L Angoisse Vitale - Lopez Ibor

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L'angoisse vitale

Il y a quelques années j'ai publié un ouvrage portant ce titre. Le qualificatif « vitale » avait,
dans ce livre, une signification précise. Je faisais référence à l'angoisse d'origine interne,
endothymique, non produite — quoique parfois déclenchée — par les événements de la vie.
L'expression « angoisse vitale » est passée dans le langage courant et il est d'usage de la
comprendre comme l'angoisse que produisent les événements de la vie, c’est-à-dire cet état de
préoccupation qui appartient à la vie quotidienne et qui semble à présent exacerbé ou, tout au
moins, devient plus évident pour l'homme moyen.
L'angoisse est le grand thème de la philosophie et de la littérature contemporaine. L'existence
humaine se déroule entre la naissance et la mort. Ce sont ses limites naturelles et irrévocables.
Vue sous cet angle, l'existence est comme un faisceau lumineux qui se découpe sur le néant.
Cet être enveloppé par le néant constitue l'expérience fondamentale de l'existence humaine.
Cela s'appelle l’angoisse. Lors des consultations dans les hôpitaux nous accueillons les
malades. Ce sont bien souvent des personnes simples, dont les capacités d'introspection sont
limitées et la connaissance des problèmes ontologiques et métaphysiques nulle.
Les malades parlent, parfois, d'angoisse et d'autres fois de peur. Très souvent ils n'emploient
aucun de ces deux mots, mais décrivent d'autres sensations ou malaises. Le mot malaise est
celui qui convient le mieux ici. Malaise, mal-être. Leur être- dans -la -vie a changé. La
philosophie existentielle parle de l'être dans le monde. En espagnol, il existe deux termes
“ser” et “estar”. Ce dernier possède une signification concrète et bien définie qui dans
d'autres langues se trouve absorbée par le mot “être”. Dans « l’anthropologie compréhensive »
de Zutt, on parle du Stand en tant que caractéristique fondamentale de l'existence humaine.
Sa signification présente une certaine analogie avec le (verbe) « estar » de la langue
espagnole. On est dans le monde, dans la vie, d'une manière concrète, sous laquelle on
apparaît. On est bien ou mal. On est malade. On est joyeux ou triste. On est angoissé. On est
affligé ou de mauvaise humeur. Ce sont des variantes de la façon de se sentir (mot à mot “se
trouver”) dans le monde. Non dans le monde en tant que réalité objective, mais en tant que
réalité vitale.
L'angoisse est le noyau fondamental des névroses. L'angoisse qu'éprouvent les névrosés a-t-
elle quelque chose à voir avec celle de la philosophie existentielle? Jusqu'à quel point
pouvons-nous dire que l'angoisse du névrosé est angoisse face au néant, sans trahir, par cette
formule, la réalité?

ANGOISSE ET PEUR

La distinction entre angoisse et peur est devenue un lieu commun. L'angoisse s’éprouve
(advient) face à l'inconnu et la peur face au connu. Le connu produit toujours un impact
émotionnel moindre puisque, du moment qu'il est connu, existe la possibilité d’échapper au
danger, de le maîtriser. C'est pourquoi la menace de l'angoisse est différente de la menace de
la peur. La transformation de l'angoisse en peur est un mécanisme de défense. Lorsqu'un
danger est objectivé, on en a moins peur. Ce qui perturbe profondément c'est l'inconnu, parce
qu'il apporte le message immédiat du néant qui nous enveloppe. Les transitions entre angoisse
et peur sont évidentes. Le langage cristallise et solidifie des états d'âme fluides, mais dans
l'usage des mots nous ne nous attachons pas à la rigueur philosophique.
Sandor Rado reproche à Freud son imprécision dans l'usage des termes Angst (angoisse) et
Furcht (peur). La peur a toujours un objet dont est dépourvue l'angoisse. Ce reproche qui peut
littéralement avoir quelque fondement n'en a plus si on prend les expressions dans leur sens
exact. La psychanalyse donne à ses expressions favorites une valeur symbolique. L'angoisse
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de castration n'est pas une peur d'être effectivement castré. Je ne crois pas qu'elle existe sinon
dans quelques rares cas avec ce caractère d'effectivité, mais qu'elle exprime la peur d'être
castré dans sa personnalité, étant donné que le libre développement de la personnalité se
trouve amputé par les répressions (refoulements) du surmoi, c’est-à-dire de la conscience
morale. Dans ce cas, la peur n'est plus peur d'un objet concret, mais d'un front indéfini qui agit
en tous et à tout moment. Son caractère indéfini justifie l'emploi du mot angoisse. Freud avait
bien vu ce point là.
On ne peut d'autre part établir une distinction absolue entre angoisse et peur. En réalité —au
plan psychologique s'entend — il existe des transitions entre les deux: ce qui est très fréquent
c'est la « peur angoissante » et la « peur que ne survienne l'angoisse », qui sont deux
expressions distinctes. La panique est une peur de tout, d'un danger qui menace de toutes parts
et, au fond, de nulle part. Le langage est très riche en termes démontrant combien il existe de
nuances entre des états d'âme voisins. Entre la peur et l'angoisse nous placerions la crainte
dans laquelle l'impact de l'inconnu est plus évident que dans la peur.
Nicolaï Hartmann critique les différences établies entre l'angoisse et la peur (peur-objet
concret et angoisse-objet indéfini). L'angoisse elle aussi est ressentie face à quelque chose de
concret. Le concret de l'angoisse, c'est son caractère de menace envahissante. Si on veut
appeler cela une expérience concrète, alors l'angoisse a bien un objet. Mais en réalité cette
menace envahissante a un caractère diffus. C'est quelque chose qui s'approche et plane sur
quelqu’un sans qu'il sache ce que c'est. D'où le fait que bien souvent le malade s'enfuie en
courant comme dans des crises d'amok. Mais bien que l'expérience soit menaçante et
envahissante, il ne faut pas l'imaginer trop liée à un schéma spatial. D'autres fois, la menace
est ressentie par le sujet comme si quelque chose se dérobait sous ses pieds, comme s'il ne
pouvait continuer à subsister. Ce sont des formes distinctes d'expérience du néant.
Actuellement, le périmètre significatif de l'angoisse a augmenté démesurément. Freud parle
de Realangst, de l'angoisse réelle, en se référant à l'émotion que l'on éprouve dans une
situation concrète, face à un danger déterminé qui vient de l'extérieur. En revanche, Kant
parle de l'angoisse comme d'un degré de la peur et Nietzsche dit “Furcht vor dem Tode als
europäische Krankheit”, dans une situation pour laquelle nous parlerions maintenant
d'angoisse. Et Kierkegaard lui-même qui a doté le terme angoisse d'une nouvelle potentialité
expressive, dit dans Le concept d’angoisse: « cette peur, cette horreur face à l'abîme de notre
conscience ».
Que l'angoisse se trouve à la base de l'existence humaine, c'est ce que postule la philosophie
existentielle. Heidegger attire l'attention sur le caractère ontologique et métaphysique de ses
travaux. Pour lui, les applications psychologiques sont illicites; elles ont cependant été faites à
juste titre par divers auteurs. Lorsque les philosophes tentent de percer les mystères de l'être
humain dans la pensée ou la volonté, surgit également une psychologie. Et il se trouve qu'à
présent, du point de vue de l'anthropologie existentielle, la pensée, les instincts ou tout autre
particularité humaine, nous donnent une perspective insuffisante de l'homme. Il faut la
chercher dans quelque chose de plus nucléaire (Subtil, impalpable, diffus...), dans les
humeurs, les dispositions et états d'esprit.

II
ANGOISSE, ANXIETE, ENNUI, PREOCCUPATION, NAUSEE

Par ailleurs, les dictionnaires définissent l'angoisse par rapport à “l’affliction”, et “l’affliction”
par rapport à la « peine » et à la « tristesse ». Donc le langage commun reconnaît les
transitions qui existent entre l'angoisse et la tristesse comme états d'âme.
On a beaucoup débattu pour savoir si angoisse et anxiété étaient une (seule et même) même
chose. Pour moi, ce sont des nuances de la même expérience. On peut imaginairement les
considérer comme étant situées sur des plans distincts: l'angoisse est plus profonde, plus
viscérale, plus physique et plus constrictive. L'anxiété est plus élevée, plus noétique et plus
libre. Lorsqu'on analyse bien ce qu'est l'expérience de l'angoisse, on tombe sur les deux

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nuances de l'échelle: a) crainte de la dissolution de l'unité et continuité du moi; b) “ vertige de
la liberté” lorsque la menace de dissolution apparaît.
Ce sont deux moments du même vécu, le premier exprimé par le mot angoisse, et le second
par le mot anxiété. Dans le premier, il y a une espèce de distension de l'extase existentielle.
Dans l'expérience de l'angoisse le sujet arrive à proximité du premier moment, pour ainsi dire,
de son être. (Passage du non-être à l'être, de l'inertie au mouvement.) Jamais il ne l'atteint,
parce que ce serait la propre dissolution de l'être. Mais cette proximité lui confère les
caractères d'une expérience d'arrêt du temps vécu.
En revanche, lorsque tout est possible, le temps s'écoule plus rapidement, parce que le temps
intérieur n'est pas un temps physique ni un temps biologique, mais l'expression du passage du
présent au futur. Ce passage se fait sous forme de projet. Comme on l'a dit si souvent, le moi
vit tant qu'il se réalise et sa réalisation est, à son tour, la projection du temps vécu. Lorsque la
crise d'angoisse arrive à sa seconde phase et qu'apparaît à l'être tout l’éventail des possibilités,
il y a en quelque sorte inflation du temps intérieur et défaut (manque) de celui qui serait
nécessaire pour réaliser tout ce qui pourrait l'être. Dans la vie quotidienne de l'homme normal
— hormis les moments lumineux (privilégiés, ou, mot à mot : stellaires, étoilés,) de
l'existence — nous parlons du temps qui passe. C'est comme s'il s'objectivait dans quelque
chose d'extérieur à nous-mêmes. Le rapprochement de cette expérience avec celle du temps
physique est évident. Dans l'anxiété ce n'est pas le temps qui passe, mais le sujet lui-même.
Ce caractère transitoire de la subjectivité se révèle nettement dans la crise.
D'où le lien de l'angoisse avec l'ennui ou la lassitude, autre état d'âme fondamental. Dans
l'ennui disparaît la touche de nouveauté que chaque moment de notre vie nous offre, par
rapport au précédent. Le moment actuel est distinct du passé. Cette distinction peut se révéler
sous deux formes, une extrinsèque, c’est-à-dire fondée sur les divers contenus, et une autre
intrinsèque, donnée comme la succession même de moments. La première est fondée sur les
différences existant dans la façon d’occuper chaque moment: je peux exister ou lire, me
promener ou penser. Et je peux penser à mes malades, à mes livres ou à mes enfants. Lorsque
cette occupation n'apparaît pas comme différente, avec quelque chose de nouveau par rapport
à la précédente, surgit l'ennui, que nous pourrions nommer exogène. Pour se défendre de ce
type d'ennui, le sujet cherche à « tuer le temps », révélant le sens ultime de l'intimité, puisque
l'être — tant qu'il est vivant — n'a pas de raison de percevoir le temps comme un tel vécu.
La seconde, la nouveauté intrinsèque donnée comme la succession même de moments, tient
au fait suivant: si nous étions face au temps physique nous ne pourrions pas en parler. Sur
une droite, les points sont égaux entre eux, mais sur la ligne droite de la vie il n'en va pas de
même, car les points se succèdent comme engendrés les uns par les autres. Il n'y a pas une
relation mathématique entre eux, mais une relation de filiation. L'affaire est entendue: dans un
projet, chaque moment de sa réalisation dépend du précédent et, est le germe du suivant. La
vie est en elle-même projet, et chaque moment apporte une charge nouvelle, un quantum de
nouveauté. Lorsque ceci ne se produit pas apparaît l'ennui, que nous pourrions appeler, à la
différence du précédent, endogène. C'est l'ennui existentiel, l'expérience du vide de la vie.
Angoisse, anxiété, ennui sont des états d'âme qui malgré leurs nettes différences présentent
d’amples zones de confluence. L'état d'âme, tel que nous le vivons, est une totalité qui prend
des couleurs distinctes, mais sa substance est la même.
La préoccupation est un autre état d'esprit proche des précédents. Ici on observe davantage
son côté actif. La préoccupation est, à l’évidence, ce qui précède l'occupation, mais ce qui la
précède d'une manière spéciale, comme projet de ce qui va se faire. Lorsqu'on ne sait quel
chemin prendre, on est préoccupé. La préoccupation suppose la liberté qui réside au fond de
l'expérience de l'angoisse. Si ce n'est que, lorsque le plan actif se transforme, face à la
passivité ultime de l'angoisse, nous nous approchons davantage du monde du concret. Il se
produit la même chose avec le doute, la perplexité et l'inquiétude. Ce sont des nuances de la
même expérience se manifestant (se réalisant) à différents plans (dans différents registres)
de la personne. Le doute survient sur le plan noétique, bien qu'il soit doute sur l'agir. On doute
lorsqu'on doit prendre telle ou telle décision, lorsqu'on pense ceci ou cela. L'inquiétude se
glisse vers (infiltre) le plan psychomoteur. C'est une intériorisation de la vigilance réactive de

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l'être, prompt à sauter d'une action à l'autre. La perplexité est le doute manifesté et, en même
temps, c'est l'insécurité dans l'interprétation de ce qui est perçu comme message du monde
extérieur.
Quand au lieu de nous tourner vers le plan de la collectivité, nous le faisons vers le plan
végétatif, apparaissent d'autres nuances du vécu de l'angoisse. L'étouffement est l'oppression
due à l'anxiété qui parvient déjà à rendre difficile (rendre malaisé) le libre contact de l'être
avec l'extérieur. L'étouffement suppose l'obturation de cet échange, c'est pourquoi il est lié à
la sensation de manque d'air. Dans l'étouffement du « globus hystericus » (dit boule
hystérique) la sensation se rapporte davantage à l'appareil digestif, mais au fond c'est
équivalent. Dans l'anxiété, nous sommes confrontés à deux axes significatifs. Parfois elle
exprime le désir de faire, mais désir pressant (urgent), comme impulsé par un temps vif et qui
se consume lui-même (s'auto-consume). D'autres fois, «avoir de l'anxiété » signifie quelque
chose d'analogue à la nausée.
La sensation de nausée est équivalente à celle de dégoût ou de répugnance. Si ce n'est que
celle-ci se meut sur le plan plus imaginaire et celle-là sur le plan plus réel, c'est pourquoi les
phénomènes végétatifs (manifestations végétatives) qui les accompagnent sont plus
nombreuses (ses). La nausée est proche du vomissement et souvent elle ne désigne rien
d'autre que la crise végétative qui le précède. Comme la crise se manifeste sous forme
d'oscillations végétatives, on emploie en général le pluriel.
La nausée est le titre choisi par Sartre pour désigner l'expérience fondamentale du personnage
de son roman. Qu'est-ce qui donne la nausée à Roquentin? L'inconsistance de l'existence. Il
n'y a rien de plus stable que ce que nous avons mis dans notre existence. Cette expérience
nous révèle quelque chose qui demeure caché ou inédit dans la vie quotidienne. Il s'agit de
n'importe quelle chose qui pourrait arriver ou nous arriver, cette possibilité étant formulée non
comme abstraite, mais comme vécue. Il n'y a ni règles, ni cadres fixes. Existent le hasard,
l'espace et le temps, qui sont élastiques, mous.
« Le monde quotidien se fait évanescent: nous plongeons dans la nausée. » Cette crise c'est
l'angoisse projetée dans le monde environnant. C'est pourquoi « toute chose peut arriver ou
nous arriver ». La crise transportée ainsi c'est le vertige. La nausée de l'existence est le vertige
existentiel.
Mais dans ces considérations, j'ai décidé de m'en tenir au plan psychologique de la façon la
plus pure possible. L'analogie entre nausée et vertige n'est pas révélée par l'usage commun de
ces deux mots en espagnol mais par la commotion végétative qui est sous-jacente dans les
deux phénomènes.
La nausée est sur le plan vital, comme le dégoût, une attitude face à la vie même. Elle signale
une forme d'existence proche de la nature inférieure, proche du chaos, de la dissolution. Ce
qui provoque chez nous dégoût et « nausées », ce sont les objets pourris, corrompus. Pour
qu'un aliment pénètre en nous il doit maintenir (conserver) son propre être; dès qu'il le perd et
se décompose, il provoque en nous du dégoût. Il se produit la même chose avec l'expérience
vitale. La vie nous dégoûte quand elle perd son être propre ou comme on dit habituellement,
sa raison d'être. Qu'est-ce qu'une vie sans raison d'être? C'est la vie réduite au chaos des
instincts, à la biologie personnelle et infra-personnelle.
Ce qui maintient la vie hors corruption, ce qui l’empêche de se décomposer, c’est ce qui la
tisse et lui impose son projet: ce que nous nommons persona. Sans la tension personnelle, la
vie tombe dans l’anonymat de la vie commune (quotidienne).
Autre terme qui se mêle à l’évocation des états d’âme: l’affliction,( abattement) sorte de pont,
de transition entre la fatigue et la tristesse. Chez Ste Thérèse affliction est employé comme
synonyme de fatigue. Ces états sont plus proches des émotions, c’est-à-dire de ceux qui sont
déterminés par les impacts externes (de l’environnement).
Autre terme de la série: l’agonie, qui signifie en langage courant l’affaiblissement du
moribond.
D’où le fait que ce terme figure le dérèglement animal et végétatif lors de la disparition de la
conscience.

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“Agonie” est le trouble végétatif de la nausée et du dégoût. C’est le sens plus profond de ce
mot qui amena Unamuno à le choisir pour “L’Agonie du Christinianisme”. Je l’ai également
utilisé en référence à la psychanalyse. Agonie veut dire lutte. Agonise celui qui vit en luttant,
contre la vie et même contre la mort. Ste Thérèse dit: « je meurs car je ne meurs pas »(« de
ne pas mourir »)
L’angoisse présente le même fondement que l’agonie. La crise apparaît comme une
dialectique entre le personnel et l’apersonnel de l’homme, entre le moi et le ça. Mais pas
uniquement: fondamentalement la dialectique s’instaure sur le fond même de l’expérience
angoissante, qui va et vient comme une onde qui croît de façon menaçante et décroît jusqu’à
l’apaisement final.
Selon Boilnow, l’existence humaine peut s’interpréter à partir de tout état d’âme et il tente de
le faire à partir des états d’exaltation: expérience du “grand midi”, de l’extase, etc.
Heidegger a choisi l’angoisse, mais en réalité tout autre point de départ lui aurait permis
d’aboutir. L’herméneutique des états d’âme pathologiques démontre que le choix de
l’angoisse est celui qui permet de voir le plus radicalement ce qui se trouve dans les entrailles
de l’être. Plus ces états d’âme sont pathologiques plus apparaît leur texture d’angoisse,
probablement parce que leur état pathologique s’extrait des couches les plus profondes. Aux
limites de la profondeur de l’existence se trouve la non-existence, le rien. Le vide, la répulsion
et le dégoût, deviennent existentiels lorsqu’ils abondent et s’approchent de cette frontière.
S’ils sont plus superficiels, ils s’intègrent à la vie quotidienne et l’emplissent de contenu.

III

ANGOISSE NORMALE ET ANORMALE

Le schéma est le suivant: le sujet normal peut éprouver la peur face à des situations concrètes.
L e sujet normal connaît aussi l’angoisse lorsqu’il arrive à approcher le plan profond de
l’existence, c’est un véritable processus d’illumination existentielle.
De toutes les expériences de la vie quotidienne, celle qui la produit le plus fréquemment est la
considération de la mort, c’est-à-dire celle du caractère intrinsèquement fini de l’existence.
Les situations dans lesquelles cette expérience transparaît sont angoissantes, ainsi que toutes
celles qui font ressentir à l’être humain son désarroi. ( le laissent désemparé)
Le désarroi, l’homme normal l’éprouve face à l’insaisissable et l’incompréhensible
(l’inconcevable).
Toutefois ces termes doivent être spécialement nuancés pour signaler plastiquement les
caractères de la situation...
Chez le malade, les situations d’apparition de l’angoisse peuvent être concrètes. Il existe des
crises d’angoisse globale, de panique, qui adviennent devant tout et pour tout. Leur caractère
aigu et leur violence ne laissent aucune disponibilité à celui qui en souffre pour en analyser
son expérience. (Son vécu)
Mais, quand cela se peut, deux spectres fondamentalement menaçants pour le malade
apparaissent: la folie et la mort.
Hormis les crises globales d’angoisse, existent aussi les crises déclenchées par une situation
déterminée. Sans entrer maintenant dans une analyse plus minutieuse, je tiens à préciser
(spécifier, affirmer) que de telles situations concrètes prennent un caractère de révélateur. Ce
que le malade ressent alors c’est son angoisse de base (fondamentale) que l’expérience
concrète rend manifeste. C’est une véritable “aletheia”du fond angoissant de l’être humain.
Un malade éprouvera l’angoisse devant des serpents ou des places ouvertes ou la nécessité de
monter dans un wagon de train. La situation n’a pas une signification générale mais spécifique
pour le sujet. Une malade éprouvera de l’angoisse devant des araignées. La première fois
qu’elle l’éprouva ce fut en cherchant dans un vieux cimetière de village, les restes de son père
assassiné durant la guerre et jeté dans la fosse commune. L’araignée révélait à la malade, à
travers l’expérience de la mort de son père, celle de sa propre finitude. L’angoisse devant
l’araignée est la même que l’angoisse devant la mort. C’est précisément cela qui est anormal,

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la capacité qu’acquièrent des situations et expériences de la vie quotidienne pour que le sujet
passe subitement du registre quotidien de la vie normale au registre profond de l’existence.
L’objet le plus banal peut être anxiogène ; toutefois il engendre l’angoisse non sur un mode
primaire mais sur un mode secondaire, par révélation de la situation angoissante primordiale.
Cette révélation peut se faire par différentes voies: l’évocation d’un souvenir, l’assignation
d’une certaine valeur sur un objet ou animal déterminé (par exemple, les serpents ou les
araignées). L’anormalité se trouve dans l’importance anxiogène concédée aux objets, êtres ou
situations triviales. Il existe une certaine ordonnance catégorielle entre ces stimulations
anxiogènes. La caractérisation des formes angoissantes dépend d’elles et donne ainsi des
formes fréquentes et habituelles: agoraphobie, claustrophobie, etc.
L’angoisse morbide offre un autre caractère différentiel. L’angoisse est l’expression d’une
manière d’être au monde et, par tant, plus que d’une angoisse réactive nous devons parler
d’une angoisse basique fondamentale. Par là même reste figée dans cette expression, la
bipolarité constitutive de l’expérience que réalise toujours un être au monde (dans la
singularité de sa présence- au- monde). Dans l’angoisse morbide, le pôle « sujet » acquiert un
relief prévalant.
L’angoisse apparaît à cause de ce qui se passe en lui, non à cause de ce qui arrive réellement
hors de lui, dans le monde extérieur. Ce qui se passe en lui, cet intra-historique, peut
s’analyser à partir de divers point de vue. Selon Freud, l’angoisse apparaît en tant que peur
face aux cyclones impulsifs personnels, ou mieux encore, comme refoulement de l’objet
même de l’anxiété. La genèse de cette peur se trouve dans la situation infantile, quand l’enfant
se sent incapable d’admettre consciemment la source d’un sentiment de menace, par exemple,
l’interdit paternel (angoisse de castration).
Selon Mowrer, n’importe quelle peur refoulée peut refleurir sous forme d’anxiété. Ce même
processus de refoulement fait retour chez le sujet plus vulnérable face aux menaces
augmentant ainsi son anxiété névrotique. Mes points de vue différent de ceux que je viens de
citer, mais pour l’analyse de ce problème, dans l’immédiat, peu importe l’interprétation
retenue. On arrive toujours à la conclusion selon laquelle ce qui prévaut dans l’angoisse
morbide c’est ce qui advient à l’intérieur du sujet. Le rôle de l’évènement extérieur est celui
de révélateur, de déclenchement ou de cristallisation de la situation angoissante. Le monde du
malade angoissé n’est pas le même que celui de l’homme normal. C’est un monde
morbidement “privatisé” avec des points d’ancrages personnels, des reliefs et des voies
étroites (étranglements) très différents de ceux de l’homme normal, pouvant atteindre les
degrés invraisemblables bien connus du psychiatre.
Nous devons analyser quel est le caractère des conflits qui provoquent l’angoisse. On affirme
fréquemment que les conflits angoissants sont de nature instinctive. En effet, durant les crises,
le malade s’angoisse devant ses propres instincts. ? Parce que leur déliement est la menace de
dissolution de la personnalité. La peur des instincts, quels qu’ils soient, est la peur du
monstre que l’être porte en soi. C’est parfois la peur de la libération de l’instinct d’agression
(possibilité de se transformer en criminel, phobie des couteaux, des objets pointus, d’être seul
pour pouvoir réaliser l’agression etc). D’autre fois, il s’agit de la peur de la libération de
l’instinct sexuel normal ou anormal-. Une malade célibataire a eu une expérience
homosexuelle-la malade est très croyante- cependant ce qui l’angoisse n’est pas l’idée de
culpabilité au plan normal, bien qu’elle en ait honte. Ce qui est plus important pour elle, c’est
l’idée d’avoir pu commettre une action anormale. Le monstrueux n’est pas le péché au sens
religieux mais le péché contre elle-même, le fait d’avoir laissé, ou d’avoir pu laisser, se
manifester ce qu’elle porte d’anormal en elle-même. Il lui semble que les personnes normales
ne sont pas ainsi, qu’elles n’abritent aucun monstre intérieur. Deux mois avant la maladie elle
avait eu sa première expérience hétérosexuelle. Elle était désolée (navrée) d’avoir transgressé
la loi de Dieu, mais, en même temps contente de ce qui était arrivé, car elle se rendit compte
qu’elle était comme les autres, qu’elle pouvait jouir et pécher comme eux. On distingue ici
clairement la différence entre la faute au plan (dans le registre) normal et la faute au plan
angoissant. Les deux peuvent objectivement être des fautes, mais l’angoisse qui adhère à l’une
ou à l’autre est d’une qualité différente. Dans le premier cas, la confession la libéra de son

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sentiment de culpabilité. Dans le second elle ne la libérait pas, car l’important n’était pas
qu’elle soit pardonnée, mais qu’elle soit devenue un être anormal.
La peur des instincts déchaînés est la peur de cesser d’être soi-même, de perdre la raison ou
de s’égarer. La structure intime du moi, dans son unité et sa continuité est menacée.
Une telle structure intime, normalement n’est pas vivable.
La thèse selon laquelle l’angoisse est anormale lorsqu’elle ne peut être supportée est fréquente
Échapper à l’angoisse, c’est la névrose. On s’en échappe par certains mécanismes de
décharge, atténuation ou défense; ainsi l’angoisse n’accède pas à la conscience, elle est
refoulée. Selon Hafner, on trouve cette décharge d’angoisse non seulement dans les névroses
mais aussi dans la constitution de nombreuses structures sociales et manières de penser. Le
fait que la frontière de la structure angoissante s’imperméabilise et par tant empêche le
surgissement de l’angoisse dans la conscience, se retrouve dans la structure même de la vie
quotidienne. La vie anonyme (ordinaire) est une vie exempte d’angoisse consciente. C’est le
contraire qui se produit dans l’existence authentique, qui chemine par sauts, par spasmes.
L’angoisse contribue à l’anthropogenèse de chacun et en ce sens montre ses valences (qualités
de combinaison) positives.
La valeur positive de l’angoisse normale se déploie autour d’une nouvelle manière, plus
personnelle, d’établir les relations avec le monde.
Cette mutation n’est pas à prendre au sens égoïste ou narcissique mais au sens de purification
(épuration, élimination) de l’existence de tant de charges inutiles, qui s’accumulent au cours
de la vie. Les habitudes sont nécessaires, mais pas au point d’asphyxier la vie quotidienne par
de purs automatismes (d’asphyxier systématiquement). Au plan du glissement lié à la
quotidienneté, la personne doit conserver sa capacité créatrice. L’existence elle-même ne
suppose pas une rupture avec le monde, ni un abandon impersonnel au monde des choses et
des personnes
W.Schulte se demande si l’angoisse ne devrait pas appartenir à la région des pudenda, de ce
dont on ne doit pas parler. La société contemporaine force l’ouverture et ne supporte pas
l’occultation, la réserve. Du point de vue psychologique on considère comme saine la
libération des pressions intérieures. Jusqu’à quel point est-ce certain c’est quelque chose qui
devrait être soumis à examen. La maturation de la personnalité ne s’obtient pas par ce
processus de décharge des pressions intérieures. Au contraire. Il s’avère intéressant de se
demander si l’apprentissage au maintien de l’angoisse dans la zone des pudenda est quelque
chose de nécessaire à la maturation de la personnalité.
Chez le névrosé, par contre, l’angoisse empêche cette floraison anthropogénique normale.
Le développement de la personnalité se trouve frustré. Les névroses sont des maladies qui
empêchent l’homme “ d’être homme”. Boss parle des névroses comme réductions des
possibilités existentielles et V.Gebsattel d’inhibitions dans le développement.
Mais dans toutes ces explications de l’angoisse, on part, à mon avis, d’un point de vue erroné,
celui de l’égalité entre l’angoisse normale et anormale. Ce qui diffère, ce sont les moyens de
défense, dit-on. La réalité, c’est que les moyens de défense sont anormaux parce que
l’angoisse est fondamentalement anormale. Elle est déjà anormale dans la façon dont le sujet
la perçoit, c’est-à-dire en sa présence même. Les malades le disent souvent. Du fait d’être
anormale dans sa genèse et dans sa présentation, il est naturel que les moyens de défense que
l’organisme déploie soient en eux-mêmes anormaux ou anormalement utilisés. J’en réfère à
l’alcool et aux toxiques en général. L’humanité a toujours eu recours à eux en tant que
moyens d’atténuation de l’angoisse.
L’euphorie qui parfois apparaît est une euphorie de libération de l’angoisse. Mais chez
beaucoup d’angoissés, l’utilisation d’un tel moyen de défense dépasse la ligne normale; alors
surgit la toxicomanie, qui s’origine non dans les produits permettant de supporter la douleur
mais chez la personne qui les prend. Le toxique s’avère être agent destructeur de la
personnalité, second par rapport à l’impulsion première et destructrice de l’insatiable
angoisse.
L’action aussi calme l’angoisse.
Dans l’action instinctive, il y a des mécanismes de défense contre l’angoisse.

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Le tourment de pouvoir tend à donner confiance à celui qui l’éprouve et, par tant, face à lui-
même, à s’aveugler quant aux fissures et lézardes de sa personnalité. (Le tourment de pouvoir
tend à donner confiance à celui qui l’éprouve et par tant à occulter pour et en soi-même, les
fissures et lézardes de sa personnalité)
La sexualité tend à la communication, mais quand pouvoir et sexualité sont infiltrés par
l’angoisse, au lieu de contribuer au développement de la personne humaine, ils contribuent à
son démantèlement. La sexualité angoissée perd sa capacité à être un pont de communication.
Ce qui est premier, dans ce cas, n’est pas un trouble de la sexualité mais une altération par
l’angoisse qui infiltre la sexualité; alors, d’un côté elle l’exalte, la diffusant dans (la mêlant à)
toute l’aire (la sphère, le territoire, l’espace...) de la personne, d’un autre côté elle la perturbe,
la paralyse, l’enferme en elle-même, empêchant son déploiement comme tentacule personnel
de communication. Dans les perversions sexuelles, le trait (le signal, signe) fondamental est le
caractère inhibiteur et destructeur. En langage freudien, on parle de “tendances masochistes”
ou “autopunitives”, expressions qui relèvent de la dynamique de l’angoisse normale.

IV

LA SOMATISATION DE L’ANGOISSE

Chez l'homme normal, l'impact de l'angoisse ou de tout autre état émotionnel sur ses registres
somatiques passe par des formes bien particulières. Lorsque Tom, le malade bien connu
souffrant de fistule gastrique si minutieusement étudié par Wolff, se trouvait confronté à une
situation dangereuse du fait que le médecin puisse découvrir une de ses erreurs et en soit
contrarié, son activité gastrique cessait et son état était celui de préparation à la fuite. Lorsque
Tom plongeait dans un état d'anxiété parce qu'il ignorait ce qu'il adviendrait de lui à sa sortie
de l'hôpital, son activité gastrique s'accélérait. Dans le second cas, son conflit était plus
personnel. On ne peut peut-être pas en toute rigueur qualifier de peur et anxiété les deux types
de réaction dans ce cas, mais il constitue un bon exemple de la manière dont chaque émotion
est tenue par avance, dans certaines limites, au chemin physiologique qu'elle emprunte. Il ne
s'agit pas de schémas fixes, ni de schémas sans variations individuelles. Cela se passe comme
pour les réactions face aux stimuli physiques. Confrontés à des efforts déterminés certains
sujets répondent en accélérant leur rythme respiratoire, d'autres par la tension, d'autres par la
sécrétion sudoripare. Le pathologique commence quand les barrières sont franchies
quantitativement et qualitativement. Parce qu'il s'agit, en gros, non seulement de réactions
inadéquates de par leur exagération, mais aussi parce qu'elles sont détournées. L'insuffisant
cardiaque ne souffre pas seulement de tachycardie mais aussi d'oedèmes. C'est ce qui se
produit de manière analogue dans l'expression de la crise ou de l'état d'anxiété.
La première différence face à l'angoisse normale réside en ce que celle-ci se vit, presque
exclusivement, sur le plan psychique. Ce presque ne veut faire allusion à rien de plus qu'à la
nécessité de prendre toujours en compte le corps lorsque nous parlons de l'homme. L'homme
sain est si bien réglé que la répercussion physiologique de ses émotions est minime et toujours
appropriée (adaptée) au degré (à l'intensité) d’émotion. Plus l'angoisse est somatisée, plus elle
est morbide. La crise d'angoisse, qui se traduit par une brillante et amère symphonie
végétative, est une crise anormale. Mais ce n'est pas seulement ça. Le contrecoup
(répercussion) sur le clavier organique ne concorde pas avec les moules (standards) habituels
de la réaction. Celle-ci prend d'autres chemins, saute des barrières, s'isole, devient
indépendante et persiste. La déviation (le contournement), le saut, l'indépendance et la
fixation sont des caractères qui apparaissent dans tous les états de l'angoisse morbide.
L'angoisse morbide survient sur un plan plus profond que l'angoisse normale. D'où le fait que
son expression soit fréquemment imparfaite. Le malade ne dit pas qu'il est angoissé et
pourtant il l'est. Le malade parle vaguement de mal de tête, de tremblements ou de
palpitations, et ces symptômes vagues, qui s'expriment toujours au moyen de circonlocutions,
« c'est comme si » font allusion à une expérience d'angoisse intime — logophonie —.Bien

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souvent, faire que le malade reconnaisse l’angoisse dans ces phénomènes qui se produisent en
lui, c'est déjà le mettre sur la voie de la guérison.
J'aimerais à présent attirer l'attention sur une particularité qui est peut-être la plus importante
de l'angoisse pathologique. L'angoisse est un sentiment vital et, en tant que tel, une mode de
perception immédiat de la corporalité; toutefois les sentiments vitaux pathologiques, à la
différence des normaux, ne sont pas de purs sentiments (des sentiments purement) vitaux au
sens où l'entend Scheler, mais des sentiments sensoriels. Cette même particularité, nous la
voyons dans la tristesse vitale, comme symptôme-clef des dépressions. Le malade ressent
l'angoisse pathologique non seulement comme un mal-être diffus, lié à l'expérience primaire
de la corporalité, mais également comme ancré en des endroits bien déterminés de son corps.
L'angoisse anormale se matérialise non seulement dans la géographie somatique (douleur
lente à l'épigastre, oppression péricardiaque, noeud dans la gorge, céphalée, névralgie, etc.),
mais aussi dans la géographie psychique sous forme de phobies. En ce lieu où elle apparaît
somatisée émerge le symptôme. En définitive, l'angoisse vitale est un hybride de sentiment
sensoriel et de sentiment vital, qui provoque par ailleurs des sentiments et des attitudes
réactives, voire psychiques, au sens où l'entend Scheler.

V
LA REPETITION COMME DEFENSE

Ce qui est spécifiquement névrotique dans un acte déterminé, Kubie le voit dans la répétition.
“Qu'un acte soit sain ou névrotique, cela dépend seulement de la constellation de forces qui le
déterminent. Si de telles forces, qu'elle soient purement psychologiques ou composées d’une
combinatoire de forces psychologiques et organiques, sont d'une nature telle qu'elles
prédéterminent la répétition automatique de l'acte, indépendamment de toute considération,
cet acte est névrotique, et les forces qui le déterminent sont génératrices de névrose. Voilà
(C'est là) l'essence de ce qui est psychopathologique dans la conduite humaine”.
Nous nous trouvons confrontés à l'une des questions les plus importantes de la vie
psychopathologiquement anormale. À un moment déterminé de l'évolution de sa pensée,
Freud a éclairci (démêlé) à sa façon, les relations existant entre la pulsion de répétition et
l'instinct de mort. Il y a quelque chose dans la matière organique qui la pousse à rechercher
l'état antérieur à son apparition, “qui entraîne la vie, inexorablement, vers la mort”, disait-il.
Dans la constitution des névroses apparaît, aussi inexorablement, cette tendance à la
répétition. L'itération se trouve, de surcroît, incluse dans la dynamique de maints troubles
psychotiques. Lorsqu'une crise d'angoisse passe (s'apaise), cet apaisement n'est rien d'autre
que sa mutation en une série de phobies et d'obsessions, soumises à cet impératif de la
répétition. Dans mon ouvrage L'angoisse vitale je tendais à admettre une genèse duelle de ces
deux phénomènes. Je pensais alors que la répétition se trouvait ancrée dans le biologique.
Mais le coeur du phénomène est beaucoup plus complexe (mais, au tréfonds, en son sein, son
ancrage, ses profondeurs, le phénomène...). L'expérience de l'angoisse est, en réalité, une
expérience de situation limite, qu'on ne saurait appréhender dans sa totalité. Au fur et à
mesure que s'approche son acmé, elle est (devient) de plus en plus insupportable. Dans sa
dialectique interne même apparaissent les pulsions régulatrices qui lui interdisent d'atteindre
la limite. C'est pourquoi le sujet, sur le point de tomber dans la plénitude insupportable de
l'angoisse, dans la submersion (l’envahissement) de l'être par le néant s'agrippe à quelque
chose, à un contenu psychique. L'angoisse cesse, alors, dans son processus expansif et peut se
cristalliser autour d'un contenu qui se présente comme “motif” de l'angoisse. Ainsi se
constituent les phobies. Le rôle défensif qu'elles jouent dans la dynamique du processus
d'angoisse est évident. L'apparition des phobies suppose une “encronisation” de l'angoisse. Le
multum se transforme en multa. La répétition est une manière de donner forme temporelle à
l'infini de l'angoisse.

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Ce trouble de la temporalité de l'angoisse apparaît dans la vie du primitif, marquant la
différence entre le temps cyclique et le temps historique. L'angoisse cosmique, primaire, du
primitif engendre l'idée du temps cyclique comme défense. Que va-t-il se passer? Qu'y aura-t-
il ensuite? La marche de l'histoire est une marche vers la mort, vers le néant. Le nouveau est
une catégorie qui fait trembler le primitif. Le nouveau doit, pour qu'il n'angoisse pas, être
intégré dans le connu. La négation de l'histoire, la répétition mécanique des cycles cosmiques
ou de la vie sociale ou individuelle, le défendent contre la “terreur de l'histoire”. Dans la vie ,
“le nouveau” effraie parce qu'il indique la possibilité qu'il y ait quelque chose après, et parce
qu'il est une course vers la mort. L'homme évite cette terreur en pensant que c'était “comme
l'autre fois”. La première nuit a dû être terrifiante (terrible) pour le premier homme. Lorsque
vint le jour suivant et qu'il se rendit compte qu'il était semblable au précédent, il se sentit
rasséréné (calme, apaisé). La nuit continue d'être, pour beaucoup d'angoissés, un reflet
(réplique, représentation, substitut) du néant.
L'acceptation par l'homme du temps historique, du devenir, est une prouesse considérable;
acceptation qui ne peut se faire sans une certaine dose d'angoisse. Au fur et à mesure que croît
la vélocité du temps historique (que le temps historique s'accélère), le quantum d'angoisse
augmente. L'homme contemporain se trouve accablé par cette expérience. Brûler les étapes de
l'histoire est une prouesse qu'on accomplit en se brûlant, à son tour, dans son intimité, au feu
dévorant de l'angoisse.
Le phobique, en ce qui concerne sa phobie, vit dans le temps cyclique au lieu du temps
historique. L'éternel retour de la phobie est une défense contre l'expérience de l'angoisse, qui
ne la fait pas disparaître mais la minimise. C'est une vaccination contre l'angoisse, au risque
de dilater dans le temps la présence de cette fissure de la personnalité qu'est l'expérience de
l'angoisse.

VI

LIBERTE ET FIDELITE DE L'EXISTENCE

Ce qui distingue l'angoisse normale de la pathologique, ce ne sont pas ses sujets. Tillich
énumère trois axes sur lesquels le néant menace l’être. Le néant menace l'affirmation ontique
de l'être par rapport à son destin: cette menace, c'est la mort. Le néant menace l'homme dès
lors qu'il s'auto-affirme spirituellement face au vide: c'est la menace de l'absurdité de
l'existence. Le néant menace l'auto-affirmation de l'homme par rapport à la faute: c'est la
menace de la condamnation.
La clinique nous propose ces mêmes thèmes, l'angoisse face à la mort, la justification de la
mort par le manque de sens de la vie et le sentiment de culpabilité qui se manifeste si
vivement dans les dépressions endogènes. Existe-t-il toutefois une différence entre la manière
dont se présentent ces thèmes chez l'homme normal et le malade?
La question fait toujours retour à l'expérience du néant. La faute n'est rien d'autre que
l'infiltration du néant dans le passé. Le sentiment de faute normal se fixe sur des faits que
l'être expérimente comme moralement illicites. Le sentiment de faute des malades, au premier
examen, apparaît également inséré dans des actions passées moralement douteuses, voire
franchement immorales. Qu'il y ait une différence entre les deux cas, c'est évident. La faute
normale peut être expiée d'une façon ou d'une autre. Dans la vie normale on se libère de la
culpabilité grâce à de nouveaux actes de la vie même: réparation, confession, dépassement
(maîtrise) etc. La faute anormale est inapaisable sauf si le patient se soigne. On a souvent
ironisé sur la valeur de la moralité dans la vie humaine en s'appuyant précisément sur le
sentiment de culpabilité des mélancoliques qui disparaissait avec des électrochocs ou des
pilules. Une conscience morale effacée par quelques convulsions ou la pharmacologie! Ceux
qui ironisent de la sorte font preuve d'une certaine myopie dans la connaissance des
profondeurs (du tréfonds, du coeur) de l'homme. Le sentiment de culpabilité morbide, si on
l'analyse en profondeur, apparaît fixé non à tel ou tel acte de la vie passée, mais au fait même
de vivre. Le patient exprime son vécu sous une forme concrète toujours pour la même raison:

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l'expérience de l'angoisse est insupportable. C'est le fait même de vivre qui engendre un
sentiment de culpabilité. C'est la vie elle-même qui ne va pas, parce qu'elle est imprégnée du
néant. Faute, vide mort ne sont rien d'autre que des variantes historico-collectives ou
historico-individuelles de la menace du néant. Une telle menace se présente sans justification
face aux malades, non par un processus réflexif mais d'une manière subite, rendant évidente
l'absurdité de l'existence. Et elle n'apparaît pas au plan de la réflexion philosophique, mais
dans l'intimité vitale.
La question fondamentale qu'il reste à présent à examiner est la suivante: est-ce que, dans son
intimité même, l'angoisse normale est distincte de la pathologique, ou peut-on réussir au
moins à entrevoir le moment où divergent les deux formes d'angoisse? Tentons de pénétrer la
structure même de l'acte vital. Au coeur même de l'existence réside (se trouve) l'expérience de
la liberté. Non de la liberté comme décision motivée et acte réflexif, mais en tant que forme
primordiale de décision, qui est la même qu'exister. Tout choix est une décision sur soi-même.
Dans tout choix est engagée l'existence de l'être. Jaspers signale un fondement ultime de l'acte
libre dans l'existence même qui décide. Cette décision primaire contient implicitement une
fidélité à l'existence: d'où le fait que cette décision soit toujours créatrice puisque l'existence
jaillit (naît prend sa source en...) d'elle-même.
Il en va différemment dans le monde de la pathologie. La fidélité à l'existence que suppose la
décision primaire se trouve plus ou moins brisée et dans l'intimité créatrice de l'être apparaît
une fissure dans laquelle il n'est pas possible que se présente la décision créatrice. C'est cette
fissure qui signale la présence de la maladie. On ne peut pas parler de “nihilisme conscient de
la personnalité” comme d'une volonté secrète de la personne qui la conduit à s’abandonner (se
rendre, démissionner), comme le dit von Gebsattel. S'il y a une fissure nihiliste, elle est
inconsciente, elle n'affecte pas le plan de la volonté en tant que choix entre des causes, mais
une structure antérieure, ce fond dans lequel l'existant, encore dépourvu des lumières de la
conscience, affirme son existence. Chez le malade, l'affirmation de l'existence montre une
faille qui nous apparaît dans les artefacts névrotiques.
Il est très important de savoir, si chez le névrosé, la liberté et la volonté sont affectées. Ce
n'est pas que le névrosé décide librement de l'être, mais il est entraîné à (porté à, contraint
de...) l'être, bien qu'il puisse survenir un second moment où il se laisse plus où moins
emmener par cette force (soumission névrotique). La volonté névrotique n'apparaît que dans
la simulation.
En psychothérapie la clarté sur ce présumé nihilisme de la personnalité, nihilisme auquel le
contraint le néant de sa sphère intime, est d'une importance essentielle.
Dans l'ouverture (l’éventail) des possibilités de la crise d'angoisse, il existe également une
différence entre l'angoisse normale et l’angoisse pathologique. Les possibilités de l'angoisse
normale flottent dans le futur. Tout peut arriver: le sujet est menacé par tel ou tel péril, mais
cette menace est vécue avec le sentiment de distance avec lequel on vit le futur. Le futur est
prolongement du présent, il est un développement de la temporalité, mais sa qualité est
différente. Dans la structure même du futur il y a quelque chose de qualitativement distinct du
présent. Le futur agit sur le présent sans perdre son caractère de futur.
En revanche, dans l'angoisse morbide, le futur s'est rapproché du présent. Il n'est pas encore
présent, mais est vécu comme tel. Un malade angoissé peut l'être en raison d'un danger réel,
par exemple une guerre mondiale. La différence entre l'angoissé normal et le pathologique
s'établit au coeur même du vécu. Le danger, qui chez le sujet normal est aux portes (l'angoisse
« face à »), est déjà à l'intérieur chez le malade. Le futur se “présentise”, c’est-à-dire prend
des qualités de présent. Ce qui est menaçant dans le futur est déjà là, en tant que menace qui
tend ses filets tout autour du malade. Naturellement, ce n'est pas le futur dans sa totalité, mais
celui sur lequel se fixe (se coagule, se fige) l'angoisse sous forme de phobies et obsessions. La
possibilité est vécue sur un autre mode (différemment) par l'homme sain et par le malade
souffrant d'angoisse. La possibilité de l'angoisse morbide est aliénogène parce qu'elle porte
implicitement la menace que l'être se transforme en un autre être (en aliéné) ou en non-être (la
mort comme reflet du néant). Une possibilité quelconque de la vie réelle, par exemple le
danger d'une guerre ou d'une maladie est vécue très différemment par l'homme sain et par le

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malade souffrant d'angoisse. Chez ce dernier, une telle possibilité porte en soi quelque chose
d’abominable, d'étrange, d'incompréhensible, comme une secrète possibilité de le transformer.
Cependant, il doit y avoir quelque chose d'autre dans le fond. Que nous puissions parler du
néant sans frémir c’est l'affirmation positive de l'être, en bonne santé, qui peut nous le
permettre. Ce n'est pas que soit nécessaire “le courage d'être”, comme le dit Tillich, mais que
dans la vie même ce courage est implicite, sans exiger le moindre effort. Les forces positives
de la vie agissent comme un courant qui se déploie vers l'avant et qui trouve son chemin, au
fur et à mesure qu'il progresse. Cela s'appelle “sens de la vie”. La santé ne se définit pas en
variations quantitatives, mais par ce sens implicite d'affirmation de l'être qui se trouve en
toute vie humaine. La présence même de la mort doit être rappelée tous les jours afin que
nous ne l'oubliions pas.
C'est cette affirmation positive de la vie qui se brise dans la maladie. Au plan psychologique,
la maladie comporte une perturbation des sentiments vitaux qui sont inclus dans cette
jouissance diffuse de la vitalité saine. L'angoisse est, psychopathologiquement, un sentiment
vital altéré, comme la tristesse du mélancolique. L'angoisse pathologique apparaît dans la
situation concrète de l'homme vivant. Ce n'est pas une spéculation sur l'être. C'est un
sentiment qui s'impose et qui, analysé dans son intimité, nous fait pressentir le néant. Si une
telle expérience est possible, c'est parce que la vitalité est malade, et s'il en est ainsi, c'est
parce que chez l'homme l'âme se trouve incarnée dans le corps.
La coalescence, dans l'angoisse primordiale, entre la perspective normale et la perspective
pathologique est ce qui rend possible qu'à partir d'une expérience d'angoisse anormale soit
élaborée une théorie métaphysique de l'angoisse, comme l’a fait Kierkegaard.
L'angoisse est la menace du néant, mais l'angoisse conduit à l'être ou au néant. Dans le second
cas nous nous trouvons face à l'angoisse pathologique. Les troubles et les symptômes
névrotiques et psychotiques sont des enclaves du néant dans l'édifice de la personnalité. Il
convient de faire une autre restriction: ces enclaves procèdent des altérations de la corporalité
vécue. Elles apparaissent dès lors que l'homme, dans sa facticité, se trouve lié à un corps. On
les reconnaît, à certains traits distinctifs, à certains signes, ce que nous appelons des
symptômes. Leur caractère général consiste en la prévalence dans la dynamique de l'angoisse
de leurs composantes somatotropiques. Les mécanismes de répétition, ce que l'on nomme
“réaction de conversion”, l’abaissement du niveau vital, la désintégration ou menace de
désintégration de l'unité du moi avec l'augmentation des fantasmes instinctifs, la
transformation des relations du moi avec le monde comme foyer, comme c'est le cas pour la
claustrophobie ou l'agoraphobie, etc. sont des manifestations de cette angoisse pathologique.
Cette insistance sur les différences entre angoisse normale et pathologique contredit
apparemment un fait qui semble appartenir à l'expérience clinique et même à l'expérience
humaine. Je fais référence au passage graduel entre névrose et normalité. Où se situe la
frontière? Il convient ici de distinguer deux problèmes, celui de la frontière conceptuelle et
celui de la frontière réelle, c’est-à-dire celle que nous devons tracer chaque jour devant
chaque cas que nous apporte la clinique. En ce qui concerne la frontière conceptuelle, les
pages ci-dessus tentent d'apporter une réponse en notant les différences qualitatives entre
l'angoisse normale et l'anormale. Ces différences se réfèrent (se rapportent, renvoient), à leur
tour, à un fait génétique, celui de la physiogenèse de l'angoisse anormale. C'est la corporalité,
en tant que physis, en tant que présence, qui est altérée. Cette altération se manifeste sur le
plan psychique et somatique, mais envahit le plan personnel de l'être, le réduisant dans ses
disponibilités (le rendant moins disponible). C. Marcel distingue la disponibilité comme
caractère essentiel de la vie spirituelle. Et c'est bien le cas, puisque disponibilité vient de
liberté. Dans les névroses il y a une révolte des structures ctoniques qui augmentent leur
champ d'action. Entre les plans (registres) personnel et apersonnel s'établit (s’instaure) une
dialectique, une cohabitation, un dialogue que sont les symptômes, le visage sous lequel nous
apparaît le trouble.
La racine de la distinction porte, cliniquement parlant, sur deux points. L'un est la
reconnaissance de la présence de symptômes névrotiques. L'autre, l'appréciation des
possibilités de développement de la personnalité. Ce sont deux plans distincts, le premier plus

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objectif, le second plus estimatif. La présence du second fait que la frontière est difficile à
tracer. Tout jugement de valeur naît dans un contexte de relations personnelles et par
conséquent dans une atmosphère historique. C'est ce qui, de même, se produit toujours en
médecine. Jusqu'à présent, à ma connaissance et en dépit des progrès du calcul statistique des
corrélations et de l'utilisation de machines à calculer, nous ne disposons pas en médecine
somatique d'une définition de la maladie exempte de critères estimatifs.

En résumé, l'angoisse existentielle est l'angoisse face au néant. L'angoisse vitale est aussi, à
mon point de vue, angoisse face au néant, née d'un déséquilibre endothymique. L'angoisse est
toujours pressentiment du néant. Dans ce type de pressentiment, il existe une différence entre
l'angoisse normale et l’angoisse morbide. L'existence est anticipation. Dans l'angoisse
morbide le futur que suppose l'anticipation s'est incarné dans le présent. L'angoisse morbide
est, en elle-même, non seulement menace de rupture de l'unité du moi, mais aussi réalisation
anticipée d'une menace. C'est pour cela que l'angoisse morbide est somatotropique. L'unité
corps-psyché se disloque dans la maladie et il y a un déplacement vers la corporalité de cet
état d'âme qu'est l'angoisse. L'angoisse morbide est une angoisse incarnée, de même que la
tristesse du mélancolique. Ce n'est pas que l'angoisse s'exprime davantage sur le plan
corporel, comme dans la réaction de conversion, mais plutôt qu'elle est déjà là à l'origine. Le
néant, la mort ou la folie sont ancrés dans la même corporalité. Le mode particulier (spécial)
d'anticipation du futur auquel nous faisions allusion auparavant a ici ses racines. C'est
pourquoi la psychodynamique de l'angoisse morbide n'est, ni ne peut être seulement, un
problème psychogénétique. Tout objet peut être anxiogène, mais pour chaque névrosé seuls
certains objets déterminés le sont. Le caractère déferlant (mot à mot :déchaînant) spécifique
de l'angoisse ne procède pas uniquement de circonstances historico-individuelles, mais de la
propre structure de l'être. En cela se révèle son coefficient personnel (singulier). L'angoisse
découvre le tréfonds (mot à mot :les entrailles) de l'être personnel et ses fissures.
L'angoisse n'apparaît pas face à un objet déterminé mais face à tout et face à rien. Cette
première indétermination attire l'attention sur un fait: on ne doit pas parler de réaction
angoissante mais d'une situation angoissante. On a peur, mais on est angoissé. L'angoisse n'est
pas une simple “relation d'objet”, c'est “une situation dans le monde”. L'angoisse a pour
principe un caractère fondamental et non purement réactif. Les situations déchaînent (libèrent,
déclenchent) l'angoisse, mais ne l'engendrent pas. En réalité, ce qui se passe, c'est que
l'angoisse se révèle dans une situation déterminée. La dynamique de l'angoisse est en
substance (consiste en) une aletheia.
L'angoisse normale est-elle une révélation de l'angoisse qui existe au fond de chaque être,
comme suffrage (voix) de son existence même? Dans ce cas, pourquoi apparaît-elle de
manière tellement figée chez les malades et non chez les sujets sains? Pourquoi est-elle si
différente dans ses manifestations cliniques?
Toute forme d'angoisse névrotique est angoisse face à la mort ou face à la folie. Mort et folie
signifient l'annihilation de l'être, du moi dans le monde. Si le malade a peur d'avoir une
tumeur au cerveau ou un cancer, ou d'être contaminé, etc. tout cela ce sont des façons
personnelles, historiques de vivre cette peur de l'annihilation de l'être. Dans la phase
constitutive d'une crise de schizophrénie, également, la situation est analogue. L'être non
seulement se sent menacé, mais livré sans défense à la menace d’anéantissement (menace
anéantissante, annihilante)
Le néant est insaisissable. Incompréhensible. Le néant ne peut jamais être objet de
connaissance. Du néant nous ne pouvons avoir que le pressentiment, l'impression qui en
émane, qui en provient (découle). Le néant appartient à l'inconscient, se trouve (advient,
avance) toujours masqué et nécessite une certaine herméneutique. Comme il est ambigu dans
ses manifestations, l'interprétation n'en est pas facile. Les symptômes névrotiques sont des
échos du néant, mais cet écho du grand et permanent absent nous apparaît déjà imbriqué dans
les défenses dressées contre lui. La thèse de l'angoisse vitale suppose un enrichissement des

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interprétations de la crise d'angoisse. J'ai affirmé plus haut (précédemment) que ce qui était
fondamental chez elle c'était que le moi se sentait menacé dans son unité. Mais pourquoi le
moi doit-il perdre sa force cohésive et unitaire? D'où peut bien provenir cette “faiblesse du
moi” dont parle Alexander? Qu'il existe une faiblesse constitutive du moi est évident. Mais il
y a aussi des pertes circonstancielles de cette énergie fonctionnelle du moi, et l'une d'entre
elles est une baisse de la vitalité au sens large. L'angoisse chemine ainsi dans le plus pur
dynamisme biologique. Un tel ancrage somatique ne doit pas nous étonner si nous
réfléchissons un instant au fait que l'être humain est constitutivement soma et psyché.
Angoisse vitale, cela veut dire que c'est l'homme qui l'éprouve, et l'homme est lié en substance
à sa corporalité. Dans cette servitude résident sa finitude et sa facticité, parce qu'il est lié à sa
corporalité et peut mourir. C'est parce qu'il a conscience ou expérience de sa corporalité
condamnée à la désintégration, c’est pour cela que je parle d'angoisse vitale.

Juan José López Ibor

Revue Atlantida, Mars-Avril 1965, vol.III, Num.14, pp.115-134.

(Traduit de l’espagnol par Sylvie Arbiol.)

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