Ebook Jessica Spotswood Soeurs Sorcieres Tome 1
Ebook Jessica Spotswood Soeurs Sorcieres Tome 1
Ebook Jessica Spotswood Soeurs Sorcieres Tome 1
Livre 1
Jessica Spotswood
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Rose-Marie Vassallo et Papillon
Photos de couverture © Malgorzata Maj / Arcangel Images
ISBN 978-2-09-254070-1
En souvenir de ma grand-mère, Helen Emanuel,
qui savait me donner le sentiment que les histoires que j’inventais étaient
passionnantes.
Sommaire
Couverture
Copyright
Sommaire
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Remerciements
L’auteur
Chapitre 1
Je sais ce que disent les Frères : la magie n’est pas un don du Seigneur ;
c’est du diable qu’elle vient tout droit. Les femmes douées de ces pouvoirs
ne peuvent être que folles ou maléfiques. Destinées, au mieux, à l’asile. Au
pire, au navire-prison, si ce n’est à la tombe avant l’heure.
« J’y verrais plutôt une malédiction, dis-je, rassemblant les épingles à
cheveux éparpillées sur sa coiffeuse.
— Parle pour toi ! » proteste Maura. Ses yeux étincellent, bleu dur sur
son teint de lait, et, d’un coup de poing sur la tablette, elle envoie les
épingles voltiger en tous sens. « Tu fais comme si tout ça n’existait pas.
Notre magie, s’il ne tenait qu’à toi, jamais nous ne nous en servirions. Alors
que nous devrions la perfectionner, au contraire. Nous exercer le plus
possible. C’est notre droit, notre apanage.
— Ah oui ? Tu te verrais sans problème pratiquer la magie le matin, et
l’après-midi offrir un thé aux filles et aux épouses des Frères ? Tu ne
trouves pas les deux un peu incompatibles ?
— Et pourquoi donc ? Pourquoi on n’aurait pas droit aux deux ? Ce ne
sont pas les Frères qui nous en empêchent, Cate. C’est toi. »
Piquée au vif, je recule, et manque de renverser le globe terrestre. Je le
rattrape de justesse et le cale sur son piédestal.
« Je vous protège, Maura.
— Non, tu nous étouffes.
— Tu crois que j’y prends plaisir, peut-être ? J’essaie de vous tenir hors
de danger. J’essaie de vous empêcher de finir comme Brenna Elliott ! »
Elle se laisse tomber sur sa banquette, et le jour qui vient de la fenêtre
enflamme sa chevelure, plus rousse que les érables de l’allée.
« Brenna Elliott ? Tu parles ! Cette folle. »
Mais ce n’est pas si simple, et elle le sait très bien.
« Folle, tu en es sûre ? Ou imprudente, simplement ? N’importe
comment, ils l’ont démolie. »
Maura lève un sourcil sceptique.
« Même avant, elle était dérangée.
— Dérangée ou pas, elle ne méritait pas ce qu’ils ont fait d’elle. »
Je me tais. Brenna Elliott me donne des cauchemars. C’est une fille du
bourg, d’à peu près mon âge. Avant son arrestation, il n’était pas rare de la
voir déambuler dans les rues, en grande conversation avec elle-même,
bredouillant des choses à mi-voix. Mais c’était une belle enfant, et la petite-
fille de Frère Elliott, si bien que tout le monde lui pardonnait ses bizarreries.
Jusqu’au jour où elle est allée prévenir son oncle Jack, alors en pleine santé,
qu’il allait mourir le lendemain. Et après sa mort – le lendemain, d’un
accident de calèche –, son propre père a dénoncé Brenna. Elle a été accusée
de sorcellerie et envoyée tout droit à Harwood. Moins d’un an plus tard, elle
s’est ouvert les veines. Quand son grand-père l’a appris, il a soutenu qu’elle
avait toujours été dérangée, malade dans sa tête depuis l’enfance, et que
c’était la maladie qui lui faisait dire n’importe quoi et non la sorcellerie. Il
l’a fait revenir ici. Durant des semaines il a fallu la nourrir comme un bébé,
elle ne parlait à personne. Même encore maintenant, elle met rarement les
pieds dehors.
Je pose une main sur le bras de Maura.
« Ce n’est vraiment pas pour le plaisir que je vous tiens la bride. Je
cherche à vous protéger, c’est tout. Jamais je ne vous laisserai envoyer là-
bas, tu m’entends ? Voir Tess revenir ici les poignets tailladés, les yeux
vides ? Jamais !
— Chhhhut ! proteste-t-elle à voix basse, libérant son bras d’un coup sec.
Tu vas alerter Père. »
Mais c’est plus fort que moi. La pensée de mes sœurs livrées au pire par
ma faute, parce que j’aurais manqué de vigilance… Tant pis, je préfère
qu’elles me voient en mégère.
« Je sors, dis-je. À toi de prévenir Tess, pour cette gouvernante. Puisque
l’idée te plaît tant. »
Je redescends l’escalier de chêne à pas lourds, la gorge nouée par
l’inquiétude. Pourvu que Tess, au moins, mesure le danger ! Si seulement je
pouvais être certaine qu’elle et Maura se feront plus prudentes.
J’ai promis à Mère de veiller sur elles. C’est à moi qu’elle a confié cette
mission. Pas à Mrs Corbett, ni à Mrs O’Hare, ni même à Père. À moi,
désormais, d’assurer leur protection. Et elles ne me facilitent pas la tâche.
Elles s’essaient à la magie par jeu dès que j’ai le dos tourné et qu’elles se
croient à l’abri des regards. Tout ce qui défie les conventions les tente.
Depuis quelque temps, Maura se rebiffe contre tout ce que je dis et ne
manque pas une occasion de me voler dans les plumes.
Je fais de mon mieux, pourtant ; mais c’est toujours trop ou pas assez, ou
juste ce qu’il ne fallait pas faire.
La cuisine sent bon les pommes et la cannelle. Sur le rebord de la fenêtre,
une tourte embue le carreau d’une vapeur odorante qui s’échappe par
l’entaille en croix dans sa croûte dorée.
Je décroche ma cape et sors. L’air est imprégné d’odeurs mêlées, douces
et âcres à la fois – senteur de feuilles mortes, fumée des cheminées. Mon
coin favori est au bout d’une allée : le banc tout au fond de la roseraie, sous
la statue d’Athéna. Derrière le rempart des haies, on y est hors de vue de la
maison – sauf d’une fenêtre de ma chambre, dans l’angle, à l’est.
Je le sais : j’ai vérifié.
Je m’affale sur le marbre froid et me libère de ma capuche. Mes yeux
tombent sur une rose ébouriffée, roussie à la pointe des pétales. Je
l’enveloppe du regard.
Novo, dis-je dans ma tête. Novo.
La fleur reste inchangée. Une pauvre rose sur le déclin.
Pourtant, je sens la magie en moi. Elle est dans l’air que je respire, elle
est dans mon cœur en tumulte, elle bat sous mes côtes, à l’étroit. Elle
appelle, réclame sa liberté, comme chaque fois que l’émotion me submerge.
Surtout quand je me suis interdit toute magie plusieurs jours durant.
J’essaie une fois encore : Novo.
Rien. Je fais le dos rond, mes coudes sur les genoux. Je suis une piètre
sorcière. Tess vient d’avoir douze ans et elle peut transformer le jardin sans
un mot. Elle le ferait sans doute les yeux fermés. Moi, j’en ai seize et je suis
incapable de réaliser le moindre sortilège en silence.
Ce n’est pas que je tienne à être sorcière. Je ne demanderais pas mieux
que de renoncer à mes pauvres dons, si je le pouvais. Mais c’est exclu. J’ai
essayé une fois il doit y avoir deux ans. C’était l’hiver après la mort de
Mère, Mrs Corbett était venue nous rendre visite avec un petit groupe
d’épouses de Frères. Ces dames répétaient à l’envi combien elles étaient
navrées pour nous et pour notre pauvre, pauvre mère. Il y avait de quoi
grincer des dents. Que savaient-elles de Mère, en réalité ? Rien. Elle n’avait
fréquenté aucune d’elles. Ce chœur de pleureuses n’était qu’un troupeau
bêlant.
Et c’est comme je pensais « troupeau » que ma magie refoulée a fait des
siennes : brusquement, un gros mouton a surgi au coin du salon, juste à côté
de Mrs Corbett. Il lui a même flairé le coude. Elle a sursauté vivement, et
moi, certaine qu’elle l’avait vu, je m’attendais à des cris d’orfraie ; je me
voyais déjà aux arrêts, bonne pour Harwood.
Maura m’avait sauvée vivement d’un evanesco murmuré. Le mouton
s’était volatilisé. Mrs Corbett n’avait pas eu le temps de le voir, ouf ! Pas
plus qu’aucune de ces dames.
Depuis, je n’ai plus essayé de refouler ma magie. Je la pratique
régulièrement, à contrecœur et le moins possible, juste ce qu’il faut pour
éviter d’en perdre le contrôle. Mais je m’en tiens aux règles établies par
Mère. Jamais de magie hors de la roseraie. Et si nous en parlons entre nous,
que ce soit à voix basse, derrière des portes closes. Sans oublier que la
magie peut être dangereuse, ou malfaisante entre les mains de personnes
sans scrupule. Tout cela, Mère me l’a dit bien des fois, avec force, assise sur
ce banc où je me trouve, et moi dans l’herbe à ses pieds.
J’aurais tant besoin d’elle ! Et pas uniquement pour nous dire comment
cacher notre secret – à Père, aux Frères, à nos domestiques, à nos voisins et
maintenant à cette gouvernante. Mais pour nous montrer comment être à la
fois sorcières et femmes, comment grandir sans perdre le meilleur de nous-
mêmes.
Malheureusement, elle nous a quittés. C’est à moi de trouver comment
améliorer notre mauvaise image, qui fait jaser les commères du bourg. J’irai
rendre visite aux épouses des Frères. Je nous habillerai de vêtements plus à
la mode. J’apprendrai à sourire, à hocher la tête, à rire élégamment. Je ferai
tout pour que cette gouvernante voie en nous des filles comme les autres,
aux pensées frivoles, bref, qui ne sont une menace pour personne.
J’ai tenu bon quand Mère est morte. Je continuerai à tenir bon.
Je regarde la rose entre mes doigts et prononce très bas : « Novo. » Cette
fois, elle retrouve la fraîcheur de la fleur à peine éclose.
Le jour baisse. Derrière moi, la statue se fond dans l’ombre. Je me lève à
regret et repars vers la maison. C’est une vieille demeure carrée, austère
comme un corps de ferme, bâtie par les grands-parents de Père lorsqu’ils
sont venus s’établir ici. Maura aimerait mieux l’une de ces bâtisses neuves
qu’on voit au bourg, avec tourelles, faux chemin de ronde et enjolivures au-
dessus des portes, mais moi, j’aime la nôtre telle qu’elle est : solide et
rassurante. Si la peinture blanche s’écaille un peu, si l’un des volets de
l’étage est légèrement de guingois, s’il manque un ou deux bardeaux à son
toit pentu depuis la dernière tempête – eh bien ! c’est que John a eu
beaucoup à faire. Le fils Carruthers nous a quittés vers la fin juin.
D’ailleurs, qu’importe si cette maison n’est pas des plus coquettes ? Nous
ne recevons jamais de visiteurs.
Au détour de l’allée, je me retrouve nez à nez avec une grande silhouette.
Je fais un bond de côté et j’en perds l’équilibre. Jamais on ne voit personne
ici, hormis John. Ce qui me convient très bien. Tess est chez elle dans la
cuisine ; Maura préfère ses romans ; Père ne quitte guère son bureau, sauf
aux heures des repas. Le jardin est mon royaume. Qu’y fait cet intrus ?
Il lance un bras, me rattrape au vol, quelque chose lui échappe des mains
– un livre !
C’est alors que je le reconnais : Finn Belastra. Jamais sans un bouquin
sous le bras, bien sûr. Encore que je me demande ce qu’il peut en faire à
cette heure-ci, il doit avoir des yeux de chat.
« Toutes mes excuses, Miss Cahill. »
Du doigt, il remonte ses lunettes sur son nez. Il a le visage criblé de
taches de son. Comme il a changé, depuis la dernière fois que je l’ai croisé !
Dans mon souvenir, c’était un échalas. À présent – mais peu importe.
Je n’essaie même pas d’être polie.
« Que faites-vous ici ? »
Et dans cette tenue ? J’ai beau ne pas me soucier d’élégance, ce pantalon
de velours râpé soutenu par des bretelles me paraît peu présentable, et se
balade-t-on ainsi en bras de chemise ?
Il soulève son chapeau informe. Par-dessous, sa tignasse rousse est plus
hirsute qu’un vieux tas de foin.
« Je suis votre nouveau jardinier. »
Lui ? C’est une plaisanterie ! Sauf que… c’est bien un baquet d’herbes
qu’il a sous le bras.
« Ah ? » dis-je bêtement.
Que dire d’autre ? Enchantée ? Ravie de l’apprendre ? Ce serait mentir.
Nous n’avons rien à faire ici de gens venus de l’extérieur. Après la mort de
Mère, j’ai convaincu Père que nous pouvions fort bien nous contenter de
Mrs O’Hare, John et Lily. Pour tout ce qui concerne la maison, il a accepté
de me laisser les rênes, mais il s’est réservé le jardin. Moyennant quoi, nous
n’arrêtons pas de changer de jardinier. Sa dernière initiative : faire bâtir une
gloriette sur la butte qui domine l’étang, avec vue sur le cimetière.
Mère avait la passion des jardins. Père ne l’a jamais reconnu
expressément, mais c’est en souvenir d’elle, j’en suis sûre, qu’il fait
entretenir le nôtre. Il y met à peine les pieds.
« Jardinier ? dis-je sans masquer mon scepticisme. Vous vous y
connaissez ? »
Franchement, je le vois mal bâti pour la tâche. Nos précédents jardiniers,
au moins, étaient de solides gaillards venus des fermes voisines, non des
rats de bibliothèque élevés au fond d’une librairie.
Il me montre son livre. « J’apprends. »
Un traité de jardinage. Voilà qui inspire confiance ! De mon côté, je m’y
suis lancée. Je désherbe, je plante des bulbes… Et en plus, je n’ai pas
besoin de manuel. Pendant des années, j’ai observé John et ma mère.
J’espère que Finn ne va pas se mettre à préconiser Dieu sait quelles
innovations en matière d’irrigation ou d’amendement des sols. À l’école du
dimanche, si mes souvenirs sont bons, c’était un odieux je-sais-tout.
Il resserre sa main sur son baquet. Ses avant-bras sont longs, tout en
muscles.
« Votre père a appris que je cherchais du travail et m’a généreusement
proposé cet emploi. Les affaires ne marchent pas très fort, à la boutique. »
C’est Père tout craché. Il a de ces faiblesses – surtout lorsque ses chers
livres sont en jeu. Je ne l’ai jamais entendu s’élever contre les odieuses
chasses aux sorcières que mènent les Frères, mais leur manie de tout
censurer le rend livide.
J’enfonce les mains dans mes poches.
« Vous ne… La librairie ne va pas fermer, tout de même ?
— Pas dans l’immédiat. »
Il carre les épaules. Elles m’ont l’air plus larges que la dernière fois que
je les ai vues, ou du moins remarquées. Mais quand donc était-ce ? Il est
devenu plutôt beau garçon, ça n’a pas dû se faire en une nuit.
« Ah ! tant mieux », dis-je, et je suis sincère.
Il me jette un regard surpris. Mais notre mère y tenait, à cette librairie.
Elle adorait lire, tout comme Tess et Maura. Comme Père.
J’hésite, cherche que dire d’autre, et finis par ajouter, caressant un petit
rosier thé : « N’abîmez pas mes fleurs, en tout cas. »
Il rit. « Je ferai de mon mieux. Bonne soirée, Miss Cahill. »
Je ne ris pas. « Bonne soirée, Mr Belastra. »
Le repas du soir ne fait rien pour améliorer mon humeur. La soupe de
poisson de Mrs O’Hare est encore plus immonde que prévu : trop de sel,
pas assez d’épices. La pauvre femme cuisine aussi mal qu’elle excelle aux
soins du ménage. Je me rabats sur le pain maison coupé en grosses tranches
que je tartine de beurre frais, et laisse intacte la soupe devant moi. Je vois le
regard de Tess se poser sur l’assiette de Père, et l’instant d’après il déclare
cette soupe divine.
Je fais les gros yeux à Tess, mais Maura me décoche un coup de pied
sous la table.
Je le lui rends, elle tressaute. Une seconde plus tard, le pain dans ma
bouche se transforme en cendres poivrées. Prise d’un haut-le-cœur,
j’empoigne mon verre d’eau.
« Ça ne va pas, Cate ? demande Père.
— Si, si », dis-je en m’étouffant.
Maura affiche un sourire d’ange. Elle sait que je ne riposterai pas par
voie de magie, jamais je ne le fais, mais je me retiens de ne pas lui allonger
une gifle par-dessus la table.
« Vous êtes toutes les trois au courant de l’arrivée de cette gouvernante,
je suppose », dit Père, les yeux rivés sur mes sœurs.
Il est assis en bout de table. Nous autres occupons les côtés : Tess et
Maura sur sa droite, et moi leur faisant face. En principe, en tant que
maîtresse de maison, je devrais m’asseoir à l’autre bout de la table, mais
pour moi cette place est restée celle de Mère.
Tess et Maura acquiescent, et notre père poursuit : « Elle arrive lundi. Je
resterai ici jusqu’à jeudi, le temps d’assurer son installation, mais ensuite je
devrai repartir pour plusieurs semaines. Il se peut que je ne sois pas de
retour avant la Toussaint. »
Tess pose sa cuillère à grand bruit.
« Mais c’est dans plus d’un mois ! Et notre Ovide ? »
Père et elle lisent ensemble Les Métamorphoses. L’ouvrage est interdit
par les Frères, mais Père en a conservé un exemplaire sous le manteau.
J’ai un pincement au cœur. Après la mort de Mère, ayant perdu tout
espoir d’avoir un fils, Père a entrepris d’enseigner à Tess ces langues mortes
qui sont sa passion. Elle se repaît de ses leçons comme un chaton affamé,
insatiable de ces miettes de savoir et de tendresse qu’il lui consent.
Père contemple un point invisible droit devant lui.
« Nos lectures devront attendre, j’en suis navré. »
Il n’en est pas si navré. Maura dit vrai : plus rien ne lui importe hormis
ses livres et ses affaires. Je sens monter en moi une rage sourde. Ne perçoit-
il donc pas l’adoration que Tess lui voue ? Il ne la voit pas tourner en rond,
errer à travers la maison après chacun de ses départs. Chaque fois, c’est à
moi de lui rendre le sourire, de la distraire à grand renfort d’exercices de
magie au jardin ou de saynètes improvisées. Lui n’en sait rien, évidemment.
« Elle nous apprendra des choses intéressantes, cette gouvernante ?
s’inquiète-t-elle. Ou seulement des trucs idiots comme le dessin et le
français ? »
Père s’éclaircit la voix.
« Euh, plutôt dessin et français, j’imagine. Votre programme ne
comportera rien qui n’ait reçu l’approbation des Frères. Ce n’est pas ce dont
tu as l’habitude, Teresa, mais le dessin et le français… sont indispensables à
toute jeune fille accomplie. »
Tess pousse un gros soupir et tripote sa cuillère. Le français, elle le parle
déjà couramment. Elle lit le latin et le grec, et Père lui avait promis de lui
faire aborder l’allemand.
« Vous n’allez pas vous sentir un peu seul, si loin de la maison tout ce
temps ? » demande soudain Maura.
Elle gagne le dressoir pour y prendre la carafe de cristal et verse à Père
un verre de vin. Il étouffe une quinte de toux. Ne tousse-t-il pas beaucoup
ces temps-ci ? C’est dû au changement de saison, à l’en croire, mais il a les
traits tirés, les yeux las.
« Oh ! je serai très occupé. J’aurai tous les jours des gens à voir.
— Mais n’aimeriez-vous pas un peu de compagnie, quelqu’un avec qui
discuter à table ? insiste Maura avec son plus ravissant sourire, directement
hérité de notre mère. Vous travaillez trop dur. Je pourrais venir à New
London et veiller sur vous. J’adorerais découvrir la ville. »
Tess et moi l’observons, abasourdies. Maura doit bien se douter qu’il
n’acceptera jamais. Déjà, à la maison, il ne sait que faire de nous, alors en
ville…
« Non, non, Maura, merci, tout va bien pour moi, je te rassure. Et New
London n’est pas un lieu recommandable pour une jeune fille sans
chaperon. Tu es beaucoup mieux ici avec tes sœurs. » Il reprend une
cuillerée de soupe, sans un regard pour Maura dont la mine s’allonge. «
Revenons à cette gouvernante. Sœur Elena nous a été vivement
recommandée par Mrs Corbett. Elle a été la gouvernante de Regina. »
Et Regina vient de faire un beau mariage. Ce n’est pas dit, mais
l’allusion plane, aussi voyante que la brume sur l’étang un soir d’automne.
Est-ce là ce qu’il veut pour nous ? Regina Corbett, sosotte minaudeuse, a
pour mari ce qui se fait de plus pieux, de plus riche et de plus estimé dans
Chatham. Sitôt qu’une place se libérera dans l’ordre des Frères, il y
accédera, c’est tout vu. Ils sont toujours douze au conseil communal ; du
plus âgé, Frère Elliott, grand-père de Brenna, à Frère Malcolm, vingt ans,
bel homme, marié l’an dernier.
Frère Ishida, qui dirige le conseil local des Frères, va présenter son
rapport deux fois l’an au Conseil national, à New London. À mon avis, le
Conseil national s’intéresse peu aux affaires d’une bourgade comme la
nôtre. Ces messieurs se soucient davantage des nouvelles menaces de
guerre avec la Confédération d’Inde & de Chine, qui a colonisé la moitié
ouest de l’Amérique, ou avec l’Espagne, qui s’est approprié le sud. Mais
pour mes sœurs et moi, le vrai danger, c’est Frère Ishida et, derrière lui, le
conseil de Chatham. Si ces messieurs savaient ce que nous sommes, leur
bonhomie à notre égard fondrait comme neige au soleil. Jeunes ou vieux,
tous ont ce vœu ardent : préserver des sorcières la Nouvelle-Angleterre.
Pour tout l’or qui est dans leurs coffres, je n’épouserais pas un membre
de l’ordre des Frères.
« La gouvernante de Regina ? s’écrie Maura, débitant son pain en petits
morceaux au lieu de le manger. Je me souviens d’elle. Pas vieille du tout. Et
drôlement jolie. »
J’interroge mes souvenirs, mais sans retrouver de visage. Nous avons dû
la voir à l’office et sans doute la croiser dans la rue, mais elle n’a séjourné à
Chatham que trois mois, juste avant le mariage de Regina. Je passe à un
autre sujet : « Au fait, j’ai rencontré notre nouveau jardinier. Finn Belastra,
c’est ça ?
— Ah, exact, dit Père. Je suis passé à la librairie l’autre jour et j’ai
échangé quelques mots avec sa mère. Marianne me dit que les Frères ont
fait fuir la moitié de leur clientèle. Ils n’arrêtent pas d’aller examiner les
rayonnages, dans l’espoir d’y trouver un ouvrage interdit, je suppose, et de
faire fermer la boutique. Quelle pitié d’en arriver là : instiller aux gens la
peur des livres ! »
Et leur instiller la peur des filles, non ? C’est normal ? Je coupe court : «
Bon, mais Finn est-il jardinier ?
— C’est un jeune homme d’une rare intelligence. Il aurait pu faire de très
brillantes études. »
Ce qui ne répond pas à ma question. Père poursuit dans le même registre
: Finn Belastra aurait dû aller à l’université, la mort de son père l’en a
empêché, et quel dommage, quel gâchis… Je suis sûre que Finn serait ravi
d’apprendre que sa mère raconte leur vie à qui veut l’entendre.
J’émets deux ou trois réponses polies, Père revient en long et en large sur
l’importance d’une éducation sans reproche. L’idée est de nous convaincre
qu’il nous faut cette gouvernante, j’imagine, mais je suis bien la seule à
l’écouter encore. Maura a ouvert sur ses genoux l’un de ses romans, Tess
joue à faire papilloter la flamme des bougies de l’applique murale. Je la
regarde d’un air sévère et elle met fin à son jeu avec un petit sourire contrit.
Je repousse ma tourte aux pommes intacte, je n’avalerai pas une bouchée de
plus ce soir.
Après le repas, nous avons quartier libre. Parfois, quand Père n’est pas à
la maison, nous convainquons Mrs O’Hare de se joindre à nous pour jouer
aux échecs ou aux dames – bien que Tess soit devenue imbattable aux deux,
et que Maura ait tendance à être mauvaise perdante. Ce soir, Père ne tarde
pas à se retirer dans son bureau. Maura retourne dans sa chambre, à l’étage,
sans nous dire un mot. Nous nous retrouvons seules, Tess et moi.
Je suis ma jeune sœur au salon. Elle s’assied au piano, et ses doigts se
mettent à courir sur les touches. De nous trois, elle est la seule qui ait assez
de patience pour acquérir un réel talent.
Je libère mes pieds de mes mules et me laisse aller à la renverse, de tout
mon long, sur le canapé grège. La sonate que joue Tess me berce. Il n’y a
pas si longtemps, elle jouait des ballades traditionnelles pleines d’entrain et
Maura chantait en s’accompagnant à la mandoline. Nous repoussions les
meubles contre les murs et Mrs O’Hare m’entraînait dans une danse
endiablée. Mais les vieux airs du folklore ont été récemment bannis, ainsi
que les chansons anciennes et, bien sûr, la danse et le théâtre, bref, tout ce
qui a un petit parfum du temps d’avant les Frères – le temps où c’étaient les
sorcières qui régnaient. Ils ne cessent de durcir leurs règles, et danser ne
vaut pas qu’on en prenne le risque.
Soudain, les doigts de Tess s’immobilisent.
« Tu m’en veux encore ?
— Non. Enfin si, un peu. »
Si je ne lui enseigne pas la discipline, qui le fera ? Père ignore tout de nos
dons de magie, et il ne faut pas qu’il sache. Mère était convaincue qu’il
n’aurait pas la force d’assumer, que cette découverte risquait de lui être
fatale. Elle évoquait ses bronches fragiles, cette petite toux tenace qui le
minait, le mine un peu plus chaque année. Mais ce n’était pas l’unique
raison, même si elle ne l’a jamais avoué. Père se rebelle contre la censure
instaurée par les Frères, il camoufle des livres dans diverses caches un peu
partout à travers la maison, mais c’est là une forme de rébellion facile. Je
soupçonne Mère d’avoir douté de sa capacité à tenir tête aux Frères en cas
d’incident grave ; en cas d’affaire nous concernant, par exemple.
Pourtant, elle l’aimait, je pense. Mais je ne crois pas qu’ils aient jamais
formé un vrai couple, pas au sens où je l’entends.
Je me rassieds et remonte mes genoux contre ma poitrine.
« Tu ne peux pas faire de la magie n’importe comment, Tess, tu le sais
très bien. Pas n’importe où ni quand ça te chante. S’il t’arrivait quelque
chose, je ne le supporterais pas. »
Tess fait très petite fille dans son tablier rose, avec ses nattes qui lui
descendent jusqu’à la taille. Depuis son dernier anniversaire, elle me
supplie de l’autoriser à relever ses cheveux et à rallonger ses jupes. Cette
gouvernante va lui donner raison, je le vois venir. Je ne l’empêcherai pas de
grandir.
« Oui, dit-elle, je sais. Et moi non plus. S’il t’arrivait quelque chose, je
veux dire. »
Je lève les yeux vers les portraits au-dessus de la cheminée. Sur l’un
d’eux, on voit Père enfant avec ses parents, un chiot retriever à ses pieds.
Dans le cadre voisin, on nous reconnaît tous les cinq, Père, Mère, Maura,
Tess et moi. Tess est encore bébé, sa tête ronde nimbée de duvet clair
ressemble à un pissenlit en graine. Mère pose sur elle un regard d’une
infinie tendresse, celui d’une Vierge à l’Enfant. Elle avait perdu un bébé
peu auparavant, né après Maura ; le premier des cinq qui reposent dans le
petit cimetière familial.
« Tu comprends, dis-je, cette gouvernante… Elle va vivre avec nous,
prendre ses repas avec nous, épier nos moindres gestes. Même pour rendre
service à quelqu’un – que ce soit Père, Maura ou moi –, il ne faut
absolument pas… »
Elle pivote sur son tabouret et me fait face.
« Tu veux dire comme la semaine dernière, en sortant de l’église ?
— C’est l’exemple parfait. »
Dimanche dernier, à la sortie de l’office, quelqu’un a mis le pied sur
l’ourlet de la jupe de Maura. Sa robe trop ajustée a craqué à la ceinture,
découvrant son corset. Ce qui aurait été pour elle une mortification si Tess
n’avait immédiatement volé à son secours avec un renovo.
« Mais Maura serait morte de honte !
— Une petite humiliation en public n’a jamais tué personne. Nous
l’aurions bien vite aidée à monter dans la calèche, et plus personne ne s’en
serait souvenu trois jours après. Alors que si quelqu’un t’avait prise sur le
fait…
— Il aurait pensé avoir mal vu. J’ai fait ça si vite ! Les gens se seraient
dit qu’ils avaient eu la berlue.
— Tu crois ? Pas si sûr. Les Frères sont à l’affût de tout ce qui peut
ressembler à de la magie, de près ou de loin. Et dis-toi bien qu’ils n’auraient
pas pensé que c’était toi ; ils auraient pensé que c’était Maura. Tu voulais
lui venir en aide, tu vois, mais ça aurait pu finir très mal. »
Elle joue avec la dentelle à son poignet et dit tout bas : « Je sais.
— Brenna Elliott. Gwen Foucart. Betsy Reed. Marguerite Dolamore. »
Je récite les noms comme ces tables de multiplication que Père nous a
fait apprendre par cœur. Ce sont ceux des quatre filles arrêtées par les
Frères depuis l’an passé. Gwen et Betsy ont été envoyées aux travaux forcés
sur le navire-prison ancré au large de New London. Les conditions de vie y
sont atroces : un labeur harassant et très peu à manger. Il y a des rats aussi, à
ce qu’on dit, sans parler des maladies. La plupart des détenues n’y font pas
de vieux os. Quant à Marguerite, personne ne sait ce qu’elle est devenue.
Elle a disparu avant son procès, enlevée au milieu de la nuit.
J’insiste : « Tu voudrais qu’il arrive à Maura ce qui leur est arrivé ? Ou à
toi ? »
Ses joues si roses pâlissent. « Je ne le ferai plus, Cate. Plus jamais.
— Et à la maison aussi, tu feras très attention ? Plus de magie au souper ?
— Non. Simplement… ce serait tellement mieux si nous pouvions tout
dire à Père ! Peut-être qu’il passerait plus de temps ici, du coup. Pour
s’occuper de nous davantage. Parce que je n’avance à rien, moi, avec ces
leçons tous les trente-six du mois. »
Je contemple les fleurs du tapis. Il y a tant d’espoir dans la voix de Tess.
Elle voudrait un père comme les autres, un père sur qui compter.
Mais nous ne sommes pas des filles comme les autres. Si Père savait
qu’un jour je me suis introduite dans son esprit pour forcer les choses,
détruisant peut-être au passage Dieu sait quels précieux souvenirs, me le
pardonnerait-il ?
Je veux croire que oui ; je veux croire qu’il accepterait de comprendre.
Mais il ne m’a donné aucune raison de penser qu’il serait prêt à se battre
pour nous si par malheur il le fallait.
Autrement dit, c’est à moi de me battre ; deux fois plus fort. Je pose mon
menton sur mes genoux.
« Nous ne savons pas ce qu’il ferait, Tess. Nous ne pouvons pas prendre
de risques. »
Elle se tord les mains en silence.
« Je ne comprends pas pourquoi Mère ne lui faisait pas confiance, dit-elle
enfin. C’est ce que je voudrais comprendre. Je voudrais tant qu’elle soit ici.
»
Elle se remet au clavier, cherche l’apaisement dans sa sonate.
Je prends le courrier sur la console. Deux ou trois factures pour Père, une
lettre de sa sœur et – à ma surprise – une lettre sans tampon postal, d’une
grande écriture inconnue, adressée à Miss Catherine Cahill. Qui peut bien
m’écrire ? J’ai cessé de correspondre avec la famille de Père, et du côté de
Mère plus personne n’est en vie.
Chère Cate,
Vous ne me connaissez pas, mais votre mère et moi avons jadis été très
proches amies. Aujourd’hui, Anna n’est plus, et moi qui aurais dû vous
guider en son absence ne puis vous être d’aucune aide, hormis par ce
conseil : retrouvez le journal intime de votre mère. Il contient la réponse
que vous cherchez. Vos sœurs et vous êtes en très grand danger.
Bien affectueusement,
Z. R.
La lettre m’échappe des mains, vole à mes pieds. Tess continue de jouer,
sans soupçonner mon effroi.
J’ignore tout de cette Z. R., mais elle nous connaît. Connaît-elle aussi
notre secret ?
Chapitre 3
C’est un défi, et je n’ai jamais été du genre à reculer devant un défi. Pas
plus aujourd’hui que du temps où Paul me défiait de grimper dans un arbre
ou de jouer les funambules sur un muret de porcherie.
Les yeux sur le bois de rose de la table à thé, à l’endroit exact où a
disparu le flacon de Rory, je me concentre du mieux que je peux. Une force
obscure flotte là, je la vois presque chatoyer comme un mirage. Mes sœurs
et moi sommes à peu près de force égale, c’est pourquoi j’ai tant de mal à
contrecarrer leur magie. Apparemment, la lutte est plus facile quand l’autre
est de force moindre – ce qui est le cas de Rory.
Je repousse son pouvoir jusqu’à ce qu’il faiblisse et cède. La flasque
réapparaît. Le liquide ambré miroite.
Et maintenant, commuto, dis-je dans ma tête. Mais la flasque reste sourde
à mon commandement. Je respire un grand coup. Je sens mon pouvoir ténu,
réduit à un filet de volonté.
« Oubliez tout le reste et concentrez-vous bien », me conseille Sachi.
Je lui jette un regard, m’attendant à du dédain ; mais elle sourit toujours,
à croire qu’elle désire mon succès. Jamais, dans ses leçons, Mère ne m’a
donné ce genre d’encouragement. Tout ce qui avait trait à la magie la
trouvait inquiète et tendue.
Sachi voit juste. Trop de pensées m’encombrent l’esprit et m’empêchent
de me concentrer à fond – Finn, la prophétie, Elena, la découverte que mes
sœurs et moi ne sommes pas les seules sorcières à Chatham. Une chance
que je n’aie pas changé ce salon en volière ! Je reprends mon souffle, me
focalise sur une seule idée, une intention unique ; je répète le mot plusieurs
fois dans ma tête, puis le prononce cette fois clairement : « Commuto. »
Là où reposait la flasque, un moineau est campé sur ses pattes fines.
Plumage brun, jabot blanc. Rory se redresse d’un bond et exulte, faisant
grincer les ressorts du canapé : « Je le savais ! » Sachi a le triomphe plus
sobre : « Beau boulot, Cate. »
Rory se rembrunit. « Mais les oiseaux, ça apporte des tas de maladies.
— Les vrais oiseaux seulement », rectifie Sachi. Elle écarte la tenture de
velours et ouvre la fenêtre derrière elle. L’air frais entre dans la pièce. «
Avolo », dit-elle, et le moineau s’envole à tire-d’aile.
« Frimeuse, grogne Rory. Et mon brandy, maintenant, il est où ?
— Perché quelque part sur un buisson, peut-être ? » la nargue Sachi.
Mais c’est sur moi que se posent ses yeux, et une étincelle y danse.
« Vous pratiquez depuis combien de temps, Cate ? » demande Rory. Et,
envoyant promener ses ballerines, elle se renverse sans façon sur le canapé
à fleurs, comme si nous étions de vieilles amies qui n’ont plus à faire de
cérémonies.
« Depuis mes onze ans. »
Toutes deux semblent impressionnées, et je me garde bien de préciser que
je ne me suis plus exercée, en gros, depuis la mort de ma mère. Autrement
dit, ce dont je suis capable aujourd’hui est ce que je savais faire à treize ans.
« Je n’ai commencé qu’à treize ans et demi, dit Sachi. Un jour, Père
venait de discourir tout au long du repas sur cette tendance qu’ont les
femmes à se donner au premier venu, selon lui, et j’étais montée dans ma
chambre si furieuse que mon pouvoir a explosé d’un coup. J’ai fracassé mes
trois miroirs rien qu’en les regardant, et la boîte à musique que Renjiro
m’avait envoyée de New London. Il m’a fallu une semaine pour découvrir
comment les reconstituer, et inventer mille prétextes pour empêcher les
bonnes de mettre les pieds dans ma chambre pendant ce temps. Pas question
de laisser Papa entrevoir que sa gentille petite fille avait… du caractère. »
La première fois que j’ai fait de la magie, j’avais onze ans. Maura en
avait à peine dix, et Tess sept. C’était une lente journée d’été, et Paul n’était
pas chez lui. N’en pouvant plus d’être enfermée entre quatre murs, j’avais
persuadé mes sœurs de venir jouer dehors avec moi. Je sens encore les
odeurs de roses et d’herbe coupée se mêler à celle de la craie avec laquelle
nous dessinions sur les dalles de la terrasse.
Puis une querelle a éclaté entre Maura et moi, elle m’accusait d’avoir
effacé exprès un coin de son dessin. De colère, elle m’a poussée, et j’ai
trébuché sur Tess, qui est tombée, trouant sa robe et s’écorchant le genou.
Là-dessus, Maura a déclaré que tout était ma faute et qu’elle allait le dire à
Mère. Je revois Tess assise par terre, le menton tremblant, le genou en sang.
J’étais tellement hors de moi que j’aurais voulu secouer Maura comme un
prunier. Oh, si seulement ça avait été elle, assise par terre et barbouillée de
craie et de sang !
Plus j’y pensais, plus ma colère bouillonnait, bouillonnait, comme prête à
déborder. Et soudain quelque chose en moi s’est libéré, une sorte de
décharge au bout de mes doigts. La robe verte de Maura s’est déchirée et de
grands traits de craie blanche ont barbouillé sa jupe, qui s’est étoilée de
sang au niveau de son genou. J’ai cru d’abord à un effet de mon
imagination, mais j’ai vu Tess écarquiller les yeux, puis Maura s’est mise à
hurler, et j’ai compris qu’elles voyaient la même chose que moi. J’ai essayé
de les apaiser avec des promesses de bonbons et de belles histoires. J’avais
beau n’écouter jamais que d’une oreille les sermons des Frères, j’en savais
déjà assez long sur les sorcières et sur leur magie, jaillie des noces de
Perséphone avec le diable. Je savais déjà qu’elles naissaient mauvaises.
Maléfiques et vicieuses à jamais.
« Votre mère était sorcière ? » s’enquiert Rory, mimant les doigts crochus
d’une sorcière de conte pour enfants.
Je lisse ma jupe bleue.
« Oui.
— Et vos sœurs le sont aussi ? veut savoir Sachi.
— Non », dis-je très vite. Les Frères ne peuvent plus rien contre Mère à
présent, mais pour mes sœurs ils restent une menace. « Elles l’ont très bien
accepté, mais je suis la seule.
— Vous avez de la chance que ce soit nous qui vous ayons découverte,
alors, dit Sachi avec son petit sourire de renarde. Moi, c’est venu du côté de
mon père. Il n’aime pas que ça se sache, mais son arrière-grand-mère l’était.
— Et moi, dit Rory, je ne sais pas d’où ça me vient. Sûrement pas de ma
mère.
— Bien sûr que non, vous ne lui ressemblez pas, confirme Sachi avec
une bourrade affectueuse. Vous êtes bien plus solide qu’elle. »
Mais Rory repousse sa main et Sachi soupire. J’ai l’impression qu’entre
elles cet échange est familier.
« Et que savez-vous faire d’autre, Cate, demande Sachi, à part ces
illusions ?
— C’est tout. Mère ne m’a montré que des sortilèges de ce genre, peu
avant sa mort. »
Je prends un scone aux myrtilles. Sachi a beau m’inspirer confiance, je
ne lui dirai certes pas que je fais de l’intrusion mentale.
« Animer les objets, dit-elle, c’est plus dur. Ça demande plus d’énergie
que les simples illusions. »
Et sa tasse à thé s’élève au-dessus de la table, d’un pouce ou deux, puis
redescend sagement se poser sur la soucoupe avec un discret cliquetis.
« Ça a l’air facile, à voir, commente Rory. Mais ça ne l’est pas tant que
ça. Avec moi, les choses ne font pas toujours ce que je veux. »
Sachi lui jette un regard de biais.
« Quand vous n’avez pas bu, elles obéissent…
— Agito », l’interrompt Rory, et une Bible reliée de cuir épais décolle de
l’étagère pour voler à travers la pièce, droit vers la tête de Sachi.
« Desino ! » riposte celle-ci, et la Bible tombe en piqué pour atterrir sur
le plancher. « Pas mal, Rory.
— Alors arrêtez vos sermons et laissons Cate essayer.
— Moi ? Ici ? »
Je jette un regard anxieux vers la porte. Sauf exception involontaire, je
n’ai jamais pratiqué devant quiconque hormis ma mère et mes sœurs. J’en
suis gênée, presque autant que si Rory me priait de me déshabiller.
« Aucun danger, dit Sachi. Elizabeth est au marché, et la mère de Rory ne
descendra pas avant l’heure du repas. »
Mais c’est un autre type de magie. Et si les choses tournaient mal ?
« Ne craignez rien, me dit Rory, de nouveau vautrée sur le canapé. Si
vous cassez quelque chose ici, pas de souci. Avant que ma mère remarque
qu’il manque un bibelot, de l’eau coulera sous les ponts.
— Tout ce que vous avez à faire, ajoute Sachi, c’est choisir un objet et
vous concentrer sur l’endroit exact où vous voulez le voir atterrir.
Définissez cet emplacement de façon très précise. En cas de distraction,
l’objet pourrait se retrouver ailleurs. Agito est la meilleure formule, mais
parfois j’utilise avolo, quand je veux que ça aille plus vite. Sitôt un objet en
mouvement, desino le fera s’arrêter. »
Je ne suis pas très douée en langues, mais je reconnais là, vaguement, du
latin.
« Agito. »
Ma tasse reste soudée à sa soucoupe. J’essaie de nouveau, en y mettant
plus d’énergie ; je l’imagine trois pouces plus à droite.
« Agito ! »
Toujours rien. L’exaspération m’étouffe. Dépitée, je prends Sachi à
témoin. « Je n’y arrive pas. »
Elle rit. « Vous ne voudriez tout de même pas maîtriser la chose dans la
minute, si ? Regardez-nous faire un instant. »
Rory se redresse et toutes les deux, lançant des formules, envoient des
objets voler à travers la pièce : livres, coussins, sucrier, une ballerine de
Rory, puis l’autre. Rory arrache à Sachi toutes ses épingles à cheveux, et
l’instant d’après le canapé entre en lévitation à dix ou douze pouces du sol –
avec Rory toujours dessus, qui crie tant et plus. Elles jouent de leurs
pouvoirs comme je ne l’ai jamais fait. Elles ont l’air de s’amuser follement,
et j’ai un pincement au cœur. Si seulement les choses étaient différentes. Si
moi, j’étais différente !
Mais notre mère n’en démordait pas : les pouvoirs magiques, on ne joue
pas avec. En hériter n’est ni un cadeau ni une source de fierté. C’est une
charge, une lourde charge. Et il faut apprendre à en user le mieux possible,
de manière à ne pas se mettre en danger.
Qu’aurait-ce été d’apprendre la magie sans ces mises en garde, sans
l’angoisse qui a toujours accompagné sa pratique ? Les sermons des Frères
me rendraient-ils aussi malade de culpabilité ?
« Encore un essai », m’encourage Sachi, et je lui obéis.
Une première fois, la tasse à thé tangue sur la soucoupe avec un petit
bruit prometteur. Sachi et Rory interrompent leur joute pour m’observer. Je
renouvelle la tentative. Cette fois, la tasse s’élève de trois bons pouces.
Rory siffle, admirative. « Magnifique ! Il m’a fallu des semaines pour en
arriver là.
— Moi aussi. Cate, vous êtes étonnante. Vous devez avoir un don pour
animer les objets. »
Contre toute attente, ce n’est pas de la moquerie. Elles m’estiment
vraiment douée. J’avais mal jugé ces filles.
Une demi-heure plus tard, je monte dans notre calèche. Sachi et Rory
m’adressent de grands au revoir et me répètent qu’elles viendront à notre
thé, mardi.
La calèche cahote sur les pavés, mais je suis si épuisée que pour un peu
je me pelotonnerais sur la banquette, et je crois que je m’endormirais sur-le-
champ. Je me sens estourbie. Une douleur sourde bat à mes tempes, mes
jambes sont de plomb. Est-ce pour cela que Mère ne nous a jamais appris à
animer des objets ? Attendait-elle de nous voir plus âgées, plus fortes ?
Elle se savait perdue, pourtant. Elle qui se tourmentait pour nous, elle
aurait dû nous dire de quoi nous étions capables. Pourquoi n’a-t-elle pas
cherché à nous faire développer nos dons ?
Parce qu’elle pensait que c’était mal, suggère une petite voix en moi, et
cette pensée me paralyse. Elle voulait faire de nous des filles comme les
autres, et nous mettre à l’abri des dangers.
Mais Tess, Maura et moi ne sommes pas comme les autres. Maintenant
que j’ai vu Sachi et Rory libres, intrépides, je m’interroge. Peut-être Maura
a-t-elle raison. J’ai voulu suivre l’exemple de Mère parce que je n’en avais
pas d’autre. Je pensais qu’assurer notre protection signifiait cacher nos
pouvoirs à tout prix, et je détestais ces pouvoirs à cause du danger qu’ils
impliquaient. Mais peut-être n’en va-t-il pas forcément ainsi. Et Dieu sait
que nous trois, aujourd’hui, aurions bien besoin de toutes les protections
possibles.
John me dépose devant la maison et m’aide à descendre. Je n’entre pas
tout de suite ; je vais d’abord au jardin. Je dois des excuses à mes sœurs.
J’aurais dû les aider à apprendre mille choses au lieu de leur poser des
limites. Nous donner un vernis de respectabilité est une chose importante :
bien nous habiller, fréquenter nos voisins ; pour ce faire, Elena peut nous
être d’un précieux secours, et Sachi aussi. Mais sous ce vernis – et à
condition d’être très prudentes –, rien ne nous empêche de développer nos
pouvoirs.
Nous ne sommes plus seules. Nous avons Sachi et Rory. Et Elena,
soutenue par l’ordre des Sœurs. À ma surprise, cette pensée me réconforte.
Je réfléchis tout en marchant. Les excuses que je veux présenter à mes
sœurs sont encore confuses dans mon esprit ; je déteste admettre que j’ai eu
tort. Mais mon plan d’action prend forme. Peut-être que si je laisse Elena
nous apprendre à animer les objets et quelques formules de guérison, elle
dira aux Sœurs que nous sommes dociles, ce qui les satisfera. Ce n’est pas
une solution définitive, mais de quoi gagner du temps, assez pour que j’en
découvre plus long sur la dernière partie de la prophétie. Assez pour que je
détermine si nous pouvons nous fier à l’ordre des Sœurs.
Simplement – et à ce rappel tout mon courage retombe –, du temps, j’en
ai bien peu devant moi. Le soleil d’octobre est encore caressant, et le ciel
d’un bleu de coquille d’oiseau semé de petits nuages duveteux, mais
l’automne est là, et novembre tout proche. Si je ne prends pas ma décision
très bientôt, les Frères la prendront à ma place.
Je suis si absorbée par ma réflexion que je ne remarque les papillons que
lorsqu’ils me passent sous le nez.
Papillons bleus à ailes d’or. Papillons roses mouchetés d’orangé.
Papillons tigrés à ocelles topaze.
Je n’en ai jamais vu de pareils.
Je m’arrête sur place, stupéfaite. Ils s’élèvent en vol serré depuis la
roseraie.
Un rire en cascade me parvient et je presse encore le pas. Maura. Ce rire
à bulles de cidre doux, je le reconnaîtrais entre mille. Mais si les papillons
volent… Quand donc a-t-elle appris les sortilèges d’animation ?
Je contourne la haie sans bruit, espérant la surprendre. Mais c’est moi qui
suis surprise.
Assise sur le banc, une mince cigarette à ses lèvres, Elena Robichaud
souffle des ronds de fumée. Et chacun de ces anneaux, en montant, se mue
en papillon qui va rejoindre ses frères dans une nuée de battements d’ailes.
Et Maura ! À plat ventre sur la pelouse dans l’une de ses vieilles robes,
ses cheveux roux flambant au soleil, Maura la regarde faire avec adoration.
Elena lève les yeux. « Ah, Cate, C’est vous. »
Elle tire une nouvelle bouffée. L’anneau léger se fait papillon aux ailes
veloutées, noir de jais retouché de rubis. Puis elle retire sa cigarette de ses
lèvres, la jette au sol, l’écrase sous sa semelle et poursuit : « Nous étions en
train de voir les sortilèges d’animation, Maura et moi. Voulez-vous essayer
aussi ? »
La colère me submerge. Ses petits mots sucrés n’y peuvent rien, je
n’aime pas cette femme. Je ne lui fais pas confiance, et surtout pas auprès
de Maura.
Quand nous étions enfants, c’est pour moi que Maura avait ce regard
d’adulation, c’était moi l’héroïne qu’elle aurait suivie partout, dans
n’importe quelle folle aventure à mon idée.
Aux pieds d’Elena est posé un livre à reliure brune. Je me concentre sur
lui. J’exclus tout le reste, il n’est pas question d’échouer. « Agito. »
Chez Rory, j’ai donné à la tasse à thé une légère chiquenaude en pensée.
Pour ce livre, j’y vais moins doucement.
Avec un sifflement, le volume fuse dans les airs à travers le jardin et s’en
va atterrir juste où je l’ai voulu : aux pieds d’Athéna.
« Cate ! » Maura en est soufflée. « Où as-tu appris ça ? »
À grands pas, je les rejoins.
« Elena, je veux parler à ma sœur. En tête-à-tête. »
Maura se redresse sur ses coudes et me dit d’un ton hautain : « Cate, nous
sommes en pleine leçon. Tu nous interromps.
— Eh bien, ce n’est pas plus mal ! » J’indique la maison, derrière les
frondaisons. « Elena, je doute que ce soit pour ce genre d’enseignement que
Père vous a embauchée !
— J’ignorais que vous maîtrisiez les sortilèges d’animation, réplique-t-
elle calmement.
— Moi aussi, bougonne Maura, époussetant sa jupe couverte de brins
d’herbe.
— Oh, pour l’amour du ciel. Je les ai appris aujourd’hui. »
Mais un petit remords me titille à la pensée des autres secrets que je lui
cache. Mon pouvoir d’intrusion mentale ; la prophétie ; la lettre de Zara ; le
baiser de Finn. Certes, trouver ma sœur en pleine séance de magie avec
Elena et sans mon autorisation m’a fait bouillir le sang ; mais je crois que
ma colère, même multipliée par dix, n’égalerait pas celle de Maura si elle
savait.
« Menteuse ! » Elle s’en étouffe. « J’essaie depuis des heures et je n’ai
encore rien fait bouger ! »
Avec un soupir, j’arrache une mauvaise herbe. « C’est la preuve que, de
loin en loin, j’arrive à fourrer quelque chose dans mon pauvre petit crâne si
étroit.
— Malgré tout, observe Elena, songeuse, c’est vraiment rapide. »
Mes jambes fléchissent. Qu’est-ce qui m’a pris de fanfaronner ?
« Et de toute manière, insiste Maura, je ne sais pas ce que tu as à
m’annoncer, mais tu peux très bien le faire devant Elena. Elle est là pour
nous aider. »
Elle cueille une petite rose et se la cale derrière l’oreille. Je respire un
grand coup et lâche : « Ça, c’est ce qu’elle dit. »
Elena se rembrunit.
« Si vous vouliez bien cesser de faire la gamine, Cate, et comprendre une
bonne fois… » Elle se passe la main dans les cheveux. « Pardonnez-moi.
Vous avez raison. Vous avez à vous parler, toutes les deux. Je serai dans ma
chambre. »
Nous la regardons partir de son pas léger, dans un froufrou de jupons
balayant l’allée. J’ai le sentiment d’avoir perdu cette manche.
Immédiatement, Maura me vole dans les plumes.
« Ça te prend souvent ? Elena est mon amie !
— Elena n’est pas de la maison. Et tu lui as livré notre secret. »
Elle ne répond pas. Je m’approche encore, faisant claquer mes talons sur
les pavés. Nez à nez avec elle, j’aboie : « Vrai ou faux ? »
Elle croise les bras.
« Et même si c’est vrai, hein ? Il me fallait ta permission, peut-être ?
— Oui, justement. La mienne et celle de Tess. Ce secret n’est pas qu’à
toi, Maura.
— Et que veux-tu qu’elle aille faire, nous dénoncer aux Frères ? Elle est
sorcière aussi. Elle veut nous enseigner des choses. Elle connaît des tas de
sortilèges dont nous ignorons tout. On peut lui faire confiance, Cate.
— En es-tu si sûre ? Elle n’a pas joué franc jeu avec toi. »
Je me mords la lèvre ; moi non plus, je n’ai pas joué franc jeu.
Je m’assieds sur le banc, le marbre est encore tiède à la place d’Elena. Je
poursuis, plus prudemment : « Pas joué franc jeu avec nous, je veux dire.
Ce n’est pas un hasard si elle est venue ici, dans une maison avec trois
sorcières. L’ordre des Sœurs, il faut que tu saches… Elles sont toutes
sorcières.
— Toutes ? »
Elle en est suffoquée. Je confirme d’un hochement de tête.
Sa réaction n’est pas du tout celle que j’attendais. Elle s’illumine : « Mais
ça fait des… Cate ! elles sont des dizaines, déjà, rien que dans le couvent de
New London ! Elena me suggérait plus ou moins que je pouvais rejoindre
l’Ordre, si je voulais, et je ne comprenais pas pourquoi, mais… Oh ! ça
prend tout son sens maintenant, non ? » Ses yeux étincellent, ses joues
rosissent. Elle m’empoigne par la manche. « Nous pourrions nous joindre à
elles, toutes les trois ! Elles nous enseigneraient la magie, et nous serions à
New London, et nous n’aurions pas à épouser de sales vieux bonshommes !
» Elle tournoie sur elle-même, ses jupes virevoltent autour d’elle. « Oh,
Cate ! C’est merveilleux !
— Maura, dis-je très doucement. Ce n’est pas si simple.
— Et pourquoi donc ? Ce n’est pas comme si tu étais amoureuse de Paul.
Tu l’as dit toi-même, tu ne meurs pas d’envie de l’épouser. Nous pourrions
rester toutes les trois ensemble et ne plus rien craindre des Frères. »
Elle paraît si heureuse. Et elle est si gracieuse, quand elle tournoie au
soleil !
Dans un certain sens, elle n’a pas tort. À présent que je sais ce qu’est
l’ordre des Sœurs, l’option me paraît envisageable. Plus souriante que la
perspective de se retrouver l’épouse d’un barbon et de jouer les nounous
pour cinq ou six marmots braillards. Pourtant, quelque chose me gêne dans
les promesses d’Elena. Comme une impression d’anguille sous roche. Ce ne
doit pas être facile de tenir secrète la véritable nature des Sœurs. Et si elles
avaient en tête de me demander d’intervenir dans l’esprit de leurs ennemis,
comme aux temps anciens ? Serait-ce pour leur échapper que Mère a
épousé Père et qu’elle est venue vivre ici, à la campagne, bien cachée ?
Tu seras recherchée, convoitée par ceux qui voudraient se servir de toi
pour leurs propres fins… Mère était-elle excessivement méfiante, ou cette
mise en garde se justifie-t-elle ? Que savait-elle de l’ordre des Sœurs que
moi j’ignore encore ?
Maura lit le doute sur mes traits et dit gaiement : « Ou même tu pourrais
te marier avec Paul, après tout. Si Tess et moi allions chez les Sœurs, nous
serions à New London toutes les trois. Tu as le choix. »
Vraiment ? D’où vient qu’aucune de ces options ne me rassure ?
De nouveau, elle tournoie, puis se laisse tomber dans l’herbe, ivre de
vertige et de rêves d’évasion. Notre petit coin du monde me suffit, mais pas
à elle. Est-ce tous ces romans qu’elle a lus, ces contes que Mère lui a
racontés au berceau ? Elle est avide d’autre chose. Elle-même l’a dit en
termes clairs. Je mesure maintenant seulement quelle immense faim elle a
en elle.
Cette ardeur, Elena l’a perçue d’emblée. Elle est finaude. Elle dit vouloir
nous protéger, mais en attendant elle cherche à embrigader Maura.
S’imagine-t-elle que c’est elle que désigne la prophétie ? Ou se dit-elle que
si elle tient Maura, Tess et moi suivrons ?
Elle sait combien je suis attachée à mes sœurs, liée par cette promesse
faite à Mère. Pour les protéger, je renoncerais au bonheur. Si rejoindre
l’ordre des Sœurs est le souhait de mes cadettes, si ce choix les met hors de
portée des Frères, je ne vois pas au nom de quoi je m’y opposerais.
« Elena est merveilleuse », déclare Maura. Elle se relève, ébouriffée, la
petite rose calée à son oreille tombe dans l’herbe. « Elle sait des tas de
choses, elle a un grand cœur, tout ce qu’elle fait, elle le fait pour nous. Tu
pourrais être un peu plus gentille avec elle.
— Elle a peut-être toutes ces qualités, il reste qu’elle a manqué de
franchise envers nous. Elle a été envoyée ici pour nous espionner et voir si
nous étions sorcières. Il me semble que j’avais bien raison d’être sur mes
gardes.
— Bon, mais maintenant, quand même, tu devrais lui présenter tes
excuses pour lui avoir manqué de respect. » Elle s’assied à côté de moi,
m’enserre la taille et me colle un gros baiser sur la joue. « Je sais, tu n’as
pas l’habitude de me voir amie avec une autre, mais Elena est mon amie,
voilà. Moi, je ne t’en veux pas, d’avoir été invitée à prendre un thé avec
Sachi, et pas moi. Tu ne vas quand même pas me suivre toujours pas à pas,
à me protéger comme un bébé. »
Un papillon violet solitaire vient de regagner le jardin. Posé sur l’épi
jaune vif d’une verge d’or, il bat des ailes par saccades.
« Si, dis-je, les yeux sur ce papillon, je voudrais te protéger toujours.
Quoi qu’il arrive.
— Arrête, tu veux bien ? Pense à ton avenir, pour une fois ! L’ordre des
Sœurs pourrait être la solution idéale. Pour nous trois. »
La porte de sa chambre grande ouverte, Elena se profile devant sa fenêtre
en ombre chinoise, entre les tentures vert sombre.
« Je vous attendais, dit-elle, pensive. Je vous l’ai déjà fait observer, Cate,
rien ne nous oblige à être ennemies. Mais il y a des limites au manque de
respect et à ce que je peux tolérer. J’estime que vous me devez des excuses.
»
Je referme la porte, m’y adosse et riposte : « Vous auriez pu au moins
m’en parler, avant de donner des leçons de magie à Maura !
— Vous n’êtes pas sa mère. »
J’accuse le coup ; Elena le voit et lève une main apaisante.
« Je ne dis pas cela pour vous blesser, Cate. Mais Maura n’a pas besoin
de votre autorisation, et moi non plus. »
Ces mots me blessent plus encore, que ce soit ou non l’effet recherché. Je
m’avance dans la pièce, je vibre de rage.
« Je pourrais vous congédier, vous savez.
— Les Sœurs en enverraient une autre à ma place. Et pas nécessairement
aussi patiente que moi. » Ses pendants d’oreilles oscillent en cadence. « Je
ne souhaite pas la bagarre, Cate. Mais on m’a confié une mission et je m’en
acquitterai, que vous le vouliez ou non. Nous comprenons-nous ?
— Parfaitement. » J’ai parlé d’un ton égal, mais une vaguelette d’effroi
me parcourt tout entière.
« Bien. Poursuivons. Maura est une fille brillante, à l’esprit curieux. Il est
injuste de l’entraver. »
Je toise Elena de toute ma hauteur, heureuse pour une fois d’être grande.
« Merci, mais je peux me passer de vos avis sur ma sœur. Je la connais
mieux que vous.
— En êtes-vous si sûre ? » Elle incline la tête de biais, narquoise. « Je
doute que lui cacher des choses soit une marque d’attachement. La
prophétie affecte son avenir, à elle aussi. Quand elle découvrira ce que vous
lui avez tu, elle sera hors d’elle ; et non sans raison. Et si c’était elle la plus
puissante de vous trois ? Elle est en droit de le savoir, ne serait-ce que pour
se protéger. »
Il m’en coûte de l’admettre, mais elle n’a pas tort. Maura et Tess doivent
être mises au courant. Tous ces secrets me pèsent sur la conscience depuis
des jours.
« Je viens à l’instant de lui annoncer ce que je sais de l’ordre des Sœurs.
— Ah oui ? ironise-t-elle. Pour la mettre en garde contre moi, lui dire de
ne pas me faire confiance, je le parie bien. »
Suis-je donc si transparente ?
« En effet, dis-je, je ne suis pas certaine que nous puissions vous faire
confiance. À propos, si nous décidions de nous joindre à l’ordre des
Sœurs… qu’est-ce que cela impliquerait au juste ? »
Posément, elle prend place dans l’une des bergères vertes au coin de la
cheminée et me désigne l’autre. Je m’assieds tout au bord, prête à me
relever.
« Il y a là-bas plusieurs dizaines d’élèves, toutes sorcières, âgées de dix à
vingt ans. On vous y enseignerait les différentes sortes de magie, ainsi que
l’histoire des Filles de Perséphone. Si vous êtes bien les trois sœurs, nulle
part ailleurs vous ne serez plus en sécurité que là-bas. Bien soignées,
nourries, logées, blanchies, sans rien qui puisse vous manquer.
— Et si nous refusons d’y aller ?
— Mais pourquoi refuser ? » Elle lève les bras au ciel, le soleil miroite
sur son anneau d’argent. « Vous n’allez pas me dire que vous souhaitez
rester dans ce trou perdu jusqu’à la fin de vos jours. Vos voisins sont
bornés. Votre père n’est jamais à la maison. Qu’est-ce qui vous retient ici ?
»
Mon regard s’évade par la fenêtre, vers les champs moissonnés. Ce ne
sont pas nos voisins, ni Père, qui font que j’ai mes racines ici ; ce sont les
tombes sur la pente ; c’est la roseraie ; c’est Tess jouant du piano après le
souper ; Maura mettant en scène des passages de ses romans ; et Paul ; et
Finn. Si je décidais de ne pas aller là-bas, Maura et Tess partiraient-elles
sans moi ?
« Peut-être qu’à vos yeux l’endroit ne vaut pas grand-chose, dis-je enfin,
mais c’est tout de même chez nous.
— Parlez pour vous. Maura se morfond ici, et Tess y étouffe. Auprès des
Sœurs, elles auraient accès à une éducation hors pair – non seulement dans
l’art de la magie, mais dans bien d’autres disciplines encore. Je crois
qu’elles se laisseraient convaincre sans aucune difficulté. C’est vous qui
freinez des quatre fers. Est-ce à cause de Mr McLeod ? » Elle croise les
mains sur ses genoux. « D’après Maura, il a l’intention de regagner New
London. Vous pourriez toujours le voir de temps à autre. Si vous n’êtes pas
la plus puissante, rien ne nous empêcherait, vos études achevées, de vous
autoriser à quitter l’Ordre et à vous marier. Nous avons ainsi tout un réseau
d’anciennes élèves qui restent nos yeux et nos oreilles à travers la contrée. »
Qui espionnent pour l’Ordre, autrement dit. Dans l’espoir de rester
impénétrable, je me concentre sur le papier peint derrière Elena, vert avec
des tulipes roses.
« Et si c’est moi la plus puissante ?
— En ce cas, nous aurons besoin que vous restiez avec nous. Vous n’avez
pas fait de promesses à Mr McLeod, n’est-ce pas ? » Sa main se crispe sur
le bras de son fauteuil, puis se détend. « Mais c’est sans importance. Des
fiançailles, ça peut se rompre. Tant que vous n’avez pas prononcé votre
déclaration d’intention. Les Frères n’interviendraient pas si vous vous
découvriez une vocation religieuse. »
Je lâche entre mes dents : « Je n’ai rien promis. Rien encore.
— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous a retenue ? Lui s’intéresse à vous,
clairement. » Elle paraît songeuse et je me maudis. Oh, pouvoir ravaler ce
qui vient de m’échapper ! « Il serait peut-être temps pour vous de réfléchir
sérieusement, Cate. Vous vous souciez tant pour vos sœurs… Avez-vous
jamais pris le temps d’interroger votre propre cœur ? De chercher à savoir
ce qu’il désire réellement ? »
Ce que mon cœur désire ? Je baisse les yeux sur le tapis rose.
Je me vois agenouillée dans un jardin à moi. Tout simple, sans haies
taillées, sans statues, sans étang, sans gloriette. Juste un érable pourpre ou
deux, des rosiers buissons couverts de boutons roses et rouges. Je me vois
mettre en terre des bulbes de tulipe, les mains plongées dans le sol souple et
frais. Assis sur un banc non loin, un homme me fait la lecture à voix haute,
un livre sur les genoux, comme le faisait Père le soir, autrefois.
Cet homme n’est pas Paul McLeod.
Il a des lunettes, des yeux chocolat, des cheveux en bataille et des avant-
bras musclés, éclaboussés de taches de son. Il a un sourire qui fait bondir
mon cœur lorsque au milieu d’une phrase il lève les yeux vers moi…
« Si vous êtes capable d’intrusion mentale, reprend Elena, interrompant
ma rêverie, vous pourriez être un secours pour d’autres jeunes filles comme
vous. Il en existe. Un peu partout. Sorcières elles aussi, seules et angoissées.
Sans parler d’autres encore qui ne sont pas sorcières, mais qui ont le
malheur d’être un peu excentriques. Toutes sous la menace des Frères. »
Elle frappe de la main le bras de son fauteuil. « Il est trop injuste que les
filles grandissent dans la peur, qu’elles doivent engager leur avenir avant
d’être prêtes à le faire ! Si vous êtes celle des trois sœurs dont parle la
prophétie, vous pourriez nous aider à faire changer les choses. Vous
pourriez aider les femmes de toute la Nouvelle-Angleterre à reconquérir
leur indépendance. Quel plus beau projet de vie, Cate ? Vous ne pouvez pas
le rejeter. »
Son regard sombre étincelle, ses traits s’éclairent à la pensée de cet
avenir radieux : un temps nouveau où les sorcières, et avec elles toutes les
femmes, auront recouvré la liberté. Je ne dis rien. Je la comprends. Mais
cette responsabilité supplémentaire dépasse encore ce que Mère me
demandait. Les attentes des Sœurs, cette prophétie, porter sur mes épaules
le bonheur, voire la vie de tant de mes semblables… – tout cela me donne le
vertige.
Elena m’observe intensément.
« Me jurez-vous n’avoir jamais tenté de pratiquer l’intrusion mentale ? »
Pourquoi ne pas tirer profit de ce que Maura lui a dit de moi ? Elle me
sait en conflit avec mes pouvoirs.
« Moi ? J’en ai toujours eu peur. Les Frères en disent des choses
horribles.
— En de mauvaises mains, c’est un fait, ce genre de pratique peut être
redoutable. Si vous n’avez pas ce don, Cate, tant pis. Vous pourrez rejoindre
ou non l’ordre des Sœurs, ce sera à vous de voir. Mais si vous en
disposez… Mieux vaudrait – pour tout le monde – que nous en ayons le
cœur net ; au plus tôt. Nous assurerons votre protection et vous n’aurez pas
à faire de promesses que vous ne pourriez tenir. Peut-être devrions-nous
prévoir une leçon demain. Vous pourrez, vos sœurs et vous, faire un essai.
Ainsi, nous saurons ce qu’il en est, n’est-ce pas ? »
Demain ? Je ne suis pas prête. Il me faut du temps, le temps de soupeser
les mots d’Elena et les mises en garde de Mère.
« Sûrement pas demain ! Tess n’a que douze ans, pour l’amour du ciel ! Il
n’est pas question de lui faire essayer quelque chose d’aussi puissant. Et si
ça se passait mal ? »
Elena incline la tête. Elle est ravissante dans cette bergère à dossier haut,
avec son port de reine.
« Ses pouvoirs, Tess m’a l’air de les maîtriser parfaitement. Depuis que je
suis ici, je ne l’ai pas vue perdre le contrôle une seule fois. »
Tess le perd rarement. Même l’an dernier, quand elle débutait. La
question n’est pas là.
« Je ne veux pas que vous lui fassiez faire de l’intrusion mentale, vous
m’entendez ? Et Maura, pas davantage. Si je vous surprends à passer outre,
je vous congédie sur-le-champ.
— Je ne pense pas que Maura apprécierait, raille Elena. Elle s’est un peu
attachée à moi. »
Je me dirige vers la porte, me retourne et souris à mon tour.
« Je ferai ce que j’estimerai être le mieux pour nous, que cela plaise ou
non à Maura. »
Elle se carre dans son fauteuil.
« Même si elle vous en veut à mort ? »
Mon sourire faiblit.
« Ce ne serait pas la première fois.
— Cette fois-ci pourrait être pire. Si vous me congédiez, elle vous en
voudra comme jamais. Je doute que ce soit votre but. Surtout si vous êtes
les trois sœurs. »
Je me fige, la main sur la poignée de porte.
« Quel est le rapport ?
— La dernière partie de la prophétie, Cate. Vous ne voudriez pas prendre
de risques, si ? À provoquer le destin, il est rare que l’on gagne. »
Elle réprime un frisson, et son regard… Je le connais, ce regard. C’est
celui que les gens posaient sur nous le jour de l’enterrement de Mère. Lourd
de pitié.
Puis elle reprend d’une voix lente : « Je ne vous blâme pas d’être
bouleversée. C’est une prédiction accablante. Je vous le promets, nous
ferons tout pour vous protéger. Chacune de vous trois. »
Elle connaît la fin de la prophétie.
Je ne peux me résoudre à lui avouer que je l’ignore.
J’ai beau ne pas comprendre, je vois le parti que je peux tirer de sa
compassion. Je me tourne vers elle et laisse mes yeux s’emplir de larmes –
ce n’est pas difficile.
« S’il vous plaît, Elena. Il nous faut seulement un peu de temps.
Accordez-moi quelques jours pour parler à Maura et Tess, pour les laisser
s’habituer à l’idée. Tout cela est si brusque. »
Elle se fait grave.
« Bien. Accordé. Quelques jours ne feront de mal à personne, je suppose.
Mais tenez parole, Cate ; je compte sur vous. Il y aura des conséquences si
tel n’est pas le cas. »
Chapitre 13
« Comment tu me trouves ? »
Maura virevolte devant moi dans l’entrée. Elle a mis une robe neuve, une
de plus, vert jade avec un passepoil rose, et a emprunté à Elena ces
ballerines vertes qu’elle convoitait depuis le jour où notre gouvernante a
ouvert sa malle.
« Ravissante, dis-je, un œil sur la brassée de roses rouges que je suis en
train d’arranger dans le vase de cristal de notre arrière-grand-mère. D’où
sortent ces pendants d’oreilles ?
— C’est Elena qui me les a prêtés. Sublimes, non ? Elle est franchement
géniale, s’extasie Maura, tripotant une larme de jade à son oreille.
— Je sais que tu admires beaucoup Elena, mais tu ne crois pas que tu y
vas un peu fort ? »
Elle a crêpé ses cheveux – joliment, d’ailleurs – à la Pompadour, et deux
ou trois anglaises lui encadrent le visage, tout à fait à la manière d’Elena.
Elle se renfrogne.
« Tu ne peux pas te contenter de dire : oui, j’aime bien, et t’en tenir là ? Il
faut toujours que tu trouves à critiquer. À mon avis, tu es jalouse. »
Il ne manquait plus que ça.
« Jalouse de quoi ? » Je recule de trois pas pour admirer mon œuvre.
Elle pose les poings sur ses hanches.
« Que je sois plus jolie que toi. »
Je me jette un regard dans le vieux miroir piqué au-dessus de la console :
yeux gris, menton pointu, cheveux blond vénitien tressés en couronne –
coiffure qui à présent me plaît bien. Je n’ai rien d’une beauté ; je serais
même plutôt quelconque. Mais Finn m’aime. Cette pensée me met le rose
aux joues et un début de sourire aux lèvres.
« Tu es bien plus jolie que moi, c’est vrai. Je n’ai jamais prétendu le
contraire.
— Et je suis plus forte en magie aussi. Le truc d’hier au jardin, c’était un
coup de hasard.
— Probable. Je ne sais pas ce qui a pu se passer. »
J’ajoute une rose dans le vase. Maura revient à la charge : « Si c’était moi
qui avais mis tout le jardin dans cet état, tiens ! j’en entendrais parler
pendant des semaines. Mais puisque c’est toi, on oublie. Un accident. »
Que d’amertume dans sa voix ! C’est bien le moment d’avoir cette
conversation, avec Mrs O’Hare et Lily dans la cuisine en train de préparer
les sandwiches au concombre et au cresson. Nos invitées seront là dans un
quart d’heure.
« C’était un accident. Dangereux, je m’en rends très bien compte. Jamais
je n’aurais fait ça délibérément.
— Elena trouve bizarre que ta magie ait pu avoir cette force, ajoute
Maura, soupçonneuse.
— Elena est pire qu’une fouine. »
Elle me coupe la parole : « Ne dis pas de mal d’elle ! Je ne te le
permettrai pas. C’est mon amie. Et un rudement bon professeur. J’ai déjà
appris des sortilèges de guérison. Ça me change un peu d’avoir quelqu’un
qui me stimule. Qui m’apprécie. »
Je lève les yeux au ciel. « Mais je t’apprécie, Maura. Tu es ma sœur. Je
t’aime.
— Ce n’est pas pareil ! Tu ne me traites même pas comme une personne
à part entière. Tu es toujours méprisante. Même là, maintenant, c’est à peine
si tu me prêtes attention. »
Je cesse d’arranger les fleurs et la regarde. Mais elle poursuit sa diatribe :
« Et quand tu m’accordes un peu d’attention, malgré tout, c’est pour me
houspiller. Tu ne veux jamais que je fasse de la magie, alors que tu sais que
j’adore ça. Tu ne veux même pas que je rejoigne l’ordre des Sœurs. Tu
préférerais que j’épouse un affreux vieux bonhomme plutôt que de me voir
heureuse ! »
Je l’entraîne à l’autre bout du vestibule, loin de la cuisine et des oreilles
indiscrètes, puis je la contredis à mi-voix : « Tu dis n’importe quoi. Bien sûr
que si, je veux que tu sois heureuse.
— Alors montre-le. » Une lueur calculatrice passe dans ses yeux bleus. «
Je n’ai pas besoin de ta permission ; mais ta bénédiction, ce serait bien. Dis-
moi au moins que c’est d’accord, que je peux aller chez les Sœurs. »
Est-ce Elena qui lui a mis cette idée en tête ? Je ne peux pas lui donner
mon accord. Pas sans connaître toute la prophétie. Si l’ordre des Sœurs était
pour nous la meilleure solution – si c’était aussi simple –, Mère l’aurait
affirmé sans détour.
J’essaie de répondre calmement : « Es-tu sûre que c’est ce que tu veux ?
»
Elle acquiesce avec véhémence.
« Puisque je te le dis ! Je ne suis pas un bébé. Je sais ce que je veux :
étudier la magie à New London.
— Et le mariage ? Avoir des enfants ? Tu y renoncerais ? »
Elle baisse les yeux, tripote son bracelet.
« Je ne veux pas me marier.
— Tu verrais sans doute cela autrement si c’était avec un homme que tu
aimes. »
Finn. Je repense à lui. Nuit et jour, je n’arrête pas de penser à lui, à mes
moments perdus et même à d’autres – en écoutant Elena corriger mon
français, en brodant une taie d’oreiller, en laissant Mrs O’Hare me
sermonner pour n’avoir pas terminé mon petit déjeuner. Que je le veuille ou
non, ces derniers temps, c’est toujours à lui que reviennent mes pensées.
« Non, le mariage, je n’en veux pas, insiste Maura, catégorique, caressant
machinalement la rampe de bois au pied de l’escalier.
— Moi non plus, je ne pensais pas que c’était ce que je voulais. Et j’ai
changé d’avis.
— Ah ? » Elle fronce les sourcils. « Tu vas épouser Paul, je vois. Tu n’as
même pas envisagé de rejoindre les Sœurs, hein ? Nous maintenir toutes les
trois ensemble, tu y tiens, mais seulement comme ça t’arrange ! Moi, je
devrais renoncer à mes rêves et toi, tu ne sacrifierais rien !
— Je n’ai jamais dit… »
Mais déjà elle se rue vers l’étage, pour courir chez Elena, je suppose. Je
m’assieds sur la première marche de l’escalier et m’enfouis le visage dans
les mains.
Un bruissement de jupons derrière moi me fait relever la tête.
« Veuillez m’excuser, dit Elena, se glissant entre la rampe et moi pour
accéder au rez-de-chaussée. Vous êtes-vous querellée avec Maura ? Elle est
enfermée dans sa chambre et y mène grand tapage. »
Je relève la tête. Elle a entrepris de réarranger mes roses.
« Vous ne pouvez pas laisser les choses tranquilles, un peu ? Nous
n’avons pas besoin de vous. Tout allait bien avant que vous débarquiez ! »
Et je file à la cuisine.
Mrs Corbett arrive la première. Lily prend sa cape, je la conduis au salon.
Elle installe son imposant volume sur le canapé grège. Je lui apporte une
tasse de thé, accompagnée de cakes au citron et aux graines de pavot
confectionnés par Tess.
« Et notre chère Elena, s’enquiert-elle, comment s’en sort-elle ? J’espère
que vous lui avez fait bon accueil.
— Elle a su se rendre indispensable. Nous n’aurions jamais pu organiser
tout ceci sans elle. »
C’est la pure vérité. C’est elle qui a choisi nos robes et décidé du menu.
Elle nous a dûment chapitrées sur les questions d’étiquette et a sélectionné
pour nous les demeures où déposer nos cartes de visite annonçant notre
après-midi de réception. Je devrais lui en savoir gré. Au lieu de quoi, je lui
en veux doublement.
« Je savais qu’elle ferait merveille. Oh ! je l’avais prévenue : Pas aussi
sophistiquées que vos précédentes élèves, mais elles ont besoin de vous plus
encore. On voit déjà la différence. Vous étiez si élégantes à l’église – et
regardez comme vous êtes pimpante, Cate. » À l’entendre, avant Elena,
nous nous baladions en pantalon. « C’est magnifique comme elle vous a
transformées. Accordez-lui quelques semaines encore et vous serez
méconnaissables, conclut-elle en portant les yeux vers les Winfield mère et
fille, qui font leur entrée.
— Euh… Merci. »
Je continue d’afficher un sourire inamovible – mais où est Maura ?
Puisqu’elle veut croire qu’Elena a accroché la lune dans le ciel, c’est elle
qui devrait être coincée ici, à entendre chanter ses louanges ! Mais non, elle
et Tess servent du thé et de la citronnade à nos autres invitées, et qu’importe
si je suis piégée avec cette vieille mégère qui continue de radoter : « Je suis
ravie de voir que tout se passe bien. Il m’ennuierait fort de devoir déranger
votre père pour lui annoncer que les choses vont de travers. »
Diable, ça sent la menace. Elle n’hésiterait pas à lui écrire pour
moucharder ; ça lui ressemblerait bien.
« Tess a envoyé une lettre à Père. Il sera heureux de nos progrès. Vous
aviez raison, Mrs Corbett : il était temps que Maura et moi sortions en
société. Plus que temps, en vérité. Je m’en faisais une montagne, mais tout
le monde a été tellement gentil… Surtout Mrs Ishida. Maura et moi avons
été enchantées d’être invitées à son thé. »
C’est un peu mesquin de ma part, mais je n’ai pas pu résister ; Mrs
Corbett n’est jamais invitée chez les épouses des Frères.
« Hmm… oui. » Elle cligne des yeux avec lenteur, tel un lézard au soleil.
« J’ai noté que vous étiez devenue très amie avec Miss Ishida.
— Sachi est merveilleuse. Le parfait modèle de ce qu’une jeune fille doit
être. »
Je jette un regard anxieux vers la porte ; vivement que Sachi arrive,
justement, et vienne me tirer de là !
« Votre père n’aurait pu souhaiter meilleure compagnie pour vous. Miss
Ishida est irréprochable. »
Ce qui n’empêche pas ses petits yeux de me sonder avec insistance,
comme dans l’espoir de me prendre en défaut. En ai-je trop fait ? Peut-être
devrais-je me montrer moins suave ?
« Avez-vous pris une décision pour votre déclaration d’intention ?
s’informe-t-elle après avoir jeté un coup d’œil aux portraits de famille au-
dessus de la cheminée. Je vous ai vue converser avec Paul McLeod à la
sortie de l’office. Les McLeod sont une bonne famille. Respectée. »
Paul. Je lui ai à peine accordé une pensée de la journée. Je marmonne : «
Je n’ai encore pris aucune décision.
— Cate ! » Sachi fond sur nous, en bleu turquoise, un peigne serti de
diamants dans les cheveux. « Bonjour, Mrs Corbett. Vous avez une mine
superbe. Vous nous excusez, n’est-ce pas ? »
Elle m’entraîne dans le vestibule et s’écroule de rire.
« Si vous voyiez votre tête ! À jurer qu’elle vient de vous arracher les
ongles un à un. »
Je m’appuie contre la rampe de l’escalier.
« Bon sang, quelle vieille fouine !
— Je ne l’ai jamais trop aimée non plus. Toujours en noir comme un
vautour. Un peu long, pour un deuil, non ? Quatre ans que son mari est
mort. Et toujours à radoter sur sa Regina. Qui n’est pourtant qu’une…
— Potiche.
— Je ne vous le fais pas dire. »
Nous saluons Mrs Ralston et Mrs Malcolm que Maura escorte au salon,
puis Sachi reprend à mi-voix : « Alors ? Avez-vous découvert des livres
intéressants pour nous ?
— Je n’ai pas encore pu m’échapper, mais Mrs Belastra devrait m’en
apporter un discrètement, tout à l’heure. »
Elle ouvre des yeux ronds.
« Mrs Belastra – vous l’avez invitée ? Aujourd’hui ?
— Oui. Pourquoi ? dis-je sur la défensive.
— C’est une commerçante, Cate.
— Ne soyez pas snob.
— Réaliste. Ce sont les autres qui vont la snober. Chuchoter dans son
dos. Ce ne sera pas agréable pour elle. Avez-vous invité Angeline
Kosmoski et sa mère, par hasard ? Ou Elinor Evans ?
— Non.
— Bien sûr que non, Cate, et Marianne Belastra est encore moins estimée
qu’elles. Vous savez bien, les Frères l’ont à l’œil. Mon père déteste l’idée de
toutes ces connaissances, tous ces raisonnements réunis dans cette boutique,
à la disposition de n’importe qui.
— Mais les gens achèteraient des livres même sans les Belastra. Ils les
feraient venir de New London.
— Ceux qui ont les moyens, peut-être. Et encore. Les commandes
passent par le bureau de poste. Père y a un informateur. Le vieux Carruthers
lui signale les envois suspects.
— Il ouvre les lettres et les paquets ? » J’en suis toute secouée. « Vous
imaginez tout ce qu’il doit voir passer ! »
Sachi jette un regard vers le salon où sa mère, entourée de sa cour, agite
son éventail de soie verte.
« Bref, ce que j’entends par là, c’est que vous avez pris un risque. Une
chose est d’aller à la librairie ; les gens présument que vous faites une
commission pour votre père. Mais si vous fréquentez Mrs Belastra, on va
jaser. »
Je ne sais que répondre. Elle a trois fois raison, même si cette vérité me
déplaît. C’est exactement ce contre quoi Finn m’a mise en garde. Les
mariages d’amour, c’est bon pour les romans de Maura ; dans la réalité, ce
n’est pas pour moi. Pas d’alliance avec une famille qui cumule deux
handicaps : être sans le sou et tenir tête aux Frères.
Si j’épousais Finn, je mettrais mes sœurs en danger. Mais suis-je assez
forte pour renoncer à lui ? Tout le jour j’ai retourné la question dans ma
tête. Je voudrais que ce soit possible, mais je ne vois pas comment. Même si
j’en brûle d’envie. Même si à cette pensée je tremble. Jusqu’ici, je n’avais
jamais réfléchi à ce qui se passe entre un homme et une femme, mais
maintenant… Je ne peux m’empêcher de me demander à quoi ressemblerait
de partager le lit de Finn.
Sachi me ramène à la réalité d’un coup de coude.
« En voilà des airs mystérieux. Racontez-moi tout. »
J’hésite, prise entre deux feux. J’aurais bien besoin d’un avis extérieur.
Ces derniers jours, les deux fois où j’ai perdu le contrôle de ma magie,
c’était à cause de Finn. À cause d’un baiser de Finn, pour être précise. Est-
ce une conséquence normale ? Seule une autre sorcière pourrait le savoir,
mais je ne vais sûrement pas poser la question à Elena. Ni à Sachi, du moins
pas ici, pas avec la moitié du bourg chez nous. Je lui réponds très bas : « Je
ne peux pas vous le dire ici.
— Ah ? » fait-elle, et elle se rapproche de moi. Elle sent la poudre de riz
et la verveine citronnelle.
Je me cale contre la rampe, le visage en feu.
« Ma magie s’est… emballée. Dans certaines situations. En certaine
compagnie.
— En compagnie de qui ?
— D’hommes. Enfin, d’un homme.
— Fascinant. Je vais chercher Rory. C’est elle la spécialiste.
— Vous croyez ? J’aimerais mieux que ça reste entre nous. »
Ce disant, je regarde, au-delà de la grande porte du salon, toutes ces
dames siroter leur thé et grignoter les petits gâteaux de Tess. Rory, dans sa
robe orange vif, circule de groupe en groupe comme un tigre excité.
« Je m’en doute, dit Sachi. Mais je ne suis vraiment pas une experte.
Vous voulez de l’aide, ou pas ? Si ça a quelque chose à voir avec un
homme, Rory saura.
— Il me faut de l’aide, c’est vrai, mais Rory… On peut lui faire
confiance ?
— Vous me faites confiance à moi, non ? Je me porte garante de Rory.
Pourriez-vous nous rejoindre quelque part, mettons vendredi soir ? Après la
tombée du jour ? »
Je ne suis pas du genre poule mouillée, mais l’idée de me balader seule
dans la nuit ne me plaît qu’à moitié.
« Je pensais plutôt… On ne pourrait pas se voir chez Rory demain ? »
Sachi salue d’un beau sourire Mrs Collier et Rose qui viennent d’entrer,
et elle attend qu’elles aient traversé le vestibule pour répondre :
« L’ennui, c’est que Mrs Elliott a renvoyé Elizabeth. La nouvelle bonne
est curieuse comme une pie. Oh ! nous en viendrons à bout, mais il faudra
sans doute plusieurs jours avant que nous ayons la maison pour nous seules.
Si vous pouvez patienter…
— Non. » J’ai trop peur d’un nouvel accident. Et je ne supporte pas
l’idée de devoir éviter Finn. « Le plus tôt sera le mieux.
— Nous pourrions nous retrouver dans votre jardin. Si vous n’avez pas
peur de sortir la nuit. »
La roseraie n’est plus une bonne cachette, pas avec Elena qui rôde
alentour comme une goule. Je ne vois qu’un autre endroit qui puisse
convenir. Ce n’est pas mon lieu préféré, même en plein jour, mais ce serait
la solution.
« De l’autre côté de l’étang, il y a notre petit cimetière. Je vous y
rejoindrai vendredi soir, ça vous ira ? Si vous venez à travers champs,
personne ne vous verra depuis la maison.
— Ah, ah ! fait Sachi, rieuse. Un cimetière à l’heure des sorcières. Le
lieu parfait pour notre premier sabbat. »
Une demi-heure plus tard, je suis sur le point de périr d’ennui face à Rose
Collier. Elle a tendance à tout qualifier d’« adorable », de même que Mrs
Ishida juge tout « absolument charmant » : ma robe, le pain au potiron de
Tess, le papier peint du salon… Nous en sommes réduites à parler du temps
qu’il fait : belle journée, été indien, inhabituel pour un mois d’octobre en
Nouvelle-Angleterre, jamais vu un tel ciel bleu. Et aussi, oui, quelle bonne
idée, par un temps pareil, d’avoir pensé à de la citronnade en plus du thé.
Je m’absorbe dans la contemplation d’une mouche qui cherche la sortie
contre une vitre, quand Rose émet un petit bruit désapprobateur.
« Elle ne devrait pas passer plutôt par la cuisine pour sa livraison ? »
Marianne Belastra s’encadre dans l’entrée, l’air aussi mal à l’aise que l’a
prédit Sachi. Sa robe à col montant, d’un brun rouille éteint, désuète à
souhait avec ses manches droites et sa tournure, ne flatte ni son teint ni sa
silhouette.
« Regardez, poursuit Rose, elle a amené son vilain petit canard. Cette
gamine monte en graine comme de la mauvaise herbe, d’après Maman. À
sa place, j’aurais honte de montrer mes chevilles comme ça. Et sa mère
laisse faire ! Mais Mrs Belastra ne s’intéresse qu’à ses livres, j’imagine. »
C’est moi qu’elle prend à témoin, et clairement elle attend que je
renchérisse. Mais mon cœur se serre à la vue de Clara, tout empruntée
derrière sa mère, dans un sarrau marron bien trop court et qui fait gamine de
six ans.
Je cherche Tess des yeux. Dans la salle à manger, elle verse le thé d’une
main experte tout en conversant avec un groupe de commères comme si
leurs cancans la fascinaient autant qu’Ovide. Contrairement à Clara, Tess
est épargnée par l’âge ingrat et pourtant, il n’y a pas si longtemps, elle aussi
aurait paru gauche et pas très à la mode. Les leçons de maintien d’Elena lui
ont permis d’acquérir de la grâce. Et les allers-retours chez la couturière
l’ont métamorphosée, comme Maura et moi, de vilain petit canard en
cygne. Quels que soient les travers d’Elena, elle nous a appris à nous fondre
dans la bonne société.
Personne ne se lève pour aller au-devant de Marianne et Clara. Les tasses
restent à mi-chemin des lèvres, un murmure parcourt les deux pièces en
enfilade. Clara, les yeux sur le plancher et les joues marbrées de rouge sous
ses taches de rousseur, préférerait manifestement être ailleurs.
Et moi qui croyais faire acte de générosité… Je m’avance vers elles et,
d’une voix qui cherche à sonner clair, je dis : « Mrs Belastra, merci
infiniment d’être venue. Nous sommes ravies de vous avoir ici toutes les
deux. Qu’aimez-vous mieux ? Du thé ? Une citronnade ? Clara, permettez-
moi de vous présenter ma sœur Tess, elle a exactement votre âge. »
Mon petit discours me paraît horriblement guindé, mais au moins il
atteint son but. Clara est la petite sœur de Finn ; je ne vais pas l’abandonner
là, sans défense, au milieu de ces bonnes femmes collet monté.
Je les escorte dans la salle à manger, telles des invitées de marque, et leur
sers du thé, les presse de goûter aux pâtisseries. Si je le pouvais,
j’entraînerais Marianne à l’écart et lui demanderais conseil de toute
urgence, mais bien sûr il n’en est pas question. Pas de messes basses avec
elle, surtout. D’ailleurs, elle est la mère de Finn, comment lui parler de mes
pouvoirs qui se déchaînent ? J’ai la hantise qu’elle puisse lire mes pensées
et voir de quelle façon il m’arrive de songer à son fils.
Par bonheur, Tess n’a pas de ces embarras. En un éclair, elle prend la
mesure de la situation.
« Vous faites aussi de la pâtisserie, Miss Belastra ? Les cakes aux graines
de pavot sont de ma fabrication. »
La fine mouche ! Je l’admire. Elle sait que les Belastra n’ont pas de
domestiques, et qu’il y a de fortes chances pour que Clara, avec sa mère
toute la journée dans sa boutique, se mette souvent aux fourneaux. Savoir
que ma sœur aussi cuisine les rapproche. Clara avoue rater parfois sa pâte,
et les voilà bientôt en train de rire et de pépier comme deux moineaux.
Je donnerais cher pour avoir le talent de Tess. Je demande à Marianne
comment vont les affaires, elle me parle d’une livraison de contes pour
enfants – approuvés par les Frères – qu’elle vient de recevoir. Quand je
m’informe sur ce qu’elle-même est en train de lire, question que Tess adore
poser, elle parle avec enthousiasme d’un poète français qu’elle a découvert
récemment.
Je tripote les roses qui ornent la table. J’aperçois Maura au salon, près du
piano, en discussion animée avec Cristina Winfield et d’autres filles du
bourg. Sachi et Rory, sur le sofa, échangent des confidences. De ce côté,
tout va bien. Mais plusieurs des épouses des Frères sont en conciliabule
avec Mrs Corbett autour du canapé, et j’aimerais savoir de quoi elles
débattent. Avons-nous commis un impair ? Tout est-il conforme aux
convenances ?
Marianne me tire de ma rêverie : « C’est une sorte de bal des débutantes
pour vous, n’est-ce pas ? Cate, vous devriez retourner auprès de vos vraies
invitées. »
Je me retourne vers elle, gênée d’avoir été prise à rêvasser.
« Clara et vous êtes nos invitées autant que n’importe qui.
— C’était très gentil à vous de nous convier à ce thé, Cate, mais vous
avez trop de bon sens pour ne pas comprendre ceci : vous n’avez aucun
intérêt à fréquenter ma famille. Vous devez en prendre conscience. »
J’en ai conscience, mais mon bon sens s’envole par la fenêtre sitôt que je
pense à son fils.
Finn lui a-t-il confié quelque chose ? Cette idée m’angoisse. Mère et elle
étaient amies, mais cela ne signifie pas qu’elle aimerait voir son fils se lier
avec une sorcière.
Sa façon de s’exprimer est très proche de celle de Finn. Je l’entends
encore : « Je ne suis pas si fier que je doive le taire… » Oui, l’écart de statut
social importe. Pas pour moi, peut-être, mais pour le reste du monde. Nous
autres filles Cahill pouvons avoir nos secrets, notre fortune nous aide à les
dissimuler. Nous n’avons pas à vivre au centre du bourg ; nous ne
dépendons pas d’une clientèle locale pour subvenir à nos besoins. Père
n’approuve certes pas la censure des Frères, mais il ne se dresse pas contre
eux, et eux ne viennent pas fouiller la maison à la recherche d’ouvrages
prohibés. La situation est loin d’être parfaite, mais elle est plus simple pour
nous que pour Clara.
Marianne se méprend sur mon silence.
« Ne restez pas avec moi, Cate. Vous savez, il y a longtemps que je
m’accommode de ma place dans cette ville. Allez vite. Profitez de vos
invitées. »
Je ne suis pas fière de moi, mais j’y vais.
Chapitre 16
Je suis prise en sandwich entre Elena et Tess sur le banc de bois dur.
Frère Ishida pérore derrière son pupitre. D’un instant à l’autre, il va
m’appeler. J’en suis malade d’avance, je me sens tour à tour pâlir et rougir.
À ma droite, Tess tripote le médaillon offert par Mère pour ses huit ans.
L’an dernier, le fermoir s’était cassé et j’avais retrouvé ma petite sœur,
inconsolable, en train de chercher ce médaillon depuis des heures dans le
jardin. À nous deux, à force de fouiller dans l’herbe, nous avions fini par
remettre la main dessus. Je crois qu’elle le porte quand elle a besoin d’un
peu de réconfort.
De l’autre côté de Tess, Maura se tient immobile. Depuis ce matin, elle
évite de croiser mon regard, mais j’ignore si c’est par honte ou par rancœur.
Elle n’a pas pris la peine de se coiffer de manière à masquer la petite
estafilade sur sa joue, et la robe qu’elle a enfilée sort tout droit de son vieux
trousseau. Elle a même cherché à se dispenser d’aller à l’église aujourd’hui,
mais Elena est restée inflexible.
Je n’ai rien dit et j’ai laissé Elena lui faire ses sommations, mais je
brûlais d’intervenir. Et je n’ai pas non plus bronché hier soir, lorsqu’elle
m’a dit de me tenir à l’écart de mes sœurs jusqu’à l’annonce de ma
décision. C’était pour leur bien, à l’entendre ; afin qu’elles ne soient pas
tentées de se livrer à on ne sait quelle folie. J’ai fini par m’endormir sur
mon oreiller trempé de larmes. Puis je me suis levée avant le soleil,
déterminée, l’œil sec.
« Miss Catherine Cahill ! brame Frère Ishida. Avancez-vous et venez
déclarer votre intention devant Dieu. »
Un murmure étonné parcourt la salle, on s’interroge, on spécule tout bas.
Les regards se braquent vers moi. Sur le banc devant le nôtre, Sachi se
retourne et ouvre de grands yeux. Rory n’est pas là curieusement.
« Déjà ? chuchote Sachi. Mr McLeod, finalement ? »
Tess me prend par la manche.
« Cate, mais qu’est-ce que tu fais ? »
Je ne réponds pas. Je me lève, lisse ma robe bordeaux et m’engage dans
l’allée centrale. Je m’arrête, tournant le dos à la rumeur, devant Frère
Ishida. Il a l’air parfaitement remis, le visage lisse et serein. Cela me semble
étrange de le regarder bien en face et de voir dans ses yeux l’ardeur
habituelle, sans nulle trace de l’âpre fureur d’hier soir – et plus encore de
savoir qu’il ne se souvient de rien.
Merci, Mon Dieu, pour ce trou de mémoire. Merci, Tess !
« Miss Cahill, mesurez-vous la gravité de la présente cérémonie ? Elle
vous engage sur le chemin que vous avez choisi, aux yeux du Seigneur et de
cette communauté. Ce n’est pas une formalité à prendre à la légère. Une
fois votre intention déclarée, l’ordre des Frères et tous vos concitoyens
feront serment de vous apporter leur soutien dans cette voie.
— Oui, sir. »
Il s’écarte et je monte sur l’estrade, d’où j’ai vue sur l’océan de visages.
C’est l’unique occasion où les femmes sont admises à la tribune. D’ici, la
congrégation a de quoi impressionner, deux cents, trois cents fidèles au
coude-à-coude, chacun dans ses plus beaux habits. Tous suspendus à mes
lèvres, dans l’attente de ce que j’ai à dire. C’est un sentiment grisant.
« Catherine Anna Cahill, quelle est votre intention ? »
D’une voix forte, claire et parfaitement assurée, je donne ma réponse : «
Par-devant Dieu et par-devant tous ceux qui sont témoins de mes paroles, je
déclare vouloir me vouer à l’ordre des Sœurs. »
Le murmure explose. Voilà des années qu’aucune fille de Chatham n’a
rejoint l’ordre des Sœurs, et je n’étais sans doute pas celle à qui on aurait
songé en premier. Frère Ishida bafouille un moment avant de se lancer dans
un grand discours sur la noblesse et l’honneur de la vocation religieuse.
Mais ses propos semblent me parvenir de très loin, comme s’ils avaient à
parcourir un long corridor avant de résonner à mes oreilles.
C’est fait.
La suite est plus difficile. Je scrute le fond de l’église. Paul est assis près
de sa mère, beau jusque dans son chagrin. Je peux voir qu’il serre les
mâchoires, s’efforce de dompter ses émotions. Mon choix doit lui paraître
incompréhensible. Mais je ne suis plus la petite fille libre comme le vent
qui pataugeait dans l’étang avec lui, ou qui jouait les funambules sur un
muret de porcherie. Plus jamais je ne serai cette Cate. Mieux vaut qu’il le
comprenne maintenant.
Sachi chuchote quelque chose à l’oreille de Rose Collier derrière son
éventail rose. La plume bleue piquée dans ses cheveux s’agite avec frénésie.
Derrière elle, Maura est sortie de son apathie. Elle s’agrippe au banc des
deux mains, ses yeux bleus lui mangent le visage. Je vois Tess se
rapprocher d’elle sur le banc. Depuis hier, leurs rôles se sont en quelque
sorte inversés : Maura est devenue fragile et Tess s’est transformée en
protectrice.
Enfin, le plus dur. Finn – Frère Belastra, désormais. Assis pour la
première fois sur un banc d’honneur avec les autres, et tout de noir vêtu.
Pour lui, une partie du plan prévu est déjà accomplie. La boutique est
fermée – j’ai vu le panonceau sur la porte quand nous sommes passées
devant en calèche. Il plonge les doigts dans sa tignasse en bataille, l’air
assommé. Ce n’est pas du tout ce qu’il attendait que je dise.
Inconsciemment, je porte la main à ma joue, violacée ce matin. Je vois
Finn s’assombrir et, par réflexe, esquisser le geste de palper sa cheville. Je
l’en dissuade d’un discret signe de tête. Que pourrait-il faire ? Rien.
Il n’y a rien que quiconque puisse faire. Mon choix est annoncé.
« Catherine Anna Cahill, déclare Frère Ishida, la bénédiction de l’ordre
des Frères est sur vous. Allez en paix et servez Dieu. »
J’incline la tête.
« Loué soit-Il. »
Toute la congrégation me fait écho.
Puis chacun se lève et s’étire. Certains s’avancent dans ma direction.
Finn est de ceux-là, mais Elena le devance. Elle m’entraîne dans l’allée
latérale et m’éloigne des curieux endimanchés.
« Il est temps d’y aller, Cate. Le landau vous attend. »
Elle sourit et ses dents parfaites étincellent, à croire qu’elle me convie à
un joyeux pique-nique et non à purger une peine d’enfermement prononcée
par elle.
Finn est tout près de moi. Je demande à Elena : « Puis-je avoir cinq
minutes ? Pour dire adieu. »
Je déteste la note de supplique dans ma voix.
« Je ne crois pas que ce soit sage. Pourquoi prolonger l’inévitable ? »
Je ne vais sûrement pas l’implorer. Je ne lui offrirai pas cette joie.
« Puis-je au moins rentrer chez moi pour réunir quelques affaires ?
— Vos sœurs et moi nous en chargerons et vous les ferons parvenir au
plus tôt. Venez, Cate. Pas d’atermoiements. »
Elle ouvre la marche vers la sortie. Finn pose une main sur mon bras, ses
doigts chauds encerclent mon poignet. Il m’arracherait à la foule et
m’emmènerait à l’autre bout du monde si je le laissais faire.
Mais je ne peux pas le laisser faire. Je ne peux même pas le regarder, ou
je vais me mettre à pleurer. Je me contente des taches de rousseur qui
éclaboussent sa main.
« Adieu », dis-je sans lever les yeux.
Je sors de ma poche la bague de Marianne. Ma bague de fiançailles. Je ne
peux pas la garder, ce ne serait pas honnête. Il doit avoir toute liberté de
l’offrir à une autre, même si cette pensée me donne envie de mourir. Je la
lui place dans la paume et referme ses doigts dessus.
« Cate. » Le désespoir dans sa voix est près de m’anéantir. « Pourquoi ?
— Venez », dit Elena.
Maura court vers nous à travers la foule.
« Laisse-moi y aller à ta place ! S’il te plaît, Cate, ne m’abandonne pas
avec elle. »
Il y a tant que choses que je voudrais dire – à Finn, à mes sœurs. Mais
pas ici, pas dans ce cadre. Pas avec Elena et Mrs Corbett aux aguets, en
train d’étudier mes paroles, à l’affût des points sensibles où frapper dur.
« Tu auras Tess. Veillez bien l’une sur l’autre. »
Je croise le regard gris de Tess, un éclair de compréhension passe entre
nous. Elle m’adresse un petit signe de tête, aussi solennel qu’un serment.
Je pars. Je descends l’allée, franchis le portail, longe le chemin bordé de
chrysanthèmes blancs sur le déclin. J’ai l’impression de suivre mon propre
enterrement, avec mes proches en deuil derrière moi. Mon courage flanche,
mais je garde la tête haute.
Je grimpe dans le landau noir et fermé, orné de l’emblème doré des
Sœurs. Mrs Corbett s’assied à mes côtés. C’est elle qui va me chaperonner
jusqu’à New London. Ou plutôt s’assurer que je ne vais pas changer d’avis
et prendre le large. Elle donne un coup sur la cloison qui nous sépare du
cocher, et le véhicule s’ébranle d’une secousse.
« Vous avez fait le bon choix, Cate. Vous finirez par en convenir. »
Oh, mais j’en conviens déjà. Pour protéger ceux que j’aime, je serais
prête à le refaire.
J’espère seulement pouvoir en endurer les conséquences.
Remerciements
Ce livre est un rêve réalisé, mais qui n’aurait jamais vu le jour sans l’aide
d’une foule de gens remarquables. Merci à tous ceux qui l’ont accompagné
le long du chemin menant à la publication, et qui m’ont encouragée, tant par
voie électronique que de vive voix.
Merci à Jim McCarthy, mon agent, pour avoir misé sur moi. Sa patience
n’a d’égale que son génie pour mettre en relation les auteurs et les éditeurs
faits pour s’entendre ; en ce qui me concerne, il n’aurait pu faire mieux.
Merci à Art Lewin, mon éditeur hors pair, pour avoir aimé mon scénario
de départ, et pour m’avoir poussée, tirée, toujours mise au défi d’aller plus
loin, avec humour et générosité ; à Paula Sadler pour ses suggestions
lumineuses et pour m’avoir approvisionnée en excellentes lectures ; et à
tout le reste de l’équipe de Putnam and Penguin Young Readers. Je ne dirai
jamais assez ma gratitude pour l’énorme travail accompli et l’enthousiasme
qui a entouré mes jeunes sorcières.
Merci également à tous les auteurs qui m’ont inspirée et accueillie dans
la communauté des écrivains pour jeunes adultes, aux Apocalypses pour
leur soutien sans faille et le partage de cet étrange et fabuleux voyage. Je
me sens honorée d’en faire partie, et il me tarde de lire les écrits des autres !
Merci à Jaclyn Dolamore pour avoir apprécié l’un de mes premiers jets et
répondu à toutes mes questions d’auteur en herbe. À mes sœurs-agents,
Robin Talley et Caroline Richmond, pour avoir partagé l’aventure dans
toute sa folie et m’avoir épaulée tout du long sans relâche. Et à Kathleen
Foucart Walker, la meilleure partenaire critique du monde, pour avoir lu
jusqu’à la dernière chacune des versions de ce livre, soulevant toutes les
questions pertinentes imaginables, sans jamais cesser de me dire que si,
mais si, j’en viendrais à bout. J’ai hâte de lui rendre la pareille.
Merci à la section théâtrale du Washington College, qui m’a donné le
goût de la collaboration créative. J’y ai appris à poser des questions et à
réagir de façon constructive ; j’ai beau ne plus faire de théâtre, l’expérience
a été sans prix.
Merci à tout le personnel de CUA Press pour sa bienveillance envers
moi, puis sa compréhension lorsque j’ai décidé de partir pour suivre mon
rêve.
Merci à tous mes merveilleux amis pour l’intérêt accordé à ce livre et les
efforts déployés pour lui. À Anne Chan pour ses superbes photos d’auteur.
À Liz Auclair et Laura Furr pour n’avoir jamais cessé de m’aiguillonner, de
me demander où j’en étais, alors qu’elles-mêmes ne manquaient pas
d’aventures dans leur vie. À Jill Coste pour m’avoir changé les idées à
l’aide de bonnes petites recettes, de jolies robes et de complicité, juste
quand j’avais besoin qu’on me change les idées. Et à Jenn Reeder pour être
ma meilleure amie, ma lectrice en chef et ma cheerleader numéro un. Sans
elle et sans nos mardis soir, je serais complètement perdue.
Merci à ma famille, pour avoir toujours, toujours soutenu mon projet
d’écrire un jour. Un merci tout spécial à mes sœurs, Shannon Moore et
Amber Emanuel, pour les bonnes crises de fou rire. Sans elles, les rapports
entre Cate, Maura et Tess auraient été moins riches et moins complexes. Et
un merci spécial à mes parents, Connie et Chis Moore, et John Emanuel –
pour tout, et particulièrement pour m’avoir autorisée à lire toute la journée
au lieu de tondre la pelouse. Il semble que l’idée n’ait pas été si mauvaise.
Et il se pourrait qu’ils aient su alors qu’il en serait ainsi, même quand je
n’en savais rien encore.
Enfin, et sans doute surtout, merci à Steve Spotswood, mon brillant
dramaturge de mari. Pour avoir tout lu, pour m’avoir porté le thé, pour les
séances de remue-méninges en chaise longue, pour les meilleurs
sandwiches du monde, pour savoir me faire rire quand l’angoisse me gagne,
et pour croire en moi quand je n’y crois pas. Steve, I love you.
L’auteur