PROIA - Processus de Maternalité

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Processus de maternalité chez les femmes accueillies en

centre maternel : de la passivation à la subjectivation


Nadine Proia-Lelouey, Catherine Schvan
Dans Cahiers de psychologie clinique 2011/2 (n° 37), pages 165 à 179
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1370-074X
ISBN 9782804164997
DOI 10.3917/cpc.037.0165
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 14/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.164.250.140)

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PROCESSUS
DE MATERNALITÉ
CHEZ LES FEMMES
ACCUEILLIES EN
CENTRE MATERNEL :
DE LA PASSIVATION
À LA SUBJECTIVATION
Nadine PROIA-LELOUEY 1
Catherine SCHVAN 2
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THE PROCESS OF MOTHERHOOD IN WOMEN
IN A MOTHER AND CHILD CENTER:
FROM PASSIVATION TO SUBJECTIVATION
1 Professeur de
SUMMARY From their respective clinical practices, the authors psychologie clinique et
raise questions about the characteristics and especially the pathologie, CERReV
deadlocks of motherhood among young single mothers living (Centre d’Etude et de
Recherche sur les
in a Mother and Child Center. They base their discussion on the Risques et les
now widely-held view that motherhood is a special moment of Vulnérabilités, Université
psychic opening and, therefore, of re-activation of early psychic de Caen).
trauma. They then attempt to show how the concept of “passi- 2 Psychologue
vation,” understood as a disorder in accessing passivity, can clinicienne dans un
centre maternel,
prove to be helpful in this clinical context. The authors thus membre associée
demonstrate how maternity in these women reactivates the du CERReV.

DOI: 10.3917/cpc.037.0165 165


166 Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel

psychological deadlocks of early childhood, which left them in


“passivation”, and also how this particular moment in their
lives can allow its development and re-start the process of sub-
jectivation. A clinical example is used to illustrate the authors’
point of view.
KEY WORDS motherhood, mother and child centre, “passiva-
tion”, subjectivation process, early psychological trauma.

RÉSUMÉ À partir de leur clinique respective, les auteures


s’interrogent sur les particularités et surtout sur les impasses de
la maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel.
Elles s’appuient sur l’idée maintenant largement répandue selon
laquelle la maternité constitue un moment particulier d’ouver-
ture psychique et, en conséquence, de réactivation des trauma-
tismes psychiques précoces. Elles tentent alors de montrer en
quoi le concept de passivation compris comme trouble de
l’accès à la passivité peut s’avérer opérant dans ce contexte cli-
nique. Les auteures mettent ainsi en évidence en quoi la mater-
nité réactive chez ces femmes les impasses psychiques de la
prime enfance qui les a laissées dans la passivation mais aussi,
en quoi ce moment peut en permettre l’élaboration et relancer
le processus de subjectivation. Une vignette clinique vient illus-
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trer les propos des auteures.
MOTS-CLÉS maternalité, centre maternel, passivation, subjecti-
vation, traumatismes précoces.

Processus de maternalité chez les femmes


accueillies en centre maternel :
de la passivation à la subjectivation

Le processus de parentalité qui permet à une femme et à un


homme de se sentir mère et père au-delà de sa réalité biologi-
que et juridique est loin d’être un processus simple. Il peut être
semé d’embûches y compris chez des hommes et des femmes
qui ne présentaient, avant la naissance de l’enfant, aucun trou-
ble particulier. Depuis les travaux de Houzel 3, la parentalité
3 D. Houzel, Les enjeux
se conçoit autour de trois axes : 1/ L’exercice de la parentalité
de parentalité, Paris, centré sur les liens d’appartenance et de filiation. On peut
Erès, 1999. l’entendre au niveau juridique et donc des lois sociales, mais
Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel 167

il implique également sur le plan psychique une intégration de 4 S. Stoléru, La


la Loi de la prohibition de l’inceste. 2/ L’expérience de la parentification et ses
parentalité centrée cette fois sur le vécu subjectif conscient et troubles. In S Lebovici et
F Weil-Halpern (ed.)
inconscient de l’homme et la femme qui sont en train de deve- Psychopathologie du
nir parents, elle met en jeu le processus de parentification bébé, Paris, PUF, 1989,
p113-130.
(Stoléru in Lebovici et Weil-Halpern 4). 3/ La pratique de la
5 Notre interrogation est
parentalité enfin, centrée sur l’ensemble des tâches quotidien- née de la confrontation
nes que les parents doivent accomplir auprès de leur enfant ; entre nos cliniques, l’une
ce sont les soins parentaux qui comprennent tant les soins exerce comme
psychologue clinicienne
physiques que psychiques. Qu’en est-il de ce triple processus en centre maternel et
chez des femmes en situation de grande précarité sociale 5 et l’autre reçoit des
qui soit décident d’avoir un enfant, soit se sachant enceinte, femmes « tout venant »
en clinique libérale.
décident de mener à terme leur grossesse ?
6 Les troubles
Si d’une phrase à l’autre, l’homme a disparu de notre pro- psychiques en centre
pos, c’est bien parce qu’il n’existe peu ou pas dans l’histoire maternel, Rapport de
recherche pour la
de ces femmes, qu’il s’agisse de leur propre père ou du père DASES, Département de
de leur enfant. L’absence de père indique déjà que le premier Paris version 2006 page
42 ; http://oned.gouv.fr/
niveau : celui de l’exercice de la parentalité est souvent mis à recherches/CEMAT_def-
mal, que ce soit dans l’histoire de la future mère ou dans celle mai06.pdf.
en devenir de l’enfant. Notre clinique montre en effet que le 7 Ce que l’on retrouve
père occupe rarement sa place de tiers médiateur. Néanmoins, bien dans l’article 46 du
code de la famille et de
beaucoup reconnaissent leur enfant et permettent ainsi l’ins- l’Aide Sociale : « les
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cription symbolique d’une filiation/paternité, évitant de lais- femmes enceintes et les
mères isolées avec leur
ser choir complètement l’enfant dans le champ maternel ; en enfant de moins de trois
revanche, la plupart fuient toute autre responsabilité assez ans, qui ont besoin d’un
rapidement. Notons que dans un rapport de recherche-action soutien matériel et
psychologique, peuvent
de Maison-Blanche 6, les éducateurs soulignent l’absence du être prises en charge par
père dans leur prise en charge socio-psychologique de la rési- le service d’Aide Sociale
à l’Enfance » (Loi 86-17
dente et de son enfant. Absence qui, toujours selon les édu- du 6 janvier 1986, et
cateurs interviewés dans cette étude, est « renforcée par circulaire d’application
l’institution même qui aurait tendance à évacuer la personne du 18 février 1986).
Notons néanmoins que
du père, entre autres en continuant à donner la prépondérance au depuis la loi n°2007-293
critère de « femme isolée » pour une admission prioritaire 7 ». du 5 mars 2007
réformant la protection
L’aide apportée aux futures mères en grande précarité dans de l’enfance, les
les centres maternels, se situe largement sur le registre de la établissements militent
malgré tout pour
pratique de la parentalité. Ce qu’on comprend aisément dans redonner une place aux
la mesure où il s’agit avant tout d’avoir une action de préven- pères. Voir aussi sur
tion afin de limiter les risques de troubles psychopathologi- cette question,
C. Castelain Meunier,
ques chez le nourrisson, d’autant que l’expérience confirme « Tensions et
que ces femmes vont présenter des difficultés (souvent impor- .../...
168 Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel

.../... tantes) à mettre en œuvre une « capacité maternante », le plus


contradictions dans la souvent faute de l’avoir expérimentée elles-mêmes en tant que
répartition des places et
des rôles autour de nourrisson. C’est ainsi que l’une des quatre missions des cen-
l’enfant », Dialogue, 165, tres maternels est « d’aider les jeunes mères sur un plan édu-
2004, p. 33-44.
catif et psychologique en vue de leur réinsertion sociale 8 » et
8 La mission des
centres maternels a été que la question des troubles psychiques des jeunes femmes est
définie par la circulaire de plus en plus prise en compte 9.
81/5 du 23 janvier 1981.
La modification du Code Cependant, notre réflexion nous a conduites à penser que le
de l’Action sociale et des niveau de l’expérience de parentalité n’était pas pris en compte.
Familles (loi n°2005-706
du 27 juin 2005), et en
En particulier, tout ce qui touche au processus de maternalité.
particulier l’article L222-5, Nous formulons cette hypothèse dans la mesure où les profes-
réaffirme la mission de sionnels (comme les chercheurs, si on tient compte du rapport
soutien matériel et
psychologique. de Maison-Blanche) ont trop tendance à cliver ce qui relève-
9 Nous en avons pour rait des troubles psychiques des mères et ce qui relèverait
preuve la recherche d’une « éducation » à la pratique de la parentalité sans prendre
commanditée par le en compte ce en quoi l’accès à la maternité induit de troubles,
département de Paris à
laquelle nous avons déjà de réactivations mais aussi de réaménagements potentiels sur
fait référence : « Les le plan psychique.
troubles psychiques en
centre maternel, Rapport Le concept de maternalité est mis en avant par Racamier et
de recherche pour la all. en 1961 10. S’il est d’emblée étendu par la suite au père
DASES, Département de
Paris version 2006 en (paternalité) et au couple (parentalité 11), l’article met surtout
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particulier la page 25 où en avant le processus de maternalité qui est présenté comme
les chercheurs une crise du même ordre que la crise de l’adolescence telle
soulignent « les
problèmes de santé qu’avait pu la conceptualiser Erickson : crise identitaire matu-
mentale des mères » et rative qui ouvre vers de nouvelles virtualités (Bydlowski 12).
« les ressources
psychologiques à la
Ainsi, un certain nombre de manifestations durant la gros-
disposition des sesse et/ou durant le post-partum ne sont pas à considérer
centres » ; voir aussi comme pathologiques en soi mais sont à envisager comme des
page 77 sur le descriptif
des troubles mentaux manifestations psychologiques « transitoires », signes de
majoritairement cette crise « traumatique » qui va inaugurer le processus de
présentés par ces
femmes. Notons
maternalité. Manifestations transitoires qu’il serait dangereux
néanmoins que les de « pathologiser » mais qui nécessitent, pour certaines fem-
chercheurs spécifient mes, un accompagnement psychologique, qu’elles acceptent
page 9 que jusque là
aucune étude à leur en fait assez facilement.
connaissance n’avait Cette question de la maternité comme un processus psychi-
porté sur les troubles
mentaux des femmes que complexe et « à risque » va être reprise et développée par
reçues en centre plusieurs auteurs (Bydlowski 13, Bergeret-Amselek 14, Delas-
maternel. sus 15). Ces travaux sont importants car ils soulignent que la
Http://oned.gouv.fr/
recherches/ grossesse n’est pas un événement « béatement heureux »,
CEMAT_def-mai06.pdf qu’elle trouble et perturbe toutes les femmes même si tous les
Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel 169

auteurs ne s’accordent pas sur le sens à donner aux manifesta- 10 P.C. Racamier,
tions psychiques au cours de la grossesse et du post-partum. C. Sens, L. Carretier, La
Bergeret-Amselek 16 va jusqu’à parler de « traumatisme de la mère, l’enfant dans les
psychoses du post-
maternalité ». Delassus 17 n’est pas franchement d’accord avec partum”, in Evolution
cette conception, il évoque pour sa part l’idée d’une maternogé- psychiatrique, 1961,
nèse, rejoignant ainsi les travaux de psychanalystes contempo- XXVI, pp. 525-570.

rain(e)s qui, à la suite de Freud et des premiers auteurs post- 11 R. Clément,


Parentalité et
freudiens 18, vont tenter de conceptualiser le développement dysparentalité, Le
psychosexuel féminin et maternel de la femme. Crise matura- Groupe familial, 1985,
n°112.
tive, événement traumatique ou actualisation de la maternogé-
12 M. Bydlowski, La
nèse, il est évident que la grossesse, l’accouchement et les dette de vie : itinéraire
débuts de la maternité viennent réactiver de façon particuliè- psychanalytique de la
rement vive des vécus infantiles. Bydlowski 19 présente la maternité, Paris, P.U.F.,
1997, p92-93.
grossesse comme une période de « transparence psychique »
13 M. Bydlowski :
où affleurent anciennes histoires oubliées et fantasmes cachés, - La transparence
les représentations de la plupart des femmes sont, durant cette psychique de la
période, nostalgiques et centrées sur l’enfant qu’elles ont été. grossesse, Etudes
Freudiennes, 1991,
Nous avons ainsi voulu explorer ce processus de materna- 32 p2-9.
- Op.cit.
lité chez les femmes en grande précarité reçues en centre - Le regard intérieur de la
maternel 20. Qu’en est-il de ce phénomène chez des femmes femme enceinte,
certes en précarité sociale mais le plus souvent « à vif » sur le transparence psychique
et représentation de
plan psychique ? Ce sont souvent des jeunes femmes dont le
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l’objet interne, Devenir
processus d’adolescence est resté « en souffrance » et qui pré- 2001/2, Volume 13
p 41-52
sentent fréquemment des traumatismes psychiques précoces
14 C. Bergeret-
doublés de traumatismes récents soulignant leur dimension Amselek, Le mystère des
traumatophilique 21. Ainsi, leur biographie est jalonnée de mères, Paris, Ed.
nombreuses ruptures familiales et de placements multiples. La Desclée de Brouwer,
1996.
violence physique et la maltraitance psychologique sont récur-
15 J.M. Delassus,
rentes. L’agression sexuelle et/ou le viol sont existants dans la - Le sens de la maternité,
plupart des cas. L’image de soi est nettement dégradée, les Paris, Dunod, 1995.
carences affectives sont systématiques et la sensation de vide - Devenir mère, Paris,
Dunod, 1998.
affectif prédomine. - Le Corps Du Désir -
Psychanalyse De La
Quand leur est offert un lieu d’écoute, on constate chez ses Grossesse Paris,
femmes, le même processus de « régression » que celui Dunod, 2008.
observé chez la plupart des femmes enceintes : en entretien, 16 Op.cit.
elles éprouvent le besoin presque vital de parler du petit enfant 17 Op.cit.
qu’elles ont été et de leurs propres relations avec leurs parents. 18 Nous pouvons
Elles parlent de cet enfant enfoui au fond d’elles et qui se citer K. Abraham,
M. Bonaparte, L. Andréas-
trouve ressuscité par le simple acte de naissance qui les rend Salomé ou encore
mère à leur tour. Dès les premières séances, elles abordent le E. Jones
170 Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel

19 Op.cit. p. 96 & 97 lien éprouvant à leur mère, les attentes perdues, et l’amertume
20 Nous avons d’une relation décevante. Elles affrontent ce qui a laissé
délibérément exclu de trace : souvent l’expérience passée de la brutalité. Cependant,
notre propos les femmes
présentant une
ce qui rend encore plus sensible cette traversée qu’offre la gros-
pathologie psychotique sesse s’inscrit dans le témoignage de ce qui n’a pas eu lieu et qui
franche avant leur aurait dû advenir (Winnicott 22). La détresse naît du manque
grossesse.
incompréhensible, du vide qui s’est installé à défaut de pouvoir
21 Notion de
K. Abraham (Les
y inscrire quelque chose. Ainsi, la relation psychothérapeutique
traumatismes sexuels convoque, dans l’excès et dans le manque, un vécu maternel
comme forme d'activité traumatique et une détresse infantile toujours à vif.
sexuelle infantile. 1907
In : Œuvres complètes. Dans un tel contexte, le processus de maternalité nous sem-
Paris, Payot, 1965) ble grevé d’avance. D’autant que les auteurs sur la maternalité
reprise par Guillaumin en
référence à l’adolescence (Bydlowski 23, Bergeret-Amselek 24, Delassus 25) comme ceux
(Besoin de traumatisme sur la féminité (Godfrind 26, Le Guen 27, entre autres) s’accor-
et Adolescence, dent sur la prépondérance du lien mère-fille dans l’accès de la
Adolescence, 1985,
Paris, GREUPP, 3, 1 : fille à la féminité et à une capacité maternelle « bien tempérée ».
127-137). Ce que nous retrouvons dans la clinique où nous pouvons
22 D. W.Winnicott, La régulièrement observer l’émergence d’un questionnement
crainte de l’effondrement autour de la féminité que ces femmes interrogent à partir de
in la crainte de
l’effondrement et autres leur propre vécu maternel.
situations cliniques, Jacques André 28, dans son exégèse des textes freudiens sur
Paris, Gallimard, 2000,
coll NRF. la féminité, souligne que l’important ne se trouve pas dans
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23 Op.cit.
ceux qui lui sont explicitement dédiés mais ailleurs dans le cor-
24 Op.cit. pus freudien. Ces textes, en particulier “un enfant est battu” 29,
25 Op.cit. ouvrent la voie à une réflexion sur la fonction de la passivité
26 J. Godfrind,
et du masochisme dans le devenir femme de la fillette et, au-
Comment la féminité delà, sur la place faite au féminin dans la dynamique incons-
vient aux femmes. Paris, ciente et au rôle du « refus de la féminité » dans l’entrave à la
PUF, 2001.
dynamique de la cure 30. La passivité et le masochisme sont
27 A. Le Guen, De
mis, depuis ces premiers jalons posés par Freud lui-même, au
mères en filles : imagos
de la féminité, Paris, cœur de l’accès au féminin et à la féminité par l’ensemble des
PUF, 2001. auteurs contemporains qui travaillent sur ces questions.
28 J. André, (ed), La Cependant, chez les femmes que nous rencontrons, nous
féminité autrement,
Paris, PUF, 1999.
constatons que ces interrogations sur la féminité, en les con-
29 S. Freud, OC, tome
frontant à leur vécu maternel, les conduisent à revivre des
XV, Paris, PUF, 1996. angoisses primaires massives dont l’existence constitue un
30 André fait référence indice majeur du peu de place, chez elles, pour une réelle
au texte de 1937, potentialité maternante. Cette résurgence de l’archaïque nous
L’analyse finie et
l’analyse infinie, OC,
conduit à nous interroger sur ce qu’il en a été de l’élaboration
tome XX, Paris, PUF, de la passivité comme fondement du féminin et accès à la
2010. féminité.
Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel 171

Souhaitant explorer davantage cette problématique, il nous


est apparu intéressant de le faire à partir du concept de passi-
vation mis en avant par Green dans deux textes mais, qu’à
notre connaissance, il n’a pas repris par la suite. En revanche,
il a souvent été réutilisé dans la littérature psychanalytique
mais de façon peu précise et parfois confondu avec celui de
passivité. Seul Penot, dans différents textes, le remet au travail
en l’infléchissant, cependant, dans un sens un peu différent.
Ce concept nous a semblé heuristique pour plusieurs rai-
sons. Tout d’abord, les femmes que nous rencontrons sont le 31 A. Green, Passions
plus souvent sur le registre des états-limites, cadre dans lequel et destins des passions,
il a été initialement élaboré. De plus, il est directement lié au La folie privée, Paris,
Gallimard, 1990, p. 186
féminin et convoque la mère. Green 31 écrit : « l’action de la
pulsion, elle-même active, « passivise » le sujet qui la subit. 32 Nous sommes
renvoyés à la « censure
Le rôle des soins maternels passive l’enfant. Pour que la pul- de l’amante » (D.
sion ne soit pas vécue comme dangereuse et destructrice, (…), Braunschweig, et
il faut que celle-ci puisse compter sur l’objet, comme l’enfant M. Fain, La nuit, le jour.
Paris, PUF, 1975) et à la
doit pouvoir compter sur la mère ». L’auteur souligne dans place du père (de
son propos le fait que l’enfant subit tout à la fois la poussée l’enfant, de la mère).
pulsionnelle et l’action maternelle donnant à la mère un dou- 33 A. Green : Passivité-
ble rôle : celui de ne pas être trop séductrice par ses soins 32 et passivation : jouissance
et détresse, Revue
celui de rendre tolérable à l’enfant ses propres poussées pul-
Française de
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sionnelles. Elle doit donc l’aider à faire de cette passivité subie Psychanalyse, Vol. 5,
et donc traumatique, une passivité acceptée et donc source 1999, p. 1587-1600.
d’élaboration psychique. A contrario, si la mère n’est pas en 34 Notion traduite en
mesure de réaliser ce travail pour son enfant, elle aggrave la français par « état de
détresse » ou encore
dimension traumatique de l’effraction pulsionnelle et lui « état de désaide » liée à
ferme la voie à toute élaboration psychique. l’impuissance originelle
du nourrisson prototype
Quand cette enfant devient mère à son tour, il y a malheu- dans la théorie
reusement fort à parier qu’elle aura toutes les difficultés à freudienne de toute
devenir elle-même cet objet pacificateur sur lequel devrait situation traumatique.
pouvoir compter son enfant. 35 Green s’inscrit là
dans la lignée des
Dans un texte ultérieur où il discute l’extension de la notion travaux de Bion et de
de passivité déjà présente en filigrane dans l’œuvre de Freud, Winnicott sur
Green 33 revient sur ce concept de passivation. L’enjeu pour l’élaboration (et ses
avatars) des contenants
l’auteur est de montrer que l’introduction de la notion de pensée en amont
d’Hiflösigkeit 34 produit un changement de paradigme dans la d’une analyse des
théorie freudienne. La réalisation hallucinatoire n’est plus une contenus de pensée. Il
prolonge la pensée de
capacité immédiate de la psyché mais devient la résultante,
ces auteurs tout en la
dans une double dépendance aux pulsions et aux objets, d’une réinscrivant au plus près
élaboration qui peut faire défaut 35. C’est dans ce cadre que de la pensée freudienne.
172 Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel

l’auteur définit la passivation : « la détresse psychique (…)


plonge le sujet dans un état d’impuissance sans recours. C’est
ce que j’appelle la passivation, qui rend l’idée de forcer
36 Ibid. p 1588,
italiques de l’auteur.
quelqu’un à être passif 36 ».
37 Le « travail de Green souligne plus loin la double passivité du moi. Passi-
représentance » doit être vité à l’égard de la pulsion et passivité à l’égard de l’objet dont
entendu comme la
capacité à produire des
il doit se dégager grâce à ce que l’auteur qualifie de « travail
représentations de représentance 37 » qui fera accéder le moi au principe de
(capacité de plaisir et à la réalisation hallucinatoire. Processus qui permet,
symbolisation primaire).
toujours selon l’auteur, d’accéder à la « passivité-jouissance »
38 Op.cit. p. 1588/1589
qu’il oppose à la « passivité-détresse » qui elle, ne permet pas
39 J. André parle lui
aussi de « passivité
la représentance 38. La passivation est alors pour Green, à la
première » dans un sens fois un processus premier (une sorte de première phase de la
très proche de celui de passivité qui renverrait au vécu de détresse) et l’échec de
Green en se référant à la
théorie généralisée de la l’élaboration de cette passivité première 39 qu’il associe à
séduction de Laplanche, l’idée de perte insurmontable. Cependant, l’auteur précise,
référence absente des en commentant “Deuil et mélancolie 40” et en lien avec son
travaux de Green (J.
André, La sexualité “complexe de la mère morte 41”, qu’il s’agit moins d’une perte
féminine, Que-sais-je ? de l’objet que d’une perte plus radicale encore : « S’il y a
Paris, PUF, 1994). perte, c’est celle de la possibilité de satisfaire le besoin d’être
40 S. Freud, OC, tome aimé. (…). Ce qui manque ce n’est pas l’objet-mère, c’est le
XIII, Paris, PUF, 1988.
sentiment de soi comme source du plaisir de la mère » 42.
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41 A. Green,
Narcissisme de vie, L’enjeu conclut-il « est le passage de la passivation à la passi-
narcissisme de mort, vité » 43.
Paris, Edition de Minuit,
1983. Notre clinique auprès des jeunes femmes en situation de
42 Ibid. p.1597 vulnérabilité nous laisse penser que le travail de représentance
43 Ibid. p.1599 n’a pu avoir lieu ou qu’il est largement défaillant. Elles se
44 « Nouvelle tentative » trouvent ainsi renvoyées à une passivité-détresse : à la fois
dans le sens où cet maintenues dans une dépendance maternelle et soumises à la
accès à la passivité-
jouissance a déjà été
pulsion. La maternité semble s’inscrire alors comme une
tenté au décours du (nouvelle 44) tentative d’accéder à la passivité-jouissance en
processus cherchant à se faire aimer de la mère, à être reconnue par elle :
d’adolescence dont
nous avons dit qu’il est
« maintenant que je suis mère moi aussi, je vais être aimable ».
resté en souffrance chez Mouvement perceptible dans le transfert institutionnel et qui
ces femmes. suscite une incompréhension majeure avec les lieux qui les
45 B. Penot : accueillent : la jeune femme demande à être aimée, l’institu-
Passivation pulsionnelle,
incomplétude et tion lui demande d’aimer son enfant.
subjectivation, Revue Comme nous l’indiquions, le concept de passivation a été
Française de
Psychanalyse, Vol. 57, repris par Penot. Dans un premier article de 1993 45, cet auteur
1993/5 p. 1663 – 1670. fait de la « passivation de la pulsion » une condition de la
Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel 173

subjectivation 46. Dans un second article bien plus récent 47, il


commence sa réflexion là où finit celle de Green dans son arti-
cle de 1999 : l’importance d’une mère vivante (cf. supra).
Penot indique d’ailleurs que ce n’est « qu’à partir de la réponse
du partenaire parental premier (…) que du repérage subjectif
va se déterminer dans l’infans. 48 » dont il fait la condition de
l’émergence d’une « signifiance subjectivante ».
Cependant, notre attention s’est essentiellement portée, dans
cet article, sur le paragraphe sous-titré : « passivation et po-
sition dite féminine » dont nous retranscrivons l’essentiel.
« Pourtant, dans l’accomplissement pulsionnel décrit par Freud,
la recherche de satisfaction passive vient prendre une valeur
autrement positive dans l’expérience subjectivante. Cela sem-
ble assez capital pour justifier l’emploi d’un terme différent,
et celui de passivation exprime sans doute mieux que passivité
la quête active d’une satisfaction passive à obtenir d’un agent
(sujet) extérieur. (…) L’expression « se faire » utilisée alors
régulièrement par Freud rend bien compte de cette recherche
active d’une satisfaction passive. Elle pourrait servir en somme
à caractériser la position dite « féminine » dans les deux sexes.
De plus, cette « féminité » du « se faire » se trouve promue
comme facteur clé du processus de subjectivation – d’où,
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sans doute, le pôle d’angoisse qu’elle constitue, surtout chez
46 Voir à ce sujet « La
l’homme, ainsi qu’y insiste Freud (1937). » 49. Pas seulement
subjectivation », F.
chez l’homme, pourrions-nous rajouter… Richard & S. Wainrib
Ce passage présente l’intérêt de faire le lien justement entre (ed.), Paris, Dunod 2006
et en particulier pour
passivation et position féminine. Il boucle ainsi le chemine- l’origine du concept
ment ouvert par Green qui était bien parti d’une notion de pas- l’article de R. Cahan :
sivité seconde, libidinale, pour faire émerger l’idée d’une « Origines et destins de
la subjectivation ».
passivité première, en deçà du champ libidinal. Nous pensons
47 B. Penot : La
qu’il y a là place pour un “raccord” entre passivité première position féminine dans
(la passivation selon Green) et la passivité propre à la position les échanges premiers,
féminine dans les deux sexes. Seul un processus de passiva- un temps clé du
processus de
tion réussi (une élaboration satisfaisante de la passivité pre- subjectivation, Revue
mière) permet l’accès à la position féminine indispensable à Française de
la subjectivation, chacun selon les vicissitudes propres à son Psychanalyse, Vol. 70,
2006/5 p. 1585 – 1593.
destin sexuel.
48 Ibid. p 1591,
Nous pouvons alors rassembler nos hypothèses de travail. italiques de l’auteur.
Nous pensons, comme nous l’avons déjà écrit, que ces fem- 49 Ibid. p 1587/1588,
mes restent assujetties à une passivité-détresse qui fait échec souligné par nous.
174 Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel

au travail de représentance. Echec dans l’élaboration de la


passivité première qui ne leur permet pas une intégration
« suffisamment bonne » de la passivité secondaire, de la posi-
tion féminine (Troisier 50) nécessaire au processus de subjec-
tivation selon Penot mais aussi, de façon interdépendante
pensons-nous, au processus de maternalité.
Il apparaît alors que ces femmes se trouvent engagées dans
un mouvement paradoxal : d’un côté, la position féminine est
une base nécessaire pour vivre favorablement la passivité pro-
50 H. Troisier, « La pre à la grossesse sachant qu’elles n’y ont pas accès et qu’elles
position féminine »
chez la femme,
restent aux prises avec une passivité primaire toujours en
Revue Française de souffrance ; de l’autre, la grossesse constitue, à leur insu, une
psychanalyse 5/1993, tentative (illusoire) pour accéder justement à la passivité et se
p1577-1583.
dégager de la passivation. Wendland 51 défend une idée sembla-
51 J. Wendland,
« Grossesse, désir
ble. Ainsi ce qui devrait être l’assise du processus de materna-
d’enfant et parentalité lité devient la quête inconsciente de la maternité.
dans les maternités
Aux prises avec ce paradoxe, comment vont-elles vivre leur
célibataires à risque », La
psychiatrie de l’enfant maternité et les premières relations à leur nourrisson ? Elles se
2010/1, p 167-210. retrouvent démunies et vulnérables. En entretien, elles ques-
L’auteur a fait une tionnent en de multiples occasions leurs capacités à se cons-
recherche par entretien
sur une population de 28 truire mère. Certaines éprouvent de la honte à ne pas être « à
femmes reçues en la hauteur ». “Honte aliénante ou honte subjectivante” pour
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centre maternel reprendre les propos de Penot 52 à propos du processus d’ado-
comparativement à un
groupe témoin de lescence ? C’est là tout l’enjeu de leur maternité qui soit,
femmes vivant en ouvre le champ d’une dialectisation du paradoxe subjectal dans
couple. Elle résume sa lequel elles se sont placées, soit, au contraire, pose les jalons
recherche ainsi : « la
majorité de ces femmes d’une enième répétition transgénérationnelle. Il est à craindre
présente d’importantes que sans soutien institutionnel et prise en charge psychothéra-
difficultés à élaborer tant peutique la première perspective soit fort peu probable même
le sens que le vécu
corporel de leur si l’arrivée en centre maternel peut constituer, en soi, une pre-
grossesse. Le désir mière tentative pour sortir de cette répétition.
d’enfant et leur enfant
imaginaire apparaissent L’illustration clinique qui suit est un bref exposé de situa-
souvent associés aux tions régulièrement rencontrées où peuvent s’entrevoir les
notions de salut, de entraves dans l’accès à la féminité et à la capacité maternante
réparation et de
comblement de leurs des jeunes femmes accueillies.
blessures narcissiques Eva a 25 ans. Elle arrive au Centre maternel accompagnée
ainsi que de réparation
de leurs imagos
de sa fille âgée de 18 mois afin de se séparer de l’homme avec
parentaux perçus qui elles partagent leur vie. Eva a du mal à construire son iden-
comme défaillants ». tité de mère. Elle ne sait pas comment exister auprès de sa fille
52 Op.cit. et a peur parfois de ses ressentis.
Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel 175

Poussées à l’extrême, les relations qu’elle engage avec les


autres se révèlent souvent empreintes d’un certain masochisme.
Eva tente par tous les moyens d’attirer l’attention, quitte
même à ce que le regard posé sur elle ne soit pas positif voire
carrément négatif. De toute façon, « si elle faisait les choses
bien », dit-elle, « on ne la regarderait pas », « on la laisserait
se débrouiller seule ». Et être seule, c’est absolument ce qu’elle
se refuse à vivre : mieux vaut vivre des expériences traumati-
ques que ne pas (se sentir) vivre. Cette appétence pour le trau-
matique s’avère la seule réponse possible face à la détresse
laissée par l’absence d’une mère symbolisante, source du tra-
vail de représentance. Sans possibilité de métabolisation des
sensations brutes, elle ne peut que les contrecarrer par la recher-
che d’autres sensations.
Ainsi, Eva s’est laissée faire objet du désir de sa mère. Jamais
personne n’est venu faire tiers dans leurs relations. Mais c’est
une mère qui ne s’inquiète pas pour elle, qui ne donne pas ou
peu de témoignages affectifs, qui ne permet pas que la sépara-
tion se prépare et qui, de plus, déverse sur sa fille son propre
vécu pulsionnel par des passages à l’acte répétés. Dans cet
amour dévastateur, Eva n’a jamais pu expérimenter un désir
propre, plus survivante que vivante de cette aliénation.
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Les conséquences de cette relation, elle les met en œuvre
dans les relations qu’elle entretient avec les hommes. Elle
choisit des hommes qui agissent sur elle et auxquels elle se
soumet le plus souvent. Certes, ils ne sont pas attentifs à ses
besoins mais au moins, ils s’occupent d’elle… quitte à ce que
ce soit dans la violence. Après tout, n’est ce pas le seul modèle
qu’elle connaisse ?
Elle s’offre aux hommes qu’elle aime, à ceux surtout dont
elle voudrait être aimée dans l’espoir d’y trouver la marque
d’une reconnaissance gratifiante qui viendrait enfin lui prou-
ver qu’elle est objet désirable, signe d’une place d’exception
auprès de l’homme/mère dont elle attend d’être aimée. La
relation amoureuse appelle instamment le regard de l’autre
dans lequel elle pourrait enfin exister et surtout lui offrir le
moyen d’une inscription psychiquement durable. Malheureu-
sement, ces relations restent, dans la réalité, du côté de l’agir :
agir (violent) de l’autre et d’elle-même faisant achopper tout
espoir d’une mise en mot ou mise en forme de sa propre exis-
tence.
176 Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel

Les signes distinctifs de la féminité sont, chez Eva, soit


outranciers, soit complètement niés dans une impossibilité à
représenter, faute d’en disposer, ses propres éprouvés fémi-
nins. Elle présente une grande immaturité qui souligne qu’elle
est toujours une “petite fille”. Il lui arrive de se mettre au
même niveau que son enfant réclamant à l’adulte attention
comme un aîné jalousant le puîné objet des soins maternels. Et
s’il lui arrive de se mettre en rivalité avec d’autres mères, c’est
sur un mode tellement enfantin qu’on finit par se demander de
qui elle se fait rivale : des autres mères ou de son enfant ?
Concernant les relations avec sa fille, elle ne distingue pas
les cris de son enfant et quand elle estime lui avoir « tout
donné », elle finit par la négliger, excédée par ses demandes
incessantes qu’elle n’arrive pas à comprendre. « Si l’enfant
pleure c’est parce que je ne peux pas la combler, je suis donc
une mauvaise mère. Ma mère ne m’a, elle aussi, jamais aimée ».
Eva ne sait plus ce qu’elle est ? Qui elle est ? “Mauvaise fille
ou mauvaise mère” ? Avec l’enfant, tout est difficile. Elle
reste dans la nécessité de la combler comme preuve d’amour,
poursuivant à son insu l’aliénation maternelle subie. En
revanche, elle ne comprend pas la nécessité de l’écouter ni de
lui parler, d’accueillir et de transformer ses éprouvés au
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moyen de la parole. « De toute façon elle ne comprend rien »,
nous dit-elle…
Eva est pourtant aimante envers sa fille. Les preuves affec-
tives sont furtives mais existantes. Elle ne s’autorise pas à
montrer en public ses sentiments, comme si cela était honteux.
La présence d’Eva au Centre maternel signe d’ailleurs sa
volonté de sortir de l’aliénation maternelle tant pour elle que
pour sa fillette. Cependant les choses ne sont pas simples, Eva,
comme beaucoup d’autres, commence par rejouer, dans le
transfert institutionnel, les relations passivantes qu’elle a con-
nues. Difficultés qu’on retrouve nécessairement dans les rela-
tions qu’elle engage avec les professionnels. Eva tente d’attirer
constamment leur attention mais a toujours l’impression de ne
jamais arriver à les satisfaire, ce qui a tendance à provoquer
régulièrement colère et surtout incompréhension mutuelle. La
relation éducative prise dans le processus transférentiel n’est
pas épargnée par ces processus primaires et Eva a laissé des
traces chez certains membres de l’équipe.
Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel 177

Dimension institutionnelle qui nous permet d’insister,


comme le fait Penot 53 pour les adolescents en grande diffi-
culté, sur la nécessité de « travailler psychanalytiquement à
plusieurs » avec ces femmes. Nous reprenons à notre compte
l’idée selon laquelle un travail de l’équipe et avec l’équipe
est nécessaire pour leur permettre « la reprise d’un temps
premier de subjectivation » (ibid.) parallèlement au travail
psychothérapeutique individuel. L’équipe doit pouvoir tenir
compte du fait que ces femmes sont dans un moment particulier
de réactivation de processus psychiques restés en souffrance et
qu’une contenance du collectif éducatif est nécessaire.
Le processus psychothérapeutique dans lequel s’engage Eva
lui permet cependant de dénouer tout doucement les affects pri-
maires, traces du passé maternel traumatique.
Elle parle régulièrement des souvenirs douloureux avec sa
mère (maltraitances physiques et psychologiques, multiples
séparations, violences verbales…) avec laquelle elle continue
d’entretenir des relations complexes empreintes de rejets et de
tentatives de réconciliation qui n’aboutissent jamais.
L’imago maternel qui surgit au fil des entretiens est un per-
sonnage intrusif et menaçant. Eva évoque la supériorité et
surtout la domination d’une mère fort peu maternelle. Elle
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exprime ainsi l’impossibilité d’avoir pu se vivre comme bon
objet, celui qui procure à la mère un intense plaisir. Le mes-
sage émotionnel inconscient reçu de son partenaire parental
ne lui a pas permis de se vivre comme objet source de plaisir
pour sa mère. Non seulement ses mouvements pulsionnels
sont restés inélaborés, mais la réponse maternelle a été source
de confusion supplémentaire ne permettant pas à Eva de sortir
d’une passivation délétère.
Si elle en veut à sa mère de l’avoir tant fait souffrir, elle
reste malgré tout dans une attente d’amour de sa part : elle
reste la petite fille esseulée qui attend d’être consolée… par sa
mère réelle, par la psychothérapeute.
Eva cherche dans un premier temps du transfert à exister
53 B. Penot, Travailler
dans le regard de l’autre. Elle cherche à aimer, à se faire aimer. psychanalytiquement à
Pour cela, elle tend à accaparer l’autre qui l’écoute, elle en plusieurs : la reprise d’un
demande beaucoup et toujours plus. Elle veut d’abord que temps premier du
processus subjectivant,
l’on s’occupe d’elle, l’enfant venant après. Elle se positionne Adolescence, 2004/4,
souvent en victime : victime de sa famille, de ses compagnons, T 50, p833-842.
178 Processus de maternalité chez les femmes accueillies en centre maternel

victimes des événements tragiques de sa vie. Elle déverse sous


forme d’émotions brutes tout ce qui pourrait toucher l’autre et
l’atteindre comme si elle tentait, d’expulser, de se débarrasser
du traumatique en elle en le projetant sur autrui.
C’est grâce à une présence vivante de la psychothérapeute
malgré les attaques, les récriminations, l’agressivité qu’Eva
peut commencer à élaborer le deuil d’un objet maternel idéal
et s’ouvrir tout doucement à l’ambivalence ; elle va ainsi
prendre le temps de reconnaître la place qu’elle s’est attribuée
et celle qu’il lui a été donnée de vivre auprès de sa mère, accep-
ter les réponses, si douloureuses soient-elles, et les absences de
réponses de son autre parental, admettre que cette histoire est
la sienne et qu’elle ne pourra la modifier. Autant de passages
obligés pour accéder au jeu des représentations, à la symboli-
sation et accéder enfin à une passivité-jouissance, une “passi-
vité créatrice” dans laquelle toute féminité prend naissance.

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