vous voulez, dit-il, que la France enseigne aux nations la
concorde et la paix. Êtes-vous sûr qu'elle sera écoutée et
suivie? Sa tranquillité même lui est-elle assurée? N'a-t-elle
pas à craindre les menaces du dehors, à prévoir les
dangers, à veiller à sa sûreté, à pourvoir à sa défense?
Une hirondelle ne fait pas le printemps; une nation ne fait
pas la paix du monde. Est-il certain que l'Allemagne
n'entretient des armées que pour ne pas faire la guerre?
Ses démocrates socialistes veulent la paix. Mais ils ne
sont pas les maîtres et leurs députés n'ont point au
Parlement l'autorité que devrait leur assurer le nombre de
leurs électeurs. Et la Russie, qui est à peine entrée dans la
période industrielle, croyez-vous qu'elle entrera bientôt
dans la période pacifique? Croyez-vous qu'après avoir
troublé l'Asie, elle ne troublera pas l'Europe?
»Mais à supposer que l'Europe devienne pacifique, ne
voyez-vous pas que l'Amérique devient guerrière? Après
Cuba, réduite en république vassale, Hawaï, Porto-Rico,
les Philippines annexées, on ne peut nier que l'Union
américaine ne soit une nation conquérante. Un publiciste
yankee, Stead, a dit, aux applaudissements des États-Unis
tout entiers: «L'américanisation du monde est en marche.»
Et monsieur Roosevelt rêve de planter le pavillon étoile sur
l'Afrique du Sud, l'Australie et les Indes occidentales.
Monsieur Roosevelt est impérialiste et veut une Amérique
maîtresse du monde. Entre nous, il médite l'empire
d'Auguste. Il a eu le malheur de lire Tite-Live. Les
conquêtes des Romains l'empêchent de dormir. Avez-vous
lu ses discours? Ils sont belliqueux. «Mes amis, battez-
vous, dit monsieur Roosevelt, battez-vous terriblement. Il n'y
a de bon que les coups. On n'est sur la terre que pour
s'exterminer les uns les autres. Ceux qui vous diront le
contraire sont des gens immoraux. Méfiez-vous des
hommes qui pensent. La pensée amollit. C'est un vice
français. Les Romains ont conquis l'univers. Ils l'ont perdu.
Nous sommes les Romains modernes.» Paroles
éloquentes, soutenues par une flotte de guerre qui sera
bientôt la deuxième du monde et par un budget militaire
d'un milliard cinq cents millions de francs!
»Les Yankees annoncent que, dans quatre ans, ils feront la
guerre à l'Allemagne. Pour les en croire il faudrait qu'ils
nous disent où ils pensent rencontrer l'ennemi. Toutefois
cette folie donne à réfléchir. Qu'une Russie, serve de son
tsar, qu'une Allemagne, encore féodale, nourrissent des
armées pour les batailles, c'est ce qu'on serait tenté de
s'expliquer par des habitudes anciennes et les survivances
d'un rude passé. Mais qu'une démocratie neuve, les États-
Unis d'Amérique, une association d'hommes d'affaires,
une foule d'émigrés de tous les pays, sans communauté de
race, de traditions, de souvenirs, jetés éperdument dans la
lutte pour le dollar, se sentent tout à coup transportés du
désir de lancer des torpilles aux flancs des cuirassés et de
faire éclater des mines sous les colonnes ennemies, c'est
une preuve que la lutte désordonnée pour la production et
l'exploitation des richesses entretient l'usage et le goût de
la force brutale, que la violence industrielle engendre la
violence militaire, et que les rivalités marchandes allument
entre les peuples des haines qui ne peuvent s'éteindre que
dans le sang. La fureur coloniale, dont vous parliez tout à
l'heure, n'est qu'une des mille formes de cette concurrence
tant vantée par nos économistes. Comme l'état féodal l'état
capitaliste est un état guerrier. L'ère est ouverte des
grandes guerres pour la souveraineté industrielle. Sous le
régime actuel de production nationaliste, c'est le canon qui
fixera les tarifs, établira les douanes, ouvrira, fermera les
marchés. Il n'y a pas d'autre régulateur du commerce et de
l'industrie. L'extermination est le résultat fatal des
conditions économiques dans lequel se trouve aujourd'hui
le monde civilisé….
Le gorgonzola et le stracchino parfumaient la table. Le
garçon apportait les bougies armées de fils de fer pour
allumer les longs cigares avec paille, chers aux Italiens.
Hippolyte Dufresne, qui depuis quelque temps semblait
étranger à la conversation:
—Messieurs, dit-il à voix basse avec une orgueilleuse
modestie, notre ami Langelier affirmait tout à l'heure que
beaucoup d'hommes ont peur de se déshonorer aux yeux
de leurs contemporains en assumant cette horrible
immoralité qu'est la morale future. Je n'ai pas eu cette peur
et j'ai écrit un petit conte qui n'a pas d'autre mérite que
celui, peut-être, de montrer la tranquillité de mon esprit à
considérer l'avenir. Je vous demanderai un jour la
permission de vous le lire.
—Lisez-le tout de suite, dit Boni en allumant son cigare.
—Vous nous ferez plaisir, ajoutèrent Joséphin Leclerc,
Nicole
Langelier et M. Goubin.
—Je ne sais si j'ai le manuscrit sur moi, répondit Hippolyte
Dufresne.
Et, tirant de sa poche un rouleau de papier, il lut ce qui suit.

PAR LA PORTE DE CORNE OU PAR LA PORTE D'IVOIRE

Il était environ une heure du matin. Avant de me coucher,


j'ouvris ma fenêtre et j'allumai une cigarette. Le
bourdonnement d'un auto qui passait sur l'avenue du Bois
de Boulogne traversa le silence. Les arbres
rafraîchissaient l'air en secouant leurs têtes sombres. Nul
bruit d'insecte, nulle rumeur vivante ne montait du sol stérile
de la ville. La nuit était illustrée d'étoiles. Leurs feux, dans la
transparence de l'air, mieux que par les autres nuits,
apparaissaient diversement colorés. Le plus grand nombre
brûlait à blanc. Mais il y en avait de jaunes et d'orangées,
comme les flammes des lampes mourantes. Plusieurs
étaient bleues et j'en vis une d'un bleu si pâle, si limpide et
si doux, que je n'en pouvais détourner ma vue. Je regrette
de ne pas savoir comment on l'appelle, mais je m'en
console en pensant que les hommes ne donnent pas aux
étoiles leur vrai nom.
Songeant que chacune de ces gouttes de lumière éclaire
des mondes, je me demande si, comme notre soleil, elles
n'éclairent pas aussi d'innombrables souffrances et si la
douleur ne remplit pas les abîmes du ciel. Nous ne pouvons
juger les mondes que par le nôtre. Nous ne connaissons la
vie que dans les formes qu'elle revêt sur la terre et, à
supposer même que notre planète soit des moins bonnes,
nous n'avons guère de raisons de croire que tout aille bien
dans les autres, ni que ce soit un bonheur de naître sous
les rayons d'Altaïr, de Betelgeuse ou de l'ardent Sirius,
quand nous savons quelle fâcheuse affaire c'est que
d'ouvrir les yeux sur la terre à la clarté de notre vieux soleil.
Ce n'est pas que je trouve mon sort mauvais, comparé au
sort des autres hommes. Je n'ai ni femme ni enfant. Je n'ai
ni amour ni maladie. Je ne suis pas très riche, je ne vais
pas dans le monde. Je suis donc parmi les heureux. Mais
les heureux ont peu de joie. Quel est donc le sort des
autres! Les hommes sont vraiment à plaindre. Je n'en fais
pas de reproches à la nature: on ne peut pas causer avec
elle; elle n'est pas intelligente. Je ne m'en prendrai pas non
plus à la société. Il n'y a pas de bon sens à opposer la
société à la nature. Il est aussi absurde d'opposer la nature
des hommes à la société des hommes que d'opposer la
nature des fourmis à la société des fourmis, la nature des
harengs à la société des harengs. Les sociétés animales
résultent nécessairement de la nature animale. La terre est
la planète où l'on mange, la planète de la faim. Les
animaux y sont naturellement avides et féroces. Seul, le
plus intelligent de tous, l'homme, est avare. L'avarice est
jusqu'ici la première vertu des sociétés humaines et le
chef-d'oeuvre moral de la nature. Si je savais écrire,
j'écrirais un éloge de l'avarice. A la vérité, ce ne serait pas
un livre très nouveau. Les moralistes et les économistes
l'ont fait cent fois. Les sociétés humaines ont pour
fondement auguste l'avarice et la cruauté.
Dans les autres univers, dans ces mondes innombrables
de l'éther, en est-il ainsi? Toutes les étoiles que je vois
éclairent-elles des hommes? Est-ce qu'on mange, est-ce
qu'on s'entre-dévore par l'infini? Ce doute me trouble et je
ne puis regarder sans effroi cette rosée de feu suspendue
dans le ciel.
Mes pensées peu à peu se font plus douces et plus claires,
et l'idée de la vie, dans sa sensualité tour à tour violente et
suave, me redevient aimable. Je me dis que parfois la vie
est belle. Car sans cette beauté, comment verrions-nous
ses laideurs et comment croire que la nature est mauvaise
sans croire en même temps qu'elle est bonne?
Depuis quelques instants, les phrases d'une sonate de
Mozart suspendent dans l'air leurs colonnes blanches et
leurs guirlandes de roses. J'ai pour voisin un pianiste qui
joue la nuit du Mozart et du Gluck. Je referme ma fenêtre et
tout en faisant ma toilette je réfléchis aux incertains plaisirs
que je pourrai me donner demain; et tout à coup je songe
que je suis invité, depuis une semaine déjà, à déjeuner au
Bois; je crois vaguement me rappeler que c'est pour le jour
qui vient. Afin de m'en assurer, je cherche la lettre
d'invitation qui est restée ouverte sur ma table. La voici:
16 septembre 1903.
«Mon vieux Dufresne,
Fais-moi le plaisir de venir déjeuner avec… etc., etc.,
samedi prochain, 23 septembre 1903, etc., etc.»
C'est demain.
Je sonnai mon valet de chambre:
—Jean, vous me réveillerez demain à neuf heures.
Et précisément demain, 23 septembre 1903, j'aurai trente-
neuf ans accomplis. D'après ce que j'ai déjà vu en ce
monde, je puis me figurer à peu près ce que j'y verrai
encore. Ce sera probablement un médiocre spectacle. Je
puis prédire à coup sûr les propos de table qui seront
tenus demain au restaurant du Bois. Il y sera dit
certainement: «Moi je fais du soixante à l'heure.—Blanche
a un sale caractère; mais elle ne me trompe pas, ça j'en
suis sûr.—Le ministère prend le mot d'ordre des
socialistes.—Les petits chevaux, à la longue, c'est rasant. Il
n'y a encore que le bac.—Les ouvriers auraient bien tort de
se gêner: le gouvernement leur donne toujours raison.—Je
te parie qu'Êpingle-d'Or battra Ranavalo. —Moi, ce qui me
passe, c'est qu'il ne se trouve pas un général pour balayer
toute cette fripouille.—Qu'est-ce que vous voulez? La
France est vendue par les Juifs à l'Angleterre et à
l'Allemagne.» Voilà ce que j'entendrai demain! Voilà les
idées politiques et sociales de mes amis, les arrière-
petits-fils de ces bourgeois de Juillet, princes de l'usine et
de la forge, rois de la mine, qui surent maîtriser et asservir
les forces de la Révolution. Mes amis ne me paraissent
pas capables de conserver longtemps l'empire industriel et
la puissance politique que leur ont laissés leurs aïeux. Ils ne
sont pas très intelligents, mes amis. Ils n'ont pas beaucoup
travaillé de la tête. Moi non plus. Jusqu'ici je n'ai pas fait
grand'chose dans la vie. Je suis comme eux un oisif et un
ignorant. Je ne me sens capable de rien et si je n'ai pas
leur vanité, si ma cervelle n'est pas garnie de toutes les
sottises qui encombrent la leur, si je n'ai pas, comme eux,
la haine et la peur des idées, cela tient à une circonstance
particulière de ma vie. Mon père, gros industriel et député
conservateur, m'a donné, quand j'avais dix-sept ans, un
jeune répétiteur timide et silencieux, qui avait l'air d'une
fille. En me préparant au baccalauréat, il organisait la
Révolution sociale en Europe. Il était d'une douceur
charmante. On l'a beaucoup mis en prison. Il est
maintenant député. Je lui copiais ses appels au prolétariat
international. Il me fit lire toute la bibliothèque socialiste. Il
m'enseigna des choses qui toutes n'étaient pas croyables;
mais il me fit ouvrir les yeux sur ce qui se passait autour de
moi; il me démontra que tout ce que notre société honore
est méprisable et que tout ce qu'elle méprise est
estimable. Il me poussait à la révolte. Je conclus au
contraire de ses démonstrations qu'il faut respecter le
mensonge et vénérer l'hypocrisie, comme les deux plus
sûrs appuis de l'ordre public. Je restai conservateur. Mais
mon âme s'emplit de dégoût.
Tandis que je m'endors, presque imperceptibles, ça et là,
quelques phrases de Mozart me parviennent encore et me
font songer à des temples de marbre dans des feuillages
bleus.
Il faisait grand jour quand je me réveillai. Je m'habillai
beaucoup plus vite qu'à l'ordinaire. Ignorant moi-même la
cause de cette hâte, je me trouvai dehors sans trop savoir
comment. Ce que je vis alors autour de moi me causa une
surprise qui suspendit toutes mes facultés de réflexion; et
c'est grâce à cette impossibilité de réfléchir que ma
surprise ne s'accrut point, mais demeura fixe et tranquille.
Sans aucun doute elle serait devenue bientôt démesurée
et se serait changée en stupeur et en épouvante, si j'avais
gardé l'usage de mon esprit, tant le spectacle que j'avais
sous les yeux était différent de ce qu'il devait être. Tout ce
qui m'entourait m'était nouveau, inconnu, étranger. Les
arbres, les pelouses que je voyais tous les jours, avaient
disparu. Où, la veille, s'élevaient les hautes bâtisses grises
de l'avenue, maintenant s'étendait une ligne capricieuse de
maisonnettes de brique, entourées de jardins. Je n'osai me
retourner pour voir si ma maison existait encore et j'allai
droit vers la porte Dauphine. Je ne la trouvai plus. A cet
endroit le Bois était changé en village. Je pris une rue qui
était, à ce qu'il me parut, l'ancienne route de Suresnes. Les
maisons qui la bordaient, d'un style étrange et d'une forme
nouvelle, trop petites pour être habitées par des gens
riches, étaient pourtant ornées de peintures, de sculptures
et de faïences éclatantes. Elles étaient surmontées d'une
terrasse couverte. Je suivais cette voie agreste dont les
courbes produisaient des perspectives charmantes. Elle
était coupée obliquement par d'autres voies sinueuses. Il
ne passait ni trains, ni autos, ni voitures d'aucune sorte.
Des ombres couraient sur le sol. Je levai la tète et vis de
vastes oiseaux et des poissons énormes glisser
rapidement en foule dans l'air, qui semblait à la fois un ciel
et un océan. Près de la Seine, dont le cours était changé,
je rencontrai une compagnie d'hommes vêtus de blouses
courtes nouées à la ceinture et chaussés de hautes
guêtres. Vraisemblablement, ils étaient en habits de travail.
Mais leur allure était plus légère et plus élégante que celle
de nos ouvriers. Je m'aperçus qu'il y avait des femmes
parmi eux. Ce qui m'avait empêché de les distinguer tout
d'abord, c'est qu'elles étaient vêtues comme les hommes
et qu'elles avaient les jambes droites et longues et, à ce
qu'il me sembla, les hanches étroites de nos Américaines.
Bien que ces gens n'eussent pas du tout l'air farouche, je
les regardai avec effroi. Ils me paraissaient plus étrangers
qu'aucun des innombrables inconnus que j'avais jusque-là
rencontrés sur la terre. Pour ne plus voir un visage humain,
je m'engageai dans une ruelle déserte. Et bientôt j'atteignis
un rond-point planté de mâts où flottaient des oriflammes
rouges, portant ces mots en lettres d'or: FÉDÉRATION
EUROPÉENNE. Des affiches étaient suspendues au pied
de ces mâts dans de grands cadres ornés d'emblèmes
pacifiques. C'était des avis relatifs à des fêtes populaires,
à des prescriptions légales, à des travaux d'intérêt public.
Il y avait aussi des horaires de ballons et une carte des
courants atmosphériques dressée le 28 juin de l'an 220 de
la fédération des peuples. Tous ces textes étaient
imprimés en caractères nouveaux et dans un langage dont
je ne comprenais pas tous les mots. Tandis que j'essayais
de les déchiffrer, les ombres des innombrables machines
qui traversaient l'air passaient sur mes yeux. Une fois
encore je levai la tête et dans ce ciel méconnaissable, plus
peuplé que la terre, que fendaient les gouvernails et que
battaient les hélices, vers qui montait de l'horizon un cercle
de fumée, je vis le soleil. J'eus envie de pleurer en le
voyant. C'était la seule figure connue que j'eusse encore
rencontrée depuis le matin. A sa hauteur je jugeai qu'il était
environ dix heures avant midi. Tout à coup je fus enveloppé
par une seconde troupe d'hommes et de femmes, qui avait
la contenance et le costume de la première. Je me
confirmai dans cette impression que les femmes, bien qu'il
s'en trouvât de fort épaisses et de très sèches et aussi
beaucoup dont on ne pouvait rien dire, offraient en grand
nombre un aspect d'androgynes. Le flot passa. La place
redevint subitement déserte, comme nos quartiers
suburbains qu'animé seule la sortie des ateliers. Resté
devant les affiches, je relus cette date: 28 juin de l'an 220
de la fédération européenne. Qu'est-ce que cela signifiait?
Une proclamation du Comité fédéral, à l'occasion de la fête
de la terre, me fournit à propos des données utiles pour
l'intelligence de cette date. Il y était dit: «Camarades, vous
savez comment, en la dernière année du XXe siècle, le
vieux monde s'abîma dans un cataclysme formidable et
comment, après cinquante ans d'anarchie, s'organisa la
fédération des peuples de l'Europe…» L'an 220 de la
fédération des peuples, c'était donc l'an 2270 de l'ère
chrétienne, le fait était certain. Il restait à l'expliquer.
Comment me trouvais-je tout à coup en l'an 2270?
J'y songeais en marchant au hasard.
—Je n'ai pas, que je sache, me disais-je, été conservé
durant tant d'années à l'état de momie, comme le colonel
Fougas. Je n'ai pas conduit la machine par laquelle M. H.-
G. Wells explore le temps. Et si c'est en dormant, à
l'exemple de William Morris, que j'ai sauté trois siècles et
demi, je ne puis le savoir, puisqu'en rêvant on ignore qu'on
rêve. Je crois, de très bonne foi, que je ne dors pas.
Tout en faisant ces réflexions et d'autres qu'il est inutile de
rapporter, je suivais une longue rue bordée de grilles
derrière lesquelles souriaient, dans le feuillage, des
maisons roses, de formes variées, mais toutes également
petites. Je voyais parfois s'élever dans la campagne de
vastes cirques d'acier, couronnés de flammes et de fumée.
Une épouvante planait sur ces régions innommables et l'air
vibrant du vol rapide des machines retentissait
douloureusement dans ma tête. La rue conduisait à une
prairie semée de bouquets d'arbres et coupée de
ruisseaux. Des vaches y paissaient. Tandis que mes yeux
goûtaient cette fraîcheur, je crus voir devant moi, sur une
route lisse et droite, courir des ombres. Leur vent, en
passant, me frappa le visage. Je m'aperçus que c'étaient
des trams et des autos transparents de vitesse.
Je traversai la route sur une passerelle et cheminai
longtemps par les prés et les bois. Je me croyais en pleine
campagne quand je découvris un vaste front de maisons
brillantes qui bordaient le parc. Bientôt je me trouvai devant
un palais d'une architecture légère. Une frise sculptée et
peinte, représentant un festin nombreux, s'étendait sur la
vaste façade. J'aperçus, à travers les baies vitrées, des
hommes et des femmes assis dans une grande salle
claire, autour de longues tables de marbre, chargées de
jolies faïences peintes. J'entrai, pensant que c'était un
restaurant. Je n'avais pas faim, mais j'étais las, et la
fraîcheur de cette salle, ornée de guirlandes de fruits, me
semblait délicieuse. Un homme qui se tenait à la porte me
réclama mon bon, et comme j'avais l'air embarrassé:
—Je vois, compagnon, que tu n'es pas d'ici. Comment
voyages-tu sans bons? J'en suis fâché, mais il m'est
impossible de te recevoir. Va trouver le délégué à
l'embauchage; ou, si tu es infirme, adresse-toi au délégué
à l'assistance.
Je déclarai que je n'étais nullement infirme et je m'éloignai.
Un gros homme, qui dans le même moment sortait le cure-
dents aux lèvres, me dit avec obligeance:
—Camarade, tu n'as pas besoin de t'adresser au délégué
à l'embauchage. Je suis délégué à la boulangerie de la
section. Il manque un camarade. Viens avec moi. Tu
travailleras tout de suite.
Je remerciai le gros compagnon, l'assurai de ma bonne
volonté, objectant toutefois que je n'étais pas boulanger.
Il me regarda avec un peu de surprise et me dit qu'il voyait
que j'aimais la plaisanterie.
Je le suivis. Nous nous arrêtâmes devant un immense
bâtiment de fonte, précédé d'une porte monumentale, sur
le fronton de laquelle deux géants de bronze étaient
accoudés, le Semeur et le Moissonneur. Leurs corps
exprimaient la force sans l'effort. Sur leurs visages brillait
une fierté tranquille, et ils portaient haut la tête, bien
différents en cela des sauvages travailleurs du flamand
Constantin Meunier. Nous pénétrâmes dans une salle
haute de plus de quarante mètres, où, parmi de légères
poussières blanches, avec un bruit vaste et tranquille, des
machines travaillaient. Sous le dôme métallique, des sacs
s'offraient d'eux-mêmes au couteau qui les éventrait; la
farine qu'ils perdaient tombait dans des cuves où de larges
mains d'acier la pétrissaient, et la pâte coulait dans des
moules qui, dès qu'ils étaient pleins, couraient s'enfourner
sans aide dans un four vaste et profond comme un tunnel.
Cinq ou six hommes au plus, immobiles dans ce
mouvement, surveillaient le travail des choses.
—C'est une vieille boulangerie, me dit mon compagnon.
Elle produit à peine quatrevingt mille pains par jour, et ses
machines trop faibles occupent trop de monde. Ça ne fait
rien. Monte à l'arrivage.
Je n'eus pas le temps de demander des ordres plus
explicites. Un ascenseur m'avait porté sur la plate-forme.
J'y étais à peine arrivé qu'une sorte de baleine volante vint
se poser près de moi et déchargea des sacs. Cette
machine n'était montée par aucun être vivant. J'y fis grande
attention. Je suis sûr qu'il n'y avait pas de mécanicien dans
cette machine. D'autres baleines volantes vinrent avec
d'autres sacs, qu'elles déchargeaient et qui se livraient l'un
après l'autre au couteau qui les ouvrait. Les hélices
tournaient, le gouvernail fonctionnait. Il n'y avait personne
au timon, personne dans la machine. J'entendais au loin le
léger bruit d'un vol de guêpe, puis la chose grossissait
avec une rapidité surprenante. Elle avait l'air bien sûre
d'elle, mais mon ignorance de ce qu'il y aurait à faire, si
pourtant elle se trompait, me donnait le frisson. Je fus
plusieurs fois tenté de demander à descendre. Une honte
humaine m'en empêcha. Je demeurai à mon poste. Le
soleil baissait à l'horizon et il était environ cinq heures
quand on m'envoya l'ascenseur. La journée était finie. Je
reçus un bon de vivres et de logement.
Le gros camarade me dit:
—Tu dois avoir faim. Si tu veux souper à la table publique,
tu le peux. Si tu veux manger seul dans ta chambre, tu le
peux également. Si tu préfères manger chez moi avec
quelques camarades, dis-le tout de suite. Et je vais
téléphoner à l'atelier culinaire pour qu'on t'envoie ta part.
Ce que je t'en dis est pour te mettre à l'aise. Car tu
sembles désorienté. Tu viens de loin sans doute. Tu n'as
pas l'air débrouillard. Aujourd'hui tu as eu un travail facile.
Mais ne crois pas qu'on gagne ici tous les jours sa vie à si
bon compte. Si les rayons Z qui gouvernaient les ballons
avaient mal fonctionné, comme il arrive parfois, tu aurais eu
plus de peine. Quel est ton métier? Et d'où viens-tu?
Ces questions m'embarrassèrent beaucoup. Je ne pouvais
pas lui dire la vérité. Je ne pouvais pas lui dire que j'étais
un bourgeois et que je venais du XXe siècle. Il m'aurait cru
fou. Je répondis d'une manière vague et embarrassée que
je n'avais point d'état et que je venais de loin, de très loin.
Il sourit:
—Je comprends, me répondit-il. Tu n'oses pas l'avouer. Tu
viens des États-Unis d'Afrique. Tu n'es pas le seul
Européen qui nous soit ainsi échappé. Mais ces
déserteurs nous reviennent presque tous.
Je ne répondis rien et mon silence lui fit croire qu'il avait
deviné juste. Il me renouvela son invitation à souper, et me
demanda comment je m'appelais. Je lui répondis qu'on me
nommait Hippolyte Dufresne. Il parut surpris que j'eusse
deux noms.
—Moi, dit-il, je m'appelle Michel.
Puis, ayant examiné avec attention mon chapeau de paille,
mon veston, mes souliers et tout mon costume, sans doute
un peu poudreux, mais d'une bonne coupe, car enfin je ne
m'habille pas chez un tailleur concierge de la rue des
Acacias:
—Hippolyte, me dit-il, je vois d'où tu viens. Tu as vécu dans
les provinces noires. Il n'y a plus aujourd'hui que les
Zoulous et les Bassoutos pour tisser aussi mal le drap,
donner à un habit une forme à ce point grotesque, pour
faire de si vilaines chaussures et pour durcir le linge avec
de l'amidon. Il n'y a que chez eux que tu as pu apprendre à
te raser la barbe en ménageant sur ton visage des
moustaches et deux petits favoris. Cet usage de découper
les poils de la face de manière à former des figures et des
ornements est une dernière forme du tatouage, encore
usitée seulement chez les Bassoutos et les Zoulous. Ces
provinces noires des États-Unis d'Afrique croupissent dans
une barbarie qui ressemble beaucoup à l'état de la France
il y a trois ou quatre cents ans.
J'acceptai l'invitation de Michel.
—Je demeure tout près, en Sologne, me dit-il. Mon
aéroplane file assez bien. Nous serons bientôt rendus.
Il me fit asseoir sous le ventre d'un grand oiseau
mécanique et aussitôt nous traversâmes l'air d'une telle
vitesse que j'en perdis le souffle. L'aspect de la campagne
était bien différent de celui que je connaissais. Toutes les
routes étaient bordées de maisons; d'innombrables canaux
croisaient sur les champs leurs lignes argentées. Comme
j'admirais:
—La terre, me dit Michel, est assez bien mise an valeur, et
la culture est intense, comme on dit, depuis que les
chimistes sont eux-mêmes des cultivateurs. On s'est
beaucoup ingénié et l'on a beaucoup travaillé depuis trois
cents ans. C'est que pour réaliser le collectivisme il a fallu
faire rendre à la terre quatre et cinq fois plus qu'elle ne
rendait aux époques d'anarchie capitaliste. Toi qui as vécu
chez les Zoulous et les Bassoutos, tu sais que chez eux les
biens nécessaires à la vie sont si peu abondants que, les
partager également entre tous, ce serait partager la misère
et non pas la richesse. La production surabondante que
nous avons obtenue, nous la devons surtout au progrès des
sciences. La suppression presque totale des classes
urbaines fut aussi très avantageuse à l'agriculture. Les
gens de boutique et de bureau se répartirent à peu près
également entre l'usine et la campagne.
—Comment? m'écriai-je, vous avez supprimé les villes.
Qu'est devenu
Paris?
—Personne n'y habite plus guère, me répondit Michel. La
plupart de ces maisons à cinq étages, hideuses et
malsaines, où logeaient les citadins de l'ère close, sont
tombées en ruines et n'ont pas été relevées. On bâtissait
bien mal au XXe siècle de cette ère malheureuse. Nous
avons conservé des constructions plus anciennes et
meilleures et nous en avons fait des musées. Nous avons
beaucoup de musées et de bibliothèques: c'est là que
nous nous instruisons. On a gardé aussi quelques débris
de l'Hôtel de Ville. C'était une bâtisse laide et fragile, mais
où s'accomplirent de grandes choses. N'ayant plus ni
tribunaux, ni commerce, ni armées, nous n'avons plus à
proprement parler de villes. Toutefois la population est
beaucoup plus dense sur certains points que sur d'autres,
et malgré la rapidité des communications, les centres
métallurgiques et miniers sont extrêmement peuplés.
—Que me dites-vous? lui demandai-je. Vous avez
supprimé les tribunaux? Avez-vous donc supprimé les
crimes et les délits?
—Les crimes dureront autant que la vieille et sombre
humanité: Mais le nombre des criminels a diminué avec le
nombre de malheureux. Les faubourgs des grandes villes
étaient sol nourricier des crimes; nous n'avons plus de
grandes villes. Le téléphone sans fil rend les routes sûres à
toute heure. Nous sommes tous munis de défenses
électriques. Quant aux délits, ils dépendaient moins de la
perversité des prévenus que des scrupules des juges.
Maintenant que nous n'avons plus de légistes ni de juges,
et que la justice est rendue par les citoyens requis à tour de
rôle, beaucoup de délits ont disparu, sans doute parce
qu'on ne sait plus les reconnaître.
Ainsi me parlait Michel, en manoeuvrant son aéroplane. Je
rapporte le sens de ses paroles aussi exactement qu'il
m'est possible. Je regrette de ne pouvoir, par défaut de
mémoire, et aussi de peur de ne pas me faire comprendre,
reproduire toutes les expressions et surtout le mouvement
même de son langage. Le boulanger et ses contemporains
parlaient une langue qui me surprit d'abord par la
nouveauté du vocabulaire et de la syntaxe et surtout par un
tour abréviatif et rapide.
Michel aborda la terrasse d'une maison modique, très
agréable.
—Nous sommes arrivés, me dit-il, c'est ici que j'habite. Tu
souperas avec des compagnons qui, comme moi,
s'occupent de statistique.
—Comment? vous êtes statisticien. Je vous croyais
boulanger.
—Je suis boulanger pendant six heures. C'est la durée de
la journée, telle qu'elle est fixée depuis près d'un siècle par
le Comité fédéral. Le reste du temps, je fais de la
statistique. C'est la science qui a remplacé l'histoire. Les
anciens historiens contaient les actions éclatantes d'un
petit nombre d'hommes. Les nôtres enregistrent tout ce qui
se produit et tout ce qui se consomme.
Après m'avoir fait passer dans un cabinet d'hydrothérapie
établi sur le toit, Michel me fit descendre dans la salle à
manger, éclairée à la lumière électrique, toute blanche,
ornée seulement d'une frise sculptée de fraisiers en fleurs.
La table de faïence colorée était couverte d'une vaisselle à
reflets métalliques. Trois personnes s'y tenaient, que
Michel me nomma:
—Morin, Perceval, Chéron.
Ces trois personnes étaient vêtues pareillement d'une cotte
écrue, d'une culotte de velours et de bas gris. Morin portait
une longue barbe blanche, Chéron et Perceval avaient le
visage clair. Leurs cheveux courts et plus encore la
franchise de leur regard leur donnaient l'air de jeunes
garçons. Mais je ne doutai pas que ce ne fussent des
femmes. Perceval me parut assez belle, bien qu'elle ne fût
plus très jeune. Je trouvais Chéron tout à fait charmante.
Michel me présenta:
—Je vous amène le camarade Hippolyte, nommé aussi
Dufresne, qui a vécu parmi les métis, dans les provinces
noires des États-Unis d'Afrique. Il n'a pu dîner à onze
heures. Aussi doit-il avoir faim.
J'avais faim. On me servit de petits morceaux découpés en
carrés, qui n'étaient pas mauvais, mais dont je ne reconnus
pas le goût. Il y avait sur la table toutes sortes de fromages.
Morin me versa d'une bière légère, et m'avertit que j'en
pouvais boire à ma soif, qu'elle ne contenait pas d'alcool.
—A la bonne heure, dis-je. Je vois que vous vous
préoccupez des dangers de l'alcool.
—Ils n'existent plus guère, me répondit Morin. Oa a réussi
à supprimer l'alcoolisme avant la fin de l'ère close. Sans
cela, il aurait été impossible d'établir le nouveau régime.
Un prolétariat alcoolique est incapable de s'émanciper.
—N'avez-vous pas aussi, demandai-je en goûtant un
morceau bizarrement découpé, n'avez-vous pas
perfectionné l'alimentation?
—Camarade, répondit Perceval, tu veux parler sans doute
de l'alimentation chimique. Elle n'a pas fait encore de
grands progrès. Nous avons beau déléguer nos chimistes
aux cuisines… Leurs pilules ne valent rien. A cela près que
nous savons doser convenablement les aliments
caloriques et les aliments nutritifs, nous mangeons presque
aussi grossièrement que les hommes de l'ère close, et
nous y prenons autant de plaisir.
—Nos savants, dit Michel, essayent d'instituer une
alimentation rationnelle.
—Ça, c'est de l'enfantillage, reprit la jeune Chéron. On ne
fera rien de bon tant qu'on n'aura pas supprimé le gros
intestin, organe inutile et nuisible, foyer d'infection
microbienne… On y arrivera.
—Comment cela? demandai-je.
—Mais tout simplement par ablation. Et cette suppression,
obtenue d'abord chirurgicalement sur un nombre suffisant
d'individus, tendra à s'établir par l'hérédité et sera plus tard
acquise à la race entière.
Ces gens me traitaient avec humanité, me parlaient avec
obligeance. Mais je n'entrais pas facilement dans leurs
moeurs ni dans leurs idées et je m'apercevais que je ne les
intéressais en aucune manière et qu'ils éprouvaient pour
mes façons de penser une entière indifférence. Plus je leur
faisais de politesses, plus je décourageais leur sympathie.
Quand j'eus adressé à Chéron quelques compliments
pourtant discrets et sincères, elle ne me regarda même
plus.
Après le repas, me tournant vers Morin, qui me semblait
intelligent et doux, je lui dis avec une sincérité qui m'émut
moi-même:
—Monsieur Morin, je ne sais rien et je souffre cruellement
de ne rien savoir. Je vous le répète: je viens de loin, de très
loin. Dites-moi, je vous prie, comment fut instituée la
fédération européenne, et donnez-moi une idée de l'ordre
social actuel.
Le vieux Morin se récria:
—C'est l'histoire de trois siècles que tu me demandes.
Nous en aurions pour des semaines et des mois. Et il y a
bien des choses que je ne pourrais t'apprendre, parce que
je ne les sais pas moi-même.
Je le suppliai de me donner au moins un aperçu très
sommaire, comme aux enfants des écoles.
Alors Morin se renversa dans son fauteuil et dit:
—Pour savoir comment la société actuelle se constitua, il
faut remonter très avant dans le passé.
»L'oeuvre capitale du XXe siècle de l'ère close fut
l'extinction de la guerre.
»Le Congrès arbitral de la Haye, institué en pleine
barbarie, ne contribua guère au maintien de la paix. Mais
une autre institution plus efficace fut créée à cette époque.
Dans les parlements des divers États il se forma des
groupes de députés qui se mirent en rapport les uns avec
les autres et prirent l'habitude de délibérer en commun sur
les questions internationales. Exprimant la volonté
pacifique d'une foule croissante d'électeurs, leurs
résolutions avaient une grande autorité et donnaient à
réfléchir aux gouvernements, dont les plus absolus, si l'on
excepte la Russie, avaient, dès cette époque, appris à
compter avec le sentiment populaire. Ce qui nous surprend
aujourd'hui, c'est que personne alors ne reconnut, dans ces
réunions de députés venus de tous les pays, le premier
essai d'un parlement international.
»Au reste, le parti de la violence était encore puissant dans
les empires et même dans la République française. Et, si
le danger des guerres dynastiques et de ces guerres
diplomatiques, décidées autour d'une table verte pour
maintenir ce qu'on appelait l'équilibre européen, était
conjuré pour toujours, on pouvait encore, dans le mauvais
état industriel où se trouvait l'Europe, redouter que le conflit
des intérêts commerciaux ne produisit quelque terrible
conflagration.
»Le prolétariat, insuffisamment organisé, et n'ayant pas
encore conscience de sa force, n'empêcha pas les luttes à
main armée entre les nations, mais il en diminua la
fréquence et la durée.
»Les dernières guerres furent causées par cette folie
furieuse du vieux monde qu'on appelait la politique
coloniale. Anglais, Russes, Allemands, Français,
Américains se disputaient âprement, en Asie et en Afrique,
des zones d'influence, comme ils disaient, où ils pussent
établir avec les indigènes, sur le pillage et le massacre,
des relations économiques. Ils détruisirent, en Afrique et en
Asie, tout ce qu'il était possible de détruire. Puis il arriva ce
qu'il devait arriver. Ils gardèrent les colonies pauvres qui
leur coûtaient cher et perdirent les colonies prospères.
Sans compter qu'en Asie, un petit peuple héroïque, instruit
par l'Europe, sut se rendre respectable à l'Europe. C'est un
grand service que, dans les temps barbares, le Japon
rendit à l'humanité.
»Quand cette période abominable de la colonisation prit
fin, on ne fit plus de guerre. Mais les États entretenaient
encore des armées.
»Cela dit, je vais t'exposer, selon ton désir, les origines de
la société actuelle. Elle est sortie de la société précédente.
Dans la vie morale comme dans la vie individuelle les
formes s'engendrent les unes les autres. La société
capitaliste produisit naturellement la société collectiviste.
Au commencement du XIXe siècle de l'ère close il se fit
dans l'industrie une évolution mémorable. A la mince
production des petits artisans propriétaires de leurs outils
se substitua la grande production actionnée par un agent
nouveau, d'une merveilleuse puissance, le capital. Ce fut un
grand progrès social.
—Qu'est-ce qui fut un grand progrès social? demandai-je.
—Le régime capitaliste, me répondit Morin. Il apporta à
l'humanité une source incalculable de richesse. En
rassemblant les ouvriers par grandes masses, et en
multipliant leur nombre, il créa le prolétariat. En faisant des
travailleurs un immense État dans l'État, il prépara leur
émancipation et leur fournit les moyens de conquérir le
pouvoir.
»Pourtant ce régime qui devait produire à l'avenir de si
heureux effets était justement exécré des travailleurs, parmi
lesquels il fit d'innombrables victimes.
»I1 n'est pas de bien social qui n'ait coûté du sang et des
larmes. Au reste, ce régime, qui avait enrichi la terre
entière, faillit la ruiner. Après avoir grandement augmenté
la production, il se trouva incapable de la régler, et se
débattit éperdument dans des difficultés inextricables.
»Tu n'ignores pas entièrement, camarade, les troubles
économiques qui remplirent le XXe siècle. Durant les cent
dernières années de la domination capitaliste, le désordre
de la production et le délire de la concurrence
accumulèrent les désastres. Les capitalistes et les patrons
essayèrent vainement, par des groupements
gigantesques, de régler la production et d'anéantir la
concurrence. Leurs entreprises mal conçues s'abîmèrent
dans d'immenses catastrophes. Durant cette période
d'anarchie la lutte des classes fut aveugle et terrible. Le
prolétariat, accablé par ses victoires autant que par ses
défaites, écrasé par les débris de l'édifice qu'il renversait
sur sa tête, déchiré par d'effroyables luttes intestines,
rejetant avec une violence aveugle ses chefs les meilleurs
et ses amis les plus sûrs, combattait sans ordre, dans les
ténèbres. Cependant il gagnait sans cesse quelque
avantage: augmentation des salaires, diminution des
heures de travail, liberté croissante d'organisation et de
propagande, conquête des pouvoirs publics, progrès dans
l'opinion étonnée. On le croyait perdu par ses divisions et
ses erreurs. Mais tous les grands partis sont divisés et ils
commettent tous des fautes. Le prolétariat avait pour lui la
force des choses. Il atteignit vers la fin du siècle ce point de
bien-être qui permet d'arriver à mieux. Camarade, il faut
qu'un parti soit déjà fort pour faire une révolution à son
profit. A la fin du XXe siècle de l'ère close la situation
générale était devenue très favorable aux développements
du socialisme. De plus en plus réduites dans le cours du
siècle, les armées permanentes furent abolies après une
résistance désespérée des pouvoirs publics et de la
bourgeoisie possédante, par les Chambres issues du
suffrage universel, sous l'ardente pression du peuple des
villes et des campagnes. Depuis longtemps déjà les chefs
d'État gardaient leurs armées, moins en vue d'une guerre
qu'ils ne craignaient ou n'espéraient plus, que pour contenir
à l'intérieur la multitude des prolétaires. Ils cédèrent enfin.
Les armées régulières furent remplacées par des milices
imbues d'idées socialistes. Ce n'était pas sans raison
qu'ils avaient résisté. N'étant plus défendues par des
canons et des fusils, les monarchies tombèrent les unes
après les autres et à leur place s'établit le gouvernement
républicain. Seules, l'Angleterre qui avait préalablement
établi un régime que les ouvriers trouvaient supportable, et
la Russie demeurée impériale et théocratique, restèrent en
dehors de ce grand mouvement. On craignait que le tsar,
éprouvant pour l'Europe républicaine les sentiments que la
Révolution française avait inspirés à la grande Catherine,
ne levât des armées pour la combattre. Mais son
gouvernement était tombe à ce degré de faiblesse et
d'imbécillité qu'une monarchie absolue peut seule
atteindre. Le prolétariat russe, uni aux intellectuels, se
souleva et, après une succession effroyable d'attentats et
de massacres, le pouvoir passa aux révolutionnaires, qui
établirent le régime représentatif.
»La télégraphie et la téléphonie sans fil étaient alors en
usage d'une extrémité de l'Europe à l'autre et d'un emploi
si facile que l'homme le plus pauvre pouvait parler, quand il
voulait et comme il voulait, à un homme placé sur un point
quelconque du globe. Il pleuvait à Moscou des paroles
collectivistes. Les paysans russes entendaient dans leur lit
les discours des camarades de Marseille et de Berlin. En
même temps la direction approximative des ballons et la
direction précise des machines à voler entrèrent dans la
pratique. Ce fut la suppression des frontières. Heure
critique entre toutes! Aux coeurs des peuples, si près de
s'unir et de se fondre en une vaste humanité, l'instinct
patriotique se réveilla. Dans tous les pays en même temps
la foi nationaliste, rallumée, jeta des éclairs. Comme il n'y
avait plus ni rois, ni armées, ni aristocratie, ce grand
mouvement prit un caractère tumultueux et populaire. La
République française, la République allemande, la
République hongroise, la République roumaine, la
République italienne, la suisse même et la belge,
exprimèrent chacune, par un vote unanime de leur
parlement et dans d'immenses meetings, la résolution
solennelle de défendre contre toute agression étrangère le
territoire national et l'industrie nationale. Des lois
énergiques furent promulguées, réprimant la contrebande
des machines à voler et réglementant avec sévérité l'usage
du télégraphe sans fil. Partout les milices furent
réorganisées, ramenées au type ancien des armées
permanentes. On vit reparaître les vieux uniformes, les
bottes, les dolmans, les plumes des généraux. A Paris, les
bonnets à poil furent applaudis. Tous les boutiquiers et une
partie des ouvriers prirent la cocarde tricolore. Dans tous
les centres métallurgiques on fondait des canons et des
plaques de blindage. On s'attendait à des guerres terribles.
Ce furieux élan se prolongea trois ans, sans choc, puis se
ralentit insensiblement. Les milices reprirent peu à peu un
aspect et des sentiments bourgeois. L'union des peuples,
qui semblait reculée dans un lointain fabuleux, était proche.
Les énergies pacifiques se développaient de jour en jour;
les collectivistes faisaient peu à peu la conquête de la
société. Et le jour vint où les capitalistes vaincus leur
abandonnèrent le pouvoir.
—Quel changement! m'écriai-je. Il n'y a pas d'exemple
dans l'Histoire d'une telle révolution.
—Tu penses bien, camarade, reprit Morin, que le
collectivisme ne vint qu'à son heure. Les socialistes
n'auraient pu supprimer le capital et la propriété
individuelle si ces deux formes de la richesse n'avaient été
déjà à peu près détruites en fait par l'effort du prolétariat et
plus encore par les développements nouveaux de la
science et de l'industrie.
»On avait bien cru que le premier État collectiviste serait
l'Allemagne; le parti ouvrier y était organisé depuis près de
cent ans et l'on disait partout: «Le socialisme est chose
allemande.» La France, moins bien préparée, la devança
pourtant. La révolution sociale se fit d'abord à Lyon, à Lille
et à Marseille, au chant de l'Internationale. Paris résista
quinze jours, puis arbora le drapeau rouge. Le lendemain
seulement Berlin proclamait l'état collectiviste. Le triomphe
du socialisme eut pour conséquence la réunion des
peuples.
»Les délégués de toutes les Républiques européennes,
siégeant à
Bruxelles, proclamèrent la constitution des États-Unis
d'Europe.
»L'Angleterre refusa d'en faire partie. Mais elle s'en
déclara l'alliée. Devenue socialiste, elle avait gardé son roi,
ses lords et jusqu'aux perruques de ses juges. Le
socialisme dominait alors en Océanie, en Chine, au Japon
et dans une partie de la vaste République russe. L'Afrique
noire, entrée dans la phase capitaliste, formait une
confédération peu homogène. L'Union américaine avait
renoncé depuis peu au militarisme mercantile. L'état du
monde se trouvait donc favorable, en somme, aux libres
développements des États-Unis d'Europe. Pourtant cette
union, accueillie par un délire de joie, fut suivie d'un demi-
siècle de troubles économiques et de misères sociales. Il
n'y avait plus d'armées et presque plus de milices; n'étant
pas comprimés, les mouvements populaires n'éclataient
pas avec violence. Mais l'inexpérience ou le mauvais
vouloir des gouvernements locaux entretenait un désordre
ruineux.
»Cinquante ans après la constitution des États, les
mécomptes étaient si cruels, les difficultés semblaient à ce
point insurmontables, que les esprits les plus optimistes
commençaient à désespérer. De sourds craquements
annonçaient partout la rupture de l'Union. C'est alors que la
dictature d'un comité composé de quatorze ouvriers mit fin
à l'anarchie et organisa la Fédération des peuples
européens, telle qu'elle existe aujourd'hui. Les uns disent
que les Quatorze déployèrent un génie divinateur et une
énergie terrible; d'autres prétendent que c'était des gens
médiocres, terrifiés et broyés eux-mêmes par la nécessité,
et qu'ils présidèrent comme malgré eux à l'organisation
spontanée des nouvelles forces sociales. Il est certain du
moins qu'ils n'allèrent pas contre le cours des choses.
L'organisation qu'ils établirent ou virent établir subsiste
encore presque tout entière. La production et la
consommation des biens s'opèrent aujourd'hui, peu s'en
faut, comme elles furent alors réglées. C'est avec justice
qu'on a fait partir d'eux l'ère nouvelle.
Morin m'exposa ensuite très sommairement les principes
de la société moderne.
—Elle repose, dit-il, sur la suppression totale de la
propriété individuelle.
—Cela, demandai-je, ne vous est-il pas intolérable?
—Pourquoi, Hippolyte, cela nous serait-il intolérable?
Autrefois, en Europe, l'État percevait l'impôt. Il disposait de
ressources qui lui étaient propres. Maintenant il est
également juste de dire qu'il possède tout et qu'il ne
possède rien. Il est plus juste encore de dire que c'est nous
qui possédons tout puisque l'État n'est pas distinct de nous
et qu'il n'est que l'expression de la collectivité.
—Mais, demandai-je, vous n'avez rien en propre, rien; pas
même ces assiettes dans lesquelles vous mangez, pas
même votre lit, vos draps, vos habits?
A cette question, Morin sourit.
—Tu es encore plus simple que je ne croyais, Hippolyte.
Comment? Tu t'imagines que nous n'avons pas la
propriété de nos meubles? Quelle idée te fais-tu donc de
nos goûts, de nos instincts, de nos besoins et de notre
genre de vie? Nous prends-tu pour des moines, comme on
disait autrefois, pour des gens dépourvus de tout caractère
individuel et incapables de donner une empreinte
personnelle à ce qui les entoure? Tu erres, mon ami, tu
erres. Nous possédons en propre les objets destinés à
notre usage et à notre agrément et nous y sommes plus
attachés que les bourgeois de l'ère close n'étaient attachés
à leurs bibelots, parce que nous avons le goût plus aigu et
un sentiment plus vif des formes. Tous nos camarades un
peu affinés possèdent des objets d'art et en sont très
jaloux. Chéron a chez elle des tableaux qui font sa joie et
elle trouverait mauvais que le Comité fédéral lui en
contestât la possession. Je garde là dans cette armoire
des dessins anciens, l'oeuvre presque complet de
Steinlen, un des artistes les plus estimés de l'ère close. Je
ne les donnerais ni pour or ni pour argent.
»D'où sors-tu, Hippolyte? On te dit que notre société est
fondée sur la suppression totale de la propriété individuelle
et tu te figures que cette suppression s'étend aux biens
meubles et aux objets usuels. Mais, homme simple, la
propriété individuelle que nous avons totalement
supprimée, c'est la propriété des moyens de productions,
sol, canaux, chemins, mines, matériel, outillage, etc. Ce
n'est pas la propriété d'une lampe ou d'un fauteuil. Ce que
nous avons détruit, c'est la possibilité de détourner au profit
d'un individu ou d'un groupe d'individus les fruits du travail;
ce n'est pas la naturelle et innocente possession des
choses amies qui nous entourent.
Morin m'exposa ensuite la répartition des travaux
intellectuels et manuels sur tous les membres de la
communauté, selon leurs aptitudes.
—La société collectiviste, ajouta-t-il, ne diffère pas
seulement de la société capitaliste en ce que, dans la
première, tout le monde travaille. Durant l'ère close les
gens qui ne travaillaient pas étaient nombreux; pourtant
c'était la minorité. Notre société diffère surtout de la
précédente en ce que, dans celle-ci, le travail n'était pas
coordonné et qu'il s'y faisait beaucoup de choses inutiles.
Les ouvriers produisaient sans ordre, sans méthode, sans
concert. Il y avait dans les villes une multitude de
fonctionnaires, de magistrats, de marchands, d'employés
qui travaillaient sans produire. Il y avait des soldats. Le fruit
du travail n'était pas bien réparti. Les douanes et les tarifs
qu'on établissait pour remédier au mal, l'aggravaient. Tout
le monde souffrait. La production et la consommation sont
maintenant exactement réglées. Enfin notre société diffère
de l'ancienne en ce que nous jouissons tous des bienfaits
de la machine dont l'usage dans l'âge capitaliste était
souvent désastreux pour les travailleurs.
Je demandai comment il avait été possible de constituer
une société composée tout entière d'ouvriers.
Morin me fit remarquer que l'aptitude de l'homme au travail
est générale et que c'est un des caractères essentiels de
la race.
—Dans les temps barbares, et jusqu'à la fin de l'ère close,
les aristocrates et les riches ont toujours montré leur
préférence pour le travail manuel. Ils ont peu exercé leur
intelligence, et seulement par exception. Leur goût s'est
porté constamment sur des occupations telles que la
chasse et la guerre, où le corps a plus de part que l'esprit.
Ils montaient à cheval, conduisaient des voitures, faisaient
de l'escrime, tiraient au pistolet. On peut donc dire qu'ils
travaillaient de leurs mains. Leur travail était stérile ou
nuisible, parce qu'un préjugé leur interdisait tout travail utile
ou bienfaisant et aussi parce que, de leur temps, le travail
utile se faisait le plus souvent dans des conditions ignobles
et dégoûtantes. Il n'a pas été trop difficile, en remettant le
travail en honneur, d'en donner le goût à tout le monde. Les
hommes des âges barbares étaient fiers de porter un
sabre ou un fusil. Les hommes d'aujourd'hui sont fiers de
manier une bêche ou un marteau. Il y a dans l'humanité un
fond qui ne change guère.
Morin m'ayant dit qu'on avait perdu jusqu'au souvenir de
toute circulation monétaire:
—Comment, lui demandai-je, à défaut de numéraire,
opérez-vous les transactions?
—Nous échangeons les produits au moyen de bons
semblables à celui que tu as reçu, camarade, et qui
correspondent aux heures de travail que nous faisons. La
valeur des produits est mesurée sur la durée du travail
qu'ils ont coûté. Le pain, la viande, la bière, les habits, un
aéroplane, valent x heures, x jours de travail. Sur chacun de
ces bons, qui nous sont délivrés, la collectivité, ou, comme
on disait autrefois, l'État, retient un certain nombre de
minutes pour les affecter aux ouvrages improductifs, aux
réserves alimentaires et métallurgiques, aux maisons de
retraite et de santé, etc., etc.
—Et ces minutes, interrompit Michel, vont toujours
croissant. Le Comité fédéral ordonne beaucoup trop de
grands travaux dont nous avons ainsi la charge. Les
réserves sont trop considérables. Les magasins publics
regorgent de richesses de toutes sortes. Ce sont nos
minutes de travail qui dorment là. Il y a encore bien des
abus.
—Sans doute, répliqua Morin. On pourrait mieux faire. La
richesse de l'Europe, accrue par le travail général et
méthodique, est immense.
J'étais curieux de savoir si ces gens-là n'avaient pour
mesure du travail que le temps de l'accomplir et si pour eux
la journée du terrassier ou du gâcheur de plâtre, valait celle
du chimiste ou du chirurgien. Je le demandai ingénument.
—Voilà une sotte question, s'écria Perceval.
Mais le vieux Morin consentit à m'éclairer.
—Toutes les études, toutes les recherches, tous les travaux
qui concourent à rendre la vie meilleure et plus belle sont
encouragés dans nos ateliers et dans nos laboratoires.
L'État collectiviste favorise les hautes études. Étudier c'est
produire, puisqu'on ne produit pas sans étude. L'étude,
comme le travail, donne droit à l'existence. Ceux qui se
vouent à de longues et difficiles recherches s'assurent par
cela même une existence paisible et respectée. Un
sculpteur fait en quinze jours la maquette d'une figure: mais
il a travaillé cinq ans pour apprendre à modeler. Et depuis
cinq ans l'État paye sa maquette. Un chimiste découvre en
quelques heures les propriétés singulières d'un corps.
Mais il a dépensé des mois à isoler ce corps et des
années à se rendre capable d'une telle oeuvre. Durant tout
ce temps il a vécu aux frais de l'État. Un chirurgien enlève
une tumeur en dix minutes. Mais c'est après quinze ans
d'étude et de pratique. Et voilà quinze ans qu'il reçoit en
conséquence des bons de l'État. Tout homme qui donne en
un mois, en une heure, en quelques minutes le produit du
travail de sa vie entière ne fait que rendre d'un coup à la
collectivité ce qu'il en avait reçu chaque jour.
—Sans compter que nos grands intellectuels, dit Perceval,
nos chirurgiens, nos doctoresses, nos chimistes, savent
très bien profiter de leurs travaux et de leurs découvertes
pour accroître démesurément leurs jouissances. Ils se font
attribuer des machines aériennes de soixante chevaux,
des palais, des jardins, des parcs immenses. Ce sont des
gens, pour la plupart très âpres à s'emparer des biens de
la vie et qui mènent une existence plus splendide et plus
abondante que les bourgeois de l'ère close. Et le pis est
que beaucoup d'entre eux sont des imbéciles qu'on devrait
embaucher dans les moulins, comme Hippolyte.
Je saluai. Michel approuva Perceval et se plaignit
amèrement de la complaisance de l'État à engraisser les
chimistes aux dépens des autres travailleurs.
Je demandai si le trafic des bons n'en amenait pas la
hausse ou la baisse.
—Le trafic des bons, me répondit Morin, est interdit. En fait
on ne peut pas l'empècher absolument. Il y a chez nous,
comme autrefois, des avares et des prodigues, des
laborieux et des paresseux, des riches et des pauvres, des
heureux et des malheureux, des satisfaits et des
mécontents. Mais tout le monde vit, et c'est bien quelque
chose.
Je demeurai un moment songeur; puis:
—Monsieur Morin, à vous entendre, il me semble que vous
avez réalisé, autant qu'il était possible, l'égalité et la
fraternité. Mais je crains que ce ne soit aux dépens de la
liberté, que j'ai appris à chérir comme le premier des
biens.
Morin haussa les épaules.
—Nous n'avons pas établi l'égalité. Nous ne savons ce que
c'est. Nous avons assuré la vie à tout le monde. Nous
avons mis le travail en honneur. Après cela, si le maçon se
croit supérieur au poète et le poète au maçon, c'est leur
affaire. Tous nos travailleurs s'imaginent que leur genre de
travail est le premier du monde. Il y a plus d'avantages à
cela que d'inconvénients.
»Camarade Hippolyte, tu sembles avoir beaucoup lu les
livres du XIXe siècle de l'ère close, que l'on n'ouvre plus
guère: tu parles leur langage, qui nous est devenu étranger.
Nous ne concevons pas facilement aujourd'hui que les
anciens amis du peuple aient pu prendre pour devise:
Liberté, Égalité, Fraternité. La liberté ne peut pas être
dans la société, puisqu'elle n'est pas dans la nature. Il n'y a
pas d'animal libre. On disait autrefois d'un homme qu'il
était libre quand il n'obéissait qu'aux lois. C'était puéril. On
a fait d'ailleurs un si étrange usage du mot de liberté dans
les derniers temps de l'anarchie capitaliste, que ce mot a
fini par exprimer uniquement la revendication des
privilèges. L'idée d'égalité est moins raisonnable encore,
et elle est fâcheuse en ce qu'elle suppose un faux idéal.
Nous n'avons pas à rechercher si les hommes sont égaux
entre eux. Nous devous veiller à ce que chacun fournisse
tout ce qu'il peut donner et reçoive tout ce dont il a besoin.
Quant à la fraternité, nous savons trop comment les frères
ont traité les frères pendant des siècles. Nous ne disons
pas que les hommes sont mauvais. Nous ne disons pas
qu'ils sont bons. Ils sont ce qu'ils sont. Mais ils vivent en
paix quand ils n'ont plus de causes de se battre. Nous
n'avons qu'un mot pour exprimer notre ordre social. Nous
disons que nous sommes en harmonie. Et il est certain
qu'aujourd'hui toutes les forces humaines agissent de
concert.
—Aux siècles, lui dis-je, de ce que vous appelez l'ère
close, on aimait mieux posséder que jouir. Et je conçois
qu'au rebours vous aimiez mieux jouir que posséder. Mais
ne vous est-il pas pénible de n'avoir pas de biens à laisser
à vos enfants?
—Dans les temps capitalistes, répliqua vivement Morin,
combien d'hommes laissaient un héritage? Un sur mille, un
sur dix mille. Sans compter que de nombreuses
générations ne connurent point la liberté de tester. Quoi
qu'il en soit, la transmission de la fortune par voie
d'héritage était parfaitement concevable quand la famille
existait. Mais maintenant…
—Quoi! m'écriai-je, vous ne vivez pas en famille?
Ma surprise, que j'avais laissé voir, parut comique à la
camarade
Chéron.
—Nous savons en effet, me dit-elle, que le mariage
subsiste chez les Cafres. Nous, les Européennes, nous ne
faisons point de promesses; ou si nous en faisons, la loi
l'ignore. Nous estimons que la destinée entière d'un être
humain ne saurait dépendre d'un mot. Il subsiste pourtant
un reste des coutumes de l'ère close. Quand une femme se
donne, elle jure fidélité sur les cornes de la lune. En réalité,
ni l'homme ni la femme ne prennent d'engagement. Et il
n'est pas rare que leur union dure autant que la vie. Ils ne
voudraient ni l'un ni l'autre être l'objet d'une fidélité gardée
au serment et non pas assurée par des convenances
physiques et morales. Nous ne devons rien à personne. Un
homme autrefois persuadait à une femme qu'elle lui
appartenait. Nous sommes moins simples. Nous croyons
qu'un être humain n'appartient qu'à lui seul. Nous nous
donnons quand nous voulons et à qui nous voulons.
»D'ailleurs nous n'avons pas honte de céder au désir. Nous
ne sommes pas hypocrites. Il y a seulement quatre cents
ans, les hommes n'entendaient rien à la physiologie, et
cette ignorance était cause de grandes illusions et de
cruelles surprises. Hippolyte, quoi qu'en disent les Cafres,
il faut subordonner la société à la nature et non, comme on
l'a fait trop longtemps, la nature à la société.
Perceval appuya les paroles de sa camarade:
—Pour te montrer, ajouta-t-elle, comment la question des
sexes est réglée dans notre société, je t'apprendrai,
Hippolyte, que, dans beaucoup d'usines, le délégué à
l'embauchage ne demande pas même si l'on est homme
ou femme. Le sexe d'une personne n'intéresse pas la
collectivité.
—Mais les enfants?
—Quoi? les enfants?
—Ne sont-ils point abandonnés, n'ayant pas de famille?
—D'où te peut venir une semblable idée? L'amour
maternel est un instinct très fort chez la femme. Dans
l'affreuse société passée, on voyait des mères braver la
misère et la honte pour élever leurs enfants naturels.
Pourquoi les nôtres, exemptes de honte et de misère,
abandonneraient-elles leurs petits? Il y a parmi nous
beaucoup de bonnes compagnes et beaucoup de bonnes
mères. Mais le nombre est très grand et s'accroît sans
cesse des femmes qui se passent d'hommes.
Chéron fit à ce propos une observation assez étrange.
—Nous avons, dit-elle, sur les caractères sexuels, des
notions que ne soupçonnait pas la simplicité barbare des
hommes de l'ère close. De ce qu'il y a deux sexes et qu'il
n'y en a que deux, on tira longtemps des conséquences
fausses. On en conclut qu'une femme est absolument
femme et un homme absolument homme. La réalité n'est
pas telle, il y a des femmes qui sont beaucoup femmes, et
des femmes qui le sont peu. Ces différences, autrefois
dissimulées par le costume et le genre de vie, masquées
par le préjugé, apparaissent clairement dans notre société.
Ce n'est pas tout, elles s'accentuent et deviennent plus
sensibles à chaque génération. Depuis que les femmes
travaillent comme les hommes, agissent et pensent comme
les hommes, on en voit beaucoup qui ressemblent à des
hommes. Nous arriverons peut-être un jour à créer des
neutres, à faire des ouvrières, comme on dit des abeilles.
Ce sera un grand avantage: on pourra augmenter le travail
sans augmenter la population d'une manière
disproportionnée avec les biens nécessaires. Nous
redoutons également le déficit et l'excédent des
naissances.
Je remerciai Perceval et Chéron de m'avoir obligeamment
renseigné sur un sujet si intéressant et demandai si
l'instruction n'était pas négligée dans la société collectiviste
et s'il y avait encore une science spéculative et des arts
libéraux.
Voici ce que le vieux Morin me répondit:
—L'instruction, à tous les degrés, est très développée. Les
camarades savent tous quelque chose; ils ne savent pas
les mêmes choses et n'ont rien appris d'inutile. On ne perd
plus le temps à étudier le droit et la théologie. Chacun
prend des arts et des sciences ce qui lui convient. Nous
avons encore beaucoup d'ouvrages anciens, bien que la
plupart des livres imprimés avant l'ère nouvelle aient péri.
On imprime encore des livres; on en imprime plus que
jamais. Pourtant la typographie tend à disparaître. Elle sera
remplacée par la phonographie. Déjà les poètes et les
romanciers s'éditent phonographiquement. Et l'on a
imaginé pour la publication des pièces de théâtre une
combinaison très ingénieuse du phono et du cinémato qui
reproduit tout ensemble le jeu et la voix des acteurs.
—Vous avez des poètes? des auteurs dramatiques?
—Non seulement nous avons des poètes, mais nous avons
une poésie. Les premiers, nous avons délimité le domaine
de la poésie. Avant nous, beaucoup d'idées étaient
exprimées en vers, qui pouvaient l'être mieux en prose. On
rimait des récits. C'était une survivance du temps où l'on
rédigeait en langage mesuré les dispositions législatives
et les recettes d'économie rurale. Maintenant les poètes ne
disent plus que des choses délicates qui n'ont pas de
sens, et leur grammaire, leur langue leur appartiennent en
propre comme leurs rythmes, leurs assonances et leurs
allitérations. Quant à notre théâtre, il est presque
exclusivement lyrique. Une connaissance exacte de la
réalité et une vie sans violence nous ont rendus presque
indifférents au drame et à la tragédie. L'unification des
classes et l'égalité des sexes ont enlevé à la vieille
comédie presque toute sa matière. Mais jamais la
musique n'a été si belle ni tant aimée. Nous admirons
surtout la sonate et la symphonie.
»Notre société est très favorable aux arts du dessin.
Beaucoup de préjugés, qui nuisaient à la peinture, ont
disparu. Notre vie est plus claire et plus belle que la vie
bourgeoise, et nous avons un vif sentiment de la forme. La
sculpture est plus florissante encore que la peinture, depuis
qu'elle s'est associée intelligemment à la décoration des
palais publics et des habitations privées. Jamais on n'avait
tant fait pour l'enseignement de l'art. Si tu conduis quelques
minutes seulement ton aéroplane sur une de nos rues, tu
seras surpris du nombre des écoles, et des musées.
—Enfin, demandai-je, êtes-vous heureux?
Morin secoua la tète:
—Il n'est pas dans la nature humaine de goûter un bonheur
parfait. On n'est pas heureux sans effort et tout effort
comporte la fatigue et la souffrance. Nous avons rendu la
vie supportable à tous. C'est quelque chose. Nos
descendants feront mieux. Notre organisation n'est pas
immuable. Il y a seulement cinquante ans, elle était
différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Et des observateurs
subtils croient s'apercevoir que nous allons vers de grands
changements. Il se peut. Mais les progrès de la civilisation
humaine seront désormais harmonieux et pacifiques.
—Ne craignez-vous pas, au contraire, lui demandai-je, que
cette civilisation dont vous semblez satisfait, ne soit
détruite par une invasion de barbares? Il reste encore,
m'avez-vous dit, en Asie et en Afrique, de grands peuples
noirs ou jaunes, qui ne sont pas entrés dans votre concert.
Ils ont des armées et vous n'en avez pas. S'ils vous
attaquaient…
—Notre défense est assurée. Seuls les Américains et les
Australiens pourraient lutter contre nous, parce qu'ils sont
aussi savants que nous. Mais l'océan nous sépare et la
communauté des intérêts nous assure leur amitié. Quant
aux nègres capitalistes, ils en sont encore aux canons
d'acier, aux armes à feu et à toute la vieille ferraillé du XXe
siècle. Que pourraient ces antiques engins contre une
décharge de rayons Y? Nos frontières sont défendues par
l'électricité. Il règne autour de la fédération une zone de
foudre. Un petit homme à lunettes est assis je ne sais où,
devant un clavier. C'est notre unique soldat. Il n'a qu'à
mettre le doigt sur une touche pour pulvériser une armée
de cinq cent mille hommes.
Morin hésita un moment. Puis il reprit d'une voix plus lente:
—Si notre civilisation était menacée, ce ne serait pas par
ses ennemis du dehors. Ce serait par ses ennemis du
dedans.
—Il y en a donc?
—Il y a les anarchistes. Ils sont nombreux, ardents,
intelligents. Nos chimistes, nos professeurs de sciences et
de lettres sont presque tous anarchistes. Ils attribuent à la
réglementation du travail et des produits la plupart des
maux qui affligent encore la société. Ils prétendent que
l'humanité ne sera heureuse que dans l'état d'harmonie
spontanée qui naîtra de la destruction totale de la
civilisation. Ils sont dangereux. Ils le seraient davantage si
nous les réprimions. Mais nous n'en avons ni l'envie ni les
moyens. Nous n'avons aucun pouvoir de contrainte ou de
répression, et nous en trouvons bien. Dans les âges
barbares, les hommes se faisaient de grandes illusions sur
l'efficacité des peines. Nos pères ont supprimé tout l'ordre
judiciaire. Ils n'en avaient plus besoin. En supprimant la
propriété privée, ils ont supprimé du même coup le vol et
l'escroquerie. Depuis que nous portons des défenses
électriques, les attentats sur les personnes ne sont plus à
craindre. L'homme est devenu respectable à l'homme. On
commet encore des crimes passionnels, on en commettra
toujours. Pourtant ces sortes de crimes, quand ils sont
impunis, deviennent plus rares. Tout notre corps judiciaire
se compose de prud'hommes élus qui jugent gratuitement
les contraventions et les contestations.
Je me levai, et, remerciant mes compagnons de leur
bienveillance, je demandai à Morin la faveur de lui faire une
dernière question.
—Vous n'avez plus de religion?
—Nous en avons au contraire un grand nombre et
quelques-unes assez nouvelles. Pour ne parler que de la
France, nous avons la religion de l'humanité, le positivisme,
le christianisme et le spiritisme. Dans certaines contrées, il
reste des catholiques, mais peu nombreux et divisés en
plusieurs sectes, à la suite des schismes qui se
produisirent au XXe sièicle, quand l'Église fut séparée de
l'État. Il n'y a plus de pape depuis longtemps.
—Tu te trompes, dit Michel. Il y a encore un pape. Le
hasard me l'a fait connaître. C'est Pie XXV, teinturier, via
dell' Orso, à Rome.
—Comment! m'écriai-je, le pape est teinturier?
—Qu'y a-t-il de surprenant à cela? Il faut bien qu'il ait un
métier, comme tout le monde.
—Mais son Église?
—Il est reconnu par quelques milliers de personnes, en
Europe.
A ces mots, nous nous séparâmes. Michel m'avertit que je
trouverais un logis dans le voisinage et que Chéron m'y
conduirait en rentrant chez elle.
La nuit était éclairée par une lumière d'opale, pénétrante
en même temps et douce. Le feuillage en recevait l'éclat
de l'émail. Je marchais à côté de Chéron.
Je l'observais. Ses chaussures plates donnaient à sa
démarche de la solidité, à son corps de l'aplomb et, bien
que ses vêtements d'homme la fissent paraître plus petite
qu'elle n'était, bien qu'elle eût une main dans la poche, son
allure, toute simple, ne manquait pas de fierté. Elle
regardait librement à droite et à gauche. C'est la première
femme à qui je voyais cet air de curiosité tranquille et de
flânerie amusée. Ses traits avaient, sous le béret, de la
finesse et de l'accent. Elle m'irritait et me charmait. Je
craignais qu'elle ne me trouvât bête et ridicule. Tout au
moins, il était visible que je lui inspirais une extrême
indifférence. Pourtant elle me demanda tout à coup quel
était mon état. Je répondis au hasard que j'étais
électricien.
—Moi aussi, me dit-elle.
J'arrêtai prudemment la conversation.
Des sons inouïs remplissaient l'air nocturne de leur bruit
tranquille et régulier, que j'écoutais avec effroi comme la
respiration du génie monstrueux de ce monde nouveau.
A mesure que je l'observais davantage, je me sentais pour
l'électricienne un goût qu'une pointe d'antipathie avivait.
—Alors, lui dis-je tout à coup, vous avez réglé
scientifiquement l'amour, et c'est une affaire qui ne trouble
plus personne.
—Tu te trompes, me répondit-elle. Sans doute nous n'en
sommes plus à l'imbécillité furieuse de l'ère close, et le
domaine entier de la physiologie humaine est désormais
affranchi des barbaries légales et des terreurs
théologiques. Nous ne nous faisons plus une fausse et
cruelle idée du devoir. Mais les lois qui règlent l'attrait des
corps pour les corps nous restent mystérieuses. Le génie
de l'espèce est ce qu'il fut et ce qu'il sera toujours, violent et
capricieux. Aujourd'hui comme autrefois l'instinct est plus
fort que la raison. Notre supériorité sur les anciens est
moins de le savoir que de le dire. Nous avons en nous une
force capable de créer les mondes, le désir, et tu veux que
nous puissions la régler. C'est trop nous demander. Nous
ne sommes plus des barbares. Nous ne sommes pas
encore des sages. La collectivité ignore totalement tout ce
qui concerne les rapports des sexes. Ces rapports sont ce
qu'ils peuvent, tolérables le plus souvent, rarement
délicieux, parfois horribles. Mais ne crois pas, camarade,
que l'amour ne trouble plus personne.
Il m'était impossible de discuter des idées si étranges.
J'amenai la conversation sur le caractère des femmes.
Chéron en vint à me dire qu'il y en avait de trois sortes, les
amoureuses, les curieuses et les indifférentes. Je lui
demandai alors de quelle sorte elle était.
Elle me regarda avec un peu de hauteur et me dit:
—Il y a aussi plusieurs sortes d'hommes. Il y a d'abord les
impertinents…
Ce mot me la fit paraître beaucoup plus contemporaine
qu'il ne m'avait semblé jusque-là. C'est pourquoi je me mis
à lui tenir le langage qui m'était habituel dans de
semblables occasions. Et après plusieurs paroles futiles et
frivoles:
—Voulez-vous m'accorder une faveur? Dites-moi votre
petit nom.
—Je n'en ai pas.
Elle vit que cela me semblait disgracieux. Car elle reprit un
peu piquée:
—Penses-tu qu'une femme ne puisse plaire que si elle a un
petit nom, comme les dames d'autrefois, un nom de
baptême, Marguerite, Thérèse ou Jeanne?
—Vous me prouvez bien le contraire.
Je cherchai son regard et ne le trouvai pas. Elle avait l'air
de n'avoir pas entendu. Je n'en pouvais douter: elle était
coquette. J'étais ravi. Je lui dis que je la trouvais
charmante, que je l'aimais, et je le lui redis. Elle m'en laissa
tout le temps et me demanda après:
—Qu'est-ce que cela veut dire?
Je devins pressant.
Elle me le reprocha:
—Ce sont des manières de sauvage.
—Je vous déplais.
—Je ne dis pas cela.
—Chéron! Chéron! est-ce qu'il vous en coûterait beaucoup
de…
Nous nous assîmes sur un banc ombragé par un orme. Je
lui pris la main, la portai à mes lèvres… Tout à coup, je ne
sentis, ne vis plus rien, et je me trouvai couché dans mon
lit. Je me frottai les yeux, que piquait la lumière matinale, et
je reconnus mon valet de chambre qui, dressé devant moi,
l'air stupide, me disait:
—Monsieur, il est neuf heures. Monsieur m'a dit de réveiller
monsieur à neuf heures. Je viens dire à monsieur qu'il est
neuf heures.

VI

Quand Hippolyte Dufresne eut achevé sa lecture, ses amis


lui adressèrent les félicitations convenables.
Nicole Langelier, lui appliquant les paroles de Critias à
Triéphon:
—Tu sembles, lui dit-il, avoir dormi sur la pierre blanche, au
milieu du peuple des songes, puisque tu as fait un si long
rêve durant une nuit si courte.
—Il n'est pas probable, dit Joséphin Leclerc, que l'avenir
soit tel que vous l'avez vu. Je ne souhaite pas l'avènement
du socialisme, mais je ne le crains pas. Le collectivisme au
pouvoir serait tout autre chose qu'on ne s'imagine. Qui
donc a dit, reportant sa pensée au temps de Constantin et
des premières victoires de l'Église: «Le christianisme
triomphe. Mais il triomphe aux conditions imposées par la
vie à tous les partis politiques et religieux. Tous, quels
qu'ils soient, ils se transforment si complètement dans la
lutte, qu'après la victoire, il ne leur reste d'eux-mêmes que
leur nom et quelques symboles de leur pensée perdue.»
—Faut-il donc renoncer à connaître l'avenir? demanda M.
Goubin.
Mais Giacomo Boni, qui en creusant quelques pieds de
terre était descendu de l'époque actuelle à l'âge de la
pierre:
—En somme l'humanité change peu, dit-il. Ce qui sera
c'est ce qui fut.
—Sans doute, répliqua Jean Boilly, l'homme, ou ce que
nous appelons l'homme, change peu. Nous appartenons à
une espèce définie. L'évolution de l'espèce est forcément
comprise dans la définition de l'espèce. Elle ne comporte
pas d'infinies metamorphoses. On ne peut concevoir
l'humanité après sa transformation. Une espèce
transformée est une espèce disparue. Mais quelle raison
avons-nous de croire que l'homme est le terme de
l'évolution de la vie sur la terre? Pourquoi supposer que sa
naissance a épuisé les forces créatrices de la nature, et
que la mère universelle des flores et des faunes, après
l'avoir formé, devint à jamais stérile? Un philosophe
naturaliste, qui ne s'effraie point de sa propre pensée, H.-
G. Wells, a dit: «L'homme n'est pas final.» Non, l'homme
n'est ni le principe ni la fin de la vie terrestre. Avant lui, sur
le globe, des formes animées se multiplièrent au fond des
mers, dans le limon des plages, dans les forêts, les lacs,
les prairies et sur les montagnes chevelues. Après lui des
formes nouvelles se développeront encore. Une race
future, sortie, peut-être de la nôtre, n'ayant, peut-être, avec
nous aucun lien d'origine, nous succédera dans l'empire de
la planète. Ces nouveaux génies de la terre nous
ignoreront ou nous mépriseront. Les monuments de nos
arts, s'ils en découvrent des vestiges, n'auront point de
sens pour eux. Dominateurs futurs, dont nous ne pouvons
pas plus deviner l'esprit, que le palaeopithèque des monts
Siwalik n'a pu pressentir la pensée d'Aristote, de Newton
et de Poincaré.

FIN

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LA PIERRE BLANCHE ***
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