République À Vendre - Tedambe, Isaac
République À Vendre - Tedambe, Isaac
République À Vendre - Tedambe, Isaac
TEDAMBE
République
à vendre
Là
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Kahle/Austin Foundation
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République à vendre
Collection Encres Noires
dirigée par Maguy Albet
Dernières parutions
République à vendre
Chapitre I
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de deux ans. En fait, Djin Loury n’était pas son vrai
nom. Il s'appelait Souffinet parce que, dans sa
jeunesse, 1l était gros et fort. Quand il fut baptisé, on
lui donna le prénom de Peter, à cause de sa dureté
envers les autres et avec lui-même. Quand, plus tard,
ses collègues avaient remarqué qu'il raffolait de la
sauce de gombo, ils lui donnèrent le surnom de Djin
Loury.
Djin Loury ne trouvait rien d’extraordinaire à
embrasser le travail de la terre. Le contraire, d’ailleurs,
aurait surpris de la part de quelqu'un qui adore la sauce
de gombo. Le problème en était qu'il devait
réapprendre le B-A BA des pratiques agricoles. La
première année, pour avoit confondu le maïs
décortiqué avec une semence rare, il était devenu la
risée du village. Car, même après avoir semé et
ressemé trois fois, les grains ne poussèrent jamais. À
partir de cet instant-là, 1l divorça d’avec la houe et ne
mit plus pied aux champs!
À soixante ans, avait-il encore assez de force
pour travailler? Il ne lui restait que la langue pour
parler. C'était plutôt ses enfants et leurs mères qui
allaient aux champs. Peter passait le clair de son temps
à se prélasser au soleil, comme un crocodile, dès dix
heures du matin.
De son passage dans l’enseignement, il avait
gardé le sens de l’observation. De sa longue chaise,
Djin Loury observait, avec circonspection, les va-et-
vient entre le quartier populaire et le quartier
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résidentiel. Le vagabondage sexuel des Canardais lui
rappelait étrangement le destin de Sodome et
Gomorthe. Pour lui, que l'économie soit le sexe de la
culture, il n’y a rien de plus normal. Mais qu’une ville,
coloniale de surcroît, ne vive que de l’économie du
sexe, cela est inquiétant.
De toutes les façons, son choix était fait. À son
âge, il n’avait plus la vigueur de ses dix neuf ans. Ce
qui ne l’empêchait pas, de temps en temps, d’être dans
tous ses états quand sa jeune femme, faisant semblant
de tourner la boule, effectuait, avec sa hanche, une
chorégraphie lente mais provocante. Pendant quelques
minutes, 1l se faisait déborder de désirs, puis, s’en
remettait rapidement, avant de s’évader dans le rêve, la
méditation et les arts.
À propos des arts, Peter aimait la lecture, et plus
spécialement les poèmes de Senghor et les romans de
Wole Soyinka. Même retraité, 1l continuait à dévorer
les œuvres de ces auteurs, avec la même voracité qu’à
l’école. Malheureusement, 1l n’avait jamais franchi ce
palier, alors qu’à son âge, il aurait pu écrire ses
mémoires et léguer ainsi des années d’expériences aux
générations futures. Non. Les vieux enseignants ont la
diarrhée verbale mais leur plume à souvent du plomb
dans l'aile.
Si les enseignants ne peuvent écrire, que feront
alors les enfants que leur confient les parents ?
Auront-ils une tête bien pleine ou une tête bien faite ?
Seront-ils des inventeurs ou des bêtes de somme, qui
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auront juste appris à réciter leurs leçons par cœur ? La
question est et reste posée car, entre la génération des
écrivains des premières heures et la sienne, un vide,
difficile à expliquer, est constaté. Si la production
littéraire avait continué avec le même élan, et la même
intensité, que dans les années soixante, les becquois
auraient peut-être forcé la main de leurs dirigeants et la
situation du pays aufait pu être toute autre.
Que s'est-il réellement passé après les années
d'indépendance ? Les becquois avaient-ils peur d’écrire
ou leur cerveau avait-il été anesthésié par l'alcool ou la
drogue ? Ou alors, pris dans le piège de la lutte
quotidienne pour la survie, n’avaient-ils plus le temps
de mettre noir sur blanc leurs pensées ? Certes, on dit
que Dieu seul sauve les testic... du nageur. Mais, en
attendant, chacun doit défendre sa culture comme son
bifteck, et son bifteck comme son sexe. N’y avait-il
plus des causes à défendre après la négritude ?
On ne peut évoquer l’éternel problème de
manque de moyens. C’est trop facile! Ecrire ne
demande qu’un crayon, des feuilles et des idées. Ecrire,
c'est comme enseigner, c’est accepter de souffrir un
peu afin de transmettre son savoir et ses souvenirs aux
autres. Ecrire, c’est ramper d’humulité devant les
poites de l’histoire. L'écriture nous grandit, alors qu’en
continuant à ramper honteusement au pied du lit de
nos maîtresses, nous finissons par nous trouver au
pied du mur, pour l'éternité.
Pour Djin, la cause de nos maux réside dans la
négritude. Le mérite, s’il faut l'appeler ainsi, revient
sans doute à Léopold Sédar Senghor, qui a résumé en
une phrase célèbre sa vision des choses : « L’émotion
est nègre, la raison hellène ». Cette pensée, sans aucun
doute, expose le nègre à la face du monde, dans toute
sa nudité.
Il faut, disait-il, rendre hommage à Senghor
pour son courage littéraire. En effet, il fallait en avoir
pour dire tout haut ce que les autres pensent toujours
tout bas. En qualifiant le nègre d’émotionnel, Senghor
lui a témoigné d’un grand amour et l'amour, comme
le goût, ne se discute pas, surtout quand il émane d’un
aîné |
Cependant, le nègre est tout, sauf émotionnel et
une négritude travestie peut s’avérer plus dangereuse
qu’un serpent de mer.
L’émotion et la raison sont étroitement liées. La
première apparait comme matière première, la
deuxième, un produit fini. Toute découverte, toute
invention a toujours été précédée d’une émotion,
d’une sensibilité, face à une contradiction ou à une
anomalie dans les observations. Il s’ensuit la recherche
dans la liaison entre les causes et leurs effets. Donc,
même si le nègre émotionnel n’existait pas, 1l fallait
l’'inventer.
Mais ceux-là qui n’éprouvent aucune émotion,
ou qui se contentent de rester au niveau de leurs
sentiments primitifs, ne pourront rendre service ni à
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eux-mêmes, ni aux autres. Et si l’on ne peut rendre
service ni à soi-même, ni aux autres, il ne reste plus
qu’à attendre passivement le verdict du temps, pour
être écrasé par la roue de l’histoire et disparaître à
jamais dans le néant.
Il n’y a donc pas de fleurs à se jeter ou de
feuilles de laurier à se tisser. En qualifiant le nègre
d’émotionnel, on a jeté le bébé avec l’eau du bain et on
Va endormi. Des années après, on se rend compte que,
loin de servir de socle pour l'épanouissement de nos
libertés individuelles et collectives, la négritude n’a
accouché que des monstres cornus, incapables de
promouvoir le bien-être de leurs concitoyens et
incapables d'innovation.
Sinon, comment expliquer cette prolifération de
dictateurs invétérés, de violeurs impénitents des droits
de l’homme et de détrousseurs incorrigibles du
Trésor Public? Oui, on connaît la chanson: les
nègres sont à la base de la civilisation des pharaons.
Les nègres sont ceci, les nègres sont cela. Et après?
Les peuples sont comme des individus. Quand un
homme ne vit plus que de faits passés, 1l est déjà un
homme mort |
Que l’on arrête une fois pour toute de faire l’âne
pour avoir l’avoine. Le nègre n’est pas émotionnel du
tout. Il n’a pas seulement la tête dure comme du
béton, mais il à aussi un cœur en pierre. Il est le
contraire même de l'émotion parce qu'il a, de tout
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temps, à travers l’excision par exemple, pratiqué le pire
des génocides émotionnels.
Djin Loury savait de quoi il parlait. Jeune, il
n'avait pas le droit de manger avec les adultes. Il
attendait longtemps après les aînés, quand il ne restait
plus qu’une petite boule dans la calebasse, pour se
voir offrir ce qui, ailleurs, était réservé aux chiens. Le
Bon Dieu est heureusement toujours bon. Il veille
aussi sur les vaches sans queue?. Avec toutes les salives
qui tombaient dans la calebasse, il n’était pas à labri
des maladies contagieuses. Pourtant, son père l’aimait
beaucoup. Mais c'était la seule condition à respecter
pour ne pas attirer la haine des voisins sur son fils.
Loury devait apprendre à réprimer toute convoitise, à
maîtriser la soif, à dompter la faim, sous peine de
disparaître à jamais.
La vie au village, plus qu’en ville, est une course
d’obstacles. Aucun faux pas n’est permis Non
seulement l'émotion est bannie, mais la liberté est
proscrite. Silence! ici, ce sont les vieux qui
gouvernent. Les patriarches se réservent le droit de
faire de bonnes récoltes, d’épouser les femmes les plus
belles. Si vous n’êtes pas de ce cercle restreint, et que
par hasard vous récoltez plus que les autres, vous et
les vôtres devenez la vermine à abattre.
Evitez la femme d’autrui comme s’il s'agissait
d’un serpent venimeux. Au besoin, fuyez la à vous
briser les jambes. Même dans la nuit la plus obscure,
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L’explication qu’on lui donnait était que le
nombre de places, dans la fonction publique, était
limité, à cause du Programme d’Ajustement Structurel.
En réalité, quiconque y regardait de plus près,
s’apercevrait très vite que certains étaient plus
«ajustés» que d’autres, avec parfois des effets pervers
inattendus.
En campagne, les vieux augmentaient outra-
geusement leur harem et en ville, les villas poussaient
comme des champignons. En ville comme en
campagne, les jeunes diplômés étaient des laissés pour
compté. D TON HE Pare
Sans argent et sans travail, que pouvait-il faire ?
Il ne lui restait que la bouche pour parler. Le seul
endroit où, en toute quiétude, 1l pensait parler sans
être inquiété, était le village. Il espérait ainsi se
réconcilier avec lui-même, en apportant des idées
nouvelles, au lieu d'abandonner les parents en pâture
aux ONG ou aux organismes internationaux qui, de
toute manière, ne sont pas innocents. Mais dans le
terroir, 1l en était averti par son oncle, il devait compter
avec des pratiques encore plus mesquines. Qu'il oublie
ces pratiques était encore pardonnable, mais qu’il
prétende qu’elles sont d’un autre âge risquait d’être
inacceptable pour les villageois.
Prenez le cas des salutations. Même en pleine
circulation, elles durent des fois une trentaine de
minutes : de quoi prendre un bain ou piquer un
somme ! Pour les Canardais, les salutations sont des
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salutations. Elles doivent prendre le temps qu’il faut. Il
n'est point question de les raccourcir pour gagner
quelques misérables minutes qui, dans tous les cas, ne
serviront à rien. Un homme pressé, après tout, n'est-il
pas aussi un homme mort ?
Dyin racontait que Pallaye était le fils du fils de
son grand-père, que ses vrais parents étaient décédés
alors qu'il étudiait en Europe ; et que, maintenant,
c'était lui qui était investi de lautorité parentale
puisque devenu, par la force des choses, le patriarche
de la famille.
Depuis son départ en Europe, Pallaye n’était
pas revenu au pays s’incliner sur la tombe de ceux qui
lont mis au monde. La population se demandait,
d’ailleurs, quels étaient les motifs de son retour en ce
moment précis Qui plus est, d’autres feignaient
d'ignorer ce qu’il était parti étudier.
Pour Pallaye, 1l faut aller de l'avant, prendre aux
traditions ce qu’elles ont de positif et prendre à la
modernité sa quintessence progressiste. Mais avant, 1l
faut établir un bilan, le bilan économique des vingt
années d’indépendance. C’est pourquoi, ce jour-là, il
voulait, une fois de plus, aller à la redécouverte de
cette ville qu’il avait quittée 1l y a si longtemps. À vrai
dire, cette bourgade ne méritait même pas le nom de
village sous d’autres cieux. Dans la plupart des
quartiers, 1l n’y avait ni téléphone, n1 eau, ni électricité.
Mais il n’osait jamais dire cette vérité. Les Canardais ne
lui auraient jamais pardonné cette offense. Ils
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l’appelaient «ville» et il fallait, s’il souhaitait y vivre en
paix, l’accepter comme telle !
Un jour, au hasard d’une conversation, Pallaye
s'était permis d'appeler ruelle ce que les Canardais
considéraient comme un boulevard. Depuis ce temps-
là, ces derniers ne parlaient plus que de sa bavure:
«Les gens qui reviennent d'Europe ont toujours la
langue trop longue. Ce sont des déracinés et des
vendus. Non seulement leur langue n’a pu être limée,
mais leurs yeux voient autrement. Ils se mêlent
toujours de ce qui ne les concerne pas ! »
Pallaye aurait dû prendre ces critiques très au
séreux. Il devait savoir qu’au Bec-de-Canard, on
pratique un jeu dangereux où il n’y a n1 carton jaune
ni catton rouge, mais où on procède par élimination
physique directe ! À tort ou à raison, les gens se
méfiaient de lui car, selon certains, 1l n’était pas
sensible aux réalités locales.
Vingt ans dans la vie d’un homme, ce n’est pas
vingt jours. En vingt ans, bien des choses peuvent
changer. Au Grand Canard, qu'est-ce qui avait donc
changé ? Il constata que les batiments coloniaux
étaient restés les mêmes, que les collines et les
montagnes ne s'étaient point déplacées. Non, tout était
là, au même endroit.
Cessant de marcher la tête haute et les yeux
tournés vers le firmament, 1l voulut regarder l’état des
routes. Il remarqua que depuis vingt ans, elles n’avaient
connu aucun entretien. S’approchant de plus près des
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vieux bâtiments coloniaux, il conclut que les bâtiments
étaient encore plus «ajustés» que les hommes.
Décidément, l’entretien n’était pas le point fort des
Canardais. Faute de réparations, les routes, Îles écoles,
les dispensaires, étaient dans un état de délabrement
inquiétant. Pourtant, la population semblait plus
nombreuse et plus nécessiteuse que jamais. Aussi
paradoxal que cela puisse paraître, les Canardais,
même dans la misère la plus noire, donnaient
l'apparence d’être heureux.
C’était un jour d’avril. Les mois d'avril, comme
vous le savez, passent et ne se ressemblent pas. Il y a
toujours quelque chose d’étrange qui se produit
quelque part. En effet, les populations ne com-
prennent pas pourquoi les épidémies, les trem-
blements de terre, la peste et bien d’autres calamités,
n’attendent que le mois d'avril pour s’abattre sur elles.
Il y a tellement d'accidents au mois d'avril que
certaines personnes croient que la canicule n’est pas
étrangère à ces malheurs. D’autres vont plus loin,
affirmant que la chaleur développe, dans le cerveau
humain, une forme de virus encore non identifié, et
que ce virus serait responsable des guerres et des
troubles sociaux. On ne peut d’emblée réfuter leurs
arguments. La santé physique et morale de l’homme
peut-elle résister à une chaleur de quarante degrés
Celsius à l'ombre ?
Pallaye marchait tout en ruminant sa colère lors
qu’il entendit des cris venant de loin. Jetant un coup
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d'œil dans la direction indiquée, 1l aperçut un
attroupement de badauds avec, au milieu, une
personne couchée à même le sol. Naturellement, il
s’approcha d’eux et se pencha à l’oreille du spectateur
le plus proche et demanda : « Qu’est ce qu'il a ? Il va
crever ! le pauvre ». L'homme, à qui 1l s’adressait, se
retourna lentement et le regarda avec dédain. Comme
il ne répondait pas, Pallaye décida de ne pas insister et
de s’en aller Malheureusement pour lui, c'était trop
tard : 1l eut à peine le temps de faire demi-tour qu’une
main puissante le frappa à la nuque. Il tomba,
évanoui. Des bras robustes le ramassèrent et le
ptojetèrent dans un camion stationné non loin de là,
qui l’évacua vers une destination inconnue. Personne
n’osa demander pourquoi cet étranger venait d’être
appréhendé par les forces de l’ordre !
Après le départ du camion, les gendarmes
disparurent à leur tour, empottant l’autre victime. Un
homme, en djellabia blanche, entra dans sa voiture et
démarra en trombe, sous les yeux étonnés des
spectateurs, se dirigeant vers la Résidence du sous-
préfet.
Les rires et les cris d’indignation se trans-
formèrent soudain en chuchotements, et puis en
silence. Chacun jetait des regards anxieux autour de
soi, pour s'assurer qu’il n’y avait pas, parmi eux, un
agent de la Sécurité. Quelques instants après, les gens
se dispersèrent, comme chassés par une main
invisible. À peine avaient-ils disparu derrière les cases
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qu'un camion de la gendarmerie, plein de soldats,
appatut et freina à l’endroit où, à peine à l'instant, on
entendait des rires aux éclats. Il n’y avait plus
personne. Le camion repartit avec sa cargaison. Le
départ du camion fit renaître la curiosité. Les villageois
se regroupèrent de nouveau pour se poser des
questions. Non loin de là, deux jeunes femmes
bavardaient entre elles.
«Ce sous-préfet», disait lune, «n’est pas sorti
des entrailles d’une femme ! »
- Tu as raison, répliqua l’autre. Un jour, sa mère
découvre un bouton sut son bras. Elle incise le
bouton, et voilà tout habillé l'enfant sous-préfet !
- Mais on dit qu’il adore les femmes.
- C’est bien la vérité.
- Vraiment ?
- Oui! je lai vu, de mes propres yeux, déguisé en
chasseur de nuit. Armé d’un gourdin et d’une lampe
torche, 1l s’était caché derrière un pan de mur. C'était
vers les vingt heures. Dès qu’il m’a vue passer, le beau
monsieur s’est débusqué pour murmurer quelques
paroles comme s’il avait peur. J’ai continué ma marche
comme si Je n'avais rien vu, rien entendu. Et voilà que
de l’autre côté du mur on commence à s’impatienter.
On désespère et on parle plus fort, plus distinctement.
En m’approchant, je découvre le gros poisson ! »
Loury racontait que les Canardaises, dans leurs
coquetteries, n’avaient rien à envier à leurs sœurs de
Kinshassa ou de Brazzaville. Mariées ou pas, elles se
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faisaient la guerre pour aller au moins une fois avec le
Commandant. M. Mazout rétribuait mal, ou pas du
tout, les services qu’elles lui rendaient. Mais l'argent et
les cadeaux étaient les cadets de leurs soucis. En allant
avec le sous-préfet, elles se voyaient sous-préfètes, au
moins pour cette nuit-là.
Pallaye reprit connaissance dans une salle
obscure de trois mètres de côté. Construite en briques
cuites, elle était sans fenêtre. La lumière s’infiltrait à
peine par un trou d’une vingtaine de centimètres de
diamètre, dans le toit.
Il avait mal partout: au cou, aux jambes, aux
côtes et au dos. On eût dit qu’il venait d’effectuer une
chute libre du toit d’une maison. Une odeur
nauséabonde se dégageait de partout et cela lui donna
une irrésistible envie de vomir Ouvrant plus
grandement les yeux, il découvrit qu’il n’était pas seul.
Etaient-ils vingt, trente ou quarante ? Il ne pouvait le
savoir.
Tout autour de lui, des excréments, à l’état
liquide, formaient une bouillie qui coulait jusque sous
ses pieds. À chaque minute, le niveau du liquide
montait, sous l'effet conjugué du sang, de la sueur et
des urines. Il ne portait plus qu’un caleçon. La chemise
et le pantalon, qu’il avait sur lui, avaient disparu, et ses
pièces d'identité avec. Sans pièces d’identité, il était
réduit au néant. On pouvait le faire disparaitre, sans
aucune trace, à tout jamais. Quand plus tard, les ADH4
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évidence, ce dernier avait perdu connaissance, car ses
yeux étaient fermés et sa respiration imperceptible.
Certains prisonniers, silencieux, le regardaient.
D’autres, plus habitués à ces tortures, riaient. Un
troisième groupe se permettait de narguer les soldats,
en leur réclamant de l’eau ! Devant la mort, certains
hommes, courageux, ont quand même la force morale
de braver le destin. Pourquoi seulement les autres et
pas lui? Non, Pallaye se ressaisit. Même s’il n’avait
plus le courage de vivre, il devait penser à ceux ou à
celles pour qui il était encore cher. Il ne devait, en
aucun cas, sacrifier ses frères et ses sœurs,
sur l’autel
de la résignation. Il ferma les yeux pour oublier la
couleur du liquide. Il en prit une bonne gotgée et avala
d’un trait. Il répéta le geste trois fois. À la quatrième
fois, le nouveau prisonnier déféqua de douleur juste
devant lui: Pallaye éclata en sanglots. Les larmes
chaudes, qui coulaient de ses yeux, étaient la mesure
réelle de l’idée qu’il aurait dû se faire du triste sort des
enfants abandonnés de la république.
Pallaye avait lu tant de récits et d’anecdotes sur
les prisons d'Afrique : le Camp Baïro*, les prisons
raciales d'Afrique du Sud, la célèbre prison coloniale
de Faya-Largeau, dans le Nord du Tchad et celle, non
moins célèbre, de Tcholliré au Nord Cameroun. Il
n’avait Jamais imaginé que ces récits relataient la vérité.
23
Chapitre II
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sants, s'étaient résignés à endurer la souffrance, pour
attendre le jour d’une hypothétique libération. Un jour
peut-être, les choses changeraient d’elles-mêmes : leur
Commandant ne serait plus Commandant, et dans un
élan de joie et de sursaut national, les nouveaux
dirigeants les libéreraient. Attitude parfois risquée car,
les prisons d’Afrique ne sont pas des sinécures. Les
dictatures démocratiques, religieuses ou juridico-poli-
cières, ont parfois la peau dure quand elles ne se
relaient pas les unes les autres. Aussi, bon nombre de
prisonniers, dont 1l ne restait plus que la peau sur les
os, fêtaient-ils, sans Jugement et sans état d’âme, leur
vingtième année en prison.
Il y avait enfin ceux qui mijotaient une
révolution. Bonne chance aux futurs révolutionnaires !
Comme d’habitude, ils scanderont le slogan : « Tout
pour le peuple, rien que pour le peuple !» Des années
après, le peuple s’apercevra, s’il existe encore un
peuple, qu'il a été roulé dans la farine, et que ceux,
qu’il avait pris pour des révolutionnaires, n'étaient, en
fait, que des bandits de grands chemins, des escrocs.
Le peuple mourant de faim et de soif se
rappellera, que les changements politiques violents
s’accompagnent souvent d’effusion de sang
d’innocents, et que les révolutions n’ont jamais été
une ballade de santé. Il y a toujours des aigris qui en
profitent pour régler leur compte aux autres, pour
piller les maisons de leurs voisins, et pour confisquer
le pouvoir !
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Mais pourquoi ne pas se permettre de rêvet,
même dans le train de l’enfer, sachant d’avance que les
prisons d'Afrique ne sont pas la Bastille ? La Bastille
avait été le point de départ d’une révolution planétaire.
Pour peu que le peuple soit éclairé et déterminé, les
révolutions naissent et mürissent à la faveur des
séquestrations. Car l’homme, conscient de sa grandeur
et de sa liberté, se révolte quand il en est vraiment
privé. Malheureusement, la Révolution française n’est
pas transposable dans un continent conquis par des
fantômes. Il à beau pleuvoir, si le grain du change-
ment tombe sur un rocher, il ne poussera jamais.
Une prise de conscience est-elle encore
possible? Car les tortionnaires, ou plutôt les conduc-
teurs du train, s’appliquent d’abord, avec une minutie
diabolique, à détruire toute identité. Sans identité, la
personne n'existe juridiquement plus. Devenu
anonyme, on démolit ensuite sa personnalité, par la
faim, la soif et d’autres pratiques dégradantes. Enfin,
on se débarrasse du reste du corps comme d’un déchet
répugnant et embarrassant.
Quant à lui, Pallaye, n’eût été la bonne bière
qu’il avait avalée avant sa mise au frais, et sa ration de
crotte, il n’en aurait plus eu pour longtemps. Il n’avait
pas la carrure de ceux-là qui endurent la souffrance et
finissent par y prendre goût. Il se sentait plus proche
de ceux qui meurent dans une action qui donne un
sens à leur vie. C’est pourquoi, pensait-il, il pattici-
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perait volontiers à une insurrection qui pourrait
conduire à la libération de la ville.
Des questions déferlaient
dans sa tête. Alors
qu'ailleurs, on en est à la navigation sur les béulevards
de linformation, les enfants de la république bec-
quoise arpentent le chemin de Golgotha, pour être
crucifiés au nom des libertés fondamentales. Que les
innovations cessent faute d’innovateurs, n’a rien de
surprenant. Les enfants de la république n’ont pas la
carrure de Jésus de Nazareth !
Au départ, 1l n’existe pas un peuple plus doué ou
plus nanti qu’un autre, ou un pays plus développé et
plus riche qu’un autre. Au rendez-vous de l’histoire et
du développement, ce qui compte, n'est-ce pas le
point d’arrivée ? Mais comment voulez-vous qu’un
train, comme le train de Bamako, qui n’a pas d’heure
de départ fixe, puisse d’avance savoir l'heure et le
point d’arrivée ? Regardez les enfants d'Israël. Eux au
moins ne sont pas des cocus de lhistoire. Ils ont
transformé un désert aride en jardin d’Eden, et un
peuple nomade en un peuple de savants et de soldats
redoutables.
Où sont donc passés nos médecins, nos ingé-
nieurs, nos économistes et nos juristes malgré
l'existence des mines à ciel ouvert ? Ils jouent, diriez-
vous, aux Don Quichotte des temps modernes, en
manipulant, comme des épées, des bouteilles de bière
avec dextérité. Survivants miraculés d’un génocide
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sournois, ils n’ont pas encore l’agréable surprise de se
retrouvet dans la marmite du destin.
Pallaye regarda de plus près le visage du
nouveau venu. L’homme commençait à respirer peu à
peu. Ouvrant finalement les yeux, 1l sursauta, comme
s’il avait été électrocuté : « Que se passe-t-il ? »
demanda-t-il, «où suis-je ? »
- Nous sommes en prison, lui répondit Pallaye.
- Nous sommes arrêtés ? Et pourquoi donc ?
- Parce que, dit un autre prisonnier, tu n’es qu’un
asticot. Il te faut savourer le goût amer de la crotte et
respirer le doux parfum du linceul. »
Un silence de mort tomba dans la cellule.
Chacun méditait sur son sort. Comme la nuit les
envahissait déjà, et que, depuis des jours, certains
détenus n’avaient pas mangé, l’un d’eux attrapa au
hasard deux ou trois cafards qu’il croqua et avala.
« C’est bon comme du caviar, commenta-t-il. »
- Du vrai ? demanda un autre qui l’imita
- Non, c’est comme des crevettes », dit un autre
Et, ce fut la «ruée vers l’or ».
Quand les bestioles comprirent leur sort et
finirent par prendre la poudre d’escampette, ce fut au
tour des autres insectes de passer sous la dent. Les
multinationales mangent les Etats, les Etats mangent
les citoyens, les citoyens mangent les cafards ! Que
feront les citoyens quand il n’y aura plus de cafards
pour amuser leurs molaires ?
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Chez le vieux Djin, il y avait un branle-bas
général. Dès que la famille apprit la nouvelle, enfants,
femmes et cousins s'étaient mis à pleurer à gorge
déployée, comme d’habitude. Ils eurent même, sur
contrat, le renfort des spécialistes en pleurs, capables
de remplir un seau avec des larmes en un temps
record. Mais très vite, quand ils comprirent que les
pleurs desservaient leurs intérêts, les sanglots s’estom-
pèrent. Il ne fallait pas attirer l’attention des agents de
renseignement si la famille voulait garder l'espoir de
revoit Pallaye vivant.
Dans la prison, l'atmosphère était tout autre.
Après ce repas croustillant auquel Pallaye venait de
prendre part, chacun avait repris un peu de force. Et
comme, après chaque repas, 1l faut raconter sa petite
histoire, ce fut lui qui entonna, le premier, la chan-
son : «Le Christ», commença-t-1l, «a dit d’aimer son
prochain comme soi-même ! Quel crime avons-nous
commis pour manger le fruit amer de la haine ? Toi
par exemple, qu’as-tu fait?» demanda Pallaye au
doyen.
- J'ai commis le péché de la chèvre, dit le doyen, en
broutant là où j'étais attaché. À titre pédagogique, j'ai
droit à vingt ans d'emprisonnement ferme.
- ça tapprendra, ironisa Pallaye, de ne pas aller
chercher les herbes plus loin. Et toi? demanda Pal-
laye au plus jeune.
- Je ne m'étais pas levé au passage du Commandant. »
29
Un troisième admit qu’il avait été surpris en train de
lire un journal interdit. L’un après l’autre, chacun
raconta ses déboires. Il n’y avait ni criminel, ni voleur,
ni opposant. Ils étaient tous des citoyens sans défense.
Le nouveau venu, qui s’appelait Tchary, ne fut
pas en reste : « Il a tué ma femme, c’est un assassin. Il
a tué ma femme, répéta-t-il».
« Il» était, bien entendu, mis pour le Comman-
dant.
« Mais il n’en a pas le droit », objecta Pallaye
- Droite! tu parles de droite? Il n’y a ni droite ni
gauche ici », rétorquèrent les prisonniers.
- C’est un tyran, un dictateur sanguinaire, votre
Commandant ! »
Oui, un tyran, se dit intérieurement Pallaye,
comme s’il n’était pas convaincu de ce qu’il venait de
dire à haute voix, se rappelant, comme si cela avait
ouvert une plaie dans son âme, la potion nauséabonde
qu’il venait d’avaler.
« N’a-t-1l pas peur de l'opinion? En Europe et
ailleurs, les hommes politiques sont périodiquement
soumis au verdict des urnes, aux élections. Il y a la
démocratie là-bas !
- Elections, démocratie ? Nous, nous sommes plus
avancés que vous autres |» plaisanta le doyen. « On
parle de vote à mains armées et d’élimination directe
par tous les moyens! Si tu veux nous ramener en
arrière, tu finiras par sortir d’ici les pieds devant ! »
Pallaye soupira profondément.
30
« Tu appelles cela suicide ? » reprit-1. «Tu me
crois devenu fou ! N'est-ce pas toi le véritable fou?
Toi qui t'enfermes dans ton petit Canard et crois que
le monde est fait à son image ! Ici les libertés les plus
élémentaires ne sont pas respectées. »
- Tu ne comprends donc pas qu’élections, démocratie
et liberté ne sont que des mots si on les enlève de leur
contexte ?» martela le doyen. « Dans le contexte où
nous vivons, nous parlons de démocratie consen-
suelle. Nous avons notre démocratie, comme les
Américains et les Russes ont la leur.
- Pourquoi n’appelez-vous pas un chat par son nom ?
Il s’agit de la dictature ! Quand il n’y a qu’une seule
personne qui décide, qui parle et qui répond lui-même,
il ne peut y avoir que consensus. Cela semble évident.
Alors, si vous continuez à vous en accommoder si
allègrement, si la soumission est pour vous une forme
de vie, alors attendez-vous au pire ! »
Les prisonniers se regardèrent les uns les autres
en silence.
« Le pire, releva encore le doyen, nous lavons
déjà vécu et vous parlez encore d’un autre ? Quelle
prophétie de malheur !
- Non, il ne s’agit pas d’une prophétie. Nous sommes
embarqués dans le train de la mort. Si nous ne sortons
pas d’ici aujourd’hui, nous finirons par sortir les pieds
devant, comme vous dites. Si vous êtes candidats pour
l'enfer, moi, je n’ai pas encore d’enfants. Je veux vivre
encore quelques années de plus.
31
- Voilà qu’il croit que nous voulons finir nos jours en
prison |
- Oui, vous êtes comme certains enfants, qui ont peur
d'atteindre leur vingt et un ans. Vous redoutez votre
liberté comme des chiens qui ne peuvent vivre sans
leur maître. Il ne fallait pas accepter de naître !
- Personne n’a jamais choisi de naître ou de ne pas
naître. Personne non plus n’a choisi son père ou sa
mère ou le lieu de sa naissance.
- Mais une fois né, on grandit. On atteint ses vingt et
un ans |
Il faut partir vers le lieu de son choix. C’est vous
qui vouliez que l'indépendance vous soit servie sur un
plateau d’argent. Et vous êtes surpris, qu’à la place du
caviar, on vous serve du cafard et de la crotte.
- Ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on donne, mais
la manière de donner !
- Mais la manière de donner dépend de la personne à
qui l’on donne. On vous à pris pour des asticots, on
vous à servi gentiment un banquet de merde.
L'essentiel, c’est-à-dire la monnaie, la communication,
l’espace aérien, le sous-sol et la simple liberté, qui ne
s’achète pas, vous ne l’avez pas. En somme, vous êtes
indépendants dans une bouteille fermée. Si vous
arrivez à comprendre, c’est que, décidément vous êtes
des bons élèves, des enfants surdoués. Vous prenez
vingt ans pour comprendre que vous êtes enfermés
dans une cage, où vous avez pour tout repas des
cafards et de la crotte ! »
32
Afin de convaincre ses interlocuteurs, Pallaye se
permit de faire une excursion dans les musées de ses
souvenirs. Il y puisa une anecdote de son enfance
même si, en d’autres circonstances, cela’ pouvait
paraître puéril C'était le prix à payer pour la
manifestation de la vérité et pour user de la vertu de la
pédagogie par l'exemple.
« Petit», raconta-il, «javais pris l’habitude
d'observer ce que faisaient les autres enfants de mon
âge : un garçon se hissait sur le tronc d’un arbre et
ordonnait à sa femme : « Ma poule ! la barbe me
démange !» La poule en question courait aussi vite
qu’elle pouvait, allait chercher une eau imaginaire dont
elle mouillait le menton de son simulacre de mari. Puis,
s’agenouillant humblement devant son époux, elle
imitait les gestes d’une femme rasant une barbe
touffue.
À son tout, la femme l’interpellait : « Mon petit
truc, mon cher petit truc, mon taureau au petit truc, il
manque tout à la maison. Il n’y a plus rien à manger.
Ou tu te grouilles ou je m’en vais. »
Pour en avoir le cœur net, le mari en question
mettait toute la maison sens dessus dessous. Quand il
se rendait compte que sa folle de femme avait
réellement tout dilapidé, 1l se mettait dans une colère
noire et pourchassait la malheureuse avec un long
baton.
- Je vois où tu veux en venin», se permit d’interrompre
le plus jeune prisonnier. « Le vrai mariage, personne
33
n’en veut, surtout quand la femme n’a pas, dès le
départ, reçu une bonne éducation. Pris dans le cercle
vicieux des coups bas et des vengeances, le mariage
n’est que le jeu de la mort ; et la vie, que l’on imaginait
toute rose, prend soudain une teinte de braise et le
monde devient rouge comme l’étincelle. »
- Bravo ! Mais d’après vous, tout dépend, non pas de la
femme que l’on vous donne mais de la manière de la
donner.
- Tout dépend aussi, rectifia le doyen, de la personne
à qui on donne. La femme peut recevoir la meilleure
éducation du monde. Mais si son époux s’y prend mal
dès les premiers jouts, le mariage échouera. »
Plusieurs têtes valant toujours mieux qu’une, la
lumière avait fini par jaillir. La souffrance, dit-on, est
le neveu de la sagesse. Elle à ceci d’étonnant, qu’elle
vous rend le bon sens si elle ne vous transforme pas
en révolutionnaire irrécupérable. Qui d’autre qu’un
asticot repenti pouvait mieux confirmer cet état des
choses ? En quelques jours, Pallaye était devenu un
grand pédagogue, comme son oncle.
L'indépendance, c'était le beau temps de
l'enfance et le beau temps de la vie. C'était le jeu de
innocence avec la flamme! Une flamme dont la
splendeur, si l’on n’y prend garde, attire de loin, mais
brüle dès qu’on la touche.
Mais le doyen, dont l’état était devenu une
deuxième nature, était loin d’être convaincu.
Naturellement, 1l revint à la charge : « Borgne parmi
34
les aveugles, dit-1, le Commandant était chargé de
nous indiquer le bon chemin. »
- Il était chargé par qui ? Les borgnes n’ont qu’à rester
où ils sont mais 1ls ne sont pas innocents, mes amis.
En laissant le champ libre à vos dirigeants, vous avez
manqué le train de la liberté et nous sommes devenus
les damnés de l’histoire.
- Les voyants qui viennent de loin n’ont qu’à se tenir
tranquilles, eux aussi, s’insurgea le doyen. Il ne doit y
avoit qu’un seul capitaine dans le bateau. Les autres, de
gré ou de force, sont condamnés au silence ou à se
faire crever les yeux. Les plus forts dominent les plus
faibles.
- La soumission n’est pas une fatalité. Ensemble, vous
êtes plus forts que le Commandant, pour peu que vous
vous unissiez, que vous vous ofrganisiez et que vous
réclamiez vos droits. C’est pour cela que certains
peuples sont plus libres que d’autres.
Ce qui vous manquait peut-être, c'était les
voyages d’études à l’étranger. L’Occident est et sera
toujours le fer de lance de la liberté, des idées et des
changements, même si, paradoxalement, les commu-
nistes les plus radicaux sont formés à l'Ouest et le
capitalisme le plus abject, le capitalisme d’Etat, est
inventé à l’Est. Rien ne peut remplacer l’immersion.
Malheureusement, pour mieux étouffer toute velléité
d'imitation, il y a un complot universel ourdi par les
chancelleries qui n’octroient plus de bourses d’études
qu’aux familles proches du pouvoir.
35
Mais, après toutes ces discussions, j'espère que
vous avez compris ! Les bonnes intentions, dit-on,
pavent les chemins de l'enfer. Le Commandant, vous
en donne un exemple éclatant, lui en qui vous aviez
naïvement placé votre confiance, et qui a transformé
le système à son profit. Etes-vous surpris que ce
système ait accouché d’un monstre? Qui n’a pas
profité d’une situation pour vivre aux dépens de son
semblable ? En l’absence de garde-fous, les hommes
deviennent des cannibales, au sens propre comme au
sens figuré.
Ce n’est pas une loi divine si le riche devient de
plus en plus riche, et le pauvre, de plus en plus pauvre.
Dieu n’a dit nulle part que la femme soit heureuse de
servir d’esclave sexuel au foyer et qu’elle finisse
prématurément par avoir les seins en pendules. Ce
n’est non plus Lui qui a precrit que l’ouvrier fasse des
heures supplémentaires et que son «cul» soit toujours
cousu de dettes. L’instituteur ne pourra jamais
scolariser ses multiples rejetons, et le cordonnier
portera toujours des chaussures poutries. Qu’à cela ne
tienne |!La pauvreté n’est pas une fatalité.
Chaque jour, sur les antennes de Radio France
Internationale, on entend les jérémiades d’un président
qui réclame lexception culturelle et le droit à la
diversité. Un président qui se lamente est la preuve
qu’un peuple peut résister au génocide culturel.
- Mais n'est-ce pas trop tard?» demanda le doyen.
« On dit que le nouvel ordre du monde va jusqu’à
36
modifier notre structure biologique, pour mieux nous
asservir. Nos parents nous appellent des enfants
«nivaquines», c’est-à-dire, des enfants génétiquement
modifiés. Que reste-t-il encore à sauver de la maison
biologique ?
- Si lon s’y résigne », répondit Pallaye, «on finira par
se régaler de la chair de son voisin, le plus amicale-
ment possible comme nous faisons avec les cafards.
Car, ce cannibalisme international existe et il a ses
règles, subtiles et amicales, elles aussi. La cuisson est
lente et minutieuse. Les victimes en sentent à peine la
douleur. Et quand elles s’aperçoivent qu’elles sont
dans une marmite, assaisonnées d’huile et de sel, c’est
que leur cause est déjà entendue. Que ce soit au niveau
intetnatioral, national ou familial, la marmite de
l’histoire fait son œuvre.
- Mais que faire? Car pour nous autres Canardais et
partout ailleurs, les gouvernants sont devenus des
cache-sexe que les populations préfèrent garder que de
les exposer à la face du monde.
- Vous avez honte de vous-même, je le sais. Mais en
ayant honte de vous-mêmes, vous devenez prisonniers
non pas du Commandant mais de vous-mêmes. Votre
bagne est dans le subconscient, enfoui dans le plus
profond de vos tripes. Que vous l’acceptiez ou non,
cet homme a été façonné par vous ! Quel que soit le
génie d’un homme, il est le produit de l'environnement
humain. Il faut, dit-on souvent, rendre à César ce qui
est à César. Il faut également rendre César au peuple
37
romain, Napoléon au peuple français et le Tsar au
peuple russe. Sans cette peur que vous avez à prendre
à bras le corps vos destins, il n’y aurait même pas eu
l'ombre de votre Commandant, et des générations
entières auraient été sauvées.
Un jour viendra, j'en suis certain, où vous
découvtirez que le cache-sexe sale est cancérigène. Ce
jour-là, il faudra choisir entre le cancer et la vie, entre
l'existence et le néant. »
Des plus petits aux plus grands, les becquois
savaient réciter par cœur les vicissitudes de la montée
fulgurante de leur Commandant.
M. Mazouté fut nommé en mil neuf cent
soixante. En ce temps-là, les colons désignaient eux-
mêmes ceux qui devaient prendre leur place après les
indépendances. Ils se souciaient très peu du niveau
d'instruction des candidats, pour ne pas dire qu’ils
s’en méfiaient. Ils voyaient dans les intellectuels, non
seulement des contestataires potentiels, mais surtout
des révolutionnaires de demain. C’est pourquoi, les
intellectuels étaient écartés, autant que possible, pour
laisser la place à ceux qu'ils croyaient acquis à leur
cause. Parmi les candidats, figuraient, en bonne place,
les cuisiniers et les anciens combattants. Ces derniers
faisaient tout pour gagner l’estime du colon. Ils
obéissaient à tous les ordres et esquissaient des garde-
à-vous à la moindre occasion. Les garde-à-vous,
comme le bon vin, plaisaient beaucoup aux colons.
39
gouverneur à Brazzaville, Whisky confia Mazout au
Préfet Charles Ricard. Jules Cognac était alors
Commandant de la gendarmerie et Auguste
Champagne, Président de la cour de dernière instance.
M. Mazout gagna peu à peu la confiance des
colons, à force de soumission et de compromissions.
Quand sonnèrent les cloches de lindépendance, et
qu’il fallait nommer un sous-préfet indigène, ils firent
naturellement appel à lui. Il devint alors le tout
premier Commandant noir de la ville !
Le jour de sa nomination, la joie de Mazout
était très grande, si grande qu'il avait cru utile
d'organiser une grande réception, à laquelle furent
conviés les dignitaires de la ville. La population avait
été invitée, elle aussi, mais fut reçue de l’autre côté des
fils barbelés. C’était déjà une innovation ! Au rythme
de mille tam-tams endiablés, les becquois dansèrent
toute la nuit, sous la mélodie envoûtante des voies
dorées de la ville. Mais au-delà de cette euphorie
indépendance signifiait pour eux la fin des corvées, le
retout à la tradition et la soumission inconditionnelle
des femmes.
Pour le Commandant, l’indépendance avait une
autre signification. Désormais, lui Mazout, fils d’un
paysan obscur, prenait la place des blancs à la tête
d’une unité administrative. Il accédait ainsi à un poste
qu'il convoitait depuis des années, et pour lequel il
avait consacré toute sa vie! Dès le lendemain, il se
hissa haut sur le fauteuil que la veille encore, il n’avait
40
pas le droit d'approcher. De cette tour d’ivoire, il
commença à donner des ordres à cent lieues à la
ronde.
Les premières semaines de son administration
furent malheureusement jalonnées d’obstacles qui
mirent notre Commandant à rude épreuve. Il avait
fallu, par exemple, lire une allocution en réponse au
discours d’un haut fonctionnaire, délégué par la
capitale, pour présider la cérémonie de son instal-
lation. Mazout avait passé des nuits blanches sans être
inspiré vraiment. D'ailleurs, comment pouvait-il l’être ?
Les colons, disait le doyen, écrivaient leurs discours
enfermés chez eux et nus. Le Commandant se cloîtra
dans son bureau. Les colons se faisaient épauler par
des génies. Et des génies, le Commandant n’en avait
point. Il avait plutôt des manies. Les manies des
secrétaires incompétents et tricheurs. C’est de ces
manies là qu’usa finalement Mazout. Il copia mot pour
mot un ancien discours, qu’il avait trouvé dans le tiroir
et le lut sans omettre ni points, ni virgules. C’était-là
son premier crime, que les jeunes becquois ne lui
pardonnèrent guère et cela lui valut le surnom de
« Monsieur Virgule». Par la suite, dès qu’il entamait les
« Messieurs, Mesdames » les jeunes continuaient le
reste de la chanson: «Chers administrés, virgule,
comme vous le savez, virgule... » Cela irritait beaucoup
le Commandant. À tel point qu’il s’en prit violemment
à toute la jeunesse becquoise. Il instaura des contrôles
partout : dans les écoles, au marché et sur les routes.
41
Prenant arrêté sur arrêté, 1l finit par arrêter toutes les
activités. Les soirées dansantes et les veillées
chantantes n’avaient plus droit de cité. Dès que la nuit
tombait, le silence tombait aussi Le nombre de
gendarmes, qui veillaient au respect de ses ordres,
grimpa. Dans un premier temps, personne n’avait
remarqué que leur nombre avait augmenté. Ensuite,
par endroits, ils étaient souvent deux, trois et les
becquois finirent pat avoir l'impression que les
gendarmes étaient plus nombreux que les habitants de
la ville.
Or, sans être superstitieux, toute abondance est
bonne, sauf celle des soldats. Partout où ils vont, ils
sement la désolation et les grincements de dents.
Imaginez des hommes bien portants, nourris, habillés,
blanchis et logés par l'Etat, qui usent de la générosité
des gouvernants, pour opprimer les paisibles citoyens
et qui, sur leur passage, s’accaparent impunément tout
ce qui porte une robe. Certes, 1l y a des exceptions à la
règle. Des soldats respectables et respectés, 1l y en a
beaucoup. Mais dans leur immense majorité, les
hommes en tenue ont la détestable habitude de
devenir des violeurs patentés du contribuable qu'ils
devraient plutôt protéger.
Mais que voulez-vous qu'ils fassent ? Après
tout, ce ne sont que des soldats. C'est-à-dire des
hommes sensibles comme les autres. Ce sont leurs
majestés et leurs excellences qui voient des troubles et
des guerres partout, même quand la paix est là,
42
indiscutablement la. Mais c’est vrai qu’une guerre se
prépare quelque part dans l'univers. La guerre des
étoiles par exemple. Une guerre est toujours certaine
comme il est toujouts certain qu'après le jour, vient la
nuit.
La paix et la guerre ne sont que des créations de
l’homme politique. Il y trouve sa raison d’être. Il a
raison, lui aussi. S'il gouverne mal, comme il arrive
souvent, ses administrés chercheront à se débarrasser
de lui. Il a donc intérêt à voir la guerre où il y a la paix,
et à recruter sans cesse des soldats.
C’est pourquoi, en temps de paix, comme en
temps de guerre, 1l n’y a jamais de bons soldats. Quand
un soldat est bon, 1l n’est bon que pour l’enfer. Et celui
qui, le premier, a eu l’idée de créer une armée doit être
inculpé de crime contre l’humanité |
À propos de la guerre, peu de personnes y
pensaient au Grand Canard, même quand des bruits
de bottes, lointains et persistants, leur parvenaient.
Leurs préoccupations étaient ailleurs. Les populations
avaient surtout peur de voir le sous-préfet et d’être
vues en train de voir le sous-préfet. La peur était
devenue un véritable fléau social, semblable à une
épidémie. Contre certaines épidémies, on peut encore
trouver un sérum, mieux, un vaccin. Contre la peur, il
n’y a que la peur d’avoir peur. Mais au Canard, avoir
peur ou ne pas avoir peur avaient les mêmes résultats.
Quand vous aviez peur, on vous soupçonnait d’avoir
une conscience coupable. Quand vous n’aviez pas
43
peut, on vous prenait pour un subvetsif. Ainsi, tous
les jeunes avaient fini par plier la queue entre les
jambes, comme des chiens égarés.
Du côté des adultes, la vie n’était pas rose non
plus. Non pas que la famine, la prostitution et les
maladies menaçaient leurs familles de désintégration,
mais ils étaient aussi rongés par la fatalité, la
superstition et l’indigence.
Jour après jour, semaine après semaine, mois
après mois, année après année, 1l se passait toujours
quelque chose. Le Commandant ou la nature leur
enlevait quelque chose mais ne leur apportait jamais
rien. Les Canardais avaient le sentiment-d’ailleurs non
injustifié-qu'ils n’étaient plus que des marionnettes
téléguidées et manipulées à travers les mille et un fils
de l'administration. Certains en vinrent à croire que la
dépendance était préférable à lindépendance ! Les
colons les flattaient avec du sucre et des boissons. Le
sous-préfet les accueillait avec des bâtons. Le coton
était vendu à un prix dérisoire. Un kilogramme de
coton ne valait guère plus d’une poignée de sel. Mais,
cela faisait quand même moins mal que les coups de
bâtons ou la prison.
«Un jour, dit Pallaye, vous pouvez en être
certains, le sexe et la cache-sexe sauteront ensemble, et
seront réduits en cendre. Vous pouvez encore vous
estimer heureux que la guerre n’ait pas encore éclaté
ici.
- La guerre ne saurait tarder, se hâta de répondre un
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autre prisonnier. Toutes les conditions sont réunies,
comme à Néma, d’où je suis venu».
Comme :il était tard dans la nuit, Pallaye fit
semblant de dormir. Un bruit venant de la porte le
réveilla. C'était un gendarme qui ouvrait la porte. Tous
les prisonniers avaient très peur, sachant qu’une visite
à pareille heure n’augurait rien de bon. Elle se
terminait toujouts par des séparations douloureuses.
En effet, certains prisonniers, choisis sur le volet,
étaient soit conduits dans une autre prison aux condi-
tions plus difficiles, soit mis dans un sac et jetés dans
un cours d’eau, soit tout simplement exécutés sur
place. C’est pourquoi, chacun cachait son visage pour
ne pas être du lot. Quand le gendarme prononça le
nom de Pallaye, les autres poussèrent un profond
soupir de soulagement.
Le malheureux regarda les autres, comme s’il
voulait leur dire adieu et se fit tirer hots de la cellule
pat la force, le canon d’un fusil pointé sur la tempe.
En réalité, Pallaye n’avait plus peur. De toutes
les façons, il fallait partir où périr, puisqu'il n’y avait
plus de cafards dans la cellule. Le gendarme lui banda
les yeux et le fit monter dans un véhicule. Après avoir
roulé une heure, on le fit descendre et on le libéra, en
lui ordonnant de jurer qu'il ne dirait jamais rien à
personne de tout ce qu’il avait vécu.
Il jura par tous les cieux qu’il gardera la bouche
cousue, les yeux fermés et les oreilles bouchées.
45
Chapitre III
46
de la gâchette le fit frémir jusque dans la moelle. Une
forte convulsion le secoua et il ferma encore les yeux.
Quand :1l rouvrit les yeux, les assaillants avaient
disparu. -
Il prit la résolution de ne plus se coucher et de
ne plus fermer les yeux. « Venez ici, sales diables, cria-
t-l, je vous briserai le crâne avec cette pierre.» En
effet, 1l avait une grosse pierre dans la main droite. Les
jambes en bataille comme un chasseur de rat, les yeux
rougis et grands ouverts, la lèvre inférieure repliée, il
était prêt à catapulter sa pierre sur tout éventuel
assaillant.
Il n’était plus question de rentrer à la maison, ni
de se taire comme 1l l’avait promis à ses tortionnaires.
Tant qu’il n’aura pas découvert toute la vérité sur ce
prisonnier appelé Tchary, 1l avait le pressentiment que
sa vie perdra son sens. Quel qu’en soit le prix, 1l va
poursuivre ses recherches, pour mettre à jour cette
vérité et il dénoncera, par tous les moyens, les
pratiques barbares dont ses concitoyens sont
victimes. La Bible dit : « Cherchez, vous trouverez et
frappez, l’on vous ouvrira.» Il commença par
conséquent, à poser des questions à chaque passant
qu’il rencontrait. Ses efforts ne furent pas vains. En
faisant du porte à porte, il finit par aborder une vieille
femme. Elle lui indiqua une montagne distante de
plusieurs centaines de mètres, où quelques personnes
étaient déjà rassemblées. En quelques minutes, Pallaye
se retrouva sur les rochers.
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C’est alors qu’il fit la découverte la plus
merveilleuse de sa vie. Tout autour de lui, sur de
grands roches plats, d'innombrables images étaient
peintes en rouge vermillon et rouge écarlate. Grande
fut l'émotion de Pallaye quand il parvint à identifier la
présence d’une femme sur toutes les images.
Ce n’était pas une scène de strip-tease/, telle
qu’on le voit dans les capitales les plus huppées. Le
strip-tease n'intéresse que des malades mentaux de
Broadway ou de la Quatorzième Avenue. Quel plaisir
un homme normal peut-il éprouver à exposer son
toutouë ou à regarder le toutou des autres ? La nudité
d’un homme n’a rien de nouveau. Depuis l’aube des
temps, nos corps sont toujours restés exposés aux
intempéries. Pour peu que l’on ait les yeux d’un artiste,
et que l’on sache regarder, lon s’apercevra que les
hommes sont, au marché comme dans les bureaux,
aussi nus que le bébé qui vient de naître.
Ce n’était pas aussi la danse du ventre que l’on
rencontre dans les gargotes du Caire. Il faut
admettre qu’il n’y a pas que les Cairotes qui perdent la
tête devant une hanche qui tourne et qui virevolte
comme une toupie.
C'était encore moins les scènes sordides du bois
de Vincennes ou des boutiques à sexe des quartiers
mal famés de Paris. Non, c’était plus émouvant et plus
riche en couleur que tout cela.
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bonne chair telle qu’adorent les gorgui” du Sénégal et
de Mauritanie. En effet, ceux qui veulent une présence
entre les doigts ne peuvent être déçus par les deux
massifs en perpétuel mouvement, dansant au rythme
d’un tam-tam caché. Plus bas, collé au sol, étaient
deux petits pieds qui se terminaient par des orteils
égaux. Comme si, ce jour-là, se réveillant d’une longue
sieste, et croyant avoir oublié qu’il lui avait déjà
fabriqué des orteils minuscules, Dieu les lui trancha
d’un coup de coupe-coupe pour les rendre encore plus
couts.
Pallaye fut si ému à la vue de la nymphe qu’il ne
résista pas à la tentation de l’immortaliser :
Beauté, beauté sublime,
Il te faut des hymnes,
Un hymne pour ta tête,
Un hymne pour tes joues,
Un hymne pour ton cou,
Un autre pour ton torse,
Beauté, beauté sublime,
Il te faut un hymne,
En tout et pour tout,
Mais surtout pour ton nez,
Ta bouche, tes seins pointus,
Il t'en faut encore
Pour tes jambes légères
Qui marchent telles les pattes
D'une oie qui s’envole
SI
Depuis des siècles, les hommes ont toujours
écrit dans ce cahier de deux pages dont disposent les
femmes. Des rois puissants ont été défaits et des
empires se sont effondrés à cause du sexe dit faible.
Robespierre, le plus sanguinaire des révolutionnaires
français, fut livré et guillotiné à cause du courage d’un
homme qui aimait sa femme. Vos enfants et vos petits-
enfants continueront à tripatouiller dans ce cahier. Eux
aussi, comme l’homme de Gonoa!!, seront éreintés par
cette littérature monotone et laisseront leur toutou
pendre à l'air hbre parce qu’ils n’en pourront plus.
Traitez-les de ce que vous voulez : d’incultes, de
primitifs ou d’analphabètes comme vous voulez. Vous
pouvez même leur dire, qu'avec l’avènement du SIDA,
la mort est désormais montée sur le lit. Qu'importe !
Ils vous écouteront d’une oreille et le message aura
disparu avant d’atteindre le cerveau.
Pauvres Canardais ! Comment peut-on
comprendre que des humains soient aussi insensibles
que des fossiles ? S'ils cessaient de voir le sexe
partout, eux aussi pouvaient prendre des altitudes et
rêver comme les autres peuples.
Mais si l’on ne peut soulever la montagne, il ne
reste qu’à la contourner. Qu'ils retiennent au moins la
leçon de l’homme de Gonoa : la beauté charnelle n’est
jamais une beauté heureuse. Les hommes sont tous
semblables.
53
soumis aux lois de lesptit et aux lois de la chair, aux
prérogatives sociales et à l’exigence du Moi. Il craignait
de mal interpréter les images qu'il venait de voir, de
mal faire son devoir. Pallaye savait qu’il pouvait être
qualifié de tout, sauf de paléontologue des
sentiments perdus ou d’excavateur des épopées
romantiques enterrées. Mais comment pourrait-il se
faire de vieux os, avec une conscience tranquille, sans
dire ce que la providence à placé sous ses pas ?
On ne peut pas, se disait-il, réduire Phomme au
silence comme le prétend le Commandant. Il est
préférable de l’inciter à bavarder pour connaître son
for intérieur. Contraint à dire «rien vu, rien entendu »,
l’homme devient un redoutable ennemi de la société.
Les hommes, qui prennent conscience de leur
existence, ont un tribunal intérieur plus exigeant que
les tribunaux de la société. Ceux-là n’ont jamais peur
et n’attendent jamais qu’on leur dise de faire ceci ou
cela. Ce sont eux que la société appelle les non-
raisonnables et les non-sociables. Ceux qui ne peuvent
répondre qu’à leur voix intime, et qui ne peuvent ni se
taire n1 fermer les yeux devant la misère humaine,
doivent-ils, ceux-là, s’exiler de ce monde ?
Pallaye sentit ses larmes couler. Ses lèvres
commencèrent à se remuer comme pour prononcet
une prière : « Tchary, nous habitons peut-être la même
planète, mais pas le même monde. Si je me prends mal
dans l'interprétation de ton message, daigne au moins,
si tu m’écoutes, m'interrompre pour me mettre sur la
54
bonne voie. Je crois néanmoins avoir compris la
signification profonde de ton existence. Je suis
convaincu que si tu étais encore parmi nous, tu
trouverais que le sang de tes ancêtres, qui ent laissé
leurs traces dans le Tibesti, coule encore dans tes
veines. Je me suis rendu dans ta galerie, dans votre
galerie et j'ai découvert ton trésor ! »
Pallaye regarda encore autour de lui, ausculta
tout ce qu’il pouvait soupçonner, mais ne trouva rien.
Ne s’avouant pas pour autant vaincu, 1l décida, en
dernier ressort, d’aller voir son oncle Djin Loury, qui
connaissait bien la ville et qui, certainement, avait ses
canaux d'informations.
L'idée d'aller s’agenouiller devant son oncle et
lui demander quelque chose le révoltait. C'était à lui
d'offrir ou de raconter des choses à ce dernier. Mais,
étant donné l’engagement qu’il avait pris envers lui-
même et l'impossibilité de trouver d’autres sources
d'informations, 1l n’avait pas le choix. Il espérait
seulement que le vieux ne profiterait pas de cet instant
pour lui demander des comptes.
Pallaye marcha pendant des heures avant
d’arriver à la maison. Il faisait déjà nuit et son oncle
avait quitté sa chaise. Il n’eut pas besoin de frapper à la
porte car elle était ouverte, et la maison était pleine de
visiteurs. Quand il entra, personne ne le reconnut,
parce qu’il ne portait ni son pantalon, ni sa chemise,
mais une djallabia blanche que les gendarmes avaient
59
pris sur un autre prisonnier. Ce fut son oncle qui le
reconnut et appela par son nom.
Les femmes et les enfants éclatèrent encore en
sanglots. Vieux, femmes, hommes, et même les
badauds de passage, s’arrètèrent pour saluer son
retour.
Le jour suivant, c'était le jour du marché de Bec-
de-Canard. Comme d’habitude, Djin Loury était
étendu sur sa longue chaise sous le grand tamarinier,
devant sa porte, sa pipe dans une main, et une
calebasse de vin dans l’autre. Après le retour de son
fils, 1l avait une raison supplémentaire pour se reposer.
Le vieillard avait à ses côtés une jarre de vin, un
couteau de jet et un gourdin clouté en bois dur. Au
Grand Canard, les jours de marché sont aussi les jours
de joie. Mais les jours de joie peuvent brusquement se
transformer en jours de guerre et de haine.
Tout au long de la semaine, on accumule ses
rancunes, on étouffe ses crises de colère. Arrive le
dimanche, les femmes et les hommes viennent de
tous les villages : les cocus aussi bien que les amants. Il
en résulte un grand choc, une véritable atmosphère
d'insécurité.
Si vous soupçonnez un homme d’avoir salué
avec trop d’insistance votre femme, c’est ce jour-là que
vous lui demanderez le pourquoi. Si une fille vous
plait, que vous voulez épouser, c’est le jour indiqué
pour lattendre, lui acheter une jarre de vin, et lui dire
le contenu de votre cœur.
56
Mais encore et surtout, si quelque chose
d’indigeste vous empêche de dormir, parce que vous
ne pouvez pas l’extérioriser, parce que vous avez honte
ou parce que vous vous sentez faible, buvez votre vin,
car ce jour-là, vous aurez assez de force pour le dire.
Pallaye s’approcha de son oncle et s’assit à terre,
à deux ou trois mètres de lui. Djin Loury le regarda,
sans parler. Il était ravi que son fils, pour la première
fois, ait pu avoir le courage de venir s’asseoir à ses
côtés. Pensait-il que Pallaye était venu lui relater sa
mésaventure ? Après les salutations d'usage, Pallaye lui
demanda : « Oncle, pourquoi portes-tu ces armes ? »
- On ne sait jamais, répondit le vieillard. Il se peut que
je me heurte à une pierre ou à une souche. Qui sera
responsable si je me blesse? En portant des
chaussures, on évite de se blesser. Au contraire, on
brise la pierre. Il en est de même le jour du marché :
on se heurte si facilement qu’il faut être prêt, d’autant
plus qu’il s’agit d’un homme et non d’une pierre.
- Oncle prépare-t-il une bagarre ? »
Pallaye savait que son oncle avait une Jeune
femme et que parfois les fauves venaient roder autour.
Le vieillard partit d’un long rire. Mais son rire
trahissait son état d’ime. Au Grand Canard, on
reconnaît facilement les mariés: aux armes qu'ils
portent quand ils sont vieux et, quand ils sont jeunes, à
leurs lèvres qui, à force de gronder, d’insulter et
d'appeler leurs épouses, finissent par fatiguer leurs
57
muscles et pendent à la bouche comme des seins de
vieilles femmes.
La question de Pallaye était si pleine de vérité
que Djin Loury se tut un moment avant de reprendre
la parole.
«Mon fils, dit le vieillard, tu es trop jeune pout
comprendre ces méandres de la vie.
- Oncle, demanda encore Pallaye, raconte-moi
l’histoire de Tchary. » Le vieillard vida la cendre de sa
pipe, y mis une nouvelle dose de tabac et alluma. Il
aspira trois fois et trois fois, il relâcha une fumée
épaisse et noire, comme si la pipe était pour lui une
sorte d’émetteur et la fumée un message envoyé aux
ancêtres, pour qu’ils lui rendent sa mémoire et la force
du commencement.
« Tchary, révéla Djin Loury, est un cousin que
tu ignotes, devenu fou à cause d’une femme. Il perdit
sa mère à son accouchement et son père à cinq ans. Il
fut élevé par son oncle qui le traita comme son propre
fils. Il était un brillant élève. N’eût été le sort qui plaça
une femme sur ses pas, sa vie autait été calme et
heureuse.
Au Bec, les femmes sont précieuses, et les belles
femmes plus précieuses encore. Aussi précieuses que
lor et le diamant. Mélodie, sa jeune amie, était d’une
beauté que l’on ne rencontre de nos jours que dans les
contes. Tout le monde ladorait. Je lui avais dit que
cette fille n’était pas faite pour lui. Tchary ne m’écouta
58
pas. Il ne fut même pas dissuadé par les multiples
scandales de Mélodie.
Un jour, sa mère lui avait confié la surveillance
du feu sous la marmite alors qu’elle saluait des
visiteurs de passage. On ignore ce qu’elle avait mangé
la veille, mais la demoiselle laissa échapper une
explosion tellement violente que le feu s’était éteint, et
il avait fallu asperger le bois de pétrole pour rallumer
le feu.
On raconte aussi qu’elle devait faire la corvée
chez Richard Cœur de Lion avec ses camarades. Leur
travail consistait à puiser de l’eau, et à remplir des
jarres chez le professeur. Le lion, en ce temps-là, était
affamé. Il demanda à la chèvre de balayer la maison.
Les camarades de Mélodie partirent, qui laissèrent la
pauvre à la merci du fauve. Usant d’un stratagème
grossier, qui consistait à demander à la jeune fille de
lui apporter de l’eau, le lon l’invita dans sa chambre.
« Pardon, lui dit-il, apporte-moi une bouteille d’eau.»
Naïve qu’elle était, elle alla à la cuisine chercher la
bouteille et voulut la lui tendre de loin. Avant qu’elle
ne s’en rendit compte, les bras du lion l'avaient
projetée sur le lit. Sans attendre, Richard frappa à la
porte du plaisir. Malheureusement pour lui, cette porte
n’avait encore jamais été ouverte.
Il avait de la peine à déshabiller la jeune fille qui
serrait les genoux de toutes ses forces :
« Si tu n’enlèves pas ta robe, dit le lion, tu seras
sévèrement punie.
39
- Je ne peux pas monsieur.
- Pourquoi, ma fille ?
- Je ne sais pas monsieur. »
Mélodie n’en savait rien et ne voulait rien savoir.
Ses cris emplirent le voisinage. Quelques enfants, qui
flânaient non loin de là, furent attirés par les
hurlements, et ils virent, par les interstices de la
fenêtre, le spectacle insolite qui se déroulait dans la
chambre de Richard. Le fauve ne parvenait guère à
obtenir gain de cause. C’est ainsi, qu'après plusieurs
tentatives malheureuses, 1l décida de négocier :
« Ma fille, dis-moi ce que tu veux.
De Pargent ? »
-Non monsieur.
-Des chaussures ?
-Non monsieur.
- Une bicyclette ?
- Non monsieur.
- Une mobylette ?
- Non monsieur.
- Non monsieur ! Non monsieur ! »
60
C’est alors qu’elle comprit pourquoi depuis une
semaine, Mélo était toujours punie. Elle se mit à courir
en direction de l’école avec toute la fureur d’une mère
déchirée. En dépit de ses seins qui se balançaient sur
sa poitrine, telles des pendules géantes, elle arriva
bientôt chez le lion. Elle brisa la porte et ce fut une
grande bagarre entre elle et Richard. Quand, plus
tard dans la soirée, les hommes en tenue débarquèrent
pour arrêter le lon, il n’y avait plus que ses traces à
travers les champs.
Le vieillard prit une autre calebassée lde vin et
la vida dans sa bouche édentée.
« Richard avait pris ses jambes au cou», lui
rappela Pallaye.
- Richard avait sauvé sa peau, mon fils. Les Canardais
ne pardonnent jamais à ceux qui les déshonorent en
violant leurs femmes ou leurs filles. Si par malheur ils
sont pris, tout le monde en profite pour vider ses sacs
de rancunes.
Il y a de cela des années, un Canardais dormait
sur la terrasse avec sa femme. L’amant de celle-ci,
croyant le mari en voyage, grimpa si vite l’escalier qu’il
se retrouva face à face avec le maître de la maison. Ce
dernier, d’une voix qu’il voulait calme, demanda à
l'amant ce qu’il venait chercher sur son toit.
« Je me suis trompé de chemin», avait répondu
l’homme.
- À cette heure et sur ma terrasse |
62
- Oncle, protesta Pallaye, les femmes ne sont pour rien
dans la stérilité et la misère des hommes. Si elles sont
si importantes pour l’homme, elles devraient être
protégées, choyées et chéries. ;
Chaque jour, la femme est debout, dès l'aube.
Elle commence à la cuisine et finit dans le lit
conjugal. Elle travaille jusqu’à l'épuisement, depuis sa
jeunesse jusqu’à sa vieillesse. Elle préfère s’écrouler
sous le poids du fagot que de voir ses enfants pleurer
de faim. À trente ans, elle n’est plus qu’une épave. Où
sont donc parties sa beauté, sa jeunesse et son énergie
vitale ? A l’âge scolaire, les enfants se séparent d’elle,
happés par le monstre crée par Charlemagne. Elle ne
les verra plus, du moins pas comme ils étaient partis.
Car ils subiront, à chaque étape de leur scolarité, un
lavage de cerveau qui les transformera à jamais.
Comment retrouvera-t-elle ses forces, elle qui ne
connaît ni repos n1 retraite ?
Les plus nantis lui enverront un peu d'argent.
Elle se fera flatter par son gros taureau, à qui elle
rétrocédera l'intégralité de la somme. Par pitié, et
seulement par pitié, le gaillard lui remettra une infime
partie du magot. Elle partagera ce peu avec ses
patents, ses sœurs et ses frères. Il ne lui restera même
pas de quoi se procurer un pagne d'occasion. »
63
Chapitre IV
64
Les premières, que l’on surnomme les sourdes,
aspirent à la modernité. On les appelle aussi femmes
libérées ou encore femmes de Beijing. Elles sont
suspendues entre le ciel et la terre comme des feuilles
qu’emporte le vent et ne dominent ni la tradition, ni la
modernité. N’appartenant n1 à l’une ni à l’autre source,
elles confondent les symboles et se perdent dans les
repères. Partout où elles vous rencontrent, elles vous
sautent au cou comme des chattes et vous donnent des
baisers, indistinctement au cou, à la joue ou sur les
lèvres, ignorant que chaque baiser est un symbole
ayant une signification précise. Elles sont semblables
aux sourdes qui, même en public, vous font savoir, par
de grands gestes et des cris aigus, ce que vous aviez
fait avec elles dans l’obscurité, la veille. Elles ont ceci
de particulier qu’elles s’accaparent tout ce qui
appartient aux autres, mais les autres n’ont pas le droit
d'approcher ce qui leur appartient.
Les deuxièmes, serviables et taillables à merci,
appelées grandes muettes, ou encore bœufs d’attelage,
sont encore attachées à la terre. Elles se reconnaissent
aux colliers multicolores qu’elles portent autour des
hanches, à leurs oreilles et à leurs nez perforés, et à
leur démarche pleine de grâce et de politesse. Mais 1l
ne faut pas se méprendre. Elles sont de véritables eaux
dormantes, capables de se muer en une fraction de
seconde, et de bondir au cou de leur victime comme
une panthère blessée.
65
La troisième loterie, et la plus importante, ne
peut être que le sexe. Mais là-dessus, le vieux ne
pouvait convaincre Pallaye, que l’homme est mieux loti
que la femme, d’autant que cette dernière vit plus
longtemps et a un poids démographique qui s’impose.
« L’incurie des femmes », dit Djin Loury, «est la
cause de la misère des hommes : souviens-toi d’Adam
etd'Eve
- La femme n’y était pour rien et Adam n’avait pas de
choix, dans un jardin conçu, réalisé et entretenu par le
Bon Dieu.
- Avant la prison, tu disais que tu étais libre comme
Pair |
- Oui, je me rends compte que pour être libre
vraiment, il ne suffit pas d’être libre. Les textes ne
suffisent pas pour garantir la hberté des citoyens ! »
Cette vision des choses plaisait beaucoup au
vieillard. Que cette affirmation soit de la bouche de
Pallaye létonnait davantage. Le passage en prison
avait-1] finalement convaincu son fiston de prendre les
habitudes locales ? Pour encourager Pallaye à suivre la
nouvelle voie, Djin Loury insistait :
« Que ferais-tu d’une liberté dans les textes?
Peux-tu aller sur Mercure ou sur Vénus parce que les
textes le stipulent dans leur préambule ? Que ferais-tu
d’une liberté conditionnelle promulguée par décret?
La vraie liberté se conquiert de haute lutte, et
s'exprime dans les actes de chaque jour. Un acte libre
est un acte absolu qui vient du fond du cœur et qui
66
exprime les profondeurs de l'âme. Un acte libre est un
acte par lequel on participe et consolide la liberté des
autres. Chacun à sa façon d’être libre, parce que
chaque personne a son propre sentiment d’être, sa
façon de s’émouvoir et de vivre une expérience
spécifique de la conscience. »
- Mais oncle, rétorqua Pallaye, souffre que je te
contredise. Tu es en train de dire que la polygamie est
une forme de liberté. Mais les femmes ne sont pour
tien dans l’insatisfaction perpétuelle des hommes !
- Mais si, mais si. Si les femmes décident de n’aimer
que des savants, tout le monde fera de la recherche. Si
elles décident de n’aimer que des pirates, tout le
monde embarquera pour l’Ile au Trésor!?.
- Et si elles décident de n’aimer que les maîtres ? »
C'était une attaque frontale que le vieux ne
semblait guère apprécier. Il ne tarda pas à le faire
savoir en allant droit au but : « Je l'ai dit, et je le redis,
l’homme et la femme ne sont pas comparables. Quand
bien même certains s’obstineraient dans la
comparaison, les doigts de la main ont-ils la même
longueur ? À quoi serviraient des doigts égaux? Leur
égalité les rendrait nuisibles les uns pour les autres.
Si les hommes étaient tous égaux, la vie n'aurait
pas de sens! Car, tous les hommes naîtraient et
mourraient en même temps. Il n’y aurait que le temps
pout juger le temps. Le verdict du temps est un verdict
inacceptable.
68
contre les maladies sexuellement transmissibles
disparaîtra d’elle-même.
- Sans sexe, la vie n’a plus de sens, mon fils. Je n’ai pas
peur de mourir. +
- Pardonne-moi, mon oncle, dit Pallaye. Est-ce que les
hommes, dont tu parles, ne sont pas plus attachés à
leur qualité d’homme et aux privilèges qui y sont
attachés, qu’à la procréation en tant que telle ?
Pourquoi épouser tant de femmes ?
- Tu ne comprends donc pas ? » s’étonna Djin Loury.
Comme pour indiquer à Pallaye la source de sa
puissance, le vieux pointa du doigt la calebasse
pleine de bilbil, qui bouillonnait sous l’effet d’on ne
sait quelle poudre diabolique. Pallaye hocha plusieurs
fois la tête. « Tu en veux ? demanda Djin Loury.
- Je n’en veux pas, répondit Pallaye. Je n’ai pas besoin
de viagra. Les conséquences seront facheuses un jour.
- Un jour? quel jour? Chaque femme à son tour et
chaque tour à sa femme. Le jour où l’une manque son
tour, l’homme n’as plus droit à rien !
- Vieux, je ne veux pas devenir une machine à sexe et 1l
ne faut pas confondre cause et conséquence! Sl
m'arrive d’être comme toi, je m’en irai d’ ici. »
- Voilà que tu as peur des femmes ! ricana Djin Loury.
Je te croyais digne fils de ton père.
- Digne fils de mon père et non authentique esclave
des femmes ! Si j'étais à ta place, je m’enfuirai. Ou
alors, je me révolterai comme le font les esclaves dans
69
les plantations. Pourquoi les hommes ne se révoltent-
ils pas contre les femmes ? s’enquit Pallaye.
- Si tu te révoltes et les renvoies aujourd’hui, elles se
feront prendre par d’autres hommes demain. Et pour
te dire la vérité, la légende dit que les hommes avaient
fait grève il y a bien longtemps. Ils étaient réunis
autour d’un grand feu pour discuter entre eux. Ce
jour-là, tous les hommes se plaignaient de leurs
femmes, qui ne leur massaient plus le corps à leur
retour des champs. L’un d’eux suggéra une grève
d'absence. « Nous allons tous partir et laisser nos
femmes seules. Nous allons voir si oui ou non elles
vont nous poursuivre.» Ainsi dit, ainsi fait. Le
lendemain, à la surprise générale des femmes, tous les
hommes partirent pour la chasse, emportant avec eux
suffisamment de provisions pour un long séjour. Des
jouts passèrent, passèrent des semaines et des mois.
Au bout du sixième mois, les hommes décidèrent
d'aller voir ce qui se passait au village. On chargea
lépervier de cette mission. L’épervier ne revint pas.
On envoya le vautour qui, comme l’épervier, ne revint
pas non plus. On envoya enfin le pigeon. À son retour,
le pigeon raconta sa tournée de la façon suivante
«Jai été au village: j'ai été surpris par le nombre
d'oiseaux dans le ciel et le nombre de .. »
Il ne put finir sa narration. On entendit au loin
un cri d’alarme. Tout le monde accourut : c'était les
femmes qui recherchaient leurs maris. Depuis ce jour,
elles n'avaient cessé de les masser toutes les nuits !
70
- Entre deux massages » dit Pallaye, «ce sont pourtant
les femmes qui gouvernent ! Pourquoi n’exigent-elles
pas que les hommes soient vierges ?
- L'homme, c’est l’homme. La femme, c’est la femme.
Le Bon Dieu ne s’était pas trompé en appelant lun,
homme et l’autre, femme. »
Le vieux n’était pas dupe de sa condition
d’homme. Il savait qu’au début, les femmes sont peut-
être prisonnières du processus. Mais le long du
parcours, obligé de respecter le tour de chacune, la
situation se renverse. Quel qu’en soit le prix, Djin
Loury était un homme de parole et il était prêt à
assumer sa responsabilité, jusqu’au bout. Mais
précisément, quel bout ? IL n’y avait pas de bout !
Le soleil était haut quand Palouma, l’un des
voisins de Djin Loury, arriva sous le tamarinier, attiré
par la douceur de l’ombre, mais aussi, comme ces
villageois ont l’odorat fin, par ce délicieux parfum de
l'alcool! traditionnel.
« Pourquoi êtes-vous silencieux ? demanda
Palouma en s’asseyant.
- Nous discutions de la virginité des femmes, répondit
Djin Loury.
- Le vin, dit- il, est dix fois préférable aux femmes.
- Toi qui adores du boucané ! s’exclama Djin Loury.
- Arrête |
- Toi qui passe la nuit en guettant les femmes d'autrui !
- Halte au scandale !
- Tu viens me dire que c’est le vin que tu préfères |
71
- Arrête vieillard, il y a un jeune homme parmi nous |
- Les jeunes de maintenant s’y connaissent mieux que
les vieux. Tu n’as pas vu comment ils dansent |
Poitrine contre poitrine, en se suçant la langue et en se
tortillant comme des serpents. Ne pense surtout pas
qu'une femme peut nous opposer. Tu aimes les
femmes sveltes et élancées, alors que les miennes sont
plutôt charnues et trapues. Tu as d’ailleurs raison de
faire un tel choix, avec ce ventre qui te devance de
plusieurs mètres. »
Djin Loury lui tendit une calebasse de vin qu’il
vida d’un trait.
« Une autre ! » réclama Palouma.
Avec la même avidité, il avala la deuxième calebassée.
« De qui parliez-vous, finit-il enfin par demander
- De Mélodie, dit Pallaye.
- De Mélodie! cette «pitaine» qui s’est donnée à
Tchary ? |
- De cette pitaine si tu veux.
- Pourquoi si je veux ?
- Elle aimait Tchary et non quelqu'un d’autre.
- Peu importe les sentiments. C’est la volonté des
parents qui compte.
- La femme à le droit d’aimer ou de ne pas aimer |
- Parce que tu penses que le mariage n’est qu’une
question de sentiments. Tu ne comprends donc plus
rien ! Nous ne sommes pas en France, ici. Si tu veux te
faire sucer la bouche, prend lavion et repars les
trouver.
72
- Je renonce à repartir, dit Pallaye rageusement.
À cause des femmes, les agents de l’administration, les
gendarmes et les policiers nous chassent en ville
comme des lapins. Eux seuls ont droit au chapitre
parce qu’ils ont l'argent et la loi. En campagne, nous
sommes contraints de plier la queue entre les jambes,
parce que les vieux ont des missiles. En ville comme
en campagne, les jeunes sont pourchassés, terrorisés.
Il s’agit d’un complot pour nous contraindre au départ.
- Vous partez en exil pour tout une autre raison, dit
Palouma. Vous voulez échapper au travail de la terre !
Vous n’êtes que des paresseux. Au pays des blancs,
vous devenez marmitons. Et quand 1ls vous prennent,
ils vous entassent dans des avions comme les sardines,
pour vous ramener dans la réalité à laquelle vous avez
voulu vous soustraire.
- Nous ramenons la civilisation, la démocratie et la
liberté.
- Vraiment ! Parce que tu nous as trouvés en prison |
- Oui, bien sût. Votre prison est dans la tête. D’une
prison qui est dans la tête, il est difficile de s’échapper.
Vous êtes prisonniers de vos valeurs comme la tortue
est prisonmière de sa carapace.
- Nous sommes prisonniers de notre carapace comme
vous êtes prisonniers de votre liberté ! »
Cette passe d’armes, entre Pallaye et Palouma,
amusait le vieux Djin Loury, qui savait à quoi s’en tenir
en ce qui concerne son voisin. Le filou se faisait
passer pour un philosophe alors qu'il n’était qu'un
73
voleur professionnel de femmes. Oui, il le savait. Mais,
au village, les adultères sont toujours programmés. Ils
ne surviennent qu’après la récolte parce qu'avant, le
mari cocu n’a pas de butin à prendre. Avec son œil de
félin, Djin Loury surveillait tous les gestes et toutes les
paroles de Palouma, en attendant le moment
opportun. Au besoin, comme ce jour-là, il partagera
avec lui, le repas et le vin, en toute tranquillité.
« Dans tous les cas, continua Djin Loury, il n’y a
pas de liberté sans argent. Chez les blancs comme ici,
les femmes n’aiment pas les pauvres. Mélo était trop
belle pour être abandonnée à ‘Tchary, à cause d’un
simple scandale, expliqua-t-1l. Sa mise en quarantaine
ne dura que le temps que prend une beauté pour avoir
raison de la jalousie des femmes, de la médisance et
des injures des hommes. Les mâles oublièrent très vite
ce détail triste de sa vie. Un crime aussi mineur ne
pouvait résister longtemps à une telle beauté.
Nombreux étaient les soupirants qui, chaque
Jour, venaient demander sa main à son père. Plus
nombreux encore étaient ceux qui voulaient seulement
«dormir» avec elle. Les hommes du Bec sont ce qu’ils
sont.
- Dès que s’éclot une fleur, ajouta Pallaye, tout le
monde veut s’en approprier pour, seul, en respirer le
parfum. Et ce sont les mêmes hommes qui
s’accrochent à la virginité comme un singe à une
branche.
74
- Tchary ne céda pas à l’idée qu’un jour, dans la rue,
quelqu'un lui criât à l'oreille : « Le grand cocu ! »
Le courage, il en avait. Il avait décidé de porter ce
qui troublait son sommeil toutes les nuits deyant son
oncle. Le vieux Kakoré et sa femme l’écoutèrent avec
attention :
« C’est une bonne chose que tu te maries, lui a
dit son oncle, mais tu n’épouseras pas n'importe qui.
Cette fille, je ne connais ni son père ni sa mère. En
plus, on a déjà tant parlé d’elle. Je ne veux pas que tu
aies pour femme une telle célébrité. Jai épousé une
trentaine de femmes, dont ta maman. Où sont-elles ?
Que suis-je devenu ? Ne t’empresse pas. Tu risques
d’épouser une bête féroce.
Il n’y a rien de vrai dans la voix d’une fille qui
est encore chez ses parents. Elle observe, elle loue et
elle enchante. Mais dès qu’elle devient femme, c’est-à-
dire maîtresse absolue de la maison, la douce et
innocente brebis se transforme, et devient subitement
une louve. »
Les parents, usant parfois des ménaces parfois
et de conseils, espéraient dissuader leur fils de son
entreptise hasardeuse. Pour eux, en effet, les
sentiments, aussi fotts soient-ils, sont semblables à un
feu de brousse. Ils ne peuvent constituer un gage
nécessaire et suffisant pour un mariage durable.
Réalisé dans de telles conditions, le mariage s’ampute
nécessairement de la dimension spirituelle.
75
Mais les menaces et les intmidations n’y firent
rien. Tchaty et Mélodie étaient plus liés que jamais
comme deux cotylédons. La déflagration de leur coup
de foudre avait fini par briser les murs de la timidité,
et les coutumes canardaises, qui veulent que les
hommes gardent toujours leurs distances des femmes
en dehors du lit conjugal.
C’était la conséquence logique du vide créé
autour de Mélodie par ses camarades, et sa méfiance
vis-à-vis des soupirants devenus trop envahissants. Ce
vide et cette méfiance l’avaient pour ainsi dire jetée
dans les bras de ‘Tchary. Elle avait besoin d’un
compagnon fidèle et d’un guide sür. Seul Tchary
pouvait être les deux à la fois. Le scandale qui, en
d’autres circonstances, les aurait séparés, avait servi de
combustible à leur amour.
Aussi, les deux jeunes gens n’attendaient que le
moment opportun pour annoncer leur union
clandestine. Mais, au Canard, il fallait aussi compter
avec le sous-préfet.
Un jour, alors que le couple revenait de l’école,
une voiture d’un noir majestueux freina à leur niveau.
C'était le sous-préfet, le grand Commandant lui-
même, le grand et puissant Commandant du Grand
Canard. Il leur demanda, en esquissant un large
sourire, sil pouvait les emmener en voiture.
Surpris pat cette générosité inhabituelle, Tchary et
Mélodie restèrent silencieux un instant. Mélodie
hésitait parce qu’elle flairait le danger. Tchary
76
s’inquiétait parce qu'il voyait l'enjeu. Finalement,
Mélodie refusa, préférant dire un non poli à l’illustre
administrateur plutôt qu’un oui qui signifierait la
même chose. 5
Le sous-préfet n’était guère découragé pour
autant. L’attitude de Mélodie était un caprice féminin.
Aux premiers abords, les filles de bonne famille
refusent toujours. Elles sont hantées par la peur de se
faire trop faciles et d’être à la portée du premier venu.
Le grand sous-préfet le savait et il tenta une seconde
fois. Cette fois, 1l fit mouche. Mélodie et Tchary furent
contraints d’accepter sa compagnie.
Mais en présence de Tchary, il n'avait osé
manifester sa voracité sexuelle qu’à travers des paroles
devenues subitement moelleuses. La beauté de
Mélodie prenait chaque jour de l’ampleur et faisait de
plus en plus de victimes dans les localités environ-
nantes. Après le sous-préfet, ce fut le tour du
commissaire de police, du maire et de tous ces
messieurs investis de pouvoir par le peuple. Il y avait
aussi d’autres aventuriers, comme les étudiants venus
de Paris, les maîtres d’école et les jeunes secrétaires de
bureau. L'amour, dit-on, est aveugle. Chacun trouvait
dans ce dicton une force morale qui lui donnait
l'espoir d’être, par la force de l’aveuglement, l’heureux
gagnant de l'estime de la jeune fille.
La présence continuelle de Tchary aux côtés de
Mélo gênait ceux qui se voulaient discrets. À la longue,
les échecs accumulés par les soupirants se
77
transformaient en haine et, se solidifiant, cette dernière
devenait d'énormes pierres jetées sur Tchary à son
passage. Partout, sa vie était en danger. Il ne lui était
pas permis de placer un mot plus haut ou plus bas que
l’autre. Quand le mot était haut, les gens le prenaient
pour de l’arrogance et quand il était trop bas, pour de
l'ironie. Aussi, ‘Tchary cessa-t-1l ses promenades
solitaires. Mélo lui rendait visite à domicile. Ce qui,
encore, vivifiait la jalousie des soupirants.
Un jour, un couvre-feu fut organisé pour
déloger les mauvais citoyens qui n’avaient pas payé
leurs impôts. Les gardes et les gendarmes fouillèrent
toutes les maisons. Quand arriva le tour de l’oncle de
Tchary, 1ls firent sortir tout le monde, vérifièrent leurs
pièces d'identité et entrèrent dans les cases. L’un des
gendarmes, plus zélé que les autres, découvrit un
portrait du sous-préfet, légèrement couvert de
poussière, dans la chambre de Tchary. Les gendarmes
interprétèrent cette négligence juvénile comme un
acte subversif. Pour cela, Tchary fut bel et bien
bastonné.
L’oncle de Tchary fut condamné à payer deux
cents mille francs d'amende, non pas à cause de la
carte, mais parce que son âne n'avait pas d’acte de
naissance |
Après le départ des gendarmes, toutes les
photos de Mélo avaient disparu. Les gendarmes, en
partant, avaient tout emporté comme si, là aussi, c’était
de la subversion.
78
Le sous-préfet, le commissaire et le maire étaient
ceux qui faisaient la loi, la respectaient ou ne la
respectaient pas. Et contre eux, Tchary ne pouvait
rien. L'argent, c'était eux. Le pouvoir, c'était eux. La
démocratie et la hberté, c'était aussi eux.
À entendre Djin Loury, la tournure qu'avait prise
le désir de conquête du Commandant avait quelque
peu pris les Canardais de court. Ceux-ci n’avaient
jamais pensé, depuis que le Canard était devenu
Canard, que ce dernier pouvait aimer une fille sortie de
leurs entrailles, et surtout que celle-ci le refusât. Jamais
ils n'avaient imaginé qu’un homme, aussi puissant et
aussi riche, qui n’était accessible que par les griots, et
qui pouvait avoir toute femme, à tout moment, tombat
amoureux d’une telle fille. ‘Toutefois, chacun
s’empressait de reconnaître que le pouvoir et l’amour
vont chacun de son pas. Pour grands que soient les
commandants, ils sont des enfants devant les femmes.
Mazout était très discret au début. Il guettait
Mélo à des heures et à des endroits que personne ne
pouvait soupçonner. Peu à peu, la ville apprit la
nouvelle. Quand il passait dans sa voiture, les gens le
pointaient du doigt:« Voilà, il part encore la
chercher ; elle refuse mais 1l court après elle comme un
chien. Il ne la pas trouvée là-bas, 1l va lattendre de
l’autre côté. Aujourd’hui, il ne va plus dormir parce
qu’il ne l’a pas vue. »
Le marabout de Mazout avait concocté une
stratégie simple mais efficace pour son client. Il fallait
79
d’abord commencer par faire la cour au chien de ses
futurs beaux-parents. Comme il reconnaissait, parmi
mille chiens, le beau gardien de la «belle maison ».
Chaque fois qu’il Papercevait, 1l lui jetait les plus beaux
morceaux de viande qu’on pouvait lui procurer. Peut-
être était-ce une plaisanterie des femmes? Elles
racontaient qu’il gardait toujours des os dans sa
voiture, pour les jeter aux chiens à son passage. Le
sous-préfet, dont l’égoïsme envers ses administrés était
ptoverbial, était devenu, pour le besoin de la cause,
l’homme prodigue par excellence. Après les chiens, ce
fut au tour des frères et des sœurs de Mélodie. Le
matin, à midi comme le soir, 1l leur tendait, comme par
amusement, d’éblouissants billets de banque. Les
choses avaient pris une telle allure qu’elles donnèrent
naissance à une chanson.
Celle-ci disait :
« Les femmes sont sacrées
Elles portent les fœtus
Elles allaitent le bébé
Et nourrissent l'enfant
Mélodie la paysanne
Née dans la cabane et
Sortie de nos entrailles
Lui fait brouter la paille »
80
grand coup et d’aller droit au but. Il fit appeler tous les
vieillards, ainsi que tous ceux qui pouvaient avoir une
influence sur le père de Mélo. Il leur confia la lourde
mission d’aller voir ce dernier et de lui demander la
main de sa fille.
Ce même jour, les vieillards revinrent avec de
bonnes nouvelles. Le vieux paysan était ravi
d'apprendre que sa fille est demandée en mariage par
une personnalité aussi éminente. Ce résultat n’était
d’ailleurs pas surprenant, car le sous-préfet, fidèle à lui-
même, n'avait pas gardé la bouche et les mains closes.
Il avait promis à son futur beau-père, s’il daignait
répondre favorablement et sl acceptait de se
convertir, un pèlerinage à la Mecque. Pour le prouver,
il lui fit parvenir une enveloppe contenant de l'argent,
beaucoup d’argent. Pour la fille, il avait accepté. Mais
pour la conversion, 1l avait encore des vertiges, à l’idée
de ne plus manger des rats et de ne plus boire le bilbil !
Dès ce jour-là, les sorties furent interdites à
Mélodie. Elle n’allait plus à l’école. Elle n'allait plus au
matché. Elle n’allait plus à la fontaine.
Ni la fille, ni sa mère ne savait ce qui se tramait.
Jusqu'au jour où Mal Brahim mit pied, pour la
première fois, dans la maison. Ce fut le père de famille
qui reçut le baptême le premier, après avoir appris les
premières prières. Le marabout revint par la suite pour
encadrer les femmes et les enfants. Les femmes
s’initiaient à l’alphabet arabe le matin. Le soir, c'était le
tout des enfants.
81
En moins d’un mois, la famille du paysan
changea complètement de face. Lui-même traînait
dans de grands boubous envoyés par son gendre. Il ne
s’appelait plus Pabamé, mais Maiguida Boukar. De très
bonne heure, dès les premiers appels du muezzin,
Boukar se levait avant les autres, se lavait les bras et les
jambes et se mettait à prier, ruminant pendant des
heures les versets inintelligibles du Coran. Un visiteur,
qui ne laurait pas connu quelques mois auparavant,
l'eût facilement pris pour un grand cheikh.
L’ironie dans cette histoire, c’est que les voisins
de Boukar l’épiaient. Ce qu’ils redoutaient le plus, ce
n’était pas l'Islam en tant que tel puisque, de toute
manière, selon leur vision des choses, chacun est
musulman ou chrétien à sa façon. Leur crainte, c'était
le sakan!* ou plus précisément l'utilisation du sakan.
Le malheur voulut que Mal Brahim arrivat des années
après les caravanes et les conquérants peuls. À tort ou
à raison, les villageois avaient collé à leurs cousins et
voisins foulatal{, le sobriquet gênant de «laveurs de
merde ». Ils prétendaient que les peuls d’antan, même
quand ils reviennent des toilettes, ne se lavent pas les
mains avant de manger. La réalité, bien sûr, est tout le
contraire. Le musulman se doit d’être pur à chaque
instant, et surtout, avant et pendant la prière. Mais le
mal était déjà fait.
84
des parties les plus succulentes de rats que sa complice
de femme lui réservait. Mais, tant qu’on boit, dit aussi
la sagesse, on finit toujours par prendre une gorgée de
trop. Une nuit, on trouva Boukar engouffré dans un
fossé non loin des rives du fleuve. Quand il se réveilla
le lendemain, 1l nia, en jurant par tous les grands
marabouts, qu’il n’était pas sorti de chez lui la veille.
« Après tout, avait-il fini par admettre, le sous -
préfet, le commissaire et le maire boivent aussi ! »
Mère Mélo lui demanda un jour:« tu veux
tromper le Bon Dieu, Mal Brahim ou moi ? »
- Pauvre femme, rétorqua Boukar, tu ne comprends
donc pas que la religion est une partie de cache-cache
entre Dieu et les hommes ? Je ne suis qu’un batracien.
La nuit je suis dans l’eau et le jour, à la surface ; je ne
m'obstine jamais à remonter le courant. Je le suis et me
fais porter par lui.
- Si je comprends bien, ajouta mère Mélo, la nuit, tu
plonges et nages dans l’alcool et le jour tu joues au
grand marabout.
- Je n’ai pas dit cela, se défendit Boukar. Que le ciel
m'en garde, soubanahallahi! J'ai dit que je ne suis
qu’un éternel chercheur. Je frappe partout. Après tout,
personne ne sait de quel côté se trouve le salut;
personne ne sait si le paradis se trouve dans lalcool ou
Jestre
- Ah! Tu frappes à la porte de toutes les prostituées
pour qu’elles t’ouvrent leur pourri …
- Non, non, non ! Tu me connais bien !Je ne
85
mange pas la kola, je ne fume pas et je ne cherche pas
les femmes d'autrui. Ce sont là les grands fléaux de
notre temps. Pourquoi Dieu m’en voudfra-t-il, alors que
je ne fais rien de méchant ?
- Tu ne manges pas la kola, tu ne fumes pas et tu ne
cherches pas les femmes d’autrui. Tout le reste, tu le
fais et tu prétends aller au paradis ! Continue à jouer
avec la mort. Entre elle et toi, qui a le cheval le plus
rapide ? Un jour tu finiras par tomber sur le mauvais
sort et tu payeras de ta peau ce que tu prétends faire
en cachette.
- Si je paie de ma peau ces petits incidents, que fera
Mal Brahim lui-même ? A lui seul, 1l finit un gigot de
porc. Pourtant, à l'entendre prêcher, sentir une odeur
de cochon, même involontairement, est un péché aussi
mortel que l’adultère.
- Tu le sais bien pourtant. Ne fais pas la farce comme
Mal Brahim. Fais ce que Dieu recommande.
- Ecoute, trop finit par devenir trop. Il faut que je
parte à la Mecque. C’est cela qui compte. Et saches
que je suis le seul maître dans cette maison. »
Maître de la maison où pas, mère Mélo
connaissait pourtant la chanson composée par les
griots à l'endroit des El Hadj kirdis. Elle disait :
« Le bilbil, cette boisson douce et blonde,
Est le champagne de chez nous.
Sans alcool, la vie n’est pas vivable du tout.
Nous n’y renoncerons, pour rien au monde.
Quand, à la Mecque, nous nous rendons,
86
Nous revenons El Hadj, bien sûr,
Mais aussi plein d’alcool pur,
Plein d’alcool pur dans le bidon. »
Des jours après, quand le Marabout revint mettre
la dernière touche aux préparatifs du mariage, Boukar
et sa femme se regardaient en chien de faïence, chacun
retranché derrière sa tranchée, mais personne n’osant
s'attaquer à l’autre. C’était pour la fille la dernière
occasion pour informer son amant des intentions de
son père. Dans une lettre qu’elle lui adressa, elle lui
demanda de se mettre sur ses gardes : «mon père,
disait-elle, décide de me donner en mariage au sous-
préfet. Il n’a consulté ni ma mère, ni moi. Il ne veut
plus qu’on me rende visite. Alors, ne te hasarde pas à
venir, il te fera chasser. Tchary, saches que c’est toi
que j'aime. Si j’osais dire non à mon père, 1l me battrait
sans pitié. Ma mère aussi en souffrirait. Pour moi, tu es
seul dans mon cœur et seul tu y resteras. Aies
confiance en moi, ce soir Je serai chez toi. Je serai
toute à toi car mon corps t’appartient. »
Ce soir-là Mélo se rendit effectivement chez
Tchary. Des heures et des heures durant, les deux
amants restèrent ensemble.
À partir de ce jour, Mélodie venait chez Tchary
tous les soirs, à la tombée de la nuit. Sa mère, qui le
savait, ne l’en empêchait pas. Elle n’était pour rien
dans l’affaire du sous-préfet. Elle voyait sortir sa fille,
elle savait où elle allait, mais elle ne disait rien.
87
Boukar, évidemment, tenait à son projet. Il partit
à la Mecque, comme cela lui avait été promis par son
gendre. Il avait reçu de ce dernier le billet d'avion aller-
retour. Mais le billet ne suffisait pas. Il lui fallait de
l'argent pout d’autres besoins. Il avait donc vendu tout
son bétail et une partie de sa concession. Le départ
était un mercredi. Toute la famille était allée à
l'aéroport pour lui souhaiter un bon voyage.
Deux semaines après, la nouvelle s'était
répandue qu’une épidémie de choléra faisait rage au
lieu saint, que des milliers et des milliers de pèlerins
pétissaient. On apprit bientôt la mort de Boukar.
Jamais alors femmes n’avaient pleuré dans cette ville
comme ses veuves.
Mais les marabouts assurèrent les malheureuses
que lâme de leur époux était en paix. Etant mort au
leu saint, 1l était mort saint. Et, qui plus est, certains
annoncèrent qu’ils avaient vu Boukar au ciel, et avaient
demandé aux femmes de faire l’aumône si elles
souhaitaient, dans le rêve, revoir leur mari. Pour elles, il
n’était pas question de rejoindre leur mari, où que ce
soit! Comme par enchantement, elles se turent
promptement et les larmes tarirent avec une vitesse
hallucinante. Dans leur for intérieur, elles savaient que
leur mari ne s’était converti qu’en apparence, et étant
donné sa conduite, sa vraie place était non pas au
paradis, mais en enfer.
Dès lannonce de la mort de son futur beau-
père, le sous-préfet ne songea plus qu’à accélérer les
88
préparatifs du mariage. Les cérémonies commencèrent
dès le quarante unième jour.
La fille fut d’abord isolée chez son oncle.
Entourée de ses parents et de ses amies, elle,reçut les
derniers conseils : comment gagner la confiance de
époux, comment se prendre avec son mari les
premiers jours, comment faire ceci et comment faire
cela. Les femmes ont toujours des choses à se dire.
De son côté, Mazout fut enfermé chez l’un de
ses amis. Avant l’arrivée de la nouvelle mariée, cet ami
avait fait venir la femme la plus compétente en matière
de sexualité. Elle était chargée, et cela, avec le
consentement de la nouvelle mariée, d’initier le
Commandant aux prouesses érotiques. Après chaque
séance, le Commandant sortait de sa chambre et jouait
aux cartes avec ses amis, venus lui tenir compagnie.
Pendant ce temps, les uns après les autres, les griots
défilaient devant l’heureux prisonnier, chantant les
louanges de sa virilité. Lorsqu'une chanson était plus
flatteuse que les autres, lorsqu’elle réveillait en lui cette
vanité inhérente aux males, l’illustre Administrateur se
levait et, avec une noble nonchalance, collait sur le
front du chanteur des billets de banque encore
craquants. Par souci d’équilibre et d’équité, les invités
faisaient autant.
Au soir du quatrième jour, une procession
longue de plusieurs centaines de mètres, sortit de la
concession où la fille avait été mise en quarantaine.
Chantant et claquant les mains, filles et garçons
89
portaient des objets de toutes sortes : des valises, des
cuvettes pleines de gâteaux et d’arachides, des sacs de
tiz, tout ce dont le nouveau ménage aura besoin les
premiers mois. En tête de la procession, quatre
gaillards portaient un grand lit. C’était le lit nuptial, lit
où quelques heures plus tard, le sous-préfet dégustera
le plaisir de la virginité, si virginité 1l y a !
Vers seize heures, la procession convergea vers
la Résidence. Chemin faisant, les femmes firent tout
pour arracher à Mélo un cri, un gémissement. Car la
tradition canardaise voulait qu’une fille, qu’on emmène
en mariage, pleurât pour montrer qu’elle n’avait jamais
connu d'homme. Ni les gifles, n1 les pincements
n’eurent raison de la jeune fille.
La nuit venue, les griots, les parents et les amis
se dispersèrent. Le couple se trouva seul, en dehors
d’une vieille femme qui s'était volontairement faite
invisible, après qu’elle eut discrètement étalé un drap
blanc sur le lit nuptial.
De toute la cérémonie, le temps, qui s’écoule
entre le départ des parents et l’accomplissement de
l'acte ultime, est le plus émouvant Moment de
concentration et d’angoisse, c’est aussi un moment de
remise en question de soi pour les deux partenaires.
Malgré sa préparation de plusieurs jours, l’homme se
demande toujours, si entre temps, quelques esprits
maléfiques n’ont pas altéré la puissance de ses organes
génitaux. La femme vierge s’imagine que le premier
acte d’accouplement est semblable à un coup de
90
poignard dans sa partie la plus sensible. Celle, qui ne
l'est pas, a peur d’un divorce immédiat. Parfois aussi,
. la clémence l'emporte sut la jalousie du mari. Entre ce
dernier et sa femme, un pacte secret se conclut : le
mari accepte de garder son épouse à condition qu’elle
s'engage devant lui et devant Dieu à ne plus lui être
infidèle.
C’est ce qui arriva à la Résidence entre M.
Mazout et Mélodie. Au début, Mélodie opposa un
semblant de résistance à la fougue du Commandant.
Mais quand elle sentit cette chaleur mâle entre les
jambes, elle céda. Et ce qui devait arriver arriva. Le
Commandant entra dans la maison sans trompette ni :
tambour, comme le malheureux locataire d’une cabane
spoliée. Pourtant, même si l’étreinte n’y était plus, le
reste, la jeunesse, était là. Et Mazout s’en contenta.
Une heure plus tard, il sortit furtivement de sa
chambre, alla attraper un coq qu’il revint égorger. Du
sang rouge écarlate, qui Jjailissait de loiseau, le
Commandant aspergea le drap nuptial. Et le mariage
fut consommé !
Le lendemain, la vieille femme retira le drap et
l’exposa pour dissiper les incertitudes qui planaient sur
l'état de la fille. Parents et amis vinrent contempler
l’œuvre combien grandiose de leurs enfants chéris.
Pour cacher d’avantage sa déception, le Commandant
offrit d'énormes cadeaux à sa cavalière pour cette
première chevauchée.
91
Toute la ruse était là. Le sous-préfet savait aussi,
qu’une fille que l’on déflore, garde toujours le souvenir
de ce premier galop. La chaleur de votre étreinte la
plonge éternellement dans les nues du plaisir. Con-
sciemment, inconsciemment ou subconsciemment,
elle retombe toujours dans le creuset de votre main.
Il ne restait au commandant que les artifices
juridiques et la terreur, pour maintenir les morceaux
ensemble. Mais l'acte de mariage n’est que « katkat
sakit », c’est-à-dire du papier simple. Quand arrivent
les premières inondations, les fondations d’une
forteresse bâtie sur un banc de sable cèdent, les mürs
s’affaissent et le courant emporte le reste.
92
Chapitre V
93
familles les plus respectueuses de cette ville. Pourant,
malgré sa bonne éducation initiale, on me rapporte
chaque jour ses aventures avec les hommes. Cela ne se
fait même plus en cachette pour que je dise qu’elle est
discrète. Elle amène ses amants sur mon propre lit |
Les jeunes gens, comme vous, n'auraient pas
résisté à la tentation du crime ou du suicide. Non ! Je
n’agirai pas comme un bébé qui tète encore les seins
de sa mère. Une chose est certaine : avec ou sans
femme, la vie continue. »
Pendant que Djin Loury parlait, sa jeune femme
atriva sous le tamarinier comme sur la pointe des
pieds. Personne ne s’en était rendu compte. Ne
pouvant supporter davantage ce que racontait son
mari, elle explosa comme un ballon : «alors laisse-moi
rentrer chez mes parents ! Tu n’as pas honte d’épouser
ta propre fille ? Tu devrais remercier le Bon Dieu de
m'avoir abattue à ta porte ! Qui serait venu écouter
craquer tes vieux os ? Et tu oses diffamer mon nom et
le nom de ma famille en public ? Est-ce qu’un jour tu
t'es regardé dans le miroir pour voir au moins ton
crâne ? »
Djin Loury ne dit rien. Personne ne parla. Ils
étaient tous stupéfaits par la présence de cette femme
on ne peut plus insupportable. Djin Loury, lui, la
supportait. Il recommença à parler comme si de rien
n’était. « J'ai des filles comme elle, c’est vrai. Cela
devrait plutôt lui inspirer le sens du respect. Regardez-
la, elle ne sait même pas chauffer de l’eau. »
94
Trop, c'était trop. Sachant que Palouma était là
et qu'il lui porterait secours, la femme projeta tout ce
qu’elle portait, un canari plein de vin, sur le crâne
luisant du vieillard. Heureusement, 1l était sportif. Il se
déplaça agilement et le canari s’écrasa à quelques
millimètres de lui, avec un bruit sourd. Le missile
argileux ne fit aucune victime, autre que lui-même et
de sa «propulseuse».
Car, d’un bond, Djin Loury empoigna sa femme
et, avec toute la rage d’un cocu, se mit à la battre
comme une botte d’épis. Pallaye fit semblant de les
séparer. Au fond, 1l était content de la correction que
subissait cette femme. Si elle n’avait pas été maladroite,
elle aurait sans doute assommé son oncle |
Quand le vieillard jugea le châtiment suffisant, 1l
relâcha sa femme. Plusieurs personnes avaient
accouru, qui calmèrent Djin Loury et ramenèrent la
femme au bercail. Il poussa un long soupir et vida le
reste de son vin.
« Vous voyez ce que je vous disais des femmes ?
bégaya-t-il. Avec elles, il faut être patient comme la
montagne : se faire des bosses le jour et faire le «boss»
la nuit. Heureusement qu’elle est bonne, cette femme
que vous voyez. Elle est comme une jeune jument.
Seuls les cavaliers expérimentés peuvent la harnacher.
Son seul problème est qu’elle a perdu deux dents et ses
yeux ne voient pas plus loin que son pied. Les dents
sont faites pour manger. Mais elle les utilise pour me
95
mordre et ses yeux, à force de regarder à gauche et à
droite, ont fini par ne rien voir du tout. »
Palouma l’écouta sans broncher, sachant que
Djin, en parlant des yeux et des dents de sa femme,
l’attaquait directement. En effet, Palouma était myope
et avait perdu deux molaires. Mais il ne pouvait ni dire
un mot, m1 lever le petit doigt.
«Oncle, reprit Pallaye, je n’ai pas voulu vous
séparer par respect pour toi. Mais saches qu’un jour,
s’il y à vraiment le jugement dernier, tu iras droit en
enfer. Les femmes constituent la moitié de l’huma-
nité. Si chaque homme en prenait deux, la moitié
restante des hommes serait condamnée au célibat.
C’est un problème d’équité. Ceux qui n’ont pas de
moyens ont, eux aussi, le droit d’accomplir lacte pour
lequel 1ls sont prédestinés. »
Djin Loury sourit puis commenta : «Que le
mariage soit une question de moyen, soit ! Mais il ne
s’agit en fait qu'une partie de la vérité, car tout se
tient. Tant qu’il y aura des femmes, il y aura des fleurs,
et tant qu'il y aura des fleurs, il y aura des hommes
pour les offrir à leurs dulcinées. Mais les jeunes, pour
des raisons diverses, préfèrent vivre en neutrons
libres. Pourquoi priver les femmes de ce dont elles ont
droit ? Pourquoi vouloir briser un cercle naturel et
obliger, comme sous d’autres cieux, les femmes à se
marier entre elles ?
96
En tout état de cause, en attendant cette
civilisation de liberté et d'égalité dont on parle tant, je
tiens pour vrai la femme et la famille telles que je les
conçois. Pour moi, la république n’est que la-somme
des familles et non des superficies abstraites,
exprimées en hectares ou en kilomètres carrés. »
Alors que sous le tamarinier la bagarre des Djin
Loury était une affaire close, les pompiers, eux,
continuaient à venir. Parmi ceux-ci se trouvaient deux
personnages qu’il convient d’appeler pirates des routes
célestes. Leur irruption dans la vie des becquois
résultait d’anecdotes plutôt rocambolesques.
Verts 1900 en effet, le train du diable était arrivé
sut les rives du fleuve Chari et avait été pris sous le feu
croisé de deux bandes rivales, dirigées respectivement
par Rabah!6 et un certain Commandant Lamy!”, qui
croyaient intercepter un convoi de lingots. Elles
s’étaient livrées une guerre sans merci pour s’accaparer
de la cargaison mais les chefs de bande périrent avant
de prendre le magot.
La guerre n'avait pas cessé pour autant. Se
déguisant parfois en moine et revêtant parfois les
plumes d’un coq de combat, devinez donc qui étaient
les troisièmes larrons ! Ils arrivèrent comme par hasard
deux à la fois sur les pas des deux premiers. Ils, c’était
un prêtre et un marabout, deux maîtres du verbe, deux
101
l'atmosphère était tellement chargée de tension, que
lon eût vite cru qu’une tornade se préparait. Pallaye,
avec son flair d'ingénieur de surface, sentait les
vapeurs s’accumuler. Voulant désamorcer la crise qui
couvait avant qu’il ne soit trop tard, il posa au prêtre
une question qui lui brülait la gorge : «On dit, mon
père, que vous recommandez aux hommes de rester
comme ils sont, et qu’au cas où ils ne pourraient
rester comme ils sont, ils doivent attendre le mariage
avant d’avoir des relations charnelles |
Les hommes, répondit le prélat, sont tous les
enfants du Seigneur. Il faut qu'ils s'aiment avant,
pendant ou après le mariage».
Pallaye comprit que le prêtre voulait esquiver la
question. Il alla tout droit au but.
« Que pense notre père des relations charnelles
avant le mariage ?
- Ah ! Ecoutez ; a ttendez un instant. »
Peu après, le prêtre fit sortir la Bible.
«Voici ce qu’en dit saint Paul dans sa lettre aux
Corinthiens : « Pour ce qui est des vierges, je n’ai point
de commandements du Seigneur; mais par la
miséricorde du Seigneur, j'estime qu’il est bon qu’un
homme reste comme il est ».
- Comment un homme peut-il rester comme il est?
s’exclama Djin Loury de vive voix.
- En ne convoitant pas les femmes, dit Pallaye.
- Même sa propre femme ?
- Malheureusement, oui.
102
- Dans ces conditions, personne ne serait née. Toi non
plus, tu ne serais pas né. Qui accomplirait alors la
volonté de Dieu sur la terre ? Les plantes ? Les plantes,
disent les biologistes, font aussi l'amour. Elles ne
voudront pas rester comme elles sont. Nous ne
pouvons pas rester comme nous sommes |!Nous ne
voulons pas devenir des prêtres !
- Mais un homme qui se marie ne pèche point, ajouta
le prêtre.
- Voilà ! c’est réconfortant, mon fils.
- Et une vierge qui se marie ne pèche point non plus.
- Selon le Coran, interrompit le marabout, qui s’était
rapproché pour les écouter, une fille qui ne se marie
pas avant l’âge de vingt ans est une pute.
Mais un homme vierge ? Quel sacrilège ! S'il est vierge
parce qu’il est impuissant, nous le considérons comme
une femme. Il ne peut prier à la mosquée avec les
fidèles. Dans tous les deux cas, votre saint Paul a tort.
L'homme doit se marier et vivre dans les mêmes
conditions que les autres. La chair, il est vrai, consti-
tue une force comme la pesanteur, qui maintient
l’homme pied sur terre. Mais peut-on prétendre le
sauver si l’on parle dans les nues ?
Il n’est point question d’imiter les prophètes qui
sont tous esprit. On ne peut les imiter que quand on
est esprit soi-même.Les prophètes auraient nourri un
dialogue de sourds avec les mortels et auraient trop
demandé aux hommes !
103
- Je nai pas dit, rétorqua le prêtre, que les hommes,
sans distinction, doivent adopter le sacerdoce et rester
célibataires. Tout le monde ne peut avoir la vocation
pastorale comme vous et moi. Les musulmans sont-ils
tous marabouts ? Non ! Ne sont marabouts que ceux
qui en ont la vocation.
- Puisque les prêtres doivent donner l’exemple, c’est
un mauvais exemple que vous donnez.
- C’est vous qui le jugez ainsi! Mais pour nous, en
tout cas, il n’est point question de servir deux maî-
tresses : la femme et l'Eglise.
- Vous êtes pleins de contradictions !
- Vous dites le contraire de ce qui est vrai. Qu’en est-il
de vous ? Vous dites que la terre est plate comme une
pièce de monnaie, que cette dernière est placée sur la
tête d’une femme, elle-même assise sur le dos d’un
taureau, placé sur un poisson qui nage dans la mer.
C’est cela la vérité, n’est-ce pas ?
- Il ne faut pas oublier que l'Eglise n’a réhabilité
Galilée, le savant italien, que tout récemment. Il à été
guillotiné pour avoir affirmé que la terre est ronde et
que, justement, elle n’est pas plate. Mais crois-tu, dit-
il avec véhémence, que Jésus est le fils de Dieu ?
- Non seulement j'y crois mais je l'enseigne. Dieu à
envoyé son fils unique pour sauver le monde |
- Vous dites que Jésus est venu pour sauver le monde !
Soit ! Et pour sauver le monde, Dieu a eu recours à
une maîtresse qui lui fabriqua un enfant, l’enfant
Jésus ! Quelle absurdité biologique !
104
- Tous les livres saints, y compris le Coran, acceptent
que Jésus n’a pas été engendré par un homme. Si tu
crois vraiment en Allah, tu dois savoir qu’il est capable
de tout. Il peut même faire engendrer un homme par
un atbre |
- Tombons donc d’accord. On croit ou on ne croit pas.
On aime ou on n’aime pas. Il n’y a pas de logique et
de mathématique dans la foi. Ce qu’il faut retenir, c’est
que nous, les musulmans, nous préférons frapper
directement à la porte du Bon Dieu, au lieu de passer
par un ange, fut-il le fils de Dieu. »
Plus prudents, le chrétiens, eux, n’ont pas voulu
prendre ce raccourci risquant en frappant à la porte
d’une maison peut-être inoccupée. Ils ont opté pour
une stratégie de l’arraignée qui consiste à prendre Jesus
Christ en otage, à bien le ligoter et à le cucifier,
espérant que Dieu le Père viendrait déliver son Fils
moyennant une rançon. C’est pour dire qu’en réalité,
les musulmans n’ont pas toujours le monopole des
prises d’otage et de la violence comme on le croit. La
vraie différence entre l'Islam et le Christianisme réside
dans la gestion des conséquenses sociales de cette
longue et interminable attente.
Sachant qu’il avait un avantage certain dans Île
domaine social et que, dans tout pugilat, même verbal,
celui qui assène le premier coup prend souvent le
dessus sur l’autre, Père Jean dégaina le premier. Mais
la condition sine qua non pour mettre son adversaire
105
K.O. est de garder son flegme, ce qui n’était pas son
cas.
Perdant l’usage de la langue de bois dont il a
pourtant la maîtrise, il piqua le marabout dans le vif
: « l’une des cinq lois de l'Islam, dit le Révérend Père,
est de jeûner trente ou vingt neuf jours par an,
pendant lesquels les fidèles doivent s’abstenir de
manger, de boire, de fumer, et surtout d’avoir des
relations charnelles avec les femmes. Le jour, vous
êtes dans les gargotes et la nuit vous jouez aux saints.
C’est de l'hypocrisie avec Dieu !
Les oulémas empêchent les fidèles de prendre
l'intérêt sur le capital. Or, c’est précisément avec le
profit et l'intérêt sur le capital que les puissances qui
gouvernent le monde ont été bâties. Et la première
d’entre elles s’appelle l'Amérique, un berceau du
puritanisme anglican. L'argent est une marchandise
comme toute autre. Pourquoi prohiber l'intérêt et en
même temps faire le commerce ?
Vous recommandez de faire l’aumône aux
pauvres. Puisque sans pauvres, on peut faire
d’aumône, cela veut dire que l’ignorance, la pauvreté et
la misère vous sont inhérentes : qu’en pensez-vous ?
- Je suis d'accord. L’aumône aux pauvres est une loi
qui ne se discute pas. Mais tout ne baigne pas dans
l'huile à lEglise. Pour preuve, le Pape vient de
demander pardon, au nom de tous les chrétiens, pour
les crimes commis au nom de Dieu: l’inquisition,
l'esclavage, les croisades, la colonisation, l’évangé-
106
lisation forcée et le massacre des Indiens. Je préfère
rester pieux dans ma misère que de commettre tous
ces crimes contre l’humanité. Et sachez que, demander
pardon, ne suffit pas, il faut changer d’attitude ,envers
les musulmans et les animistes.
- L'Eglise a reconnu ses erreurs et le Pape s’est repenti.
Mais qu’attendent les autres dénominations confes-
sionnelles pour faire de même ? À ce que je sache, le
génocide des arméniens et le viol de trois mille
femmes en Algérie ne furent pas perpétrés par des
chrétiens !
- Le croyant est un homme comme tout autre, et peut
faillir comme tout autre. Mais il faut vivre le vrai et le
réel. Et ce vrai et ce réel varient selon le milieu. C’est
ainsi que la prostitution a été légalisée au Bengladesh,
un pays à quatre-vingt dix-neuf pour cent musulman.
En Egypte, l'usage des contraceptifs est autorisé.
L'Université Al Azhar, la plus grande autorité de
l’Islam sunnite, soutient qu’il vaudrait mieux avoit peu
de musulmans, mais des musulmans forts que
beaucoup de musulmans, mais faibles. Prétendre qu’on
ne se marie pas alors que dans les paroisses, le
concubinage à été érigé en institution est-il un louange
à Dieu? Dans tous les cas, je ne suis pas d’accord
que Jésus soit le fils de Dieu !
- Mais toi, tu n’es qu’un charlatan ! Tu ne sais pas lire.
Si tu savais lire, tu devrais savoir que la Bible et le
Coran s’entendent sur au moins une chose essentielle.
Le jour du jugement dernier, Nabi Issa viendra nous
107
ressusciter d’entre les morts, afin que chacun écoute
sa sentence. Or ce Nabi Issa n’est personne d’autre
que Jésus Christ.
- Qui est charlatan, moi? Khafir’!l, tu m’appelles
charlatan ? »
Le ton de la discussion tourna vite au vinaigre.
Alots qu’il avait encore la force de l’argument, le
marabout perdit les rennes de la colère et usa de
l’argument de la force. Comme d’habitude, il sortit
brusquement son immense couteau et se précipita sur
le prêtre pour commettre un crime saint : car le crime
est saint si la victime est un infidèle, qui diffame le
nom d'Allah !
Père Jean pouvait prendre un élan ou encore
amorcer un repli stratégique et chercher refuge
quelque part. Ou même, comme les prêtres sont des
magiciens réputés, se transformer en lapin et se
dissimuler dans les racines. Il n’y a rien de honteux à
fuir si c’est pour sauver sa peau! Non, il ne fit aucun
mouvement. Quand il vit le marabout brandir l’acier, il
s’agenouilla et se mit à prier. La minute fatale ne vint
point, fort heureusement pour lui.
Pris dans sa trajectoire par son propre boubou,
le marabout s'était écrasé au sol avec la même violence
que sa précipitation. La chute fut si brutale qu’on le
crut parti pour l'enfer. Il se releva néanmoins, ramassa
son arme comme sa propre âme et, avec le peu de
force qui lui restait, se projeta de nouveau vers Père
21 esclaves en arabe
108
Jean. Heureusement, le grand mangeur de rat veillait.
Comme un léopard, il bondit sur le marabout et
immobilisa son bras, au moment où celui-ci allait
s’abattre sur le prêtre. 3
« Si les uns et les autres avaient pris un petit
temps pour lire la Bible ou le Coran, dit alors Djin
Loury, musulmans et chrétiens devraient se consoler
les uns les autres en attendant ce jugement dernier
hypothétique. Un musulman averti ne devrait jamais
passer à côté d’un chrétien sans lui dire bonjour. De
même, le chrétien ne perdrait pas son temps à
dénigrer perpétuellement le musulman.
En effet, 1l se peut que ce Nabi Issa ne revienne
jamais, les laissant tous dans la confusion et dans la
haine. En tout cas, si j'étais à sa place, au centre de tant
de controverses, j’abandonnerais les hommes à leur
triste sort. La première fois, ils l’ont crucifié. La
deuxième fois, s’il n’y prend garde, 1ls le feront brûler
vif. |
Pour les besoins de la cause, les marabouts et les
prêtres ne discutent jamais de cet aspect des choses
avec leurs brebis, de peur que des loups-garous
n’entrent dans la bergerie et que les uns prennent les
autres pour des frères et sœurs. Ce n’est plus la
religion, mais de la pure politique.
Il n’y a, conclut-il, qu’un seul critère pour juger
une religion : est-elle au service des hommes ou est -
elle un système d’exploitation et d’asservissement des
hommes ?
109
- Je vais plus loin, ajouta Pallaye. Comme dans toutes
les religions, ce sont les hommes qui tirent leur marron
du feu, il faut se demander quel est le rôle de cette
religion dans l'émancipation de la femme.
Pour cela, six indicateurs sont révélateurs: la
scolarisation des filles, la monogamie, le droit de
vote, le droit d’héritage, l’usage des contraceptifs et le
droit d’avorter.
- Tu seras surpris de savoir, avertit Djin Loury, que,
dans beaucoup de cas, comme le droit d’héritage,
l'avortement et l’usage des contraceptifs, certains
marabouts sont en avance.
L’un des plus grands marabouts de ce siècle est
indiscutablement Habib Bourguiba. Il instaura la
monogamie et donna le droit d’avortement aux
femmes de Tunisie avant la France. Si, dans l'avion
qui va à Médine, tous les pilotes étaient comme le
combattant suprême, le monde s’en porterait dix fois
mieux.
- D'accord, concéda Pallaye. Mais dans lavion qui va à
Jérusalem, on se demande combien de pilotes 1l y a à
bord : on s’y perd en conjectures quand on pense aux
massacres perpétrés par une secte apocalyptique en
Ouganda. Certaines églises sont des maisons de
commerce qui ne disent pas leur nom !
- Dans cette histoire, 1l faut distinguer l’oeuvre divine
de celle des hommes, remarqua Djin Loury. Pour dire
vrai, Je peux accepter toute loi divine sauf celle qui
prescrit le célibat. Et puis, 1 faut avoir le courage de
110
reconnaître que dans les climats arides et chauds, la
polygamie est plus adaptée et que, tout compte fait,
elle asservit l’homme mais libère la femme.
- Pour une fois, je suis du même avis, concéda.Pallaye.
Si un homme doit gérer dix femmes, de quel temps et
de quelle énergie dispose-t-il pour réfléchir ?
- La femme, expliqua Djin Loury, exploite en principe
ses moments de liberté pour travailler. En principe
seulement, ajouta-t-1l. En pratique, elles passent le clair
de leur temps à se dévaliser les unes les autres.
- Elles se battent pour l’espace vital parce qu’elles ne
sont pas libres de leurs mouvements. Si vous les
enfermez comme des poules dans une cage, que
voulez-vous qu’elles fassent !
- Eh, oui ! soupira Djin. Chacun a ses valeurs. Mais la
plus grande de toutes est le respect de la croyance de
chacun et l’amour du prochain. Et le prochain du noir,
c’est d’abord un autre noir. Qu'un juif et un arabe se
battent, 1l n’y à rien de plus normal: ce sont les
enfants d'Abraham. Dans chaque famille, 1l y à
toujours des querelles intestines. Mais vous, les nègres,
au lieu de prendre la chose avec philosophie, et de tirer
le meilleur parti de leur rivalité interminable, vous vous
jetez dans la bagarre, les pieds et les mains liés. »
À l'instar du vieillard, les Canardais avaient, eux
aussi, vite compris qu’ils avaient à faire à deux grands
flous et avaient décidé de jouer le jeu et de les
exploiter au maximum. Pour ce faire, la stratégie
consistait à multiplier leurs chances pour qu’au moins,
111
l'un des leurs soit au bon endroit, au bon moment, en
tépartissant les enfants par confession religieuse. Les
retombées, en tout cas, étaient immédiates : la famille,
dans toutes ses composantes, se repaissait à toutes les
fêtes, qu’elles soient musulmanes ou chrétiennes.
Pour eux, en effet, Dieu est partout et nulle part.
Toute chose étant créée par Lui, tout objet que l’on
peut mettre sous la dent, peut servir d'interface entre
Dieu et les hommes.
Beaucoup vivaient à l’image de Djin Loury:
« Pourvu que la marmite soit pleine et que la fumée
s'élève au-dessus de la cuisine, Alhamdoulilahi ! »
Dans leur grande majorité, ils ne croyaient vraiment
pas à un jugement dernier ou à un paradis
hypothétique, d’où personne n’est d’ailleurs jamais
encore revenue.
Ces réflexions, dignes des kirdis2? incurables des
montagnes, rendaient le marabout fou de rage. Mais
ni lui, ni le prêtre, n'avait pu répondre à la
question : « Comment voyage-t-on dans l’au-delà ? Par
air, pat met ou pat terre ? »
Djin Loury avait sa petite idée sur la question.
De la fenêtre de sa chambre à coucher, il prétendait
apercevoir les portes du paradis le jour où sa femme
préparait la boule de mil rouge avec une sauce de rats.
« Le prêtre et le marabout » se disait le vieux maître,
«prêchent pour le seul et unique Dieu. Pourquoi ne
s’entendent-ils pas sur l’approche ? C’est qu'ils ont
2 Païens en arabe
112
aussi peur de la mort. Comme dit une chanson
camerounaise, tout le monde veut aller au ciel, mais
personne ne veut mourir. Mais moi, je ne suis qu’un
cabri mort qui n’a pas peur du couteau, pourvu que
lon me laisse manger mon rat et boire mon bilbil, je
mourrai de ma mort tranquille ».
On pouvait ne pas le croire, le vieux. Et
pourtant, c'était vrai. Comme une simple blague, pour
un oui ou pour un non, les gens mettaient fin à leurs
jours au Bec-de-Canard.
Un jour, un mari surprend sa femme en flagrant
délit avec son amant. Pourchassé, le malheureux
traverse le marché en courant. L’orgueil blessé d’un
prince ne se lavant que dans le sang, 1l s’enferme dans
sa case et d’un coup de couteau, tranche à leur base ses
otganes génitaux pour les punir de lavoir poussé au
déshonneur.Apprenant la fin tragique de son prince
charmant, la femme, elle aussi, se donne la mort, par
pendaison. On la retrouve le lendemain, se balançant,
telle une chauve-souris au bout d’une corde.
Devinez ce que fait le cocu de mari les jours
suivants |! Persuadé que sa folle de femme s’est rendue
au ciel pour y rejoindre son amant, afin de parachever
leur forfait, il prend la décision, à son tour, d’aller là
haut, pour leur donner une correction pédagogique. Il
se suicide donc, vaille que vaille, en avalant des
comprimés de nivaquines.
113
Chapitre VI
114
- Oui, 1l était un chasseur de rats à sa manière. Dès
qu'ils sont partis, il a changé de bord. Sa première
femme était stérile et le Christianisme ne lui permettait
pas d’épouser plusieurs femmes et avoir la chance de
laisser un héritier.
- Tu aimes le marabout, toi ?
- Comment peux-tu me demander si j'aime un
homme ? Ce qu’un homme peut me donner, j'en
possède déjà. Pourquoi aimer le prêtre ou le
matabout ? Père Jean, continua Djin Loury, ne parle
que de ses trois personnes : le père, la mère et les cents
esprits. Je n’y comprends rien. Mais comme 1l soigne
nos enfants comme les siens et qu’il a créé pour eux
des écoles, je peux supporter ses charabias pendant
des heures. Quant au marabout, 1l nous envoie de la
bouille et nous partage de temps en temps des
carcasses de mouton.
- C’est dire que, même Dieu comprend que l’homme
n’est pas que de l'esprit, ironisa Pallaye.
- Nous voulons à manger et de l’eau pour le bétail
- En vous donnant à manger et de l’eau, vous ferez
encore plus d’enfants et élèverez plus de bétail que
environnement ne peut supporter. Aussi, parce que
laide que vous recevez vous donne un bien-être
artificiel, vous et vos descendants en deviendrez
toujours dépendants. Ils vous feront faire ce qu'ils
voudront et vous feront croire ce qu’ils croiront. Au
lieu de demander du poisson, demandez que l’on vous
apprenne à pécher |
115
- Qu'importe! S'ils partent, nous pouvons toujours
regagner nos dieux ancestraux qui seront toujours là.
- Mais vos dieux sont des dieux craintifs et tout petits.
Ils ne peuvent générer l’arme et la technologie de leur
survie. Au premier coup de feu, ils se volatiliseront et
disparaîtront dans la nature. Peut-on utiliser les
moyens et l’arme des autres pour les combattre ?
- La religion, souligna Djin Loury, ne peut s’enseigner
que dans une attitude de liberté et de respect de
l’autre. Sans ce respect, il s’agit d’un viol de la
conscience et d’un braquage de la foi ! Le malheur,
c’est qu’au moment où je te parle, nous n’avons aucun
moyen pour nous protéger contre une situation où la
foi devient une contrainte.
- Vous êtes comme le prêtre. La prière ne suffit pas
pour se défendre. C’est pourquoi, même les rats vous
échappent. Ils ont appris à éviter vos pièges. À qui la
faute ? lui demanda Pallaye.
- Les rats nous échappent parce que nous sommes de
plus en plus pauvres. Dieu est tellement bon qu’il
donne aux riches plus de richesse et aux pauvres plus
de pauvreté, et les rats n’aiment pas les pauvres. Les
colons se sont servis de Dieu pour nous envahir, nous
vaincre et pratiquer le génocide culturel. Nous
sommes un peuple qui a honte de ses valeurs. Nos
enfants n’ont plus une éducation d’endurance et de
respect.
- Oncle, il ne s’agit pas d’un problème de Dieu, mais
de valeurs et d’organisation sociale. Le mot richesse
116
cache en fait des réalités diverses. Au lieu d’accepter
des aides, demandez que l’on vous explique les causes
de votre pauvreté. Pour toi par exemple, être riche,
c’est épouser un nombre illimité de femmes et faire
autant d'enfants que possible, parce que tu penses que
les enfants sont comme les oiseaux du ciel. C’est Dieu
qui les nourrit. Tu pratiques un élevage sentimental, et
tu passes le clair de ton temps à pleurer les morts. Tu
trouves que tu peux tout faire et, en définitive, tu ne
fais rien de bon. Tu es partout et nulle part. Il ne faut
pas avoir honte d’imiter le colon. Le blanc n’a qu’un
souci : s’entichir, toute chose restant égale par ailleurs.
Tout le monde est spécialisé, à telle enseigne qu’il y a
ceux qui doivent créer des richesses et ceux qui,
comme des termites, doivent les consommer. Le
résultat, c’est que la production augmente toujours et
les consommateurs consomment encore davantage.
Nous ne pouvons plus être comme autrefois et par
conséquent, nous ne pouvons garder intactes nos
valeurs.
Nous sommes non seulement dans un Etat, plus
vaste et plus complexe que le terroir tribal, mais aussi
et surtout, le village planétaire se rétrécit chaque jour
davantage, avec ses contingences et ses contraintes.
Pour survivre, il va falloir opérer des choix
douloureux. Par exemple, il faut cesser de croire que,
les enfants, quel qu’en soit le nombre, sans une bonne
éducation et sans une santé à toute épreuve, sont
toujours des richesses. Il faut aussi, pour une
117
coexistence pacifique, abandonner ses instincts
dominateurs, de guerriers et de maîtres. Esclaves et
maîtres ont été appelés à bâtir une nation riche et
prospère, qui s'étend de la tête au pied du Canard.
- Une nation est un joli mot, dit le vieillard : la bâtir est
une chose agréable. Mais nous voulons être des
maçons et non des briques. Pourquoi d’autres se
serviraient-ils de l'Etat pour s’enrichir? Ou bien tout
le monde accepte d’être maçon et brique à la fois. Le
maçon peut faire des briques lui-même. Il n’y à pas
une race de briquetiers et une race de maçons.
Participer n’est pas subir. Regarde le toit que nous
faisons : nous sommes conscients de notre païti-
cipation ; parce que nous voulons un toit, nous faisons
un toit. Les tiges de mil, dont nous nous servons, ne
veulent pas de toit. Elles subissent notre volonté. Si les
tiges étaient des humains, elles se révolteraient. Qu'il
s'agisse des individus ou des groupes d'individus,
chacun a besoin de sentir sa raison d’être sociale.
Chacun veut avoir l'illusion de participer car une
nation est très agréable. Mais sa construction ne doit
pas être une lutte tribale ou religieuse: le canard ne
sera jamais une poule et la poule ne sera jamais un
canard.
- C’est bien d’être citoyen d’une république, dit Pallaye
au vieillard.
- Malheureusement, reprit Djin Loury, les gens
confondent citoyenneté et propriété de l'Etat et la
118
république, au fond, est prise en otage par un groupe
d'individus qui, eux, ne sont pas laïcs :
Une république, que l’on vous plante sur la tête,
Comme une couronne d’épines, on en a çure !
Une république où la guerre et les troubles
Sont devenus des fonds de commerce,
Une république sans une volonté commune
De vivre ensemble, de se projeter dans l’avenit ;
Une république qui, en vérité n’en est pas une !
OnenacurelCurel Cure.»
119
successeur. Il fit convoquer tous ses vassaux et leur fit
part de sa décision.
Aucun de ses sujets n’osa suggérer à sa majesté
qu’il pouvait trouver un successeur autrement qu’en
donnant sa fille en mariage à une espèce d’hommes
disparue. Le projet du roi rencontra d’ailleurs
l’agrément de la princesse. Elle se soumit à la volonté
royale comme si les désirs de son illuminé de père
correspondaient à ses fantasmes.
Belle parmi les belles, sa nudité n’était un secret
pour personne. Quand elle se baignait dans la rivière le
soir, elle exhibait sa tenue d’Eve et ignorait
superbement les nombreux passants curieux. Sa tête
était toujours rasée comme la peau d’une taupe. Par
contre, sous ses aisselles, les poils étaient tressés
comme les cheveux sur la tête et les poils de son
pubis descendaient jusqu’au genoux. Quand elle
sortait, tout le village était en ébullition.
Les candidats n’en demandaient pas plus pour
sauter sur l’occasion car, en ce temps-là, les vendeurs
de perruques n’avaient pas la cote d’aujourd’hui et la
beauté se mesurait non pas à la longueur des cheveux
sut la tête, mais à celle plus féminisante du pubis. Ils
postulèrent par milliers pour le titre - à ! combien
prestigieux - de gendre du roi et pour la place, encore
plus enviée, de mari de la plus belle fille du royaume.
Par milliers ils échouèrent. Les examinateurs
trouvaient toujours une petite faille quelque part sur le
corps des prétendants. Le temps passait, et la princesse
120
languissait chaque jour davantage de ne pas enfin
trouver son prince charmant.
Un jour pourtant, un bel homme se présenta.
Son corps était sans égratignure. Ses cheveux brillaient
comme de l’émeraude. Ses yeux étincelaient comme le
diamant. Ses muscles n’avaient rien à envier aux
meilleurs pugilistes. De plus, et c'était cela le plus
important, 1l avait l’allure d’un bon étalon. Le roi
n’hésita pas à lui donner la main de sa fille, sans se
demander d’où il venait.
La même nuit, dès l'aube, par un ciel clément
encore éclairé par des étoiles, les deux époux partirent
du royaume pour la lune de miel. La princesse ne se
doutait de rien jusqu’à la levée du soleil. Au tournant
d’une route, comme l'astre du jour répandait ses
rayons sut la terre, elle se rendit compte que, non
seulement les cheveux de son époux avaient perdu de
leur éclat, mais, 1l n’y avait plus de cheveux du tout.
En lieu et place, avaient poussé de longues
épines semblables à celles d’un gommier?. Et la
princesse de s’écrier : « Mon prince, mon prince, tes
cheveux !» En pareille circonstance, l’homme devait
daigner au moins répondre. Non. Il ne se retourna
même pas. Quelques dizaines de mètres plus loin, l’un
des bras se détacha et tomba. Une fois de plus, la
princesse s’écria : « Mon prince, mon prince, ton bras
est toombé |!»
122
La princesse ne mangeait plus et ne dormait
plus. Son seul souci était de fuir. Mais comment ? Elle
n'avait m1 la force, n1 la vélocité, ni l'intelligence de ses
hôtes. Elle n'avait d’autres choix que de donner du
temps au temps, afin de mieux étudier la solution
imparable. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que ses beaux-
parents nourrissaient un projet diabolique contre elle,
à l’insu de son époux. Malgré l’abondance de chair
humaine, les unijambistes voyaient en leur belle-fille
un bifteck tendre. Rien qu’à l’idée de passer la chair
ramollie de la pauvre enfant sous la dent, ils arrivaient
à peine à arrêter la coulée de leur salive. Le mari s’en
aperçut et en informa sa femme. Pour décourager ce
macabre projet, la princesse se faisait oindre
d’excréments matin et soir, surtout quand l’époux était
absent. Elle dégageait une odeur tellement
nauséabonde qu’à cent mètres à la ronde, les mouches
la poursuivaient comme un essaim d’abeilles. Ce fut
cette odeur nauséabonde qui la sauva.
Comme les unijambistes ne mangeaient que de
la chair humaine, leurs brousses étaient riches en
gibiers et en ruches. Un chasseur venait souvent du
village des humains, tendre des pièges et cueillir du
miel dans les environs. Un jour, alors qu'il était au
bord d’un marigot, il crut dénicher une ruche en
voyant les abeilles s’envoler en grand nombre vers une
direction. Il les suivit et découvrit que ce n’était pas
des abeilles, mais des mouches qui tournaient autour
d’un bipède précédé par des unijambistes. Pendant des
123
mois, il chercha à s'approcher de cette créature, à
l'odeur exécrable. Il usa de tout son art pour
l’observer de plus près, sans être vu. Quand il
découvrit que c’était la princesse orgueilleuse, 1l fit part
de sa découverte au roi. C’est ainsi que les soldats
montèrent à l'assaut des unijambistes, les décimèrent
et ramenèrent la princesse au palais. Le roi la donna en
mariage contre une dot symbolique d’un franc.
Depuis lors, faute d’héritier valable, le royaume
s’est disloqué. Mais leurs descendants, eux, sont
toujours hantés par les unijambistes, qui se sont
reconstitués, se sont réorganisés et se sont répandus
aux quatre coins de la terre, à la recherche de leurs
agresseuts. Comme ils ne les retrouvent pas, ils s’en
prennent, pour se venger, aux enfants désobéissants
comme il en existe souvent.
En effet, en saison des pluies, quand les parents
vont aux champs, ils enferment leur progéniture dans
des greniers, qu’ils prétendent inaccessibles aux
monstres. Le jour comme la nuit, la vie des enfants
n’est pas de tout repos parce que les menaces pèsent
toujours sut leur tête. Cachés dans l’obscurité et dans
des herbes touffues, les monstres sont toujours aux
aguets. Ils surgissent souvent d’on ne sait où, pour
emporter les enfants trop curieux.
Ce qu’on raconte peu, dit Djin, c’est que, pour
mieux saborder l'espèce humaine dans son ensemble,
les monstres ont pris des formes institutionnelles
comme les multinationales et certains Etats. »
124
Djin Loury venait, avec cette légende,
d’administer une bonne leçon à Pallaye. En fait, le
fameux royaume avait tellement des similitudes avec le
Bec-de-Canard que ce dernier, frappé par cet exemple
imagé, n'avait plus d’arguments à opposer à son oncle.
Il prit congé de lui et voulut aller se coucher. Mais,
hélas, le sommeil ne venait pas. Il était, pour ainsi dire,
ébranlé dans ses convictions et il se mit à réfléchir à
haute voix.
« Depuis des siècles, les enfants de la république
n’ont jamais connu un tépit. Ils ont toujours été
élevés dans la peur de linvisible : la peur d’être
curieux, la peur de poser des questions, la peur
d'apprendre et de s’épanouir. S'ils ont appris une
chose, c’est de voir et de se taire, c’est d'écouter sans
entendre, et de sentir sans s’émouvoit. Et comme si
tout cela ne suffisait pas, Charlemagne inventa la
maudite école. L'école devenant la seule issue possible
des exclus, ceux, qui échouent à l’école et ne font pas
pattie des clans dominants, n’ont que deux choix:
entrer dans l’armée et servir le régime ou tricher.
Comme la chance n’est jamais du côté des méchants,
ceux qui ont voulu jouer aux héros en entrant dans
l'armée se sont fait massacrer dans divers coups
d'Etat, imaginaires ou réels, des années plus tard.
Un grand homme?{ de ce siècle ne déclarait-il
pas que la pire des institutions grégaires est l’armée et
que, pour qu’un homme accepte de se faire infecter
# Albert Einstein
125
par ce cancer, 1l fallait que son bon sens fût corrompu
par l’école ? S’il y a de l’injustice au niveau scolaire, elle
pondra des œufs au niveau politique. Elle prendra
alors racine et se perpétuera à jamais.
Ïl y a des monstres pour les enfants comme il y
en a pour les échanges. Notre princesse à nous n’est-
elle pas cette république où lon adule les morts au
mépris des vivants, et où, pourtant, abondent les
richesses du sol et du sous-sol ? Le pays, comme vous
le savez, achète toujours au moins disant et vend au
plus offrant, sans savoir vraiment à qui. Mais s’il y
avait une bourse de valeurs, où sont cotés les Etats,
certains ne trouveraient pas preneur, même à un franc
symbolique !
Ne tombez surtout pas malade: il y aura
personne pour vous offrir un médicament. A
l'annonce de votre mort, on mobilisera des fortunes,
on mangera du steak et on boira du champagne, pour
vous dire bon voyage, ou plutôt bon débarras ! Ce
n’est pas de l’humour, c’est la triste vérité. Comme un
jeu, on vous mettra deux mètres sous le sol. Sur votre
tombe, on entassera la terre jusqu’à former une dune.
On se donnera ensuite bonne conscience en
souhaitant que la terre vous soit légère !
Comment alors s’étonner que les cerveaux aient
tous fui et que les muscles se soient évadés, rappelant
cruellement un mercantilisme récent, qui a laissé des
traces indélébiles dans nos consciences meurtries ? Ce
qui est paradoxal, c’est qu’on ne sait plus qui vend qui.
126
Sont-ce les vivants qui vendent les morts ou les vivants
qui vendent les vivants ou les deux à la fois ?
Officiellement, 1l n’y a plus d’esclavage. Mais il
n’y a plus de cerveaux ou de muscles non plus. Les
cerveaux et les muscles, qui s’obstinent à rester, sont
subtilement «génocidés» au SIDA et à la malaria. Que
reste-t-1l encore des orphelins de la république, si ce
n’est leur ombre ?
Pourtant, il y a l’or, le diamant, le gaz et le
pétrole partout. Chaque dune et chaque montagne
représente une richesse ! Quelle manne tombée du
ciel ! Mais s’il y a des richesses partout, il y a aussi des
loups-garous.
Au départ, les colons, autrefois convoyeurs
d'esclaves dans les émirats arabes, avaient contourné
leurs clients par l'Ouest et avaient infesté les côtes à
l'Est. Et de quelle belle manière! Ecoutons plutôt,
paix à son âme, Jomo Kenyatta qui disait : « quand
les blancs sont venus, ils avaient leur Bible et nous, nos
terres. Ils nous demandèrent de prier en fermant les
yeux. Quand la prière fut finie, les blancs avaient pris
nos terres et nous la Bible»
Les pauvres! Ils attendirent longtemps et ne
virent personne revenir de l'au-delà.
Les terres de la république avaient déjà été
partagées et découpées en Etats, provinces,
départements, arrondissements et districts. Rien ne fut
128
de la globalisation des échanges et de la mondialisation
de l’économie, on vend tout et on achète tout : une
femme vaut la moitié d’un homme, un noit, la moitié
d’un métis et un métis, la moitié d’un blanc. ,
Le négoce fait désormais partie du paysage de la
république. Mais à quelque chose, malheur est bon!
Comme il n’y plus rien à vendre, des sites touristiques
nouveaux verront le jour dans les ruines du Tchad, du
Sud Soudan, de lEthiopie, de lErythrée, de la
Somalie, du Mozambique, du Rwanda, des deux
Congos, de la Sierra Leone, de la Guinée Bissau et de
la Casamance. À ce décor macabre, il ne manque plus
que les plages du Libéria pour exposer à la face du
monde des ministres éventrés par des balles, la tête
décapitée pour l’éternité. Il faut tout casser, pour tout
reconstruire sur des bases saines et futuristes, avec
l’aide du Fonds Monétaire International. La pilule sera
douce, douce, douce et le prêt sans intérêt. Non ! avec
un intérêt faible mais remboursable à l'éternité.
Le virus de la globalisation est un virus
insidieux. Il ronge les Etats de l’intérieur, infecte ce qui
reste encore de volonté nationale, infiltre les
administrations, anesthésie les populations, change les
goûts et uniformise les habitudes. Le temps que les
honnêtes citoyens se rendent compte, le loup est déjà
dans la bergerie, et bonjour les dégâts! Les
multinationales, usant de l’escroquerie démocratique et
de la corruption structurelle, achètent tout et
revendent tout. Naïves, les personnes ordinaires
129
s’évertuent encore à clamer tout haut qu’elles sont de
telle ou telle nationalité. Il n’y a plus de nations ni de
nationalités. Les nations et les passeports sont des
marchandises à vendre.
La gangrène est internationale et trouve sa
source dans l’idéologie dominante. La privatisation
n’est qu’un bradage organisé. Loin de servir de
carburant pour la croissance et pour générer des
emplois, la globalisation enrichit une minorité véreuse,
au détriment des populations de plus en plus
paupérisées.
Après avoir tout vendu, il faut aussi vendre la
vache laitière qu’est l'Etat. Les acheteurs ne seront
jamais perdants. L'Etat, à ce qu’on sache, ne tombe
jamais en faillite. Les populations, sous le poids de la
misère, peuvent se soulever. Peine perdue, car le temps
des révolutions fracassantes et des coups d'Etat est
révolu. Dans tous les cas, contre les révolutions ou des
dirigeants prétendument nationalistes, 1l y a aviation
de POTAN et le Tribunal Pénal International !
Le train du communisme s’en est allé, celui des
nationalistes aussi. Quand on s’est rendu compte que
le communisme, comme esclavage, appartient à
l’histoire, on a vite changé de fusil d'épaule. Il faut
toujours trouver un bouc émissaire pour porter le
chapeau. Par un subtil jeu de mots, les révolutionnaires
sont devenus des terroristes et les nationalistes des
dictateurs. Les corrupteurs, eux, sont confortablement
131
Chapitre VII
132
l'avait surprise sur la route
de la Résidence. Cela,
pourtant, n'avait pas inquiété l’Administrateur, qui
savait sa femme enceinte depuis des mois. Mélodie,
elle, s’obstinait à nier. >
Pour s’amuser, les femmes du coin la taquinaient
à Son passage : « qu'est ce que tu as mangé, ma fille ?
- La tortue, répondait-elle, en riant aux éclats. J'ai
mangé de la tortue mal cuite et cela est à l’origine de
ma constipation.
- Une constipation de combien de mois ?
- Je ne sais pas, rétorquait-elle en éclatant encore de
rire. »
Au Grand Canard, les femmes et les filles étaient
toutes devenues des sainte-nitouche. À la veille de
Paccouchement, elles s’obstinaient, par nostalgie de
leurs premiers amours, à dire qu’elles étaient vierges
ou qu’elles avaient trop mangé. Pour plaisanter, les
garçons disaient aussi qu’ils étaient vierges. Habitée
par des vierges, la ville de Canard avait l’allure d’une
fille innocente, naïve et timide. Mais la timidité, dit-on,
est le pire des vices.
La joie du sous-préfet, qui attendait son premier
enfant, ne fut que de courte durée. Mélodie donna au
monde un gros bébé après seulement sept mois de
mariage. Si l'enfant ressembait encore un peu à sa
mère, on pouvait cafouiller du coté paternel ! Mais le
nouveau-né était Tchary même, tant la ressemblance
était grande. Et la nouvelle, comme un feu sous
l’harmattan, se répandit dans toute la ville. Aurait-elle
133
voulu devenir une mère comme les autres, docile et
obéissante comme les autres, Mélodie serait sans doute
aujourd’hui une femme heureuse avec beaucoup
d'enfants, mais quelque chose d’incompréhensible
ourdissait en elle. Quelque chose qu’elle-même ne
contrôlait pas. Etait-ce l'appel du destin ?
Loin de se contenter de son premier bâtard,
celui-ci lui donna plutôt des ailes. Un jour elle resta
chez son amant si longtemps qu’elle y fut surprise par
les rayons du soleil. L’amour rend aveugle, 1l est vrai.
Mais en plus de son aveuglement, elle était également
devenue folle. Elle n’avait plus peur de rien et elle
n’écoutait plus de conseil. Arriva un temps où le sous-
préfet ne pouvait plus l'empêcher de sortir. Le matin, à
midi, le soir, et même la nuit, elle s’en allait, au vu et au
su du grand et vieux sous-préfet du Grand Canard. Un
jour, ne pouvant plus tolérer ses caprices, Mazout lui
dit : « Ecoute, arrange tes affaires et rentre chez tes
parents. Il ne peut pas y avoir deux capitaines dans un
même bateau. Vas chez tes parents ou au diable si tu
veux. Vas pour toujours. Je ne veux ni te voir ni te
sentir. » Mélo se dirigea naturellement vers la maison
du diable. Mais ce qu’elle ne savait pas, c’est que son
fou de mari lui avait tendu un piège.
Les nuits suivantes furent pour eux les plus
courtes et les plus belles. Ils restèrent enfermés
pendant trois jours et trois nuits. On se demandait s’ils
daignaient manger ou boire! Au quatrième jour,
l'oncle du jeune homme commença par s'inquiéter.
134
Pour en avoir le cœur net, le vieux Kakoté alla frapper
à la porte de son diable de fils. Personne ne répondit.
Il frappa encore plus fort. Il y avait un silence de mort.
Finalement, pris de panique, il força le battant. Devant
lui, deux jeunes gens étaient nus, couchés lun sur
l’autre. Visiblement, ils n’étaient plus capables ni de
parler, nm de faire un geste quelconque. Homme
d'expérience, l'oncle comprit que le couple était
victime du supplice?? du chien, un fétiche redoutable
venu du pays Yoruba, qui empêche l’homme et la
femme de se séparer après l’accouplement !
Il n’y avait aucun doute : ce fétiche était la
marque du sous-préfet. Gardant un calme olympien, le
vieux Kakoré enfourcha son vieux vélo et se dirigea
vets la Résidence.
Personne n’a jamais su ce que les deux hommes
se sont dit. On les vit, l’air grave, monter préci-
pitamment dans le véhicule du Commandant. Le
véhicule roula à tombeau ouvert et s’immobilisa
devant la concession du vieux paysan où, déjà, étaient
arrivés les parents proches dont la mère de la fille. A
sa descente de la voiture, le sous-préfet ne parla à
personne. Il fut conduit dans la case où les deux
amants s'étaient enfermés et de la main gauche enduit
de l’antidote du fétiche, il frappa trois fois dans le dos
du garçon et les deux corps se séparèrent.
136
contraire, et tout de suite. Quand son pauvre
bonhomme n’est plus capable de donner davantage,
elle menace de s’en aller, et 1l se voit dans l’obligation,
soit de mettre la main dans la caisse du patron, soit de
prendre le maquis. Ainsi, l’insatisfaction, que la
femme à au départ hérité d’'Eve, est devenue le propre
de l’homme. À tel point qu’à l'heure actuelle, on ne
sait plus qui, de l’homme ou de la femme, est plus
insatiable que l’autre.
L'amour du jeune couple ne survécut qu’à une
saison. Après des jours, des semaines, des mois
d’idylle, vinrent des jours de tempête. Mélodie devint
plus rêveuse, plus évasive et plus lointaine. « Mélo, lui
demanda un jour Tchary, à quoi rêves-tu ? » Mélo fit la
sourde d’oreille.
« Mélo, à quoi penses-tu ? » Mélo ne répondit pas.
« Mélo ! Mélo ! Que veux-tu ? »
« Mélo ! Mélo ! parle-moi, je t'en supplie. Qu'est-ce
qui t’atrive ?
- Je ne sais pas, fut sa seule réponse. »
Mélo le savait pourtant. Mais pouvait-elle lui
confier ce qui lui manquait. Les femmes du quartier
n’ignoraient rien du sort de leur soeur : ce n’était plus
un secret que Tchary avait perdu sa virilité.
Désormais, il n’osait plus s’adresser aux femmes de
son quartier. Elles n’hésitaient pas à le lui cracher cru :
« Ecoutez-le : il n’a rien dans la culotte et il ose parler
comme un homme. » Toutes en chœur, elles éclataient
de tire : « Hé hé hé héééé ! »
137
Par trois fois, Mélodie chargea une personne
respectable de lui demander pardon. Dans son for
intérieur, elle savait qu’elle n’avait rien à se reprocher.
Peut-être, pensait-elle, elle avait offensé son mari sans
s’en rendre compte. Par trois fois, l’envoyé répéta les
mêmes réponses : ton mati a rêvé et dans son rêve, un
ange lui a dit de ne pas dormir avec toi pendant deux
ans.
Pour Mélodie, deux ans, c'était une éternité et ce
Dieu qui crée le sexe, et prêche l’abstinence, doit être
un Dieu égoïste et insensible. La femme veut que son
homme ne rêve que d’elle et ne pense surtout qu’à elle.
Si Tchary a rêvé et que ce rêve n’a pas porté sur elle,
c’est qu’il s’agissait d’une deuxième « larronne». Elle
passa des nuits entières à surveiller l’entrée de la case
de son époux, pour surprendre d’éventuelles rivales.
Voyant que le résultat tardait, elle alla consulter les
féticheurs, les marabouts et les sages. Personne, hélas |
ne put essuyer ses larmes de plus en plus abondantes.
De nouveau, Tchary était devenu le sujet de
conversation des becquois. Non pas comme un héros,
mais comme quelqu'un qui est infecté par une maladie
contagieuse et incurable. Chacun, avec comme
toujours, un mot de plus ou un mot de moins,
commentait à sa manière son impuissance précoce.
Les uns accusaient le sous-préfet, les autres trouvaient
que Tchary s’était trop dépensé et que maintenant, il
en était affaibli.
138
Plus qu'auparavant, dit le vieillard, Tchary
adorait et vénérait sa femme. Pour la taquiner, il lui
demandait si elle pensait à son sous-préfet. Le sous-
préfet, bien sûr, était un mot de trop. Mélodie se
déchaînait comme si elle était prise de rage. Elle
saisissait et déchirait les habits de son mari qui, au lieu
de lui appliquer une bonne raclée, riait d’elle comme si
elle lui donnait un baiser. Les jours suivants, elle cessait
de faire la cuisine. Tchary quittait alors la maison le
matin et n’y revenait que le soir. Cela aussi, loin de
lapaiser, brülait le cœur de la jeune femme.
Les jours passèrent, passèrent des semaines et
des mois et avec eux, s’évanouissaient et ses espoirs et
ses forces. Elle aurait peut-être pu supporter un an,
puis deux. Elle ne chercha pas à comprendre et ne
voulut pas comprendre que son mari était un sacré
rêveur. Elle ne voulait pas de ce rêve parce qu’il la
détrônait. Le rêve non plus ne voulait pas d’elle parce
qu’il était égoiste du cœur qu’il occupait. La femme,
c’est le réel, et le rêve, la fuite du réel. La femme à
toujours les pieds sur terre. Le rêveur est toujours dans
les nues. La femme veut que son plus faible appel soit
entendu. Le simple murmure chasse le rève. Plus
Tchary rêvait, plus il s’éloignait de sa femme. La seule
personne, qui assistait cette dernière, était la femme du
catéchiste. Chaque fois qu’elle lui rendait visite, elle lui
apportait ce qu’elle avait préparé pendant la journée. À
son tour, Mélodie lui remettait une assiette pleine de
petites choses.
139
Tchary ne s’intéressait guère à ces va-et-vient.
Au contraire, cela le libérait du regard inquisiteur de
sa femme. Que pouvait-il d’ailleurs, face à l’énigme
des femmes ? On ne comprend jamais ce qu’elles se
racontent. Quand elles parlent d’un chien, il s’agit d’un
chat et quand elles rient, elles versent des larmes
chaudes. Autant les laisser tranquilles et y gagner sa
tranquillité.
Cette nuit-là, Tchary dormait profondément
lorsqu'un bruit, venant de l’entrée de sa concession, le
réveilla. Les femmes du voisin, pensait-il, préparent le
petit déjeuner de leur mari. Un vent glacial chatouilla
son bras gauche. Machinalement, sa main tâtonna la
partie vide du lit où, quelques mois plutôt, dormait
celle qui le réchauffait pendant les nuits froides, et le
rafraîchissait les nuits chaudes. L’exploration ne fut
pas vaine. Ses doigts se saisirent d’un deuxième drap
qui vint s'ajouter au premier. Pourquoi aurait-il
soudain besoin de sentir une présence féminine alors
que ses draps étaient là ?
La déesse du sommeil souffla encore dans ses
yeux. Mais ce n’était qu’un léger souffle qui fut vite
dissipé par un deuxième bruit, puis un troisième, puis
un quatrième ? « Ma sotte de femme doit encore faire
ses habituels cauchemars, pensa Tchary.» C'était en
effet des gémissements, à peine perceptibles d’abord,
puis de plus en plus distincts, qui venaient de la case
de Mélo. Lorsque les gémissements devinrent plus
forts, Tchary ne pouvait plus résister à la tentation
140
d’aller voir ce qui se passait. Il s’arma d’un gourdin et
d’une lance. Torse nu, il se dirigea vers cette case au
fond de la concession. Chaque pas qu'il faisait
amplifiait les gémissements et chaque gémissement
faisait battre son cœur plus vite. Non ! Cela ne pouvait
être un simple cauchemar! Il s’arrêta encore un
instant, pour en avoir le cœur net. Puis, comme pris de
folie, se précipita sur la porte, l’arracha d’un geste et
entra dans la case. Tchary s’arrêta brusquement. Il n’en
pouvait croire à ses yeux! Un homme était sur sa
femme, et cet homme c'était le catéchiste du Grand
Canard !
Il se souvint que, pas plus tard que la veille, la
barbiche du catéchiste allait du plafond au plancher et
du plancher au plafond lorsque celui-ci, avec toute la
verve d’un berger, prêchait le septième comman-
dement de Moïse : « Tu ne commettras point d’adul-
tère |Tu ne porteras point un regard envieux sur la
femme du voisin!» Oui, le catéchiste parlait si fort
que sa voix ébranlait les murs de l’église. Et pourtant !
Tchary transpirait des cheveux aux orteils.
Ramassant ce qui lui restait de courage à deux mains, il
fit trois pas rapides en arrière, et leva la lance et fonça
sur Adam et Eve. Mais la pointe de la lance freina net.
« Sors d’ici ou je te tue! cria Tchary.» Pour
notre ex-sainteté, ce n’était point le moment de sortit,
cat il battait déjà la tête tel un lézard géant. Il n’eut que
la force de répéter les mêmes paroles : « sor—tez d’i—
ci, sof—tez d'ici». Une seule contraction des
141
biceps aurait suffit, et le pauvre catéchiste s’en serait
allé. Non! ‘Tchary ne blessa ni Adam ni Eve qui,
revenus peu à peu à eux-mêmes, se rendirent compte
qu’ils étaient encore sur terre.
Tchary baissa sa lance et rentra dans sa case.
Des jours passèrent, passèrent des semaines et
des mois. Aucun mot ne fut échangé entre les deux
époux. Pour s'évader, Tchary passait son temps à
téparer les clôtures de sa concession. Parfois, il
sculptait dans du bois dur et réussissait à vendre
quelques objets bien travaillés. Des statuettes, 1l avait
rempli ses greniers et les coins obscurs de sa case.
Quand :il s’ennuyait, il faisait sortir l’une d’elles,
s’asseyait en face et pendant des longues heures, se
levait, se courbait et se couchait comme sil priait,
comme si cette œuvre, dont il était l’auteur, s'était
mise soudain à respirer. Pourtant, que sa statuette se
levât et marchat était le cadet de ses soucis. Ce qu’il
admirait, c'était cette fidélité que les êtres n’ont pas. Il
allait aux champs et revenait retrouver ses déesses dans
la même position, dans la même disponibilité. Un jour,
alors qu'il faisait sa gymnastique habituelle, la déesse
Mélo descendit de son piédestal et s’agenouilla à une
dizaine de mètres :
«Tchary, lui dit-elle, pardonne-moi». Tchary ne
tépliqua point. « Tchary, lui dit-elle encore, je bai
offensé, pardonne-moi».Face à cette femme qui,
depuis des mois, s'était résignée au silence, Tchary
142
n'avait pas de courage, même si son crime valait sa
repentance.
- Mélodie, put-il articuler enfin, tu n’es qu’une femme
et tu n’as fait que satisfaire tes désirs de femme:
« lève-toi, je te pardonne ». ,
La belle Mélo n’était plus de ce monde,
foudroyée, hélas ! par les dieux, comme la femme de
Lot. Tel n’est-il pas l'itinéraire de la vie d’un homme ?
À la naissance, nous sommes tous semblables, tous
soumis aux mêmes lois de la pesanteur. Mais très tôt,
ceux, qui sont élus par l'Eternel, connaissent la
béatitude spirituelle et montent au ciel telle la vapeur.
Ce sont soit des apôtres, soit des prophètes. Par
contre, certains, comme Tchary, sont fidèles à la terre
comme des avions. Il leur faut prendre de la vitesse et
de lélan pour se dégager de leur poids. Beaucoup
restent, hélas ! prisonniers de leur vitesse et de leur
élan.
Pendant des années, Tchary avait connu le
plaisir, l'intensité de l'existence. À sa femme, il avait
tout donné parce qu’il avait reçu d’elle tout ce qu’elle
pouvait lui offrir : la virginité.
Alors qu’elle prenait avec le temps, de plus en
plus le goût à la satisfaction du corps, Tchary voyait
des ailes lui pousser. Pour lui, la chair n’était qu’un
tremplin. Mélo y trouvait une finalité. Quand souffla le
vent du nord, sec et calcinant, tout ce qui restait de
leur amour fut balayé, effacé. Et voilà survenu lirrépa-
rable divorce.
143
Comme à une table il faut trois pieds pour tenir
debout, à un mariage il faut trois raisons pour être
stable. Le sentiment, le matériel et surtout l’esprit.
Seule la dimension spirituelle est constante et éternelle.
Les sentiments et la richesse ne sont qu’un mirage qui
se dissipe à moindre lueur de esprit. Le mariage n’est
pas un contrat, mais la manifestation extérieure d’une
communion d’esprit. Dans une communion d’esprit, la
jalousie, l’adultère et le divorce n’existent pas. Une
femme jalouse l’est soit parce qu’elle désire seulement
son époux soit parce qu’elle le trompe avec un autre
homme. Car un voleur est toujours plus cruel envers
un autre voleur.
Tchary resta planté comme une tige devant le
corps de sa femme. Comme un planeur qui a besoin
de prendre de altitude, on le vit surgir de sa maison à
toute allure, se dirigeant vers la brousse. Sa vitesse
inhabituelle et la direction qu’il prenait, en plein soleil
de midi, attira l’attention des passants. Ces derniers se
mirent à sa poursuite. Mais en véritable athlète qu'il
était, personne ne pouvait le rattraper. Heureusement
qu'après un grand tour, 1l revint encore en ville par un
autre chemin : criant, pleurant, invoquant les esprits du
ciel et de la terre. Lorsque toute la ville fut informée,
les adultes, qui le poursuivaient, furent suivis par des
enfants. Depuis lors, les nuits d’idylle n'étaient plus
pour Tchary que des souvenirs lointains. Très tôt le
matin, les enfants le faisaient sortir de sa cachette,
lencerclaient, le chicotaient et le couvraient
144
d’excréments d’animaux. Ils le suivaient toute la
journée pour le quitter seulement à la tombée du
soleil. Après leur départ, c'était au tour des chiens de
lassaillir. Maintes fois, Tchary changea de cachette.
Chaque fois, les enfants le retrouvaient. Jusqu’au jour
où les gendarmes vinrent l’arrêter. Le sous-préfet ne
pouvait oublier laffront.
Nos aïeux disaient :
Quand on aime manger,
On meurt constipé.
Quand on aime les femmes,
On meurt détesté.
À quoi sert-il d'aimer ?
On meurt pour ce qu’on aime
Ou pour ce qu’on n’aime pas.
Les croyants meurent
Aussi bien que les athées.
Les courageux crèvent
Autant que les peureux :
Et l'amour tue
Aussi bien que la haine.
On meurt parce qu’on aime
Ou parce qu’on n’aime pas.
Quand on aime on meurt
Et l’on meurt quand on n’aime pas.
Mais il faut choisir
Il faut toujours choisir
Entre la haine et l’amour
O Dieu ! Quel vilain sort ! »
145
Chapitre VIII
146
nom du Christ, plantent le couteau dans le dos
d’autres chrétiens pour bénéficier des avantages
matériels |
- Tu t’obstines comme Mal Brahim !
- Mal Brahim soutient que le paradis est à l'ombre de
l'épée et, parce que l’arabe serait la lanque d’Allah,
qu’il passe aussi par l’arabisation forcée des peuples
qui n’ont rien de commun avec les arabes. Or le drame
des algériens, qui se targuent de leur arabité, n’est-il
pas l’aboutissement d’une arabisation aveugle ? Il ne
peut y avoir de paradis sans l'amour du prochain et
lamour du prochain, c’est d’abord la convialité autour
d’un bilbil onctueux et d’une viande savoureuse de
rats. Je ne veux pas de ce paradis qui viole mon
intégrité linguistique et culturelle. »
Sur ce, et face à cette philosophie nébuleuse,
Père Jean s’en alla.
Le lendemain, Tchary fut transféré dans une
autre prison, loin de la ville. L’infatigable prètre alla
encore à sa rencontre, comme le bon berger qui
n’abandonne jamais sa brebis au voleur. En jouant
avec le cœur des hommes comme le héron avec les
criquets, ne prenait-il pas le risque de s’égarer lui-
même, ou de voir d’autres loups venir après lui
s'emparer du reste du troupeau ?
Des voix se lèvent de plus en plus pour dire que
l'Eglise se doit d’abord de renforcer les positions déjà
147
acquises en bien formant les pasteurs, en encourageant
les chrétiens à faire de la politique et à s’enrichir afin
de se prendre en charge. L'Eglise des missionnaires,
fondée sur le culte de dépendance, doit laisser la place
à une Eglise bâtie sur le beau, le bien et le vrai.
Grâce à la contribution de ses membres, elle
doit, à terme, se prendre entièrement en charge, et non
pas toujours vivre de la mendicité. Mais, s’il faut en
juger par la multiplication des sectes, on dirait que les
brebis galeuses, qui confondent souvent ignorance et
croyance, sont déjà entrées dans la bergerie. A force de
divaguer dans la prairie divine, ces prohètes de
l'illusion affolent le reste du troupeau qui, sans le cri
du berger, sera perdu à jamais.
À la deuxième visite de Père Jean, Tchary était
étendu à même le sol quand ses geôliers ouvrirent les
portes de la cellule : « Que la grâce du Tout-Puissant
soit avec toi, mon fils, lui annonça le prêtre.
- Mon père, répondit-il, cette grâce est déjà avec moi.
- Mon fils, accepte de naître de nouveau ce jour de
Pâques et demande la grâce à ton Dieu pour avoir la
vie éternelle.
- Chaque jour, pour communier avec Dieu, je mange
de la viande de rats. Je ne pousse pas le culot jusqu’à
me régaler du corps et boire le sang de celui qui s’est
sacrifié pour sauver les hommes afin de naître de
nouveau.
- C’est de la diffamation !
148
- Diffamation ? Surtout pas. C’est vous qui nous
cachez la vérité sur ce que les hommes ont fait du
corps du Christ après qu’ils aient crucifié. Pour moi,
en tout cas, tout objet comestible peut servit
d'interface entre Dieu et les hommes. »
Père Jean sortit de la prison sur la pointe des
pieds, mortifié à l’idée que cette brebis était
dangereuse pour le reste du troupeau.
Après le prêtre, ce fut le tour du Marabout. Mal
Brahim alla droit au but. «Si tu acceptes de te
convertir, demain tu seras libre. Le sous-préfet te
pardonnera car, devenu fidèle, tu seras son frère.
- C’est au sous-préfet de se repentir car demain est
toujouts un jour nouveau. Qui sait s’il sera encore là ?
- Accepte la vérité, accepte les paroles d'Allah et
demande Lui pardon.
- Mal Brahim, dit Tchary, tu parles comme si tu es un
patent d'Allah qui vient de descendre tout droit du
ciel. Que portes-tu sur ton squelette de corps ?
- Un boubou.
- Vraiment, tu portes un boubou ?
- Oui, je porte un boubou.
- Je croyais que tu te vêtissais de feuilles d'arbres filées
et tissées par les anges. On ne libère pas un homme en
récitant des sourates mais en travaillant. C’est cela, la
vérité.
- Qu’Allah te pardonne, mon fils.
149
- Qu'il te pardonne surtout. User de sa position sociale
pour contraindre les plus faibles à adopter une
croyance n’est ni plus ni moins qu’une manière de
mettre Dieu en vente, comme coca cola et comme
hamburger. C’est vous qui semez et cultivez la révolte
contre Dieu. Ceux qui acceptent de se convertir sous
la contrainte ne peuvent devenir profondément
croyants. Dès que souffle le vent du changement, le
croyant d’hier redevient athée. Qui a le monopole de la
Vérité ? Certains chemins sont plus courts, d’autres
plus longs. Mais tous les chemins mènent à Rome,
parce qu’ils ont été créés par Dieu ! ».
Le sort de Tchary était ainsi scellé. La suite ne
sera qu’un montage de cirque, une mise en scène pour
amuser le peuple.
Le jour suivant, les geôliers le transférèrent dans
une prison souterraine tristement célèbre appelée
piscine. La piscine en était vraiment une, au temps
colonial. Elle fut par la suite couverte d’une dalle pour
devenir le lieu de culte d’une secte satanique où les
hommes, innocents où pas, étaient disloqués, morceau
pat morceau, après avoir subi les supplices du phallus
ou de Patbatachar’ë.
À la piscine, Tchary n'avait plus le loisir de nager
dans les excréments. Il y avait quelque chose de plus
152
« Pouvez-vous, mademoiselle, prouver que ce garçon
vous a violée ?
- Oui Monsieur : ma tante m'avait envoyée acheter des
oignons. Il m’a vue, il m'a dit d’entrer chez lui, j'ai
refusé et 1l m’a forcée.
- Comment vous a-t-1l forcée Mademoiselle ? » L’assis-
tance éclata de rire.
« Il m’a jetée sur son lit et m’a déshabillée.
- Menteuse ! Menteuse ! crièrent les jeunes dans la
salle.
- Du dehors, il ta jetée sur le lt comme une balle ?
- Non Monsieur.
- Et comment a-t-1l fait mademoiselle ? »
La jeune fille se tut.
- Parle sorcière ! Parle ! Parle ! crièrent les jeunes.
“Apres vAprests Apres:
- Après quoi ? Après quoi ? »
La jeune Amina ne parla plus.
«Monsieur le Président, intervint encore
l'avocat, si cette fille avait été violée, elle aurait pu crier
et les voisins seraient venus à son secours. Pourquoi
aucun des voisins de Tchary n’avait-il entendu de cris ?
- J'avais honte justifia la fille.
- Non ! Non ! Non ! hurlèrent les jeunes. »
La honte est peut-être l’apanage d’une bonne
éducation, mais elle n’est pas une preuve. Cependant,
après consultation avec le jury composé de parents,
dont les filles étaient potentiellement violables, il fut
décidé que ‘Tchary soit condamné à dix ans
153
d'emprisonnement ferme, avec cinq cent mille francs
d’amende.
A la surprise générale, le jeune avocat demanda
au Président du tribunal d’accorder à son client sa
dernière chance. Les magistrats, après une deuxième
consultation du jury, la lui accordèrent.
« Puisque, dit l’avocat, la fille prétend avoir été
violée, qu’elle aille au moins laver les draps du garçon,
draps qu’elle à salis avec ses chaussures en montant sur
le lit.
- Non monsieur, je me suis déchaussée avant de
monter sur le lit, cria la jeune fille.
- Puisque c’est ainsi, vous y êtes montée de plein gré!
conclut le jeune avocat. »
La salle explosa. Toute l’audience applaudit. La
victoire de l'avocat arracha le sourire, même à ceux qui
avaient ofganisé cette gigantesque mascarade
judiciaire. Mais au Grand Canard, aucun procès n’est
gagné d’avance, sans compter avec les manœuvres des
hommes de paille du Commandant. La décision du
Jury fut donc ajournée.
Le lendemain, la salle était de nouveau pleine. La
plupart des Canardais étaient venus, plus pour admirer
le savant avocat que pour écouter le verdict. Car pour
eux, il ne pouvait conduire qu’à la relaxation pure et
simple. Quelle ne fut leur surprise quand ils apprirent
que d’autres chefs d’accusation avaient été introduits
nuitammenent par les hommes de paille du
Commandant et que, de surcroît, le jeune avocat était
154
décédé, juste après le procès, des suites d’un accident
de circulation !
Leurs lèvres se desséchèrent si vite qu'ils
n’eutent pas la force de parler. « Eh, oui | se
contentaient-ils de murmurer. Eh, oui! priez le Bon
Dieu pour ne pas être accusé d’atteinte à la sûreté de
PEtat. Dans de tels cas, on vous traite de violeur ou de
pédophile, et 1l n’y aura plus d’avocat pour défendre
votre cause. Dès lors, vous êtes bon pour la marmite,
la marmite qui vous cuit pour l'éternité ! »
« Mais peut-on vraiment éviter de tomber dans
un piège que vous tendent, chaque jour, les hommes
du Commandant ? se demandait Pallaye. Enfermez-
vous seul dans une maison, et l’on vous accusera de
conspiration contre la sûreté de l'Etat. Ayez initiative
de créer une petite entreprise, l’on lancera contre vous
tous les chiens de la fiscalité. Et si les chiens ne
parviennent pas à vous mordre, l’on finira par vous
accuser de détournement de demers publics. Vous
n’avez ni le droit d’être le plus pauvre, ni d’être le plus
riche, ni d’être le plus grand, ni d’être le plus petit.
Parlez sans dire un mot, marchez sans aller plus vite
que les autres. Sinon, même en marchant, l’on vous
accusera d’excès de vitesse !
Connaissez-vous l’histoire d’un très vieux lion
qui, ayant pris un sérieux coup de froid, avait demandé
à ses sujets de lui procurer le remède le plus efficace
pour soigner son mal ? Ce fut l’hyène qui suggéra la
thérapie originale : les oreilles du lièvre ! Parce que
155
celles-ci étaient trop longues et l’empêchaient de voir
ses proies! Il n’y a qu’une leçon à tirer de la
mésaventure de lièvre : se couper les oreilles dès lors
qu’elles vous paraissent plus longues que celles des
autres, avant qu’elles ne deviennent les causes de vos
tribulations. »
Il n’y eut pas d'enquête. En tout cas, elle n’avait
duré que le temps d’une pause.
L’audience publique fut annulée pour laisser la
place à un huis clos et la peine capitale fut requise
contre Tchary.
Sous d’autres cieux, où il y a séparation des
pouvoirs, il serait peut-être sauvé. Mais au Grand
Canard, 1l y avait un homme qui gouvernait et, lui seul,
avait tous les pouvoirs ! Les trois pouvoirs n'étaient
qu’une façade, les trois pierres sur lesquelles l’on pose
la marmite pour cuire le paisible citoyen. Aussi étrange
que cela puisse paraître, la vraie complice de cette
situation n’était que la population elle-même. En
attendant de tomber à son tour, le voisin règle son
vieux compte à son voisin, le clan à un autre clan et le
village aux villages environnants. À la fois complices
actifs et victimes, les Canardais étaient obligés
d'approuver les sentences sordides des dirigeants,
sentences qui étaient, le plus souvent, exécutées avec
plus de célérité que le jugement même.
Mais au Grand Canard, une telle bévue judiciaire
était loin d’être un cas isolé et, comme vous le savez,
la déchéance de la justice entraîne inexorablement la
156
déliquescence de l'Etat. C’est ainsi que, dans tout le
pays, les événements se succédaient, et prenaient peu
à peu une tournure inquiétante.
Plusieurs signes poussaient les Canardais à
penser à une fin de règne. Par exemple, depuis
quelques mois, des rumeurs circulaient, faisant état
d'infiltration des maquisards et d’armes de guerre.
Depuis des années, les rebelles, tenaces comme
des termites, avaient commencé leur marche vers le
Grand Canard. Cette rébellion lointaine n’avait jamais
cessé de progresser vers le sud, depuis les grandes
palmeraies du nord.
Dans leurs critiques, les rebelles accusaient le
système en place de mauvaise gouvernance, de
sectarisme, de régionalisme, de corruption et
d’enrichissement illicite; ils réclamaient la justice
sociale, l'équilibre régional. Bref, ces revendications
étaient restées en dessous de la ceinture. Il n’y avait
aucune idéologie. La justice sociale, en d’autres
termes, voulait tout simplement dire qu’ils voulaient
leur part du gâteau. Quant à l'équilibre régional, elle ne
traduit ni plus ni moins que le duel que se livrent les
prêtres et les marabouts, par populations interposées.
L'équilibre régional n’est pas possible parce qu’on ne
peut transformer un désert aride en champ de coton,
et les rochers les plus austères en plantations de
canne à sucre.
En téalité, il s’agissait d’un problème d’impôts.
Les fonctionnaires zélés levaient l’impôt chaque fois
157
qu'il leur manquait de quoi prendre une rasade de
bilbil. Naturellement, les paysans s’étaient révoltés et
la révolte fut réprimée dans le sang. En une nuit, des
villages entiers se vidèrent. Les hommes valides
partirent en brousse, armés de sagaies, de lances et de
flèches.
Ce que les paysans du Nord ignoraient, c’est
que, plus au sud, leurs compères cotonculteurs?l se
faisaient quotidiennement bastonner comme des ânes.
Non pas pour des impôts qui, de toute façon, étaient
retirés à la source, lors de la vente du coton, mais pour
un pied de coton mal entretenu !
Néanmoins, pris dans une logique belliqueuse,
les gendarmes, au lieu d’aller vers les parents révoltés
pour les ramener dans leurs foyers, multipliaient rapts,
petquisitions et pratiques humiliantes. Au fur et à
mesure que le temps passait, le nombre de rebelles
augmentait, alors que le budget pour l'entretien des
soldats diminuait comme une peau de chagrin.
Pour les populations, cette révolte était si
éloignée qu’elle faisait moins peur que la situation à
lintérieure de la ville, car, pensaient-elles, ce n’est pas
avec des gourdins que l’on vient à bout d’une armée
régulière.
Ce qui faisait peur, c'était les disparitions et les
enlèvements qui se comptaient par dizaines, et qui
obligeaient les pères de famille à se terrer dans leurs
maisons. Finalement, même dans les maisons, les
31 Planteurs de cotonnier
158
agents de la Sûreté venaient arrêter les prétendus
suspects. Si bien que, même les pères de famille les
plus paisibles finirent par ne plus rester enfermés chez
eux.
À observer les Canardais, l’on dirait qu’ils
venaient d’être vaccinés contre la mort. Eux qui, en
d’autres temps, parlaient la queue entre les jambes,
osaient ouvrir la vanne et critiquer ouvertement le
Commandant. Par certaines nuits, des tracts étaient
jetés partout dans les rues. Il n’y avait aucun doute : la
marmite canardaise mijotait quelque chose.
Le Grand Canard est arrosé par une rivière dont
les eaux tarissent en saison sèche. Ce cours d’eau reste
cependant le gîte privilégié des milliers de crapauds
qui, à la tombée de la nuit, entonnent des chansons
d’une harmonie singulière. C’est un véritable concert
sous le sable qui, ce jour-là, sidéra Pallaye sur le pont
qui sépare les deux quartiers du Canard. Il y avait la
basse, le tambour et la cymbale. Il y avait le chef
d'orchestre qui, avec sa voix rauque, donnait à cette
mélodie aquatique une couleur de mélancolie
profonde :
« Qu'est ce qu’il a fait ?
Qu'est ce qu’il a pris ?
Qu'’est ce qu'il a volé ?
Qu’est ce qu’il a dit ?
Suivait le refrain :
« ça va chauffer
Laissez le partir
159
Sinon ça va chauffer
Laissez le partir
Sinon ça va chauffer ».
160
sable : le cœur ne battait plus. Le Commandant du
peloton en fut promptement informé. Il posa sa
propre main sur la poitrine de Tchary : le cœur ne
battait plus. |
L’adjudant Oscar, ainsi s'appelait le
commandant du peloton, s’en retournait auprès de ses
hommes lorsque, jetant le regard sur la foule attentive,
il aperçut un jeune homme qui forçait le passage dans
la foule et qui venait dans sa direction. L’adjudant
ralentit sa marche, puis s'arrêta, comme pour se
demander pour quelle raison cet homme avait choisi
un moment aussi inopportun pour s’adresser à lui. Ou
encore, sl se doutait déjà de quelque chose, ce qui
devait arriver, était-il arrivé ?
L'homme, qui s’approchait, bégaya quelques
mots inintelligibles. D’une main tremblante il remit à
’adjudant une lettre. Dès que ce dermer en prit
connaissance, son visage rude d’ancien combattant
d’Indochine se ctispa. Des rides profondes se
creusèrent sur son front et de grosses gouttes de sueur
froide en tombèrent. Les nombreuses fourmis, qui
sillonnaient la vallée aride, pouvaient se demander
pourquoi, sans nuage et sans vent, 1l s'était mis à
pleuvoit sur leur terroir. Mais la pluie ne dura que le
temps de lire la lettre. Car le soldat repartit au trot,
puis au galop, vers ses hommes qui l’attendaient. Sans
explications, il leur ordonna de regagner
immédiatement le camion et de repartir à la Résidence.
Presque au même moment, on entendit des tirs
161
d'armes automatiques et des détonations d’obus au
centre de la ville.
De la foule désemparée, une grande peur
s’empara. Le sauve-qui-peut se généralisa lorsque, par-
dessus les détonations, des cris de détresse se firent
entendre. Comble d’un spectacle déjà désolant, la foule
se mit à courir dans tous les sens. Un premier groupe,
informé peut-être de la situation, se mit à courir vers la
brousse. Un deuxième groupe, partagé entre l'envie de
s'enfuir et celle d’aller en ville, n’eut point le courage
de bouger d’un pas. Quant au troisième groupe, 1l
fonça vers le centre de la ville, en dépit des risques.
Au Canard, c'était la guerre, une véritable guerre
entre les gendarmes du Commandant et un groupe
d'insurgés se réclamant du Front de Libération du
Bec-de-Canard, en abrégé FROLIBEC, composé de
prisonniers évadés, de fonctionnaires déchus, de maris
cocufiés et de paysans ruinés. L'absence des tireurs
d’élte avait ouvert une brèche dans les rangs du
Commandant, et le FROLIBEC voulait en profiter
pour prendre la Résidence par surprise.
Malheureusement, ce jour-là, dame Chance
n’était guère de leur côté. Cette coquine-là ne prend
souvent pas le parti des amateurs et des opportunistes.
Elle savait, plus que quiconque, qu’un soldat est
toujours un soldat et même quand il dort, il peut faire
des dégats. De la Résidence, les «commandos»
s’approchèrent. La rapidité de certains leur permit
même de pénétrer dans la cout. Mais quand les
162
gendarmes furent alertés, ils se tregroupèrent et
ofganisèrent rapidement la riposte. Deux cents
assaillants tombèrent sur le coup. Et, si derrière la
Résidence il n’y avait pas de grands canaux, qui leur a
servi de tranchées, du FROLIBEC il ne resterait plus
que le nom.
Malgré l’avantage que les gendarmes avaient sur
leurs adversaires, ils s’en tenaient, en bons soldats, aux
confins immédiats du palais. Car ils ignoraient les
moyens dont les assaillants disposaient.
Et puis, de part sa situation, la Résidence ne
rassurait-elle pas contre toute attaque extérieure?
Véritable château avec ses tours et ses ponts, le palais
résidentiel est imprenable. Pour peu que les gardes
fassent leur travail, même y parvenir sans être vu et
neutralisé est, aux yeux des spécialistes de la défense,
chose difficile, sinon impossible. Ce soir-là, par le
concours des circonstances peut-être, personne n’était
monté sur les tours. Personne n’avait pris la peine de
garder le grand portail et personne n'était sofrti, ne
serait-ce que par simple curiosité, pour surveiller les
alentours du palais. Comme le Commandant dormait
encore, ses gardes se délectaient allègrement au soleil
matinal, la bière et l'alcool de la veille aidant. Lorsque
les premières flèches sifflèrent dans Pair, elles
surprirent les gendarmes qui couchés, qui buvant et
qui ivres-morts. Mais comme ils étaient bien formés,
leur riposte vint à point nommé. Heureusement pour
le Commandant ! Même si les combats continuaient
163
encore, la victoire des soldats était certaine. Du moins,
selon un communiqué de la Résidence.
Le ton du message démontrait, de manière
tangible, que Mazout avait choisi la manière forte,
pour venir à bout de ses opposants, ignorant le mal
profond qui minait la société canardaise. Myopie
politique ou ignorance délibérée des faits? Personne
ne le savait sinon le Commandant lui-même.
Les preuves ne manquaient pas pourtant, qui
prouvaient la complicité active des rebelles et des
villageois.
«Comment, se demandait Pallaye, ces hommes
apparemment démunis étaient-ils parvenus à la
Résidence ? Comment avaient-ils pu traverser le pont
et le portail sans que les gardes eussent sonné
l'alarme ? Comment, malgré leur nombre, avaient-ils
traversé la ville sans être vus par les agents de
renseignements ? Non ! conclut Pallaye, la population
canardaise est partie prenante dans l’attaque.
L’entourage du Commandant également.
Monsieur le Commandant, clamait Pallaye,
permettez-moi de dire tout haut ce que les autres
pensent tout bas. Permettez-moi, Monsieur le
Commandant, de vous dire que vous êtes en danger de
mort. À moins que... À moins que vous preniez votre
courage à deux mains et regrettiez tout haut les erreurs
que vous aviez commis tout bas. Reconnaissez que le
peuple n’en veut plus des détournements de fonds, des
arrestations atbitraires, des jugements sommaires et
164
des exécutions extra judiciaires. Dès cet instant,
demandez pardon au peuple. Après tout, le linge sale
ne se lave-t-1l pas en famille, et une faute admise n’est-
elle pas à moitié pardonnée ? Même le Bon Dieu, dit-
on, accorde des circonstances atténuantes aux
criminels repentis. Quand vous serez pardonné,
instaurez un dialogue franc et permanent avec le
peuple. Sans dialogue, toute administration n’est que
masturbation politique. Elle s'éloigne des réalités
vivantes et débouche sur une violence éternelle. »
Mais M. Mazout n’entendait pas de cette oreille
les conseils qui auraient pu lui être prodigués. Pour lui
en effet, la religion était une chose, la politique, une
autre. Ne pas admettre des erreurs politiques était sa
règle d’or.
Si les choses en restaient-là, notre homme
pouvait encore se rendre compte qu’il allait droit dans
un précipice, pour peu qu’il se réveillât un jour du bon
côté. Mais dans une situation, même catastrophique, il
y a toujours ceux qui en souffrent, et ceux qui en
profitent. Ces derniers mettent toujours de plus en
plus d’huile sur le feu.
Une chanson fut vite composée et un groupe de
majorettes rapidement constitué, pour maintenir la
flamme guerrière, à l’image de nos sœurs de l’autre
côté, qui suivent les hommes au front, pour les
encourager au combat mais qui, en fait, finissent par
se faire massacrer elles-mêmes.
En substance, la chanson disait :
165
« Il faut écraser les rebelles,
Il faut balayer ces voyous
En avant le Commandant,
Allez toujours de lavant,
Nous seront toujours derrière. »
166
rapidement leurs effectifs, enterrèrent leurs morts et
pansèrent leurs blessés. D’autres mécontents se
Joignirent à eux, dont quelques anciens combattants,
nostalgiques de la guerre d’Indochine.
Ces dermers avaient des fusils, armes dont le
FROLIBEC ne disposait pas jusque là. En tout et
pour tout, ils en avaient cinq. Mais cinq était pour eux
cinquante. Car, selon la nouvelle tactique, derrière
chacun des cinq porteurs de fusil devaient s’aligner
neuf hommes. Chaque fois que l’homme de tête
tombait, le suivant devait prendre immédiatement la
relève, et ainsi de suite, jusqu’à la victoire. La deuxième
attaque eut lieu le lendemain.
Pénible métier que celui de soldat : 1l ne peut pas
se griser d’une victoire facile. Et quand il se laisse
surprendre, on connaît le résultat. Dix gendarmes
tombèrent sous les premières balles. Dès que les
maquisards sentirent qu’une riposte s’organisait, 1ls se
retirèrent et revintent sur des positions défendables.
De là, et pendant toute la journée, ils échangèrent des
tirs sporadiques avec les hommes du Commandant.
Puis, le soir venu, ils regagnèrent le pont. Ce soir-là,
tout le Bec mangea victoire, but victoire et chanta
victoire.
Peut-être deux, trois ou quatre cents maquisards
avaient-ils trépassé, contre dix gendarmes. Pour le
FROLIBEC, peu importait le nombre de morts,
puisque la victoire, pour la première fois, était proche.
Certains, pour remonter le moral des combattants,
167
avançaient le chiffre de six cents gendarmes tués, alors
qu’au total, ils n'étaient que trois cents.
Mais par de-là leur victoire, les Canardais
espéraient qu’une défaite du Commandant l’obligerait
à assouplir sa position et à négocier avec les
opposants. Grande fut leur déception lorsque la Voix-
du-Canard déclara : « Mesdames, Mesdemoiselles et
Messieurs, ce soir encore, un groupe des mercenaires,
à la solde du Communisme, à perpétré une agression
caractérisée contre la Résidence de notre bien aimé
Commandant. Certains bruits malveillants courent,
selon lesquels, le Commandant serait blessé au cours
de lattaque. Le Commandant tient à vous informer
que, non seulement il se porte bien, mais encore que
les forces loyales maîtrisent parfaitement la situation.
Quant aux membres du prétendu Front de Sabotage
du Bec, le Commandant tient à dissiper tout
malentendu. Ce groupe est uniquement composé de
délinquants et de prisonniers évadés de nos prisons.
En conséquence, le Commandant à décidé de se
débarrasser de cette vermine une fois pour toute. Nos
forces lutteront jusqu’à la dernière goutte de leur sang
pour défendre et sauvegarder la souveraineté du pays.
Pour ce qui est des combats d’hier, le bilan provisoire
est le suivant : côté ennemi : quatre cents morts, cinq
cents blessés et trois cents prisonniers. Des centaines
d’armes légères ont été saisies et une impressionnante
quantité de munitions récupérées. Côté ami: on
déplore deux blessés ; aux dernières heures de laprès-
168
midi les terroristes ont été mis en débandade. Le
ratissage de la ville continue. »
Le FROLIBEC prit la menace très au sérieux.
Avec l’aide de quelques techniciens, un vieil émetteur
des Postes et Télécommunication fut rapidement
transformé en Voix-du-Salut. La Voix-du-Salut ne
tarda pas à réagir aux communiqués du Commandant :
« Camarades combattantes et camarades combattants,
masse laborieuse, en cette période impérialiste, il n’y a
que deux choix possibles. Soit que le peuple prenne en
main sa propre destinée par la force des armes et se
hbère, soit qu'il se soumette à la barbarie, au
colonialisme et au néocolonialisme. Nous combattants
pour le Salut avons choisi la libération. Pendant plus
de vingt ans vous avez été persécutés par un despote
sanguinaire, soutenu et entretenu par l'impérialisme.
Vous avez supporté.
Pendant plus de vingt ans, nos filles sont
devenues par milliers des mères abandonnées. Vous
n'avez pas réagi. Les malheurs de toutes sortes se sont
abattus sur vos foyers jadis paisibles et prospères. Vous
n’avez rien fait pour exorciser le mal.
Aujourd’hui, chers camarades, le jour est venu
pour en finir, une fois pour toute, avec le tyran et ses
vassaux. Le balai du peuple passera partout où besoin
sera |
Au moment où je vous parle, de violents
combats opposent les combattants de la liberté aux
forces fantoches de la dictature. En cette journée
169
glorieuse de notre histoire, les vaillants combattants de
FROLIBEC ont percé une brèche dans la défense de
l'ennemi et lui ont infligé de lourdes pertes, tant en
matériel qu’en hommes.
A la suite de ce coup foudroyant porté à
l'ennemi aux abois, nos intrépides soldats ont fait un
repli tactique sur le pont avant de donner, en fin
d'après-midi, le coup de grâce aux sanguinaires
mercenaires à la solde de limpérialisme. Ces derniers
sont complètement encerclés et leur ravitaillement
coupé. Le bilan provisoire des combats s’établit
comme suit: côté ennemi, six cents soixante deux
morts, trois cents blessés et autant de prisonniers. Côté
ami: on déplore trois morts et deux blessés. Des
armes de tout calibre ont été saisies. L’encerclement de
la Résidence se poursuit. »
La guerre de communiqué s’intensifiait autant
que la véritable guerre. Ni lun, n1 l’autre camp n’était
sincère. Cependant, toute vérification faite, c'était le
FROLIBEC qui perdait les combats. Les maquisards
apptirent, à leurs dépens, que la guerre n’était pas une
partie de cocktail, et que la mort révolutionnaire n’était
point différente de la mort réactionnaire. La mort est
la même pour tout le monde.
Des conclusions s’imposèrent d’elles-mêmes
auxquelles tout le monde se soumit. Premièrement, il
leur fallait un chef véritablement révolutionnaire et
charismatique. Deuxièmement, s’ils ne voulaient pas
prendre le risque de se transformer en balayeurs
170
balayés, 1l leur fallait des armes, au moins aussi
sophistiquées sinon, plus performantes que celles du
Commandant. Troisièmement, pour paraître plus
révolutionnaires et avoir des armes, il leur fallait
changer de nom : le FROLIBEC sonnaïit trop rouge et
pourrait mal se vendre à l’heure démocratique.
Quatrièmement, les armes, envoyées par les pays amis,
devraient être accompagnées d’instructeurs et de
conseillers militaires.
Aussitôt décidé, aussitôt fait. Un certain Carlos
fut élu Camarade Secrétaire Général. Le FROLIBEC
devint FRODIBEC c’est-à-dire Front Démocratique
d’Indépendance du Bec.
Mais le FRODIBEC était toujours composé des
mêmes personnes frustrées, de ces éternels
mécontents qui se passent pour des révolutionnaires
alors que, opposants à tous les régimes, ils n’ont jamais
pu proposer un projet de société, parce que, tout
simplement, ils n’en ont pas Oblgés, par leur
conscience, de donner les gages de leur conviction,
ceux-là sont encore plus sanguinaires que les autres.
Des banderoles surgirent de partout sur les
murs, sut les arbres et même sur les portes de certaines
maisons privées. Une boulangerie, qui était connue
sous le nom de la Boulangerie du marché, fut
rebaptisée «Boulangerie Patrice Lumumba ». Tous les
bâtiments furent peints en rouge écarlate. Juste à
l'entrée, les miliciens plantèrent un grand panneau sur
lequel, à leur surprise, les passants pouvaient lire «A
171
bas limpérialisme, à bas le néocolonialisme. Vive la
révolution ! »
Pourtant, il n’y avait rien de révolutionnaire dans
les locaux. La farine de blé venait droit d'Amérique,
l'équipement débarquait droit de France, et même le
propriétaire était Italien.
Etrange révolution que celle des Canardais,
diriez-vous ! Mais non ! La révolution était bien la!
Emporté par votre élan réactionnaire, vous aviez émis
un jugement hâtif et vous tombâtes dans le piège
grossier des mots.
Pour les becquois en effet, la révolution était une
chose, la ration quotidienne en était une autre. Pour
une cause sulfureuse appelée «révolution», ne leur
demandez pas, s’il vous plaît ! de se jeter à l’eau, corps
et âme. La sagesse ancestrale recommande que lon
mette un pied dans l’eau pour en mesurer la
profondeur, avant d’avancer le second. Et sachez,
messieurs, que l’on a en tout et pour tout que deux
pieds ! S'il faut perdre les deux à la fois pour une
prétendue libération, vous voyez vous-mêmes que la
mise est trop grande |
À ceux qui reprochaient aux maquisards d’être
des faux prophètes, ils répondaient que la révolution
bien ordonnée commence par le ventre! Qui leur
donnerait tort ?Même Lénine ne les convaincrait pas
que l’homme ne vit que d’amour et d’idées creuses.
192
À ceux-là, qui les accusaient de mercantilistes
impénitents, ils rétorquaient que l’homme ne vit pas
que de pain |
Dans l’un ou l’autre cas, les Canardais avaient
raison. Les gens qui se réclament de l’orthodoxie
marxiste ne se passent pas du blé des verts, tandis que
ces derniers importent sans scrupules le pétrole rouge,
contribuant grandement à leur prospérité. Entre les
rouges et les verts, 1l y a dialogue et complémentarité.
Ne demandez donc pas aux Canardais d’attraper un
torticolis politique en regardant du côté des uns ou du
côté des autres, et non pas des deux côtés à la fois.
Pourquoi doit-il exister une exclusivité ? Les uns volent
les riches au profit des pauvres. Les autres enrichissent
les nantis au détriment des démunis. Ni les uns, les
autres ne sont Justes | car 1l n’y a pas de justice dans le
vol.
Souvenez-vous |! La justice à pour symbole une
balance dont l’un des plateaux porte le peuple et
l'autre le pouvoir, c’est-à-dire linjustice. En
conséquence, toute justice est d’essence injuste si elle
ne tépond pas aux aspirations des affamés. Car, la
faim, elle, est une réalité incontournable et ne connaît
pas les couleurs idéologiques. Il n’y a pas de faim
réactionnaire et de faim révolutionnaire. Il y a la faim
tout court. Quoi donc de plus normal que de penser
rouge et de manger vert ?
À son début, la révolte des peuples prend
souvent une forme de revanche obscure. Les peuples
173
qui s'insurgent contre leurs dirigeants n’ont pas
d’idéologie au départ. Car leur seul mobile est le
manque de justice.
De la révolte émerge une pensée cohérente qui
découle de la leçon des faits. L’idéologie la transforme
en état d’esprit. Les hommes se regroupent autour
d’un noyau scientifiquement organisé pour répondre
aux besoins de la cause. Au Canard, collégiens, lycéens,
et universitaires se joignirent au FRODIBEC et se
transformèrent, en une nuit, en idéologues marxistes,
prêts à donner la mort au méchant Satan. D’autres
révolutionnaires arrivèrent des pays dits progressistes,
pour entrainer les Canardais à la science guerrière : le
FRODIBEC se métamorphosa très vite et devint une
force politique et militaire crédible. Quand, deux
semaines plus tard, les gendarmes tentèrent de les
prendre à revers, ils rencontrèrent une résistance
inhabituelle. Ce fut un carnage sans précédent parmi
les hommes du Commandant. Cent gendarmes
périrent au cours de lattaque, sans compter une
cinquantaine de blessés. Du coup, le FRODIBEC se
crut en position de force et rehaussa à son tour le ton.
Chaque jour, sous sa fenêtre, Pallaye voyait des
renforts passer, des armes et des munitions passer.
« De Pautre côté », s’imaginait-t-il, «il se passe la même
scène. Chaque jour, les deux camps ajoutent de l’huile
sur le feu et les combats reprennent de plus belle. La
guerre a Sa propre dynamique implacable qui, une
174
fois déclenchée, broie sous ses roues cruelles des
milliers d’âmes innocentes ».
Le Grand Canard, vous vous en doutez,
mourait de sa mort lente mais sûre. Par milliers, des
Jeunes s’enrôlaient dans l’un et l’autre camp. Par
milliers, ils mouraient. Par milliers, ils partaient
toujours. Le Bec se vidait lentement mais sûrement de
ses forces vives. Même les vivres avaient commencé à
manquer. Dans les maisons, les provisions étaient
épuisées et le marché était fermé. Certes, la ville
comptait encore ceux qui s’efforçaient de s’accrocher à
la vie et à l'amour. Ce sont, par exemple, les mères
d'enfants. Mais ne pouvant voir leurs fils moutir de
faim, elles sortaient sous le sifflement des balles pour
leur chercher à manger. Les projectiles n’attendaient
guère que ces moments-là pour les démolir. Une fois
sut deux, les mères ne revoyaient plus leurs enfants.
Les balles les guettaient dans un coin de la route et les
abattaient impitoyablement. «Combien étiez-vous
tombées, Ô ! mères innocentes? »
Des anecdotes macabres abondaient dans tous
les quartiers. Une femme préparait à manger à ses
petits, quand une balle l’atteignit au front. Elle tomba
la tête la première sur la braise. L’un de ses enfants prit
son sein et se mit à téter. Le second enfant se mit à
creuser un trou en guise de tombeau. Une autre
femme était en grossesse. Elle s’enfuyait des zones de
combats quand elle accoucha en pleine rue. Elle se
175
coucha à même le sol pour protéger son nouveau-né
des projectiles.
Chaque jour apportait son cortège de récits
macabres, de pleurs et de deuils. Chaque jour apportait
ses communiqués et contre communiqués, ses
rumeurs et ses contre rumeurs, ses victoires et ses
démentis. Chaque jour, la guerre devenait plus
vénéneuse, plus cruelle et plus meurtrière.
Profitant d’une accalmie, Pallaye sortit dans une
rue éclairée ça et là par le clair de lune, et des braises
encore ardentes. La ville était déserte. « Quel
douloureux amour que celui des hommes », clama-t-1l.
« Qui dit homme dit violence
L'amour est violence
La guerre est violence
La naissance est violence
La vie est violence
La mort est violence
L'action ou l’inaction,
Un oui ou un non
Sont des actes de violence
Tout acte de commencement
Ou de recommencement
Est un acte de violence »
176
et avec les autres, une nouvelle société verta le jour.
Car la paix avec soi-même précède toujours la paix
avec les autres. La paix avec les autres émane de la paix
intérieure des peuples qui n’ont pas manqué au
rendez-vous universel du donner et du recevoir.
Mais d’un amour rude et sanglant peut naître un
monstre. Le changement devient alors une hécatombe
et la révolution un simple suicide. Au lieu de faire la
paix avec lui-même le Canard se haïta à jamais. La
violence le dévorera à jamais.
En tout état de cause, que l'enfant soit un
démon ou un ange, la révolution, n’est pas de tout
repos. Les Canardais voulaient vaincre l'injustice et
mourir pout la liberté. Dans tous les pays du monde, il
y a une injustice à vaincre et une liberté à conquérir.
Vive la justice et vive la liberté retrouvées !
Puisque la charité bien ordonnée commence par
soi-même, pourquoi la justice bien ordonnée
commencerait-elle par d’autres ? Ne commet-on pas
alors la même injustice envers les autres ? Pour venir à
bout de cette injustice, les autres useront de la
violence. De cette violence, naîtra la révolution, de la
révolution, de l'injustice et le circuit recommence.
Ainsi, la violence n'’est-elle pas en gestation perpé-
tuelle en notre sein, devenant l’un des ingrédients
nécessaires pour l'épanouissement de l’homme?
Aviez-vous vu, au festival des Arts Nègres la pres-
tation mélodieuse des Amazones de Guinée et la grâce
des filles de Castro ? Toutes avaient chanté à la face du
177
monde la beauté de leur pays et avaient rivalisé avec
leurs sœurs de Harlem. L’esclavage et l’oppression
n’ont-ils pas servi à l’éclosion du noir ? L’oppression
ne contient-elle pas quelques atomes qui, en se
désagrégeant, transforment la nature humaine et font
jaillir d’elle son essence ? Sans l’esclavage, y aurait-il le
Jazz, le Blues et le Reggae. Sans les colons, y aurait-il
les vers de Senghor ou les proses de Césaire ? Ceux-là
et leurs œuvres ont pris leur élan littéraire dans
l'oppression culturelle des années cinquante.
Si l’oppression est une condition nécessaire pour
épanouissement de l’homme, elle à souvent pour
corollaire l’accumulation abusive des moyens de
jouissance par des gens sans essence et sans
compromis. Quand survient le divorce, le sang jaillit,
et la mort s'empare d’âmes innocentes. Or, la mort est
un acte maudit si elle n’est l’aboutissement d’une vie
bien vécue.
Des jours passèrent, passèrent des semaines et
des mois. La guerre faisait toujours rage au Grand
Canard, détruisant tout sur son passage. Cependant,
pat miracle peut-être, Pallaye n’avait pas encore reçu
un éclat d’explosif. De temps en temps, il se faufilait,
comme les autres, entre les balles, à la recherche d’une
gargote. Jusqu'au jour où 1l se trouva nez à nez avec
une patrouille rebelle en embuscade. Elle l’embarqua
etle conduisit directement dans son quartier général.
Dès son débarquement du camion, il fut,
heureusement, reconnu par un ami d’enfance. Cet
178
ami prit sa protection et lui sauva la vie. Mais devant
l'étendue des corps en décomposition, Pallaye avait
suffisamment eu le temps de faire abondamment pipi
dans sa culotte !
Quand, au petit matin, on le libéra, 1l n'avait plus
envie de dormir une seule nuit au Grand Canard. Il
fallait partir, aller moutir ailleurs, aller donner son
cotps aux vautours s’il le fallait.
Le jour suivant, il quitta la ville en retraversant
le pont qui sépare les deux quartiers, et donc devant
les premières lignes des gendarmes. Abandonnés à
eux-mêmes, sans ravitaillement et sans alimentation,
les soldats étaient devenus plus enragés que les
rebelles. Le malheur, pour Pallaye, était qu’il pottait un
boubou, ce qui le rapprochait des rebelles. Les
gendarmes le dépouillèrent de tout et l’allongèrent au
soleil, en attendant l’heure de son exécution. Mais
décidément, la baraka était de son côté. Une fois de
plus, 1l fut reconnu et sauvé par l’un des gendarmes !
C’était la troisième fois qu'il échappait à la mort.
La première fois, 1l avait pu être libéré grâce à son
oncle. Les deuxième et troisième fois, c'était grâce à
une relation. La quatrième fois, il en était sûr, 1l allait se
retrouver dans la marmite, pour l'éternité. Pallaye
n'avait plus d’autres choix que de partir, partir très
loin du carnage.
Il se rappela ses jours d'Europe, jours pendant
lesquels 1l avait appris à aimer et à renchérir le terroir
ancestral. Que de mépris et d’humihations étaient
179
couverts les noirs ! Il arrivait que les autorités du pays
d'accueil décidassent de chasser tous les travailleurs
immigrés. On les entassait alors dans des avions et on
les déversait dans un autre pays.
Vols, viols, brigandages et tout autre délit
n’avaient pour auteurs que les travailleurs immigrés|
Pallaye avait vu et vécu tout cela en Europe. Un jou,
un vieux Malien l’avait appelé et lui avait dit : « Pallaye,
regarde comment nous autres noirs sommes traités ici,
comme si nous n’avions pas un mètre carré de terre où
mettre le pied. Pourtant, nous venons du cœur même
de l'Afrique, où les hommes sont plus solidaires et
plus humains. Mon fils, je suis déjà vieux. Je n’attends
que ma retraite. Tu es encore jeune. Tu ne subiras pas
les mêmes chantages que moi. Vas au pays. Quand tu
deviendras un jour ministre, tu me feras venir auprès
de toi. »
Ces sentiments d’amertume et de nostalgie,
partagés par la majorité des travailleurs immigrés,
avaient, pour ainsi dire, rencontré un écho dans le
cœur du jeune homme. Ainsi, 1l fit des économies et
s’acheta un billet. Survolant monts et vallées, plaines,
rivières et mers, 1l était revenu au cœur de l’Afrique, au
pays des grands lacs et des carpes géantes. Mais les
Canardais, eux, n'avaient jamais connu l’exil pour
aimer leur terre natale.
Contraint par la guerre, fallait-il encore repartir
en Europe et se faire humilier une deuxième fois ?
« Là n’est plus la question », se dit-il. Avant même qu’il
180
ne se posât la question, n’était-il pas pire qu’un exilé
dans son propre pays ? Il avait mangé de la crotte et
croqué des cafards, et il avait aussi fait pipi dans sa
culotte. À quelle épreuve devait-il encore s’attendre
sinon, peut-être, celle qui réclamerait sa tête ? Quand
un homme a déjà peur de son propre soupir, quand il
a toujours l'impression d’être poursuivi, guetté, traqué
dans son propre pays, n’est-on pas pire qu’un exilé ?
181
Chapitre I X
182
Pallaye laissa un temps s’écouler pour que
l'inconnu oublie ses peines et prenne du recul par
rapport aux faits. Calmement, il lui demanda encore :
«Ami, dis-moi franchement ce que tu penses des
événements du Canard. Es-tu pour le COMENGEN ou
pour la révolution ? »
L’inconnu garda silence un instant. Puis, comme
ils n'étaient que deux et que Pallaye avait l’air innocent,
il lui répondit : « Je ne voulais pas discuter politique
avec toi. Au Grand Canard, on dit que les arbres ont
des oreilles. En plus, la guerre a créé un tel clivage
entre les gens qu’il faut se méfier de tout le monde. Ce
matin, deux amis se sont poignardés parce que chacun
soutenait sans discernement et sans condition un
camp. Je veux que nous soyons de bons compagnons.
Plus tard, nous deviendrons de bons amis. Je discuterai
avec toi à condition que tu m’assures de ta neutralité. »
Pallaye se courba aussitôt, prit une lamelle de
terre avec ses doigts, la plaça sur le bout de sa langue
et jura. «Que je rentre sous cette terre, ici et
maintenant, si J’ai un parti pris.
- Discutons donc », accepta l'inconnu. « Tout d’abord,
tu as posé une fausse question. Ne me demande pas si
j'aime un tel ou un tel autre camp. Demande-moi
plutôt quelle société je préconise et qui, des deux
protagonistes, a un projet de société compatible avec
le mien. Dis-toi que dans cette guerre, les individus
n’ont pas d'importance.
183
- Donc, Mazout et Carlos ne sont pour rien dans la
guerre ?
- Je n’ai pas dit cela. Tous les deux ont les mains sales.
Quand on parle des crimes de Mazout, on oublie ceux
de Carlos.
- Mais s’il fallait absolument prendre parti de Pun ou
de l'autre ?
- Non, je refuse de faire un choix dangereux, et pour
moi-même en tant qu'individu, et pour la société
canardaise dans son ensemble. D'ailleurs, à quoi
servirait un tel choix puisque les dés sont déja jetés ?
Les verts et les rouges, qui financent cette guerre, ont
leurs intérêts au Bec et ont choisi leurs poulains. A
quoi servirait le choix d’un citoyen innocent ?
- Entre les verts et les rouges, qui tiendra plus
longtemps ?
- Nul ne le sait, sinon les concernés eux-mêmes. Tout
ce que je sais, c’est que quand les rouges vous
frappent à la porte, ouvrez-leur grandement. Sinon, ils
finissent par entrer de gré ou de force. Et ce ne sont
pas les muscles qui leur manquent.
- Donc, le Bec sera rouge ?
- Je n’ai pas dit cela, non plus. J’ai dit que ce n’est pas
en fermant obstinément la porte au changement que le
Commandant sauvera son trône. Car les verts ont un
tel amour des chiffres qu’ils risquent de le laisser
« haut et sec» si la guerre continue, parce qu’elle
coûte chère. Quand les rouges entrent par la force, ils
restent à jamais, caf ils auront mis la main sur toutes
184
les richesses du pays et détruit toutes les résistances. Il
ne faut jamais l'oublier, l'argent est le nerf de la guerre.
- Alors que faire ?
- I y a beaucoup à faire pourtant. Le Canard n’est,
après tout, qu'un tout petit point sur la carte du
monde. Si cette ville est perdue, les autres villes
peuvent être sauvées de la violence sauvage. Ces
dernières devront, avant l’arrivée des rouges, préparer
le terrain en instaurant une forme de démocratie
véritable. Appelez-la comme vous voulez : démocratie
consensuelle ou apaisée, ou même démocratie
participative. L'essentiel, c’est d’abord la gestion
rationnelle des ressources, la formation et le
développement humain ; le respect des minorités et de
leur culture, le droit d’expression sous toutes ses
formes, la libre circulation des personnes et des biens.
Bref, tout ce qui peut accroître le bien-être des
individus et des communautés. La révolution est un
grain qui ne pousse que sur le terrain de la misère et de
l'oppression. Seule une démocratie véritable permet
aux peuples de conserver leurs acquis culturels et de
s’ouvtit aux autres, sans heurts et sans frustrations. »
Les deux compagnons arrivèrent dans un village à
la tombée de la nuit. À leur grande surprise, ils furent
chaleureusement accueillis et installés sous une
véranda. La femme de leur hôte leur apporta une
calebasse pleine d’eau. L’inconnu s’en saisit, en but les
trois quarts d’un trait et tendit le reste à Pallaye. Ce
dernier vida la calebasse.
185
“Qu’as-tu senti ? demanda linconnu.
- Une sensation de plénitude, l’impression que chaque
goutte porte en elle toute l'éternité.
- Il en est ainsi des tous les biens de ce monde. Quand
on en a en abondance, on en devient esclave et on
n’en jouit guère. »
Un grand repas leur fut servi Dès qu'ils
commencèrent à manger Pallaye mit la main sur une
patte de poulet, dont le passage sous sa mâchoire,
déclencha un « croum-croum » qui attira l'attention de
son compagnon :
« Que sens-tu ? lui demanda l'inconnu à voix basse. »
- Une sensation de bien-être, impression que chaque
os que je croque porte en lui toute léternité.
- Il en est ainsi de tous les os du monde. Quand on en
a en abondance, on n’entend point le “croum-croum”.
Pour mieux jouir des biens de ce monde, 1l faut par
moment s’en priver. La privation est facteur d’amour et
de jouissance. »
Tout à coup, leur hôte se mit à rire aux éclats.
Quand Pallaye lui demanda quel cirque l’amusait, ses
rires éclatèrent de plus belle : «J’ai confondu l’un de
vous à un ami, révéla-t-1l. Que de surprises ce monde
peut cacher ! »
Pointant linconnu du doigt il dit: « Vous
ressemblez à cet ami comme si vous étiez des
jumeaux. ! Allah ouakbar! Allah ouakbar! Haoua,
Haoua ! apporte du thé » ordonna-t-il à sa femme.
186
Se retournant vers ses visiteurs, il leur dit : « Ne
vous gênez pas, mangez. D'ailleurs, j’éprouve
beaucoup de plaisir à vous voir manger avec un tel
appétit. Peut-être que vous avez un gris-gris pour
l'appétit ?
- Oui s’empressa de répondre l'inconnu. Nous avons
un gris-gris pout marcher, un gris-gris pour boire, un
gris-gris pour manget.
- À combien les vendez-vous ?
- Tu auras le gris-gris de l’appétit gratis.
Demain, de très bonne heure, nous te quitterons
pouf le village prochain. Réveilles-toi en même temps
que nous, et fais le chemin inverse. Marche jusqu’à ce
que tu entendes des détonations. Ne t’arrête pas alors.
Continue jusqu’à ce que tu piétines de la braise. Ne
t’arrête pas. Progresse jusqu’à ce qu’un sifflement de
balle passe au-dessus de ta tête. Alors, regarde à
gauche et à droite. Tu verras des corps humains en
décomposition. Dès lors, tu retrouveras le goût de la
vie et le goût de manger |
- Soubahanallahi ! C’est plutôt le gris-gris de la mort
que vous me proposez |
- La mort et la vie sont les deux faces d’une même et
seule chose ! L’une ne peut exister sans l’autre, conclut
l'inconnu ».
Le lendemain, les deux compagnons se
réveillèrent dès l’aube et se séparèrent de leur hôte fort
amicalement.
187
« Ainsi, demanda Pallaye, l'idéal que tu suggères
n’est pas celui de ’abondance !
- Le commencement éternel n’est ni l'abondance n1 la
misère, répondit l'inconnu. Car l’une et l’autre sont
étroitement liées. Sur le nouveau et le vieux continent,
les hommes se battent pour l’abondance. Au lieu de
prendre l'élan dans la misère, au lieu de s’en servir
pour s'épanouir, ces hommes y poussent racines et s’y
immobilisent. Là-bas, dans les pays nantis de
Occident Chrétien, les gens n’ont pas le temps de
vivre vraiment. Ce sont de satellites humains qui, à
approche de la mort, s'inscrivent dans un couvent
pour apprendre à mourir. Ne sachant comment et
pourquoi ils ont vécu, ils s’aperçoivent que leur fin
approche, vertigineuse, inévitable, et voilà leurs débris
qui tombent sur terre ».
Les deux voyageurs arrivèrent bientôt dans une
vallée où, non loin de la route, un vieux paysan
tournait et retournait la terre noire autour des plantes.
L’homme se redressa dès qu’il les entendit parler :
« Vous venez du Canard ? leur demanda-t-il
- Oui, nous venons du Canard. Je suis le fils de Kakoré
et je cherche la maison de Tao, répondit l'inconnu. »
Après un temps de silence, le vieillard dit : « c’est moi
Tao, mon fils. Tu es le bienvenu. Comment va-t-on au
Canard ?
- Le Canard brüle s’exclama l'inconnu.
- Le Canard brûle encore ! reprit le paysan.
Le Canard brûle toujours, répéta l'inconnu.
188
- Le Canard brûle ses crimes, ses adultères, ses vols et
ses viols |
- Tout cela est le propre des villes ! remarqua Pallaye,
pourquoi toutes ne brülent-elles pas ?
- Leur tour viendra un jour, dit le vieux Tao, ce n’est
qu’une question de temps. Où passe la haine, le diable
passera.
- C’est plutôt le vent de la révolution qui souffle! dit
Pallaye.
- Vent de la révolution ? Mais quelle révolution ? Car la
vraie révolution, c’est nous les paysans qui la faisons
chaque année. Au début de chaque saison, nous
abattons les arbres, nous défrichons le terrain et nous
faisons brüler les branches et les feuilles pour en faire
de l’engrais. Sur ces terrains, les récoltes sont souvent
bonnes.
- Mais si vous continuez à cette allure, dit Pallaye, 1l n’y
aura plus d’arbres dans peu d’années et le désert nous
envahira. Il faut préserver les terres pour les
générations futures.
- Ce que nous semons, dit le paysan est de loin plus
utile que ce que nous détruisons.
- Cela n’est point évident, rétorqua Pallaye.
- Mais c’est cela l'essence de la révolution dit le
vieillard. Entre ce qu’on détruit et ce qu’on plante, il
faut faire un bilan. Les paysans sages ne détruisent
jamais tous les arbres. Une partie est conservée pour
servir d'ombre, pour protéger les plantes du vent.
189
Mais ce qui se passe au Canard, n’est pas la
révolution. Les Canardais, comme tous les citadins,
ont une sacrée peur du travail de la terre. Tels ceux qui
ont peur de cligner les yeux, de prendre l’élan et de se
métamorphoser, les Canardais ont peur de battre la
rosée chaque matin et d’embrasser la pioche. Ils sont
plus tentés par des Kalachnikovs que par les houes,
par la destruction que par le travail, sous un soleil
ardent. Il faut donner à manger à ce peuple affamé et
non des munitions |!Quelle peut honteuse que celle
des Canardais ! S'ils osaient un jour jeter leurs armes
pour aller cultiver, tout le monde mangerait de
nouveau à sa faim! On lrait sorgho à la place de
plomb, arachides à la place de mines et blé à la place
du soufre. On me dira qu’ils prennent leur temps avant
de choisir. La vie est certes une question d’années à
son début. Mais très vite, elle devient une question de
mois, de semaines, de jours, d’heures et de minutes.
Pris dans lengrenage du siècle de la vitesse, de
l’égoïsme et de la violence, personne n’a le temps de
vivre vraiment : le temps passe,
Les hommes trépassent,
La terre reste indifférente.
Les hommes se détruisent
Ou bien s’entraident
La terre reste indifférente
Que les hommes s’aiment
Ou qu’ils se haïssent
Elle s’ouvre indifférente
190
Se referme indifférente
En attendant d’autres gens
Pour se mettre sous la dent.
191
est une autre médiocrité, la somme des deux en donne
trois.
- C’est cela mon fils. La somme de deux personnes
médiocres donne trois monstres. »
Alors qu’ils bavardaient encore, un pigeon
s’envola au-dessus de leur tête, attirant leur attention
dans sa direction. Ils aperçurent alors une jeune fille
qui venait vers eux, portant sur sa tête une calebasse.
Elle avançait d’un pas paisible et serein, évitant
agilement les pierres à chaque pas. D’une main, elle
écartait les herbes qui obstruaient son passage. De
l’autre, elle soutenait la calebasse sur sa tête. On
pouvait à présent voir qu’elle était presque nue. Une
mince bande d’étoffe voilait à peine sa partie intime.
Ce qui était frappant en elle n’était point sa chevelure
abondante qui justifiait à priori ses longs poils sur son
bas ventre. Ce n’était n1 cette paire de fruits mürs sur
sa poitrine, ni même la radiation de ses yeux. Non, ce
n'était point tout cela. Son charme résidait dans sa
candeur et son impudeur innocentes, dans son
indifférence à la présence du mâle. N’ayant rien à se
reprocher, elle n’avait rien à lui cacher. Etait-ce le
visage du Canard d’avant les colons ? Le colon épousa
notre fille et l’initia au plaisir de la chair : mariage de
cOfps, corps sans âme, âmes sans amour, amour sans
foi et foi sans conviction. Quelle malédiction !
Notre bien aimée leva haut la jambe et se fit
« déflorer » en plein jour. Et voilà qu’elle tourne et se
retourne dans le sang de son lit nuptial. De ce sang
192
rouge écarlate naîtra peut-être une nouvelle cité, sans
haine et rancune.
Le paysan leur parla ensuite de ses derniers
jours. Un de ces quatre matins, comme on le dit au
village, «sa calebasse se brisera». Il leur fit faire le tour
de sa hutte et leur montra ce que son vieux père lui
avait légué en mourant : un boubou teinté à l’indigo, et
un carquois plein de flèches. À côté, Tao avait
soigneusement gardé ce qu'il transmettrait à ses
propres enfants quand il sentira approcher la fin : des
houes, des boubous et des rouleaux de tissu.
Et puis, la fatigue eut raison de son corps épuisé
par des années de travail acharné. Il s’allongea sur une
grande natte, juste à l'entrée de sa hutte. Ses lèvres
continuèrent à se remuer pendant quelques temps.
Quand les deux hommes s’aperçurent que ses yeux
n'étaient plus ouverts, ils s’étendirent à leur tour sur la
natte où 1ls étaient assis. À peine s’étaient-ils endormis
qu’ils furent réveillés par deux voix humaines, dont
lune était proche et l’autre lointaine : le vieillard rèvait
et ses paroles laissaient croire qu’il dialoguait avec un
esprit. « Venez ce soir même, car je suis très fatigué,
disait le vieillard. |
- Ainsi soit-il, homme de l’autre monde. Ta volonté
sera faite. Mais n’oublie pas d’expliquer à tes enfants. »
Le lendemain, les enfants de Ta0 arrivèrent du
village. Ils étaient deux garçons qui vinrent s’ajouter à
la fille. Quand ils finirent de le saluer, 1l leur dit en
faisant un grand effort : « Mes enfants, ramenez-moi à
193
la maison, car cette nuit ma cloche sonnera et Je
répondrai. J'ai déjà assez vécu. Le moment de vous
quitter est venu.
- Tu nous abandonnes déjà ? demanda Pallaye.
- Je ne vous abandonne pas, je vous quitte pour
quelques instants. Il faut que je me repose. »
Se tournant vers l'inconnu, 1l dit : « c’est lui que
j'attendais depuis longtemps. Quand 1l naquit il y a de
cela une trentaine d’années, son père frappa à ma
porte à l’aube pour me dire : « Tao, je viens t’informer
de la naissance de mon fils, notre fils. On ne peut tout
prévoir. Peut-être que je rendrai le souffle avant de lui
donner soit une femme soit un ami. Mais saches que,
quand ta deuxième femme accouchera, son enfant sera
lun ou lautre. Et ma femme accoucha de la fille que
voilà assise. Son père fit faire un grand vin et égorgea
un bouc castré pour célébrer sa naissance.
Je ne pouvais me dérober à la promesse que je
lui avais faite. La terre ne pourrait accepter mes vieux
OS.
- Tu meurs sans peur et sans rancune vieillard ?
demanda Pallaye
- Pourquoi avoir peur, mon fils ? On ne meurt que
pour un instant. On meurt et on renaît après. Pourquoi
ne renaîtrai-je pas, mon fils ? Regarde mon enfant: il
ressemble à mon père. N'est-ce pas lui qui est revenu ?
L'eau des pluies forme des rivières, les rivières
des fleuves et les fleuves déversent leurs eaux dans
l'océan. Cette eau s’évapore, forme des nuages et le
194
cycle recommence. Il en est de même pour l’homme et
pour les plantes. La mort est une évaporation de l’âme,
qui reviendra, après s’être métamorphosée.
- Nous les jeunes avons peur, vieillard.
- Vous êtes pleins de substance et pleins de vie. Vous
êtes encore pleins d’enfants. Prenez tout votre temps.
Quand vous vous viderez dans la vie et dans les
femmes, la route ne sera plus trop pénible pour vous
et vous ne vous soucierez plus de la mort. Vous aurez
besoin d’aller refaire le plein. Oui, mon fils, je
n’éprouve plus le goût de la vie. La vieillesse n’est
qu’amertume. Les femmes ne veulent pas d’elle et le
travail ne veut pas d’elle non plus. Il faut aller faire le
plein, se priver un instant de son corps, renouveler
l'envie de vivre et revenir parmi les vivants !
- Les vieux commencent aussi à avoir peur, vieillard.
Quand André Boycoton devait mourir, 1l avait pleuré
comme une vache.
- André était malhonnète, dit le vieillard : il a volé les
planteurs de coton et s’est enrichi à leurs détriments. Je
n’ai rien à me reprocher, mon fils Mon grand-père
avait été bien éduqué par mon arrière-grand-père, mon
père par mon grand-père et moi-même par mon père.
L'éducation est un éternel recommencement. Mon
père me disait toujours que le mal, comme un écho,
revient toujours sur son auteur. On naît, on vit et on
meurt. La naissance est l’aube de la vie. Du soleil de la
vie, la mort est la tombée. Après le jour, vient la nuit et
après la nuit, vient le jour. Le même soleil se lève
195
toujours de son lit doré pour redonner vie aux vieux
morts. Le temps d’un repos et d’une métamorphose,
on s’éclipse et on renaît. Pourquoi a-t-on peur d’une
simple éclipse? Pourquoi tant d’angoisse pour
clignoter les yeux et se métamorphoser ?
On naît, on vit et on meurt. La vie est un
recommencement éternel. Le commencement éternel
est plus accessible à lintelligence de l’homme que
l'attente éternelle. La nature n’abonde-t-elle pas
d'exemples ? Après l’acte sexuel, la mante religieuse
femelle dévore le mâle. Cela n’est point un supplice
pour cet insecte, qui accomplit l’acte pour lequel il est
prédestiné. De même, les petits pythons se nourrissent
de maman-python qui, en se sacrifiant pour ses petits,
accomplit l’acte ultime de la création.
Il est de la mante religieuse comme des pythons,
des pythons comme des hommes. Mais la mort n’est-
elle pas, en vérité, l’acte ultime pour l’homme ? Nos
ancêtres, qui n’avaient lu ni la Sainte Bible, ni le Saint
Coran, ne croyaient-ils pas que procréer, c'était
s'assurer de sa renaissance, c’est-à-dire, en définitive,
s’accrocher à la vie comme le pasteur, le prêtre ou le
marabout ? »
Cette année-là, beaucoup de vieillards avaient
brisé leur calebasse. Même parmi les jeunes, beaucoup
se permettaient cette mauvaise plaisanterie de prendre
le raccourci, et, sans prévenir les amis, de partir pour
ce voyage sans retour, comme par enchantement |!
Pourtant, les gens n’y attachaient guère d’importance
196
tant ils étaient pris dans le tourbillon des bilbils et des
rats succulents. Ils se rendaient tardivement compte
que le voisin n’était plus, quand ses rires ne se faisaient
plus entendre, et quand il n’invitait plus personne à
prendre le vin de sa femme. Et comme il s’entêétait
dans le silence et le néant, ses amis attrapaient, pour
quelques instants, une grippe d’angoisse. Le vin, les
femmes et d’autres amis aidant, ils se disaient que la
mott était un boulevard par lequel tout le monde
devait passer, et qu’en attendant leur tout, il fallait
continuer à se faire cocufier et à cocufier les autres.
Mais à la différence des autres morts, la
disparition de Tao attira beaucoup de monde.
Cette nuit-là, tous les villages environnants
furent réveillés par un bruit aussi sourd qu’inhabituel.
Un arbre s’était abattu dans le champ du vieux Tao,
sans aucune cause comme le vent. Tous ceux, qui
pouvaient décrypter ce message, se retrouvèrent chez
le vieillard le lendemain.
Après l'enterrement, ce fut l'accompagnement
de Pesprit dans le sanctuaire, où 1l attendra son
prochain tour, avant de revenir parmi les vivants. Cet
esprit entrera dans le sein d’une femme, deviendra un
fœtus, formera un beau petit bébé. Le bébé grandira,
se mariera, vieillira et mourta encore.
Le lendemain, dès laube, Pallaye reprit sa
longue marche, non pas sur les routes rocailleuses du
Bec, mais à l’intérieur de lui-même, dans sa conscience
et son passé.
197
Que la mort ne soit plus qu’une simple
métamorphose le laissait perplexe. Il voulait en savoir
davantage pour en être vraiment convaincu. En se
matiant dans la tradition, son compagnon avait
exhaussé les vœux de son père. Le vieux Tao était
décédé après avoir tenu la parole promise. Mais, tout
cela n’était qu’à la périphérie de la tradition. Il se
sentait dans lobligation de pratiquer cette
indispensable archéologie intérieure et de fouiller dans
le subconscient populaire, afin d’entrer dans ses
entrailles profondes,
Dans sa marche intérieure, 1l arriva à la croisée
de trois routes. Au bord de la première, il y avait un
panneau électronique, sur lequel il pouvait lire: « le
chemin de l'avenir et du progrès ». Effectivement, la
route qu'indiquait le panneau, était si longue et si
rectiligne qu’elle débouchait sur un horizon bleu
comme la mer. Sur un deuxième panneau il lut: «le
chemin du présent, fin de chantier. Comme il eut à
le constater, la voie du présent était celle sur laquelle il
se trouvait.
Donc, plus il s’'approchait du panneau, plus il
laissait le présent en arrière. Sur le dernier panneau
enfin, il déchiffra: «le chemin du passé, de la
tradition et des ancêtres. »
Il était surpris et fasciné à la fois de découvrir
que, sur le chemin du passé, les distances étaient
marquées en chiffres négatifs. Sur le chemin de l’avenir
par contre, les distances étaient indiquées en nombres
198
positifs croissants. Enfin, sur le chemin du présent, les
distances étaient toujours constantes et nulles.
Pallaye sentit une sensation de bonheur. C'était
un véritable privilège que de se voir offrir le choix
entre l’avenir, le présent et le passé.
Se souvenant des mises en garde de son oncle, il
se dit qu’il avait raison de persévérer et de ne pas trop
vite passer la tradition par pertes et profits, car 1l
sentait qu’ un trésor y était caché. D'ailleurs, pourquoi
changerait-1l brusquement ? Il avait vécu en Europe et
visité ces grandes villes dont quelques-unes figuraient
parmi les cités les plus huppées : Paris, Berlin, Londres
pat exemple. Quelle pollution ! Quelle vie de robot et
de machine ! : « Si telle est la couleur de l’avenin», se
dit-il «jen fais cadeau aux autres. Malgré tout, un
avenir industriel n’est qu’un avenir matérialiste, qui ne
tient pas compte des besoins spirituels de l’homme».
199
Chapitre X
200
même à titre expérimental. Tous mordirent la
poussière, sauf peut-être l’Ivoirien Houphouët Boigny
et le Tunisien Habib Bourguiba, et dans une moindre
mesure, le Camerounais Amadou Ahidjo. Ils tentèrent
leurs expériences dans le libéralisme et, que l’on le
veuille ou non, épargnèrent à leuts concitoyens les
affres de la crise économique des années quatre vingt.
Certes, avec neuf mille milliards de dettes, la
Côte d’Ivoire est loin d’être un paradis sur terre. Mais
de la crise des années quatre vingt, et plus récemment
de la dévaluation, ce pays à amorti les ondes de choc.
Il en a certes senti les effets, mais beaucoup moins
durement que les autres Etats, qui mangent à la
cantine du Fonds Monétaire International ou de la
Banque Mondiale. Pour preuve, les prisons ivoiriennes
n’ont pas la célébrité du Camp Boîïro en Guinée. Mais
les autres, la Guinée et les autres, qu’en pense-t-on?
Qu’ont-ils fait de leur indépendance ?
À tout seigneur, tout honneur, la question est
posée au Dr Nkrumah : « Répondez donc, Docteur,
insista Pallaye, vous qui disiez : « Africa must unite».
L'Afrique doit s’uni en quoi? L'Afrique doit-elle
s'unir dans le bradage de ses richesses, la torture et
assassinat de ses fils, dans la famine ou dans le sida ?
Déjà, tout petits que sont nos Etats, la gestion de la
chose publique est catastrophique, au point que les
Etats sont devenus des mendiants internationaux.
Vous diriez que les calamités naturelles ont été pour
201
beaucoup dans la dégradation de la situation politique
et économique.
D'accord, mais ces calamités auraient eu moins
de victimes, si la gestion des affaires publiques était
saine. Tout petits que sont nos Etats, la torture est
devenue une pratique courante et nos prisons, de
vétitables mouroirs. Tout petits que sont nos Etats, les
routes sont mal entretenues, l’éducation est en
dégradation constante et au bout du rouleau, la
jeunesse et l’histoire vous demanderont des comptes
l»
Dr NKrumah l’écouta avec attention, comme un
grand-père écoute son petit-fils. Quand Pallaye eut fini
de vociférer ses attaques, il se nettoya la gorge comme
un marabout peul et se mit à parler avec le calme
qu’on lui connaît.
« Oui camarade, vous avez raison de nous
accuser de vos maux, car on ne peut accuser que les
personnes que l’on respecte. Je reconnais avoir milité
pour lunité africaine. La raison en était que,
balkanisés entre petits roitelets, nos Etats étaient et
sont encore vulnérables face à La puissance
multiforme des colonialistes. Le regroupement de nos
forces vives était nécessaire pour prévenir tout retour,
sous quelques formes que ce soit, de la colonisation.
L'unité faisant la force, nous aurions alors pu
sauvegarder notre liberté collective et, par voie de
conséquence, celle des individus. L’unité n’ayant pas
eu lieu, qu'est-ce qui se passe actuellement ? On nous
202
impose une vraie fausse démocratie et on nous jette en
pâture aux crocodiles des échanges internationaux.
Mais Démocratie où es-tu ? En Amérique ?
Surtout pas. J'ai étudié aux Etats-Unis. Je sais. que les
Noirs, les Hispaniques et les citoyens moyens n’ont
jamais été élus président ou vice-président des Etats-
Unis. C’est encore cela la grande hypocrisie. Pourquoi
forcerait-on les enfants du Bon Dieu à se convertir à
une nouvelle religion, alors que ceux, qui se prennent
pour des gourous, n’y adhèrent que par le bout des
lèvres ? Le minimum, dans cette croisade, c’est d’au
moins garder sa virginité morale. L’Amérique 2-t-elle
encore des leçons de conduite à donner au reste du
monde ?
Mais Démocratie, où donc peux-tu être ? En
France ? Peut-être. Ils ont le courage d’être honnêtes,
nos cousins les Gaulois. Eux, c’est la bouffe et pas la
mal-bouffe ! Ils travaillent dur et ils transpi-
rent beaucoup, nos cousins ! Comme ils travaillent de
jour et de nuit, ils mangent beaucoup et en tout temps.
Ils pratiquent la politique de la terre brûlée à l'instar
du toi Béhanzin ** Ils ont appris la politique de la
terre brûlée chez nous, ils l’ont modernisée et
maintenant, ils nous la retournent comme un
boomerang. Au Congo et au Tchad, ils laissent tout
brûler, rien que pour un baril de pétrole et des miettes
de contrats. Ce ne sont pas de bons samaritains, nos
cousins les Gaulois ! Le Christ a dit d’aimer son
# Roi du Dahomey
203
prochain comme soi-même. Voilà une curieuse façon
d’aimer son prochain et de répandre les vertus de la
fraternité. Quand vous pensez qu’ils sont avec vous, ils
sont avec vos ennemis et quand vous pensez qu’ils
sont ailleurs, ils vous coupent l’herbe sous les pieds.
Ne comptez surtout pas sur eux pour réaliser vos
projets. Ils vous laisseront au bord de la route pour des
intérêts mesquins. Mais si vous voulez rester au
pouvoir, 1ls ont le secret du pouvoir.
Les dictateurs de tous poils peuvent dormir en
paix, s’ils ont des contrats et du pétrole à offrir. Les
élections seront organisées le plus démocratiquement
du monde, sous la surveillance, au besoin, des
observateurs internationaux. Ils seront élus au premier
tour car, nos cousins travaillent pour eux de jour et de
nuit, avec la bénédiction du Conseil de Sécurité.
Alors, Démocratie, sœur jumelle de la mon-
dialisation, où finalement peux-tu être ?
Pour nos républiques bananières, la mondialisation,
c’est comme la jupe de lhistoire. Quand elle se
soulève, c’est pour mieux étouffer ses victimes en
retombant. La démocratie, qui devrait réguler la
mondialisation, se fait encore attendre, elle qui devrait
nous donner l'illusion d’être libres et indépendants.
Cette démocratie-là est aussi incolore, aussi inodore et
aussi invisible que le sexe des anges.
En tout état de cause, même si elle existait, elle
ne servirait qu'à remplir la poubelle. Qu’elle soit
consensuelle, participative ou apaisée, à quoi servirait-
204
elle s’il n’y à plus rien à se mettre sous la dent ?
Pourquoi ne mondialise-t-on pas la famine, le SIDA
ou la pauvreté ? La mondialisation, comme la vie, est
un recommencement éternel. Quand elles arrivèrent,
les multinationales, comme les colons, prétendirent
que dans leur attaché-case, elles avaient la démocratie
et le bonheur. Elles demandèrent, qu’en échange de
ce bonheur, que nos princes leur cèdent notre
pétrole, notre diamant et notre gaz. Le marché des
dupes fut conclu. Les élections furent organisées. A la
proclamation des résultats, elles avaient le pétrole et
nous des troubles et de la merde !
Qu’as-tu fait, toi le petit nègre qui joue au petit
prince ? Pour toi, le titre de prince te suffit. Tu passes
ton temps à castrer les tiens parce que tes cousins
travaillent pour toi de jour et de nuit. Sous ton
couvert, ils travaillent pour eux-mêmes, pour ta ruine.
Au bout du rouleau, tu ne seras plus qu’un prince sans
royaume.
Mais à quoi bon, se demanda Nkrumah,
prècher dans un désert et n'avoir pour récompenses
que des insultes et le mépris ?
Imaginez qu’un jour, vous assistiez à un grand
match de football. Quand vous arrivez au stade, il y a
effectivement match, mais entre une équipe et elle-
même, puisqu'il n’y a pas d'équipe adverse, et il n’y a
pas d’atbitre. Ou plutôt, l'arbitre n’est pas neutre puis-
qu’il est nommé par les acteurs. La seule équipe joue et
gagne, avec bien entendu un score fleuve. À la fin du
205
match, les joueurs, comme des forcenés, crient
victoire, à tue-tête : « On a gagné ! On a gagné ! On a
gagné ! » Ils ont gagné, bien sûr, mais contre qui ?
Vous diriez qu’il s’agit d’un non-sens et de la
pire des folies. Ce que vous ne savez peut-être pas,
c’est qu’il y a une nouvelle évangile sur terre. Le
nouveau messie s'appelle Argent. Ses apôtres sont la
libéralisation, la démocratie, la privatisation et la
mondialisation. Chaque jour, à la bourse de New York,
de Chicago ou de Tokyo, ses disciples jouent contre
eux-mêmes, sur nos matières premières. Ils organisent
même, de temps en temps, la coupe du monde,
comme à Seatle.
Chaque fois, ils sont seuls et les autres, ceux qui
n’ont ni la force n1 les moyens de jouer, attendent
encore l’arrivée de l’ange Gabriel qui, entre temps, a
pris le nom du Fonds Monétaire International.
Traitez-les de ce que vous voulez, 1ls vous
rétorqueront que vous êtes sénile et rétrograde. À quoi
bon vouloir changer les hommes qui jouent seuls, s’ils
en sont venus à croire, plus que jamais, que la seule
victoire, qui vaille la peine d’être gagnée, est celle
gagnée en tirant dans des poteaux vides, au grand dam
de l’environnement, de la sécurité et de l’espèce
animale ? Pourquoi s’ériger en donneur de leçons, si
on n'est soi-même que:« Pauvreté, ordure et
pitoyable suffisance » ?
207
- C'était la seule option, si on voulait prendre les
colons à contre pied, et arriver vite à une union
politique, sans leur permettre d'exploiter nos divisions
idéologiques, linguistiques et ethniques. Il fallait tout
de suite créer un parlement et une monnaie unique.
Voyant venir le danger, les colons ont pu, dans chaque
pays, créer des oppositions, sous le prétexte fallacieux
d'introduire la démocratie. Il n’y a pas de démocratie
dans la pauvreté. Avez-vous jamais vérifié les comptes
des partis au pouvoir en occident et avez-vous estimé
le coût d’une campagne électorale ? Qui aurait octroyé
cette fortune sans contrepartie? Plus le bailleur est
puissant, plus le pouvoir travaille pour lui.
Affaiblis par des luttes internes, et face aux
chantages de renversement ou de scandale brandis par
les commanditaires des coups bas, nos dirigeants sont
obligés de ménager leurs intérêts, au détriment de
ceux de leurs concitoyens. À l’intérieur des frontières,
la lutte contre les opposants avait englouti une grande
païtie des ressources, qui auraient pu être investies à
des fins plus productives. Vous devez le reconnaître :
les dirigeants que nous sommes, sont des hommes
comme vous autres, des hommes qui ont des familles,
des hommes qui aiment vivre, et qui ont peur de la
mort.
Pourquoi nous demanderiez-vous de nous
croiser les bras et d’attendre passivement que nous
soyons renversés et assassinés, avec toutes nos
familles ? Nous sommes obligés de tendre la carotte à
208
l'extérieur et le bâton à l'intérieur. Et ceci, bien
entendu, au détriment des libertés fondamentales. Si
les pays africains étaient unis, il n’y aurait pas
de menaces extérieures et les libertés individuelles
seraient sauvegardées et renforcées |
Concernant la famine, dont l’une des causes
serait la mauvaise gestion des affaires publiques, je
reconnais qu’il y a eu des bavures caractérisées, là où
les vivres fournis aux Etats, aux fins de distributions
aux personnes nécessiteuses, étaient revendus sur le
marché le lendemain. Mais n'oubliez pas que la
sécheresse, qu’a connue l’Afrique, a été la plus sévère
des cent dernières années. Ce désastre serait-il arrivé
aux Etats-Unis ou en Europe, pendant dix années
consécutives, les habitants de ces continents auraient
peut-être émigrés en Afrique, où ils seraient devenus
des réfugiées ou des sans-papier.
Quoi qu’il en soit, que les indépendances aient
été heureuses ou pas, elles font parties de lhistoite.
Les colons nous ont sauvés des chefferies
traditionnelles et nous nous sommes sauvés des
colons. Et maintenant, nous voulons nous sauver de
nous-mêmes, de nos hypocrisies et de nos turpitudes.
Avec qui donc allons-nous nous remplacer ?
- Docteur, dites-nous, quels chemins suivre pour
arriver à une réelle démocratie ?
- Tout d’abord, faire l’économie de la démocratie.
Tracer des routes, construire des écoles et des
hôpitaux, développer la communication et apporter la
209
prospérité. Ce que nous voulons, c’est la prospérité et
non des élections qui, de toutes les façons, sont
toujours truquées.
Le jour où lon voudra organiser de vraies
élections, il faudra faire en sorte que le vol du suffrage
universel, de quelque manière que ce soit, et par qui
que ce soit, soit un crime imprescriptible. En d’autres
termes, le truquage des élections, comme les coups
d'Etat, devraient être considérés comme crimes
contre l’humanité.
- Docteur, tu ne fais donc pas cas du tribalisme qui est
la cause des guerres civiles et des génocides ? Com-
ment trouver la solution à la représentation tribale ?
- Un état moderne ne se construit pas sur la base des
tribus, mais sur la base des consciences et des libertés
individuelles. Cependant, les tributs seront reconnues,
car, chacune pourra éduquer dans sa langue
maternelle, tout en sachant, comme les Grecs, que
apprentissage d’une langue étrangère n’appauvrit en
rien la tradition. Il ne faut pas faire de la tradition pour
de la tradition. Après tout, les premiers esclavagistes
étaient les chefs traditionnels. Vous n’allez pas leur
donner une deuxième chance de vendre vos enfants ! »
Pallaye n’était pas convaincu des propos de feu
NKrumah. Son esprit cartésien voulait une preuve
irréfutable que, dans la tradition, on ne peut trouver de
valeurs capables de remplacer la démocratie, la
mondialisation et autres concepts. En tout cas, il était
décidé, même s’il fallait danser du flamenco avec
210
l’histoire, de recourir aux sources. Ce sont elles, peut-
être, qui fourniraient les pierres angulaires d’une nou-
velle culture, et d’une nouvelle civilisation africaine.
Il marcha encore pendant longtemps avant de se
retrouver aux bornes 1900. Fait curieux, il lui semblait
reconnaître le nord de lOubangui Chari. C'était
l’époque où Rabah était à l’apogée de sa puissance et
faisait la loi, de Kyabé au Lac Tchad. Il se dirigea vers
la tata de Rabah pour observer de plus près les
pratiques des roitelets d’antan.
Quelle majesté ! Quelle puissance et quelle
dignité ! Les pages du roi se déchaussaient à cinq cent
mètres et rampaient jusqu’à être visibles et reconnus
par lui. Quand ce dernier toussait, chacun s’empressait
de recueillir son crachat au vol. Car le crachat du roi
valait une bénédiction. Dans les pâturages, non loin de
la cout, paissaient les plus beaux chevaux du monde.
Les hommes, qui passaient non loin de lui, étaient si
robustes que nos boxeuts actuels ressembleraient à des
nains à leur coté. Il ne tarda pas à connaître le secret
de cette robustesse et de cette carrure gargantuesque.
Alors que le soleil tombait déjà plus bas que le
sommet des montagnes, une vingtaine d’hommes, tous
attachés à une même corde, se dirigeaient vers la cour
royale, précédés d’un géant armé jusqu'aux dents, et
suivis par cinq autres personnes de même carrure et
identiquement armées. La file se terminait par un
cavalier aux moustaches sévères et au regard farouche.
C'était des esclaves qu’un chef de village conduisait à
211
son maître, le roi des rois. Discrètement, Pallaye les
suivit jusque dans la cour.
Dès leur arrivée, les esclaves étaient conduits
dans la concession voisine à celle du roi. La corde à
leur cou fut détachée et, l’un après l’autre, les
bourreaux les firent entrer dans un couloir, cachés de
la vue des autres, par un mur. Pallaye se glissa derrière
un arbre et se trouva à l’autre extrémité du couloir.
Juste en ce moment-là, un esclave, accompagné de
trois hommes armés jusqu'aux dents, y fut projeté
comme une balle. L’un des hommes demanda alors à
lesclave : « veux-tu te convertir ou veux-tu rester
païen ? »
Dans la peur, l’esclave consentit à changer de
religion. À sa place, personne ne ferait le contraire car,
non loin de lui, trois ou quatre cadavres gisaient sur le
sol, le corps encore couvert de sang frais.
D'un coup de sabre, le bourreau lui trancha le
bout pendant du pénis. Et puis, ce fut le tour du
suivant. Il était intraitable celui-là. Il à fallu la force
conjuguée de six soldats, pour l’obliger à rentrer dans
le couloir, et le renfort de quatre autres pour le
terrasset.
Les jours de marche et les cadavres qui gisaient
devant lui n’avaient en rien entamé sa détermination.
Quand le bourreau lui demanda de changer de
religion, ce furent des crachats qui lui répon-
dirent : « Jamais s’écria-t-il, jamais ! Je suis né paën et
Je mourrai païen. »
212
Les dix gaillards se jetèrent sur lui tels des
fauves, et après l’avoir immobilisé, ils lui tranchèrent,
non pas le pénis, mais les testicules ! Prenant une
calebasse pleine d’huile bouillante à portée de mains,
ils aspergèrent du liquide la plaie béante du
malheureux. L'homme ne se releva plus, sans doute
mort pour l'éternité. Cette scène rappela à Pallaye les
atrocités commises par les gendarmes du
Commandant :«Mais ceux-ci, s’indigna-til, sont
encore mille fois plus cruels. »
Pourtant, il n’était pas au bout de ses peines. Il
lui fallait beaucoup de courage pour pouvoir encore
rester, cat un troisième esclave venait d’être poussé
dans le couloir. C’était la même scène qu'auparavant.
Cette fois, l’esclave survécut à l’amputation de ses
testicules. Il fut alors transporté dans un autre coin de
la concession, pour être traité.
Si jamais 1l arrivait à guérir, 1l serait affecté, soit
à l’intendance des femmes du toi, soit, s’il était
suffisamment robuste et puissant, à la tête d’une
armée. Dans le premier cas, toutes les femmes
devaient passer par lui pour avoir les faveurs de sa
majesté.
Pallaye quitta cet endroit lugubre pour une autre
partie de la cour. Il arriva juste quand un homme, qui
n'avait pas l’air d’un esclave, venait d’être, lui aussi,
terrassé par les sujets de sa majesté. C'était,
murmutait-on dans la cout, le beau-père présumé du
roi, le centième sans aucun doute.
215
Un sujet avait par hasard vu une fille au marigot.
Il pensa qu’elle était trop belle pour être épousée par
une personne autre que son maître. Alors, il fit
parvenir la nouvelle de sa découverte au plus haut
niveau, pat l'intermédiaire de l’un des intendants. Et le
roi donna l’ordre de faire venir le père de la fille. Le
pauvre paysan ne savait même pas de quoi 1l s’agissait,
quand des soldats vinrent larrêter. Il les suivit
humblement, parce qu'il devinait déjà quel sort
pouvait lui était réservé, qu’il soit innocent ou non |!
Arrivé dans la cour, 1l fut terrassé, bastonné et
chicoté jusqu’à ce qu'il soit à la limite de perdre
connaissance. Après quoi, les sujets l’obligèrent à se
laver dans de l’eau chaude. C’est alors que, ne s’étant
même pas encore remis de ses douleurs, un intendant
lui demanda s’il voulait bien donner sa fille en mariage
au tout puissant roi. La réponse, évidemment, ne
pouvait être qu’affirmative |
Dans une autre partie de la cout, Pallaye eut la
désagréable surprise de voir la torture à laquelle étaient
soumis ceux qui, fautifs ou non, avaient le malheur de
tomber sous le coup de la justice de sa majesté. Les
prisonniers étaient suspendus par les pieds à un arbre,
leur tête touchant presque le sol. La surface de ce sol
était couverte de paille et un sujet se préparait à y
mettre du feu. La plupart des prisonniers avaient
perdu, qui un bras, qui un œil, qui une jambe, le
membre manquant venant d’être amputé.
214
Les femmes de Beïjing, se rappela Pallaye, sont
suspendues entre le ciel et la terre. Mais il s'agissait
d’une suspension virtuelle, puisque culturelle. Les rois,
eux, pratiquaient une suspension physique. Il se toucha
la tête pour s’assurer que la sienne était bien là, à sa
place, sur les épaules ; et il vérifia qu’il marchait
effectivement à l'endroit, et non pas la tête tournée
vers le bas, comme, paraît-il, les commerçants Bornoït
dans la nuit. Il se frotta les yeux, croyant à une
hallucination. Non, ce n’était pas une illusion !
Il existait bel et bien plusieurs royaumes en
Afrique, qui rivalisaient de méthodes de torture,
réduisant à néant, sur une simple saute d’humeur,
individus, familles et villages. Les prérogatives des rois
étaient illimitées. Ils avaient le droit de vie et de mort
sur leurs sujets. Ils pouvaient épouser la femme qu'ils
voulaient, quand et où ils voulaient, qu’elle soit mariée
ou non |
Dr Nkrumah avait raison. Les colons nous ont
sauvés des sauvageries traditionnelles, les indépen-
dances nous ont «sauvés» des colons. Mais en l’espace
d’une génération, nos commandants se sont mués en
unijambistes, et 1l commence sérieusement à manquer
de places dans les placards, pour les nouveaux
cadavres. Qui alors nous sauvera de ces pratiques d’un
autre âge, puisque nous acceptons, sans rechigner, de
nous régaler de la merde que nos princes ont la
216
dans le subconscient de nos peuples depuis des
millénaires ? S'il faut naître, grandir, se marier, faire
des enfants, vieillir, mourir et naître de nouveau, il
faut à tout prix éviter la rupture du cycle. Entre les
deux extêmes, la dictature, qu’elle soit des chefferies
traditionnelles ou des pouvoits politiques, trouve un
terrain fertile, et peut faire d’eux ce qu’elle veut.
Partout où le peuple croit en Dieu, l’homme
n'accepte de pouvoir que celui venant de Dieu. La
démocratie s’impose alors d’elle-même, parce que la
voix du peuple, c’est la voix de Dieu. Au contraire, la
dictature est l’apanage des peuples athées. Ne croyant
pas en Dieu, la seule vie qui vaille la peine d’être vécue
est celle du présent, et le seul dieu qui vaille la peine
d’être vénéré est celui qui peut les torturer.
À posteriori donc, puisque ce sont les africains,
qui encouragent et soutiennent les dictatures, ne peut-
on pas dire, qu'ils soient paiens, chrétiens ou
musulmans, qu’ils ne croient en Dieu que du bout des
lèvres ? Sinon, ils n’auraient pas peur des hommes
comme eux, et de la mort. En apparence cependant,
ils se feront plus catholiques que le Pape, plus
protestants que Luther et plus musulmans que le grand
Mufti d'Egypte. Si, dans leur for intérieur, ils croyaient
vraiment en l'au-delà, ils se seraient soulevés contre
leurs bourreaux !
Qu'un peuple soit athée ou pas, c’est son plein
droit de faire de sa vie ce qu'il veut. Il est seulement
coupable, quand ïil affiche une attitude, ou un
217
comportement contraire à sa conviction profonde et
à sa vraie nature. Il en résulte un génocide de la vérité,
un assassinat de l'esprit scientifique et un holocauste
du progrès. L'énergie et le temps que ce peuple
consacre à se détruire, en se faisant berner par lui-
même, et en étant hypocrite vis-à-vis de lui-même,
sont tels que le progrès n’est pas possible.
Des deux choses l’une : ou notre vraie nature est
d’être hypocrites, ou nous sommes en train de vivre
une longue mutation. Dans le premier cas, la dictature
est la forme idéale de gouvernement qu’il nous faut, et
nous n’avons pas à nous plaindre de nos dirigeants
passés ou présents. Nous ne devons pas, non plus,
accuser les autres d’être la cause de notre misère.
Cela paraît être le cours normal des choses, la
récompense de notre comportement. Le résultat en est
que nous ne maîtrisons ni la science ni la technologie,
instruments qui, à l’origine, étaient les fruits des
initiatives individuelles.
Dans le second cas, nous sommes pires que les
femmes de Beijing. Comme elles, bien sûr, nous
sommes suspendus entre le ciel et la terre. Mais à la
différence des nos femmes, nous sommes suspendus la
tête tournée vers la bas, comme des chauve-souris,
païce que nous avons perdu nos certitudes du passé,
sans vraiment nous approprier les valeurs du présent.
La démocratie, ce n’est pas seulement les élections,
mais l’ensemble des valeurs, des croyances, des
attitudes et des pratiques qui la précèdent, et qui
218
accompagnent. Nous devons nous rendre à lévi-
dence. Nous sommes pris dans un vilain cercle vicieux
de valeurs contradictoires.
D'une part, une tradition, cruelle, qui nous rend
vulnérables sur le plan temporel, parce qu’il est un
précipice dans lequel s’écrasent et nos libertés et nos
capacités créatives, quand bien même elle se
présenterait comme le dernier rempart contre une
crise de civilisation qui déstabilise notre
environnement spirituel.
D'autre part, nous sommes immergés dans un
univers qui prétend garantir les libertés collectives et
individuelles indispensables au progrès et à
l'épanouissement de l’individu. Dans une telle odyssée
spirituelle, la corruption, le sida, le suicide, le viol et les
guertes civiles ne sont que des effets qui résultent de
cette instabilité spirituelle.
Nous sommes peut-être en partie victimes des
autres. Mais nous sommes surtout victimes de nous-
mêmes, de notre hypocrisie et de notre indolence à
voir la réalité en face. Préparons-nous, dans ces
conditions, à enterrer notre jeunesse, qui ne sait plus
s’il faut se vouer à saint martin ou à saint mouton.
Cela fait aussi partie de la logique de lhistoire ! La
logique de l’histoire est une logique cruelle et sauvage,
elle aussi. Cependant, il faut toujours choisir entre
deux sauvageries. Tel est le dilemme cruel auquel nous
devons nous confronter.
219
Pour Pallaye, le temps était venu pour rebrousser
chemin. Seuls les lâches se résignent à ne vivre que de
leur passé. Au moins sut ce plan-là, il avait retenu la
leçon de son oncle ! S’il voulait que son Bec natal soit
au tendez-vous de l'avenir, il fallait que lui-même
cessât d’avoir l’âme d’un esclave et accepter les
seconds rôles en allant laver les marmites en Europe.
Ce serait trop facile de se dérober à ses propres défis
et se faire enrôler là où il n’y a plus de combat à
gagner ! Il faut accepter de mourir un peu afin de
naître de nouveau !
Mais les individus qui renaissent à travers leurs
enfants, et les sociétés qui se rajeunissent après une
révolution, ne seront plus jamais les mêmes. Au bout
du rouleau, on ne reconnaîtra plus ni les individus, ni
les sociétés originelles comme tels Un individu ne
revient pas dans le sein d’une femme comme tel, et il
n’y a pas de raison pour qu’il en ressorte comme tel.
Le recommencement éternel n’est-1l pas, finalement,
une loi de non-retour ?
Levant la tête, il constata qu’il se trouvait de
nouveau à la borne zéro. Il chercha alors à savoir si,
sut l’écran électronique qu’il y avait en face de lui, ne
figuraient pas les villes africaines dites d’avant garde.
Grande fut son amertume lorsqu'il remarqua
qu'aucune ville africaine n’y figurait, aucune. San
Francisco, Tokyo, New York. Paris. Bonn et Moscou
étaient en bonne place, mais il n’y avait la trace
d'aucune ville africaine. Au rendez-vous de l’histoire,
220
ce qui compte, c’est l’arrivée et non le point et l’heure
de départ. Mais il faut au moins prendre le départ
avant d'espérer arriver. À ce départ-là justement,
l'Afrique brille par son absence. À
La température de son corps monta, ses cheveux
crépus se dressèrent de colère. Tout son corps se mit à
trembler et à bouillir comme une marmite pleine d’eau
placée dans un four. Car, il pressentait non sans raison,
une forme de ségrégation. Cette émotion primaire se
calma peu à peu, pour laisser la place à la curiosité. Il
s’approcha davantage du panneau. Il crut enfin
déchiffrer les lettres JOHANNESBURG.
N’avait-1l pas justement pressenti cette ségrégation ? Il
regarda encore de plus près et examina avec minutie
les tableaux. Voilà enfin qu’il découvrait ce qui lui
sembla être Abidjan. Mais c'était écrit au crayon très
fin et en lettres minuscules. Lagos, Kinshassa étaient
mentionnées en caractères presque illisibles.
Déçu de sa maigre moisson, 1l se demanda si ses
yeux n'avaient pas omis quelques noms. Ce fut en ce
moment que les ordinateurs interactifs devinèrent sa
question. Automatiquement, un écran surgit du sol,
qui se dressa devant lui. Sur l'écran il pouvait lire les
instructions suivantes : « si vous avez besoin d’aides,
appuyez sur un bouton portant un point
d'interrogation et posez votre question ».
Pallaye n’hésita pas un seul instant à prononcer
le nom d’Abidjan, car s’il n’y a aucune autre ville
digne de ce nom en Afrique de l'Ouest.
221
Aussitôt dit, aussitôt fait. Sur l’écran géant, 1l
lut : « le dossier de cette ville, candidate pour être une
ville du troisième millénaire, est encore en instance
d'étude, mais tout porte à faire croire qu’il est en
bonne voie. »
Pour les Africains du Centre et de l'Ouest, le
chemin de l’avenir sera donc très long et semé
d’embüûches. Le travail à accomplir est immense. Mais
nous ne pouvons plus nous cramponner désespéré-
ment à nos traditions. Il nous faut aller de l’avant. Au
bout du chemin, nous aurons nos récompenses.
Imaginez la découverte de nouveaux vacains contre le
paludisme, la maladie du sommeil, le sida et la
vieillesse. Ajoutez à cela, la mise en chantier des engins
fantastiques telles les soucoupes volantes qui nous per-
mettraient d’aller en week-end sur d’autres planètes |!
Tout cela n’est point un rêve d’enfance.
Il ne restait à Pallaye qu’à repartir au Grand
Canard. Le chemin de l’avenir passait nécessairement
pat le présent et, pour lui, cela signifiait non seulement
rebrousser chemin, mais tout recommencer. Rien que
cette idée lui donna des vertiges. Il était surtout
mortifié à l’idée que, depuis 1957, Dr NKrumah avait
trouvé les solutions qu’il fallait aux problèmes
africains ; mais personne ne l'avait suivi. Le pauvre
était mort du supplice des bons samaritains. Il n'avait
pu appliquer la solution qu’il préconisait, parce que
mal compris par ses pairs et combattu par les colons !
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