Les Vrilles
Les Vrilles
Les Vrilles
Autrefois, le rossignol ne chantait pas la nuit. Il avait un gentil filet de voix et s’en
servait avec adresse du matin au soir, le printemps venu. Il se levait avec les
camarades, dans l’aube grise et bleue, et leur éveil effarouché secouait les hannetons
endormis à l’envers des feuilles de lilas.
Il se couchait sur le coup de sept heures, sept heures et demie, n’importe où, souvent
dans les vignes en fleur qui sentent le réséda, et ne faisait qu’un somme jusqu’au
lendemain.
Une nuit de printemps, le rossignol dormait debout sur un jeune sarment, le jabot en
boule et la tête inclinée, comme avec un gracieux torticolis. Pendant son sommeil, les
cornes de la vigne, ces vrilles cassantes et tenaces, dont l’acidité d’oseille fraîche
irrite et désaltère, les vrilles de la vigne poussèrent si dru, cette nuit-là, que le
rossignol s’éveilla ligoté, les pattes empêtrées de liens fourchus, les ailes
impuissantes...
Il crut mourir, se débattit, ne s’évada qu’au prix de mille peines, et de tout le
printemps se jura de ne plus dormir, tant que les vrilles de la vigne pousseraient.
Dès la nuit suivante, il chanta, pour se tenir éveillé:
Tant que la vigne pousse, pousse, pousse...
Je ne dormirai plus!
Tant que la vigne pousse, pousse, pousse...
Cassantes, tenaces, les vrilles d’une vigne amère m’avaient liée, tandis que dans mon
printemps je dormais d’un somme heureux et sans défiance. Mais j’ai rompu, d’un
sursaut effrayé, tous ces fils tors qui déjà tenaient à ma chair, et j’ai fui... Quand la
torpeur d’une nouvelle nuit de miel a pesé sur mes paupières, j’ai craint les vrilles de
la vigne et j’ai jeté tout haut une plainte qui m’a révélé ma voix.
Toute seule, éveillée dans la nuit, je regarde à présent monter devant moi l’astre
voluptueux et morose... Pour me défendre de retomber dans l’heureux sommeil, dans
le printemps menteur où fleurit la vigne crochue, j’écoute le son de ma voix. Parfois,
je crie fiévreusement ce qu’on a coutume de taire, ce qui se chuchote très bas,—puis
ma voix languit jusqu’au murmure parce que je n’ose poursuivre...
Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je
devine, tout ce qui m’enchante{87} et me blesse et m’étonne; mais il y a toujours, vers
l’aube de cette nuit sonore, une sage main fraîche qui se pose sur ma bouche, et mon
cri, qui s’exaltait, redescend au verbiage modéré, à la volubilité de l’enfant qui parle
haut pour se rassurer et s’étourdir...
Je ne connais plus le somme heureux, mais je ne crains plus les vrilles de la vigne.{89}
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RÊVERIE DE NOUVEL AN
Toutes trois nous rentrons poudrées, moi, la petite bull et la bergère flamande... Il a
neigé dans les plis de nos robes, j’ai des épaulettes blanches, un sucre impalpable
fond au creux du mufle camard de Poucette, et la bergère flamande scintille toute, de
son museau pointu à sa queue en massue.
Nous étions sorties pour contempler la neige, la vraie neige et le vrai froid, raretés
parisiennes, occasions, presque introuvables, de fin d’année... Dans mon quartier
désert, nous avons couru comme trois folles, et les fortifications hospitalières, les
fortifs décriées ont vu, de l’avenue des Ternes au boulevard Malesherbes, notre joie
haletante de chiens lâchés. Du haut du talus, nous nous sommes penchées sur le fossé
que comblait un crépuscule violâtre fouetté de tourbillons blancs; nous avons
contemplé Levallois noir piqué de feux roses, derrière un voile chenillé de mille et
mille mouches blanches, vivantes, froides comme des fleurs effeuillées, fondantes sur
les lèvres, sur les yeux, retenues un moment aux cils, au duvet des joues... Nous
avons gratté de nos dix pattes une neige intacte, friable, qui fuyait sous notre poids
avec un crissement caressant de taffetas. Loin de tous les yeux, nous avons galopé,
aboyé, happé la neige au vol, goûté sa suavité de sorbet vanillé et poussiéreux...
Assises maintenant devant la grille ardente, nous nous taisons toutes trois. Le
souvenir de la nuit, de la neige, du vent déchaîné derrière la porte, fond dans nos
veines{92} lentement et nous allons glisser à ce soudain sommeil qui récompense les
marches longues...
La bergère flamande, qui fume comme un bain de pieds, a retrouvé sa dignité de
louve apprivoisée, son sérieux faux et courtois. D’une oreille, elle écoute le
chuchotement de la neige au long des volets clos, de l’autre elle guette le tintement
des cuillères dans l’office. Son nez effilé palpite, et ses yeux couleur de cuivre,
ouverts droit sur le feu, bougent incessamment, de droite à gauche, de gauche à
droite, comme si elle lisait... J’étudie, un peu défiante, cette nouvelle venue, cette
chienne féminine et compliquée qui garde bien, rit rarement, se conduit en personne
de sens et reçoit les ordres, les réprimandes sans mot dire, avec un regard
impénétrable et plein d’arrière-pensées... Elle sait mentir, voler—mais elle crie,
surprise, comme une jeune fille effarouchée et se trouve presque mal d’émotion. Où
prit-elle, cette petite louve au rein bas, cette fille des champs wallons, sa haine des
gens mal mis et sa réserve aristocratique? Je lui offre sa place à mon feu et dans ma
vie, et peut-être m’aimera-t-elle, elle qui sait déjà me défendre...
Ma petite bull au cœur enfantin dort, foudroyée de sommeil, la fièvre au museau et
aux pattes. La chatte grise n’ignore pas qu’il neige, et depuis le déjeuner je n’ai pas
vu le bout de son nez, enfoui dans le poil de son ventre. Encore une fois me voici, en
face de mon feu, de ma solitude, en face de moi-même...
Une année de plus... A quoi bon les compter? Ce jour de l’An parisien ne me rappelle
rien des premier janvier de ma jeunesse; et qui pourrait me rendre la solennité puérile
des jours de l’An d’autrefois? La forme des années a changé pour moi, durant que,
moi, je changeais. L’année n’est plus cette route ondulée, ce ruban déroulé
qui{93} depuis janvier, montait vers le printemps, montait, montait vers l’été pour s’y
épanouir en calme plaine, en pré brûlant coupé d’ombres bleues, taché de géraniums
éblouissants,—puis descendait vers un automne odorant, brumeux, fleurant le
marécage, le fruit mûr et le gibier,—puis s’enfonçait vers un hiver sec, sonore,
miroitant d’étangs gelés, de neige rose sous le soleil... Puis le ruban ondulé dévalait,
vertigineux, jusqu’à se rompre net devant une date merveilleuse, isolée, suspendue
entre les deux années comme une fleur de givre: le jour de l’An...
Une enfant très aimée, entre des parents pas riches, et qui vivait à la campagne parmi
des arbres et des livres, et qui n’a connu ni souhaité les jouets coûteux: voilà ce que je
revois, en me penchant ce soir sur mon passé... Une enfant superstitieusement
attachée aux fêtes des saisons, aux dates marquées par un cadeau, une fleur, un
traditionnel gâteau... Une enfant qui d’instinct ennoblissait de paganisme les fêtes
chrétiennes, amoureuse seulement du rameau de buis, de l’œuf rouge de Pâques, des
roses effeuillées à la Fête-Dieu et des reposoirs—syringas, aconits, camomilles—du
surgeon de noisetier sommé d’une petite croix, bénit à la messe de l’Ascension et
planté sur la lisière du champ qu’il abrite de la grêle... Une fillette éprise du gâteau à
cinq cornes, cuit et mangé le jour des Rameaux; de la crêpe, en carnaval; de l’odeur
étouffante de l’église, pendant le mois de Marie...
Vieux curé sans malice qui me donnâtes la communion, vous pensiez que cette enfant
silencieuse, les yeux ouverts sur l’autel, attendait le miracle, le mouvement
insaisissable de l’écharpe bleue qui ceignait la Vierge? N’est-ce pas? J’étais si sage!...
Il est bien vrai que je rêvais miracles, mais... pas les mêmes que vous. Engourdie
par{94} l’encens des fleurs chaudes, enchantée du parfum mortuaire, de la pourriture
musquée des roses, j’habitais, cher homme sans malice, un paradis que vous
n’imaginiez point, peuplé de mes dieux, de mes animaux parlants, de mes nymphes et
de mes chèvre-pieds... Et je vous écoutais parler de votre enfer, en songeant à
l’orgueil de l’homme qui, pour ses crimes d’un moment, inventa la géhenne
éternelle... Ah! qu’il y a longtemps!...
Ma solitude, cette neige de décembre, ce seuil d’une autre année ne me rendront pas
le frisson d’autrefois, alors que dans la nuit longue je guettais le frémissement
lointain, mêlé aux battements de mon cœur, du tambour municipal, donnant, au petit
matin du 1ᵉʳ janvier, l’aubade au village endormi... Ce tambour dans la nuit glacée,
vers six heures, je le redoutais, je l’appelais du fond de mon lit d’enfant, avec une
angoisse nerveuse proche des pleurs, les mâchoires serrées, le ventre contracté... Ce
tambour seul, et non les douze coups de minuit, sonnait pour moi l’ouverture
éclatante de la nouvelle année, l’avènement mystérieux après quoi haletait le monde
entier, suspendu au premier rrran du vieux tapin de mon village.
Il passait, invisible dans le matin fermé, jetant aux murs son alerte et funèbre petite
aubade, et derrière lui une vie recommençait, neuve et bondissante vers douze mois
nouveaux... Délivrée, je sautais de mon lit à la chandelle, je courais vers les souhaits,
les baisers, les bonbons, les livres à tranches d’or... J’ouvrais la porte aux boulangers
portant les cent livres de pain et jusqu’à midi, grave, pénétrée d’une importance
commerciale, je tendais à tous les pauvres, les vrais et les faux, le chanteau de pain et
le décime qu’ils recevaient sans humilité et sans gratitude...{95}
Matins d’hiver, lampe rouge dans la nuit, air immobile et âpre d’avant le lever du
jour, jardin deviné dans l’aube obscure, rapetissé, étouffé de neige, sapins accablés
qui laissiez, d’heure en heure, glisser en avalanches le fardeau de vos bras noirs,—
coups d’éventail des passereaux effarés, et leurs jeux inquiets dans une poudre de
cristal plus ténue, plus pailletée que la brume irisée d’un jet d’eau... O tous les hivers
de mon enfance, une journée d’hiver vient de vous rendre à moi! C’est mon visage
d’autrefois que je cherche, dans ce miroir ovale saisi d’une main distraite, et non mon
visage de femme, de femme jeune que sa jeunesse va, bientôt, quitter...
Enchantée encore de mon rêve, je m’étonne d’avoir changé, d’avoir vieilli pendant
que je rêvais... D’un pinceau ému je pourrais repeindre, sur ce visage-ci, celui d’une
fraîche enfant roussie de soleil, rosie de froid, des joues élastiques achevées en un
menton mince, des sourcils mobiles prompts à se plisser, une bouche dont les coins
rusés démentent la courte lèvre ingénue... Hélas, ce n’est qu’un instant. Le velours
adorable du pastel ressuscité s’effrite et s’envole... L’eau sombre du petit miroir
retient seulement mon image qui est bien pareille, toute pareille à moi, marquée de
légers coups d’ongle, finement gravée aux paupières, aux coins des lèvres, entre les
sourcils têtus... Une image qui ne sourit ni ne s’attriste, et qui murmure, pour moi
seule: “Il faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte
pas: il faut vieillir. Répète-toi cette parole, non comme un cri de désespoir, mais
comme le rappel d’un départ nécessaire. Regarde-toi, regarde tes paupières, tes
lèvres, soulève sur tes tempes les boucles de tes cheveux: déjà tu commences à
t’éloigner de ta vie, ne l’oublie pas, il faut vieillir!{96}
“Eloigne-toi lentement, lentement, sans larmes; n’oublie rien! Emporte ta santé, ta
gaîté, ta coquetterie, le peu de bonté et de justice qui t’a rendu la vie moins amère;
n’oublie pas! Va-t’en parée, va-t’en douce, et ne t’arrête pas le long de la route
irrésistible, tu l’essaierais en vain,—puisqu’il faut vieillir! Suis le chemin, et ne t’y
couche que pour mourir. Et quand tu t’étendras en travers du vertigineux ruban
ondulé, si tu n’as pas laissé derrière toi un à un tes cheveux en boucles, ni tes dents
une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre éternelle n’a pas, avant ta
dernière heure, sevré tes yeux de la lumière merveilleuse—si tu as, jusqu’au bout
gardé dans ta main la main amie qui te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse,
dors privilégiée...{97}”
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CHANSON DE LA DANSEUSE
O toi qui me nommes danseuse, sache, aujourd’hui, que je n’ai pas appris à danser.
Tu m’as rencontrée petite et joueuse, dansant sur la route et chassant devant moi mon
ombre bleue. Je virais comme une abeille, et le pollen d’une poussière blonde
poudrait mes pieds et mes cheveux couleur de chemin...
Tu m’as vue revenir de la fontaine, berçant l’amphore au creux de ma hanche tandis
que l’eau, au rythme de mon pas, sautait sur ma tunique en larmes rondes, en serpents
d’argent, en courtes fusées frisées qui montaient, glacées, jusqu’à ma joue... Je
marchais lente, sérieuse, mais tu nommais mon pas une danse. Tu ne regardais pas
mon visage, mais tu suivais le mouvement de mes genoux, le balancement de ma
taille, tu lisais sur le sable la forme de mes talons nus, l’empreinte de mes doigts
écartés, que tu comparais à celle de cinq perles inégales...
Tu m’as dit: “Cueille ces fleurs, poursuis ce papillon...” car tu nommais ma course
une danse, et chaque révérence de mon corps penché sur les œillets de pourpre, et le
geste, à chaque fleur recommencé, de rejeter sur mon épaule une écharpe glissante...
Dans ta maison, seule entre toi et la flamme haute d’une lampe, tu m’as dit: “Danse!”
et je n’ai pas dansé.
Mais nue dans tes bras, liée à ton lit par le ruban de feu du plaisir, tu m’as pourtant
nommée danseuse, à voir bondir sous ma peau, de ma gorge renversée à mes pieds
recourbés, la volupté inévitable...{100}
Lasse, j’ai renoué mes cheveux, et tu les regardais, dociles, s’enrouler à mon front
comme un serpent que charme la flûte...
J’ai quitté ta maison durant que tu murmurais: “La plus belle de tes danses, ce n’est
pas quand tu accours, haletante, pleine d’un désir irrité et tourmentant déjà, sur le
chemin, l’agrafe de ta robe... C’est quand tu t’éloignes de moi, calmée et les genoux
fléchissants, et qu’en t’éloignant tu me regardes, le menton sur l’épaule... Ton corps
se souvient de moi, oscille et hésite, tes hanches me regrettent et tes reins me
remercient... Tu me regardes, la tête tournée, tandis que tes pieds divinateurs tâtent et
choisissent leur route...
“Tu t’en vas, toujours plus petite et fardée par le soleil couchant, jusqu’à n'être plus,
en haut de la pente, toute mince dans ta robe orangée, qu’une flamme droite, qui
danse imperceptiblement...”
Si tu ne me quittes pas, je m’en irai, dansant, vers ma tombe blanche.
D’une danse involontaire et chaque jour ralentie, je saluerai la lumière qui me fit
belle et qui me vit aimée.
Une dernière danse tragique me mettra aux prises avec la mort, mais je ne lutterai que
pour succomber avec grâce.
Que les dieux m’accordent une chute harmonieuse, les bras joints au-dessus de mon
front, une jambe pliée et l’autre étendue, comme prête à franchir, d’un bond léger, le
seuil noir du royaume des ombres...
Tu me nommes danseuse, et pourtant je ne sais pas danser...{101}
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NUIT BLANCHE
Il n’y a dans notre maison qu’un lit, trop large, pour toi, un peu étroit pour nous deux.
Il est chaste, tout blanc, tout nu; aucune draperie ne voile, en plein jour, son honnête
candeur. Ceux qui viennent nous voir le regardent tranquillement, et ne détournent
pas les yeux d’un air complice, car il est marqué, au milieu, d’un seul vallon
moelleux, comme le lit d’une jeune fille qui dort seule.
Ils ne savent pas, ceux qui entrent ici, que chaque nuit le poids de nos deux corps
joints creuse un peu plus, sous son linceul voluptueux, ce vallon pas plus large
qu’une tombe.
O notre lit tout nu! Une lampe éclatante, penchée sur lui, le dévêt encore. Nous n’y
cherchons pas, au crépuscule, l’ombre savante, d’un gris d’araignée, que filtre un dais
de dentelle, ni la rose lumière d’une veilleuse couleur de coquillage... Astre sans aube
et sans déclin, notre lit ne cesse de flamboyer que pour s’enfoncer dans une nuit
profonde et veloutée.
Un halo de parfum le nimbe. Il embaume, rigide et blanc, comme le corps d’une
bienheureuse défunte. C’est un parfum compliqué qui surprend, qu’on respire
attentivement, avec le souci d’y démêler l'âme blonde de ton tabac favori, l’arôme
plus blond de ta peau si claire, et ce santal brûlé qui s’exhale de moi; mais cette
agreste odeur d’herbes écrasées, qui peut dire si elle est mienne ou tienne?{104}
Reçois-nous ce soir, ô notre lit, et que ton frais vallon se creuse un peu plus sous la
torpeur fiévreuse dont nous enivra une journée de printemps, dans les jardins et dans
les bois.
Je gis sans mouvement, la tête sur ta douce épaule. Je vais sûrement, jusqu’à demain,
descendre au fond d’un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des
rêves le viendront battre en vain. Je vais dormir... Attends seulement que je cherche,
pour la plante de mes pieds qui fourmille et brûle, une place toute fraîche... Tu n’as
pas bougé. Tu respires à longs traits, mais je sens ton épaule encore éveillée, attentive
à se creuser sous ma joue... Dormons... Les nuits de mai sont si courtes. Malgré
l’obscurité bleue qui nous baigne, mes paupières sont encore pleines de soleil, de
flammes roses, d’ombres qui bougent, balancées, et je contemple ma journée les yeux
clos, comme on se penche, derrière l’abri d’une persienne, sur un jardin d’été
éblouissant...
Comme mon cœur bat! J’entends aussi le tien sous mon oreille. Tu ne dors pas? Je
lève un peu la tête, je devine la pâleur de ton visage renversé, l’ombre fauve de tes
courts cheveux. Tes genoux sont frais comme deux oranges... Tourne-toi de mon côté,
pour que les miens leur volent cette lisse fraîcheur...
Ah! dormons!... Mille fois mille fourmis courent avec mon sang sous ma peau. Les
muscles de mes mollets battent, mes oreilles tressaillent, et notre doux lit, ce soir, est-
il jonché d’aiguilles de pin? Dormons! je le veux!
Je ne puis dormir. Mon insomnie heureuse palpite, allègre, et je devine, en ton
immobilité, le même accablement frémissant... Tu ne bouges pas. Tu espères que je
dors. Ton bras se resserre parfois autour de moi, par{105} tendre habitude, et tes pieds
charmants s’enlacent aux miens... Le sommeil s’approche, me frôle et fuit... Je le
vois! Il est pareil à ce papillon de lourd velours que je poursuivais, dans le jardin
enflammé d’iris... Tu te souviens? Quelle lumière, quelle jeunesse impatiente exaltait
toute cette journée!... Une brise acide et pressée jetait sur le soleil une fumée de
nuages rapides, fanait en passant les feuilles trop tendres des tilleuls, et les fleurs du
noyer tombaient en chenilles roussies sur nos cheveux, avec les fleurs des
paulownias, d’un mauve pluvieux du ciel parisien... Les pousses des cassis que tu
froissais, l’oseille sauvage en rosace parmi le gazon, la menthe toute jeune, encore
brune, la sauge duvetée comme une oreille de lièvre,—tout débordait d’un suc
énergique et poivré, dont je mêlais sur mes lèvres le goût d’alcool et de citronnelle...
Je ne savais que rire et crier, en foulant la longue herbe juteuse qui tachait ma robe...
Ta tranquille joie veillait sur ma folie, et quand j’ai tendu la main pour atteindre ces
églantines, tu sais, d’un rose si ému,—la tienne a rompu la branche avant moi, et tu as
enlevé, une à une, les petites épines courbes, couleur de corail, en forme de griffes...
Tu m’as donné les fleurs désarmées...
Tu m’as donné les fleurs désarmées... Tu m’as donné, pour que je m’y repose
haletante, la place la meilleure à l’ombre, sous le lilas de Perse aux grappes mûres...
Tu m’as cueilli les larges bleuets des corbeilles, fleurs enchantées dont le cœur velu
embaume l’abricot... Tu m’as donné la crème du petit pot de lait, à l’heure du goûter
où ma faim féroce te faisait sourire... Tu m’as donné le pain le plus doré, et je vois
encore ta main transparente dans le soleil, levée pour chasser la guêpe qui grésillait,
prise dans les boucles de mes cheveux... Tu as jeté sur{106} mes épaules une mante
légère, quand un nuage plus long, vers la fin du jour, a passé ralenti, et que j’ai
frissonné, toute moite, tout ivre d’un plaisir sans nom parmi les hommes, le plaisir
ingénu des bêtes heureuses dans le printemps... Tu m’as dit: “Reviens... arrête-toi...
Rentrons!” Tu m’as dit...
Ah! si je pense à toi, c’en est fait de mon repos. Quelle heure vient de sonner? Voici
que les fenêtres bleuissent. J’entends bourdonner mon sang, ou bien c’est le murmure
des jardins, là-bas... Tu dors? non. Si j’approchais ma joue de la tienne, je sentirais tes
cils frémir comme l’aile d’une mouche captive... Tu ne dors pas. Tu épies ma fièvre.
Tu m’abrites contre les mauvais songes; tu penses à moi comme je pense à toi, et
nous feignons, par une étrange pudeur sentimentale, un paisible sommeil. Tout mon
corps s’abandonne, détendu, et ma nuque pèse sur ta douce épaule; mais nos pensées
s’aiment discrètement à travers cette aube bleue, si prompte à grandir...
Bientôt la barre lumineuse, entre les rideaux, va s’aviver, rosir... Encore quelques
minutes, et je pourrai lire, sur ton beau front, sur ton menton délicat, sur ta bouche
triste et tes paupières fermées, la volonté de paraître dormir... C’est l’heure où ma
fatigue, mon insomnie énervées ne pourront plus se taire, où je jetterai mes bras hors
de ce lit enfiévré, et mes talons méchants déjà préparent leur ruade sournoise...
Alors tu feindras de t’éveiller! Alors je pourrai me réfugier en toi, avec de confuses
plaintes injustes, des soupirs excédés, des crispations qui maudiront le jour déjà venu,
la nuit si prompte à finir, le bruit de la rue... Car je sais bien qu’alors tu resserreras
ton étreinte, et que, si le bercement de tes bras ne suffit pas à me calmer, ton baiser se
fera plus tenace, tes mains plus amou{107}reuses, et que tu m’accorderas la volupté
comme un secours, comme l’exorcisme souverain qui chasse de moi les démons de la
fièvre, de la colère, de l’inquiétude... Tu me donneras la volupté, penché sur moi, les
yeux pleins d’une anxiété maternelle, toi qui cherches, à travers ton amie passionnée,
l’enfant que tu n’as pas eu...{109}{108}
{110}
{111}
JOUR GRIS
{117}
LE DERNIER FEU
{123}
AMOURS
Le rouge-gorge triompha. Puis, il alla chanter sa victoire à petits cris secs, invisible
au plus épais du marronnier. Il n’avait pas reculé devant la chatte. Il s’était tenu
suspendu dans l’air, un peu au-dessus d’elle, en vibrant comme une abeille,
cependant qu’il lui jetait, par éclats brefs, des discours intelligibles à qui connaît la
manière outrecuidante du rouge-gorge, et sa bravoure: “Insensée! Tremble! Je suis le
rouge-gorge! Oui, le rouge-gorge lui-même! Un pas de plus, un geste vers le nid où
couve ma compagne, et, de ce bec, je te crève les yeux!”
Prête à intervenir, je veillais, mais la chatte sait que les rouges-gorges sont sacrés, elle
sait aussi qu’à tolérer une attaque d’oiseau, un chat risque le ridicule,—elle sait tant
de choses... Elle battit de la queue comme un lion, frémit du dos, mais céda la place
au frénétique petit oiseau, et nous reprîmes toutes deux notre promenade du
crépuscule. Promenade lente, agréable, fructueuse; la chatte découvre, et je
m’instruis. Pour dire vrai, elle semble découvrir. Elle fixe un point dans le vide,
tombe en arrêt devant l’invisible, sursaute à cause du bruit que je ne perçois pas.
Alors, c’est mon tour, et je tâche d’inventer ce qui la tient attentive.
A fréquenter le chat, on ne risque que de s’enrichir. Serait-ce par calcul que depuis un
demi-siècle, je recherche sa compagnie? Je n’eus jamais à le chercher loin: il naît
sous mes pas. Chat perdu, chat de ferme traqueur et traqué, maigri d’insomnie, chat
de libraire embaumé{124} d’encre, chats des crémeries et des boucheries, bien nourris,
mais transis, les plantes sur le carrelage; chats poussifs de la petite bourgeoisie, enflés
de mou; heureux chats despotes qui régnez sur Claude Farrère, sur Paul Morand,—et
sur moi... Tous vous me rencontrez sans surprise, non sans bonheur. Qu’entre cent
chats, elle témoigne, un jour, en ma faveur, cette chatte errante et affamée qui se
heurtait, en criant, à la foule que dégorge, le soir, le métro d’Auteuil. Elle me démêla,
me reconnut: “Enfin, toi!... Comme tu as tardé, je n’en puis plus... Où est ta maison?
Va, je te suis...” Elle me suivit, si sûre de moi que le cœur m’en battait. Ma maison lui
fit peur d’abord, parce que je n’y étais pas seule. Mais elle s’habitua, et y resta quatre
ans, jusqu’à sa mort accidentelle.
Loin de moi de vous oublier, chiens chaleureux, meurtris de peu, pansés de rien.
Comment me passerais-je de vous? Je vous suis si nécessaire... Vous me faites sentir
le prix que je vaux. Un être existe donc encore, pour qui je remplace tout? Cela est
prodigieux, réconfortant,—un peu trop facile. Mais, cachons-le cet être aux yeux
éloquents, cachons-le, dès qu’il subit ses amours saisonnières et qu’un lien
douloureux rive la femelle au mâle... Vite, un paravent, une bâche, un parasol de
plage,—et, par surcroît, allons-nous-en. Et ne revenons pas de huit jours, au bout
desquels “Il” ne “La” reconnaîtra même pas: “l’ami de l’homme” est rarement l’ami
du chien.
J’en sais plus sur l’attachement qu’il me porte et sur l’exaltation qu’il y puise, que sur
la vie amoureuse du chien. C’est que je préfère, entre dix races qui ont mon estime,
celle à qui les chances de maternité sont interdites. Il arrive que la terrière
brabançonne, la bouledogue française,—types camards à crâne volumineux, qui
périssent souvent en mettant bas,—renoncent d’instinct{125} aux voluptueux bénéfices
semestriels. Deux de mes chiennes bouledogues mordaient les mâles, et ne les
acceptaient pour partenaires de jeu qu’en période d’innocence. Une caniche, trop
subtile, refusait tous les partis et consolait sa stérilité volontaire en feignant de nourrir
un chiot en caoutchouc rouge... Oui, dans ma vie, il y a eu beaucoup de chiens,—
mais il y a eu le chat. A l’espèce chat, je suis redevable d’une certaine sorte,
honorable, de dissimulation, d’un grand empire sur moi-même, d’une aversion
caractérisée pour les sons brutaux, et du besoin de me taire longuement.
Cette chatte, qui vient de poser en “gros premier plan” dans le roman qui porte son
nom, la chatte du rouge-gorge, je ne la célèbre qu’avec réserve, qu’avec trouble. Car,
si elle m’inspire, je l’obsède. Sans le vouloir, je l’ai attirée hors du monde félin. Elle
y retourne au moment des amours, mais le beau matou parisien, l’étalon qui “va en
ville”, pourvu de son coussin, de son plat de sciure, de ses menus et... de sa facture,
que fait de lui ma chatte? Le même emploi que du sauvage essorillé qui passe, aux
champs, par le trou de la haie. Un emploi rapide, furieux et plein de mépris. Le
hasard unit à des inconnus cette indifférente. De grands cris me parviennent, de
guerre et d’amour, cris déchirants comme celui du grand-duc qui annonce l’aube. J’y
reconnais la voix de ma chatte, ses insultes, ses feulements, qui mettent toutes choses
au point et humilient le vainqueur de rencontre...
A la campagne, elle récupère une partie de sa coquetterie. Elle redevient légère, gaie,
infidèle à plusieurs mâles auxquels elle se donne et se reprend sans scrupule. Je me
réjouis de voir qu’elle peut encore, par moments, n'être qu’ “une chatte” et non plus
“la chatte”, ce{126} chaleureux, vif et poétique esprit, absorbé dans le fidèle amour
qu’elle m’a voué.
Entre les murs d’un étroit jardin d’Ile-de-France, elle s’ébat, elle s’abandonne. Elle se
refuse aussi. L’intelligence a soustrait son corps aux communes frénésies. Elle est de
glace lorsque ses pareilles brûlent. Mais elle appelait rêveusement l’amour il y a trois
semaines sous des nids déjà vides, parmi les chatons nés deux mois plus tôt, et mêlait
ses plaintes aux cris des mésangeaux gris. L’amour ne se le fit pas dire deux fois. Vint
le vieux conquérant rayé, aux canines démesurées, sec, chauve par places, mais doué
d’expérience, d’une décision sans seconde, et respecté même de ses rivaux. Le jeune
rayé le suivait de près, tout resplendissant de confiance et de sottise, large du nez, bas
du front et beau comme un tigre. Sur la tuile faîtière du mur parut enfin le chat de
ferme, coiffé en bandeaux de deux taches grises sur fond blanc sale, avec un air mal
éveillé et incrédule: “Rêve-je? il m’a semblé qu’on me mandait d’urgence...”
Tous trois entrèrent en lice, et je peux dire qu’ils en virent de dures. La chatte eut
d’abord cent mains pour les gifler, cent petites mains bleues, véloces, qui
s’accrochaient aux toisons rases et à la peau qu’elles couvraient. Puis elle se roula en
forme de huit. Puis elle s’assit entre les trois matous et parut les oublier longuement.
Puis elle sortit de son rêve hautain pour se percher sur un pilier au chapiteau effrité,
d’où sa vertu défiait tous les assaillants. Quand elle daigna descendre, elle dévisagea
les trois esclaves avec un étonnement enfantin, souffrit que l’un d’eux, du museau,
baisât son museau ravissant et bleu. Le baiser se prolongeant, elle le rompit par un cri
impérieux, une sorte d’aboiement de chat, intraduisible, mais auquel les trois mâles
répondirent par un saut{127} de recul. Sur quoi, la chatte entreprit une toilette
minutieuse, et les trois ajournés se lamentèrent d’attendre. Même, ils firent mine de
se battre, pour passer le temps, autour d’une chatte froide et sourde.
Enfin, renonçant aux mensonges et aux jeux, elle se fit cordiale, s’étira longuement,
et, d’un pas de déesse, rejoignit le commun des mortels.
Je ne restai pas là pour savoir la suite. Encore que la grâce féline sorte indemne de
tous les risques, pourquoi la soumettre à la suprême épreuve? J’abandonnai la chatte
à ses démons et retournai l’attendre au lieu qu’elle ne quitte ni de jour ni de nuit
quand j’y travaille lentement et avec peine—la table où assidue, muette à miracle,
mais résonnante d’un sourd murmure de félicité, gît, veille ou repose sous ma lampe
la chatte, mon modèle, la chatte, mon amie.{129}{128}
{130}
{131}
UN RÊVE
Je rêve. Fond noir enfumé de nues d’un bleu très sombre, sur lequel passent des
ornements géométriques auxquels manque toujours un fragment, soit du cercle
parfait, soit de leurs trois angles, de leurs spirales rehaussées de feu. Fleurs
flottantes sans tiges ou sans feuilles. Jardins inachevés; partout règne l’imperfection
du songe, son atmosphère de supplique, d’attente et d’incrédulité.
Point de personnages.—Silence, puis un aboiement triste, étouffé.
MOI, en sursaut.—Qui aboie?
UNE CHIENNE.—Moi.
MOI.—Qui, toi? Une chienne?
ELLE.—Non. La chienne.
MOI.—Bien sûr, mais quelle chienne?
ELLE, avec un gémissement réprimé.—Il y en a donc une autre? Quand je n’étais pas
encore l’ombre que me voici, tu ne m’appelais que “la chienne”. Je suis ta chienne
morte.
MOI.—Oui... Mais... Quelle chienne morte? Pardonne-moi...
ELLE.—Là je te pardonne, si tu devines: je suis celle qui a mérité de revenir.
MOI, sans réfléchir.—Ah! je sais! Tu es Nell, qui tremblait mortellement aux plus
subtils signes de départ et de séparation, qui se couchait sur le linge blanc dans le
compartiment de la malle et faisait une prière pour devenir blanche, afin que je
l’emmenasse sans la voir...{132} Ah! Nell!... Nous avons bien mérité qu’une nuit enfin
te rappelle du lieu où tu gisais...
Un silence. Les nues bleu sombre cheminent sur le fond noir.
ELLE, d’une voix plus faible.—Je ne suis pas Nell.
MOI, pleine de remords.—Oh! je t’ai blessée?
ELLE.—Pas beaucoup. Bien moins qu’autrefois, quand d’une parole, d’un regard, tu
me consternais... Et puis, tu ne m’as peut-être pas bien entendue: je suis la chienne, te
dis-je...
MOI, éclairée soudain.—Oui! Mais oui! la chienne! Où avais-je la tête? Celle de qui
je disais, en entrant: “La chienne est là?” Comme si tu n’avais pas d’autre nom,
comme si tu ne t’appelais pas Lola... La chienne qui voyageait avec moi toujours, qui
savait de naissance comment se comporter en wagon, à l’hôtel, dans une sordide loge
de music-hall... Ton museau fin tourné vers la porte, tu m’attendais... Tu maigrissais
de m’attendre... Donne-le, ton museau fin que je ne peux pas voir! Donne que je le
touche, je reconnaîtrais ton pelage entre cent autres... (Un long silence. Quelques-
unes des fleurs sans tige ou sans feuilles s’éteignent.) Où es-tu? Reste! Lola...
ELLE, d’une voix à peine distincte.—Hélas!... Je ne suis pas Lola!
MOI, baissant aussi la voix.—Tu pleures?
ELLE, de même.—Non. Dans le lieu sans couleur où je n’ai pas cessé de t’attendre,
c’en est fini pour moi des larmes, tu sais, ces larmes pareilles aux pleurs humains, et
qui tremblaient sur mes yeux couleur d’or...
MOI, l’interrompant.—D’or? Attends! D’or, cerclés d’or plus sombre, et pailletés...
ELLE, avec douceur.—Non, arrête-toi, tu vas encore me nommer d’un nom que je n’ai
jamais entendu. Et{133} peut-être qu’au loin des ombres de chiennes couchées
tressailliraient de jalousie, se lèveraient, gratteraient le bas d’une porte qui ne s’ouvre
pas cette nuit pour elles. Ne me cherche plus. Tu ne sauras jamais pourquoi j’ai
mérité de revenir. Ne tâtonne pas, de ta main endormie, dans l’air noir et bleu qui me
baigne, tu ne rencontreras pas ma robe...
MOI, anxieuse.—Ta robe... couleur de froment?
ELLE.—Chut! Je n’ai plus de robe. Je ne suis qu’une ligne, un trait sinueux de
phosphore, une palpitation, une plainte perdue, une quêteuse que la mort n’a pas mise
en repos, le reliquat gémissant, enfin, de la chienne entre les chiennes, de la chienne...
MOI, criant.—Reste! Je sais! Tu es...
Mais mon cri m’éveille, dissout le bleu et le noir insondables, les jardins inachevés,
crée l’aurore et éparpille, oubliées, les syllabes du nom que porta sur la terre, parmi
les ingrats, la chienne qui mérita de revenir, la chienne...{135}{134}
{136}
{137}
NONOCHE
{144}
{145}
TOBY-CHIEN PARLE
{155}
DIALOGUE DE BÊTES
A la campagne, l’été. Elle somnole, sur une chaise longue de rotin. Ses deux
amis, Toby-Chien le bull, Kiki-la-Doucette le chat, jonchent le sable...
{163}
MAQUILLAGES
—A ton âge, si j’avais mis de la poudre et du rouge aux lèvres, et de la gomme aux
cils, que m’aurait dit ma mère? Tu crois que c’est joli, ce bariolage, ce... ce masque
de carnaval, ces... ces exagérations qui te vieillissent?
Ma fille ne répond rien. Ainsi j’attendais, à son âge, que ma mère eût fini son sermon.
Dans son mutisme seul, je peux deviner une certaine irrévérence, car un œil de jeune
fille, lustré, vif, rétréci entre des cils courbes comme les épines du rosier, est aisément
indéchiffrable. Il suffirait, d’ailleurs, qu’elle en appelât à ma loyauté, qu’elle me
questionnât d’une manière directe: “Franchement, tu trouves ça laid? Tu me trouves
laide?”
Et je rendrais les armes. Mais elle se tait finement et laisse tomber “dans le froid”
mon couplet sur le respect qu’on doit à la beauté adolescente. J’ajoute même, pendant
que j’y suis, quelque chose sur “les convenances”, et, pour terminer, j’invoque les
merveilles de la nature, la corolle, la pulpe, exemples éternels,—imagine-t-on la rose
fardée, la cerise peinte?...
Mais le temps est loin où d’aigrelettes jeunes filles, en province, trempaient en
cachette leurs doigts dans la jarre à farine, écrasaient sur leurs lèvres les pétales de
géranium, et recueillaient, sous une assiette qu’avait léchée la flamme d’une bougie,
un noir de fumée aussi noir que leur petite âme ténébreuse...
Qu’elles sont adroites, nos filles d’aujourd’hui! La joue ombrée, plus brune que rose,
un fard insaisissable,{164} comblant, bleuâtre ou gris, ou vert sourd, l’orbite; les cils en
épingles et la bouche éclatante, elles n’ont peur de rien. Elles sont beaucoup mieux
maquillées que leurs aînées. Car souvent la femme de trente à quarante ans hésite:
“Aurai-je trente ans, ou quarante? Ou vingt-cinq? Appellerai-je à mon secours les
couleurs de la fleur, celles du fruit?” C’est l'âge des essais, des tâtonnements, des
erreurs, et du désarroi qui jette les femmes d’un “institut” à une “académie”, du
massage à la piqûre, de l’acide à l’onctueux, et de l’inquiétude au désespoir.
Dieu merci, elles reprennent courage, plus tard. Depuis que je soigne et maquille mes
contemporaines, je n’ai pas encore rencontré une femme de cinquante ans qui fût
découragée, ni une sexagénaire neurasthénique. C’est parmi ces championnes qu’il
fait bon tenter—et réaliser—des miracles de maquillage. Où sont les rouges d’antan
et leur âpreté de groseille, les blancs ingrats, les bleus-enfant-de-Marie? Nous
détenons des gammes à enivrer un peintre. L’art d’accommoder les visages,
l’industrie qui fabrique les fards, remuent presque autant de millions que la
cinématographie. Plus l’époque est dure à la femme, plus la femme, fièrement,
s’obstine à cacher qu’elle en pâtit. Des métiers écrasants arrachent à son bref repos,
avant le jour, celle qu’on nommait “frêle créature”. Héroïquement dissimulée sous
son fard mandarine, l’œil agrandi, une petite bouche rouge peinte sur sa bouche pâle,
la femme récupère, grâce à son mensonge quotidien, une quotidienne dose
d’endurance, et la fierté de n’avouer jamais...
Je n’ai jamais donné autant d’estime à la femme, autant d’admiration que depuis que
je la vois de tout près, depuis que je tiens, renversé sous le rayon bleu métallique, son
visage sans secrets, riche d’expression, varié sous{165} ses rides agiles, ou nouveau et
rafraîchi d’avoir quitté un moment sa couleur étrangère. O lutteuses! C’est de lutter
que vous restez jeunes. Je fais de mon mieux, mais comme vous m’aidez! Lorsque
certaines d’entre vous me chuchotent leur âge véritable, je reste éblouie. L’une
s’élance vers mon petit laboratoire comme à une barricade. Elle est mordante,
populacière, superbe:
—Au boulot! Au boulot! s’écrie-t-elle. J’ai une vente difficile. S’agit d’avoir trente
ans, aujourd’hui—et toute la journée!
De son valeureux optimisme, il arrive que je passe, le temps d’écarter un rideau, à
l’une de ces furtives jeunes filles qui ont, du lévrier, le ventre creux, l’œil réticent et
velouté, et qui parlent peu, mais parcourent, d’un doigt expert, le clavier des fards:
—Celui-là... Et celui-là... Et puis le truc à z’yeux... Et la poudre foncée... Ah! Et
puis...
C’est moi qui les arrête:
—Et qu’ajouterez-vous quand vous aurez mon âge?
L’une d’elles leva sur mon visage un long regard désabusé:
—Rien... Si vous croyez que ça m’amuse... Mon rêve, c’est d'être maquillée une fois
pour toutes, pour la vie; je me maquille très fort, de manière à avoir la même figure
dans vingt ans. Comme ça, j’espère qu’on ne me verra pas changer.
Un de mes grands plaisirs, c’est la découverte. On ne croirait jamais que tant de
visages féminins de Paris restent, jusqu’à l'âge mûr, tels que Dieu les créa. Mais vient
l’heure dangereuse, et une sorte de panique, l’envie non seulement de durer, mais de
naître; vient l’amer, le tardif printemps des cœurs, et sa force qui déplace les
montagnes...{166}
—Est-ce que vous croyez que... Oh! il n’est pas question pour moi de me changer en
jeune femme, bien sûr... Mais, tout de même, je voudrais essayer...
J’écoute, mais surtout je regarde. Une grande paupière brune, un œil qui s’ignore, une
joue romaine, un peu large, mais ferme encore, tout ce beau terrain à prospecter, à
éclairer... Enviez-moi, j’ai de belles récompenses après le maquillage: le soupir
d’espoir, l’étonnement, l’arrogance qui point, et ce coup d’œil impatient vers la rue,
vers l’ “effet que ça fera”, vers le risque...
Pendant que j’écris, ma fille est toujours là. Elle lit, et sa main va d’une corbeille de
fruits à une boîte de bonbons. C’est une enfant d’à présent. L’or de ses cheveux, en
suis-je tout à fait responsable? Elle a eu un teint de pêche claire, avant de devenir, en
dépit de l’hiver, un brugnon très foncé, sous une poudre aussi rousse que le pollen des
fleurs de sapin... Elle sent mon regard, y répond malicieusement, et lève vers la
lumière une grappe de raisin, noir sous son brouillard bleu de pruine impalpable:
—Lui aussi, dit-elle, il est poudré...{167}
{168}
{169}
BELLES-DE-JOUR
{179}
{191}
LA GUERISON
La chatte grise est ravie que je fasse du théâtre. Théâtre ou music-hall, elle n’indique
pas de préférence. L’important est que je disparaisse tous les soirs, la côtelette avalée,
pour reparaître vers minuit et demi, et que nous nous attablions derechef devant la
cuisse de poulet ou le jambon rose... Trois repas par jour au lieu de deux! Elle ne
songe plus, passé minuit, à celer son allégresse. Assise sur la nappe, elle sourit sans
dissimulation, les coins de sa bouche retroussés, et ses yeux, pailletés d’un sable
scintillant, reposent larges ouverts et confiants sur les miens. Elle a attendu toute la
soirée cette heure précieuse, elle la savoure avec une joie victorieuse et égoïste qui la
rapproche de moi...
O chatte en robe de cendre! Pour les profanes, tu ressembles à toutes les chattes
grises de la terre, paresseuse, absente, morose, un peu molle, neutre, ennuyée... Mais
je te sais sauvagement tendre, et fantasque, jalouse à en perdre l’appétit, bavarde,
paradoxalement maladroite, et brutale à l’occasion autant qu’un jeune dogue...
Voici juin, et je ne joue plus La chair, et j’ai fini de jouer Claudine... Finis, nos
soupers tête à tête!... Regrettes-tu l’heure silencieuse où, affamée, un peu abrutie, je
grattais du bout des ongles ton petit crâne plat de bête cruelle, en songeant
vaguement: “Ça a bien marché, ce soir...” Nous voilà seules, redevenues casanières,
insociables, étrangères à presque tout, indifférentes à presque tous... Nous allons
revoir notre amie Valentine,{192} notre “relation convenable”, et l’entendre discourir sur
un monde habité, étrange, mal connu de nous, plein d’embûches, de devoirs,
d’interdictions, monde redoutable, à l’en croire, mais si loin de moi que je le conçois
à peine...
Durant mes stages de pantomime ou de comédie, mon amie Valentine disparaît de ma
vie, discrète, effarée, pudique. C’est sa façon courtoise de blâmer mon genre
d’existence. Je ne m’en offusque pas. Je me dis qu’elle a un mari dans les
automobiles, un amant peintre mondain, un salon, des thés hebdomadaires et des
dîners bi-mensuels. Vous ne me voyez guère, n’est-ce pas, jouant La chair ou Le
faune en soirée chez Valentine ou dansant Le serpent bleu devant ses invités?... Je me
fais une raison. J’attends. Je sais que mon amie convenable reviendra, gentille,
embarrassée, un de ces jours... Peu ou beaucoup, elle tient à moi et me le prouve, et
c’est assez pour que je sois son obligée...
La voici. J’ai reconnu son coup de sonnette bref et précis, son coup de sonnette de
bonne compagnie...
—Enfin, Valentine! Qu’il y a donc longtemps...
Quelque chose dans son regard, dans toute sa figure, m’arrête. Je ne saurais dire, au
juste, en quoi mon amie est changée. Mauvaise mine? Non, elle n’a jamais mauvaise
mine, sous le velours égal de la poudre et le frottis rose des pommettes. Elle a
toujours son air de mannequin élégant, la taille mince, les hanches ravalées sous sa
jupe de tussor blond. Elle a ses yeux bleu-gris-vert-marron frais fleuris entre leur
double frange de cils noircis, et un tas, un tas de beaux cheveux blond-suédois... Qu’y
a-t-il? Un ternissement de tout cela, une fixité nouvelle{193} dans le regard, une
décoloration morale, si je puis dire, qui déconcerte, qui arrête sur mes lèvres les
banalités de bienvenue... Pourtant elle s’assied, adroite à virer dans sa longue robe,
aplatit d’une tape son jabot de lingerie, sourit et parle, parle, jusqu’à ce que je
l’interrompe sans diplomatie:
—Valentine, qu’est-ce que vous avez?
Elle ne s’étonne pas et répond simplement:
—Rien. Presque rien, vraiment. Il m’a quittée.
—Comment? Henri... Votre... Votre amant vous a quittée?
—Oui, dit-elle. Ça fait juste trois semaines aujourd’hui.
La voix est si douce, si froide, que je me rassure:
—Ah! Vous... vous avez eu du chagrin?
—Non, dit-elle avec la même douceur. Je n’en ai pas eu, j’en ai.
Ses yeux deviennent tout à coup grands, grands, interrogent les miens avec une âpreté
soudaine:
—Oui, j’en ai. Oh! j’en ai... Dites, est-ce que ça va durer comme ça? Est-ce que je
vais souffrir longtemps? Vous ne connaîtriez pas un moyen... Je ne peux pas
m’habituer... Que faire?
La pauvre enfant!... Elle s’étonne de souffrir, elle qui ne s’en croyait pas capable...
—Votre mari, Valentine... il n’a rien su?
—Non, dit-elle impatiemment, il n’a rien su. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Qu’est-
ce que je pourrais faire? Vous n’avez pas une idée, vous? Depuis quinze jours je suis
à me demander ce qu’il faut faire...
—Vous l’aimez encore?
Elle hésite:
—Je ne sais pas... Je lui en veux terriblement, parce{194} qu’il ne m’aime plus et qu’il
m’a quittée... Je ne sais pas, moi. Je sais seulement que c’est insupportable,
insupportable, cette solitude, cet abandon de tout ce qu’on aimait, ce vide, ce...
Elle s’est levée sur ce mot “insupportable” et marche dans la chambre comme si une
brûlure l’obligeait à fuir, à chercher la place fraîche...
—Vous n’avez pas l’air de comprendre. Vous ne savez pas ce que c’est, vous...
J’abaisse mes paupières, je retiens un sourire apitoyé, devant cette ingénue vanité de
souffrir, de souffrir mieux et plus que les autres...
—Mon enfant, vous vous énervez. Ne marchez pas comme cela. Asseyez-vous...
Voulez-vous ôter votre chapeau et pleurer tranquillement?
D’une dénégation révoltée, elle fait danser sur sa tête tous ses panaches couleur de
fumée.
—Certainement non, que je ne m’amuserai pas à pleurer! Merci! Pour me défaire
toute la figure, et m’avancer à quoi, je vous le demande? Je n’ai aucune envie de
pleurer, ma chère. Je me fais du mauvais sang, voilà tout...
Elle se rassied, jette son ombrelle sur la table. Son petit visage durci n’est pas sans
beauté véritable, en ce moment. Je songe que depuis trois semaines elle se pare
chaque jour comme d’habitude, qu’elle échafaude minutieusement son château
fragile de cheveux... Depuis trois semaines—vingt et un jours!—elle se défend contre
les larmes dénonciatrices, elle noircit d’une main assurée ses cils blonds, elle sort,
reçoit, potine, mange... Héroïsme de poupée, mais héroïsme tout de même...
Je devrais peut-être, d’un grand enlacement fraternel, la saisir, l’envelopper, fondre
sous mon étreinte chaude{195} ce petit être raidi, cabré, enragé contre sa propre
douleur... Elle s’écroulerait en sanglots, détendrait ses nerfs qui n’ont pas dû, depuis
trois semaines, faiblir... Je n’ose pas. Nous ne sommes pas assez intimes, Valentine et
moi, et sa brusque confidence ne suffit pas à combler deux mois de séparation...
Et d’ailleurs quel besoin d’amollir, par des dorlotements de nourrice, cette force fière
qui soutient mon amie? “Les larmes bienfaisantes...” oui, oui, je connais le cliché! Je
connais aussi le danger, l’enivrement des larmes solitaires et sans fin;—on pleure
parce qu’on vient de pleurer, et on recommence;—on continue par entraînement,
jusqu’à la suffocation, jusqu’à l’aboiement nerveux, jusqu’au sommeil d’ivrogne
d’où l’on se réveille bouffi, marbré, égaré, honteux de soi, et plus triste qu’avant...
Pas de larmes, pas de larmes! J’ai envie d’applaudir, de féliciter mon amie qui se tient
assise devant moi, les yeux grands et secs, couronnée de cheveux et de plumes, avec
la grâce raide des jeunes femmes qui portent un corset trop long...
—Vous avez raison, ma chérie, dis-je enfin.
Je prends soin de parler sans chaleur, comme si je la complimentais du choix de son
chapeau...
—Vous avez raison. Demeurez comme vous êtes, s’il n’y a pas de remède, de
réconciliation possible...
—Il n’y en a pas, dit-elle froidement, comme moi.
—Non?... Alors il faut attendre...
—Attendre? Attendre quoi?
Quel réveil tout à coup, quel fol espoir! Je secoue la tête:
—Attendre la guérison, la fin de l’amour. Vous souffrez beaucoup, mais il y a pis. Il y
a le moment,—dans un mois, dans trois mois, je ne sais quand,—où
vous{196} commencerez à souffrir par intermittences. Vous connaîtrez les répits, les
moments d’oubli animal qui viennent, sans qu’on sache pourquoi, parce qu’il fait
beau, parce qu’on a bien dormi ou parce qu’on est un peu malade... Oh! mon enfant!
comme les reprises du mal sont terribles! Il s’abat sur vous sans avertir, sans rien
ménager... Dans un moment innocent et léger, un suave moment délivré, au milieu
d’un geste, d’un éclat de rire, l’idée, le foudroyant souvenir de la perte affreuse tarit
votre rire, arrête la main qui portait à vos lèvres la tasse de thé, et vous voilà terrifiée,
espérant la mort avec la conviction ingénue qu’on ne peut souffrir autant sans
mourir... Mais vous ne mourrez pas!...—vous non plus. Les trêves reviendront
irrégulières, imprévisibles, capricieuses. Ce sera... ce sera vraiment terrible.... Mais...
—Mais?...
Mon amie m’écoute, moins défiante à présent, moins hostile...
—Mais il y a pis encore!
Je n’ai pas assez surveillé ma voix... Au mouvement de mon amie, je baisse le ton:
—Il y a pis. Il y a le moment où vous ne souffrirez presque plus. Oui! Presque guérie,
c’est alors que vous serez “l'âme en peine”, celle qui erre, qui cherche elle ne sait
quoi, elle ne veut se dire quoi... A cette heure-là, les reprises du mal sont bénignes, et
par une étrange compensation, les trêves se font abominables, d’un vide vertigineux
et fade qui chavire le cœur... C’est la période de stupidité, de déséquilibre... On sent
un cœur vidé, ridé, flotter dans une poitrine que gonflent par instants des soupirs
tremblants qui ne sont pas même tristes. On sort sans but, on marche sans raison, on
s’arrête sans fatigue... On creuse avec une avidité bête la place{197} de la souffrance
récente, sans parvenir à en tirer la goutte de sang vif et frais,—on s’acharne sur une
cicatrice à demi sèche, on regrette,—je vous le jure!—on regrette la nette brûlure
aiguë... C’est la période aride, errante, que vient encore aigrir le scrupule... Certes, le
scrupule! Le scrupule d’avoir perdu le beau désespoir passionné, frémissant,
despotique... On se sent diminué, flétri, inférieur aux plus médiocres créatures... Vous
vous direz, vous aussi: “Quoi! je n’étais, je ne suis que cela? pas même l’égale du
trottin amoureux qui se jette à la Seine?” O Valentine! vous rougirez de vous-même
en secret, jusqu’à...
—Jusqu’à?...
Mon Dieu, comme elle espère! Jamais je ne lui verrai d’aussi beaux yeux couleur
d’ambre, d’aussi larges prunelles, une bouche aussi angoissée...
—Jusqu’à la guérison, mon amie, la vraie guérison. Cela vient... mystérieusement. On
ne la sent pas tout de suite. Mais c’est comme la récompense progressive de tant de
peines... Croyez-moi! cela viendra, je ne sais quand. Une journée douce de printemps,
ou bien un matin mouillé d’automne, peut-être une nuit de lune, vous sentirez en
votre cœur une chose inexprimable et vivante s’étirer voluptueusement,—une
couleuvre heureuse qui se fait longue, longue,—une chenille de velours déroulée,—
un desserrement, une déchirure soyeuse et bienfaisante comme celle de l’iris qui
éclôt... Sans savoir pourquoi, à cette minute, vous nouerez vos mains derrière votre
tête, avec un inexplicable sourire... Vous découvrirez, avec une naïveté reconquise,
que la lumière est rose à travers la dentelle des rideaux, et doux le tapis aux pieds nus,
—que l’odeur des fleurs et celle des fruits mûrs exaltent au lieu d’accabler... Vous
goûterez un{198} craintif bonheur, pur de toute convoitise, délicat, un peu honteux,
égoïste et soigneux de lui-même...
Mon amie me saisit les mains:
—Encore! encore! dites encore!...
Hélas, qu’espère-t-elle donc? ne lui ai-je pas assez promis en lui promettant la
guérison? Je caresse en souriant ses petites mains chaudes:
—Encore! mais c’est fini, mon enfant. Que voulez-vous donc?
—Ce que je veux? mais... l’amour, naturellement, l’amour!
Mes mains abandonnent les siennes:
—Ah! oui... Un autre amour... Vous voulez un autre amour...
C’est vrai... Je n’avais pas pensé à un autre amour... Je regarde de tout près cette jolie
figure anxieuse, ce gracieux corps apprêté, arrangé, ce petit front têtu et quelconque...
Déjà elle espère un autre amour, meilleur, ou pire, ou pareil à celui qu’on vient de lui
tuer... Sans ironie, mais sans attendrissement, je la rassure:
—Oui, mon enfant, oui. Vous, vous aurez un autre amour... Je vous le promets.{199}
{200}
{201}
LE MIROIR
Il m’arrive souvent de rencontrer Claudine. Où? vous n’en saurez rien. Aux heures
troubles du crépuscule, sous l’accablante tristesse d’un midi blanc et pesant, par ces
nuits sans lune, claires pourtant, où l’on devine la lueur d’une main nue, levée pour
montrer une étoile, je rencontre Claudine...
Aujourd’hui, c’est dans la demi-obscurité d’une chambre sombre, tendue de je ne sais
quelle étoffe olive, et la fin du jour est couleur d’aquarium...
Claudine sourit et s’écrie: “Bonjour, mon Sosie!” Mais je secoue la tête et je réponds:
“Je ne suis pas votre Sosie. N’avez-vous point assez de ce malentendu qui nous
accole l’une à l’autre, qui nous reflète l’une dans l’autre, qui nous masque l’une par
l’autre? Vous êtes Claudine, et je suis Colette. Nos visages, jumeaux, ont joué à
cache-cache assez longtemps. On m’a prêté Rézi, votre blonde amie, on vous a
mariée à Willy, vous qui pleurez en secret Renaud... Tout cela finit par lasser, ne
trouvez-vous pas?”
Claudine hésite, hausse les épaules et répond vaguement: “Ça m’est égal!” Elle
enfonce son coude droit dans un coussin, et, comme, par imitation, j’étaie, en face
d’elle, mon coude gauche d’un coussin pareil, je crois encore une fois me mirer dans
un cristal épais et trouble, car la nuit descend et la fumée d’une cigarette abandonnée
monte entre nous...{202}
—Ça m’est égal! répète-t-elle.
Mais je sais qu’elle ment. Au fond, elle est vexée de m’avoir laissée parler la
première. Elle me chérit d’une tendresse un peu vindicative, qui n’exclut pas une
dignité un tantinet bourgeoise. Aux nigauds qui nous confondent de bonne foi et la
complimentent sur ses talents de mime, elle répond, raide: “Ce n’est pas moi qui joue
la pantomime, c’est Colette.” Claudine n’aime pas le music-hall.
Devant son parti pris d’indifférence, je me tais. Je me tais pour aujourd’hui
seulement; mais je reviendrai à la charge! Je lutterai! Je serai forte, contre
ce double qui me regarde, d’un visage voilé par le crépuscule... O mon double
orgueilleux! Je ne me parerai plus de ce qui est à vous... A vous seule, ce pur
renoncement qui veut qu’après Renaud finisse toute vie sentimentale! A vous, cette
noble impudeur qui raconte ses penchants; cette littéraire charité conjugale qui vous
fit tolérer les flirts nombreux de Renaud... A vous encore, non pas à moi, cette
forteresse de solitude où, lentement, vous vous consumez... Voici que vous avez, tout
en haut de votre âme, découvert une retraite qui défie l’envahisseur... Demeurez-y
ironique et douce, et laissez-moi ma part d’incertitude, d’amour, d’activité stérile, de
paresse savoureuse, laissez-moi ma pauvre petite part humaine, qui a son prix!
Vous avez, Claudine, écrit l’histoire d’une partie de votre vie, avec une franchise
rusée qui passionna, pour un temps, vos amis et vos ennemis. Du pavé gras et fertile
de Paris, du fond de la province endormie et parfumée, jaillirent, comme autant de
diablesses, mille et mille Claudines qui nous ressemblaient à toutes deux. Ronde
criarde de femmes-enfants, court-vêtues, libérées, par un coup de ciseaux, de leur
natte enrubannée ou de leur{203} chignon lisse, elles assaillirent nos maris grisés,
étourdis, éblouis... Vous n’aviez pas prévu, Claudine, que votre succès causerait votre
perte. Hélas! je ne puis vous en garder rancune, mais...
—Mais n’avez-vous jamais, continué-je tout haut, souhaité avec véhémence de porter
une robe longue et les cheveux en bandeaux plats?
Les joues de Claudine se creusent d’un sourire, elle a suivi ma pensée.
—Oui, avoue-t-elle. Mais c’était pure taquinerie contradictoire. Et puis, que venez-
vous me parler d’imitatrices? J’admire votre inconscience, Colette. Vous avez coupé
votre traîne de cheveux après moi, s’il vous plaît!
Je lève les bras au ciel.
—Seigneur! en sommes-nous là! Vous allez me chercher chicane pour des niaiseries
de cet ordre? Ceci est à moi.—ceci est à toi... Nous avons l’air de jouer La robe—ô
mon enfance!—La robe, du regretté Eugène Manuel!
—O notre enfance... soupire Claudine...
Ah! j’en étais sûre! Claudine ne résiste jamais à une évocation du passé. A ces seuls
mots: “Vous souvenez-vous?” Elle se détend, se confie, s’abandonne toute... A ces
seuls mots: “Vous souvenez-vous?” elle incline la tête, les yeux guetteurs, l’oreille
tendue comme vers un murmure de fontaines invisibles... Encore une fois le charme
opère:
—Quand nous étions petites, commence-t-elle...
Mais je l’arrête:
—Parlez pour vous, Claudine. Moi, je n’ai jamais été petite.
Elle se rapproche d’un sursaut de reins sur le divan, avec cette brusquerie de bête qui
fait craindre la morsure{204} ou le coup de corne. Elle m’interroge, me menace de son
menton triangulaire:
—Quoi! Vous prétendez n’avoir jamais été petite?
—Jamais. J’ai grandi, mais je n’ai pas été petite. Je n’ai jamais changé. Je me
souviens de moi avec une netteté, une mélancolie qui ne m’abusent point. Le même
cœur obscur et pudique, le même goût passionné pour tout ce qui respire à l’air libre
et loin de l’homme—arbre, fleur, animal peureux et doux, eau furtive des sources
inutiles,—la même gravité vite muée en exaltation sans cause... Tout cela, c’est moi
enfant et moi à présent... Mais ce que j’ai perdu, Claudine, c’est mon bel orgueil, la
secrète certitude d'être une enfant précieuse, de sentir en moi une âme extraordinaire
d’homme intelligent, de femme amoureuse, une âme à faire éclater mon petit corps...
Hélas, Claudine, j’ai perdu presque tout cela, à ne devenir après tout qu’une femme...
Vous vous souvenez du mot magnifique de notre amie Calliope, à l’homme qui la
suppliait: “Qu’avez-vous fait de grand pour que je vous appartienne?” Ce mot-là, je
n’oserais plus le penser à présent, mais je l’aurais dit, quand j’avais douze ans. Oui, je
l’aurais dit! Vous n’imaginez pas quelle reine de la terre j’étais à douze ans! Solide, la
voix rude, deux tresses trop serrées qui sifflaient autour de moi comme des mèches de
fouet; les mains roussies, griffées, marquées de cicatrices, un front carré de garçon
que je cache à présent jusqu’aux sourcils... Ah! que vous m’auriez aimée, quand
j’avais douze ans, et comme je me regrette!
Mon Sosie sourit, d’un sourire sans gaîté, qui creuse ses joues sèches, ses joues de
chat où il y a si peu de chair entre les tempes larges et les mâchoires étroites:
—Ne regrettez-vous que cela? dit-elle. Alors je vous envierais entre toutes les
femmes...{205}
Je me tais, et Claudine ne semble pas attendre de réponse. Une fois encore, je sens
que la pensée de mon cher Sosie a rejoint ma pensée, qu’elle l’épouse avec passion,
en silence... Jointes, ailées, vertigineuses, elles s’élèvent comme les doux hiboux
veloutés de ce crépuscule verdissant. Jusqu’à quelle heure suspendront-elles leur vol
sans se disjoindre, au-dessus de ces deux corps immobiles et pareils, dont la nuit
lentement dévore les visages?...{207}{206}
{208}
{209}
LA DAME QUI CHANTE
La dame qui allait chanter se dirigea vers le piano, et je me sentis tout à coup une âme
féroce, une révolte concentrée et immobile de prisonnier. Pendant qu’elle fendait
difficilement les jupes assises, sa robe collée aux genoux comme une onde
bourbeuse, je lui souhaitais la syncope, la mort, ou même la rupture simultanée de ses
quatre jarretelles. Il lui restait encore quelques mètres à franchir; trente secondes,
l’espace d’un cataclysme... Mais elle marcha sereine sur quelques pieds vernis,
effrangea la dentelle d’un volant, murmura “Pardon”, salua et sourit, la main déjà sur
l’obscur palissandre du Pleyel aux reflets de Seine nocturne. Je commençai à souffrir.
J’aperçus, à travers le brouillard dansant dont se nimbent les lustres des soirées
finissantes, le dos arqué de mon gros ami Maugis, son bras arrondi qui défendait
contre les coudes un verre plein... Je sentis que je le haïssais d'être parvenu jusqu’à la
salle du buffet, tandis que je m’étiolais, bloqué, assis de biais sur la canne dorée d’un
siège fragile...
Avec une froideur insolente, je dévisageai la dame qui allait chanter, et je retins le
ricanement d’une diabolique joie, à la trouver plus laide encore que je l’espérais.
Cuirassée de satin blanc métallique, elle portait haut une tête casquée de cheveux
d’un blond violent et artificiel. Toute l’arrogance des femmes trop petites éclatait
dans ses yeux durs, où il y avait beaucoup de bleu et pas assez de noir. Les
pommettes saillantes, le nez mobile,{210} ouvert, le menton solide et prêt à
l’engueulade, tout cela lui composait une face carline, agressive, à qui, avant qu’elle
eût parlé, j’eusse répondu: “Mange!”
Et la bouche! la bouche! J’attachai ma contemplation douloureuse sur ces lèvres
inégales, fendues à la diable par un canif distrait. Je supputai la vaste ouverture
qu’elles démasqueraient tout à l’heure, la qualité des sons que mugirait cet antre... Le
beau gueuloir! Par avance, les oreilles m’en sifflèrent, et je serrai les mâchoires.
La dame qui allait chanter se campa impudique, face à l’assistance, et se hissa dans
son corset droit, pour faire saillir sa gorge en pommes. Elle respira fortement, toussa
et se racla la gorge à la manière dégoûtante des grands artistes.
Dans le silence angoissé où grinçaient, punkas minuscules, les armatures parfumées
des éventails, le piano préluda. Et soudain une note aiguë, un cri vibrant troua ma
cervelle, hérissa la peau de mon échine: la dame chantait. A ce premier cri, jailli du
plus profond de sa poitrine, succéda la langueur d’une phrase, nuancée par le mezzo
le plus velouté, le plus plein, le plus tangible que j’eusse entendu jamais... Saisi, je
relevai mon regard vers la dame qui chantait... Elle avait sûrement grandi depuis un
instant. Les yeux larges ouverts et aveugles, elle contemplait quelque chose
d’invisible vers quoi tout son corps s’élançait, hors de son armure de satin blanc... Le
bleu de ses yeux avait noirci et sa chevelure, teinte ou non, la coiffait d’une flamme
fixe, toute droite. Sa grande bouche généreuse s’ouvrait, et j’en voyais s’envoler les
notes brûlantes, les unes pareilles à des bulles d’or, les autres comme de rondes roses
pures... Des trilles brillaient comme un ruisseau frémissant, comme une cou{211}leuvre
fine; de lentes vocalises me caressaient comme une main traînante et fraîche. O voix
inoubliable! Je me pris à contempler, fasciné, cette grande bouche aux lèvres fardées,
roulées sur des dents larges, cette porte d’or des sons, cet écrin de mille joyaux... Un
sang rose colorait les pommettes kalmouckes, les épaules enflées d’un souffle
précipité, la gorge offerte... Au bas du buste tendu dans une immobilité passionnée,
deux expressives petites mains tordaient leurs doigts nus... Seuls les yeux, presque
noirs, planaient au-dessus de nous, au-dessus de tout, aveugles et sereins...
“Amour!...” chanta la voix... Et je vis la bouche irrégulière, humide et pourprée, se
resserrer sur le mot en dessinant l’image d’un baiser... Un désir si brusque et si fou
m’embrasa que mes paupières se mouillèrent de larmes nerveuses. La voix
merveilleuse avait tremblé, comme étouffée d’un flot de sang, et les cils épais de la
dame qui chantait battirent, une seule fois... Oh! boire cette voix à sa source, la sentir
jaillir entre les cailloux polis de cette luisante denture, l’endiguer une minute contre
mes propres lèvres, l’entendre, la regarder bondir, torrent libre, et s’épanouir en
longue nappe harmonieuse que je fêlerais d’une caresse... Etre l’amant de cette
femme que sa voix transfigure,—et de cette voix! Séquestrer pour moi,—pour moi
seul!—cette voix plus émouvante que la plus secrète caresse, et le second visage de
cette femme, son masque irritant et pudique de nymphe qu’un songe enivre!...
Au moment où je succombais de délice, la dame qui chantait se tut. Mon cri
d’homme qui tombe se perdit dans un tumulte poli d’applaudissements, dans ces
“ouao-ouao” qui signifient bravo en langue salonnière. La dame qui chantait s’inclina
pour remercier, en dérou{212}lant entre elle et nous un sourire, un battement de
paupières qui la séparaient du monde. Elle prit le bras du pianiste et tenta de gagner
une porte; sa traîne de satin piétinée, écrasée, entravait ses pas... Dieux! allais-je la
perdre? Déjà je ne voyais plus d’elle qu’un coin de son armure blanche... Je
m’élançai, sauvage, pareil en fureur dévastatrice à certains “rescapés” du bazar de la
rue Jean-Goujon...
Enfin, enfin, je l’atteignis quand elle abordait le buffet, île fortunée, chargée de fruits
et de fleurs, scintillante de cristaux et de vins pailletés.
Elle étendit la main, et je me précipitai, mes doigts tremblants offrant une coupe
pleine... Mais elle m’écarta sans ménagements et me dit, atteignant une bouteille de
bordeaux: “Merci bien, monsieur, mais le Champagne m’est contraire surtout lorsque
je sors de chanter. Il me retombe sur les jambes. Surtout que ces messieurs et dames
veulent que je leur chante encore La vie et l’amour d’une femme, vous pensez...” Et
sa grande bouche—grotte d’ogre où niche l’oiseau merveilleux—se referma sur un
cristal fin qu’elle eût, d’un sourire, broyé en éclats.
Je ne ressentis point de douleur, ni de colère. J’avais retenu seulement ceci: elle allait
chanter encore... J’attendis, respectueux, qu’elle eût vidé un autre verre de bordeaux,
qu’elle eût, d’un geste qui récure, essuyé les ailes de son nez, les coins déplorables de
ses lèvres, aéré ses aisselles mouillées, aplati son ventre d’une tape sévère et affermi
sur son front le “devant” postiche de ses cheveux oxygénés.
J’attendis, résigné, meurtri, mais plein d’espoir, que le miracle de sa voix me la
rendît...{213}
{214}
{215}
EN BAIE DE SOMME
Ce doux pays, plat et blond, serait-il moins simple que je l’ai cru d’abord? J’y
découvre des murs bizarres: on y pêche en voiture, on y chasse en bateau... “Allons,
au revoir, la barque est prête, j’espère vous rapporter ce soir un joli rôti de
bécassines...” Et le chasseur s’en va, encaqué dans son ciré jaune, le fusil en
bandoulière... “Mes enfants, venez vite! voilà les charrettes qui reviennent! je vois les
filets tout pleins de limandes pendus aux brancards!” Etrange, pour qui ignore que le
gibier s’aventure au-dessus de la baie et la traverse, du Hourdel au Crotoy, du Crotoy
à Saint-Valery; étrange, pour qui n’a pas grimpé dans une de ces carrioles à larges
roues, qui mènent les pêcheurs tout le long des vingt-cinq kilomètres de la plage, à la
rencontre de la mer...
Beau temps. On a mis tous les enfants à cuire ensemble sur la plage. Les uns rôtissent
sur le sable sec, les autres mijotent au bain-marie dans les flaques chaudes. La jeune
maman, sous l’ombrelle de toile rayée, oublie délicieusement ses deux gosses et
s’enivre, les joues chaudes, d’un roman mystérieux, habillé comme elle de toile
écrue...
—Maman!...
—.....
—Maman, dis donc, maman!...
Son gros petit garçon, patient et têtu, attend, la pelle aux doigts, les joues sablées
comme un gâteau...
—Maman, dis donc, maman...{216}
Les yeux de la liseuse se lèvent enfin, hallucinés, et elle jette dans un petit aboiement
excédé:
—Quoi?
—Maman, Jeannine est noyée.
—Qu’est-ce que tu dis?
—Jeannine est noyée, répète le bon gros petit garçon têtu.
Le livre vole, le pliant tombe...
—Qu’est-ce que tu dis, petit malheureux? ta sœur est noyée?
—Oui. Elle était là, tout à l’heure, elle n’y est plus. Alors je pense qu’elle s’est noyée.
La jeune maman tourbillonne comme une mouette et va crier... quand elle aperçoit la
«noyée» au fond d’une cuve de sable, où elle fouit comme un ratier...
—Jojo! tu n’as pas honte d’inventer des histoires pareilles pour m’empêcher de lire?
Tu n’auras pas de chou à la crème à quatre heures!
Le bon gros écarquille des yeux candides.
—Mais c’est pas pour te taquiner, maman! Jeannine était plus là, alors je croyais
qu’elle était noyée.
—Seigneur! il le croyait!!! et c’est tout ce que ça te faisait?
Consternée, les mains jointes, elle contemple son gros petit garçon, par-dessus
l’abîme qui sépare une grande personne civilisée d’un petit enfant sauvage...
Mon petit bull a perdu la tête. Aux trousses du bécasseau et du pluvier à collier, il
s’arrête, puis part follement, s’essouffle, plonge entre les joncs, s’enlise, nage et
ressort bredouille, mais ravi et secouant autour de lui une toison{217} imaginaire... Et je
comprends que la mégalomanie le tient et qu’il se croit devenu épagneul....
La Religieuse et le chevalier Piedrouge devisent avec l’Arlequin. La Religieuse
penche la tête, puis court, coquette, pour qu’on la suive, et pousse de petits cris... Le
chevalier Piedrouge, botté de maroquin orange, siffle d’un air cynique, tandis que
l’Arlequin, fuyant et mince, les épie...
O lecteur vicieux, qui espérez une anecdote dans le goût grivois et suranné,
détrompez-vous: je vous conte seulement les ébats de trois jolis oiseaux de marais.
Ils ont des noms charmants, ces oiseaux de la mer et du marécage. Des noms qui
fleurent la comédie italienne, voire le roman héroïque—comme le Chevalier
Combattant, ce guerrier d’un autre âge, qui porte plastron et collerette hérissée, et
cornes de plumes sur le front. Plastron vulnérable, cornes inoffensives, mais le mâle
ne ment pas à son nom, car les Chevaliers Combattants s’entretuent sous l’œil
paisible de leurs femelles, harem indifférent accroupi en boule dans le sable...
Dans un petit café du port, les pêcheurs attendent, pour repartir, le flot qui monte et
déjà chatouille sournoisement la quille des bateaux, échoués de biais sur le sable au
bas du quai. Ce sont des pêcheurs comme partout, en toile goudronnée, en tricot bleu,
en sabots camus. Les vieux ont le collier de barbe et la pipe courte... C’est le modèle
courant, vulgarisé par la chromolithographie et l’instantané.{218}
Ils boivent du café et rient facilement, avec ces clairs yeux vides de pensée qui nous
charment, nous autres terriens. L’un d’eux est théâtralement beau, ni jeune ni vieux,
crépu d’une toison et d’une barbe plus pâles que sa peau tannée, avec des yeux
jaunes, des prunelles de chèvre rêveuse qui ne clignent presque jamais.
La mer est montée, les bateaux dansent dans la baie, au bout de leurs amarres, et
trinquent du ventre. Un à un, les pêcheurs s’en vont, et serrent la patte du beau gars
aux yeux d’or: “A revoir, Canada.” A la fin, Canada reste seul dans le petit café,
debout, le front aux vitres, son verre d’eau-de-vie à la main... Qu’attend-il? Je
m’impatiente et me décide à lui parler:
—Ils vont loin comme ça?
Son geste lent, son vaste regard désignent la haute mer:
—Par là-bas. Y a bien de la crevette ces jours-ci. Y a bien de la limande et du
maquereau, et de la sole... Y a bien un peu de tout...
—Vous ne pêchez pas aujourd’hui, vous?
Les prunelles d’or se tournent vers moi, un peu méprisantes:
—Je ne suis pas pêcheur, ma petite dame. Je travaille (sic) avec le photographe pour
les cartes postales. Je suis “type local{219}”.
BAIN DE SOLEIL.—“Poucette, tu vas te cuire le sang! viens ici tout de suite!” Ainsi
apostrophée du haut de la terrasse, la chienne bull lève seulement son museau de
monstre japonais couleur de bronze. Sa gueule, fendue jusqu’à la nuque, s’entrouvre
pour un petit halètement court et continu, fleurie d’une langue frisée, rose comme un
bégonia. Le reste de son corps traîne, écrasé comme celui d’une grenouille morte...
Elle n’a pas bougé; elle ne bougera pas, elle cuit...
Une brume de chaleur baigne la baie de Somme, où la marée de morte-eau palpite à
peine, plate comme un lac. Reculée derrière ce brouillard moite et bleu, la Pointe de
Saint-Quentin semble frémir et flotter, inconsistante comme un mirage... La belle
journée à vivre sans penser, vêtue seulement d’un maillot de laine!
... Mon pied nu tâte amoureusement la pierre chaude de la terrasse, et je m’amuse de
l’entêtement de Poucette, qui continue sa cure de soleil avec un sourire de
suppliciée... “Veux-tu venir ici, sotte bête!” Et je descends l’escalier dont les derniers
degrés s’enlisent, recouverts d’un sable plus mobile que l’onde, ce sable vivant qui
marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par un jour de vent, des collines
qu’il nivelle le lendemain...
La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux
épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. Instinctivement,
j’abrite mes joues, les mains ouvertes, la tête{220} détournée comme devant un foyer
trop ardent... Mes orteils fouillent le sable pour trouver, sous cette cendre blonde et
brûlante, la fraîcheur salée, l’humidité de la marée dernière...
Midi sonne au Crotoy, et mon ombre courte se ramasse à mes pieds, coiffée d’un
champignon...
Douceur de se sentir sans défense et, sous le poids d’un beau jour implacable,
d’hésiter, de chanceler une minute, les mollets criblés de mille aiguilles, les reins
fourmillants sous le tricot bleu, puis de glisser sur le sable, à côté de la chienne qui
bat de la langue!
Couchée sur le ventre, un linceul de sable me couvre à demi. Si je bouge, un fin
ruisseau de poudre s’épanche au creux de mes jarrets, chatouille la plante de mes
pieds... Le menton sur mes bras croisés, le bord de la cloche de jonc borne mes
regards et je puis à mon aise divaguer, me faire une âme nègre à l’ombre d’une
paillote. Sous mon nez, sautent, paresseusement, trois puces de mer, au corps de
transparente agate grise... Chaleur, chaleur... Bourdonnement lointain de la houle qui
monte ou du sang dans mes oreilles?... Mort délicieuse et passagère, où ma pensée se
dilate, monte, tremble et s’évanouit avec la vapeur azurée qui vibre au-dessus des
dunes...
A MARÉE BASSE.—Des enfants, des enfants... Des gosses, des mioches, des bambins, des
lardons, des salés... L’argot ne saurait suffire, ils sont trop! Par hasard, en retournant à
ma villa isolée et lointaine, je tombe dans cette grenouillère, dans cette tiède cuvette
que remplit et laisse, chaque jour, la mer...
Jerseys rouges, jerseys bleus, culottes troussées, sandales;—cloches de paille, bérets,
charlottes de lingerie;{221}—seaux, pelles, pliants, guérites... Tout cela, qui devrait être
charmant, m’inspire de la mélancolie. D’abord ils sont trop! Et puis, pour une jolie
enfant en pomme, joufflue et dorée, d’aplomb sur des mollets durs, que de petits
Parigots, victimes d’une foi maternelle et routinière: “La mer, c’est si bon pour les
enfants!” Ils sont là, à demi nus, pitoyables dans leur maigreur nerveuse, gros
genoux, cuissots de grillons, ventres saillants... Leur peau délicate a noirci, en un
mois, jusqu’au marron-cigare; c’est tout, et ça suffit. Leurs parents les croient
robustes, ils ne sont que teints. Ils ont gardé leurs grands yeux cernés, leurs piètres
joues. L’eau corrosive pèle leurs mollets pauvres, trouble leur sommeil d’une fièvre
quotidienne, et le moindre accident déchaîne leur rire ou leurs larmes faciles de petits
nerveux passés au jus de chique...
Pêle-mêle, garçons et filles, on barbote, on mouille le sable d’un “fort”, on canalise
l’eau d’une flaque salée... Deux “écrevisses” en jersey rouge travaillent côte à côte,
frère et sœur du même blond brûlé, peut-être jumeaux de sept à huit ans. Tous deux,
sous le bonnet à pompon, ont les mêmes yeux bleus, la même calotte de cheveux
coupés au-dessus des sourcils. Pourtant l’œil ne peut les confondre et, pareils, ils ne
se ressemblent pas.
Je ne saurais dire par quoi la petite fille est déjà une petite fille... Les genoux
gauchement et fémininement tournés un peu en dedans?... Quelque chose, dans les
hanches à peine indiquées, s’évase plus moelleux, avec une grâce involontaire? Non,
c’est surtout le geste qui la révèle. Un petit bras nu, impérieux, commente et dessine
tout ce qu’elle dit. Elle a une volte souple du poignet, une mobilité des doigts et de
l’épaule, une façon coquette de camper son poing au pli de sa taille future...{222}
Un moment, elle laisse tomber sa pelle et son seau, arrange je ne sais quoi sur sa tête;
les bras levés, le dos creux et la nuque penchée, elle devance, gracieuse, le temps où
elle nouera, ainsi debout et cambrée, le tulle de sa voilette devant le miroir d’une
garçonnière...
FORÊT DE CRÉCY.—A la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien
moi-même se dresse, tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des
narines ouvertes pour boire le parfum.
Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd,
musqué... Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde
comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute
lentement en suave pourriture framboisée dont l’arôme se mêle à celui d’un
chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde de champignons blancs...
Ils sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de
brindilles... Ils sont d’un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites comme
un nez d’agneau; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse.
Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux.
L’ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l’herbe, la fleur, la
mousse et jusqu’à l’insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de
nos pas... On regrette le ramier, la mésange; on désire le bond roux d’un écureuil ou
le lumineux petit derrière des lapins... Ici la forêt, ennemie de l’homme, l’écrase.
Tout près de ma joue, collé au tronc de l’orme où je m’adosse, dort un beau papillon
crépusculaire dont je{223} sais le nom: lykénée... Clos, allongé en forme de feuille, il
attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l’aube trempée, il ouvrira ses
lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s’épanouira comme une
danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d’un rouge
de cerise mûre, barrées de velours noir;—dessous voyants, juponnage de fête et de
nuit qu’un manteau neutre, durant le jour, dissimule...{225}{224}
{226}
{227}
PARTIE DE PÊCHE
SAMEDI MATIN,
8 heures.—Brouillard bleu et or, vent frais, tout va bien. Marthe pérore
en bas et les peuples tremblent prosternés. Je me hâte; arriverai-je à temps pour
l’empêcher de poivrer à l’excès la salade de pommes de terre?
8 h. 1/2.—Départ! l’auto ronronne, pavoisée de haveneaux flottants. Du fond d’un
imperméable verdâtre, de dessous une paire de lunettes bombées, la voix de Marthe
vitupère le zèle maladroit des domestiques, “ces empotés qui ont collé les abricots
contre le rôti de porc frais!”. Pourtant, elle condescend à me tendre une patte gantée,
et je devine qu’elle me sourit avec une grâce scaphandrière... Maggie, mal éveillée,
prend lentement conscience du monde extérieur et sourit en anglais. Nous savons tous
ce qu’elle cache, sous son long paletot, un costume de bain pour music-hall (tableau
de la pêche aux crevettes). Le Silencieux, qui ne dit rien, fume avec activité.
8 h. 3/4.—Sur la route plate, qui se tortille inutilement et cache, à chaque tournant, un
paysan et sa charrette, Marthe, au volant, freine un peu brusquement et grogne dans
son scaphandre...
8 h. 50.—Tournant brusque, paysan et charrette... Embardée sur la gauche. Marthe
crie: “Cocu!”
9 heures.—Tournant brusque: au milieu de la route, petit garçon et sa brouette à
crottin. Embardée à droite. Marthe frôle le gamin et lui crie: “Cocu!” Déjà! pauvre
gosse...
9 h. 20.—La mer, à gauche, entre des dunes arrondies. Quand je dis la mer... elle est
encore plus loin qu’hier soir. Mes compagnons m’assurent qu’elle est montée,
pendant mon sommeil, jusqu’à cette frange de petites coquilles roses, mais je n’en
crois rien.{230}
9 h. 30.—Les Cabanes! Trois ou quatre cercueils noirs, en planches goudronnées,
tachent la dune, la dune d’un sable si pur ici, si délicatement mamelonné par le vent,
qu’on songe à la neige, à la Norvège, à des pays où l’hiver ne finit point...
Dans un immobile roulis
Le sable fin creuse une alcôve
Où, malgré les cris de la mauve,
On peut se blottir, et, pour lits,
La dune a de charmants replis...
murmure le Silencieux, poète modeste. Marthe, excitée, se penche sur le volant et...
enlise deux roues de l’auto. Plus vive qu’un petit bull, elle saute à terre, constate le
dommage et déclare avec calme: “C’est aussi bien comme ça, d’ailleurs. Je n’aurais
pas pu tourner plus loin.”
Nous avons atteint le bout du monde. La dune, toute nue, abrite entre ses genoux
ronds les cabanes noires, et devant nous fuit le désert qui déçoit et réconforte, le
désert sous un soleil blanc, dédoré par la brume des jours trop chauds...
10 heures.—“Tribu papoue conjurant l’Esprit des Eaux amères.” C’est la légende que
j’écrirai au verso de l’instantané que vient de prendre Maggie. Les “indigènes”, à
têtes de phoques mouillés, dans l’eau jusqu’au ventre, la battent avec de longues
perches, en hurlant rythmiquement. Ils rabattent le poisson dans le filet tendu en
travers d’un grand lac allongé, un grand bout de mer qu’abandonne ici la marée
négligente. Le carrelet y grouille, et la crevette grise, et le flet et la limande... Marthe
s’y rue et fouit les rives de sable mouvant, avec une activité de bon ratier. Je l’imite, à
pas précautionneux d’abord, car toute ma peau se hérisse, à sentir passer{231} entre mes
chevilles quelque chose de plat, vif et glissant...
—A vous! à vous, bon Dieu! vous ne la voyez donc pas?
—Quoi?
—La limande, la limande, là!...
Là?... Oui, une assiette plate nacrée, qui miroite et file entre deux eaux... Héroïque, je
fouille le fond de l’eau, à quatre pattes, à plat ventre, traînée sur les genoux... Un bref
jappement: c’est Marthe qui crie de triomphe et lève au bout de son bras ruisselant
l’assiette plate qui se tord et fouette... Je crèverai de jalousie, si je reviens bredouille!
Où est le Silencieux? oh! le lâche, il pêche au haveneau! Et Maggie? ça va bien, elle
nage, soucieuse uniquement de sa plastique et de son maillot de soie framboise...
C’est contre Marthe seule que je lutte, Marthe et son calot de cheveux rouges collés,
Marthe ficelée dans du gros jersey bleu, petit mathurin à croupe ronde... Les bêtes, les
bêtes, je les sens, elles me narguent! Un gros lançon de nacre jaillit du sable mou,
dessine en l’air, de sa queue de serpent, un monogramme étincelant et replonge...
11 heures.—La tribu papoue a fini ses conjurations. L’Esprit des Eaux amères,
sensible aux hurlements rituels, a comblé de poissons plats leurs filets. Sur le sable,
captives encore des mailles goudronnées, agonisent de belles plies au ventre
émouvant, l’insipide flet, les carrelets éclaboussés d’un sang indélébile... Mais je ne
veux que la proie traquée par mes seules mains écorchées, entre mes genoux écaillés
par le sable et les coquilles tranchantes... Le carrelet, je le connais à présent, c’est un
gros serin qui pique du nez droit entre mes chevilles jointes et s’y bloque,—la
limande n’est pas plus maligne... Nous pêchons côte à côte, Marthe et moi, et le
même jappement nous échappe, quand la prise est belle...
11 h. 1/2.—Le soleil cuit nos nuques, nos épaules{232} qui émergent de l’eau tiède et
corrosive... La vague, sous nos yeux fatigués, danse en moires glauques, en bagues
dorées, en colliers rompus... Aïe, mes reins!... Je cherche mes compagnons muets; le
Silencieux arrive, juste comme Marthe, à bout de forces, gémit: “J’ai faim!”... Le
Silencieux fume, et son gros cigare ne lui laisse que la place d’un sourire d’orgueil. Il
tend vers nous son haveneau débordant de nacres vivantes...
Maggie vient à son tour, ravie d’elle-même: elle a pris sept crevettes et un enfant de
sole...
—A la soupe, les enfants! crie Marthe. Les indigènes charrieront le gibier jusqu’à
l’auto.
—Oh! on va emporter tout? il y en a au moins cinquante livres!
—D’abord, ça fond beaucoup à la cuisson. On en mangera ce soir en friture, demain
matin au gratin, demain soir au court-bouillon... Et puis on en mangera à la cuisine, et
on en donnera peut-être aux voisins...
1 heure.—Assis sous la tente, nous déjeunons lentement, dégrisés... Là-bas, au bout
du désert aveuglant et sans ombre, quelque chose bout mystérieusement, ronronne et
se rapproche,—la mer!... Le Champagne ne nous galvanise pas, la migraine plane sur
nos têtes laborieuses...
Nous nous contemplons sans aménité. Marthe a pincé un coup de soleil sur son petit
nez de bull. Le Silencieux bâille et mâche son cinquième cigare. Maggie nous choque
un peu, trop blanche et trop nue, dans son maillot framboise...
—Qu’est-ce qui sent comme ça? s’écrie Marthe. Ça empeste le musc, et je ne sais
quoi encore...
—Mais c’est le poisson! Les filets pleins pendent là...
—Mes mains aussi empestent. C’est le flet qui sent cette pourriture musquée... Si on
donnait un peu de poisson à ces braves indigènes?...{233}
2 heures.—Retour morne. Nous flairons nos mains à la dérobée. Tout sent le poisson
cru: le cigare du Silencieux, le maillot de Maggie, la chevelure humide de Marthe...
Le vent d’Ouest, mou et brûlant, sent le poisson... La fumée de l’auto, et la dune
glacée d’ombre bleue, et toute cette journée, sentent le poisson...
3 heures.—Arrivée. La villa sent le poisson. Farouche, le cœur décroché, Marthe
s’enferme dans sa chambre. La cuisinière frappe à la porte:
—Madame veut-elle me dire si elle veut les limandes frites ou gratinées ce soir?
Une porte s’ouvre furieusement et la voix de Marthe vocifère:
—Vous allez me faire le plaisir de faire disparaître de la maison toute cette
cochonnerie de marée! Et pendant une semaine je vous défends de servir autre chose
que des œufs à la coque et du poulet rôti!{235}{234}
{236}
{237}
MUSIC-HALLS
Même cadre. On répète la Revue. Une revue comme toutes les revues. C’est
l’internement, de 1 à 7 heures, de tout un pensionnat pauvre et voyant, bavard,
empanaché,—grands chapeaux agressifs, bottines dont le chevreau égratigné bleuit,
jaquettes minces qu’on “réchauffe” d’un tour de cou en fourrure...
Peu d’hommes. Les plus riches reluisent d’une élégance boutiquière, les moins
fortunés tiennent le milieu entre le lad et le lutteur. Quelques-uns s’en tiennent encore
au genre démodé du rapin d’opérette,—beaucoup de cheveux et peu de linge, mais
quels foulards!
Tous ont, en passant de la rue glaciale au promenoir, le même soupir de détente et
d’arrivée, à cause de la bonne chaleur malsaine que soufflent les calorifères... Sur le
plateau, le chaudron des répétitions fonctionne déjà, renforcé, pour les danses, d’un
violon vinaigré. Treize danseuses anglaises se démènent, avec une froide frénésie.
Elles dansent, dans cette demi-nuit des répétitions, comme elles danseront le soir de
la générale, ni plus mal, ni mieux. Elles jettent, vers l’orchestre vide, le sourire
enfantin, l’œil aguicheur et candide dont elles caresseront, à la première, les avant-
scènes... Une conscience militaire anime leurs corps grêles et durs, jusqu’à
l’instant{241} de redevenir, le portant franchi, des enfants maigres et gaies, nourries de
sandwiches et de pastilles de menthe...
Au promenoir, une camaraderie de prisonnières groupe les petites marcheuses à trois
louis par mois, celles qui changeront six ou huit fois de costume au cours de la
Revue. Autour d’un guéridon de bar, elles bavardent comme on mange, avec fièvre,
avec gloutonnerie; plusieurs tirent l’aiguille, et raccommodent des nippes de gosse...
L’une d’elles séduit par sa minceur androgyne. Elle a coiffé ses cheveux courts d’un
feutre masculin, d’une élégance très Rat-Mort. Les jambes croisées sous sa jupe
étroite, elle fume et promène autour d’elle le regard insolent et sérieux d’une
Mademoiselle de Maupin. L’instant d’après, sa cigarette finie, elle tricote, les épaules
basses, une paire de chaussons d’enfant... Pauvre petite Maupin de Montmartre, qui
arbore un vice seyant comme on adopte le chapeau du jour. “Qu’est-ce que tu veux,
on n’a pas de frais de toilette, avec deux galures et deux costumes tailleur je fais ma
saison: et puis il y a des hommes qui aiment ça...”
Une boulotte camuse aux yeux luisants, costaude, courtaude, coud d’une main preste
et professionnelle, en bavardant âprement. “Ils vont encore nous coller une générale à
minuit et demi, comme c’est commode... Moi que j’habite au Lion de Belfort, parce
que mon mari est ouvrier serrurier... Alors, vous comprenez, la générale finit sur les
trois heures et demie, peut-être quatre heures, et je suis sûre de rentrer sur mes pattes,
juste à temps pour faire la soupe à mon mari qui s’en va à cinq heures et demie, et
puis, après, les deux gosses qu’il faut qu’ils aillent à l’école...” Celle-ci n’a rien d’une
révoltée, d’ailleurs; chaque métier a ses embêtements, n’est-ce pas?{242}
Dans une baignoire d’avant-scène, un groupe coquet, emplumé, fourré, angora,
s’isole et tient salon. Il y a la future commère et la diseuse engagée pour trois
couplets, et la petite amie d’un des auteurs, et celle du gros commanditaire... Elles
gagnent, toutes, entre trois cents et deux mille francs par mois, mais on a des renards
de deux cents louis, et des sautoirs de perles... On est pincées, posées, méfiantes. On
ne joue pas à l’artiste, oh! Dieu non. On ne parle pas de métier. On dit: “Moi, j’ai eu
bien des ennuis avec mon auto... Moi, je n’irai pas à Monte-Carlo cet hiver, j’ai
horreur du jeu! Et puis, après la revue, je serai si contente de me reposer un peu chez
moi, de ne pas sortir le soir! Mon ami adore la vie de famille... nous avons une petite
fille de quatre ans qui est un amour...”