La Culture Générale en 60 Fiches
La Culture Générale en 60 Fiches
La Culture Générale en 60 Fiches
EN 60 FICHES
Introduction
L’absolutisme1 est une forme de gouvernement, désignant un pouvoir sans partage,
exercé par un seul homme. Il ignore le principe de séparation des pouvoirs. On ne
saurait le confondre ni avec la dictature ni avec le totalitarisme, ni même avec une
quelconque forme d’autoritarisme. L’absolutisme est une monarchie héréditaire et
légitimée. Les monarchies absolues tirent leur légitimité non seulement d’un principe
héréditaire mais aussi, très souvent, d’une origine théologique. La monarchie absolue
occupe une place centrale dans l’histoire politique de la France.
I. Fondements théoriques
Contrairement à la tyrannie, le pouvoir absolu est soucieux de se donner une
légitimité. Il est éloigné de la violence pure et repose sur des fondements stables,
pérennes, connus de tout un peuple et transmis par la tradition. Il n’est en rien un
pouvoir arbitraire, dépendant d’une individualité dominante, de ses désirs, de ses
caprices. Le pouvoir absolu s’incarne dans la personne d’un monarque, dans le cadre
d’une monarchie héréditaire. Loin d’être un simple rapport de forces, imposé par les
faits, l’absolutisme prescrit des droits et des devoirs au souverain, lequel est bien
soumis à des lois. Avant tout, le monarque absolu tient presque toujours son pouvoir
de Dieu, il est de droit divin. Bossuet, homme d’église et prédicateur célèbre, offre
une réflexion sur le rôle de la Providence dans l’Histoire universelle ainsi qu’une
1. Le terme apparaît en français pour la première fois en 1822 dans le journal Le Constitutionnel
et traduit l’espagnol « absolutismo ».
1. Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), Discours sur l’Histoire universelle, 1681. La Politique tirée
des propres paroles de l’Ecriture Sainte, 1709.
2. Jean Bodin (1530-1596), Six Livres de la République, 1576.
3. Jean Bodin distingue la « monarchie seigneuriale », « la monarchie royale », « la monarchie
tyrannique ».
4. Thomas Hobbes (1588-1679), Léviathan, ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil,
1651.
l’état, puis à la grande noblesse dont il entend combattre l’arrogance et les préro-
gatives. Il donne dans toutes les provinces davantage de pouvoir aux intendants,
placés sous son contrôle. Le dernier épisode du conflit entre féodalité et monarchie,
c’est la Fronde (1648-1653), qui désigne la révolte ouverte des parlements et des
princes contre la régence d’Anne d’Autriche et contre le cardinal Mazarin, son premier
ministre. Elle se solde par un échec et dès la mort de Mazarin, le jeune Louis XIV
s’empresse de renforcer son pouvoir absolu. Exemple parfait d’absolutisme, le règne
de Louis XIV — le Grand Siècle — accomplit : le déclin irréversible de la noblesse,
tenue éloignée de l’exercice du pouvoir, l’intervention de l’État, incarné par le seul
Roi, dans le commerce, les arts, les affaires religieuses, l’ascension d’une nouvelle
élite bourgeoise, accédant aux plus hauts postes dans l’État. Enfin la monarchie
absolue va de pair avec une centralisation politique et administrative.
On peut aussi porter à l’actif de la monarchie absolue de Louis XIV les encoura-
gements apportés à tous les arts. Enfin, monarque de droit divin, Louis XIV entend
défendre et protéger la seule religion catholique, ce qui provoque la révocation de
l’Édit de Nantes en 1685.
On peut considérer la monarchie absolue comme une étape majeure dans la
formation de l’État centralisé, se faisant aux dépens de l’aristocratie. Ainsi l’auto-
cratie des tsars de Russie s’effectue-t-elle contre les boyards1.
1. Seigneurs dans l’ancienne Russie et dans certains états orthodoxes. Le tsar Pierre le Grand
réduisit leur pouvoir.
2. Les Lettres persanes de Montesquieu (1721) contiennent une critique du despotisme oriental.
3. Friedrich Melchior, baron de Grimm (1723-1807), homme de lettres d’origine bavaroise, de
langue française. Auteur d’une Correspondance littéraire, philosophique et critique (1753-1773).
1. La Russie
Dès son accession au trône, Catherine II a un programme de gouvernement.
Elle convoque en 1787-88 des états généraux de tous ses sujets. Cette assemblée
consultative l’informe sur son empire. Elle lui fait connaître son Instruction pour la
commission chargée de dresser le projet d’un nouveau code des lois, en russe le Nakaz,
devenu un des textes théoriques les plus célèbres du despotisme éclairé. Le Nakaz
contient un programme complet de gouvernement. Il a été très vite traduit dans
toutes les langues d’Europe. Catherine y déclare que le bonheur de ses sujets est
sa préoccupation essentielle. Elle aborde les problèmes concrets de démographie,
de mortalité infantile, de la condition des masses paysannes. Elle prétend elle aussi
répandre les lumières de la Raison sur la Russie, favoriser la liberté de conscience et
de croyance. Mais dans le Nakaz même, elle justifie l’autocratie, l’essence divine du
pouvoir. Le Nakaz, déclaration d’intentions contradictoires, n’aboutit à aucun projet
législatif mais contribue à la gloire de Catherine dans toute l’Europe. Dans les faits,
l’impératrice entreprend une rationalisation de l’État, notamment dans la percep-
tion de l’impôt. Elle instaure l’usage du papier-monnaie, avec l’étalon-cuivre. Avec ce
métal peu coûteux, la garantie du papier est aisée. La Banque est un incontestable
succès économique. Le pouvoir central est renforcé, Catherine a conservé toutes les
Conclusion
En ce qu’il se réfère à une transcendance, l’absolutisme nous apparaît en Europe
comme une survivance d’un passé où le pouvoir politique reposait sur la Foi. En
même temps, il établit les grands caractères de l’État centralisé et rationalisé dont
les nations modernes vont s’inspirer.
ْ Prolongements
Les monarchies absolues sont fort rares au XXIe siècle, on peut considérer que
l’Arabie saoudite et certains émirats conservent ce modèle. Quant au despotisme
éclairé, à mi-chemin entre l’utopie philosophique et l’opération de communication
Jean Bodin
1 Six livres sur la République*, livre II, chapitre IV « De la monarchie royale », 1576.
Le monarque royal est celui qui se rend aussi obéissant aux lois de la nature
comme il désire les sujets être avec lui, laissant la liberté naturelle et la propriété
des biens à chacun. J’ai ajouté ces derniers mots, par la différence du monarque
seigneurial qui peut être juste etvertueux et gouverner équitablement, demeu-
rant néanmoins seigneur des personnes et des biens (…) J’ai mis en notre défini-
tion que les sujets soient obéissants au monarque royal pour montrer qu’en lui
seul gît la majesté souveraine et que le roi doit obéir aux lois de la nature, c’est-
à-dire gouverner ses sujets et guider ses actions par justice naturelle, qui se voit
et se fait connaître aussi claire et luisante que la splendeur du Soleil : c’est donc la
vraie marque de la majesté royale quand le prince se rend aussi doux et ployable
aux lois de la nature qu’il désire ses sujets lui être obéissants.
* Le terme de république s’entend ici comme gouvernement, res publica, « chose publique ».
Bossuet
2 La Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, 1709.
Livre III « Où l’on commence à expliquer la nature et les propriétés de l’autorité
royale. (…).
Article II. L’autorité royale est sacrée.
Proposition I. Dieu établit les rois comme ses ministres et règne par eux sur
les peuples.
Nous avons déjà vu que toute puissance vient de Dieu. Le prince, ajoute Saint
Paul, est ministre de Dieu par le bien : si vous faites mal, tremblez car ce n’est pas
en vain qu’il a le glaive, et il est ministre de Dieu, vengeur des mauvaises actions.
Les princes agissent donc comme ministres de
Dieu et ses lieutenants sur la terre. C’est par eux qu’il exerce son empire (…)
Proposition II. La personne des rois est sacrée.
Il paraît de tout cela que la personne des rois est sacrée et qu’attenter sur eux
est un sacrilège. Dieu les fait oindre par ses prophètes d’une onction sacrée comme
fait oindre ses pontifes et ses autels. Mais même sans l’application extérieure de
cette onction, ils sont sacrés par leur charge comme étant les représentants de
la majesté divine, députés par sa providence comm l’exécution de ses desseins.
Proposition III. On doit obéir au prince par principe de religion et de conscience.
Saint Paul, après avoir dit que le prince est ministre de Dieu, conclut ainsi. Il
est donc nécessaire que vous lui soyez soumis, non seulement par la crainte de sa
colère mais encore par l’obligation de votre conscience. C’est pourquoi il le faut
servir non à l’œil comme pour plaire aux hommes mais avec bonne volonté, avec
crainte, avec respect et d’un cœur sincère comme Jésus Christ.
Livre IV « Suite des caractères de la royauté ».
Article I. L’autorité royale est absolue. Pour rendre ce terme odieux et insup-
portable, plusieurs affectent de confondre le gouvernement absolu et le gouver-
nement arbitraire, mais il n’y a rien de plus distingué (…) Proposition I. Le prince
ne doit rendre compte à personne de ce qu’il ordonne. (…) Proposition II. Quand
le prince a jugé, il n’y a point d’autre jugement. (…) Proposition III. Il n’y a point
de force coactive contre le prince. (…) Proposition IV. Les rois ne sont pas pour
cela affranchis des lois. (…)
Livre V. « quatrième et dernier caractère de l’autorité royale ».
Article I. Que l’autorité royale est soumise à la raison. Proposition I. Le gouver-
nement est un ouvrage de raison et d’intelligence.
Voltaire
1 Le Siècle de Louis XIV, ch. X « Travaux et magnificence de Louis XIV », 1751.
Louis XIV, forcé de rester quelque temps en paix, continua, comme il avait
commencé, à régler, à fortifier et embellir son royaume. Il fit voir qu’un roi absolu
qui veut le bien vient à bout de tout sans peine. Il n’avait qu’à commander, et les
succès dans l’administration étaient aussi rapides que l’avaient été ses conquêtes.
C’était une chose véritablement admirable de voir les ports de mer, auparavant
déserts, ruinés, maintenant entourés d’ouvrages qui faisaient leur ornement et leur
défense, couverts de navires et de matelots, et contenant déjà près de soixante
grands vaisseaux qu’il pouvait armer en guerre. De nouvelles colonies, protégées
par son pavillon, partaient de tous côtés pour l’Amérique, pour les Indes orientales,
pour les côtes de l’Afrique. Cependant en France, et sous ses yeux, des édifices
immenses occupaient des milliers d’hommes avec tous les arts que l’architecture
entraîne après elle ; et dans l’intérieur de sa cour et de sa capitale, des arts plus
nobles et plus ingénieux donnaient à la France des plaisirs et une gloire dont les
siècles précédents n’avaient pas eu même l’idée. Les lettres fleurissaient ; le bon
goût et la raison pénétraient dans les écoles de la barbarie. Tous ces détails de
la gloire et de la félicité de la nation trouveront leur véritable place dans cette
histoire ; il ne s’agit ici que des affaires générales et militaires.
Frédéric II
2 Roi de Prusse, l’Anti-Machiavel, 1739.
Celui qui montera sur le trône de Prusse en 1740, fera de son pays, petit et morcelé,
l’une des cinq premières nations d’Europe, dotée d’une armée puissante, d’une adminis-
tration rationnelle et efficace, commente ici Le Prince de Machiavel, chapitre par
chapitre, et apporte de constantes objections.
* Commentaire du chapitre XV du Prince, « des choses par lesquelles les hommes et spéciale-
ment les princes, obtiennent blâme ou louange ».
Machiavel avance qu’il n’est pas possible d’être tout à fait bon dans un monde
aussi scélérat et aussi corrompu sans qu’on périsse. Et moi je dis que pour ne pas
périr, il faut être bon et prudent, alors les scélérats vous craindront et vous respec-
teront. Les hommes et les rois, comme les autres, ne sont d’ordinaire ni tout à fait
bons, ni tout à fait méchants mais et bons et méchants et médiocres s’accorde-
ront tous à ménager un prince puissant, juste et habile. J’aimerais mieux faire la
guerre à un tyran qu’à un bon roi, à un Louis XI qu’à un Louis XII, à un Domitien
qu’à un Trajan, car le bon roi sera bien servi et les sujets d’un tyran se joindront
à mes troupes. (…) Jamais roi bon et sage n’a été détrôné en Angleterre par de
grandes armées ; et tous leurs mauvais rois ont succombé sous des compétiteurs
qui n’avaient pas commencé la guerre avec quatre mille hommes de troupes
réglées. Ne sois donc pas méchant avec les méchants mais sois vertueux et intré-
pide avec eux : tu rendras ton peuple vertueux comme toi, tes voisins voudront
t’imiter et les méchants trembleront.
CM 01 Absolutisme
ώ Frise chronologique n° 1
ْ 1911 ْ 1918
Kandinsky publie Du spirituel dans l’art Malevitch expose un carré blanc sur
à Munich et fonde le Blaue Reiter avec blanc.
Franz Marc. ْ 1929
ْ 1915 Première exposition personnelle de
Malevitch organise l’exposition 0.10 et Kandinsky à Paris.
rédige son manifeste, Du cubisme et du ْ 1935
futurisme au suprématisme. Le nouveau Mort de Malevitch.
réalisme pictural.
ْ 1944
Mort de Mondrian et de Kandinsky.
Introduction
L’abstraction, en art, a été à l’origine de nombreux conflits. On reprochait à cet
art « moderne » de s’être trop libéré de la notion de « représentation » du monde,
tandis que d’autres applaudissaient à cette libération. La postmodernité a dépassé
ce clivage et l’on ne considère aujourd’hui l’art abstrait que comme une modalité
artistique parmi d’autres. S’il est habituel d’opposer abstrait et concret, c’est souvent
l’antagonisme figuratif-abstrait qui nourrit les débats. Il semble, en effet, difficile
d’envisager deux manières de concevoir le réel ainsi que deux modalités repré-
sentatives totalement distinctes de la réalité. Les artistes ont longtemps tenté de
« donner à voir » le monde en cherchant à en proposer une représentation ressem-
blante, possédant une « vraisemblance ». Il s’agissait de montrer le réel tel qu’il est
« vu », conçu à une époque donnée, dans une culture particulière.
Or, la réalité était considérée comme concrète, accessible par les sens, l’art pouvait
donc l’imiter. Et, lorsqu’il s’agissait d’entités invisibles, du « sacré », de valeurs et de
concepts, on avait recours à des images symboliques connues de tous et s’appuyant
sur une connivence1 culturelle avérée.
I. Les origines
1. Un processus mental
Le terme même d’abstraction renvoie à une séparation, à une opération consis-
tant à isoler un principe, un fait.
En sciences, le concret et l’abstrait ne s’opposent pas mais sont liés dans un rapport
dialectique. Le second offre l’occasion de dépasser le simple stade du réel, de l’empi-
risme, et d’élaborer des conceptions plus vastes, de définir des concepts, d’accéder à
des généralités, des lois, un ensemble théorique. Il s’agit d’aller au-delà de l’obser-
vation. Il est fondamental de définir, de décomposer les éléments complexes en
composants simples, de les classer pour connaître. L’abstraction est donc un moyen
de passer du réel concret à une conception représentative et totalisante.
En philosophie, on peut ainsi analyser une propriété, une relation en concen-
trant toute l’attention sur elles et en négligeant celles qui les accompagnent. C’est
aussi une idée – opposée nettement au fait, à la réalité considérée, elle, comme
concrète. Ainsi en est-il du Beau considéré en lui-même. Son essence n’est pas la
simple somme des choses belles que nous pouvons contempler mais un ensemble
de propriétés, sans que l’on puisse en trouver une illustration concrète unique. Pour
Platon, notamment, l’Idée, abstraite, appartenant à un monde supérieur – auquel
seule l’âme peut accéder – existe bien en essence, sans que le monde sensible ne
puisse en donner une vision exacte et complète. Le plus souvent, les philosophes
unissent le concret et l’abstrait pour définir un objet, ainsi Aristote pense-t-il l’union
entre la matière et la forme. Pour de nombreux penseurs, l’Esprit se doit de consi-
dérer à la fois les manifestations sensibles et les concepts.
Au début du XXe siècle, la psychologie naissante tente de montrer que logique
et métaphysique reposent sur les événements psychiques. La capacité d’abstrac-
tion est alors vue comme la possibilité d’utiliser des concepts pour raisonner. Ce qui
suppose une aptitude à généraliser, à ne sélectionner que les informations perti-
nentes, à classer et organiser.
En réaction, s’éloignant du psychologisme (qui confond les essences et les produc-
tions mentales), Husserl désire rejeter le « naturalisme » -qui considère tout ce qu’il
étudie comme des choses matérielles — et le positivisme qui exclut tout ce qui n’est
pas empirique. Selon Husserl, il est nécessaire d’accéder aux vérités ultimes, aux
1. Il s’agit d’un accord tacite entre tous les membres d’une même culture, la colombe, par exemple,
représente la paix, Zeus est figuré sous la forme d’un homme fort et puissant…
agrément esthétique pur, une construction qui tombe sous les sens et une significa-
tion sublime, c’est-à-dire le sujet »1. Paul Klee ajoutant que « l’art ne reproduit pas
le visible ; il rend visible »2, justifiait ainsi le recours à l’abstraction. Les partisans de
l’universalité de l’art reprennent cette conception : il ne s’agit pas de représenter un
sujet mais d’incarner une pensée par l’emploi de techniques précises.
L’art abstrait rejette donc tout lien entre l’image et un référent qui serait imité
grâce à des modalités formelles. Certains vont même jusqu’à affirmer que l’art
« véritable » a toujours été abstrait puisque, au-delà des sujets, l’essentiel réside
dans les traitements techniques et les expressions transmises. Il suffit de songer
au célèbre tableau de Magritte, La Trahison des images, plus connu par son inscrip-
tion « ceci n’est pas une pipe », peint en 1927 pour s’en convaincre. Si l’on a le senti-
ment qu’il s’agit d’une « imitation », on se trompe, ce n’est qu’une image en une seule
dimension, d’une unique sorte de pipe mais c’est surtout un texte dont le sens attire
l’attention sur l’absence de mimèsis. Il ne s’agit que de proposer une pensée, une
analyse du monde et non une imitation du réel.
1. Id., ibid.
2. P. Klee, La Théorie de l’art moderne, 1920, Gallimard, 1998.
1. Le Bauhaus est une école d’art et d’architecture fondée en 1919 à Weimar et fermée par les
nazis en 1933.
2. Mot qui caractérise la principale technique de « déversage » de la couleur sur le tableau, il
est issu du verbe « to drip » qui signifie égoutter la peinture de manière aléatoire sur la toile.
3. Jackson Pollock appartient à « l’expressionnisme abstrait », cf. infra p 22.
Conclusion
Pour certains critiques, et cela dès sa naissance1, l’abstraction se définirait par
une vive inclination pour l’ornement. Utilisant les techniques décoratives anciennes,
l’art abstrait a cependant aussi une signification en lien direct avec le contexte dans
lequel il naît et se développe. Lié à l’histoire, à l’évolution du monde, il représente
l’importance de l’abstraction mathématique, de la conceptualisation et pourra être
également associé à la dématérialisation de l’information, à la révolution numérique
modernes.
ْ Prolongements
Guillaume Apollinaire
1 Méditations esthétiques. Les peintres cubistes, 1913, éd. CreateSpace Independent
Publishing Platform, 2017.
1. En 1916, Hugo Ball — écrivain dadaïste — se demandait si l’art abstrait apporterait plus « qu’un
regain de l’ornemental » (« Die Abstrakte Kunst », [« L’art abstrait »], in Dada à Zurich — Le mot
et l’image (1915-1916), traduit de l’allemand par Sabine Wolf, Les Presses du réel, 2006).
Kandinsky
2 Lettre à Arnold Schönberg du 18 janvier 1911, trad. Denis Collins (Lattès, Paris, 1983).
« Actuellement, une des grandes tendances en peinture est de chercher la
“nouvelle” harmonie, par des voies constructives, où le rythme est à bâtir à partir
d’une forme presque géométrique. Cette voie, je n’y aspire et ne sympathise avec
elle qu’à demi. La construction, voilà ce qui manquait si désespérément à la
peinture ces derniers temps. Et il est bon qu’on la recherche. Seulement, c’est la
manière de construire que je conçois différemment. Je crois justement qu’on ne
peut trouver notre harmonie d’aujourd’hui par des voies “géométriques”, mais au
contraire, par l’antigéométrique, l’antilogique le plus absolu. Et cette voie est celle
des “dissonances dans l’art” — en peinture comme en musique. Et la dissonance
picturale et musicale « d’aujourd’hui » n’est rien d’autre que la consonance de
“demain”. (Il ne faut bien entendu pas exclure a priori par-là la soi-disant “harmo-
nie“ académique : on prend ce dont on a besoin sans se préoccuper de savoir où
on le prend. Et “aujourd’hui” justement, au temps de l’avènement du “libéralisme”,
les possibilités sont si nombreuses !). »
Paul Valéry
3 « La Conquête de l’ubiquité », La Pléiade, Œuvres II, 1928, p. 1284-1285.
« Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient
depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute
la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être
jusqu’à modifier merveilleusement la note même de l’art.
Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des
œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout
lieu le système de sensations, – ou plus exactement, le système d’excitations, –
que dispense en un lieu quelconque un objet ou un évènement quelconque. Les
œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitu-
tion à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans
elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront
plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront
ou se retrouveront entiers où l’on voudra. »
Malevitch
4 Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural,
Moscou, 1915, traduits du russe par Andrée Robel, présentés par Andreï Nakov, Paris,
Éditions Gérard Lebovici, 1986.
CM 02 Abstraction
CM 03 Art abstrait
ώ Frise chronologique n° 2
Introduction
Les relations entre Europe et Afrique sont anciennes, régulières, multiples dans
leurs formes, mais cette habitude qu’ont les deux aires de civilisation de se fréquenter
n’a jamais entraîné que ces relations soient simples, c’est-à-dire envisagées comme de
purs faits. Europe et Afrique sont en contact l’une avec l’autre, mais surtout elles se
regardent, s’envisagent, se dévisagent parfois, et en fin de compte elles se pensent
l’une l’autre plutôt que de s’en tenir à la simple réalité.
C’est pourquoi ces relations sont d’une extrême complexité, mêlant toujours
intimement la méconnaissance à la reconnaissance, la fascination à la répulsion.
1. Le berceau de l’humanité
Dès le milieu du XIXe siècle, en prolongement de ses travaux sur l’évolutionnisme,
Charles Darwin suggéra que l’origine de l’humanité pouvait se situer en Afrique. Cette
théorie fut validée dans les années 1980 seulement, par la découverte de fossiles
étudiés par les anthropologues et par des études scientifiques portant sur l’ADN.
Le modèle de développement actuellement considéré comme fiable fait état d’une
évolution de l’Homo sapiens, l’Homme moderne, entre 300 000 ans et 50 000 ans
avant notre ère sur le continent africain. Ensuite, ces premiers hommes se seraient
répandus sur tous les continents entre 100 000 ans et 50 000 ans avant notre ère,
entretenant de rares contacts avec des populations locales (Homme de Néandertal,
Homme de Denisova), peut-être moins agiles, qu’ils supplantèrent finalement.
À travers les témoignages de ces deux auteurs, on voit bien que l’Afrique est à la
fois une utopie, un lieu rêvé comme idéal, et l’objet d’une curiosité toute scienti-
fique, qu’on veut connaître et explorer.
À l’époque romaine, la grandeur de l’Afrique – ou du moins de l’Afrique du Nord
– est une donnée tout aussi incontestable. Dans leur tentative d’hégémonie sur la
Méditerranée, les Romains se trouvent précocement confrontés à l’autre grande
puissance, celle de Carthage, et la lutte entre Rome et Carthage est sanglante.
Mais, sur le plan symbolique, jamais Carthage n’est vue comme méprisable. Bien au
contraire, le poète romain Virgile lui donne comme fondatrice une femme puissante,
Didon, digne d’aimer Enée (le fondateur mythique de Rome) et d’être aimée en
retour. C’est donc une grande amoureuse dotée également d’une grande enver-
gure politique et militaire. Les généraux romains combattant Hannibal, au cours
de la seconde guerre punique, admirent sa pugnacité et s’inspirent de ses innova-
tions tactiques. Même vaincue (en 146 av. J.-C.), Carthage restera une partenaire de
choix. Les Romains se lient aux peuples d’Afrique du Nord par des traités, ou les
considèrent même comme des citoyens à part entière, et dès la fin du IIe siècle apr.
J.-C. c’est un empereur originaire de l’actuelle Lybie, Septime Sévère, qui monte sur
le trône de l’Empire. Avant cela, le Berbère Fronton est donné comme précepteur
au futur empereur Marc-Aurèle ; plus tard le grand théologien Augustin, originaire
de l’actuelle Algérie, mènera toute sa carrière en Afrique du Nord. Rome entretient
également des contacts réguliers avec l’Égypte, conquise en 30 av. J.-C. Appréciée
d’abord en raison de sa riche agriculture, qui en fait le grenier à blé de l’Empire, elle
est aussi admirée comme un modèle idéal de civilisation, à la fois craint (parce que
certaines de ses traditions orientales heurtent la raideur romaine) et vénéré (en raison
de son histoire millénaire et de sa richesse). Elle est d’ailleurs une source d’inspira-
tion et de renouvellement religieux pour Rome : Isis est une figure particulièrement
importante du panthéon polythéiste latin dès le Ier siècle apr. J.-C.
très prisées comme l’or d’Afrique ; le commerce des esclaves nécessite également
d’accéder aux côtes africaines. En outre les Génois et les Vénitiens, qui sont spécia-
lisés dans le commerce de denrées précieuses, sont intéressés par la possibilité de
contourner l’Afrique en faisant route par l’océan Atlantique. Ils souhaitent en effet
ouvrir une voie vers les Indes et leurs richesses, soieries, épices, etc., en se soustrayant
au monopole musulman sur le commerce qui s’exerce sur les routes de l’Est.
L’exploration européenne de l’Afrique est aussi aiguillonnée par la légende d’un
royaume chrétien puissant, dirigé par un roi-prêtre appelé Prêtre Jean, se trouvant
soit en Asie, soit quelque part dans l’Est de l’Afrique. Là encore, les Européens ont
pour objectif de vaincre les nations musulmanes, cette fois pour des motifs religieux,
pour assurer la domination du christianisme. Ils espèrent donc découvrir ce royaume
légendaire du Prêtre Jean pour obtenir son aide, et entreprennent donc de pénétrer
plus avant vers l’intérieur.
Cette pénétration en Afrique s’appuie d’abord sur les juifs d’Espagne, du Portugal
et du Maroc qui sont autorisés à commercer dans les deux zones, ce qui permet à
certains d’entre eux de formaliser quelques connaissances géographiques sur ces
régions en s’appuyant également sur les connaissances des musulmans. On commence
en particulier à établir les premières cartes, comme l’Atlas catalan de 1375, qui servent
autant à susciter des vocations chez les futurs explorateurs qu’à les guider dans
leurs expéditions. Espagnols et surtout Portugais vont ensuite lancer de grandes
expéditions d’exploration des côtes africaines, en progressant année après année
en particulier sous l’impulsion du Portugais Henri le Navigateur (malgré son nom,
il n’a pas lui-même voyagé), qui finance des expéditions successives dont le but est
la circumnavigation de l’Afrique pour atteindre les Indes. En 1433, pour la première
fois, le légendaire or du Soudan arrive en Europe sans passer par des intermédiaires
musulmans. En 1488 on atteint le cap de Bonne-Espérance. En 1497 et 1498, Vasco
de Gama gagne le Mozambique, le Kenya, puis traverse l’océan Indien : une route
des Indes est ouverte hors de l’influence musulmane.
Ces voyages qui répondent à des objectifs économiques précis ont été entre-
pris pour établir des comptoirs et des ports tout le long de la côte africaine, afin de
servir au commerce (surtout des esclaves), et pour permettre aux navires de faire
relâche et de s’approvisionner. Mais ils sont également l’occasion d’explorations
toujours plus poussées vers l’intérieur des terres, par exemple le long du fleuve
Congo, au XVIe siècle, en direction d’un royaume que la rumeur dit immense. C’est
au XIXe siècle que ce processus d’exploration vers l’intérieur de l’Afrique connaît son
plus grand développement, grâce aux avancées technologiques qui permettent le
développement des transports, des communications, et la lutte contre les maladies
tropicales. À la fin du siècle, les Européens ont cartographié les cours des grands
fleuves africains : Nil, Niger, Congo, Zambèze.
Se produit alors un basculement dans le rapport à l’Afrique. Avant, ce sont les
côtes qui primaient car s’y implanter permettait la lucrative traite négrière transat-
lantique ; en revanche, il n’était pas véritablement nécessaire de dominer de vastes
territoires pour se livrer à ce commerce. À la fin du XIXe siècle, alors que l’esclavage
est aboli (en 1848 en France, grâce à l’action de Victor Schoelcher, un journaliste
stigmatisation des Noirs du fait de leur race, très particulière car cela n’a pas d’équi-
valent dans d’autres groupes réduits en esclavage. Ailleurs, en d’autres temps, on a
en effet généralement continué à considérer les esclaves comme des êtres humains,
et souvent ils pouvaient atteindre une position éminente au sein d’une famille, d’une
cour. Pour les Européens au XIXe siècle, l’esclave africain était un être inférieur, et
donc, à ce titre, susceptible d’être acheté, vendu, échangé. Une marchandise humaine,
un objet, et en fin de compte presque un animal.
Les textes religieux furent également appelés en renfort pour justifier l’asser-
vissement des Noirs. Dans la Bible, le juste Noé qui mérita d’être sauvé par Dieu au
moment du Déluge avait trois fils ; l’un d’eux, Cham, manqua de respect à son père
en se moquant de sa nudité. Noé maudit alors le fils de Cham en le condamnant
à être « le dernier des esclaves » de ses frères. La descendance de Noé se répartit
ensuite en différentes contrées, et les descendants de Cham peuplèrent l’Afrique :
ce passage de la Genèse fut donc utilisé pour justifier l’infériorité des peuples noirs
et le caractère licite de l’esclavage. L’expansion du christianisme ne permettra pas
de renverser ce système de valeurs dévoyé. Certes, l’Église catholique prend préco-
cement position contre l’esclavage, mais sa priorité reste la lutte contre l’influence
de l’islam et l’évangélisation des peuples africains. Or, trop souvent, christianisation
et baptêmes accompagnèrent l’esclavage au lieu de constituer un rempart contre
cette servitude.
Léopold II. Celui-ci envisage de s’approprier une terre encore vierge et inexplorée,
en remontant le Congo, mais cela contrecarre les projets des Français qui tiennent
l’embouchure du fleuve.
Les dirigeants européens décident alors de lancer une concertation internatio-
nale relative au Congo, qui débouchera de fait sur un partage de l’Afrique.
Ce partage de territoires considérés comme sans souveraineté propre se fait à
la Conférence de Berlin, entre novembre 1884 et février 1885, à l’instigation du
chancelier allemand Bismarck. Sous couvert de principes humanistes comme le
désenclavement du continent africain ou l’éradication de l’esclavage et de la traite
musulmane, les puissances européennes découpent l’Afrique et s’adjugent le droit
de dominer tel ou tel territoire. La France et l’Angleterre se taillent une part considé-
rable, l’Allemagne, le Portugal et l’Italie sont moins bien loties. Le cas de la Belgique
est atypique, puisque ce n’est pas l’État qui domine le Congo, mais le roi lui-même,
à titre privé. Des heurts surviennent, mais ils restent limités par la conclusion de
nombreux accords entre ces puissances dominantes. Le point fondamental est que
des Africains, de leur souveraineté, de leurs droits, il n’est nullement question : le
partage se fait sans considération pour les populations locales, à grands traits sur
les cartes, au hasard des compromis entre puissances européennes, et les ethnies
comme les royaumes sont répartis de part et d’autre de frontières arbitraires qui
ruinent les anciennes communautés. Beaucoup de tensions actuelles entre les États
africains trouvent leur origine dans ces partages arbitraires.
Le jugement à porter sur l’action des colonisateurs fait l’objet de vifs débats. Par
exemple, Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle en février 2017,
a dénoncé la colonisation comme « crime contre l’humanité » tout en appelant à « ne
pas balayer tout ce passé » ; ses propos ont fait polémique. Dans les faits, certains
épisodes ont été particulièrement cruels, comme la domination sans partage exercée
sur le Congo par les administrateurs régissant l’exploitation du caoutchouc, de l’ivoire,
etc., pour le compte du roi des Belges Léopold II, qui exploitait le territoire à titre
privé. L’appât du gain va favoriser la création de zones de quasi non-droit pour les
habitants noirs, l’exploitation intensive nécessite une main d’œuvre servile, écrasée
à la fois pour accroître sa productivité et pour supprimer toute velléité de révolte.
L’idéologie vient au secours de l’économie et de la politique. Le système qui se
construit se réclame de préoccupations morales ambitieuses, non sans hypocrisie.
Se prétendant héritiers des Lumières, les théoriciens du colonialisme revendiquent
le devoir d’apporter aux populations locales, qu’ils décrivent comme sauvages,
reculées, dépourvues des forces et des valeurs du progrès, un accès le plus immédiat
et efficace possible aux brillantes réussites de la civilisation européenne. Selon eux,
cette marche vers le progrès, vers un avenir meilleur, justifie pleinement l’écrase-
ment que subissent les populations locales, écrasement culturel qui accompagne
la dépossession de l’autonomie politique et économique. C’est pourquoi on trouve
parmi les défenseurs du colonialisme de grands noms comme celui de Jules Ferry,
l’auteur des lois établissant en France l’école publique laïque, gratuite et obligatoire.
Conclusion
Les relations entre Afrique et Europe sont anciennes et d’une extraordinaire
complexité. Elles sont par nature mouvantes, ce qui est à la fois une difficulté et
une chance : elles restent sans cesse à inventer.
ْ Prolongements
Article « Nègre »
1 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, Larousse (1866-1876).
« C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce
nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne
suffisent point pour prouver chez eux de grandes facultés intellectuelles. Un
fait incontestable et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus
rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce blanche, et comme,
dans toute la série animale, l’intelligence est en raison directe des dimensions
du cerveau, du nombre et de la profondeur des circonvolutions, ce fait suffit pour
prouver la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire.
Mais cette supériorité intellectuelle, qui selon nous ne peut être révoquée en
doute, donne-t-elle aux blancs le droit de réduire en esclavage la race inférieure ?
Non, mille fois non. Si les nègres se rapprochent de certaines espèces animales
par leurs formes anatomiques, par leurs instincts grossiers, ils en diffèrent et se
rapprochent des hommes blancs sous d’autres rapports dont nous devons tenir
grand compte. Ils sont doués de la parole, et par la parole nous pouvons nouer
avec eux des relations intellectuelles et morales, nous pouvons essayer de les
élever jusqu’à nous, certains d’y réussir dans une certaine limite. Du reste, un fait
physiologique que nous ne devons jamais oublier, c’est que leur race est susceptible
de se mêler à la nôtre, signe sensible et frappant de notre commune nature. Leur
infériorité intellectuelle, loin de nous conférer le droit d’abuser de leur faiblesse,
nous impose le devoir de les aider et de les protéger. »
Jules Ferry
2 Discours devant le Parlement, 28 juillet 1885.
M. Jules Ferry. […] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire
ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races
inférieures… (Rumeurs sur plusieurs bancs à l’extrême gauche.)
M. Jules Maigne. Oh ! vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés
les droits de l’homme !
M. de Guilloutet. C’est la justification de l’esclavage et de la traite des nègres !
M. Jules Ferry. […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce
qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures…
(Marques d’approbation sur les mêmes bancs à gauche — Nouvelles interruptions à
l’extrême gauche et à droite.) […] Je dis que les races supérieures ont des devoirs…
[…] Ces devoirs, messieurs, ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles
précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols
introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas
leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais, de nos jours, je soutiens que les
nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de
ce devoir supérieur de civilisation.
M. Paul Bert. La France l’a toujours fait !
M. Jules Ferry. Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il
y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus
sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand
nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du
commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions oeuvre de forbans, de
conquérants, de dévastateurs ? Est-il possible de nier que, dans l’Inde, et malgré
les épisodes douloureux qui se rencontrent dans l’histoire de cette conquête, il y a
aujourd’hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d’ordre, de vertus publiques
et privées depuis la conquête anglaise qu’auparavant ?
M. Clemenceau. C’est très douteux !
M. Georges Périn. Rappelez-vous donc le discours de Burke !
M. Jules Ferry. Est-ce qu’il est possible de nier que ce soit une bonne fortune
pour ces malheureuses populations de l’Afrique équatoriale de tomber sous le
protectorat de la nation française ou de la nation anglaise ? Est-ce que notre
premier devoir, la première règle que la France s’est imposée, que l’Angleterre a
fait pénétrer dans le droit coutumier des nations européennes et que la confé-
rence de Berlin vient de traduire le droit positif, en obligation sanctionnée par la
signature de tous les gouvernements, n’est pas de combattre la traite des nègres,
cet horrible trafic, et l’esclavage, cette infamie. (Vives marques d’approbation sur
divers bancs.)
Joseph Conrad
3 Au cœur des ténèbres, 1899 (traduction faite par nos soins).
« Une corne retentit sur la droite, et je vis les Noirs courir. Une détonation
puissante et sourde ébranla le sol, une bouffée de fumée jaillit de la falaise, et ce
fut tout. Aucun changement n’apparut sur la paroi rocheuse. Ils construisaient un
chemin de fer. La falaise n’était en aucune façon gênante ; mais c’est ce dynami-
tage sans but qui était tout le travail en cours.
Un léger tintement métallique derrière moi me fit tourner la tête. Six Noirs
avançaient en file indienne, montant péniblement le sentier. Ils marchaient, droits
et lents, tenant en équilibre de petits paniers pleins de terre sur leurs têtes, et le
tintement rythmait leurs pas. Des haillons noirs ceignaient leurs reins, dont les
pans se balançaient derrière, comme des queues. Je pouvais voir chacune de leurs
côtes, les articulations de leurs membres étaient comme les noeuds d’un cordage ;
chacun avait un collier de fer au cou, et ils étaient tous reliés par une chaîne dont
les maillons oscillaient entre eux, tintant en rythme. Une autre détonation dans la
falaise me fit penser soudain à ce navire de guerre que j’avais vu canonner un conti-
nent. C’était la même sorte de voix menaçante ; mais ces hommes ne pouvaient
par aucune contorsion de l’imagination être appelés ennemis. On les appelait
criminels, et la loi outragée, comme des explosions d’obus, s’était abattue sur
eux, mystère insondable venu de la mer. Toutes leurs maigres poitrines haletaient
ensemble, les narines violemment dilatées frémissaient, les yeux restaient fixés,
vides d’expression, sur la pente. Ils passèrent près de moi, à moins de six pouces,
sans un regard, avec cette complète indifférence, si proche de la mort, propre
aux sauvages malheureux. Derrière cette matière première l’un des rachetés, un
produit des forces nouvelles qui étaient à l’œuvre, marchait, morose, portant un
fusil par le milieu. Il avait une veste d’uniforme à laquelle manquait un bouton,
et voyant un Blanc sur le sentier, il épaula son arme avec vivacité. C’était simple
prudence, les hommes blancs vus de loin étaient si semblables les uns aux autres
qu’il ne pouvait savoir qui j’étais en réalité. Il fut bientôt rassuré, et, avec un large
et éclatant sourire de canaille, avec un regard vers ceux dont il avait la charge,
il sembla faire de moi un partenaire de sa haute mission. Après tout, j’avais moi
aussi part à la grande cause de ces procédés nobles et justes. »
CM 04 L’Afrique
ώ Frise chronologique n° 3
ْ 1973-1981 ْ 2001
Affaire du Larzac. Rejet de la taxe Tobin au Parlement
ْ 1988 européen.
Mouvement d’opposition à la réunion ْ 2002
du FMI à Berlin. 1er Forum social européen de Florence.
ْ 1994 ْ 2004
Insurrection zappatiste au Mexique. 1er Forum social des Amériques à Quito.
ْ 12 août 1999 ْ 2006
José Bové participe au démontage 1er Forum social africain de Bamako.
d’un restaurant McDonald’s. ْ 2008
ْ 1999 Crise économique mondiale.
Réunion de l’OMC à Seattle (USA) ْ 2011
– manifestations d’opposants Révolutions arabes ; Podemos
« antimondialistes ». en Espagne, Syriza en Grèce, parc Gezi
ْ Janvier 2001 en Turquie.
1er Forum social mondial à Porto ْ 2016
Alegre. Nuit Debout, à Paris.
ْ Décembre 2017
Apple contre Attac.
Introduction
À la chute du mur de Berlin, en 1989, les idéologies du XXe siècle sont boule-
versées et n’offrent plus la binarité qui avait partagé le monde entre tenants du
capitalisme libéral et ceux des expériences communistes ou marxistes. Les partis
1. Les précurseurs
L’altermondialisme est né de la conjonction de plusieurs idées : conception
d’une société civile globale, existence d’un mouvement social mondial, apparition
d’une nouvelle forme d’émancipation, renaissance de la critique du capitalisme et
mouvement refuge des antilibéraux. On est ainsi passé de l’antimondialisation à
l’altermondialisme.
Certains analystes remontent pour expliquer le mouvement aux diverses révoltes
de mai 1968 qui ont fédéré des jeunes gens, dans le monde entier, contre le modèle
social qui s’épanouissait dans la société d’après guerre autour de la consommation.
Les conditions étaient évidemment différentes. Les révoltes ont laissé des traces,
par exemple le désir d’une vie plus proche de la nature, plus authentique, plus libre.
Entre 1971 et 1981 l’affaire du Larzac cristallise la contestation sociale. En 1971,
sous la présidence de Georges Pompidou, le gouvernement décide d’agrandir le camp
militaire du Larzac aux dépens de douze communes. 103 paysans s’élèvent contre
leur expropriation, soutenus par près de 100 000 personnes qui convergent sur le
plateau, sous le slogan « Gardarem lo Larzac », « Nous garderons le Larzac ». Les
arguments de développement économique cachaient mal un mépris des agricul-
teurs qu’exprima clairement le secrétaire d’état à la défense, André Fanton : « Qu’on
le veuille ou non, la richesse agricole potentielle du Larzac est quand même extrê-
mement faible. Donc je pense qu’il était logique de considérer que l’extension du
Larzac ne présentait que le minimum d’inconvénients. Alors la contrepartie c’est
le fait qu’il y a quand même quelques paysans, pas beaucoup, qui élevaient vague-
ment quelques moutons, en vivant plus ou moins moyenâgeusement, et qu’il est
nécessaire d’exproprier »1.
Pour la première fois, un mouvement de désobéissance civile non-violente se
mettait en place et proposait des modèles économiques opposés, des élevages
modestes, parfois farfelus, mais ayant fait école. C’est le terreau de l’altermondia-
lisme, et la naissance de figures qui deviendront célèbres : Lanza del Vasto, José Bové.
Ce dernier a vingt ans, et fédère des paysans dissidents de la puissante FNSEA. Il
s’installe dans une ferme vendue à l’armée et l’exploite.
En 1981, François Mitterrand élu président abandonne le projet d’extension.
En 1988, la réunion du FMI (Fonds Monétaire International) à Berlin provoque
des manifestations d’opposants venus de divers horizons.
Le 12 août 1999, José Bové s’oppose au McDonald’s de Millau. Des paysans
militants veulent protester contre l’OMC, Organisation Mondiale du Commerce, qui
autorise les sanctions américaines contre les importations de fromages au lait cru,
en particulier du roquefort. Ils décident, avec José Bové, de démonter le restaurant
McDonald’s de Millau, dans l’Aveyron, alors en construction, symbole, disent-ils, de la
« malbouffe » et du « capitalisme apatride ». Quelques mois plus tard, à leur procès,
40 000 militants altermondialistes sont réunis devant le tribunal correctionnel. Ils
sont condamnés, et Bové est frappé de prison ferme. Il refuse de payer la caution
qui le libèrerait, mais des agriculteurs américains, indiens et japonais collectent
l’argent par solidarité. José Bové sort de prison en levant le poing. L’affaire s’inscrit
dans un contexte de lutte contre les OGM que défendaient les Américains et pour
la première fois, la nourriture entre sur la scène politique.
3. La structuration du mouvement
En janvier 2001 se tient à Porto Alegre au Brésil le premier Forum social mondial.
Il se positionne comme une alternative sociale au Forum économique mondial qui
réunit les acteurs économiques les plus riches à Davos en Suisse chaque année au
mois de janvier. Il se tient depuis tous les deux ou trois ans dans des pays générale-
ment plus pauvres. Avec la devise altermondialiste « Un autre monde est possible », il
répond à des principes établis par une charte : s’opposer à l’ordre néo-libéral, s’ouvrir
à tous les courants idéologiques qui proposent des projets alternatifs, rejeter la
présence de partis politiques en tant que tels. Ces rassemblements restent ouverts
à des débats et des propositions de solutions, et sont organisés par un « Conseil
international », composé d’une quarantaine d’ONG et d’associations.
Ils ont essaimé ensuite en « Forums sociaux continentaux », par exemple en
novembre 2002 a lieu le 1er Forum social européen de Florence, puis en 2004 le 1er
Forum social des Amériques à Quito et en 2006 le 1er Forum social africain de Bamako.
Ils demandent régulièrement l’annulation de la dette des pays pauvres, la mise
en place d’une taxation sur les transactions financières (taxe Tobin), le refus des
organismes génétiquement modifiés (OGM), de la privatisation de l’eau ou de l’exten-
sion de zones de libre-échange.
D’une manière générale, les altermondialistes prônent une révolution non violente,
mais à plusieurs reprises, ils ont vu dans leurs rangs des groupes extrémistes et
prêts à des affrontements très violents. Ces images spectaculaires accompagnent
dorénavant toutes les manifestations, qu’elles discréditent. Les « casseurs » sont
aussi bien issus de l’extrême droite que de l’extrême gauche, comme c’était le cas à
Seattle ou au G8 de Gênes en 2001
1. L’économie
Les altermondialistes se sont d’abord positionnés contre la dérégulation du
commerce. Le dogme de la libre concurrence est la première cause des malheurs
qui suivent : pour que le produit soit moins cher, on le fait fabriquer là où la main
d’œuvre est moins coûteuse. Cela entraîne pour ces populations les problèmes sociaux
que connaissait l’Europe au XIXe siècle lors de la révolution industrielle, accentue la
1. Voir texte 1.
dérégulation climatique due aux transports de ces produits, et prive les Européens
de travail en faisant fermer des pans entiers de l’industrie, bientôt de l’agriculture.
Le système accentue également la frénésie de consommation par les bas prix.
Ils proposent en échange de favoriser le « commerce équitable » ou « fair trade ».
Le concept est né aux États-Unis chez les socialistes utopiques, comme Josiah Warren,
et a été appliqué à plusieurs expériences, par exemple en 1974 avec l’abbé Pierre.
L’expression devient une marque déposée en 1989, et se définit par le dialogue et
la transparence des partenaires commerciaux pour parvenir à plus d’équité, garan-
tir les droits des producteurs et contribuer au développement durable.
2. Le social
La croissance économique accélérée s’accompagne dans tous les pays d’une dégra-
dation sociale : les inégalités s’accroissent, même dans les pays riches, l’emploi se
précarise, la pauvreté augmente dans le monde, ce que la Banque mondiale recon-
naît comme le principal problème dans le monde.
3. Le politique
Les États cèdent de leur pouvoir à des instances supranationales, comme l’Union
européenne, le G20, l’OMC, et les citoyens ont l’impression que les décisions sont
prises sans eux. La crise de la dette grecque en 2015 a mis en avant les contraintes
imposées à un pays par l’UE, et a été ressentie comme le pouvoir des banques.
Partout, naît le désir de plus de démocratie, de pouvoir rapprocher les centres de
décision des citoyens. C’est ainsi que naissent les mouvements informels et rebelles
comme « Les Indignés » en Espagne en 2011, Syriza en Grèce et même le parc Gezi
en Turquie, en 2013, où des riverains s’opposent pendant plusieurs mois à la destruc-
tion d’un espace vert au centre d’Istanbul. Toutes ces actions sont non-violentes et
se manifestent par des sit-in, parfois très rudement réprimés par la police.
La contestation politique se tourne souvent contre les États-Unis, première
puissance économique, devenue la cible de la critique puisqu’elle impose le système
ultra-libéral et les multinationales rejetés.
4. L’environnement
La prise de conscience environnementale se fait autour de l’accroissement du
trafic maritime peu contrôlé. Le naufrage de l’Erika, en 1999, met en lumière les
pratiques des armateurs et des affréteurs : règle du moindre coût, pavillons de
pays complaisants pour la fiscalité, la sécurité et les conditions sociales. Le bateau
malgré son état de délabrement, avait été validé par complaisance par une société
de contrôle et avait pris la mer malgré la tempête, pour livrer du fioul en Italie. Une
marée noire recouvre les côtes bretonnes de produits cancérigènes sur 400 kms, et
cause la mort de 3 000 000 oiseaux. La compagnie Total et la société de contrôle
sont condamnées définitivement en 2012. Les navires pétroliers puis les énormes
porte-conteneurs, le transport de déchets, symbolisent les relations commerciales
et menacent l’environnement.
Les premières actions spectaculaires ont porté sur le refus des OGM, Organismes
Génétiquement Modifiés, qui affectaient les cultures et l’élevage. José Bové et ses
amis ont bruyamment participé à des fauchages de champs pour revendiquer le
droit de ne pas modifier la nature pour des motivations financières. Leur démarche
entraîne des débats et on avance pour argument « l’Appel de Heidelberg » que 4 000
scientifiques signent en 1992, en marge du sommet de la Terre à Rio, pour défendre
une « écologie scientifique », en avançant que l’état de nature est une utopie. On
apprendra plus tard que cet appel avait été initié par le lobby de l’amiante et du
tabac. La lutte continue pour écarter les pesticides de l’agriculture, et pour limiter
le dérèglement climatique et ses conséquences.
1. Voir texte 1.
2. Voir texte 2.
1. L’acronyme GAFA désigne les quatre entreprises numériques les plus puissantes dans le monde,
Google, Apple, Facebook, Amazon.
Conclusion
Le souhait d’un autre monde, meilleur, n’est pas original ni nouveau. Mais l’alter-
mondialisme semble être un terreau d’où émergent de nombreux mouvements
porteurs d’utopies plus conformes aux aspirations de la jeunesse du XXIe siècle, et
qu’on ne peut rejeter avec dédain.
ْ Prolongements
Noël Mamère
2 Le Monde, O7/06/2019
« La question taboue de “l’effondrement” – dont il ne fallait surtout pas parler
en raison de son caractère “anxiogène” – est devenue “tendance”. Parce que la
succession des canicules, des sécheresses, des tornades, des inondations et de
tous ces épisodes climatiques d’une violence inédite sous nos latitudes entraîne
des effets psychologiques déstabilisants sur les populations, qui renforcent leur
vulnérabilité.
Ainsi, après des années d’ignorance et de mépris, l’écologie est-elle devenue le
paradigme politique du XXIe siècle. Comme si la pyramide s’était inversée : l’éco-
logie incarne désormais le réalisme face aux désordres du monde et le libéra-
lisme sans frein, défenseur du statu quo, est relégué dans le camp des utopistes.
Il existe donc bel et bien, aujourd’hui, une conscience écologique planétaire,
capable de faire vaciller les tenants du dogme de la croissance et du progrès à
n’importe quel prix. La bataille sera difficile, brutale peut-être, mais le rapport
de force est beaucoup plus équilibré qu’hier […]. C’est la bonne nouvelle de ce
début de siècle. »
CM 05 Altermondialisme
ώ Frise chronologique n° 4
Introduction
L’art grec nous est connu par l’archéologie mais aussi par l’influence détermi-
nante qu’il a exercée sur l’ensemble du monde.
I. Architecture
1. Les temples
Subsistent surtout des monuments religieux, comme les temples.
• À partir du Ve siècle, on trouve des monuments civils, des portiques à colon-
nades qui entourent l’agora, des Propylées, portes monumentales, des théâtres
et des gymnases, assez mal conservés.
• Pour les principes architecturaux, référons-nous à un architecte Romain,
Vitruve1, qui définit les trois valeurs de l’architecture classique, firmitas, utilitas
et venustas, la « solidité », l’« utilité » et la « beauté », à l’imitation de la nature.
• Les temples sont de plan rectangulaire, avec un toit à double pente, entouré
d’une colonnade, le péristyle. Quelques-uns sont circulaires, comme la Tholos
de Delphes.
• Les temples primitifs étaient en bois et les colonnes cannelées et l’architrave,
haut bandeau plat entourant le monument, imitent cette structure initiale. Ils
étaient peints de couleurs très vives, rouge et bleu de préférence.
Trois étapes artistiques scandent ces constructions :
• L’ordre dorique, plus ancien : les colonnes présentent 20 cannelures, reposent
directement sur la terrasse, et sont couronnées d’un chapiteau simple.
L’architrave est surmontée d’un second bandeau où alternent les métopes,
plaques sculptées de scènes en rapport avec la divinité (métopes du temple
de Zeus à Olympie), et les triglyphes, plaques sculptées de trois colonnettes
verticales. À l’avant et à l’arrière, le fronton, espace triangulaire sous le toit,
permet la disposition de statues illustrant les légendes afférant à la divinité
(naissance d’Athéna sur le Parthénon) (temples d’Italie du sud, Ségeste et
Agrigente en Sicile, Paestum près de Naples).
• L’ordre ionique s’impose après 450 av. J.-C. Les colonnes comportent davan-
tage de cannelures, reposent sur une base, et les chapiteaux entourent la
colonne de deux volutes. L’alternance de métopes et triglyphes est rempla-
cée par une frise continue (temple d’Athéna Niké à Athènes).
Le Parthénon d’Athènes est un temple mixte.
• L’ordre corinthien apparaît à la fin du Ve siècle, et se distingue par des chapi-
teaux à feuilles d’acanthe (feuilles de vigne stylisées) qui ne s’imposeront
vraiment qu’à l’époque romaine.
1. « De Architectura », Ier siècle av. J.-C. Il influencera fortement les artistes de la Renaissance.
Le plan intérieur :
• Le temple comporte une partie fermée, et le péristyle ouvert sur l’extérieur. La
partie fermée comporte en son cœur le naos qui abrite la statue de la divinité.
Parfois s’ajoute au fond un adyton, partie cachée. On peut aussi trouver à
l’avant un pronaos. Car le temple est réservé à la divinité et à ses serviteurs,
le personnel religieux. Les citoyens n’y pénètrent pas, et se rassemblent à
l’extérieur, souvent à l’issue d’une procession de la statue ou pour un sacri-
fice. Le naos a alors son sens de « sacré », réservé aux initiés.
• Le nombre d’or, ou « divine proportion », ou φ, que reprendra le mathéma-
ticien Euclide1 dans ses premiers Eléments, définit le rapport entre les diffé-
rentes mesures dans une figure géométrique. Pour les architectes et sculpteurs
grecs, ce rapport parfait est de 1,61. Il représente un idéal d’harmonie et de
beauté, et traduit la relation de l’homme grec au divin. Même quand le temple
est monumental, il reste à proportion humaine, et permet le dialogue entre
l’homme et le dieu sur un pied d’égalité : les dieux de l’Olympe sont à l’image
de l’homme, beaux et immortels, certes, mais avec les mêmes défauts, loin
du mysticisme qu’inspire la cathédrale gothique ou la terreur superstitieuse
des temples orientaux. Cette libération des superstitions favorise l’épanouis-
sement de ce que Renan appelle le « miracle grec » (voir texte 2). Vitruve
analyse cet art des proportions par sa représentation de l’homme inscrit dans
les figures cosmiques du carré et du cercle2. L’homme est la mesure de tout.
• L’harmonie est également préservée par des corrections de la perspective : le
côté plus long du rectangle, ainsi que la hauteur des colonnes, sont légère-
ment bombés, pour éviter l’effet de fuite.
2. Les théâtres
Toutes les cités grecques comptaient au moins un théâtre. Ils étaient initiale-
ment en bois et démontés, puisque les représentations se limitaient à des festi-
vals liés aux grandes fêtes religieuses de la cité. De grands théâtres bien conservés
montrent quelques principes de construction, à partir du Ve siècle :
Le théâtre se compose de trois parties : le koilon, ensemble de gradins adossés
au relief naturel, choisi pour l’acoustique. Au premier rang, des sièges réservés aux
personnalités. Un demi-cercle de terre battue est l’orchestra, où évolue le chœur,
avec un autel en son centre, du moins une pierre en l’honneur de Dionysos, dieu
protecteur du théâtre. Enfin, la skénè, scène pour les acteurs, avec trois portes
symboliques, à droite la ville, à gauche la campagne, au centre le palais. Le théâtre
moderne en garde le « côté cour » et le « côté jardin ». Ils pouvaient contenir jusqu’à
10 000 spectateurs, comme celui de Pergame (Ionie), 12 000 à Epidaure, dont les
proportions respectent le nombre d’or.
Ils permettaient aussi des rassemblements religieux et politiques.
II. Sculpture
Les Grecs ont laissé d’innombrables représentations de la figure humaine pour
évoquer hommes et dieux. Il reste très peu de statues en bronze, le métal ayant été
le plus souvent fondu et réemployé. On les connaît toutefois par les innombrables
copies romaines. Il faut imaginer les statues, en bronze ou en marbre, peintes en
polychromie.
Les premières étaient des figurines votives stylisées (art cycladique) puis des
représentations en bois ou terre cuite.
Aux VIIe et VIe siècle apparaissent des statues archaïques grandeur nature, à la
pose rigide, les pieds joints ou le pied gauche avancé. Les jeunes gens (Kouroï ) sont
nus, les personnages féminins vêtus d’une longue tunique dont les plis évoquent
davantage un tronc d’arbre (Koré de Samos). La position frontale n’exclut pas une
certaine expressivité du visage, voire un sourire.
Le style classique présente d’abord, au début du Ve siècle, le style sévère : des
personnages plutôt figés, comme l’Aurige de Delphes ou le Poséidon de l’Artémi-
sion, s’appuient sur la jambe droite, ce qui libère l’autre jambe et entraîne un léger
déhanchement, donc une ligne oblique assouplissant la frontalité. On connaît les
noms des sculpteurs Calamis, Critios, et Miron.
Puis après les Guerres Médiques, les postures s’assouplissent ; le rayonnement
d’Athènes et d’autres cités permet le développement de l’art classique avec deux
grands sculpteurs, Phidias à Athènes, et Polyclète à Argos
Le style hellénistique gagne en mouvement et en émotion : les progrès techniques
permettent des compositions plus audacieuses, favorisant l’instantané, comme Hermès
rattachant sa sandale1 (Lysippe, 320 av. J.-C.). Pour la Vénus de Milo (vers 100 av.
J.-C.), et la Victoire de Samothrace (vers 190 av. J.-C.), le drapé mouvementé suggère
pour la première un mouvement des jambes pour le retenir, pour la seconde la force
des embruns frappant une figure de proue supposée. L’époque favorise également
le pathétique ou la curiosité pour l’Hermaphrodite endormi2. Ce dernier illustre le
goût hellénistique pour la nudité alanguie, la théâtralisation propre au baroque si
bien que le Bernin sculpta au XVIIe siècle le matelas moelleux où repose la statue
antique. Le naturalisme frôle la perfection dans le Jockey de l’Artémision (Musée
National d’Athènes), immense bronze original retrouvé en mer, et représentant un
enfant sur un cheval au galop. Les veines et nerfs de l’animal et de l’enfant sont
précis, mais la disproportion des deux personnages accentue l’impression de mouve-
ment, tout comme dans l’Artémis chasseresse ou « Diane de Versailles ».
Quelques sculpteurs
• Polyclète établit le « canon » qui codifie l’anatomie, la proportion de la
tête et du corps, 1/7. La jambe « libre » est pliée vers l’arrière, ce qui allège
l’ensemble. L’oblique du bassin s’oppose à l’oblique des épaules, créant le
« chiasme polyclétéen », ou « contrapposto », apparent dans le Doryphore
(Musée de Naples)
• Phidias est l’auteur des sculptures du Parthénon, la grande frise, et le
fronton. Il a porté au sommet l’art des drapés et du mouvement qui libère
le marbre de son poids.
• Le second classicisme est dû à Praxitèle d’Athènes, Lysippe et Scopas :
premiers nus féminins.
• On connaît peu Praxitèle, ni sa vie ni des originaux incontestés. Mais il a
été reproduit, imité à l’infini : l’Aphrodite de Cnide, l’Apollon Sauroctone, la
Diane de Gabies, l’Hermès d’Olympie sont des types constamment repris
dès l’Antiquité.
III. Peinture
2. Les supports
On trouve ainsi de grandes fresques murales, dans les palais crétois, ou à Théra,
puis dans les tombes d’époque hellénistique. De même, les mosaïques de toutes
époques témoignent de la maîtrise picturale des artistes grecs, comme Alexandre
à la Bataille d’Issos, mosaïque du Ier siècle sur un modèle supposé du IIIe siècle, qui
a été retrouvée à Pompéi.
3. Les sujets
Ils pouvaient être de tout ordre, mythologiques, historiques. Polygnote de Thasos
au Ve siècle représenta la guerre de Troie à Delphes ou à Athènes. Des tombes conte-
naient des représentations à visée morale ou philosophique, comme la tombe du
plongeur à Paestum (480-470) (Musée d’archéologie).
Les temples présentaient aussi des scènes mythologiques très colorées, comme
le fronton du temple d’Egine reconstitué par la Glyptothèque de Munich.
Enfin, dans le nord de la Grèce, parmi les 70 tombeaux mis à jour ces dernières
années, le tombeau dit de Philippe à Verginia présente une grande scène de chasse
royale, attribuée à Philoxène d’Erétrie. La tombe dite de Perséphone offre une repré-
sentation du rapt de cette déesse, attribuée à Nicomaque, selon Pline l’Ancien. Tous
les sujets sont donc connus et développés, portraits, scènes de genre, paysages.
4. Quelques noms
La plupart des peintres des vases et des fresques nous sont inconnus. On a retenu
quelques noms grâce à des témoignages littéraires, comme Polygnote, Apollodore
et Zeuxis, au Ve siècle, Timanthe, Protogène et Apelle au IVe siècle.
Des légendes et anecdotes soulignent les prouesses de ces peintres1. Le réalisme,
le trompe-l’œil, la perspective, le clair-obscur, toutes ces techniques étaient maîtrisées.
1. Voir textes.
IV. Céramique
Les Grecs ont porté l’art des vases à un très haut niveau, aussi bien quant à leur
forme que leur décoration.
D’abord utilitaires, ils ont été recherchés dans l’ensemble du monde antique, de
l’Asie Mineure à la Scandinavie. La qualité exceptionnelle et l’abondance de l’argile,
rouge à Athènes, plus claire à Corinthe ont favorisé leur fabrication et leur commerce
qui a enrichi Athènes à l’époque classique.
Les formes sont innombrables, amphores, cratères, coupes, rhytons, selon qu’ils
servaient au transport d’aliments, à la consommation de vin ou d’eau lors des repas,
à la conservation des cosmétiques, ou à des fonctions funéraires et religieuses.
Leur décoration suit d’abord l’évolution générale de l’esthétique : aux dessins
sommaires de la période géométrique, (900-700 av. J.-C.), succède la période orienta-
lisante (VIIIe-VIIe siècles av. J.-C.), qui connaît des frises de personnages et d’animaux.
Puis Corinthe invente la technique des figures noires sur fond rouge qui s’impose
à Athènes au début du VIe siècle. Sur un fond clair, l’artiste recouvre le motif d’un
enduit noir, avec quelques points rouges ou blancs. Les sujets sont animaliers, suivis
de scènes mythologiques. Quelques vases sont signés, par Exekias ou Kilitias (Vase
François à Florence).
Vers 530 av. J.-C. apparaît à Athènes la technique des vases à figures rouges : le fond
est enduit de noir, à l’exception d’endroits réservés, qui gardent le rouge de l’argile,
puis sont décorés au pinceau. Le dessin est plus précis et plus réaliste, surtout pour
la représentation de la musculature ou du drapé. Des céramistes célèbres marquent
cette époque, Euphronios, ou Python de l’école de Paestum, ou « le peintre d’Anti-
phon », ou « le peintre des Niobides ».
V. Musique
La musique tenait une place essentielle dans la vie des anciens Grecs, comme
le montrent les grands mythes, et avant tout celui d’Orphée. Elle accompagnait la
vie sociale, le théâtre, la poésie, était une discipline scolaire majeure. De nombreux
traités de musicologie sont parvenus ainsi que des instruments, et des références
dans tous les textes.
On n’abordera pas l’urbanisme, dans lequel les Grecs ont inventé le plan en
damier, dit « hippodaméen », qu’on trouve dès le VIIe siècle, et qui sera repris dans
les villes romaines et américaines.
Conclusion
Pour preuve de l’importance centrale de l’art dans la culture grecque, revoyons
la mythologie et la linguistique : le dieu solaire Apollon vit sur le Parnasse entouré
des Muses, et par sa poésie, Orphée a triomphé des animaux sauvages et de la
mort. La langue grecque a uni pour longtemps l’idéal du Beau et Bon en un seul
mot : καλοκἀγαθία. Et pour exprimer les tréfonds de l’âme humaine, c’est au mythe
d’Œdipe que Freud s’est référé.
ْ Prolongements
L’art grec est imité et reproduit à l’infini depuis la Renaissance dans l’ensemble
du monde occidental : les Bourses de commerce, temple du capitalisme naissant du
XIXe siècle, reproduisent les temples antiques, de même que des lieux de pouvoir,
Palais Bourbon à Paris, Capitole à Washington, ou les façades des églises du XIXe siècle.
Connaître cet art peut aider à retrouver les racines du monde contemporain.
Horace
1 Épitres, II, I, 156-7, traduction des auteurs.
Graecia capta ferum victorem cepit
et artes intulit agresti Latio
La Grèce conquise conquit son farouche conquérant
Et apporta l’Art au rustique Latium.
Pline l’Ancien
2 Histoire naturelle, XXXV, 36, traduction des auteurs.
Pline l’Ancien est un savant romain (23-79 apr. J.-C.) qui publie en 77 son Histoire
naturelle en XXXVII volumes, encyclopédie embrassant tous les savoirs de son temps.
Curieux de tout, il est mort pendant l’éruption du Vésuve qu’il voulait voir de trop près.
Le volume XXXV traite de la peinture antique dans tous les aspects, les artistes, les
styles, les techniques. Il place le peintre Zeuxis au-dessus de tous :
C’est Apollodore qui ouvrit les portes de l’art ; Zeuxis d’Héraclée les franchit
l’an quatre de la quatre-vingt-quinzième olympiade, et entre ses mains, le pinceau,
car c’est encore du pinceau que nous parlons, le pinceau, qui commençait déjà à
s’enhardir, accéda à une gloire élevée. (…)
Son contemporain Parrhasius proposa, dit-on, un combat à Zeuxis. Celui-ci
présenta des raisins qu’il avait peints avec tant de réalisme, que des oiseaux
vinrent les becqueter ; l’autre montra un rideau représenté si fidèlement, que
Zeuxis, encore fier du succès de ses oiseaux, demanda qu’on ouvrît le rideau, pour
pouvoir voir le tableau. Alors, il reconnut qu’il avait été leurré et s’avoua vaincu. Il
ajouta modestement, que lui n’avait trompé que des oiseaux, alors que Parrhasius
avait trompé Zeuxis, ce grand artiste.
Ernest Renan
3 Prière sur l’Acropole, 1899.
Ernest Renan rapporte dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, parus en
1883, sa découverte de la Grèce en 1865. Sa « Prière sur l’Acropole » eut un tel succès
qu’il la publia séparément en 1899.
Ce fut à Athènes, en 1865, que j’éprouvai pour la première fois un vif sentiment
de retour en arrière, un effet comme celui d’une brise fraîche, pénétrante, venant
de très loin. L’impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que
j’aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux :
c’est celui-là. Je n’avais jamais rien imaginé de pareil. C’était l’idéal cristallisé en
marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j’avais cru que la perfec-
tion n’est pas de ce monde ; une seule révélation me paraissait se rapprocher de
l’absolu. Depuis longtemps, je ne croyais plus au miracle, dans le sens propre du
mot ; cependant la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au chris-
tianisme, m’apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part. Or voici qu’à
côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n’a
existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet
durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache
locale ou nationale. Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la
science, l’art, la philosophie, la civilisation ; mais l’échelle me manquait. Quand
je vis l’Acropole, j’eus la révélation du divin, comme je l’avais eue la première fois
que je sentis vivre l’évangile, en apercevant la vallée du Jourdain des hauteurs de
Casyoun. Le monde entier alors me parut barbare.
François-René de Chateaubriand
4 Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811.
En 1806, Chateaubriand parcourt la Méditerranée. Il découvre la Grèce, alors occupée
par l’Empire ottoman. Son récit de voyage participera au mouvement de soutien de
l’Europe occidentale à la libération de la Grèce.
J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont
Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent
jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées
étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée
bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annon-
çaient les parcs ou les chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du
Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures
de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient
se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer
et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant
l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de
pourpre et de feu.
Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours
d’Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre
aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les
douleurs d’Œdipe, de Philoctète et d’Hécube ; nous aurions pu ouïr les applau-
dissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son
ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave
sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d’un
peuple libre.
CM 06 l’Art grec
ώ Frise chronologique n° 5
ْ 1893 ْ 1910
Bruxelles, Hôtel Tassel (Victor Horta). Infléchissement : l’Art déco.
ْ 1900 ْ 1re Guerre mondiale
Bouches du métro parisien Déclin de l’Art nouveau.
(Hector Guimard). ْ 1940
Fin de l’Art déco.
I. Principes esthétiques
sont désormais critiquées : c’est ce dont témoigne le terme Art nouveau. Il faut créer
quelque chose de neuf dans l’Art, de totalement original, qui soit à la mesure de la
nouveauté radicale du monde moderne.
Pour l’Art nouveau, cette réaction se manifeste par le recours à la ligne courbe, à la
volute, à l’arabesque. Des lignes sensuelles et ondoyantes, inspirées des organismes
vivants, marquent structures et objets, tout devient tortueux, bois et métaux se
courbent dans des mouvements sophistiqués. La ligne droite est refusée chaque
fois que c’est possible.
Cette esthétique se double d’un engouement pour des matières qu’on découvre à
la faveur du développement de l’industrie. Le mouvement Art Nouveau ne s’enferme
pas dans l’idée stérile d’un retour aux matériaux et techniques du passé, bien au
contraire il s’agit de tirer le meilleur parti possible du fer, du verre, et des possibili-
tés propres de chacune de ces matières. Nouvelles méthodes, nouvelles matières,
se développent en parallèle avec les nouvelles idées.
2. Thèmes et motifs
a. La nature
Les ornementations typiques de l’Art nouveau sont principalement inspirées de
la nature : fleurs, feuillages, insectes, animaux, constituent une source d’inspiration
récurrente. Ces motifs sont traités avec exubérance, l’inventivité et la liberté des
formes priment, les couleurs sont puissantes et travaillées avec une grande minutie.
De fait, ces artistes furent grandement influencés par les travaux des scienti-
fiques du XIXe siècle. Botanistes, biologistes, spécialistes des sciences de la nature
décrivent des centaines de nouvelles espèces, découvertes au cours d’expéditions
dans des terres inconnues, et produisent pour les besoins de leurs sciences respec-
tives schémas, croquis, planches anatomiques, etc. Ils mettent en images un réel
exotique ou microscopique et font ainsi surgir sous les yeux des artistes animaux
bizarres, fleurs inconnues, formes étranges, qui vont être des sources d’inspiration
récurrentes. Les travaux du biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919), disciple
de Charles Darwin, établissent ouvertement un rapport entre la biologie et l’art, et
il publie une série d’ouvrages intitulés Formes artistiques de la nature dont les illus-
trations merveilleusement travaillées sont unanimement appréciées. C’est véritable-
ment une esthétique nouvelle qui se crée à partir de cette documentation à vocation
scientifique. Il ne s’agit pas de scientisme ou de positivisme, ces théories nées au
XIXe siècle qui interprètent et organisent le monde selon les lois des sciences et des
techniques, mais plutôt d’un émerveillement devant les productions de la nature,
dans leur diversité et leur étrangeté.
b. La femme
Cette thématique, très présente dans les œuvres Art nouveau, revêt différentes
formes. La femme est vue à la fois comme évanescente et mystérieuse, comme
femme fatale et dangereuse, mais aussi comme femme puissante et fascinante liée
aux puissances de la vie et de la nature.
Ces figures féminines multiples rendent compte aussi de la variété des rôles
de la femme moderne, qui gagne peu en peu en importance dans la vie publique :
les artistes, les actrices, danseuses et chanteuses, les courtisanes acquièrent une
célébrité toujours croissante.
En cela, l’Art nouveau n’est pas dépourvu d’une forme de sensualité qui lui fut
reprochée dans la société extrêmement codifiée du début du XXe siècle.
1. Les origines
a. En Angleterre
Les préraphaélites, dès 1850, en s’inspirant des maîtres italiens des XIVe et
XVe siècles, s’inscrivent dans cette tradition critique des formes artistiques dominantes
et de la révolution industrielle qui nourrit également le mouvement Art nouveau.
Le mouvement Arts and Crafts à partir de 1860, avec William Morris, soutenu par
les thèses du poète et voyageur John Ruskin, contribue à la critique des œuvres en
série de l’ère industrielle. Il s’agit de revaloriser le geste de l’artisan, de faire intera-
gir l’art et l’artisanat dans une recherche du beau jusque dans les détails de la vie
quotidienne, bel environnement, beaux objets, belles façons de vivre.
b. En France
L’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), chef de file du néo-gothisme,
inspire durablement le mouvement Art nouveau. Sans rejeter la modernité, dans
les matériaux et dans les lignes, il remet à l’honneur l’esthétique du Moyen Âge
vue comme un ressourcement après la suprématie de l’art classique. En témoigne
sa restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, récemment mise à mal par
un incendie en avril 2019 mais dont l’allure reste familière.
2. Différentes dénominations
La caractéristique de ce mouvement est qu’il a été véritablement universelle-
ment pratiqué et apprécié, sous des noms divers en fonction du pays concerné. Ainsi,
Louis Comfort Tiffany (1848-1933) aux États-Unis lance le style qui porte son nom.
On parlera de Jugendstil en Allemagne, pour souligner le rapport de l’Art nouveau
avec la vitalité et l’irrévérence de la jeunesse (Jugend est le titre d’une revue qui
défend l’Art nouveau). En Espagne on parlera de Modernismo. Le terme français Art
nouveau s’est imposé au Royaume-Uni, tandis qu’en France se répand le terme Modern
Style au début du XXe siècle. Au nord, la capitale de la Lettonie, Riga, concentre un
nombre important de magnifiques immeubles.
L’expression « Art nouveau » est employée pour la première fois en 1894 dans une
revue belge, L’Art moderne, pour qualifier les œuvres de l’architecte belge Henry van
de Velde. En 1895, une galerie d’art nommée « Maison de l’Art nouveau » s’installe
à Paris. Elle est la propriété du marchand d’art Siegfried Bing qui avait auparavant
activement contribué à la diffusion de l’esthétique japonisante en France. Après avoir
visité la villa d’Henry van de Velde à Bruxelles, il prend conscience de l’importance
du renouveau artistique naissant et transforme sa galerie en un vaste espace d’expo-
sition et de vente consacré aux meubles, bijoux, verreries, céramiques, panneaux
décoratifs, tissus, etc. signés des grands noms du mouvement.
En outre la diffusion du mouvement repose sur les échanges intenses qui s’orga-
nisent entre des artistes britanniques, belges, français, les voyages se multiplient et les
idées nouvelles se diffusent. Ainsi, l’architecte français Hector Guimard est influencé
par les œuvres de Victor Horta qu’il a admirées à Bruxelles lors d’un voyage en 1895.
Ces nouvelles vues sur l’art sont approfondies, théorisées, et se répandent dans
le public par des revues illustrées d’art et d’architecture.
b. En France
Sur le plan architectural, deux villes sont particulièrement actives. L’École de
Paris est représentée essentiellement par Hector Guimard qui façonne durablement
Paris en construisant de nombreux immeubles (comme le Castel Béranger, rue La
Fontaine, ou l’hôtel Guimard que l’architecte habita avec son épouse, avenue Mozart,
deux bâtiments dans le XVIe arrondissement de Paris), et en concevant le dessin des
bouches de métro que l’on admire encore au détour des rues. Pour l’École de Nancy,
Émile Gallé (1846-1904), verrier et ébéniste, fait de la ville une véritable capitale
de l’Art nouveau en France, dans un contexte de régionalisme revendiqué face à
l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine par l’Empire allemand après 1871.
D’autres domaines sont marqués par l’Art nouveau. René Lalique (1860-1945) est
en particulier célèbre pour le travail du verre et la joaillerie.
En revanche, il n’existe pas véritablement d’expansion du mouvement dans le
domaine de la peinture ; elle tend à devenir un élément du décor. Ceux qui poussent
le plus loin cette logique d’un art décoratif sont les Nabis, regroupés autour de
Paul Sérusier, Maurice Denis, Pierre Bonnard, etc. Ils entretiennent des liens avec
l’Art nouveau, mais sans que les deux approches se superposent exactement. C’est
pourquoi l’essentiel de la production Art nouveau dans le domaine pictural porte
sur la création et l’illustration d’affiches publicitaires dont l’esthétique emprunte
également aux motifs japonisants qui avaient profondément marqué les artistes
de l’Art nouveau. Le grand public est familiarisé avec ces affiches grâce à de multi-
ples reproductions.
c. En Espagne
La ville de Barcelone a été modelée par les réalisations de l’architecte Antonio
Gaudi (1852-1926) comme le Parc Güell, la basilique de la Sagrada Familia, etc.
Conclusion
Malgré la brièveté dans le temps du mouvement artistique de l’Art Nouveau, il
constitue un élément familier de notre environnement car il a imprimé sa marque
dans les villes, et dans les mentalités il constitue une forme importante de question-
nement de la modernité.
ْ Prolongements
Hector Guimard
1 Article dans The Architectural Record, vol. XIII, n° 2, 1902.
Texte publié en anglais en 1902 ; la version originale en langue française n’existant
plus, le texte a été re-traduit de l’anglais par Paul Smith, avec l’aide de Catherine Gros.
« C’est à nous, architectes, qu’incombe plus particulièrement la tâche de
définir, par notre art, l’évolution artistique, mais aussi civilisatrice et scientifique
de notre temps.
La Nature est un grand livre dans lequel nous pouvons trouver notre inspira-
tion et c’est également dans ce livre que nous devons chercher les principes qui,
lorsqu’ils auront été trouvés, devront être définis et appliqués par l’esprit humain
selon les besoins humains. De cette étude, je tire trois principes qui devraient avoir
une influence prédominante sur toute production architecturale :
1. La logique, qui consiste à prendre en compte toutes les circonstances de
la situation à laquelle l’architecte est confronté, circonstances qui sont infinies
dans leur variété et leur nombre.
2. L’harmonie, ce qui veut dire mettre en accord toutes les constructions, non
seulement avec les demandes auxquelles il faut répondre et les ressources finan-
cières disponibles, mais aussi avec leur environnement.
3. Le sentiment qui, participant à la fois de la logique et de l’harmonie, est
leur complément à toutes deux, et qui mène, par l’émotion, à l’expression la plus
élevée de l’art.
Ce sont là les principes que j’ai souhaité illustrer dans tous mes édifices. »
CM 07 Art nouveau
ώ Frise chronologique n° 6
1. Les Turcs, d’origine mongole, étaient des tribus nomades qui apparaissent en Anatolie à partir
du XIe siècle. Des clans rivaux, d’abord les Seldjoukides, puis les Ottomans, descendants
d’Osman. Ils s’islamisent à partir du Xe siècle.
Introduction
L’Asie mineure est la péninsule par laquelle l’Asie s’avance dans la Méditerranée.
Elle se confond pour l’essentiel avec l’Anatolie, dont le nom signifie, selon son étymo-
logie grecque « le pays où le soleil se lève », donc l’Est, l’Orient, pour qui la regarde
depuis l’Europe.
Située entre les deux continents, elle a toujours été un lieu de rencontres et de
confrontations. Elle a été un pont avec le Proche Orient où est né le christianisme,
lui a permis de se développer, avant de gagner L’Europe. On situe sur ce territoire
la naissance de l’agriculture, des villes. Mais les conflits ont jalonné son histoire,
guerres Médiques, quatrième croisade, guerre froide. Les séismes, tremblements
de terre ou guerres y engloutissent fréquemment les villes et les peuples, mais ils
donnent parfois naissance à de nouvelles civilisations. Quand Romulus Augustule,
dernier empereur de l’Empire de Rome, est contraint d’abdiquer en 476, Byzance –
Constantinople – devient la capitale de « l’Empire romain d’Orient », le « basileus »
gardant le titre de « César ». Et Byzance devient la Ville, la Polis qui remplace l’Urbs.
Au XIe siècle, le grand schisme déchire catholiques et orthodoxes. Byzance a préservé
dans ses bibliothèques l’essentiel de la littérature gréco – romaine pendant tout le
Moyen Âge. Lorsque les érudits byzantins commencent à fuir la menace des Turcs,
ils apportent en Italie les précieux manuscrits, source du « Quattrocento », et de la
Renaissance. Quand Byzance meurt, l’Occident renaît.
La Turquie à son tour se tourne tantôt vers l’Europe, tantôt vers l’orient.
Un pont ou un champ de bataille ?
1. Les détroits
Deux détroits, les Dardanelles et le Bosphore, permettent le passage maritime
entre la mer Noire et la Méditerranée, et commandent donc le commerce et surtout la
circulation des flottes de guerre. La guerre de Troie (XIIe siècle av. J.-C.), la IVe croisade
(1204), les nombreuses guerres turco-russe, la bataille désastreuse de Gallipoli (1915)
visaient la maîtrise de ces points stratégiques. Si le passage du pétrole et du gaz se
fait actuellement par des oléoducs et des gazoducs, le tracé de ces derniers reste
délicat. En revanche, l’accès à la Méditerranée, seule mer chaude qui la borde, pour
la Russie, est toujours d’actualité, comme l’a montré l’annexion de la Crimée (2014).
que des ruines. Parallèlement, un chapelet d’îles tout aussi connues dans l’histoire,
sont rattachées à la Grèce, mais géologiquement à la péninsule anatolienne : le
Dodécanèse (Lesbos, Chios, Patmos, Samos), Rhodes, Kos. Les revendications terri-
toriales des uns et des autres surgissent périodiquement, les incidents ne manquent
pas, et, de part et d’autre, les collines dénudées sont ornées de drapeaux grecs
ou turcs afin que nul n’ignore ce passé. L’île de Chypre en a fait les frais lorsqu’en
1974, alors qu’elle avait un statut d’indépendance, la rumeur d’un rattachement à
la Grèce a poussé la Turquie à l’envahir, et jusqu’à présent, l’île est coupée en deux
dans une situation figée.
4. Le Caucase
La chaîne de montagnes contient le point culminant de la région, le mont Ararat
(5 165 m). Frontière naturelle avec le monde oriental, la chaine caucasienne permet-
tait le passage de la route de la soie, et à partir du XVIIIe siècle, est devenu une zone
de conflits avec la Russie et une frontière fluctuante, redessinée par les guerres : le
traité de San Stefano (1878) attribue la province de Kars à la Russie, mais la Turquie
en reprend le contrôle en 1918. Staline s’évertuera à découper les régions pour briser
les velléités nationalistes. On lui doit les guerres régionales qui accompagnent
l’éclatement de l’URSS à la fin du XXe siècle. Les transferts forcés de population
compliquent le jeu : le sultan fait venir les peuples musulmans du monde russe, comme
les Tcherkesses (ou Circassiens) ou les Tatars, pour unifier la coloration religieuse.
D’emblée, on voit qu’aucune définition n’est simple. Qu’on se réfère à l’histoire,
à la géographie, à la linguistique, voire à la génétique, tout revient à des considé-
rations politiques.
1. La ville
L’Anatolie centrale a vu le développement de villages, voire de villes au début
du néolithique. Le site de Catal-Höyük, près de Konya, fouillé à partir de 1960, a
été habité dès le VIIIe millénaire et pouvait contenir des milliers d’habitants, tantôt
regroupés, tantôt en villages mitoyens.
De très nombreux sites archéologiques gardent leurs secrets. On a montré récem-
ment que Troie, occupée du troisième millénaire au Moyen Âge, ne se limitait pas
à une citadelle, mais comprenait toute la plaine alentour. En Cappadoce, on trouve
des villes souterraines pouvant abriter jusqu’à 20 000 personnes, avec des greniers,
des puits, des lieux de cultes. Si elles ont été surtout occupées dans les phases de
conquête, arabe, mongole, seldjoukide, elles sont attestées par Xénophon (dans
l’Anabase, 399 av. J.-C.), et sont attribuées aux Hittites.
Enfin, c’est à Milet, sur la côte Ionienne, qu’Hippodamos (498-408 av. J.-C.), conçut
le fameux plan d’urbanisme en damier. Adepte des thèses de Pythagore, il préconisa
la division tripartite de la cité en une partie sacrée, une partie publique, la troisième
en possessions individuelles.
b. Sciences et technologie
Le premier millénaire avant notre ère accumule les découvertes et inventions
dans tous les domaines :
• Les philosophes, géomètres et astronomes Thalès de Milet (VII-VIe siècle av.
J.-C.) et Pythagore de Samos (VI-Ve siècle av. J.-C.).
• Le géographe Strabon, né à Amasée (Amasya) dans le Pont, (Ier siècle av. J.-C.).
• Hérodote, (Ve siècle av. J.-C.), et Denys, (Ier siècle av. J.-C.), nés à Halicarnasse
(Bodrum) fondent l’histoire.
• Invention de la monnaie, (légendaire roi Crésus), travail des métaux et du
bronze, usage du cheval. Pour les Grecs d’Homère, les Troyens sont les
« dompteurs de chevaux ».
Ces progrès sont en grande partie dus à la convergence des grands pôles cultu-
rels antiques, au premier rang desquels l’Égypte et Babylone.
3. Le christianisme
Si le christianisme est né en Palestine, c’est dans l’Anatolie gréco-romaine puis
byzantine qu’il s’est développé et consolidé.
L’apôtre Jean aurait accompagné la Vierge à Ephèse où se trouve son tombeau,
puis se serait retiré à Patmos où l’on montre la grotte où il aurait écrit le Livre de
l’Apocalypse.
Sous l’empire romain, une importante colonie juive s’est installée dans la région,
en plusieurs vagues, attestée dès Cicéron. Peut-être s’agit-il de conversions des
populations locales, soucieuses de plus de spiritualité. Elle favorise l’expansion
du christianisme. L’apôtre Paul, natif de Tarse, habite à Ephèse et note l’existence
de nombreuses églises et d’évêques. Pline le Jeune en témoignera en 112 apr. J.-C.
L’Asie Mineure est donc un foyer important où se dessine la nouvelle religion.
Sur les 21 conciles œcuméniques que connut l’Église, les 8 premiers se tinrent
en Anatolie, de Nicée en 325 à Constantinople en 869, définirent le dogme chrétien,
La Trinité, le Credo, la date de Pâques, et écartèrent comme hérétiques des inter-
prétations différentes (Ariens, Nestoriens).
Des villes comme Edesse, Césarée, Ephèse, Constantinople, sont des lieux où
se développe la nouvelle religion. Le pays est couvert de milliers de monastères,
aujourd’hui détruits pour la plupart, contenant des bibliothèques et des scriptoria
qui reproduisent les textes sacrés, en grec, en araméen, ou dans les langues régio-
nales, arménien, géorgien.
Des cultes locaux se développent, révérant les quarante martyrs de Sébaste, ou
Saint Nicolas, l’ancêtre du Père Noël, à Myre, en Lycie, ville dont il a été l’évêque.
En dépit des différentes guerres et expulsions, l’Anatolie a gardé des témoignages
forts de la présence chrétienne primitive, ce sont les églises rupestres de Cappadoce.
Au cours des deux premiers millénaires, les chrétiens se sont cachés dans des vallées
et des habitats troglodytes et y ont résisté aux envahisseurs, arabes, mongols, turcs.
Ils y ont construit des églises byzantines innombrables.
La rupture, très violente, entre les deux capitales du monde chrétien, Rome et
Byzance, se fait en deux temps :
En 1054, le schisme est consommé entre les églises d’Occident et d’Orient. Si les
causes sont officiellement des divergences théologiques, comme la fameuse querelle
du Filioque, l’éloignement s’explique aussi par des motifs politiques et culturels.
Dorénavant, l’église d’Orient sera considérée comme hérétique par Rome, alors que ses
membres eux-mêmes s’appellent orthodoxes. De nos jours, Constantinople devenue
Istanbul reste le siège de cette église, et son patriarche a le titre de « patriarche
œcuménique », « primus inter pares », pour l’église russe, grecque, roumaine, bulgare.
Non sans qu’il y ait des problèmes de préséance.
Plus grave, la IVe croisade, partie d’Occident pour reconquérir Jérusalem, en
1204, se détourne de l’itinéraire initial, et attaque Constantinople, la prend, la
pille, et l’affaiblit définitivement. L’empire ne retrouvera jamais sa puissance et ne
pourra résister à la poussée ottomane. L’expédition était essentiellement financée
par Venise et une grande partie des objets dérobés orne encore le Trésor de Saint
Marc, ainsi que de nombreuses églises d’Europe occidentale. Le sujet n’est toujours
pas oublié par l’église orthodoxe.
est la plus grande église de la chrétienté, évoquée même par Rabelais. Dès la prise
de la ville, en 1453, le sultan Mehmet vient y prier et la préserve du pillage, la fait
restaurer, et la transforme en mosquée, comme la plupart des grandes églises byzan-
tines. Située à l’emplacement d’un temple d’Apollon, elle contient des colonnes du
temple d’Artémis à Ephèse, des jarres de Pergame, des portes de bronze de Tarse.
Elle réalise donc la synthèse de l’Antiquité hellénistique et du christianisme, mais
aussi de l’Islam. A ce titre Atatürk lui a ôté tout caractère sacré et en a fait un musée
en 1934, geste que l’historien Edhem Eldem1 qualifie de « promotion de l’universa-
lisme occidental ».
3. Le modèle politique
Le même mouvement de balancier se produit au XXe siècle, où le fondateur de la
République, Mustapha Kemal Atatürk impose une république laïque de type occiden-
tal, que le parti islamiste au pouvoir au XXIe siècle, l’AKP, s’efforce de supprimer par
petites touches. Mais il a imposé une capitale moins cosmopolite, Angora – Ankara,
au cœur de l’Anatolie.
Un vif débat est venu sur le devant de la scène en Europe quand la Turquie a posé
sa candidature à l’entrée dans Union Européenne. Officiellement, une infime partie
de son territoire, la Thrace, est en Europe, mais les réticences ont été nombreuses
et semblent avoir eu raison du projet.
2. La frontière
Le terme semble peu adapté. A l’Ouest, les côtes, historiquement grecques, sont
l’objet de la revendication nostalgique des descendants grecs des « Micrasiates ».
Les îles au contraire sont réclamées périodiquement comme turques. La frontière
dans le Caucase a fluctué, et le passage avec l’Arménie est fermé. Enfin, la limite sud
avec la Syrie est remise en question : tracée à la règle par deux officiers britannique
et français pendant la première guerre mondiale, la « ligne Sykes-Picot » est contes-
tée, et peu respectée de part et d’autre : l’armée turque la franchit régulièrement, de
même que, dans l’autre sens, les réfugiés syriens, les rebelles, les contrebandiers.
1. Cf. Fethyie Cetin, le livre de ma grand-mère, 2004, où elle raconte comment son oncle s’est vu
interdire une carrière dans la gendarmerie, découvrant que sa grand-mère était arménienne,
à son insu.
2. Signé en 1923, il remplace le traité de Sèvres, et fonde la république de Turquie.
En revanche, des groupes nationaux ne sont pas pris en compte : les Kurdes vivent
dans quatre pays : la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran, la république indépendante
d’Arménie ne représente qu’une petite part de l’Arménie historique.
Le nationalisme cherche à éradiquer ces différences culturelles : la toponymie
est une arme efficace : les noms des villes et des régions ont régulièrement changé :
on connaît les mutations de Byzance-Constantinople-Istanbul, de Césarée-Kaiseri,
Smyrne-Izmir, Angora-Ankara et bien d’autres pour ôter toute connotation autre
que turque. L’enseignement de l’histoire et de la géographie dans les écoles et les
lycées gomme tout ce qui n’est pas turc1. Même la classe moyenne ne peut identifier
son environnement : les églises de Cappadoce, les ruines de temples antiques sont
situées dans un temps lointain. Pire encore : le passage à l’alphabet latin (1934) et la
« nationalisation » de la langue, dont on cherche à supprimer les nombreux éléments
persans ou arabes, interdisent l’accès du plus grand nombre au turc ottoman, donc à
des inscriptions ou à des documents historiques antérieurs au début du XXe siècle.
Les déplacements incessants de population atténuent également la mémoire
locale : Au XXe siècle, les régions majoritairement grecques ou arméniennes, tout
comme les plaines de l’Ouest américain, ou le shtetl polonais violemment vidé
des populations juives, ont été l’objet d’épuration ethnique. Les Grecs chassés, les
Arméniens massacrés ont été remplacés par des « rapatriés » musulmans des Balkans
déracinés. Parfois, la terre a gardé la mémoire des peuples disparus et l’a transmise.
Longtemps on a vu les vignes et les oliviers centenaires abandonnés, une fois leurs
propriétaires grecs chassés, les nouveaux occupants venus d’ailleurs ne les connais-
sant pas. Depuis peu, ils en ont découvert l’intérêt touristique.
Conclusion
L’Anatolie est une représentation de l’histoire des hommes : terre de passage, elle
a vu naître et croître des civilisations et des empires. Dans la douleur et la violence,
elle a été le foyer de découvertes et de guerres. Gouvernée par des empires, elle
avait une structure multiculturelle. Certes, une religion dominait et tolérait les autres
comme minorités, ou les persécutait, mais le caractère pluriethnique subsistait.
Mais elle a favorisé aussi l’éclosion d’autres civilisations. Venise s’est parée
du butin pris à Byzance en 1204, et toute l’Italie a orné ses églises de mosaïques
byzantines. L’Anatolie a réalisé l’union du monothéisme judaïque et de la pensée
gréco-romaine en développant et transmettant au monde le christianisme. Marco
Polo débarque en Cilicie, et, remontant vers le Caucase, ouvre la route de la soie et
des caravanes vers l’Asie.
Au gré de l’histoire elle est un pont ou elle se détourne de l’un ou l’autre de ses
deux pôles. Mais au-delà des épiphénomènes de l’actualité tapageuse, elle reste un
lieu central de la politique mondiale.
ْ Prolongements
Victor Hugo
1 Les Orientales, 8-10 juillet 1828.
En avril 1822, une insurrection de l’île de Chios est réprimée très violemment par
l’armée turque. L’opinion européenne est très choquée et soutient la Grèce dans sa
lutte pour l’indépendance (1830). Voir également Byron, ou Eugène Delacroix, Les
massacres de Scio, 1824.
L’Enfant
Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.
Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,
Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaîment et gaîment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d’Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu’un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre ?
Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Flaubert
2 Voyage en Orient, 1851.
Au XIXe siècle de nombreux écrivains européens, à la suite de Chateaubriand,
Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811, découvrent « l’Orient », terme qui recouvre aussi
bien l’Asie mineure que la Palestine, et l’Afrique du nord, et décrivent leur voyage. Ainsi
de Lamartine, Voyage en Orient, 1835, Nerval, Voyage en Orient, 1851, ou Flaubert,
Voyage en Orient, 1851, pub. posth. 1881.
On retient ici les extraits de deux lettres de Flaubert à son ami Louis Bouilhet et
à son oncle, François Parain :
Lettre à Louis Bouilhet
Constantinople, 14 novembre 1850.
(…) D’abord de Constantinople, où je suis arrivé hier matin, je ne te dirai rien
aujourd’hui, à savoir seulement que j’ai été frappé de cette idée de Fourier : qu’elle
serait plus tard la capitale de la terre. C’est réellement énorme comme humanité.
Ce sentiment d’écrasement que tu as éprouvé à ton entrée à Paris, c’est ici qu’il
vous pénètre, en coudoyant tant d’hommes inconnus, depuis le Persan et l’Indien
jusqu’à l’Américain et l’Anglais, tant d’individualités séparées dont l’addition formi-
dable aplatit la vôtre. Et puis, c’est immense. On est perdu dans les rues, on ne voit
ni le commencement ni la fin. Les cimetières sont des forêts au milieu de la ville.
Du haut de la tour de Galata, on voit toutes les maisons et toutes les mosquées
(à côté et parmi le Bosphore et la Corne-d’Or pleins de vaisseaux). Les maisons
peuvent être comparées aussi à des navires, ce qui fait une flotte immobile dont
les minarets seraient les mâts des vaisseaux de haut bord (phrase un peu entor-
tillée, passons).
J’aurai demain ton nom, Loue Bouilhette (prononciation turque), écrit sur
papier bleu en lettres d’or. C’est un cadeau que je destine à orner ta chambre.
Cela te rappellera, quand tu le regarderas tout seul, que je t’ai beaucoup mêlé à
mon voyage. En sortant de chez les « malins » (écrivains) où nous avions discuté
le papier, l’ornementation et le prix de ladite pancarte, nous avons été donner
à manger aux pigeons de la mosquée de Bajazet. Ils vivent dans la cour de la
mosquée, par centaines. C’est une oeuvre pie que de leur jeter du grain. Quand on
arrive, ils s’abattent sur les dalles de tous les côtés de la mosquée, des corniches,
des toits, des chapiteaux des colonnes. Le port a aussi ses oiseaux familiers. Au
milieu des navires et des caïques, on voit les cormorans voler ou qui se reposent
sur les flots. Sur les toits des maisons il y a des nids de cigognes, abandonnés
l’hiver. Dans les cimetières les chèvres et les ânes broutent tranquillement et, la
nuit, les femmes turques y donnent des rendez-vous aux soldats.
Lettre à François Parain
Constantinople, 24 novembre 1850.
(…) Ah ! vieux polisson de père Parain, si vous étiez ici vous ouvririez de grands
yeux à voir dans les rues les femmes. Elles se font voiturer dans des espèces de
vieux carrosses suspendus et dorés à l’extérieur comme des tabatières. Là dedans,
couchées sur des divans comme dans leur maison (la voiture quelquefois est
close par des rideaux de soie), on peut les contempler tout à son aise. Elles ont
sur la figure un voile transparent à travers lequel on voit le rouge de leurs lèvres
peintes et l’arc de leurs sourcils noirs. Dans l’intervalle du voile, entre le front et
les joues, paraissent leurs yeux qui brûlent à regarder et qui dardent sur vous,
d’aplomb, leurs prunelles fixes. De loin, ce voile, que l’on ne distingue pas, leur
donne une pâleur étrange, qui vous arrête sur les talons, saisi d’étonnement et
d’admiration. Elles ont l’air de fantômes. À travers les voiles qui retombent sur
leurs mains, brillent leurs bagues de diamants ; et songer, miséricorde ! Que dans
dix ans elles seront en chapeau et en corset ! Qu’elles imiteront leurs maris qui se
font habiller à l’européenne, portent des bottes et des redingotes !
Montesquieu
4 Lettres persanes, 1721.
Dans ce roman épistolaire, Montesquieu rapporte les lettres et réflexions de deux
Persans qui voyagent d’Ispahan à Paris, et observent les mœurs des pays qu’ils traversent.
La lettre XIX raconte lÀ traversée de l’Anatolie d’est en ouest et en dresse un portrait
très négatif, alors que l’empire est à l’apogée de sa puissance. On remarque la première
utilisation de l’expression « corps malade » qui lui sera attribuée à la fin du XIXe siècle.
Lettre XIX
USBEK À SON AMI RUSTAN.
À Ispahan.
Nous n’avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-cinq jours de marche,
nous sommes arrivés à Smyrne.
De Tocat à Smyrne, on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu’on la nomme.
J’ai vu avec étonnement la faiblesse de l’empire des Osmanlins. Ce corps malade
ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des remèdes violents,
qui l’épuisent et le minent sans cesse.
Les pachas, qui n’obtiennent leurs emplois qu’à force d’argent, entrent ruinés
dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête. Une milice
insolente n’est soumise qu’à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes
désertes, les campagnes désolées, la culture des terres et le commerce entière-
ment abandonnés.
L’impunité règne dans ce gouvernement sévère : les chrétiens qui cultivent les
terres, les juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille violences.
La propriété des terres est incertaine, et, par conséquent, l’ardeur de les faire
valoir ralentie : il n’y a ni titre, ni possession, qui vaillent contre le caprice de ceux
qui gouvernent.
Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu’ils ont négligé jusques à l’art
militaire. Pendant que les nations d’Europe se raffinent tous les jours, ils restent
dans leur ancienne ignorance, et ils ne s’avisent de prendre leurs nouvelles inven-
tions qu’après qu’elles s’en sont servies mille fois contre eux.
Ils n’ont nulle expérience sur la mer, nulle d’habileté dans la manœuvre. On
dit qu’une poignée de chrétiens sortis d’un rocher font suer tous les Ottomans,
et fatiguent leur empire.
Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que les
Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire : ils croient faire
grâce à ces étrangers de permettre qu’ils les enrichissent.
Dans toute cette vaste étendue de pays que j’ai traversée, je n’ai trouvé que
Smyrne qu’on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce sont les
Européens qui la rendent telle, et il ne tient pas aux Turcs qu’elle ne ressemble
à toutes les autres.
Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles, sera
le théâtre des triomphes de quelque conquérant.
À Smyrne, le 2 de la lune de Rhamazan, 1711.
CM 08 Asie mineure
ώ Frise chronologique n° 7
Introduction
Le baroque est un mouvement artistique qui s’épanouit en Europe entre 1560
et 1760. Il s’oppose à l’idéal de mesure et d’harmonie de la Renaissance et exprime
le sursaut catholique de la Contre-Réforme, en réaction à la Réforme protestante.
Au concept de baroque on associe ou oppose celui du classicisme, ou des formes qui
en sont dérivées, le rococo, le maniérisme, le burlesque, la préciosité.
I. La Contre-Réforme
Inquiet du succès de la Réforme initiée par Luther et Calvin, le pape Paul III convoque
un concile œcuménique, qui se tient en Italie, à Trente et Bologne, entre 1545 et 1563.
1. Définitions
Le terme portugais barocco désignait une perle fine de forme irrégulière, dont
les joaillers exploitaient l’anomalie et qu’ils sertissaient pour en faire un objet origi-
nal et précieux. Le terme « baroque » a ensuite été utilisé seulement par l’historien
de l’art Heinrich Wölfflin1, en 1915, puis dans la critique littéraire, pour désigner la
période de 1560 à 1760 en Europe. Il s’oppose alors à la Renaissance humaniste
fondée sur la mesure et la retenue des Anciens.
2. Principes
L’Art baroque se caractérise par :
• La liberté des formes, le mélange des genres : ainsi de l’église du Val-de-Grâce,
à Paris, à la façade classique, et au dôme baroque, construite par François
Mansart, en 1645.
• La passion pour les métamorphoses, le goût des masques et des travestisse-
ments. Il repose sur la conviction que tout est illusion, éphémère, instable.
On joue de l’apparence et de la réalité. C’est le ressort principal de la comédie
L’Illusion comique de Corneille1. L’homme baroque rencontre donc dans la
nature cette modification incessante. Le groupe Apollon et Daphné2 du Bernin
trouve dans le mythe l’inspiration de ces métamorphoses, en présentant une
jeune fille devenant un arbre.
• La préférence pour les courbes : ainsi Le Bernin, l’auteur de la colonnade ellip-
tique de la place St-Pierre à Rome se vit rejeté pour la colonnade du Louvre à
Paris qui échut à Perrault. Son grand rival à Rome, Borromini, accentuait plus
encore cette caractéristique. Il suffit de comparer les escaliers de Borromini
et du Bernin au palais Barberini.
• La recherche de l’émotion par l’expressivité, que développent les statues du
Bernin, comme l’Extase de Sainte Thérèse,3 ou de son admirateur Pierre Puget
(Milon de Crotone)
• L’ornementation, la scénographie, la théâtralité, la démesure, l’ostentation :
église du Gesù à Rome, ou la Fontaine de Trevi.
En littérature, le baroque se manifeste en poésie, Théophile de Viau, Malherbe,
et dans la floraison du roman, Honoré d’Urfé qui le pousse vers l’idéalisme (L’Astrée),
et Charles Sorel qui explore le roman réaliste (Histoire tragique de Francion).
III. Le classicisme
Les concepts de « baroque » et « classicisme » ont été inventés par la critique du
XIXe siècle, qui a aimé opposer l’un à l’autre. On considère désormais que le classi-
cisme recouvre les années 1660 à 1685, en France, soit l’ascension de Louis XIV, et
qu’il est une forme du baroque.
Il correspond à une volonté de tout soumettre au critère de la rationalité, donc
prône la maîtrise de soi, l’analyse, la mise au pas des passions. La rationalité débouche
sur les progrès scientifiques grâce à Descartes et Pascal, mais aussi sur une morale
qui décrit un homme universel, intemporel, celui des Fables de La Fontaine ou des
archétypes mis en scène par Molière. Il annonce ainsi les Lumières, période où l’Art
baroque s’épanouira pleinement.
1. Cf. texte 2.
2. Galerie Borghèse, Rome.
3. Église Santa Maria della Vittoria, Rome.
1. La préciosité
C’est un courant littéraire, voire une mode, qui se développa en France sous le
règne de Louis XIII et jusqu’aux années 1660. Des dames de l’aristocratie tenaient
des salons, parfois dans leur chambre à coucher, où l’on parlait littérature et beau
langage. Elles visaient à modifier et embellir la langue française en développant les
métaphores, exigeant une grammaire irréprochable3, mais surtout en traitant des
thèmes amoureux qui permirent le raffinement de l’analyse psychologique. Dans le
prolongement des cours d’amour de la courtoisie médiévale, on proposait des jeux et
des épreuves aux amants. Si Molière (Les Précieuses ridicules, Les Femmes savantes, Le
Misanthrope) les a caricaturées, tout comme La Fontaine (Fables, « La Fille », VII, 4),
on doit reconnaître l’immense dette de Racine aux précieuses en ce qui concerne
l’expression et l’analyse des passions. De même leur apport à la langue, au vocabu-
laire, à la poésie est indiscutable, tout comme la mode du salon littéraire. C’est à ce
moment qu’est fondée l’Académie qui doit veiller sur la langue, comme les codes
de cour que Versailles poussera à son comble. La langue a banalisé des métaphores
inventées par les précieuses : « billet doux », « travestir sa pensée ».
3. Le rococo
C’est un développement du baroque au XVIIIe siècle.
Le terme, longtemps péjoratif, désigne l’alliance du baroque et du style « rocaille »,
qui imite les rochers et les pierres naturelles dans l’ornementation. Il vise plus de
légèreté et de frivolité en ajoutant à des bâtiments classiques une décoration exubé-
rante : des ferronneries à l’extérieur (Place Stanislas à Nancy), des stucs et dorures,
agrémentées de putti (angelots) à l’intérieur. On ajoute aussi des éléments exotiques,
orientaux voire gothiques.
Il se développe à profusion en Europe centrale et dans le sud de l’Allemagne
catholique. En Italie, c’est à Venise, Naples et la Sicile qu’on en trouve de nombreux
développements.
Les peintres Watteau, Fragonard ou Boucher expriment ainsi la fragilité de la
beauté et de l’amour dans une nature conventionnelle.
4. Le maniérisme
Il se développe surtout sous le règne de François Ier et rejette la perfection formelle
de la Renaissance, en refusant l’imitation de la nature, les règles strictes de compo-
sition et de perspective. Art savant, il s’adresse à des connaisseurs, en faisant des
références aux chefs d’œuvre connus. Né en Italie, ce genre sera importé en France
et prendra le nom d’« école de Fontainebleau ».
Il joue sur l’obscurité et le mystère, les formes courbes, une déformation des
corps ou une exagération.
On peut citer Le Dernier dîner du Tintoret, Le Greco en Espagne.
L’art de l’énigme et de la métamorphose est poussé à l’extrême dans les compo-
sitions du peintre Arcimboldo (1526-1593).
V. Le néo-classicisme
Les dérives spectaculaires du baroque entraînent une réaction vers plus de sobriété
à partir de 1750, au moment où les jeunes gens de l’Europe des Lumières complètent
leur éducation en accomplissant « le Grand Tour ». On met à jour Pompéi et Herculanum
et les principes de l’art et de l’architecture gréco-romains, que Vitruve avait théorisés,
suscitent une vogue en Europe et aux États-Unis, qu’on appela « le retour à l’antique »1,
ou « le vrai-style ». Après la vogue des ruines, que peint Hubert Robert2, les parcs des
châteaux cachent des « fabriques », fausses ruines antiques, à Versailles, Schönbrunn,
ou le Désert de Retz, dans les Yvelines. Les représentants les plus connus sont le peintre
David et le sculpteur Canova et il se développe dans les styles Directoire, Empire, ou
Biedermeier. À son apogée en 1780-1800, il cèdera devant le romantisme.
Conclusion
Si le terme de baroque, employé tardivement, désigne une vaste période de la
culture européenne, son origine est bien la Contre Réforme catholique. Jusqu’à ce
que s’impose l’esthétique néo-classique au milieu du XVIIIe siècle, les catérogies de
« baroque » et de « classique » sont dans une heureuse symbiose : le faste et l’osten-
tation se marient avec la symétrie et la recherche de l’harmonie.
ْ Prolongements
Mathieu de Montreuil
1 Madrigal précieux, 1793.
Le poète Mathieu de Montreuil (1620-1691) s’adresse à Madame de Sévigné,
« à l’issue d’une partie de Colin-Maillart. »
De toutes les façons vous avez droit de plaire, Mais surtout vous savez nous
charmer en ce jour : Voyant vos yeux bandés, on vous prend pour l’amour ; Les
voyant découverts, on vous prend pour sa mère.
Corneille
2 Illusion comique, V, 5, 1636.
Pridamant
Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l’argent ?
Alcandre
Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent.
Pridamant
Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
Alcandre
Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poème récité, partagent leur pratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,
D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.
Pridamant
Mon fils comédien !
Alcandre
D’un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
Et, depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N’est que la triste fin d’une pièce tragique
Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand équipage,
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer
Qu’alors que sur la scène il se fait admirer.
Pridamant
J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte.
Denis Diderot
3 Salon de 1767, à propos d’Hubert Robert, La Galerie du Louvre en ruine.
Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout
périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il
est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette
les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui
m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce
rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces
masses suspendues au-dessus de ma tête, et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des
tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! Et j’envie un faible tissu de
fibres et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne
les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul, je
prétends m’arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes côtés !
Si le lieu d’une ruine est périlleux, je frémis. Si je m’y promets le secret et
la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi. C’est là que
j’appelle mon ami. C’est là que je regrette mon amie. C’est là que nous jouirons de
nous sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux. C’est là que je sonde
mon cœur. C’est là que j’interroge le sien, que je m’alarme et me rassure. De ce
lien, jusqu’aux habitants des villes, jusqu’aux demeures du tumulte, au séjour de
l’intérêt des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs, il y a loin.
Si mon âme est prévenue d’un sentiment tendre, je m’y livrerai sans gêne. Si
mon cœur est calme, je goûterai toute la douceur de son repos.
Dans cet asile désert, solitaire et vaste, je n’entends rien, j’ai rompu avec tous
les embarras de la vie. Personne ne me presse et ne m’écoute. Je puis me parler
tout haut, m’affliger verser des larmes sans contrainte.
Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte dans une femme
honnête ; l’entreprise d’un amant tendre et timide, plus vive et plus courageuse.
Nous aimons, sans nous en douter, tout ce qui nous livre à nos penchants, nous
séduit, et excuse notre faiblesse.
CM 09 Baroque
ώ Frise chronologique n° 8
Introduction
La région de l’Andalousie, au sud de l’Espagne, tient son nom d’un terme arabe :
Al-Andalus. Ce terme désigne l’ensemble des territoires de la péninsule ibérique ainsi
que certaines zones du sud de la France (jusqu’à Narbonne), qui furent, de façon
plus ou moins continue, sous domination musulmane entre 711 (premier débarque-
ment) et 1492 (chute de Grenade).
Le pays fut conquis et dominé par les musulmans, Arabes et surtout Berbères1,
de manière soudaine, sans que rien l’ait laissé prévoir : ce fut un épisode essentiel
de l’expansion du monde musulman. Mais la situation géographique particulière du
pays a donné une coloration spécifique à cette domination : la population d’Al-An-
dalus est cosmopolite, elle a des origines et même des croyances multiples. Certes,
les Arabes, les Berbères et les européens convertis à l’islam (qu’on désigne comme
muladies, terme arabe qui signifie « adapté » ou « métis ») sont majoritaires, mais
des juifs et des chrétiens (nommés mozarabes, terme arabe qui signifie « arabisé »)
contribuent également à l’éclat de cette civilisation.
L’intérêt de cette période vient du fait qu’Al-Andalus a été dès le IXe siècle un foyer
de haute culture au sein de l’Europe médiévale, attirant un grand nombre d’artistes et
de savants qui ont laissé des œuvres majeures et des découvertes décisives. L’Espagne
et le Portugal actuels accueillirent ainsi les sciences et la philosophie développées
dans le monde islamique par des lettrés et des savants musulmans ou juifs.
I. Repères historiques
1. Le royaume wisigoth
Au début du VIIIe siècle, la péninsule ibérique était dominée par les Wisigoths,
cette branche du peuple germanique des Goths qui s’installa à l’ouest de l’Empire
romain après avoir combattu tantôt avec, tantôt contre les armées romaines. Le
royaume wisigoth, au temps de sa plus grande extension (Ve siècle apr. J.-C.), occupait
une large part de la péninsule ibérique ainsi que le sud-ouest de la France actuelle,
entre la Loire et les Pyrénées (avec Toulouse comme capitale). Confrontés aux Francs
de Clovis au début du VIe siècle, ils durent se replier au sud des Pyrénées et instal-
lèrent leur capitale à Tolède ; ils conservèrent cependant au nord des Pyrénées le
Languedoc actuel et une partie de la Provence.
Au VIIe siècle, les Wisigoths règnent donc sur un empire hispanique qui emprunte
une partie de ses symboles et de son organisation à l’ancien Empire romain ; en outre
ils sont de longue date convertis au christianisme, ce qui occasionne de vives tensions
avec les communautés juives locales. Des centres urbains importants, comme Tolède,
Séville, Lisbonne, etc. entretiennent une vie intellectuelle assez conséquente.
C’est pourquoi l’étymologie du terme Al-Andalus, qui a fait l’objet de nombreuses
hypothèses et reste très incertaine, a été récemment rapportée à la désignation de
l’Espagne en langue wisigothique comme une terre attribuée par tirage au sort, soit
*landa-hlauts (ce qui aurait été le mode traditionnel d’attribution des terres chez les
Wisigoths).
1. Ce sont ces Maures qui ont donné leur nom à un emblème héraldique traditionnel, la « tête
de Maure », que l’on trouve par exemple sur le drapeau corse.
2. Les Omeyyades sont une dynastie de califes qui gouvernent le monde musulman de 661 à
750. Ils sont installés à Damas.
3. Les Abbassides sont une dynastie de califes qui gouvernent le monde musulman de 750 à 1258.
Ils déplacent le centre de gravité de l’islam de la Syrie vers l’Irak en installant leur capitale à
Bagdad, jusqu’à la destruction de la ville par les Mongols au XIIIe siècle.
5. La fin d’Al-Andalus
Toute cette période est marquée par les luttes contre les souverains chrétiens
qui dominent le nord de l’Espagne, et gagnent lentement du terrain contre les
musulmans. Dès l’implantation des musulmans en terre espagnole, les puissances
chrétiennes avaient œuvré pour contenir leur expansion et leur influence. En 1179,
les rois Alphonse II d’Aragon et Alphonse VIII de Castille signent un traité qui répar-
tit entre eux les territoires à conquérir sur les musulmans (répartition dont la trace
subsiste aujourd’hui dans le partage entre les langues, catalan et castillan). Cette
Reconquista (ou « Reconquête ») va connaître de nets succès : durant la première
moitié du XIIIe siècle, les rois chrétiens conquièrent la moitié de la péninsule ibérique.
Ensuite les Baléares sont reprises, essentielles pour le contrôle des voies maritimes
en Méditerranée. À la fin du XIIIe siècle, il ne subsiste d’Al-Andalus qu’une petite zone
autour de Grenade, et ce royaume de Grenade est vassal de la Castille.
Le 2 janvier 1492, les Rois catholiques (Isabelle Ire de Castille et Ferdinand II
d’Aragon) qui ont uni leurs royaumes et leurs forces en se mariant en 1469, prennent
Grenade et mettent fin à la présence d’un État musulman dans la péninsule espagnole.
Juifs ont atteint, du temps de l’émirat puis du califat de Cordoue, de hautes positions
sociales ; les cultures arabe et juive interagissent et se nourrissent de leurs échanges,
elles connaissent un véritable âge d’or. Mais avec l’arrivée des Almoravides et des
Almohades, la situation change radicalement car ces dynasties conçoivent l’islam
de façon beaucoup plus rigoureuse et sont moins tolérantes à l’égard des Juifs. La
situation des Chrétiens est globalement moins favorable, peut-être ont-ils d’ailleurs
résisté davantage que les Juifs à l’arrivée des Berbères et des Arabes. En effet, les
Juifs, maltraités sous la domination chrétienne wisigothe, apportèrent sans doute
leur aide aux conquérants musulmans.
Dans le même temps, toutes les formes du savoir font l’objet d’avancées décisives :
histoire, géographie, grammaire, poésie, philosophie, médecine, chimie, mathéma-
tiques, etc.
Les apports d’Al-Andalus à cette explosion des connaissances scientifiques sont
très importants. La région est au centre de va-et-vient permanents de voyageurs, de
professeurs, d’étudiants, de marchands, qui circulent entre les différentes contrées
de l’empire musulman, mais aussi entre l’Occident chrétien et le monde musul-
man. Des écoles réputées attirent l’élite intellectuelle de l’Europe entière. Ainsi, au
Xe siècle, le savant archevêque de Reims Gerbert, qui deviendra pape sous le nom
de Sylvestre II, a étudié les ouvrages des savants de Cordoue lorsqu’il séjournait
en Catalogne, à Ripoll, où un monastère important servait d’intermédiaire entre
les mondes chrétien et musulman. Il est un des premiers à introduire en France les
sciences arabes. De même, les communautés juives entretiennent des rapports étroits
avec les musulmans ; les savants juifs sont particulièrement actifs dans le travail
de traduction évoqué plus haut mais ils participent aussi aux grandes découvertes
scientifiques de ce temps. Par exemple, le rabbin Maïmonide, né à Cordoue en 1138
et installé au Caire, développe une œuvre portant sur la philosophie et la théologie
juives, mais appuyée sur une connaissance intime des grands penseurs musulmans
et de la tradition aristotélicienne venue de Grèce. Il écrit d’ailleurs une partie de
son œuvre en arabe. Il rédige également des traités de médecine à la demande des
souverains musulmans d’Égypte. On peut également mentionner le grand médecin
Alboucassis, entre le Xe et le XIe siècle, qui est une référence en matière de chirur-
gie. Ses ouvrages sont imprimés en Occident avant ceux d’Hippocrate ou de Galien
(dont il transmet les théories) ; il est encore abondamment cité au XVIe siècle par
exemple par Ambroise Paré.
b. Arts
Dans le domaine des arts, les traditions architecturales de Byzance et de Perse
parviennent en Europe occidentale par l’intermédiaire des musulmans d’Al-Andalus.
Ceux-ci ont développé des villes, des palais, des édifices religieux, remarquables
par leur grandeur et leur beauté. Ainsi, la Mosquée de Cordoue (qui est aujourd’hui
une cathédrale) est le monument le plus abouti de l’art musulman. Edifiée sur
d’anciennes architectures religieuses romaines et wisigothes, elle est agrandie et
enrichie entre le VIIIe et le Xe siècle jusqu’à devenir la plus grande mosquée du
monde après La Mecque. La décoration intérieure est absolument magnifique : une
véritable forêt de plus de 800 colonnes de marbres différents provenant du monde
entier, des mosaïques inspirées de l’art byzantin, des arcs en fer à cheval alternant
briques et pierres, etc… L’Alhambra de Grenade est un ensemble palatial fondé au
XIIIe siècle par les souverains nasrides, qui dirigeaient alors l’émirat de Grenade. Les
parties les plus remarquables furent édifiées au XIVe siècle. La décoration est d’une
très grande richesse : décorations florales stylisées, calligraphies, arabesques, motifs
géométriques, etc. Des jardins sont créés, des paradis pour reprendre le mot arabe
qui signifie « jardin », où l’eau circule et cascade, apportant une fraicheur bienfai-
sante mais témoignant surtout du haut degré de sophistication de l’art des jardins si
représentatif de l’art musulman. À Séville, l’alcazar ou palais fortifié (édifié à partir
de 844, puis régulièrement modifié et enrichi) est considéré comme un des exemples
les plus brillants de l’architecture des musulmans d’Espagne. Il était également orné
de jardins. La Giralda, l’ancien minaret de la Grande Mosquée de Séville, date de la
dynastie des Almohades (XIIe siècle), frappe par ses dimensions gigantesques. C’est
encore aujourd’hui l’un des monuments les plus admirés de Séville.
L’architecture n’est pas la seule forme d’art où a excellé Al-Andalus : faïence mêlant
influences hispaniques et mauresques, travail du métal et orfèvrerie, etc. ont par la
suite influencé l’art chrétien dans tout l’Occident médiéval et jusqu’à la Renaissance.
Conclusion
Cette percée musulmane sur le territoire européen est riche de traces, de récits,
de mémoire. Elle a représenté un défi pour le monde chrétien qui a lutté férocement
contre les envahisseurs. Mais dans les livres d’histoire, Al-Andalus n’est pas resté
comme un phénomène géopolitique. C’est un creuset atypique, où se sont mêlés
comme jamais (ou presque) les influences arabes, juives et occidentales, donnant
naissance à une civilisation brillante dont l’Occident s’est nourri et se nourrit encore.
ْ Prolongements
Après la reconquête des territoires musulmans par les rois chrétiens, on peut
observer la persistance de ces créations hybrides qui n’ont pu naître qu’en Al-Andalus,
à la faveur de la cohabitation entre les civilisations arabe et occidentale. On parle
d’Art mudéjar (l’adjectif signifie « musulman en territoire chrétien »), un art chrétien
qui emprunte certains de ses codes à l’influence musulmane.
Voltaire
1 Charles Martel à Poitiers, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, 1756.
Il est évident que le génie du peuple arabe, mis en mouvement par Mahomet, fit
tout de lui-même pendant près de trois siècles, et ressembla en cela au génie des
anciens Romains. […] Un [des califes], en 711, passe d’Égypte en Espagne, soumise
aisément tour à tour par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et les
Vandales, et enfin par ces Arabes qu’on nomme Maures. Ils y établirent d’abord
le royaume de Cordoue. Le sultan d’Égypte secoue à la vérité le joug du grand
calife de Bagdad ; et Abdérame, gouverneur de l’Espagne conquise, ne reconnaît
plus le sultan d’Égypte : cependant, tout plie encore sous les armes musulmanes.
Ahmed Djebbar
2 Les échanges entre Orient et Occident, Une histoire de la science arabe – Entretiens
avec Jean Rosmorduc, 2001, p. 145 sqq.
« Les échanges entre l’Europe et l’espace culturel musulman n’ont pas toujours
été la conséquence des traductions. Il se trouvait aussi des intellectuels qui, ayant
vécu un certain temps dans une communauté arabophone, en avaient assimilé
la langue et une partie du savoir enseigné. […] Ce phénomène a été observé dès
la fin du Xe siècle avec les activités scientifiques menées ou animées par Gerbert
d’Aurillac, avant qu’il ne devienne pape sous le nom de Sylvestre II. Son séjour en
Catalogne lui aurait permis d’accéder à des écrits astronomiques arabes traitant
de l’astrolabe. […]
Le même phénomène va se reproduire, mais à une échelle plus large, à la fin
du XIe siècle et au début du XIIe, à la fois dans les milieux latins et dans les milieux
hébraïques. […] On peut citer un [savant], bien connu celui-là, dont l’œuvre illustre
clairement ce double phénomène. Il s’agit de Léonard de Pise, connu également
sous le nom de Fibonacci (m[ort] vers 1240). Fibonacci cite très peu d’auteurs
arabes, mais le contenu de ses écrits, en particulier celui de son célèbre Liber
Abbaci (1202), parle pour lui : une comparaison même rapide révèle des filia-
tions indiscutables en ce qui concerne les types de problèmes, les méthodes de
résolution, la terminologie et même le symbolisme. Mais ce livre témoigne aussi
de l’apport personnel de son auteur. »
CM 10 Civilisation arabo-andalouse
ώ Frise chronologique n° 9
Introduction
Le colbertisme est aujourd’hui souvent associé aux critiques du discours libéral
sur la régulation étatique de l’économie.
Cette conception tire son nom de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) contrôleur
général des finances de Louis XIV. S’il n’en est pas l’inventeur à proprement parler, il
a fait du mercantilisme, né au seizième siècle, un système cohérent. Pour lui, l’éco-
nomie et la puissance d’un pays reposent sur — mais surtout s’évaluent grâce à —
l’importance de ses réserves en or. Tout doit donc être organisé afin de permettre
l’accroissement régulier et permanent des ressources de l’état.
a. Définition
Le « système » élaboré par Colbert est constitué autour de l’idée que la politique
doit réglementer et diriger l’économie du royaume afin de contrôler l’ensemble
des transactions commerciales et d’assurer une balance des paiements positive.
L’accumulation des richesses repose sur un commerce extérieur dégageant d’impor-
tants bénéfices mais également sur des échanges organisés par de grandes compa-
gnies surveillées par l’État ainsi que sur une agriculture prospère et des industries
performantes.
Pour parvenir à ces fins, Colbert conçoit une série de principes essentiels : il faut
accumuler et thésauriser les richesses donc, pour cela, gérer avec rigueur les finances
publiques et favoriser les échanges et le commerce.
1. Le mot est étymologiquement issu du nom italien « mercante » (signifiant « marchand »), il
appartient à la famille du « marché ».
1. Le commerce
Il constitue bien toujours la première source de revenus d’un état, à condition
d’exporter davantage que l’on n’importe. Colbert met donc en place un système qui,
peu à peu, va réguler les évasions de richesses. Il travaille en plusieurs étapes afin
de limiter les conséquences néfastes que pourraient avoir des impositions trop fortes
sur ce qu’il considère comme devant rester le plus libre possible, le commerce. En
1664, il instaure des tarifs douaniers assez modérés, établissant des listes de prix très
précises pour les principaux biens échangés. Les commerçants acceptent aisément
cette première étape puisqu’elle ne nuit pas à leurs échanges. En revanche, en 1667,
il passe à un second stade, plus sévère, en mettant en place des droits d’importa-
tion très élevés afin de limiter les entrées de marchandises créant des sorties d’or.
Parallèlement, il favorise les exportations en baissant le plus possible les taxes qui
pèsent sur les exportateurs français. Les importations de Hollande et d’Angleterre
sont alors très lourdement taxées et l’Angleterre riposte en réduisant les importa-
tions de vin. Mais cette mesure de représailles n’a que peu d’effet.
2. Les « Compagnies »
Le modèle mis en place dès 1602 par la Compagnie néerlandaise des Indes
commerciales avait montré comment le commerce international, bien mené par
des capitaux propres, appuyé sur des actions et la création de bourses de valeur
(à Amsterdam, Londres et Paris) pouvait assurer la puissance d’un état. Ce constat
avait incité Richelieu à créer des Compagnies (la Compagnie de Saint Christophe en
1626 -qui deviendra, en 1635, la Compagnie des îles d’Amérique — la Compagnie de
la Nouvelle France en 1627 et la Compagnie normande en 1628), mais ce furent des
échecs. Mazarin n’avait guère eu plus de succès avec sa Compagnie du Cap-Vert et
du Sénégal (en 1658) ou sa Compagnie de Chine (en 1660).
Pourtant, Anglais et Hollandais réussissent à faire fructifier les leurs, Colbert décide
donc d’en créer à son tour. Si certaines, comme la Compagnie du Nord connaissent
rapidement un début prometteur en mer Baltique, les autres, La Compagnie des
Indes orientales (en 1664) celle des Indes occidentales (la même année) ou celles
de la France équinoxiale (en 1663) et du Levant (née en 1670 et devenue « de la
Méditerranée » en 1685) sont fréquemment en difficulté et peinent à trouver des
souscripteurs. L’équilibre financier est souvent long à obtenir et, malgré les primes
offertes à chaque transaction et les monopoles (de commerce et de navigation)
octroyés par le roi, leur rentabilité est lente à voir le jour. La Compagnie des Indes
orientales ne sera vraiment rentable qu’au siècle suivant…
L’échec de ces entreprises est lié à plusieurs causes, mais il semble que les
souscripteurs aient souvent eu peur de l’ingérence de l’état et de l’amplitude de leur
domaine. Les territoires semblaient trop vastes pour être convenablement exploi-
tés compte tenu des moyens techniques et humains dont disposaient les directeurs.
Si l’on ajoute à ces obstacles la mauvaise gestion parfois, les querelles intestines
entre les directeurs, les manœuvres entreprises par certains religieux pour les utili-
ser à des fins prosélytes, leur développement n’était pas garanti aux yeux de ceux
qui possédaient assez d’argent pour y investir.
3. La colonisation
Pour Colbert — et nombre de ses contemporains — les colonies constituent
des réservoirs de ressources à exploiter afin d’enrichir le royaume et d’en assurer
la grandeur. Le colbertisme instaure donc la nécessité d’une utilisation totale des
richesses coloniales.
Il faut, pour en tirer tous les bénéfices, les peupler. Le colbertisme est aussi une
vaste entreprise de déplacement de population. Colbert dispose d’une source impor-
tante de personnes à envoyer aux colonies : l’Hôpital Général, créé en 1656 par un
édit de Louis XIV, fournit un nombre conséquent de candidats au départ, des jeunes
filles surtout. Créé pour lutter contre la mendicité et la pauvreté, il sert à « enfer-
mer » les « enfants trouvés », les mendiants, les invalides, et certaines filles « de
mauvaise vie ». Colbert y trouve un nombre considérable de jeunes filles qu’il envoie
aux colonies pour y contracter des mariages précoces arrangés. Il taxe les parents
qui n’auraient pas marié leurs fils de vingt ans et leurs filles de seize ans, il accorde
des pensions annuelles conséquentes aux familles de colons composées de plus de
dix enfants vivants (surtout au Canada) et favorise le commerce triangulaire et la
traite d’esclaves… Colbert supervise tout, il rédige même L’Édit du Roi sur la police
de l’Amérique française (rapidement rebaptisé le Code noir), en 1685, à la demande
de Louis XIV pour organiser l’utilisation des esclaves. Si ce texte leur accorde des
droits juridiques (mariage, possession de certains biens notamment) il constitue
surtout un code permettant de déterminer les droits des propriétaires et prévoit de
nombreuses sanctions violentes pour les esclaves récalcitrants.
Le commerce colonial est totalement mis sous la coupe de l’état : tout navire
étranger proche des côtes est arraisonné et confisqué. Aucun bateau ne peut accos-
ter ni commercer avec les colons. Enfin, le commerce ne peut être qu’avec la France,
les colonies n’ont pas d’autre partenaire commercial.
Le colbertisme peine à satisfaire les sujets du roi, de nombreuses revendica-
tions s’élèvent. En métropole, on veut vendre du vin aux colonies, aux Antilles c’est
du rhum et de la mélasse1 que l’on souhaite écouler dans les colonies anglaises. En
outre, cette centralisation et cette restriction des marchés extérieurs font que l’on
ne peut parfois assurer la totalité des besoins des colonies. Le bois de construction
ne parvient pas en assez grande quantité de France par exemple. Colbert refuse
pourtant d’atténuer la dureté des lois et n’autorise que quelques modifications secon-
daires, uniquement lorsque le besoin s’impose (le bois pourra être acheté plus près
notamment).
Les colonies servent malgré tout à augmenter et dynamiser la production et le
commerce français. Le système colbertien finit par créer effectivement une prospé-
rité intérieure.
1. Le développement de l’industrie
Le colbertisme repose sur une diminution drastique des importations. Il faut
donc développer au maximum la production intérieure, développer les manufac-
tures et « produire français ». Colbert encourage donc les riches particuliers à créer
des entreprises, leur assurant des protections royales pour faciliter leur réussite.
Il faut également connaître les ressources de chaque région pour y adapter les
entreprises les plus efficaces. Il fait donc recenser tous les éléments essentiels des
provinces : population, main d’œuvre disponible, compétences potentielles, avantages
territoriaux, aspects géographiques. Bref, il réunit tous les éléments qui permettent
de créer les entreprises les plus adaptées à leur bassin d’emploi. Pour cela, Colbert
met en place une véritable administration publique officielle. Il délègue cette tâche
de recensement et de comptabilité à des collaborateurs qui organisent chacun une
branche. Il crée ainsi, en 1664, le Conseil du commerce, réunissant les délégués et les
fonctionnaires de dix-huit grands bassins industriels, chacun des collaborateurs se
charge de mettre en place les manufactures selon sa branche : le textile, les fonde-
ries, les dentelles et tricots… Pas de colbertisme possible sans afflux de capitaux.
Il faut donc aussi que les individus fassent circuler les richesses. Quelques particu-
liers créent ainsi des sociétés et des compagnies ouvertes sur le commerce extérieur.
Le colbertisme est donc à l’origine d’une administration structurée, nombreuse,
compétente et efficace mais également d’un maillage d’entreprises privées, mises à
contribution pour assurer la prospérité collective. Les manufactures se développent en
effet rapidement et un véritable tissu « industriel » apparaît sur le territoire français.
2. Le « capitalisme » colbertien
Mais le colbertisme est surtout politique d’état. Colbert préfère les entreprises
mises sous la coupe royale. Le plus souvent, les manufactures sont financées par
l’état puis on distribue des actions et on assure la pérennité de l’entreprise grâce
aux « armes » royales inscrites sur les produits. Le plus souvent, le roi est directe-
ment mis à contribution (cela donne naissance aux manufactures royales dont les
noms sont encore connus aujourd’hui (les Gobelins, la Savonnerie par exemple).
Mais les ressources françaises sont parfois limitées, aussi Colbert fait-il venir en
France les grands spécialistes étrangers. Il recrute des fabricants experts dans leurs
domaines, n’hésitant pas à leur prêter de quoi s’installer. Les meilleurs ouvriers étran-
gers sont invités à s’installer en France : les verriers vénitiens, les fondeurs belges,
les chapeliers espagnols, les brodeurs italiens… Parallèlement, les ouvriers français
se voient interdire d’aller à l’étranger, sous peine de mort, les étrangers désirant
regagner leur patrie sont jetés en prison…
4. Les « monopoles »
Pour que le colbertisme fonctionne, il est également nécessaire que les débou-
chés soient importants et toujours accessibles. Ainsi, Colbert accorde des monopoles
régionaux ou nationaux. Une seule entreprise est alors autorisée à produire un bien
particulier, elle ne se voit opposer aucune concurrence et contribue pleinement à
l’augmentation des richesses nationales. Une fabrique seule, installée à Paris, est
autorisée à produire des glaces comme celles de Murano, une seule y fabrique des
dentelles à la manière de Venise, une seule, en Auvergne, produit des draps fins…
Ces monopoles ont une contrepartie : une réglementation très stricte, un système
d’amendes en cas de manquement très rigoureux. Les productions de médiocre qualité
sont détruites, le fabricant pouvant même en cas de récidive être exposé au carcan…
1. La prospérité
C’est le but principal de cette politique. Pour assurer le développement écono-
mique, le colbertisme doit être non seulement un système cohérent mais aussi
efficace. Le souci d’éviter les taxes excessives mais également les famines et les
disettes1, fréquentes, est essentiel. Il ne s’agit pas d’un désir de solidarité mais d’une
conséquence de la conception économique de Colbert : il faut assurer la prospé-
rité du royaume, donc la production de richesses. Ainsi, tout ce qui s’y oppose est
néfaste et doit être combattu.
Il faut, avant tout, nourrir correctement la population. Colbert se penche donc
également sur l’agriculture. Le royaume ne parvient pas à produire suffisamment de
céréales pour nourrir tous les français, le pragmatisme colbertien le conduit donc à
autoriser et même à développer l’importation de blé et de produits agricoles (et à
en interdire l’exportation). Face aux famines récurrentes, Colbert cherche à faciliter
l’accès au grain, il en baisse le prix (allant, en cas de disette jusqu’à le faire distri-
buer gratuitement). Pour assurer la prospérité générale, il tend vers une égalité de
traitement fiscal, vers une proportionnalité acceptable par tous, et vers une prise
en compte des particularismes individuels, sociaux et régionaux.
Le colbertisme est donc aussi une politique de l’équilibre qui a réussi à dévelop-
per et organiser le tissu industriel dans le royaume et permit à l’industrie française
de rattraper une grande partie de son retard sur celle de l’Angleterre. La qualité des
productions françaises accroît la demande internationale, fait entrer des devises.
1. Les famines (manques de nourriture qui peuvent conduire à la mort) et les disettes (nourriture
rare et peu abondante) se succédèrent de 1660 à 1664 notamment.
Conclusion
Colbert mort, sa politique fait l’objet de violentes critiques, les Réformés, chassés
de France par la Révocation de l’Édit de Nantes1 emportent avec eux devises et
savoir-faire, des biens que le colbertisme leur a apportés.
Les tentatives de modération fiscale nuisent aux efforts de guerre entrepris durant
la fin du règne de Louis XIV, le commerce subit le contrecoup des tarifs douaniers
imposés aux étrangers, la réglementation stricte semble nuire au développement
et à l’initiative…
On reproche aussi de plus en plus à Colbert l’établissement du Code noir qui
constitue surtout aux yeux de ses détracteurs un ensemble juridique violent et cruel
régissant la condition servile.
ْ Prolongements
1. Louis XIV signe l’Édit de Fontainebleau révoquant l’Édit de Nantes le 18 octobre 1685. Cela met
fin à la paix relative assurée par le texte signé par Henri IV en 1598 qui assurait aux Réformés
(les protestants) une relative liberté de culte.
Jean-Baptiste Colbert
1 Mémoires de Jean-Baptiste Colbert (ministre d’État) sur les affaires de finances
de France pour servir à l’histoire, datés de 1663, publ. P. Clément, tome II, p. 17.
« C’est une maxime constante et reconnue généralement dans tous les États
du monde que les finances en sont la plus importante et la plus essentielle partie.
C’est une matière qui entre en toutes les affaires, soit qu’elles regardent la subsis-
tance de l’État en son dedans, soit qu’elles regardent son accroissement et sa
puissance au dehors, par les différents effets qu’elle produit dans les esprits des
peuples pour le dedans, et des princes et États étrangers pour le dehors. Il est
presque certain que chaque État, à proportion de sa grandeur et de son étendue,
est suffisamment pourvu de moyens pour subsister en son dedans, pourvu que
ses moyens soient bien et fidèlement administrés ; mais pour s’accroître, il n’y a
que les deux couronnes de France et d’Espagne qui aient paru jusqu’à présent en
l’Europe avoir assez de force et assez d’abondance dans leurs finances pour entre-
prendre des guerres et des conquêtes au dehors. »
Pierre-Joseph Proudhon
2 Du Principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le Parti de la Révolution,
II, 8, éd. E. Dentu, 1863, p. 172.
Karl Marx
3 Le Capital, VIIIe section, ch. 31, Traduction J. Roy, éd. Maurice Lachâtre, 1872, p. 338.
« Le système protectionniste fut un moyen artificiel de fabriquer des fabricants,
d’exproprier des travailleurs indépendants, de convertir en capital les instru-
ments et conditions matérielles du travail, d’abréger de vive force la transition
du mode traditionnel de production au mode moderne. Les États européens se
disputèrent la palme du protectionnisme et, une fois entrés au service des faiseurs
de plus-value, ils ne se contentèrent pas de saigner à blanc leur propre peuple,
indirectement par les droits protecteurs, directement par les primes d’exportation,
les monopoles de vente à l’intérieur, etc. Dans les pays voisins placés sous leur
dépendance, ils extirpèrent violemment toute espèce d’industrie ; c’est ainsi que
l’Angleterre tua la manufacture de laine en Irlande à coups d’oukases parlemen-
taires. Le procédé de fabrication des fabricants fut encore simplifié sur le conti-
nent, où Colbert avait fait école. (…) Régime colonial, dettes publiques, exactions
fiscales, protection industrielle, guerres commerciales, etc., tous ces rejetons de
la période manufacturière proprement dite, prennent un développement gigan-
tesque pendant la première jeunesse de la grande industrie. »
Charles de Gaulle
4 Mémoires d’espoir, I, « Le Renouveau, 1958-1962 », éd. Plon, 1970, p. 139.
« La politique et l’économie sont liées l’une l’autre comme le sont l’action et
la vie. Si l’œuvre nationale que j’entreprends exige l’adhésion des esprits, elle
implique évidemment que le pays en ait les moyens. Ce qu’il gagne grâce à ses
ressources et à son travail ; ce que, sur ce revenu total, il prélève par ses budgets,
soit pour financer le fonctionnement de l’État qui le conduit, l’administre, lui rend
la justice, le fait instruire, le défend, soit pour entretenir et développer par des
investissements les instruments de son activité, soit pour assister ses enfants
dans les épreuves que l’évolution fait subir à la condition humaine ; enfin, ce qu’il
vaut au sens physique du terme et, par conséquent, ce qu’il pèse par rapport aux
autres, telles sont les bases sur lesquelles se fondent nécessairement la puissance,
l’influence, la grandeur, aussi bien que ce degré relatif de bien-être et de sécurité
que pour un peuple, ici bas, on est convenu d’appeler le bonheur.
Cela fut vrai de tout temps. Ce l’est aujourd’hui plus que jamais (…)
CM 11 Colbertisme
Introduction
Il s’agit d’analyser quelles représentations ce début de siècle donne du corps
humain en partant du constat que celui-ci se trouve à la confluence d’enjeux variés
et contradictoires, d’ordre politique, économique, culturel. Plus concrètement, le fait
de cacher ou de montrer telle partie du corps, bien au-delà des modes, révèle un
enjeu moral — qu’est-il convenable de montrer ? — mais aussi religieux. Ou bien, la
question de l’entretien du corps, concernant aussi bien la médecine, la diététique,
l’hygiène, les pratiques sportives, ne peut pas ne pas renvoyer à celle de l’environne-
ment : comment manger sainement ? Quel air respirer ? Le corps concerne aussi bien
le monde du travail que celui des loisirs, la sphère publique à travers le paraître, la
mode – mais aussi la posture et les normes de politesse –, que la sphère privée, où
se révèle le corps comme objet du désir, source de plaisir. Ces deux sphères naturel-
lement se rencontrent : la naissance du désir s’accomplit aussi à l’extérieur, dans tout
lieu public, à chaque instant de la vie quotidienne. Depuis toujours, vêtir le corps
c’est toujours le rendre plus désirable, en jouant sur le montré – et le montrable –
et le suggéré – ou le suggestif. Une société de l’image omniprésente par de multi-
ples canaux n’a pu que renforcer le corps comme spectacle et l’histoire du corps au
XXe siècle est bien celle de son dévoilement progressif, de son exposition à l’espace
public comme à la nature. Ces remarques, pour annoncer que l’on devra étudier
les représentations du corps en prenant en compte la santé, l’action publique et la
protection sociale, les modes vestimentaires et corporelles, les enjeux moraux et
religieux qui sont connectés aux questions du désir, de la sexualité, du genre, mais
encore de la procréation.
1. Il faut noter l’importance tout au long du XIXe siècle de l’hygiénisme qui, s’appuyant sur les
travaux de Lavoisier (1743-1794) sur l’oxydation de la nature et du corps, et de Louis Pasteur
(1822-1895), entend lutter contre l’alcoolisme ou la tuberculose et influence fortement
l’urbanisme.
1. La sensualité n’est pas le seul critère de beauté féminine, elle est concurrencée par l’allure
sportive et par tout ce qui est censé dénoter la bonne forme : l’éclat du teint et du sourire sont
de rigueur.
comme Paul Poiret1 ou Gabrielle Chanel2 libèrent les mouvements du corps féminin.
Au fil des décennies, les jambes des femmes se découvrent de plus en plus, jusqu’à
la minijupe de la fin des années soixante. C’est aussi aux bains de mer, loisir pleine-
ment démocratique dès le début des Trente Glorieuses, que les corps se montrent :
le maillot de bain des femmes devient alors le bikini3 avant que ne se propage à la
fin des années soixante-dix la vogue des maillots une pièce, laissant les seins nus.
Phénomène essentiel dans l’histoire du vêtement au XXe siècle : le brouillage de la
différenciation des sexes qui aboutit à des modes unisexe. Concrètement le panta-
lon demeure l’élément exclusif du vêtement masculin en Europe jusqu’au milieu
des années cinquante, et une infime minorité de femmes osent le porter, par provo-
cation et désir de contester le sexisme vestimentaire. À la fin du siècle, toutes les
femmes, et de toutes générations, portent des pantalons, mais aussi des vestes, des
chemises, des chaussettes, voire des cravates, jadis réservées aux hommes. La femme
est alors libre d’adopter les codes toujours existants et variables de la féminité, de
se forger la féminité qui lui convient ou de s’habiller absolument comme un homme,
ce qui passe totalement inaperçu. Il est à noter que cette indifférenciation va du
féminin vers le masculin, qui devient neutre, ou unisexe. Le mouvement inverse ne
s’est jamais généralisé4 : les hommes n’empruntent pas massivement des éléments
du vêtement féminin (robes, jupes, etc…), même si par période, la mode masculine
peut se teinter de féminité, à travers notamment des chemises à motifs imprimés.
C’est que dans le vêtement se joue l’identité sexuelle, et particulièrement l’idée de
virilité. Qu’une femme s’habille comme un homme dans les années quatre-vingt
ne préjuge en rien de son orientation sexuelle – à l’opposé du début du siècle, où
les lesbiennes aimaient très souvent à se vêtir en hommes – mais les clichés de la
virilité restent suffisamment forts, nous y reviendrons, pour que la vêture signale,
souligne – ou dénonce – une homosexualité réprouvée par le plus grand nombre
jusqu’à la fin du siècle5. Ce qui est sûr, c’est que l’indifférenciation des sexes dans le
vêtement prend place, au moins secondairement, dans le vaste mouvement d’éman-
cipation de la femme.
Enfin l’histoire du corps en Occident au XXe siècle va dans le sens d’une affirma-
tion du plaisir. Dans la seconde moitié du siècle, la fonction reproductive et l’impé-
ratif de procréation vont être concurrencés par la pure recherche du plaisir sexuel.
Plus sain, plus sportif, plus exposé à la lumière, le corps s’affirme aussi comme source
1. Paul Poiret (1879-1944), couturier français, particulièrement en vogue dans les années
1910-1920, il inaugure une simplification des robes.
2. Gabrielle Chanel, dite Coco Chanel (1883-1971), modiste puis grande couturière française. Elle
révolutionne la silhouette féminine dès l’après première guerre mondiale, elle libère le corps
des femmes, utilise des matières simples et souples. Elle connaît encore la gloire dans les
années cinquante avec ses tailleurs pour femmes. Elle incarne encore de nos jours l’élégance
française.
3. Le bikini est un maillot de bain féminin, formé de deux pièces séparées. Son créateur Louis
Réard lui donna ce nom en référence à un atoll des îles Marshall dans le Pacifique.
4. Le kilt des Ecossais reste une exception et les jupes pour hommes dessinées par Jean-Paul
Gaultier furent une mode très éphémère.
5. Venue des États-Unis, la culture queer conteste les codes assignés aux genres ainsi que le
modèle hétérocentré, elle réunit des féministes et des militants de la cause gay.
1. Loi Neuwirth, du nom du député Lucien Neuwirth, votée le 19 décembre 1967, qui autorise
l’usage des contraceptifs, notamment par voie orale. Elle entra vraiment en application à partir
de 1972.
2. On observe dans les grandes religions du Livre une mouvance intégriste qui impose au corps
de strictes contraintes, tant pour le vêtement, la nourriture que la sexualité.
1. Manger mieux
Abordons la question alimentaire. Il ne s’agit plus dans nos contrées de manger
suffisamment pour vivre, mais plutôt de vivre mieux et plus longtemps en mangeant
mieux. La diététique préoccupe tout le monde, mais la manière de manger n’est pas
qu’une affaire d’information, elle est aussi un marqueur social et l’un des signes de
l’inégalité des revenus et des modes de vie. Les médias et les organismes de santé
publique informent amplement sur une nourriture saine et équilibrée, laquelle a un
prix. Il est aisé de voir comment a pu varier en un demi-siècle la représentation du
pain, des viandes, des légumes, des poissons. Les générations ayant connu les priva-
tions de l’Occupation et les carences alimentaires dont souffraient alors les enfants,
étaient soucieuses de voir leur progéniture manger en quantité de la viande, censée
les fortifier, et consommer des laitages riches en calcium. Les femmes des années
quatre-vingts, menant de front une vie professionnelle et des tâches ménagères
assez mal partagées, se fièrent aux plats préparés, promus par l’agro-alimentaire. Au
XXIe siècle, s’opère une réévaluation des aliments. La viande, d’une manière générale,
est l’objet de nombreuses critiques et n’apparaît plus comme une nourriture absolu-
ment vitale, garante de la croissance et de la bonne santé. La viande rouge, idéalisée
dans les années soixante, ne bénéficie plus des recommandations du corps médical.
Les viandes blanches, les poissons, les fruits et les légumes surtout, lui sont préférés.
Par ailleurs, les aliments caractéristiques des « fast food » sont fortement décriés
en raison des graisses qu’ils contiennent, mais restent massivement consommés par
les jeunes ou par ceux qui n’ont pas les moyens d’une cuisine à la fois classique et
équilibrée, où fruits et légumes sont en bonne place. Nul n’ignore les effets néfastes
de produits trop gras, trop salés, trop sucrés, lesquels remplissent encore les rayons
des hypermarchés. L’alimentation induit des pratiques très opposées qui ont partie
liée à l’appartenance sociale et aux revenus. C’est dans les milieux urbains, diplô-
més et détenteurs d’un pouvoir d’achat supérieur à la moyenne, que se répand, par
exemple, le manger « bio ».
Les produits, qu’on pourrait dire disqualifiés, le sont à la fois parce qu’ils nuisent
au corps et génèrent à long terme des maladies cardio-vasculaires ou des cancers, et
parce qu’ils résultent de procédés qui dégradent le milieu naturel ou les conditions
de vie de l’animal : on va ainsi limiter ou même proscrire la consommation de viande
rouge, potentiellement nocive et provenant d’animaux dont l’élevage et l’abattage
suscitent l’indignation. Les préoccupations de santé, mises en avant par les pouvoirs
publics, le constat d’une agriculture intensive, cause d’une dégradation dramatique
des sols, des mers, des fleuves, la prise en compte de la condition animale, voire
du statut de l’animal par rapport à l’humain, toutes ces démarches de l’esprit sont à
l’origine de nouvelles pratiques alimentaires. Le végétarisme, le végétalisme et le
véganisme se développent : le premier s’abstient d’ingérer de la chair animale, les
deux suivants rejettent aussi le lait, les œufs, le miel et tout ce qui peut en dériver.
Le courant végan refuse aussi l’usage du cuir, de la laine, de la fourrure. Ces courants
expriment bien sûr toute une philosophie traitant de la place de l’homme au sein
du monde vivant. Plus courante, mais dénotant un souci de qualité environnemen-
tale, ce qu’on pourrait appeler la mode – à moins qu’il ne s’agisse d’une tendance
plus longue et plus réfléchie – du « bio ». Il s’agit de l’agriculture biologique, qui
s’est développée en opposition à l’agriculture intensive, soucieuse d’une productivité
maximale. Elle est définie par des critères précis, à l’échelon national et européen,
notamment la non-utilisation d’intrants tels que les fertilisants, les pesticides, les
antibiotiques, ou d’organismes génétiquement modifiés. Les produits labellisés bio
et les magasins les diffusant sont entrés dans les mœurs. On le voit, les hommes
prennent conscience que la santé et la longévité du corps doivent être solidaires de
toute la réalité vivante, du monde végétal et animal, de l’atmosphère. Par le passé,
la médecine avait pour objectif d’éliminer les périls venus de la nature, tels que les
épidémies, les infections et les virus. Le corps humain s’affirmait alors contre une
nature, maîtrisable par la connaissance et le progrès. Même si ce mouvement à la
fois défensif et offensif perdure, il coexiste avec la conviction que le corps doit faire
cause commune avec la nature.
Il reste que le corps témoigne encore des clivages sociaux. L’obésité, consé-
quence de la mauvaise alimentation qui se généralise au XXe siècle, peut être discri-
minante, elle est plus fréquente dans les classes défavorisées, accoutumées aux
produits peu chers et gras.
2. Respirer mieux
Quel air respirons-nous ? Dès la première révolution industrielle, les poumons
de l’ouvrier sidérurgiste, du mineur ont été mis à rude épreuve, et les familles
pauvres dans les quartiers populaires respiraient un air malsain. La pollution des
zones urbaines touche aujourd’hui toutes les couches de la population. La cause
principale en est le nombre de véhicules à combustion fossile, leurs gaz d’échappe-
ment diffusent des particules fines cancérigènes. L’urbanisation, phénomène désor-
mais universel, soulève de nouveaux problèmes concernant l’air respiré, mais aussi
la qualité de l’eau. Le corps est également agressé par le bruit provenant du trafic
routier grandissant mais l’ouïe souffre aussi du volume excessif des écouteurs.
des sourcils et les redessinent au crayon. Vers 2000, il y eut la mode des métro-
sexuels, ces hommes hétérosexuels, attachant un soin particulier à leur apparence,
soin attribué par les stéréotypes aux seuls homosexuels. Sur le long terme s’est
ancrée la tendance masculine à soigner davantage l’apparence : si la barbe connaît
une faveur particulière à l’heure où nous écrivons, il faut ajouter qu’elle est minutieu-
sement taillée et que le métier de barbier connaît un véritable renouveau. On n’est
pas revenu à la barbe des années soixante-dix, connotant un retour à la nature, un
rejet des codes urbains et bourgeois, et qu’on laissait pousser anarchiquement. La
barbe des années 2020 est entretenue, taillée de près, bien dessinée. Les barbus
contemporains, entre vingt-cinq et quarante ans, généralement tatoués s’inspirent
des hipsters américains. Le soin accordé à la barbe vaut aussi pour la coiffure. Un
certain négligé comme signe de virilité, voilà ce qui est révolu, avec la dénoncia-
tion désormais durable du sexisme et du machisme.
Enfin le bronzage ne s’est pas démodé, mais le désir de se valoriser par une peau
brune ou hâlée va de pair avec le souci plus net de se protéger contre les méfaits du
soleil, mieux connus et dénoncés. Si nos contemporains apprécient toujours d’expo-
ser leur corps à la lumière et au grand air, le fait de se dévêtir toujours plus n’est plus
un enjeu de libération. Le naturisme est une pratique tolérée et répandue sur nos
plages, mais on ne voit pas qu’il soit particulièrement prisé par les jeunes généra-
tions. Faut-il parler d’un retour à la pudeur parmi celles-ci ? Hypothèse plausible
mais qui suscite des contradictions1.
A distance du souci exclusif d’une belle apparence, le corps est évidemment l’objet
des pulsions sexuelles et par conséquent au centre de la représentation pornogra-
phique dont les supports ont changé. Les revues de papier et les salles de projec-
tion sont d’une autre époque. La pornographie a fait son entrée dans les domiciles
avec les cassettes vidéo et autres DVD à la fin du siècle dernier, elle est désormais
d’un accès immédiat par Internet.
1. La première étant que si la nudité est moins recherchée comme acte libérateur, elle est en
même temps banalisée dans l’accès facile à la pornographie. Par ailleurs, les Femen font du
dévoilement du buste un acte protestataire.
Conclusion
L’histoire du corps en ce XXIe siècle commençant continue de s’écrire entre les
pôles de la liberté et de l’asservissement. L’enjeu pour l’esprit est de bien perce-
voir ce qui insidieusement tend à objectiver le corps, à le soumettre à la dictature
douce de la consommation, et par là même à générer le rejet du corps différent.
Fort heureusement, il se trouve toujours des voix pour s’opposer à l’uniformisation,
pour rejeter les modèles de beauté, de féminité, de masculinité, de « bonne forme ».
Le corps du XXIe siècle, s’il triomphe des périls qui menacent l’environnement, aura
peut-être l’insolence de transcender toutes les identités.
ْ Prolongements
Une réflexion sur le corps dans le monde contemporain peut être enrichie par une
étude sur la matérialité et la spiritualité, telles qu’elles sont analysées par les philo-
sophies occidentales et orientales. Elle doit aussi se tourner vers l’histoire de l’art.
Anne-Marie Moulin
1 « À l’aube du XXIe siècle : “connais-toi toi-même” », in Histoire du corps, tome III,
sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello.
Anne-Marie Sohn
2 « Le corps sexué », in Histoire du corps, tome III, sous la direction d’Alain Corbin,
Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello.
Les corps sont porteurs de valeurs, inculquées par les gestes mais aussi par les
discours savants qui foisonnent dès la Belle Époque. Ils sont également lieu de
pouvoir, et tout particulièrement le corps des femmes, qui est « un enjeu fort de
gestion et de contrôle collectif » (1). Dans ce « jeu », les femmes ont été gagnantes.
Elles ont contrôlé pour la première fois de l’histoire leur fécondité et ont accédé
au plaisir sans scandale ni danger. Malgré une indifférenciation croissante, les
comportements féminins et masculins, toutefois, ne se sont pas complètement
alignés. Les femmes accorderaient plus de place à la dimension affective de leur
engagement sexuel que les hommes. La maternité les pousserait, par ailleurs, à
un repli sexuel qui les conduirait à répondre aux avances masculines plus qu’à les
solliciter. De plus, il ne faut pas confondre libération sexuelle et libération des
femmes. La pilule peut être interprétée par certains hommes comme une disponi-
bilité féminine sans limites à leurs désirs. En témoigne la déconvenue des jeunes
filles du baby-boom face au comportement de certains garçons qui ont exploité la
nouvelle permissivité sexuelle et ont mis au point une « double morale rénovée »
(2), caractérisée par la rapidité des approches masculines, premier signe d’instru-
mentalisation du corps féminin.
Notes [Il s’agit des notes de l’auteur que nous citons] 1) Michèle Pagès, « Corporéités sexuées : jeux
et enjeux », in Thierry Blöss (dir.), La Dialectique des rapports hommes-femmes, Paris, 20012) Voir
Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois, op.cit., chap. V, « les voies sexuées du bonheur ».
Guillaume Cuchet
3 « Petite métaphysique sociale du running », in « Études », juillet 2017.
Admettons donc qu’il y ait effectivement une petite élite de runner pensants,
de style héraclitéen, conscients qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même
fleuve et pour qui la course est une façon élégante de passer dans l’existence
sans s’accrocher aux rives. On trouverait même, en cherchant bien, des runners
mystiques, chez qui la pratique est prière et communion avec la nature, et même
des runners pieux qui courent pour les vocations ou la paix dans le monde, tant
il est vrai que la religion moderne a des ressources inattendues. Mais il est peu
probable qu’il en aille de même pour tous ceux qui, passé quarante ans, s’égaillent
soudain dans les rues et forêts, comme poussés par un coup de starter intérieur
irrésistible. La plupart d’entre eux s’efforcent manifestement de remonter le fleuve
d’Héraclite plutôt qu’ils ne le descendent de bon cœur, d’autant qu’ils viennent
généralement de passer un rapide de première catégorie qui leur a laissé une
impression mélangée. Du coup, la question de savoir après quoi ou qui ils courent
prend une tout autre direction.
CM 12 Corps
ώ Frise chronologique n° 10
Introduction
Le cubisme est un mouvement artistique de la première moitié du XXe siècle.
Les œuvres cubistes ont été le fruit d’une période intense, mais brève, d’efferves-
cence créative.
En fait, les cubistes prennent position de manière radicalement nouvelle sur
de très anciennes questions relatives à la peinture. Comment représenter le réel ?
Comment rendre compte de l’espace ? Comment représenter un réel en trois dimen-
sions (ou même plus, puisqu’au début du XXe siècle les travaux d’Henri Bergson
ont donné au temps et à l’espace des profondeurs nouvelles) sur une toile en deux
dimensions, c’est-à-dire un volume sur une surface plane ?
a. Georges Braque
Né en 1882 à Argenteuil près de Paris, Georges Braque a passé ses jeunes années
au Havre. Il a peu de goût pour les études, et il commence à travailler avec son père
qui est peintre en bâtiment avant de poursuivre son apprentissage comme peintre-dé-
corateur à Paris. Il fréquente également des cours de peinture. Après son service
militaire, il décide de se consacrer à son art.
Il entre rapidement en relation avec les peintres « fauves » qui bousculent les
codes alors dominants de l’impressionnisme. Il travaille, discute et expose avec
Henri Matisse, chef de file du mouvement, André Derain, Maurice de Vlaminck, etc.
Cependant sa réflexion le mène sur des chemins différents. Il entretient un dialogue
intime avec l’œuvre de Paul Cézanne (mort en 1906), avec son travail sur la ligne,
les couleurs, sur la restitution des volumes. Il décide d’aller s’installer à l’Estaque,
ce petit port près de Marseille où Paul Cézanne a séjourné et dont il a peint obses-
sionnellement les paysages. C’est là qu’il représente pour la première fois le paysage
qui l’éblouit sous la forme de ces « petits cubes », selon le mot d’Henri Matisse, qui
donneront leur nom au cubisme.
b. Pablo Picasso
En 1907, le jeune peintre a 26 ans. Né à Malaga (Espagne) en 1881, d’un père
professeur de peinture, Pablo Picasso a étudié les Beaux-Arts à Barcelone principa-
lement. Il découvre Paris en 1900, à l’occasion de l’Exposition universelle, puis s’y
installe en 1904 dans un atelier au cœur du Bateau-Lavoir, vaste cité d’artistes assez
délabrée sur la Butte Montmartre. Il peint compulsivement des dizaines d’œuvres,
d’abord « bleues », mélancoliques, tout imprégnées de la douleur ressentie après le
suicide d’un ami très proche, puis « roses » après la rencontre avec Fernande Olivier.
Deux influences le marquent profondément. Etudiant Jean-Auguste-Dominique
Ingres, il observe dans les toiles de ce peintre les déformations et simplifications
opérées sur les corps nus. En particulier, dans le Bain turc, Picasso admire ces défor-
mations expressives qui tordent le corps du modèle principal, comme s’il était peint
selon plusieurs points de vue différents. En outre, Picasso se prend de passion pour
les masques africains, découverts lors des Expositions coloniales de Marseille et
Paris en 1906 et 1907 ou au Musée d’Ethnographie du Trocadéro. Leurs visages
symbolisés, qui deviennent magiques et s’interposent ainsi entre le monde hostile
et l’homme, l’incitent à renouveler entièrement son regard sur le réel.
Il se lance alors dans la réalisation d’un tableau de très grandes dimensions
(environ 2.50 × 2,50 m), intitulé Les Demoiselles d’Avignon. C’est ce tableau qu’il
montre à Georges Braque, rencontré au printemps de cette même année 1907 par
l’intermédiaire de Guillaume Apollinaire, alors apprenti poète et critique d’art désar-
genté avec qui Picasso était étroitement lié.
1. Le motif
Les peintres cubistes revendiquent le droit de ne plus être des imitateurs du réel,
mais des créateurs capables de maîtriser cette mise à plat du réel que suppose sa
représentation sur une toile. En outre, alors que les impressionnistes cherchaient
à fixer l’instant fugitif, eux vont s’intéresser au durable, au solide, au volume des
formes de la nature, en se pliant aux exigences de l’ordre et de l’équilibre. En fin de
compte, si on découpait et si on assemblait les toiles selon les indications données
par les angles, les plans, les aplats de couleur, on arriverait presque à « se trouver
en présence d’une sculpture », dit Picasso à son ami Julio González, orfèvre et ferron-
nier. C’est pourquoi le motif, dans leurs œuvres, tend de plus en plus à l’abstraction
sans jamais s’abstraire entièrement. Peu à peu, les cubistes en viennent même à
suggérer le motif par une série d’indices, réduits au minimum. Quelques boucles de
cheveux disent un visage, quelques cordes une guitare, quelques lettres un torero
ou un troquet.
2. La perspective
Depuis la Renaissance, les règles de la perspective voulaient que le tableau
s’organise autour d’un point focal situé, d’une certaine façon, au-delà du tableau
lui-même. Sous l’influence de Paul Cézanne, Georges Braque entreprend de renver-
ser cela. Il va tenter désormais de faire sortir le tableau de lui-même, comme si le
point focal se trouvait là où se tient le spectateur. En outre, détachés de l’art figura-
tif, les cubistes vont jouer avec les points de vue et les multiplier au sein d’une même
toile : ils représentent le réel comme constitué par des vues prises selon des angles
multiples et divers. Les paysages et les corps sont comme découpés, ramenés à
deux dimensions seulement, comme le ferait un chirurgien qui mettrait à plat les
éléments du réel pour mieux les voir.
3. La forme
Alors que les impressionnistes avaient diffracté le réel en touches de couleurs
et en fragments de lumière, produisant des œuvres éclatantes mais menacées de
confusion, les cubistes vont chercher à rendre compte de la nature en la densifiant
et en la solidifiant. C’est pourquoi ils s’efforcent de construire (et non pas seulement
de représenter) visages et objets avec des éléments très simples, comme dans les
masques africains qu’ils admiraient beaucoup. Ce faisant, ils se plient également à
l’injonction de Cézanne, qui avait réclamé l’usage des cylindres, des sphères, des
cônes pour représenter le réel.
4. Le matériau
Pour aller plus loin encore dans l’intégration de l’objet à la toile, les peintres
cubistes vont jouer avec le matériau même du peintre, et mêler à la peinture le
sable, le papier, la toile cirée, le cannage, tout ce qui peut être collé. Au pinceau, à la
brosse, ils ajoutent le peigne pour coiffer la chevelure d’un portrait, ou le pinceau du
peintre en bâtiment. Ils recourent à des lettres, des fragments de mots, et insèrent
ainsi dans leurs toiles une autre manière de rendre compte du réel.
Conclusion
Le cubisme est le mouvement qui a fait entrer l’art dans la modernité – et
vice-versa. Il a radicalement influencé toutes les approches artistiques postérieures.
ْ Prolongements
Guillaume Apollinaire
1 Les Peintres cubistes. Méditations esthétiques (1913).
Beaucoup de peintres nouveaux ne peignent que des tableaux où il n’y a pas
de sujet véritable. […]
Ces peintres, s’ils observent encore la nature, ne l’imitent plus et ils évitent avec
soin la représentation de scènes naturelles observées et reconstituées par l’étude.
La vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié par l’artiste
aux vérités, aux nécessités d’une nature supérieure qu’il suppose sans la décou-
vrir. Le sujet ne compte plus ou s’il compte c’est à peine.
L’art moderne repousse, généralement, la plupart des moyens de plaire mis
en œuvre par les grands artistes des temps passés.
Si le but de la peinture est toujours comme il fut jadis : le plaisir des yeux, on
demande désormais à l’amateur d’y trouver un autre plaisir que celui que peut lui
procurer aussi bien le spectacle des choses naturelles.
On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture,
telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature.
Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure.
L’amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d’un ordre
différent de la joie qu’il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure
d’un ruisseau, le fracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les
harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l’esthétique.
De même, les peintres nouveaux procureront à leurs admirateurs des sensa-
tions artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières impaires.
[…]
On a vivement reproché aux artistes-peintres nouveaux des préoccupations
géométriques. Cependant les figures géométriques sont l’essentiel du dessin. La
géométrie, science qui a pour objet l’étendue, sa mesure et ses rapports, a été de
tous temps la règle même de la peinture.
Jusqu’à présent, les trois dimensions de la géométrie euclidienne suffisaient
aux inquiétudes que le sentiment de l’infini met dans l’âme des grands artistes.
Les nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens ne se sont proposés d’être
des géomètres. Mais on peut dire que la géométrie est aux arts plastiques ce que
la grammaire est à l’art de l’écrivain. Or, aujourd’hui, les savants ne s’en tiennent
plus aux trois dimensions de la géométrie euclidienne. Les peintres ont été amenés
tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition, à se préoccuper de nouvelles
mesures possibles de l’étendue que dans le langage des ateliers modernes on
désignait toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension.
Telle qu’elle s’offre à l’esprit, du point de vue plastique, la quatrième dimen-
sion serait engendrée par les trois mesures connues : elle figure l’immensité de
l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé. Elle est
l’espace même, la dimension de l’infini : c’est elle qui doue de plasticité les objets.
Elle leur donne les proportions qu’ils méritent dans l’œuvre, tandis que dans l’art
grec par exemple, un rythme en quelque sorte mécanique détruit sans cesse les
proportions.
L’art grec avait de la beauté une conception purement humaine. Il prenait
l’homme comme mesure de la perfection. L’art des peintres nouveaux prend l’uni-
vers infini comme idéal et c’est à cet idéal que l’on doit une nouvelle mesure de
la perfection qui permet à l’artiste-peintre de donner à l’objet des proportions
conformes au degré de plasticité où il souhaite l’amener.
[…]
Ajoutons que cette imagination : la quatrième dimension, n’a été que la manifes-
tation des aspirations, des inquiétudes d’un grand nombre de jeunes artistes regar-
dant les sculptures égyptiennes, nègres et océaniennes, méditant les ouvrages
de science, attendant un art sublime, et, qu’on n’attache plus aujourd’hui à cette
expression utopique, qu’il fallait noter et expliquer, qu’un intérêt en quelque
sorte historique.
Voulant atteindre aux proportions de l’idéal, ne se bornant pas à l’humanité,
les jeunes peintres nous offrent des œuvres plus cérébrales que sensuelles. Ils
s’éloignent de plus en plus de l’ancien art des illusions d’optique et des propor-
tions locales pour exprimer la grandeur des formes métaphysiques. C’est pourquoi
l’art actuel, s’il n’est pas l’émanation directe de croyances religieuses déterminées,
présente cependant plusieurs caractères du grand art, c’est-à-dire de l’Art religieux.
CM 13 Cubisme
ώ Frise chronologique n° 11
Introduction
Le cynisme est une école philosophique antique, souvent décriée pour ses excès
et ses provocations. Elle est fondée aux environs de –380 par Antisthène (vers 440 ;
370 ou 365 av. J.-C.). Celui-ci, sophiste1, élève de Gorgias avant de suivre les ensei-
gnements de Socrate, s’installe au gymnase, le Cynosarge2 après la mort de son
maître. C’est là, aux portes d’Athènes, que les « demi-citoyens » comme Antisthène
(dont la mère est une esclave thrace3) sont admis. Il y établit alors les fondements
de l’école qui sera appelée « cynique »4.
1. Les sophistes sont des maîtres de rhétorique qui enseignent l’art de parler en public et de
défendre n’importe quelle thèse, fût-ce au prix d’arguments fallacieux ou spécieux.
2. Κυνόσαργες / Kynósarges : ce nom se traduit par « chien agile ». Cf. infra, texte 2, p. 138.
3. La Thrace est une région qui correspond à une partie de la Turquie, de la Grèce et de la Bulgarie
modernes.
4. Ses élèves tirent leur désignation du lieu : (Κυνικοί / Kynikoí).
Le terme même est donc ambigu puisque « cynique » désigne en grec aussi bien
ce qui concerne le chien que celui qui appartient à l’école cynique.
Le cynisme apparaît davantage comme une « école » composée d’une série de
philosophes qui se distinguèrent tout autant par leur pensée que par leurs compor-
tements souvent provocateurs.
b. Un maître
Installé au Cynosarge, il affirmait ne vouloir aucun disciple ni partisan. Il frappait
durement avec un bâton ceux qui témoignaient de cette envie, Diogène, seul, refusa
de s’éloigner tant qu’il parlerait, désirant profiter pleinement de ses leçons.
Il est célèbre pour avoir nié toute possibilité de définir totalement une chose,
toute capacité de contredire puisque chaque objet n’a qu’un logos (i. e une seule
appellation) pour le désigner. Il s’inspirait de Socrate mais également d’Héraclite,
à qui il emprunta le dédain pour l’humanité. Il fut également l’un des rares philo-
sophes antiques à prôner le monothéisme.
c. Un cynique en action
Traité de « Socrate en délire » par Platon, il voulait montrer l’importance et la
valeur de l’autosuffisance ascétique à ses contemporains.
Il incarnait véritablement la doctrine cynique demandant la seule satisfaction des
besoins élémentaires, affirmant le mépris des convenances et de toute contrainte
externe, le rejet de la morale ordinaire. Ses écrits sont perdus mais ils ont la réputa-
tion d’avoir été particulièrement scandaleux, acceptant la nature dans toute sa bruta-
lité (ne rejetant par exemple ni l’anthropophagie ni l’inceste).
Les autres repésentants de l’école sont Cratès de Thèbes (365 av. J.-C. ; 285 av.
J.-C.) et sa femme Hipparchia, son beau-frère Métroclès, Xéniade et Onésicrite.
1. Pour le distinguer d’autres Diogène connus, on l’appelle souvent aussi, « Diogène le Cynique ».
a. La provocation et la marginalité
L’originalité, l’excentricité parfois, du cynique sont des moyens de mettre en lumière
les obstacles que représentent les moyens courants de communiquer, de vivre en
société, de penser. Les lois, les normes et les usages sont ainsi pensés comme des
limitations de la nature, des désordres que seules la différence et la mise en valeur
par des comportements visibles et forts peuvent sinon éliminer du moins dévoiler
et réduire. Jouer sur les coutumes c’est également les rendre ridicules, en montrer
la contrainte, et, finalement, les faire modifier. La provocation pousse les autres à
analyser leur réalité, jusque là admise sans étude ni critique, et à la transformer.
b. Le « chien »
Le cynique, vivant donc davantage selon les lois de la nature qu’en fonction de
celles de la cité, se conduit aussi comme un chien. il se défait de toutes les choses
inutiles, superflues. Il faut mener une vie simple, sans se laisser enfermer par les
conventions sociales. Diogène, le marginal à l’entrée de son tonneau, à demi nu, sans
autre possession que son abri et une écuelle (dont il se défait rapidement), agresse,
insulte, comme un chien qui aboierait.
De plus, les cyniques n’hésitent pas à manger les offrandes déposées par les
Athéniens aux carrefours en l’honneur de la déesse Hécate1, où l’on sacrifiait souvent
des chiens… Mais cette vie même est une image — un modèle — de la vertu qu’ils
prônent. Le bien, la morale résident dans les actes, dans la liberté d’agir et dans la
persévérance.
3. L’école cynique
Souvent considérée comme une « petite école », l’école cynique s’est surtout
développée en deux périodes : la première va de sa fondation par Antisthène à à la
fin du IIIe siècle, la seconde suit l’apparition du christianisme. Certains philosophes
tentèrent alors de la faire renaître en l’enrichissant d’apports issus du stoïcisme.
Les plus célèbres de ces « nouveaux cyniques » sont Démétrios (dit « le cynique »)
et Sénèque, son ami.
a. Un syncrétisme
Le cynisme est un syncrétisme qui unit la pensée de Socrate avec celle des
stoÏciens, des Eléates et des Mégariques.1 Sa doctrine est assez simple à identifier.
Elle repose sur l’idée que la bonne vie est l’unique but à prendre en compte.
Pour eux, l’Etre est premier, avant le devenir. Rien ne doit empêcher l’homme de
mener à bien son existence et de se réaliser pleinement. La liberté est donc absolu-
ment nécessaire à la vertu et à la sagesse, elles-mêmes fondamentales pour bien
conduire sa vie. Matérialistes et originaux, ils refusent tout conformisme parce que
celui-ci limite l’autonomie, seul principe subversif pouvant garantir le lien avec la
nature.
1. Les Eléates, ainsi appelés parce qu’ils se situent à Elée, s’opposent principalement au polythéisme
et considèrent que l’Etre est éternel, unique, indestructible et immuable. Parmi eux, on trouve
Parménide et Zénon notamment. Les Mégariques, se réunissaient à Mégare. Euclide, disciple
de Socrate, ami de Platon, est le plus célèbre d’entre eux. Pour eux, le vrai ne se trouve que
dans la raison et les Idées sont les seuls êtres véritables. L’Unité absolue des Eléates est pour
eux le principe suprême.
c. La frugalité et l’ataraxie
Le sage doit avant tout s’éloigner de ce que la nature ne lui impose pas comme
nécessaire. Il est ainsi apte à ne se soucier que du strict minimum. Il faut donc
vivre de manière frugale, sans confort. Les biens matériels doivent être réduits,
la célèbre anecdote de l’écuelle de Diogène, finalement jetée parce que l’on peut
boire au creux de ses mains, en témoigne. S’ils portent le manteau et s’appuient
sur un baton comme Héraclès, ils ne les ont qu’en un seul exemplaire, ils passent
la nuit dans des lieux publics, temples ou édifices de la cité, mendient (ou volent)
leurs repas. Le seul véritable plaisir est celui qui naît de cette ascèse personnelle,
de cette recherche de l’austérité, de l’effort pour l’atteindre.
Cette frugalité doit également s’accompagner d’une forme d’autosuffisance : tout
ce qu’ils peuvent produire ou obtenir eux-mêmes est préférable puisque le dénue-
ment et et l’ascétisme sont à leurs yeux les chemins les plus courts vers la vertu et
le bonheur. En outre, il n’est pas nécessaire de passer par une longue initiation, la
manière de vivre suffit amplement à devenir sage. Grâce à cette éthique pratique,
le sage vit dans l’absence de vanité et d’orgueil (« l’atuphia ») et l’ataraxie1, c’est-à-
dire une tranquillité totale de l’âme, détachée des enjeux culturels et, ainsi, sereine.
1. L’ataraxie est également l’un des buts visés par presque tous les philosophes antiques.
Cette méfiance va de pair avec le refus de la société, de toutes ses règles mais
aussi avec l’affirmation d’une forme de cosmopolitisme. En effet, le cynique n’est ni
athénien ni d’Elée ni de Mégare, il est un homme qui vit dans le monde et la nature.
Les langues ne sont que des limitations et des produits qui enferment la nature dans
des moules, dans un carcan qui éloigne du bonheur…
e. L’importance de la vertu
Matérialistes, les cyniques admettent cependant l’utilité de la science pratique,
de celle qui offre à l’humain les moyens de parvenir à son objectif, le bonheur.
Ainsi le sage doit-il se contenter de ne posséder que ce dont il a besoin. Riche,
il se défait de sa fortune, pauvre, il se satisfera du minimum nécessaire : un abri, un
peu de nourriture mendiée, des haillons pour couvrir sa nudité. Il cherchera à satis-
faire tous les besoins naturels, y compris sexuels.
Mais il s’éloignera de tout ce que la nature n’impose pas : il n’aura donc ni famille,
ni enfants, ni palais, ni superflu… En outre, il n’a pas à respecter les conventions
sociales, puisqu’elles sont des produits culturels et non naturels. Les cyniques ne
s’intéressent pas à ce que l’on dit d’eux et se considèrent comme les seuls sages.
Etre poli, pudique, respecter les normes et les codes sociaux sont des limitations
de la liberté, comme l’esclavage qu’ils condamnent fortement.
Platon considérait que Diogène pouvait être vu comme un Socrate devenu fou. La
contestation permanente des codes et de la culture au nom de la seule nature, les
provocations semblent en effet devenues difficilement compatibles avec la pensée
de Socrate et de Platon. Pourtant leur conception de la liberté influença beaucoup
les stoïciens.
Conclusion
Cette philosophie était donc particulièrement provocatrice durant l’antiquité et
elle fut souvent violemment attaquée. On lui reprochait son incapacité à se plier aux
normes, sa définition de la vertu comme simple respect des exigences de la nature.
Se suffisant à elle-même, elle choque les contemporains des cyniques parce qu’elle
n’ouvre sur aucune autre perspective que la vie « droite » , c’est-à-dire conçue comme
une ascèse rigoureuse, autosuffisante, particulièrement libératrice.
L’appellation de « chien » ne choquait pas les cyniques ; en partie parce qu’ils
considéraient que ceux qui les traitaient ainsi étaient des « fous » mais aussi et
surtout parce que l’animal incarne une manière de vivre idéale pour eux. Le chien
ne se soucie d’aucune convention ni bienséance, il fait en sorte de toujours être au
mieux dans la satisfaction des besoins naturels, n’aboie pas pour réfléchir mais parce
que cela est utile à sa vie.
ْ Prolongements
Épictète
1 Entretiens, XLII, trad. V. Courdaveaux, 1865, site Remacle.
« Un de mes disciples, qui avait quelque penchant pour la philosophie cynique,
me demanda un jour ce que devait être le philosophe de cette secte, et ce qu’il
fallait faire pour y réussir. - — Mon ami, lui répondis-je, tout ce que je puis te dire,
c’est que tout homme qui entreprend une chose si grande, sans y être appelé
des dieux, est aussi fou que celui qui entrerait dans une grande maison pour s’y
comporter en maître, ou qu’un Thersite qui voudrait faire l’Agamemnon. (…) Le
philosophe cynique est (…) un homme envoyé des dieux pour réformer les hommes,
et pour leur apprendre par son exemple, que nu, sans bien, sans autre couvert
que le ciel, et sans autre lit que la terre, on peut être heureux ; un homme qui
traite les vicieux, quelque grands qu’ils soient, comme des esclaves ; un homme
qui, maltraité, battu, aime et bénit ceux qui le battent et qui le maltraitent ; un
homme qui regarde tous les hommes comme ses enfants, qui fait la ronde pour
eux, qui l’avertit avec bonté et avec tendresse, comme un père, comme un frère,
et comme le ministre des dieux mêmes ; un homme enfin que, malgré sa bassesse,
les rois et les princes ne peuvent regarder sans respect. Et c’est ainsi qu’Alexandre
a considéré Diogène. »
Diogène Laërce
2 Vies des philosophes illustres, Livre VI, traduction Genaille, éd. Garnier-Flammarion,
1965, (extrait) : À propos d’Antisthène.
« Habitant au Pirée, chaque jour il faisait ses quarante stades pour venir
écouter Socrate. Il imita sa patience et son endurance, et devint ainsi le premier
chef de l’école cynique. Il démontrait que la souffrance est un bien par l’exemple
d’Hercule et de Cyrus, tirant ainsi ses preuves à la fois des Grecs et des Barbares.
Il est le premier à avoir défini le concept en ces termes : « Le concept est ce qui
exprime l’essence durable des choses. » Il aimait à dire : « J’aimerais mieux devenir
fou que sensible », et encore : « Il faut n’avoir commerce qu’avec les femmes qui
vous en sauront gré. »
(…) Il faisait ses discours dans un gymnase appelé Cynosarge, tout près des portes
de la ville ; de là vient, dit-on, le nom de cynique que porta sa secte. Lui-même
se surnommait « vrai chien ». Il fut le premier à faire doubler son manteau, selon
Dioclès, et portait ce seul vêtement. Il prit aussi le bâton et la besace. »
Cicéron
3 Tusculanes, V, 32, « Le Bonheur », Arléa, traduit du latin par Chantal Labre, 1996.
« Diogène, en qualité de Cynique, répondit encore avec plus de liberté à ce
grand prince, (il s’agit d’Alexandre le Grand) qui lui demandait, s’il n’avait besoin
de rien : Je souhaite seulement, lui dit-il, que tu te détournes un peu de mon soleil ;
lui donnant à entendre qu’il l’empêchait d’en sentir les rayons. Aussi ce philosophe,
pour montrer combien il avait raison de s’estimer plus que le roi de Perse, faisait-il
quelquefois ce raisonnement : Je ne manque de rien ; et il n’a jamais assez. Je ne
me soucie pas de ses voluptés ; et il ne saurait s’en rassasier. Enfin, j’ai des plaisirs
auxquels il ne peut jamais atteindre. »
Sénèque
4 De la tranquillité de l’âme, VIII, 4-8, trad. J. Baillard, 1861, site Remacle.
« Diogène (…) s’arrangea de manière à ce qu’on ne pût lui rien ôter. Appelez
cela pauvreté, dénuement, misère, et donnez à cet état de sécurité la qualifica-
tion avilissante que vous voudrez, je ne cesserai de croire à la félicité de Diogène,
que quand vous pourrez m’en montrer quelque autre qui n’ait rien à perdre. Je suis
bien trompé, si ce n’est être roi que de vivre parmi des avares, des faussaires, des
larrons, des receleurs d’esclaves, et d’être le seul à qui ils ne puissent faire tort.
Douter de la félicité de Diogène, ce serait douter aussi de la condition et de
l’état des dieux immortels, et croire qu’ils ne sont pas heureux, parce qu’ils ne
possèdent ni métairies, ni jardins, ni champs fertilisés par un colon étranger, ni
capitaux rapportant gros intérêts sur la place. (…)
Mais Diogène n’avait qu’un seul esclave, et qui s’échappa : on lui dit où était cet
homme ; mais il ne crut pas qu’il valût la peine de le reprendre. « Il serait, dit-il,
honteux pour moi que Manès pût se passer de Diogène, et que Diogène ne pût se
passer de Manès. » (…) Mon esclave s’est enfui ; que dis-je ? il s’en est allé libre. »
CM 14 Cynisme
ώ Frise chronologique n° 12
Introduction
L’épicurisme est une philosophie née dans la Grèce antique, qui eut un rayonne-
ment bien au-delà de l’antiquité et se veut une réponse à la question : qu’est-ce qu’une
vie bonne ? Ou, comment mener sa vie ? Elle est, au même titre que le stoïcisme, une
philosophie eudémoniste, en ce qu’elle offre conseils et prescriptions pour parvenir
au bonheur. L’épicurisme recommande un bonheur simple, accessible grâce à une
maîtrise des désirs. Il se fonde sur une lecture matérialiste de la nature. Son fonda-
teur est Épicure (342/341 av. J.-C.–270 av. J.-C.).
1. Diogène Laërce est un biographe du IIIe siècle apr. J.-C. On sait peu de choses sur lui, hormis
qu’il est né à Laërtès en Cilicie. C’est par lui que nous sont parvenues les lettres et les maximes
d’Épicure. Il a composé des Epigrammes et surtout Vies, doctrines et sentences des philosophes
illustres.
2. Les historiens appellent hellénistique la période qui commence à la mort dAlexandre (323 av.
J.-C.) et s’achève avec la conquête de l’Orient par Rome.
d’équilibre : « Ce pour quoi nous faisons toutes choses, c’est ne pas souffrir et ne pas
être dans l’effroi ; et une fois que cela se réalise en nous, se dissipe toute la tempête
de l’âme, puisque le vivant n’a plus à se diriger vers quelque chose, comme si cela
lui manquait… » (Lettre à Ménécée, § 128). Par conséquent, on peut affirmer que le
plaisir n’est rien d’autre que l’absence de souffrance et de crainte et l’état d’équi-
libre, ce qui signifie que l’être (chair et âme, qui ne sont jamais à dissocier) n’éprouve
plus de désir, lequel coïncide avec une tension douloureuse. Le plaisir immédiat
n’est absolument pas équivalent de la satisfaction d’un certain nombre de désirs.
La poursuite du bonheur comme état d’équilibre suppose donc que l’on combatte
en même temps les désirs et la crainte. Une fois libéré de ceux-ci, l’être connaît
l’absence de trouble ou ataraxie, il jouit du simple plaisir d’exister dans le présent.
4. La libération de la crainte
Comment s’affranchir en même temps de la crainte ? Et de quelle crainte ? Il ne
faut plus craindre ni la mort, ni les dieux, ni la souffrance. C’est là la prescription
d’un quadruple remède, ainsi formulé : « les dieux ne sont pas à craindre, la mort
n’est pas à redouter, le bien facile à acquérir, le mal facile à supporter. »1
pour eux, et elle n’est rien pour les morts qui n’existent plus. » (Lettre à Ménécée, § 7).
La crainte de la mort relève donc d’une erreur de raisonnement. La mort n’est pas
affaire de sensation. Nous ne la sentons pas. Elle est présente quand nous ne sommes
plus. En toute logique le moi ne la rencontre pas, la mort ne nous regarde pas, nous
dépasse. Nous ne pouvons l’éprouver et il est vain de l’appréhender. Cette appré-
hension inutile et douloureuse n’est pas la sensation de la mort, laquelle sensation
n’existe pas. Il est également erroné de penser que la mort est le moment où l’âme
et le corps se dissocient, ou celui du jugement de l’âme par quelque instance divine.
1. Hésiode, poète du VIIIe siècle av. J.-C. Auteur de La Théogonie ainsi que des Travaux et des Jours.
2. Horace (65-8 av. J.-C.), poète latin auteur d’Epodes, de Satires, d’Odes, d’Epîtres et d’un Art
poétique.
L’amitié permet la guérison des âmes, c’est au milieu des amis et par l’échange de
la parole que l’on confesse ses erreurs, que l’on se corrige. L’amitié apparaît certes
comme un moyen sur la voie de la sérénité, elle est aussi en elle-même une forme
de plaisir. Il s’agit de partager une vie calme, frugale, de discuter entre égaux – le
Jardin d’Épicure admettait en son sein les esclaves et les femmes – de reconnaître
ensemble ce que la nature nous offre, c’est-à-dire d’abord l’existence. Mais l’amitié
ne doit aucunement impliquer une forme de dépendance intéressée. Le sage épicu-
rien est devenu indépendant des contingences extérieures (biens matériels, relations
utiles), il est parvenu à l’autarcie1.
1. L’autarcie, c’est l’autosuffisance du sage, expression d’une liberté suprême. Elle se retrouve
dans l’éthique des Stoïciens : si le sage épicurien se détache de désirs superflus, le stoïcien
demeure indifférent à tout ce qui advient et contre lequel il ne peut rien. À l’ataraxie épicurienne
corresponde l’apathie stoïcienne.
2. La physique épicurienne
Servant de fondement à l’éthique, elle rend aussi possible une canonique, c’est-
à-dire une théorie de la connaissance. On devine que la recherche du bonheur va de
pair avec l’acquisition consciencieuse d’une connaissance de l’être humain et de la
nature. Et cette connaissance provient des sensations. Nos sens ne nous trompent
pas. Les corps extérieurs viennent affecter nos sens, les flux de sensations se trans-
forment dans l’esprit en images. Ainsi seront possibles les anticipations (ou prolepses),
ou idées générales formées à partir d’innombrables sensations. Il ya donc trois
critères de vérité : ce sont les sensations, les affections (plaisir ou douleur) et les
prolepses, ou anticipations.
Conclusion
L’épicurisme est souvent assimilé à tort avec l’hédonisme1, à une recherche
permanente des plaisirs corporels. Il exige au contraire une stricte sélection des
désirs, une valorisation du peu, de la frugalité. Tandis que l’hédonisme — Socrate
le montrait déjà dans Le Gorgias2 — débouche sur l’inquiétude, l’insatisfaction, la
dépendance aux choses matérielles, l’épicurisme postule l’équilibre, la stabilité, la
simple jouissance d’exister. Il n’est pas dépendance, mais libération, au terme d’un
travail de connaissance et d’ascèse. Ses adeptes peuvent ainsi regarder la mort sans
crainte, s’ils se persuadent qu’elle n’est pas, d’un point de vue sensible, ou qu’elle
est absence de sensations.
ْ Prolongements
1. L’hédonisme (du grec « hédoné » : plaisir) n’est pas une école de philosophie, mais une tendance
répandue qui prône la jouissance incontrôlée. Il est attaqué par Socrate et Platon, les épicuriens
et les stoïciens.
2. Dialogue socratique composé par Platon, mettant en scène Socrate, le sophiste Gorgias et
Calliclès, ce dernier défend l’hédonisme.
Épicure
1 Lettre à Ménécée (Traduction réalisée par nos soins)
I. a : les dieux, la mort (ces titres thématiques sont ajoutés par les auteurs)
Suis et pratique l’enseignement que je ne cesse de te dispenser et comprends
qu’il y va des fondements de la vie heureuse. Et d’abord un dieu est un être immor-
tel et bienheureux, conformément à l’idée que nous en avons. Ne lui attribue
rien qui contredise cette immortalité et cette béatitude, par contre accorde-lui
au contraire tout ce qui convient à l’immortalité et à la béatitude, car l’évidente
connaissance que nous avons des dieux montre bien qu’ils existent. Seulement ils
ne sont pas comme le croit la multitude. Et nier les dieux de la multitude, ce n’est
pas être impie. L’impie n’est pas celui qui nie les dieux de la multitude, mais celui
qui attache aux dieux ce que la multitude leur prête dans ses opinions. Car ces
dernières, loin d’être des intuitions justes, sont des suppositions fallacieuses ; de
là vient l’idée que les dieux sont responsables du mal qui advient aux méchants et
du bien réservé aux bons. C’est que la multitude est prisonnière des idées qu’elle
se fait de la vertu, elle veut des dieux qui s’y conforment et rejette tout ce qui
est différent. Maintenant efforce-toi de penser que la mort n’est rien pour nous,
puisqu’il n’y a de bien et de mal que dans la sensation et que la mort est absence
de sensation. Par conséquent, si l’on considère avec justesse que la mort n’est rien
pour nous, l’on pourra jouir de sa vie de mortel. On cessera de l’augmenter d’un
temps infini et l’on supprimera le regret de n’être pas éternel. Car il ne reste plus
rien d’affreux dans la vie quand on a parfaitement compris que la mort n’a rien
d’effrayant. Il faut donc être sot pour dire avoir peur de la mort, non pas parce
qu’on souffrira lorsqu’elle arrivera, mais parce qu’on souffre de ce qu’elle doit
arriver. Car si une chose ne nous cause aucune douleur par sa présence, l’inquié-
tude qui est attachée à son attente est sans fondement.
I. b : les désirs
Maintenant il faut parvenir à penser que, parmi les désirs, certains sont naturels,
d’autres sont vains. Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres
sont simplement naturels. Parmi les désirs nécessaires, les uns le sont pour le
bonheur, d’autres pour le calme du corps, d’autres enfin simplement pour le fait
de vivre. En effet, une vision claire de ces différents désirs permet à chaque fois
de choisir ou de refuser quelque chose, en fonction de ce qu’il contribue ou non
à la santé du corps et à la quiétude de l’âme, puisque ce sont ces deux éléments
qui constituent la vie heureuse dans sa perfection. Car nous n’agissons qu’avec
un seul dessein : écarter de nous la douleur et l’angoisse.
I. c : une leçon de vie
Il ne faut pas avoir le préjugé que la fortune est un dieu comme tant de gens
le croient. Car un dieu n’agit pas de façon désordonnée. Et il ne faut pas tomber
dans le préjugé suivant lequel la fortune serait une sorte de cause incertaine ; car
certains croient qu’elle préside à la distribution du bien et du mal parmi les hommes,
faisant ainsi, et défaisant cependant, leur bonheur ou leur malheur. Pense qu’il
vaut mieux que la raison prévale devant la fortune plutôt que la fortune devant
la raison. Il y a en effet plus de beauté lorsque nos actions remportent un succès
grâce à la fortune après qu’elles ont été déterminées par un juste jugement. Médite
ces enseignements et tout ce qui s’y rattache. Pratique-les à part toi et avec ton
semblable. Pratique-les jour et nuit, et jamais, ni dans la veille ni dans le rêve, tu
ne seras tourmenté. Tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car celui qui vit
parmi les biens immortels n’est semblable à aucun autre mortel.
Le quadruple remède :
Les dieux ne sont pas à craindre
La mort n’est pas à craindre
On peut atteindre le bonheur
On peut supprimer la douleur.
Lucrèce
2 De la nature, traduction réalisée par nos soins.
Ronsard
3 Odes, II, 18 (orthographe modernisée par nos soins)
J’ai l’esprit tout ennuyé (1)
D’avoir trop étudié Les Phénomènes d’Arate(2) ;
Il est temps que je m’ébatte
Et que j’aille aux champs jouer.
Ceux qui, collé sur un livre,
N’ont jamais souci de vivre !
Que nous sert l’étudier,
Sinon de nous ennuyer
Et soin(3) dessus soin accroître,
A nous qui serons peut-être,
Ou ce matin ou ce soir,
Victime de l’Orque(4) noir,
De l’Orque qui ne pardonne,
Tant il est fier, à personne ?
Corydon(5), marche devant ;
Sache où le bon vin se vend.
Fais rafraîchir la bouteille,
Cherche une feuilleuse(6) treille
Et des fleurs pour me coucher.
Ne m’achète point de chair,
Car, tant soit-elle friande,
L’été je hais la viande ;
Achète des abricots,
Des pompons(7), des artichauts,
Des fraises et de la crème :
C’est en été ce que j’aime,
CM 15 Épicurisme
ώ Frise chronologique n° 13
Introduction
Parler des Étrusques revient à parler de Rome, tant la civilisation latine s’est
enrichie de l’apport étrusque.
2. Peuples italiotes
On connaît encore mal ces peuples italiotes, et les découvertes à venir nous éclai-
reront, par l’archéologie, l’onomastique, la linguistique, l’anthropologie.
La péninsule italienne s’est peuplée par des vagues successives de migrations.
Dans le sud, en « Grande Grèce », des peuples originaires de Grèce continentale
et d’Ionie fondent au VIIIe et au VIIe siècles des colonies, de même que sur les côtes
française (Marseille, Nice, Antibes) et espagnole (Emporion/Ampurias). D’autres peuples
indo-européens font la même démarche, des Celtes, par exemple, qui fusionnent
avec les groupes pré-indoeuropéens de façon sans doute pacifique. L’anthropologie
a montré qu’en Grèce les groupes migrants étaient bien moins nombreux : ils appor-
taient et imposaient leur culture, la connaissance du cheval, du métal, leur langue,
mais étaient absorbés numériquement par les peuples indigènes. La légende de la
fondation de Marseille, que raconte Aristote dans La Constitution des Massaliotes,
rend compte de la rencontre entre autochtones et nouveaux arrivés : lors de son
mariage, la fille du roi local, Gyptis, choisit le beau Phocéen Protis en lui tendant
la coupe symbolique.
Ainsi, les nouveaux arrivants s’intègrent aux populations autochtones. Dans l’Ita-
lie centrale, aux côtés des Étrusques, vivaient les Ombriens, les Latins et les Sabins.
Sur la côte adriatique, les Volsques et les Eques, les Samnites en Campanie, Les
Lapiges, Lucanes et Bruttiens en Calabre, et les Sicules, les Elymes et les Sicanes
en Sicile. Certains de ces peuples sont nommés par Homère, d’autres sont attestés
depuis le deuxième millénaire.
Tous ces peuples n’apparaissent que dans la toponymie, les noms de certains
lieux, ou encore une fois chez Tite-Live. Mais ils expliquent peut-être les difficultés
qu’a éprouvées l’Italie à construire son unité, au XIXe siècle, la force des dialectes,
les différences culturelles d’une région à l’autre.
des sexes que l’ère moderne peine encore à établir. Cette liberté des femmes nourrit
aussi la légende de mœurs dissolues, de banquets licencieux, et du goût pour l’éro-
tisme, confirmé par des fresques trouvées à Tarquinia.
3. La religion
« Les Étrusques sont les plus religieux des hommes » selon Tite-Live1.
Après une période animiste, les Étrusques adoptent le panthéon grec anthro-
pomorphe. Mais ce qui caractérise ce peuple très pieux, c’est la pratique de rituels,
consignés dans des livres disparus aujourd’hui, mais connus par Cicéron, et surtout
l’art divinatoire.
C’est une religion révélée, dont le dogme se trouve dans les livres, et qui explique
ainsi l’importance de l’art divinatoire. On a retrouvé à Zagreb un des « libri lintei »,
livre de lin, qui comprenait un calendrier rituel, mais aussi nombre d’entre eux sont
représentés dans les sculptures, pliés à côté de la tête d’un défunt. On distingue des
« libri haruspicini », livres des haruspices qui concernaient l’examen des entrailles, les
« libri fulgurales », sur l’observation des éclairs (brontoscopie), les « libri rituales »,
sur les actes de la cité (armées, fondation des cités).
Le prêtre le plus important, l’haruspice, examine le vol des oiseaux dans le ciel
ou les entrailles d’un animal sacrifié pour connaître la volonté des dieux, avant toute
entreprise privée ou publique.
Ce savoir se transmet au sein d’une famille qui en garde le secret. Les prêtres
portent un chapeau conique à large bord, et un manteau court.
Le fameux foie de bronze trouvé à Plaisance, qui servait sans doute de support
à l’enseignement, nous renseigne sur « l’hépatoscopie », divination par l’examen du
foie. Il comprend quarante cases avec des noms de dieux, et seize sections sur le
bord extérieur, peut-être les subdivisions du cosmos.
Ces pratiques seront adoptées par les Romains.
4. La langue
On la connaît grâce à l’alphabet utilisé, le grec de Calchis, en Eubée, dès le VIIIe-
VIIesiècle, sous l’influence des échanges commerciaux. Il s’écrit de droite à gauche,
et n’utilise pas toutes les lettres. En revanche, on lui doit le f.
C’est une langue non indo-européenne, agglutinante, comme le hongrois ou
le chinois. Elle a des emprunts au grec et au phénicien. La difficulté vient non du
corpus, les archéologues ont trouvé plus de 7 500 inscriptions, mais des sujets : ce
sont des dédicaces, ou des références à des dieux, des liens de famille, des actes
de possession. On ne comprend donc pas la majorité des textes. Les archéologues
attendent l’équivalent de la « pierre de Rosette », un texte bilingue qui permettrait
d’entrer plus avant dans la connaissance de cette culture.
1. Françoise Gaultier et Dominique Briquel, Les Étrusques, les plus religieux des hommes, Les
rencontres de l’École du Louvre, La Documentation Française, Paris, 1997.
III. Rome
2. La romanisation
Comment les Étrusques ont-ils été absorbés et romanisés ?
Les cités étrusques se soumettent progressivement lors de guerres cruelles. En 264
av. J.-C., Volsinies, l’actuelle Orvieto, est prise par l’armée romaine. La chute de cette
capitale politique et religieuse marque la fin de l’indépendance. La soumission est
un fait acquis lors des guerres puniques : malgré les efforts d’Hannibal, l’Etrurie reste
fidèle à Rome et participe à l’expédition de Scipion à Carthage en 205. L’extension
de Rome apporte la prospérité sur l’Italie du IIe siècle et l’élite étrusque en profite.
Les routes romaines favorisent le commerce et la domination militaire. L’aristocratie
1. Jean-Paul THUILLIER, Les Étrusques, La fin d’un mystère, Découvertes Gallimard, 1990.
locale obtient la citoyenneté romaine et accède aux plus hautes charges. Il est de
bon ton de parler latin et de donner à ses enfants une éducation romaine. On sait
pourtant qu’une révolte servile1 est durement réprimée en –196. Des vétérans s’ins-
talleront dans les régions étrusques, accélérant le brassage.
D’autres hypothèses soulignent le caractère centralisateur de l’Empire romain : la
« pax romana » impose aussi le latin dans tout l’empire, l’emportant sur les langues
locales, même si les intellectuels romains pratiquent le grec. Les Étrusques vaincus
perdent leur prestige et leur culture est absorbée silencieusement. Le riche ami
d’Auguste, Mécène, est descendant de la noblesse étrusque, mais ne le mentionne
jamais.
Conclusion
Les fondements de l’identité romaine sont donc fortement étrusques. À partir du
IIIe siècle, les peuples de l’empire, soumis, diffusent la culture et la langue grecque
à Rome, malgré les conservateurs comme Caton. Le grec prévaut dans le monde
intellectuel et l’art et la littérature se développe sur les canons de l’hellénisme, en
ْ Prolongements
Tite-Live
1 Histoire romaine, [I, 34]
L’arrivée à Rome de Lucumon, le futur
Tarquin l’Ancien.
Pendant le règne d’Ancus, un étranger
nommé Lucumon, homme actif et opulent,
vint à Rome. (…) Héritier des richesses paternelles, Lucumon en conçut un orgueil
que sa femme Tanaquil s’attacha encore à développer. Fille d’une haute naissance,
Tanaquil n’était nullement disposée à descendre en acceptant une alliance qui
l’eût fait déchoir. (…) et plus sensible à l’élévation de son mari qu’à l’amour de sa
patrie, elle résolut de quitter Tarquinia. (…)
Comme ils approchaient du Janicule, Lucumon sur son char et Tanaquil à côté
de lui, un aigle s’abattant avec lenteur, enlève le bonnet qui couvre la tête de
Lucumon ; puis reprenant son vol et planant avec de grands cris au-dessus du
char, il s’abat de nouveau, et, comme s’il eût été chargé de ce soin par les dieux,
vient replacer le bonnet sur la tête de l’étranger. Il se perd ensuite dans les nues.
Tanaquil, savante, comme tous les Étrusques, dans l’art d’expliquer les prodiges
célestes, reçut, dit-on, ce présage avec transport. Elle embrasse son époux ; elle
veut qu’il s’abandonne aux plus magnifiques espérances (…).
Cicéron
2 De la divination, Livre I, Ier siècle av. J.-C., traduction C. Appuhn, 1936.
Dans son traité sur la Divination, Cicéron critique les superstitions, mais justifie
les traditions. On sait que l’art divinatoire était une spécialité étrusque.
I. C’est une ancienne croyance dont l’origine remonte jusqu’aux temps héroïques,
et que perpétue le consensus du peuple romain et de toutes les nations, qu’il
existe parmi les hommes un certain genre de divination (que les Grecs appellent
μαντική), c’est-à-dire un pressentiment, une science des choses à venir. Chose
certes merveilleuse et salutaire, si toutefois elle est réelle, et grâce à laquelle notre
nature mortelle pourrait approcher la puissance divine. C’est pourquoi, mainte-
nant comme en maintes autres occasions, avons-nous été mieux inspirés que les
Grecs en donnant à cette faculté excellente un nom dérivé des Dieux, alors que
le mot grec, selon Platon, vient de fureur1. Ce qui est sûr, c’est que je ne connais
aucun peuple, quelque civilisé ou instruit qu’il soit, ou féroce ou barbare, qui ne
reconnaisse l’existence des signes de l’avenir, et la faculté qu’ont quelques hommes
de les comprendre et de les interpréter. Nous voyons en premier les Assyriens,
habitants de vastes plaines d’où ils voyaient de tous côtés un ciel découvert et un
large horizon, observer les trajectoires et les mouvements des astres, et trans-
mettre à la postérité certaines interprétations. […]
II. Il y a plus d’un genre de divination applicable aux affaires publiques ou
privées ; et, pour ne rien dire des autres peuples, combien de formes diverses avons-
nous adoptées ? À l’origine Romulus, père de notre cité, a non seulement fondé
Rome après avoir pris les auspices, mais il a été lui-même un excellent augure,
selon la tradition. Plus tard les rois qui lui ont succédé imitèrent son exemple ; et
après qu’ils eurent été chassés, nulle affaire publique, soit en paix, soit en guerre,
ne fut entreprise sans consultation des auspices. L’art des haruspices ayant paru
avoir une grande puissance, soit pour obtenir quelque chose des Dieux, soit pour
les consulter, soit aussi pour interpréter les prodiges et prendre des mesures en
conséquence, on en emprunta à l’Étrurie toutes les règles, afin qu’aucun genre
de divination ne semblât avoir été négligé. […] Mais par la négligence du collège
des augures, on a tout à fait oublié et abandonné une grande quantité d’auspices
et d’augures, comme s’en inquiétait déjà le sage Caton à son époque.
XVI. Autrefois on n’entreprenait aucune affaire importante, ni dans le domaine
public ni dans le domaine privé, sans consulter les augures ; ce qui le montre
aujourd’hui c’est que nous avons encore des auspices dits ‘nuptiaux’, qui consevent
ce nom alors que la coutume a été abandonnée. Maintenant dans les grandes
occasions, même si cet usage tend à s’affaiblir, on consulte les entrailles des
victimes, tandis qu’autrefois on se fiait au vol des oiseaux ; aussi, comme nous
n’attendons pas les signes favorables, nous nous précipitons au-devant de calami-
tés douloureuses et désastreuses.
XVII. Et ce lituus, ce bâton sacré, noble insigne de votre dignité d’augure, d’où
vient-il ? Il remonte à Romulus, qui en fit usage pour délimiter les régions de Rome
qu’il avait fondée. Le lituus dont il se servait (un bâton courbé, légèrement infléchi
à son extrémité, ce qui le fait ressembler à un instrument de musique nommé
également lituus) fut retrouvé intact dans la curie des Saliens où il était déposé,
cette curie qu’un incendie avait détruite.
XVIII. J’adhère donc à l’avis de ceux qui considèrent qu’il y a deux espèces
de divination, l’une qui a quelque chose de technique, l’autre qui ne repose pas
sur la technique. C’est une technique pour ceux qui se fondent sur d’anciennes
observations pour formuler des conjectures quant à l’avenir ; mais ce n’est pas une
technique pour ceux qui ressentent les choses futures, non par la méthode ou par
la conjecture appuyée sur des signes observés et enregistrés, mais par une sorte
d’excitation psychique, de mouvement libre et désordonné, comme cela arrive
souvent dans le sommeil, et quelquefois aux prophètes délirants.
Elles sont si tranquilles et amicales, ces tombes creusées dans le roc souter-
rain. On n’éprouve aucune oppression en y descendant. Cela doit être dû en partie
au charme particulier et naturel des proportions, et qui existe dans toutes les
œuvres étrusques non altérées par les Romains. Il y a dans les moindres courbes
de ces murs souterrains, une simplicité, un naturel tout spontané qui aussi-
tôt rassure l’esprit. Les Grecs cherchaient à produire une émotion artistique, le
Gothique à impressionner l’esprit. Mais non pas les Étrusques. Les choses qu’ils
font en leurs siècles paisibles semblent aussi naturelles que le fait de respirer.
Elles laissent une impression de liberté, de joie, de plénitude de la vie. Là est la
véritable qualité étrusque : l’aise, le naturel, et une abondance de vie qui fait que
l’esprit n’est contraint dans aucun sens.
La mort même, pour les Étrusques, n’était qu’un aimable prolongement de la
vie, avec des bijoux, du vin, et des flûtes pour accompagner la danse. Ce n’était
ni l’extase bienheureuse ni l’enfer de tourment. Ce n’était que la continuation
naturelle d’une plénitude. Tout se passait en termes de vie, d’existence.
CM 16 Étrusques
ώ Frise chronologique n° 14
ْ 1903-1910 ْ 1911
Fauvisme. Franz Marc, Cheval bleu.
ْ 1905-1914 ْ 1912
Expressionnisme en peinture. Fondation de Der blaue Reiter
ْ 1905 (le Cavalier bleu)
Fondation de Die Brücke (Le Pont), ْ 1914
groupe dissous en 1913. Kirchner, Postdamer Platz.
ْ 1908
Kirchner, Femme au chapeau noir.
Introduction
L’expressionnisme est un mouvement esthétique du début du XXe siècle, concer-
nant les arts plastiques, la littérature et le cinéma. En peinture, les artistes expres-
sionnistes ont en commun leur opposition à l’impressionnisme. Dans sa diversité
l’expressionnisme prend place, essentiellement en Allemagne avant le déclenche-
ment de la 1e guerre mondiale et l’arrivée des nazis au pouvoir, il est contemporain
du cubisme et du futurisme, et s’inscrit parmi tous les mouvements d’expérimenta-
tion esthétique, remettant tous en cause la notion de représentation du réel.
1. Origine du mot
Il n’y a pas originellement de manifeste expressionniste comme il y en eut
pour le futurisme ou le surréalisme. Le terme « Expressionismus » est apparu en
Allemagne en 1911, lors d’une expositition de la Berliner Sezession, et s’applique à
onze exposants français, dont Picasso et d’anciens Fauves1. Il est repris par le critique
d’art Wilhelm Worringer en août 1911, dans la revue der Sturm2. Ce sont des esthé-
ticiens allemands qui usent de ce mot pour la première fois pour commenter des
œuvres françaises. Il faut préciser qu’ils sont très influencés par Henri Matisse pour
qui l’expression et la subjectivité sont au cœur de la création. Un des organisateurs
de l’exposition avait traduit en allemand les Notes d’un peintre de Matisse. En 1914
seulement, le terme fut employé par le critique Fechter pour désigner sept artistes
appartenant au mouvement expressionniste die Brücke et deux autres membres
du Blaue Reiter3. Le terme s’applique aux artistes qui d’une manière ou d’une autre
imposent dans leurs œuvres une vision subjective forte, émanant de leur imagina-
tion, traduisant un rapport au monde singulier.
2. Les précurseurs
Essentiellement allemand, l’expressionnisme est fortement influencé par les
différents courants de la peinture en France, tels l’impressionnisme, le postimpres-
sionnisme, les Nabis, le fauvisme. Certains peintres, en rupture eux-mêmes avec
l’impressionnisme, font figure de précurseurs.
• Vincent Van Gogh (1853-1890). Peintre sans succès de son vivant, Van Gogh
s’est imprégné de l’impressionnisme et du japonisme4, il s’en est affranchi
pour produire des œuvres qui frappent par la force des couleurs, par des
formes sinueuses, prononcées. L’altération profonde de la réalité, la simpli-
fication des formes, une tendance à la caricature apparentent Van Gogh,
peintre d’autoportraits ou de paysages nocturnes, à la génération expres-
sionniste des années 1910.
1. Max Liebermann (1847-1935), peintre allemand, influencé par les impressionnistes, d’abord
chef de file de la Sécession berlinoise, il se démarque de l’avant-garde expressionniste, mais
manifeste, en tant que président de l’Académie prussienne des Arts de Berlin, un esprit
d’ouverture.
2. Alexej von Jawlensly (1864-1941), peintre d’origine russe, qui vécut en Allemagne. Influencé
par Matisse, il fréquenta Kandinsky. Œuvres majeures : Portrait d’Alexandre Sakharoff (1909),
Autoportrait (1912).
la gravure. Son Almanach présente des articles d’esthétique qui témoignent d’une
ouverture à des démarches singulières. Tous ses membres sont attachés à la synes-
thésie, à la correspondance des couleurs, des sons et des mots. Franz Marc investit
les couleurs d’une charge symbolique.
verte, 1913 (Ludwig Museum, Cologne). Filles sour les arbres, 1914 (Neue Pinakothek,
Munich). Terrasse de la maison de campagne de Saint-Germain, 1914, Museum für Kunst
und Kultur, Münster).
Egon Schiele (1890-1918). Autrichien, membre de la Sécession viennoise, Schiele
n’appartient pas aux deux mouvements allemands, mais il est souvent rattaché à
l’expressionnisme. Très tôt passionné de dessin, Schiele se met à peindre en 1905, à
l’âge de quinze ans, à la mort de son père. Il entre aux Beaux Arts de Vienne l’année
suivante, mais ne peut s’entendre avec ses maîtres. La même année, il fonde le
Neukunstgruppe (Groupe pour un nouvel art), puis découvre la Sécession de Vienne,
et fait la rencontre décisive de Gustav Klimt, puis des architectes Josef Hoffmann et
Otto Wagner. Il prend ensuite ses distances avec la Sécession, entame un parcours
personnel orienté vers les autoportraits. Il est exposé notamment à Munich avec des
peintres du Cavalier bleu. En Bohème puis à Vienne, les œuvres de Schiele reçoivent
un accueil hostile : elles choquent par leur sujet érotique. Elles sont toutefois accueil-
lies dans des expositions à travers l’Europe. Schiele meurt en 1918, de maladie. Il
est qualifié d’expressionniste en raison de sa représentation subjective, tourmen-
tée et sombre des êtres humains : des corps décharnés aux articulations saillantes,
des visages émaciés au regard fiévreux, des nudités, éloignées de toute idéalisa-
tion, dans des positions provocantes. On ne doit pas oublier ses paysages colorés,
ignorant souvent la perspective, empreints d’une certaine naïveté. Quelques œuvres :
Nombreux autoportraits au Musée Léopold de Vienne. Maison sur la rivière, (Museo
nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid).
George Grosz (1893-1959). Avec Otto Dix, il représente une évolution de l’expres-
sionnisme vers une peinture engagée, soucieuse de représenter la détresse de
la société allemande d’après la défaite de 1918. Il est un des animateurs de la
Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit). On retrouve dans sa peinture les procédés
de l’expressionnisme, mis au service de la dénonciation sociale. Grosz est un artiste
engagé, proche des Spartakistes1, puis membre du Parti communiste allemand. Il
fait aussi la jonction avec le mouvement Dada. Il émigre en 1932 aux États-Unis.
Quelques œuvres : Le malade d’amour, 1916, (Tate Gallery, Londres) Journée grise,
1923, (Stattliche Museen, Berlin)
5. L’expressionnisme abstrait
Ce vocable est employé en 1946 par l’historien de l’art Robert Coates qui l’applique
à des peintres de l’école de New York, acquis à l’esthétique non-figurative mais soucieux
de rendre l’intensité émotionnelle. On trouve dans ce courant Willem de Kooning
(1904-1997), Jackson Pollock 1912-1956), Franz Kline (1910-1962), Mark Rothko
(1903-1970). Le minimalisme s’inscrit en réaction contre l’expressionnisme abstrait.
1. Socialistes allemands qui tentèrent en novembre 1918 une révolution sur le modèle bolchévique.
Ils fondèrent ensuite le Parti communiste.
par la « ville haute » et la « ville basse ». M. le Maudit fait coexister une société où
s’affrontent la police et la pègre, et le meurtrier solitaire, monstre et victime en
même temps, conscient de ses perversions. L’arrivée du cinéma parlant au tournant
des années trente ne fait pas disparaître l’expressionnisme qui doit d’abord subir le
nazisme. Fritz Lang et d’autres émigrent aux États — Unis.
L’expressionnisme imprégna les films noirs des années trente et quarante. Fritz
Lang tourne en Allemagne de 1919 à 1933, ses deux derniers films dont M. le Maudit,
sont parlants. Il émigre en France où il réalise un film en 1934, Liliom. Puis il entame
une carrière féconde aux États-Unis de 36 à 56, enfin il réalise quelques films en
RFA, de 58 à 60.
Conclusion
En peinture, l’expressionnisme prend place dans l’effervescence des avant-gardes
du début du XXe siècle. Au lendemain de la première guerre mondiale, ses membres,
tel Kandinsly, évoluent vers l’abstraction. Mais d’autres jeunes expressionnistes
s’attachent à la réalité présente pour évoquer le désarroi de l’Allemagne d’après-
guerre, il s’agit d’Otto Dix, de Georges Grosz, de Max Beckmann ou du sculpteur
Ernst Barlach. L’expressionnisme est alors indissociable d’une dénonciation sociale.
Le nazisme et le stalinisme rejettent avec violence toutes les expressions artis-
tiques qui s’écartent de la figuration et n’acceptent qu’un réalisme asservi à la propa-
gande. Les expressionnistes comme les non-figuratifs, réprouvés en Allemagne et
en URSS, poursuivent, quand ils le peuvent, leur carrière aux États-Unis. Après la
seconde guerre mondiale, New York a supplanté Vienne et Paris, comme centre de
la création picturale.
ْ Prolongements
E. H Gombrich
1 Histoire de l’art, traduit par J. Combe, C. Lauriol et D. Collins, ch. 27 « un art
d’expérimentation », Phaidon, 2001.
nous omettons de faire, mais c’est une étiquette facile qui, de plus, s’oppose assez
clairement à l’étiquette impressionniste. Dans une de ses lettres, Van Gogh a expli-
qué comment il a fait le portrait d’un ami cher. La ressemblance conventionnelle
n’était pour lui qu’une première étape. Après avoir peint un portrait « correct », il
s’est mis à modifier délibérément les couleurs et les détails : « J’exagère le blond
de la chevelure, j’arrive aux tons orangés, aux chromes, aux citrons pâles. Derrière
la tête, au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peins l’infini,
je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense, que je puisse confec-
tionner, et par cette simple combinaison la tête blonde, éclairée sur ce fond bleu
riche, j’obtiens un effet mystérieux comme l’étoile dans l’azur profond… Ah, mon
cher frère… et les bonnes personnes ne verront dans cette exagération que de la
caricature. Mais qu’est-ce que cela me fait ? » C’est avec quelque raison que Van
Gogh parle ici de caricature : la caricature tend toujours à l’expressionnisme, car
le dessinateur y déforme les traits de sa victime pour parvenir à exprimer l’idée
qu’il s’en fait.
CM 17 Expressionnisme
ώ Frise chronologique n° 15
Chine ْ 1912
ْ 5 000 av. J.-C. République chinoise de Sun Yat Sen.
Âge du bronze. ْ 1949
ْ 1600 av. J.-C. Mao Zedong proclame la République
Première trace d’écriture. Populaire de Chine.
ْ VIe – Ve siècle av. J.-C. ْ Fin XXe siècle
Le philosophe Confucius et Lao-Tseu, Économie de marché, 2001, la Chine
le fondateur du taoïsme. adhère à l’OMC (Organisation Mondiale
du Commerce).
ْ VIIe siècle av. J.-C. (ou 221)
Début de la construction de la Grande Japon
Muraille. ْ 10500-300 av. J.-C.
ْ 221 av. J.-C. Civilisation Jomon de chasseurs-
Début de la dynastie Qin. cueilleurs sédentaires (poteries).
ْ 138 av. J.-C — XVe siècle ْ 660 av. J.-C.
Route de la soie. Fondation mythique (empereur Jinmu).
ْ IIIe-Ve siècle ْ VIIIe siècle
Dynastie Jin, invention de la poudre, Époque de Nara.
propagation du bouddhisme. ْ XVIe siècle
ْ Xe-XIIIe siècle Premiers commerçants portugais
Invention de l’imprimerie, du compas. au Japon, les Jésuites en Chine
et au Japon.
ْ 1557 — 1999
L’empire colonial portugais en Asie : ْ 1603-1867
la Chine autorise le comptoir de Macao. Époque Edo.
ْ 1839 – 1842 ْ 1639-1854
Guerre de l’opium entre la Chine Fermeture des relations avec l’étranger.
et le Royaume Uni. Concession ْ 1868-1912
de Hong-Kong et droit de vendre Ère Meiji ou « des lumières » : ouverture
l’opium. à l’Occident et modernisation.
Introduction
En 1933, le poète Henri Michaux publie son carnet de voyage en Asie sous le
nom paradoxal de Un Barbare en Asie. Le titre suggère que l’homme occidental, alors
imbu de sa supériorité, a en réalité beaucoup à apprendre de ces pays riches d’his-
toire millénaire, mais en grande partie réduits alors au statut de colonies.
On s’intéressera à l’Extrême-Orient dans ses rapports avec l’Occident et à la
représentation que nous nous en faisons encore.
2. Un ensemble disparate
La seule unité est géographique : le concept recouvre les pays situés à l’extré-
mité est de l’Asie, soit du nord au sud :
• l’Extrême-Orient russe, appelé parfois Sibérie orientale, à l’est du fleuve Léna.
• l’Asie de l’est : la Chine, la Corée du Nord, du Sud, la Mongolie, le Japon.
• l’Asie du Sud-Est : le Laos, le Vietnam, le Cambodge, (ces trois pays consti-
tuaient l’Indochine française), la Thaïlande, la Birmanie, la Malaisie, l’Indo-
nésie, les Philippines.
L’appellation ne renvoie à aucune réalité administrative ni politique, donc
l’ensemble est fluctuant, et on peut intégrer ou non le Bengladesh à la définition,
ou le Cambodge, sans qu’aucun argument ne l’emporte de manière irréfutable. On
se limite habituellement à la côte asiatique du Pacifique Nord.
1. La Chine
Elle domine l’Asie par sa taille, sa population et l’ancienneté de son histoire. C’est
un empire, à la composition très variée. L’unité politique et linguistique est imposée
par l’empereur Qin Shi Huang, qui fonde la dynastie Qin en 221 av. J.-C., donne son
nom au pays, et fait construire la Grande Muraille. C’est son armée qui a été retrouvée
2. Le Japon
L’archipel est peuplé depuis le paléolithique d’habitants réunis en villages, et
producteurs de poteries (civilisation Jomon), mais le mythe situe en 660 la fonda-
tion du pays par l’empereur Jinmu. Au VIe siècle, les moines chinois et coréens
introduisent le système d’écriture chinois et le bouddhisme. L’empereur promulgue
la première constitution. Le pouvoir, divisé en clans, se centralise dans plusieurs
capitales successives, jusqu’à la construction de Nara au VIIIe siècle par l’impératrice
Genmei. Le Japon s’approprie des techniques d’artisans coréens, et voit la publica-
tion de recueils de poèmes, et l’édification d’importants monastères bouddhiques.
Kyoto devient capitale pendant mille ans, construite sur un plan en damier inspiré
de Xi’an en Chine. Le Japon se dote de son propre système d’écriture1, et la littéra-
ture connaît un âge d’or, dominé par des figures féminines.
Du XIIe au XVIe siècle, des castes militaires règnent sur le pays, formant des petits
royaumes instables. Les premiers commerçants portugais puis néerlandais et les
missionnaires jésuites pénètrent le pays. Entre 1603 et 1867, un clan de shoguns2
fait d’Edo (actuelle Tokyo) une capitale de fait, et ferme le pays aux étrangers. Le
pays connaît un essor démographique et culturel où l’on traduit les ouvrages scien-
tifiques européens.
1. Échanges économiques
Ce sont les marchands qui ont établi les contacts et les échanges entre l’Europe
et l’Extrémité de l’Asie. Ils ont dû explorer des routes terrestres puis maritimes pour
rapporter en Europe des produits dont les Européens raffolaient : les épices, le poivre,
le safran, la cannelle, la cardamome, le gingembre, la soie, les perles.
Dès l’Antiquité, ces produits étaient acheminés jusqu’en Orient, associés au
commerce de l’encens et des étoffes fines que les Egyptiens importaient d’Inde
et de plus loin. De marchés en caravanes, les produits précieux parvenaient d’une
origine inconnue, cachée par les marchands qui leur associaient des histoires fantas-
tiques. La distance et le mythe entretenaient le désir et le rêve, — et maintenaient
les prix élevés.
1. Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental : aux origines du Japon d’aujourd’hui, Paris,
coll. « Bibliothèque des histoires », Gallimard 2016.
3. Influence culturelle
Si l’Asie a adopté avec ardeur les principes de la société de consommation, l’Occi-
dent a également intégré une partie de la culture asiatique.
Les anciens avaient déjà appris des Chinois la poudre, le papier et bien d’autres
inventions technologiques. Au XXe siècle, la philosophie bouddhiste se répand
en Occident, sans mesure commune avec l’évangélisation que les missionnaires
chrétiens apportaient en Asie. L’Occident se prend de passion pour les pratiques
de bien-être et de méditation que sont le yoga, originaire d’Inde, les arts martiaux
chinois, Kung-fu, Karaté, Tai-Chi ou la médecine chinoise, la pharmacopée tradi-
tionnelle, le traitement à base d’acupuncture. Les occidentaux ayant vécu en Chine
racontent une Chine d’avant la révolution, comme l’américaine Pearl Buck, fille de
missionnaire (Vent d’Est, Vent d’Ouest, 1930) ou le journaliste français Lucien Bodard,
fils de consul (Monsieur le Consul, 1973).
Les artistes s’inspirent du Japon, ou plutôt du « japonisme », image qu’on s’en fait.
En cent cinquante ans de relations, la fascination réciproque ne s’est pas démentie,
comme le montrent les collections des musées1. Les Européens sont attirés par les
estampes, les porcelaines, les laques que rapportent les voyageurs et les marchands
comme Henri Cernuschi ou Émile Guimet. Ces œuvres inspirent les artistes qui imitent
leur traitement de la nature et du végétal ou du mouvement, tout comme les sujets
liés à la vie quotidienne ou à la spiritualité, comme la cérémonie du thé, la calligra-
phie, les spectacles de théâtre ou de sumo.
Les impressionnistes puis les artistes de l’art nouveau sont fortement influencés,
surtout Monet, Van Gogh. Parmi les poètes, Henri Michaux publie en 1933, Un Barbare
en Asie, Victor Segalen est l’auteur de Stèles en 1912. Les surréalistes s’essayent au
Haïku, poème japonais très court.
Les romanciers s’en inspirent. Si on s’en tient à la littérature française, on citera
Pierre Loti, (Madame Chrysanthème en 1886, Japonerie d’automne en 1889), André
Malraux (Les Conquérants, 1928, La Voie royale, 1930, La Condition humaine 1933),
Marguerite Duras (Un Barrage contre le Pacifique, 1950, L’Amant, 1984, L’Amant de la
Chine du Nord, 1991), Nicolas Bouvier (L’Usage du monde, 1963, Chronique japonaise,
1975). Enfin l’opéra (Puccini, Madame Butterfly, 1904) témoigne de cette mode.
On peut aussi noter que l’Extrême-Orient russe est également une source d’ins-
piration récurrente. Il est ainsi révélé par Jules Verne, dont le roman Michel Strogoff,
paru en feuilleton en 1876, raconte les aventures de ce courrier du tsar qui parcourt
le continent, de Moscou à Irkoutsk, en Sibérie orientale. Plus tard, le poète Blaise
Cendrars le célèbre, dans La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France,
récit poétique du voyage d’un jeune homme, dans le train qui relie Moscou à l’extré-
mité de la Sibérie. L’ouvrage paraît en 1913, illustré par Sonia Delaunay, parmi
d’autres récits de voyages poétiques, comme Les Pâques à New York. La Sibérie repré-
sente un exotisme particulier, l’immensité désertique et glacée, mais aussi le lieu de
la littérature pénitentiaire, depuis Dostoïevski qui est déporté pendant quatre ans
dans le bagne d’Omsk, qu’il évoque dans ses romans, et dont il raconte la terrible
expérience dans Souvenirs de la maison des morts, paru en Russie en 1862. Le pouvoir
stalinien en fera le « goulag » que décrit Andrei Soljenitsyne dans Une Journée d’Ivan
Denissovitch, 1962, puis dans L’Archipel du Goulag, 1973.
L’Indochine française se retrouve dans une importante production littéraire,
souvent centrée sur les rapports amoureux entre Européens et Asiatiques, la difficile
intégration des métis, qu’étudie Henri Copin dans sa thèse2 où il montre comment
le regard occidental est passé de l’exotisme, typique de la littérature coloniale, à
la prise en compte de l’altérité. Les romans de Marguerite Duras, Un Barrage contre
le Pacifique, 1950, ou l’Amant, 1984, concilient une narration fondée sur des person-
nages et des intrigues romanesques et une représentation réaliste de la colonisation.
1. Voir l’exposition « Japon-Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » au Musée des Arts Décoratifs,
Paris (novembre 2018-mars 2019).
2. Henri Copin, L’Indochine dans la littérature française des années vingt à 1954 : exotisme et réalité,
1994.
Conclusion
Espace de découvertes où l’imaginaire a toujours sa place, mais aussi espace
profondément moderne par son inscription dans les grands schémas économiques
et commerciaux du temps, l’Extrême-Orient est devenu au sens plein un alter ego
de l’Occident, éminemment proche et toujours mystérieux.
ْ Prolongements
José-Maria de Heredia
1 Les Trophées, 1893.
Les conquérants
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Blaise Cendrars
2 La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913, extrait.
« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?
Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé́ dans ce désert
Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet
Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune
La mort en Mandchourie
Est notre débarcadère est notre dernier repaire
Ce voyage est terrible
Hier matin
Ivan Oulitch avait les cheveux blancs
Et Kolia Nicolaï Ivanovovich se ronge les doigts depuis quinze jours…
Fais comme elles la Mort la Famine fais ton métier
Ca coûte cent sous, en transsibérien ça coûte cent roubles
Enfièvre les banquettes et rougeoie sous la table
Le diable est au piano
Ses doigts noueux excitent toutes les femmes…
Marco Polo
4 Le Livre des merveilles, 1298, traduction Eugène Muller, 1888.
Chapitre II
Comment ils allèrent à la cour du grand roi des Tartares.
En ce temps-là un certain grand seigneur qui était envoyé de la part d’Allau
vers le plus grand roi des Tartares, arriva à Bochara pour y passer la nuit ; et
trouvant là nos deux Vénitiens qui savaient déjà parler le tartare, il en eut une
extrême joie, et songea comment il pourrait engager ces Occidentaux, nés entre les
Latins, à venir avec lui, sachant bien qu’il ferait un fort grand plaisir à l’empereur
des Tartares. C’est pourquoi il leur fit de grands honneurs et de riches présents,
surtout lorsqu’il eut reconnu dans leurs manières et dans leur conversation qu’ils
en étaient dignes.
Nos Vénitiens, d’un autre côté, faisant réflexion qu’il leur était impossible,
sans un grand danger, de retourner en leur pays, résolurent d’aller avec l’ambas-
sadeur trouver l’empereur des Tartares, menant encore avec eux quelques autres
chrétiens qu’ils avaient amenés de Venise. Ils quittèrent donc Bochara ; et, après
une marche de plusieurs mois, ils arrivèrent à la cour de Koubilaï, le plus grand
roi des Tartares, autrement dit le Grand Khan, qui signifie roi des rois. Or la raison
pourquoi ils furent si longtemps en chemin, c’est que marchant dans des pays très
froids qui sont vers le septentrion, les inondations et les neiges avaient tellement
rompu les chemins que, le plus souvent, ils étaient obligés de s’arrêter.
Chapitre III
Avec quelle bonté ils furent reçus du Grand Khan.
Ayant donc été conduits devant le Grand Khan, ils en furent reçus avec beaucoup
de bonté ; il les interrogea sur plusieurs choses, principalement des pays occiden-
taux, de l’empereur romain et des autres rois et princes, et de quelle manière ils se
comportaient dans leur gouvernement, tant politique que militaire ; par quel moyen
ils entretenaient entre eux la paix, la justice et la bonne intelligence. Il s’informa
aussi des mœurs et de la manière de vivre des Latins ; mais surtout il voulut savoir
ce qu’était la religion chrétienne, et ce qu’était le pape, qui en est le chef. À quoi
nos Vénitiens ayant répondu le mieux qu’il leur fut possible, l’empereur en fut
si content qu’il les écoutait volontiers et qu’il les faisait souvent venir à sa cour.
CM 18 Extrême-Orient
Définition
Le fascisme est une idéologie, née en Italie au lendemain de la 1e guerre mondiale,
à l’origine d’un système totalitaire et impérialiste, hostile aux principes et aux institu-
tions démocratiques. Outre l’Italie, il inspire principalement le nazisme en Allemagne
et connaît un rayonnement étendu en Europe dans les années trente et pendant la
2de guerre mondiale. Discrédité par la défaite des puissances de l’Axe en 1945 il
ne disparut pas. Dans le contexte de la Guerre froide, il survécut sous des formes
variées aussi bien en Europe du sud (Espagne, Portugal, Grèce) qu’en Amérique latine.
Étymologie
Le terme fascisme vient de l’italien fascismo, formé à partir de fascio : le faisceau,
en référence à la Rome antique. Certains magistrats romains avaient une escorte de
licteurs portant des faisceaux, emblèmes de l’autorité.
1. Politiques
Le fascisme italien trouve son origine dans la profonde crise sociale et morale
au lendemain de la première guerre mondiale. De nombreux Italiens, notamment
des anciens combattants, sortent meurtris et déçus du conflit : l’Italie n’a pas obtenu
dans les traités de paix tous les territoires que lui avaient promis la France et la
Grande Bretagne. Après de lourds sacrifices humains (600 000 morts), le royaume
d’Italie n’obtient pas de ses alliés ni la Dalmatie, intégrée au nouveau royaume de
Yougoslavie, ni l’Albanie. Le ressentiment nationaliste s’accroît et parle d’une « victoire
mutilée ». Par ailleurs, la révolution soviétique encourage les espoirs du proléta-
riat du nord industriel et les lendemains de la guerre sont marqués par une agita-
tion sociale qui inquiète aussi bien les milieux patronaux que les classes moyennes.
Enfin les gouvernements successifs du royaume, soumis à l’instabilité, contiennent
difficilement la double agitation des ouvriers et des nationalistes. On retrouve dans
la montée du nazisme, sous la république de Weimar, des phénomènes analogues :
une crise morale née de la défaite, une fragilité des institutions, et plus fortement
qu’en Italie, une crise économique plongeant des millions de gens dans la misère.
Le fascisme doit son succès à l’incapacité des démocraties parlementaires à traiter
les conséquences sociales d’une crise économique sans précédent. Il prospère sur
un sentiment d’injustice et un nationalisme aigri.
2. Philosophiques
Le fascisme et le nazisme ont recherché des filiations avec des philosophes du
XIXe siècle, soucieux qu’ils étaient de proposer une vision complète de la condition
humaine, fondant leur politique. Les deux idéologies ont ainsi affirmé la primauté de
l’instinct et du sentiment et marqué leur hostilité au rationalisme des Lumières, aux
valeurs que celles-ci avaient promues, telle l’égalité des droits. A l’homme universel
des Lumières, doté de droits naturels, la pensée fasciste oppose l’homme supérieur,
s’affirmant par sa volonté et son énergie, voué au commandement, à la suprématie.
Elle s’inspire d’une lecture de Nietzsche et des idées de Surhomme et de Volonté de
puissance1. A son commencement, l’idéologie fasciste est très proche du futurisme,
à ce type1. Enfin en tant que totalitarismes, ils exercent un contrôle absolu sur la
culture, particulièrement dans l’Allemagne nazie. Le nazisme voue aux gémonies
« l’art dégénéré », c’est-à-dire toutes les avant-gardes en peinture depuis le début
du siècle, et ne tolère qu’un réalisme plein d’emphase. La quasi-totalité de la litté-
rature est rejetée et méprisée En musique, même mépris pour les compositeurs du
XXe siècle ; Wagner, lui, est l’objet d’un culte.
2. Nationalisme et impérialisme
Fascisme et nazisme entretiennent l’idée de la grandeur d’un peuple et d’une
nation, exaltent un destin collectif d’élection. La nation n’est plus définie par eux
comme l’ensemble des citoyens unis par un contrat, mais par le sang et la tradition.
L’un et l’autre veulent faire de leur nation des empires. Le régime hitlérien poursuit
l’expansionnisme que l’on sait en Europe, en défiant les vainqueurs de 1918, l’Italie
fasciste se lance dans la conquête coloniale et envahit l’Ethiopie.
3. Racisme et antisémitisme
S’il ne présente pas dans ses fondements d’antisémitisme2, le fascisme italien est
toutefois convaincu de l’inégalité des races et justifie de cette manière le colonia-
lisme3. Il cherche à renouer avec la grandeur de l’Empire romain. En revanche, Hitler
dans Mein Kampf désigne comme boucs émissaires les Juifs, responsables de tous
les maux de la nation allemande. Avant son accession au pouvoir, les organisations
nazies ont manifesté une violente hostilité à l’égard des Juifs, les persécutions se sont
installées dès 19334et ont abouti à la Solution finale, à partir de 1942. Le nazisme
a mis en œuvre la déportation et l’extermination des Juifs d’Allemagne et de tous
les pays occupés, il est responsable de la Shoah (en hébreu : « la catastrophe »).
4. Culte du chef
La renaissance d’une nation s’accomplit sous la direction inspirée d’un chef, d’un
guide (le Duce, le Führer), maître absolu à qui est voué un véritable culte, via une
propagande massive. Un lien irrationnel l’unit à tout son peuple, prêt à tout sacrifier
pour lui. Ce chef concentre tous les pouvoirs, il dirige aussi les opérations militaires.
Hitler et Mussolini possèdent tous deux l’art de fanatiser les foules lors d’immenses
rassemblements. Tous deux ont une origine sociale modeste. Les élites tradition-
nelles les méprisent mais voient en eux des alliés contre le péril communiste.
1. Le nazisme programme l’élimination, outre des Juifs et des Tziganes, celle des handicapés
mentaux et des homosexuels.
2. En 1938, sous la pression nazie, sont promulguées en Italie les lois raciales à l’encontre des Juifs.
3. L’Italie fasciste conquiert l’Ethiopie d’octobre 1935 à mai 1936.
4. Avril 1933 : loi promulguant l’expulsion des Juifs de la fonction publique. Lois de Nuremberg
de 1935 visant à « protéger la pureté du sang allemand », interdisant les mariages entre Juifs
et non-Juifs. Nuit de Cristal du 9 novembre 1938 : pillage des magasins juifs, déportation de
10 000 Juifs. « Solution finale », formalisée par la conférence de Wannsee de janvier 1942.
6. Le fascisme et la religion
Dans leur corps doctrinal, les idéologies fasciste et nazie sont en contradiction
avec le message évangélique. Cependant l’Italie mussolinienne a à son actif les
accords du Latran, de 1929, entre le Duce et le pape Pie XI, réglant la question des
relations entre le pape et le gouvernement italien. Il y est dit que la souveraineté
temporelle du pape se limite à la Cité du Vatican, mais que la religion catholique a
le statut de religion d’État. Les idéologues nazis professent eux un antichristianisme
et préfèrent se référer au paganisme germanique. Une fraction non-négligeable des
clergés luthérien et catholique tente d’exprimer une dissidence.
1. Le salazarisme
Système de gouvernement portugais, tirant son nom de Salazar, président du
Conseil de 1932 à 1968. Économiste de formation, Antonio de Oliveira Salazar fut
d’abord ministre des finances dans un gouvernement autoritaire, puis en 1932, s’imposa
comme chef du gouvernement. Il mit en place une nouvelle constitution, instaurant
le parti unique : l’Union nationale et fonda « l’Estado Novo », régime nationaliste,
catholique, conservateur, qui s’appuie sur les grands propriétaires et le haut clergé,
supprime toutes les libertés, mais ne se lance pas dans le totalitarisme fasciste ni
dans le dirigisme économique. Le salazarisme favorise le corporatisme, maintient le
Portugal à l’écart des grands conflits européens et défend l’empire colonial portu-
gais. Tout comme le franquisme, le salazarisme survit de longues années à la défaite
du fascisme et du nazisme, maintenant le pays dans le sous-développement écono-
mique et culturel. Il est renversé par la « Révolution des Oeillets » d’avril 1974.
2. Le franquisme
Système politique espagnol, qui tire son nom du général Franco, chef de l’État
espagnol de 1939 à sa mort en 1975. Bien que soutenu pendant la guerre civile
espagnole par les puissances de l’Axe, et s’inspirant de la Phalange, mouvement
pro-mussolinien de Primo de Rivera1, le franquisme est considéré essentiellement
comme une idéologie traditionaliste, nationaliste, assez semblable au salazarisme.
Franco s’appuie sur le clergé catholique et les corporations. Vainqueur de la guerre
civile, il exerce une féroce répression sur tout le pays, le maintient sous une férule
autoritaire, annihile les particularismes culturels et linguistiques.
3. Un fascisme français ?
La France, à la différence des pays précédemment cités, n’a pas vu s’installer
de régime fasciste, à l’exception du régime de Vichy, installé en zone sud, après la
défaite de 40. L’État français, dirigé par le maréchal Pétain, est l’ennemi des insti-
tutions républicaines qu’il abolit, il accomplit une politique de collaboration avec
l’Allemagne nazie, il se livre de son initiative à une politique antisémite. Enfin il
procède à un relatif embrigadement de la société, notamment avec les Chantiers
de jeunesse. Les ressemblances avec le fascisme sont bien perceptibles. Mais le
régime de Vichy rassemble des représentants de la droite monarchiste et maurras-
sienne et des zélateurs plus radicaux du nazisme et du fascisme. Un débat divise
les historiens au sujet du fascisme français. Les uns, tel René Rémond2, démontrent
que le fascisme est étranger aux traditions républicaines françaises et ne doit pas
être confondu avec une droite nationaliste qui dans son ensemble reste attachée
à la République. Les autres, tel Zeev Sternhell1, considèrent au contraire que les
prémices du fascisme se trouvent en France, avant 1914.
5. Le néo-fascisme
Condamnés par la défaite, dénoncés comme fauteurs de guerre, comme coupables
de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, le fascisme et le nazisme refont
surface dans les pays démocratiques à partir des années soixante. En Italie, le MSI
(mouvement social italien), fondé dès 1946, par d’anciens cadres de la république
sociale de Salo, est marginalisé par l’ensemble des forces politiques et ne participe à
aucune coalition. En 1995, il évolue vers une forme plus modérée et devient l’Alliance
Nationale. En Allemagne fédérale, le NPD fondé en 1964 obtient des résultats trop
faibles pour entrer au Bundestag. Après la réunification, les difficultés économiques
des anciennes régions de la RDA attirent vers l’extrême droite une population affec-
tée par le chômage. Dans l’ensemble de l’Europe, le fascisme, sous des formes diffé-
rentes liées aux contextes nationaux, a survécu et connu de profondes mutations.
Conclusion
Le fascisme et le nazisme ont été à juste titre tenus pour responsables de la
2e guerre mondiale. Leurs principaux acteurs ont été condamnés et punis. La Guerre
froide a cependant assuré la longévité de régimes qui leur étaient apparentés :
1. Zeev Sternhell (né en 1935). Historien israëlien, auteur de La Droite révolutionnaire (1885-1914) :
les origines du fascisme.
2. Juan Domingo Peron (1885-1974). Homme d’état argentin. Elu à trois reprises président de
la République, il exerça le pouvoir de 1945 à 1955. De retour d’exil, il fut réélu en 1973. Le
péronisme associe l’autoritarisme, le dirigisme économique et une politique sociale en direction
des pauvres.
3. Augusto Pinochet (1915-2006). Général chilien, auteur du coup d’état du 11 septembre 1973.
Dictateur soutenu par les États-Unis, il plongea le pays dans une répression sanglante, et
procéda à la libéralisation de l’économie.
Manifeste du futurisme
1 Le Figaro, 1909.
1° — Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de
la témérité.
2° — Les éléments essentiels de notre poésie sont le courage, l’audace et la révolte.
3° — La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et
le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le
pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing. (…)
7° — Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef d’œuvre sans un
caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces incon-
nues, pour les sommer de se coucher devant l’homme. (…)
9° — Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde – le milita-
risme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui
tuent et le mépris des femmes.
CM 19 Fascisme
ώ Frise chronologique n° 16
ْ 1901 ْ 1905
Rencontre Matisse-Derain. Une salle du Salon d’Automne regroupe
ْ Eté 1905 les œuvres de Matisse, Derain, etc.
Matisse et Derain peignent ensemble ْ Première Guerre mondiale
à Collioure (Pyrénées-Orientales). Le fauvisme s’éteint.
Introduction
Dans l’effervescence artistique du début du XXe siècle, le fauvisme représente
une des réponses apportées à de très anciens problèmes qui ne cessent de se poser
aux peintres lorsqu’ils cherchent à représenter le réel, tels que les oppositions entre
la solidité de la matière et la limpidité de la forme, la fugacité de la lumière et la
permanence de l’objet, la fidélité de la couleur et le rendu des modelés, les deux
dimensions de la toile et la profondeur de l’espace, etc. Or, de la Renaissance aux
impressionnistes, des tentatives multiples avaient cherché à résoudre ces antago-
nismes ; mais malgré les innovations des impressionnistes ces questionnements ne
semblaient pas encore épuisés.
Les peintres qu’on appelait « fauves » choisirent de s’intéresser tout particulière-
ment aux couleurs et au dessin, qu’ils libérèrent de formalismes parfois sclérosants.
Conclusion
Le fauvisme fait partie des expérimentations de l’art contemporain, qui visait à
dépasser les insuffisances des pratiques artistiques antérieures, et particulièrement
de l’impressionnisme. Il se fonda pour cela en particulier sur le travail de la couleur
et la simplification des formes.
ْ Prolongements
Salué pour le génie de quelques grands peintres dont les toiles lyriques et colorées
suscitent l’admiration, le fauvisme ne connut pas de postérité au sens strict du terme,
et peut-être resta-t-il même en suspens faute de mener à leur plein achèvement les
pistes de réflexion qu’il avait ouvertes.
Henri Matisse
1 « Notes d’un peintre », La Grande Revue, 1908.
Pour rendre un paysage d’automne, je n’essaierai pas de me rappeler quelles
teintes conviennent à cette saison, je m’inspirerai seulement de la sensation qu’elle
me procure : la pureté glacée du ciel, qui est un bleu aigre, exprimera la saison
tout aussi bien que le nuancement des feuillages. Ma sensation elle-même peut
varier : l’automne peut être doux et chaud comme un prolongement de l’été, ou
au contraire frais avec un ciel froid et des arbres jaune citron qui donnent une
impression de froid et déjà annoncent l’hiver.
Le choix de mes couleurs ne repose sur aucune théorie scientifique : il est basé
sur l’observation, sur le sentiment, sur l’expérience de ma sensibilité.
S’inspirant de certaines pages de Delacroix, un artiste comme Signac se préoc-
cupe des complémentaires, et leur connaissance théorique le portera à employer,
ici ou là, tel ou tel ton. Pour moi, je cherche simplement à poser des couleurs qui
rendent ma sensation. Il y a une proportion nécessaire des tons qui peut m’amener
à modifier la forme d’une figure ou à transformer ma composition. Tant que je ne
l’ai pas obtenue pour toutes les parties, je la cherche et je poursuis mon travail.
CM 20 Fauvisme
ώ Frise chronologique n° 17
Introduction
Il paraît communément admis qu’on ne peut traiter le féminisme comme un : la
chronologie paraît découper un avant et un après le moment historique d’émergence
que serait le XXe siècle. Mais cette frontière, pourtant si nettement tracée, se révèle
trop simpliste. Avant les premières revendications nommément féministes, les rôles des
femmes ont été multiples et de grandes figures féminines ont questionné les catégo-
risations hâtives. Après, la bannière du « féminisme » enfin nommé peine pourtant à
regrouper et à uniformiser les revendications. En fin de compte, les champs de force
du féminisme ne cessent de se ramifier et de gagner en importance, au point qu’on
puisse considérer qu’il est une des formes de la crise du moderne.
I. Différences et inégalités
Le militantisme féministe prend sa source dans les différences de traitement qui
sont instaurées entre hommes et femmes. Or ces différences de traitement traduisent
des rapports de domination : la différenciation sexuée est aussi une oppression
sexuée. Elle est originaire, elle ne connaît pas d’avant elle-même : partout, toujours,
les femmes sont considérées comme plus ou moins inférieures aux hommes.
Mais deux courants s’opposent parmi les théoriciens quant à l’explication de ces
différences :
• Certains les pensent naturelles. Les différences entre hommes et femmes
dans leurs rôles relativement à la reproduction, ou dans leurs constitutions
(taille, performances physiques), justifieraient des rôles sociaux différents,
qui ne pourraient être considérés comme inégalitaires puisque dépendant de
différences naturelles. Et cette idée se trouve d’autant plus répandue qu’on va
même parfois jusqu’à considérer comme naturelles des différences de compor-
tement (volonté de domination masculine / sollicitude féminine).
• D’autres les voient comme culturelles. Les différences physiques n’appelant
en elles-mêmes aucune différenciation de traitement, ce seraient les modes
de pensée qui conditionneraient les rôles sociaux. Ces impératifs seraient
forgés de toutes pièces par les dominants, qui justifieraient a posteriori leurs
choix arbitraires, visant à préserver leur position dominante, par des considé-
rations relatives au caractère prétendument naturel de tel ou tel phénomène.
La puissance de la culture serait telle qu’elle façonnerait jusqu’aux caracté-
ristiques purement physiques : par exemple, la moindre taille des femmes
serait explicable par un processus plurimillénaire de sélection, organisé par
les hommes, qui favoriserait les femmes de petite taille en contraignant l’ali-
mentation par des interdits alimentaires justifiés par l’importance des respon-
sabilités maternelles.
C’est au XXe siècle que cette opposition entre naturalistes (ou essentialistes)
et culturalistes voit le jour : jusque-là, il était admis que le modèle patriarcal était
« naturel ». Dans les années trente, aux États-Unis, l’anthropologue Margaret Mead
étudie plusieurs communautés primitives de Polynésie et de Papouasie-Nouvelle-
Guinée et questionne les rôles sexuels en montrant qu’ils sont le fruit de modèles
culturels : les civilisations et les sociétés modifient la psychologie humaine.
Des avancées décisives sont réalisées par Françoise Héritier, une anthropologue
et ethnologue française qui succéda à Claude Lévi-Strauss au Collège de France.
Elle poursuit la réflexion engagée par Lévi-Strauss sur les échanges sociaux et sur
le mariage en particulier, en se demandant pourquoi ce sont les femmes qui sont
échangées et non les hommes. Elle théorise alors la « valence différentielle des
sexes » dans Masculin-Féminin I. La Pensée de la différence (1996). Françoise Héritier
montre en effet que la hiérarchie entre les sexes est d’abord fondée sur un modèle
de pensée universel, celui de l’identique et du différent, qui fait que le monde est
envisagé sous forme de catégories binaires (chaud/froid, sec/humide, dur/mou, actif/
passif, sain/malsain, etc.) qui sont toujours hiérarchisées. Or, dans toutes les langues,
1. Le monde antique
a. Dans l’Antiquité : institutionnalisation de la minorité des femmes
La femme romaine, juridiquement, n’est jamais pleinement autonome, au moins
au temps de la République ; sous l’Empire, c’est-à-dire à partir du Ier siècle apr. J.-C.,
elle acquiert différents privilèges garantis par le droit civil, mais le juriste Ulpien
écrit encore au début du IIIe siècle apr. J.-C. : « Les femmes sont écartées de toutes
les fonctions civiques et publiques ».
• Le rôle des grandes déesses n’est absolument pas anecdotique. On peut remar-
quer par exemple qu’Arès-Mars et Athéna-Minerve se partagent le domaine de
la guerre, mais Athéna l’emporte sur son parèdre (c’est-à-dire celui qui forme
avec elle une sorte de couple aux attributs comparables) par ses compétences
techniques et artistiques, puisqu’elle est à la fois guerrière et patronne des
artisans et des artistes. De même, Aphrodite-Vénus est souvent considérée
comme plus ancienne que Zeus-Jupiter lui-même, et le pouvoir de l’Amour,
qui est sien, s’impose à tous les dieux comme à tous les hommes.
• Si le panthéon gréco-romain est mixte, les divinités antérieures paraissent
avoir été principalement féminines. Les travaux des archéologues ont mis au
jour en Grèce et dans toute l’Europe de grandes quantités de statuettes styli-
sées dont les attributs féminins ressortent nettement : seins, hanches, plis
ventraux signalant la maternité. On en trouve en particulier dans les Cyclades,
datées de -3200 à -2000. Les figures masculines sont moins fréquentes. Certes,
le sens et la valeur de ces statuettes sont difficiles à comprendre, mais on
peut imaginer que des déesses-mères, fort anciennes, ont cédé la place à
des figures masculines dont l’importance se serait accrue progressivement
au point de supplanter les figures féminines ; il n’est cependant pas possible
de comprendre les causes de ce basculement du féminin vers le masculin.
• Ajoutons que dans le domaine des héros, ces demi-dieux, la masculinité
n’est pas non plus la règle : les Amazones incarnent aussi la puissance, sur
le mode féminin.
2. Le monde chrétien
Le passage du monde antique au monde chrétien, des polythéismes aux
monothéismes, de l’empire romain aux royaumes proto-médiévaux, apporte son
lot de nouveautés et de contradictions quant au statut des femmes.
serpent tentateur, la domination de la femme par l’homme est alors prononcée par
Dieu (« et lui dominera sur toi », Genèse, 3, 16) comme sanction de la désobéissance
de l’homme et de la femme, ce qui fait que cette domination est précisément une
marque du désordre causé par la faute, et non un état de fait acceptable.
Le Coran, dans les récits qu’il fait de la chute d’Adam (cf par exemple sourate
7, « Al ‘Araf », versets 19 sqq), ne développe pas une telle figure féminine à côté
d’Adam ; celui-ci a une « épouse » avec laquelle il habite, et qui « trébuche » avec
lui sous l’influence du « Démon ».
Mais la figure d’Eve telle que la présente l’Ancien Testament installe durable-
ment l’idée d’une femme tentatrice, qui porte la responsabilité de la Chute et donc
du péché originel. Pourtant, le dogme chrétien installe à côté de la figure de l’Eve
pécheresse celle de Marie, mère du Christ, vierge pure de tout péché. Formant contre-
point l’une avec l’autre, Eve et Marie montrent la femme à la fois comme incarna-
tion du Mal et comme chemin du Bien.
l’enferme en réalité dans des schémas de pensée qui sont autant de carcans (topos
de la beauté éphémère), et n’empêche pas les milieux intellectuels de rester silen-
cieux quant au statut des femmes.
Au XVIIIe siècle, les choses changent et les états de fait confortés par des siècles
de traditions sont bouleversés par des réflexions et des revendications sociales,
politiques, économiques.
C’est en marge de ces mouvements que la condition des femmes et leurs droits
sont envisagés, comme un corollaire, affecté en second par les prises de positions
des philosophes et les soubresauts révolutionnaires. Il n’empêche que dans ce
XVIIIe siècle qui est le siècle du politique, la condition des femmes devient – un peu
par hasard — un sujet politique. En effet, leur situation ne faisait en fin de compte ni
débat ni consensus : c’était tout simplement un non-sujet, et on enregistrait comme
autant de phénomènes exceptionnels les prises de position de quelques femmes
remarquables ou leurs incursions dans les domaines traditionnellement réservés
aux hommes, sciences, vie de l’Église ou de l’État. Mais les réflexions sur le citoyen,
sur le peuple, sur l’État, vont conduire à une prise de conscience collective du carac-
tère inégalitaire des sociétés européennes et du scandale que constitue la minorité
juridique et politique dans laquelle les femmes sont cantonnées.
Les propositions de Rousseau ont été critiquées au XXe siècle par les féministes,
qui y voyaient une subordination de la femme à l’homme. Mais il faut se souvenir
qu’au XVIIIe siècle elles étaient critiquées au contraire par les anti-féministes, car
la réciprocité de devoirs que Rousseau assigne à l’homme et à la femme constituait
une mise en danger des enseignements de la tradition religieuse et de la conjugalité.
Ce qui est sûr, c’est que tout le XVIIIe siècle sera influencé par lui, et cette influence
perdure encore ; elle a été particulièrement importante sous la IIIe République lorsque
furent élaborées les grandes lois sur l’éducation laïque et obligatoire.
b. Condorcet (1743-1794)
Nicolas de Condorcet s’engage également pour les droits des femmes en reven-
diquant une stricte égalité entre hommes et femmes. En 1790, il publie Sur l’admis-
sion des femmes au droit de cité, et les déclare semblables aux hommes par leur
sensibilité comme par leur raison, ce qui implique qu’elles disposent exactement
des mêmes droits : « Les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont
des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur
ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits
égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont
les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion,
sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens. »
femme des droits naturels que la force des traditions et des préjugés lui ont retirés.
La diffusion de ces idées ne se limite pas à la France, et Mary Wollstonecraft (1759-
1797), éducatrice et femme de lettres anglaise qui vécut en France au moment
de la Révolution, publie en 1792 un pamphlet contre la société patriarcale de son
temps intitulé Défense des droits de la femme. Elle y défend l’idée que si les femmes
paraissent inférieures aux hommes, c’est là une injustice non pas liée à la nature
mais résultant du manque d’éducation appropriée auquel elles se trouvent soumises.
Elle critique donc Rousseau qui admet la supériorité de l’homme, alors que selon
elle, cela empêche toute véritable relation humaine. L’homme n’étant pas parfait,
la femme ne peut jamais le suivre aveuglément. Même si elle le faisait, une telle
relation serait mensongère. Pour elle, hommes et femmes méritent également d’être
traités en êtres rationnels, afin de fonder un ordre social juste.
Car c’est le grand paradoxe des révolutions de cette période, en 1789, en 1830,
en 1848, en 1870 : les révolutionnaires admettent volontiers les femmes dans leurs
rangs et posent toujours comme principe l’égalité des droits, mais leurs principes
ne résistent pas à l’épreuve des faits. Les avancées de 1791-1793 (état-civil, divorce)
traitent à égalité l’homme et la femme, mais ces libertés civiles ne se transforment
pas réellement en droits civiques, et elles sont d’ailleurs précocement remises en
cause au nom du danger qu’elles représentent pour la moralité, la solidité des struc-
tures familiales, et en fin de compte la stabilité du pouvoir qui ne serait pas sans
risque partagé ainsi entre hommes et femmes. C’est donc sans heurts que le Code
Napoléon de 1804 rétablit la hiérarchie familiale et institutionnalise l’autorité pater-
nelle. De même, après la Révolution de 1848, la IIe République entreprendra d’ins-
taurer un « suffrage universel » dont nul ne s’étonne que les femmes soient exclues,
pas même les républicains.
b. Des activistes
En 1956, un mouvement de femmes est créé en faveur du contrôle des naissances :
La Maternité heureuse. En 1960, il change de dénomination pour devenir le Planning
Familial, qui mène différentes actions pour les femmes et l’éducation populaire.
À la fin des années soixante, le militantisme féministe s’organise aux USA (Women’s
Lib) et en Europe de l’Ouest (Mouvement de Libération des Femmes ou MLF en France).
Un premier coup d’éclat marque la naissance du mouvement en France à l’été 1970 :
dix femmes déposent une gerbe « A la femme du soldat inconnu » sous l’Arc de
Triomphe. La particularité de ces groupes est d’être réservés aux seules femmes.
Leurs actions sont multiples et dépassent la simple revendication de droits égaux
entre hommes et femmes.
La lutte contre les violences faites aux femmes est également traitée par la loi ;
ce problème a été déclaré grande cause nationale en 2010.
V. Perspectives actuelles
2. Le mouvement #MeToo
Il s’agit d’un mouvement de lutte contre les violences faites aux femmes, sous
toutes leurs formes : sexisme quotidien, harcèlement, agressions sexuelles. Il repose
sur l’utilisation des réseaux sociaux pour donner à ces problèmes une visibilité très
large. Du fait de cette visibilité, les femmes confrontées à de telles violences peuvent
prendre conscience qu’elles ne sont pas des cas isolés et se sentent encouragées à
s’insurger contre de telles pratiques qui, lorsqu’elles restent méconnues, peuvent
trop fréquemment être considérées comme acceptables voire normales.
Le mouvement est né en 2017, lorsque le puissant producteur de cinéma améri-
cain Harvey Weinstein est accusé par plusieurs femmes de harcèlement, agres-
sions sexuelles ou viol. Une fois ces accusations rendues publiques, une centaine
de femmes liées à l’industrie du cinéma accusent Weinstein de faits similaires. Il est
alors admis que Harvey Weinstein utilise depuis de nombreuses années sa position
influente dans l’industrie du cinéma américain pour obtenir ou exiger des faveurs
sexuelles. L’affaire génère une sorte de frénésie médiatique, et un grand nombre de
personnalités publiques liées au monde du spectacle et des médias sont accusées
de pratiques sexuelles agressives et violentes à l’égard de femmes (ou d’hommes)
dans le cadre de leurs activités professionnelles. L’actrice américaine Alyssa Milano
encourage alors toutes les femmes à raconter ce qu’elles ont vécu en reprenant
Conclusion
Le féminisme, en fin de compte, pourrait ne pas avoir sa place dans un manuel
faisant le point sur des connaissances ! C’est en effet un terrain mouvant, un appel
à la réflexion ou à l’action, une question au sens plein du terme, sur laquelle les
sociétés ne cessent de s’interroger et de se prononcer, à travers en particulier de
grandes figures féminines.
D’une façon générale, les appels sont de plus en plus insistants pour une coopé-
ration entre hommes et femmes, conjointement victimes d’un système patriarcal
qui enfermerait les hommes tout autant que les femmes. Les avancées législa-
tives récentes, comme le congé paternité qui s’associe désormais étroitement au
congé maternité, sont bénéfiques aux femmes comme aux hommes. L’éducation
des enfants est en première ligne pour faire évoluer les représentations, et donc
les comportements.
En 2005, dans Les Féminismes en questions, l’historienne Christelle Taraud interro-
geait des féministes défendant toutes l’idée d’une construction sociale et culturelle
de la domination masculine. Mais l’ouvrage traçait en même temps une cartographie
des conflits et des contradictions qui traversent le féminisme. Les questions sur le
foulard islamique, le harcèlement, la parité, la procréation médicalement assistée,
la prostitution, les violences sexuelles… ont interpellé et divisé les féministes ; elles
sont encore l’objet de débats houleux. Le féminisme, qu’il soit associatif ou universi-
taire, est un espace en mouvement, où toutes les représentations sont questionnées.
Abélard à Héloïse
1 Lettres d’Héloïse et Abélard, Lettre VII, traduction faite par nos soins.
C’est de Jésus-Christ lui-même que l’Ordre des moines et des moniales a reçu
pleinement la forme de sa religion. […] Ainsi Jésus-Christ, qui est la fin de la justice
et l’accomplissement de tous les biens, venant dans la plénitude des temps pour
qu’il achevât ce qui était commencé et qu’il dévoilât ce qui était caché, comme il
était venu appeler et racheter l’un et l’autre sexes, il les a rassemblés l’un et l’autre
sous la vraie discipline de sa communion. Par là il a établi le principe de l’état
religieux pour les hommes et pour les femmes, et il leur a proposé en exemple,
à tous, la perfection de sa vie.
Nous lisons que sa mère et plusieurs saintes femmes l’ont accompagné avec
ses apôtres et ses autres disciples ; sans doute en renonçant au monde, en se
dépouillant de toute propriété pour ne posséder que Jésus, ainsi qu’il est écrit : « Le
Seigneur est une part de mon héritage. » Elles ont accompli scrupuleusement ce
que doivent faire, selon la règle prescrite par le Seigneur, tous ceux qui sortent du
monde pour entrer dans cette sainte communauté de vie […]. Avec quel amour ces
saintes femmes, qu’on peut appeler de vraies religieuses, ont suivi Jésus-Christ !
Quelle reconnaissance et quel honneur Jésus-Christ lui-même a rendus à leur
dévouement ainsi que ses apôtres ! Ce sont des faits que l’histoire sacrée contient.
Jean-Jacques Rousseau
2 Émile ou de l’éducation, Livre V.
En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme : elle a les mêmes
organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés ; la machine est construite de la
même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est celui de l’autre, la
figure est semblable ; et, sous quelque rapport qu’on les considère, ils ne diffèrent
entre eux que du plus au moins.
En tout ce qui tient au sexe, la femme et l’homme ont partout des rapports
et partout des différences : la difficulté de les comparer vient de celle de déter-
miner dans la constitution de l’un et de l’autre ce qui est du sexe et ce qui n’en
est pas. Par l’anatomie comparée, et même à la seule inspection, l’on trouve
entre eux des différences générales qui paraissent ne point tenir au sexe ; elles y
tiennent pourtant, mais par des liaisons que nous sommes hors d’état d’aperce-
voir : nous ne savons jusqu’où ces liaisons peuvent s’étendre ; la seule chose que
nous savons avec certitude est que tout ce qu’ils ont de commun est de l’espèce,
et que tout ce qu’ils ont de différent est du sexe. Sous ce double point de vue,
nous trouvons entre eux tant de rapports et tant d’oppositions, que c’est peut-être
une des merveilles de la nature d’avoir pu faire deux êtres si semblables en les
constituant si différemment.
Ces rapports et ces différences doivent influer sur le moral ; cette consé-
quence est sensible, conforme à l’expérience, et montre la vanité des disputes sur
la préférence ou l’égalité des sexes : comme si chacun des deux, allant aux fins
de la nature selon sa destination particulière, n’était pas plus parfait en cela que
s’il ressemblait davantage à l’autre ! En ce qu’ils ont de commun ils sont égaux ;
en ce qu’ils ont de différent ils ne sont pas comparables. Une femme parfaite et
un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d’esprit que de visage, et la
perfection n’est pas susceptible de plus et de moins.
Dans l’union des sexes chacun concourt également à l’objet commun, mais non
pas de la même manière. De cette diversité naît la première différence assignable
entre les rapports moraux de l’un et de l’autre. L’un doit être actif et fort, l’autre
passif et faible : il faut nécessairement que l’un veuille et puisse, il suffit que
l’autre résiste peu.
Ce principe établi, il s’ensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à
l’homme. Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe :
son mérite est dans sa puissance ; il plaît par cela seul qu’il est fort. Ce n’est pas ici
la loi de l’amour, j’en conviens ; mais c’est celle de la nature, antérieure à l’amour
même. […] S’ensuit-il [que la femme] doive être élevée dans l’ignorance de toute
chose, et bornée aux seules fonctions du ménage ? L’homme fera-t-il sa servante
de sa compagne ? Se privera-t-il auprès d’elle du plus grand charme de la société ?
Pour mieux l’asservir l’empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il
un véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l’a pas dit la nature, qui donne
aux femmes un esprit si agréable et si délié ; au contraire, elle veut qu’elles pensent,
qu’elles jugent, qu’elles aiment, qu’elles connaissent, qu’elles cultivent leur esprit
comme leur figure ; ce sont les armes qu’elle leur donne pour suppléer à la force
qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de
choses, mais seulement celles qu’il leur convient de savoir.
Olympe de Gouges
3 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791.
Préambule
Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la Nation, demandent à
être constituées en Assemblée nationale. Considérant que l’ignorance, l’oubli ou
le mépris des droits de la femme sont les seules causes des malheurs publics et
de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration
solennelle, les droits naturels, inaltérables et sacrés de la femme, afin que cette
déclaration constamment présente à tous les membres du corps social leur rappelle
sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes
et ceux du pouvoir des hommes, pouvant être à chaque instant comparés avec le
but de toute institution politique en soient plus respectés, afin que les réclama-
tions des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontes-
tables, tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes mœurs et au
bonheur de tous. En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage
dans les souffrances maternelles reconnaît et déclare, en présence et sous les
auspices de l’Être suprême, les droits suivants de la femme et de la citoyenne :
Article 1 La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinc-
tions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article 2 Le but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de la femme et de l’homme. Ces droits sont : la liberté,
la prospérité, la sûreté et surtout la résistance à l’oppression.
Article 3 Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la
Nation, qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme ; nul individu ne peut
exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
Article 4 La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à
autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyran-
nie perpétuelle que l’homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par
les lois de la nature et de la raison.
Simone de Beauvoir
4 Le deuxième sexe
Introduction
Mais d’abord : qu’est-ce qu’une femme ? « Tota mulier in utero : c’est une matrice »,
dit l’un. Cependant, parlant de certaines femmes, les connaisseurs décrètent : « Ce
ne sont pas des femmes » bien qu’elles aient un utérus comme les autres. Tout le
monde s’accorde à reconnaître qu’il y a dans l’espèce humaine des femelles ; elles
constituent aujourd’hui comme autrefois à peu près la moitié de l’humanité ; et
pourtant on nous dit que « la féminité est en péril » ; on nous exhorte : « Soyez
femmes, restez femmes, devenez femmes. » Tout être humain femelle n’est donc
pas nécessairement une femme ; il lui faut participer à cette réalité mystérieuse et
menacée qu’est la féminité. Celle-ci est-elle sécrétée par les ovaires ? ou figée au
fond d’un ciel platonicien ? Suffit-il d’un jupon à frou-frou pour la faire descendre
sur terre ? Bien que certaines femmes s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle
n’en a jamais été déposé.
CM 21 Féminisme
ώ Frise chronologique n° 18
Introduction
Le futurisme est un mouvement artistique du début du XXe siècle qui tire son
inspiration de la technique, des manifestations du progrès, et qui a poussé très loin
la tentative d’accueillir dans l’art la modernité et ses manifestations. En cela, il inter-
roge le rapport de l’humanité à son propre avenir.
Il est difficile de lui donner des bornes ou des frontières strictes. On peut en
effet situer précisément sa date de naissance, liée à la publication du « Manifeste
du futurisme » dans les premiers mois de 1909, mais on ne peut véritablement lui
donner une date de fin. Même incertitude en ce qui concerne son aire géographique
car, né en Italie, il étend ses ramifications dans l’Europe entière.
C’est pourquoi le mot de mouvement est véritablement approprié pour parler du
futurisme : c’est le mouvement qui constitue à la fois l’objet d’étude des futuristes
et l’essence de leurs relations.
Cette tension vers le futur s’accompagne d’un rejet sans concession du passé et
en particulier de l’Antiquité et de tout cet art muséal qui se nourrit des découvertes
archéologiques. Pour les futuristes, il faut détruire les musées pour révéler les forces
créatrices de l’homme et de l’art, car le passé omniprésent étouffe la création ; ils
appellent à une « violence culbutante et incendiaire » pour délivrer l’Italie » (puis
l’Europe entière) de ce que le « Manifeste » nomme « sa gangrène » d’érudits et
d’artistes admirant le passé.
1. Littérature
Filippo Tommaso Marinetti est poète et homme de théâtre ; il s’intéresse très tôt
à des formes et des thèmes d’avant-garde (vers libre, célébration de l’automobile et
du « démon de la vitesse »).
2. Peinture
En Italie, quatre artistes présentent en 1912 plus d’une trentaine de toiles à la
galerie Bernheim-Jeune (Paris) : Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo et
Gino Severini. Ils ont retenu l’attention de son directeur, un anarchiste convaincu
qui apprécie chez ces peintres leurs idées politiques proches des siennes. Le « Salon
des futuristes », comme on le surnomme, ne désemplit pas, et la presse se fait un
malin plaisir de souligner combien ce succès dérange le milieu de l’art parisien :
« Les cubistes et les élèves de M. Matisse commencent d’en faire une maladie. »
(L’Intransigeant, 14 février 1912).
En France, deux noms se détachent, ceux de Félix Del Marle et de Valentine de
Saint-Point, qui donne au futurisme une impulsion véritablement féministe.
Conclusion
Le futurisme doit donc être considéré comme le premier mouvement d’avant-
garde. Il bénéficia d’un succès fulgurant mais vite éteint, qui témoigne surtout de la
conscience qu’avaient les Européens d’entrer dans un nouveau siècle que l’innova-
tion technologique bouillonnante rendait plein de promesses et de craintes.
enjambent les fleuves étincelant au soleil comme des couteaux scintillants, les
paquebots aventureux qui flairent l’horizon, les locomotives à la poitrine large
qui piaffent sur les rails comme d’énormes chevaux d’acier bridés de tubes et
le vol glissant des avions dont l’hélice claque au vent comme un drapeau et
semble applaudir comme une foule enthousiaste. […]
CM 22 Futurisme
ώ Frise chronologique n° 19
Introduction
Le gaullisme est un mouvement politique français tirant son nom du Général
de Gaulle (1890-1970), chef de la France libre pendant la seconde guerre mondiale,
fondateur de la Cinquième République et premier président de celle-ci (1958-1969).
Charles de Gaulle
Charles de Gaulle est né à Lille le 22 novembre 1890 dans une famille
catholique et monarchiste. Entre à Saint-Cyr en 1909, il participe en tant
qu’officier à la 1re guerre mondiale, blessé et fait prisonnier. Dans l’entre-
deux guerres, il publie des ouvrages préconisant d’importantes réformes de
l’armée. Brièvement sous-secrétaire d’État à la guerre dans le gouvernement
de Paul Reynaud, le 18 juin 40, il lance un appel à la radio de Londres pour
refuser l’armistice que s’apprête à signer le maréchal Pétain. Il est reconnu,
non sans difficultés, comme chef de la France libre par les puissances alliées
contre l’Allemagne. Devient en août 44 chef du gouvernement provisoire de la
République. Il s’oppose très vite aux projets de Constitution proposés par les
partis de gouvernement (communistes, socialistes, démocrates chrétiens). Il
démissionne de son poste en janvier 46. Il fonde en 47 le Rassemblement du
peuple français (RPF), premier parti gaulliste. Il est clairement dans l’opposi-
tion à tous les gouvernements de la Ive République. Rappelé aux affaires par
la situation insurrectionnelle en Algérie, en mai 58, De Gaulle va, avec l’accord
du Parlement, fonder une nouvelle constitution renforçant le pouvoir exécu-
tif. Élu président de la République en décembre 58, il va régler les derniers
épisodes de la décolonisation, mettre fin à la guerre d’Algérie, doter la France
d’une force de dissuasion nucléaire, encourager la modernisation économique
du pays. Contesté par le mouvement de mai 68, il se maintient au pouvoir, mais
démissionne l’année suivante, après que son projet de réforme des régions et
du Sénat a été rejeté par référendum. Il meurt le 9 novembre 1970.
I. Principes du gaullisme
Le gaullisme qui se manifeste d’abord dans le refus de la défaite en juin 40 et
la volonté de poursuivre le combat, est l’expression d’un nationalisme particulier,
héritier de valeurs portées par une droite hostile à la république parlementaire, mais
soucieux de transcender les clivages politiques, perçus comme une cause d’affai-
blissement du pays.
1. « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France… », première phrase des Mémoires
de guerre, tome 1, ch.1 « la pente ».
2. Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique, figure majeure du nationalisme.
Auteur du Roman de l’énergie nationale.
3. Le Fil de l’épée (1932), Vers l’armée de métier (1934), La France et son armée (1938).
4. Ainsi le RPF s’opposa en 1951 à la création de la CECA, communauté européenne pour le
charbon et l’acier.
5. En février 1960 a lieu l’explosion de la première bombe atomique au Sahara.
6. Voir le discours de Pnom Penh, condamnant la politique américaine au Vietnam.
7. De 1958 à 1969, le général organise 4 référendums : 28-09-58 sur la Constitution de la
Ve République (80 % de oui) ; 08-01-61 sur l’autodétermination en Algérie (75 % de oui) ; 28-10-
62 sur l’élection du Président de la République au suffrage universel (77 % de oui) ; 27-04-69
sur une réforme du Sénat et des régions (53 % de non).
8. Dans La Droite en France, René Rémond définit une droite inspirée par Napoléon Bonaparte :
autoritaire, centralisatrice, attachée à l’héritage de la Révolution. Les ressemblances avec le
gaullisme sont incontestables.
la péninsule ibérique dans les années soixante. Les successeurs du général à l’Ély-
sée n’ont jamais remis en cause l’esprit de la Constitution de 1958, la prédominance
de l’exécutif, le mode de scrutin majoritaire1.
1. Un ancrage à droite
La tradition familiale et la formation de Charles de Gaulle le situent dans une
droite originellement hostile à la République, et nationaliste. Cependant par patrio-
tisme et dévouement au service de la Nation, l’officier se montre fidèle aux institu-
tions républicaines. Il ne conserve du nationalisme ni l’antisémitisme, ni la volonté
d’un bouleversement de régime. On a pu voir des points communs entre le gaullisme
et le bonapartisme. Tous deux valorisent le pouvoir d’un chef, éloigné des élites tradi-
tionnelles, entretenant avec le peuple un rapport affectif fort. La pratique référen-
daire du Président de Gaulle a ravivé chez ses opposants le souvenir des nombreux
plébiscites de Napoléon III. Le nationalisme gaulliste peut entretenir la nostalgie
de l’épopée napoléonienne, et un dirigisme relatif sur le plan économique rappelle
les préoccupations économiques et sociales de Napoléon III. Les désaccords entre
la droite et la personnalité du général sont toutefois très forts. De Gaulle incarne la
résistance au nazisme quand une partie de la droite se compromet dans la collabo-
ration et le régime de Vichy. La droite dans son ensemble entend conserver l’Algérie
française quand De Gaulle par pragmatisme entreprend un processus qui conduira
à l’indépendance de l’Algérie.
1. François Mitterrand dénonça le « coup d’état permanent » que représentait pour lui le pouvoir
présidentiel, mais durant ses deux septennats, il ne remit pas en cause la Constitution de la
Ve République.
2. Un gaullisme de gauche
Pendant la Résistance, de Gaulle sait attirer vers lui des patriotes de toutes les
sensibilités. En outre, le programme du Conseil national de la Résistance est forte-
ment influencé par les valeurs de la gauche : État Providence, dirigisme écono-
mique et planification. Sous la IVe République, le mouvement gaulliste est présenté
comme un mouvement de droite, opposé aux institutions, aux partis de gouverne-
ment (centristes, démocrates chrétiens, socialistes) et bien sûr au puissant parti
communiste qui reste l’adversaire constant du général pendant la Ve République.
Il n’empêche que se maintient un courant gaulliste de gauche, minoritaire, attaché
aux grandes mesures sociales de la Libération, à l’idée de participation.
3. Le néo-gaullisme
Que devient le gaullisme après la mort du général en 1970 ? Il a rejoint sur
de nombreux thèmes les positions de la droite classique européenne. D’abord il
s’est progressivement rallié à l’idée d’une union européenne, même si des figures
imminentes du gaullisme, tel Philippe Séguin, ont manifesté leur opposition à l’exten-
sion des pouvoirs de celle-ci. Ensuite une large fraction des notables et élus du parti
gaulliste s’est convertie à l’orthodoxie libérale, se concrétisant par les privatisations1,
la réduction des dépenses publiques. On ne saurait nier l’existence d’un gaullisme
social, soucieux de préserver la protection sociale à la française. Enfin l’antiaméri-
canisme très présent dans la politique du général a quasiment disparu de tous les
courants gaullistes. Ce qui semble se maintenir durablement du gaullisme dans l’opi-
nion publique française, c’est l’attachement aux institutions de la Ve République.
Conclusion
De Gaulle, le chef de la France libre, le président de la République, a certaine-
ment survécu au gaullisme comme doctrine et comme mouvement. Mais nombreux
sont ceux qui dans le paysage politique actuel réclament leur part d’héritage, qui
se font une « certaine idée du gaullisme ».
ْ Prolongement
L’étude du gaullisme nous invite à un questionnement sur les rapports entre les
États-nations et l’Union européenne, sur l’intervention de l’État dans l’économie
à une époque où un libéralisme décomplexé et sûr de lui révèle ses failles et ses
manquements, sur le rôle réel de la France dans les relations internationales. Il y a
bien pour la réflexion une actualité du gaullisme.
1. Voir la politique menée par Jacques Chirac de 1986 à 1988, en période de cohabitation.
De Gaulle
1 Lettres, notes et carnets, Tome III.
De Gaulle
2 Discours prononcé à Londres devant le National Defense Public Interest
Committee.
De Gaulle
3 Discours du 2 mars 1945 à l’Assemblée consultative.
CM 23 Gaullisme
ώ Frise chronologique n° 20
ْ 1492 ْ 1534-1542
Christophe Colomb « découvre » Trois voyages de Jacques Cartier
le Nouveau Monde. à terre-neuve puis au canada.
ْ 1511-1530 ْ 1549
Élaboration de l’héliocentrisme Du Bellay écrit la Défense et Illustration
par Copernic. de la langue française.
ْ 1532 ْ nuit du 23 au 24 août 1572
Rabelais publie Pantagruel suivi Massacre de la Saint-Barthélémy.
en 1534 de Gargantua.
Introduction
Ce mouvement européen bouleverse les fondements de la pensée et de la société
médiévales. Les découvertes scientifiques et les grands voyages ont profondément
modifié la pensée européenne.
Ne trouvant pas d’opposition majeure entre les valeurs chrétiennes et les idées
des penseurs antiques — Platon notamment, au détriment d’Aristote — les intellec-
tuels élaborent une nouvelle vision du monde.
I. Les sources
1. Les « découvertes »
La redécouverte des cultures antiques grâce aux expéditions militaires menées en
Italie (jusqu’à la défaite de Pavie, en 1525), les grandes explorations vers le « Nouveau
Monde » qui ont révélé une planète plus vaste et plus variée qu’on ne le croyait ont
conduit les Européens à une nouvelle représentation du monde et de l’homme : la
créature de Dieu n’est plus seulement représentée par l’Européen blanc et chrétien.
En outre, les progrès scientifiques se multiplient, l’astronome Copernic (1473-
1543) impose l’héliocentrisme et condamne définitivement le géocentrisme hérité
de Ptolémée et d’Aristote, Giordano Bruno (1548-1600) démontre que ni la terre
ni l’homme ne sont plus importants que les autres éléments du cosmos et Galilée
(1564-1642) confirme les thèses coperniciennes. Grâce à ses inventions (le téles-
cope et le thermomètre), il observe l’anneau de Saturne, les satellites de Jupiter, la
rotation du soleil et en déduit que la terre tourne. Ses deux procès perdus contre
l’Inquisition (en 1616 et 1633) le conduisent à abjurer explicitement ses théories,
non sans continuer à les affirmer. La médecine progresse considérablement grâce à
Vésale (1514-1564) qui conteste les théories de Galien (médecin grec, v. 131-v. 201)
et Paré, qui invente la chirurgie moderne (1509-1590).
3. La littérature et l’art
Tous les domaines culturels sont concernés par les nouveautés. La découverte
des ruines antiques et le contact avec les textes originaux conduisent les lettrés à
abandonner les commentaires, les compilations et les anthologies glosées répan-
dues au Moyen Âge.
a. La lexicologie
Le goût des langues et la découverte de peuplades inconnues aux langues incom-
préhensibles poussent à rédiger des dictionnaires, des lexiques, des traductions.
1. L’humaniste
• Il s’agit d’abord d’une fonction, d’un métier. En effet, le mot « humaniste »
définit à l’origine un professeur de langues anciennes. Spécialiste de la langue
et de la civilisation anciennes, appelées « humanités », c’est un lettré qui se
consacre à l’étude et à la transmission des savoirs acquis sur l’Antiquité. Si, à
l’origine, le mot peut désigner un pédant, un grammairien trop enfermé dans
le passé et incapable de s’ouvrir au modernisme, le terme évolue vers une
acception positive.
• L’humanisme est fédéré par une quête de l’homme idéal, policé et éduqué,
l’humanisme exprime une confiance sans failles dans le progrès de l’humanité.
• Ce sont des intellectuels exceptionnels. Les principales figures humanistes sont
souvent des génies polyvalents. Intéressés par tous les domaines qui concernent
l’homme, ils se passionnent pour de nombreuses disciplines et contribuent à
un développement considérable d’idées et de techniques. Rabelais, à la fois,
moine, curé, médecin, romancier, introduit de nombreuses plantes en France
(ramenées d’Italie), contribue à mettre au point scalpel et bistouri, crée la
plupart des adverbes en -ment de la langue française… Léonard de Vinci est
tout autant peintre, que sculpteur, inventeur, architecte…
Le voyage
Les « récits » de voyageurs, dont le plus célèbre est sans doute celui de Jean
de Léry (1536-1613), la narration de son périple au Brésil est publiée en 1578,
font rêver et ouvrent des perspectives nouvelles sur le monde. Le voyage devient
l’un des thèmes essentiels de la littérature, réel et conté dans un récit, comme
Montaigne le fit dans son Journal de voyage en Italie il permet de penser la réalité
et de se situer dans le cosmos. Devenu objet littéraire comme dans les Regrets de
du Bellay, il est aussi un motif abordé dans les fictions, le Tiers Livre et le Quart
Livre de Rabelais, notamment proposent un voyage fictif mais didactique. Il devient
occasion de réflexion sur l’homme et ses coutumes, Montaigne s’interroge ainsi sur
les « Cannibales » dans ses Essais.
2. L’importance de la formation
L’éducation est essentielle dans le projet humaniste pour créer un modèle humain.
Il faut « former » les enfants afin de leur permettre d’atteindre la science et la réflexion
nécessaires à la réalisation de ce projet. Les traités se multiplient et cherchent à
se différencier des méthodes médiévales. Érasme, Vivès (1492-1540) proposent des
œuvres pédagogiques, Montaigne, Rabelais, dans leurs textes, critiquent violemment
l’éducation scolastique médiévale et prônent, en revanche, une attention perma-
nente à l’élève, une pédagogie qui lie travail, réflexion et jeu, qui respecte les goûts
et les choix de l’enfant, qui passe par un dialogue riche et fécond entre maître et
disciple. Parallèlement, le travail est lui aussi réhabilité.
Conclusion
Ce courant intellectuel est donc caractérisé par une forme d’optimisme remar-
quable. La connaissance, l’éducation, la réflexion sur l’homme et sa place dans le
monde, fondent une nouvelle manière de penser. La culture et des valeurs fortes
comme la générosité, la liberté, l’égalité au moins en dignité deviennent essentielles
et permettent d’envisager l’épanouissement des facultés.
ْ Prolongements
H. Estienne
1 Projet du livre intitulé de la Précellence du langage français, 1579, extrait de
la préface, 1579, translation des auteurs.
« Il ne faut pas demander à quelle place ils situent notre langue, ceux qui
veulent mettre la grecque et la latine après la leur ; mais il faut demander pourquoi
leur propos ne serait pas sujet à caution : puisque, que nous aussi nous avons pour
l’honneur de la nôtre – outre toutes les raisons que j’allègue dans mon traité – un
témoignage qui en vaut bien une douzaine, puisqu’il est celui d’un ancien person-
nage, qui était comme eux de Florence, le précepteur du poète Dante. Car celui-ci,
nommé Brunetto Latini, a laissé un livre composé en français et depuis traduit
en italien (où il est appelé Il Tesoro), dans lequel il avoue que non seulement la
langue française est la plus utilisée, mais qu’elle est aussi aussi plus plaisante
que toutes les autres. »
Rabelais
2 Gargantua, chapitre 23, extrait, 1534, translation G. Demerson.
(…) « Au début du repas, on lisait quelque histoire plaisante des anciennes
prouesses jusqu’à ce qu’il eût pris son vin. Alors, si on le jugeait bon, on conti-
nuait la lecture ou ils commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlant,
pendant les premiers mois, de la vertu, de la propriété, de l’efficacité et de la nature
de tout ce qui leur était servi à table (…).Après, ils parlaient des leçons lues le
matin (…) Sur ce, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre
mille petits amusements et inventions nouvelles, lesquels découlaient tous de
l’arithmétique. Par ce moyen, il prit goût à cette science des nombres, et tous
les jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec autant de plaisir
qu’il en prenait d’habitude aux dés ou aux cartes. Il en connut si bien la théorie
et la pratique, que Tunstal qui avait amplement écrit sur le sujet, confessa que
vraiment, en comparaison de Gargantua, il n’y entendait que le haut-allemand. Et
non seulement il prit goût à cette science, mais aussi aux autres sciences mathé-
matiques, comme la géométrie, l’astronomie et la musique ; car, en attendant la
digestion de son repas, ils faisaient mille joyeux instruments et figures géomé-
triques et, de même, ils pratiquaient les lois de l’astronomie. »
Du Bellay
3 Les Regrets, sonnet X, orthographe modernisée, 1558.
X
Ce n’est le fleuve Thusque au superbe rivage,
Ce n’est l’air des Latins ni le mont Palatin,
Qui ores (mon Ronsard) me fait parler Latin,
Changeant à l’estranger mon naturel langage :
C’est l’ennui de me voir trois ans, et d’avantage,
Ainsi qu’un Prométhée, cloué sur l’Aventin,
Où l’espoir misérable et mon cruel destin,
Non le joug amoureux, me détient en servage.
Et quoi (Ronsard), et quoi, si au bord estranger,
Ovide osa sa langue en barbare changer,
Afin d’être entendu, qui me pourra reprendre
D’un change plus heureux ? nul, puisque le François,
Quoi qu’au Grec et Romain égalé tu te sois,
Au rivage Latin ne se peut faire entendre.
Jean de Léry
4 Histoire d’un Voyage fait en la terre du Brésil, Chapitre XV. Comment les Américains
traitent leurs prisonniers pris en guerre, et les cérémonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à
les manger, extrait, 1578, translation P. Gaffarel, 1880, orth. modernisée par les auteurs.
Montaigne
5 Essais, Livre I, ch. 30, « Des Cannibales », extrait, 1580, translation Pierre Villey, PUF, 1999.
« Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodi-
tés dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée
de ses connaissances ; (…) donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de
même ; et eux deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée.
Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins
à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en
nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c’est pour représenter une
extrême vengeance. (…)
Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en
une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si
aveugles aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant
qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein
de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et
aux pourceaux (…), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison,
mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. »
CM 24 Humanisme
ώ Frise chronologique n° 21
Introduction
Les théories philosophiques idéalistes considèrent que la réalité dans son ensemble
est une production ou une modalité de la pensée, de l’esprit, de l’âme, contrairement
aux matérialistes d’une part, pour qui la réalité est matière, et aux réalistes d’autre
part, qui considèrent que la réalité est accessible autrement que par la pensée (sens,
expérience). Pour les idéalistes, l’esprit n’appartient pas au monde matériel, et la
réalité n’est pas le monde sensible mais le monde perçu par l’intellection – et c’est
ce deuxième point qui est essentiel.
La portée de ces théories est remarquable car elles réévaluent profondément
le rapport de l’homme au monde. En effet, l’idéalisme ne se situe pas tant dans la
question de la nature du monde (même si l’idéalisme d’Hegel portera sur l’onto-
logie) que dans la question de la connaissance que nous en avons. Pour les philo-
sophes matérialistes, ce sont les objets, les choses, qui affectent nos perceptions
I. L’idéalisme antique
On ne peut pas parler d’idéalisme au sens propre dans l’Antiquité, mais c’est
bien à cette époque que sont posés les jalons d’une mise en cause de la réalité telle
qu’elle est perçue par les sens. La possibilité qu’elle soit une simple apparence ouvre
la voie à ce qui deviendra plus tard une théorie de la connaissance, c’est-à-dire à
l’idéalisme tel que nous l’entendons.
Platon est le premier philosophe à avoir posé la question de la réalité du monde
sensible. Pour lui, la réalité ne se décompose pas en deux espèces de choses, ce qui
est visible et ce qui est invisible, mais il n’existe qu’une seule réalité, celle qui est
intelligible, c’est-à-dire perceptible par l’esprit, par « l’acte de raisonnement propre à
la pensée » (Phédon, 79a). Tout ce qui appartient au monde visible semble, à première
vue, pouvoir être connu par la perception qui nous vient de nos sens : êtres animés
ou inanimés, objets fabriqués de la main de l’homme, et même ces objets de connais-
sance plus complexes que sont les images, les reflets. Mais pour Platon, les choses
ne peuvent être véritablement connues parce qu’elles sont perçues, ni même par
le travail scientifique qui consisterait à opérer des classifications, des extrapola-
tions à partir de modèles, etc. Il faut au contraire que l’homme s’extraie de la réalité
sensible pour atteindre le monde intelligible, celui où se trouvent les choses dans
leur véritable et pleine réalité, ce que Platon appelle les Idées (ou les Formes).
Le texte le plus célèbre où il expose cette théorie est l’allégorie de la caverne
(République, VII). Platon imagine les hommes enchaînés au fond d’une caverne, ne
voyant de la réalité que des ombres d’objets projetées sur la paroi devant eux mais
considérant pourtant que ces ombres qu’ils voient sont les choses réelles : « De tels
hommes considèreraient que le vrai n’est absolument rien d’autre que les ombres
des objets fabriqués. » (Rép. VII, 515c, traduction Luc Brisson). Il faut alors sortir
Conclusion
L’idéalisme est une approche philosophique qui a servi de principe à de nombreux
travaux et réflexions, tout au long de l’histoire de la pensée en Europe. Mais son
importance tient aussi aux évolutions que cette approche a connues, lesquelles ont
permis d’envisager les relations entre sujet et objets de connaissance de manière
sans cesse plus sophistiquée.
ْ Prolongements
critiqué, au motif qu’il dérive presque automatiquement vers le rigorisme (la règle
doit s’appliquer sans tenir compte des contextes ni peut-être mêmes des êtres), voire
le subjectivisme, où chacun se fonde sa propre règle pour lui-même, ce qui met en
danger la vie en commun, c’est-à-dire la société.
Kant
1 Critique de la raison pure, Préface à la seconde édition, Traduction Barni et Archambault.
En voyant comment les mathématiques et la physique sont devenues, par l’effet
d’une révolution subite, ce qu’elles sont aujourd’hui, je devais juger l’exemple assez
remarquable pour être amené à réfléchir au caractère essentiel d’un changement
de méthode qui a été si avantageux à ces sciences, et à les imiter ici, du moins à
titre d’essai, autant que le comporte leur analogie, comme connaissances ration-
nelles, avec la métaphysique. On a admis jusqu’ici que toutes nos connaissances
devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts
pour établir à l’égard de ces objets quelque jugement a priori et par concept qui
étendît notre connaissance n’ont abouti à rien. Que l’on cherche donc une fois
si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en
supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà
mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d’une connais-
sance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même
qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme de la première idée de Copernic :
voyant qu’il ne pouvait venir à bout d’expliquer les mouvements du ciel en admet-
tant que toute la multitude des étoiles tournait autour du spectateur, il chercha
s’il n’y réussirait pas mieux en supposant que c’est le spectateur qui tourne et
que les astres demeurent immobiles. En métaphysique, on peut faire un essai du
même genre au sujet de l’intuition des objets. Si l’intuition se réglait nécessai-
rement sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait savoir
quelque chose a priori ; que si l’objet au contraire (comme objet des sens) se règle
sur la nature de notre faculté intuitive, je puis très bien alors m’expliquer cette
possibilité. Mais, comme je ne saurais m’en tenir à ces intuitions, dès le moment
qu’elles doivent devenir des connaissances ; comme il faut, au contraire, que je
les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en soit l’objet et
que je détermine par leur moyen, je puis admettre l’une de ces hypothèses : ou
bien les concepts à l’aide desquels j’opère cette détermination se règlent aussi
sur l’objet, mais alors je me retrouve dans le même embarras sur la question de
savoir comment je puis en connaître quelque chose a priori ; ou bien les objets ou,
ce qui revient au même, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (comme
objets donnés) se règle sur ses concepts, et dans ce cas, j’aperçois aussitôt un
moyen plus simple de sortir d’embarras.
En effet, l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige le
concours de l’entendement, dont je dois présupposer la règle en moi-même,
avant que des objets me soient donnés, par conséquent a priori ; et cette règle
s’exprime en des concepts a priori, sur lesquels tous les objets de l’expérience
doivent nécessairement se régler, et avec lesquels ils doivent s’accorder. Pour
ce qui regarde les objets, en tant qu’ils sont conçus simplement par la raison, et
cela d’une façon nécessaire, mais sans pouvoir être donnés dans l’expérience (du
moins tels que la raison les conçoit), nous trouverons en essayant de les conce-
voir (car il faut bien pourtant qu’on les puisse concevoir), nous trouverons, dis-je,
plus tard une excellente pierre de touche de ce que nous regardons comme un
changement de méthode dans la façon de penser : c’est que nous ne connaissons
a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes.
CM 25 Idéalisme
ώ Frise chronologique n° 22
ْ 1884 ْ 1945
Conférence de Berlin. Conférence de Yalta.
ْ 1917 ْ 1947
Lénine, L’impérialisme, stade suprême Indépendance de l’Inde : acte final
du capitalisme. de l’impérialisme.
Introduction
Selon la définition fournie par l’Encyclopédie philosophique universelle, le terme
« impérialisme » désigne « une pratique des relations internationales modernes, par
laquelle un État cherche à élargir son influence politique et économique au-delà de
son cadre territorial afin d’y imposer sa loi ou, du moins, se créer des États dépen-
dants ou clients. » En ce sens, le terme n’apparaît pas avant la fin du XIXe siècle.
Selon Hannah Arendt, on peut même donner à « l’ère impérialiste » des bornes
chronologiques précises : la philosophe la situe entre 1884 et 1947. En 1884, les
puissances européennes réunies à la Conférence de Berlin se partagèrent les terri-
toires d’Afrique ; en 1947 eut lieu la déclaration d’indépendance de l’Inde.
I. Empire et impérialisme
forme de grécité (arts, architecture, langue, etc.). Enfin Charlemagne, entre le VIIIe et
le IXe siècle de notre ère, assoit sa domination sur les peuples voisins ; cette autorité
est absolue mais soumise à la loi.
C’est pourquoi il y a dans l’impérialisme les germes d’une « montée aux extrêmes »,
pour reprendre les mots de Clausewitz à propos de la guerre, et même une forme
de totalitarisme, selon l’analyse d’Arendt. En outre l’impérialisme a pour caractéris-
tique d’avancer masqué : souvent il se drape des oripeaux de la vertu ou du progrès,
comme le colonialisme qui est indissociable de l’impérialisme.
1. Facteurs idéologiques
En observant la montée du sentiment impérialiste dans différents États occiden-
taux entre la seconde moitié du XIXe siècle et la première guerre mondiale, il est
possible d’identifier certaines causes idéologiques de la tentation impérialiste.
Pour cela, on peut s’appuyer sur trois exemples :
• L’impérialisme américain,
• La montée du pangermanisme en Allemagne à la fin du XIXe siècle,
• Les relations de la Grande-Bretagne avec son empire colonial.
Des éléments communs dans ces trois situations fort différentes apparaissent,
qui permettent de cerner les aspects idéologiques de l’impérialisme.
sur trois idées corrélées. D’une part, l’Allemagne a une mission qu’elle seule peut
accomplir, elle a une destinée. D’autre part, il y aurait une supériorité biologique
de la race allemande, dans sa nature et ses caractères, qui la rend apte à diriger les
affaires du monde entier. On notera que ces deux thèmes se trouvent également
présents à l’origine de la montée du nationalisme aux États-Unis. A cela s’ajoute la
fierté face au double héritage historique prussien et allemand, émaillé d’épisodes
glorieux comme l’Ordre teutonique, le règne de Frédéric II, le Saint-Empire ou les
succès de la Hanse. Ces idées suscitent un puissant sentiment nationaliste, qui va
même parfois jusqu’au pangermanisme c’est-à-dire la volonté de reconstituer l’unité
de tous les peuples unis par la langue germanique ou l’esprit germanique. Ces senti-
ments nationalistes se traduisent par une idéalisation de la guerre, vue non seule-
ment comme inévitable mais aussi comme bienfaisante.
b. Idéal humanitaire
Dans leurs relations avec leur empire colonial, les Anglais vont mêler étroitement
le sens de leurs intérêts à un sentiment aigu de responsabilité à l’égard de l’huma-
nité dans son ensemble. Les impérialistes les plus actifs parlent certes de marchan-
dises, mais surtout de morale, de civilisation. Il y aurait, selon eux, une mission
confiée à la Grande-Bretagne, porter la lumière et la civilisation jusqu’aux endroits
les plus reculés en se mettant au service des hommes qui y vivent, même au prix
des plus durs labeurs. Il y a donc une destinée impériale de l’Angleterre qui n’est
pas uniquement liée à la domination, mais plus généralement à un devoir altruiste.
Cela se perçoit bien lorsqu’en 1899, Rudyard Kipling publie The White man’s burden
(« Le fardeau de l’homme blanc » — traduction réalisée par nos soins) :
Charge-toi du fardeau de l’Homme Blanc,
Envoie au loin l’élite que tu auras engendrée,
Que tes fils épousent l’exil
Pour servir les besoins de tes captifs,
Pour, lourdement harnachés, veiller
Sur les peuples nomades et sauvages,
Tes sombres peuples récemment conquis,
Mi-démons, mi-enfants.
Ces vers qui choquent aujourd’hui par le mépris qui transparaît envers les popula-
tions locales, traduisent pourtant l’idée que la colonisation n’est pas menée pour le
seul profit des Britanniques, mais leur impose aussi le devoir de porter les peuples
conquis, de les assister, et que ce devoir n’est pas facilement rempli.
2. Facteurs économiques
a. Sentiment d’inquiétude
La conversion de l’Angleterre à l’impérialisme est un réflexe de nation inquiète. Ces
craintes sont fondées d’abord sur des données démographiques : en 1891, l’Angleterre
compte 38 millions d’habitants, mais l’Allemagne en compte 50 millions, et la Russie
environ 100 millions ; le pays se sent donc menacé par ces empires continentaux.
b. Nécessité du colonialisme
En outre, avec le basculement de la puissance militaire vers la puissance écono-
mique né de la pacification de l’Europe après Napoléon, ce ne sont plus les armées qui
créent la puissance mais les territoires, les ressources naturelles et la main-d’œuvre.
C’est pourquoi l’impérialisme va avoir pour terrain privilégié l’Afrique, et dans
une moindre mesure l’Asie.
Les côtes de l’Afrique sont explorées par les Européens dès le XVe siècle. Du
XVIe au XVIIIe siècle, l’Afrique est au cœur du commerce triangulaire : des esclaves
africains sont achetés par les Européens et envoyés en Amérique pour participer à
la colonisation du continent américain. Mais l’esclavage est aboli autour de 1850
dans les puissances européennes.
C’est pourquoi succède au commerce esclavagiste une colonisation de l’Afrique,
à partir de la fin du XIXe siècle : jusqu’alors lieu d’approvisionnement en esclaves et
marchandises, le continent africain, dont seules les côtes étaient connues, devient
un espace à explorer et à conquérir pour que les puissances européennes puissent
s’approprier ses ressources naturelles. Les comptoirs commerciaux établis pour
commercer ne suffisent plus, il faut annexer les territoires – sans souci des peuples
qui les occupent, de leur culture, de leurs institutions politiques. Les expéditions de
conquête, soutenues par les explorations géographiques et les missions religieuses,
se multiplient au cœur du continent africain, à la recherche de richesses minières à
exploiter, et soumettent rapidement les territoires. C’est l’époque de la « course au
clocher » où chaque puissance coloniale cherche à conquérir le plus de territoires ;
l’expansion devient un but politique permanent et suprême.
Cette colonisation ne prend pas en compte les intérêts des peuples et territoires
conquis. C’est pourquoi les puissances coloniales du XIXe siècle ne peuvent être
comparées aux bâtisseurs d’Empire que furent les Romains, car les colonies furent
exploitées de manière particulièrement brutale dans la plupart des cas. Ce fut en
particulier le cas au Congo qui suscite de vives rivalités. La conférence de Berlin,
organisée sous l’égide de Bismarck en 1884-1885 pour régler cette question, réunit
quatorze puissances occidentales et établit les règles de partage de la zone ainsi
que les frontières des puissances coloniales : le nord-ouest du Congo est attribué à
la France et baptisé Congo-Brazzaville, le reste du territoire devient la possession
personnelle du roi des Belges, Léopold II, qui entreprend de mettre le territoire en
3. Facteurs politico-économiques
Pour Hannah Arendt, la montée en puissance de la bourgeoisie, corrélée à la
dissolution pour cette même bourgeoisie du concept d’État-nation1 qui ne répon-
dait plus à ses aspirations capitalistes, constitue le fondement de l’impérialisme.
En effet, la bourgeoisie capitaliste du XIXe siècle a pour objectif premier l’accrois-
sement de la production et l’élargissement des marchés économiques. Or, cette
croissance se trouvait limitée par les frontières nationales, ce qui a conduit la classe
bourgeoise à imposer aux gouvernements l’expansion, c’est-à-dire l’impérialisme,
comme modalité première de la conduite des affaires étrangères. Or, une telle
expansion est contradictoire dans ses principes mêmes avec l’État-nation. Celui-ci
repose en effet, dit Arendt, sur le « consentement authentique » de tous, unanimité
qui ne peut se concevoir qu’à une échelle locale, identifiée, et qui ne peut s’expor-
ter ; au fond l’État-nation ne recherche pas le pouvoir pour le pouvoir, mais au
service d’une communauté nationale, alors que l’impérialisme fait de l’avènement
du pouvoir « l’unique contenu de la politique », et de l’expansion « son unique but »,
pour reprendre les termes d’Arendt (Origines du totalitarisme, « L’impérialisme »).
Conclusion
L’impérialisme est une notion politique fondamentale du monde moderne. Malgré
son nom, il n’a presque rien à voir avec la constitution de grands empires comme
l’empire romain ou celui de Charlemagne. Il représente plutôt une dérive du politique,
une réponse défaillante à des problématiques idéologiques, économiques et politi-
co-économiques, se traduisant par des politiques de conquête territoriale d’une
grande violence.
ْ Prolongements
Après la Première Guerre mondiale, les belligérants se renvoient les uns et les
autres à leurs responsabilités, s’accusant mutuellement de militarisme, de nationa-
lisme, d’impérialisme. Lénine adopte pour sa part une attitude radicalement différente.
1. Pour Hannah Arendt, la bourgeoisie du XIXe siècle va se détourner de l’État-nation, s’en affranchir,
en lui laissant pour domaine de responsabilité la seule organisation politique (un « État »
en forme de coquille vide, donc), et en s’appropriant la puissance d’action, principalement
économique, de la « nation » pour la détourner à son seul profit.
Hannah Arendt
1 Les origines du totalitarisme, Chap. 2 « L’impérialisme », Traduction Martine Leiris
et Hélène Frappat.
CM 26 Impérialisme
ώ Frise chronologique n° 23
ْ 1862 ْ 1872
Manet, le Déjeuner sur l’herbe. Monet Impression soleil levant.
ْ 1863 ْ 1874
Le Salon des refusés, première Exposition dans l’atelier de Nadar,
exposition des « Indépendants » naissance du nom « impressionnisme. »
au Palais de l’Industrie. ْ 1886
Dernière exposition impressionniste.
Introduction
L’impressionnisme, mouvement particulièrement français, est essentiel dans
l’histoire de l’art et dans son évolution vers les formes abstraites. Le terme même
d’« impressionnisme » est attribué au critique d’art Louis Leroy. Découvrant l’expo-
sition de toiles de Monet et d’autres peintres « indépendants » dans l’atelier du
photographe Nadar en 1874, il écrit : « Que représente cette toile ? Impression !
Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi puisque je suis impressionné, il doit y
avoir de l’impression là-dedans ». Le mot s’appuie sur le titre proposé par Monet en
1872 pour sa célèbre toile « Impression, soleil levant ».
Au XIXe siècle, une série de modifications dans les rapports à l’art et au créateur
permettent de comprendre comment et pourquoi sont apparues de nouvelles concep-
tions des œuvres et de leurs modes de réalisation. L’atelier traditionnel perd de son
importance. La plupart des peintres sont formés dans des « écoles » par un maître
reconnu qui crée souvent en plein accord avec l’académisme. Si, au début des années
1860, les jeunes Monet, Bazille, Sisley, Renoir et Pissarro se rencontrent à l’Ate-
lier Suisse, Quai des Orfèvres, c’est toutefois surtout pour y travailler sans grandes
dépenses et sans devoir subir les contraintes d’un maître. Si celui de Gleyre, aux
Beaux-Arts, laissait une certaine autonomie créatrice aux élèves, c’est cependant
hors de ces endroits clos que se rendirent rapidement les futurs impressionnistes. En
effet, considéré comme un sanctuaire bourgeois englué dans une habitude scléro-
sante, l’atelier, ancien haut lieu technique et théorique, laisse place à un plus vaste
espace : la nature et le plein air. L’impressionnisme en tire sa matière première et
essentielle : la lumière. Les artistes sortent de la ville, de l’univers urbain et voyagent
à la campagne (en Ile de France mais aussi en Normandie et en Bretagne). Rappelons,
enfin, que l’invention des tubes de couleur et de chevalets portatifs permet aux
peintres de quitter leur intérieur, d’emporter un équipement léger, d’être autonomes.
L’apparition du marchand-galeriste introduit une manière différente de considérer
les tableaux, ils deviennent, en effet, des placements financiers intéressants. Ainsi,
avec Paul Durand-Ruel qui inaugure à Paris cette nouvelle profession, se développe
un acteur devenu essentiel puisqu’il introduit un marché diversifié. On peut s’endetter
pour investir dans des œuvres dont on espère tirer ensuite un bénéfice remarquable.
Vitrine, lieu de rencontres et de commerce, la galerie d’art devient incontournable.
Les premiers galeristes investissent dans les œuvres des impressionnistes, contri-
buant à leur développement et à leur renommée.
I. Les origines
Les impressionnistes cherchent à rendre compte de la lumière, de ses jeux et de
ses variations. Ils s’inspirent cependant beaucoup des travaux de leurs prédécesseurs.
1. Les précurseurs
a) Les « maîtres » de la nouveauté artistique du début du siècle les condui-
sirent à s’intéresser à la couleur et aux jeux de lumière. Monet et ses amis copient
les grands peintres exposés au Louvre, se confrontent à leurs éminents prédéces-
seurs. Delacroix, tant vanté par Baudelaire notamment, leur montre la voie. Manet
lui demande l’autorisation de copier sa Barque de Dante, Degas collectionne plus de
deux cents de ses œuvres, Cézanne même admire son utilisation du rouge et peint,
entre 1890 et 1894, une Apothéose de Delacroix. Il s’y représente en bas, accompa-
gné de Monet et de Pissarro. Corot, pour Degas et Monet est « le seul maître », « le
plus grand » parce que ses paysages révèlent un travail sur la lumière, les tonali-
tés et leurs variations.
b) La peinture est désormais pratiquée en plein air ; les peintres se déplacent
à la campagne et, loin des villes industrialisées, redécouvrent champs et forêts.
À Barbizon, à partir de 1830, notamment, les « paysagistes » avaient déjà rompu avec
le néoclassicisme à la mode. Corot y séjourne, comme Millet, Courbet ou Théodore
Rousseau. Il faut ajouter à cette influence celle des anglais, dont William Turner, forte-
ment admiré pour ses effets de lumière, de couleur, de brouillard et de brouillage.
1. Les couleurs dites « complémentaires » sont celles qui se trouvent à l’opposé sur le cercle
chromatique. Elles se mettent en valeur et, une fois mélangées, produisent du gris.
ce que l’œil voit à un instant précis. Le peintre cherche à produire une impression,
une émotion dans la conscience de son spectateur ; pour cela, il ne fait appel qu’à
la vue, qu’à la sensation (et non à l’analyse). La peinture en plein air apparaît ici
comme fondamentale : elle permet, hors de l’atelier, de rester longtemps devant le
motif choisi, d’en observer les variations lumineuses et les changements de teintes,
de rendre compte des éclairages naturels, de jouer avec les ombres, les lueurs, les
contre-jours… Ces innovations leur valurent entre 1874 et 1880 des critiques acerbes,
des accusations d’incompétence. On compara leur travail à des gribouillages, et
l’on pourfendit leurs « sujets indignes ». Louis Leroy, par exemple, remarqua que ce
« sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile sale ». Il ajouta
que « cela n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière »1.
b. La liberté créatrice
Elle est ainsi la caractéristique essentielle de l’impressionnisme. Les peintres
voyagent partout en France, observent sur place les forêts, la campagne, les rivages
des fleuves ou des mers. L’Ile de France et les côtes françaises, normandes surtout,
deviennent essentielles. Argenteuil, Pontoise, Fontainebleau, Honfleur, Le Havre
servent de décor et de supports aux œuvres. Les sujets sont totalement séparés des
« genres » académiques2. Le brouillard londonien, les gares, haut-lieux de la moder-
nité, s’ajoutent notamment à cet arsenal thématique riche. Pour certains d’entre
eux, Manet plus particulièrement, la peinture n’exprime rien d’autre qu’elle-même.
Cet autotélisme affirmé, qui l’éloigne des œuvres glorificatrices commandées par
de riches mécènes, attire autour de lui un grand nombre de créateurs. « L’école des
Batignolles » qui se réunit tout près de chez lui, dans un café, avenue de Clichy,
réunit Monet, Sisley, Bazille, Renoir, Pissarro, Fantin-Latour, Degas, mais aussi Zola
et Duranty notamment. Le groupe affirme des idées novatrices, recherche les tons
clairs, les effets de lumière. Chaque artiste, au nom de cette liberté, choisit ses
thèmes, sa technique, tous privilégient la lumière et ses jeux mais chacun poursuit
sa propre voie. L’artiste est libre de peindre ce qu’il voit et non « ce qu’il plaît aux
autres de voir » selon la formule célèbre de Manet. Degas s’intéresse aux danseuses,
au nu, Sisley aux paysages de Moret-sur-Loing, Renoir à la vie populaire des quartiers
parisiens, aux bals des environs de Bougival par exemple, Bazille aux figures en plein
air, Pissarro aux paysages de neige, Monet aux séries…
1. C’est pour cette raison que l’on considère les impressionnistes comme les précurseurs des
peintres abstraits. cf. Fiche « abstraction » p. 15.
2. G. Clémenceau, « Révolutions de Cathédrales », article paru dans La Justice, 20 mai 1895.
Conclusion
On peut considérer que l’impressionnisme s’achève en 1886, avec la dernière
exposition qui est consacrée au mouvement. Van Gogh, Toulouse-Lautrec et Cézanne,
sans être impressionnistes, s’appuient sur leurs acquis et servent d’intermédiaires
entre eux et l’art moderne.
ْ Prolongements
« L’impressionnisme n’est pas une école mais d’abord une attitude commune de
quelques artistes devant les problèmes essentiels de leur art. Même lorsque les
moyens sont mis en commun et qu’ils sont proches les uns des autres, les résul-
tats restent profondément individualisés. C’est seulement à la faveur de courtes
périodes de travail commun, dans un site donné, qu’une vision collective se crée.
Les peintres qui ont participé à l’impressionnisme ne sont pas très nombreux, et,
pour chacun d’eux, il faut considérer l’ensemble de son œuvre. (…)
Mais les véritables précurseurs de cette nouvelle peinture sont d’une part
Daumier avec ses recherches de rythmes et d’autre part, Millet, les peintres de
Barbizon, Rousseau, Daubigny, Diaz, et enfin les peintres de la mer et de l’eau,
Boudin et Jongkind. »
Émile Zola
2 Notes Parisiennes, compte-rendu de l’Exposition Impressionniste, avril 1877.
« Je crois qu’il faut entendre par des peintres impressionnistes des peintres qui
peignent la réalité et qui se piquent de donner l’impression même de la nature,
qu’ils n’étudient pas dans ses détails, mais dans son ensemble. Il est certain qu’à
vingt pas on ne distingue nettement ni les yeux ni le nez d’un personnage. Pour
le rendre tel qu’on le voit, il ne faut pas le peindre avec les rides de la peau, mais
dans la vie de son attitude, avec l’air vibrant qui l’entoure. (…)
Je veux dire qu’il y a de véritables peintres, des artistes doués du plus grand
mérite. Ce qu’ils ont de commun entre eux, je l’ai dit, c’est une parenté de vision.
Ils voient tous la nature claire et gaie (…). Ils peignent le plein air, révolution dont
les conséquences seront immenses. Ils ont des colorations blondes, une harmo-
nie de tons extraordinaire, une originalité d’aspect très grande. (…)
La preuve que les peintres impressionnistes déterminent un mouvement,
c’est que le public tout en riant va voir en foule leur exposition. On y compte par
jour plus de cinq cents visiteurs. C’est un succès pour qui connaît les choses. Non
seulement les frais de l’exposition seront couverts, mais il y aura peut-être des
bénéfices. Bon courage et bon succès aux peintres impressionnistes ! »
Émile Zola
3 Le naturalisme au Salon, 1880.
« Les véritables révolutionnaires de la forme apparaissent avec M. Edouard
Manet, avec les impressionnistes, MM. Claude Monet, Renoir, Pissarro, Guillaumin,
d’autres encore. Ceux-ci se proposent de sortir de l’atelier où les peintres se sont
claquemurés depuis tant de siècles, et d’aller peindre en plein air, simple fait dont
les conséquences sont considérables. En plein air, la lumière n’est plus unique,
et ce sont dès lors des effets multiples qui diversifient et transforment radica-
lement les aspects des choses et des êtres. Cette étude de la lumière, dans ses
Joris-Karl Huysmans
4 L’Art moderne, 1883.
« L’école nouvelle proclamait cette vérité scientifique : que la grande lumière
décolore les tons, que la silhouette, que la couleur, par exemple, d’une maison ou
d’un arbre, peints dans une chambre close, diffèrent absolument de la silhouette
et de la couleur de la maison ou de l’arbre, peints sous le ciel même, dans le plein
air. Cette vérité, qui ne pouvait frapper les gens habitués aux jours plus ou moins
restreints des ateliers, devait forcément se manifester aux paysagistes qui, déser-
tant les hautes baies, obscurcies par des serges, peignaient au dehors, simple-
ment et sincèrement ! La nature qui les entourait. Cette tentative de rendre le
foisonnement des êtres et des choses dans la pulvérulence de la lumière ou de les
détacher avec leurs tons crus, sans dégradations, sans demi-teintes, dans certains
coups de soleil tombant droit, raccourcissant et supprimant presque les ombres,
comme dans les images des Japonais, a-t-elle abouti, à l’époque où elle fut osée ?
-presque jamais, je dois le dire. Partant d’un point de vue juste, observant avec
ferveur, -contrairement aux us de Corot qu’on signale, je ne sais pourquoi, comme
un précurseur, — l’aspect de la nature modifiée, suivant l’époque, suivant le climat,
suivant l’heure de la journée, suivant l’ardeur plus ou moins violente du soleil ou
les menaces plus ou moins accentuées des pluies, ils ont erré, hésité, voulant,
comme Claude Monet, rendre les troubles de l’eau battue par les reflets mouvants
des rives. Ç’a été, là où la nature avait une délicieuse finesse de fugitives nuances,
une lourdeur écrasante, opaque. Ni le vitreux fluide de l’eau, jaspée par les taches
changeantes du ciel, fouettée par les cimes réfléchies des feuillages, vrillée par la
spirale du tronc d’arbre, paraissant tourner sur lui-même, en s’enfonçant ; ni, sur la
terre ferme, le flottant de l’arbre dont les contours se brouillent, quand le soleil
éclate derrière, n’ont été exprimés par l’un d’entre eux. Ces irisations, ces reflets,
ces vapeurs, ces poudroiements, se changeaient, sur leurs toiles, en une boue de
craie, hachée de bleu rude, de lilas criard, d’orange hargneux, de cruel rouge. »
Albert Wolf
5 Article publié dans Le Figaro, le 3 avril 1876, pour la deuxième exposition
impressionniste.
« La rue Le Pelletier a du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau
désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand Ruel une exposi-
tion qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui
décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés, s’offre un spectacle cruel.
Cinq ou six aliénés dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie
de l’ambition, s’y sont donné rendez vous pour exposer leur œuvre. (…)
Ces soi disant artistes s’intitulent les intransigeants, les impressionnistes ;
ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques
tons et signent le tout (…).
Faîtes donc comprendre à M. Pissarro que les arbres ne sont pas violets, que le
ciel n’est pas d’un ton beurre frais, que dans aucun pays on ne voit les choses qu’il
peint et qu’aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements ! Autant
perdre votre temps à vouloir faire comprendre à un fou, se croyant le pape, qu’il
habite les Batignolles et non le Vatican (…)
Essayez donc d’expliquer à M. Renoir que le torse d’une femme n’est pas un
amas de chairs en décomposition avec des taches vertes violacées qui dénotent
l’état de complète putréfaction dans un cadavre ! »
CM 27 Le groupe impressionniste
CM 28 Le mouvement impressionniste
ώ Frise chronologique n° 24
Introduction
Pour les hommes d’aujourd’hui l’Inde paraît être le comble de l’exotisme : les
voyageurs s’y pressent en quête de dépaysement, les hommes d’affaires y explorent
de nouvelles formes de relations de travail et les hommes politiques l’accueillent
comme un nouveau venu sur la scène internationale. Pourtant les relations entre
l’Europe et l’Inde sont anciennes, complexes, leur nature et leurs effets sont cachés
mais ont des influences très profondes sur nos modes de pensée.
I. Un pays rêvé
Kandahar, Alexandrie du Caucase (près de Kaboul), une Alexandrie encore sur les
rives de l’Indus. Ce sont autant d’implantations permettant le commerce entre des
contrées très éloignées les unes des autres.
Mais c’est précisément là que s’achève sa conquête. L’historien Quinte-Curce
(Ier siècle apr. J.-C.), dans son Histoire d’Alexandre, rapporte qu’il était confronté à
la lassitude de ses soldats, épuisés par le séjour dans ces provinces orientales et
désorientés par la politique pro-perse que menait le souverain grec. Il franchit
l’Indus au printemps 326 av. J.-C. Il affronte le puissant roi Pôros dans une bataille
victorieuse, mais d’une grande violence : une pièce de monnaie antique montre
même Alexandre à cheval combattant Pôros juché sur un éléphant. Peu après, ses
soldats se révoltent et refusent de le suivre plus avant ; Alexandre accepte de faire
demi-tour. Il conquiert alors toute la vallée de l’Indus vers le sud, et rejoint l’océan
indien où ses soldats s’étonnent de découvrir les marées qu’ils n’observaient pas
sur les rives de la Méditerranée. Une partie de son armée regagne l’Ouest par voie
maritime, l’autre partie par une route terrestre.
Les effets de la conquête d’Alexandre le Grand se perçoivent dans le domaine
de l’art et en particulier dans ce qu’on appelle l’art gréco-bouddhique. En effet, la
présence des armées grecques aux rives de l’Indus avait permis une rencontre entre
l’art grec et l’art indien, rencontre qui s’est prolongée en une esthétique originale
combinant l’une et l’autre influences, qui a pu exister sur une période longue et
rayonner jusqu’en Chine et au Japon. Le point de rencontre se situe dans l’actuel
Pakistan, dans la région de Peshawar, une zone où des villes importantes servent
durant toute l’Antiquité au commerce international et aux échanges entre la Chine,
l’Inde et l’Occident. Cette zone a été occupée par les souverains grecs hellénis-
tiques à partir du milieu du IIIe siècle av. J.-C., soit dès après la mort d’Alexandre le
Grand. Lorsque son royaume est partagé entre ses plus proches compagnons, les
généraux qui l’accompagnaient dans ses conquêtes, l’Asie centrale revint en partage
à Séleucos Ier. Ensuite, certaines parties de l’immense empire séleucide font séces-
sion, en particulier les régions proches de l’Indus qui se constituèrent en royaume
gréco-bactrien. Le terme signale nettement sa double appartenance, géographique
à la Bactriane (zone couvrant à peu près l’Ouzbékistan, ainsi que le nord du Pakistan
et de l’Inde) et politique à la Grèce, puisque les souverains de ce royaume sont
d’abord des chefs militaires grecs en révolte contre les Séleucides, et ses habitants
des colons grecs installés dans la région depuis la conquête d’Alexandre le Grand.
Dans cette zone naît une esthétique hybride, gréco-bouddhique. Les bodhisattva ont
le visage d’Apollon. Surtout, c’est là que furent produites les premières représen-
tations humaines de Bouddha, qui empruntent certaines formes de l’art grec (par
exemple le drapé des vêtements ou le contrapposto, c’est-à-dire la pose légèrement
déhanchée qu’on voit dans la grande statuaire grecque). L’exemple le plus célèbre
de cet art était les bouddhas de Bâmiyân, trois statues monumentales situées en
Afghanistan, détruites par les talibans en 2001.
1. La langue
Au XIXe siècle, des linguistes se penchent sur les langues apparemment diverses
existant ou ayant existé dans le très vaste espace qui va de l’Inde à l’Europe de
l’Ouest. Ils confrontent en particulier le sanskrit, langue de l’Inde ancienne, aux
langues européennes anciennes comme le latin ou le grec. Ils découvrent un certain
nombre de points communs surprenants entre ces langues : par exemple, le mot
« père » se dit dans toute cette zone de façon très semblable (pater en latin, pitṛ en
sanskrit, Vater en allemand ou father en anglais qui sont des langues germaniques,
etc…). Ces similitudes portent à la fois sur le vocabulaire et sur la grammaire.
a. L’organisation du monde
C’est le linguiste et historien des religions Georges Dumézil (1898-1986) qui a
réalisé à partir de la fin des années trente une analyse comparatiste approfondie des
mythes et des récits engendrés par ces civilisations rapprochées par leur langue. Il
a pu ainsi proposer une étude claire et détaillée de la vision du monde qu’avaient
les Indo-Européens.
Il s’intéresse en particulier à la civilisation gréco-romaine et à la civilisation védique,
qui s’est développée au nord du sous-continent indien et qui a produit un nombre
considérable de textes religieux hindouistes entre le IIe et le Ier millénaire av. J.-C.
Georges Dumézil est ainsi parvenu à montrer que la conception du monde, commune
aux Indo-Européens et aux civilisations qui en sont issues, est fondée sur une tripar-
tition fonctionnelle.
Le monde est en effet organisé autour de la fonction sacrée, la souveraineté
magique et juridique, celle des prêtres au sens le plus large du terme qui ont en
charge les rites religieux, la loi, la connaissance, la fonction guerrière, celle de la force
physique avec ceux qui combattent, et la fonction productive, celle de l’abondance
tranquille et féconde des agriculteurs et des artisans qui produisent les richesses.
Cette vision du monde tripartite structure l’ordre de l’univers dans son ensemble,
mais aussi la quasi-totalité des phénomènes, des productions, des discours humains,
en particulier les sociétés, leurs organisations et leurs institutions.
b. Rites et mythes
Sur le plan religieux, d’après l’étude de la langue indo-européenne telle qu’elle a
été reconstituée, on a pu montrer que les Indo-Européens avaient une religion élabo-
rée, polythéiste. La plupart des dialectes ont conservé, sous une forme ou sous une
autre, le mot « dieu », qui remonte à une racine indo-européenne associée étymo-
logiquement au jour et au ciel lumineux.
Les travaux de Georges Dumézil ont aussi permis de montrer que le panthéon
indo-européen est organisé selon la même tripartition fonctionnelle que les socié-
tés humaines. Les dieux se partagent les trois fonctions.
En outre, les mythes qui sous-tendent les pratiques religieuses sont communs
aux différentes religions dans l’ensemble de la zone indo-européenne. Un mythe
raconte par exemple toujours le conflit entre les dieux des fonctions supérieures (la
souveraineté et la guerre), et les dieux de la troisième fonction (celle de la fécondité).
Au terme d’une guerre où tantôt les uns, tantôt les autres sont victorieux, les deux
groupes se réconcilient et fusionnent pour constituer une grande famille divine à la
structure tripartite idéale. L’importance de la structure que constituent ces mythes
est telle qu’à Rome, ce sont les récits historiques qui portent de tels schémas : ainsi,
l’enlèvement des Sabines, épisode fameux des premiers temps de la Rome antique
où Romulus s’empare des femmes de villes voisines, et où ces femmes œuvrent à
la réconciliation entre leurs pères sabins et leurs époux romains, est lu par Georges
Dumézil comme une actualisation de ce schéma.
Conclusion
L’éloignement géographique de l’Inde n’est en rien le reflet des relations, au
contraire fort étroites, qui unissent le sous-continent indien à l’Europe de l’Ouest.
Anciennes, profondes, elles témoignent d’un respect mutuel teinté d’émerveille-
ment, et ne cessent de se renouveler.
ْ Prolongements
CM 29 Inde
ώ Frise chronologique n° 25
Introduction
On utilise souvent sans distinction les termes « intégrisme », « fondamentalisme »,
« radicalisme », « traditionalisme », et le parcours chronologique ci-dessus énonce
ces notions en les confondant. L’objet de cet article est de clarifier la terminologie
et les conceptions religieuses, et dans le même temps philosophiques et politiques.
Car il apparaît que les positions religieuses entraînent des choix sociaux et politiques
qui peuvent aller jusqu’au terrorisme ou à la guerre comme celle qui oppose les
fondamentalistes musulmans aux pays occidentaux depuis le 11 septembre 2001.
I. L’intégrisme catholique
3. Le concile Vatican II
Le pape Jean XXIII décide de convoquer un concile, c’est-à-dire la réunion de tous
les évêques et de nombreux supérieurs d’ordres religieux. À l’ouverture du concile, le
11 octobre 1962, ils sont au nombre de 2540, nombre jamais atteint dans les conciles
de l’histoire, et venus de tous les continents. Sont invités également des observa-
teurs chrétiens non catholiques, ce qui justifie le titre de « œcuménique », c’est-à-
dire cherchant à regrouper les différentes églises chrétiennes et des laïcs engagés.
Dès le début des travaux, les pères conciliaires décident de ne pas suivre le
schéma préétabli par la Curie romaine2, et, avec l’accord de Jean XXIII, établissent
des commissions. Le concile connaîtra quatre sessions, et un nouveau pape lorsque,
à la mort de Jean XXIII, est élu Paul VI.
Les innovations du concile sont importantes et nombreuses et figurent dans la
constitution « Gaudium et Spes ». Elles portent sur le statut de l’Église, son ouver-
ture au monde moderne et aux laïcs. Si la doctrine de l’Église reste immuable, elle
doit être approfondie et chercher l’unité entre tous les chrétiens3. La révolution la
plus visible est celle de la liturgie, c’est-à-dire le déroulement des offices : renon-
çant au rite établi au concile de Trente, ou « messe tridentine », le prêtre célèbre la
messe en se tournant vers les fidèles, le latin est abandonné au profit des langues
vernaculaires, si bien que les fidèles suivent et en comprennent tout le déroule-
ment. Enfin, on rétablit la pratique ancienne de la communion à la main. On lève
l’accusation de « peuple déicide » contre les Juifs, ainsi que l’excommunication et
l’anathème réciproque avec les églises orientales. Plus important encore, une décla-
ration, « Humanae dignitatis » (voir texte), affirme que tout homme a le droit, de par
sa dignité, à choisir sa religion, donc proclame la liberté religieuse.
1. Selon l’usage, tout évêque doit être consacré par trois évêques.
2. Émile Poulat, France chrétienne, France laïque. Ce qui meurt et ce qui naît. Entretiens avec Danièle
Masson. Paris, Desclée de Brouwer, 2008.
3. Henri Tincq, La Grande peur des catholiques de France, 2018, éd. Grasset.
a. L’iconoclasme
Aux VIIe et IXe siècle, Byzance, siège de l’Empire romain d’Orient, et centre le plus
actif du christianisme dans ce haut Moyen Âge, développe des mouvements hostiles
au culte des icônes, images saintes vénérées par les fidèles. C’est une question
théologique qui agite les trois monothéismes. Ceux-ci considèrent que le divin est
transcendant, donc se situe au-delà de l’humanité, et discutent de sa représentation.
Certains se réfèrent au second commandement formulé dans l’Ancien testament :
« Tu ne feras point d’image taillée, ni de représentation des choses qui
sont en haut dans les cieux (…). Tu ne te prosterneras point devant elles et tu
ne les serviras point… ».
En ces temps de paganisme encore triomphant, la lutte est contre les « idoles ».
Mais l’église avance la « théologie de l’icône », associée au culte du Dieu unique, et
favorise depuis longtemps la production d’images destinées à l’évangélisation et
à l’éducation des fidèles. Arrivés au pouvoir, les iconoclastes détruisent les images
dans les églises et persécutent ceux qui les vénèrent. Des querelles opposent les
deux courants, par des conciles, à Chalcédoine et à Nicée, et même des victoires
militaires des empereurs.
Les mêmes destructions accompagnent la Réforme protestante et ont laissé des
traces dans les églises. L’interdiction de la représentation du divin, voire de l’énoncé
de son nom, se trouve aussi dans le judaïsme et l’Islam.
b. Savonarole
Girolamo Savonarole, (1452-1498), prieur dominicain, s’élève dans ses prêches
et ses écrits contre la corruption morale de l’Église et des Médicis qui règnent à
Florence. Ils rejette le mouvement humaniste et prône l’ascétisme et le retour aux
préceptes de l’Évangile. A la faveur des guerres d’Italie, il rencontre le roi de France
Charles VIII qui vient de renverser les Médicis. Il obtient de lui que la ville ne soit
pas mise à sac. Reconnaissants, les habitants le choisissent pour diriger la cité.
Pendant trois ans, il instaure une dictature théocratique proclamant Jésus-Christ
« roi du peuple florentin ». On élève un « bûcher des Vanités » où les jeunes gens
adeptes de Savonarole prennent dans toute la ville les objets et œuvres d’art jugés
favorables à la corruption spirituelle. Des trésors artistiques disparaissent ainsi,
jusqu’à ce qu’en mai 1497, la jeunesse se lasse et fasse rouvrir les tavernes et les
salles de jeux. Savonarole est mis en prison, puis, à la suite d’un procès ecclésias-
tique, pendu sur la place principale de Florence. Mais son influence demeure, et,
par exemple, après sa mort, Botticelli ne peindra plus de nu.
a. Le fondamentalisme protestant
Les « évangéliques fondamentalistes » américains relèvent de la même attitude,
montrant la même intransigeance religieuse, les mêmes choix sociaux et politiques
contre l’avortement, les homosexuels, l’Islam. C’est un courant interconfessionnel
composite qui peut regrouper des luthériens, des baptistes, des pentecôtistes, mais
qui ont en commun, selon Sébastien Fath1, la centralité du thème de la croix, la
conversion, donc un choix volontaire, et l’engagement militant.
Mais pour eux, la référence est le texte : il faut s’en tenir à la littéralité des textes
sacrés et ils s’appuient surtout sur l’Apocalypse de Saint Jean, et d’autres textes de
l’Ancien et du Nouveau Testament. Selon leur lecture, en particulier les « dispensa-
tionalistes », nous serions dans une phase proche de l’Apocalypse, la fin du monde.
Tout en étant protestants, ils considèrent que le peuple juif (la partie du peuple juif
qui survivra) sera chargée de reconstruire Jérusalem, où reviendra Jésus, le Messie, qui
règnera pendant mille ans de paix sur terre. On les appelle les « Sionistes chrétiens »,
très proches des néo-conservateurs.
Leurs thèses pèsent sur le gouvernement du président Trump pour le soutien
actif d’Israël dans sa politique la plus extrême, contre tout accord avec l’Iran, contre
la laïcité jugée excessive de l’Europe. Ils peuvent donc jouer un rôle majeur pour ou
contre la paix dans le monde.
b. Le fondamentalisme juif
On écartera les extrémistes motivés par le nationalisme. On s’en tiendra aux extré-
mistes « ultra-orthodoxes », ou « hommes en noir », qui s’appuient sur une lecture
étroite des textes, et rejettent l’État d’Israël dans son ensemble comme mécréant. Ils
refusent le service militaire, ne participent que très peu à la vie politique et économique
du pays. Leur tenue vestimentaire les distingue nettement, et certains ne veulent pas
parler hébreu, langue moderne créée à partir de l’hébreu classique, considéré comme
langue sacrée. Sur le plan des mœurs, ils décrient tout type de modernité, la laïcité,
les médias, la liberté des femmes, et les homosexuels, au point que l’un d’entre eux a
agressé six personnes au couteau lors de la Gay Pride à Jérusalem en 2015.
c. Le fondamentalisme musulman
On emploie également par extension le terme « d’intégrisme ». Il défraie l’actua-
lité en raison de la place mondiale qu’il a prise.
Le salafisme (qui a convergé avec le wahhabisme) est un mouvement sunnite2, qui
se fonde sur une lecture littérale des textes sacrés, le Coran et les Haddith, et prône
un retour aux pratiques contemporaines du prophète Mahomet. En quête de pureté, il
considère que toute innovation est impure. Le fondateur est le théologien Mohammed
Abdelwahhab, qui a vécu en Arabie de 1703 à 1792. Les points essentiels de sa doctrine
sont un très grand rigorisme moral, l’exaltation de la notion de djihad1, la réaffirmation
du tawhid, la recherche de l’unicité, et donc l’agressivité récurrente contre les branches
non sunnites, le chiisme et le soufisme. S’ajoute en arrière-plan la hantise de la corrup-
tion : selon lui, l’islam est menacé par un certain nombre de déviations dangereuses, il
faut donc revenir à une origine pure, fantasmée et idéalisée, la période des salafs, les
pieux ancêtres, c’est-à-dire les trois premières générations de musulmans. Cette période
lointaine de formation et de fondation de l’islam est perçue comme sacrée.
D’autre part, les pays arabes, longtemps dominés et colonisés par les Turcs de
l’empire ottoman, développent au XIXe siècle un nationalisme qui revendique un
héritage commun à tous les Arabes, par une histoire, une langue et une culture
communes. Il s’oppose à l’empire ottoman, puis aux occidentaux. Ce nationalisme
arabe atteint son sommet après la seconde guerre mondiale, au moment de la décolo-
nisation, dans le cadre de la lutte des pays du sud contre l’impérialisme. Ses parti-
sans installent des régimes laïques avec des dictateurs pour chefs d’État, comme
Nasser en Égypte, Saddam Hussein en Irak, Hafez el – Assad en Syrie, Bourguiba en
Tunisie, Boumediene en Algérie, Kadhafi en Libye.
Mais en 1967, la défaite militaire de l’Égypte lors de la « guerre des six jours » face à
Israël, et la nostalgie des grands empires musulmans du passé, califat, empire ottoman,
empire mongol donnent un nouvel élan au mouvement religieux. La « Société des Frères
Musulmans », née en Égypte au début du XXe siècle, exerce une influence grandissante
dans tout le monde sunnite, avec des alliances de circonstance avec le pouvoir. Ainsi,
quand le président Sadate engage le processus de paix avec Israël à camp David, il est
assassiné, en 1981 par l’un d’entre eux, probablement. De plus, la montée des cours du
pétrole à partir de 1973 a permis aux pays producteurs, surtout l’Iran et l’Arabie saoudite,
les frères ennemis, l’un chiite, l’autre sunnite, d’élargir leur influence.
Si plusieurs mouvances se limitent à la religion et à l’éducation, la branche
« djihadiste » recommande l’action armée et justifie le terrorisme. Ces mouvements
n’échappent pas aux polémiques internes et aux débats théologiques et politiques.
Anglophones et francophones hésitent entre les appellations de « fondamentalisme »
ou « d’intégrisme », mais il est certain que ce conservatisme musulman cherche donc
à revenir aux fondements de la religion, tels qu’établis par les quatre premiers califes,
et dénonce l’adoption de « lois infidèles » et la modernisation culturelle et sociale.
L’application la plus visible est la place réservée aux femmes et les tenues vestimentaires.
Certains prônent l’instauration de la « charia » (jurisprudence islamique) et souhaitent
le retour du califat. Parmi les manifestations les plus spectaculaires, le terrorisme et
la guerre menée par l’ « État islamique » en Irak et en Syrie présentent l’intégrisme
musulman comme un danger pour le monde Occidental. Les talibans d’Afghanistan,
comme les islamistes de Daech utilisent les moyens médiatiques occidentaux pour leur
propagande, en détruisant, nouveaux Savonarole, les monuments qui se réfèrent aux
cultures et religions non – islamiques, comme symboles culturels des autres religions,
les bouddhas de Bâmiyân en 2001, les temples antiques de Palmyre en 2015.
Conclusion
L’intégrisme qui a d’abord désigné un mouvement du monde catholique, s’avère
être une position intellectuelle, et donc sociale et politique plus encore que religieuse,
marquée par le refus de l’autre et le refus de l’innovation. Il provoque l’intolérance
et les ruptures et représente un danger pour la cohésion du monde et des sociétés.
Voltaire
3 Prière à Dieu, Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas,
chapitre XXIII, 1763.
« Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de tous
les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s’il est permis à de faibles
créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers, d’oser
te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont
immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre
nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné
un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous
aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que
les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre
tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos
lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions
si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites
nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux
de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour
te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que
ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne
détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ;
qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans
un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est teint en rouge ou en violet, qui
dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de la boue de ce monde, et qui
possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans orgueil
de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie :
car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s’enorgueillir.
« Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur
la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui
ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible ! Si les fléaux de la
guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas les uns les autres dans le sein de la
paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages
divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant. »
CM 30 Intégrismes
ώ Frise chronologique n° 26
Introduction
Le mot renvoie à la fois à une doctrine politique née durant la Révolution française
et à une idéologie encore fréquemment évoquée de nos jours.
À l’origine, le 30 avril 1789, des députés bretons du Tiers État, décident de réflé-
chir ensemble sur les actions à mener avant de participer aux débats de l’Assem-
blée. Très rapidement, des « patriotes » issus d’autres régions les rejoignent. Ils se
réunissent à Versailles, au café Amaury, puis, après les « journées d’octobre »1, dès
1. Le 1er octobre, alors que le pain manque, on offre à Versailles un banquet au régiment des
Flandres. Les 5 et 6, plus de 7 000 Parisiennes en colère, armées de fourches et d’outils se
rendirent à Versailles pour demander du pain. Le 6, un garde national est tué par un soldat
de la Maison du Roi, l’émeute débute. Le Roi, convaincu par La Fayette, signe la Déclaration
des Droits de l’homme et du citoyen et accepte de se rendre à Paris. Il revient, accompagné
d’un convoi de vivres et par la célèbre formule populaire : « Nous ne manquerons plus de pain,
nous ramenons le boulanger, la boulangère, et le petit mitron ». La famille royale s’installe
aux Tuileries. Quelques jours plus tard, l’Assemblée constituante suit et s’établit dans la salle
du Manège, le club des Jacobins s’implante lui aussi à Paris.
1. Un club actif
Fondé dès avril 1789 à Versailles puis installé à Paris en octobre, le groupe parle-
mentaire établi dans le couvent des Jacobins est bientôt rejoint par des « électeurs »
(c’est-à-dire des hommes payant assez d’impôts pour participer aux votes). Les
citoyens moins riches sont exclus, la cotisation y étant élevée. Peu à peu, tous les
hommes influents à « gauche » s’y établissent. Ce club parisien est renforcé par de
nombreuses autres sociétés en province qui lui sont affiliées. Plus de 152 seront
recensées en 1790, 5 000 en 1794. Ces « filiales » transmettent les idées du club,
diffusent ses mots d’ordre en province et l’informent des événements locaux. Le
Comité de correspondance du club, dirigé par Choderlos de Laclos3, est un pouvoir
à lui seul. C’est aussi grâce au poids politique important de cette organisation que
les triumvirs mettront fin à l’influence de Mirabeau en 1791. Les Jacobins s’opposent
1. Le mot vient d’Angleterre où il signifie une réunion, un cercle. Entré en 1788 dans la langue
française, il désigne alors une « société qui s’entretient de questions politiques » (Le Robert).
2. Cette dénomination — toujours en vigueur — provient de la place choisie dans la salle du
Manège par les parlementaires. Les opposants à la Révolution s’assoient à droite (par rapport
au président), du coté dit « de la Reine », les partisans des idées révolutionnaires se répartissent
du centre à la gauche selon l’importance de leur engagement réformiste (la gauche est dite
« côté du « Palais-Royal).
3. Antoine Barnave : 1761-1793, Alexandre de Lameth : 1760-1829, Adrien Duport : 1759-1798.
4. Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau : 1749-1791, Maximilien de Robespierre : 1758-1794.
5. Créé en avril 1793 et terminé le 26 octobre 1795).
6. La Terreur débute en septembre 1792 mais se déploie vraiment en mars 1793 et s’achève en
1794.
3. C’est l’homme de confiance du duc d’Orléans et aussi l’auteur des Liaisons dangereuses.
aux Girondins1 groupés autour de Brissot, qui veulent surtout consolider les acquis
de la Révolution, prônent la guerre pour les étendre à l’Europe et forcer le Roi à
les accepter. Les Jacobins désirent également défendre les idées de la Révolution
mais aussi se mettre au service d’une véritable entreprise politique et, surtout, ils
s’opposent à toute idée de guerre. Les séances du Club des Jacobins sont publiques, ce
qui accroît leur importance et leurs effets. On y réfléchit sur les décisions à prendre,
on y élabore des décrets, on y rédige et on y reçoit des pétitions, on y organise une
critique acerbe des ministres qui n’agissent pas assez dans le sens jacobin… Très
vite, le club devient une sorte d’assemblée parallèle, parfois même une « contre-as-
semblée ». C’est dans ses murs que Robespierre et Brissot discutent de la guerre, de
la chute de la monarchie.
2. Jacobins et Montagnards
À l’Assemblée, un groupe de députés (113 sur 749 en 1792 puis 300 en 1793),
sans véritable existence officielle ni dénomination particulière, se tient à gauche,
sur les bancs les plus élevés. Leur engagement au service du peuple, et peut-être
leur goût pour Rousseau et ces célèbres Lettres écrites de la Montagne2, leur valurent
rapidement le nom de « Montagnards »3. Ils sont considérés comme les plus révolu-
tionnaires de l’assemblée. Ils appartiennent soit au Club des Jacobins soit à celui des
Cordeliers4. Farouchement démocrates, républicains, désintéressés, ils défendent
une révolution dictatoriale, un état fort, voient Paris comme le symbole de l’unité
nationale et la tête du pays, prônent la violence contre toute opposition. Ils colla-
borent tous contre les Girondins qu’ils renversèrent finalement. Parmi eux, on trouve
Desmoulins, Fabre d’Eglantine, Saint-Just, Fouché mais aussi les trois chefs du mouve-
ment : Danton, Marat et Robespierre. Après le départ de Brissot, en octobre 1792, ils
se réunissent chez les Jacobins et les deux mots sont synonymes.
3. Un instrument politique
Les membres du club ne se contentent pas de débattre ni de proposer, ils participent
activement aux actions et aux changements. C’est là que l’égalité, la république, le
mépris des lois existantes sont formulés, développés, affirmés. La fuite à Varennes5
joue un rôle essentiel dans l’évolution du club. Laclos et Danton soutiennent le duc
1. Ils sont ainsi nommés parce que la majorité de leurs membres est issue de la région bordelaise
(ils sont parfois aussi surnommés le « Marais » ou « la Plaine »). Appelés au pouvoir par Louis XVI,
le 23 mars 1792, ils désirent faire la guerre à l’Autriche. Après la chute de la monarchie (le
10 août), beaucoup sont arrêtés, le 2 juin 1793, et les principaux meneurs sont guillotinés.
2. L’œuvre de Rousseau a été écrite en 1764.
3. Certains y voient aussi un lien avec la franc-maçonnerie, dont Robespierre et Couthon,
notamment étaient membres.
4. Le club des Cordeliers — en fait la Société des Amis des droits de l’homme et du citoyen —
est ainsi appelé parce qu’il s’est installé dans l’ancien réfectoire du couvent des Cordeliers de
Paris. Vaincu par les jacobins, il en devint une dépendance avant d’être fermé en avril 1795.
5. La famille royale tente de s’enfuir incognito, le 20 juin 1791. Ils sont reconnus et arrêtée en
Lorraine, à Varennes-en-Argonne le lendemain soir.
d’Orléans ; attirés par une dictature militaire — qui serait assurée par La Fayette —,
séduits par la société républicaine qui se constitue en Amérique, les Jacobins hésitent
à choisir une voie politique précise. Duport, Barnave et Lameth, les triumvirs,
décident de se déplacer au couvent des Feuillants, le 16 juin quand Robespierre,
Piéton, Rœderer notamment, et quelques patriotes restent sur place. Les clubs de
province restant fidèles aux Jacobins, Robespierre se lance dans une grande épura-
tion, accepte davantage de membres moins riches et des femmes, développe les
idéaux démocratiques. Ainsi, le club est désormais un instrument dans les mains
de Robespierre. Si quelques contestations éclatent encore, le groupe se structure
plus nettement. Après la chute des Tuileries, le 10 août 17921, les Jacobins sont au
pouvoir, dirigent et obéissent principalement à Robespierre. Initialement en faveur
d’une monarchie constitutionnelle, ils se rapprochent des idées du peuple dès la fin
de 1790. Le jacobinisme considère que les principes sont supérieurs à l’individu qui
doit donc se sacrifier pour eux. On les a parfois considérés comme des « fanatiques »
revendiquant une paradoxale tyrannie de la liberté dans laquelle chacun risque
d’être éliminé mais pour laquelle il faut parfois renoncer au bonheur personnel.
Sous la direction de Robespierre, ils contribuent à la mort du Roi, intimident leurs
opposants pour obtenir leurs votes, organisent la journée du 2 juin 17932 qui conduit
à la chute des Girondins.
4. Un organe de pouvoir
Dès que la république est proclamée, le Club change de nom et devient celui
des Amis de la liberté et de l’égalité. Face aux comités et à l’Assemblée, les Jacobins
deviennent un pouvoir. Ils déterminent les enjeux et les débats, proposent (imposent,
en réalité) des directives. C’est avant tout, autour de la personne même de Robespierre
que se construit le club à partir d’octobre 1792. A l’assemblée, le club s’oppose à
la majorité (les Girondins et les Modérés) et c’est Robespierre qui en détermine les
orientations et les choix. Il a, il est le pouvoir. « L’Incorruptible »3 n’est pas officiel-
lement le chef de l’état, mais c’est lui qui en exerce les fonctions. Il constitue le club
comme un instrument au service de la Révolution, de sa conception de l’état, comme
un organe de communication avec le peuple, comme un réservoir d’agents fidèles. Le
club lui permet d’être omnipotent, de décider de tout, sans opposition. En multipliant
les épurations, en éliminant les concurrents (les Girondins, le club des Cordeliers),
il est seul au pouvoir mais, parallèlement, ignore tout du réel. Dictateur, il soutient
la Terreur comme étant « la justice prompte, sévère, inflexible ». Pour lui, « elle est
donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une consé-
quence du principe général de la démocratie, appliqué aux plus pressants besoins
1. Ce jour-là, les Sans-culottes s’emparent des Tuileries et le Roi et sa famille sont emprisonnés.
Ce 10 août constitue la fin de la monarchie.
2. Alors que la garde nationale encercle la Convention, les « Montagnards » (des Jacobins dont
Marat est le meneur) demandent la déchéance de 29 députés Girondins. Ceux qui refusent et
veulent partir sont arrêtés, les autres votent la destitution…
3. Il est surnommé « l’incorruptible défenseur du peuple » parce qu’il est intransigeant, détaché
de toute recherche de plaisir et qu’il se bat sans cesse pour ses idées.
5. Le « Club du Manège »
Une fois l’épuration terminée et l’amnistie d’octobre 1795 décrétée, les Jacobins
se retrouvent et finissent par gagner les élections de l’an VI. Un temps écartés du
pouvoir par le Directoire, les « néo-jacobins » y reviennent en l’an VII et créent le
Club du Manège qui se réunira entre le 6 juillet et le 13 août 1799. Un peu plus
tard, l’égalitarisme de la Commune de 1871 attend de l’état des mesures en faveur
des plus pauvres. Mais les néo-jacobins évoquent pour beaucoup la Terreur et les
atteintes aux grandes propriétés de 1793, ils sont assimilés à une gauche agressive
et dangereuse. Leurs idées, liées à l’anarchisme et à la peur qu’il suscite, conduisent
les gens aisés à se tourner vers les Bonapartistes.
II. Le jacobinisme
Le Club des Jacobins est associé à une doctrine politique qui a connu de nombreuses
évolutions mais qui est aujourd’hui encore très souvent évoquée. Cette idéologie,
radicale dans son application, est liée à une série de moyens de gouvernement
importants.
nationale commune à tous. Il faut privilégier le français et faire oublier les langues
régionales. L’état est également interventionniste en économie. Enfin, pour certains
Jacobins, il doit être laïc.
b) L’égalité des citoyens est au cœur de la pensée jacobine, c’est au nom d’une
conception démocratique particulière qu’ils agissent. Ils incarnent la volonté du
peuple et décident donc en fonction de celle-ci. Ils croient la connaître parfaite-
ment grâce aux nombreuses filiales qui renseignent la « maison-mère ». La terreur
et la dictature sont considérées comme des moyens efficaces, vertueux même, d’agir
pour le bien de tous et dans le respect d’une stricte égalité des droits.
c) Devenus républicains à partir de 1793, ils sont partisans de la souveraineté
populaire et défendent l’indivisibilité de la République française. Certains d’entre
eux sont favorables à une démocratie directe à l’instar de celle prônée par Rousseau
qu’ils prennent pour modèle. Mais, pour la plupart, ils sont partisans d’un État fort,
gouverné depuis Paris. Respectueux de la propriété de taille modérée, ils sont
favorables à l’artisanat et au fait que chacun doit avoir des droits.
d) Le goût de l’indépendance nationale conduit à gérer le pays de manière à
permettre, en cas de besoin, un effort de guerre rapide et efficient. Leur mot d’ordre
est « la République française ne traite pas avec un ennemi sur son territoire « . La
guerre n’est donc pas considérée comme un malheur a priori. Si elle n’est pas désirée,
elle peut cependant constituer un moyen de rester autonome, d’acquérir une indépen-
dance indissociable de la liberté et de l’égalité.
e) Enfin, la vocation de l’état à agir efficacement sur la société découle naturelle-
ment de ces principes. Il faut, pour assurer la liberté, l’égalité, l’indépendance natio-
nale que le gouvernement soit resserré, centralisé et actif. Les décisions doivent être
rapidement appliquées et l’objectif final est le bien général. L’autorité politique est
donc souveraine et unie, elle domine par conséquent logiquement la société civile
dont elle détermine l’organisation.
accepter les idées jacobines parmi les idéaux révolutionnaires. Mais ce sont les idéaux
de 1789 et non ceux de 1793 qui sont retenus. Les penseurs des siècles suivants
doivent donc définir leurs idées par rapport à ces deux aspects. Le jacobinisme
devient rapidement une référence, quelquefois un repoussoir, parfois un modèle.
François Furet note à quel point cette doctrine est flexible et peut être liée à de
nombreuses autres : « formant un pont entre l’ancienne monarchie et l’État napoléo-
nien, la tradition jacobine retrouve un air de famille. Si bien qu’elle peut aussi faire
une place à la droite et diviser la gauche ; plaire aux gaullistes comme aux commu-
nistes, et tracer une ligne de démarcation à l’intérieur du parti socialiste. » 1 Le rôle
de l’école dans la centralisation et la création d’un état autonome et égalitaire est
directement issu de cette vision. Pour François Furet, l’héritage jacobin est compa-
tible avec certaines formes du gaullisme dans la mesure où il véhicule des idées
comme « les vertus d’un État fort, porteur du progrès et figure imprescriptible de
la nation ».2 Il remarque même l’existence d’une certaine « espèce d’embourgeoi-
sement du jacobinisme, passé de l’état de patrimoine révolutionnaire au statut de
propriété nationale. »3
b. Le jacobinisme et le communisme
Le jacobinisme est considéré comme l’origine de la constitution d’un ensemble
au service de la transmission des idées et de leur mise en œuvre pratique, donc d’un
parti. Marx a réfléchi sur la révolution française en lisant L’histoire parlementaire de la
Révolution française de Buchez et Roux (publiée en 18344). Pour lui, si la domination
politique de la bourgeoisie a été effective, c’est moins parce qu’elle comportait des
orateurs doués qu’en raison d’une évolution sociale et économique dont les Jacobins
sont les révélateurs. Le Club fonctionnant comme un « parti », est pour lui une avant-
garde agissante, annonciatrice de ce que sera la république. Lénine n’hésitait pas à
considérer les Bolchéviks comme des « jacobins prolétariens ». Il les voyait comme
des précurseurs : « Les Jacobins de 1793 sont entrés dans l’histoire comme un grand
exemple de lutte authentiquement révolutionnaire contre la classe des exploiteurs,
de lutte soutenue par la classe des travailleurs et des opprimés, maîtresse de tout le
pouvoir d’État. »5 . Le parti, comme le club en son temps, donne les idées, les impul-
sions nécessaires à leur réalisation. Ses directives sont donc nécessairement justes
et bonnes, vertueuses même. La notion de purge, d’épuration est également reprise
et justifiée puisque le club — le parti — est une avant-garde au service du peuple.
On peut aussi voir un trait jacobin dans la création d’une forme oligarchique, d’une
élite au pouvoir dirigeant « au nom du peuple ».
1. François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Idées, Champs
Flammarion, p. 243.
2. id., ibid.
3. id., ibid.
4. Éditions Paulin, 1834.
5. Lénine, Oeuvres, tome 25, « La Pravda », juin 1917, p. 54-55, Paris, traduit du russe par Francis
Cohen, Mikhaïl Katsovitch, Paul Kolodkine, René Lhermitte, Serge Mayret, Alexandre Roudnikov
Moscou, éditions Sociales, éditions du Progrès 1969.
c. Le jacobinisme et le libéralisme
Généralement les deux doctrines sont conçues comme antagonistes, contraires
même. Les « libertariens » n’envisagent la relation à l’état que dans le conflit. Certains
penseurs, opposés à la subsidiarité libérale, considèrent que la volonté de libérer
l’individu de tous les pouvoirs et de tous les corps intermédiaires pour ne lui laisser
que le rapport à l’État est dangereux, ce dernier devant être centralisé, fort et dispo-
sant de monopoles, de domaines « régaliens » intouchables (dont l’éducation). Pierre
Rosanvallon, notamment note que l’époque actuelle a conservé du jacobinisme le
goût pour la généralité, il s’agit toujours de donner un cadre strict, commun à chaque
particularité, d’encadrer l’individu dans le collectif.1 On peut ajouter que l’idée que
des « experts » (des « technocrates ») seraient à même de décider depuis la capitale
de la politique à appliquer à tout le territoire est jacobine.
Conclusion
Le jacobinisme fait naître des opinions très contrastées : Michelet y voit « l’œil
de la Révolution ; ils sont l’œil pour surveiller, la voix pour accuser, le bras pour
frapper »2. Pour d’autres (comme Michel Biard) la France est centralisée non sous
l’influence jacobine mais parce que Napoléon a tenu à organiser la France autour du
corps préfectoral. Le préfet est le bras en province de l’exécutif centralisé dans la
capitale. C’est donc plus aux années 1800 qu’à celles de 1789 à 1793 que la France
devrait sa forte centralisation3.
ْ Prolongements
1. Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français, la société civile contre le jacobinisme de 1789
à nos jours, Paris, Seuil, collection L’Univers historique, 2004.
2. Michelet, Histoire de la révolution française, t. II, p. 288, Collection Folio Histoire, (n° 153),
Gallimard.
3. Cf. M. Biard, La Revue du projet, n° 32, décembre 2013, PCF.
Barnave
1 « L’inviolabilité royale, la séparation des pouvoirs et la terminaison de la
Révolution française », discours prononcé à l’Assemblée le 15 juillet 1791.
« La liberté trouve son origine dans les mêmes principes. On vous a hier développé
d’une manière savante, et qu’il est utile de mettre sous vos yeux, cette indépendance
des deux pouvoirs, qui est la première base du gouvernement représentatif et monar-
chique. Là le peuple, qui ne peut lui-même faire ses lois, qui ne peut lui-même exercer
ses pouvoirs, les mettant entre les mains de ses représentants, se dépouille ainsi
passagèrement de l’exercice de sa souveraineté, et s’oblige à le diviser entre eux ; car
il ne conserve sa souveraineté qu’en en divisant l’exercice entre ses délégués ; et s’il
était possible qu’il la remît tout entière dans un individu ou dans un corps, dès lors il
s’ensuivrait que son pouvoir serait aliéné. Tel est donc le principe du gouvernement
représentatif et monarchique ; les deux pouvoirs réunis se servent mutuellement de
complément, et se servent aussi de limite ; non seulement il faut que l’on fasse les
lois, et que l’autre les exécute. Celui qui exécute doit avoir un moyen d’opposer son
frein à celui qui fait la loi, et celui qui fait la loi doit avoir un moyen de soumettre
l’exécution à sa responsabilité ; c’est ainsi que le roi a le droit de refuser la loi ou de
la suspendre, en opposant sa puissance à la rapidité, aux entreprises du Corps légis-
latif ; c’est ainsi que le pouvoir législatif, en poursuivant les écarts de la puissance
exécutrice contre les agents nommés par le roi, leur fait rendre compte de leur gestion,
et prévient les abus qui pourraient naître de leur impunité. (…)
Je dirai seulement : toute Constitution, pour être bonne, doit porter sur ces
deux principes, doit présenter au peuple ces deux avantages : liberté, stabilité
dans le gouvernement qui la lui assure. Tout gouvernement, pour rendre le peuple
heureux, doit le rendre libre. Tout gouvernement, pour être bon, doit renfermer en
lui les principes de sa stabilité ; car autrement, au lieu du bonheur, il ne présente-
rait que la perspective d’une suite de changements. Or, s’il est vrai que ces deux
principes n’existent, pour une grande Nation, comme la nôtre, que dans le gouver-
nement monarchique, s’il est vrai que la base du gouvernement monarchique et
celle de ces deux grands avantages qu’il nous présente est essentiellement dans
l’inviolabilité du pouvoir exécutif, il est vrai de dire que cette maxime est essen-
tielle au bonheur, à la liberté de la France. »
Michelet
2 Histoire de la révolution française, t. II, p. 288, Collection Folio Histoire, (n° 153),
Gallimard.
« Il faut des associations tout autrement fortes, il y faut les Jacobins. (…)
Les Jacobins ne sont pas la Révolution, mais l’œil de la Révolution, l’œil pour
surveiller, la voix pour accuser, le bras pour frapper. (…)
Il serait donc fort injuste pour cette grande association d’en placer l’unique
origine, d’en resserrer toute l’histoire dans la société de Paris. Celle-ci, mêlée, plus
qu’aucune autre, d’éléments impurs, spécialement d’orléanisme, plus audacieuse
aussi, peu scrupuleuse sur le choix des moyens, a souvent poussé ses sœurs, les
sociétés de provinces, qui la suivaient docilement, dans des voies machiavéliques.
Le nom de société mère, que l’on emploie trop souvent, ferait croire que toutes
les autres furent des colonies envoyées de la rue Saint-Honoré. La société centrale
fut mère de ses sœurs, mais ce fut par adoption.
Celles-ci naissent d’elles-mêmes. Elles sont toutes ou presque toutes des clubs
improvisés dans quelque danger public, quelque vive émotion. »
Léon Trotsky
3 Bilan et perspectives, 1906, Hachette Livre BNF (1er juin 1974), traduit du russe par
Maurice Parijanine, Collection « Sciences sociales ».
CM 31 Jacobinisme
Introduction
Le jansénisme est un courant philosophique et religieux français du XVIIe siècle,
qui fut réprimé à la fois par l’Église catholique et par le pouvoir monarchique. Malgré
les persécutions dont il fit l’objet, il exerça une influence durable et décisive pendant
près de deux siècles sur les mentalités.
I. Origine du mot
Le mot « jansénisme » provient du nom propre « Jansénius », sous lequel l’évêque
d’Ypres, le théologien Cornelius Jansen, écrivit L’Augustinus, publié en 1640. Il
s’applique à une théologie héritière de l’augustinisme. Le qualificatif de janséniste a
été attribué de manière polémique par les jésuites à tous ceux qui se réclament des
conceptions de Jansen, notamment sur le Salut et la Grâce. Mais lesdits « jansénistes »
protestaient qu’ils étaient simplement de bons catholiques, fidèles à Saint Augustin.
1. Pélage (v 350-v 420), moine et ascète professant que tout homme peut obtenir le salut par
une vie exemplaire, niant l’importance du péché originel et de la grâce. Combattu par Saint
Augustin et déclaré hérétique en 418.
2. Luis de Molina (1535-1600), théologien jésuite.
3. Mondain au sens : attaché aux biens de ce bas monde.
4. L’abbaye de Port-Royal des Champs fut le centre de la foi janséniste au XVIIe siècle. La famille
Arnauld, issue de la noblesse de robe, compte parmi ses membres des acteurs majeurs du
jansénisme : Angélique Arnauld (1591-1661), abbesse de Port-Royal des Champs qui réforma
la règle et en fit un haut lieu du jansénisme ; Antoine Arnauld (1612-1694), dit « le grand
Arnauld », théologien ; Robert Arnauld d’Andilly (1589-1674), conseiller d’État et homme de
lettres, un des « Solitaires de Port-Royal », menant une vie retirée dans l’esprit janséniste.
Conclusion
En dépit de son ancrage dans un contexte religieux bien éloigné de nous, le
jansénisme et son rayonnement durable dans la littérature ne cessent de fasciner,
certainement parce qu’ils proposent une vision tragique de la condition humaine,
ayant quelque parenté avec des déterminismes modernes.
1. La Compagnie du Saint Sacrement est une société secrète, fondée en 1630 par Henri de Lévis.
Elle regroupe des notables laïcs, adeptes de mœurs austères, elle s’attaque au théâtre et fait
censurer deux fois le Tartuffe de Molière.
2. Le jansénisme, qui accorde de l’importance aux miracles et prône la pauvreté jouit d’une ferveur
populaire à Paris dans les années 1720. En 1731, survient l’affaire des convulsionnaires : des
guérisons miraculeuses et des crises de dévotion se traduisant par des convulsions ont lieu
près de la tombe du diacre Pâris, au cimetière Saint Médard, c’était un janséniste qui avait
légué ses biens aux pauvres.
ْ Prolongements
Pascal
1 Opuscules, première partie. Édition de Léon Brunschvicg. Classiques Hachette.
fier à elle-même ; toute charité vient de Dieu, et en nous il y a une source perpé-
tuelle de mal. Le dogme aboutit à la parole de l’Apôtre : le salut s’opère avec
crainte et tremblement.
Pascal
2 Les Provinciales (1656), Seconde lettre écrite à un provincial par un de ses amis, Bibliothèque
de la Pléiade.
Paul Bénichou
3 Morales du Grand Siècle, (1948), « Le parti janséniste », Idées/Gallimard.
CM 32 Jansénisme
Introduction
Le libéralisme est un important courant politique, constitué d’une philosophie
cohérente née du rationalisme européen du XVIIe siècle, d’une conception de l’éco-
nomie et du marché, d’un attachement à la démocratie représentative et parlemen-
taire. L’opinion contemporaine privilégie souvent son versant économique. Or il peut
être considéré comme une éthique défendant des valeurs, et comme une idéologie,
justifiant l’ordre économique prédominant. Le libéralisme privilégie avant tout les
libertés de l’individu, s’oppose à toutes les entraves venues de l’État, des religions,
ou d’autres instances collectives.
Il s’est d’abord élevé contre l’absolutisme monarchique et la toute-puissance de
l’Église. En cela, il s’insère dans le mouvement des Lumières. Il trouve une première
expression politique dans la Révolution de 1789, notamment avec la Déclaration
des Droits de l’Homme et du Citoyen, et dans l’Indépendance américaine.
I. Concepts fondateurs
Le libéralisme est d’abord un système philosophique se mettant progressive-
ment en place au XVIIe et au XVIIIe siècles.
1. L’individu
La philosophie libérale, incarnée par des philosophes anglais du XVIIe siècle, tel
Locke, ou du XVIIIe siècle, tels Hume, Smith, place l’individu souverain au centre de
son système. Il ne s’agit pas d’un homme purement biologique, ni d’une créature
recevant de Dieu tous ses attributs, mais d’un sujet raisonnable et responsable, dont
la singularité irréductible doit être constamment défendue. Plusieurs facteurs cultu-
rels sont à l’origine de cette promotion de l’individu. D’abord la révolution galiléenne
qui soutient que l’homme se meut dans l’espace en raison du principe d’inertie et
ne reçoit pas le mouvement de causes extérieures. Spinoza prête ensuite à l’être
humain cette énergie, ou « conatus »1. Ainsi la simple puissance d’exister dans le
cosmos se déplace-t-elle de Dieu vers l’homme. Hobbes peut ainsi concevoir un état
de nature dans lequel les hommes sont seulement déterminés par leurs désirs et
par l’intention de les faire triompher, entrant alors en conflit avec leurs semblables.
Par ailleurs le protestantisme de Calvin a imposé la représentation d’un croyant
possesseur d’une conscience autonome et désireuse de mettre pleinement à profit
les qualités individuelles reçues de Dieu. Tandis que la puissance du désir indivi-
duel conduit chez Hobbes à la violence permanente, et que la seule issue est dans
l’acceptation par les sujets en danger d’un pouvoir absolu garantissant la sécurité,
chez Locke, l’autorité de la conscience permet de fonder un sujet de droit, coexistant
pacifiquement avec ses semblables sous le règne de la loi et non plus de la force.
2. Un individu autonome
L’individu de la philosophie libérale n’est pas celui de l’état de nature de Hobbes,
foncièrement égoïste, pas plus que le citoyen, acteur du contrat social de Rousseau,
qui ne se réalise que dans le collectif. Il est une personne se posant comme fin en soi,
un sujet moral capable de se gouverner. Ainsi l’idée kantienne d’autonomie est-elle
en accord avec les penseurs libéraux. L’individu libéral possède bien une volonté
libre à l’origine de la moralité. Il entend prendre seul en main son existence, en
recherchant le bonheur en société. Un tel individu répond pleinement de ses actes
devant la société civile.
5. Le droit de propriété
Locke postule un état de nature dans lequel la terre et ses produits sont donnés
par Dieu en commun à tous les hommes. C’est par leur travail qu’ils s’approprient
légitimement la terre, animés du désir de possession et d’un instinct de conservation.
Le droit de propriété est donc un droit naturel, précédant la formation des socié-
tés ; en tant que tel, il doit être garanti par tout gouvernement. Ce droit de propriété
est limité par le droit d’autrui : il ne doit pas nuire à leurs possessions. Dans cette
logique, la propriété légitime est privée. Les libéraux sont hostiles à toute politique
d’expropriation par l’État (nationalisations décrétées au nom de l’intérêt général),
et pour remédier aux inégalités face au droit de propriété, ils préconisent un plus
large accès à la propriété. Ils rejettent aussi bien le féodalisme que la collectivisa-
tion et l’étatisation.
8. La question de l’égalité
Les libéraux défendent une égale liberté pour tous, et d’abord une égalité devant
la loi. Ils bannissent les privilèges de la naissance et veulent promouvoir le mérite.
Ils reconnaissent des inégalités réelles, résultant de la diversité des talents et
des efforts. Ils voient dans l’égalité, imposée par un gouvernement au nom de la
justice sociale, une atteinte à la liberté de l’individu. Alexis de Tocqueville dans De
la Démocratie en Amérique4 annonce une nouvelle tyrannie, émanant de la progres-
sion inéluctable de l’égalité des masses. Il s’agit alors de défendre la liberté contre
l’égalité, en favorisant une décentralisation des pouvoirs.
b. La toute-puissance de l’État
D’abord adversaire de l’absolutisme monarchique, le libéralisme voit ensuite, dans
la même logique, dans la république centralisatrice, dans le pouvoir impérial, puis
dans les totalitarismes qu’inventa le XXe siècle, des puissances d’asservissement.
La philosophie libérale entre en conflit avec les courants de pensée qui exaltent le
rôle de l’État ou celui des masses. Le peuple pas plus qu’une classe de la société ne
doivent prendre le pas sur l’individu. Au XIXe siècle, les libéraux attendent de l’État
qu’il garantisse la sécurité des particuliers, intérieure et extérieure, et celle des biens
individuels : c’est la conception de l’État-gendarme. Au XXe siècle, ils expriment de
la défiance voire de l’hostilité à l’égard de l’État Providence, soucieux de garantir
à tous une sécurité sociale, reposant sur la solidarité, et une juste redistribution.
2. Libéralisme et démocratie
Le libéralisme signale très tôt les dangers de la démocratie qui peut elle aussi
devenir un despotisme. Il redoute autant le despotisme du Prince que celui de la
souveraineté populaire. Montesquieu se montre très sévère envers la démocratie
athénienne, dépourvue de contre-pouvoirs face à celui du peuple. Il lui préfère la
république romaine qui s’appuie à la fois sur la plèbe et sur les patriciens. Il reste
convaincu que la démocratie n’est adaptée ni à de grands pays ni au pluralisme des
tragiques de la guerre de 1914 puis de la crise de 1929. Il s’inscrit dans une tendance
profonde des libéraux, depuis la fin du XIXe siècle, à reconsidérer le rôle de l’État
qui doit malgré tout intervenir pour faire respecter l’individu.
b. Les néolibéralismes
À la fin des Trente Glorieuses, le libéralisme classique retrouve une nouvelle
vigueur.
Friedrich Hayek part du principe que l’économie n’est pas une science neutre mais
qu’elle véhicule des valeurs morales, qu’elle est liée aux comportements contra-
dictoires des individus. Pour lui, il est vain de vouloir y introduire une construction
rationnelle. Il est farouchement hostile à toute intervention de l’État dans l’écono-
mie. Seul existe le mécanisme du marché, lequel est lié à la transmission d’infor-
mations. Hayek refuse de voir dans le dirigisme le moteur de l’expansion, qui n’est
dû qu’à la reconstruction d’après-guerre. Aucune justice sociale n’est compatible
avec le marché. Dans La Route de la servitude (1944) et La Constitution de la liberté
(1960), Hayek pourfend les politiques sociales de l’État-Providence. Il s’oppose au
pragmatisme de « l’économie sociale de marché », instaurée en Allemagne fédérale,
et inspire la politique libérale de Margaret Thatcher au Royaume Uni.
c. Le libertarisme
Enraciné dans le libéralisme depuis les origines, en est la version la plus radicale :
il est anti-autoritaire et pacifiste, opposé à toute redistribution. Son représentant,
dans les années soixante-dix, Robert Nozick accorde la priorité au seul droit de
propriété, et à la propriété de soi.
1. William Beveridge (1879-1963), économiste libéral. Auteur en 1942 d’un rapport qui porte
son nom, préconisant un système d’assurances sociales, qui fut mis en œuvre dès 1945 par le
gouvernement travailliste de Clément Atlee.
ْ Prolongements
1. Les orléanistes sont les partisans de Louis-Philippe d’Orléans, roi des Français de 1830 à 1848,
monarque constitutionnel et libéral. Dans la droite française, le courant orléaniste est le plus
proche du libéralisme économique et politique.
Locke
1 Traité du gouvernement civil, traduction de D. Mazel.
Smith
2 Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, traduction G.
Garnier revue par A. Blanqui.
Montesquieu
3 De l’esprit des lois, livre XI, chapitre VI.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour
toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix
ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les
invasions. Par la troisième, il punit les crimes ou juge les différends des particu-
liers. On appellera cette dernière la puissance de juger ; et l’autre, simplement
la puissance exécutrice de l’État. La liberté politique dans un citoyen est cette
tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour
qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse
pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la même personne ou dans le même
corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice,
il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le
même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.
Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la
puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance légis-
lative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire car le juge
serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait
avoir la force d’un oppresseur. Tout serait perdu si le même homme ou le même
corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs :
celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger
les crimes ou les différends des particuliers.
Tocqueville
4 De la démocratie en Amérique, 2e partie, chapitre VII « de l’omnipotence de la majorité
aux États-Unis et de ses effets ».
Keynes
5 « La fin du laissez-faire », in Essais sur la monnaie et l’économie, traduction M. Panoff.
CM 33 Libéralisme
Introduction
Le libertinage est un courant d’idée dans la culture française du XVIIe et du
XVIIIe siècles. Il met en avant la liberté individuelle, celle de penser et de croire
— ou de ne pas croire —, comme celle de mener sa vie privée et sentimentale. Il
concerne donc aussi bien la pensée que les mœurs. Il est ainsi d’usage de distinguer
un « libertinage érudit »1, se développant tout au long du XVIIe siècle et un liberti-
nage de mœurs, présent surtout au siècle suivant, dans la réalité sociale d’une élite
mondaine comme dans la fiction romanesque.
I. Étymologie
Libertinage est formé à partir de l’adjectif « libertin » qui vient du latin « liber-
tinus », désignant l’affranchi, l’homme rendu libre, par opposition à l’homme né de
parents libres, appelé « ingenuus ». Au XVIe siècle, le mot libertin apparaît sous la
plume de Calvin et désigne une secte de dissidents anabaptistes à laquelle Calvin
reproche de rejeter toutes les religions révélées comme des impostures, de leur
substituer une morale de la nature, de nier l’existence du péché, ce qui les aménerait
à une vie scandaleuse et dissolue. L’adjectif est donc péjoratif et employé également
par les catholiques quand ils s’en prennent à ceux qu’ils soupçonnent de scepti-
cisme, de matérialisme, d’athéisme. Le libertin c’est le libre penseur, l’esprit fort,
qui n’obéissant pas aux dogmes de l’Église, mène forcément une vie de débauche.
Dès le XVIe siècle, la dissidence religieuse est associée à la dépravation des mœurs
1. L’expression de « libertinage érudit » est de l’historien la littérature René Pintard, elle est
ancienne et remise en cause.
morale. Dans ses Eclaircissements sur certaines choses répandues dans ce dictionnaire1,
il rappelle qu’on peut être dévot et immoral, débauché, ou encore athée et vertueux.
Le poète Théophile de Viau (1590-1626) est la figure centrale d’une jeunesse à la fois
instruite et provocatrice dans sa conduite2. Erudit, il publia un Traité de l’immortalité
de l’âme. Poète, il écrivit des sonnets pour le Parnasse satyrique, recueil de poèmes
obscènes et une tragédie, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé. Il fut vivement
attaqué par les Jésuites et condamné à mort pour libertinage. Il se cacha, fut arrêté
puis condamné à l’exil, et bénéficia de la protection du duc de Montmorency. Il est
taxé de libertinage autant pour ses positions philosophiques que pour une vie jugée
dissolue, notamment pour des liaisons homosexuelles. Cyrano de Bergerac (1620-
1655), disciple de Gassendi, auteur de poèmes burlesques, de comédies et de tragé-
dies, et de romans mêlant la fantaisie à l’anticipation : Histoire comique ou Voyage
à la lune et Histoire comique des États et Empires du Soleil, diffuse une conception
matérialiste de l’univers ainsi qu’une critique de la religion et des miracles. Enfin
la figure de Don Juan dans la pièce éponyme de Molière3 offre une représentation
complète de tous les aspects du libertin. Don Juan est un impie, qui offense le sacre-
ment du mariage, rejette avec mépris toutes les croyances que lui oppose son valet
Sganarelle, ne reconnaît que les vérités mathématiques. C’est en même temps un
débauché, un « épouseur à toutes mains ». Don Juan peut se montrer provocateur
ou au contraire hypocrite pour vivre librement et en sécurité.
1. Pierre Bayle est l’auteur d’un Dictionnaire historique et critique (1697). Les Eclaircissements
datent de 1698.
2. Il se vit reprocher des poèmes obscènes ainsi qu’une relation amoureuse avec le poète Jacques
Vallée des Barreaux.
3. Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (1665), inspiré par la pièce de Tirso de Molina, L’Abuseur
de Séville et l’Invité de pierre.
ou philosophique1. Mais il est des romans fortement érotiques dont les protagonistes
tiennent à développer des idées philosophiques2. On voit donc qu’il est malaisé de
délimiter le champ des romans libertins.
5. Libertinage et apprentissage
L’un des plaisirs favoris du libertin est d’initier de jeunes partenaires aux plaisirs
charnels. Cette éducation hédoniste conforte le pouvoir personnel du libertin. Bien
souvent, le modèle du maître et de l’élève interfère dans le couple libertin. On a
parlé du jeune homme, déniaisé par une femme un peu plus âgée et d’expérience.
Ce scénario trouve son pendant avec l’instruction de la jeune fille, aussi bien intel-
lectuelle que sensuelle. Evoquons le roman attribué à Boyer d’Argens, Thérèse philo-
sophe (1748), ou La Philosophie dans le boudoir, ou les instituteurs immoraux, », de Sade.
L’univers libertin
• Un théâtre. Tous les protagonistes des fictions libertines sont en même
temps les acteurs et les spectateurs d’une comédie permanente. L’artifice
et l’affectation sont la règle implicite. L’univers libertin sollicite constam-
ment la présence du regard.
• Un monde de luxe. Les libertins de bonne compagnie vivent depuis toujours
dans le luxe et le raffinement ; les lieux, les vêtements, la nourriture reflètent
un goût épicurien. Le libertin est l’émule du Mondain de Voltaire : « J’aime le
luxe, et même la mollesse, // Tous les plaisirs, les arts de toute espèce »3.
1. Originellement, l’adjectif s’emploie pour celui qui subit le supplice de la roue. Puis avec un sens
moral, il est attribué à ceux qui mériteraient un tel supplice pour leur inconduite, notamment
à la compagnie débauchée du Régent Philippe d’Orléans.
2. La dernière version du cycle de Justine, La nouvelle Justine, est suivie d’Histoire de Juliette sa
sœur, ou la prospérité du vice.
3. Voltaire, Le Mondain, 1736, vers 9-10.
Mais le luxe est aussi l’appât pour une multitude de filles issues des plus
basses classes.
• Tout en s’affranchissant des normes morales, le libertin reconnaît la
toute-puissance de ses désirs. Si une ligne philosophique se détache vraiment
de toutes les fictions sur le libertinage, c’est bien un déterminisme sensua-
liste. A quelques exceptions près, les libertins ne sont pas très différents de
marionnettes. Quand ils manifestent une volonté, c’est celle d’étouffer tout
sentiment amoureux. La conduite libertine associe la puissance du désir et la
volonté de domination : soucieux de conquérir, voire de soumettre, le liber-
tin reconnaît être guidé par le désir. Mais cette tension interne, se tradui-
sant par un mélange de sang-froid calculateur et d’étourderie, est à relier à
une contradiction concernant le rôle social du libertin. Le plus souvent issu
de la meilleure noblesse, il trouve dans la conquête féminine un exutoire à
son déclin politique. Eloigné des affaires du gouvernement par le système
absolutiste qui va chercher ses grands commis dans la bourgeoisie, le liber-
tin de haute naissance n’a plus, pour lieu de ses exploits, que le boudoir et
l’alcôve. Il serait à la fois affranchi et soumis, puissant auprès des femmes
et superflu dans les affaires publiques.
Conclusion
Le libertinage est-il totalement révolu ? On parle encore au XXIe siècle de pratiques
libertines. Est-ce une commodité de langage, doublée d’un anachronisme ? Ou bien
un phénomène intégré à notre société ? A première vue, le libertinage semble se
pratiquer couramment, facilité par l’ère du numérique qui favorise les rencontres.
En Occident, la libération des mœurs à partir des années soixante a contribué à sa
banalisation. Plutôt que de libertinage, ne vaudrait-il pas mieux parler d’un hédonisme
consumériste ? Tout libertinage suppose des interdits moraux forts et des instances
de coercition, or celles-ci ont disparu ou se sont affaiblies. En outre, le libertinage
du XVIIIe siècle reste un privilège sur fond de violentes injustices et d’exploitations
des corps. Nous vivons un temps qui se rebelle à bon droit contre le plaisir pris aux
dépens de la liberté et du respect des personnes. Privé des charmes d’un autre siècle,
exempt des entraves venues de la morale ou de la religion, le libertinage peut être
suspecté de pérenniser des rapports de soumission, ou bien se confond avec un
hédonisme dont les adeptes sont tous consentants.
ْ Prolongements
Crébillon
1 Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1re partie (1736), « Romans libertins du
XVIIe siècle », Robert Laffont, collection « Bouquins », pp 23-24.
Laclos
2 Les Liaisons dangereuses, (1782), lettre LXXXI de la marquise de Merteuil au vicomte
de Valmont, Garnier-Flammarion, p 173-174.
Voix de libertines.
J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, et j’eus besoin
de réflexion pour montrer de l’embarras et de la crainte. Cette première nuit,
dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce ne me présentait
qu’une occasion d’expérience : douleur et plaisir, j’observai tout exactement, et
ne voyais dans ces diverses sensations que des faits à recueillir et à méditer. Ce
genre d’étude parvint bientôt à me plaire : mais fidèle à mes principes, et sentant
peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon
mari, je résolus, par cela seul que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses
yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son
aveugle confiance : j’y joignis, par une seconde réflexion, l’air d’étourderie qu’auto-
risait mon âge, et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je le
jouais avec plus d’audace. Cependant, je l’avouerai, je me laissai d’abord entraîner
par le tourbillon du mode et je me livrai tout entière à ses distractions futiles. Mais
au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la
crainte de l’ennui fit revenir le goût de l’étude, et ne m’y trouvant entourée que
de gens dont la distance avec moi me mettait à l’abri de tout soupçon, j’en profi-
tai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là, surtout, que
je m’assurai que l’amour que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs n’en
est au plus que le prétexte.
La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations ; il
fallut le suivre à la ville où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous
savez, peu de temps après ; et quoique à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre
de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner
mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter. Ma mère comptais que j’entre-
rais au couvent ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et l’autre parti, et
tout ce que j’accordai à la décence fut de retourner dans cette même campagne
uù il me restait bien encore quelques observations à faire.
Sade
3 Juliette ou les Prospérités du vice, 1re partie, (1797), Bibliothèque de la Pléiade,
tome III, p 181-182.
quinze ans lorsque je me liai avec elle, et elle était depuis dix-huit mois l’élève de
Mme Delbène, quand l’une et l’autre me proposèrent d’entrer dans leur société, le
jour où je venais d’atteindre ma treizième année. Euphrosine était brune, grande
pour son âge, fort mince, de très jolis yeux, beaucoup d’esprit et de vivacité, mais
moins jolie, bien moins intéressante que notre supérieure.
CM 34 Libertinage
Introduction
Le terme métaphorique de « lumières » désigne en même temps un siècle, ou plus
précisément une époque qui commence à la mort de Louis XIV en 1715 et s’achève
en 1789, une philosophie, tout autant qu’un vaste courant d’idées présent dans toute
l’Europe du XVIIIe siècle, enfin toute une production artistique de ce même siècle.
Hérité du vocabulaire religieux où il est synonyme de vérité révélée, le terme de
lumière, toujours employé au pluriel, signifie les progrès de l’esprit humain et de la
connaissance, guidés par la seule raison : « Nos travaux doivent avoir pour but, ou
d’étendre les limites des places éclairées, ou de multiplier sur le terrain les centres
de lumières », écrit Diderot en 17541. Les Lumières sont bien celles de la raison,
s’opposant à l’obscurantisme associé à la religion et à la superstition. Bien distinctes
d’une doctrine philosophique, les Lumières s’apparentent à un combat durable au
service de valeurs, très présentes au XXIe siècle, telles que la liberté, la tolérance,
l’accès au savoir, le bonheur.
1. La Raison
Né dans les dernières années du XVIIe siècle, le mouvement des Lumières est
d’abord la remise en cause des idées, des dogmes, des principes, considérés comme
vrais parce que transmis par la tradition, et qui doivent désormais être soumis à l’exa-
men critique. Il est l’héritier du rationalisme cartésien et fortement influencé par
l’essor de la pensée scientifique. C’est la raison, faculté donnée à l’homme de penser
le monde, d’en découvrir les lois de fonctionnement, d’interpréter les expériences
et les phénomènes, qui doit présider à l’examen critique de toutes choses, et sera
ainsi le moteur des progrès de la connaissance et de la société. La raison est l’arme
qui permettra de réduire l’ignorance, et avec elles les préjugés qui empêchent le
sujet de penser. Pour Pierre Bayle2, le premier, la raison fait accéder à la vérité par
la contestation systématique des fables, des mythes, des prétendus miracles, de
toutes les croyances erronées. Ce qui valide les pouvoirs de la raison, ce sont les
grandes découvertes scientifiques de Galilée et de Newton qui se répandent dans
un public éclairé au début du XVIIIe siècle.
2. La connaissance
La connaissance ne connaît alors plus de limite, son expansion est la preuve
de la perfectibilité de l’homme qui ose penser. Il est essentiel qu’elle soit ordon-
née, maîtrisée pour être mieux diffusée. L’Encyclopédie, dont Diderot est le maître
d’oeuvre, est l’expression parfaite de l’intérêt constant des Lumières pour tous les
savoirs, y compris scientifiques et techniques, comme du souci de classement des
connaissances1. Les sciences s’écartent de la représentation d’une mécanique univer-
selle, créée par Dieu. Dans le sillage de la physique newtonienne, elles se fixent
une démarche empirique, faite d’observation méthodique et d’expérience. Il appar-
tient au philosophe de dénoncer des représentations du monde démenties par les
sciences. Celles-ci imposent une nouvelle représentation de la nature, qui ne peut
plus être une création fixe, immuable, mais au contraire une réalité dynamique, en
constante mutation. C’est ainsi que Buffon entreprend une Histoire naturelle2. Les
nombreux voyages et expéditions du XVIIIe siècle doivent être vus comme autant
d’entreprises scientifiques, inspirées par l’empirisme.
1. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de
gens de lettres (1751-1772).
2. Buffon (1707-1788), naturaliste et philosophe français, auteur de l’Histoire naturelle, générale
et particulière, avec la description du cabinet du Roy (36 vol., 1749-1789).
3. Bossuet, (1627-1704), homme d’église, prédicateur célèbre, auteur d’un Discours sur l’histoire
universelle (1681), dans lequel il considère que tout événement historique prend place dans
le projet de Dieu qui échappe aux hommes.
4. Dans son Discours sur les sciences et les arts, Rousseau dénonce la corruption des m ?urs qui
accompagne le perfectionnement et le raffinement des sociétés, et dans le Discours sur l’origine
de l’inégalité, il représente l’histoire humaine comme un éloignement progressif de l’état de
nature et une aggravation constante des injustices et de l’inégalité qui trouve son origine
dans l’introduction de la propriété.
4. La Liberté
Le sujet rationnel et raisonnable promu par les Lumières dispose donc d’une
liberté fondamentale, définie comme droit naturel. Il a pour devoir de s’affran-
chir des tutelles de toutes sortes. Il doit manifester sa liberté, la défendre contre
le dogmatisme, le despotisme, le conformisme. Cette liberté est fondée en nature,
non pas octroyée par le bon-vouloir d’une puissance humaine ou divine. Il faut relire
la définition de la « liberté naturelle », donnée par Jaucourt dans l’Encyclopédie :
« droit que la nature donne à tous les hommes de disposer de leurs personnes et de
leurs biens, de la manière qu’ils jugent la plus convenable à leur bonheur, sous la
restriction qu’ils la fassent dans les termes de la loi naturelle et qu’ils n’en abusent
pas au préjudice des autres hommes. » Ensuite Jaucourt définit la « liberté civile »
qui prend en compte les lois garantissant la propriété et la sécurité, et la « liberté
politique » d’un pays, s’accomplissant dans la séparation des pouvoirs. Les liber-
tés civile et politique sont celles du citoyen vivant dans la tranquillité d’esprit. Les
Lumières sont dès lors indissociables d’un combat concret pour la liberté d’opinion
et de croyance, contre l’arbitraire. Elles ne peuvent que s’opposer à l’absolutisme
monarchique et au pouvoir coercitif de l’église. La philosophie politique qu’elles
diffusent, inspirée par la liberté du citoyen, l’égalité des droits, le droit de propriété
défend la séparation des pouvoirs, le parlementarisme, le libéralisme aussi bien en
économie qu’en politique.
5. Le bonheur
In fine, l’homme nouveau, conscient de ses droits et de ses devoirs, guidé par la
raison, ne cessant de mieux connaître le monde, aspire au bonheur en ce monde qu’il
s’estime capable de construire. Il est naturellement sociable, il devient souvent un
citoyen passant un contrat avec ses semblables et avec la puissance souveraine. Il
a conquis une autonomie par rapport à la transcendance, pense moins au salut de
son âme qu’au bonheur, matériel comme spirituel. À l’opposé du siècle précédent,
le XVIIIe siècle jusqu’en 1789 est une période de paix relative en Europe, exempte
de grandes épidémies et de disettes, marquée par des progrès de l’agriculture, ce
qui encourage l’optimisme et la conviction que l’on peut encore revendiquer l’amé-
lioration de ses conditions.
2. Le cosmopolitisme
La philosophie des Lumières est universaliste en ce qu’elle défend les valeurs
évoquées ci-dessus pour l’ensemble de l’humanité. Kant dans Vers la paix perpé-
tuelle ne va-t-il pas jusqu’à appeler de ses voeux une république universelle ayant
instauré la paix par le droit ? L’Europe des Lumières ignore les frontières infranchis-
sables, une élite du savoir et de la fortune y circule librement, il n’est pas rare qu’un
souverain ait à ses côtés des ministres étrangers. L’idée de nation est toutefois au
centre de la pensée des Lumières, mais elle reste à réaliser. Pour l’heure, l’Europe
des Lumières écrit et parle en français, propage la tolérance.
1. Au centre de la vie sociale, ces femmes de l’élite jouent un rôle important dans la diffusion des
Lumières. Citons Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse ; pourtant les philosophes
considèrent la femme comme une mineure et n’envisagent que les citoyens. La Révolution
française n’agira pas autrement.
ْ Prolongements
Au XXIe siècle, l’universalisme des droits de l’homme voit se dresser contre lui
les fondamentalismes religieux et des régimes nationalistes et autoritaires, désireux
d’imposer une autre représentation de l’individu. Les Lumières doivent nous inspi-
rer d’autant plus qu’elles sont plus que jamais vacillantes.
Kant
1 Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784, Éditions Garnier-Flammarion, traduction Jean-François
Poirier et Françoise Proust.
Ernst Cassirer
2 La Philosophie des Lumières, chapitre premier « l’esprit du siècle des Lumières »,
Fayard (1966), traduction de Pierre Quillet.
Dumarsais
3 Article « Philosophe », de l’Encyclopédie, dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers par une société de gens de lettres, tome XII, à Neufchâtel, chez Samuel Faulche
(1751-1765).
La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagi-
nation, et qu’il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il
peut l’apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance ; il reprend pour
vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux,
et pour vraisemblance ce qui n’est que vraisemblance. Il fait plus, et c’est ici une
grande perfection du philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point de motif pour juger,
il sait demeurer indéterminé (…).
L’esprit philosophique est donc un esprit d’observation et de justesse, qui
rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n’est pas l’esprit seul que le philo-
sophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.
L’homme n’est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de
la mer ou dans le fond d’une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent le
commerce des autres nécessaire ; et dans quelque état où il se puisse trouver,
ses besoins et le bien-être l’engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de
lui qu’il connaisse, qu’il étudie, et qu’il travaille à acquérir les qualités sociables.
Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde, il ne croit point être en
pays ennemi, il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre, il
cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre, et il trouve
en même temps ce qui lui convient : c’est un honnête homme qui veut plaire et
se rendre utile.
La plupart des grands à qui les dissipations ne laissent pas assez de temps
pour méditer, sont féroces envers ceux qu’ils ne croient pas leurs égaux. Les philo-
sophes ordinaires qui méditent trop, ou plutôt qui méditent mal, le sont envers
tout le monde ; ils fuient les hommes, et les hommes les évitent. Mais notre philo-
sophe qui sait se partager entre la retraite et le commerce des hommes, est plein
d’humanité. C’est le Chrémès de Térence (1) qui sent qu’il est un homme, et que
la seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune de son voisin.
Homo sum, humani a me nihil alienum puto (2).
Il serait inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout ce qui
s’appelle honneur et probité. La société civile est, pour ainsi dire, une divinité pour
lui sur la terre ; il l’encense, il l’honore par la probité, par une attention exacte à
ses devoirs, et par un désir sincère de n’en être pas un membre inutile ou embar-
rassant. Les sentiments de probité entrent autant dans la constitution mécanique
du philosophe, que les lumières de l’esprit. Plus vous trouverez de raison dans un
homme, plus vous trouverez en lui de probité. Au contraire où règnent le fanatisme
et la superstition, règnent les passions et l’emportement. Le tempérament du
philosophe, c’est d’agir par esprit d’ordre ou par raison ; comme il aime extrême-
ment la société, il lui importe bien plus qu’au reste des hommes de disposer tous
ses ressorts à ne produire que des effets conformes à l’idée d’honnête homme.
(…) Cet amour de la société si essentiel au philosophe, fait voir combien est
véritable la remarque de l’empereur Antonin (3) : « Que les peuples seront heureux
quand les rois seront philosophes ou quand les philosophes seront rois ! » (…)
Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et
qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les moeurs et les qualités sociales.
Entez un souverain sur un philosophe d’une telle trempe, et vous aurez un parfait
souverain.
Notes : 1) Personnage du poète comique latin, Térence (194-159 av. J.-C.). 2) « Je suis homme
et je pense que rien d’humain ne m’est étranger. ». 3) Empereur romain de 138 à 161 apr. J.-C.
Diderot
4 Article « Encyclopédie », de l’Encyclopédie, dictionnaire raisonné des sciences, des arts
et des métiers par une société de gens de lettres, tome XII, à Paris, chez Briasson, David, Le
Breton, Durand (1751-1765).
Le projet de l’Encyclopédie.
Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la
surface de la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous
vivons et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les
travaux des siècles passés n’aient pas été inutiles pour les siècles qui succéde-
ront ; que nos neveux devenant plus instruits, deviennent en même temps plus
vertueux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain.
CM 35 Lumières
ώ Frise chronologique n° 27
ْ 1434-1494 ْ 1512
Les Médicis au pouvoir à Florence Retour des Médicis.
(de Côme l’Ancien à Pierre II). ْ 1513
ْ 1469 Rédaction par Machiavel de son
Naissance de Nicolas Machiavel. ouvrage Le Prince.
ْ 1492 ْ 1513
Mort de Laurent le Magnifique. Jean de Médicis est élu pape (Léon X).
ْ 1494 ْ 1513-1527
Entrée des Français en Toscane. Tutelle pontificale sur Florence.
ْ 1494-1498 ْ 1527
Savonarole au pouvoir. Mort de Machiavel.
ْ 1498-1512 ْ 1532
République de Florence. Publication posthume et mise à l’Index
du Prince.
Introduction
Le machiavélisme désigne, dans la langue courante, une forme de gouverne-
ment souvent violente, méprisant toute morale, faisant peu de cas des règles et du
respect des valeurs humaines et humanistes. Il trouve son origine dans Le Prince,
traité pragmatique, à l’usage d’un futur gouvernant qui devra exercer ses talents à
Florence. L’œuvre est rédigée en 1513 par Machiavel, alors en disgrâce et éloigné de
Florence. L’auteur y expose les meilleures manières de gouverner et de se mainte-
nir au pouvoir.
Le terme même de « machiavélisme » est attesté dans la langue française dès la
fin du XVIe siècle. En effet, il apparaît sous la plume d’Henri Estienne en 1578 pour
qualifier les principes établis par Machiavel. Dès 1652, il prend une signification
négative et définit ce « qui est conçu, réalisé dans un esprit de perfidie, de mauvaise
foi, de déloyauté » comme le signale le Trésor de la langue française.
Il est nécessaire de revenir sur la philosophie de l’écrivain pour en comprendre
l’analyse détournée qui en a été faite et le sens moderne du mot.
I. Niccolò Machiavelli
Niccolò (Nicolas) Machiavel est né en 1469 et mort en 1527, à Florence. C’est un
écrivain et un courtisan qui fut, durant quatorze ans, le secrétaire de la « Chancellerie
des Très Hauts et Magnifiques Seigneurs de Florence ».
1. Jérôme Savonarole était moine, il dénonça l’immoralité du clergé, les mœurs de Florence et
exerça une dictature morale rigoureuse sur le Conseil et sur la ville. Il est célèbre pour le
« bûcher des vanités » qu’il organisa le 7 février 1497 sur lequel il fit jeter tous les symboles du
luxe (jeux, œuvres d’art, instruments de musique, livres, y compris ceux des artistes reconnus,
comme Pétrarque ou Boccace). Il força les artistes renommés à l’exil. Ces actions déplurent
au pape qui l’excommunia. Livré à l’Inquisition par Florence, qui craignait l’interdiction de
pratiquer le culte, il fut torturé et exécuté, brûlé le 23 mai 1498.
2. Le Prince
Désireux de revenir à Florence et de retrouver une place à la cour, il écrit durant
son exil son De Principatibus, (Le Prince) en 1513 et le dédie à Laurent de Médicis, qui
ne le lit pas. En 1532, la publication posthume du Prince conduit à sa mise à l’Index1
par l’Église catholique (il y restera jusqu’au XIXe siècle). Il ne sera connu en France,
en langue française, qu’en 1553.
Le titre latin De Principatibus est particulièrement intéressant. Il s’agit d’un ablatif
pluriel, conditionné par le « de » (au sujet de). « Principatus » est un mot riche de
significations. Il désigne à la fois l’hégémonie, la supériorité de droit et de rang, la
primauté, la suprématie et la puissance, et, après Tacite, la dignité du prince. Le
pluriel montre que Machiavel ne vise pas seulement un prince particulier, l’héritier
de la famille des Médicis en l’occurrence, mais tous ceux qui sont amenés à diriger,
gouverner, exercer un pouvoir supérieur, le principat.
Machiavel, influencé par une jeunesse passée dans les bouleversements politiques,
considère que le plus important est de parvenir à unir les cités italiennes en une
seule entité, plus forte, plus capable de résister aux invasions. Pour cela, il lui semble
essentiel de repenser les structures politiques. Ses observations le conduisent à
1. L’Index (abréviation de l’Index librorum prohibitorum), est la liste de tous les livres interdits
à la lecture par l’Église catholique.
considérer que la guerre n’est que la mise en lumière des erreurs ou des réussites
d’un état. Le Prince est l’aboutissement de ces considérations : il adjoint une pragma-
tique à des analyses théoriques.
faut choisir, Machiavel privilégie la crainte comme manière plus efficace d’assurer
le pouvoir…1 La corruption, le matérialisme, le règne du bon plaisir, la recherche
du confort lui apparaissent comme des maux qui gangrènent et détruisent un État.
La religion est pour lui une voie d’accès à la conscience d’appartenir à une unité
nationale, à un ensemble cohérent autonome. Le gouvernant doit donc s’appuyer sur
elle parce qu’elle est le socle du bien vivre ensemble, du contrat social. Grâce à elle,
la morale et les lois sont justifiées et acceptées par le peuple. Toutefois, le prince
lui-même ne doit pas se sentir limité par les dogmes ni par les pratiques religieuses.
Ce ne sont que des instruments au service du pouvoir.
La prise en compte des demandes et des attentes populaires permet d’éviter les
révoltes dangereuses pour l’État. Les mouvements sociaux, les soubresauts des soulè-
vements populaires peuvent alors être utilisés pour élaborer de nouvelles règles, des
lois qui garantiront plus de liberté, de concorde sociale et d’indépendance nationale.
3. « Fortuna » et « virtù »
Pour Machiavel, la politique est la résultante de ces deux notions. Les faits sont
neutres et la « fortune » n’existe que dans les occasions de la saisir qui se présentent
à tout homme d’action.
Le savant, l’homme expérimenté, ne peut être qu’un penseur. Eloigné de l’exercice
politique, il peut conseiller, s’appuyer sur sa lecture informée des historiens, compa-
rer et analyser les circonstances et les conjonctures. L’intellectuel comprend que
le réel et l’actuel sont la somme des faits passés et donneront ensuite naissance à
d’autres situations. Le « prince », lui, homme destiné à agir, est capable, en analysant
l’histoire de dépasser cette simple vision d’ensemble, trop théorique pour être utile
et d’en déduire des actions. Il se sert des faits passés pour comprendre le présent
et tenter d’anticiper l’avenir. Celui qui ne cherche que la fortune ne sait pas distin-
guer les opportunités et n’est pas un bon dirigeant.
La virtù est une volonté de pouvoir qui n’est pas contaminée par d’autres objec-
tifs. Il s’agit d’une force intérieure exempte de toute affectivité, de toute limita-
tion personnelle. C’est une dynamique interne qui permet de s’adapter à toutes les
circonstances, à toutes les occasions offertes par la Fortune. Mais la « virtù » est
aussi une puissance pure, exigeante. Il est extrêmement difficile de l’exercer sans être
influencé par les affects. Toutefois, le prince qui la possède reconnait les occasions,
s’en saisit et réussit dans ses projets.
La fortune empêche d’envisager la politique comme un tout et le gouvernement
comme une suite d’actions. La virtù permet de savoir que, puisque le réel fluctue, il
faut être attentif aux occasions, savoir calculer les conséquences des actes entre-
pris et utiliser les faits au moment le plus favorable pour l’action.
4. « Des princes »…
Machiavel ne propose pas un modèle idéal. Le titre même de son ouvrage étant
un pluriel, il envisage tous les gouvernants qui ont su et sauront user de ces deux
principes. Il ne s’agit donc pas de former un héritier mais d’envisager tous ceux qui
parviennent au pouvoir, usurpateurs, bâtards ou descendants lointains.
L’accession au pouvoir est le résultat d’une volonté de gouverner ce qui explique
que, finalement, toute règle, toute loi morale ou religieuse doivent être laissées
de côté. Le pouvoir est indépendant de toutes les normes politiques, éthiques,
juridiques et cultuelles.
Ces considérations le conduisent à analyser les organisations politiques les
plus efficientes. Deux types de régimes lui semblent plus à même de durer : les
« nouvelles » principautés et, surtout, les républiques. Les premières parce qu’elles
ne sont pas transmises héréditairement mais « prises » par la force ou à la suite
d’une révolution politique. Le principat est alors né des désirs du peuple et le prince
doit faire preuve d’écoute, de compréhension, de génie politique pour se maintenir.
Les secondes sont naturellement issues de ces mouvements et peuvent donc plus
aisément ouvrir la voie à des décisions plus favorables aux gouvernés, permettant
ainsi au système de persister.
régime républicain semble plus apte à garantir la liberté, l’égalité entre les citoyens
et à assurer l’indépendance nationale et même le bonheur du peuple. Pourtant, le
conflit y existe aussi, la république ne peut et ne doit ni le nier ni le repousser, mais,
en revanche, le gérer.
Tous les citoyens ont l’obligation de lutter contre les risques de dérives oligar-
chique ou aristocratique, contre les organisations d’intérêts et toutes les formes de
factions.
Machiavel construit une nouvelle représentation de la politique, empirique. Il
éloigne le politique de la religion, de l’éthique, le dirigeant doit songer à l’action et
à son efficacité, s’intéresser à la manière de prendre et de garder le pouvoir.
1. La formule est de Jean Bodin dans sa Méthode de l’Histoire (Methodus ad facilem historiarum
cognitionem,) publiée à Paris en 1566, Les belles Lettres, trad. Pierre Mesnard, 1941.
2. Cf. infra, texte 4.
Les plus célèbres de ses opposants furent Innocent Gentillet, un huguenot qui
publia dès 1576 un Discours sur les moyens de bien gouverner, prenant à contrepied
toutes les idées de Machiavel, l’accusant de prôner tous les péchés possibles (sodomie,
tyrannie, cruauté, pillages…) et Jean Bodin. Dans son ouvrage, La République, paru
la même année que celui de Gentillet, en effet, il vilipendait Machiavel qui, selon
lui, nie la justice, s’oppose aux préceptes de Platon et valorise l’impiété, l’injustice.
Pour Bodin, l’éthique ne peut être séparée du politique et, s’il donne des conseils
pratiques de gouvernement, il tient à voir au pouvoir un prince doté de sens moral,
établissant des lois justes et recherchant l’harmonie sociale. Le machiavélisme est
associé à l’athéisme, au consentement au meurtre politique, à une pratique sans
scrupules, à l’acceptation des plus mauvais penchants humains (égoïsme, hypocri-
sie, cupidité, avarice) et aux comportements les plus répréhensibles (assassinat,
fourberie, calcul, manipulation).
1. Cf. infra, texte3. L’ouvrage de Cl. Lefort, Le Travail de l’œuvre Machiavel, publié chez Gallimard
en 1972 expose les différentes interprétations connues par l’ouvrage.
2. Les ouvrages de Marcel Gauchet (La Condition politique, 2005), Michel Crozier (comme Le
Phénomène bureaucratique, en 1963) et Claude Lefort (Le Travail de l’œuvre Machiavel, 1972),
notamment en témoignent.
théorie du jeu moderne, il introduit une part de risque volontairement couru par le
prince. L’Histoire n’est pas, à ses yeux, seulement une reconstitution a postériori, un
récit explicatif qui tente d’établir les forces qui ont été mues, c’est aussi une pratique,
une praxis qui inclut des choix, des mises en danger, des coups de dés et, parfois,
une confiance aveugle dans un destin supposé ou le hasard.
Conclusion
Les analyses machiavéliennes sont fort peu acceptables pour les Modernes,
inspirés par des interprétations politiques plus nuancées. On reproche au livre de
proposer le pouvoir comme domination sociale, comme mise en place d’une dialec-
tique maître-serviteur (pour ne pas dire esclave). On n’apprécie guère une réflexion
qui porte essentiellement sur les moyens de parvenir à cette suprématie et sur la
manière de se maintenir en place. Si Machiavel propose des moyens qui ne s’embar-
rassent pas de préoccupations morales ou religieuses, c’est avant tout parce qu’il écrit
dans un contexte troublé et pour améliorer la situation de l’Florence et, au-delà, de
l’Italie et de toute l’Europe. Au fil des siècles, c’est toujours l’ennemi qui est taxé de
« machiavélique » parce que le mot sonne comme une attaque, une insulte parfois.
ْ Prolongements
Machiavel
1 Le Prince, chapitre VIII, « De ceux qui sont devenus princes par des scélératesses. »
Traduction française de J. V. Périès (1825).
« Sur cela, il est à observer que celui qui usurpe un État doit déterminer et
exécuter tout d’un coup toutes les cruautés qu’il doit commettre, pour qu’il n’ait
pas à y revenir tous les jours, et qu’il puisse, en évitant de les renouveler, rassu-
rer les esprits et les gagner par des bienfaits. Celui qui, par timidité ou par de
mauvais conseils, se conduit autrement, se trouve dans l’obligation d’avoir toujours
le glaive en main, et il ne peut jamais compter sur ses sujets, tenus sans cesse
dans l’inquiétude par des injures continuelles et récentes. Les cruautés doivent
être commises toutes à la fois, pour que leur amertume se faisant moins sentir,
elles irritent moins ; les bienfaits, au contraire, doivent se succéder lentement,
pour qu’ils soient savourés davantage.
Sur toutes choses, le prince doit se conduire envers ses sujets de telle manière
qu’on ne le voie point varier selon les circonstances bonnes ou mauvaises. S’il
attend d’être contraint par la nécessité à faire le mal ou le bien, il arrivera, ou
qu’il ne sera plus à temps de faire le mal, ou que le bien qu’il fera ne lui profitera
point ; car on le croira fait par force, et on ne lui en saura aucun gré. »
Machiavel
2 Le Prince, chapitre XVII, « De la cruauté et de la clémence, et s’il vaut mieux être aimé
que craint. » Traduction française de J. V. Périès, 1825.
« Sur cela s’est élevée la question de savoir : S’il vaut mieux être aimé que craint,
ou être craint qu’aimé ?
On peut répondre que le meilleur serait d’être l’un et l’autre. Mais, comme
il est très-difficile que les deux choses existent ensemble, je dis que, si l’une
doit manquer, il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. On peut, en effet, dire
généralement des hommes qu’ils sont ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants
devant les dangers, et avides de gain ; que, tant que vous leur faites du bien,
ils sont à vous, qu’ils vous offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants,
tant, comme je l’ai dit, que le péril ne s’offre que dans l’éloignement ; mais que,
lorsqu’il s’approche, ils se détournent bien vite. Le prince qui se serait entièrement
reposé sur leur parole, et qui, dans cette confiance, n’aurait point pris d’autres
mesures, serait bientôt perdu ; car toutes ces amitiés, achetées par des largesses,
et non accordées par générosité et grandeur d’âme, sont quelquefois, il est vrai,
bien méritées, mais on ne les possède pas effectivement ; et, au moment de les
employer, elles manquent toujours. Ajoutons qu’on appréhende beaucoup moins
d’offenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre ; car l’amour tient
par un lien de reconnaissance bien faible pour la perversité humaine, et qui cède
au moindre motif d’intérêt personnel ; au lieu que la crainte résulte de la menace
du châtiment, et cette peur ne s’évanouit jamais.
Cependant le prince qui veut se faire craindre doit, s’y prendre de telle manière
que, s’il ne gagne point l’affection, il ne s’attire pas non plus la haine ; ce qui, du
reste, n’est point impossible ; car on peut fort bien tout à la fois être craint et
n’être pas haï ; et c’est à quoi aussi il parviendra sûrement, en s’abstenant d’atten-
ter, soit aux biens de ses sujets, soit à l’honneur de leurs femmes. S’il faut qu’il
en fasse périr quelqu’un, il ne doit s’y décider que quand il y en aura une raison
manifeste, et que cet acte de rigueur paraîtra bien justifié. Mais il doit surtout se
garder, avec d’autant plus de soin, d’attenter aux biens, que les hommes oublient
plutôt la mort d’un père même que la perte de leur patrimoine, et que d’ailleurs il
en aura des occasions plus fréquentes. Le prince qui s’est une fois livré à la rapine
trouve toujours, pour s’emparer du bien de ses sujets, des raisons et des moyens
qu’il n’a que plus rarement pour répandre leur sang. »
Rousseau
3 Du Contrat social, éd. Beaulavon, 1903, p. 227.
« Leur (= des princes) intérêt personnel est premièrement que le peuple soit
faible, misérable, et qu’il ne puisse jamais leur résister. J’avoue que, supposant
les sujets toujours parfaitement soumis, l’intérêt du prince serait alors que le
peuple fût puissant, afin que cette puissance étant la sienne le rendît redoutable
à ses voisins ; mais, comme cet intérêt n’est que secondaire et subordonné, et que
les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les princes donnent
toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C’est
ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux ; c’est ce que Machiavel a fait
voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de
grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. »
En note, de bas de page, Rousseau ajoute :
« Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen ; mais, attaché à la
maison de Médicis, il était forcé, dans l’oppression de sa patrie, de déguiser son
amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros (César Borgia) manifeste
assez son intention secrète ; et l’opposition des maximes de son livre du Prince
à celles de ses Discours sur Tite-Live et de son Histoire de Florence, démontre que
ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrompus.
La cour de Rome a sévèrement défendu son livre : je le crois bien, c’est elle qu’il
dépeint le plus clairement. » (Note de Rousseau, éd. de 1782).
Diderot
4 « Machiavélisme », L’Encyclopédie, 1re éd., tome 9, p. 793, « non classé », 1751.
« MACHIAVELISME, s. m. (Hist. de la Philos.) espèce de politique détestable
qu’on peut rendre en deux mots, par l’art de tyranniser, dont Machiavel le floren-
tin a répandu les principes dans ses ouvrages.
Machiavel fut un homme d’un génie profond et d’une érudition très-variée. Il sut
les langues anciennes et modernes. Il posséda l’histoire. Il s’occupa de la morale
et de la politique. Il ne négligea pas les lettres. Il écrivit quelques comédies qui
ne sont pas sans mérite. On prétend qu’il apprit à régner à César Borgia. Ce qu’il
y a de certain, c’est que la puissance despotique de la maison des Médicis lui fut
odieuse, et que cette haine, qu’il était si bien dans ses principes de dissimuler,
l’exposa à de longues et cruelles persécutions. On le soupçonna d’être entré dans
la conjuration de Soderini. Il fut pris et mis en prison ; mais le courage avec lequel
il résista aux tourments de la question qu’il subit, lui sauva la vie. Les Médicis
qui ne purent le perdre dans cette occasion, le protégèrent, et l’engagèrent par
leurs bienfaits à écrire l’histoire. Il le fit ; l’expérience du passé ne le rendit pas
plus circonspect. Il trempa encore dans le projet que quelques citoyens formèrent
d’assassiner le cardinal Jules de Médicis, qui fut dans la suite élevé au souve-
rain pontificat sous le nom de Clément VII. On ne put lui opposer que les éloges
continuels qu’il avait fait de Brutus et Cassius. S’il n’y en avait pas assez pour le
condamner à mort, il y en avait autant et plus qu’il n’en fallait pour le châtier par
la perte de ses pensions : ce qui lui arriva. Ce nouvel échec le précipita dans la
misère, qu’il supporta pendant quelque temps. Il mourut à l’âge de 48 ans, l’an
1527, d’un médicament qu’il s’administra lui même comme un préservatif contre
la maladie. Il laissa un fils appelé Luc Machiavel. Ses derniers discours, s’il est
permis d’y ajouter foi, furent de la dernière impiété. Il disait qu’il aimait mieux être
dans l’enfer avec Socrate, Alcibiade, César, Pompée, et les autres grands hommes
de l’antiquité, que dans le ciel avec les fondateurs du christianisme.
Nous avons de lui huit livres de l’histoire de Florence, sept livres de l’art de la
guerre, quatre de la république, trois de discours sur Tite-Live, la vie de Castruccio,
deux comédies, et les traités du prince et du sénateur.
Il y a peu d’ouvrages qui ait fait autant de bruit que le traité du prince : c’est-là
qu’il enseigne aux souverains à fouler aux pieds la religion, les règles de la justice,
la sainteté des pactes et tout ce qu’il y a de sacré, lorsque l’intérêt l’exigera. On
pourrait intituler le quinzième et le vingt-cinquième chapitres, des circonstances
où il convient au prince d’être un scélérat.
Comment expliquer qu’un des plus ardents défenseurs de la monarchie soit
devenu tout-à-coup un infâme apologiste de la tyrannie ? le voici. Au reste, je
n’expose ici mon sentiment que comme une idée qui n’est pas tout-à-fait destituée
de vraisemblance. Lorsque Machiavel écrivit son traité du prince, c’est comme s’il
eût dit à ses concitoyens, lisez bien cet ouvrage. Si vous acceptez jamais un maître,
il sera tel que je vous le peins : voilà la bête féroce à laquelle vous vous abandon-
nerez. Ainsi ce fut la faute de ses contemporains, s’ils méconnurent son but : ils
prirent une satyre pour un éloge. Bacon le chancelier ne s’y est pas trompé, lui,
lorsqu’il a dit : cet homme n’apprend rien aux tyrans. Ils ne savent que trop bien
ce qu’ils ont à faire, mais il instruit les peuples de ce qu’ils ont à redouter. Est quod
gratias agamus Machiavello et hujus modi scriptoribus, qui apertè et indissimulanter
proferunt quod homines facere soleant, non quod debeant. Quoi qu’il en soit, on ne
peut guère douter qu’au moins Machiavel n’ait pressenti que tôt ou tard il s’élè-
verait un cri général contre son ouvrage, et que ses adversaires ne réussiraient
jamais à démontrer que son prince n’était pas une image fidèle de la plupart de
ceux qui ont commandé aux hommes avec le plus d’éclat.
J’ai oui dire qu’un philosophe interrogé par un grand prince sur une réfuta-
tion qu’il venait de publier du machiavélisme, lui avait répondu : « sire, je pense
que la première leçon que Machiavel eût donné à son disciple, c’eût été de réfuter
son ouvrage. »
CM 36 Machiavélisme
Introduction
Le malthusianisme est une doctrine politique, qui a pour auteur Thomas Robert
Malthus (1766-1834), économiste anglais. Malthus soutient la thèse que la popula-
tion s’accroît plus vite que les ressources naturelles nécessaires à sa survie. Il préco-
nise donc une limitation forte des naissances. La thèse de Malthus a été très tôt
réfutée. La thèse populationniste ou nataliste lui a été opposée.
I. La thèse de Malthus
Économiste et pasteur anglican, Malthus publie en 1798 un Essai sur le principe
de la population en tant qu’il influe sur le progrès futur de la société avec des remarques
de M. Godwin, de M. Condorcet et d’autres auteurs. Suit une seconde édition en 1803
avec un titre légèrement modifié :Essai sur le principe de population ou exposé de ses
effets sur le bonheur humain dans le passé et le présent avec des recherches sur nos
perspectives de supprimer ou de diminuer à l’avenir les maux qu’il occasionne. Il part
du constat que les grandes épidémies, freinant l’expansion démographique, se sont
raréfiées au XVIIIe siècle. Malthus observe aussi les effets funestes des mauvaises
récoltes sur les pauvres de sa commune. Peu à peu le lecteur enthousiaste d’Adam
Smith1 et de William Godwin2 s’éloigne de leur optimisme et de l’idée d’une croissance
harmonieuse de la population et de la prospérité. Il soutient alors que la popula-
tion, en l’absence de tout contrôle des naissances, connaît une progression géomé-
trique (par exemple 1, 2, 4, 8, 16…) tandis que les ressources ne peuvent s’accroître
1. Adam Smith (1723-1790), philosophe et économiste anglais. Auteur de Recherches sur la nature
et les causes de la richesse des nations, 1776.
2. William Goldwin (1756-1836), homme de lettres et philosophe anglais, auteur d’une Enquête
sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur en général, 1793.
1. On appelle révolution verte une politique, menée à partir des années soixante dans les pays en
voie de développement, d’intensification des productions agricoles par l’irrigation, l’utilisation
des engrais et de céréales à fort potentiel.
2. Ce phénomène a des origines multiples, on peut évoquer l’attachement au confort et aux
biens matériels nouvellement acquis.
Conclusion
À l’aube de la première Révolution industrielle, Malthus a le mérite de poser des
problèmes essentiels, concernant toutes les sociétés : celui des rapports entre les
ressources de la nature et les êtres humains, celui de la croissance, pas seulement
démographique.
1. Ce terme désigne un indicateur évaluant la pression exercée par les hommes sur les ressources
naturelles et sur les services écologiques fournis par la nature.
2. Capacité, pour une zone biologiquement productive, à produire une offre continue en ressources
renouvelables et à absorber les déchets.
3. Population mondiale en 2020 : 7,7 milliards ; en 2030 : 8,5 ; en 2040 : 9,2 ; en 2050 : 10,2 ; en
2100 : 11,18. Estimations fournies par l’ONU.
4. Alfred Sauvy (1898-1990), économiste, sociologue et démographe français. Auteur de Richesse
et population, 1943.
5. Courants de pensée qui soulignent les inconvénients ou les dangers des progrès techniques.
6. Théories qui ont en commun la conviction que la croissance est nuisible à l’humanité.
ْ Prolongements
Malthus
1 Essai sur le principe de population ou exposé de ses effets sur le bonheur
humain dans le passé et le présent avec des recherches sur nos perspectives de
supprimer ou de diminuer à l’avenir les maux qu’il occasionne, (1889) publié par
G. de Molinari, chI. « Des obstacles qui se sont opposés à l’accroissement de la population
dans les parties du monde les moins civilisées et dans les temps passés ». 1) « Exposition
du sujet. Rapport de l’accroissement de la population et de la nourriture ».
les vingt-cinq ans et croît de période en période selon une progression géomé-
trique. (…) Nous sommes donc en état de prononcer, en partant de l’état actuel de
la terre habitée, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus
favorables à l’industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon
une progression arithmétique.
CM 37 Malthusianisme
ώ Frise chronologique n° 28
Introduction
Né avec Mani (ou Manès) en Iran au IIIème s, le manichéisme est une religion
syncrétique1 aujourd’hui disparue. Il a longtemps été considéré comme une hérésie
ou comme un mouvement chrétien sectaire. Gnostique2, cette conception s’appuie
sur une vision dyadique3 du monde, sur un enseignement révélé et la foi en un salut.
Cette doctrine repose sur l’idée qu’une lutte permanente oppose les forces du Bien
et celles du Mal. Ce combat permanent oppose également deux empires : celui de
la Lumière et celui des Ténèbres. Reposant sur un mythe cosmique fondateur et sur
1. Syncrétique = qui mélange des doctrines et des systèmes pour constituer un ensemble doctrinal
homogène et cohérent.
2. La « gnose » est la connaissance des mystères religieux, elle tente de concilier les religions
et d’expliquer leur signification en s’appuyant sur une connaissance des choses divines, en se
fondant sur une tradition et une initiation.
3. Dyadique : composé de deux principes opposés mais complémentaires.
le sacrifice primordial d’un homme originel, cette religion se conçoit comme une
église et se signale par l’envoi constant de prophètes appelant les hommes à parti-
ciper à la lutte cosmique contre l’obscurité.
Difficile à appréhender durant des siècles parce que seulement connu de manière
indirecte par l’intermédiaire d’autres penseurs — chrétiens le plus souvent — qui s’y
opposaient, le manichéisme est aujourd’hui mieux cerné. En effet, grâce à de nouvelles
découvertes à partir du XIXe siècle en Syrie, dans les pays arabes, et, surtout, grâce
à des traductions en chinois, ouïghour1 et iranien retrouvées au début du XXe siècle,
il est plus aisé de définir et d’analyser cette religion. En outre, le terme est encore
très fréquemment employé pour qualifier une conception dualiste tranchée.
2. La rupture
Mani s’éloigne en deux étapes de la pratique du groupe. A douze ans, le 7 avril
228, il dit avoir reçu d’un ange (al-Tawn, le « compagnon », le « jumeau ») l’ordre de
partir dès que son âge le lui permettra. Le 23 avril 240, l’ange revient, cette fois
pour lui demander de quitter sa communauté et de professer sa doctrine. Il dit avoir
1. Le ouïghour, appartenant au groupe des langues turques de la famille altaïque, est parlé en
Asie Centrale et en Turquie.
été investi en même temps de la Science totale et de l’Esprit Saint. Il est désor-
mais un apôtre, l’Envoyé de Dieu pour porter la Parole et illuminer le monde. Il est
alors convoqué devant une assemblée de prêtres. Accusé de se tourner vers « l’hel-
lénisme »1, il est exclu de la communauté.
3. La création du manichéisme
Mani quitte donc les elkasaïtes et part, accompagné de son père et de deux parti-
sans, pour prêcher en faveur d’une nouvelle religion universelle, le manichéisme sera
parfois appelé « sainte religion ». S’appuyant sur les premiers livres de la Bible, sur les
prophètes juifs, sur les écrits de Paul l’apôtre, il construit une doctrine qui s’oppose
non seulement aux elkasaïtes mais aussi à la foi juive. Il reprend les deux figures
fondatrices d’Adam et de Jésus, les ajoute à celle d’Elkasaï, intègre à cette organisa-
tion les enseignements de Bouddha et de Zoroastre. Il se présente en outre comme
le prophète de la fin des temps, incarne le « Sceau de la prophétie », est identifiable
au Paraclet2 annoncé par Jésus dans les chapitres 14, 16 et 26 de l’Évangile de Jean.
1. L’hellénisme est le retour de la religion grecque antique (ou le dodécathéisme, religion des douze
dieux), une forme de néo-paganisme. Il sera interdit en 392-393 par l’empereur Théodose Ier,
chrétien, dernier empereur de l’empire romain unifié.
2. Le Paraclet (= « celui qui est appelé auprès »), vu comme la figure du défenseur, de l’avocat,
du protecteur, est l’un des noms attribués au Saint-Esprit (cf. Jésus : Chapitre 14 : 16 : « Moi,
je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous » et
26 « mais le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera
tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit. » traduction de la bible liturgique,
(cf. site de l’Association Episcopale Liturgique pour les pays francophones AELF).
3. Le mazdéisme est la religion officielle des empires perses et repose sur l’antagonisme entre
« le sage » Ahura Mazda et les démons. Le zoroastrisme est une variante monothéiste de cette
croyance.
II. La doctrine
b. La cosmogonie originelle
Cette idée d’une chute est fondée sur un état originel antérieur durant lequel
les deux substances opposées étaient séparées et distinctes. L’une — absolument
bonne — Lumière et Dieu, s’opposait nettement à l’autre, entièrement mauvaise,
Obscurité et Diable. Chacune était située dans un royaume à part, au Nord, Dieu, au
sud, l’empire du mal. Chacun de ces domaines était dirigé par une puissance, Dieu,
le « Père de la Grandeur » pour celui du bien, et le Prince des ténèbres pour l’autre.
Le premier est resplendissant, lumineux, comporte cinq demeures (Intelligence,
Raison, Pensée, Réflexion, Volonté) et est peuplé d’une foule d’éons (des puissances
spirituelles émanant de Dieu). On n’y rencontre que paix, pureté, douceur. Le second
comporte cinq abîmes (Fumée, Brouillard, Feu dévorant, Vent destructeur, Eau ou
boue) et, tout en bas, les Ténèbres. Ces cinq gouffres sont dirigés par cinq monstres
et habités par cinq espèces d’êtres infernaux. Il n’y règne que bêtise, puanteur,
horreur. Les deux royaumes se limitent, celui des Ténèbres étant entouré sur trois
côtés par la Lumière.
c. La rupture
Le « présent » débute par une tentative d’invasion de la Lumière par les Ténèbres.
Dieu combat lui-même avec ses cinq fils lumineux, composant son âme. L’Homme
primordial est vaincu à la frontière, précipité dans l’abîme et avalé par les démons
en même temps que ses fils. Une partie de l’âme est mélangée et emprisonnée par
l’obscurité. Dieu va donc lutter pour la libérer.
d. Le salut
Le salut est en deux étapes. D’abord, celui de l’Homme vaincu puis celui de
l’humanité.
1. Une cosmogonie est un ensemble de récits cherchant à expliciter les origines et l’évolution
de l’univers.
Dieu descend dans les abîmes et tend la main à l’Homme qui la saisit et est hissé
hors de l’obscurité. Il peut regagner le Paradis des Lumières, premier sauvé, image
du salut promis à tous les hommes. Son âme, toutefois, est restée dans les Ténèbres.
Pour permettre son salut, Dieu, avec ses cinq fils, organise alors l’univers. Pour cela,
il vainc les démons et utilise leur peau, leurs os, leur chair et même leurs excré-
ments pour constituer le monde (pour créer les cieux, les montagnes, la terre). Il
édifie ainsi huit terres et dix firmaments.
La substance lumineuse est divisée en trois : celle qui n’a pas été en contact avec
la matière constitue le soleil et la lune, celle qui n’a été que peu touchée forme les
étoiles, le reste servira à façonner la « machine » cosmique.
e. Le dualisme total
Enfin, pour éviter que la vie ne s’épuise, il faut qu’elle soit conservée dans deux
êtres différents, unis par le désir. Après une période de catastrophes et de cataclysmes
(la « Grande Guerre ») et un Jugement dernier, la terre brûlera pendant 1468 ans, le
monde visible sera détruit, la Matière jetée dans une fosse et emprisonnée. Là, la
séparation entre les ténèbres et la Lumière sera accomplie et définitive.
les parfaits mais sont aussi considérées comme des péchés, empêchant leur salut.
Les services rendus aux élus peuvent toutefois leur permettre d’espérer renaître
ensuite dans le corps d’un « élu ».
a. La structure
L’Église se définit comme « juste » et se conçoit comme une image terrestre du
royaume de la Lumière. Les « auditeurs » doivent aussi recevoir la « foi de la gnose »,
ils sont des fidèles à part entière et sont pleinement unis à la communauté, grâce
aux services qu’ils rendent aux parfaits. C’est une église centralisée, et très nette-
ment structurée. A sa tête un pontife puis une hiérarchie constituée de cinq degrés.
Au plus haut se trouvent les douze « maîtres », puis on rencontre les soixante douze
« évêques », les trois cent soixante prêtres, les élus puis les auditeurs.
b. Le culte
Les manichéens se réunissent dans des « temples » (ou « monastères ») et des
demeures extérieures réservées aux auditeurs mais qui pouvaient accueillir des
élus parfois. Les murs des salles principales des temples étaient peints, décorés
de portraits de Mani et « d’images ». On y utilisait des parfums, de l’encens, de la
musique, des bannières et le chant était constitutif des rites. Le mobilier est simple
mais comprend toujours une table de sanctification.
Pas de baptême à l’eau mais, parfois, il est administré avec de l’huile. On organi-
sait des repas à caractère sacré, l’élu faisant alors office de sauveur (de Christ). Les
parfaits doivent réciter quotidiennement sept prières, les auditeurs, quatre. Tournés
soit vers le soleil, soit vers l’étoile polaire quand il fait gris ou nuit, le fidèle prie
après ses ablutions. Les jeûnes sont nombreux pour obtenir l’absolution des péchés.
« Ordinaires » ils ont lieu tous les dimanches pour les auditeurs, le dimanche et le
lundi pour les élus et préparent à la confession ; extraordinaires, ils sont réservés à
certaines périodes (celle du pardon collectif notamment).
L’aumône est un rite essentiel, il s’agit de donner et, ainsi, de rendre un service
à l’âme. Elle est un don à l’élu et ne peut être accordée à un étranger à la religion.
Confession, pénitence et repentance constituent des piliers de la foi. Il faut avouer
régulièrement ses péchés pour libérer l’âme et lui permettre de ne pas s’éloigner de
la lumière. Les rites funéraires sont peu connus, on sait qu’il y avait une cérémonie,
des hymnes, des marques d’hommage. De même, les fêtes restent assez mystérieuses,
elles ont pour but d’honorer les martyrs, en commençant par l’Homme primordial,
de commémorer la Passion de Mani lors de la grande fête du Bêma par exemple.
Conclusion
Ce sont les persécutions contre le manichéisme qui ont fait entrer le mot dans le
langage courant pour désigner toutes les sortes d’hérésie qui s’éloignaient de l’ortho-
doxie ou proposaient des dualismes nets dans leur corps doctrinal. Au Moyen Âge,
par exemple, le terme qualifie tous ceux qui condamnaient les excès alimentaires,
qui rejetaient le mariage ou refusaient les aliments trop gras.
Sa disparition est due aux poursuites et aux condamnations successives jusqu’au
VIIème s en Occident. Il se répand en Orient grâce aux routes de la Soie et finit par
devenir la religion officielle des Princes ouïghours. Arrivé en Chine avant le VIIe siècle,
il y est encore très vivace lorsque Marco Polo y voyage.
ْ Prolongements
Saint Augustin
2 Les Confessions, livre VIII, chapitre X, éd. du bureau de la bibliothèque ecclésiastique,
1838 ; trad. Léonce de Saporta.
« Qu’ils périssent devant votre face, ô mon Dieu, comme périssent tous les vains
discoureurs et tous les séducteurs des âmes, ceux qui ayant remarqué deux volon-
tés dans les opérations de notre intelligence, ont affirmé qu’il y avait en nous deux
esprits de nature différente, l’un bon, l’autre mauvais. Ne sont-ce pas eux-mêmes
qui sont mauvais, ayant d’aussi mauvais sentiments, tandis qu’ils seraient bons
si leurs sentiments étaient vrais, s’ils conformaient leurs opinions à la vérité, de
manière que les paroles de l’Apôtre puissent leur être applicables : « Autrefois
vous avez été ténèbres, et maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur ». Car
tandis qu’ils veulent être lumière, non dans le Seigneur mais dans eux-mêmes, par
la croyance que la nature de l’âme est la même que celle de Dieu, ils deviennent
ténèbres et ténèbres d’autant plus épaisses, qu’ils se sont plus éloignés de vous
par leur détestable orgueil, de vous qui êtes la véritable lumière qui éclaire tout
homme venant en ce monde. Prenez garde à ce que vous dites et rougissez (…) »
Amin Maalouf
3 Après la parution de son roman Les jardins de Lumière, in L’humanité, 3 juin 1991.
« Il (= Mani) était un peu à la source des idées que j’avais voulu développer dans
mes livres précédents. Il mérite de devenir le symbole du persécuté dans l’Histoire.
Il le fut d’abord de son vivant par les institutions politiques et religieuses parce
qu’il voulait briser toutes les barrières, et puis, à travers les mots de manichéen,
manichéisme, il le fut encore par une déformation de sa pensée. Une déforma-
tion qui a été forgée par l’Inquisition. Il refusait le partage de société en caste,
en races. Il a été combattu par la caste des guerriers, par la caste des mages. Il
refusait l’emprise du clergé zoroastien sur l’État et il a perdu la bataille ». (…) « Mani
était un peintre. Sa pensée était tout en nuance. Pour lui, il y avait en tout être
un mélange très subtil de lumière et de ténèbres. Chacun de nous doit essayer de
nourrir la lumière qui est en lui. Nous sommes à l’opposé de ce que l’on en fait. Il
y a un contresens total sur la signification de ce qu’il a voulu dire. »
CM 38 Manichéisme
ώ Frise chronologique n° 29
ْ 1789 ْ 1871
Révolution française. Commune de Paris.
ْ 1818 ْ 1883
Naissance de KARL MARX. Mort de Marx.
ْ 1848 ْ 1917
Manifeste du parti communiste ; Révolution russe.
en France IIe République. ْ 1920
ْ 1864 Création au Congrès de Tours du Parti
Première Internationale ouvrière, Communiste français, issu de la SFIO.
Londres. ْ 1949
ْ 1867 Révolution maoïste.
Le Capital.
Karl Marx
• 1818. Il naît à Trêves (Allemagne). Père avocat juif, converti au protestantisme.
• Études à Bonn (droit) puis à Berlin (histoire et philosophie).
• 1841. Docteur en philosophie, proche des idées de Hegel, renonce à une
carrière universitaire.
• 1843. Rédacteur en chef d’un journal révolutionnaire à Cologne, qui sera
interdit.
• Il se marie avec une aristocrate, Jenny von Westphalen. 7 enfants dont seules
3 filles deviennent adultes.
• 1844. Ils s’installent à Paris. Retrouve Friedrich Engels, fils d’un industriel
anglais. Coopération et amitié étroites.
• 1845. Rencontre Pierre – Joseph Proudhon ; doit quitter Paris pour Bruxelles
• 1848. En février, il publie avec Engels le Manifeste du parti communiste.
• 1849. Expulsé d’Allemagne puis de France, il s’installe définitivement à
Londres. Grandes difficultés matérielles, maladie et mort de trois de ses
Introduction
Les grandes lignes de sa biographie mettent en lumière le triple héritage intel-
lectuel de Marx : la philosophie allemande, Hegel et Feuerbach avant tout, le socia-
lisme français, l’économie politique anglaise.
L’apport de Marx est incommensurable, dans les domaines de la philosophie, de
la morale, de la sociologie, de l’économie, de la politique. Ses idées ont été mises en
œuvre dans de nombreuses expériences « révolutionnaires », ou prétendues telles.
Elles ont donc suscité des réactions si passionnelles qu’il est très difficile d’aborder
le concept de marxisme avec objectivité. Leur richesse, leur étendue, leur influence
ne peuvent être abordées dans un article.
Après un survol du contexte historique, on veillera à définir cette pensée selon
trois axes majeurs, l’aliénation par le travail, la lutte des classes et le matérialisme
historique.
I. Le contexte
1. La révolution industrielle
La société issue de la Révolution de 1789 est encore majoritairement rurale et
artisanale. Les progrès technologiques dans la production et l’avènement du chemin
de fer1, favorisent la « révolution industrielle » en Europe. Le XIXe siècle connaît, en
plusieurs vagues, un processus historique de transformations sociales, économiques,
Le prolétariat
Le prolétariat représente l’ensemble des individus obligés de vendre leur
force de travail aux propriétaires des moyens de production. Il s’oppose ainsi à
la classe bourgeoise, celle des capitalistes, et comprend aussi bien les travail-
leurs intellectuels que les chômeurs, travailleurs sans emploi.
Le mot vient du latin proles, les enfants, et désignait dans la Rome antique
la classe sociale la plus pauvre, celle qui n’avait pour tout bien que ses enfants.
3. Le matérialisme historique
C’est une forme du matérialisme dialectique, système philosophique de Marx et
de ses successeurs, impliquant que les phénomènes s’expliquent par des relations
réciproques de cause à effet sans référence au religieux ou au spirituel. Il refuse
donc les concepts d’immanence, de destin, de fatalité.
Le matérialisme historique insiste sur l’importance de la lutte des classes, donc
du facteur économique dans l’histoire humaine.
III. Héritages
1. Régimes communistes
Les thèses de Marx ainsi que quelques-uns de ses slogans ont accompagné les
grands bouleversements du XXe siècle.
La première guerre mondiale s’achève par des révoltes et des grèves dans lesquelles
les ouvriers et les soldats réclament la paix. En Europe centrale, ces mouvements
n’aboutissent pas à la révolution souhaitée. En Allemagne, en octobre 1918, des
mutineries donnent lieu à des conseils de soldats puis d’ouvriers. Guillaume II
abdique, la République est proclamée (révolution de novembre 1918) et l’on signe
l’armistice qui marque la fin de la guerre. Le mouvement est divisé entre les modérés
et les radicaux, les « spartakistes », qui forment le parti communiste d’Allemagne.
De violents conflits et soulèvements aboutissent à la mort des chefs communistes,
Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht et en juillet 1919, la constitution de Weimar
est adoptée, mettant fin à la tentative de révolution marxiste.
Dès 1917, la révolution bolchévique renverse le tsar, et Lénine fonde la IIIe
internationale en fusionnant le parti ouvrier et la théorie scientifique. Il reprend
du Manifeste le thème de la solidarité des prolétaires qui sont appelés à lutter
partout contre la domination de la bourgeoisie. Il établit ainsi le « marxisme-léni-
nisme », idéologie de l’URSS de 1917 à 1991, ainsi que des partis communistes qui
s’y réfèrent. A la mort de Lénine, Trotski, partisan de la « révolution permanente »
s’oppose à Staline et doit s’exiler. Staline impose le centralisme, une classe et un
parti unique, la collectivisation des moyens de production, et le culte de la person-
nalité. Le régime totalitaire règne par la terreur, cause des déportations, des famines
organisées et des millions de morts. À l’inverse du marxisme, le stalinisme exalte le
travail et une forme de nationalisme qui, après la grande déception du pacte germa-
no-soviétique, permettra néanmoins la résistance face au nazisme et fera prendre
une grande part à la victoire sur Hitler.
2. Autres expériences
Au gré de l’histoire, de nombreux pays ont fait l’expérience d’un régime communiste.
En Europe, si l’on excepte les pays placés sous la domination de l’URSSS à l’issue
de la guerre, l’idéologie marxiste-léniniste est restée très forte dans les Partis
Communistes des pays occidentaux. En France et en Italie notamment, le parti
Communiste a pu regrouper jusqu’à 25 % des électeurs. En Asie, le Cambodge, le
Viêt-Nam, le Laos en ont fait l’expérience politique. Seule la Corée du Nord en garde
la structure au XXIe siècle. En Amérique centrale, la révolution cubaine, qui a chassé
en 1959 un dictateur corrompu (Batista), a abouti à la mise en place d’un régime
communiste, dirigé par Fidel Castro.
1. Howard Zinn, historien, auteur d’une comédie Karl Marx à New York, 1995.
b. Les artistes
Sensibles aux conditions de vie des plus pauvres, les artistes se sont tournés vers
les partis marxistes qui proposaient un avenir plus juste. Ainsi, les surréalistes, qui
avaient passé leur jeunesse dans les horreurs de la guerre de 1914-18, rejettent la
bourgeoisie d’argent et adhèrent, parfois brièvement, au parti communiste, comme
Louis Aragon, Paul Eluard, André Breton. Des peintres comme Max Ernst, fuient
l’Allemagne où s’installe le nazisme. Picasso, par son tableau Guernica , soutient
les Républicains espagnols. En 1934, Gide et Malraux, bien qu’ils n’adhèrent pas
au parti, se rendent à Berlin pour plaider la cause des communistes accusés. Plus
tard, la guerre froide et les guerres coloniales poussent l’intelligentsia occidentale
vers le marxisme, vu comme force de paix. C’est le cas de Sartre, de Bertold Brecht
en Allemagne, d’acteurs et de cinéastes américains qui sont poursuivis pendant la
vague maccarthyste, comme Charlie Chaplin ou Joseph Losey, contraints à l’exil. On
peut même ajouter le physicien prix Nobel, Frédéric Joliot-Curie.
Conclusion
Pour preuve de l’importance de la pensée marxiste, il suffit de relever des concepts
devenus référence pour tous les courants de pensée : les termes capitalisme, lutte
des classes, conscience de classe, prolétariat, dictature, exploitation, matérialisme histo-
rique sont banalisés. Toutefois, si certains aspects de cette analyse sont limpides,
les parti-pris favorable ou indigné faussent tous les jugements sur le philosophe.
Et ces relations sont d’autant plus passionnées que l’œuvre est très méconnue, et
que sa connaissance se limite souvent à des caricatures.
ْ Prolongements
Karl Marx
1 Manuscrits de 1844, traduction de M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard,
1968, tome I, pp. 58-59.
Marx et Engels
2 L’Idéologie allemande (1846), traduction de R. Cartelle et G. Badia, Ed. Sociales, 1966,
pp. 49-50.
Jean-Paul Sartre
3 Critique de la raison dialectique, Ed. Gallimard, 1960, tome I, pp. 61-62.
Si l’on veut donner toute sa complexité à la pensée marxiste, il faudrait dire
que l’homme, en période d’exploitation, est à la fois le produit de son propre
produit et un agent historique qui ne peut en aucun cas passer pour un produit.
Cette contradiction n’est pas figée, il faut la saisir dans le mouvement même de la
praxis ; alors, elle éclairera la phrase d’Engels : les hommes font leur histoire sur
la base de conditions réelles antérieures (au nombre desquelles il faut compter
les caractères acquis, les déformations imposées par le mode de travail et de vie,
l’aliénation, etc.) mais ce sont eux qui la font et non les conditions antérieures :
autrement ils seraient les simples véhicules de forces inhumaines qui régiraient à
travers eux le monde social. Certes, ces conditions existent, et ce sont elles, elles
seules, qui peuvent fournir une direction et une réalité matérielle aux change-
ments qui se préparent : mais le mouvement de la praxis humaine les dépasse
en les conservant.
Et certainement les hommes ne mesurent pas la portée réelle de ce qu’ils font
– ou du moins cette portée doit leur échapper tant que le prolétariat, sujet de l’His-
toire, n’aura pas dans un même mouvement réalisé son unité et pris conscience
de son rôle historique. Mais si l’Histoire m’échappe, cela ne vient pas de ce que je
ne la fais pas : cela vient de ce que l’autre la fait aussi.
Raymond Aron
4 Le Marxisme de Marx, Ed. du Fallois, 2002. (édition posthume)
Une qualité de l’œuvre de Marx, c’est qu’elle peut être expliquée en cinq
minutes, en cinq heures, en cinq ans, ou en un demi-siècle. Elle se prête en effet
à la simplification du résumé en une demi-heure, ce qui permet éventuellement
à celui qui ne connaît rien à l’histoire du marxisme d’écouter avec ironie celui qui
a consacré sa vie à l’étudier. »
CM 39 Marxisme
ώ Frise chronologique n° 30
Introduction
Le matérialisme est un courant de pensée philosophique et scientifique qui consi-
dère que le monde et les phénomènes relèvent seulement de la matière. Il s’oppose
donc à l’idéalisme1.
1. Histoire du mot
Le matérialisme apparaît en même temps que la philosophie, dans la Grèce antique.
Néanmoins, il n’est à ce moment-là pas nommé : le terme apparaît seulement au
tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est Leibniz qui le forge, mais la première défini-
tion est formulée par le philosophe allemand Christian Wolff en 1734 : Materialistae
dicuntur philosophi, qui tantummodo entia materialia sive corpora existere affirmant.
(Psychologia Rationalis § 33, 1734) (« On appelle philosophes matérialistes ceux qui
affirment que seuls les éléments matériels, c’est-à-dire les corps, existent. »)
La définition de C. Wolff est intéressante parce qu’elle est adaptée à l’ensemble
des théories matérialistes qui se sont construites depuis l’Antiquité : elle couvre
aussi bien les propositions d’Épicure que celles de Hobbes ou Diderot – elle peut
même être appliqué au matérialisme de Marx. Elle présente néanmoins un point
faible, car elle n’aborde pas expressément la question de la pensée. Aucune philoso-
phie matérialiste ne peut, évidemment, nier l’existence de la pensée : ce serait nier
la philosophie elle-même. Le monisme des matérialistes ne refuse donc pas l’exis-
tence de la pensée, mais il refuse d’en faire un élément indépendant, autonome par
rapport à la matière. Il ne s’agit pas de dire que la pensée n’existe pas, mais qu’elle
est aussi matérielle que le reste.
Le matérialisme a donc existé pendant plus de deux mille ans sans se nommer
lui-même ; il fallut d’ailleurs également un temps long pour que son objet soit
nommé, puisque c’est Aristote (IVe siècle av. J.-C.) qui désigne comme hulè le concept
de matière.
Cependant la pertinence de la notion de matérialisme reste tout à fait fondée
avant même l’existence du mot ; les définitions du XVIIIe siècle mettent simplement
en mots des concepts et des réflexions qui existaient bien avant.
2. Définition
André Comte-Sponville, dans Une éducation philosophique (1998), la formule ainsi :
« On appelle matérialisme la doctrine qui affirme que tout est matière ou produit
de la matière […], et qu’en conséquence les phénomènes intellectuels, moraux et
spirituels […] n’ont de réalité que seconde et déterminée. » Pour les matérialistes,
la matière joue en tout un rôle primordial ; elle est la source première, la compo-
sante unique et l’explication ultime du monde et des êtres. Il n’existe pas de réalité
qui appartienne à l’ordre de l’esprit ou des idées.
Le matérialisme n’a pas pour fonction de proposer une définition de la matière ;
cette définition appartient au domaine des sciences de la nature (comme c’était déjà
le cas dans le premier des matérialismes, c’est-à-dire l’atomisme antique). Il est une
théorie de l’esprit, et il a pour objet d’expliquer les phénomènes mentaux, cultu-
rels ou psychiques par des processus matériels, qu’ils appartiennent au domaine
atomique (Lucrèce), cérébral (La Mettrie), économique (Marx), sexuel (Freud), ou
d’autres encore.
Il y a également chez les matérialistes une démarche commune, que le philo-
sophe français Auguste Comte (1798-1857) a formulée pour mieux la critiquer.
Auguste Comte classe les sciences fondamentales selon une échelle hiérarchique
à la fois par la complexité et par la valeur : mathématiques, astronomie, physique,
chimie, biologie (auxquelles il ajoute la sociologie). Il définit alors le matérialisme
comme le fait d’expliquer un phénomène propre à l’une de ces sciences positives
par des éléments relevant d’une science occupant une place inférieure dans la série.
Selon la formule de Félix Ravaisson (auteur en 1867 d’un Rapport sur la philosophie
en France au XIXe siècle), le matérialisme pour Comte est « la doctrine qui explique
le supérieur par l’inférieur », ce qui revient à considérer que chaque science n’est
qu’une complication de la précédente (alors que l’idéalisme voit dans l’inférieur une
dégradation du supérieur). La perspective critique de Comte ne doit cependant pas
être prise au pied de la lettre : il y a une forme de pertinence à vouloir expliquer
l’esprit par le corps, la vie par la matière inanimée, ou l’ordre par le désordre, car
cela rend justice à la capacité créatrice et vitale de ces éléments auxquels l’idéa-
lisme dénie – un peu vite peut-être – toute valeur. Certes, le risque d’appauvris-
sement des distinctions et différences est réel, mais la démarche est féconde ; elle
signale en tous cas que si le matérialisme explique le supérieur par l’inférieur, il ne
l’évacue pas, et n’est donc pas un nihilisme.
rôle d’antonyme de réalisme. Mais il semble plus simple et plus juste de considérer
l’idéalisme comme recouvrant à la fois l’idéalisme au sens restreint du terme (chez
Platon par exemple) où la pensée se présente sous la forme d’Idées objectives, et
le spiritualisme qui associe à la pensée un esprit subjectif (Descartes).
Le matérialisme est clairement un monisme, puisque tout est matière. Il s’oppose
à la fois au monisme idéaliste de Platon et des Académiciens, et au dualisme de
Descartes qui affirme l’existence de deux substances distinctes, la matière et l’esprit,
la matière étant une réalité indépendante de l’esprit, régie par des lois propres et
autonomes.
a. Le matérialisme atomistique
Les philosophes présocratiques commencèrent à formuler de manière encore
confuse un certain nombre d’explications rationnelles des phénomènes naturels.
Démocrite (460-370 av. J.-C.), « le plus savant des Grecs avant Aristote » selon
Émile Littré, formalisa et mena à un haut degré de conceptualisation ces premières
réflexions scientifiques.
Sa doctrine est mécaniste et affirme que tout ce qui est s’explique par l’existence
d’« atomes » (du grec atomos, « indivisible », « insécable »), c’est-à-dire de particules
élémentaires qui composent la matière en vertu de lois régulières obéissant à la
seule nécessité : « Les principes de toutes choses sont les atomes et le vide, le reste
n’est qu’une opinion sans fondement » (Diogène Laërce, IX, 44). Affectés de mouve-
ments et se combinant entre eux, ces atomes constituent tout.
L’âme n’est alors elle-même qu’un agrégat d’atomes subtils et légers. L’esprit
émerge, comme le montrent l’activité et la vie des hommes, mais ce n’est que le pur
produit des mouvements de la matière.
b. Matérialisme épicurien
Épicure (342 av. J.-C. – 270 av. J.-C.) constitua sa propre école philosophique (dite
du Jardin en référence au lieu où se réunissaient les premiers épicuriens) sur des bases
également matérialistes ; il s’est inscrit dans la logique de l’atomisme de Démocrite.
Son enseignement fut transmis par le philosophe latin Lucrèce (env. 98 av.
J.-C. – env. 55 av. J.-C.), qui insiste sur les nécessités éthiques nées du matérialisme.
Pour Épicure, l’explication des phénomènes naturels conduit à chasser les craintes
vaines, crainte des dieux et crainte de la mort. Ainsi, le bonheur peut être atteint
et la souffrance évitée.
c. Le matérialisme stoïcien
Le stoïcisme ne peut être exclu de l’histoire du matérialisme.
En fondant en 301 av. J.-C. l’école philosophique dite du Portique (là encore en
référence au lieu où se tenaient cours et conférences, un « portique » c’est-à-dire
une galerie avec colonnade), Zénon de Kition affirme également que tout ce qui est
réel est matériel, mais selon lui l’esprit et même Dieu sont conçus comme un souffle
enflammé et pensant qui pénètre ce que nous appelons les corps.
Ainsi, alors que l’école épicurienne défend le mécanisme et l’homogénéité des
atomes, le matérialisme stoïcien conceptualise plutôt le dynamisme et l’hétérogé-
néité des matières, feu et air actifs, eau et terre passives. C’est pourquoi le matéria-
lisme stoïcien est atypique, il s’agit à tout le moins d’un matérialisme vitaliste.
2. Au XVIIIe siècle
C’est véritablement l’apogée du développement d’un matérialisme philosophique.
a. Le socle cartésien
Descartes ne peut pas être considéré comme matérialiste, mais en s’attachant
à une étude autonome du fonctionnement du corps, il fournit un socle théorique
décisif. C’est pourquoi le matérialisme du XVIIIe siècle a pour fondement la physique
de Descartes, qui est matérialiste au sens où elle n’a pas besoin, pour sa cohérence
interne, de recourir à la métaphysique dualiste ou à la preuve de l’existence de Dieu.
En effet, pour Descartes, l’existence de Dieu garantit la possibilité de la vérité et
permet donc d’échapper au scepticisme, mais les lois de la physique permettent de
comprendre l’enchaînement des phénomènes naturels sans recourir à une puissance
divine transcendante.
3. Au XIXe siècle
Le matérialisme scientifique développe la doctrine selon laquelle toute expli-
cation proprement scientifique est d’ordre physico-chimique. Dès lors, la pensée
elle-même ne s’explique que comme une sécrétion du cerveau.
Cette conception se retrouve chez les marxistes (Engels, Lénine, Staline) : « La
pensée et la conscience […] sont des produits du cerveau humain » pour Engels
(Anti-Dühring, 4 e partie, 1878). Il approfondit cependant l’approche théorique du
matérialisme en le concevant de manière dynamiste. Il dépasse d’une certaine
façon les matérialistes du XVIIIe siècle : il n’affirme pas la matière comme excluant
la pensée, mais comme lui préexistant et l’englobant. Pour lui en effet, la question
du rapport de la pensée à l’être impose de concevoir la matière comme « l’élément
primordial » (toujours par opposition à l’idéalisme qui voit cet « élément primordial »
dans la pensée ou dans l’esprit) : le matérialisme, dans la théorie marxiste, est donc
la thèse du primat de la matière sur la pensée.
Ceci ne va pas sans une difficulté conceptuelle, car dire que la matière est
première, qu’il y a un élément primordial entre matière et pensée, cela revient à dire
que l’une et l’autre existent, d’une part, et que d’autre part l’une diffère de l’autre. Or
les marxistes se sont toujours affirmés comme monistes. Ils récuseront cette diffi-
culté conceptuelle en affirmant que matière et pensée se distinguent non comme
deux substances différentes, mais comme la cause et l’effet. C’est « la matière [qui]
pense », déclare Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme (VI, 5), c’est-à-dire qui
« produit » la pensée, selon le mot de Engels, et non la pensée qui produit la matière.
La difficulté conceptuelle n’est pas totalement levée, cependant, car la question
d’un monisme qui admettrait une hiérarchie entre deux éléments ne peut, en fin
de compte, que déboucher sur une aporie — mais peut-être cette aporie est-elle
consubstantielle au matérialisme, et, à ce titre, acceptable.
En outre, Engels établit que l’individu ne peut être envisagé en dehors du milieu
naturel et social auquel il appartient : « l’individu […] fait partie d’une forme sociale
déterminée » (Thèses sur Feuerbach, Thèse 7, 1845-1846). Les penseurs marxistes
établissent donc que « le mode de production de la vie matérielle organise le proces-
sus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des
hommes qui détermine leur être ; c’est à l’inverse leur être social qui détermine leur
conscience » (Marx) (Préface à la Critique de l’Economie politique). Ceci débouche sur
une conception matérialiste de l’histoire, ou matérialisme historique (Engels), dans
laquelle les relations de production et d’échanges (c’est-à-dire les rapports écono-
miques) engendrent la lutte des classes, dont naît l’Histoire. La structure économique
de la société est alors le fondement des superstructures que sont les institutions
juridiques et politiques, ainsi que les conceptions religieuses, philosophiques, etc.
Le « matérialisme historique » est donc le terme créé par Engels pour expliquer la
doctrine de Karl Marx, selon laquelle les faits économiques sont la base et la cause
déterminante de tous les phénomènes historiques et sociaux.
Par la suite, Lénine et Staline établiront le concept de matérialisme dialectique,
soit l’unification de la méthode dialectique et de la théorie matérialiste dont découle
le socialisme prolétarien.
On peut donc considérer que le matérialisme historique est une théorie de l’évo-
lution sociale, alors que le matérialisme dialectique se veut une théorie générale du
monde, dont le matérialisme historique serait un cas particulier.
4. Au XXe siècle
a. Sigmund Freud (1856-1939) et la psychanalyse
Freud est un lecteur tardif mais assidu de Schopenhauer (1788-1860), philosophe
allemand mettant en évidence à l’arrière de la pensée, qui se croit lucide, le règne
des instincts et la domination de la volonté aveugle de la nature.
Il se consacre à l’explication de manifestations surprenantes de la vie psychique,
comme les névroses, les rêves, les « actes manqués ». Il formule un certain nombre de
règles régissant cette vie psychique, comme l’inconscient, le refoulement, la théorie
des pulsions, le transfert, etc., auxquelles il associera après 1919 (Au-delà du principe
de plaisir) la notion de « pulsion de mort ». Pour lui, le déterminisme matérialiste est
total et constitue le fondement de la conception rationnelle du monde.
Conclusion
La démarche des matérialistes n’a cessé de gagner en profondeur et en complexité
au fur et à mesure du développement des sciences et des techniques. A notre époque,
qui connaît une expansion sans précédent de la science, les avancées de la biologie
et des neurosciences semblent fermer la voie à toute conception qui ne serait pas
matérialiste, car elles ne cessent d’inclure dans leurs lois des pans de plus en plus
larges et nombreux de l’activité de l’esprit. La question est alors d’ordre éthique :
comment concilier matérialisme et respect de l’humain ?
ْ Prolongements
Diderot
1 « Homme », Encyclopédie, I, 178 et suivants.
Homme, s. m. (Morale.) ce mot n’a de signification précise, qu’autant qu’il nous
rappelle tout ce que nous sommes ; mais ce que nous sommes ne peut pas être
compris dans une définition : pour en montrer seulement une partie, il faut encore
des divisions & des détails. Nous ne parlerons point ici de notre forme extérieure,
ni de l’organisation qui nous range dans la classe des animaux. Voyez Homme,
(Anatomie). L’homme que nous considérons est cet être qui pense, qui veut &
qui agit. Nous chercherons donc seulement quels sont les ressorts qui le font
mouvoir & les motifs qui le déterminent. Ce qui peut rendre cet examen épineux,
c’est qu’on ne voit point dans l’espèce un caractere distinctif auquel on puisse
reconnoître tous les individus. Il y a tant de différence entre leurs actions, qu’on
seroit tenté d’en supposer dans leurs motifs. Depuis l’esclave qui flatte indigne-
ment son maître, jusqu’à Thamas qui égorge des milliers de ses semblables, pour
ne voir personne au-dessus de lui, on voit des variétés sans nombre. Nous croyons
appercevoir dans les bêtes des traits de caractere plus marqués. Il est vrai que
nous ne connoissons que les apparences grossieres de leur instinct. L’habitude
de voir, qui seule apprend à distinguer, nous manque par rapport à leurs opéra-
tions. En observant les bêtes de près, on les juge plus capables de progrès qu’on
ne le croit ordinairement. Voyez Instinct. Mais toutes leurs actions rassemblées
laissent encore entre elles & l’homme une distance infinie. Que l’empire qu’il a
sur elles soit usurpé si l’on veut, il n’en est pas moins une preuve de la supério-
rité de ses moyens, & par conséquent de sa nature.
Nous ne sommes assurés de notre existence que par des sensations. C’est
la faculté de sentir qui nous rend présens à nous-mêmes, & qui bientôt établit
des rapports entre nous & les objets qui nous sont extérieurs. Mais cette faculté
a deux effets qui doivent être considérés séparément, quoique nous les éprou-
vions toujours ensemble. Le premier effet est le principe de nos idées & de nos
connoissances ; le second est celui de nos mouvemens & de nos inclinations. Les
Philosophes qui ont examiné l’entendement humain, ont marqué l’ordre dans
lequel naissent en nous la perception, l’attention, la réminiscence, l’imagination,
& tous ces produits d’une faculté générale qui forment & étendent la chaîne de
nos idées. Voyez Sensations. Notre objet doit être ici de reconnoître les principaux
effets du desir. C’est l’agent impérieux qui nous remue, & le créateur de toutes nos
actions. La faculté de sentir appartient sans doute à l’ame ; mais elle n’a d’exer-
cice que par l’entremise des organes matériels dont l’assemblage forme notre
corps. De-là naît une différence naturelle entre les hommes. Le tissu des fibres
n’étant pas le même dans-tous, quelques-uns doivent avoir certains organes plus
sensibles, & en conséquence recevoir des objets qui les ébranlent, une impression
dont la force est inconnue à d’autres. Nos jugemens & nos choix ne sont que le
résultat d’une comparaison entre les différentes impressions que nous recevons.
Ils sont donc aussi peu semblables d’un homme à un autre que ces impressions
mêmes. Ces variétés doivent donner à chaque homme une sorte d’aptitude parti-
culiere qui le distingue des autres par les inclinations, comme il l’est à l’extérieur
par les traits de son visage.
CM 40 Matérialisme
ώ Frise chronologique n° 31
Introduction
La Mésopotamie est une zone particulièrement mal connue : il n’y a jamais eu de
véritable engouement pour cette civilisation car les ruines de ses anciennes capitales
étaient le plus souvent réduites à des monticules d’argile, difficiles à analyser et à
I. Délimitations de la Mésopotamie
1. Par l’étymologie
Le terme « Mésopotamie » a été forgé par les Grecs, à partir de meso (« au milieu »)
et potamos (« fleuve ») pour désigner la région fertile située entre les deux grands
fleuves qui se jettent dans le Golfe Persique, le Tigre et l’Euphrate. Cela désigne
donc la partie irakienne des deux vallées, avec une extension vers le Nord-Ouest
pratiquement jusqu’à la frontière entre la Syrie et la Turquie actuelles.
Ce nom apparaît sous la plume de l’historien grec Polybe au IIe siècle av. J.-C.,
mais n’a probablement pas été usité par les Mésopotamiens eux-mêmes pour se
désigner. Il n’est d’ailleurs pas certains qu’ils se soient même envisagés comme une
communauté à l’échelle de ce territoire appelé « Mésopotamie » par les Grecs : ils se
voyaient eux-mêmes comme des groupes fort divers là où les Grecs, en leur donnant
un nom unique, ont souligné les points communs entre eux.
2. Par la géographie
La Mésopotamie est en fait double du point de vue géographique. Au Nord, des
plateaux abondamment pourvus en eau permettent une agriculture sans irriga-
tion (ce qui rattache la Mésopotamie au croissant fertile1) ; au Sud l’irrigation est
nécessaire mais elle est facilitée par la proximité des deux grands fleuves, le Tigre
et l’Euphrate, qui ont été reliés par un réseau sophistiqué de canaux. Ils forment
un delta commun, avec le canal du Chatt-el-Arab, stratégique par ses ports sur le
Golfe persique, comme Bassora, et par la richesse de la région marécageuse. A
notre époque, l’assèchement des fleuves par la politique hydraulique en amont est
un grave problème.
Le point essentiel est que l’agriculture connaît dans cette zone une très grande
prospérité. Les richesses induites vont avoir pour conséquence la naissance d’une
civilisation (ou même de civilisations plurielles) particulièrement brillante(s).
Cela dit les deux zones ne forment pas véritablement un ensemble, et de grandes
villes se développent en parallèle ou en concurrence dans l’une et l’autre zone.
Au Nord : Assur, ainsi que Mari, Ninive, etc. ; au Sud Babylone, avec Ourouk et Our
principalement.
Les peuplements ne sont pas semblables dans l’une et l’autre zone. Au nord se
trouvent des populations sémitiques. Au sud, des Sumériens (dont on ne connaît
pas exactement la zone d’origine) ont peu à peu supplanté les populations locales.
1. Le croissant fertile est la zone en arc de cercle qui s’étend de la Syrie actuelle jusqu’à l’Égypte :
c’est une zone où il n’y a pas besoin d’irrigation pour mener des activités agricoles.
1. Agriculture
C’est dans cette région du monde que s’est produit le grand bouleversement, à
l’époque néolithique (vers 7 000 av. J.-C.), qui a fait passer les hommes du statut de
chasseurs-cueilleurs nomades, vivant de ce qu’ils cueillaient et chassaient, au statut
d’agriculteurs sédentaires, vivant du travail de la terre et de l’élevage.
Ce bouleversement est absolument gigantesque. Il suppose la maîtrise d’outils
et de gestes techniques sophistiqués pour la culture et l’élevage – ce qui est en soi
exceptionnel, mais il va en même temps transformer en profondeur les caractéris-
tiques mêmes des hommes et des sociétés humaines. En effet le développement des
activités agricoles s’accompagne de l’apparition d’habitats multicellulaires, c’est-à-
dire d’une nouvelle organisation sociale.
2. Société
Sous l’effet de l’enrichissement sans précédent qui accompagne le développe-
ment de l’agriculture, toute l’activité humaine se trouve modifiée.
La première conséquence est celle du développement de sociétés constituées,
complexifiées, où les tâches se spécialisent et où, de ce fait, les échanges se multi-
plient. La céramique, qui apparait au VIIe millénaire, témoigne de cette multiplica-
tion des échanges.
Cela s’accompagne d’une montée de l’urbanisation et des moyens de communication.
Les structures politiques se modifient également en profondeur tout au long de
l’histoire de la Mésopotamie, avec le basculement de la cité-État vers les royaumes
fondés en monarchies de droit divin, le roi étant choisi par les dieux pour être leur
représentant sur terre.
3. Ecriture
L’écriture est née en Mésopotamie vers 3300 av. J.-C. ; elle est le facteur d’unité
de cette civilisation.
On l’appelle écriture cunéiforme (c’est-à-dire en forme de « coin ») car elle se
présente sous la forme de combinaisons de traits à tête triangulaire produits par
l’empreinte du calame de roseau dans l’argile fraîche, support utilisé pour écrire
dans ces contrées où le bois était rare. On a retrouvé des centaines de milliers de
tablettes en argile, matériau qui se conserve très bien surtout s’il a été cuit (par
exemple dans l’incendie d’un palais lors d’une guerre).
https ://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ed/Sales_contract_Shuruppak_
Louvre_AO3766.jpg
ْ Tablette sumérienne archaïque (vers 2600 av. J.-C.) : acte de vente d’un esclave
mâle et d’une maison de la ville de Shuruppak.
1. La littérature
La littérature mésopotamienne apparaît environ 500 ans après l’invention de l’écri-
ture soit au milieu du IIIe millénaire av. J.-C., en Mésopotamie du sud. Les premiers
textes emploient la langue sumérienne, qui n’existe plus comme langue parlée
puisqu’elle a été supplantée par l’akkadien. Mais elle reste la langue des intellec-
tuels, des cercles proches du pouvoir royal ou sacerdotal. Ensuite, à partir du IIe millé-
naire av. J.-C., l’akkadien supplantera le sumérien, donnant un développement plus
large à cette littérature puisque l’akkadien est véritablement une langue commune
à l’ensemble de la zone mésopotamienne.
b. Les mythes
Un certain nombre de récits sont centrés sur les dieux mésopotamiens, sans que
l’on sache quel était leur rôle exact dans les rites et les liturgies. Souvent, ils sont
étiologiques, c’est-à-dire qu’ils établissent les causes de tel phénomène, de tel rite,
de telle coutume, par le récit de faits et gestes des dieux.
En général, ces récits traitent d’une divinité indépendamment des autres. Pour
Enki (en akkadien : Ea) dieu qui règne sur l’Abzu, c’est-à-dire les eaux souterraines
cosmiques d’où sont issus les lacs, les fleuves ou les sources, et qui séparent les
Enfers (en-dessous d’elles) de la terre (qui flotte sur elles), on connaît plusieurs textes
comme « Enki et l’ordre du monde » ou « Le voyage d’Enki à Nippour ». Pour Innana
(en akkadien : Ishtar), déesse de la guerre et de l’amour, on peut citer « Innana et
Biloulou » ou « La descente d’Innana aux Enfers ».
D’abord rédigés en sumérien, ces récits décrivent et explicitent l’organisation du
monde, la création de l’homme, la lutte contre les forces du Chaos, des voyages, mais
aussi des relations amoureuses ou des conflits (entre divinités, ou parfois avec un
homme). Une fois que l’akkadien s’impose, les récits produits développent des théma-
tiques semblables en prolongeant la tradition classique sumérienne (par exemple
avec une version nouvelle du voyage d’Inanna/Ishtar aux Enfers).
Plus tard cependant de nouvelles thématiques apparaissent, à partir de la fin du
IIe millénaire, qui donnent une place plus large aux hommes, aux sociétés humaines,
aux relations entre hommes et dieux. Par exemple, un poème cosmogonique montre
un jeune dieu guerrier, Mardouk, en lutte contre une divinité du désordre, Tiamat (la
mer), et sa victoire s’établit aussi à l’échelle de la ville de Babylone dont il devient
le protecteur sous la forme du roi qui est son intermédiaire.
c. Les épopées
Elles sont centrées sur un personnage humain, même si les dieux interviennent.
La plus importante est l’épopée de Gilgamesh, un roi légendaire de la ville d’Ourouk
qui sera également divinisé en juge des Enfers. Les premiers textes à son sujet datent
du IIIe millénaire av. J.-C. (ils sont donc antérieurs aux épopées homériques) ; ils
traitent de conflits avec d’autres rois, avec des êtres divins, jusque dans les Enfers.
Ces fragments forment un cycle épique, d’abord sumérien puis akkadien, jusqu’à se
constituer au début du Ier millénaire av. J.-C. en un unique récit cohérent.
Gilgamesh est d’abord un roi tyrannique, auquel les dieux suscitent un adver-
saire, Enkidou. L’affrontement se produit sans qu’il y ait de vainqueur, les deux héros
deviennent amis. Ils accomplissent ensemble deux grands combats, contre un géant
puis contre un Taureau Céleste. Mais Enkidou meurt, et Gilgamesh, héros couvert de
gloire, pleure la mort de son ami. Il part donc à la recherche du secret de l’immorta-
lité. Il rencontre Outnapishtim, un homme devenu immortel après avoir survécu au
Déluge, qui lui indique où se trouve la plante de Vie. Epuisé, Gilgamesh se fait voler
ladite plante par un serpent. Le héros se réfugie dans la seule consolation acces-
sible aux humains, une vie passée chez lui sans se préoccuper de la mort.
les Évangiles rapportent que, guidés par une étoile, ils vinrent rendre hommage
au Christ nouveau-né. Il reste de leur science des acquis fondamentaux comme le
système sexagésimal et la division de l’année en douze mois.
De même les techniques poussées des Mésopotamiens en matière d’architecture
et d’urbanisation inspirent l’admiration à tout le monde antique : les jardins suspen-
dus de Babylone, construits vraisemblablement par le roi Nabuchodonosor II, sont
classés par les Grecs comme une des merveilles du monde.
Conclusion
Même disparue depuis plusieurs millénaires, la culture mésopotamienne, tant
sumérienne qu’akkadienne, a nourri plusieurs aspects de la civilisation occidentale.
ْ Prolongement
Hérodote
1 Histoires, I, 178 et suivants, trad. L. Battini, “La ville de Babylone par Hérodote”, dans
Sociétés humaines du Proche-Orient ancien, 12/02/2018, https ://ane.hypotheses.org/241.
« L’Assyrie contient plusieurs grandes villes, mais Babylone est la plus célèbre
et la plus forte. […] Elle est si magnifique, que nous n’en connaissons pas une
qu’on puisse lui comparer.
L’Euphrate traverse cette ville par le milieu, et la partage en deux quartiers. […]
Le centre de chacun de ces deux quartiers de la ville est remarquable : l’un,
par le palais du roi, dont l’enceinte est grande et bien fortifiée ; l’autre, par le
lieu consacré à Jupiter Bélus, dont les portes sont d’airain, et qui subsiste encore
actuellement. […] On voit au milieu une tour massive qui a un stade tant en
longueur qu’en largeur ; sur cette tour s’en élève une autre, et sur cette seconde
encore une autre, et ainsi de suite : de sorte que l’on en compte jusqu’à huit. On
a pratiqué en dehors des degrés qui vont en tournant, et par lesquels on monte
à chaque tour. Au milieu de cet escalier on trouve une loge et des sièges, où se
reposent ceux qui montent. Dans la dernière tour est une grande chapelle ; dans
cette chapelle un grand lit bien garni, et près de ce lit une table d’or. On n’y voit
point de statues. Dans ce temple de Babylone il y a une autre chapelle en bas, où
l’on voit une grande statue d’or qui représente Jupiter assis. Près de cette statue
est une grande table d’or ; le trône et le marchepied sont du même métal. Le tout,
au rapport des Chaldéens, vaut huit cents talents d’or. »
Épopée de Gilgamesh
2 Texte établi d’après les fragments babyloniens, assyriens, hittites et hourites, traduit de
l’arabe et adapté par Abed Azrié, 2017.
Extrait du Prologue
« Celui qui a tout vu, celui qui a vu les confins du pays, le sage, l’omniscient,
qui a connu toutes choses celui qui a connu les secrets et dévoilé ce qui était
caché nous a transmis un savoir d’avant le déluge. Il a fait un long chemin. De
retour, fatigué mais serein, il grava sur la pierre le récit de son voyage. Il bâtit les
remparts d’Ourouk et de l’Eanna sacré, pur sanctuaire demeure d’Anou et d’Ishtar. »
Création d’Enkidou (extrait)
« C’est Arourou, qui créa Gilgamesh semblable à un taureau sauvage. Sa force
est incomparable, ses armes sont invincibles. Aux battements du tambour son
peuple est attentif. Gilgamesh ne laisse pas un fils à son père, nuit et jour règne
sa violence mais Gilgamesh est le pasteur d’Ourouk leur pasteur, le fort, l’admi-
rable, l’omniscient. »
Sagesse de Gilgamesh (extrait)
« La vie que tu cherches tu ne la trouveras pas. Lorsque les grands dieux
créèrent les hommes, c’est la mort qu’ils leur destinèrent, et ils ont gardé pour
eux la vie éternelle, mais toi Gilgamesh que sans cesse ton ventre soit repu sois
joyeux nuit et jour, danse et joue fais chaque jour de ta vie, une fête de joie et de
plaisirs que tes vêtements soient propres et somptueux lave ta tête et baigne-
toi, flatte l’enfant qui te tient par la main réjouis l’épouse qui est dans tes bras.
Voilà les seuls droits que possèdent les hommes. »
CM 40 Mésopotamie
Introduction
Le minimalisme est un courant important de l’art contemporain, qui apparaît comme
un des avatars de l’abstraction. Il voit je jour aux États-Unis dans les années cinquante,
il est à son apogée au milieu des années soixante. Les artistes de ce courant associent
fréquemment dans leur production peinture et sculpture. À côté des arts plastiques,
il existe une musique minimaliste.
Conclusion
Le courant minimaliste connaît une influence pérenne au-delà de la peinture, il
inspire une esthétique perceptible dans la mode, l’ameublement, il s’impose dans
les sensibilités comme une alternative au baroque, au kitsch.
ْ Prolongements
Daniel Marzano
1 L’art minimal, Éditions Taschen.
Commentaire de la formule de Mies van der Rohe : « Less is more », par Robert Morris :
Se désengager par rapport à des formes et à des ordres de choses durables et
préconçues est un acte positif. Cela fait partie du refus de continuer à esthétiser
la forme et à la traiter comme une fin prescrite.
Carl Andre
2 Texte lu lors d’une performance de l’espace alternatif A379089, Anvers, 1969.
CM 43 Minimalisme
ώ Frise chronologique n° 32
Introduction
La connaissance des trois grands monothéismes n’est pas une affaire de croyance,
mais de culture : ils sont profondément intriqués dans nos systèmes de pensée, et
à ce titre en connaître les fondements est indipensable pour comprendre un grand
nombre de productions intellectuelles et artistiques, ainsi que des problèmes d’ordre
géopolitique.
1. La chronologie
Historiquement, le premier des grands monothéismes présents aujourd’hui dans
le monde occidental est le judaïsme. Il est entrelacé avec un peuple (les Hébreux, un
ancien peuple sémitique, qui se nomment eux-mêmes « Enfants d’Israël » c’est-à-dire
descendants des douze fils de Jacob, renommé Israël, lui-même fils d’Isaac) et avec
une terre, celle de l’État d’Israël qui a déclaré son indépendance en 1948 : compo-
santes géopolitiques qui constituent aujourd’hui la source de tensions extrêmement
vives et meurtrières. Le judaïsme naît lorsque le patriarche Abraham abandonne
la Mésopotamie et s’installe au pays de Canaan (actuellement en Israël), suivant
en cela l’ordre d’un Dieu qui s’est révélé à lui. Le judaïsme est donc fondé sur une
alliance nouée par un Dieu unique avec un peuple élu.
Ensuite vient le christianisme. C’est à l’origine un renouvellement – voire une
remise en cause – du judaïsme. La figure centrale du christianisme, le Christ (du grec
christos, « oint », « béni », « choisi par Dieu »), est un homme juif dont l’existence est
historiquement attestée, en particulier parce que sa vie s’est déroulée dans une des
provinces de l’Empire romain et que nous avons donc des documents relatifs aux
troubles que souleva sa prédication. Il est né environ en 4 avant notre ère, c’est-à-
dire avant J.-C. : ce paradoxe tient au fait que les premiers historiens qui calculèrent
sa date de naissance en se fondant sur des éléments empruntés à l’historiographie
romaine (au VIe siècle apr. J.-C.) commirent une erreur. Né dans une famille juive, il
s’en détacha vers l’âge de 30 ans pour aller prêcher une « Bonne Nouvelle » : c’est
le sens étymologique du mot d’origine grecque « Évangile ». Son message est celui
d’une nouvelle alliance qui se nouerait entre Dieu et les Hommes, afin que ceux-ci
puissent être rachetés et libérés de l’asservissement du péché. Au centre de cette
alliance, sa propre personne, puisqu’il se présente comme Dieu venu s’incarner sur
terre pour réaliser une promesse faite à son peuple. Son enseignement fut récusé par
les autorités en place, tant juives que romaines, et il fut crucifié (selon le châtiment
en cours à cette époque dans les provinces romaines). Le dogme chrétien déclare
qu’il a vaincu la mort en ressuscitant.
Enfin c’est l’islam qui apparaît. Le prophète fondateur de l’islam a pour nom
Mahomet1. Sa biographie est incertaine. Né vers 570 à La Mecque, orphelin tôt, on
ne connaît pas sa formation. Il appartient à une tribu très puissante, les Quraysh
(= « petit requin »), qui se mobiliseront en faveur de la nouvelle religion. Plus tard, il
devient chef de caravane chez une femme riche, Khadija, qu’il épousera par la suite.
Il est donc un commerçant, et ses fonctions l’amènent à circuler dans la zone tampon
qu’est l’Arabie, entre l’Empire romain d’Orient et l’Iran héritier de l’Empire perse.
Son environnement est extrêmement varié : juifs, chrétiens, païens polythéistes. À
quarante ans, c’est le début de sa prédication et de sa vie publique. C’est donc de
1. Son nom arabe est Muhammad, qui devient Mehmet en turc puis Mahomet pour les orientalistes
français (et c’est donc ce terme que nous retiendrons ici car c’est celui de la tradition occidentale).
610 que datent les premiers versets du Coran, et Mahomet enrôle à ce moment ses
premiers compagnons, futur noyau de sa communauté. En 622, il doit faire face à
l’hostilité de ses compatriotes et quitte La Mecque pour aller à Yathrib, qui va être
désormais désignée comme « la cité du prophète », madînat al-nabî, d’où son nom
actuel : Médine. C’est ce qu’on appelle l’Hégire (ou « expatriement », « émigration »),
qui marque le début du calendrier musulman. L’activité de Mahomet s’organise alors
autour de la prédication et de la politique. Il prend en effet le pouvoir et commence
à construire ce qui sera la Communauté islamique, à édifier un État embryonnaire,
à fonder un nouvel ordre moral, juridique et politique. Entre 622 et 632 (avec un
retour à La Mecque en 630), cette activité politique sera le centre de son action. Il
meurt en 632, à Médine, qui est aujourd’hui une ville interdite aux non-musulmans.
Le mot arabe islam contient l’idée de se soumettre de manière volontaire, de
reddition, d’allégeance, de soumission (sous-entendu : à Dieu). Le mot musulman
(muslim en arabe) est basé sur la même racine, « celui qui se soumet ».
1. L’Ancien Testament
Il s’agit du texte central du judaïsme. En hébreu, on le désigne sous le nom de
TaNaKh, acronyme composé des titres des trois grands ensembles : la Torah (ou
« Loi »), les Nevi’im (textes des Prophètes), et les Ketouvim (autres textes). Le mot
Testament appartient à la tradition chrétienne, et non hébraïque. Il signifie « conven-
tion » ou « alliance » en latin, car les deux Testaments, l’Ancien et le Nouveau,
décrivent l’alliance que Dieu a nouée avec son peuple.
Il constitue avec le texte chrétien du Nouveau Testament ce qu’on appelle la
« Bible », du mot grec to biblion qui signifie « le livre ». Ce nom signale l’extrême
importance du contenu de la Bible, qui est le « Livre » par excellence.
Sa rédaction court du VIIIe siècle au IIe siècle av. J.-C. Les auteurs sont extrême-
ment divers, comme le contenu des différents livres qui n’ont pas tous une portée
théologique. On trouve en effet récits des origines, textes législatifs, récits histo-
riques, textes prophétiques, poèmes, textes relatifs à la sagesse et à la morale, etc.
La langue utilisée est principalement l’hébreu. Quelques textes sont en araméen,
une langue très proche de l’hébreu, originaire de Syrie, qui servait de langue quoti-
dienne dans tout le Proche-Orient. D’autres (plus tardifs) sont en grec. Compte tenu
du caractère peu répandu de la langue hébraïque, la question de la traduction est
fondamentale.
Une première traduction de la Torah est faite en grec ancien par des érudits à
Alexandrie (la grande ville d’Égypte fondée par Alexandre le Grand), vers 270 av.
J.-C. Une importante communauté juive était en effet installée dans la ville et le
souverain Ptolémée II était soucieux de mieux connaître les différentes communautés
présentes dans son royaume. On appelle cette traduction la Septante, mot latin qui
La mise au point du texte, très complexe, a donné lieu à des choix variés d’une
communauté religieuse à l’autre. C’est pourquoi le terme Ancien Testament ne
recouvre pas toujours exactement les mêmes livres suivant que l’on se place dans
la tradition juive, ou dans les traditions chrétiennes (catholique, protestante, ortho-
doxe). De plus la connaissance que nous avons des textes se modifie également au
fil du temps. Par exemple, la découverte de manuscrits hébreux et grecs à Qumrân
en 1947 a ouvert de nouvelles perspectives sur l’établissement du texte.
2. Le Talmud
Rédigé dans un mélange d’hébreu et d’araméen, le Talmud rassemble les discus-
sions des rabbins sur les divers sujets de la Loi juive, telle qu’elle figure dans la
Bible hébraïque et telle qu’elle est transmise par la tradition orale, depuis Moïse.
Sa rédaction a été entamée aux alentours du IIe siècle av. J.-C. et s’est achevée vers
le VIe siècle apr. J.-C.
Il aborde ainsi des questions de droit civil et matrimonial, mais aussi des points
d’éthique, de mythes, de médecine, des éléments d’histoire du peuple juif, etc.
Son plan n’a rien à voir avec celui d’un manuel ; il obéit à une logique par associa-
tions d’idées et digressions.
Maintes fois censuré, interdit et brûlé en place publique (à Paris en 1244, à Rome
en 1553, en Pologne en 1757…), il n’a cessé de jouer un rôle d’unification dans la
vie intellectuelle et spirituelle juive. Son étude constitue toujours l’objet princi-
pal, voire exclusif, de l’enseignement dans les « yeshivot » (écoles talmudiques) à
travers le monde.
a. Les Évangiles
C’est l’ensemble des textes écrits par les premiers disciples de Jésus de Nazareth
pour raconter sa vie et recueillir ses paroles. Les récits suivent donc une trame
identique, mais se différencient sur certains points, et ont surtout une tonalité diffé-
rente d’un texte à l’autre.
Les quatre Évangiles canoniques sont attribués à Marc, Matthieu, Luc et Jean.
D’autres textes existent, plus tardifs, qui racontent également la vie du Christ ; ils
ne font pas partie du canon établi par les autorités religieuses chrétiennes mais
peuvent apporter des indications historiques sur les premiers temps du christianisme.
Chaque évangéliste a sa personnalité propre. Marc serait un Juif de grande famille
né en Afrique du Nord, un compagnon des premiers apôtres Pierre et Paul, Matthieu
serait un homme d’affaires travaillant pour le compte de l’administration romaine,
Luc un médecin et Jean un compagnon du Christ dont il aurait été particulièrement
proche. L’évangile selon Jean frappe par son mysticisme, il présente des différences
nettes avec ceux de ses prédécesseurs qu’on rapproche au contraire car leurs points
de vue sont assez semblables.
Ces textes ont été écrits peu de temps après la mort du Christ, sans doute dans
la seconde moitié du Ier siècle de notre ère.
c. Les Epîtres
Ce sont les Lettres écrites par certains apôtres (principalement Paul) aux commu-
nautés chrétiennes naissantes pour préciser des points de dogme et organiser la
vie de ces communautés.
d. L’Apocalypse
Il s’agit d’un texte prophétique visant à révéler le projet de Dieu pour son peuple
et pour les temps à venir. Il est attribué à un homme nommé Jean, peut-être le
quatrième évangéliste.
les prophètes sont des porte-paroles, ils transmettent la Parole de Dieu selon leurs
propres moyens d’expression ; chez les Chrétiens, c’est le Christ qui est la Parole de
Dieu (« Le Verbe s’est fait chair », dit l’Évangile de St Jean).
Les premiers versets du Coran datent de 610. C’est le moment où Mahomet enrôle
ses premiers compagnons, le futur noyau de sa communauté. Rédigés à La Mecque,
ces premiers versets portent un message en grande partie théologique, contenant
l’essentiel du dogme musulman. À partir de l’installation à Médine, le contenu du
message coranique change. Les versets médinois s’attachent beaucoup à la gestion
de la cité, ce sont des textes politiques au sens aristotélicien du terme. On y trouve
les principes fondamentaux du fonctionnement de l’État.
Les différents chapitres du livre (il y en a 114) sont appelés des Sourates, un
mot d’origine syriaque qui signifie « texte écrit ». Chaque Sourate comporte un
certain nombre de Signes : c’est ainsi que l’on traduit le mot arabe qui signifie à la
fois « verset » et « « miracle », puisque chaque verset d’une Sourate est une preuve
irréfutable emportant l’adhésion du croyant. Il n’y a pas de règle qui organise le
classement des Sourates ; quant à leurs titres (« « La vache », « L’immunité », « Le
voyage nocturne », etc.) ils datent sans doute du Xe siècle et sont tirés d’un mot ou
d’une circonstance du récit.
b. Les Hadith
À côté du Coran, on recueille à cette époque ce qu’on connaît de la pratique du
Prophète, de ses paroles, et même de ses silences. Ce corpus relatant ses actes et
ses déclarations constitue les Hadith (c’est-à-dire « propos », « entretien »). A ces
propos et pratiques du Prophète se superposent des éléments venant des coutumes
de telle ou telle société, et sous influence de l’environnement, y compris non musul-
man. Par exemple, la fête de la naissance du Prophète est décidée par le pouvoir
par comparaison avec la naissance du Christ (qui elle-même visait à supplanter la
naissance de dieux païens romains, ou orientaux comme Mithra).
C’est donc un corpus multiforme, qui ouvre la voie à de nombreuses interprétations
et discussions : différents courants de l’Islam se réfèrent à des ensembles de textes
différents, émanant d’autorités différentes et à l’authenticité plus ou moins établie.
Conclusion
Les grands textes des monothéismes présents en Occident ont façonné notre
culture au sens le plus large du terme, à la fois les productions artistiques, etc., et les
modes de pensée. En outre il est nécessaire de connaître ces textes car les religions
qu’ils appuient sont liées à des problèmes géopolitiques graves de notre époque.
ْ Prolongements
Les trois monothéismes qui regroupent la plupart des croyants dans le monde
occidental présentent donc des points communs remarquables. Ces religions se recon-
naissent toutes trois comme descendantes d’Abraham, le « Père des Croyants ». Ce
sont des « religions du Livre » : Judaïsme, Christianisme et Islam se fondent sur un
livre sacré qui permet au croyant d’être en contact direct avec la Parole de son Dieu.
Malgré leur diversité, ces livres sacrés, Ancien Testament, Nouveau Testament et
Coran, ne cessent de se rencontrer autour de personnages, de thématiques, de récits
qui se font écho d’un texte à l’autre. Et, de manière très concrète, ces trois religions
naissent à peu près au même endroit, ou du moins dans une région commune ; la ville
de Jérusalem est d’ailleurs un centre religieux très important pour chacune de trois.
Trois religions sœurs, donc ? Tant de choses les rapprochent, même si elles diffèrent
nettement sur le plan dogmatique ! Et elles se respectent souvent.
Pourtant, ce sont aussi des sœurs ennemies, et l’Histoire est pleine d’épisodes
de fureur meurtrière où l’une cherche à éradiquer l’autre. Tout le Proche-Orient
est aujourd’hui en proie à des conflits plus ou moins ouverts qui opposent l’État
d’Israël à ses voisins, sur fond de guerre pour la terre et pour l’eau entre Israéliens
et Palestiniens. Bains de sang épisodiques, et peut-être incompréhension fonda-
mentale : le bilan pourrait n’être guère encourageant. Mais des initiatives régulières
encouragent le dialogue entre les religions. Certaines sont à petite échelle, comme
lorsque des jeunes prient ensemble pour la Paix, ou lorsque les lieux de culte des trois
religions sont regroupés dans les aéroports, ce qui amène rabbins, prêtres et imams
à travailler ensemble. D’autres sont menées par les plus hautes autorités religieuses :
en 2019, le pape François a voyagé dans plusieurs pays musulmans, Maroc, Emirats
Arabes Unis, il avait été en 2017 accueilli à l’université al-Azhar du Caire, une insti-
tution d’enseignement de l’Islam. Même fragilisé par les tensions géopolitiques au
Proche-Orient, le dialogue judéo-musulman est également très actif.
Textes
(Les traductions sont faites par nos soins)
Dans la Bible
1 Deutéronome, chap. 18, verset 18.
« Yahvé ton Dieu suscitera pour toi, du milieu de tes frères, un prophète
semblable à moi, que vous écouterez. »
Dans le Coran
3 Sourate 3, « La famille d’Imran », verset 38 et suivants.
Alors Zacharie invoqua son Seigneur ; il dit : « Mon Seigneur ! Donne-moi,
venant de toi, une digne descendance. Tu es, en vérité, celui qui entend la prière. »
Pendant qu’il priait debout dans le Temple, les anges l’interpellèrent : « Voici,
Dieu t’annonce l’heureuse nouvelle de la naissance de Jean : celui-ci annoncera
comme véridique une parole émanant de Dieu, lui, un chef, un chaste, un Prophète
parmi les Justes. » Zacharie demanda : « Mon Seigneur ! Comment un garçon
naîtra-t-il de moi ? Je suis vieux, et ma femme est stérile. » Il dit : « Dieu fait ce
qu’il veut ». Zacharie dit : « Seigneur, fais pour moi un Signe. » Il dit : « Ton Signe
sera que tu ne parleras aux hommes que par gestes, pendant trois jours. Invoque
souvent ton Seigneur ; glorifie-Le, soir et matin. »
Genèse 7
1 Versets 1–12.
Le Seigneur dit à Noé : Entrez dans l’arche, toi et toute ta maison ; car parmi
tous ceux qui vivent sur la terre, j’ai reconnu que tu étais juste.
Tu prendras auprès de toi sept mâles et sept femelles de tous les animaux
purs ; et deux mâles et deux femelles des animaux qui ne sont pas purs ; sept
mâles et sept femelles aussi des oiseaux du ciel, afin de conserver leur race en
vie sur la face de toute la terre.
Car je n’attendrai plus que sept jours, et je ferai pleuvoir sur la terre durant
quarante jours et quarante nuits, et j’exterminerai de la face de la terre tous les
êtres que j’ai faits.
Noé exécuta tout ce que le Seigneur lui avait commandé.
Noé avait six cents ans, lorsque le déluge d’eaux inonda toute la terre.
Et Noé entra dans l’arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils,
pour échapper aux eaux du déluge. Il entra aussi dans l’arche auprès de Noé,
d’entre les animaux purs et les animaux qui ne sont pas purs, d’entre les oiseaux
et tout ce qui se meut sur la terre, deux à deux, un mâle et une femelle, comme
Dieu l’avait commandé à Noé.
Sept jours après, les eaux du déluge se répandirent sur la terre.
L’an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en
ce jour-là toutes les sources du grand abîme des eaux jaillirent, et les cataractes
des cieux s’ouvrirent.
La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits.
Coran
2 Sourate XI, verset 25-44.
Oui, Nous avons envoyé vers son peuple Noé. « Je suis clairement pour vous
un donneur d’alarme, n’adorez que Dieu. Moi, je crains pour vous le châtiment
d’un jour terrible. »
Mais, dans le peuple, le conseil dit — c’étaient les dénégateurs - : « Nous ne
voyons en toi qu’un être charnel comme nous. Nous ne te voyons suivi que par
les plus vils d’entre nous, et c’est d’un premier mouvement. Nous ne voyons en
vous aucune supériorité sur nous. Bien plus, nous pensons que vous mentez. »
Il dit : « Ô mon peuple, que vous en semble ? Si je suis armé d’une preuve venue
de mon Seigneur, et que Celui-ci m’a donné une grâce venue de Lui, et que vous
demeuriez aveugles, vous serait-elle imposée contre votre volonté ?
Ô mon peuple, je ne vous demande pas d’argent pour ce message, car mon
salaire ne vient que de Dieu. Je ne repousse pas ceux qui sont des croyants, puisqu’ils
rencontrèrent déjà leur Seigneur. Mais je ne vois en vous qu’un peuple ignare.
[…]
Et Noé reçut cette révélation : « Tu ne seras pas cru de ton peuple, sinon par
ceux qui croyaient déjà. Ne t’attriste pas de ce qu’ils font, construis l’arche sous
Nos yeux et suivant Notre révélation. Ne M’implore plus à propos des hommes
iniques : ils seront engloutis ».
Le voilà donc à construire l’arche. Chaque fois que passait là un membre du
conseil de son peuple, ce passant se moquait de lui. Noé dit : « Vous nous raillez ?
Nous vous raillerons comme vous nous raillez, bientôt vous saurez sur qui va
s’abattre un châtiment qui le détruise, et un supplice l’habitera pour toujours ».
Quand Notre décret advint et que le four bouillonna, Nous dîmes : « Chargez-y
tous les couples, par paires, de chaque espèce, en plus de ta famille — à l’excep-
tion de celui qui a été exclu par une parole antérieure — et des croyants.’’ Mais
ses compagnons dans la croyance étaient peu nombreux.
Il dit : « Montez là ! Au nom de Dieu, que sa course et son amarrage se fassent !
Voici mon Seigneur, clément et miséricordieux. »
Et voici l’arche qui les emporte dans des vagues hautes comme des montagnes.
[…]
Et il fut dit : « Terre, ravale tes eaux, et toi, ciel, cesse donc ! » L’eau baissa, le
décret s’acheva. L’arche arriva sur le mont Jûdi. Et il fut dit : « Arrière ! » au peuple
des hommes iniques.
CM 44 Monothéismes
ώ Frise chronologique n° 33
Introduction
Le moyen âge désigne la période située entre la chute de Rome et celle de
Constantinople, soit de 476 à 1453. On peut aussi considérer qu’il s’achève avec la
découverte de l’Amérique, la Reconquista espagnole et le départ des Andalous en 1492.
Le Moyen Âge a beau suivre chronologiquement l’antiquité, le passage de l’art
antique au médiéval n’est ni une transition linéaire ni une évolution continue. La
culture occidentale européenne se constitue en effet peu à peu, au fil de rejets,
d’adaptations et de translations, de synthèses et d’assimilations.
Caractériser les productions artistiques de cette longue période a fait l’objet de
nombreux débats, plus particulièrement au XIXe siècle. Finalement, le nom d’art
« roman » est retenu pour désigner les créations réalisées entre le IXe et le XIIe siècle,
celui de « gothique » déterminant celles qui suivent jusqu’au début du XVe siècle.
1. La figure de l’artiste
Au Moyen Âge, l’artiste n’est pas différencié de l’artisan. Leur origine sociale est
variée, nombre de troubadours appartiennent aux classes dominantes, la noblesse le
plus souvent, quand beaucoup de jongleurs sont issus des populations plus défavorisées.
Le peintre est le plus souvent un itinérant, se rendant sur les chantiers au fil des
constructions. L’enlumineur, lui, est fréquemment un sédentaire, un moine attaché
à un atelier dans un monastère. Les poètes et les prosateurs sont souvent attachés
à une cour, royale ou seigneuriale.
a. Mécénat et commandes
L’œuvre d’art médiévale est avant tout une commande, une production unique
faite à la demande d’un mécène, roi, seigneur, ecclésiastique de haut rang ou riche
bourgeois.
Les artistes doivent donc s’adapter au financement, plaire au commanditaire, et,
souvent, le représenter sur le tableau, inscrire son nom sur un support, donner un
titre qui immortalise son mécénat.
1. « Brunus m’a fait » ; Petrus Brunus était un maître dans les ouvrages de bois et de pierre à
Nîmes.
d. L’artiste de cour
Certains artistes sont exclusivement attachés à une cour seigneuriale, épisco-
pale, papale ou royale. Un « maître » travaille ainsi à l’année pour un seul comman-
ditaire. Poètes, enlumineurs, musiciens, peintres, ne produisent donc que pour un
petit nombre de privilégiés qui a seul accès à leurs créations.1
Si l’artiste de cour est libéré des difficultés financières, il apparaît à beaucoup
comme un domestique.
a. Les universités
Ces groupements d’étudiants payant eux-mêmes leurs professeurs et dévelop-
pant leurs compétences en arithmétique, géométrie, grammaire, musique, théologie,
philosophie, jouent un rôle essentiel dans la diffusion des techniques et du savoir
antiques. La plus célèbre de ces universités est sans doute la Sorbonne, créée pour
y enseigner la théologie et dont saint Thomas d’Aquin fut le maître incontesté. Elles
permirent de multiplier la copie d’ouvrages antiques, l’apparition d’une nouvelle
structure de ces livres2 et valorisèrent l’apparition de nouveaux motifs décoratifs,
de nouvelles couleurs.
b. L’église
On conserve la pratique du latin, des arts et des techniques antiques dans les
monastères. On y recopie les ouvrages connus, on en diffuse des exemplaires.
Instruit, connaissant les arts et les références antiques, amateur de belles choses,
bénéficiant de la reprise des échanges commerciaux, du développement des villes
et de la disparition de l’influence musulmane, le clergé est à l’origine du dévelop-
pement de l’art religieux en Europe. Les productions artistiques sont des supports
didactiques et symboliques utiles et efficaces.
Les pèlerinages, enfin, favorisent les constructions d’édifices et influent double-
ment sur l’art roman. Les artistes trouvent aisément du travail, se transportent d’un
chantier à l’autre. Ils rencontrent ainsi toutes les formes artistiques européennes.
En outre, cela crée une intense réflexion sur la manière d’accueillir au mieux ces
multitudes dans des édifices toujours plus vastes, plus ouverts et plus lumineux.
c. Les « scriptoria »
Les « scriptoria » sont des ateliers où travaillent ensemble des scribes, des enlumi-
neurs, des rubricateurs1, des relieurs. Le premier, établi à Aix-la-Chapelle, produi-
sit des évangéliaires célèbres mêlant classicisme et innovations esthétiques2. Les
« scriptoria » jouent un rôle fondamental dans l’évolution artistique, surtout à partir
de la création du scriptorium de la collégiale de Saint-Martin de Tours (vers 790).
Les inventions stylistiques des enlumineurs et des scribes de l’école de Metz,
créée vers 845-850, déterminent un style qui influencera aussi les fresques murales.
Le goût pour les couleurs, pour les ornements géométriques né dans ces ateliers
influencera toute la production artistique médiévale, dont le style ottonien et celui
de Winchester.3
d. L’école
L’art médiéval est aussi en partie lié à l’apparition de l’école dans le royaume
carolingien. Charlemagne, en effet, a besoin de copistes pour diffuser les ouvrages,
il ordonne donc l’ouverture d’écoles dans les monastères. Deux niveaux étaient ainsi
proposés : « l’extérieur » enseignait les rudiments et les techniques, « l’intérieur »,
lui, préparait les copistes et les futurs moines et théologiens. On apprend à déchif-
frer (c’est la « listera ») puis à comprendre le sens (« sensus ») avant d’en venir à
l’analyse et à l’assimilation de la pensée (la « sententia »). Sous l’impulsion d’Alcuin
vont ainsi apparaître, à la fin du VIIIème s, une multitude de lieux d’apprentissage
de tous les arts et techniques nécessaires à la production des livres.
1. Le rubricateur est un artiste qui, au moyen âge, répertoriait les parties d’un manuscrit et
écrivait les mots en couleur, en rouge (« ruber » en latin) le plus souvent, d’où son nom.
2. L’évangéliaire de Charlemagne, dit de « Godescalc », réalisé entre 781 et 783, ouvrit la voie à
ces productions nouvelles.
3. Le style ottonien privilégie les arts mineurs et celui de Winchester mêle le gothique primitif
au roman.
a. Du Ve au IXe siècle
L’art paléo-chrétien et l’art byzantin prolongent les techniques antiques tout en les
perfectionnant. L’antiquité tardive, du IIIème au Vème s, fabriquait surtout des lieux
de cultes et des objets associés aux rites funéraires. Les basiliques et les groupes
épiscopaux témoignaient d’une « more romano » (« à la manière des Romains »). La
fondation de centaines de monastères, la fabrication en masse de sarcophages et
de stèles favorisèrent l’apparition et la constitution de représentations différentes.
Les grandes invasions barbares et l’arrivée des Francs, à l’origine de la dynastie
mérovingienne, puis l’extension de leurs possessions, déterminent l’apparition d’un
nouveau style artistique. C’est sous le règne des Mérovingiens (Clovis notamment) que
l’orfèvrerie, les tapisseries aux motifs géométriques et aux couleurs vives se développent.
Les différentes techniques se mêlent, en effet, pour produire une diversité esthé-
tique et technique remarquable. Les Saxons et les Vikings importèrent leur travail
des émaux, des métaux et de l’or ; l’art celtique -surtout celui des Irlandais et des
Anglais — sa maîtrise des décors animaliers ou fondés sur des entrelacs savants et
raffinés ; les Italiens leur savoir-faire en statuaire, en peintures murales et fresques.
L’art oriental, byzantin et copte, apporta le goût pour les couleurs, les enluminures
et les tissus précieux, les tapisseries, les croix ansées et leurs variantes, leur habileté
à réaliser des mosaïques, l’art du cloisonné et de l’orfèvrerie polychrome…
La production de cette période demeure peu abondante mais détermine une
évolution du goût et de nouvelles expressions artistiques. Les plus spectaculaires
demeurent encore aujourd’hui les styles dits « colorés » et les « animaliers ». Parmi
les premiers, originaires du royaume du Bosphore en grande partie, les plus célèbres
sont le cloisonné, l’émail et l’utilisation de pierres enchâssées dans des montures
isolées. Le second, essentiellement issu du monde germanique, propose des motifs
zoomorphes stylisés aux précisions anatomiques nettement marquées. Ces deux
grands styles orneront les ceintures, certains vêtements, les chapiteaux d’église,
mais aussi les tapisseries et, surtout, les manuscrits. Les pages de frontispice, les
bandeaux, les frises, les lettres ornées sont emplies d’animaux fantastiques, de motifs
végétaux ou animaux, de représentations de croix et d’objets rituels.
1. Cet art tire son nom d’Otton le Grand et d’Otton III, empereurs à Cologne.
• Ces nouveaux lieux de culte ont une voûte désormais en pierre, des arcs en
plein cintre (en demi-cercle) dont les forces sont transmises à de puissantes
colonnes. Celles-ci sont essentielles puisqu’elles reçoivent le poids des voûtes et
des arcs. Leur chapiteau est le premier à recevoir les forces qui se répartissent.
• L’entrelacs, premier ornement décoratif carolingien, devient le décor roman
par excellence. La difficulté de sa transposition en trois dimensions est assez
rapidement résolue et permet ensuite de le lier à d’autres motifs connus,
le décor végétal, la palmette principalement. L’imitation initiale des chapi-
teaux corinthiens facilita le passage à la représentation des animaux puis
à des compositions historiées figurant des épisodes bibliques, des scènes
eschatologiques1.
• Le chapiteau a donc une double fonction : architectonique, en soutenant les
voûtes et les arcades, et ornementale en offrant la possibilité de grandes
compositions sculptées. La sculpture monumentale se déploie alors, imitant
initialement les motifs du mobilier religieux, elle devient rapidement un
véritable décor de façade.
• Les églises présentent, derrière le chœur, un imposant chevet et un déambu-
latoire pour que les fidèles puissent aisément circuler. Ainsi le culte des saints
et des reliques peut-il prendre une ampleur jusque-là inconnue.
Rapidement cet ensemble est richement décoré, les portails, les autels, les
chaires, sont travaillés dans des bois riches, parfois rares et toujours sculptés. Les
jubés2 sont abondamment ornés, les peintures murales et les vitraux représentent
des scènes de la Bible et des évangiles. Les objets liturgiques sont en or, en émail,
ornés de pierres précieuses…
Les châsses richement ornées se multiplient en même temps que le culte des
reliques rapportées du Moyen Orient se développe. Cette profusion est facilitée par
le goût grandissant pour les pèlerinages qui permettent d’entrer en contact avec de
nouvelles formes, de rapporter des matériaux et des objets inconnus.
Les thèmes picturaux sont souvent les mêmes et reprennent ceux des manuscrits
ou des mosaïques byzantines : le Jugement dernier, les visions apocalyptiques, le
Christ « en gloire, en majesté, « pantocrator ».1 On considère généralement que c’est
la construction du monastère de Cluny, en 909 qui permit à la fois de développer la
pratique de la lecture, d’organiser l’ordre de la chrétienté et de définir la richesse
architecturale et ornementale de l’église « romane ».
a. Un désir de simplicité
L’art gothique est un retour vers une plus grande simplicité dans le monde monas-
tique et un désir de concevoir différemment l’univers et les rapports de l’homme à
Dieu. Les universités se sont multipliées, la scolastique2 apporte une rationalisa-
tion nouvelle, désacralise le monde merveilleux de l’art roman, les recherches en
matériaux, la diffusion des connaissances permettent un développement artistique
important.
À partir du début du XIIe siècle, l’architecture romane évolue peu à peu, au fil
des progrès techniques. Au lieu de multiplier les volumes, le gothique les fait dispa-
raître, il cherche à présenter une verticalité importante, à aérer -dans tous les sens
du terme — le bâtiment. Au fil des années, des incendies et des destructions variées,
les églises romanes disparaissent et sont reconstruites selon l’esthétique gothique.
1. Mot issu du grec pan (tout) et kratos (puissance). C’est une représentation byzantine du Christ
assis sur un trône de gloire, ayant dans la main gauche le livre des Saintes Ecritures et bénissant
de la main droite.
2. Il s’agit de la philosophie et de la théologie enseignées par l’Université au moyen âge, le terme
désigne aussi les écoles et les méthodes utilisées pour transmettre cet enseignement.
ceux-ci peuvent se croiser en ogives, les colonnes sont moins importantes puisque
l’on peut utiliser des arcs-boutants extérieurs. Ainsi peut-on élever la structure sans
danger de la voir s’écrouler. Le gothique est donc avant tout une recherche de fusion
des volumes, d’union des masses, de légèreté en réduisant l’épaisseur et la masse
des éléments porteurs.
Les architectes désirent valoriser les « vides » au détriment des « pleins », éclai-
rer davantage pour favoriser l’impression de légèreté, de transparence. Les portails
peuvent ensuite être élargis, doublés, ornés de statues et de colonnes. Les vitraux
deviennent essentiels, ils font entrer la lumière, les couleurs changent au fil du
temps et apportent plus de variété à l’ensemble. Les peintres disposent de supports
visibles et éclairés à orner et les murs se couvrent d’immenses fresques. Les décors
valorisent tout autant les scènes quotidiennes que les épisodes bibliques. La sculp-
ture privilégie maintenant la Vierge en majesté, couronnée au détriment de la parou-
sie ou de l’Ascension1.
La multiplication des statues-colonnes et des gisants rythme la dynamique. Les
jeux de courbes permettent d’imiter les draperies et de jouer sur les effets de lumière
et d’ombre, de suggérer le mouvement.
À la fin du XIe siècle, apparaît un courant différent, appelé le « style 1200 ». Il
caractérise une reprise de motifs byzantins et d’éléments antiques. Les châsses
de Nicolas de Verdun, notamment, illustrent cette maîtrise d’une synthèse esthé-
tique particulière à cette époque. Les sculptures imitent les draperies, épousent les
formes du corps.
Aux XIIe et XIIIe siècle, les constructions monumentales se succèdent, la cathé-
drale de Chartres (débutée en 1194, consacrée en 1260) en est un exemple majeur.
Réussissant à trouver un équilibre entre les vides et les pleins, les horizontales et
les verticales, le Maître détermine un nouveau style que Reims, Beauvais, Amiens
reprendront et prolongeront. Les voûtes sont de plus en plus hautes, les baies de
plus en plus larges, les tours sont abandonnées progressivement. Ces innovations
permettent de retrouver une unité entre architecture et sculpture, de les unir pour
équilibrer l’ensemble. Notre Dame de Paris, édifiée entre 1155 et 1250, définitive-
ment achevée après 1363, témoigne de ces évolutions et de leur aboutissement.
L’art maniériste, apparu à Paris, semble aujourd’hui le plus important courant
gothique qui s’étend entre 1230 et 1350. Les crises économiques de la fin de XIIIe siècle,
le grand Schisme, les famines, la peste noire de 1347, détruisent un tiers de la
population européenne et les fortunes. Les commanditaires sont surtout des laïcs.
Les effets de clair-obscur offrent de nouvelles possibilités picturales, les piliers fasci-
culés2 enserrent la travée. C’est dans la réfection du chœur de l’abbatiale de Saint-
Denis (en 1231) que se déploie cet art maniériste. Le transept est considérablement
élargi, les murs sont ouverts par de grandes rosaces, de nouveaux accords chromatiques
1. La parousie est l’avènement attendu du Christ à la fin des temps et l’Ascension, sa montée au
ciel quarante jours après la résurrection.
2. La colonne fasciculée est formée d’un faisceau de petites colonnes.
ornent les vitraux, les couleurs sont moins nombreuses et plus simples, la sculp-
ture n’est plus liée à la colonne, elle s’y accole seulement, l’ancien canon du 1/6e
est remplacé par le 1/7e1.
Le réalisme dans la représentation du corps est net : les plaies du Christ sont
véristes, les châsses adoptent aussi le rapport au 1/7e, les dessins sont soulignés, les
formes marquées, et, dans les nefs, on crée parfois des « cages de verre ». En France,
les murs sont en effet remplacés par des cloisons translucides, l’ensemble abside,
transept et chapelle est uni en un seul volume. En Angleterre, les ogives sont toutes
réunies dans le pilier central d’où elles rayonnent. En Espagne, on privilégie l’éga-
lité entre la nef unique et les nefs à collatéraux. En Allemagne, on élimine autant
que possible les hauts supports… On observe d’ailleurs souvent la coexistence de
cet art maniériste et des tendances anciennes. Les sculpteurs, notamment, venus
de partout, ne pratiquent pas tous les mêmes techniques sur un chantier unique.
Ainsi cohabitent différents styles de sculptures.
Le gothique « flamboyant » est l’aboutissement, à la fin du Moyen Âge, entre 1350
et 1500 environ, de toutes ces nouveautés. Les décors de flamme s’ajoutent à cette
richesse décorative et architecturale. Les nouveaux commanditaires préfèrent un
retour aux murs, moins de lumière et de transparence. Dans les églises françaises,
les grandes arcades s’allongent, les supports se mêlent aux travées, on miniaturise
les statues. En Angleterre, on imagine le « style perpendiculaire » qui repose sur un
dessin géométrique des baies. En Europe de l’Est, on renouvelle l’église-halle dont
on élargit considérablement les dimensions… Les châteaux sont aménagés selon les
principes gothiques, on privilégie les espaces intérieurs et le mobilier.
évacuent les eaux mais, surtout, rappellent que le bien est à l’intérieur de l’église
en maintenant le mal à l’extérieur. Les vices, les mauvais penchants ainsi exposés
doivent induire le chrétien à aller vers le bien, vers les saints et Dieu.
d. L’art courtois
À partir de 1300, sous l’influence de l’art maniériste, apparaît une nouvelle
esthétique. De nouvelles thématiques littéraires, des techniques innovantes en art
apparaissent alors et font florès. Plus simple, ce style plaît beaucoup et se diffuse
rapidement. Les nouvelles matières utilisées (marbre, ivoire, albâtre), les couleurs
simplifiées (l’or, le jaune d’argent), le goût pour les perles offrent de nouvelles
perspectives artistiques. Les commanditaires sont des seigneurs qui partagent
des idéaux précis. Les artistes se conforment donc à leurs désirs. Les monuments
funéraires valorisent l’élégance et ne manifestent plus le pathétique, les gisants
sont plus sobres, la production des œuvres à grande échelle est souvent stéréo-
typée et répétitive. Seule l’Allemagne continue à privilégier le pathos dans la sculp-
ture, valorisant les effets et le mysticisme.
1. La littérature
Tous les livres sont une production manuelle unique, faite à partir de représen-
tations symboliques fixées soulignées par les enluminures.
1. Si la lecture à voix haute n’est pas totalement abandonnée, la lecture silencieuse ou seulement
murmurée s’impose peu à peu.
2. La « librairie » est une collection de livres, une bibliothèque privée. Celle de Montaigne est
célèbre grâce aux Essais.
La page doit permettre une lecture rapide. Divisée en deux colonnes étroites plus
aisément accessibles dans le champ visuel, elle fractionne le texte en séquences1,
en paragraphes qui se prêtent mieux au commentaire. Le texte est séparé de sa
glose2, les rubrications3 en facilitent la reconnaissance et l’étude. Les sommaires,
tables des matières, les index et les listes alphabétiques en simplifient l’utilisation.
La bibliothèque apparaît au XIIIème s. Il faut, en effet, simplifier l’accès et la recon-
naissance des ouvrages, les classer, les rendre rapidement localisables et consultables.
Pensée sur le modèle de l’église gothique, originellement située dans les monas-
tères, elle apparaît de plus en plus comme un lieu silencieux réservé à l’étude. Le
« catalogue » inventaire des ouvrages, trône dans une salle construite en longueur,
contenant des rangées de pupitres sur lesquels sont attachés les ouvrages consul-
tables fixés avec des chaînes de chaque côté, un passage est laissé libre au centre.
Les livres en français et non plus en latin, se multiplient alors. L’alphabétisation se
développant, bourgeois et artisans deviennent des lecteurs. En outre, les biblio-
thèques permettant d’avoir accès aux textes sans avoir à les acheter ni à les collec-
tionner, favorisent le goût pour une littérature nationale, en langue « vulgaire ».
b. Compilations et commentaires
Privilégiant la personnification, l’exemplification, la littérature médiévale est à
l’intersection de celle du monde antique et de nouveaux modes de représentation.
La pratique de la « compilation »4 de textes et des commentaires génère des
écrits philosophiques fortement marqués par le néo-platonisme5, contenant égale-
ment des méditations spirituelles et des transpositions d’adages ou de principes
moralisateurs.
Les concepts médiévaux sont ceux de l’Antiquité, modifiés sous l’influence du
christianisme, des cultures européennes contemporaines. La Fortune, la Mort mais
aussi la Vertu, la Vanité, le Destin, la Guerre, la Sagesse sont personnifiés, dialoguent
et argumentent dans des textes qui les associent à des symboles, à des attributs
précis que les enluminures et la peinture peuvent représenter.
Ces recueils donnent naissance à une pensée et un savoir propres à l’époque
médiévale. Les associations entre les hommes célèbres et les concepts sont simples
mais parlantes : Aristote est lié à la Dialectique, Tubal, l’inventeur de la harpe, à
la musique… Les Vies des hommes illustres de l’antiquité ouvrent la voie à des
récits hagiographiques, des Vies de saints. La célèbre Légende dorée de Jacques de
Voragine, rédigée en latin entre 1261 et 1266, témoigne de cette importance des
modèles religieux. Présentant la biographie et le martyr de cent cinquante saints,
elle montre le combat qui oppose le mal au bien, présente des « exempla », person-
nages dont le comportement exemplaire est un modèle à suivre. Son succès fut tel
1. La lettrine, grande lettre ornée, signale le début d’un chapitre, d’un paragraphe.
2. Annotation, commentaire écrit directement sur la page.
3. Il s’agit de l’introduction de rubriques (du latin « rubrica », terre rouge, puis titre écrit en rouge).
Ecrites à l’encre rouge, elles structurent le manuscrit et mettent en valeur ses titres et parties.
4. Ce sont des anthologies de pages célèbres.
5. Cf. la fiche « platonisme » infra p. 475.
que l’on publia des traductions en français (sept en quelques années), puis dans
de nombreuses langues européennes. En outre, elle influença les peintres (Giotto,
Van Eyck, Fra Angelico, Masaccio, Mantegna, notamment), servit de fondement à la
création de tapisseries. Elle détermina également de nouveaux cultes de certains
saints et saintes.
c. La littérature courtoise
Les deux territoires linguistiques français, le nord qui parle la langue « d’oil », le
sud et la langue d’oc1, induisent deux types de littérature.
Au sud, la femme a une réelle importance politique. Liée au culte fondamen-
tal de la Vierge dans la région, elle est souvent considérée comme un symbole de
perfection à l’image de Marie (dont l’anagramme, « aimer », est une source de jeux
poétiques). Dans un état féodal, la vassalité est aisément transposée dans les relations
amoureuses. Cette soumission, ajoutée au néo-platonisme, conduit à une littérature
qui soumet le chevalier, devenu « servant » à une « Dame2 » supérieure, sa suzeraine
Mais la passion demeure platonique, sans lien érotique. La littérature « courtoise »
est ainsi appelée parce qu’elle narre cette soumission. Elle gagne très rapidement le
nord de la France et conte, dans un langage codifié et précieux, les grandes amours
et les aventures des chevaliers. Les réussites les plus connues sont les romans de
Chrétien de Troyes. Perceval ou Lancelot créent des modèles référentiels.
d. La Chanson de geste
Les épopées sont influencées par les vies de saints, la poésie hagiographique,
la littérature courtoise. En langue française, ces histoires sont effectivement des
« chansons », interprétées par les troubadours (en langue d’oc) et les trouvères (en
territoire d’oïl). Plus souvent composées en territoire d’oïl, elles sont le récit des
exploits guerriers de grands héros, le plus souvent des chevaliers français.
Très longues — la Chanson de Roland comprend par exemple plus de 4 000 vers —,
récitées par les jongleurs durant plusieurs jours, elles exaltent les valeurs guerrières,
les combats surhumains, les prouesses sacrificielles, la lutte du bien contre le mal,
des chrétiens contre leurs adversaires.
1. « Oïl » et « oc » correspondent aux deux évolutions à partir du latin « hoc ille (est) » et signifient
« oui ».
2. Le mot conserve la force étymologique de « domina », femme mariée de haut rang, maîtresse
d’un domaine.
3. Le seul texte connu est Aucassin et Nicolette. Dans ce récit, des parties chantées en vers
alternent avec des narrations en prose.
exemple, nourrissent ces spectacles durant des heures (sept très souvent). D’abord
données dans les églises puis sur les parvis, ces représentations contribuent à l’édi-
fication et à l’instruction populaires.
2. L’enluminure
Durant la période carolingienne, la « peinture des livres » est limitée à un petit
nombre d’artistes œuvrant exclusivement pour quelques riches mécènes exigeant
un luxe et un raffinement exceptionnels. La pratique de la lecture s’étendant dans
les monastères puis chez les particuliers, l’enluminure devient plus courante et orne
toutes sortes d’ouvrages. Mais cette plus large diffusion conduit à une production
de moindre qualité, plus répétitive, imitant davantage des modèles que créant des
iconographies originales. Les styles s’uniformisent, les jeux sur les ombres et les
lumières s’organisent, les motifs grandissent, un certain formalisme s’impose dans
la figuration des saints et des grands personnages.
Dans l’enluminure méridionale, toutefois, les motifs de la sculpture monumentale
s’imposent, entrelacs, fleurons, animaux -souvent fantastiques — stylisés, combats
dynamiques apparaissent, surtout dans et autour des initiales.
Les enluminures gothiques prolongent ces caractéristiques. Les couleurs franches,
les coloris éclatants évoquent les vitraux. Les maîtres gothiques mettront aussi en
valeur les jeux entre pleins et déliés, les représentations de l’espace et de la lumière
sont particulièrement travaillées.
3. La peinture
Si, au début du Moyen Âge, la peinture n’est conçue que comme un moyen d’orner
les murs des édifices, l’apparition du chevalet, des toiles de dimension transportable
fait naître un art différent1. La « collection » devient possible.
À la fin du XIVe s apparaît le « gothique international » qui offre des couleurs
fortes qui s’opposent, des courbes harmonieuses mêlées à un irréalisme certain.
Dès les années 1400, sous l’influence des maîtres flamands, naît un goût tranché
pour le réalisme. Il s’agit de représenter le réel ordinaire, familier mais aussi la
« devotio moderna »2, les grands sujets religieux sont traités de manière vraisem-
blable. La perspective, le rejet de l’arabesque, la recherche de la préciosité marquent
fortement ces tableaux dont les thèmes mystiques serviront ensuite de modèles aux
artistes de toute l’Europe, même en Italie, restée plus longtemps influencée par l’art
byzantin. Les techniques privilégient les lignes, l’élégance formelle, travaillent sur
la figuration de l’espace et les nuances de la palette.
1. La peinture n’est alors plus murale, elle est de dimensions restreintes, peut être exposée
partout, transportée, offerte même à des cours étrangères.
2. « Devotio moderna » : dévotion moderne », courant de spiritualité chrétienne apparu aux
Pays-Bas vers 1340.
Giotto et Pisano introduisent une nette rupture avec ce modèle initial mais il
faudra attendre Donatello et Masaccio pour que s’impose vraiment une voie nouvelle.
5. Les vitraux
Les mosaïques pariétales1 étant désormais réservées aux pavements, ce sont les
vitraux qui, peu à peu, ont contribué à la décoration colorée des édifices.
S’il s’agit, avant tout, de faire entrer la lumière dans les bâtiments, il faut aussi
mettre en valeur l’importance symbolique de l’éclairage. Le vitrail, art du feu le plus
célèbre, en permettant des jeux variés de couleurs et de lumière, rend compte de la
beauté de la Création, du Beau dans sa dimension religieuse et divine. Il manifeste
la présence de Dieu à l’intérieur même du bâtiment, mais il évoque aussi tout ce qui
est raffiné. La transparence et la couleur évoquent un monde heureux, un paradis,
la Jérusalem céleste.
Durant la période gothique, le vitrail est obligatoire. Devenus immenses, organisés
en rosaces ou en grandes unités géométriques, les vitraux s’appuient sur la richesse
des couleurs des enluminures. Les meneaux qui structurent les baies imposent des
décors dans les lancettes mais la palette est variée, même s’il faut éviter une trop
grande luminosité. L’apparition, vers 1300, du jaune d’argent permet de varier la
gamme des coloris, les vitraux deviennent plus clairs, le dessin est délié et s’affine.
La plus célèbre est sans doute la tapisserie (en fait une broderie) de Bayeux.
Longue de plus de 70 m, initialement attribuée à la reine Mathilde, en fait sans
doute réalisée par des artisans normands, elle conte la conquête de l’Angleterre
par Guillaume le Conquérant.
Conclusion
L’art du Moyen Âge est donc une étape importante dans le passage des repré-
sentations antiques à celles de la Renaissance.
ْ Prolongements
Le goût pour les ruines, pour leur « poésie » et leur lien avec une culture intéres-
sante, contribue à faire renaitre un style médiéval dès la fin du XVIIIe siècle. Le
XIXe siècle et le début du XXe siècle reprendront nombre de modalités représen-
tatives, de motifs, de principes issus de cette période. Il s’agira tout autant d’une
réflexion sur les thèmes et l’Histoire, que d’une adaptation.
Le style « néo-gothique » s’impose en effet en Angleterre dès le milieu du
XVIIIe siècle, puis se répand en Europe et en Amérique du Nord. Les universités
d’Oxford et Cambridge notamment témoignent de ce goût pour un renouveau
gothique, tant dans l’architecture que dans l’usage des vitraux et dans l’intérêt pour
les études de textes médiévaux. La réutilisation des motifs gothiques est liée au
pittoresque et à la redécouverte des « antiquités ».
Le romantisme, qui apprécie les lieux hostiles mais propices aux songes -les
ruines et les restes de monuments médiévaux — le renouveau de l’anglicanisme
en Grande Bretagne, la naissance de l’archéologie comme discipline à part entière
conduisirent à un regain d’intérêt pour l’art du moyen âge.
En France, le nouveau gothique s’appuie sur la rénovation des monuments histo-
riques dont l’inspecteur général, Prosper Mérimée, donne la charge à Viollet-le-
Duc. Architecte en chef, souvent controversé, il restaure des monuments gothiques,
en édifie de nouveaux, des églises surtout, et rénove les châteaux français sur ce
modèle, tout en corrigeant les proportions parfois grâce aux mesures classiques.
Certains critiques considèrent même les monuments et les créations de Gaudi (la
« Sagrada Familia » à Barcelone notamment) comme des prolongements de cet art.
Textes
Bernard de Ventadour
1 Pois preyatz me, senhor, « Puisque vous me priez, seigneurs » , (1125-1200),
traduction de Luc de Goustine, Éditions Fédérop, 2016.
La Chanson de Roland
2 Extrait, manuscrit d’Oxford, traduction J. Bédier, 1921.
CLXXIV
Roland sent que la mort le prend tout : de sa tête elle descend vers son cœur.
Jusque sous un pin il va courant ; il s’est couché sur l’herbe verte, face contre
terre. Sous lui il met son épée et l’olifant. Il a tourné sa tête du côté de la gent
païenne : il a fait ainsi, voulant que Charles dise, et tous les siens, qu’il est mort
en vainqueur, le gentil comte. À faibles coups et souvent, il bat sa coulpe. Pour
ses péchés il tend vers Dieu son gant.
CLXXV
Roland sent que son temps est fini. Il est couché sur un tertre escarpé, le visage
tourné vers l’Espagne. De l’une de ses mains il frappe sa poitrine : « Dieu, par ta
grâce, mea culpa, pour mes péchés, les grands et les menus, que j’ai faits depuis
l’heure où je naquis jusqu’à ce jour où me voici abattu ! » Il a tendu vers Dieu son
gant droit. Les anges du ciel descendent à lui.
CLXXVI
(…) Il a offert à Dieu son gant droit : saint Gabriel l’a pris de sa main. Sur son
bras il a laissé retomber sa tête ; il est allé, les mains jointes, à sa fin. Dieu lui
envoie son ange Chérubin et saint Michel du Péril ; avec eux y vint saint Gabriel.
Ils portent l’âme du comte en paradis. »
J. de Voragine
3 La Légende dorée, traduction de J-B. M Roze, 1902.
CXVII (extrait)
« Puis les apôtres déposèrent la Vierge dans le monument qui l’attendait,
et s’assirent à l’entour, comme Jean le leur avait ordonné. Et, le troisième jour,
Jésus vint avec une troupe d`anges, les salua et leur dit : « Que la paix soit avec
vous ! » À quoi ils répondirent : « Gloire à toi, Seigneur ! » Et Jésus leur dit : ·« Quel
honneur pensez-vous que je doive accorder à celle qui m’a enfanté ? » Et eux :
« Nous croyons, Seigneur, que, de même que tu règnes dans les siècles des siècles,
vainqueur de la mort, de même tu ressusciteras le corps de ta mère, et le place-
ras à ta droite pour l’éternité ! » Et aussitôt apparut l’archange Michel, présentant
au Seigneur l’âme de Marie. Et Jésus dit : « Lève-toi, ma mère, ma colombe, taber-
nacle de gloire, vase de vie, temple céleste, afin que, de même que tu n’as point
senti la souillure du contact charnel, tu n’aies pas non plus à souffrir la décom-
position de ton corps ! » Et l’âme de Marie rentra dans son corps, et la troupe des
anges l’emporta au ciel. Et comme Thomas, qui n’avait pas assisté au miracle de
l’assomption, refusait d’y croire, voici que la ceinture qui entourait le corps de la
Vierge tomba du ciel dans ses mains, intacte et encore nouée, de manière à lui
faire comprendre que ·le corps de la Vierge avait été emporté tout entier au ciel. »
ώ Frise chronologique n° 34
Introduction
Le nationalisme repose sur le principe que chaque peuple a droit à un état qui le
représente. Ce principe est né à la fin du XVIIIe siècle, lors de la chute de la monarchie
en France. Par la suite, dans le courant du XIXe siècle, les peuples réunis ou soumis
dans des empires, et s’estimant brimés, ont revendiqué ces « États-nations », qui
apparaissaient comme un droit évident. Le nationalisme prend aussi un autre sens,
idéologique, cette fois-ci, qui exalte une nation par opposition aux autres, et peut
devenir chauvinisme ou xénophobie. Il aboutit parfois à une idéologie politique qui
place une nation au-dessus des autres, et mobilise les foules dans un élan raciste,
comme l’a fait par exemple l’Allemagne nazie.
I. Le concept de nation
2. Notions voisines
a. Deux termes sont très proches : la patrie et le peuple
Le mot « peuple » a une acception historique ou politique. Les Romains, à qui l’ère
moderne a emprunté une majorité de notions politiques, pouvaient employer indiffé-
remment les termes de « gens », nation, ou « populus ». Ce dernier toutefois a le sens
politique indiscutable dans le sigle SPQR, qui représente l’entité politique, « le Sénat
et le Peuple romain », ce sigle étant resté en vigueur même dans la période impériale.
1. Qu’est-ce qu’une nation ? Calmann-Lévy, 1882, voir textes.
3. L’État-nation
a. Naissance de l’« État-Nation »
Le concept est lié à la Révolution française, et s’est généralisé à l’Europe, au gré
des conquêtes napoléoniennes. Après la prise de Milan par les troupes de Bonaparte,
1. Voir texte.
en 1796, des « patriotes » ont pris conscience de leur sujétion et ont rejeté la domina-
tion autrichienne, même si la libération effective a été plus tardive, et si l’Italie
comme nation n’existait pas encore.
Pour certains analystes, c’est le développement social et économique du XIXe siècle
qui a favorisé ce processus. L’essor économique améliore les échanges, l’éducation,
et la constitution d’un espace national. On peut se représenter un univers commun à
la nation, Hegel cite même la lecture du journal qui prend de l’ampleur en ce siècle
et développe l’espace commun imaginé. Les « provinces » se rapprochent par l’urba-
nisation et les échanges commerciaux.
Le romantisme est également à l’origine du nationalisme. En réaction au cosmo-
politisme des Lumières d’une part, à l’hégémonie culturelle puis politique de la
France, le romantisme puise dans les racines des peuples, défend l’idiome national,
le folklore, comme le Risorgimento en Italie, ou les romantismes russe et allemand.
Mais on remarquera que les romantiques eux-mêmes ont évolué : Victor Hugo tête
de file en 1830, plaidera plus tard pour les « États-Unis d’Europe ».
Le pouvoir politique participe à la construction de cet espace commun, par les
frontières, et l’unification de l’éducation et de l’armée. L’invention de la carte d’iden-
tité nationale témoigne de l’évolution du sentiment d’appartenance : les voyageurs et
les « nomades » devaient présenter un « passeport interne » et un « livret d’ouvrier »,
instruments de surveillance. La IIe République les supprime en 1848. La carte d’iden-
tité devient obligatoire pour les étrangers en France en 1917, et se généralise en
1921, tout en restant facultative, pour faciliter les démarches et les contrôles. Le
gouvernement de Vichy la rend obligatoire pour tous en 1940.
d. Les symboles
Une fois reconnus, les états choisissent des symboles, un drapeau, un hymne, une fête
nationale, des ancêtres héroïques. Ils sont vénérés à l’intérieur du pays, dans les insti-
tutions d’état, bâtiments publics, écoles, armée. Certains pays demandent aux enfants
de chanter l’hymne avant le début des cours, voire d’assister à un lever du drapeau. Ils
figurent aussi dans les instances politiques internationales, et sont encore plus média-
tisés lors des grandes rencontres sportives internationales. Les Jeux Olympiques et les
Coupes du Monde sont l’occasion de célébrations de la nation, par le culte du drapeau,
et de l’hymne national pour les vainqueurs. Malgré les légendes de paix universelle, on
sait que les Jeux Olympiques antiques provoquaient dans les cités grecques les mêmes
débordements chauvins que de nos jours. On a même considéré que la création des
tours cyclistes, Tour de France, Giro d’Italie, relevaient du même désir de mettre en
avant une nation et ses frontières. Quant aux fêtes nationales, leur choix valorise un
événement fondateur qui devient un symbole fort. Le 14 juillet s’est imposé comme
fête nationale en France pour célébrer la prise de la Bastille, donc la fin de l’arbitraire
royal et la liberté pour et par le peuple. De même, le 4 juillet aux USA, « Independance
Day », met en avant la fin de la domination britannique. Le choix a été plus difficile en
Allemagne ou en Italie, où coexistent quatre fêtes nationales.
a. Par la langue ?
Pour les Grecs de l’Antiquité, il était bien difficile de trouver un facteur d’unité.
Après les interrogations d’Ulysse dans l’Odyssée, les Grecs se sont reconnus au fait
de parler la même langue, par opposition à ceux dont ils ne comprenaient pas les
paroles, et donc nommés « barbares ». Mais cette langue dite commune était faite
d’innombrables dialectes, et si la menace perse, lors des Guerres Médiques, au
Ve siècle, a favorisé la cohésion, bien des cités grecques ont combattu aux côtés du
Grand Roi. On parle plutôt de sentiment « protonationaux », car il est difficile de
connaître le ressenti de peuples majoritairement analphabètes.
Sont Français ceux qui parlent français : sans entrer dans la complexité de la
francophonie, on perçoit les limites de cette définition. Elle résulte de la force centra-
lisatrice de la France, depuis la monarchie absolue du XVIIe siècle, et les efforts de
cohésion de la Troisième république, qui en imposant les si bénéfiques et admirables
lois scolaires, a aussi cherché à éradiquer les langues régionales. On se rappelle
le diktat « interdit de cracher et de parler breton ». Mais nier l’existence de fortes
cultures nationales, les considérer comme un folklore destiné aux touristes n’est pas
réaliste : périodiquement, en France, les régions revendiquent leur identité comme
nations, comme la Corse (où le concept de « nation corse » est un sujet très vif), la
Bretagne, le pays basque. Au XXIe siècle, l’Espagne affronte la volonté sécession-
niste de la Catalogne par rapport à Madrid la castillane. Se pose donc la question
des langues et cultures minoritaires.
b. Par le territoire ?
L’histoire montre les aléas de cette définition. La France est fière de son
« hexagone », dû à la politique de conquête des rois, mais jusqu’au XXe siècle, les
régions frontalières ont été fluctuantes : l’Alsace et la Lorraine ont été annexées par
la Prusse entre 1870 et 1918 ; Nice et la Savoie ne sont devenues françaises qu’en
1860, suite aux négociations entre la France du Second Empire et le royaume de
Piémont-Sardaigne.
La Prusse orientale, la Poméranie, les Sudètes ont été longtemps habités par des
peuples germaniques et leur possession a provoqué plusieurs guerres. Ces régions
sont aujourd’hui partagées entre plusieurs pays et les toponymes ont changé en
fonction de la géopolitique : Königsberg est devenu la Kaliningrad russe, Dantzig a
pris le nom polonais de Gdansk.
1. « La Dame au nez pointu répondit que la terre / Etait au premier occupant ». Fables, « Le chat,
la belette et le petit lapin ».
II. Le nationalisme
Le nationalisme place la nation et ses intérêts au-dessus des individus qui la
composent, et parfois au-dessus des autres nations. Le terme a recouvert dans l’his-
toire deux attitudes possibles et fort différentes : il correspond à la prise de conscience
par un groupe de ses liens sociaux et culturels qui justifient le désir de composer
une nation. L’autre cas subordonne toute considération au désir de domination d’une
nation, considérée comme supérieure, par un processus raciste et xénophobe.
1. Voir texte.
b. Exaltation
Le nationalisme utilise les armes de la persuasion, en s’adressant aux émotions :
la vision du drapeau national, le chant collectif de l’hymne est un puissant moteur
de cohésion des armées, comparable à un hymne religieux, ou, dans une perspective
moins guerrière, des manifestations sportives. Les victoires d’une équipe, par exemple
à une coupe du monde de football, entraînent des explosions patriotiques dans le
pays, au-delà des amateurs de ce sport, et sans que la patrie ait été en danger ! Les
commentateurs sportifs emploient l’image de « nation sportive ».
Le symbole devient sacré, et suscite des réactions passionnelles : on peut tuer
pour un drapeau insulté, comme on a tué pour la croix ou le croissant. L’émotion
galvanise les foules et les entraîne à des actes irrationnels.
Conclusion
Le même terme de « nationalisme » désigne donc deux sentiments très diffé-
rents. Le premier défend une patrie en danger. Le second crée une tension entre la
nation qu’il rêve et le reste du monde. Au nom d’une supposée supériorité, il rêve un
peuple qui n’existe pas, au passé mythique, et déclenche des guerres et des conflits
sur un mensonge.
ْ Prolongements
Dans le contexte actuel de mondialisation accélérée, et d’une forme de crise des
valeurs liée à la modernité, les nationalismes paraissent trop souvent être une voie
de recours, facile à emprunter puisqu’elle en appelle aux émotions des peuples.
La Chanson de Roland
1 XIe siècle, vers 2355 — 2396, texte modernisé par les auteurs.
La mort de Roland
La Chanson de Roland est une chanson de geste, une épopée, datant du XIe siècle.
Basé sur des faits historiques, ce poème de 4 000 vers raconte le massacre de l’arrière-
garde de l’armée de Charlemagne au col de Roncevaux, le 15 août 778.
Roland sent bien que la mort l’entreprend,
Das Lied der Deutschen (Le Chant des Allemands) ou Deutschlandlied (Chant d’Allemagne).
Deutschland, Deutschland über alles,
über alles in der Welt,
wenn es stets zu Schutz und Trutze
brüderlich zusammenhält.
1. Le cor, en ivoire.
2. Se frapper la poitrine, en disant « mea culpa », geste du chrétien qui demande pardon à Dieu
pour ses fautes.
3. Geste de soumission dans la chevalerie.
4. Se dit du seigneur qui prend un jeune noble parmi ses pages, et lui enseigne la chevalerie.
Ernest RENAN
3 Qu’est-ce qu’une nation ?, Conférence prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882, Calmann-
Lévy, 1882.
milieu du IXe siècle ; le traité de Verdun trace des divisions immuables en principe,
et dès lors la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne s’acheminent par
des voies, souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence
nationale, telle que nous la voyons s’épanouir aujourd’hui.
Qu’est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C’est la fusion des popula-
tions qui les composent. Dans les pays que nous venons d’énumérer, rien d’analogue
à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l’Arménien, l’Arabe,
le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd’hui qu’au jour de la conquête. Deux
circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D’abord le fait que les peuples
germaniques adoptèrent le christianisme dès qu’ils eurent des contacts un peu suivis
avec les peuples grecs et latins. Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même
religion, ou, plutôt, quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc,
la distinction absolue des hommes d’après la religion, ne peut plus se produire. La
seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l’oubli de leur propre langue.
Les petits -fils de Clovis, d’Alaric, de Gondebaud, d’Alboin, de Rollon, parlaient déjà
roman. Ce fait était lui-même la conséquence d’une autre particularité importante :
c’est que les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands, avaient
avec eux très peu de femmes de leur race. Pendant plusieurs générations, les chefs
ne se marient qu’avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les
nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui
fit que la lingua francica, la lingua gothica n’eurent, depuis l’établissement des Francs
et des Goths en terres romaines que de très courtes destinées. Il n’en fut pas ainsi en
Angleterre ; car l’invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec elle ; la
population bretonne s’enfuit, et, d’ailleurs, le latin n’était plus ou, même, ne fut jamais
dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au
Ve siècle, Clovis et les siens n’eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.
De là ce fait capital que, malgré l’extrême violence des mœurs des envahis-
seurs germains, le moule qu’ils imposèrent devint, avec les siècles, le moule même
de la nation. France devint très légitimement le nom d’un pays où il n’était entré
qu’une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons
de geste, qui sont un miroir si parfait de l’esprit du temps, tous les habitants de la
France sont des Français. L’idée d’une différence de races dans la population de
la France, si évidente dans Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré dans
les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. La différence du
noble et du vilain est aussi accentuée que possible ; mais la différence de l’un à
l’autre n’est en rien une différence de race ; c’est une différence de courage, d’habi-
tude et d’éducation transmise héréditairement ; l’idée que l’origine de tout cela
soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d’après lequel la noblesse
dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands services rendus à
la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce système est établi comme un
dogme dès le XIIIe siècle. La même chose se passa à la suite de presque toutes
les conquêtes normandes. Au bout d’une ou deux générations, les envahisseurs
normands ne se distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n’en
avait pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse,
des habitudes militaires, un patriotisme qu’il n’avait pas auparavant.
L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la forma-
tion d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent
pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière
les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques,
même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L’unité se fait
toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été
le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle.
Le roi de France, qui est, si j’ose le dire, le type idéal d’un cristallisateur séculaire ;
le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu’il y ait ; le roi de France,
vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu’il avait formée l’a maudit, et,
aujourd’hui, il n’y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu’il valait et ce qu’il a fait.
C’est par le contraste que ces grandes lois de l’histoire de l’Europe occidentale
deviennent sensibles. Dans l’entreprise que le roi de France, en partie par sa tyran-
nie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays
ont échoué. Sous la couronne de Saint-Étienne, les Madgyars et les Slaves sont restés
aussi distincts qu’ils l’étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers
de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés
les uns aux autres. En Bohème, l’élément tchèque et l’élément allemand sont super-
posés comme l’huile et l’eau dans un verre. La politique turque de la séparation des
nationalités d’après la religion a eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la
ruine de l’Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq
ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n’ont entre elles presque
rien en commun. Or l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup
de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen
français ne sait s’il est Burgonde, Alain, Taïfale, Visigoth ; tout citoyen français doit
avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il n’y a pas en
France dix familles qui puissent fournir la preuve d’une origine franque, et encore une
telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements
inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes.
La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits
convergeant dans le même sens. Tantôt l’unité a été réalisée par une dynastie, comme
c’est le cas pour la France ; tantôt elle l’a été par la volonté directe des provinces,
comme c’est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit
général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c’est le cas pour
l’Italie et l’Allemagne. Toujours une profonde raison d’être a présidé à ces formations.
CM 46 Nationalisme
Introduction
Les mouvements qualifiés de populistes sont totalement d’actualité en France
et en Europe dans les deux premières décennies du XXIe siècle. Leurs idées et leurs
modes d’expression sont d’une grande diversité. À la différence de nombreux mots
en « isme », le populisme ne désigne pas un système philosophique et politique
homogène, proposant une alternative tant économique qu’institutionnelle. Il se
caractérise par un discours opposant le peuple et les élites, considérées comme
corrompues, injustes, incompétentes, et faisant fi des intérêts et des difficultés des
catégories populaires. Le populisme peut s’exprimer à travers des protestations
spontanées, des mouvements politiques se voulant en rupture avec les partis tradi-
tionnels, et même s’incarner dans certains dirigeants.
1. Le boulangisme
Dans les années 1885, le boulangisme est un premier mouvement populiste qui
secoue la IIIe République à ses débuts. Le nom vient du général Boulanger (1837-
1891), ministre de la Guerre en 1886-1887. Contrairement à une élite militaire de
tradition monarchiste, Boulanger apparaît comme un général républicain qui se
rend populaire en ne faisant pas tirer sur les mineurs de Decazeville. Il attise en
même temps le patriotisme revanchard en manifestant une franche hostilité à
l’Allemagne, en prônant une stratégie offensive et non plus défensive. Il adhère à
la Ligue des patriotes de Desroulède1. Evincé du ministère en mai 1987, il reçoit un
large soutien populaire et cristallise des mécontentements variés, il a des soutiens
contradictoires. Soutenu par les milieux populaires urbains, il bénéficie aussi de
l’aide financière des monarchistes et des bonapartistes, qui voient en lui l’homme
qui fera tomber la République, mais Boulanger n’ose se lancer dans un coup d’État.
Le boulangisme décline quand le général, qui s’est fait élire député de Paris en 89,
est poursuivi pour complot contre l’État et s’enfuit en Belgique. Il s’éteint avec le
suicide de Boulanger, en Belgique en 1891. Il est bien un mouvement populiste qui
met en cause les compétences et la probité du régime parlementaire2, rassemble des
mécontentements et des aspirations contradictoires, joue sur la fibre nationaliste.
des gouvernements, elle est aussi entachée par des scandales tels que l’affaire Stavisky1.
Enfin le mécontentement affecte une large génération d’anciens combattants de 14-18
qui s’estiment mal récompensés de leurs sacrifices. C’est dans ce contexte de dépres-
sion que se développent l’antiparlementarisme, mais aussi la xénophobie et l’antisémi-
tisme. Ils sont encouragés par de nombreux mouvements d’extrême droite, telles les
ligues2, dont certains souhaitent l’instauration de régimes fascistes.
3. Le poujadisme
Le mouvement qui agita les années cinquante et la IVe République tire son nom
de Pierre Poujade (1920-2003), libraire de son métier. Il a pour origine une protes-
tation locale de commerçants contre les contrôleurs du fisc. Pierre Poujade prend la
tête en 1953 d’un mouvement de défense des commerçants et des artisans contre la
pression fiscale. Il est le principal leader de l’Union de défense des commerçants et
artisans (UDCA), qui donne naissance à un parti politique, l’UFF, Unité et Fraternité
françaises. L’UFF obtient près de 12 % des voix aux élections législatives de 1956 et
52 députés. Le poujadisme est l’expression d’une classe moyenne commerçante et
provinciale qui s’estime injustement traitée tant par le gouvernement et le Parlement
que par la bureaucratie. Il reprend des thèmes de l’extrême droite tels que l’antipar-
lementarisme, le corporatisme et les discours de Poujade témoignent régulièrement
d’un antisémitisme, prenant notamment pour cible Pierre Mendès-France, président
du Conseil en 1954. Le mouvement, par ailleurs partisan de l’Algérie française, dispa-
raît avec l’avènement de la Ve République en 1958.
1. L’affaire Stavisky, nom d’un escroc mort dans des conditions mystérieuses en 1934, compromet
des personnalités proches du gouvernement. Elle entraîne les manifestations violentes du
6 février 1934, encouragées par l’extrême droite.
2. On citera les Jeunesses patriotes, Solidarité française, la ligue d’Action française. Les ligues
sont interdites par le gouvernement de Léon Blum en 1936.
avec l’argent public. Les élites économiques ne sont pas épargnées. Sont alors
pointés du doigt les salaires des patrons des très grandes entreprises. Le discours
populiste manifeste aussi son aversion pour les élites intellectuelles et culturelles.
4. Un certain antilibéralisme
La défense indignée du peuple, des petites gens, s’en prend toujours aux riches,
au pouvoir de l’argent. Elle rejoint la dénonciation du capitalisme par les courants
socialistes et communistes. C’est là un point de jonction entre le populisme et les
discours de la gauche. Le populisme actuel s’en prend aux effets du libéralisme
mondialisé, condamne à la fois le libre-échange, les dérèglementations, la flexi-
blité, le travail précaire, et le plus souvent manifeste son attachement aux services
publics et à la protection sociale.
5. L’euroscepticisme, le souverainisme
Autre bouc émissaire du populisme – avec la classe politique nationale et les
dirigeants économiques – l’Union européenne, ses institutions, accusées d’imposer aux
entrepreneurs et aux agriculteurs des directives injustes et contraignantes. D’abord
Conclusion
Dans la diversité de ses formes, dans ses contradictions, le populisme se présente
avant tout comme la preuve d’une démocratie en crise. On peut le voir comme la réplique
sporadique, passionnelle aux défaillances morales de la représentation politique, aux
injustices induites par le système économique. Mais tout discours populiste recèle une
instrumentalisation des affects par les acteurs de la scène politique.
ْ Prolongements
Il n’est pas inutile de prolonger la réflexion sur le populisme avec le mouvement des
« Gilets jaunes » que connut la France à partir de l’automne 2018. Il se manifeste d’abord
par une protestation contre la hausse du prix du gas oil et la limitation de vitesse, puis
cristallise une série de mécontentements, liés aux inégalités matérielles, aux condi-
tions de travail. Il prend une ampleur dans tout le pays au fil des semaines et s’exprime
par le siège de carrefours ou des manifestations, émaillées d’incidents violents, à Paris,
Toulouse, Bordeaux. Le mouvement est inédit en ce qu’il se développe loin des partis
politiques et des syndicats, qu’il n’a pas de véritable leader à l’échelle nationale, ni de
structure pyramidale. Il est bien l’expression d’une colère forte, longtemps contenue,
d’une population résidant plutôt dans des zones périurbaines ou rurales, aux revenus
moyens ou faibles, contre un gouvernement jugé arrogant, indifférent aux problèmes de
la vie quotidienne. Il a en commun avec les populismes une hostilité envers les élites et
des revendications variées, voire contradictoires. Expresssion d’un réel malaise social, le
mouvement des Gilets jaunes nous force à une réflexion sur les objectifs et les procé-
dures de la démocratie, sur le renforcement de celle-ci.
ْ Annexe
Provenance des thèmes populistes.
Anticapitalisme. Extrême gauche
Antiparlementarisme. Extrême droite.
Attachement à la protection sociale, aux droits syndicaux. Gauche, Extrême gauche.
Défense du petit commerce, de la petite entreprise. Droite, extrême droite.
Euroscepticisme, europhobie, souverainisme. Gauche et droite.
Ennemis : les patrons, la finance. Extrême gauche
Ennemis : les fonctionnaires, les technocrates. Extrême droite
Ennemis : les étrangers, les immigrés. Extrême droite.
Jacques Rancière
2 La Haine de la démocratie, La Fabrique Éditions, 2005.
Joël Gaubert
3 « Malaise populiste dans la démocratie contemporaine », in Cités, n° 49, intitulé
« le populisme contre les peuples ? », 2012.
3) Remédier au populisme.
Ainsi, si l’on veut vraiment résoudre le problème du populisme, qui semble
bien revenir à l’ordre du jour de nos démocraties désenchantées, ce n’est pas en
se détournant du modèle représentatif – dont les pathologies produisent, en
réaction, le rejet des élites et des institutions établies par un peuple alors séduit
par d’habiles tribuns aux pouvoirs décuplés par un système médiatique tentaculaire
– pour s’en remettre au modèle participatif au nom d’une « démocratie directe »
censée être plus en adéquation avec les aspirations des citoyens, ou encore avec
« la vie des vraies gens d’en bas », ce qui ne peut manquer, là aussi, de produire
de dangereuses dérives, anarchiques d’abord puis, bien vite, despotiques, l’éli-
tisme autocratique et le populisme démagogique s’entre-fécondant alors de façon
exponentielle et de plus en plus irrésistible. On ne peut remédier à la crise des
démocraties contemporaines qu’à condition de « reprendre » (au double sens de
retenir et de refonder) les modèles représentatif et participatif pour en faire la
synthèse par l’intégration d’un modèle délibératif qui, bien entendu et pratiqué,
remette la discussion mais aussi l’instruction de tous au principe d’un bien-vivre
ensemble et personnel, libre, égal et fraternel.
CM 47 Populisme
ώ Frise chronologique n° 35
Introduction
Si, à l’évidence, les hommes forment des sociétés, il semble souvent très difficile
de définir clairement cet espace de vie en collectivité. En effet, pour y parvenir, il
faut, chaque fois, déterminer des critères « objectifs » permettant de classer et, le
plus souvent de hiérarchiser. Il est donc toujours nécessaire d’établir des ensembles,
de regrouper des pratiques aussi différentes que l’art, la morale, le politique en des
unités globales identifiables. Rapidement, les ethnologues, anthropologues et socio-
logues distinguèrent des « degrés » de civilisation. Leur pensée détermina des socié-
tés simples, « sauvages », naturelles, souvent considérées comme « primitives », et
d’autres, organisées de manière complexe, possédant des techniques et des pratiques
intellectuelles, définies comme « civilisées ».
Le plus souvent, les sociétés ainsi déterminées sont assimilées à des moments,
à des étapes dans l’histoire humaine. La « primitive » serait ainsi la plus ancienne.
Clanique, elle est fondée sur une possession collective des biens, de la terre, sur
une économie naturelle fondée sur la cueillette, la chasse, la pêche. La « civilisée »,
quant à elle, débute dès le néolithique quand s’organisent élevage et agriculture mais
se structure en tant que telle surtout avec l’antiquité et l’apparition d’une propriété
privée garantie par l’état, d’une organisation politique reposant sur des classes ou
des castes, et, plus tard, par des modes de production complexes, du système féodal
aux structures marxiste et capitaliste.
L’analyse de ces différentes formes sociales connaît des étapes marquées, le
développement de la croyance dans le progrès au XVIIIe siècle fera des sociétés
industrialisées un modèle à rechercher et conduira à considérer les sociétés moins
technologiquement avancées comme inférieures. C’est la fin de l’esclavagisme, le
retour à des idéologies valorisant la nature et l’égalité qui permettront à ces sociétés
primitives d’être considérées comme des cultures à part entière, dont la « valeur »
est égale à celle des autres.
Les appellations de ces sociétés et de ces peuples ont beaucoup varié au cours de
l’histoire. On a utilisé tout à tour les adjectifs « primitifs », archaïques, « premiers »…
On reproche aujourd’hui à tous ces termes une dimension axiologique1 marquée
soit par le racisme, soit par des ségrégations historiques ou politiques. Une longue
concertation incluant ces sociétés a abouti, lors du vote de l’ONU à l’appellation de
« peuples autochtones ». Le pluriel a d’ailleurs été l’objet de discussions animées
durant plusieurs années2.
b. Civilisation et culture
Mais « le bon sauvage » ne suffit pas à analyser les sociétés traditionnelles et
originelles. La complexité définitionnelle tient en réalité à la difficulté à cerner ce
que l’on peut appeler « civilisation ». Souvent associée à la « culture », elle désigne
un ensemble subtil recouvrant à la fois les croyances, les connaissances, les arts, les
lois et l’éthique, les usages coutumiers ainsi que toutes les habitudes ancrées dans
un groupe. Ainsi, E.B. Tylor2, référence en la matière, détermine trois stades d’évo-
lution : l’état sauvage, le barbare et celui de civilisation. À la suite de Spencer3, on
considère qu’une société est « civilisée » quand elle est complexe, hétérogène, et
qu’elle différencie ses organes selon les fonctions.
« première ». Pour beaucoup, la religion permet d’établir une conception assez nette
de l’évolution des sociétés. Les plus abouties seraient, en effet, celles qui ont des
croyances étroitement liées à un système moral très complexe et qui remplacent la
magie. Parfois, on considère que c’est le passage d’un animisme adorant des dieux
zoomorphes à une croyance en des divinités anthropomorphes qui caractérise la
différence entre société dite « primitive » et la « civilisée ».
a. Les fondements
La société implique un contrat pour advenir. Jamais signé ni même totalement
explicité, il s’impose comme structure sous-jacente nécessaire, comme fondement.
Les marxistes définissent la société autochtone comme économiquement faible.
Seulement construite autour de la subsistance, elle vit la rareté et le manque. Ainsi
s’expliquent pour eux le recours au symbolique, au magique, au religieux. Sa division
et sa composition se fondent uniquement sur la partition entre vie et mort. Pour
Freud1, c’est la violence qui caractérise la naissance de ces sociétés. Elles reposent
toujours sur un homicide (Abel et Caïn, Remus et Romulus). Le crime premier consti-
tue le groupe qui établit à la fois la transgression et la norme à partir de cet acte
originaire. Le conflit serait donc l’infrastructure originaire des sociétés.
c. Le rapport à l’Histoire
Ces peuples, autrefois qualifiés de « sauvages », de « barbares » ou de « primitifs »
sont appelés ainsi en raison de critères culturels. Ce ne sont ni leur degré de techni-
cité ni leur capacité à maîtriser une écriture, ni une structure sociale simple seuls
qui les distinguent. En réalité, ce qui permet de déterminer un archaïsme sociétal,
c’est l’absence de conscience d’être dans un déroulement historique qui unit tous ces
critères et caractérise le mieux ce type de société. Georges Gurvitch4 distingue ainsi
les sociétés « prométhéennes » qui sont conscientes de leur histoire et tentent de
lutter contre leur déterminisme et les autres, celles qui le subissent et se résignent.
b. L’animisme
L’École animiste, représentée par Tylor, Spencer et Frazer1, définit ce type de
société comme cherchant à expliquer son environnement, ses rêves par l’existence
d’âmes comparables à la sienne, capables d’agir et de produire les phénomènes
qu’elle constate. Pour Durkheim2, qui s’élève contre cette conception -qui fait de
ces sociétés des groupes manifestant un jugement erroné — cette pensée magique
est la première étape de la rationalité scientifique. Elle est une approche implicite
de ce que les sciences modernes explicitent. Les sociétés autochtones, selon lui,
sont capables de rationalisation, d’abstraction, de classification et de déduction.
1. cf. Pour Tylor et Spencer supra p., Cf. J. Frazer, Le Cycle du rameau d’or, 12 vol., Paris, Geuthner,
1925-1935, rééd. Le Rameau d’or, 4 vol., Paris, Robert Laffont, 1981-1984 (The Golden Bough, A
Study in Magic and Religion, Londres, Mac Millan, 12 vol., 1911-1915).
2. Cf. Formes élémentaires de la vie religieuse, Le système totémique en Australie 1912, Les Presses
universitaires de France, 1968, cinquième édition, 647 pages. Collection : Bibliothèque de
philosophie contemporaine.
c. « Participer » au monde
Lucien Lévy-Bruhl1 s’oppose à ces deux conceptions et développe l’idée que les
hommes « primitifs » (on dirait aujourd’hui « autochtones ») pensent d’une manière
différente de la nôtre. Pour lui, ils sont conditionnés par les représentations mentales
collectives, transmises de génération en génération, et liées à des affects et à des
catégories précises. Selon lui, ces peuples pensent la réalité à travers le prisme de
leurs croyances, ils ne l’observent pas, n’élaborent pas d’hypothèses à vérifier, ils se
réfèrent à une attitude qu’il qualifie de « prélogique ». Il ne s’agit pas d’une manière
de penser antérieure à celle des modernes mais d’une liaison différente au réel. Ils
participent pleinement à la nature. Pour eux, l’on peut être à la fois soi-même et
autre chose, son animal totem, par exemple.
Ainsi s’explique selon lui l’abondance lexicale de ces populations qui disposent
d’un très grand nombre de mots pour désigner une même chose, mais aussi leur
conception particulière de la causalité. Pour eux, un phénomène est une circonstance
permettant à une puissance surnaturelle d’intervenir et d’agir. L’univers est organisé
par des forces bénéfiques ou maléfiques, c’est un continuum auquel l’homme appar-
tient pleinement lui-même. Ainsi la magie est-elle essentielle pour tenter d’agir, pour
entrer en contact avec ces puissances transcendantes et sacrées. Participer c’est se
fondre dans un tout, et, pour tout être, ne pas être conçu comme un individu. Le
subjectif n’est pas différencié de l’objectif, le symbole domine le concept, la fonction
fabulatrice est supérieure à la pensée logique, le jugement est pénétré par l’imagi-
nation et l’affectivité. Le monde n’est alors conçu que dans un ensemble symbolique
cohérent, collectif qui unit l’esprit et l’affectif. Il n’y a donc jamais de contradiction,
ni de généralisation ni d’organisation hiérarchisée des concepts.
1. Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), cf. La mentalité primitive (The Herbert Spencer Lecture delivered
at Oxford, 29 may 1931), Oxford Clarendon Press, 1931.
2. Gerardus Van der Leeuw, 1890-1950. Cf. La Religion dans son essence et ses manifestations :
une étude en phénoménologie, 1938, éd. française : Payot, trad. J. Marty, 1948.
3. Georges Gusdorf (1912-2000). Cf. L’expérience humaine du sacrifice, PUF, 1948 et Mythe et
métaphysique, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique, 1953, réédité en 1984,
coll. Champs.
4. Bergson (1859-1941). Cf. Les deux Sources de la morale et de la religion, 1932, rééd. 2013, PUF,
Quadrige.
2. Les familles
Toutes ces sociétés distinguent nettement les relations amoureuses et sexuelles
occasionnelles et les unions officielles qui assurent des relations stables dans le
groupe et avec les autres qui sont à proximité. Le mariage est donc fortement
1. La « caste » est une classe sociale fermée, qui exclut toute personne extérieure, attachée à
des usages fixes (cf. en Inde).
4. Conflits et guerres
Les sociétés autochtones ne sont pas aussi partageuses ni pacifiques que les
utopies des Lumières (dont Diderot) le pensaient, elles entretiennent généralement
des relations conflictuelles avec leurs voisines. Les guerres sont nombreuses, si elles
opposent deux groupes proches par la parenté, elles sont peu meurtrières, surtout
constituées de razzias. Le chef militaire est généralement celui qui dirige l’ensemble
et il n’y a que très rarement des « soldats » uniquement consacrés à cette tâche. Le
plus souvent, ces conflits s’achèvent rapidement et aboutissent à des négociations
et à des arbitrages.
5. Les croyances
La religion est essentielle pour assurer la cohésion des groupes. Les symboles
d’union sont investis d’une puissance sacrée, les chefs ont des fonctions rituelles,
le pouvoir est associé au magique. Dieux et esprits appartiennent à la société et
en symbolisent l’unité et la force. Souvent associées aux ancêtres, introduites dans
des mythes qui expliquent le monde, ces puissances situent l’homme dans l’univers,
déterminent sa morale, justifient son statut et sa place.
IV. L’art
Les arts dits « primitifs », « premiers », archaïques », « autochtones » corres-
pondent à une vision contemporaine des productions culturelles de ces peuples.
À la fin du XIXe siècle, le « primitivisme » définit les arts des origines de l’huma-
nité, ou toutes les formes premières d’arts nouveaux apparus au fil des siècles. Assez
péjoratif durant la période coloniale, le mot a évolué avec l’utilisation qui a été faite
de ces œuvres par les artistes européens.
1. Nature et culture
Le regain d’intérêt moderne, dans une mondialisation naissante et après la
mythification politique et économique des Lumières, est né de l’attention nouvelle
portée aux sociétés différentes des organisations sociales occidentales, en voie de
standardisation. En outre, rejetant une vision simpliste, uniquement fondée sur l’idée
d’une simple évolution historique d’une « enfance » de l’humanité vers l’accession au
progrès et au modernisme, des penseurs comme Lévi-Strauss, influencés par l’appa-
rition du structuralisme, définirent une autre approche.
Le structuralisme consiste à étudier des faits en s’attachant aux structures, et à
observer la langue comme un système dont tous les éléments sont solidaires et en
relation. Pour définir une identité humaine, au-delà des différences culturelles et
revenir donc à une « nature » unique, il semble nécessaire d’analyser toutes les socié-
tés autochtones en s’appuyant sur les universaux qu’elles ont en commun, mythes,
structure profondes, parenté.
L’organisation sociale est alors perçue comme une manifestation concrète des
structures. La parenté, notamment, est ce qui met en lumière non l’opposition entre
nature et culture mais l’universalité des caractères et la variabilité des normes et des
coutumes sociales. Dans Les Structures élémentaires de la parenté, en 1954, Lévi-Strauss
analyse l’interdit de l’inceste comme le lien établi entre nature et culture. Ces socié-
tés reposent ainsi sur des principes identiques aux nôtres. Si certains empiristes
contestent cette théorie, beaucoup d’anthropologues relèveront la persistance de
ces structures. Les sociétés sans écriture, qu’il appelle « froides » (en opposition aux
« chaudes » où l’histoire est consignée par écrit, donc mémorisée et historicisée) ne
connaissent que le mythe et ses fabulations.
En outre, la « pensée sauvage » n’est pas restreinte à ces seules sociétés « autoch-
tones » selon Lévi-Strauss, elle structure également les organisations humaines
dites « civilisées ». Les mythes sont étudiés dans leurs relations avec le reste des
motifs sociaux. Leurs rapports avec les autres ensembles mythiques permettent
d’identifier des structures logiques (des oppositions binaires entre haut et bas, cru
et cuit par exemple) et des codes (astronomique, affectif, politique) qui les modifient,
les inversent parfois. La nature ne s’oppose donc pas à la culture, le moderne à
l’archaïque, les deux composent des harmonies différentes mais qui révèlent une
globalité humaine sous-jacente et universelle.
2. Histoire et archaïsme
Les principales critiques adressées à la théorie de Lévi-Strauss portent sur la
méthode : pour certains, le mythe n’est pas objectif, ce serait oublier l’homme.
D’autres, comme Jean-Paul Sartre, lui reprochent de considérer le mythe comme
l’origine de l’histoire et non comme son produit. D’autres, enfin, considèrent que
l’on ne peut élargir les observations effectuées sur la parenté et le mythique aux
autres faits sociaux.
Certains chercheurs, comme Georges Balandier1, étudiant l’Afrique sub-saha-
rienne, remarquent que les sociétés « archaïques » connaissent une histoire cumula-
tive, la mémorisent. Les rapports à la politique, à l’économique, à la sacralité et au
religieux doivent être conçus dans une dynamique qui interroge le passage de la
tradition à la modernité. Les anthropologues marxistes voient ces structures fonda-
trices comme des pratiques sociales symboliques et des médiatrices économiques.
Les recherches contemporaines tentent de dépasser ces contradictions. Les struc-
tures essentielles sont étudiées en relation avec deux critères fondamentaux : le
différent et l’identique. Leur efficacité idéologique et sociale est analysée en rapport
avec la mise en place de la domination et de la violence, le travail est conçu dans sa
liaison avec la différenciation homme-femme notamment. L’analyse des symboles,
de la magie, des pratiques religieuses conduit à interroger les images du corps, de
la lignée, de la fécondité et de la stérilité. Ainsi peut-on questionner les catégories
du mal et du malheur, de la maladie et de la santé, de la médecine et de la pharma-
copée par exemple. Le normal et l’anormal deviennent des motifs explicatifs et
analytiques structurants qui permettent de réviser les distinctions entre pré-his-
toire et histoire, entre pré-logique et rationalité. Le post-colonialisme a également
influencé les recherches. La « nouvelle histoire » s’interroge désormais aussi sur la
vie quotidienne, les traditions et coutumes, les contes, le folklore et sur l’approche
du temps (conçu comme long, court, cyclique, discontinu).
1. Cf. Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955), rééd. PUF, Quadrige, 1982.
2. Theory of culture change : The Methodology of multilinear evolution, University of Illinois Press,
Urbana 1955.
3. R.B. Lee et I. DeVore, Man The Hunter, Aldine Publishing Company, 1968.
2. Les menaces
Elles sont culturelles, encore et toujours. À la fin du XIXe siècle, les pension-
nats « Carlisle » accueillaient en Pennsylvanie les enfants Cheyennes afin de « tuer
l’Indien pour éduquer l’homme ». Le racisme et l’ignorance marginalisent ces popula-
tions quand elles se rapprochent des villes, ou, parquées dans des réserves, elles se
détruisent par l’alcool et les drogues.
Elles sont aussi économiques, car leurs terres sont convoitées. Les premiers
Européens, ont abusé de l’absence de propriété : « Nous ne possédons pas la terre,
nous lui appartenons ». Sur ce vide juridique, appelé « terra nullius », la terre de
personne, une bulle papale a autorisé la spoliation foncière systématique. De nos
jours, au Brésil, l’exploitation minière, forestière et agricole entreprend la défores-
tation de l’Amazonie toute entière en attribuant la tutelle des populations autoch-
tones au ministère de l’agriculture. Le recul de la forêt détruit les ressources en
gibier et à terme, les populations qui en vivent.
Or, ces peuples se définissent dans le continuum géographique et temporel, en
se définissant par l’ancrage à une terre et à une famille.
Elles sont, enfin, climatiques puisqu’ils sont les premières victimes des change-
ments qui affectent le climat. Les Inuit, par exemple, voient leur territoire se réduire
par la fonte de la banquise, les insulaires risquent la submersion par la montée des
eaux des océans.
Conclusion
L’importance des sociétés autochtones dans la culture contemporaine est visible
partout. L’absence d’écriture n’est aujourd’hui plus considérée comme une marque
d’infériorité mais comme une ouverture sur d’autres modalités d’expression et de
mémorisation.
L’intérêt moderne pour les traditions orales, le folklore, les productions populaires
est directement lié à la découverte sans préjugés de ces sociétés.
ْ Prolongements
Les grands courants artistiques du XXème s se sont appuyés sur leurs acquis.
Fauvisme, surréalisme notamment ne se conçoivent pas sans l’intérêt porté aux
cultures africaines, océaniennes, asiatiques (auxquelles s’ajoutent les productions
japonaises et chinoises)1.
Textes
Montaigne
1 Essais, I, ch.31, « des Cannibales », 1580, translation des auteurs.
« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de
sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle
barbarie ce qui n’est pas conforme à son usage ; il est vrai qu’il semble que nous
n’ayons d’autre image de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des
opinions et des usages du pays où nous sommes. Là se trouve toujours la parfaite
religion, la parfaite police, le parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont
sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature, d’elle-
même et selon son évolution ordinaire, a produits : alors que, à la vérité, ce sont
ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun,
que nous devrions plutôt appeler sauvages. Chez eux, les vraies, les plus utiles, les
plus naturelles vertus et propriétés sont vives et vigoureuses, alors que nous les
1. Cf. « La tête au carré, par Mathieu Vidard, 07/03/2019, « les peuples autochtones », (55 minutes).
Diderot
2 Supplément au Voyage de Bougainville, 1772, publ. 1796.
a) Chapitre 1 (extrait)
« B. (…) la vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si
compliquées ! Le Tahitien touche à l’origine du monde, et l’Européen touche à
sa vieillesse. L’intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de
l’enfant qui naît à l’homme décrépit. Il n’entend rien à nos usages, à nos lois, ou
il n’y voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses ; entraves qui ne
peuvent qu’exciter l’indignation et le mépris d’un être en qui le sentiment de la
liberté est le plus profond des sentiments.
A. Est-ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ?
B. Ce n’est point une fable ; et vous n’auriez aucun doute sur la sincérité de
Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son voyage.
A. Et où trouve-t-on ce supplément ?
B. Là, sur cette table. »
b) Chapitre 2 (extrait)
(Orou, un Tahitien, parle à Bougainville)
« Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les
tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre
tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des
besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque
nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y
manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commo-
dités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient
à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si
tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de
travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues
annuelles et journalières, la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous
paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu
voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes
vertus chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et
robustes Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et
belles. Prends cet arc, c’est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de
tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul ; je laboure la terre ;
je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en
moins d’une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre, et j’ai quatre-
vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Tahitiens présents, et à
tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités ! Nous ne connaissions
qu’une maladie, celle à laquelle l’homme, l’animal et la plante ont été condam-
nés, la vieillesse, et tu nous en as apporté une autre ; tu as infecté notre sang. Il
nous faudra peut-être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes,
nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; celles qui ont approché tes
hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans
les nôtres ; ou nos enfants, condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as
donné aux pères et aux mères et qu’ils transmettront à jamais à leurs descendants.
Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les funestes caresses
des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arrêter le poison. Tu
parles de crimes ! as-tu l’idée d’un plus grand crime que le tien ? Quel est chez toi
le châtiment de celui qui tue son voisin ? la mort par le fer : quel est chez toi le
châtiment du lâche qui l’empoisonne ? la mort par le feu : compare ton forfait à ce
dernier ; et dis-nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu mérites ? Il n’y
a qu’un moment, la jeune Tahitienne s’abandonnait aux transports, aux embras-
sements du jeune Tahitien ; attendait avec impatience que sa mère (autorisée
par l’âge nubile) relevât son voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d’exciter
les désirs, et d’arrêter les regards amoureux de l’inconnu, de ses parents, de son
frère ; elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d’un
cercle d’innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de
celui que son jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui désignaient. L’idée de
crime et le péril de la maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances,
autrefois si douces, sont accompagnées de remords et d’effroi. Cet homme noir,
qui est près de toi, qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à
nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles rougissent. Enfonce-toi, si
tu veux, dans la forêt obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais
accorde aux bons et simples Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du
ciel et au grand jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre
à la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils pensent que
le moment d’enrichir la nation et la famille d’un nouveau citoyen est venu, et ils
s’en glorifient. Ils mangent pour vivre et pour croître : ils croissent pour multiplier,
et ils n’y trouvent ni vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. À peine t’es-tu
montré parmi eux, qu’ils sont devenus voleurs. À peine es-tu descendu dans notre
terre, qu’elle a fumé de sang. »
P. Clastres
3 La Société contre l’État, ch.2, les Éditions de Minuit, 1974.
« Les sociétés primitives ? Des sociétés sans État. On peut s’appuyer sur l’exis-
tence des sociétés primitives, qui n’ont pas connu de développement technique et
sont restées à l’écart de histoire, pour montrer que l’on peut se passer d’État. Quelle
est l’essence de la société primitive ? Elle exerce un pouvoir absolu et complet
sur tout ce qui la compose, en interdisant dès lors l’autonomie éventuelle de l’un
quelconque de ses sous-ensembles. C’est le spectre de la division que la société
primitive tente d’exorciser, en mettant le chef lui-même sous surveillance ; il est
le lieu où pourrait surgir « la captation du pouvoir » qui entraînerait l’inégalité
entre maître et sujets par l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central
et séparé. Le chef a pour fonction de « maintenir tous les mouvements conscients
et inconscients qui nourrissent la vie sociale [mariages, naissances, conflits…],
dans les limites et dans les directions voulues par la société. »
Freud
4 Malaise dans la Civilisation, 1929, Traduit de l’Allemand par Ch. et J. Odier, Revue
française de psychanalyse, Tome VII, n° 4, 1934, pp. 692 et suiv.
« L’homme n’est point cet être débonnaire au cœur assoiffé d’amour, dont on
dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter
au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité : pour
lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet
sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. (…) Par suite de cette hostilité
primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est
constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la
maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La
civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour
en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. (…)
Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à
présent. (…) Mais il serait injuste de reprocher à la civilisation de vouloir exclure
de l’activité humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispen-
sables, mais rivalité n’est pas nécessairement hostilité ; c’est simplement abuser
de la première que d’en prendre prétexte pour justifier la seconde. »
CM 48 Sociétés autochtones
ώ Frise chronologique n° 36
Introduction
Le terme de « platonisme » évoque immédiatement la philosophie de Platon,
s’opposant aux sophistes mais aussi à Aristote. L’on sait, en outre, à quel point la
diffusion de cette pensée constitue une véritable révolution des idées. Sa résis-
tance même, face à d’autres courants, peut surprendre. Souvent simplifié et associé
à l’amour idéal, vécu sans être nécessairement lié à la sensualité, le platonisme se
rencontre dans d’autres domaines que la philosophie.
Platon (427-347 av. J.-C.) pose l’existence des Idées, entités intelligibles dans
un monde accessible à l’âme, hors de toute contingence sensible. Dans son école,
L’Académie, un « scholarque », disciple du maître élu, enseigne à de jeunes élèves
les principes socratiques transmis par les dialogues philosophiques, le Timée plus
particulièrement.
Le néo-platonisme, initié par Plotin (né en 205 et mort en 270), s’éloigne parfois
des commentaires qui se sont accumulés et ont dénaturé la pensée du maître. Il
s’appuie davantage sur le Parménide et tente d’instaurer un retour aux idées propres
au philosophe. Il dépasse la simple analyse ontologique et propose une dimension
hénologique1 : l’Un devient référentiel, le Bien est premier, avant les Idées (Etre et
intellect) et l’Ame.
1. Sources
Les idées platoniciennes se diffusent grâce aux dialogues dans lesquels le philo-
sophe par excellence, Socrate, s’entretient avec des personnages connus, des sophistes,
des devins, des stratèges, des auteurs de théâtre, des jeunes gens en cours de
formation… La tradition distingue les dialogues dits « de jeunesse » dans lesquels
on assiste surtout à des réfutations d’autres thèses par Socrate (Ion, Protagoras par
exemple), des dialogues de la maturité (comme Le Banquet, Le Cratyle, La République
notamment) dans lesquels Platon développe des thèses plus personnelles et de
ceux de la vieillesse qui approfondissent les problématiques, comme Le Timée, Le
Parménide, Les Lois.
2. L’Académie
L’école fondée en 387 par Platon diffuse abondamment ses thèses. Elle aussi
connaît ensuite trois phases qui en déterminent les orientations.
L’Ancienne est fondée par les héritiers de Platon. Ces paléoplatoniciens cherchent
à en systématiser les théories. Les scholarques Xénocrate et Polémon sont les initia-
teurs de ce travail sur les principes fondateurs.
La « Moyenne Académie » s’appuie davantage sur les premiers dialogues et tente
de renouer avec la pensée de Socrate, Arcésilas, notamment, privilégie souvent
l’aporie, considérant impossible de connaître ou d’atteindre pleinement le raisonnable.
Carnéade de Cyrène fonde la Nouvelle Académie pour ne plus rechercher le vrai
mais seulement le vraisemblable et, pour y parvenir, privilégie l’analyse dialectique.
L’Académie ferme ses portes en 86 lorsque le dernier scholarque, Philon de Larissa
part pour Rome.
1. Du grec hénos (un) et suffixe -logie : théorie qui conçoit l’unité au-dessus de tout.
3. Médioplatonisme et néo-platonisme
Quelques adeptes du platonisme refusent les travaux et la pensée de la nouvelle
Académie et se définissent non comme des « académiciens » mais comme des « plato-
niciens » (des « platonikoi »). Répartis dans le monde méditerranéen, d’Athènes à
Rome en passant par Alexandrie notamment, ils valorisent la transcendance, l’exis-
tence d’un démiurge et reprennent la tripartition dieu, Idées, matière.
Le néo-platonisme est un terme qui apparaît dans une traduction de Plotin rédigée
par l’anglais Thomas Taylor en 1787 (avant de traduire celles de Platon en 1804), ce
courant, lorsqu’il naît vers 229-230, se conçoit comme le platonisme de son temps.
Il reprend les principes initiaux auxquels il ajoute des idées empruntées à
l’orphisme, au pythagorisme. Il constitue un ensemble théorique riche, réparti
entre Alexandrie, Pergame, la Syrie et Athènes. Ses « fondateurs » essentiels sont
Ammonios Saccas à Rome et, surtout, Plotin. Il s’étend jusqu’en 544.
Le néoplatonisme se poursuit cependant, dans des courants différents et avec des
nuances nettes, bien après 544. Le néoplatonisme chrétien (surtout aux IV-Vème s),
l’islamique et le juif ésotérisants (1020-1503) celui de Perse (XIIème-XVIIème s) de
Mistra (XVème s) furent célèbres. Enfin, les plus tardifs sont aussi renommés, qu’il
s’agisse du médicéen (protégé par Laurent de Médicis et représenté par Marsile Ficin
et Pic de la Mirandole au XVème s) ou de celui de Cambridge (aux XVII et XVIIIème s).
1. Le platonisme originel
Pour Platon, connaître une chose, c’est savoir en définir la nature. Or, tout change,
évolue, se transforme dans le monde sensible. Il est donc impossible de détermi-
ner une identité permanente. On peut analyser la chose au moment de son étude,
dire de quoi elle est constituée, sans nécessairement la comprendre. Définir un
objet n’est pas nécessairement dire ce qu’il est, ni pourquoi il présente les caracté-
ristiques qui le composent.
a. Les Idées
Une même cause peut aboutir à des énoncés et des définitions distinctes voire
opposées. Comparant deux livres, on peut noter que l’un est plus riche de cent
pages que l’autre, lui-même moins épais de cent pages. Seul le nombre de pages
sert de critère de comparaison, la même cause aboutit à deux propositions exactes
mais différentes. C’est grâce à l’hypothèse des Idées que Platon peut dépasser
cette difficulté. En effet, l’Idée justifie l’existence de ces énoncés différents. Dans le
Phédon, notamment, il affirme ainsi : « Rien d’autre ne rend cette chose belle sinon
le beau, qu’il y ait de sa part présence, ou communauté, ou encore qu’il survienne
– peu importe par quelles voies et de quelle manière, car je ne suis pas encore en
état d’en décider ; mais sur ce point point-là, oui : que c’est par le beau que toutes
les belles choses deviennent belles. Il me semble que c’est la réponse la plus sûre
que je puisse faire, à moi ou à un autre. (…) c’est par le beau que les belles choses
deviennent belles » (100d-e, trad. M. Dixsaut Flammarion, 1999). La beauté ne
provient donc pas de la forme, de la couleur, de la perfection de la réalisation de
l’objet, elle vient de sa participation à l’Idée du beau. Ainsi, c’est l’Idée qui permet
d’accéder à la vérité, de prononcer des énoncés vrais parce que les caractéristiques
ne sont plus contingentes ni variables mais stables et universelles. L’Idée n’est pas
un objet, elle ne se corrompt pas, et est nécessaire à la connaissance.
En outre, l’homme n’est pas la mesure de toute chose comme l’affirme Protagoras.
Seul le « dieu » peut l’être. Invoquer ce dieu c’est donc inscrire son action dans une
référence stable, aboutir à une action juste et droite. Se rendre semblable à dieu
est donc souhaitable, c’est, en fait, devenir juste et pieux. L’action est ainsi directe-
ment fondée sur la connaissance de ce qui est bien et sur un modèle divin indiscu-
table et supérieur à l’homme.
L’âme est donc immortelle. Principe de mouvement (Phèdre), elle anime ce qu’elle
investit, et doit donc avoir au préalable acquis la connaissance des intelligibles
(Phédon). Cette acquisition est antérieure à la naissance et est mémorisée. L’âme
a contemplé le monde des Idées et s’en souvient de manière latente. Elle consti-
tue donc la part divine grâce à laquelle l’homme peut se rendre semblable à dieu.
C’est par la réminiscence que l’âme ensuite reconnaît et identifie la réalité. Mais la
naissance apporte l’oubli, il est donc nécessaire de faire revenir ces souvenirs, le
savoir et l’effort permettent de les retrouver. Il faut donc qu’elle soit immortelle
pour que cette réminiscence soit possible et que l’homme puisse penser sa respon-
sabilité. Avant d’entrer dans le corps, en effet, elle choisit le caractère et le fait en
fonction de son existence antérieure. La vie dépend donc du choix originel qu’elle
accomplit (La République, le mythe d’Er le Pamphylien (X, 608-621).
trouvent devant Ananké, la déesse de la Nécessité, et ses trois filles, Lachésis, Clotho
et Atropos (les Moires, ou les « Parques »). Celles-ci fabriquent des modèles de la
vie que mènera l’âme réincarnée. Chaque âme, appelée par tirage au sort, choisit
un modèle et un « démon », sorte de gardien qui l’accompagnera et la guidera. Elle
revient ensuite à son point de départ. Er voit passer les âmes d’hommes célèbres et
assiste à leurs choix (Agamemnon choisit d’être un aigle, Ulysse, un homme simple,
Orphée se réincarne en cygne par exemple). Er, ensuite, se réveille et raconte ce
qu’il a vu, devenant le messager de l’au-delà.
Le mythe met en valeur l’importance de la responsabilité personnelle, l’impor-
tance des choix et l’intérêt de pratiquer la philosophie, de rechercher le bien. Enfin,
la place accordée au poète par Platon est restée fameuse. En effet, il critique la
fascination qu’exerce la poésie sur la raison. Le poète se métamorphose dans les
choses, il devient le personnage dont il parle, c’est un possédé, un homme multi-
ple. L’ivresse et la magie poétiques sont dangereuses pour le logos et la raison. La
poésie peut aussi dire l’inhumain, être contaminée par le pathétique et la disso-
nance. La philosophie fait dialoguer les hommes, la poésie fait parler les dieux, le
poète doit donc être exclu de la Cité idéale, presque utopique, élaborée dans la
République par Platon.
L’âme, pour eux, est d’abord celle du monde, elle a été mise en place par le
démiurge, elle est le principe d’ordre qui donne sa cohérence à la création et
la maintient. Parmi les êtres vivants, créés par des dieux subalternes, l’homme
reçoit une âme, seul principe éternel de l’être. L’âme humaine est éternelle
mais son corps mortel, il ne peut donc participer à l’âme du monde mais elle
lui apporte le calme quand le corps est source des passions et des troubles.
2. Le néo-platonisme
Plotin rejette cette nouvelle manière d’appréhender les Idées et unit l’intelli-
gible à l’intellect. La multiplicité suppose une unité qui la transcende, la contienne
dont elle puisse sortir pour devenir réalité et vers laquelle elle doit retourner pour
se réaliser pleinement.
Toute Idée contient les autres, se connaît et se pense elle-même mais peut
également le faire pour toutes les autres Idées. Si chacune conserve cependant son
unicité et son identité, elle manifeste une unité multiple. Cela conduit rapidement
les autres « néo-platoniciens » à devoir organiser les Idées, à les hiérarchiser. Ainsi,
Proclus (412-485) organise la réalité en neuf niveaux (de l’Un, à la matière première)
et les dieux en neuf degrés (d’un dieu démiurge aux anges, démons et héros). Il liste
les puissances négatives et finit par distinguer des idées intelligibles, intelligibles
et intellectives, encosmiques… Les premières Idées donnent naissance à toutes les
autres et, ainsi, naît la multiplicité.
Le bien est transcendant, la philosophie tend vers la mystique puisque sa fin morale
est l’union avec le divin, unifier toutes les mythologies, l’orphisme, le pythagorisme,
les oracles permet d’aborder plus facilement le divin. Le néo-platonisme évolue donc
vers une théologie et une ontologisation1. L’homme ne semble pas pouvoir aisément
ressembler à dieu pour Plotin, puisqu’il ne possède ni ses vertus ni sa transcendance.
Pour lui, aucun partage, aucun rapprochement n’est possible avec le démiurge. La
vertu n’est donc qu’une pratique bonne et ordonnée de l’âme, pour la purifier et l’éloi-
gner des passions, du corps. Il s’agit donc d’une imitation, la vertu est individuelle,
elle imite un modèle d’essence supérieure. Là encore, ses successeurs vont créer des
hiérarchies et ordonner la vertu en niveaux (civique, cathartique, intellectuelle et
paradigmatique pour Porphyre 234-310). Ainsi, à chaque niveau la vertu – unique
— est présentée différemment, on passe du courage, absence de peur de voir l’âme
séparée du corps, à la suppression de toutes les affections extérieures, à l’impassi-
bilité et à la pureté. Les autres philosophes continuent dans cette voie et finissent
par considérer que l’assimilation au divin est possible. On constate donc une forme
de déshumanisation progressive, l’homme devant retrouver sa nature divine. Enfin,
nombreux sont les néoplatoniciens qui connaissent des extases mystiques (Plotin,
notamment), pratiquent des rituels de protection…
Pour Plotin, l’âme est une émanation du Un, du principe fondateur, elle vient
après le Un et l’Etre, et son immortalité provient de son statut même. Principe à part
entière, elle se situe entre le sensible et l’intelligible. Elle assure le lien entre les
deux ; celle de l’homme, partie de l’âme totale, est à la fois une et multiple. Leurs
différences sont issues de la multiplicité des corps, elles se différencient donc en
fonction de celui qu’elles animent. Elles doivent s’en éloigner pour accéder à l’intelli-
gible. Un double mouvement dynamise l’âme : descente vers le corps, remontée vers
l’intellect. Elle raisonne sans avoir besoin du corps, elle est donc d’une autre nature,
elle est chose divine. Ses successeurs rejetteront l’idée d’une partie non incarnée
de l’âme pour lui permettre de choisir.
1. Le commentaire
Commenter, c’est avant tout, analyser le langage, comprendre le vocabulaire et
le choix des mots retenus. C’est ensuite remonter à l’idée, à la conception que ces
termes et ces expressions portent. Les premiers commentateurs ne considèrent donc
que l’esprit (le noûs) et la lettre (la lexis) du texte. Leurs successeurs, influencés par
la nouvelle manière d’interpréter introduite par le péripatéticien1 Alexandre d’Aphro-
dise2, ajouteront l’analyse lemmatique3 des textes platoniciens. Cette nouvelle manière
d’entrer dans la pensée de Platon demeurera essentielle jusqu’à la Renaissance.
3. Des « zélateurs »
Mais les médio-platoniciens introduisent un nouvel état d’esprit. En concur-
rence avec d’autres écoles (le stoïcisme, l’épicurisme, l’aristotélisme principale-
ment) ils choisissent de considérer le Timée comme une référence indiscutable,
comme un texte empli de dogmes. Ce dialogue envisage presque tous les thèmes
philosophiques de l’origine du monde à l’éthique. Les philosophes deviennent donc
rapidement des exégètes. Ils se satisfont d’analyser le texte, de le commenter. Ils
écrivent des compilations, proposent un compendium1 destiné à aider les débutants,
organisent la pensée de Platon en grandes unités (physique, dialectique, éthique)…
Ils proposent un ensemble philosophique constitué en système, cohérent dont il ne
faudrait plus que commenter les conceptions.
Les néo-platoniciens dans leur ensemble poursuivent dans cette voie de la systé-
matisation. Ils hiérarchisent même les dialogues afin de proposer un itinéraire de
formation. Le parcours ainsi mis en place permet à l’élève de s’élever progressive-
ment vers la vérité. La lecture de Platon est une voie pragmatique d’assimilation
progressive à Dieu.
b. Le « cas Plotin »
Plotin, lui, ne choisit pas le Timée comme référence mais le Parménide et le
Sophiste. Privilégiant la métaphysique, il s’intéresse davantage à la pensée de Platon
qu’à la manière dont elle est élaborée.
c. Le platonisme scientifique
À l’époque moderne, les philosophes « analytiques » (Russell, Whitehead1), adeptes
du platonisme, considèrent que la logique ne se trouve que dans les mathématiques.
Le mathématicien Alain Connes2, le physicien Roland Omnès3 s’affirment platoniciens.
Conclusion
Le platonisme est finalement le résultat de l’étude et du commentaire des dialogues
platoniciens. Il repose sur une lecture raisonnée, analytique et cohérente d’œuvres
variées, distinctes contraintes de dialoguer, de s’organiser en un tout logique et
rigoureux par les gloses qui en sont tirées.
ْ Prolongements
Platon
1 Timée, trad. V. Cousin, 116-118, 1840, éd. J. Burnet, 1903.
« Selon moi, il faut commencer par déterminer les deux choses suivantes :
Qu’est-ce que ce qui existe de tout temps sans avoir pris naissance, et qu’est-ce
que ce qui naît et renaît sans cesse sans exister jamais ? L’un, qui est toujours le
même, est compris par la pensée et produit une connaissance raisonnable ; l’autre,
qui naît et périt sans exister jamais réellement, tombe sous la prise des sens et non
de l’intelligence, et ne produit qu’une opinion. Or, tout ce qui naît, procède néces-
sairement d’une cause ; car rien de ce qui est né ne peut être né sans cause. (…)
Le monde est né ; car il est visible, tangible et corporel. Ce sont là des quali-
tés sensibles ; tout ce qui est sensible, tombant sous les sens et l’opinion, naît et
périt, nous l’avons vu ; et tout ce qui naît, doit nécessairement, disons-nous, venir
de quelque cause. (…) Si le monde est beau et si celui qui l’a fait est excellent, il
l’a fait évidemment d’après un modèle éternel (…) car le monde est la plus belle
des choses qui ont un commencement, et son auteur la meilleure de toutes les
causes. Le monde a donc été formé d’après un modèle intelligible, raisonnable
et toujours le même ; d’où il suit, par une conséquence nécessaire, que le monde
est une copie. »
Plotin
2 Ennéades, I, livre VII, 115-116, trad. N.M. Bouillet, Hachette, 1857.
« Ce n’est ni par l’action, ni même par la pensée, mais seulement par la perma-
nence que ce principe est le Bien. Si le Bien est supérieur à l’être, il doit être aussi
supérieur à l’action, à l’intelligence et à la pensée. Car il faut reconnaître comme
étant le Bien le principe duquel tout dépend, tandis que lui-même ne dépend de
rien. C’est à cette condition que le Bien est vraiment le principe vers lequel toutes
choses tendent. Il faut donc qu’il persiste dans son état, et que tout se tourne
vers lui, de même que, dans un cercle, tous les rayons aboutissent au centre. (…)
II. Ce qui est inanimé se rapporte à l’Âme ; ce qui est animé se rapporte au Bien
par le moyen de l’Intelligence. Tout être a quelque chose du bien tant qu’il est une
unité, un être, et qu’il participe de la forme. Par cela qu’il participe de l’unité, de
l’être et de la forme, chaque être participe du bien ; mais en cela il ne participe
que d’une image : car les choses dont il participe sont des images de l’unité, de
l’être ; il en est de même de la forme. Pour la Première âme, comme elle approche
de l’Intelligence, elle a une vie qui approche plus de la vérité, et c’est à l’Intelli-
gence qu’elle le doit ; elle a donc la forme du bien. Pour posséder le Bien, elle n’a
qu’à tourner vers lui ses regards. »
Marsile Ficin
3 Commentaire sur le Banquet de Platon, livre II, ch. 3, (trad. Mina Berger, 2016, http ://
originemundi.xsrv.jp/doc/category/institut/institut-latin).
« Le centre unique du Tout est Dieu et les quatre cercles autour de lui sont
l’Intelligence, l’Âme, la Nature, la Matière. Ce créateur suprême premièrement
crée toutes les choses, deuxièmement les attire vers lui, troisièmement les rend
parfaites. De même, toutes les choses d’abord découlent de cette source éternelle
en naissant, puis elles refluent vers elle en recherchant leur propre origine, et
enfin elles sont rendues parfaites après être revenues à leur principe. Donc nous
pouvons appeler ce roi de l’univers « bon, beau et juste », comme il est souvent dit
chez Platon « bon », lorsqu’il crée ; « beau », lorsqu’il attire ; et « juste » lorsqu’il
rend parfait selon le mérite de chacun.
Par conséquent la Beauté, dont la caractéristique est d’attirer, se situe entre
la bonté et la justice. Elle découle de la bonté et reflue vers la justice. Cette
divine beauté a engendré en tous les êtres l’amour, qui est le désir d’elle. Or si
Dieu emporte le monde vers soi et que le monde est emporté vers Dieu, il n’y a
qu’une seule attraction continue qui part de Dieu, traverse le monde et finit en
Dieu, revenant comme un cercle là d’où elle est partie. »
CM 49 Platonisme
ώ Frise chronologique n° 37
ْ 1500 ْ 1926
Premiers almanachs imprimés, Première émission de télévision.
« placards ». ْ IIe guerre mondiale
ْ 1631 Rôle essentiel de la radio.
La Gazette. ْ 1960-1972
ْ 1777 Naissance d’Internet.
Premier quotidien, Le Journal de Paris. ْ 2002
ْ 1835 Journaux gratuits.
Création de l’AFP, Agence France Presse. ْ 2010
ْ fin XIXe siècle IPad.
Invention de la radio.
Introduction
L’information désigne l’ensemble des nouvelles que déversent les journaux de
toute forme et sur tout support. Le terme « information » recouvre pêle-mêle les
décisions gouvernementales, les nouveaux films, les résultats sportifs, la météo, la
vie des célébrités, les faits divers. Le public accède à cette information par les médias,
journaux, télévision, blogs, radios. Les « média »1 sont, étymologiquement, l’inter-
médiaire entre l’événement et le public. Chacun y puise ce qui l’intéresse, avec un
esprit critique inégal. Or ces moyens d’information ont un impact sur les esprits, et
peuvent affecter la vie du citoyen. Il faut donc éduquer à l’information, pour éviter
que le flot d’informations ne brouille les esprits, et surtout ne les manipule.
1. Information et démocratie
L’invention de l’imprimerie permet en 1500 l’apparition des « almanachs », des
« libelles », écrits satiriques ou injurieux, et des « placards », traitant de sujets
religieux ou politiques.
Si Le Mercure françois est le premier périodique à partir de 1611, sa parution annuelle
l’exclut de la catégorie « informations ». En 1631, Richelieu autorise Théophraste
Renaudot, médecin du roi Louis XIII, à publier le premier journal écrit en France,
La Gazette. C’est un hebdomadaire, organe officieux du pouvoir, puisqu’il avait le
monopole de l’information politique.
Au XVIIIe siècle, est créé le premier quotidien, Le Journal de Paris, en 1777, suivi
du Times, à Londres. On y trouve des nouvelles politiques, économiques, culturelles.
Pour pouvoir aborder tous les sujets alors qu’ils ne peuvent avoir des corres-
pondants partout, les journaux s’adressent aux agences de presse, qui distribuent,
comme des grossistes, des informations ou des photos.
Trois d’entre elles sont internationales et généralistes, reposant sur des bureaux
partout dans le monde : la française AFP, (Agence France Presse) créée en 1835,
l’Associated press, créée aux USA en 1848, et la canado-britannique Reuters créée
en 1851 à Londres.
En 2002, après plusieurs journaux gratuits régionaux, paraît le premier quotidien
national gratuit, Métro, suivi de 20 minutes. La réussite de ces journaux est très mitigée.
En 2010, Apple met sur le marché l’Ipad, tablette favorisant la lecture de la
presse écrite.
La généralisation d’Internet favorise la naissance des réseaux sociaux, devenus
médias sociaux. Le plus important est Facebook, créé en 2004 par Mark Zuckerberg,
alors étudiant à Harvard, et fortement développé en France à partir de 2008, suivi
par Instagram, Snapchat, Twitter. On avance le chiffre de 1,47 milliard d’utilisateurs
par jour de Facebook au 2e trimestre 2018.
2. Démocratie
Les journaux sont étroitement liés à l’histoire politique : longtemps la Gazette a
eu le monopole des nouvelles. De nombreux journaux abordaient donc les domaines
scientifiques, médicaux, littéraires. À partir de 1777, des quotidiens s’affranchissent
peu à peu de ce monopole. Le Journal de Paris, d’abord consacré aux faits divers et
aux nouvelles culturelles, suivra tous les événements de la révolution.
Aux États-Unis, dès l’indépendance, la liberté de la presse est garantie dans la
constitution.
En France, c’est à l’issue du siècle des Lumières que la liberté du citoyen est
associée à son information. Ainsi, l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme
et du Citoyen, du 26 août 1789 proclame :
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits
les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, impri-
mer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déter-
minés par la loi. »
Ce droit est renforcé et précisé sous la IIIe République, par la célèbre « Loi du
29 juillet 1889 sur la liberté de la presse ». Elle définit les libertés et responsabili-
tés de la presse française, fixant aussi les limites aux publications.
3. Le pouvoir de la presse
À partir d’une expression de Balzac, on a pu dire que la presse est le quatrième
pouvoir d’une démocratie, après les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. On a vu
dans l’histoire combien la révélation d’une information, ou au contraire sa rétention
peut bouleverser le cours des choses. L’exemple le plus frappant est le Watergate,
où deux reporters du Washington Post ont révélé une affaire d’espionnage politique
qui a entraîné la démission du président Nixon en 1974. Ce type de révélation a joué
aussi un grand rôle dans l’élection présidentielle française de 2017, par exemple.
Le journaliste est alors investi d’un rôle majeur. Le cinéma américain a multiplié les
films « de presse », dont le mythique « Citizen Kane », sorti en 1941, retraçant le
parcours du magnat Randolph Hearst. Pendant la campagne présidentielle améri-
caine de 2016, le rôle des médias a été primordial. La presse new yorkaise a pris fait
et cause contre le candidat Trump, lui-même patron de presse, mais soutenu par
des « fake news » distillées contre sa concurrente. Enfin, l’affaire Caillaux eut une
influence sur la déclaration de guerre : en mars 1914, le ministre Caillaux, partisan de
la paix, fut l’objet d’une violente campagne de dénigrement du Figaro. Son épouse,
excédée, entra dans le bureau du directeur et le tua. La démission de Caillaux, puis
la mort de Jaurès laissèrent le champ libre aux bellicistes.
2. L’intérêt du lecteur
Le journal est un objet qui s’achète ou se regarde, il faut donc susciter le désir
du lecteur. La première règle dans le journalisme est que le lecteur est attiré par la
proximité de l’évènement, suivant quatre critères : géographique, temporel, affectif et
socio-professionnel. On s’émeut davantage pour un mort dans son voisinage que pour
un massacre collectif dans un pays lointain. C’est la loi dite du « mort-kilomètre ».
3. Le choix du rédacteur
La rédaction va alors établir des choix : les sources, la mise en forme, la hiérar-
chisation : le journaliste accordera plus ou moins de place à l’information. Cela se
traduit en un article court, quelques signes, ou un sujet rapide, quelques secondes
à la radio ou la télévision, ou plus long, avec explications, illustration, reportage,
recours à un spécialiste, et enfin, parfois, un commentaire avec la question « que
faut-il en penser ? ». La disposition en « une » ou à l’intérieur du journal, les titres,
les photos, tout cela relève des mêmes lois que l’objet dans la vitrine. La rédaction
joue un rôle majeur : l’écriture journalistique a ses lois : phrases brèves, début de
chaque paragraphe incisif : attiré par le titre d’un article, ou le sujet, ou une photo, on
parcourt un paragraphe, éventuellement le début du deuxième, puis on abandonne
si le journaliste n’a pas su « accrocher » l’attention. On transpose ces impératifs au
monde de l’audio-visuel ou du Web.
C’est en fonction de son lectorat que la rédaction hiérarchise, met en avant tel
événement, choisit tel reportage, élimine tel autre.
5. Le financement
L’information est dépendante des critères commerciaux, comme une entreprise.
Il faut donc trouver des recettes compensant les dépenses, et assurer des bénéfices
aux actionnaires.
Le lecteur est donc aussi un client, qui paie pour lire. L’abonnement ou l’achat
au numéro sont la forme la plus visible, loi valable pour les abonnements sur le
câble, ou tous les autres supports. Mais ce revenu n’est qu’une très faible part du
budget, au point que des « gratuits » fonctionnent très bien. La publicité sous toutes
ses formes a une place majeure mais elle entraîne de façon implicite une soumis-
sion à des règles. Seul l’hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné équilibre son
budget sans aucune publicité, uniquement par la vente aux lecteurs. Né pendant la
première guerre mondiale, au moment où la censure frappait, il a gagné l’estime de
la profession, même si sa place est marginale. Mais il a pu jouer un rôle décisif lors
des élections présidentielles françaises de 2017.
Les médias audiovisuels ou écrits, chaînes de télévision, radios, journaux, sont
constitués en grands groupes, appartenant à des propriétaires industriels, qui en
tirent peu de profit, mais gagnent en influence, et en contrôle de l’opinion.
Précisons qu’en France, depuis la fin de la IIe guerre mondiale, la profession a
été entièrement restructurée, et les journaux bénéficient d’aides de l’État, par des
exonérations fiscales, de soutien à l’achat du papier ou aux tarifs postaux.
2. La vérification
La dispersion des moyens d’information rend d’autant plus importante la vérifi-
cation des nouvelles reçues.
L’information institutionnelle n’est pas désintéressée et le journaliste doit prati-
quer un journalisme d’investigation. Il doit être compétent sur le sujet qu’il traite pour
être crédible, juste et critique. Il faut interroger des sources multiples, et si possible
contradictoires. On imagine la gravité d’une nouvelle donnée trop tôt, comme la
mort d’une personnalité, ou une décision gouvernementale. On connaît la panique
créée par Orson Welles faisant croire à la radio à une invasion de Martiens en 1938.
L’effet des « fake news » était déjà connu !
3. La protection
L’indépendance de la presse est garantie par la protection des sources. La loi varie
selon les pays et les époques. La dernière loi française sur la liberté de la presse
a été votée en octobre 2016 et a renforcé le droit à la protection des sources. Par
ailleurs, plusieurs affaires, par exemple « les Panama papers », ou « Luxleaks », sur
des fraudes fiscales, ont été révélées par ceux qu’on appelle des « lanceurs d’alerte »,
dont la protection se heurte aux lois sur le secret des affaires. Certains d’entre eux
sont obligés de se cacher, et d’autres ont perdu leur emploi et vivent sous la menace.
Des grandes compagnies, des états, des lobbys mentent sur leurs activités et se
voient menacés par d’éventuelles révélations.
4. La déontologie
Les droits et devoirs des journalistes sont définis par « La Charte de Munich »,
adoptée par la Fédération européenne de journalistes en 19711. Elle définit 10 devoirs
et 5 droits, rédigés dans le but de servir de base légale à des contrats ou des litiges.
Elle affirme le respect de la personne, pour limiter l’ingérence dans la vie privée,
la nécessité de vérifier les faits, le principe de liberté, et la protection des sources.
Les journalistes se voient remettre à certaines conditions une carte de presse, carte
professionnelle, conférant des droits, des accès, mais supposant aussi le respect de
la déontologie. Contre le risque des « fake news » et de la propagande, les journa-
listes se regroupent en réseau, comme le EJN, Ethical Journalism Network, Réseau
du journalisme éthique, pour dénoncer la désinformation dans tous les pays. Il est
essentiel que le contrôle vienne de la profession, et non des États.
5. La question de l’objectivité
Tout article, reportage, nouvelle a plusieurs approches possibles : on informe,
c’est-à-dire on cite les faits, les chiffres. C’est ce que fait l’agence de presse. Mais
ces faits bruts ne peuvent être compris, ils doivent être mis en perspective, repla-
cés dans leur contexte, donc expliquer est déjà interpréter. Il faut surtout distin-
guer le fait du commentaire, l’article de fond de l’éditorial. Aussi rigoureux soit-il,
le journaliste s’éloigne difficilement du commentaire.
L’essentiel est que la coloration politique soit claire. On connaît l’orientation
des journaux, et on les choisit souvent pour cette raison, parce qu’on adhère à leur
lecture du monde Le danger est l’information qui avance masquée, plus proche
alors de la propagande.
1. Cf. texte 3.
2. Roman d’anticipation ou dystopie paru en 1949 : George Orwell décrit un univers totalitaire,
où toute liberté individuelle a disparu.
Conclusion
Malgré la séduction de l’outil technologique, les lois de l’information n’ont pas
changé depuis les colporteurs du Moyen Âge : le lecteur doit se demander : qui diffuse
cette nouvelle ? Quel est son intérêt ? Lisant son téléphone dernier cri ou les signaux
de fumée, le citoyen doit être vigilant, lucide et critique s’il veut préserver sa liberté.
ْ Prolongements
Textes
Hannah Arendt
1 La Crise de la culture, 1961, Trad. de l’anglais (États-Unis) par un collectif de traducteurs,
édition de Patrick Lévy, Collection Folio essais, Gallimard, 1989.
« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garan-
tie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »
Adrien Sénécat
5 Le Monde, 17.10.2018
ώ Frise chronologique n° 38
Introduction
À l’heure actuelle, il semble impossible de ne pas être rationaliste, tant les
autres modes de connaissance ont été déconstruits ou décrédibilisés au fil du temps.
Pourtant, il semble impossible d’être rationaliste, tant la notion même de raison
reste complexe et indécise.
2. Christianisme et rationalisme
Les deux termes ne peuvent a priori pas être rapprochés : l’un des fondements
de la démarche rationaliste est précisément de récuser toute forme de croyance en
Dieu, et de dénier toute autorité aux textes mystiques ou aux Églises.
Pourtant, nombre de penseurs du christianisme vont chercher à accorder la
vérité révélée par les Évangiles avec des éléments rationnels. La raison est alors
considérée comme une lumière naturelle, c’est-à-dire accordée par Dieu, qui n’a pas
moins de valeur que la lumière de la Révélation. La foi n’est alors ni incompatible,
ni contradictoire avec la raison3.
Ainsi Augustin d’Hippone4 (354-430), qui voit dans le platonisme un système
compatible avec la pensée chrétienne, affirme que nous ne pourrions pas croire
si nous n’étions pas doués de raison. Toute son œuvre, des Confessions (une forme
d’autobiographie) à La Cité de Dieu (traité monumental où il théorise parallèlement
la « cité » de Dieu et la cité terrestre), est à la fois religieuse et rationnelle, et son
objectif est de rationaliser la foi – même si son mystère est avant tout divin. Thomas
d’Aquin (1224/1225-1274), dans sa Somme théologique, réactualise les principes aristo-
téliciens pour soutenir d’une part qu’une certaine connaissance de Dieu par la raison
est possible bien qu’incomplète, et d’autre part que le dogme se construit selon des
procédés rationnels et logiques à partir de vérités révélées. La raison n’est donc pas
disqualifiée, mais elle est toujours adossée à une instance supérieure, surnaturelle
et transcendante.
Au XVIIe siècle, l’entreprise de Blaise Pascal dans les Pensées est également remar-
quable. Il s’adresse en effet à des incroyants, des libertins, qu’il entend ramener sur
le chemin de la foi en s’adressant précisément à leur raison. Il poursuit en cela le
projet d’Augustin. En tant que mathématicien et physicien, il propose par exemple
de choisir de croire comme on ferait un « pari » : toute personne rationnelle a
intérêt à croire en Dieu, puisque si Dieu existe, le « pari » est gagné car le croyant
est récompensé, et s’Il n’existe pas, perdre un tel « pari » n’a pas de conséquences
néfastes pour le parieur. En cela, Pascal est parfaitement en phase avec les travaux
des mathématiciens de son temps, en particulier sur les mathématiques du hasard
et sur le calcul des chances.
En outre Pascal associe à la raison, dans le processus de connaissance, ce qu’il
appelle le « cœur », c’est-à-dire la faculté qui nous fait connaître les choses par
une intuition immédiate, par instinct, sensibilité, sentiment. Le cœur est en réalité
premier par rapport à la raison car il permet d’accéder à la connaissance de Dieu,
qui reste inaccessible à la seule raison. Selon Pascal, « le cœur a ses raisons que la
raison ne connaît point. » Il existe donc pour lui des éléments qui se dérobent au
concept mais sont accessibles au sentiment.
4. Le rationalisme kantien
Avec le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804), le rationalisme se
constitue en philosophie de l’expérience : le savoir s’acquiert par un travail original
de la pensée mené à partir des données sensibles, qui débouche sur l’expérience
elle-même (laquelle est donc le résultat de ce travail). En cela, Kant dépasse l’oppo-
sition entre l’empirisme de Locke et le rationalisme de Descartes, qui l’un comme
l’autre considéraient chacun des modes d’accès à la connaissance comme exclusif
de l’autre.
Kant privilégie en outre dans le rationalisme une attitude « critique », ce qui
veut dire qu’il procède à un examen de l’usage, de l’étendue et des limites de la
raison. En cela il confère au rationalisme le pouvoir de dépasser les contradictions
inhérentes à la fois au « dogmatisme » et au « scepticisme ». Son projet est vérita-
blement de refonder une nouvelle métaphysique, sur des bases scientifiques, contre
les systèmes idéalistes (ce qu’il appelle le « dogmatisme ») qu’il juge inadéquats au
réel, et contre le « scepticisme » radical du philosophe anglais David Hume (1711-
1776) qui a mis à mal la métaphysique.
Cette entreprise de refondation de la métaphysique revient pour Kant à assigner
des limites à la raison. Il va déterminer en fin de compte deux domaines de connais-
sance : ce qui est accessible à la raison humaine, et ce qui la dépasse ; en d’autres
termes ce qui relève de la science d’une part, et ce qui relève de la « croyance » (c’est-
à-dire de la spéculation) d’autre part. Il écrit dans la préface à la seconde édition
de Critique de la raison pure (1787) : « J’ai donc dû limiter le savoir pour laisser une
place à la croyance » (cf texte ci-dessous). Il existe donc des questions qui sont hors
de portée de la raison, mais sur ces questions il est impossible de prétendre formu-
ler des vérités certaines, précisément parce que seule la raison permet de faire cela.
Assigner de telles bornes à la raison n’est possible qu’en menant une « critique »
de la raison par elle-même, une « critique » de la raison par la raison : c’est le sens
programmatique du titre de son ouvrage fondamental, Critique de la raison pure.
Une fois la raison reconstituée pleinement dans ses règles et ses pouvoirs, c’est
elle que Kant propose comme voie d’accès à la liberté et à la majorité pour les
hommes et les peuples. Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, bref essai publié en 1784,
il écrit : « La diffusion des Lumières n’exige rien d’autre que la liberté, et encore
la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa
raison en toutes choses ».
5. La proposition hégelienne
La philosophie hégélienne, quoique recourant de manière systématique à la notion
de « raison », constitue néanmoins une forme atypique de rationalisme. En effet chez
Hegel la raison est confondue avec le réel, elle n’est plus un moyen d’appréhender
le réel mais elle le constitue, au sens où le rationnel et le réel sont équivalents. Le
déroulement de l’histoire est ainsi une pleine manifestation de la raison. Tout ce qui
est, si l’on considère sa nature même, est rationnel. C’est donc à la fois un rationa-
lisme exacerbé, et une dénégation du rationalisme.
Conclusion
Née au moment des premiers développements de la science grecque, la démarche
rationaliste a été largement développée au fil du temps, au point d’être parfois
exclusive de tout autre mode de connaissance et d’appropriation du réel. Pourtant,
sous l’influence des penseurs des Lumières, et en particulier de Kant, elle a gagné
en profondeur dans la mesure précisément où elle dialoguait avec des modes de
pensée fondés sur d’autres approches.
ْ Prolongements
a. Rationalisme et irrationnel
Dans la mesure où le rationalisme ne peut se priver des ressources des percep-
tions, de l’expérience, mises à l’honneur par les empiristes anglais et écossais du
XVIIe siècle (Locke, etc.), l’établissement des faits devient une étape essentielle de
l’exercice de la raison. Dans ce cadre, des phénomènes atypiques ou irrationnels
en apparence ne peuvent être révoqués en doute sans avoir tenté, avec toutes les
ressources d’une démarche la plus scientifique qui soit, d’en préciser les contours, les
tenants et aboutissants. De même, le recours exclusif aux modèles mathématiques
pour guider le raisonnement ne peut plus être pleinement validé, car si la pensée
logique occupe dans la démarche rationaliste une place prépondérante, il convient
de reconnaître qu’il existe des domaines où l’acquisition du savoir n’est que faible-
ment soumise à la logique. Ainsi la raison n’est plus envisagée comme un système
immuable, clos, mais comme un système dynamique en perpétuelle construction,
dont les acquis ne sont précisément jamais acquis mais toujours à réexaminer au
cours du temps.
Les travaux de Gaston Bachelard vont dans ce sens d’une vigilance à l’égard de
la raison.
Il envisage une pensée rationnelle confrontée à ce qu’il appelle des « crises de
croissance » (La formation de l’esprit scientifique, 1938), des phénomènes d’inertie,
de stagnation, voire de régression dans la connaissance scientifique, ce qu’il appelle
des « obstacles épistémologiques (cf texte). L’esprit rationnel doit donc être un esprit
critique, attentif à ses propres faiblesses, toujours prompt à remettre en question
ses propres conquêtes ; il faut d’abord que la raison puisse évoluer.
Descartes
1 Discours de la méthode, 1637.
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en
être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en
toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il
n’est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la
puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement
ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les
hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns
sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons
nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce
n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les
plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus
grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer
beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui
courent et qui s’en éloignent.
Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que
ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte,
ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi
présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui
servent à la perfection de l’esprit ; car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle
est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux
croire qu’elle est tout entière en un chacun ; et suivre en ceci l’opinion commune
des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents,
et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce.
Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être
rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considéra-
tions et des maximes dont j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que
j’ai moyen d’augmenter par degrés ma connaissance, et de l’élever peu à peu au
plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie
lui pourront permettre d’atteindre. Car j’en ai déjà recueilli de tels fruits, qu’en-
core qu’au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers
le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant
d’un oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes,
il n’y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de
recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la
recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l’avenir, que si,
entre les occupations des hommes, purement hommes, il y en a quelqu’une qui
soit solidement bonne et importante, j’ose croire que c’est celle que j’ai choisie. […]
Je pensai qu’il fallait chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les
avantages de ces trois1, fût exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des
lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un état est bien mieux réglé
lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au
lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que
j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante
résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la
connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipita-
tion et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce
qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse
aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de
parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets
les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par
degrés jusqu’à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre
entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si
générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
1. La logique, la géométrie, l’algèbre, « trois arts ou sciences » que Descartes a envisagé d’utiliser
pour parvenir à la connaissance de la vérité.
Kant
2 Préface à la 2e édition de La Critique de la raison pure, 1787, Traduction Barni
et Archambault.
Gaston Bachelard
3 La formation de l’esprit scientifique, 1938, Chap. 1.
Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science,
on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut
poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considé-
rer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes,
ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même
de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonction-
nelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous montrerons des causes de
stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’iner-
tie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel
est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais
immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est
jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser.
La pensée empirique est claire, après coup, quand l’appareil des raisons a été mis
au point. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable
repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en
détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l’esprit même
fait obstacle à la spiritualisation.
CM 51 Rationalisme
ώ Frise chronologique n° 39
ْ 1826 ْ 1865
Première attestation du mot Claude Bernard publie son Introduction
« réalisme » en France. à la médecine expérimentale.
ْ 1850-1885 ْ 1860-1904
Période « réaliste ». Le vérisme, en ltalie.
ْ 1855 ْ 1930
« Le réalisme » exposition organisée Naissance du néo-réalisme en Italie.
par Courbet, L’Enterrement à Ornans. ْ 1936
ْ 1860-1890 Naissance du « réalisme poétique ».
Période naturaliste. ْ 1960-…
Nouveau réalisme.
Introduction
Le mot « réalisme » renvoie à la fois à une conception philosophique et une
manière de considérer l’art dans ses rapports à la réalité. Le terme est récent, il
apparaît en Allemagne au XVIIIème s (« realismus », chez Kant, Schiller1 notamment,
il est ensuite attesté en Angleterre, Coleridge l’emploie en 1817 dans ses Biographia
literaria (biographies littéraires). En France, c’est dans Le Mercure de France qu’il est
employé pour la première fois, en 1826 dans un article anonyme de critique littéraire.
Il est toutefois généralement utilisé pour qualifier la peinture. Souvent péjoratif, il
signale des représentations détaillées mais serviles, souvent choquantes, du réel.
1. Dans une lettre à Goethe datée de 27 avril 1798, Schiller oppose les « réalistes » et les
« idéalistes » chez les Français et affirme que « le réalisme ne peut pas faire de poètes ».
1. Dans la querelle médiévale des « universaux », les réalistes considéraient ces propriétés
universelles comme des entités réelles quand les « nominalistes » n’y voyaient que des mots.
b. Le réalisme
Pour les « réalistes » le réel a une existence objective, il est soumis à des lois
physiques et à la causalité, tout comme l’homme. Est réaliste une œuvre qui repré-
sente cette réalité sans idéalisme, de manière avant-gardiste et souvent révolu-
tionnaire, décrivant et représentant l’être humain et la nature comme pourraient le
faire des scientifiques.
Le lien avec l’Histoire est très net : c’est surtout après les événements de 1848 que
naît le courant. Les actions politiques conduisent à rejeter les normes académiques,
les lois usuelles et à élaborer une représentation correspondant à ce qui est objecti-
vement observable. Cela ne conduit pas toujours au rejet des techniques tradition-
nelles mais cela entraîne une représentation du vrai et du vraisemblable de manière
objective. Certains peintres en viennent même à travailler à main levée, sur place et
d’après nature, sans préparations. Ces réalistes de « perception directe » retrouvent les
« réalistes académiques » entre 1880 et 1890. Sans doute sous l’influence des impres-
sionnistes, notamment, les peintres jouent davantage sur la couleur et la lumière.
Les reproches de banalité, de trivialité (de vulgarité et d’obscénité parfois) sont
directement issus de cette conception. Les symbolistes s’inscriront dans une perspec-
tive « post-réaliste ».
c. Le naturalisme
S’il est surtout célèbre pour sa dimension littéraire, le naturalisme concerne aussi
une démarche philosophique matérialiste et une conception artistique qui rapproche
l’art des sciences expérimentales. Le terme désigne d’abord, sous la plume de Taine1
parlant des romans de Balzac, une reproduction exacte et fidèle du réel.
Dans les années 1860, Zola reprend le terme et en fait une nouvelle concep-
tion littéraire, différente du réalisme. Lié à l’apparition des critiques de Taine et du
positivisme, à l’évolutionnisme et aux travaux de Darwin, à l’intérêt pour la connais-
sance de l’homme, renforcé par les conférences du mardi données par le professeur
1. Hippolyte Taine, 1828-1893, est un historien et un philosophe positiviste. Cf. Nouveaux essais
de critique et d’histoire : Balzac, 1865.
d. Le vérisme
Mouvement essentiellement italien, le vérisme est souvent opposé au natura-
lisme par les critiques. En fait, il en est surtout très proche. Ce courant recherche la
plus grande fidélité au réel, s’intéresse également au déterminisme et à l’hérédité. Il
reprend les grandes figures propres au réalisme et au naturalisme : servantes, ouvriers.
Mais c’est avant tout un mouvement national : dans un pays encore parcouru de
dialectes, le vérisme apparaît comme une réaction contre les limitations linguis-
tiques imposées à la littérature par le toscan et ses productions officielles, souvent
très formelles, qui ne propose pas de véritable patrimoine littéraire et linguistique.
Les véristes puisent dans le folklore local, dans les coutumes et les dialectes du
sud, décrivent fidèlement la société et la réalité locale. Ils proposent des œuvres
souvent antimilitaristes et pessimistes, Giovanni Verga (1840-1922)3 reste le maître
incontesté du mouvement. Ses personnages ne sont pas individuellement élabo-
rés sur le plan psychologique, ils connaissent une destinée tragique, emploient un
langage oral et cru, s’opposent aux forces de la nature.
1. Charcot (1825-1893) est un médecin célèbre pour ses diagnostics, ses leçons, il a laissé son
nom à la maladie qu’il a identifiée. Ses « séances du mardi », publiques, ouvertes à tous à la
Pitié-Salpêtrière, sont à la fois des analyses de « cas » remarquables, des moments d’hypnose.
Tous s’y pressent, artistes, gens du monde, magistrats, journalistes, hommes politiques…
2. Le sous-titre des Rougon-Macquart est « histoire naturelle et sociale d’une famille sous le
Second Empire ».
3. On peut lire, par exemple, ses Nouvelles siciliennes (trad. B. Haldas), Denoël, 1976 ; Drames
intimes, (trad. M. Pozzoli), Actes Sud, 1987 ou Les Malavoglia (trad. M. Darmon), Gallimard-
L’arpenteur, 1988.
b. Trois orientations
Trois voies se dégagent dans cette tendance : un réalisme « objectif » qui donne
naissance à des œuvres-reportages qui n’imposent pas le point de vue de l’auteur mais
visent l’objectivité. Ces textes sont aujourd’hui peu lus. Les romans de Champfleury1
comme Les Aventures de Mademoiselle Mariette (en 1853) ou Le Violon de faïence, 1862)
ou de Duranty2 (comme Le Malheur d’Henriette Gérard (1858, 1879) ou Les Combats
de Françoise Du Quesnoy, 1873) sont tombés dans l’oubli. Ensuite, le réalisme engagé
privilégie les desseins moraux et sociaux, le but artistique s’efface derrière la volonté
de dénoncer, de montrer l’inacceptable (on peut penser ici aux œuvres de Dickens,
Vallès ou Zola). Enfin, le réalisme d’auteurs qui considèrent que le Vrai est le Beau,
comme Flaubert ou Proust plus tard.
c. Un engagement certain
On a d’ailleurs souvent lié ce courant à une forte opposition politique puisque
les héros — les héroïnes le plus souvent — sont l’occasion de montrer l’échec de la
société et de ses corps constitués. Les auteurs et leurs ouvrages ont souvent été
poursuivis en justice pour « immoralité », « scandale » (il suffit de songer aux célèbres
procès intentés à Flaubert, Baudelaire, Maupassant).
Ainsi, l’adjectif « réaliste » est-il généralement défini dans les dictionnaires du
temps comme « péjoratif ».
1. Jules François Husson, dit Fleury, puis Champfleury, 1821-1889 est aussi un critique célèbre
et le fondateur de la revue Le Réalisme.
2. Louis Edmond Duranty, 1833-1880, est également critique et romancier.
b. Le réalisme académique
La seconde génération réaliste, s’éloignant de Courbet et Manet, s’appuie sur les
techniques apprises et cherche à représenter objectivement en utilisant toutes les
ressources picturales ordinaires : organisation savante du tableau, utilisation de la
perspective, précision anatomique, exactitude dans le choix des détails et du décor
notamment. Ces artistes s’appuient également sur les apports de la photographie,
des sciences (des progrès dans la connaissance médicale notamment, de l’héré-
dité). Ils offrent des scènes quotidiennes dont tous les éléments sont absolument
fidèles à ce qu’ils ont observé. Jean-Léon Gérome (1824-1904), professeur à l’École
nationale des beaux arts de Paris, initie même le « réalisme ethnographique », plus
particulièrement dans ses toiles orientalistes comme Prière au Caire (1865) ou Le
Charmeur de serpents (1880).
1. Ferragus, dans la polémique qui l’opposa à Zola (cf. note 10) rappelle l’existence de cette
œuvre secrète : « M. Courbet représentait le dernier mot de la volupté dans les arts par un
tableau qu’on laissait voir, et par un autre suspendu dans un cabinet de toilette qu’on montrait
seulement aux dames indiscrètes et aux amateurs. »(Le Figaro, 23 janvier 1868).
contemporains qui portent sur les couleurs et sur l’optique1. Ils rejoignent rapide-
ment les académiques dans ce travail de la lumière et finissent par travailler avant
tout sur les tons, très brillants.
a. Un miroir du réel
Stendhal, dans Le Rouge et le noir, définit dès 1830, ce qu’est le roman : il est, par
nature, réaliste : « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande
route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de
la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être
immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt
le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse
l’eau croupir et le bourbier se former ».1 En 1842, présentant son entreprise, Balzac,
dans son Avant-propos insiste sur le lien profond entre roman et réalisme. Il affirme
s’être appuyé sur une « comparaison entre l’Humanité et l’Animalité. » Il se conçoit
comme un copiste : « La Société française allait être l’historien, je ne devais être
que le secrétaire. En dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les
principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événe-
ments principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits
de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire
oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. » Il cite les travaux des scientifiques
dont il s’est servi (Gall, Lavater), et montre que le réalisme littéraire doit être une
organisation rigoureuse dirigée par une pensée et un point de vue de moraliste :
« L’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la Société,
l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m’autorise, je crois, à donner
à mon ouvrage le titre sous lequel il paraît aujourd’hui : La Comédie humaine. »
b. Du réalisme au naturalisme
Reprenant ces conceptions, les écrivains que les critiques définissent aujourd’hui
comme « naturalistes » prolongent ces analyses en les rapprochant de la méthode
expérimentale. Dans sa Préface de Pierre et Jean (1887) Maupassant (qui ne s’est
jamais dit « naturaliste ») précise que « la vie encore laisse tout au même plan,
précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de
précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées,
à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements
essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant
leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on
veut montrer. Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant
la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle
de leur succession. J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt
des Illusionnistes. « Zola ajoute que « l’œuvre ne vit que par l’originalité » et il précise
qu’il faut retrouver « un homme dans chaque œuvre, ou l’œuvre me laisse froid. Je
sacrifie carrément l’humanité à l’artiste. Ma définition d’une œuvre d’art serait, si je
la formulais : Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament.
Que m’importe le reste. Je suis artiste, et je vous donne ma chair et mon sang, mon
cœur et ma pensée. »2
La littérature, dans son ensemble et dans le roman plus particulièrement est
donc conçue comme une « mimèsis ».
1. Stendhal, Le Rouge et le noir, ch. XlIX, « L’Opéra Bouffe », éd. Lévy, 1854, p. 354.
2. Zola, Mes haines — Mon Salon — Edouard Manet, éd. Charpentier, 1895, p. 25.
1. Le terme apparaît dans la polémique qui opposa Zola à Ferragus au moment de la parution
de Thérèse Raquin dans Le Figaro (du 23 janvier 1868 et, pour la réponse du 31 janvier) : le
critique affirme trouver dans le roman naturaliste « toutes les putridités de la littérature
contemporaine » et Zola reprend l’idée : « La « littérature putride » ne nourrit pas ses auteurs.
Le public n’aime pas les vérités, il veut des mensonges pour son argent. »
2. Toutes les citations de Zola sont ici tirées de l’ouvrage Le Roman expérimental, éd. Charpentier,
1902, p. 1-53.
d. Le rejet de l’idéalisme
L’ambition de cette entreprise littéraire dépasse donc la simple reproduction,
elle touche à un désir de correction, d’amélioration. Zola, dans le Roman expérimen-
tal, s’oppose ainsi aux idéalistes dont les œuvres ne portent, selon lui, que « sur le
surnaturel et l’irrationnel ». Ces romans admettent « des forces mystérieuses, en
dehors du déterminisme des phénomènes » selon lui et ne servent par conséquent
ni la société ni la morale. Ce raisonnement aboutit à remarquer que l’écrivain devient
utile : « Et voilà où se trouvent l’utilité pratique et la haute morale de nos œuvres
naturalistes, qui expérimentent sur l’homme, qui démontent et remontent pièce à
pièce la machine humaine, pour la faire fonctionner sous l’influence des milieux.
Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n’y aura plus qu’à
agir sur les individus et sur les milieux, si l’on veut arriver au meilleur état social. »
Il peut ainsi rejeter l’accusation de « fatalisme » pour défendre sa position de
« déterministe ». Cette littérature considère qu’il n’y a « que des phénomènes dont
il faut déterminer les conditions, c’est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport
à ces phénomènes le rôle de cause prochaine ».
e. La question du style
On a beaucoup reproché aux peintres leur technique ou leur rejet de toute
convention, en littérature, pour être accessible au plus grand nombre, le réalisme
ne vise pas un style grandiloquent ni des jeux rhétoriques nombreux. Le vocabu-
laire doit être simple, les phrases claires, les situations intelligibles, les personnages
aisément compréhensibles. L’auteur s’efface derrière ses personnages et leur laisse
le plus souvent possible la parole ; le style indirect libre et la focalisation interne
sont très utilisés.
Les descriptions doivent abonder pour donner l’image la plus précise possible
de la réalité décrite, le vocabulaire technique est essentiel. La description se fait
parfois encyclopédique pour mieux dépeindre l’objet proposé. L’espace et le temps
sont nécessaires pour constituer l’illusion du réel, ils sont donc extrêmement exposés
et développés.
Zola ne s’inscrit pas dans le débat stylistique lorsqu’il définit la littérature natura-
liste. Pour lui, la rhétorique n’est pas directement concernée par le point de vue
réaliste adopté. Il note que « celui qui écrira le mieux ne sera pas celui qui galopera
le plus follement parmi les hypothèses, mais celui qui marchera droit au milieu des
vérités. » S’il refuse le lyrisme, le sublime, les dérives stylistiques romantiques, il
rappelle que « le grand style est fait de logique et de clarté. » La recherche exclu-
sive de la beauté est dépassée, la seule présentation enthousiaste des passions est
inutile et sans valeur, le style doit servir le vrai, la connaissance.
Le romancier ainsi défini est donc « celui qui accepte les faits prouvés, qui montre
dans l’homme et dans la société le mécanisme des phénomènes dont la science est
maîtresse, et qui ne fait intervenir son sentiment personnel que dans les phéno-
mènes dont le déterminisme n’est point encore fixé, en tâchant de contrôler le plus
qu’il le pourra ce sentiment personnel, cette idée à priori, par l’observation et par
l’expérience ».
b. Des héros-types
Leurs héros sont des personnages particuliers, dont les caractères et les expériences
sont exceptionnels. Leurs fantasmes déterminent les actions. Vautrin, Frédéric Moreau
ou Saccard ne sont pas des êtres banals, ils ont des destinées hors du commun, font
des rencontres didactiques (Vautrin « enseigne » le réel au jeune Rastignac encore
idéaliste), merveilleuses (l’apparition de Madame Arnoux dans L’Education sentimen-
tale), ont des occasions parfois miraculeuses (Saccard fait fortune rapidement et
audacieusement en spéculant dans La Curée)2…
Les relations entre les personnages ne sont pas différentes de celles qui
apparaissent dans les fictions. Opposants, adjuvants, duos héros-femme aimée ou
bon-méchant se rencontrent dans ces œuvres et montrent que les classifications
théoriques traditionnelles y sont toujours pertinentes et efficientes.
c. Un enrichissement métaphorique
Les amplifications fantastiques ou les dimensions archétypiques ne sont pas
exclues de ces œuvres. Le début de Germinal fait voir un « monstre » à la gueule
flamboyante, respirant fort, le lecteur n’y voit une mine — au nom symbolique
« le Voreux » — qu’un peu plus tard. Les paysages assument souvent une fonction
symbolique : la pension Vauquer révèle un creuset dont sortira un jeune ambitieux
après une opération « alchimique » complexe, la maison close du dernier chapitre
de L’Education sentimentale est la métaphore d’une vie désenchantée, Paris est à la
fois un creuset, un lieu de luxure ou un enfer chez Zola.
1. L’expression est de Roland Barthes : « L’effet de réel » cf. Communications, n° 11, 1968.
2. Frédéric Moreau et madame Arnoux de L’Education sentimentale de Flaubert (1869) ; Vautrin
et Rastignac sont issus du Père Goriot de Balzac (1834), Saccard de La Curée de Zola (1871).
1. Le « réalisme socialiste »
C’est un prolongement des idées esthétiques et philosophiques du XIXe siècle
associé au mouvement politique communiste. Il est ainsi défini dans le Dictionnaire
de philosophie paru à Moscou en 1967 : « Son essence réside dans la fidélité à la vérité
de la vie, aussi pénible qu’elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques
envisagées d’un point de vue communiste. Les principes idéologiques et esthétiques
fondamentaux du réalisme socialiste sont les suivants : dévouement à l’idéologie
communiste ; mettre son activité au service du peuple et de l’esprit de parti ; se lier
étroitement aux luttes des masses laborieuses ; humanisme socialiste et internatio-
nalisme ; optimisme historique ; rejet du formalisme et du subjectivisme, ainsi que
du primitivisme naturaliste. »
2. Le réalisme poétique
Ce véritable oxymore, caractérise « l’école française » du cinéma. À partir de 1936,
les cinéastes présentent la montée des périls de manière engagée ou créent une
mythologie sociale fataliste que l’on appellera rapidement le « réalisme poétique ».
Les héros sont des « ratés », des marginaux victimes de la fatalité sociale. Leurs desti-
nées tragiques sont présentées de manière manichéenne. On peut penser à Jacques
Feyder (« Le Grand Jeu », 1934), Julien Duvivier (« Pépé le Moko », 1936) ou Marcel
Carné (« Quai des Brumes », 1938 et « Les Enfants du Paradis », 1945) qui travaille
en collaboration avec Jacques Prévert.
3. Le Néo-Réalisme
Il s’est développé en Italie dès les années 1930. Le terme apparaît en 1929 dans
la critique littéraire à propos des Indifférents publiés par Alberto Moravia. C’est la
reprise de l’appellation allemande (« Neue Sachlichkeit »2) qui qualifie les romans
s’opposant à la conception fasciste du monde. Dès 1934 Francesco Jovine publie
un article intitulé « Aspects du néo-réalisme ». Face aux oeuvres officielles, il faut,
selon lui, créer une littérature tirant son contenu du réel. Après la guerre, le réalisme
littéraire s’appuie sur les reportages et les récits des événements militaires et de la
déportation. La vérité documentaire s’oppose totalement à la fiction romanesque,
l’écrivain se doit de voir et de dire la vérité. Alberto Moravia et Italo Calvino proposent
des récits opposant villes et campagnes, présentant des marginaux, des exclus, font
souvent appel à l’affectivité.3
Dès les années 1930, le concept gagne le cinéma et caractérise, souvent de
manière équivoque, la tendance à proposer une vision exacte du réel, présentée
comme une véritable originalité. Les réalisateurs sortent des studios, tournent dans
des décors réels, privilégient la vraisemblance, des histoires comme des caractères. Ils
s’opposent aux simples traductions d’œuvres étrangères par ailleurs effectuées dans
le Centre expérimental du cinématographe créé par Mussolini en 1935. C’est après
1. Staline, « l’homme est transformé par la vie, et vous devez aider à la transformation de son
âme « , (…) écrivains, vous êtes les ingénieurs de l’âme » 1932, cité in Ingénieurs de l’âme, Frank
Westermann, traduit du néerlandais par D. Losman, éd. Bourgois, 2004.
2. = « la nouvelle objectivité », ou « le nouveau réalisme ».
3. Cf. par exemple, La Romaine de Moravia (1947) et Le Sentier des nids d’araignée de Calvino
(1947).
4. Le Nouveau Réalisme
Ce courant s’est constitué dans les années 1960 autour d’un groupe d’artistes et
du critique d’art Pierre Restany (1930-2003)1. L’appellation de « Nouveaux Réalistes »
apparaît sous la plume de Restany dans la préface du catalogue de l’exposition collec-
tive présentée en avril 1960. Ce texte est considéré comme le premier manifeste du
groupe et expose les grands points théoriques : rejet du chevalet, approche de la
nature avec un « nouveau sens », jeux sur les banalités, sur les objets produits en
série, goût pour les affiches déchirées et décollées… Le 27 octobre, Arman (Armand
Fernandez dit Arman, 1928-2005), François Dufrêne (1930-1982), Raymond Hains,
(1926-2005), Restany, Martial Raysse (1936-), Daniel Spoerri (1930-), Yves Klein (1928-
1962), Jean Tinguely (1925-1991)et Jacques de la Villeglé (1926-) signent la déclara-
tion constituant le groupe. César (César Baldaccini, dit César, 1921-1998) et Mimmo
Rotella (1918-2006), Nikki de Saint-Phalle (1930-2002) et Gérard Deschamps (1937-)
les rejoignent un peu plus tard.
Tous cooptés, ils veulent, selon les termes même de leur fondateur, mettre en
lumière le « réel perçu en soi et non à travers le prisme de la transcription concep-
tuelle ou imaginative ». Ils tentèrent de définir nettement ce nouveau courant dès
leur première exposition collective à la galerie J en mai 1961. La préface rédigée par
Restany établit une filiation entre le « mythe de dada », celui du « non intégral » et
le nouveau réalisme. Il n’y a plus « d’anti-art » comme le désiraient le dadaïsme ou
Marcel Duchamp. Le monde est un tableau dont les artistes s’approprient des bribes.
Ils fixent, collent des objets de toutes sortes – même cassés – (des vêtements, des
jouets, des cosmétiques…) sur les toiles, sans peur de la trivialité. Ils pratiquent ce
que Restany appelle la « poétique du recyclage ».
1. P. Restany, dans trois ouvrages essentiels définit ce concept : d’abord dans Manifeste des Nouveaux
Réalistes, 1968 ; Paris, Éditions Dilecta, 2007, Avant-Garde du XXe siècle, avec P. Cabanne, Paris,
Balland, 1970 et enfin dans Le Nouveau Réalisme, Paris, Union générale d’éditions (coll. « 10/18 »
Série S), 1978.
Un festival Nouveau Réaliste est organisé à Nice en juillet 1961, on y mêle des
expositions de toiles, de sculptures, de travaux des plasticiens avec des spectacles,
des récitations de poèmes… Très vite les œuvres gagnent les États-Unis, sont exposées
au Museum of Modern Art de new York…
La mort d’Yves Klein, en juin 1962, donne un coup d’arrêt au mouvement et,
même s’il est remplacé de manière très éphémère par Christo (Christo Vladimiroff
Javacheff dit Christo, 1935-2020) et si l’on définit un troisième manifeste du groupe
en juillet 1963, le courant faiblit.
Le Nouveau réalisme est l’une des sources du Pop Art dans la mesure où il utilise
les objets de la société de consommation, ne détermine plus l’artistique qu’à partir
des canons et des traditions, admet le « ready made1 », réintègre le banal et le quoti-
dien dans l’esthétique.
Conclusion
Le réalisme — qui lie le réel au vrai — est toujours aujourd’hui l’objet de débats
non seulement artistiques mais aussi scientifiques. Le mathématicien Henri Poincarré
a ainsi considéré que le fait scientifique -traduisant un fait empirique — est un
« réalisme structural » puisque nous ne pouvons dire et transmettre que ce que
nous arrivons à connaître. Approchant seulement de la structure du réel, nous ne
pouvons parvenir qu’à un réalisme minimal.
Les antiréalistes contemporains, considèrent, quant à eux, que rien ne pouvant
exister en dehors de notre perception, la réalité n’est pas indépendante de l’esprit
et ne peut donc être « reproduite » fidèlement.
ْ Prolongements
Après les tentatives de travail en groupe, les collectifs, les artistes reviennent,
à partir de 1970, dans leurs ateliers à un travail plus personnel, plus individuel.
Se différenciant du surréalisme et de l’abstraction, le Pop Art et le photoréa-
lisme (aussi nommé l’hyperréalisme) avaient apporté un retour aux normes et à
l’image figurative.
Le réalisme revient alors en force et, liant les traditions et les techniques acadé-
miques à la volonté de représenter le réel avec fidélité. Le plus souvent, c’est une
réaction de rejet qui détermine cette attitude. Aux États Unis, Jim Dine (1935-) qui,
au début de sa carrière, liait des vêtements, des objets divers à ses œuvres se heurte
à une impossibilité de prolonger cet avant-gardisme. Reprenant les techniques
anciennes, dès son exposition de 1978 à la galerie Pace de new York, il revient aux
1. = le « prêt à l’emploi ».
natures mortes, peint des pinces becro, des cœurs, reprend l’art figuratif. Il s’agit
pour ces nouveaux artistes d’un retour à la tradition d’un Edward Hopper (1882-1967)
par exemple. Ce mouvement réaliste est étroitement lié aux traditions nationales
et partout les artistes rendent compte de la réalité de leur pays.
Maupassant
1 Préface de Pierre et Jean, 1888.
« Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la
vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait excep-
tionnel. Son but n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de
nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et
caché des événements. À force d’avoir vu et médité il regarde l’univers, les choses,
les faits et les hommes d’une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de
l’ensemble de ses observations réfléchies. C’est cette vision personnelle du monde
qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous
émouvoir, comme il l’a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire
devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son
œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit
impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.
(…) Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photogra-
phie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisis-
sante, plus probante que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par
journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent
notre existence.
Un choix s’impose donc, — ce qui est une première atteinte à la théorie de
toute la vérité.
La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus impré-
vues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans
chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui
doivent être classées au chapitre faits divers. Voilà pourquoi l’artiste, ayant choisi
son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que
les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout
l’à-côté. (…)Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la
logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle
de leur succession.
J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des
Illusionnistes. »
Roland Barthes
3 « L’effet de réel » in : Communications n° 11, 1968. Recherches sémiologiques : le
vraisemblable. pp. 84-89.
« (…) le signifié est expulsé du signe, et avec lui, bien entendu la possibilité
de développer une forme du signifié, c’est-à-dire, en fait, la structure narrative
elle-même (la littérature réaliste est, certes, narrative, mais c’est parce que le
réalisme est en elle seulement parcellaire, erratique, confiné aux a détails » et que
le récit le plus réaliste qu’on puisse imaginer se développe selon des voies irréa-
listes). C’est là ce que l’on pourrait appeler « l’illusion référentielle »1. La vérité
de cette illusion est celle-ci : supprimé de renonciation réaliste à titre de signi-
fié de dénotation, le « réel » y revient à titre de signifié de connotation ; car dans
le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne
font rien d’autre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert, la petite
porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le
réel ; c’est la catégorie du « réel » (et non ses contenus contingents) qui est alors
signifiée ; autrement dit, la carence même du signifié au profit du seul réfèrent
devient le signifiant même du réalisme : il se produit un effet de réel, fondement de
ce vraisemblable inavoué qui forme l’esthétique de toutes les œuvres courantes
de la modernité. Ce nouveau vraisemblable est très différent de l’ancien » (…).
1. Illusion clairement illustrée par le programme que Thiers assignait à l’historien ; « Être
simplement vrai, être ce que sont les choses elles-mêmes, n’être rien de plus qu’elles, n’être
rien que par elles, comme elles, autant qu’elles » (cité par C. Jullian, Historiens Français du
XIXe siècle, Hachette, sd, p. LXIII).
P. Restany
4 A 40° au-dessus de DADA, préface au catalogue de l’exposition du 17 mai au 10 juin
1961, Galerie J.
CM 52 Réalismes
ώ Frise chronologique n° 40
ْ 1475-1564 ْ 1598
Michel-Ange. Édit de Nantes.
ْ 494-1547 ْ 1610
François Ier. – Assassinat d’Henri IV.
– « Fin » de la Renaissance.
ْ 1511
Erasme, Éloge de la Folie.
Introduction
Au XIVe siècle, en Italie du nord, naît une nouvelle manière de penser le monde.
Les intellectuels veulent rompre avec les références médiévales. La renaissance est
donc, avant tout, culturelle et artistique.
C’est, en outre, d’un mouvement qui se conçoit lui-même comme une rupture
et qui reçoit son nom presque dès sa naissance. En effet, le mot même de « renais-
sance » apparaît dès 1550 sous la plume de Vasari1.
Il s’agit d’une totale remise en question des canons et des codes artistiques.
Les penseurs considèrent que leurs prédécesseurs ont oublié tout ce qui faisait la
grandeur de l’art. Toutefois les artistes s’inscrivent dans une attitude positive : ils
désirent avant tout rompre avec les usages médiévaux et, en s’appuyant sur l’anti-
quité, réaliser des œuvres « modernes », novatrices, marquant un véritable renou-
veau (Boccace et Pétrarque désirent la « renovatio », forme de rétablissement de
la grandeur passée).
Traditionnellement, les historiens de l’art considèrent que la Renaissance corres-
pond aux quatorzième, quinzième et seizième siècles. Florence en est souvent consi-
dérée comme le foyer essentiel, originel. Le mécénat des Médicis, la présence de
grands artistes comme Fra Angelico, Botticelli, Raphaël, de Vinci, Michel-Ange, pour
n’en citer que quelques-uns, font en effet de la ville le cœur de la Renaissance artis-
tique. Rome, siège de la papauté, permet à de généreux mécènes de contribuer au
développement de l’art de la Renaissance. Venise, carrefour commercial et finan-
cier de l’Europe, avec Bellini, le Titien, le Tintoret, notamment, a également une
importance considérable. La Renaissance se diffuse dans toute l’Europe et si l’on
fait venir des artistes italiens parfois, les créateurs de chaque pays participent à ce
mouvement culturel. Van Eyck dans les Flandres, Dürer en Allemagne, par exemple.
On associe généralement le « maniérisme » à la Renaissance. Né à Florence,
ce mouvement raffiné conçoit la beauté comme un idéal. Le dessin y est essentiel,
l’œuvre d’art est un espace de création mais aussi de déformation, les couleurs et les
codes iconographiques spécifiques à chaque créateur s’y déploient pour en exacer-
ber le style particulier.
La créativité artistique s’appuie également sur d’importantes nouveautés scienti-
fiques, techniques et idéologiques. Vasari distingue trois périodes : celle des précur-
seurs dont Giotto, celle des « initiateurs » comme Donatello et, enfin, celle des
« maîtres » dont Vinci, Raphaël et Michel-Ange.
1. Vasari, Vies des plus célèbres peintres, sculpteurs et architectes, 1550, complété et remanié en
1568, Florence ; éd. moderne : Grasset & Fasquelle, Les cahiers rouges, 2007.
I. Un mouvement de libération
La Renaissance est avant tout une période de libération dans de nombreux
domaines.
Les Grandes découvertes1, la prise en compte de l’existence d’’un « Nouveau
Monde », la chute de Constantinople -qui permit l’arrivée en Europe occidentale
des manuscrits antiques originaux, en 1453 — l’invention de l’imprimerie, l’intérêt
pour l’apprentissage du grec, les guerres d’Italie conduisent à une remise en cause
du monde et de l’ordre établi. Les Européens constatent l’existence de nouvelles
manières de penser, observent des cultures différentes. Grâce aux guerres d’Italie,
ils envisagent de nouvelles architectures civiles et militaires, s’intéressent à un art
de vivre plus épicurien que pragmatique ou ascétique. Ils en viennent à « imiter »
le quattrocento et à s’inspirer des œuvres antiques et des créations italiennes
contemporaines.
1. Religieuse
L’homme s’affranchit du poids des impératifs religieux et des dogmes. Le Moyen Âge
a figé le monde dans une conception statique et définitive : le microcosme repré-
sente le macrocosme, le monde humain est une image — inférieure et déficiente —
du monde divin.
La population s’accroît considérablement, les villes se développent. Mais, parallèle-
ment, la misère, le banditisme, les révoltes s’accroissent également. Dans ce contexte,
la pensée religieuse est elle aussi remise en cause. La « nouvelle religion », celle des
« Réformés » semble être une manière de répondre aux difficultés qui apparaissent.
Les philosophes entament cette réflexion dès 1550 environ. Le dominicain
Giordano Bruno2, notamment, s’appuyant sur les travaux de Copernic s’éloigne
du géocentrisme traditionnel et admet l’héliocentrisme. Mais, selon lui, la pensée
d’un univers fini n’est plus compatible avec ces travaux et il faut donc admettre un
nombre considérable d’autres univers. Si ses écrits sont condamnés pour blasphème
et ses travaux considérés comme de la sorcellerie, cette vision, qualifiée d’hérésie,
témoigne d’une profonde remise en cause des dogmes.
Les penseurs en viennent à affirmer que l’homme même peut créer, que la vérité
peut s’appuyer sur la science et que la connaissance est un but vers lequel tendre.
a. La naissance du « protestantime »
Le retour à la littérature gréco-romaine, préchrétienne, la volonté d’exercer son
esprit critique et de lire en toute liberté les textes fondateurs, sont à la fois fonda-
mentaux pour les idées humanistes de tolérance et d’œcuménisme mais également
sources de nombreux conflits dans le domaine religieux.
Enfin, Henri IV signe l’Édit de Nantes le 30 avril 1598 qui met fin à ces guerres
en assurant la coexistence religieuse, en autorisant les réformés à pratiquer leur
culte partout et à accéder à toutes les charges.
2. Intellectuelle et artistique
a. L’influence de la « libération religieuse »
L’affranchissement religieux offre aux artistes l’occasion de modifier leurs
techniques et leurs modes de représentation. La création artistique, notamment,
n’est plus limitée par les usages transmis par une tradition sclérosée. L’influence
des idées humanistes conduit les artistes à mettre l’homme au centre de l’univers,
à en proposer une vision plus individualisée.
Les figures humaines quittent les arrière-plans dans les tableaux et occupent
tous les espaces, la perspective permet de leur donner plus de corps, de présence.
Les fonds dorés des icones, les tapis fleuris des représentations médiévales dispa-
raissent pour laisser la place à des jardins, des bâtiments qui donnent à voir la réalité
contemporaine de l’architecture et des structures horticoles à la mode.
Les auréoles et les mandorles1 prennent moins d’importance pour proposer des
personnages plus proches de l’apparence humaine.
b. L’influence de l’Italie
Les conflits qui opposent la France aux états italiens permettent aux penseurs
de découvrir d’autres modalités représentatives et de nouvelles approches artis-
tiques et idéologiques.
Les guerres débutent en effet dès la fin du XVe siècle, Charles VIII, roi de France,
voulant faire valoir ses droits sur le royaume de Naples. Ses successeurs, Louis XII
puis François Ier, affermissent leurs exigences, désirant ajouter à ce premier royaume
le duché de Milan. La célèbre bataille remportée à Marignan, en 1515, offre à la
France, outre Milan, Parme et Plaisance. Mais l’opposition de Charles Quint et les
revers militaires aboutissent à la défaite de Pavie qui, avec la capture du roi de
France, en 1525, met fin à toutes les prétentions françaises sur les terres italiennes.
Néanmoins, une sorte de « rêve italien » est né à la suite de ces contacts répétés
avec la péninsule transalpine. Fascinés par la culture italienne, par les grandes cités
culturelles que sont Florence, Rome, Venise, redécouvrant l’Antiquité à travers les
monuments de cette époque, les penseurs de toute l’Europe s’éloignent des concep-
tions médiévales et se tournent vers la modernité.
c. La question du langage
Les langues « modernes » doivent également s’enrichir de termes créés ou traduits
du latin et du grec. Le français n’échappe pas à la règle, d’autant que la célèbre
Ordonnance de Villers-Cotterêts, promulguée par François Ier en 1539, impose que
1. La mandorle est une grande auréole qui contient la totalité du Christ et a une forme d’amande.
soient rédigés « en langage maternel français et non autrement » tous les textes
juridiques, administratifs et officiels du royaume. Ainsi faut-il « défendre et illus-
trer » la langue française. « L’illustrer », signifie sous la plume de Joachim du Bellay,
l’enrichir, la rendre « illustre », célèbre, mais aussi plus « claire » et plus précise1. Il
s’agit de lui apporter un lexique plus nuancé, plus abondant, de définir et de fixer
une syntaxe précise. Les adverbes en -ment naissent à cette époque, on reprend les
racines latines pour enrichir la langue et créer des doublons utiles (de « credulis »
qui avait donné « croyant », on tire par exemple « crédule »).
Le langage lui-même devient essentiel, les dictionnaires se multiplient, on s’inté-
resse aux langues. Les grandes découvertes amplifient ce mouvement lexicologique
en ouvrant la réflexion aux langues du Nouveau Monde. Grammairiens, pédagogues
et écrivains humanistes entreprennent ainsi de donner aux penseurs des outils plus
adaptés à la conception et à la description de la réalité nouvelle. Le langage n’est
pas seulement instrument de description, il devient un véhicule de la connaissance.
Erasme2, par exemple, n’hésite pas à affirmer que seule la parole, source de culture,
peut faire d’un barbare un être civilisé. On s’interroge également beaucoup sur la
multiplicité des langues et la conception d’une langue unique originelle, celle de
la Création, est peu à peu abandonnée au profit d’une vision anthropologique3. Les
hommes s’expriment selon leur milieu, leurs besoins et le climat.
Montaigne, s’appuyant sur la Genèse, affirme que les noms ne proviennent que
des hommes et justifie ainsi les variations et les différences linguistiques. Ni le
cosmos ni Dieu ne sont à l’origine de nos appellations. On comprend pourquoi alors,
poètes, écrivains et scientifiques peuvent proposer des appellations nouvelles à
leurs créations. La Pléiade, mouvement poétique célèbre aujourd’hui, s’est d’abord
appelée la Brigade, s’inscrivant dans le mouvement national de création d’une langue
et d’une littérature propres à la France.
Ainsi, c’est l’idée même des possibilités créatrices de l’homme qui s’impose et
permet les productions artistiques nouvelles. Il suffit donc de s’inspirer de la grandeur
et des références antiques, riches, connues et aisément déchiffrables pour consti-
tuer des œuvres nationales, originales et nouvelles.
1. Dans cette optique, il rédige la Défense et Illustration de la langue française en 1549. C’est aussi
le manifeste des poètes de la Pléiade.
2. Erasme, Antibarbari (Les Antibarbares) 1485 ; cf. infra texte 1.
3. L’épisode biblique de la tour de Babel n’est plus alors considéré comme un dogme mais comme
un mythe explicatif de l’apparition de la diversification linguistique appuyée sur des différences
régionales, des nécessités et des conditions diverses.
3. Imitation et innutrition
C’est ainsi que les œuvres se renouvellent et s’enrichissent. La volonté de s’appuyer
sur ces auteurs anciens, considérés comme des modèles, donne naissance à un
enrichissement de la littérature française, à la volonté de défendre, d’enrichir et
d’illustrer la langue française. Il ne s’agit pas de « copier » mais d’imiter, c’est-à-dire
d’adapter à l’époque contemporaine, à la culture nationale, à la langue les motifs
et les références antiques. Pour cela, l’écrivain se « nourrit » de la littérature et des
philosophes gréco-romains, on parle alors « d’innutrition ».
Le retour vers l’antiquité s’appuie sur la redécouverte des monuments romains,
sur les collections d’ « antiques », statues grecques et latines accumulées par les
mécènes et les riches européens. Les découvertes d’œuvres antiques, fréquem-
ment fortuites (souvent par un berger cherchant une bête tombée dans un trou)1
commencent en Italie. La relecture et la traduction des textes anciens redonnent de
l’intérêt aux canons classiques. De jeunes artistes — dont Michel-Ange ou Raphaël —
copient les fresques ou les motifs fantaisistes. Les Loges de Raphaël dans le Vatican
en témoignent encore.
Le syncrétisme de la Renaissance permet d’unir les modèles antiques aux références
chrétiennes. Les grands philosophes sont exposés dans les églises, les prophètes de
la Bible côtoient les sibylles …
Mais on s’appuie aussi sur des artistes plus récents, Pétrarque, Dante, Raphaël,
Vinci, notamment, sont admirés et assimilés par les européens. Il s’agit bien d’innu-
trition et d’imitation, les artistes ne reproduisent pas à l’identique mais emploient les
ressources transmises. Les techniques « modernes » (en architecture, en peinture, en
musique par exemple), les formes nouvelles (comme celle du sonnet en littérature),
les idées philosophiques renouvelées par le néoplatonisme s’ajoutent aux modèles
anciens, les renouvellent, les prolongent pour mieux les couper des usages médiévaux.
1. La découverte du Laocoon en 1506 et de l’Apollon du Belvédère, statue du IVe siècle av. J.-C.,
découverte vers 1498, a eu lieu dans ces circonstances.
modifier le réseau des lignes qui construisent l’œuvre. Les réflexions mathématiques
conduisent à repenser la représentation du corps humain et à essayer de détermi-
ner des proportions « idéales » ; la sculpture tente de représenter le mouvement
(y compris celui de la métamorphose de Danaé par exemple).
En architecture, étroitement liée à la peinture, la perspective architectonique est
associée à l’imitation de l’antiquité, la symétrie détermine les plans des villes et des
maisons et villas, les dômes audacieux (comme celui de Brunelleschi à Florence),
les portiques et les colonnades deviennent essentiels et davantage dominés. Les
métaux sont mieux maîtrisés et le bronze permet des statues isolées et immenses.
Ces nouveautés concernent toute l’Europe. En outre, les châteaux forts, devenus
obsolètes, sont soit réaménagés soit abandonnés au profit de résidences palatales,
confortables et claires. Les célèbres « Châteaux de la Loire » français témoignent de
cette nouvelle conception de la demeure royale ou seigneuriale. Ces édifices, pour la
plupart bâtis ou fortement remaniés au XVe et au XVIe siècles, conservent des traits
architecturaux médiévaux. Mais ils comprennent, à l’instar des demeures italiennes,
de grandes fenêtres, sont ornés de dentelles de pierre, bâtis avec les matériaux
locaux (ardoise d’Anjou, tuffeau blanc des coteaux, bois des forêts environnantes…).
Ils comprennent des portiques ouverts au rez-de-chaussée, des galeries fermées à
l’étage, des ornements à l’italienne comme les candélabres sculptés sur les piliers,
ou des loges inspirées par celles du Vatican ou encore des façades agrémentées de
corniches horizontales. Les décors, « à l’antique » sont inspirés par le Quattrocento
(coquilles, niches, consoles, pilastres, moulures se multiplient).
Enfin, les vergers du Moyen Âge, utiles parce que nourriciers, sont peu à peu
remplacés par des jardins fleuris. Le bouleversement de la conception de l’homme
et du monde conduit en effet à adopter une nouvelle manière de construire ces
lieux. Le jardin et la demeure forment un tout, en harmonie mais doivent rester
en accord avec le paysage environnant. Les hautes clôtures disparaissent ou sont
traitées comme des motifs architecturaux et ornés. Inspirés de ceux de l’Italie, les
jardins renaissants offrent des allées bordées de fleurs, des haies de buis et de
statues, des plans d’eau, des fontaines. En outre, des terrasses et des escaliers les
rythment et les parcourent pour permettre d’en admirer la composition qui devient
presque « picturale ». Nourri par les découvertes artistiques, le jardin repose sur la
perspective. Il est organisé autour d’une allée centrale le plus souvent à partir de
laquelle l’on construit des petites « scènes » végétales, parfois des labyrinthes ou
des bâtiments de plaisance. Ces éléments mettent en valeur la théâtralité symbo-
lique de l’organisation d’ensemble.
complexe, mêlant les efforts de grands personnages qui font carrière dans ce domaine
à ceux de nombreux fonctionnaires, s’établit. L’’état se conçoit comme un ensemble
délimité, ce qui affirme sa nature essentiellement guerrière.
Pour assumer les conflits, il faut augmenter les impôts, la taille1 est multi-
pliée par quatre en France au seizième siècle. Les « fermiers » qui lèvent ces taxes
prélèvent d’importantes sommes, mettent en place des emprunts, les faillites sont
nombreuses et retentissantes. L’État de la Renaissance est très présent dans la vie
des habitants et manie des sommes considérables.
Cela donne naissance à une bureaucratie organisée et à une volonté de ration-
naliser l’administration des royaumes. Le capitalisme commercial et financier est
aussi accompagné de la vénalité des « offices » : les charges publiques sont vendues.
Ainsi l’éducation apparaît-elle comme fondamentale : pour accéder à ces nouvelles
fonctions, il faut être cultivé. L’invention de l’imprimerie, l’essor culturel et le rôle
des mécènes concourent tous à permettre le développement de deux types d’appren-
tissage. D’une part, une élite accumule des connaissances, reçoit une formation
complète et coûteuse, d’autre part, le reste de la population acquiert surtout une
pratique, des techniques.
L’état de la Renaissance est donc également une structure qui accroît les diffé-
renciations sociales et culturelles entre élite et peuple.
Conclusion
Si la Renaissance est une période de renouvellement dans tous les domaines, les
monarchies évoluent peu à peu vers des formes absolutistes et les conflits religieux
ouvrent la voie à une contre-réforme souvent violente.
ْ Prolongements
1. Il s’agit d’un impôt prélevé par le seigneur puis par le roi sur le Tiers-État.
Erasme
1 « Lettre à Thomas Morus », 15 juin 1508, préface de l’Eloge de la Folie, trad. P. de
Nolhac, GF, 1964, p. 13-14.
More
2 Utopie, 1516, L’Utopie, II, « Des arts et métiers » trad. V. Stouvenel, Paulin, 1842.
« Ainsi tout le monde, en Utopie, est occupé à des arts et à des métiers réelle-
ment utiles. Le travail matériel y est de courte durée, et néanmoins ce travail
produit l’abondance et le superflu. Quand il y a encombrement de produits, les
travaux journaliers sont suspendus, et la population est portée en masse sur les
chemins rompus ou dégradés. Faute d’ouvrage ordinaire et extraordinaire, un
décret autorise une diminution sur la durée du travail, car le gouvernement ne
cherche pas à fatiguer les citoyens par d’inutiles labeurs.
Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins
de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus
de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement
son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des
lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. »
Rabelais
3 Pantagruel, Chapitre VIII, « Comment Pantagruel, étant à Paris, reçut lettres de son père
Gargantua, et la copie d’icelles », datée « d’Utopie, le dix-sept mars », 1532, translation G.
Demerson, 1995.
(…) « Maintenant toutes les disciplines sont restituées, les langues établies. (…)
Pour cette raison, mon fils, je te conjure d’employer ta jeunesse à bien profi-
ter en étude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l’un,
par de vivantes leçons, l’autre par de louables exemples, peuvent bien t’édu-
quer. J’entends et veux que tu apprennes parfaitement les langues, d’abord le
grec, comme le veut Quintilien, puis le latin et l’hébreu pour l’Écriture sainte, le
chaldéen et l’arabe pour la même raison ; pour le grec, forme ton style en imitant
Platon, et Cicéron pour le latin. Qu’il n’y ait aucun fait historique que tu n’aies
en mémoire, ce à quoi t’aidera la cosmographie établie par ceux qui ont traité le
Léonard de Vinci
4 Traité élémentaire de la peinture, publ. posthume, 1651, ch. 322, « De la perspective
linéale », trad. et éd. Deterville, Libraire, 1803, p. 264-265.
Jean Calvin
5 Traité des Reliques, 1543, translation d’I. Backus, éd. Labor et Fides, 2000.
« Reliques : Bonne dévotion ou superstition et idolâtrie ?
Je sais bien que cela a quelque espèce et couleur de bonne dévotion et zèle,
quand on allègue qu’on garde les reliques de Jésus-Christ pour l’honneur qu’on
lui porte, et pour en avoir meilleure mémoire, et pareillement des saints ; mais il
fallait considérer ce que dit saint Paul, que tout service de Dieu inventé en la tête
de l’homme, quelque apparence de sagesse qu’il ait, n’est que vanité et folie, s’il
n’a meilleur fondement et plus certain, que notre semblant. Outre plus, il fallait
contre-peser le profit qui en peut venir, avec le danger ; et en ce faisant, il se fût
trouvé que c’était une chose bien peu utile, ou du tout superflue et frivole, que
d’avoir ainsi des reliquaires : au contraire, qu’il est bien difficile, ou du tout impos-
sible, que de là on ne décline petit à petit à idolâtrie. Car on ne se peut tenir de
les regarder et manier sans les honorer ; et en les honorant, il n’y a nulle mesure
qu’incontinent on ne leur attribue l’honneur qui était dû à Jésus-Christ. Ainsi, pour
dire en bref ce qui en est, la convoitise d’avoir des reliques n’est quasi jamais sans
superstition, et, qui pis est, elle est mère d’idolâtrie, laquelle est ordinairement
conjointe avec. »
CM 53 Renaissance
ώ Frise chronologique n° 41
ْ 1761 ْ 1825
Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Les Stendhal, Racine et Shakespeare, E
Rêveries du promeneur solitaire ْ 1827
(1776-78), N1 Hugo, Préface de Cromwell, E
ْ 176 ْ 1829
Ossian, Œuvres complètes (en réalité Hugo, Les Orientales, P
James Macpherson), P ْ 1830
ْ 1774 Berlioz, La Symphonie fantastique, M
Goethe, Les Souffrances du jeune ْ 1830
Werther, N Hugo, Hernani, T
ْ 1802 ْ 1830
Chateaubriand, René, N ; Le Génie du Stendhal, Le Rouge et le Noir, N
Christianisme, E ْ 1831
ْ 1803 Hugo, Notre-Dame de Paris, N
Beethoven, La Symphonie héroïque, M ْ 1833
ْ 1813 Chopin, Nocturnes, M
Mme de Staël, De l’Allemagne, E ْ 1833-34
ْ 1814-1828 Michelet, Histoire de France, E
Schubert, Lieder, M ْ 1834
ْ 1818 Musset, Lorenzaccio, T
Caspar David Friedrich, Le Voyageur ْ 1835-37
contemplant une mer de nuages, Pe Musset, Les Nuits, P
ْ 1819 ْ 1843
Géricault, le Radeau de la Méduse, Pe Hugo, Les Burgraves, T, échec
ْ 1820 ْ 1848
Lamartine, Méditations poétiques, P Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe,
ْ 1823 publication posthume, N
Delacroix, Les Massacres de Scio, Pe
Introduction
Le Romantisme est un mouvement culturel européen né au milieu du XVIIIe siècle.
En France, la Révolution et l’Empire développent un néoclassicisme qui occulte
l’apport de Rousseau. Si Chateaubriand en marque les débuts en 1802, il faut attendre
les années 1820-30 pour qu’il se développe pleinement et s’éteigne doucement au
milieu du siècle. Le romantisme reste très difficile à définir puisqu’il se construit dans
l’opposition aux codes classiques, et dans la proclamation de la liberté et le refus
des académismes. C’est un mouvement de jeunes gens enthousiastes dont plusieurs
mourront dans la fleur de l’âge, Byron en défendant la Grèce, Pouchkine lors d’un
duel ; Shelley disparaît lors d’une promenade en mer, Nerval se pend, Schubert
atteint à peine la trentaine, Schumann sombre dans la folie. Il passe de mode à la
fin de la Monarchie de juillet, mais se prolonge dans des engagements politiques et
sociaux, ou dans les développements du symbolisme baudelairien.
I. Les Précurseurs
1. Le « préromantisme » en France
On appelle ainsi une esthétique qui, a contrario de la rationalité des Lumières,
privilégie l’expression de la sensibilité. C’est le cas du roman épistolaire de Rousseau
La Nouvelle Héloïse, paru en 1761, ou de son autobiographie Les Rêveries du prome-
neur solitaire (1776-78). Bernardin de Saint-Pierre raconte les amours contrariées de
Paul et Virginie (1784). Madame de Staël fait connaître les débuts du romantisme en
Angleterre et en Allemagne dans ses essais De la littérature (1800) et De l’Allemagne
(1813, édition clandestine), où elle invite les écrivains français à s’inspirer de la réalité
contemporaine et nationale, et non plus des Anciens. En 1802, Chateaubriand publie
Le Génie du Christianisme, dont le succès confirme la nouvelle tendance.
D’autres historiens de la littérature considèrent ces auteurs comme pleinement
romantiques, les rattachant à un « premier romantisme français ».
Le préromantisme met déjà en avant la réhabilitation des passions, et de la sensi-
bilité, le culte du moi, l’exaltation du sentiment de nature, la distorsion entre l’indi-
vidu et la société.
2. Le romantisme en Angleterre
a. Les précurseurs
Le mot « romantique » est anglais à l’origine, et il désigne initialement l’émo-
tion du lecteur de romans. En Grande-Bretagne, des poètes et romanciers ouvrent
la voie à une littérature sensible et mélancolique, comme les poètes Edward Young,
auteur des Nuits (1742-1746), ou James Hervey, Méditations parmi les tombes (1746),
ou encore les romanciers Samuel Richardson, qui publia Clarisse Harlowe (1748), dont
l’héroïne émut toute l’Europe par ses malheurs pathétiques, Henry Fielding, auteur
de Tom Jones (1750), ou Oliver Goldsmith, Le Vicaire de Wakefield (1766).
Le mouvement doit beaucoup à James Macpherson qui déclara avoir découvert
et traduit un barde du IIe siècle, Ossian, dont on ne sait s’il est authentique, ni s’il est
gaëlique, irlandais, ou écossais. Il évoque des héros épiques, et éveille les racines
populaires. Son succès se répandit dans toute l’Europe, et il inspira la Tétralogie de
Wagner, les romans de Walter Scott, de nombreux lieder de Schubert. Les errances
de René dans la lande lui doivent aussi beaucoup.
3. Le romantisme en Allemagne
Là plus qu’ailleurs, les artistes réagissent au rationalisme des Lumières pour
choisir le sentiment et le merveilleux. Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) ouvre
la voie en publiant en 1774 Les Souffrances du jeune Werther, roman épistolaire, qui
raconte les amours impossibles du héros pour Charlotte et son suicide final. On dit
qu’une vague de suicides s’ensuivit en Europe. Il initia le Sturm und Drang, Tempête
et Passion, précurseur du romantisme. Il crée aussi le mythe moderne de Faust, 1808.
L’état d’âme favori est la mélancolie, le vague à l’âme, la Sehnsucht. A sa suite, les
poètes et romanciers se tournent vers les légendes ou le mysticisme du Moyen Âge.
Ainsi les frères Grimm reprennent les contes populaires. Hoffmann se tourne vers
les fantômes, les pactes avec le diable, avec une prédilection pour l’onirisme et le
fantastique. La communion avec la nature et l’imagination sont une des sources
d’inspiration des artistes.
Si de grands écrivains ont représenté le romantisme allemand, comme Friedrich
Hölderlin, Heinrich von Kleist, Novalis, Jean-Paul Richter, ou des peintres embléma-
tiques, Caspar David Friedrich, c’est surtout en musique que le romantisme a trouvé
sa plus brillante expression. Citons Mendelssohn, Brahms, Schubert, Schumann,
Richard Strauss, Wagner, Weber, Beethoven, Liszt. Les instruments de la musique
baroque cèdent la place aux instruments romantiques. Ainsi, l’évolution du clave-
cin en piano-forte puis en piano permet plus d’expressivité et favorise l’épanche-
ment des émotions.
c. Le mal du siècle
L’indécision, la nostalgie du passé nourrissent un mal de vivre, le sentiment que
l’individu n’a pas sa place dans la société, une mélancolie, allant parfois jusqu’à
l’angoisse. La soif d’absolu, inemployée, provoque le sentiment d’un vieillissement
précoce, et souvent la tentation du suicide. C’est sans doute Musset qui a le mieux
analysé ce sentiment dans La Confession d’un enfant du siècle, roman autobiogra-
phique publié en 1836.
est éprouvé des deux côtés, par l’artiste comme par le lecteur. Balzac en fait une
aimable caricature dans son roman Modeste Mignon, histoire d’une jeune admira-
trice de province amoureuse d’un poète réputé.
La nature
La nature n’est pas qu’un décor, elle est un témoin de la vie des hommes. Ce
témoin se montre souvent indifférent. Dans « Tristesse d’Olympio » (Les Rayons et
les Ombres), 1837, Victor Hugo reproche à la nature son indifférence :
Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
À l’inverse, Lamartine veut croire qu’elle gardera le souvenir des jours heureux :
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
« Le Lac », Méditations poétiques, 1820
La tristesse et le désenchantement
La tristesse et le désenchantement sont les thèmes majeurs, la saison préfé-
rée est l’automne, et l’œuvre emblématique est le cycle de lieder Die Winterreise, Le
Voyage d’hiver, que Schubert compose en 1827, sur des poèmes de Wilhelm Müller,
qui vient de mourir, avant de disparaître lui-même l’année suivante, seul et à peu
près inconnu à Vienne. Chanteur et pianiste développent les thèmes de l’hiver et
du voyage, annoncés dans le titre, dans une évidente symbolique du « voyage de la
vie », donc de la mort, de l’immobilité, de la solitude. L’amour et le bonheur ne sont
que des souvenirs, à jamais inaccessibles.
Sur le plan politique, l’engagement de ces jeunes gens issus de classes sociales
aisées n’est pas immédiat. Mais leur goût de la liberté les fait se dresser contre les
lois de censure de Charles X. En revanche, Lamartine et Hugo se distinguent très
tôt par leur engagement. Le premier, maire de Mâcon dès 1812, se présente à la
présidence de la jeune république de 1848, dont il sera quelque temps président du
gouvernement provisoire. On a retenu ses discours, celui du 6 octobre 1848, grand
plaidoyer pour la démocratie et surtout celui du 25 février à l’Hôtel de Ville de Paris,
où il fait adopter le drapeau tricolore « qui a fait le tout du monde, et symbolise la
gloire et la liberté de la patrie… et signifie l’esprit républicain ». Battu par Napoléon
III, il se retire et reste un observateur hostile au second Empire. Victor Hugo, très tôt
sensible à l’injustice et à la misère, en témoigne dans toute son œuvre. Il s’oppose
à la peine de mort, à l’esclavage, Il s’efforce de soulever les Parisiens lors du coup
d’état du 2 décembre 1851, en vain, et doit s’exiler. Il restera hors de France jusqu’à
la chute du Second Empire, multipliant les prises de position, et publiant surtout Les
Châtiments, en 1852, violente satire de Napoléon III. Enfin, son roman Les Misérables,
paru en 1862, s’il sort du cadre historique du romantisme, en comporte toutes les
caractéristiques : il réhabilite le peuple dans la figure de Jean Valjean, faisant d’un
ancien bagnard un maire admirable, devenant peu à peu une figure christique. Il
dénonce la misère des femmes et des enfants, composant en Fantine la figure de la
prostituée victime d’une société impitoyable, en Enjolras le révolutionnaire exalté,
de Gavroche les petits Parisiens qu’il croise dans les insurrections parisiennes qu’il
a rencontrées au cours du siècle, en 1830, en 1848, et encore lors de la Commune
en 1871, après la parution du roman. Il a lui-même participé à celle de juin 1832,
lors des funérailles du général Lamarque, et qui est au cœur du roman. Ses héros
sont à tout jamais les figures romantiques du peuple, le peuple avec ses misères et
sa grandeur.
d. La philosophie romantique
Le romantisme allemand naît du constat que le rationalisme ne peut représenter
le réel de l’être et de ses émotions, ce qui établit les limites de la pensée de Kant.
Des artistes isolés, ou appartenant à des cercles, autour de l’université d’Iéna, ou le
groupe de Heidelberg, poètes ou romanciers, Von Arnim, Brentano, Novalis, Grimm,
ou encore Goethe, développent des thèses qui alimenteront l’ensemble du roman-
tisme et que Germaine de Staël introduit en France.
Le monde est un organisme vivant avec une unité profonde, où chaque élément
est en communication avec les autres. La pensée symbolique seule peut comprendre
et exprimer l’unité profonde de la nature. Et la philosophie classique étant limitée
dans la connaissance de l’être, elle doit céder la place à l’art qui en saisit la signi-
fication profonde.
On a pu relever aussi l’influence du néo-platonisme, courant qui parcourt tous
les siècles, et privilégie le concept d’unité du monde et de recherche mystique. Le
poète, Chateaubriand, ou le personnage peint par Friedrich, ou Lamartine, domine
le paysage, dans une solitude orgueilleuse, mais en fait il recherche, traduit aussi
l’union mystique avec la nature, ce qu’exprime Lamartine dans « Isolement ».
1. Le romantisme noir
Les sources en sont le « roman gothique », anglo-saxon, qui manifeste une fasci-
nation pour les fantômes, les vampires. On les trouve dans les romans et contes de
Poe, Hawthorne, Mary Shelley, et Nodier ou Nerval (Aurélia) en France, récits mêlant
fantastique et onirisme. Le Moine de Lewis deviendra le favori des surréalistes.
D’autres poètes privilégient une œuvre ésotérique, comme Gérard de Nerval, ou
Lautréamont., aux confins de la folie.
2. Les héritiers
Si des aspects de Baudelaire sont sans conteste romantiques, on considère toute-
fois que son recueil Les Fleurs du mal, paru en 1857, ouvre la voie au symbolisme,
que développe par exemple le poème « Correspondances ». Filiation ou rupture ?
Le spleen baudelairien est proche du mal du siècle de ses aînés. Au siècle suivant,
la « nausée » que décrit Sartre en est une version existentielle. On a pu y rattacher
le « mal de vivre » de certains héros de cinéma, qu’interprétait l’acteur américain
James Dean, mort lui-même de façon romantique.
La même année que Les Fleurs du mal, en 1857, Gustave Flaubert publie son
roman Madame Bovary, dont l’héroïne confond la vie réelle avec les romans carica-
turaux qu’elle a lus dans sa jeunesse. Flaubert déclare y « tordre le cou au roman-
tisme », et chercher à se soigner lui-même de ce qu’il présente comme une maladie
de l’âme. Pour cela, il développe un modèle de roman réaliste.
Enfin, à la fin du XIXe siècle, une grande vague de « néo-romantisme » place sur
les scènes de théâtre des personnages dignes des drames de 1830, comme Cyrano
de Bergerac, personnage favori du public populaire. Difforme, poète génial, ami
généreux, un vrai héros hugolien !
Conclusion
Le mouvement romantique peut être perçu comme une charmante poésie pour
jeunes filles délicates, mais cette lecture superficielle doit être rejetée pour l’appré-
hender pour ce qu’il est : une révolte violente et permanente contre l’ordre établi,
et l’affirmation du primat de l’œuvre d’art et d’une façon d’être au monde, et de
défendre des valeurs éternelles.
ْ Prolongements
Madame de Staël
1 De la littérature, II, 5.
« Le célèbre métaphysicien allemand Kant, en examinant la cause du plaisir
que font éprouver l’éloquence, les beaux-arts, tous les chefs-d’œuvre de l’ima-
gination, dit que ce plaisir tient au besoin de reculer les limites de la destinée
humaine : ces limites qui resserrent douloureusement notre cœur, une émotion
vague, un sentiment élevé les fait oublier pendant quelque instants ; l’âme se
complaît dans le sentiment inexprimable que produit en elle ce qui est noble
et beau, et les bornes de la terre disparaissent quand la carrière immense du
génie et de la vérité s’ouvre à nos yeux : en effet, l’homme supérieur ou l’homme
sensible se soumet avec effort aux lois de la vie, et l’imagination mélancolique
rend heureux un moment en faisant rêver l’infini.
Le dégoût de l’existence, quand il ne porte pas au découragement, quand il laisse
subsister une belle inconséquence, l’amour de la gloire, le dégoût de l’existence peut
inspirer de grandes beautés de sentiment ; c’est d’une certaine hauteur que tout se
contemple ; c’est avec une teinte forte que tout se peint. Chez les anciens, on était
d’autant meilleur poète que l’imagination s’enchantait plus facilement. De nos jours,
l’imagination doit être aussi détrompée de l’espérance que de la raison ; c’est ainsi
que cette imagination philosophe peut encore produire de grands effets.
Il faut qu’au milieu de tous les tableaux de la prospérité même, un appel aux
réflexions du cœur vous fasse sentir le penseur dans le poète. À l’époque où nous
vivons la mélancolie est la grande inspiratrice du talent : qui ne se sent pas atteint
par ce sentiment, ne peut prétendre à une grande gloire comme écrivain ; c’est à
ce prix qu’elle est achetée. »
François-René de Chateaubriand
2 René, 1802.
Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais dans mes
promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire
ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence
d’un désert ; on en jouit, mais on ne peut les peindre.
L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravisse-
ment dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers
errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au
sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles
qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me
rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même
qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où
il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie
sur le ton consacré aux soupirs.
Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il
fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant
moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la
mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée,
un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s’élevant au loin
dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux
de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les
climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret
instinct me tourmentait : je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais
une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n’est pas
encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol
vers ces régions inconnues que ton cœur demande. »
« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces
d’une autre vie ! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le
vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté,
et comme possédé par le démon de mon cœur.
CM 54 Romantisme
ώ Frise chronologique n° 42
Introduction
Si l’on comprend aisément le terme de « sacré », c’est toutefois une notion dont
les significations précises semblent souvent flottantes et vagues. Le mot, en effet,
a une acception plus anthropologique que philosophique. Marcel Mauss considère
qu’il s’agit du « produit de l’activité collective »1, selon Roger Caillois c’est une «
catégorie sur laquelle repose l’attitude religieuse »2 et Mircéa Eliade précise que
c’est « un élément dans la structure de la conscience »3.
Plus simplement, le terme désigne, dans les cultures humaines, tout ce qui a
trait à un discours, des pratiques, des représentations qui s’attachent à figurer ce qui
dépasse l’homme ; ce qui s’impose et contraint à des comportements, des paroles
qui définissent deux univers, un « sacré » et un « profane ». En fait, est « sacré » ce
qui n’est pas profane1.
Etymologiquement, le « sacer » est ce qui est intouchable, inviolable, séparé,
interdit, consacré aux dieux. Émile Benveniste notait que le terme, en latin, portait
à la fois les sèmes de vénération et d’horreur2. Le sacré est donc étroitement lié au
symbolique et, par voie de conséquence, au religieux. Toutefois, il n’est pas unique-
ment utilisé pour désigner la religion, il a des références plus vastes, il détermine en
fait tout ce qui dépasse l’homme, lui offre des occasions de transgression3. Le sacré
rend compte du besoin humain de dépasser sa condition, d’échapper à la finitude,
d’entrer en contact avec un invisible supérieur4.
La tension entre cette expérience d’une rencontre, d’un dialogue avec ce qui se
présente explicitement comme supérieur et transcendant pose la question de sa
représentation. L’art est l’occasion de témoigner d’une expérience métaphysique.
Mais l’entreprise artistique est difficile : l’œuvre doit-elle être une simple illustration
des textes religieux, une glorification, un hommage, une vénération, un élément
cultuel du rite ou une simple figuration ? Comment peut-on, par exemple, représen-
ter le Christ, à la fois Dieu et Homme, ou Bouddha qui est « plus qu’un homme »
sans être un dieu ? L’histoire de l’art témoigne de cette ambiguïté permanente,
on passe d’une pratique cultuelle à une autonomie, d’un signe symbolique à une
production autonome d’un sacré qui ne provient plus de la transcendance mais de
l’œuvre elle-même… De l’art figuration du sacré, on est parfois passé à une sacra-
lisation de l’art.
I. Définitions
L’art sacré n’est pas à proprement parler l’art religieux. Il ne s’agit pas, en effet,
seulement de formes artistiques liées à la religion et au culte mais de la capacité
d’une œuvre à rendre compte du sacré, à donner une « présence » à l’absence et à
l’invisible. La place de ces « images » est donc à questionner plus largement que
dans le rapport à la représentation iconique5.
1. Le « fanum » est un temple c’est-à-dire un enclos sacré (à l’origine construit pour glorifier un
roi, un dieu) ; est « profane » ce qui est littéralement devant le temple, en dehors.
2. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Les Éditions de Minuit,
1969, 2 vol., tome 2, p. 187.
3. Cf. R. Caillois, L’Homme et le sacré, 1950, Folio essais, 1988, ch. IV.
4. Cf. Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, NRF Gallimard, 1965.
5. Le mot « icône » désigne une peinture religieuse (réalisée sur du bois). Il est issu du mot
russe « ikona » lui-même venant du grec byzantin « eikona » (qui désignait une petite image).
« Iconique », à l’origine désignait une statue grandeur nature représentant un vainqueur aux
jeux sacrés ; l’adjectif moderne, passé de l’anglais au français (en 1970) désigne tout de qui
est relatif à l’image.
Le sacré véhicule donc, avant tout, une idée de séparation, de limite, d’absence
et même d’impossibilité de contact direct pour l’homme. Il est donc absolument
nécessaire pour s’en approcher de maîtriser des codes, des règles qui en protègent
l’inviolabilité. Il est nécessaire d’être initié, purifié pour en approcher. Or, l’art qui
induit le partage, la communication, l’échange, s’adresse à tous, exige peu de savoir
pour être compris.
« L’art sacré » est une expression qui recouvre plusieurs approches différentes.
Il s’agit parfois de désigner l’art présentant les éléments religieux. Parfois encore la
formule ne renvoie qu’à la production artistique que l’on trouve dans les espaces de
culte. Enfin, dans la mouvance de l’abstraction, l’appellation peut encore désigner la
création -dans son processus émotionnel et spirituel — sans nécessairement repré-
senter le sacré lui-même.
Ces acceptions invitent à quelques nuances. Si ce qui est représenté est du domaine
du sacré, l’art, lui, technique et création individuelle, est humain et profane. En outre,
si toutes les œuvres se trouvant dans une église sont artistiques, elles ne désignent
pas exclusivement le sacré. Enfin, l’expérience créatrice, par essence, est-elle une
dimension seulement affective et intellectuelle ou appartient-elle à une démarche
supérieure, échappant en partie à l’humain ? Ces différentes questions poussent à
parler surtout de « représentations artistiques du sacré » plus que « d’art sacré ».
Testament, voire de l’Ancien. Comme les cathédrales qui leur servent de décor, ces
œuvres restent anonymes, le nom de l’artiste disparaît derrière l’offrande. Comme
la cathédrale, « livre de pierre1 », elles visent à l’instruction du public.
La musique aussi est inspirée par Apollon dont la figure, ou la lyre, est le symbole.
Les hymnes hébreux ou chrétiens primitifs s’accompagnent de mélodies simples, mais
composées par de vrais artistes, peut-être par souci d’efficacité auprès des fidèles.
L’architecture a la charge de construire les lieux de culte. Ils sont souvent inspi-
rés des maisons des hommes et rendent compte du rapport à la divinité : un dieu
mystique dans la cathédrale gothique, des dieux anthropomorphes dans les temples
grecs. L’empereur Hadrien fait construire le Panthéon de Rome, au IIe siècle apr.
J.-C. Une forme nouvelle, la coupole, symbolise la présence de la divinité. Sa coupe
circulaire sur une base carrée entraîne un des problèmes géométriques de l’anti-
quité, la « quadrature du cercle ». Trois niveaux sont représentés dans ce temple, la
base terrestre, les murs symbolisant l’espace des hommes, la coupole, le ciel et la
divinité. Sainte Sophie de Constantinople reprendra le schéma de la coupole pour
une église chrétienne, imitée par Saint-Pierre de Rome, puis, après la conquête
ottomane, elle deviendra l’archétype des mosquées.
Enfin, la peinture moderne trouve son fondement dans des sujets religieux. A
Byzance, au quattrocento italien, les grandes étapes de la vie du Christ sont représen-
tées à l’infini : Annonciation, Visitation, Nativité, Crucifixion semblent être les seuls
sujets possibles. Une explication simple : l’église est la seule commanditaire ! Toutes
les églises veulent avoir leur Vierge à l’Enfant, statue ou peinture, les monastères
une Cène, et sans les commandes du pape, Michel Ange et Raphaël auraient-ils eu
la même carrière ? Dès que d’autres catégories sociales en ont les moyens, les sujets
changent : au XVIIe siècle, la République des Pays-Bas fait développer des scènes
plus modestes, qui représentent la vie quotidienne des bourgeois enfin au pouvoir,
mais également des paysages, des natures mortes, des marchands et des artisans.
On verra la même évolution pour les compositeurs. Pour assurer le quotidien
de sa famille nombreuse, Bach était « Kapellmeister », maître de chapelle, comme
Haendel, Haydn, et même plus tard Richard Wagner. On sait que Léopold Mozart
rêvait pour son fils du poste auprès de l’évêque de Salzbourg. Outre la présence aux
cérémonies religieuses, il devait composer messes et oratorios. Voulant se libérer
de cette tutelle, Mozart mena une vie matérielle très difficile à Vienne, sans protec-
teur attitré.
Ainsi, à une lecture artistique, les œuvres inspirées par la religion ajoutent des
codes supplémentaires : une Annonciation doit respecter un texte de trois lignes dans
le Nouveau Testament. Il y a donc obligatoirement la Vierge (en bleu), l’Archange
Gabriel, des lys, le livre, l’Esprit saint, colombe ou soleil. Les variantes relèvent de
la liberté du peintre. Mais que devient l’œuvre quand on ne connaît plus les codes ?
Des œuvres interchangeables, ou muettes comme les statues primitives.
2. Le permis et l’interdit
Représenter le sacré, les divinités le plus souvent, est assez fréquent dans les
sociétés polythéistes. Les figurations anthropomorphiques des dieux permettent de
valoriser le corps humain tout en proposant une image parfaite, achevée et définissant
des « canons » esthétiques. Le dieu devient souvent un modèle de l’éternelle beauté.
Mais les représentations peuvent également lui conférer un aspect différent,
animal par exemple. Lui donner un corps — quel qu’il soit — permet de manifester
la présence de l’absent, de l’invisible, du transcendant. Représenter -souvent idéali-
ser — le sacré, c’est le rapprocher de l’homme, le rendre concevable, accessible.
Toutefois, certains refusent la représentation du sacré et revendiquent un anico-
nisme1 total. En effet, ces figurations induisent souvent un culte de l’image (parfois
remplaçant celui de la divinité).
Les monothéismes s’appuient sur une conception différente de la représentation
du divin. Si l’on a souvent considéré que le christianisme -malgré quelques mouve-
ments iconoclastes cf. infra p. 563 et suivantes) — était iconophile et reposait sur
les représentations artistiques de Dieu, des saints et de tout ce qui touche directe-
ment à leur univers, les catholiques ne considérant pas, comme les orthodoxes, que
l’œuvre manifestait la présence effective de l’Etre représenté, l’on note que judaïsme
et islam s’y opposent.
3. Mesure et démesure
Comment donc, représenter ce qui est généralement enfermé dans un périmètre
déterminé et dont les frontières sont infranchissables ? Comment proposer une figura-
tion claire et aux proportions humaines de ce qui est démesuré ? La transgression
est généralement punie, violemment et fortement.
La question concerne également — et avant tout — l’architecture. Comment
construire un temple qui détermine la surface sacrée ? Comment l’orner afin de
respecter le « sacer » tout en offrant aux hommes la possibilité de communiquer
avec le divin ?
L’art révèle le lien qui unit l’homme à ce qui le dépasse, il lui faut donc à la fois
dévoiler et protéger. Tout sacré repose sur le caché, le secret (ce qui est dans le
périmètre consacré est invisible à ceux qui se trouvent devant, l’iconostase ortho-
doxe en témoigne encore). Il est nécessaire que l’artiste lui-même mesure le lieu,
comprenne ce qui échappe à sa dimension. Le meilleur moyen est de faire appel à
ce qu’il connaît le mieux et peut cerner : l’être humain. La pyramide semble être la
représentation de l’ordre sacré par excellence, unissant l’homme, sa pensée et son
art au cosmos. Longtemps les bâtisseurs de cathédrales considérèrent que l’église
symbolisait le corps d’un homme étendu…1Les artistes établissent une analogie entre
le cosmos et l’homme, le macrocosme et le microcosme. Ainsi l’art peut-il représen-
ter le sacré en lui attribuant des mesures accessibles à l’esprit humain.
On sait que la question des dimensions des constructions humaines est au cœur
des interrogations : combien mesuraient les temples égyptiens, celui de Salomon,
l’arche de Noé ? Chaque fois, on établit un rapport étroit entre les dimensions
humaines et celles des lieux et des objets consacrés. La coudée, le pied servent
ainsi de rapport entre le sacré et l’homme.
Il faut également mesurer le monde et en délimiter les proportions et le centre.
L’art s’appuie pour cela sur les rites et les mythes. Le « nombril du monde » est à
Delphes ou en Canaan… L’essentiel est de découvrir un cœur à partir duquel le reste
s’organise. Le sacré en art est identique à ce qu’il est dans la vie : un lieu, un récit
et une approche cultuelle (rite ou représentation).
Le « nombre d’or »2 ou la question de la perspective s’inscrivent dans cette volonté
de donner une mesure du monde proche de celle qu’en ont les divinités. Le nombre
d’or devient un élément fondateur de l’esthétique puisqu’il est censé permettre de
cerner le monde, il est aussi bien utilisé dans les sciences qu’en art : architecture,
musique ou peinture notamment s’appuient sur lui pour donner harmonie et sens à
ce qui est représenté. Il est ce qui détermine la beauté3 ; le Corbusier, Valéry, l’école
du Bauhaus, Iannis Xénakis en témoignent encore au vingtième siècle. Il est même
apparu comme la formule unissant l’âme au corps4 ! L’art pouvait donc s’appuyer
sur lui pour rendre compte du sacré. Mais beaucoup de peintres refusent l’emploi
de la perspective lorsqu’il s’agit d’art religieux. Elle indique où placer la ligne pour
que l’effet réaliste soit atteint, elle est en conséquence une illusion, un procédé qui
joue sur les apparences. C’est la géométrie sacrée qui prévaut alors. Celle-ci, en
effet, indique où mettre la ligne pour qu’elle ait une signification, il ne s’agit pas de
réalisme mais de symbolique. La perspective brouille le message et surtout impose
un point de vue neutre au créateur. En revanche, dans l’art sacré, la vision est condi-
tionnée par la foi et les impératifs de la représentation symbolique d’un élément
essentiel de la croyance.
4. Mimétisme ou re-présentation ?
L’art qui représente le sacré a une dimension performative. S’il est mis au service
du sacré, de la transcendance, il est également investi d’une utilisation pratique
humaine. La production artistique doit souvent surprendre, étonner et, parfois même,
effrayer. Elle manifeste la supériorité, l’exceptionnalité du sacré. Elle constitue un
« objet-seuil », un témoignage de l’existence d’une limite concrète entre profane et
1. Cf. Marie-Madeleine Davy Initiation à la symbolique romane, Paris, Flammarion, 1977, p. 200.
2. Cf. la fiche sur l’art grec.
3. Cf. le célèbre homme de Vitruve, au Ier siècle av. J.-C.
4. C’est la conviction, notamment, du philosophe Gustav Theodor Fechner dans son Introduction
à l’esthétique, 2 vol., Leipzig : Breitkopf & Härtel, 1876.
sacré. Rudolf Otto1 crée le concept de « numineux » pour caractériser notre rapport
affectif au sacré. L’œuvre nous fait prendre conscience de notre condition, de notre
infériorité, nous effraie et nous fascine. Elle signale la transcendance et nous trans-
porte, nous élève, tout en manifestant les normes et les interdits.
Ainsi, il ne s’agit jamais d’une imitation mais d’une ouverture sur le symbolique,
l’image donne une apparence à ce qui échappe aux sens, elle permet d’approcher
du Vrai, du divin, de l’immatériel, grâce à sa matérialité. Elle s’inscrit dans la mysta-
gogie, c’est-à-dire dans la révélation des mystères (des desseins invisibles) divins.
Maxime le Confesseur, vers 630, précise ainsi que « ce qui est invisible devient visible
dans ce qui apparaît, et le sens de ce qui est visible est livré par ce qui n’apparaît
pas grâce à l’interprétation symbolique »2. L’art manifeste donc l’apparition de l’Etre,
ancre l’homme dans le monde pour mieux lui permettre de s’élever. Le sacré devient
même le fondement de l’art. Le « signifiant flottant »3 de Levi-Strauss trouve ici
pleinement sa justification : l’œuvre ouvre sur l’invisible, le suggère, y mène mais
sans jamais en dévoiler la totalité, sans pouvoir le signifier tout entier.
L’art représentant le sacré est donc au service d’une société, d’une communauté
qui attribue aux œuvres un rôle religieux mais aussi social, moral et, parfois même
politique. L’esthétique de la réception développée depuis la fin du XIXe siècle,
invite à penser cette relation en fonction de la valeur attribuée par une société à
une production artistique « témoignant » du sacré. Le rapport art-sacré dépend par
conséquent, avant tout, du regard que l’on pose sur l’objet artistique.
Selon son utilisation, en effet, la représentation du sacré a des valeurs diffé-
rentes. Si l’œuvre « est » le sacré — le dieu représenté — l’art n’est que la manière
de le figurer au mieux. Mais si elle est le réceptacle de son pouvoir, il ne s’agit plus
vraiment d’art mais de culte. La création esthétique acquiert alors une valeur perfor-
mative, quasi magique. La statue du dieu n’est plus une production artistique mais le
dieu lui-même sur terre. Il est vu comme présent, son contact « agit » sur le monde.
On embrasse ainsi les icônes ou, pour certains pèlerins, le pied de la célèbre statue
de Saint-Pierre à Rome. En revanche, si l’œuvre constitue seulement un témoignage,
une image qui informe, montre et permet d’établir un lien entre profane et sacré,
elle n’est qu’accessoire. Enfin, si elle est avant tout considérée comme une « belle »
représentation, une image achevée mais utilisée principalement pour l’expérience
esthétique qu’elle fait naître, alors elle est vraiment artistique.
Ainsi représenter n’est pas seulement « faire voir », « donner à regarder » mais
présenter une nouvelle fois, autrement peut-être. Qu’il s’agisse de statues, de
fresques, de morceaux de musique, d’architecture, de tableaux, de costumes, de
bijoux, d’outils, de décorations corporelles, nombreux sont les codes symboliques
qui structurent ces figurations. Formes imposées, couleurs associées à des conno-
tations, notamment, déterminent une approche qui n’est pas « à l’image » du réel ni
même du sacré mais des codes socio-culturels du groupe qui leur donne naissance.
1. R. Otto, Le sacré l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel (Payot
et Rivages, 2001).
2. Mystagogie, éd. Migne, « Les Pères dans la foi », 2005, p. 50.
3. Sociologie et anthropologie, PUF, 2013 p. XLIX.
3. Iconoclastes et Iconodules
Les iconoclastes, en Orient s’élevèrent contre la volonté de donner une image du
sacré. C’est à Byzance (l’actuelle Istanbul, ancienne Constantinople) que les crises
les plus importantes eurent lieu. Face au monde juif et musulman, les empereurs
chrétiens tentèrent de réglementer la représentation du sacré, de Dieu en l’occur-
rence. L’iconodule adore non l’icône, non une idole ou une divinité matérielle mais
l’être qui y est représenté, le saint (voire Dieu) présent par l’intermédiaire de sa
4. La sacralisation de l’art
Les arts, protégés par des mécènes et des rois puissants, appuyés sur des théories
esthétiques organisées et formulées avec précision, sont à leur tour sacralisés dès
la Renaissance. Ils ne représentent plus le sacré, mais le deviennent.
Entre 1550 et 1558, Vasari dans son ouvrage célèbre, Vies des meilleurs peintres,
sculpteurs et architectes, établit une conception de l’artiste « élu », recevant un don
divin de création.
Le XVIIIe siècle accorde aux œuvres, cette fois, la qualité du « sublime » et de
l’universel, dans sa Critique de la faculté de juger, Kant précise qu’est « beau, ce qui
plaît universellement, sans concept ». Le sublime est « au-delà des limites », il
devient donc une manière de donner une dimension sacrée à la production artis-
tique. Les « beaux arts » méritent donc d’être aimés, cultivés, exposés. Les célèbres
« salons » participent à cette sacralisation. L’art, produit exceptionnel et beau de
l’esprit humain, peut ainsi devenir l’objet d’un véritable culte et sa « consommation »
est alors ritualisée. Le théâtre, la musique puis les autres arts deviennent ainsi des
espaces cérémoniels où actions, discours et plaisir sont définis, ordonnés, organi-
sés par un rituel défini et précis.
Si les Romantiques transforment la sacralisation en préférant les émotions et
les valeurs des « mauvais garçons », des « vauriens », c’est pour mieux redonner à
l’artiste, torturé et sensible, une force et une importance qui en font un « génie »,
parfois un mage, un prophète, un être supérieur. Le culte de l’œuvre se justifie alors
puisqu’elle n’a qu’une fin en soi. L’art pour l’art s’inscrit dans une volonté de louer
la seule beauté esthétique de la forme et la gratuité de l’œuvre, éloignée ainsi des
ambitions économiques de la société industrielle.
Au début du XXe siècle, on considère souvent que l’artiste voit autrement, entend,
sent différemment, sa production apparaît donc comme une véritable création. Il
« crée » la vie, l’abstraction est ainsi considérée comme un concept, une manière de
rendre envisageable la création d’un nouveau réel, d’une réalité différente (c’est ce
qui sous-tend, par exemple, « l’art prophétie » ou « art pur » de Kazimir Malevitch).
L’art total est ainsi au service d’un idéal et non plus d’une divinité. Il sert des
valeurs humaines, sociales, le plus souvent laïques, repensant l’espace et le temps,
envisageant de nouvelles formes architecturales. Le Bauhaus est, notamment, un
mouvement qui prône la fusion de l’art et de la vie sociale. L’art est alors au service
de l’esprit et, à ce titre, s’inscrit dans une conception sacralisée. Les productions
humaines reçoivent certains attributs du sacré. On les admire et les respecte.
Au XXIe siècle, les principales caractéristiques du sacré sont désormais attri-
buées à une œuvre et à ses conditions de réception. C’est avant tout, autour de la
dissymétrie et de la séparation que s’articule cette conception : l’artiste produit bien
avant que le public y ait accès, il détermine un sens originel qui n’est pas toujours
accessible à ses « consommateurs ». Ses desseins paraissent parfois invisibles. En
outre, accéder à l’œuvre nécessite souvent un rituel : la production artistique est
offerte, exposée, mise en valeur, le public est assigné à une place (assis devant un
orchestre, un livre, un film, face à un tableau ou une sculpture). L’artiste a officié, le
public détermine la valeur de l’ouvrage, son rapport et sa tension avec une concep-
tion supérieure (celle de création) avec des valeurs (morales, sociales, culturelles,
politiques) et l’on témoigne souvent de deux types de réaction : admiration ou crainte,
soumission ou violence.
L’espace artistique est également pensé comme délimité, sacré puisque inacces-
sible à tous. L’atelier de création, l’espace de représentation ne sont réservés qu’à
leurs « grands prêtres », la place « devant », à l’extérieur étant celle des profanes.
L’art et sa symbolique s’imposent comme « indiscutables » parce que conçus comme
d’une nature autre, d’une essence supérieure. Le musée même témoigne de cette
dissymétrie, l’œuvre est exposée comme une production de qualité supérieure, inves-
tie d’une force et d’une symbolique que le « spectateur » est invité à honorer et à
admirer (voire à adorer). L’art repose sur une « croyance », non religieuse au sens
propre mais en une transcendance.
L’artiste apparaît alors comme un « passeur », un medium, un intermédiaire
entre un divin (l’Art, la Connaissance, l’Essence) et la terre, le commun des mortels.
Le « critique » paraît parfois même constituer un médiateur voire un officiant : il a
la connaissance de la création, des créateurs, son jugement est donc légitimé par
cette exceptionnalité.
Le sacré n’est plus transcendant ni absent, il est visible et immanent, il est
humanisé. Il n’est plus à représenter mais constitue l’acte même de représenter et
ses modalités.
Conclusion
Longtemps considéré comme étroitement associé à la représentation concrète
du sacré, par nature invisible et absent, l’art a peu à peu pris son autonomie et est
devenu lui-même un objet auquel on accorde une valeur rare, exceptionnelle. Le
créateur n’est plus une divinité, Dieu, dont les artistes célèbrent la transcendance
mais l’homme qui produit une œuvre…
ْ Prolongements
TEXTES
G. Duby
2 Art et société au Moyen Âge, « l’art cistercien », Seuil 1997.
« L’œuvre d’art remplissait trois fonctions conjuguées. D’abord, elle dressait
autour des cérémonies sacrées une parure nécessaire, un décor qui les transférait
hors de l’espace et du temps ordinaires. Elle enveloppait les rites du christianisme
d’un environnement de splendeurs, manifestant la toute-puissance de Dieu par
les signes mêmes du pouvoir des souverains terrestres, par l’ostension d’un trésor,
par l’ampleur et la majesté d’une demeure. D’un même coup, l’œuvre d’art était
sacrifice, consécration d’une partie des richesses que la peine des hommes avait
crées. Elle était offrande.(…) Par sa fonction initiatique, emblématique, l’œuvre
d’art s’établit par conséquent en correspondance avec une vision du monde, et son
histoire rejoint celle d’un système de valeurs. Mais par ses deux autres fonctions,
sacrificielle et propitiatoire, l’œuvre d’art se montre dépendante des richesses
d’une société, qui la produisent et qu’elle prétend renouveler. Son histoire rejoint
aussi celle d’un système de production. La création artistique prend ainsi place à
la rencontre de l’économique et du spirituel (…). »
Titus Burckhardt
3 Principes et méthodes de l’art sacré, Introduction, Dervy poche, 2018, p. 6-7.
« Les historiens de l’art, qui appliquent le terme d’« art sacré » à n’importe
quelle œuvre artistique à sujet religieux, oublient que l’art est essentiellement
forme ; pour qu’un art puisse être appelé « sacré », il ne suffit pas que ses sujets
dérivent d’une vérité spirituelle, il faut aussi que son langage formel témoigne de
la même source. Tel n’est nullement le cas d’un art religieux comme celui de la
Renaissance ou du Baroque, qui ne se distingue en rien, au point de vue du style,
de l’art foncièrement profane de cette époque ; ni les sujets qu’il emprunte, d’une
manière toute extérieure et en quelque sorte et littéraire, à la religion, ni les senti-
ments dévotionnels dont il s’imprègne, le cas échéant, ni même la noblesse d’âme
qui s’y exprime parfois, ne suffisent pour lui conférer un caractère sacré. Seul un
art dont les formes mêmes reflètent la vision spirituelle propre à une religion
donnée, mérite cette épithète. Toute forme véhicule une certaine qualité d’être.
(…) il y a donc des œuvres d’art essentiellement profanes à thème sacré, mais il
n’existe, par contre, aucune œuvre sacrée à formes profanes, car il y a une analo-
gie rigoureuse entre la forme et l’esprit. »
Marcel Gauchet
4 Propos recueillis par Pascal Huynh et Olivier le Guay, Cité Musiques. La revue
de la Cité de la Musique, n° 55, sept-oct 2007.
CM 55 Sacré
Introduction
La notion de scepticisme traduit une position philosophique consistant à douter
de tout en permanence. C’est une doctrine fréquente chez des philosophes antiques,
les sophistes, Pyrrhon, et des modernes, qui établissent le scepticisme scientifique :
on peut accéder, si l’on se fonde sur le doute, aux connaissances scientifiques, mais
les connaissances métaphysiques restent inaccessibles. Le scepticisme s’oppose ainsi
au dogmatisme. Le terme peut également désigner la volonté de tout soumettre à un
examen critique. Son antonyme est alors la crédulité. Le mot vient du grec skeptesqai,
examiner (qu’on retrouve dans « inspecter, speculum, microscope » etc.)
I. Le scepticisme antique
1. Définition
La philosophie grecque met en place des questionnements et se divise en « écoles »
suivant les réponses apportées : épicurisme, stoïcisme, pythagorisme, aristotélisme,
exposent une conception métaphysique différente du monde, et proposent une morale
permettant de vivre en fonction de cette conception. Mais ces doctrines entraînent
des querelles douloureuses, des conflits inquiétants avec les autres ou en soi-même.
Le scepticisme permet d’éviter l’erreur, et d’atteindre la paix intérieure, l’ataraxie, en
affirmant que l’homme ne peut trouver aucune certitude en cherchant à résoudre les
énigmes qu’il rencontre. Le sceptique constate que les moyens d’atteindre la vérité
sont fragiles : ainsi les impressions sensorielles par lesquelles nous appréhendons
le monde peuvent se contredire. De même les différents dogmes sont contradic-
toires, ce qui peut troubler celui qui cherche des réponses. La démarche sceptique
2. Socrate
S’il n’est pas sceptique à proprement parler, Socrate est à l’origine de toutes ces
interrogations.
a. Sa vie
Le philosophe athénien (né vers 470 av. J.-C.-mort en 399 av. J.-C.) nous est connu
par les témoignages de ses disciples, Platon et Xénophon. Platon en fait le principal
personnage de tous ses dialogues. De sa vie mal connue, on retiendra son activité
d’enseignement sous forme de questionnement, et son procès conclu par sa mise
à mort.
Après avoir participé à la vie militaire d’Athènes, comme courageux hoplite
pendant la guerre du Péloponnèse, il se consacre à l’enseignement, et parcourt la
ville, entouré de jeunes gens souvent riches devenus ses disciples, et questionnant
tout un chacun. Qualifié du titre de « sage » par la Pythie de Delphes, il prétendait
avant tout ne rien savoir, et affirmait : « ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα » « Je sais une chose,
que je ne sais rien ».
b. L’ironie socratique
On sait que l’enseignement de Socrate est fondé sur la maïeutique : il prétend
faire le même métier que sa mère, sage-femme (selon la légende), qui aidait la mère
à accoucher, mais n’était pas à l’origine de l’enfant. Socrate veut faire naître la vérité
par une attitude interrogative appelée « ironie » : il feint de ne pas comprendre, non
pour obtenir une réponse mais pour que l’interlocuteur remette en doute ses certi-
tudes et tombe dans un état de perplexité et de trouble, l’ « aporia », l’aporie. Cet
état est le fondement de toute réflexion philosophique.
c. Le procès
Difficile de ne pas y voir le lien avec la condamnation de Socrate : le chef d’accu-
sation est double : « impiété et corruption de la jeunesse ». Les récits de Xénophon et
de Platon montrent comment Socrate a lui-même démontré l’inanité de ces accusa-
tions. Il menaçait surtout le pouvoir en éduquant la jeunesse à l’esprit critique,
1. Sextus Empiricus Les Esquisses pyrrhoniennes, (I, 8), trad. Pierre Pellegrin, éd. du Seuil, 1997.
3. Les sophistes
Les lecteurs de Platon gardent une image très négative des sophistes, présentés
comme des charlatans, décidés à gagner de l’argent en tenant des raisonnements
spécieux., et opposés ainsi aux « vrais » philosophes. C’est en Sicile que les habitants
de Syracuse, spoliés par leurs tyrans au Ve siècle, ont recours à des procès et que
naît l’art de la rhétorique, par l’enseignement d’Empédocle d’Agrigente et de Corax.
Professeurs itinérants, les sophistes importent cet art à Athènes, notamment Gorgias
et Protagoras. Ils ont donc fait progresser la typologie des arguments, la connaissance
de la grammaire et du vocabulaire, et surtout de l’art oratoire. Protagoras enseigne
l’éristique, l’art du débat contradictoire (de « éris », la querelle), dans lequel l’ora-
teur peut soutenir n’importe quelle thèse pour convaincre, le vrai et le faux n’étant
pas importants, thèse contraire à celle de Platon.
4. Pyrrhon
Pyrrhon est la figure majeure du scepticisme. On connaît très mal sa vie : il est né
vers 340 av. J.-C. selon les uns, 322 av. J.-C. selon d’autres, à l’époque des querelles
entre les disciples de Platon et d’Aristote. Il n’a rien écrit, mais ses disciples, Diogène
Laërce, Timon de Philonte, ont repris sa doctrine, ou plutôt l’absence de doctrine,
puisqu’il pratiquait l’« épochè », ou abstention du jugement. La vérité est possible,
mais le sage s’interdit toute opinion. Ce « pyrrhonisme », ou forme avancée de scepti-
cisme, se retrouve dans l’ataraxie que prônera le stoïcisme.
1. Montaigne (1533-1592)
Né en 1533, Michel de Montaigne acquiert très tôt une culture humaniste fondée
sur la connaissance de la langue, de la littérature et de la philosophie latine et
grecque. Il mène une vie publique, comme conseiller au Parlement, puis maire de
Bordeaux, et conduit des missions diplomatiques internationales. Il se lie d’amitié
avec Etienne de La Boétie, dont la mort précoce l’affecte beaucoup. Il se consacre
2. Descartes (1596-1650)
Officier et mathématicien, il voyage en Hollande et Bavière, et entreprend d’uni-
fier le savoir humain. Pour cela, il propose une méthode universelle, qu’il publie en
1637, Le Discours de la Méthode. Il est également l’auteur d’ouvrages métaphysiques
et d’une abondante correspondance avec des personnalités de l’époque.
Descartes fonde le rationalisme moderne, permettant à la réflexion philoso-
phique de sortir du carcan scolastique, par lequel le Moyen Âge avait sclérosé l’ensei-
gnement philosophique et religieux. L’homme devra trouver en lui-même la vérité,
s’écartant des tromperies des sens et de l’imagination, et se libérant de l’autorité des
Anciens. La méthode prend pour modèle le raisonnement mathématique. Descartes
développe le concept de doute méthodique : il faut abandonner les préjugés, procé-
der à ce qu’on a appelé « la table rase », selon quatre préceptes1 : l’évidence, l’ana-
lyse, la synthèse déductive, et l’énumération.
3. Le scepticisme métaphysique
David Hume (1711-1776), philosophe écossais, rejette le rationalisme cartésien
et s’appuie sur l’empirisme anglais : pour lui, la vérité se réduit à un jeu de sensa-
tions et le moi est composé d’éléments qui se juxtaposent sans lien interne, selon
les principes de l’associationnisme. Les constructions rationalistes qui dépassent les
données de l’expérience sont une illusion.
L’influence de Hume sera considérable sur les philosophes français du XVIIIe siècle
et son Traité de la nature humaine (1739-1740) secouera Emmanuel Kant (1724-1804)
de son « sommeil dogmatique »
4. Hegel
G. W. F. Hegel (1770-1831) d’abord formé sous l’influence de Kant et Rousseau,
s’en écarte pour trouver une appréhension du monde et de ses bouleversements. Il
prend l’Histoire comme dimension fondamentale de la pensée philosophique, étant
la manifestation de la Raison universelle. Hegel embrasse l’histoire de la philoso-
phie et met le scepticisme en perspective dans ses Leçons sur l’histoire de la philoso-
phie, publiées en 1832. Il y distingue trois grandes époques historiques, dominées
par le développement de la rationalité. La première époque, celle de la pensée
grecque, s’achève selon lui dans l’opposition du stoïcisme et de l’épicurisme. Mais
c’est le scepticisme qui permet de dépasser cette opposition. Entreprise sans égale,
l’œuvre de Hegel inspire Marx, puis Nietzsche, Sartre, Lukacs, Marcuse au XXe siècle.
Conclusion
Le scepticisme définit donc une étape de la pensée philosophique, qui permet
d’aborder toutes les questions sans préjugé réducteur. C’est aussi une philosophie
en soi, qui refuse toute certitude, selon le principe formulé par Héraclite d’Ephèse,
« panta rei », « tout coule ». Tout est en mouvement dans le monde, un mouvement
perpétuel, donc rien n’est sûr. C’est encore Socrate qui le cite dans le Cratyle : « Tout
se meut et rien ne demeure ».
Montaigne
2 « Apologie de Raymond Sebond », Essais, II, 12, 1595, translation des « éditions
de Londres », 2013.
« Considérons donc pour cette heure l’homme seul, sans secours étranger,
armé seulement de ses armes et dépourvu de la grâce et connaissance divine qui
est tout son honneur, sa force et le fondement de son être. Voyons combien il a
de tenue en ce bel équipage. Qu’il me fasse entendre par l’effort de son discours
sur quels fondements il a bâti ces grands avantages qu’il pense avoir sur les
autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste,
la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouve-
ments épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de
siècles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si
ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse
René Descartes
3 Discours de la méthode, 1637.
« J’avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la
logique, et entre les mathématiques, à l’analyse des géomètres et à l’algèbre, trois
arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein.
Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la
plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses
qu’on sait ou même, comme l’art de Lulle, à parler, sans jugement, de celles qu’on
ignore, qu’à les apprendre. […]
Ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée,
je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et
constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la
connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipita
tion et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce
qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse
aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de
parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets
les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par
degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de
l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si
générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. »
CM 56 Scepticisme
ώ Frise chronologique n° 43
ْ 1755 ْ 1871
Rousseau : Discours sur l’origine et les Commune de Paris.
fondements de l’inégalité parmi les ْ 1881
hommes. Lois sur la liberté de la presse,
ْ 1762 sur l’école.
Rousseau : Du Contrat social. ْ 1885
ْ 1842 Émile Zola : Germinal.
Proudhon : Qu’est-ce que la propriété ? ْ 1919
ْ 1848, février Rupture entre le parti communiste et le
– Renversement de la monarchie parti socialiste.
– IIe République ْ 1936
ْ 1862 Front Populaire.
Victor Hugo, Les Misérables. ْ 1981
ْ 1864 François Mitterrand, premier président
Première Internationale ouvrière. socialiste.
ْ 1867
Marx, Le Capital.
Introduction
Le terme socialisme recouvre des acceptions et des connotations très diverses,
selon le contexte, les époques, et même les pays. Dans la France du XXIe siècle,
il évoque un parti politique qui a exercé le pouvoir suivant des valeurs dites « de
gauche ». Mais la notion recouvre également les utopies du XIXe siècle, comme les
et si d’un côté fleurissent des institutions charitables, les intellectuels font d’autres
analyses. C’est ainsi que naissent les thèses socialistes ou les analyses de Marx. Elles
s’inspirent d’abord des écrits de Rousseau.
a. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)
Rousseau propose une histoire de l’humanité, non pas scientifique, mais vraisem-
blable. Il distingue dans cette histoire trois moments principaux. D’abord, l’homme
de la nature vit seul, sans pensée ni langage. Mais il est doté de perfectibilité
et quand son environnement évolue, les hommes s’unissent pour survivre. Puis,
l’homme naturel vit alors en société, et développe ses qualités, sentiments, langage,
pensée. Les rapports sociaux sont équilibrés et harmonieux. C’est un âge d’or. Enfin,
l’homme social apparaît parce qu’il ne peut maîtriser les conséquences des inégali-
tés physiques. Le langage devient mensonge, la pensée et le raisonnement se trans-
forment en jalousie, la propriété illégitime remplace la juste possession. Le pauvre
est opprimé et règne le pouvoir tyrannique.
Si Marx a critiqué une vision bourgeoise, Engels y voit l’analyse dialectique qui
aboutira au « contrat social ». Claude Lévi-Strauss reconnaît la première prise de
conscience des rapports entre nature et culture.
1. Ne pas confondre avec son homonyme, Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, (1675-1755),
mémorialiste de Louis XIV et de la Régence, son cousin éloigné.
2. La Fayette a participé à ses frais, et contre l’autorité du roi de France, à la guerre d’Indépendance
des États-Unis contre la tutelle britannique (1777-1785).
l’homme sont naturelles et voulues par la Providence. Mais les volontés d’un Dieu
« mécanicien » sont contrecarrées par la civilisation, c’est-à-dire les institutions
religieuses et économiques. Il faut lever les interdits, et organiser dans l’harmonie
les passions, et avant tout l’Amour, en excluant la rivalité et la jalousie.
Ce ne sera possible que dans des unités sociales de moyenne dimension, les
« phalanstères », association de 1620 travailleurs1 sélectionnés, à l’intérieur de
laquelle les relations sont harmonieuses et le travail agréable. Quelques expériences
furent réalisées, en Europe et en Amérique, mais ces thèses se retrouvent dans les
communautés de travail et les coopératives. Les mouvements libertaires se réfèrent
à lui, notamment Herbert Marcuse.
1. Les phalanstères inspirent les kibboutz en Israël, ou encore les coopératives agricoles de
« longo maÏ » en Provence.
faites des illusions. Le peuple est mis dedans. Il ne bougera pas. Bonaparte l’empor-
tera. Cette bêtise, la restitution du suffrage universel, attrape les niais. Bonaparte
passe pour un socialiste… Il a pour lui la force, les canons, l’erreur du peuple et
les sottises de l’Assemblée. Les quelques hommes de la gauche dont vous êtes ne
viendront pas à bout du coup d’État. Vous êtes honnêtes, et il a sur vous cet avantage,
qu’il est un coquin. Vous avez des scrupules, et il a sur vous cet avantage, qu’il n’en a
pas. Cessez de résister, croyez-moi. La situation est sans ressource. Il faut attendre ;
mais, en ce moment, la lutte serait folle1 ».
Plus tard, il publie de violentes critiques contre le régime et l’église, et s’exile à
Bruxelles en 1859, mais doit rentrer à Paris.
Il participe à la création de la Première Internationale socialiste avec Marx, en
1864 et meurt l’année suivante.
Ennemi des contraintes extérieures, Proudhon reste le théoricien de l’anarchie
positive, s’élevant contre l’État et l’Église, et plus tard, le communisme étatique de
Marx. Son idéal c’est « ni maître ni souverain », mais fédéralisme et mutualisme, et
association de travailleurs libres et instruits.
1. Karl Marx
Dans un premier temps, les thèses de Marx et Engels restent dans la mouvance
des travaux et mouvements socialistes. La révolution bolchévique gardera le terme
de « socialiste » pour qualifier le nouvel état : « URSS » est l’acronyme de « Union des
Républiques Soviétiques Socialistes ». Les débats entre Proudhon, Bakounine, et Marx
sont vifs et conflictuels, mais ils fondent de concert l’Association internationale des
travailleurs, (AIT) qui sera la première Internationale, en 1864, à Londres, pour unifier
les divers mouvements d’ouvriers. Elle est également abrégée en « Internationale
socialiste ». Les divergences sont nombreuses, entre « mutuellistes » et « collecti-
vistes » ou « communistes », puis en 1869 entre les partisans de Marx, favorables à
la centralisation autoritaire et ceux de Mikhaïl Bakounine, « anti-autoritaristes » et
« anti-politiques ». Elles sont mises entre parenthèses pendant la Commune de Paris,
en 1871, Mais cette révolte échoue et les révolutionnaires sont durement réprimés.
En 1872, Bakounine est exclu et crée une Internationale anti-autoritaire, prémisse
du mouvement anarchiste. La première Internationale disparaît en 1876, prolongée
en 1889 par l’Internationale ouvrière, ou « Deuxième Internationale », ou encore
« Internationale socialiste », sous l’égide notamment de Friedrich Engels. Elle se
réclame encore du marxisme et de la lutte des classes. Des courants opposent les
révolutionnaires, pour qui l’émancipation des travailleurs doit être leur œuvre même,
comme Jules Guesde en France, et de l’autre côté les « réformistes » qui privilégient
le parlementarisme, menés par Jean Jaurès
3. La IIIe République
Après la défaite de 1871 face à la Prusse et la fin du Second Empire et une
période d’hésitation, la république se met en place aux dépens d’un retour de la
monarchie. Le pouvoir est instable, et alterne entre deux grandes forces : les conser-
vateurs autour du général Mac Mahon, vainqueur de la Commune, « légitimiste »,
c’est-à-dire favorable au retour des Bourbons, instaurateur de l’ « ordre moral » et
des valeurs religieuses. Et les républicains, divisés entre un centre gauche, la gauche
républicaine de Jules Ferry les radicaux de Georges Clémenceau, l’union républi-
caine de Gambetta.
Ces derniers arrivent au pouvoir en 1879 et engagent une série de réformes
jusqu’à la chute de Jules Ferry en 1885 :
Certaines réformes sont hautement symboliques : la Marseillaise pour hymne
national, le drapeau tricolore, le 14 juillet comme fête nationale, le retour de l’Assem-
blée à Paris, seul le congrès siège, encore de nos jours, à Versailles, amnistie des
communards.
D’autres sont plus profondes, et réalisent le vœu de Danton1 : « Après le pain,
l’éducation est le premier besoin d’un peuple ».
Les lois scolaires : La gauche les a mises à son programme dès 1869, dans le
discours de Gambetta à Belleville (voir texte), pour renforcer la république et aussi
rattraper le retard sur l’Allemagne. Gambetta est considéré comme « républicain »,
mais on a vu qu’en ce début de IIIe République, le terme désigne les socialistes, par
opposition aux conservateurs, favorables au retour de la monarchie.
Le ministre Jules Ferry engage la réforme de l’école, suivant le triple principe :
l’école doit être gratuite, laïque et obligatoire, qui sous-tend ce qu’on appelle encore
les « lois Ferry », de 1881 à 1882.
Lois sur la presse : la loi du 29 juillet 1881, la plus connue, libéralise la presse.
D’autres libertés républicaines sont mises en place : liberté de réunion publique,
légalisation des syndicats, élection des maires au suffrage universel direct (mascu-
lin !), instauration de l’impôt sur le revenu.
5. Les ruptures
a. Les conflits du XIXe siècle
Les thèses et les hommes s’affrontent de Proudhon à Marx, de Marx à Bakounine,
suivant le type de système souhaité, autoritaire et étatique, ou libertaire, et en
fonction de l’engagement dans la révolution. En émergent trois grandes tendances,
le réformisme socialiste, au pouvoir pendant la IIIe République, le communisme qui
triomphe en Russie en 1917, et l’anarchisme. Autour de ces pôles, d’innombrables
« courants » expriment des visions différentes.
c. La révolution russe
La révolution a lieu en deux temps. En février 1917, En quelques jours, des émeutes
de la faim renversent le gouvernement tsariste affaibli et mettent au pouvoir Kerenski,
un socialiste révolutionnaire. Mais ce gouvernement provisoire poursuit la guerre,
ce qui aggrave la crise économique et l’absence de réformes
Puis, en octobre 1917, le slogan « bolchévique », c’est-à-dire marxiste, « la paix, le
pain et la guerre » a un immense succès, et en octobre, Lénine et Trotski réussissent
l’insurrection contre Kerenski à Saint Petersburg. Tout le pouvoir passe aux « soviets »
c’est-à-dire aux conseils d’ouvriers, de paysans ou de soldats », et le congrès natio-
nal adopte des décrets sur la terre, la paix, les nationalités et le contrôle sur la
production ouvrière.
À partir de la fin de la Première guerre mondiale, les concepts de « socialisme »
ou de « communisme » (ou marxisme) sont nettement distingués. Pour Marx, le
socialisme est la première phase, les moyens de production sont socialisés, puis on
établit la « dictature du prolétariat ». La phase suivante du « communisme » indique
la fin des classes sociales, de l’État, la fin de l’histoire.
Par la suite, le clivage porte sur la lutte des classes, essentielle pour les commu-
nistes, alors que le socialisme prône la justice sociale, donc la répartition des richesses
sous l’égide de l’État.
parti est donc proche des valeurs socialistes, mais le terme est honni, car synonyme
de « communiste » pour les Américains, encore marqués par les années de guerre
froide contre l’URSS.
En Angleterre et en Allemagne, s’opposent de la même façon conservateurs
(Tories ou CDU) et progressistes, (Labour, SPD) sous des appellations diverses. Des
partis moins nombreux entrent dans le jeu, souvent sous forme d’alliance.
2. Socialisme à la française
La bipolarité est plus rare en France, même si la constitution de la Ve République
l’a favorisée. Des partis modérés, au centre, ou plus extrêmes, parti communiste,
extrême droite, évoluent et faussent le jeu à deux.
L’élection présidentielle de 2017 a volontairement cassé le système, puisque le
président élu a participé au gouvernement de gauche, mais a nommé un premier
ministre issu de la droite. Il a fondé son élection sur sa capacité à casser la bipola-
rité et la promesse d’être « en même temps » de gauche et de droite, ce que l’ave-
nir permettra de vérifier ou démentir.
Les partis de gauche tentent de se recomposer, autour de personnalités, et en
se définissant surtout par rapport au libéralisme économique qui domine à l’heure
de la mondialisation et de ses conséquences économiques et sociales partout dans
le monde.
Conclusion
On voit la longue confusion de terminologie et d’idéologie entre « socialisme »
et « communisme » ou « marxisme », jusqu’à la révolution bolchévique, de même
que sur le terme « républicain », qui désigne aux États-Unis le parti conservateur et
sous la IIIe République française les socialistes fortement réformateurs.
ْ Prolongements
On pourrait aussi étudier les dérives du socialisme dans ses applications. L’idéal
de liberté et d’épanouissement a servi de prétexte aux pires totalitarismes : les
« goulags » d’URSS ou, encore de nos jours en Chine en témoignent, et, pire, le
nazisme revendique le socialisme, puisque le terme est l’abréviation de « national
socialisme » !
Il faut donc s’intéresser d’abord aux actes, surtout en ces périodes troublées et
mouvantes.
Léon Gambetta
1 Le programme de Belleville, discours prononcé à Paris par Léon Gambetta candidat
aux élections législatives de 1869, publié dans le journal l’Avenir national, le 15 mai 1869.
Citoyens,
Au nom du suffrage universel, base de toute organisation politique et sociale,
donnons mandat à notre député d’affirmer les principes de la démocratie radicale
et de revendiquer énergiquement :
– l’application la plus radicale du suffrage universel tant pour l’élection des
maires et des conseillers municipaux, sans distinction de localité, que pour
l’élection des députés ;
– la répartition des circonscriptions effectuée sur le nombre réel des électeurs
de droit, et non sur le nombre des électeurs inscrits ;
– la liberté individuelle désormais placée sous l’égide des lois et non soumise
au bon plaisir et à l’arbitraire administratifs ;
– l’abrogation de la loi de sûreté générale ;
– la suppression de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII et la responsa-
bilité directe de tous les fonctionnaires ;
– les délits politiques de tout ordre déférés au jury ;
– la liberté de la presse dans toute sa plénitude, débarrassée du timbre de
cautionnement ;
– la suppression des brevets d’imprimerie et de librairie ;
– la liberté de réunion sans entraves et sans pièges avec la faculté de discu-
ter toute matière religieuse, philosophique, politique ou sociale ;
– l’abrogation de l’article 291 du Code pénal ; ;
– la liberté d’association pleine et entière ;
– la suppression du budget des cultes et la séparation de l’Église et de l’État ;
– l’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire avec concours entre
les intelligences d’élite, pour l’admission aux cours supérieurs, également
gratuits ;
– la suppression des octrois, la suppression des gros traitements et des cumuls
et la modification de notre système d’impôts ;
– la nomination de tous les fonctionnaires publics par l’élection ;
– la suppression des armées permanentes cause de ruine pour les finances et
les affaires de la nation, source de haine entre les peuples et de défiance
à l’intérieur ;
– l’abolition des privilèges et monopoles, que nous définissons par ces mots :
primes à l’oisiveté ;
– les réformes économiques, qui touchent au problème social dont la solution,
quoique subordonnée à la transformation politique, doit être constamment
étudiée et recherchée au nom du principe de justice et d’égalité sociale. Ce
Jean Jaurès
2 Discours à la Chambre, février 1912.
Au moment où la IIIe République élargit la colonisation, Jaurès fait entendre une
voix différente, le respect des peuples « indigènes » et la reconnaissance de leur culture.
M. JAURÈS : Messieurs, M. le Président général vient de parler avec éloquence
de la politique coloniale de la France républicaine.
Messieurs, il est une autre mesure que vous devez prendre, et celle-là en France
même. Vous dites que vous êtes un grand pays musulman. Vous occupez directe-
ment ou par des protectorats plus ou moins indirects toute l’Afrique septentrio-
nale. Vous gouvernez dans l’Afrique centrale des pays sur lesquels la propagande
musulmane s’étend à toute heure. Et alors que vous êtes tenus, pour gouverner
le monde musulman, de le connaître et de le comprendre, alors que vous êtes
tenus, si vous voulez que vos fonctionnaires là-bas comprennent et respectent
ces hommes, d’apprendre à ces fonctionnaires ce qu’est le monde musulman, ce
qu’est la civilisation arabe, il n’y a presque, sauf à Paris, aucune chaire d’histoire
musulmane, de droit musulman et des autres enseignements musulmans dans
vos universités.
M. ÉTIENNE : Il y en a à Alger.
M. JAURÈS : Oui ; mais je dis que c’est à la France, à toute la France pensante
qu’il importe d’enseigner ce qu’est la civilisation arabe. Très souvent c’est par
ignorance que les hommes sont mauvais (Très bien ! très bien !), c’est parce qu’ils
ne se représentent pas avec une force suffisante la pensée, le droit, la vie, les
conditions d’existence d’autres hommes.
Quoi ! vous avez là une civilisation admirable et ancienne, une civilisation qui,
par ses sources, tient à toutes les variétés du monde antique, une civilisation où
s’est fondue la tradition juive, la tradition chrétienne, la tradition syrienne, la force
de l’Iran et toute la force du génie aryen mêlée avec les Abbassides à la force du
génie sémitique ; et depuis des siècles cette force est en mouvement, religion,
philosophie, science, politique, avec des périodes de déclin mais aussi avec des
périodes de réveil. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs.)
[…]
C’est que, voyez-vous, il est temps d’aboutir, il est temps de se poser le grand
problème. Comment arriverez-vous à la conciliation, à la coopération de ces forces,
de ces races, qui ne sont encore, il faut bien le dire, que juxtaposées sur le sol de
l’Afrique ? Il y a là deux grandes forces, et ce n’est pas en écrasant l’une ou l’autre
que vous ferez l’ordre et la paix. Il y a ces Jeunes Tunisiens qui rêvent, pour leur
race et pour leur peuple, un développement dans le sens moderne. Je crois que
ceux-là savent bien que, dans leurs traditions et dans le Coran même, il y a, à côté
des forces de fanatisme et des affirmations de guerre, de grandes paroles magni-
fiques de continuité humaine et de tolérance.
CM 57 Socialismes
ώ Frise chronologique n° 44
ْ Sénèque ْ Marc-Aurèle
-4/65 121/180
ْ Epictète
50/125 (130?)
Introduction
Le stoïcisme est l’une des grandes philosophies de la Grèce hellénistique, propo-
sant une voie vers le bonheur. Elle tire son nom du lieu à Athènes où son fonda-
teur, Zénon de Cittium (335-263 av. J.-C.), la professait : la Stoa (porte ou portique)
Poïkilè, ou Portique du Pécile. Le stoïcisme est souvent qualifié d’École du Portique,
tout comme l’épicurisme d’École du Jardin. Zénon de Cittium (ou Cition, ville sur l’île
de Chypre) fonda son école en 301 av. J.-C. Le stoïcisme, philosophie eudémoniste,
souvent présentée comme l’opposée de l’épicurisme, exerça une influence forte et
durable sur le monde gréco-romain et bien au-delà sur la culture européenne posté-
rieure. Il enseigne le sang-froid absolu face aux événements malheureux qui ne sont
pas du ressort de la volonté humaine, le détachement face aux réalités matérielles,
la poursuite de la perfection morale.
La langue française dispose de deux adjectifs à ne pas confondre : stoïcien, qui
se rapporte à la philosophie du Portique, transmet son enseignement ; et stoïque
désignant une conduite de fermeté et de sang-froid face aux souffrances physiques
ou morales.
1. Exercices spirituels
L’école stoïcisme s’appuie sur des exercices spirituels. Nous ne connaissons guère
ceux que préconisaient les premiers stoïciens, Zénon, Cléanthe, Chrysippe, compte tenu
du peu de textes qui nous sont parvenus d’eux. Il nous faut regarder du côté de Marc
Aurèle. Il s’agit de se prémunir contre les passions et pour cela d’observer les choses et
les phénomènes tels qu’ils sont, dépourvus des affects que nous leur associons automati-
quement. Marc Aurèle prescrit cette recommandation : « …se faire toujours une définition
et une description de l’objet dont l’image se présente à l’esprit, afin de le voir distinc-
tement, tel qu’il est en sa propre essence, à nu, tout entier à travers tous ses aspects,
et de se dire en soi-même le nom particulier qu’il a, et les noms des éléments dont il
est composé et dans lesquels il se résoudra1. » L’observation rationnelle doit prendre le
pas sur l’opinion et l’émotion. Il convient aussi, en associant la physique et la logique,
de se représenter soi-même comme partie du Tout, régi par la raison universelle, pour
cela d’adopter un regard surplombant. Bien des philosophies antiques se représentent
le sage regardant d’en haut – au sens propre – ou de haut – au sens figuré – les réali-
tés matérielles qui affectent tant les hommes. La physique se retrouve donc dans les
exercices spirituels, notamment dans le souvenir de la métamorphose permanente,
lequel entraîne aisément une méditation sur la mort. « Songer en t’arrêtant à chacun
des objets qui tombent sous tes sens, qu’il se dissout déjà, qu’il se transforme et qu’il
est comme atteint par la putréfaction et par la dispersion ; ou bien envisager que tout
est né pour mourir », écrit Marc Aurèle2.
pas celles qu’il possède mais les contrôle et veut qu’elles fournissent plus de matière
à sa vertu. Or serait-il douteux que le sage ait une plus grande matière pour déployer
son âme en étant riche qu’en étant pauvre, puisque dans la pauvreté il n’est qu’un seul
genre de vertu, à savoir ne pas fléchir ni se laisser dominer, alors que la richesse ouvre
la voie à la tempérance, à la générosité, à la frugalité, à la prévoyance et à la magnifi-
cence ? »1 De manière convaincante, le précepteur de Néron voit dans la possession des
biens matériels une quantité d’opportunités d’exercices spirituels, d’occasions de prati-
quer la vertu. Les richesses ne sont jamais confondues avec le Bien (le Souverain Bien,
« summum bonum »), elles sont instrumentalisées, mises au service de la recherche
d’une perfection morale. Le parfait stoïcien, sans refuser d’exercer dans la société
un rôle bénéfique, tend à se concentrer sur la sphère où s’exercent sa volonté et sa
liberté. Il cultive une forme d’autarcie. Ainsi le philosophe Pierre Hadot a pu parler de
la « citadelle intérieure »2 que le stoïcien s’érige.
Conclusion
La conduite stoïcienne a durablement exercé une fascination dans la culture
européenne. Les zélateurs de la République romaine par exemple ont exalté des figures
dans lesquelles stoïcisme et vertu se confondent, on pense à Caton d’Utique. Il y a dans
le stoïcisme une forme de noblesse, d’endurance qui séduit le moi en quête d’héroïsme.
Justement l’amour-propre se satisfait des choix du stoïcien, et c’est bien là le reproche
majeur que les penseurs chrétiens vont adresser au stoïcisme : il est pour eux l’expres-
sion d’un orgueil démesuré, le disciple d’Epictète ou de Marc Aurèle, acceptant sans
mot dire un coup ou une injure, s’enorgueillit de cette apathie, il n’est nullement inspiré
par l’amour du prochain, prescrit par le Christ. D’autres reprocheront au stoïcisme de
ne pas chercher à corriger les défauts humains, de nier la réalité de notre condition.
ْ Prolongements
Sénèque
1 La vie heureuse, [III, 3 et 4 ; IV, 3 à 5], 58, traduction par Pierre Pellegrin.
été chassées par la connaissance du vrai, une joie grande et immuable, une douceur
et un épanouissement de l’âme dont elle tirera plaisir non pas en tant que biens mais
en tant qu’issus de son bien propre.
Sénèque
2 La Brièveté de la vie, (XIV, 1), entre 49 et 55. (Traduction par José Kany-Turpin).
Le loisir et la sagesse.
Seuls sont hommes de loisir ceux qui se consacrent à la sagesse. Seuls ils
vivent ; car non seulement ils protègent bien la durée qui leur appartient, mais
ils ajoutent la totalité du temps au leur. Toutes les années antérieures à eux leur
sont acquises. Si nous ne sommes pas les derniers des ingrats, les illustres fonda-
teurs des saintes doctrines sont nés pour nous, ils nous ont préparé la vie. Vers ces
beautés sublimes, tirées des ténèbres pour briller au grand jour, nous avançons
sous la conduite du labeur d’autrui. Aucun siècle ne nous est interdit ; dans tous,
nous sommes admis. Et s’il nous plaît de franchir par la puissance de notre esprit
les étroites limites de l’humaine faiblesse, vaste est le temps à parcourir.
Épictète
3 Manuel, (Traduction faite par nos soins).
IX. La maladie est une entrave au corps, mais non pour la volonté, si elle ne
le veut pas. La claudication est une entrave pour les jambes, mais non pour la
volonté. Dis-toi de même à chaque accident, et tu trouveras que c’est une entrave
pour quelque autre chose, mais non pour toi.
X. A chaque accident qui survient dans ta vie, souviens-toi, en te repliant sur
toi-même, de te demander quelle force tu possèdes pour en tirer profit. Si tu vois
un bel homme ou une belle femme, tu trouveras une force contre leur séduction, la
tempérance. S’il se présente une fatigue, tu trouveras l’endurance ; contre une injure,
tu trouveras la patience. Et, si tu prends cette habitude, les idées ne t’emporteront pas.
Comment en user avec les dieux…
XXXI, 1. Sache que le plus important de la piété envers les dieux est d’avoir sur
eux des idées justes, qu’ils existent et qu’ils gouvernent toutes choses avec sagesse
et justice, et, par conséquent, d’être disposé à leur obéir, à leur céder en tout ce qui
arrive, et à les suivre de bon gré avec la pensée qu’ils ont tout accompli pour le mieux.
Ainsi, tu ne t’en prendras jamais aux Dieux et tu ne les accuseras pas de te négliger.
… et avec les plaisirs.
XXXIII, 7. Pour ce qui concerne le corps, ne prends que selon la stricte néces-
sité, qu’il s’agisse de nourriture, de boisson, de vêtement, de logis, de domesti-
cité. Tout ce qui a trait à l’ostentation et au luxe, néglige-le
XXXIII, 8. Quant aux plaisirs de l’amour, autant que faire se peut, reste pur
avant le mariage ; mais, une fois engagé, prends ta part de ce qui est permis. Ne
sois point arrogant envers ceux qui en usent, ne les blâme pas et ne te prévaux
pas partout de ne pas en user.
Marc-Aurele
4 Pensées pour moi-même. (Traduction faite par nos soins).
simple opinion. En un mot, tout ce qui est de son corps est eau courante ; tout ce qui
est de son âme, songe et fumée. Sa vie est une guerre, un exil sur une terre étran-
gère ; sa renommée posthume, un oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une
seule et unique chose : la philosophie. Et la philosophie consiste en ceci : à veiller à
ce que notre génie intérieur reste sans outrage et sans dommage, et reste au-dessus
des plaisirs et des peines ; à ce qu’il ne fasse rien au hasard, ni par mensonge ni par
faux-semblant ; à ce qu’il ne s’attache point à ce que les autres font ou ne font pas. Et,
en outre, à accepter ce qui arrive et ce qui lui est dévolu, comme venant de là même
d’où lui-même est venu. Et surtout, à attendre la mort avec une âme sereine sans y
voir autre chose que la dissolution des éléments dont est composé chaque être vivant.
Importance de la vie intérieure.
Livre IV, III. On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les
montagnes. Et toi-même, tu désires toujours ardemment ces lieux d’isolement.
Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion : tu peux, à l’heure que tu veux, te
retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et
de plus calme retraite que dans son âme, surtout s’il possède, en son for intérieur,
ces principes sur lesquels il suffit de se pencher pour acquérir aussitôt une quiétude
absolue, et par quiétude, je n’entends rien autre qu’un ordre parfait. Accorde-toi
donc sans cesse cette retraite, et renouvelle-toi. Mais qu’il s’y trouve aussi de ces
maximes concises et essentielles qui, dès que tu les auras rencontrées, suffiront à
te renfermer en toute ton âme et à te renvoyer, exempt d’amertume, aux occupa-
tions vers lesquelles tu retournes. (…)
Le bien et le mal.
Livre IX, XX. La faute d’un autre, il faut la laisser où elle est.
Livre IX, XXVII. Lorsqu’on te blâme ou qu’on te hait, ou que des hommes
contre toi manifestent de tels sentiments, tourne-toi vers leurs âmes, pénètre à
l’intérieur et vois ce qu’ils sont. Tu verras qu’il ne faut pas te tourmenter pour les
amener à se faire quelque opinion sur toi. Il faut pourtant leur être bienveillant,
car par nature ce sont des amis. Les Dieux eux-mêmes viennent à leur aide de
diverses façons, par des rêves, par des oracles, afin que ces hommes acquièrent
cependant les biens dont ils s’inquiètent.
Livre X, XXX. Lorsque tu es offensé par une faute d’autrui, reviens aussitôt
sur toi-même et vois si tu n’as pas à ton actif quelque faute identique, quand tu
as regardé comme un bien, par exemple, l’argent, le plaisir, la gloriole et autres
choses semblables. En t’appliquant à cela, tu oublieras vite ton ressentiment, dès
que cette pensée te viendra : « Il y est contraint. Que peut-il faire ? » Ou bien, si
tu peux, délivre-le de la contrainte.
Tacite
5 Annales, livre XV, LXII et LXIII. 110 (Traduction de Burnouf).
La mort de Sénèque. Lui, sans se troubler, demande son testament et, sur le
refus du centurion, il se tourne vers ses amis et déclare que, puisqu’on lui défend
de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste et toutefois le
plus précieux, l’image de sa vie ; s’ils en gardent le souvenir, la gloire qui s’attache
à ces nobles études sera la récompense de leur fidèle amitié. Ses amis pleuraient :
lui, tour à tour par des discours familiers, et avec le ton plus ferme d’un censeur, les
Montaigne
6 Essais, livre I, ch. XX, « Que philosopher c’est apprendre à mourir ». 1572.
(Orthographe modernisée par nos soins)
J’appris de Thalès (1), le premier de vos sages, que le vivre et le mourir étaient
indifférents ; par où, à celui qui lui demanda pourquoi donc il ne mourait, il répon-
dit très sagement : « Parce qu’il est indifférent. »
L’eau, la terre, le feu et autres membres de ce mien bâtiment (2) ne sont plus
instruments de ta vie qu’instruments de ta mort. Pourquoi crains-tu ton dernier
jour ? Il ne confère(3) non plus à ta mort que chacun des autres. Le dernier pas ne
fait pas la lassitude : il la déclare. Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive.
Voilà les bons avertissements de notre mère nature. Or j’ai pensé souvent d’où
venait cela, qu’aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou
en autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable qu’en nos maisons, autre-
ment ce serait une armée de médecins et de pleurars ; et, elle étant toujours une,
qu’il y ait toutefois beaucoup plus d’assurance parmi les gens de village et de basse
condition qu’ès autres(4). Je crois à la vérité que ce sont ces mines et appareils(5)
effroyables, de quoi nous l’entournons(6), qui nous font plus peur qu’elle : une toute
nouvelle forme de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfants, la visitation
de personnes étonnées et transies(7), l’assistance d’un nombre de valets pâles et
éplorés, un chambre sans jour, des cierges allumés, notre chevet assiégé de médecins
et de prêcheurs ; somme(8), tout horreur et tout effroi autour de nous. Nous voilà
ensevelis et enterrés. Les enfants ont peur de leurs amis mêmes quand ils les voient
masqués ; aussi avons-nous(9). Il faut ôter le masque aussi bien des choses que des
personnes ; ôté qu’il sera, nous ne trouverons au dessous que cette même mort, qu’un
valet ou simple chambrière passèrent dernièrement sans peur(10). Heureuse la mort
qui ôte le loisir aux apprêts de tel équipage ! (11)
Notes des auteurs : 1) Thalès de Milet (625-546 av. J.-C.), philosophe et mathématicien. 2) Ici, le
corps humain. 3) contribue. 4) Que chez les autres. 5) Apparences, mises en scène. 6) Entourons.
7) Affligées, désolées. 8) En somme. 9) Il en est de même pour nous. 10) Moururent sans être
effrayés. 11) Heureuse la mort qui enlève à de telles mises en scène le pouvoir d’effrayer et d’affliger.
Pascal
7 Pensées, 1669. (Classement de l’édition Brunschvicg)
465. Les stoïques disent : « Rentrez au-dedans de vous-mêmes ; c’est là où
vous trouverez votre repos. » Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : « Sortez en
dehors : recherchez le bonheur en vous divertissant. » Et cela n’est pas vrai. Les
maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu,
et hors et dans nous.
466. Quand Epictète aurait vu parfaitement bien le chemin, il dit aux hommes :
« Vous en suivez un faux. » Il montre que c’en est un autre, mais il n’y mène pas.
C’est celui de vouloir ce que Dieu veut ; Jésus-Christ seul y mène : Via, veritas. Les
vices de Zénon même.
La Bruyère
8 Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, livre XI, 3. « de l’homme ». 1688.
Le stoïcisme est un jeu de l’esprit et une idée semblable à la République de
Platon. Les stoïques ont feint qu’on pouvait rire dans la pauvreté ; être insensible
aux injures, à l’ingratitude, aux pertes de biens, comme à celle des parents et des
amis ; regarder froidement la mort et comme une chose indifférente qui ne devait
ni réjouir ni rendre triste ; n’être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir
le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir,
ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il
leur a plu de l’appeler un sage. Ils ont laissé à l’homme tous les défauts qu’ils lui
ont trouvés, et n’ont presque relevé aucun de ses faibles : au lieu de faire de ses
vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l’en corriger, ils lui ont
tracé l’idée d’une perfection et d’un héroïsme dont il n’est point capable, et l’ont
exhorté à l’impossible. Ainsi le sage, qui n’est pas, ou qui n’est qu’imaginaire, se
trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous
les maux : ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient
lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l’entraîner
dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l’univers ; pendant que
l’homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et
perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces.
CM 58 Stoïcisme
ώ Frise chronologique n° 45
ْ 1912 ْ 1930
Nature morte à la chaise cannée, premier Revue Le Surréalisme au service
collage pictural de Picasso. de la révolution.
ْ 1918 ْ 1932
Manifeste Dada. Les Vases communicants
ْ 1920 (récit, André Breton).
Les Champs magnétiques, recueil ْ 1934
de poèmes André Breton, Philippe Le Marteau sans maître (René Char).
Soupault. ْ 1937
ْ 1924 L’Amour fou (récit, André Breton).
Manifeste du surréalisme, Deuil pour ْ 1942
deuil, Robert Desnos, Le Libertinage, Poésie et vérité (Paul Eluard),
Louis Aragon. avec Liberté.
ْ 1928 ْ 1942
Nadja (récit, André Breton). Le Veilleur du Pont-au-Change
ْ 1926 (Robert Desnos).
Capitale de la douleur (Paul Eluard). ْ 1943
ْ 1928 L’Honneur des poètes (Paul Eluard).
L’Esprit contre la raison (René Crevel). ْ 1943
ْ 1929 Le Musée Grévin (Louis Aragon).
Un chien andalou (film, Luis Buñuel). ْ 1966
ْ 1930 Mort d’André Breton.
Second Manifeste du surréalisme.
Introduction
Le mouvement surréaliste est né des décombres de la Première guerre mondiale
chez des jeunes gens révoltés par l’horreur et l’absurdité qu’ils ont subies. Provocateurs
et subversifs, ils manifestent leur créativité dans tous les domaines artistiques
et au-delà des frontières. Mouvement ambitieux et radical, il vise une révolution
globale. Il se revendique de la démarche poétique de Rimbaud, des travaux de
Freud sur l’inconscient, et des analyses politiques et sociales de Marx. Le terme
« surréalisme » apparaît chez Apollinaire1, en 1917, et exprime le désir d’atteindre
un réalisme supérieur, non pas idéaliste, mais plongeant au cœur du réel, et visant
l’unité de l’homme et du monde.
3. Les Manifestes
C’est Breton qui signe les deux Manifestes du Surréalisme, 1924 et 1930. Il y définit
les principes du mouvement :
« Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel
de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la
raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
Il se réclame des « poètes maudits », au premier rang desquels Arthur Rimbaud
le visionnaire pour son désir de changer le monde par la poésie, et par son engage-
ment total.
Le surréalisme concerne toutes les formes d’expression artistique, en particulier
la littérature et la peinture, et les arts naissants que sont le cinéma et la photogra-
phie. Il met en avant l’imagination, l’émerveillement, l’anticonformisme, et l’écri-
ture automatique sous toutes ses formes. Pour toute philosophie, « la croyance à
la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la
toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. » Ils rejettent donc les
valeurs bourgeoises que sont la morale et le succès mercantile.
La Seconde Guerre mondiale affecte le mouvement internationaliste. D’abord la
guerre civile espagnole pousse les peintres à prendre parti : à l’inverse de Dali, Picasso
refuse de rentrer en Espagne tant que Franco est au pouvoir. Certains passent l’occu-
pation nazie dans la clandestinité, voire dans la Résistance, d’autres comme Breton
s’exilent aux États-Unis où se développe une activité surréaliste. Après la guerre,
le surréalisme s’internationalise, mais s’essouffle en France, concurrencé par l’exis-
tentialisme. On a déclaré le mouvement terminé avec la mort de Breton en 1966,
mais des groupes poursuivent l’aventure. Son esprit et ses principes inspirent encore
les artistes contemporains attentifs au pouvoir poétique de l’image et à l’explora-
tion de l’inconscient.
1. Freud et l’inconscient
Les travaux du célèbre médecin viennois sont bien connus en France avant 1914.
Sigmund Freud a travaillé auprès de Charcot à Paris, puis, ayant établi les fonde-
ments de la psychanalyse, il les applique à l’hôpital à Vienne et dans son cabinet, et
les diffuse lors de voyages en Europe et aux États-Unis où il donne des conférences.
S’il est souvent contesté, certains médecins et neurologues appliquent déjà ses
méthodes pendant la guerre. C’est ainsi que Breton, qui a découvert la « psychoana-
lyse » dans un manuel, est affecté à sa demande dans un service de neurologie où l’on
applique aux névroses des soldats des traitements inspirés de Freud. On demandait
ainsi aux malades de laisser s’écouler un flux de mots et d’images selon le principe
des associations libres. Pouvaient alors se révéler les obsessions cachées et s’expri-
mer l’inconscient, libéré de tout contrôle.
2. Les expérimentations
a. Le rêve
Les surréalistes exploreront avec passion l’univers du rêve : c’est le monde onirique
de Salvador Dali, ou les villes imaginaires de Giorgio de Chirico. Dans L’Interprétation
des rêves, 1900, Freud explique que le rêve exprime « l’accomplissement d’un désir »,
que l’inconscient refoule habituellement. Ainsi les rêves libèrent des connotations
sexuelles, ou des tabous plus forts encore, comme le désir de tuer le père, ou des
souvenirs d’enfance enfouis. Comme le psychanalyste, André Breton fait l’expérience
de l’analyse des rêves, en se faisant réveiller au milieu de son sommeil. Il la raconte
dans Les Vases communicants, 1932, dont le titre explicite par une métaphore les
liens entre le réel et le monde du rêve.
b. L’écriture automatique
Le même désir de se libérer des contraintes fait naître Les Champs magnétiques.
Au printemps 1919, André Breton et Philippe Soupault entreprennent de « noircir
du papier avec un louable mépris de ce qui pourrait s’ensuivre littérairement. » Ils
s’enferment près du Panthéon dans la chambre d’hôtel où loge Breton et écrivent
pendant neuf à dix heures par jour. Breton avait été alerté par les phrases prononcées
dans leur demi-sommeil par les malades qu’il a côtoyés en 1916. Phrases illogiques,
absurdes, mais « éléments poétiques de premier ordre ». Au bout de deux semaines,
ils constatent des hallucinations, et une tension très douloureuse entre la vigilance
et l’abandon. Ils décident alors d’interrompre l’écriture de ce livre « dangereux ». Ils
signent conjointement, constatant que rien ne permet de reconnaître l’auteur de
tel ou tel texte. Le recueil de textes en prose développe les thèmes de la nostalgie
de l’enfance, de la ville, du désespoir, et est dédié à leur ami Jacques Vaché, mort
d’overdose à 23 ans. Proche de Lautréamont, il a aussi des réminiscences de Rimbaud.
Il est accueilli de façon mitigée, mais il est considéré comme le premier ouvrage
surréaliste.
Le peintre Max Ernst pratique le « frottage » qu’il assimile à l’écriture automatique :
comme les relevés d’archéologues, le crayon en frottant une surface quelconque,
fait apparaître des figures imaginaires.
c. Les collages
Les surréalistes reconnaissent en Lautréamont un précurseur des collages litté-
raires dans Les Chants de Maldoror, (Ve partie, Vol des étourneaux) publiés en 1869,
comme un plagiat déclaré. Mais ce sont les cubistes1 qui le pratiquent en peinture,
en particulier Braque et Picasso. Ce dernier compose en 1912 sa Nature morte à la
chaise cannée.
C’est une technique très variée qui combine des éléments de toute nature, textes
de journaux, papier peint, toile cirée, objets divers. De même, en 1929, Max Ernst
publie La Femme 100 têtes, un roman-collage, sorte d’histoire en images. Il assemble
des feuilles découpées dans des magazines ou des encyclopédies du XIXe siècle, et
propose un monde bizarre, onirique, féérique.
André Breton suggère dans l’introduction, d’attendre que surgisse « la première
centaine de visions féeriques. ».
Des créations originales voient le jour : peintres et poètes collaborent, dans un
ordre original : Eluard illustre par des poèmes les dessins de l’Américain Man Ray,
dans le recueil Les Mains libres, publié en 1937.
3. La Force de l’imaginaire
Dans le double but de se démarquer de la littérature contemporaine, patrio-
tique et conventionnelle, et d’explorer l’inconscient, les surréalistes privilégient les
images surprenantes et neuves. Elles illustreront les travaux de Freud, sur la force
symbolique des rêves, la sexualité refoulée, au moment où le médecin viennois est
encore fortement décrié.
Ainsi, certaines images sont-elles devenues des classiques : Dali peuple ses
paysages de montres molles, des hommes au chapeau melon pleuvent sur la ville
pour Magritte, Ernst montre une Vierge Marie fessant l’enfant Jésus. Chez Eluard,
« la terre est bleue comme une orange » (Capitale de la douleur), et le fer à repasser
de Man Ray est hérissé de clous (Cadeau, 1921).
Le réel est donc représenté sans réalisme, dans une fantaisie apparemment
gratuite et provocatrice. Il en résulte un langage plastique et littéraire nouveau qui
remplit pleinement la fonction de la poésie, « donner à voir » (Eluard)
4. La place de l’amour
On pourrait reprocher au surréalisme d’être un mouvement fortement masculin.
Quelques femmes artistes apparaissent, Frida Kahlo participe aux jeux du cadavre
exquis, mais la plupart sont tombées dans l’oubli, que des études commencent à
réparer.
En revanche, elles sont omniprésentes comme compagnes, muses, amantes. On
retient surtout les figures de Gala, muse d’Eluard, puis de Dali, de Nush Eluard et
d’Elsa Triolet, épouse d’Aragon. Elles sont célébrées d’abord pour leur beauté et leur
sensualité, dans une image assez conventionnelle, fortement érotisée et fantasmée.
Mais leur présence souligne l’importance essentielle du couple, fût-il éphémère,
infidèle, libre. Aragon et Eluard en particulier en sont les chantres :
« Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire »
proclame Louis Aragon dans Les Yeux d’Elsa, 1942.
Eluard s’effondre quand sa femme Nush meurt soudainement en 1946 : il écrit
dans le recueil Le Temps s’arrête, le poème « Ma morte vivante » :
« J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres ».
Puis il rencontre un nouvel amour qu’il célèbre dans Le Phénix, 1951 :
« C’est à partir de toi que j’ai dit oui au monde ».
Quant à André Breton, la rencontre avec Nadja suscite une promenade dans Paris,
qui devient la métaphore du rapport au monde. Plus tard, il sera une sorte de théori-
cien de L’Amour fou, publié en 1937, et qu’il considère comme le terme d’une trilogie
consacrée à la découverte du hasard objectif et du rêve, avec insertion de photogra-
phies. Mais le fil conducteur reste l’amour, dans sa dimension affective et charnelle.
a. Les convergences
Communistes et surréalistes ont de nombreux points communs : ils se consi-
dèrent comme des avant-gardes, rejettent la société bourgeoise, ses institutions et
ses valeurs, veulent libérer l’homme du pouvoir tyrannique et du poids de la religion.
Certes les uns veulent renverser le capitalisme et la société de classes, alors que les
autres rêvent d’une poésie libératoire. Mais les deux groupes pratiquent des actions
virulentes « contre le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur »
(A. Breton, Second manifeste du surréalisme). Crevel, Péret, Pierre Unik mettent en
cause et parfois injurient les institutions comme la patrie, l’armée, l’Église, l’Univer-
sité, etc. Ils dénoncent la guerre, le mariage, le sport de compétition, tous facteurs
d’abaissement moral à leurs yeux. Dans les deux groupes, l’action doit être collec-
tive, comme le montrent les ouvrages de groupe, les références aux manifestes de
Breton, et l’usage du « nous », ou du « on » dans les articles, ou encore la revue Le
Surréalisme au service de la Révolution. Mais les rapports à l’intérieur des groupes sont
passionnels et tendus. De part et d’autre, on est prompt aux exclusions et anathèmes.
Les deux mouvements visent à transformer radicalement l’homme et la société
même si ce sont des domaines différents, littéraire ou politique.
b. Adhésions et ruptures
Mais l’incompréhension et même la mésentente étaient inévitables, pour des
raisons évidentes d’idéologie et de visée stratégique. Dès 1924, le Parti communiste
adopte la ligne stalinienne, et une orthodoxie plus rigide. De plus, il regroupera très
vite plusieurs centaines de milliers de membres, par lesquels les surréalistes, au
nombre de quelques dizaines, risquent d’être vite absorbés.
André Breton lui-même adhère au Parti en 1926, mais ne se sent pas reconnu
comme poète et prend très vite ses distances.
2. L’exil et la Résistance
On vient de le voir, communistes ou pas, les surréalistes sont considérés comme
des révolutionnaires par les nazis allemands et les fascistes en Espagne et en Italie,
et ils doivent fuir lors de l’Occupation de la France. Leurs œuvres sont détruites dans
des autodafés et interdites.
Dès 1939, l’Allemand Max Ernst est arrêté en France, mais parviendra à la quitter.
Après l’armistice de 1940, Breton s’embarque pour New York où naît un nouveau
groupe surréaliste, tout comme Yves Tanguy, Marcel Duchamp, Jean Perrin, ou d’autres
intellectuels pourchassés.
D’autres choisissent de rester, et mènent une vie et une action plus ou moins
cachées. Paul Eluard et Pierre Seghers publient aux Éditions de Minuit clandes-
tines un recueil, L’Honneur des poètes. Y figurent Louis Aragon, Jean Tardieu, Robert
Desnos, Vercors, Pierre Emmanuel, Francis Ponge, et bien d’autres. Il paraît symbo-
liquement le 14 juillet 1943, « jour de liberté opprimée ».
En avril 1942, Eluard publie dans le recueil Poésie et Liberté, sans visa de censure,
le poème « Liberté ». Il s’agit d’une longue litanie des lieux où le poète voudrait écrire
« ton nom ». Ce nom, qui semble d’abord celui d’un amour, n’est révélé qu’à la fin :
« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté. »
Il confiera que c’était initialement un poème d’amour, mais qu’à la place du nom
de la femme aimée, c’était le mot Liberté qui s’imposait, unissant encore une fois
la passion amoureuse et l’action politique. Le poème est diffusé dans la zone sud,
puis imprimé à Londres et parachuté en France à des milliers d’exemplaires par les
avions britanniques.
René Char de son côté dirige un réseau de résistants à Céreste près de Manosque,
sous le nom de « Capitaine Alexandre », expérience qu’il raconte dans Les Feuillets
d’Hypnos. Hypnos, dieu du sommeil, est frère de Thanatos, la mort. Ce sont eux
qui règnent dans les heures sombres du nazisme. Seule la poésie est capable de le
combattre, c’est le credo de Char.
D’autres y laissent leur vie, comme Robert Desnos, déporté et mort dans un
camp en Allemagne.
3. L’apogée de la poésie
Si toutes les disciplines artistiques sont représentées dans le surréalisme, en
particulier la peinture, avec Giorgio de Chirico, Juan Miro, Marcel Duchamp, la poésie
est le genre majeur. Puisqu’on recherche l’expression du « fonctionnement réel de
la pensée… en l’absence de tout contrôle de la raison » la voie royale est la poésie.
C’est du moins ce que proclame André Breton dont les œuvres de prose, comme
Nadja, sont en réalité des récits poétiques. Aragon est aussi romancier, et rompra
avec le « pape » pour cette raison. On peut considérer que les peintres font œuvre
poétique, en particulier dans les représentations non figuratives, oniriques, d’un
Dali ou d’Yves Tanguy, de même que le cinéma : Le Chien andalou de Luis Buñuel ne
s’explique que par une démarche poétique.
Tout au long de son histoire, le mouvement donnera un rôle majeur au poète,
dans la libération de la société, comme plus tard pendant la guerre.
Il renoue ainsi avec la tradition romantique, de Hugo à Baudelaire, qui fait du
poète un phare et un prophète.
1. Adhésions et exclusions
L’histoire du mouvement est pleine d’allées et venues. On participe à telle produc-
tion de groupe, puis on s’en éloigne pour une autre aventure.
Des « pères » fondateurs, seul André Breton maintiendra le cap. C’est lui qui
exerce une autorité jalouse, exclut ou intègre : contre Staline pour Trotski, contre
le roman pour la poésie, etc.
Certaines fortes personnalités poursuivent leur chemin sans que l’étiquette
« surréaliste » ne les marque : Picasso participe aux premières manifestations, mais
ne sera pas plus surréaliste qu’il n’a été longtemps cubiste. En revanche, l’œuvre de
Dali en garde toujours l’empreinte. Mais il l’exploite et oublie le refus de mercanti-
lisme en s’enrichissant, au point que ses anciens amis renversent son nom en « Avida
Dollars ». Pourtant, c’est Picasso qui s’engage et peint le tableau Guernica accompa-
gnant le poème d’Eluard en 1938. Raymond Queneau est dans les premiers partici-
pants à l’écriture automatique, puis il fonde son propre groupe, l’OULIPO.
Conclusion
Le mouvement prônait la libération de toutes les contraintes, tout en se rangeant
aux diktats des uns et des autres, en particulier de Breton. Il parcourt tout le XXe siècle,
en épouse les luttes et enrichit l’art d’une inventivité et d’une fécondité toutes
nouvelles.
ْ Prolongements
André Breton
1 Manifeste du surréalisme, 1924.
« Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradic-
toires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité,
si l’on peut ainsi dire. C’est à sa conquête que je vais, certain de n’y pas parve-
nir mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supputer un peu les joies d’une
telle possession ».
….
L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. »
Paul Eluard
3 L’Amour la poésie, 1929
« La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours » (…)
https ://lesmainslibresmanrayeluard.wordpress.com/2014/09/12/fil-et-aiguille/
CM 59 Surréalisme
ώ Frise chronologique n° 46
ْ 1866 ْ 1886
Paul Verlaine, Poèmes saturniens. « Manifeste littéraire » (Jean Moréas).
ْ 1873 ْ 1891
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer. Jean Moréas renonce au symbolisme.
ْ 1884 ْ 1898
Les Poètes maudits (Verlaine). Mort de Stéphane Mallarmé.
ْ 1884
À rebours (Huysmans).
Introduction
Le symbolisme est un mouvement artistique apparu en France et en Belgique à
la fin du XIXe siècle, qui correspond dans ses principes et ses thématiques avec des
courants contemporains dans d’autres pays d’Europe même s’il ne se superpose pas
exactement avec eux. Il apparaît comme uniquement préoccupé de l’art, et dégage
donc la littérature et la peinture de tout intérêt documentaire, de tout rôle social,
de toute responsabilité morale.
1. Les maîtres
Ils ont une réputation bien établie avant la formalisation des principes du symbo-
lisme et sont vus comme des précurseurs.
Paul Verlaine (1844-1896) a d’abord mené une vie chaotique, marquée par l’alcoo-
lisme et sa relation avec Arthur Rimbaud, pour qui il rompt avec son épouse mais
qu’il tente d’assassiner d’un coup de revolver en 1873. Une fois sorti de prison, il livre
une poésie plus apaisée, mais aussi plus mélancolique. La fin de sa vie est marquée
par une longue déchéance, car le poète est miné par l’alcool et la maladie. En 1874,
son Art poétique fait office de programme pour les symbolistes :
« De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature. »
De même, il publie en 1884 Les Poètes maudits, recueil de notices sur ces poètes
en marge des règles esthétiques et sociales qui deviennent des modèles pour tous
les symbolistes. À côté de Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé,
Marceline Desbordes-Valmore et Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine s’inclut lui-même
parmi ces poètes novateurs.
Arthur Rimbaud (1854-1891) a été poète pendant une courte période de sa vie,
mais son œuvre d’une extraordinaire densité est saluée par ses contemporains, et
au-delà. Il est un ami de Verlaine mais leur relation tumultueuse s’interrompt lorsque
Rimbaud renonce à la poésie, après 1875. Après, c’est la vie d’aventures, l’Afrique
et l’Arabie, les trafics, la maladie et la mort à Marseille à l’âge de 37 ans. Il ne cesse
dans ses vers ou dans sa prose de magnifier en éclats fulgurants les sensations, les
mots, les « illuminations » (du nom d’un ensemble de pièces éparses regroupées en
recueil par Verlaine).
Stéphane Mallarmé (1842-1898) est professeur d’anglais, d’abord en province
puis à Paris où il se mêle activement aux cercles littéraires. Ses premières œuvres
paraissent en 1862. Il pousse plus loin que tous les autres ses recherches sur le
langage : sa poésie, pure et absolue, ne chante rien d’autre que la langue elle-même,
car la réalité du monde est bien moins importante que l’expression de l’ineffable.
C’est pourquoi il faut « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », comme le
ferait un « ange » (« Le Tombeau d’Edgar Poe », 1877) pour parvenir à l’Idéal qui
hante le poète. Cette poétique exigeante l’amène à une forme d’hermétisme, et ses
vers peuvent passer pour obscurs aux yeux des profanes.
3. Peintres et musiciens
L’esthétique symboliste eut une influence importante sur le travail du compositeur
Claude Debussy (1862-1918). Ses choix de textes et de thèmes proviennent presque
uniquement du canon symboliste. Des compositions telles que ses arrangements de
Cinq poèmes de Baudelaire, différentes mélodies sur des poèmes de Verlaine, l’opéra
Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, indiquent ces influences symbolistes
de Debussy, de même que son œuvre clé, le Prélude à l’après-midi d’un faune, inspi-
rée par un poème de Stéphane Mallarmé, « L’Après-midi d’un faune ».
Gustave Moreau (1826-1898), peintre, reçoit une formation académique, mais
affine son goût personnel en particulier par des voyages en Italie. Il devient célèbre
en 1864 avec la toile Œdipe et le Sphinx, qu’il expose au Salon. Il enseigne égale-
ment la peinture à l’École des Beaux-Arts. Nourri de références italiennes, mais aussi
indiennes ou empruntées à la gravure, sa peinture s’adresse d’abord à l’esprit, et
fait peut-être même davantage rêver que penser. Il s’efforce de traduire ses « éclairs
intérieurs » tout en revivifiant les mythes antiques et bibliques.
Odilon Redon (1840-1916) emprunte à une enfance campagnarde le goût de l’éva-
sion et des mondes fantasmagoriques. D’abord dominée par la couleur noire, son
œuvre devient plus colorée après la naissance de son premier fils. Il est une figure
marquante des cercles littéraires et artistiques de l’époque, et travaille en particu-
lier avec Stéphane Mallarmé.
Conclusion
Le mouvement symboliste est incontournable à la fin du XIXe siècle, et il a
influencé profondément la production artistique au XXe siècle.
ْ Prolongements
Paul Verlaine
1 Les Poètes maudits, 1884.
« À bien y regarder pourtant, de même que les vers de ces chers Maudits
sont très posément écrits (nous n’en voulons pour preuve que leurs perfections
de toutes sortes), de même leurs traits sont calmes, comme de bronze un peu de
décadence, mais qu’est-ce que décadence veut bien dire au fond ? ou de marbre
polychrome – et alors à bas le faux romantisme et vive la ligne pure, obstinée,
(non moins amusante) qui traduit si bien, à travers la structure matérielle, l’idéal
incompressible ! […]
C’est Poètes absolus qu’il fallait dire pour rester dans le calme, mais outre
que le calme n’est guère de mise en ces temps-ci, notre titre a cela pour lui qu’il
répond juste à notre haine et, nous en sommes sûr, à celle des survivants d’entre
les Tout-Puissants en question, pour le vulgaire des lecteurs d’élite — une rude
phalange qui nous la rend bien.
Absolus par l’imagination, absolus dans l’expression, absolus comme les Reys
netos [Rois absolus] des meilleurs siècles.
Mais maudits ! Jugez-en. »
Jean Moréas
2 « Manifeste littéraire », 1886.
Il a été dit au commencement de cet article que les évolutions d’art offrent
un caractère cyclique extrêmement compliqué de divergences : ainsi, pour suivre
l’exacte filiation de la nouvelle école, il faudrait remonter jusqu’à certains poèmes
d’Alfred de Vigny, jusques à Shakespeare, jusqu’aux mystiques, plus loin encore.
Ces questions demanderaient un volume de commentaires ; disons donc que
Charles Baudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur du mouve-
ment actuel ; M. Stéphane Mallarmé le lotit du sens du mystère et de l’ineffable ;
M. Paul Verlaine brisa en son honneur les cruelles entraves du vers que les doigts
prestigieux de M. Théodore de Banville avaient assoupli auparavant. Cependant
le Suprême enchantement n’est pas encore consommé : un labeur opiniâtre et
jaloux sollicite les nouveaux venus.
Ennemie de l’enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la descrip-
tion objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible
qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à
exprimer l’Idée, demeurerait sujette. L’Idée, à son tour, ne doit point se laisser
voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le carac-
tère essentiel de l’art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à la concentra-
tion de l’Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des
humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ;
ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésoté-
riques avec des Idées primordiales.
L’accusation d’obscurité lancée contre une telle esthétique par des lecteurs à
bâtons rompus n’a rien qui puisse surprendre. Mais qu’y faire ? […]
CM 60 Symbolisme
ώ Frise chronologique n° 47
Introduction
Le totalitarisme est un régime politique apparu au XXe siècle, essentiellement
dans l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne. Il est surtout associé à la IIe guerre
mondiale et aux millions de morts qu’elle a provoqués et s’est incarné dans plusieurs
pays. Il s’oppose à la démocratie mais se distingue de l’autoritarisme. Il a inspiré
de nombreux romans dystopiques et des films qui l’ont abondamment décrit. On se
réfèrera essentiellement à l’analyse magistrale de la philosophe Hannah Arendt1
mais aussi aux travaux qui ont suivi l’effondrement de l’URSS.
I. Définitions
2. Monopole idéologique
La première caractéristique du régime totalitaire est l’association à une idéolo-
gie unique et obligatoire : cette idéologie est définitoire, et figure dans le nom du
régime : « Allemagne nazie », « République soviétique socialiste », etc. Il est totali-
taire parce que l’adhésion de tous est obligatoire : dans la sphère publique, avoir la
carte du parti est quasi obligatoire pour pouvoir travailler, avoir un logement. Mais
aussi le totalitarisme intervient aussi dans le domaine privé, puisque la pensée est
contrôlée, par le biais de la censure et de la surveillance de tous par tous, et la
jeunesse est embrigadée dès la petite enfance.
L’idéologie se fonde sur des valeurs positives et auxquelles chacun voudrait croire :
égalité, amour de la patrie, défense du prolétariat. On a même parlé de promesse
d’un paradis. Mais elles se doublent de négativité : le rejet et la stigmatisation d’une
partie de la population désignée comme responsable de tous les maux, et pourchas-
sée, fédèrent la masse contre un ennemi intérieur ou extérieur. Suivant le cas, on
désigne les intellectuels, les minorités, les étrangers, les aristocrates. L’État est au
3. La Pensée unique
1. Les régimes totalitaires excluent toute opposition, que ce soient des partis
politiques ou l’expression d’individus.
2. L’information est réduite à la propagande. Les journaux sont interdits, ou
dirigés par des journalistes acquis au pouvoir. On connaît les manipulations de photos
faites à l’époque stalinienne : les clichés de dirigeants au balcon du Kremlin sont
« retouchés » selon les exclusions, et leur image disparaît en même temps qu’ils
sont envoyés au goulag ou tués.2
3. Le contrôle porte sur la sphère privée : L’éducation devient un embrigadement.
Les livres scolaires sont revus dans l’optique de l’idéologie dominante. L’enseignement
de la philosophie est contrôlé, mais aussi les disciplines scientifiques qui enseignent
l’esprit critique et le doute. La physique peut être épurée si elle s’oppose aux thèses
créationnistes, comme sous les régimes islamistes et la biologie amputée des
chapitres sur la reproduction. La géographie même peut être orientée vers une
lecture nationaliste, comme le montre E. Copeaux dans sa thèse sur la représen-
tation de l’espace national par les Turcs kémalistes3. Mais c’est l’enseignement de
l’histoire qui peut être le plus marqué d’idéologie et être très étroitement surveillé
par les régimes totalitaires.
La jeunesse est encadrée dans des mouvements pseudo-sportifs, comme les
jeunesses hitlériennes, les Komsomols (jeunesses communistes). Les jeunes sont
même utilisés activement par les dirigeants, comme les Khmers rouges, souvent
éloignés de leurs parents dès l’âge de 7 ans et endoctrinés. L’État islamique a large-
ment diffusé des images d’enfants-bourreaux participant à des exécutions capitales.
L’Allemagne nazie a voulu créer l’homme nouveau dans les « napola », écoles pour
adolescents aryens de 11 à 18 ans, voire les « lebensborn », maternités et crèches
destinées à mettre en place l’eugénisme.
1. Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, éd. Gallimard, Folio
Essais, 1955.
2. Alain Jaubert, Le Commissariat aux archives. Les photos qui falsifient l’histoire, éd. Barrault, 1992.
3. Copeaux Etienne, Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste,
Paris, CNRS-Éditions, 1997. Voir textes.
4. Chef charismatique
Les régimes totalitaires sont sous la férule d’un dirigeant, objet d’un culte du
chef, mis au rang d’une divinité : Hitler, Staline, Mussolini, Mao sont au sommet de
la pyramide. Ils drainent les foules, et leur image est omniprésente, en affiches dans
les rues, les magasins, les timbres, la monnaie. Quatre-vingts ans après sa mort,
Ataturk (au pouvoir entre 1922 et 1938) figure dans toute la Turquie, même si l’étoile
du kémalisme a pâli. Toute parole suggérant une critique ou une réserve est grave-
ment sanctionnée. Tous les cinq sont souvent en uniforme, ce sont des hommes, en
position martiale, en figure paternelle et idéalisée. Le chef est un « guide », « führer »
« duce », « guide suprême » ou « grand timonier ». Leur mort est vécue comme une
catastrophe, longtemps cachée (Staline, Hitler), voire mise en doute. Les Khmers
rouges font exception : même si on leur connaît des chefs, comme Pol Pot, ils ne font
pas l’objet d’un culte. De même, l’État islamique a des chefs, clandestins, mais plus
5. Armée et police
Les citoyens sont constamment surveillés par une police politique brutale et toute
— puissante. Le nom de ces polices est resté célèbre : NKVD, Tchéka, Guépéou, KGB,
sont les appellations successives de la police politique soviétique, équivalent de la
Gestapo par laquelle les nazis terrorisaient les peuples conquis. Le film La Vie des
autres2 illustre l’espionnage institutionnalisé et quasi paranoïaque des citoyens en
RDA, la République Démocratique Allemande. Dans la Chine maoïste et au Cambodge,
les enfants étaient invités à dénoncer leurs parents s’ils avaient un mode de vie
« déviant ». La délation était organisée et valorisée. La population vivait dans la
méfiance de l’autre, et évitait tout contact spontané dans la rue.
6. Système concentrationnaire
Tous ces pays ont pratiqué l’emprisonnement arbitraire, sans procès équitable.
La torture est systématique, et la déportation dans des camps fréquente. Dans le
goulag soviétique, le goulag chinois, les camps de concentration nazis, tout comme
les camps d’extermination, on pratique le travail forcé, la maltraitance par le froid
et la faim, qui ont causé la mort de millions d’hommes.
1. Paru en 1949.
2. 2006, écrit et réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck.
1. Le stalinisme en URSS
a. La révolution de 1917
La Russie du XIXe siècle sort péniblement d’un régime féodal et passe très bruta-
lement à l’industrialisation, donnant naissance à un prolétariat urbain et rural d’une
grande misère. L’économie reste archaïque et le mécontentement entraîne nombre
de révoltes, violemment réprimées par la police du tsar, comme la première révolu-
tion de 1905. La Russie engagée dans la première guerre mondiale subit des défaites
successives. Les pertes militaires sont énormes, dues au mauvais équipement des
soldats et à l’incompétence des officiers. La famine entraîne des mutineries qu’ignore
le tsar, coupé de la réalité du pays. En février 1917, une première révolution entraîne
l’abdication du tsar Nicolas II et la proclamation de la république. Le pays savoure une
liberté nouvelle qui s’exprime en revendications et manifestations à tous niveaux.
Le gouvernement provisoire accorde le droit de vote aux femmes, abolit l’antisémi-
tisme d’État, et conduit une politique libérale. Parallèlement, se créent des soviets,
conseils, d’ouvriers, de paysans, de marins qui exercent une démocratie directe,
et réclament la redistribution des terres et des mesures plus radicales. Les partis
révolutionnaires ne s’estiment pas prêts à la révolution prolétarienne, et souhaitent
que la révolution bourgeoise abolisse la féodalité et fasse la réforme agraire. Mais
le débat enfle sur la poursuite de la guerre et les réactionnaires gagnent du terrain.
Trotski est emprisonné et Lénine se réfugie en Finlande. Kornilov lance un putsch
contre-révolutionnaire en août qui échoue. Le gouvernement provisoire de Kerenski
en sort affaibli. Des soulèvements de paysans et de soldats entraînent une insurrec-
tion à Saint Pétersbourg ; Lénine et le petit parti bolchévique prennent le pouvoir
en octobre 1917.
Ils se heurtent aux mêmes difficultés de ravitaillement des villes, aux impatiences
des paysans, au problème de la guerre. Lénine signe un armistice avec l’Allemagne à
Brest-Litovsk, en mars 1918, et pour consolider son pouvoir, instaure la Tcheka, police
politique qui lutte contre les anarchistes, les socialistes et leurs journaux, allant
jusqu’à fusiller des grévistes ou tirer sur des marches de la faim. En janvier 1919 sont
créés le Politburo, organe de direction du Parti Communiste, et la IIIe Internationale,
ou Komintern, avec pour but la création de partis frères dans toute l’Europe.
La guerre civile s’étend dans tout le pays, des bolchéviques contre tous. L’État se
désintègre, les minorités nationales déclarent leur indépendance. Dès février 1918,
Trotski fonde l’Armée rouge et parcourt le pays dans son train blindé pour faire face
à tous les fronts : contre les bolchéviques, se dressent l’armée blanche, assemblage
composite d’opposants aux bolcheviques, les armées vertes composées de paysans
et enfin les armées étrangères. Le pays est soumis à une violence généralisée, terreur
blanche contre terreur rouge, au cours de laquelle les chefs bolchéviques décident
l’exécution de la famille impériale en juillet 1918. Le « communisme de guerre »
sauve le régime, accélérant les nationalisations, accentuant la répression. Il utilise
aussi les artistes, généralise l’alphabétisation et la propagande. Mais l’économie est
ruinée, et la famine et le typhus causent des millions de morts.
c. Le stalinisme
Il supprime la direction collégiale et concentre tous les pouvoirs. Il appelle sa
politique « le marxisme – léninisme », que les communistes étrangers conteste-
ront. Pour accélérer la modernisation industrielle, il prend plusieurs mesures, « le
grand Tournant » :
• 1928 : le premier plan quinquennal. Fondé sur un productivisme forcené, il
aggrave les conditions de travail, favorise le « stakhanovisme » (valorisation
d’un ouvrier qui avait battu des records de productivité). Le pays se couvre
de grands travaux, prestigieux, mais mal conduits, ce qui expliquera l’échec
de 1991.
1. « Staline est trop brutal, et ce défaut parfaitement tolérable dans notre milieu et dans les
relations entre nous, communistes, ne l’est pas dans les fonctions de secrétaire général. Je
propose donc aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste et pour
nommer à sa place une autre personne qui n’aurait en toutes choses sur le camarade Staline
qu’un seul avantage, celui d’être plus tolérant, plus loyal, plus poli et plus attentif envers les
camarades, d’humeur moins capricieuse, etc. » Testament de Lénine, (4 janvier 1923).
Après guerre
Les pays d’Europe de l’Est se voient imposer des gouvernements pro-so-
viétiques1, comme en Tchécoslovaquie avec le « coup de Prague », où le parti
communiste s’est emparé du pouvoir en février 1948 avec l’aide des Soviétiques.
Seul Tito rompt avec Moscou et donne à la Yougoslavie une relative distance.
Le pays accède à l’arme atomique.
A l’intérieur Staline rétablit le régime totalitaire d’avant-guerre, caché
sous la propagande et le culte de la personnalité. Sa victoire sur le nazisme
lui confère une aura sur les sympathisants communistes des pays occiden-
taux, qui ignorent, ou veulent ignorer les effets du totalitarisme. Les récits de
certains sont rejetés avec violence, par exemple le témoignage d’André Gide.
L’écrivain admire l’expérience soviétique. Invité à Moscou en 1936, il parti-
cipe aux funérailles de l’écrivain Maxime Gorki, mais voit les effets du totali-
tarisme et en témoigne à son retour dans Retour de l’URSS, publié en 1956.
Staline accentue son autocratisme, falsifie l’histoire, la génétique, la science.
Il renforce l’antisémitisme, le chauvinisme. A sa mort, le 2 mars 1953, ses
collaborateurs attendent une journée pour le faire soigner, comme frappés
de terreur. Ses funérailles provoquent des bousculades qui font 1 500 morts
à Moscou. D’abord placée dans le mausolée de Lénine sur la Place Rouge, sa
dépouille en sera retirée en 1961 au moment de la « déstalinisation » due à
Nikita Khrouchtchev. Ce dernier dénonce ses crimes lors du XXe congrès du
parti communiste, en 1956, mais la démocratisation ne se produira qu’après
1991, quand Mikhaïl Gorbatchev instaure la « perestroïka », la transparence,
qui fera toute la lumière sur le stalinisme.
Le totalitarisme stalinien comprend bien toutes les composantes énoncées
plus haut : culte de la personnalité, chef suprême, mensonge et propagande,
censure et absence de toutes les libertés. Le contrôle du parti impose la
« pensée unique ». La répression se traduit par des déportations, des procès
arbitraires et des morts par millions. Il a aussi définitivement discrédité la
pensée marxiste, dont il s’est réclamé, mais qui lui était totalement étrangère.
1. Voir Anne Applebaum, Rideau de fer, l’Europe de l’Est écrasée, 1944-1956. 2012.
2. Voir article sur le fascisme.
diplomate allemand par un jeune juif allemand entraîne une vague de répression,
la « semaine de cristal » : les lieux de cultes, les biens, les magasins des juifs sont
détruits, les juifs battus et obligés de porter une étoile jaune.
Des camps de concentration sont ouverts dès 1933, pour y enfermer les « asociaux »,
communistes, antinazis, Juifs qui meurent souvent de maltraitance. Leur nombre
augmente en 1937, puis au gré des conquêtes.
En 1938, l’Allemagne annexe l’Autriche, (Anschluss) puis envahit la Tchécoslovaquie,
sans réaction des alliés. Hitler envahit la Pologne le 1er septembre 1939, déclen-
chant la Seconde Guerre mondiale. Après quelques mois, il lance la campagne éclair,
qui fait de toute l’Europe occidentale un seul territoire soumis. Font exception la
Grande-Bretagne, qui sera le foyer de Résistance, et l’Espagne et la Suisse, neutres.
Une fois sa domination établie, l’Allemagne nazie impose son idéologie, pille les
territoires, et fait déporter les Juifs. Le 20 janvier 1942, la Conférence de Wannsee
théorise et organise la Shoah, l’extermination de tous les Juifs d’Europe, confiée à
Himmler. L’arrestation se fait avec l’aide des autorités locales ; les familles entières
sont arrêtées, mises dans des trains, qui circuleront même en priorité lors des opéra-
tions militaires. Les Juifs sont parqués dans des camps où ils pratiquent des travaux
forcés, ou meurent de mauvais traitements, quand ils n’ont pas été gazés dès leur
arrivés. On compte 6 millions de morts. C’est un génocide, c’est-à-dire la volonté
organisée d’éliminer un peuple en raison de sa race ou de sa religion.
Après un début de guerre brillant, les nazis commencent à perdre sur plusieurs
fronts : sur le front de l’est, l’invasion de l’URSS leur livre d’immenses territoires,
mais ils sont arrêtés par l’armée rouge à Stalingrad, et ne viennent pas à bout du
siège de Leningrad.
Les États-Unis entrent en guerre, d’abord dans le Pacifique face au Japon. Ils
participent avec les Anglais au bombardement des villes allemandes. Une immense
armée alliée débarque en Normandie le 6 juin 1944, et marche jusqu’à Berlin. La
ville est prise en tenailles par l’armée rouge qui reconquiert toute l’Europe orientale.
Refusant de céder, Hitler engage les vieillards et les enfants dans l’armée et dans un
pays dévasté. Acculé, quand l’armée russe est tout près, il se suicide, entraînant un
armistice qui met fin à la guerre le 8 mais 1945. L’Europe et le Japon sont en ruines.
Truffaut en 1966. Les films sont aussi très nombreux, citons Soleil vert de Richard
Fleisher, en 1953. Des séries télévisées nombreuses développent le thème, comme
le récent The Handmaid’s Tale, La Servante écarlate, diffusé depuis 2017 aux États-
Unis, adapté du roman publié par Margaret Atwood en 1985.
Conclusion
On le voit, les trois régimes détaillés, tout comme les représentations littéraires
illustrent les mêmes paramètres : une idéologie unique, promettant un homme
nouveau. La désignation d’un ennemi intérieur : les saboteurs, les « fascistes » dans
les pays communistes, les « bolchéviques » dans les régimes fascistes, les Juifs, et
un ennemi extérieur qui fédère les peuples. Même au prix de millions de morts et
d’erreurs monstrueuses, Staline s’est auréolé du titre de « vainqueur du fascisme ».
La guerre est indissociable du totalitarisme, dont elle masque l’échec politique et
surtout économique. Hélas, les meurtres de masse, ou crimes contre l’humanité, qui
en sont indissociables, ne sont dévoilés qu’après la fin de ces régimes, car l’Histoire
montre qu’ils ne survivent pas à leurs autocrates.
ْ Prolongements
Les totalitarismes que nous venons de décrire sont-ils les œuvres néfastes du
siècle précédent ? La Corée du Nord est une survivance des régimes staliniens. Plus
généralement, la négation de l’individu et de ses droits au profit d’une idéologie,
ou d’une lecture intégriste de la religion, est toujours d’actualité.
George Orwell
1 1984, Ch. I (traduction de Josée Kamoun, Gallimard).
Propagande et surveillance.
Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde parais-
sait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la
poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d’un bleu
dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carre-
fours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en
avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende,
tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de
la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le
vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un
hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis
repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille qui venait
mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’impor-
tance. Seule comptait la Police de la Pensée.
Derrière Winston, la voix du télécran continuait à débiter des renseignements
sur la fonte et sur le dépassement des prévisions pour le neuvième plan triennal.
Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis
par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas.
Hannah Arendt
2 Le système totalitaire, Gallimard, Points Essais, 2002, pp 247-248, 265-266.
Copeaux Etienne
3 Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste,
Paris, CNRS-Éditions, 1997.
1. David Rousset, Les Jours de notre mort, 1947, réédité aux éditions Hachette 2006.
CM 61 Totalitarisme
ώ Frise chronologique n° 48
ْ 1939 ْ 1992
Manifeste des généticiens (parmi eux, Fondation de l’Extropy Institute.
Julian Huxley). ْ 2002
ْ 1957 Déclaration transhumaniste.
Apparition du terme ْ 2013
de « transhumanisme ». Fondation de Calico.
Introduction
La notion de « transhumanisme » est apparue au XXe siècle. Des scientifiques,
en premier lieu, puis des « futurologues » orientèrent leurs recherches vers une
nouvelle approche de l’évolution humaine.
Désirant s’éloigner de la nature et de sa lente adaptation, ils cherchaient à inter-
venir directement sur le corps afin de lui apporter des ressources nouvelles, artifi-
cielles et technologiques. L’homme ainsi conçu doit d’abord être « augmenté », son
corps est assisté par des machines qui lui apportent plus de force, de résistance, le
protègent. Rapidement, les chercheurs en viennent à vouloir le dépasser, pour qu’il
soit plus heureux. Il doit donc vivre plus longtemps, penser davantage, faire moins
d’efforts pour concevoir et produire. Cette humanité « augmentée » devient vite une
« transhumanité » dont les capacités ajoutées artificiellement lui permettront même
de repousser (voire de « tuer ») la mort.
Souvent accusée de dérives sectaires, d’être dangereuse pour la nature même de
l’espèce humaine, cette conception se développe néanmoins toujours dans les labora-
toires de recherches, ses théoriciens sont surtout des ingénieurs et des intellectuels.
I. Les origines
1. Un désir de « posthumanité »
a. La quête du bonheur
Les prémices de ce courant remontent loin dans l’histoire humaine. En effet, comme
le rappellent les plus anciens textes, les hommes cherchent l’immortalité. De l’Épo-
pée de Gilgamesh, à la Genèse et à l’existence prélapsaire1 d’Adam et Eve, au mythe
de la fontaine de Jouvence, à l’élixir de longue vie dont Balzac s’amuse encore dans
une nouvelle ou aux expériences électriques de Frankenstein, en passant par les
recherches de philtres, baumes et autres moyens magiques, l’on cherche à prolon-
ger la vie, à faire reculer la maladie et la mort.
Toutefois, ce sont les progrès scientifiques et technologiques qui fournirent les
matériaux nécessaires à sa théorisation. Avec le néoplatonisme de Plotin2, puis
durant l’Humanisme et surtout les Lumières, les penseurs désirent trouver les
moyens concrets d’assurer le progrès et le bonheur de l’espèce humaine. À la suite
des physiologistes des Lumières, les scientifiques s’unissent aujourd’hui aux techni-
ciens pour améliorer les conditions de vie et permettre d’allonger la durée d’une vie
plus sereine dans un univers matériel confortable et plus facile à dominer. Souffrance,
maladie, famines, mort sont les obstacles au bonheur à faire disparaître en priorité.
La raison, la science et la technique semblent donc nécessairement ouvrir les voies
de ce bonheur. Mais leur démarche n’est pas eschatologique3, ils ne cherchent pas
une fin mais une durée.
1. Avant la chute, c’est-à-dire avant le moment où, ayant croqué le fruit interdit, Adam et Eve sont
chassés du jardin d’Eden, deviennent mortels, doivent travailler et connaître la souffrance.
2. Voir « Platonisme » supra p. 475.
3. Eschatologie : étude de la fin (du monde, des temps, des hommes).
4. De l’origine des espèces.
5. En 1923, le généticien J.B.S. Haldane entreprend de défendre un eugénisme permettant la
réussite de ses projets et une gestation en éprouvettes.
6. Cf. infra, texte 1.
c. Une philosophie
Peu à peu, les philosophes définissent ce courant et tentent de mettre en place
une réflexion sur ses enjeux. À l’origine plutôt libertarien2 le mouvement devient
plus nettement techno-progressiste et s’élargit à la société. Utilitariste, le courant
rejette le plus souvent l’idée d’une suprématie de l’homme et celle de l’existence
d’un Dieu qui le guiderait. Il s’appuie sur une étude rationnelle et des observa-
tions empiriques. Il valorise la vie et veut satisfaire les désirs de bonheur humains
qu’il trouve légitimes. Ainsi apparaît notamment l’Extropy Institute de More. Dans
la décennie de 1990, Max More3 a en effet défini le transhumanisme comme une
« philosophie futuriste » (en 1990), un itinéraire de l’humain vers le « transhumain »
et surtout le posthumain (en 1991)4. En 2002, la Déclaration Transhumaniste finit
par le définir selon deux axes : il est possible et souhaitable d’améliorer la condition
humaine en développant significativement les capacités intellectuelles, physiques
et psychologiques de l’homme. Il faut également étudier les répercussions sociales,
éthiques de ces modifications. De scientifique et technologique, le mouvement
devient philosophique.
Pour beaucoup, nous sommes déjà entrés dans un monde transhumaniste sans
en être conscients : les augmentations de performances sont étroitement liées à une
volonté productiviste et économique de croissance permanente. Google, fondé par
1. MIT : Massachussetts Institute of Technology, le département IA est fondé par Minsky et John
McCarthy.
2. Le libertarisme est une philosophie politique qui considère que la liberté individuelle est un
droit naturel, une valeur essentielle dans un système mondialisé et libéral.
3. Né en 1964, ce philosophe anglais a fondé l’Institut Extropy et publie de nombreux ouvrages
sur le sujet entre 1983 et 1995 notamment.
4. Cf. les ouvrages de More surtout « Transhumanism : Towards a Futurist Philosophy », Extropy,
n° 6, Summer, 1990, p. 6-12. Dans « From Human to Transhuman to Posthuman », Extropy,
n° 8, Vol 3, n° 2, Winter, 1991, p. 42-43, il envisage une modification totale de l’être humain,
devenu en partie une machine dans « Technological Self-Transformation : Expanding Personal
Extropy », Extropy, n° 10, Vol 4, n° 2, Winter/Spring, 1993, p. 15–24.
Larry Page et Sergey Brin est très influencé par cette pensée et finance de nombreuses
recherches. Après les Google glass, il dirige le projet de « tuer la mort » grâce à la
fondation de Calico en 2013.
2. Améliorer l’homme
a. Faire évoluer l’homme différemment
« Améliorer » l’homme, ses capacités, ses performances devient donc l’objectif
principal de ce courant. Les progrès rapides et constants en science, en médecine et
en technologie depuis la première guerre mondiale semblent permettre de lancer
un projet novateur. Symbolisé par le célèbre « H+ », il vise à produire une « posthu-
manité » avec des hommes dotés d’éléments technologiques ajoutés. Les êtres ainsi
« construits » seraient à même d’atteindre une longévité et des possibilités qui les
éloigneraient définitivement des restrictions physiques et biologiques naturelles.
Il faut, surtout, faire disparaître le vieillissement, augmenter toutes les capacités
humaines, agir et changer nos représentations globales du monde. En France, l’Asso-
ciation Française Transhumaniste-Technoprog définit ainsi son projet : elle « cherche à
promouvoir les technologies qui permettent ces transformations tout en prônant une
préservation des équilibres environnementaux, une attention aux risques sanitaires,
le tout dans un souci de justice sociale. » Elle précise que « l’humain n’est ni fixe ni
prédéterminé, à la fois d’un point de vue philosophique et biologique. » Elle établit
d’ailleurs un lien direct avec les autres pensées progressistes : « N’est-ce pas dans la
plus grande tradition humaniste que de considérer que l’identité humaine dépend
de ce que nous désirons en faire ? »1
1. « L’homme augmenté »
Les technologies modernes permettent d’augmenter les performances du corps
humain en greffant des ajouts accroissant les capacités humaines, en rêvant d’en
implanter dans le cerveau.
a. Le recours à la technologie
L’évolution naturelle est oubliée, c’est à une transformation menée par lui-même
que l’Homme assiste2. Les nano-mondes et le numérique permettent d’envisager des
appareillages performants. Toutes ces technologies imposent le codage, les données
chiffrées donc des modifications de l’information, des simplifications. « L’extropie »
désigne cette extension infinie au numérique. On passe donc de l’exosquelette,
externe, conçu pour améliorer les conditions de travail en allégeant les charges
physiques, à de véritables implants modifiant, améliorant les humains. L’exocortex
et la modification du système nerveux, l’amélioration de la mémoire, le recours à la
cryonie3 semblent offrir des perspectives d’immortalité accessibles.
On envisage des êtres hybrides, unissant biologie et électromécanique. Les
chercheurs travaillent sur les liaisons possibles entre centres nerveux et capteurs
et commandes électroniques. L’intelligence artificielle est conçue comme un lien
entre nos pouvoirs cognitifs et l’ordinateur.
b. Les « cyborgs »
Le cybernéticien K. Warwick est célèbre pour s’être implanté, en 1998, des
composants électroniques lui permettant de dialoguer avec son ordinateur. Il est
ainsi devenu le premier cyborg de l’histoire de l’humanité. Il les a enlevés depuis
mais fort de cette expérience, il note que l’on trouvera bientôt « des gens implan-
tés, hybrides, et ceux-ci domineront le monde » quand « ceux qui décideront de
rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils consti-
tueront une sous-espèce »1. Signalons aussi Neil Harbisson qui grâce à son Eyeborg
est le premier homme depuis 2004 à posséder une antenne reliée directement à
son cerveau pour transformer les couleurs en ondes sonores grâce à la conduction
osseuse. Cet homme qui ne voit pas les couleurs, les « entend » et les utilise pour
créer des oeuvres artistiques.
c. Un désir d’eugénisme
Une forme positive d’eugénisme est parfois proposée comme moyen de parve-
nir à cette posthumanité. Les individus les plus aptes à accéder à ces modifications
seraient sélectionnés, les autres demeureraient limités à leurs capacités naturelles.
2. Le transhumanisme
a. Le rejet de la nature
Tous les transhumanistes considèrent que l’évolution naturelle est lente, aléatoire
et ne vise aucune amélioration notable. La nature est un obstacle au progrès, à
l’immortalité, à l’accession à un degré supérieur. Si certains courants religieux, voire
sectaires comme les célèbres raëliens2 sont proches du transhumanisme, si d’autres
sont intéressés par leurs réflexions, les transhumanistes sont, pour la plupart,
matérialistes. Ils dissocient complètement l’être biologique et l’individu moral. Ils
considèrent que l’on peut espérer parvenir à transférer la conscience dans des puces,
des médias. L’être ainsi conservé pourrait être immortel puisqu’il suffirait de greffer
cette puce sur un nouveau corps chaque fois que le précédent devient défaillant.
Ainsi naissent à la fois les questions spirituelles et éthiques. D’où ces réceptacles
proviendraient-ils ? Du clonage, de corps génétiquement conçus et programmés
dans ce but, d’êtres humains normaux utilisés à cette fin ? En outre, cette concep-
tion conduit à rejeter tout spécisme et à mettre à égalité humains, non-humains,
para-humains3 et machines… Certains, comme le physicien Frank Tippler (né en
1947), vont même jusqu’à imaginer un moyen de ressusciter les morts grâce à un
super ordinateur. Ce « point Omega » se déroulera à la fin des temps, tous les morts
seront rétablis sous la forme d’avatars dans son univers numérique. Les êtres ainsi
reformés seront tout-puissants, omniscients…
b. La suprématie de la technologie
Au nom des progrès scientifiques et technologiques, les transhumanistes consi-
dèrent que ce sont les techniques qui doivent guider les choix humains. Ce qu’elles
permettent doit être mis en place. Ils arguent de la liberté (de pensée, de choisir son
apparence, de procréer, d’exercer des droits) pour utiliser tout ce que les nouveautés
technologiques offrent. Seules sont visées les améliorations de performances, l’éva-
luation d’une progression constante, la quantité donc. L’homme-machine est ainsi
un objectif, il conserverait ce qui fait la supériorité des deux composants.
Les États privilégient ces recherches, pensant à la possibilité de créer des soldats
endurants, des surhommes physiquement. Souvent associé au capitalisme, parfois
considéré comme sa forme philosophique extrême, le transhumanisme s’appuie sur
les inégalités. L’accès à ces nouveaux moyens, aux implants, aux recherches même
impose des moyens financiers conséquents. Dans les pays riches, en outre, les plus
aisés s’en emparent, non pour se « réparer » ni se guérir mais pour amplifier leurs
acquis, leurs capacités, se doper. Très lié au productivisme, le transhumanisme
renforce aussi les inégalités.
c. Un phénomène culturel
L’approche transhumaniste ressemble souvent à des projections dans un futur
possible mais qui paraît fréquemment très lointain. Il pose sans cesse les questions
morales essentielles, celles du bien et du mal, du souhaitable et de l’inadmissible,
du juste et de l’injuste. Extrapolation à partir des avancées actuelles, il ouvre toutes
les possibilités de prolongements imaginaires. Les sociétés ainsi pensées sont donc
soit extrêmement coercitives et eugénistes, soit heureuses et pacifiées. Les utopies
puis les dystopies ont donc accentué l’intérêt pour le transhumanisme.
L’importance des transformations envisagées conduit souvent penseurs et artistes
à mettre en lumière des inquiétudes, parfois même des représentations très critiques
du monde nouveau, post-humain que l’on pourrait voir rapidement naître. Les histoires
peignent fréquemment un espace déshumanisé, dans lequel les machines ont pris
le pouvoir ou tentent de le faire. L’homme « naturel » (et parfois même modifié mais
conscient des risques que lui font courir ses propres transformations) doit lutter
pour survivre. Dans les bandes dessinées, les films, les romans, les jeux vidéo et de
rôle à partir de personnages -comme ceux du cyberpunk1 — s’est développé ce goût
pour un futur proche envahi par les hommes augmentés. Ces mondes sont sombres,
violents, la génétique mêle les différents êtres, rend impossible le bonheur. SI les
héros transhumanistes prolongent effectivement le rêve d’immortalité, ils finissent
souvent par lutter contre les hommes robotisés qui les oppriment. Et, parfois même,
ils se dressent contre tout le système social et politique qui les produit. Ils incarnent
à la fois une interactivité homme-machine, une véritable synergie technologique
mais ils dévoilent aussi les risques et les dangers qui leur sont associés. Le plus
souvent, ce sont des êtres émotionnellement très humains ou qui retrouvent leur
affectivité au fil des heures.
Certains artistes se rattachent également à ce courant : on a beaucoup analysé
les transformations que Michael Jackson a fait subir à son corps pour modifier son
apparence, dominer et jouer sur son identification. Mais on peut aussi citer Alba,
la lapine de couleur verte de Kac, Ear on arm de Steklarc ou les travaux de l’artiste
française Orlan qui utilise son corps et le modifie à coup de chirurgie esthétique…
Le transhumanisme fait ainsi apparaître des motifs récurrents : vie saine et longue,
disparition des maladies et de la mort, du vieillissement, implantation humaine
dans d’autres mondes, développement exponentiel de nos capacités tant physiques
qu’intellectuelles, transplantations successives de l’esprit dans d’autres corps ou des
machines (le « uploading »)…Le cyborg semble appelé à remplacer totalement l’être
humain, le transhumanisme devient ainsi un posthumanisme.
Conclusion
Désir d’immortalité, de voir l’homme devenir omnipotent, le transhumanisme est
un courant très répandu au XXIe siècle. Très critiqué parce qu’il met la technique
et la technologie au-dessus de l’affectivité, de l’intelligence, de l’imagination, de la
pensée humaines, parce qu’il leur a donné une totale autonomie, parce qu’il leur
confère une dimension sacrée, le transhumanisme s’inscrit dans une vision progres-
sive et holistique de l’homme. Le Vatican, en 2004, condamne le désir de changer
la génétique humaine.
ْ Prolongements
Julian Huxley
1 In New Bottles for New Wine, éd. Chatto & Windus, Londres, 1957 ; Traduction française
par Annie Gouilleux, décembre 2014.
Anne Dufourmantelle
2 Philosophe, psychanalyste, 23/06/2017, Libération.
« Depuis quelques années, la doctrine transhumaniste trouve un écho complai-
sant dans les médias sans que jamais y soit explicitée sa teneur scientiste, ultrali-
bérale et in fine eugéniste. (…) Aucun fanatisme religieux n’est allé aussi loin que
le transhumanisme puisqu’il prône l’avènement d’un homme nouveau n’ayant pas
seulement assimilé ses dogmes mais allant jusqu’à les incarner en transformant
son corps de manière à ce qu’il corresponde au nouvel ordre qu’il met en place.
L’immortalité, le corps augmenté… autant de leitmotivs millénaristes remis au goût
du jour du struggle for life capitaliste. (…) Les technolâtres invoquent la raison d’être
de la médecine qui serait de tout temps intervenue sur l’homme pour remédier à
ses maux. Argument fallacieux. Il s’agit justement, avec le transhumanisme, de
toute autre chose que de médecine. Il s’agit d’une maintenance technologique
qui considère le corps comme une machine en panne ou poussive à perfection-
ner. Guérir, soigner, corriger, n’est pas conditionner, programmer, transformer. (…)
le transhumaniste est en effet le self made man absolu. Il va jusqu’à se construire
une vie artificielle capable de fournir les performances que notre monde artificiel
attend de lui. Ainsi, là où règne la quantité, il ne sera plus question de qualité. »
CM 62 Transhumanisme
ώ Frise chronologique n° 49
ْ 1780 ْ 1952
J. Bentham, An Introduction to the R. Mervyn Hare, The Language of
Principles of Morals and Legislation. Morals.
ْ 1848 ْ 1989
J. Stuart Mill, Principes d’économie R. Mervyn Hare, Essays in Ethical Theory.
politique, avec quelques-unes de leurs ْ 1993
applications à l’économie sociale. P. Singer, La Libération animale.
ْ 1874 ْ 1997
H. Sidgwick : The Methods of Ethics. P. Singer, Questions d’éthique pratique.
Introduction
Doctrine philosophique et éthique, l’utilitarisme considère qu’il est nécessaire
d’agir (ou de ne pas le faire) dans le but d’accroître au maximum le bien-être collec-
tif. Le « bien » est l’utile, et le « juste » est ce qui maximise cette utilité. L’utile est
donc associé à l’absence de souffrance et à la satisfaction de certains intérêts fonda-
mentaux. C’est aujourd’hui une conception très souvent invoquée dans les débats
économiques et politiques. En effet, il semble impossible aux utilitaristes de ne pas
profiter au mieux des productions qui permettraient d’améliorer le confort de tous.
Si sa naissance peut être associée à l’antiquité, son développement date du
XVIIIe siècle. les Lumières et les philosophes anglais et, dans une moindre mesure,
français, ont inscrit le progrès et la recherche du bonheur dans la pensée politique.
Mais ce sont surtout Jeremy Bentham et John Stuart Mill qui ont élaboré cette doctrine
qui s’élargit à la politique, aux questions juridiques et législatives, à la condition
féminine, à l’organisation sociale dans son ensemble.
plus de bonheur possible à tous. Pour lui, « le meilleur état pour la nature humaine
est celui dans lequel personne n’est riche, personne n’aspire à devenir plus riche et
ne craint d’être renversé en arrière par les efforts que font les autres pour se préci-
piter en avant »1.
Le meilleur gouvernement est représentatif et populaire. S’enrichir n’est pas
le but essentiel de l’existence et il pense que le travail doit être réparti non selon
la naissance mais en fonction de la justice. Il considère en effet qu’il faut donner
une valeur à la compétence et au mérite de celui qui agit. Il introduit l’idée d’un
« avantage comparatif » en considérant qu’il est parfois plus avantageux d’impor-
ter un produit que de le produire.
L’utilité impose une conception particulière du droit : il ne s’agit pas de droit
naturel mais de considérer que le principe de « non-nuisance » suffit à déterminer
la liberté. Il ne faut rien faire qui soit nuisible à soi-même, à ses propres biens. Il
défend l’émancipation féminine, considère qu’il faut au maximum empêcher de nuire
aux autres, même si l’on peut admettre une nuisance lorsque l’agent est conscient
de son acte et l’assume.
1. J. Stuart Mill, Principes d’économie politique, avec quelques-unes de leurs applications à l’économie
sociale, tome 2, p. 356 ; l’ouvrage fut un triomphe.
2. Id., ibid.
3. Cf. The Methods of Ethics, 1874.
(de la population) (…) Il ne s’agit pas de calculer le meilleur bonheur moyen possible,
(…) mais de calculer à quel moment le nombre de personnes vivant dans ce bonheur
moyen atteint le maximum »1 .
1. Origines
a. Une longue histoire
Dès l’antiquité, le principe d’utilité (« utilitas publica » ou « utilitas communis »2)
détermine le bonheur, le bien-être. Les Epicuriens le défendent comme essentiel.
Hume (1711-1776) et Helvétius (1715-1771) considèrent qu’il faut tendre vers l’inté-
rêt et le bonheur des sociétés, l’utile est donc ce qui y contribue pleinement, Kant,
lui, le rejette.
La doctrine utilitariste est particulièrement opposée à celle du « droit naturel ».
Si, pour la plupart des philosophes, le bonheur, entendu comme le bien-être, n’est
pas le but suprême de la vie humaine et si, pour eux, ce sont la raison, la volonté
divine ou la conformité aux lois naturelles qui déterminent les lois morales, l’uti-
litarisme, quant à lui, privilégiant l’utilité et le confort, valorise essentiellement le
droit à la préférence, la liberté de choix. Adam Smith considérait que le monopole
tirait logiquement sa légitimité et sa valeur de ce critère fondamental3.
b. Quelques principes
L’utilitarisme valorise tout ce qui peut améliorer, maximiser la société et la produc-
tivité. Goût du risque, esprit d’entreprise, prédilection pour le défi et la compétition,
choix de la croissance, valorisation du développement… Afin de donner la primauté
au mérite et à la compétence, l’utilitarisme privilégie également l’égalité des chances.
Il ne détermine aucune procédure d’arbitrage entre les concepts d’autonomie indivi-
duelle, d’équité ou de droit à l’information. C’est une doctrine simple qui se résume
à une seule obligation.
Pour assurer le bien-être du plus grand nombre, la démocratie parlementaire
paraît préférable, d’où le choix de l’élargissement du droit de vote aux femmes et
du suffrage universel le plus souvent. Liberté et dignité sont essentielles.
3. Différents courants
Mais chaque penseur apporte des nuances ou des précisions aux idées utilitaristes.
c. Le « prescrivisme universel »
Deux penseurs, principalement, insistent sur la « préférence » et sur son impor-
tance dans la détermination de l’utilité.
Richard Mervyn Hare (1919-2002) introduit un utilitarisme de préférence, aussi
appelé à deux niveaux : pour lui, le raisonnement moral correct conduit à choisir
ce qui peut satisfaire l’individu1. Il ne considère pas que l’utilitarisme de la règle
et l’hédonisme de Bentham soient opposés. Ils sont en fait complémentaires, l’un
posant la non-nuisance, l’autre, le calcul des coûts. Il faut, naturellement, envisager
les conséquences et calculer les risques. L’éthique n’est pas un ensemble de prescrip-
tions a priori mais découle des préférences de chaque individu. Cette forme d’utilita-
risme accroît la liberté individuelle puisque les décisions ne sont pas les seuls choix
de l’individu, il détermine également ses préférences, leur valeur et leur hiérarchie.
Il ne cherche pas nécessairement la maximisation (et l’on peut même envisager, de
choisir le malheur et la souffrance).
1. Cf. The Language of Morals, Oxford Paperbacks, 1952, rééd. 1991 et Essays in Ethical Theory,
Oxford Université Press, 1989.
Peter Singer, son étudiant (1946-) prolonge cette théorie en liant tous les êtres
sensibles à cette réflexion morale. Pour lui, les pays riches doivent sacrifier une part
de leur richesse et la donner aux nations en souffrance afin de réduire efficacement
la misère et d’augmenter leur bonheur. L’avortement, l’euthanasie lui paraissent
acceptables quand ils sont la manifestation d’une préférence et de la possibilité de
ressentir plaisir ou douleur. Le spécisme n’est donc pas un critère pertinent à ses
yeux ; utiliser des animaux entraine une souffrance trop forte, loin d’une proportion-
nalité acceptable. Dans toutes ses œuvres, il rejette l’humanisme au profit de l’uti-
litarisme des préférences qu’il nomme « personism »1. Ce « personnisme » valorise
donc considérablement l’individu et conduit à un utilitarisme très personnel.
d. L’utilitarisme en économie
L’utilitarisme est fréquemment associé à l’économie moderne parce qu’il présente
une recherche du bien-être extrêmement développée depuis le vingtième siècle.
En réalité, il est surtout lié à l’économie du bien-être qui, reprenant les travaux
de Wilfredo Pareto (1848-1923) qui avait établi un principe de distribution propor-
tionnelle des richesses (que certains résument à « 80-20 » : 80% des effets sont le
produit de 20 % des causes), considère que la recherche du plaisir individuel doit
être prioritaire et que le marché doit s’y adapter, que les pollueurs doivent payer
pour les dégâts qu’ils occasionnent.
1. Cf. Famine, richesse et moralité, 1972, trad. Verax in Philosophy and Public Affairs, vol. 1, no.
3 (Spring 1972), pp. 229-243 ; La Libération animale, Payot, trad. Rousselle et Olivier, 1975,
éd. 2012 ; Repenser la vie et la mort (Questions d’éthique pratique), Bayard, 1997. Personism =
personnisme », néologisme.
Conclusion
L’utilitarisme, fondé sur le progressisme des Lumières, est une théorie éthique
normative qui a connu son plus grand essor aux XVIIIe et XIXe siècles. Il reste
essentiel dans la pensée contemporaine dans la mesure où il valorise le bonheur, le
bien-être et le plaisir. Il influence encore les réflexions politiques et économiques.
Il a, en effet, introduit une forme de relativisme moral et la valorisation d’une
autre forme d’éthique, plus pragmatique, athée ou séparée de tout dogme religieux,
se coupant de la notion de « droit naturel », pour élaborer une hiérarchie de degrés
d’utilité et de confort.
ْ Prolongements
1. La sophrologie (du grec « science de l’esprit harmonieux »), conçue par le neuropsychiatre
Alfonso Caycedo est une méthode verbale et un ensemble de techniques de respiration,
de décontraction musculaire, de visualisation visant à (re)trouver un état de bien-être et à
mieux se connaître. L’analyse transactionnelle, fondée par un psychiatre américain, Eric Berne
entre 1950 et 1970, vise la meilleure connaissance de soi en étudiant le psychisme grâce à
l’analyse des relations sociales. La « gestalt-thérapie » inventée par le médecin Fritz Perls en
1951, est une thérapie psychocorporelle visant à guérir et est décrite comme une « philosophie
existentielle ».
H. Sidgwick
2 The Methods of ethics, Londres, 1874, 7e édition de 1907, Londres, Macmillan, Livre I ;
trad. M. Gouverneur et R. Ogien, 1998, PUF.
« La question selon laquelle tout désir peut être qualifié, dans une certaine
mesure, de douleur, est d’ordre psychologique plutôt qu’éthique ; tant qu’il est admis
que ce n’est, souvent, pas aussi douloureux, dans toute comparaison, à son inten-
sité comme désire, de telle sorte que sa pulsion volontaire ne puisse être expli-
quée que comme étant une aversion de sa propre douleur. (…) les pulsions actives
conscientes sont tellement éloignées de la réalisation du plaisir ou d’éviter la douleur,
que nous pouvons trouver partout dans la conscience des pulsions supplémentaires
dirigées vers quelque chose qui n’est ni le plaisir ni le soulagement de la douleur.
Ainsi, d’une part, la plus grande partie de notre plaisir dépend de l’existence de ces
pulsions, tandis que, d’autre part, elles sont souvent incompatibles avec le désir de
notre propre plaisir et que ces deux sortes de pulsions coexistent difficilement dans
le même moment de conscience. (…) Cette incompatibilité (quoi qu’il soit important
de la remarquer dans d’autres cas), est particulièrement présente dans les pulsions
dont la fin est en compétition, dans le débat éthique, avec le plaisir : tel que l’amour
de la vertu pour la vertu elle-même et le désir de faire ce qui est juste. »
H. Sidgwick
3 The Methods of ethics, Londres, 1874, 7e édition de 1907, Londres, Macmillan, Livre IV,
trad. M. Gouverneur et R. Ogien, 1998, PUF.
« Si l’on dit que pour l’Utilitarisme la fin de toute action est le bonheur du tout et
non le bonheur d’un seul individu, sauf s’il est considéré comme un élément du tout,
il s’ensuit que si la population supplémentaire bénéficie de l’ensemble du bonheur
positif, nous devons alors calculer la quantité de bonheur gagné par le nombre (de
personnes) supplémentaire par rapport à la quantité de bonheur que perd le reste
(de la population). Cela nous permettra de concevoir dans quelles limites, selon les
principes utilitaristes, on peut encourager l’augmentation de la population. Il ne
s’agit pas de calculer le meilleur bonheur moyen possible, (…) mais de calculer à quel
moment le nombre de personnes vivant dans ce bonheur moyen atteint le maximum. »
P. Singer
4 “Famine, Affluence, and Morality”, in Philosophy and Public Affairs, vol. 1, no. 3
(Spring 1972), Blackwell publishing, pp. 229-243, trad. F. Verax.
CM 63 Utilitarisme
ْ Prolongements……………………………………… 46 3. Le christianisme………………………………………… 70
4. Place culturelle de l’Asie mineure……………… 72
CM 05 Altermondialisme……………………………… 48
III. Le pouvoir politique, d’un empire à l’autre…… 72
1. Un survol historique rapide met en évidence
la succession d’empires sur cette terre……… 72
L’Art grec antique………………………… 49 2. Les signes du pouvoir : la capitale……………… 72
ώ Frise chronologique n° 4………………………………… 49 3. Le modèle politique…………………………………… 73
Introduction………………………………………………… 49 IV. Invasions et migrations…………………………… 74
I. Architecture…………………………………………… 50 1. La question de l’identité de ses habitants…… 74
1. Les temples……………………………………………… 50 2. La frontière……………………………………………… 74
2. Les théâtres……………………………………………… 51 Conclusion…………………………………………………… 75
II. Sculpture………………………………………………… 52 ْ Prolongements……………………………………… 76
III. Peinture………………………………………………… 53 CM 08 Asie mineure…………………………………… 79
1. Des siècles de méconnaissance………………… 53
2. Les supports……………………………………………… 53
3. Les sujets………………………………………………… 54
4. Quelques noms………………………………………… 54
Le baroque…………………………………… 80
IV. Céramique……………………………………………… 55 ώ Frise chronologique n° 7………………………………… 80
V. Musique…………………………………………………… 55 Introduction………………………………………………… 80
Conclusion…………………………………………………… 56 I. La Contre-Réforme………………………………… 80
ْ Prolongements……………………………………… 56 II. L’Art baroque…………………………………………… 81
1. Définitions………………………………………………… 81
CM 06 l’Art grec…………………………………………… 58 2. Principes…………………………………………………… 82
III. Le classicisme………………………………………… 82
IV. La préciosité, le maniérisme,
L’Art nouveau……………………………… 59
le burlesque, le rococo…………………………… 83
ώ Frise chronologique n° 5………………………………… 59 1. La préciosité……………………………………………… 83
I. Principes esthétiques……………………………… 59 2. Le burlesque semble le mouvement inverse
1. Lignes courbes et asymétrie……………………… 59 sous plusieurs aspects……………………………… 84
2. Thèmes et motifs……………………………………… 60 3. Le rococo…………………………………………………… 84
3. Un art total au service de l’homme…………… 61 4. Le maniérisme…………………………………………… 84
II. Quelques éléments historiques……………… 62 V. Le néo-classicisme…………………………………… 85
1. Les origines……………………………………………… 62 Conclusion…………………………………………………… 85
2. Différentes dénominations………………………… 62
3. Les grands noms du mouvement……………… 63
ْ Prolongements……………………………………… 85
III. Critiques, déclin et reviviscence……………… 64 CM 09 Baroque…………………………………………… 87
Conclusion…………………………………………………… 64
ْ Prolongements……………………………………… 64 La civilisation Arabo-Andalouse……… 88
CM 07 Art nouveau……………………………………… 65 ώ Frise chronologique n° 8………………………………… 88
Introduction………………………………………………… 88
L’Asie mineure, I. Repères historiques………………………………… 89
1. Le royaume wisigoth………………………………… 89
entre Europe et Asie……………………… 66 2. La conquête par les musulmans………………… 90
ώ Frise chronologique n° 6………………………………… 66 3. L’émirat puis le califat de Cordoue……………… 90
Introduction………………………………………………… 67 4. De grandes dynasties dans un contexte
plus troublé……………………………………………… 91
I. Une place centrale par la géographie……… 68
5. La fin d’Al-Andalus…………………………………… 91
1. Les détroits……………………………………………… 68
2. La frontière avec le monde persan et arabe… 68 II. Une vie culturelle particulièrement riche…… 92
3. Les régions méditerranéennes et les îles…… 68 1. Les conditions de cet épanouissement
4. Le Caucase………………………………………………… 69 culturel……………………………………………………… 92
2. Des découvertes majeures………………………… 93
II. Une terre de commencements
et de découvertes…………………………………… 69 Conclusion…………………………………………………… 95
1. La ville……………………………………………………… 69 ْ Prolongements……………………………………… 95
2. Les découvertes technologiques CM 10 Civilisation arabo-andalouse……………… 96
et culturelles…………………………………………… 70
Les Étrusques………………………………151
Le cubisme………………………………… 121 ώ Frise chronologique n° 13………………………………151
ώ Frise chronologique n° 10………………………………121 Introduction……………………………………………… 152
Introduction……………………………………………… 121 I. Les peuples d’Italie avant Rome…………… 152
I. Deux peintres visionnaires ouvrent la voie…122 1. Fondation de Rome et roman national…… 152
1. Georges Braque et Pablo Picasso…………… 122 2. Peuples italiotes…………………………………… 153
L’Inde et le monde
Le jansénisme…………………………… 297
Indo-Européen…………………………… 266 ώ Le jansénisme : parutions et événements……… 297
ώ Frise chronologique n° 24…………………………… 266
Introduction……………………………………………… 298
Introduction……………………………………………… 266
I. Origine du mot……………………………………… 298
I. Un pays rêvé………………………………………… 267
II. Le contexte politique et religieux
1. Les Grecs et l’Inde…………………………………… 267
2. Au Moyen Âge, des explorateurs de l’émergence du jansénisme……………… 298
et des récits…………………………………………… 269 III. Le contenu théologique……………………… 299
3. Le problème des échanges commerciaux…… 270 IV. Le jansénisme, le pouvoir et la société… 299
II. Deux civilisations sœurs……………………… 270 Conclusion………………………………………………… 300
1. La langue……………………………………………… 270
ْ Prolongements………………………………………301
2. Les faits culturels…………………………………… 271
CM 32 Jansénisme…………………………………… 303
Conclusion………………………………………………… 272
ْ Prolongements………………………………………273
CM 29 Inde…………………………………………………274 Le libéralisme…………………………… 304
Introduction……………………………………………… 304
ώ Chronologie des auteurs ayant trait
Les intégrismes……………………………275 à la philosophie libérale……………………………… 304
ώ Frise chronologique n° 25………………………………275
I. Concepts fondateurs…………………………… 305
Introduction……………………………………………… 275 1. L’individu………………………………………………… 305
I. L’intégrisme catholique………………………… 276 2. Un individu autonome…………………………… 305
1. L’Église à la fin du XIX e siècle………………… 276 3. La liberté comme droit naturel……………… 305
2. Les réactions au XX e siècle……………………… 276 4. Les libertés à respecter…………………………… 306
3. Le concile Vatican II………………………………… 277 5. Le droit de propriété……………………………… 306
4. Les réactions à Vatican II………………………… 278 6. L’intérêt, le marché et le commerce………… 306
II. L’intégrisme dans l’histoire 7. La liberté appliquée à l’économie…………… 307
8. La question de l’égalité…………………………… 307
et dans les autres religions…………………… 278
1. Les manifestations intégristes II. Les libéraux et la question du
dans l’histoire chrétienne……………………… 278 gouvernement……………………………………… 308
2. L’intégrisme juif, musulman, protestant… 279 1. Les forces antagonistes : religion, état,
III. Les mécanismes de l’intolérance…………… 282 idéologies collectivistes et totalitaires…… 308
2. Libéralisme et démocratie……………………… 308
Conclusion………………………………………………… 282 3. Les institutions de la liberté…………………… 309
CM 30 Intégrismes…………………………………… 286 4. Évolutions des doctrines libérales…………… 309
Conclusion : un historique sommaire…………… 311
ْ Prolongements……………………………………… 311
CM 33 Libéralisme………………………………………314
Le malthusianisme…………………… 349
Les Lumières…………………………………325 Introduction……………………………………………… 349
Introduction……………………………………………… 326 I. La thèse de Malthus……………………………… 349
I. Les valeurs des Lumières……………………… 326 II. Une thèse démentie……………………………… 350
1. La Raison………………………………………………… 326 III. … mais pas obsolète……………………………… 350
2. La connaissance……………………………………… 327
IV. Les applications du malthusianisme……… 351
3. Une nouvelle lecture de l’Histoire :
le progrès……………………………………………… 327 Conclusion………………………………………………… 351
4. La Liberté……………………………………………… 328 ْ Prolongements……………………………………… 352
5. Le bonheur……………………………………………… 328
CM 37 Malthusianisme…………………………………353
II. Le monde des Lumières………………………… 328
1. La figure centrale du philosophe…………… 329
2. Le cosmopolitisme………………………………… 329 Le manichéisme………………………… 354
3. Sociabilité et circulation des idées………… 329
ώ Frise chronologique n° 28………………………………354
III. Les Lumières et la politique………………… 330
1. Relations entre le philosophe Introduction……………………………………………… 354
des Lumières et le pouvoir……………………… 330 I. Le fondateur, Mani (ou Manès)……………… 355
2. Les Lumières et la Révolution française… 330 1. Une origine judéo-chrétienne………………… 355
Conclusion : Pérennité et fragilité 2. La rupture……………………………………………… 355
3. La création du manichéisme…………………… 356
d’un héritage……………………………………………………330
4. Une existence de missionnaire………………… 356
ْ Prolongements……………………………………… 331
II. La doctrine…………………………………………… 357
CM 35 Lumières………………………………………… 334 1. Mani, dernier messager de Dieu……………… 357
2. Une religion « universelle »…………………… 357
3. Une religion du Livre……………………………… 357
Le machiavélisme et la philosophie III. Les principes………………………………………… 358
machiavélienne……………………………335 1. Une doctrine dualiste……………………………… 358
2. Des communautés organisées………………… 360
ώ Frise chronologique n° 27………………………………335
Conclusion………………………………………………… 361
Introduction……………………………………………… 335
ْ Prolongements………………………………………361
I. Niccolò Machiavelli……………………………… 336
1. Une carrière administrative CM 38 Manichéisme……………………………………363
et diplomatique……………………………………… 336
2. L’exil et les dernières années………………… 336
II. Machiavel, l’écrivain……………………………… 337 Le marxisme……………………………… 364
1. Une oeuvre variée et importante…………… 337 ώ Frise chronologique n° 29…………………………… 364
2. Le Prince………………………………………………… 337
Introduction……………………………………………… 365
Le rationalisme………………………… 499
Le romantisme…………………………… 545
ώ Frise chronologique n° 38…………………………… 499
ώ Frise chronologique n° 41…………………………… 545
Introduction……………………………………………… 499
Introduction……………………………………………… 546
I. Qu’est-ce que le rationalisme ?……………… 499
I. Les Précurseurs…………………………………… 546
II. Quelques modèles rationalistes
1. Le « préromantisme » en France.…………… 546
à travers le temps………………………………… 500 2. Le romantisme en Angleterre.………………… 546
1. Naissance de la pensée rationnelle 3. Le romantisme en Allemagne.………………… 547
en Grèce antique…………………………………… 500
2. Christianisme et rationalisme………………… 502 II. L’explosion du romantisme…………………… 548
3. Descartes et les grands systèmes 1. Le contexte historique en France…………… 548
rationalistes du XVIIe siècle…………………… 503 2. Les manifestations de ce mouvement……… 549
4. Le rationalisme kantien………………………… 504 III. Les marges et les héritiers…………………… 552
5. La proposition hégelienne……………………… 504 1. Le romantisme noir………………………………… 552
Conclusion………………………………………………… 505 2. Les héritiers…………………………………………… 552
Le(s) réalisme(s)……………………………510
ώ Frise chronologique n° 39………………………………510
Les représentations artistiques
Introduction……………………………………………… 510 du sacré………………………………………555
I. Approches d’une définition…………………… 511 ώ Frise chronologique n° 42………………………………555
1. Réalisme, naturalisme et vérisme…………… 512 Introduction……………………………………………… 555
2. Une représentation orientée…………………… 514 I. Définitions…………………………………………… 556
3. Quelques grandes tendances en art………… 515