La Légende Des Templiers, Tome 6: La Clé
La Légende Des Templiers, Tome 6: La Clé
La Légende Des Templiers, Tome 6: La Clé
La Légende
des Templiers
La Clé
COLLECTION THRILLERS
Direction éditoriale : Arnaud Hofmarcher
Coordination éditoriale : Roland Brénin
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou
onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété
Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
La mediocridad se impone.
Fermina ALFONSO,
Cantante de Ópera cubana
PROLOGUE
Q uittant la crypte, ils suivirent le moine jusqu’à une petite pièce qui
avait dû être une sacristie, à en juger par la présence contre un des murs
d’une vaste penderie aux portes joliment ouvragées et par celle d’une
console chargée de calices en or, patènes, ciboires, goupillons et autres
vases à usage liturgique.
Dimitrov alla s’installer derrière un bureau de bois tout simple en face
duquel étaient disposés des fauteuils. Il fit signe à ses hôtes de s’asseoir. Ici,
comme dans l’église, les murs étaient en pierre apparente et ne
comportaient aucun ornement, sinon une icône représentant saint Siméon
sur sa colonne, dans un cadre doré à la feuille.
Fatigué, et un tant soit peu agacé par le petit jeu de piste dans lequel on
l’entraînait à son corps défendant depuis une dizaine d’heures, Holliday prit
la parole en premier.
« Bien, frère Théodore, si c’est bien ainsi que vous vous nommez, on
vient de me faire parcourir un bon nombre de kilomètres sur la foi d’un
simple nom et d’une expression latine. Plutôt que d’être ici, pour ne rien
vous cacher, je préférerais être attablé devant un bon steak au Plaza, ce qui
était mon intention de départ. Alors voyons si mon détour par la Bulgarie
enchanteresse avait vraiment lieu d’être. »
Sans prononcer un mot, le moine ouvrit le tiroir de son bureau pour
y prendre une grande enveloppe en papier kraft décoloré par le temps qu’il
fit glisser jusqu’à Holliday. Celui-ci l’ouvrit et en sortit une unique
photographie montrant six hommes dans le jardin du monastère, identifiable
par sa statue équestre. Debout en demi-cercle, ils examinaient une courte
épée d’époque médiévale.
« Reconnaissez-vous certains des hommes présents sur cette photo ?
s’enquit Dimitrov. Mon grand-père était prieur du monastère en ce temps-
là, c’est lui qui l’a prise depuis le cloître où il s’était caché. Si ces gens-là
l’avaient vu, il aurait sans l’ombre d’un doute été abattu sur-le-champ.
– J’en reconnais trois, répondit Holliday, dont le cœur s’était mis à battre
la chamade à la vue de l’invraisemblable cliché. Il y a Averell Harriman,
ambassadeur des États-Unis en URSS, Lavrenti Beria, chef du NKVD, la
police secrète soviétique d’alors, et Molotov, ministre des Affaires
étrangères de Staline. J’ignore qui sont les autres. Celui de gauche, habillé
comme un businessman, me dit pourtant quelque chose.
– Sans doute parce qu’il s’agit de George Herbert Walker, grand-père du
président George Herbert Walker Bush et arrière-grand-père de George W.
Bush. Il était vice-président de l’entreprise de Wall Street que dirigeait
Harriman.
– Et les deux derniers ?
– Le barbu est Sergueï Vladimirovitch Simansky, plus connu sous le nom
d’Alexis Ier, patriarche orthodoxe de Moscou et de toutes les Russies. Quant
à l’homme mince en uniforme marron du NKVD avec une arme à la
ceinture, c’est le conseiller de Molotov, Vladimir Spiridonovitch Poutine.
– Le père de Poutine ?
– Oui. La photo a été prise pendant la conférence de Yalta, en 1945.
Harriman et Walker avaient emprunté le C-54 de Roosevelt – Vache
sacrée – et atterri à l’aéroport de Burgas, qui se trouve à moins de
deux heures de vol de Yalta, en traversant la mer Noire. À aucun moment
on ne s’est aperçu de leur absence à la conférence.
– Et c’est pour l’épée qu’ils se sont déplacés jusqu’ici ? Pour Polaris ?
– Oui. L’abbé, un homme corrompu qui s’est révélé plus tard être un
collaborateur des nazis, la leur a donnée.
– Mais pourquoi voulaient-ils l’avoir ? Et comment savaient-ils qu’elle
se trouvait ici ?
– Le père de Poutine appartenait à une équipe de saboteurs pendant la
guerre. L’existence de l’épée avec toute son histoire lui est venue aux
oreilles. Il en a parlé à son père, qui, à son tour, en a parlé à Staline.
– Parce que le grand-père de Poutine avait un lien avec Staline ?
demanda Holliday, incrédule.
– Spiridon Poutine était son cuisinier, le seul homme à qui il faisait
confiance pour préparer ses repas. Staline l’avait même emmené à Yalta.
Précédemment, Spiridon Poutine avait cuisiné pour Lénine et, avant cela
encore, pour la famille impériale.
– Tout ceci est passionnant mais ne me dit pas pourquoi ces gens
voulaient s’approprier cette épée, et encore moins pourquoi l’ambassadeur
américain en URSS et un financier de Wall Street s’y intéressaient aussi,
sans parler de l’homologue russe du pape de l’époque.
– Mon grand-père a entendu Molotov mentionner l’ordre de la Sirine…
De la jar-ptitsa.
– Le pájaro de fuego. Le phénix, traduisit Eddie.
– L’ordre du Phénix ?
– C’est une communauté qui remonte à Iaroslav le Sage et à la fondation
de la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, expliqua Dimitrov. Aux yeux de la
plupart des Ukrainiens, Iaroslav est un héros qui a russifié l’Église
orthodoxe en faisant de Kiev le siège d’un métropolite ruthène. Pour
d’autres, et pour les historiens, il militait surtout pour la suprématie de la
race blanche. La mission de l’ordre du Phénix était de promouvoir
l’hégémonie d’une Russie racialement pure, et particulièrement de
l’Ukraine, sur le monde entier.
– Une sorte de Ku Klux Klan russe, commenta Holliday.
– Bien plus que ça. Imaginez un Ku Klux Klan appuyé par l’Église et
l’État. On dénombre deux cent vingt-huit millions d’orthodoxes dans le
monde, dont une grande majorité – cent vingt-cinq millions pour être
précis – sont des Russes. Une masse avec laquelle il faut compter, colonel
Holliday, surtout si elle est efficacement contrôlée par la Sirine, constituée
des membres les plus éminents de l’ordre du Phénix.
– Combien d’orthodoxes, avez-vous dit ?
– Deux cent vingt-huit millions, parmi lesquels sept à huit cent mille
Américains.
– Sept à huit cent mille ? Difficile à croire. Mais même si le nombre est
exact, ça n’explique pas la présence ici de Harriman et Walker, surtout en
compagnie d’un monstre comme Beria.
– En effet, ça ne l’explique pas. »
Holliday réfléchit un instant.
« Beria faisait-il partie de cette fameuse Sirine, à votre avis ?
– C’est presque certain. En fait, il aurait difficilement pu en être
autrement. Il est entré au NKVD, qui s’appelait alors la Tcheka, en 1921.
Cet organisme, sous ses diverses appellations, faisait régner l’ordre depuis
la révolution de 1917, et peut-être même avant.
– Avant ?
– Avant le NKVD, il y avait l’Okhrana, la police politique du tsar, dont
les membres faisaient, eux aussi, secrètement partie de l’ordre.
– Je ne comprends toujours pas. Pourquoi ces gens-là se seraient-ils
passionnés pour cette épée ? »
Depuis le début de la conversation entre Holliday et le moine, Eddie
Cabrera traduisait à voix basse pour Genrikhovitch. En entendant prononcer
le mot « épée », un terme qu’il avait dû apprendre même s’il ne parlait pas
l’anglais, le conservateur au musée de l’Ermitage, visiblement inquiet, se
lança dans un long monologue frénétique en russe. S’interrompant enfin, il
tourna vers Holliday des yeux exorbités où se lisait une véritable terreur.
« Il a l’air d’avoir peur. Pourquoi ? demanda Holliday.
– Yay-eech-a ! lâcha Genrikhovitch.
– Les œufs, dit Eddie. Quelque chose concernant des œufs.
– Quels œufs ?
– Fabergé ! s’exclama Genrikhovitch, très agité. Yay-eech-a Fabergé ! »
Holliday fronça les sourcils. Le Russe parlait sans doute des précieux
œufs de Fabergé que la tsarine recevait chaque année au moment de Pâques.
Quel lien ceux-ci pouvaient-ils avoir avec une photo compromettante prise
à l’époque de la conférence de Yalta, au cours de laquelle Churchill,
Roosevelt et Staline s’accordèrent pour se partager l’Europe comme un
gâteau, ou avec une épée de Templier disparue des annales au tout début du
XIVe siècle ?
5
Il se leva et se tourna, les mains jointes sous son habit. Ils étaient deux.
L’un, quinquagénaire, cheveux grisonnants coupés très court, portait un
méchant costume qui cachait mal un ventre proéminent ; l’autre, plus jeune,
cheveux bruns graisseux, était vêtu d’un manteau de cuir marron. Ce fut le
premier qui prit la parole.
« Vous êtes le frère Théodore Dimitrov ?
– Oui.
– Vous savez pourquoi nous sommes ici ?
– Pour essayer de me forcer par la torture à vous révéler des choses que
vous voulez savoir.
– Pour ça, nous avons des spécialistes à Sofia, remarqua le jeune avec un
ricanement.
– Nous ne sommes là que pour vous escorter, frère Dimitrov. Le mieux
serait que vous nous suiviez sans faire de difficulté, reprit le premier.
– Je suis navré, mais c’est impossible.
– Mais bien sûr que c’est possible, cureton, cracha le jeune en dégageant
une arme de sous son manteau – un pistolet-mitrailleur Veresk, ancienne
version russe de l’Uzi, ce qui expliquait la longueur du vêtement.
– Range ça, Kostya, ordonna le plus âgé, sortant de sa veste, mais sans le
pointer, un Yarigin 9 millimètres bien plus discret que le Veresk. Je vous en
prie, frère Dimitrov, je préférerais que tout se passe sans désagréments.
– Désolé. Je ne peux pas satisfaire vos attentes. »
Le jeune homme esquissa un geste menaçant. Le moine se demanda un
court instant lequel choisir. Il opta pour le plus âgé : une leçon de choses
pour le blanc-bec au manteau de cuir. Il sortit ses mains des larges manches
de son habit. Il tenait dans la droite l’autre pistolet pris par son grand-père
à l’agent du NKVD, un Tokarev TT-33 – réplique grossière, mais puissante,
du Browning.45 – que le nervi portait dans un holster d’épaule, le
Korovin.25 n’ayant été qu’une arme d’appoint dissimulée dans un étui de
hanche. Le religieux fit feu par deux fois, atteignant sa cible à la poitrine et
au ventre. Une expression de surprise se peignit sur les traits du sbire aux
cheveux gris, qui se mit à vomir du sang avant de s’effondrer sur le sol.
Le dénommé Kostya braqua son Veresk et appuya frénétiquement sur la
détente. Rien ne se produisit.
Dimitrov pointa le canon du Tokarev sur lui et attendit qu’il ôte le cran
de sûreté de son arme. Abattre le garçon ne ferait que prolonger inutilement
les choses : ils finiraient quoi qu’il arrive par l’arrêter, le tortureraient, et le
tueraient de toute façon. Le frère Théodore Dimitrov profita des dernières
secondes qui lui restaient pour s’adresser à son Dieu, puis l’église résonna
des cris du jeune homme et du tonnerre de son Veresk. Et il n’y eut plus que
le silence.
6
E n fin d’après-midi, ils firent halte dans une station balnéaire baptisée
Les Sables d’Or, à environ vingt-cinq kilomètres de Varna. La localité
présentait l’aspect désert et abandonné de toute destination estivale hors
saison : enseignes éteintes des sex-shops et des clubs de strip-tease,
devantures des marchands de glaces condamnées par des planches, et
circulation, même piétonne, presque inexistante.
Ils parvinrent malgré tout à trouver un hôtel ouvert, le Grifid Arabella,
y prirent une suite et mirent aussitôt au lit Genrikhovitch, qui n’en pouvait
plus. Le conservateur de l’Ermitage avait frisé l’apoplexie en découvrant
que Holliday et Eddie étaient responsables de la mort des barbouzes sur
la route, et il avait fallu aux deux hommes plus d’une heure pour le calmer,
Eddie jouant l’intimidation, Holliday le réconfort.
Les trois restaurants de l’hôtel de huit étages étaient fermés, mais ils
finirent par dénicher dans la rue principale une sorte de brasserie qui se
nommait Happy Bar and Grill et semblait faire partie d’une chaîne.
Le décor intérieur, conçu sur le double thème de la marine et du rock’n’
roll, était une accumulation de lampes néon en forme de guitare,
d’authentiques saxophones et de bateaux enfermés dans des bouteilles.
Le « Happy Menu » proposait toutes sortes de préparations allant des
sushis aux brochettes en passant par une spécialité peu ragoûtante appelée
« Happy Bits » – à ce qu’ils purent voir de loin, une portion de frites maison
coupées en accordéon et accompagnées de nuggets de poulet, le tout
baignant dans une sauce grisâtre à moitié figée dont l’éclairage cru du
plafond faisait ressortir les reflets irisés. Figurait également à la carte une
« longe de bœuf Krispy » dont le simple nom suffisait à éveiller la
méfiance. Tous les plats étaient assortis d’une salade de pommes de terre
à la crème aigre.
Holliday commanda au serveur, un garçon aimable qui se prénommait
Viktor et parlait bien l’anglais, une « salade slave » et une brochette de
poulet. Eddie prit la même chose.
« Genrikhovitch aurait adoré cet endroit, commenta Holliday.
– Qu’il dorme ! dit le Cubain. Il nous a assez empestés pour aujourd’hui.
– Tout à fait d’accord », acquiesça Holliday.
Ils furent servis rapidement et attaquèrent leur repas. La salade slave se
révéla être un mélange de tomates pelées, poivrons grillés, olives, fromage
blanc, yaourt et persil assaisonné à l’ail, au poivre et à l’huile d’olive.
Qualifier l’ensemble de mauvais aurait été un bel euphémisme.
Eddie observa d’un œil soupçonneux le petit monticule de fromage blanc
au milieu de son assiette en carton multicolore, en préleva une infime
quantité avec sa fourchette en plastique, goûta et fit la grimace.
« Ah, du caillé, c’est bien ce que je craignais, dit-il en piquant une
rondelle de tomate qu’il mâcha pensivement avant de reprendre : les corps
ont dû être découverts, à l’heure qu’il est. L’aéroport a sûrement été mis
sous surveillance.
– La gare ferroviaire et la gare routière aussi, ajouta Holliday. Sans
compter que nous n’avons ni l’un ni l’autre de visa pour la Russie.
– Si nous restons là, ils nous retrouveront tôt ou tard. Ils interrogeront les
gardes à la frontière turque, et ils ne tarderont pas à apprendre qu’un beau
garçon tout noir avec un passeport cubain est passé par là.
– Que suggères-tu ?
– Il doit bien y avoir des endroits par où quitter le pays plus facilement.
– Pour entrer en Serbie, peut-être. Pour la Russie, c’est une autre
histoire. »
Viktor le serveur reparut pour leur demander s’ils désiraient autre chose.
Un jus d’orange et de pamplemousse, peut-être, un dessert, un café ?
Holliday prit son portefeuille et en sortit une à une dix coupures de vingt
leva, soit à peu près cent cinquante dollars, qu’il étala sur la table. Sans la
moindre hésitation, Viktor ramassa les billets, les plia soigneusement et les
serra dans le gousset de son gilet noir et rouge.
« Que puis-je faire pour ces messieurs ? s’enquit-il.
– Mon ami et moi avons un peu soif d’aventure », répondit Holliday avec
un sourire insinuant.
Viktor leva un sourcil, coula un regard en direction d’Eddie sans faire de
commentaire, puis :
« Quel genre d’aventure ces messieurs recherchent-ils ? La petite, la
moyenne, ou la grande ?
– La très grande. »
L’air contrarié, Viktor fixa des yeux le point de la table où se trouvaient
les billets quelques secondes plus tôt. Holliday en posa au même
endroit dix de plus, qui disparurent à leur tour dans le gousset.
« Quelle aventure, au juste ? demanda le garçon.
– Eh bien, nous serions tentés par l’idée de passer en Russie,
vous voyez ? Il doit bien exister un moyen ?
– En effet, confirma Viktor avec un nouveau regard appuyé pour la table.
– Deux cents leva supplémentaires pour vous quand vous nous aurez
donné des précisions.
– Facile ! s’exclama le serveur avec un grand sourire. Mes amis et moi,
on fait ça tout le temps. Une rigolade.
– Comment vous y prenez-vous ?
– Le ferry.
– Il n’y a pas de ferry, ici.
– Pour les passagers, non, mais pour les trains, si. Le Héros de
Sébastopol. Il part ce soir à 21 heures et treize heures plus tard, hop, vous
êtes au port d’Illichivsk !
– Et où se trouve Illichivsk ?
– En Ukraine, tout près d’Odessa. À environ quinze kilomètres. J’ai une
copine, là-bas. Marinoska. Blonde. Jolie.
– Nous n’en doutons pas, Viktor. Mais comment fait-on pour monter
à bord du ferry ?
– Pour deux cents leva, je vous montre ; pour cinq cents, je vous
emmène.
– Jusqu’au ferry ?
– Non, non ! Jusqu’à Illichivsk, et de là jusqu’à Odessa pour vous
présenter Marinoska. Personne à Varna ne vous offrira un meilleur service
que Viktor, vous pouvez en être certains !
– D’accord. Quand partons-nous ?
– 19 h 30. Vous êtes en voiture, je suppose ?
– Bien sûr.
– Alors rendez-vous à 19 h 30 sur le parking de l’hôtel Grifid. Vous me
paierez à ce moment-là. Nous allons bien nous amuser !
– Entendu. Marché conclu », dit Holliday.
« I l va vous falloir des papiers, dit Viktor. Même pour lui », ajouta-t-il
en désignant Genrikhovitch.
Ils étaient attablés devant des tranches de pizza dans un boui-boui
d’Illichivsk appelé Celantano Pizzeria. Le fast-food, qui donnait sur la rue
par une devanture vitrée, était éclairé par des panneaux lumineux carrés
fluorescents. Les murs s’ornaient de fausses briques en plastique
jusqu’à hauteur d’appui et d’un grossier crépi vert-jaune au-dessus.
« Quel genre de papiers ? » demanda Holliday, dont le portefeuille
semblait se dégarnir à vue d’œil.
Il avait déjà pris dans un distributeur quatre mille grivnas en coupures de
vingt, les plus fréquemment utilisées d’après Viktor, soit environ
quatre cents dollars.
« Un laissez-passer intérieur et un passeport international pour le Russe,
et aussi une carte de résident, répondit le Bulgare.
– Et pour mon ami et moi ?
– De nouveaux passeports. M. Eddie ne passe pas vraiment inaperçu…
on voit bien qu’il est… cubain.
– Quelle nationalité lui conseillez-vous de prendre ?
– Argentine, vénézuélienne… Mais le mieux serait d’en faire un Spic,
comme vous dites.
– Un Portoricain ?
– Oui. Vous, il faut que vous soyez américain, bien sûr. Ou alors
canadien. C’est encore plus facile.
– Je préfère conserver ma vraie nationalité pour le moment.
– D’accord. Une rigolade, je vous dis ! assura Viktor, cessant un instant
de suçoter la paille qui trempait dans sa bouteille verdâtre de Fanta orange-
fruit de la passion.
– Les papiers que vous nous proposez sont-ils faux ou authentiques ?
– Oh, tout à fait authentiques !
– Comment vous les procurez-vous ?
– Moi, je n’en sais rien du tout, mais j’ai un ami qui, lui…
– Je m’en doutais un peu.
– Il s’appelle Gennadi. Un bon copain.
– Où le trouve-t-on ?
– À Odessa. Pas plus de vingt minutes en bus.
– Une rigolade, quoi ?
– Une rigolade », confirma Viktor tout en aspirant une gorgée de son
soda, qui avait teinté sa langue du même vert que les murs.
Holliday se demanda à quelle distance ils se trouvaient de Tchernobyl.
Encore une rigolade…
Фаберже
JVA
Il leur fallut près d’une heure pour rejoindre la berge plate du fleuve
majestueux, et encore vingt minutes pour trouver un ponton à demi
submergé qui avançait de guingois dans le courant, en équilibre sur des fûts
métalliques rouillés. Une barque tout en longueur à la proue élevée était
amarrée là, sans grand soin. En partie remplie d’eau, elle sentait le poisson
pourri et le ver de terre mort, mais elle semblait assez solide. À l’arrière, un
coffre de bois renfermait du matériel de pêche – du fil de gros diamètre, de
forts hameçons à trois branches et des flotteurs sous-marins. Il y avait aussi
une paire de gants de travail très épais ainsi qu’un marteau à panne
sphérique probablement utilisé pour assommer les poissons une fois
remontés à bord.
« Des braconniers qui pêchent l’esturgeon en fraude, dit Eddie. On lisait
des histoires sur eux, à l’école. Ils attrapent les femelles, teignent leurs œufs
en noir et les font passer pour du béluga de la Caspienne. Ce sont des bêtes
qui peuvent peser plus de cinquante kilos. »
Eddie s’installa pour ramer tandis que Holliday s’asseyait à l’arrière
après avoir défait l’amarre, puis, d’une poussée, les deux hommes
éloignèrent la barque du ponton. Il ne leur fallut pas longtemps pour
atteindre les lents remous qui agitaient l’eau sombre au milieu du fleuve et
se livrer au courant, Eddie se contentant de rectifier de temps à autre leur
trajectoire. Ils glissaient à présent à travers la brume matinale, dans un
silence apaisant que seuls troublaient les cris des oiseaux s’envolant des
berges à leur passage. Un changement bienvenu après le vacarme du train.
Holliday se souvint d’une scène de La Grande Évasion, un de ses films
préférés des années 1960, où Charles Bronson et John Leyton empruntent
un petit bateau et s’évadent tranquillement d’Allemagne en descendant une
rivière. Si les choses pouvaient être aussi faciles dans la réalité !
Ils ramaient à tour de rôle, se relayant toutes les heures environ en
fonction du courant. À midi, Holliday estima qu’ils avaient parcouru plus
de vingt kilomètres.
« Nous sommes à quelle distance de Kazan ? demanda-t-il en prenant les
avirons tandis qu’Eddie s’asseyait contre le tableau arrière, dos à l’amont.
– Peut-être cinquante kilomètres. Je ne sais pas au juste », répondit le
Cubain.
Holliday se remit à souquer. Les muscles de ses bras commençaient
à protester. La brume s’était dissipée et un vent latéral glacé formait sur
l’eau des risées qu’il devait combattre pour conserver le cap. Il peinait
depuis un quart d’heure quand Eddie lui dit soudain de regagner la rive.
« Pourquoi ? demanda-t-il.
– J’ai vu un truc. »
Holliday jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, mais ne vit rien
d’autre qu’un champ de chaume depuis longtemps moissonné le long
duquel se dressait un hangar décrépit. Un chemin de terre rectiligne menait
à la grande porte à double battant du bâtiment. Un des murs portait une
inscription en hautes lettres blanches écaillées qu’Eddie désigna du doigt.
« C’est peut-être notre chance, dit-il comme la proue de l’embarcation
heurtait la berge boueuse.
– Je ne saisis pas », avoua Holliday en regardant l’alignement
incompréhensible de caractères cyrilliques.
« Yuriya kul’tur pyli slujby, lut le Cubain, le visage fendu d’un large
sourire.
– Tu as sûrement raison, mais je ne vois toujours pas de quoi tu parles.
– Ça signifie “Service d’épandage aérien Youri”. »
Eddie saisit le marteau dans le coffre, sauta à terre et s’avança vers le
hangar. Holliday lui emboîta le pas.
Quand ils furent devant l’édifice, il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour
un chemin de terre était en réalité une courte piste de décollage de
deux cents mètres de long. Eddie examina les portes en bois. Elles étaient
fermées par un solide cadenas en cuivre passé dans l’anneau d’un moraillon
simplement vissé sur la face extérieure de l’une d’elles. Quelques coups de
marteau suffirent à arracher la pièce de ferraille. Holliday parcourut le
paysage du regard. Il vit les bâtiments d’une ferme, un peu plus loin, mais
pas à moins de deux kilomètres.
Eddie fit coulisser les lourdes portes.
« ¡ Absolutamente perfecto ! s’exclama-t-il en découvrant ce que cachait
le hangar.
L’appareil ressemblait à un biplan rescapé de la Première Guerre
mondiale. La peinture du fuselage, qui présentait un aspect moucheté, était
si usée par endroits que la sous-couche d’apprêt et même l’aluminium
apparaissaient. Les gros pneus du train d’atterrissage « tricycle » étaient
totalement lisses. Plusieurs buses d’épandage s’alignaient le long des bords
de fuite des ailes inférieures, et une autre, plus importante, sortait sous la
carlingue juste à l’arrière de l’unique hélice à quatre pales.
« Quel genre d’avion est-ce ? » demanda Holliday.
Eddie alla jusqu’à la machine et caressa de sa grosse main la nacelle du
moteur comme un cavalier flatte l’encolure d’un pur-sang.
« On appelle ça un Kukuruznik, un “coucou à maïs”. Un Antonov An-
2 de son vrai nom. On en utilisait beaucoup, à Cuba, mais il n’en reste
presque plus, maintenant. Il y en a même un au musée de l’Armée de l’air,
à La Havane.
– J’imagine bien… Et tu sauras le piloter ?
– Naturellement, amigo ! »
24
« B on, d’accord, dit Holliday. Je veux bien mordre à l’appât. Qui est,
ou qui était cet Ignatius Yakovlevitch Stelletskii ?
– Il était prêtre, comme moi, et comme son père avant lui, répondit
Ivanov. Il était né en 1878, en Ukraine.
– En 1878 ? Retracer sa vie risque de vous prendre du temps. Si ça doit
être le cas, il vaudrait peut-être mieux que vous le fassiez autre part :
quelqu’un a pu entendre le coup de feu et prévenir la police. De toute façon,
nous ne pouvons pas nous attarder ici avec tout ce sang sur les murs et un
cadavre dans le frigo.
– À Moscou, personne n’appelle la police pour avoir entendu une
détonation, affirma Genrikhovitch. Les gens ne tiennent pas à se trouver
mêlés à ce genre d’histoire, croyez-moi.
– Soit, mais, quoi qu’il en soit, soyez bref. »
Ivanov acquiesça tout en jetant un coup d’œil circonspect sur les traces
du carnage.
« Le père Stelletskii fut formé au séminaire de Kiev, reprit-il. C’était un
étudiant brillant, surtout attiré par l’histoire et l’archéologie scripturaire. En
1906, moins d’un an après avoir obtenu son diplôme, il enseignait l’histoire
et la géographie au séminaire russo-arabe de Nazareth. Les études qu’il
mena pendant son séjour en Galilée le convainquirent que le Christ avait
écrit lui-même un évangile, et que celui-ci avait été secrètement transporté
hors de Judée par Joseph d’Arimathie.
– Les fameux mythes du Graal, dit Holliday.
– Exactement, confirma le pope, peu à peu gagné par l’enthousiasme en
dépit du bain de sang qui l’entourait. Le père Stelletskii ne comprenait pas
pour quelle raison on attachait une si grande importance à une coupe dans
laquelle Jésus aurait bu au cours de la Cène. Pourquoi cette coupe, et non
une écuelle, une cruche, un bol ou un récipient quelconque ? Or, en
araméen, la langue qui se parlait et s’écrivait à l’époque du Christ, le mot
“coupe” se dit kas. Dans sa forme écrite, il se confond souvent avec kat, ou
parfois ktaa, qui signifie “livre”. L’hypothèse du père Stelletskii était donc
que Joseph avait emporté, non une coupe, mais un livre – l’évangile du
Christ – à Constantinople, où le patriarche latin serait en fin de compte
entré en possession de l’ouvrage. Après que les Byzantins eurent reconquis
la ville, en 1261, le livre, qui faisait partie du butin, devint la propriété des
empereurs de Byzance, dont Constantin XI fut le dernier. Quand le sultan
ottoman Mehmed II assiégea la ville en 1453, Constantin rassembla les
livres de sa grande bibliothèque, y compris celui dont nous parlons, et les
expédia à Moscou sous la garde de sa nièce Sophie, qui était la grand-mère
d’Ivan le Terrible. »
Le prêtre fit une pause et Eddie en profita pour aller jeter un coup d’œil
par la fenêtre en écartant légèrement les lourds rideaux de velours qui
l’habillaient.
« Je crois que nous ferions bien de ne pas traîner, compañero, dit-il en se
tournant vers Holliday. Ce que j’entends dans la rue me paraît bizarre.
– Qu’est-ce que tu entends, au juste ?
– Rien, et c’est ce qui m’inquiète. Je n’aime pas ça.
– Bon, dépêchez-vous de finir, dit Holliday à Ivanov.
– Quand Ivan reconstruisit le Kremlin, il créa un emplacement
spécialement conçu pour recevoir les livres et les trésors de Constantinople,
continua le pope. Le temps passant, au fur et à mesure que la pierre et la
brique remplaçaient le bois dans la forteresse et que les aménagements
souterrains se multipliaient, on finit par ne plus savoir où se trouvait la
grande bibliothèque. La trace en a été perdue voilà cinq cents ans, et tout le
monde la cherche depuis.
– Tout le monde, dont ce fameux père Stelletskii.
– Oui. En 1912, il créa la Commission pour l’étude des antiquités
enfouies, en vue d’explorer les tunnels qui sillonnent le sous-sol de
Moscou. Il demanda en vain l’autorisation de creuser sous le Kremlin. En
1914, il découvrit le catalogue de la bibliothèque d’Ivan le Terrible établi
par Dabelov, mais il dut interrompre ses recherches quand survinrent la
Première Guerre mondiale, puis la révolution d’Octobre. Il retourna alors en
Ukraine, à Kiev, d’où il continua néanmoins d’adresser des requêtes au
gouvernement pour obtenir la permission de fouiller sous le Kremlin. Celle-
ci lui fut enfin accordée en 1929 par Staline, alléché par la valeur du trésor
supposé. Une première campagne eut lieu en 1933, mais ne donna rien. Puis
la Seconde Guerre mondiale mit un terme définitif aux travaux du père
Stelletskii, qui tomba malade et mourut peu après la guerre. Jusqu’à sa
mort, toutefois, Staline ordonna à l’Institut d’archéologie de Moscou de
poursuivre les fouilles. Khrouchtchev reprit ensuite l’entreprise à son
compte, puis ce furent Eltsine et Gorbatchev, et maintenant Poutine.
– Et personne n’a rien trouvé, conclut Holliday.
– Et personne n’a rien trouvé, confirma Ivanov.
– Peut-être parce qu’il n’y a rien à trouver, tout simplement.
– Ou parce que personne ne disposait des cartes du père Stelletskii pour
chercher au bon endroit, ajouta Genrikhovitch.
– Messieurs, s’il vous plaît ! dit d’une voix pressante Eddie, toujours
posté près de la fenêtre.
– Et ces cartes, vous les avez ? s’enquit Holliday.
– Elles étaient au séminaire de Kiev, cachées, répondit Ivanov. Je les ai
découvertes quand j’y étais étudiant. J’ai repris l’œuvre du bon père où il
l’avait laissée.
– Où sont-elles ? »
Genrikhovitch sourit.
« Pas ici, bien sûr.
– Messieurs ! répéta Eddie, presque implorant cette fois. Pour l’amour du
ciel ! »
Tous perçurent alors un hululement encore lointain de sirènes qui se
rapprochaient. Ivanov courut dans la cuisine, entassa dans un sac à dos
quelques conserves ainsi que des bouteilles d’eau, puis fit sortir les
trois hommes de l’appartement et les mena par un long couloir jusqu’à une
porte à l’arrière de l’immeuble qui donnait sur l’étroite rue Kalochine,
perpendiculaire à la rue Sivtsev Vrajek. La voiture du prêtre, une vieille
Lada, était garée sur un terrain vague à quelques pas. Un instant plus tard,
alors que les sirènes se faisaient de plus en plus audibles, ils prenaient la
direction du Kremlin, vers le sud, par les artères noires de monde du
Moscou nocturne.
« C’est du russe ancien, indiqua Ivanov. Ça signifie : “Je garde les plus
grands trésors du monde”.
– Un tombeau de templier, murmura Genrikhovitch.
– Je n’en suis pas si sûr », dit Holliday.
Genrikhovitch eut un petit rire méprisant.
« La statue porte un bouclier orné de la croix des Templiers. Que vous
faut-il de plus ?
– Ce n’est pas sur l’interprétation de la sculpture que je suis en désaccord
avec vous, mais sur le fait que ce monument serait un tombeau.
– Que voudriez-vous que ce soit d’autre ? »
Holliday, qui avait récemment eu l’occasion de voir un ouvrage similaire
dans une île du lac Tana, en Éthiopie, se contenta de sourire.
« Peux-tu m’aider ? demanda-t-il, se tournant vers Eddie.
– Bien sûr, compadre », répondit le colosse.
Holliday plaça ses mains à une quinzaine de centimètres l’une de l’autre
contre le bord du socle, tout près de la tête du gisant. Eddie fit de même.
« À trois, pousse aussi fort que tu peux.
– À quoi jouez-vous ? demanda Genrikhovitch.
– Prêt ? Un… deux… et trois ! » compta Holliday, ignorant la question
du Russe.
Ensemble, les deux hommes appliquèrent une forte pression sur le bloc
de pierre, qui, au bout de quelques instants, se mit à pivoter sur son axe en
suivant la rainure circulaire creusée dans le dallage.
« Chto, chert voz mi ? » souffla Genrikhovitch.
Quand la plate-forme se fut déplacée de quarante-cinq degrés, elle
dévoila une volée de marches de pierre qui se perdait dans des profondeurs
obscures.
Les quatre hommes s’engagèrent en file indienne dans l’escalier, les
faisceaux de leurs lampes de mineurs dansant devant eux. Douze marches
les menèrent à un premier palier, où ils tournèrent à angle droit avant de
descendre douze autres marches jusqu’à un deuxième. Après avoir parcouru
ainsi quatre séries de douze marches, décrivant de ce fait une rotation de
trois cent soixante degrés, ils débouchèrent dans une étrange salle
dodécagonale surmontée d’une haute voûte en berceau d’aspect insolite.
Dans chacun des douze pans de mur s’ouvrait une porte étroite.
Ivanov ôta son sac à dos pour détacher la grosse lampe de huit volts qu’il
y avait accrochée. Puis il alluma le puissant projecteur, illuminant d’un
coup toute la chambre.
« C’est magnifique ! » murmura Holliday.
Le sol de la pièce était pavé d’une mosaïque dont les couleurs semblaient
aussi fraîches que le jour où elle avait été posée. Le motif, ésotérique, était
un cercle dans lequel s’inscrivait une étoile à sept branches renfermant elle-
même un autre cercle entourant une étoile plus petite, mais analogue à la
précédente. Dans l’épaisseur des traits délimitant les cercles étaient
incrustés des lettres et des mots d’une langue mystérieuse – peut-être de
l’araméen ou de l’hébreu ancien. Au cœur de la seconde étoile, une découpe
dans la mosaïque représentait quatre épées perpendiculaires dont les pointes
ne se touchaient pas tout à fait, l’espace entre elles formant une croix
parfaite.
Se baissant, Holliday caressa le pavement du bout des doigts. Celui-ci
n’était pas fait de tesselles de céramique, comme il l’avait d’abord pensé,
mais de pierres semi-précieuses : obsidienne, jade, agate, améthyste, opale,
grenat, ambre et pierre de lune. Holliday se redressa pour admirer
l’ensemble, qui brillait de mille feux dans la lumière de la grosse lampe.
« Qu’est-ce que ça représente ? s’enquit Eddie.
– Une espèce de pentagramme, je pense. Un symbole de magicien. »
Genrikhovitch secoua la tête.
« D’alchimiste, pas de magicien, rectifia-t-il. En l’occurrence,
l’alchimiste s’appelait Basilius Valentinus. Il était chanoine du prieuré
bénédictin Sankt Peter d’Erfurt, en Allemagne. C’était un contemporain et
un proche d’Ivan le Terrible. Le motif reproduit ici est la Clé de Salomon.
À cette différence près que le nom hébreu de Dieu a été remplacé au centre
par les quatre épées de Pèlerin.
– Aos, Hesperios, Polaris et Octanis, précisa Holliday.
– Tout à fait, colonel.
– Quatre épées dont une a disparu : Octanis, l’Épée du Sud, intervint
Ivanov.
– Octanis n’a pas disparu, père Ivanov, assura l’archiviste avec un
sourire entendu. Elle est ici, à l’endroit où elle a été cachée il y a
cinq siècles.
– Où ça, précisément ? demanda Holliday d’une voix neutre.
– Regardez autour de vous et faites votre choix », répondit le Russe avec
une vague morgue aristocratique.
Les douze pans de mur de la salle, peints en bleu foncé presque noir,
figuraient la voûte céleste nocturne, et sur chacune des douze portes était
représentée en creux une constellation aux étoiles dorées. Il ne s’agissait
toutefois pas d’une carte astronomique, mais astrologique.
« Je suggère que le père Ivanov utilise son GPS pour nous trouver la
porte la plus proche du sud, celle qui nous mènera à Octanis », ajouta
Genrikhovitch.
Le prêtre donna le projecteur à l’archiviste, alla jusqu’au centre du
pavement, sortit son GPS et en activa le mode boussole. Après avoir tourné
lentement sur lui-même, il pointa son index vers la partie gauche de la salle
par rapport à l’arrivée de l’escalier.
« C’est à peu près par là qu’est le sud, déclara-t-il.
– Quelle porte ? Celle de Castor et Pollux, les Gémeaux ? Ou celle du
Taureau ? demanda Genrikhovitch.
– Je ne choisirais ni l’une ni l’autre, dit Holliday.
– Et pourquoi cela, colonel ? Auriez-vous des lumières concernant
l’alchimie ou les travaux de Basilius Valentinus ?
– Je n’avais jamais entendu parler de ce type avant que vous ne
prononciez son nom, mais ça ne m’empêche pas de savoir qu’en astrologie
les pôles sont inversés : le nord correspond au sud et vice-versa.
– Vous n’avez pourtant pas l’air du genre à croire en l’astrologie, colonel.
– Je n’y crois pas, en effet, seulement à force d’entendre ma cousine
Peggy parler de rétrogradation de Mercure, de conjonction bancale ou de
choses dans ce genre, j’ai fini par retenir quelques trucs, dont cette notion
d’inversion des pôles.
– Donc, nous devrions nous fier aux compétences de votre cousine, si je
comprends bien ? » demanda Genrikhovitch avec mépris.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Holliday explosa.
« Écoutez-moi bien, espèce de taré. Vous pouvez décider ce que vous
voulez, je n’en ai plus rien à faire. Pour tout dire, j’en ai par-dessus la tête
de votre arrogance, de vos bobards et de vos histoires à dormir debout. Si je
n’avais pas rencontré le frère Rodrigues, je ne serais pas ici en votre
détestable compagnie.
– ¡ Bravo, compadre ! s’exclama Eddie en riant.
– Encore une chose, reprit Holliday, dont la colère ne retombait pas. Si je
suis plutôt ignare en alchimie, je suis en revanche assez calé en histoire, et
je crois me souvenir qu’Ivan le Terrible était plutôt imaginatif en matière
d’oubliettes et de chambres de torture. Alors avant d’ouvrir l’une des portes
qu’il a installées, je vous conseillerais d’y réfléchir à deux fois si vous ne
voulez pas jouer La Femme ou le Tigre !
– De quoi parlez-vous ?
– Comment ? Vous ne connaissez pas cette histoire ?
– Non.
– Renseignez-vous. En attendant, vous pouvez aussi penser aux
aventures d’Indiana Jones.
– Ne l’écoutez pas, dit Genrikhovitch à Ivanov. Nous prendrons la porte
du Taureau. »
Le pope lança un bref regard hésitant en direction de Holliday, puis, se
détournant, il s’approcha de la porte désignée par l’archiviste. Celle-ci était
fermée par un simple loquet ancien en fer forgé, qu’il actionna avant de tirer
à lui le battant et de franchir le seuil, suivi à quelques pas de distance par
Genrikhovitch.
« Qu’est-ce qu’on fait, amigo ? demanda Eddie à Holliday.
– On les accompagne, mais en restant un peu en arrière. »
Les deux hommes passèrent la porte à leur tour et se retrouvèrent dans un
tunnel. La première chose que remarqua Holliday fut le sol sur lequel ils
marchaient. Contrairement aux murs et à la voûte, faits de pierres de taille
appareillées, il était recouvert d’une couche compacte de sable presque
aussi fin que de la poudre. À part ce détail, la galerie n’avait rien
d’exceptionnel. Les faisceaux de leurs lampes frontales révélèrent la
présence d’une seconde porte, une centaine de mètres devant eux. Celle-ci
était parée d’un insigne facilement identifiable : l’aigle doré à deux têtes de
l’ancien duché de Moscou, adopté comme emblème impérial par Ivan le
Terrible quand il devint tsar.
« Pourquoi ce sable ? » s’interrogea Holliday à haute voix.
Genrikhovitch tourna à moitié vers lui son visage étroit déformé par son
habituel rictus dédaigneux.
« Le Taureau est un signe de terre, colonel, lança-t-il. Votre cousine ne
vous l’a pas appris ? »
Comme le Russe hâtait de nouveau le pas pour rattraper le père Ivanov,
un léger déclic pétrifia Holliday sur place. Un bruit qui le ramena des
années en arrière, sur un sentier de la vallée d’A Shau, à la frontière entre le
Laos et le Vietnam : celui d’un mécanisme à déclenchement par pression.
Il n’avait jamais oublié ce son car, une fraction de seconde après l’avoir
entendu, il avait vu le troufion qui marchait un mètre devant lui transformé
en hamburger des genoux jusqu’aux pieds par l’explosion d’une mine.
On aurait dit une scène tirée de la bande dessinée Sergent Rock : le pauvre
gars avait ses jambes et, à l’image d’après, il ne les avait plus. Le déclic se
produisit de nouveau et Genrikhovitch trébucha. Au même instant, Holliday
distingua un lointain ronronnement caverneux. Il tendit le bras, forçant
Eddie à s’arrêter.
« Ne bouge plus d’un millimètre », ordonna-t-il.
Levant les yeux, il vit Ivanov, qui n’était plus qu’à cinq mètres de la
porte armoriée, se figer soudain en regardant ses pieds. Un sifflement
remplissait l’air, à présent, tandis que des bulles se formaient dans le sable,
se rapprochant à toute vitesse de l’endroit où se tenait Genrikhovitch,
paralysé lui aussi. Holliday avança de trois pas, saisit l’archiviste par le col
et le tira brutalement en arrière. Devant eux, Ivanov poussa un cri. Déjà
enlisé dans le sable jusqu’aux cuisses, il sombrait un peu plus chaque
seconde.
« Seigneur ! gémit Genrikhovitch. Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Ivanov hurla de nouveau tout en se tortillant en tous sens, essayant
vainement de se libérer. Ses efforts ne faisaient qu’aggraver sa situation.
Le processus fut incroyablement rapide. Il fallut à peine vingt secondes
pour que le sable lui arrive aux épaules. Un instant plus tard, sa tête sombra
sous la surface et disparut complètement. Le sifflement et les bulles
persistèrent encore une trentaine de secondes, puis ce fut le silence.
« Mais aidez-le ! s’écria Genrikhovitch, fixant d’un regard horrifié
l’endroit où s’était tenu le prêtre une minute auparavant.
– Trop tard », dit Holliday.
Le Russe se tourna vers lui, l’air hébété.
« Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il d’une voix éteinte.
– Je trouvais bizarre qu’il y ait du sable. Je savais bien que quelque chose
clochait.
– Que voulez-vous dire ?
– Il doit y avoir derrière ces murs un piston qui injecte de l’air dans le
sable et lui donne les propriétés d’un liquide. Arrêtez le flux d’air, le sable
redevient solide. C’est un phénomène qui se produit naturellement dans la
dépression de Qattara, en Égypte, et à d’autres endroits du Sahara. Ivanov
peut très bien être enfoui six mètres sous la surface, à l’heure qu’il est. »
Holliday secoua la tête et décocha à l’archiviste un regard glacial.
« Vous aviez raison, Genrikhovitch, le Taureau est un signe de terre, et la
terre vient d’engloutir votre ami tout cru, ajouta-t-il, complètement écœuré,
avant de se tourner vers Eddie. Allez, viens, l’ami. Maintenant, on se tire
d’ici une fois pour toutes.
– Ça, j’en doute, colonel, dit le Russe d’une voix assurée.
– Et qui nous en empêcherait ? répliqua Holliday, exaspéré, en faisant
volte-face.
– Moi », répondit Genrikhovitch, qui lui braquait un semi-automatique
Tokarev à crosse de nacre sur le ventre.
35
Le coffre, d’un mètre vingt de long sur quinze centimètres de large, était
entièrement habillé de feuilles d’or, et son couvercle à double pente était
couronné par deux anges, également en or, dont les extrémités des ailes se
touchaient. Ses côtés étaient sculptés de formes tarabiscotées et
deux brancards fixés à sa base permettaient de le transporter. Selon la
plupart des chroniques, il contenait les morceaux des Tables de la Loi que
Moïse avait brisées au pied du mont Sinaï, mais, d’après certains exégètes
de l’Ancien Testament, il renfermait en outre le bâton d’Aaron ainsi qu’un
vase rempli de la manne divine. Aucun doute, là non plus, il avait devant lui
l’Arche d’alliance.
Toutes sortes de conjectures avaient circulé sur l’endroit où celle-ci
pouvait être cachée. Il avait été question de la demeure ancestrale d’un
chevalier du Temple anglais, dans le Warwickshire, d’un lac éthiopien, du
mont Sinaï lui-même, maintenant mont Horeb, d’une colline d’Irlande, de la
région française du Languedoc, et même d’un musée de Harare, la capitale
du Zimbabwe. Mais personne n’avait jamais suggéré qu’elle puisse dormir
sous le Kremlin depuis plusieurs siècles, alors qu’une telle éventualité
n’aurait rien eu d’invraisemblable, étant donné l’origine du trésor d’Ivan le
Terrible.
Genrikhovitch, qui avait atteint le piédestal, posa le Tokarev dessus,
empoigna les ailes des anges qui coiffaient l’Arche et tira brutalement vers
le haut. Le couvercle se souleva sans résister. L’espace d’un instant,
Holliday nourrit l’espoir absurde de voir jaillir de l’ouverture un rayon laser
éblouissant qui ferait fondre le visage du Russe comme la cire d’une
chandelle, mais, bien sûr, il ne se passa rien du tout. L’archiviste mit
simplement le couvercle de côté et plongea la main dans le coffre.
Il en sortit un grand écrin en or martelé serti de cabochons, d’où il tira un
volume relié en cuir d’une cinquantaine de centimètres de hauteur sur trente
de largeur et dix d’épaisseur. Après avoir balayé d’un revers le couvercle de
l’Arche, qui alla se briser en plusieurs morceaux sur le sol, il déposa
délicatement le livre sur l’autel de pierre, ouvrit la couverture, les yeux
exorbités, puis poussa une sorte de cocorico tonitruant.
« Je l’ai ! Ça y est, je l’ai ! » hurla-t-il en exécutant un entrechat obscène,
ses cheveux mous plaqués contre ses tempes par la sueur qui lui inondait le
visage.
Il ôta ses lunettes, se pencha sur le texte, les remit en s’y reprenant
à plusieurs fois pour passer les branches derrière ses oreilles.
« C’est de l’araméen, Holliday ! Savez-vous lire l’araméen ? Non, bien
entendu, mais c’est sans importance. Car je n’ai plus besoin de vous, ni des
autres, d’ailleurs ! Pas plus que de votre carnet ridicule. Qu’ils gardent
tout ! »
Il poussa de nouveau un effroyable chant du coq qui s’acheva en fou rire
dément.
« Vous voulez savoir ce qui est écrit, espèce de crétin d’Américain ?
Vous voulez connaître le titre ? Eh bien, je vais vous le dire : c’est
L’Évangile de Yeshoua ben Youssef. Vous savez qui était Yeshoua ben
Youssef, au moins, j’imagine. »
Oui, Holliday le savait. Et c’est pourquoi il restait là, stupéfait, près de
son ami en pleurs. Yeshoua ben Youssef était le nom du Christ pour l’état
civil. Si l’ouvrage sorti de l’Arche avait vraiment été écrit par le Christ en
personne avant son trépas – ou après sa crucifixion supposée, songea
Holliday –, s’il était l’œuvre d’un simple mortel et non d’un dieu, alors il
était de nature à faire trembler le monde bien au-delà de ce que pouvait
imaginer un scénariste d’Hollywood, ou même les savants fous du
laboratoire de recherche sur les armes bactériologiques d’Almaty, au
Kazakhstan, qui, par manque de crédits, conservaient leurs stocks de
bacilles du charbon dans de vieilles boîtes à café en fer-blanc.
« Venez voir, je vais vous montrer ! dit Genrikhovitch, grand seigneur,
faisant signe à Holliday d’approcher. Laissez donc le nègre sangloter dans
son coin !
– ¡ Basta ya, pedazo de mierda rusa ! rugit Eddie, son chagrin se
métamorphosant en rage. Ça suffit, maintenant, petite merde de Russe ! »
Avant que Holliday ait pu réagir, il bondit tel un sprinter qui gicle de ses
starting-blocks, un feulement rauque d’animal enfin débarrassé de ses
chaînes montant crescendo du fond de sa gorge. Les yeux injectés de sang,
sautant par-dessus les coffres débordants de richesses, il fonçait comme la
foudre sur le Russe, qui s’était figé sur place, le regard écarquillé par la
peur.
« Eddie, non ! » s’écria Holliday, prenant son élan pour le rattraper.
Genrikhovitch sembla se souvenir soudain du Tokarev et le chercha en
tâtonnant fébrilement sur le piédestal, affolé de ne pas le trouver. Eddie se
rapprochait de plus en plus vite. Son grondement s’était transformé en un
mugissement continu de furie démoniaque.
« ¡ Basta ya ! » hurla-t-il de nouveau.
Se laissant tomber à quatre pattes, Genrikhovitch entreprit de fouiller
parmi les débris de l’Arche épars sur le pavement. Il mit enfin la main sur le
pistolet et se releva à l’instant même où Eddie l’atteignait. Il pressa sur la
détente, mais rien ne se produisit.
Cartouche non chambrée, songea Holliday tout en continuant à se ruer
vers Eddie. Erreur de débutant. Une chance.
Le Cubain heurta le Russe de plein fouet à hauteur d’épaule et ils
roulèrent tous les deux sur le sol, entraînant avec eux le caisson de l’Arche,
qui se fracassa en projetant une pluie d’échardes de bois et de fragments
d’or. Genrikhovitch lâcha un glapissement strident, puis il y eut une
détonation étouffée.
« Eddie ! » cria Holliday d’une voix éraillée.
Genrikhovitch se remit debout, l’un de ses verres de lunettes en miettes,
le devant de sa chemise couvert de sang. Tenant le Tokarev d’une main
tremblante, il en pointa le canon sur Eddie et releva le chien en vociférant :
« Crève, saloperie de nègre ! »
Holliday n’hésita pas une seconde. Dans un parfait enchaînement, il tira
Octanis de son fourreau d’argent, la brandit au-dessus de sa tête et l’abattit
d’un seul coup meurtrier. La superbe lame damassée fit exactement ce qu’il
en attendait : taillant à travers peau, chair, tendons et os, elle trancha net le
bras du Russe au ras de l’épaule. Le poing toujours crispé sur le Tokarev, le
membre s’envola en tournoyant dans les airs dans un geyser rouge vif qui
aspergea tout, y compris le livre ouvert sur l’autel, et alla retomber quelque
part au milieu de la salle avec un bruit sourd suivi d’un fracas métallique.
« Mon bras, dit Genrikhovitch, d’une voix presque calme, en regardant
son épaule, qui n’était plus qu’un fouillis d’artères et de veines qui
crachaient des jets de sang en se tortillant sous l’effet des pulsations tels des
serpents décapités cherchant à s’échapper. Mon bras n’est plus là, reprit-il,
l’air décontenancé. Il faut le remettre. »
Il fit un pas en avant et tenta de s’appuyer des deux mains au piédestal.
Malheureusement pour lui, il n’en avait plus qu’une.
« S’il vous plaît ? » implora-t-il.
Puis il tomba comme une masse. Holliday avait parfois vu au Vietnam et
en Afghanistan des blessés de ce type, dont le système nerveux continuait
à fonctionner quelque temps alors qu’en toute logique ils auraient dû être
déjà morts. Il regarda le corps étendu à ses pieds. Le Russe avait bien cessé
de vivre, cette fois : la plaie ne saignait pratiquement plus.
Holliday s’accroupit pour s’occuper d’Eddie, qu’il fit rouler sur le dos.
Le Cubain avait une large tache rouge au côté gauche, dans la zone
inférieure du thorax. Ni succion ni écume rosée sur les lèvres : pas de
perforation du poumon, donc. La rate ou le rein étaient-ils touchés ? Moins
grave que le poumon si c’était le cas, mais tout de même…
« Tu peux marcher ? »
Eddie acquiesça d’un faible hochement de tête.
« Je pense, oui.
– Attends une seconde. »
Holliday ôta à Genrikhovitch son sac à dos trempé de sang et le mit sur
ses propres épaules après y avoir fourré le livre. Ceci fait, il se releva tout
en aidant son ami à faire de même, un bras passé autour de lui au niveau des
aisselles, l’autre lui soutenant le coude. Un instant plus tard, Eddie était
debout, vacillant légèrement sur ses jambes.
« Ça va aller ? »
– Ça va aller. »
Ils se dirigèrent vers la porte. Comme ils entraient dans la chambre où se
trouvait la chausse-trape, un martèlement de bottes se fit entendre, loin au-
dessus d’eux. Probablement l’escouade de spetsnaz qu’ils avaient vue un
peu plus tôt.
« Il ne manquait plus que ça », marmonna Holliday.
Mais la présence d’une patrouille sur le trajet qu’ils avaient emprunté
pour venir n’était pas véritablement un problème puisqu’il n’était pas
question pour eux de repasser par le même chemin. Cela aurait été trop long
et difficile pour Eddie, qui devait être soigné le plus vite possible. Holliday
aida le Cubain à traverser la salle jusqu’à la grille fermant le tunnel d’accès
à la cathédrale Basile-le-Bienheureux. Quelques coups de talon suffirent
à disloquer les gonds rouillés et les deux hommes s’engagèrent sans tarder
dans la galerie plongée dans l’obscurité.
37
H olliday et Eddie progressaient tant bien que mal dans le tunnel aux
murs de brique, guidés par la seule lueur faiblissante de leurs lampes de
mineurs. Chaque fois qu’ils trébuchaient, Eddie gémissait de douleur.
La compresse de fortune que Holliday avait appliquée un peu plus tôt sur sa
blessure était à peine tachée de sang, mais le Cubain semblait décliner
à chaque pas. Était-ce le signe d’une hémorragie interne ?
La situation n’incitait guère à l’optimisme. Se livrer aux spetsnaz
équivaudrait à un arrêt de mort. Pour avoir eu affaire à eux une fois, en
Afghanistan, à l’époque où les États-Unis épaulaient les « combattants de la
liberté » qu’étaient alors les talibans, Holliday savait qu’en matière tactique,
la doctrine de ces types se résumait à tirer d’abord et discuter ensuite.
Se présenter dans un hôpital russe offrait à peine plus de garanties.
L’arrivée dans un service d’urgences d’un Cubain blessé par balle soutenu
par un ex-militaire américain entraînerait immanquablement une descente
des limiers du FSB dans l’heure qui suivrait, et ce serait la fin des haricots.
Sans compter que le bouquin qu’il transportait dans le sac à dos compliquait
encore l’affaire.
Si le manuscrit était véritablement l’évangile du Christ, et non une
interprétation ou une transcription de ses paroles rédigée des années, voire
des siècles après sa mort, sa parution produirait l’effet d’une bombe H dans
le monde des religions. Les églises évangéliques, dont le « décodage » du
verbe divin constituait le fondement même, s’effondreraient du jour au
lendemain. Les articles de foi de l’Église catholique seraient à coup sûr
remis en cause, et la déconstruction d’une figure jusque-là considérée
comme le Fils de Dieu provoquerait un séisme dans l’ensemble de la
chrétienté.
Seule la lecture de l’ouvrage permettrait d’en évaluer la portée, de
déterminer s’il exprimait la philosophie mystique mûrement réfléchie d’un
esprit aussi brillant qu’éclairé, ou les fulminations d’un prophète errant,
mégalomane doué d’un bagout inné de révolutionnaire propre à agacer les
riches et les puissants. Mais quelle que soit la nature de ce livre, le monde
avait-il vraiment besoin d’un sujet de plus pour alimenter la méfiance et la
violence qui caractérisaient déjà les relations interreligieuses ?
Holliday entendit un long hurlement quelque part derrière eux. Il sourit.
Un des spetsnaz venait de s’empaler au fond du piège d’Ivan le Terrible.
Un de moins à affronter.
Au fur et à mesure qu’ils avançaient, Eddie se faisait de plus en plus
lourd contre lui.
« Qu’est-ce qui ne va pas, compadre ? demanda Holliday.
– Muy cansado, amigo, muy cansado.
– Tu es fatigué ?
– Oui, très.
– Tu veux te reposer une minute ?
– Juste une petite minute. »
Eddie se laissa glisser sur le sol poussiéreux avec un soupir.
S’accroupissant, Holliday souleva doucement un pan de la veste du Cubain
pour voir s’il avait du sang sur le dos de sa chemise. Il grimaça en
constatant qu’il n’y en avait pas. La balle n’avait pas traversé ; le pronostic
d’une hémorragie interne devenait donc plus que plausible. À quelle
distance de la salle se trouvait la cathédrale ? Deux cents mètres ? Trois
cents ? Il leur avait fallu près d’un quart d’heure pour en parcourir à peine
cent, et il entendait à présent l’écho d’une cavalcade dans le tunnel derrière
lui. L’heure était peut-être venue de faire face et de se battre. Mais avec
quoi ? Des briques contre des AK-47 ?
« Il faut qu’on y aille, maintenant, mon bonhomme, dit-il.
– Laisse-moi là, tío, répondit Eddie.
– Tío ? Je ne suis pas ton oncle ! Et tu n’es pas dans un film où Audie
Murphy reste en arrière pour descendre une centaine de Japs à la
mitrailleuse avant d’en assommer autant avec le canon chauffé au rouge
quand il n’a plus de munitions. Tu viens avec moi, et tout de suite, bordel !
– C’est qui, Audie Murphy ? »
Sans répondre, Holliday remit avec peine Eddie sur ses pieds, puis, après
l’avoir ceinturé de son bras, il reprit sa marche titubante. Quelques mètres
plus loin, le tunnel tournait brusquement à gauche et se terminait par un
effondrement. Holliday serait tombé dans le trou s’il n’avait pas vu le
faisceau de sa lampe se perdre soudain dans le vide.
Jurant entre ses dents, il promena le rayon lumineux sur le pourtour de la
cavité et comprit où il se trouvait. Trente centimètres sous ses pieds, il
aperçut le sommet du tas de gravats qui s’était accumulé sur le quai de la
station de métro secrète où était garé le wagon autopropulsé. Il se rendit
compte en se penchant un peu que celui-ci était toujours là et que la cabine
du conducteur, à l’avant, était éclairée. Il y avait quelqu’un à l’intérieur.
Tout doucement, en s’efforçant de ne pas perdre son sang-froid, il leva le
bras et éteignit sa lampe. Puis il assit Eddie sur le bord du trou, les jambes
pendantes.
« Tu te rappelles l’ancienne station de métro que nous avons vue avec
Genrikhovitch et Ivanov, le prêtre ? demanda-t-il.
– Sí, répondit le Cubain d’une voix mal assurée.
– Nous sommes juste au-dessus. Il y a quelqu’un dans le wagon. Sans
doute un garde. Je vais m’occuper de lui mais, pour ça, il va falloir que je te
laisse là deux ou trois minutes. Ça ira ?
– Sí, Popo Tío. »
Eddie souriait à présent, manifestement perdu dans des rêves roses
induits par l’état de choc.
« Bon, dit Holliday.
– Bon », répéta le Cubain en hochant la tête, les yeux mi-clos, embrumés
de sommeil.
Les bruits de pas derrière eux résonnaient de plus en plus fort. Holliday
lâcha un juron qu’Eddie traduisit en espagnol avec un petit rire, puis,
contrôlant chacun de ses mouvements, il posa les pieds sur le tas de gravats
et se mit à descendre la pente sans quitter du regard le carré de lumière pâle
à l’avant du wagon. En atteignant le quai, il vit que les portières de
l’automotrice étaient restées ouvertes. Il monta silencieusement à bord,
saisit fermement d’une main la poignée de la porte donnant accès à la
cabine du conducteur, puis toqua de l’autre contre le battant.
Celui-ci s’ouvrit à la volée, et un personnage à l’air agressif fit son
apparition. Les écouteurs d’un iPod pendillaient de ses oreilles de part et
d’autre de son crâne en forme d’obus, diffusant à plein volume le tube de
Slayer, Angel of Death – L’Ange de la mort.
« Kto yebat’ ty ? » grogna Crâne d’obus d’un ton furieux.
Holliday lui claqua la porte en plein visage de toutes ses forces.
L’homme s’écroula d’un coup, au tapis pour le compte, les boum-boums du
heavy metal continuant de résonner dans ses écouteurs.
« Salut, c’est moi, l’ange de la mort », dit Holliday en commençant
à délester l’affreux de ses armes.
38
I l fallut à Holliday cinq bonnes minutes pour faire passer Eddie du tunnel
effondré au sommet du tas de gravats, puis trois ou quatre autres pour
l’aider à descendre jusqu’au wagon et l’installer sur un siège. Quand il
s’assit enfin aux commandes de l’autorail, il entendait derrière lui,
répercutés par la voûte, les appels des spetsnaz qui les poursuivaient.
Ils criaient le nom de Boris Byka, sans doute celui de leur collègue Crâne
d’obus, toujours inanimé au bout du quai, où Holliday l’avait traîné.
L’armement prélevé par Holliday sur l’ami Boris consistait en un fusil
d’assaut AK-103 à crosse pliante, un pistolet automatique OC-23 Drotik
à vingt-quatre coups, une demi-douzaine de grenades
à fragmentation RGD-5 et un très vilain couteau de chasse Kizlyar
Scorpion. De quoi occire pas mal de monde, mais les sept ou huit gaillards
qui arrivaient disposant probablement d’un arsenal au moins équivalent et
Eddie étant hors de combat, les chances de l’emporter paraissaient bien
minces.
Holliday considéra le tableau de bord. De nombreux voyants, une grande
manette des gaz chromée en forme de T au milieu de la console, une pédale
unique. La courte barre du T se terminait à chaque extrémité par des
boutons en plastique noir.
Cinq gros poussoirs s’alignaient verticalement sur la droite : un rouge, un
vert, un jaune marqué d’un symbole représentant une ampoule électrique,
deux blancs. Les deux derniers étaient gravés de flèches pointant, l’une vers
le haut, l’autre vers le bas.
Holliday pressa le poussoir jaune, dont la destination était assez
clairement indiquée par l’ampoule figurée dessus. Les lumières du wagon
s’allumèrent en tremblotant, puis s’éteignirent avant de se rallumer pour de
bon, tandis qu’un générateur se mettait soudain à ronronner. Il appuya
ensuite sur le poussoir blanc dont la flèche était orientée vers le bas. Il y eut
un sifflement d’air comprimé et les portes se fermèrent avec un claquement
assourdi.
« Jusqu’ici, tout va bien », marmonna-t-il.
Partant du postulat que la manette des gaz était bien ce qu’elle semblait
être, il en déduisit que la pédale devait être le frein. Restait à lancer le
moteur. Dans l’univers d’où il venait, le rouge signifiait « arrêt » et le vert
« marche », mais, tenant compte du fait que la machine datait de l’ère
stalinienne, il choisit le bouton rouge. Un gémissement de mécanique
poussive se fit entendre, comme lorsqu’on actionne le démarreur d’une auto
par grand froid, puis un vrombissement saccadé s’éleva et le wagon entier
se mit à vibrer.
La manette des gaz était calée dans une encoche qui devait correspondre
au point mort. Holliday la dégagea avec précaution, la poussa légèrement et
la relâcha. La voiture roula sur quelques dizaines de centimètres avant de
s’immobiliser. Holliday fronça les sourcils, déconcerté, puis il finit par
comprendre : en cessant de faire pression sur le bouton de plastique noir qui
se trouvait à gauche, au bout de la barre du T, il avait déclenché un
dispositif de veille automatique. Son père, qui avait été cheminot dans une
des anciennes compagnies de chemin de fer new-yorkaises, lui avait parlé
de ces systèmes conçus pour prendre le contrôle d’une locomotive en cas de
défaillance du conducteur, mais c’était la première fois qu’il en voyait un
fonctionner.
Il ramena la manette en arrière et sentit qu’il débrayait un mécanisme
quand il atteignit le point mort. Il jeta un coup d’œil par la porte de la
cabine donnant sur le wagon, qu’il avait laissée ouverte. Eddie était affaissé
sur la première banquette, les paupières presque fermées.
« Eddie ?
– Sí.
– Reste éveillé, amigo. On est presque tirés d’affaire.
– Bueno, balbutia le Cubain.
– Et c’est parti ! » s’exclama Holliday.
Il libéra de nouveau la manette de l’encoche, prenant soin cette fois de
maintenir son pouce droit sur le bouton noir, puis il la poussa
progressivement. L’autorail s’ébranla avec des grincements de ferraille
récalcitrante.
Comme il accentuait sa poussée sur le levier, les spetsnaz ouvrirent le feu
depuis le tunnel écroulé. Ils parvinrent à toucher l’arrière du wagon alors
qu’il commençait à sortir de la station, leurs balles fracassant quelques
vitres avant de perforer le revêtement en skaï crevassé des sièges. L’un
d’eux eut même le temps de lancer une grenade RGD-5 sur le quai. Mais il
était trop tard. Les balles n’infligèrent que des dégâts minimes au véhicule
et l’explosion de la grenade n’eut pour effet que d’arracher plusieurs
carreaux de faïence aux murs et au plafond et d’envoyer quelques éclats de
métal brûlant dans le cerveau de Crâne d’obus qui gisait, toujours K-O,
à l’endroit où Holliday l’avait laissé. Quand le premier garde atteignit le
quai, les feux arrière de la voiture disparaissaient déjà dans une courbe.
Quant au citoyen Boris Byka, il était bon pour la morgue.
Ils filaient dans un tunnel presque rectiligne que seul éclairait le large
faisceau du phare de l’autorail. Holliday maintenait la manette des gaz dans
une position médiane et, d’après le compteur de vitesse, ils roulaient
à quatre-vingt-dix kilomètres-heure. Partis quarante-cinq minutes plus tôt
de la station sous le Kremlin, ils avaient donc parcouru environ soixante-
dix kilomètres. Eddie, qui avait sombré dans une semi-inconscience,
dodelinait doucement de la tête sur son siège au gré des mouvements du
wagon, paupières entièrement closes.
Holliday essaya d’évaluer l’étendue du chaos qu’ils avaient laissé
derrière eux. Si les spetsnaz avaient déjà fait leur rapport à leurs supérieurs,
ce qui était probable, l’information était sûrement parvenue au sommet de
l’échelle hiérarchique : des fugitifs s’étaient emparés du vieux métro secret
de Staline et fonçaient actuellement à son bord vers le terminus de la ligne,
où qu’il soit. Personnellement, Holliday se moquait pas mal de savoir où
elle finissait, cette ligne : son intention était de débarquer au plus vite de ce
maudit tas de ferraille, puis de trouver un moyen de gagner l’ambassade
américaine pour s’y réfugier avec Eddie.
Il entendit soudain un claquement métallique retentissant au niveau des
roues ou de la voie. Dans la seconde qui suivit, la manette échappa à son
contrôle pour revenir d’elle-même en arrière. La voiture ralentit.
Le phénomène se reproduisit une minute plus tard, ramenant la vitesse
à celle d’un homme au pas, et ils entrèrent dans une station. Holliday lâcha
complètement la manette. Le wagon avança encore de quelques mètres
avant de s’arrêter le long du quai. Les portières s’ouvrirent avec un
chuintement. Ils étaient manifestement arrivés à destination, même s’il
ignorait laquelle.
L’endroit étant plongé dans le noir, Holliday alluma sa lampe frontale.
Il quitta la cabine, aida Eddie à se mettre debout, et ils descendirent.
La station était entièrement nue : ni panneaux ni portillons, juste des murs
de briques vitrifiées presque noires formant une voûte en berceau, une
douzaine d’ampoules protégées par du grillage, toutes éteintes bien sûr, et
une seule sortie. Un véritable tombeau.
Soutenant Eddie qui respirait irrégulièrement, mais, au moins, n’avait
pas entièrement perdu connaissance, Holliday s’éloigna lentement de
l’autorail, le pinceau de sa lampe de mineur balayant l’espace devant lui.
La sortie, au milieu du quai, se résumait en un court passage qui menait par
quatre marches à un vestibule carré, bas de plafond et dépourvu de toute
décoration. Il y avait là deux portes. L’une était à l’évidence celle d’un
ascenseur. L’autre, équipée en son centre d’un grand volant, ressemblait
à celle d’une chambre forte. Des caractères cyrilliques décolorés étaient
encore visibles au-dessus du volant.
« Tu peux déchiffrer ce qui est écrit ? demanda Holliday.
– Bomboubejishche, lut Eddie sans même que sa langue fourche. Abri
antiaérien. »
Holliday appuya sur l’unique bouton qui flanquait la porte d’ascenseur.
À sa grande surprise, celle-ci coulissa en grinçant, dévoilant une cabine en
acier gris uni. Il y entra, Eddie toujours affalé contre lui, puis pressa le plus
haut des deux boutons qu’il vit sur la paroi. La porte se referma et la cabine
commença à s’élever.
Deux heures plus tôt, heure du Vatican, le cardinal Spada était réveillé
par un coup frappé à la porte de son luxueux appartement. Un fumet
d’espresso frais acheva de dissiper les brumes de son sommeil. Se
retournant, il vit le visage lisse de son domestique, frère Timothée, un jeune
homme de bonne famille aussi vif d’esprit que joli garçon, qui espérait
beaucoup de son affectation auprès de l’influent ministre des Affaires
étrangères du Vatican.
Spada but une gorgée du café brûlant avant de poser la tasse sur la table
de nuit, près de son immense lit à baldaquin qui avait, disait-on, appartenu
à l’un des Borgia. Il se redressa en s’appuyant à la tête de lit ornée de
volutes pendant que Timothée arrangeait ses oreillers. Le jeune homme lui
tendit ensuite ses lunettes cerclées d’acier, qu’il ajusta sur son nez.
« J’imagine que tu as une bonne raison de me réveiller, Timothée, dit-il.
Le pape n’est pas mort, au moins ?
– Non, Votre Éminence. C’est le père Brennan qui…
– Comment ? C’est cette vieille canaille-là qui a passé l’arme à gauche ?
s’exclama le cardinal, plein d’espoir.
– Non, Votre Éminence. Il est dans l’antichambre et demande à vous voir
au sujet d’une affaire urgente. »
Spada poussa un soupir non feint et reprit sa tasse sur la table de nuit.
« Bien. Puisqu’il est là, autant l’entendre, je suppose. Fais-le entrer.
– Tout de suite, Votre Éminence. »
Le moine sortit tel un fantôme, refermant la porte derrière lui. Spada
dégusta quelques gorgées de café.
Le prêtre irlandais qui dirigeait le réseau d’espionnage du cardinal fit son
entrée un instant plus tard, vêtu d’un complet froissé, son col ecclésiastique
maculé de taches. Il fumait ce qui devait être sa dixième cigarette de la
journée. Il n’y alla pas par quatre chemins.
« Pesek a été retrouvé plié en trois dans le frigo d’un appartement de
l’Arbat avec une balle dans l’œil, annonça-t-il. Le logement était loué par
un pope de l’Église orthodoxe russe nommé Ivanov, qui est d’une manière
ou d’une autre en relation avec Genrikhovitch.
– Mon Dieu, dit Spada.
– Certaines sources font également état d’un attentat au Kremlin. Il y
aurait des morts.
– Holliday et son ami ?
– Oui.
– Le livre ?
– Non.
– Porca troia ! » s’exclama le prélat, se promettant in petto de dire
dix Pater et vingt Ave pour se faire pardonner ses excès de langage.
Mais même l’enfer finit toujours par se refroidir, surtout à Moscou quand
il fait moins quinze. Deux semaines s’écoulèrent. Eddie, qui avait subi une
ablation de la rate à la clinique de l’ambassade, se remettait avec des hauts
et des bas. Holliday fut débriefé par tous les membres du personnel
diplomatique habilités, ainsi que par deux agents de la CIA mandatés par
Langley, trois de la NSA, y compris Kokum lui-même, et un type sans
aucun humour envoyé par un organisme appelé Osmond Institute. Quand
Holliday se dit flatté d’être courtisé comme un prix de beauté, ce dernier
n’esquissa pas même un sourire. Dès le lendemain du jour où la niveleuse
avait éventré les grilles, occasionnant des dégâts à hauteur de trois millions
cinq cent mille dollars selon une estimation approximative, Brinsley
Whitman Havers fut réexpédié d’où il venait par le premier avion.
Holliday, pour sa part, ne cacha rien à ses interrogateurs. Personne ne le
crut, comme il s’y attendait. Le seul élément qu’il passa sous silence fut
l’évangile de Jésus : ce secret-là, il l’emporterait dans sa tombe.
Le Kremlin, cachant sa fureur derrière une attitude contrite, adressa ses
excuses à la représentation américaine pour les dommages causés par le
malheureux employé municipal foudroyé par une attaque aux commandes
de sa machine, et promit de prendre en charge tous les frais de réfection.
Le même Kremlin, par ailleurs, exigea en sous-main que Holliday quitte la
Fédération de Russie dans les plus brefs délais, avertissant l’ambassadeur
que si le lieutenant-colonel remettait jamais les pieds sur le sol russe, il
serait abattu à la première occasion.
« Les grands manitous sont parvenus à un consensus, dit Pat Philpot tout
en prenant un caramel Werther’s Original dans un bocal plein posé sur son
bureau.
– Quels en sont les termes ? » demanda Holliday.
Philpot ôta le papier du bonbon, qu’il glissa dans sa bouche.
« Tu rentres à Washington pour être entendu à huis clos par une
commission du Congrès. Quant à ton copain, maintenant qu’il va mieux, on
le transfère à l’ambassade de Cuba.
– Si vous livrez Eddie aux Cubains, ils le tueront. Premièrement, c’est un
dissident, et deuxièmement il a déserté quand il était militaire en Angola.
– Pas mon problème, répondit Philpot en suçant sa sucrerie.
– Il est vrai que c’est plutôt le mien, Potsy. Seulement, par ricochet, c’est
aussi le tien. Si je dois témoigner devant une commission d’enquête, je te
fais plonger. Toi, et quelques dizaines de types dans ton genre. Je sais que tu
étais une taupe de la CIA quand tu travaillais au Bureau national du contre-
terrorisme, et que tu en es toujours une ici. Je suis aussi au courant de pas
mal d’autres trucs. Alors voilà ce que tu vas faire, Potsy : tu vas réserver un
avion pour un voyage diplomatique au départ de Sheremetyevo et tu vas
nous mettre tous les deux sur la liste des passagers, Eddie et moi. Tu nous
déposeras à notre base aérienne de Ramstein, en Allemagne, et de là nous
partirons de notre côté. Je te promets que tu n’entendras plus jamais parler
de nous. »
Un long silence suivit. Potsy avala ce qui restait de son caramel et
s’éclaircit la voix. Il dévisagea l’homme qui était assis en face de lui.
Un homme qu’il croisait souvent depuis près de trente ans et qui lui avait
sauvé la vie deux fois. Potsy avait au moins une qualité : il était fin
psychologue. Il était sûr que le borgne tiendrait parole, quels qu’aient pu
être leurs démêlés passés. Il ne lui échappait pas non plus que Holliday
savait non seulement dans quels placards se trouvaient certains cadavres,
mais aussi qui les y avait mis.
« Je vais voir ce que je peux faire », dit-il enfin.