Le Coeur Sur La Table
Le Coeur Sur La Table
Le Coeur Sur La Table
Depuis septembre 2017, dans le podcast Les Couilles sur la table, je pose des
questions à mes invité·es pour comprendre comment fonctionnent le
patriarcat et les masculinités, et comment le sexisme mutile ce que nous
avons de plus personnel, de plus intime : nos goûts, nos désirs, nos
aspirations, nos rêves. Au fond, c’est une autre manière de réfléchir à
l’amour, ou à ce qu’on appelle amour dans notre culture. Parce que c’est
dans les relations dites amoureuses qu’ont lieu beaucoup de violences
infligées aux femmes.
C’est au nom de l’amour que certains hommes tuent leur femme ou leur
ex.
C’est au nom de l’amour qu’on a justifié le viol conjugal.
On dit “amour” pour le viol des enfants : on dit encore des personnes
pédocriminelles qu’elles aiment un peu trop les petites filles, qu’elles aiment
les petits garçons ; on parle de “pédophilie”, (du grec “pais, paidos”, enfant,
et “philia”, amour). L’amour sert si souvent de prétexte
au meurtre
à la violence
au mépris
au contrôle
ou à l’exploitation domestique la plus banale.
Alors, si c’est dans la sphère privée, dans nos familles, dans nos relations
amoureuses que se trouve le cœur de l’oppression, n’y a-t-il pas une
contradiction fondamentale entre nos désirs de liberté et le fait de
continuer à entretenir des rapports intimes avec des hommes cisgenres ?
Je sais que je ne suis pas la seule à me poser cette question : en trois ans,
dans les milliers de messages que j’ai reçus suite aux épisodes des Couilles
sur la table, elle n’a cessé de revenir, sous de multiples formes.
J’aimerais qu’on soit à égalité, mais chez nous c’est
moi qui fais presque la totalité des tâches
ménagères parce que lui… il n’y pense pas.
Je trouve ça difficile d’être épanouie en
couple, même avec des hommes
“modernes”, ou qui se revendiquent
comme tels.
J’en ai marre, je dois m’occuper de tout, j’ai
l’impression de passer ma vie à me battre pour
avoir du temps pour moi.
Je crois que nous sommes de plus en plus nombreu·ses à trouver
l’hétérosexualité inconfortable. Et je ne parle pas tant du fait de désirer
des hommes que de ce que ces relations entraînent trop souvent, de tout
ce qui pèse sur nous toutes depuis si longtemps et que les luttes féministes
ont enfin permis de nommer :
la condescendance du mansplaining
les microviolences ordinaires
la charge mentale
la charge domestique…
et émotionnelle…
et sexuelle.
Je sais que nous sommes nombreu·ses à chercher la sortie, à nous
demander comment résister, concrètement, pour ne pas renoncer à
l’amour sans pour autant continuer de subir la soumission hétéro-sexuelle
ordinaire. Et si nous ne voulons pas renoncer à l’amour, peut-être nous
faudra-t-il renoncer à autre chose. Mais à quoi ? à la cohabitation ? à la
monogamie ? au couple ? à l’amour romantique ? à l’hétérosexualité ?
L’une des personnes que j’admire le plus au monde, l’écrivaine Virginie
Despentes, a souvent raconté comment devenir lesbienne à 35 ans l’avait
libérée. Quand je l’ai rencontrée en 2019, je lui ai demandé si un tel
changement pouvait se décider. Elle m’avait répondu cette phrase qui
résonne encore chez moi : « On ne peut pas décider de devenir lesbienne
mais on peut accueillir la possibilité avec enthousiasme. » Et elle a précisé
ce que ça avait changé pour elle :
« J’ai eu l’impression de découvrir quelque chose dont je n’avais même pas conscience quand
j’étais hétérosexuelle… Je ne sais pas, c’est comme si tu vivais toute ta vie dans un appart’ en ville
avec plein de bruit, et un jour tu déménages à la campagne et tu découvres ce que c’est, le silence
et le calme. Un jour tu te réveilles et tu te dis : je m’aperçois que j’en ai chié, dans
l’hétérosexualité, et je ne savais même pas à quel point. »
Ça donne envie, non ? Je sais bien que ça ne se décide pas comme ça,
mais je suis d’accord avec elle quand elle dit que si nous n’avions pas été
élevé·es dans l’hétérosexualité obligatoire, beaucoup plus de femmes
seraient lesbiennes. Plusieurs amies autour de moi ont d’ailleurs sauté le
pas – et j’entends, je vois, je sens qu’elles sont plus heureuses qu’avant,
avec leurs yeux brillants, leur grand sourire et leurs soupirs de
soulagement.
Mais moi, pour l’instant, je suis très amoureuse d’un homme. Je l’aime, il
m’aime. Avec lui je suis libre… ou j’ai l’impression de l’être. Pourtant, je
reste pleine de doutes, écartelée entre mes désirs et ce que l’on attend de
moi :
les schémas hérités de mes parents
la pression familiale (c’est pour quand les petits-enfants ?)
les injonctions sociales
les discours des magazines (la pipe le ciment du couple ; comment mieux
s’organiser face à la charge mentale ; hommes, comment mieux les
comprendre ? ; jeune mince et épilée : enfin moi-même !)
le regard de mes amis (T’as vu, Chloé ? elle a accouché)
les modèles au cinéma
la tradition…
Et puis ça ne résout pas tout pour les femmes, d’être lesbienne. Que fait-
on des normes du couple, de l’engagement, de la fidélité, de l’exclusivité ?
De tout ce qu’impliquent les relations intimes avec les autres ? De tous les
efforts que ça demande de se comprendre, de comprendre l’autre, de créer
des relations équilibrées malgré le poids de tout ce qu’on ne contrôle pas ?
Bien sûr que dans un monde enfin débarrassé de toutes les oppressions
systémiques, nos relations seraient métamorphosées. Mais tant que nous
sommes vivant·es, il nous faut composer avec ce qui existe, tout en
cherchant à le transformer.
On ne va pas attendre la révolution pour s’aimer.
Et puis s’aimer, c’est peut-être aussi l’une des façons de faire la
révolution ; pas la seule, pas l’unique, mais une partie nécessaire. Alors :
comment on fait ?
Comment est-ce qu’on bricole de nouveaux cadres, individuellement et
collectivement ? Comment essaie-t-on de les faire bouger pour respirer un
peu mieux ? Est-ce qu’il faut inventer de nouveaux mots ? de nouveaux
serments ? de nouvelles lois ? de nouvelles pratiques ?
C’est parce que ces questions m’obsèdent depuis plusieurs années que
j’ai décidé d’enquêter. J’ai commencé par chercher des réponses dans des
livres : je me suis enfermée dans ma chambre et j’ai lu tant que je pouvais
sur l’amour, le couple, le romantisme, le lesbianisme politique,
l’hétérosexualité, l’amitié. J’ai lu toutes sortes d’ouvrages : des brochures
anarchistes distribuées dans des festivals, des essais philosophiques
cryptiques, des manuels pour bien communiquer dans le couple, des
éloges polyamoureux, des textes mystiques, des thèses de sociologie… Et
quand c’était possible, j’ai interviewé leurs auteurices pour qu’iels
m’exposent leurs théories.
J’ai aussi envoyé des milliers de mails à des gens très différents en
posant des questions du type : Comment vous faites, vous ? Qu’avez-vous
appris de vos histoires ? Qu’avez-vous mis en place, concrètement, pour vivre des
relations intimes égalitaires ?
Et puis je suis allée rencontrer certaines de ces personnes, en tête à tête
ou dans des groupes de parole que j’ai organisés dans différentes villes en
France, en leur demandant de raconter leurs histoires, avec toujours en
trame de fond ces deux questions fondamentales : De quelles façons les
oppressions systémiques pourrissent, empêchent, blessent vos relations affectives ?
Et face à cela : Y a-t-il des pratiques, des concepts, des techniques, que vous
aimeriez partager avec d’autres ?
Parce que je crois que prendre soin les un·es des autres, s’aimer, ça peut
aussi s’apprendre et se transmettre. Il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles
normes, mais d’ouvrir des pistes – personne ne détient la solution –, mais
je me dis qu’on peut s’y mettre à plein, les partager, et réinventer l’amour.
Ce que je vous propose de découvrir ici, c’est le résultat de ces heures de
lectures, de recherches et d’échanges. Une grande conversation collective,
où nous avons partagé nos expériences, nos réflexions, nos désaccords, et
appris les un·es des autres.
Où nous avons mis notre cœur sur la table.
La forme que peuvent prendre nos relations affectives est donc une
question éminemment politique – on y reviendra souvent dans ce livre.
Mais sur un plan strictement psychologique, on peut poser ce constat :
c’est trop souvent en fonction de cet escalator relationnel qu’on
évalue l’importance, la profondeur ou l’intensité de nos sentiments.
Comme si on ne pouvait pas aimer très fort une personne et ne pas vouloir
habiter avec elle. Ou ne pas vouloir faire d’enfants. Ou ressentir de
l’amour et du désir pour d’autres personnes simultanément. Comme si ne
pas suivre l’escalator était le signe d’un amour malade, incomplet, dilué
ou superficiel. Le signe d’une relation “pas sérieuse”.
Comme s’il n’existait qu’une seule bonne façon d’aimer.
Et c’est encore l’histoire de Marie qui nous prouve le contraire :
« J’ai eu des phases où j’avais plein d’amants. Ces phases étaient très heureuses, très joyeuses,
mais je les vivais toujours comme des moments intermédiaires, en attendant la grande histoire
d’amour. Qui finissait par arriver : une relation super cool au début, puis qui commençait à
m’asphyxier, et où, peu à peu, je me sentais prise au piège, mal à l’aise. Je luttais contre ce
sentiment, contre mon ressenti, en me disant : “Tout le monde y arrive et pas toi. Pourquoi tu ne
peux pas rester dans cette relation, continuer, t’obstiner, construire quelque chose, travailler sur
toi, travailler sur ton couple, communiquer… ?” On finissait par se quitter dans le drame, les
larmes, la catastrophe, et je retrouvais une vie super joyeuse avec des amants, jusqu’à la fois
suivante. Et puis, très récemment, je me suis dit que ce n’était plus une phase intermédiaire,
mais que c’était ma vie. Je ne suis plus en train d’attendre la grande histoire d’amour. Mes
grandes histoires d’amour, elles sont là, maintenant, avec mes amants. Ça a été un
bouleversement énorme, de pouvoir me dire ça, de pouvoir me dire que c’était cool, que c’était
une très bonne nouvelle. Que je pouvais être fière, et marcher dans la rue la tête haute en me
disant que j’étais riche de cette manière-là de vivre ma vie. Riche du fait de m’autoriser à le faire,
et que ça me rende heureuse. Riche de comprendre que ça ne voulait rien dire sur ce dont j’étais
capable ou pas, sur ma capacité à être heureuse dans la vie. Ça ne voulait rien dire non plus sur la
manière dont les autres autour de moi vivent leurs relations, parce que chacun·e fait bien comme
il peut. Mais ça voulait dire que, moi, en tout cas, j’avais trouvé mon truc. »
Je me dis que pour bricoler son propre modèle, pour réinventer l’amour,
on peut aussi réexaminer la place qu’on donne à chaque relation dans
notre vie. Pourquoi avons-nous tendance à considérer que nos amours
sont plus importantes que nos amitiés ? À mépriser les personnes avec qui
on ne partage que du sexe ? À donner une immense place à notre relation
de couple, jusqu’à penser que c’est la seule relation valable et
importante ? Ou à avoir honte d’être célibataire ?
À travers ces questions, c’est tout un système qui est remis en cause :
celui de la monogamie – littéralement, le fait d’avoir un seul lien. C’est le
questionnement dont s’est emparée l’autrice espagnole lesbienne Brigitte
Vasallo, dans son remarquable essai Pensamiento monógamo, terror
poliamoroso (pensée monogame, terreur polyamoureuse), où elle explique
qu’être non monogame, ce n’est pas forcément coucher avec plein de
personnes différentes, ou ne pas être exclusif sexuellement. Il s’agirait
plutôt d’arrêter de placer la relation amoureuse au-dessus de toutes les
autres, de cesser de voir le couple comme étant la relation, et toutes les
autres comme étant mineures. Ce changement de regard et de pratiques
nous permettrait de reconnaître plus facilement l’amour là où il est. Parce
que tout ce qui fait l’amour – la tendresse, le désir, l’affection, le soin,
l’écoute, l’entraide – circule dans toutes sortes de relations, quels que
soient les noms qu’on leur donne.
Avec certaines personnes, on est d’accord que le
fait de se tenir la main ou de se caresser, ça peut
être une forme de sexualité bien plus intense que
certains coups d’un soir, qui peuvent être d’une
tristesse infinie, c’est-à-dire une pénétration, et
deux organes génitaux qui s’agitent. Il n’y a rien
d’intime, de sexuel, de sensuel là-dedans, c’est un
truc génital et bien moins fort que se réveiller dans
les bras de quelqu’un…
On n’a pas forcément envie de coucher
avec quelqu’un, parfois on a juste envie de
s’endormir avec lui ou elle – et ça, ça
brouille les vieux comportements, qui ne
correspondent plus du tout à nos
besoins…
Faire des câlins, se réveiller ensemble, traîner un
peu le matin à prendre le petit-déjeuner ensemble :
c’est dommage qu’on ne fasse pas ça avec nos
potes plus souvent…
J’attache énormément d’importance à
l’amitié, c’est quelque chose qui est très
important pour moi, c’est limite une
drogue, c’est ce qui me fait me sentir
bien…
Dans les amitiés, il y a des choses qu’on ne valorise
pas assez, alors que ça peut être aussi puissant que
l’amour romantique…
Je n’ai pas besoin d’un grand amour pour
vivre une grande vie.
Décider de chérir nos amitiés, de les mettre au même niveau
d’importance que nos relations amoureuses, c’est l’une des pistes qui peut
s’avérer révolutionnaire, notamment pour les femmes cis-hétéros. Les
amitiés féminines ont en effet été souvent dévalorisées ou invisibilisées
par la culture patriarcale, qui ne pouvait les concevoir que sur le mode de
la rivalité, de la jalousie, de la compétition, ou de l’anecdotique. Par
exemple, il est très récent de voir représentées de grandes amitiés
féminines dans les fictions, ou d’entendre parler de sororité.
Mais quand la sororité existe, concrètement, alors les catégories
méprisantes de vieille fille à chats, ou de plan cul, perdent leur pouvoir de
nuisance : on peut commencer à voir que nos plus grandes, belles, solides,
longues histoires d’amour, nous sommes peut-être déjà en train de les
vivre, sans prince charmant, mais avec nos ami·es.
Déconstruire ainsi la monogamie pourrait aussi être une façon de nous
protéger. On sait que les ruptures amoureuses sont probables (c’est
statistique), et souvent douloureuses. On sait également que nos relations
amoureuses peuvent aussi être le lieu de violences, physiques ou
psychologiques. Construire un réseau affectif solide, en dehors du couple,
c’est s’assurer un rempart, un refuge, un lieu où l’on sera en sécurité.
Parce qu’à tout miser sur une seule relation, on peut se retrouver
beaucoup trop vulnérable quand celle-ci se rompt.
Ça pourrait aussi être l’occasion de se demander ce qu’on se doit les un·es
aux autres, dans nos relations. Cette question me semble fondamentale.
Parce que j’ai beau avoir beaucoup insisté sur un certain idéal de liberté,
sur la possibilité de sortir des schémas établis et de démonter le système
de monogamie hiérarchique, on ne peut pas faire comme si nous étions
des individus parfaitement libres, autonomes et indépendants, comme si
nous n’avions pas besoin les un·es des autres. Je crois qu’il faut
reconnaître que, parce que nous sommes des êtres humains, nous sommes
toustes vulnérables, nous avons toustes des besoins fondamentaux de
soin, de soutien, de réconfort.
Qu’est-ce qu’on se doit ? Très concrètement, cela veut dire : qui sera là dans
la détresse et la tristesse, dans les moments de deuil et les coups durs ?
Qui sera là pour nous apporter un bol de soupe si on est malade ? Avec qui
voulons-nous créer des liens de solidarité réciproque ? Dans la culture
monogame, c’est l’une des fonctions essentielles du couple. Voici la
question que pose l’essayiste Brigitte Vasallo : que se passerait-il si ces
promesses de secours, d’assistance, de soin, d’entraide, on les formait
aussi avec nos ami·es et avec toutes les personnes présentes dans notre
réseau affectif ? Et donc, que se passerait-il si on consacrait à nos ami·es
autant de temps, d’énergie, d’attention, d’engagement qu’à nos grandes
histoires d’amour romantique ?
Il n’y a pas que de cette vision cabossée de l’amour que nous héritons
sans en avoir conscience. En regardant nos parents et les autres autour de
nous, en les imitant, nous intégrons encore bien d’autres leçons,
notamment celle du genre. On apprend qu’il y en a deux, et seulement
deux : le féminin et le masculin. Avec des rôles bien définis pour chacun.
Quand nous vivons nos premières histoires d’amour, nous avons déjà
baigné au moins une dizaine d’années dans cette culture binaire.
Toi c’est le rose et toi c’est le bleu.
Toi c’est les cheveux longs, tu mettras une robe ;
toi t’as les cheveux courts, t’auras des pantalons.
Toi c’est la poupée et toi les camions.
Toi t’es gentille et toi t’es turbulent.
Toi tu dois croiser les jambes,
toi tu peux t’asseoir les jambes écartées.
Toi tu es mignonne et toi tu es costaud.
Toi tu es une vraie petite princesse, toi tu es superman.
Oh le beau chevalier ! Oh un mini-fer à repasser !
Oh un minifusil d’assaut !
Toi tu seras infirmière ! Toi tu seras policier !
Viens aider maman à faire la cuisine,
viens aider papa avec le barbecue.
Maman coud et papa fume.
Tal, sa mère et son petit frère ont fini par réussir à fuir loin de ce père
violent (ironiquement, ce dernier a fini par être condamné, non pas pour
violences familiales, malgré les plaintes déposées par sa mère et comme
trop souvent restées sans suite, mais pour un cas d’escroquerie financière
qui n’avait rien à voir). Pour autant, même une fois à l’abri, Tal a continué
à souffrir de ce modèle affectif, qui a pesé sur ses relations amoureuses.
« À ce moment-là, je n’avais pas encore d’amoureuses, seulement des amoureux. Et c’était
compliqué parce que j’avais une telle peur de l’abandon et du rejet que je me pliais toujours en
quatre pour qu’on m’aime. Ça m’a poussé dans des relations toxiques, parce que j’attendais
que l’autre me sauve. Ça a toujours créé des déséquilibres dans mes relations, et ça m’a fait
beaucoup souffrir. Je faisais tout pour obtenir l’attention de l’autre, tout en recherchant le
confort et la sérénité, et au final, j’avais peur tout le temps ; c’était impossible de créer quelque
chose de sain dans ce contexte. J’avais tant besoin qu’on me donne de l’amour qu’à chaque fois
qu’un garçon me montrait un tout petit peu d’intérêt, je plongeais dans ses bras. Évidemment,
je passais pour “la salope du lycée”, je voyais bien le mépris dans les yeux des autres, mais je
ne pouvais pas aller contre cette pulsion. L’intimité que je recherchais, ce n’était pas du “cul
pour du cul” : j’avais besoin d’amour, j’avais besoin qu’on me touche, qu’on me fasse des câlins.
Bien sûr, ce n’était pas du tout ce que recherchaient les garçons en face. Mais je continuais
quand même, c’était comme un moyen de survie : si je ne me reconnaissais pas dans le regard
de l’autre, c’était que je n’existais pas.
C’était mon schéma relationnel, à l’époque : je donnais tout tellement fort, tellement vite
que je me faisais jeter en trois secondes. C’est un cercle infini d’amour et de rejet. Dès que je
sentais un peu d’intérêt, je plongeais, comme dans un puits sans fond plein de tout l’amour
que j’avais à donner et que personne ne voulait prendre, parce que ce n’était pas ça qu’on
voulait de moi. À l’époque, ce qui était pour moi de l’amour n’était jamais reçu avec respect
par l’autre. Et je pense que ça vient à la fois de l’éducation patriarcale qu’on a toutes, garçons
comme filles – et du fait que, n’ayant pas eu de modèle relationnel sain, je ne savais pas du tout
comment le mettre en pratique.
En fait, ça ne pouvait pas marcher parce que j’abordais les relations d’une manière beaucoup
trop toxique. Je ne cherchais pas l’autre, je me cherchais moi ; je cherchais de l’amour, des
choses beaucoup trop fortes, beaucoup trop intenses, trop rapides. Or personne ne peut
donner ça, quand c’est trop d’un coup.
Quand je suis arrivé à Paris, où personne ne me connaissait, c’est devenu toxique autrement.
J’avais accumulé tellement de rancœurs et de colère par rapport à tout ce que j’avais vécu dans
mon environnement familial et dans mes relations, que je suis devenu un tyran avec les mecs.
Comme si je me disais : “On ne m’aura plus.” J’ai eu beaucoup de relations longues avec des
hommes cis, mais à chaque fois, j’étais incapable de m’ouvrir : je donnais beaucoup d’ordres et
je laissais jamais l’autre m’atteindre. Ça m’a poussé dans les bras de garçons qui, pour le coup,
me voulaient beaucoup de bien et me respectaient ; c’était mieux pour moi, mais ça ne rendait
pas la situation moins toxique. Mon émotion principale, c’était le mépris. Je me disais souvent
que je les trouvais cons, ou qu’ils ne me méritaient pas, que tout ce qu’ils disaient n’avait pas
d’intérêt. En fait, pour contrer mon passé, je restais avec des garçons très gentils et plutôt
effacés, qui avaient du mal à parler, à affirmer leurs idées… Plus je tombais sur des mecs
comme ça, plus je prenais en assurance, et plus l’écart se creusait. J’avais de plus en plus de
mal à leur parler, j’adoptais un ton toujours plus méprisant. Ils commençaient à avoir peur de
moi, donc à s’enfoncer encore un plus dans leur chaise, ce qui renforçait mon propre
comportement… J’étais dans une espèce d’aigreur constante, je me disais que les mecs
m’apportaient soit de la violence, soit de la médiocrité. Mes relations, à l’époque, c’était ça :
soit de la souffrance, soit de l’ennui. Et je n’arrivais pas à en sortir. J’avais un comportement
toxique avec les autres, j’en suis bien conscient… »
Le sujet est sensible. Et pour dissiper toute ambiguïté, je veux réaffirmer
que la violence masculine infligée aux femmes, aux hommes, aux enfants,
partout dans le monde et dans tous les milieux, est sans commune mesure
avec celle que les femmes peuvent parfois infliger aux hommes. Je rejette
cet argument des masculinistes qui voudrait nous faire croire que si
certains hommes sont violents physiquement, les femmes, elles, infligent
des violences psychologiques – si bien qu’au fond tout le monde serait
violent, et il n’y aurait ni dominé, ni dominant.
Voici ce que Tal m’a répondu quand je lui ai demandé ce qu’il pensait de
ce genre d’argumentation :
« Je pense que les comportements violents qu’on peut avoir sont aussi une réponse aux
violences qu’on a vécues. Cette violence ne sort pas de nulle part : elle vient d’énormément de
souffrance, de traumatisme. C’est une violence qui est réelle, il faut la reconnaître, mais c’est
une violence réactionnelle**. Moi, j’avais vraiment ce sentiment-là. Je ne suis pas quelqu’un de
méprisant, et je ne dénigrais pas mes partenaires parce que ça me faisait plaisir ou que j’avais
l’impression de leur être supérieur. C’est parce que les violences vécues ont créé un tel écart
entre les hommes et moi qu’il n’y avait plus de communication possible. Il n’y avait plus de
liens à créer. Ma violence, elle vient de là.
Et la différence avec les hommes violents, c’est que ma violence, c’est une violence de la
survie. Je ne dis pas ça pour la justifier, parce que la violence est dans tous les cas injustifiable.
Mais j’avais vraiment l’impression que c’était le seul moyen de m’assurer que personne ne me
ferait encore du mal, le seul moyen de ne pas retomber dans la spirale de violences qui
m’avaient traumatisé. Dans le cas des hommes, j’ai le sentiment que ce qui les rend aussi
violents, c’est l’impunité totale dont ils jouissent. Si je prends le cas de mon père, quel qu’ait
été son niveau de violence, il n’a jamais eu à en répondre.
C’est ce cycle-là de violences qu’on pourrait briser s’il y avait une vraie prise en charge des
victimes et des auteurs. Avec ma mère et mon frère, pendant quinze ans, personne n’a pris nos
plaintes au sérieux. Pire, on avait même l’impression d’être celleux qui dérangent. Forcément,
du côté des agresseurs, ça crée un sentiment d’impunité. Peu importe ce qu’ils font, peu
importe le niveau de violence qu’ils exercent sur les autres : tout le monde s’en fout, et ils ont
toutes les institutions et toutes les figures d’autorité de leur côté. Pourquoi s’arrêteraient-ils ?
Si personne ne les arrête, si personne ne leur dit que ce qu’ils font, c’est illégal ? Si personne
ne les met en prison, ou au moins, ne les éloigne de leur victime ? De nombreux agresseurs ne
se rendent même pas compte qu’ils le sont. Mon père n’a jamais avoué qu’il a été violent dans
sa vie, et je sais qu’il ne le fera pas. Toutes les fois où j’ai essayé de lui en parler – quand je lui
parlais encore –, il disait qu’il n’avait jamais été violent, et je pense qu’il le pensait
sincèrement. Je pense qu’il devait se dire qu’il avait une relation passionnelle, rien de plus. Les
doigts tordus, les coups de poing dans la tête ou toutes les fois où il nous jetait dans l’escalier,
il ne s’en souvient pas. Comme plein d’agresseurs, il est sincèrement convaincu de ne pas être
un homme violent. »
La violence de survie que Tal a exercée n’est donc pas équivalente à celle
de son père. Et je trouve très courageux d’être ainsi capable d’avoir ce
genre d’analyse sur soi-même, de raconter la violence qui a pu nous
animer : il me semble que ça permet d’aller tellement plus loin dans la
compréhension et la reconnaissance de ce que sont les violences intimes
et amoureuses. Pouvoir reconnaître comment, en tant que personne
dominée, on peut aussi avoir infligé des maltraitances, avoir été blessant
ou méprisant : voilà qui, me semble-t-il, nous donne encore plus de force
pour faire en sorte que ces violences disparaissent. Pour les sortir de nos
vies.
J’ai demandé à Tal ce que ça lui faisait, à lui, de s’être comporté ainsi
dans ses relations précédentes :
« C’était détestable et je ne tirai absolument aucune joie de ce genre de situation. Je ne me
reconnaissais pas dans ces comportements, j’avais un sentiment de décalage constant,
l’impression de ne pas être moi, de ne pas être à ma place. Je me demandais pourquoi je
m’imposais ça alors que je n’en avais pas envie. J’essayais juste de survivre dans mes relations
au jour le jour, en cherchant des mecs gentils et respectueux, qui me respectent de A à Z, parce
qu’il était hors de question de retourner dans des schémas de violence. Ça a été mon seul
critère pendant très longtemps. Mais ce n’est pas un critère suffisant, ni très fonctionnel,
d’ailleurs, parce qu’il crée une asymétrie dans le couple qui ne fait de bien à personne. Même
moi, je n’étais pas du tout heureux dans ces relations-là. C’était une relation beaucoup trop
verticale, où on ne pouvait pas s’enrichir mutuellement.
Aujourd’hui, je formule clairement ce constat, mais à l’époque, je n’étais qu’une boule de
peurs et d’aigreur : ce n’était ni conscientisé, ni politisé. Je l’ai politisé plus tard, au moment de
mon coming out gouine et de mon coming out trans. Quand j’ai accepté l’idée que mon rapport
aux hommes ne changeait pas malgré toutes les thérapies que j’avais faites, malgré tout le
temps passé à essayer de déconstruire les violences que j’avais vécues, j’ai fini par me dire qu’il
fallait que je me tourne vers autre chose. C’est là que j’ai commencé à relationner avec des
personnes qui n’étaient pas des mecs cis. Ça n’a pas tout réglé, en tout cas pas au début, mais
j’avais vraiment le sentiment d’être à ma place, avec des gens qui me comprennent, qui
comprennent ce que cela fait d’avoir peur des hommes. C’est une chose que j’ai retrouvée chez
beaucoup de mes partenaires queer : qu’on peut être soi, qu’on peut être vulnérable sans avoir
la peur de se faire agresser, violer, sans avoir la peur qu’on empiète sur son intégrité physique
et psychologique. Enfin, je sortais du mode de l’hypervigilance. Ça a pris un peu de temps,
mais ça a été une déflagration dans ma vie intime.
J’ai pris la décision d’arrêter de relationner avec des mecs cis, parce que ça n’était pas pour
moi, ça ne produisait que des choses négatives. C’est une forme de séparatisme qui n’irait pas à
tout le monde, et je ne dis pas du tout que c’est la seule solution. En tout cas, j’ai accepté l’idée
que c’était ma solution, et je l’ai acceptée avec beaucoup de joie.
J’insiste beaucoup sur cette joie, parce que je vois une immense différence depuis que je
relationne autrement : je ressens enfin quelque chose de l’ordre de la sérénité et de
l’accomplissement. Alors qu’avant j’étais terrifié : de moi, de mes réactions, du regard qu’on
pose sur moi, de l’intimité, du sexe, terrifié qu’on me réagresse. Même si l’autre avait un
comportement parfait, je restais en hypervigilance. Relationner avec un mec cis reste pour
moi associé à la douleur, la souffrance, la violence ou la médiocrité. Je ne dis pas que ma vision
des choses est la bonne, et je pense qu’elle peut être problématique à plein d’égards, mais je
dois bien reconnaître que c’est comme ça que je me sens face à eux. Et au bout d’un moment, il
faut faire quelque chose de cette reconnaissance et décider que c’est terminé. Meilleure
décision de ma vie ! Pour moi, en tout cas.
J’ai toujours été attiré par des personnes qui n’étaient pas des hommes, mais je ne
m’autorisais pas à vivre ces relations parce que mon modèle initial était puissamment cis-
hétéro. Je n’avais aucune représentation d’autre chose, et j’ai mis longtemps pour me dire que
c’était possible, que je pouvais avoir ces relations-là. Les seules approches que j’en avais,
c’étaient des approches hyper sexualisées, des visions de mecs cis-hétéros basiques, ou de
porno, dans lesquelles j’avais beaucoup de mal à me projeter parce qu’elles ne correspondaient
pas à ce que je recherchais. Ça a été compliqué, au début, parce que la sexualité, queer ou
hétéro, il faut d’abord régler un truc en soi pour que ça fonctionne. Dans mes relations queer
aussi, j’avais beaucoup de mal à lâcher prise. C’est venu au fur et à mesure, et en ce qui me
concerne, c’est surtout venu avec mon coming out trans. Ça, ça a changé énormément de
choses, et je le vois dans ma sexualité. »
J’ai demandé à Tal s’il y avait une scène, une impression ou une
réalisation qu’il pouvait partager avec nous, pour qu’on comprenne
concrètement ce que ça avait changé.
« La première fois que j’ai fait l’amour après mon coming out trans, j’ai été terrassé par ce
que j’ai ressenti. Un vrai sentiment de lâcher-prise : j’avais l’impression que je pouvais être
complètement moi et complètement vulnérable, et que c’était OK. Pour la première fois, je n’ai
pas paniqué, et pour la première fois, j’ai pensé que ce que la personne désirait chez moi,
c’était ce que j’étais vraiment. J’ai souvent été nu devant des gens, mais pas nu comme ça.
C’était une émotion nouvelle, qui a à voir avec le regard que l’autre porte sur toi. Là, j’ai vu un
regard plein de bienveillance, de douceur, et surtout aligné avec mon propre regard. On se
comprenait. Sans doute parce que cette personne était trans aussi, j’avais l’impression qu’il y
avait une espèce de reconnaissance : pour la première fois, le corps qu’on voyait chez moi et
que je reconnaissais dans le regard de l’autre, c’était mon vrai corps, et non pas celui que je
m’évertuais toujours à mettre en scène, à sexualiser à la manière des représentations cis-
hétéros que j’avais dans la tête. C’est la première fois que j’ai eu l’impression qu’on me voyait
réellement pour ce que j’étais.
Et puis, j’ai découvert dans le sexe queer une temporalité qui n’a rien à voir avec ce que je
vivais dans mes précédentes relations. Le fait de vraiment laisser le temps à l’autre. Il n’y a pas
un schéma préconçu de relations sexuelles où on se caresse trois minutes, avant de passer
rapidement au sexe pénétratif. J’avais toujours vécu le sexe comme ça : trouver un moyen
d’être excité, vite, d’être dans le moment, vite – comme une course contre la montre – et
quand tu as le corps et la tête pleins de traumas, tu ne peux pas faire ça. Là, dans le sexe queer,
on se laisse le temps du lâcher-prise. On peut se caresser, arrêter et faire autre chose. Parler. Y
revenir. Il y a beaucoup de tendresse dans nos gestes. Cette tendresse peut être sexualisée, elle
peut aussi ne pas l’être. Tous les champs sont possibles. Il y a beaucoup de créativité.
C’est assez difficile à décrire parce que c’est aussi assez cérébral, mais j’ai l’impression que
ça me touche à un endroit où on ne me touche pas normalement. C’est beaucoup plus doux et
ça me laisse tout l’espace pour être moi. Avant, le sexe était pour moi comme du théâtre. Je me
disais “il faut faire ci, il faut faire ça” et ça me stressait beaucoup, comme énormément de
personnes en réalité. J’avais en tête cette gradation dans le sexe, où tous les gestes vont mener
à d’autres qui vont être de plus en plus sexuels – cette caresse sur l’avant-bras, c’est juste
l’étape numéro 1 des 150 étapes qui vont mener à la pénétration – et ça me mettait une forte
pression.
Grâce à mes partenaires, je sors progressivement de cet imaginaire, et même si les gestes en
eux-mêmes changent, pour moi, c’est surtout la temporalité qui m’a permis de lâcher prise.
J’ai du temps devant moi, et je crois que c’est vraiment ce dont j’avais besoin. Du temps, juste
du temps.
Il s’est passé la même chose dans mon rapport à la séduction. Avant, il fallait toujours que je
me grime, que je joue comme au théâtre, que j’aie l’air d’être un peu inaccessible, parce que
j’avais l’impression que c’était comme ça que j’arriverais à me faire respecter. Il ne fallait
surtout pas que je me montre vulnérable. Et la séduction queer n’a rien à voir, non plus. Plein
de fois, j’ai eu des premiers dates où on se racontait toute notre vie, où c’était hyper profond et
où on se confiait des choses qui nous rendent extrêmement vulnérables. Ça crée
immédiatement une intimité, et une intimité qui n’est pas sexuelle. Ça, c’est complètement
nouveau : je n’avais jamais eu cette sincérité dans le rapport à la séduction comme celui que
j’ai maintenant. Me sentir vulnérable, et penser que c’est OK. »
Nous avons continué à discuter de sexe avec Tal, comme j’aimerais tant
que cela se fasse plus souvent : en parlant de ce que ça nous fait, de ce
qu’on ressent, du plaisir qu’on y prend, de ce que le sexe dit de notre
relation à l’autre. Du fait, aussi, qu’on peut très bien ne pas avoir envie de
sexe. Et il me semble que sur le sujet, son message peut être libérateur
pour beaucoup…
« Pendant très longtemps, le problème qui m’a empêché de lâcher prise aussi, c’est que je
n’arrêtais pas de pathologiser mon impossibilité à lâcher prise. Je cherchais tout le temps des
solutions, je suis allé voir des thérapeutes, des sexologues. Je ne comprenais pas pourquoi je ne
jouissais pas, pourquoi je pensais à ma liste de courses en faisant du sexe, pourquoi j’étais aussi
décalé. C’est un trait classique des personnes pragmatiques : on va tout de suite chercher des
solutions à une situation qui est considérée comme un problème. Cette pression-là m’a fait
perdre beaucoup de temps. Aujourd’hui, je pense qu’il faut arrêter de pathologiser ces
difficultés à avoir une vie sexuelle épanouie… Mais on n’y est pas aidé·es. Les communautés sex
positive, par exemple, même si elles sont très importantes par ailleurs et qu’elles reposent sur
des principes bienveillants, te répètent que ce n’est pas grave si tu ne jouis pas, qu’il y a plein
de moyens de jouir, et qu’on va t’apprendre. Moi, j’avais juste envie qu’on me dise que c’était
OK, que je jouisse ou que je ne jouisse pas. Que ça viendrait peut-être un jour, ou peut-être pas.
Et que c’était OK. J’ai l’impression qu’on est passé·es de l’injonction à faire du sexe pour se
reproduire à l’injonction de faire du sexe pour ressentir de la jouissance, une jouissance qui
conduirait à une sorte de libération et d’émancipation.
Mais pour plein de gens, l’idée de la jouissance n’est pas du tout libératrice ; ça peut même
faire peur. On se dit qu’on ne va jamais y arriver. Je me souviens m’être retrouvé devant des
vidéos de sextoys ou de personnes qui expliquent comment squirter, et de me sentir tellement
en décalage… Je sais qu’on est nombreu·ses à ne pas se reconnaître dans ces contenus qui sont
censés apaiser notre relation au sexe et à la jouissance, et qui, en fait, nous font nous sentir
super mal. Parce qu’ils créent un écart trop grand entre notre vie sexuelle et ce qui est affiché
par d’autres. Je pense que parfois, il faut accepter que la sexualité ne sera peut-être pas au
cœur de notre vie et que ce n’est pas forcément un problème à régler. Ce serait bien de se
foutre la paix là-dessus, et de décentrer l’importance de la jouissance. Ou même de
l’importance d’avoir du désir, ou juste de faire du sexe. Aller au cinéma, c’est bien aussi. »
* Depuis la conversation diffusée en mars 2021, Chloé a changé de prénom et s’appelle désormais
Tal. Nous utilisons donc son nouveau prénom dans le texte qui suit.
** Sur le sujet, on pourra écouter le remarquable épisode d’Un podcast à soi que Charlotte Bienaimé
a consacré aux femmes violentes, épisode 27, Arte Radio.
« Dans cette vidéo, je vais vous révéler quelques secrets que les féministes qui détestent tant les
hommes n’ont pas du tout envie que vous appreniez. Vous allez voir, les cuisses des femmes vont
s’ouvrir beaucoup plus facilement pour vous, et vous allez enfin profiter de la myriade
d’opportunités sexuelles qui, de nos jours, s’offrent aux hommes qui savent s’y prendre. »
L’homme qui prononce ces paroles se présente comme l’un des « coachs
en séduction » les plus suivis de France. Appelons-le « Winner » – parce
que dans son monde à lui, c’est un vrai gagnant. Son but, c’est de vendre
sa méthode et ses programmes de « formation » vidéo. Il sait très bien à
qui il s’adresse, son discours est adapté à sa cible : des hommes cis-
hétéros. Ce qui m’intéresse dans son discours, c’est ce qu’il révèle de la
vision dominante des rapports de séduction hétérosexuelle dans notre
culture.
Cette vidéo promotionnelle commence par le récit d’une scène qui a
marqué à jamais Winner : le jour où il s’est fait « atomiser sur place » par
une jeune femme qu’il venait d’aborder à la terrasse d’un café. « Une vraie
bombe, parée d’une paire de seins bonnet D certifiés 100 % naturels
comme j’en avais rarement vu ! » raconte-t-il. Winner décide de
l’aborder… « en arborant mon sourire le plus amical et innocent, ne
laissant pas paraître le moindre indice du film pornographique qu’elle
faisait tourner en boucle dans mon esprit », et il ne comprend pas quand
la jeune femme lui met un gros vent.
« Pourquoi cette fille avait-elle réagi comme ça alors que je venais poliment engager une
conversation ? Qu’est-ce qu’il y avait de mal à ça ? Était-ce un crime de la trouver sexy, de
vouloir lui faire l’amour ? […] J’avais honte. J’étais en colère. Je m’en voulais. »
C’est ce sentiment d’humiliation qui va lui donner l’envie de développer
une méthode pour séduire à tous les coups. Mais pas avant d’en avoir tiré
une fine analyse du monde dans lequel il vit :
« Comment avais-je pu être aussi bête ? Croire que l’on pouvait aborder une jolie fille comme ça
à la terrasse d’un café dans ce pays totalement émasculé. J’étais dégoûté par cette société du
politiquement correct qui traite les hommes comme des chiens juste parce qu’ils se comportent
comme des hommes. »
Là, ça devient vraiment intéressant. Qu’est-ce que c’est, se comporter
comme un homme, dans le monde de Winner ? D’abord, c’est désirer des
femmes, forcément. Ensuite, c’est les aborder… Et bien sûr, coucher avec
elles – et si possible, je le cite : « coucher avec une femme différente tous
les soirs ».
Se comporter comme un homme, quand on écoute bien le discours de
Winner, c’est aussi avoir le droit aux services sexuels des femmes, ces
créatures trop coincées qu’il faut libérer de leurs blocages : « Je peux vous
garantir que votre femme ou copine va enfin arrêter d’être bloquée par
ses tabous et ne vous privera plus de la vie sexuelle riche et épanouie que
vous méritez », promet-il.
Eh oui. Dans le monde de Winner, les femmes sont des créatures faites
pour les hommes. Pour leurs besoins, leur plaisir, leur satisfaction, leurs
sollicitations. En toute logique, l’espace public devient donc le lieu d’une
espèce de safari, où les femmes sont supposées être disponibles, et leurs
vêtements des messages destinés aux hommes, des invitations à être
séduites.
Enfin, dans le monde de Winner, les hommes et les femmes sont aussi,
par nature, radicalement différent·es, tellement différent·es qu’ils et elles
ne parlent pas la même langue :
« Les femmes parlent dans un langage secret que la plupart des hommes sont biologiquement
incapables de comprendre. Une sorte de langage codé dans lequel un léger basculement de tête
sur le côté peut vouloir dire “j’ai envie que tu me prennes ce soir” et dans lequel certains mots
bien choisis peuvent vous aider à faire ouvrir les cuisses à une femme comme par magie, alors
qu’elle aura l’impression que c’est son idée. »
Ça vous paraît délirant ? Pourtant, à bien y réfléchir, on a toustes plus ou
moins grandi dans le monde de Winner. On en a intériorisé les croyances
et les codes. Les hommes proposent, les femmes disposent. Les hommes
désirent, les femmes désirent être désirées. Les hommes sont des sujets de
désir, les femmes des objets de désir. Autant de codes qui nous enferment
chacun·e dans des rôles très figés. Dans le monde de Winner, les relations
sexuelles sont vues comme des cadeaux que les femmes offrent aux
hommes, à qui elles accordent leurs faveurs. Il suffit d’insister pour
qu’elles disent oui.
Dans ce monde-là aussi, toute relation sexuelle a forcément plus de
valeur que l’amitié. C’est ce que traduit le concept de “friendzone”. Être
“friendzoné”, c’est littéralement être mis·e “dans une zone d’amitié”. Une
situation plutôt banale entre deux personnes, qui ne ressentent pas la
même attirance l’une pour l’autre. Mais dans le monde de Winner, c’est
devenu synonyme d’humiliation pour les hommes. Et on retrouve cette
logique chez la plupart des coachs en séduction : à les écouter, l’amitié
avec une femme n’a pas de valeur ; tout ce qui compte, c’est de “scorer”. Il
s’agit donc de tout faire pour ne surtout pas être friendzoné.
Je sais bien que ce n’est pas le cas général, et que tous les hommes
n’adhèrent pas au discours de ces coachs en séduction. Mais ce discours-là
continue de polluer nos relations, car ce sont bien ces croyances-là qui
circulent, et auxquelles sont confrontés tous les jeunes hommes qui
arrivent à l’âge de la puberté et se demandent comment faire avec les
filles.
Il existe aussi une croyance selon laquelle l’amitié entre les hommes et
les femmes ne peut pas vraiment exister, qu’il y aura toujours une
ambiguïté (et qu’il est un devoir viril pour les hommes d’insister). Cette
croyance, très tenace, empoisonne nos relations, comme l’illustre
l’histoire que nous a racontée Sarah, lors d’un cercle de parole à
Perpignan. Dans le cadre de son travail, elle avait rencontré un type
qu’elle trouvait sympathique. Ils s’étaient tout de suite bien entendus, ils
avaient commencé à plaisanter, à s’envoyer des textos, mais pour elle,
c’était clair : il ne se passerait rien d’autre. Pourtant, quand elle le lui a
écrit, il a répondu : « Je ne désespère pas de vous faire changer d’avis. » Et
il a insisté encore et encore… « J’étais déçue, rapporte-t-elle, parce qu’on
aurait pu devenir copains, et bien rigoler. Mais en fait ça n’arrivera
jamais… parce qu’au fond je ne l’intéresse pas en tant que personne, mais
en tant que paire de cuisses. » L’homme semblait d’autant moins
comprendre ce refus que Sarah est célibataire. Ce qu’elle résume ainsi :
« “Si tu es célibataire, pourquoi tu dis non ?” Comme si, dans leur tête, les
hommes avaient cette formule : “Si tu n’appartiens à personne, je peux te
prendre.” »
Comment peut-on avoir
confiance en soi, sentir nos
désirs, nos envies véritables,
quand toute notre culture
hétérosexiste nous renvoie que ce
qu’on dit, ce qu’on est ou ce qu’on
fait ne compte pas vraiment ?
Cet homme, selon les codes de Winner, pourrait se plaindre d’avoir été
friendzoné par Sarah. On peut aussi voir les choses autrement. N’est-ce
pas plutôt Sarah qui a été “fuckzonée”, autrement dit cantonnée à une
“zone de baise” ? J’aime beaucoup ce concept, parce qu’il donne enfin un
nom à un malaise que nous sommes nombreuses à ressentir : être
fuckzonée, c’est être, de fait, réduites à une fonction sexuelle. Fuckzoner
les femmes, c’est interagir avec elles en fonction de leur seul potentiel de
partenaires sexuelles. C’est arrêter de leur parler quand on apprend
qu’elles ne sont pas célibataires. C’est sexualiser les relations, partout,
tout le temps. En fait, c’est une autre façon de refuser aux femmes de les
considérer comme des personnes à part entière.
Et cela ne prend pas forcément la forme d’un harcèlement lourd. C’est
aussi souvent une façon plus subtile d’interagir, qui mine les relations
parce qu’elle empêche toute véritable rencontre. C’est une remarque qui
revient souvent dans les groupes de parole : les femmes ont le sentiment
diffus que les hommes, lorsqu’ils s’adressent à elles, ne veulent pas
vraiment échanger avec elles, découvrir qui elles sont, mais seulement
arriver à l’étape d’après, c’est-à-dire le sexe. Ils posent « deux trois
questions pour faire genre », mais ils n’écoutent pas, ne s’intéressent pas,
ne prennent pas au sérieux.
Être faussement écoutée, pas vraiment prise au sérieux ; c’est une
sensation si banale qu’il arrive qu’on ne la remarque plus. Et qui participe
à l’auto-dévalorisation des femmes : comment peut-on avoir confiance en
soi, sentir nos désirs, nos envies véritables, quand on nous renvoie que ce
qu’on dit, ce qu’on est ou ce qu’on fait ne compte pas vraiment ?
L’existence de cette fuckzone nous impose d’être tout le temps sur nos
gardes. Et cela vaut autant dans la sphère personnelle (cet homme
s’intéresse-t-il vraiment à ce que je dis ou veut-il juste coucher avec moi ?) que
dans un cadre professionnel (a-t-il vraiment un intérêt pour mon projet, ou a-t-
il autre chose en tête ?).
Autrement dit, la mentalité du prédateur impose aux femmes un
rôle de proie. Winner le dit explicitement dans ses vidéos : « Installez des
cadres sexuels dans vos conversations pour briser les résistances
psychologiques des femmes […] vous apprendrez exactement quoi dire à
une femme quand elle n’est pas d’humeur à coucher avec vous. » Traquer
les femmes, vaincre leur non-désir, leur non-consentement, semble
fondamentalement excitant, et devient même un challenge.
Tout cela participe d’une culture où les désirs des femmes n’ont, au
fond, aucune importance : il suffit de les manipuler. En partant du
principe que l’homme doit être fort et viril, que la séduction est
inévitablement un jeu dominant / dominée, que les femmes ne savent pas
vraiment (ou ne peuvent pas dire) ce qu’elles veulent, qu’il suffit d’avoir
les bonnes techniques pour les plier à leurs désirs, tous les coachs en
séduction ne font que perpétuer – même s’ils s’en défendent – la culture
du viol. Mais Winner et tous ceux qui partagent sa vision refusent de faire
le lien. Alors la seule solution qui leur reste, c’est le déni.
« À force d’y réfléchir, j’ai eu une révélation sur un problème actuel majeur. Ce problème, c’est
que de nos jours on n’apprend plus aux hommes à être sexuels. À cause de la montée du
féminisme, on nous bassine tous les jours dans les médias avec un nouveau pseudo-scandale
fustigeant un homme qui a osé regarder une femme avec un peu trop de désir dans les yeux. »
Ce que Winner appelle des « pseudo-scandales », ce sont des millions de
témoignages de femmes qui, partout dans le monde, racontent comment
leur patron, leur mari, leur collègue, leur pote, leur voisin les ont
harcelées, agressées, violées. En France, 15 % des femmes adultes ont subi
au moins une fois dans leur vie une agression sexuelle. Il y a près de 96 000
viols par an, commis par des hommes qui, pour 80 % d’entre eux, sont
connus de leur victime.
Pour que ces violences disparaissent, il faut que toute notre culture
change et qu’on cesse de valoriser cette culture qui confond
séduction et harcèlement ; il faut que les hommes changent. Et pour
qu’ils changent, il faut qu’ils sortent du déni.
Parfois, c’est possible. Tout au long de mon enquête, j’ai rencontré des
hommes qui avaient enfin pris conscience, grâce au mouvement #MeToo,
du fait qu’ils s’étaient longtemps sentis autorisés à harceler des femmes,
encouragés par l’impunité générale et la culture dominante. Des hommes
qui parfois, disent-ils, ne se rendaient même pas compte qu’ils mettaient
des femmes mal à l’aise, voire qu’ils leur faisaient peur, lorsqu’ils
insistaient lourdement pour qu’elles couchent avec eux alors qu’elles
n’avaient manifesté aucun signe d’intérêt pour eux, voire qu’elles leur
avaient explicitement dit qu’elles n’étaient pas intéressées. Mais dans
l’esprit de ces hommes, c’était normal, c’est ce que font les hommes, non ?
Jusqu’à ce qu’éclate #MeToo, et qu’ils découvrent que leurs copines, leurs
sœurs, leurs mères, leurs collègues, étaient toutes victimes du même
harcèlement, et que, non, ce n’était pas normal.
Parmi les hommes qui m’ont décrit cette prise de conscience, certains
ont mis en place une pratique qui me semble intéressante : avec des amis,
ils ont formé un groupe où ils réfléchissent ensemble à la manière dont ils
se comportent avec les femmes, dont ils les voient, dont ils parlent d’elles ;
où ils analysent comment le sexisme a infiltré leurs manières d’interagir
avec les femmes. Un groupe de parole entre hommes, pour essayer de
changer. Tous le disent : tant qu’ils ne verbalisent pas leurs
comportements devant quelqu’un d’autre, ils peuvent toujours se faire
croire que c’est rien, que c’est normal, que c’est pas grave. Mais dès le
moment où ils en parlent dans le groupe, plus moyen d’être dans le déni.
Je ne sais pas si ce genre de groupe de parole est généralisable, ni si c’est
la solution. Mais il y a là une leçon essentielle à retenir : avoir le courage
de dissiper ses illusions, faire cesser les violences sexuelles, c’est la
responsabilité des hommes. Je voudrais que tous s’interrogent vraiment
sur le viol, sur leurs conceptions du consentement et de la séduction.
Entre eux. Qu’ils osent se confronter à leurs potes, leurs collègues, leurs
cousins, dont ils savent très bien que ce sont des agresseurs. C’est aussi ça
qui permettra, je le crois, que la culture change. Pas que chacun y pense
dans son coin, mais d’en parler ouvertement.
Et puis, plus généralement, je me dis que quand on dit qu’on aime les
femmes, qu’on adore les femmes, une preuve de cet amour serait de
s’intéresser à ce que pensent, font, produisent les femmes. De lire des
romans écrits par des autrices. De regarder des films et des séries réalisées
par des femmes. De les écouter, pour de vrai.
De se penser vraiment à égalité avec elles.
Chœur 5
En écoutant l’épisode « Le chasseur et la
proie », il était dur de ne pas me reconnaître
dans celle qui coche toutes les cases. Naïve
mais sexy, rieuse mais pas trop conne, très
attentive et qui pose des questions, fine,
grande, zéro poil, make up impec, lingerie
inconfortable… Mais la fin de l’histoire, c’est
que je n’en peux plus de jouer à la Barbie. Lilou
Je suis un vrai champion (et ce n’est pas tenable)
Je suis un homme cis, blanc, hétéro, valide.
J’ai un physique plutôt athlé-tique et on me
dit séduisant. J’ai un doctorat en droit et je
suis avocat.
Vous l’aurez compris : dans le monde dans
lequel nous vivons, je suis au sommet de la
chaîne alimentaire. On m’ouvre énormément
de portes sans que j’aie besoin de les pousser.
On trouve normal que je sois un dominant.
On m’y incite même en permanence. “Je ne me fais aucun
souci pour toi/vous” est une phrase que j’ai entendue des
milliers de fois dans ma vie.
Les gens qui me rencontrent me parlent de la grande
sérénité qui se dégage de moi. La vérité, c’est que je déteste
ça. Je déteste dominer les autres et j’essaie de le faire le
moins possible. Je suis sensible, fragile, anxieux. J’ai le
conflit en horreur. L’idée de faire du mal à un être vivant,
n’importe lequel, me donne envie de pleurer. Et pourtant, je
suis une machine de compétition. Je suis un champion. Je
gagne. Je n’y trouve que très peu de plaisir et très peu de
reconnaissance. C’est simplement que si je ne le fais plus, je
ne sais plus très bien ce qu’il reste de moi. On m’a construit
comme ça, on m’a assigné ce rôle en me recollant
inlassablement cette étiquette jour à après jour, année après
année. En fait si je ne gagne plus pendant un moment, je
n’arrive plus à m’aimer.
Je suis en thérapie depuis plusieurs années maintenant. J’ai
passé de longues périodes sous antidépresseurs. Pourquoi ?
Sûrement parce qu’on a voulu que je reste l’enfant prodige,
le garçon parfait, le conquérant, l’homme dans toute sa
splendeur. Celui qui arrangeait tout le monde en devenant
très vite celui qui tient tout à bout de bras et qui remplace le
papa disparu. Le miraculé social qui allait faire des études
dans cette famille de routiers et de coiffeuses.
J’ai conscience de mon parcours, je travaille sur tout ça,
mais je suis incapable de ne pas chercher de la
reconnaissance en permanence, tout en ayant l’air de ne pas
la chercher. Mes rapports professionnels et surtout
amoureux sont empoisonnés par ce besoin de plaire, et pas
seulement de plaire, pas seulement d’être le meilleur, mais
d’être parfait. Alors je suis le meilleur avocat, le meilleur ami,
le meilleur amant… évidemment, c’est intenable. Frédéric
Mes actions et mes pensées n’ont pas toujours
été exemplaires. Le plus souvent, je n’en avais
même pas conscience. Il me semblait que
c’était normal d’agir ainsi. Ça ne l’était pas. J’ai
fait du mal sans le savoir, parfois en le
découvrant plusieurs années après. Je me suis
aussi fait du mal à moi-même, en essayant de
jouer des postures viriles, des jeux
psychologiques à la con. Clairement, il y a
mieux à faire. Julien
J’étais un amoureux secret
J’ai grandi dans un quartier populaire de la banlieue
parisienne, avec les codes qui lui sont propres. Mes
déménagements successifs m’ont déraciné et implanté dans
un terreau inconnu, où créer du réseau a été très difficile
pour moi. J’avais appris que se construire en tant
qu’homme voulait dire parler vite et mal, être agressif et
vanner sans arrêt. Dans le sud de la France, où ma famille
venait d’emménager au début des années 2000, j’étais très
clairement catalogué comme une racaille au lycée, et donc
peu fréquentable.
J’étais un amoureux secret, le timide qui ne sait pas attraper
les perches qu’on lui tend, celui qui ne comprend pas les
sous-entendus. Je n’avais aucune notion sur les relations
affectives. Tout ce que j’avais, c’était une puberté pressante
et une société oppressante qui me poussaient à désirer les
femmes, à les posséder.
Je me souviens d’une amoureuse, la première fille que j’ai
embrassée, à la fin de la seconde. On est sorti·es ensemble
quelques semaines, le temps qu’elle se rende compte que je
ne savais vraiment pas y faire, que je ne lui apporterais pas
ce qu’elle cherchait. Ce n’est que rétrospectivement que j’ai
compris qu’en fait elle voulait une expérience sexuelle. Elle
était très explicite, et moi très naïf.
Je suis resté naïf tout le temps de mon lycée, puis mes
premières années de fac aussi. Mes copains découvraient les
joies d’en bas et moi je parlais vite et mal, je taguais les murs
et j’aimais en silence.
[La première fois où j’ai été en couple], je croyais que j’étais
amoureux. Je pensais découvrir enfin l’amour, le vrai, celui
qui dure toute la vie. En fait ça a duré trois mois.
Je découvrais à ce moment-là ce que le couple hétéro
apporte socialement. Je voyais les regards jaloux des autres
hommes sur notre passage, je bombais le torse, je gagnais
en assurance, j’étais fier, j’étais épanoui sexuellement, j’avais
de la prestance en soirée, plus besoin de boire et fumer en
continu pour me donner une consistance, j’avais une
copine à inviter aux repas familiaux, j’étais quelqu’un de
normal, reconnu socialement, je ne dormais plus seul, je me
sentais fort quand j’allais au travail, je me sentais capable de
tout.
Je découvrais en même temps les crises de jalousie, le
chantage, la possessivité, ma meilleure amie n’était plus la
bienvenue à la maison, les filles avec qui nous étions en
colocation étaient sans cesse critiquées, alors qu’elles
étaient plus qu’adorables. Et j’avais en réalité plus d’affinités
avec elles qu’avec ma copine. Mais je croyais être amoureux.
Marino
J’ai l’impression d’apprendre à 23 ans des
choses que j’aurais dû apprendre au collège.
Que mon corps m’appartient vraiment à 100 %,
sans exception, sans justification nécessaire.
Que je n’ai pas à culpabiliser de ne pas vouloir
être avec quelqu’un, et encore moins s’il essaie
de me forcer ou de me convaincre d’être avec
lui. Qu’être “sympa”, ça ne veut pas dire ne pas
s’exprimer quand quelqu’un me met mal à
l’aise. Diane
La tentation de la haine des femmes
J’ai vécu une expérience très marquante à l’âge de 12 ans,
un jour où tous les élèves de ma classe avaient décidé de me
faire une blague : lors de la pause de midi, l’une des filles
m’avait fait croire qu’elle était amoureuse de moi, puis
l’après-midi, entre deux cours, elle m’avait révélé la
supercherie devant tout le monde et ses mots avaient été
suivis d’un éclat de rire collectif de presque tous les autres
élèves.
Cela m’a énormément blessé, et je pense que cela a
littéralement cassé quelque chose en moi. Et c’est aussi sans
doute ce qui a fait naître en moi cette haine des femmes que
partagent certains hommes célibataires. J’aime à penser
qu’aujourd’hui j’ai déconstruit et abandonné cette haine,
mais je reste extrêmement vigilant au moindre signe d’une
résurgence. Quand j’y réfléchis, je pense que j’ai glissé dans
cette haine envers toutes les femmes, à l’exception de celles
de mon entourage, dans une tentative de reprendre du
pouvoir sur ma désirabilité. Je crois avoir eu l’impression
que soit c’était ma faute, soit c’était la faute des femmes,
dans un esprit binaire. Et ayant besoin de reprendre un
minimum de confiance en moi, et sûrement par facilité, je
suis tombé assez rapidement dans ce que j’intitulerais de
façon vulgaire “toutes des salopes”, jugement typique de
cette communauté informelle des “incels” (célibataires
involontaires). Émile
Tant de façons de faire l’amour
Quand j’ai rencontré cet homme, il m’a expliqué que sa
précédente copine tenait énormément à la pénétration et
que ça le faisait débander. Je lui ai dit que s’il était d’accord,
je “mènerais les opérations”, en lui demandant avant chaque
geste si c’était OK, et qu’ensuite il aurait juste à me dire si ce
que je faisais lui plaisait, ou si je devais arrêter et essayer
autre chose, et qu’ainsi on trouverait ensemble
progressivement ce qu’il aimait. C’est ce que j’ai fait cette
fois-là, il a bandé très fort et a joui en quelques secondes.
Moi, j’ai pris un plaisir extraordinaire tout au long de cet
échange qui a bien dû durer deux heures et demie au total.
Une autre fois, on était est assis sur le canapé, il a posé la
tête sur mes genoux, et on a écouté des chansons qu’on
adorait. Parfois on chantonnait, parfois on se taisait. En
même temps, je lui caressais les cheveux et le visage, ou
bien je laissais simplement ma main posée sur son front, sa
joue ou ses yeux, parce qu’il m’avait confié que c’est un
geste qui le rassurait. On a passé deux heures, tout habillés,
à écouter de la musique qu’on aimait beaucoup, à se
regarder droit dans les yeux, à sourire à certaines paroles, à
échanger quelques mots de temps en temps, à faire des
gestes doux et tendres – et j’étais absolument surexcitée. Je
mouillais, j’étais au max du plaisir, mais je n’avais pas envie
de “passer à l’acte” tel qu’on l’entend. Pour moi, comme pour
lui, ce qu’on était en train de faire était sexuel, romantique.
On faisait très clairement l’amour, il n’y avait aucun doute.
Aujourd’hui, on est très amoureux et je trouve qu’on a une
sexualité égalitaire dans le sens où il n’y a pas vraiment de
rôle genré. Je le pénètre souvent, il me pénètre très peu, le
sexe dure des heures parce qu’on fait des pauses pour parler
ou pour attendre le retour d’une excitation retombée, on
utilise des sextoys sur lui comme sur moi, on dit à haute
voix qu’on aime ou pas ce qui se passe. Anonyme
Sources
Études (disponibles en ligne)
Rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité », publié en décembre 2018 par le Service statistique
ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI).
Enquête « Cadre de vie et sécurité », réalisée par l’Insee en partenariat avec l’Observatoire national
de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP) – 2010-2015.
Enquête « Violences et rapports de genre » (Virage), menée par l’Ined et parue en 2016. Elle révèle
qu’en France, 15 % des femmes adultes ont subi une agression sexuelle au moins une fois au cours
de leur vie.
Dans sa lettre de novembre 2019, l’Observatoire national des violences faites aux femmes indique
que 94 000 femmes majeures déclarent avoir été victimes de viols et/ou de tentatives de viol sur
une année.
Lectures
Mélanie Gourarier, Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (éd. Seuil, 2017), un
essai sur la communauté des pick-up artists.
Les billets du blog Crêpe Georgette de Valérie Rey-Robert (crepegeorgette.com), et notamment :
« Pick up artists, séduction à la française et consentement des femmes » (2013) et « Qu’est-ce que le
consentement féminin dans l’hétérosexualité ? » (2016).
L’article « Ces hommes incapables d’entendre un “non” féminin, ou la culture de l’insistance », par
Agathe Charnet et Inès Coville (Slate.fr, 2019).
Sites
Le site de l’association #NousToutes (noustoutes.org) contient de nombreuses ressources ; on y
trouve notamment les résultats d’une grande étude menée en 2020 sur le consentement dans les
rapports sexuels.
Le Collectif féministe contre le viol (cfcv.asso.fr) rappelle que 80 % des coupables de viol sont des
proches de leur victime.
Documentaire
Sexe sans consentement, écrit et réalisé par Delphine Dilly et coécrit par Blandine Grosjean (2018).
Podcast
Tout de suite les grands mots, écrit par Norah Benarrosh-Orsoni et produit par le collectif
Transmission, Prix de la création documentaire au festival Longueur d’ondes en 2020.
Être de retour sur le marché. Gérer quelqu’un ; jeter quelqu’un. Et puis
être jeté·e à son tour. Être sur un dossier. Faire jouer la concurrence. Être
remplacé·e. Savoir ce qu’on vaut. Définir ses critères. Préciser ses goûts.
Les entrer dans un moteur de recherche. Optimiser les rencontres. Savoir
se vendre. S’auto-évaluer.
Consommer du sexe, et de l’amour, et de l’affection. Des humains comme
des produits sur les applis. Des rencontres comme des entretiens
d’embauche. Des calculs de compatibilité, de risque, d’investissement –
des indices de satisfaction.
Que valez-vous vraiment sur le marché ?
Vous méritez quelqu’un à votre niveau.
C’est étrange, de se rendre compte à quel point la logique marchande a
infiltré nos cœurs.
Mais le reconnaître, et le déplorer, ne suffit pas. Si on pense les
rencontres et les relations comme étant elles aussi soumises à la loi du
marché, avec l’offre et la demande, alors il faut comprendre les lois qui
régissent ce marché… pour inventer autre chose.
Bien sûr, tout semble simple, dit comme ça. Et je sais bien que ça ne l’est
pas.
Qu’est-ce qui fait qu’on a tellement de mal à prendre cette liberté-là,
cette autonomie ?
Il y a toutes les raisons qu’on a déjà décortiquées. Et il y en a une
dernière, plus sombre : c’est que cette soumission, cette addiction à la
romance, remplissent aussi une fonction existentielle, qu’a mise au jour
Simone de Beauvoir dans le chapitre du Deuxième Sexe intitulé
« L’amoureuse » – ouvrage qui, bien qu’écrit en 1949, demeure
bouleversant de pertinence.
Ce qu’explique Beauvoir, c’est qu’il est toujours angoissant d’assumer sa
liberté. Se soumettre, c’est une façon de se décharger de cette angoisse en
trouvant dans l’existence de quelqu’un d’autre une justification à la
sienne. Parce que les femmes sont socialisées comme des inférieures, elles
pensent trouver en l’homme un maître et un dieu, dont l’amour pourra
justifier leur existence. Mais ce faisant, elles se condamnent à la
déception, parce que nul ne peut jamais être à la hauteur de leur sacrifice.
J’ajoute que cette mécanique vaut aussi pour les hommes. Mais ils se
soumettent autrement : pas à l’amour, mais à un parti, un chef ou un
patron.
Pour échapper à la tentation de se soumettre, la seule solution
serait donc d’accepter la responsabilité de sa propre liberté… et
l’angoisse qui va avec. D’accepter notre solitude fondamentale. C’est
ce qui terrifiait Émilie, avant qu’elle ne décide de sacrifier sa romance, en
repartant avec son robot-mixeur sous le bras :
« Je pensais que je n’allais pas survivre – sur un plan psychique, on n’est pas fait pour vivre cette
violence. Je me suis dit : si je me sépare de lui, ça va me casser, et personne ne pourra me réparer. Mais
en réalité, non : je suis auto-suffisante, donc si je me sépare, ça va me rendre très malheureuse,
mais à la fin je serai entière. Cette solidité me donne le droit d’avoir des émotions et des
exigences – et si l’autre n’est pas content, c’est qu’il ne me convient pas… Bien sûr, tu fais des
petits compromis, mais savoir qui tu es, ce que tu veux et comment tu le veux, ça permet d’être
beaucoup plus au clair pendant la relation. Et en cas de rupture. »
Ce qu’Émilie a fini par comprendre, dit-elle, c’est que les valeurs qui lui
tiennent vraiment à cœur ne pouvaient plus être sacrifiées sur l’autel
d’une relation amoureuse. « Je ne veux plus que le fait d’être en couple
avec quelqu’un me fasse renoncer à une partie importante de qui je suis »,
conclut-elle aujourd’hui.
Je crois qu’il est vraiment important de comprendre comment il marche,
cet attelage complexe de romance et soumission. Je crois qu’il est
salvateur de comprendre que nous ne sommes pas par nature tarées,
faibles, immorales ou masochistes – mais que nous avons été construites
comme ça : voilà qui devrait nous autoriser plus d’empathie envers nous-
mêmes, et envers les autres femmes. Nous permettre aussi de relire avec
plus de bienveillance les histoires de nos vies, nos biographies amoureuses
et nos histoires de famille.
Dans un groupe de parole, j’ai demandé aux femmes présentes comment
les réflexions féministes avaient changé leurs relations avec les autres
femmes. Louise s’est mise à parler de son arrière-grand-mère, qui avait
toujours été dure avec elle, et qui lui lançait régulièrement des remarques
misogynes.
« Je me suis rendu compte qu’elle avait grandi dans une époque où la seule reconnaissance
qu’elle pouvait avoir de la part de sa famille, c’était de se marier. Elle valorisait toujours les
hommes, elle s’intéressait à eux, et beaucoup moins aux femmes – moi ou d’autres. C’est le
féminisme qui m’a permis de ne plus être en colère contre cette haine qu’elle avait des femmes.
J’ai compris qu’elle avait été éduquée à penser comme ça, et qu’il était difficile de s’en échapper.
Elle a grandi dans un monde où les hommes étaient valorisés et où les femmes étaient en
compétition les unes avec les autres. J’ai pu être en colère aussi contre des amies qui vivaient des
histoires d’amour absolument désastreuses : elles se faisaient prendre pour des connes par des
mecs totalement abrutis, et je ne comprenais pas pourquoi elles restaient – et je leur disais sans
beaucoup d’empathie. Jusqu’au jour où j’ai rencontré le féminisme : là, j’ai compris que j’en
rajoutais à la charge qu’elles étaient déjà en train de porter. Que c’était toute leur construction
qui les conduisait à rester empêtrées dans ces relations, sans voir comment s’échapper ou
prendre soin d’elles. J’ai compris qu’il était de mon devoir d’être dans une grande sororité avec
toutes les femmes. Et que, en réalité, le patriarcat permet aussi d’expliquer nos histoires
intimes. »
Si le patriarcat permet d’expliquer l’histoire intime de toutes les
femmes, c’est-à-dire l’histoire de la soumission normalisée, alors c’est en
se dépatriarcalisant de l’intérieur qu’on peut réussir à la dépasser.
Qu’on peut faire que l’égalité devienne vraiment excitante.
Qu’on peut ne plus inévitablement tomber amoureuses du plus grand,
du plus fort, de celui qui prend le plus de place.
Alors nous n’aurons plus besoin d’être autant éblouies, nous ne nous
laisserons plus impressionner par les machos, les bad boys ou les mentors.
Ils nous deviendront indifférents et nous pourrons enfin nous mettre à
aimer quelqu’un qui nous traite bien, vraiment. C’est en nous
dépatriarcalisant de l’intérieur que nous ne nous sommerons plus nous-
mêmes d’être des princesses, des filles fragiles, des muses ou des égéries.
Tout cela, je crois, nous demande de passer du temps en mixité choisie.
De renforcer encore les liens les unes avec les autres, de nous parler, de
nous soutenir, de nous répéter, autant de fois que nécessaire :
Tu as le droit. Tu as le droit à du temps libre, à du silence, tu
as le droit d’être écoutée, tu as le droit de t’exprimer, tu as le
droit de jouir, tu as le droit d’être soutenue, tu as le droit à un
amour beau et sain et soutenant, et conquérir un homme et
tout faire pour le rendre heureux ne peut pas constituer
l’intégralité de ton projet existentiel, parce que ça ne va
jamais te rendre vraiment heureuse. Et tu as le droit d’être
aimée.
Et cela nous demande donc, aussi, de repenser l’amour à partir de
l’amitié, et de la liberté. À la fin du Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir
écrit :
« L’amour authentique devrait être fondé sur la reconnaissance réciproque de deux libertés ;
chacun des amants s’éprouverait alors comme soi-même et comme l’autre ; aucun n’abdiquerait
sa transcendance, aucun ne se mutilerait ; tous deux dévoileraient ensemble dans le monde des
valeurs et des fins. Pour l’un et l’autre, l’amour serait révélation de soi-même par le don de soi…
et l’enrichissement de l’univers. »
C’est beau, non ? Mais cela peut encore sembler abstrait.
Voilà pourquoi j’ai souhaité terminer ce chapitre avec l’histoire que m’a
racontée Monica, et qui me semble un bel exemple de ce que peut être,
dans la vie réelle, un amour fondé sur la reconnaissance réciproque de
deux libertés.
À l’adolescence, Monica s’était beaucoup laissé guider par le désir de
garçons plus expérimentés. Mais à 20 ans, elle vit une belle histoire avec
un garçon de son âge. Il est intelligent, sensible – « un arbre », comme elle
appelle ces gars bien plantés et connectés aux autres. Mais Monica n’aime
pas son travail, elle veut bouger, faire ses propres expériences, éprouver
sa liberté...
« À la fin de mes études de théâtre, je suis partie au Guatemala pendant un mois. Là-bas, sans
l’avoir particulièrement cherché, j’ai rencontré un gars, un Américain... Tout de suite ça a été
l’étincelle, on a fait l’amour sur le toit de l’hôtel où on logeait. Quand je suis revenue, tout soleil,
mon amoureux m’a dit : “Wow, t’es tellement magnifique.” À ce moment, j’ai décidé de
m’installer au Québec. Je lui ai dit que je voulais aller danser au Canada, il m’a regardée droit
dans les yeux et m’a dit : “Mais oui, vas-y.” Il m’a serrée dans ses bras. Je savais qu’on s’aimait
énormément, il savait que je vivais ce que j’avais besoin de vivre… Donc je suis partie au Canada…
Et il m’a rejointe là-bas. Finalement nos chemins se sont séparés, mais ça a été un amour
extrêmement constructif, et jamais quelqu’un ne m’a aimée aussi entièrement. Il m’a permis de
m’asseoir dans un moi plus solide, et moi je lui ai permis de “s’expandre”. On s’est nourris l’un de
l’autre, très fort, c’était une très belle relation. »
Il n’existe pas de recette miracle pour vivre de très belles relations. Mais
peut-être pourrions-nous nous répéter ces mantras :
désérotiser l’inégalité
déshétérosexualiser l’hétérosexualité (en tant que rapport asymétrique
de pouvoir)
renoncer aux princes charmants qui viendraient justifier notre vie
Et pour les hommes cis-hétéros, encore une fois, aimer vraiment les
femmes. Vouloir qu’elles soient libres, les soutenir, les écouter, désirer
leur épanouissement, leur bonheur, leur plaisir ; avoir le courage de
désirer des égales.
Voilà l’horizon qui me semble profondément désirable maintenant :
aimer l’autre à égalité, aimer la liberté de l’autre.
Alors l’amour ne se confondra plus avec l’aliénation, ni la romance avec
la soumission. Alors il n’y aura plus de bad boys, ni de filles fragiles.
Chœur 9
J’ai commencé ma sexualité avec un type de
16 ans, j’en avais à peine 13. Je n’étais pas du
tout là-dedans, j’étais encore petite fille dans
ma tête, et on a fait l’amour très vite parce qu’il
en avait envie. J’ai commencé ma sexualité
sans même me laisser le temps d’avoir du désir,
et je crois que c’est encore le cas maintenant…
Je pense vraiment que tout repose sur le désir
de l’autre. Monica
Ce problème insoluble du romantisme
Avant A., il y avait M. Je l’avais
rencontré pendant mon Erasmus, les
débuts avaient été faciles, idylliques,
puis il avait eu peur. Ma voix ironique
dit aujourd’hui : encore un homme qui
n’avait pas de mots, qui avait mal
soigné sa dernière rupture, mal coupé
le cordon côté famille… Une voix plus
douce ajoute : plein de cette virilité qui
fragilise et qui me bouleversait. Pendant trois ans, nous
avons failli nous mettre en couple. J’ai pris de nombreux
avions pour le rejoindre, attendu des heures des messages
qui venaient au compte-gouttes, guetté sans cesse le
moment où il se laisserait tomber amoureux. Quand on était
ensemble, l’air entre nous était épais, le désir comme une
lave sous la peau. Il avait l’art de m’emmener dans des lieux
qui faisaient rêver, de donner aux chapitres de notre histoire
des décors romantiquissimes. Mais il angoissait dès que
j’approchais son cœur de trop près. Aujourd’hui encore, je
suis persuadée qu’il m’aimait – mal, je sais, mais quand
même. On a rompu plusieurs fois, ce qui était étrange parce
que nous ne nous étions jamais déclarés en couple.
Chacune de ces ruptures m’a emplie de détresse, jusqu’à la
dernière où, enfin, je me suis sentie libre. Libre de pouvoir
aimer quelqu’un d’autre (ou juste de vivre ma vie).
Quand j’ai rencontré A., quelques mois plus tard, j’ai eu si
peur d’avoir mal que dès qu’il a exprimé son attachement, je
n’ai plus rien ressenti. Les angoisses sont montées comme
des marées incessantes, avec une ritournelle en boucle : “Je
ne suis pas amoureuse, je n’ai pas de papillons dans le
ventre.” J’ai laissé mon intellect prendre le lead : il y avait
quelque chose chez A. que j’avais perçu avant de tomber
dans la peur, des indices d’une belle relation que je voulais
vivre. J’ai revu un psy. Je me suis accrochée. Et j’ai bien fait.
J’ai dû réviser à fond ma vision de l’amour. J’ai mis du
temps à comprendre qu’on pouvait aimer sans être
amoureuse. Ou qu’il me manquait quelques définitions
alternatives à “amoureuse”. Quelle était la différence
fondamentale entre A. et M. ? A. ne me faisait pas souffrir,
voilà tout. A. ne me faisait pas languir en attendant ses
messages, A. était là et prêt à rester, A. disait qu’il m’aimait et
me désirait. Or, je m’en étais fait la promesse après M. : je
veux un homme présent. J’ai vraiment l’impression d’avoir
eu un deuil à faire, celui d’une passion dont le prix à payer
était trop cher.
Aujourd’hui, j’ai l’impression de récolter les fruits de cette
bataille contre moi-même et contre tous les mythes
romantiques qu’on nous inculque ou dont on hérite. Je me
sens aimée, j’ai trouvé un vrai complice de vie, j’aime aussi
et je savoure le quotidien. Ce n’est pas toujours facile. Un
certain romantisme, né de l’attente, voire de la souffrance
souvent, me manque. Il y a tout un pan de l’homme que
j’aime à ré-érotiser : désirer quelqu’un qui vous fait du bien,
ce n’est paradoxalement pas si évident. Mélanie
J’ai lu beaucoup de livres qui m’ont appris à
rêver l’amour d’une manière malsaine. À
12 ans, je voulais des relations torturées,
passionnées, un peu à la façon des romans
Harlequin (entre amour et haine), tout en
professant un désir absolu d’indépendance.
J’avais intégré qu’aimer un garçon, c’était peu,
mais qu’aimer un homme et être aimée d’un
homme, c’était beaucoup plus. Il fallait trouver
quelqu’un qui puisse m’apprendre quelque
chose et j’avais l’impression de m’émanciper
par ce biais, de me rendre plus vieille, plus
assurée dans la vie, plus “valable”, d’une
certaine manière. J’ai donc appris à désirer
mon infériorité et je ne me suis pas rendu
compte de la position que j’acceptais de
prendre, et surtout des gestes de séduction que
je faisais. Clara
Ça ne fait pas mal… C’est normal ?
Je suis actuellement dans une relation où nous n’avons
jamais de disputes et je me suis demandé si on s’aimait
vraiment. J’ai entendu tellement de fois ma famille ou mes
ami·es dire “C’est parce qu’on s’aime qu’on se dispute” ou “Si
on ne s’aimait pas on ne se disputerait pas” que j’en viens à
me demander si on est normaux et si on se voile pas la
face… et je suis horrifiée par ce sentiment de culpabilité
complètement illégitime et stupide. J’ai grandi avec une
figure parentale assez violente (on casse des trucs contre les
murs en se hurlant dessus et le lendemain on s’embrasse à
outrance devant tout le monde) alors la relation passion-
destruction me semblait être tout à fait normale et même
souhaitée, comme preuve d’une relation “saine”. Émilie
Pour être honnête, je n’avais pas vraiment
conscience qu’une femme avait le droit de dire
non, de s’affirmer ou de prendre de la place (je
me rends compte en l’écrivant que c’est très
violent). J’ai donc plus ou moins laissé
plusieurs garçons voler mon consentement à
des soirées alcoolisées pendant mon
adolescence. Ces violences m’ont
accompagnée pendant longtemps dans ma vie
sexuelle. En fait, ce n’est que très récemment
que j’ai appris les termes “viol conjugal” et “viol
par surprise”, ça a été une belle claque ! Élodie
J’aurais adoré pouvoir me passer des hommes
Divorcée depuis neuf ans, j’élève seule mes trois enfants.
J’ai reçu une éducation ouverte mais traditionnelle. Être en
couple et avoir des enfants était une évidence et le plus tôt
serait le mieux. Avec le recul, je réalise que j’ai passé
quasiment toute ma vie accompagnée : un mari, un
compagnon, un plan cul… Chacun des moments passés en
tant que célibataire a été un supplice. Être en couple était un
critère de réussite et de qualité. Tant que je n’étais pas en
couple, cela signifiait qu’il restait un problème à régler. Tant
qu’il n’y avait pas un homme pour m’aimer, cela signifiait
que je n’étais pas “aimable”, apte à être aimée. J’ai tout réussi
dans ma vie, pourtant ce statut de célibataire était une
preuve accablante de mon échec, de mon incompétence.
Sans compter que tant que je ne me remarierai pas, tant que
je ne vivrai pas en concubinage, je conserverai ce statut de
“divorcée” à vie, sur tout document administratif : comme si
cela définissait mon identité pour toujours. Aujourd’hui je
tente une autre expérience. J’ai pu définir que je suis
heureuse et autonome ; il ne me manque que peu de choses
pour être comblée et j’ai enfin pu mettre le doigt dessus :
qu’un homme me fasse rire, qu’il me désire et me donne du
plaisir. Il n’est plus question alors d’engagement, de projet,
de quotidien, d’obligation, de rapport de force, de finance ni
de famille. Il n’est question que de bien-être.
Je suis souvent en colère contre les hommes : leur capacité
à se déresponsabiliser, leur détachement hautain, leur
manière de faire passer notre rigueur pour de la névrose, et
notre passion pour une faiblesse. J’aurais adoré pouvoir me
passer d’eux. Mais j’ai fini par admettre que le désir qu’un
homme peut avoir pour moi me donne des ailes. Quand on
a 44 ans, qu’on élève seule trois enfants et qu’on est
infirmière comme moi, il n’y a pas beaucoup de choses qui
donnent des ailes. Or le regard gourmand d’un homme
respectueux et drôle agit sur moi comme une drogue dure !
Je regrette parfois ce pouvoir que l’homme a sur moi et qu’il
ne mérite pas. Mais c’est ainsi. Malgré tout, j’aime les
hommes. Ils me touchent. Leur fragilité, leur sensibilité, leur
émerveillement, leurs passions enfantines…
Alors que j’ai la chance d’avoir tout ce dont j’ai besoin dans
ma vie, je continue d’avoir besoin de l’homme. Caroline
J’ai succombé au mythe du “bad boy” et suis
restée en couple pendant plus de trois ans avec
un homme torturé, égocentrique, prétentieux
et irrespectueux. Rétrospectivement, je n’arrive
pas à citer une seule bonne raison à cette
histoire, nous n’avions aucun point commun
et ne nous entendions pas spécialement bien.
Anonyme
Le droit d’aimer coûte que coûte
Voici mon modèle : l’amour passion. L’amour qui fait mal,
qui prend aux tripes et que je reproduis encore et encore
même quand je veux le fuir, surtout quand je veux le fuir.
Ça commence toujours de la même façon, par un état de
sidération, comme un viol. On n’a pas le choix. On le subit.
On ne peut que se jeter dans ses bras à corps et à cœur
perdus. Perdus d’avance.
Et pourtant, je déteste la femme que je deviens dans cet
amour passion, dans l’attente de l’autre, toujours à l’affût, à
guetter. Dans le doute, la peur au ventre. Chaque fois, je me
jure que plus jamais ! Et puis, la sidération finit toujours par
se reproduire et m’enchaîner. Et puis je me
dis merde, quitte à souffrir, autant la vivre
cette passion parce que le souffle que ça
insuffle dans mes veines, rien d’autre ne
réussit à le faire avec autant de puissance.
C’est beau, c’est fort et c’est unique. Chaque
amour passion est unique. Je viens d’en vivre
un. Encore une fois, je m’étais dit plus jamais,
et je multipliais les plans cul pour ne pas
m’attacher. Ça n’a pas fonctionné : il m’a
sidérée au moment même ou il a posé ses
mains sur ma peau. Trois mois de fol amour en cachette de
sa femme… La douleur de l’absence est devenue
insupportable, pour lui comme pour moi. Aujourd’hui, on
s’aime sans se voir. On crève de ne pas se voir. On crève de
s’aimer. Je ne sais plus trop bien. Ce que je sais, c’est que j’ai
46 ans et que le sexe me paraît fade sans cette étincelle
passionnelle. Je suis accro, je ne peux plus m’en passer. La
vie est courte, je ne veux plus m’en passer.
Je fais mon chemin, ma révolution comme vous dites, peu à
peu je me pose les bonnes questions. Y répondre n’est
finalement peut-être pas si important. Ma révolution
amoureuse est en route. Je veux aimer, je veux aimer même
si ça fait mal. Je n’ose encore espérer que ça puisse en être
autrement. Aimer autant sans souffrir ? Impossible encore
ne serait-ce que de le fantasmer… Et alors ? Ne devrions-
nous pas accepter d’avoir mal pour vivre pleinement, pour
aimer vraiment ? Pourquoi ne ressentir que des émotions
qui font du bien ? Les autres n’ont-elles pas aussi leur droit
de cité ? La douleur ça donnerait beaucoup aussi je crois si
on apprenait juste à la recevoir. Pourquoi toujours se cacher
pour pleurer ?
Ma révolution amoureuse, c’est revendiquer le droit d’aimer
coûte que coûte. Aimer vraiment, c’est empreint de
violence. Je ne sais pas si on peut aimer dans la douceur.
Dominique
Ma “première fois” ayant été un viol, j’ai
longtemps trouvé ça normal d’être dominée et
objectifiée, et je me suis toujours comportée au
lit comme je croyais que les mecs
l’attendaient : avec soumission, sans penser à
mon propre plaisir (dont j’ignorais en réalité la
possibilité même), et en acceptant tout
“volontiers”, toutes les pratiques, tous les
fantasmes, toute la violence. Matilda
Trouver sa propre lumière
J’ai été (comme toutes et tous) depuis l’enfance abreuvée de
récits hétéronormés et de scénarios “pyramidaux” (famille à
la base, amitiés au milieu et amour au sommet) qui me
laissaient entrevoir que la route à emprunter était à une
seule voie, et à sens unique. J’avais aussi intégré nombre de
récits où le féminin se trouvait, systématiquement, sans
valeur propre si isolé (le mythe de la célibataire superficielle
/ dépravée / malheureuse / sans but / aigrie / [insérer ici la
malédiction de votre choix]) puis subitement sublimé par la
validation du regard masculin (le mythe de l’âme sœur, de la
complétude, de l’harmonie enfin trouvée dans l’autre, I
belong to you).
Comme beaucoup, j’ai donc passé une énorme partie de
mon temps à me demander comment je pouvais devenir,
être et rester désirable pour obtenir cette validation des
hommes (sans laquelle je pensais n’avoir pas la moindre
valeur intrinsèque) : je me suis adaptée physiquement,
mentalement, idéologiquement, oralement, sexuellement.
Je me suis mise à rire à des blagues de caserne, à boire de
l’alcool à outrance (même quand je trouvais certains alcools
dégueulasses), à porter des jeans trop serrés jusqu’à en avoir
des cystites, à coucher avec n’importe qui sans en avoir
franchement envie, à critiquer abondamment les autres
femmes, à chercher, toujours, en tout lieu, l’approbation du
quota de mecs présents (même ceux que je n’estimais pas), à
taire mes idées ou à adopter des discours sans les
questionner, etc. En définitive, j’ai passé des années à
chercher à construire cette identité “désirable” jusqu’à ne
plus avoir la moindre idée de qui j’étais réellement – juste
un vague catalogue de hobbies et de qualificatifs
consensuels.
J’ai ensuite souffert, été sous emprise, été abusée (sans en
avoir encore conscience) par quantité d’hommes cis entre
mes 16 et mes 21 ans. Mais je continuais ma quête effrénée
de validation et j’espérais tomber, ce faisant, sur “l’âme
sœur”, d’autant plus que je voyais autour de moi toutes mes
amies trouver “leur moitié” et se “poser”. Je ne voulais pas
être la dernière, la marginale, la freak dont personne ne veut
et dont tout le monde a franchement pitié. Et puis je me suis
“mise en couple” avec un garçon fraîchement rencontré
vers mes 22 ans. Une personne dont je ne savais rien et qui
ne savait rien de moi – comme quoi, sur un malentendu, ça
peut vraiment marcher. Et j’ai été soulagée. Enfin ! je me
suis dit.
J’ai vécu avec cette personne des années abominables.
Violences psychologiques, sexuelles. Viols. Dénigrement.
Isolement social. J’ai découvert qu’il était misogyne, raciste,
violent – je n’en avais aucune idée, mais il faut dire qu’on
n’avait jamais pris le temps de réellement se connaître.
Notre relation s’était fondée sur des non-dits et des
projections. On n’avait, en définitive, pratiquement rien en
commun. Mais on m’avait toujours dit que c’était cela être
en couple : accepter l’autre dans son entièreté, se fondre
avec lui, faire des compromis, être patiente, faire des efforts
pour que les choses finissent par aller mieux, aimer
inconditionnellement. Il fallait à tout couple son lot de
douleur, car la douleur signifiait la passion et la passion
signifiait l’amour et l’amour était une chose bien trop sacrée
pour lui préférer l’absence de souffrance.
Il me traitait d’égoïste (ma carrière était-elle plus importante
que l’Amour ?), d’allumeuse (mes amis voulaient tous me
baiser, et soit j’en étais consciente, soit j’étais terriblement
naïve), de cruelle (vouloir vivre séparément, c’était
désavouer notre relation). Je ne voulais pas perdre sa
validation car on m’avait appris que, sans elle, je n’existerais
plus. Alors j’ai tenu trois ans, malheureuse comme une
pierre.
Longtemps, j’ai attendu “la” rencontre comme on attendrait
une lumière dans l’obscurité. Je pensais que l’autre, l’être
aimé, serait la seconde moitié qui permettrait de donner un
sens à ce qui, chez moi, me paraissait insuffisant, bancal.
Cette rencontre agirait comme un bain révélateur qui
viendrait dévoiler l’image qui se trouvait cachée en moi, à
peine visible, toute sombre, dessinée en négatif. Elle serait la
réponse à la question du sens à donner à mon existence.
(Quel poids immense à faire porter à l’autre personne,
quand on y pense !)
Je pensais aussi qu’on ne pouvait pas vivre une vie “valable”
en étant seule, à moins d’être une femme extraordinaire –
un génie, une aventurière, une artiste, une guerrière –, une
entité autosuffisante, comme il en existe si peu. Que toutes
les autres âmes plus médiocres ne pouvaient acquérir de
valeur qu’à la lueur d’un compagnon ; c’était ainsi, il fallait
que l’autre nous éclaire. Comme un vers aurait besoin du
vers suivant pour rimer : on ne pouvait pas faire poésie
seule.
Aujourd’hui, je sais non seulement qu’on peut faire poésie
seul(e), mais aussi qu’on peut être prose si on le veut – et
que c’est tout aussi beau. Céline
Sources
Ouvrages
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, tome II (éd. Gallimard, 1949)
Albert Cohen, Belle du Seigneur (éd. Gallimard, 1968)
Manon Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient (éd. Flammarion, 2018)
Eva Illouz, Hard romance. Cinquante nuances de Grey et nous (éd. Seuil, 2014)
Gloria Steinem, Revolution From Within : A Book of Self-Esteem, 1992, chapitre « On Love and
Romance » (bientôt traduit en français)
Jane Ward, The Tragedy of Heterosexuality, 2020 (non traduit en français)
Article
Le texte du psychologue espagnol Luis Bonino « Los Micromachismos », paru en 2004, est résumé
en français sur le site d’Elisende Coladan (therapie-feministe-elisende.com) : « Micromachismes et
macro-dégâts » (2019).
Quand j’ai commencé à réfléchir au Cœur sur la table, pour expliquer ce
que je voulais faire, je disais :
« Nos relations sont des créatures vivantes ! Il s’agit d’apprendre à en
prendre soin. Toi et moi, on se connaît depuis deux jours, six mois, cinq ou
douze ans, il existe un lien entre nous que l’on peut appeler amitié, amour,
affection, sororité, adelphité, famille, camaraderie ou bien d’autres
choses. Je propose de voir ce lien comme un travail artistique, une
création commune dont nous sommes coresponsables. Et même… de
considérer ce lien comme une entité dotée de sa propre existence. Comme
si chaque relation était une créature vivante, mythique et mystérieuse,
entre la plante, le dragon et l’animal ; des sortes de Pokémon rares, dont
nous devons prendre soin. Cette créature est née de nos interactions, à
nous ensuite de la nourrir, de la faire grandir, de l’entretenir ; nous
sommes relié·es à elle par des fils invisibles. Et quand on ne s’en occupe
pas, elle s’en va. Parfois on s’en occupe très bien et elle s’enfuit quand
même, et ne revient jamais, ou alors après des années, métamorphosée.
D’autres fois, elle tombe malade, et c’est à nous de la soigner. Toutes ces
relations-créatures interagissent les unes avec les autres, et certaines
s’épanouissent mieux auprès de leurs congénères… Et donc, ce qu’il nous
faut inventer c’est une sorte de permaculture des relations. Cultiver,
enseigner et apprendre des techniques, des approches, des terrains sur
lesquelles elles soient heureuses. »
C’était une métaphore qui me plaisait parce qu’on pouvait la filer
facilement (permaculture des relations, comme dans un jardin, où les
carottes poussent mieux à côté des poireaux, où il n’y a plus de “bonnes”
ni de “mauvaises” herbes, où toute la vie revient, insectes, oiseaux,
plantes, sans produits phytosanitaires ni monoculture). J’aime toujours
son pouvoir consolatoire : quand une relation s’abîme et meurt, je peux
me dire que les plantes aussi finissent par mourir, mais aussi par nourrir,
en se décomposant, le sol dans lequel elles ont été plantées. Elles ne
meurent pas vraiment, on le sait : nous sommes vivant·es d’anciennes
relations dont le souvenir, l’expérience, les nutriments, viennent nourrir
les suivantes – c’est une amie qui t’a laissé le goût du flamenco que tu fais
maintenant écouter à ta fille, un ex qui t’a fait aimer les échalotes dans la
salade dont tes collègues se régalent, un copain de copain dont tu
n’oublieras jamais les caresses, que tu prodigues maintenant à ton
amoureuse, etc., etc. – tous ces liens qui t’ont fait grandir et en ont
renforcé d’autres.
J’aimais aussi cette image, car si on considère que nos relations sont des
créatures vivantes, on comprend mieux la nécessité de partager de
manière juste le travail de soin, d’attention, de créativité qu’elles
demandent. Dans ma propre vie, considérer mes relations comme des
Pokémon me réconforte toujours, me donne l’élan, la joie et les idées pour
en prendre soin.
Mais politiquement, je dois bien reconnaître que ma métaphore ne sert à
peu près à rien ; parce qu’elle est trop individualiste, trop centrée sur les
individus et leurs plaisirs. Elle ne prend pas en compte les grandes
structures, notamment économiques, dans lesquelles nous évoluons. Tout
au long du livre, et des épisodes du podcast, j’ai fait référence à la
“révolution romantique” que nous sommes en train de vivre :
transformation des normes sociales, des valeurs, renversement des
rapports de pouvoir, prise de conscience écologiste, métamorphoses de ce
à quoi nous tenons, selon la formule de Costanza Spina, qui la précise
ainsi :
« Il existe un lien entre le retour des sorcières de Mona Chollet, le ré-enchantement du monde
par un prisme féministe de Silvia Federici, l’analyse et la remise en discussion du capitalisme
amoureux d’Eva Illouz, le soulèvement transféministe décolonial de Paul B. Preciado, l’urgence
de la reconnaissance de nouveaux désirs dont Judith Butler parle dans Défaire le genre : ce point
commun est la proposition d’un nouveau vivre-ensemble, d’une démocratie du soin, la
réhabilitation de l’Amour comme force révolutionnaire capable de secouer nos sociétés
capitalistes occidentales en profondeur. [...] La révolution romantique serait alors ce
soulèvement massif, intersectionnel, bâti sur le potentiel de désobéissance propre à l’Amour. »
Au tout début de mes recherches, je voyais la révolution romantique
d’abord comme une transformation de nos formes de relation – j’étais en
particulier très intéressée par la remise en cause de la monogamie et de
l’idéal de fidélité sexuelle dans nos relations amoureuses, par les outils de
communication pour résoudre les conflits, pour développer l’empathie et
la compréhension mutuelles, etc. Mais je me suis rendu compte que tout
ce qui pouvait m’apparaître comme émancipateur pour les individus se
retournait vite contre les parties structurellement plus faibles. Prenons
l’exemple de l’escalator des relations, exposé dans le premier chapitre :
j’ai été assez vite alarmée de l’enthousiasme que ce concept provoquait
chez les auditeurs masculins, y compris chez mes amis (Oh génial, ça va me
permettre d’expliquer à la fille avec qui je couche depuis trois ans pourquoi je ne
veux surtout pas m’engager avec elle, ni la présenter comme ma copine, ni
rencontrer ses parents, ni rien lui promettre, parce que c’est tellement convenu,
conventionnel, tous ces trucs, mais elle ne comprend pas que moi je refuse de
monter sur l’escalator, je suis un révolutionnaire !).
Même chose pour le polyamour, c’est-à-dire la possibilité, pour les
individus, de nouer plusieurs relations amoureuses, en toute
transparence, et que toutes les personnes impliquées soient consentantes.
Ayant moi-même, pour différentes raisons, toujours trouvé insupportable
la contrainte de fidélité sexuelle, me sentant dépossédée de mon corps et
de ma liberté dès que j’étais en couple, j’ai été enthousiasmée par tous les
textes qui montraient comment il était possible de créer et de nourrir
plusieurs relations amoureuses et / ou sexuelles (Pourquoi avoir plusieurs
ami·es, mais pas plusieurs amoureu·ses ?). Surmonter (ou faire avec) la
jalousie, se parler honnêtement, se donner mutuellement la liberté de
vivre de nouvelles passions, sans que cela ne détruise celle existante ?
Fabuleux. Je suis beaucoup plus prudente maintenant que j’ai constaté
comment ce bel idéal avait été récupéré par de nombreux hommes
hétérosexuels, comme l’a très bien résumé l’autrice féministe Anaïs
Bourdet dans une story publiée sur son compte Instagram
@mauvaisecompagnie :
« Je suis fascinée par la vitesse à laquelle les hommes cis-hétéros déconstruisent l’exclusivité en
amour. Depuis quelque temps, et grâce aux féminismes, ils sont super nombreux à se dire non
exclusifs, libres, voire polyamoureux. On pourrait y voir une bonne nouvelle, moi ça me met en
colère. Parce que, quand il s’agit de culture du viol, de déconstruire leur propre sexisme, etc., là
ça regarde en l’air et ça sifflote, ça a piscine ou poney. Avec le polyamour ils ont juste capté le
potentiel de nouveaux privilèges à leur disposition, sans jamais en lâcher un seul par ailleurs. »
Elle fait ensuite la liste des comportements typiques de tous ces
prétendus polyamoureux, trop contents de faire exactement comme bon
leur semble, sans introspection, sans empathie :
« Les mecs qui veulent former un trouple mais QUE avec une autre femme. Les mecs qui se disent
polyamoureux alors que leur partenaire n’est pas au courant, voire absolument pas d’accord. Les
mecs qui ne jouent pas du tout le jeu du care, du soin, bref du taf émotionnel qui va avec toute
relation quel que soit son mode, et qui au contraire culpabilisent à fond la personne qui demande
à être rassurée. »
J’y vois un mécanisme similaire à celui qu’avaient démontré, me semble-
t-il, Luc Boltanski et Ève Chiapello dans leur grand essai Le Nouvel Esprit du
capitalisme (éd. Gallimard, 2011) : le capitalisme se transforme et perdure
en intégrant toutes les critiques et les contestations qui lui sont faites. La
société réclame plus d’autonomie et de créativité ? Les entreprises vont se
mettre au management horizontal, et vous serez votre propre patron
(votre propre exploiteur). La planète brûle ? On va faire du green washing.
Les changements ne sont que superficiels, et surtout, tout ce qui pouvait
avoir l’air émancipateur va finir par se retourner contre les parties les
plus faibles structurellement. Et par créer de nouvelles souffrances et de
nouvelles aliénations.
Pour le patriarcat, c’est pareil : chaque fois que nous croyons que de
nouvelles normes, de nouveaux modèles relationnels, de nouveaux
comportements peuvent émanciper les femmes, cela se retourne (en
partie) contre elles. On l’a vu avec la prétendue “révolution sexuelle” des
années 1960-1970 : certes, la légalisation de la pilule contraceptive puis de
l’avortement a été, et reste, un changement fondamental permettant aux
femmes d’avoir des relations sexuelles avec des hommes sans avoir la
peur au ventre de tomber enceinte. Mais elles sont restées, selon la
formule de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, des “corps à
disposition” (qu’on peut violer, abuser, maltraiter, en masse et en toute
impunité ou presque, comme l’a montré le mouvement #MeToo) – en fait
de “grande révolution sexuelle”, cela a surtout été celle des hommes cis-
hétéros, leur permettant d’exiger, puisqu’il n’y avait plus de risque de
grossesse non désirée, des services sexuels de la part des femmes de leur
entourage.
Tu veux pas baiser avec moi ? Coincée ! Frigide !
Même chose pour la liberté de dissocier sexualité et sentiments : la
culture hétérosexuelle du “coup d’un soir” est une culture qui favorise le
plaisir masculin, qui permet aux hommes d’utiliser sans gêne ni remords
leurs partenaires, et de les mépriser ensuite par-dessus le marché.
L’encouragement à découvrir son corps, à se réapproprier sa sexualité, à
ne plus en avoir honte, s’est insidieusement transformé en injonction à
jouir. L’orgasme féminin devient un dû, un trophée, une récompense,
comme me l’expliquait cette jeune femme dans l’un des courriers que j’ai
reçus, à propos de son compagnon :
« C’est un homme qu’on pourrait appeler pro-féministe. Il reprend ses amis qui font du sexisme
ordinaire. Ce n’est pas le mec lourd qui siffle une fille dans la rue… Il m’a fait découvrir
l’orgasme, la masturbation et le Woman-izer ! Bref le mec parfait (ou presque) avec qui j’ai envie
de faire ma vie (enfin pas que, on est en couple ouvert). Le plus gros problème entre nous c’est
notre différence de libido. Il est plutôt accro au sexe alors que moi j’y pense pas très souvent. Du
coup j’en viens à avoir des relations sexuelles quand je n’en ai pas envie. […] Il me dit aussi que
c’est le plus beau cadeau que je puisse lui faire, lui donner mon corps et avoir un orgasme. Après
beaucoup de discussions j’ai conclu qu’il est plus facile de faire la crêpe plutôt que d’avoir des
problèmes de couple. »
J’ai connu des hommes soi-disant passionnés par le plaisir de leurs
partenaires, qui ne leur servait en fait qu’à se glorifier de leur propre
puissance. D’autres qui extorquent des photos intimes sous prétexte
d’émancipation.
Pourquoi tu veux pas ? C’est féministe d’assumer
son corps !
Enfin, c’est toujours le même mécanisme : n’importe quelle raison va
être utilisée pour faire en sorte que les femmes fassent exactement ce
qu’ils veulent.
Nouvelles méthodes, vieille logique : objectification, exploitation,
domination.
Pendant tous ces mois de travail, tandis que j’étais en train de réfléchir à
l’amour et l’amitié, à comment vivre concrètement des relations plus
libres et plus égalitaires, je suivais chaque jour l’actualité, et je me
demandais si je n’étais pas complètement à côté de la plaque – est-ce
qu’on a le temps pour tout ça alors que la crise écologique / économique /
sanitaire, alors que la fascisation des démocraties, alors que toutes les
horreurs dans le monde, alors que… Et pourtant je sens que c’est lié, que
révolutionner l’amour et l’amitié et tout faire pour vivre des liens plus
profonds et plus justes, c’est aussi une façon de résister à un monde
horrible, plein de violence, d’attentats, de surveillance et de compétition.
Que toutes ces amitiés, ces groupes, ces collectifs, ces familles où se
cultivent des belles relations sont des bases arrière, des oasis, des havres
où nous pouvons nous reposer et reprendre des forces avant de retourner
lutter. Que tout faire pour cultiver des liens riches, c’est une voie pour
résister au carnage, à l’horreur du monde capitaliste, patriarcal, raciste. Je
me dis que tisser des liens très solides, apprendre à se tenir droit, à se
parler avec le cœur, dans toutes nos interactions, c’est résister et
transformer le monde.
Parce que des enfants naîtront de tous ces liens, et que nous pouvons
leur apprendre par l’exemple comment lutter avec joie. Fuir les dîners de
gala, cultiver les jardins. Parce que même si nous ne voyons pas de notre
vivant la fin du patriarcat raciste et capitaliste, nous luttons pour elles et
eux, pour les générations futures.
Parce que la seule chose qui comptera vraiment, à la fin de nos vies, c’est
d’avoir aimé et d’avoir été aimé·e.
Livres,
les indispensables
Voici les quatorze lectures qui ont directement inspiré Le Cœur sur la
table, qui me semblent à la fois profondes, empouvoirantes, accessibles et
novatrices – bref, indispensables.
50 Couples mythiques de la littérature, de l’Odyssée à Harry Potter, collectif
(éd. Ellipses, 2021)
Que ces couples de personnages littéraires se soient liés d’un amour
passionnel ou tendre, criminel ou éthéré, chaste ou charnel, consommé ou
fantasmé, iels ont marqué notre mémoire collective. Ce guide écrit à dix
mains par des professeurs de littérature résume et analyse leur histoire.
Joie militante. Construire des luttes en prise avec leurs mondes, de Carla
Bergman et Nick Montgomery (éd. du Commun, 2021)
Pourquoi, parfois, les milieux militants nous vident-ils de tout désir ?
Combinant propositions théoriques, analyses de cas pratiques et
entretiens avec des activistes issu·es de luttes diverses, les deux militant·es
ouvrent des voies pour devenir collectivement plus puissant·es, capables
et joyeux·ses.
Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, de Céline
Bessière et Sibylle Gollac (éd. La Découverte, 2020)
Fruit de vingt ans de recherches des deux sociologues, cette enquête
magistrale démontre comment la société de classes se reproduit grâce à
l’appropriation masculine du capital et comment les calculs, les partages
et les conflits qui ont lieu au moment des séparations conjugales et des
héritages aboutissent toujours à la dépossession des femmes, avec le
concours des professions du droit.
Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétéro-sexuelles,
de Mona Chollet (éd. Zones, 2021)
Dans une langue très belle, précise et poétique, entremêlant extraits
littéraires, analyses cinématographiques, statistiques, anecdotes
personnelles et citations, Mona Chollet démonte les impensés de notre
culture amoureuse mortifère, sans nous laisser pleurer sur notre sort :
elle tient la promesse de son titre en dessinant des chemins lumineux
pour que nous puissions enfin, toustes, “Réinventer l’amour”. Génial !
Les Luttes fécondes, de Catherine Dorion (éd. Atelier 10, 2017)
« Libérer le désir en amour et en politique » : c’est le programme de cet
inclassable petit essai, poétique et fougueux, de l’artiste québécoise.
En cas d’amour : psychopathologie de la vie amoureuse, d’Anne
Dufourmantelle (éd. Rivages, 2012)
Qu’est-ce qui nous fait répéter le même scénario et souffrir en boucle
des mêmes maux d’amour ? La psychanalyste déploie de fascinantes et
subtiles réflexions, dans une langue splendide, tissées à partir de l’écoute
des histoires de ses patient·es dans son cabinet.
On ne naît pas soumise, on le devient, de Manon Garcia (éd. Flammarion,
2018)
Parce que comprendre pourquoi les femmes se soumettent est le
préalable nécessaire à toute émancipation, la philosophe s’attelle, sur les
pas de Simone de Beauvoir, à analyser ce tabou philosophique et point
aveugle du féminisme : le consentement des femmes à leur propre
soumission.
Je t’aime à la philo, d’Olivia Gazalé (éd. Le Livre de Poche, 2013)
Un essai sur la nature de l’amour, où la philosophe fait dialoguer, sur un
ton érudit et souvent drôle, Platon et Nietzsche, Saint-Augustin et
Foucault, Schopenhauer et Stendhal, Spinoza et Proust, Descartes et
Freud, en évitant les écueils de la naïveté et du cynisme.
All About Love: New Visions, de bell hooks, (en cours de traduction en
français, éd. William Morrow Paperbacks, 2018, pour la version
étatsunienne)
Avec beaucoup de générosité, l’activiste et théoricienne afro-féministe
raconte sa propre quête de connexion émotionnelle, examine l’éducation
sentimentale qu’elle a reçue, et propose un nouveau paradigme culturel
pour des relations affectives profondes et équilibrées, avec une
perspective spirituelle.
Regards féministes sur l’hétérosexualité contemporaine occidentale : essai sur le
dispositif hétérosexuel et ses limites pour l’égalité et la liberté des femmes, de
Stéphanie Mayer (Université de Laval, Québec, 2018)
Pas encore éditée, mais accessible librement en ligne, une thèse de
doctorat exceptionnelle d’érudition et d’intelligence politique, où la
politiste cartographie les rapports conflictuels entre hétérosexualité et
féminisme, avant de proposer différentes voies qui peuvent être
empruntées par les féministes qui souhaitent s’engager dans la
transformation du vivre-ensemble hétérosexuel.
Au-delà du personnel, de Corinne Monnet et Léo Vidal, (éd. Atelier
de création libertaire, 1998)
Les deux activistes anarchistes ont rassemblé les contributions d’une
vingtaine de femmes et de quelques hommes qui plaident pour une
transformation politique de nos vies intimes, s’inscrivant dans les luttes
féministes et libertaires.
Philosopher ou faire l’amour, de Ruwen Ogien (éd. Grasset, 2014)
« L’amour est-il plus important que tout ? Peut-on aimer sans raison ?
Ou sur commande ? L’amour se situe-t-il par-delà le bien et le mal ? Et, s’il
ne dure pas, est-ce quand même un amour véritable ? » Le penseur
libertaire tente de répondre à ces questions dans cet essai facétieux et
rigoureux, qui mêle concepts philosophiques et chansons populaires.
Je t’aime, je te trompe, d’Esther Perel (éd. Robert Laffont, 2018)
« Qu’est-ce qu’être infidèle, aujourd’hui ? Est-il possible d’aimer
plusieurs personnes à la fois ? Tromper, est-ce forcément trahir l’autre ?
Est-ce qu’une liaison peut paradoxalement aider un couple ? » La
thérapeute propose des pistes de réponses pragmatiques en s’appuyant
sur les cas cliniques des couples qu’elle a reçus en consultation.
La Contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, d’Adrienne Rich (coédité
par Nouvelles Questions Féministes et les éditions Mamamélis, 2010)
Dans ces interventions publiques et ces essais datant des années 1970 et
1980, la théoricienne et poétesse remet en cause les évidences naturalistes
patriarcales et démontre comment se perpétue l’institution politique de
l’hétérosexualité féminine, clé du maintien de la suprématie masculine.
Elle développe aussi l’idée révolutionnaire du « continuum lesbien », soit
le « large registre d’expériences impliquant une identification aux
femmes ».
Podcasts,
les indispensables
À propos d’amour, de couple, d’hétérosexualité, de désir ou d’érotisme,
voici les œuvres audio en tout genre (chroniques, fictions, documentaires,
conversations) qui sont à mon avis les plus enthousiasmantes, instructives
et intéressantes en termes d’écriture, de réflexion et de réalisation. Je
vous en recommande donc vivement l’écoute !
Un podcast à soi, de Charlotte Bienaimé, réal. Samuel Hirsch (Arte Radio,
depuis 2017)
Chaque épisode est une splendeur, entremêlant témoignages, réflexions,
poésie et expertise, pour approfondir les questions de genre, de
féminismes, d’égalité entre les femmes et les hommes. Je recommande en
particulier, à propos d’amour, de couple et de désir : « Sexualité des
femmes, la révolution du plaisir » (ép. 18), « Prendre soin, penser en
féministes le monde d’après » (ép.26), « Du pain et des roses, quand les
femmes s’engagent » (ép.16), « Qui gardera les enfants » (ép.5), « Entre
femmes » (ép.13).
Modern Love, présenté par Nadia Daam (France Inter, depuis 2019)
Chaque dimanche soir, pendant une heure, sur un ton intimiste et
documenté, Nadia Daam discute avec son invité·e, souvent un·e artiste, de
questions liées aux relations affectives au sens large – amour, amitié, sexe,
famille et trahisons.
S’aimer comme on se quitte, de Lorraine de Foucher (wave.audio pour
Le Monde, depuis 2019)
Chaque épisode, assez court, raconte deux jours dans la vie d’une
relation amoureuse : le premier et le dernier. Réalisé à partir de
témoignages recueillis et écrits par Lorraine de Foucher (journaliste au
Monde), interprété par des comédien·nes et musicien·nes.
La Fille sur le canapé, d’Axelle Jah Njiké, réal. Aurore Meyer-Mahieu et
Marine Raut (Nouvelles Écoutes, 2020)
Ce documentaire puissant et sensible, entrelaçant témoignages,
réflexions personnelles de l’autrice, expertises et lectures de textes
d’autrices noires, met au jour des faits impensés jusque-là : les violences
sexuelles intrafamiliales dans les communautés afrodescendantes.
Mon Prince viendra, et Mon Prince à la mer, de Klaire fait Grr, réal. Arnaud
Forest (Arte Radio, 2018)
Deux autofictions sentimentalo-rigolotes : dans la première, Klaire fait
Grr écume les sites de rencontres ; dans la seconde, elle part en vacances,
en espérant toujours rencontrer l’amour.
Rends l’argent, de Titiou Lecoq (Slate Audio, 2020)
Une enquête sur la place des finances dans les histoires d’amour :
Qui paye quoi ? Faut-il avoir un compte commun ? Crédits, impôts,
contrat : pourquoi est-on si souvent gêné·es d’en parler ? Avec plein de
conseils très concrets pour une communication éclairée et une gestion
féministe des questions financières dans le couple.
Vivre sans sexualité, d’Ovidie et Tancrède Ramonet, réal. Séverine Cassar
(France Culture, 2021)
À travers un journal de bord introspectif, les deux documentaristes
donnent la parole à celles et ceux qui, comme elleux, ne veulent pas ou
plus de sexualité : laissé·es pour compte du grand marchélibidinal,
grévistes du sexe, ascètes modernes ou abstinent·es momentané·es…
Certain·es désirent encore, mais autrement ; d’autres en souffrent, ou au
contraire s’en trouvent soulagé·es.
Des hommes violents, de Mathieu Palain, réal. Cécile Laffon
(France Culture, 2020)
« Condamnés par le tribunal pour violences conjugales, douze hommes
sont contraints par la justice de participer à un groupe de parole pendant
six mois. L’un est un homme d’affaires à succès, un autre à la recherche
d’un emploi, un autre tient un garage... Ils commencent par clamer
unanimement leur innocence et par refuser de reconnaître leurs torts.
Puis évoluent, ou pas. » (France Culture)
Ou peut-être une nuit, de Charlotte Pudlowski, réal. Anna Buy
(Louie Média, 2020)
Un documentaire d’une puissance sidérante, mêlant témoignages,
analyses d’expert·es et statistiques, pour comprendre les mécanismes de la
fabrique du silence autour de l’inceste et son rôle dans le maintien de la
domination masculine.
Camille, de Camille Regache, réal. Solène Moulin (Binge Audio, depuis
2019)
Les droits des LGBTQI+ avancent, mais les normes et les structures
psychopolitiques liées à l’hétérosexualité restent. Une déconstruction
méthodique, sourcée et accessible de l’hétéronormativité de notre société,
et de tout ce qui est considéré comme naturel et inné en ce qui concerne
l’identité de genre et la sexualité.
Les Chemins de désir, de Claire Richard, réal. Arnaud Forest et Sabine
Zovighian (Arte Radio, 2019)
Dans cette fiction, une femme retrace une vie de fantasmes et de plaisirs
solitaires : de la découverte, enfant, d’une BD pour adultes dans le grenier
de sa grand-mère, aux vidéos X disponibles aujourd’hui. Une exploration
des chemins du désir féminin – ses contre-allées déroutantes, ses ruelles
cachées, ses zones de liberté – qui montre comment l’imaginaire érotique
se construit parfois loin de la vie amoureuse réelle.
La Clinique de l’amour, de Delphine Saltel, réal. Cécile Laffon
(France Culture, 2020)
« Dans un hôpital public du sud de la France, un psychiatre et une
psychologue reçoivent des couples au bord de la rupture. Les patients
viennent à deux, parfois avec leurs enfants, et exposent les malentendus,
les vieilles histoires, les conflits qui ont fragilisé l’amour : charge mentale,
argent, fréquence des rapports sexuels... Rancœur et espoir se mêlent. »
(France Culture)
La Séparation, de Sophie Simonot, réal. Emmanuel Geoffroy
(France Culture, 2020)
Manue et Karim forment un couple mythique pour leur ami·es :
complices, égalitaires, modernes. À l’aide d’archives et de reportages
tournés par l’autrice depuis le début de leur histoire, ce documentaire
décortique vingt-cinq ans de mariage, depuis le jour de la cérémonie, en
passant par les crises et les réconciliations, jusqu’au divorce.
Et en anglais
The Heart (Mermaid Palace, depuis 2012)
Un projet audio inclassable, foutraque et poétique, à propos d’intimité et
d’humanité.
Modern Love, de Meghna Chakrabarti et Daniel Jones (WBUR, depuis
2015)
Mise en son par des comédien·nes de la mythique chronique du New York
Times : des auteurices célèbres ou anonymes racontent et analysent un
aspect de leur vie affective (les transcripts sont disponibles en ligne).
Where Should We Begin ? d’Esther Perel (Global Media/ Gimlet, depuis
2017)
Dans chaque épisode, on écoute la première séance de thérapie d’un
couple en crise, reçu par la célèbre psy Esther Perel dans son cabinet.
Livres pour
les plus jeunes
« Très intéressantes toutes ces questions que vous traitez dans vos
podcasts, mais à quand une version accessible aux plus jeunes ? » m’a-t-on
souvent demandé. En guise de réponse, et parce que je crois à la nécessité
d’une nouvelle éducation sentimentale par la fiction, voici une sélection
d’albums et de romans qui offrent aux enfants et adolescent·es des
histoires de relations affectives enthousiasmantes.
À partir de 2 ans
Abris, d’Emmanuelle Houdart (éd. Les fourmis rouges, 2014)
Dans cet album fantasmagorique, l’artiste explore la notion d’abri. S’il
est d’abord solitaire quand il est incarné par le cocon du ventre maternel,
il évolue au fil du temps. Une cabane peut être un refuge pour confier des
secrets ou dissimuler ses bêtises, mais l’amour en est un aussi (celui de
parents, d’ami·es ou d’amoureu·ses). Abris est un album poétique et délicat,
accessible dès le plus jeune âge, pour trouver l’espace dans lequel se sentir
bien.
À partir de 4 ans
Clic et Cloc, d’Estelle Billon-Spagnol (éd. Talents Hauts, 2018)
Clic et Cloc sont les meilleurs amis du monde. Leur amitié est
fusionnelle : ils mangent, dorment et chantonnent même ensemble ! Mais
un jour, Cloc disparaît. C’est la panique ! Il n’y a pas de Clic sans Cloc, alors
comment exister sans lui ? Une histoire d’amitié, de dépendance affective
et d’affirmation de soi, dans l’idée que, parfois, se quitter permet de mieux
se retrouver.
M. Tigre le magnifique, de Davide Cali, illustré par Miguel Tanco
(éd. Gallimard Jeunesse, 2021)
Monsieur Tigre est le catcheur le plus redouté de sa profession. Craint
par ses ennemis qui voient en lui l’ultime rival, il est admiré dans le
monde entier pour son courage et sa force. Mais derrière le masque se
cache un homme timide aux jambes qui flageolent dès qu’il croise cette
fille inconnue dont il est secrètement amoureux. Comment réussir à
l’aborder ? Un album plein d’empathie pour retourner les stéréotypes de
la masculinité et illustrer toutes les nuances d’une personnalité.
Julian au mariage, de Jessica Love (éd. L’école des loisirs, 2021)
C’est jour de mariage ! Julian a revêtu une élégante tenue violette,
sa grand-mère s’est parée de ses plus beaux atours, et Marisol a mis sa
robe froufrou. Lorsque les deux complices s’échappent pour aller jouer
avec la chienne des mariées, la robe de Marisol finit toute tachée... Mais la
petite fille peut compter sur l’imagination raffinée de Julian pour mettre
une touche de féerie dans leur tenue... Une lecture contemplative et
inclusive qui respire le bonheur, la liberté et l’espièglerie.
Ma maman est bizarre, de Camille Victorine, illustré par Anna Wanda
Gogusey (éd. La ville brûle, 2020)
Emporté par un duo mère-fille complice, le livre déroule une suite de
scènes du quotidien, allant des plus simples aux plus originales. Cet album
énergique souffle dès lors un vent de liberté sur la maternité en
déconstruisant ses codes et ses attentes, célébrant les mamans fières et
indépendantes, qui aiment les tatouages et danser en culotte au milieu du
salon ou en rave party.
Alice et Alex, de Hugo Zaorski, illustré par Claire Zaorski (éd. Sarbacane,
2020)
Le hasard a fait se rencontrer Alice et Alex, tous deux chez le couturier
pour y commander une tenue. Et lorsque leur regard se croise, c’est le
coup de foudre. Dès lors, la vie s’écoule dans l’attente impatiente, rêveuse
et aussi un peu angoissante de revoir l’inconnu·e quelques jours plus tard
– au moment de l’essayage. Leur amour est-il réciproque ? Et comment
s’habiller le jour J ? Un album d’un romantisme irrésistible dans une
esthétique végétale luxuriante et pleine de charme.
À partir de 6 ans
Roule, Ginette !, d’Anne Dory, illustré par Mirion Malle (éd. La ville brûle,
2021)
Ginette s’occupe de son mari depuis qu’elle est une jeune fille – tandis
que lui profite à temps plein du moelleux de son fauteuil. Un jour, le Vieux
réclame de manger une galette, Ginette s’exécute. Mais par un mystérieux
phénomène, la vieille femme devient elle-même la galette, prête à rouler
vers son indépendance sans craindre l’estomac gourmand des animaux
qu’elle rencontre. Une relecture féministe, fantasque et joviale du conte
traditionnel Roule galette. Complètement jubilatoire.
Les Amoureux, de Victor Hussenot (éd. La joie de lire, 2019)
Muni de son stylo bille bleu et de son stylo bille rouge, Victor Hussenot
raconte par l’image ce qui fait le sel de l’amour : la vie à deux, les jeux, les
sentiments et les rêves, mais aussi les colères, les déceptions, les épreuves
et la solidarité. Un album sans texte qui rappelle la bande dessinée, où la
métaphore nourrit un livre joyeux et complice, qui plaira à tous les
publics.
Mô-Namour, de Claude Ponti (éd. L’école des loisirs, 2011)
Devenue orpheline, Isée croise la route de Torlémo, qui lui affirme
vouloir lui offrir son affection et son attention. Il la renomme « Mô-
Namour », lui susurrant qu’il l’aime. Mais Torlémo piège Isée pour en faire
un ballon ou lui réclamer des gâteaux. L’univers et l’esthétique propres à
Claude Ponti servent ici un récit âpre et nécessaire sur la maltraitance,
avec une héroïne qui brillera par sa résilience dans La Venture d’Isée, le
tome II de sa vie.
À partir de 9 ans
Diabolo Fraise, de Sabrina Bensalah (éd. Sarbacane, 2019)
Antonia, Marieke, Jolène et Judy sont quatre sœurs âgées de 11 à 17 ans.
Entre premières règles et grossesse non désirée, naissance du désir et
recherche de sa place dans le monde, elles font à leur façon l’expérience
de l’existence en sachant qu’elles peuvent compter les unes sur les autres,
malgré les querelles. Un roman indispensable sur la préadolescence et la
sororité, héritier moderne et solaire des Quatre Filles du docteur March.
Tout nu !, le dictionnaire bienveillant de la sexualité, de Myriam Daguzan
Bernier, illustré par Cécile Gariépy, (éd. du Ricochet, 2020)
Un livre de ressources très complet, inclusif et aux thématiques variées,
abordant de nombreuses notions comme le consentement, la sexualité, la
contraception, l’identité, les émotions, ou encore le rapport au corps. Une
tonalité légère et une parole libre et décomplexée pour un ouvrage qui
pourrait bien apprendre des choses aux plus grand·es également !
En apnée, de Meg Grehan (éd. Talents Hauts, 2020)
C’est à son journal intime que Maxime, 11 ans, confie ce qui se trame
dans son cœur et dans son corps. Elle tente de mettre des mots sur ce
qu’elle ressent pour son amie Chloé. Pourquoi est-elle si troublée par elle ?
A-t-elle le droit d’éprouver ces sensations ? En apnée est un roman d’une
grande sensibilité sur l’éloignement de l’enfance et l’éveil au sentiment
amoureux, avec tout ce qu’il enveloppe de troublant et de doux.
À partir de 13 ans
A comme aujourd’hui, de David Levithan (éd. Gallimard Jeunesse et Les
Grandes Personnes, 2015)
Chaque jour, A se réveille dans un corps différent. Sans jamais savoir à
qui s’attendre à son réveil, iel doit usurper une identité durant 24 heures
sans altérer son quotidien. Lorsque A devient Justin, 16 ans, iel fait la
connaissance de Rhiannon, sa petite amie. A transgresse alors la règle d’or
qu’iel s’imposait depuis toujours : celle de ne jamais s’attacher.
Une romance singulière et captivante qui s’interroge sur l’apparence et
les sentiments, et où l’amour se conjugue au présent.
Sauveur & fils, de Marie-Aude Murail (éd. L’école des loisirs, 2016)
Sauveur Saint-Yves est psychologue clinicien. Il s’attache à comprendre
ce qui abîme les autres : comment recomposer une famille dont le père
s’est remis avec une femme plus jeune et la mère avec une femme ? D’où
vient la phobie scolaire d’Ella et l’énurésie de Cyrille ? Mais Sauveur tend à
mettre de côté sa propre vie et celle de son fils, Lazare, dont il s’occupe
seul depuis la mort de sa femme.
Une immersion dans l’intimité d’un cabinet de psy, et une série d’une
profonde humanité à découvrir.
Lettre à toi qui m’aimes, de Julia Thévenot (éd. Sarbacane, 2021)
Yliès a aimé Pénélope au premier regard, lorsqu’il a passé une audition
pour rejoindre son groupe de rock. Si Pénélope a un peu flirté avec lui au
début, elle s’est vite rendu compte qu’elle ne partageait pas ses
sentiments. Alors elle lui écrit cette lettre. Ce roman délicat adopte le
point de vue original de la personne aimée pour raconter le trouble, la
culpabilité et le respect éprouvés dans cette situation où il n’y a d’autres
choix que d’égratigner l’autre.
À partir de 15 ans
Entre chiens et loups, de Malorie Blackman (éd. Milan, 2011)
Sephy et Callum s’aiment. Mais Sephy est une Prima, elle appartient à la
caste des personnes noires qui possèdent les richesses et le pouvoir, et
oppriment les Nihils, les personnes blanches, comme Callum. Une
dystopie qui pose le cadre du racisme systémique pour mettre en scène
des Roméo et Juliette qui se battent pour leur liberté d’aimer et de
penser.
Romance, d’Arnaud Cathrine (éd. Robert Laffont, 2020)
Vince a 16 ans et ce qu’il souhaite, c’est trouver le grand amour, le vrai.
Il veut rencontrer le garçon avec qui il vivra sa première fois, celui qui
fera virevolter son ventre à chaque coup d’œil. Mais Vince ne s’attendait
pas à la brutalité de ce premier amour, à cette passion incandescente
vécue avec l’intensité de l’adolescence, à la radicalité des émotions.
Romance est un roman d’apprentissage vibrant qui marque par sa justesse
et son ardeur.
Ce sera moi, de Lyla Lee (éd. Hachette, 2020)
Skye aspire à devenir une star de la K-pop, et s’apprête à s’exposer aux
yeux du monde et d’une industrie discriminante. Or, si Skye est très
talentueuse, elle est aussi grosse. Pour parvenir à réaliser son rêve, elle
pourra compter sur sa détermination, mais aussi sur Henry, un jeune
homme riche et célèbre.
Une romance feel good qui s’empare de thématiques sociétales comme le
rapport au corps, la grossophobie, l’émancipation des traditions
culturelles ou encore la bisexualité.
L’année de grâce, de Kim Liggett (éd. Casterman, 2020)
Dans cette société patriarcale, les jeunes femmes de 16 ans sont
envoyées en « année de grâce ». Bannies et livrées à elles-mêmes dans un
camp pendant un an, elles doivent en revenir brisées et dociles. Ce roman
est une dystopie intense qui pousse le curseur du sexisme systémique et
de sa violence à son paroxysme, pour conclure sur le pouvoir
émancipateur de la sororité. Une lecture indispensable et marquante.
Sans armure, de Cathy Ytak, (éd. Talents Hauts, 2020)
Lorsque Yannick a entendu la voix de Brune à la radio pour la première
fois, elle a compris que celle-ci deviendrait indispensable à sa vie. Les deux
femmes bâtissent dès lors les fondations de leur histoire, fragilisées par les
emportements de Brune, porteuse du syndrome d’Asperger, mais
soutenues par la force d’un amour inébranlable. Une déflagration
d’émotions dans un court roman qui empoigne le cœur.
Pour aller plus loin
Se plonger dans les romans de Clémentine Beauvais (Songe à la douceur,
Brexit romance, Les Petites Reines...).
S’intéresser à la collection L’Ardeur publiée aux éditions Thierry
Magnier : des romans érotiques pour adolescentes et adolescents.
Avoir un œil sur les catalogues des éditions Talents Hauts et La ville
brûle.
Et aller faire un tour dans sa librairie de quartier pour découvrir toute
l’énergie de la production éditoriale pour la jeunesse.
Merci à Lucie Kosmala, journaliste spécialisée en littérature jeunesse,
qui a concocté et rédigé cette sélection. Merci aussi à Isabelle Marque,
Tom Lévêque et toutes les personnes sur Twitter qui m’ont fait part de
leurs suggestions et conseils !
Violences amoureuses :
repères
Les violences en couple
En 2017, 219 000 femmes majeures déclarent avoir été victimes de
violences physiques et/ou sexuelles exercées par leur conjoint ou ex-
conjoint sur une année. Les femmes qui sont victimes de violences
conjugales, physiques ou sexuelles, ont souvent subi plusieurs fois ce type
de violence au cours de l’année : 3 femmes sur 4 déclarent avoir subi des
faits répétés. Et 8 femmes sur 10 déclarent avoir été également soumises à
des atteintes psychologiques et/ou des agressions verbales.
Source : La lettre de l’Observatoire national des violences faites aux
femmes (n°13, novembre 2018)
En 2019, 146 femmes sont décédées, victimes de leur conjoint ou ex-
conjoint. En moyenne, une femme décède tous les 2 jours, victime de son
conjoint ou ex-conjoint. En 2019, 25 enfants ont également été tués dans
le cadre de violences conjugales.
Source : Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple
(ministère de l’Intérieur, Délégation aux victimes, août 2020)
Pour la moitié des femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint, les
violences antérieures commises contre elles par l’auteur du meurtre
étaient connues, soit par les forces de l’ordre, soit par leur entourage.
Source : La lettre de l’Observatoire national des violences faites aux
femmes (n°13, novembre 2018)
Les violences post-séparation
Souvent, les violences vécues en couple ne s’arrêtent pas après la
séparation et il subsiste un ensemble de comportements caractérisés par
la volonté de domination et de contrôle d’un partenaire sur l’autre.
Par exemple : envoyer des messages menaçants à l’ex-partenaire,
l’appeler, le surveiller, le suivre, prendre contact avec l’entourage, laisser
des messages, faire du chantage aux enfants, faire du chantage avec les
animaux, destruction d’objets, insultes, menaces...
L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France
(Enveff) montre que 16,7 % des femmes ayant été en contact avec l’ex-
partenaire violent ont subi de sa part une forme de violence physique ou
sexuelle durant la dernière année.
Source : Les Violences envers les femmes : une enquête nationale, sous la
direction de Maryse Jaspart (éd. La Documentation française, 2003)
Selon des données canadiennes, 39 % des femmes étant encore en
contact avec l’ex-partenaire durant les 5 années suivant la séparation ont
été agressées par eux. Les abus psychologiques visant à les intimider ou à
les contrôler les concernent presque toutes.
Source : La Violence conjugale après la séparation, de Tina Hotton (Juristat
n°85, 2001)
Les effets des violences en couple sur les enfants
Un enfant exposé à la violence conjugale n’est pas que témoin ; il est
aussi victime. Le fait d’être témoin de violences constitue par essence un
événement stressant et traumatisant pour un enfant. À ce sujet, vous
pouvez consulter le rapport d’étude rédigé par Nadège Séverac pour
l’ONED, devenu depuis l’ONPE, Observatoire national de la protection de
l’enfance) : Les Enfants exposés aux violences conjugales, recherches et
pratiques (2012).
Ressources sur les violences amoureuses
Livres
Pour en finir avec la violence amoureuse. S’affranchir des relations amoureuses
toxiques et renouer avec soi, de Danielle Desormeaux (éd. Québec Amérique,
2019)
« Pourquoi certaines personnes malheureuses, insatisfaites ou même
maltraitées dans leurs relations amoureuses éprouvent-elles de la
difficulté à y mettre un terme ? Pourquoi, lorsqu’elles y parviennent,
retournent-elles auprès de celui qui leur fait du mal, ou entreprennent-
elles une nouvelle relation tout aussi malsaine et destructrice ? » Guide de
“développement personnel politisé” pour aider à changer de modèle dans
les relations amoureuses.
En finir avec les violences sexistes et sexuelles. Manuel d’action, de Caroline de
Haas (éd. Robert Laffont, 2021)
La militante féministe, fondatrice du collectif #NousToutes, donne à
chacune et à chacun des outils pour que les violences sexistes et sexuelles
s’arrêtent. Cela nécessite de connaître la réalité des violences (les chiffres,
les définitions...), de comprendre les mécanismes et de disposer de
techniques et d’outils pour agir dans nos familles, notre entourage, au
travail, dans la rue. Identifier, comprendre, agir : trois étapes pour
changer le monde.
Documentaires
Féminicides, de Lorraine de Foucher (2020)
À travers les témoignages de l’entourage des victimes et des institutions,
ce film analyse cinq cas emblématiques de féminicides et retrace
l’évolution de la relation amoureuse, de la rencontre jusqu’au meurtre.
Traquées, de Marine Périn (2020)
Les violences conjugales s’accompagnent quasi systématiquement de
cyberviolences, qu’il s’agisse de harcèlement, de surveillance ou de
violences administratives : cet aspect méconnu est justement exploré
dans ce très bon documentaire, en accès libre sur YouTube.
Autres
arretonslesviolences.gouv.fr
Ce site gouvernemental regroupe de très nombreuses ressources
(chiffres, liens vers des associations, guides…) pour toustes : les personnes
victimes, celles qui sont témoin, et les profession·nelles qui veulent se
former.
3919
Le numéro d’appel national pour les femmes victimes de violences
(conjugales, sexuelles et psychologiques, mariages forcés, mutilations
sexuelles, harcèlement...). Il propose une écoute, informe et oriente vers
des dispositifs d’accompagnement et de prise en charge. Ce numéro
garantit l’anonymat des personnes appelantes, mais n’est pas un numéro
d’urgence comme le 17 par exemple qui permet pour sa part, en cas de
danger immédiat, de contacter la police ou la gendarmerie.
Cercles de parole
et d’écoute :
mode d’emploi
Tous les témoignages entendus au fil des épisodes du Cœur sur la table
ont été recueillis dans le cadre de cercles de parole, et comme j’ai
l’impression que cette pratique très simple reste pourtant méconnue, j’ai
pensé qu’il serait utile d’expliquer comment et pourquoi on peut en
organiser et y participer.
La première fois que j’ai entendu parler de “groupes de conscience”,
c’est dans les livres de la féministe étatsunienne Gloria Steinem,
notamment Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes (éd. du Portrait,
2018), où elle raconte le rôle fondamental que ces groupes ont joué dans
les mouvements féministes et antiracistes des années 1970.
Toutes sortes de sujets peuvent être abordés dans un cercle de parole :
les questions liées au corps, au sexe, à l’âge, aux relations amoureuses, à
notre enfance, à l’expérience des discriminations, à la violence… tout
dépend des besoins des participant·es.
Le principe, c’est de rassembler plusieurs personnes, de s’asseoir en
cercle, et puis de prendre la parole et de s’écouter. Voilà, c’est tout.
Enfin, pas tout à fait...
À quoi sert cette pratique ? Qu’on la mette en place avec des proches,
et/ou des inconnu·es, faire un cercle de parole est une manière très
puissante de nous relier, de nous sentir plus proches les un·es des autres,
de nous rendre compte que ce qu’on croyait être seul·e à traverser, à
ressentir ou à expérimenter, les autres le connaissent aussi. De
reconnaître que des sentiments, des expériences qu’on croyait
anecdotiques, honteuses ou insignifiantes, résonnent avec celles d’autres
personnes. De découvrir qu’en parler, cela peut aider les autres. Dans un
cercle, on peut briser les tabous et sortir de la solitude ; on peut
apprendre à écouter les autres et à s’exprimer, et surtout, à politiser
nos expériences.
Beaucoup de personnes m’ont écrit pour avoir des adresses de cercles de
parole. Ma réponse est toujours la même : créez le vôtre ! Comment faire ?
Pour commencer : parlez-en autour de vous. Postez un message sur un
forum, envoyez un message d’invitation à des personnes que vous
connaissez de près ou de loin, en leur demandant de le faire circuler…
Tout le monde n’est pas obligé de se connaître avant le cercle, et c’est
même bien de s’y trouver avec des gens qu’on ne connaît pas. C’est plus
intéressant aussi quand tout le monde n’a pas le même profil – par
exemple s’il y a des personnes d’âges, de parcours, de milieux, d’origines
différentes.
Pour veiller à ce que ce cercle soit accessible à toustes, notamment aux
personnes qui ont des enfants à charge, on peut décider que le groupe se
cotise pour contribuer aux frais de garde. Pour commencer, c’est bien de
ne pas être trop nombreu·ses, peut-être cinq, six, huit personnes. Lors de
chaque cercle, les personnes décident elles-mêmes des sujets dont elles
aimeraient parler.
À l’heure dite, tout le monde se rassemble dans un lieu – ça peut très
bien être à l’extérieur, dans un parc par exemple, avec des trucs à
grignoter pour le début ou la fin du cercle.
Une fois rassemblé·es, on discute un peu de façon informelle, et puis on
s’installe. On éteint les portables, on se donne une heure limite. Les
personnes qui sont à l’initiative du cercle peuvent rappeler quelques
règles, par exemple : on prend la parole à tour de rôle, on ne se moque
pas, on ne juge pas, on ne critique pas, on ne donne pas de conseil,
on respecte la confidentialité des échanges. Juste, on écoute, et c’est déjà
beaucoup.
Si on se sent à l’aise avec ça, on peut un peu ritualiser le cercle ; par
exemple : allumer une bougie, ou proposer quelques exercices de
respiration avant de commencer (où tout le monde inspire et expire
ensemble, doucement ; par exemple : on inspire en cinq temps, on expire
en cinq temps, sur une dizaine de cycles. Ça paraît bizarre, mais ça fait
vraiment du bien). Et puis pour le premier tour de parole, souvent, on se
présente et on dit pourquoi on est là.
Et de quoi on parle dans un cercle ? De ce qu’on veut, du moment qu’on
s’exprime à la première personne, le plus sincèrement et personnellement
possible, en disant « je » – ce qui évite de faire des généralités, de fuir dans
la théorie ou l’abstraction : on partage sa propre expérience, on raconte sa
propre histoire.
Pour terminer, voilà quelques questions pour vous inspirer dans vos
propres cercles. Par exemple, si vous voulez réfléchir collectivement aux
relations affectives, comme on le fait dans Le Cœur sur la table, vous pouvez
poser des questions du type :
Quel genre d’enfant est-ce que tu étais ?
As-tu peur de vieillir ?
Quand est-ce que tu te sens aimé ?
Qu’est-ce que tu aurais aimé savoir plus tôt ?
Comment exprimes-tu ton amour pour quelqu’un ?
Quelle relation as-tu avec ton corps ?
Avec quelles difficultés te débats-tu dans ta vie amoureuse / sexuelle / affective
/ amicale ?
Qu’est-ce que tu ne veux surtout pas revivre dans ta vie affective ?
Liste évidemment non exhaustive !
Pour aller plus loin, saisir les termes suivants, sur un moteur de
recherche : « how to start a consciousness group » ou « groupe de parole
mode d’emploi ».
Coulisses
Le Cœur est né au fil de conversations informelles avec plusieurs
personnes de Binge Audio. Quand on s’est lancé·es dans ce documentaire,
on pensait sincèrement qu’en trois mois, tout serait bouclé (« et encore,
on sera larges ! »).
Heureusement, une équipe s’est constituée autour du Cœur (les
« Corazonas »), et c’est cette équipe géniale que je veux vous présenter ici.
En commençant par celle qui a formé, guidé et soutenu ce collectif :
Ce travail doit aussi beaucoup aux auditeurices des Couilles et du Cœur sur
la table, qui l’ont nourri de leurs témoignages, critiques et confidences ;
merci à celleux qui nous écoutent, qui nous écrivent, qui nous soutiennent
lors des rencontres en public. Merci à toutes les personnes qui ont accepté
de s’exprimer à mon micro pour Le Cœur. Merci à Marin, Laurène Pierre-
Magnani et Julie Maure qui ont organisé des cercles de paroles dans leurs
villes
Merci à Karine Lanini, éditrice exceptionnelle à tous les titres, pour son
accompagnement et sa confiance, à qui je dois encore trois siestes et un
feu d’artifice.
Merci à Alizée Jaggi de nous avoir accueilli·es chez elle, avec mes amours
et le cœur en gestation, pour cet inoubliable automne berrichon. Merci à
Gwen Cattez pour les embrasements (et le reste). Merci à Sylvie
Jacquemin, ma mère, pour le soutien logistique (entre autres). Merci
famille, ami·es chéri·es – vous savez ce que je vous dois et comme je vous
aime.