Le Problem de Le Space (Entretien) - Cartier
Le Problem de Le Space (Entretien) - Cartier
Le Problem de Le Space (Entretien) - Cartier
V : le problème de l’espace
Pierre CARTIER
Septembre 2009
IHES/M/09/41
Notes sur l’histoire et la philosophie des
mathématiques V : le problème de l’espace
par Pierre Cartier
1
Le château des groupes
Entretien de Javier Fresán1 avec Pierre Cartier
(23 février 2009)
2
du texte, plus mathématique, nous abordons la relation souvent tumultueuse
entre les mathématiques et la physique, les problèmes des fondements de la
théorie des catégories et le mystérieux “groupe de Galois cosmique” qu’il a
lui-même baptisé ainsi.
∗ ∗ ∗ ∗ ∗ ∗ ∗ ∗ ∗∗
Années d’apprentissage
Après les premières années d’études à Sedan, puis au Lycée Saint-Louis,
vous êtes entré à l’École Normale Supérieure en 1950, quand Henri Car-
tan y était professeur. Quels sont vos souvenirs de la découverte des vraies
mathématiques à cette première époque ?
Quand je suis né, Sedan était une toute petite ville, qui avait énormément
souffert des guerres : c’était une des parties de la France dans lesquelles
l’occupation de 1940 à 1944 était la plus oppressante ; parfois on ne savait
pas si l’on était allemands ou français. La ville était détruite, pour manger
il fallait beaucoup se débrouiller et le lycée survivait dans des conditions
très précaires. Quand j’y suis entré, en 1942, il fonctionnait déjà à peu près
normalement, mais on avait très peu de livres. Les mathématiques que je
connaissait c’était grâce au frère de ma grand-mère et à un instituteur qui
m’avait appris le tout début de l’algèbre et de la géométrie élémentaire. La
première année où ma mère avait rouvert le lycée, j’avais huit ans et ses élèves
douze, mais c’était moi qui corrigeait les devoirs de mathématiques.
Très rapidement, je me suis procuré tous les manuels que je pouvais lire.
Je me souviens d’un livre qui s’appelait Géométrie moderne et qui racon-
tait la géométrie synthétique comme on la faisait au XIXème siècle : les
résultats étaient là, mais avec des fondements très insuffisants. En même
temps, j’ai lu des livres sur la théorie d’Einstein ; je me souviens de ma
grande difficulté pour comprendre un manuel très mauvais qui R présentait la
relativité sans mathématiques. Il y avait l’équation mystique δ ds = 0 d’une
géodésique et, quelques pages plus loin, les symboles de Christoffel, introduits
avec seulement la vague suggestion qu’il y avait un lien avec le principe de
Fermat en optique. En me guidant sur l’idée intuitive d’un rayon lumineux
dans l’atmosphère, j’avais réussi à peu près à les reconstituer. Vers quinze
ans, j’ai commencé à lire des livres un peu plus avancés. J’ai travaillé sur un
3
manuel de calcul différentiel à l’anglaise et, toujours en essayant de compren-
dre les idées d’Einstein, j’ai appris à résoudre des équations différentielles.
C’était tout à fait un travail d’autodidacte, parce que personne autour de
moi n’avait la moindre idée des mathématiques. Par exemple, je regardais
les encyclopédies en tournant toutes les pages pour trouver les articles qui
parlaient de mathématiques. Je me souviens de cette entrée : “Abélien :
Il y a trois types d’intégrales abéliennes : première espèce, deuxième espèce,
troisième espèce”. Mais qu’était donc une intégrale abélienne ?
Une chose qui m’a beaucoup aidé, c’est un cadeau que m’avait fait le frère
de ma grand-mère : une table de logarithmes. Il était expliqué là-dedans que
la base naturelle n’est pas dix, mais un certain nombre e qui était 2, 718281 . . .
dont on pouvait deviner que c’était la somme des inverses des factorielles. On
disait aussi qu’il fallait faire des interpolations polynomiales et on rencontrait
ainsi expérimentalement la notion de dérivée. Tout cela mis en place dans
ma tête de manière pas très organisée, bien sûr : on me disait en classe que
la somme des n premiers nombres ou des n premiers carrés correspondait à
telle formule et je découvrais les polynômes de Bernoulli en me demandant
ce qui se passait dans le cas général. Mon professeur de mathématiques était
très bon, sa classe était toujours la meilleure aux examens ; ce qu’il devait
enseigner, il le connaissait parfaitement, mais il ne savait pas ce qu’était un
nombre complexe. Par contre, mon professeur de physique, qui avait moins
de succès auprès des élèves, avait fait l’équivalent d’un mémoire de Master 2
en optique avec Paul Langevin, un des grands physiciens français de l’époque,
et il m’a donné le goût de la physique.
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Il y avait un livre d’algèbre et d’analyse linéaire, écrit par André Lichnéro-
wicz, qui commençait avec le calcul tensoriel, les intégrales des formes diffé-
rentielles, les équations de Fredholm : très bien fait. Tout l’été de 1948, j’ai
lu ce manuel et aussi le premier volume de la topologie de Bourbaki, qui
m’a paru un peu difficile parce que je ne connaissais pas les notations de la
théorie des ensembles.
Quand je suis arrivé à Paris, l’enseignement que l’on nous donnait au
Lycée Saint-Louis était solide, mais très dépassé : c’était un point de vue
de la géométrie analytique et du calcul différentiel qui datait de 1920 à peu
près. Cependant, j’ai eu la chance d’avoir un très bon professeur qui, même
s’il ne connaissait pas la topologie de Bourbaki, ne m’a pas découragé quand
je lui ai posé des questions. Je me souviens que, en même temps, pendant le
temps libre de midi, je mangeais très vite et j’allais à la bibliothèque Sainte-
Geneviève. C’est là que j’ai lu le livre de Chevalley sur les groupes de Lie
et que j’ai commencé à étudier en allemand les œuvres de Hermann Weyl.
Donc, quand je suis arrivé à l’École Normale, j’avais déjà une idée de ce
qu’étaient les mathématiques du XXème siècle.
Mais évidement cela a changé complètement à l’École Normale. La pre-
mière année, j’ai eu la chance que Samuel Eilenberg, le topologue, avait été
invité par Henri Cartan pour une année à l’ENS, où ils écrivaient ensemble
leur livre Homological Algebra. Dans ses cours à l’Institut Henri Poincaré
et ses exposés au Séminaire Cartan, j’ai appris l’algèbre homologique et la
théorie des faisceaux. Il faut dire que, à cette époque-là, Cartan dominait
tout. Il y avait trente mathématiciens dans toute la France (on ne faisait
soutenir que quatre ou cinq thèses chaque année) : ils étaient tous à Paris,
tous élèves ou collègues de Cartan, sauf ceux qui avaient émigré à cause de
la guerre, comme Weil ou Chevalley.
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cours qui n’était pas très moderne. Comme ingénieur, Rocard était fantas-
tique, mais il n’avait pas de goût pour la physique théorique. J’ai suivi aussi
des cours de philosophie d’Althusser, le marxiste, très loin d’être orthodoxe.
Donc, à la fin de l’année, il fallait que je choisisse. Althusser m’a donné des
conseils en me disant que, pour toute sorte de raisons, il valait mieux passer
les examens de mathématiques que ceux de philosophie. Il m’a dit : “Tu peux
toujours continuer à faire de la philosophie”. D’ailleurs, aujourd’hui encore,
je dirige un séminaire sur la philosophie des mathématiques, qui a été crée
par lui, certains lundis soir à l’ENS. Ensuite, Yves Rocard m’a proposé de
construire la bombe atomique française avec lui et Henri Cartan m’a invité
à participer à une réunion de Bourbaki. C’est ce qui m’a fait choisir.
La rencontre a duré deux semaines, et j’ai passé une semaine avec eux. Il
y a d’ailleurs une photo qui est devenue très connue et qui existe toujours :
sur un glacier, il y a André Weil, Serre, Schwartz, Henri Cartan, et je suis là
aussi. C’était le début des très bonnes années de Bourbaki, qui vont de 1950
à 1970 à peu près. De 1935 à 1940, c’était le projet initial, qui se termine à
la fin de 1939 par la publication du résumé sur la théorie des ensembles, un
tout petit fascicule de quarante pages, très bien fait, et du premier volume de
topologie, qui est paru l’année d’après. Puis, il y eut la guerre et une partie
des membres de Bourbaki ont dû s’échapper à cause des nazis : André Weil
et Claude Chevalley sont allés aux États-Unis, Laurent Schwartz, qui venait
de rejoindre le groupe, s’est caché, et Pierre Samuel, qui le ferait un peu plus
tard, n’a pas pu rester élève à l’ENS à cause des lois contre les juifs. Malgré
toutes ces circonstances si difficiles, Bourbaki a réussi à fonctionner à moitié
pendant les années de guerre, au moins assez pour qu’après 1945 il y ait déjà
plusieurs volumes publiés.
En 1950, ils avaient complètement redémarré avec une nouvelle génération
dont Serre était le leader naturel. C’était une période où l’on avait des ambi-
tions énormes : Bourbaki voulait vraiment exposer toutes les mathématiques
à cette époque-là. Le groupe venait de publier sept volumes et il en avait au-
tant prêts pour la publication. En plus, il y avait Samuel Eilenberg, dit aussi
SSPP (Smart Sammy Polish Prodigy), dont j’avais fait la connaissance lors de
ses cours à l’Institut Poincaré et qui participait à la rencontre avec sa chaleur,
son enthousiasme extraordinaires. Pour moi, c’était un éblouissement : j’ai
appris beaucoup, beaucoup de choses. Selon la méthode Bourbaki, en deux
semaines, on étudiait des rapports sur toutes sortes de sujets, qui devaient
faire des livres à venir. En algèbre commutative, par exemple, c’est là que j’ai
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appris ce qu’était une valuation ou la clôture entière d’un anneau, en lisant
un rapport préparé par Pierre Samuel et que Serre m’avait communiqué à
l’avance.
Pendant cette rencontre, j’ai fait la connaissance d’André Weil, avec qui
j’ai été très lié tout le reste de sa vie. D’ailleurs, sa fille aı̂née est encore
une amie et nous avons un projet commun. Elle vient d’écrire un livre sur
son père et sa tante, la philosophe Simone Weil, et nous allons le présenter
ensemble2 . Il n’y a pas très longtemps, j’ai écrit un article d’hommage à
André Weil qui est disponible en anglais, français et italien. À Bourbaki,
j’ai rencontré aussi Claude Chevalley, Laurent Schwartz et, dans la jeune
génération, Pierre Samuel. Serre et moi, nous nous connaissions déjà du
Séminaire Cartan. J’ai toujours dit que, pour moi, Serre est un grand frère,
même si la différence d’âge est chaque jour moins évidente. Ce n’est pas un
père, mais il a plus d’expérience, il est plus avancé : c’est un grand frère.
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dans son livre sur les variétés abéliennes et les courbes algébriques. J’ai eu
une inspiration un jour : j’étais au courant de ce que faisait Dieudonné sur
les groupes formels, j’avais aussi en tête la question posée par André Weil
et je me suis dit : “Ça va ensemble”. Je l’ai vu immédiatement, mais il a
fallu beaucoup de temps pour parfaire ce rapprochement, et cela constitue
aujourd’hui le début de la cohomologie cristalline des schémas. Manin, de
son côté, avait eu des idées analogues et, même si l’on n’était pas en contact
à l’époque, on a tous les deux fait le lien entre les groupes formels et ce
problème en géométrie algébrique.
J’ai retravaillé plusieurs fois dans ma carrière sur cette théorie très, très
compliquée, qui a été développée en France essentiellement par Pierre Berthe-
lot et Jean-Marc Fontaine. Je n’ai jamais abandonné la théorie des groupes :
pour moi, cela reste le point central de tout ce que j’ai fait. À mon avis, le
livre qu’il faut avoir lu, c’est La théorie des groupes et la Mécanique Quan-
tique d’Hermann Weyl : c’est un texte que je lis encore aujourd’hui avec le
même intérêt. La théorie des groupes a l’avantage qu’elle permet de faire de
la physique comme l’avait proposé Weyl, donc c’est un outil important en
physique. C’est aussi un outil important en géométrie, bien entendu, après
les travaux d’Elie Cartan (le père d’Henri Cartan), et même avant ; c’est un
outil important en arithmétique, comme on l’a vu avec André Weil. Pour
moi, c’est comme si j’avais un château fort, le château des groupes : je peux
aller butiner ici ou là, entrer dans une autre porte, mais enfin je reviens
toujours dans mon château.
Vous êtes devenu membre de Bourbaki finalement en 1955 et vous avez été
secrétaire du groupe de 1970 à 1983, après Dieudonné, Samuel et Dixmier.
Quel était le mode de travail ?
Le mode de travail était bien établi : il y avait une réunion d’une semaine
au printemps, une réunion de deux semaines en été et une réunion d’une
semaine à l’automne, ce qui faisait un mois par an, à peu près. Pendant
vingt-cinq ans, en gros ceux qui vont de 1955 à 1980, j’ai consacré un tiers
de mon activité mathématique à Bourbaki : c’est beaucoup. Pour arriver
aux trente volumes qui viennent d’être réimprimés (plus de quarante dans
les premières éditions), on a publié chaque année un livre nouveau et une
révision d’un autre déjà publié. Chaque livre a été récrit plusieurs fois,
il même très difficile d’en faire l’histoire complète. On faisait d’abord un
rapport : on disait à un des membres, celui qui en général connaissait le
mieux le sujet, que l’on voudrait connaı̂tre les théorèmes fondamentaux sur,
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par exemple, les algèbres de Lie. Dans ce dernier cas, ce fut Chevalley qui fit
le rapport. D’ailleurs, quand on demandait à quelqu’un de faire un rapport,
même s’il ne connaissait pas très bien le sujet, il l’apprenait pour de bon.
Donc, il y avait un premier rapport, que l’on discutait et, à partir de là,
on essayait de faire un plan de ce que l’on voulait raconter et comment le
rattacher aux sujets déjà publiés ou en projet. Puis, on commençait le pro-
cessus : il y avait toujours un premier rédacteur, qui essayait de développer,
et cela revenait au bout de six mois ou un an devant le groupe ; on discutait,
on était contents ou pas. En général, on n’était pas content, ce n’était pas
comme cela que l’on voulait faire. Parfois, le processus pouvait durer de sept
à huit ans, avec beaucoup de modifications jusqu’au moment où Dieudonné
tapait du point sur la table : “C’est fini, il faut publier”. Alors, il prenait
tous les documents de la discussion et, en deux mois, il faisait la synthèse et
il nous amenait le volume tel qu’il devrait être imprimé. On relisait, mais
il était convenu qu’à ce moment-là on ne faisait que de petites corrections.
Ensuite, Dieudonné ajoutait tous les exercices, ce qui était une tâche énorme,
il envoyait le livre à l’imprimeur et il corrigeait les épreuves.
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après son départ aux États-Unis, il ne venait qu’à la réunion d’été, tandis
que Dieudonné était toujours là.
Si l’on y réfléchit maintenant, l’ambition de Bourbaki était de fournir
une encyclopédie de toutes les mathématiques, avec le désir de montrer que
toutes ses parties se répondent, qu’il y a une seule mathématique, et non
des branches différentes des mathématiques. L’ambition était d’unifier les
mathématiques : on voulait écrire les Éléments de Mathématique, au sin-
gulier. Pour cela, l’outil choisi était d’exprimer tout dans la théorie des en-
sembles. Il fallait fournir des standard, des définitions bien précises : quand
il y avait une multiplicité de définitions connues, on choisissait celle que l’on
pensait être la meilleure. Une autre caractéristique était l’emploi d’une termi-
nologie et d’une notation très soignées, et une certaine manière très uniforme
de rédiger. Beaucoup des termes inventés par Bourbaki ont été largement
acceptés.
D’après Thomas Kuhn, dans son livre sur la structure des révolutions sci-
entifiques, avec un schéma qui s’adapte plus ou moins bien aux mathémati-
ques, il y a deux sortes de périodes : les périodes de révolution scientifique
où l’on s’intéresse à de nouvelles questions et où l’on invente de nouvelles
méthodes, et les périodes de normalisation, de consolidation, où l’on crée un
paradigme nouveau qui dure jusqu’à ce qu’une nouvelle révolution le rem-
place. Bourbaki a beaucoup contribué à cette phase de normalisation. La
grande révolution conceptuelle des mathématiques s’est produite de 1900 à
1930 essentiellement : c’est la théorie des ensembles de Cantor, la topolo-
gie générale de Hausdorff, la topologie algébrique de Poincaré-Lefschetz, la
théorie des espaces de Hilbert et de leurs opérateurs, la théorie des groupes
d’Elie Cartan et Hermann Weyl, l’algèbre dite moderne de Noether, Artin et
van der Waerden. Après tous ces changements, problèmes et méthodes nou-
veaux, qui se sont produits pendant les trente premières années du XXème
siècle, Bourbaki représente la consolidation.
Alors, contre les gens qui parlent de l’influence destructrice des textes
de Bourbaki dans l’enseignement des mathématiques, cela serait à votre avis
l’héritage indubitable du groupe ?
Quand il s’agit de consolider en faisant une synthèse, on peut aussi trou-
ver des idées nouvelles. Il y a au moins deux ou trois livres de Bourbaki
où il y a des idées vraiment nouvelles. En algèbre linéaire et tensorielle,
il suffit de comparer les premières et les dernières éditions des volumes :
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Bourbaki a beaucoup ajouté au calcul tensoriel tel qu’il était utilisé par des
géomètres comme Ricci. En algèbre commutative, vue comme le fondement
de la géométrie algébrique (il y a d’ailleurs eu un accord explicite entre Bour-
baki et Grothendieck : on irait jusque là et il commencerait ensuite, il serait
absurde de faire deux fois la même chose), beaucoup d’idées nouvelles, in-
troduites surtout par Serre, ont changé radicalement la manière de voir la
théorie. D’après les archives de Bourbaki, qui ne sont pas encore disponibles,
mais le seront dans pas trop longtemps, quand j’aurai donné mes propres
archives, on trouve que l’algèbre commutative avait été rédigée en suivant un
chemin très proche de Zariski-Samuel et d’André Weil. Il y avait plusieurs
volumes faisant à peu près quatre cents pages, qui étaient prêts, mais on a
tout jeté et on a recommencé en introduisant les nouvelles idées de Serre
et Grothendieck sur la localisation, le spectre d’un anneau, les filtrations et
topologies, l’algèbre homologique, etc.
Dans la théorie des groupes de Lie, par exemple, on a pris la décision, à un
moment donné, de présenter les résultats en séparant la théorie des algèbres
de Lie, qui était bien développée, de sa partie purement géométrique. On
a donc isolé toute une géométrie assez élémentaire (les systèmes de racines,
les groupes de Coxeter), ce qui a permis aussitôt un développement tout à
fait nouveau : les groupes p-adiques et les groupes algébriques. On avait
préparé l’étape suivante pour la théorie des groupes. De l’avis de beaucoup,
cette série sur les groupes de Lie est une des meilleures de Bourbaki, mais
elle a été terminée en 1975, il y a plus de trente ans. Comme Bourbaki a
introduit des idées très nouvelles, s’il fallait réécrire aujourd’hui un traité sur
les groupes de Lie, il faudrait le refaire complètement à cause de l’évolution
du sujet (par exemple, il n’y avait pas les groupes quantiques et les groupes
p-adiques étaient beaucoup moins développés), mais cela serait dans la même
ligne. À mon avis, c’est une marque de succès que ce livre ait ouvert toute
une voie de développement.
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mais les disciples ne sont pas toujours au niveau de leur maı̂tre. Toute une
série de disciples extrémistes de Bourbaki, qui n’étaient pas en général des
mathématiciens créateurs, se sont précipités dans cette nouvelle vague et ont
voulu créer un enseignement (même à l’école maternelle) en partant des bases
les plus rigoureuses. Cela conduit à la petite fille de cinq ans qui revient chez
sa maman en disant “Je ne veux pas être un ensemble”. J’ai enseigné parfois
au niveau élémentaire, et je sais qu’il faut partir de ce qui existe : on a dix
doigts, avec ma règle je trace une droite, etc.
Il y a eu un excès évident d’abstraction dans la pédagogie, ce qui était
une absurdité. D’ailleurs, ce n’était qu’un retour, parce qu’au XIXème siècle
Lewis Carroll voulait faire exactement la même chose avec la logique formelle.
Le résultat est qu’aujourd’hui, la balançoire est repartie de l’autre côté, de
sorte que les notions générales sur les ensembles, qui sont très importantes
dès un certain moment, ne sont pas ou très mal enseignées, et l’idée de
démonstration n’est pas considérée comme remarquable. En mathématiques,
il y a les faits et les démonstrations, et ils sont tous également importants,
bien sûr. Les démonstrations vous assurent que les faits sont corrects, que
ce qui semble être une droite est bien une droite. Mais il y aussi les faits :
l’existence des angles droits, le théorème de Pythagore qui ont été découverts
par toutes les civilisations, indépendamment les unes des autres et sous des
présentations différentes. Cela reste à la base, on ne peut pas l’ignorer.
12
année-là”. C’était la naissance de la mécanique quantique ! Et qui n’était pas
réservée aux physiciens : Hilbert, qui s’était intéressé à la relativité générale,
Hermann Weyl, Courant, van der Waerden, se passionnaient tous pour la
mécanique quantique.
Je n’arrive pas à comprendre ce refus de la physique chez André Weil.
En outre, Yves Rocard, mon professeur de physique à l’École Normale, qui
était plus un ingénieur qu’un physicien, était très ami d’André Weil. À
tel point qu’au début de Bourbaki, il y a des documents où l’on peut lire
“André Weil demandera à Rocard s’il faut dire ceci ou cela” ; il était con-
sidéré comme l’expert en mathématiques appliquées. Alors, pourquoi ? Weil
connaissait très bien l’œuvre de Riemann, Gauss, Euler et Fermat, qui sont
autant mathématiciens que physiciens. Gauss, par exemple, gagnait sa vie
comme astronome et il a inventé la géométrie des surfaces à partir de travaux
très concrets. Weil a écrit de très belles pages sur eux, mais toujours en lais-
sant de côté leur œuvre en physique. Le résultat chez ceux qui ont participé
à l’aventure de Bourbaki est que très peu se sont intéressés à la physique :
un peu Laurent Schwartz, parce que ses distributions fournissaient un outil
très important, moi-même toujours, mais je n’ai pas d’autres exemples en
tête. Dieudonné a écrit quelque part : “Au XIXème siècle, il y avait des
interactions entre mathématiques et physique ; au XXème, il n’y en a pas”.
Cela vient peut-être d’une exception française. La physique expérimentale
a toujours été meilleure que la physique théorique en France. De 1900 à
1940, on a de grands physiciens expérimentaux : Paul Langevin, Jean Perrin
(qui a fait la mesure du mouvement brownien dans les atomes), Maurice
de Broglie (qui a fait des travaux intéressants sur les rayons X), toute la
famille Curie, et Weiss, le beau-père d’Henri Cartan. En physique théorique,
après la mort de Poincaré, il n’y avait que l’école de Louis de Broglie, qui
a eu, pour toutes sortes de raisons, une influence catastrophique. Quand je
suis arrivé à Paris, je me suis précipité à ses cours, mais j’ai compris très
vite que je n’avais rien à apprendre là. Alors qu’en Allemagne, la physique
théorique a toujours été extraordinaire : il y avait Planck, Einstein, Bohr,
Heisenberg et combien d’autres. En France, encore en 1960, j’ai entendu dire
aux physiciens : “Les mathématiques telles qu’on les apprend en prépa sont
utiles, mais tout ce qu’ils utilisent après, ça ne sert à rien”, tandis que les
mathématiciens croyaient que les physiciens n’étaient forts que pour chauffer,
refroidir et faire des contacts électriques.
Il y avait en plus un divorce au niveau de la mécanique. Dans l’université
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française, l’enseignement de la mécanique était complètement désuet. Il suffit
de dire que l’on n’enseignait pas les équations de Hamilton à l’École Poly-
technique jusqu’à il y a très peu de temps. Vers 1950, quand on a refait
tous les programmes des classes préparatoires et des universités, on a dit :
“La mécanique ne sert à rien”. Comme résultat, un mathématicien formé en
France, même s’il est de bon niveau, n’a jamais entendu parler de mécanique
ni de relativité restreinte, alors qu’un étudiant qui apprend le début de la
théorie des matrices et de la théorie des groupes peut la comprendre en
trois heures. Bourbaki était persuadé que les mathématiques du XXème
siècle s’étaient énormément développées, qu’ils allaient continuer, sinon à les
développer, du moins à les consolider, mais qu’en physique il n’y avait rien
de pareil. C’est triste. Au Séminaire Bourbaki, par exemple, vu ma po-
sition dans le groupe, je pouvais choisir les exposés que je voulais donner,
mais chaque fois que je parlais de physique, et j’ai fait un certain nombre
d’exposés sur la théorie quantique des champs, je sentais une résistance.
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te mettre en prison. . .”
Grothendieck
Quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?
C’était en 1953. Pendant toute l’année, Laurent Schwartz, qui venait
d’arriver à Paris, nous a fait un séminaire sur la thèse de Grothendieck, qui
n’était pas encore publiée. J’ai collaboré très activement à ce séminaire ;
je ne me souviens pas si j’ai fait des exposés ou si j’ai seulement rédigé
des textes, mais c’était le premier séminaire auquel je ne me contentais pas
d’assister, mais auquel j’ai participé. Puis, quand Grothendieck est revenu
du Brésil, il a fait un exposé à l’Institut Henri Poincaré, pas tout à fait
sur sa thèse, mais autour de problèmes d’algèbres d’opérateurs très voisins,
et qui a été ajouté aux volumes des Séminaires Bourbaki. Ce jour-là, je
me souviens d’avoir parlé avec lui après son exposé. Je l’avais à peine vu
avant : c’est là que l’on s’est connu. Je me vois encore parcourant la rue
d’Ulm à côté de lui. . . Quand il est revenu en France définitivement en 1955,
il a participé au Séminaire Cartan et il a commencé lui-même à faire un
séminaire d’algèbre homologique. C’était à l’époque où il écrivait son article
Sur quelques points d’algèbre homologique (Tohôku). J’ai relu cet article
récemment, et à plusieurs endroits il me remercie pour ma collaboration. J’ai
parlé dans son séminaire et j’ai rédigé une partie du reste avec lui. Après,
on allait ensemble aux réunions de Bourbaki (il a été recruté vers 1955, en
même temps que Serge Lang et John Tate). On s’est très vite connus et on
a toujours été en relation.
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Serre-Grothendieck, je vous renvoie à leur correspondance3 , qui montre la
profondeur de leur amitié. Entre Weil et Serre, finalement, la relation était
cordiale : ce n’était pas le grand amour, je dirais, mais il y avait une époque
où Serre allait chaque année à Princeton, il assistait au séminaire de Weil
et ils discutaient beaucoup ; on peut dire qu’ils se comprenaient très bien
mathématiquement.
Pour moi, il y a deux miracles qui expliquent le succès de Grothendieck en
géométrie algébrique. Premièrement, comme l’a expliqué David Mumford, il
y avait aux États-Unis l’école de Zariski, qui utilisait la méthode de résolution
des singularités telle qu’elle avait été développée par lui. Cela avait donné
beaucoup de résultats, mais on sentait que l’on arrivait à la limite. “Nous
étions un groupe qui avait des problèmes sans méthodes et, de l’autre côté
de l’Atlantique, Grothendieck avait des méthodes sans problèmes”. C’est de
cette façon humoristique que Mumford m’a présenté les choses. Alors, Zariski
a eu l’immense générosité de dire à tous ses élèves : “Allez chez Grothendieck
apprendre ses idées” ; il a donné vers 1960 un séminaire sur les méthodes
d’algèbre homologique de Serre et Grothendieck, qui étaient très éloignées
de ce que lui-même avait fait. Ainsi, l’IHÉS a été une annexe de Harvard et
de Princeton au début ; maintenant, c’est le lieu de refuge de nos collègues
russes (parmi les permanents il y a trois russes : Gromov, Kontsevich et
Nekrassov, et souvent la moitié des visiteurs sont russes), mais à cette époque-
là, c’étaient les américains. Le deuxième miracle vient d’une collaboration
totalement improbable entre trois personnes tout à fait différentes : Serre,
Grothendieck et Dieudonné. Un trio absolument inattendu, n’importe qui
aurait parié que cela ne réussirait pas. Grothendieck est un prophète qui
s’intéresse plus aux idées générales qu’aux détails ; Serre, par contre, est un
esprit extrêmement logique, précis, no nonsense, et puis il y a Dieudonné
avec sa puissance de travail extraordinaire qui lui a permis d’arriver à cent
mille pages à la fin de sa vie. C’est de la collaboration de ces trois hommes
que sont sortis les Éléments et les Séminaires de Géométrie Algébrique.
Pour revenir un peu à ce que l’on disait tout à l’heure à propos de Bour-
baki, il faut bien comprendre les raisons pour lesquelles les années 1950-1965
ont été tellement fantastiques pour les mathématiques françaises. Si cela leur
a permis vraiment d’être en tête dans le monde entier, c’est d’abord parce
qu’après la terrible guerre et tout ce qui a suivi, l’Allemagne était détruite
3
Grothendieck-Serre correspondence, édition de Pierre Colmez et Jean-Pierre Serre,
American Mathematical Society-Société Mathématique de France, 2003.
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et ses meilleurs scientifiques étaient partis aux États-Unis, car juifs ou an-
tifascistes. De plus, l’Angleterre a la faiblesse d’avoir la même langue que les
États-Unis : un scientifique anglais trouve un poste là-bas très facilement,
tandis qu’un français a beaucoup plus de mal à s’adapter. La France se
trouvait entre l’Allemagne détruite et l’Angleterre très affaiblie, dans cette
situation ambiguë d’être vainqueur/vaincu. Elle avait traversé la guerre avec
un peu moins de difficultés. En France, il y avait un effort de reconstruction
énorme : Bourbaki est arrivé au bon moment, il a occupé le terrain et il a
permis un développement extraordinaire des mathématiques qui a donné sa
position privilégiée à la France. De plus, la clairvoyance de Cartan a permis
aussi de faire ce que l’on appelle en allemand Versöhnung, c’est-à-dire, le
pardon mutuel entre la France et l’Allemagne. Cartan a construit une école
française et a travaillé la main dans la main avec les allemands. Cela coı̈ncide
à peu près avec la grande période de Bourbaki, où les volumes sortaient les
uns après les autres, chaque volume était attendu, chaque volume apportait
quelque chose de nouveau.
17
Alors, ce qui les rapproche est leur conviction anarchiste et le souci d’être
proche des plus pauvres. Les parents de Grothendieck avaient déjà fait le
choix de vivre pour la révolution ; son père avait été condamné deux fois à
mort (une fois par le tsar, une fois par Lénine), et il avait combattu pendant
deux ans dans une milice anarchiste pendant la révolution russe de 1905.
Grothendieck m’a dit un jour avec énormément de fierté que son père avait
fait de la prison politique sous dix-sept régimes différents ! Donc, il y avait
une attirance vers la lutte révolutionnaire chez les parents de Grothendieck
qui est semblable à celle de Simone Weil. Comme l’a écrit André Weil : “Tous
les communistes dissidents trouvaient un abri chez ma sœur”. On prétend,
que la IVème Internationale de Trotsky a été fondée dans l’appartement de
Simone Weil. C’est à peine une légende. Simone Weil avait rejoint les milices
anarchistes de la colonne Durruti ; le père de Grothendieck faisait partie du
P.O.U.M.5 et il a combattu en Espagne dans le même secteur. Il n’y aurait
rien d’étonnant qu’ils se soient rencontrés à Barcelone en 1937.
Il y a chez Grothendieck, surtout dans la deuxième partie de sa vie, une
volonté que j’appellerais de destruction personnelle, physique, qui est tout à
fait voisine de celle de Simone Weil. Elle est morte à 34 ans d’une tuberculose
mal soignée et de refus de manger. Grothendieck, depuis dix ou quinze ans
mange extrêmement peu, mais il a une carcasse extraordinaire, que Simone
Weil n’avait pas. Il y a aussi une manière excessive de voir les choses, chez l’un
comme chez l’autre, et une expérience religieuse qui ne s’inscrit dans aucune
religion ni église établie, bien entendu. C’est une religion à eux. Simone
Weil a récusé son judaı̈sme pour s’inscrire dans le christianisme, non sans
ambiguı̈té, car elle a toujours refusé d’être baptisée. Il y a un très beau texte
d’elle qui s’appelle Lettre à un religieux, où elle explique toutes ses raisons
pour ne pas entrer dans l’église catholique. André et Simone Weil étaient
tous les deux très instruits de la culture indienne, ils lisaient les classiques de
la philosophie en sanskrit, qu’ils avaient appris dans des cours au Collège de
France. En fait, la foi de Simone Weil est un mélange de religion indienne et
de christianisme vu à travers le prisme grec. Elle lisait les Évangiles en grec,
elle refusait de lire l’Ancien Testament.
Quant à Grothendieck, les vingt dernières années de sa vie sont pleines
d’une expérience religieuse complètement atypique. Comme presque tous les
Shapiro, son père venait d’un milieu juif très pratiquant : les hassidim, qui
représentent encore aujourd’hui l’extrême droite religieuse en Israël, une des
5
Autre faction du camp antifranquiste : Parti Ouvrier d’Unification Marxiste.
18
sectes les plus intégristes. Il avait tout renié, comme beaucoup de jeunes juifs
à l’époque ; c’était le Zeitgeist. Par contre, Grothendieck a toujours suivi des
règles alimentaires très strictes, encore plus restrictives que celles du kosher.
Alors que, pour les Weil, la religion était le Veda, Grothendieck s’est défini
pendant longtemps par rapport au bouddhisme. Voilà les analogies : une
expérience profondément religieuse, une volonté de se détruire par fanatisme
religieux, ce qui est un peu brutal à dire, une attirance vers la révolution
anarchiste, et peut-être le fait que Simone Weil a rencontré les parents de
Grothendieck ; on en ferait une bonne pièce de théâtre. Ils sont tous les deux
des témoins du XXème siècle.
19
les espaces fibrés, il faut une topologie, qui ne peut être que celle de Zariski.
Serre et André Weil se voyaient souvent, ils correspondaient ; Serre reprend
donc ces idées de Weil pour réinventer ad hoc une cohomologie de faisceaux
dans un cadre où les méthodes de Cartan ne fonctionnent pas (l’espace n’est
pas du tout séparé au sens de Hausdorff).
Pour l’esprit généralisateur de Grothendieck, on avait affaire à trois théo-
ries d’homologie de faisceaux : c’était trop, il en fallait une seule qui cou-
vre tous les cas. Donc, Grothendieck se donne comme but de refaire la
théorie de la cohomologie des faisceaux dans le cadre le plus général. Dans
l’algèbre homologique de Cartan et Eilenberg, il y a une technique impor-
tante qui s’appelle la méthode des résolutions. Traduit pour les faisceaux,
ceci nécessitait de savoir que tout faisceau est un sous-faisceau d’un faisceau
injectif, mais à l’époque personne ne savait démontrer cela. Grothendieck,
au lieu de faire cette construction explicitement, développe toute une classe
de catégories, qu’il appelle catégories abéliennes, plus précisement AB5*, et
il démontre que, si une catégorie possède une certaine limite infinie, on peut
construire, pour tout objet, un objet injectif qui le contient. Ensuite, vérifier
que cette condition AB5* est valable pour les faisceaux est facile, donc il
y a des faisceaux injectifs et on peut recommencer comme Cartan et Eilen-
berg. Cela fait du coup une énorme simplification. C’est la méthode typique
de Grothendieck : envelopper par le haut. Godement, dès qu’il a connu le
résultat de Grothendieck, a donné dans son livre une construction directe et
élémentaire de l’enveloppe injective d’un faisceau.
Quand on regarde ce qui sépare l’article Tohôku de Grothendieck, qui
est de 1957, du livre de Cartan et Eilenberg, on se rend compte que c’est
la première fois que les idées de suite infinie, de limite infinie dans une
catégorie sont prises au sérieux. Grothendieck a pris ces idées de l’article
de Dieudonné et Schwartz sur la dualité dans les espaces F et LF (F de
Fréchet, LF veut dire limite directe d’espaces de Fréchet) qui a servi de
base à sa thèse. Grothendieck est très conscient que les espaces de Fréchet
sont des limites inverses d’espaces de Banach et que, donc, les espaces LF ,
que Schwartz a utilisés dans sa théorie des distributions et que Dieudonné a
étudiés avec lui de manière plus abstraite, sont des doubles limites d’espaces
de Banach. En plus, Grothendieck étudie dans sa thèse des propriétés, que
l’on peut appeler fonctorielles, du produit tensoriel d’espaces de Banach ou
d’espaces plus généraux. Sa stratégie est celle des foncteurs : on a deux
produits tensoriels dont l’un est exact à droite, comme d’habitude, et l’autre
20
est exact à gauche. Si l’on veut avoir une théorie intéressante, il faut qu’à
un certain moment ces deux notions coı̈ncident. Il déduit immédiatement de
là des applications, par exemple, il démontre sans effort ce que l’on appelle
aujourd’hui le lemme de Dolbeault-Grothendieck.
Son idée est qu’un espace de fonctions ou de distributions de deux va-
riables est le produit tensoriel de l’espace correspondant pour la première
variable avec l’espace correspondant pour la deuxième variable. Mais les
raisonnements qu’il utilise sont des raisonnements d’algèbre homologique
adaptés au contexte analytique. Donc, Grothendieck est totalement familier
avec le concept de ce que l’on appellera plus tard les modules plats en algèbre,
bien que ceux-ci n’aient été inventés que quelques années plus tard par Serre.
Les propriétés fonctorielles des constructions concernant l’analyse fonction-
nelle sont déjà parfaitement explicites dans la thèse de Grothendieck. D’une
part, le théorème de Künneth vectoriel-topologique qu’il avait démontré
permettait d’avoir tout de suite des applications en algèbre homologique.
D’autre part, ces idées de limite sont extrêmement importantes pour les
faisceaux. En résumé, je vois une continuité complète entre ce qu’il a fait
en Analyse Fonctionnelle et ce qu’il a fait ensuite, alors que beaucoup de
mathématiciens ont tendance à dire que ce qu’il a fait en Analyse Fonction-
nelle est moins important. Ce n’est pas vrai : l’école de Gelfand, par exemple,
s’est emparée des résultats de Grothendieck et en a fait des applications ex-
traordinaires en probabilité.
21
ple, un autre très bon éclairage. Je m’intéresse actuellement à faire un lien
entre les deux. Cela a déjà été fait en partie par d’autres mathématiciens,
mais je voudrais comprendre en profondeur pourquoi c’est en fait la même
chose.
Alors, pour Grothendieck, les mathématiques s’expriment dans le lan-
gage des catégories et il n’y en a pas d’autre. Toutes les questions auxquelles
il s’intéresse ont un énoncé en termes de catégories. Tout ce qui tourne
maintenant autour de la théorie des nombres et la géométrie différentielle et
algébrique utilise énormément ces outils, mais il est vrai qu’il y a des parties
des mathématiques où l’emploi des catégories est très faible ou même inexis-
tant. Parfois les spécialistes ne connaissent pas le langage et ceci les empêche
de l’utiliser. Je pense qu’en probabilité, par exemple, depuis le théorème de
Kolmogorov de 1930 et les travaux de l’école russe, on pourrait bien formuler
la théorie en termes de catégories, mais personne n’a jamais fait l’effort. Ce
n’est pas capital, parce que cela ne va pas donner de résultats nouveaux,
mais cela éclaire les choses. Dans les équations aux dérivées partielles, il n’y
en a pas beaucoup non plus, sauf dans les méthodes particulières que l’on
appelle microfonctions de Kashiwara-Saito-Shapira, où il y a, par contre, un
usage intensif des catégories.
Ontologique, ontologique. . . Grothendieck a fait un petit effort pour résou-
dre le problème au niveau des fondements que posent toujours les catégories.
Il a introduit ce qu’on appelle les univers, qui ont un intérêt, mais aussi
l’inconvénient d’obliger à s’intéresser à des problèmes diaboliques de logique
et de théorie des ensembles : les grands cardinaux, les cardinaux inaccessibles. . .
De plus, il me semble que ce n’est pas important : on est obligé de se poser des
problèmes tellement vicieux, tellement alambiqués, que l’on a l’impression de
leur inutilité. On sait bien depuis Russell que la notion d’ensemble de tous
les ensembles est une notion contradictoire, donc parler de la catégorie de
toutes les catégories est encore plus contradictoire ! Grothendieck a fourni
avec les univers une solution que, en fait, il n’a jamais utilisée pour de bon :
il n’y a que ses élèves Gabriel et Demazure qui ont joué le jeu dans un exposé
un peu lourd, inclus dans leur livre sur les groupes algébriques.
En pratique, même s’il a proposé une solution au problème des fonde-
ments, il ne s’en est heureusement pas occupé. C’est justement un des points
intéressants pour le développement des mathématiques d’aujourd’hui. En ce
qui concerne l’histoire de l’Analyse, par exemple, l’évêque Berkeley avait déjà
signalé que les infinitésimaux étaient pleins de contradictions logiques, mais
22
cela n’a pas empêché les mathématiciens tels que Lagrange, Euler ou Laplace,
d’utiliser les infiniment petits avec beaucoup de succès, tout en sachant qu’il
s’agissait de notions formellement contradictoires. De même, dans la théorie
des catégories, nous savons que tous les raisonnements que nous utilisons sont
formellement contradictoires, mais pourtant on les utilise et on ne se trompe
pas. Un jour, on trouvera une base satisfaisante, de la même manière que
Cauchy, Weierstrass, Dedekind et Cantor ont donné des fondements solides
à l’Analyse, grâce en particulier à la théorie des ensembles. Je pense que
Grothendieck était du même avis : il faut être pragmatique, on se sert des
catégories, elles donnent des résultats ; il y a des problèmes de fondement,
c’est vrai, mais tant que l’on n’est pas obligé d’aller les regarder, on ne les
regarde pas. Est-ce maintenant le moment de les regarder ? Peut-être :
en février 2009, précisément, j’ai fait un exposé en Allemagne où j’ai essayé
d’expliquer une voie possible. On verra ce que cela donne, mais, ce qui est
certain, c’est que beaucoup de travail et un certain savoir-faire en logique
sont requis.
23
d’un hypothétique “groupe de Galois cosmique”, une idée que Grothendieck
aurait probablement aimée. Que voulez-vous dire exactement ?
D’abord, en science, il faut trouver de temps à autre un mot qui frappe.
René Thom avait inventé le mot “catastrophe”, Mandelbrot avait inventé le
mot “fractal”, Alain Connes a créé la “géométrie non commutative”, etc. Ce
sont des mots qui expriment non nécessairement une définition très précise,
mais en tout cas un programme de recherche qui vaut la peine d’être pour-
suivi. Alors, qu’est le groupe de Galois cosmique ? Justement, ce qui m’a
permis de formuler cette notion est que j’ai suivi de près tout au long de ma
carrière les développements en physique mathématique. Ce qui m’a frappé
est qu’Alain Connes et Kreimer ont reformulé de manière totalement nou-
velle les problèmes de ce que l’on appelle la renormalisation en physique.
Les problèmes de renormalisation répondent à une façon d’enlever des infinis
dans des intégrales divergentes. Il y a soixante ans que les procédés pour
rendre convergente une intégrale divergente telles que les parties finies de
Hadamard, les méthodes de prolongement analytique ou la régularisation di-
mensionnelle constituent un sujet classique. Pour une intégrale déterminée,
on peut utiliser l’une ou l’autre de ces techniques, le résultat étant essen-
tiellement le même. La nouveauté chez Feynman est qu’il ne s’agit pas de
régulariser une seule intégrale, mais toute une famille d’intégrales correspon-
dant à divers phénomènes physiques, qui sont en relation avec ce qu’on ap-
pelle les diagrammes de Feynman. À chaque diagramme de Feynman est
associée son intégrale, qui est en général divergente, et il faut enlever les
infinis quand on passe d’un diagramme à un diagramme plus petit ou plus
grand, de manière à conserver les relations algébriques qui expriment des lois
physiques. Connes et Kreimer ont complètement reformulé cette procédure
grâce à l’introduction d’un groupe nouveau qui se décrit directement en ter-
mes de ces diagrammes, autrement dit de dessins.
D’un autre côté, il y a un certain nombre de travaux auxquels j’ai col-
laboré, en mathématiques proprement dites, où l’on s’intéresse à des séries
et à des intégrales qui représentent des nombres généralisant les puissances
de π ou les valeurs de la fonction zêta de Riemann. Il est utile d’étudier
les relations entre ces nombres, qui étaient implicites déjà dans le travail
de Drinfeld, puis ont été développées par beaucoup de mathématiciens dont
certains de mes élèves. On peut formuler ces propriétés en introduisant un
autre groupe, un groupe de symétrie, qui correspond à peu près à ce que
Grothendieck avait appelé le groupe de Galois motivique. Donc, il y a d’une
24
part le groupe de Connes et Kreimer, qui apparaı̂t naturellement dans la
renormalisation en physique théorique, et d’autre part le groupe de Galois
motivique, qui fournit à peu près une théorie de Galois pour certains nom-
bres non algébriques. Je connaissais bien les deux développements et j’ai été
très frappé par l’analogie entre eux ; j’ai donc suggéré qu’en fait il s’agit du
même groupe ou, en tout cas, de variations sur le même groupe, qui agit des
deux côtés. Maintenant la question : pourquoi est-ce le même ?
Comme je viens de le dire, le groupe de Galois motivique représente une
théorie de Galois des automorphismes des nombres non algébriques, dont
on n’a pas une définition générale, mais dont on connaı̂t quand même un
certain nombre de phénomènes. Quand on fait des calculs explicites des
intégrales liées aux diagrammes de Feynman, les constantes que l’on trouve
sont du même type que celles que l’on étudie en théorie des nombres. Alors,
je me suis dit : “Il y a un groupe” et cela m’a conduit à une interprétation
du groupe d’Alain Connes et Kreimer comme un groupe de symétrie qui
porte sur les constantes fondamentales de la physique. Dans le modèle stan-
dard des particules élémentaires, il y a une vingtaine de constantes, dont
la seule détermination connue est expérimentale : on a un tableau de vingt
nombres avec une plus ou moins grande précision pour faire coı̈ncider les
prédictions des modèles avec les observations. Ce sont des constantes dont
on n’a pas d’explication mathématique, que l’on ajuste simplement pour que
cela colle avec les résultats expérimentaux. Je pense que ce groupe-là ex-
prime des symétries d’un type nouveau entre ces constantes fondamentales
de la physique. On n’a pas encore étudié les implications cosmologiques des
idées de Connes et Kreimer, mais il y en a certainement. Il est possible
que l’histoire de notre univers dépende de manière très précise de valeurs
numériques comme le rapport entre les masses des quarks. Mon rêve est une
fusion complète entre les idées de Connes-Kreimer et le groupe de Galois
motivique de Grothendieck, Drinfeld. . ., mais pour l’instant ce n’est qu’un
programme de recherche.
Un homme de la Renaissance
Vous avez quitté Bourbaki en 1983, selon la règle qui contraint ses mem-
bres à la retraite après l’âge de 50 ans. Vous avez écrit quelque part qu’un
des moments scientifiques les plus importants de votre vie était l’exposé que
vous avez donné au Congrès International des Mathématiciens en 1986 à
25
Berkeley. Quelles sont les nouvelles lignes de travail que cette contribution a
ouvert ?
D’abord, dans ce congrès, j’ai fait l’exposé au nom de Drinfeld, qui avait
été invité à participer et avait envoyé un texte en anglais7 . Il n’avait pas
pu venir à cause du régime soviétique. Le premier jour du congrès, le texte
m’a été remis par le président russe de l’Union Mathématique Internationale,
en disant qu’il ne savait quoi en faire. Il y avait aussi un texte de Manin,
et il m’a demandé si je voulais remplacer l’un des deux. J’ai réfléchi une
seconde, puis j’ai dis : “Drinfeld”. “Tu sais que sur le programme c’est cette
après-midi ?” J’ai pris le manuscrit et j’ai dit : “Je vais essayer”. Ensuite,
j’ai expliqué la situation au président américain du comité d’organisation,
Kaplansky, et je lui ai dit : “Il faut que tu m’aides”. Alors, il a ouvert son
bureau, il m’a enfermé dans une pièce qui était juste à côté, il m’a amené des
sandwichs et du café et il m’a laissé. J’ai eu six heures. Les algèbres de Hopf
sont un sujet que je connaissais, mais c’était entièrement nouveau et quand
je suis arrivé pour l’exposé, il y avait quatre cents personnes pour écouter
Drinfeld, c’est-à-dire moi. Les jours suivants, j’ai distribué autant de copies
du texte, faites par des moyens artisanaux.
À cette époque-là, j’étais un petit peu à bout de mon programme de
recherche mathématique, j’avais fait beaucoup de choses jusqu’à ce moment,
mais j’étais dans une période d’attente. Du coup, je me suis dit que, dans
les groupes quantiques, il y avait quelque chose de tout-à-fait nouveau, qui
pouvait être traité avec des techniques que j’avais déjà utilisées autrefois
(groupes de Lie, géométrie différentielle) et que je connaissais bien. Il y
avait aussi la motivation par la physique là-derrière, même si elle n’était pas
toujours visible, et cela a réorienté mes intérêts pendant une bonne dizaine
d’années. D’ailleurs, j’organise toujours un séminaire à l’École Polytechnique
qui s’appelle “Groupes quantiques et géométrie de Poisson” et qui est la suite
de cela, vingt ans plus tard. . .
Si l’on regarde vos publications et séminaires, on trouve une variété de
sujets et de terrains de recherche vraiment admirable. On a l’impression que
vous avez touché à tout ce qu’il valait la peine de toucher. Comment décidez-
vous des problèmes auxquels vous travaillez ? Pensez-vous normalement à
plusieurs questions en même temps ?
7
V.G. Drinfeld, Quantum groups. Proceedings of the International Congress of Mathe-
maticians, Vol. 1, 2 (Berkeley, Calif., 1986), 798-820, Amer. Math. Soc., Providence, RI,
1987.
26
Feynman aurait dit : “Si vous voulez être un génie, c’est très facile :
vous avez dix problèmes dans votre tête, vous les regardez tout le temps. À
chaque chose qui passe devant vous, vous dites Voyons, ça peut m’aider là ?
Au bout d’un certain temps, il y a une boı̂te pleine et vous ne devez plus que la
descendre”. Ma méthode, c’est mon caractère : il est fait de telle sorte que je
suis curieux et que je m’intéresse à tout. Je vous ai dit que, dans ma première
année à l’École Normale, je suivais des cours de philosophie, de physique et
de mathématiques. J’ai toujours gardé en tête plusieurs problèmes à la fois ;
même quand j’étudie un problème, j’ai plusieurs méthodes en tête, ce qui
fait que j’y songe en permanence et que si j’arrive à un point de blocage, je
repasse à côté, et je reviens ensuite. Les meilleures choses que j’ai faites sont
des analogies entre sujets assez différents, comme ce qu’avait fait Dieudonné
dans les groupes formels et les problèmes posés par André Weil. Deux ou trois
fois dans ma carrière, j’ai vu comme cela des liens se forger instantanément :
après, il fallait travailler. Comme j’ai acquis un certain savoir-faire dans
beaucoup de directions différentes, je l’ai utilisé dans ma curiosité, j’essaye
toujours d’être curieux.
Quand je retourne à mes antécédents familiaux, je vois que j’ai eu la
chance d’avoir un père qui avait trop d’imagination ; dans sa vie, il a fait des
choses un peu aberrantes, parce qu’il avait toujours de l’imagination et de la
curiosité et il voulait tout en même temps. De l’autre côté, ma grand-mère
était la juive alsacienne solide, le bon-sens, très joyeuse d’ailleurs, pas du tout
triste. Le mélange du bon-sens alsacien de ma grand-mère, la mère de ma
mère, et de l’imagination un peu délirante de mon père, m’a forgé une grande
curiosité : je suis curieux des gens, ce qui fait que je suis curieux de visiter les
pays, je lis beaucoup, dans beaucoup de sujets différents. Tout ce qui peut
être intéressant m’intéresse. De plus, ma femme n’était pas mathématicienne,
pour moi c’était une chance : elle a fait des études littéraires, puis elle a
enseigné dans un lycée classique. Elle avait des intérêts différents des miens,
mais nous les partagions facilement. Je n’ai pas eu d’éducation musicale,
mais ma femme m’a fait partager son goût pour la musique : elle avait
appris le piano dans son enfance et elle a joué jusqu’à ses dernières heures.
Actuellement, il y a un groupe autour d’Yves André qui collabore avec des
musiciens de l’équipe de Pierre Boulez ; nous avons un projet ensemble, parce
que je me suis intéressé à un livre classique d’Euler sur la musique. Donc,
c’est une curiosité naturelle. Mon petit-fils de treize ans m’a dit un jour:
“Quand je serai grand, je serai comme toi : j’espère être aussi solide que toi,
27
je voyagerai autant que toi, j’aurai autant d’amis que toi”.
Vous avez aussi développé un intérêt très profond pour la philosophie des
mathématiques. Quels sont les sujets dans cette aire qui vous attirent de
plus ?
Je dirais que ce qui m’attire dans l’épistémologie des mathématiques,
c’est l’effort de comprendre comment les mathématiques font partie de la
civilisation. Ce qui m’intéresse, c’est le développement des mathématiques
vues comme un élément de la culture, c’est-à-dire, comment, à une certaine
époque, il y a des concepts mathématiques qui surgissent à cause de certaines
préoccupations dans la société : les échanges mutuels, le Zeitgeist. J’ai eu
une élève qui s’est spécialisée en histoire des mathématiques en Chine, et qui
a fait sa thèse en partie avec moi et mon frère sinologue. Par ailleurs, André
Weil m’a donné le goût de l’histoire des mathématiques ; il m’a enseigné à
fréquenter les mathématiciens du passé (Euclide, Archimède, Fermat, Euler,
Gauss) en les considérant comme nos contemporains. La troisième source
est la lecture d’Hermann Weyl, qui a éveillé en moi un souci de comprendre
l’articulation physique-mathématiques et m’a permis de replacer quelques
problèmes purement mathématiques dans une optique philosophique. Dans
ces dernières années, je me suis intéressé à l’histoire des catégories, en partie
parce que j’ai participé à leur développement et que mes souvenirs sont donc
utilisables. C’est peut-être une des branches des mathématiques où l’on est
le plus proche des problèmes philosophiques ; cela m’attire beaucoup plus
que la logique formelle par elle-même. La question centrale est toujours la
même : qu’est-ce qui assure que les mathématiques disent le vrai ? Comment
le disent-elles ? Pourquoi le disent-elles toujours ?
Javier Fresán
28
Mutation de la notion d’espace
par Alexandre Grothendieck
29
Je crois pouvoir dire, d’ailleurs, que vers le milieu de ce siècle, cet être
familier avait déjà beaucoup vieilli – tel un homme qui se serait finalement
épuisé et usé, dépassé par un afflux de tâches nouvelles auxquelles il n’était
nullement préparé. Peut-être même était-il déjà mort de sa belle mort, sans
que personne ne se soucie d’en prendre note et d’en faire le constat. “Tout
le monde” faisait bien mine encore de s’affairer dans la maison d’un vivant,
que c’en était quasiment comme s’il était encore bel et bien vivant en effet.
Or donques, jugez de l’effet fâcheux, pour les habitués de la maison, quand
à la place du vénérable vieillard figé, droit et raide dans son fauteuil, on voit
s’ébattre soudain un gamin vigoureux, pas plus haut que trois pommes, et qui
prétend en passant, sans rire et comme chose qui irait de soi, que Monsieur
Espace (et vous pouvez même désormais laisser tomber le “Monsieur”, à
votre aise. . .) c’est lui ! Si encore il avait l’air au moins d’avoir les traits
de famille, un enfant naturel peut-être qui sait. . . mais pas du tout ! À vue
de nez, rien qui rappelle le vieux Père Espace qu’on avait si bien connu (ou
cru connaı̂tre. . .), et dont on était bien sûr, en tout cas (et c’était bien là la
moindre des choses. . .) qu’il était éternel. . .
C’est ça, la fameuse “mutation de la notion d’espace”. C’est ça que j’ai dû
“voir”, comme chose d’évidence, dès les débuts des années soixante au moins,
sans avoir jamais eu l’occasion de me le formuler avant ce moment même où
j’écris ces lignes. Et je vois soudain avec une clarté nouvelle, par la seule vertu
de cette évocation imagée et de la nuée d’associations qu’elle suscite aussitôt :
la notion traditionnelle d’“espace”, tout comme celle étroitement apparentée
de “variété” (en tous genres, et notamment celle de “variété algébrique”),
avait pris, vers le moment où je suis venu dans les parages, un tel coup de
vieux déjà, que c’était bien comme si elle était morte. . .2 . Et je pourrais
dire que c’est avec l’apparition coup sur coup du point de vue des schémas
2
Cette affirmation (qui semblera péremptoire à certains) est à prendre avec un “grain
de sel”. Elle n’est ni plus, ni moins valable que celle (que je reprends à mon compte plus
bas) que le “modèle newtonien” de la mécanique (terrestre ou céleste) était “moribond”
au début de ce siècle, quand Einstein est venu à la rescousse. C’est un fait qu’encore
aujourd’hui, dans la plupart des situations “courantes” en physique, le modèle newtonien
est parfaitement adéquat, et ce serait de la folie (vu la marge d’erreur admise dans les
mesures faites) d’aller chercher des modèles relativistes. De même, dans de nombreuses
situations en mathématique, les anciennes notions familières d’“espace” et de “variété”
restent parfaitement adéquates, sans aller chercher des éléments nilpotents, des topos ou
des “structures modérées”. Mais dans l’un et l’autre cas, pour un nombre croissant de
contextes intervenant dans une recherche de pointe, les anciens cadres conceptuels sont
devenus inaptes à exprimer les situations même les plus “courantes”.
30
(et de sa progéniture3 , plus dix mille pages de fondements à la clef), puis de
celui des topos, qu’une situation de crise-qui-ne-dit-pas-son-nom s’est trouvée
finalement dénouée.
Dans l’image de tantôt, ce n’est pas d’un gamin d’ailleurs qu’il faudrait
parler, comme produit d’une mutation soudaine, mais de deux. Deux gamins,
de plus, qui ont entre eux un “air de famille” irrécusable, même s’ils ne
ressemblent guère au défunt vieillard. Et encore, en y regardant de près, on
pourrait dire que le bambin Schéma ferait comme un “chaı̂non de parenté”
entre feu Père Espace (alias Variétés-en-tous-genres) et le bambin Topos4 .
31
alors pour que cette idée éclose et soit accueillie. Et c’est à l’honneur des
aı̂nés d’Einstein, qu’ils aient su en effet accueillir l’idée nouvelle, sans trop
morigéner. C’est là un signe que c’était encore une grande époque. . .
Du point de vue mathématique, l’idée nouvelle d’Einstein était banale.
Du point de vue de notre conception de l’espace physique par contre, c’était
une mutation profonde, et un “dépaysement” soudain. La première mutation
du genre, depuis le modèle mathématique de l’espace physique dégagé par
Euclide il y avait 2400 ans, et repris tel quel pour les besoins de la mécanique
par tous les physiciens et astronomes depuis l’antiquité (y inclus Newton),
pour décrire les phénomènes mécaniques terrestres et stellaires.
Cette idée initiale d’Einstein s’est par la suite beaucoup approfondie,
s’incarnant en un modèle mathématique plus subtil, plus riche et plus sou-
ple, en s’aidant du riche arsenal des notions mathématiques déjà existantes6 .
Avec la “théorie de la relativité généralisée”, cette idée s’élargit en une vaste
vision du monde physique, embrassant dans un même regard le monde sub-
atomique de l’infiniment petit, le système solaire, la Voie Lactée et les galaxies
lointaines, et le cheminement des ondes électromagnétiques dans un espace-
temps courbé en chaque point par la matière qui s’y trouve7 . C’est là la
deuxième et la dernière fois dans l’histoire de la cosmologie et de la physique
(à la suite de la première grande synthèse de Newton il y a trois siècles),
qu’est apparue une vaste vision unificatrice, dans le langage d’un modèle
mathématique, de l’ensemble des phénomènes physiques dans l’Univers.
Cette vision einsteinienne de l’Univers physique a d’ailleurs été débordée à
son tour par les événements. “L’ensemble des phénomènes physiques” dont
il s’agit de rendre compte a eu le temps de s’étoffer, depuis les débuts du
siècle ! Il est apparu une multitude de théories physiques, pour rendre compte
chacune, avec plus ou moins de succès, d’un paquet limité de faits, dans
l’immense capharnaüm de tous les “faits observés”. Et on attend toujours le
gamin audacieux, qui trouvera en jouant la nouvelle clef (s’il en est une. . .),
fait franchir ce fameux “cercle impérieux et invisible qui limite un Univers”. . .
6
Il s’agit surtout de la notion de “variété riemanienne”, et du calcul tensoriel sur une
telle variété.
7
Un des traits les plus frappants qui distingue ce modèle du modèle euclidien (ou
newtonien) de l’espace et du temps, et aussi du tout premier modèle d’Einstein (“relativité
restreinte”), c’est que la forme topologique globale de l’espace-temps reste indéterminée,
au lieu d’être prescrite impérativement par la nature même du modèle. La question de
savoir quelle est cette forme globale, me paraı̂t (en tant que mathématicien) l’une des plus
fascinantes de la cosmologie.
32
le “modèle-gâteau” rêvé, qui veuille bien “marcher” pour sauver tous les
phénomènes à la fois. . .8
8
On a appelé “théorie unitaire” une telle théorie hypothétique, qui arriverait à “unifier”
et à concilier la multitude de théories partielles dont il a été question. J’ai le sentiment que
la réflexion fondamentale qui attend d’être entreprise, aura à se placer sur deux niveaux
différents.
1o ) Une réflexion de nature “philosophique”, sur la notion même de “modèle
mathématique” pour une portion de la réalité. Depuis les succès de la théorie newtoni-
enne, c’est devenu un axiome tacite du physicien qu’il existe un modèle mathématique
(voire même, un modèle unique, ou “le” modèle) pour exprimer la réalité physique de
façon parfaite, sans “décollement” ni bavure. Ce consensus, qui fait loi depuis plus de
deux siècles, est comme une sorte de vestige fossile de la vivante vision d’un Pythagore
que “Tout est nombre”. Peut-être est-ce là le nouveau “cercle invisible”, qui a remplacé
les anciens cercles métaphysiques pour limiter l’Univers du physicien (alors que la race
des “philosophes de la nature” semble définitivement éteinte, supplantée haut-la-main par
celle des ordinateurs. . .). Pour peu qu’on veuille bien s’y arrêter ne fût-ce qu’un instant,
il est bien clair pourtant que la validité de ce consensus-là n’a rien d’évident. Il y a
même des raisons philosophiques très sérieuses, qui conduisent à le mettre en doute a
priori, ou du moins, à prévoir à sa validité des limites très strictes. Ce serait le mo-
ment ou jamais de soumettre cet axiome à une critique serrée, et peut-être même, de
“démontrer”, au-delà de tout doute possible, qu’il n’est pas fondé : qu’il n’existe pas de
modèle mathématique rigoureux unique, rendant compte de l’ensemble des phénomènes
dits “physiques” répertoriés jusqu’à présent.
Une fois cernée de façon satisfaisante la notion même de “modèle mathématique”, et
celle de la “validité” d’un tel modèle (dans la limite de telles “marges d’erreur” admises
dans les mesures faites), la question d’une “théorie unitaire” ou tout au moins celle d’un
“modèle optimal” (en un sens à préciser) se trouvera enfin clairement posée. En même
temps, on aura sans doute une idée plus claire aussi du degré d’arbitraire qui est attaché
(par nécessité, peut-être) au choix d’un tel modèle.
2o ) C’est après une telle réflexion seulement, il me semble, que la question “technique” de
dégager un modèle explicite, plus satisfaisant que ses devanciers, prend tout son sens. Ce
serait le moment alors, peut-être, de se dégager d’un deuxième axiome tacite du physicien,
remontant à l’antiquité, lui, et profondément ancré dans notre mode de perception même
de l’espace : c’est celui de la nature continue de l’espace et du temps (ou de l’espace-temps),
du “lieu” donc où se déroulent les “phénomènes physiques”.
Il doit y avoir déjà quinze ou vingt ans, en feuilletant le modeste volume constituant
l’œuvre complète de Riemann, j’avais été frappé par une remarque de lui “en passant”.
Il y fait observer qu’il se pourrait bien que la structure ultime de l’espace soit “discrète”,
et que les représentations “continues” que nous nous en faisons constituent peut-être une
simplification (excessive peut-être, à la longue. . .) d’une réalité plus complexe ; que pour
l’esprit humain, “le continu” était plus aisé à saisir que “le discontinu”, et qu’il nous
sert, par suite, comme une “approximation” pour appréhender le discontinu. C’est là une
remarque d’une pénétration surprenante dans la bouche d’un mathématicien, à un moment
où le modèle euclidien de l’espace physique n’avait jamais encore été mis en cause ; au
33
La comparaison entre ma contribution à la mathématique de mon temps,
et celle d’Einstein à la physique, s’est imposée à moi pour deux raisons : l’une
et l’autre œuvre s’accomplissent à la faveur d’une mutation de la conception
que nous avons de “l’espace” (au sens mathématique dans un cas, au sens
physique dans l’autre) ; et l’une et l’autre prennent la forme d’une vision
unificatrice, embrassant une vaste multitude de phénomènes et de situations
qui jusque-là apparaissaient comme séparés les uns des autres. Je vois là une
parenté d’esprit évidente entre son œuvre9 et la mienne.
Cette parenté ne me semble nullement contredite par une différence de
“substance” évidente. Comme je l’ai déjà laissé entendre tantôt, la mutation
einsteinienne concerne la notion d’espace physique, alors qu’Einstein puise
dans l’arsenal des notions mathématiques déjà connues, sans avoir jamais be-
soin de l’élargir, voire de le bouleverser. Sa contribution a consisté à dégager,
parmi les structures mathématiques connues de son temps, celles qui étaient
le mieux aptes à servir de “modèles” au monde des phénomènes physiques,
en lieu et place du modèle moribond10 légué par ses devanciers. En ce sens,
son œuvre a bien été celle d’un physicien, et au-delà, celle d’un “philosophe
de la nature”, au sens où l’entendaient Newton et ses contemporains. Cette
sens strictement logique, c’est plutôt le discontinu qui, traditionnellement, a servi comme
mode d’approche technique vers le continu.
Les développements en mathématique des dernières décennies ont d’ailleurs montré une
symbiose bien plus intime entre structures continues et discontinues, qu’on ne l’imaginait
encore dans la première moitié de ce siècle. Toujours est-il que de trouver un modèle
“satisfaisant” (ou, au besoin, un ensemble de tels modèles, se “raccordant” de façon aussi
satisfaisante que possible. . .), que celui-ci soit “continu”, “discret” ou de nature “mixte”
– un tel travail mettra en jeu sûrement une grande imagination conceptuelle, et un flair
consommé pour appréhender et mettre à jour des structures mathématiques de type nou-
veau. Ce genre d’imagination ou de “flair” me semble chose rare, non seulement parmi
les physiciens (où Einstein et Schrödinger semblent avoir été parmi les rares exceptions),
mais même parmi les mathématiciens (et là je parle en pleine connaissance de cause).
Pour résumer, je prévois que le renouvellement attendu (s’il doit encore venir. . .) viendra
plutôt d’un mathématicien dans l’âme, bien informé des grands problèmes de la physique,
que d’un physicien. Mais surtout, il y faudra un homme ayant “l’ouverture philosophique”
pour saisir le nœud du problème. Celui-ci n’est nullement de nature technique, mais bien
un problème fondamental de “philosophie de la nature”.
9
Je ne prétends nullement être familier de l’œuvre d’Einstein. En fait, je n’ai lu aucun
de ses travaux, et ne connais ses idées que par ouı̈-dire et très approximativement. J’ai
pourtant l’impression de discerner “la forêt”, même si je n’ai jamais eu à faire l’effort de
scruter aucun de ses arbres. . .
10
Pour des commentaires sur le qualificatif “moribond”, voir une précédente note de bas
de page (note 2 page 30).
34
dimension “philosophique” est absente de mon œuvre mathématique, où je
n’ai jamais été amené à me poser de question sur les relations éventuelles en-
tre les constructions conceptuelles “idéales”, s’effectuant dans l’Univers des
choses mathématiques, et les phénomènes qui ont lieu dans l’Univers physique
(voire même, les événements vécus se déroulant dans la psyché). Mon œuvre
a été celle d’un mathématicien, se détournant délibérément de la question
des “applications” (aux autres sciences), ou des “motivations” et des racines
psychiques de mon travail. D’un mathématicien, en plus, porté par son génie
très particulier à élargir sans cesse l’arsenal des notions à la base même de
son art. C’est ainsi que j’ai été amené, sans même m’en apercevoir et comme
en jouant, à bouleverser la notion la plus fondamentale de toutes pour le
géomètre : celle d’espace (et celle de “variété”), c’est-à-dire notre conception
du “lieu” même où vivent les êtres géométriques.
La nouvelle notion d’espace (comme une sorte d’“espace généralisé”, mais
où les points qui sont censés former l’“espace” ont plus ou moins disparu)
ne ressemble en rien, dans sa substance, à la notion apportée par Einstein
en physique (nullement déroutante, elle, pour le mathématicien). La com-
paraison s’impose par contre avec la mécanique quantique découverte par
Schrödinger11 . Dans cette mécanique nouvelle, le “point matériel” tradition-
nel disparaı̂t, pour être remplacé par une sorte de “nuage probabiliste”, plus
ou moins dense d’une région de l’espace ambiant à l’autre, suivant la “proba-
bilité” pour que le point se trouve dans cette région. On sent bien, dans cette
optique nouvelle, une “mutation” plus profonde encore dans nos façons de
concevoir les phénomènes mécaniques, que dans celle incarnée par le modèle
d’Einstein – une mutation qui ne consiste pas à remplacer simplement un
modèle mathématique un peu étroit aux entournures, par un autre similaire
mais taillé plus large ou mieux ajusté. Cette fois, le modèle nouveau ressem-
ble si peu aux bons vieux modèles traditionnels, que même le mathématicien
grand spécialiste de mécanique a dû se sentir dépaysé soudain, voire perdu
(ou outré. . .). Passer de la mécanique de Newton à celle d’Einstein doit
être un peu, pour le mathématicien, comme de passer du bon vieux dialecte
provençal à l’argot parisien dernier cri. Par contre, passer à la mécanique
quantique, j’imagine, c’est passer du français au chinois.
11
Je crois comprendre (par des échos qui me sont revenus de divers côtés) qu’on con-
sidère généralement qu’il y a eu en ce siècle trois “révolutions” ou grands bouleversements
en physique : la théorie d’Einstein, la découverte de la radioactivité par les Curie, et
l’introduction de la mécanique quantique par Schrödinger.
35
Et ces “nuages probabilistes”, remplaçant les rassurantes particules maté-
rielles d’antan, me rappellent étrangement les élusifs “voisinages ouverts” qui
peuplent les topos, tels des fantômes évanescents, pour entourer des “points”
imaginaires, auxquels continue à se raccrocher encore envers et contre tous
une imagination récalcitrante. . .
3. Cette brève excursion chez les “voisins d’en face”, les physiciens,
pourra servir de point de repère pour un lecteur qui (comme la plupart des
gens) ignore tout du monde des mathématiciens, mais qui a sûrement entendu
causer d’Einstein et de sa fameuse “quatrième dimension”, voire même, de
mécanique quantique. Après tout, même si ce n’était pas prévu par les inven-
teurs que leurs découvertes se concrétiseraient en des Hiroshima, et plus tard
en des surenchères atomiques tant militaires que (soi-disant) “pacifiques”,
le fait est que la découverte en physique a un impact tangible et quasi-
immédiat sur le monde des hommes en général. L’impact de la découverte
mathématique, et surtout en mathématiques dites “pures” (c’est-à-dire, sans
motivation en vue d’“applications”) est moins direct, et sûrement plus délicat
à cerner. Je n’ai pas eu connaissance, par exemple, que mes contributions à
la mathématique aient “servi” à quoi que ce soit, pour construire le moin-
dre engin disons. Je n’ai aucun mérite qu’il en soit ainsi, c’est sûr, mais il
n’empêche que ça me rassure. Dès qu’il y a des applications, on peut être sûr
que les militaires (et après eux, la police) sont les premiers à s’en emparer –
et pour ce qui est de l’industrie (même celle dite “pacifique”), ce n’est pas
toujours tellement mieux. . .
Pour ma propre gouverne certes, ou pour celle d’un lecteur mathématicien,
il s’imposerait plutôt d’essayer de situer mon œuvre par des “points de
repère” dans l’histoire de la mathématique elle-même, plutôt que d’aller
chercher des analogies ailleurs. J’y ai pensé ces derniers jours, dans la lim-
ite de ma connaissance assez vague de l’histoire en question12 . Au cours
de la “Promenade” déjà, j’avais eu l’occasion d’évoquer une “lignée” de
mathématiciens, d’un tempérament en lequel je me reconnais : Galois, Rie-
12
Depuis que je suis gosse déjà, je n’ai jamais trop accroché à l’histoire (ni à la géographie
d’ailleurs). (Dans la cinquième partie de Récoltes et Semailles (écrite seulement en partie),
j’ai l’occasion “en passant” de détecter ce qui me semble la raison profonde de ce “bloc”
partiel contre l’histoire – un bloc qui est en train de se résorber, je crois, au cours de
ces dernières années.) L’enseignement mathématique reçu par mes aı̂nés, dans le “cercle
bourbachique”, n’a pas été d’ailleurs pour arranger les choses – les références historiques
occasionnelles y ont été plus que rares.
36
mann, Hilbert. Si j’étais mieux au courant de l’histoire de mon art, il y a
des chances que je trouverais à prolonger cette lignée plus loin dans le passé,
ou à y intercaler peut-être quelques autres noms que je ne connais guère que
par ouı̈-dire. La chose qui m’a frappé, c’est que je ne me rappelle pas avoir
eu connaissance, ne fût-ce que par allusion par des amis ou collègues mieux
versés en histoire que moi, d’un mathématicien à part moi qui ait apporté
une multiplicité d’idées novatrices, non pas plus ou moins disjointes les unes
des autres, mais comme parties d’une vaste vision unificatrice (comme cela a
été le cas pour Newton et pour Einstein en physique et en cosmologie, et pour
Darwin et pour Pasteur en biologie). J’ai eu connaissance seulement de deux
“moments” dans l’histoire de la mathématique, où soit née une vision nou-
velle de vaste envergure. L’un de ces moments est celui de la naissance de la
mathématique, en tant que science au sens où nous l’entendons aujourd’hui,
il y a 2500 ans, dans la Grèce antique. L’autre est, avant tout, celui de la
naissance du calcul infinitésimal et intégral, au dix-septième siècle, époque
marquée par les noms de Newton, Leibniz, Descartes et d’autres. Pour au-
tant que je sache, la vision née en l’un ou en l’autre moment a été l’œuvre
non d’un seul, mais l’œuvre collective d’une époque.
Bien sûr, entre l’époque de Pythagore et d’Euclide et le début du dix-
septième siècle, la mathématique avait eu le temps de changer de visage, et de
même entre celle du “Calcul des infiniment petits” créé par les mathématiciens
du dix-septième siècle, et le milieu du présent vingtième. Mais pour autant
que je sache, les changements profonds qui sont intervenus pendant ces deux
périodes, l’une de plus de deux mille ans et l’autre de trois siècles, ne se sont
jamais concrétisés ou condensés en une vision nouvelle s’exprimant dans une
œuvre donnée13 , d’une façon similaire à ce qui a eu lieu en physique et en
13
Des heures après avoir écrit ces lignes, j’ai été frappé de n’avoir pas songé ici à la vaste
synthèse des mathématiques contemporaines que s’efforce de présenter le traité (collectif)
de N. Bourbaki. (Il sera encore abondamment question du groupe Bourbaki dans la
première partie de Récoltes et Semailles.) Cela tient, il me semble, à deux raisons.
D’une part, cette synthèse se borne à une sorte de “mise en ordre” d’un vaste ensem-
ble d’idées et de résultats déjà connus, sans y apporter d’idée novatrice de son cru. Si
idée nouvelle il y a, ce serait celle d’une définition mathématique précise de la notion de
“structure”, qui s’est révélée un fil conducteur précieux à travers tout le traité. Mais cette
idée me semble s’assimiler plutôt à celle d’un lexicographe intelligent et imaginatif, qu’à
un élément de renouveau d’une langue, donnant une appréhension renouvelée de la réalité
(ici, de celle des choses mathématiques).
D’autre part, dès les années cinquante, l’idée de structure s’est vue dépassée par les
événements, avec l’afflux soudain des méthodes “catégoriques” dans certaines des parties
37
cosmologie, avec les grandes synthèses de Newton, puis d’Einstein, en deux
moments cruciaux de leur histoire.
Il semblerait bien qu’en tant que serviteur d’une vaste vision unificatrice
née en moi, je sois “unique en mon genre” dans l’histoire de la mathématique
de l’origine à nos jours. Désolé d’avoir l’air de vouloir me singulariser plus
qu’il ne paraı̂t permis ! À mon propre soulagement, je crois pourtant dis-
cerner une sorte de frère potentiel (et providentiel !). J’ai déjà eu tantôt
l’occasion de l’évoquer, comme le premier dans la lignée de mes “frères
de tempérament” : c’est Évariste Galois. Dans sa courte et fulgurante
vie14 , je crois discerner l’amorce d’une grande vision – celle justement des
“épousailles du nombre et de la grandeur”, dans une vision géométrique
nouvelle. J’évoque ailleurs dans Récoltes et Semailles15 comment, il y a
deux ans, est apparue en moi cette intuition soudaine : que dans le travail
mathématique qui à ce moment exerçait sur moi la fascination la plus puis-
sante, j’étais en train de “reprendre l’héritage de Galois”. Cette intuition,
rarement évoquée depuis, a pourtant eu le temps de mûrir en silence. La
réflexion rétrospective sur mon œuvre que je poursuis depuis trois semaines
y aura sûrement encore contribué. La filiation la plus directe que je crois
reconnaı̂tre à présent avec un mathématicien du passé, est bien celle qui me
relie à Évariste Galois. Á tort ou à raison, il me semble que cette vision que
j’ai développée pendant quinze années de ma vie, et qui a continué encore
à mûrir en moi et à s’enrichir pendant les seize années écoulées depuis mon
départ de la scène mathématique – que cette vision est aussi celle que Galois
les plus dynamiques de la mathématique, telle la topologie ou la géométrie algébrique.
(Ainsi, la notion de “topos” refuse d’entrer dans le “sac bourbachique” des structures,
décidément étroit aux entournures !) En se décidant, en pleine connaissance de cause,
certes, à ne pas s’engager dans cette “galère”, Bourbaki a par là-même renoncé à son
ambition initiale, qui était de fournir les fondements et le langage de base pour l’ensemble
de la mathématique contemporaine.
Il a, par contre, fixé un langage et, en même temps, un certain style d’écriture et
d’approche de la mathématique. Ce style était à l’origine le reflet (très partiel) d’un
certain esprit, vivant et direct héritage de Hilbert. Au cours des années cinquante et
soixante, ce style a fini par s’imposer – pour le meilleur et (surtout) pour le pire. Depuis
une vingtaine d’années, il a fini par devenir un rigide “canon” d’une “rigueur” de pure
façade, dont l’esprit qui l’animait jadis semble disparu sans retour.
14
Évariste Galois (1811-1832) est mort dans un duel, à l’âge de vingt-et-un ans. Il y a, je
crois, plusieurs biographies de lui. J’ai lu comme jeune homme une biographie romancée,
écrite par le physicien Infeld, qui m’avait beaucoup frappée à l’époque.
15
Voir “L’héritage de Galois” (RS I, section 7).
38
n’aurait pu s’empêcher de développer16 , s’il s’était trouvé dans les parages à
ma place, et sans qu’une mort précoce ne vienne brutalement couper court
un magnifique élan.
Il y a une autre raison encore, sûrement, qui contribue à me donner ce
sentiment d’une “parenté essentielle” – d’une parenté qui ne se réduit pas au
seul “tempérament mathématique”, ni aux aspects marquants d’une œuvre.
Entre sa vie et la mienne, je sens aussi une parenté de destins. Certes, Galois
est mort stupidement, à l’âge de vingt-et-un ans, alors que je vais, moi, sur
mes soixante ans, et bien décidé à faire de vieux os. Cela n’empêche pourtant
qu’Évariste Galois est resté de son vivant, tout comme moi un siècle et demi
plus tard, un “marginal” dans le monde mathématique officiel. Dans le cas
de Galois, il pourrait sembler à un regard superficiel que cette marginalité
était “accidentelle”, qu’il n’avait tout simplement pas eu le temps encore de
“s’imposer” par ses idées novatrices et par ses travaux. Dans mon cas, ma
marginalité, pendant les trois premières années de ma vie de mathématicien,
était due à mon ignorance (délibérée peut-être. . .) de l’existence même d’un
monde des mathématiciens, auquel j’aurais à me confronter ; et depuis mon
départ de la scène mathématique, il y a seize ans, elle est la conséquence d’un
choix délibéré. C’est ce choix, sûrement, qui a provoqué en représailles une
“volonté collective sans failles” d’effacer de la mathématique toute trace de
mon nom, et avec lui la vision aussi dont je m’étais fait le serviteur.
Mais au-delà de ces différences accidentelles, je crois discerner à cette
“marginalité” une cause commune, que je sens essentielle. Cette cause, je ne
la vois pas dans des circonstances historiques, ni dans des particularités de
“tempérament” ou de “caractère” (lesquels sont sans doute aussi différents
de lui à moi qu’ils peuvent l’être d’une personne à une autre), et encore
moins certes au niveau des “dons” (visiblement prodigieux chez Galois, et
comparativement modestes chez moi). S’il y a bien une “parenté essentielle”,
je la vois à un niveau bien plus humble, bien plus élémentaire.
J’ai senti une telle parenté en quelques rares occasions dans ma vie. C’est
par elle aussi que je me sens “proche” d’un autre mathématicien encore, et
qui fut mon aı̂né : Claude Chevalley 17 . Le lien que je veux dire est celui d’une
16
Je suis persuadé d’ailleurs qu’un Galois serait allé bien plus loin encore que je n’ai été.
D’une part, à cause de ses dons tout à fait exceptionnels (que je n’ai pas reçus en partage,
quant à moi). D’autre part, parce qu’il est probable qu’il n’aurait pas, comme moi, laissé
se distraire la majeure part de son énergie, pour d’interminables tâches de mise en forme
minutieuse, au fur et à mesure, de ce qui est déjà plus ou moins acquis. . .
17
Je parle de Claude Chevalley ici et là dans Récoltes et Semailles, et plus parti-
39
certaine “naı̈veté”, ou d’une “innocence”, dont j’ai eu l’occasion de parler.
Elle s’exprime par une propension (souvent peu appréciée par l’entourage)
à regarder les choses par ses propres yeux, plutôt qu’à travers des lunettes
brevetées, gracieusement offertes par quelque groupe humain plus ou moins
vaste, investi d’autorité pour une raison ou une autre.
Cette “propension”, ou cette attitude intérieure, n’est pas le privilège
d’une maturité, mais bien celui de l’enfance. C’est un don reçu en naissant,
en même temps que la vie – un don humble et redoutable. Un don souvent
enfoui profond, que certains ont su conserver tant soit peu, ou retrouver
peut-être. . .
On peut l’appeler aussi le don de solitude.
culièrement dans la section “Rencontre avec Claude Chevalley – ou liberté et bons sen-
timents” (RS I section 11), et dans la note “Un adieu à Claude Chevalley” (RS I, note
no 100).
40