Intinéraire D'un Mathématicien
Intinéraire D'un Mathématicien
Intinéraire D'un Mathématicien
J.-M. Souriau Je suis entré à l’École normale J.-M. Souriau Après l’agrégation, je suis resté en-
supérieure en 42. J’ai passé deux fois le concours, core un an à l’École, où j’ai pu écouter Élie Cartan,
la première fois en zone non occupée, l’examen avait Louis de Broglie et beaucoup d’autres. Mais l’am-
lieu à Lyon. La seconde fois, je l’ai passé à Paris. J’y biance générale ne me satisfaisait pas. On était en
ai été reçu et j’ai alors démissionné de Polytechnique. pleine gloire bourbakiste. En 1944-45, Bourbaki ex-
plosait. Les sujets de recherche me semblaient préfa-
Le Journal Quelles étaient les conditions de travail briqués. Ce n’étaient pas des sujets inintéressants,
pendant la guerre à l’ENS ? non. Ce qui ne me plaisait pas, c’etait le fait que
J.-M. Souriau Elles étaient relativement normales. tout le monde semblait suivre la même direction. J’y
On allait suivre les cours à la Sorbonne comme ce- voyais plus de limitations que d’innovation. C’est à
lui d’Yves Rocard. C’était un professeur extraordi- ce moment-là que je suis entré dans un laboratoire
naire. On avait aussi quelques cours à l’École, un où l’on travaillait sur le microscope électronique à ba-
cours d’Henri Cartan par exemple. J’ai quitté l’École layage. Puis au CNRS dans une section (( Théories
en 44 pour l’armée et j’y suis revenu en 45. Un jour physiques )) où je n’avais aucun guide. J’ai finalement
que je passais à l’École, j’ai appris qu’il y avait une choisi l’ONERA où je suis devenu ingénieur aéronau-
session spéciale de l’agrégation pour les démobilisés. tique. Et j’y ai fait ma thèse. Une fois, un mathémati-
J’étais avec Debreux avec qui j’avais été en taupe. cien connu est venu visiter le laboratoire et je ne lui ai
Le Journal L’économiste ? pas parlé parce qu’il représentait pour moi ce qu’était
Bourbaki, une certaine formalisation des mathémati-
J.-M. Souriau Oui, il a été prix Nobel d’économie ques qui me paraissait stérilisante. Je ne lui ai pas
d’ailleurs. La veille au soir, on a révisé ensemble, et parlé, je peux le regretter maintenant mais. . .
le lendemain on passait le concours. Debreux a été
reçu premier et moi second. Ça prouve que c’était un Le Journal Ta thèse, sur quel sujet ?
bon professeur. Ayant constaté que pour l’économie J.-M. Souriau Ma thèse portait sur la stabilité des
mathématique il ne pouvait rien faire en France, il est avions.
Le journal de maths des élèves, Volume 1 (1995), No. 3 163
Le Journal Plus précisément. . . Le Journal Tu n’as donc pas enseigné tout de suite
en sortant de l’ENS ?
J.-M. Souriau On couple les propriétés élastiques
des ailes d’un avion avec la dynamique de l’at- J.-M. Souriau J’ai donné des cours, mais dans un ca-
mosphère décrite par des équations aux dérivées par- dre particulier. Des cours du soir dans l’École Spéciale
tielles et une nappe de discontinuités tourbillonaires. des Travaux Aéronautiques. J’avais fait une belle af-
Avec tout ça, on calcule un déterminant complexe et fiche intitulée (( Méthodes nouvelles de la physique
on compte combien il fait de tours autour de l’origine mathématique )). Ça se passait dans l’École de Meu-
quand varie une pulsation ω. S’il fait le bon nombre nerie, on atteignait la salle en passant devant une col-
de tours, l’avion est stable ; sinon il se mettra à vi- lection de charançons. Là, je racontai le calcul ma-
brer et il explosera. Et ça marche ! Ça a été utilisé triciel, les tenseurs, le calcul des variations à un audi-
pour des avions comme le Concorde. Il en résultait toire divers. C’était un cours public, libre et ça a eu
qu’on pouvait mettre les réacteurs n’importe où, que beaucoup de succès puisqu’il a fallu que je repète cha-
ça ne changeait rien à la stabilité. A la suite de quoi, cun de mes cours deux fois car la salle de 200 places
on a commencé à mettre les réacteurs sur l’empenage n’était pas assez grande. Ça se passait en 48. J’ai
arrière et pendant 25 ans, tous les avions qui avaient parlé de relativité, je racontais des choses dont j’avais
des réacteurs à l’arrière ont payé des royalties à la appris l’utilité du fait que j’étais ingénieur mais qui
France, mais pas à moi. n’étaient pas enseignées ailleurs. J’étais évidemment
assez naı̈f, je ne savais pas grand chose ; un de mes an-
Voilà ma vie de scientifique à mes débuts. J’appli- ciens élèves m’a dit plus tard que j’inventais l’algèbre
quais les mathématiques. J’analysais une situation, linéaire en public. C’était un peu ça. J’avais des amis
j’en donnais un modèle mathématique et, de façon qui rédigeaient ces cours. On se disait qu’il fallait faire
annexe, j’essayais d’en trouver une conséquence prati- des mathématiques nouvelles ; mais c’était tout à fait
que. Les problèmes posés dans ma thèse conduisaient à l’opposé de Bourbaki, nous visions un autre pôle.
à des problèmes de calcul numérique. Nous avions Nous ne voulions pas faire des mathématiques comme
à notre disposition un centre de calcul où les calcula- ça, en l’air, mais construire un outil qui permettrait
trices fonctionnaient à la manivelle, puis des machines de comprendre la nature.
mécanographiques à cartes perforées. Nous étions
en pointe à l’ONERA, parce qu’on y était obligés. Je ne veux pas dire que les mathématiques soient en
C’est comme ça que j’ai fait la première démons- aval ou en amont du reste. Les maths, ça prend le
tration de calcul scientifique chez IBM. J’avais fait relais dans les situations où l’intelligence habituelle
un programme qui, pendant que les invités prenaient est en panne.
l’apéritif, résolvait une équation du troisième degré ; Les chaussures sont un instrument pour marcher, les
à la fin de l’apéritif, on avait une racine de l’équation. maths sont un instrument pour penser. On peut mar-
Ça faisait beaucoup de bruit et ça consommait beau- cher sans chaussures, mais on va moins loin.
coup de cartes. Peu après je faisais, dans les mêmes Le Journal Tu prétends que Bourbaki ne sait pas
conditions, la première démonstration de calcul scien- marcher ?
tifique chez Bull qui ne voulait pas être en reste. A
ce moment-là, écrire un programme, c’était se mettre J.-M. Souriau Ils marchaient très bien mais dans la
devant un tableau et connecter des fils. Après, j’ai cour de la caserne. . . Bien sûr, j’ai toujours eu beau-
vécu tous les stades de l’informatique, j’ai été témoin coup d’admiration, d’estime pour les gens individuel-
de l’histoire de l’informatique et des choix stupides lement. Mais j’avais l’impression que collectivement
qui se sont succédés en France pendant des dizaines leur œuvre tournait en rond.
d’années : tout ce qu’on a fait dans les écoles, les Bourbaki, c’etait une réaction contre les mathéma-
subventions déguisées à l’informatique française sans tiques d’avant. C’était un renouveau de la rigueur ;
se demander si les élèves pourraient en faire quelque mais la rigueur pour la rigueur ! ? Autrement dit, ce
chose ! Là, j’étais plutôt spectateur. Non, j’ai quand qui les fascinait, c’était les fondements des mathéma-
même inventé un algorithme en 1948 qui a été uti- tiques, et maintenant je suis d’accord avec ceux qui di-
lisé sur les premiers ordinateurs aux États Unis pour sent que les mathématiques n’ont pas de fondements.
l’analyse spectrale des matrices (matrices de Leontiev L’existence des mathématiques, c’est le comporte-
en économie mathématique). ment des mathématiciens. Par exemple, Archimède
164 Le journal de maths des élèves, Volume 1 (1995), No. 3
n’avait pas besoin d’axiomatisation des nombres réels sur la pratique de la mécanique. Lorsque tu inverses
pour calculer π. une matrice trois × trois, tu vois apparaı̂tre un déno-
Le Journal Oui, mais il n’empèche que les nombres minateur commun à tous les termes, tu as découvert
réels sont bien utiles. Et c’est bien cette utilité qui a le déterminant. Ayant constaté qu’il apparaissait des
poussé Dedekind à les formaliser. choses antisymétriques bizarres dans les équations de
la mécanique, je me suis dit : ça, c’est tout à fait
J.-M. Souriau Oui. Mais justement les fondements comme les espaces euclidiens sauf que c’est tout le
sont toujours postérieurs à la pratique. Je ne reproche contraire. J’ai ainsi eu l’idée de faire de la géométrie
pas à Bourbaki d’avoir fait le ménage dans les vieilles symplectique différentielle, titre de mon premier tra-
mathématiques, mais d’avoir placé les fondements vail publié sur ce sujet en 1953.
avant la pratique. Si Archimède s’était contenté de
méditer sur le nombre (il l’a fait), il n’aurait pas fait Le Journal Mais ce point de vue n’était pas
sa découverte fabuleuse, l’aire de la sphère. C’est fa- nouveau. . .
buleux parce que tu ne peux pas recouvrir la sphère J.-M. Souriau C’est bien plus tard que j’ai compris
par des petits carrés comme le cercle par de petits qu’il était implicite dans Lagrange. L’idée essentielle,
segments. A mon avis, c’est le plus beau théorème c’est que les solutions des équations du mouvement
des mathématiques. d’un système dynamique constituent une variété sym-
Le Journal Il y a une certaine mode, maintenant, de plectique. Et j’ai pensé que ça avait un intérêt d’étu-
critiquer Bourbaki. dier ce type de variété, comme ça a un intérêt d’étu-
dier les variétés riemanniennes.
J.-M. Souriau Peut-être, mais ce que je te ra-
conte c’est mon point de vue de 1945. Cela ne m’a Le Journal Uniquement par curiosité ?
pas empêché d’écrire un livre très axiomatisé Calcul J.-M. Souriau Non, c’était avec le souvenir de dis-
linéaire, mais aujourd’hui je ne l’écrirais plus comme cussions avec des ingénieurs qui se posaient la ques-
ça. Je commencerais par la pratique matricielle avant tion suivante : qu’est-ce qui est essentiel en mécani-
de parler d’espaces vectoriels. Les outils préfabriqués que. Je me rappelle très bien un ingénieur qui m’avait
ne sont bons ni pour la découverte, ni pour la di- demandé : est-ce que la mécanique c’est simplement
dactique. L’exemple le plus net, c’est évidemment le principe de conservation de l’énergie ? Ça va bien
les nombres complexes. Pour résoudre les équations pour un système à un paramètre, mais dès qu’il y en
du troisième degré, on avait besoin de nombres in- a deux, ce n’est pas suffisant. J’avais appris bien sûr
termédiaires, et ça marchait. Et après, il y a eu les équations de Lagrange et tous les principes analy-
des gens pour constater que ces intermédiaires n’exis- tiques de la mécanique, mais tout ça, c’était un livre
taient pas, qu’ils étaient (( imaginaires )) ; et plus tard, de recettes ; on n’y voyait pas de vrais principes.
pour comprendre pourquoi cette imagination-là réus- Le Journal C’était donc une question de principe.
sissait.
J.-M. Souriau Pas seulement ; dans ma première pu-
Le Journal Revenons à ton histoire. . . blication, il y avait aussi le mot (( application )). J’ap-
J.-M. Souriau En 1952, j’ai tout plaqué et je suis pliquais ce formalisme au calcul des perturbations,
parti à l’université de Tunis. introduisant les variété isotropes saturées (qu’on ap-
Le Journal Pour quelles raisons ? pelle aujourd’hui variétés lagrangiennes) qui permet-
tent de produire tellement de symplectomorphismes,
J.-M. Souriau La façon dont l’administration com- alors qu’il y a si peu de (( riemannomorphismes )).
prenait la recherche. Il fallait chercher tant d’heures
par jour. Il y avait des petites fenêtres dans les portes Tout à l’heure je parlais de déterminants qui appa-
pour que les gardiens puissent voir si on faisait des raissent miraculeusement quand on essaye d’inverser
maths ou si on n’en faisait pas. J’ai un copain qui a une matrice. Pour la géométrie symplectique c’est
été viré pour raison politique. . . un peu la même chose. Tu essayes de résoudre les
perturbations d’un système et tu vois apparaı̂tre les
Le Journal Tu as été plus heureux à Tunis ? coefficients de la structure symplectique. Tu veux
J.-M. Souriau Oui, cette période a joué un grand résoudre un problème, tu le résouds à la main, tu
rôle dans ma vie, pour des raisons personnelles. Du travailles, et quand tu as bien travaillé, tu vois ap-
point de vue de la recherche j’ai commencé à méditer paraı̂tre quelque chose qui était caché dessous. Et ce
Le journal de maths des élèves, Volume 1 (1995), No. 3 165
que Lagrange a vu, que n’a pas vu Laplace, c’était En 1958, je suis revenu en France, à Marseille. Et
la structure symplectique. Finalement, si tu observes là je me suis trouvé confronté à des physiciens théo-
bien la progression des mathématiques, tu t’aperçois riciens et aux problèmes de la mécanique quantique
que c’est très souvent comme ça. C’est l’usage qui qui m’avaient perturbé pendant mes études comme
te dit si c’est important, et ensuite tu axiomatises les tous les étudiants, je pense. Je me suis aperçu que
choses. Mais ça vient après coup. Ce qui rend im- la géométrie symplectique était un outil indispensa-
portant la géométrie symplectique, c’est qu’elle s’im- ble pour la mécanique quantique. Et qu’en fait, elle
pose d’elle-même. Je ne suis pas platonicien, je ne dis était encore plus appropriée à la mécanique quanti-
pas que les idées mathématiques sont toutes faites et que qu’elle ne l’était à la mécanique classique. Quand
que nous n’avons qu’à les découvrir. Nous découvrons j’ai écrit mon livre sur le sujet je voulais écrire un li-
la physique. On a découvert la géométrie symplecti- vre sur la mécanique quantique et je me suis aperçu
que comme outil de la mécanique céleste. En partant qu’il fallait que je présente toute la mécanique clas-
d’une théorie générale des équations différentielles, on sique en détail, ainsi que la mécanique statistique. Il
ne l’aurait probablement jamais trouvée. Le modèle ne s’agissait pas de théories étrangères puisqu’elles
particulier des équations de la mécanique céleste était étaient reliées par la structure symplectique et par les
plus riche que le modèle des équations différentielles symétries. Tu prends deux particules qui tournent
(( générales )). l’une autour de l’autre suivant les lois de Newton, et
puis tu prends un atome d’hydrogène dont tu ne vois
Le Journal Mais tout ça peut être considéré comme que le spectre. Ce sont deux objets qui n’ont a priori
de l’analyse plutôt que de la géométrie rien à voir ; mais ils ont en commun les symétries sym-
J.-M. Souriau Ce qui rend la théorie globale, et plectiques. Une porte est entr’ouverte.
donc géométrique, c’est l’action des groupes de sym- Le Journal Et la structure globale dans tout ça ?
plectomorphismes. Pense au théorème de Noether,
mathématicienne à l’origine d’une part importante J.-M. Souriau L’exemple le plus simple c’est lors-
de l’algèbre moderne, mais qui a aussi découvert ce que j’ai eu l’idée de chercher les orbites coadjointes du
théorème qui nous apprend que les symétries d’un groupe de Poincaré, et que j’ai vu apparaı̂tre miracu-
système conduisent à des grandeurs conservées. Il leusement les particules à spin, les photons, les parti-
cache (ou révèle) les relations entre groupe et sym- cules élémentaires. Ce que me disait la géométrie sym-
plectique. J’ai mis en place quelque chose que je plectique, c’est que s’il y avait des particules élémen-
croyais nouveau, mais qui existait depuis Sophus Lie, taires, elles devaient être de ce type là ; il n’y avait
une géométrisation du théorème de Noether. Je l’ai qu’à les chercher dans l’arsenal géométrique. Cet outil
appelé (( application moment )). La formulation va- symplectique dont j’ai parlé à propos de la mécanique
riationnelle initiale comporte des exceptions qui dis- classique, si tu l’appliques avec rigueur et détermina-
paraissent avec la formulation symplectique. tion, tu en vois sortir les particules et les spins des par-
ticules. Une découverte expérimentale paradoxale, le
L’énergie, qu’est-ce que c’est ? le moment associé aux spin : un moment cinétique invariable, le même dans
groupe des translations temporelles. Certains ma- tous les mouvements. C’est tout à fait le contraire de
nuels ne retiennent que l’(( indépendance du temps )), ce qui se passe pour une bille qui tourne. La géométrie
mais c’est insuffisant. L’indépendance du temps sur- symplectique permet de regarder ces choses sans être
vit si tu remplaces le temps par son sinus hyperbo- ébloui. Ces objets élémentaires ne sont plus para-
lique, mais tu auras perdu l’énergie. Ce n’est pas le doxaux, mais nécessaires.
fait que les choses soient indépendantes du temps qui
Le Journal Tu vois des groupes partout. Mais les
intervient, c’est qu’il y ait un groupe qui agit sur le
objets fondamentaux de la géométrie ce sont la droite,
temps en préservant le système. Il s’est perpétré pen-
le point, le cercle. . . . Le groupe vient après, non ?
dant longtemps une espèce de scolastique de la méca-
nique. On l’appelait mécanique analytique ; abusive- J.-M. Souriau C’est ce que j’ai cru pendant bien
ment, parce que les gens n’avaient pas vraiment lu la longtemps. Je partais de ce point de vue, comme
(( Mécanique analytique )) de Lagrange. La géométrie tout le monde. Et puis peu à peu je me suis dit, à
symplectique et les groupes nous permettent de la lire force de rencontrer des groupes, il y a quelque chose
plus facilement. de caché là-dessous. La catégorie métaphysique des
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groupes qui plane dans l’empyrée des mathématiques, J.-M. Souriau Non. Justement il fallait faire un pe-
que nous découvrons et que nous adorons, elle doit se tit saut (ça sert à ça, les mathématiques), faire de la
rattacher à quelque chose de plus proche de nous. En RAM à côté de la ROM, mais sur le même modèle.
écoutant de nombreux exposés faits par des neuro- Mais il y a un sous-groupe qui est pratiquement câblé,
physiologistes, j’ai fini par apprendre le rôle primi- le groupe des mises en mouvement, le (( groupe de
tif du déplacement des objets. Nous savons mani- Bruno )). Il permet de mettre en mouvement un objet
puler ces déplacements mentalement avec une très dans un bateau lui-même en mouvement. La preuve
grande virtuosité. Ce qui nous permet de nous ma- que c’est câblé, c’est que c’est un objet d’expérience
nipuler nous-même, de marcher, de courir, de sauter, mentale, qui a été pratiqué successivement par Gior-
de nous rattraper quand nous tombons, etc. Ce n’est dano Bruno, Galilée et bien d’autres.
pas vrai seulement pour nous, c’est vrai aussi pour Transcrivons dans le vocabulaire philosophique :
les singes ; ils sont beaucoup plus adroits que nous Kant a proclamé que l’espace et le temps étaient des
pour anticiper les résultats d’un déplacement. Pour catégories a priori de l’entendement, inscrites dans
certaines opérations élémentaires de (( lecture )), ils notre sensibilité. Je propose une variante : ce n’est
vont même dix fois plus vite que nous. Beaucoup pas l’espace et le temps, ce sont les groupes, le groupe
de neuro-physiologistes pensent qu’il y a une struc- des déplacements euclidiens et celui des translations
ture spéciale génétiquement inscrite dans le cerveau, temporelles, qui sont nos catégories a priori. Ce n’est
le câblage d’un groupe. pas une lubie de mathématicien, mais plutôt une in-
Le Journal Autrement dit les singes ont le groupe trospection de la pensée qui conduit à voir des groupes
des déplacements euclidiens câblé quelque part dans partout.
le cerveau, et nous aussi par la même occasion. Le Journal C’est un peu triste de constater que
J.-M. Souriau Oui mais nous, nous pensions l’avoir la seule chose que nous sachions vraiment faire c’est
en RAM, alors qu’il était en ROM. Et c’est pour ça répéter.
que ça marche si bien. J.-M. Souriau Tu sais bien que la meilleure façon
De même pour le temps. Nous manipulons le groupe de marcher qui doit être la nôtre c’est de mettre un
des translations temporelles ; ses sous-groupes, toutes pied devant l’autre et de recommencer. Nous répétons
les populations du monde les utilisent : le rythme. Le et grâce à ça nous pouvons marcher. Ce n’est pas si
rythme du chant, le rythme de la danse. La répétition, triste, c’est simplement notre manière de faire. . . Et
la boite à rythme, c’est un sous-groupe fascinant du tu es bien aise que ton cœur ait su se répéter plus de
groupe des translations temporelles. Evidemment, 109 fois. . .
c’est câblé. Le Journal Une dernière question, si tu veux bien.
Le Journal Tu penses donc vraiment que le groupe Tu n’as jamais eu le sentiment, en tant que mathéma-
est antérieur à. . . ticien, que faire des maths pour la physique c’était le
déshonneur de l’esprit humain ?
J.-M. Souriau aux mathématiques !
J.-M. Souriau Les maths sont importantes dans la
Le Journal Non ! mesure où elles sont un instrument de conceptualisa-
J.-M. Souriau Si, si, antérieur aux mathématiques ! tion. C’est en se conceptualisant elles-même qu’elles
Il est pratiqué par des gens qui n’ont jamais fait de progressent, d’ailleurs. Conceptualiser le monde avec
mathématiques et n’en feront jamais. C’est pour ça les mathématiques, c’est tout à l’honneur de l’esprit.
que le groupe est antérieur aux objets géométriques Mais je ne vois rien d’honorable à vouloir ignorer ce
ordinaires. Par exemple, la pire définition d’un cercle, qu’on fait avec les maths, leurs conséquences fastes ou
c’est l’ensemble des points dont la distance à un point terrifiantes. . .
donné est constante ; heureusement que nous savons Conceptualiser, ça veut dire la plupart du temps faire
que c’est la courbe décrite par le crayon d’un com- des modèles. Un modèle dans notre tête d’un objet
pas. C’est ce qui nous permet de le concevoir, de le extérieur. Le cerveau est un instrument à modéliser le
ressentir comme une courbe fermée. monde. Déjà les neurones de la moule conceptualisent
Le Journal Mais le groupe de Galilée n’est pas câblé ; l’univers. Nous faisons un modèle intérieur du monde
sinon on l’aurait deviné depuis longtemps. extérieur. Ce modèle, quand il faut le communiquer
Le journal de maths des élèves, Volume 1 (1995), No. 3 167
d’une personne à l’autre, il faut le faire exactement. qui s’achève. Première moitié du siècle, découvertes
Cette exactitude, les mathématiques permettent de fabuleuses. Les théoriciens précédaient les expérimen-
l’atteindre. Un physicien qui travaille sérieusement tateurs pour la relativité, couraient avec eux pour la
fait un modèle mathématique, sinon il ne fait pas mécanique quantique, l’énergie nucléaire etc. Cette
de modèle du tout. Comme un professeur de méde- époque incroyable était terminée en 1950, avec l’élec-
cine pourvu d’un bon diagnostic. À force de voir trodynamique quantique. Bien sûr on a continué
leur maı̂tre diagnostiquer juste, ses élèves y arrive- à découvrir, mais les grandes découvertes de la se-
ront, mais chaque génération devra recommencer. La conde moitié du siècle, elles, se sont faites dans les
physique, lorsqu’elle se formule en termes mathéma- laboratoires expérimentaux. La supraconductivité à
tiques, cesse d’être un savoir-faire, elle devient une haute température n’a été découverte ni par les théo-
science exacte. Cette exactitude, c’est la cohérence riciens ni par les physiciens mais par les chimistes. Le
mathématique de ses modèles, pas autre chose. Le modèle standard des particules élémentaires reste très
physicien théoricien qui ne fait que des modèles n’est phénoménologique, un peu comme la classification de
pas encore un physicien, c’est un mathématicien qui Mendeleiev.
a choisi de s’occuper de ce type de problèmes. Le vrai
physicien, c’est deux personnes en une ; l’une qui fait La grande découverte technique de cette fin de siècle
des expériences et l’autre qui fait des modèles ; et qui c’est évidemment l’informatique qui a tout révolu-
confronte. S’il ne les confronte pas, il ne lui reste que tionné y compris notre façon de penser. Mais dans
de la physique sans expérience ou des mathématiques cette révolution, les mathématiciens n’étaient pour
sans rigueur. rien. Personne n’avait pensé qu’un milliard de co-
sinus calculés par seconde révolutionnerait la planète.
Prends des gens comme Riemann, Poincaré, Cartan, Les théoriciens n’ont guère eu de prise sur les aspects
ils se sont occupés autant de mathématiques que de importants de la science. Il n’y a pas de découverte
conceptualisation physique. Gauss a pris trois mon- conceptuelle fondamentale dans cette seconde moitié
tagnes et a mesuré les angles pour voir si la somme du siècle. Je n’ai pas parlé de la cosmologie mais là
des angles d’un triangle faisait bien 180 degrés dans la aussi les plus grands progrès sont instrumentaux.
réalité. Clifford, algébriste, se posait des questions de
ce genre-là : les champs et les particules peuvent-ils Je pense qu’il reste énormément de choses à faire.
être réductibles les uns aux autres ? J’espère même que le millénarisme y aidera. Lors-
que on atteindra le numéro 2000, les gens se sentiront
Un mathématicien, c’est un enfant qui aimait beau-
obligés de libérer leur pensée. Pensée nouvelle, rup-
coup jouer et qui a choisi de continuer à jouer toute sa
ture, qui pourront peut-être donner un petit choc à la
vie. Certains sont peut-être restés un peu infantiles. . .
scolastique actuelle ?
C’est peut-être parce que les garçons ont réussi à
préserver leurs jeux plus longtemps que les filles qu’il y Le Journal Comme quoi il est important d’avoir dix
a moins de mathématiciennes que de mathématiciens. doigts.
Un autre problème, les mathématiques et l’art. Un
J.-M. Souriau N’assimilons pas les merveilles de la
modèle c’est un peu une statue, qui a été difficile à
théorie des nombres aux sottises de la numérologie.
sculpter à la ressemblance d’un aspect du monde. . .
L’histoire nous parle : de grandes découvertes ont été
Or on fait aussi de la sculpture non figurative. En
faites de 1800 à 1805, de 1900 à 1905. . . Les nombres
un certain sens, les mathématiques pures sont des
ronds sont des rendez-vous, des occasions de tourner
modèles non figuratifs. Ils semblent beaux, et la
une page. Et je pense qu’il est urgent de tourner la
beauté que l’on peut trouver à un modèle abstrait,
page actuelle qui est assez triste.
ou à une œuvre musicale, sont du même type. Art et
mathématiques sont également ludiques. Le Journal Et pour les mathématiques. . .
Le Journal Perspectives ? J.-M. Souriau Le jugement sur la valeur des
J.-M. Souriau Les perspectives sont assez tristes. mathématiques a toujours exigé beaucoup de recul ;
J’ai l’impression que la communauté scientifique est nous verrons bien. Il serait triste qu’elles aient été
mal engagée actuellement. Simple comparaison histo- contaminées par les dysfonctionnements d’autres par-
rique entre la première moitié du siècle et la seconde, ties de la science.
168 Le journal de maths des élèves, Volume 1 (1995), No. 3
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