Laurent Henninger - Le Socle Intellectuel Du Stratège
Laurent Henninger - Le Socle Intellectuel Du Stratège
Laurent Henninger - Le Socle Intellectuel Du Stratège
Laurent Henninger
Dans Revue Défense Nationale 2019/2 (N° 817), pages 48 à 52
Éditions Comité d’études de Défense Nationale
ISSN 2105-7508
ISBN 9782919639830
DOI 10.3917/rdna.817.0048
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récisons d’emblée que le stratège dont il est question ici peut être un individu
ou un être collectif, une organisation comme un état-major, à quelque
niveau que ce soit ; il est le cerveau pensant et agissant d’une armée ou d’une
fraction de celle-ci. Mais il n’est pas le « chef », concept archaïque, et au mieux
purement tactique, voire micro-tactique, dont l’emploi hors de ces champs relève
du discours démagogique, ou au minimum de la plus grande confusion des mots,
des idées et des choses. Le « chef » est un guerrier et un entraîneur d’hommes.
Comme tel, sa place n’est plus au commandement stratégique des forces, fonction
éminemment politique s’il en est, ni même à la tête d’unités dépassant le niveau de
la compagnie. Alexandre le Grand à Arbèles ou Philippe Auguste à Bouvines ne
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sont plus de cet univers. Cet article ne proposera donc aucune compilation de cli-
chés et autres lieux communs – parfois vrais et de bon sens, d’ailleurs, mais là n’est
pas la question – étalés à longueur de pages dans ces ouvrages à succès à destina-
tion des étudiants en écoles de commerce ou des cadres désorientés, et sous lesquels
croulent les étalages des librairies de gares. Le stratège n’est pas non plus un
« manager » ni un ingénieur, encore moins un technicien. Le fait qu’il soit confronté
à des adversaires pensants implique qu’il ne doit à aucun prix se limiter étroitement
à des tâches visant à la simple optimisation des moyens matériels et humains qui
lui sont confiés. Son état-major est là pour ça. Il doit vaincre une entité qui réflé-
chit… contre lui. Pourtant, il sera aussi tout cela à la fois, mais il ne saurait s’en
contenter, au risque de passer à côté de l’essentiel et de faillir de façon catastro-
phique à sa tâche, de ne pas tenir le rôle qu’on attend de lui. Il ne possédera ces
qualités et ces connaissances que dans la mesure où elles lui permettront de
comprendre ce que vivent, éprouvent et affrontent ceux qu’il a sous ses ordres et
dirige, parfois vers la mort. Les qualités qu’on exige de lui – que les circonstances
dans lesquelles il est placé exigent de lui – ne sont pas celles demandées à un « chef »
plongé dans la fureur et le chaos du combat. Son courage physique ne sera ainsi
que d’une importance secondaire, et ce seront d’autres formes de courage qui lui
seront indispensables : courage moral, politique, intellectuel. Or, ces courages-là ne
sont pas moins exigeants ni glorieux. Le stratège est d’abord et avant tout un poli-
tique, au sens le plus noble de ce mot, comme Machiavel ou de Gaulle le compre-
naient. Inutile donc de demander au stratège d’être un baroudeur ou le capitaine
d’une troupe de lansquenets du XVIe siècle.
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Alliés sortiraient victorieux. Il ne se contentait plus que de trancher et d’ordonner
pour les questions politiques ou militaires qui continuaient à se présenter, mais qui
n’étaient plus désormais que de nature tactique. À un moindre niveau, le capitaine
Conan du roman (et du film éponyme) continue, lui, à faire la guerre des années
après. Aveuglé, cadenassé par l’action immédiate, il ne s’est pas préparé à vivre une
autre situation. Il est devenu alcoolique, détruit, vaincu…
Ensuite, le stratège aura à terrasser ou à contourner deux familles d’obstacles
intellectuels et moraux – tout en sachant que leurs contraires peuvent aussi être
vrais…
D’abord, le simplisme et la « pensée magique » chère aux ethnologues et aux
anthropologues. Ce travers peut lui-même se subdiviser en plusieurs éléments :
• La pensée « monocausale », qui tend à faire croire qu’un seul phénomène
est à l’origine d’un autre, quand ce dernier est en réalité le produit de la combi-
naison de multiples facteurs, agissant parfois dans différents domaines. C’est ce
même travers qui a pu faire penser et écrire à certains stratégistes que l’issue d’une
guerre serait désormais assurée par la possession et la maîtrise d’une « arme miracle ».
Au XXe siècle, on a ainsi vu se succéder ceux qui croyaient que l’avion, le char, le
porte-avions, le sous-marin, ou encore le bombardement stratégique, quand ça
n’était pas la guérilla (ou la contre-insurrection), etc., allaient, chacun et à lui seul,
devenir la condition nécessaire et suffisante de la victoire. Alors que celle-ci ne
serait toujours que le résultat de la combinaison de tous ces moyens. Aux siècles
précédents (et hélas encore trop souvent dans celui que nous venons d’évoquer), la
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croyance dans la mythique « bataille décisive » en un point et un moment uniques
avait mené tant d’armées dans des impasses stratégiques et/ou des catastrophes.
• Le recours aux discours idéologiques sur le « courage » ou « l’élan », en
croyant que de telles qualités – bien réelles, au demeurant – suffiront à triompher
de tout. L’armée française d’avant la Grande Guerre était habitée par ces discours.
On sait le résultat qu’il en advint en 1914, quand on pensait que la furia francese
triompherait des mitrailleuses allemandes. Et il en avait été de même quelques
années auparavant, au sortir de la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Les élèves
de l’École de Guerre rédigeant leur mémoire de fin d’études sur ce conflit, déjà
imprégnés de ce qu’il faut bien nommer une idéologie, expliquèrent que les
Japonais avaient vaincu grâce à « l’esprit samouraï » de leurs soldats et de leurs offi-
ciers alors qu’il n’en était rien. Il ne s’agissait là que d’un fantasme littéraire d’une
époque où « l’exotisme » était à la mode. Le Japon avait tout simplement vaincu
parce que le commandement russe s’était montré déficient dans bien des domaines,
que l’État tsariste était victime de nombreuses et dirimantes faiblesses, mais aussi
parce que l’armée japonaise avait su, mieux que son adversaire, faire usage des
outils de la guerre mécanisée et industrielle moderne : fortifications de campagne,
fil de fer barbelé, artillerie à tir rapide, mitrailleuses, etc.
• Le refus de pleinement prendre en compte le réel, qu’il soit naturel (ter-
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rain, météo), matériel ou humain, ou même tout simplement existence d’un ennemi.
On retombe là dans le schéma idéologique précédent, celui du « triomphe de la
volonté ».
• La croyance dans l’hyper-rationalité – ou la complète irrationalité – de
tout. Certains refusent alors d’admettre l’existence du chaos, de la complexité, de
l’entropie, de l’incertitude et du désordre, quand d’autres, à l’inverse, parient tout
sur leur capacité à les maîtriser. Pour les uns comme pour les autres, la meilleure
piste de sortie serait peut-être de prendre exemple sur les chefs des grands
orchestres (big bands) de jazz swing d’autrefois. Ils savaient que la majeure partie
d’un morceau de jazz n’est jamais écrite nulle part et qu’il convient toujours de
savoir improviser sur et autour d’un thème. Ce qui ne les empêchait d’ailleurs pas
de tenir parfois leurs musiciens d’une poigne de fer, mais ils savaient en même
temps leur ménager de l’espace personnel, surtout quand, en pleine représentation,
l’un d’entre eux était touché par la grâce de l’inspiration et se levait pour partir
dans un solo endiablé mais jamais « planifié ». Voilà une attitude qui me paraît cor-
respondre à la perfection à cette nécessité de savoir gérer ce paradoxe. Il y a par
ailleurs tout lieu de croire que des phénomènes similaires existent dans les sports
collectifs, en fonction des opportunités qui se présentent sur le terrain.
• L’absence d’imagination et de créativité du stratège qui n’a pas compris
que la guerre est bel et bien un art, au même titre que la poésie, la littérature, la
peinture ou la musique. Et cet art, s’il nécessite dans un premier temps la maîtrise
de canons académiques, se doit dans un second temps de les dépasser, voire de les
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FORMATION ET COMMANDEMENT
violer, en n’hésitant pas à remettre en question ou à piétiner les doctrines ou
les routines.
Nous pouvons regrouper la deuxième grande famille d’obstacles sous
l’appellation générique « d’autisme », pour indiquer qu’elle relève d’un ensemble
de pathologies dans le rapport à l’Autre et au monde, et que l’on peut énumérer
comme suit :
• La « projection », au sens que ce mot possède en psychanalyse, et qui
désigne l’attitude d’un sujet voyant chez autrui des idées ou des affects qui lui sont
propres. Chez le stratège, cela se manifestera par la tendance à penser l’ennemi en
fonction de ses critères, de ses valeurs, de ses objectifs ou, pire encore, de ses patho-
logies propres. Ainsi, lorsqu’on affirme de façon suffisante et péremptoire que
l’ennemi « est » comme ceci ou comme cela, qu’il « veut » procéder d’une certaine
façon, qu’il a tel ou tel objectif, etc., est-on bien certain que c’est le cas ? Ou bien
ne s’agit-il que d’une « projection » des propres caractéristiques du stratège prêtant
ainsi à l’ennemi des intentions qu’il n’a pas ou des modes d’action qu’il ne pratique
pas ? Ce danger est peut-être l’un des plus grands et des plus pernicieux qui soient…
• Dans un registre proche, le fait plus général de ne pas ou mal connaître
l’ennemi, voire, cas extrême, de le « fantasmer », empêche d’élaborer une stratégie
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et des modes opératoires politiquement et militairement sains. Cela se manifeste
souvent par une surestimation ou une sous-estimation de l’adversaire.
• L’autre grave et dangereuse conséquence de cet « autisme stratégique » est
la tendance à surdéterminer et à accorder trop d’importance à la destruction de
l’ennemi, alors qu’il s’agit de le vaincre, ce qui est bien différent. Cette obsession
de la destruction est non seulement la marque d’une tendance au totalitarisme, car
elle entend nier l’existence d’un « Autre » et vise in fine à créer l’utopie d’un monde
sans ennemis, sans adversaires ou même sans alliés. En l’occurrence, elle a aussi des
conséquences dangereuses en matière militaire. Elle conduit les stratèges à ne penser
qu’en termes de puissance de feu, au détriment de la manœuvre sous toutes ses
formes, y compris politique, ce qui n’est pas pertinent dans certaines formes de
conflits ou face à certains types d’adversaires. La surdétermination de la destruction
appauvrit l’art militaire, discipline intellectuelle d’une richesse proprement infinie.
Bien sûr, nous avons dressé là un portrait idéal, qui ne trouvera que rare-
ment son incarnation. Mais chaque stratège, chaque officier doit tendre vers lui,
comme une asymptote tend vers un point sans jamais l’atteindre. Il importe donc
de méditer et de faire infuser les idées avancées ici. Nous nous contenterons de pro-
poser une première piste d’actions à entreprendre dans ce but. La formation intel-
lectuelle est naturellement la clé de ce processus. Il serait donc nécessaire de réha-
biliter l’étude de ce que l’on nommait autrefois les « humanités » et que l’on
nomme aujourd’hui de façon maladroite les « sciences humaines ». Or, ces der-
nières rassemblent aujourd’hui un grand nombre de disciplines académiques qui
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ne peuvent pas être toutes étudiées à parts égales. Personne ne dispose du temps
suffisant, pas même le stratège. Il convient donc de faire des choix. Bien entendu,
outre la rigueur enseignée par les sciences dures, et en particulier les mathéma-
tiques, la philosophie et l’histoire devraient faire partie de ce corpus, en sachant
toutefois que l’enseignement de l’histoire peut recouvrir le pire comme le meilleur
– cela mériterait un article en tant que tel… Mais, si l’on ne devait, dans l’urgence et
la nécessité absolue, n’en choisir qu’un nombre limité, nous n’hésiterons pas à élire
les disciplines suivantes :
• La géographie, car elle est englobante et permet d’aborder des domaines
aussi bien physiques qu’humains, parmi lesquels l’économie, la sociologie, la géo-
politique, l’urbanisme, les infrastructures... C’est grâce à elle que le stratège pour-
ra penser le terrain.
• La philosophie et la sociologie des techniques, car ces disciplines permet-
tent de penser les forces et les moyens à la disposition du stratège. À l’heure du
triomphe de la technique, celui-ci ne doit en aucun cas se laisser dominer par elle.
Tâche d’autant plus impérieuse alors que l’intelligence artificielle et la robotique
commencent à déferler, menaçant de déborder les cerveaux humains qui n’auront
pas acquis les outils intellectuels leur permettant de posséder la distance mentale
suffisante pour pouvoir les chevaucher. Surtout, le fait que les forces et les armes
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constituent des systèmes complexes impose plus que jamais que ces derniers soient
conçus, dirigés et contrôlés par des stratèges capables de les surplomber et de les
embrasser avec le maximum d’intelligence. Pour cela, on ne peut plus se contenter
comme outil conceptuel du sempiternel cliché de la « dialectique de l’épée et de la
cuirasse ». Comprendre pleinement et maîtriser la complexité technique exige de
savoir qu’elle s’étend bien au-delà de ce processus d’un simplisme… désarmant.
Il reste à poser la question qui fâche. Pourquoi les sociétés occidentales
modernes ne sont-elles plus capables de produire d’authentiques stratèges ou
même de susciter leur apparition ? Les origines de ce triste état de fait sont mul-
tiples, comme toujours. L’anti-intellectualisme aussi infantile que barbare qui
règne désormais partout, y compris dans ce que l’on nomme les « élites », joue ici
un rôle certain. De même, bien sûr, que cette domination sans partage de la tech-
nique dans le sens le plus étriqué de ce mot ; nous l’avons évoqué plus haut. Sans
doute y a-t-il encore d’autres causes, et nous invitons le lecteur à y réfléchir, et
même à nous en faire part. N’oublions pas cependant ce que le général de Gaulle
rappelait : « Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »
Comme il n’y a plus d’Aristote, et que, quand bien même il y en aurait encore un,
on peut gager sans grand risque qu’il ne serait pas écouté, encore moins lu, les