Birlouez 2012

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Phytothérapie (2012) 10:74–79

© Springer-Verlag France 2012


DOI 10.1007/s10298-012-0693-2

Article original
Histoire

La quête des épices, moteur de l’histoire


E. Birlouez
Cabinet Epistème, 10, rue de la Paix, F-75002 Paris, France
Correspondance : ericbirlouez@wanadoo.fr

Résumé : Depuis toujours, les hommes ont été fascinés par clous de girofle et noix de muscade ont motivé la conquête
les épices. Porteurs de parfums envoûtants et de saveurs — presque toujours par la violence — de territoires éloignés.
subtiles, symboles de luxe et de « distinction » sociale, vec- Ils ont incité à ouvrir de nouvelles routes maritimes et ont
teurs de bienfaits pour le corps, puissants stimulateurs de même favorisé la découverte d’un « Nouveau Monde » !
rêves… ces humbles végétaux ont été aussi convoités que Nul ne peut dire à partir de quand les hommes ont
l’or. Premières denrées d’une mondialisation amorcée il y commencé à consommer et à utiliser régulièrement des
a 5 000 ans, grains de poivre, bâtons de cannelle, clous de épices, ni à quelle époque a été initié le commerce de
girofle et noix de muscade ont motivé la conquête de terri- ces précieuses denrées. Mais ce qui est certain, c’est qu’il
toires éloignés, incité à ouvrir de nouvelles routes maritimes y a plus de 4 000 ans, ces substances végétales étaient
et favorisé la découverte d’un « Nouveau Monde ». déjà recherchées ardemment, faisaient l’objet d’échanges
entre les peuples, et affichaient un « prix » dont le niveau
Mots clés : Épices – Routes des épices – Alimentation
souvent très élevé résultait de l’éloignement des zones de
médiévale – Grandes découvertes
production, des risques liés à leur très long voyage et de la
multiplication des intermédiaires.
The quest for spices, a historical driving force Dès l’origine, les épices échangées présentaient la très
Abstract: Throughout history, man has been fascinated grande diversité botanique que nous leur connaissons
by spices. Carriers of captivating aromas and subtle fla- aujourd’hui : certaines étaient issues de fleurs (safran), de
vours, symbols of luxury and class “distinction”, with fruits ou de boutons floraux (clou de girofle) ; d’autres
benefits for the body, potent stimulators of dreams… provenaient d’une graine (poivre, cumin, fenouil, carda-
these humble plants are as sought after as gold. World- mome), d’une racine ou d’un rhizome (gingembre,
wide trade of these commodities started 5,000 years ago; curcuma) ou encore d’une écorce (cannelle). Par ailleurs,
pepper corns, cinnamon sticks, cloves and nutmeg moti- les épices n’étaient pas seulement utilisées pour relever le
vated the search for distant lands, led to the opening up goût des plats. Que ce soit en Chine, en Inde ou au Moyen-
of new shipping routes and encouraged the discovery of a Orient, leurs premiers adeptes les employaient aussi pour
“New World”. leurs vertus médicinales (et, parfois, aphrodisiaques).
Rédigé il y a plus de 3 500 ans, le papyrus égyptien Ebers,
Keywords: Spices – Spice routes – Medieval food – Great un des plus anciens traités de médecine connus à ce jour,
discoveries évoque ainsi les bienfaits du safran, de l’anis, du carvi, de
la cardamome ou encore du fenugrec. On sait aussi que
Symboles de luxe et de raffinement extrêmes, promesses les Égyptiens appliquaient sur leur peau des onguents à
de parfums puissants ou délicats, de saveurs subtiles ou base d’épices pour la protéger contre le dessèchement et
étranges, vecteurs de bienfaits pour le corps… les épices les piqûres d’insectes.
ont été, on l’oublie trop souvent, des denrées aussi convoi- Le peuple du Nil faisait encore bien d’autres usages des
tées que l’or. Pour ces végétaux qui, aujourd’hui, nous épices d’Orient. Le poivre et la cannelle entraient dans la
paraissent bien modestes, des hommes ont dépensé des composition des parfums que les prêtres brûlaient dans
fortunes tandis que d’autres ont quitté leur terre natale les temples : les vapeurs odorantes purifiaient l’air de
pour voyager sur des routes lointaines ou naviguer sur ses mauvais « esprits » et elles s’élevaient jusqu’aux divi-
des mers inconnues. À l’instar de nos actuels gisements de nités… lesquelles appréciaient grandement cet hommage
pétrole ou d’uranium, grains de poivre, bâtons de cannelle, des hommes. Lors de l’embaumement d’un pharaon ou
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d’un dignitaire, la plupart des organes (estomac, intestins, Rome (au moins temporairement)… En 408, Alaric, un roi
foie, vésicule biliaire, poumons) étaient extraits du corps barbare mit le siège devant la Ville éternelle. Il accepta
du défunt, puis ils étaient lavés avec du vin de palme et de se retirer contre de grandes quantités d’or et d’argent,
des épices grillées (notamment de la cannelle) avant d’être des robes de soie et 3 000 livres de poivre. Mais moins de
placés à l’intérieur de quatre vases (les vases canopes). sept décennies plus tard, en l’an 476, la chute de l’Empire
L’examen de la momie de Ramsès II a permis de décou- romain d’Occident eut pour conséquence de ralentir forte-
vrir des grains de poivre dans les narines du souverain : ment le commerce des épices.
ils avaient pour fonction d’éviter l’effondrement des tissus Au viie siècle, la conquête d’immenses territoires par les
mous de l’appendice nasal. Enfin, les épices faisaient partie tribus arabes devenues musulmanes permit à ces dernières
des ingrédients qui entraient dans la préparation des plats de prendre le contrôle des routes terrestres et maritimes
de l’Égypte antique (malheureusement, quasiment aucune qui reliaient la Méditerranée aux grandes régions produc-
recette de cuisine n’est parvenue jusqu’à nous). La muscade trices d’épices. En Malaisie et en Indonésie, les commer-
et la cannelle étaient également employées pour aromatiser çants arabes s’approvisionnaient en clous de girofle et en
le vin produit dans le delta du Nil. noix de muscade, de Ceylan ils rapportaient la cannelle,
Pour se procurer poivre, cannelle, clous de girofle et en Inde ils entassaient dans les cales de leurs boutres des
cardamome, les Égyptiens s’approvisionnaient auprès des milliers de sacs de poivre… À cette époque, le monde
marchands arabes qui tenaient commerce sur les côtes de musulman faisait une grande consommation d’épices qu’il
l’actuelle Somalie. Ces épices leur parvenaient après un très utilisait pour ses plats et ses sirops, mais aussi pour fabri-
long voyage qui, à partir du sous-continent indien, leur quer les parfums et onguents dont il raffolait.
avait fait traverser la Perse puis la Mésopotamie. Certaines À partir du début du xiie siècle, les Croisades fournirent
caravanes pouvaient compter plus de mille chameaux ! à l’Occident médiéval l’occasion de redécouvrir, en Terre
Comme les Égyptiens, les autres peuples du Moyen-Orient Sainte, la magie des épices, ce qui redonna un nouvel essor
(Babyloniens, Assyriens, Hébreux, Phéniciens, Perses…) aux échanges avec l’Orient musulman. Plusieurs cités-états
succombèrent eux aussi à la passion des épices. Un des plus de la péninsule italique entrèrent alors en concurrence :
célèbres textes de la Bible — le Cantique des cantiques — Amalfi, Gênes et Venise. Mais de ces trois républiques mari-
évoque un jardin merveilleux où poussent « le nard et le times, c’est la dernière qui finit par s’imposer. À Chypre,
safran, la canne aromatique et la cinnamome [cannelle]. » Alexandrie ou Constantinople, les marchands vénitiens
Lors de ses conquêtes qui l’amenèrent jusqu’au fleuve achetaient aux commerçants arabes les épices que ces
Indus (sur le territoire de l’actuel Pakistan), Alexandre derniers étaient allés chercher jusqu’en Inde et en Chine.
le Grand découvrit de nombreuses épices que ses soldats La Cité des Doges parvint à s’octroyer un quasi-monopole
rapportèrent en terre macédonienne. Trois siècles plus tard, sur la redistribution des épices en Europe. Elle mit à profit
envoûtés eux aussi par la magie des épices, les riches Romains le déclin de la dynastie musulmane des Abbassides (Bagdad,
n’hésitèrent pas à dépenser des fortunes pour se procurer capitale du califat, est détruite en 1258 par un des petits-
ces denrées. Certaines d’entre elles avaient emprunté sur fils de Gengis Khan) pour accroître sa suprématie sur ce
7 000 km la fameuse route de la soie qui reliait la Chine commerce très rémunérateur.
aux rives de la Méditerranée. La consommation d’épices
par les élites de l’Empire romain était considérable. On a
rapporté que Néron, chagriné d’avoir tué à coups de pied À la fin du Moyen Âge,
Poppée, son épouse enceinte, décida de réquisitionner tous
l’émergence d’une « folie des épices »
les stocks de cannelle de Rome pour faire brûler le corps
de sa malheureuse victime (les membres des classes aisées C’est au Moyen Âge, au xiie siècle précisément, que le
avaient l’habitude, lors des rituels de crémation, de recourir mot épice fait son apparition dans la langue française.
au parfum des épices pour masquer l’odeur de chair Le terme dérive du latin species qui, dans l’Antiquité, dési-
brûlée). Les épices étaient aussi utilisées pour conserver les gnait toute « espèce » de denrée. Avec le temps, ce sens
aliments, pour soigner une grande variété de maux, pour extrêmement large se précise : au début de la période
fabriquer de coûteux parfums et, bien sûr, pour assaisonner médiévale, il se restreint aux aromates et aux « drogues »
les plats. L’auteur probable du plus grand livre de cuisine (au sens pharmaceutique du terme). Mais leur nombre
romaine, le célèbre Apicius (il vécut au ier siècle de notre demeure encore très élevé : un recueil rédigé au milieu
ère, sous l’empereur Tibère) nous a laissé 458 recettes dans du xive siècle par un auteur florentin dénombre près de
lesquelles les épices (poivre, cumin, coriandre, sumac…) 200 « épices » ! Dans cette catégorie, l’ouvrage fait figurer
sont très souvent présentes et côtoient les herbes aroma- de très nombreux produits à usage médicinal, dont certains
tiques. C’est le poivre qui était le plus apprécié et le plus sont d’origine animale (comme le castoréum, une sécré-
utilisé (Apicius l’emploie dans trois recettes sur quatre). tion grasse produite par les glandes sexuelles du castor) ou
Mais ce poivre, acheté sur la côte de Malabar en Inde, était minérale (comme le mercure). Plus surprenant, le manus-
une ruine pour les Romains en raison de son prix prohi- crit qualifie d’épices des produits utilisés pour la teinture
bitif. Ce coût excessif permit cependant au poivre de sauver (indigo, alun) ou la parfumerie (musc), de même que le
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coton et la cire. À la même époque, le Viandier, le livre A contrario, le galanga est une épice du répertoire
de cuisine le plus célèbre du Moyen Âge, cite, parmi les médiéval qui a quasiment disparu de nos cuisines contem-
épices dont il dresse la liste, les amandes et le sucre ainsi poraines (en revanche, il est toujours très consommé en
que des plantes aromatiques qui n’ont rien d’exotique : Inde et dans les autres pays tropicaux qui la cultivent). Sur
laurier, ail, oignon, ciboule, échalote... D’autres documents le plan botanique, c’est un rhizome, c’est-à-dire une tige
de la fin du Moyen Âge font quant à eux figurer les oranges souterraine, comme le gingembre. Ce galanga est proche
et le miel parmi les épices. Ce n’est que récemment que du curcuma que l’on appelle encore « faux safran » (bien
le terme épices a été réservé aux seuls « produits végétaux moins coûteux, le curcuma est souvent utilisé à la place du
naturels, employés pour leur saveur et leurs arômes dans « vrai » safran).
l’assaisonnement des aliments ». Citons également le macis qui désigne la membrane
Une des particularités majeures de la cuisine des charnue, de couleur rouge ou orangée, qui entoure la noix
xive et xve siècles réside dans l’emploi à la fois très abon- de muscade. Comme cette dernière, le macis est utilisé au
dant, très diversifié et très fréquent de ces fameuses épices. Moyen Âge comme une épice en tant que telle.
Ces denrées sont en effet présentes dans plus des trois À cette époque, les épices sont rarement employées
quarts des recettes que proposent les ouvrages culinaires seules, comme le montre cette recette qui prescrit — avec
rédigés à la fin du Moyen Âge. Par ailleurs, lorsqu’elles l’orthographe approximative et fluctuante de l’époque —
sont indiquées (ce qui est rare dans les recettes médié- de broyer ensemble « gingenbre, canelle, giroffle, graine de
vales), les quantités d’épices recommandées sont toujours Paradis et un pou (un peu) de safran ». Toutes ces denrées
impressionnantes, et leur emploi ne se limite pas aux seuls n’avaient pas seulement un usage culinaire et médicinal.
plats : les épices aromatisent aussi les vins, entrent dans la Dans une économie médiévale peu monétarisée, elles
composition de dragées, etc. De fait, une véritable « folie permettaient aussi de payer en nature, pratique à l’origine
des épices » s’empare des aristocrates français (et aussi de l’expression « payer en espèces » c’est-à-dire en… épices.
anglais, allemands, catalans ou encore italiens) aux xive et Le poivre, en particulier, a beaucoup servi de monnaie
xve siècles. Tous se mettent à faire un usage immodéré de d’échange : c’était un des éléments qui composaient la
ces produits « exotiques » et hors de prix. dot de la fille donnée en mariage ; il permettait aussi de
Les livres de recettes médiévaux mentionnent un très rémunérer (de corrompre ?) un juge, de s’acquitter d’un
grand nombre d’épices. Certaines nous sont encore fami- service rendu, de payer une rançon ou une amende… bref
lières (même si aujourd’hui nous les employons à des de régler une addition ou une note souvent perçue comme
doses bien plus modestes) : cannelle, clou de girofle, noix « poivrée », « salée » ou encore « épicée ».
de muscade, cumin, gingembre, safran, anis, poivre rond On peut s’interroger sur les raisons qui, à la fin du Moyen
ou encore cardamome. D’autres épices, en revanche, sont Âge, ont suscité, chez les élites sociales, un tel engouement
beaucoup moins utilisées de nos jours, voire portent des pour les épices. D’entrée de jeu, éliminons la croyance
noms qui nous sont totalement inconnus : le poivre long, selon laquelle l’emploi massif d’épices aurait permis de
le galanga, la graine de Paradis, le macis, le spic nard, le masquer le mauvais goût de viandes souvent avariées.
cubèbe, le mastic, le citoual… L’explication ne tient pas : en effet, seules les couches les plus
La cannelle est l’une des épices les plus appréciées à aisées de la société pouvaient se payer des épices, produits
l’époque médiévale. Elle représente l’ingrédient principal extrêmement coûteux. Or, les riches ne risquaient pas de
de la très populaire sauce cameline à laquelle elle donne consommer des viandes mal conservées : leurs moyens
sa couleur « poil de chameau ». Comme aujourd’hui, elle financiers (et leur goût pour la chasse) leur permettaient de
est commercialisée sous forme de « tuyaux » : ces petits disposer des viandes les plus fraîches. Pour rendre compte
tubes sont constitués par l’écorce, enroulée sur elle- de ce goût prononcé pour les épices, plusieurs hypothèses,
même, du cannelier, un arbre de la même famille que le plus sérieuses, peuvent être avancées…
laurier. En premier lieu, ces denrées exotiques étaient appré-
Le safran est lui aussi très convoité pour son arôme, ciées en tant que telles pour leurs parfums, leurs arômes
mais également pour son pouvoir colorant et pour ses et leurs saveurs si particuliers et si puissants : à l’instar de
prétendues vertus aphrodisiaques. Le mot est d’origine « l’acide », la saveur « forte » était particulièrement prisée
arabe (sahafaran ou zafran désigne la couleur jaune). Cette au Moyen Âge. La couleur que l’emploi de certaines épices
épice correspond aux trois filaments rouge orangé — les conférait aux mets contribuait aussi à leur attrait.
botanistes disent « stigmates » — qui constituent la partie Mais la fascination suscitée par les épices répondait à
supérieure du pistil de la fleur d’une espèce particulière de des raisons plus profondes que la seule satisfaction des
crocus. Aujourd’hui, environ 150 000 fleurs de ces crocus sens du mangeur. Ainsi, les épices proviennent, pour la
sont nécessaires pour obtenir 1 kg de safran, mais au Moyen plupart, de régions chaudes et arides. Cette origine géogra-
Âge, il en fallait trois à quatre fois plus. La récolte était, phique conduisait spontanément les hommes du Moyen
et demeure toujours, manuelle d’où son prix exorbitant Âge à associer ces denrées à l’élément feu. Or, des quatre
(de nos jours, le safran est l’épice la plus chère du monde, éléments constitutifs de la Création, le feu était consi-
avec un prix pouvant atteindre 6 000 euros le kg). déré comme le plus noble. Du coup, les épices se voyaient
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attribuer une supériorité symbolique sur tous les végétaux Les consommateurs se détournèrent alors immédiatement
et animaux issus des trois autres éléments, l’air, l’eau et de ce produit : il avait perdu la « part de rêve » qui en
la terre. faisait toute la valeur.
Autre explication du puissant attrait qu’exerçaient Outre ces explications de nature symbolique et imaginaire,
les épices : elles stimulaient fortement l’imaginaire des la médecine de l’époque a également beaucoup contribué
mangeurs médiévaux. Ces végétaux exhalaient en effet à promouvoir les épices. Le simple fait qu’il s’agisse de
un « parfum d’aventure » : ils provenaient d’un Orient produits rares et donc coûteux conduisait spontanément
lointain et mystérieux, et leur acheminement comportait l’homme du Moyen Âge à leur prêter d’innombrables
de nombreux risques, à commencer par celui représenté vertus thérapeutiques (et aphrodisiaques). La cannelle était
par les pillards. La publication, à la fin du xiiie siècle, des ainsi réputée faire merveille contre les maux d’estomac et
récits de voyage de Marco Polo a contribué à renforcer les diarrhées, la coriandre et le clou de girofle étaient jugés
la dimension imaginaire de ces denrées exotiques. Par souverains contre les troubles de l’intestin, le gingembre
ailleurs, les épices procuraient à celui qui les consom- facilitait l’assimilation des aliments tandis que le safran
mait un avant-goût de Paradis : en effet, c’est dans aidait à s’endormir. Plus largement, les épices, en raison
ce même Orient que les gens du Moyen Âge situaient de leur nature « chaude » et « sèche », étaient considérées
l’Eden, le paradis terrestre d’Adam et Eve. Dans ce jardin comme indispensables pour « bien cuire les viandes », ce
merveilleux naissent quatre grands fleuves qui achemi- dernier terme désignant l’ensemble des aliments (en parti-
nent les épices vers les ports de commerce comme, par culier ceux qui présentaient le défaut d’être trop « froids »
exemple, celui d’Alexandrie. Joinville, le compagnon du ou trop « humides »). L’emploi massif d’épices avait donc
futur Saint-Louis, note ainsi : « Avant que le fleuve n’entre pour but de faciliter la digestion, celle-ci étant assimilée à
en Égypte, les gens qui ont l’habitude de le faire jettent leurs une cuisson des aliments dans l’estomac. Au Moyen Âge,
filets déployés dans le fleuve, au soir ; et quand vient le on le voit, les préoccupations diététiques exerçaient déjà
matin, ils y trouvent ces marchandises vendues au poids une forte influence sur la composition des plats et leurs
qu’on apporte ici, c’est-à-dire gingembre, rhubarbe, bois modes de cuisson.
d’aloès et cannelle. Et l’on dit que ces choses viennent du Une dernière raison — mais pas la moindre — de
paradis terrestre, où le vent les fait tomber des arbres, à la l’engouement des élites médiévales pour les épices est
manière dont il fait tomber le bois sec dans les forêts de nos de nature « sociale ». À toutes les époques et dans toutes
régions. » les sociétés humaines, certains aliments se sont vus attri-
Les nombreuses croyances et légendes entourant les buer une fonction de distinction. Cela signifie que leur
épices participaient ainsi à exciter l’imagination des consommation par une personne ou un groupe social
femmes et des hommes de l’époque médiévale. Ainsi, répond, au moins en partie, au désir de se distinguer des
selon Barthélémy l’Anglais, le grand encyclopédiste du autres individus ou groupes, considérés comme inférieurs.
xiiie siècle, la cannelle provenait du nid d’un phénix. Cet Au Moyen Âge, les épices répondaient parfaitement à ce
oiseau était l’un des nombreux animaux mythiques du souci de distinction sociale : l’emploi fréquent et abondant
Moyen Âge, aux côtés de la licorne, du dragon, du griffon, de ces denrées rares et hors de prix constituait en effet un
de la salamandre… Vivant en Orient, ce volatile détenait le moyen d’affirmer aux yeux de tous son rang de « puissant »
pouvoir merveilleux de renaître de ses cendres après avoir et son prestige. C’est pourquoi, plus le mangeur occupait
été consumé par le feu. Pour cette raison, il symbolisait une position sociale élevée, plus il se devait de consommer
la résurrection du Christ et l’immortalité. Et la cannelle et d’offrir à ses hôtes des plats généreusement épicés.
bénéficiait du même coup de cette fabuleuse « image de La quantité totale d’épices ingérées quotidiennement, mais
marque ». Les vendeurs d’épices (les épiciers) avaient très aussi leur diversité et leur rareté étaient ainsi en rapport
vite compris l’impact positif sur leur chiffre d’affaires d’un étroit avec le degré de noblesse du mangeur.
« marketing » consistant à « vendre du rêve » à leurs clients. Entre les différentes épices disponibles, le Moyen Âge
Par exemple, ils n’hésitaient pas à affirmer que les poivriers établissait un classement qui correspondait, là encore, à la
étaient jalousement gardés par des serpents. Le seul moyen hiérarchie sociale : les plus prestigieuses étaient destinées
de faire déguerpir les dangereux reptiles consistait à mettre aux individus les plus nobles, aux couches sociales les plus
le feu aux arbustes, opération qui était responsable de la élevées. On les nommait « menues épices », car en raison de
couleur noire du poivre (alors que celui-ci, disait-on, était leur prix exorbitant, elles n’étaient commercialisées qu’en
blanc à l’état naturel). toutes petites quantités. La noix de muscade, la graine de
Dernier exemple : la « graine de Paradis ». Cette épice, Paradis, le macis, le garingal, le poivre long, le nard ou
que l’on nomme aujourd’hui maniguette, offre une saveur encore le cubèbe en faisaient partie. A contrario, les épices
et des arômes comparables à ceux du poivre noir. Elle un peu plus courantes, vendues en gros, étaient « abandon-
tirait cette appellation de l’origine géographique que lui nées » aux personnes de condition sociale (un peu) moins
attribuaient les marchands. Mais les acheteurs finirent par élevée. C’était le cas du gingembre, de la cannelle, du safran,
découvrir que cette épice n’est pas originaire du Paradis des clous de girofle ou encore du poivre rond (notre poivre
terrestre, ni même de l’Orient, mais d’Afrique de l’Ouest. actuel). Ce dernier avait vu son prix diminuer au point qu’à
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la fin du Moyen Âge, même les gens de condition modeste Dix ans après son compatriote Bartolomeu Dias, il double
pouvaient en acquérir. Devenu commun, ce poivre rond le cap de Bonne-Espérance (1497) puis, en naviguant vers le
perdait dès lors tout intérêt pour les estomacs aristocra- nord-est, atteint le port de Calicut sur la côte de Malabar,
tiques qui lui préféraient d’autres espèces de poivre, bien dans le sud-ouest de l’Inde. La voie est ouverte, dans laquelle
plus chères, comme le cubèbe ou le poivre long. les marchands portugais s’engouffrent aussitôt : à Calicut,
ils payent trois ducats le quintal de poivre et le revendent
16 ducats à Lisbonne. Le bénéfice est intéressant et, surtout, il
La quête des épices a été le moteur des grandes crée une concurrence que ne peuvent relever les Vénitiens :
découvertes et de la création des empires coloniaux après avoir acheté leur poivre aux commerçants arabes,
les marchands de la Sérénissime le revendent en effet
En 1453 se produit un événement qui aura des répercus- 80 ducats ! Tous les ans, la flotte marchande portugaise
sions considérables sur l’histoire du monde… et celle quitte Lisbonne pour rallier Calicut, Goa, Ceylan… ainsi
des épices. Il s’agit de la prise de Constantinople, capitale de que les autres ports et territoires dont ils se sont emparés
l’Empire byzantin, par les Turcs Ottomans. Les vainqueurs au prix de violences extrêmes (leurs futurs concurrents ou
prennent le contrôle des routes terrestres qu’empruntaient successeurs — qu’ils soient espagnols, hollandais, anglais
les caravanes arabes pour acheminer les épices depuis ou français — ne feront pas preuve de davantage d’huma-
la Chine et l’Inde jusqu’aux rives de la Méditerranée. nité vis-à-vis des populations autochtones).
De surcroît, celle-ci est écumée par des pirates à la solde des L’écrasante domination du Portugal sur le commerce des
sultans turcs, ce qui rend le transport maritime des épices épices irrite au plus haut point le roi d’Espagne, Charles
encore plus périlleux. La suprématie de Venise vacille, et Quint. En 1519, ce dernier décide d’envoyer le navigateur
c’est pour elle l’amorce d’un déclin irréversible. Fernand de Magellan (un portugais !) aux îles Moluques.
C’est alors au tour du Portugal, un petit pays d’à peine Dans cet archipel indonésien, qu’on nomme à l’époque les
un million d’habitants, d’entrer en scène. Henri, un « îles aux épices », poussent les muscadiers et les girofliers
prince que l’on surnommera « le Navigateur », décide de tellement convoités. Mais le voyage se fera par l’ouest,
financer des expéditions maritimes : son mécénat permet en contournant le continent américain découvert 30 ans
la découverte des îles de Madère et des Açores dans l’océan plus tôt. Parvenu à la pointe sud de l’Amérique, Magellan
Atlantique ; ses caravelles longent les côtes africaines trouve un passage : un détroit (auquel on donnera le nom
jusqu’au golfe de Guinée. Mais c’est sous le règne de son du grand explorateur) lui permet de passer de l’Atlantique
petit-neveu, le roi Jean II, que Bartolomeu Dias franchit à l’océan Pacifique. En remontant ce dernier, le navigateur
(en 1487) le cap de Bonne-Espérance à la pointe sud de parvient aux Philippines, où il est tué lors d’un combat avec
l’Afrique. Une nouvelle route maritime des épices, contour- les autochtones. C’est son second, Juan Sebastian Elcano,
nant d’ouest en est le continent africain, vient d’être initiée qui parvient au but de l’expédition : les îles Moluques.
par le navigateur portugais. Bouclant le premier tour du monde maritime de l’his-
Le royaume d’Espagne cherche, lui aussi, d’autres voies toire, Elcano rentre à Séville avec seulement 18 hommes
pour s’approvisionner en précieuses épices. Christophe d’équipage (sur les 270 embarqués au départ) et un seul des
Colomb, un navigateur génois mystique et obstiné, est inti- cinq navires lancés dans l’aventure… Mais les soutes de ce
mement convaincu que la traversée de l’Atlantique d’est bateau rescapé sont remplies d’épices.
en ouest lui permettra d’atteindre les Indes, la terre des
épices. Il parvient à convaincre le roi d’Espagne de financer
cette expédition. Mais en traversant « la mer océane », il
se heurte à un continent inconnu, l’Amérique. Mais, amère
Domination hollandaise
déception, les premières îles sur lesquelles Colomb accoste Dès la fin du xvie siècle, un nouvel acteur — la Hollande —
(Bahamas, Cuba, Haïti) ne portent ni poivriers, ni canne- fait son apparition, et ne tarde pas à dominer le commerce
liers, ni muscadiers, ni girofliers… Seuls les piments, qui européen des épices. Ses marins et soldats s’emparent des
poussent uniquement sur le continent américain, conso- possessions portugaises : les comptoirs de l’Inde, la grande île
lent le navigateur de n’y avoir pas trouvé les épices tant de Ceylan, l’archipel des Moluques ainsi que les Célèbes (une
convoitées. Les découvrant le 1er janvier 1493 à Hispaniola île aujourd’hui indonésienne) tombent entre les mains des
(Cuba), Colomb note : « Il y a aussi beaucoup d’aji [nom Néerlandais réformés. En 1602, ces derniers créent la Compa-
que lui donnent les Indiens de l’île] qui est leur poivre gnie unie des Indes orientales et leur flotte marchande ne
et qui est bien meilleur que le nôtre ». Quelques années cesse de s’accroître (elle comptera jusqu’à 13 000 navires !).
plus tard, les Portugais découvrent à leur tour les piments Douze années plus tard, ces nouveaux maîtres de l’océan
au Brésil et décident de les implanter en Inde, d’où leur Indien fondent la ville de Batavia (aujourd’hui Djakarta)
culture gagnera ensuite l’ensemble de l’Asie. sur l’île de Java. C’est vers ce port que sont acheminées puis
Pendant que les Conquistadors se lancent à la conquête entreposées toutes les cargaisons d’épices issues de cette
du Nouveau Monde, un autre portugais, Vasco de Gama, région du monde avant leur départ vers l’Europe. Mais à la
inaugure la véritable « nouvelle route » des épices orientales. différence des Vénitiens et des Portugais, les Hollandais ne se
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contentent pas d’acheter et de revendre : ils veulent contrôler


Déclin des épices
totalement la production des épices. Lorsque celle-ci devient
excédentaire par rapport à la demande européenne, ils En ce xviiie siècle, le goût des Français pour les épices s’était
n’hésitent pas à brûler des quantités considérables de noix cependant déjà fortement affaibli. Dès le milieu du siècle
de muscade, de clous de girofle, de poivre ou de cannelle. précédent, les cuisiniers du royaume avaient affirmé leur
Toujours pour éviter l’effondrement des cours, les colons volonté de mieux respecter « le goût naturel des aliments ».
prennent parfois l’initiative de détruire des récoltes sur pied, En 1655, Nicolas de Bonnefons estimait ainsi qu’un potage
voire de procéder à l’arrachage de certaines plantations. Et aux choux devait sentir « entièrement le chou ». Du coup,
pour protéger leur monopole, ils placent soldats et canons les épices étaient devenues de moins en moins présentes
autour de leurs fermes et de leurs entrepôts. Comme si cela sur les tables aristocratiques. On les accusait de masquer
ne suffisait pas, ils avertissent que tout voleur de graines la vraie saveur des aliments et on leur préférait les herbes
susceptibles d’être resemées ou de tiges pouvant être boutu- aromatiques locales, au goût plus discret (en 1756, le cuisi-
rées dans un territoire étranger sera immédiatement mis à nier Pierre de Lune fut le premier à prôner l’utilisation du
mort. Ultime précaution : après sa récolte, chaque noix de « bouquet garni »). De plus, de nouveaux aliments avaient
muscade est trempée dans de l’eau de chaux, ce qui empêche pris la place des épices dans leur fonction de « distinction
sa germination tout en limitant le risque de moisissure (l’opé- sociale » : ce fut notamment le cas du sucre au xvie siècle,
ration donnait à la graine une couleur beige cérusée que l’on puis aux siècles suivants, celui du chocolat et du café.
peut encore rencontrer de nos jours). L’expansion de la production et du commerce des épices
n’avait fait que réduire progressivement leur prix et,
du coup, les avait rendues de plus en plus « banales ».
La France se réveille… Au xixe siècle, les épices n’étaient presque plus consom-
mées… et la plupart des placards actuels continuent
Colbert, le grand ministre du Roi Soleil, a conscience de
de témoigner de cette « fin d’un mythe ». Aujourd’hui, on
l’énorme retard pris par le royaume de France en matière
note un (léger) regain d’intérêt vis-à-vis des épices de la
de commerce maritime. Pour le combler, il crée en 1664 la
part de consommateurs curieux des « cuisines du monde »
Compagnie des Indes orientales, dont le siège est installé
et sensibilisés aux richesses et aux subtilités aromatiques
dans le port de Lorient. Dix ans plus tard, la compagnie
de ces ingrédients exotiques par quelques grands chefs.
est établie à Pondichéry et à Chandernagor, en Inde.
Elle fonde des comptoirs sur l’île Bourbon (La Réunion) et
l’île de France (Maurice). Les Français achètent le poivre
sur la côte de Malabar et la cannelle à Ceylan ; ils remplis- Bibliographie
sent leurs cales d’anis étoilé et de galanga en provenance
1. Birlouez E (2011) Histoire de la cuisine et de la nourriture — du menu
du sud de la Chine. Cependant, l’initiative ne se révèle des cavernes à la gastronomie moléculaire. Éditions Ouest France
pas très fructueuse. Mais vers le milieu du xviiie siècle, 2. Flandrin JL, Montanari M (dir) (1996) Histoire de l’alimentation.
un homme va modifier le cours des choses. Pierre Poivre Fayard, Paris
(un nom prédestiné !), ancien missionnaire reconverti dans 3. Gelinet P (2008) 2 000 ans d’histoire gourmande. Perrin, Paris
4. Laurioux B (2002) Manger au Moyen Âge. Discours et pratiques
la botanique, dérobe au risque de sa vie des plants hollan- alimentaires aux xive et xve siècles. Hachette Littératures, Paris
dais de muscadiers, de girofliers et de poivriers. Ils seront 5. Toussaint-Samat M (1997) Histoire naturelle et morale de la nourriture.
ensuite replantés à la Réunion et à l’île Maurice. Larousse, collection In Extenso, Paris

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