La Culture Générale en 60 Fiches

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LA CULTURE GÉNÉRALE

EN 60 FICHES

Christine Seutin (coord.)


Laurence Gauthier, Eric Le Grandic, Christine Seutin, Jacqueline Zorlu

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ISBN 9782340-037069
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2020
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15

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Les auteurs

Christine Seutin (coord.) jurys de concours et d’examens, à des


missions au ministère pour élaborer les
Licenciée en anglais, agrégée de
nouveaux programmes, et corrige aux
Lettres Modernes, docteure ès lettres et
CCP depuis une vingtaine d’années. Elle
professeure de chaire supérieure en CPGE
est actuellement professeur bénévole
littéraire et scientifiques. Formatrice
dans les Hôpitaux de l’APHP. Langues
MAFPEN puis IUFM durant de nombreuses
parlées, lues, écrites : français, anglais,
années, elle a assuré des cours pour la
latin, grec, arménien, turc. Publications :
préparation au Capes en MEEF à l’uni-
une trentaine d’ouvrages aux éditions
versité de Reims. Elle est membre des
Nathan, Ellipses, Vuibert, Magnard,
jurys de concours scientifiques (Mines-
Hatier, Parigramme, Belles Lettres.
Ponts, CCINP), de l’ESCP et du Capes
de Lettres. Publications : nombreux
ouvrages parascolaires chez Magnard Laurence Gauthier
et Vuibert (annales, Plan bac, programme Diplômée de l’École de Management
annuel puis fiches pour les Terminales, de Lyon et Agrégée de Lettres Classiques,
la Justice pour les IEP) ; éditions d’Andro- Laurence Gauthier a exercé diverses
maque, de L’Ile des esclaves et des Acteurs responsabilités en tant que cadre dans
de bonne foi chez Hatier ; coordination deux grandes entreprises, avant de
et rédaction de parties de la brochure devenir professeure de Lettres. Elle
nouveau Capes pour Ellipses ; coordina- enseigne en Classes préparatoires litté-
trice et rédactrice des brochures pour les raires et scientifiques au Lycée Condorcet
CPGE scientifiques chez Vuibert depuis à Paris. Elle a publié avec Jacqueline Zorlu
de nombreuses années. Paris en Latin — Grands et petits secrets
des inscriptions latines dans la capitale
Jacqueline Zorlu (éditions Parigramme). Elle a également
co-écrit plusieurs ouvrages portant sur
Agrégée de Lettres Classiques, elle a
les programmes de Lettres et de Langues
enseigné à tous les niveaux du secondaire
anciennes en Classes préparatoires.
et en classes préparatoires scientifiques 1e
et 2e année. Elle a été formatrice à l’IUFM
et à la MAFPEN, en formation initiale et
continue. Elle a participé à de nombreux

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4 – Les auteurs

Eric Le Grandic avec Isabelle de Lisle. A collaboré aux


Annales corrigées du bac, Hachette. A
Agrégé de le t tres modernes .
participé à différents jurys de concours
Docteur ès Lettres. Professeur de chaire
(CAPES de lettres modernes, Concours
supérieure en CPGE scientifique au
commun Mines-Ponts, Concours commun
lycée Hoche de Versailles. Il a publié
Centrale-Supélec). Formateur MAFPEN, à
Les Crimes de l’amour de Sade, Zulma,
l’IUFM de Versailles et de Paris (prépara-
édition critique, préface de Michel Delon.
tion à l’épreuve de didactique de l’agré-
L’Ingénu de Voltaire, Hachette, Biblio-
gation de lettres modernes).
Lycée, La double Inconstance de Marivaux,
Hachette, Biblio-Lycée, en collaboration

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Présentation de l’ouvrage

Le présent ouvrage s’est d’abord concentré sur un grand nombre de mots en


« -isme », qui désignent des courants philosophiques, des doctrines, des mouve-
ments esthétiques. C’est par ce biais qu’il veut aborder la culture générale. Il aborde
ainsi les notions philosophiques et artistiques essentielles, nécessaires aux étudiants
désireux d’approfondir et de compléter leurs connaissances.
Ses coauteurs ont choisi la forme d’un dictionnaire assez bref, maniable, ils n’ont
pas recherché l’exhaustivité mais ont retenu ce qui leur paraissait essentiel aujourd’hui
pour comprendre les courants de pensée, les mouvements artistiques. Les articles
sont présentés dans l’ordre alphabétique et se répartissent sur trois grands axes :
les théories philosophiques et politiques, les courants esthétiques et littéraires, les
influences majeures que les cultures extra-européennes ont pu exercer sur l’Europe.
Une connaissance claire et solide d’un mot en « -isme » repose non seulement
sur une définition développée mais aussi sur l’illustration de celle-ci par quelques
textes fondateurs. C’est pourquoi chaque article se compose de deux parties : la
première expose une analyse de la notion, la seconde est un ensemble d’extraits
annotés qui éclairent la notion et sont aussi une piste d’exploration, d’approfondis-
sement pour les lecteurs.
Ce dictionnaire de culture générale s’adresse en priorité à tous les étudiants du
1er cycle en sciences humaines (sociologie, philosophie, histoire, littérature, sciences
politiques), aux étudiants de classes préparatoires (notamment commerciales et
littéraires). Il peut être une aide précieuse à tous les candidats aux concours de la
Fonction publique (de catégorie A). Il permet aussi à un public plus large de faire le
point ou de combler des oublis.

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L’ABSOLUTISME
ET LE DESPOTISME ÉCLAIRÉ

Introduction
L’absolutisme1 est une forme de gouvernement, désignant un pouvoir sans partage,
exercé par un seul homme. Il ignore le principe de séparation des pouvoirs. On ne
saurait le confondre ni avec la dictature ni avec le totalitarisme, ni même avec une
quelconque forme d’autoritarisme. L’absolutisme est une monarchie héréditaire et
légitimée. Les monarchies absolues tirent leur légitimité non seulement d’un principe
héréditaire mais aussi, très souvent, d’une origine théologique. La monarchie absolue
occupe une place centrale dans l’histoire politique de la France.

I. Fondements théoriques
Contrairement à la tyrannie, le pouvoir absolu est soucieux de se donner une
légitimité. Il est éloigné de la violence pure et repose sur des fondements stables,
pérennes, connus de tout un peuple et transmis par la tradition. Il n’est en rien un
pouvoir arbitraire, dépendant d’une individualité dominante, de ses désirs, de ses
caprices. Le pouvoir absolu s’incarne dans la personne d’un monarque, dans le cadre
d’une monarchie héréditaire. Loin d’être un simple rapport de forces, imposé par les
faits, l’absolutisme prescrit des droits et des devoirs au souverain, lequel est bien
soumis à des lois. Avant tout, le monarque absolu tient presque toujours son pouvoir
de Dieu, il est de droit divin. Bossuet, homme d’église et prédicateur célèbre, offre
une réflexion sur le rôle de la Providence dans l’Histoire universelle ainsi qu’une

1. Le terme apparaît en français pour la première fois en 1822 dans le journal Le Constitutionnel
et traduit l’espagnol « absolutismo ».

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8 – L’absolutisme et le despotisme éclairé

définition du pouvoir monarchique1 ; il qualifie le Roi de « ministre de Dieu » sur


terre. Dans ses conditions, la personne du roi est sacrée, l’offenser est un sacrilège.
L’absolutisme s’inscrit dans une pensée qui ne dissocie pas le spirituel et le tempo-
rel, qui relie sans cesse la toute-puissance divine à la puissance confiée à un homme,
ayant reçu l’onction. Une telle représentation du monde fait des membres du royaume
des sujets, non des citoyens. La relation du monarque absolu à ses sujets est bien
celle d’un père à ses enfants, selon la tradition. Elle est empreinte de respect et
d’amour. Les enfants lui doivent obéissance et confiance totales, en retour le roi se
soucie constamment de leur bien, de leur sécurité. Il les protège contre les ennemis
de l’extérieur, plus généralement contre le Mal. On comprend donc que le modèle
politique est calqué sur la relation de Dieu aux hommes, particulièrement dans
l’optique chrétienne. On peut concevoir un absolutisme plus détaché de la toute-puis-
sance divine. Ainsi Jean Bodin dans Six livres de la République2 définit la souveraineté
comme « puissance absolue d’une République », illimitée d’une part, absolue d’autre
part. Il est aussi défenseur d’une monarchie absolue, essence de la souveraineté,
avant d’être une émanation de Dieu. Le « monarque royal »3 est souverain absolu, il
a la prérogative de toutes les lois, il est soumis toutefois à la loi de Dieu et à celle
de la nature. Autre défenseur de l’absolutisme, Hobbes dans son Léviathan4. Hobbes
part d’un état de nature, composé de rareté et de besoin. D’un côté une nature qui n’a
rien de généreux, de l’autre, des hommes avant tout soucieux de satisfaire d’impé-
rieux besoins, prêts à entrer en conflit violent avec leurs semblables. Dotés toute-
fois de raison et conscients du péril mortel, ces hommes sont disposés à se placer
sous le joug d’un État fort, coercitif, qui leur ôte une grande part de leur liberté mais
leur garantit la sécurité. Cet État-Léviathan, aussi puissant que le monstre prove-
nant de la Bible, est évidemment un absolutisme, émanant non de Dieu, mais d’une
forme de contrat entre les premiers hommes.

II. Caractéristiques de l’absolutisme


L’affirmation de la monarchie absolue signifie aussi l’affaiblissement des féoda-
lités, des potentats locaux, elle marque l’issue d’un long conflit entre la grande
noblesse et le pouvoir monarchique ; avec le triomphe de ce dernier, c’est l’unité
géographique et politique du royaume qui se trouve renforcée. Le phénomène est
observable en France aux XVIe et XVIIe siècles. Les guerres de religion ont porté
atteinte à l’autorité de la monarchie des Valois. Richelieu (1585-1542), principal
ministre de Louis XIII, avec le soutien entier de celui-ci, va jeter les fondements de
l’absolutisme : il s’en prend aux protestants, qu’il accuse de vouloir créer un état dans

1. Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), Discours sur l’Histoire universelle, 1681. La Politique tirée
des propres paroles de l’Ecriture Sainte, 1709.
2. Jean Bodin (1530-1596), Six Livres de la République, 1576.
3. Jean Bodin distingue la « monarchie seigneuriale », « la monarchie royale », « la monarchie
tyrannique ».
4. Thomas Hobbes (1588-1679), Léviathan, ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil,
1651.

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L’absolutisme et le despotisme éclairé – 9

l’état, puis à la grande noblesse dont il entend combattre l’arrogance et les préro-
gatives. Il donne dans toutes les provinces davantage de pouvoir aux intendants,
placés sous son contrôle. Le dernier épisode du conflit entre féodalité et monarchie,
c’est la Fronde (1648-1653), qui désigne la révolte ouverte des parlements et des
princes contre la régence d’Anne d’Autriche et contre le cardinal Mazarin, son premier
ministre. Elle se solde par un échec et dès la mort de Mazarin, le jeune Louis XIV
s’empresse de renforcer son pouvoir absolu. Exemple parfait d’absolutisme, le règne
de Louis XIV — le Grand Siècle — accomplit : le déclin irréversible de la noblesse,
tenue éloignée de l’exercice du pouvoir, l’intervention de l’État, incarné par le seul
Roi, dans le commerce, les arts, les affaires religieuses, l’ascension d’une nouvelle
élite bourgeoise, accédant aux plus hauts postes dans l’État. Enfin la monarchie
absolue va de pair avec une centralisation politique et administrative.
On peut aussi porter à l’actif de la monarchie absolue de Louis XIV les encoura-
gements apportés à tous les arts. Enfin, monarque de droit divin, Louis XIV entend
défendre et protéger la seule religion catholique, ce qui provoque la révocation de
l’Édit de Nantes en 1685.
On peut considérer la monarchie absolue comme une étape majeure dans la
formation de l’État centralisé, se faisant aux dépens de l’aristocratie. Ainsi l’auto-
cratie des tsars de Russie s’effectue-t-elle contre les boyards1.

III. Le despotisme éclairé, adaptation de l’absolutisme


à l’âge des Lumières
La fin du règne de Louis XIV voit monter des critiques assez vives de l’absolutisme,
qui proviennent de la noblesse, des corps intermédiaires. Il reste que l’absolutisme
survit à Louis XIV et reste associé au rayonnement de la France. Le despotisme seul,
lui, est très vite présenté par les philosophes français comme une insulte à la Raison
et comme la survivance de temps barbares2. Mais il existe le despotisme éclairé,
expression paradoxale, que l’on doit au baron Grimm qui dans sa Correspondance
littéraire écrit au sujet des Danois ayant consenti à leur souverain un pouvoir absolu :
« … Il n’y a pas de gouvernement plus parfait que celui d’un despote juste, vigilant,
éclairé, bienfaisant, aimant l’État et son peuple, mais comme de tels princes sont
rares, et qu’il y en a dix mauvais ou incapables pour un bon, je vous laisse à juger si
la loi danoise est un chef-d’œuvre de prudence ».3 L’expression désigne à la fois la
politique concrète entreprise par certains monarques du XVIIIe siècle et un discours,
tenu par les philosophes faisant leur éloge. Le despotisme éclairé n’existe pas sans
cette amitié entre Voltaire, Diderot d’une part, Catherine II, Frédéric II d’autre part.
On peut considérer que le despotisme éclairé constitue une promotion mutuelle.

1. Seigneurs dans l’ancienne Russie et dans certains états orthodoxes. Le tsar Pierre le Grand
réduisit leur pouvoir.
2. Les Lettres persanes de Montesquieu (1721) contiennent une critique du despotisme oriental.
3. Friedrich Melchior, baron de Grimm (1723-1807), homme de lettres d’origine bavaroise, de
langue française. Auteur d’une Correspondance littéraire, philosophique et critique (1753-1773).

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10 – L’absolutisme et le despotisme éclairé

L’impératrice de Russie et le roi de Prusse, soucieux de rationaliser et de renforcer


leur pouvoir personnel tout en modernisant leurs états, mais usant concrètement
de procédés despotiques, sont heureux d’être glorifiés par des philosophes français
dont le rayonnement en Europe ne fait pas de doute. En retour, nos auteurs, ayant
des rapports conflictuels avec la monarchie française et parfois persécutés par elle,
trouvent gloire, honneurs et protection auprès de souverains éclairés, partageant
leurs idées.
En tout cas, le despotisme éclairé, exprimé par les écrivains ou mis en œuvre par
les souverains, se veut un hommage unanime à la monarchie absolue de Louis XIV.
Tous les despotes éclairés, outre les deux déjà évoqués, Joseph II, empereur du
Saint Empire romain germanique, Charles III, roi d’Espagne, Léopold II, grand-duc de
Toscane, Gustave III, roi de Suède, réduisent le pouvoir de la noblesse et du clergé,
multiplient les initiatives de l’État visant à moderniser leur pays, procèdent à une
centralisation administrative ; ils sont les adversaires des corps intermédiaires,
ignorent la séparation des pouvoirs, convaincus qu’ils sont que l’énergie d’un seul
homme, instruit et éclairé, peut entraîner un royaume dans la voie du progrès. Tout
au plus, ces monarques se font-ils assister par un seul ministre, dévoué, acquis aux
réformes. Le despotisme éclairé apparaît comme une légitimation de la monarchie
absolue, dont le fondement n’est plus à chercher dans la transcendance, mais dans
la réalisation de la Raison dans le champ politique, et dans la synthèse du Prince
et du Philosophe.
Il reste que le bilan concret du despotime éclairé, dans les pays qui précisément
subissaient les archaïsmes féodaux, est mince au regard des déclarations d’intention.
Quelques exemples :

1. La Russie
Dès son accession au trône, Catherine II a un programme de gouvernement.
Elle convoque en 1787-88 des états généraux de tous ses sujets. Cette assemblée
consultative l’informe sur son empire. Elle lui fait connaître son Instruction pour la
commission chargée de dresser le projet d’un nouveau code des lois, en russe le Nakaz,
devenu un des textes théoriques les plus célèbres du despotisme éclairé. Le Nakaz
contient un programme complet de gouvernement. Il a été très vite traduit dans
toutes les langues d’Europe. Catherine y déclare que le bonheur de ses sujets est
sa préoccupation essentielle. Elle aborde les problèmes concrets de démographie,
de mortalité infantile, de la condition des masses paysannes. Elle prétend elle aussi
répandre les lumières de la Raison sur la Russie, favoriser la liberté de conscience et
de croyance. Mais dans le Nakaz même, elle justifie l’autocratie, l’essence divine du
pouvoir. Le Nakaz, déclaration d’intentions contradictoires, n’aboutit à aucun projet
législatif mais contribue à la gloire de Catherine dans toute l’Europe. Dans les faits,
l’impératrice entreprend une rationalisation de l’État, notamment dans la percep-
tion de l’impôt. Elle instaure l’usage du papier-monnaie, avec l’étalon-cuivre. Avec ce
métal peu coûteux, la garantie du papier est aisée. La Banque est un incontestable
succès économique. Le pouvoir central est renforcé, Catherine a conservé toutes les

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L’absolutisme et le despotisme éclairé – 11

mesures de Pierre le Grand. L’autocratie prétendument éclairée a en réalité aggravé


la condition paysanne : le servage a été introduit par ukaze en Ukraine, en 1783. Les
privilèges de la noblesse se sont accrus : emplois dans l’État bien rémunérés, facili-
tés de crédit, institutions d’éducation pour la noblesse peu fortunée.

2. L’Espagne de Charles III


Charles III se donne pour modèle Louis XIV, et s’appuie sur une petite élite aristo-
cratique éclairée. Il se heurte à d’immenses forces d’inertie, celles des paysans et
du clergé. Il renforce l’autorité monarchique contre l’Église. Il expulse les Jésuites
d’Espagne en 1767. Il encourage quelques expériences d’innovation agricole. Charles
III et son entourage d’Illustrados1 sont assez proches des Physiocrates français2. Le
bilan de son règne est mince mais se présente comme une parenthèse positive dans
un siècle de déclin.

3. Le Portugal du marquis de Pombal


Le Portugal est dans une situation très proche de l’Espagne au XVIIIe siècle. Le roi
Joseph 1er se décharge du soin de l’État sur le marquis de Pombal. Celui-ci s’impose
vraiment avec la reconstruction de Lisbonne après le tremblement de terre de 1755,
selon un plan rationnel. Il s’attaque aux deux puissances contribuant à la pauvreté :
la grande noblesse et les Jésuites, expulsés en 1759. Il a pour modèle Colbert. Mais
il s’intéresse peu au progrès technique dans l’agriculture et les manufactures qu’il
a créées périclitent vite après sa disgrâce en 1777.

Conclusion
En ce qu’il se réfère à une transcendance, l’absolutisme nous apparaît en Europe
comme une survivance d’un passé où le pouvoir politique reposait sur la Foi. En
même temps, il établit les grands caractères de l’État centralisé et rationalisé dont
les nations modernes vont s’inspirer.

ْ Prolongements

Les monarchies absolues sont fort rares au XXIe siècle, on peut considérer que
l’Arabie saoudite et certains émirats conservent ce modèle. Quant au despotisme
éclairé, à mi-chemin entre l’utopie philosophique et l’opération de communication

1. En espagnol, partisan des Lumières.


2. Les Physiocrates du docteur Quesnay tirent leur nom de la « physiocratie » ou « gouvernement
de la nature ». Ils souhaitent une modernisation de l’économie, demandent à l’État d’encourager
les progrès techniques et de libérer les échanges.

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12 – L’absolutisme et le despotisme éclairé

en faveur de certains monarques, il ne connaît pas de pérennité après la Révolution


française. L’examen de l’absolutisme français nous éclaire sur l’histoire de notre
centralisation et sur nos sentiments complexes envers le pouvoir personnel, mélange
d’admiration et d’exécration.

Textes sur l’absolutisme

Jean Bodin
1 Six livres sur la République*, livre II, chapitre IV « De la monarchie royale », 1576.
Le monarque royal est celui qui se rend aussi obéissant aux lois de la nature
comme il désire les sujets être avec lui, laissant la liberté naturelle et la propriété
des biens à chacun. J’ai ajouté ces derniers mots, par la différence du monarque
seigneurial qui peut être juste etvertueux et gouverner équitablement, demeu-
rant néanmoins seigneur des personnes et des biens (…) J’ai mis en notre défini-
tion que les sujets soient obéissants au monarque royal pour montrer qu’en lui
seul gît la majesté souveraine et que le roi doit obéir aux lois de la nature, c’est-
à-dire gouverner ses sujets et guider ses actions par justice naturelle, qui se voit
et se fait connaître aussi claire et luisante que la splendeur du Soleil : c’est donc la
vraie marque de la majesté royale quand le prince se rend aussi doux et ployable
aux lois de la nature qu’il désire ses sujets lui être obéissants.
* Le terme de république s’entend ici comme gouvernement, res publica, « chose publique ».

Bossuet
2 La Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, 1709.
Livre III « Où l’on commence à expliquer la nature et les propriétés de l’autorité
royale. (…).
Article II. L’autorité royale est sacrée.
Proposition I. Dieu établit les rois comme ses ministres et règne par eux sur
les peuples.
Nous avons déjà vu que toute puissance vient de Dieu. Le prince, ajoute Saint
Paul, est ministre de Dieu par le bien : si vous faites mal, tremblez car ce n’est pas
en vain qu’il a le glaive, et il est ministre de Dieu, vengeur des mauvaises actions.
Les princes agissent donc comme ministres de
Dieu et ses lieutenants sur la terre. C’est par eux qu’il exerce son empire (…)
Proposition II. La personne des rois est sacrée.
Il paraît de tout cela que la personne des rois est sacrée et qu’attenter sur eux
est un sacrilège. Dieu les fait oindre par ses prophètes d’une onction sacrée comme
fait oindre ses pontifes et ses autels. Mais même sans l’application extérieure de
cette onction, ils sont sacrés par leur charge comme étant les représentants de
la majesté divine, députés par sa providence comm l’exécution de ses desseins.
Proposition III. On doit obéir au prince par principe de religion et de conscience.

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L’absolutisme et le despotisme éclairé – 13

Saint Paul, après avoir dit que le prince est ministre de Dieu, conclut ainsi. Il
est donc nécessaire que vous lui soyez soumis, non seulement par la crainte de sa
colère mais encore par l’obligation de votre conscience. C’est pourquoi il le faut
servir non à l’œil comme pour plaire aux hommes mais avec bonne volonté, avec
crainte, avec respect et d’un cœur sincère comme Jésus Christ.
Livre IV « Suite des caractères de la royauté ».
Article I. L’autorité royale est absolue. Pour rendre ce terme odieux et insup-
portable, plusieurs affectent de confondre le gouvernement absolu et le gouver-
nement arbitraire, mais il n’y a rien de plus distingué (…) Proposition I. Le prince
ne doit rendre compte à personne de ce qu’il ordonne. (…) Proposition II. Quand
le prince a jugé, il n’y a point d’autre jugement. (…) Proposition III. Il n’y a point
de force coactive contre le prince. (…) Proposition IV. Les rois ne sont pas pour
cela affranchis des lois. (…)
Livre V. « quatrième et dernier caractère de l’autorité royale ».
Article I. Que l’autorité royale est soumise à la raison. Proposition I. Le gouver-
nement est un ouvrage de raison et d’intelligence.

Textes sur le despotisme éclairé


Louis XIV. Référence première de l’absolutisme éclairé

Voltaire
1 Le Siècle de Louis XIV, ch. X « Travaux et magnificence de Louis XIV », 1751.
Louis XIV, forcé de rester quelque temps en paix, continua, comme il avait
commencé, à régler, à fortifier et embellir son royaume. Il fit voir qu’un roi absolu
qui veut le bien vient à bout de tout sans peine. Il n’avait qu’à commander, et les
succès dans l’administration étaient aussi rapides que l’avaient été ses conquêtes.
C’était une chose véritablement admirable de voir les ports de mer, auparavant
déserts, ruinés, maintenant entourés d’ouvrages qui faisaient leur ornement et leur
défense, couverts de navires et de matelots, et contenant déjà près de soixante
grands vaisseaux qu’il pouvait armer en guerre. De nouvelles colonies, protégées
par son pavillon, partaient de tous côtés pour l’Amérique, pour les Indes orientales,
pour les côtes de l’Afrique. Cependant en France, et sous ses yeux, des édifices
immenses occupaient des milliers d’hommes avec tous les arts que l’architecture
entraîne après elle ; et dans l’intérieur de sa cour et de sa capitale, des arts plus
nobles et plus ingénieux donnaient à la France des plaisirs et une gloire dont les
siècles précédents n’avaient pas eu même l’idée. Les lettres fleurissaient ; le bon
goût et la raison pénétraient dans les écoles de la barbarie. Tous ces détails de
la gloire et de la félicité de la nation trouveront leur véritable place dans cette
histoire ; il ne s’agit ici que des affaires générales et militaires.

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14 – L’absolutisme et le despotisme éclairé

Frédéric II de prusse : le souverain philosophe

Frédéric II
2 Roi de Prusse, l’Anti-Machiavel, 1739.
Celui qui montera sur le trône de Prusse en 1740, fera de son pays, petit et morcelé,
l’une des cinq premières nations d’Europe, dotée d’une armée puissante, d’une adminis-
tration rationnelle et efficace, commente ici Le Prince de Machiavel, chapitre par
chapitre, et apporte de constantes objections.
* Commentaire du chapitre XV du Prince, « des choses par lesquelles les hommes et spéciale-
ment les princes, obtiennent blâme ou louange ».
Machiavel avance qu’il n’est pas possible d’être tout à fait bon dans un monde
aussi scélérat et aussi corrompu sans qu’on périsse. Et moi je dis que pour ne pas
périr, il faut être bon et prudent, alors les scélérats vous craindront et vous respec-
teront. Les hommes et les rois, comme les autres, ne sont d’ordinaire ni tout à fait
bons, ni tout à fait méchants mais et bons et méchants et médiocres s’accorde-
ront tous à ménager un prince puissant, juste et habile. J’aimerais mieux faire la
guerre à un tyran qu’à un bon roi, à un Louis XI qu’à un Louis XII, à un Domitien
qu’à un Trajan, car le bon roi sera bien servi et les sujets d’un tyran se joindront
à mes troupes. (…) Jamais roi bon et sage n’a été détrôné en Angleterre par de
grandes armées ; et tous leurs mauvais rois ont succombé sous des compétiteurs
qui n’avaient pas commencé la guerre avec quatre mille hommes de troupes
réglées. Ne sois donc pas méchant avec les méchants mais sois vertueux et intré-
pide avec eux : tu rendras ton peuple vertueux comme toi, tes voisins voudront
t’imiter et les méchants trembleront.

CM 01 Absolutisme

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L’ABSTRACTION

ώ Frise chronologique n° 1

ْ 1911 ْ 1918
Kandinsky publie Du spirituel dans l’art Malevitch expose un carré blanc sur
à Munich et fonde le Blaue Reiter avec blanc.
Franz Marc. ْ 1929
ْ 1915 Première exposition personnelle de
Malevitch organise l’exposition 0.10 et Kandinsky à Paris.
rédige son manifeste, Du cubisme et du ْ 1935
futurisme au suprématisme. Le nouveau Mort de Malevitch.
réalisme pictural.
ْ 1944
Mort de Mondrian et de Kandinsky.

Introduction
L’abstraction, en art, a été à l’origine de nombreux conflits. On reprochait à cet
art « moderne » de s’être trop libéré de la notion de « représentation » du monde,
tandis que d’autres applaudissaient à cette libération. La postmodernité a dépassé
ce clivage et l’on ne considère aujourd’hui l’art abstrait que comme une modalité
artistique parmi d’autres. S’il est habituel d’opposer abstrait et concret, c’est souvent
l’antagonisme figuratif-abstrait qui nourrit les débats. Il semble, en effet, difficile
d’envisager deux manières de concevoir le réel ainsi que deux modalités repré-
sentatives totalement distinctes de la réalité. Les artistes ont longtemps tenté de
« donner à voir » le monde en cherchant à en proposer une représentation ressem-
blante, possédant une « vraisemblance ». Il s’agissait de montrer le réel tel qu’il est
« vu », conçu à une époque donnée, dans une culture particulière.

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Or, la réalité était considérée comme concrète, accessible par les sens, l’art pouvait
donc l’imiter. Et, lorsqu’il s’agissait d’entités invisibles, du « sacré », de valeurs et de
concepts, on avait recours à des images symboliques connues de tous et s’appuyant
sur une connivence1 culturelle avérée.

I. Les origines

1. Un processus mental
Le terme même d’abstraction renvoie à une séparation, à une opération consis-
tant à isoler un principe, un fait.
En sciences, le concret et l’abstrait ne s’opposent pas mais sont liés dans un rapport
dialectique. Le second offre l’occasion de dépasser le simple stade du réel, de l’empi-
risme, et d’élaborer des conceptions plus vastes, de définir des concepts, d’accéder à
des généralités, des lois, un ensemble théorique. Il s’agit d’aller au-delà de l’obser-
vation. Il est fondamental de définir, de décomposer les éléments complexes en
composants simples, de les classer pour connaître. L’abstraction est donc un moyen
de passer du réel concret à une conception représentative et totalisante.
En philosophie, on peut ainsi analyser une propriété, une relation en concen-
trant toute l’attention sur elles et en négligeant celles qui les accompagnent. C’est
aussi une idée – opposée nettement au fait, à la réalité considérée, elle, comme
concrète. Ainsi en est-il du Beau considéré en lui-même. Son essence n’est pas la
simple somme des choses belles que nous pouvons contempler mais un ensemble
de propriétés, sans que l’on puisse en trouver une illustration concrète unique. Pour
Platon, notamment, l’Idée, abstraite, appartenant à un monde supérieur – auquel
seule l’âme peut accéder – existe bien en essence, sans que le monde sensible ne
puisse en donner une vision exacte et complète. Le plus souvent, les philosophes
unissent le concret et l’abstrait pour définir un objet, ainsi Aristote pense-t-il l’union
entre la matière et la forme. Pour de nombreux penseurs, l’Esprit se doit de consi-
dérer à la fois les manifestations sensibles et les concepts.
Au début du XXe siècle, la psychologie naissante tente de montrer que logique
et métaphysique reposent sur les événements psychiques. La capacité d’abstrac-
tion est alors vue comme la possibilité d’utiliser des concepts pour raisonner. Ce qui
suppose une aptitude à généraliser, à ne sélectionner que les informations perti-
nentes, à classer et organiser.
En réaction, s’éloignant du psychologisme (qui confond les essences et les produc-
tions mentales), Husserl désire rejeter le « naturalisme » -qui considère tout ce qu’il
étudie comme des choses matérielles — et le positivisme qui exclut tout ce qui n’est
pas empirique. Selon Husserl, il est nécessaire d’accéder aux vérités ultimes, aux

1. Il s’agit d’un accord tacite entre tous les membres d’une même culture, la colombe, par exemple,
représente la paix, Zeus est figuré sous la forme d’un homme fort et puissant…

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L’abstraction – 17

« essences » pour acquérir la connaissance. S’il veut analyser les « phénomènes »,


le moi doit s’affirmer comme un pur « sujet méditant ». Ainsi, la conscience est-elle
toujours « de quelque chose », l’abstrait (l’essence) est pensé comme construit à partir
de l’abstraction d’une succession de perceptions (du concret). Sartre et Merleau-Ponty
notamment poursuivront dans cette voie de la phénoménologie.
En art, enfin, il s’agit de proposer une représentation qui ne soit plus ni figurative
ni narrative, mais expressive. L’art abstrait n’apparaît pas exclusivement au XXe siècle,
il en existe des formes bien antérieures dans des cultures premières mais il carac-
térise l’art moderne depuis 1910 environ.

2. Une approche artistique


L’abstraction, en art, repose avant tout sur une symbolique. Si les premières repré-
sentations artistiques humaines « mimaient » peut-être la nature -le tronc de l’arbre
devenant pilier puis colonne — les formes modernes visent à mettre en valeur des
visions, des sentiments. La peinture abstraite ne cherche donc pas à représenter le
monde, ni même à le transposer sur un plan symbolique1, elle a souvent été quali-
fiée de « non figurative » ou de « non objective ».
a) Dès le XIXe siècle, certains penseurs conçoivent la représentation artistique
comme un ensemble synthétisant de nombreuses caractéristiques et offrant à son
« consommateur » une grande diversité d’approches et de réactions. Baudelaire,
dans ses célèbres Salons, prolonge et développe les idées de Delacroix, notam-
ment. Ces deux créateurs insistent sur le fait que les sentiments éprouvés face à
un tableau, par exemple, ne sont pas directement liés au sujet mais proviennent
davantage des arrangements de couleurs, des formes, des suggestions imaginaires
qu’il suscite. Il décrit le peintre comme un « poète en peinture » dont les tableaux
sont des « machines dont tous les systèmes sont intelligibles pour un œil exercé, où
tout a sa raison d’être ». Il affirme même que « Delacroix part donc de ce principe,
qu’un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste, qui domine
le modèle, comme le créateur la création »2. À partir de 1880, les tableaux impres-
sionnistes, les œuvres du fauvisme3 puis celles de certains peintres avant-gardistes
installent l’idée que la peinture n’est pas nécessairement une imitation de la réalité.
Le critique Théodore Duret intitule d’ailleurs son recueil d’articles parus dans la
Gazette des beaux-arts : Critique d’avant-garde. Il s’élève contre ceux qui accablent
des peintres novateurs comme James Whistler et, dès 1881, note que cet artiste « en
tirant les dernières conséquences de la combinaison harmonique de couleurs qui
était apparue instinctivement dans ses premières œuvres, est donc parvenu, avec
ses nocturnes, à l’extrême limite de la peinture formulée. Un pas de plus, il n’y aurait
sur la toile qu’une tache uniforme, incapable de rien dire à l’œil et à l’esprit. Les

1. Cf. les analyses de L. Degand, Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction,


Éditions de l’Architecture d’aujourd’hui, 1956.
2. Baudelaire, Salon de 1846, « IV Eugène Delacroix », in Oeuvres complètes, éd. Michel Lévy
Frères, « Curiosités esthétiques, p. 77-198.
3. Mouvement pictural français du début du XXe siècle, ainsi appelé par le critique L. Vauxcelles
à cause de la « sauvage violence expressive de la couleur appliquée dans les tons purs ».

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nocturnes de M. Whistler font penser à ces morceaux de la musique wagnérienne


où le son harmonique, séparé de tout dessin mélodique et de toute cadence accen-
tuée, reste une sorte d’abstraction et ne donne qu’une impression musicale indéfi-
nie. »1 Unissant peinture et musique, il affirme l’idée que la représentation n’est pas
toujours celle de ce qui est donné à voir mais doit exprimer ce qui est perçu, éprouvé.
Ce que fera encore plus nettement Apollinaire en 1913, il affirmera qu’« on s’ache-
mine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture, telle qu’on l’avait
envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature »2.
b) Au début du XXe siècle, à partir de 1910, les compositions deviennent donc
abstraites, la peinture « une fonction de tous les sens »3. La peinture n’est donc plus
une image mais une transcription. Apollinaire définit alors une nouvelle notion : « ce
sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure. » Cette
expression de « peinture pure » est aussi le titre célèbre d’une œuvre de Théo Van
Doesburg (sous-titrée : « Décomposition ; Composition ») réalisée en 1920. Il s’agit
d’un parfait exemple de peinture « en soi », modalité qui sera reprise au début du
XXe siècle. Ainsi, peu à peu, les artistes proposent-ils des œuvres fondées sur la
recherche des liens entre couleurs, lumière, mouvement afin d’aboutir à l’élaboration
d’une technique artistique novatrice et, surtout, libératrice. Guillaume Apollinaire note
dans ses Méditations esthétiques que « beaucoup de peintres nouveaux ne peignent
que des tableaux où il n’y a pas de sujet véritable ». Il ne s’agit plus de mimèsis :
« le sujet ne compte plus ou s’il compte, c’est à peine », mais de création : il ajoute
ainsi que ce qui distingue « le cubisme de l’ancienne peinture, c’est qu’il n’est pas un
art d’imitation, mais un art de conception qui tend à s’élever jusqu’à la création ».
Pourtant, il observe que si « c’est un art plastique entièrement nouveau. Il n’en
est qu’à son commencement et n’est pas encore aussi abstrait qu’il voudrait l’être4. »
R. Delaunay affirme même que « ce qu’il faut, c’est un art vivant, un art correspon-
dant à l’état actuel des choses, à la vitalité industrielle, économique, scientifique
de ce siècle ». Ces nouveautés s’appuient sur les recherches scientifiques contem-
poraines, celles qui portent sur la couleur notamment. Les travaux du chimiste
Michel-Eugène Chevreul — dont la « loi du contraste simultané des couleurs » —
sont utilisés par Delacroix mais aussi par les peintres impressionnistes, cubistes ou
simultanéistes. Ces recherches conduisent peu à peu les artistes vers l’abstraction.
La formule célèbre de Robert Delaunay « la couleur est une abstraction vivante de
l’esprit » en témoigne.
c) C’est ainsi la conception même de l’art qui est en cause. C’est également l’ori-
gine des critiques acerbes qui s’abattent sur l’abstraction. Si ses détracteurs désiraient
voir l’art représenter la réalité observée, G. Apollinaire, lui, pouvait affirmer que
le « cubisme orphique » était de « l’art pur », parce que les oeuvres d’un Picasso,
d’un Léger, d’un Picabia ou d’un Delaunay pouvaient « présenter simultanément un

1. Th. Duret, Critique d’avant-garde, Charpentier et Cie, 1885 (p.247-260).


2. G. Apollinaire, Méditations esthétiques, « Les peintres cubistes », Eugène Figuière & Cie, 1913.
3. Propos de R. Delaunay, « Le peintre Robert Delaunay parle » paru dans la revue Surréalisme,
numéro 1 du 1er octobre 1924.
4. Id., ibid.

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agrément esthétique pur, une construction qui tombe sous les sens et une significa-
tion sublime, c’est-à-dire le sujet »1. Paul Klee ajoutant que « l’art ne reproduit pas
le visible ; il rend visible »2, justifiait ainsi le recours à l’abstraction. Les partisans de
l’universalité de l’art reprennent cette conception : il ne s’agit pas de représenter un
sujet mais d’incarner une pensée par l’emploi de techniques précises.
L’art abstrait rejette donc tout lien entre l’image et un référent qui serait imité
grâce à des modalités formelles. Certains vont même jusqu’à affirmer que l’art
« véritable » a toujours été abstrait puisque, au-delà des sujets, l’essentiel réside
dans les traitements techniques et les expressions transmises. Il suffit de songer
au célèbre tableau de Magritte, La Trahison des images, plus connu par son inscrip-
tion « ceci n’est pas une pipe », peint en 1927 pour s’en convaincre. Si l’on a le senti-
ment qu’il s’agit d’une « imitation », on se trompe, ce n’est qu’une image en une seule
dimension, d’une unique sorte de pipe mais c’est surtout un texte dont le sens attire
l’attention sur l’absence de mimèsis. Il ne s’agit que de proposer une pensée, une
analyse du monde et non une imitation du réel.

II. L’art abstrait

1. Les grands principes


a) Si depuis longtemps, l’art a toujours proposé des formes non figuratives dans les
décorations — en témoignent les célèbres « grecques » sur les terres cuites antiques
ou les arabesques baroques — ces formes ne constituaient que des décorations
visant à embellir l’objet orné. L’art abstrait, en revanche, vise à donner à voir une
« image abstraite ». Il introduit une rupture totale dans le monde de l’art. Entre 1911
et 1917, des artistes proches dans leurs goûts (attirance pour l’ésotérisme, amour de
la musique, intérêt pour la physique quantique et la théorie de la relativité) s’inter-
rogent sur la notion même de « réalité ». Ces peintres veulent avant tout se penser
comme des innovateurs, des avant-gardistes. Il faut rompre avec le passé, avec les
références et les « modèles » anciens, et, surtout, avec tout « ornement ». Kandinsky,
en effet, considérait celui-ci comme une « simple forme extérieure, qui n’exprimait
rien intérieurement ».
Les artistes ne se pensent pas dans une évolution linéaire et historique de l’art
mais dans un déplacement, dans une divergence. Paul Valéry remarquait ainsi que
« ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient
depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute
la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être

1. Id., ibid.
2. P. Klee, La Théorie de l’art moderne, 1920, Gallimard, 1998.

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jusqu’à modifier merveilleusement la note même de l’art1. » La comparaison avec la


musique, au cœur des innovations, est éloquente : il ne s’agit que d’« expression »
et de « création ».
La peinture n’est plus en relation avec les modalités expressives de la littérature,
de la poésie. Le célèbre « ut pictura poesis » de l’Art poétique d’Horace n’a plus cours.
La concordance entre mots et formes ou couleurs, entre figures de style (souvent
appelées « fleurs » ou « couleurs », « lieux » parfois, par les Anciens) et techniques
picturales est rompue.
Deux tendances fortes s’imposent : instaurer une rationalité sans référence
immédiate au monde extérieur d’une part, d’autre part saisir les forces créatives de
la nature. La première s’appuie sur la musique, les découvertes en psychologie et
en sciences et conduit à un nouveau langage pictural fondé sur la couleur et ses
fonctions. La seconde, reposant sur les mathématiques, la réduction et l’abstrac-
tion, vise à une simplification géométrique.
b) La nouveauté et l’originalité de cette forme artistique sont nettement marquées
dans l’oxymore même de l’expression qui la désigne. L’image, traditionnellement,
représente le réel, elle a une fonction iconique (elle « ressemble » à son référent,
parfois même, elle le « manifeste »). L’art abstrait, lui, ne renvoie qu’à lui-même. Cet
autotélisme revendiqué en opposition à l’hétérotélisme esthétique ordinaire vise
non à représenter mais à révéler. Il s’agit alors de montrer l’existence de réalités
invisibles, inconnues, accessibles toutefois à l’artiste et qu’il distingue et dévoile selon
des modalités qui lui sont propres. Cette individualisation de l’approche explique la
diversité et la variété des théories exposées par chacun des grands artistes ouvrant
la voie à l’abstraction (Kupka, Kandinsky, Malevitch, Mondrian). L’œuvre générale-
ment considérée comme la « première » de ce courant est une aquarelle de Kandinsky
datée de 1910 (peut-être 1913) intitulée « Sans titre » (ou L’aquarelle abstraite »).
L’art abstrait cherche surtout la « dissonance ». Issu de l’univers musical, ce concept
instaure le principe de contrariété, d’opposition, entre les formes, les couleurs, les
dessins et constitue un principe structurant2. Pour élaborer un univers esthétique
nouveau, les artistes s’attachent à une simplification totale, voire à une « mise à
zéro » comme les Russes. Ainsi, Malevitch en vient-il à peindre un « Carré blanc sur
fond blanc » (dès 1918). Il revendique fortement la nouveauté et la puissance de son
entreprise : « J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le
blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores
du Suprématisme. […] Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous. »3

1. Paul Valéry, « La Conquête de l’ubiquité », Œuvres II, La Pléiade, p. 1284-1285,1928.


2. « Avec l’arc noir » d’Arnold Schönberg (1912) en témoigne.
3. Kasimir Malevitch, Écrits, tome 2, catalogue de l’exposition Création non-figurative et suprématisme
(1919), page 84.

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L’abstraction – 21

2. Les grandes tendances


a) L’art abstrait repose sur plusieurs grandes conceptions de l’abstraction. Certains
privilégient la construction géométrique, jouant sur l’organisation de l’espace pictu-
ral, pouvant aller, comme Malevitch, jusqu’à la simplification et au dépouillement.
Cette abstraction est souvent appelée « art construit » ou « art concret ». L’association
des formes et des couleurs repose sur un ensemble de contraintes prédéterminées
(comme le choix d’exclure certaines lignes ou le refus des diagonales par exemple).
Cette expression fait la part belle aux volumes, aux lignes, aux courbes, libérées
de toute représentation de toute « narration ». Elle vise tout autant à rendre visible
une dynamique, une vitalité qu’une pureté et une spiritualité. Ce mouvement ouvre
sur le « suprématisme », créé en 1916 par Malevitch, mais aussi sur le « construc-
tivisme », né après la révolution de 1917 en Russie et créé par Vladimir Tatline. Ce
courant aura d’ailleurs une forte influence, en Allemagne, sur Joseph Albers, fonda-
teur du célèbre Bauhaus1. Il est aussi prolongé par le « néo-plasticisme » fondé en
1917 par Mondrian, Bart van Leck et van Doesburg à Amsterdam. C’est également
lui qui donne naissance à l’association « Cercle et carré » de M. Seuphor et Torrès-
Garcia à Paris (en 1929) pour rassembler (brièvement) les constructivistes et qui
conduira au Madi argentin en 1946, à « l’art cinétique » ou à « l’op art » (l’art optique)
des années 1950 (dont Vasarely) puis à « l’art minimal » aux États-Unis en 1965…
b) D’autres artistes refusent toute idée de « loi » dirigeant la création et proposent
une abstraction « lyrique ». Les œuvres, issues des sentiments, des engagements, de
l’environnement socio-politique de l’artiste visent à faire ressentir ou réfléchir leur
« consommateur ». Aucune règle préétablie, aucune contrainte formelle ne déter-
minent la création. Kandinsky, mais aussi de Staël, Mannessier, Soulages, Debré,
notamment s’inscrivent dans cette tendance. L’on peut également associer à cette
forme d’expression la « peinture gestuelle » avec l’expérience du « dripping »2 né
en 1947 d’un Jackson Pollock notamment. Tous les éléments y ont la même inten-
sité, les tableaux peuvent être entièrement recouverts, sans hiérarchie, ni centre
(c’est le principe du « all-over » de Pollock3). L’art informel (ou « informalisme ») est
également issu de cette abstraction lyrique. Né après la seconde guerre mondiale, ce
mouvement choisit la liberté — des matières, des gestes. Hans Hartung ou Georges
Mathieu témoignent de ce goût pour l’imprévu.
Enfin, le rapport de l’art abstrait à l’ornement et au décoratif est sans cesse à
analyser. En effet, bien que refusant tout ornement et revendiquant une significa-
tion plus profonde, les artistes de ce mouvement sont parfois considérés comme
revenant au décoratif. L’arabesque, notamment, à la fois ligne abstraite et élément
ornemental, est l’une de leurs formes privilégiées.

1. Le Bauhaus est une école d’art et d’architecture fondée en 1919 à Weimar et fermée par les
nazis en 1933.
2. Mot qui caractérise la principale technique de « déversage » de la couleur sur le tableau, il
est issu du verbe « to drip » qui signifie égoutter la peinture de manière aléatoire sur la toile.
3. Jackson Pollock appartient à « l’expressionnisme abstrait », cf. infra p 22.

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c) L’art abstrait étant un exercice d’imagination, coupé de toute représentation


figurative, il aboutit logiquement à un désir d’abstraction « absolue ». Cette évolu-
tion consiste à proposer une peinture totalement séparée de toute forme de lien
avec une quelconque réalité. « Un tableau d’art abstrait ne « représente » rien par
définition », l’œuvre est « ouverte à votre propre imagination puisqu’elle ne raconte
rien… »1 Le suprématisme, forme extrême de l’abstraction géométrique, fondé par
Kazimir Malévitch, vise à couper complètement l’art pictural de tout rapport au
monde. Il s’agit d’assembler des formes géométriques simples sur des fonds de
couleur claire. Les artistes revendiquent la possibilité de produire une œuvre de pure
sensation, afin de rompre avec le figuratif et l’imitation. Malévitch, dès 1915, écrit
en effet à propos de son célèbre Carré noir sur fond blanc exposé à Petrograd : « Le
carré noir est un enfant royal plein de vie. C’est le premier pas de la création pure
en art.2 » Il a ainsi créé le mouvement du suprématisme pour aller « au-delà du zéro
(des formes) vers la création ». La couleur est travaillée et utilisée pour elle-même,
le monochrome et les structures géométriques les plus simples s’imposent peu à
peu devenir des créations quasi mystiques, presque des icônes. Piet Mondrian, Yves
Klein, notamment, poursuivront dans cette recherche d’épuration.

3. Dix peintres abstraits majeurs


Peintres Dates Une œuvre majeure
Vassily Kandinsky 1866-1944 Sans titre (ou « L’Aquarelle abstraite »), 1910
ou 1913
Piet Mondrian 1872-1944 Composition en rouge, bleu et blanc, II, 1929
Kazimir Malevitch 1879-1935 Carré blanc sur fond blanc, 1918
Paul Klee 1879-1940 L’Homme est la bouche du seigneur, 1918
Roger Bissière 1886-1964 Composition 368, 1957
Mark Rothko 1903-1970 Orange et Yellow, 1956
Jackson Pollock 1912-1956 Number 1, 1950
Nicolas De Staël 1913-1955 Composition en gris et vert, 1949
Pierre Soulages 1919-… Peinture, 19 juin 2017
Yves Klein 1928-1962 Blue Monochrome 1961

1. La phrase est de Joan Mitchell, fondatrice de l’art expressionniste abstrait américain.


2. Kazimir Malévitch, Ecrits (1916-1928), Ivrea, « Champ libre, 1986.

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L’abstraction – 23

Conclusion
Pour certains critiques, et cela dès sa naissance1, l’abstraction se définirait par
une vive inclination pour l’ornement. Utilisant les techniques décoratives anciennes,
l’art abstrait a cependant aussi une signification en lien direct avec le contexte dans
lequel il naît et se développe. Lié à l’histoire, à l’évolution du monde, il représente
l’importance de l’abstraction mathématique, de la conceptualisation et pourra être
également associé à la dématérialisation de l’information, à la révolution numérique
modernes.

ْ Prolongements

D’abord issu du cubisme, l’orphisme, ainsi nommé par Guillaume Apollinaire


pour caractériser les travaux de Robert et Sonia Delaunay, est également très lié à
l’abstraction. Il s’appuie sur la volonté de créer des effets en associant géométrie et
couleurs afin de mettre en valeur le mouvement et la lumière.
L’art conceptuel et le minimalisme, nés tous les deux après 1960, sont des suites
de l’innovation de l’art abstrait. Il s’agit de deux démarches très intellectualisées,
cherchant également la schématisation et la simplification.

Textes sur l’abstraction

Guillaume Apollinaire
1 Méditations esthétiques. Les peintres cubistes, 1913, éd. CreateSpace Independent
Publishing Platform, 2017.

« L’art moderne repousse, généralement, la plupart des moyens de plaire mis


en œuvre par les grands artistes des temps passés.
Si le but de la peinture est toujours comme il fut jadis : le plaisir des yeux, on
demande désormais à l’amateur d’y trouver un autre plaisir que celui que peut lui
procurer aussi bien le spectacle des choses naturelles.
On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture,
telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature.
Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure.
L’amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d’un ordre
différent de la joie qu’il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure
d’un ruisseau, le fracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les
harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l’esthétique.

1. En 1916, Hugo Ball — écrivain dadaïste — se demandait si l’art abstrait apporterait plus « qu’un
regain de l’ornemental » (« Die Abstrakte Kunst », [« L’art abstrait »], in Dada à Zurich — Le mot
et l’image (1915-1916), traduit de l’allemand par Sabine Wolf, Les Presses du réel, 2006).

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24 – L’abstraction

De même, les peintres nouveaux procureront à leurs admirateurs des sensa-


tions artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières impaires. »

Kandinsky
2 Lettre à Arnold Schönberg du 18 janvier 1911, trad. Denis Collins (Lattès, Paris, 1983).
« Actuellement, une des grandes tendances en peinture est de chercher la
“nouvelle” harmonie, par des voies constructives, où le rythme est à bâtir à partir
d’une forme presque géométrique. Cette voie, je n’y aspire et ne sympathise avec
elle qu’à demi. La construction, voilà ce qui manquait si désespérément à la
peinture ces derniers temps. Et il est bon qu’on la recherche. Seulement, c’est la
manière de construire que je conçois différemment. Je crois justement qu’on ne
peut trouver notre harmonie d’aujourd’hui par des voies “géométriques”, mais au
contraire, par l’antigéométrique, l’antilogique le plus absolu. Et cette voie est celle
des “dissonances dans l’art” — en peinture comme en musique. Et la dissonance
picturale et musicale « d’aujourd’hui » n’est rien d’autre que la consonance de
“demain”. (Il ne faut bien entendu pas exclure a priori par-là la soi-disant “harmo-
nie“ académique : on prend ce dont on a besoin sans se préoccuper de savoir où
on le prend. Et “aujourd’hui” justement, au temps de l’avènement du “libéralisme”,
les possibilités sont si nombreuses !). »

Paul Valéry
3 « La Conquête de l’ubiquité », La Pléiade, Œuvres II, 1928, p. 1284-1285.
« Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient
depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute
la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être
jusqu’à modifier merveilleusement la note même de l’art.
Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des
œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout
lieu le système de sensations, – ou plus exactement, le système d’excitations, –
que dispense en un lieu quelconque un objet ou un évènement quelconque. Les
œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitu-
tion à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans
elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront
plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront
ou se retrouveront entiers où l’on voudra. »

Malevitch
4 Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural,
Moscou, 1915, traduits du russe par Andrée Robel, présentés par Andreï Nakov, Paris,
Éditions Gérard Lebovici, 1986.

« Quand la conscience aura perdu l’habitude de voir dans un tableau la repré-


sentation de coins de nature, de madones et de vénus impudentes, nous verrons
l’œuvre purement picturale. Je me suis métamorphosé en zéro des formes et me suis
repêché dans les tourbillons des saloperies de l’Art académique. (…)

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L’abstraction – 25

Chez l’artiste, seules la lâcheté de la conscience et l’indigence des forces


créatrices tombent dans le panneau et établissent leur art sur les formes de la nature,
craignant que ne se dérobent les fondations sur lesquelles le sauvage et l’académie
ont basé leur art. Reproduire des objets et des coins de nature favoris, c’est agir
à la manière d’un voleur qui contemplerait avec admiration ses pieds enchaînés.
Seuls les peintres bornés dissimulent leur art sous la sincérité.
Dans l’art, il faut la vérité et non la sincérité.
Pour la nouvelle culture artistique, les choses se sont évanouies comme la fumée et
l’art va vers la fin en soi, la création, vers la domination des formes de la nature. »

CM 02 Abstraction

CM 03 Art abstrait

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L’AFRIQUE

ώ Frise chronologique n° 2

ْ VIIe siècle av. J.-C. ْ 1885


Premières explorations du continent Conférence de Berlin : partage
africain (témoignage d’Hérodote). de l’Afrique entre les grandes
ْ IIe siècle av. J.-C. puissances européennes et création
L’Afrique du Nord conquise par Rome. de l’État Indépendant du Congo sous
la domination privée de Léopold II
ْ XVe siècle de Belgique.
Explorations portugaises.
ْ 1907
ْ XIXe siècle Picasso visite le musée ethnographique
Colonisation. du Trocadéro.
ْ 1830 ْ 1931
Conquête d’Alger par la France. Dernière Exposition Coloniale.
ْ 1848 ْ 1962
Abolition de l’esclavage en France. Indépendance de l’Algérie.
ْ 2006
Inauguration du Musée du Quai Branly.

Introduction
Les relations entre Europe et Afrique sont anciennes, régulières, multiples dans
leurs formes, mais cette habitude qu’ont les deux aires de civilisation de se fréquenter
n’a jamais entraîné que ces relations soient simples, c’est-à-dire envisagées comme de
purs faits. Europe et Afrique sont en contact l’une avec l’autre, mais surtout elles se
regardent, s’envisagent, se dévisagent parfois, et en fin de compte elles se pensent
l’une l’autre plutôt que de s’en tenir à la simple réalité.

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L’Afrique – 27

C’est pourquoi ces relations sont d’une extrême complexité, mêlant toujours
intimement la méconnaissance à la reconnaissance, la fascination à la répulsion.

I. L’Afrique comme terre des origines


De manière très factuelle, l’Afrique appelle le respect et l’intérêt d’abord comme
berceau de peuplement, ensuite comme zone frontalière, dans l’Antiquité, avec les
premiers peuples de notre civilisation.

1. Le berceau de l’humanité
Dès le milieu du XIXe siècle, en prolongement de ses travaux sur l’évolutionnisme,
Charles Darwin suggéra que l’origine de l’humanité pouvait se situer en Afrique. Cette
théorie fut validée dans les années 1980 seulement, par la découverte de fossiles
étudiés par les anthropologues et par des études scientifiques portant sur l’ADN.
Le modèle de développement actuellement considéré comme fiable fait état d’une
évolution de l’Homo sapiens, l’Homme moderne, entre 300 000 ans et 50 000 ans
avant notre ère sur le continent africain. Ensuite, ces premiers hommes se seraient
répandus sur tous les continents entre 100 000 ans et 50 000 ans avant notre ère,
entretenant de rares contacts avec des populations locales (Homme de Néandertal,
Homme de Denisova), peut-être moins agiles, qu’ils supplantèrent finalement.

2. De fréquents contacts avec la civilisation gréco-romaine


Aux premiers temps de notre civilisation, Grecs et Romains n’ont jamais envisagé
l’Afrique comme une potentielle terre-mère : ils se voyaient comme des autochtones,
des hommes nés du sol même qu’ils occupaient, et sur lequel ils pouvaient dès lors
légitimement faire valoir leurs droits.
Cependant, la localisation symétrique des peuples africains et européens de part
et d’autre de la Méditerranée a conduit à des relations nombreuses et étroites, liées
au développement des activités maritimes : navigation, commerce, guerre.
Deux sources témoignent de cette très ancienne connaissance que les Européens
avaient de l’Afrique. Au VIIIe siècle av. J.-C., Homère imagine dans l’Odyssée (I, 22) le
dieu Poséidon séjournant chez les « Ethiopiens », dont le nom signifie étymologique-
ment qu’ils ont le visage brûlé, noir. C’est pour lui un lieu de délices, où il est honoré
dignement et conformément à son statut de grand dieu olympien. Nulle sauvagerie,
donc, chez ces Africains ; ils sont plutôt vus comme capables d’honorer les mêmes
dieux que les Grecs. Le témoignage du premier grand historien européen, Hérodote,
est également significatif : il relate au Ve siècle av. J.-C. l’expédition de marins phéni-
ciens sous le règne du pharaon égyptien Néchao à la fin du VIIe siècle av. J.-C., qui
cabotèrent tout au long des côtes du continent africain, partant d’Égypte vers le
sud puis y revenant après avoir contourné l’Afrique et franchi le détroit de Gibraltar.

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28 – L’Afrique

À travers les témoignages de ces deux auteurs, on voit bien que l’Afrique est à la
fois une utopie, un lieu rêvé comme idéal, et l’objet d’une curiosité toute scienti-
fique, qu’on veut connaître et explorer.
À l’époque romaine, la grandeur de l’Afrique – ou du moins de l’Afrique du Nord
– est une donnée tout aussi incontestable. Dans leur tentative d’hégémonie sur la
Méditerranée, les Romains se trouvent précocement confrontés à l’autre grande
puissance, celle de Carthage, et la lutte entre Rome et Carthage est sanglante.
Mais, sur le plan symbolique, jamais Carthage n’est vue comme méprisable. Bien au
contraire, le poète romain Virgile lui donne comme fondatrice une femme puissante,
Didon, digne d’aimer Enée (le fondateur mythique de Rome) et d’être aimée en
retour. C’est donc une grande amoureuse dotée également d’une grande enver-
gure politique et militaire. Les généraux romains combattant Hannibal, au cours
de la seconde guerre punique, admirent sa pugnacité et s’inspirent de ses innova-
tions tactiques. Même vaincue (en 146 av. J.-C.), Carthage restera une partenaire de
choix. Les Romains se lient aux peuples d’Afrique du Nord par des traités, ou les
considèrent même comme des citoyens à part entière, et dès la fin du IIe siècle apr.
J.-C. c’est un empereur originaire de l’actuelle Lybie, Septime Sévère, qui monte sur
le trône de l’Empire. Avant cela, le Berbère Fronton est donné comme précepteur
au futur empereur Marc-Aurèle ; plus tard le grand théologien Augustin, originaire
de l’actuelle Algérie, mènera toute sa carrière en Afrique du Nord. Rome entretient
également des contacts réguliers avec l’Égypte, conquise en 30 av. J.-C. Appréciée
d’abord en raison de sa riche agriculture, qui en fait le grenier à blé de l’Empire, elle
est aussi admirée comme un modèle idéal de civilisation, à la fois craint (parce que
certaines de ses traditions orientales heurtent la raideur romaine) et vénéré (en raison
de son histoire millénaire et de sa richesse). Elle est d’ailleurs une source d’inspira-
tion et de renouvellement religieux pour Rome : Isis est une figure particulièrement
importante du panthéon polythéiste latin dès le Ier siècle apr. J.-C.

II. Un regard sur l’Afrique qui se transforme :


de l’intérêt au mépris

1. L’Europe à la conquête de l’Afrique


L’expansion de l’Islam à partir du VIIe siècle apr. JC coupe l’Afrique de l’Europe
non-musulmane, sur le plan politique et du point de vue des échanges commerciaux,
car les zones sous gouvernance islamique forment une barrière entre l’Europe et
le reste du continent africain. Cette barrière a également des conséquences sur le
plan culturel : Afrique et Europe qui appartenaient au moins pour partie à la même
aire culturelle sous la domination romaine, sont désormais scindées.
Pénétrer en Afrique pour s’affranchir de cette barrière devient un objectif premier
des Européens, d’abord, évidemment, pour des raisons économiques. Les commer-
çants européens doivent payer de lourds tributs pour avoir accès à des marchandises

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L’Afrique – 29

très prisées comme l’or d’Afrique ; le commerce des esclaves nécessite également
d’accéder aux côtes africaines. En outre les Génois et les Vénitiens, qui sont spécia-
lisés dans le commerce de denrées précieuses, sont intéressés par la possibilité de
contourner l’Afrique en faisant route par l’océan Atlantique. Ils souhaitent en effet
ouvrir une voie vers les Indes et leurs richesses, soieries, épices, etc., en se soustrayant
au monopole musulman sur le commerce qui s’exerce sur les routes de l’Est.
L’exploration européenne de l’Afrique est aussi aiguillonnée par la légende d’un
royaume chrétien puissant, dirigé par un roi-prêtre appelé Prêtre Jean, se trouvant
soit en Asie, soit quelque part dans l’Est de l’Afrique. Là encore, les Européens ont
pour objectif de vaincre les nations musulmanes, cette fois pour des motifs religieux,
pour assurer la domination du christianisme. Ils espèrent donc découvrir ce royaume
légendaire du Prêtre Jean pour obtenir son aide, et entreprennent donc de pénétrer
plus avant vers l’intérieur.
Cette pénétration en Afrique s’appuie d’abord sur les juifs d’Espagne, du Portugal
et du Maroc qui sont autorisés à commercer dans les deux zones, ce qui permet à
certains d’entre eux de formaliser quelques connaissances géographiques sur ces
régions en s’appuyant également sur les connaissances des musulmans. On commence
en particulier à établir les premières cartes, comme l’Atlas catalan de 1375, qui servent
autant à susciter des vocations chez les futurs explorateurs qu’à les guider dans
leurs expéditions. Espagnols et surtout Portugais vont ensuite lancer de grandes
expéditions d’exploration des côtes africaines, en progressant année après année
en particulier sous l’impulsion du Portugais Henri le Navigateur (malgré son nom,
il n’a pas lui-même voyagé), qui finance des expéditions successives dont le but est
la circumnavigation de l’Afrique pour atteindre les Indes. En 1433, pour la première
fois, le légendaire or du Soudan arrive en Europe sans passer par des intermédiaires
musulmans. En 1488 on atteint le cap de Bonne-Espérance. En 1497 et 1498, Vasco
de Gama gagne le Mozambique, le Kenya, puis traverse l’océan Indien : une route
des Indes est ouverte hors de l’influence musulmane.
Ces voyages qui répondent à des objectifs économiques précis ont été entre-
pris pour établir des comptoirs et des ports tout le long de la côte africaine, afin de
servir au commerce (surtout des esclaves), et pour permettre aux navires de faire
relâche et de s’approvisionner. Mais ils sont également l’occasion d’explorations
toujours plus poussées vers l’intérieur des terres, par exemple le long du fleuve
Congo, au XVIe siècle, en direction d’un royaume que la rumeur dit immense. C’est
au XIXe siècle que ce processus d’exploration vers l’intérieur de l’Afrique connaît son
plus grand développement, grâce aux avancées technologiques qui permettent le
développement des transports, des communications, et la lutte contre les maladies
tropicales. À la fin du siècle, les Européens ont cartographié les cours des grands
fleuves africains : Nil, Niger, Congo, Zambèze.
Se produit alors un basculement dans le rapport à l’Afrique. Avant, ce sont les
côtes qui primaient car s’y implanter permettait la lucrative traite négrière transat-
lantique ; en revanche, il n’était pas véritablement nécessaire de dominer de vastes
territoires pour se livrer à ce commerce. À la fin du XIXe siècle, alors que l’esclavage
est aboli (en 1848 en France, grâce à l’action de Victor Schoelcher, un journaliste

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30 – L’Afrique

et homme politique), les vastes ressources naturelles de l’Afrique sont désormais


connues et évaluées à leur juste mesure : leur ampleur excite les convoitises. Aux
commencements de la véritable ruée vers l’Afrique qui va se produire pour exploi-
ter ces richesses naturelles, 10 % seulement du continent étaient sous domina-
tion européenne, puisqu’en 1875, la France dominait l’Algérie, le Royaume-Uni et
le Portugal d’autres petites portions du continent. Mais la demande en matières
premières générée par le développement de l’industrie en Europe et les perspec-
tives économiques ouvertes par ces nouveaux marchés vont entraîner une volonté
de domination politique de l’Afrique par les États européens.

2. Les effets de la traite négrière :


conceptualisation de l’infériorité de l’homme noir
L’implication des Européens dans la traite négrière, c’est-à-dire dans le trafic
d’esclaves noirs, débuta en Afrique au XVe siècle, lorsque des captifs africains furent
pour la première fois vendus et déportés vers la péninsule ibérique, sous l’égide des
Portugais. La responsabilité des Européens dans ce drame est immense ; il ne faut
cependant pas occulter la responsabilité du monde musulman, car une part consi-
dérable de cette traite (avant même l’implication des Européens) a été organisée
par lui-même à son profit à l’intérieur même du continent africain. Selon l’historien
Fernand Braudel, « la traite négrière n’a pas été une invention diabolique de l’Europe ».
Les Européens mettent cependant peu à peu en place un commerce transatlantique
qui va approvisionner en esclaves les Antilles anglaises et françaises, et plus globa-
lement les deux Amériques, du nord et du sud, afin de produire sucre, coton, café,
etc. destinés à l’Europe. Cette commercialisation des esclaves fit l’objet de critiques
(en particulier au XVIIIe siècle, grâce aux philosophes des Lumières comme Voltaire
ou Montesquieu), de régulations et d’interdictions diverses, plus ou moins efficaces,
et ne disparaît en fin de compte réellement qu’au milieu du XIXe siècle, de manière
à peu près concomitante à l’abolition de l’esclavage.
Le continent africain sera ainsi vidé de ses forces vives pendant près de quatre
siècles. Dans son ouvrage Les Traites négrières : essai d’histoire globale (2004), l’his-
torien Olivier Grenouilleau estime que 11 millions de personnes environ ont été
déportées vers les Amériques.
Fondamentalement organisés pour des motifs économiques, la traite négrière
et l’esclavage furent justifiés également par des éléments idéologiques, fondés sur
des stéréotypes racistes et des justifications religieuses.
Les scientifiques portent une part de responsabilité dans ce processus. La classi-
fication des êtres vivants, au XVIIIe siècle (Buffon et Carl von Linné), se prolonge
au début du XIXe siècle par la définition de la notion de « race ». Des intellectuels
comme Arthur de Gobineau (1816-1882) proposent alors de hiérarchiser ces races.
Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, il théorise la supériorité de la « race
blanche » et l’infériorité de la « race noire », à laquelle il refuse toute forme d’intel-
ligence et toute capacité à la civilisation. Ce racisme érigé en théorie scientifique a
été par la suite vigoureusement contesté, mais au XIXe siècle il sert d’assise à une

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L’Afrique – 31

stigmatisation des Noirs du fait de leur race, très particulière car cela n’a pas d’équi-
valent dans d’autres groupes réduits en esclavage. Ailleurs, en d’autres temps, on a
en effet généralement continué à considérer les esclaves comme des êtres humains,
et souvent ils pouvaient atteindre une position éminente au sein d’une famille, d’une
cour. Pour les Européens au XIXe siècle, l’esclave africain était un être inférieur, et
donc, à ce titre, susceptible d’être acheté, vendu, échangé. Une marchandise humaine,
un objet, et en fin de compte presque un animal.
Les textes religieux furent également appelés en renfort pour justifier l’asser-
vissement des Noirs. Dans la Bible, le juste Noé qui mérita d’être sauvé par Dieu au
moment du Déluge avait trois fils ; l’un d’eux, Cham, manqua de respect à son père
en se moquant de sa nudité. Noé maudit alors le fils de Cham en le condamnant
à être « le dernier des esclaves » de ses frères. La descendance de Noé se répartit
ensuite en différentes contrées, et les descendants de Cham peuplèrent l’Afrique :
ce passage de la Genèse fut donc utilisé pour justifier l’infériorité des peuples noirs
et le caractère licite de l’esclavage. L’expansion du christianisme ne permettra pas
de renverser ce système de valeurs dévoyé. Certes, l’Église catholique prend préco-
cement position contre l’esclavage, mais sa priorité reste la lutte contre l’influence
de l’islam et l’évangélisation des peuples africains. Or, trop souvent, christianisation
et baptêmes accompagnèrent l’esclavage au lieu de constituer un rempart contre
cette servitude.

3. Les effets de l’exploitation des richesses naturelles :


domination coloniale de l’Afrique
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les terres africaines étaient dans l’ensemble politi-
quement indépendantes. Certes, le Pape avait entériné au XVe siècle un partage du
monde entre Espagne et Portugal qui avait fait de l’Afrique une zone d’influence
portugaise. On peut signaler aussi que l’Algérie, conquise militairement par la France
dans les années 1830-1840, était rattachée aux départements français depuis 1848.
Les Britanniques contrôlaient plusieurs colonies. Mais la sujétion ne concernait dans
les faits une petite portion du territoire africain.
Avec la prise de conscience de l’extraordinaire richesse des ressources naturelles,
les manœuvres politiques deviennent une part essentielle de l’activité européenne
en Afrique. Attirées par les richesses minières, par le caoutchouc, l’ivoire, toutes les
puissances européennes veulent leur part du festin !
Profitant des premières positions acquises de longue date dans des comptoirs
commerciaux situés sur les côtes, et des percées réalisées par leurs explorateurs
dans telle ou telle partie de l’Afrique, les Français, les Britanniques et les Portugais
affichent depuis longtemps leurs prétentions. Les projets des Britanniques de relier
Le Cap au Caire par un ensemble continu de colonies se heurtent à la domination
portugaise sur l’Angola et sur le Mozambique. Les Français tiennent solidement de
vastes territoires au Nord, à l’Est, à l’Ouest. Tous voient d’un mauvais œil les préten-
tions de nouveaux venus, comme les Allemands, qui tiennent à s’implanter égale-
ment en Afrique noire, et surtout les Belges, ou plus exactement le roi des Belges,

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Léopold II. Celui-ci envisage de s’approprier une terre encore vierge et inexplorée,
en remontant le Congo, mais cela contrecarre les projets des Français qui tiennent
l’embouchure du fleuve.
Les dirigeants européens décident alors de lancer une concertation internatio-
nale relative au Congo, qui débouchera de fait sur un partage de l’Afrique.
Ce partage de territoires considérés comme sans souveraineté propre se fait à
la Conférence de Berlin, entre novembre 1884 et février 1885, à l’instigation du
chancelier allemand Bismarck. Sous couvert de principes humanistes comme le
désenclavement du continent africain ou l’éradication de l’esclavage et de la traite
musulmane, les puissances européennes découpent l’Afrique et s’adjugent le droit
de dominer tel ou tel territoire. La France et l’Angleterre se taillent une part considé-
rable, l’Allemagne, le Portugal et l’Italie sont moins bien loties. Le cas de la Belgique
est atypique, puisque ce n’est pas l’État qui domine le Congo, mais le roi lui-même,
à titre privé. Des heurts surviennent, mais ils restent limités par la conclusion de
nombreux accords entre ces puissances dominantes. Le point fondamental est que
des Africains, de leur souveraineté, de leurs droits, il n’est nullement question : le
partage se fait sans considération pour les populations locales, à grands traits sur
les cartes, au hasard des compromis entre puissances européennes, et les ethnies
comme les royaumes sont répartis de part et d’autre de frontières arbitraires qui
ruinent les anciennes communautés. Beaucoup de tensions actuelles entre les États
africains trouvent leur origine dans ces partages arbitraires.
Le jugement à porter sur l’action des colonisateurs fait l’objet de vifs débats. Par
exemple, Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle en février 2017,
a dénoncé la colonisation comme « crime contre l’humanité » tout en appelant à « ne
pas balayer tout ce passé » ; ses propos ont fait polémique. Dans les faits, certains
épisodes ont été particulièrement cruels, comme la domination sans partage exercée
sur le Congo par les administrateurs régissant l’exploitation du caoutchouc, de l’ivoire,
etc., pour le compte du roi des Belges Léopold II, qui exploitait le territoire à titre
privé. L’appât du gain va favoriser la création de zones de quasi non-droit pour les
habitants noirs, l’exploitation intensive nécessite une main d’œuvre servile, écrasée
à la fois pour accroître sa productivité et pour supprimer toute velléité de révolte.
L’idéologie vient au secours de l’économie et de la politique. Le système qui se
construit se réclame de préoccupations morales ambitieuses, non sans hypocrisie.
Se prétendant héritiers des Lumières, les théoriciens du colonialisme revendiquent
le devoir d’apporter aux populations locales, qu’ils décrivent comme sauvages,
reculées, dépourvues des forces et des valeurs du progrès, un accès le plus immédiat
et efficace possible aux brillantes réussites de la civilisation européenne. Selon eux,
cette marche vers le progrès, vers un avenir meilleur, justifie pleinement l’écrase-
ment que subissent les populations locales, écrasement culturel qui accompagne
la dépossession de l’autonomie politique et économique. C’est pourquoi on trouve
parmi les défenseurs du colonialisme de grands noms comme celui de Jules Ferry,
l’auteur des lois établissant en France l’école publique laïque, gratuite et obligatoire.

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L’Afrique – 33

III. L’irruption de l’africanité dans la culture européenne


Ce qui va contrer les ravages de l’exploitation économique de l’Afrique, c’est la
culture et tout ce qui relève du domaine symbolique.

1. La connaissance de l’Afrique devient accessible au grand public


Les difficultés d’accès au continent africain en ont longtemps fait une terre pour
aventuriers, aussi était-il méconnu. La littérature va jouer un rôle essentiel dans la
connaissance du continent. Des textes à visée scientifique étaient régulièrement
publiés, géographie, ethnologie, sciences naturelles, même s’ils étaient destinés à
un public averti. On trouvait également de nombreux récits de voyages et d’explo-
rations qui connaissaient une vogue extraordinaire. Les grands « orientalistes »
comme Eugène Fromentin ou Maxime du Camp s’intéressaient principalement à
l’Afrique du Nord, où les conditions de voyage étaient relativement confortables.
Mais d’autres allaient plus loin, et leurs récits nourrissaient à leur tour d’autres rêves.
L’explorateur français René Caillié se lance vers la ville mythique de Tombouctou,
et il est le premier occidental à en revenir en 1828. Le Britannique Henry Stanley
tire parti de la notoriété acquise comme chef d’une expédition partie à la recherche
de son compatriote David Livingstone pour publier plusieurs récits et donner de
nombreuses conférences.
Des initiatives contestables dans leurs principes vont avoir des effets positifs
quant à la connaissance de l’Afrique. De 1877 à 1891, des Noirs sont exhibés au Jardin
d’acclimatation de Paris, créé en 1850, au milieu d’espèces animales et végétales
issues des différentes parties du monde : les « exhibitions de sauvages » se succèdent
en Europe, à la fin du XIXe siècle, pour le plaisir d’un public nombreux qui vient
satisfaire sa curiosité au contact de peuples si étranges par leurs langues, par leurs
modes de vie qui fascinent et effraient tout à la fois. En 1877, les « Zoulous » sont
montrés aux Folies-Bergères, ils y remportent un franc succès. Ce sera également
le cas de la revue « Au Dahomey » au Casino de Paris en 1892. Ensuite apparaissent
les premières expositions internationales où sont montrées, pour la glorification
de l’Empire, les populations et les richesses des colonies. L’Exposition coloniale de
1931 marquera en France le terme et l’apogée de ces manifestations ; elle accueille
8 millions de visiteurs qui se pressent pour admirer les pavillons reproduisant des
bâtiments célèbres, les danseurs et musiciens, les reproductions de villages avec
des figurants, etc.
Certes, ces exhibitions et représentations sont terribles car elles nient profon-
dément l’humanité des populations africaines (on a même pu présenter des « zoos
humains »…) mais de lents progrès apparaissent, une volonté de mettre en contexte, de
montrer la vérité des choses, ce que permettent aussi les progrès de la photographie.
La « Croisière noire », une expédition automobile organisée par le fabricant André
Citroën entre 1924 et 1925 entre l’Algérie et Madagascar, est avant tout une opéra-
tion publicitaire, mais elle permet grâce aux nombreux films et photographies de
faire connaître plus précisément les contrées traversées.

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34 – L’Afrique

2. L’art africain : admiration et inspiration


Les grands maîtres de l’art contemporain, et en particulier Pablo Picasso, vont
être profondément marqués par leur découverte de ce qu’on appelle alors « l’art
nègre », qui n’est d’ailleurs pas à proprement parler un art africain mais plus large-
ment l’ensemble des productions artistiques de ces contrées exotiques.
Tout à fait confidentiel au début du XXe siècle, le commerce d’objets d’art venus
d’Afrique connaît un développement très important lorsque les grands artistes et
les grands musées lui donnent une véritable reconnaissance : jusqu’ici, ce n’étaient
pour les amateurs que des curiosités pittoresques, et non des œuvres d’art. Ainsi le
musée du Trocadéro fondé en 1878 est le premier musée d’ethnographie de Paris,
et Picasso a longuement décrit le saisissement qui a été le sien en entrant dans ce
musée. Masques et totems vont alors renouveler le regard des artistes contempo-
rains, qui vont s’inspirer de leur expressive simplicité, de leur capacité à représenter
la réalité en lui conservant une profondeur magique. C’est pourquoi Les Demoiselles
d’Avignon, que Picasso peint en 1907 et qui inaugure le mouvement cubiste, présente
plusieurs visages aux traits de masques africains.
Le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, inauguré en 2006, est en fin de compte
l’aboutissement de cette reconnaissance des « arts premiers » (et non « arts primi-
tifs »), puisque les préoccupations ethnographiques y sont peut-être moins impor-
tantes que la dimension esthétique des œuvres présentées.
Les grands musées constituent donc des collections de plus en plus riches et
sophistiquées. Mais ce mouvement se heurte à des difficultés politiques : les collec-
tions des musées sont constituées, au premier chef, d’éléments entrés en possession
des musées grâce à ou à cause de la colonisation. Cette prise de possession d’un patri-
moine africain arraché aux populations locales rencontre aujourd’hui des obstacles,
et de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer la restitution de ces œuvres à leurs
légitimes propriétaires, c’est-à-dire les États et les peuples africains. C’est le cas par
exemple de l’Égypte, qui demande à la France, à la Grande Bretagne, etc., la resti-
tution des œuvres rapportées en Europe dans les bagages des expéditions napoléo-
niennes (comme la célèbre pierre de Rosette, stèle qui a permis à Champollion de
déchiffrer les hiéroglyphes, exposée au British Museum depuis plus de deux cents ans).

Conclusion
Les relations entre Afrique et Europe sont anciennes et d’une extraordinaire
complexité. Elles sont par nature mouvantes, ce qui est à la fois une difficulté et
une chance : elles restent sans cesse à inventer.

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L’Afrique – 35

ْ Prolongements

Quelle place pour l’Afrique en Europe aujourd’hui ?


Sur le plan politique, la décolonisation a créé des relations extrêmement complexes
entre puissances coloniales et États colonisés. Si les colonies n’existent plus, des
zones d’influence se sont constituées qui découlent plus ou moins directement
de ces anciennes colonies. Mais les cartes sont aujourd’hui rebattues, car la Chine
entre massivement en Afrique, à coup d’investissements gigantesques, de partena-
riats industriels et commerciaux. Ports, infrastructures routières, exploitation des
richesses minières, etc. : on ne peut certes pas parler de colonisation mais cette prise
de contrôle technique et économique ne s’envisage certainement pas sans interven-
tions politiques sophistiquées.
Autre point sensible, celui des migrations. Des milliers d’Africains se lancent vers
l’Europe, entraînés par l’espoir de meilleures conditions de vie. A l’échelle des indivi-
dus, les drames humains qui se nouent, sous l’influence de passeurs sans scrupules,
sont abominables. Mais l’ampleur de ce mouvement migratoire implique aussi des
tensions nouvelles, à la fois localement pour ces pays que déserte une jeunesse qu’il
faudrait former pour qu’elle constitue le socle des forces vives de l’Afrique, et en
Europe où les États considèrent avec méfiance ces vagues migratoires, notamment
dans un contexte de montée des populismes et de l’extrême-droite.
Plus globalement, l’imaginaire collectif occidental se construit trop souvent,
aujourd’hui encore, une vision unique du continent africain, qui rime la plupart du
temps avec famine, guerre, dictature et corruption. Or l’Afrique n’existe pas, il y a
des Afriques : les réalités sont bien plus complexes qu’on ne veut se l’imaginer.

Textes sur l’Afrique

Article « Nègre »
1 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, Larousse (1866-1876).
« C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce
nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne
suffisent point pour prouver chez eux de grandes facultés intellectuelles. Un
fait incontestable et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus
rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce blanche, et comme,
dans toute la série animale, l’intelligence est en raison directe des dimensions
du cerveau, du nombre et de la profondeur des circonvolutions, ce fait suffit pour
prouver la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire.
Mais cette supériorité intellectuelle, qui selon nous ne peut être révoquée en
doute, donne-t-elle aux blancs le droit de réduire en esclavage la race inférieure ?
Non, mille fois non. Si les nègres se rapprochent de certaines espèces animales
par leurs formes anatomiques, par leurs instincts grossiers, ils en diffèrent et se
rapprochent des hommes blancs sous d’autres rapports dont nous devons tenir
grand compte. Ils sont doués de la parole, et par la parole nous pouvons nouer

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36 – L’Afrique

avec eux des relations intellectuelles et morales, nous pouvons essayer de les
élever jusqu’à nous, certains d’y réussir dans une certaine limite. Du reste, un fait
physiologique que nous ne devons jamais oublier, c’est que leur race est susceptible
de se mêler à la nôtre, signe sensible et frappant de notre commune nature. Leur
infériorité intellectuelle, loin de nous conférer le droit d’abuser de leur faiblesse,
nous impose le devoir de les aider et de les protéger. »

Jules Ferry
2 Discours devant le Parlement, 28 juillet 1885.
M. Jules Ferry. […] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire
ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races
inférieures… (Rumeurs sur plusieurs bancs à l’extrême gauche.)
M. Jules Maigne. Oh ! vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés
les droits de l’homme !
M. de Guilloutet. C’est la justification de l’esclavage et de la traite des nègres !
M. Jules Ferry. […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce
qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures…
(Marques d’approbation sur les mêmes bancs à gauche — Nouvelles interruptions à
l’extrême gauche et à droite.) […] Je dis que les races supérieures ont des devoirs…
[…] Ces devoirs, messieurs, ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles
précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols
introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas
leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais, de nos jours, je soutiens que les
nations européennes s’acquit­tent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de
ce devoir supérieur de civilisation.
M. Paul Bert. La France l’a toujours fait !
M. Jules Ferry. Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il
y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus
sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand
nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du
commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions oeuvre de forbans, de
conquérants, de dévastateurs ? Est-il possible de nier que, dans l’Inde, et malgré
les épisodes douloureux qui se rencontrent dans l’histoire de cette conquête, il y a
aujourd’hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d’ordre, de vertus publiques
et privées depuis la conquête anglaise qu’auparavant ?
M. Clemenceau. C’est très douteux !
M. Georges Périn. Rappelez-vous donc le discours de Burke !
M. Jules Ferry. Est-ce qu’il est possible de nier que ce soit une bonne fortune
pour ces malheureuses populations de l’Afrique équatoriale de tomber sous le
protectorat de la nation française ou de la nation anglaise ? Est-ce que notre
premier devoir, la première règle que la France s’est imposée, que l’Angleterre a
fait pénétrer dans le droit coutumier des nations européennes et que la confé-
rence de Berlin vient de traduire le droit positif, en obligation sanctionnée par la
signature de tous les gouvernements, n’est pas de combattre la traite des nègres,
cet horrible trafic, et l’esclavage, cette infamie. (Vives marques d’approbation sur
divers bancs.)

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L’Afrique – 37

Joseph Conrad
3 Au cœur des ténèbres, 1899 (traduction faite par nos soins).
« Une corne retentit sur la droite, et je vis les Noirs courir. Une détonation
puissante et sourde ébranla le sol, une bouffée de fumée jaillit de la falaise, et ce
fut tout. Aucun changement n’apparut sur la paroi rocheuse. Ils construisaient un
chemin de fer. La falaise n’était en aucune façon gênante ; mais c’est ce dynami-
tage sans but qui était tout le travail en cours.
Un léger tintement métallique derrière moi me fit tourner la tête. Six Noirs
avançaient en file indienne, montant péniblement le sentier. Ils marchaient, droits
et lents, tenant en équilibre de petits paniers pleins de terre sur leurs têtes, et le
tintement rythmait leurs pas. Des haillons noirs ceignaient leurs reins, dont les
pans se balançaient derrière, comme des queues. Je pouvais voir chacune de leurs
côtes, les articulations de leurs membres étaient comme les noeuds d’un cordage ;
chacun avait un collier de fer au cou, et ils étaient tous reliés par une chaîne dont
les maillons oscillaient entre eux, tintant en rythme. Une autre détonation dans la
falaise me fit penser soudain à ce navire de guerre que j’avais vu canonner un conti-
nent. C’était la même sorte de voix menaçante ; mais ces hommes ne pouvaient
par aucune contorsion de l’imagination être appelés ennemis. On les appelait
criminels, et la loi outragée, comme des explosions d’obus, s’était abattue sur
eux, mystère insondable venu de la mer. Toutes leurs maigres poitrines haletaient
ensemble, les narines violemment dilatées frémissaient, les yeux restaient fixés,
vides d’expression, sur la pente. Ils passèrent près de moi, à moins de six pouces,
sans un regard, avec cette complète indifférence, si proche de la mort, propre
aux sauvages malheureux. Derrière cette matière première l’un des rachetés, un
produit des forces nouvelles qui étaient à l’œuvre, marchait, morose, portant un
fusil par le milieu. Il avait une veste d’uniforme à laquelle manquait un bouton,
et voyant un Blanc sur le sentier, il épaula son arme avec vivacité. C’était simple
prudence, les hommes blancs vus de loin étaient si semblables les uns aux autres
qu’il ne pouvait savoir qui j’étais en réalité. Il fut bientôt rassuré, et, avec un large
et éclatant sourire de canaille, avec un regard vers ceux dont il avait la charge,
il sembla faire de moi un partenaire de sa haute mission. Après tout, j’avais moi
aussi part à la grande cause de ces procédés nobles et justes. »

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38 – L’Afrique

CM 04 L’Afrique

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L’ALTERMONDIALISME

ώ Frise chronologique n° 3

ْ 1973-1981 ْ 2001
Affaire du Larzac. Rejet de la taxe Tobin au Parlement
ْ 1988 européen.
Mouvement d’opposition à la réunion ْ 2002
du FMI à Berlin. 1er Forum social européen de Florence.
ْ 1994 ْ 2004
Insurrection zappatiste au Mexique. 1er Forum social des Amériques à Quito.
ْ 12 août 1999 ْ 2006
José Bové participe au démontage 1er Forum social africain de Bamako.
d’un restaurant McDonald’s. ْ 2008
ْ 1999 Crise économique mondiale.
Réunion de l’OMC à Seattle (USA) ْ 2011
– manifestations d’opposants Révolutions arabes ; Podemos
« antimondialistes ». en Espagne, Syriza en Grèce, parc Gezi
ْ Janvier 2001 en Turquie.
1er Forum social mondial à Porto ْ 2016
Alegre. Nuit Debout, à Paris.
ْ Décembre 2017
Apple contre Attac.

Introduction
À la chute du mur de Berlin, en 1989, les idéologies du XXe siècle sont boule-
versées et n’offrent plus la binarité qui avait partagé le monde entre tenants du
capitalisme libéral et ceux des expériences communistes ou marxistes. Les partis

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40 – L’altermondialisme

politiques traditionnels comme les syndicats s’affaiblissent peu à peu, et l’éco-


nomie devient mondiale, dirigée par un capitalisme tout puissant qui s’étend à la
planète. Des opposants à ces politiques se manifestent de façon informelle mais très
spectaculaire lors des réunions internationales des dirigeants politiques et écono-
miques, au Forum de Davos, ou lors des G7, G8, G20. La notion est difficile à cerner
et il n’existe pas de mouvement international structuré. On pourra la définir par
quelques caractéristiques communes à tous les groupes : appartenance à la société
civile, affirmation d’enjeux globaux et importance accordée à des forums sociaux,
bref une vision monocausale du monde. En cela les altermondialistes s’opposent
à la « mondialisation libérale » qu’ils définissent comme un processus d’extension
du capitalisme économique et financier et de diffusion des valeurs occidentales au
nom des intérêts d’un certain nombre d’acteurs supranationaux (firmes multinatio-
nales, institutions financières), promus par des acteurs politiques (gouvernements
des États les plus puissants, au premier rang desquels les États-Unis ; institutions
économiques internationales comme le Fonds monétaire international, la Banque
mondiale ou l’Organisation mondiale du commerce ; institutions régionales telles
que l’Union européenne, etc.) et légitimés par une idéologie (le néolibéralisme).

I. La naissance des mouvements

1. Les précurseurs
L’altermondialisme est né de la conjonction de plusieurs idées : conception
d’une société civile globale, existence d’un mouvement social mondial, apparition
d’une nouvelle forme d’émancipation, renaissance de la critique du capitalisme et
mouvement refuge des antilibéraux. On est ainsi passé de l’antimondialisation à
l’altermondialisme.
Certains analystes remontent pour expliquer le mouvement aux diverses révoltes
de mai 1968 qui ont fédéré des jeunes gens, dans le monde entier, contre le modèle
social qui s’épanouissait dans la société d’après guerre autour de la consommation.
Les conditions étaient évidemment différentes. Les révoltes ont laissé des traces,
par exemple le désir d’une vie plus proche de la nature, plus authentique, plus libre.
Entre 1971 et 1981 l’affaire du Larzac cristallise la contestation sociale. En 1971,
sous la présidence de Georges Pompidou, le gouvernement décide d’agrandir le camp
militaire du Larzac aux dépens de douze communes. 103 paysans s’élèvent contre
leur expropriation, soutenus par près de 100 000 personnes qui convergent sur le
plateau, sous le slogan « Gardarem lo Larzac », « Nous garderons le Larzac ». Les
arguments de développement économique cachaient mal un mépris des agricul-
teurs qu’exprima clairement le secrétaire d’état à la défense, André Fanton : « Qu’on
le veuille ou non, la richesse agricole potentielle du Larzac est quand même extrê-
mement faible. Donc je pense qu’il était logique de considérer que l’extension du
Larzac ne présentait que le minimum d’inconvénients. Alors la contrepartie c’est

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L’altermondialisme – 41

le fait qu’il y a quand même quelques paysans, pas beaucoup, qui élevaient vague-
ment quelques moutons, en vivant plus ou moins moyenâgeusement, et qu’il est
nécessaire d’exproprier »1.
Pour la première fois, un mouvement de désobéissance civile non-violente se
mettait en place et proposait des modèles économiques opposés, des élevages
modestes, parfois farfelus, mais ayant fait école. C’est le terreau de l’altermondia-
lisme, et la naissance de figures qui deviendront célèbres : Lanza del Vasto, José Bové.
Ce dernier a vingt ans, et fédère des paysans dissidents de la puissante FNSEA. Il
s’installe dans une ferme vendue à l’armée et l’exploite.
En 1981, François Mitterrand élu président abandonne le projet d’extension.
En 1988, la réunion du FMI (Fonds Monétaire International) à Berlin provoque
des manifestations d’opposants venus de divers horizons.
Le 12 août 1999, José Bové s’oppose au McDonald’s de Millau. Des paysans
militants veulent protester contre l’OMC, Organisation Mondiale du Commerce, qui
autorise les sanctions américaines contre les importations de fromages au lait cru,
en particulier du roquefort. Ils décident, avec José Bové, de démonter le restaurant
McDonald’s de Millau, dans l’Aveyron, alors en construction, symbole, disent-ils, de la
« malbouffe » et du « capitalisme apatride ». Quelques mois plus tard, à leur procès,
40 000 militants altermondialistes sont réunis devant le tribunal correctionnel. Ils
sont condamnés, et Bové est frappé de prison ferme. Il refuse de payer la caution
qui le libèrerait, mais des agriculteurs américains, indiens et japonais collectent
l’argent par solidarité. José Bové sort de prison en levant le poing. L’affaire s’inscrit
dans un contexte de lutte contre les OGM que défendaient les Américains et pour
la première fois, la nourriture entre sur la scène politique.

2. Les manifestations d’opposants « antimondialistes »


C’est lors de la réunion de l’OMC à Seattle (USA) en 1999 qu’a lieu la première
manifestation des altermondialistes. L’OMC symbolise la mondialisation libérale
du XXIe siècle : le capitalisme devient le seul modèle économique et s’étend sur la
planète. Les marchés sont universellement ouverts, la « libre concurrence » est la
loi et c’est une victoire du système anglo-saxon, avec une hégémonie américaine,
portée par des institutions internationales, l’OMC, le FMI et la Banque mondiale.
Les contestataires sont très divers et proposent un nouvel ordre économique global,
plus équitable et régulé. Comme ils ne sont pas structurés, les autorités considèrent
que le rassemblement sera éphémère. Mais le mouvement est devenu planétaire et
durable, tout comme le libéralisme mondialisé honni.

1. Tous au Larzac, documentaire de Christian Rouaud, 2011.

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42 – L’altermondialisme

3. La structuration du mouvement
En janvier 2001 se tient à Porto Alegre au Brésil le premier Forum social mondial.
Il se positionne comme une alternative sociale au Forum économique mondial qui
réunit les acteurs économiques les plus riches à Davos en Suisse chaque année au
mois de janvier. Il se tient depuis tous les deux ou trois ans dans des pays générale-
ment plus pauvres. Avec la devise altermondialiste « Un autre monde est possible », il
répond à des principes établis par une charte : s’opposer à l’ordre néo-libéral, s’ouvrir
à tous les courants idéologiques qui proposent des projets alternatifs, rejeter la
présence de partis politiques en tant que tels. Ces rassemblements restent ouverts
à des débats et des propositions de solutions, et sont organisés par un « Conseil
international », composé d’une quarantaine d’ONG et d’associations.
Ils ont essaimé ensuite en « Forums sociaux continentaux », par exemple en
novembre 2002 a lieu le 1er Forum social européen de Florence, puis en 2004 le 1er
Forum social des Amériques à Quito et en 2006 le 1er Forum social africain de Bamako.
Ils demandent régulièrement l’annulation de la dette des pays pauvres, la mise
en place d’une taxation sur les transactions financières (taxe Tobin), le refus des
organismes génétiquement modifiés (OGM), de la privatisation de l’eau ou de l’exten-
sion de zones de libre-échange.
D’une manière générale, les altermondialistes prônent une révolution non violente,
mais à plusieurs reprises, ils ont vu dans leurs rangs des groupes extrémistes et
prêts à des affrontements très violents. Ces images spectaculaires accompagnent
dorénavant toutes les manifestations, qu’elles discréditent. Les « casseurs » sont
aussi bien issus de l’extrême droite que de l’extrême gauche, comme c’était le cas à
Seattle ou au G8 de Gênes en 2001

II. Les revendications des altermondialistes


Sous le slogan « un autre monde est possible », voire « d’autres mondes sont
possibles », différentes déclarations ou chartes résument le programme sur lequel
s’accordent les altermondialistes. Le plus élaboré semble être le « Manifeste de
Porto Alegre » de 2005 qui formule douze points.1 On peut les classer par thèmes :

1. L’économie
Les altermondialistes se sont d’abord positionnés contre la dérégulation du
commerce. Le dogme de la libre concurrence est la première cause des malheurs
qui suivent : pour que le produit soit moins cher, on le fait fabriquer là où la main
d’œuvre est moins coûteuse. Cela entraîne pour ces populations les problèmes sociaux
que connaissait l’Europe au XIXe siècle lors de la révolution industrielle, accentue la

1. Voir texte 1.

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L’altermondialisme – 43

dérégulation climatique due aux transports de ces produits, et prive les Européens
de travail en faisant fermer des pans entiers de l’industrie, bientôt de l’agriculture.
Le système accentue également la frénésie de consommation par les bas prix.
Ils proposent en échange de favoriser le « commerce équitable » ou « fair trade ».
Le concept est né aux États-Unis chez les socialistes utopiques, comme Josiah Warren,
et a été appliqué à plusieurs expériences, par exemple en 1974 avec l’abbé Pierre.
L’expression devient une marque déposée en 1989, et se définit par le dialogue et
la transparence des partenaires commerciaux pour parvenir à plus d’équité, garan-
tir les droits des producteurs et contribuer au développement durable.

2. Le social
La croissance économique accélérée s’accompagne dans tous les pays d’une dégra-
dation sociale : les inégalités s’accroissent, même dans les pays riches, l’emploi se
précarise, la pauvreté augmente dans le monde, ce que la Banque mondiale recon-
naît comme le principal problème dans le monde.

3. Le politique
Les États cèdent de leur pouvoir à des instances supranationales, comme l’Union
européenne, le G20, l’OMC, et les citoyens ont l’impression que les décisions sont
prises sans eux. La crise de la dette grecque en 2015 a mis en avant les contraintes
imposées à un pays par l’UE, et a été ressentie comme le pouvoir des banques.
Partout, naît le désir de plus de démocratie, de pouvoir rapprocher les centres de
décision des citoyens. C’est ainsi que naissent les mouvements informels et rebelles
comme « Les Indignés » en Espagne en 2011, Syriza en Grèce et même le parc Gezi
en Turquie, en 2013, où des riverains s’opposent pendant plusieurs mois à la destruc-
tion d’un espace vert au centre d’Istanbul. Toutes ces actions sont non-violentes et
se manifestent par des sit-in, parfois très rudement réprimés par la police.
La contestation politique se tourne souvent contre les États-Unis, première
puissance économique, devenue la cible de la critique puisqu’elle impose le système
ultra-libéral et les multinationales rejetés.

4. L’environnement
La prise de conscience environnementale se fait autour de l’accroissement du
trafic maritime peu contrôlé. Le naufrage de l’Erika, en 1999, met en lumière les
pratiques des armateurs et des affréteurs : règle du moindre coût, pavillons de
pays complaisants pour la fiscalité, la sécurité et les conditions sociales. Le bateau
malgré son état de délabrement, avait été validé par complaisance par une société
de contrôle et avait pris la mer malgré la tempête, pour livrer du fioul en Italie. Une
marée noire recouvre les côtes bretonnes de produits cancérigènes sur 400 kms, et
cause la mort de 3 000 000 oiseaux. La compagnie Total et la société de contrôle

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44 – L’altermondialisme

sont condamnées définitivement en 2012. Les navires pétroliers puis les énormes
porte-conteneurs, le transport de déchets, symbolisent les relations commerciales
et menacent l’environnement.
Les premières actions spectaculaires ont porté sur le refus des OGM, Organismes
Génétiquement Modifiés, qui affectaient les cultures et l’élevage. José Bové et ses
amis ont bruyamment participé à des fauchages de champs pour revendiquer le
droit de ne pas modifier la nature pour des motivations financières. Leur démarche
entraîne des débats et on avance pour argument « l’Appel de Heidelberg » que 4 000
scientifiques signent en 1992, en marge du sommet de la Terre à Rio, pour défendre
une « écologie scientifique », en avançant que l’état de nature est une utopie. On
apprendra plus tard que cet appel avait été initié par le lobby de l’amiante et du
tabac. La lutte continue pour écarter les pesticides de l’agriculture, et pour limiter
le dérèglement climatique et ses conséquences.

III. Les différentes composantes

1. Elles sont mouvantes


Le propre des mouvements altermondialistes est leur caractère composite, non
structuré, et surtout non hiérarchisé. Si un « Conseil international » vérifie la confor-
mité au « Manifeste de Porto Alegre »1 signé en 2005, d’autres instances sociales,
syndicales, politiques ou non gouvernementales s’agrègent ou se dissocient du
mouvement. Ainsi, les communistes et marxistes adhèrent aux thèses anticapi-
talistes et refusent la mondialisation néolibérale, et appellent de leurs vœux un
modèle social et solidaire. Toutefois certains partis marxistes rejettent la mouvance
altermondialiste. De même, on peut associer les « souverainistes » qui prônent le
protectionnisme, voire une partie de l’extrême droite, les anarchistes, les « objecteurs
de croissance » qui rejettent le modèle de la société de consommation, et autres
militants inclassables. Les plus nombreux sont toutefois dans la sphère des écolo-
gistes qui considèrent l’exploitation des ressources communes comme une préda-
tion, motivée par le profit à court terme.2

2. Elles peuvent agir de façon spontanée


Des formes récentes de contestation spontanée peuvent s’apparenter à
l’altermondialisme :
• a) On assiste à des occupations durables de places publiques, à l’imitation de
l’agora grecque : la Puerta del Sol à Madrid par le mouvement des Indignés
en 2011, à Athènes de la « génération des 700 euros » en 2010, de la place
Syntagma en 2011, du parc Gézi à Istanbul en 2013, des manifestations de

1. Voir texte 1.
2. Voir texte 2.

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L’altermondialisme – 45

Hong Kong en 2014, appelées « révolution des parapluies » ou « Occupy


Central with Love and Peace », du mouvement « Nuit Debout, » à Paris en
2016. On peut associer les « mouvements de femmes contre la pauvreté »,
ou « contre les violences faites aux femmes »
• b) Des actions juridiques : Apple se voit infliger par la Commission européenne
en 2016 un redressement fiscal de 13 milliards d’euro pour évasion fiscale,
pratique généralisée chez les GAFA.1 La société tardant à régler la somme, en
décembre 2017, l’association ATTAC lance l’opération « Apple contre Attac »,
parodiant le titre du film « Star Wars : L’Empire contre-attaque ». Les militants
occupent pendant trois heures un magasin de la compagnie à Paris, sans
violence ni dégâts. La société fait un procès à ATTAC, auquel assistent en
soutien de nombreuses personnalités françaises et européennes classées
à gauche. Apple est débouté, et cette décision légitime le combat d’ATTAC
reconnue ainsi agir en faveur de l’intérêt général. La victoire du mouvement
pacifique contre un géant de l’industrie est un signal contre l’évasion fiscale
pratiquée par ces derniers.
• c) Le mouvement des « gilets jaunes » en France à partir de novembre 2018
est-il du même ordre ? Il est difficile de juger d’un mouvement aussi protéi-
forme et passionnément discuté. En commun, le caractère composite et non
hiérarchisé. Il réclame aussi plus de justice sociale, de meilleures condi-
tions de vie (salaires, services publics, accès à la santé), une démocratie plus
proche. Comme les autres expressions, il mêle des populations pacifiques et
des éléments organisés et violents, d’extrême gauche ou d’extrême droite
qui, fortement relayés par les médias, donnent une impression de grande
violence, et causent effectivement des déprédations importantes sur les biens
et les personnes. Mais les altermondialistes sont généralement des jeunes
gens, plus diplômés que la moyenne, et leurs revendications politiques sont
mieux structurées. Leur connaissance des langues étrangères est également
un atout pour l’internationalisation des débats, ce qui n’apparaît pas dans le
mouvement des gilets jaunes.
• d) Par ailleurs, des formations issues de ces mouvements se sont radicalisées,
mais ont suivi des dirigeants charismatiques, comme Pablo Iglesias en Espagne
avec le mouvement Podemos, ou Alexis Tsipras en Grèce avec le mouvement
Syriza. Ces mouvements informels, fondés sur la contestation, ont accédé au
pouvoir, et sont devenus des partis politiques classiques.
• e) Il semble que la société civile se mobilise davantage encore pour la « justice
climatique » et que les préoccupations écologiques fédèrent les militants et
les organisations altermondialistes. Des « marches pour le climat » mobilisent
régulièrement des jeunes, des ONG, dans les différents pays d’Europe.

1. L’acronyme GAFA désigne les quatre entreprises numériques les plus puissantes dans le monde,
Google, Apple, Facebook, Amazon.

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46 – L’altermondialisme

3. Elles communiquent de manière innovante


On pourrait faire une réflexion sur le drapeau : lors des premières manifesta-
tions altermondialistes, on a vu certains manifestants brandir le drapeau arc-en-
ciel qui était le drapeau de la paix en Italie depuis 1961, et élevé de nouveau en
2002 contre la guerre en Irak. Les sept bandes portent le mot PACE, « Paix ». Il était
également utilisé dans les manifestations antinucléaires. Il a été entretemps adopté
par les marches de la fierté LGBT, avec six bandes. Son origine se réfère à plusieurs
cultures anciennes, bouddhistes, ou amérindiennes, dans la symbolique de la paix
et de l’harmonie. S’il n’est plus brandi actuellement par les altermondialistes, sa
symbolique universelle explique sa place initiale.
Enfin, tous ces mouvements n’existeraient pas sans l’Internet et les réseaux
sociaux, qui permettent une diffusion très rapide de l’information des mots d’ordres
de rendez-vous, et ce à une échelle mondiale. On voit dans l’article « médias » de
cet ouvrage l’influence qu’ils exercent et leurs limites.

Conclusion
Le souhait d’un autre monde, meilleur, n’est pas original ni nouveau. Mais l’alter-
mondialisme semble être un terreau d’où émergent de nombreux mouvements
porteurs d’utopies plus conformes aux aspirations de la jeunesse du XXIe siècle, et
qu’on ne peut rejeter avec dédain.

ْ Prolongements

Les mouvements altermondialistes ont donc à l’heure actuelle un rôle essentiel


de contre-pouvoir global, mais aussi de contre-expertise. Ils proposent à l’opinion
publique un prêt-à-penser simplifié, mais aussi poussent certains à entrer dans un
mode de vie alternatif de démocratie participative, d’autogestion, d’économie locale
et solidaire, de transition énergétique, comme dans la lutte contre le projet d’aéro-
port de Notre Dame des Landes près de Nantes ou les communautés zapatistes au
Mexique.

Textes sur l’altermondialisme

Manifeste de Porto Alegre, 29 janvier 2005


1 https ://www.monde-diplomatique.fr/mav/84/A/56341
« Depuis le premier forum social mondial, tenu à Porto Alegre en janvier 2001,
le phénomène des Forums sociaux s’est étendu à tous les continents, et jusqu’aux
niveaux national et local. Il a fait émerger un espace public planétaire de la

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L’altermondialisme – 47

citoyenneté et des luttes. Il a permis d’élaborer des propositions de politiques


alternatives à la tyrannie de la mondialisation néolibérale impulsée par les
marchés financiers et les transnationales, et dont le pouvoir impérial des États-
Unis constitue le bras armé. Par sa diversité et par la solidarité entre les acteurs
et les mouvements sociaux qui le composent, le mouvement altermondialiste est
désormais une force qui compte au niveau mondial.
[…] Les signataires du « Manifeste de Porto Alegre », qui s’expriment à titre stric-
tement personnel et qui ne prétendent aucunement parler au nom du Forum, […]
ont identifié douze [propositions] qui, réunies, font à la fois sens et projet pour la
construction d’un autre monde possible. Si elles étaient appliquées, elles permet-
traient enfin aux citoyens de commencer à se réapproprier ensemble leur avenir.
Ce socle minimal est soumis à l’appréciation des acteurs et mouvements sociaux
de tous les pays. C’est à eux qu’il appartiendra, à tous les niveaux — mondial,
continental, national et local -, de mener les combats nécessaires pour qu’elles
deviennent réalité. […] »

Noël Mamère
2 Le Monde, O7/06/2019
« La question taboue de “l’effondrement” – dont il ne fallait surtout pas parler
en raison de son caractère “anxiogène” – est devenue “tendance”. Parce que la
succession des canicules, des sécheresses, des tornades, des inondations et de
tous ces épisodes climatiques d’une violence inédite sous nos latitudes entraîne
des effets psychologiques déstabilisants sur les populations, qui renforcent leur
vulnérabilité.
Ainsi, après des années d’ignorance et de mépris, l’écologie est-elle devenue le
paradigme politique du XXIe siècle. Comme si la pyramide s’était inversée : l’éco-
logie incarne désormais le réalisme face aux désordres du monde et le libéra-
lisme sans frein, défenseur du statu quo, est relégué dans le camp des utopistes.
Il existe donc bel et bien, aujourd’hui, une conscience écologique planétaire,
capable de faire vaciller les tenants du dogme de la croissance et du progrès à
n’importe quel prix. La bataille sera difficile, brutale peut-être, mais le rapport
de force est beaucoup plus équilibré qu’hier […]. C’est la bonne nouvelle de ce
début de siècle. »

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48 – L’altermondialisme

CM 05 Altermondialisme

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L’ART GREC ANTIQUE

ώ Frise chronologique n° 4

L’histoire de l’art suit l’histoire du monde grec.


1. Âge de bronze (3500-1000 av. J.-C.) – grands temples, grandes statues
– art cycladique : figurines féminines (Koré de Samos).
votives ou à taille humaine.
4. L’époque classique (510-323 av. J.-C.)
– thalassocratie crétoise (Minoens),
– âge d’or d’Athènes, principes
palais, mythe du Labyrinthe, Knossos.
de la démocratie.
– Mycéniens : citadelles dans le
– Périclès fait reconstruire
Péloponnèse, guere de Troie,
les monuments de l’Acropole
orfèvrerie, métaux.
(Parthénon).
2. Âges obscurs (invasions doriennes) – apogée de la littérature : tragédie,
(900-700 av. J.-C.) comédie, histoire, éloquence,
– destructions. philosophie.
– art géométrique : art primitif,
5. L’époque hellénistique et romaine
animaux stylisés.
(323-31 av. J.-C.)
3. L’époque archaïque (700-510 av. J.-C.) – diffusion de l’art grec par
– expansion économique et les royaumes grecs d’orient,
démographique, progrès puis la conquête romaine.
technologiques (monnaie, galère – style précieux, expressif,
à deux rangs, alphabet. effet de réel, goût du pathos.
– écriture de l’Iliade et l’Odyssée.

Introduction
L’art grec nous est connu par l’archéologie mais aussi par l’influence détermi-
nante qu’il a exercée sur l’ensemble du monde.

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50 – L’Art grec antique

Il s’est épanoui dans tous les domaines. On s’attachera davantage à l’architecture


et à la sculpture, dans lesquelles le modèle grec reste la référence incontournable.

I. Architecture

1. Les temples
Subsistent surtout des monuments religieux, comme les temples.
• À partir du Ve siècle, on trouve des monuments civils, des portiques à colon-
nades qui entourent l’agora, des Propylées, portes monumentales, des théâtres
et des gymnases, assez mal conservés.
• Pour les principes architecturaux, référons-nous à un architecte Romain,
Vitruve1, qui définit les trois valeurs de l’architecture classique, firmitas, utilitas
et venustas, la « solidité », l’« utilité » et la « beauté », à l’imitation de la nature.
• Les temples sont de plan rectangulaire, avec un toit à double pente, entouré
d’une colonnade, le péristyle. Quelques-uns sont circulaires, comme la Tholos
de Delphes.
• Les temples primitifs étaient en bois et les colonnes cannelées et l’architrave,
haut bandeau plat entourant le monument, imitent cette structure initiale. Ils
étaient peints de couleurs très vives, rouge et bleu de préférence.
Trois étapes artistiques scandent ces constructions :
• L’ordre dorique, plus ancien : les colonnes présentent 20 cannelures, reposent
directement sur la terrasse, et sont couronnées d’un chapiteau simple.
L’architrave est surmontée d’un second bandeau où alternent les métopes,
plaques sculptées de scènes en rapport avec la divinité (métopes du temple
de Zeus à Olympie), et les triglyphes, plaques sculptées de trois colonnettes
verticales. À l’avant et à l’arrière, le fronton, espace triangulaire sous le toit,
permet la disposition de statues illustrant les légendes afférant à la divinité
(naissance d’Athéna sur le Parthénon) (temples d’Italie du sud, Ségeste et
Agrigente en Sicile, Paestum près de Naples).
• L’ordre ionique s’impose après 450 av. J.-C. Les colonnes comportent davan-
tage de cannelures, reposent sur une base, et les chapiteaux entourent la
colonne de deux volutes. L’alternance de métopes et triglyphes est rempla-
cée par une frise continue (temple d’Athéna Niké à Athènes).
Le Parthénon d’Athènes est un temple mixte.
• L’ordre corinthien apparaît à la fin du Ve siècle, et se distingue par des chapi-
teaux à feuilles d’acanthe (feuilles de vigne stylisées) qui ne s’imposeront
vraiment qu’à l’époque romaine.

1. « De Architectura », Ier siècle av. J.-C. Il influencera fortement les artistes de la Renaissance.

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L’Art grec antique – 51

Le plan intérieur :
• Le temple comporte une partie fermée, et le péristyle ouvert sur l’extérieur. La
partie fermée comporte en son cœur le naos qui abrite la statue de la divinité.
Parfois s’ajoute au fond un adyton, partie cachée. On peut aussi trouver à
l’avant un pronaos. Car le temple est réservé à la divinité et à ses serviteurs,
le personnel religieux. Les citoyens n’y pénètrent pas, et se rassemblent à
l’extérieur, souvent à l’issue d’une procession de la statue ou pour un sacri-
fice. Le naos a alors son sens de « sacré », réservé aux initiés.
• Le nombre d’or, ou « divine proportion », ou φ, que reprendra le mathéma-
ticien Euclide1 dans ses premiers Eléments, définit le rapport entre les diffé-
rentes mesures dans une figure géométrique. Pour les architectes et sculpteurs
grecs, ce rapport parfait est de 1,61. Il représente un idéal d’harmonie et de
beauté, et traduit la relation de l’homme grec au divin. Même quand le temple
est monumental, il reste à proportion humaine, et permet le dialogue entre
l’homme et le dieu sur un pied d’égalité : les dieux de l’Olympe sont à l’image
de l’homme, beaux et immortels, certes, mais avec les mêmes défauts, loin
du mysticisme qu’inspire la cathédrale gothique ou la terreur superstitieuse
des temples orientaux. Cette libération des superstitions favorise l’épanouis-
sement de ce que Renan appelle le « miracle grec » (voir texte 2). Vitruve
analyse cet art des proportions par sa représentation de l’homme inscrit dans
les figures cosmiques du carré et du cercle2. L’homme est la mesure de tout.
• L’harmonie est également préservée par des corrections de la perspective : le
côté plus long du rectangle, ainsi que la hauteur des colonnes, sont légère-
ment bombés, pour éviter l’effet de fuite.

2. Les théâtres
Toutes les cités grecques comptaient au moins un théâtre. Ils étaient initiale-
ment en bois et démontés, puisque les représentations se limitaient à des festi-
vals liés aux grandes fêtes religieuses de la cité. De grands théâtres bien conservés
montrent quelques principes de construction, à partir du Ve siècle :
Le théâtre se compose de trois parties : le koilon, ensemble de gradins adossés
au relief naturel, choisi pour l’acoustique. Au premier rang, des sièges réservés aux
personnalités. Un demi-cercle de terre battue est l’orchestra, où évolue le chœur,
avec un autel en son centre, du moins une pierre en l’honneur de Dionysos, dieu
protecteur du théâtre. Enfin, la skénè, scène pour les acteurs, avec trois portes
symboliques, à droite la ville, à gauche la campagne, au centre le palais. Le théâtre
moderne en garde le « côté cour » et le « côté jardin ». Ils pouvaient contenir jusqu’à
10 000 spectateurs, comme celui de Pergame (Ionie), 12 000 à Epidaure, dont les
proportions respectent le nombre d’or.
Ils permettaient aussi des rassemblements religieux et politiques.

1. Vers 300 av. J.-C.


2. Léonard de Vinci le reprendra plus tard dans son dessin, « l’Homme de Vitruve ».

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52 – L’Art grec antique

II. Sculpture
Les Grecs ont laissé d’innombrables représentations de la figure humaine pour
évoquer hommes et dieux. Il reste très peu de statues en bronze, le métal ayant été
le plus souvent fondu et réemployé. On les connaît toutefois par les innombrables
copies romaines. Il faut imaginer les statues, en bronze ou en marbre, peintes en
polychromie.
Les premières étaient des figurines votives stylisées (art cycladique) puis des
représentations en bois ou terre cuite.
Aux VIIe et VIe siècle apparaissent des statues archaïques grandeur nature, à la
pose rigide, les pieds joints ou le pied gauche avancé. Les jeunes gens (Kouroï ) sont
nus, les personnages féminins vêtus d’une longue tunique dont les plis évoquent
davantage un tronc d’arbre (Koré de Samos). La position frontale n’exclut pas une
certaine expressivité du visage, voire un sourire.
Le style classique présente d’abord, au début du Ve siècle, le style sévère : des
personnages plutôt figés, comme l’Aurige de Delphes ou le Poséidon de l’Artémi-
sion, s’appuient sur la jambe droite, ce qui libère l’autre jambe et entraîne un léger
déhanchement, donc une ligne oblique assouplissant la frontalité. On connaît les
noms des sculpteurs Calamis, Critios, et Miron.
Puis après les Guerres Médiques, les postures s’assouplissent ; le rayonnement
d’Athènes et d’autres cités permet le développement de l’art classique avec deux
grands sculpteurs, Phidias à Athènes, et Polyclète à Argos
Le style hellénistique gagne en mouvement et en émotion : les progrès techniques
permettent des compositions plus audacieuses, favorisant l’instantané, comme Hermès
rattachant sa sandale1 (Lysippe, 320 av. J.-C.). Pour la Vénus de Milo (vers 100 av.
J.-C.), et la Victoire de Samothrace (vers 190 av. J.-C.), le drapé mouvementé suggère
pour la première un mouvement des jambes pour le retenir, pour la seconde la force
des embruns frappant une figure de proue supposée. L’époque favorise également
le pathétique ou la curiosité pour l’Hermaphrodite endormi2. Ce dernier illustre le
goût hellénistique pour la nudité alanguie, la théâtralisation propre au baroque si
bien que le Bernin sculpta au XVIIe siècle le matelas moelleux où repose la statue
antique. Le naturalisme frôle la perfection dans le Jockey de l’Artémision (Musée
National d’Athènes), immense bronze original retrouvé en mer, et représentant un
enfant sur un cheval au galop. Les veines et nerfs de l’animal et de l’enfant sont
précis, mais la disproportion des deux personnages accentue l’impression de mouve-
ment, tout comme dans l’Artémis chasseresse ou « Diane de Versailles ».

1. Nous n’avons que la copie romaine en marbre.


2. Nous n’avons que la copie romaine en marbre.

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L’Art grec antique – 53

Quelques sculpteurs
• Polyclète établit le « canon » qui codifie l’anatomie, la proportion de la
tête et du corps, 1/7. La jambe « libre » est pliée vers l’arrière, ce qui allège
l’ensemble. L’oblique du bassin s’oppose à l’oblique des épaules, créant le
« chiasme polyclétéen », ou « contrapposto », apparent dans le Doryphore
(Musée de Naples)
• Phidias est l’auteur des sculptures du Parthénon, la grande frise, et le
fronton. Il a porté au sommet l’art des drapés et du mouvement qui libère
le marbre de son poids.
• Le second classicisme est dû à Praxitèle d’Athènes, Lysippe et Scopas :
premiers nus féminins.
• On connaît peu Praxitèle, ni sa vie ni des originaux incontestés. Mais il a
été reproduit, imité à l’infini : l’Aphrodite de Cnide, l’Apollon Sauroctone, la
Diane de Gabies, l’Hermès d’Olympie sont des types constamment repris
dès l’Antiquité.

La Grèce a également produit de très nombreuses statuettes, votives, funéraires,


ou ornementales, comme les « Tanagra », d’époque hellénistique. Enfin, de nombreux
arts dérivés se réfèrent aux mêmes courants artistiques, orfèvrerie, monnaies, sculp-
ture sur pierre, sceaux et camées.

III. Peinture

1. Des siècles de méconnaissance


On a longtemps cru que l’art pictural des Grecs anciens se limitait à la céramique
et à la mosaïque, puisqu’aucun tableau au sens moderne n’a été transmis par l’archéo-
logie. Certes, la découverte de Pompéï, fondée et développée par les Grecs, et de
ses fresques et mosaïques au XVIIIe siècle, a ouvert des horizons sur un savoir-faire
de haut rang. On connaissait aussi les « pinacothèques » d’Athènes sur l’Acropole,
et sur l’Agora. Les écrivains anciens, romains ou grecs, Pline, Pausanias, ont décrit
les tableaux disparus. Mais ce sont les tombes « macédoniennes », découvertes à
partir de 1977, qui ont révélé l’étendue de cet art.

2. Les supports
On trouve ainsi de grandes fresques murales, dans les palais crétois, ou à Théra,
puis dans les tombes d’époque hellénistique. De même, les mosaïques de toutes
époques témoignent de la maîtrise picturale des artistes grecs, comme Alexandre
à la Bataille d’Issos, mosaïque du Ier siècle sur un modèle supposé du IIIe siècle, qui
a été retrouvée à Pompéi.

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54 – L’Art grec antique

3. Les sujets
Ils pouvaient être de tout ordre, mythologiques, historiques. Polygnote de Thasos
au Ve siècle représenta la guerre de Troie à Delphes ou à Athènes. Des tombes conte-
naient des représentations à visée morale ou philosophique, comme la tombe du
plongeur à Paestum (480-470) (Musée d’archéologie).

Fresque, « Tombe du plongeur », Ve siècle av. J.-C., musée archéologique de Paestum.

Les temples présentaient aussi des scènes mythologiques très colorées, comme
le fronton du temple d’Egine reconstitué par la Glyptothèque de Munich.
Enfin, dans le nord de la Grèce, parmi les 70 tombeaux mis à jour ces dernières
années, le tombeau dit de Philippe à Verginia présente une grande scène de chasse
royale, attribuée à Philoxène d’Erétrie. La tombe dite de Perséphone offre une repré-
sentation du rapt de cette déesse, attribuée à Nicomaque, selon Pline l’Ancien. Tous
les sujets sont donc connus et développés, portraits, scènes de genre, paysages.

4. Quelques noms
La plupart des peintres des vases et des fresques nous sont inconnus. On a retenu
quelques noms grâce à des témoignages littéraires, comme Polygnote, Apollodore
et Zeuxis, au Ve siècle, Timanthe, Protogène et Apelle au IVe siècle.
Des légendes et anecdotes soulignent les prouesses de ces peintres1. Le réalisme,
le trompe-l’œil, la perspective, le clair-obscur, toutes ces techniques étaient maîtrisées.

1. Voir textes.

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L’Art grec antique – 55

IV. Céramique
Les Grecs ont porté l’art des vases à un très haut niveau, aussi bien quant à leur
forme que leur décoration.
D’abord utilitaires, ils ont été recherchés dans l’ensemble du monde antique, de
l’Asie Mineure à la Scandinavie. La qualité exceptionnelle et l’abondance de l’argile,
rouge à Athènes, plus claire à Corinthe ont favorisé leur fabrication et leur commerce
qui a enrichi Athènes à l’époque classique.
Les formes sont innombrables, amphores, cratères, coupes, rhytons, selon qu’ils
servaient au transport d’aliments, à la consommation de vin ou d’eau lors des repas,
à la conservation des cosmétiques, ou à des fonctions funéraires et religieuses.
Leur décoration suit d’abord l’évolution générale de l’esthétique : aux dessins
sommaires de la période géométrique, (900-700 av. J.-C.), succède la période orienta-
lisante (VIIIe-VIIe siècles av. J.-C.), qui connaît des frises de personnages et d’animaux.
Puis Corinthe invente la technique des figures noires sur fond rouge qui s’impose
à Athènes au début du VIe siècle. Sur un fond clair, l’artiste recouvre le motif d’un
enduit noir, avec quelques points rouges ou blancs. Les sujets sont animaliers, suivis
de scènes mythologiques. Quelques vases sont signés, par Exekias ou Kilitias (Vase
François à Florence).
Vers 530 av. J.-C. apparaît à Athènes la technique des vases à figures rouges : le fond
est enduit de noir, à l’exception d’endroits réservés, qui gardent le rouge de l’argile,
puis sont décorés au pinceau. Le dessin est plus précis et plus réaliste, surtout pour
la représentation de la musculature ou du drapé. Des céramistes célèbres marquent
cette époque, Euphronios, ou Python de l’école de Paestum, ou « le peintre d’Anti-
phon », ou « le peintre des Niobides ».

V. Musique
La musique tenait une place essentielle dans la vie des anciens Grecs, comme
le montrent les grands mythes, et avant tout celui d’Orphée. Elle accompagnait la
vie sociale, le théâtre, la poésie, était une discipline scolaire majeure. De nombreux
traités de musicologie sont parvenus ainsi que des instruments, et des références
dans tous les textes.
On n’abordera pas l’urbanisme, dans lequel les Grecs ont inventé le plan en
damier, dit « hippodaméen », qu’on trouve dès le VIIe siècle, et qui sera repris dans
les villes romaines et américaines.

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56 – L’Art grec antique

Conclusion
Pour preuve de l’importance centrale de l’art dans la culture grecque, revoyons
la mythologie et la linguistique : le dieu solaire Apollon vit sur le Parnasse entouré
des Muses, et par sa poésie, Orphée a triomphé des animaux sauvages et de la
mort. La langue grecque a uni pour longtemps l’idéal du Beau et Bon en un seul
mot : καλοκἀγαθία. Et pour exprimer les tréfonds de l’âme humaine, c’est au mythe
d’Œdipe que Freud s’est référé.

ْ Prolongements

L’art grec est imité et reproduit à l’infini depuis la Renaissance dans l’ensemble
du monde occidental : les Bourses de commerce, temple du capitalisme naissant du
XIXe siècle, reproduisent les temples antiques, de même que des lieux de pouvoir,
Palais Bourbon à Paris, Capitole à Washington, ou les façades des églises du XIXe siècle.
Connaître cet art peut aider à retrouver les racines du monde contemporain.

Textes sur l’art grec

Horace
1 Épitres, II, I, 156-7, traduction des auteurs.
Graecia capta ferum victorem cepit
et artes intulit agresti Latio
La Grèce conquise conquit son farouche conquérant
Et apporta l’Art au rustique Latium.

Pline l’Ancien
2 Histoire naturelle, XXXV, 36, traduction des auteurs.
Pline l’Ancien est un savant romain (23-79 apr. J.-C.) qui publie en 77 son Histoire
naturelle en XXXVII volumes, encyclopédie embrassant tous les savoirs de son temps.
Curieux de tout, il est mort pendant l’éruption du Vésuve qu’il voulait voir de trop près.
Le volume XXXV traite de la peinture antique dans tous les aspects, les artistes, les
styles, les techniques. Il place le peintre Zeuxis au-dessus de tous :
C’est Apollodore qui ouvrit les portes de l’art ; Zeuxis d’Héraclée les franchit
l’an quatre de la quatre-vingt-quinzième olympiade, et entre ses mains, le pinceau,
car c’est encore du pinceau que nous parlons, le pinceau, qui commençait déjà à
s’enhardir, accéda à une gloire élevée. (…)
Son contemporain Parrhasius proposa, dit-on, un combat à Zeuxis. Celui-ci
présenta des raisins qu’il avait peints avec tant de réalisme, que des oiseaux
vinrent les becqueter ; l’autre montra un rideau représenté si fidèlement, que
Zeuxis, encore fier du succès de ses oiseaux, demanda qu’on ouvrît le rideau, pour

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L’Art grec antique – 57

pouvoir voir le tableau. Alors, il reconnut qu’il avait été leurré et s’avoua vaincu. Il
ajouta modestement, que lui n’avait trompé que des oiseaux, alors que Parrhasius
avait trompé Zeuxis, ce grand artiste.

Ernest Renan
3 Prière sur l’Acropole, 1899.
Ernest Renan rapporte dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, parus en
1883, sa découverte de la Grèce en 1865. Sa « Prière sur l’Acropole » eut un tel succès
qu’il la publia séparément en 1899.
Ce fut à Athènes, en 1865, que j’éprouvai pour la première fois un vif sentiment
de retour en arrière, un effet comme celui d’une brise fraîche, pénétrante, venant
de très loin. L’impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que
j’aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux :
c’est celui-là. Je n’avais jamais rien imaginé de pareil. C’était l’idéal cristallisé en
marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j’avais cru que la perfec-
tion n’est pas de ce monde ; une seule révélation me paraissait se rapprocher de
l’absolu. Depuis longtemps, je ne croyais plus au miracle, dans le sens propre du
mot ; cependant la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au chris-
tianisme, m’apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part. Or voici qu’à
côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n’a
existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet
durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache
locale ou nationale. Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la
science, l’art, la philosophie, la civilisation ; mais l’échelle me manquait. Quand
je vis l’Acropole, j’eus la révélation du divin, comme je l’avais eue la première fois
que je sentis vivre l’évangile, en apercevant la vallée du Jourdain des hauteurs de
Casyoun. Le monde entier alors me parut barbare.

François-René de Chateaubriand
4 Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811.
En 1806, Chateaubriand parcourt la Méditerranée. Il découvre la Grèce, alors occupée
par l’Empire ottoman. Son récit de voyage participera au mouvement de soutien de
l’Europe occidentale à la libération de la Grèce.
J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont
Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent
jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées
étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée
bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annon-
çaient les parcs ou les chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du
Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures
de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient
se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer
et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant
l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de
pourpre et de feu.

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58 – L’Art grec antique

Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours
d’Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre
aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les
douleurs d’Œdipe, de Philoctète et d’Hécube ; nous aurions pu ouïr les applau-
dissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son
ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave
sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d’un
peuple libre.

CM 06 l’Art grec

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L’ART NOUVEAU

ώ Frise chronologique n° 5

ْ 1893 ْ 1910
Bruxelles, Hôtel Tassel (Victor Horta). Infléchissement : l’Art déco.
ْ 1900 ْ 1re Guerre mondiale
Bouches du métro parisien Déclin de l’Art nouveau.
(Hector Guimard). ْ 1940
Fin de l’Art déco.

L’Art nouveau est un mouvement artistique de la fin du XIXe siècle et du début


du XXe siècle, qui connut un succès foudroyant et influença la production artistique
dans tous les domaines et dans l’Europe entière.
Né vers 1890, l’Art nouveau se développe principalement dans les premières
années du XXe siècle, avant d’évoluer, dès avant la Première Guerre mondiale, vers
l’Art déco, qui s’étend entre 1910 et 1940.

I. Principes esthétiques

1. Lignes courbes et asymétrie


À la fin du XIXe siècle, une forme de lassitude se manifeste contre les styles
autrefois considérés comme admirables et en particulier contre le classicisme.
L’imitation des Anciens, la primauté des formes régulières inspirées de l’Antiquité,

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60 – L’Art nouveau

sont désormais critiquées : c’est ce dont témoigne le terme Art nouveau. Il faut créer
quelque chose de neuf dans l’Art, de totalement original, qui soit à la mesure de la
nouveauté radicale du monde moderne.
Pour l’Art nouveau, cette réaction se manifeste par le recours à la ligne courbe, à la
volute, à l’arabesque. Des lignes sensuelles et ondoyantes, inspirées des organismes
vivants, marquent structures et objets, tout devient tortueux, bois et métaux se
courbent dans des mouvements sophistiqués. La ligne droite est refusée chaque
fois que c’est possible.
Cette esthétique se double d’un engouement pour des matières qu’on découvre à
la faveur du développement de l’industrie. Le mouvement Art Nouveau ne s’enferme
pas dans l’idée stérile d’un retour aux matériaux et techniques du passé, bien au
contraire il s’agit de tirer le meilleur parti possible du fer, du verre, et des possibili-
tés propres de chacune de ces matières. Nouvelles méthodes, nouvelles matières,
se développent en parallèle avec les nouvelles idées.

2. Thèmes et motifs
a. La nature
Les ornementations typiques de l’Art nouveau sont principalement inspirées de
la nature : fleurs, feuillages, insectes, animaux, constituent une source d’inspiration
récurrente. Ces motifs sont traités avec exubérance, l’inventivité et la liberté des
formes priment, les couleurs sont puissantes et travaillées avec une grande minutie.
De fait, ces artistes furent grandement influencés par les travaux des scienti-
fiques du XIXe siècle. Botanistes, biologistes, spécialistes des sciences de la nature
décrivent des centaines de nouvelles espèces, découvertes au cours d’expéditions
dans des terres inconnues, et produisent pour les besoins de leurs sciences respec-
tives schémas, croquis, planches anatomiques, etc. Ils mettent en images un réel
exotique ou microscopique et font ainsi surgir sous les yeux des artistes animaux
bizarres, fleurs inconnues, formes étranges, qui vont être des sources d’inspiration
récurrentes. Les travaux du biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919), disciple
de Charles Darwin, établissent ouvertement un rapport entre la biologie et l’art, et
il publie une série d’ouvrages intitulés Formes artistiques de la nature dont les illus-
trations merveilleusement travaillées sont unanimement appréciées. C’est véritable-
ment une esthétique nouvelle qui se crée à partir de cette documentation à vocation
scientifique. Il ne s’agit pas de scientisme ou de positivisme, ces théories nées au
XIXe siècle qui interprètent et organisent le monde selon les lois des sciences et des
techniques, mais plutôt d’un émerveillement devant les productions de la nature,
dans leur diversité et leur étrangeté.

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L’Art nouveau – 61

b. La femme
Cette thématique, très présente dans les œuvres Art nouveau, revêt différentes
formes. La femme est vue à la fois comme évanescente et mystérieuse, comme
femme fatale et dangereuse, mais aussi comme femme puissante et fascinante liée
aux puissances de la vie et de la nature.
Ces figures féminines multiples rendent compte aussi de la variété des rôles
de la femme moderne, qui gagne peu en peu en importance dans la vie publique :
les artistes, les actrices, danseuses et chanteuses, les courtisanes acquièrent une
célébrité toujours croissante.
En cela, l’Art nouveau n’est pas dépourvu d’une forme de sensualité qui lui fut
reprochée dans la société extrêmement codifiée du début du XXe siècle.

3. Un art total au service de l’homme


L’industrialisation galopante de la fin du XIXe siècle suscite des réactions de rejet
en raison de ses excès, comme le culte de l’efficacité et la rigidité morale. Le monde
moderne est perçu comme desséchant, contraire à l’épanouissement et à la vie.
C’est pourquoi l’objectif de ces artistes est de modeler le cadre de vie, contraint
par les mouvements trépidants de la modernité, en y insufflant les forces de l’art
pour permettre l’épanouissement de l’homme. C’est donc un art total, qui veut n’igno-
rer aucun des objets de la vie quotidienne. Il faut qu’il y ait une harmonie générale
dans cet environnement construit pour l’homme.
Ainsi, les bâtiments Art nouveau en appliquent les principes à l’extérieur (balcons,
fenêtre, etc.), à l’intérieur (moulures, boiseries, etc.), et jusqu’au mobilier, aux motifs
des tapis, etc. Pour que le cadre de vie soit épanouissant, il faut qu’il y ait une harmo-
nie générale.
De ce fait, le principe qui guide les travaux de ces artistes est la revalorisation
des arts décoratifs, mis sur un pied d’égalité avec les arts nobles. La fidélité au
modèle, la narration, qui constituaient des objectifs importants pour les artistes
avant l’Art nouveau, deviennent des préoccupations secondaires : il faut avant tout
que le motif soit plaisant à l’œil. En outre, il n’est pas surprenant de voir que ce sont
des architectes qui se saisissent de ce nouveau langage artistique. En effet, la ville,
symbole de la modernité, court tout particulièrement le risque d’être coupée de la
nature et d’empêcher l’homme de vivre dans la beauté. C’est pourquoi l’Art nouveau
est essentiellement urbain.

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62 – L’Art nouveau

II. Quelques éléments historiques

1. Les origines
a. En Angleterre
Les préraphaélites, dès 1850, en s’inspirant des maîtres italiens des XIVe et
XVe siècles, s’inscrivent dans cette tradition critique des formes artistiques dominantes
et de la révolution industrielle qui nourrit également le mouvement Art nouveau.
Le mouvement Arts and Crafts à partir de 1860, avec William Morris, soutenu par
les thèses du poète et voyageur John Ruskin, contribue à la critique des œuvres en
série de l’ère industrielle. Il s’agit de revaloriser le geste de l’artisan, de faire intera-
gir l’art et l’artisanat dans une recherche du beau jusque dans les détails de la vie
quotidienne, bel environnement, beaux objets, belles façons de vivre.

b. En France
L’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), chef de file du néo-gothisme,
inspire durablement le mouvement Art nouveau. Sans rejeter la modernité, dans
les matériaux et dans les lignes, il remet à l’honneur l’esthétique du Moyen Âge
vue comme un ressourcement après la suprématie de l’art classique. En témoigne
sa restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, récemment mise à mal par
un incendie en avril 2019 mais dont l’allure reste familière.

2. Différentes dénominations
La caractéristique de ce mouvement est qu’il a été véritablement universelle-
ment pratiqué et apprécié, sous des noms divers en fonction du pays concerné. Ainsi,
Louis Comfort Tiffany (1848-1933) aux États-Unis lance le style qui porte son nom.
On parlera de Jugendstil en Allemagne, pour souligner le rapport de l’Art nouveau
avec la vitalité et l’irrévérence de la jeunesse (Jugend est le titre d’une revue qui
défend l’Art nouveau). En Espagne on parlera de Modernismo. Le terme français Art
nouveau s’est imposé au Royaume-Uni, tandis qu’en France se répand le terme Modern
Style au début du XXe siècle. Au nord, la capitale de la Lettonie, Riga, concentre un
nombre important de magnifiques immeubles.
L’expression « Art nouveau » est employée pour la première fois en 1894 dans une
revue belge, L’Art moderne, pour qualifier les œuvres de l’architecte belge Henry van
de Velde. En 1895, une galerie d’art nommée « Maison de l’Art nouveau » s’installe
à Paris. Elle est la propriété du marchand d’art Siegfried Bing qui avait auparavant
activement contribué à la diffusion de l’esthétique japonisante en France. Après avoir
visité la villa d’Henry van de Velde à Bruxelles, il prend conscience de l’importance
du renouveau artistique naissant et transforme sa galerie en un vaste espace d’expo-
sition et de vente consacré aux meubles, bijoux, verreries, céramiques, panneaux
décoratifs, tissus, etc. signés des grands noms du mouvement.

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L’Art nouveau – 63

En outre la diffusion du mouvement repose sur les échanges intenses qui s’orga-
nisent entre des artistes britanniques, belges, français, les voyages se multiplient et les
idées nouvelles se diffusent. Ainsi, l’architecte français Hector Guimard est influencé
par les œuvres de Victor Horta qu’il a admirées à Bruxelles lors d’un voyage en 1895.
Ces nouvelles vues sur l’art sont approfondies, théorisées, et se répandent dans
le public par des revues illustrées d’art et d’architecture.

3. Les grands noms du mouvement


a. En Belgique
L’architecte Victor Horta (1861-1947) est le chef de file du mouvement en Belgique.
Il intègre hardiment les matériaux nouveaux, comme l’acier, à des constructions tout
entières ornées de motifs floraux et de volutes, inspirées également de l’art orien-
tal. L’Hôtel Tassel, édifié à Bruxelles en 1892, est connu dans toute l’Europe.

b. En France
Sur le plan architectural, deux villes sont particulièrement actives. L’École de
Paris est représentée essentiellement par Hector Guimard qui façonne durablement
Paris en construisant de nombreux immeubles (comme le Castel Béranger, rue La
Fontaine, ou l’hôtel Guimard que l’architecte habita avec son épouse, avenue Mozart,
deux bâtiments dans le XVIe arrondissement de Paris), et en concevant le dessin des
bouches de métro que l’on admire encore au détour des rues. Pour l’École de Nancy,
Émile Gallé (1846-1904), verrier et ébéniste, fait de la ville une véritable capitale
de l’Art nouveau en France, dans un contexte de régionalisme revendiqué face à
l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine par l’Empire allemand après 1871.
D’autres domaines sont marqués par l’Art nouveau. René Lalique (1860-1945) est
en particulier célèbre pour le travail du verre et la joaillerie.
En revanche, il n’existe pas véritablement d’expansion du mouvement dans le
domaine de la peinture ; elle tend à devenir un élément du décor. Ceux qui poussent
le plus loin cette logique d’un art décoratif sont les Nabis, regroupés autour de
Paul Sérusier, Maurice Denis, Pierre Bonnard, etc. Ils entretiennent des liens avec
l’Art nouveau, mais sans que les deux approches se superposent exactement. C’est
pourquoi l’essentiel de la production Art nouveau dans le domaine pictural porte
sur la création et l’illustration d’affiches publicitaires dont l’esthétique emprunte
également aux motifs japonisants qui avaient profondément marqué les artistes
de l’Art nouveau. Le grand public est familiarisé avec ces affiches grâce à de multi-
ples reproductions.

c. En Espagne
La ville de Barcelone a été modelée par les réalisations de l’architecte Antonio
Gaudi (1852-1926) comme le Parc Güell, la basilique de la Sagrada Familia, etc.

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64 – L’Art nouveau

III. Critiques, déclin et reviviscence


Le parti pris des artistes du mouvement en faveur des arts décoratifs constitue
le socle des critiques qui sont formulées à leur encontre.
Deux éléments leur sont en particulier reprochés :
• L’ornementation des objets n’est pas subordonnée à leur fonction ;
• Le phénomène de mode qui accompagne cette nouvelle esthétique conduit
à la production d’objets en série, dont le nombre et la qualité parfois insuffi-
sante dégradent l’image des œuvres authentiques et des véritables artistes.
En fin de compte, le succès populaire de l’Art nouveau est assimilé à une
dévalorisation.
En outre, le mouvement a été peu théorisé, il n’y a pas eu véritablement de forma-
lisation des principes. Ceci a également contribué à la relative brièveté de l’exis-
tence de ce mouvement.
On peut ainsi comprendre pourquoi, dès 1910, les partis-pris de l’Art nouveau
furent récusés au nom d’un retour à des formes plus géométriques, à des décors
plus dépouillés : l’Art déco prolonge l’Art nouveau, mais rompt également avec lui.

Conclusion
Malgré la brièveté dans le temps du mouvement artistique de l’Art Nouveau, il
constitue un élément familier de notre environnement car il a imprimé sa marque
dans les villes, et dans les mentalités il constitue une forme importante de question-
nement de la modernité.

ْ Prolongements

Cependant, les surréalistes vont à l’inverse saluer l’influence du mouvement,


et réhabiliter les œuvres de Guimard à Paris ou Gaudi à Barcelone. Le mouve-
ment gagne véritablement en importance et en reconnaissance après les années
cinquante ; aujourd’hui l’Unesco a classé de nombreux bâtiments Art nouveau comme
Patrimoine mondial.

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L’Art nouveau – 65

Texte sur l’Art nouveau

Hector Guimard
1 Article dans The Architectural Record, vol. XIII, n° 2, 1902.
Texte publié en anglais en 1902 ; la version originale en langue française n’existant
plus, le texte a été re-traduit de l’anglais par Paul Smith, avec l’aide de Catherine Gros.
« C’est à nous, architectes, qu’incombe plus particulièrement la tâche de
définir, par notre art, l’évolution artistique, mais aussi civilisatrice et scientifique
de notre temps.
La Nature est un grand livre dans lequel nous pouvons trouver notre inspira-
tion et c’est également dans ce livre que nous devons chercher les principes qui,
lorsqu’ils auront été trouvés, devront être définis et appliqués par l’esprit humain
selon les besoins humains. De cette étude, je tire trois principes qui devraient avoir
une influence prédominante sur toute production architecturale :
1. La logique, qui consiste à prendre en compte toutes les circonstances de
la situation à laquelle l’architecte est confronté, circonstances qui sont infinies
dans leur variété et leur nombre.
2. L’harmonie, ce qui veut dire mettre en accord toutes les constructions, non
seulement avec les demandes auxquelles il faut répondre et les ressources finan-
cières disponibles, mais aussi avec leur environnement.
3. Le sentiment qui, participant à la fois de la logique et de l’harmonie, est
leur complément à toutes deux, et qui mène, par l’émotion, à l’expression la plus
élevée de l’art.
Ce sont là les principes que j’ai souhaité illustrer dans tous mes édifices. »

CM 07 Art nouveau

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L’ASIE MINEURE,
ENTRE EUROPE ET ASIE

ώ Frise chronologique n° 6

ْ VIIIe millénaire av. J.-C. ْ 476 apr. J.-C.


Çattal Hûyûk, première ville. – Capitale de l’Empire romain d’orient
ْ XVIIe – XIIe (?) siècle av. J.-C. à la chute de Rome.
Deux grandes civilisations – Invasions mongoles, arabes, turques.
anatoliennes : Empire Hittite, Ourartou. – Victoire des Turcs sur Byzance
à Manzikert (1071) ; installation
ْ XIIe siècle av. J.-C. progressive en Anatolie.
Guerre de Troie.
ْ 1204
ْ XIe siècle av. J.-C. (époque romaine) – La IVe croisade : prise et sac
Développement de la Grèce d’Ionie. de Byzance.
ْ Xe siècle av. J.-C. (époque contemporaine) – Royaumes et principautés francs.
– Empire perse. ْ 1453
– Guerres Médiques : Marathon Prise de Constantinople par les Turcs
(490 av. J.-C.), Salamine (480 av. J.-C.). Ottomans (sultan Mehmet), capitale
ْ IVe siècle av. J.-C de l’Empire ottoman1.
Conquêtes d’Alexandre. ْ 1923
ْ VIIe siècle av. J.-C. – Fin de l’empire ottoman.
Fondation de Byzance. – Mustapha Kemal fonde la République
ْ 310 apr. J.-C. turque.
Capitale de l’empire romain, renommée
Constantinople en 330.

1. Les Turcs, d’origine mongole, étaient des tribus nomades qui apparaissent en Anatolie à partir
du XIe siècle. Des clans rivaux, d’abord les Seldjoukides, puis les Ottomans, descendants
d’Osman. Ils s’islamisent à partir du Xe siècle.

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L’Asie mineure, entre Europe et Asie – 67

Introduction
L’Asie mineure est la péninsule par laquelle l’Asie s’avance dans la Méditerranée.
Elle se confond pour l’essentiel avec l’Anatolie, dont le nom signifie, selon son étymo-
logie grecque « le pays où le soleil se lève », donc l’Est, l’Orient, pour qui la regarde
depuis l’Europe.
Située entre les deux continents, elle a toujours été un lieu de rencontres et de
confrontations. Elle a été un pont avec le Proche Orient où est né le christianisme,
lui a permis de se développer, avant de gagner L’Europe. On situe sur ce territoire
la naissance de l’agriculture, des villes. Mais les conflits ont jalonné son histoire,
guerres Médiques, quatrième croisade, guerre froide. Les séismes, tremblements
de terre ou guerres y engloutissent fréquemment les villes et les peuples, mais ils
donnent parfois naissance à de nouvelles civilisations. Quand Romulus Augustule,
dernier empereur de l’Empire de Rome, est contraint d’abdiquer en 476, Byzance –
Constantinople – devient la capitale de « l’Empire romain d’Orient », le « basileus »
gardant le titre de « César ». Et Byzance devient la Ville, la Polis qui remplace l’Urbs.
Au XIe siècle, le grand schisme déchire catholiques et orthodoxes. Byzance a préservé
dans ses bibliothèques l’essentiel de la littérature gréco – romaine pendant tout le
Moyen Âge. Lorsque les érudits byzantins commencent à fuir la menace des Turcs,
ils apportent en Italie les précieux manuscrits, source du « Quattrocento », et de la
Renaissance. Quand Byzance meurt, l’Occident renaît.
La Turquie à son tour se tourne tantôt vers l’Europe, tantôt vers l’orient.
Un pont ou un champ de bataille ?

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68 – L’Asie mineure, entre Europe et Asie

I. Une place centrale par la géographie


Au sens strict de la géographie, l’Anatolie désigne le plateau central où se trouve
actuellement la Turquie. Elle est délimitée au nord par la chaîne Pontique, qui la
sépare de la mer Noire, à l’est par le haut plateau arménien, piémont du Caucase,
et au sud-est par le Taurus, au sud duquel commence le désert syrien. Mais le terme
recouvre aussi l’ensemble de la péninsule, bordé par trois mers, Méditerranée,
Marmara (ou Propontide), et mer Noire. Elle contient d’anciens volcans situés sur des
failles toujours actives et favorables aux séismes. Elle connaît donc tous les types
de climat et de paysage : méditerranéen sur les bordures, continental avec la steppe
sur le plateau central, type alpin sur les confins orientaux.
La position géographique est la clé pour comprendre l’importance du lieu, avec
quelques points majeurs.

1. Les détroits
Deux détroits, les Dardanelles et le Bosphore, permettent le passage maritime
entre la mer Noire et la Méditerranée, et commandent donc le commerce et surtout la
circulation des flottes de guerre. La guerre de Troie (XIIe siècle av. J.-C.), la IVe croisade
(1204), les nombreuses guerres turco-russe, la bataille désastreuse de Gallipoli (1915)
visaient la maîtrise de ces points stratégiques. Si le passage du pétrole et du gaz se
fait actuellement par des oléoducs et des gazoducs, le tracé de ces derniers reste
délicat. En revanche, l’accès à la Méditerranée, seule mer chaude qui la borde, pour
la Russie, est toujours d’actualité, comme l’a montré l’annexion de la Crimée (2014).

2. La frontière avec le monde persan et arabe


La Turquie a une frontière à l’Est avec l’Iran et l’Irak, et au sud avec la Syrie. La
région d’Urfa (Edesse dans l’histoire, Ur dans la Bible) et celle d’Antioche, sont plus
proches de la Syrie par leur peuplement et par la géologie. Les quatre pays sont
majoritairement musulmans, mais leur origine, leur langue et leur religion même
(Turquie sunnite, Iran chiite, Irak et Syrie encore récemment d’un islam laïque) sont
différentes et les opposent. La république kémaliste avait ancré le pays dans le bloc
occidental en adhérant à l’OTAN en 1952. A cause de cette proximité avec des pays
« sensibles », l’OTAN pouvait surveiller l’URSS à la frontière du Caucase, et a installé
une base aérienne dans le sud, essentielle pour la couverture militaire de la région.

3. Les régions méditerranéennes et les îles


Les côtes égéennes ne différent en rien des autres pays méditerranéens, et
jusqu’en 1923, étaient majoritairement de peuplement grec. Une série disconti-
nue de cités historiques la borde, d’Istanbul à Antalya, avec les villes prestigieuses
de Troie, Pergame, Izmir (Smyrne), Milet, Ephèse, Priène, Phocée, Didyme, Bodrum
(Halicarnasse). Certaines sont de grandes villes actives, d’autres ne présentent plus

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L’Asie mineure, entre Europe et Asie – 69

que des ruines. Parallèlement, un chapelet d’îles tout aussi connues dans l’histoire,
sont rattachées à la Grèce, mais géologiquement à la péninsule anatolienne : le
Dodécanèse (Lesbos, Chios, Patmos, Samos), Rhodes, Kos. Les revendications terri-
toriales des uns et des autres surgissent périodiquement, les incidents ne manquent
pas, et, de part et d’autre, les collines dénudées sont ornées de drapeaux grecs
ou turcs afin que nul n’ignore ce passé. L’île de Chypre en a fait les frais lorsqu’en
1974, alors qu’elle avait un statut d’indépendance, la rumeur d’un rattachement à
la Grèce a poussé la Turquie à l’envahir, et jusqu’à présent, l’île est coupée en deux
dans une situation figée.

4. Le Caucase
La chaîne de montagnes contient le point culminant de la région, le mont Ararat
(5 165 m). Frontière naturelle avec le monde oriental, la chaine caucasienne permet-
tait le passage de la route de la soie, et à partir du XVIIIe siècle, est devenu une zone
de conflits avec la Russie et une frontière fluctuante, redessinée par les guerres : le
traité de San Stefano (1878) attribue la province de Kars à la Russie, mais la Turquie
en reprend le contrôle en 1918. Staline s’évertuera à découper les régions pour briser
les velléités nationalistes. On lui doit les guerres régionales qui accompagnent
l’éclatement de l’URSS à la fin du XXe siècle. Les transferts forcés de population
compliquent le jeu : le sultan fait venir les peuples musulmans du monde russe, comme
les Tcherkesses (ou Circassiens) ou les Tatars, pour unifier la coloration religieuse.
D’emblée, on voit qu’aucune définition n’est simple. Qu’on se réfère à l’histoire,
à la géographie, à la linguistique, voire à la génétique, tout revient à des considé-
rations politiques.

II. Une terre de commencements et de découvertes


Ces bouleversements et rencontres ont favorisé le développement des connais-
sances humaines et multiplié les apports.

1. La ville
L’Anatolie centrale a vu le développement de villages, voire de villes au début
du néolithique. Le site de Catal-Höyük, près de Konya, fouillé à partir de 1960, a
été habité dès le VIIIe millénaire et pouvait contenir des milliers d’habitants, tantôt
regroupés, tantôt en villages mitoyens.
De très nombreux sites archéologiques gardent leurs secrets. On a montré récem-
ment que Troie, occupée du troisième millénaire au Moyen Âge, ne se limitait pas
à une citadelle, mais comprenait toute la plaine alentour. En Cappadoce, on trouve
des villes souterraines pouvant abriter jusqu’à 20 000 personnes, avec des greniers,

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70 – L’Asie mineure, entre Europe et Asie

des puits, des lieux de cultes. Si elles ont été surtout occupées dans les phases de
conquête, arabe, mongole, seldjoukide, elles sont attestées par Xénophon (dans
l’Anabase, 399 av. J.-C.), et sont attribuées aux Hittites.
Enfin, c’est à Milet, sur la côte Ionienne, qu’Hippodamos (498-408 av. J.-C.), conçut
le fameux plan d’urbanisme en damier. Adepte des thèses de Pythagore, il préconisa
la division tripartite de la cité en une partie sacrée, une partie publique, la troisième
en possessions individuelles.

2. Les découvertes technologiques et culturelles


a. L’agriculture
Les sociétés nomades de chasseurs cueilleurs se sédentarisent au début du
néolithique en trouvant des conditions pour une agriculture balbutiante entre le Xe
et le VIIIe millénaire av. J.-C. C’est au Proche-Orient que l’on situe cette révolution,
de la Mésopotamie jusqu’à l’Arménie historique. Il semble aussi que les conditions
climatiques aient favorisé la culture des céréales en altitude dès le IVe millénaire
av. J.-C. On peut encore voir des canaux d’irrigation dans l’ancienne ville de Van, ou
en Cilicie.

b. Sciences et technologie
Le premier millénaire avant notre ère accumule les découvertes et inventions
dans tous les domaines :
• Les philosophes, géomètres et astronomes Thalès de Milet (VII-VIe siècle av.
J.-C.) et Pythagore de Samos (VI-Ve siècle av. J.-C.).
• Le géographe Strabon, né à Amasée (Amasya) dans le Pont, (Ier siècle av. J.-C.).
• Hérodote, (Ve siècle av. J.-C.), et Denys, (Ier siècle av. J.-C.), nés à Halicarnasse
(Bodrum) fondent l’histoire.
• Invention de la monnaie, (légendaire roi Crésus), travail des métaux et du
bronze, usage du cheval. Pour les Grecs d’Homère, les Troyens sont les
« dompteurs de chevaux ».
Ces progrès sont en grande partie dus à la convergence des grands pôles cultu-
rels antiques, au premier rang desquels l’Égypte et Babylone.

3. Le christianisme
Si le christianisme est né en Palestine, c’est dans l’Anatolie gréco-romaine puis
byzantine qu’il s’est développé et consolidé.
L’apôtre Jean aurait accompagné la Vierge à Ephèse où se trouve son tombeau,
puis se serait retiré à Patmos où l’on montre la grotte où il aurait écrit le Livre de
l’Apocalypse.

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L’Asie mineure, entre Europe et Asie – 71

Sous l’empire romain, une importante colonie juive s’est installée dans la région,
en plusieurs vagues, attestée dès Cicéron. Peut-être s’agit-il de conversions des
populations locales, soucieuses de plus de spiritualité. Elle favorise l’expansion
du christianisme. L’apôtre Paul, natif de Tarse, habite à Ephèse et note l’existence
de nombreuses églises et d’évêques. Pline le Jeune en témoignera en 112 apr. J.-C.
L’Asie Mineure est donc un foyer important où se dessine la nouvelle religion.
Sur les 21 conciles œcuméniques que connut l’Église, les 8 premiers se tinrent
en Anatolie, de Nicée en 325 à Constantinople en 869, définirent le dogme chrétien,
La Trinité, le Credo, la date de Pâques, et écartèrent comme hérétiques des inter-
prétations différentes (Ariens, Nestoriens).
Des villes comme Edesse, Césarée, Ephèse, Constantinople, sont des lieux où
se développe la nouvelle religion. Le pays est couvert de milliers de monastères,
aujourd’hui détruits pour la plupart, contenant des bibliothèques et des scriptoria
qui reproduisent les textes sacrés, en grec, en araméen, ou dans les langues régio-
nales, arménien, géorgien.
Des cultes locaux se développent, révérant les quarante martyrs de Sébaste, ou
Saint Nicolas, l’ancêtre du Père Noël, à Myre, en Lycie, ville dont il a été l’évêque.
En dépit des différentes guerres et expulsions, l’Anatolie a gardé des témoignages
forts de la présence chrétienne primitive, ce sont les églises rupestres de Cappadoce.
Au cours des deux premiers millénaires, les chrétiens se sont cachés dans des vallées
et des habitats troglodytes et y ont résisté aux envahisseurs, arabes, mongols, turcs.
Ils y ont construit des églises byzantines innombrables.
La rupture, très violente, entre les deux capitales du monde chrétien, Rome et
Byzance, se fait en deux temps :
En 1054, le schisme est consommé entre les églises d’Occident et d’Orient. Si les
causes sont officiellement des divergences théologiques, comme la fameuse querelle
du Filioque, l’éloignement s’explique aussi par des motifs politiques et culturels.
Dorénavant, l’église d’Orient sera considérée comme hérétique par Rome, alors que ses
membres eux-mêmes s’appellent orthodoxes. De nos jours, Constantinople devenue
Istanbul reste le siège de cette église, et son patriarche a le titre de « patriarche
œcuménique », « primus inter pares », pour l’église russe, grecque, roumaine, bulgare.
Non sans qu’il y ait des problèmes de préséance.
Plus grave, la IVe croisade, partie d’Occident pour reconquérir Jérusalem, en
1204, se détourne de l’itinéraire initial, et attaque Constantinople, la prend, la
pille, et l’affaiblit définitivement. L’empire ne retrouvera jamais sa puissance et ne
pourra résister à la poussée ottomane. L’expédition était essentiellement financée
par Venise et une grande partie des objets dérobés orne encore le Trésor de Saint
Marc, ainsi que de nombreuses églises d’Europe occidentale. Le sujet n’est toujours
pas oublié par l’église orthodoxe.

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72 – L’Asie mineure, entre Europe et Asie

4. Place culturelle de l’Asie mineure


C’est en Asie mineure que se trouve la source des mythes occidentaux gréco-ro-
mains ou judéo-chrétiens : à la fin du Déluge, c’est sur le mont Ararat que s’est posé
Noé, dit-on. Pour le punir de son audace, Prométhée a été enchaîné sur le Caucase ;
Troie et toute l’épopée homérique sont situées sur la côte ouest. Donc toutes nos
références à Achille, Andromaque, Ulysse, sont nées sur ces terres. Alexandre y
tranche le nœud gordien, on peut parcourir le fleuve Méandre.
Dans une des premières tragédies du monde occidental, Les Perses, Eschyle raconte
le choc sanglant du monde oriental et occidental lors de la deuxième guerre Médique.

III. Le pouvoir politique, d’un empire à l’autre

1. Un survol historique rapide met en évidence la succession d’empires


sur cette terre
L’empire hittite était centré sur l’Anatolie par sa capitale Hattousa, mais s’est
étendu jusqu’à la Mésopotamie antique. Puis les Perses et les Romains ont occupé et
fortement marqué la région, qui est restée marginale dans leurs empires. Le passage
fulgurant d’Alexandre fait du grec une langue universelle en Méditerranée orien-
tale. Mais c’est Byzance, puis les Ottomans qui font de l’Anatolie le cœur géogra-
phique de leur pouvoir et prennent pour capitale Constantinople, la ville située sur
les deux continents.
Depuis les Hittites, la région est une mosaïque de peuples, qui adoptent parfois
la langue et la religion du nouveau venu, langue et cultures indo-européennes,
zoroastrisme, christianisme, islam, en les faisant coexister avec les us autochtones.
Le pouvoir impérial, que ce soient les Perses, Byzance ou le Sultan, impose une
hiérarchie entre dominants et minorités. Les groupes ethniques vivent dans des
villages voisins, sans se mélanger, ou dans des quartiers des villes : village grec,
village kurde, village arménien, village alévi, autour de leur lieu de culte. Pourvu
qu’elles fassent allégeance au pouvoir central, on tolère les cultures différentes.
La tolérance et les conversions forcées ont varié selon les époques. Sous Byzance,
au contraire, les églises nestorienne, arménienne, géorgienne, soucieuses de se
démarquer de l’église orthodoxe, se proclament autocéphales, ou se rapprochent
des « Francs », les royaumes hérités des croisades.

2. Les signes du pouvoir : la capitale


a. La basilique Sainte-Sophie
Constantin établit sa capitale chrétienne sur l’acropole de la Byzance antique,
et on peut encore en voir les splendeurs, les traces de l’Hippodrome ou la basilique
Sainte-Sophie (IVe-VIe siècle). Jusqu’à l’édification de Saint-Pierre de Rome, celle-ci

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L’Asie mineure, entre Europe et Asie – 73

est la plus grande église de la chrétienté, évoquée même par Rabelais. Dès la prise
de la ville, en 1453, le sultan Mehmet vient y prier et la préserve du pillage, la fait
restaurer, et la transforme en mosquée, comme la plupart des grandes églises byzan-
tines. Située à l’emplacement d’un temple d’Apollon, elle contient des colonnes du
temple d’Artémis à Ephèse, des jarres de Pergame, des portes de bronze de Tarse.
Elle réalise donc la synthèse de l’Antiquité hellénistique et du christianisme, mais
aussi de l’Islam. A ce titre Atatürk lui a ôté tout caractère sacré et en a fait un musée
en 1934, geste que l’historien Edhem Eldem1 qualifie de « promotion de l’universa-
lisme occidental ».

b. Les palais impériaux


Ces bâtiments reflètent l’oscillation entre l’Ouest et l’Est.
Mehmet fait construire son palais de Topkapi sur la même colline, suivant un
plan oriental, distribuant autour de quatre cours les différentes fonctions du palais,
le siège du gouvernement, l’appartement de l’empereur, le harem. Construit dès le
XVe siècle, il évoque la Cité interdite de Pékin, avec différentes étapes vers l’inti-
mité, le quartier des femmes étant inaccessible. Le sultan et sa famille sont ainsi
isolés du reste du monde.
À l’inverse, au XIXe siècle, le sultan Abdülmecid Ier poursuit la politique de moder-
nisation initiée par son père et ouvre l’ère des « tanzimat », « la réorganisation ». Il
s’installe dans le palais de Dolmabahçe, au bord du Bosphore, conçu comme un palais
occidental, au cœur de la partie européenne de la ville. L’architecte Garabet Balyan
et son fils Nigogos qui l’ont construit, ont introduit à Istanbul le baroque italien. On
leur doit de nombreux bâtiments prestigieux dans la capitale, et en particulier la
petite mosquée néo-baroque d’Ortakoy, dont la proximité de nos jours avec le premier
pont sur le Bosphore illustre la dualité de la ville, entre modernité et tradition. Par
ces changements, le sultan veut ancrer son pays dans la sphère occidentale. Mais
son fils Abdul Hamid abroge ces réformes en 1876, revenant à une autorité absolue.

3. Le modèle politique
Le même mouvement de balancier se produit au XXe siècle, où le fondateur de la
République, Mustapha Kemal Atatürk impose une république laïque de type occiden-
tal, que le parti islamiste au pouvoir au XXIe siècle, l’AKP, s’efforce de supprimer par
petites touches. Mais il a imposé une capitale moins cosmopolite, Angora – Ankara,
au cœur de l’Anatolie.
Un vif débat est venu sur le devant de la scène en Europe quand la Turquie a posé
sa candidature à l’entrée dans Union Européenne. Officiellement, une infime partie
de son territoire, la Thrace, est en Europe, mais les réticences ont été nombreuses
et semblent avoir eu raison du projet.

1. Professeur à l’Université du Bosphore, et titulaire de la chaire d’histoire turque et ottomane


au Collège de France.

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74 – L’Asie mineure, entre Europe et Asie

IV. Invasions et migrations

1. La question de l’identité de ses habitants


a) Suivant les mouvements européens du XIXe siècle, la république turque est un
état-nation : un état, une citoyenneté, alors que l’empire ottoman, comme les empires
russe ou austro-hongrois, reconnaissait des minorités ethniques et religieuses. Tous
les citoyens sont égaux, ont le droit de vote, et tous les hommes effectuent le service
militaire. Dans les faits, on a découvert l’existence de fichiers secrets indiquant l’ori-
gine ethnique et religieuse de tel ou tel1, source d’inégalités.
b) La religion : le traité de Lausanne2 impose des droits pour les minorités chrétiennes
et juives autorisant le culte et les écoles spécifiques. Mais les clivages parfois violents
ont fait fondre le nombre des populations non musulmanes, en particulier des Grecs.
Les Kurdes ne sont donc pas reconnus dans leur identité : tout en étant musulmans, ils
conservent des traditions issues du zoroastrisme, comme le nouvel an. D’autres religions
font l’objet de discriminations, comme les Alevis, qui pratiquent un islam différent et
composeraient 20 % de la population. D’autres enfin soulignent qu’au fil de l’histoire,
des villages entiers ont dû se convertir à l’Islam, pour ne pas payer l’impôt des minori-
tés (un ou plusieurs fils enlevés pour devenir janissaire) ou simplement échapper aux
massacres et à la déportation. Le pays compterait actuellement plus d’un million de
« krypto-chrétiens » qui ne peuvent revenir à leur religion d’origine, puisque l’aposta-
sie est interdite, et ils subiraient les tracasseries des voisins.
c) La langue : la langue officielle est le turc, d’origine ouro-altaïque, mais on ne
reconnaît pas les innombrables langues locales, comme les diverses langues kurdes,
d’origine indo-européenne. Le conflit avec les Kurdes, qui composent environ 20 %
de la population y trouve sa source depuis les années quatre-vingt.
Cette structure pluriethnique ne résiste donc pas au concept moderne de l’État-na-
tion et de la proclamation héritée d’Ataturk : « un peuple, une nation. »

2. La frontière
Le terme semble peu adapté. A l’Ouest, les côtes, historiquement grecques, sont
l’objet de la revendication nostalgique des descendants grecs des « Micrasiates ».
Les îles au contraire sont réclamées périodiquement comme turques. La frontière
dans le Caucase a fluctué, et le passage avec l’Arménie est fermé. Enfin, la limite sud
avec la Syrie est remise en question : tracée à la règle par deux officiers britannique
et français pendant la première guerre mondiale, la « ligne Sykes-Picot » est contes-
tée, et peu respectée de part et d’autre : l’armée turque la franchit régulièrement, de
même que, dans l’autre sens, les réfugiés syriens, les rebelles, les contrebandiers.

1. Cf. Fethyie Cetin, le livre de ma grand-mère, 2004, où elle raconte comment son oncle s’est vu
interdire une carrière dans la gendarmerie, découvrant que sa grand-mère était arménienne,
à son insu.
2. Signé en 1923, il remplace le traité de Sèvres, et fonde la république de Turquie.

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En revanche, des groupes nationaux ne sont pas pris en compte : les Kurdes vivent
dans quatre pays : la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran, la république indépendante
d’Arménie ne représente qu’une petite part de l’Arménie historique.
Le nationalisme cherche à éradiquer ces différences culturelles : la toponymie
est une arme efficace : les noms des villes et des régions ont régulièrement changé :
on connaît les mutations de Byzance-Constantinople-Istanbul, de Césarée-Kaiseri,
Smyrne-Izmir, Angora-Ankara et bien d’autres pour ôter toute connotation autre
que turque. L’enseignement de l’histoire et de la géographie dans les écoles et les
lycées gomme tout ce qui n’est pas turc1. Même la classe moyenne ne peut identifier
son environnement : les églises de Cappadoce, les ruines de temples antiques sont
situées dans un temps lointain. Pire encore : le passage à l’alphabet latin (1934) et la
« nationalisation » de la langue, dont on cherche à supprimer les nombreux éléments
persans ou arabes, interdisent l’accès du plus grand nombre au turc ottoman, donc à
des inscriptions ou à des documents historiques antérieurs au début du XXe siècle.
Les déplacements incessants de population atténuent également la mémoire
locale : Au XXe siècle, les régions majoritairement grecques ou arméniennes, tout
comme les plaines de l’Ouest américain, ou le shtetl polonais violemment vidé
des populations juives, ont été l’objet d’épuration ethnique. Les Grecs chassés, les
Arméniens massacrés ont été remplacés par des « rapatriés » musulmans des Balkans
déracinés. Parfois, la terre a gardé la mémoire des peuples disparus et l’a transmise.
Longtemps on a vu les vignes et les oliviers centenaires abandonnés, une fois leurs
propriétaires grecs chassés, les nouveaux occupants venus d’ailleurs ne les connais-
sant pas. Depuis peu, ils en ont découvert l’intérêt touristique.

Conclusion
L’Anatolie est une représentation de l’histoire des hommes : terre de passage, elle
a vu naître et croître des civilisations et des empires. Dans la douleur et la violence,
elle a été le foyer de découvertes et de guerres. Gouvernée par des empires, elle
avait une structure multiculturelle. Certes, une religion dominait et tolérait les autres
comme minorités, ou les persécutait, mais le caractère pluriethnique subsistait.
Mais elle a favorisé aussi l’éclosion d’autres civilisations. Venise s’est parée
du butin pris à Byzance en 1204, et toute l’Italie a orné ses églises de mosaïques
byzantines. L’Anatolie a réalisé l’union du monothéisme judaïque et de la pensée
gréco-romaine en développant et transmettant au monde le christianisme. Marco
Polo débarque en Cilicie, et, remontant vers le Caucase, ouvre la route de la soie et
des caravanes vers l’Asie.
Au gré de l’histoire elle est un pont ou elle se détourne de l’un ou l’autre de ses
deux pôles. Mais au-delà des épiphénomènes de l’actualité tapageuse, elle reste un
lieu central de la politique mondiale.

1. Étienne Copeaux, Espace et temps de la nation turque, 1997, Paris, CNRS.

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ْ Prolongements

Textes sur l’Asie mineure

Victor Hugo
1 Les Orientales, 8-10 juillet 1828.
En avril 1822, une insurrection de l’île de Chios est réprimée très violemment par
l’armée turque. L’opinion européenne est très choquée et soutient la Grèce dans sa
lutte pour l’indépendance (1830). Voir également Byron, ou Eugène Delacroix, Les
massacres de Scio, 1824.
L’Enfant
Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.
Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,
Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaîment et gaîment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d’Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu’un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre ?
Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?

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L’Asie mineure, entre Europe et Asie – 77

Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ?


— Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.

Flaubert
2 Voyage en Orient, 1851.
Au XIXe siècle de nombreux écrivains européens, à la suite de Chateaubriand,
Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811, découvrent « l’Orient », terme qui recouvre aussi
bien l’Asie mineure que la Palestine, et l’Afrique du nord, et décrivent leur voyage. Ainsi
de Lamartine, Voyage en Orient, 1835, Nerval, Voyage en Orient, 1851, ou Flaubert,
Voyage en Orient, 1851, pub. posth. 1881.
On retient ici les extraits de deux lettres de Flaubert à son ami Louis Bouilhet et
à son oncle, François Parain :
Lettre à Louis Bouilhet
Constantinople, 14 novembre 1850.
(…) D’abord de Constantinople, où je suis arrivé hier matin, je ne te dirai rien
aujourd’hui, à savoir seulement que j’ai été frappé de cette idée de Fourier : qu’elle
serait plus tard la capitale de la terre. C’est réellement énorme comme humanité.
Ce sentiment d’écrasement que tu as éprouvé à ton entrée à Paris, c’est ici qu’il
vous pénètre, en coudoyant tant d’hommes inconnus, depuis le Persan et l’Indien
jusqu’à l’Américain et l’Anglais, tant d’individualités séparées dont l’addition formi-
dable aplatit la vôtre. Et puis, c’est immense. On est perdu dans les rues, on ne voit
ni le commencement ni la fin. Les cimetières sont des forêts au milieu de la ville.
Du haut de la tour de Galata, on voit toutes les maisons et toutes les mosquées
(à côté et parmi le Bosphore et la Corne-d’Or pleins de vaisseaux). Les maisons
peuvent être comparées aussi à des navires, ce qui fait une flotte immobile dont
les minarets seraient les mâts des vaisseaux de haut bord (phrase un peu entor-
tillée, passons).
J’aurai demain ton nom, Loue Bouilhette (prononciation turque), écrit sur
papier bleu en lettres d’or. C’est un cadeau que je destine à orner ta chambre.
Cela te rappellera, quand tu le regarderas tout seul, que je t’ai beaucoup mêlé à
mon voyage. En sortant de chez les « malins » (écrivains) où nous avions discuté
le papier, l’ornementation et le prix de ladite pancarte, nous avons été donner
à manger aux pigeons de la mosquée de Bajazet. Ils vivent dans la cour de la
mosquée, par centaines. C’est une oeuvre pie que de leur jeter du grain. Quand on
arrive, ils s’abattent sur les dalles de tous les côtés de la mosquée, des corniches,
des toits, des chapiteaux des colonnes. Le port a aussi ses oiseaux familiers. Au
milieu des navires et des caïques, on voit les cormorans voler ou qui se reposent
sur les flots. Sur les toits des maisons il y a des nids de cigognes, abandonnés
l’hiver. Dans les cimetières les chèvres et les ânes broutent tranquillement et, la
nuit, les femmes turques y donnent des rendez-vous aux soldats.
Lettre à François Parain
Constantinople, 24 novembre 1850.
(…) Ah ! vieux polisson de père Parain, si vous étiez ici vous ouvririez de grands
yeux à voir dans les rues les femmes. Elles se font voiturer dans des espèces de
vieux carrosses suspendus et dorés à l’extérieur comme des tabatières. Là dedans,

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78 – L’Asie mineure, entre Europe et Asie

couchées sur des divans comme dans leur maison (la voiture quelquefois est
close par des rideaux de soie), on peut les contempler tout à son aise. Elles ont
sur la figure un voile transparent à travers lequel on voit le rouge de leurs lèvres
peintes et l’arc de leurs sourcils noirs. Dans l’intervalle du voile, entre le front et
les joues, paraissent leurs yeux qui brûlent à regarder et qui dardent sur vous,
d’aplomb, leurs prunelles fixes. De loin, ce voile, que l’on ne distingue pas, leur
donne une pâleur étrange, qui vous arrête sur les talons, saisi d’étonnement et
d’admiration. Elles ont l’air de fantômes. À travers les voiles qui retombent sur
leurs mains, brillent leurs bagues de diamants ; et songer, miséricorde ! Que dans
dix ans elles seront en chapeau et en corset ! Qu’elles imiteront leurs maris qui se
font habiller à l’européenne, portent des bottes et des redingotes !

Istanbul, gloires et dérives


3 Dirigé par Semih Vaner, revue Autrement, Hors-série n° 29, mars 1988, p. 127, entretien
avec Jacques Lacarrière.

Jacques Lacarrière, est un écrivain dont on connaît les récits de voyage, et la


passion pour la Grèce.
Je suis tombé sur un chapitre du Crétois1 qui portait ce titre : La Grande Idée. Je
ne connaissais pas le thème à l’époque. La Grande idée, c’est tout simplement pour
les Grecs, l’idée de la reprise de Constantinople. Au fur et à mesure que la Grèce se
libérait – et cela a pris du temps : certaines parties de la Grèce n’ont été définitive-
ment libérées qu’après la Première Guerre mondiale – s’est développé, surtout dans
les milieux monarchistes, ce qu’on a appelé « La Grande Idée » : il ne s’agissait plus
seulement de récupérer des territoires traditionnellement considérés comme faisant
partie de la Grèce – la Péloponnèse, la Grèce du Nord et les îles – mais d’aller jusqu’à
Constantinople, de reconquérir la ville. Cette idée, qui n’a jamais été qu’un argument
de la droite chauvine, servit à détourner l’attention de problèmes intérieurs graves,
apparus à mesure que la Grèce accédait à son indépendance.

Montesquieu
4 Lettres persanes, 1721.
Dans ce roman épistolaire, Montesquieu rapporte les lettres et réflexions de deux
Persans qui voyagent d’Ispahan à Paris, et observent les mœurs des pays qu’ils traversent.
La lettre XIX raconte lÀ traversée de l’Anatolie d’est en ouest et en dresse un portrait
très négatif, alors que l’empire est à l’apogée de sa puissance. On remarque la première
utilisation de l’expression « corps malade » qui lui sera attribuée à la fin du XIXe siècle.
Lettre XIX
USBEK À SON AMI RUSTAN.
À Ispahan.
Nous n’avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-cinq jours de marche,
nous sommes arrivés à Smyrne.

1. Pendélis Prévélakis, Le Crétois, 1948-1950, roman sur la libération de la Crète, au début du


XXe siècle.

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L’Asie mineure, entre Europe et Asie – 79

De Tocat à Smyrne, on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu’on la nomme.
J’ai vu avec étonnement la faiblesse de l’empire des Osmanlins. Ce corps malade
ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des remèdes violents,
qui l’épuisent et le minent sans cesse.
Les pachas, qui n’obtiennent leurs emplois qu’à force d’argent, entrent ruinés
dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête. Une milice
insolente n’est soumise qu’à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes
désertes, les campagnes désolées, la culture des terres et le commerce entière-
ment abandonnés.
L’impunité règne dans ce gouvernement sévère : les chrétiens qui cultivent les
terres, les juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille violences.
La propriété des terres est incertaine, et, par conséquent, l’ardeur de les faire
valoir ralentie : il n’y a ni titre, ni possession, qui vaillent contre le caprice de ceux
qui gouvernent.
Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu’ils ont négligé jusques à l’art
militaire. Pendant que les nations d’Europe se raffinent tous les jours, ils restent
dans leur ancienne ignorance, et ils ne s’avisent de prendre leurs nouvelles inven-
tions qu’après qu’elles s’en sont servies mille fois contre eux.
Ils n’ont nulle expérience sur la mer, nulle d’habileté dans la manœuvre. On
dit qu’une poignée de chrétiens sortis d’un rocher font suer tous les Ottomans,
et fatiguent leur empire.
Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que les
Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire : ils croient faire
grâce à ces étrangers de permettre qu’ils les enrichissent.
Dans toute cette vaste étendue de pays que j’ai traversée, je n’ai trouvé que
Smyrne qu’on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce sont les
Européens qui la rendent telle, et il ne tient pas aux Turcs qu’elle ne ressemble
à toutes les autres.
Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles, sera
le théâtre des triomphes de quelque conquérant.
À Smyrne, le 2 de la lune de Rhamazan, 1711.

CM 08 Asie mineure

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LE BAROQUE

ώ Frise chronologique n° 7

ْ Renaissance ْ Début XVIIe siècle


Quattrocento en Italie (XVe siècle), Shakespeare ; préciosité en France ;
XVIe en France. Corneille.
ْ 1545-1563 ْ 2e moitié XVIIe siècle en France
Concile de Trente : début Classicisme.
de la Contre-Réforme. ْ 2e moitié XVIIIe siècle
ْ 1560 – 1770 Le néo-classicisme et le préromantisme
Architecture et sculpture baroque mettent fin au mouvement baroque.
en Italie, Espagne, Autriche, Hongrie. ْ 1820
ْ XVIe siècle Premières œuvres romantiques
Maniérisme, en Italie. en France.

Introduction
Le baroque est un mouvement artistique qui s’épanouit en Europe entre 1560
et 1760. Il s’oppose à l’idéal de mesure et d’harmonie de la Renaissance et exprime
le sursaut catholique de la Contre-Réforme, en réaction à la Réforme protestante.
Au concept de baroque on associe ou oppose celui du classicisme, ou des formes qui
en sont dérivées, le rococo, le maniérisme, le burlesque, la préciosité.

I. La Contre-Réforme
Inquiet du succès de la Réforme initiée par Luther et Calvin, le pape Paul III convoque
un concile œcuménique, qui se tient en Italie, à Trente et Bologne, entre 1545 et 1563.

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Le baroque – 81

En vingt-cinq sessions, les Pères conciliaires répondent aux critiques protes-


tantes, apportent des modifications certaines, mais affirment fortement la préémi-
nence de l’église catholique.
Les conclusions portent sur le dogme : le concile réaffirme la doctrine du péché
originel, qui touche tous les hommes, mais est effacé par le baptême. Il définit le
Canon, ce qui est révélé, et la Vulgate, version de la Bible considérée comme unique
source. Il confirme la liste des sept sacrements, la célébration en latin de la messe,
même si le sermon peut se faire en langue vernaculaire. Il maintient le culte des
saints, après un léger dépoussiérage.
Il réforme également le clergé, affirme la place hiérarchique des évêques, tout
en sanctionnant les abus, et cherche à remédier à l’ignorance des prêtres en créant
des séminaires pour les former.
Le projet est de reconquérir les fidèles attirés par la nouvelle religion, en s’appuyant
sur le clergé, et en sollicitant les artistes notamment les architectes bâtisseurs de
nouvelles églises, les sculpteurs et les peintres. En 1539, Ignace de Loyola fonde la
Compagnie de Jésus, ou Jésuites, congrégation masculine qui ajoute aux trois vœux
de pauvreté, chasteté et obéissance un quatrième d’obéissance spéciale au pape.
Ils s’engagent comme des soldats au service de la Contre-Réforme et en particulier
dans les domaines de l’éducation et de l’évangélisation. Ils fondent des écoles en
Europe, et des missions en Amérique latine, en Extrême-Orient et en Inde.
Tous les fidèles doivent se référer à une doctrine claire, formulée par le catéchisme
du Concile de Trente, rédigé en 1566, et qui prévaudra jusqu’au catéchisme de 1992.

II. L’Art baroque


L’Art baroque est le bras armé de cette nouvelle volonté. Les églises majestueuses,
les décorations très voyantes, les statues émouvantes, tout doit concourir à « la plus
grande gloire de Dieu », « Ad majorem gloriam Dei », selon la devise des Jésuites.

1. Définitions
Le terme portugais barocco désignait une perle fine de forme irrégulière, dont
les joaillers exploitaient l’anomalie et qu’ils sertissaient pour en faire un objet origi-
nal et précieux. Le terme « baroque » a ensuite été utilisé seulement par l’historien
de l’art Heinrich Wölfflin1, en 1915, puis dans la critique littéraire, pour désigner la
période de 1560 à 1760 en Europe. Il s’oppose alors à la Renaissance humaniste
fondée sur la mesure et la retenue des Anciens.

1. Heinrich Wöllflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, 1915.

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82 – Le baroque

2. Principes
L’Art baroque se caractérise par :
• La liberté des formes, le mélange des genres : ainsi de l’église du Val-de-Grâce,
à Paris, à la façade classique, et au dôme baroque, construite par François
Mansart, en 1645.
• La passion pour les métamorphoses, le goût des masques et des travestisse-
ments. Il repose sur la conviction que tout est illusion, éphémère, instable.
On joue de l’apparence et de la réalité. C’est le ressort principal de la comédie
L’Illusion comique de Corneille1. L’homme baroque rencontre donc dans la
nature cette modification incessante. Le groupe Apollon et Daphné2 du Bernin
trouve dans le mythe l’inspiration de ces métamorphoses, en présentant une
jeune fille devenant un arbre.
• La préférence pour les courbes : ainsi Le Bernin, l’auteur de la colonnade ellip-
tique de la place St-Pierre à Rome se vit rejeté pour la colonnade du Louvre à
Paris qui échut à Perrault. Son grand rival à Rome, Borromini, accentuait plus
encore cette caractéristique. Il suffit de comparer les escaliers de Borromini
et du Bernin au palais Barberini.
• La recherche de l’émotion par l’expressivité, que développent les statues du
Bernin, comme l’Extase de Sainte Thérèse,3 ou de son admirateur Pierre Puget
(Milon de Crotone)
• L’ornementation, la scénographie, la théâtralité, la démesure, l’ostentation :
église du Gesù à Rome, ou la Fontaine de Trevi.
En littérature, le baroque se manifeste en poésie, Théophile de Viau, Malherbe,
et dans la floraison du roman, Honoré d’Urfé qui le pousse vers l’idéalisme (L’Astrée),
et Charles Sorel qui explore le roman réaliste (Histoire tragique de Francion).

III. Le classicisme
Les concepts de « baroque » et « classicisme » ont été inventés par la critique du
XIXe siècle, qui a aimé opposer l’un à l’autre. On considère désormais que le classi-
cisme recouvre les années 1660 à 1685, en France, soit l’ascension de Louis XIV, et
qu’il est une forme du baroque.
Il correspond à une volonté de tout soumettre au critère de la rationalité, donc
prône la maîtrise de soi, l’analyse, la mise au pas des passions. La rationalité débouche
sur les progrès scientifiques grâce à Descartes et Pascal, mais aussi sur une morale
qui décrit un homme universel, intemporel, celui des Fables de La Fontaine ou des
archétypes mis en scène par Molière. Il annonce ainsi les Lumières, période où l’Art
baroque s’épanouira pleinement.

1. Cf. texte 2.
2. Galerie Borghèse, Rome.
3. Église Santa Maria della Vittoria, Rome.

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Le baroque – 83

À la cour, les moralistes français développent une vision pessimiste de l’homme et


condamnent les passions qu’on apprend à analyser et exprimer : La Rochefoucauld1
et madame de Lafayette2 décrivent des êtres emportés par leurs excès, et les person-
nages de Racine courent tous à la mort tragique que provoquent l’amour, la haine,
la jalousie.
La symétrie règne en architecture, et satisfait l’œil qui admire le château de
Versailles, et s’appuie sur l’équilibre et l’harmonie de l’antique. Arcs de triomphe
(portes Saint Denis et Saint Martin) et frontons reprennent les canons de l’esthé-
tique gréco-romaine. L’homme soumet la nature des parterres et des allées à des
tailles géométriques. La perspective du Grand Canal ou des Tuileries introduit l’infini
dans le paysage et, paradoxalement, réduit le monde.
Mais la dichotomie baroque – classique est très théorique, et ne peut s’appliquer
sans discussion. Ainsi pourra-t-on reconnaître chez Corneille les excès du baroque
dans Le Cid (1636) et son intrigue étourdissante. Mais dès 1640, il fait formuler par
l’empereur Auguste la définition de la maîtrise classique :
« Je suis maître de moi comme de l’univers.
Je le suis, je veux l’être. » Cinna (V, 1)

IV. La préciosité, le maniérisme, le burlesque, le rococo


On peut rattacher au baroque des développements particuliers qui l’ont précédé
ou suivi.

1. La préciosité
C’est un courant littéraire, voire une mode, qui se développa en France sous le
règne de Louis XIII et jusqu’aux années 1660. Des dames de l’aristocratie tenaient
des salons, parfois dans leur chambre à coucher, où l’on parlait littérature et beau
langage. Elles visaient à modifier et embellir la langue française en développant les
métaphores, exigeant une grammaire irréprochable3, mais surtout en traitant des
thèmes amoureux qui permirent le raffinement de l’analyse psychologique. Dans le
prolongement des cours d’amour de la courtoisie médiévale, on proposait des jeux et
des épreuves aux amants. Si Molière (Les Précieuses ridicules, Les Femmes savantes, Le
Misanthrope) les a caricaturées, tout comme La Fontaine (Fables, « La Fille », VII, 4),
on doit reconnaître l’immense dette de Racine aux précieuses en ce qui concerne
l’expression et l’analyse des passions. De même leur apport à la langue, au vocabu-
laire, à la poésie est indiscutable, tout comme la mode du salon littéraire. C’est à ce

1. La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions morales, 1664.


2. Madame de Lafayette, La princesse de Montpensier, 1662 ; La Princesse de Clèves, 1678 (romans).
3. Les travaux des grammairiens normalisent la langue, comme Vaugelas, qui fréquente les
salons précieux, ou Arnaud et lancelot, maîtres de Port Royal, tout comme l’Académie vise à
normaliser le vocabulaire.

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84 – Le baroque

moment qu’est fondée l’Académie qui doit veiller sur la langue, comme les codes
de cour que Versailles poussera à son comble. La langue a banalisé des métaphores
inventées par les précieuses : « billet doux », « travestir sa pensée ».

2. Le burlesque semble le mouvement inverse sous plusieurs aspects


• Le burlesque à proprement parler qui met en scène des héros nobles dans un
langage et des situations dégradantes (Scarron, Virgile travesti, 16).
• L’héroï-comique traite des sujets vulgaires dans un style noble (La Fontaine,
Fables, « Les deux coqs », VII, 12).
• Le grotesque célèbre des objets de la vie quotidienne ou des personnages
difformes, et mêle le comique à l’angoisse (Vélasquez, Les Ménines, 1656).

3. Le rococo
C’est un développement du baroque au XVIIIe siècle.
Le terme, longtemps péjoratif, désigne l’alliance du baroque et du style « rocaille »,
qui imite les rochers et les pierres naturelles dans l’ornementation. Il vise plus de
légèreté et de frivolité en ajoutant à des bâtiments classiques une décoration exubé-
rante : des ferronneries à l’extérieur (Place Stanislas à Nancy), des stucs et dorures,
agrémentées de putti (angelots) à l’intérieur. On ajoute aussi des éléments exotiques,
orientaux voire gothiques.
Il se développe à profusion en Europe centrale et dans le sud de l’Allemagne
catholique. En Italie, c’est à Venise, Naples et la Sicile qu’on en trouve de nombreux
développements.
Les peintres Watteau, Fragonard ou Boucher expriment ainsi la fragilité de la
beauté et de l’amour dans une nature conventionnelle.

4. Le maniérisme
Il se développe surtout sous le règne de François Ier et rejette la perfection formelle
de la Renaissance, en refusant l’imitation de la nature, les règles strictes de compo-
sition et de perspective. Art savant, il s’adresse à des connaisseurs, en faisant des
références aux chefs d’œuvre connus. Né en Italie, ce genre sera importé en France
et prendra le nom d’« école de Fontainebleau ».
Il joue sur l’obscurité et le mystère, les formes courbes, une déformation des
corps ou une exagération.
On peut citer Le Dernier dîner du Tintoret, Le Greco en Espagne.
L’art de l’énigme et de la métamorphose est poussé à l’extrême dans les compo-
sitions du peintre Arcimboldo (1526-1593).

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Le baroque – 85

V. Le néo-classicisme
Les dérives spectaculaires du baroque entraînent une réaction vers plus de sobriété
à partir de 1750, au moment où les jeunes gens de l’Europe des Lumières complètent
leur éducation en accomplissant « le Grand Tour ». On met à jour Pompéi et Herculanum
et les principes de l’art et de l’architecture gréco-romains, que Vitruve avait théorisés,
suscitent une vogue en Europe et aux États-Unis, qu’on appela « le retour à l’antique »1,
ou « le vrai-style ». Après la vogue des ruines, que peint Hubert Robert2, les parcs des
châteaux cachent des « fabriques », fausses ruines antiques, à Versailles, Schönbrunn,
ou le Désert de Retz, dans les Yvelines. Les représentants les plus connus sont le peintre
David et le sculpteur Canova et il se développe dans les styles Directoire, Empire, ou
Biedermeier. À son apogée en 1780-1800, il cèdera devant le romantisme.

Conclusion
Si le terme de baroque, employé tardivement, désigne une vaste période de la
culture européenne, son origine est bien la Contre Réforme catholique. Jusqu’à ce
que s’impose l’esthétique néo-classique au milieu du XVIIIe siècle, les catérogies de
« baroque » et de « classique » sont dans une heureuse symbiose : le faste et l’osten-
tation se marient avec la symétrie et la recherche de l’harmonie.

ْ Prolongements

Dans la langue moderne, l’adjectif « baroque » déborde du domaine de l’his-


toire de l’art. Il connote toujours la bizzarerie, l’irrationnel, avec parfois une nuance
pejorative. Il serait intéressant de retrouver des parentés entre la production de l’âge
baroque et celle de l’Art nouveau, par exemple, qui elle aussi affectionne la sinuo-
sité, le goût pour l’ornement3.

Textes sur le baroque

Mathieu de Montreuil
1 Madrigal précieux, 1793.
Le poète Mathieu de Montreuil (1620-1691) s’adresse à Madame de Sévigné,
« à l’issue d’une partie de Colin-Maillart. »

1. Voir article « art grec ».


2. Voir texte 3.
3. Voir : Paolo Portoghesi, Luca Quattrocchi, Foloc Quilici, Baroque et Art nouveau, le miroir de la
métamorphose. 1988.

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De toutes les façons vous avez droit de plaire, Mais surtout vous savez nous
charmer en ce jour : Voyant vos yeux bandés, on vous prend pour l’amour ; Les
voyant découverts, on vous prend pour sa mère.

Corneille
2 Illusion comique, V, 5, 1636.
Pridamant
Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l’argent ?
Alcandre
Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent.
Pridamant
Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
Alcandre
Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poème récité, partagent leur pratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,
D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.
Pridamant
Mon fils comédien !
Alcandre
D’un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
Et, depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N’est que la triste fin d’une pièce tragique
Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand équipage,
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer
Qu’alors que sur la scène il se fait admirer.
Pridamant
J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte.

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Le baroque – 87

Denis Diderot
3 Salon de 1767, à propos d’Hubert Robert, La Galerie du Louvre en ruine.
Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout
périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il
est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette
les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui
m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce
rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces
masses suspendues au-dessus de ma tête, et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des
tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! Et j’envie un faible tissu de
fibres et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne
les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul, je
prétends m’arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes côtés !
Si le lieu d’une ruine est périlleux, je frémis. Si je m’y promets le secret et
la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi. C’est là que
j’appelle mon ami. C’est là que je regrette mon amie. C’est là que nous jouirons de
nous sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux. C’est là que je sonde
mon cœur. C’est là que j’interroge le sien, que je m’alarme et me rassure. De ce
lien, jusqu’aux habitants des villes, jusqu’aux demeures du tumulte, au séjour de
l’intérêt des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs, il y a loin.
Si mon âme est prévenue d’un sentiment tendre, je m’y livrerai sans gêne. Si
mon cœur est calme, je goûterai toute la douceur de son repos.
Dans cet asile désert, solitaire et vaste, je n’entends rien, j’ai rompu avec tous
les embarras de la vie. Personne ne me presse et ne m’écoute. Je puis me parler
tout haut, m’affliger verser des larmes sans contrainte.
Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte dans une femme
honnête ; l’entreprise d’un amant tendre et timide, plus vive et plus courageuse.
Nous aimons, sans nous en douter, tout ce qui nous livre à nos penchants, nous
séduit, et excuse notre faiblesse.

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LA CIVILISATION
ARABO-ANDALOUSE

ώ Frise chronologique n° 8

ْ 711 ْ XIIe siècle


Débarquement des musulmans Maïmonide (Rabbin, philosophe
dans la péninsule ibérique. et savant).
ْ 750-1031 ْ 1238
Émirat puis Califat de Cordoue. Émirat de Grenade (Nasrides).
ْ Xe siècle ْ XIIIe-XIVe siècles
Gerbert (Evêque, mathématicien Alhambra de Grenade.
et philosophe). ْ 1492
ْ 1031-1238 Chute de Grenade qui tombe aux mains
Alternance d’États morcelés des Rois catholiques.
et de grandes dynasties (Almoravides,
Almohades).

Introduction
La région de l’Andalousie, au sud de l’Espagne, tient son nom d’un terme arabe :
Al-Andalus. Ce terme désigne l’ensemble des territoires de la péninsule ibérique ainsi
que certaines zones du sud de la France (jusqu’à Narbonne), qui furent, de façon
plus ou moins continue, sous domination musulmane entre 711 (premier débarque-
ment) et 1492 (chute de Grenade).

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La civilisation Arabo-Andalouse – 89

Le pays fut conquis et dominé par les musulmans, Arabes et surtout Berbères1,
de manière soudaine, sans que rien l’ait laissé prévoir : ce fut un épisode essentiel
de l’expansion du monde musulman. Mais la situation géographique particulière du
pays a donné une coloration spécifique à cette domination : la population d’Al-An-
dalus est cosmopolite, elle a des origines et même des croyances multiples. Certes,
les Arabes, les Berbères et les européens convertis à l’islam (qu’on désigne comme
muladies, terme arabe qui signifie « adapté » ou « métis ») sont majoritaires, mais
des juifs et des chrétiens (nommés mozarabes, terme arabe qui signifie « arabisé »)
contribuent également à l’éclat de cette civilisation.
L’intérêt de cette période vient du fait qu’Al-Andalus a été dès le IXe siècle un foyer
de haute culture au sein de l’Europe médiévale, attirant un grand nombre d’artistes et
de savants qui ont laissé des œuvres majeures et des découvertes décisives. L’Espagne
et le Portugal actuels accueillirent ainsi les sciences et la philosophie développées
dans le monde islamique par des lettrés et des savants musulmans ou juifs.

I. Repères historiques

1. Le royaume wisigoth
Au début du VIIIe siècle, la péninsule ibérique était dominée par les Wisigoths,
cette branche du peuple germanique des Goths qui s’installa à l’ouest de l’Empire
romain après avoir combattu tantôt avec, tantôt contre les armées romaines. Le
royaume wisigoth, au temps de sa plus grande extension (Ve siècle apr. J.-C.), occupait
une large part de la péninsule ibérique ainsi que le sud-ouest de la France actuelle,
entre la Loire et les Pyrénées (avec Toulouse comme capitale). Confrontés aux Francs
de Clovis au début du VIe siècle, ils durent se replier au sud des Pyrénées et instal-
lèrent leur capitale à Tolède ; ils conservèrent cependant au nord des Pyrénées le
Languedoc actuel et une partie de la Provence.
Au VIIe siècle, les Wisigoths règnent donc sur un empire hispanique qui emprunte
une partie de ses symboles et de son organisation à l’ancien Empire romain ; en outre
ils sont de longue date convertis au christianisme, ce qui occasionne de vives tensions
avec les communautés juives locales. Des centres urbains importants, comme Tolède,
Séville, Lisbonne, etc. entretiennent une vie intellectuelle assez conséquente.
C’est pourquoi l’étymologie du terme Al-Andalus, qui a fait l’objet de nombreuses
hypothèses et reste très incertaine, a été récemment rapportée à la désignation de
l’Espagne en langue wisigothique comme une terre attribuée par tirage au sort, soit
*landa-hlauts (ce qui aurait été le mode traditionnel d’attribution des terres chez les
Wisigoths).

1. Les Berbères sont un groupe ethnique autochtone d’Afrique du Nord.

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90 – La civilisation Arabo-Andalouse

2. La conquête par les musulmans


Néanmoins, la fin du VIIe siècle est marquée par une série de difficultés, rébel-
lions, épidémies, et surtout conflits de succession sur le trône du royaume. L’un des
partis qui prétendent au trône va chercher des appuis en Afrique du Nord. Dans la
nuit du 27 au 28 avril 711, les musulmans débarquent sur le rocher auquel leur chef,
Tariq ibn Ziyad, donna, paraît-il, son nom (djebel Tariq, devenu Gibraltar). Le roi des
Wisigoths Rodéric engage le combat, mais son armée est écrasée et lui-même dispa-
raît dans la bataille.
Cette conquête fut donc menée par des musulmans d’Afrique du Nord, c’est-à-dire
des Berbères plutôt que des Arabes. Les Espagnols parlent d’ailleurs d’une conquête
par les « Maures », terme qui, à l’origine, désigne précisément ces Berbères. Par la
suite, le terme « Maure » va se spécialiser et désigner les musulmans qui vivent en
Al-Andalus, qu’ils soient d’origine berbère ou non1.
C’est de cet événement que date Al-Andalus, même si la conquête du territoire
s’est opérée de façon progressive entre 711 et 716. C’est en 716 qu’apparaît pour la
première fois, sur une pièce de monnaie, ce terme d’Al-Andalus, désignant l’Espagne
musulmane par opposition à l’Hispanie romaine puis wisigothe, c’est-à-dire chrétienne.
Le terme a donc une portée symbolique très importante.
Les musulmans ont également poussé leur conquête jusque sur le territoire de la
France actuelle, mais cette extension n’a pas été pérenne. En 732, ils envahissent la
région de Bordeaux, et sont finalement arrêtés à la bataille de Poitiers par Charles
Martel qui entame le rattachement de l’Aquitaine au royaume franc. En 759, Pépin
le Bref reprend la région autour de Narbonne.

3. L’émirat puis le califat de Cordoue


Dans les premiers temps, les territoires conquis sont placés sous l’autorité de
gouverneurs nommés par les autorités omeyyades2 installées à Damas. En 750, lorsque
les Omeyyades sont renversés par les Abbassides3, le jeune prince Abd al-Rahman
parvient à s’enfuir et se réfugie en Afrique du Nord, avant de gagner Al-Andalus. Il
soumet toute la zone à son autorité et lègue à ses successeurs un royaume assez
stable, pacifié, même si les tensions et conflits ne sont pas totalement absents.
Ces successeurs peuvent dès lors mener des politiques culturelles ambitieuses,
en particulier l’émir Abd al-Rahman II qui règne entre 832 et 852, un mécène et
protecteur des Arts et des Lettres. On peut à bon droit parler d’apogée culturel

1. Ce sont ces Maures qui ont donné leur nom à un emblème héraldique traditionnel, la « tête
de Maure », que l’on trouve par exemple sur le drapeau corse.
2. Les Omeyyades sont une dynastie de califes qui gouvernent le monde musulman de 661 à
750. Ils sont installés à Damas.
3. Les Abbassides sont une dynastie de califes qui gouvernent le monde musulman de 750 à 1258.
Ils déplacent le centre de gravité de l’islam de la Syrie vers l’Irak en installant leur capitale à
Bagdad, jusqu’à la destruction de la ville par les Mongols au XIIIe siècle.

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La civilisation Arabo-Andalouse – 91

à l’époque du califat de Cordoue, marqué par un remarquable équilibre entre la


puissance politique et militaire, d’une part, et l’éclat de ses productions intellec-
tuelles d’autre part.
Jusqu’au milieu du Xe siècle, ce royaume reste un émirat c’est-à-dire un état placé
sous l’autorité religieuse du califat de Bagdad même s’il est indépendant politi-
quement et économiquement. En 929, le calife en place proclame l’indépendance
religieuse de l’émirat, et fait ainsi un califat de ce royaume toujours aux mains des
Omeyyades depuis la prise de pouvoir d’Abd al-Rahman I. Ce califat restera consti-
tué jusqu’en 1031, avant de se dissocier en petits royaumes musulmans indépen-
dants à la faveur de luttes pour le pouvoir.
Cette période est particulièrement prospère ; la péninsule hispanique est au
centre de riches et nombreux échanges commerciaux.

4. De grandes dynasties dans un contexte plus troublé


Après la chute du califat de Cordoue, Al-Andalus se morcelle en petits royaumes
indépendants ; cette situation se produira à plusieurs reprises jusqu’en 1492, date
de la chute définitive du pouvoir musulman dans la péninsule ibérique.
À intervalles réguliers cependant, de grandes dynasties réunifient le territoire
d’Al-Andalus. On peut retenir en particulier :
• Les Almoravides (1086-1145) : il s’agit d’une dynastie berbère qui constitue
un empire allant de la Mauritanie à la péninsule ibérique. Sahariens austères
et rigides, ils favorisent les religieux ; la science, la philosophie, les arts sont
regardés avec méfiance. Juifs et Chrétiens sont maltraités.
• Les Almohades (1147-1228) : ce sont également des Berbères, appelés en
renfort contre les Almoravides dont la brutalité a lassé les populations. Leurs
principes religieux ne sont pas moins sévères.
• Les Nasrides et l’émirat de Grenade (1238-1492) : cette dynastie arabe fonde
le dernier État musulman d’Al-Andalus, réduit à un territoire très étroit au sud
de l’Espagne actuelle, et qui n’a pu survivre qu’en faisant l’allégeance aux rois
chrétiens de Castille et d’Aragon auxquels les souverains nasrides payent tribut.

5. La fin d’Al-Andalus
Toute cette période est marquée par les luttes contre les souverains chrétiens
qui dominent le nord de l’Espagne, et gagnent lentement du terrain contre les
musulmans. Dès l’implantation des musulmans en terre espagnole, les puissances
chrétiennes avaient œuvré pour contenir leur expansion et leur influence. En 1179,
les rois Alphonse II d’Aragon et Alphonse VIII de Castille signent un traité qui répar-
tit entre eux les territoires à conquérir sur les musulmans (répartition dont la trace
subsiste aujourd’hui dans le partage entre les langues, catalan et castillan). Cette
Reconquista (ou « Reconquête ») va connaître de nets succès : durant la première
moitié du XIIIe siècle, les rois chrétiens conquièrent la moitié de la péninsule ibérique.

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92 – La civilisation Arabo-Andalouse

Ensuite les Baléares sont reprises, essentielles pour le contrôle des voies maritimes
en Méditerranée. À la fin du XIIIe siècle, il ne subsiste d’Al-Andalus qu’une petite zone
autour de Grenade, et ce royaume de Grenade est vassal de la Castille.
Le 2 janvier 1492, les Rois catholiques (Isabelle Ire de Castille et Ferdinand II
d’Aragon) qui ont uni leurs royaumes et leurs forces en se mariant en 1469, prennent
Grenade et mettent fin à la présence d’un État musulman dans la péninsule espagnole.

II. Une vie culturelle particulièrement riche

1. Les conditions de cet épanouissement culturel


Les conquérants musulmans ont dès les premiers temps fait entrer avec eux sur
le territoire hispanique les grandes avancées de la science arabe.
Le territoire est propice au développement de ces sciences, des techniques, des
arts : les terres sont fertiles, l’eau est abondante, les routes commerciales sont bien
implantées depuis l’époque romaine, de grands ports permettent des échanges
commerciaux nombreux avec l’ensemble des pays du pourtour méditerranéen.
Al-Andalus est donc un territoire extrêmement riche.
La stabilité politique est également un facteur majeur ayant permis le dévelop-
pement de cette brillante civilisation.
Mais deux autres facteurs doivent être soulignés.
D’une part, les souverains d’Al-Andalus ont été souvent des personnalités remar-
quables, des hommes intelligents et cultivés dont le goût pour les œuvres artistiques
ou celles de la pensée était notoire. Le mécénat des califes, des émirs, des gouver-
neurs, constitue l’un des facteurs principaux de l’épanouissement de cette civilisa-
tion. Ils protégèrent continûment les savants et les érudits, même juifs ou chrétiens,
dans un esprit de pluralisme, de tolérance et d’universalisme. Par exemple, Al-Hakam
II réunit au Xe siècle une bibliothèque de plus de 400 000 volumes, envoyant ses
agents dans le monde à la recherche d’ouvrages rares ; à Cordoue, des copistes
(parfois des femmes) travaillaient d’arrache-pied pour reproduire tous les ouvrages
qui circulaient. En outre, Al-Hakam II porta la Grande mosquée de Cordoue à un
degré de magnificence inégalé.
D’autre part, toute cette zone sous l’autorité musulmane a été une zone de cosmo-
politisme, de mélanges, et la vie intellectuelle s’enrichissait dans ces contacts entre
ces civilisations différentes. On peut véritablement dire que le multi-confessiona-
lisme est la norme dans la péninsule ibérique médiévale. Cela ne signifie pas que
les non-musulmans (ou dhimmis, c’est-à-dire sujets non-musulmans de l’État musul-
man), Chrétiens et Juifs, n’aient pas fait l’objet de mesures discriminatoires, voire
de persécutions. Leur situation varie d’ailleurs selon les époques et selon le type
de pouvoir en place ; ils peuvent être tolérés, ou même avoir des liens assez étroits
avec les cercles du pouvoir, même s’ils sont parfois massacrés. Ainsi de nombreux

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La civilisation Arabo-Andalouse – 93

Juifs ont atteint, du temps de l’émirat puis du califat de Cordoue, de hautes positions
sociales ; les cultures arabe et juive interagissent et se nourrissent de leurs échanges,
elles connaissent un véritable âge d’or. Mais avec l’arrivée des Almoravides et des
Almohades, la situation change radicalement car ces dynasties conçoivent l’islam
de façon beaucoup plus rigoureuse et sont moins tolérantes à l’égard des Juifs. La
situation des Chrétiens est globalement moins favorable, peut-être ont-ils d’ailleurs
résisté davantage que les Juifs à l’arrivée des Berbères et des Arabes. En effet, les
Juifs, maltraités sous la domination chrétienne wisigothe, apportèrent sans doute
leur aide aux conquérants musulmans.

2. Des découvertes majeures


a. Sciences
La particularité de la science arabe est qu’elle s’est développée de manière
remarquable dès la mort du Prophète, au VIIe siècle, et qu’elle a constitué un socle
pour le développement des sciences en Occident au Moyen Âge et à la Renaissance.
Cette science arabe est fondée sur une pratique assidue de la lecture des ouvrages
anciens, sur une familiarité exceptionnelle avec les textes des savants de l’Antiquité,
surtout grecs mais aussi indiens ou peut-être même chinois, que les Arabes vont
rechercher, étudier, et surtout traduire dans leur langue, permettant une diffusion
exceptionnelle des connaissances.
Les premières traductions semblent avoir été réalisées à la fin du VIIe siècle et
au tout début du VIIIe siècle, à l’initiative de riches mécènes passionnés par tel ou
tel domaine. On ne peut pas vraiment dire qu’il s’agisse d’une démarche organisée
ou coordonnée au plus haut niveau des autorités musulmanes, mais cette activité
constitue un aspect essentiel du développement de la science arabe. S’appuyant sur
les intellectuels et les savants déjà actifs dans les territoires conquis, les Arabes vont
étudier, commenter, diffuser à grande échelle les œuvres des philosophes (Aristote,
Platon, mais aussi de multiples auteurs mineurs), des savants (géométrie d’Euclide,
astrologie, alchimie, médecine surtout, etc.). Pour bien comprendre l’importance de
ce phénomène, on peut noter que l’œuvre de Ptolémée (IIe siècle apr. J.-C.), fonda-
mentale dans les domaines des mathématiques et de l’astronomie, n’est en général
pas désignée par son titre grec mais par la déformation arabe de celui-ci, Almageste
pour Al-Mijisti, « La Très Grande (œuvre) ».
Ce mouvement de traduction permet véritablement l’émergence de la science à
la fois dans le monde arabe et, par transmission et communication, dans le monde
occidental. En effet, l’enseignement et la réflexion étaient restés longtemps limités
par la faible quantité d’ouvrages disponibles et leur médiocre qualité. En outre la
maîtrise de la langue grecque n’existait plus en dehors de l’Empire byzantin. C’est
pourquoi les traductions en arabe vont permettre d’accéder à des connaissances
jusqu’alors inaccessibles. Ce travail aurait contribué à la transmission du legs gréco-ro-
main à l’Occident.

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94 – La civilisation Arabo-Andalouse

Dans le même temps, toutes les formes du savoir font l’objet d’avancées décisives :
histoire, géographie, grammaire, poésie, philosophie, médecine, chimie, mathéma-
tiques, etc.
Les apports d’Al-Andalus à cette explosion des connaissances scientifiques sont
très importants. La région est au centre de va-et-vient permanents de voyageurs, de
professeurs, d’étudiants, de marchands, qui circulent entre les différentes contrées
de l’empire musulman, mais aussi entre l’Occident chrétien et le monde musul-
man. Des écoles réputées attirent l’élite intellectuelle de l’Europe entière. Ainsi, au
Xe siècle, le savant archevêque de Reims Gerbert, qui deviendra pape sous le nom
de Sylvestre II, a étudié les ouvrages des savants de Cordoue lorsqu’il séjournait
en Catalogne, à Ripoll, où un monastère important servait d’intermédiaire entre
les mondes chrétien et musulman. Il est un des premiers à introduire en France les
sciences arabes. De même, les communautés juives entretiennent des rapports étroits
avec les musulmans ; les savants juifs sont particulièrement actifs dans le travail
de traduction évoqué plus haut mais ils participent aussi aux grandes découvertes
scientifiques de ce temps. Par exemple, le rabbin Maïmonide, né à Cordoue en 1138
et installé au Caire, développe une œuvre portant sur la philosophie et la théologie
juives, mais appuyée sur une connaissance intime des grands penseurs musulmans
et de la tradition aristotélicienne venue de Grèce. Il écrit d’ailleurs une partie de
son œuvre en arabe. Il rédige également des traités de médecine à la demande des
souverains musulmans d’Égypte. On peut également mentionner le grand médecin
Alboucassis, entre le Xe et le XIe siècle, qui est une référence en matière de chirur-
gie. Ses ouvrages sont imprimés en Occident avant ceux d’Hippocrate ou de Galien
(dont il transmet les théories) ; il est encore abondamment cité au XVIe siècle par
exemple par Ambroise Paré.

b. Arts
Dans le domaine des arts, les traditions architecturales de Byzance et de Perse
parviennent en Europe occidentale par l’intermédiaire des musulmans d’Al-Andalus.
Ceux-ci ont développé des villes, des palais, des édifices religieux, remarquables
par leur grandeur et leur beauté. Ainsi, la Mosquée de Cordoue (qui est aujourd’hui
une cathédrale) est le monument le plus abouti de l’art musulman. Edifiée sur
d’anciennes architectures religieuses romaines et wisigothes, elle est agrandie et
enrichie entre le VIIIe et le Xe siècle jusqu’à devenir la plus grande mosquée du
monde après La Mecque. La décoration intérieure est absolument magnifique : une
véritable forêt de plus de 800 colonnes de marbres différents provenant du monde
entier, des mosaïques inspirées de l’art byzantin, des arcs en fer à cheval alternant
briques et pierres, etc… L’Alhambra de Grenade est un ensemble palatial fondé au
XIIIe siècle par les souverains nasrides, qui dirigeaient alors l’émirat de Grenade. Les
parties les plus remarquables furent édifiées au XIVe siècle. La décoration est d’une
très grande richesse : décorations florales stylisées, calligraphies, arabesques, motifs
géométriques, etc. Des jardins sont créés, des paradis pour reprendre le mot arabe
qui signifie « jardin », où l’eau circule et cascade, apportant une fraicheur bienfai-
sante mais témoignant surtout du haut degré de sophistication de l’art des jardins si
représentatif de l’art musulman. À Séville, l’alcazar ou palais fortifié (édifié à partir

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La civilisation Arabo-Andalouse – 95

de 844, puis régulièrement modifié et enrichi) est considéré comme un des exemples
les plus brillants de l’architecture des musulmans d’Espagne. Il était également orné
de jardins. La Giralda, l’ancien minaret de la Grande Mosquée de Séville, date de la
dynastie des Almohades (XIIe siècle), frappe par ses dimensions gigantesques. C’est
encore aujourd’hui l’un des monuments les plus admirés de Séville.
L’architecture n’est pas la seule forme d’art où a excellé Al-Andalus : faïence mêlant
influences hispaniques et mauresques, travail du métal et orfèvrerie, etc. ont par la
suite influencé l’art chrétien dans tout l’Occident médiéval et jusqu’à la Renaissance.

Conclusion
Cette percée musulmane sur le territoire européen est riche de traces, de récits,
de mémoire. Elle a représenté un défi pour le monde chrétien qui a lutté férocement
contre les envahisseurs. Mais dans les livres d’histoire, Al-Andalus n’est pas resté
comme un phénomène géopolitique. C’est un creuset atypique, où se sont mêlés
comme jamais (ou presque) les influences arabes, juives et occidentales, donnant
naissance à une civilisation brillante dont l’Occident s’est nourri et se nourrit encore.

ْ Prolongements

Après la reconquête des territoires musulmans par les rois chrétiens, on peut
observer la persistance de ces créations hybrides qui n’ont pu naître qu’en Al-Andalus,
à la faveur de la cohabitation entre les civilisations arabe et occidentale. On parle
d’Art mudéjar (l’adjectif signifie « musulman en territoire chrétien »), un art chrétien
qui emprunte certains de ses codes à l’influence musulmane.

Textes sur la civilisation arabo-andalouse

Voltaire
1 Charles Martel à Poitiers, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, 1756.
Il est évident que le génie du peuple arabe, mis en mouvement par Mahomet, fit
tout de lui-même pendant près de trois siècles, et ressembla en cela au génie des
anciens Romains. […] Un [des califes], en 711, passe d’Égypte en Espagne, soumise
aisément tour à tour par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et les
Vandales, et enfin par ces Arabes qu’on nomme Maures. Ils y établirent d’abord
le royaume de Cordoue. Le sultan d’Égypte secoue à la vérité le joug du grand
calife de Bagdad ; et Abdérame, gouverneur de l’Espagne conquise, ne reconnaît
plus le sultan d’Égypte : cependant, tout plie encore sous les armes musulmanes.

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96 – La civilisation Arabo-Andalouse

Cet Abdérame, petit-fils du calife Hescham, prend les royaumes de Castille,


de Navarre, de Portugal, d’Aragon. Il s’établit en Languedoc ; il s’empare de la
Guienne et du Poitou, et sans Charles Martel, qui lui ôta la victoire et la vie, la
France était une province mahométane.

Ahmed Djebbar
2 Les échanges entre Orient et Occident, Une histoire de la science arabe – Entretiens
avec Jean Rosmorduc, 2001, p. 145 sqq.

« Les échanges entre l’Europe et l’espace culturel musulman n’ont pas toujours
été la conséquence des traductions. Il se trouvait aussi des intellectuels qui, ayant
vécu un certain temps dans une communauté arabophone, en avaient assimilé
la langue et une partie du savoir enseigné. […] Ce phénomène a été observé dès
la fin du Xe siècle avec les activités scientifiques menées ou animées par Gerbert
d’Aurillac, avant qu’il ne devienne pape sous le nom de Sylvestre II. Son séjour en
Catalogne lui aurait permis d’accéder à des écrits astronomiques arabes traitant
de l’astrolabe. […]
Le même phénomène va se reproduire, mais à une échelle plus large, à la fin
du XIe siècle et au début du XIIe, à la fois dans les milieux latins et dans les milieux
hébraïques. […] On peut citer un [savant], bien connu celui-là, dont l’œuvre illustre
clairement ce double phénomène. Il s’agit de Léonard de Pise, connu également
sous le nom de Fibonacci (m[ort] vers 1240). Fibonacci cite très peu d’auteurs
arabes, mais le contenu de ses écrits, en particulier celui de son célèbre Liber
Abbaci (1202), parle pour lui : une comparaison même rapide révèle des filia-
tions indiscutables en ce qui concerne les types de problèmes, les méthodes de
résolution, la terminologie et même le symbolisme. Mais ce livre témoigne aussi
de l’apport personnel de son auteur. »

CM 10 Civilisation arabo-andalouse

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LE COLBERTISME

ώ Frise chronologique n° 9

ْ XVIe siècle ْ 1643-1661


Naissance du « mercantilisme ». Mazarin.
ْ 1624-1642 ْ 1661-1683
Richelieu. Colbert.

Introduction
Le colbertisme est aujourd’hui souvent associé aux critiques du discours libéral
sur la régulation étatique de l’économie.
Cette conception tire son nom de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) contrôleur
général des finances de Louis XIV. S’il n’en est pas l’inventeur à proprement parler, il
a fait du mercantilisme, né au seizième siècle, un système cohérent. Pour lui, l’éco-
nomie et la puissance d’un pays reposent sur — mais surtout s’évaluent grâce à —
l’importance de ses réserves en or. Tout doit donc être organisé afin de permettre
l’accroissement régulier et permanent des ressources de l’état.

a. Définition
Le « système » élaboré par Colbert est constitué autour de l’idée que la politique
doit réglementer et diriger l’économie du royaume afin de contrôler l’ensemble
des transactions commerciales et d’assurer une balance des paiements positive.
L’accumulation des richesses repose sur un commerce extérieur dégageant d’impor-
tants bénéfices mais également sur des échanges organisés par de grandes compa-
gnies surveillées par l’État ainsi que sur une agriculture prospère et des industries
performantes.

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98 – Le colbertisme

Pour parvenir à ces fins, Colbert conçoit une série de principes essentiels : il faut
accumuler et thésauriser les richesses donc, pour cela, gérer avec rigueur les finances
publiques et favoriser les échanges et le commerce.

I. Les origines : le mercantilisme1

1. La richesse, fondement de la puissance


La pensée mercantiliste, née au XIIIe siècle, atteint son apogée au XVIe siècle.
Ses partisans considèrent que seuls les métaux précieux sont garants de la richesse
— et donc, de la force et de la puissance politique — d’un État.
Il est par conséquent nécessaire non seulement d’accentuer la recherche et
l’extraction des minerais mais également d’en accumuler le plus possible et, pour
cela, d’attirer l’or et l’argent à l’intérieur des frontières mais aussi d’en freiner le plus
possible la sortie et l’exportation.
Le mercantilisme est également très étroitement lié aux découvertes de la
science. La richesse peut — et doit — être le produit du progrès. Les travaux de
Copernic et de Galilée ouvrent le monde à l’infini, l’Église perd de son influence
sur le système économique. Faire des profits n’est plus condamné ni diabolique. En
outre, les grandes découvertes et la colonisation du Nouveau monde, l’affermisse-
ment de la monarchie absolue et la naissance de la conception d’un état-nation, le
développement des progrès techniques, et l’apparition de grands centres urbanisés,
qui imposent un approvisionnement régulier en denrées et une comptabilité bien
tenue, contribuent à son développement.

2. Une politique globale


Les commerçants deviennent essentiels et l’état apparaît comme le seul organisme
capable d’établir des réglementations et des contrôles. Le mercantilisme de l’époque
humaniste est cependant très agressif et refuse toute possibilité de sortie exces-
sive des capitaux, certains allant jusqu’à envisager des mesures coercitives (jusqu’à
la peine de mort) pour les importateurs et les marchands déséquilibrant la balance
commerciale.
En outre, les mercantilistes ne se soucient le plus souvent que des échanges
quand le colbertisme ira jusqu’à réglementer tout ce qui touche à la vie économique
et à penser l’ensemble comme un tout cohérent.
Pour favoriser le commerce, Colbert sut en créer les conditions favorables. Il
organisa et développa les voies de communication (fit paver et éclairer les rues de
Paris, creuser des voies navigables comme de grands canaux, notamment celui du

1. Le mot est étymologiquement issu du nom italien « mercante » (signifiant « marchand »), il
appartient à la famille du « marché ».

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Le colbertisme – 99

midi). Il était également fondamental d’élargir le commerce extérieur, de subvention-


ner au besoin les entreprises de colonisation et d’exportation de biens, de dévelop-
per une commande publique favorisant la production intérieure. Il était en outre
indispensable de collecter les impôts, de créer un service de douanes efficace et de
protéger le marché intérieur.
Cette politique globale permet ainsi à Colbert d’envisager une prospérité durable
quand le système mercantiliste s’essouffle souvent rapidement. L’Espagne, immensé-
ment riche après les colonisations du Nouveau Monde et totalement mercantiliste,
perd peu à peu de son influence et de sa richesse parce qu’elle néglige les autres
aspects de la vie d’un royaume.

II. Le colbertisme, une politique cohérente


Colbert se différencie cependant des mercantilistes et de ses prédécesseurs,
Richelieu et Mazarin, en pensant que la seule possession des métaux précieux ne suffit
pas à assurer la grandeur d’un état. Il considère que la quantité de métaux extraite
et utilisée ne peut être indéfiniment augmentée. Si les colonisations permettent
une croissance momentanée de ces biens, pour lui, elles n’assureront pas à long
terme la prospérité.
Ainsi, pour qu’un état soit plus puissant, il lui faut être plus riche. Mais pour cela,
il doit trouver la richesse ailleurs que dans ses seules frontières, il faut donc dévelop-
per le commerce, attirer l’or des autres pays.
Ainsi la politique de Colbert trouve sa cohérence dans cette nécessité d’accroître
la puissance : il faut ponctionner à l’extérieur, augmenter les biens intérieurs et
essayer de limiter l’importation de produits chers, inutiles, coûteux et diminuant
les ressources de l’état. Cela passe donc par une série de décisions politiques et de
réglementations très précises.
La mise en place de ce système impose en conséquence un effort politique en
faveur de tout ce qui peut permettre le progrès et la glorification du roi. Colbert
fonde l’Académie des sciences en 1666, celle-ci permet de mettre en place l’Obser-
vatoire de Paris dès 1667 pour dresser des cartes de navigation précises et dévelop-
per la météorologie et le savoir astronomique par exemple. Le mécénat s’inscrit
également dans cette politique générale : les artistes sont mis à contribution pour
assurer la gloire du roi et contribuer à sa puissance.

1. Le commerce
Il constitue bien toujours la première source de revenus d’un état, à condition
d’exporter davantage que l’on n’importe. Colbert met donc en place un système qui,
peu à peu, va réguler les évasions de richesses. Il travaille en plusieurs étapes afin
de limiter les conséquences néfastes que pourraient avoir des impositions trop fortes
sur ce qu’il considère comme devant rester le plus libre possible, le commerce. En

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100 – Le colbertisme

1664, il instaure des tarifs douaniers assez modérés, établissant des listes de prix très
précises pour les principaux biens échangés. Les commerçants acceptent aisément
cette première étape puisqu’elle ne nuit pas à leurs échanges. En revanche, en 1667,
il passe à un second stade, plus sévère, en mettant en place des droits d’importa-
tion très élevés afin de limiter les entrées de marchandises créant des sorties d’or.
Parallèlement, il favorise les exportations en baissant le plus possible les taxes qui
pèsent sur les exportateurs français. Les importations de Hollande et d’Angleterre
sont alors très lourdement taxées et l’Angleterre riposte en réduisant les importa-
tions de vin. Mais cette mesure de représailles n’a que peu d’effet.

2. Les « Compagnies »
Le modèle mis en place dès 1602 par la Compagnie néerlandaise des Indes
commerciales avait montré comment le commerce international, bien mené par
des capitaux propres, appuyé sur des actions et la création de bourses de valeur
(à Amsterdam, Londres et Paris) pouvait assurer la puissance d’un état. Ce constat
avait incité Richelieu à créer des Compagnies (la Compagnie de Saint Christophe en
1626 -qui deviendra, en 1635, la Compagnie des îles d’Amérique — la Compagnie de
la Nouvelle France en 1627 et la Compagnie normande en 1628), mais ce furent des
échecs. Mazarin n’avait guère eu plus de succès avec sa Compagnie du Cap-Vert et
du Sénégal (en 1658) ou sa Compagnie de Chine (en 1660).
Pourtant, Anglais et Hollandais réussissent à faire fructifier les leurs, Colbert décide
donc d’en créer à son tour. Si certaines, comme la Compagnie du Nord connaissent
rapidement un début prometteur en mer Baltique, les autres, La Compagnie des
Indes orientales (en 1664) celle des Indes occidentales (la même année) ou celles
de la France équinoxiale (en 1663) et du Levant (née en 1670 et devenue « de la
Méditerranée » en 1685) sont fréquemment en difficulté et peinent à trouver des
souscripteurs. L’équilibre financier est souvent long à obtenir et, malgré les primes
offertes à chaque transaction et les monopoles (de commerce et de navigation)
octroyés par le roi, leur rentabilité est lente à voir le jour. La Compagnie des Indes
orientales ne sera vraiment rentable qu’au siècle suivant…
L’échec de ces entreprises est lié à plusieurs causes, mais il semble que les
souscripteurs aient souvent eu peur de l’ingérence de l’état et de l’amplitude de leur
domaine. Les territoires semblaient trop vastes pour être convenablement exploi-
tés compte tenu des moyens techniques et humains dont disposaient les directeurs.
Si l’on ajoute à ces obstacles la mauvaise gestion parfois, les querelles intestines
entre les directeurs, les manœuvres entreprises par certains religieux pour les utili-
ser à des fins prosélytes, leur développement n’était pas garanti aux yeux de ceux
qui possédaient assez d’argent pour y investir.

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Le colbertisme – 101

3. La colonisation
Pour Colbert — et nombre de ses contemporains — les colonies constituent
des réservoirs de ressources à exploiter afin d’enrichir le royaume et d’en assurer
la grandeur. Le colbertisme instaure donc la nécessité d’une utilisation totale des
richesses coloniales.
Il faut, pour en tirer tous les bénéfices, les peupler. Le colbertisme est aussi une
vaste entreprise de déplacement de population. Colbert dispose d’une source impor-
tante de personnes à envoyer aux colonies : l’Hôpital Général, créé en 1656 par un
édit de Louis XIV, fournit un nombre conséquent de candidats au départ, des jeunes
filles surtout. Créé pour lutter contre la mendicité et la pauvreté, il sert à « enfer-
mer » les « enfants trouvés », les mendiants, les invalides, et certaines filles « de
mauvaise vie ». Colbert y trouve un nombre considérable de jeunes filles qu’il envoie
aux colonies pour y contracter des mariages précoces arrangés. Il taxe les parents
qui n’auraient pas marié leurs fils de vingt ans et leurs filles de seize ans, il accorde
des pensions annuelles conséquentes aux familles de colons composées de plus de
dix enfants vivants (surtout au Canada) et favorise le commerce triangulaire et la
traite d’esclaves… Colbert supervise tout, il rédige même L’Édit du Roi sur la police
de l’Amérique française (rapidement rebaptisé le Code noir), en 1685, à la demande
de Louis XIV pour organiser l’utilisation des esclaves. Si ce texte leur accorde des
droits juridiques (mariage, possession de certains biens notamment) il constitue
surtout un code permettant de déterminer les droits des propriétaires et prévoit de
nombreuses sanctions violentes pour les esclaves récalcitrants.
Le commerce colonial est totalement mis sous la coupe de l’état : tout navire
étranger proche des côtes est arraisonné et confisqué. Aucun bateau ne peut accos-
ter ni commercer avec les colons. Enfin, le commerce ne peut être qu’avec la France,
les colonies n’ont pas d’autre partenaire commercial.
Le colbertisme peine à satisfaire les sujets du roi, de nombreuses revendica-
tions s’élèvent. En métropole, on veut vendre du vin aux colonies, aux Antilles c’est
du rhum et de la mélasse1 que l’on souhaite écouler dans les colonies anglaises. En
outre, cette centralisation et cette restriction des marchés extérieurs font que l’on
ne peut parfois assurer la totalité des besoins des colonies. Le bois de construction
ne parvient pas en assez grande quantité de France par exemple. Colbert refuse
pourtant d’atténuer la dureté des lois et n’autorise que quelques modifications secon-
daires, uniquement lorsque le besoin s’impose (le bois pourra être acheté plus près
notamment).
Les colonies servent malgré tout à augmenter et dynamiser la production et le
commerce français. Le système colbertien finit par créer effectivement une prospé-
rité intérieure.

1. La mélasse est le résidu sirupeux de la fabrication du sucre (de sa cristallisation).

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102 – Le colbertisme

III. L’accroissement de la puissance française

1. Le développement de l’industrie
Le colbertisme repose sur une diminution drastique des importations. Il faut
donc développer au maximum la production intérieure, développer les manufac-
tures et « produire français ». Colbert encourage donc les riches particuliers à créer
des entreprises, leur assurant des protections royales pour faciliter leur réussite.
Il faut également connaître les ressources de chaque région pour y adapter les
entreprises les plus efficaces. Il fait donc recenser tous les éléments essentiels des
provinces : population, main d’œuvre disponible, compétences potentielles, avantages
territoriaux, aspects géographiques. Bref, il réunit tous les éléments qui permettent
de créer les entreprises les plus adaptées à leur bassin d’emploi. Pour cela, Colbert
met en place une véritable administration publique officielle. Il délègue cette tâche
de recensement et de comptabilité à des collaborateurs qui organisent chacun une
branche. Il crée ainsi, en 1664, le Conseil du commerce, réunissant les délégués et les
fonctionnaires de dix-huit grands bassins industriels, chacun des collaborateurs se
charge de mettre en place les manufactures selon sa branche : le textile, les fonde-
ries, les dentelles et tricots… Pas de colbertisme possible sans afflux de capitaux.
Il faut donc aussi que les individus fassent circuler les richesses. Quelques particu-
liers créent ainsi des sociétés et des compagnies ouvertes sur le commerce extérieur.
Le colbertisme est donc à l’origine d’une administration structurée, nombreuse,
compétente et efficace mais également d’un maillage d’entreprises privées, mises à
contribution pour assurer la prospérité collective. Les manufactures se développent en
effet rapidement et un véritable tissu « industriel » apparaît sur le territoire français.

2. Le « capitalisme » colbertien
Mais le colbertisme est surtout politique d’état. Colbert préfère les entreprises
mises sous la coupe royale. Le plus souvent, les manufactures sont financées par
l’état puis on distribue des actions et on assure la pérennité de l’entreprise grâce
aux « armes » royales inscrites sur les produits. Le plus souvent, le roi est directe-
ment mis à contribution (cela donne naissance aux manufactures royales dont les
noms sont encore connus aujourd’hui (les Gobelins, la Savonnerie par exemple).
Mais les ressources françaises sont parfois limitées, aussi Colbert fait-il venir en
France les grands spécialistes étrangers. Il recrute des fabricants experts dans leurs
domaines, n’hésitant pas à leur prêter de quoi s’installer. Les meilleurs ouvriers étran-
gers sont invités à s’installer en France : les verriers vénitiens, les fondeurs belges,
les chapeliers espagnols, les brodeurs italiens… Parallèlement, les ouvriers français
se voient interdire d’aller à l’étranger, sous peine de mort, les étrangers désirant
regagner leur patrie sont jetés en prison…

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Le colbertisme – 103

3. La création de « centres industriels »


Les manufactures sont souvent d’assez petites unités, employant peu d’ouvriers.
Il est rare de trouver un véritable « prolétariat » (même si le mot est anachronique)
sous Colbert. Pourtant, certaines entreprises conduisent à créer des regroupements
et des centres plus importants.
Comme les mercantilistes et Richelieu avant lui, Colbert est convaincu que la
marine est l’un des éléments essentiels de la richesse et de la puissance d’un état.
Les exemples espagnols, anglais et hollandais en sont le témoignage. Il doit donc
augmenter la flotte française. Il commence par acheter des bateaux à l’extérieur mais,
fort de son système, il finit par organiser le développement des chantiers navals et
la construction de navires en France. Il développe ainsi les ports de La Rochelle et
Rochefort notamment.
Les chantiers navals contribuent à la création d’une nouvelle économie dans
la région, il faut de la main d’œuvre, des fonderies, des entreprises liées au bois, à
l’industrie textile, des voileries, des corderies, des commerces, des habitations, des
hôpitaux et toutes les infrastructures routières et urbaines nécessaires à ces chantiers.
Il faut ensuite recruter des marins, des soldats, des servants pour les canons et
des galériens pour les bâtiments. L’entreprise est plus difficile, l’esclavage et la justice
fournissent les galériens — à la demande de Colbert, on condamne aux galères plutôt
qu’à la peine de mort — la traite d’esclaves, enfin, se développe.

4. Les « monopoles »
Pour que le colbertisme fonctionne, il est également nécessaire que les débou-
chés soient importants et toujours accessibles. Ainsi, Colbert accorde des monopoles
régionaux ou nationaux. Une seule entreprise est alors autorisée à produire un bien
particulier, elle ne se voit opposer aucune concurrence et contribue pleinement à
l’augmentation des richesses nationales. Une fabrique seule, installée à Paris, est
autorisée à produire des glaces comme celles de Murano, une seule y fabrique des
dentelles à la manière de Venise, une seule, en Auvergne, produit des draps fins…
Ces monopoles ont une contrepartie : une réglementation très stricte, un système
d’amendes en cas de manquement très rigoureux. Les productions de médiocre qualité
sont détruites, le fabricant pouvant même en cas de récidive être exposé au carcan…

IV. Enjeux et obstacles

1. La prospérité
C’est le but principal de cette politique. Pour assurer le développement écono-
mique, le colbertisme doit être non seulement un système cohérent mais aussi
efficace. Le souci d’éviter les taxes excessives mais également les famines et les

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104 – Le colbertisme

disettes1, fréquentes, est essentiel. Il ne s’agit pas d’un désir de solidarité mais d’une
conséquence de la conception économique de Colbert : il faut assurer la prospé-
rité du royaume, donc la production de richesses. Ainsi, tout ce qui s’y oppose est
néfaste et doit être combattu.
Il faut, avant tout, nourrir correctement la population. Colbert se penche donc
également sur l’agriculture. Le royaume ne parvient pas à produire suffisamment de
céréales pour nourrir tous les français, le pragmatisme colbertien le conduit donc à
autoriser et même à développer l’importation de blé et de produits agricoles (et à
en interdire l’exportation). Face aux famines récurrentes, Colbert cherche à faciliter
l’accès au grain, il en baisse le prix (allant, en cas de disette jusqu’à le faire distri-
buer gratuitement). Pour assurer la prospérité générale, il tend vers une égalité de
traitement fiscal, vers une proportionnalité acceptable par tous, et vers une prise
en compte des particularismes individuels, sociaux et régionaux.
Le colbertisme est donc aussi une politique de l’équilibre qui a réussi à dévelop-
per et organiser le tissu industriel dans le royaume et permit à l’industrie française
de rattraper une grande partie de son retard sur celle de l’Angleterre. La qualité des
productions françaises accroît la demande internationale, fait entrer des devises.

2. L’obstacle de la « Guerre de Hollande »


Mais, pour réussir dans cette entreprise, il faut à tout prix diminuer la domina-
tion de la première puissance économique européenne, la Hollande, et augmenter
le pouvoir et l’influence de la France.
Les tarifs douaniers étaient donc une arme essentielle à ses yeux dans cette
politique de grandeur. Louis XIV, également en lutte contre la Hollande après la
constitution de la Triple-Alliance en 1668 et la guerre de dévolution soutient les
entreprises de Colbert et sa politique douanière. Toutefois, la Hollande refuse le
diktat et c’est une guerre qui s’ensuit.
La « guerre de Hollande », de 1672 à 1679, menée par Condé et Turenne, oppose
la France aux Provinces-Unies puis à une coalition européenne. Finalement, les
traités de paix de Nimègue et de Saint-Germain en Laye (en 1678-1679) permettent
à Louis XIV de consolider les frontières est et nord mais lui imposent de renoncer à
ses tarifs douaniers de 1667 et de ne plus chercher à régner sur les Provinces unies.
Le mercantilisme colbertien connaît son plus important échec puisque la France
doit accepter que « la liberté réciproque du commerce dans les deux pays » ne puisse
jamais être ni « défendue », ni « limitée » ni « restreinte par aucun privilège, octroi
ou concession particulière ».

1. Les famines (manques de nourriture qui peuvent conduire à la mort) et les disettes (nourriture
rare et peu abondante) se succédèrent de 1660 à 1664 notamment.

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Le colbertisme – 105

Conclusion
Colbert mort, sa politique fait l’objet de violentes critiques, les Réformés, chassés
de France par la Révocation de l’Édit de Nantes1 emportent avec eux devises et
savoir-faire, des biens que le colbertisme leur a apportés.
Les tentatives de modération fiscale nuisent aux efforts de guerre entrepris durant
la fin du règne de Louis XIV, le commerce subit le contrecoup des tarifs douaniers
imposés aux étrangers, la réglementation stricte semble nuire au développement
et à l’initiative…
On reproche aussi de plus en plus à Colbert l’établissement du Code noir qui
constitue surtout aux yeux de ses détracteurs un ensemble juridique violent et cruel
régissant la condition servile.

ْ Prolongements

Les siècles suivants seront parfois plus indulgents à l’égard du colbertisme.


On notera que l’appellation de « mercantilisme » a disparu pour la France du
XVIIe siècle et que Colbert a donné son nom à cette forme de politique écono-
mique ancienne, attestée mais dont il a poussé très loin et de manière cohérente
les particularités.
Les difficultés que connaît la France après sa mort sont attribuées à ses succes-
seurs, à des conceptions différentes de l’état, de la colonisation.
On note aussi que son action a introduit un maillage industriel essentiel sur le
territoire, développant aussi des produits nouveaux, plus « modernes ».
Beaucoup remarquent qu’il a, en quelques années, permis à la France de rattra-
per en partie l’Angleterre et que sa conception économique — certes dirigiste — a
pourtant ancré la France dans la modernité.
Enfin, le libéralisme a souvent été présenté comme une réaction contre le colber-
tisme et ses réglementations strictes.

1. Louis XIV signe l’Édit de Fontainebleau révoquant l’Édit de Nantes le 18 octobre 1685. Cela met
fin à la paix relative assurée par le texte signé par Henri IV en 1598 qui assurait aux Réformés
(les protestants) une relative liberté de culte.

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106 – Le colbertisme

Textes sur le colbertisme

Jean-Baptiste Colbert
1 Mémoires de Jean-Baptiste Colbert (ministre d’État) sur les affaires de finances
de France pour servir à l’histoire, datés de 1663, publ. P. Clément, tome II, p. 17.
« C’est une maxime constante et reconnue généralement dans tous les États
du monde que les finances en sont la plus importante et la plus essentielle partie.
C’est une matière qui entre en toutes les affaires, soit qu’elles regardent la subsis-
tance de l’État en son dedans, soit qu’elles regardent son accroissement et sa
puissance au dehors, par les différents effets qu’elle produit dans les esprits des
peuples pour le dedans, et des princes et États étrangers pour le dehors. Il est
presque certain que chaque État, à proportion de sa grandeur et de son étendue,
est suffisamment pourvu de moyens pour subsister en son dedans, pourvu que
ses moyens soient bien et fidèlement administrés ; mais pour s’accroître, il n’y a
que les deux couronnes de France et d’Espagne qui aient paru jusqu’à présent en
l’Europe avoir assez de force et assez d’abondance dans leurs finances pour entre-
prendre des guerres et des conquêtes au dehors. »

Pierre-Joseph Proudhon
2 Du Principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le Parti de la Révolution,
II, 8, éd. E. Dentu, 1863, p. 172.

« La France, à l’heure où j’écris, est une nation fatiguée, incertaine de ses


principes, et qui semble douter de son étoile. L’Italie, au contraire, tirée de son
long engourdissement, paraît avoir toute l’inspiration et la fougue de la jeunesse.
La première aspire au repos, aux pacifiques réformes, à l’épuration de ses mœurs,
au rafraîchissement de son génie et de son sang ; la seconde ne demande qu’à
marcher, n’importe à quelles conditions, n’importe sous quel système. Qu’il lui
naisse quelques hommes, un Richelieu, un Colbert, un Condé : en moins d’une
génération elle devient, comme État fédératif, la plus riche et la plus heureuse
des républiques ; comme État unitaire, elle prend place parmi les grands empires,
et son influence peut devenir, mais aux dépens de sa félicité intérieure, formi-
dable en Europe. De ces deux destinées, si différentes l’une de l’autre, la première
assurée si on l’avait voulue, la seconde pleine de périls, la Démocratie n’a compris
que la dernière. Plus avide de gloire politique et d’action gouvernementale que
de bien-être pour les masses, elle annonce formellement le dessein d’user de la
centralisation italienne, si elle parvient à la constituer, envers et contre tous. »

Karl Marx
3 Le Capital, VIIIe section, ch. 31, Traduction J. Roy, éd. Maurice Lachâtre, 1872, p. 338.
« Le système protectionniste fut un moyen artificiel de fabriquer des fabricants,
d’exproprier des travailleurs indépendants, de convertir en capital les instru-
ments et conditions matérielles du travail, d’abréger de vive force la transition
du mode traditionnel de production au mode moderne. Les États européens se
disputèrent la palme du protectionnisme et, une fois entrés au service des faiseurs
de plus-value, ils ne se contentèrent pas de saigner à blanc leur propre peuple,

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Le colbertisme – 107

indirectement par les droits protecteurs, directement par les primes d’exportation,
les monopoles de vente à l’intérieur, etc. Dans les pays voisins placés sous leur
dépendance, ils extirpèrent violemment toute espèce d’industrie ; c’est ainsi que
l’Angleterre tua la manufacture de laine en Irlande à coups d’oukases parlemen-
taires. Le procédé de fabrication des fabricants fut encore simplifié sur le conti-
nent, où Colbert avait fait école. (…) Régime colonial, dettes publiques, exactions
fiscales, protection industrielle, guerres commerciales, etc., tous ces rejetons de
la période manufacturière proprement dite, prennent un développement gigan-
tesque pendant la première jeunesse de la grande industrie. »

Charles de Gaulle
4 Mémoires d’espoir, I, « Le Renouveau, 1958-1962 », éd. Plon, 1970, p. 139.
« La politique et l’économie sont liées l’une l’autre comme le sont l’action et
la vie. Si l’œuvre nationale que j’entreprends exige l’adhésion des esprits, elle
implique évidemment que le pays en ait les moyens. Ce qu’il gagne grâce à ses
ressources et à son travail ; ce que, sur ce revenu total, il prélève par ses budgets,
soit pour financer le fonctionnement de l’État qui le conduit, l’administre, lui rend
la justice, le fait instruire, le défend, soit pour entretenir et développer par des
investissements les instruments de son activité, soit pour assister ses enfants
dans les épreuves que l’évolution fait subir à la condition humaine ; enfin, ce qu’il
vaut au sens physique du terme et, par conséquent, ce qu’il pèse par rapport aux
autres, telles sont les bases sur lesquelles se fondent nécessairement la puissance,
l’influence, la grandeur, aussi bien que ce degré relatif de bien-être et de sécurité
que pour un peuple, ici bas, on est convenu d’appeler le bonheur.
Cela fut vrai de tout temps. Ce l’est aujourd’hui plus que jamais (…)

CM 11 Colbertisme

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LE CORPS DANS LE MONDE OCCIDENTAL
DU XXIe SIÈCLE : REPRÉSENTATIONS
ET PRATIQUES

Introduction
Il s’agit d’analyser quelles représentations ce début de siècle donne du corps
humain en partant du constat que celui-ci se trouve à la confluence d’enjeux variés
et contradictoires, d’ordre politique, économique, culturel. Plus concrètement, le fait
de cacher ou de montrer telle partie du corps, bien au-delà des modes, révèle un
enjeu moral — qu’est-il convenable de montrer ? — mais aussi religieux. Ou bien, la
question de l’entretien du corps, concernant aussi bien la médecine, la diététique,
l’hygiène, les pratiques sportives, ne peut pas ne pas renvoyer à celle de l’environne-
ment : comment manger sainement ? Quel air respirer ? Le corps concerne aussi bien
le monde du travail que celui des loisirs, la sphère publique à travers le paraître, la
mode – mais aussi la posture et les normes de politesse –, que la sphère privée, où
se révèle le corps comme objet du désir, source de plaisir. Ces deux sphères naturel-
lement se rencontrent : la naissance du désir s’accomplit aussi à l’extérieur, dans tout
lieu public, à chaque instant de la vie quotidienne. Depuis toujours, vêtir le corps
c’est toujours le rendre plus désirable, en jouant sur le montré – et le montrable –
et le suggéré – ou le suggestif. Une société de l’image omniprésente par de multi-
ples canaux n’a pu que renforcer le corps comme spectacle et l’histoire du corps au
XXe siècle est bien celle de son dévoilement progressif, de son exposition à l’espace
public comme à la nature. Ces remarques, pour annoncer que l’on devra étudier
les représentations du corps en prenant en compte la santé, l’action publique et la
protection sociale, les modes vestimentaires et corporelles, les enjeux moraux et
religieux qui sont connectés aux questions du désir, de la sexualité, du genre, mais
encore de la procréation.

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Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques – 109

En préambule, il convient de rappeler les mutations profondes du corps au siècle


précédent, mutations que le début du XXIe siècle ne remet pas en cause.

I. Les mutations du XXe siècle et leurs effets


sur la représentation et le statut du corps
L’être humain des sociétés industrialisées et prospères du XXe siècle vit dans
un autre corps que ses ascendants : un corps en meilleure santé plus longtemps, à
l’abri des famines, des pires épidémies, progressivement allégé des travaux quoti-
diens, un corps dont il prend soin tant pour sa santé que pour son apparence, et qu’il
expose davantage au regard des autres. Sont ici engagés les progrès de la médecine
et l’évolution des mœurs.

1. Les progrès de la médecine


Tout au long du XXe siècle, la médecine accomplit des progrès sans précédents,
elle triomphe de très nombreuses maladies infectieuses, elle met au point, dans les
dernières décennies, des thérapies qui soignent de mieux en mieux le cancer. À côté
d’une médecine curative performante, il faut compter sur les progrès de l’hygiène
pour tous1. Celle-ci était déjà l’objet d’une science au XIXe siècle, l’amélioration des
conditions de vie dans la seconde moitié du XXe a été son alliée. Au lendemain de
la seconde guerre mondiale, la possession d’une salle de bain, d’un lavabo, d’une
douche, et même de l’eau chaude restait l’apanage des appartements urbains où
résidaient les classes aisées. Au tournant des années soixante/soixante-dix, tous ces
éléments d’un confort élémentaire se sont généralisés et ont facilité la propreté
constante du corps. Les progrès conjoints de la médecine et du confort démocratisé
donnent au corps plus de vigueur. Il suffit de regarder des photographies antérieures
à 1900 : en faisant abstraction des vêtements qui marquent plus fortement qu’au-
jourd’hui les distinctions sociales et en ne s’intéressant qu’aux profils et aux visages,
on constate que les bourgeois ont à la fois de l’embonpoint et de la raideur, que les
paysans et ouvriers ont des visages burinés par le travail et paraissent sans âge. Un
ou une octogénaire de la fin du XXe siècle offre à l’image un corps plus « jeune »,
plus « en forme » qu’un bourgeois de cinquante ans sous le Second Empire, ou qu’un
ouvrier de la même époque venant d’atteindre la quarantaine.

1. Il faut noter l’importance tout au long du XIXe siècle de l’hygiénisme qui, s’appuyant sur les
travaux de Lavoisier (1743-1794) sur l’oxydation de la nature et du corps, et de Louis Pasteur
(1822-1895), entend lutter contre l’alcoolisme ou la tuberculose et influence fortement
l’urbanisme.

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110 – Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques

2. L’importance des loisirs et du sport


L’histoire sociale du siècle dernier montre les luttes constantes pour l’améliora-
tion des conditions de travail dans l’industrie et pour la diminution du temps passé
au travail. Progressivement le corps de l’ouvrier et du paysan s’épuise moins à
l’ouvrage, en raison des progrès techniques et de la mécanisation, même si le travail
à la chaîne ou les métiers liés à l’exploitation des mines ou à la construction restent
harassants. On assiste aussi, après les années soixante, à une rapide tertiarisation
de la population active : l’industrie, sous l’effet de la robotisation, occupe moins de
monde. Dans le secteur tertiaire, le corps s’expose à des inconforts qui n’ont plus
rien à voir à la souffrance et aux périls de l’industrie. Le XXe siècle a été celui de
la conquête continue de plus de temps libre, il coïncide avec l’ère des loisirs et du
sport. Si le travailleur voit dans ses congés un temps de récupération des forces, il
occupe aussi ses loisirs – qui ne sont plus l’apanage de l’élite sociale – à des activi-
tés de plein air, aux randonnées à pied ou à bicyclette, aux baignades, apportant au
corps du bien-être, une saine fatigue et une sensation de liberté. Les congés payés
et la démocratisation du sport vont améliorer les conditions concrètes du corps et
en modifier sa représentation. Dès les années trente, ce ne sont plus seulement la
maladie et la propreté qui préoccupent la population, mais l’aspect du corps qui doit
désormais « respirer la santé », associer dans sa forme la minceur et la vigueur. À la
silhouette féminine, on demande une sveltesse qui au gré des modes souligne plus
ou moins les rondeurs désirables ; à celle de l’homme on demande la vigueur expri-
mée dans la musculature. Ainsi le temps de loisir est certes synonyme de liberté, il
assigne toutefois à l’individu la tâche de prendre soin de son corps, d’en développer
les capacités, et de le rendre conforme au modèle prescrit par l’époque1.

3. Le corps et la libération des mœurs


Le corps, masculin et féminin, est parmi les premiers bénéficiaires de la libéra-
tion des mœurs que connaît le monde occidental, en raison de l’affaiblissement
de l’autorité religieuse, de l’individualisme concomitant de la démocratie, et de
l’économie de marché. La libération du corps signifie d’abord qu’il est de plus en
plus montré, dévoilé dans l’espace public. Elle est indissociable d’une redéfinition
constante des normes de la décence. Ce dévoilement concerne au premier chef le
corps de la femme qui était soumis aux impératifs de pudeur, édictés par des insti-
tutions entre les mains des hommes. À la fin de la première guerre mondiale, les
robes de femmes se raccourcissent, les corsets qui enferment le buste tout en le
sculptant, sont abandonnés ; la chevelure, apanage de la féminité, se simplifie et
la coupe de « garçonne » est à la mode dans les années vingt. La femme s’affran-
chit d’un stéréotype où le corps était entièrement couvert et en même temps les
attributs féminins de la poitrine et de la chevelure parée fortement soulignés. Les
chapeaux perdent aussi de leur lourdeur et de leur sophistication. Des couturiers

1. La sensualité n’est pas le seul critère de beauté féminine, elle est concurrencée par l’allure
sportive et par tout ce qui est censé dénoter la bonne forme : l’éclat du teint et du sourire sont
de rigueur.

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Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques – 111

comme Paul Poiret1 ou Gabrielle Chanel2 libèrent les mouvements du corps féminin.
Au fil des décennies, les jambes des femmes se découvrent de plus en plus, jusqu’à
la minijupe de la fin des années soixante. C’est aussi aux bains de mer, loisir pleine-
ment démocratique dès le début des Trente Glorieuses, que les corps se montrent :
le maillot de bain des femmes devient alors le bikini3 avant que ne se propage à la
fin des années soixante-dix la vogue des maillots une pièce, laissant les seins nus.
Phénomène essentiel dans l’histoire du vêtement au XXe siècle : le brouillage de la
différenciation des sexes qui aboutit à des modes unisexe. Concrètement le panta-
lon demeure l’élément exclusif du vêtement masculin en Europe jusqu’au milieu
des années cinquante, et une infime minorité de femmes osent le porter, par provo-
cation et désir de contester le sexisme vestimentaire. À la fin du siècle, toutes les
femmes, et de toutes générations, portent des pantalons, mais aussi des vestes, des
chemises, des chaussettes, voire des cravates, jadis réservées aux hommes. La femme
est alors libre d’adopter les codes toujours existants et variables de la féminité, de
se forger la féminité qui lui convient ou de s’habiller absolument comme un homme,
ce qui passe totalement inaperçu. Il est à noter que cette indifférenciation va du
féminin vers le masculin, qui devient neutre, ou unisexe. Le mouvement inverse ne
s’est jamais généralisé4 : les hommes n’empruntent pas massivement des éléments
du vêtement féminin (robes, jupes, etc…), même si par période, la mode masculine
peut se teinter de féminité, à travers notamment des chemises à motifs imprimés.
C’est que dans le vêtement se joue l’identité sexuelle, et particulièrement l’idée de
virilité. Qu’une femme s’habille comme un homme dans les années quatre-vingt
ne préjuge en rien de son orientation sexuelle – à l’opposé du début du siècle, où
les lesbiennes aimaient très souvent à se vêtir en hommes – mais les clichés de la
virilité restent suffisamment forts, nous y reviendrons, pour que la vêture signale,
souligne – ou dénonce – une homosexualité réprouvée par le plus grand nombre
jusqu’à la fin du siècle5. Ce qui est sûr, c’est que l’indifférenciation des sexes dans le
vêtement prend place, au moins secondairement, dans le vaste mouvement d’éman-
cipation de la femme.
Enfin l’histoire du corps en Occident au XXe siècle va dans le sens d’une affirma-
tion du plaisir. Dans la seconde moitié du siècle, la fonction reproductive et l’impé-
ratif de procréation vont être concurrencés par la pure recherche du plaisir sexuel.
Plus sain, plus sportif, plus exposé à la lumière, le corps s’affirme aussi comme source

1. Paul Poiret (1879-1944), couturier français, particulièrement en vogue dans les années
1910-1920, il inaugure une simplification des robes.
2. Gabrielle Chanel, dite Coco Chanel (1883-1971), modiste puis grande couturière française. Elle
révolutionne la silhouette féminine dès l’après première guerre mondiale, elle libère le corps
des femmes, utilise des matières simples et souples. Elle connaît encore la gloire dans les
années cinquante avec ses tailleurs pour femmes. Elle incarne encore de nos jours l’élégance
française.
3. Le bikini est un maillot de bain féminin, formé de deux pièces séparées. Son créateur Louis
Réard lui donna ce nom en référence à un atoll des îles Marshall dans le Pacifique.
4. Le kilt des Ecossais reste une exception et les jupes pour hommes dessinées par Jean-Paul
Gaultier furent une mode très éphémère.
5. Venue des États-Unis, la culture queer conteste les codes assignés aux genres ainsi que le
modèle hétérocentré, elle réunit des féministes et des militants de la cause gay.

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112 – Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques

naturelle de plaisir. La légalisation puis la généralisation de la contraception pour


les femmes1 jouent en ce domaine un rôle crucial : l’acte amoureux peut être accom-
pli sans la crainte de la fécondation. En Europe de l’ouest, les années soixante-dix
sont celles de la « libération sexuelle », du développement de la sexologie dont
l’objet est de mieux connaître le corps dans la perspective d’une plus grande jouis-
sance. Il faut attendre les années quatre-vingts pour que cette libération affecte
aussi les homosexuel (les).
Mais la libération des mœurs prend place dans une société de consommation qui
contribue à faire du corps, surexposé, affiché dans sa nudité, assujetti aux tendances
d’une esthétique standardisée, un objet désirable qui fait vendre. L’individualisme
triomphant trouve ses limites dans les contraintes sournoises de la consommation :
en d’autres termes, le corps affranchi des impératifs de décence et d’abstinence, est
sommé de correspondre à un modèle composé de jeunesse, de vigueur, de « bonne
forme » et de s’offrir comme mécanique impeccable de jouissance, car telle est
l’image unique que diffusent industrie et commerce.

4. D’un siècle à l’autre, le corps comme enjeu politique et culturel


Le début de notre siècle n’a pas connu de remise en cause profonde des tendances
que nous venons de décrire. Il va de soi que les progrès médicaux ne s’interrompent
pas, mais le rapport de l’individu à sa santé et au corps médical, lui, se modifie. Le
souci d’un corps en bonne forme s’est affirmé et la pratique du sport s’est généralisée
et amplifiée. Enfin, en dépit de l’épidémie du sida qui fit des ravages aux États-Unis
et en Europe dans les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, épidémie aujourd’hui
enrayée mais pas éradiquée, la libération des mœurs n’a pas été stoppée. Pas de
retour donc des maux du passé ni des prescriptions répressives, dans l’histoire du
corps. A noter toutefois que résident dans le monde occidental des minorités de
confession musulmane dont certains de leurs membres vont à contre-courant de
la tendance au dévoilement du corps : il s’agit au contraire de dérober au regard et
au désir le corps de la femme, en couvrant la tête d’un foulard, voire en dissimu-
lant presque tout le visage. Nos sociétés voient donc coexister chez les femmes des
pratiques vestimentaires plus nettement contrastées, témoignant d’une affirmation
des identités et d’une présence de fortes prescriptions religieuses2. C’est aussi dans
l’apparence donnée au corps que s’affrontent d’un côté le souci de laïcité, l’affirmation
de la liberté individuelle des femmes, et de l’autre le respect de valeurs défendues
par l’Islam. Ces précisions d’ordre culturel et politique étant posées, noua analyse-
rons les changements de la représentations du corps selon deux axes : celui de la
santé et de l’environnement, celui de l’apparence et du désir.

1. Loi Neuwirth, du nom du député Lucien Neuwirth, votée le 19 décembre 1967, qui autorise
l’usage des contraceptifs, notamment par voie orale. Elle entra vraiment en application à partir
de 1972.
2. On observe dans les grandes religions du Livre une mouvance intégriste qui impose au corps
de strictes contraintes, tant pour le vêtement, la nourriture que la sexualité.

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Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques – 113

II. Un corps sain dans un monde sain


La santé de l’organisme humain n’est plus entre les seules mains de la médecine,
de ses découvertes et des technologies mises à son service ; dans tous les esprits,
elle est reliée à l’environnement, aux pratiques alimentaires comme à la qualité des
aliments, à la pollution des milieux urbains. Le corps humain entretient avec son
environnement une relation ambivalente : d’une part il doit se protéger contre les
dangers nouveaux qu’il recèle, d’autre part il ne doit sa survie qu’à la sauvegarde de
cet environnement. Penser au bien-être du corps, dont les conditions se sont tant
améliorées tout au long du siècle précédent, c’est nécessairement penser à l’écologie.

1. Manger mieux
Abordons la question alimentaire. Il ne s’agit plus dans nos contrées de manger
suffisamment pour vivre, mais plutôt de vivre mieux et plus longtemps en mangeant
mieux. La diététique préoccupe tout le monde, mais la manière de manger n’est pas
qu’une affaire d’information, elle est aussi un marqueur social et l’un des signes de
l’inégalité des revenus et des modes de vie. Les médias et les organismes de santé
publique informent amplement sur une nourriture saine et équilibrée, laquelle a un
prix. Il est aisé de voir comment a pu varier en un demi-siècle la représentation du
pain, des viandes, des légumes, des poissons. Les générations ayant connu les priva-
tions de l’Occupation et les carences alimentaires dont souffraient alors les enfants,
étaient soucieuses de voir leur progéniture manger en quantité de la viande, censée
les fortifier, et consommer des laitages riches en calcium. Les femmes des années
quatre-vingts, menant de front une vie professionnelle et des tâches ménagères
assez mal partagées, se fièrent aux plats préparés, promus par l’agro-alimentaire. Au
XXIe siècle, s’opère une réévaluation des aliments. La viande, d’une manière générale,
est l’objet de nombreuses critiques et n’apparaît plus comme une nourriture absolu-
ment vitale, garante de la croissance et de la bonne santé. La viande rouge, idéalisée
dans les années soixante, ne bénéficie plus des recommandations du corps médical.
Les viandes blanches, les poissons, les fruits et les légumes surtout, lui sont préférés.
Par ailleurs, les aliments caractéristiques des « fast food » sont fortement décriés
en raison des graisses qu’ils contiennent, mais restent massivement consommés par
les jeunes ou par ceux qui n’ont pas les moyens d’une cuisine à la fois classique et
équilibrée, où fruits et légumes sont en bonne place. Nul n’ignore les effets néfastes
de produits trop gras, trop salés, trop sucrés, lesquels remplissent encore les rayons
des hypermarchés. L’alimentation induit des pratiques très opposées qui ont partie
liée à l’appartenance sociale et aux revenus. C’est dans les milieux urbains, diplô-
més et détenteurs d’un pouvoir d’achat supérieur à la moyenne, que se répand, par
exemple, le manger « bio ».
Les produits, qu’on pourrait dire disqualifiés, le sont à la fois parce qu’ils nuisent
au corps et génèrent à long terme des maladies cardio-vasculaires ou des cancers, et
parce qu’ils résultent de procédés qui dégradent le milieu naturel ou les conditions
de vie de l’animal : on va ainsi limiter ou même proscrire la consommation de viande
rouge, potentiellement nocive et provenant d’animaux dont l’élevage et l’abattage

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114 – Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques

suscitent l’indignation. Les préoccupations de santé, mises en avant par les pouvoirs
publics, le constat d’une agriculture intensive, cause d’une dégradation dramatique
des sols, des mers, des fleuves, la prise en compte de la condition animale, voire
du statut de l’animal par rapport à l’humain, toutes ces démarches de l’esprit sont à
l’origine de nouvelles pratiques alimentaires. Le végétarisme, le végétalisme et le
véganisme se développent : le premier s’abstient d’ingérer de la chair animale, les
deux suivants rejettent aussi le lait, les œufs, le miel et tout ce qui peut en dériver.
Le courant végan refuse aussi l’usage du cuir, de la laine, de la fourrure. Ces courants
expriment bien sûr toute une philosophie traitant de la place de l’homme au sein
du monde vivant. Plus courante, mais dénotant un souci de qualité environnemen-
tale, ce qu’on pourrait appeler la mode – à moins qu’il ne s’agisse d’une tendance
plus longue et plus réfléchie – du « bio ». Il s’agit de l’agriculture biologique, qui
s’est développée en opposition à l’agriculture intensive, soucieuse d’une productivité
maximale. Elle est définie par des critères précis, à l’échelon national et européen,
notamment la non-utilisation d’intrants tels que les fertilisants, les pesticides, les
antibiotiques, ou d’organismes génétiquement modifiés. Les produits labellisés bio
et les magasins les diffusant sont entrés dans les mœurs. On le voit, les hommes
prennent conscience que la santé et la longévité du corps doivent être solidaires de
toute la réalité vivante, du monde végétal et animal, de l’atmosphère. Par le passé,
la médecine avait pour objectif d’éliminer les périls venus de la nature, tels que les
épidémies, les infections et les virus. Le corps humain s’affirmait alors contre une
nature, maîtrisable par la connaissance et le progrès. Même si ce mouvement à la
fois défensif et offensif perdure, il coexiste avec la conviction que le corps doit faire
cause commune avec la nature.
Il reste que le corps témoigne encore des clivages sociaux. L’obésité, consé-
quence de la mauvaise alimentation qui se généralise au XXe siècle, peut être discri-
minante, elle est plus fréquente dans les classes défavorisées, accoutumées aux
produits peu chers et gras.

2. Respirer mieux
Quel air respirons-nous ? Dès la première révolution industrielle, les poumons
de l’ouvrier sidérurgiste, du mineur ont été mis à rude épreuve, et les familles
pauvres dans les quartiers populaires respiraient un air malsain. La pollution des
zones urbaines touche aujourd’hui toutes les couches de la population. La cause
principale en est le nombre de véhicules à combustion fossile, leurs gaz d’échappe-
ment diffusent des particules fines cancérigènes. L’urbanisation, phénomène désor-
mais universel, soulève de nouveaux problèmes concernant l’air respiré, mais aussi
la qualité de l’eau. Le corps est également agressé par le bruit provenant du trafic
routier grandissant mais l’ouïe souffre aussi du volume excessif des écouteurs.

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Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques – 115

3. Un sport pour tous : le running


Il ne s’agit pas ici d’étudier la place des événements sportifs dans le monde
contemporain, mais de voir quelle représentation du corps émane de la pratique
individuelle et régulière du sport. Le dernier quart du XXe siècle a vu la multiplica-
tion des salles de sport, l’accroissement des adhésions aux associations sportives, la
pratique grandissante des sports de plein air. Tout cela n’est pas démenti par le XXIe.
Mais nos contemporains pratiquent particulièrement le « running », qui succède à
la mode du jogging. Ce dernier désigne une pratique occasionnelle et nonchalante
de la course, tandis que le running s’applique à une course régulière, qui recherche
la performance, tant sur la distance que sur la vitesse. Le running touche toutes
les classes sociales, les femmes autant que les hommes. Il obéit à un impératif de
santé, validé par le corps médical : l’amélioration des capacités respiratoires, de la
tension artérielle, etc. Mais ce qui est aussi recherché, c’est la performance du corps,
plus souple, plus musclé, plus endurant. Bien sûr les motivations varient en fonction
des classes d’âge, l’on présume qu’au-delà de quarante ans, la hantise du vieillis-
sement et le souci de conserver le dynamisme de la jeunesse incitent au running.
L’on court alors après un corps doublement idéalisé, celui de ses vingt ans et celui
que propage le commerce autour du running. Ce dernier associe la simplicité et la
technologie du moment. Aucune technique à apprendre. Il peut être pratiqué avec
une montre dotée de cardiofréquencemètre, ou un téléphone portable muni du
GPS, ou encore une ceinture cardiofréquencemètre. Avec le running, il est encore
question de vitesse, mais non plus celle qu’impose le travail, ni à celle à laquelle
nous attachent nos appareils toujours plus rapides, mais d’une vitesse que nous nous
réapproprions, qui est notre création.

III. Le corps face à la médecine


Outre les progrès spectaculaires dans le traitement de maladies telles que le
cancer, il faut ajouter que la médecine peut remanier presque tout le corps : les handi-
capés, les accidentés peuvent bénéficier de nouvelles prothèses, aussi efficaces que
les membres naturels et souvent soustraites au regard. Des cartes à puce pourraient
permettre aux tétraplégiques de mouvoir bras et jambes. La médecine est toute-puis-
sante, mais l’autorité de l’institution médicale ne l’est plus : l’individu entend désor-
mais être partie prenante dans sa thérapie et sa guérison, être associé aux décisions
concernant les soins. L’accès à l’information sur les symptômes et les traitements
a été facilité par Internet et a renforcé la conviction, peut-être vaine, que tout un
chacun pouvait soigner au moins des pathologies bénignes. L’automédication est
encore encouragée dans certains pays par la possibilité d’acheter en supermar-
ché un grand nombre de médicaments, sans prescription médicale. Par ailleurs, la
médecine classique, qui a pu montrer ses limites pour soigner certaines maladies
chroniques, est concurrencée par l’homéopathie, la phytothérapie et par d’autres
médecines d’Extrême-Orient, dont le crédit n’a pas décliné. Toutes ces pratiques,
dont certaines peuvent être considérées comme des pseudo-sciences, associent
la thérapie, un mode alimentaire, et une gymnastique. Elles prétendent avoir une

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116 – Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques

approche globale du corps, tandis que la médecine occidentale se concentre sur la


partie malade. L’homme du XXIe siècle dispose donc de plusieurs médecines qu’il
peut faire cohabiter. Les relations entre les patients et les thérapeutes se sont
dès lors complexifiées, ces derniers perdant le monopole de l’information et de la
décision. Le patient a le droit d’être informé sur la gravité de son mal comme sur les
processus thérapeutiques dans lesquels il est désormais un acteur. Et ce qu’il reven-
dique aussi, c’est enfin le droit de mourir quand il le souhaite afin de se soustraire
à une trop lente agonie. Le XXe siècle a été marqué par le refus de plus en plus
ferme de la douleur physique, par les progrès de l’anesthésie, par la pratique crois-
sante de l’accouchement sans douleur. De puissants analgésiques, de la morphine
sont aujourd’hui utilisés avec moins de réticence. La souffrance physique n’est plus
cautionnée par des discours doloristes, et l’euthanasie, qui peut prendre des formes
variables, a précisément pour souci premier d’abréger la souffrance et de sauvegar-
der la dignité1. Le refus de la souffrance et la revendication d’une mort douce (sens
premier de l’euthanasie) sont aussi une critique adressée à la médecine lorsqu’elle
pratique l’acharnement thérapeutique qui impose des effets douloureux pour des
améliorations ou des rémissions imperceptibles.
Enfin notre époque est traversée par la fantasme de plus en plus exprimé d’un corps
qu’on pourrait réparer, renouveler à l’infini. Tout le courant transhumaniste, dans sa
diversité, apporte une contribution à la modification du représentation du corps. Le
transhumanisme rêve d’un corps qui serait, grâce au progrès de la génétique, de la
robotique, libéré de la maladie et du handicap, du vieillissement et même de la mort.

IV. Esthétiques du corps

1. Les canons de la beauté


On se situe dans un prolongement immémorial : il a toujours été question de
parer le corps, par le vêtement, les bijoux, le maquillage, et chaque époque établit
les critères de la beauté corporelle, en ce qui concerne la forme de la chevelure, la
couleur de la peau, la silhouette, le style du vêtement. Le XXIe siècle pérennise les
tendances du précédent, et d’abord ce rapprochement du masculin et du féminin.
La norme virile jusqu’aux années quatre-vingts exigeait que l’homme évitât de se
parfumer ou qu’il le fît discrètement. De nos jours, il se vend autant de parfums
pour hommes que pour femmes. Il arrive que les hommes utilisent des fonds de
teint, des poudres soulignant le bronzage. Certains pratiquent l’épilation partielle
1. L’euthanasie reste une pratique illégale en France, La loi Léonetti d’avril 2005, relative aux
droits des malades et à la fin de vie, a pour double objectif d’éviter l’euthanasie et l’acharnement
thérapeutique. Le patient peut demander, dans un cadre défini, l’arrêt d’un traitement médical
trop lourd, il peut en exprimer la volonté par des directives anticipées ou par le recours à une
personne de confiance. La loi Léonetti-Clayes de février 2016 introduit de nouveaux droits
pour les malades et les personnes en fin de vie. Le champ des directives anticipées se trouve
élargi, le rôle de la personne de confiance est renforcé. Enfin, est introduit le droit à la sédation
profonde et continue jusqu’au décès.

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Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques – 117

des sourcils et les redessinent au crayon. Vers 2000, il y eut la mode des métro-
sexuels, ces hommes hétérosexuels, attachant un soin particulier à leur apparence,
soin attribué par les stéréotypes aux seuls homosexuels. Sur le long terme s’est
ancrée la tendance masculine à soigner davantage l’apparence : si la barbe connaît
une faveur particulière à l’heure où nous écrivons, il faut ajouter qu’elle est minutieu-
sement taillée et que le métier de barbier connaît un véritable renouveau. On n’est
pas revenu à la barbe des années soixante-dix, connotant un retour à la nature, un
rejet des codes urbains et bourgeois, et qu’on laissait pousser anarchiquement. La
barbe des années 2020 est entretenue, taillée de près, bien dessinée. Les barbus
contemporains, entre vingt-cinq et quarante ans, généralement tatoués s’inspirent
des hipsters américains. Le soin accordé à la barbe vaut aussi pour la coiffure. Un
certain négligé comme signe de virilité, voilà ce qui est révolu, avec la dénoncia-
tion désormais durable du sexisme et du machisme.
Enfin le bronzage ne s’est pas démodé, mais le désir de se valoriser par une peau
brune ou hâlée va de pair avec le souci plus net de se protéger contre les méfaits du
soleil, mieux connus et dénoncés. Si nos contemporains apprécient toujours d’expo-
ser leur corps à la lumière et au grand air, le fait de se dévêtir toujours plus n’est plus
un enjeu de libération. Le naturisme est une pratique tolérée et répandue sur nos
plages, mais on ne voit pas qu’il soit particulièrement prisé par les jeunes généra-
tions. Faut-il parler d’un retour à la pudeur parmi celles-ci ? Hypothèse plausible
mais qui suscite des contradictions1.
A distance du souci exclusif d’une belle apparence, le corps est évidemment l’objet
des pulsions sexuelles et par conséquent au centre de la représentation pornogra-
phique dont les supports ont changé. Les revues de papier et les salles de projec-
tion sont d’une autre époque. La pornographie a fait son entrée dans les domiciles
avec les cassettes vidéo et autres DVD à la fin du siècle dernier, elle est désormais
d’un accès immédiat par Internet.

2. Le corps comme support de la création


Avec le XXIe siècle, se fait jour la tendance à modifier l’apparence du corps en
agissant directement sur lui. La mode du piercing apparaît avant 2000, celle du
tatouage connaît une expansion après 2010. Il s’agit dans les deux cas de faire du
corps le support d’une transformation, voire d’une création. Pratique immémoriale,
le piercing est apparu en Occident dans les deux dernières décennies du XXe siècle
dans des minorités. Il peut obéir à un souci esthétique, ce qui a toujours été le cas des
femmes parant leurs oreilles percées de bijoux variés. Le piercing, pratiqué d’abord
par des communautés bien identifiées, tels que les gays aux États-Unis, concerne
presque tout le corps : le nez, les lèvres, l’arcade sourcilière, les tétons, le nombril,
même le pénis ou le clitoris. Il n’est pas seulement esthétique et révèle une volonté

1. La première étant que si la nudité est moins recherchée comme acte libérateur, elle est en
même temps banalisée dans l’accès facile à la pornographie. Par ailleurs, les Femen font du
dévoilement du buste un acte protestataire.

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118 – Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques

de se démarquer fortement. Cette pratique est d’abord celle de minorités, assumant


une différence, une identité, puis s’étend à un ensemble plus large, plutôt jeune, se
laissant porter par la tendance du moment.
Jadis réservé aux anciens détenus ou aux matelots, cantonné dans la marginalité,
le tatouage, dessin pratiqué sur la peau en général à l’encre de Chine, s’est considé-
rablement répandu depuis 2000, tant chez les hommes que chez les femmes. Assez
rare sur le visage, il affecte toutes les autres parties du corps. Il peut être ornemen-
tal ou figurer des symboles empruntés à toutes les cultures. La variété des motifs
et des styles est infinie. Le désir de faire de la peau le support de la représentation
remonte aux origines de l’humanité. Le corps n’est plus donné à voir pour lui-même,
mais pour le dessin qu’il accueille, comme une toile ou comme un mur. Le corps
tatoué se distingue des autres corps, tout en s’effaçant au profit d’un acte créateur.
Tout comme le piercing et le tatouage, le body painting est une très ancienne
pratique qui revient à notre époque. À la différence du tatouage durable, la peinture
sur le corps est éphémère, elle relève de l’événement public, spectaculaire, parfois
associé à une protestation, elle est une manifestation collective et ludique.

Conclusion
L’histoire du corps en ce XXIe siècle commençant continue de s’écrire entre les
pôles de la liberté et de l’asservissement. L’enjeu pour l’esprit est de bien perce-
voir ce qui insidieusement tend à objectiver le corps, à le soumettre à la dictature
douce de la consommation, et par là même à générer le rejet du corps différent.
Fort heureusement, il se trouve toujours des voix pour s’opposer à l’uniformisation,
pour rejeter les modèles de beauté, de féminité, de masculinité, de « bonne forme ».
Le corps du XXIe siècle, s’il triomphe des périls qui menacent l’environnement, aura
peut-être l’insolence de transcender toutes les identités.

ْ Prolongements

Une réflexion sur le corps dans le monde contemporain peut être enrichie par une
étude sur la matérialité et la spiritualité, telles qu’elles sont analysées par les philo-
sophies occidentales et orientales. Elle doit aussi se tourner vers l’histoire de l’art.

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Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques – 119

Textes sur le corps


Se connaître, connaître son corps

Anne-Marie Moulin
1 « À l’aube du XXIe siècle : “connais-toi toi-même” », in Histoire du corps, tome III,
sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello.

Jusque-là il y avait une certaine gêne, un certain embarras populaire à appré-


hender un intérieur perçu comme différent de ce qui est offert en surface au
regard des autres, le moi-peau, seul véritable porteur de l’individualité. L’invitation
socratique au voyage intérieur, « connais-toi toi-même ! », écartait le corps non
seulement comme contingence mais même comme obstacle au travail réflexif.
Au tournant du XXe siècle, l’exploration freudienne de l’inconscient a représenté
une tentative pour réintroduire la personne en son propre corps. Aujourd’hui, le
corps tout entier paraît plus accessible et relié à l’expression d’un je.
Si de nombreuses techniques d’imagerie médicale demeurent le monopole
de l’expert, certaines sont sorties de l’ombre effrayante de l’hôpital pour se loger
dans de petites structures analogues aux autres lieux de consommation, entre la
pharmacie et l’atelier du photographe. On peut imaginer dans le futur des salles
discrètes à la manière des sex-shops, où, sans témoins, chacun pourra opérer une
descente dans son propre corps. Ainsi s’amorcent les retrouvailles entre savoirs
savants et profanes, et aussi la négociation pour la distribution de nouveaux rôles
entre médecins et patients potentiels, c’est-à-dire la totalité du genre humain.

Libération des mœurs et libération des femmes

Anne-Marie Sohn
2 « Le corps sexué », in Histoire du corps, tome III, sous la direction d’Alain Corbin,
Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello.

Les corps sont porteurs de valeurs, inculquées par les gestes mais aussi par les
discours savants qui foisonnent dès la Belle Époque. Ils sont également lieu de
pouvoir, et tout particulièrement le corps des femmes, qui est « un enjeu fort de
gestion et de contrôle collectif » (1). Dans ce « jeu », les femmes ont été gagnantes.
Elles ont contrôlé pour la première fois de l’histoire leur fécondité et ont accédé
au plaisir sans scandale ni danger. Malgré une indifférenciation croissante, les
comportements féminins et masculins, toutefois, ne se sont pas complètement
alignés. Les femmes accorderaient plus de place à la dimension affective de leur
engagement sexuel que les hommes. La maternité les pousserait, par ailleurs, à
un repli sexuel qui les conduirait à répondre aux avances masculines plus qu’à les
solliciter. De plus, il ne faut pas confondre libération sexuelle et libération des
femmes. La pilule peut être interprétée par certains hommes comme une disponi-
bilité féminine sans limites à leurs désirs. En témoigne la déconvenue des jeunes
filles du baby-boom face au comportement de certains garçons qui ont exploité la
nouvelle permissivité sexuelle et ont mis au point une « double morale rénovée »
(2), caractérisée par la rapidité des approches masculines, premier signe d’instru-
mentalisation du corps féminin.

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120 – Le corps dans le monde occidental du XXIe siècle : représentations et pratiques

Notes [Il s’agit des notes de l’auteur que nous citons] 1) Michèle Pagès, « Corporéités sexuées : jeux
et enjeux », in Thierry Blöss (dir.), La Dialectique des rapports hommes-femmes, Paris, 20012) Voir
Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois, op.cit., chap. V, « les voies sexuées du bonheur ».

La mode du running. Pourquoi court-on ?

Guillaume Cuchet
3 « Petite métaphysique sociale du running », in « Études », juillet 2017.
Admettons donc qu’il y ait effectivement une petite élite de runner pensants,
de style héraclitéen, conscients qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même
fleuve et pour qui la course est une façon élégante de passer dans l’existence
sans s’accrocher aux rives. On trouverait même, en cherchant bien, des runners
mystiques, chez qui la pratique est prière et communion avec la nature, et même
des runners pieux qui courent pour les vocations ou la paix dans le monde, tant
il est vrai que la religion moderne a des ressources inattendues. Mais il est peu
probable qu’il en aille de même pour tous ceux qui, passé quarante ans, s’égaillent
soudain dans les rues et forêts, comme poussés par un coup de starter intérieur
irrésistible. La plupart d’entre eux s’efforcent manifestement de remonter le fleuve
d’Héraclite plutôt qu’ils ne le descendent de bon cœur, d’autant qu’ils viennent
généralement de passer un rapide de première catégorie qui leur a laissé une
impression mélangée. Du coup, la question de savoir après quoi ou qui ils courent
prend une tout autre direction.

CM 12 Corps

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LE CUBISME

ώ Frise chronologique n° 10

ْ Printemps 1907 ْ 1913


Rencontre Braque-Picasso. Exposition Internationale d’Art
ْ Eté 1907 Moderne à New York.
Picasso, Les Demoiselles d’Avignon. ْ 1913
ْ 1908 Apollinaire publie Les peintres cubistes.
Braque, Maisons à l’Estaque. ْ 1920
ْ Automne 1908 D.-H. Kahnweiler publie La Montée du
– Exposition Braque cubisme.
chez D.-H. Kahnweiler. ْ 1927
– Matisse critique les « petits cubes ». Mort de Juan Gris, seul artiste encore
ْ 1912 fidèle au cubisme.
Albert Gleizes et Jean Metzinger
publient Du cubisme.

Introduction
Le cubisme est un mouvement artistique de la première moitié du XXe siècle.
Les œuvres cubistes ont été le fruit d’une période intense, mais brève, d’efferves-
cence créative.
En fait, les cubistes prennent position de manière radicalement nouvelle sur
de très anciennes questions relatives à la peinture. Comment représenter le réel ?
Comment rendre compte de l’espace ? Comment représenter un réel en trois dimen-
sions (ou même plus, puisqu’au début du XXe siècle les travaux d’Henri Bergson
ont donné au temps et à l’espace des profondeurs nouvelles) sur une toile en deux
dimensions, c’est-à-dire un volume sur une surface plane ?

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122 – Le cubisme

Les propositions formulées à la Renaissance en réponse à ces questions avaient


servi de modèle jusqu’au XIXe siècle. Les impressionnistes s’étaient engagés sur des
voies nouvelles mais leurs limites étaient désormais apparentes. De fait, les jeunes
artistes du début du XXe siècle se sentent insatisfaits. Forts de l’enseignement reçu
dans les académies, imprégnés des leçons des impressionnistes, ils savent représenter
la nature, dessiner correctement, manier leurs pinceaux et leurs couleurs, ils savent
même représenter la lumière. Mais ils ont le sentiment que les problèmes essentiels
n’ont pas été résolus alors que le mouvement impressionniste arrive à son terme.
Chacun à sa manière, Paul Cézanne (précurseur du cubisme), Vincent Van Gogh
(qui ouvre la voie à l’expressionisme) et Paul Gauguin (qui met le primitivisme à
l’honneur), ont mis au jour les impasses conceptuelles qu’il fallait encore résoudre,
même après la révolution impressionniste. Les cubistes ont prolongé les intuitions
de Paul Cézanne pour révolutionner motifs et techniques, et ils ont en particulier
proposé de représenter les objets comme décomposés selon différents points de
vue, en utilisant tout particulièrement des formes géométriques.

I. Deux peintres visionnaires ouvrent la voie

1. Georges Braque et Pablo Picasso


Les deux hommes se rencontrent en 1907 à Paris, dans le Montmartre populaire
et bouillonnant où sont installés de nombreux artistes.

a. Georges Braque
Né en 1882 à Argenteuil près de Paris, Georges Braque a passé ses jeunes années
au Havre. Il a peu de goût pour les études, et il commence à travailler avec son père
qui est peintre en bâtiment avant de poursuivre son apprentissage comme peintre-dé-
corateur à Paris. Il fréquente également des cours de peinture. Après son service
militaire, il décide de se consacrer à son art.
Il entre rapidement en relation avec les peintres « fauves » qui bousculent les
codes alors dominants de l’impressionnisme. Il travaille, discute et expose avec
Henri Matisse, chef de file du mouvement, André Derain, Maurice de Vlaminck, etc.
Cependant sa réflexion le mène sur des chemins différents. Il entretient un dialogue
intime avec l’œuvre de Paul Cézanne (mort en 1906), avec son travail sur la ligne,
les couleurs, sur la restitution des volumes. Il décide d’aller s’installer à l’Estaque,
ce petit port près de Marseille où Paul Cézanne a séjourné et dont il a peint obses-
sionnellement les paysages. C’est là qu’il représente pour la première fois le paysage
qui l’éblouit sous la forme de ces « petits cubes », selon le mot d’Henri Matisse, qui
donneront leur nom au cubisme.

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Le cubisme – 123

b. Pablo Picasso
En 1907, le jeune peintre a 26 ans. Né à Malaga (Espagne) en 1881, d’un père
professeur de peinture, Pablo Picasso a étudié les Beaux-Arts à Barcelone principa-
lement. Il découvre Paris en 1900, à l’occasion de l’Exposition universelle, puis s’y
installe en 1904 dans un atelier au cœur du Bateau-Lavoir, vaste cité d’artistes assez
délabrée sur la Butte Montmartre. Il peint compulsivement des dizaines d’œuvres,
d’abord « bleues », mélancoliques, tout imprégnées de la douleur ressentie après le
suicide d’un ami très proche, puis « roses » après la rencontre avec Fernande Olivier.
Deux influences le marquent profondément. Etudiant Jean-Auguste-Dominique
Ingres, il observe dans les toiles de ce peintre les déformations et simplifications
opérées sur les corps nus. En particulier, dans le Bain turc, Picasso admire ces défor-
mations expressives qui tordent le corps du modèle principal, comme s’il était peint
selon plusieurs points de vue différents. En outre, Picasso se prend de passion pour
les masques africains, découverts lors des Expositions coloniales de Marseille et
Paris en 1906 et 1907 ou au Musée d’Ethnographie du Trocadéro. Leurs visages
symbolisés, qui deviennent magiques et s’interposent ainsi entre le monde hostile
et l’homme, l’incitent à renouveler entièrement son regard sur le réel.
Il se lance alors dans la réalisation d’un tableau de très grandes dimensions
(environ 2.50 × 2,50 m), intitulé Les Demoiselles d’Avignon. C’est ce tableau qu’il
montre à Georges Braque, rencontré au printemps de cette même année 1907 par
l’intermédiaire de Guillaume Apollinaire, alors apprenti poète et critique d’art désar-
genté avec qui Picasso était étroitement lié.

2. Une amitié féconde


À la fin de 1907, les deux peintres sont inséparables. Il se voient chaque jour,
discutent leurs travaux, et partagent le même appétit féroce de saisir par leurs
pinceaux la modernité et l’énergie de leur époque. Ils recherchent en même temps
une nouvelle façon de peindre, et la trouvent ensemble en transgressant toutes les
règles pour représenter les objets à partir de formes géométriques représentant
plusieurs angles de vue à la fois. Ils s’attaquent aussi à la matière, et n’hésitent pas
à insérer des collages dans leurs toiles.
Ils s’inspirent l’un de l’autre, échangent leurs idées novatrices (voire pillent telle
ou telle invention de l’autre), et même lorsqu’ils peignent séparément, leurs œuvres
présentent des similitudes qui témoignent d’une intense communion d’idées. Ainsi,
la Maisonnette dans un jardin que peint Picasso à l’été 1908, alors qu’il séjourne à la
Rue-Des-Bois (Oise), présente de remarquables correspondances avec les Maisons à
l’Estaque magnifiées par Braque ce même été.
Leur amitié et leur collaboration se poursuivent jusqu’en 1914. Mais Braque est
mobilisé dès les premiers jours de la Grande Guerre, et gravement blessé en 1915.
Il ne recommence péniblement à peindre qu’en 1917. Désormais, les liens entre le
flamboyant Pablo et le timide Georges sont définitivement distendus.

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124 – Le cubisme

3. La deuxième génération des cubistes


La révolution inaugurée par Braque et Picasso séduit plusieurs jeunes artistes
qui suivent le chemin tracé par les deux hommes puis ouvrent leurs propres voies.
Les relations entre les uns et les autres ne vont pourtant pas sans tensions.
En effet Braque et Picasso occupent une place particulière sur le marché de l’art.
Les premières toiles que Braque avait présentées au Salon d’Automne 1908 ayant été
refusées, les deux amis, outrés de ce refus, avaient définitivement tourné le dos à ce
circuit classique de diffusion des œuvres qu’était le monde des Salons. La publicité
et la vente de leurs œuvres s’était désormais faite exclusivement par l’intermédiaire
de leur ami, le jeune et talentueux marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler. Or, les
cubistes de la deuxième génération vont à l’inverse s’insérer plus conventionnelle-
ment dans le marché de l’art : on les dénomme donc « cubistes de Salon ». A leurs
débuts, ils sont cruellement raillés par Guillaume Apollinaire, farouche défenseur
de Braque et Picasso. Peu à peu le critique d’art devient plus bienveillant, ce qui
contribuera à distendre les relations du poète avec les deux précurseurs du cubisme.
Deux noms retiennent l’attention, ceux d’Albert Gleizes (1881-1953) et Jean
Metzinger (1883-1956) qui ont exposé régulièrement aux côtés d’autres peintres
cubistes, et qui ont en outre proposé une théorie du mouvement en publiant Du
cubisme en 1912. Leur œuvre reste cependant moins foisonnante en innovations
que celle de leurs grands prédécesseurs.
Le peintre Fernand Léger (1881-1955), d’abord inspiré par les impressionnistes,
détruit précocement ses œuvres de jeunesse pour se consacrer à l’exploration et
l’exploitation des formes, ces cylindres, sphères, cônes que Cézanne recommandait
pour traiter la nature. Compagnon de route de Braque et Picasso, avec qui il expose
à la galerie Kahnweiler, il explorera des chemins qui lui sont propres en cherchant
à représenter les objets dans leur dynamisme, et à réfléchir à un nouvel humanisme
né des forces et beautés de la modernité.
Juan Gris (1887-1927) est le peintre qui resta fidèle au cubisme jusqu’à sa mort. Il
en explora les potentialités de manière extrêmement méthodique, et Picasso l’admi-
rait vivement. Son Portrait de ce même Picasso, en 1912, est le témoin des liens qui
unissaient les deux hommes.

4. Vers la fin du cubisme


Plusieurs artistes de premier plan sont happés par la Première Guerre mondiale.
Fernand Léger est mobilisé, Georges Braque est gravement blessé, Guillaume
Apollinaire meurt au retour du front. La guerre bouleverse et freine l’histoire du
cubisme, même si elle est exprimée avec une vigueur particulière par les artistes
cubistes engagés au front.

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Le cubisme – 125

II. L’organisation d’un mouvement


Braque et Picasso ont ceci de particulier qu’ils n’ont aucunement théorisé le
mouvement cubiste, mais qu’ils ont pourtant connu précocement le succès. Cela a
été rendu possible par la mise en place d’une organisation atypique qui a permis
une reconnaissance internationale de leur talent.

1. Une diffusion méthodiquement organisée


Il y avait en fait non pas deux, mais quatre amis. Aux deux peintres se sont associés
d’une part Daniel-Henry Kahnweiler, marchand d’art, et d’autre part Guillaume
Apollinaire, critique d’art.
Kahnweiler ouvre en 1907 une petite galerie d’art près de la place de la Madeleine
à Paris. Il suit de près les travaux de ces jeunes peintres qui ont à peu près son âge,
il admire leur talent et se passionne pour leur créativité en ébullition. Il est ainsi
le premier à percevoir et à apprécier à sa juste valeur la puissance de la révolution
que représente Les Demoiselles d’Avignon de Picasso, devant laquelle il éprouve une
« stupeur émerveillée ». Lorsque, en 1908, les œuvres de Braque sont refusées au
Salon d’Automne (par un jury où figure pourtant Matisse), il réagit vigoureusement
et organise une exposition dédiée aux œuvres de son ami dans sa propre galerie.
Devant l’insuccès de l’exposition, il radicalise encore le circuit de distribution de ces
œuvres novatrices qui heurtent le goût du public : il met en scène d’une certaine
façon leur caractère exceptionnel en les réservant à un cercle très fermé de collec-
tionneurs et connaisseurs de grande envergure, souvent venus de l’étranger, pour
qui il organise des visites privées. En parallèle, il assure aussi leur succès en faisant
voyager les œuvres partout dans le monde, aux États-Unis par exemple à l’occasion
de la première exposition internationale d’art (International Exhibition of Modern
Art) qui se tient à New York en 1913.
Il recourt au talent d’Apollinaire, par exemple pour préfacer le catalogue de l’expo-
sition consacrée à Braque en 1908. Le poète ne tarit pas d’éloges et il ne cessera de
soutenir ceux qu’on n’appelle pas encore « cubistes » dans tous les journaux qui lui
ouvrent leurs colonnes. Il va même jusqu’à provoquer en duel un contradicteur…
Car la critique n’est pas tendre. Toute la presse conservatrice s’enflamme, comme le
célèbre Louis Vauxcelles qui parle à propos de Braque d’« art canaque résolument,
agressivement inintelligible ». Or l’influence de la presse est particulièrement forte,
et elle peut faire des dégâts, c’est pourquoi la plume et le talent d’Apollinaire ont
toute leur importance.

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126 – Le cubisme

2. Une dénomination polémique


Lorsque Braque présente ses œuvres au jury du Salon d’Automne en 1908, il
subit une cruelle déconvenue. Henri Matisse, membre éminent de ce jury, se moque
publiquement des audaces du jeune homme et de ses « petits cubes ». Le mot fait
mouche et les journalistes inventent le terme « cubisme », aussitôt récusé par les
quatre amis. Ainsi, ce sont les ennemis des cubistes qui vont nommer le mouvement…
Farouchement attachés à leur indépendance, entraînés dans une frénésie de
création, inventant sans cesse de nouvelles façons de peindre, Braque et Picasso ne
se soucient pas de théoriser leur approche. D’autres se chargeront de le faire à leur
place, dès 1912. Ce sont d’abord deux peintres, Gleizes et Metzinger, puis Guillaume
Apollinaire dans Les Peintres cubistes. Il provoque la colère de ses anciens amis qu’il
a placés sur le même plan que les « cubistes de Salon ». En fin de compte, c’est
Daniel-Henry Kahnweiler lui-même qui publie en 1920 l’ouvrage de référence sur
le cubisme : Der Weg zum Kubismus (La montée du cubisme).
A ce moment, pourtant, le cubisme est déjà délaissé par ceux-là mêmes qui
l’avaient créé ; hors Juan Gris, qui reste fidèle à ce mode d’expression jusqu’à sa mort
en 1927, les cubistes suivent désormais des voies nouvelles.

III. Le cubisme, un art de la transgression


Le cubisme est donc né pour répondre à des problèmes bien précis. Il s’agit encore
et toujours de reproduire la nature, mais en tenant compte du fait qu’une reproduc-
tion ne se fait pas seulement à partir de ce que l’on voit, mais aussi à partir de ce
que l’on connaît de l’objet.
Quatre domaines servent de champ d’expérimentation :

1. Le motif
Les peintres cubistes revendiquent le droit de ne plus être des imitateurs du réel,
mais des créateurs capables de maîtriser cette mise à plat du réel que suppose sa
représentation sur une toile. En outre, alors que les impressionnistes cherchaient
à fixer l’instant fugitif, eux vont s’intéresser au durable, au solide, au volume des
formes de la nature, en se pliant aux exigences de l’ordre et de l’équilibre. En fin de
compte, si on découpait et si on assemblait les toiles selon les indications données
par les angles, les plans, les aplats de couleur, on arriverait presque à « se trouver
en présence d’une sculpture », dit Picasso à son ami Julio González, orfèvre et ferron-
nier. C’est pourquoi le motif, dans leurs œuvres, tend de plus en plus à l’abstraction
sans jamais s’abstraire entièrement. Peu à peu, les cubistes en viennent même à
suggérer le motif par une série d’indices, réduits au minimum. Quelques boucles de
cheveux disent un visage, quelques cordes une guitare, quelques lettres un torero
ou un troquet.

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Le cubisme – 127

2. La perspective
Depuis la Renaissance, les règles de la perspective voulaient que le tableau
s’organise autour d’un point focal situé, d’une certaine façon, au-delà du tableau
lui-même. Sous l’influence de Paul Cézanne, Georges Braque entreprend de renver-
ser cela. Il va tenter désormais de faire sortir le tableau de lui-même, comme si le
point focal se trouvait là où se tient le spectateur. En outre, détachés de l’art figura-
tif, les cubistes vont jouer avec les points de vue et les multiplier au sein d’une même
toile : ils représentent le réel comme constitué par des vues prises selon des angles
multiples et divers. Les paysages et les corps sont comme découpés, ramenés à
deux dimensions seulement, comme le ferait un chirurgien qui mettrait à plat les
éléments du réel pour mieux les voir.

3. La forme
Alors que les impressionnistes avaient diffracté le réel en touches de couleurs
et en fragments de lumière, produisant des œuvres éclatantes mais menacées de
confusion, les cubistes vont chercher à rendre compte de la nature en la densifiant
et en la solidifiant. C’est pourquoi ils s’efforcent de construire (et non pas seulement
de représenter) visages et objets avec des éléments très simples, comme dans les
masques africains qu’ils admiraient beaucoup. Ce faisant, ils se plient également à
l’injonction de Cézanne, qui avait réclamé l’usage des cylindres, des sphères, des
cônes pour représenter le réel.

4. Le matériau
Pour aller plus loin encore dans l’intégration de l’objet à la toile, les peintres
cubistes vont jouer avec le matériau même du peintre, et mêler à la peinture le
sable, le papier, la toile cirée, le cannage, tout ce qui peut être collé. Au pinceau, à la
brosse, ils ajoutent le peigne pour coiffer la chevelure d’un portrait, ou le pinceau du
peintre en bâtiment. Ils recourent à des lettres, des fragments de mots, et insèrent
ainsi dans leurs toiles une autre manière de rendre compte du réel.

Conclusion
Le cubisme est le mouvement qui a fait entrer l’art dans la modernité – et
vice-versa. Il a radicalement influencé toutes les approches artistiques postérieures.

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128 – Le cubisme

ْ Prolongements

Le cubisme s’est développé sur une période relativement brève, en ce début du


XXe siècle qui foisonne en innovations de toutes sortes, mais son influence a été
déterminante. Il a ouvert la voie à l’art abstrait en représentant les objets non plus
seulement tels qu’on les voit, mais aussi tels qu’on les connaît, tels qu’on les imagine,
tels qu’on les perçoit par l’esprit autant que par les sens.

Texte sur le cubisme

Guillaume Apollinaire
1 Les Peintres cubistes. Méditations esthétiques (1913).
Beaucoup de peintres nouveaux ne peignent que des tableaux où il n’y a pas
de sujet véritable. […]
Ces peintres, s’ils observent encore la nature, ne l’imitent plus et ils évitent avec
soin la représentation de scènes naturelles observées et reconstituées par l’étude.
La vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié par l’artiste
aux vérités, aux nécessités d’une nature supérieure qu’il suppose sans la décou-
vrir. Le sujet ne compte plus ou s’il compte c’est à peine.
L’art moderne repousse, généralement, la plupart des moyens de plaire mis
en œuvre par les grands artistes des temps passés.
Si le but de la peinture est toujours comme il fut jadis : le plaisir des yeux, on
demande désormais à l’amateur d’y trouver un autre plaisir que celui que peut lui
procurer aussi bien le spectacle des choses naturelles.
On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture,
telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature.
Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure.
L’amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d’un ordre
différent de la joie qu’il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure
d’un ruisseau, le fracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les
harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l’esthétique.
De même, les peintres nouveaux procureront à leurs admirateurs des sensa-
tions artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières impaires.
[…]
On a vivement reproché aux artistes-peintres nouveaux des préoccupations
géométriques. Cependant les figures géométriques sont l’essentiel du dessin. La
géométrie, science qui a pour objet l’étendue, sa mesure et ses rapports, a été de
tous temps la règle même de la peinture.
Jusqu’à présent, les trois dimensions de la géométrie euclidienne suffisaient
aux inquiétudes que le sentiment de l’infini met dans l’âme des grands artistes.
Les nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens ne se sont proposés d’être
des géomètres. Mais on peut dire que la géométrie est aux arts plastiques ce que
la grammaire est à l’art de l’écrivain. Or, aujourd’hui, les savants ne s’en tiennent

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Le cubisme – 129

plus aux trois dimensions de la géométrie euclidienne. Les peintres ont été amenés
tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition, à se préoccuper de nouvelles
mesures possibles de l’étendue que dans le langage des ateliers modernes on
désignait toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension.
Telle qu’elle s’offre à l’esprit, du point de vue plastique, la quatrième dimen-
sion serait engendrée par les trois mesures connues : elle figure l’immensité de
l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé. Elle est
l’espace même, la dimension de l’infini : c’est elle qui doue de plasticité les objets.
Elle leur donne les proportions qu’ils méritent dans l’œuvre, tandis que dans l’art
grec par exemple, un rythme en quelque sorte mécanique détruit sans cesse les
proportions.
L’art grec avait de la beauté une conception purement humaine. Il prenait
l’homme comme mesure de la perfection. L’art des peintres nouveaux prend l’uni-
vers infini comme idéal et c’est à cet idéal que l’on doit une nouvelle mesure de
la perfection qui permet à l’artiste-peintre de donner à l’objet des proportions
conformes au degré de plasticité où il souhaite l’amener.
[…]
Ajoutons que cette imagination : la quatrième dimension, n’a été que la manifes-
tation des aspirations, des inquiétudes d’un grand nombre de jeunes artistes regar-
dant les sculptures égyptiennes, nègres et océaniennes, méditant les ouvrages
de science, attendant un art sublime, et, qu’on n’attache plus aujourd’hui à cette
expression utopique, qu’il fallait noter et expliquer, qu’un intérêt en quelque
sorte historique.
Voulant atteindre aux proportions de l’idéal, ne se bornant pas à l’humanité,
les jeunes peintres nous offrent des œuvres plus cérébrales que sensuelles. Ils
s’éloignent de plus en plus de l’ancien art des illusions d’optique et des propor-
tions locales pour exprimer la grandeur des formes métaphysiques. C’est pourquoi
l’art actuel, s’il n’est pas l’émanation directe de croyances religieuses déterminées,
présente cependant plusieurs caractères du grand art, c’est-à-dire de l’Art religieux.

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130 – Le cubisme

CM 13 Cubisme

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LE CYNISME

ώ Frise chronologique n° 11

1. Les cyniques 2. Les « nouveaux » cyniques


ْ 444 av. J.-C. ; 365 av. J.-C. ْ Entre 4 av. J.-C. et 1 apr. J.-C. ; 65 apr. J.-C.
Antitsthène. Sénèque.
ْ 390 av. J.-C. ; 380 av. J.-C. environ ْ Ier siècle
Fondation par Antisthène de l’École Démétrios.
cynique. ْ Ier siècle
ْ 413 av. J.-C. ; 327 av. J.-C. Demonax.
Diogène.

Introduction
Le cynisme est une école philosophique antique, souvent décriée pour ses excès
et ses provocations. Elle est fondée aux environs de –380 par Antisthène (vers 440 ;
370 ou 365 av. J.-C.). Celui-ci, sophiste1, élève de Gorgias avant de suivre les ensei-
gnements de Socrate, s’installe au gymnase, le Cynosarge2 après la mort de son
maître. C’est là, aux portes d’Athènes, que les « demi-citoyens » comme Antisthène
(dont la mère est une esclave thrace3) sont admis. Il y établit alors les fondements
de l’école qui sera appelée « cynique »4.

1. Les sophistes sont des maîtres de rhétorique qui enseignent l’art de parler en public et de
défendre n’importe quelle thèse, fût-ce au prix d’arguments fallacieux ou spécieux.
2. Κυνόσαργες / Kynósarges : ce nom se traduit par « chien agile ». Cf. infra, texte 2, p. 138.
3. La Thrace est une région qui correspond à une partie de la Turquie, de la Grèce et de la Bulgarie
modernes.
4. Ses élèves tirent leur désignation du lieu : (Κυνικοί / Kynikoí).

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132 – Le cynisme

Le terme même est donc ambigu puisque « cynique » désigne en grec aussi bien
ce qui concerne le chien que celui qui appartient à l’école cynique.
Le cynisme apparaît davantage comme une « école » composée d’une série de
philosophes qui se distinguèrent tout autant par leur pensée que par leurs compor-
tements souvent provocateurs.

I. Deux grands figures fondatrices


Si Antisthène apparaît comme le fondateur du groupe, c’est surtout Diogène qui
est resté célèbre.

1. Antitsthène (444 av.J-.C. ; 365 av. J.-C.)


a. Elève de Socrate
N’étant pas citoyen athénien puisque sa mère était Thrace, Antisthène habitait le
Pirée et parcourait des kilomètres chaque jour pour aller suivre les enseignements
de Gorgias puis de Socrate1.
Il s’efforça d’imiter Socrate, cherchant à faire preuve de la même résistance
physique et accordant à l’enseignement une valeur essentielle puisque apprendre
de ceux qui ont la connaissance était à ses yeux la seule façon de corriger le mal
tapi en chacun de nous.

b. Un maître
Installé au Cynosarge, il affirmait ne vouloir aucun disciple ni partisan. Il frappait
durement avec un bâton ceux qui témoignaient de cette envie, Diogène, seul, refusa
de s’éloigner tant qu’il parlerait, désirant profiter pleinement de ses leçons.
Il est célèbre pour avoir nié toute possibilité de définir totalement une chose,
toute capacité de contredire puisque chaque objet n’a qu’un logos (i. e une seule
appellation) pour le désigner. Il s’inspirait de Socrate mais également d’Héraclite,
à qui il emprunta le dédain pour l’humanité. Il fut également l’un des rares philo-
sophes antiques à prôner le monothéisme.

c. Des ouvrages disparus


Ses oeuvres, très nombreuses si l’on en croit Diogène Laërce2, ne nous sont parve-
nues que sous forme de rares fragments indiquant qu’il privilégiait sans doute les
discours dans un style dont la pureté était louée.

1. Cf. infra, texte 2, p. 138.


2. Biographe dont les Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, écrites au IIIème s, sont
particulièrement utiles pour cerner la vie des penseurs antiques. Cf. infra, texte 2, p. 138.

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Le cynisme – 133

2. Diogène (413 av. J.-C. ; 327 av. J.-C.)


a. Le successeur d’Antisthène
Diogène dit de Sinope (du nom de sa ville d’origine), est désigné par nombre de ses
contemporains et successeurs comme (Diogène) le Chien1. Exilé en même temps que
son père (faux-monnayeur), il devint l’élève d’Antisthène au Cynosarge(s). Il succède
à son maître et dirige ensuite ce que l’on a coutume de nommer « l’École cynique ».

b. Un homme qui « dérange »


Il est célèbre pour sa manière de vivre, dans le dénuement, et pour sa réponse
à Alexandre. À ce grand conquérant prêt à lui donner ce qu’il demanderait mais
qui lui faisait de l’ombre, il n’a réclamé que le soleil. Sa formule « ôte-toi de mon
soleil » est demeurée célèbre et représentative de la volonté de ne profiter que de
ce que la nature donne, et de son choix de se passer du superflu. Il brisa même son
écuelle, dit-on, lorsqu’il vit un enfant boire au creux de sa main. Ses provocations
sont fameuses : vivant en haillons, dans un tonneau, injuriant, mordant et frappant
les passants, il mangeait peu, mendiait, satisfaisait ses besoins (y compris sexuels)
sans vergogne, aboyait. Il alla jusqu’à chercher un homme avec une lanterne en plein
jour et affirma n’en pas trouver. Vendu en Crète comme esclave, il prétendit devoir
commander à son maître puisque, selon lui, tels étaient son métier et sa fonction…

c. Un cynique en action
Traité de « Socrate en délire » par Platon, il voulait montrer l’importance et la
valeur de l’autosuffisance ascétique à ses contemporains.
Il incarnait véritablement la doctrine cynique demandant la seule satisfaction des
besoins élémentaires, affirmant le mépris des convenances et de toute contrainte
externe, le rejet de la morale ordinaire. Ses écrits sont perdus mais ils ont la réputa-
tion d’avoir été particulièrement scandaleux, acceptant la nature dans toute sa bruta-
lité (ne rejetant par exemple ni l’anthropophagie ni l’inceste).
Les autres repésentants de l’école sont Cratès de Thèbes (365 av. J.-C. ; 285 av.
J.-C.) et sa femme Hipparchia, son beau-frère Métroclès, Xéniade et Onésicrite.

II. La philosophie cynique


Le cynisme se signale avant tout par une opposition aux convenances. Les diffé-
rents philosophes qui le représentent se signalent par leurs provocations ou leur
extrême ascétisme.

1. Pour le distinguer d’autres Diogène connus, on l’appelle souvent aussi, « Diogène le Cynique ».

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134 – Le cynisme

1. Les grands principes


La philosophie ne peut être qu’éthique et pratiquer la vertu assure le bonheur
du sage selon Antisthène. Comme les vices, les conventions et les bienséances sont
également vilipendées puisqu’elles briment la nature. Le philosophe doit donc lutter
contre elles en n’évitant jamais ni la violence physique ni les insultes.

a. La provocation et la marginalité
L’originalité, l’excentricité parfois, du cynique sont des moyens de mettre en lumière
les obstacles que représentent les moyens courants de communiquer, de vivre en
société, de penser. Les lois, les normes et les usages sont ainsi pensés comme des
limitations de la nature, des désordres que seules la différence et la mise en valeur
par des comportements visibles et forts peuvent sinon éliminer du moins dévoiler
et réduire. Jouer sur les coutumes c’est également les rendre ridicules, en montrer
la contrainte, et, finalement, les faire modifier. La provocation pousse les autres à
analyser leur réalité, jusque là admise sans étude ni critique, et à la transformer.

b. Le « chien »
Le cynique, vivant donc davantage selon les lois de la nature qu’en fonction de
celles de la cité, se conduit aussi comme un chien. il se défait de toutes les choses
inutiles, superflues. Il faut mener une vie simple, sans se laisser enfermer par les
conventions sociales. Diogène, le marginal à l’entrée de son tonneau, à demi nu, sans
autre possession que son abri et une écuelle (dont il se défait rapidement), agresse,
insulte, comme un chien qui aboierait.
De plus, les cyniques n’hésitent pas à manger les offrandes déposées par les
Athéniens aux carrefours en l’honneur de la déesse Hécate1, où l’on sacrifiait souvent
des chiens… Mais cette vie même est une image — un modèle — de la vertu qu’ils
prônent. Le bien, la morale résident dans les actes, dans la liberté d’agir et dans la
persévérance.

2. La figure référentielle d’Héraclès


Héraclès est un exemple essentiel pour les cyniques. Héros autonome, indépen-
dant, fort, sa liberté est aussi ce qui le conduit à commettre des erreurs et à les
réparer par l’intermédiaire des « travaux ». Il finit par surmonter les épreuves, ce qui
lui permet d’accéder à la vertu, il a donc pu être admis auprès des dieux. Pour les
cyniques, les malheurs, les difficultés sont utiles et même nécessaires pour parvenir
non seulement à mener une existence morale mais également accéder au bonheur.
Héraclès sert aussi de contre-modèle à Prométhée. Pour eux, l’apport du feu et des
techniques a éloigné l’homme de la nature, de la vie « sauvage ». Prométhée et son
don incarnent la culture et la société normée et codifée que les cyniques rejettent
au nom de la « folie », de la puissance débridée et naturelle d’Héraclès. Le second
déconstruit la civilisation et la société dont le premier est le bâtisseur et l’emblème.

1. La déesse de la lune a trois têtes (chienne, lionne, jument).

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Le cynisme – 135

Comme Héraclès, les cyniques portent généralement un manteau et un bâton


en chêne, signes qu’ils recherchent sa protection. La figure d’Héraclès les conduit
également à considérer qu’il faut apprendre à se maîtriser, à se dominer, à ne s’atta-
cher qu’à la vertu et au travail, véritables « biens » pour les hommes qui doivent se
tenir le plus éloignés possible du plaisir, vulgaire et dangereux à leurs yeux.
Leur protecteur, Héraclès, montre aussi que l’honneur, la richesse ou la mort,
comme leurs opposés, ne dépendent jamais de l’être humain mais du hasard ou de
la chance, qu’ils ne peuvent donc jamais constituer ni des biens à rechercher ni des
possessions.

3. L’école cynique
Souvent considérée comme une « petite école », l’école cynique s’est surtout
développée en deux périodes : la première va de sa fondation par Antisthène à à la
fin du IIIe siècle, la seconde suit l’apparition du christianisme. Certains philosophes
tentèrent alors de la faire renaître en l’enrichissant d’apports issus du stoïcisme.
Les plus célèbres de ces « nouveaux cyniques » sont Démétrios (dit « le cynique »)
et Sénèque, son ami.

a. Un syncrétisme
Le cynisme est un syncrétisme qui unit la pensée de Socrate avec celle des
stoÏciens, des Eléates et des Mégariques.1 Sa doctrine est assez simple à identifier.
Elle repose sur l’idée que la bonne vie est l’unique but à prendre en compte.
Pour eux, l’Etre est premier, avant le devenir. Rien ne doit empêcher l’homme de
mener à bien son existence et de se réaliser pleinement. La liberté est donc absolu-
ment nécessaire à la vertu et à la sagesse, elles-mêmes fondamentales pour bien
conduire sa vie. Matérialistes et originaux, ils refusent tout conformisme parce que
celui-ci limite l’autonomie, seul principe subversif pouvant garantir le lien avec la
nature.

b. L’inutilité des sciences théoriques


Pour bien mener sa vie il ne faut pas s’encombrer de tout ce qui pourrait éloigner
de l’objectif : ainsi les sciences mais aussi la logique sont non seulement inutiles
mais surtout pernicieuses puisqu’elles éloignent du but précis à atteindre et sont
des recherches vaines, épuisantes, sans valeur.
En outre, la science ne peut être véritable ni permettre d’accéder au vrai, encore
moins au bonheur. En effet, on ne peut penser un concept qu’en le liant à d’autres,
qu’en lui conférant des attributs issus d’autres idées, qu’en mélangeant sans cesse,

1. Les Eléates, ainsi appelés parce qu’ils se situent à Elée, s’opposent principalement au polythéisme
et considèrent que l’Etre est éternel, unique, indestructible et immuable. Parmi eux, on trouve
Parménide et Zénon notamment. Les Mégariques, se réunissaient à Mégare. Euclide, disciple
de Socrate, ami de Platon, est le plus célèbre d’entre eux. Pour eux, le vrai ne se trouve que
dans la raison et les Idées sont les seuls êtres véritables. L’Unité absolue des Eléates est pour
eux le principe suprême.

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136 – Le cynisme

en comparant, en décalant l’intérêt. Au mieux, on donne des caractéristiques à un


objet, on l’identifie à un autre, on réduit donc deux éléments à un seul. Mais on a
alors deux appellations pour une même chose, ce qui est inutile. Cela ne permet
ni de décrire ni de comprendre le monde et, surtout, c’est totalement absurde. Ces
« glissements » intellectuels n’apportent par conséquent aucun savoir et coupent
de ce qui est seul important, la vie.
Aucun jugement, aucune connaissance ainsi élaborée ne peut être légitime ni
même acceptable pour les cyniques.

c. La frugalité et l’ataraxie
Le sage doit avant tout s’éloigner de ce que la nature ne lui impose pas comme
nécessaire. Il est ainsi apte à ne se soucier que du strict minimum. Il faut donc
vivre de manière frugale, sans confort. Les biens matériels doivent être réduits,
la célèbre anecdote de l’écuelle de Diogène, finalement jetée parce que l’on peut
boire au creux de ses mains, en témoigne. S’ils portent le manteau et s’appuient
sur un baton comme Héraclès, ils ne les ont qu’en un seul exemplaire, ils passent
la nuit dans des lieux publics, temples ou édifices de la cité, mendient (ou volent)
leurs repas. Le seul véritable plaisir est celui qui naît de cette ascèse personnelle,
de cette recherche de l’austérité, de l’effort pour l’atteindre.
Cette frugalité doit également s’accompagner d’une forme d’autosuffisance : tout
ce qu’ils peuvent produire ou obtenir eux-mêmes est préférable puisque le dénue-
ment et et l’ascétisme sont à leurs yeux les chemins les plus courts vers la vertu et
le bonheur. En outre, il n’est pas nécessaire de passer par une longue initiation, la
manière de vivre suffit amplement à devenir sage. Grâce à cette éthique pratique,
le sage vit dans l’absence de vanité et d’orgueil (« l’atuphia ») et l’ataraxie1, c’est-à-
dire une tranquillité totale de l’âme, détachée des enjeux culturels et, ainsi, sereine.

d. La défiance à l’égard de la rhétorique


Être sage est donc agir et vivre dans la frugalité, les discours sont ainsi peu
importants. Les paroles semblent en effet éloigner du vrai puisqu’elles coupent de
l’action, du dynamisme de la vie et, surtout, de la nature. Elles sont accusées d’être
trop souvent métaphoriques, de voiler le sens sous des vêtements certes magni-
fiques mais incompréhensibles. Pour Antisthène, notamment, définir une chose
par des mots est impossible, ce n’est qu’étendre le logos mais jamais appréhender
la chose puisqu’un seul logos correspond à un objet. On ne peut donc rien en dire
d’autre que son nom.
En outre, la rhétorique obéit à des lois, elle s’inscrit dans la vie sociale qu’elle
organise et détermine, dans des usages codifiés. Elle répond à des enjeux culturels
et conduit à des réflexions théoriques. Elle éloigne donc de la nature, n’apporte
aucune vérité, aucun savoir.

1. L’ataraxie est également l’un des buts visés par presque tous les philosophes antiques.

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Le cynisme – 137

Cette méfiance va de pair avec le refus de la société, de toutes ses règles mais
aussi avec l’affirmation d’une forme de cosmopolitisme. En effet, le cynique n’est ni
athénien ni d’Elée ni de Mégare, il est un homme qui vit dans le monde et la nature.
Les langues ne sont que des limitations et des produits qui enferment la nature dans
des moules, dans un carcan qui éloigne du bonheur…

e. L’importance de la vertu
Matérialistes, les cyniques admettent cependant l’utilité de la science pratique,
de celle qui offre à l’humain les moyens de parvenir à son objectif, le bonheur.
Ainsi le sage doit-il se contenter de ne posséder que ce dont il a besoin. Riche,
il se défait de sa fortune, pauvre, il se satisfera du minimum nécessaire : un abri, un
peu de nourriture mendiée, des haillons pour couvrir sa nudité. Il cherchera à satis-
faire tous les besoins naturels, y compris sexuels.
Mais il s’éloignera de tout ce que la nature n’impose pas : il n’aura donc ni famille,
ni enfants, ni palais, ni superflu… En outre, il n’a pas à respecter les conventions
sociales, puisqu’elles sont des produits culturels et non naturels. Les cyniques ne
s’intéressent pas à ce que l’on dit d’eux et se considèrent comme les seuls sages.
Etre poli, pudique, respecter les normes et les codes sociaux sont des limitations
de la liberté, comme l’esclavage qu’ils condamnent fortement.
Platon considérait que Diogène pouvait être vu comme un Socrate devenu fou. La
contestation permanente des codes et de la culture au nom de la seule nature, les
provocations semblent en effet devenues difficilement compatibles avec la pensée
de Socrate et de Platon. Pourtant leur conception de la liberté influença beaucoup
les stoïciens.

Conclusion
Cette philosophie était donc particulièrement provocatrice durant l’antiquité et
elle fut souvent violemment attaquée. On lui reprochait son incapacité à se plier aux
normes, sa définition de la vertu comme simple respect des exigences de la nature.
Se suffisant à elle-même, elle choque les contemporains des cyniques parce qu’elle
n’ouvre sur aucune autre perspective que la vie « droite » , c’est-à-dire conçue comme
une ascèse rigoureuse, autosuffisante, particulièrement libératrice.
L’appellation de « chien » ne choquait pas les cyniques ; en partie parce qu’ils
considéraient que ceux qui les traitaient ainsi étaient des « fous » mais aussi et
surtout parce que l’animal incarne une manière de vivre idéale pour eux. Le chien
ne se soucie d’aucune convention ni bienséance, il fait en sorte de toujours être au
mieux dans la satisfaction des besoins naturels, n’aboie pas pour réfléchir mais parce
que cela est utile à sa vie.

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138 – Le cynisme

ْ Prolongements

Au XVIIe siècle, époque de la mondanité, de la conversation et de l’attachement


au respect des conventions, le terme de cynisme a été également associé à la bruta-
lité, à l’impudence. Il était rapproché de discours agressifs qui exprimaient, sans souci
des convenances ni même du respect de la personne à laquelle on s’adressait, des
sentiments ou des opinions particulièrement choquants.
On lie aussi le cynisme à une attitude consciemment provocatrice, à un refus de
la morale et de la doxa d’une époque.
Aujourdhui, le terme de cynisme renvoie surtout à un état d’esprit, une forme
de détachement, à une perte d’espoir dans les capacités humaines, à un déficit de
confiance dans l’humanité elle-même.

Textes sur le cynisme

Épictète
1 Entretiens, XLII, trad. V. Courdaveaux, 1865, site Remacle.
« Un de mes disciples, qui avait quelque penchant pour la philosophie cynique,
me demanda un jour ce que devait être le philosophe de cette secte, et ce qu’il
fallait faire pour y réussir. - — Mon ami, lui répondis-je, tout ce que je puis te dire,
c’est que tout homme qui entreprend une chose si grande, sans y être appelé
des dieux, est aussi fou que celui qui entrerait dans une grande maison pour s’y
comporter en maître, ou qu’un Thersite qui voudrait faire l’Agamemnon. (…) Le
philosophe cynique est (…) un homme envoyé des dieux pour réformer les hommes,
et pour leur apprendre par son exemple, que nu, sans bien, sans autre couvert
que le ciel, et sans autre lit que la terre, on peut être heureux ; un homme qui
traite les vicieux, quelque grands qu’ils soient, comme des esclaves ; un homme
qui, maltraité, battu, aime et bénit ceux qui le battent et qui le maltraitent ; un
homme qui regarde tous les hommes comme ses enfants, qui fait la ronde pour
eux, qui l’avertit avec bonté et avec tendresse, comme un père, comme un frère,
et comme le ministre des dieux mêmes ; un homme enfin que, malgré sa bassesse,
les rois et les princes ne peuvent regarder sans respect. Et c’est ainsi qu’Alexandre
a considéré Diogène. »

Diogène Laërce
2 Vies des philosophes illustres, Livre VI, traduction Genaille, éd. Garnier-Flammarion,
1965, (extrait) : À propos d’Antisthène.

« Habitant au Pirée, chaque jour il faisait ses quarante stades pour venir
écouter Socrate. Il imita sa patience et son endurance, et devint ainsi le premier
chef de l’école cynique. Il démontrait que la souffrance est un bien par l’exemple
d’Hercule et de Cyrus, tirant ainsi ses preuves à la fois des Grecs et des Barbares.
Il est le premier à avoir défini le concept en ces termes : « Le concept est ce qui

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Le cynisme – 139

exprime l’essence durable des choses. » Il aimait à dire : « J’aimerais mieux devenir
fou que sensible », et encore : « Il faut n’avoir commerce qu’avec les femmes qui
vous en sauront gré. »
(…) Il faisait ses discours dans un gymnase appelé Cynosarge, tout près des portes
de la ville ; de là vient, dit-on, le nom de cynique que porta sa secte. Lui-même
se surnommait « vrai chien ». Il fut le premier à faire doubler son manteau, selon
Dioclès, et portait ce seul vêtement. Il prit aussi le bâton et la besace. »

Cicéron
3 Tusculanes, V, 32, « Le Bonheur », Arléa, traduit du latin par Chantal Labre, 1996.
« Diogène, en qualité de Cynique, répondit encore avec plus de liberté à ce
grand prince, (il s’agit d’Alexandre le Grand) qui lui demandait, s’il n’avait besoin
de rien : Je souhaite seulement, lui dit-il, que tu te détournes un peu de mon soleil ;
lui donnant à entendre qu’il l’empêchait d’en sentir les rayons. Aussi ce philosophe,
pour montrer combien il avait raison de s’estimer plus que le roi de Perse, faisait-il
quelquefois ce raisonnement : Je ne manque de rien ; et il n’a jamais assez. Je ne
me soucie pas de ses voluptés ; et il ne saurait s’en rassasier. Enfin, j’ai des plaisirs
auxquels il ne peut jamais atteindre. »

Sénèque
4 De la tranquillité de l’âme, VIII, 4-8, trad. J. Baillard, 1861, site Remacle.
« Diogène (…) s’arrangea de manière à ce qu’on ne pût lui rien ôter. Appelez
cela pauvreté, dénuement, misère, et donnez à cet état de sécurité la qualifica-
tion avilissante que vous voudrez, je ne cesserai de croire à la félicité de Diogène,
que quand vous pourrez m’en montrer quelque autre qui n’ait rien à perdre. Je suis
bien trompé, si ce n’est être roi que de vivre parmi des avares, des faussaires, des
larrons, des receleurs d’esclaves, et d’être le seul à qui ils ne puissent faire tort.
Douter de la félicité de Diogène, ce serait douter aussi de la condition et de
l’état des dieux immortels, et croire qu’ils ne sont pas heureux, parce qu’ils ne
possèdent ni métairies, ni jardins, ni champs fertilisés par un colon étranger, ni
capitaux rapportant gros intérêts sur la place. (…)
Mais Diogène n’avait qu’un seul esclave, et qui s’échappa : on lui dit où était cet
homme ; mais il ne crut pas qu’il valût la peine de le reprendre. « Il serait, dit-il,
honteux pour moi que Manès pût se passer de Diogène, et que Diogène ne pût se
passer de Manès. » (…) Mon esclave s’est enfui ; que dis-je ? il s’en est allé libre. »

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140 – Le cynisme

CM 14 Cynisme

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L’ÉPICURISME

ώ Frise chronologique n° 12

ْ 470/69 -399 ْ 301


Socrate. Fondation du stoïcisme par Zénon
ْ 460-370 de Cittium.
Démocrite. Philosophes épicuriens postérieurs
ْ 428/27-348/47 à Épicure, latins ou grecs
Platon. ْ 97-55 av. J.-C.
ْ 384-322 Lucrèce, auteur du De rerum natura.
Aristote. ْ 155-75 av. J.-C.
ْ 306 Zénon de Sidon.
Fondation de l’épicurisme. ْ 110-40 av. J.-C.
Philodème de Gadara.
Ces deux derniers écrivent en grec.

Introduction
L’épicurisme est une philosophie née dans la Grèce antique, qui eut un rayonne-
ment bien au-delà de l’antiquité et se veut une réponse à la question : qu’est-ce qu’une
vie bonne ? Ou, comment mener sa vie ? Elle est, au même titre que le stoïcisme, une
philosophie eudémoniste, en ce qu’elle offre conseils et prescriptions pour parvenir
au bonheur. L’épicurisme recommande un bonheur simple, accessible grâce à une
maîtrise des désirs. Il se fonde sur une lecture matérialiste de la nature. Son fonda-
teur est Épicure (342/341 av. J.-C.–270 av. J.-C.).

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142 – L’épicurisme

I. Épicure et son temps


Épicure est né à Samos, ou selon Diogène Laërce1, à Athènes. Son père, Néoclès,
enseignait la grammaire ; sa mère était magicienne. Il s’intéresse très tôt à la philo-
sophie ; à Mitylène, il suit l’enseignement de Nausiphane, philosophe atomiste. Il
s’installe à Athènes en 306 et fonde son école qui prend le nom d’École du Jardin,
parce qu’Épicure réunit ses disciples dans son modeste jardin. Il mène une vie
simple et frugale en conformité avec l’éthique inspirée par sa philosophie. Il meurt
de calculs rénaux en 270. Épicure aurait écrit plus de 300 ouvrages, dont il ne nous
reste qu’une infime partie : Lettres à Hérodote, lettre à Pythoclès, lettre à Ménécée,
Maximes capitales, Préceptes, Sentences vaticanes.
Épicure vécut pendant la période hellénistique2. Athènes après la victoire du roi
de Macédoine, Philippe II à Chéronée en 338, vit sous la tutelle macédonienne. Elle
se révolte après la mort d’Alexandre le Grand, en 323, puis est rapidement soumise.
Durant la vie d’Épicure, la cité a perdu son indépendance mais jouit de la prospé-
rité et d’un rayonnement culturel.

II. La philosophie épicurienne

1. Les trois parties de l’épicurisme


Comme toutes les philosophies antiques, l’épicurisme se compose de trois parties :
une physique, une éthique, une canonique. La première branche propose une repré-
sentation de la nature, du cosmos, la deuxième offre une manière de conduire sa vie,
la troisième est une théorie de la connaissance. Ajoutons que les écoles de philoso-
phie, dans la perspective de trouver une vie bonne, proposent à leurs disciples des
exercices (en grec « askesis » désigne l’exercice, gymnique ou spirituel, et a donné
l’ascèse).

2. La nature originelle de l’homme


La doctrine d’Épicure part d’un postulat simple : l’homme recherche ce qui lui est
agréable et fuit tout ce qui lui cause de la douleur. Le premier moyen pour ne pas
souffrir est de ne pas avoir faim ni soif. Accéder à la voix du plaisir, c’est avant tout
éviter celle de la souffrance. Dès lors que la chair n’éprouve ni la faim, la soif, ni le
froid, elle est en mesure d’accéder au bonheur qui peut déjà être assimilé à un état

1. Diogène Laërce est un biographe du IIIe siècle apr. J.-C. On sait peu de choses sur lui, hormis
qu’il est né à Laërtès en Cilicie. C’est par lui que nous sont parvenues les lettres et les maximes
d’Épicure. Il a composé des Epigrammes et surtout Vies, doctrines et sentences des philosophes
illustres.
2. Les historiens appellent hellénistique la période qui commence à la mort dAlexandre (323 av.
J.-C.) et s’achève avec la conquête de l’Orient par Rome.

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L’épicurisme – 143

d’équilibre : « Ce pour quoi nous faisons toutes choses, c’est ne pas souffrir et ne pas
être dans l’effroi ; et une fois que cela se réalise en nous, se dissipe toute la tempête
de l’âme, puisque le vivant n’a plus à se diriger vers quelque chose, comme si cela
lui manquait… » (Lettre à Ménécée, § 128). Par conséquent, on peut affirmer que le
plaisir n’est rien d’autre que l’absence de souffrance et de crainte et l’état d’équi-
libre, ce qui signifie que l’être (chair et âme, qui ne sont jamais à dissocier) n’éprouve
plus de désir, lequel coïncide avec une tension douloureuse. Le plaisir immédiat
n’est absolument pas équivalent de la satisfaction d’un certain nombre de désirs.
La poursuite du bonheur comme état d’équilibre suppose donc que l’on combatte
en même temps les désirs et la crainte. Une fois libéré de ceux-ci, l’être connaît
l’absence de trouble ou ataraxie, il jouit du simple plaisir d’exister dans le présent.

3. La nécessaire hiérarchie des désirs


Comment se libérer des désirs infinis qui peuvent nous assaillir ? Par un travail
de connaissance et de discrimination de ces désirs. Il s’agit de distinguer les désirs
naturels et nécessaires, les désirs naturels et non nécessaires, enfin ceux qui ne
sont ni naturels ni nécessaires.
Les premiers, en étant satisfaits, délivrent de la faim et de la soif. Ils se confondent
avec les besoins élémentaires. Les désirs naturels et non nécessaires sont bien liés
à la nature charnelle de l’homme mais ne répondent pas à des besoins premiers :
ce sont le désir de mets abondants et raffinés (la gourmandise, la gloutonnerie) ou
le désir sexuel, lequel impose vite l’insatiabilité, la tension, l’inquiétude. Quant aux
troisièmes, ils sont entretenus par l’opinion et l’influence du milieu, ils sont imposés
à la nature : ce sont les désirs sans limites de la richesse, de la puissance, de la gloire,
de l’immortalité. Si les désirs de la 2e et de la 3e catégorie exigent l’effort, l’inquié-
tude (au sens de non-repos), la peine, ceux de la première catégorie sont toujours à
portée de main : « Grâces soient rendues à la bienheureuse Nature qui a fait que les
choses nécessaires soient faciles à atteindre et que les choses difficiles à atteindre
ne soient pas nécessaires. » (Lettre à Ménécée, § 127-128). Le bonheur exige donc
une longue et exigeante ascèse des désirs.

4. La libération de la crainte
Comment s’affranchir en même temps de la crainte ? Et de quelle crainte ? Il ne
faut plus craindre ni la mort, ni les dieux, ni la souffrance. C’est là la prescription
d’un quadruple remède, ainsi formulé : « les dieux ne sont pas à craindre, la mort
n’est pas à redouter, le bien facile à acquérir, le mal facile à supporter. »1

a. La mort n’est pas à craindre


« Ainsi le mal qui nous effraie le plus, la mort, n’est rien pour nous, puisque
lorsque nous existons la mort n’est pas là et lorsque la mort est là nous n’existons
pas. Donc la mort n’est rien pour ceux qui sont en vie, puisqu’elle n’a pas d’existence

1. Formule célèbre de la Lettre à Ménécée, citée plus bas.

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144 – L’épicurisme

pour eux, et elle n’est rien pour les morts qui n’existent plus. » (Lettre à Ménécée, § 7).
La crainte de la mort relève donc d’une erreur de raisonnement. La mort n’est pas
affaire de sensation. Nous ne la sentons pas. Elle est présente quand nous ne sommes
plus. En toute logique le moi ne la rencontre pas, la mort ne nous regarde pas, nous
dépasse. Nous ne pouvons l’éprouver et il est vain de l’appréhender. Cette appré-
hension inutile et douloureuse n’est pas la sensation de la mort, laquelle sensation
n’existe pas. Il est également erroné de penser que la mort est le moment où l’âme
et le corps se dissocient, ou celui du jugement de l’âme par quelque instance divine.

b. Les dieux ne sont pas à craindre


Quid des dieux ? Ils n’interviennent pas dans la création du monde et des êtres,
ils ne sont pas non plus des puissances qui jugent de la conduite des hommes.
Est-ce à dire qu’ils n’existent pas ? Le jeune Épicure avait lu d’un regard critique la
Théogonie d’Hésiode1. Les dieux n’ont rien créé, nous y reviendrons. Ils constituent
seulement pour les mortels des modèles de vie parfaite vers lesquels doit tendre
l’homme sage. Les dieux n’ont pas été imaginés par les hommes, ils sont bel et bien
des êtres supérieurs jouissant du seul plaisir d’exister : « Et d’abord songe qu’un dieu
est un être immortel et bienheureux, conformément à l’idée que nous en avons.
Ne lui attribue rien qui contredise cette immortalité et cette béatitude, par contre
accorde tout ce qui convient à l’immortalité et à la béatitude, car l’évidente connais-
sance que nous avons des dieux montre bien qu’ils existent. » (Lettre à Ménécée, § 4).

c. La souffrance n’est pas à craindre


S’abstenir d’une infinité de désirs superflus, c’est déjà se prémunir de bien des
souffrances. En outre, une souffrance intense conduit généralement à la mort, et
ne dure pas. Dans le cas où elle se prolonge, le corps s’y accoutume, les sens sont
comme anesthésiés.

d. Les conditions d’une vie heureuse


Une fois libéré de ces craintes, une fois prémuni contre le pouvoir des désirs,
l’individu peut atteindre aisément le bonheur. Le corps, à l’abri des excès, trouve
aisément la plénitude dans la nature. Il s’agit bien sûr de cultiver la tempérance –
avant lui tous les philosophes se sont retrouvés pour proscrire l’intempérance (Platon),
voire pour valoriser systématiquement le juste milieu (Aristote) – de trouver rapide-
ment le peu qui suffit au corps. C’est par la réflexion et par l’ascèse que ce peu va
s’imposer. Se contenter de peu, une fois les maux évités, est la voie du bonheur qui
concrètement réside dans une vie simple et frugale, dans le renoncement ferme aux
honneurs, au pouvoir. Il faut penser en même temps une ascèse vigilante débou-
chant sur des choix (du peu, de l’absence de souffrance), des exclusions (de l’excès
en toutes choses), et l’immédiateté du bonheur qui se présente dans l’instant d’exis-
tence que résume l’injonction fameuse d’Horace : « carpe diem (Odes, I, 11, v8)2. »
Mais l’ascèse épicurienne s’effectue d’autant mieux dans la compagnie des amis.

1. Hésiode, poète du VIIIe siècle av. J.-C. Auteur de La Théogonie ainsi que des Travaux et des Jours.
2. Horace (65-8 av. J.-C.), poète latin auteur d’Epodes, de Satires, d’Odes, d’Epîtres et d’un Art
poétique.

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L’épicurisme – 145

L’amitié permet la guérison des âmes, c’est au milieu des amis et par l’échange de
la parole que l’on confesse ses erreurs, que l’on se corrige. L’amitié apparaît certes
comme un moyen sur la voie de la sérénité, elle est aussi en elle-même une forme
de plaisir. Il s’agit de partager une vie calme, frugale, de discuter entre égaux – le
Jardin d’Épicure admettait en son sein les esclaves et les femmes – de reconnaître
ensemble ce que la nature nous offre, c’est-à-dire d’abord l’existence. Mais l’amitié
ne doit aucunement impliquer une forme de dépendance intéressée. Le sage épicu-
rien est devenu indépendant des contingences extérieures (biens matériels, relations
utiles), il est parvenu à l’autarcie1.

III. La physique épicurienne

1. Une représentation de la nature


Telle peut être décrite l’éthique de l’épicurisme. Celle-ci implique aussi une repré-
sentation de la nature, une physique. Nous avons dit que les dieux ne sont pas à
craindre, qu’ils ne sont ni des juges ni des démiurges. Comment Épicure conçoit-il la
création du monde ? Héritier de Démocrite, il considère que le monde n’a pas été créé
par une puissance transcendante, que tous les corps, constitués d’atomes – définis
comme insécables et immuables, en nombre infini – naissent et se désagrègent sous
l’effet du mouvement continuel de ces atomes. Il faut donc considérer le vide, espace
dans lequel apparaissent et disparaissent des infinités de monde, dont notre univers
est l’un d’entre eux. Les atomes sont soumis à un mouvement éternel de chute,
animé d’une vitesse uniforme. Ce mouvement est vertical et s’effectue du haut vers
le bas. Les atomes ne peuvent se rencontrer et former des corps que s’ils dévient de
ce mouvement. La formation des corps émane de ces déviations : Épicure parle de
« paregklisis », Lucrèce de « clinamen ». Celles-ci relèvent du hasard. Mais ce hasard
est aussi une garantie contre un déterminisme absolu qui exclurait toute liberté pour
l’homme. Lucrèce au livre II du De rerum natura écrit : « Si l’esprit n’est pas régi en
tous ses actes par la nécessité interne, s’il n’est pas, tel un vaincu, réduit à la passi-
vité, c’est l’effet de la légère déviation des atomes en un lieu, en un temps que rien
ne détermine. » (II, v289-293). Il reste que cette déviation reste sans cause, et qu’elle
a fait l’objet de violentes objections. Dans cette conception atomiste du monde et
des êtres, l’âme et le corps sont et demeurent unis. Tous deux se désagrègent lors
de la mort. C’est là un désaccord fondamental de l’épicurisme avec le platonisme et
tous les tenants de la métempsychose. Pas d’âme promue à une autre vie, dans un
autre monde, pas d’âme qui se réincarne maintes fois. C’est encore une raison de ne
rien craindre de ce qu’il adviendra d’elle après la mort. Solidaire du corps, elle se
désagrégera avec elle au sein de l’infinité des atomes.

1. L’autarcie, c’est l’autosuffisance du sage, expression d’une liberté suprême. Elle se retrouve
dans l’éthique des Stoïciens : si le sage épicurien se détache de désirs superflus, le stoïcien
demeure indifférent à tout ce qui advient et contre lequel il ne peut rien. À l’ataraxie épicurienne
corresponde l’apathie stoïcienne.

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146 – L’épicurisme

2. La physique épicurienne
Servant de fondement à l’éthique, elle rend aussi possible une canonique, c’est-
à-dire une théorie de la connaissance. On devine que la recherche du bonheur va de
pair avec l’acquisition consciencieuse d’une connaissance de l’être humain et de la
nature. Et cette connaissance provient des sensations. Nos sens ne nous trompent
pas. Les corps extérieurs viennent affecter nos sens, les flux de sensations se trans-
forment dans l’esprit en images. Ainsi seront possibles les anticipations (ou prolepses),
ou idées générales formées à partir d’innombrables sensations. Il ya donc trois
critères de vérité : ce sont les sensations, les affections (plaisir ou douleur) et les
prolepses, ou anticipations.

Conclusion
L’épicurisme est souvent assimilé à tort avec l’hédonisme1, à une recherche
permanente des plaisirs corporels. Il exige au contraire une stricte sélection des
désirs, une valorisation du peu, de la frugalité. Tandis que l’hédonisme — Socrate
le montrait déjà dans Le Gorgias2 — débouche sur l’inquiétude, l’insatisfaction, la
dépendance aux choses matérielles, l’épicurisme postule l’équilibre, la stabilité, la
simple jouissance d’exister. Il n’est pas dépendance, mais libération, au terme d’un
travail de connaissance et d’ascèse. Ses adeptes peuvent ainsi regarder la mort sans
crainte, s’ils se persuadent qu’elle n’est pas, d’un point de vue sensible, ou qu’elle
est absence de sensations.

ْ Prolongements

En tant que philosophie matérialiste, niant toute intervention divine dans la


création, l’épicurisme s’est dressé contre toutes les philosophies idéalistes et ne
pouvait qu’être combattu par les religions. Celles-ci l’ont sciemment tiré du côté
de l’hédonisme, de la vénération des plaisirs multiples. Dans Don Juan de Molière,
Sganarelle brossant le portrait de son maître libertin le qualifie de « pourceau d’Épi-
cure » (acte I, scène 1). Il reprend là une formule du poète Horace, héritier d’Épicure,
mais qui dans ses Epîtres (I, 4) emploie l’expression que le vulgaire emploie contre
les Epicuriens. C’est dire que ceux-ci furent très tôt attaqués. L’épicurisme à notre
époque est souvent confondu avec le fait de cultiver les plaisirs de la vie dans un
certain raffinement.

1. L’hédonisme (du grec « hédoné » : plaisir) n’est pas une école de philosophie, mais une tendance
répandue qui prône la jouissance incontrôlée. Il est attaqué par Socrate et Platon, les épicuriens
et les stoïciens.
2. Dialogue socratique composé par Platon, mettant en scène Socrate, le sophiste Gorgias et
Calliclès, ce dernier défend l’hédonisme.

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L’épicurisme – 147

Textes sur l’épicurisme

Épicure
1 Lettre à Ménécée (Traduction réalisée par nos soins)

I. a : les dieux, la mort (ces titres thématiques sont ajoutés par les auteurs)
Suis et pratique l’enseignement que je ne cesse de te dispenser et comprends
qu’il y va des fondements de la vie heureuse. Et d’abord un dieu est un être immor-
tel et bienheureux, conformément à l’idée que nous en avons. Ne lui attribue
rien qui contredise cette immortalité et cette béatitude, par contre accorde-lui
au contraire tout ce qui convient à l’immortalité et à la béatitude, car l’évidente
connaissance que nous avons des dieux montre bien qu’ils existent. Seulement ils
ne sont pas comme le croit la multitude. Et nier les dieux de la multitude, ce n’est
pas être impie. L’impie n’est pas celui qui nie les dieux de la multitude, mais celui
qui attache aux dieux ce que la multitude leur prête dans ses opinions. Car ces
dernières, loin d’être des intuitions justes, sont des suppositions fallacieuses ; de
là vient l’idée que les dieux sont responsables du mal qui advient aux méchants et
du bien réservé aux bons. C’est que la multitude est prisonnière des idées qu’elle
se fait de la vertu, elle veut des dieux qui s’y conforment et rejette tout ce qui
est différent. Maintenant efforce-toi de penser que la mort n’est rien pour nous,
puisqu’il n’y a de bien et de mal que dans la sensation et que la mort est absence
de sensation. Par conséquent, si l’on considère avec justesse que la mort n’est rien
pour nous, l’on pourra jouir de sa vie de mortel. On cessera de l’augmenter d’un
temps infini et l’on supprimera le regret de n’être pas éternel. Car il ne reste plus
rien d’affreux dans la vie quand on a parfaitement compris que la mort n’a rien
d’effrayant. Il faut donc être sot pour dire avoir peur de la mort, non pas parce
qu’on souffrira lorsqu’elle arrivera, mais parce qu’on souffre de ce qu’elle doit
arriver. Car si une chose ne nous cause aucune douleur par sa présence, l’inquié-
tude qui est attachée à son attente est sans fondement.
I. b : les désirs
Maintenant il faut parvenir à penser que, parmi les désirs, certains sont naturels,
d’autres sont vains. Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres
sont simplement naturels. Parmi les désirs nécessaires, les uns le sont pour le
bonheur, d’autres pour le calme du corps, d’autres enfin simplement pour le fait
de vivre. En effet, une vision claire de ces différents désirs permet à chaque fois
de choisir ou de refuser quelque chose, en fonction de ce qu’il contribue ou non
à la santé du corps et à la quiétude de l’âme, puisque ce sont ces deux éléments
qui constituent la vie heureuse dans sa perfection. Car nous n’agissons qu’avec
un seul dessein : écarter de nous la douleur et l’angoisse.
I. c : une leçon de vie
Il ne faut pas avoir le préjugé que la fortune est un dieu comme tant de gens
le croient. Car un dieu n’agit pas de façon désordonnée. Et il ne faut pas tomber
dans le préjugé suivant lequel la fortune serait une sorte de cause incertaine ; car
certains croient qu’elle préside à la distribution du bien et du mal parmi les hommes,
faisant ainsi, et défaisant cependant, leur bonheur ou leur malheur. Pense qu’il
vaut mieux que la raison prévale devant la fortune plutôt que la fortune devant
la raison. Il y a en effet plus de beauté lorsque nos actions remportent un succès

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148 – L’épicurisme

grâce à la fortune après qu’elles ont été déterminées par un juste jugement. Médite
ces enseignements et tout ce qui s’y rattache. Pratique-les à part toi et avec ton
semblable. Pratique-les jour et nuit, et jamais, ni dans la veille ni dans le rêve, tu
ne seras tourmenté. Tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car celui qui vit
parmi les biens immortels n’est semblable à aucun autre mortel.
Le quadruple remède :
Les dieux ne sont pas à craindre
La mort n’est pas à craindre
On peut atteindre le bonheur
On peut supprimer la douleur.

Lucrèce
2 De la nature, traduction réalisée par nos soins.

II. a : les atomes, II, v216-245


En ce domaine je désire ardemment t’apprendre ceci :
dans la chute qui les emporte, en vertu de leur poids,
tout droit à travers le vide, en un temps indécis,
en des lieux indécis, les atomes dévient un peu ;
juste de quoi dire que le mouvement est modifié.
S’ils ne déviaient pas, tous, telles des gouttes de pluie,
tomberaient de haut en bas dans le vide infini.
Il n’y aurait entre eux nulle rencontre, nul choc possible.
La nature n’aurait donc jamais rien créé.
Mais, si l’on pense que les atomes plus lourds,
descendant en ligne droite plus vite à travers le vide,
tombent sur les plus légers et produisent ainsi
les chocs causant des mouvements créateurs,
on est fort loin du raisonnement vrai.
Car tout ce qui tombe à travers l’onde ou l’air subtil
doit accélérer sa chute à proportion de son poids,
parce que le corps de l’eau et la nature ténue de l’air
ne peuvent retarder également toutes les choses
mais plus vite cèdent aux plus lourdes, vaincus.
Nulle part au contraire, à nul moment,
le vide ne saurait exister sous un corps
qu’il ne lui cède aussitôt, comme le veut sa nature.
Ainsi tous les atomes doivent-ils dans le vide inerte
aller à la vitesse égale malgré leurs poids inégaux.
Jamais donc les plus lourds ne pourront tomber d’en haut
sur les plus légers ni produire d’eux-mêmes les chocs
qui sont à l’origine des mouvements divers
grâce auxquels la nature accomplit son œuvre.
Oui, encore une fois, il est nécessaire que les atomes
dévient un peu, d’un minimum, pas plus,
ainsi nous n’inventerons pas des mouvements obliques démentis par la réalité.
II. b : la sérénité, II, 20-39
Ainsi nous voyons que bien peu de choses sont nécessaires

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L’épicurisme – 149

à la nature corporelle et tout ce qui ôte la douleur


peut aussi donner en retour maintes délices.
Il est quelquefois plus agréable, et la nature est satisfaite,
si l’on ne possède statues dorées d’éphèbes
tenant en leur main droite des flambeaux allumés
pour éclairer les nocturnes festins,
ni maison brillant d’or et reluisant d’argent,
ni cithares résonnant sous les lambris dorés,
de pouvoir entre amis, couchés dans l’herbe tendre,
auprès d’une rivière, sous les branches d’un grand arbre,
choyer joyeusement son corps à peu de frais,
surtout quand le temps est favorable et que la saison
parsème de mille fleurs les prairies verdissantes.
Et les fièvres ne quittent pas plus vite le corps
si l’on s’agite sur de riches brocarts de pourpre
que si l’on doit coucher sur un drap plébéien.
Les trésors ne profitant pas à nos corps,
non plus que la noblesse ou la gloire d’un trône,
il faut donc les juger vains pour l’esprit. .

Ronsard
3 Odes, II, 18 (orthographe modernisée par nos soins)
J’ai l’esprit tout ennuyé (1)
D’avoir trop étudié Les Phénomènes d’Arate(2) ;
Il est temps que je m’ébatte
Et que j’aille aux champs jouer.
Ceux qui, collé sur un livre,
N’ont jamais souci de vivre !
Que nous sert l’étudier,
Sinon de nous ennuyer
Et soin(3) dessus soin accroître,
A nous qui serons peut-être,
Ou ce matin ou ce soir,
Victime de l’Orque(4) noir,
De l’Orque qui ne pardonne,
Tant il est fier, à personne ?
Corydon(5), marche devant ;
Sache où le bon vin se vend.
Fais rafraîchir la bouteille,
Cherche une feuilleuse(6) treille
Et des fleurs pour me coucher.
Ne m’achète point de chair,
Car, tant soit-elle friande,
L’été je hais la viande ;
Achète des abricots,
Des pompons(7), des artichauts,
Des fraises et de la crème :
C’est en été ce que j’aime,

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150 – L’épicurisme

Quand, sur le bord d’un ruisseau,


Je les mange au bruit de l’eau,
Etendu sur le rivage
Ou dans un antre sauvage…
Notes des auteurs : 1) Fatigué. 2) Aratos, poète et astronome grec. 3) Souci. 4) Orcus, dieu des
enfers. 5) Nom de valet dans les Bucoliques de Virgile. 6) feuillue. 7) Melons.

CM 15 Épicurisme

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LES ÉTRUSQUES

ώ Frise chronologique n° 13

ْ XIIe-Xe siècle av. J.-C. ْ 600 av. J.-C.


– Civilisation protovillanovienne. Fondation de Marseille : formation de la
– Passage de l’inhumation dodécapole étrusque.
à l’incinération dans les régions ْ 580 – 550 av. J.-C.
étrusques. Fondation de Caeré, port de Tarquinia,
ْ IXe-VIIIe siècle av. J.-C. qui accueille des marchands étrangers ;
Culture villanovienne. les Phocéens quittent la Corse :
ْ VIIe siècle apogée de la thalassocratie étrusque,
Civilisation orientalisante. domination militaire et commerciale.

ْ 775 av. J.-C. ْ 535 av. J.-C.


Premiers colons grecs en Italie. Bataille d’Alalia : victoire des Caerites
(Étrusques) et Carthaginois sur les
ْ 753 av. J.-C. Phocéens.
Date conventionnelle de la fondation
de Rome. ْ 509 av. J.-C.
Tarquin le Superbe est chassé de Rome
ْ 750 av. J.-C. qui institue la République.
Colons grecs à Cumes.
ْ 474 av. J.-C.
ْ 700 av. J.-C. Victoire navale de Hiéron de Syracuse
Premières inscriptions (emprunts sur les Étrusques à Cumes.
à l’alphabet grec) et premières
peintures funéraires (Véies, Tarquinia). ْ 406-396 av. J.-C.
Siège de Véies par le général Camille.
ْ 657 av. J.-C. La ville est détruite et confisquée.
Artisans et artistes corinthiens
s’installent à Tarquinia, puis produisent ْ 358-351 av. J.-C.
de la céramique. Guerre violente entre Tarquinia
et Rome, puis trêve de quarante ans.
ْ 615 av. J.-C.
Tarquin l’Ancien, premier roi étrusque ْ 264 av. J.-C.
à Rome. Volsinies, l’actuelle Orvieto, est prise
par l’armée romaine.

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152 – Les Étrusques

ْ IIIe siècle av. J.-C. – Le latin est la langue officielle.


Victoires romaines sur les Samnites, ْ 15 apr. J.-C.
et les différents peuples italiotes ; Dernière inscription étrusque connue
guerres puniques : victoires des à Arezzo.
Romains sur les Carthaginois ; les villes
étrusques apportent leur contribution ْ 41-54
à Rome. Claude empereur : il rédige en grec
un ouvrage sur les Étrusques ;
ْ 91-88 av. J.-C. réorganisation du collège
Guerre sociale : les Étrusques reçoivent des haruspices.
la citoyenneté romaine.
ْ 476
ْ 27 av. J.-C. Fin de l’Empire romain.
– Auguste divise l’Italie en onze
régions, l’Etrurie est la VIIe.

Introduction
Parler des Étrusques revient à parler de Rome, tant la civilisation latine s’est
enrichie de l’apport étrusque.

I. Les peuples d’Italie avant Rome

1. Fondation de Rome et roman national


L’historiographie romaine déroule un récit bien connu : les peuples du Latium
se fédèrent autour de Romulus qui crée en 776 avant J.-C. une ville gouvernée par
des rois. Ceux-ci sont alternativement sabins puis étrusques et étendent peu à peu
le territoire de la ville. Ils sont chassés de Rome avec la royauté en 509 avant J.-C.
L’historien Tite-Live détaille toutes ces péripéties.
Elles sont en partie confirmées par l’archéologie qui a mis à jour les traces d’occu-
pation du Palatin dès le milieu du VIIIe siècle.
Elles le sont également par l’onomastique : les rois étrusques s’appellent
« Tarquinius », forme latinisée de noms étrusques.
Ces différents rois ont apporté à Rome le meilleur de leur culture : Numa Pompilius
roi sabin instaure les principes de la religion, les Étrusques laissent leur trace dans
la construction de la ville, ses structures religieuses, ses symboles.

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Les Étrusques – 153

2. Peuples italiotes
On connaît encore mal ces peuples italiotes, et les découvertes à venir nous éclai-
reront, par l’archéologie, l’onomastique, la linguistique, l’anthropologie.
La péninsule italienne s’est peuplée par des vagues successives de migrations.
Dans le sud, en « Grande Grèce », des peuples originaires de Grèce continentale
et d’Ionie fondent au VIIIe et au VIIe siècles des colonies, de même que sur les côtes
française (Marseille, Nice, Antibes) et espagnole (Emporion/Ampurias). D’autres peuples
indo-européens font la même démarche, des Celtes, par exemple, qui fusionnent
avec les groupes pré-indoeuropéens de façon sans doute pacifique. L’anthropologie
a montré qu’en Grèce les groupes migrants étaient bien moins nombreux : ils appor-
taient et imposaient leur culture, la connaissance du cheval, du métal, leur langue,
mais étaient absorbés numériquement par les peuples indigènes. La légende de la
fondation de Marseille, que raconte Aristote dans La Constitution des Massaliotes,
rend compte de la rencontre entre autochtones et nouveaux arrivés : lors de son
mariage, la fille du roi local, Gyptis, choisit le beau Phocéen Protis en lui tendant
la coupe symbolique.
Ainsi, les nouveaux arrivants s’intègrent aux populations autochtones. Dans l’Ita-
lie centrale, aux côtés des Étrusques, vivaient les Ombriens, les Latins et les Sabins.
Sur la côte adriatique, les Volsques et les Eques, les Samnites en Campanie, Les
Lapiges, Lucanes et Bruttiens en Calabre, et les Sicules, les Elymes et les Sicanes
en Sicile. Certains de ces peuples sont nommés par Homère, d’autres sont attestés
depuis le deuxième millénaire.
Tous ces peuples n’apparaissent que dans la toponymie, les noms de certains
lieux, ou encore une fois chez Tite-Live. Mais ils expliquent peut-être les difficultés
qu’a éprouvées l’Italie à construire son unité, au XIXe siècle, la force des dialectes,
les différences culturelles d’une région à l’autre.

II. Les Étrusques

1. Une civilisation encore méconnue


On connaissait des Étrusques ce que les Romains en disaient, jusqu’à la décou-
verte à la Renaissance des tombes peintes de Cerveteri et Tarquinia : c’est une société
savante et bien plus brillante que ces « barbares » dont parle Cicéron. Une des diffi-
cultés est la compréhension des milliers d’inscriptions, que l’on sait lire, mais assez
peu traduire.
Ils diffèrent des Romains, par la place qu’ils accordent aux femmes, comme le
montre l’iconographie. Ainsi les tombes des époux (au Louvre et à la Villa Giulia),
montrent un couple tendrement enlacé sur le sarcophage et témoignent d’une égalité

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154 – Les Étrusques

des sexes que l’ère moderne peine encore à établir. Cette liberté des femmes nourrit
aussi la légende de mœurs dissolues, de banquets licencieux, et du goût pour l’éro-
tisme, confirmé par des fresques trouvées à Tarquinia.

2. La cité étrusque, réussite politique et économique


Dès le IXe siècle avant J.-C., les habitats se regroupent sur des sites straté-
giques, qui deviennent des cités sous l’influence des colons grecs venus d’Italie du
sud. Chaque cité se protège de fortifications, érige des temples, signe de puissance,
et possède un territoire qui lui fournit ses ressources. Les cités sont politiquement
indépendantes, mais se regroupent au VIIe ou VIe siècle en une ligue, que les histo-
riens antiques ont appelée « la dodécapole », rassemblant les douze cités les plus
puissantes, dont la liste a dû évoluer. Elles se réunissant à Orvieto, où se trouve le
« Fanum Voltunae », sanctuaire fédéral dont l’emplacement a été récemment décou-
vert. Le ciment entre elles n’est pas politique mais religieux. « N’allez pas penser que
cette ligue de douze villes étrusques impliquait une solidarité entre elles. Chaque
cité était son propre royaume. C’est cet esprit individualiste qui a fait chuter les
Étrusques devant Rome. 1 »
Les Étrusques avaient développé l’urbanisme sans doute emprunté aux Grecs, et
des techniques de construction, notamment les voûtes en berceau ou l’arc en plein
cintre que l’on retrouve dans les ponts, ou les arcs. On attribuait à Tarquin l’Ancien,
vers 600 av. J.-C. la construction de la Cloaca Maxima, grand égoût, collecteur qui
assainit la ville, repris et consolidé au fil des siècles, mais encore utilisé de nos jours.
Le commerce avec les peuples méditerranéens est attesté dès le VIIIe siècle,
favorisé par les richesses en fer et sel qui servent de monnaie d’échange.
Une aristocratie puissante est avide d’objets de luxe diffusés par les marchands
grecs et phéniciens, qui développent une mode orientalisante, venue de Grèce,
d’Égypte, de Sardaigne, et qui s’intensifie, comme le montrent les objets trouvés
dans les tombes. A cette fin, des artisans syriens, grecs, chypriotes s’installent en
Etrurie, et on importera longtemps de la belle vaisselle de Corinthe puis d’Athènes.
Pour faciliter ces échanges, se développent les ports étrusques, les comptoirs à
l’étranger et les colonies d’Italie du sud. Les fameuses tablettes d’or de Pyrgi, un des
ports de Caeré, montrent que les Carthaginois (Phéniciens) y avaient établi un culte
à Astarté. Les commerçants étrusques concurrencent les Grecs établis à Marseille
et imposent leur vin en Gaule. La bataille d’Alalia, que raconte Hérodote, opposa les
Phocéens, les Carthaginois et les Étrusques en 540-535, sans doute au large de la
Corse, et établit la suprématie maritime de ces derniers, même si c’est encore sujet
à caution. On trouvera des objets étrusques, céramique, fibules, bijoux, armes, dans
l’ensemble de l’Europe.

1. Jean-Paul Thuillier, Le Sourire des Étrusques, 2006.

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Les Étrusques – 155

3. La religion
« Les Étrusques sont les plus religieux des hommes » selon Tite-Live1.
Après une période animiste, les Étrusques adoptent le panthéon grec anthro-
pomorphe. Mais ce qui caractérise ce peuple très pieux, c’est la pratique de rituels,
consignés dans des livres disparus aujourd’hui, mais connus par Cicéron, et surtout
l’art divinatoire.
C’est une religion révélée, dont le dogme se trouve dans les livres, et qui explique
ainsi l’importance de l’art divinatoire. On a retrouvé à Zagreb un des « libri lintei »,
livre de lin, qui comprenait un calendrier rituel, mais aussi nombre d’entre eux sont
représentés dans les sculptures, pliés à côté de la tête d’un défunt. On distingue des
« libri haruspicini », livres des haruspices qui concernaient l’examen des entrailles, les
« libri fulgurales », sur l’observation des éclairs (brontoscopie), les « libri rituales »,
sur les actes de la cité (armées, fondation des cités).
Le prêtre le plus important, l’haruspice, examine le vol des oiseaux dans le ciel
ou les entrailles d’un animal sacrifié pour connaître la volonté des dieux, avant toute
entreprise privée ou publique.
Ce savoir se transmet au sein d’une famille qui en garde le secret. Les prêtres
portent un chapeau conique à large bord, et un manteau court.
Le fameux foie de bronze trouvé à Plaisance, qui servait sans doute de support
à l’enseignement, nous renseigne sur « l’hépatoscopie », divination par l’examen du
foie. Il comprend quarante cases avec des noms de dieux, et seize sections sur le
bord extérieur, peut-être les subdivisions du cosmos.
Ces pratiques seront adoptées par les Romains.

4. La langue
On la connaît grâce à l’alphabet utilisé, le grec de Calchis, en Eubée, dès le VIIIe-
VIIesiècle, sous l’influence des échanges commerciaux. Il s’écrit de droite à gauche,
et n’utilise pas toutes les lettres. En revanche, on lui doit le f.
C’est une langue non indo-européenne, agglutinante, comme le hongrois ou
le chinois. Elle a des emprunts au grec et au phénicien. La difficulté vient non du
corpus, les archéologues ont trouvé plus de 7 500 inscriptions, mais des sujets : ce
sont des dédicaces, ou des références à des dieux, des liens de famille, des actes
de possession. On ne comprend donc pas la majorité des textes. Les archéologues
attendent l’équivalent de la « pierre de Rosette », un texte bilingue qui permettrait
d’entrer plus avant dans la connaissance de cette culture.

1. Françoise Gaultier et Dominique Briquel, Les Étrusques, les plus religieux des hommes, Les
rencontres de l’École du Louvre, La Documentation Française, Paris, 1997.

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156 – Les Étrusques

III. Rome

1. Qu’en reste-t-il à Rome ?


Les Étrusques ont légué à Rome l’essentiel de ce qu’ils ont appris au contact
des peuples avec lesquels ils commerçaient : l’urbanisme des Grecs d’Asie mineure,
le bornage, le plan hippodamien sur la base du cardo et du decumanus, le rite du
templum, lieu sacré, la structure de la maison patricienne, avec l’atrium, les canaux
d’irrigation, l’hydraulique.
Ils enseignent le calendrier, Kalendae, les semaines et les mois, les ides, les insti-
tutions sacrées, les collèges sacrés.
Le groupe familial est essentiel, donc ils utilisent le système des noms à deux
membres, prénom et nom, les Romains ajouteront le cognomen. Adeptes de l’écrit,
ils pratiquent les archives.
Dans le domaine religieux, on a vu l’art divinatoire. Même quand les Étrusques
seront complètement absorbés dans l’élément romain, ce sont des familles étrus-
ques qui fourniront le personnel sacerdotal.
L’armée romaine héritera des Étrusques la structure en légions et phalanges, une
partie de l’armement, et même la pratique du triomphe, avec défilé sur le char de
parade. De même pour les jeux, en particulier les gladiateurs.
Les insignes du pouvoir, le siège curule, les fasces des licteurs, que l’on retrouve
dans les armes de la France sur les documents officiels, sont également d’origine
étrusque.
Dans la vie quotidienne, les Romains leur doivent le banquet, certes emprunté aux
Grecs, mais aussi le personnel religieux typique, les Pénates, les Lares, les Mânes,
et des pièces d’habillement comme la toge ou la fibule.
Même la louve du Capitole, symbole de Rome, est d’origine étrusque. « Rome a
vaincu l’Etrurie, mais celle-ci lui a légué son mythe fondateur »1.

2. La romanisation
Comment les Étrusques ont-ils été absorbés et romanisés ?
Les cités étrusques se soumettent progressivement lors de guerres cruelles. En 264
av. J.-C., Volsinies, l’actuelle Orvieto, est prise par l’armée romaine. La chute de cette
capitale politique et religieuse marque la fin de l’indépendance. La soumission est
un fait acquis lors des guerres puniques : malgré les efforts d’Hannibal, l’Etrurie reste
fidèle à Rome et participe à l’expédition de Scipion à Carthage en 205. L’extension
de Rome apporte la prospérité sur l’Italie du IIe siècle et l’élite étrusque en profite.
Les routes romaines favorisent le commerce et la domination militaire. L’aristocratie

1. Jean-Paul THUILLIER, Les Étrusques, La fin d’un mystère, Découvertes Gallimard, 1990.

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Les Étrusques – 157

locale obtient la citoyenneté romaine et accède aux plus hautes charges. Il est de
bon ton de parler latin et de donner à ses enfants une éducation romaine. On sait
pourtant qu’une révolte servile1 est durement réprimée en –196. Des vétérans s’ins-
talleront dans les régions étrusques, accélérant le brassage.
D’autres hypothèses soulignent le caractère centralisateur de l’Empire romain : la
« pax romana » impose aussi le latin dans tout l’empire, l’emportant sur les langues
locales, même si les intellectuels romains pratiquent le grec. Les Étrusques vaincus
perdent leur prestige et leur culture est absorbée silencieusement. Le riche ami
d’Auguste, Mécène, est descendant de la noblesse étrusque, mais ne le mentionne
jamais.

3. La fin d’une civilisation


La fin de l’indépendance ne marque cependant pas la fin totale d’une culture. De
nombreuses œuvres d’art sont encore produites du IIIe au Ier siècle. On trouve encore
des épitaphes en langue étrusque jusqu’au Ier siècle apr. J.-C.
Pourtant, au moment où la langue étrusque s’éteint, un regain d’intérêt se
manifeste : on reprend des titres étrusques, des traditions et des inscriptions célébrant
les grands hommes. Surtout, l’empereur Claude (règne de 41 à 54 apr. J.-C.) s’avère le
premier étruscologue de l’histoire : selon Suétone, il a rédigé une histoire — perdue
— des Étrusques en 20 livres. On a gardé en revanche la « Table claudienne » de
Lyon : une inscription en bronze, trouvée à Lyon, transcrit le discours que l’empe-
reur prononça devant le Sénat romain, en 48. Pour obtenir l’entrée au Sénat des
notables gaulois, il rappelle le précédent étrusque, énumérant les apports des rois
étrusques à la cité, en particulier Servius Tullius. Il y montre une connaissance
précise de leur culture. Pour lui, la grandeur de Rome vient de sa capacité d’assimi-
lation des peuples conquis.
On assistera encore pendant le bas-empire, à des jeux pan-Étrusques.

Conclusion
Les fondements de l’identité romaine sont donc fortement étrusques. À partir du
IIIe siècle, les peuples de l’empire, soumis, diffusent la culture et la langue grecque
à Rome, malgré les conservateurs comme Caton. Le grec prévaut dans le monde
intellectuel et l’art et la littérature se développe sur les canons de l’hellénisme, en

1. De nombreuses révoltes d’esclaves parcourent l’histoire de Rome, et aboutissent à trois « guerres


serviles » entre 140 et 62 av. J.-C., la dernière menée menée par Spartacus. Les plus violentes
sont dues à des esclaves employés dans des latifundia, et particulièrement maltraités. On sait
que celle de -196, en Etrurie, a impressionné les Romains qui voient les esclaves prendre le
pouvoir, comme le mentionne Tite-Live, Histoire de Rome, XXII, 33. Cf. Jean-Christian Dumont,
Servus, Rome et l’esclavage sous la République, École française de Rome, 1987.

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158 – Les Étrusques

philosophie, au théâtre, dans la statuaire. L’héritage étrusque, sans le nommer, reste


dans les institutions politiques et religieuses, comme étant une des racines locales,
mais encore barbares, et s’estompe progressivement.

ْ Prolongements

Au XVIe siècle, l’archéologie rappellera aux


Toscans leur grandeur passée, les deux statues
de la Chimère d’Arezzo, et l’ Arringatore1, symbole
de l’orateur antique ainsi que les tombes que l’on
n’a pas fini de découvrir.

Textes sur les Étrusques

Tite-Live
1 Histoire romaine, [I, 34]
L’arrivée à Rome de Lucumon, le futur
Tarquin l’Ancien.
Pendant le règne d’Ancus, un étranger
nommé Lucumon, homme actif et opulent,
vint à Rome. (…) Héritier des richesses paternelles, Lucumon en conçut un orgueil
que sa femme Tanaquil s’attacha encore à développer. Fille d’une haute naissance,
Tanaquil n’était nullement disposée à descendre en acceptant une alliance qui
l’eût fait déchoir. (…) et plus sensible à l’élévation de son mari qu’à l’amour de sa
patrie, elle résolut de quitter Tarquinia. (…)
Comme ils approchaient du Janicule, Lucumon sur son char et Tanaquil à côté
de lui, un aigle s’abattant avec lenteur, enlève le bonnet qui couvre la tête de
Lucumon ; puis reprenant son vol et planant avec de grands cris au-dessus du
char, il s’abat de nouveau, et, comme s’il eût été chargé de ce soin par les dieux,
vient replacer le bonnet sur la tête de l’étranger. Il se perd ensuite dans les nues.
Tanaquil, savante, comme tous les Étrusques, dans l’art d’expliquer les prodiges
célestes, reçut, dit-on, ce présage avec transport. Elle embrasse son époux ; elle
veut qu’il s’abandonne aux plus magnifiques espérances (…).

Cicéron
2 De la divination, Livre I, Ier siècle av. J.-C., traduction C. Appuhn, 1936.
Dans son traité sur la Divination, Cicéron critique les superstitions, mais justifie
les traditions. On sait que l’art divinatoire était une spécialité étrusque.

1. Deux statues de bronze conservées au musée archéologique de Florence.

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Les Étrusques – 159

I. C’est une ancienne croyance dont l’origine remonte jusqu’aux temps héroïques,
et que perpétue le consensus du peuple romain et de toutes les nations, qu’il
existe parmi les hommes un certain genre de divination (que les Grecs appellent
μαντική), c’est-à-dire un pressentiment, une science des choses à venir. Chose
certes merveilleuse et salutaire, si toutefois elle est réelle, et grâce à laquelle notre
nature mortelle pourrait approcher la puissance divine. C’est pourquoi, mainte-
nant comme en maintes autres occasions, avons-nous été mieux inspirés que les
Grecs en donnant à cette faculté excellente un nom dérivé des Dieux, alors que
le mot grec, selon Platon, vient de fureur1. Ce qui est sûr, c’est que je ne connais
aucun peuple, quelque civilisé ou instruit qu’il soit, ou féroce ou barbare, qui ne
reconnaisse l’existence des signes de l’avenir, et la faculté qu’ont quelques hommes
de les comprendre et de les interpréter. Nous voyons en premier les Assyriens,
habitants de vastes plaines d’où ils voyaient de tous côtés un ciel découvert et un
large horizon, observer les trajectoires et les mouvements des astres, et trans-
mettre à la postérité certaines interprétations. […]
II. Il y a plus d’un genre de divination applicable aux affaires publiques ou
privées ; et, pour ne rien dire des autres peuples, combien de formes diverses avons-
nous adoptées ? À l’origine Romulus, père de notre cité, a non seulement fondé
Rome après avoir pris les auspices, mais il a été lui-même un excellent augure,
selon la tradition. Plus tard les rois qui lui ont succédé imitèrent son exemple ; et
après qu’ils eurent été chassés, nulle affaire publique, soit en paix, soit en guerre,
ne fut entreprise sans consultation des auspices. L’art des haruspices ayant paru
avoir une grande puissance, soit pour obtenir quelque chose des Dieux, soit pour
les consulter, soit aussi pour interpréter les prodiges et prendre des mesures en
conséquence, on en emprunta à l’Étrurie toutes les règles, afin qu’aucun genre
de divination ne semblât avoir été négligé. […] Mais par la négligence du collège
des augures, on a tout à fait oublié et abandonné une grande quantité d’auspices
et d’augures, comme s’en inquiétait déjà le sage Caton à son époque.
XVI. Autrefois on n’entreprenait aucune affaire importante, ni dans le domaine
public ni dans le domaine privé, sans consulter les augures ; ce qui le montre
aujourd’hui c’est que nous avons encore des auspices dits ‘nuptiaux’, qui consevent
ce nom alors que la coutume a été abandonnée. Maintenant dans les grandes
occasions, même si cet usage tend à s’affaiblir, on consulte les entrailles des
victimes, tandis qu’autrefois on se fiait au vol des oiseaux ; aussi, comme nous
n’attendons pas les signes favorables, nous nous précipitons au-devant de calami-
tés douloureuses et désastreuses.
XVII. Et ce lituus, ce bâton sacré, noble insigne de votre dignité d’augure, d’où
vient-il ? Il remonte à Romulus, qui en fit usage pour délimiter les régions de Rome
qu’il avait fondée. Le lituus dont il se servait (un bâton courbé, légèrement infléchi
à son extrémité, ce qui le fait ressembler à un instrument de musique nommé
également lituus) fut retrouvé intact dans la curie des Saliens où il était déposé,
cette curie qu’un incendie avait détruite.
XVIII. J’adhère donc à l’avis de ceux qui considèrent qu’il y a deux espèces
de divination, l’une qui a quelque chose de technique, l’autre qui ne repose pas
sur la technique. C’est une technique pour ceux qui se fondent sur d’anciennes
observations pour formuler des conjectures quant à l’avenir ; mais ce n’est pas une

1. Cicéron oppose l’étymologie du mot latin « divination », de « deus », la divinité, de celle du


mot grec « mantikè », de « mania », folie.

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160 – Les Étrusques

technique pour ceux qui ressentent les choses futures, non par la méthode ou par
la conjecture appuyée sur des signes observés et enregistrés, mais par une sorte
d’excitation psychique, de mouvement libre et désordonné, comme cela arrive
souvent dans le sommeil, et quelquefois aux prophètes délirants.

David Herbert Lawrence


3 Sketches of Etruscan Places, (Croquis étrusques), publication posthume 1932, Promenades
étrusques, trad. Thérèse Aubray, Gallimard, 1949.

Elles sont si tranquilles et amicales, ces tombes creusées dans le roc souter-
rain. On n’éprouve aucune oppression en y descendant. Cela doit être dû en partie
au charme particulier et naturel des proportions, et qui existe dans toutes les
œuvres étrusques non altérées par les Romains. Il y a dans les moindres courbes
de ces murs souterrains, une simplicité, un naturel tout spontané qui aussi-
tôt rassure l’esprit. Les Grecs cherchaient à produire une émotion artistique, le
Gothique à impressionner l’esprit. Mais non pas les Étrusques. Les choses qu’ils
font en leurs siècles paisibles semblent aussi naturelles que le fait de respirer.
Elles laissent une impression de liberté, de joie, de plénitude de la vie. Là est la
véritable qualité étrusque : l’aise, le naturel, et une abondance de vie qui fait que
l’esprit n’est contraint dans aucun sens.
La mort même, pour les Étrusques, n’était qu’un aimable prolongement de la
vie, avec des bijoux, du vin, et des flûtes pour accompagner la danse. Ce n’était
ni l’extase bienheureuse ni l’enfer de tourment. Ce n’était que la continuation
naturelle d’une plénitude. Tout se passait en termes de vie, d’existence.

CM 16 Étrusques

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L’EXPRESSIONNISME

ώ Frise chronologique n° 14

ْ 1903-1910 ْ 1911
Fauvisme. Franz Marc, Cheval bleu.
ْ 1905-1914 ْ 1912
Expressionnisme en peinture. Fondation de Der blaue Reiter
ْ 1905 (le Cavalier bleu)
Fondation de Die Brücke (Le Pont), ْ 1914
groupe dissous en 1913. Kirchner, Postdamer Platz.
ْ 1908
Kirchner, Femme au chapeau noir.

Introduction
L’expressionnisme est un mouvement esthétique du début du XXe siècle, concer-
nant les arts plastiques, la littérature et le cinéma. En peinture, les artistes expres-
sionnistes ont en commun leur opposition à l’impressionnisme. Dans sa diversité
l’expressionnisme prend place, essentiellement en Allemagne avant le déclenche-
ment de la 1e guerre mondiale et l’arrivée des nazis au pouvoir, il est contemporain
du cubisme et du futurisme, et s’inscrit parmi tous les mouvements d’expérimenta-
tion esthétique, remettant tous en cause la notion de représentation du réel.

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162 – L’expressionnisme

I. L’expressionnisme dans la peinture

1. Origine du mot
Il n’y a pas originellement de manifeste expressionniste comme il y en eut
pour le futurisme ou le surréalisme. Le terme « Expressionismus » est apparu en
Allemagne en 1911, lors d’une expositition de la Berliner Sezession, et s’applique à
onze exposants français, dont Picasso et d’anciens Fauves1. Il est repris par le critique
d’art Wilhelm Worringer en août 1911, dans la revue der Sturm2. Ce sont des esthé-
ticiens allemands qui usent de ce mot pour la première fois pour commenter des
œuvres françaises. Il faut préciser qu’ils sont très influencés par Henri Matisse pour
qui l’expression et la subjectivité sont au cœur de la création. Un des organisateurs
de l’exposition avait traduit en allemand les Notes d’un peintre de Matisse. En 1914
seulement, le terme fut employé par le critique Fechter pour désigner sept artistes
appartenant au mouvement expressionniste die Brücke et deux autres membres
du Blaue Reiter3. Le terme s’applique aux artistes qui d’une manière ou d’une autre
imposent dans leurs œuvres une vision subjective forte, émanant de leur imagina-
tion, traduisant un rapport au monde singulier.

2. Les précurseurs
Essentiellement allemand, l’expressionnisme est fortement influencé par les
différents courants de la peinture en France, tels l’impressionnisme, le postimpres-
sionnisme, les Nabis, le fauvisme. Certains peintres, en rupture eux-mêmes avec
l’impressionnisme, font figure de précurseurs.
• Vincent Van Gogh (1853-1890). Peintre sans succès de son vivant, Van Gogh
s’est imprégné de l’impressionnisme et du japonisme4, il s’en est affranchi
pour produire des œuvres qui frappent par la force des couleurs, par des
formes sinueuses, prononcées. L’altération profonde de la réalité, la simpli-
fication des formes, une tendance à la caricature apparentent Van Gogh,
peintre d’autoportraits ou de paysages nocturnes, à la génération expres-
sionniste des années 1910.

1. Voir l’article Fauvisme.


2. Der Sturm (La tempête), magazine expressionniste allemand, créé en 1910 par Herwarth
Walden, paraît jusqu’en 1932.
3. Die Brücke (le pont) et der blaue Reiter (le cavalier bleu), deux mouvements expressionnistes
étudiés plus loin.
4. Le terme désigne l’intérêt du goût occidental pour l’art japonais entre 1860 et 1890. Les
impressionnistes puis l’Art Nouveau furent sensibles à cet art. L’ouverture du Japon à l’Occident
avec l’ère Meiji n’est pas étrangère à cette influence, les œuvres japonaises furent présentes
à toutes les expositions universelles. Les estampes d’Hokusai, d’Hiroshige, d’Utamaro se
diffusèrent auprès d’un public cultivé. Parmi les artistes marqués par le japonisme : Whistler,
Degas, Manet, Monet, James Tissot, Van Gogh.

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L’expressionnisme – 163

• James Ensor (1860-1949). Ce peintre et graveur belge, d’abord étudiant rebelle


des Beaux Arts de Bruxelles, puis adepte des impressionnistes, ne se rattache
à aucune école. Il fonda un éphémère mouvement, appelé les « XX ». Ses
toiles, représentant des figures de carnaval, des masques grotesques et des
squelettes avec des couleurs vives et contrastées, ont pu inspirer les Fauves
et certains expressionnistes allemands.
• Edvard Munch (1863-1944). Le peintre norvégien, célèbre par Le Cri, peint en
1893, privilégie aussi l’expression de la souffrance. Dans ce tableau en parti-
culier, il n’est plus question de perfection esthétique, ni de réalisme. Tout le
paysage en arrière-plan traduit le même effroi qu’exprime ce visage simpli-
fié, émacié, où les yeux ne sont que deux trous noirs.
• Les Fauves. Ce mouvement postimpressionniste, actif en France entre 1903
et 1910, a exercé une influence déterminante sur les mouvements expression-
nistes allemands de la même période. Il a pour représentants Henri Matisse,
André Derain, Maurice de Vlaminck, Kees van Dongen, Albert Marquet, Henri
Manguin, Raoul Dufy, Othon Friesz, Georges Rouault. Le fauvisme recherche
des formes simplifiées, cloisonnées par des contours épais. Il réagit contre le
manque de structure fréquent dans l’impressionnisme, contre le tremblement
des formes, et recherche une sorte de permanence. Les couleurs sont pures
et violentes, disposées en aplats, juxtaposées plutôt que mélangées. Elles
s’imposent à l’œil, suscitent une émotion forte. Derain compare les tubes de
peinture à des cartouches de dynamite. On peut citer comme œuvres fauves :
André Derain : Bateaux dans le port de Collioure, 1905 (Fondation Merzbacher,
Suisse). L’Estaque, route tournante, 1906 (Museum of fine arts, Houston). Henri
Matisse : La femme au chapeau, 1905, (MoMa, San Francisco), Portrait à la raie
verte, 1905 (Staten Museum for Kunst, Copenhague). Maurice de Vlaminck :
Les Arbres rouges, 1905 (Musée national d’art moderne, Paris).

3. Mouvements et caractéristiques de l’expressionnisme allemand


On associe l’origine de l’expressionnisme allemand à deux associations de
jeunes artistes : la Nouvelle Association des artistes münichois (NKVM : Neue
Künstlervereinigung München), la Sécession de Berlin, desquelles vont découler :
der blaue Reiter (le Cavalier bleu) et die Brücke (le Pont). La Sécession de Berlin,
créée en 1898, regroupe des artistes en conflit avec le conservatisme esthétique de
l’Association des artistes de Berlin.
Dès 1892, quelques dissidents, se surnommant les « Onze », avaient exprimé leur
soutien à Edvard Munch dont l’exposition avait fait scandale. Grâce à la Sécession,
de nombreux peintres étrangers, dont Pissarro, Renoir, Whistler, sont révélés au
public berlinois.

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164 – L’expressionnisme

Mais le mouvement, présidé par le peintre Max Liebermann1, montre assez


vite ses limites en termes d’ouverture à l’innovation : les expressionnistes y sont mal
acceptés. Emil Nolde est expulsé, et en 1910 se crée la « Neue Sezession ».
À partir des années 1910, les avant-gardes ont délaissé la Sécession berlinoise
qui s’essouffle. De son côté la Nouvelle Association des artistes münichois, fondée
en 1909, entend dépasser l’impressionnisme. Elle a pour premier président Vassily
Kandinsky et accueille l’expressionniste russe Alexej von Jawlensky2. Mais les orien-
tations de Kandinsky vers l’abstraction ne sont guère appréciées. Il démissionne en
1911 et quitte le mouvement.
Die Brücke (le Pont). Ce mouvement est créé à Dresde le 7 juin 1905 par des
peintres expressionnistes, qui ont étudié l’architecture et ont adhéré au Jugendstil
(Art Nouveau) : Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938), Erich Heckel (1883-1970), Karl
Schmitt-Rottluff (1884-1976) et Fritz Bleyl (1880-1966). Emil Nolde, leur aîné, né
en 1867, les rejoint en 1906, après son expulsion de la Sécession, ainsi que Max
Pechstein (1881-1955). Le mouvement trouve son nom dans un aphorisme d’Ainsi
parlait Zarathoustra, ouvrage de F. Nietzsche : « La grandeur de l’homme, c’est qu’il
est un pont et non une fin : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un
passage et non un lien. » Die Brücke rejette violemment les conventions esthé-
tiques : recherche du beau, composition équilibrée, héritée du classicisme, attache-
ment à l’imitation de la réalité, et toutes les règles qui découlent de ces principes.
Ce qui prime, c’est l’expression libre des émotions, des formes émanant de l’imagi-
nation. Cette expression requiert des couleurs vives, sans nuances et sans mélanges,
Les membres de « die Brücke » affectionnent les paysages, les scènes urbaines, ils
sont aussi influencés par le primitivisme, mouvement d’avant-garde en Russie, qui
renoue avec l’imagerie populaire, la culture religieuse et paysanne.
Der blaue Reiter (le Cavalier bleu). Autre mouvement expressionniste, il voit le
jour à Munich, il est issu d’une scission dans la NKVM qui pour sa troisième exposi-
tion en 1911, refuse une peinture de Kandinsky, Composition V. Kandinsky et Franz
Marc vont tous deux créer le Cavalier bleu. Kandinsky explique ainsi cette appella-
tion : « nous aimions tous deux le bleu, Marc aimait les chevaux, moi les cavaliers ».
Le mouvement accueille aussi August Macke (1887-1914), Alexej von Jawlensky
(1864-1941), Gabriele Münter (1877-1962), Heinrich Campendonck (1889-1957), Paul
Klee (1879-1940), Alfred Kubin (1877-1959). Le Cavalier bleu organise deux exposi-
tions en 1911 et 1912 qui accueillent des artistes allemands de « die Brücke », mais
aussi russes et français, notamment Braque, Delaunay, Derain, Lotiron, Picasso, et
Vlaminck, et se déplacent dans différentes villes d’Allemagne, en Scandinavie et à
Budapest. Il produit également un Almanach en 1912, qui connaît deux parutions.
Le mouvement est ouvert à des techniques artistiques variées, comme l’aquarelle,

1. Max Liebermann (1847-1935), peintre allemand, influencé par les impressionnistes, d’abord
chef de file de la Sécession berlinoise, il se démarque de l’avant-garde expressionniste, mais
manifeste, en tant que président de l’Académie prussienne des Arts de Berlin, un esprit
d’ouverture.
2. Alexej von Jawlensly (1864-1941), peintre d’origine russe, qui vécut en Allemagne. Influencé
par Matisse, il fréquenta Kandinsky. Œuvres majeures : Portrait d’Alexandre Sakharoff (1909),
Autoportrait (1912).

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L’expressionnisme – 165

la gravure. Son Almanach présente des articles d’esthétique qui témoignent d’une
ouverture à des démarches singulières. Tous ses membres sont attachés à la synes-
thésie, à la correspondance des couleurs, des sons et des mots. Franz Marc investit
les couleurs d’une charge symbolique.

4. Présentation de quelques artistes


Emil Nolde (1867-1956). Peintre allemand. D’abord sculpteur ornemental, puis
peintre. Il étudie à Karlsruhe, Munich, et Paris où il découvre les œuvres de Gauguin et
Van Gogh. Il rejoint « die Brücke » en 1906, rencontre Edvard Munch l’année suivante.
Membre de la Sécession berlinoise, il s’en éloigne et fonde la Nouvelle Sécession
avec les membres de « die Brücke ». Il s’intéresse à l’art primitif, puis se tourne vers
des sujets religieux et peint un grand retable en neuf parties sur la vie du Christ.
Les tableaux de Nolde frappent par leurs couleurs vives, les figures humaines y sont
caricaturales, à la fois grotesques et inquiétantes. Quelques œuvres : Nature morte
avec danseuses, 1914, (Centre Pompidou, Paris). Spectateurs au cabaret, 1911, (Nolde
Stiftung, Seebüll). La Vie du Christ, 1911-12, (Nolde Stiftung, Seebüll).
Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938). Peintre allemand, cofondateur de « die
Brücke », en 1905. Il étudie l’architecture à Dresde, pratique aussi la gravure sur
bois. Il affectionne les scènes de rue et de vie nocturne. Son œuvre, comme celle de
tous les expressionnistes, est rangée par les nazis dans « l’art dégénéré ». Nombre
de ses tableaux sont détruits. Il se suicide en 1938. Quelques œuvres : Femme au
chapeau noir, 1908, (Musée Guggenheim, New York). Postdamer Platz, 1914, (Neue
Nationalgalerie, Berlin). Trois Baigneuses, 1913, (Musée de Sydney).
Franz Marc. (1880-1916). Peintre allemand, fondateur de « der blaue Reiter » en
1911 avec Wassily Kandinsky. Il étudie aux Beaux-Arts de Munich, sa ville natale. Il
est à la fois aquarelliste, graveur, peintre animalier. Il affectionne la représentation
des animaux dans une nature très épurée, composée de grandes surfaces colorées.
Les animaux, aux formes stylisées, aux lignes courbes ou brisées, sont peints dans
une couleur dominante, par exemple le bleu. La nature et le règne animal évoquent
pour lui la vitalité et la pureté, il prête des connotations symboliques aux couleurs :
le bleu renvoie à la virilité, le jaune à la féminité et le rouge à la violence. On est
très loin chez Marc de la représentation sarcastique de la société, ou de celle des
souffrances humaines. Son œuvre évolue vers l’abstraction. Franz Marc meurt en 1916
à Verdun, il a 36 ans. Quelques œuvres : Cheval bleu, 1911, (Musée Lehnbachhaus,
Munich). Grands chevaux bleus, 1911 (Walker Art Center, Minneapolis). Tigre, 1912,
(Kunsthalle Hambourg).
August Macke (1887-1914). Peintre allemand, il étudie les Beaux Arts et les Arts
décoratifs à Düsseldorf, fait un séjour à Paris, y découvre les impressionnistes, mais
son admiration se tourne vers Paul Cézanne. Toutes ses toiles sont influencées par
les Fauves, Matisse et Derain notamment. Il participe au Cavalier Bleu, et illustre
l’Almanach du mouvement. Il se brouille ensuite avec Kandinsky et Marc, jugeant leur
approche de la peinture trop intellectuelle. Quelques œuvres : Femme dans une veste

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166 – L’expressionnisme

verte, 1913 (Ludwig Museum, Cologne). Filles sour les arbres, 1914 (Neue Pinakothek,
Munich). Terrasse de la maison de campagne de Saint-Germain, 1914, Museum für Kunst
und Kultur, Münster).
Egon Schiele (1890-1918). Autrichien, membre de la Sécession viennoise, Schiele
n’appartient pas aux deux mouvements allemands, mais il est souvent rattaché à
l’expressionnisme. Très tôt passionné de dessin, Schiele se met à peindre en 1905, à
l’âge de quinze ans, à la mort de son père. Il entre aux Beaux Arts de Vienne l’année
suivante, mais ne peut s’entendre avec ses maîtres. La même année, il fonde le
Neukunstgruppe (Groupe pour un nouvel art), puis découvre la Sécession de Vienne,
et fait la rencontre décisive de Gustav Klimt, puis des architectes Josef Hoffmann et
Otto Wagner. Il prend ensuite ses distances avec la Sécession, entame un parcours
personnel orienté vers les autoportraits. Il est exposé notamment à Munich avec des
peintres du Cavalier bleu. En Bohème puis à Vienne, les œuvres de Schiele reçoivent
un accueil hostile : elles choquent par leur sujet érotique. Elles sont toutefois accueil-
lies dans des expositions à travers l’Europe. Schiele meurt en 1918, de maladie. Il
est qualifié d’expressionniste en raison de sa représentation subjective, tourmen-
tée et sombre des êtres humains : des corps décharnés aux articulations saillantes,
des visages émaciés au regard fiévreux, des nudités, éloignées de toute idéalisa-
tion, dans des positions provocantes. On ne doit pas oublier ses paysages colorés,
ignorant souvent la perspective, empreints d’une certaine naïveté. Quelques œuvres :
Nombreux autoportraits au Musée Léopold de Vienne. Maison sur la rivière, (Museo
nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid).
George Grosz (1893-1959). Avec Otto Dix, il représente une évolution de l’expres-
sionnisme vers une peinture engagée, soucieuse de représenter la détresse de
la société allemande d’après la défaite de 1918. Il est un des animateurs de la
Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit). On retrouve dans sa peinture les procédés
de l’expressionnisme, mis au service de la dénonciation sociale. Grosz est un artiste
engagé, proche des Spartakistes1, puis membre du Parti communiste allemand. Il
fait aussi la jonction avec le mouvement Dada. Il émigre en 1932 aux États-Unis.
Quelques œuvres : Le malade d’amour, 1916, (Tate Gallery, Londres) Journée grise,
1923, (Stattliche Museen, Berlin)

5. L’expressionnisme abstrait
Ce vocable est employé en 1946 par l’historien de l’art Robert Coates qui l’applique
à des peintres de l’école de New York, acquis à l’esthétique non-figurative mais soucieux
de rendre l’intensité émotionnelle. On trouve dans ce courant Willem de Kooning
(1904-1997), Jackson Pollock 1912-1956), Franz Kline (1910-1962), Mark Rothko
(1903-1970). Le minimalisme s’inscrit en réaction contre l’expressionnisme abstrait.

1. Socialistes allemands qui tentèrent en novembre 1918 une révolution sur le modèle bolchévique.
Ils fondèrent ensuite le Parti communiste.

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L’expressionnisme – 167

II. L’expressionnisme en littérature


Il caractérise un courant de la littérature allemande entre 1910 et le début des
années vingt, dans lequel prennent place des poètes, des dramaturges, des roman-
ciers. Ils ont en commun, dans une période de profond bouleversement esthétique
et politique, le rejet du naturalisme et du matérialisme moderne et une aspiration
au retour de la spiritualité. S’ils ne produisent aucun manifeste, il existe toute-
fois une anthologie de la poésie expressionniste, œuvre de Kurt Pinthus, intitulée
Menschheit Dämmerung. Ein Dokument des Expressionismus. (Le crépuscule de l’huma-
nité. Un document de l’expressionnisme, 1920). Ce courant s’exprime dans une série de
revues littéraires à partir de 1905 : die Erde (la terre) à Munich, die Aktion, der Sturm
(la tempête), die weissen Blätter (les feuilles blanches). Les jeunes auteurs expres-
sionnistes se réclament aussi bien de Walt Whitman, de Rimbaud, de Dostoïevski,
de Verhaeren, que de Hugo von Hoffmannsthal. Poètes expressionnistes : Georg
Trakl, Georg Heym, Franz Werfel, Gottfried Benn. Dramaturges : Bertolt Brecht,
Georg Kaiser, Ernst Barlach. Le théâtre expressionniste rejette le psychologisme et
le réalisme, recourt aux masques et conçoit la pièce comme un rituel. Romanciers :
Alfred Döblin, Franz Werfel, Max Brod.

III. L’expressionnisme au cinéma


Il est un courant esthétique essentiel du début du Septième Art, né dans l’Alle-
magne de la république de Weimar. Ses représentants, cinéastes de tout premier
ordre, durent fuir le nazisme et influencèrent le cinéma américain. L’esthétique
expressionniste trouve un terrain de prédilection avec l’image en noir et blanc d’où
peut naître une infinité de contrastes, et le cinéma muet qui demande aux acteurs
un jeu particulier, fortement expressif. Tandis que le cinéma américain, doté de plus
gros moyens pour la mise en scène, a une production variée où dominent les films
d’action et d’aventure, le cinéma expressionniste allemand exploite le symbolisme
des décors, se plaît à représenter les aspects sombres et inquiétants de la nature
humaine, les angoisses, les passions.
Quatre noms de réalisateurs allemands se détachent : Robert Wiene (1873-1938)
qui réalise notamment Le Cabinet du Docteur Caligari (1920), Paul Wegener (1874-
1948) à qui l’on doit Le Golem (1920)1, Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931), réali-
sateur de Nosferatu le vampire (1922) et Fritz Lang (1890-1976) avec Les trois lumières
et Métropolis.
L’expressionnisme du cinéma allemand s’inspire des légendes germaniques : Lang
tourne Les Nibelungen et Murnau Faust, une légende allemande. Il s’intéresse aussi
bien à la violence sociale qu’aux perversions et aux angoisses. Metropolis de Fritz
Lang est une dystopie qui illustre la violence des rapports de classe, symbolisée

1. Golem : personnage célèbre de la culture hébraïque, particulièrement présent dans le folklore


juif d’Europe centrale. Il s’agit d’un être artificiel, en argile, de forme humaine, dépourvu de
conscience, fabriqué pour protéger son créateur.

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168 – L’expressionnisme

par la « ville haute » et la « ville basse ». M. le Maudit fait coexister une société où
s’affrontent la police et la pègre, et le meurtrier solitaire, monstre et victime en
même temps, conscient de ses perversions. L’arrivée du cinéma parlant au tournant
des années trente ne fait pas disparaître l’expressionnisme qui doit d’abord subir le
nazisme. Fritz Lang et d’autres émigrent aux États — Unis.
L’expressionnisme imprégna les films noirs des années trente et quarante. Fritz
Lang tourne en Allemagne de 1919 à 1933, ses deux derniers films dont M. le Maudit,
sont parlants. Il émigre en France où il réalise un film en 1934, Liliom. Puis il entame
une carrière féconde aux États-Unis de 36 à 56, enfin il réalise quelques films en
RFA, de 58 à 60.

Conclusion
En peinture, l’expressionnisme prend place dans l’effervescence des avant-gardes
du début du XXe siècle. Au lendemain de la première guerre mondiale, ses membres,
tel Kandinsly, évoluent vers l’abstraction. Mais d’autres jeunes expressionnistes
s’attachent à la réalité présente pour évoquer le désarroi de l’Allemagne d’après-
guerre, il s’agit d’Otto Dix, de Georges Grosz, de Max Beckmann ou du sculpteur
Ernst Barlach. L’expressionnisme est alors indissociable d’une dénonciation sociale.
Le nazisme et le stalinisme rejettent avec violence toutes les expressions artis-
tiques qui s’écartent de la figuration et n’acceptent qu’un réalisme asservi à la propa-
gande. Les expressionnistes comme les non-figuratifs, réprouvés en Allemagne et
en URSS, poursuivent, quand ils le peuvent, leur carrière aux États-Unis. Après la
seconde guerre mondiale, New York a supplanté Vienne et Paris, comme centre de
la création picturale.

ْ Prolongements

Il serait intéressant de voir quelles tendances de l’expressionnisme du XXe siècle se


retrouvent sous forme de références ou d’allusions dans les arts visuels d’aujourd’hui,
aussi bien dans les films, les clips que les jeux vidéo.

Texte sur l’expressionnisme

E. H Gombrich
1 Histoire de l’art, traduit par J. Combe, C. Lauriol et D. Collins, ch. 27 « un art
d’expérimentation », Phaidon, 2001.

La méthode dite « expressionniste » est sans doute la plus facile à comprendre.


Peut-être le terme n’est-il pas très heureusement choisi, car nous savons bien que
nous nous exprimons dans tout ce que nous faisons et même dans tout ce que

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L’expressionnisme – 169

nous omettons de faire, mais c’est une étiquette facile qui, de plus, s’oppose assez
clairement à l’étiquette impressionniste. Dans une de ses lettres, Van Gogh a expli-
qué comment il a fait le portrait d’un ami cher. La ressemblance conventionnelle
n’était pour lui qu’une première étape. Après avoir peint un portrait « correct », il
s’est mis à modifier délibérément les couleurs et les détails : « J’exagère le blond
de la chevelure, j’arrive aux tons orangés, aux chromes, aux citrons pâles. Derrière
la tête, au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peins l’infini,
je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense, que je puisse confec-
tionner, et par cette simple combinaison la tête blonde, éclairée sur ce fond bleu
riche, j’obtiens un effet mystérieux comme l’étoile dans l’azur profond… Ah, mon
cher frère… et les bonnes personnes ne verront dans cette exagération que de la
caricature. Mais qu’est-ce que cela me fait ? » C’est avec quelque raison que Van
Gogh parle ici de caricature : la caricature tend toujours à l’expressionnisme, car
le dessinateur y déforme les traits de sa victime pour parvenir à exprimer l’idée
qu’il s’en fait.

CM 17 Expressionnisme

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L’EXTRÊME-ORIENT

ώ Frise chronologique n° 15

Chine ْ 1912
ْ 5 000 av. J.-C. République chinoise de Sun Yat Sen.
Âge du bronze. ْ 1949
ْ 1600 av. J.-C. Mao Zedong proclame la République
Première trace d’écriture. Populaire de Chine.
ْ VIe – Ve siècle av. J.-C. ْ Fin XXe siècle
Le philosophe Confucius et Lao-Tseu, Économie de marché, 2001, la Chine
le fondateur du taoïsme. adhère à l’OMC (Organisation Mondiale
du Commerce).
ْ VIIe siècle av. J.-C. (ou 221)
Début de la construction de la Grande Japon
Muraille. ْ 10500-300 av. J.-C.
ْ 221 av. J.-C. Civilisation Jomon de chasseurs-
Début de la dynastie Qin. cueilleurs sédentaires (poteries).
ْ 138 av. J.-C — XVe siècle ْ 660 av. J.-C.
Route de la soie. Fondation mythique (empereur Jinmu).
ْ IIIe-Ve siècle ْ VIIIe siècle
Dynastie Jin, invention de la poudre, Époque de Nara.
propagation du bouddhisme. ْ XVIe siècle
ْ Xe-XIIIe siècle Premiers commerçants portugais
Invention de l’imprimerie, du compas. au Japon, les Jésuites en Chine
et au Japon.
ْ 1557 — 1999
L’empire colonial portugais en Asie : ْ 1603-1867
la Chine autorise le comptoir de Macao. Époque Edo.
ْ 1839 – 1842 ْ 1639-1854
Guerre de l’opium entre la Chine Fermeture des relations avec l’étranger.
et le Royaume Uni. Concession ْ 1868-1912
de Hong-Kong et droit de vendre Ère Meiji ou « des lumières » : ouverture
l’opium. à l’Occident et modernisation.

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L’Extrême-Orient – 171

ْ 1945 Asie du Sud-Est


Bombes atomiques sur Hiroshima ْ 1602 – 1799
et Nagasaki. Compagnie néerlandaise des Indes
ْ 2011 orientales : comptoirs à Ceylan
Tsunami et catastrophe nucléaire et en Indonésie.
de Fukushima. ْ 1858
Première occupation de Saigon
par la France (Viêt Nam).
ْ 1950 – 1975
Guerre de Corée, du Viêt Nam,
« décolonisation » de l’Indochine.

Introduction
En 1933, le poète Henri Michaux publie son carnet de voyage en Asie sous le
nom paradoxal de Un Barbare en Asie. Le titre suggère que l’homme occidental, alors
imbu de sa supériorité, a en réalité beaucoup à apprendre de ces pays riches d’his-
toire millénaire, mais en grande partie réduits alors au statut de colonies.
On s’intéressera à l’Extrême-Orient dans ses rapports avec l’Occident et à la
représentation que nous nous en faisons encore.

I. Qu’est-ce que l’Extrême-Orient ?

1. Une définition européo-centrée


L’intitulé révèle que le concept est une invention européenne, qui fait de l’Europe
occidentale le centre d’un univers orthonormé. L’Europe, et non pas l’Occident,
puisque pour les États-Unis, l’Asie est à l’ouest. Le mot « Orient » est plus poétique
que « Est », il suggère la « naissance » selon son étymologie latine « orior », naître. Le
sens est encore géographique, mais au-delà de la naissance du soleil, la métaphore
en a suscité bien d’autres, dont la plus connue est attribuée à Napoléon : « Quand
la Chine s’éveillera, le monde tremblera », et les épithètes qualifiant les pays de la
région : « le pays du soleil levant, le pays du matin calme ».
La notion est récente : jusqu’au XVIe siècle, la région avait le nom vague de
« Indes », lieu mythique où des marchands audacieux s’approvisionnaient en denrées
rares. Au XIXe siècle, l’Occident est venu perturber le monde entourant la Chine qui
n’avait qu’un rapport insignifiant avec lui. Par réaction au nouveau rapport de force,
le Japon par exemple impose aux pays voisins une domination coloniale à la manière

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172 – L’Extrême-Orient

des Européens, dont ils se souviennent encore. En Occident, la notion d’Extrême–


Orient se répand au début du XXe siècle. Elle décrit l’extrémité physique du conti-
nent, et l’idée d’un aboutissement. Elle se traduit par une fascination que les pays
de la région, à tour de rôle, exercent sur les esprits, l’Indochine hier, la Chine et le
Japon aujourd’hui.

2. Un ensemble disparate
La seule unité est géographique : le concept recouvre les pays situés à l’extré-
mité est de l’Asie, soit du nord au sud :
• l’Extrême-Orient russe, appelé parfois Sibérie orientale, à l’est du fleuve Léna.
• l’Asie de l’est : la Chine, la Corée du Nord, du Sud, la Mongolie, le Japon.
• l’Asie du Sud-Est : le Laos, le Vietnam, le Cambodge, (ces trois pays consti-
tuaient l’Indochine française), la Thaïlande, la Birmanie, la Malaisie, l’Indo-
nésie, les Philippines.
L’appellation ne renvoie à aucune réalité administrative ni politique, donc
l’ensemble est fluctuant, et on peut intégrer ou non le Bengladesh à la définition,
ou le Cambodge, sans qu’aucun argument ne l’emporte de manière irréfutable. On
se limite habituellement à la côte asiatique du Pacifique Nord.

3. La question des limites


On voit que la recherche de définition soulève des questions bien au-delà de
la géographie. L’Extrême-Orient est une catégorie de pensée et non un découpage
géographique, les définitions des continents étant héritées de l’Antiquité et de la
représentation de l’Autre en fonction de l’évolution historique. La comparaison
avec atlas « sino-centré » ou méditerranéen permet de réfléchir à l’importance des
centres et à leur positionnement. Dans son étude sur l’Extrême-Orient1, Philippe
Pelletier pousse l’analyse jusqu’à poser des questions comme « Comment nommer
les mers ? », « Jusqu’où vont les mers ? ».

II. Bref historique des principaux pays d’Extrême-Orient

1. La Chine
Elle domine l’Asie par sa taille, sa population et l’ancienneté de son histoire. C’est
un empire, à la composition très variée. L’unité politique et linguistique est imposée
par l’empereur Qin Shi Huang, qui fonde la dynastie Qin en 221 av. J.-C., donne son
nom au pays, et fait construire la Grande Muraille. C’est son armée qui a été retrouvée

1. Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient : l’invention d’une histoire et d’une géographie, in Annales de


géographie 2013/2 (n° 690), p. 220-232.

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L’Extrême-Orient – 173

à Xi’an en 1974 sous forme de statues enterrées. L’empire, composé de plusieurs


ethnies, est gouverné à tour de rôle par différentes dynasties, au gré de périodes belli-
queuses ou d’autres plus paisibles. Après une longue guerre, les Mongols prennent le
pouvoir et imposent dans toute l’Asie la « Pax Mongolica », de 1271 à 1368. C’est le
moment où Marco Polo peut parcourir en sécurité l’ensemble du continent. Certains
Mongols gardent leurs coutumes nomades, d’autres adoptent les coutumes du pays
sous la direction du Khan Kubilai. Pékin devient capitale. L’influence de la Chine sur
les pays de la région est manifeste dans le domaine religieux : le confucianisme, le
taoïsme, le bouddhisme, et dans la médecine. Les caractères chinois et une partie
du vocabulaire sont utilisés dans la région, ainsi que les arts martiaux, la calligra-
phie, la musique.
Portée par une révolte populaire, la dynastie Ming (1368-1644) prend le pouvoir
et permet une renaissance économique et culturelle (imprimerie, fer, soie, porce-
laine). La Chine est alors le pays le plus avancé au monde. En favorisant les petits
paysans, on écarte la pauvreté, l’esclavage, et une relative paix sociale est imposée.
Les Ming sont renversés par la prise de pouvoir de nomades mandchous, engagés
dans l’armée, qui fondent la dynastie Qing (1644-1912) et incorporent au pays les
régions alentours, jusqu’au Tibet. Une relative prospérité se répand grâce à de
meilleures récoltes de riz, et ouvre une période faste pour la littérature. Mais la
Chine voit les Européens développer leur technologie navale et militaire et commer-
cer dans les ports du pays. Ils s’ingèrent de plus en plus dans le pays, secoué par des
troubles sociaux et une démographie galopante. À la suite d’une « première guerre
de l’opium », les Britanniques imposent en 1840 le commerce de cette drogue, inter-
dit jusque là par l’empereur. Ils obtiennent aussi la cession de Hong Kong et d’autres
ports aux autres puissances. La Chine devient une colonie de fait des pays occiden-
taux. En 1860, l’impératrice douairière Cixi l’emporte dans la guerre civile contre
les Taiping et entreprend la modernisation du pays. Mais elle perd la guerre contre
la France dans la conquête de l’Indochine (1883-1885) et contre le Japon pour le
contrôle de la Corée (1894-1895).
L’impératrice ne peut résister à la pression de jeunes révolutionnaires natio-
nalistes, menés par Sun Yat Sen, qui force le dernier empereur, Puyi, à abdiquer
et instaure la République de Chine, en 1912. Il est lui-même renversé à son tour.
S’ensuit une ère de désordres, où s’affrontent des « seigneurs de la guerre ». Sun
Yat Sen revient au pouvoir en s’alliant avec les communistes, et à sa mort, en 1925,
son lieutenant Tchang Kai-chek s’impose avec les nationalistes, contrôle le pays au
sud et au centre, rejette les communistes, au moment où les Japonais envahissent
la Mandchourie, qu’ils occupent entre 1931 et 1945.
En 1934, les communistes se réorganisent autour de Mao Zedong, et, partant
des régions les plus pauvres, entreprennent La Longue Marche. Ils occupent l’essen-
tiel du pays en 1949. Tchang Kai-chek se réfugie dans l’île de Taïwan ou Formose,
qu’il proclame capitale de la République de Chine, scission qui se maintient jusqu’à
l’époque contemporaine.

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174 – L’Extrême-Orient

Le 1er octobre 1949, les maoïstes déclarent la naissance de la République Populaire


de Chine (RPC). Ils mettent en place un état communiste, à parti unique, et Mao
lance son « Grand Bond en avant » en 1958, qui s’avère un désastre où des millions
de Chinois seraient morts de famine.
En 1966, la femme de Mao Zedong, Jiang Qing, et « la bande des Quatre » déclarent
le début de la révolution culturelle. Des étudiants, devenus « gardes rouges de
la révolution », se chargent de « nettoyer » le pays des nouveaux capitalistes, et
détruisent toute trace de l’ancienne culture, des œuvres d’art anciennes, pourchassent
les intellectuels et terrorisent le pays. Ils sont arrêtés à la mort de Mao en 1976,
et après une lutte pour la succession, les modérés viennent au pouvoir, dirigés par
Deng Xiaoping. Il libéralise l’économie, l’ouvre à l’étranger, et fait de nombreuses
réformes. Depuis 1979, la Chine pratique une « économie socialiste de marché », et
connaît une forte croissance. Mais lorsque, en 1989 les étudiants réclament plus
de démocratie, et occupent la place Tian’anmen, ils se font écraser par les chars de
l’armée, qui causent plus de dix mille morts.
Depuis, la croissance est très rapide et en 2010, la Chine devient la deuxième
puissance économique mondiale.

2. Le Japon
L’archipel est peuplé depuis le paléolithique d’habitants réunis en villages, et
producteurs de poteries (civilisation Jomon), mais le mythe situe en 660 la fonda-
tion du pays par l’empereur Jinmu. Au VIe siècle, les moines chinois et coréens
introduisent le système d’écriture chinois et le bouddhisme. L’empereur promulgue
la première constitution. Le pouvoir, divisé en clans, se centralise dans plusieurs
capitales successives, jusqu’à la construction de Nara au VIIIe siècle par l’impératrice
Genmei. Le Japon s’approprie des techniques d’artisans coréens, et voit la publica-
tion de recueils de poèmes, et l’édification d’importants monastères bouddhiques.
Kyoto devient capitale pendant mille ans, construite sur un plan en damier inspiré
de Xi’an en Chine. Le Japon se dote de son propre système d’écriture1, et la littéra-
ture connaît un âge d’or, dominé par des figures féminines.
Du XIIe au XVIe siècle, des castes militaires règnent sur le pays, formant des petits
royaumes instables. Les premiers commerçants portugais puis néerlandais et les
missionnaires jésuites pénètrent le pays. Entre 1603 et 1867, un clan de shoguns2
fait d’Edo (actuelle Tokyo) une capitale de fait, et ferme le pays aux étrangers. Le
pays connaît un essor démographique et culturel où l’on traduit les ouvrages scien-
tifiques européens.

1. Deux systèmes syllabaires, hiragana et katakana.


2. « Gouverneur militaire contre les Barbares ». Les shoguns vont devenir des dictateurs, gouvernant
à la place de l’empereur et tenant de lui leur autorité. L’ère Meiji rétablit le pouvoir réel de
l’empereur (Tennô).

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L’Extrême-Orient – 175

Mais en 1853, l’escadre américaine du commodore Perry menace la baie d’Edo de


ses canonnières, (« politique de la canonnière ») et contraint les autorités à signer
un traité commercial avec les États-Unis, dont profitent les grandes puissances
européennes. Ces privilèges douaniers inégaux engendrent une réaction nationaliste.
L’ère Meiji (1868-1912) ou « des lumières », modernise l’archipel à marche forcée :
restauration du pouvoir impérial, abolition de la féodalité, révolution industrielle.
Une constitution instaure un parlement élu. Le yen devient monnaie nationale.
L’empereur fait du shintoïsme (polythéisme et animisme, lié aux racines du Japon
et à sa mythologie) la religion d’état, pour tenter d’éradiquer le bouddhisme, consi-
déré comme importé de Chine. Tout en gardant sa spécificité, le pays adopte tout ce
qui lui semble facteur de progrès, comme l’analyse l’historien Pierre François Souyri,
dans une étude récente1.
Au début du XXe siècle, le pays se lance dans une politique coloniale, et à la suite
d’une guerre contre la Chine (1895) puis contre la Russie (1905), annexe Formose,
la Corée, et occupe la Mandchourie, en 1931, au nord de la Chine. Sous le règne de
Hirohito, à partir de 1926, le Japon devient militariste et ultranationaliste et entre
en guerre par l’attaque brutale de la flotte américaine de Pearl Harbour. Il faudra
le bombardement au napalm de Tokyo puis les bombes atomiques sur Hiroshima et
Nagasaki (août 1945) pour que le pays capitule. L’armée américaine occupe le pays.
Le Japon se reconstruit avec des réformes démocratiques, la croissance économique
et redevenu indépendant en 1952, il se transforme en une puissance industrielle
et commerciale, qui en fait au début du XXIe siècle, la troisième puissance écono-
mique mondiale (en 2017).

III. Échanges et contacts avec l’Occident :


apports réciproques

1. Échanges économiques
Ce sont les marchands qui ont établi les contacts et les échanges entre l’Europe
et l’Extrémité de l’Asie. Ils ont dû explorer des routes terrestres puis maritimes pour
rapporter en Europe des produits dont les Européens raffolaient : les épices, le poivre,
le safran, la cannelle, la cardamome, le gingembre, la soie, les perles.
Dès l’Antiquité, ces produits étaient acheminés jusqu’en Orient, associés au
commerce de l’encens et des étoffes fines que les Egyptiens importaient d’Inde
et de plus loin. De marchés en caravanes, les produits précieux parvenaient d’une
origine inconnue, cachée par les marchands qui leur associaient des histoires fantas-
tiques. La distance et le mythe entretenaient le désir et le rêve, — et maintenaient
les prix élevés.

1. Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental : aux origines du Japon d’aujourd’hui, Paris,
coll. « Bibliothèque des histoires », Gallimard 2016.

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176 – L’Extrême-Orient

Les routes terrestres, « route de la soie » ou « route de l’encens », étaient un


faisceau de pistes qui, au départ du port vénitien d’Ayas (Cilicie arménienne) ou
d’Antioche, alors en Syrie, transitaient par l’Iran ou le Caucase, pour atteindre l’Inde, à
la fois source des produits et plaque tournante des épices plus orientales, ou Xi’an en
Chine. L’ouverture de routes maritimes, dès le IIe siècle av. J.-C., accrut le commerce :
les Egyptiens, surtout sous domination romaine, négociaient à travers la mer Rouge,
le Golfe persique, les caravanes d’Arabie pour les épices en provenance des ports
indiens. Plus au sud, Java et Bornéo devinrent des comptoirs pour les aromates.
Au Moyen Âge, les Arabes qui pratiquent le cabotage côtier doivent payer des
taxes dans les ports, dont s’affranchissent les bateaux chinois et portugais en se
lançant en haute mer.
Le Vénitien Marco Polo (1254-1324) part à 17 ans pour un voyage en Chine avec
son père et son oncle, qui, à partir de leur comptoir de Constantinople, assurent le
commerce entre la Chine et l’Occident. Ils jouent aussi le rôle d’ambassadeurs entre
le pape et l’empereur mongol. Ce dernier les charge de l’envoi d’une centaine de
savants et artistes chrétiens. A la cour de l’empereur, Marco Polo accomplit diverses
missions diplomatiques dans l’ensemble de l’Asie (Corée, Birmanie, Sumatra, Cambodge,
Viêt Nam, Iran). Il revient à Venise au bout de 26 ans et raconte son voyage dans Le
Livre des Merveilles, publié en 1298. Pour la première fois, il détaille son itinéraire,
ce qui sera une des routes les plus suivies, et décrit la Chine, le Tibet, et mentionne
Cipango, le Japon, alors inconnu. Christophe Colomb s’est inspiré de son récit et des
cartes importantes sont dressées grâce à son témoignage.
C’est donc bien le désir de se fournir en denrées asiatiques qui pousse aux
explorations.
Quand, en 1453, la chute de Constantinople ferme la route terrestre, Venise perd
sa position dominante. En cherchant la « route des Indes », Christophe Colomb a
l’idée de partir explorer l’ouest et découvre le continent américain. D’autre part,
de nouvelles routes maritimes contournent l’Afrique, dominées par l’Espagne et le
Portugal, puis les Hollandais. Les découvertes géographiques se doublent de progrès
techniques pour rendre la navigation plus performante.
Aux marchands se joignent les missionnaires désireux d’évangéliser ces régions :
Saint François-Xavier, compagnon d’Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie
de Jésus, débarque à Goa en 1542 où il fonde une école jésuite. Il parcourt ensuite
Ceylan, les îles Moluques, l’Inde et entre au Japon en 1549. D’abord bien accueilli par
les autorités, il baptise mille personnes. Il décide de partir pour la Chine poursuivre
sa mission, mais meurt en route. De nombreuses conversions ont lieu au Japon,
notamment parmi des familles princières. Les Jésuites organisaient des débats
savants avec les bouddhistes, avant d’être interdits à partir de 1587 et persécutés :
25 Chrétiens sont crucifiés à Nagasaki en 1597. Ils seront à nouveau autorisés sous
l’ère Meiji en 1873.

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L’Extrême-Orient – 177

Michiko Ishigami – Ialgonitzer1 rapporte des témoignages d’Européens décou-


vrant les coutumes japonaises et l’état social et politique du pays. Elle a aussi cherché
dans les archives japonaises les réactions hostiles envers les marchands européens
qui vendaient comme esclaves des Japonais, mais aussi leur curiosité devant les
techniques occidentales.
Par ailleurs, plusieurs ambassades japonaises sont allées jusqu’en Europe.
Le XXIe siècle a retourné les cartes économiques : gagnée à l’économie de marché,
la Chine s’industrialise et se « modernise » à très grande vitesse, et prend une place
primordiale dans le commerce mondial globalisé. Les tensions avec l’Europe et
surtout les États-Unis résultent du bouleversement que cette position entraîne dans
les pays plus anciennement industrialisés. Taïwan, la Chine, le Bengladesh perdent
de leur aura exotique pour évoquer l’image d’usines du monde.

2. Colonisation et guerres post coloniales


Le XIXe et le XXe siècle, on l’a vu, traduiront en termes militaires les relations entre
l’Occident et l’Orient lointain. Les grandes puissances, Grande-Bretagne et France,
puis États-Unis, établissent des comptoirs commerciaux, des étapes militaires, avant
de découper l’Asie comme ils l’ont fait de l’Afrique en colonies ou terres d’influence ;
Inde, Birmanie pour les Britanniques, Indochine pour la France. La guerre froide de
la deuxième moitié du XXe siècle voit s’affronter l’URSS et la Chine d’un côté, les
États-Unis de l’autre et divise les pays : le Viêt-Nam, la Corée partagés entre Nord
et Sud, cette dernière n’étant toujours pas réunifiée. La région a connu de terribles
guerres de libération, l’Indochine française « libérée » en 1954 sombre peu après
dans la guerre du Viêt-Nam. La violence des affrontements laisse des traumatismes
durables de part et d’autre dont témoigne surtout le cinéma américain.

3. Influence culturelle
Si l’Asie a adopté avec ardeur les principes de la société de consommation, l’Occi-
dent a également intégré une partie de la culture asiatique.
Les anciens avaient déjà appris des Chinois la poudre, le papier et bien d’autres
inventions technologiques. Au XXe siècle, la philosophie bouddhiste se répand
en Occident, sans mesure commune avec l’évangélisation que les missionnaires
chrétiens apportaient en Asie. L’Occident se prend de passion pour les pratiques
de bien-être et de méditation que sont le yoga, originaire d’Inde, les arts martiaux
chinois, Kung-fu, Karaté, Tai-Chi ou la médecine chinoise, la pharmacopée tradi-
tionnelle, le traitement à base d’acupuncture. Les occidentaux ayant vécu en Chine
racontent une Chine d’avant la révolution, comme l’américaine Pearl Buck, fille de
missionnaire (Vent d’Est, Vent d’Ouest, 1930) ou le journaliste français Lucien Bodard,
fils de consul (Monsieur le Consul, 1973).

1. Michiko Ishigami – Ialgonitzer, Découverte mutuelle Extrême-Orient – Occident à la Renaissance,


rencontre entre Européens et Japonais, éditions L’Harmattan, 2018.

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178 – L’Extrême-Orient

Les artistes s’inspirent du Japon, ou plutôt du « japonisme », image qu’on s’en fait.
En cent cinquante ans de relations, la fascination réciproque ne s’est pas démentie,
comme le montrent les collections des musées1. Les Européens sont attirés par les
estampes, les porcelaines, les laques que rapportent les voyageurs et les marchands
comme Henri Cernuschi ou Émile Guimet. Ces œuvres inspirent les artistes qui imitent
leur traitement de la nature et du végétal ou du mouvement, tout comme les sujets
liés à la vie quotidienne ou à la spiritualité, comme la cérémonie du thé, la calligra-
phie, les spectacles de théâtre ou de sumo.
Les impressionnistes puis les artistes de l’art nouveau sont fortement influencés,
surtout Monet, Van Gogh. Parmi les poètes, Henri Michaux publie en 1933, Un Barbare
en Asie, Victor Segalen est l’auteur de Stèles en 1912. Les surréalistes s’essayent au
Haïku, poème japonais très court.
Les romanciers s’en inspirent. Si on s’en tient à la littérature française, on citera
Pierre Loti, (Madame Chrysanthème en 1886, Japonerie d’automne en 1889), André
Malraux (Les Conquérants, 1928, La Voie royale, 1930, La Condition humaine 1933),
Marguerite Duras (Un Barrage contre le Pacifique, 1950, L’Amant, 1984, L’Amant de la
Chine du Nord, 1991), Nicolas Bouvier (L’Usage du monde, 1963, Chronique japonaise,
1975). Enfin l’opéra (Puccini, Madame Butterfly, 1904) témoigne de cette mode.
On peut aussi noter que l’Extrême-Orient russe est également une source d’ins-
piration récurrente. Il est ainsi révélé par Jules Verne, dont le roman Michel Strogoff,
paru en feuilleton en 1876, raconte les aventures de ce courrier du tsar qui parcourt
le continent, de Moscou à Irkoutsk, en Sibérie orientale. Plus tard, le poète Blaise
Cendrars le célèbre, dans La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France,
récit poétique du voyage d’un jeune homme, dans le train qui relie Moscou à l’extré-
mité de la Sibérie. L’ouvrage paraît en 1913, illustré par Sonia Delaunay, parmi
d’autres récits de voyages poétiques, comme Les Pâques à New York. La Sibérie repré-
sente un exotisme particulier, l’immensité désertique et glacée, mais aussi le lieu de
la littérature pénitentiaire, depuis Dostoïevski qui est déporté pendant quatre ans
dans le bagne d’Omsk, qu’il évoque dans ses romans, et dont il raconte la terrible
expérience dans Souvenirs de la maison des morts, paru en Russie en 1862. Le pouvoir
stalinien en fera le « goulag » que décrit Andrei Soljenitsyne dans Une Journée d’Ivan
Denissovitch, 1962, puis dans L’Archipel du Goulag, 1973.
L’Indochine française se retrouve dans une importante production littéraire,
souvent centrée sur les rapports amoureux entre Européens et Asiatiques, la difficile
intégration des métis, qu’étudie Henri Copin dans sa thèse2 où il montre comment
le regard occidental est passé de l’exotisme, typique de la littérature coloniale, à
la prise en compte de l’altérité. Les romans de Marguerite Duras, Un Barrage contre
le Pacifique, 1950, ou l’Amant, 1984, concilient une narration fondée sur des person-
nages et des intrigues romanesques et une représentation réaliste de la colonisation.

1. Voir l’exposition « Japon-Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » au Musée des Arts Décoratifs,
Paris (novembre 2018-mars 2019).
2. Henri Copin, L’Indochine dans la littérature française des années vingt à 1954 : exotisme et réalité,
1994.

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L’Extrême-Orient – 179

Le cinéma hollywoodien raffole du monde mêlé des villes portuaires où les


marchands côtoient les malfrats ou les femmes fatales, comme Macao, longtemps
comptoir portugais et décor de Macao, l’enfer du jeu, (1942), de Jean Delannoy, ou
Le Paradis des mauvais garçons, (1952), de Joseph Von Sternberg et Nicholas Ray, ou
encore Indiana Jones et le Temple maudit (1984), de Steven Spielberg.

Conclusion
Espace de découvertes où l’imaginaire a toujours sa place, mais aussi espace
profondément moderne par son inscription dans les grands schémas économiques
et commerciaux du temps, l’Extrême-Orient est devenu au sens plein un alter ego
de l’Occident, éminemment proche et toujours mystérieux.

ْ Prolongements

Au XXIe siècle, la fascination ne se dément pas : le Japon attire des générations


de jeunes gens par les mangas, les jeux vidéo, les dessins animés, la mode comme
le créateur Issey Miyake. La Chine impressionne par le gigantisme du pays et l’impor-
tance de sa démographie, l’énergie avec laquelle elle s’est inscrite dans les premières
puissances économiques, rejetant les modes de vie traditionnels pour entrer dans
une urbanisation éclair. Là encore, c’est toujours la vision rêvée qui filtre la réalité
et donne une représentation chimérique de cette culture bien plus profonde qu’elle
ne le paraît. En retour, les classes moyennes asiatiques deviennent adeptes d’un
tourisme de consommation en Europe. L’imaginaire occidental est même utilisé avec
subtilité par les puissances commerciales de la Chine qui ont intitulé « nouvelles
routes de la soie » l’appropriation de voies commerciales destinées à transporter
les marchandises manufacturées exportées vers l’Occident et importer les matières
premières d’Afrique, couvrant de poésie une activité purement lucrative et, d’une
certaine façon, impérialiste.

Textes sur l’extrême-orient

José-Maria de Heredia
1 Les Trophées, 1893.

Les conquérants
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal

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180 – L’Extrême-Orient

Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,


Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;
Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Blaise Cendrars
2 La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913, extrait.
« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?
Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé́ dans ce désert
Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet
Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune
La mort en Mandchourie
Est notre débarcadère est notre dernier repaire
Ce voyage est terrible
Hier matin
Ivan Oulitch avait les cheveux blancs
Et Kolia Nicolaï Ivanovovich se ronge les doigts depuis quinze jours…
Fais comme elles la Mort la Famine fais ton métier
Ca coûte cent sous, en transsibérien ça coûte cent roubles
Enfièvre les banquettes et rougeoie sous la table
Le diable est au piano
Ses doigts noueux excitent toutes les femmes…

Matsuo Basho (1644-1694) (période Edo)


3 Haiku, Traduction faite par nos soins.
Un vieil étang
Une grenouille saute
Bruit de l’eau

Marco Polo
4 Le Livre des merveilles, 1298, traduction Eugène Muller, 1888.

Chapitre II
Comment ils allèrent à la cour du grand roi des Tartares.
En ce temps-là un certain grand seigneur qui était envoyé de la part d’Allau
vers le plus grand roi des Tartares, arriva à Bochara pour y passer la nuit ; et
trouvant là nos deux Vénitiens qui savaient déjà parler le tartare, il en eut une
extrême joie, et songea comment il pourrait engager ces Occidentaux, nés entre les
Latins, à venir avec lui, sachant bien qu’il ferait un fort grand plaisir à l’empereur

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L’Extrême-Orient – 181

des Tartares. C’est pourquoi il leur fit de grands honneurs et de riches présents,
surtout lorsqu’il eut reconnu dans leurs manières et dans leur conversation qu’ils
en étaient dignes.
Nos Vénitiens, d’un autre côté, faisant réflexion qu’il leur était impossible,
sans un grand danger, de retourner en leur pays, résolurent d’aller avec l’ambas-
sadeur trouver l’empereur des Tartares, menant encore avec eux quelques autres
chrétiens qu’ils avaient amenés de Venise. Ils quittèrent donc Bochara ; et, après
une marche de plusieurs mois, ils arrivèrent à la cour de Koubilaï, le plus grand
roi des Tartares, autrement dit le Grand Khan, qui signifie roi des rois. Or la raison
pourquoi ils furent si longtemps en chemin, c’est que marchant dans des pays très
froids qui sont vers le septentrion, les inondations et les neiges avaient tellement
rompu les chemins que, le plus souvent, ils étaient obligés de s’arrêter.
Chapitre III
Avec quelle bonté ils furent reçus du Grand Khan.
Ayant donc été conduits devant le Grand Khan, ils en furent reçus avec beaucoup
de bonté ; il les interrogea sur plusieurs choses, principalement des pays occiden-
taux, de l’empereur romain et des autres rois et princes, et de quelle manière ils se
comportaient dans leur gouvernement, tant politique que militaire ; par quel moyen
ils entretenaient entre eux la paix, la justice et la bonne intelligence. Il s’informa
aussi des mœurs et de la manière de vivre des Latins ; mais surtout il voulut savoir
ce qu’était la religion chrétienne, et ce qu’était le pape, qui en est le chef. À quoi
nos Vénitiens ayant répondu le mieux qu’il leur fut possible, l’empereur en fut
si content qu’il les écoutait volontiers et qu’il les faisait souvent venir à sa cour.

CM 18 Extrême-Orient

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LE FASCISME

Définition
Le fascisme est une idéologie, née en Italie au lendemain de la 1e guerre mondiale,
à l’origine d’un système totalitaire et impérialiste, hostile aux principes et aux institu-
tions démocratiques. Outre l’Italie, il inspire principalement le nazisme en Allemagne
et connaît un rayonnement étendu en Europe dans les années trente et pendant la
2de guerre mondiale. Discrédité par la défaite des puissances de l’Axe en 1945 il
ne disparut pas. Dans le contexte de la Guerre froide, il survécut sous des formes
variées aussi bien en Europe du sud (Espagne, Portugal, Grèce) qu’en Amérique latine.

Étymologie
Le terme fascisme vient de l’italien fascismo, formé à partir de fascio : le faisceau,
en référence à la Rome antique. Certains magistrats romains avaient une escorte de
licteurs portant des faisceaux, emblèmes de l’autorité.

Benito Mussolini (1883-1945)


D’origine modeste, Mussolini adhère très jeune au Parti socialiste italien
dont il partage l’opposition à l’intervention italienne dans la guerre. En 1914, il
se déclare interventionniste et est exclu du parti. Dès lors, il affirme un natio-
nalisme virulent et veut concilier le socialisme et le nationalisme. Il fonde en
mars 1919 les Fasci di combatimento (faisceaux de combat) et en novembre
1921 le Parti national fasciste. À la suite de la marche sur Rome, le 29 octobre
1922, organisée par des activistes fascistes, il devient président du conseil du
royaume d’Italie, il le restera jusqu’en 1943. En réalité, sans toucher à l’institu-
tion monarchique, Mussolini, devenu le Duce (le Guide), met en place, notam-
ment avec les lois « fascistissimes » de 1925, un régime dictatorial. Il supprime
le pluralisme politique, procède à un embrigadement progressif de la société,

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Le fascisme – 183

pratique un certain dirigisme économique et se lance dans l’expansion coloniale


avec l’invasion de l’Ethiopie. Il se rapproche de l’Allemagne nazie après avoir
été l’inspirateur d’Adolf Hitler, il prend part à ses côtés à la seconde guerre
mondiale. Devant les échecs militaires de l’Italie, le roi et des fascistes dissi-
dents le destituent en 1943, il est arrêté, puis libéré par les Allemands, qui le
placent à la tête d’un état fantoche au nord de l’Italie, la république de Salò. En
avril 1945, il tente de s’enfuir, il est arrêté et fusillé par des partisans italiens.

I. Origines politiques et philosophiques du fascisme

1. Politiques
Le fascisme italien trouve son origine dans la profonde crise sociale et morale
au lendemain de la première guerre mondiale. De nombreux Italiens, notamment
des anciens combattants, sortent meurtris et déçus du conflit : l’Italie n’a pas obtenu
dans les traités de paix tous les territoires que lui avaient promis la France et la
Grande Bretagne. Après de lourds sacrifices humains (600 000 morts), le royaume
d’Italie n’obtient pas de ses alliés ni la Dalmatie, intégrée au nouveau royaume de
Yougoslavie, ni l’Albanie. Le ressentiment nationaliste s’accroît et parle d’une « victoire
mutilée ». Par ailleurs, la révolution soviétique encourage les espoirs du proléta-
riat du nord industriel et les lendemains de la guerre sont marqués par une agita-
tion sociale qui inquiète aussi bien les milieux patronaux que les classes moyennes.
Enfin les gouvernements successifs du royaume, soumis à l’instabilité, contiennent
difficilement la double agitation des ouvriers et des nationalistes. On retrouve dans
la montée du nazisme, sous la république de Weimar, des phénomènes analogues :
une crise morale née de la défaite, une fragilité des institutions, et plus fortement
qu’en Italie, une crise économique plongeant des millions de gens dans la misère.
Le fascisme doit son succès à l’incapacité des démocraties parlementaires à traiter
les conséquences sociales d’une crise économique sans précédent. Il prospère sur
un sentiment d’injustice et un nationalisme aigri.

2. Philosophiques
Le fascisme et le nazisme ont recherché des filiations avec des philosophes du
XIXe siècle, soucieux qu’ils étaient de proposer une vision complète de la condition
humaine, fondant leur politique. Les deux idéologies ont ainsi affirmé la primauté de
l’instinct et du sentiment et marqué leur hostilité au rationalisme des Lumières, aux
valeurs que celles-ci avaient promues, telle l’égalité des droits. A l’homme universel
des Lumières, doté de droits naturels, la pensée fasciste oppose l’homme supérieur,
s’affirmant par sa volonté et son énergie, voué au commandement, à la suprématie.
Elle s’inspire d’une lecture de Nietzsche et des idées de Surhomme et de Volonté de
puissance1. A son commencement, l’idéologie fasciste est très proche du futurisme,

1. Les théoriciens fascistes ou nazis se livrent à une instrumentalisation de certains philosophes.

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184 – Le fascisme

mouvement esthétique exaltant la modernité, les machines, la vitesse. L’un de ses


principaux animateurs, Marinetti1, a du reste participé en 1919 à la fondation des
Faisceaux de combat. L’exaltation d’un individu supérieur et des forces vitales est
curieusement associée à la valorisation de l’État fort, réalisation de l’idéal d’une
nation. Certains fascistes, tel Giovanni Gentile2, s’inspirent de la pensée de Hegel.
Enfin, le fascisme comme le nazisme se livrent à une relecture complète de l’His-
toire universelle, qui démontrerait la grandeur d’une nation ou d’un peuple. S’ils
expriment leur mépris du libéralisme et formulent parfois une critique du capita-
lisme, l’un et l’autre rejettent la représentation marxiste de la société, le concept
de classe sociale devant disparaître au profit de l’unité intemporelle et presque
mythique d’un peuple.

II. Thèmes et valeurs du fascisme italien et du nazisme

1. Totalitarisme et violence d’État


Le fascisme est plus qu’un système autoritaire, comme il s’en est trouvé un
grand nombre avant le XXe siècle. Il est bien un totalitarisme qui entend imposer
une conception globale de l’homme et une organisation sociale incluant toutes les
existences individuelles. En Italie comme en Allemagne à partir de 1933, on assiste
à la disparition du pluralisme politique et syndical, des institutions parlementaires.
Le parti unique remplace le pluralisme et s’installe comme institution étatique.
Mussolini maintient toutefois la monarchie et le roi Victor Emmanuel III3, Hitler
conserve le président de la République, le maréchal Hinderburg, mais à sa mort,
ne le remplace pas. Toutes les libertés d’expression, d’association, de réunion sont
supprimées. Le nouveau régime se dote d’un puissant appareil répressif, persécu-
tant tous les opposants. Le pouvoir judiciaire perd lui aussi toute indépendance. La
violence d’État est à l’origine des camps de concentration, plus particulièrement
dans l’Allemagne nazie4. Fascisme et nazisme procèdent à un encadrement inédit
de la société. Les individus sont dès la plus petite enfance embrigadés, les activi-
tés ressortissant de la vie privée dans les démocraties (loisirs, sports) sont organi-
sées par le Parti et l’État, sur un mode militaire. Il s’agit de produire un type unique
d’individu, ce qui suppose l’élimination de tous ceux qui sont jugés inassimilables

1. Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), fondateur du futurisme, mouvement esthétique


exaltant le progrès, la vitesse. Publie en 1909 dans le Figaro le Manifeste du futurisme. Participe
en mars 1919 à la création des Faisceaux de combat. Soutien indéfectible du fascisme.
2. Giovanni Gentile (1875-1944), philosophe proche des thèses de Hegel sur l’État. Adhère au
parti fasciste en 1923, ministre de l’Instruction publique de Mussolini. Philosophe officiel du
fascisme, il s’oppose toutefois aux lois raciales de 1938. Assassiné en 1944.
3. Roi d’Italie de 1906 à 1946. Il appela Mussolini à la présidence du Conseil et ne s’opposa pas à
la mise en place de l’État fasciste. Il fit arrêter Mussolini en juin 1943 et demanda l’armistice.
Il abdiqua en faveur de son fils Umberto.
4. Les camps de concentration et d’extermination sont l’œuvre de l’Allemagne nazie. Le fascisme
italien pratiqua l’assassinat des opposants, l’emprisonnement, la relégation.

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Le fascisme – 185

à ce type1. Enfin en tant que totalitarismes, ils exercent un contrôle absolu sur la
culture, particulièrement dans l’Allemagne nazie. Le nazisme voue aux gémonies
« l’art dégénéré », c’est-à-dire toutes les avant-gardes en peinture depuis le début
du siècle, et ne tolère qu’un réalisme plein d’emphase. La quasi-totalité de la litté-
rature est rejetée et méprisée En musique, même mépris pour les compositeurs du
XXe siècle ; Wagner, lui, est l’objet d’un culte.

2. Nationalisme et impérialisme
Fascisme et nazisme entretiennent l’idée de la grandeur d’un peuple et d’une
nation, exaltent un destin collectif d’élection. La nation n’est plus définie par eux
comme l’ensemble des citoyens unis par un contrat, mais par le sang et la tradition.
L’un et l’autre veulent faire de leur nation des empires. Le régime hitlérien poursuit
l’expansionnisme que l’on sait en Europe, en défiant les vainqueurs de 1918, l’Italie
fasciste se lance dans la conquête coloniale et envahit l’Ethiopie.

3. Racisme et antisémitisme
S’il ne présente pas dans ses fondements d’antisémitisme2, le fascisme italien est
toutefois convaincu de l’inégalité des races et justifie de cette manière le colonia-
lisme3. Il cherche à renouer avec la grandeur de l’Empire romain. En revanche, Hitler
dans Mein Kampf désigne comme boucs émissaires les Juifs, responsables de tous
les maux de la nation allemande. Avant son accession au pouvoir, les organisations
nazies ont manifesté une violente hostilité à l’égard des Juifs, les persécutions se sont
installées dès 19334et ont abouti à la Solution finale, à partir de 1942. Le nazisme
a mis en œuvre la déportation et l’extermination des Juifs d’Allemagne et de tous
les pays occupés, il est responsable de la Shoah (en hébreu : « la catastrophe »).

4. Culte du chef
La renaissance d’une nation s’accomplit sous la direction inspirée d’un chef, d’un
guide (le Duce, le Führer), maître absolu à qui est voué un véritable culte, via une
propagande massive. Un lien irrationnel l’unit à tout son peuple, prêt à tout sacrifier
pour lui. Ce chef concentre tous les pouvoirs, il dirige aussi les opérations militaires.
Hitler et Mussolini possèdent tous deux l’art de fanatiser les foules lors d’immenses
rassemblements. Tous deux ont une origine sociale modeste. Les élites tradition-
nelles les méprisent mais voient en eux des alliés contre le péril communiste.

1. Le nazisme programme l’élimination, outre des Juifs et des Tziganes, celle des handicapés
mentaux et des homosexuels.
2. En 1938, sous la pression nazie, sont promulguées en Italie les lois raciales à l’encontre des Juifs.
3. L’Italie fasciste conquiert l’Ethiopie d’octobre 1935 à mai 1936.
4. Avril 1933 : loi promulguant l’expulsion des Juifs de la fonction publique. Lois de Nuremberg
de 1935 visant à « protéger la pureté du sang allemand », interdisant les mariages entre Juifs
et non-Juifs. Nuit de Cristal du 9 novembre 1938 : pillage des magasins juifs, déportation de
10 000 Juifs. « Solution finale », formalisée par la conférence de Wannsee de janvier 1942.

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186 – Le fascisme

5. Dirigisme économique intégré au capitalisme


Les premiers écrits du fascisme se montrent très critiques envers le capitalisme.
Venu du parti socialiste, Mussolini annonce une troisième voie entre le capitalisme et
le marxisme. Ses hommes font très tôt le coup de poing contre les ouvriers en grève
et apparaissent à la bourgeoisie comme un rempart contre la révolution bolchévique.
Le fascisme au pouvoir, seulement à partir de 1925, met en place le dirigisme écono-
mique, notamment dans l’agriculture. Il s’agit pour le régime de bonifier intensive-
ment les terres, d’augmenter la productivité afin d’assurer les besoins alimentaires,
de redistribuer des parcelles de terre rendues cultivables. Le fascisme entreprend
de grands travaux d’infrastructures. Il pratique le contrôle des prix et des salaires.
Luttant contre le syndicalisme qui ferait le lit du communisme, le fascisme lui substi-
tue le corporatisme, système rassemblant les corps de métier du patron à l’ouvrier.
Les corporations sont soumises à l’État. Le fascisme et le nazisme préconisent l’inter-
vention forte de l’État face à la crise mondiale, encouragent le protectionnisme. Le
nazisme entreprend de relancer la croissance par l’effort de guerre.

6. Le fascisme et la religion
Dans leur corps doctrinal, les idéologies fasciste et nazie sont en contradiction
avec le message évangélique. Cependant l’Italie mussolinienne a à son actif les
accords du Latran, de 1929, entre le Duce et le pape Pie XI, réglant la question des
relations entre le pape et le gouvernement italien. Il y est dit que la souveraineté
temporelle du pape se limite à la Cité du Vatican, mais que la religion catholique a
le statut de religion d’État. Les idéologues nazis professent eux un antichristianisme
et préfèrent se référer au paganisme germanique. Une fraction non-négligeable des
clergés luthérien et catholique tente d’exprimer une dissidence.

III. Avatars du fascisme


Le fascisme et le nazisme ont été abordés ensemble, compte tenu de la proxi-
mité entre Mussolini et Hitler, de leur complicité dans la marche à la guerre. Le
nazisme, outre l’antisémitisme originel, a mis en place une plus grande violence
étatique et une élimination de ses adversaires plus systématique que le fascisme.
Dans les années trente, tous les pays européens connaissent des partis fascistes,
plus ou moins influents. En Pologne, en Hongrie, en Roumanie, en Bulgarie se sont
installés des régimes autoritaires, nationalistes1.

1. Pologne : gouvernement autoritaire du maréchal Pilsudski (1926-1935). Hongrie gouvernée par


le Régent Horthy, allié de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie. Roumanie : dictature du roi
Carol II qui a éliminé les fascistes. Dictature fasciste d’Antonescu de 1940 à 1944. Bulgarie :
dictature du tsar Boris III.

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Le fascisme – 187

1. Le salazarisme
Système de gouvernement portugais, tirant son nom de Salazar, président du
Conseil de 1932 à 1968. Économiste de formation, Antonio de Oliveira Salazar fut
d’abord ministre des finances dans un gouvernement autoritaire, puis en 1932, s’imposa
comme chef du gouvernement. Il mit en place une nouvelle constitution, instaurant
le parti unique : l’Union nationale et fonda « l’Estado Novo », régime nationaliste,
catholique, conservateur, qui s’appuie sur les grands propriétaires et le haut clergé,
supprime toutes les libertés, mais ne se lance pas dans le totalitarisme fasciste ni
dans le dirigisme économique. Le salazarisme favorise le corporatisme, maintient le
Portugal à l’écart des grands conflits européens et défend l’empire colonial portu-
gais. Tout comme le franquisme, le salazarisme survit de longues années à la défaite
du fascisme et du nazisme, maintenant le pays dans le sous-développement écono-
mique et culturel. Il est renversé par la « Révolution des Oeillets » d’avril 1974.

2. Le franquisme
Système politique espagnol, qui tire son nom du général Franco, chef de l’État
espagnol de 1939 à sa mort en 1975. Bien que soutenu pendant la guerre civile
espagnole par les puissances de l’Axe, et s’inspirant de la Phalange, mouvement
pro-mussolinien de Primo de Rivera1, le franquisme est considéré essentiellement
comme une idéologie traditionaliste, nationaliste, assez semblable au salazarisme.
Franco s’appuie sur le clergé catholique et les corporations. Vainqueur de la guerre
civile, il exerce une féroce répression sur tout le pays, le maintient sous une férule
autoritaire, annihile les particularismes culturels et linguistiques.

3. Un fascisme français ?
La France, à la différence des pays précédemment cités, n’a pas vu s’installer
de régime fasciste, à l’exception du régime de Vichy, installé en zone sud, après la
défaite de 40. L’État français, dirigé par le maréchal Pétain, est l’ennemi des insti-
tutions républicaines qu’il abolit, il accomplit une politique de collaboration avec
l’Allemagne nazie, il se livre de son initiative à une politique antisémite. Enfin il
procède à un relatif embrigadement de la société, notamment avec les Chantiers
de jeunesse. Les ressemblances avec le fascisme sont bien perceptibles. Mais le
régime de Vichy rassemble des représentants de la droite monarchiste et maurras-
sienne et des zélateurs plus radicaux du nazisme et du fascisme. Un débat divise
les historiens au sujet du fascisme français. Les uns, tel René Rémond2, démontrent
que le fascisme est étranger aux traditions républicaines françaises et ne doit pas

1. Miguel Primo de Rivera (1870-1930) établit la dictature en 1923 en Espagne, démissionna en


1930 sous la pression du roi Alphonse XIII. Son fils, José Antonio (1903-1936) fonda la Phalange,
parti d’inspiration fasciste. Il fut fusillé par les républicains en 1936.
2. Historien français, René Rémond (1918-2007) a abordé la question du fascisme, notamment
dans La Droite en France (1954) et dans Le gouvernement de Vichy et la révolution nationale
(1972).

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188 – Le fascisme

être confondu avec une droite nationaliste qui dans son ensemble reste attachée
à la République. Les autres, tel Zeev Sternhell1, considèrent au contraire que les
prémices du fascisme se trouvent en France, avant 1914.

4. Les dictatures latino-américaines


Pendant la guerre froide, l’Amérique latine reste une zone d’influence privilé-
giée des États-Unis qui redoutent plus que tout la diffusion du communisme et une
seconde révolution cubaine. Aussi la première puissance du monde encourage-t-
elle, pour combattre le marxisme influent dans les populations pauvres et dans la
jeunesse étudiante, des régimes militaires muselant toutes les libertés, férocement
répressifs, corrompus. C’est peut-être l’Argentine du général Péron2 qui s’inspire le
plus du fascisme italien. Toutes les autres dictatures sont peu soucieuses d’idéolo-
gie. Le Chili du général Pinochet3 associe à la répression un ultralibéralisme écono-
mique, inspiré par l’école de Chicago.

5. Le néo-fascisme
Condamnés par la défaite, dénoncés comme fauteurs de guerre, comme coupables
de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, le fascisme et le nazisme refont
surface dans les pays démocratiques à partir des années soixante. En Italie, le MSI
(mouvement social italien), fondé dès 1946, par d’anciens cadres de la république
sociale de Salo, est marginalisé par l’ensemble des forces politiques et ne participe à
aucune coalition. En 1995, il évolue vers une forme plus modérée et devient l’Alliance
Nationale. En Allemagne fédérale, le NPD fondé en 1964 obtient des résultats trop
faibles pour entrer au Bundestag. Après la réunification, les difficultés économiques
des anciennes régions de la RDA attirent vers l’extrême droite une population affec-
tée par le chômage. Dans l’ensemble de l’Europe, le fascisme, sous des formes diffé-
rentes liées aux contextes nationaux, a survécu et connu de profondes mutations.

Conclusion
Le fascisme et le nazisme ont été à juste titre tenus pour responsables de la
2e guerre mondiale. Leurs principaux acteurs ont été condamnés et punis. La Guerre
froide a cependant assuré la longévité de régimes qui leur étaient apparentés :

1. Zeev Sternhell (né en 1935). Historien israëlien, auteur de La Droite révolutionnaire (1885-1914) :
les origines du fascisme.
2. Juan Domingo Peron (1885-1974). Homme d’état argentin. Elu à trois reprises président de
la République, il exerça le pouvoir de 1945 à 1955. De retour d’exil, il fut réélu en 1973. Le
péronisme associe l’autoritarisme, le dirigisme économique et une politique sociale en direction
des pauvres.
3. Augusto Pinochet (1915-2006). Général chilien, auteur du coup d’état du 11 septembre 1973.
Dictateur soutenu par les États-Unis, il plongea le pays dans une répression sanglante, et
procéda à la libéralisation de l’économie.

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Le fascisme – 189

le franquisme et les dictatures latino-américaines ont été présentés comme des


remparts contre le communisme. Mais l’Union européenne s’est peu à peu bâtie sur
le refus de ces idéologies.

ْ Prolongements : du fascisme au populisme


Il est légitime de percevoir une parenté entre le fascisme et le populisme. Dans les
deux courants, l’on trouve le discrédit des institutions démocratiques, le ressentiment
envers les élites, la xénophobie. Mais les populismes n’ont pas dans leur programme
le projet d’un État totalitaire, même si certains gouvernements populistes, en Hongrie
ou en Pologne, veulent limiter les prérogatives de leur opposition. La démocratie
du XXIe siècle a toujours la mission de combattre – outre un fascisme résiduel – un
courant vaste, multiforme, enclin aux replis des peuples sur eux-mêmes, au rejet
des différences, à l’autoritarisme : le populisme.

TEXTES SUR LE FASCISME

Manifeste du futurisme
1 Le Figaro, 1909.
1° — Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de
la témérité.
2° — Les éléments essentiels de notre poésie sont le courage, l’audace et la révolte.
3° — La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et
le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le
pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing. (…)
7° — Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef d’œuvre sans un
caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces incon-
nues, pour les sommer de se coucher devant l’homme. (…)
9° — Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde – le milita-
risme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui
tuent et le mépris des femmes.

Programme des Fasci di combattimento


2
Italiens ! Voici le programme national d’un mouvement sainement italien.
Révolutionnaire, parce qu’antidogmatique et antidémagogique, puissament novateur
parce que dépourvu d’a priori. Nous plaçons au-dessus de tout et de tous la mise en
valeur de la guerre révolutionnaire. Les autres problèmes : bureaucratie, adminis-
tration, droit, écoles, colonies, etc., nous les esquisserons lorsque nous aurons
créé la classe dirigeante.
C’est pourquoi NOUS VOULONS :
Pour le problème politique :
— Suffrage universel avec scrutin régional et représentation proportionnelle,
droit de vote et éligibilité pour les femmes.

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190 – Le fascisme

— Abaissement de la limite d’âge à dis-huit ans pour les électeurs, à vingt-


cinq ans pour les députés.
— Abolition du Sénat.
— Convocation pour une période de trois ans d’une Assemblée nationale ayant
pour tâche essentielle la Constitution de l’État.
— Formation de Conseils nationaux techniques du travail, de l’industrie, des
transporst, de l’hygiène sociale, des communications, etc., élus par les collectivi-
tés professionnelles ou de métier, avec des pouvoirs législatifs et le droit d’élire
un Commissaire général ayant des pouvoirs de ministre.
Pour le problème social : NOUS VOULONS :
— Promulgation rapide d’une Loi qui sanctionne pour tous les travailleurs la
journée légale de huit heures de travail.
— Le salaire minimum.
— La participation des représentants des travailleurs au fonctionnement
technique de l’industrie.
— L’octroi aux organisations prolétariennes elles-mêmes (pourvu qu’elles en
soient dignes moralement et techniquement) de la gestion d’industries ou de
services publics.
— L’organisation rapide et complète des cheminots et de toutes les indus-
tries des transports.
— Une modification nécessaire du projet de loi d’assurance sur l’invalidité et
la vieillesse, qui abaisse la limite d’âge de 65 à 55 ans.
Pour le problème militaire : NOUS VOULONS :
— Institution d’une Milice nationale, avec de brèves périodes d’instruction et
un objectif exclusivement défensif.
— Nationalisation de toutes les industries d’armements et d’explosifs.
— Politique extérieure nationale qui mette en valeur dans les compétitions
pacifiques de la civilisation la nation italienne dans le monde.
Pour le problème financier : NOUS VOULONS :
— Un fort impôt extraordinaire à caractère progressif sur le capital, qui repré-
sente une authentique expropriation partielle de toutes les richesses.
— La confiscation de tous les biens des congrégations religieuses et la suppres-
sion de toutes les menses épiscopales qui constituent un déficit énorme pour la
Nation, et un privilège énorme pour un petit nombre.
— La révision de tous les contrats de fournitures de guerre et la confiscation
de 85 % des bénéfices de guerre.

CM 19 Fascisme

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LE FAUVISME

ώ Frise chronologique n° 16

ْ 1901 ْ 1905
Rencontre Matisse-Derain. Une salle du Salon d’Automne regroupe
ْ Eté 1905 les œuvres de Matisse, Derain, etc.
Matisse et Derain peignent ensemble ْ Première Guerre mondiale
à Collioure (Pyrénées-Orientales). Le fauvisme s’éteint.

Introduction
Dans l’effervescence artistique du début du XXe siècle, le fauvisme représente
une des réponses apportées à de très anciens problèmes qui ne cessent de se poser
aux peintres lorsqu’ils cherchent à représenter le réel, tels que les oppositions entre
la solidité de la matière et la limpidité de la forme, la fugacité de la lumière et la
permanence de l’objet, la fidélité de la couleur et le rendu des modelés, les deux
dimensions de la toile et la profondeur de l’espace, etc. Or, de la Renaissance aux
impressionnistes, des tentatives multiples avaient cherché à résoudre ces antago-
nismes ; mais malgré les innovations des impressionnistes ces questionnements ne
semblaient pas encore épuisés.
Les peintres qu’on appelait « fauves » choisirent de s’intéresser tout particulière-
ment aux couleurs et au dessin, qu’ils libérèrent de formalismes parfois sclérosants.

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192 – Le fauvisme

I. L’affirmation d’une libération


En ce début du XXe siècle, deux peintres solitaires et méconnus commençaient à
être remarqués, le Hollandais Vincent Van Gogh et Paul Gauguin, le Parisien réfugié
en Polynésie. L’un comme l’autre suggéraient à leurs contemporains d’abandonner
un trop grand raffinement pour revenir à un art plus direct dans ses couleurs comme
dans ses formes.
C’est pourquoi plusieurs peintres commencèrent à travailler les couleurs dans le
sens d’une plus grande simplicité, en portant l’attention d’abord sur leur caractère
décoratif, c’est-à-dire en abandonnant les gradations qu’on sophistiquait jusqu’ici
à l’extrême pour rendre les modelés et les reliefs des visages et des objets, en
abandonnant aussi les ombres qui structuraient également les reliefs. Ces procédés
permettaient de retrouver la splendeur des vitraux du Moyen Âge, tout éclatants
de couleurs fraîches et lumineuses et pleins de sens et d’émotions malgré leur
apparente simplicité.
Ils travaillèrent également dans le sens d’une simplification extrême, transfor-
mant l’espace en schéma décoratif où les motifs d’un papier peint et d’une nappe
deviennent le sujet central du tableau, alors que la figure humaine ou le paysage à
la fenêtre sont simplifiés à l’extrême dans leurs contours et même malmenés dans
leur forme pour s’harmoniser avec le décor (Henri Matisse, La Desserte, 1908).
Les choix très tranchés de ces peintres obligeaient donc à renoncer à certains
éléments qu’on considérait jusqu’ici comme essentiels, mais ce renoncement était
aussi une libération.

II. De la couleur avant toute chose


Ces peintres furent d’abord remarqués parce qu’ils recherchaient couleurs
intenses et harmonies vigoureuses, barbares, sauvages. Le célèbre critique d’art
Louis Vauxcelles rend compte de leurs travaux au Salon d’Automne en 1905 : « Des
oseurs, des outranciers », qui se livrent à « l’orgie des tons purs », et qui sont comme
des « fauves » — le fauvisme a désormais un nom. Ces peintres se confrontent, comme
leurs prédécesseurs, aux difficultés de la représentation d’un réel à la fois mouvant
et immobile. Comme Cézanne, Van Gogh, Gauguin, ils vont donner une part essen-
tielle à l’imagination et à l’émotion, capables de concevoir une réalité plus authen-
tique que celle des apparences. C’est de cette réalité plus vraie et plus complète que
rendent compte les grands aplats de couleur pure qui s’apparentent à des visions
féériques et multicolores, arbres couleur citron, masses montagneuses framboise
ou lilas, ciels verts, corps vermillon. La palette impressionniste est récusée, Matisse
veut « faire chanter [s]es couleurs sans tenir compte de toutes les règles et interdic-
tions », et Derain déclare : « Les couleurs devenaient des cartouches de dynamite. »

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Le fauvisme – 193

III. Un groupe de peintres très actifs


C’est en 1905, au Salon d’Automne, que se trouvent regroupés dans une même
salle plusieurs peintres, dont les œuvres avaient en commun cette aversion décla-
rée envers les formes de la nature et ce goût pour les couleurs violentes qui forment
l’essence du fauvisme. Ils font scandale et sont moqués par une partie de la critique,
mais d’autres saluent leurs audaces et le caractère novateur de leurs recherches
chromatiques.
Le chef de file du mouvement est Henri Matisse (1869-1954). Il s’intéresse à la
peinture à l’âge de 20 ans alors qu’il est immobilisé par une maladie, puis entre-
prend de se former à Paris où il rencontre plusieurs des peintres qui l’accompagne-
ront dans l’aventure fauviste, en particulier André Derain. Son programme esthétique
est cohérent tout au long de sa vie : faire de la couleur le sujet essentiel de l’œuvre,
simplifier visages et objets jusqu’à les styliser. Il passe une partie de sa vie dans le
sud de la France, et s’inspire également de l’Afrique du Nord où il voyage entre 1906
et 1913. Il sera d’ailleurs toute sa vie un grand voyageur (Russie, États-Unis, Tahiti,
etc.). À la fin de sa vie, rendu incapable de peindre par la maladie, il entreprend de
« découper à vif dans la couleur » en réalisant ses tableaux sous forme de papiers
découpés et collés.
Ami de Pablo Picasso qui le considérait comme un grand rival, il constitue un
point de référence pour tous les peintres du XXe siècle – même si la voie qu’il ouvre
avec le fauvisme sera débordée par les initiatives plus hardies et plus prometteuses
des cubistes. Il critiquera d’ailleurs vertement les choix artistiques des premiers
cubistes, au point de désigner les tableaux que Braque peint en 1907-1908 comme
des « petits cubes », expression qui donnera son nom au cubisme.
Le fauvisme est également initié par André Derain (1880-1954). Il entreprend de
peindre (contre l’avis de sa famille) dès l’âge de 15 ans, et fait la connaissance de
Matisse en 1901. Il fréquente le Bateau-Lavoir, centre de ralliement de la bohème
et des peintres, et accompagne Braque et Picasso dans leurs premiers pas vers le
cubisme. Les années 1904-1914 sont cependant consacrées essentiellement à son
dialogue avec le groupe des Fauves. Mobilisé pendant la Première Guerre mondiale,
Derain revient aigri, voire brisé, et retourne à une manière beaucoup plus classique.

Conclusion
Le fauvisme fait partie des expérimentations de l’art contemporain, qui visait à
dépasser les insuffisances des pratiques artistiques antérieures, et particulièrement
de l’impressionnisme. Il se fonda pour cela en particulier sur le travail de la couleur
et la simplification des formes.

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194 – Le fauvisme

ْ Prolongements

Salué pour le génie de quelques grands peintres dont les toiles lyriques et colorées
suscitent l’admiration, le fauvisme ne connut pas de postérité au sens strict du terme,
et peut-être resta-t-il même en suspens faute de mener à leur plein achèvement les
pistes de réflexion qu’il avait ouvertes.

Texte sur le fauvisme

Henri Matisse
1 « Notes d’un peintre », La Grande Revue, 1908.
Pour rendre un paysage d’automne, je n’essaierai pas de me rappeler quelles
teintes conviennent à cette saison, je m’inspirerai seulement de la sensation qu’elle
me procure : la pureté glacée du ciel, qui est un bleu aigre, exprimera la saison
tout aussi bien que le nuancement des feuillages. Ma sensation elle-même peut
varier : l’automne peut être doux et chaud comme un prolongement de l’été, ou
au contraire frais avec un ciel froid et des arbres jaune citron qui donnent une
impression de froid et déjà annoncent l’hiver.
Le choix de mes couleurs ne repose sur aucune théorie scientifique : il est basé
sur l’observation, sur le sentiment, sur l’expérience de ma sensibilité.
S’inspirant de certaines pages de Delacroix, un artiste comme Signac se préoc-
cupe des complémentaires, et leur connaissance théorique le portera à employer,
ici ou là, tel ou tel ton. Pour moi, je cherche simplement à poser des couleurs qui
rendent ma sensation. Il y a une proportion nécessaire des tons qui peut m’amener
à modifier la forme d’une figure ou à transformer ma composition. Tant que je ne
l’ai pas obtenue pour toutes les parties, je la cherche et je poursuis mon travail.

CM 20 Fauvisme

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LE(S) FÉMINISME(S)

ώ Frise chronologique n° 17

ْ Vers 1840 ْ 1970


Naissance du mot « féminisme » Naissance du MLF (Mouvement pour la
(attribué à Charles Fourier). Libération des Femmes).
ْ 1944 ْ 1974
Droit de vote des femmes en France. Premier secrétariat d’État à la Condition
ْ 1949 Féminine.
Le deuxième sexe (Simone de Beauvoir). ْ 2017
Mouvement #MeToo.

Introduction
Il paraît communément admis qu’on ne peut traiter le féminisme comme un : la
chronologie paraît découper un avant et un après le moment historique d’émergence
que serait le XXe siècle. Mais cette frontière, pourtant si nettement tracée, se révèle
trop simpliste. Avant les premières revendications nommément féministes, les rôles des
femmes ont été multiples et de grandes figures féminines ont questionné les catégo-
risations hâtives. Après, la bannière du « féminisme » enfin nommé peine pourtant à
regrouper et à uniformiser les revendications. En fin de compte, les champs de force
du féminisme ne cessent de se ramifier et de gagner en importance, au point qu’on
puisse considérer qu’il est une des formes de la crise du moderne.

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196 – Le(s) féminisme(s)

I. Différences et inégalités
Le militantisme féministe prend sa source dans les différences de traitement qui
sont instaurées entre hommes et femmes. Or ces différences de traitement traduisent
des rapports de domination : la différenciation sexuée est aussi une oppression
sexuée. Elle est originaire, elle ne connaît pas d’avant elle-même : partout, toujours,
les femmes sont considérées comme plus ou moins inférieures aux hommes.
Mais deux courants s’opposent parmi les théoriciens quant à l’explication de ces
différences :
• Certains les pensent naturelles. Les différences entre hommes et femmes
dans leurs rôles relativement à la reproduction, ou dans leurs constitutions
(taille, performances physiques), justifieraient des rôles sociaux différents,
qui ne pourraient être considérés comme inégalitaires puisque dépendant de
différences naturelles. Et cette idée se trouve d’autant plus répandue qu’on va
même parfois jusqu’à considérer comme naturelles des différences de compor-
tement (volonté de domination masculine / sollicitude féminine).
• D’autres les voient comme culturelles. Les différences physiques n’appelant
en elles-mêmes aucune différenciation de traitement, ce seraient les modes
de pensée qui conditionneraient les rôles sociaux. Ces impératifs seraient
forgés de toutes pièces par les dominants, qui justifieraient a posteriori leurs
choix arbitraires, visant à préserver leur position dominante, par des considé-
rations relatives au caractère prétendument naturel de tel ou tel phénomène.
La puissance de la culture serait telle qu’elle façonnerait jusqu’aux caracté-
ristiques purement physiques : par exemple, la moindre taille des femmes
serait explicable par un processus plurimillénaire de sélection, organisé par
les hommes, qui favoriserait les femmes de petite taille en contraignant l’ali-
mentation par des interdits alimentaires justifiés par l’importance des respon-
sabilités maternelles.
C’est au XXe siècle que cette opposition entre naturalistes (ou essentialistes)
et culturalistes voit le jour : jusque-là, il était admis que le modèle patriarcal était
« naturel ». Dans les années trente, aux États-Unis, l’anthropologue Margaret Mead
étudie plusieurs communautés primitives de Polynésie et de Papouasie-Nouvelle-
Guinée et questionne les rôles sexuels en montrant qu’ils sont le fruit de modèles
culturels : les civilisations et les sociétés modifient la psychologie humaine.
Des avancées décisives sont réalisées par Françoise Héritier, une anthropologue
et ethnologue française qui succéda à Claude Lévi-Strauss au Collège de France.
Elle poursuit la réflexion engagée par Lévi-Strauss sur les échanges sociaux et sur
le mariage en particulier, en se demandant pourquoi ce sont les femmes qui sont
échangées et non les hommes. Elle théorise alors la « valence différentielle des
sexes » dans Masculin-Féminin I. La Pensée de la différence (1996). Françoise Héritier
montre en effet que la hiérarchie entre les sexes est d’abord fondée sur un modèle
de pensée universel, celui de l’identique et du différent, qui fait que le monde est
envisagé sous forme de catégories binaires (chaud/froid, sec/humide, dur/mou, actif/
passif, sain/malsain, etc.) qui sont toujours hiérarchisées. Or, dans toutes les langues,

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Le(s) féminisme(s) – 197

ces termes hiérarchisés deux à deux sont rattachés au masculin ou au féminin de


telle sorte que le positif soit toujours du côté du masculin. Par exemple, le terme
« actif », valorisé dans les sociétés occidentales, est associé à la masculinité en
Occident, alors qu’en Inde la passivité est masculine et elle est valorisée comme
signe de la sérénité, tandis que l’activité, vue comme désordonnée, est attachée à
la féminité. Françoise Héritier établit un lien avec la procréation : les hommes ont
voulu contrôler ce « privilège exorbitant d’enfanter » qui est spécifiquement féminin.
C’est pourquoi elle voit une révolution essentielle dans la maîtrise, par les femmes,
de leur fécondité et de leur corps.
Ces travaux mettant en évidence les fondements culturels de la différencia-
tion entre hommes et femmes ont une très grande importance, car ils permettent
d’envisager d’autres modes de fonctionnement. Or, pour Elisabeth Badinter, philo-
sophe et féministe française, auteur en 1986 de L’un est l’Autre, l’accent mis sur la
ressemblance entre homme et femme, qui fait partie de l’humanisme rationaliste,
est historiquement porteur de progrès alors que toute pensée de la différence est
potentiellement porteuse de discrimination et d’inégalités.

II. Des femmes puissantes au sein d’un système patriarcal


À l’intérieur d’un système majoritairement conçu pour instituer et pérenni-
ser la domination des hommes sur les femmes, des femmes ont occupé une place
atypique car prépondérante. Certes, leur rayonnement a été trop limité pour faire
naître des interrogations sur la place de la femme : on a retenu leurs noms comme
ceux de personnages hors normes sans remettre réellement en question le cadre
patriarcal, mais elles ont aussi contribué à l’émergence lente et hasardeuse de la
conscience féministe.

1. Le monde antique
a. Dans l’Antiquité : institutionnalisation de la minorité des femmes
La femme romaine, juridiquement, n’est jamais pleinement autonome, au moins
au temps de la République ; sous l’Empire, c’est-à-dire à partir du Ier siècle apr. J.-C.,
elle acquiert différents privilèges garantis par le droit civil, mais le juriste Ulpien
écrit encore au début du IIIe siècle apr. J.-C. : « Les femmes sont écartées de toutes
les fonctions civiques et publiques ».

b. Des figures mythiques en décalage avec les faits sociaux


Compte tenu de cet effacement des femmes dans l’espace public en Grèce et à
Rome et de la minorité dans laquelle elles sont maintenues, il est étonnant de voir
l’importance remarquable qu’elles prennent dans la littérature antique.
Trois exemples permettent de comprendre les choses.

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198 – Le(s) féminisme(s)

• Un riche matériau mythique s’organise autour de la mort d’Agamemnon,


roi d’Argos, à son retour de la guerre de Troie. L’histoire est connue : rentré
victorieux de l’expédition à Troie, au bout de dix ans d’absence, Agamemnon
trouve son trône occupé par son cousin Egisthe qui s’est emparé du pouvoir
avec l’aide de Clytemnestre, l’épouse d’Agamemnon. Les deux traitres assas-
sinent le roi dès son retour. Les motifs de ce crime se trouvent à la fois dans
une sorte de vendetta familiale qui oppose les deux clans d’Agamemnon et
d’Egisthe, et dans la douleur de Clytemnestre dont la fille Iphigénie a été
sacrifiée pour favoriser l’expédition des Grecs vers Troie. La plupart des récits
centrés sur ce mythe laissent Clytemnestre dans l’ombre, mais Eschyle (début
du Ve siècle av. J.-C.) lui donne au contraire un rôle prépondérant dans sa trilo-
gie de l’Orestie : elle affronte son fils Oreste qui la met à mort pour venger
son père, crime pour lequel il devient la proie des Erinnyes, les déesses de la
vengeance, qui réclament son châtiment. En fin de compte Oreste est jugé
par un tribunal spécialement institué par la déesse Athéna pour Athènes,
ville dont elle est la protectrice. Pour Florence Dupont, spécialiste de litté-
rature antique, le dramaturge a donc un objectif bien précis. Dans le cadre du
théâtre, qui est un rite à la fois religieux et civique à Athènes, il ne propose
pas un divertissement mais une réflexion, une méditation même, sur l’extinc-
tion des vengeances personnelles et l’instauration du tribunal, c’est-à-dire sur
les conditions essentielles de fonctionnement de la cité.
• Chez Sophocle, la figure d’Antigone est remarquable. Cette toute jeune fille
exige que son frère, le révolté Polynice, soit enterré selon le rite. Ce faisant,
elle s’oppose à son oncle, Créon, qui souhaite subordonner son devoir d’homme
et le respect des dieux aux lois purement humaines et politiques de la cité.
• Chez Platon, dans Le Banquet, la leçon finale est donnée par une prêtresse
nommée Diotime, qui surclasse tous les convives masculins pour formuler le
cœur même de l’enseignement de Socrate, qui s’efface véritablement derrière
cette voix féminine. Là encore, l’objectif de Platon est de signaler l’impor-
tance et le caractère novateur de l’enseignement philosophique qu’il dispense.
D’autres exemples encore tendent à démontrer que les femmes, dans la litté-
rature antique, ont un rôle majeur dès qu’il est question de signaler l’importance
exceptionnelle de tel ou tel problème, de donner corps à des concepts politiques
ou philosophiques, de formuler des réflexions fondamentales.

c. Le problème posé par le panthéon gréco-romain


Habitués que nous sommes à raisonner dans le contexte des monothéismes qui
placent au centre une figure patriarcale (Dieu « le Père », par exemple, dans le monde
judéo-chrétien), nous pourrions oublier que les choses étaient bien différentes dans
l’Antiquité. Certes, le panthéon gréco-romain est dominé par la figure masculine de
Zeus-Jupiter, qui gouverne l’Olympe. Mais plusieurs éléments battent en brèche les
représentations trop simplistes.
• Le séjour divin de l’Olympe est habité par douze grands dieux qui forment
une assemblée mixte et même presque paritaire.

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Le(s) féminisme(s) – 199

• Le rôle des grandes déesses n’est absolument pas anecdotique. On peut remar-
quer par exemple qu’Arès-Mars et Athéna-Minerve se partagent le domaine de
la guerre, mais Athéna l’emporte sur son parèdre (c’est-à-dire celui qui forme
avec elle une sorte de couple aux attributs comparables) par ses compétences
techniques et artistiques, puisqu’elle est à la fois guerrière et patronne des
artisans et des artistes. De même, Aphrodite-Vénus est souvent considérée
comme plus ancienne que Zeus-Jupiter lui-même, et le pouvoir de l’Amour,
qui est sien, s’impose à tous les dieux comme à tous les hommes.
• Si le panthéon gréco-romain est mixte, les divinités antérieures paraissent
avoir été principalement féminines. Les travaux des archéologues ont mis au
jour en Grèce et dans toute l’Europe de grandes quantités de statuettes styli-
sées dont les attributs féminins ressortent nettement : seins, hanches, plis
ventraux signalant la maternité. On en trouve en particulier dans les Cyclades,
datées de -3200 à -2000. Les figures masculines sont moins fréquentes. Certes,
le sens et la valeur de ces statuettes sont difficiles à comprendre, mais on
peut imaginer que des déesses-mères, fort anciennes, ont cédé la place à
des figures masculines dont l’importance se serait accrue progressivement
au point de supplanter les figures féminines ; il n’est cependant pas possible
de comprendre les causes de ce basculement du féminin vers le masculin.
• Ajoutons que dans le domaine des héros, ces demi-dieux, la masculinité
n’est pas non plus la règle : les Amazones incarnent aussi la puissance, sur
le mode féminin.

2. Le monde chrétien
Le passage du monde antique au monde chrétien, des polythéismes aux
monothéismes, de l’empire romain aux royaumes proto-médiévaux, apporte son
lot de nouveautés et de contradictions quant au statut des femmes.

a. Les textes fondateurs des monothéismes (Ancien Testament, Nouveau Testament,


Coran)
Ils foisonnent en figures féminines d’exception.
Dans la Genèse, Eve apparait comme une figure complexe. Elle semble inférieure
à l’homme de deux façons, d’abord parce qu’elle a été créée après lui et par lui, d’une
certaine façon (elle est tirée de sa côte, c’est Adam qui la nomme), ensuite parce
qu’elle est la tentatrice qui accepte la proposition du serpent et provoque ainsi le
péché originel. Mais cette vision très traditionnelle doit être nuancée. D’une part le
nom de la femme, effectivement attribué par Adam à cette compagne que Dieu lui
a donné, est dans le texte hébreu une marque de l’égalité entre le premier homme
et la première femme : lorsque Adam nomme la « femme », il lui donne en réalité
le nom Isha, parce qu’elle provient de lui, Ish (traduit par « homme »). La racine
de ces deux mots veut dire « feu ». Ish et Isha, « homme » et « femme », c’est le
couple en parfaite harmonie, dont les noms sont identiques. D’autre part, lorsque
la Genèse montre la désobéissance de l’homme et de la femme provoquée par le

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200 – Le(s) féminisme(s)

serpent tentateur, la domination de la femme par l’homme est alors prononcée par
Dieu (« et lui dominera sur toi », Genèse, 3, 16) comme sanction de la désobéissance
de l’homme et de la femme, ce qui fait que cette domination est précisément une
marque du désordre causé par la faute, et non un état de fait acceptable.
Le Coran, dans les récits qu’il fait de la chute d’Adam (cf par exemple sourate
7, « Al ‘Araf », versets 19 sqq), ne développe pas une telle figure féminine à côté
d’Adam ; celui-ci a une « épouse » avec laquelle il habite, et qui « trébuche » avec
lui sous l’influence du « Démon ».
Mais la figure d’Eve telle que la présente l’Ancien Testament installe durable-
ment l’idée d’une femme tentatrice, qui porte la responsabilité de la Chute et donc
du péché originel. Pourtant, le dogme chrétien installe à côté de la figure de l’Eve
pécheresse celle de Marie, mère du Christ, vierge pure de tout péché. Formant contre-
point l’une avec l’autre, Eve et Marie montrent la femme à la fois comme incarna-
tion du Mal et comme chemin du Bien.

b. La place des femmes dans les premiers temps du monde chrétien


Mais ces hésitations dogmatiques n’autorisent pas aux femmes une place autre
que celle qu’elles occupaient dans la hiérarchie sociale à Rome. En effet, les struc-
tures ecclésiales et sociales de l’Église chrétienne naissante sont fortement inspi-
rées du modèle romain, qui accorde aux femmes une place subalterne. Il n’est donc
guère étonnant que Saint Paul, dans ses épitres (Ier siècle apr. J.-C.), affirme claire-
ment l’identité de dignité entre hommes et femmes (« Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a
ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un
dans le Christ Jésus », Epitre aux Galates, 3, 28), tout en établissant une différence
de fonctions (« Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas
permis de prendre la parole », Première épître aux Corinthiens, 14, 34).

c. Une certaine émancipation de la femme au Moyen Âge


Dans ce cadre étroit, certaines femmes vont néanmoins ouvrir des voies leur
donnant à elles-mêmes et aux femmes en général une forme d’autonomie, voire
d’autorité.
• Le monachisme, réservé aux hommes dans ses premières manifestations,
est organisé au XIIe siècle pour les communautés de femmes par le théolo-
gien Pierre Abélard sous l’influence de son amante Héloïse. On connaît l’his-
toire des amours passionnées et tourmentées unissant le grand polémiste et
professeur de théologie à son élève, de 22 ans sa cadette. On connaît aussi la
colère de la famille d’Héloïse devant cette relation si préjudiciable à la position
sociale de la jeune femme, et la mutilation que son oncle fit subir à Abélard.
Séparés, les amants échangèrent quelques lettres brûlantes qui tiennent le
premier rang dans la littérature amoureuse, mais ils traitèrent aussi longue-
ment de préoccupations liées à leurs positions dans la hiérarchie ecclésiale,
elle comme abbesse de l’Abbaye du Paraclet (non loin de Troyes) et lui comme
théologien ayant également dirigé plusieurs institutions religieuses.

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Le(s) féminisme(s) – 201

Sous leur impulsion conjointe le Paraclet devient un centre intellectuel de


premier plan, renommé pour l’érudition de ses moniales et la qualité de l’ensei-
gnement qu’y reçoivent de jeunes écolières. Musique, étude de textes sacrés
et profanes, langues, médecine, etc. : cet enseignement complet préfigure les
recommandations des humanistes de la Renaissance.
Cette tradition d’un monachisme féminin exigeant des moniales l’intelli-
gence et l’étude nourrira également l’abbaye de Port-Royal, qui constitue au
XVIIe siècle l’épicentre du jansénisme. Les abbesses qui le dirigèrent, et parti-
culièrement Jacqueline Arnauld (en religion Mère Angélique Arnauld), étaient
des femmes puissantes qui influencèrent durablement la vie intellectuelle,
politique et religieuse de leur temps.
• Des modèles féminins sont également proposés aux fidèles : comme les
hommes, les femmes peuvent être canonisées. Certes, leur nombre est grande-
ment inférieur à celui des hommes ; il faut en outre attendre 1970 pour que
deux femmes soient proclamées Docteurs de l’Église alors que cette distinc-
tion remonte à 1295. Mais celles qui sont ainsi dotées d’une autorité excep-
tionnelle en matière de théologie sont Catherine de Sienne, une mystique
italienne du XIVe siècle, et Thérèse d’Avila, une moniale espagnole qui vécut
au XVIe siècle, fondatrice de l’ordre du Carmel : leur rayonnement et leur
puissance témoigne bien de la possibilité pour les femmes d’atteindre à
cette époque une condition adulte, ce qui leur était clairement refusé dans
le monde antique.
Il est donc frappant que ce Moyen Âge qu’on dit trop souvent obscur soit au
contraire un temps où les femmes ont pu occuper une place autre que subalterne.
Ce qui est vrai dans le domaine des activités intellectuelles s’observe plus nette-
ment encore si l’on prend en compte les facteurs économiques, même en dehors du
monde rural. Elles ont en effet une part décisive dans le développement des villes
médiévales, car elles travaillent généralement avec leur mari, dans l’entreprise
familiale artisanale ou marchande. Elles peuvent même travailler dans le cadre d’une
corporation, où elles disposent parfois des mêmes droits que les hommes. Un petit
nombre d’entre elles exercent une activité dans le domaine de l’éducation ou de la
santé. C’est pourquoi on peut considérer qu’à la fin du Moyen Âge, la main-d’œuvre
féminine tient une place décisive dans l’économie européenne.

III. L’émergence des Droits de la Femme


On aimerait pouvoir imputer l’émergence du féminisme aux humanistes de
la Renaissance, mais le fait est qu’elles furent plutôt les grandes oubliées de ce
temps. Certes, Rabelais imaginait pour son abbaye idéale de Thélème une commu-
nauté mixte où hommes et femmes vivraient semblablement. Mais la célébration
lyrique de la femme aimée par les poètes d’inspiration pétrarquiste comme Ronsard

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202 – Le(s) féminisme(s)

l’enferme en réalité dans des schémas de pensée qui sont autant de carcans (topos
de la beauté éphémère), et n’empêche pas les milieux intellectuels de rester silen-
cieux quant au statut des femmes.
Au XVIIIe siècle, les choses changent et les états de fait confortés par des siècles
de traditions sont bouleversés par des réflexions et des revendications sociales,
politiques, économiques.
C’est en marge de ces mouvements que la condition des femmes et leurs droits
sont envisagés, comme un corollaire, affecté en second par les prises de positions
des philosophes et les soubresauts révolutionnaires. Il n’empêche que dans ce
XVIIIe siècle qui est le siècle du politique, la condition des femmes devient – un peu
par hasard — un sujet politique. En effet, leur situation ne faisait en fin de compte ni
débat ni consensus : c’était tout simplement un non-sujet, et on enregistrait comme
autant de phénomènes exceptionnels les prises de position de quelques femmes
remarquables ou leurs incursions dans les domaines traditionnellement réservés
aux hommes, sciences, vie de l’Église ou de l’État. Mais les réflexions sur le citoyen,
sur le peuple, sur l’État, vont conduire à une prise de conscience collective du carac-
tère inégalitaire des sociétés européennes et du scandale que constitue la minorité
juridique et politique dans laquelle les femmes sont cantonnées.

1. Les philosophes des Lumières


a. Rousseau (1712-1778)
Jean-Jacques Rousseau a donné une place considérable aux femmes dans son
œuvre, sur le plan romanesque d’une part, dans Julie ou la Nouvelle Héloïse (1756),
et sur le plan théorique en faisant de « Sophie ou la Femme » le sujet du Livre V
de l’Émile, le grand traité qu’il consacre à l’éducation du futur citoyen. Julie incarne
l’état de jeune fille entrant dans l’âge adulte ; Sophie est l’épouse qui devra accom-
pagner Émile dans sa vie de citoyen exemplaire.
Cette préoccupation apparaît précocement chez Rousseau. Alors qu’il est secré-
taire de Louise Dupin, qui tient à Paris un salon brillant, il rédige pour elle diverses
notes ; l’une d’elles s’intitule « Sur les femmes ». On peut y lire : « Considérons d’abord
les femmes privées de leur liberté par la tyrannie des hommes et ceux-ci maîtres de
toutes choses, car les couronnes, les charges, les emplois, le commandement des
armées, tout est entre leurs mains : ils s’en sont emparés, dès les premiers temps,
par je ne sais quel droit naturel, que je n’ai jamais bien pu comprendre et qui pourrait
bien n’avoir d’autre fondement que la force majeure. »
Rousseau établit pour l’homme et la femme, dans le mariage, des devoirs diffé-
rents mais complémentaires. Fondant son analyse sur le coït, qui lui semble l’acte
le plus naturel, il donne à l’homme un rôle actif et à la femme un rôle passif. Cette
différence naturelle induit des responsabilités différentes dans la famille et dans la
société : à l’homme la force et les activités extérieures, à la femme la douceur et la
vertu, garantes de la cohésion du foyer.

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Le(s) féminisme(s) – 203

Les propositions de Rousseau ont été critiquées au XXe siècle par les féministes,
qui y voyaient une subordination de la femme à l’homme. Mais il faut se souvenir
qu’au XVIIIe siècle elles étaient critiquées au contraire par les anti-féministes, car
la réciprocité de devoirs que Rousseau assigne à l’homme et à la femme constituait
une mise en danger des enseignements de la tradition religieuse et de la conjugalité.
Ce qui est sûr, c’est que tout le XVIIIe siècle sera influencé par lui, et cette influence
perdure encore ; elle a été particulièrement importante sous la IIIe République lorsque
furent élaborées les grandes lois sur l’éducation laïque et obligatoire.

b. Condorcet (1743-1794)
Nicolas de Condorcet s’engage également pour les droits des femmes en reven-
diquant une stricte égalité entre hommes et femmes. En 1790, il publie Sur l’admis-
sion des femmes au droit de cité, et les déclare semblables aux hommes par leur
sensibilité comme par leur raison, ce qui implique qu’elles disposent exactement
des mêmes droits : « Les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont
des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur
ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits
égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont
les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion,
sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens. »

2. Les Révolutions, moments féministes ?


Les périodes de crises politiques et de bouleversement de l’ordre établi ont
toujours été favorables à l’évolution des droits des femmes – au moins en principe.
Ainsi, les aspirations démocratiques des révolutionnaires entre 1789 et 1793
ont conduit à une universalisation des ambitions : tous les droits doivent être les
mêmes pour tous. Pourtant, si la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
se veut universelle, c’est précisément cette ambition universaliste, où l’Homme et
l’humanité deviennent un peu vite des abstractions, qui réduit son champ de vision
en lui faisant oublier (et non englober) la moitié féminine de « l’Homme ». En fin
de compte, le texte invite à poser la question de la condition féminine plus qu’il ne
propose d’avancées concrètes.
Ceci explique la réaction d’Olympe de Gouges (1748-1793) qui rédige en 1791
une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Originaire de Montauban,
tôt mariée mais précocement veuve, Olympe de Gouges s’installe à Paris et devient
femme de lettres. Elle lutte contre l’esclavage et pour les droits des Noirs (alors
que de puissants intérêts économiques sont en jeu) ; ses idées lui valent un séjour
à la Bastille. Elle est très active dans les salons parisiens et s’engage activement
auprès des grandes figures politiques de la Révolution, revendiquant le droit pour
les femmes d’être associées aux débats politiques et sociétaux. Elle propose par
exemple de participer à la défense de Louis XVI aux côtés de ses amis républicains,
mais son offre est repoussée. Dans sa Déclaration véritablement féministe, elle affirme
l’égalité des droits civils et politiques des deux sexes, et demande qu’on rende à la

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femme des droits naturels que la force des traditions et des préjugés lui ont retirés.
La diffusion de ces idées ne se limite pas à la France, et Mary Wollstonecraft (1759-
1797), éducatrice et femme de lettres anglaise qui vécut en France au moment
de la Révolution, publie en 1792 un pamphlet contre la société patriarcale de son
temps intitulé Défense des droits de la femme. Elle y défend l’idée que si les femmes
paraissent inférieures aux hommes, c’est là une injustice non pas liée à la nature
mais résultant du manque d’éducation appropriée auquel elles se trouvent soumises.
Elle critique donc Rousseau qui admet la supériorité de l’homme, alors que selon
elle, cela empêche toute véritable relation humaine. L’homme n’étant pas parfait,
la femme ne peut jamais le suivre aveuglément. Même si elle le faisait, une telle
relation serait mensongère. Pour elle, hommes et femmes méritent également d’être
traités en êtres rationnels, afin de fonder un ordre social juste.
Car c’est le grand paradoxe des révolutions de cette période, en 1789, en 1830,
en 1848, en 1870 : les révolutionnaires admettent volontiers les femmes dans leurs
rangs et posent toujours comme principe l’égalité des droits, mais leurs principes
ne résistent pas à l’épreuve des faits. Les avancées de 1791-1793 (état-civil, divorce)
traitent à égalité l’homme et la femme, mais ces libertés civiles ne se transforment
pas réellement en droits civiques, et elles sont d’ailleurs précocement remises en
cause au nom du danger qu’elles représentent pour la moralité, la solidité des struc-
tures familiales, et en fin de compte la stabilité du pouvoir qui ne serait pas sans
risque partagé ainsi entre hommes et femmes. C’est donc sans heurts que le Code
Napoléon de 1804 rétablit la hiérarchie familiale et institutionnalise l’autorité pater-
nelle. De même, après la Révolution de 1848, la IIe République entreprendra d’ins-
taurer un « suffrage universel » dont nul ne s’étonne que les femmes soient exclues,
pas même les républicains.

3. Freud et la vision de la psychanalyse sur les femmes


Malgré les immenses progrès qu’a permis la psychanalyse sur la prise en compte
de l’individu dans toutes ses complexités, les travaux de Sigmund Freud (1856-
1939) n’ont pas permis de faire avancer les droits des femmes. Bien au contraire, les
féministes lui reprochent d’avoir formulé ses théories à partir des hommes, et non
en étudiant les femmes en tant que telles. Il refuse en fin de compte de poser dans
son originalité la libido féminine, et sa conception de la féminité comme organisa-
tion érotiquement incomplète (il manquerait à la femme l’organe érotique privilé-
gié, le pénis) le conduit à considérer la femme comme plus encline à développer des
névroses. C’est pourquoi les féministes contrediront avec constance ses conclusions.

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Le(s) féminisme(s) – 205

IV. Naissance et structuration du mouvement féministe


au XXe siècle
On peut considérer que les premières revendications féministes naissent au
XVIIIe siècle, sous l’influence du développement du travail des femmes. Mais c’est
au XIXe siècle que le mot lui-même apparaît. Longtemps attribué à Charles Fourier,
qui l’aurait forgé vers 1840, il serait plutôt né en 1872 sous la plume d’Alexandre
Dumas fils. Celui-ci, dans un petit essai intitulé L’homme-femme, lui donne un sens
péjoratif en désignant comme « féministes » des hommes qui perdraient leur force
sociale et spirituelle en défendant l’égalité de la femme et de l’homme, alors que
la femme a été « condamnée » par la « nature » à une « fonction inférieure ». C’est
plus tard seulement que le « féminisme » devient l’affaire des femmes qui souhaitent
promouvoir et favoriser l’égalité entre hommes et femmes. Ce terme unique a recou-
vert des réalités diverses : être féministe, cela peut être vouloir réformer les insti-
tutions, vouloir conceptualiser la domination masculine pour mieux la combattre,
vouloir construire de nouveaux rapports sociaux, etc. Un point commun pourtant
entre ces différentes approches : le militantisme.

1. Des femmes prennent la parole


a. Des philosophes
La littérature féministe prend son essor après la seconde Guerre Mondiale. La
philosophe Simone de Beauvoir publie en 1949 Le Deuxième sexe, ouvrage fondateur
qui met à bas « les faits et les mythes » que l’opinion générale tient pour vrais, avant
d’examiner en détails les « expériences vécues » qui enferment peu à peu la femme
dans une situation d’infériorité. La différence des sexes est donc une construction
sociale. L’ouvrage se conclut sur un vibrant appel : « La femme n’est victime d’aucune
mystérieuse fatalité ; les singularités qui la spécifient tirent leur importance de la
signification qu’elles revêtent ; elles pourront être surmontées dès qu’on les saisira
dans des perspectives nouvelles », c’est pourquoi il faut que « par-delà leurs diffé-
renciations naturelles hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité ».

b. Des activistes
En 1956, un mouvement de femmes est créé en faveur du contrôle des naissances :
La Maternité heureuse. En 1960, il change de dénomination pour devenir le Planning
Familial, qui mène différentes actions pour les femmes et l’éducation populaire.
À la fin des années soixante, le militantisme féministe s’organise aux USA (Women’s
Lib) et en Europe de l’Ouest (Mouvement de Libération des Femmes ou MLF en France).
Un premier coup d’éclat marque la naissance du mouvement en France à l’été 1970 :
dix femmes déposent une gerbe « A la femme du soldat inconnu » sous l’Arc de
Triomphe. La particularité de ces groupes est d’être réservés aux seules femmes.
Leurs actions sont multiples et dépassent la simple revendication de droits égaux
entre hommes et femmes.

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La libre disposition du corps des femmes (maîtrise de la sexualité, et surtout droit à


la contraception et à l’avortement) est au cœur des revendications. En 1967, le député
Lucien Neuwirth fait voter la loi autorisant la contraception. En 1971, le « Manifeste
des 343 », initié par Simone de Beauvoir, est signé par des militantes du MLF et des
femmes célèbres qui revendiquent le fait d’avoir avorté (acte passible de poursuites
pénales). Le procès de Bobigny s’ouvre en 1972 : Gisèle Halimi, avocate militante du
MLF, défend une jeune femme qui a avorté à la suite d’un viol, et obtient sa relaxe.

c. Des femmes politiques


En 1974, Valéry Giscard d’Estaing nomme Simone Veil ministre de la Santé.
Survivante de la Shoah, magistrate, très impliquée dans la construction européenne,
elle défend et fait voter en 1975 la loi autorisant le recours à l’avortement (ou IVG :
Interruption Volontaire de grossesse).

2. Des structures politiques et administratives


C’est également en 1974 qu’est créé le premier ministère des femmes, si l’on
peut dire, sous la forme d’un « secrétariat d’État à la Condition féminine » confié à
Françoise Giroud, une journaliste très connue. Depuis, ce type de structure existe de
façon très variable au sein des gouvernements successifs. Sa dénomination change
(« Ministère délégué à la Cohésion sociale et à la Parité » en 2005, « Ministère des
Droits des Femmes » en 2012, « Ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits
des Femmes » en 2016, « Secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et
les hommes et de la lutte contre les discriminations » en 2018). Son poids politique
varie également car il n’est pas toujours un ministère au sens plein du terme. Le
poste n’a été attribué qu’à des femmes.
Après l’octroi du droit de vote aux femmes en 1944, et depuis le milieu des années
1960, le droit civil évolue dans le sens d’une plus grande autonomie des femmes
dans le cadre du mariage : réforme des régimes matrimoniaux en 1965 (les femmes
peuvent ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur époux, et peuvent
gérer leurs biens propres et leurs revenus personnels) ; suppression de la notion de
chef de famille en 1970 et instauration d’une autorité parentale conjointe.
Yvette Roudy, ministre des Droits de la femme entre 1981 et 1986, fait voter les
premières lois relatives à l’égalité professionnelle des hommes et des femmes. Cet
appareil législatif a été régulièrement complété et renforcé, mais deux objectifs sont
encore à atteindre : l’accès des femmes aux postes qualifiés et à responsabilité (par
exemple dans les conseils d’administration des grandes entreprises), et la réduc-
tion des différences de salaire observées entre hommes et femmes à poste égal.
Dans les années 1990, la question de la parité entre hommes et femmes dans
les instances électives se pose avec une particulière virulence, puisque les femmes
sont quasiment absentes dans la représentation politique. Les débats aboutissent à
une série de lois exigeant des partis politiques qu’ils proposent des listes paritaires
pour certaines élections, sous peine de sanctions financières.

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La lutte contre les violences faites aux femmes est également traitée par la loi ;
ce problème a été déclaré grande cause nationale en 2010.

3. Une action militante qui revêt de nouvelles formes


Le point de départ est simple : être féministe, c’est vouloir une extension des
droits et du rôle de la femme dans la société, objectif qu’il semble difficile de récuser.
Mais l’époque actuelle connaît une situation inédite : comme un certain nombre de
revendications ont été satisfaites (par exemple celles portant sur la maîtrise du corps
et en particulier de la natalité), et comme ces revendications ont été portées par
des féministes « fortes en gueule », qui ne laissèrent personne indifférent, d’aucuns
voient le combat féministe comme un combat d’arrière-garde, et mettent en cause
la virulence des mots d’ordre et des actions.
Nombre d’associations féministes choisissent alors de radicaliser encore leurs
positions. Les dénominations sont choisies pour n’être pas consensuelles : Les Chiennes
de garde (1999), Ni putes ni soumises (2002), etc. ; les actions marquent les esprits,
comme celles des Femen (2008) qui manifestent avec les seins nus, recouverts de
slogans, dans des lieux variés.

V. Perspectives actuelles

1. Les études de genre (gender studies)


Il s’agit d’un champ d’étude pluridisciplinaire, né aux États-Unis, qui s’intéresse
aux rapports sociaux entre les sexes.
C’est le psychologue Robert Stoller qui popularise en 1968 cette notion de genre,
déjà utilisée par ses confrères américains depuis le début des années 1950 pour
comprendre la séparation chez certains patients entre corps et identité. On commence
alors à envisager qu’il n’existe pas de réelle correspondance entre le genre (mascu-
lin ou féminin) et le sexe (homme ou femme), et que ces oppositions renvoient de
manière sous-jacente aux oppositions récurrentes de la culture – ce qui s’apprend —
et de la nature – ce qui est inné. Une fois le genre distingué du sexe, les chercheurs
(en particulier l’américaine Joan W. Scott) se concentrent sur les rapports homme/
femme, considérés comme problématiques en ce qu’ils sont, en fin de compte, des
rapports de pouvoir où l’un domine l’autre.
La sexualité devient également un objet de recherches et de réflexion. L’influence
du philosophe français Michel Foucault (particulièrement dans les années 1980
lorsque ses œuvres sont traduites aux États-Unis) conduit à penser le genre comme
articulé au pouvoir et à sa « mise en discours », puis relié à l’analyse de la sexualité
et de ses normes. On peut considérer alors que les féministes se divisent en deux
clans. Les plus radicales se sont attachées à montrer la constitution d’une hiérarchie
des sexes, où un avantage systématique serait attribué à l’homme, considéré dans

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sa globalité comme un mâle dominant. Ceci constituerait une forme d’oppression.


D’autres, comme l’Américaine Judith Butler, montrent que le rapport entre les sexes
n’implique pas seulement une hiérarchie mais également une injonction normative
(ce qu’elle appelle « performativité du genre ») qui s’oppose aux sexualités échappant
à la norme. L’oppression ne concerne donc plus seulement les femmes, mais plus
généralement les minorités sexuelles ; elle n’émane plus seulement des hommes mais
du système hétérosexuel en général. Ainsi, l’historien américain George Chauncey
montre, à propos de la culture gay new-yorkaise pendant l’entre-deux-guerres, qu’on
serait passé d’un système du genre où la relation homosexuelle reposait sur les
identités homme/femme (seul celui des deux hommes qui présentait un comporte-
ment féminin était stigmatisé) à un système où l’homosexualité est jugée à l’aune
de l’hétérosexualité (tout homosexuel est stigmatisé en regard de sa sexualité).
Le concept de genre s’est d’abord peu répandu en France, principalement à cause
d’une méfiance envers le féminisme américain jugé par trop communautariste et
radical. Il a réellement commencé à se diffuser au milieu des années 1990, à propos
des débats sur la parité, dans le champ politique, et sur le rapport au travail, dans
le champ de la sociologie du travail. Aujourd’hui, le genre est étudié de plus en plus
fréquemment dans les universités françaises alors qu’aux États-Unis, le concept
utilisé à outrance semble avoir perdu sa force de provocation et sa valeur heuris-
tique, c’est-à-dire qu’il ne permet plus de dynamiser le regard porté sur les problé-
matiques importantes des sciences humaines. Le principal enjeu est alors de donner
au genre un statut théorique au sein des sciences humaines, loin de toute idéologie
et de toute démarche militante.

2. Le mouvement #MeToo
Il s’agit d’un mouvement de lutte contre les violences faites aux femmes, sous
toutes leurs formes : sexisme quotidien, harcèlement, agressions sexuelles. Il repose
sur l’utilisation des réseaux sociaux pour donner à ces problèmes une visibilité très
large. Du fait de cette visibilité, les femmes confrontées à de telles violences peuvent
prendre conscience qu’elles ne sont pas des cas isolés et se sentent encouragées à
s’insurger contre de telles pratiques qui, lorsqu’elles restent méconnues, peuvent
trop fréquemment être considérées comme acceptables voire normales.
Le mouvement est né en 2017, lorsque le puissant producteur de cinéma améri-
cain Harvey Weinstein est accusé par plusieurs femmes de harcèlement, agres-
sions sexuelles ou viol. Une fois ces accusations rendues publiques, une centaine
de femmes liées à l’industrie du cinéma accusent Weinstein de faits similaires. Il est
alors admis que Harvey Weinstein utilise depuis de nombreuses années sa position
influente dans l’industrie du cinéma américain pour obtenir ou exiger des faveurs
sexuelles. L’affaire génère une sorte de frénésie médiatique, et un grand nombre de
personnalités publiques liées au monde du spectacle et des médias sont accusées
de pratiques sexuelles agressives et violentes à l’égard de femmes (ou d’hommes)
dans le cadre de leurs activités professionnelles. L’actrice américaine Alyssa Milano
encourage alors toutes les femmes à raconter ce qu’elles ont vécu en reprenant

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Le(s) féminisme(s) – 209

le mot-dièse #MeToo (initié en 2007 par la militante féministe américaine Tarana


Burke), et sa proposition suscite un déferlement de témoignages au retentissement
international.
Cette affaire inaugure un débat très large sur les violences faites aux femmes, le
silence qui les entoure, et plus généralement le statut des femmes dans la société.
En effet, plusieurs célébrités américaines proposent d’élargir le débat sur ces
violences aux conditions dans lesquelles elles peuvent surgir. La permanence d’un
monde professionnel dominé par les hommes, où un nombre très réduit de femmes
occupent des postes de pouvoir (ce qui est effectivement la caractéristique de l’indus-
trie du cinéma américain), est alors considéré comme le principal facteur condui-
sant à de telles violences. Cette prise de conscience des risques que font peser les
scléroses et les inégalités du monde professionnel sur les femmes et sur le respect
de leurs droits s’étend à tous les domaines d’activité, des plus prestigieux (recherche
universitaire, finance, monde politique) aux plus ignorés (travailleuses agricoles).
En France, le mot-dièse #BalanceTonPorc, initié dans la foulée de l’affaire Weinstein
par la journaliste Sandra Muller, est largement diffusé mais suscite une polémique.
En effet, le tweet inaugural dénonce nommément un homme que Sandra Muller
accuse d’agression. Celui-ci a ensuite porté plainte, en arguant du caractère destruc-
teur d’une telle dénonciation sur l’ensemble de sa vie personnelle et professionnelle,
sans commune mesure selon lui avec la gravité des faits que lui reproche Sandra
Muller ; celle-ci a été condamnée pour diffamation en septembre 2019.

3. Le féminisme remis en cause ?


Certaines femmes refusent le qualificatif et décrient le caractère revanchard des
revendications féministes, certains hommes pointent du doigt le caractère délétère
de ces mêmes revendications qui empêcheraient toute relation, même apaisée, entre
hommes et femmes. A croire que le féminisme serait suspect : incapable d’engage-
ment raisonné dans l’espace politique, il ne tiendrait que du désordre et de la passion.
Le 9 janvier 2018, le journal Le Monde publie une tribune signée de cent femmes,
des intellectuelles et des personnalités publiques, qui entendent dénoncer un
féminisme qui enfermerait les femmes dans un « statut d’éternelles victimes », au
risque de les voir perdre une liberté sexuelle chèrement acquise – et pour laquelle
la plupart de ces cent femmes se sont battues. La formule qu’elles choisissent pour
commencer leur texte résume la distinction qu’elles souhaitent préserver : « Le viol
est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la drague
une agression machiste. » Plus loin, elles affirment ne pas se reconnaître « dans ce
féminisme qui, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, prend le visage d’une
haine des hommes et de la sexualité. »

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Conclusion
Le féminisme, en fin de compte, pourrait ne pas avoir sa place dans un manuel
faisant le point sur des connaissances ! C’est en effet un terrain mouvant, un appel
à la réflexion ou à l’action, une question au sens plein du terme, sur laquelle les
sociétés ne cessent de s’interroger et de se prononcer, à travers en particulier de
grandes figures féminines.

ْ Prolongements : le féminisme est-il encore possible ?

D’une façon générale, les appels sont de plus en plus insistants pour une coopé-
ration entre hommes et femmes, conjointement victimes d’un système patriarcal
qui enfermerait les hommes tout autant que les femmes. Les avancées législa-
tives récentes, comme le congé paternité qui s’associe désormais étroitement au
congé maternité, sont bénéfiques aux femmes comme aux hommes. L’éducation
des enfants est en première ligne pour faire évoluer les représentations, et donc
les comportements.
En 2005, dans Les Féminismes en questions, l’historienne Christelle Taraud interro-
geait des féministes défendant toutes l’idée d’une construction sociale et culturelle
de la domination masculine. Mais l’ouvrage traçait en même temps une cartographie
des conflits et des contradictions qui traversent le féminisme. Les questions sur le
foulard islamique, le harcèlement, la parité, la procréation médicalement assistée,
la prostitution, les violences sexuelles… ont interpellé et divisé les féministes ; elles
sont encore l’objet de débats houleux. Le féminisme, qu’il soit associatif ou universi-
taire, est un espace en mouvement, où toutes les représentations sont questionnées.

Textes sur le féminisme

Abélard à Héloïse
1 Lettres d’Héloïse et Abélard, Lettre VII, traduction faite par nos soins.
C’est de Jésus-Christ lui-même que l’Ordre des moines et des moniales a reçu
pleinement la forme de sa religion. […] Ainsi Jésus-Christ, qui est la fin de la justice
et l’accomplissement de tous les biens, venant dans la plénitude des temps pour
qu’il achevât ce qui était commencé et qu’il dévoilât ce qui était caché, comme il
était venu appeler et racheter l’un et l’autre sexes, il les a rassemblés l’un et l’autre
sous la vraie discipline de sa communion. Par là il a établi le principe de l’état
religieux pour les hommes et pour les femmes, et il leur a proposé en exemple,
à tous, la perfection de sa vie.
Nous lisons que sa mère et plusieurs saintes femmes l’ont accompagné avec
ses apôtres et ses autres disciples ; sans doute en renonçant au monde, en se
dépouillant de toute propriété pour ne posséder que Jésus, ainsi qu’il est écrit : « Le
Seigneur est une part de mon héritage. » Elles ont accompli scrupuleusement ce

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Le(s) féminisme(s) – 211

que doivent faire, selon la règle prescrite par le Seigneur, tous ceux qui sortent du
monde pour entrer dans cette sainte communauté de vie […]. Avec quel amour ces
saintes femmes, qu’on peut appeler de vraies religieuses, ont suivi Jésus-Christ !
Quelle reconnaissance et quel honneur Jésus-Christ lui-même a rendus à leur
dévouement ainsi que ses apôtres ! Ce sont des faits que l’histoire sacrée contient.

Jean-Jacques Rousseau
2 Émile ou de l’éducation, Livre V.
En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme : elle a les mêmes
organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés ; la machine est construite de la
même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est celui de l’autre, la
figure est semblable ; et, sous quelque rapport qu’on les considère, ils ne diffèrent
entre eux que du plus au moins.
En tout ce qui tient au sexe, la femme et l’homme ont partout des rapports
et partout des différences : la difficulté de les comparer vient de celle de déter-
miner dans la constitution de l’un et de l’autre ce qui est du sexe et ce qui n’en
est pas. Par l’anatomie comparée, et même à la seule inspection, l’on trouve
entre eux des différences générales qui paraissent ne point tenir au sexe ; elles y
tiennent pourtant, mais par des liaisons que nous sommes hors d’état d’aperce-
voir : nous ne savons jusqu’où ces liaisons peuvent s’étendre ; la seule chose que
nous savons avec certitude est que tout ce qu’ils ont de commun est de l’espèce,
et que tout ce qu’ils ont de différent est du sexe. Sous ce double point de vue,
nous trouvons entre eux tant de rapports et tant d’oppositions, que c’est peut-être
une des merveilles de la nature d’avoir pu faire deux êtres si semblables en les
constituant si différemment.
Ces rapports et ces différences doivent influer sur le moral ; cette consé-
quence est sensible, conforme à l’expérience, et montre la vanité des disputes sur
la préférence ou l’égalité des sexes : comme si chacun des deux, allant aux fins
de la nature selon sa destination particulière, n’était pas plus parfait en cela que
s’il ressemblait davantage à l’autre ! En ce qu’ils ont de commun ils sont égaux ;
en ce qu’ils ont de différent ils ne sont pas comparables. Une femme parfaite et
un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d’esprit que de visage, et la
perfection n’est pas susceptible de plus et de moins.
Dans l’union des sexes chacun concourt également à l’objet commun, mais non
pas de la même manière. De cette diversité naît la première différence assignable
entre les rapports moraux de l’un et de l’autre. L’un doit être actif et fort, l’autre
passif et faible : il faut nécessairement que l’un veuille et puisse, il suffit que
l’autre résiste peu.
Ce principe établi, il s’ensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à
l’homme. Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe :
son mérite est dans sa puissance ; il plaît par cela seul qu’il est fort. Ce n’est pas ici
la loi de l’amour, j’en conviens ; mais c’est celle de la nature, antérieure à l’amour
même. […] S’ensuit-il [que la femme] doive être élevée dans l’ignorance de toute
chose, et bornée aux seules fonctions du ménage ? L’homme fera-t-il sa servante
de sa compagne ? Se privera-t-il auprès d’elle du plus grand charme de la société ?
Pour mieux l’asservir l’empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il
un véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l’a pas dit la nature, qui donne
aux femmes un esprit si agréable et si délié ; au contraire, elle veut qu’elles pensent,

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qu’elles jugent, qu’elles aiment, qu’elles connaissent, qu’elles cultivent leur esprit
comme leur figure ; ce sont les armes qu’elle leur donne pour suppléer à la force
qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de
choses, mais seulement celles qu’il leur convient de savoir.

Olympe de Gouges
3 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791.

Préambule
Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la Nation, demandent à
être constituées en Assemblée nationale. Considérant que l’ignorance, l’oubli ou
le mépris des droits de la femme sont les seules causes des malheurs publics et
de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration
solennelle, les droits naturels, inaltérables et sacrés de la femme, afin que cette
déclaration constamment présente à tous les membres du corps social leur rappelle
sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes
et ceux du pouvoir des hommes, pouvant être à chaque instant comparés avec le
but de toute institution politique en soient plus respectés, afin que les réclama-
tions des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontes-
tables, tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes mœurs et au
bonheur de tous. En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage
dans les souffrances maternelles reconnaît et déclare, en présence et sous les
auspices de l’Être suprême, les droits suivants de la femme et de la citoyenne :
Article 1 La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinc-
tions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article 2 Le but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de la femme et de l’homme. Ces droits sont : la liberté,
la prospérité, la sûreté et surtout la résistance à l’oppression.
Article 3 Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la
Nation, qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme ; nul individu ne peut
exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
Article 4 La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à
autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyran-
nie perpétuelle que l’homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par
les lois de la nature et de la raison.

Simone de Beauvoir
4 Le deuxième sexe

Introduction
Mais d’abord : qu’est-ce qu’une femme ? « Tota mulier in utero : c’est une matrice »,
dit l’un. Cependant, parlant de certaines femmes, les connaisseurs décrètent : « Ce
ne sont pas des femmes » bien qu’elles aient un utérus comme les autres. Tout le
monde s’accorde à reconnaître qu’il y a dans l’espèce humaine des femelles ; elles
constituent aujourd’hui comme autrefois à peu près la moitié de l’humanité ; et
pourtant on nous dit que « la féminité est en péril » ; on nous exhorte : « Soyez
femmes, restez femmes, devenez femmes. » Tout être humain femelle n’est donc

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Le(s) féminisme(s) – 213

pas nécessairement une femme ; il lui faut participer à cette réalité mystérieuse et
menacée qu’est la féminité. Celle-ci est-elle sécrétée par les ovaires ? ou figée au
fond d’un ciel platonicien ? Suffit-il d’un jupon à frou-frou pour la faire descendre
sur terre ? Bien que certaines femmes s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle
n’en a jamais été déposé.

CM 21 Féminisme

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LE FUTURISME

ώ Frise chronologique n° 18

ْ Années 1900 ْ 1912


Années de formation, avec de fréquents Premiers textes théoriques
séjours à Paris, pour les futuristes. sur le cubisme.
ْ 1908 ْ 1912
Tableaux de Braque : les « petits Exposition futuriste à Paris,
cubes » donnent naissance au cubisme. galerie Bernheim-Jeune.
ْ 1909 ْ 1920
« Manifeste du Futurisme ». Extinction du mouvement futuriste.

Introduction
Le futurisme est un mouvement artistique du début du XXe siècle qui tire son
inspiration de la technique, des manifestations du progrès, et qui a poussé très loin
la tentative d’accueillir dans l’art la modernité et ses manifestations. En cela, il inter-
roge le rapport de l’humanité à son propre avenir.
Il est difficile de lui donner des bornes ou des frontières strictes. On peut en
effet situer précisément sa date de naissance, liée à la publication du « Manifeste
du futurisme » dans les premiers mois de 1909, mais on ne peut véritablement lui
donner une date de fin. Même incertitude en ce qui concerne son aire géographique
car, né en Italie, il étend ses ramifications dans l’Europe entière.
C’est pourquoi le mot de mouvement est véritablement approprié pour parler du
futurisme : c’est le mouvement qui constitue à la fois l’objet d’étude des futuristes
et l’essence de leurs relations.

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Le futurisme – 215

Ce mouvement artistique repose sur plusieurs paradoxes. C’est un regroupe-


ment d’artistes mais leurs déclarations et leurs engagements sont politiques ; c’est
un bref moment de l’histoire de l’art mais ses ramifications et ses interconnections
sont multiformes.

I. Une brève histoire marquée par un texte fondateur


Le texte qui proclame publiquement les principes fondateurs du mouvement est
le « Manifeste du futurisme ». Il fut rédigé en décembre 1908 par Filippo Tommaso
Marinetti (1876-1944), un poète italien né en Égypte. Le texte paraît d’abord dans
sa revue milanaise Poesia en janvier 1909, mais c’est avec sa publication en France,
en une du Figaro le 20 février 1909, que le « Manifeste » connaît un réel retentisse-
ment. Plusieurs journaux reprennent le texte dans toute l’Europe.
L’intention de Marinetti est d’abord de donner un nouvel élan à la réforme
poétique qu’il appelle de ses vœux depuis plusieurs années déjà, et c’est en 1911
qu’il prend contact avec différents peintres italiens pour étendre les principes artis-
tiques futuristes de la littérature à la peinture.
La violence du ton et des thèses exposées frappe les esprits ; l’agressivité, « le
coup de poing », la guerre sont revendiqués comme des composantes à part entière
de la démarche artistique des futuristes.
Le mouvement reste au centre des avant-gardes européennes pendant une dizaine
d’années, mais la Grande Guerre épuise ensuite « l’intérêt pour le mugissement et
les détonations », écrit le critique d’art P.W. Lewis dans la revue américaine Blast.

II. Qu’est-ce qu’être futuriste ?

1. Être tourné vers le futur


Etymologiquement, le futurisme est la théorisation de ce qui est à venir, et toutes
les manifestations de ce mouvement appartiennent à la culture des avant-gardes
qui marque le XXe siècle.
Cette orientation vers le futur passe par l’admiration inconditionnelle des produits
de la modernité et du progrès, des machines sous toutes leurs formes, en particu-
lier lorsqu’elles sont associées à la vitesse : voiture, avion, moyens de communica-
tion comme la radio, etc. Tout le spectacle de la vie moderne est désormais observé
avec passion, depuis les rues jusqu’aux usines ou aux gares. Le futurisme est en cela
une des premières formes du modernisme.

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216 – Le futurisme

Cette tension vers le futur s’accompagne d’un rejet sans concession du passé et
en particulier de l’Antiquité et de tout cet art muséal qui se nourrit des découvertes
archéologiques. Pour les futuristes, il faut détruire les musées pour révéler les forces
créatrices de l’homme et de l’art, car le passé omniprésent étouffe la création ; ils
appellent à une « violence culbutante et incendiaire » pour délivrer l’Italie » (puis
l’Europe entière) de ce que le « Manifeste » nomme « sa gangrène » d’érudits et
d’artistes admirant le passé.

2. Vouloir rendre compte des dynamiques


Les futuristes s’attachent à analyser et promouvoir une nouvelle esthétique, celle
de la vitesse et de la production industrielle. C’est pourquoi le « Manifeste » loue
comme première source d’inspiration l’automobile, ses pièces mécaniques, le bruit de
son moteur, son rapide déplacement, qui constituent une forme neuve de la beauté
supérieure à celle qu’on associait, avant, aux œuvres d’art. Elle est « plus belle que
La Victoire de Samothrace », affirme le texte, qui reconnaît dans la machine autant
de pensée, d’intelligence, de finalité que dans un tableau de maître ou une statue.
L’idée principale qui guide les artistes du mouvement est d’exprimer une sensa-
tion dynamique et énergique, matérialisée par les interférences entre les rythmes
d’une part et les formes et couleurs d’autre part. Le monde visible, tel que ces
artistes le perçoivent, est caractérisé par ses structures multiples et mouvantes.
En cela le futurisme, sur le plan philosophique, se rapproche des théories vitalistes
développées par Henri Bergson où le devenir, le périssable, le transitoire, l’éphé-
mère, prennent toute leur importance. Il ne s’agit plus de fixer l’instant, mais de
reproduire sur la toile la sensation dynamique elle-même, celle qui fait que tout
bouge, tout court, tout se transforme rapidement (voir par exemple le triptyque
États d’âme, d’Umberto Boccioni). « Nous voulons à tout prix rentrer dans la vie »,
écrivent les futuristes en 1911.
Ce qui attire l’attention des futuristes, ce sont toutes les manifestations de l’éner-
gie, et de ses différentes formes jusqu’aux plus dangereuses : mouvement, audace,
provocation, brutalité, agressivité, révolution, etc. Les prises de position les plus
extrêmes de ses membres débouchent donc sur le culte de la force et l’exaltation
de la destruction. Dès les premiers temps du mouvement, Marinetti appelle à une
tabula rasa, à faire table rase du passé et de l’art qui s’en inspire. Il fait ainsi écho aux
thèses d’un anarchisme alors très en vogue dans les cercles littéraires qu’il côtoie.
Les futuristes diffusent leurs idées et leurs œuvres de manière également mouve-
mentée. Ils se montrent particulièrement novateurs : ils utilisent articles de presse,
conférences, polémiques, c’est-à-dire toutes les ressources de la publicité. Ainsi,
Marinetti organise des « soirées futuristes », lançant par exemples des tracts du haut
de l’horloge de la place St Marc, à Venise. On peut considérer que les futuristes sont
les inventeurs des performances, formes artistiques où l’artiste interagit en temps
réel avec son public.

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Le futurisme – 217

3. Être engagé et révolutionnaire


L’engagement des futuristes est d’abord orienté à gauche : proche des leaders
socialistes dès les débuts de sa carrière d’écrivain, Filippo Tommaso Marinetti soutient
les thèses anarchistes et le syndicalisme révolutionnaire. Mais il se rapproche ensuite
des milieux nationalistes italiens, jusqu’à participer en mars 1919 à la fondation des
Faisceaux Italiens de Combat, premier parti fasciste européen, aux côtés d’autres
intellectuels et militants révolutionnaires qui avaient été comme lui favorable à
l’entrée en guerre de l’Italie par hostilité aux Empires réactionnaires et cléricaux et
pour former les prolétaires au combat. Il devient ainsi un soutien de Benito Mussolini.
C’est pourquoi aujourd’hui encore le futurisme sent le soufre. De telles compro-
missions avec le fascisme, l’admiration sans bornes que les futuristes vouent au
progrès, leurs appels à faire table rase du passé, sont autant de prises de position
qui ne peuvent être considérées qu’avec méfiance après les terribles totalitarismes
du XXe siècle.

III. Des hommes et des œuvres

1. Littérature
Filippo Tommaso Marinetti est poète et homme de théâtre ; il s’intéresse très tôt
à des formes et des thèmes d’avant-garde (vers libre, célébration de l’automobile et
du « démon de la vitesse »).

2. Peinture
En Italie, quatre artistes présentent en 1912 plus d’une trentaine de toiles à la
galerie Bernheim-Jeune (Paris) : Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo et
Gino Severini. Ils ont retenu l’attention de son directeur, un anarchiste convaincu
qui apprécie chez ces peintres leurs idées politiques proches des siennes. Le « Salon
des futuristes », comme on le surnomme, ne désemplit pas, et la presse se fait un
malin plaisir de souligner combien ce succès dérange le milieu de l’art parisien :
« Les cubistes et les élèves de M. Matisse commencent d’en faire une maladie. »
(L’Intransigeant, 14 février 1912).
En France, deux noms se détachent, ceux de Félix Del Marle et de Valentine de
Saint-Point, qui donne au futurisme une impulsion véritablement féministe.

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218 – Le futurisme

III. Influences et réseaux

1. Une réaction contre les prédécesseurs


Les futuristes se réclamaient vigoureusement de l’anti-tradition, par opposition
aux cubistes qui ne récusaient pas les leçons de peintres comme Poussin ou Ingres.
On peut cependant estimer que leurs œuvres suivent des traces :
• Celles de Paul Cézanne, chef de file des post-impressionnistes, qui ouvre les
yeux de ses contemporains sur les géométries de la nature (voir ses repré-
sentations de la Montagne Ste Victoire),
• Celles des symbolistes italiens, très proches de Marinetti,
• Celles de la philosophie bergsonienne, qui redéfinit le temps et l’espace en
leur refusant toute linéarité pour en dégager la profondeur,
• Celles de l’humoriste Alfred Jarry (voir Ubu-Roi).

2. Des interactions avec les artistes contemporains


L’influence du mouvement sur la scène artistique du début du XXe siècle a
longtemps été minimisée.
Les relations les plus étroites sont celles qui lient le futurisme au cubisme, de
la confrontation initiale à la fécondation réciproque. De fait, chronologiquement,
le futurisme s’insère dans le temps de latence qui sépare les premières esquisses
de cette esthétique nouvelle que sera le cubisme (œuvres de Georges Braque en
1908, comme Maisons à l’Estaque) et la formalisation théorique des principes du
mouvement. Organisés plus tôt, les futuristes sont d’abord vus par les cubistes
comme des concurrents, et l’exposition majeure organisée en 1912 à Paris, galerie
Bernheim-Jeune, est d’abord une manière de riposter aux succès de l’avant-garde
cubiste parisienne, laquelle stigmatise en retour le dévoiement qu’opèreraient les
futuristes transformant l’énergie en « frénésie » (G. Apollinaire).
Ensuite, les deux écoles vont davantage fonctionner par influences croisées.
Des tentatives de symbiose naissent un peu partout en Europe, où l’on cherche à
concilier les avancées permises par les travaux sur la forme des cubistes avec le
dynamisme du mouvement prôné par les futuristes. En France, Marcel Duchamp est
le représentant le plus connu du cubo-futurisme (Nu descendant un escalier n° 2),
aux côtés de Francis Picabia. De même les peintres russes du mouvement « Valet
de Carreau », qui s’étaient joints à différents peintres futuristes dans des exposi-
tions du premier plan, exploreront cette voie du cubo-futurisme. L’Angleterre verra
également émerger une forme originale de cubo-futurisme dénommée vorticisme
(voir David Bomberg, The Mud Bath, 1914).
Plus largement, le futurisme bénéficie d’un grand prestige, en particulier auprès
des élites qui fonderont les futurs mouvements d’avant-garde, aujourd’hui plus
connus et influents (surréalisme, dadaïsme…).

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Le futurisme – 219

Conclusion
Le futurisme doit donc être considéré comme le premier mouvement d’avant-
garde. Il bénéficia d’un succès fulgurant mais vite éteint, qui témoigne surtout de la
conscience qu’avaient les Européens d’entrer dans un nouveau siècle que l’innova-
tion technologique bouillonnante rendait plein de promesses et de craintes.

Texte sur le futurisme

Filippo Tommaso Marinetti


1 Manifeste du Futurisme, publié dans Le Figaro du 20 février 1909.
1. Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité.
2. Le courage, l’audace et la révolte seront les éléments essentiels de notre poésie.
3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le
sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse,
le pas de course, le saut mortel, la gifle et le coup de poing.
4. Nous affirmons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle :
la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros
tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive … une automobile rugissante
qui semble courir sur la mitraille est plus belle que la Victoire de Samothrace.
5. Nous voulons célébrer l’homme qui tient le volant dont la tige idéale traverse
la Terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.
6. Il faut que le poète se prodigue avec ardeur, faste et splendeur pour augmen-
ter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.
7. Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Aucune œuvre d’art sans caractère
agressif ne peut être considérée comme un chef-d’œuvre. La poésie doit être
conçue comme un assaut violent contre les forces inconnues pour les réduire
à se prosterner devant l’homme.
8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles ! Pourquoi devrions-nous
nous protéger si nous voulons enfoncer les portes mystérieuses de l’Impos-
sible ? Le Temps et l’Espace moururent hier. Nous vivons déjà dans l’absolu
puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente.
9. Nous voulons glorifier la guerre — seule hygiène du monde -, le militarisme,
le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées pour
lesquelles on meurt et le mépris de la femme.
10. Nous voulons détruire les musées, les bibliothèques, les académies de toute
sorte et combattre le moralisme, le féminisme et toutes les autres lâchetés
opportunistes et utilitaires.
11. Nous chanterons les foules agitées par le travail, par le plaisir ou par l’émeute :
nous chanterons les marées multicolores et polyphoniques des révolutions
dans les capitales modernes ; nous chanterons la ferveur nocturne vibrante
des arsenaux et des chantiers incendiés par de violentes lunes électriques,
les gares goulues dévorant des serpents qui fument, les usines suspendues
aux nuages par des fils tordus de fumée, les ponts pareils à des gymnastes qui

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220 – Le futurisme

enjambent les fleuves étincelant au soleil comme des couteaux scintillants, les
paquebots aventureux qui flairent l’horizon, les locomotives à la poitrine large
qui piaffent sur les rails comme d’énormes chevaux d’acier bridés de tubes et
le vol glissant des avions dont l’hélice claque au vent comme un drapeau et
semble applaudir comme une foule enthousiaste. […]

CM 22 Futurisme

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LE GAULLISME

ώ Frise chronologique n° 19

ْ 18 juin 1940 ْ 20 décembre 1958


Appel du 18 Juin. Élu président de la République par le
ْ 27 mai 1943 collège électoral (Assemblée + Sénat).
Création du Conseil national de la ْ 18 mars 1962
Résistance, présidé par Jean Moulin, Accords d’Evian mettant fin à la guerre
reconnaissant de Gaulle comme seul d’Algérie.
chef de la Résistance. ْ 28 octobre 1962
ْ 25 août 1944 Réforme constitutionnelle sur l‘élection
Libération de Paris. De du président au suffrage universel.
Gaulle, chef du gouvernement ْ 19 décembre 1965
provisoire de la République. De Gaulle réélu au second tour
ْ 20 juin 1946 président de la République, contre
De Gaulle démissionne François Mitterrand avec 55 % des voix.
de ses fonctions. ْ 28 avril 1969
ْ 7 avril 1947 De Gaulle démissionne à la suite du
Création par De Gaulle du RPF. rejet par référendum d’un projet de
ْ Juin 1958 réforme des régions et du Sénat.
De Gaulle investi par les députés ْ 9 novembre 1970
Président du conseil, avec les pleins Mort du Général de Gaulle.
pouvoirs pour six mois, et la mission
de réviser la Constitution, adoptée
par référendum le 28 septembre.

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222 – Le gaullisme

Introduction
Le gaullisme est un mouvement politique français tirant son nom du Général
de Gaulle (1890-1970), chef de la France libre pendant la seconde guerre mondiale,
fondateur de la Cinquième République et premier président de celle-ci (1958-1969).

Charles de Gaulle
Charles de Gaulle est né à Lille le 22 novembre 1890 dans une famille
catholique et monarchiste. Entre à Saint-Cyr en 1909, il participe en tant
qu’officier à la 1re guerre mondiale, blessé et fait prisonnier. Dans l’entre-
deux guerres, il publie des ouvrages préconisant d’importantes réformes de
l’armée. Brièvement sous-secrétaire d’État à la guerre dans le gouvernement
de Paul Reynaud, le 18 juin 40, il lance un appel à la radio de Londres pour
refuser l’armistice que s’apprête à signer le maréchal Pétain. Il est reconnu,
non sans difficultés, comme chef de la France libre par les puissances alliées
contre l’Allemagne. Devient en août 44 chef du gouvernement provisoire de la
République. Il s’oppose très vite aux projets de Constitution proposés par les
partis de gouvernement (communistes, socialistes, démocrates chrétiens). Il
démissionne de son poste en janvier 46. Il fonde en 47 le Rassemblement du
peuple français (RPF), premier parti gaulliste. Il est clairement dans l’opposi-
tion à tous les gouvernements de la Ive République. Rappelé aux affaires par
la situation insurrectionnelle en Algérie, en mai 58, De Gaulle va, avec l’accord
du Parlement, fonder une nouvelle constitution renforçant le pouvoir exécu-
tif. Élu président de la République en décembre 58, il va régler les derniers
épisodes de la décolonisation, mettre fin à la guerre d’Algérie, doter la France
d’une force de dissuasion nucléaire, encourager la modernisation économique
du pays. Contesté par le mouvement de mai 68, il se maintient au pouvoir, mais
démissionne l’année suivante, après que son projet de réforme des régions et
du Sénat a été rejeté par référendum. Il meurt le 9 novembre 1970.

I. Principes du gaullisme
Le gaullisme qui se manifeste d’abord dans le refus de la défaite en juin 40 et
la volonté de poursuivre le combat, est l’expression d’un nationalisme particulier,
héritier de valeurs portées par une droite hostile à la république parlementaire, mais
soucieux de transcender les clivages politiques, perçus comme une cause d’affai-
blissement du pays.

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Le gaullisme – 223

1. « Une certaine idée de la France »1


Dans la pensée de Charles de Gaulle, on trouve une foi inébranlable dans le destin
exceptionnel de la France. Très jeune, l’officier sorti de Saint-Cyr, est hanté par le déclin
de la nation. Issu d’une famille monarchiste, de Gaulle se défie d’une république parle-
mentaire qu’il soupçonne de ne pas être assez forte pour assurer la grandeur de la nation.
Il sert cependant la République, sans jamais entendre les sirènes d’une extrême-droite,
désireuse de l’abattre2. Son nationalisme loyaliste s’exprime dans l’entre-deux guerres
par une dénonciation de la volonté de revanche de l’Allemagne, à travers des ouvrages
réclamant une modernisation de l’armée3. En juin 40, il inspire son refus de l’armistice,
sa volonté de continuer la lutte contre l’occupant. Après 1945, le chef de la France libre
défend constamment le rayonnement de la France en affirmant son scepticisme envers
la construction européenne4 et sa défiance envers l’hégémonie des États-Unis. Une fois
revenu au pouvoir, le général réaffirme l’indépendance nationale en dotant la France
de l’arme nucléaire5. En pleine guerre froide, de Gaulle fait entendre une voix singu-
lière, sans complaisance à l’égard du bloc communiste, mais critiquant l’intervention-
nisme américain, notamment au Vietnam6.

2. Le gaullisme et les institutions


De Gaulle fustige ce qu’il appelle le régime des partis, prédominant sous la
IIIe République et reconduit sous la IVe. Il s’oppose à la toute-puissance du pouvoir
législatif, synonyme de divisions et d’impuissance. Selon lui, les partis privilégient
les intérêts particuliers au détriment de l’intérêt supérieur de la Nation, se dispersent
en intrigues pour gouverner. Hostile aux corps intermédiaires, le gaullisme est
partisan d’un exécutif fort, émanation du suffrage universel. La Constitution de la
Ve République est la traduction de la conception que le général se fait d’un État
efficace et démocratique. Son attachement à la pratique du référendum7 traduit
sa volonté d’un lien direct entre les citoyens et le chef de l’État. Ses adversaires
voient dans le gaullisme une conception autoritaire de l’État, un culte du Chef qui
leur rappelle le bonapartisme8, voire les dictatures de droite sévissant encore dans

1. « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France… », première phrase des Mémoires
de guerre, tome 1, ch.1 « la pente ».
2. Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique, figure majeure du nationalisme.
Auteur du Roman de l’énergie nationale.
3. Le Fil de l’épée (1932), Vers l’armée de métier (1934), La France et son armée (1938).
4. Ainsi le RPF s’opposa en 1951 à la création de la CECA, communauté européenne pour le
charbon et l’acier.
5. En février 1960 a lieu l’explosion de la première bombe atomique au Sahara.
6. Voir le discours de Pnom Penh, condamnant la politique américaine au Vietnam.
7. De 1958 à 1969, le général organise 4 référendums : 28-09-58 sur la Constitution de la
Ve République (80 % de oui) ; 08-01-61 sur l’autodétermination en Algérie (75 % de oui) ; 28-10-
62 sur l’élection du Président de la République au suffrage universel (77 % de oui) ; 27-04-69
sur une réforme du Sénat et des régions (53 % de non).
8. Dans La Droite en France, René Rémond définit une droite inspirée par Napoléon Bonaparte :
autoritaire, centralisatrice, attachée à l’héritage de la Révolution. Les ressemblances avec le
gaullisme sont incontestables.

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224 – Le gaullisme

la péninsule ibérique dans les années soixante. Les successeurs du général à l’Ély-
sée n’ont jamais remis en cause l’esprit de la Constitution de 1958, la prédominance
de l’exécutif, le mode de scrutin majoritaire1.

3. Le rejet des idéologies


Si le mouvement gaulliste a pu effacer les frontières habituelles entre droite et
gauche, c’est évidemment en raison de la figure du général, incarnation de la France
libre, c’est aussi parce que celui-ci ne ménage ses critiques ni envers le système
capitaliste ni envers le socialisme tel qu’il est pratiqué dans les pays du bloc de l’Est.
Son patriotisme viscéral lui fait redouter les puissances financières supranationales
et mettre en œuvre tout ce qui peut, sur le plan industriel et commercial, renfor-
cer la grandeur de la France. Il est le défenseur d’une économie de marché dans
laquelle l’État joue un rôle majeur de planification et d’investissement. Acteur de
la mise en place de la protection sociale, à la Libération, De Gaulle veut mettre en
place la participation des travailleurs à la gestion et aux bénéfices de l’entreprise.

II. Histoire du mouvement


Il importe de réfléchir à la place du gaullisme dans le paysage politique français
durant toute la Ve République, sans faire ici une histoire chronologique du mouvement.

1. Un ancrage à droite
La tradition familiale et la formation de Charles de Gaulle le situent dans une
droite originellement hostile à la République, et nationaliste. Cependant par patrio-
tisme et dévouement au service de la Nation, l’officier se montre fidèle aux institu-
tions républicaines. Il ne conserve du nationalisme ni l’antisémitisme, ni la volonté
d’un bouleversement de régime. On a pu voir des points communs entre le gaullisme
et le bonapartisme. Tous deux valorisent le pouvoir d’un chef, éloigné des élites tradi-
tionnelles, entretenant avec le peuple un rapport affectif fort. La pratique référen-
daire du Président de Gaulle a ravivé chez ses opposants le souvenir des nombreux
plébiscites de Napoléon III. Le nationalisme gaulliste peut entretenir la nostalgie
de l’épopée napoléonienne, et un dirigisme relatif sur le plan économique rappelle
les préoccupations économiques et sociales de Napoléon III. Les désaccords entre
la droite et la personnalité du général sont toutefois très forts. De Gaulle incarne la
résistance au nazisme quand une partie de la droite se compromet dans la collabo-
ration et le régime de Vichy. La droite dans son ensemble entend conserver l’Algérie
française quand De Gaulle par pragmatisme entreprend un processus qui conduira
à l’indépendance de l’Algérie.

1. François Mitterrand dénonça le « coup d’état permanent » que représentait pour lui le pouvoir
présidentiel, mais durant ses deux septennats, il ne remit pas en cause la Constitution de la
Ve République.

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Le gaullisme – 225

2. Un gaullisme de gauche
Pendant la Résistance, de Gaulle sait attirer vers lui des patriotes de toutes les
sensibilités. En outre, le programme du Conseil national de la Résistance est forte-
ment influencé par les valeurs de la gauche : État Providence, dirigisme écono-
mique et planification. Sous la IVe République, le mouvement gaulliste est présenté
comme un mouvement de droite, opposé aux institutions, aux partis de gouverne-
ment (centristes, démocrates chrétiens, socialistes) et bien sûr au puissant parti
communiste qui reste l’adversaire constant du général pendant la Ve République.
Il n’empêche que se maintient un courant gaulliste de gauche, minoritaire, attaché
aux grandes mesures sociales de la Libération, à l’idée de participation.

3. Le néo-gaullisme
Que devient le gaullisme après la mort du général en 1970 ? Il a rejoint sur
de nombreux thèmes les positions de la droite classique européenne. D’abord il
s’est progressivement rallié à l’idée d’une union européenne, même si des figures
imminentes du gaullisme, tel Philippe Séguin, ont manifesté leur opposition à l’exten-
sion des pouvoirs de celle-ci. Ensuite une large fraction des notables et élus du parti
gaulliste s’est convertie à l’orthodoxie libérale, se concrétisant par les privatisations1,
la réduction des dépenses publiques. On ne saurait nier l’existence d’un gaullisme
social, soucieux de préserver la protection sociale à la française. Enfin l’antiaméri-
canisme très présent dans la politique du général a quasiment disparu de tous les
courants gaullistes. Ce qui semble se maintenir durablement du gaullisme dans l’opi-
nion publique française, c’est l’attachement aux institutions de la Ve République.

Conclusion
De Gaulle, le chef de la France libre, le président de la République, a certaine-
ment survécu au gaullisme comme doctrine et comme mouvement. Mais nombreux
sont ceux qui dans le paysage politique actuel réclament leur part d’héritage, qui
se font une « certaine idée du gaullisme ».

ْ Prolongement

L’étude du gaullisme nous invite à un questionnement sur les rapports entre les
États-nations et l’Union européenne, sur l’intervention de l’État dans l’économie
à une époque où un libéralisme décomplexé et sûr de lui révèle ses failles et ses
manquements, sur le rôle réel de la France dans les relations internationales. Il y a
bien pour la réflexion une actualité du gaullisme.

1. Voir la politique menée par Jacques Chirac de 1986 à 1988, en période de cohabitation.

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226 – Le gaullisme

Textes sur le gaullisme

De Gaulle
1 Lettres, notes et carnets, Tome III.

Une forme d’autoportait du général


Je suis un Français libre. Je crois en Dieu et en l’avenir de ma Patrie. Je ne suis
l’homme de personne. J’ai une mission et je n’en ai qu’une seule : celle de poursuivre
la lutte pour la libération de mon pays. Je déclare solennellement que je ne suis
attaché à aucun parti politique, ni lié à aucun politicien quel qu’il soit, ni de la
droite, ni du centre, ni de la gauche. Je n’ai qu’un seul but : délivrer la France.

De Gaulle
2 Discours prononcé à Londres devant le National Defense Public Interest
Committee.

Le programme du chef de la France libre


C’est une révolution, la plus grande de son histoire, que la France, trahie par
ses élites dirigeantes et par ses privilégiés, a commencé d’accomplir. Et je dois
dire, à ce sujet, que les gens qui, dans le monde, se figureraient pouvoir retrouver,
après le dernier coup de canon, une France politiquement, moralement, sociale-
ment pareille à celle qu’ils ont jadis connue, commettraient une insigne erreur.

De Gaulle
3 Discours du 2 mars 1945 à l’Assemblée consultative.

Une conception dirigiste de l’économie


Nous déclarons que l’État doit tenir les leviers de commande. Oui, désormais
c’est le rôle de l’État d’assurer lui-même la mise en valeur des grandes sources
de l’énergie : charbon, électricité, pétrole, ainsi que des principaux moyens de
transport : ferrés, maritimes, aériens et des moyens de transmission dont tout le
reste dépend. C’est son rôle d’amener lui-même la principale production métal-
lurgique au niveau indispensable.

CM 23 Gaullisme

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L’HUMANISME

ώ Frise chronologique n° 20

ْ 1492 ْ 1534-1542
Christophe Colomb « découvre » Trois voyages de Jacques Cartier
le Nouveau Monde. à terre-neuve puis au canada.
ْ 1511-1530 ْ 1549
Élaboration de l’héliocentrisme Du Bellay écrit la Défense et Illustration
par Copernic. de la langue française.
ْ 1532 ْ nuit du 23 au 24 août 1572
Rabelais publie Pantagruel suivi Massacre de la Saint-Barthélémy.
en 1534 de Gargantua.

Introduction
Ce mouvement européen bouleverse les fondements de la pensée et de la société
médiévales. Les découvertes scientifiques et les grands voyages ont profondément
modifié la pensée européenne.
Ne trouvant pas d’opposition majeure entre les valeurs chrétiennes et les idées
des penseurs antiques — Platon notamment, au détriment d’Aristote — les intellec-
tuels élaborent une nouvelle vision du monde.

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228 – L’humanisme

I. Les sources

1. Les « découvertes »
La redécouverte des cultures antiques grâce aux expéditions militaires menées en
Italie (jusqu’à la défaite de Pavie, en 1525), les grandes explorations vers le « Nouveau
Monde » qui ont révélé une planète plus vaste et plus variée qu’on ne le croyait ont
conduit les Européens à une nouvelle représentation du monde et de l’homme : la
créature de Dieu n’est plus seulement représentée par l’Européen blanc et chrétien.
En outre, les progrès scientifiques se multiplient, l’astronome Copernic (1473-
1543) impose l’héliocentrisme et condamne définitivement le géocentrisme hérité
de Ptolémée et d’Aristote, Giordano Bruno (1548-1600) démontre que ni la terre
ni l’homme ne sont plus importants que les autres éléments du cosmos et Galilée
(1564-1642) confirme les thèses coperniciennes. Grâce à ses inventions (le téles-
cope et le thermomètre), il observe l’anneau de Saturne, les satellites de Jupiter, la
rotation du soleil et en déduit que la terre tourne. Ses deux procès perdus contre
l’Inquisition (en 1616 et 1633) le conduisent à abjurer explicitement ses théories,
non sans continuer à les affirmer. La médecine progresse considérablement grâce à
Vésale (1514-1564) qui conteste les théories de Galien (médecin grec, v. 131-v. 201)
et Paré, qui invente la chirurgie moderne (1509-1590).

2. L’apparition de « nouvelles » sciences


De nouvelles sciences apparaissent et se développent : Paracelse (v. 1493-1541)
permet à la chimie de se constituer en science ; Kepler (1571-1630) établit ses
célèbres trois lois qui serviront plus tard de fondement à Newton. Mercator (1512-
1594) crée la cartographie moderne en inventant la représentation plane de l’uni-
vers. Cardan (1501-1576) résout l’équation du troisième degré, Napier (ou Neper,
1550-1617) découvre et utilise les logarithmes. Viète (1540-1603) établit les règles
d’extraction des racines, précise Pi à dix décimales près, imagine une méthode de
résolution des équations par approximations successives…
Les techniques progressent également, Léonard de Vinci (1452-1519) invente
des décors complexes, des machines hydrauliques pour les canaux, travaille sur
la combustion, la mécanique des fluides. Gutenberg invente la presse à imprimer.

3. La littérature et l’art
Tous les domaines culturels sont concernés par les nouveautés. La découverte
des ruines antiques et le contact avec les textes originaux conduisent les lettrés à
abandonner les commentaires, les compilations et les anthologies glosées répan-
dues au Moyen Âge.

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L’humanisme – 229

a. La lexicologie
Le goût des langues et la découverte de peuplades inconnues aux langues incom-
préhensibles poussent à rédiger des dictionnaires, des lexiques, des traductions.

b. De la traduction à l’élaboration d’une littérature « nouvelle »


Lefèvre d’Etaples (v. 1450-1537) traduit la Bible et certaines œuvres d’Aristote.
Du Bellay (1522-1560), après avoir suivi les leçons de grec de Jean Dorat (1508-
1588), élabore avec lui le programme de la Brigade, qui devient la Pléiade en 1556,
et rédige en sa compagnie en 1549 la Défense et Illustration de la langue française.
Ses recueils poétiques, L’Olive, en 1549 et Les Antiquités de Rome (en 1588)
assurèrent le succès en France du sonnet, arrivé d’Italie dès la fin du XVe siècle.
S’inspirant des modèles italiens et plus particulièrement de Pétrarque (1304-1374),
les poètes composent des ouvrages qui évoquent le platonisme. On parle alors de
« néo-platonisme ». Pierre de Ronsard (1524-1585) s’inspire de Pindare et d’Horace
et connaît le succès grâce à ses Odes (1550-1556), aux sonnets à la manière de
Pétrarque des Amours de Cassandre (15552), des Amours de Marie (1555). Il rédigea
aussi des Hymnes (en 1555-1556), entama une épopée inachevée, La Franciade (1574),
et termina sa carrière poétique avec les Sonnets pour Hélène en 1578.

4. Les bouleversements sociaux


a. L’avènement de la bourgeoisie
Les bourgeois s’enrichissent et deviennent influents dans des villes et des ports
désormais florissants. La production des richesses n’est plus exclusivement terrienne
et agricole, la noblesse perd de son influence. Les ruraux, accablés d’impôts, quittent
la campagne. Les révoltes, les famines, les crises sont fréquentes, la misère s’accroît,
les épidémies se succèdent.

b. Les guerres de religion


L’humanisme est étroitement lié aux mouvements de contestation religieuse qui
ont marqué le XVIe siècle. Les nouvelles traductions et les découvertes donnent
naissance à des réflexions sur l’homme, sa place dans le cosmos et ses relations
avec Dieu. Peu à peu naît le besoin de réformer l’Église, de retrouver les fonde-
ments du christianisme.

La réforme et la naissance du « protestantisme »


En Allemagne, Martin Luther (1483-1546) conteste l’autorité papale, s’oppose
à la confession et aux vœux monastiques. Si la paix d’Augsbourg, en 1555,
accorde aux États protestants la liberté de culte, la Réforme se développe en
Europe dans les conflits et les combats.
• En France, les Évangélistes s’efforcent d’interpréter les Écritures, de retrou-
ver le texte initial, et d’établir, à la suite des travaux de Guillaume Budé
(1467-1540), une continuité entre sagesse antique et religion chrétienne.

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230 – L’humanisme

François Rabelais, (v. 1494-1553), médecin, professeur de médecine, curé


et écrivain, derrière le masque comique expose des thèses évangélistes et
contribue à la diffusion des idées humanistes (Pantagruel, 1532, Gargantua,
1534, le Tiers Livre, le Quart Livre 1546 et 1548).
• Les lettrés étudient directement les textes évangéliques. S’éloignant ainsi
des gloses, ils renouvellent leur foi et en viennent à critiquer certains
dogmes. Jean Calvin (1509-1564) insiste sur la fragilité, sur le dénuement
total de l’homme, opposé à la puissance absolue de Dieu. Chassé de France,
il organise sa nouvelle Église à Genève. L’étude du grec et de l’hébreu y est
intensément développée.
• En France, le massacre de la Saint-Barthélemy est l’aboutissement d’un
grand nombre de conflits. Il suit l’affaire des Placards (affiches favorables à
la Réforme apposées jusque sur les portes de la chambre du roi, en 1534), les
meurtres perpétrés à Wassy en 1562, ainsi que les huit guerres de Religion.
Cette nuit du 23 au 24 août 1572 marque, en France, la séparation totale
entre les deux Églises. C’est l’édit de Nantes, signé en 1598, après l’abjura-
tion de sa foi par Henri IV qui rétablit le calme dans le royaume en accor-
dant aux protestants la liberté de culte et, surtout, la sécurité.

II. Une nouvelle représentation du penseur et de ses sujets

1. L’humaniste
• Il s’agit d’abord d’une fonction, d’un métier. En effet, le mot « humaniste »
définit à l’origine un professeur de langues anciennes. Spécialiste de la langue
et de la civilisation anciennes, appelées « humanités », c’est un lettré qui se
consacre à l’étude et à la transmission des savoirs acquis sur l’Antiquité. Si, à
l’origine, le mot peut désigner un pédant, un grammairien trop enfermé dans
le passé et incapable de s’ouvrir au modernisme, le terme évolue vers une
acception positive.
• L’humanisme est fédéré par une quête de l’homme idéal, policé et éduqué,
l’humanisme exprime une confiance sans failles dans le progrès de l’humanité.
• Ce sont des intellectuels exceptionnels. Les principales figures humanistes sont
souvent des génies polyvalents. Intéressés par tous les domaines qui concernent
l’homme, ils se passionnent pour de nombreuses disciplines et contribuent à
un développement considérable d’idées et de techniques. Rabelais, à la fois,
moine, curé, médecin, romancier, introduit de nombreuses plantes en France
(ramenées d’Italie), contribue à mettre au point scalpel et bistouri, crée la
plupart des adverbes en -ment de la langue française… Léonard de Vinci est
tout autant peintre, que sculpteur, inventeur, architecte…

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L’humanisme – 231

2. Les principes fondamentaux


a. Une culture de la mesure
L’homme a pour essence la culture. Il ne peut se réaliser qu’en atteignant le plus
grand épanouissement intérieur, facilité par l’étude des « lettres anciennes ». L’idéal
humaniste se manifeste ainsi par le goût de la mesure et la volonté de développer
harmonieusement le corps et l’esprit, reprenant la maxime de Juvénal « mens sana
in corpore sano » (« une âme saine dans un corps sain »).

b. Des thèmes récurrents


L’utopie
À la suite de Thomas More (1478-1535), les humanistes imaginent des univers clos,
coupés du reste de la Terre, des « non-lieux ». Là, loin des habitudes, les hommes
peuvent vivre selon les principes humanistes : dans la tolérance, le respect, l’har-
monie, la mesure. Rabelais, dans l’abbaye de Thélème, rappelle que le « fay que
vouldras » correspond à une volonté de pratiquer ensemble l’activité voulue par un
seul, en permettant à tous, mais chacun son tour, de s’exprimer et d’entraîner les
autres derrière eux.
L’homme
Les héros sont des reprises de figures mythiques comme Prométhée ou Hercule,
des géants issus de la tradition populaire, des personnages nés dans l’imaginaire
des auteurs antiques. Leurs aventures amoureuses, guerrières et philosophiques
servent de supports à la littérature. Le corps, observé, étudié, redécouvert et soigné,
devient un sujet essentiel, on étudie tout autant la mort que la maladie ; la vieillesse
peut être présentée dans sa réalité. Ronsard développe ce motif dans ses dernières
œuvres, Montaigne s’appesantit sur ses douleurs.
Les conflits
La guerre, défendue ou condamnée, apparaît dans les textes littéraires. Qu’elle
soit fictive, comme chez Rabelais, pour permettre d’en démontrer l’inanité ou de
réfléchir sur ses enjeux, sa valeur, sa pragmatique, ou réelle, elle sert de point
d’ancrage à la conception de l’humain et du monde. Agrippa d’Aubigné condamne
les exactions des catholiques et défend les protestants dans les Tragiques (publiés
en 1616) tandis que Ronsard exhorte les catholiques au combat dans les Discours
des misères de ce temps (1562).
La vie et la nature
La poésie reprend le thème antique de la nature. Conçue comme une force
dynamique, elle est chantée dans ses relations avec le divin. La vertu (idéal du
peuple qui rivalise désormais avec la naissance), la joie, le plaisir sont évoqués. La
dame, aimée, se pare de toutes les qualités, elle est divinisée, peut accorder la vie
ou la mort d’un geste, d’un regard. L’amour, puissant, destructeur, mais également
sentiment pur et profond, est également très souvent abordé.

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232 – L’humanisme

Le voyage
Les « récits » de voyageurs, dont le plus célèbre est sans doute celui de Jean
de Léry (1536-1613), la narration de son périple au Brésil est publiée en 1578,
font rêver et ouvrent des perspectives nouvelles sur le monde. Le voyage devient
l’un des thèmes essentiels de la littérature, réel et conté dans un récit, comme
Montaigne le fit dans son Journal de voyage en Italie il permet de penser la réalité
et de se situer dans le cosmos. Devenu objet littéraire comme dans les Regrets de
du Bellay, il est aussi un motif abordé dans les fictions, le Tiers Livre et le Quart
Livre de Rabelais, notamment proposent un voyage fictif mais didactique. Il devient
occasion de réflexion sur l’homme et ses coutumes, Montaigne s’interroge ainsi sur
les « Cannibales » dans ses Essais.

III. Les « combats » notables


Les humanistes participent aux débats contemporains.

1. Les grands préceptes politiques et religieux


Ils enseignent l’amour du peuple, le pacifisme, l’équilibre des pouvoirs. Ils veulent,
avant tout, faire passer les intérêts moraux et sociaux avant les considérations
politiques et financières. Ils luttent pour l’œcuménisme et la paix, comme Érasme,
notamment.
Les idées humanistes de tolérance et d’œcuménisme sont considérées comme
dangereuses. En effet, elles sont perçues par les théoriciens officiels de l’Église
comme des tentations hérétiques. L’imprimeur humaniste Étienne Dolet (né en 1509),
notamment, sera pendu comme hérétique et athée à Paris en 1546. Thomas More,
favorable aux thèses papistes, refuse de prêter serment lors de l’établissement de
la nouvelle constitution qui fait du roi d’Angleterre le chef de l’Église anglaise. Il est
incarcéré, accusé d’hérésie, condamné et décapité à la tour de Londres.

2. L’importance de la formation
L’éducation est essentielle dans le projet humaniste pour créer un modèle humain.
Il faut « former » les enfants afin de leur permettre d’atteindre la science et la réflexion
nécessaires à la réalisation de ce projet. Les traités se multiplient et cherchent à
se différencier des méthodes médiévales. Érasme, Vivès (1492-1540) proposent des
œuvres pédagogiques, Montaigne, Rabelais, dans leurs textes, critiquent violemment
l’éducation scolastique médiévale et prônent, en revanche, une attention perma-
nente à l’élève, une pédagogie qui lie travail, réflexion et jeu, qui respecte les goûts
et les choix de l’enfant, qui passe par un dialogue riche et fécond entre maître et
disciple. Parallèlement, le travail est lui aussi réhabilité.

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L’humanisme – 233

IV. Les raisons de la diffusion des idées humanistes


Pourquoi les idées humanistes furent-elles si rapidement répandues dans toute
l’Europe ? La combinaison de plusieurs facteurs permit cette propagation rapide.

1. Des moyens nouveaux


L’imprimeur allemand, Johannes Gensfleisch, dit Gutenberg (1400-1468) inventa
la presse à imprimer, mit au point les caractères métalliques, élabora une encre
permettant d’imprimer le papier dessus et dessous, et établit la technique typogra-
phique. Peu à peu les textes imprimés, disponibles, moins chers que les coûteux
manuscrits enluminés, plus maniables offrent à un public plus vaste et moins riche
l’occasion de fréquenter les idées nouvelles.

2. Des princes mécènes


François Ier en France, les Médicis (Cosme, dit l’Ancien 1389-1464 et surtout
Laurent, 1449-1492) en Italie, Mathias Ier en Hongrie (1458-1490), le cardinal Jimenez
de Cisneros (1436-1517) en Espagne contribuèrent ainsi à la diffusion et au dévelop-
pement des thèses humanistes, à l’enseignement des langues anciennes, à l’organi-
sation d’universités, à la protection de savants tels qu’Érasme (1439-1536).

3. Une figure remarquable


Philosophe hollandais, ordonné prêtre en 1492, Didier Erasme incarne l’huma-
nisme. Il suit des cours de théologie à Paris, à la Sorbonne. Choisissant l’indépen-
dance, il devient professeur, enseignant le latin, voyageant dans toute l’Europe : en
Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre, en France, en Suisse… Il est connu essentielle-
ment pour ses livres : une version du Nouveau Testament, une traduction des œuvres
de saint Jérôme, et L’Éducation du prince (en 1516), adressée à Charles Quint. Son
ouvrage le plus connu, dédié à son ami Thomas More, est L’Éloge de la Folie, publié
en 1511 et qui, sous le masque comique de la farce, invite à revenir vers un chris-
tianisme authentique. Sans véritablement condamner Luther, il s’engage avec lui
dans une polémique sur le libre arbitre. Malade, il se retire à Bâle, poursuivant la
rédaction de ses œuvres pédagogiques, de celles qui appellent à l’œcuménisme et,
refusant de devenir cardinal, il meurt en juillet 1536.

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234 – L’humanisme

Conclusion
Ce courant intellectuel est donc caractérisé par une forme d’optimisme remar-
quable. La connaissance, l’éducation, la réflexion sur l’homme et sa place dans le
monde, fondent une nouvelle manière de penser. La culture et des valeurs fortes
comme la générosité, la liberté, l’égalité au moins en dignité deviennent essentielles
et permettent d’envisager l’épanouissement des facultés.

ْ Prolongements

Les penseurs humanistes ont joué un rôle essentiel dans le développement et


la propagation d’idées qui eurent un essor prodigieux, les Lumières, le positivisme
du XIXe siècle, les grandes réflexions politiques et artistiques du XXe siècle sont en
étroite liaison avec les thèses exposées par les humanistes.

Textes sur l’humanisme

H. Estienne
1 Projet du livre intitulé de la Précellence du langage français, 1579, extrait de
la préface, 1579, translation des auteurs.

« Il ne faut pas demander à quelle place ils situent notre langue, ceux qui
veulent mettre la grecque et la latine après la leur ; mais il faut demander pourquoi
leur propos ne serait pas sujet à caution : puisque, que nous aussi nous avons pour
l’honneur de la nôtre – outre toutes les raisons que j’allègue dans mon traité – un
témoignage qui en vaut bien une douzaine, puisqu’il est celui d’un ancien person-
nage, qui était comme eux de Florence, le précepteur du poète Dante. Car celui-ci,
nommé Brunetto Latini, a laissé un livre composé en français et depuis traduit
en italien (où il est appelé Il Tesoro), dans lequel il avoue que non seulement la
langue française est la plus utilisée, mais qu’elle est aussi aussi plus plaisante
que toutes les autres. »

Rabelais
2 Gargantua, chapitre 23, extrait, 1534, translation G. Demerson.
(…) « Au début du repas, on lisait quelque histoire plaisante des anciennes
prouesses jusqu’à ce qu’il eût pris son vin. Alors, si on le jugeait bon, on conti-
nuait la lecture ou ils commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlant,
pendant les premiers mois, de la vertu, de la propriété, de l’efficacité et de la nature
de tout ce qui leur était servi à table (…).Après, ils parlaient des leçons lues le
matin (…) Sur ce, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre
mille petits amusements et inventions nouvelles, lesquels découlaient tous de
l’arithmétique. Par ce moyen, il prit goût à cette science des nombres, et tous
les jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec autant de plaisir

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L’humanisme – 235

qu’il en prenait d’habitude aux dés ou aux cartes. Il en connut si bien la théorie
et la pratique, que Tunstal qui avait amplement écrit sur le sujet, confessa que
vraiment, en comparaison de Gargantua, il n’y entendait que le haut-allemand. Et
non seulement il prit goût à cette science, mais aussi aux autres sciences mathé-
matiques, comme la géométrie, l’astronomie et la musique ; car, en attendant la
digestion de son repas, ils faisaient mille joyeux instruments et figures géomé-
triques et, de même, ils pratiquaient les lois de l’astronomie. »

Du Bellay
3 Les Regrets, sonnet X, orthographe modernisée, 1558.

X
Ce n’est le fleuve Thusque au superbe rivage,
Ce n’est l’air des Latins ni le mont Palatin,
Qui ores (mon Ronsard) me fait parler Latin,
Changeant à l’estranger mon naturel langage :
C’est l’ennui de me voir trois ans, et d’avantage,
Ainsi qu’un Prométhée, cloué sur l’Aventin,
Où l’espoir misérable et mon cruel destin,
Non le joug amoureux, me détient en servage.
Et quoi (Ronsard), et quoi, si au bord estranger,
Ovide osa sa langue en barbare changer,
Afin d’être entendu, qui me pourra reprendre
D’un change plus heureux ? nul, puisque le François,
Quoi qu’au Grec et Romain égalé tu te sois,
Au rivage Latin ne se peut faire entendre.

Jean de Léry
4 Histoire d’un Voyage fait en la terre du Brésil, Chapitre XV. Comment les Américains
traitent leurs prisonniers pris en guerre, et les cérémonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à
les manger, extrait, 1578, translation P. Gaffarel, 1880, orth. modernisée par les auteurs.

« Je pourrais encore amener quelques autres semblables exemples, touchant


la cruauté des sauvages envers leurs ennemis, n’était qu’il me semble que ce
qu’en ai dit est assez pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les cheveux en
la tête. Néanmoins afin que ceux qui liront ces choses tant horribles, exercées
journellement entre ces nations barbares de la terre du Brésil, pensent aussi un
peu de près à ce qui se fait par decà parmi nous : je dirai en premier lieu sur cette
matière, que si on considère à bon escient ce que font nos gros usuriers (suçant le
sang et la moelle, et par conséquent mangeant tous en vie, tant de veuves, orphe-
lins et autres pauvres personnes auxquels il vaudrait mieux couper la gorge d’un
seul coup, que les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encore plus cruels que
les sauvages dont je parle. (…) Davantage, si on veut venir à l’action brutale de
mâcher et manger réellement (comme on parle) la chair humaine, ne s’en est-il
point trouvé en ces régions de par deçà, voire même entre ceux qui portent le titre
de Chrétiens, tant en Italie qu’ailleurs, lesquels ne s’étant pas contentés d’avoir
fait cruellement mourir leurs ennemis, n’ont peu rassasier leur courage, sinon en
mangeant de leur foie et de leur cœur ? Je m’en rapporte aux histoires. »

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236 – L’humanisme

Montaigne
5 Essais, Livre I, ch. 30, « Des Cannibales », extrait, 1580, translation Pierre Villey, PUF, 1999.
« Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodi-
tés dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée
de ses connaissances ; (…) donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de
même ; et eux deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée.
Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins
à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en
nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c’est pour représenter une
extrême vengeance. (…)
Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en
une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si
aveugles aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant
qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein
de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et
aux pourceaux (…), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison,
mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. »

CM 24 Humanisme

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L’IDÉALISME

ώ Frise chronologique n° 21

ْ IVe siècle av. J.-C. ْ 1685-1753


Démocrite, fondements George Berkeley, immatérialisme.
du matérialisme. ْ 1724-1804
ْ IVe siècle av. J.-C. Emmanuel Kant, Critique de la raison
Platon, théorie des Idées. pure.
ْ 1596-1650 ْ 1770-1831
René Descartes, premiers éléments Hegel, idéalisme absolu.
d’une théorie de l’idéalisme
(idéalisme problématique).

Introduction
Les théories philosophiques idéalistes considèrent que la réalité dans son ensemble
est une production ou une modalité de la pensée, de l’esprit, de l’âme, contrairement
aux matérialistes d’une part, pour qui la réalité est matière, et aux réalistes d’autre
part, qui considèrent que la réalité est accessible autrement que par la pensée (sens,
expérience). Pour les idéalistes, l’esprit n’appartient pas au monde matériel, et la
réalité n’est pas le monde sensible mais le monde perçu par l’intellection – et c’est
ce deuxième point qui est essentiel.
La portée de ces théories est remarquable car elles réévaluent profondément
le rapport de l’homme au monde. En effet, l’idéalisme ne se situe pas tant dans la
question de la nature du monde (même si l’idéalisme d’Hegel portera sur l’onto-
logie) que dans la question de la connaissance que nous en avons. Pour les philo-
sophes matérialistes, ce sont les objets, les choses, qui affectent nos perceptions

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238 – L’idéalisme

et qui provoquent ainsi la connaissance. Pour les philosophes idéalistes, le mouve-


ment est renversé : la connaissance vient du sujet, et non de l’objet. C’est véritable-
ment une affirmation de la puissance et de l’autonomie du sujet.
Le terme d’idéalisme apparaît au début du XVIIIe siècle (et même au XVIIe siècle
avec Leibniz), mais les théories idéalistes sont aussi anciennes que l’exercice de la
philosophie. Elles ont cependant varié au cours du temps dans leur forme et dans ce
qu’on pourrait appeler leur radicalité. Si toutes les formes de l’idéalisme minorent la
valeur de la réalité par rapport à l’idée, elles présentent néanmoins des variantes.
D’une façon générale, on peut donc identifier deux courants philosophiques
irréconciliables, d’une part les philosophies idéalistes (Platon et les néo-platoni-
ciens, Descartes, Kant, Hegel), pour qui l’esprit est plus réel que la matière, et les
philosophes matérialistes (Épicure, Nietzsche, les positivistes, Marx), qui posent le
primat de la matière sur l’esprit.

I. L’idéalisme antique
On ne peut pas parler d’idéalisme au sens propre dans l’Antiquité, mais c’est
bien à cette époque que sont posés les jalons d’une mise en cause de la réalité telle
qu’elle est perçue par les sens. La possibilité qu’elle soit une simple apparence ouvre
la voie à ce qui deviendra plus tard une théorie de la connaissance, c’est-à-dire à
l’idéalisme tel que nous l’entendons.
Platon est le premier philosophe à avoir posé la question de la réalité du monde
sensible. Pour lui, la réalité ne se décompose pas en deux espèces de choses, ce qui
est visible et ce qui est invisible, mais il n’existe qu’une seule réalité, celle qui est
intelligible, c’est-à-dire perceptible par l’esprit, par « l’acte de raisonnement propre à
la pensée » (Phédon, 79a). Tout ce qui appartient au monde visible semble, à première
vue, pouvoir être connu par la perception qui nous vient de nos sens : êtres animés
ou inanimés, objets fabriqués de la main de l’homme, et même ces objets de connais-
sance plus complexes que sont les images, les reflets. Mais pour Platon, les choses
ne peuvent être véritablement connues parce qu’elles sont perçues, ni même par
le travail scientifique qui consisterait à opérer des classifications, des extrapola-
tions à partir de modèles, etc. Il faut au contraire que l’homme s’extraie de la réalité
sensible pour atteindre le monde intelligible, celui où se trouvent les choses dans
leur véritable et pleine réalité, ce que Platon appelle les Idées (ou les Formes).
Le texte le plus célèbre où il expose cette théorie est l’allégorie de la caverne
(République, VII). Platon imagine les hommes enchaînés au fond d’une caverne, ne
voyant de la réalité que des ombres d’objets projetées sur la paroi devant eux mais
considérant pourtant que ces ombres qu’ils voient sont les choses réelles : « De tels
hommes considèreraient que le vrai n’est absolument rien d’autre que les ombres
des objets fabriqués. » (Rép. VII, 515c, traduction Luc Brisson). Il faut alors sortir

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L’idéalisme – 239

de la caverne pour accéder, à l’extérieur, à la connaissance des êtres et des choses


réels que Platon nomme les Idées (terme rattaché selon l’étymologie grecque au
verbe « voir »).
Pour Platon, l’homme doit donc se détourner de l’impression fallacieuse de
connaissance que lui procure la perception de ces objets qu’il croit réels, mais qui
ne le sont pas, pour parvenir par le travail de la pensée à la connaissance des objets
véritables que sont les Idées. La philosophie, synonyme de l’activité de l’esprit, est
alors le moyen de parvenir à ces Idées, au rang desquelles figure alors le Bien, c’est-
à-dire à la fois le Vrai, le Juste, et le Beau.
On peut considérer que le christianisme a prolongé l’idéalisme platonicien, puisque
c’est la dimension intérieure de l’homme, son âme, qui prend une place prépon-
dérante, et qu’elle est affirmée comme une hétérogénéité absolue par rapport au
monde. C’est ainsi qu’Augustin prend comme point d’ancrage de sa réflexion philoso-
phique le sujet, la conscience, allant plus loin que Platon qui restait en fin de compte
conforme à la hiérarchie grecque du cosmos, où l’homme n’est pas un individu mais
une part du monde.

II. Première approche de l’idéalisme comme théorie


de la connaissance : Descartes et Berkeley
Pour Descartes, la réalité première est l’esprit et non la matière – il est en cela
idéaliste plus que matérialiste, dans la tradition platonicienne.
Mais il va donner une nouvelle dimension à l’idéalisme. Le problème qu’il pose
dépasse le cadre de pensée platonicien et devient d’ordre épistémologique. La
question qui l’intéresse est en effet de savoir comment l’esprit humain peut connaître
le monde ; comme il affirme que la pensée n’est immédiatement certaine que de soi
et de son contenu immanent, le monde extérieur devient un problème à résoudre.
C’est pourquoi l’on parle, à propos de Descartes, d’idéalisme problématique.
C’est en réponse à ce problème qu’il invente une nouvelle façon de philosopher
reposant sur un sujet connaissant tourné vers lui-même et non vers les choses
extérieures. Il déclare (comme l’avaient déjà proposé les sceptiques de l’Antiquité,
ainsi d’ailleurs que Platon) que nous ne pouvons pas être sûrs que les choses que
nous percevons par nos sens sont réelles. Les sens nous trompent souvent, les
images que nous voyons en rêve nous semblent bien réelles, il pourrait même y avoir
« un certain mauvais génie […] malicieux et puissant » qui tromperait nos sens en
nous faisant voir « illusions et tromperies » (Première Méditation Métaphysique) : ces
arguments, pour Descartes, montrent qu’il n’existe rien au monde qui soit certain.
Dès lors, la connaissance ne peut plus être fondée sur les impressions venant des
choses qui frappent nos sens, sur nos expériences, il faut au contraire considérer
qu’elle dépend des idées que nous trouvons en nous. Le seul univers dont nous
puissions être parfaitement certains est celui de la pensée et des idées.

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240 – L’idéalisme

Le philosophe irlandais George Berkeley va plus loin encore. Il parle lui-même


d’immatérialisme, au sens où il récuse la matière comme étant une fiction ontolo-
gique. Le monde extérieur n’existe pas en soi mais seulement dans la pensée. Rien
n’existe que l’esprit, ou les perceptions, les états de conscience de l’esprit. Dans les
Principes de la connaissance humaine (1710), il écrit : « Esse est percipi aut percipere »
(« Être, c’est être perçu ou percevoir »).

III. L’idéalisme chez Kant


L’idéalisme apparaît de façon formelle et explicite avec la pensée de Kant.
Chez Kant, l’idéalisme repose sur le besoin de construire un système qui englo-
berait dans une même analyse l’homme, Dieu et le monde, en cherchant une unité
systémique entre ces trois pôles. Dans ce système, Kant donne à l’homme une position
privilégiée, fondée sur l’autonomie, la liberté et la créativité de l’être humain face à
toute donnée ou conditionnement, qu’ils soient internes ou externes. Il est en cela
pleinement dans la lignée de Platon.
En affirmant le primat de la pensée sur la matière, Kant libère en fin de compte
l’homme de toute hétéronomie. Ce n’est plus l’objet qui oblige le sujet à se confor-
mer à ses règles, c’est le sujet qui donne les siennes à l’objet pour le connaître ;
Kant révèle donc à l’homme qu’il est au centre, que l’objet tourne autour de lui (sa
théorie est donc une « révolution kantienne », comme on parle de la « révolution
copernicienne » lorsque Copernic affirme que la Terre tourne autour du Soleil), ce
qui est une façon d’affirmer le primat du sujet libre sur la chose. L’idéalisme affirme
la liberté et l’indépendance du moi.
Dans sa démarche, Kant part de l’idée que les objets immédiats de la connaissance
ne sont pas des choses qui seraient réelles, au sens où elles existeraient indépen-
damment du sujet, mais que ce sont les représentations que nous nous faisons
des choses, les « idées » que nous en avons. La question est alors de savoir si nos
« idées » de la réalité représentent la réalité de manière sûre et appropriée. Pour
les rationalistes qui ont précédé Kant, il est généralement admis qu’il y a identité
entre l’ordre des choses dans la réalité extérieure et l’ordre des « idées ». Spinoza
affirme ainsi que « L’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la
connexion des choses. » (« Ordo et connexio idearum idem est, ac ordo et connexio
rerum », L’Ethique, Partie II, Proposition VII). Le monde est donc structuré comme
nos « idées » le montrent. Kant va plus loin en affirmant que la réalité est déter-
minée par nos « idées » de cette réalité. Sa proposition est en fait originale. Pour
lui, l’esprit humain est actif et constructif dans la connaissance, dans la mesure où
celle-ci apparaît comme un acte de synthèse entre les apports fournis par les sens
et leurs perceptions, d’une part, et l’action de l’entendement d’autre part ; l’enten-
dement sans la sensibilité reste vain et la sensibilité sans l’entendement ne peut
être qu’aveugle. C’est pourquoi la connaissance ne s’acquiert pas indépendamment
de l’activité du sujet connaissant. Les objets de la connaissance, en tant que phéno-
mènes, sont élaborés, définis et organisés sous l’égide du sujet, qui configure et

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L’idéalisme – 241

ordonne. La réalité du monde consiste donc dans la signification des phénomènes


pour l’esprit. C’est pourquoi Kant présuppose l’existence des « choses-en-soi »1, mais
considère en même temps que celles-ci ne sont pas accessibles immédiatement à
notre connaissance. La réalité en tant que telle n’est donc pas créée par l’activité
de la pensée, mais pour être connue comme réelle elle doit être élaborée par l’acti-
vité de la pensée ; elle est déterminée de façon universelle et nécessaire par notre
pensée. Le « sujet transcendantal » impose sa législation à la matière, il donne au
phénomène un statut en le différenciant de la « chose-en-soi » ; il crée les condi-
tions de possibilité de la connaissance en unifiant la diversité du sensible. Il s’agit
en fin de compte pour Kant d’analyser de manière critique les conditions de possi-
bilité de toute connaissance.

IV. Après Kant : Hegel


L’idéalisme de Kant sera radicalisé par Hegel, qui théorise un idéalisme absolu.
Hegel propose en effet de ne plus établir de séparation entre le sujet connaissant
et l’objet à connaître ; il n’y a plus de « chose-en-soi » qui soit inaccessible comme
chez Kant. L’esprit est tout et tout est esprit. Seule existe l’Idée, la pensée créatrice
de la Raison absolue, et le processus de connaissance permet à l’Idée non seulement
de rendre compte du réel, mais encore de le pénétrer et de le constituer. L’idéalisme
n’est donc plus chez Hegel une théorie de la connaissance, mais une théorie de l’être.
La Raison embrasse toute réalité, et le mouvement de l’esprit permet d’atteindre
un savoir absolu.

Conclusion
L’idéalisme est une approche philosophique qui a servi de principe à de nombreux
travaux et réflexions, tout au long de l’histoire de la pensée en Europe. Mais son
importance tient aussi aux évolutions que cette approche a connues, lesquelles ont
permis d’envisager les relations entre sujet et objets de connaissance de manière
sans cesse plus sophistiquée.

1. Fichte, dans sa Doctrine de la Science (1797-1804), radicalisera la proposition de Kant (qui


est encore une forme de dualisme puisque les « choses-en-soi » sont étrangères à l’esprit),
et rejettera formellement tout « dogmatisme », c’est-à-dire toute croyance en l’existence de
choses indépendantes du Moi.

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242 – L’idéalisme

ْ Prolongements

Les théories philosophiques idéalistes ont eu une influence majeure au-delà du


champ philosophique, sur les modes de pensée, les comportements, et le débat
entre idéalisme et matérialisme n’a peut-être jamais été aussi actif qu’à côté, préci-
sément, de la philosophie.
Il est d’abord sans cesse réactualisé dans le domaine de l’art. Ce qui fonde
peut-être la démarche artistique, c’est de représenter ce qui est, la réalité. L’art est
peut-être réaliste par nature ! Mais le réel semble sans cesse débordé par l’imma-
tériel, le spirituel, des pans entiers du monde qui se dérobent sous le pinceau du
peintre ou le stylo de l’écrivain.
Parfois cet immatériel se donne pour tel : au Moyen Âge, à la Renaissance, le défi
était de représenter le divin. De multiples toiles montrent des moments où l’homme
entre en contact avec son Dieu : c’est le cas des épisodes comme l’Annonciation,
par exemple, quand Marie reçoit la visite de l’Ange chargé de lui annoncer qu’elle
a été choisie pour être la Mère du Christ. Cette parole de l’Ange est performative,
Marie devient Mère au moment où l’Ange l’annonce. Les peintres cherchent donc à
représenter le divin par des symboles, des rayons lumineux, une colombe représen-
tant l’Esprit-Saint, des colonnes qui semblent s’interposer entre l’Ange et la Vierge
pour matérialiser l’action de Dieu (voir par exemple le tableau de Francesco Del
Cossa, vers 1470). Parfois cet immatériel semble à première vue tout à fait réel : la
lumière, la couleur… Chacun les perçoit comme visibles, perceptibles par les sens.
Mais comment les rendre avec des outils aussi imparfaits que des pinceaux ? Les
impressionnistes vont travailler avec acharnement pour capter les variations, l’ins-
tabilité de ces éléments. Immatérielles aussi, les multiples et subtiles variations des
humeurs, des sentiments. Les romantiques vont chercher à représenter ce qui est, là
encore, une réalité aux frontières incertaines, au point que les paysages et les choses
leur semblent influencés et formés par le regard que l’homme porte sur eux, tantôt
heureux, tantôt souffrant. Ainsi, le poème de Lamartine intitulé « Le Lac » fait de
la nature le miroir et la trace de l’amour éprouvé par le poète et de sa douleur face
à la mort de la jeune femme aimée. Toute la littérature du XIXe siècle voit s’affron-
ter romantiques et réalistes, symbolistes et naturalistes1, qui s’opposent au fond sur
cette place de l’idée, de l’immatériel, par rapport au matériel.
L’idéalisme trouve également sa place dans les débats éthiques. Les idéalistes
contemporains souhaitent orienter l’action non en fonction d’un bien à atteindre,
mais en fonction d’une règle fondée peut-être en soi-même, ou de manière trans-
cendante, qui s’appliquerait quelles que soient les circonstances (ils sont en cela
assez proches des positions de Kant, pour qui la loi morale n’est plus l’indication des
moyens nécessaires pour atteindre un bien, mais une loi qui s’impose par elle-même
et pour elle-même – ce que Kant appelle « l’impératif catégorique »). Ils s’opposent
donc à toute la morale réaliste traditionnelle, qui soumet notre conduite à des règles
dictant ce qu’il faut pour notre bien ou le bien collectif. Cet idéalisme est vivement

1. Voir les fiches sur ces sujets.

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L’idéalisme – 243

critiqué, au motif qu’il dérive presque automatiquement vers le rigorisme (la règle
doit s’appliquer sans tenir compte des contextes ni peut-être mêmes des êtres), voire
le subjectivisme, où chacun se fonde sa propre règle pour lui-même, ce qui met en
danger la vie en commun, c’est-à-dire la société.

Texte sur l’idéalisme

Kant
1 Critique de la raison pure, Préface à la seconde édition, Traduction Barni et Archambault.
En voyant comment les mathématiques et la physique sont devenues, par l’effet
d’une révolution subite, ce qu’elles sont aujourd’hui, je devais juger l’exemple assez
remarquable pour être amené à réfléchir au caractère essentiel d’un changement
de méthode qui a été si avantageux à ces sciences, et à les imiter ici, du moins à
titre d’essai, autant que le comporte leur analogie, comme connaissances ration-
nelles, avec la métaphysique. On a admis jusqu’ici que toutes nos connaissances
devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts
pour établir à l’égard de ces objets quelque jugement a priori et par concept qui
étendît notre connaissance n’ont abouti à rien. Que l’on cherche donc une fois
si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en
supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà
mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d’une connais-
sance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même
qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme de la première idée de Copernic :
voyant qu’il ne pouvait venir à bout d’expliquer les mouvements du ciel en admet-
tant que toute la multitude des étoiles tournait autour du spectateur, il chercha
s’il n’y réussirait pas mieux en supposant que c’est le spectateur qui tourne et
que les astres demeurent immobiles. En métaphysique, on peut faire un essai du
même genre au sujet de l’intuition des objets. Si l’intuition se réglait nécessai-
rement sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait savoir
quelque chose a priori ; que si l’objet au contraire (comme objet des sens) se règle
sur la nature de notre faculté intuitive, je puis très bien alors m’expliquer cette
possibilité. Mais, comme je ne saurais m’en tenir à ces intuitions, dès le moment
qu’elles doivent devenir des connaissances ; comme il faut, au contraire, que je
les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en soit l’objet et
que je détermine par leur moyen, je puis admettre l’une de ces hypothèses : ou
bien les concepts à l’aide desquels j’opère cette détermination se règlent aussi
sur l’objet, mais alors je me retrouve dans le même embarras sur la question de
savoir comment je puis en connaître quelque chose a priori ; ou bien les objets ou,
ce qui revient au même, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (comme
objets donnés) se règle sur ses concepts, et dans ce cas, j’aperçois aussitôt un
moyen plus simple de sortir d’embarras.
En effet, l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige le
concours de l’entendement, dont je dois présupposer la règle en moi-même,
avant que des objets me soient donnés, par conséquent a priori ; et cette règle
s’exprime en des concepts a priori, sur lesquels tous les objets de l’expérience
doivent nécessairement se régler, et avec lesquels ils doivent s’accorder. Pour
ce qui regarde les objets, en tant qu’ils sont conçus simplement par la raison, et

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244 – L’idéalisme

cela d’une façon nécessaire, mais sans pouvoir être donnés dans l’expérience (du
moins tels que la raison les conçoit), nous trouverons en essayant de les conce-
voir (car il faut bien pourtant qu’on les puisse concevoir), nous trouverons, dis-je,
plus tard une excellente pierre de touche de ce que nous regardons comme un
changement de méthode dans la façon de penser : c’est que nous ne connaissons
a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes.

CM 25 Idéalisme

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L’IMPÉRIALISME

ώ Frise chronologique n° 22

ْ 1884 ْ 1945
Conférence de Berlin. Conférence de Yalta.
ْ 1917 ْ 1947
Lénine, L’impérialisme, stade suprême Indépendance de l’Inde : acte final
du capitalisme. de l’impérialisme.

Introduction
Selon la définition fournie par l’Encyclopédie philosophique universelle, le terme
« impérialisme » désigne « une pratique des relations internationales modernes, par
laquelle un État cherche à élargir son influence politique et économique au-delà de
son cadre territorial afin d’y imposer sa loi ou, du moins, se créer des États dépen-
dants ou clients. » En ce sens, le terme n’apparaît pas avant la fin du XIXe siècle.
Selon Hannah Arendt, on peut même donner à « l’ère impérialiste » des bornes
chronologiques précises : la philosophe la situe entre 1884 et 1947. En 1884, les
puissances européennes réunies à la Conférence de Berlin se partagèrent les terri-
toires d’Afrique ; en 1947 eut lieu la déclaration d’indépendance de l’Inde.

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246 – L’impérialisme

I. Empire et impérialisme

1. Rome, le premier « empire »


L’empire est un système politique, une forme de gouvernance fréquemment
observée dans le cours de l’Histoire.
Le terme naît à Rome. L’imperium désigne d’abord le pouvoir souverain, par
exemple celui du père sur ses enfants, ou celui du général en chef. C’est donc le
pouvoir de celui qui commande en maître et qui décide des orientations en vue du
bien public. On y retrouve en fin de compte les deux sens du terme « ordonner », à
la fois « commander » et « mettre en ordre ».
Lorsque Rome passe d’un régime républicain à un régime impérial, en 27 av. J.-C.,
Octave-Auguste exerce d’abord son pouvoir en préservant soigneusement une
forme de fiction républicaine. Il est princeps, « prince », c’est-à-dire littéralement le
« premier » entre ses pairs les sénateurs, qui restent, au moins en apparence, les
pivots du fonctionnement des institutions. Mais il y a bien naissance d’une nouvelle
forme de pouvoir, concentré entre les mains d’un seul homme, transmis plus ou
moins par héritage.
Or ce bouleversement politique s’accompagne d’une expansion sans précédent
du territoire de Rome. Jusqu’ici limité à l’Italie et au pourtour de la Méditerranée, il
va s’étendre du Nord de l’Angleterre à l’Euphrate et du Danube à l’Afrique du Nord.
Et c’est finalement le pouvoir exercé sur ce territoire, nécessitant toute la science
des Romains en matière de guerre et d’administration des terres conquises, néces-
sitant donc la mise en œuvre conjointe de l’imperium par des chefs militaires et des
administrateurs, qui va donner naissance à « l’Empire » au sens politique du terme.
Pourtant Hannah Arendt exclut l’expansionnisme romain du champ de l’impé-
rialisme, parlant à propos de Rome de « l’édification d’un véritable empire », car la
conquête reste soumise au principe de la loi. Les Romains étendirent leur domina-
tion sur un grand nombre de territoires sans s’affranchir de la loi qui régissait le
fonctionnement institutionnel et administratif à Rome comme dans l’ensemble de
l’Empire. C’est précisément cela qui constitue le noeud de la différence entre empire
et impérialisme, cette coïncidence de l’imperium et du jus, du pouvoir et du droit.
De même peut-on considérer d’autres grands Empires dans l’Histoire comme
n’ayant aucun rapport avec l’impérialisme moderne. L’Empire perse connaît une
grande extension territoriale, mais les peuples conquis conservent leurs modes de
vie en étant principalement assujettis à l’impôt. De même, Alexandre le Grand, au
IVe siècle av. J.-C., incarne le conquérant insatiable, en précurseur de César ou de
Napoléon ; sa mainmise sur les territoires conquis n’écrase pas les populations locales
mais les associe assez étroitement au pouvoir. Il épousera lui-même une princesse
perse, tout en transformant durablement les territoires conquis où il répand une

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forme de grécité (arts, architecture, langue, etc.). Enfin Charlemagne, entre le VIIIe et
le IXe siècle de notre ère, assoit sa domination sur les peuples voisins ; cette autorité
est absolue mais soumise à la loi.

2. L’impérialisme à partir du XIXe siècle


L’impérialisme emprunte donc son nom à l’imperium romain, mais il revêt un sens
radicalement nouveau.
Le premier point important de la définition mentionnée plus haut est qu’elle
parle d’« influence politique et économique ».
De fait le terme a d’abord été employé dans un contexte économique. Dans la
théorie marxiste, l’impérialisme désigne la méthode qu’emploie le capitalisme pour
résoudre les contradictions internes à son fonctionnement. Ainsi, Lénine (L’impérialisme,
stade suprême du capitalisme, 1917) souligne que le capitalisme est confronté à
la gestion et à l’absorption des surplus, en particulier des excédents de capitaux
nés du capitalisme bancaire. Les pays périphériques sont alors intégrés dans une
zone d’influence pour qu’ils puissent absorber ces surplus. Pour Rosa Luxemburg
(L’accumulation du capital, 1913), le capitalisme est également confronté au problème
des surplus, mais plutôt en ce qui concerne les biens produits, et l’impérialisme sert
alors à la conquête de nouveaux marchés.
Mais cette vision strictement économique a été ensuite critiquée et élargie au
plan politique. Pour Raymond Aron (Paix et Guerre entre les nations, 1962), le fait de
cantonner l’impérialisme au champ de l’économie se heurte à la réalité historique :
il est donc nécessaire de tenir compte de la dimension spécifiquement politique de
l’impérialisme. C’est pourquoi Raymond Aron propose une définition autre de l’impé-
rialisme : il s’agit d’une « conduite diplomatico-stratégique d’une unité politique
édifiant un empire, c’est-à-dire soumettant à sa loi des populations étrangères. »
L’impérialisme est alors le signe d’une compétition entre États, d’une concurrence
rendue possible par la faible cohérence et la faible intégration du système inter-
national (lequel ne constitue en réalité jamais une « Société des Nations »), et qui
aurait pour objet la grandeur sous toutes ses formes.
Le deuxième point important de cette définition est que l’impérialisme déborde
le « cadre territorial » de l’État. Contrairement aux conquêtes nationales issues des
guerres entre pays voisins, contrairement à l’expansion romaine qui n’était pas une
politique consciente et planifiée de domination sur l’ensemble du monde connu,
l’impérialisme est une politique d’expansion pour l’expansion. Pour Hannah Arendt,
« ce qui caractérisait le mieux la politique de puissance à l’ère impérialiste, c’était de
substituer à des objectifs d’intérêt national localisés et limités, donc prévisibles, la
recherche illimitée de toujours plus de puissance, qui pouvait sillonner et dévaster
la planète entière sans finalité nationale ou territoriale bien définie et par consé-
quent sans orientation prévisible. » (Origines du totalitarisme, « L’impérialisme »,
traduction Martine Leiris)

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C’est pourquoi il y a dans l’impérialisme les germes d’une « montée aux extrêmes »,
pour reprendre les mots de Clausewitz à propos de la guerre, et même une forme
de totalitarisme, selon l’analyse d’Arendt. En outre l’impérialisme a pour caractéris-
tique d’avancer masqué : souvent il se drape des oripeaux de la vertu ou du progrès,
comme le colonialisme qui est indissociable de l’impérialisme.

II. Pourquoi l’impérialisme ?

1. Facteurs idéologiques
En observant la montée du sentiment impérialiste dans différents États occiden-
taux entre la seconde moitié du XIXe siècle et la première guerre mondiale, il est
possible d’identifier certaines causes idéologiques de la tentation impérialiste.
Pour cela, on peut s’appuyer sur trois exemples :
• L’impérialisme américain,
• La montée du pangermanisme en Allemagne à la fin du XIXe siècle,
• Les relations de la Grande-Bretagne avec son empire colonial.
Des éléments communs dans ces trois situations fort différentes apparaissent,
qui permettent de cerner les aspects idéologiques de l’impérialisme.

a. Montée du nationalisme et idéal patriotique


Si l’on s’en réfère au cas des États-Unis, la guerre de Sécession était née de
réelles fractures au sein de la nation américaine. Il y avait un conflit idéologique
entre le Nord et le Sud, fondé sur les divergences d’intérêts économiques (le Nord
protectionniste voulait soutenir son industrie, alors que le Sud libre-échangiste
avait besoin des échanges internationaux pour importer de l’outillage et exporter
son coton). Ces divergences se cristallisèrent autour de thèmes plus idéologiques,
comme l’esclavage. Mais à la fin de la guerre, l’unité nationale prévaut, les républi-
cains s’installent durablement au pouvoir. Cette unité retrouvée va s’accompagner
d’une poussée nationaliste, bien présente au moment du conflit hispano-améri-
cain de 1898 : le président Théodore Roosevelt se lance avec enthousiasme dans le
combat. D’une façon générale, l’expansionnisme américain se fonde sur l’idée de la
Manifest destiny, idéologie selon laquelle il appartient aux États-Unis d’occuper tout
le continent américain, et peut-être même de se répandre dans le monde entier, car
il s’agit d’un peuple élu pour conduire le monde vers sa régénération. Cette idée
est elle-même sous-tendue par l’idée d’une supériorité naturelle ou biologique des
Anglo-Saxons.
En Allemagne, la montée du nationalisme accompagne la construction de l’unité
allemande sous l’influence de Bismarck. Ce nationalisme est remarquablement
homogène, il s’exprime de manière semblable dans les réflexions théoriques des
intellectuels, dans l’action des gouvernants, et dans les idées populaires. Il est fondé

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sur trois idées corrélées. D’une part, l’Allemagne a une mission qu’elle seule peut
accomplir, elle a une destinée. D’autre part, il y aurait une supériorité biologique
de la race allemande, dans sa nature et ses caractères, qui la rend apte à diriger les
affaires du monde entier. On notera que ces deux thèmes se trouvent également
présents à l’origine de la montée du nationalisme aux États-Unis. A cela s’ajoute la
fierté face au double héritage historique prussien et allemand, émaillé d’épisodes
glorieux comme l’Ordre teutonique, le règne de Frédéric II, le Saint-Empire ou les
succès de la Hanse. Ces idées suscitent un puissant sentiment nationaliste, qui va
même parfois jusqu’au pangermanisme c’est-à-dire la volonté de reconstituer l’unité
de tous les peuples unis par la langue germanique ou l’esprit germanique. Ces senti-
ments nationalistes se traduisent par une idéalisation de la guerre, vue non seule-
ment comme inévitable mais aussi comme bienfaisante.

b. Idéal humanitaire
Dans leurs relations avec leur empire colonial, les Anglais vont mêler étroitement
le sens de leurs intérêts à un sentiment aigu de responsabilité à l’égard de l’huma-
nité dans son ensemble. Les impérialistes les plus actifs parlent certes de marchan-
dises, mais surtout de morale, de civilisation. Il y aurait, selon eux, une mission
confiée à la Grande-Bretagne, porter la lumière et la civilisation jusqu’aux endroits
les plus reculés en se mettant au service des hommes qui y vivent, même au prix
des plus durs labeurs. Il y a donc une destinée impériale de l’Angleterre qui n’est
pas uniquement liée à la domination, mais plus généralement à un devoir altruiste.
Cela se perçoit bien lorsqu’en 1899, Rudyard Kipling publie The White man’s burden
(« Le fardeau de l’homme blanc » — traduction réalisée par nos soins) :
Charge-toi du fardeau de l’Homme Blanc,
Envoie au loin l’élite que tu auras engendrée,
Que tes fils épousent l’exil
Pour servir les besoins de tes captifs,
Pour, lourdement harnachés, veiller
Sur les peuples nomades et sauvages,
Tes sombres peuples récemment conquis,
Mi-démons, mi-enfants.
Ces vers qui choquent aujourd’hui par le mépris qui transparaît envers les popula-
tions locales, traduisent pourtant l’idée que la colonisation n’est pas menée pour le
seul profit des Britanniques, mais leur impose aussi le devoir de porter les peuples
conquis, de les assister, et que ce devoir n’est pas facilement rempli.

2. Facteurs économiques
a. Sentiment d’inquiétude
La conversion de l’Angleterre à l’impérialisme est un réflexe de nation inquiète. Ces
craintes sont fondées d’abord sur des données démographiques : en 1891, l’Angleterre
compte 38 millions d’habitants, mais l’Allemagne en compte 50 millions, et la Russie
environ 100 millions ; le pays se sent donc menacé par ces empires continentaux.

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En outre les résultats économiques en demi-teinte font prendre conscience de la


nécessité de conquérir de nouveaux marchés. En cela l’impérialisme anglais naît
d’abord comme défense de l’Empire ; ce n’est que dans un deuxième temps qu’il
évoluera vers une politique d’expansion, voire d’agression. En témoigne le discours
de Disraeli, le puissant premier ministre de la reine Victoria, au Crystal Palace en
1872 : il préconise une rupture avec la politique prudente et économe de non-in-
tervention en matière coloniale qui prévalait jusque-là car il la juge contraire aux
intérêts de la nation, et il associe cette politique coloniale à une nécessaire régéné-
ration de la vigueur et de la force britanniques. Il y a donc concomitance, par l’impé-
rialisme, entre la sauvegarde économique et l’idéalisme patriotique.

b. Nécessité du colonialisme
En outre, avec le basculement de la puissance militaire vers la puissance écono-
mique né de la pacification de l’Europe après Napoléon, ce ne sont plus les armées qui
créent la puissance mais les territoires, les ressources naturelles et la main-d’œuvre.
C’est pourquoi l’impérialisme va avoir pour terrain privilégié l’Afrique, et dans
une moindre mesure l’Asie.
Les côtes de l’Afrique sont explorées par les Européens dès le XVe siècle. Du
XVIe au XVIIIe siècle, l’Afrique est au cœur du commerce triangulaire : des esclaves
africains sont achetés par les Européens et envoyés en Amérique pour participer à
la colonisation du continent américain. Mais l’esclavage est aboli autour de 1850
dans les puissances européennes.
C’est pourquoi succède au commerce esclavagiste une colonisation de l’Afrique,
à partir de la fin du XIXe siècle : jusqu’alors lieu d’approvisionnement en esclaves et
marchandises, le continent africain, dont seules les côtes étaient connues, devient
un espace à explorer et à conquérir pour que les puissances européennes puissent
s’approprier ses ressources naturelles. Les comptoirs commerciaux établis pour
commercer ne suffisent plus, il faut annexer les territoires – sans souci des peuples
qui les occupent, de leur culture, de leurs institutions politiques. Les expéditions de
conquête, soutenues par les explorations géographiques et les missions religieuses,
se multiplient au cœur du continent africain, à la recherche de richesses minières à
exploiter, et soumettent rapidement les territoires. C’est l’époque de la « course au
clocher » où chaque puissance coloniale cherche à conquérir le plus de territoires ;
l’expansion devient un but politique permanent et suprême.
Cette colonisation ne prend pas en compte les intérêts des peuples et territoires
conquis. C’est pourquoi les puissances coloniales du XIXe siècle ne peuvent être
comparées aux bâtisseurs d’Empire que furent les Romains, car les colonies furent
exploitées de manière particulièrement brutale dans la plupart des cas. Ce fut en
particulier le cas au Congo qui suscite de vives rivalités. La conférence de Berlin,
organisée sous l’égide de Bismarck en 1884-1885 pour régler cette question, réunit
quatorze puissances occidentales et établit les règles de partage de la zone ainsi
que les frontières des puissances coloniales : le nord-ouest du Congo est attribué à
la France et baptisé Congo-Brazzaville, le reste du territoire devient la possession
personnelle du roi des Belges, Léopold II, qui entreprend de mettre le territoire en

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coupe réglée pour s’approvisionner en caoutchouc et en ivoire. La gestion violente de


la zone suscite rapidement de vives critiques dans la presse européenne, qui demande
la fin du monopole royal. Le roi cède l’administration de la zone à la Belgique en
1908 : c’est la naissance du Congo belge qui ne devient indépendant qu’en 1960.

3. Facteurs politico-économiques
Pour Hannah Arendt, la montée en puissance de la bourgeoisie, corrélée à la
dissolution pour cette même bourgeoisie du concept d’État-nation1 qui ne répon-
dait plus à ses aspirations capitalistes, constitue le fondement de l’impérialisme.
En effet, la bourgeoisie capitaliste du XIXe siècle a pour objectif premier l’accrois-
sement de la production et l’élargissement des marchés économiques. Or, cette
croissance se trouvait limitée par les frontières nationales, ce qui a conduit la classe
bourgeoise à imposer aux gouvernements l’expansion, c’est-à-dire l’impérialisme,
comme modalité première de la conduite des affaires étrangères. Or, une telle
expansion est contradictoire dans ses principes mêmes avec l’État-nation. Celui-ci
repose en effet, dit Arendt, sur le « consentement authentique » de tous, unanimité
qui ne peut se concevoir qu’à une échelle locale, identifiée, et qui ne peut s’expor-
ter ; au fond l’État-nation ne recherche pas le pouvoir pour le pouvoir, mais au
service d’une communauté nationale, alors que l’impérialisme fait de l’avènement
du pouvoir « l’unique contenu de la politique », et de l’expansion « son unique but »,
pour reprendre les termes d’Arendt (Origines du totalitarisme, « L’impérialisme »).

Conclusion
L’impérialisme est une notion politique fondamentale du monde moderne. Malgré
son nom, il n’a presque rien à voir avec la constitution de grands empires comme
l’empire romain ou celui de Charlemagne. Il représente plutôt une dérive du politique,
une réponse défaillante à des problématiques idéologiques, économiques et politi-
co-économiques, se traduisant par des politiques de conquête territoriale d’une
grande violence.

ْ Prolongements

Après la Première Guerre mondiale, les belligérants se renvoient les uns et les
autres à leurs responsabilités, s’accusant mutuellement de militarisme, de nationa-
lisme, d’impérialisme. Lénine adopte pour sa part une attitude radicalement différente.

1. Pour Hannah Arendt, la bourgeoisie du XIXe siècle va se détourner de l’État-nation, s’en affranchir,
en lui laissant pour domaine de responsabilité la seule organisation politique (un « État »
en forme de coquille vide, donc), et en s’appropriant la puissance d’action, principalement
économique, de la « nation » pour la détourner à son seul profit.

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Il ne s’en prend pas à l’impérialisme de telle ou telle nation, mais à l’impérialisme


capitaliste dans son ensemble, en théorisant le capitalisme comme un système
générant des contradictions irréductibles, qui conduisent mécaniquement à l’impé-
rialisme et donc à la guerre. C’est pourquoi, pour Lénine, la guerre représente l’écla-
tement du monde capitaliste, la fin d’un système ; il faut donc lui substituer un autre
système, le communisme, dont il va théoriser les principes et les moyens d’action.
Dans la réflexion qu’elle mène sur les origines du totalitarisme, Hannah Arendt
propose de voir l’impérialisme du XIXe siècle comme un modèle, une structure,
ayant institué et fait fonctionner les principes qui s’appliquèrent ensuite dans les
régimes totalitaires, nazisme et stalinisme. Les concepts de race et de bureaucratie,
qui sont au cœur du processus totalitaire, naissent à partir de l’expérience coloniale.
Les outils de la domination des peuples occidentaux sur les peuples colonisés, en
particulier en Afrique, ont ainsi été la matrice à partir de laquelle la domination
totalitaire a pu se concrétiser. Le totalitarisme est donc engendré, pour Arendt, par
l’histoire de l’Occident et par la relation qu’il a entretenue avec cette altérité radicale
des peuples colonisés.
Plus tard, dans une Préface ajoutée à son ouvrage en 1967, Arendt considère
les violences de la guerre froide, entre Russes et Américains, comme une résur-
gence de l’impérialisme. Si elle écrivait aujourd’hui, sans doute intègrerait-elle à
sa réflexion d’autres dimensions de l’impérialisme, plus contemporaines : impéria-
lisme économique, avec au premier rang celui des États-Unis mais aussi celui de la
Chine ; impérialisme idéologique qui masque certains affrontements géopolitiques
à grande échelle, entre la Russie et les États-Unis, entre les pays de l’ancien bloc
communiste et le monde occidental (avec la montée en puissance là encore de la
Chine ou d’autres pays comme la Corée du Nord) ; impérialisme religieux, polymorphe
et difficile à saisir avec la présence sur le devant de la scène internationale des
puissances du Moyen-Orient qui se prévalent de la diffusion de l’islam pour asseoir
leur puissance politique, grandement soutenues par les moyens colossaux qu’elles
tirent de l’exploitation du pétrole.

Texte sur l’impérialisme

Hannah Arendt
1 Les origines du totalitarisme, Chap. 2 « L’impérialisme », Traduction Martine Leiris
et Hélène Frappat.

Pour l’Europe, l’événement majeur de l’ère impérialiste sur le plan de la politique


intérieure fut l’émancipation politique de la bourgeoisie, jusque-là seule classe
dans l’histoire à avoir obtenu la domination économique sans briguer l’auto-
rité politique. […] C’est seulement au moment où la structure de l’État-nation se
révéla impropre à permettre à l’économie capitaliste de poursuivre son expansion
que l’État et la société passèrent du conflit latent à la guerre pour le pouvoir. […]
Impérialisme ne signifie pas construction d’un empire, et expansion ne signi-
fie pas conquête. Les conquérants britanniques, ces vieux « briseurs de lois en
Inde » (Burke) avaient peu de choses en commun avec les exportateurs de devises

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L’impérialisme – 253

britanniques ou les administrateurs des peuples de l’Inde. Si ces derniers s’étaient


mis à faire des lois au lieu d’appliquer des décrets, ils auraient pu devenir des
bâtisseurs d’empire.

CM 26 Impérialisme

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L’IMPRESSIONNISME

ώ Frise chronologique n° 23

ْ 1862 ْ 1872
Manet, le Déjeuner sur l’herbe. Monet Impression soleil levant.
ْ 1863 ْ 1874
Le Salon des refusés, première Exposition dans l’atelier de Nadar,
exposition des « Indépendants » naissance du nom « impressionnisme. »
au Palais de l’Industrie. ْ 1886
Dernière exposition impressionniste.

Introduction
L’impressionnisme, mouvement particulièrement français, est essentiel dans
l’histoire de l’art et dans son évolution vers les formes abstraites. Le terme même
d’« impressionnisme » est attribué au critique d’art Louis Leroy. Découvrant l’expo-
sition de toiles de Monet et d’autres peintres « indépendants » dans l’atelier du
photographe Nadar en 1874, il écrit : « Que représente cette toile ? Impression !
Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi puisque je suis impressionné, il doit y
avoir de l’impression là-dedans ». Le mot s’appuie sur le titre proposé par Monet en
1872 pour sa célèbre toile « Impression, soleil levant ».
Au XIXe siècle, une série de modifications dans les rapports à l’art et au créateur
permettent de comprendre comment et pourquoi sont apparues de nouvelles concep-
tions des œuvres et de leurs modes de réalisation. L’atelier traditionnel perd de son
importance. La plupart des peintres sont formés dans des « écoles » par un maître
reconnu qui crée souvent en plein accord avec l’académisme. Si, au début des années
1860, les jeunes Monet, Bazille, Sisley, Renoir et Pissarro se rencontrent à l’Ate-
lier Suisse, Quai des Orfèvres, c’est toutefois surtout pour y travailler sans grandes

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L’impressionnisme – 255

dépenses et sans devoir subir les contraintes d’un maître. Si celui de Gleyre, aux
Beaux-Arts, laissait une certaine autonomie créatrice aux élèves, c’est cependant
hors de ces endroits clos que se rendirent rapidement les futurs impressionnistes. En
effet, considéré comme un sanctuaire bourgeois englué dans une habitude scléro-
sante, l’atelier, ancien haut lieu technique et théorique, laisse place à un plus vaste
espace : la nature et le plein air. L’impressionnisme en tire sa matière première et
essentielle : la lumière. Les artistes sortent de la ville, de l’univers urbain et voyagent
à la campagne (en Ile de France mais aussi en Normandie et en Bretagne). Rappelons,
enfin, que l’invention des tubes de couleur et de chevalets portatifs permet aux
peintres de quitter leur intérieur, d’emporter un équipement léger, d’être autonomes.
L’apparition du marchand-galeriste introduit une manière différente de considérer
les tableaux, ils deviennent, en effet, des placements financiers intéressants. Ainsi,
avec Paul Durand-Ruel qui inaugure à Paris cette nouvelle profession, se développe
un acteur devenu essentiel puisqu’il introduit un marché diversifié. On peut s’endetter
pour investir dans des œuvres dont on espère tirer ensuite un bénéfice remarquable.
Vitrine, lieu de rencontres et de commerce, la galerie d’art devient incontournable.
Les premiers galeristes investissent dans les œuvres des impressionnistes, contri-
buant à leur développement et à leur renommée.

I. Les origines
Les impressionnistes cherchent à rendre compte de la lumière, de ses jeux et de
ses variations. Ils s’inspirent cependant beaucoup des travaux de leurs prédécesseurs.

1. Les précurseurs
a) Les « maîtres » de la nouveauté artistique du début du siècle les condui-
sirent à s’intéresser à la couleur et aux jeux de lumière. Monet et ses amis copient
les grands peintres exposés au Louvre, se confrontent à leurs éminents prédéces-
seurs. Delacroix, tant vanté par Baudelaire notamment, leur montre la voie. Manet
lui demande l’autorisation de copier sa Barque de Dante, Degas collectionne plus de
deux cents de ses œuvres, Cézanne même admire son utilisation du rouge et peint,
entre 1890 et 1894, une Apothéose de Delacroix. Il s’y représente en bas, accompa-
gné de Monet et de Pissarro. Corot, pour Degas et Monet est « le seul maître », « le
plus grand » parce que ses paysages révèlent un travail sur la lumière, les tonali-
tés et leurs variations.
b) La peinture est désormais pratiquée en plein air ; les peintres se déplacent
à la campagne et, loin des villes industrialisées, redécouvrent champs et forêts.
À Barbizon, à partir de 1830, notamment, les « paysagistes » avaient déjà rompu avec
le néoclassicisme à la mode. Corot y séjourne, comme Millet, Courbet ou Théodore
Rousseau. Il faut ajouter à cette influence celle des anglais, dont William Turner, forte-
ment admiré pour ses effets de lumière, de couleur, de brouillard et de brouillage.

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256 – L’impressionnisme

2. Les Impressionnistes et les Salons


L’art « académique », officiel, se déploie et s’affirme au cours du Salon annuel
organisé par l’Académie des Beaux-Arts. Seules les toiles conventionnelles, corres-
pondant au goût « bourgeois », y sont proposées. Il existe une hiérarchie des genres
qui détermine le choix des peintures acceptées. Les sujets « bas » y sont proscrits.
Ainsi, certains tableaux de Courbet ou le célèbre Déjeuner sur l’herbe de Manet sont
refusés entre 1846 et 1863. Cette année-là trois mille autres tableaux furent rejetés…
Pour être connus, les « indépendants » doivent être montrés. Le 15 mai 1863,
s’ouvre à Paris, avec l’autorisation de Napoléon III, le Salon des refusés. Il permet
à 1200 œuvres d’être exposées, sans jury ni évaluation ni récompense. Il fut le
premier d’une série d’exhibitions de « refusés » qui eut lieu de 1864 à 1886. Enfin,
leurs œuvres étant encore rejetées par le Salon officiel, les peintres « indépendants »
(qui deviendront les Impressionnistes) décident, en 1874, d’organiser une exposition
parallèle, en marge, dans l’atelier du photographe Nadar, boulevard des Capucines,
le 15 avril. Il faut noter l’importance de l’apport de la photographie dans le dévelop-
pement d’une nouvelle manière d’approcher la peinture. Celle-ci, en effet, grâce à
l’apparition de cette nouvelle technologie et donc à une nouvelle approche esthé-
tique, n’a plus à se préoccuper de la reproduction fidèle du réel ou de la nature.
Le peintre est désormais libre de se consacrer à l’expression de l’individualité, aux
formes, aux couleurs.
Les violentes critiques qui ont accompagné ces expositions sont à l’origine, égale-
ment, du succès qui suivit.

II. Une révolution artistique

1. Un contexte propice aux changements


Le XIXe siècle est une époque de bouleversements sociaux, politiques et culturels.
La révolution industrielle offre de nouveaux moyens aux artistes. L’invention d’équi-
pements portatifs leur permet de quitter les ateliers et de peintre en pleine nature.
Le développement du transport ferroviaire leur ouvre la possibilité de voyager loin,
plus facilement et plus rapidement, d’aller vers la mer, par exemple. La modernité
entre de plain-pied dans l’art. Avec Baudelaire et Delacroix, les artistes, conscients
du temps, de son écoulement et des modifications qu’il implique, considèrent néces-
saire d’en rendre compte différemment. La grande nouveauté apportée par l’impres-
sionnisme est donc de s’intéresser aux changements : la nature est le lieu idéal
puisque les saisons, les heures, le climat en déterminent pleinement des aspects
changeants. Ainsi, brouillard, neige, jeux de lumière du soleil, reflets sur l’eau, ciels
tourmentés deviennent autre chose que des éléments de décor.

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L’impressionnisme – 257

Ils constituent l’œuvre même. Il s’agit de donner à voir la puissance transforma-


trice de l’écoulement temporel, du changement horaire, des variations de lumière.
Refusant de soumettre leur talent à une idéologie dominante et de se plier à des
règles uniquement fondées à leurs yeux sur la tradition, les artistes créent donc une
nouvelle approche artistique et rendent compte d’impressions.
b) Le japonisme, à la mode à partir de 1862 environ, contribue à des modifi-
cations thématiques dans le domaine pictural. Fortuitement découvertes comme
simples papiers d’emballage grâce au développement du commerce entre le Japon,
les États-Unis et l’Europe, les estampes japonaises offrent des motifs à la fois
nouveaux, modernes et colorés. L’Exposition universelle de 1867 mit également au
goût du jour les paravents, les émaux, les porcelaines. Les collectionneurs créèrent
une « mode japonaise » qui resta parfois superficielle et perdit de son authenti-
cité en se mêlant au goût pour les « Chinoiseries ». Les peintres, eux, s’en inspirè-
rent et introduisirent certains aspects dans leurs propres créations. Présentant des
perspectives audacieuses, des formats en hauteur, des maisons de plaisirs, des rues
animées, des paysages écrasés de soleil ou noyés sous une pluie diluvienne, les
estampes japonaises sont souvent constituées en séries déclinant tous les moments
et tous les aspects de ces thèmes. Les impressionnistes seront fascinés par les jeux
de couleurs, de lumière, par les perspectives et les cadrages originaux, par l’impres-
sion de variabilité, de mutabilité qui se dégagent de ces travaux.
c) Les découvertes scientifiques apportent également leur contribution à la
naissance de ces nouveautés artistiques. Les recherches d’Eugène Chevreul sur la
couleur, sur la décomposition par le prisme, sur le cercle chromatique conduisent
les peintres à considérer que tout est coloré et à s’intéresser aux couleurs dites
« complémentaires ».1 La couleur, depuis le Moyen Âge pouvait avoir des valeurs
symboliques, mais elle restait confinée au remplissage de formes, de volumes, de
lignes selon le principe de « l’Ars superante materiam », c’est-à-dire du « triomphe
de l’art sur la matière ». Avec l’impressionnisme, la couleur n’est plus un attribut
extérieur de l’objet, elle est la chose elle-même. La réalité n’est donc que change-
ment. Cela contribue aux choix des œuvres, au goût pour les séries qui marqueront
l’impressionnisme.

2. Des principes fondateurs


L’art n’est pas, pour les impressionnistes, une simple reproduction, une mimèsis,
de la réalité. Il est la traduction, par la main, de ce que l’œil distingue.

a. « L’œil, une main  »


La célèbre formule de Manet rend compte de la conception impressionniste. Dans
un contexte scientiste et évolutionniste, l’art doit aussi rendre compte des métamor-
phoses, des variations. Le geste est donc conçu comme devant être immédiat, lié à
l’impression spontanée, le tracé est instantané et rend immédiatement compte de

1. Les couleurs dites « complémentaires » sont celles qui se trouvent à l’opposé sur le cercle
chromatique. Elles se mettent en valeur et, une fois mélangées, produisent du gris.

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258 – L’impressionnisme

ce que l’œil voit à un instant précis. Le peintre cherche à produire une impression,
une émotion dans la conscience de son spectateur ; pour cela, il ne fait appel qu’à
la vue, qu’à la sensation (et non à l’analyse). La peinture en plein air apparaît ici
comme fondamentale : elle permet, hors de l’atelier, de rester longtemps devant le
motif choisi, d’en observer les variations lumineuses et les changements de teintes,
de rendre compte des éclairages naturels, de jouer avec les ombres, les lueurs, les
contre-jours… Ces innovations leur valurent entre 1874 et 1880 des critiques acerbes,
des accusations d’incompétence. On compara leur travail à des gribouillages, et
l’on pourfendit leurs « sujets indignes ». Louis Leroy, par exemple, remarqua que ce
« sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile sale ». Il ajouta
que « cela n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière »1.

b. La liberté créatrice
Elle est ainsi la caractéristique essentielle de l’impressionnisme. Les peintres
voyagent partout en France, observent sur place les forêts, la campagne, les rivages
des fleuves ou des mers. L’Ile de France et les côtes françaises, normandes surtout,
deviennent essentielles. Argenteuil, Pontoise, Fontainebleau, Honfleur, Le Havre
servent de décor et de supports aux œuvres. Les sujets sont totalement séparés des
« genres » académiques2. Le brouillard londonien, les gares, haut-lieux de la moder-
nité, s’ajoutent notamment à cet arsenal thématique riche. Pour certains d’entre
eux, Manet plus particulièrement, la peinture n’exprime rien d’autre qu’elle-même.
Cet autotélisme affirmé, qui l’éloigne des œuvres glorificatrices commandées par
de riches mécènes, attire autour de lui un grand nombre de créateurs. « L’école des
Batignolles » qui se réunit tout près de chez lui, dans un café, avenue de Clichy,
réunit Monet, Sisley, Bazille, Renoir, Pissarro, Fantin-Latour, Degas, mais aussi Zola
et Duranty notamment. Le groupe affirme des idées novatrices, recherche les tons
clairs, les effets de lumière. Chaque artiste, au nom de cette liberté, choisit ses
thèmes, sa technique, tous privilégient la lumière et ses jeux mais chacun poursuit
sa propre voie. L’artiste est libre de peindre ce qu’il voit et non « ce qu’il plaît aux
autres de voir » selon la formule célèbre de Manet. Degas s’intéresse aux danseuses,
au nu, Sisley aux paysages de Moret-sur-Loing, Renoir à la vie populaire des quartiers
parisiens, aux bals des environs de Bougival par exemple, Bazille aux figures en plein
air, Pissarro aux paysages de neige, Monet aux séries…

1. 35. L. Leroy, Le Charivari, 1874.


2. Ces genres sont organisés hiérarchiquement depuis la Renaissance, et leur hiérarchie théorisée
par Félibien en 1658 dans sa Préface de l’Académie royale de peinture et de sculpture (publ. 1667).
Il s’agit d’abord de représentations de l’Histoire (religieuse ou mythologique, puis les faits
historiques), ensuite du portrait, de la scène de « genre » (représentant la vie quotidienne,
des moments de vie familiale ou des anecdotes populaires), enfin, du paysage et de la nature
morte (à laquelle on ajoute la peinture animalière).

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L’impressionnisme – 259

c. Des motifs privilégiés


Les sujets impressionnistes choquent beaucoup leurs contemporains. Oubliant les
grandes scènes historiques — le genre « supérieur » — ils privilégient les paysages
et les scènes de genre. Ils donnent à voir des lieux simples, populaires, fréquentés
par le peuple comme les guinguettes, les bals mais aussi ceux du travail comme les
lavoirs. Ils montrent des moments intimes : habillage, toilette…
L’instant, le mouvement, dans leur éphémèrité, passionnent les peintres. Il est
nécessaire de rendre compte des variations, des transformations dues aux change-
ments d’heure, d’éclairage. La neige est intéressante parce qu’elle révèle mieux les
couleurs et les formes, le soleil est essentiel parce que, en fonction de sa hauteur et
de sa luminosité, il modifie profondément la perception de la nature. La technique
picturale doit donc être mise au service de la fixation de la vision fugitive du peintre.

d. Une technique violemment critiquée


Désirant représenter le changement, l’éphémère et le « pris sur le vif », les
impressionnistes captent donc rapidement « l’impression » de l’instant. Pour cela,
ils ne cherchent pas la précision du dessin ni du trait, l’œil saisit une totalité, pas
des détails. La main rend donc compte de cette saisie d’ensemble par des touches
rapides. C’est la juxtaposition des couleurs qui confère du volume, une forme aux
choses, le dessin, les contours disparaissent presque toujours. À partir des travaux
de Chevreul, les impressionnistes travaillent en appliquant le principe de la division
des tons. C’est le mélange optique des couleurs juxtaposées qui crée un coloris et
une forme. Les « divisionnistes », peintres postimpressionnistes comme Georges
Seurat, systématiseront le procédé. Les critiques y voient une facilité, un inachève-
ment coupable, parfois une absence de don ou de talent. En fait, il ne s’agit que de
rendre compte d’un instant éphémère, qui passe vite et dont la retranscription fidèle
exige ces traits rapides, peu soucieux des détails, ces aplats de couleur.1 La couleur
reçoit une dimension stylistique. Elle n’est plus un simple remplissage des formes,
elle devient autonome, sujet même du tableau. La série, souvent vue comme une
répétition sans intérêt par leurs détracteurs, correspond à ce même désir de rendre
fidèlement compte des instants fugitifs, des variations de lumière et de couleur selon
l’éclairage, le climat, l’heure… Ainsi, Monet peint-il vingt-quatre toiles représentant
des peupliers durant l’été 1891, trente vues de la cathédrale de Rouen entre 1892
et 1894, et deux cent cinquante peintures à l’huile représentant les nymphéas…
À propos des vues du portail de Rouen, Clémenceau, ami fidèle du peintre, écrit
qu’il s’agit « vraiment (d’) une conception nouvelle et de la sensation et de l’expression ».
Cernant parfaitement les enjeux de cette technique, il ajoute que « l’objet obscur en soi
reçoit du soleil toute vie, tout pouvoir d’impression visuelle. « .2

1. C’est pour cette raison que l’on considère les impressionnistes comme les précurseurs des
peintres abstraits. cf. Fiche « abstraction » p. 15.
2. G. Clémenceau, « Révolutions de Cathédrales », article paru dans La Justice, 20 mai 1895.

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260 – L’impressionnisme

3. Un mouvement riche de personnalités variées


Les grands noms du mouvement sont célèbres. Manet, Degas, Monet, Renoir sont
indiscutablement présentés comme les représentants les plus connus.
a) Monet est, sans conteste, celui qui contribua le plus au développement du
mouvement. Choisissant d’emblée des sujets simples, paysages, natures mortes,
intérieurs familiaux, bannissant le noir et le remplaçant par le bleu, il cherche à
valoriser l’harmonie entre la couleur et la lumière, rejetant la ligne et préférant
les touches colorées aux étendues rigides. Pissarro, Sisley et Bazille puis Renoir le
suivirent. Manet, formé à l’École des Beaux-Arts, rejoignit le groupe mais en conser-
vant davantage ses acquis « classiques », comme Degas. Cézanne exposa souvent
avec eux, adoptant leur choix du plein air mais il s’éloigna ensuite du mouvement.1
Leurs contemporains les assimilèrent souvent aux réalistes ou aux naturalistes
parce qu’ils cherchaient leurs thèmes dans la nature et dans la réalité sans ajouter
la moindre dimension spirituelle ou la recherche d’une quelconque signification.
En outre, peu soucieux de respecter les classes sociales — même lorsqu’ils étaient
riches ou fréquentaient l’aristocratie, comme Manet — ils transgressaient les limites
admises en représentant la vie ordinaire, les milieux interlopes, les hommes sans
pose ni recherche, les travailleurs en action, la nudité…
b) Si l’impressionnisme est un mouvement, chacun des artistes qui le composent
demeure original et totalement libre. Leur travail diverge souvent des principes fonda-
teurs du mouvement, Renoir se convertit un temps au dessin et à la sculpture, Pissarro
se concentre sur la nature quand Degas, riche parisien, s’intéresse aux gestes, aux
corps… Il faudrait aussi noter le rôle joué par une femme, Berthe Morisot. Belle-sœur
d’Edouard Manet, elle est aussi un peintre respecté et admiré par le groupe. Elle a,
en effet, fondé avec Monet, Renoir, Sisley, Pissarro et Degas le célèbre groupe des
« Artistes Anonymes Associés ». Mouvement d’avant-garde, précurseur de la Société
anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs, ce rassemblement revendique
une rupture totale avec les traditions. Berthe Morisot en est un élément actif et elle
est la seule femme exposée en 1874 chez Nadar. Malmenée par la critique, traitée
de « prostituée », d’aliénée, comme les autres impressionnistes elle est vilipendée
par la critique qui trouve sa peinture « féminine ».
Quelques oeuvres sont aujourd’hui célèbres et considérées comme essentielles ;
on ne citera que Le Déjeuner sur l’herbe de Manet (1863), Le Foyer de la danse à l’Opéra
de la rue Le Peletier de Degas (1872), Les Toits rouges de Pissarro (1877), Le Pont de
Moret de Sisley (1893), La Jeune Femme se poudrant de Berthe Morisot (1877), Le Bal
du moulin de la galette de Renoir (1876), tous visibles au musée d’Orsay. Les Nymphéas
de Monet (de 1883 à 1921, musée de l’Orangerie), La Scène d’été de Bazille (1869,
Fogg Art Museum, université de Harvard), La Place de l’Europe à Paris de Caillebotte
(1877, Institut d’Art de Chicago)…

1. Monet : 1840-1926 ; Pissarro : 1830-1903 ; Sisley : 1839-1899 ; Bazille : 1841-1870 ; Renoir :


1841-1919 ; Manet : 1832-1883 ; Degas : 1834-1917 ; Cézanne : 1839-1906.

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L’impressionnisme – 261

c) On considère également que l’impressionnisme s’inscrit dans l’histoire des


grandes collaborations amicales d’artistes. Refusés par l’académisme officiel et les
Salons, ils parvinrent à être exposés -connus puis admirés — grâce à une étroite
participation de tout un cercle de proches. Les galeristes sont au premier rang de
leurs partisans, Louis Martinet exposa Boulevard des Italiens une grande partie
de leurs créations, Paul Durand-Ruel et Georges Petit les défendirent en investis-
sant beaucoup sur leurs tableaux, Ambroise Vollard et le Père Martin les soutinrent
également par leurs nombreuses acquisitions et les expositions qu’ils organisèrent.
On peut aussi évoquer le nom de quelques grands soutiens, des médecins qui les
soignèrent et leur achetèrent des toiles (comme Paul-Ferdinand Gachet, Victor
Choquet), des chanteurs et compositeurs dont Jean-Baptiste Faure, des commerçants
(dont Eugène Murer, le restaurateur, ou Ernest Hoschédé, propriétaire d’un grand
magasin, le « Gagne-petit »), des politiciens dont le plus connu demeure Georges
Clémenceau, des artistes, écrivains, critiques comme Baudelaire, Zola, Champfleury,
Duret, Duranty….

Conclusion
On peut considérer que l’impressionnisme s’achève en 1886, avec la dernière
exposition qui est consacrée au mouvement. Van Gogh, Toulouse-Lautrec et Cézanne,
sans être impressionnistes, s’appuient sur leurs acquis et servent d’intermédiaires
entre eux et l’art moderne.

ْ Prolongements

Le « néo-impressionnisme » représenté par Seurat, Signac par exemple, se dirige


vers une forme plus « scientifique », cherchant une vérité et des principes, voulant
établir des « lois » plus strictes. Il s’agit toujours de peindre le mouvement mais en
l’analysant, donc en le figeant en partie.
Le pointillisme et le divisionnisme dont directement issus de ces approches.
D’autres peintres, les « post-impressionnistes » prolongeront ses ambitions en
travaillant sur les couleurs et les « touches », comme Cézanne ou Bonnard. En outre,
l’on considère que les recherches impressionnistes ont conduit vers l’abstraction et
l’art abstrait.
D’autres mouvements se définirent en opposition à l’impressionnisme. L’école de
Pont-Aven, autour de Gauguin, sceptique à l’égard des impressionnistes, tentera d’allier
le style, l’analyse et la sensation.. La couleur, toujours pure toutefois, est devenue
un moyen d’expression, un outil signifiant. Les « nabis » autour de Paul Sérusier se
définirent également face à eux en utilisant le chromatisme pour servir le mysticisme

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262 – L’impressionnisme

Textes sur l’impressionnisme

Michel Laclotte, Jean-Pierre Cuzin (dir.)


1 Dictionnaire de la peinture, La Peinture occidentale du Moyen Âge à nos jours,
Larousse, 1997.

« L’impressionnisme n’est pas une école mais d’abord une attitude commune de
quelques artistes devant les problèmes essentiels de leur art. Même lorsque les
moyens sont mis en commun et qu’ils sont proches les uns des autres, les résul-
tats restent profondément individualisés. C’est seulement à la faveur de courtes
périodes de travail commun, dans un site donné, qu’une vision collective se crée.
Les peintres qui ont participé à l’impressionnisme ne sont pas très nombreux, et,
pour chacun d’eux, il faut considérer l’ensemble de son œuvre. (…)
Mais les véritables précurseurs de cette nouvelle peinture sont d’une part
Daumier avec ses recherches de rythmes et d’autre part, Millet, les peintres de
Barbizon, Rousseau, Daubigny, Diaz, et enfin les peintres de la mer et de l’eau,
Boudin et Jongkind. »

Émile Zola
2 Notes Parisiennes, compte-rendu de l’Exposition Impressionniste, avril 1877.
« Je crois qu’il faut entendre par des peintres impressionnistes des peintres qui
peignent la réalité et qui se piquent de donner l’impression même de la nature,
qu’ils n’étudient pas dans ses détails, mais dans son ensemble. Il est certain qu’à
vingt pas on ne distingue nettement ni les yeux ni le nez d’un personnage. Pour
le rendre tel qu’on le voit, il ne faut pas le peindre avec les rides de la peau, mais
dans la vie de son attitude, avec l’air vibrant qui l’entoure. (…)
Je veux dire qu’il y a de véritables peintres, des artistes doués du plus grand
mérite. Ce qu’ils ont de commun entre eux, je l’ai dit, c’est une parenté de vision.
Ils voient tous la nature claire et gaie (…). Ils peignent le plein air, révolution dont
les conséquences seront immenses. Ils ont des colorations blondes, une harmo-
nie de tons extraordinaire, une originalité d’aspect très grande. (…)
La preuve que les peintres impressionnistes déterminent un mouvement,
c’est que le public tout en riant va voir en foule leur exposition. On y compte par
jour plus de cinq cents visiteurs. C’est un succès pour qui connaît les choses. Non
seulement les frais de l’exposition seront couverts, mais il y aura peut-être des
bénéfices. Bon courage et bon succès aux peintres impressionnistes ! »

Émile Zola
3 Le naturalisme au Salon, 1880.
« Les véritables révolutionnaires de la forme apparaissent avec M. Edouard
Manet, avec les impressionnistes, MM. Claude Monet, Renoir, Pissarro, Guillaumin,
d’autres encore. Ceux-ci se proposent de sortir de l’atelier où les peintres se sont
claquemurés depuis tant de siècles, et d’aller peindre en plein air, simple fait dont
les conséquences sont considérables. En plein air, la lumière n’est plus unique,
et ce sont dès lors des effets multiples qui diversifient et transforment radica-
lement les aspects des choses et des êtres. Cette étude de la lumière, dans ses

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L’impressionnisme – 263

mille décompositions et recompositions, est ce qu’on a appelé plus ou moins


proprement l’impressionnisme, parce qu’un tableau devient dès lors l’impression
d’un moment éprouvée devant la nature. (…) D’ailleurs, remarquez que l’évolu-
tion est la même en peinture que dans les lettres, comme je l’indiquais tout à
l’heure. Depuis le commencement du siècle, les peintres vont à la nature, et par
des étapes très sensibles. Aujourd’hui nos jeunes artistes ont fait un nouveau
pas vers le vrai, en voulant que les sujets baignassent dans la lumière réelle du
soleil, et non dans le jour faux de l’atelier ; c’est comme le chimiste, comme le
physicien qui retourne aux sources, en se plaçant dans les conditions mêmes des
phénomènes. Du moment qu’on veut faire de la vie, il faut bien prendre la vie
avec son mécanisme complet. De là, en peinture, la nécessité du plein air, de la
lumière étudiée dans ses causes et dans ses effets. Cela paraît simple à énoncer,
mais les difficultés commencent avec l’exécution. Et quelle stupéfaction pour le
public, lorsqu’on le place en face de certaines toiles peintes en plein air, à des
heures particulières ; il reste béant devant des herbes bleues, des terrains violets,
des arbres rouges, des eaux roulant toutes les bariolures du prisme. Cependant,
l’artiste a été consciencieux : il a peut-être, par réaction, exagéré un peu les tons
nouveaux que son œil a constatés ; mais l’observation au fond est d’une absolue
vérité, la nature n’a jamais eu la notation simplifiée et purement convention-
nelle que les traditions d’école lui donnent. De là, les rires de la foule en face
des tableaux impressionnistes, malgré la bonne foi et l’effort très naïf des jeunes
peintres. On les traite de farceurs, de charlatans se moquant du public et battant
la grosse caisse autour de leurs œuvres, lorsqu’ils sont au contraire des observa-
teurs sévères et convaincus. Ce qu’on paraît ignorer, c’est que la plupart de ces
lutteurs sont des hommes pauvres qui meurent à la peine, de misère et de lassi-
tude. Singuliers farceurs que ces martyrs de leurs croyances !
Voilà donc ce qu’apportent les peintres impressionnistes : une recherche plus
exacte des causes et des effets de la lumière, influant aussi bien sur le dessin
que sur la couleur. »

Joris-Karl Huysmans
4 L’Art moderne, 1883.
« L’école nouvelle proclamait cette vérité scientifique : que la grande lumière
décolore les tons, que la silhouette, que la couleur, par exemple, d’une maison ou
d’un arbre, peints dans une chambre close, diffèrent absolument de la silhouette
et de la couleur de la maison ou de l’arbre, peints sous le ciel même, dans le plein
air. Cette vérité, qui ne pouvait frapper les gens habitués aux jours plus ou moins
restreints des ateliers, devait forcément se manifester aux paysagistes qui, déser-
tant les hautes baies, obscurcies par des serges, peignaient au dehors, simple-
ment et sincèrement ! La nature qui les entourait. Cette tentative de rendre le
foisonnement des êtres et des choses dans la pulvérulence de la lumière ou de les
détacher avec leurs tons crus, sans dégradations, sans demi-teintes, dans certains
coups de soleil tombant droit, raccourcissant et supprimant presque les ombres,
comme dans les images des Japonais, a-t-elle abouti, à l’époque où elle fut osée ?
-presque jamais, je dois le dire. Partant d’un point de vue juste, observant avec
ferveur, -contrairement aux us de Corot qu’on signale, je ne sais pourquoi, comme
un précurseur, — l’aspect de la nature modifiée, suivant l’époque, suivant le climat,
suivant l’heure de la journée, suivant l’ardeur plus ou moins violente du soleil ou

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264 – L’impressionnisme

les menaces plus ou moins accentuées des pluies, ils ont erré, hésité, voulant,
comme Claude Monet, rendre les troubles de l’eau battue par les reflets mouvants
des rives. Ç’a été, là où la nature avait une délicieuse finesse de fugitives nuances,
une lourdeur écrasante, opaque. Ni le vitreux fluide de l’eau, jaspée par les taches
changeantes du ciel, fouettée par les cimes réfléchies des feuillages, vrillée par la
spirale du tronc d’arbre, paraissant tourner sur lui-même, en s’enfonçant ; ni, sur la
terre ferme, le flottant de l’arbre dont les contours se brouillent, quand le soleil
éclate derrière, n’ont été exprimés par l’un d’entre eux. Ces irisations, ces reflets,
ces vapeurs, ces poudroiements, se changeaient, sur leurs toiles, en une boue de
craie, hachée de bleu rude, de lilas criard, d’orange hargneux, de cruel rouge. »

Albert Wolf
5 Article publié dans Le Figaro, le 3 avril 1876, pour la deuxième exposition
impressionniste.
« La rue Le Pelletier a du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau
désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand Ruel une exposi-
tion qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui
décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés, s’offre un spectacle cruel.
Cinq ou six aliénés dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie
de l’ambition, s’y sont donné rendez vous pour exposer leur œuvre. (…)
Ces soi disant artistes s’intitulent les intransigeants, les impressionnistes ;
ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques
tons et signent le tout (…).
Faîtes donc comprendre à M. Pissarro que les arbres ne sont pas violets, que le
ciel n’est pas d’un ton beurre frais, que dans aucun pays on ne voit les choses qu’il
peint et qu’aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements ! Autant
perdre votre temps à vouloir faire comprendre à un fou, se croyant le pape, qu’il
habite les Batignolles et non le Vatican (…)
Essayez donc d’expliquer à M. Renoir que le torse d’une femme n’est pas un
amas de chairs en décomposition avec des taches vertes violacées qui dénotent
l’état de complète putréfaction dans un cadavre ! »

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L’impressionnisme – 265

CM 27 Le groupe impressionniste

CM 28 Le mouvement impressionniste

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L’INDE ET LE MONDE
INDO-EUROPÉEN

ώ Frise chronologique n° 24

ْ Ve siècle av. J.-C. ْ XIVe siècle


Hérodote décrit le royaume perse, L’explorateur berbère Ibn Battûta
dont l’Inde fait partie. voyage en Inde.
ْ 326 av. J.-C. ْ 1492
Alexandre le Grand atteint l’Indus. Christophe Colomb découvre
ْ Ve siècle apr. J.-C. l’Amérique en cherchant à rejoindre
Le chinois Faxian explore l’Inde. les Indes Orientales par voie maritime.

ْ Fin du XIIIe siècle ْ XIXe siècle


Marco Polo rentre de Chine par la route Étude comparée des langues d’Inde
maritime et longe les côtes de l’Inde. et d’Europe.
ْ 1930-1940
Travaux de Georges Dumézil
sur la mythologie comparée.

Introduction
Pour les hommes d’aujourd’hui l’Inde paraît être le comble de l’exotisme : les
voyageurs s’y pressent en quête de dépaysement, les hommes d’affaires y explorent
de nouvelles formes de relations de travail et les hommes politiques l’accueillent
comme un nouveau venu sur la scène internationale. Pourtant les relations entre
l’Europe et l’Inde sont anciennes, complexes, leur nature et leurs effets sont cachés
mais ont des influences très profondes sur nos modes de pensée.

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L’Inde et le monde Indo-Européen – 267

I. Un pays rêvé

1. Les Grecs et l’Inde


L’Inde est évoquée précocement dans les textes des écrivains grecs. Ainsi Hérodote
(Ve siècle av. J.-C.), le grand historien qui est en même temps géographe et ethno-
graphe, mentionne un certain nombre de faits relatifs à la région de l’Indus dans
son grand ouvrage intitulé Historia – c’est-à-dire L’Enquête en grec. Ses sources sont
perses, car le roi Darius 1er (550-486) avait étendu la domination de l’Empire perse
jusqu’à ces contrées où il avait ordonné un voyage d’exploration. La relation de ce
voyage par le navigateur grec Scylax de Caryanda est mentionnée par Hérodote
même si aucun texte n’a été conservé. Pour Hérodote, l’Indus représente l’extrémité
du monde connu et au-delà du fleuve, il ne signale plus qu’un désert : « Du côté du
levant, leur pays est sablonneux » (III, 98) – c’est en réalité le désert du Thar. Ce
qu’expose Hérodote à propos de ceux qu’il appelle les « Indiens » rend compte de
l’admiration qu’il éprouve pour eux. Certes, il s’agit d’éléments parfois très fantai-
sistes, mais le portrait est nettement laudatif. Ce sont des terres très peuplées (« Ils
sont de beaucoup le peuple le plus nombreux parmi tous ceux que nous connais-
sons », III, 94). Les peuples sont immensément riches, grâce à l’or qu’ils extraient
de terriers creusés par ce qu’Hérodote appelle « des fourmis qui n’ont pas tout à fait
la taille du chien, mais sont plus grandes qu’un renard » (III, 102) : vraisemblable-
ment des marmottes, qui peuvent effectivement en creusant leurs terriers ramener
à la surface des terres aurifères. Les dons de la nature sont nombreux et merveil-
leux : « une graine de la grosseur du millet, qui pousse sans être cultivée » (le riz),
des arbres qui portent « un fruit qui est fait d’une laine plus belle et plus solide que
celle des moutons » (le coton).
Le monde indien acquiert donc précocement dans l’imaginaire occidental une
aura de puissance et d’étrangeté qui fait son attrait.
Rien d’étonnant dès lors à ce que la geste d’Alexandre le Grand (356-323) l’ait
mené jusqu’en ces contrées bien propres à susciter le rêve du grand conquérant.
On connaît les grandes étapes de cette campagne militaire qui permit à Alexandre
de conquérir en dix ans le richissime empire perse, avant de mourir à Babylone à
seulement 33 ans : après l’Égypte, Alexandre ne cessa de progresser toujours plus
avant vers l’Est, jusqu’à l’Indus où il fit demi-tour. Cette marche obstinée vers des
contrées toujours plus lointaines a suscité des interrogations, car le personnage est
complexe, tout comme ses motivations. La légende suggère qu’il tourna une fois la
tête de son cheval Bucéphale vers l’Est, face au soleil levant, afin d’empêcher qu’il
soit effrayé par son ombre, et qu’il ne fit ensuite jamais demi-tour… Il fut surtout
conduit par la série de succès militaires qui lui permit de s’enfoncer toujours plus
avant dans les territoires dominés par les Perses. Ainsi son appétit de conquêtes et
son incroyable succès en tant que chef militaire lui permirent d’atteindre l’Indus. Il
fonda dans ces régions plusieurs villes qui portent son nom, une Alexandrie devenue

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268 – L’Inde et le monde Indo-Européen

Kandahar, Alexandrie du Caucase (près de Kaboul), une Alexandrie encore sur les
rives de l’Indus. Ce sont autant d’implantations permettant le commerce entre des
contrées très éloignées les unes des autres.
Mais c’est précisément là que s’achève sa conquête. L’historien Quinte-Curce
(Ier siècle apr. J.-C.), dans son Histoire d’Alexandre, rapporte qu’il était confronté à
la lassitude de ses soldats, épuisés par le séjour dans ces provinces orientales et
désorientés par la politique pro-perse que menait le souverain grec. Il franchit
l’Indus au printemps 326 av. J.-C. Il affronte le puissant roi Pôros dans une bataille
victorieuse, mais d’une grande violence : une pièce de monnaie antique montre
même Alexandre à cheval combattant Pôros juché sur un éléphant. Peu après, ses
soldats se révoltent et refusent de le suivre plus avant ; Alexandre accepte de faire
demi-tour. Il conquiert alors toute la vallée de l’Indus vers le sud, et rejoint l’océan
indien où ses soldats s’étonnent de découvrir les marées qu’ils n’observaient pas
sur les rives de la Méditerranée. Une partie de son armée regagne l’Ouest par voie
maritime, l’autre partie par une route terrestre.
Les effets de la conquête d’Alexandre le Grand se perçoivent dans le domaine
de l’art et en particulier dans ce qu’on appelle l’art gréco-bouddhique. En effet, la
présence des armées grecques aux rives de l’Indus avait permis une rencontre entre
l’art grec et l’art indien, rencontre qui s’est prolongée en une esthétique originale
combinant l’une et l’autre influences, qui a pu exister sur une période longue et
rayonner jusqu’en Chine et au Japon. Le point de rencontre se situe dans l’actuel
Pakistan, dans la région de Peshawar, une zone où des villes importantes servent
durant toute l’Antiquité au commerce international et aux échanges entre la Chine,
l’Inde et l’Occident. Cette zone a été occupée par les souverains grecs hellénis-
tiques à partir du milieu du IIIe siècle av. J.-C., soit dès après la mort d’Alexandre le
Grand. Lorsque son royaume est partagé entre ses plus proches compagnons, les
généraux qui l’accompagnaient dans ses conquêtes, l’Asie centrale revint en partage
à Séleucos Ier. Ensuite, certaines parties de l’immense empire séleucide font séces-
sion, en particulier les régions proches de l’Indus qui se constituèrent en royaume
gréco-bactrien. Le terme signale nettement sa double appartenance, géographique
à la Bactriane (zone couvrant à peu près l’Ouzbékistan, ainsi que le nord du Pakistan
et de l’Inde) et politique à la Grèce, puisque les souverains de ce royaume sont
d’abord des chefs militaires grecs en révolte contre les Séleucides, et ses habitants
des colons grecs installés dans la région depuis la conquête d’Alexandre le Grand.
Dans cette zone naît une esthétique hybride, gréco-bouddhique. Les bodhisattva ont
le visage d’Apollon. Surtout, c’est là que furent produites les premières représen-
tations humaines de Bouddha, qui empruntent certaines formes de l’art grec (par
exemple le drapé des vêtements ou le contrapposto, c’est-à-dire la pose légèrement
déhanchée qu’on voit dans la grande statuaire grecque). L’exemple le plus célèbre
de cet art était les bouddhas de Bâmiyân, trois statues monumentales situées en
Afghanistan, détruites par les talibans en 2001.

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L’Inde et le monde Indo-Européen – 269

2. Au Moyen Âge, des explorateurs et des récits


Les routes ouvertes par Alexandre le Grand sur terre et sur mer permettent encore
des échanges commerciaux entre l’empire romain et l’Inde, ainsi que la diffusion du
christianisme, mais cela reste limité. Les circulations sont ensuite bloquées à partir
du VIIIe siècle apr. J.-C. par la conquête musulmane.
Pourtant, dès le haut Moyen Âge, des contacts s’établissent à nouveau entre
l’Europe et l’Extrême Orient, Mongolie puis Chine. Ces voyages ont d’abord une visée
politique : les commanditaires sont les rois chrétiens et les papes qui cherchent à
nouer des contacts avec les souverains d’Orient pour étendre l’influence du christia-
nisme. Leurs desseins sont servis par de grands ambassadeurs, comme Marco Polo
(1254-1324) qui séjourne pendant dix-sept ans à la cour mongole de Kubilaï Khan,
petit-fils de Gengis Khan, laquelle cour est établie à Pékin depuis 1271. Il effectue
pour le compte du souverain diverses missions. L’une d’elle sera de ramener en Iran
une princesse qu’on destinait en mariage au roi de Perse. Fort des connaissances
acquises au cours de ses expéditions précédentes, Marco Polo fit valoir que la route
maritime serait la plus sûre. Il fit route à travers le golfe du Bengale puis le long
des côtes indiennes jusqu’à Ormuz, gagna Bagdad, puis Damas, et enfin Venise en
1295, après un quart de siècle d’absence.
Son récit, quoique limité aux régions côtières où il aborde dans ce long et difficile
périple de retour, évoque là encore richesses, merveilles et coutumes exotiques. Il
dépeint les pêcheurs de perles, ceux qui cherchent des diamants dans les nids des
aigles, un roi nu mais couvert de bijoux, ceux qui vénèrent les bœufs, les femmes qui
se jettent dans les bûchers de leurs maris, les plats faits avec les « feuilles sèches »
des « pommiers de Paradis » (les bananiers), le poivre, le gingembre, etc. Il témoigne
également de l’ancienneté des relations établies entre l’Europe et l’Inde, puisqu’il
mentionne le tombeau de l’apôtre Thomas, qu’on considère comme l’évangélisa-
teur de l’Inde où il se serait établi dès 52 apr. J.-C. Il y serait mort en martyr, aux
environs des années soixante-dix, sur l’actuel mont Saint-Thomas près de Chennai,
dont la basilique porte son nom et conserve son tombeau. Une « petite ville », selon
Marco Polo, qui écrit : « Son corps repose dans une petite ville où il y a de nombreux
chrétiens et mahométans, qui lui rendent les honneurs qui lui sont dus. Il vient peu
de marchands en cette ville-là, parce qu’il n’y a guère de négoce. »
L’intérieur de l’Inde est moins connu des explorateurs européens. D’autres ont
davantage circulé à l’intérieur des terres. C’est particulièrement le cas du moine
bouddhiste chinois Faxian ou Fa-Hsien (vers 337-422), pèlerin et auteur d’une des
premières et précieuses descriptions de l’Inde. Il en est de même pour ceux de
l’explorateur d’origine berbère Ibn Battûta, au XIVe siècle, qui effectua d’immenses
voyages dans toutes les zones où se manifestait l’influence de l’Islam et où se diffu-
sait la langue arabe. Mais leurs récits ne furent connus que tardivement en Europe.

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270 – L’Inde et le monde Indo-Européen

3. Le problème des échanges commerciaux


Les routes vers l’Est voient leur importance s’accroître au fur et à mesure du
développement économique des pays européens : il faut absolument importer soies,
épices, matériaux précieux pour répondre à la demande occidentale.
C’est donc le maintien de routes commerciales qui va devenir l’enjeu principal
à partir du XVe siècle. Or les routes terrestres qui existaient encore au Moyen Âge
traversent des territoires désormais sous domination musulmane, dont les souverains
entendent bien contrôler les revenus commerciaux. Ceci ne fait pas les affaires des
commerçants européens spécialisés dans les échanges avec l’Orient, c’est-à-dire avec
toutes ces contrées situées à l’est de l’Indus qu’on appelle alors les Indes Orientales.
C’est pourquoi les rois d’Europe entreprennent de financer des expéditions
maritimes vers l’Orient. Déjà, le prince Henri le Navigateur – riche mécène portugais
qui, en réalité, ne navigua jamais — avait lancé ses explorateurs le long des côtes
africaines. Entre 1487 et 1488, Bartolomeu Dias atteint le cap de Bonne-Espérance,
et Vasco de Gama atteint l’Inde en 1498 après avoir également contourné l’Afrique.
Mais l’expédition la plus fameuse est celle qui, en fin de compte, n’atteint pas son
objectif. C’est celle que dirige Christophe Colomb ; nourri des récits de Marco Polo
et des explorateurs du Moyen Âge, il se lance à travers l’Atlantique pour rejoindre
la partie la plus orientale du royaume mongol, ce qui lui permet de découvrir les
Caraïbes. Persuadé d’avoir rejoint les Indes Orientales, c’est le nom d’« Indiens » qu’il
donne aux habitants du pays qu’il découvre.

II. Deux civilisations sœurs


L’extraordinaire découverte du XIXe siècle est que l’Inde et l’Europe ont suivi des
développements autonomes à partir d’une source commune, touchant à la fois à la
langue et à la culture, qu’on appelle le monde indo-européen.

1. La langue
Au XIXe siècle, des linguistes se penchent sur les langues apparemment diverses
existant ou ayant existé dans le très vaste espace qui va de l’Inde à l’Europe de
l’Ouest. Ils confrontent en particulier le sanskrit, langue de l’Inde ancienne, aux
langues européennes anciennes comme le latin ou le grec. Ils découvrent un certain
nombre de points communs surprenants entre ces langues : par exemple, le mot
« père » se dit dans toute cette zone de façon très semblable (pater en latin, pitṛ en
sanskrit, Vater en allemand ou father en anglais qui sont des langues germaniques,
etc…). Ces similitudes portent à la fois sur le vocabulaire et sur la grammaire.

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L’Inde et le monde Indo-Européen – 271

Les correspondances apparaissent évidentes et nombreuses, et signifient que


ces langues sont parentes, elles ont eu une origine commune. C’est l’idée défen-
due dès le XVIIIe siècle par Sir William Jones (1746-1794), un orientaliste anglais.
Elle va être confirmée et développée de façon éclatante par les travaux des grands
linguistes du XIXe siècle.
C’est pourquoi est élaborée l’hypothèse de l’existence des Indo-Européens, peuple
originel qui aurait employé, à époque préhistorique, une langue unique appelée
indo-européen. Au fil de ses migrations, ce peuple se serait implanté successive-
ment dans toute cette vaste zone géographique, chaque zone de peuplement – et
donc chaque langue — évoluant ensuite de manière autonome.
La particularité de cette hypothèse est qu’elle n’est appuyée sur aucune trace
archéologique certaine ni sur aucun texte écrit : l’existence de ce peuple indo-eu-
ropéen n’est attestée que par la communauté linguistique constatée aujourd’hui
encore entre l’Inde et différentes régions plus à l’Ouest, derrière laquelle on imagine
un peuple avec une identité, une culture, une organisation propres, qui aurait parlé
cette langue. Diverses hypothèses ont été proposées quant à la zone géographique
qui serait le berceau de ce peuplement ; la plus solide actuellement le situe dans un
vaste territoire allant du bassin du Dniepr à l’Ienisseï, la basse Volga, et jusqu’aux
steppes du Kazakhstan.
L’indo-européen a donné naissance à un nombre considérable de langues, en
Inde (sanskrit, etc.), en Iran (vieux perse, etc.), dans les pays baltes (lituanien, etc.),
dans les pays slaves (russe, polonais, etc.), en Grèce et en Italie (grec, latin, toutes
les langues dites romanes comme le français, l’espagnol, le roumain, etc.), chez
les Celtes (gallois, breton, etc.), chez les peuples germaniques (anglais, allemand,
suédois, etc.), dans le Turkestan chinois (tokharien), dans l’empire hittite.

2. Les faits culturels


Si les traces archéologiques ou écrites du monde indo-européen sont incertaines
ou manquantes, il faut noter que cette communauté qu’on discerne dans les langues
se trouve aussi présente à l’échelle de phénomènes culturels, rites, mythes, insti-
tutions, traditions, peut-être même certains savoir-faire techniques, qui présentent
des points communs remarquables.

a. L’organisation du monde
C’est le linguiste et historien des religions Georges Dumézil (1898-1986) qui a
réalisé à partir de la fin des années trente une analyse comparatiste approfondie des
mythes et des récits engendrés par ces civilisations rapprochées par leur langue. Il
a pu ainsi proposer une étude claire et détaillée de la vision du monde qu’avaient
les Indo-Européens.
Il s’intéresse en particulier à la civilisation gréco-romaine et à la civilisation védique,
qui s’est développée au nord du sous-continent indien et qui a produit un nombre
considérable de textes religieux hindouistes entre le IIe et le Ier millénaire av. J.-C.

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272 – L’Inde et le monde Indo-Européen

Georges Dumézil est ainsi parvenu à montrer que la conception du monde, commune
aux Indo-Européens et aux civilisations qui en sont issues, est fondée sur une tripar-
tition fonctionnelle.
Le monde est en effet organisé autour de la fonction sacrée, la souveraineté
magique et juridique, celle des prêtres au sens le plus large du terme qui ont en
charge les rites religieux, la loi, la connaissance, la fonction guerrière, celle de la force
physique avec ceux qui combattent, et la fonction productive, celle de l’abondance
tranquille et féconde des agriculteurs et des artisans qui produisent les richesses.
Cette vision du monde tripartite structure l’ordre de l’univers dans son ensemble,
mais aussi la quasi-totalité des phénomènes, des productions, des discours humains,
en particulier les sociétés, leurs organisations et leurs institutions.

b. Rites et mythes
Sur le plan religieux, d’après l’étude de la langue indo-européenne telle qu’elle a
été reconstituée, on a pu montrer que les Indo-Européens avaient une religion élabo-
rée, polythéiste. La plupart des dialectes ont conservé, sous une forme ou sous une
autre, le mot « dieu », qui remonte à une racine indo-européenne associée étymo-
logiquement au jour et au ciel lumineux.
Les travaux de Georges Dumézil ont aussi permis de montrer que le panthéon
indo-européen est organisé selon la même tripartition fonctionnelle que les socié-
tés humaines. Les dieux se partagent les trois fonctions.
En outre, les mythes qui sous-tendent les pratiques religieuses sont communs
aux différentes religions dans l’ensemble de la zone indo-européenne. Un mythe
raconte par exemple toujours le conflit entre les dieux des fonctions supérieures (la
souveraineté et la guerre), et les dieux de la troisième fonction (celle de la fécondité).
Au terme d’une guerre où tantôt les uns, tantôt les autres sont victorieux, les deux
groupes se réconcilient et fusionnent pour constituer une grande famille divine à la
structure tripartite idéale. L’importance de la structure que constituent ces mythes
est telle qu’à Rome, ce sont les récits historiques qui portent de tels schémas : ainsi,
l’enlèvement des Sabines, épisode fameux des premiers temps de la Rome antique
où Romulus s’empare des femmes de villes voisines, et où ces femmes œuvrent à
la réconciliation entre leurs pères sabins et leurs époux romains, est lu par Georges
Dumézil comme une actualisation de ce schéma.

Conclusion
L’éloignement géographique de l’Inde n’est en rien le reflet des relations, au
contraire fort étroites, qui unissent le sous-continent indien à l’Europe de l’Ouest.
Anciennes, profondes, elles témoignent d’un respect mutuel teinté d’émerveille-
ment, et ne cessent de se renouveler.

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L’Inde et le monde Indo-Européen – 273

ْ Prolongements

À partir du milieu du XXe siècle, et par-delà la diffusion de ces savoirs, l’Inde


va connaître un engouement extraordinaire fondé sur des éléments d’ordre plus
spirituels et sensibles : toute une série d’intellectuels, puis toute une génération
de jeunes gens et jeunes filles, vont aller chercher en Inde de nouvelles formes de
spiritualité et de nouveaux modes de vie, opposés au matérialisme de sociétés de
plus en plus industrialisées et consuméristes. Des figures comme celles du poète et
philosophe Rabindranath Tagore (1861-1941) ou de l’homme politique Gandhi (1869-
1948) attirent de nombreux voyageurs en quête de nouvelles voies pour penser et
agir. À partir des années 1960, de très nombreux jeunes Occidentaux vont prendre
la route de l’Inde, dans le sillage des poètes de la beat generation aux États-Unis et
de leurs héritiers, les hippies, qui se veulent hérauts d’une contre-culture fondée sur
des valeurs (la liberté, l’authenticité, etc.) et des pratiques artistiques (rock psyché-
délique, etc.) en rupture avec les traditions héritées des générations passées.

Textes sur L’inde

Les merveilles de l’Inde


1 Marco Polo, Le Devisement du monde, III, 23, traduction Eugène Muller.
Par-delà l’île de Seilam, et à soixante milles, on trouve la province de Maabar1,
qui est appelée aussi la grande Inde. C’est une terre ferme et non pas une île. Il y a
cinq rois dans cette province, qui est très riche. Dans le premier de ces royaumes,
nommé Lar, règne Senderba ; on y trouve des perles en grande quantité. Entre ce
continent et une certaine île, il y a un bras de mer presque à sec et vaseux ; en
quelques endroits il n’a pas plus de dix pas de profondeur, en quelques autres il n’en
a que trois et même deux : c’est là que l’on ramasse les perles. Plusieurs marchands
viennent là avec beaucoup de vaisseaux grands et petits, et font descendre des
hommes au fond de la mer, et pêchent des coquilles dont on recueille des perles.
Ces pêcheurs, quand ils ne peuvent plus rester sous l’eau, reviennent dessus en
nageant ; après cela ils replongent de nouveau, ce qu’ils font plusieurs jours de
suite. Il y a aussi dans ce bras de mer de grands poissons qui tueraient facilement
un homme, si on ne se servait contre eux de l’artifice suivant. Les marchands
amènent avec eux de certains magiciens, que l’on appelle « abrajamin » (brahmanes
ou prêtres de Brahma) : ces magiciens conjurent ces poissons par leurs enchante-
ments et leur art magique, en sorte qu’ils ne peuvent plus faire de mal à personne.
Or pendant la nuit, qui est le temps où les négociants font la pêche des perles, ces
magiciens interrompent l’effet de leurs conjurations, de crainte que les voleurs,
sentant qu’il n’y aurait pas de danger, ne se jettent dans la mer et n’enlèvent les
coquilles avec les perles. Or il n’y a personne que ces enchanteurs qui sache les
paroles de cette conjuration. Cette pêche des perles ne se fait pas pendant toute
l’année mais seulement pendant les mois d’avril et de mai ; mais on pêche une très
grande quantité de perles dans ce peu de temps. Les marchands donnent au roi le
dixième, aux magiciens le vingtième et récompensent libéralement les pêcheurs.

1. Il s’agit de la province de Coromandel, au nord-est du cap Comorin.

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274 – L’Inde et le monde Indo-Européen

Au reste, depuis la mi-mai on ne trouve plus de perles en cet endroit, mais on


en trouve dans un autre, qui est éloigné de trois cents milles de celui-là ; et on
les pêche là pendant les mois de septembre et d’octobre. Les habitants de cette
province vont tout nus ; le roi va nu tout comme les autres, portant au col un collier
d’or orné de saphirs, de rubis et d’autres pierres précieuses. Il a aussi pendu au col
un cordon de soie où il y a cent et quatre pierres précieuses, à savoir des perles
de moyenne grosseur, qui est comme une espèce de chapelet, sur lequel il récite
pendant la journée autant d’oraisons, qu’il marmotte à ses dieux. Il porte aussi à
chaque bras et à chaque jambe trois cercles d’or, où il y a des pierres précieuses
enchâssées. Les doigts de ses pieds et de ses mains sont aussi ornés de petites
pierres très précieuses, enchâssées aussi dans de l’or.

Une langue et des mythes communs


2 Georges Dumézil, Mythe et épopée, I, Préface.
Mesurant l’étendue et la précision des correspondances qu’ils découvraient
entre les langues indo-européennes, les grammairiens et les philologues firent la
réflexion très juste qu’une telle concordance témoignait de plus que d’elle-même.
La communauté de langage pouvait certes se concevoir, dès ces temps très anciens,
sans unité de race et sans unité politique, mais non pas sans un minimum de civili-
sation commune, et de civilisation intellectuelle, spirituelle, c’est-à-dire essen-
tiellement de religion, autant que de civilisation matérielle. Des vestiges plus ou
moins considérables d’une même conception du monde, de l’invisible comme du
visible, devaient donc se laisser reconnaître d’un bout à l’autre de l’immense terri-
toire conquis, dans les deux deniers millénaires avant notre ère, par des hommes
qui donnaient le même nom au cheval, les mêmes noms au roi, à la nuée, aux
dieux. Avec confiance, enthousiasme même, on se mit donc à la besogne.

CM 29 Inde

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LES INTÉGRISMES

ώ Frise chronologique n° 25

ْ VIIIe-IXe siècles ْ XXe siècle


Iconoclasme à Byzance. Evangélistes ou fondamentalistes
ْ 1494-1497 américains.
Dictature théocratique de Savonarole ْ 1979
à Florence. Révolution islamique en Iran.
ْ 1962-1965 ْ Mars 2001
Vatican II (IIe concile œcuménique Destruction des Bouddhas de Bâmiyân.
du Vatican). ْ 11 septembre 2001
ْ 1974 Destruction des tours du World Trade
« Schisme » de l’archevêque Marcel Center, à New York.
Lefebvre.

Introduction
On utilise souvent sans distinction les termes « intégrisme », « fondamentalisme »,
« radicalisme », « traditionalisme », et le parcours chronologique ci-dessus énonce
ces notions en les confondant. L’objet de cet article est de clarifier la terminologie
et les conceptions religieuses, et dans le même temps philosophiques et politiques.
Car il apparaît que les positions religieuses entraînent des choix sociaux et politiques
qui peuvent aller jusqu’au terrorisme ou à la guerre comme celle qui oppose les
fondamentalistes musulmans aux pays occidentaux depuis le 11 septembre 2001.

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276 – Les intégrismes

I. L’intégrisme catholique

1. L’Église à la fin du XIXe siècle


• « Intégrisme » vient du latin « integer », « qui n’est pas touché, entier ». C’est
un courant de l’église catholique pour s’opposer aux « modernistes » qui
souhaitaient l’ouverture au monde moderne.
• Ces conservateurs s’appuient sur le Syllabus, que publie le pape Pie IX en
1864, au moment où l’Église perd sa puissance temporelle et se sent menacée
de toutes parts. En effet, l’engouement pour la science, qui répond à des
questions auxquelles seule l’Église répondait par la foi détourne des fidèles
du monde religieux. D’autre part, les changements politiques réduisent l’Église
à un rôle spirituel, la privant de sa puissance « temporelle », en particulier
en France et en Italie. La « Question romaine » se pose quand l’Italie, dès le
début de son unification, à partir de 1861, fait de Rome, jadis état pontifical,
la capitale du nouvel État. De même, en 1905, la France vote la loi de sépara-
tion de l’Église et de l’État
Le Syllabus relève et condamne les « erreurs du temps » en 80 propositions
qui rejettent essentiellement le rationalisme, même modéré, les socialismes,
et tout ce qui relève du « libéralisme moderne », en somme l’héritage de la
Réforme, des Lumières et de la Révolution française. Les références dogma-
tiques restent les conclusions du Concile de Trente (1542-1563)1.

2. Les réactions au XXe siècle


Le repli du catholicisme dans la sphère spirituelle fait naître un catholicisme libéral
qui entend composer avec le monde moderne, les découvertes scientifiques, et la
démocratie. Il se déclinera en différents mouvements, par exemple la démocratie
chrétienne dans les démocraties européennes, les travaux d’un Teilhard de Chardin,
(1881-1955), prêtre et scientifique, qui concilie dans ses recherches le progrès scien-
tifique et sa foi, considérant par exemple que la sélection darwinienne fait partie
du plan divin. D’autres intègrent le monde au point de devenir « prêtres ouvriers ».
À l’opposé, les intégristes défendent un « catholicisme intégral », se référant
aux vérités transmises par la Tradition. Pour l’église catholique, la Tradition repré-
sente la parole de Dieu non écrite mais transmise par le clergé jusqu’à nous. Etant
orale, elle précède les Saintes Ecritures, et impose de se fier à la hiérarchie, sans
esprit critique, pour ce qui concerne la liturgie, le dogme, les sacrements, y compris
les concepts les plus spécifiques, comme celui de l’Immaculée Conception2 et de
l’Assomption de la Vierge Marie.

1. Voir article « Baroque ».


2. Proclamé par le même pape Pie IX en 1854.

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Les intégrismes – 277

Les « intégristes » — eux-mêmes n’acceptent pas le terme, péjoratif — s’oppo-


seront avec de plus en plus de force aux « modernistes ». En 1909, le prélat romain
Umberto Benigni crée au Vatican un réseau de renseignements, « la Sodalité saint
Pie IX » qui s’oppose à la modernité. Il sera dissous en 1921.
Les intégristes catholiques se rapprochent des mouvements politiques d’extrême
droite, de l’Action française1 de Maurras, puis, dans les années 1950, des pétainistes
et des partisans de l’Algérie française, comme on le verra ci-dessous.

3. Le concile Vatican II
Le pape Jean XXIII décide de convoquer un concile, c’est-à-dire la réunion de tous
les évêques et de nombreux supérieurs d’ordres religieux. À l’ouverture du concile, le
11 octobre 1962, ils sont au nombre de 2540, nombre jamais atteint dans les conciles
de l’histoire, et venus de tous les continents. Sont invités également des observa-
teurs chrétiens non catholiques, ce qui justifie le titre de « œcuménique », c’est-à-
dire cherchant à regrouper les différentes églises chrétiennes et des laïcs engagés.
Dès le début des travaux, les pères conciliaires décident de ne pas suivre le
schéma préétabli par la Curie romaine2, et, avec l’accord de Jean XXIII, établissent
des commissions. Le concile connaîtra quatre sessions, et un nouveau pape lorsque,
à la mort de Jean XXIII, est élu Paul VI.
Les innovations du concile sont importantes et nombreuses et figurent dans la
constitution « Gaudium et Spes ». Elles portent sur le statut de l’Église, son ouver-
ture au monde moderne et aux laïcs. Si la doctrine de l’Église reste immuable, elle
doit être approfondie et chercher l’unité entre tous les chrétiens3. La révolution la
plus visible est celle de la liturgie, c’est-à-dire le déroulement des offices : renon-
çant au rite établi au concile de Trente, ou « messe tridentine », le prêtre célèbre la
messe en se tournant vers les fidèles, le latin est abandonné au profit des langues
vernaculaires, si bien que les fidèles suivent et en comprennent tout le déroule-
ment. Enfin, on rétablit la pratique ancienne de la communion à la main. On lève
l’accusation de « peuple déicide » contre les Juifs, ainsi que l’excommunication et
l’anathème réciproque avec les églises orientales. Plus important encore, une décla-
ration, « Humanae dignitatis » (voir texte), affirme que tout homme a le droit, de par
sa dignité, à choisir sa religion, donc proclame la liberté religieuse.

1. L’Action française est un mouvement politique nationaliste et royaliste d’extrême droite,


développé surtout en France dans la première moitié du XXe siècle. Elle se revendique
antidémocratique, antisémite, antiprotestante, xénophobe, antimaçonnique. Après la défaite
de 1940, Maurras se rallie à Pétain et sera condamné à la Libération.
2. Équivalent d’un gouvernement chargé de l’exécutif.
3. Ainsi, le pape Paul VI se rend-il en 1964 à Jérusalem, où il rencontre le patriarche orthodoxe
de Constantinople Athenagoras et tous deux déplorent le grand schisme (voir article « Asie
mineure »).

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278 – Les intégrismes

4. Les réactions à Vatican II


Pour les modernistes, la réforme est jugée trop timide, et ils ajoutent des change-
ments plus grands encore.
En revanche, les conservateurs ressentent les nouveautés comme des trahisons,
en particulier l’abandon du latin. Ils invoquent l’enseignement bimillénaire de l’Église,
la « Tradition », et la dénonciation du modernisme par Pie X dans le Syllabus, 1864.
Ils refusent avant tout la « nouvelle messe », l’article sur la liberté religieuse, et
l’œcuménisme, qu’ils appellent « néo-moderniste et néo-protestant ».
L’ancien archevêque de Dakar, Marcel Lefebvre, après avoir signé les déclara-
tions du concile, les rejette publiquement en 1974. La « Fraternité Saint-Pie-X » qu’il
avait fondée en Suisse perd sa reconnaissance canonique par l’Église catholique et,
quand il consacre seul1 des évêques, il est finalement excommunié. Soutenu par de
nombreux fidèles, il maintient la pratique de la messe tridentine, en latin2.
Pendant des années, ses partisans font des coups d’éclat, s’approprient par la
force des églises, St-Nicolas-du-Chardonnet à Paris, l’église de Port-Marly dans les
Yvelines. En 1988, ils provoquent un incendie pour protester contre la projection du
film de Martin Scorsese La Dernière tentation du Christ dont ils contestent la vision
très humaine du Christ. L’attentat sera suivi d’autres semblables. Ils se manifestent
également dans l’enseignement, dans des écoles hors – contrat. En France, la
« Fraternité » revendique quarante prieurés et un grand succès auprès des fidèles3.
Après des décennies de rupture, de nombreuses tentatives des deux côtés
aboutissent à un rapprochement avec Rome, du moins à des relations apaisées.
Il est difficile de classer de nos jours les différentes positions, entre intégristes,
traditionalistes et autres nuances. Le clivage est peut-être dans le rapport à Rome et
aux autorités politiques : la reconnaissance de l’autorité du pape, et le contrat avec
l’Education nationale pour les établissements scolaires restent des repères dans un
large éventail de conservatismes.

II. L’intégrisme dans l’histoire et dans les autres religions

1. Les manifestations intégristes dans l’histoire chrétienne


L’histoire du christianisme est riche de périodes où les intégrismes ont proliféré.
On en prendra quelques exemples :

1. Selon l’usage, tout évêque doit être consacré par trois évêques.
2. Émile Poulat, France chrétienne, France laïque. Ce qui meurt et ce qui naît. Entretiens avec Danièle
Masson. Paris, Desclée de Brouwer, 2008.
3. Henri Tincq, La Grande peur des catholiques de France, 2018, éd. Grasset.

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Les intégrismes – 279

a. L’iconoclasme
Aux VIIe et IXe siècle, Byzance, siège de l’Empire romain d’Orient, et centre le plus
actif du christianisme dans ce haut Moyen Âge, développe des mouvements hostiles
au culte des icônes, images saintes vénérées par les fidèles. C’est une question
théologique qui agite les trois monothéismes. Ceux-ci considèrent que le divin est
transcendant, donc se situe au-delà de l’humanité, et discutent de sa représentation.
Certains se réfèrent au second commandement formulé dans l’Ancien testament :
« Tu ne feras point d’image taillée, ni de représentation des choses qui
sont en haut dans les cieux (…). Tu ne te prosterneras point devant elles et tu
ne les serviras point… ».
En ces temps de paganisme encore triomphant, la lutte est contre les « idoles ».
Mais l’église avance la « théologie de l’icône », associée au culte du Dieu unique, et
favorise depuis longtemps la production d’images destinées à l’évangélisation et
à l’éducation des fidèles. Arrivés au pouvoir, les iconoclastes détruisent les images
dans les églises et persécutent ceux qui les vénèrent. Des querelles opposent les
deux courants, par des conciles, à Chalcédoine et à Nicée, et même des victoires
militaires des empereurs.
Les mêmes destructions accompagnent la Réforme protestante et ont laissé des
traces dans les églises. L’interdiction de la représentation du divin, voire de l’énoncé
de son nom, se trouve aussi dans le judaïsme et l’Islam.

b. Savonarole
Girolamo Savonarole, (1452-1498), prieur dominicain, s’élève dans ses prêches
et ses écrits contre la corruption morale de l’Église et des Médicis qui règnent à
Florence. Ils rejette le mouvement humaniste et prône l’ascétisme et le retour aux
préceptes de l’Évangile. A la faveur des guerres d’Italie, il rencontre le roi de France
Charles VIII qui vient de renverser les Médicis. Il obtient de lui que la ville ne soit
pas mise à sac. Reconnaissants, les habitants le choisissent pour diriger la cité.
Pendant trois ans, il instaure une dictature théocratique proclamant Jésus-Christ
« roi du peuple florentin ». On élève un « bûcher des Vanités » où les jeunes gens
adeptes de Savonarole prennent dans toute la ville les objets et œuvres d’art jugés
favorables à la corruption spirituelle. Des trésors artistiques disparaissent ainsi,
jusqu’à ce qu’en mai 1497, la jeunesse se lasse et fasse rouvrir les tavernes et les
salles de jeux. Savonarole est mis en prison, puis, à la suite d’un procès ecclésias-
tique, pendu sur la place principale de Florence. Mais son influence demeure, et,
par exemple, après sa mort, Botticelli ne peindra plus de nu.

2. L’intégrisme juif, musulman, protestant


Le terme intégrisme est propre au français et à l’histoire du catholicisme. Mais son
esprit se retrouve dans toutes les religions, et semble plus puissant en ce XXIe siècle.

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280 – Les intégrismes

a. Le fondamentalisme protestant
Les « évangéliques fondamentalistes » américains relèvent de la même attitude,
montrant la même intransigeance religieuse, les mêmes choix sociaux et politiques
contre l’avortement, les homosexuels, l’Islam. C’est un courant interconfessionnel
composite qui peut regrouper des luthériens, des baptistes, des pentecôtistes, mais
qui ont en commun, selon Sébastien Fath1, la centralité du thème de la croix, la
conversion, donc un choix volontaire, et l’engagement militant.
Mais pour eux, la référence est le texte : il faut s’en tenir à la littéralité des textes
sacrés et ils s’appuient surtout sur l’Apocalypse de Saint Jean, et d’autres textes de
l’Ancien et du Nouveau Testament. Selon leur lecture, en particulier les « dispensa-
tionalistes », nous serions dans une phase proche de l’Apocalypse, la fin du monde.
Tout en étant protestants, ils considèrent que le peuple juif (la partie du peuple juif
qui survivra) sera chargée de reconstruire Jérusalem, où reviendra Jésus, le Messie, qui
règnera pendant mille ans de paix sur terre. On les appelle les « Sionistes chrétiens »,
très proches des néo-conservateurs.
Leurs thèses pèsent sur le gouvernement du président Trump pour le soutien
actif d’Israël dans sa politique la plus extrême, contre tout accord avec l’Iran, contre
la laïcité jugée excessive de l’Europe. Ils peuvent donc jouer un rôle majeur pour ou
contre la paix dans le monde.

b. Le fondamentalisme juif
On écartera les extrémistes motivés par le nationalisme. On s’en tiendra aux extré-
mistes « ultra-orthodoxes », ou « hommes en noir », qui s’appuient sur une lecture
étroite des textes, et rejettent l’État d’Israël dans son ensemble comme mécréant. Ils
refusent le service militaire, ne participent que très peu à la vie politique et économique
du pays. Leur tenue vestimentaire les distingue nettement, et certains ne veulent pas
parler hébreu, langue moderne créée à partir de l’hébreu classique, considéré comme
langue sacrée. Sur le plan des mœurs, ils décrient tout type de modernité, la laïcité,
les médias, la liberté des femmes, et les homosexuels, au point que l’un d’entre eux a
agressé six personnes au couteau lors de la Gay Pride à Jérusalem en 2015.

c. Le fondamentalisme musulman
On emploie également par extension le terme « d’intégrisme ». Il défraie l’actua-
lité en raison de la place mondiale qu’il a prise.
Le salafisme (qui a convergé avec le wahhabisme) est un mouvement sunnite2, qui
se fonde sur une lecture littérale des textes sacrés, le Coran et les Haddith, et prône
un retour aux pratiques contemporaines du prophète Mahomet. En quête de pureté, il
considère que toute innovation est impure. Le fondateur est le théologien Mohammed

1. Sébastien Fath, Le protestantisme évangélique, un christianisme de conversion (dir.), Turnhout,


Brépols, 2004.
2. Le monde musulman connaît plusieurs subdivisions, les deux plus importantes sont les sunnites
et les chiites, scission qui remonte à la mort de Mahomet. Les sunnites sont très majoritaires
alors que les chiites se trouvent essentiellement en Iran et Syrie.

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Les intégrismes – 281

Abdelwahhab, qui a vécu en Arabie de 1703 à 1792. Les points essentiels de sa doctrine
sont un très grand rigorisme moral, l’exaltation de la notion de djihad1, la réaffirmation
du tawhid, la recherche de l’unicité, et donc l’agressivité récurrente contre les branches
non sunnites, le chiisme et le soufisme. S’ajoute en arrière-plan la hantise de la corrup-
tion : selon lui, l’islam est menacé par un certain nombre de déviations dangereuses, il
faut donc revenir à une origine pure, fantasmée et idéalisée, la période des salafs, les
pieux ancêtres, c’est-à-dire les trois premières générations de musulmans. Cette période
lointaine de formation et de fondation de l’islam est perçue comme sacrée.
D’autre part, les pays arabes, longtemps dominés et colonisés par les Turcs de
l’empire ottoman, développent au XIXe siècle un nationalisme qui revendique un
héritage commun à tous les Arabes, par une histoire, une langue et une culture
communes. Il s’oppose à l’empire ottoman, puis aux occidentaux. Ce nationalisme
arabe atteint son sommet après la seconde guerre mondiale, au moment de la décolo-
nisation, dans le cadre de la lutte des pays du sud contre l’impérialisme. Ses parti-
sans installent des régimes laïques avec des dictateurs pour chefs d’État, comme
Nasser en Égypte, Saddam Hussein en Irak, Hafez el – Assad en Syrie, Bourguiba en
Tunisie, Boumediene en Algérie, Kadhafi en Libye.
Mais en 1967, la défaite militaire de l’Égypte lors de la « guerre des six jours » face à
Israël, et la nostalgie des grands empires musulmans du passé, califat, empire ottoman,
empire mongol donnent un nouvel élan au mouvement religieux. La « Société des Frères
Musulmans », née en Égypte au début du XXe siècle, exerce une influence grandissante
dans tout le monde sunnite, avec des alliances de circonstance avec le pouvoir. Ainsi,
quand le président Sadate engage le processus de paix avec Israël à camp David, il est
assassiné, en 1981 par l’un d’entre eux, probablement. De plus, la montée des cours du
pétrole à partir de 1973 a permis aux pays producteurs, surtout l’Iran et l’Arabie saoudite,
les frères ennemis, l’un chiite, l’autre sunnite, d’élargir leur influence.
Si plusieurs mouvances se limitent à la religion et à l’éducation, la branche
« djihadiste » recommande l’action armée et justifie le terrorisme. Ces mouvements
n’échappent pas aux polémiques internes et aux débats théologiques et politiques.
Anglophones et francophones hésitent entre les appellations de « fondamentalisme »
ou « d’intégrisme », mais il est certain que ce conservatisme musulman cherche donc
à revenir aux fondements de la religion, tels qu’établis par les quatre premiers califes,
et dénonce l’adoption de « lois infidèles » et la modernisation culturelle et sociale.
L’application la plus visible est la place réservée aux femmes et les tenues vestimentaires.
Certains prônent l’instauration de la « charia » (jurisprudence islamique) et souhaitent
le retour du califat. Parmi les manifestations les plus spectaculaires, le terrorisme et
la guerre menée par l’ « État islamique » en Irak et en Syrie présentent l’intégrisme
musulman comme un danger pour le monde Occidental. Les talibans d’Afghanistan,
comme les islamistes de Daech utilisent les moyens médiatiques occidentaux pour leur
propagande, en détruisant, nouveaux Savonarole, les monuments qui se réfèrent aux
cultures et religions non – islamiques, comme symboles culturels des autres religions,
les bouddhas de Bâmiyân en 2001, les temples antiques de Palmyre en 2015.

1. Le djihad : guerre sainte pour défendre ou propager l’islam.

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282 – Les intégrismes

III. Les mécanismes de l’intolérance


Les trois grands monothéismes comptent donc dans leurs rangs des groupes
intégristes ou fondamentalistes. Il est aisé de dégager d’importants traits communs
aux différentes mouvances intégristes.
• Une théologie figée : on s’en tient à certains textes sacrés, déclarés comme
immuables, sans remettre en question leur validité ni leur actualité.
• Refus des avancées de la science : comme la Vérité est dans les textes sacrés,
la seule explication qui tienne pour la création du monde est celle de La
Genèse, pour les judéo-chrétiens, qui explique comment Dieu a créé la terre,
puis l’homme. Les fondamentalistes rejettent donc la physique moderne, les
théories du « big bang » et les travaux de Darwin sur l’évolution du vivant.
On les appelle des créationnistes.
• Sur le plan social, ils imposent la soumission de la femme, réduite à ses
fonctions de mère, chargée de nombreux enfants, n’exerçant pas de métier
en général. Ils refusent la contraception, s’opposent activement à l’avorte-
ment, et à l’homosexualité, a fortiori au « mariage pour tous ». Les femmes,
le plus souvent, doivent avoir une tenue « décente », des jupes longues, les
cheveux couverts sous des voiles, voire des burkas intégrales chez les talibans.
Pour eux, la sphère privée doit être régie par leur lecture stricte de certains
textes, et plus encore par une conception du « permis » et de « l’interdit »
imposée par des autorités auto-proclamées, des prédicateurs convaincants,
qu’ils soient imams ou pasteurs.
• Peut-être, des analyses personnelles montreraient-elles des esprits effrayés
par les changements, et dociles aux thèses apocalyptiques. Ce public n’a pas
été éduqué à l’esprit critique, à la liberté de pensée, et n’ose pas aborder
seul la connaissance, et n’y accède que par des médiateurs qui en tirent un
pouvoir démesuré.
• On l’a vu, cette démarche correspond aussi à une attitude politique rigide,
dans la mouvance de l’extrême-droite, dont elle épouse les thèses racistes
et les procédés violents.

Conclusion
L’intégrisme qui a d’abord désigné un mouvement du monde catholique, s’avère
être une position intellectuelle, et donc sociale et politique plus encore que religieuse,
marquée par le refus de l’autre et le refus de l’innovation. Il provoque l’intolérance
et les ruptures et représente un danger pour la cohésion du monde et des sociétés.

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Les intégrismes – 283

Textes sur les intégrismes

Déclaration du concile Vatican II


1 « Dignitatis humanae »
PAUL, ÉVÊQUE,
SERVITEUR DES SERVITEURS DE DIEU,
AVEC LES PÈRES DU SAINT CONCILE,
POUR QUE LE SOUVENIR S’EN MAINTIENNE À JAMAIS.
DÉCLARATION SUR LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
DIGNITATIS HUMANAE
Préambule
1. La dignité de la personne humaine est, en notre temps, l’objet d’une
conscience toujours plus vive ; toujours plus nombreux sont ceux qui reven-
diquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options et en
toute libre responsabilité ; non pas sous la pression d’une contrainte, mais guidé
par la conscience de son devoir. De même requièrent-ils que soit juridiquement
délimité l’exercice de l’autorité des pouvoirs publics, afin que le champ d’une
honorable liberté, qu’il s’agisse des personnes ou des associations, ne soit pas
trop étroitement circonscrit. Cette exigence de liberté dans la société humaine
regarde principalement les biens spirituels de l’homme, et, au premier chef, ce
qui concerne le libre exercice de la religion dans la société.
En vertu de leur dignité, tous les hommes, parce qu’ils sont des personnes,
c’est-à-dire doués de raison et de volonté libre, et, par suite, pourvus d’une respon-
sabilité personnelle, sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation
morale, à chercher la vérité, celle tout d’abord qui concerne la religion. Ils sont
tenus aussi à adhérer à la vérité dès qu’ils la connaissent et à régler toute leur vie
selon les exigences de cette vérité. Or, à cette obligation, les hommes ne peuvent
satisfaire, d’une manière conforme à leur propre nature, que s’ils jouissent, outre
de la liberté psychologique, de l’exemption de toute contrainte extérieure. Ce
n’est donc pas sur une disposition subjective de la personne, mais sur sa nature
même, qu’est fondé le droit à la liberté religieuse. C’est pourquoi le droit à cette
exemption de toute contrainte persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à
l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer ; son exercice ne peut être entravé,
dès lors que demeure sauf un ordre public juste.
Déclaration votée à 2208 voix contre 70,
sous la présidence du pape Paul VI, le 7 décembre 1965

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284 – Les intégrismes

Rapport sur les écoles hors-contrat


2 Écoles hors contrat : des carences et des dérives relevées dans l’académie de
Versailles, Le Monde, 16.03.2017, Mattea Battaglia.
Ce n’est ni un rapport d’inspection officiel ni une présentation exhaustive du paysage
des écoles hors contrat. La note d’analyse que Le Monde a pu se procurer, rédigée il
y a un an par une inspectrice pédagogique honoraire de l’académie de Versailles à
l’adresse de son recteur, a néanmoins valeur de document : elle dit le pire de ce qui se
joue derrière les portes de ces établissements quand ils dysfonctionnent.
« Conditionnement »
Au fil des huit pages de ce document, il n’est question que de « contenus [ensei-
gnés] erronés », « tendancieux » ou « évités ». De « rituels » voire de « condition-
nement ». De l’écart entre les promesses pédagogiques affichées — excellence,
bienveillance, individualisation — et les situations observées.
C’est « l’évitement de pans entiers du savoir » que la note détaille, « l’absence de
nombreux enseignements » en sciences, technologie, géographie, histoire des arts,
éducation civique, arts, musique, sport… « Nous assistons partout à des séances
d’exercices, de lecture, de copie, mais à aucune leçon », peut-on lire. Même indigence
des démarches expérimentale, exploratrice ou de recherche qui font particuliè-
rement défaut en histoire et sciences. Peu d’expression personnelle — qu’elle
soit orale, littéraire, artistique, « si elle existe, elle reste invisible », soulignent les
inspecteurs. Peu ou pas de recours à la réflexion, à la création. Des outils infor-
matiques qui prennent la poussière, des bibliothèques et des manuels datés… On
est loin des projets éducatifs d’exception affichés.
« Aucune des écoles contrôlées n’a fait référence au socle commun de connais-
sances, de compétences et de culture », ce « bagage » que tout élève doit avoir
acquis à l’issue de la scolarité obligatoire, à 16 ans. Sa transmission est pourtant
la seule obligation faite aux structures hors contrat, qui peuvent jouer avec les
programmes et les méthodes, recruter leurs propres éducateurs, mais sont tenues,
in fine, de le faire acquérir.
« Ni préhistoire ni Antiquité »
Dans tel établissement catholique, on découvre dans un livre de SVT de 3e
« les pages sur la contraception collées entre elles ». Dans un manuel, que « Pétain
a sauvé la France », que « des ingrats [les résistants] ont fui en Angleterre ». Dans
telle école musulmane, les frises chronologiques affichées aux murs débutent
« aux guerres de religion sans mention de la préhistoire ou de l’Antiquité ».
Les méthodes sont elles aussi épinglées — « appliquer, recopier, reproduire,
répéter à l’exclusion de toute prise d’initiative » —, pour le peu de place qu’elles
laissent au développement de l’esprit critique, de l’autonomie de pensée et de
comportement. « La passivité et le silence des enfants, associés à l’absence d’expres-
sion, favorisent l’assimilation, l’obéissance, la soumission, sans laisser de place à la
curiosité ou à la réflexion », souligne l’auteure.

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Les intégrismes – 285

Voltaire
3 Prière à Dieu, Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas,
chapitre XXIII, 1763.

« Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de tous
les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s’il est permis à de faibles
créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers, d’oser
te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont
immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre
nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné
un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous
aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que
les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre
tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos
lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions
si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites
nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux
de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour
te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que
ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne
détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ;
qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans
un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est teint en rouge ou en violet, qui
dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de la boue de ce monde, et qui
possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans orgueil
de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie :
car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s’enorgueillir.
« Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur
la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui
ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible ! Si les fléaux de la
guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas les uns les autres dans le sein de la
paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages
divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant. »

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286 – Les intégrismes

CM 30 Intégrismes

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LE JACOBINISME

ώ Frise chronologique n° 26

ْ 30 avril 1789 ْ 1791-1792


Création de la « Société des Amis Jacobinisme « libéral ».
de la Constitution ». ْ 1793-1794
ْ 6 octobre 1989 Jacobinisme dictatorial.
Le Club s’installe à Paris, au couvent ْ 28 juillet 1794
des jacobins. Exécution de Robespierre (fin du Club
ْ 1789-1791 des Jacobins).
Jacobinisme constitutionnel.

Introduction
Le mot renvoie à la fois à une doctrine politique née durant la Révolution française
et à une idéologie encore fréquemment évoquée de nos jours.
À l’origine, le 30 avril 1789, des députés bretons du Tiers État, décident de réflé-
chir ensemble sur les actions à mener avant de participer aux débats de l’Assem-
blée. Très rapidement, des « patriotes » issus d’autres régions les rejoignent. Ils se
réunissent à Versailles, au café Amaury, puis, après les « journées d’octobre »1, dès

1. Le 1er octobre, alors que le pain manque, on offre à Versailles un banquet au régiment des
Flandres. Les 5 et 6, plus de 7 000 Parisiennes en colère, armées de fourches et d’outils se
rendirent à Versailles pour demander du pain. Le 6, un garde national est tué par un soldat
de la Maison du Roi, l’émeute débute. Le Roi, convaincu par La Fayette, signe la Déclaration
des Droits de l’homme et du citoyen et accepte de se rendre à Paris. Il revient, accompagné
d’un convoi de vivres et par la célèbre formule populaire : « Nous ne manquerons plus de pain,
nous ramenons le boulanger, la boulangère, et le petit mitron ». La famille royale s’installe
aux Tuileries. Quelques jours plus tard, l’Assemblée constituante suit et s’établit dans la salle
du Manège, le club des Jacobins s’implante lui aussi à Paris.

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288 – Le jacobinisme

le 6, à Paris dans la bibliothèque du couvent des Jacobins, rue Saint-Honoré. Ce groupe


forme un « club »1, nommé la « Société des Amis de la Constitution ». Ce rassem-
blement compte deux cents parlementaires et l’on y trouve à côté de Mirabeau, La
Fayette, Sieyès, Barnave, Pétion, Rœderer, Robespierre… Très vite, il n’est plus appelé
que le Club des Jacobins. Rapidement, les hommes de « gauche »2 le fréquentent
et l’ensemble s’organise selon quelques différences. Mené par les « triumvirs » de
l’Assemblée, Antoine Barnave, Alexandre de Lameth et Adrien Duport3, il est aussi
animé par Mirabeau, plus à droite et des partisans de Robespierre4 plus « à gauche »,
plus radicaux. Ces bourgeois ou ces aristocrates « de gauche » sont des êtres éduqués,
de bons orateurs qui maîtrisent parfaitement la langue écrite. C’est d’abord dans
ses murs que naît le jacobinisme, le concept s’étendra et se diversifiera ensuite. On
le lie aujourd’hui surtout à la dictature exercée par le Comité de Salut public5 puis
par la Terreur6 (entre 1792 et 1795).

I. Le Club des Jacobins

1. Un club actif
Fondé dès avril 1789 à Versailles puis installé à Paris en octobre, le groupe parle-
mentaire établi dans le couvent des Jacobins est bientôt rejoint par des « électeurs »
(c’est-à-dire des hommes payant assez d’impôts pour participer aux votes). Les
citoyens moins riches sont exclus, la cotisation y étant élevée. Peu à peu, tous les
hommes influents à « gauche » s’y établissent. Ce club parisien est renforcé par de
nombreuses autres sociétés en province qui lui sont affiliées. Plus de 152 seront
recensées en 1790, 5 000 en 1794. Ces « filiales » transmettent les idées du club,
diffusent ses mots d’ordre en province et l’informent des événements locaux. Le
Comité de correspondance du club, dirigé par Choderlos de Laclos3, est un pouvoir
à lui seul. C’est aussi grâce au poids politique important de cette organisation que
les triumvirs mettront fin à l’influence de Mirabeau en 1791. Les Jacobins s’opposent

1. Le mot vient d’Angleterre où il signifie une réunion, un cercle. Entré en 1788 dans la langue
française, il désigne alors une « société qui s’entretient de questions politiques » (Le Robert).
2. Cette dénomination — toujours en vigueur — provient de la place choisie dans la salle du
Manège par les parlementaires. Les opposants à la Révolution s’assoient à droite (par rapport
au président), du coté dit « de la Reine », les partisans des idées révolutionnaires se répartissent
du centre à la gauche selon l’importance de leur engagement réformiste (la gauche est dite
« côté du « Palais-Royal).
3. Antoine Barnave : 1761-1793, Alexandre de Lameth : 1760-1829, Adrien Duport : 1759-1798.
4. Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau : 1749-1791, Maximilien de Robespierre : 1758-1794.
5. Créé en avril 1793 et terminé le 26 octobre 1795).
6. La Terreur débute en septembre 1792 mais se déploie vraiment en mars 1793 et s’achève en
1794.
3. C’est l’homme de confiance du duc d’Orléans et aussi l’auteur des Liaisons dangereuses.

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Le jacobinisme – 289

aux Girondins1 groupés autour de Brissot, qui veulent surtout consolider les acquis
de la Révolution, prônent la guerre pour les étendre à l’Europe et forcer le Roi à
les accepter. Les Jacobins désirent également défendre les idées de la Révolution
mais aussi se mettre au service d’une véritable entreprise politique et, surtout, ils
s’opposent à toute idée de guerre. Les séances du Club des Jacobins sont publiques, ce
qui accroît leur importance et leurs effets. On y réfléchit sur les décisions à prendre,
on y élabore des décrets, on y rédige et on y reçoit des pétitions, on y organise une
critique acerbe des ministres qui n’agissent pas assez dans le sens jacobin… Très
vite, le club devient une sorte d’assemblée parallèle, parfois même une « contre-as-
semblée ». C’est dans ses murs que Robespierre et Brissot discutent de la guerre, de
la chute de la monarchie.

2. Jacobins et Montagnards
À l’Assemblée, un groupe de députés (113 sur 749 en 1792 puis 300 en 1793),
sans véritable existence officielle ni dénomination particulière, se tient à gauche,
sur les bancs les plus élevés. Leur engagement au service du peuple, et peut-être
leur goût pour Rousseau et ces célèbres Lettres écrites de la Montagne2, leur valurent
rapidement le nom de « Montagnards »3. Ils sont considérés comme les plus révolu-
tionnaires de l’assemblée. Ils appartiennent soit au Club des Jacobins soit à celui des
Cordeliers4. Farouchement démocrates, républicains, désintéressés, ils défendent
une révolution dictatoriale, un état fort, voient Paris comme le symbole de l’unité
nationale et la tête du pays, prônent la violence contre toute opposition. Ils colla-
borent tous contre les Girondins qu’ils renversèrent finalement. Parmi eux, on trouve
Desmoulins, Fabre d’Eglantine, Saint-Just, Fouché mais aussi les trois chefs du mouve-
ment : Danton, Marat et Robespierre. Après le départ de Brissot, en octobre 1792, ils
se réunissent chez les Jacobins et les deux mots sont synonymes.

3. Un instrument politique
Les membres du club ne se contentent pas de débattre ni de proposer, ils participent
activement aux actions et aux changements. C’est là que l’égalité, la république, le
mépris des lois existantes sont formulés, développés, affirmés. La fuite à Varennes5
joue un rôle essentiel dans l’évolution du club. Laclos et Danton soutiennent le duc

1. Ils sont ainsi nommés parce que la majorité de leurs membres est issue de la région bordelaise
(ils sont parfois aussi surnommés le « Marais » ou « la Plaine »). Appelés au pouvoir par Louis XVI,
le 23 mars 1792, ils désirent faire la guerre à l’Autriche. Après la chute de la monarchie (le
10 août), beaucoup sont arrêtés, le 2 juin 1793, et les principaux meneurs sont guillotinés.
2. L’œuvre de Rousseau a été écrite en 1764.
3. Certains y voient aussi un lien avec la franc-maçonnerie, dont Robespierre et Couthon,
notamment étaient membres.
4. Le club des Cordeliers — en fait la Société des Amis des droits de l’homme et du citoyen —
est ainsi appelé parce qu’il s’est installé dans l’ancien réfectoire du couvent des Cordeliers de
Paris. Vaincu par les jacobins, il en devint une dépendance avant d’être fermé en avril 1795.
5. La famille royale tente de s’enfuir incognito, le 20 juin 1791. Ils sont reconnus et arrêtée en
Lorraine, à Varennes-en-Argonne le lendemain soir.

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290 – Le jacobinisme

d’Orléans ; attirés par une dictature militaire — qui serait assurée par La Fayette —,
séduits par la société républicaine qui se constitue en Amérique, les Jacobins hésitent
à choisir une voie politique précise. Duport, Barnave et Lameth, les triumvirs,
décident de se déplacer au couvent des Feuillants, le 16 juin quand Robespierre,
Piéton, Rœderer notamment, et quelques patriotes restent sur place. Les clubs de
province restant fidèles aux Jacobins, Robespierre se lance dans une grande épura-
tion, accepte davantage de membres moins riches et des femmes, développe les
idéaux démocratiques. Ainsi, le club est désormais un instrument dans les mains
de Robespierre. Si quelques contestations éclatent encore, le groupe se structure
plus nettement. Après la chute des Tuileries, le 10 août 17921, les Jacobins sont au
pouvoir, dirigent et obéissent principalement à Robespierre. Initialement en faveur
d’une monarchie constitutionnelle, ils se rapprochent des idées du peuple dès la fin
de 1790. Le jacobinisme considère que les principes sont supérieurs à l’individu qui
doit donc se sacrifier pour eux. On les a parfois considérés comme des « fanatiques »
revendiquant une paradoxale tyrannie de la liberté dans laquelle chacun risque
d’être éliminé mais pour laquelle il faut parfois renoncer au bonheur personnel.
Sous la direction de Robespierre, ils contribuent à la mort du Roi, intimident leurs
opposants pour obtenir leurs votes, organisent la journée du 2 juin 17932 qui conduit
à la chute des Girondins.

4. Un organe de pouvoir
Dès que la république est proclamée, le Club change de nom et devient celui
des Amis de la liberté et de l’égalité. Face aux comités et à l’Assemblée, les Jacobins
deviennent un pouvoir. Ils déterminent les enjeux et les débats, proposent (imposent,
en réalité) des directives. C’est avant tout, autour de la personne même de Robespierre
que se construit le club à partir d’octobre 1792. A l’assemblée, le club s’oppose à
la majorité (les Girondins et les Modérés) et c’est Robespierre qui en détermine les
orientations et les choix. Il a, il est le pouvoir. « L’Incorruptible »3 n’est pas officiel-
lement le chef de l’état, mais c’est lui qui en exerce les fonctions. Il constitue le club
comme un instrument au service de la Révolution, de sa conception de l’état, comme
un organe de communication avec le peuple, comme un réservoir d’agents fidèles. Le
club lui permet d’être omnipotent, de décider de tout, sans opposition. En multipliant
les épurations, en éliminant les concurrents (les Girondins, le club des Cordeliers),
il est seul au pouvoir mais, parallèlement, ignore tout du réel. Dictateur, il soutient
la Terreur comme étant « la justice prompte, sévère, inflexible ». Pour lui, « elle est
donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une consé-
quence du principe général de la démocratie, appliqué aux plus pressants besoins

1. Ce jour-là, les Sans-culottes s’emparent des Tuileries et le Roi et sa famille sont emprisonnés.
Ce 10 août constitue la fin de la monarchie.
2. Alors que la garde nationale encercle la Convention, les « Montagnards » (des Jacobins dont
Marat est le meneur) demandent la déchéance de 29 députés Girondins. Ceux qui refusent et
veulent partir sont arrêtés, les autres votent la destitution…
3. Il est surnommé « l’incorruptible défenseur du peuple » parce qu’il est intransigeant, détaché
de toute recherche de plaisir et qu’il se bat sans cesse pour ses idées.

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Le jacobinisme – 291

de la patrie1. » Il essaie de renverser le christianisme et de proposer une nouvelle


religion, celle de l’Etre suprême. Les victoires françaises sur le front, la peur d’aller
toujours plus loin dans la violence, la lassitude devant une politique trop extrême,
l’impression de n’être plus que des fidèles, des « adorateurs » selon Michelet2, et de
voir que le peuple est bien loin, les contestations naissantes qui suivent les purges
successives, conduisent finalement les députés de la Convention à faire arrêter
Robespierre et ses plus proches collaborateurs le 27 juillet 1794 (le « 9 Thermidor,
an II »). Le lendemain, il est guillotiné. Le club est alors fermé. Il rouvre quatre jours
plus tard mais à condition de rejeter tous les soutiens de Robespierre et de réinté-
grer ceux qui en avaient été exclus. Le 11 novembre 1794, la salle est finalement
fermée, le 12 la Convention met fin à la Société des Jacobins, la constitution de
l’an III interdira même de s’y affilier ou de correspondre avec ses anciens membres.

5. Le « Club du Manège »
Une fois l’épuration terminée et l’amnistie d’octobre 1795 décrétée, les Jacobins
se retrouvent et finissent par gagner les élections de l’an VI. Un temps écartés du
pouvoir par le Directoire, les « néo-jacobins » y reviennent en l’an VII et créent le
Club du Manège qui se réunira entre le 6 juillet et le 13 août 1799. Un peu plus
tard, l’égalitarisme de la Commune de 1871 attend de l’état des mesures en faveur
des plus pauvres. Mais les néo-jacobins évoquent pour beaucoup la Terreur et les
atteintes aux grandes propriétés de 1793, ils sont assimilés à une gauche agressive
et dangereuse. Leurs idées, liées à l’anarchisme et à la peur qu’il suscite, conduisent
les gens aisés à se tourner vers les Bonapartistes.

II. Le jacobinisme
Le Club des Jacobins est associé à une doctrine politique qui a connu de nombreuses
évolutions mais qui est aujourd’hui encore très souvent évoquée. Cette idéologie,
radicale dans son application, est liée à une série de moyens de gouvernement
importants.

1. Quelques points fondateurs essentiels


a) La centralisation, déjà assez importante sous la Monarchie, devient avec les
Jacobins un principe essentiel de gestion. Toutes les décisions sont prises à Paris,
pour le bien de la patrie et le « salut public ». Le pouvoir est donc exercé par un petit
groupe d’experts (de « technocrates » dira-t-on plus tard) qui, de Paris, gouvernent
toute la France. A cette centralisation, on peut associer le choix d’une langue

1. Extrait du discours du 5 février 1794.


2. J. Michelet, Histoire de la Révolution française, tome 1, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1939.

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292 – Le jacobinisme

nationale commune à tous. Il faut privilégier le français et faire oublier les langues
régionales. L’état est également interventionniste en économie. Enfin, pour certains
Jacobins, il doit être laïc.
b) L’égalité des citoyens est au cœur de la pensée jacobine, c’est au nom d’une
conception démocratique particulière qu’ils agissent. Ils incarnent la volonté du
peuple et décident donc en fonction de celle-ci. Ils croient la connaître parfaite-
ment grâce aux nombreuses filiales qui renseignent la « maison-mère ». La terreur
et la dictature sont considérées comme des moyens efficaces, vertueux même, d’agir
pour le bien de tous et dans le respect d’une stricte égalité des droits.
c) Devenus républicains à partir de 1793, ils sont partisans de la souveraineté
populaire et défendent l’indivisibilité de la République française. Certains d’entre
eux sont favorables à une démocratie directe à l’instar de celle prônée par Rousseau
qu’ils prennent pour modèle. Mais, pour la plupart, ils sont partisans d’un État fort,
gouverné depuis Paris. Respectueux de la propriété de taille modérée, ils sont
favorables à l’artisanat et au fait que chacun doit avoir des droits.
d) Le goût de l’indépendance nationale conduit à gérer le pays de manière à
permettre, en cas de besoin, un effort de guerre rapide et efficient. Leur mot d’ordre
est « la République française ne traite pas avec un ennemi sur son territoire « . La
guerre n’est donc pas considérée comme un malheur a priori. Si elle n’est pas désirée,
elle peut cependant constituer un moyen de rester autonome, d’acquérir une indépen-
dance indissociable de la liberté et de l’égalité.
e) Enfin, la vocation de l’état à agir efficacement sur la société découle naturelle-
ment de ces principes. Il faut, pour assurer la liberté, l’égalité, l’indépendance natio-
nale que le gouvernement soit resserré, centralisé et actif. Les décisions doivent être
rapidement appliquées et l’objectif final est le bien général. L’autorité politique est
donc souveraine et unie, elle domine par conséquent logiquement la société civile
dont elle détermine l’organisation.

2. Le jacobinisme après la chute du Club des Jacobins


Si le Club a disparu avec Robespierre, les idées qu’il défendait ont connu une
évolution importante. Le jacobinisme pose, en effet, la question de ses bornes tempo-
relles et de son contenu. Deux moments dont témoigne sa plasticité sémantique,
deux doctrines mêmes, coexistent. Le jacobinisme peut être indissociablement lié
à une élaboration idéologique révolutionnaire sans excès ou apparaître comme une
tyrannie sanglante.

a. Une image ambiguë


Le XIXe siècle identifie le jacobinisme à ses plus récentes manifestations, et
donc surtout à la dictature et à la Terreur. Par l’intermédiaire de Babeuf, il s’insère
dans le socialisme et sa tradition étatiste et centralisatrice. La Commune de Paris
de 1871, par exemple, s’inscrit dans cette conception. La troisième république va
définir son héritage comme un « bloc » selon le mot de Clémenceau, pour qui il faut

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Le jacobinisme – 293

accepter les idées jacobines parmi les idéaux révolutionnaires. Mais ce sont les idéaux
de 1789 et non ceux de 1793 qui sont retenus. Les penseurs des siècles suivants
doivent donc définir leurs idées par rapport à ces deux aspects. Le jacobinisme
devient rapidement une référence, quelquefois un repoussoir, parfois un modèle.
François Furet note à quel point cette doctrine est flexible et peut être liée à de
nombreuses autres : « formant un pont entre l’ancienne monarchie et l’État napoléo-
nien, la tradition jacobine retrouve un air de famille. Si bien qu’elle peut aussi faire
une place à la droite et diviser la gauche ; plaire aux gaullistes comme aux commu-
nistes, et tracer une ligne de démarcation à l’intérieur du parti socialiste. » 1 Le rôle
de l’école dans la centralisation et la création d’un état autonome et égalitaire est
directement issu de cette vision. Pour François Furet, l’héritage jacobin est compa-
tible avec certaines formes du gaullisme dans la mesure où il véhicule des idées
comme « les vertus d’un État fort, porteur du progrès et figure imprescriptible de
la nation ».2 Il remarque même l’existence d’une certaine « espèce d’embourgeoi-
sement du jacobinisme, passé de l’état de patrimoine révolutionnaire au statut de
propriété nationale. »3

b. Le jacobinisme et le communisme
Le jacobinisme est considéré comme l’origine de la constitution d’un ensemble
au service de la transmission des idées et de leur mise en œuvre pratique, donc d’un
parti. Marx a réfléchi sur la révolution française en lisant L’histoire parlementaire de la
Révolution française de Buchez et Roux (publiée en 18344). Pour lui, si la domination
politique de la bourgeoisie a été effective, c’est moins parce qu’elle comportait des
orateurs doués qu’en raison d’une évolution sociale et économique dont les Jacobins
sont les révélateurs. Le Club fonctionnant comme un « parti », est pour lui une avant-
garde agissante, annonciatrice de ce que sera la république. Lénine n’hésitait pas à
considérer les Bolchéviks comme des « jacobins prolétariens ». Il les voyait comme
des précurseurs : « Les Jacobins de 1793 sont entrés dans l’histoire comme un grand
exemple de lutte authentiquement révolutionnaire contre la classe des exploiteurs,
de lutte soutenue par la classe des travailleurs et des opprimés, maîtresse de tout le
pouvoir d’État. »5 . Le parti, comme le club en son temps, donne les idées, les impul-
sions nécessaires à leur réalisation. Ses directives sont donc nécessairement justes
et bonnes, vertueuses même. La notion de purge, d’épuration est également reprise
et justifiée puisque le club — le parti — est une avant-garde au service du peuple.
On peut aussi voir un trait jacobin dans la création d’une forme oligarchique, d’une
élite au pouvoir dirigeant « au nom du peuple ».

1. François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Idées, Champs
Flammarion, p. 243.
2. id., ibid.
3. id., ibid.
4. Éditions Paulin, 1834.
5. Lénine, Oeuvres, tome 25, « La Pravda », juin 1917, p. 54-55, Paris, traduit du russe par Francis
Cohen, Mikhaïl Katsovitch, Paul Kolodkine, René Lhermitte, Serge Mayret, Alexandre Roudnikov
Moscou, éditions Sociales, éditions du Progrès 1969.

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294 – Le jacobinisme

c. Le jacobinisme et le libéralisme
Généralement les deux doctrines sont conçues comme antagonistes, contraires
même. Les « libertariens » n’envisagent la relation à l’état que dans le conflit. Certains
penseurs, opposés à la subsidiarité libérale, considèrent que la volonté de libérer
l’individu de tous les pouvoirs et de tous les corps intermédiaires pour ne lui laisser
que le rapport à l’État est dangereux, ce dernier devant être centralisé, fort et dispo-
sant de monopoles, de domaines « régaliens » intouchables (dont l’éducation). Pierre
Rosanvallon, notamment note que l’époque actuelle a conservé du jacobinisme le
goût pour la généralité, il s’agit toujours de donner un cadre strict, commun à chaque
particularité, d’encadrer l’individu dans le collectif.1 On peut ajouter que l’idée que
des « experts » (des « technocrates ») seraient à même de décider depuis la capitale
de la politique à appliquer à tout le territoire est jacobine.

Conclusion
Le jacobinisme fait naître des opinions très contrastées : Michelet y voit « l’œil
de la Révolution ; ils sont l’œil pour surveiller, la voix pour accuser, le bras pour
frapper »2. Pour d’autres (comme Michel Biard) la France est centralisée non sous
l’influence jacobine mais parce que Napoléon a tenu à organiser la France autour du
corps préfectoral. Le préfet est le bras en province de l’exécutif centralisé dans la
capitale. C’est donc plus aux années 1800 qu’à celles de 1789 à 1793 que la France
devrait sa forte centralisation3.

ْ Prolongements

Aujourd’hui le mot désigne surtout l’apologie d’un état fort et centralisé.


Le jacobinisme sert encore de référence dans de nombreux pays, lorsqu’il s’agit
de revendiquer une domination du peuple face à une aristocratie ou pour exiger
des droits imprescriptibles notamment en Irlande, en Angleterre, en Pologne, au
Brésil, aux États-Unis même.

1. Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français, la société civile contre le jacobinisme de 1789
à nos jours, Paris, Seuil, collection L’Univers historique, 2004.
2. Michelet, Histoire de la révolution française, t. II, p. 288, Collection Folio Histoire, (n° 153),
Gallimard.
3. Cf. M. Biard, La Revue du projet, n° 32, décembre 2013, PCF.

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Le jacobinisme – 295

Textes sur le jacobinisme

Barnave
1 « L’inviolabilité royale, la séparation des pouvoirs et la terminaison de la
Révolution française », discours prononcé à l’Assemblée le 15 juillet 1791.
« La liberté trouve son origine dans les mêmes principes. On vous a hier développé
d’une manière savante, et qu’il est utile de mettre sous vos yeux, cette indépendance
des deux pouvoirs, qui est la première base du gouvernement représentatif et monar-
chique. Là le peuple, qui ne peut lui-même faire ses lois, qui ne peut lui-même exercer
ses pouvoirs, les mettant entre les mains de ses représentants, se dépouille ainsi
passagèrement de l’exercice de sa souveraineté, et s’oblige à le diviser entre eux ; car
il ne conserve sa souveraineté qu’en en divisant l’exercice entre ses délégués ; et s’il
était possible qu’il la remît tout entière dans un individu ou dans un corps, dès lors il
s’ensuivrait que son pouvoir serait aliéné. Tel est donc le principe du gouvernement
représentatif et monarchique ; les deux pouvoirs réunis se servent mutuellement de
complément, et se servent aussi de limite ; non seulement il faut que l’on fasse les
lois, et que l’autre les exécute. Celui qui exécute doit avoir un moyen d’opposer son
frein à celui qui fait la loi, et celui qui fait la loi doit avoir un moyen de soumettre
l’exécution à sa responsabilité ; c’est ainsi que le roi a le droit de refuser la loi ou de
la suspendre, en opposant sa puissance à la rapidité, aux entreprises du Corps légis-
latif ; c’est ainsi que le pouvoir législatif, en poursuivant les écarts de la puissance
exécutrice contre les agents nommés par le roi, leur fait rendre compte de leur gestion,
et prévient les abus qui pourraient naître de leur impunité. (…)
Je dirai seulement : toute Constitution, pour être bonne, doit porter sur ces
deux principes, doit présenter au peuple ces deux avantages : liberté, stabilité
dans le gouvernement qui la lui assure. Tout gouvernement, pour rendre le peuple
heureux, doit le rendre libre. Tout gouvernement, pour être bon, doit renfermer en
lui les principes de sa stabilité ; car autrement, au lieu du bonheur, il ne présente-
rait que la perspective d’une suite de changements. Or, s’il est vrai que ces deux
principes n’existent, pour une grande Nation, comme la nôtre, que dans le gouver-
nement monarchique, s’il est vrai que la base du gouvernement monarchique et
celle de ces deux grands avantages qu’il nous présente est essentiellement dans
l’inviolabilité du pouvoir exécutif, il est vrai de dire que cette maxime est essen-
tielle au bonheur, à la liberté de la France. »

Michelet
2 Histoire de la révolution française, t. II, p. 288, Collection Folio Histoire, (n° 153),
Gallimard.

« Il faut des associations tout autrement fortes, il y faut les Jacobins. (…)
Les Jacobins ne sont pas la Révolution, mais l’œil de la Révolution, l’œil pour
surveiller, la voix pour accuser, le bras pour frapper. (…)
Il serait donc fort injuste pour cette grande association d’en placer l’unique
origine, d’en resserrer toute l’histoire dans la société de Paris. Celle-ci, mêlée, plus
qu’aucune autre, d’éléments impurs, spécialement d’orléanisme, plus audacieuse
aussi, peu scrupuleuse sur le choix des moyens, a souvent poussé ses sœurs, les
sociétés de provinces, qui la suivaient docilement, dans des voies machiavéliques.

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296 – Le jacobinisme

Le nom de société mère, que l’on emploie trop souvent, ferait croire que toutes
les autres furent des colonies envoyées de la rue Saint-Honoré. La société centrale
fut mère de ses sœurs, mais ce fut par adoption.
Celles-ci naissent d’elles-mêmes. Elles sont toutes ou presque toutes des clubs
improvisés dans quelque danger public, quelque vive émotion. »

Léon Trotsky
3 Bilan et perspectives, 1906, Hachette Livre BNF (1er juin 1974), traduit du russe par
Maurice Parijanine, Collection « Sciences sociales ».

« Le terme de « jacobinisme » est actuellement une expression péjorative


dans la bouche de tous les sages libéraux. (…)
Nous, l’armée mondiale du communisme, avons depuis longtemps réglé nos
comptes historiques avec le jacobinisme. Tout le mouvement prolétarien inter-
national actuel a été formé et s’est renforcé dans la lutte contre les traditions du
jacobinisme. Nous l’avons soumis à une critique théorique, nous avons dénoncé
ses limites historiques, son caractère socialement contradictoire et utopique, sa
phraséologie, nous avons rompu avec ses traditions qui, des décennies durant,
ont été regardées comme l’héritage sacré de la Révolution. Mais nous défendons
le jacobinisme contre les attaques, les calomnies, les injures stupides du libéra-
lisme anémique. (…) Le prolétariat, si radicalement qu’il puisse avoir rompu dans
sa pratique avec les traditions révolutionnaires de la bourgeoisie, les préserve
néanmoins comme un héritage sacré de grandes passions, d’héroïsme et d’initiative,
et son cœur bat à l’unisson des paroles et des actes de la Convention jacobine. »

CM 31 Jacobinisme

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LE JANSÉNISME

ώ Le jansénisme : parutions et événements

Date Publications Evénements


1593 Luis Molina, Commentaria in
primam partem divi Thomae
(commentaire de la 1e partie de
la Somme théologique de Thomas
d’Aquin)
1611 Interdiction par le St Office de
publier des ouvrages sur la grâce.
1640 Jansen, l’Augustinus.
1644-1645 Antoine Arnauld, Apologie de
l’Augustinus.
1646 Isaac Habert demande la
condamnation de huit propositions
contenues dans l’Augustinus.
1653 Condamnation par le pape de
cinq propositions par la bulle Cum
occasione.
1656 Pascal, Les Provinciales.
1660 Fermeture des petites écoles de
Port-Royal. Obligation pour les
évêques de signer le formulaire
d’Alexandre VII condamnant les
propositions.
1661 Dispersion des novices.
1671 Quesnel, Nouveau Testament en
français (augustiniste).
1709 Expulsion des dernières
religieuses.

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298 – Le jansénisme

Date Publications Evénements


1713 Bulle Unigenitus de Clément XI L’abbaye est rasée sur ordre du roi.
condamnant le jansénisme et
condamnation de l’ouvrage de
Quesnel.

Introduction
Le jansénisme est un courant philosophique et religieux français du XVIIe siècle,
qui fut réprimé à la fois par l’Église catholique et par le pouvoir monarchique. Malgré
les persécutions dont il fit l’objet, il exerça une influence durable et décisive pendant
près de deux siècles sur les mentalités.

I. Origine du mot
Le mot « jansénisme » provient du nom propre « Jansénius », sous lequel l’évêque
d’Ypres, le théologien Cornelius Jansen, écrivit L’Augustinus, publié en 1640. Il
s’applique à une théologie héritière de l’augustinisme. Le qualificatif de janséniste a
été attribué de manière polémique par les jésuites à tous ceux qui se réclament des
conceptions de Jansen, notamment sur le Salut et la Grâce. Mais lesdits « jansénistes »
protestaient qu’ils étaient simplement de bons catholiques, fidèles à Saint Augustin.

II. Le contexte politique et religieux de l’émergence


du jansénisme
Le jansénisme trouve son origine dans la Contre Réforme catholique de la seconde
moitié du XVIe siècle, il a des répercussions d’ordre politique en France jusqu’à la fin
de l’Ancien Régime. Rappelons que la Contre Réforme catholique, dont la plus forte
expression est le Concile de Trente, entend combattre l’influence de la Réforme de
Luther et de Calvin, consolider l’autorité de l’église de Rome en reformulant des
dogmes largement répandus. La théologie des Réformés a contesté l’autorité spiri-
tuelle du prêtre, elle a valorisé la relation individuelle du croyant avec Dieu. Calvin
notamment, a diffusé la thèse de la prédestination : les hommes sont pécheurs,
livrés au Mal, Dieu a choisi ses élus qui peuvent échapper au Mal et se tourner vers
lui. En 1540 est créée la Compagnie de Jésus à l’intiative d’Ignace de Loyola et de
Saint François Xavier. Ce nouvel ordre régulier, masculin, se donne pour mission de
propager les dogmes de la Contre Réforme.

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Le jansénisme – 299

III. Le contenu théologique


Le désaccord fondamental entre les jansénistes d’une part, les jésuites et Rome
d’autre part, porte sur la question du Salut. Comment le Salut peut-il toucher l’âme
des hommes qui sont tous pécheurs ? Par l’effet de la grâce de Dieu, don gratuit. Mais
qui peut bénéficier de ce don ? Deux réponses s’opposent depuis le Ve siècle, depuis
la dispute entre Pélage1 et Saint Augustin. Soit l’homme peut obtenir la grâce par ses
mérites propres, soit il est prédestiné par Dieu à la recevoir ou non. Saint Augustin
réfute Pélage et souligne l’importance de la gratuité et de l’efficacité de la grâce. Pour
répondre à la doctrine calviniste d’une totale prédestination, l’église catholique s’est
écartée de la thèse augustinienne. Elle s’appuie sur la doctrine du jésuite espagnol
Molina2 qui soutient que le croyant peut à tout moment de sa vie obtenir la grâce
par la prière, l’observance des sacrements. Le théologien Jansénius s’élève contre
cette doctrine accommodante et se pose en héritier de Saint Augustin, mais par sa
rigueur se rapproche de Calvin, d’où l’accusation d’hérésie lancée par les jésuites.
Pour le jansénisme, la grâce de Dieu n’est pas donnée à tous les hommes. Bien plus,
même les justes ont besoin de la grâce efficace pour accomplir les commandements
de Dieu. Encore tous les justes n’ont-ils pas tous accès à cette grâce, qui dépend de
la miséricorde de Dieu. Le jansénisme oppose quelques élus touchés par la grâce
efficace à une humanité à jamais corrompue et perdue ; le molinisme jésuite, lui,
entretient les fidèles dans l’espoir d’un salut aisément accessible pour peu qu’ils se
repentent à tout instant et qu’ils s’en remettent à un confesseur, habile en casuis-
tique, ou étude des cas de conscience. Les jansénistes dénoncent les accommode-
ments entre la règle et la conduite que trouvent des confesseurs, soucieux de plaire
à une élite mondaine3.

IV. Le jansénisme, le pouvoir et la société


Le jansénisme est très vite condamné par l’église catholique, qui voit en lui une
hérésie très proche du calvinisme et craint un nouveau schisme. Mais le haut clergé
se divise et certains prélats ne cachent pas leur attachement à l’augustinisme, si ce
n’est aux tenants du jansénisme : la famille Arnauld et l’abbaye de Port-Royal des
Champs4, ou encore Blaise Pascal. De la publication de l’Augustinus de Jansénius en
1641 jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, les jansénistes durent affronter les

1. Pélage (v 350-v 420), moine et ascète professant que tout homme peut obtenir le salut par
une vie exemplaire, niant l’importance du péché originel et de la grâce. Combattu par Saint
Augustin et déclaré hérétique en 418.
2. Luis de Molina (1535-1600), théologien jésuite.
3. Mondain au sens : attaché aux biens de ce bas monde.
4. L’abbaye de Port-Royal des Champs fut le centre de la foi janséniste au XVIIe siècle. La famille
Arnauld, issue de la noblesse de robe, compte parmi ses membres des acteurs majeurs du
jansénisme : Angélique Arnauld (1591-1661), abbesse de Port-Royal des Champs qui réforma
la règle et en fit un haut lieu du jansénisme ; Antoine Arnauld (1612-1694), dit « le grand
Arnauld », théologien ; Robert Arnauld d’Andilly (1589-1674), conseiller d’État et homme de
lettres, un des « Solitaires de Port-Royal », menant une vie retirée dans l’esprit janséniste.

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300 – Le jansénisme

condamnations et les persécutions conjointes du pape et de la monarchie française.


Les papes Urbain VIII, Innocent X, Alexandre VII et Clément XI, firent connaître par
des bulles leur condamnation de certaines propositions jansénistes et leur appel
à l’obéissance. La conception élitiste et pessimiste que le jansénisme se fait de
la condition humaine sape l’autorité et l’influence des prêtres sur les croyants : si
quelques élus sont voués au Salut, les recommandations du clergé, les conseils
des directeurs de conscience n’ont aucune utilité. De son côté, le pouvoir monar-
chique voit d’un mauvais œil une élite bourgeoise et cultivée contestant l’autorité
centrale, celle du pape, dont le rigorisme pourrait aussi se tourner contre les fastes
et les mœurs de la Cour. Aussi Louis XIV et les papes successifs s’entendent pour
condamner le jansénisme. Mais le jansénisme est en même tend en symbiose avec
son époque pieuse voire mystique, réellement soucieuse du Salut de l’âme, d’une
vie retirée et austère. Cette époque, qu’on peut appeler la Réforme catholique, se
caractérise par la création de nombreux ordres religieux, par l’existence de la compa-
gnie du Saint Sacrement, regroupant des laïcs dévots1. Aussi, en dépit des persécu-
tions, le jansénisme ne cesse d’avoir un rayonnement sur la vie culturelle du Grand
Siècle. Il influence de grands auteurs, tel Racine, qui fut l’élève des Petites Écoles de
Port-Royal. La passion qui domine les personnages de ses tragédies laisse voir un
pessimisme qui n’est pas étranger à la représentation d’une humanité privée de la
Grâce. Le courant janséniste perdure au XVIIIe siècle, il connaît encore des manifes-
tations notables2, et s’allie avec l’opposition des Parlements à l’absolutisme. Ces
derniers ont exprimé leur réticence à entériner les bulles pontificales condamnant le
jansénisme. Tout comme celui-ci conteste l’autorité du pape, les parlements, notam-
ment celui de Paris, s’opposent à Louis XV.

Conclusion
En dépit de son ancrage dans un contexte religieux bien éloigné de nous, le
jansénisme et son rayonnement durable dans la littérature ne cessent de fasciner,
certainement parce qu’ils proposent une vision tragique de la condition humaine,
ayant quelque parenté avec des déterminismes modernes.

1. La Compagnie du Saint Sacrement est une société secrète, fondée en 1630 par Henri de Lévis.
Elle regroupe des notables laïcs, adeptes de mœurs austères, elle s’attaque au théâtre et fait
censurer deux fois le Tartuffe de Molière.
2. Le jansénisme, qui accorde de l’importance aux miracles et prône la pauvreté jouit d’une ferveur
populaire à Paris dans les années 1720. En 1731, survient l’affaire des convulsionnaires : des
guérisons miraculeuses et des crises de dévotion se traduisant par des convulsions ont lieu
près de la tombe du diacre Pâris, au cimetière Saint Médard, c’était un janséniste qui avait
légué ses biens aux pauvres.

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Le jansénisme – 301

ْ Prolongements

Le jansénisme se trouve à la confluence de la réflexion théologique sur le Salut


de l’âme, du questionnement politique sur l’autonomie de la conscience individuelle
vis-à-vis des pouvoirs monarchique et religieux, de la vision de la condition humaine
trouvant sa représentation dans les œuvres littéraires. On a mentionné plus haut
l’empreinte janséniste dans les tragédies raciniennes, il serait intéressant de confron-
ter le jansénisme avec le pessimisme qui se dégage des moralistes du Grand Siècle
ou celui qui est perceptible dans les romans de l’abbé Prévost.

Textes sur le jansénisme

Pascal
1 Opuscules, première partie. Édition de Léon Brunschvicg. Classiques Hachette.

La grâce selon les jansénistes


La grâce seule est libératrice, et le Rédempteur seul a rendu la grâce aux
hommes. Or quelle a été la vertu de cette rédemption ? A-t-elle réintégré l’homme
dans la liberté que possédait le premier Adam, de telle sorte que par la seule effica-
cité du baptême chaque chrétien fût désormais maître de ne plus pécher, qu’il
pût par ses seules forces parvenir à la béatitude ? S’il en était ainsi, il s’ensuivrait
cette étrange conséquence que l’oeuvre de la Rédemption aurait été désormais
la grâce superflue, que le médiateur dispenserait l’homme de recourir actuelle-
ment à Dieu ; encore une fois l’homme, repris du fol orgueil de l’indépendance,
s’érigerait en Dieu : ce serait la négation du Christ, l’évacuation de la Croix, le
retour du péché originel. Encore une fois il apparaît que le pélagianisme détruit
le mystère le plus sacré du christianisme. L’état de grâce est un état de dualité,
de combat. La concupiscence a survécu à la rédemption ; elle est indéracinable
du cœur de l’homme ; elle peut diminuer tous les jours, elle ne peut pas finir ; et
la délectation de la concupiscence est la plus forte, si elle n’est surmontée par
une délectation plus forte, la délectation victorieuse de la Grâce. Or de ces deux
délectations qui se combattent en l’homme, l’une est inhérente à notre nature, le
péché, une fois commis, a été une source de corruption universelle qui a pénétré
l’homme dès sa naissance ; l’autre, au contraire, est un don gratuit de Dieu, qui
ne nous est point dû, puisque nous ne tenons de nous que la concupiscence et le
péché, qui est seulement accordé pour les mérites de Jésus qui s’est sacrifié ; la
grâce n’est point de devoir et de justice, elle est de bonté et de miséricorde. Loin
de se plaindre à Dieu qu’elle soit donnée si rarement et à un si petit nombre de
fidèles, il faut le remercier qu’il l’ait donnée quelquefois et à quelques-uns. Selon
Jansénius, le dogme essentiel du vrai christianisme, c’est en définitive la néces-
sité que le mystère de la rédemption se renouvelle en chaque homme et pour
chaque action, car dès que la créature est abandonnée à elle-même, elle ne peut
manquer d’être entraînée par le poids du corps et du péché ; la chute est fatale
si Dieu n’intervient pas. A aucun moment par conséquent, la créature ne peut se

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302 – Le jansénisme

fier à elle-même ; toute charité vient de Dieu, et en nous il y a une source perpé-
tuelle de mal. Le dogme aboutit à la parole de l’Apôtre : le salut s’opère avec
crainte et tremblement.

Pascal
2 Les Provinciales (1656), Seconde lettre écrite à un provincial par un de ses amis, Bibliothèque
de la Pléiade.

La polémique entre jésuites et jansénistes.


Seconde lettre
Écrite à un provincial
Par un de ses amis
De Paris, ce 29 janvier 1656.
Monsieur, comme je fermais la lettre que je vous ai écrite, je fus visité par
monsieur N., notre ancien ami, le plus heureusement du monde pour ma curiosité ;
car il est très informé des questions du temps, et il sait parfaitement le secret des
Jésuites, chez qui il est tout à l’heure, et avec les principaux. Après avoir parlé de
ce qui l’amenait, je le priai de me dire en un mot quels sont les points débattus
entre les deux partis. Il me satisfit sur l’heure, et me dit qu’il y en avait deux princi-
paux : le premier, touchant le pouvoir prochain (1), le second touchant la grâce suffi-
sante. Je vous ai éclairci du premier par la précédente ; je vous parlerai du second
dans celle-ci. Je sus en un mot que leur différend, touchant la grâce suffisante,
est en ce que les Jésuites prétendent qu’il y a une grâce donnée généralement à
tous les hommes, soumise de telle sorte au libre arbitre, qu’il la rend efficace ou
inefficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans que manque
rien de sa part pour agir effectivement ; ce qui fait qu’ils l’appellent suffisante,
parce qu’elle seule suffit pour agir. Et les jansénistes, au contraire, veulent qu’il
n’y ait aucune grâce actuellement suffisante, qui ne soit aussi efficace, c’est-à-dire
que toutes celles qui ne déterminent point la volonté à agir effectivement, sont
insuffisantes pour agir, parce qu’ils disent qu’on n’agit jamais sans grâce efficace.
Voilà leur différend.
1) L’expression vient d’être commentée dans la lettre précédente. Jésuites
et jansénistes s’accordent pour dire que les justes ont le pouvoir d’accomplir les
commandements de Dieu, mais le jésuite ajoute qu’ils ont le pouvoir « prochain ».
Le « provincial » qui écrit la lettre demande des éclaicissements sur cet adjectif
et constate qu’il y a bien désaccord entre molinistes et jansénistes.

Paul Bénichou
3 Morales du Grand Siècle, (1948), « Le parti janséniste », Idées/Gallimard.

Le jansénisme, le pouvoir et la société.


Les rapports du jansénisme avec la société officielle n’en demeurent pas moins
fort complexes à définir, car, s’il contenait un principe dangereux d’insoumission, il
introduisait par contre, nous l’avons vu, des nouveautés morales nécessaires. Une
religion plus indulgente à l’homme, plus complaisante aux instincts, contenait
sans doute un principe de détente morale, et par suite d’accommodement avec les
puissances établies, qui la rendait préférable pour la royauté à un christianisme

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Le jansénisme – 303

intransigeant et offensif. Sans doute encore le christianisme optimiste, relative-


ment sympathique aux arts, aux sciences, à la civilisation, s’adaptait-il mieux que
le jansénisme à tout ce qu’il y avait d’épanoui et de brillant dans cette époque, au
progrès du luxe et des connaissances ; ce christianisme radouci dans ses principes,
volontiers magnificent dans ses rêveries et accommodant dans sa conduite, était
bien plus en accord avec la civilisation du Grand siècle, comme avec sa politique.
Mais l’absolutisme n’avait pas seulement besoin de gens souples et faciles à vivre :
dans un pays aussi grand et cultivé relativement qu’était la France, il était bien
difficile de ne pas fonder l’obéissance sur une tension intérieure, sur des habitu-
des de discipline morale.

CM 32 Jansénisme

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LE LIBÉRALISME

Introduction
Le libéralisme est un important courant politique, constitué d’une philosophie
cohérente née du rationalisme européen du XVIIe siècle, d’une conception de l’éco-
nomie et du marché, d’un attachement à la démocratie représentative et parlemen-
taire. L’opinion contemporaine privilégie souvent son versant économique. Or il peut
être considéré comme une éthique défendant des valeurs, et comme une idéologie,
justifiant l’ordre économique prédominant. Le libéralisme privilégie avant tout les
libertés de l’individu, s’oppose à toutes les entraves venues de l’État, des religions,
ou d’autres instances collectives.
Il s’est d’abord élevé contre l’absolutisme monarchique et la toute-puissance de
l’Église. En cela, il s’insère dans le mouvement des Lumières. Il trouve une première
expression politique dans la Révolution de 1789, notamment avec la Déclaration
des Droits de l’Homme et du Citoyen, et dans l’Indépendance américaine.

ώ Chronologie des auteurs ayant trait à la philosophie libérale

ْ XVIe siècle – 1767-1830 : Benjamin Constant


– 1588-1679 : Hobbes ْ XIXe siècle
ْ XVIIe siècle – 1805-1859 : Tocqueville
– 1632-1677 : Spinoza – 1806-1873 : John Stuart Mill
– 1632-1704 : Locke – 1883-1946 : John Maynard Keynes
– 1670-1733 : Mandeville – 1899-1992 : Friedrich Hayek
– 1689-1755 : Montesquieu ْ XXe siècle
– 1694-1774 : Quesnay – 1905-1983 : Raymond Aron
ْ XVIIIe siècle – 1912-2006 : Milton Friedman
– 1711-1776 : David Hume – 1921-2002 : John Rawls
– 17223-1790 : Adam Smith – 1938-2002 : Robert Nozick
– 1727-1781 : Turgot

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Le libéralisme – 305

I. Concepts fondateurs
Le libéralisme est d’abord un système philosophique se mettant progressive-
ment en place au XVIIe et au XVIIIe siècles.

1. L’individu
La philosophie libérale, incarnée par des philosophes anglais du XVIIe siècle, tel
Locke, ou du XVIIIe siècle, tels Hume, Smith, place l’individu souverain au centre de
son système. Il ne s’agit pas d’un homme purement biologique, ni d’une créature
recevant de Dieu tous ses attributs, mais d’un sujet raisonnable et responsable, dont
la singularité irréductible doit être constamment défendue. Plusieurs facteurs cultu-
rels sont à l’origine de cette promotion de l’individu. D’abord la révolution galiléenne
qui soutient que l’homme se meut dans l’espace en raison du principe d’inertie et
ne reçoit pas le mouvement de causes extérieures. Spinoza prête ensuite à l’être
humain cette énergie, ou « conatus »1. Ainsi la simple puissance d’exister dans le
cosmos se déplace-t-elle de Dieu vers l’homme. Hobbes peut ainsi concevoir un état
de nature dans lequel les hommes sont seulement déterminés par leurs désirs et
par l’intention de les faire triompher, entrant alors en conflit avec leurs semblables.
Par ailleurs le protestantisme de Calvin a imposé la représentation d’un croyant
possesseur d’une conscience autonome et désireuse de mettre pleinement à profit
les qualités individuelles reçues de Dieu. Tandis que la puissance du désir indivi-
duel conduit chez Hobbes à la violence permanente, et que la seule issue est dans
l’acceptation par les sujets en danger d’un pouvoir absolu garantissant la sécurité,
chez Locke, l’autorité de la conscience permet de fonder un sujet de droit, coexistant
pacifiquement avec ses semblables sous le règne de la loi et non plus de la force.

2. Un individu autonome
L’individu de la philosophie libérale n’est pas celui de l’état de nature de Hobbes,
foncièrement égoïste, pas plus que le citoyen, acteur du contrat social de Rousseau,
qui ne se réalise que dans le collectif. Il est une personne se posant comme fin en soi,
un sujet moral capable de se gouverner. Ainsi l’idée kantienne d’autonomie est-elle
en accord avec les penseurs libéraux. L’individu libéral possède bien une volonté
libre à l’origine de la moralité. Il entend prendre seul en main son existence, en
recherchant le bonheur en société. Un tel individu répond pleinement de ses actes
devant la société civile.

3. La liberté comme droit naturel


Parce qu’il est un sujet doté d’une conscience et d’une raison, d’une volonté capable
de refréner ses désirs pour vivre en société, l’individu est par nature en possession
de droits, dont le premier est d’être et de demeurer libre. Le libéralisme défend la

1. Conatus en latin signifie l’effort.

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306 – Le libéralisme

liberté de l’individu sous toutes ses formes, avant de considérer le fonctionnement


de l’économie et la forme de gouvernement. Cette liberté est plus que l’absence
de contraintes. Elle est indissociable de l’indépendance individuelle vis-à-vis de la
volonté d’autrui.

4. Les libertés à respecter


En tant que sujet né libre, l’individu doit pouvoir, dans une société régie par les
lois, jouir de libertés énoncées dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
de 1789 : de penser, de croire, de s’exprimer, d’entreprendre, de se déplacer, de possé-
der, d’échanger. Le libéralisme s’oppose à tous les despotismes, aux totalitarismes
du XXe siècle. D’abord défenseurs d’une monarchie constitutionnelle et du suffrage
censitaire, les libéraux au cours du XIXe siècle se rallient à l’idée d’une république
et à celle d’une démocratie parlementaire.

5. Le droit de propriété
Locke postule un état de nature dans lequel la terre et ses produits sont donnés
par Dieu en commun à tous les hommes. C’est par leur travail qu’ils s’approprient
légitimement la terre, animés du désir de possession et d’un instinct de conservation.
Le droit de propriété est donc un droit naturel, précédant la formation des socié-
tés ; en tant que tel, il doit être garanti par tout gouvernement. Ce droit de propriété
est limité par le droit d’autrui : il ne doit pas nuire à leurs possessions. Dans cette
logique, la propriété légitime est privée. Les libéraux sont hostiles à toute politique
d’expropriation par l’État (nationalisations décrétées au nom de l’intérêt général),
et pour remédier aux inégalités face au droit de propriété, ils préconisent un plus
large accès à la propriété. Ils rejettent aussi bien le féodalisme que la collectivisa-
tion et l’étatisation.

6. L’intérêt, le marché et le commerce


L’anthropologie libérale reconnaît la puissance du désir et de l’intérêt. L’homme
a un pouvoir sur les choses, il les transforme grâce à sa raison et dans le sens de
son intérêt. L’égoïsme pourrait alors simplement aboutir à une société de constants
rapports de forces. Mais la pensée libérale se fie à la raison et à la spontanéité.
Mandeville dans la Fable des Abeilles1 avance que les vices privés cherchant à se
satisfaire parviennent à produire un bien commun, et contribuent à la prospérité.
Adam Smith dans Recherche sur la nature et la cause de la richesse des nations2 va
dans le même sens et emploie la métaphore de la « main invisible » pour désigner
ce phénomène qui fait que des intérêts particuliers favorisent une amélioration des
conditions matérielles pour tous. La société se régule d’elle-même, et ce postulat
discrédite l’intervention de l’État dans les relations sociales. Si l’on laisse libre cours
aux intérêts susdits, alors la société se développe harmonieusement sur le modèle
1. Bernard Mandeville, La Fable des abeilles ou les vices privés font le bien public, 1723.
2. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.

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Le libéralisme – 307

du marché. L’optimisme libéral soutient que le commerce généralisé sera l’alterna-


tive à la guerre. En lui les besoins égoïstes se neutralisent au lieu de se heurter.
Montesquieu fait l’éloge du « doux commerce »1. Voltaire vante les vertus pacifica-
trices du commerce, visibles dans la société anglaise des années 1730 : l’essor des
échanges et la recherche du profit y ont eu raison des querelles religieuses2.

7. La liberté appliquée à l’économie


Les penseurs libéraux dès le XVIIIe siècle s’attaquent à toutes les contraintes
qui entravent la liberté de commercer et d’entreprendre, notamment aux nombreux
droits de péage et de douane comme aux corporations encadrant les professions. Leur
mot d’ordre est : « laisser faire, laisser passer. » Cette recommandation est formu-
lée par Vincent de Gournay, proche du courant des Physiocrates3. Réunis autour de
François Quesnay, les Physiocrates considèrent que la richesse provient de la terre
et qu’il faut accroître au maximum ce qu’elle peut produire. Ils sont attachés au
droit naturel de propriété. Pour eux, le meilleur gouvernement assure l’harmonie
des intérêts dans le respect du droit naturel, garantit une pleine liberté du marché,
met en place une fiscalité simplifiée et plus juste. Pour les Physiocrates comme pour
Adam Smith, l’État ne saurait être un administrateur des activités humaines, il tire sa
légitimité de la protection apportée aux libertés. Tout au plus peut-il être un inves-
tisseur. La défense constante de la liberté de commerce fait que les libéraux sont
systématiquement opposés à toutes formes de protectionnisme. Le libre-échange
reste leur seule règle.

8. La question de l’égalité
Les libéraux défendent une égale liberté pour tous, et d’abord une égalité devant
la loi. Ils bannissent les privilèges de la naissance et veulent promouvoir le mérite.
Ils reconnaissent des inégalités réelles, résultant de la diversité des talents et
des efforts. Ils voient dans l’égalité, imposée par un gouvernement au nom de la
justice sociale, une atteinte à la liberté de l’individu. Alexis de Tocqueville dans De
la Démocratie en Amérique4 annonce une nouvelle tyrannie, émanant de la progres-
sion inéluctable de l’égalité des masses. Il s’agit alors de défendre la liberté contre
l’égalité, en favorisant une décentralisation des pouvoirs.

1. Montesquieu, De l’Esprit des lois, 1748.


2. Voltaire, Lettres philosophiques, 1734. Lettre X « sur le commerce ».
3. Les Physiocrates du docteur Quesnay tirent leur nom de la « physiocratie » ou gouvernement
de la nature.
4. Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1835 (tome I), 1840 (tome II).

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308 – Le libéralisme

II. Les libéraux et la question du gouvernement


Le libéralisme considère que le meilleur gouvernement est celui qui préserve
les libertés de l’individu.

1. Les forces antagonistes : religion, état, idéologies collectivistes et


totalitaires
a. Le dogmatisme et la religion
Le libéralisme privilégie une approche pragmatique et empirique de la réalité
sociale. Ses premiers penseurs, tels Hume ou Smith, se rattachent au courant
empiriste. Ils se défient du dogmatisme qui rejette la diversité et la singularité. À
l’origine le libéralisme mène un combat pour la tolérance et son premier adversaire,
c’est l’autorité religieuse imposant à une société une croyance et un type de vie. On
doit à Locke, dès 1689 une Lettre sur la tolérance. Il s’agit pour lui de reconnaître le
pluralisme religieux, né de la Réforme. La tolérance est pour lui la seule réponse à
ce qu’il peut y avoir de fanatique dans les diverses sectes protestantes. Les Lumières
françaises, incarnées par Pierre Bayle1, Montesquieu et Voltaire, dénoncent les persé-
cutions venues de l’église catholique, démontrent l’intérêt que représentent dans
une société les minorités religieuses.

b. La toute-puissance de l’État
D’abord adversaire de l’absolutisme monarchique, le libéralisme voit ensuite, dans
la même logique, dans la république centralisatrice, dans le pouvoir impérial, puis
dans les totalitarismes qu’inventa le XXe siècle, des puissances d’asservissement.
La philosophie libérale entre en conflit avec les courants de pensée qui exaltent le
rôle de l’État ou celui des masses. Le peuple pas plus qu’une classe de la société ne
doivent prendre le pas sur l’individu. Au XIXe siècle, les libéraux attendent de l’État
qu’il garantisse la sécurité des particuliers, intérieure et extérieure, et celle des biens
individuels : c’est la conception de l’État-gendarme. Au XXe siècle, ils expriment de
la défiance voire de l’hostilité à l’égard de l’État Providence, soucieux de garantir
à tous une sécurité sociale, reposant sur la solidarité, et une juste redistribution.

2. Libéralisme et démocratie
Le libéralisme signale très tôt les dangers de la démocratie qui peut elle aussi
devenir un despotisme. Il redoute autant le despotisme du Prince que celui de la
souveraineté populaire. Montesquieu se montre très sévère envers la démocratie
athénienne, dépourvue de contre-pouvoirs face à celui du peuple. Il lui préfère la
république romaine qui s’appuie à la fois sur la plèbe et sur les patriciens. Il reste
convaincu que la démocratie n’est adaptée ni à de grands pays ni au pluralisme des

1. Pierre Bayle (1647-1706), philosophe protestant, réfugié à Rotterdam, auteur du Dictionnaire


historique et critique, 1697.

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Le libéralisme – 309

sociétés modernes. On ne peut transformer le corps social complexe et divers en une


collection de citoyens identiques. Kant accorde plus d’importance à l’existence d’une
Constitution républicaine1 qu’aux formes de la souveraineté. Celle-ci – monarchie,
aristocratie ou peuple – doit être limitée. Or le régime démocratique ne reconnaît
qu’une seule souveraineté illimitée, le peuple. Tocqueville met à jour la tension entre
les valeurs libérales et l’idéal démocratique. Pour lui, le progrès de la démocratie et
de l’égalité est un fait acquis, il s’agit de remédier au « despotisme démocratique ».
John Stuart Mill redoute la « tyrannie des majorités », tout en reconnaissant que la
démocratie offre le plus de possibilités de développement à l’individu.

3. Les institutions de la liberté


Le libéralisme politique proclame le règne de la loi. Il est opposé à toute théocra-
tie. Il se détourne de la question de la source du pouvoir pour se concentrer sur
son exercice, lequel est régi par les principes de la Constitution. Celle-ci est inspi-
rée par l’idée de séparation des pouvoirs. Il convient de limiter le pouvoir par le
pouvoir, telle est la thèse de Montesquieu2. Pour Locke, c’est la puissance législa-
tive qui doit primer3, et cette position ne cesse d’inspirer le parlementarisme qui
subordonne l’exécutif au législatif. Montesquieu ne reprend pas cette hiérarchie, il
est davantage soucieux de la limitation de chaque pouvoir ; ainsi il divise le pouvoir
législatif en une chambre haute et une chambre basse, et affirme l’indépendance du
pouvoir judiciaire. La notion d’équilibre est fondamentale : les institutions doivent
se contrôler et s’équilibrer. Dans Le Fédéraliste, texte fondateur de la Constitution
américaine de 17884, sont formulés les principes limitant les excès possibles de la
souveraineté populaire ; le fédéralisme doit empêcher la centralisation et préser-
ver les droits des individus et de la minorité.

4. Évolutions des doctrines libérales


La pensée libérale, tout en conservant les concepts déjà présentés, a connu des
évolutions. À la fin du XIXe siècle se fait jour un libéralisme social, conscient des
injustices que le libéralisme ancien ne sait pas prendre en compte, et souhaitant
riposter au socialisme. John Stuart Mill affirme la nécessité d’un libéralisme plus
social, plus attentif à la solidarité5, il est suivi dans cette voie par Alfred Marshall6
qui souligne la nécessité d’un niveau de vie correct des travailleurs. John Maynard
Keynes annonce un « nouveau libéralisme », capable de faire face aux conséquences

1. Kant, Vers la paix perpétuelle, 1795.


2. « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir
arrête le pouvoir. » De l’Esprit des lois, XI, 4.
3. Locke, Traité du gouvernement civil, 1690.
4. Le Fédéraliste ou « The federalist papers », recueil d’articles rédigés par Madison, Hamilton
et Jay en 1787-88, qui vont inspirer la Constitution américaine. Sont défendus le principe d’un
État fédéral et celui de la séparation des pouvoirs.
5. John Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1848. De la Liberté, 1859.
6. Alfred Marshall, Principes d’économie politique, 1920. Cet économiste a influencé Keynes.

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310 – Le libéralisme

tragiques de la guerre de 1914 puis de la crise de 1929. Il s’inscrit dans une tendance
profonde des libéraux, depuis la fin du XIXe siècle, à reconsidérer le rôle de l’État
qui doit malgré tout intervenir pour faire respecter l’individu.

a. L’apport décisif du keynésianisme


Keynes prend conscience que le marché ne peut pas toujours assurer l’équilibre
entre l’investissement et l’épargne. Il reste attaché à l’économie de marché, mais
pense que le libéralisme doit savoir s’adapter au contexte politique, rester pragma-
tique, et réévaluer le rôle adéquat de l’État. Le laisser-faire est pour lui révolu,
Keynes combat l’idée d’une harmonie naturelle entre les intérêts. Pour lutter contre
la sous-consommation, il propose d’agir sur la demande effective, sur la consom-
mation en vue de relancer l’emploi. Il convient de contrôler le crédit et l’épargne et
d’éviter que l’argent placé reste inactif, soit sous une forme thésaurisée, soit sous
celle d’une épargne mal investie. Le keynésianisme a inspiré la politique du New
Deal mise en place par Roosevelt aux États Unis, et l’instauration du Welfare State
(État-Providence) en Grande Bretagne, sous l’égide du ministre Beveridge, libéral
lui-même1.

b. Les néolibéralismes
À la fin des Trente Glorieuses, le libéralisme classique retrouve une nouvelle
vigueur.
Friedrich Hayek part du principe que l’économie n’est pas une science neutre mais
qu’elle véhicule des valeurs morales, qu’elle est liée aux comportements contra-
dictoires des individus. Pour lui, il est vain de vouloir y introduire une construction
rationnelle. Il est farouchement hostile à toute intervention de l’État dans l’écono-
mie. Seul existe le mécanisme du marché, lequel est lié à la transmission d’infor-
mations. Hayek refuse de voir dans le dirigisme le moteur de l’expansion, qui n’est
dû qu’à la reconstruction d’après-guerre. Aucune justice sociale n’est compatible
avec le marché. Dans La Route de la servitude (1944) et La Constitution de la liberté
(1960), Hayek pourfend les politiques sociales de l’État-Providence. Il s’oppose au
pragmatisme de « l’économie sociale de marché », instaurée en Allemagne fédérale,
et inspire la politique libérale de Margaret Thatcher au Royaume Uni.

c. Le libertarisme
Enraciné dans le libéralisme depuis les origines, en est la version la plus radicale :
il est anti-autoritaire et pacifiste, opposé à toute redistribution. Son représentant,
dans les années soixante-dix, Robert Nozick accorde la priorité au seul droit de
propriété, et à la propriété de soi.

1. William Beveridge (1879-1963), économiste libéral. Auteur en 1942 d’un rapport qui porte
son nom, préconisant un système d’assurances sociales, qui fut mis en œuvre dès 1945 par le
gouvernement travailliste de Clément Atlee.

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Le libéralisme – 311

Conclusion : un historique sommaire


Le libéralisme se manifeste activement dans la Révolution française, de 1789 à
la chute de la monarchie en août 1792 : il a à son crédit la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, l’abolition des privilèges, et la première constitution de 1791.
Tout au long du XIXe siècle, il défend la mise en place de régimes constitutionnels,
réaffirme la liberté de la presse et se veut un défenseur de la séparation de l’église
et de l’État. En France, le courant libéral est incarné par la droite orléaniste1 ; après
1870, il se convertit à la République, et ses plus ardents défenseurs se trouvent chez
les radicaux. La première moitié du XXe siècle voit un reflux du libéralisme politique
au profit des utopies totalitaires, puis de l’idéal de démocratie sociale. À la fin des
Trente Glorieuses, survient une révolution néolibérale, confortée par la chute du
communisme. Les acteurs politiques majeurs de cette révolution sont Margareth
Thatcher, Premier ministre britannique de 1979 à 1990, Ronald Reagan, Président
des États-Unis de 1980 à 1988. Elle appartient au Parti conservateur, il est le candi-
dat des républicains. Outre qu’ils adoptent une politique fiscale très favorable aux
grandes fortunes, ou se désengagent des services publics, ils font des émules dans
le monde. Au tournant du siècle, s’imposent partout l’idée d’une orthodoxie budgé-
taires pour les États, celle d’une privatisation de toute l’économie, et celle d’une
remise en cause de l’État Providence.

ْ Prolongements

Le libéralisme ne se réduit certes pas à son versant économique ; dans le monde


occidental, il encourage les libertés individuelles dans la conduit de la vie individuelle ;
un exemple : les conservateurs britanniques, chantres du libéralisme thatchérien,
ont sans hésiter fait voter le mariage pour tous. Mais il s’accommode des inégalités
et des injustices, et ne semble pas en mesure de répondre seul aux défis environ-
nementaux, attaché qu’il est au consumérisme et à la croissance. Notre siècle nous
montre aussi la funeste alliance du libéralisme économique et de régimes politiques
autoritaires, méprisant parfaitement la démocratie.

1. Les orléanistes sont les partisans de Louis-Philippe d’Orléans, roi des Français de 1830 à 1848,
monarque constitutionnel et libéral. Dans la droite française, le courant orléaniste est le plus
proche du libéralisme économique et politique.

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312 – Le libéralisme

Textes sur le libéralisme

Locke
1 Traité du gouvernement civil, traduction de D. Mazel.

Liberte naturelle de l’individu, destine a vivre dans la societe politique.


Les hommes étant nés tous également, ainsi qu’il a été prouvé, dans une liberté
parfaite, et avec le droit de jouir paisiblement et sans contradiction, de tous les
droits et privilèges des lois de la nature ; chacun a, par la nature, le pouvoir, non
seulement de conserver ses biens propres, c’est-à-dire sa vie, sa liberté et ses
richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats
des autres ; mais encore de juger et de punir ceux qui violent les lois de la nature,
selon qu’il croit que l’offense le mérite, de punir même de mort, lorsqu’il s’agit de
quelque crime énorme, qu’il pense mériter la mort. Or, parce qu’il ne peut y avoir
de société politique, et qu’une telle société ne peut subsister, si elle n’a en soi le
pouvoir de conserver ce qui lui appartient en propre, et, pour cela, de punir les
fautes de ses membres ; là seulement se trouve une société politique, où chacun
des membres s’est dépouillé de son pouvoir naturel, et l’a remis entre les mains de
la société, afin qu’elle en dispose dans toutes sortes de causes, qui n’empêchent
point d’appeler toujours aux lois établies par elle.

Smith
2 Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, traduction G.
Garnier revue par A. Blanqui.

Intérêt particulier. Intérêt général.


Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital
dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son
propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soins qu’il se
donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt
nécessairement, à préférer précisément ce genre d’emploi même qui se trouve être
le plus avantageux à la société. Premièrement, chaque individu tâche d’employer
son capital aussi près de lui qu’il le peut et, par conséquent, autant qu’il le peut,
il tâche de faire valoir l’industrie nationale, pourvu qu’il puisse gagner par là les
profits ordinaires que rendent les capitaux, ou guère moins. Ainsi, à égalité de
profits ou à peu près, tout marchand en gros préférera naturellement le commerce
intérieur au commerce étranger de consommation, et le commerce étranger de
consommation au commerce de transport.

Montesquieu
3 De l’esprit des lois, livre XI, chapitre VI.

La séparation des pouvoirs.


Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la
puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance
exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

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Le libéralisme – 313

Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour
toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix
ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les
invasions. Par la troisième, il punit les crimes ou juge les différends des particu-
liers. On appellera cette dernière la puissance de juger ; et l’autre, simplement
la puissance exécutrice de l’État. La liberté politique dans un citoyen est cette
tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour
qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse
pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la même personne ou dans le même
corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice,
il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le
même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.
Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la
puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance légis-
lative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire car le juge
serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait
avoir la force d’un oppresseur. Tout serait perdu si le même homme ou le même
corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs :
celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger
les crimes ou les différends des particuliers.

Tocqueville
4 De la démocratie en Amérique, 2e partie, chapitre VII « de l’omnipotence de la majorité
aux États-Unis et de ses effets ».

Tyrannie de la démocratie, selon les libéraux.


Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d’indépendance d’esprit
et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique.
Il n’y a pas de théorie religieuse ou politique qu’on ne puisse prêcher librement
dans les états constitutionnels de l’Europe et qui ne pénètre dans les autres, car
il n’est pas de pays en Europe tellement soumis à un seul pouvoir, que celui qui
veut y dire la vérité n’y trouve un appui capable de le rassurer contre les résultats
de son indépendance. S’il a le malheur de vivre sous un gouvernement absolu, il
a souvent pour lui le peuple ; s’il habite un pays libre, il peut au besoin s’abriter
derrière l’autorité royale. La fraction aristocratique de la société le soutient dans
les contrées démocratiques, et la démocratie dans les autres. Mais au sein d’une
démocratie organisée comme celle des États-Unis, on ne rencontre qu’un seul
pouvoir, un seul élément de force et de succès, et rien en dehors de lui.
En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée.
Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre, mais malheur à lui s’il ose en sortir.
Ce n’est pas qu’il ait un craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts
de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est
fermée : il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l’ouvrir. On lui refuse
tout, jusqu’à la gloire. Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans ;
il lui semble qu’il n’en a plus, maintenant qu’il s’est découvert à tous ; car ceux
qui le blâment s’expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir
son courage, se taisent et s’éloignent. Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque
jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir dit vrai.

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314 – Le libéralisme

Des chaînes et des bourreaux, ce sont là des instruments grossiers qu’em-


ployait jadis la tyrannie, mais de nos jours la civilisation a perfectionné jusqu’au
despotisme lui-même, qui semblait pourtant n’avoir plus rien à apprendre.
Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence ; les républiques démocra-
tiques de nos jours l’ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu’elle
veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d’un seul, le despotisme, pour arriver
à l’âme, frappait grossièrement le corps ; et l’âme, échappant à ces coups, s’élevait
glorieuse au-dessus de lui, mais dans les républiques démocratiques, ce n’est point
ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l’âme.

Keynes
5 « La fin du laissez-faire », in Essais sur la monnaie et l’économie, traduction M. Panoff.

Scepticisme libéral au sujet des bienfaits du marché.


Tirons complètement au clair les principes généraux et métaphysiques sur lesquels
on s’est appuyé de temps en temps pour justifier le laissez-faire. Il n’est nullement
exact que les individus détiennent, à titre prescriptif, une « liberté naturelle » dans
l’exercice de leurs activités économiques. Il n’existe nul « pacte » qui puisse conférer
des droits perpétuels aux possédants et à ceux qui deviennent des possédants. Le
monde n’est nullement gouverné par la Providence de manière à faire toujours coïnci-
der l’intérêt particulier avec l’intérêt général. Et il n’est nullement organisé ici-bas
de telle manière que les deux finissent par coïncider dans la pratique. Il n’est nulle-
ment correct de déduire des principes de l’Économie politique que l’intérêt person-
nel dûment éclairé œuvre toujours en faveur de l’intérêt général. Et il n’est pas vrai
non plus que l’intérêt personnel est en général éclairé ; il arrive bien plus souvent que
les individus agissant isolément en vue de leurs propres objectifs particuliers soient
trop ignorants ou trop faibles pour pouvoir atteindre seulement ceux-ci. L’expérience
ne démontre nullement que les individus une fois réunis en une unité sociale, sont
toujours moins clairvoyants que lorsqu’ils agissent isolément.

CM 33 Libéralisme

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LE LIBERTINAGE

Introduction
Le libertinage est un courant d’idée dans la culture française du XVIIe et du
XVIIIe siècles. Il met en avant la liberté individuelle, celle de penser et de croire
— ou de ne pas croire —, comme celle de mener sa vie privée et sentimentale. Il
concerne donc aussi bien la pensée que les mœurs. Il est ainsi d’usage de distinguer
un « libertinage érudit »1, se développant tout au long du XVIIe siècle et un liberti-
nage de mœurs, présent surtout au siècle suivant, dans la réalité sociale d’une élite
mondaine comme dans la fiction romanesque.

I. Étymologie
Libertinage est formé à partir de l’adjectif « libertin » qui vient du latin « liber-
tinus », désignant l’affranchi, l’homme rendu libre, par opposition à l’homme né de
parents libres, appelé « ingenuus ». Au XVIe siècle, le mot libertin apparaît sous la
plume de Calvin et désigne une secte de dissidents anabaptistes à laquelle Calvin
reproche de rejeter toutes les religions révélées comme des impostures, de leur
substituer une morale de la nature, de nier l’existence du péché, ce qui les aménerait
à une vie scandaleuse et dissolue. L’adjectif est donc péjoratif et employé également
par les catholiques quand ils s’en prennent à ceux qu’ils soupçonnent de scepti-
cisme, de matérialisme, d’athéisme. Le libertin c’est le libre penseur, l’esprit fort,
qui n’obéissant pas aux dogmes de l’Église, mène forcément une vie de débauche.
Dès le XVIe siècle, la dissidence religieuse est associée à la dépravation des mœurs

1. L’expression de « libertinage érudit » est de l’historien la littérature René Pintard, elle est
ancienne et remise en cause.

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316 – Le libertinage

par les deux confessions, catholique et protestante. Quant au nom « libertinage »,


il est employé pour la première fois en 1606 par François de Sales1 dans une lettre
à Mme de Chantal2 et implique lui aussi l’écart moral.

II. Le libertinage érudit du XVIIe siècle.


Des positions philosophiques variées
Le qualificatif de libertin contient une accusation, venue de l’autorité religieuse.
Aucun écrivain, aucun savant ne se proclame « libertin » au XVIIe siècle. Le mot reste
l’apanage de ceux qui traquent l’impiété et soutiennent que la philosophie sème le
germe du doute. Il n’existe pas de « parti » libertin, comme il existera au XVIIIe siècle
un « parti » des Philosophes. Les historiens de la littérature vont réunir sous l’appel-
lation de libertins un ensemble d’auteurs du XVIIe siècle, attaqués par l’Église pour
un scepticisme présumé, voire une totale incroyance. Ce qui peut les réunir, c’est leur
propension à raisonner sur tout, à vouloir s’affranchir des dogmes et des prescrip-
tions autoritaires d’un siècle dévot. Mais ces libertins, philosophes, gens de lettres
ou membres d’une jeunesse aristocratique, ne revendiquent de liberté que pour
eux-mêmes. Elle est un privilège de l’esprit pour une élite, non un droit naturel. Le
matérialisme et l’épicurisme s’expriment plus ou moins ouvertement chez certains
auteurs de la première moitié du XVIIe siècle, lecteurs de Démocrite3, Lucrèce4, et
d’humanistes italiens du XVIe, tels Cremonini5 ou Pomponazzi6, tous deux commen-
tateurs d’Aristote. Il faut citer ici deux érudits et philosophes : La Mothe Le Vayer
(1588-1672), Pierre Gassendi (1592-1655). Pierre Gassendi, disciple de Montaigne
et adversaire de Descartes, élabore une doctrine sensualiste pour qui l’intelligence
humaine trouve son origine dans les sens. Sa représentation du monde est inspi-
rée d’Épicure : le monde réel est une composition d’atomes, mais Gassendi ne nie
pas l’existence de Dieu. Il défend un christianisme empreint de raison et rejetant les
superstitions. Il s’oppose au rationalisme cartésien qui n’accorde d’âme qu’à l’homme
et récuse la théorie de l’animal-machine de Descartes. Gassendi a pour disciple
le poète et dramaturge Cyrano de Bergerac, il exerce aussi une influence sur La
Fontaine qui comme lui accorde une âme et une sensibilité aux animaux. La Mothe
Le Vayer est un représentant du scepticisme, lequel, en combattant la superstition,
peut servir la vraie foi. Il se défend d’être libertin, et à l’instar de Gassendi mène une
vie irréprochable, accomplit ses devoirs religieux. Cette lignée de libres penseurs a
finalement pour représentant Pierre Bayle qui veut briser l’alliance de la foi et de la

1. François de Sales (1567-1622) saint et docteur de l’Église. Fondateur de l’ordre de la Visitation.


2. Jeanne de Chantal (1672-1741), proche de François de Sales. Fondatrice avec lui de l’ordre de
la Visitation.
3. Philosophe grec (460-390 av. J.-C.), défenseur du matérialisme et de l’atomisme.
4. Poète et philosophe latin, auteur du De rerum natura, long poème diffusant les théories
épicuriennes sur la nature et l’homme.
5. Cesare Cremonini (1550-1631), humaniste italien, soupçonné de matérialisme.
6. Pietro Pomponazzi (1462-1525), philosophe aristotélicien, auteur de De l’Immortalité de l’âme,
ouvrage accusé de matérialisme et brûlé en place publique.

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Le libertinage – 317

morale. Dans ses Eclaircissements sur certaines choses répandues dans ce dictionnaire1,
il rappelle qu’on peut être dévot et immoral, débauché, ou encore athée et vertueux.
Le poète Théophile de Viau (1590-1626) est la figure centrale d’une jeunesse à la fois
instruite et provocatrice dans sa conduite2. Erudit, il publia un Traité de l’immortalité
de l’âme. Poète, il écrivit des sonnets pour le Parnasse satyrique, recueil de poèmes
obscènes et une tragédie, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé. Il fut vivement
attaqué par les Jésuites et condamné à mort pour libertinage. Il se cacha, fut arrêté
puis condamné à l’exil, et bénéficia de la protection du duc de Montmorency. Il est
taxé de libertinage autant pour ses positions philosophiques que pour une vie jugée
dissolue, notamment pour des liaisons homosexuelles. Cyrano de Bergerac (1620-
1655), disciple de Gassendi, auteur de poèmes burlesques, de comédies et de tragé-
dies, et de romans mêlant la fantaisie à l’anticipation : Histoire comique ou Voyage
à la lune et Histoire comique des États et Empires du Soleil, diffuse une conception
matérialiste de l’univers ainsi qu’une critique de la religion et des miracles. Enfin
la figure de Don Juan dans la pièce éponyme de Molière3 offre une représentation
complète de tous les aspects du libertin. Don Juan est un impie, qui offense le sacre-
ment du mariage, rejette avec mépris toutes les croyances que lui oppose son valet
Sganarelle, ne reconnaît que les vérités mathématiques. C’est en même temps un
débauché, un « épouseur à toutes mains ». Don Juan peut se montrer provocateur
ou au contraire hypocrite pour vivre librement et en sécurité.

III. Mutations du libertinage, de la fin du règne de Louis XIV


à la Révolution française
Précédant la fin du Grand Siècle, une progressive mutation sémantique s’opère : le
qualificatif de libertin perd le sens d’impie pour ne conserver que celui de débauché.
En outre, le libertinage intellectuel va dans les premières décennies du XVIIIe siècle
se muer en une philosophie revendiquant l’émancipation universelle de l’esprit et la
liberté comme droit naturel. Cette philosophie des Lumières postule aussi la moralité
et exclut des mœurs dissolues. Dès lors, la distinction se creuse entre le parti des
Philosophes et le libertinage, pratique sociale d’une partie de l’aristocratie et de la
haute bourgeoisie. La mort de Louis XIV en 1715, suivie de la Régence de Philippe
d’Orléans, s’accompagne d’une libération des mœurs de l’élite, le Régent donnant le
ton dans sa propre vie, les mœurs légères sont dans l’air du temps, du moins à Paris.
Le libertinage de mœurs s’installe durablement dans la société, le roi Louis XV n’y
fait pas obstacle et acquiert vite la réputation de souverain libertin.

1. Pierre Bayle est l’auteur d’un Dictionnaire historique et critique (1697). Les Eclaircissements
datent de 1698.
2. Il se vit reprocher des poèmes obscènes ainsi qu’une relation amoureuse avec le poète Jacques
Vallée des Barreaux.
3. Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (1665), inspiré par la pièce de Tirso de Molina, L’Abuseur
de Séville et l’Invité de pierre.

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318 – Le libertinage

Il n’est plus à propos de parler de libertinage d’esprit dans un siècle où se diffuse


largement et assez librement une philosophie rationaliste et critique, cependant il
arrive que la littérature libertine soit le vecteur d’idées philosophiques. Le libertinage
qui s’épanouit dans la production romanesque apparaît comme le nouveau mode de
vie de la noblesse, suscitant la curiosité comme la désapprobation. Enfin, même s’il
se publie des romans libertins jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la première moitié
du siècle connaît l’apogée du genre. Dans la seconde moitié, se faisant l’écho d’une
crise sociale profonde — une monarchie absolue contestée, affaiblie par des échecs
militaires et diplomatiques, l’ascension d’une bourgeoisie, tenue à l’écart du pouvoir
— le roman français, en cela influencé par le roman anglais, exalte les sentiments
vrais, la vie vertueuse, retirée à la campagne, et fustige la corruption de l’aristocra-
tie. Dans l’esprit dominant à partir des années 17601, le libertinage devient la marque
d’une classe honnie, corrompue, dont les privilèges ne sont plus supportables.

IV. Le libertinage dans la fiction littéraire

1. Qu’est-ce qu’un roman libertin ?


Le libertinage n’aurait pas conservé de rayonnement culturel s’il n’avait été au
centre de la fiction romanesque pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Des
intrigues amoureuses dans un microcosme mondain, exemptes de contraintes et de
scrupules, sont alors le sujet fréquent des romans. Mais qu’est-ce qu’un roman liber-
tin ? Peut-on dire qu’il est simplement un roman érotique, voire pornographique ?
Mais pour qu’on puisse parler d’œuvre libertine, il faut trouver, à côté de situa-
tions scabreuses, la peinture précise et souvent satirique de milieux sociaux ainsi
qu’un lexique soutenu, proscrivant les termes crus et vulgaires. La fiction libertine
évoque fréquemment les pratiques sexuelles, mais conserve une décence verbale.
Cette différenciation, pour opérante qu’elle soit, suscite des objections. D’aucuns lui
reprochent de réduire le libertinage à un style et à un langage, liés à la mondanité.
Or bien des romans libertins mettent en scène des personnages de milieux variés et
placent dans la bouche de gens bien nés un vocabulaire indécent. Une autre distinc-
tion possible entre roman érotique et roman libertin réside aussi dans la présence —
ou l’absence — d’obstacles. Dans le premier, les corps s’appellent et s’offrent ; dans
le second, la satisfaction du plaisir exige le stratagème, la séduction, la persuasion.
Le libertin doit surmonter des résistances, fussent-elles éphèmères ou convenues.
Le roman libertin accorde plus de place à la parole, au dialogue : « le roman licen-
cieux commence quand le roman libertin s’achève », écrit J. M Goulemot2. D’autres
historiens de la littérature introduisent entre roman érotique et roman libertin une
différence d’intention et de contenu : celui-ci serait animé d’une intention satirique

1. La parution, en 1761, de La Nouvelle Héloïse de Rousseau est déterminante. Le succès de ce


roman épistolaire impose une sensibilité nouvelle et l’intérêt pour le sentiment.
2. J. M Goulemot, Ces livres qu’on ne lit que d’une main, 1991.

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Le libertinage – 319

ou philosophique1. Mais il est des romans fortement érotiques dont les protagonistes
tiennent à développer des idées philosophiques2. On voit donc qu’il est malaisé de
délimiter le champ des romans libertins.

2. Deux catégories de romans libertins


Il est toutefois possible de distinguer deux sortes de fictions libertines. Les
premières, qu’on pourrait aussi qualifier de galantes, évoquent les intrigues
amoureuses, au sein de la bonne compagnie sur un mode satirique. La peinture
sociale et psychologique y est présente. Une seconde catégorie représente davan-
tage des amours vénales, retrace la carrière brillante de courtisanes qui font fortune
grâce au libertinage. Le roman libertin n’est jamais assimilable à la production porno-
graphique, mais les frontières ne sont pas hermétiques : l’érotisme n’exclut pas le
dialogue philosophique, la légèreté peut laisser place à des appétits de domination,
et l’intrigue, aux souffrances nées de la trahison ou de la duperie.
• Dans le premier groupe, les intrigues ont lieu dans le microcosme de la haute
noblesse et de la bourgeoisie fortunée. Un jeune homme est initié par une
dame plus âgée que lui. Il multiplie ensuite rencontres et conquêtes, appre-
nant sans mal à vaincre les résistances de ses partenaires. On n’est pas éloigné
du roman de formation. Le personnage-narrateur se livre à des observations
de sang-froid sur les femmes. Il dépeint à la fois des types moraux et sociaux.
Deux romans célèbres appartiennent à ce groupe : les Confessions du Comte de
*** de Duclos, (1741) et les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon, (1736).
• Le second groupe présente des récits en première personne d’aventurières
plongées dans des circonstances romanesques, ou de femmes du peuple
racontant comment devenues courtisanes, elles ont gravi les échelons de la
société, quel fut leur parcours dans la carrière libertine, ou d’aventurières.
On citera ici Margot la ravaudeuse de Fougeret de Monbron, (1748) ou Félicia
ou mes fredaines d’Andréa de Nerciat, (1775).

3. Les personnages-types du roman libertin


Le roman libertin présente rarement de personnages complexes. À cela plusieurs
raisons. Le personnel libertin, qu’il appartienne ou non à l’élite raffinée, agit sans état
d’âme. Il est entièrement concentré sur la poursuite du plaisir ou sur une stratégie
de conquête. Tourné vers le microcosme mondain qui est en même temps théâtre, il
n’a pas de temps à consacrer à l’introspection. De plus, le roman porteur d’une inten-
tion satirique s’emploie à souligner l’inconsistance des protagonistes libertins, ce qui
va à l’encontre d’une peinture nuancée d’un caractère. Le libertin est enfin soumis à
ses sens, il raisonne uniquement dans la perspective de les satisfaire. Il y a de l’auto-
mate chez les libertins, et des types récurrents, reconnaissables. D’abord le « petit-
maître », jeune, de bonne naissance, oisif, étourdi, superficiel, il passe de femme en
1. Voir P. Nagy, Libertinage et révolution, 1975.
2. Voir Thérèse philosophe, attribué à Boyer d’Argens, ou les romans de Sade, Les Infortunes de la
vertu ou La Nouvelle Justine.

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320 – Le libertinage

femme, en tire vanité. Il a son pendant, la « petite-maîtresse », aussi inconsistante.


Sa condition de femme lui impose une retenue éphémère, des scrupules artificiels
qui ne trompent pas ses partenaires. Plus mûr, plus redoutable que le petit-maître, le
« roué »1. C’est un libertin expérimenté, capable de stratagèmes élaborés, trompeur,
cynique. Le Valmont des Liaisons dangereuses en est un parfait exemple.

4. Représentation de la femme dans la production libertine


Même lorsqu’elle participe de son plein gré au libertinage, la femme reste
assujettie à des règles imposées à son sexe et au pouvoir de l’homme. Son liberti-
nage n’annonce pas de véritable affranchissement social. Toutes celles qui vendent
leurs charmes aux libertins pour sortir de leur misère, subissent la loi de l’inégalité
des conditions. Quant à celles qui appartiennent au petit cercle de la noblesse, elles
restent exposées, bien davantage que leurs partenaires masculins, à l’opprobre. Mais
dans les Liaisons dangereuses de Laclos, la marquise de Merteuil a conscience des
contraintes imposées à son sexe et entend bien affronter d’égal à égal le vicomte
de Valmont. Quant à la Juliette de Sade, elle partage avec ses complices libertins
la liberté, l’impunité, et « la prospérité du vice »2.

5. Libertinage et apprentissage
L’un des plaisirs favoris du libertin est d’initier de jeunes partenaires aux plaisirs
charnels. Cette éducation hédoniste conforte le pouvoir personnel du libertin. Bien
souvent, le modèle du maître et de l’élève interfère dans le couple libertin. On a
parlé du jeune homme, déniaisé par une femme un peu plus âgée et d’expérience.
Ce scénario trouve son pendant avec l’instruction de la jeune fille, aussi bien intel-
lectuelle que sensuelle. Evoquons le roman attribué à Boyer d’Argens, Thérèse philo-
sophe (1748), ou La Philosophie dans le boudoir, ou les instituteurs immoraux, », de Sade.

L’univers libertin
• Un théâtre. Tous les protagonistes des fictions libertines sont en même
temps les acteurs et les spectateurs d’une comédie permanente. L’artifice
et l’affectation sont la règle implicite. L’univers libertin sollicite constam-
ment la présence du regard.
• Un monde de luxe. Les libertins de bonne compagnie vivent depuis toujours
dans le luxe et le raffinement ; les lieux, les vêtements, la nourriture reflètent
un goût épicurien. Le libertin est l’émule du Mondain de Voltaire : « J’aime le
luxe, et même la mollesse, // Tous les plaisirs, les arts de toute espèce »3.

1. Originellement, l’adjectif s’emploie pour celui qui subit le supplice de la roue. Puis avec un sens
moral, il est attribué à ceux qui mériteraient un tel supplice pour leur inconduite, notamment
à la compagnie débauchée du Régent Philippe d’Orléans.
2. La dernière version du cycle de Justine, La nouvelle Justine, est suivie d’Histoire de Juliette sa
sœur, ou la prospérité du vice.
3. Voltaire, Le Mondain, 1736, vers 9-10.

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Le libertinage – 321

Mais le luxe est aussi l’appât pour une multitude de filles issues des plus
basses classes.
• Tout en s’affranchissant des normes morales, le libertin reconnaît la
toute-puissance de ses désirs. Si une ligne philosophique se détache vraiment
de toutes les fictions sur le libertinage, c’est bien un déterminisme sensua-
liste. A quelques exceptions près, les libertins ne sont pas très différents de
marionnettes. Quand ils manifestent une volonté, c’est celle d’étouffer tout
sentiment amoureux. La conduite libertine associe la puissance du désir et la
volonté de domination : soucieux de conquérir, voire de soumettre, le liber-
tin reconnaît être guidé par le désir. Mais cette tension interne, se tradui-
sant par un mélange de sang-froid calculateur et d’étourderie, est à relier à
une contradiction concernant le rôle social du libertin. Le plus souvent issu
de la meilleure noblesse, il trouve dans la conquête féminine un exutoire à
son déclin politique. Eloigné des affaires du gouvernement par le système
absolutiste qui va chercher ses grands commis dans la bourgeoisie, le liber-
tin de haute naissance n’a plus, pour lieu de ses exploits, que le boudoir et
l’alcôve. Il serait à la fois affranchi et soumis, puissant auprès des femmes
et superflu dans les affaires publiques.

Conclusion
Le libertinage est-il totalement révolu ? On parle encore au XXIe siècle de pratiques
libertines. Est-ce une commodité de langage, doublée d’un anachronisme ? Ou bien
un phénomène intégré à notre société ? A première vue, le libertinage semble se
pratiquer couramment, facilité par l’ère du numérique qui favorise les rencontres.
En Occident, la libération des mœurs à partir des années soixante a contribué à sa
banalisation. Plutôt que de libertinage, ne vaudrait-il pas mieux parler d’un hédonisme
consumériste ? Tout libertinage suppose des interdits moraux forts et des instances
de coercition, or celles-ci ont disparu ou se sont affaiblies. En outre, le libertinage
du XVIIIe siècle reste un privilège sur fond de violentes injustices et d’exploitations
des corps. Nous vivons un temps qui se rebelle à bon droit contre le plaisir pris aux
dépens de la liberté et du respect des personnes. Privé des charmes d’un autre siècle,
exempt des entraves venues de la morale ou de la religion, le libertinage peut être
suspecté de pérenniser des rapports de soumission, ou bien se confond avec un
hédonisme dont les adeptes sont tous consentants.

ْ Prolongements

Pour mieux se représenter le contexte social et culturel où s’épanouit le liber-


tinage du XVIIIe siècle, il faut aller voir la peinture. On peut citer les œuvres de
François Boucher (1703-1770) : Diane sortant du bain (1742), L’Odalisque (1746), de
Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) : Les hasards heureux de l’escarpolette (1767), La
Chemise enlevée (vers 1770), le Verrou (1777).

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322 – Le libertinage

TEXTES SUR LE LIBERTINAGE

Crébillon
1 Les Égarements du cœur et de l’esprit, 1re partie (1736), « Romans libertins du
XVIIe siècle », Robert Laffont, collection « Bouquins », pp 23-24.

Les débuts du jeune libertin.


L’idée du plaisir fut, à mon entrée dans le monde, la seule qui m’occupa. La
paix qui régnait alors me laissait dans un loisir dangereux. Le peu d’occupation que
se font communément les gens de mon rang et de mon âge, le faux air, la liberté,
l’exemple, tout m’entraînait vers les plaisirs : j’avais les passions impétueuses, ou,
pour parler juste, j’avais l’imagination ardente, et facile à se laisser frapper. Au
milieu du tumulte et de l’éclat qui m’environnaient sans cesse je sentis que tout
manquait à mon cœur : je désirais une félicité dont je n’avais pas une idée bien
distincte ; je fus quelque temps sans comprendre la sorte de volupté qui m’était
nécessaire. Je voulais m’étourdir en vain sur l’ennui intérieur dont je me sentais
accablé ; le commerce des femmes pouvait seul le dissiper. Sans connaître encore
toute la violence du penchant qui me portait vers elles, je les cherchais avec soin :
je ne pus les voir longtemps, et ignorer qu’elles seules pouvaient me faire ce
bonheur, ces douces erreurs de l’âme, qu’aucun amusement ne m’offrait ; et l’âge
augmentant cette disposition à la tendresse, et me rendant leurs agréments plus
sensibles, je ne songeai plus qu’à me faire une passion, telle qu’elle pût être. La
chose n’était pas sans difficulté, je n’étais attaché à aucun objet, et il n’y en avait
pas un qui ne me frappât : je craignais de choisir, et je n’étais pas même bien libre
de le faire. Les sentiments que l’une m’inspirait étaient détruits le moment d’après
par ceux qu’une autre faisait naître. On s’attache souvent moins à la femme qui
touche le plus, qu’à celle qu’on croit le plus facilement toucher ; j’étais dans ce cas
autant que personne : je voulais aimer, mais je n’aimais point. Celle de qui j’atten-
dais le moins de rigueurs était la seule dont je me crusse véritablement épris ;
mais comme il m’arrivait quelquefois d’être, dans un même jour, favorablement
regardé de plus d’une, je me trouvais le soir dans un embarras extrême, lorsque
je voulais choisir : ce choix extrême, lorsque je voulais choisir : ce choix était-il
déterminé, comment l’annoncer à l’objet qui m’avait fixé

Laclos
2 Les Liaisons dangereuses, (1782), lettre LXXXI de la marquise de Merteuil au vicomte
de Valmont, Garnier-Flammarion, p 173-174.

Voix de libertines.
J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, et j’eus besoin
de réflexion pour montrer de l’embarras et de la crainte. Cette première nuit,
dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce ne me présentait
qu’une occasion d’expérience : douleur et plaisir, j’observai tout exactement, et
ne voyais dans ces diverses sensations que des faits à recueillir et à méditer. Ce
genre d’étude parvint bientôt à me plaire : mais fidèle à mes principes, et sentant
peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon
mari, je résolus, par cela seul que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses
yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son

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Le libertinage – 323

aveugle confiance : j’y joignis, par une seconde réflexion, l’air d’étourderie qu’auto-
risait mon âge, et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je le
jouais avec plus d’audace. Cependant, je l’avouerai, je me laissai d’abord entraîner
par le tourbillon du mode et je me livrai tout entière à ses distractions futiles. Mais
au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la
crainte de l’ennui fit revenir le goût de l’étude, et ne m’y trouvant entourée que
de gens dont la distance avec moi me mettait à l’abri de tout soupçon, j’en profi-
tai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là, surtout, que
je m’assurai que l’amour que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs n’en
est au plus que le prétexte.
La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations ; il
fallut le suivre à la ville où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous
savez, peu de temps après ; et quoique à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre
de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner
mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter. Ma mère comptais que j’entre-
rais au couvent ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et l’autre parti, et
tout ce que j’accordai à la décence fut de retourner dans cette même campagne
uù il me restait bien encore quelques observations à faire.

Sade
3 Juliette ou les Prospérités du vice, 1re partie, (1797), Bibliothèque de la Pléiade,
tome III, p 181-182.

Ce fut au couvent de Panthemont que Justine et moi fûmes élevées. Vous


connaissez la célébrité de cette abbaye, et vous savez que c’était de son sein que
sortaient depuis bien des années les femmes les plus jolies et les plus libertines
de Paris. Euphrosine, cette jeune personne dont je voulus suivre les traces, qui,
logée dans le voisinage de mes parents, s’était évadée de la maison paternelle, pour
se jeter dans le libertinage, avait été ma compagne dans ce couvent ; et comme
c’est d’elle et d’une religieuse de ses amis que j’ai reçu les premiers principes de
cette morale, qu’on est surpris de me voir aussi jeune dans les récits que je vient
de vous faire ma sœur, je dois, ce me semble, avant tout, vous entretenir de l’une
et de l’autre… vous rendre un compte exact de ces premiers instants de ma vie,
où séduite, corrompue par ces deux sirènes, le germe de tous les vices naquit au
fond de mon cœur. La religieuse dont il s’agit, s’appelait Mme Delbène ; elle était
abbesse de la maison depuis cinq ans, et atteignait sa trentième année, lorsque
je fis connaissance avec elle. Il était impossible d’être plus jolie, faite à peindre,
une physionomie douce et céleste, blonde, de grands yeux bleus pleins du plus
tendre intérêt, et la taille des grâces ; victime de l’ambition, la jeune Delbène
avait été mise à douze ans dans un cloître, afin de rendre plus riche un frère aîné
qu’elle détestait. Enfermée dans l’âge où les passions commencent à s’exprimer,
quoique Delbène n’eût encore fait aucun choix, aimant le monde et les hommes
en générale, ce n’avait pas été sans s’immoler elle-même, sans triompher des plus
rudes combats qu’elle s’était déterminée à l’obéissance. Très avancée pour son âge,
ayant prodigieusement réfléchi, Delbène, en se condamnant à la retraite, s’était
ménagée deux ou trois amies. On venait la voir, on la consolait ; et comme elle
était fort riche, l’on continuait de lui fournir tous les livres et toutes les douceurs
qu’elle pouvait désirer, même celles qui devaient le plus allumer une imagina-
tion… déjà fort vive et que n’attiédissait pas la retraite. Pour Euphrosine, elle avait

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324 – Le libertinage

quinze ans lorsque je me liai avec elle, et elle était depuis dix-huit mois l’élève de
Mme Delbène, quand l’une et l’autre me proposèrent d’entrer dans leur société, le
jour où je venais d’atteindre ma treizième année. Euphrosine était brune, grande
pour son âge, fort mince, de très jolis yeux, beaucoup d’esprit et de vivacité, mais
moins jolie, bien moins intéressante que notre supérieure.

CM 34 Libertinage

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LES LUMIÈRES

Auteurs des Lumières Dates Œuvres majeures


John Locke 1632-1704 Essai sur l’entendement humain.
Pierre Bayle 1647-1706 Dictionnaire historique et critique.
Fontenelle 1657-1757 Entretien sur la pluralité des mondes.
Dumarsais 1676-1756 Encyclopédie (article « philosophe »).
Montesquieu 1689-1755 Lettres persanes. De l’Esprit des lois.
Voltaire 1694-1778 Lettres philosophiques. Traité sur la
tolérance…
Quesnay 1694-1774 Tableau économique
Jaucourt 1704-1780 Encyclopédie (très nombreux articles)
Buffon 1707-1788 Histoire naturelle
La Mettrie 1709-1751 L’homme-machine
Hume 1711-1776 Traité de la nature humaine.
Rousseau 1712-1778 Émile ou de l’Education. Le Contrat social…
Diderot 1713-1784 Encyclopédie…
Helvétius 1715-1771 De l’Esprit
d’Alembert 1717-1783 Encyclopédie
d’Holbach 1723-1789 Théologie portative. Dictionnaire abrégé de
la religion chrétienne
Smith 1723-1790 Recherche sur la nature et les -causes de la
richesse des nations

Kant 1724-1804 Qu’est-ce que les Lumières ? Vers la paix


perpétuelle…
Beccaria 1738-1794 Des délits et des peines.

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326 – Les Lumières

Introduction
Le terme métaphorique de « lumières » désigne en même temps un siècle, ou plus
précisément une époque qui commence à la mort de Louis XIV en 1715 et s’achève
en 1789, une philosophie, tout autant qu’un vaste courant d’idées présent dans toute
l’Europe du XVIIIe siècle, enfin toute une production artistique de ce même siècle.
Hérité du vocabulaire religieux où il est synonyme de vérité révélée, le terme de
lumière, toujours employé au pluriel, signifie les progrès de l’esprit humain et de la
connaissance, guidés par la seule raison : « Nos travaux doivent avoir pour but, ou
d’étendre les limites des places éclairées, ou de multiplier sur le terrain les centres
de lumières », écrit Diderot en 17541. Les Lumières sont bien celles de la raison,
s’opposant à l’obscurantisme associé à la religion et à la superstition. Bien distinctes
d’une doctrine philosophique, les Lumières s’apparentent à un combat durable au
service de valeurs, très présentes au XXIe siècle, telles que la liberté, la tolérance,
l’accès au savoir, le bonheur.

I. Les valeurs des Lumières

1. La Raison
Né dans les dernières années du XVIIe siècle, le mouvement des Lumières est
d’abord la remise en cause des idées, des dogmes, des principes, considérés comme
vrais parce que transmis par la tradition, et qui doivent désormais être soumis à l’exa-
men critique. Il est l’héritier du rationalisme cartésien et fortement influencé par
l’essor de la pensée scientifique. C’est la raison, faculté donnée à l’homme de penser
le monde, d’en découvrir les lois de fonctionnement, d’interpréter les expériences
et les phénomènes, qui doit présider à l’examen critique de toutes choses, et sera
ainsi le moteur des progrès de la connaissance et de la société. La raison est l’arme
qui permettra de réduire l’ignorance, et avec elles les préjugés qui empêchent le
sujet de penser. Pour Pierre Bayle2, le premier, la raison fait accéder à la vérité par
la contestation systématique des fables, des mythes, des prétendus miracles, de
toutes les croyances erronées. Ce qui valide les pouvoirs de la raison, ce sont les
grandes découvertes scientifiques de Galilée et de Newton qui se répandent dans
un public éclairé au début du XVIIIe siècle.

1. Pensées sur l’interprétation de la nature, XIV.


2. Pierre Bayle, philosophe français, protestant (1647-1706), exilé en Suisse puis aux Pays Bas.
Fondateur d’un période : Nouvelles de la république des lettres (1684), auteur du Dictionnaire
historique et critique (1697). Bayle prône l’esprit critique et la tolérance.

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Les Lumières – 327

2. La connaissance
La connaissance ne connaît alors plus de limite, son expansion est la preuve
de la perfectibilité de l’homme qui ose penser. Il est essentiel qu’elle soit ordon-
née, maîtrisée pour être mieux diffusée. L’Encyclopédie, dont Diderot est le maître
d’oeuvre, est l’expression parfaite de l’intérêt constant des Lumières pour tous les
savoirs, y compris scientifiques et techniques, comme du souci de classement des
connaissances1. Les sciences s’écartent de la représentation d’une mécanique univer-
selle, créée par Dieu. Dans le sillage de la physique newtonienne, elles se fixent
une démarche empirique, faite d’observation méthodique et d’expérience. Il appar-
tient au philosophe de dénoncer des représentations du monde démenties par les
sciences. Celles-ci imposent une nouvelle représentation de la nature, qui ne peut
plus être une création fixe, immuable, mais au contraire une réalité dynamique, en
constante mutation. C’est ainsi que Buffon entreprend une Histoire naturelle2. Les
nombreux voyages et expéditions du XVIIIe siècle doivent être vus comme autant
d’entreprises scientifiques, inspirées par l’empirisme.

3. Une nouvelle lecture de l’Histoire : le progrès


La philosophie des Lumières est convaincue de la perfectibilité de l’être humain,
dès lors qu’il ose penser et désire connaître. Elle constate qu’il commence à rempla-
cer les croyances par la connaissance et en conclut que l’histoire humaine est un
progrès continu. Une nouvelle conception de l’Histoire s’affirme avec les Lumières,
fondamentalement optimiste : l’homme a su s’arracher à une nature brutale, il brille
par les arts, accède au luxe et au raffinement, il est en train de se débarrasser de
la peur et de la superstition, de faire montre d’esprit critique. Le Mondain, poème
polémique du jeune Voltaire, exprime dès 1728 cet enthousiasme pour le présent,
qui rompt avec toute nostalgie de l’Âge d’or. Voltaire y fait l’éloge des arts, du luxe,
du commerce, des sciences qui s’épanouissent dans son siècle. Cette affirmation du
progrès humain est une réplique à une vision providentialiste de l’Histoire, celle de
Bossuet3 notamment. L’idée de Progrès universel va aussi à l’encontre d’une approche
cyclique de l’histoire, où se succèdent expansion et décadence. Dans ce concert
optimiste, la voix de Jean-Jacques Rousseau est une dissonance : pour lui l’histoire
humaine est celle d’une irréversible corruption de l’homme naturel4.

1. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de
gens de lettres (1751-1772).
2. Buffon (1707-1788), naturaliste et philosophe français, auteur de l’Histoire naturelle, générale
et particulière, avec la description du cabinet du Roy (36 vol., 1749-1789).
3. Bossuet, (1627-1704), homme d’église, prédicateur célèbre, auteur d’un Discours sur l’histoire
universelle (1681), dans lequel il considère que tout événement historique prend place dans
le projet de Dieu qui échappe aux hommes.
4. Dans son Discours sur les sciences et les arts, Rousseau dénonce la corruption des m ?urs qui
accompagne le perfectionnement et le raffinement des sociétés, et dans le Discours sur l’origine
de l’inégalité, il représente l’histoire humaine comme un éloignement progressif de l’état de
nature et une aggravation constante des injustices et de l’inégalité qui trouve son origine
dans l’introduction de la propriété.

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328 – Les Lumières

4. La Liberté
Le sujet rationnel et raisonnable promu par les Lumières dispose donc d’une
liberté fondamentale, définie comme droit naturel. Il a pour devoir de s’affran-
chir des tutelles de toutes sortes. Il doit manifester sa liberté, la défendre contre
le dogmatisme, le despotisme, le conformisme. Cette liberté est fondée en nature,
non pas octroyée par le bon-vouloir d’une puissance humaine ou divine. Il faut relire
la définition de la « liberté naturelle », donnée par Jaucourt dans l’Encyclopédie :
« droit que la nature donne à tous les hommes de disposer de leurs personnes et de
leurs biens, de la manière qu’ils jugent la plus convenable à leur bonheur, sous la
restriction qu’ils la fassent dans les termes de la loi naturelle et qu’ils n’en abusent
pas au préjudice des autres hommes. » Ensuite Jaucourt définit la « liberté civile »
qui prend en compte les lois garantissant la propriété et la sécurité, et la « liberté
politique » d’un pays, s’accomplissant dans la séparation des pouvoirs. Les liber-
tés civile et politique sont celles du citoyen vivant dans la tranquillité d’esprit. Les
Lumières sont dès lors indissociables d’un combat concret pour la liberté d’opinion
et de croyance, contre l’arbitraire. Elles ne peuvent que s’opposer à l’absolutisme
monarchique et au pouvoir coercitif de l’église. La philosophie politique qu’elles
diffusent, inspirée par la liberté du citoyen, l’égalité des droits, le droit de propriété
défend la séparation des pouvoirs, le parlementarisme, le libéralisme aussi bien en
économie qu’en politique.

5. Le bonheur
In fine, l’homme nouveau, conscient de ses droits et de ses devoirs, guidé par la
raison, ne cessant de mieux connaître le monde, aspire au bonheur en ce monde qu’il
s’estime capable de construire. Il est naturellement sociable, il devient souvent un
citoyen passant un contrat avec ses semblables et avec la puissance souveraine. Il
a conquis une autonomie par rapport à la transcendance, pense moins au salut de
son âme qu’au bonheur, matériel comme spirituel. À l’opposé du siècle précédent,
le XVIIIe siècle jusqu’en 1789 est une période de paix relative en Europe, exempte
de grandes épidémies et de disettes, marquée par des progrès de l’agriculture, ce
qui encourage l’optimisme et la conviction que l’on peut encore revendiquer l’amé-
lioration de ses conditions.

II. Le monde des Lumières


Les Lumières ne sont pas une doctrine philosophique parmi d’autres, mais bien
un mouvement culturel du XVIIIe siècle s’étendant à toute l’Europe. Une élite compo-
sée de savants, d’écrivains, d’hommes de pouvoir, de nobles leur est acquise, les
diffuse par les livres, les journaux et dans les salons.

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Les Lumières – 329

1. La figure centrale du philosophe


Au centre des Lumières, se trouve la figure du philosophe, spécifiquement en
France. Il a hérité de l’honnête homme, modèle français du siècle précédent, la socia-
bilité, le sens de la mesure, l’éclectisme. Comme lui, il n’est pas un érudit replié sur
un savoir spécifique, l’homme qui ne sort pas de son cabinet de lecture, il fréquente
le monde et recherche le dialogue et la conversation. Son savoir est étendu dans
plusieurs domaines, il s’intéresse à tout, est souvent polygraphe. Plus que l’honnête
homme, il manifeste en tout son esprit critique, a un penchant pour l’observation de
la nature ou de la société. Sa sociabilité tend vers l’altruisme et la philanthropie : il
souhaite le bonheur du genre humain. C’est alors qu’il est un homme engagé, prêt
à dénoncer des injustices en mobilisant une opinion publique naissante.

2. Le cosmopolitisme
La philosophie des Lumières est universaliste en ce qu’elle défend les valeurs
évoquées ci-dessus pour l’ensemble de l’humanité. Kant dans Vers la paix perpé-
tuelle ne va-t-il pas jusqu’à appeler de ses voeux une république universelle ayant
instauré la paix par le droit ? L’Europe des Lumières ignore les frontières infranchis-
sables, une élite du savoir et de la fortune y circule librement, il n’est pas rare qu’un
souverain ait à ses côtés des ministres étrangers. L’idée de nation est toutefois au
centre de la pensée des Lumières, mais elle reste à réaliser. Pour l’heure, l’Europe
des Lumières écrit et parle en français, propage la tolérance.

3. Sociabilité et circulation des idées


Tout au long du siècle, la production de livres ne cesse d’augmenter et contri-
bue à la circulation des idées nouvelles, en dépit de la censure royale qui s’acharne
contre l’Encyclopédie, contre l’Émile et le Contrat social de Rousseau. Cependant, le
privilège royal, indispensable à toute publication, est peu à peu remplacé par la
permission tacite, on assiste à un assouplissement relatif et irrégulier. Une opinion
publique urbaine se développe, grâce aux livres mais aussi aux Salons et aux Cafés.
Les premiers, animés par des femmes de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie1,
réunissent essentiellement à Paris savants, philosophes et écrivains. Les seconds,
bien différents du cabaret et de la taverne, où l’on boit une boisson exotique, le
café, sont des lieux de rencontres et de conversation où l’on peut lire et commen-
ter quelques journaux.

1. Au centre de la vie sociale, ces femmes de l’élite jouent un rôle important dans la diffusion des
Lumières. Citons Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse ; pourtant les philosophes
considèrent la femme comme une mineure et n’envisagent que les citoyens. La Révolution
française n’agira pas autrement.

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330 – Les Lumières

III. Les Lumières et la politique

1. Relations entre le philosophe des Lumières et le pouvoir


Les valeurs des Lumières entrent fatalement en conflit avec ce qui réduit la liberté
de pensée, exige la soumission, perpétue les contraintes et les privilèges. En France
notamment, les philosophes rencontrent l’hostilité ouverte de l’église catholique
qui est au fondement de la monarchie de droit divin et contrôle le savoir diffusé par
l’Université. L’histoire des relations entre le pouvoir et les philosophes est celle des
persécutions subies régulièrement par ceux-ci. L’église et le pouvoir monarchique
s’entendent pour interdire les idées des Lumières.
Cependant savants et philosophes nouent quelquefois des amitiés avec des souve-
rains tels que Frédéric II, roi de Prusse, ou Catherine II, impératrice de Russie qui les
accueillent, encouragent leurs travaux, défendent leurs idées. C’est alors que les
philosophes diffusent le modèle du despotisme éclairé, avec la conviction que ces
monarques, inspirés par la Raison, vont moderniser leur nation en combattant les
féodalités et contribuer au bonheur de leurs peuples. Le despotisme éclairé naît de
l’espoir de fusion du souverain et du philosophe. Ses résultats concrets sont généra-
lement minces ou précaires.

2. Les Lumières et la Révolution française


La plupart des grands penseurs des Lumières meurent avant 1789. La révolu-
tion française, dont la naissance provient de facteurs divers et contradictoires par
bien des aspects, est une concrétisation des idées des Lumières : la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, l’abolition des privilèges, le projet d’une assemblée
constituante mettant en place la séparation effective des pouvoirs, la constitution
civile du clergé, toutes ses initiatives décisives sont bien inspirées par les Lumières.
La constitution de 1791 abolit la monarchie de droit divin, établit une monarchie
constitutionnelle, mais se limite au suffrage censitaire masculin. Les Lumières ont
largement inspiré les auteurs de la Constitution des États Unis d’Amérique.

Conclusion : Pérennité et fragilité d’un héritage


La déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ainsi que la mise en place
de l’organisation des Nations Unies sont les preuves les plus tangibles de la péren-
nité des Lumières. Le message universaliste est bien vivant. Mais le bel optimisme
rationaliste des Lumières a été tragiquement éprouvé par les totalitarismes du
XXe siècle, par la Shoah et d’autres génocides, par le recours à l’arme atomique. Les
nations européennes, berceau des Lumières, ne se sont-elles pas discréditées par le
colonialisme, violant les libertés fondamentales et l’égalité des droits ?

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Les Lumières – 331

ْ Prolongements

Au XXIe siècle, l’universalisme des droits de l’homme voit se dresser contre lui
les fondamentalismes religieux et des régimes nationalistes et autoritaires, désireux
d’imposer une autre représentation de l’individu. Les Lumières doivent nous inspi-
rer d’autant plus qu’elles sont plus que jamais vacillantes.

Textes sur les lumières

Kant
1 Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784, Éditions Garnier-Flammarion, traduction Jean-François
Poirier et Françoise Proust.

Définition des Lumières.


Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est
lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son enten-
dement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de
tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais
à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite
d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !
Voilà la devise des Lumières.
Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes,
après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étran-
gère (naturaliter majorennes), restent cependant volontiers toute leur vie dans un
état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs
tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. (…)
Mais qu’un public s’éclaire lui-même est plus probable ; cela est même presque
inévitable pourvu qu’on lui accorde la liberté. Car il se trouvera toujours quelques
êtres pensant par eux-mêmes, même parmi les tuteurs en exercice du grand
nombre, pour rejeter eux-mêmes le joug de l’état de tutelle et pour propager
ensuite autour d’eux l’esprit d’une appréciation raisonnable de la propre valeur
et de la vocation de tout homme à penser par soi-même.

Ernst Cassirer
2 La Philosophie des Lumières, chapitre premier « l’esprit du siècle des Lumières »,
Fayard (1966), traduction de Pierre Quillet.

Nouvelle approche de la raison au siècle des Lumières.


Encore une fois se manifeste ici le changement de signification caractéristique
qu’a subi l’idée de raison par rapport à la pensée du XVIIe siècle. Pour les grands
systèmes métaphysiques du XVIIe siècle, pour Descartes et Malebranche, pour
Spinoza et Leibniz, la raison est la région des « vérités éternelles », ces vérités
qui sont communes à l’esprit humain et à l’esprit divin. Ce que nous connaissons
et apercevons à la lumière de la raison, c’est « en Dieu » donc que nous le voyons
immédiatement ; chaque acte de la raison nous assure de notre participation à

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332 – Les Lumières

l’essence divine, nous ouvre le royaume de l’intelligible, du suprasensible absolu.


Le XVIIIe siècle prend la raison en un sens différent et plus modeste. Elle n’est plus
la somme des « idées innées », antérieures à toute expérience, qui nous révèle
l’essence absolue des choses. La raison se définit beaucoup moins comme une
possession que comme une forme d’acquisition. Elle n’est pas l’aerarium, le trésor
public de l’esprit où la vérité est entreposée comme monnaie sonnante et trébu-
chante mais le pouvoir original et primitif qui nous conduit à découvrir la vérité,
à l’établir et à s’en assurer. Cette opération de s’assurer de la vérité est le germe
et la condition indispensable de toute certitude véritable. C’est en ce sens que
tout le XVIIIe siècle conçoit la raison. Il ne la tient pas pour un contenu déterminé
de connaissances, de principes, de vérités mais pour une énergie, pour une force
qui ne peut être pleinement perçue que dans son action et ses effets. Sa nature et
ses pouvoirs ne peuvent jamais se mesurer pleinement à ses résultats ; c’est à sa
fonction qu’il faut recourir. Et sa fonction essentielle est le pouvoir de lier et de
délier. Elle délie l’esprit de tous les simples faits, les simples données, de toute
croyance fondée sur le témoignage de la révélation, de la tradition, de l’autorité ;
elle ne connaît pas de repos tant qu’elle n’a pas mis en pièces jusque dans ses
derniers éléments et ses derniers mobiles la croyance et la « vérité-toute-faite ».
Mais après ce travail dissolvant s’impose une tâche constructive. La raison ne peut
évidemment demeurer parmi ces disjecta membra, il lui faut en faire un nouvel
édifice, une véritable totalité. Mais en créant elle-même cette totalité, en amenant
les parties à constituer le tout selon la règle qu’elle a elle-même édictée, la raison
s’assure une connaissance parfaite de la structure de l’édifice ainsi engendré. Elle
comprend cette structure parce qu’elle peut en reproduire la construction dans
sa totalité et dans l’enchaînement de ses moments successifs. C’est par ce double
mouvement intellectuel que l’idée de raison se caractérise pleinement : non comme
idée d’un être, mais comme celle d’un faire.

Dumarsais
3 Article « Philosophe », de l’Encyclopédie, dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers par une société de gens de lettres, tome XII, à Neufchâtel, chez Samuel Faulche
(1751-1765).

Le philosophe, acteur majeur des Lumières.


Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir, ni connaître les causes
qui les font mouvoir, sans même songer qu’il y en ait. Le philosophe au contraire
démêle les causes autant qu’il est en lui, et souvent même les prévient, et se
livre à elles avec connaissance : c’est une horloge qui se monte, pour ainsi dire,
quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des senti-
ments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l’être raisonnable, et cherche ceux
qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l’état où il se trouve. La
raison est à l’égard du philosophe ce que la grâce est à l’égard du chrétien. La
grâce détermine le chrétien à agir ; la raison détermine le philosophe.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu’ils
font soient précédées de la réflexion : ce sont des hommes qui marchent dans les
ténèbres ; au lieu que le philosophe, dans ses passions mêmes, n’agit qu’après la
réflexion ; il marche la nuit, mais il est précédé d’un flambeau.

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Les Lumières – 333

La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagi-
nation, et qu’il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il
peut l’apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance ; il reprend pour
vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux,
et pour vraisemblance ce qui n’est que vraisemblance. Il fait plus, et c’est ici une
grande perfection du philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point de motif pour juger,
il sait demeurer indéterminé (…).
L’esprit philosophique est donc un esprit d’observation et de justesse, qui
rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n’est pas l’esprit seul que le philo-
sophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.
L’homme n’est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de
la mer ou dans le fond d’une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent le
commerce des autres nécessaire ; et dans quelque état où il se puisse trouver,
ses besoins et le bien-être l’engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de
lui qu’il connaisse, qu’il étudie, et qu’il travaille à acquérir les qualités sociables.
Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde, il ne croit point être en
pays ennemi, il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre, il
cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre, et il trouve
en même temps ce qui lui convient : c’est un honnête homme qui veut plaire et
se rendre utile.
La plupart des grands à qui les dissipations ne laissent pas assez de temps
pour méditer, sont féroces envers ceux qu’ils ne croient pas leurs égaux. Les philo-
sophes ordinaires qui méditent trop, ou plutôt qui méditent mal, le sont envers
tout le monde ; ils fuient les hommes, et les hommes les évitent. Mais notre philo-
sophe qui sait se partager entre la retraite et le commerce des hommes, est plein
d’humanité. C’est le Chrémès de Térence (1) qui sent qu’il est un homme, et que
la seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune de son voisin.
Homo sum, humani a me nihil alienum puto (2).
Il serait inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout ce qui
s’appelle honneur et probité. La société civile est, pour ainsi dire, une divinité pour
lui sur la terre ; il l’encense, il l’honore par la probité, par une attention exacte à
ses devoirs, et par un désir sincère de n’en être pas un membre inutile ou embar-
rassant. Les sentiments de probité entrent autant dans la constitution mécanique
du philosophe, que les lumières de l’esprit. Plus vous trouverez de raison dans un
homme, plus vous trouverez en lui de probité. Au contraire où règnent le fanatisme
et la superstition, règnent les passions et l’emportement. Le tempérament du
philosophe, c’est d’agir par esprit d’ordre ou par raison ; comme il aime extrême-
ment la société, il lui importe bien plus qu’au reste des hommes de disposer tous
ses ressorts à ne produire que des effets conformes à l’idée d’honnête homme.
(…) Cet amour de la société si essentiel au philosophe, fait voir combien est
véritable la remarque de l’empereur Antonin (3) : « Que les peuples seront heureux
quand les rois seront philosophes ou quand les philosophes seront rois ! » (…)
Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et
qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les moeurs et les qualités sociales.
Entez un souverain sur un philosophe d’une telle trempe, et vous aurez un parfait
souverain.
Notes : 1) Personnage du poète comique latin, Térence (194-159 av. J.-C.). 2) « Je suis homme
et je pense que rien d’humain ne m’est étranger. ». 3) Empereur romain de 138 à 161 apr. J.-C.

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334 – Les Lumières

Diderot
4 Article « Encyclopédie », de l’Encyclopédie, dictionnaire raisonné des sciences, des arts
et des métiers par une société de gens de lettres, tome XII, à Paris, chez Briasson, David, Le
Breton, Durand (1751-1765).

Le projet de l’Encyclopédie.
Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la
surface de la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous
vivons et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les
travaux des siècles passés n’aient pas été inutiles pour les siècles qui succéde-
ront ; que nos neveux devenant plus instruits, deviennent en même temps plus
vertueux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain.

CM 35 Lumières

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LE MACHIAVÉLISME
ET LA PHILOSOPHIE MACHIAVÉLIENNE

ώ Frise chronologique n° 27

ْ 1434-1494 ْ 1512
Les Médicis au pouvoir à Florence Retour des Médicis.
(de Côme l’Ancien à Pierre II). ْ 1513
ْ 1469 Rédaction par Machiavel de son
Naissance de Nicolas Machiavel. ouvrage Le Prince.
ْ 1492 ْ 1513
Mort de Laurent le Magnifique. Jean de Médicis est élu pape (Léon X).
ْ 1494 ْ 1513-1527
Entrée des Français en Toscane. Tutelle pontificale sur Florence.
ْ 1494-1498 ْ 1527
Savonarole au pouvoir. Mort de Machiavel.
ْ 1498-1512 ْ 1532
République de Florence. Publication posthume et mise à l’Index
du Prince.

Introduction
Le machiavélisme désigne, dans la langue courante, une forme de gouverne-
ment souvent violente, méprisant toute morale, faisant peu de cas des règles et du
respect des valeurs humaines et humanistes. Il trouve son origine dans Le Prince,
traité pragmatique, à l’usage d’un futur gouvernant qui devra exercer ses talents à

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336 – Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne

Florence. L’œuvre est rédigée en 1513 par Machiavel, alors en disgrâce et éloigné de
Florence. L’auteur y expose les meilleures manières de gouverner et de se mainte-
nir au pouvoir.
Le terme même de « machiavélisme » est attesté dans la langue française dès la
fin du XVIe siècle. En effet, il apparaît sous la plume d’Henri Estienne en 1578 pour
qualifier les principes établis par Machiavel. Dès 1652, il prend une signification
négative et définit ce « qui est conçu, réalisé dans un esprit de perfidie, de mauvaise
foi, de déloyauté » comme le signale le Trésor de la langue française.
Il est nécessaire de revenir sur la philosophie de l’écrivain pour en comprendre
l’analyse détournée qui en a été faite et le sens moderne du mot.

I. Niccolò Machiavelli
Niccolò (Nicolas) Machiavel est né en 1469 et mort en 1527, à Florence. C’est un
écrivain et un courtisan qui fut, durant quatorze ans, le secrétaire de la « Chancellerie
des Très Hauts et Magnifiques Seigneurs de Florence ».

1. Une carrière administrative et diplomatique


Il entre, dès 1498, au service de la « République de Florence » fondée après
l’épisode mystique de Savonarole1. Il devient rapidement le secrétaire des « Dix
de Pouvoir » et est chargé des relations extérieures. Il est ainsi à la fois au fait des
affaires intérieures et, parcourant l’Europe pour négocier traités et accords, il a égale-
ment une vision d’ensemble des relations étrangères.
Ses principaux écrits sont durant cette période totalement consacrés à ces occupa-
tions administratives et diplomatiques. Il publie de nombreux Rapports sur les pays
traversés et avec lesquels il est appelé à travailler (dont la France).

2. L’exil et les dernières années


a. L’exil
Sa carrière prend momentanément fin au retour des Médicis, en 1512. Exilé, il
s’installe à Sant’Andrea in Percussina, dans sa propriété et se consacre davantage
à ses oeuvres littéraires.

1. Jérôme Savonarole était moine, il dénonça l’immoralité du clergé, les mœurs de Florence et
exerça une dictature morale rigoureuse sur le Conseil et sur la ville. Il est célèbre pour le
« bûcher des vanités » qu’il organisa le 7 février 1497 sur lequel il fit jeter tous les symboles du
luxe (jeux, œuvres d’art, instruments de musique, livres, y compris ceux des artistes reconnus,
comme Pétrarque ou Boccace). Il força les artistes renommés à l’exil. Ces actions déplurent
au pape qui l’excommunia. Livré à l’Inquisition par Florence, qui craignait l’interdiction de
pratiquer le culte, il fut torturé et exécuté, brûlé le 23 mai 1498.

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Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne – 337

b. Les dernières années


C’est seulement à partir de 1525 qu’il commence à pouvoir revenir à Florence,
il est autorisé à travailler aux fortifications de la ville. Les Médicis sont à nouveau
chassés en 1527, Machiavel, est malade et on ne lui confie aucune charge à la restau-
ration de la république, il meurt à Florence le 22 juin.

II. Machiavel, l’écrivain

1. Une oeuvre variée et importante


Dramaturge, sa pièce La Mandragore (1518) est un succès essentiel dans l’his-
toire littéraire italienne, c’est aussi un auteur de poésies (L’Ane d’or, écrit en 1516,
est demeuré célèbre) de discours, celui sur Tite Live (rédigé entre 1513 et 1520) est
fameux. Entre 1520 et 1526, il écrit également, à la demande du cardinal Jules de
Médicis, le futur pape Clément VII, les Histoires Florentines, une biographie qui eut
beaucoup de succès en 1520 et, surtout, L’Art de la Guerre (rédigé entre 1519 et 1520
et publié en 1521). Il y aborde des questions pratiques (recrutement et armement
notamment) mais y présente également des considérations politiques : comment
définir l’autorité, quelles relations la guerre et le pouvoir entretiennent-ils ? Il y
prolonge partiellement ses remarques exposées dans Le Prince.

2. Le Prince
Désireux de revenir à Florence et de retrouver une place à la cour, il écrit durant
son exil son De Principatibus, (Le Prince) en 1513 et le dédie à Laurent de Médicis, qui
ne le lit pas. En 1532, la publication posthume du Prince conduit à sa mise à l’Index1
par l’Église catholique (il y restera jusqu’au XIXe siècle). Il ne sera connu en France,
en langue française, qu’en 1553.
Le titre latin De Principatibus est particulièrement intéressant. Il s’agit d’un ablatif
pluriel, conditionné par le « de » (au sujet de). « Principatus » est un mot riche de
significations. Il désigne à la fois l’hégémonie, la supériorité de droit et de rang, la
primauté, la suprématie et la puissance, et, après Tacite, la dignité du prince. Le
pluriel montre que Machiavel ne vise pas seulement un prince particulier, l’héritier
de la famille des Médicis en l’occurrence, mais tous ceux qui sont amenés à diriger,
gouverner, exercer un pouvoir supérieur, le principat.
Machiavel, influencé par une jeunesse passée dans les bouleversements politiques,
considère que le plus important est de parvenir à unir les cités italiennes en une
seule entité, plus forte, plus capable de résister aux invasions. Pour cela, il lui semble
essentiel de repenser les structures politiques. Ses observations le conduisent à

1. L’Index (abréviation de l’Index librorum prohibitorum), est la liste de tous les livres interdits
à la lecture par l’Église catholique.

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338 – Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne

considérer que la guerre n’est que la mise en lumière des erreurs ou des réussites
d’un état. Le Prince est l’aboutissement de ces considérations : il adjoint une pragma-
tique à des analyses théoriques.

III. Les idées principales exposées dans Le Prince

1. L’attention à l’Histoire et aux faits


La méthode suivie par Machiavel est simple : ce sont les faits qui fournissent les
outils nécessaires à la construction de la pensée politique. Ils sont aisément trouvés
dans les expériences et les livres qui en ont conservé la trace. Pour lui, les faits ne
peuvent être inscrits dans une chaîne de causalités que si l’on analyse leur inten-
tion pratique, leur effet sur le réel. Agir ne peut provenir que d’une connaissance
précise de l’Histoire et d’une pratique diplomatique, civile, militaire, politique. Ainsi
la praxis s’appuie sur une « lectio ».
Machiavel considère que c’est en étudiant les causalités, les faits qui se produisent
et s’enchaînent que l’on peut finalement établir une vérité historique et politique.
Certains ont qualifié cette méthode d’ « empirisme civil ». L’Histoire et la Politique
résultent donc de cette étude et s’inscrivent dans la trace intellectuelle (et/ou écrite)
qui s’ensuit, également fondement d’une lecture attentive par le prince.

2. Théorie et praxis doivent être liées


Les idées de Machiavel s’appuient sur la volonté de mettre en lumière les véritables
moteurs sociaux, les conflits qui structurent vraiment l’histoire, les constituants
véritables de la société. Aucun idéalisme ne prévaut, c’est le réel qui est le fonde-
ment même de l’étude politique comme de l’exercice du pouvoir. Les différents
éléments culturels et sociaux qui fondent une organisation nationale doivent être
étudiés conjointement par ceux qui exercent le pouvoir.
Pour lui, tout homme a une partie « bestiale » et ne peut donc être gouverné
par la seule raison. Les lois ne peuvent réguler ces instincts primaires, l’imagina-
tion, les illusions ne constituent que des obstacles. Les actions politiques doivent
être le résultat de froids calculs, qui envisagent aussi cette part de l’être humain,
qui s’appuient sur les inévitables inégalités et rivalités qui fondent les sociétés.
Ainsi, pour lui, est juste ce « qui est nécessaire », la force est ainsi légitimée
quand elle apparaît comme indispensable ; est raisonnable ce qui ne peut être fait
différemment, quand il est impossible de tuer un adversaire, il vaut mieux s’en faire
un allié, un ami même. La formule célèbre « la fin justifie les moyens » semble
souvent symboliser et résumer sa pensée. Le but doit prévaloir sur les considérations
morales ou religieuses qui pourraient constituer des obstacles aux actions à mener
pour l’atteindre. Il est surtout important d’être tout autant aimé que craint mais, s’il

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Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne – 339

faut choisir, Machiavel privilégie la crainte comme manière plus efficace d’assurer
le pouvoir…1 La corruption, le matérialisme, le règne du bon plaisir, la recherche
du confort lui apparaissent comme des maux qui gangrènent et détruisent un État.
La religion est pour lui une voie d’accès à la conscience d’appartenir à une unité
nationale, à un ensemble cohérent autonome. Le gouvernant doit donc s’appuyer sur
elle parce qu’elle est le socle du bien vivre ensemble, du contrat social. Grâce à elle,
la morale et les lois sont justifiées et acceptées par le peuple. Toutefois, le prince
lui-même ne doit pas se sentir limité par les dogmes ni par les pratiques religieuses.
Ce ne sont que des instruments au service du pouvoir.
La prise en compte des demandes et des attentes populaires permet d’éviter les
révoltes dangereuses pour l’État. Les mouvements sociaux, les soubresauts des soulè-
vements populaires peuvent alors être utilisés pour élaborer de nouvelles règles, des
lois qui garantiront plus de liberté, de concorde sociale et d’indépendance nationale.

3. « Fortuna » et « virtù »
Pour Machiavel, la politique est la résultante de ces deux notions. Les faits sont
neutres et la « fortune » n’existe que dans les occasions de la saisir qui se présentent
à tout homme d’action.
Le savant, l’homme expérimenté, ne peut être qu’un penseur. Eloigné de l’exercice
politique, il peut conseiller, s’appuyer sur sa lecture informée des historiens, compa-
rer et analyser les circonstances et les conjonctures. L’intellectuel comprend que
le réel et l’actuel sont la somme des faits passés et donneront ensuite naissance à
d’autres situations. Le « prince », lui, homme destiné à agir, est capable, en analysant
l’histoire de dépasser cette simple vision d’ensemble, trop théorique pour être utile
et d’en déduire des actions. Il se sert des faits passés pour comprendre le présent
et tenter d’anticiper l’avenir. Celui qui ne cherche que la fortune ne sait pas distin-
guer les opportunités et n’est pas un bon dirigeant.
La virtù est une volonté de pouvoir qui n’est pas contaminée par d’autres objec-
tifs. Il s’agit d’une force intérieure exempte de toute affectivité, de toute limita-
tion personnelle. C’est une dynamique interne qui permet de s’adapter à toutes les
circonstances, à toutes les occasions offertes par la Fortune. Mais la « virtù » est
aussi une puissance pure, exigeante. Il est extrêmement difficile de l’exercer sans être
influencé par les affects. Toutefois, le prince qui la possède reconnait les occasions,
s’en saisit et réussit dans ses projets.
La fortune empêche d’envisager la politique comme un tout et le gouvernement
comme une suite d’actions. La virtù permet de savoir que, puisque le réel fluctue, il
faut être attentif aux occasions, savoir calculer les conséquences des actes entre-
pris et utiliser les faits au moment le plus favorable pour l’action.

1. Cf. infra, les textes 1 et 2.

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340 – Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne

Parvenir au pouvoir c’est donc, à la fois, savoir utiliser la virtù et la fortuna.


L’exercice de cette puissance politique structure une nation, construit un état qui
devient une entité réelle et historique. Pour Machiavel, l’Histoire se répète et cette
circularité même permet de comprendre les cycles immuables constatés au fil du
temps : développement, caricature et déréliction puis chute.

4. « Des princes »…
Machiavel ne propose pas un modèle idéal. Le titre même de son ouvrage étant
un pluriel, il envisage tous les gouvernants qui ont su et sauront user de ces deux
principes. Il ne s’agit donc pas de former un héritier mais d’envisager tous ceux qui
parviennent au pouvoir, usurpateurs, bâtards ou descendants lointains.
L’accession au pouvoir est le résultat d’une volonté de gouverner ce qui explique
que, finalement, toute règle, toute loi morale ou religieuse doivent être laissées
de côté. Le pouvoir est indépendant de toutes les normes politiques, éthiques,
juridiques et cultuelles.
Ces considérations le conduisent à analyser les organisations politiques les
plus efficientes. Deux types de régimes lui semblent plus à même de durer : les
« nouvelles » principautés et, surtout, les républiques. Les premières parce qu’elles
ne sont pas transmises héréditairement mais « prises » par la force ou à la suite
d’une révolution politique. Le principat est alors né des désirs du peuple et le prince
doit faire preuve d’écoute, de compréhension, de génie politique pour se maintenir.
Les secondes sont naturellement issues de ces mouvements et peuvent donc plus
aisément ouvrir la voie à des décisions plus favorables aux gouvernés, permettant
ainsi au système de persister.

5. Comment instaurer l’autonomie et l’égalité ?


La question est fondamentale pour Machiavel. Rédigé dans des circonstances
politiques et militaires troublées, Le Prince est au cœur de cette réflexion. Comment
assurer le pouvoir et le bien public tout en garantissant des lois communes, un état
assez fort pour résister aux invasions ? Machiavel est ainsi conduit à analyser les
difficultés -connues par tous les états — qui ont marqué l’histoire
Mais, surtout, Machiavel veut proposer un état qui permette de dépasser l’habi-
tuel conflit qui oppose toujours les élites aux citoyens, le peuple aux grands. Pour
lui, ces deux groupes ont des aspirations nécessairement antagonistes et l’état doit
gérer la rivalité. En fait, Machiavel considère que le prince doit se ranger aux côtés
du peuple, du groupe qui ne cherche pas à dominer ni à écraser autrui, de ceux qui
ont des desseins plus « honnêtes » et plus humanistes.
La liberté, les lois favorables au peuple ne peuvent apparaître que dans une
société qui accepte l’opposition nette entre les deux groupes qui la composent.
Ainsi, le meilleur gouvernement est celui d’une république populaire, reposant sur
une assemblée qui donne autant de pouvoir à l’élite qu’au commun des citoyens. Le

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Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne – 341

régime républicain semble plus apte à garantir la liberté, l’égalité entre les citoyens
et à assurer l’indépendance nationale et même le bonheur du peuple. Pourtant, le
conflit y existe aussi, la république ne peut et ne doit ni le nier ni le repousser, mais,
en revanche, le gérer.
Tous les citoyens ont l’obligation de lutter contre les risques de dérives oligar-
chique ou aristocratique, contre les organisations d’intérêts et toutes les formes de
factions.
Machiavel construit une nouvelle représentation de la politique, empirique. Il
éloigne le politique de la religion, de l’éthique, le dirigeant doit songer à l’action et
à son efficacité, s’intéresser à la manière de prendre et de garder le pouvoir.

6. La légitimation de moyens contestés


Ecrit dans un contexte de guerre et de mouvements violents, Le Prince pose la
question fondamentale des institutions, des pratiques politiques et des moyens les
plus efficaces d’assurer un pouvoir qui s’affranchisse des anciennes modalités et
des illusions qui ont mené l’Italie vers un état de guerre permanent et une dérélic-
tion effective et visible par tous. Toutes les idées qui y sont exposées découlent
des principes affirmés.
Machiavel cherche à dresser une liste des moyens utiles pour changer la situa-
tion, retrouver la paix et la stabilité. Moins qu’une théorie, c’est un mode d’emploi,
une pragmatique qu’il établit. Matérialisme politique et historique s’unissent.
S’appuyer sur les faits impose précisément de prendre en considération les désirs
profonds des hommes, souvent violents, égoïstes et dangereux pour autrui.
En outre, pour se maintenir, le prince doit savoir trouver les proportions idéales
entre haine et amour, entre crainte et liberté, entre répression et autonomie. L’ordre,
l’unité de l’état et de la nation, l’indépendance face aux puissances étrangères
résident dans cette aptitude à « doser » les éléments, à prendre en compte les faits
et la réalité.

IV. Les aventures du Prince :


les idées machiavéliennes et le machiavélisme
Tout se passe aujourd’hui comme si Machiavel ne tirait sa renommée que des
reproches qui lui sont faits… De nos jours, en effet, on privilégie la version négative
de ses analyses, appelées par les adversaires du penseur italien, le « machiavélisme ».

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1. Une pensée originale et contestée


Les idées de Machiavel, pragmatiques et centrées sur la recherche de l’effica-
cité et non sur le respect des normes et des valeurs, choquent ses contemporains
et conduisent à son inscription à l’Index. C’est, avant tout, parce qu’il rejette non
seulement l’idée d’une recherche de la concorde sociale mais surtout la possibilité
même de l’établir qu’il est critiqué.
Dès la fin du XVIe siècle, en effet, cet ouvrage s’attire les critiques des humanistes.
On reproche à l’auteur d’avoir « profané les mystères sacrés de la philosophie
politique »1. On considère que ses idées sont l’expression brutale du cynisme total,
la valorisation de la manipulation politique, un fondement utile pour les tyrans.
Rappelons, que, depuis 1643, en Angleterre, le Diable est surnommé « Old Nick »,
le « Vieux Nicolas » en référence au prénom de Machiavel. Son nom, par antono-
mase, devient même un nom commun, une insulte le plus souvent. En effet, dès le
XVIIIe siècle, « un machiavel » désigne une personne « qui use de procédés perfides,
hypocrites voire diaboliques pour parvenir à ses fins ». Il est ainsi employé en 1791
par Robespierre dans l’un de ses Discours. L’Encyclopédie signale même dans son
article qu’il s’agit d’une « espèce de politique détestable qu’on peut rendre en deux
mots, par l’art de tyranniser, dont Machiavel le florentin a répandu les principes
dans ses ouvrages ».2
Flaubert, dans son Dictionnaire des Idées reçues en souligne la mauvaise réputation
puisqu’il définit le mot « machiavélisme » comme un « mot qu’on ne doit prononcer
qu’en frémissant » et précise, à propos de l’auteur : « Ne pas l’avoir lu, mais le regar-
der comme un scélérat ». De même, lorsque Littré le présente dans son Dictionnaire,
il indique « publiciste florentin du XVIe siècle qui fit la théorie des procédés de
violence et de tyrannie usités par les petits tyrans de l’Italie ». Le sens figuré montre
que l’impression laissée par Le Prince est éminemment négative puisqu’il indique :
« Tout homme d’État sans scrupule » et donne en exemple : « les Machiavels qui
règlent nos destins ».
Systématiquement, l’on constate qu’au fil des siècles, c’est toujours l’adversaire
que l’on qualifie de « machiavélique ».

2. Le « machiavélisme », une invention critique


Le Prince est toutefois le plus souvent considéré comme un manuel cynique valori-
sant la manipulation, les manœuvres détournées, la ruse et les tromperies de toutes
sortes. Dès sa publication, les critiques s’attachent à remarquer qu’il ne propose pas
un traité de gouvernement vertueux et juste mais une conception pragmatique et
cynique du monde.

1. La formule est de Jean Bodin dans sa Méthode de l’Histoire (Methodus ad facilem historiarum
cognitionem,) publiée à Paris en 1566, Les belles Lettres, trad. Pierre Mesnard, 1941.
2. Cf. infra, texte 4.

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Les plus célèbres de ses opposants furent Innocent Gentillet, un huguenot qui
publia dès 1576 un Discours sur les moyens de bien gouverner, prenant à contrepied
toutes les idées de Machiavel, l’accusant de prôner tous les péchés possibles (sodomie,
tyrannie, cruauté, pillages…) et Jean Bodin. Dans son ouvrage, La République, paru
la même année que celui de Gentillet, en effet, il vilipendait Machiavel qui, selon
lui, nie la justice, s’oppose aux préceptes de Platon et valorise l’impiété, l’injustice.
Pour Bodin, l’éthique ne peut être séparée du politique et, s’il donne des conseils
pratiques de gouvernement, il tient à voir au pouvoir un prince doté de sens moral,
établissant des lois justes et recherchant l’harmonie sociale. Le machiavélisme est
associé à l’athéisme, au consentement au meurtre politique, à une pratique sans
scrupules, à l’acceptation des plus mauvais penchants humains (égoïsme, hypocri-
sie, cupidité, avarice) et aux comportements les plus répréhensibles (assassinat,
fourberie, calcul, manipulation).

3. Des idées cependant encore analysées


Pourtant, le mot « machiavélisme » désigne parfois, sans aucune nuance péjorative,
un réalisme et une habileté politique acceptables ainsi que le rappelle le Dictionnaire
de l’Académie. Certains, peu nombreux, admirent sa capacité à donner une vision
exacte et sans illusion de la société et de ses rouages (Raymond Aron, notamment,
dans Les Étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1976). Pour d’autres, c’est son
attention pour le peuple, son désir de voir réaliser le bonheur des citoyens qui sont
importants, Jean-Jacques Rousseau lui-même parlera d’un « livre des républicains ».1
L’auteur du Contrat social y lit en effet une véritable critique de l’arbitraire tyran-
nique avant tout destinée aux peuples.
Sa capacité à considérer que la puissance politique engendre systématique-
ment des inégalités sociales, des rivalités violentes et un conflit qui s’achève par la
victoire provisoire du plus fort sert encore aujourd’hui de point d’ancrage pour la
réflexion sur les systèmes politiques2. En outre, beaucoup partagent sa remarque
sur le paradoxe inhérent au pouvoir : il ne peut s’affirmer comme tel ni se dissimu-
ler. Le politique se heurte en effet à deux écueils : soit il devient trop visible et se
banalise, soit il dissimule et est considéré comme insupportable ou usurpateur.
Enfin, sa distinction nette entre les calculs précédant l’action et les résultats
obtenus une fois celle-ci accomplie a souvent été appréciée. Machiavel a mis en
valeur la difficulté à choisir les bons gestes et les décisions les meilleures, chaque
projet pouvant offrir une multitude de possibilités. En outre, l’auteur du Prince affirme
que face à ces choix à effectuer, la raison n’est pas seule décisionnaire. Il inclut l’irra-
tionnel, la difficulté à déterminer toutes les occasions et à envisager les risques et
les effets, à prévoir. De plus, il inclut l’audace et l’importance du « jeu » dans les
décisions politiques. Le gouvernant établit des paris et, même s’il ne s’agit pas d’une

1. Cf. infra, texte3. L’ouvrage de Cl. Lefort, Le Travail de l’œuvre Machiavel, publié chez Gallimard
en 1972 expose les différentes interprétations connues par l’ouvrage.
2. Les ouvrages de Marcel Gauchet (La Condition politique, 2005), Michel Crozier (comme Le
Phénomène bureaucratique, en 1963) et Claude Lefort (Le Travail de l’œuvre Machiavel, 1972),
notamment en témoignent.

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344 – Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne

théorie du jeu moderne, il introduit une part de risque volontairement couru par le
prince. L’Histoire n’est pas, à ses yeux, seulement une reconstitution a postériori, un
récit explicatif qui tente d’établir les forces qui ont été mues, c’est aussi une pratique,
une praxis qui inclut des choix, des mises en danger, des coups de dés et, parfois,
une confiance aveugle dans un destin supposé ou le hasard.

Conclusion
Les analyses machiavéliennes sont fort peu acceptables pour les Modernes,
inspirés par des interprétations politiques plus nuancées. On reproche au livre de
proposer le pouvoir comme domination sociale, comme mise en place d’une dialec-
tique maître-serviteur (pour ne pas dire esclave). On n’apprécie guère une réflexion
qui porte essentiellement sur les moyens de parvenir à cette suprématie et sur la
manière de se maintenir en place. Si Machiavel propose des moyens qui ne s’embar-
rassent pas de préoccupations morales ou religieuses, c’est avant tout parce qu’il écrit
dans un contexte troublé et pour améliorer la situation de l’Florence et, au-delà, de
l’Italie et de toute l’Europe. Au fil des siècles, c’est toujours l’ennemi qui est taxé de
« machiavélique » parce que le mot sonne comme une attaque, une insulte parfois.

ْ Prolongements

Son pragmatisme est aujourd’hui encore associé à l’absence totale de limites et


de scrupules mais ses analyses ont aussi servi de socle à des travaux modernes qui
tentent de trouver des voies nouvelles pour l’exercice politique.

Textes sur le machiavélisme

Machiavel
1 Le Prince, chapitre VIII, « De ceux qui sont devenus princes par des scélératesses. »
Traduction française de J. V. Périès (1825).

« Sur cela, il est à observer que celui qui usurpe un État doit déterminer et
exécuter tout d’un coup toutes les cruautés qu’il doit commettre, pour qu’il n’ait
pas à y revenir tous les jours, et qu’il puisse, en évitant de les renouveler, rassu-
rer les esprits et les gagner par des bienfaits. Celui qui, par timidité ou par de
mauvais conseils, se conduit autrement, se trouve dans l’obligation d’avoir toujours
le glaive en main, et il ne peut jamais compter sur ses sujets, tenus sans cesse
dans l’inquiétude par des injures continuelles et récentes. Les cruautés doivent
être commises toutes à la fois, pour que leur amertume se faisant moins sentir,
elles irritent moins ; les bienfaits, au contraire, doivent se succéder lentement,
pour qu’ils soient savourés davantage.

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Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne – 345

Sur toutes choses, le prince doit se conduire envers ses sujets de telle manière
qu’on ne le voie point varier selon les circonstances bonnes ou mauvaises. S’il
attend d’être contraint par la nécessité à faire le mal ou le bien, il arrivera, ou
qu’il ne sera plus à temps de faire le mal, ou que le bien qu’il fera ne lui profitera
point ; car on le croira fait par force, et on ne lui en saura aucun gré. »

Machiavel
2 Le Prince, chapitre XVII, « De la cruauté et de la clémence, et s’il vaut mieux être aimé
que craint. » Traduction française de J. V. Périès, 1825.

« Sur cela s’est élevée la question de savoir : S’il vaut mieux être aimé que craint,
ou être craint qu’aimé ?
On peut répondre que le meilleur serait d’être l’un et l’autre. Mais, comme
il est très-difficile que les deux choses existent ensemble, je dis que, si l’une
doit manquer, il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. On peut, en effet, dire
généralement des hommes qu’ils sont ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants
devant les dangers, et avides de gain ; que, tant que vous leur faites du bien,
ils sont à vous, qu’ils vous offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants,
tant, comme je l’ai dit, que le péril ne s’offre que dans l’éloignement ; mais que,
lorsqu’il s’approche, ils se détournent bien vite. Le prince qui se serait entièrement
reposé sur leur parole, et qui, dans cette confiance, n’aurait point pris d’autres
mesures, serait bientôt perdu ; car toutes ces amitiés, achetées par des largesses,
et non accordées par générosité et grandeur d’âme, sont quelquefois, il est vrai,
bien méritées, mais on ne les possède pas effectivement ; et, au moment de les
employer, elles manquent toujours. Ajoutons qu’on appréhende beaucoup moins
d’offenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre ; car l’amour tient
par un lien de reconnaissance bien faible pour la perversité humaine, et qui cède
au moindre motif d’intérêt personnel ; au lieu que la crainte résulte de la menace
du châtiment, et cette peur ne s’évanouit jamais.
Cependant le prince qui veut se faire craindre doit, s’y prendre de telle manière
que, s’il ne gagne point l’affection, il ne s’attire pas non plus la haine ; ce qui, du
reste, n’est point impossible ; car on peut fort bien tout à la fois être craint et
n’être pas haï ; et c’est à quoi aussi il parviendra sûrement, en s’abstenant d’atten-
ter, soit aux biens de ses sujets, soit à l’honneur de leurs femmes. S’il faut qu’il
en fasse périr quelqu’un, il ne doit s’y décider que quand il y en aura une raison
manifeste, et que cet acte de rigueur paraîtra bien justifié. Mais il doit surtout se
garder, avec d’autant plus de soin, d’attenter aux biens, que les hommes oublient
plutôt la mort d’un père même que la perte de leur patrimoine, et que d’ailleurs il
en aura des occasions plus fréquentes. Le prince qui s’est une fois livré à la rapine
trouve toujours, pour s’emparer du bien de ses sujets, des raisons et des moyens
qu’il n’a que plus rarement pour répandre leur sang. »

Rousseau
3 Du Contrat social, éd. Beaulavon, 1903, p. 227.
« Leur (= des princes) intérêt personnel est premièrement que le peuple soit
faible, misérable, et qu’il ne puisse jamais leur résister. J’avoue que, supposant
les sujets toujours parfaitement soumis, l’intérêt du prince serait alors que le
peuple fût puissant, afin que cette puissance étant la sienne le rendît redoutable

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346 – Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne

à ses voisins ; mais, comme cet intérêt n’est que secondaire et subordonné, et que
les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les princes donnent
toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C’est
ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux ; c’est ce que Machiavel a fait
voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de
grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. »
En note, de bas de page, Rousseau ajoute :
« Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen ; mais, attaché à la
maison de Médicis, il était forcé, dans l’oppression de sa patrie, de déguiser son
amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros (César Borgia) manifeste
assez son intention secrète ; et l’opposition des maximes de son livre du Prince
à celles de ses Discours sur Tite-Live et de son Histoire de Florence, démontre que
ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrompus.
La cour de Rome a sévèrement défendu son livre : je le crois bien, c’est elle qu’il
dépeint le plus clairement. » (Note de Rousseau, éd. de 1782).

Diderot
4 « Machiavélisme », L’Encyclopédie, 1re éd., tome 9, p. 793, « non classé », 1751.
« MACHIAVELISME, s. m. (Hist. de la Philos.) espèce de politique détestable
qu’on peut rendre en deux mots, par l’art de tyranniser, dont Machiavel le floren-
tin a répandu les principes dans ses ouvrages.
Machiavel fut un homme d’un génie profond et d’une érudition très-variée. Il sut
les langues anciennes et modernes. Il posséda l’histoire. Il s’occupa de la morale
et de la politique. Il ne négligea pas les lettres. Il écrivit quelques comédies qui
ne sont pas sans mérite. On prétend qu’il apprit à régner à César Borgia. Ce qu’il
y a de certain, c’est que la puissance despotique de la maison des Médicis lui fut
odieuse, et que cette haine, qu’il était si bien dans ses principes de dissimuler,
l’exposa à de longues et cruelles persécutions. On le soupçonna d’être entré dans
la conjuration de Soderini. Il fut pris et mis en prison ; mais le courage avec lequel
il résista aux tourments de la question qu’il subit, lui sauva la vie. Les Médicis
qui ne purent le perdre dans cette occasion, le protégèrent, et l’engagèrent par
leurs bienfaits à écrire l’histoire. Il le fit ; l’expérience du passé ne le rendit pas
plus circonspect. Il trempa encore dans le projet que quelques citoyens formèrent
d’assassiner le cardinal Jules de Médicis, qui fut dans la suite élevé au souve-
rain pontificat sous le nom de Clément VII. On ne put lui opposer que les éloges
continuels qu’il avait fait de Brutus et Cassius. S’il n’y en avait pas assez pour le
condamner à mort, il y en avait autant et plus qu’il n’en fallait pour le châtier par
la perte de ses pensions : ce qui lui arriva. Ce nouvel échec le précipita dans la
misère, qu’il supporta pendant quelque temps. Il mourut à l’âge de 48 ans, l’an
1527, d’un médicament qu’il s’administra lui même comme un préservatif contre
la maladie. Il laissa un fils appelé Luc Machiavel. Ses derniers discours, s’il est
permis d’y ajouter foi, furent de la dernière impiété. Il disait qu’il aimait mieux être
dans l’enfer avec Socrate, Alcibiade, César, Pompée, et les autres grands hommes
de l’antiquité, que dans le ciel avec les fondateurs du christianisme.
Nous avons de lui huit livres de l’histoire de Florence, sept livres de l’art de la
guerre, quatre de la république, trois de discours sur Tite-Live, la vie de Castruccio,
deux comédies, et les traités du prince et du sénateur.

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Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne – 347

Il y a peu d’ouvrages qui ait fait autant de bruit que le traité du prince : c’est-là
qu’il enseigne aux souverains à fouler aux pieds la religion, les règles de la justice,
la sainteté des pactes et tout ce qu’il y a de sacré, lorsque l’intérêt l’exigera. On
pourrait intituler le quinzième et le vingt-cinquième chapitres, des circonstances
où il convient au prince d’être un scélérat.
Comment expliquer qu’un des plus ardents défenseurs de la monarchie soit
devenu tout-à-coup un infâme apologiste de la tyrannie ? le voici. Au reste, je
n’expose ici mon sentiment que comme une idée qui n’est pas tout-à-fait destituée
de vraisemblance. Lorsque Machiavel écrivit son traité du prince, c’est comme s’il
eût dit à ses concitoyens, lisez bien cet ouvrage. Si vous acceptez jamais un maître,
il sera tel que je vous le peins : voilà la bête féroce à laquelle vous vous abandon-
nerez. Ainsi ce fut la faute de ses contemporains, s’ils méconnurent son but : ils
prirent une satyre pour un éloge. Bacon le chancelier ne s’y est pas trompé, lui,
lorsqu’il a dit : cet homme n’apprend rien aux tyrans. Ils ne savent que trop bien
ce qu’ils ont à faire, mais il instruit les peuples de ce qu’ils ont à redouter. Est quod
gratias agamus Machiavello et hujus modi scriptoribus, qui apertè et indissimulanter
proferunt quod homines facere soleant, non quod debeant. Quoi qu’il en soit, on ne
peut guère douter qu’au moins Machiavel n’ait pressenti que tôt ou tard il s’élè-
verait un cri général contre son ouvrage, et que ses adversaires ne réussiraient
jamais à démontrer que son prince n’était pas une image fidèle de la plupart de
ceux qui ont commandé aux hommes avec le plus d’éclat.
J’ai oui dire qu’un philosophe interrogé par un grand prince sur une réfuta-
tion qu’il venait de publier du machiavélisme, lui avait répondu : « sire, je pense
que la première leçon que Machiavel eût donné à son disciple, c’eût été de réfuter
son ouvrage. »

Entretien avec Miguel Abensour1


5 « Machiavel : le grand penseur du désordre », propos recueillis par Jean Birnbaum,
Le Monde, 10 avril 2008.

« En renonçant « à la politique des anges », il (Machiavel) a donné naissance


« à une théorie d’une politique sans Dieu, sans providence, sans religion » (Edgar
Quinet) et renoué le fil rouge qui reliait la politique aux expériences de la liberté.
(…) Simultanément, il a analysé les phénomènes de domination, conscient de la
persistance d’une division entre dominants et dominés, ainsi que de l’oppression
de la multitude par une minorité. Mais cela ne suffit pas pour reconnaître en lui
le père d’une philosophie nouvelle. Plus pertinente dans cette perspective est
la description paradigmatique de toute cité humaine. C’est dans ce tableau qu’il
fonde vraiment la philosophie politique critique : Machiavel ne se contente pas de
penser ensemble la politique et la domination, mais il les articule au sein même
d’une relation dynamique, la relation antagoniste et invariante entre les grands
et le peuple. (…) Bref, pour Machiavel, politique et domination sont à la fois diffé-
rentes et étroitement reliées ; l’une, dans sa négativité, naît de ce qu’elle résiste et
s’oppose à l’autre et, dans son affirmation, pose qu’un monde humain est possible,
dès lors que la multitude cesse d’être opprimée par une minorité de grands. »

1. Miguel Abensour (1939-2017)est un philosophe et politologue, auteur notamment en 2008


de Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale » (Paris, Sens &
Tonka) et de Maximilien Rubel, pour redécouvrir Marx, (en collaboration avec Louis Janover,
Paris, Sens & Tonka).

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348 – Le machiavélisme et la philosophie machiavélienne

CM 36 Machiavélisme

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LE MALTHUSIANISME

Introduction
Le malthusianisme est une doctrine politique, qui a pour auteur Thomas Robert
Malthus (1766-1834), économiste anglais. Malthus soutient la thèse que la popula-
tion s’accroît plus vite que les ressources naturelles nécessaires à sa survie. Il préco-
nise donc une limitation forte des naissances. La thèse de Malthus a été très tôt
réfutée. La thèse populationniste ou nataliste lui a été opposée.

I. La thèse de Malthus
Économiste et pasteur anglican, Malthus publie en 1798 un Essai sur le principe
de la population en tant qu’il influe sur le progrès futur de la société avec des remarques
de M. Godwin, de M. Condorcet et d’autres auteurs. Suit une seconde édition en 1803
avec un titre légèrement modifié :Essai sur le principe de population ou exposé de ses
effets sur le bonheur humain dans le passé et le présent avec des recherches sur nos
perspectives de supprimer ou de diminuer à l’avenir les maux qu’il occasionne. Il part
du constat que les grandes épidémies, freinant l’expansion démographique, se sont
raréfiées au XVIIIe siècle. Malthus observe aussi les effets funestes des mauvaises
récoltes sur les pauvres de sa commune. Peu à peu le lecteur enthousiaste d’Adam
Smith1 et de William Godwin2 s’éloigne de leur optimisme et de l’idée d’une croissance
harmonieuse de la population et de la prospérité. Il soutient alors que la popula-
tion, en l’absence de tout contrôle des naissances, connaît une progression géomé-
trique (par exemple 1, 2, 4, 8, 16…) tandis que les ressources ne peuvent s’accroître

1. Adam Smith (1723-1790), philosophe et économiste anglais. Auteur de Recherches sur la nature
et les causes de la richesse des nations, 1776.
2. William Goldwin (1756-1836), homme de lettres et philosophe anglais, auteur d’une Enquête
sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur en général, 1793.

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350 – Le malthusianisme

que selon une progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6…). Un tel déséquilibre ne


peut à moyen terme que plonger l’humanité dans la misère. Il convient d’instaurer
une régulation des naissances par une pression morale sur les couples auxquels les
autorités religieuses recommanderaient la chasteté jusqu’au mariage, et le retard
de l’âge du mariage. Autre moyen, plus dur : limiter les aides aux nécessiteux, pour
les obliger à ne pas faire plus d’enfants qu’ils ne peuvent seuls entretenir. Malthus
pose comme loi que toutes les espèces vivantes s’accroissent plus vite que leurs
moyens de subsistance, et c’est là une intention de la nature : avec davantage de
ressources naturelles les espèces ne trouveraient plus de place sur terre. Pour les
végétaux et les animaux, les éléments en surnombre périssent d’eux-mêmes, faute
de nourriture, faute de place. Les humains eux ont un libre-arbitre, une conscience
morale : ils peuvent suivre leurs instincts ou les refréner.

II. Une thèse démentie…


Toute l’histoire du XIXe siècle montre que la révolution industrielle permet de faire
face à l’accroissement de la population, que les moyens de subsistance s’améliorent
globalement. Cette tendance s’est confirmée au XXe siècle. Les progrès de la produc-
tivité agricole se sont étendus à l’ensemble de la planète grâce à la révolution verte1.
D’un côté, les progrès de la médecine et de l’hygiène ont fait chuter la mortalité et
augmenté l’espérance de vie, ce qui a pu provoquer une explosion démographique
dans certains pays. Mais en même temps, les progrès techniques constants, l’exploi-
tation intensive de diverses sources d’énergie (charbon puis pétrole) ont apporté
davantage de ressources. On pourrait encore objecter que la progression géomé-
trique de la population ne s’est pas toujours vérifiée : ainsi la France est passée de
30 millions d’habitants en 1810 à 62 en 2010. Il faut enfin tenir compte de la transi-
tion démographique, phénomène essentiel dans la seconde moitié du XXe siècle :
la natalité décroît quand la population s’enrichit2. Ce phénomène est observable
en Europe à partir des années soixante-dix. Le problème s’inverse : certains pays
frappés par la dénatalité ne sont plus en mesure d’assurer le renouvellement de leur
population, c’est le cas notamment de l’Allemagne fédérale et du Japon.

III. … mais pas obsolète


L’épuisement des ressources naturelles redonne une actualité au malthusianisme :
une population mondiale qui atteint 7,55 milliards d’individus en 2017 peut-elle conti-
nuer à croître sans compromettre gravement l’ensemble des ressources naturelles ?

1. On appelle révolution verte une politique, menée à partir des années soixante dans les pays en
voie de développement, d’intensification des productions agricoles par l’irrigation, l’utilisation
des engrais et de céréales à fort potentiel.
2. Ce phénomène a des origines multiples, on peut évoquer l’attachement au confort et aux
biens matériels nouvellement acquis.

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Le malthusianisme – 351

La croissance démographique augmente durablement l’empreinte écologique1 et


diminue en même temps la biocapacité disponible par habitant2. Les effets désas-
treux de l’industrialisation, de la productivité et de la consommation sur la planète
posent évidemment les questions du bien-fondé de la croissance et de la pérennité
de l’espèce humaine toujours en expansion3. A long terme, la thèse malthusienne
trouve une inquiétante justesse.

IV. Les applications du malthusianisme


Dans l’histoire des deux derniers siècles, les nations ont préféré au malthusia-
nisme la doctrine opposée : le populationnisme, partant du principe que leur plus
grande richesse était leur population. On parle encore de natalisme, il peut être
motivé par le nationalisme, mais aussi résulter du constat pertinent qu’à moyen terme
un pays dont la population décline durablement voit sa croissance compromise. Le
démographe Alfred Sauvy a mis en garde l’Europe occidentale contre son ralentis-
sement démographique4. Certains pays ont pratiqué un malthusianisme autoritaire
pour faire face à la misère de masses rurales qui peinaient à s’alimenter. Ce fut le
cas de la Chine, avec la politique de l’enfant unique, en vigueur de 1979 à 2015. On
parle également d’un malthusianisme économique à propos des thèses technocri-
tiques5 ou des théories de la décroissance6.

Conclusion
À l’aube de la première Révolution industrielle, Malthus a le mérite de poser des
problèmes essentiels, concernant toutes les sociétés : celui des rapports entre les
ressources de la nature et les êtres humains, celui de la croissance, pas seulement
démographique.

1. Ce terme désigne un indicateur évaluant la pression exercée par les hommes sur les ressources
naturelles et sur les services écologiques fournis par la nature.
2. Capacité, pour une zone biologiquement productive, à produire une offre continue en ressources
renouvelables et à absorber les déchets.
3. Population mondiale en 2020 : 7,7 milliards ; en 2030 : 8,5 ; en 2040 : 9,2 ; en 2050 : 10,2 ; en
2100 : 11,18. Estimations fournies par l’ONU.
4. Alfred Sauvy (1898-1990), économiste, sociologue et démographe français. Auteur de Richesse
et population, 1943.
5. Courants de pensée qui soulignent les inconvénients ou les dangers des progrès techniques.
6. Théories qui ont en commun la conviction que la croissance est nuisible à l’humanité.

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352 – Le malthusianisme

ْ Prolongements

Le malthusianisme, réfuté par la révolution industrielle, par le progrès technique


et scientifique, soulève des problèmes qui n’ont jamais été autant d’actualité : celui du
devenir de la population humaine sur une planète dont les ressources ne sauraient
être inépuisables.

Texte sur le malthusianime

Malthus
1 Essai sur le principe de population ou exposé de ses effets sur le bonheur
humain dans le passé et le présent avec des recherches sur nos perspectives de
supprimer ou de diminuer à l’avenir les maux qu’il occasionne, (1889) publié par
G. de Molinari, chI. « Des obstacles qui se sont opposés à l’accroissement de la population
dans les parties du monde les moins civilisées et dans les temps passés ». 1) « Exposition
du sujet. Rapport de l’accroissement de la population et de la nourriture ».

Si l’on cherchait à prévoir quels seront les progrès de la société, il s’offrirait


naturellement deux questions à examiner :
1) Quelles sont les causes qui ont arrêté jusqu’ici le progrès des hommes, ou
l’accroissement de leur bonheur ?
2) Quelle est la probabilité d’écarter, en tout ou en partie, ces causes qui font
obstacle à son progrès ? (…) La cause que j’ai en vue est la tendance constante
qui se manifeste dans tous les êtres vivants à accroître leur espèce plus que ne
le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée. C’est une observation
du Docteur Franklin qu’il n’y a aucune limite à la faculté productive des plantes
et des animaux, si n’est qu’en augmentant en nombre, ils se dérobent mutuelle-
ment leur subsistance. (…) Cela est incontestable. La nature a répandu d’un main
libérale les germes de la vie dans les deux règnes, mais elle a été économe de
place et d’aliments. Sans cette réserve, en quelques milliers d’années des millions
de mondes auraient été fécondés par la terre seule, mais une impérieuse néces-
sité réprime cette population luxuriante, et l’homme est soumis à sa loi, comme
tous les êtres vivants. Les plantes et les animaux suivent leur instinct sans être
arrêtés par la prévoyance des besoins qu’éprouve leur progéniture. Le défaut
de place et de nourriture détruit dans ces deux règnes, ce qui naît au-delà des
limités assignées à chaque espèce. Les effets de cet obstacle sont, pour l’homme,
bien plus compliqués. Sollicité par le même instinct, il se sent arrêté par la voix
de la raison qui lui inspire la crainte d’avoir des enfants au besoin desquels il ne
pourra point pourvoir. S’il cède à cette juste crainte, c’est souvent aux dépens
de la vertu. Si au contraire l’instinct l’emporte, la population croît plus que les
moyens de subsistance. Mais dès qu’elle a atteint ce terme, il faut qu’elle diminue.
Ainsi la difficulté de se nourrir est un obstacle toujours subsistant à l’accroisse-
ment de la population humaine, et cet obstacle doit se faire sentir partout où les
hommes sont rassemblés et s’y présenter sans cesse sous les formes variées de la
misère et du juste effroi qu’elle inspire. (…) Nous pouvons donc tenir pour certain
que lorsque la population n’est arrêtée par aucun obstacle, elle va doublant tous

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Le malthusianisme – 353

les vingt-cinq ans et croît de période en période selon une progression géomé-
trique. (…) Nous sommes donc en état de prononcer, en partant de l’état actuel de
la terre habitée, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus
favorables à l’industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon
une progression arithmétique.

CM 37 Malthusianisme

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LE MANICHÉISME

ώ Frise chronologique n° 28

ْ 216 ْ VIIe siècle env.


Naissance de Mani. Disparition du manichéisme
ْ 277 en Occident.
Mort de Mani. ْ VIIIe siècle-XIe siècle
ْ Milieu du IIIe siècle Le manichéisme, religion officielle
Arrivée du manichéisme en Égypte. des princes ouïghours.

ْ 302 ْ Fin du XIIIe siècle


Condamnation du manichéisme Marco Polo rencontre encore
dans l’Empire romain. des manichéens en Chine.

Introduction
Né avec Mani (ou Manès) en Iran au IIIème s, le manichéisme est une religion
syncrétique1 aujourd’hui disparue. Il a longtemps été considéré comme une hérésie
ou comme un mouvement chrétien sectaire. Gnostique2, cette conception s’appuie
sur une vision dyadique3 du monde, sur un enseignement révélé et la foi en un salut.
Cette doctrine repose sur l’idée qu’une lutte permanente oppose les forces du Bien
et celles du Mal. Ce combat permanent oppose également deux empires : celui de
la Lumière et celui des Ténèbres. Reposant sur un mythe cosmique fondateur et sur

1. Syncrétique = qui mélange des doctrines et des systèmes pour constituer un ensemble doctrinal
homogène et cohérent.
2. La « gnose » est la connaissance des mystères religieux, elle tente de concilier les religions
et d’expliquer leur signification en s’appuyant sur une connaissance des choses divines, en se
fondant sur une tradition et une initiation.
3. Dyadique : composé de deux principes opposés mais complémentaires.

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Le manichéisme – 355

le sacrifice primordial d’un homme originel, cette religion se conçoit comme une
église et se signale par l’envoi constant de prophètes appelant les hommes à parti-
ciper à la lutte cosmique contre l’obscurité.
Difficile à appréhender durant des siècles parce que seulement connu de manière
indirecte par l’intermédiaire d’autres penseurs — chrétiens le plus souvent — qui s’y
opposaient, le manichéisme est aujourd’hui mieux cerné. En effet, grâce à de nouvelles
découvertes à partir du XIXe siècle en Syrie, dans les pays arabes, et, surtout, grâce
à des traductions en chinois, ouïghour1 et iranien retrouvées au début du XXe siècle,
il est plus aisé de définir et d’analyser cette religion. En outre, le terme est encore
très fréquemment employé pour qualifier une conception dualiste tranchée.

I. Le fondateur, Mani (ou Manès)


Mani -dont les différents noms sont aussi Manikhaios, Manichaeus, Manï hayyā
(Mani le vivant) est né le 14 avril 216 en Babylonie et mort en 277 (la date précise
est incertaine, comprise entre le 31 janvier et le 26 février) en Susiane (une ancienne
province perse).
Sa vie est beaucoup mieux connue depuis 1969, date de la découverte de sa biogra-
phie dans le Codex manichéen de Cologne. C’est grâce à ce texte que l’on connaît les
relations de Mani avec les milieux baptistes et chrétiens de Babylone.

1. Une origine judéo-chrétienne


Sans doute d’origine princière, il naît dans une communauté qui suit les préceptes
du prophète Elkasaï et obéit à ses impératifs stricts. Dès ses quatre ans, son père lui
impose les règles strictes du groupe, lui demande de se vêtir de blanc. Si Mani suit
d’abord fidèlement ces pratiques, il lui deviendra toutefois difficile d’accepter les
obligations alimentaires très sévères, interdisant la viande, les boissons fermentées,
la nourriture produite ailleurs que dans la communauté. Et, surtout, il s’oppose aux
ablutions rituelles nombreuses et très réglementées, purifiant à la fois les corps et
la nourriture. La communauté s’inspire nettement des « commandements de Jésus »
et est donc très liée au christianisme à l’origine. Mani reste de 219 à 240 dans cette
communauté, il y est éduqué et formé.

2. La rupture
Mani s’éloigne en deux étapes de la pratique du groupe. A douze ans, le 7 avril
228, il dit avoir reçu d’un ange (al-Tawn, le « compagnon », le « jumeau ») l’ordre de
partir dès que son âge le lui permettra. Le 23 avril 240, l’ange revient, cette fois
pour lui demander de quitter sa communauté et de professer sa doctrine. Il dit avoir

1. Le ouïghour, appartenant au groupe des langues turques de la famille altaïque, est parlé en
Asie Centrale et en Turquie.

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356 – Le manichéisme

été investi en même temps de la Science totale et de l’Esprit Saint. Il est désor-
mais un apôtre, l’Envoyé de Dieu pour porter la Parole et illuminer le monde. Il est
alors convoqué devant une assemblée de prêtres. Accusé de se tourner vers « l’hel-
lénisme »1, il est exclu de la communauté.

3. La création du manichéisme
Mani quitte donc les elkasaïtes et part, accompagné de son père et de deux parti-
sans, pour prêcher en faveur d’une nouvelle religion universelle, le manichéisme sera
parfois appelé « sainte religion ». S’appuyant sur les premiers livres de la Bible, sur les
prophètes juifs, sur les écrits de Paul l’apôtre, il construit une doctrine qui s’oppose
non seulement aux elkasaïtes mais aussi à la foi juive. Il reprend les deux figures
fondatrices d’Adam et de Jésus, les ajoute à celle d’Elkasaï, intègre à cette organisa-
tion les enseignements de Bouddha et de Zoroastre. Il se présente en outre comme
le prophète de la fin des temps, incarne le « Sceau de la prophétie », est identifiable
au Paraclet2 annoncé par Jésus dans les chapitres 14, 16 et 26 de l’Évangile de Jean.

4. Une existence de missionnaire


Itinérant, il voyage sans cesse pour répandre sa doctrine, fonder de nouvelles
communautés. Il va ainsi dans l’ouest de la péninsule indienne, puis est autorisé à
prêcher en Iran. Mani, protégé par la famille de Shāpūr Ier, sillonne alors l’Empire.
Il envoie également des représentants en Égypte, en Perse, dans les actuels
Turkménistan, Afghanistan, Ouzbékistan, Tadjikistan.
La mort du roi et l’avènement de son fils, mazdéiste3 met un terme à ses dépla-
cements. Accusé de crime de « lèse-religion », il est emprisonné, enchaîné et subit
ensuite -durant 26 jours — ce qui est encore aujourd’hui appelé « la Passion de l’Illu-
minateur ». Il meurt en prison, il est ensuite décapité et sa tête est exposée à l’une
des portes de la ville. Le reste de sa dépouille, mutilé, est jeté au bord des routes.
Certains de ses disciples en sauvèrent quelques morceaux, devenus des « reliques ».
Toutefois, lorsqu’il meurt, sa religion est diffusée largement.

1. L’hellénisme est le retour de la religion grecque antique (ou le dodécathéisme, religion des douze
dieux), une forme de néo-paganisme. Il sera interdit en 392-393 par l’empereur Théodose Ier,
chrétien, dernier empereur de l’empire romain unifié.
2. Le Paraclet (= « celui qui est appelé auprès »), vu comme la figure du défenseur, de l’avocat,
du protecteur, est l’un des noms attribués au Saint-Esprit (cf. Jésus : Chapitre 14 : 16 : « Moi,
je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous » et
26 « mais le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera
tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit. » traduction de la bible liturgique,
(cf. site de l’Association Episcopale Liturgique pour les pays francophones AELF).
3. Le mazdéisme est la religion officielle des empires perses et repose sur l’antagonisme entre
« le sage » Ahura Mazda et les démons. Le zoroastrisme est une variante monothéiste de cette
croyance.

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Le manichéisme – 357

II. La doctrine

1. Mani, dernier messager de Dieu


Dans ce corps doctrinal révélé, Mani se présente comme le successeur des envoyés
de Dieu pour illuminer l’humanité. Il suit Adam, Zoroastre, Bouddha, Jésus, il n’est
pas seulement le « Vrai prophète », il est celui qui achève la transmission, le « Sceau
des prophètes ». Il se présente comme le dernier maillon d’une chaîne d’apôtres,
comme celui qui porte l’ultime Révélation. Assimilé au Paraclet, il explicite, élucide
les textes encore obscurs, donne un sens suprême à tout ce qui a été annoncé avant
lui. Il consigne par écrit cet enseignement, la « Gnose » entière, le savoir absolu.

2. Une religion « universelle »


Cette nature de messager ultime permet à la religion ainsi complétée, enrichie,
d’être universelle et oecuménique. Elle synthétise toutes celles qui l’ont précé-
dée, leur donne un sens (une signification et une chronologie, une organisation
vers la compréhension finale). Mani considère qu’elle va éliminer toutes les autres
croyances, qu’elle gagnera le monde entier puisqu’elle porte LA vérité et LA certi-
tude. Universelle, vraie, unique, elle ne dépend plus ni des pays, ni des cultures. Ses
missionnaires sont des élus, appelés à voyager partout et toujours, à guider l’huma-
nité vers la Vérité.
Son expansion a d’ailleurs été rapide et forte du IIIème au XVe siècles, en effet, on
trouve des manichéens en Europe, en Asie jusqu’en Chine, dans la péninsule arabique.

3. Une religion du Livre


C’est une religion du Livre qui repose sur un corpus doctrinal écrit pensé comme
fondamental par Mani. Si les autres religions ne sont pas bien comprises, c’est, selon
lui, parce que l’enseignement n’était qu’oral, sujet à interprétations et déformations.
Les livres n’ont été écrits que plus tard, par des disciples et ont donné lieu à des
commentaires, des variantes, des divergences nombreuses. Le manichéisme, pour
être universel, clair et simple, doit donc reposer sur un ensemble de textes écrits
par son fondateur même. Les livres canoniques ont donc un contenu unique, fixé
définitivement que les successeurs ne doivent que copier ou traduire littéralement
sans glose ni exégèse.
Il y a sept ouvrages canoniques rédigés par Mani (en syriaque ou en araméen) :
l’Évangile vivant (ou Grand évangile), le Trésor de vie, Le Livre des secrets, Le Traité
(La Pragmateia), Le livre des géants, les Lettres (ou Epîtres), Le Livre des psaumes et
prières. D’autres livres sont ajoutés à cette liste mais seulement en tant que préci-
sions ou illustrations des enseignements essentiels.

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358 – Le manichéisme

III. Les principes

1. Une doctrine dualiste


a. Une gnose
Le manichéisme repose sur la connaissance. Le savoir permettant le salut doit
donc élucider les différentes questions de l’humanité. La Science est donc totale,
le Savoir absolu, et ainsi, la vérité est-elle présentée comme raisonnable et ration-
nelle, fondée sur l’évidence. L’ensemble repose sur un mythe fondateur : celui de
l’Âme déchue dans la Matière, qui ne peut être délivrée que par la Connaissance.
C’est une véritable cosmogonie1 qui sert le propos doctrinal. Le propos repose donc
sur une conception chronologique en trois phases : un état antérieur où matière et
âme, bien et mal étaient indépendants, un moment présent où le mélange est effec-
tif et un futur où la division sera rétablie.

b. La cosmogonie originelle
Cette idée d’une chute est fondée sur un état originel antérieur durant lequel
les deux substances opposées étaient séparées et distinctes. L’une — absolument
bonne — Lumière et Dieu, s’opposait nettement à l’autre, entièrement mauvaise,
Obscurité et Diable. Chacune était située dans un royaume à part, au Nord, Dieu, au
sud, l’empire du mal. Chacun de ces domaines était dirigé par une puissance, Dieu,
le « Père de la Grandeur » pour celui du bien, et le Prince des ténèbres pour l’autre.
Le premier est resplendissant, lumineux, comporte cinq demeures (Intelligence,
Raison, Pensée, Réflexion, Volonté) et est peuplé d’une foule d’éons (des puissances
spirituelles émanant de Dieu). On n’y rencontre que paix, pureté, douceur. Le second
comporte cinq abîmes (Fumée, Brouillard, Feu dévorant, Vent destructeur, Eau ou
boue) et, tout en bas, les Ténèbres. Ces cinq gouffres sont dirigés par cinq monstres
et habités par cinq espèces d’êtres infernaux. Il n’y règne que bêtise, puanteur,
horreur. Les deux royaumes se limitent, celui des Ténèbres étant entouré sur trois
côtés par la Lumière.

c. La rupture
Le « présent » débute par une tentative d’invasion de la Lumière par les Ténèbres.
Dieu combat lui-même avec ses cinq fils lumineux, composant son âme. L’Homme
primordial est vaincu à la frontière, précipité dans l’abîme et avalé par les démons
en même temps que ses fils. Une partie de l’âme est mélangée et emprisonnée par
l’obscurité. Dieu va donc lutter pour la libérer.

d. Le salut
Le salut est en deux étapes. D’abord, celui de l’Homme vaincu puis celui de
l’humanité.

1. Une cosmogonie est un ensemble de récits cherchant à expliciter les origines et l’évolution
de l’univers.

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Le manichéisme – 359

Dieu descend dans les abîmes et tend la main à l’Homme qui la saisit et est hissé
hors de l’obscurité. Il peut regagner le Paradis des Lumières, premier sauvé, image
du salut promis à tous les hommes. Son âme, toutefois, est restée dans les Ténèbres.
Pour permettre son salut, Dieu, avec ses cinq fils, organise alors l’univers. Pour cela,
il vainc les démons et utilise leur peau, leurs os, leur chair et même leurs excré-
ments pour constituer le monde (pour créer les cieux, les montagnes, la terre). Il
édifie ainsi huit terres et dix firmaments.
La substance lumineuse est divisée en trois : celle qui n’a pas été en contact avec
la matière constitue le soleil et la lune, celle qui n’a été que peu touchée forme les
étoiles, le reste servira à façonner la « machine » cosmique.

e. Le dualisme total
Enfin, pour éviter que la vie ne s’épuise, il faut qu’elle soit conservée dans deux
êtres différents, unis par le désir. Après une période de catastrophes et de cataclysmes
(la « Grande Guerre ») et un Jugement dernier, la terre brûlera pendant 1468 ans, le
monde visible sera détruit, la Matière jetée dans une fosse et emprisonnée. Là, la
séparation entre les ténèbres et la Lumière sera accomplie et définitive.

f. Un ensemble d’impératifs exigeants


Ainsi l’homme — par l’âme et l’intelligence » — est consubstantiel au divin, son
salut consiste, grâce à la gnose, à prendre conscience de cette union, à demeu-
rer sans cesse lucide et à ne pas se laisser enfermer dans la Matière. L’univers est
conçu comme la « Croix de Lumière », rien ne doit l’atteindre. Il faut donc se tenir
loin d’elle, refuser les rapports sexuels, la procréation, la possession, l’agriculture,
les récoltes. Il est impératif également de s’éloigner du meurtre, de la consomma-
tion de viande et de vin, de ne pas pêcher, ni en pensée, ni en action…

g. Une vie d’ascèse ?


Ces règles sont si strictes qu’elles semblent difficilement observables. Mani a
donc formulé une morale plus souple comprenant deux niveaux d’exigence.
Les « parfaits » (ou « saints », ceux que les cathares appelleront aussi les « bons
hommes ») sont des élus, supérieurs aux autres, ils doivent respecter les préceptes
fondamentaux. Ils n’ont qu’un repas par jour, un seul vêtement par an leur est donné,
ils s’abstiennent de consommer tout produit interdit, d’agir même (en dehors de l’apos-
tolat). Ils évitent tout contact charnel. Ils restent célibataires, n’ont pas d’enfant. Ils
doivent être détachés de la matière. Pour survivre, ils peuvent malgré tout manger
des fruits et des légumes contenant des éléments lumineux (melons, olives…), boire
de l’eau. Les autres, plus nombreux, appelés « auditeurs » (parfois « catéchumènes »)
préparent les repas, entretiennent les maisons des « parfaits ». Ils peuvent possé-
der, bâtir, semer, être agriculteurs, artisans ou commerçants. Ils ont l’autorisation
de consommer de la viande, de boire du vin, de se marier, d’avoir des enfants… Les
activités profanes leur sont toutes permises. Leurs productions servent à entretenir

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360 – Le manichéisme

les parfaits mais sont aussi considérées comme des péchés, empêchant leur salut.
Les services rendus aux élus peuvent toutefois leur permettre d’espérer renaître
ensuite dans le corps d’un « élu ».

2. Des communautés organisées


Chaque communauté est fondée sur ce dualisme social et religieux. Les « élus »
composent « l’Église appelée », ils possèdent la Connaissance et l’Esprit, l’église
spirituelle de l’élection est incarnée en eux. Les « auditeurs » composent « l’Église
psychique », celle de la « Vocation » ce sont des croyants imparfaits, moins instruits,
contraints d’obéir aux préceptes moraux mais pourtant incités à se perfectionner.

a. La structure
L’Église se définit comme « juste » et se conçoit comme une image terrestre du
royaume de la Lumière. Les « auditeurs » doivent aussi recevoir la « foi de la gnose »,
ils sont des fidèles à part entière et sont pleinement unis à la communauté, grâce
aux services qu’ils rendent aux parfaits. C’est une église centralisée, et très nette-
ment structurée. A sa tête un pontife puis une hiérarchie constituée de cinq degrés.
Au plus haut se trouvent les douze « maîtres », puis on rencontre les soixante douze
« évêques », les trois cent soixante prêtres, les élus puis les auditeurs.

b. Le culte
Les manichéens se réunissent dans des « temples » (ou « monastères ») et des
demeures extérieures réservées aux auditeurs mais qui pouvaient accueillir des
élus parfois. Les murs des salles principales des temples étaient peints, décorés
de portraits de Mani et « d’images ». On y utilisait des parfums, de l’encens, de la
musique, des bannières et le chant était constitutif des rites. Le mobilier est simple
mais comprend toujours une table de sanctification.
Pas de baptême à l’eau mais, parfois, il est administré avec de l’huile. On organi-
sait des repas à caractère sacré, l’élu faisant alors office de sauveur (de Christ). Les
parfaits doivent réciter quotidiennement sept prières, les auditeurs, quatre. Tournés
soit vers le soleil, soit vers l’étoile polaire quand il fait gris ou nuit, le fidèle prie
après ses ablutions. Les jeûnes sont nombreux pour obtenir l’absolution des péchés.
« Ordinaires » ils ont lieu tous les dimanches pour les auditeurs, le dimanche et le
lundi pour les élus et préparent à la confession ; extraordinaires, ils sont réservés à
certaines périodes (celle du pardon collectif notamment).
L’aumône est un rite essentiel, il s’agit de donner et, ainsi, de rendre un service
à l’âme. Elle est un don à l’élu et ne peut être accordée à un étranger à la religion.
Confession, pénitence et repentance constituent des piliers de la foi. Il faut avouer
régulièrement ses péchés pour libérer l’âme et lui permettre de ne pas s’éloigner de
la lumière. Les rites funéraires sont peu connus, on sait qu’il y avait une cérémonie,
des hymnes, des marques d’hommage. De même, les fêtes restent assez mystérieuses,
elles ont pour but d’honorer les martyrs, en commençant par l’Homme primordial,
de commémorer la Passion de Mani lors de la grande fête du Bêma par exemple.

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Le manichéisme – 361

Tout dans le culte, vise le même objectif : le salut, l’exaltation de la lumière.

Conclusion
Ce sont les persécutions contre le manichéisme qui ont fait entrer le mot dans le
langage courant pour désigner toutes les sortes d’hérésie qui s’éloignaient de l’ortho-
doxie ou proposaient des dualismes nets dans leur corps doctrinal. Au Moyen Âge,
par exemple, le terme qualifie tous ceux qui condamnaient les excès alimentaires,
qui rejetaient le mariage ou refusaient les aliments trop gras.
Sa disparition est due aux poursuites et aux condamnations successives jusqu’au
VIIème s en Occident. Il se répand en Orient grâce aux routes de la Soie et finit par
devenir la religion officielle des Princes ouïghours. Arrivé en Chine avant le VIIe siècle,
il y est encore très vivace lorsque Marco Polo y voyage.

ْ Prolongements

Le manichéisme demeure dans le patrimoine culturel comme une religion exigeante


et ascétique.
Le manichéisme s’est considérablement réduit mais il subsiste encore dans des
sectes néo-manichéennes ou néo-dualistes.
Le mouvement a également eu quelques influences sur les analyses de certains
penseurs d’autres religions -chrétiens et musulmans notamment-. On le considère
parfois comme l’une des origines du catharisme, du paulicianisme et du bogomilisme1.
Enfin, les contes de fées, le cinéma et la « fantasy » moderne utilisent souvent
les références manichéennes. Quelques exemples suffisent à en témoigner. Blanche-
neige est en conflit avec sa belle-mère, incarnation du mal. Le Seigneur des anneaux
de Tolkien oppose le Seigneur des ténèbres, Sauron, aux représentants du bien,
tout comme Harry Potter bataille contre Voldemort… Et la célèbre Guerre des étoiles
(saga commencée en 1977 par George Lucas) fondée sur la lutte entre le Bien et le
Mal, incarnés par les Chevaliers Jedi et les Seigneurs noirs des Sith, en est égale-
ment une illustration évidente. Luke Skywalker (« qui marche dans le ciel ») est du
côté de la lumière quand Dark Vador (= qui erre dans le noir) est le serviteur de la
force obscure, du mal…

1. Le paulicianisme est un mouvement orthodoxe hérétique qui s’est répandu en Grèce et en


Arménie et prônait le rejet du matériel, oeuvre du Diable, refusait du culte à Marie notamment.
Le bogomilisme est un courant chrétien orthodoxe qui suit le manichéisme et le paulicianisme
et pense également l’opposition entre Bien et Mal, le monde matériel est produit par le Diable,
l’âme seule est créée par Dieu. Le catharisme (« les albigeois ») est également un monothéisme
dualiste pour qui Dieu est absent du monde, le Mal doit l’imiter pour tenter d’exister.

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362 – Le manichéisme

Textes sur le manichéisme

Mani, cité par Michel Tardieu


1 Le Manichéisme, Collection Que sais-je, N° 1940 PUF.
« À l’origine, il y avait deux substances divisées par nature
Il y avait Dieu et la matière
La lumière et l’obscurité, le bien et le mal
En tout, les plus contraires possibles
Au point de ne communiquer en rien
Bienheureux celui qui connaît les deux arbres
Et les sépare l’un de l’autre,
Et qui sait qu’ils ne sont pas nés l’un de l’autre, issus l’un de l’autre
Et qu’ils ne sont pas non plus sortis d’une seule souche. »

Saint Augustin
2 Les Confessions, livre VIII, chapitre X, éd. du bureau de la bibliothèque ecclésiastique,
1838 ; trad. Léonce de Saporta.

« Qu’ils périssent devant votre face, ô mon Dieu, comme périssent tous les vains
discoureurs et tous les séducteurs des âmes, ceux qui ayant remarqué deux volon-
tés dans les opérations de notre intelligence, ont affirmé qu’il y avait en nous deux
esprits de nature différente, l’un bon, l’autre mauvais. Ne sont-ce pas eux-mêmes
qui sont mauvais, ayant d’aussi mauvais sentiments, tandis qu’ils seraient bons
si leurs sentiments étaient vrais, s’ils conformaient leurs opinions à la vérité, de
manière que les paroles de l’Apôtre puissent leur être applicables : « Autrefois
vous avez été ténèbres, et maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur ». Car
tandis qu’ils veulent être lumière, non dans le Seigneur mais dans eux-mêmes, par
la croyance que la nature de l’âme est la même que celle de Dieu, ils deviennent
ténèbres et ténèbres d’autant plus épaisses, qu’ils se sont plus éloignés de vous
par leur détestable orgueil, de vous qui êtes la véritable lumière qui éclaire tout
homme venant en ce monde. Prenez garde à ce que vous dites et rougissez (…) »

Amin Maalouf
3 Après la parution de son roman Les jardins de Lumière, in L’humanité, 3 juin 1991.
« Il (= Mani) était un peu à la source des idées que j’avais voulu développer dans
mes livres précédents. Il mérite de devenir le symbole du persécuté dans l’Histoire.
Il le fut d’abord de son vivant par les institutions politiques et religieuses parce
qu’il voulait briser toutes les barrières, et puis, à travers les mots de manichéen,
manichéisme, il le fut encore par une déformation de sa pensée. Une déforma-
tion qui a été forgée par l’Inquisition. Il refusait le partage de société en caste,
en races. Il a été combattu par la caste des guerriers, par la caste des mages. Il
refusait l’emprise du clergé zoroastien sur l’État et il a perdu la bataille ». (…) « Mani
était un peintre. Sa pensée était tout en nuance. Pour lui, il y avait en tout être
un mélange très subtil de lumière et de ténèbres. Chacun de nous doit essayer de
nourrir la lumière qui est en lui. Nous sommes à l’opposé de ce que l’on en fait. Il
y a un contresens total sur la signification de ce qu’il a voulu dire. »

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Le manichéisme – 363

CM 38 Manichéisme

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LE MARXISME

ώ Frise chronologique n° 29

ْ 1789 ْ 1871
Révolution française. Commune de Paris.
ْ 1818 ْ 1883
Naissance de KARL MARX. Mort de Marx.
ْ 1848 ْ 1917
Manifeste du parti communiste ; Révolution russe.
en France IIe République. ْ 1920
ْ 1864 Création au Congrès de Tours du Parti
Première Internationale ouvrière, Communiste français, issu de la SFIO.
Londres. ْ 1949
ْ 1867 Révolution maoïste.
Le Capital.

Karl Marx
• 1818. Il naît à Trêves (Allemagne). Père avocat juif, converti au protestantisme.
• Études à Bonn (droit) puis à Berlin (histoire et philosophie).
• 1841. Docteur en philosophie, proche des idées de Hegel, renonce à une
carrière universitaire.
• 1843. Rédacteur en chef d’un journal révolutionnaire à Cologne, qui sera
interdit.
• Il se marie avec une aristocrate, Jenny von Westphalen. 7 enfants dont seules
3 filles deviennent adultes.
• 1844. Ils s’installent à Paris. Retrouve Friedrich Engels, fils d’un industriel
anglais. Coopération et amitié étroites.
• 1845. Rencontre Pierre – Joseph Proudhon ; doit quitter Paris pour Bruxelles
• 1848. En février, il publie avec Engels le Manifeste du parti communiste.
• 1849. Expulsé d’Allemagne puis de France, il s’installe définitivement à
Londres. Grandes difficultés matérielles, maladie et mort de trois de ses

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Le marxisme – 365

enfants. Il survit grâce à l’aide d’Engels, et écrit des centaines d’articles de


journaux.
• 1850. Les Luttes de classes en France.
• 1852. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.
• 1864. Il fonde l’Association internationale des travailleurs, (AIT) qui sera la
première Internationale, dont il écrit L’Adresse inaugurale, pour unifier les
divers mouvements d’ouvriers.
• 1867. Le Capital (tome 1)
• 1871. Commune de Paris, insurrection populaire en réaction contre la défaite
devant la Prusse, violemment écrasée par Thiers. Marx défend très vivement
l’expérience ouvrière dans La Guerre civile en France. Sa notoriété s’étend.
• 1872. Scission avec Bakounine, qui représente les anarchistes
• Il consacre toutes ses forces à l’écriture du Capital, qu’il n’achève pas, Engels
y veillera.
• 1881. Mort de sa femme Jenny
• 1883. Mort de Marx à Londres.

Introduction
Les grandes lignes de sa biographie mettent en lumière le triple héritage intel-
lectuel de Marx : la philosophie allemande, Hegel et Feuerbach avant tout, le socia-
lisme français, l’économie politique anglaise.
L’apport de Marx est incommensurable, dans les domaines de la philosophie, de
la morale, de la sociologie, de l’économie, de la politique. Ses idées ont été mises en
œuvre dans de nombreuses expériences « révolutionnaires », ou prétendues telles.
Elles ont donc suscité des réactions si passionnelles qu’il est très difficile d’aborder
le concept de marxisme avec objectivité. Leur richesse, leur étendue, leur influence
ne peuvent être abordées dans un article.
Après un survol du contexte historique, on veillera à définir cette pensée selon
trois axes majeurs, l’aliénation par le travail, la lutte des classes et le matérialisme
historique.

I. Le contexte

1. La révolution industrielle
La société issue de la Révolution de 1789 est encore majoritairement rurale et
artisanale. Les progrès technologiques dans la production et l’avènement du chemin
de fer1, favorisent la « révolution industrielle » en Europe. Le XIXe siècle connaît, en
plusieurs vagues, un processus historique de transformations sociales, économiques,

1. Né en Angleterre en 1812 ; 1re ligne en France en 1827.

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366 – Le marxisme

politiques. L’économie et la société agricoles cèdent la place à un monde industriel


et commercial, à dominante technicienne et rationaliste. Après la Grande Bretagne
et la France, l’Allemagne et les États-Unis connaissent la deuxième vague, suivis
de la Russie et du Japon à la fin du siècle. L’entreprise prend de l’ampleur et néces-
site des capitaux importants, sous une nouvelle structure, la société anonyme, et
les échanges se libéralisent1. Le travail est rationalisé (division du travail), favorisé
par le progrès technologique, machine à vapeur, horloge, machines. Le chemin de
fer, les grands bateaux, la mécanisation du travail du textile, tout cela augmente
les besoins en énergie, acier, charbon, puis électricité à la fin du siècle, favorisant
l’exploitation des mines et le développement de la métallurgie.
Les villes se remplissent d’un prolétariat misérable et mal logé, dont les struc-
tures familiales explosent à cause des conditions de travail des femmes et des
enfants. On sait que Marx lui-même a souffert de la mort de son fils due surtout à
la précarité de sa vie à Londres.

Le prolétariat
Le prolétariat représente l’ensemble des individus obligés de vendre leur
force de travail aux propriétaires des moyens de production. Il s’oppose ainsi à
la classe bourgeoise, celle des capitalistes, et comprend aussi bien les travail-
leurs intellectuels que les chômeurs, travailleurs sans emploi.
Le mot vient du latin proles, les enfants, et désignait dans la Rome antique
la classe sociale la plus pauvre, celle qui n’avait pour tout bien que ses enfants.

2. Les « socialismes utopiques » du XIXe siècle


Héritiers des Lumières, Robert Owen en Grande Bretagne, Saint-Simon, Charles
Fourier en France, s’émeuvent et proposent des modèles de société qui puissent
concilier le progrès et l’humanisme. Le qualificatif « utopique » est dû à Engels, et
révèle la polémique qui verra au cours du siècle le marxisme éclipser ces utopies.
Ils mettent en place des milliers de communautés socialistes qui doivent à terme
remplacer la société capitaliste2. Les « phalanstères » de Fourier se prolongeront
jusqu’au XXe siècle, et se retrouvent partiellement dans les communautés hippies
et les différents mouvements alternatifs.

1. Voir article libéralisme.


2. Voir article « socialismes ».

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Le marxisme – 367

II. Le marxisme en trois points

1. L’aliénation par le travail


On voit s’installer au XIXe siècle le capitalisme, régime économique et social
fondé sur la propriété privée des moyens de production, capital financier, machines,
usines, sources d’énergie. Ses défenseurs le considèrent comme le meilleur ressort
du développement économique, puisque la production est constamment stimulée
par la loi de l’offre et de la demande. Pour Marx, ce système repose sur l’exploita-
tion du travail de l’homme, et ne peut que s’étendre mondialement pour accroître le
profit. Liée au profit, la concurrence impose des règles destructrices, des ruines et
des faillites, et une division du travail qui dépossède l’ouvrier de l’objet qu’il fabrique.
Mais alors, le prolétaire n’a pas d’autre bien que sa force de travail qui tombe
sous la domination d’autrui, et se trouve aliéné. Au XVIIIe siècle, Rousseau propo-
sait dans Le Contrat social de sortir de l’aliénation humiliée par le concept « d’alié-
nation féconde » que reprend Hegel. Mais Marx montre que l’aliénation économique
et sociale est renforcée par la religion, la morale, et la politique. Seule la suppres-
sion de l’économie capitaliste pourrait en libérer le prolétaire.

2. La lutte des classes


Entre 1843 et 1845, Marx et son épouse Jenny vivent à Paris pour fuir la censure
prussienne. C’est là qu’ils font connaissance de Friedrich Engels, fils d’un riche indus-
triel allemand installé en Grande Bretagne, et qui l’aidera par son travail, sa fortune
et son amitié. Le philosophe y observe et analyse la société et les forces qui vont
donner naissance à la révolution de février 1848, et à l’éphémère IIe République. Il en
tire son premier ouvrage majeur, Les Luttes de classes en France, puis Le 18 brumaire
de Louis Bonaparte. Ce concept fondateur du marxisme constate les intérêts antago-
nistes des classes sociales, entre classe dominante et classe dominée. Marx propose
de substituer à la propriété privée du capitalisme des moyens de production une
propriété collective, grâce à la dictature du prolétariat. Il attend l’avènement d’une
société sans classe.
La lutte des classes est pour Marx le moteur de l’histoire.
Cette pensée est résumée dans Le Manifeste du parti communiste, que Marx écrit
avec Engels à la demande de la Ligue des Justes, ou Ligue des Communistes, dont
la devise était « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». La devise est reprise
en conclusion du Manifeste, qui paraît à Paris en février 1848, au cœur des mouve-
ments révolutionnaires.
La révolution et la lutte sont le moyen de d’établir cette société sans classe :
« Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à gagner. »

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368 – Le marxisme

Marx y résume sa pensée : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses


classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre dévelop-
pement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

3. Le matérialisme historique
C’est une forme du matérialisme dialectique, système philosophique de Marx et
de ses successeurs, impliquant que les phénomènes s’expliquent par des relations
réciproques de cause à effet sans référence au religieux ou au spirituel. Il refuse
donc les concepts d’immanence, de destin, de fatalité.
Le matérialisme historique insiste sur l’importance de la lutte des classes, donc
du facteur économique dans l’histoire humaine.

III. Héritages

1. Régimes communistes
Les thèses de Marx ainsi que quelques-uns de ses slogans ont accompagné les
grands bouleversements du XXe siècle.
La première guerre mondiale s’achève par des révoltes et des grèves dans lesquelles
les ouvriers et les soldats réclament la paix. En Europe centrale, ces mouvements
n’aboutissent pas à la révolution souhaitée. En Allemagne, en octobre 1918, des
mutineries donnent lieu à des conseils de soldats puis d’ouvriers. Guillaume II
abdique, la République est proclamée (révolution de novembre 1918) et l’on signe
l’armistice qui marque la fin de la guerre. Le mouvement est divisé entre les modérés
et les radicaux, les « spartakistes », qui forment le parti communiste d’Allemagne.
De violents conflits et soulèvements aboutissent à la mort des chefs communistes,
Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht et en juillet 1919, la constitution de Weimar
est adoptée, mettant fin à la tentative de révolution marxiste.
Dès 1917, la révolution bolchévique renverse le tsar, et Lénine fonde la IIIe
internationale en fusionnant le parti ouvrier et la théorie scientifique. Il reprend
du Manifeste le thème de la solidarité des prolétaires qui sont appelés à lutter
partout contre la domination de la bourgeoisie. Il établit ainsi le « marxisme-léni-
nisme », idéologie de l’URSS de 1917 à 1991, ainsi que des partis communistes qui
s’y réfèrent. A la mort de Lénine, Trotski, partisan de la « révolution permanente »
s’oppose à Staline et doit s’exiler. Staline impose le centralisme, une classe et un
parti unique, la collectivisation des moyens de production, et le culte de la person-
nalité. Le régime totalitaire règne par la terreur, cause des déportations, des famines
organisées et des millions de morts. À l’inverse du marxisme, le stalinisme exalte le
travail et une forme de nationalisme qui, après la grande déception du pacte germa-
no-soviétique, permettra néanmoins la résistance face au nazisme et fera prendre
une grande part à la victoire sur Hitler.

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Le marxisme – 369

La révolution chinoise (1949-1976) a reproduit cette vision totalitaire du commu-


nisme, Mao Zedong adaptant le stalinisme à la lutte contre l’impérialisme occiden-
tal et le confucianisme. Il a été suivi de nombreux pays et partis dans le monde
qui se sont réclamés du maoïsme, par opposition à ceux qui se rallient à la vision
prosoviétique.
La Chine du XXIe siècle garde son nom de « république populaire », son parti
unique, et conjugue acrobatiquement une économie libéralisée et une structure
ultra autoritaire.

2. Autres expériences
Au gré de l’histoire, de nombreux pays ont fait l’expérience d’un régime communiste.
En Europe, si l’on excepte les pays placés sous la domination de l’URSSS à l’issue
de la guerre, l’idéologie marxiste-léniniste est restée très forte dans les Partis
Communistes des pays occidentaux. En France et en Italie notamment, le parti
Communiste a pu regrouper jusqu’à 25 % des électeurs. En Asie, le Cambodge, le
Viêt-Nam, le Laos en ont fait l’expérience politique. Seule la Corée du Nord en garde
la structure au XXIe siècle. En Amérique centrale, la révolution cubaine, qui a chassé
en 1959 un dictateur corrompu (Batista), a abouti à la mise en place d’un régime
communiste, dirigé par Fidel Castro.

3. Influence sur les intellectuels du XXe siècle


Les concepts développés par Karl Marx ont fortement influencé la pensée. Les
intellectuels ont parfois accompagné les expériences politiques, dont ils n’ont pas vu,
ou pas voulu voir les monstruosités perpétrées. Le témoignage d’André Gide, Retour
d’URSS, publié en 1936, les procès staliniens, la violente intervention à Budapest
discréditent peu à peu le modèle soviétique. Le goulag russe ou chinois, le génocide
au Cambodge entachent définitivement l’idéologie communiste. Mais d’autres affir-
ment que les régimes issus du marxisme n’ont rien à voir avec l’idéal de Marx : « Ils
prétendent que, du fait de l’effondrement de l’Union soviétique, le communisme
est mort. Ces imbéciles savent-ils seulement ce qu’est le communisme ? Pensent-ils
qu’un système mené par une brute qui assassine ses compagnons de révolution est
communiste ? »1. Et le très libéral hebdomadaire britannique The Economist, concluait
son numéro spécial de Noël 2002 : « En tant que forme de régime, le communisme
est mort. Mais en tant que système d’idées, son avenir est assuré. »

a. La recherche historique, économique, sociologique


Le matérialisme historique a vu l’adhésion de nombreux historiens à cette concep-
tion et l’a emporté sur les autres lectures de l’histoire, fondées sur l’idéalisme ou
la spiritualité. La critique marxiste met en avant le facteur économique et la lutte
des classes.

1. Howard Zinn, historien, auteur d’une comédie Karl Marx à New York, 1995.

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370 – Le marxisme

b. Les artistes
Sensibles aux conditions de vie des plus pauvres, les artistes se sont tournés vers
les partis marxistes qui proposaient un avenir plus juste. Ainsi, les surréalistes, qui
avaient passé leur jeunesse dans les horreurs de la guerre de 1914-18, rejettent la
bourgeoisie d’argent et adhèrent, parfois brièvement, au parti communiste, comme
Louis Aragon, Paul Eluard, André Breton. Des peintres comme Max Ernst, fuient
l’Allemagne où s’installe le nazisme. Picasso, par son tableau Guernica , soutient
les Républicains espagnols. En 1934, Gide et Malraux, bien qu’ils n’adhèrent pas
au parti, se rendent à Berlin pour plaider la cause des communistes accusés. Plus
tard, la guerre froide et les guerres coloniales poussent l’intelligentsia occidentale
vers le marxisme, vu comme force de paix. C’est le cas de Sartre, de Bertold Brecht
en Allemagne, d’acteurs et de cinéastes américains qui sont poursuivis pendant la
vague maccarthyste, comme Charlie Chaplin ou Joseph Losey, contraints à l’exil. On
peut même ajouter le physicien prix Nobel, Frédéric Joliot-Curie.

Conclusion
Pour preuve de l’importance de la pensée marxiste, il suffit de relever des concepts
devenus référence pour tous les courants de pensée : les termes capitalisme, lutte
des classes, conscience de classe, prolétariat, dictature, exploitation, matérialisme histo-
rique sont banalisés. Toutefois, si certains aspects de cette analyse sont limpides,
les parti-pris favorable ou indigné faussent tous les jugements sur le philosophe.
Et ces relations sont d’autant plus passionnées que l’œuvre est très méconnue, et
que sa connaissance se limite souvent à des caricatures.

ْ Prolongements

L’analyse que le marxisme fait de l’Histoire, des rapports sociaux et de l’économie


reste une référence tant pour les penseurs contemporains que pour les politiques.
Deux exemples : Thomas Piketty s’en démarque dans son ouvrage au succès mondial,
mondial Le Capital au XXIe siècle1, tandis que l’économiste grec Yannis Varoufakis s’en
réclame. Parmi ceux qui ont cherché à comprendre les ressorts de la crise financière
de 2008, certains ont conclu que Marx était un visionnaire. Enfin, le marxisme inspire
bon nombre des mouvements révolutionnaires de ce début de siècle.2

1. Paru en 2013, éditions du Seuil.


2. Voir articles anarchisme, et altermondialisme.

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Le marxisme – 371

Textes sur le marxisme

Karl Marx
1 Manuscrits de 1844, traduction de M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard,
1968, tome I, pp. 58-59.

L’aliénation de l’ouvrier par le travail.


L’ouvrier s’appauvrit d’autant plus qu’il produit plus de richesse, que sa produc-
tion croît en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise. Plus le
monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalo-
rise ; l’un est en raison directe de l’autre. Le travail ne produit pas seulement des
marchandises ; il se produit lui-même et produit l’ouvrier comme une marchandise
dans la mesure même où il produit des marchandises en général.
Cela revient à dire que le produit du travail vient s’opposer au travail comme
un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du
travail est le travail qui s’est fixé, matérialisé dans un objet, il est la transforma-
tion du travail en objet, matérialisation du travail. La réalisation du travail est sa
matérialisation. Dans les conditions de l’économie politique, cette réalisation du
travail apparaît comme la déperdition de l’ouvrier, la matérialisation comme perte
et servitude matérielles, l’appropriation comme aliénation, comme dépouillement.

Marx et Engels
2 L’Idéologie allemande (1846), traduction de R. Cartelle et G. Badia, Ed. Sociales, 1966,
pp. 49-50.

L’État et la lutte des classes.


C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif
qui amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’État, une forme indépendante,
séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble, et à faire en même temps
figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens dans
chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que les liens existants du sang,
langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts (…). Il s’ensuit que
toutes les luttes à l’intérieur de l’État, (…) ne sont que les formes illusoires sous
lesquelles sont menées les luttes effectives des différentes classes entre elles.
Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particu-
lier, (…) cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est « étranger », (…)
et qui est lui-même à son tour un intérêt « universel » spécial et particulier (…).
Par ailleurs, le combat pratique de ces intérêts particuliers, qui constamment se
heurtent réellement aux intérêts collectifs et illusoirement collectifs, rend néces-
saire l’intervention pratique et le réfrènement par l’intérêt « universel » illusoire
sous forme d’État.

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372 – Le marxisme

Jean-Paul Sartre
3 Critique de la raison dialectique, Ed. Gallimard, 1960, tome I, pp. 61-62.
Si l’on veut donner toute sa complexité à la pensée marxiste, il faudrait dire
que l’homme, en période d’exploitation, est à la fois le produit de son propre
produit et un agent historique qui ne peut en aucun cas passer pour un produit.
Cette contradiction n’est pas figée, il faut la saisir dans le mouvement même de la
praxis ; alors, elle éclairera la phrase d’Engels : les hommes font leur histoire sur
la base de conditions réelles antérieures (au nombre desquelles il faut compter
les caractères acquis, les déformations imposées par le mode de travail et de vie,
l’aliénation, etc.) mais ce sont eux qui la font et non les conditions antérieures :
autrement ils seraient les simples véhicules de forces inhumaines qui régiraient à
travers eux le monde social. Certes, ces conditions existent, et ce sont elles, elles
seules, qui peuvent fournir une direction et une réalité matérielle aux change-
ments qui se préparent : mais le mouvement de la praxis humaine les dépasse
en les conservant.
Et certainement les hommes ne mesurent pas la portée réelle de ce qu’ils font
– ou du moins cette portée doit leur échapper tant que le prolétariat, sujet de l’His-
toire, n’aura pas dans un même mouvement réalisé son unité et pris conscience
de son rôle historique. Mais si l’Histoire m’échappe, cela ne vient pas de ce que je
ne la fais pas : cela vient de ce que l’autre la fait aussi.

Raymond Aron
4 Le Marxisme de Marx, Ed. du Fallois, 2002. (édition posthume)
Une qualité de l’œuvre de Marx, c’est qu’elle peut être expliquée en cinq
minutes, en cinq heures, en cinq ans, ou en un demi-siècle. Elle se prête en effet
à la simplification du résumé en une demi-heure, ce qui permet éventuellement
à celui qui ne connaît rien à l’histoire du marxisme d’écouter avec ironie celui qui
a consacré sa vie à l’étudier. »

CM 39 Marxisme

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LE MATÉRIALISME

ώ Frise chronologique n° 30

ْ Ve-IVe siècle av. J.-C. ْ 1702


Démocrite et l’atomisme. Premier emploi de l’adjectif
ْ IVe siècle av. J.-C. « matérialiste » (Leibniz).
Platon (idéalisme) contre Démocrite. ْ 1734
ْ IVe-IIIe siècle av. J.-C. Christian Wolff propose la première
Épicure prolonge la physique définition du matérialisme.
de Démocrite et ajoute une dimension ْ 1748
éthique au matérialisme. La Mettrie publie L’Homme-machine.
ْ 301 av. J.-C. ْ Fin du XIXe siècle
Zénon de Kition fonde l’école Marx et Engels définissent
stoïcienne. le « matérialisme historique ».
ْ 1637 ْ Début du XXe siècle
Descartes publie le Discours Freud ouvre la voie d’une psychologie
de la méthode où il esquisse la théorie matérialiste.
des animaux-machines. ْ XXIe siècle
Neurosciences et machines.

Introduction
Le matérialisme est un courant de pensée philosophique et scientifique qui consi-
dère que le monde et les phénomènes relèvent seulement de la matière. Il s’oppose
donc à l’idéalisme1.

1. Voir la fiche consacrée à ce sujet.

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374 – Le matérialisme

I. Qu’est-ce que le matérialisme ?


Ce n’est pas un terme facile à définir. Il a plusieurs sens et recouvre différentes
époques, différentes écoles, différents champs d’application, même si tout s’orga-
nise autour de cette primauté de la matière.
Il faut noter que l’attitude philosophique matérialiste a existé avant que le mot
« matérialiste » n’existe. De plus, les composantes et l’extension du matérialisme
peuvent évoluer en fonction du domaine soumis à l’analyse : Marx et Freud par exemple
sont tous deux matérialistes, mais il serait vain de chercher à opérer une synthèse
artificielle entre leurs théories. Il y a en fait plusieurs types de matérialismes, dans
une pluralité de théories et de méthodes. Tout est matière, tout est corps, mais le
réel est irréductiblement pluriel, il existe des corps multiples aux multiples diffé-
rences. Les matérialistes ne se rejoignent en fin de compte que sur un seul point : le
refus d’envisager quelque principe immatériel que ce soit à l’œuvre dans le monde.

1. Histoire du mot
Le matérialisme apparaît en même temps que la philosophie, dans la Grèce antique.
Néanmoins, il n’est à ce moment-là pas nommé : le terme apparaît seulement au
tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est Leibniz qui le forge, mais la première défini-
tion est formulée par le philosophe allemand Christian Wolff en 1734 : Materialistae
dicuntur philosophi, qui tantummodo entia materialia sive corpora existere affirmant.
(Psychologia Rationalis § 33, 1734) (« On appelle philosophes matérialistes ceux qui
affirment que seuls les éléments matériels, c’est-à-dire les corps, existent. »)
La définition de C. Wolff est intéressante parce qu’elle est adaptée à l’ensemble
des théories matérialistes qui se sont construites depuis l’Antiquité : elle couvre
aussi bien les propositions d’Épicure que celles de Hobbes ou Diderot – elle peut
même être appliqué au matérialisme de Marx. Elle présente néanmoins un point
faible, car elle n’aborde pas expressément la question de la pensée. Aucune philoso-
phie matérialiste ne peut, évidemment, nier l’existence de la pensée : ce serait nier
la philosophie elle-même. Le monisme des matérialistes ne refuse donc pas l’exis-
tence de la pensée, mais il refuse d’en faire un élément indépendant, autonome par
rapport à la matière. Il ne s’agit pas de dire que la pensée n’existe pas, mais qu’elle
est aussi matérielle que le reste.
Le matérialisme a donc existé pendant plus de deux mille ans sans se nommer
lui-même ; il fallut d’ailleurs également un temps long pour que son objet soit
nommé, puisque c’est Aristote (IVe siècle av. J.-C.) qui désigne comme hulè le concept
de matière.
Cependant la pertinence de la notion de matérialisme reste tout à fait fondée
avant même l’existence du mot ; les définitions du XVIIIe siècle mettent simplement
en mots des concepts et des réflexions qui existaient bien avant.

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Le matérialisme – 375

2. Définition
André Comte-Sponville, dans Une éducation philosophique (1998), la formule ainsi :
« On appelle matérialisme la doctrine qui affirme que tout est matière ou produit
de la matière […], et qu’en conséquence les phénomènes intellectuels, moraux et
spirituels […] n’ont de réalité que seconde et déterminée. » Pour les matérialistes,
la matière joue en tout un rôle primordial ; elle est la source première, la compo-
sante unique et l’explication ultime du monde et des êtres. Il n’existe pas de réalité
qui appartienne à l’ordre de l’esprit ou des idées.
Le matérialisme n’a pas pour fonction de proposer une définition de la matière ;
cette définition appartient au domaine des sciences de la nature (comme c’était déjà
le cas dans le premier des matérialismes, c’est-à-dire l’atomisme antique). Il est une
théorie de l’esprit, et il a pour objet d’expliquer les phénomènes mentaux, cultu-
rels ou psychiques par des processus matériels, qu’ils appartiennent au domaine
atomique (Lucrèce), cérébral (La Mettrie), économique (Marx), sexuel (Freud), ou
d’autres encore.
Il y a également chez les matérialistes une démarche commune, que le philo-
sophe français Auguste Comte (1798-1857) a formulée pour mieux la critiquer.
Auguste Comte classe les sciences fondamentales selon une échelle hiérarchique
à la fois par la complexité et par la valeur : mathématiques, astronomie, physique,
chimie, biologie (auxquelles il ajoute la sociologie). Il définit alors le matérialisme
comme le fait d’expliquer un phénomène propre à l’une de ces sciences positives
par des éléments relevant d’une science occupant une place inférieure dans la série.
Selon la formule de Félix Ravaisson (auteur en 1867 d’un Rapport sur la philosophie
en France au XIXe siècle), le matérialisme pour Comte est « la doctrine qui explique
le supérieur par l’inférieur », ce qui revient à considérer que chaque science n’est
qu’une complication de la précédente (alors que l’idéalisme voit dans l’inférieur une
dégradation du supérieur). La perspective critique de Comte ne doit cependant pas
être prise au pied de la lettre : il y a une forme de pertinence à vouloir expliquer
l’esprit par le corps, la vie par la matière inanimée, ou l’ordre par le désordre, car
cela rend justice à la capacité créatrice et vitale de ces éléments auxquels l’idéa-
lisme dénie – un peu vite peut-être – toute valeur. Certes, le risque d’appauvris-
sement des distinctions et différences est réel, mais la démarche est féconde ; elle
signale en tous cas que si le matérialisme explique le supérieur par l’inférieur, il ne
l’évacue pas, et n’est donc pas un nihilisme.

3. Les théories qui s’opposent au matérialisme


a. L’idéalisme
Le matérialisme est l’un des deux courants antagonistes initiés par Démocrite et
Platon qui s’affrontent à travers toute l’histoire de la philosophie.
L’inverse du matérialisme est l’idéalisme, au sens large du terme, soit la théorie
affirmant l’existence indépendante, primordiale ou exclusive de la pensée. On
oppose d’ordinaire à matérialisme le terme spiritualisme, en réservant à idéalisme le

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376 – Le matérialisme

rôle d’antonyme de réalisme. Mais il semble plus simple et plus juste de considérer
l’idéalisme comme recouvrant à la fois l’idéalisme au sens restreint du terme (chez
Platon par exemple) où la pensée se présente sous la forme d’Idées objectives, et
le spiritualisme qui associe à la pensée un esprit subjectif (Descartes).
Le matérialisme est clairement un monisme, puisque tout est matière. Il s’oppose
à la fois au monisme idéaliste de Platon et des Académiciens, et au dualisme de
Descartes qui affirme l’existence de deux substances distinctes, la matière et l’esprit,
la matière étant une réalité indépendante de l’esprit, régie par des lois propres et
autonomes.

b. Les croyances religieuses


S’il n’est au départ pas incompatible avec la religion (Épicure par exemple n’était
pas athée), le matérialisme n’admet cependant pas la croyance en un Dieu qui serait
immatériel ou créateur. La doctrine matérialiste s’affirme donc d’inspiration antire-
ligieuse, surtout depuis le XVIIIe siècle.
En particulier, les matérialistes adoptent à l’égard de la mort une posture fonda-
mentalement différente de celle proposée par les religions monothéistes. Les matéria-
listes acceptent la mort, et affirment ce faisant qu’il ne faut pas la craindre. Elle est
bien présente, mais elle n’est rien pour nous, il n’y a donc pas à rechercher quelque
vie immortelle que ce soit dans l’au-delà.
C’est pourquoi le matérialisme se confond bien souvent avec une éthique du
bonheur, une incitation à jouir de la vie ici et maintenant, ce qui revient le plus
souvent à critiquer l’approche religieuse comme défendant un bonheur illusoire. Le
salut de l’homme et son bonheur se font sur terre, non dans un hypothétique au-delà.

II. Une histoire du matérialisme

1. Dans l’Antiquité gréco-romaine


On peut distinguer trois grands courants philosophiques qui s’affirment matérialistes.

a. Le matérialisme atomistique
Les philosophes présocratiques commencèrent à formuler de manière encore
confuse un certain nombre d’explications rationnelles des phénomènes naturels.
Démocrite (460-370 av. J.-C.), « le plus savant des Grecs avant Aristote » selon
Émile Littré, formalisa et mena à un haut degré de conceptualisation ces premières
réflexions scientifiques.
Sa doctrine est mécaniste et affirme que tout ce qui est s’explique par l’existence
d’« atomes » (du grec atomos, « indivisible », « insécable »), c’est-à-dire de particules
élémentaires qui composent la matière en vertu de lois régulières obéissant à la

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Le matérialisme – 377

seule nécessité : « Les principes de toutes choses sont les atomes et le vide, le reste
n’est qu’une opinion sans fondement » (Diogène Laërce, IX, 44). Affectés de mouve-
ments et se combinant entre eux, ces atomes constituent tout.
L’âme n’est alors elle-même qu’un agrégat d’atomes subtils et légers. L’esprit
émerge, comme le montrent l’activité et la vie des hommes, mais ce n’est que le pur
produit des mouvements de la matière.

b. Matérialisme épicurien
Épicure (342 av. J.-C. – 270 av. J.-C.) constitua sa propre école philosophique (dite
du Jardin en référence au lieu où se réunissaient les premiers épicuriens) sur des bases
également matérialistes ; il s’est inscrit dans la logique de l’atomisme de Démocrite.
Son enseignement fut transmis par le philosophe latin Lucrèce (env. 98 av.
J.-C. – env. 55 av. J.-C.), qui insiste sur les nécessités éthiques nées du matérialisme.
Pour Épicure, l’explication des phénomènes naturels conduit à chasser les craintes
vaines, crainte des dieux et crainte de la mort. Ainsi, le bonheur peut être atteint
et la souffrance évitée.

c. Le matérialisme stoïcien
Le stoïcisme ne peut être exclu de l’histoire du matérialisme.
En fondant en 301 av. J.-C. l’école philosophique dite du Portique (là encore en
référence au lieu où se tenaient cours et conférences, un « portique » c’est-à-dire
une galerie avec colonnade), Zénon de Kition affirme également que tout ce qui est
réel est matériel, mais selon lui l’esprit et même Dieu sont conçus comme un souffle
enflammé et pensant qui pénètre ce que nous appelons les corps.
Ainsi, alors que l’école épicurienne défend le mécanisme et l’homogénéité des
atomes, le matérialisme stoïcien conceptualise plutôt le dynamisme et l’hétérogé-
néité des matières, feu et air actifs, eau et terre passives. C’est pourquoi le matéria-
lisme stoïcien est atypique, il s’agit à tout le moins d’un matérialisme vitaliste.

2. Au XVIIIe siècle
C’est véritablement l’apogée du développement d’un matérialisme philosophique.

a. Le socle cartésien
Descartes ne peut pas être considéré comme matérialiste, mais en s’attachant
à une étude autonome du fonctionnement du corps, il fournit un socle théorique
décisif. C’est pourquoi le matérialisme du XVIIIe siècle a pour fondement la physique
de Descartes, qui est matérialiste au sens où elle n’a pas besoin, pour sa cohérence
interne, de recourir à la métaphysique dualiste ou à la preuve de l’existence de Dieu.
En effet, pour Descartes, l’existence de Dieu garantit la possibilité de la vérité et
permet donc d’échapper au scepticisme, mais les lois de la physique permettent de
comprendre l’enchaînement des phénomènes naturels sans recourir à une puissance
divine transcendante.

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378 – Le matérialisme

C’est pourquoi Descartes établit une sorte de modélisation mécanique du vivant


à travers sa théorie des animaux-machines, esquissée dans le Discours de la Méthode
(Ve partie) (1637), dans laquelle il assimile les animaux à des machines « faite[s]
des mains de Dieu », bien plus perfectionnées, certes, que toute machine faite des
mains de l’homme mais qui en partagent pourtant certaines caractéristiques. Il y a
donc une forme de correspondance ou de ressemblance entre les êtres vivants et
les « machines », produits des arts et techniques. Mais Descartes est spiritualiste,
l’âme est pour lui une substance indépendante, pensante (res cognitans), une essence
spécifiquement différente du corps, et seul l’homme a une âme.

b. Les philosophes des Lumières


Au XVIIIe siècle, certains représentants importants des Lumières vont pousser
jusqu’au bout les idées de Descartes, et s’opposer à l’idée d’une âme immatérielle. C’est
alors de l’homme qu’on fait une « machine », selon La Mettrie qui publie L’Homme-
machine en 1748. Soucieux de combattre la conception religieuse de l’homme, La
Mettrie voit en l’homme un automate pensant : il n’est pas comme une machine, il
est en réalité une machine, ses comportements peuvent s’élucider par des schémas
mécaniques.
Il est donc logique que ce soit au XVIIIe siècle qu’est proposée une première
définition du matérialisme, par le philosophe allemand Christian Wolff en 1734
(« On appelle philosophes matérialistes ceux qui affirment que seuls les éléments
matériels, c’est-à-dire les corps, existent. »)
Parmi les grands philosophes matérialistes du XVIIIe siècle, on trouve Diderot,
qui fit du matérialisme non un système mais un objet de recherches permanent, et
Voltaire, qui appuya son matérialisme athée sur le développement des sciences.

3. Au XIXe siècle
Le matérialisme scientifique développe la doctrine selon laquelle toute expli-
cation proprement scientifique est d’ordre physico-chimique. Dès lors, la pensée
elle-même ne s’explique que comme une sécrétion du cerveau.
Cette conception se retrouve chez les marxistes (Engels, Lénine, Staline) : « La
pensée et la conscience […] sont des produits du cerveau humain » pour Engels
(Anti-Dühring, 4 e partie, 1878). Il approfondit cependant l’approche théorique du
matérialisme en le concevant de manière dynamiste. Il dépasse d’une certaine
façon les matérialistes du XVIIIe siècle : il n’affirme pas la matière comme excluant
la pensée, mais comme lui préexistant et l’englobant. Pour lui en effet, la question
du rapport de la pensée à l’être impose de concevoir la matière comme « l’élément
primordial » (toujours par opposition à l’idéalisme qui voit cet « élément primordial »
dans la pensée ou dans l’esprit) : le matérialisme, dans la théorie marxiste, est donc
la thèse du primat de la matière sur la pensée.

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Le matérialisme – 379

Ceci ne va pas sans une difficulté conceptuelle, car dire que la matière est
première, qu’il y a un élément primordial entre matière et pensée, cela revient à dire
que l’une et l’autre existent, d’une part, et que d’autre part l’une diffère de l’autre. Or
les marxistes se sont toujours affirmés comme monistes. Ils récuseront cette diffi-
culté conceptuelle en affirmant que matière et pensée se distinguent non comme
deux substances différentes, mais comme la cause et l’effet. C’est « la matière [qui]
pense », déclare Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme (VI, 5), c’est-à-dire qui
« produit » la pensée, selon le mot de Engels, et non la pensée qui produit la matière.
La difficulté conceptuelle n’est pas totalement levée, cependant, car la question
d’un monisme qui admettrait une hiérarchie entre deux éléments ne peut, en fin
de compte, que déboucher sur une aporie — mais peut-être cette aporie est-elle
consubstantielle au matérialisme, et, à ce titre, acceptable.
En outre, Engels établit que l’individu ne peut être envisagé en dehors du milieu
naturel et social auquel il appartient : « l’individu […] fait partie d’une forme sociale
déterminée » (Thèses sur Feuerbach, Thèse 7, 1845-1846). Les penseurs marxistes
établissent donc que « le mode de production de la vie matérielle organise le proces-
sus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des
hommes qui détermine leur être ; c’est à l’inverse leur être social qui détermine leur
conscience » (Marx) (Préface à la Critique de l’Economie politique). Ceci débouche sur
une conception matérialiste de l’histoire, ou matérialisme historique (Engels), dans
laquelle les relations de production et d’échanges (c’est-à-dire les rapports écono-
miques) engendrent la lutte des classes, dont naît l’Histoire. La structure économique
de la société est alors le fondement des superstructures que sont les institutions
juridiques et politiques, ainsi que les conceptions religieuses, philosophiques, etc.
Le « matérialisme historique » est donc le terme créé par Engels pour expliquer la
doctrine de Karl Marx, selon laquelle les faits économiques sont la base et la cause
déterminante de tous les phénomènes historiques et sociaux.
Par la suite, Lénine et Staline établiront le concept de matérialisme dialectique,
soit l’unification de la méthode dialectique et de la théorie matérialiste dont découle
le socialisme prolétarien.
On peut donc considérer que le matérialisme historique est une théorie de l’évo-
lution sociale, alors que le matérialisme dialectique se veut une théorie générale du
monde, dont le matérialisme historique serait un cas particulier.

4. Au XXe siècle
a. Sigmund Freud (1856-1939) et la psychanalyse
Freud est un lecteur tardif mais assidu de Schopenhauer (1788-1860), philosophe
allemand mettant en évidence à l’arrière de la pensée, qui se croit lucide, le règne
des instincts et la domination de la volonté aveugle de la nature.
Il se consacre à l’explication de manifestations surprenantes de la vie psychique,
comme les névroses, les rêves, les « actes manqués ». Il formule un certain nombre de
règles régissant cette vie psychique, comme l’inconscient, le refoulement, la théorie

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380 – Le matérialisme

des pulsions, le transfert, etc., auxquelles il associera après 1919 (Au-delà du principe
de plaisir) la notion de « pulsion de mort ». Pour lui, le déterminisme matérialiste est
total et constitue le fondement de la conception rationnelle du monde.

b. L’essor des neurosciences


Les connaissances de plus en plus fines que nous avons sur le comportement du
cerveau, cartographié aujourd’hui pratiquement neurone par neurone, interrogent
à nouveau le rapport entre pensée et matière. L’expérience menée en 2010 par le
chercheur Moran Cerf et le neurochirugien Itzhak Fried aux États-Unis a permis de
montrer que le cerveau sélectionne et hiérarchise les informations reçues de l’exté-
rieur : « L’idée se débarrasse de la réalité », une image en évince une autre, peut-être
façonnons-nous à notre guise la réalité que nous voyons. La question est alors de
savoir qui commande aux neurones : de telles expériences questionnent le libre-arbitre.
Les sciences cognitives ouvrent alors un champ très vaste de recherche, car
langage, mémoire, relations aux autres, toutes formes de connaissances et tous
types de comportements ne sont plus seulement affaire de culture mais bien de
réseaux neuronaux.

c. Intelligence artificielle et robots


Alors qu’au XVIIe siècle Descartes pensait l’homme comme une machine, par compa-
raison, l’injonction contemporaine est tout autre : il faut que l’homme s’adjoigne des
machines pour pouvoir être pleinement homme. Les robots accomplissent le mythe
de la Genèse : l’homme crée des êtres animés dont les limites ne cessent d’être
repoussées. Avec les prothèses, tous les appendices qui augmentent les capacités
de l’homme, c’est le mythe de Prométhée qui se trouve réactualisé, nous ne cessons
de voler aux dieux les techniques qui nous feront leurs égaux ; entre prolonger les
organes et les augmenter, la frontière devient de plus en plus floue. L’intelligence
artificielle aux performances époustouflantes interroge sans cesse le caractère
unique et supérieur du cerveau naturel.

Conclusion
La démarche des matérialistes n’a cessé de gagner en profondeur et en complexité
au fur et à mesure du développement des sciences et des techniques. A notre époque,
qui connaît une expansion sans précédent de la science, les avancées de la biologie
et des neurosciences semblent fermer la voie à toute conception qui ne serait pas
matérialiste, car elles ne cessent d’inclure dans leurs lois des pans de plus en plus
larges et nombreux de l’activité de l’esprit. La question est alors d’ordre éthique :
comment concilier matérialisme et respect de l’humain ?

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Le matérialisme – 381

ْ Prolongements

Au-delà de son sens philosophique, le terme « matérialisme » a évolué vers un


sens plus commun, plus péjoratif aussi, depuis le XIXe siècle.
Le matérialisme désigne alors un comportement ou un état d’esprit marqué par
l’attachement aux biens matériels (c’est-à-dire concrets, sensibles, comme la richesse,
les plaisirs sensuels, etc.), qui sont alors considérés comme les intérêts fondamen-
taux de la vie. Cette attitude se caractérise par l’absence de tout idéal, par le refus
de la spiritualité : là encore, il s’oppose à l’idéalisme. Ce qui prime, c’est la satisfac-
tion des instincts — or ceux-ci peuvent être avilissants.
La critique est ancienne. Épicure lui-même a pris grand soin de souligner que
les plaisirs de l’âme sont le fondement de tout bien, et que, même nés de la pure
matérialité, ils dépassent les plaisirs du corps (Diogène Laërce, X, 137).
Ernest Renan, philosophe matérialiste du XIXe siècle, soulignait déjà la réprobation
attachée au terme : « Une foule matérialiste, uniquement attentive à ses grossiers
appétits… » (Dialogues philosophiques, II, 66, 1876). « Au mieux : un bon vivant. Au
pire : un jouisseur, égoïste et grossier », écrit André Comte-Sponville dans l’Encyclo-
pédie philosophique universelle (1989-1991).
Cette acception commune du terme n’est pas complètement contradictoire avec
son sens philosophique, c’est d’ailleurs pourquoi les deux sens cohabitent et ne
s’excluent pas l’un l’autre. En effet, lorsque les philosophes matérialistes s’attachent
à réfuter les positions des idéalistes ou des spiritualistes, ils sont en même temps
amenés à réévaluer et revaloriser le corps, ses besoins, ses plaisirs, ce pourquoi ils
apparaissent comme matérialistes également dans le sens commun du terme. Alors
même qu’être un philosophe matérialiste suppose le plus souvent la recherche d’un
idéal, un effort et une tension vers la vertu, cette dimension tend à être minimisée
en raison de la confusion qui est faite entre les exigences de la philosophie matéria-
liste, et la dégradation morale associée au matérialisme contemporain.

Textes sur le matérialisme

Diderot
1 « Homme », Encyclopédie, I, 178 et suivants.
Homme, s. m. (Morale.) ce mot n’a de signification précise, qu’autant qu’il nous
rappelle tout ce que nous sommes ; mais ce que nous sommes ne peut pas être
compris dans une définition : pour en montrer seulement une partie, il faut encore
des divisions & des détails. Nous ne parlerons point ici de notre forme extérieure,
ni de l’organisation qui nous range dans la classe des animaux. Voyez Homme,
(Anatomie). L’homme que nous considérons est cet être qui pense, qui veut &
qui agit. Nous chercherons donc seulement quels sont les ressorts qui le font
mouvoir & les motifs qui le déterminent. Ce qui peut rendre cet examen épineux,
c’est qu’on ne voit point dans l’espèce un caractere distinctif auquel on puisse

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382 – Le matérialisme

reconnoître tous les individus. Il y a tant de différence entre leurs actions, qu’on
seroit tenté d’en supposer dans leurs motifs. Depuis l’esclave qui flatte indigne-
ment son maître, jusqu’à Thamas qui égorge des milliers de ses semblables, pour
ne voir personne au-dessus de lui, on voit des variétés sans nombre. Nous croyons
appercevoir dans les bêtes des traits de caractere plus marqués. Il est vrai que
nous ne connoissons que les apparences grossieres de leur instinct. L’habitude
de voir, qui seule apprend à distinguer, nous manque par rapport à leurs opéra-
tions. En observant les bêtes de près, on les juge plus capables de progrès qu’on
ne le croit ordinairement. Voyez Instinct. Mais toutes leurs actions rassemblées
laissent encore entre elles & l’homme une distance infinie. Que l’empire qu’il a
sur elles soit usurpé si l’on veut, il n’en est pas moins une preuve de la supério-
rité de ses moyens, & par conséquent de sa nature.
Nous ne sommes assurés de notre existence que par des sensations. C’est
la faculté de sentir qui nous rend présens à nous-mêmes, & qui bientôt établit
des rapports entre nous & les objets qui nous sont extérieurs. Mais cette faculté
a deux effets qui doivent être considérés séparément, quoique nous les éprou-
vions toujours ensemble. Le premier effet est le principe de nos idées & de nos
connoissances ; le second est celui de nos mouvemens & de nos inclinations. Les
Philosophes qui ont examiné l’entendement humain, ont marqué l’ordre dans
lequel naissent en nous la perception, l’attention, la réminiscence, l’imagination,
& tous ces produits d’une faculté générale qui forment & étendent la chaîne de
nos idées. Voyez Sensations. Notre objet doit être ici de reconnoître les principaux
effets du desir. C’est l’agent impérieux qui nous remue, & le créateur de toutes nos
actions. La faculté de sentir appartient sans doute à l’ame ; mais elle n’a d’exer-
cice que par l’entremise des organes matériels dont l’assemblage forme notre
corps. De-là naît une différence naturelle entre les hommes. Le tissu des fibres
n’étant pas le même dans-tous, quelques-uns doivent avoir certains organes plus
sensibles, & en conséquence recevoir des objets qui les ébranlent, une impression
dont la force est inconnue à d’autres. Nos jugemens & nos choix ne sont que le
résultat d’une comparaison entre les différentes impressions que nous recevons.
Ils sont donc aussi peu semblables d’un homme à un autre que ces impressions
mêmes. Ces variétés doivent donner à chaque homme une sorte d’aptitude parti-
culiere qui le distingue des autres par les inclinations, comme il l’est à l’extérieur
par les traits de son visage.

Monique Atlan et Roger-Pol Droit


2 Humain, 2012, p. 195-196.
À l’évidence, ce ne sont plus les mêmes machines qu’autrefois. Intelligentes,
traitant des informations et non des forces mécaniques, elles sont miniatures, en
réseau, évolutives. Mais […] ce n’est pas non plus le même humain. Il rêve désor-
mais de devenir « réellement » machine, voit dans cette métamorphose le moyen
de ne plus mourir, d’accroître indéfiniment sa puissance. Cet humain s’est consti-
tué en deux temps : d’abord désarroi, ensuite démesure. Le désarroi, il l’a éprouvé
en voyant combien il est dépassé par les nouvelles machines. Elles calculent des
millions de fois plus vite que lui, stockent sans perte des milliards d’informations,
les trient, les synthétisent, les comparent avec une fulgurance et une fiabilité qu’il
ne peut plus songer à approcher. Du coup, par comparaison, il se sent imparfait,
mal conçu, irrégulier, exposé à tous les aléas du vivant, lui qui est né par hasard.

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Le matérialisme – 383

Devenir « réellement » une machine représenterait alors un état meilleur, plus


fiable. Rationnellement conçu, le nouvel humain serait plus régulier, plus perfor-
mant. Le désarroi fait place à la démesure : les machines deviennent les instru-
ments de notre salut, de notre toute-puissance, de notre immortalité.

CM 40 Matérialisme

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LA MÉSOPOTAMIE

ώ Frise chronologique n° 31

ْ VIe millénaire av. J.-C. ْ Env. 1200-600


Révolution agricole et sédentarisation : Montée en puissance puis domination
des chasseurs-cueilleurs aux assyrienne.
agriculteurs et éleveurs. ْ 600-539
ْ Env. 3000 av. J.-C. Nouvel empire babylonien,
Cités-États de culture sumérienne Nabuchodonosor II.
(domination du Sud). ْ 539 av. J.-C.
ْ 2340 av. J.-C. Conquête de la Mésopotamie
Empire de culture akkadienne par les Perses de Cyrus.
(domination du Nord). ْ 331 av. J.-C.
ْ 2100 av. J.-C. Conquête de l’empire perse
Effondrement de l’empire akkadien, par Alexandre le Grand ; à sa
retour au système politique sumérien. mort les Séleucides dominent
ْ 1800-1500 la Mésopotamie.
Domination des amorrites et de ْ 140 av. J.-C.
Babylone sous l’autorité d’Hammourabi. Domination parthe, disparition
ْ 1500-1200 de la culture mésopotamienne.
Variabilité politique, mobilité
des influences, crises.

Introduction
La Mésopotamie est une zone particulièrement mal connue : il n’y a jamais eu de
véritable engouement pour cette civilisation car les ruines de ses anciennes capitales
étaient le plus souvent réduites à des monticules d’argile, difficiles à analyser et à

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La Mésopotamie – 385

interpréter. Pourtant les apports mésopotamiens à notre civilisation sont manifestes


(agriculture, écriture, etc.) et ont agi en profondeur dans la culture occidentale à la
fois classique et judéo-chrétienne.

I. Délimitations de la Mésopotamie

1. Par l’étymologie
Le terme « Mésopotamie » a été forgé par les Grecs, à partir de meso (« au milieu »)
et potamos (« fleuve ») pour désigner la région fertile située entre les deux grands
fleuves qui se jettent dans le Golfe Persique, le Tigre et l’Euphrate. Cela désigne
donc la partie irakienne des deux vallées, avec une extension vers le Nord-Ouest
pratiquement jusqu’à la frontière entre la Syrie et la Turquie actuelles.

Ce nom apparaît sous la plume de l’historien grec Polybe au IIe siècle av. J.-C.,
mais n’a probablement pas été usité par les Mésopotamiens eux-mêmes pour se
désigner. Il n’est d’ailleurs pas certains qu’ils se soient même envisagés comme une
communauté à l’échelle de ce territoire appelé « Mésopotamie » par les Grecs : ils se
voyaient eux-mêmes comme des groupes fort divers là où les Grecs, en leur donnant
un nom unique, ont souligné les points communs entre eux.

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2. Par la géographie
La Mésopotamie est en fait double du point de vue géographique. Au Nord, des
plateaux abondamment pourvus en eau permettent une agriculture sans irriga-
tion (ce qui rattache la Mésopotamie au croissant fertile1) ; au Sud l’irrigation est
nécessaire mais elle est facilitée par la proximité des deux grands fleuves, le Tigre
et l’Euphrate, qui ont été reliés par un réseau sophistiqué de canaux. Ils forment
un delta commun, avec le canal du Chatt-el-Arab, stratégique par ses ports sur le
Golfe persique, comme Bassora, et par la richesse de la région marécageuse. A
notre époque, l’assèchement des fleuves par la politique hydraulique en amont est
un grave problème.
Le point essentiel est que l’agriculture connaît dans cette zone une très grande
prospérité. Les richesses induites vont avoir pour conséquence la naissance d’une
civilisation (ou même de civilisations plurielles) particulièrement brillante(s).
Cela dit les deux zones ne forment pas véritablement un ensemble, et de grandes
villes se développent en parallèle ou en concurrence dans l’une et l’autre zone.
Au Nord : Assur, ainsi que Mari, Ninive, etc. ; au Sud Babylone, avec Ourouk et Our
principalement.
Les peuplements ne sont pas semblables dans l’une et l’autre zone. Au nord se
trouvent des populations sémitiques. Au sud, des Sumériens (dont on ne connaît
pas exactement la zone d’origine) ont peu à peu supplanté les populations locales.

3. Du point de vue historique


Dans cette vaste zone les successions de règnes ou même de modes de gouver-
nance ont engendré une complexité historique extrême. Les spécialistes attachent
les différentes époques aux sites sur lesquels chaque grande culture a été identi-
fiée pour la première fois.
• Période 1 : à partir de 5500 av. J.-C.
Au nord (site de Tell Halaf) comme au sud (site d’Obeid), évolution vers des
structures sociales plus complexes, hiérarchisées, avec maîtrise de techniques
élaborées (irrigation, moulage du métal, etc.).
• Période 2 : à partir de 4 000 av. J.-C. (site d’Ourouk)
Villages de plus en plus importants et structurés, qui deviennent de véritables
cités. Innovations techniques : céramique industrielle de haute qualité,
techniques visant à mémoriser des informations (qui aboutiront à l’inven-
tion de l’écriture).

1. Le croissant fertile est la zone en arc de cercle qui s’étend de la Syrie actuelle jusqu’à l’Égypte :
c’est une zone où il n’y a pas besoin d’irrigation pour mener des activités agricoles.

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La Mésopotamie – 387

• Période 3 : à partir de 3000 av. J.-C. (Domination du Sud de la Mésopotamie)


Au sud, important réseau de cités-États liées par une forte communauté de
culture sumérienne, mais rivales et souvent en guerre. Grandes villes, archives,
statues, etc. attestent une culture de très haut niveau. De grands textes sont
écrits. Au nord, développement urbain remarquable également.
• Période 4 : à partir de 2340 av. J.-C. (Domination du Nord de la Mésopotamie)
Basculement des zones d’influence : le nord, à peuplement sémitique, prend
le pas sur le Sud, à peuplement sumérien. La culture d’origine sémitique est
dénommée akkadienne, du nom de la nouvelle capitale, Akkad. Le concept
d’empire universel remplace l’ancien système des cités-États.
• Période 5 : vers 2100 av. J.-C., effondrement de l’empire akkadien
Retour à l’ancien système politique et à la langue sumérienne, sans oublier
les apports akkadiens. Grande prospérité, peu durable (période troublée à
partir de 2000 av. J.-C.).
• Période 6 : vers 1800 av. J.-C.
Apparition de populations nouvelles et d’une nouvelle langue : l’amorrite (de
Amourrou, « l’Occident »), d’origine sémitique. Nouvelles dynasties, mais l’amor-
rite ne s’implante pas (subsistance dans quelques noms propres) ; l’akkadien
reste la langue dominante. Royaumes centrés sur une ville avec petits états
vassaux ; montée en puissance de Babylone sous l’autorité du roi Hammourabi.
Intense production littéraire et textes de lois (Code d’Hammourabi gravé sur
une stèle, Musée du Louvre).
• Période 7 : 1500-1200 av. J.-C., bouleversements géopolitiques
Effacement de Babylone et montée de l’influence des hittites (Anatolie), des
assyriens (Nord-Est de la Mésopotamie), de l’Égypte. Arrivée ensuite de popula-
tions nouvelles, « Peuples de la mer » et Araméens.
• Période 8 : 1200-600 av. J.-C. : suprématie assyrienne
Réseau dense de commerce et d’échanges, et conquêtes parfois brutales
(résister est considéré comme un péché contre les dieux). Rivalités entre les
capitales successives de l’empire assyrien et Babylone qui garde le prestige
d’une capitale culturelle et religieuse. Le pouvoir s’effondre à la fin du VIIe siècle
av. J.-C., alors qu’il est au faîte de sa puissance.
• Période 9 : 600-539 : nouvel empire babylonien
Sous Nabuchodonosor II, d’origine chaldéenne, grande prospérité économique
et bouillonnement culturel.
• À partir de 539 : la Mésopotamie est conquise
– Par les Perses (539 av. J.-C.)
– Par les Grecs d’Alexandre le Grand (331 av. J.-C.)
– Par les Parthes (140 av. J.-C.)

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388 – La Mésopotamie

II. Un berceau de civilisation

1. Agriculture
C’est dans cette région du monde que s’est produit le grand bouleversement, à
l’époque néolithique (vers 7 000 av. J.-C.), qui a fait passer les hommes du statut de
chasseurs-cueilleurs nomades, vivant de ce qu’ils cueillaient et chassaient, au statut
d’agriculteurs sédentaires, vivant du travail de la terre et de l’élevage.
Ce bouleversement est absolument gigantesque. Il suppose la maîtrise d’outils
et de gestes techniques sophistiqués pour la culture et l’élevage – ce qui est en soi
exceptionnel, mais il va en même temps transformer en profondeur les caractéris-
tiques mêmes des hommes et des sociétés humaines. En effet le développement des
activités agricoles s’accompagne de l’apparition d’habitats multicellulaires, c’est-à-
dire d’une nouvelle organisation sociale.

2. Société
Sous l’effet de l’enrichissement sans précédent qui accompagne le développe-
ment de l’agriculture, toute l’activité humaine se trouve modifiée.
La première conséquence est celle du développement de sociétés constituées,
complexifiées, où les tâches se spécialisent et où, de ce fait, les échanges se multi-
plient. La céramique, qui apparait au VIIe millénaire, témoigne de cette multiplica-
tion des échanges.
Cela s’accompagne d’une montée de l’urbanisation et des moyens de communication.
Les structures politiques se modifient également en profondeur tout au long de
l’histoire de la Mésopotamie, avec le basculement de la cité-État vers les royaumes
fondés en monarchies de droit divin, le roi étant choisi par les dieux pour être leur
représentant sur terre.

3. Ecriture
L’écriture est née en Mésopotamie vers 3300 av. J.-C. ; elle est le facteur d’unité
de cette civilisation.
On l’appelle écriture cunéiforme (c’est-à-dire en forme de « coin ») car elle se
présente sous la forme de combinaisons de traits à tête triangulaire produits par
l’empreinte du calame de roseau dans l’argile fraîche, support utilisé pour écrire
dans ces contrées où le bois était rare. On a retrouvé des centaines de milliers de
tablettes en argile, matériau qui se conserve très bien surtout s’il a été cuit (par
exemple dans l’incendie d’un palais lors d’une guerre).

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La Mésopotamie – 389

À l’origine, les signes cunéiformes reproduisent des images réalistes, schéma-


tiques ou symboliques, mais l’écriture évolue au fil du temps vers plus d’abstrac-
tion. C’est pourquoi le nombre de signes (environ 800 aux commencements) tend à
diminuer. L’évolution des signes est renforcée par l’utilisation de signes syllabiques,
qui enrichissent les possibilités de notation et donc l’enregistrement de formes de
plus en plus élaborées du langage. C’est pourquoi l’écriture cunéiforme s’est montrée
particulièrement adaptable : elle sert d’abord à noter le sumérien, et elle est ensuite
adaptée lorsque la nouvelle langue dominante devient l’akkadien. Portée par l’expan-
sion de l’influence mésopotamienne dans la région, elle est employée pour noter
des langues de peuples très différents, comme le hittite en Anatolie. On la trouve
même dans des textes en vieux perse, langue employée par les souverains de Perse
au Ier millénaire av. J.-C. Elle régresse ensuite devant l’écriture araméenne alphabé-
tique, mais reste employée jusqu’à la fin du Ier siècle av. J.-C., avant de disparaître
en même temps que la civilisation mésopotamienne.
Elle sert d’abord à enregistrer des données administratives, mais se perfectionne
bientôt suffisamment pour devenir utilisable pour produire tous types de textes.
Voici un exemple de tablette comportant des signes cunéiformes :

https ://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ed/Sales_contract_Shuruppak_
Louvre_AO3766.jpg
ْ Tablette sumérienne archaïque (vers 2600 av. J.-C.) : acte de vente d’un esclave
mâle et d’une maison de la ville de Shuruppak.

II. Influences de la culture mésopotamienne sur la culture


européenne

1. La littérature
La littérature mésopotamienne apparaît environ 500 ans après l’invention de l’écri-
ture soit au milieu du IIIe millénaire av. J.-C., en Mésopotamie du sud. Les premiers
textes emploient la langue sumérienne, qui n’existe plus comme langue parlée
puisqu’elle a été supplantée par l’akkadien. Mais elle reste la langue des intellec-
tuels, des cercles proches du pouvoir royal ou sacerdotal. Ensuite, à partir du IIe millé-
naire av. J.-C., l’akkadien supplantera le sumérien, donnant un développement plus
large à cette littérature puisque l’akkadien est véritablement une langue commune
à l’ensemble de la zone mésopotamienne.

a. Les auteurs de ces textes ne sont pas connus


Une grande part de cette production littéraire rapporte des mythes et des récits
épiques, qui présentent des correspondances avec les textes fondateurs de la civili-
sation européenne.

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390 – La Mésopotamie

b. Les mythes
Un certain nombre de récits sont centrés sur les dieux mésopotamiens, sans que
l’on sache quel était leur rôle exact dans les rites et les liturgies. Souvent, ils sont
étiologiques, c’est-à-dire qu’ils établissent les causes de tel phénomène, de tel rite,
de telle coutume, par le récit de faits et gestes des dieux.
En général, ces récits traitent d’une divinité indépendamment des autres. Pour
Enki (en akkadien : Ea) dieu qui règne sur l’Abzu, c’est-à-dire les eaux souterraines
cosmiques d’où sont issus les lacs, les fleuves ou les sources, et qui séparent les
Enfers (en-dessous d’elles) de la terre (qui flotte sur elles), on connaît plusieurs textes
comme « Enki et l’ordre du monde » ou « Le voyage d’Enki à Nippour ». Pour Innana
(en akkadien : Ishtar), déesse de la guerre et de l’amour, on peut citer « Innana et
Biloulou » ou « La descente d’Innana aux Enfers ».
D’abord rédigés en sumérien, ces récits décrivent et explicitent l’organisation du
monde, la création de l’homme, la lutte contre les forces du Chaos, des voyages, mais
aussi des relations amoureuses ou des conflits (entre divinités, ou parfois avec un
homme). Une fois que l’akkadien s’impose, les récits produits développent des théma-
tiques semblables en prolongeant la tradition classique sumérienne (par exemple
avec une version nouvelle du voyage d’Inanna/Ishtar aux Enfers).
Plus tard cependant de nouvelles thématiques apparaissent, à partir de la fin du
IIe millénaire, qui donnent une place plus large aux hommes, aux sociétés humaines,
aux relations entre hommes et dieux. Par exemple, un poème cosmogonique montre
un jeune dieu guerrier, Mardouk, en lutte contre une divinité du désordre, Tiamat (la
mer), et sa victoire s’établit aussi à l’échelle de la ville de Babylone dont il devient
le protecteur sous la forme du roi qui est son intermédiaire.

c. Les épopées
Elles sont centrées sur un personnage humain, même si les dieux interviennent.
La plus importante est l’épopée de Gilgamesh, un roi légendaire de la ville d’Ourouk
qui sera également divinisé en juge des Enfers. Les premiers textes à son sujet datent
du IIIe millénaire av. J.-C. (ils sont donc antérieurs aux épopées homériques) ; ils
traitent de conflits avec d’autres rois, avec des êtres divins, jusque dans les Enfers.
Ces fragments forment un cycle épique, d’abord sumérien puis akkadien, jusqu’à se
constituer au début du Ier millénaire av. J.-C. en un unique récit cohérent.
Gilgamesh est d’abord un roi tyrannique, auquel les dieux suscitent un adver-
saire, Enkidou. L’affrontement se produit sans qu’il y ait de vainqueur, les deux héros
deviennent amis. Ils accomplissent ensemble deux grands combats, contre un géant
puis contre un Taureau Céleste. Mais Enkidou meurt, et Gilgamesh, héros couvert de
gloire, pleure la mort de son ami. Il part donc à la recherche du secret de l’immorta-
lité. Il rencontre Outnapishtim, un homme devenu immortel après avoir survécu au
Déluge, qui lui indique où se trouve la plante de Vie. Epuisé, Gilgamesh se fait voler
ladite plante par un serpent. Le héros se réfugie dans la seule consolation acces-
sible aux humains, une vie passée chez lui sans se préoccuper de la mort.

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La Mésopotamie – 391

Cette épopée de Gilgamesh trouve des correspondances dans la civilisation


européenne. Il a nourri la figure du héros tel qu’il s’établit en Grèce antique, et
donc dans toutes nos civilisations héritières de la Grèce. Le thème de la descente
aux Enfers est également à mettre en relation avec les nombreux textes de ce type
présents dans la littérature gréco-romaine (Homère, Virgile). En outre, on trouve des
correspondances entre cette épopée et la Bible, qui a par exemple conservé égale-
ment un récit du Déluge.
D’autres épopées, en sumérien puis en akkadien, ont pour héros des rois attestés
historiquement, autour desquels s’agrègent différentes légendes ayant pour vocation
la mise en perspective de considérations idéologiques et politiques, par exemple
en réfléchissant sur les causes de l’effondrement d’un empire. En règle générale,
ces épopées mettent l’accent sur la « sagesse » comme condition de l’excellence,
sagesse qui permet de conserver une saine mesure des ambitions et des actions, en
valorisant l’expérience de la vie et des limites de l’humain en particulier par compa-
raison avec le monde divin.

2. Les textes bibliques


Les textes bibliques conservent de nombreux faits relatifs à l’histoire mésopota-
mienne du Ier siècle av. J.-C., même si ce ne sont pas à proprement parler des témoi-
gnages car ils sont orientés par les objectifs didactiques et polémiques propres
aux rédacteurs de la Bible. Ainsi la puissance et la richesse de Babylone ou de
Ninive servent de contre-modèles, même si elles sont admirées. Un roi comme
Nabuchodonosor est présenté comme l’archétype de l’orgueil, comme l’ennemi absolu.
Son long règne est marqué par la prise de Tyr et de Jérusalem, et par la déportation
des Juifs à Babylone en 586 av. J.-C. La splendeur de la ville, avec la porte monumen-
tale d’Ishtar et la tour à étages du grand temple, a marqué durablement les esprits
à travers l’image mythique de la tour de Babel.
Ces textes bibliques vont imprégner tout l’imaginaire de l’Europe. L’épisode de
la tour de Babel (dont le nom est tiré de Babylone), par exemple, se trouve dans le
Livre de la Genèse. Il montre les hommes châtiés par Dieu pour avoir voulu construire
une tour touchant au ciel ; leur châtiment consiste en l’apparition de langues multi-
ples qui font que les hommes ne se comprennent plus. L’architecture de la tour est
inspirée d’un modèle mésopotamien, la grande ziggurat du dieu Mardouk, un édifice
religieux comportant des degrés et des terrasses, qui frappe suffisamment les imagi-
nations pour que la tour devienne bien au-delà de l’époque antique un symbole de
démesure et de chaos.

3. La science et les techniques


Les habitants du sud de la Mésopotamie, les Chaldéens, étaient des spécialistes
incontestés de l’astronomie, qui ne se différenciait pas, pour eux, de l’astrologie. En
témoignent les « Rois mages » (c’est-à-dire les rois astronomes et magiciens) dont

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392 – La Mésopotamie

les Évangiles rapportent que, guidés par une étoile, ils vinrent rendre hommage
au Christ nouveau-né. Il reste de leur science des acquis fondamentaux comme le
système sexagésimal et la division de l’année en douze mois.
De même les techniques poussées des Mésopotamiens en matière d’architecture
et d’urbanisation inspirent l’admiration à tout le monde antique : les jardins suspen-
dus de Babylone, construits vraisemblablement par le roi Nabuchodonosor II, sont
classés par les Grecs comme une des merveilles du monde.

Conclusion
Même disparue depuis plusieurs millénaires, la culture mésopotamienne, tant
sumérienne qu’akkadienne, a nourri plusieurs aspects de la civilisation occidentale.

ْ Prolongement

À partir du XVIIIe siècle, voyageurs et artistes, fascinés par l’Orient, utilisent


abondamment thèmes et motifs inspirés du monde mésopotamien. C’est le cas
de Delacroix, avec La mort de Sardanapale, ou de Verdi, dont la représentation de
Nabucco en 1842 à la Scala de Milan est un triomphe.

Textes sur la Mésopotamie

Hérodote
1 Histoires, I, 178 et suivants, trad. L. Battini, “La ville de Babylone par Hérodote”, dans
Sociétés humaines du Proche-Orient ancien, 12/02/2018, https ://ane.hypotheses.org/241.

« L’Assyrie contient plusieurs grandes villes, mais Babylone est la plus célèbre
et la plus forte. […] Elle est si magnifique, que nous n’en connaissons pas une
qu’on puisse lui comparer.
L’Euphrate traverse cette ville par le milieu, et la partage en deux quartiers. […]
Le centre de chacun de ces deux quartiers de la ville est remarquable : l’un,
par le palais du roi, dont l’enceinte est grande et bien fortifiée ; l’autre, par le
lieu consacré à Jupiter Bélus, dont les portes sont d’airain, et qui subsiste encore
actuellement. […] On voit au milieu une tour massive qui a un stade tant en
longueur qu’en largeur ; sur cette tour s’en élève une autre, et sur cette seconde
encore une autre, et ainsi de suite : de sorte que l’on en compte jusqu’à huit. On
a pratiqué en dehors des degrés qui vont en tournant, et par lesquels on monte
à chaque tour. Au milieu de cet escalier on trouve une loge et des sièges, où se
reposent ceux qui montent. Dans la dernière tour est une grande chapelle ; dans
cette chapelle un grand lit bien garni, et près de ce lit une table d’or. On n’y voit
point de statues. Dans ce temple de Babylone il y a une autre chapelle en bas, où

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La Mésopotamie – 393

l’on voit une grande statue d’or qui représente Jupiter assis. Près de cette statue
est une grande table d’or ; le trône et le marchepied sont du même métal. Le tout,
au rapport des Chaldéens, vaut huit cents talents d’or. »

Épopée de Gilgamesh
2 Texte établi d’après les fragments babyloniens, assyriens, hittites et hourites, traduit de
l’arabe et adapté par Abed Azrié, 2017.

Extrait du Prologue
« Celui qui a tout vu, celui qui a vu les confins du pays, le sage, l’omniscient,
qui a connu toutes choses celui qui a connu les secrets et dévoilé ce qui était
caché nous a transmis un savoir d’avant le déluge. Il a fait un long chemin. De
retour, fatigué mais serein, il grava sur la pierre le récit de son voyage. Il bâtit les
remparts d’Ourouk et de l’Eanna sacré, pur sanctuaire demeure d’Anou et d’Ishtar. »
Création d’Enkidou (extrait)
« C’est Arourou, qui créa Gilgamesh semblable à un taureau sauvage. Sa force
est incomparable, ses armes sont invincibles. Aux battements du tambour son
peuple est attentif. Gilgamesh ne laisse pas un fils à son père, nuit et jour règne
sa violence mais Gilgamesh est le pasteur d’Ourouk leur pasteur, le fort, l’admi-
rable, l’omniscient. »
Sagesse de Gilgamesh (extrait)
« La vie que tu cherches tu ne la trouveras pas. Lorsque les grands dieux
créèrent les hommes, c’est la mort qu’ils leur destinèrent, et ils ont gardé pour
eux la vie éternelle, mais toi Gilgamesh que sans cesse ton ventre soit repu sois
joyeux nuit et jour, danse et joue fais chaque jour de ta vie, une fête de joie et de
plaisirs que tes vêtements soient propres et somptueux lave ta tête et baigne-
toi, flatte l’enfant qui te tient par la main réjouis l’épouse qui est dans tes bras.
Voilà les seuls droits que possèdent les hommes. »

Genèse 11, 1-9


3 La tour de Babel, Bible, traduction officielle liturgique, 2013.
« Toute la terre avait alors la même langue et les mêmes mots. Au cours de
leurs déplacements du côté de l’orient, les hommes découvrirent une plaine en
Mésopotamie, et s’y établirent.
Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! fabriquons des briques et mettons-les à
cuire ! » Les briques leur servaient de pierres, et le bitume, de mortier. Ils dirent :
« Allons ! bâtissons-nous une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les
cieux. Faisons-nous un nom, pour ne pas être disséminés sur toute la surface
de la terre. » Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les hommes
avaient bâties. Et le Seigneur dit : « Ils sont un seul peuple, ils ont tous la même
langue : s’ils commencent ainsi, rien ne les empêchera désormais de faire tout
ce qu’ils décideront. Allons ! descendons, et là, embrouillons leur langue : qu’ils
ne se comprennent plus les uns les autres. » De là, le Seigneur les dispersa sur
toute la surface de la terre. Ils cessèrent donc de bâtir la ville. C’est pourquoi on
l’appela Babel, car c’est là que le Seigneur embrouilla la langue des habitants de
toute la terre ; et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la terre. »

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394 – La Mésopotamie

CM 40 Mésopotamie

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LE MINIMALISME

Introduction
Le minimalisme est un courant important de l’art contemporain, qui apparaît comme
un des avatars de l’abstraction. Il voit je jour aux États-Unis dans les années cinquante,
il est à son apogée au milieu des années soixante. Les artistes de ce courant associent
fréquemment dans leur production peinture et sculpture. À côté des arts plastiques,
il existe une musique minimaliste.

I. Origine d’un mot


Définition
On parle aussi d’« Art Minimal » ou d’« Object Art ». Dès 1937, l’artiste, américain
d’origine russe, John Graham emploie l’adjectif « minimal » dans un essai intitulé
System and Dialectics of Art, où il fait l’apologie du monochrome. C’est ensuite le
philosophe britannique Richard Wollheim qui parle pour la première fois d’« Art
Minimal » dans un article paru en 1965 dans la revue Arts Magazine. Il entend par
ce terme désigner une pratique artistique, observée aux États-Unis dès les années
cinquante, qui affirme que le contenu artistique ne réside pas tant dans l’objet même
que dans sa relation avec un contexte particulier. En outre, tous les minimalistes,
peintres ou sculpteurs, témoignent d’un ascétisme, hostile à la présence d’orne-
ments, et recherchant l’austérité.

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396 – Le minimalisme

II. Origines esthétiques du minimalisme


Le minimalisme est l’héritier du Bauhaus, ce courant esthétique né en Allemagne
au lendemain de la première guerre mondiale, dont le fondateur, Walter Gropius1
révolutionna l’architecture en prônant une collaboration active de celle-ci avec tous
les arts plastiques. Ce mouvement, qui fut aussi une école d’architecture pendant
la république de Weimar, se tourna, sous l’influence de Théo van Doesburg2 vers
le constructivisme, né en Russie avant 1914, qui privilégiait la fonctionnalité, les
formes pures et dépouillées, l’utilisation de matériaux industriels. Le constructivisme
qui fut un acteur de la révolution russe avant d’être marginalisé puis combattu par
le réalisme socialiste de l’époque stalinienne, et le Bauhaus, lui aussi rejeté par les
nazis, sont des courants esthétiques profondément engagés dans la lutte politique.
L’architecture comme la peinture doivent accompagner l’émancipation des masses
et l’amélioration de leurs conditions de vie.
L’art minimal se souvient également du suprématisme de Kazimir Malevitch3, mouve-
ment né également en Russie au début du XXe siècle et recherchant une simplification
extrême, tant dans l’organisation de l’espace que dans la disposition des couleur. L’œuvre
du sculpteur roumain Constantin Brancusi4 a pu influencer un sculpteur minimaliste,
tel que Carl André. La Colonne sans fin que Brancusi édifia dans sa ville natale de Targu
Jiu (Roumanie) est notamment citée. Le minimalisme s’inscrit en revanche en complète
opposition avec l’expressionnisme abstrait, prépondérant aux États-Unis pendant toutes
les années cinquante. Ses représentants – citons Jackson Pollock, Mark Rothko, Ad
Rheinhardt, Clyfford Still, Barnett Newman – ont hérité de la puissance émotionnelle
des expressionnistes allemands et de l’abstraction.

III. Diversité du minimalisme


C’est l’exposition « Primary Structures » qui se tint au musée juif de New York en
1966 qui consacra la nouvelle esthétique de l’Art minimal (ou minimalisme).
On peut distinguer trois tendances :
• Un Art minimal, fortement influencé par le constructivisme repris et diffusé
par le Bauhaus, d’abord soucieux de la place de l’objet d’art dans l’espace.
Cette conception pense comme complémentaires l’architecture, la peinture
et la sculpture. Elle a pour représentants Donald Judd, Dan Flavin, Carl Andre,
Franck Stella.

1. Walter Gropius (1883-1969), architecte et urbaniste allemand. Fondateur du Bauhaus, école


d’art et d’architecture. Directeur de l’École d’arts apppliqués de Weimar. Il émigre aux États-
Unis en 1937.
2. Théo van Doesburg (1993-1931), peintre, architecte, théoricien de l’art néerlandais, animateur
du mouvement De Stijl, proche des constructivistes russes.
3. Kasimir Malevitch (1879-1935), peintre, dessinateur, sculpteur russe, fondateur du suprématisme.
Auteur de Carré blanc sur fond blanc, premier monochrome de la peinture moderne.
4. Constantin Brancusi (1876-1953), sculpteur roumain, maître de la sculpture abstraite.

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Le minimalisme – 397

• Peu de temps après l’exposition « Primary Structures » se forme un groupe


dissident, qui va être nommé « Antiform ». Il refuse la rigueur orthogonale de
l’Art minimal. Il compte des artistes de renom : Robert Morris, Bruce Nauman,
Barry Flanagan, Richard Serra, Claes Oldenburg.
• Enfin l’Art conceptuel, théorisé par Sol Lewitt qui considère que tout ce qui se
passe avant la réalisation d’un objet précis a plus d’importance que sa réali-
sation même. La dimension productive doit primer sur les imprévus liés à la
subjectivité de l’artiste. Outre Lewitt, ce mouvement regroupe Dan Graham,
Stalney Brouwn, Lawrence Weiner, Joseph Kossuth.

IV. Caractéristiques du minimalisme à travers l’œuvre


de Frank Stella et de Carl Andre
Franck Stella est un peintre et sculpteur minimaliste américain, né en 1936 dans le
Massachussets. Ses premières œuvres sont influencées par l’expressionnisme abstrait
de Jackson Pollock et de Franz Kline. Il rencontre ensuite Robert Rauschenberg
et Jasper Johns, initiateurs du pop art américain. Il s’éloigne alors de la polychro-
mie propre à l’expressionnisme au profit d’une peinture monochrome sombre. Ses
premières toiles se composent de nombreuses bandes parallèles. Elles s’éloignent
complètement de toute expression. Seul compte le chemin du pinceau sur la toile,
au mépris de la représentation et de la subjectivité de l’artiste. Dès 1959, le Museum
of modern Art de New York expose une série intitulée « Black Paintings ». À partir
de 1962, il revient à la polychromie, après avoir inventé le procédé des « shaped
canvas » ou « toiles découpées ». Avec la polychromie, il choisit de préférence les
courbes, puis il combine la courbe au carré. Durant les années soixante-dix, avec
sa série « Polish Villages », il opte pour des œuvres tridimensionnelles aux formes
entremêlées, inspirées du constructivisme ; il y recourt à l’aluminium. Il évolue alors
de la peinture vers la scupture, de la sobriété austère vers l’exubérance des courbes.
Les séries « Exotic birds » et « Indian birds » mêlent des motifs découpés à des
arabesques, des courbes, des méandres. Cette tendance à la profusion des courbes
se confirme dans des sculptures monumentales, souvent en acier poli ou brûlé. Dans
la décennie suivante, Stella réalise des scultpures en métal non peint, détachées du
mur et pouvant être installées dans des espaces publics. Il se lance alors dans des
projets architecturaux. Enfin dans les années 2000, il réalise de petites scultpures,
peintes ou non, en bambou, en acier inoxydable et fibre de carbone. Il produit ainsi
« Bali Series » ou « Bamboo Series ». Stella dans ses diverses phases privilégie les
séries. Son œuvre témoigne d’une permanente mutation.
Carl Andre est un sculpteur américain, né en 1935 dans le Massachusetts. Il étudie
l’art à la Phillips Academy d’Andover. Il s’installe à New York en 1957 et rencontre
Franck Stella. Il commence à produire des sculptures en bois, influencées par l’œuvre
de Brancusi. Sa démarche est rattachée au minimalisme mais lui-même rejette
cette appellation. Il se déclare hostile aux théories qui seraient ensuite mises en

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398 – Le minimalisme

application dans l’art. Il accorde toute son importance à l’expérience sensible, à la


manipulation des matériaux et à la réalisation. Ses maîtres sont Constantin Brancusi
et le constructiviste russe Rodtchenko.
Les sculptures de Carl Andre rejettent la verticalité, elles sont à plat, en osmose
avec le sol et tout l’environnement. L’espace devient un élément essentiel, solidaire
de l’œuvre. Andre utilise des matériaux bruts qu’il ne mélange pas, le bois, la pierre,
les métaux. Il ne s’agit pas pour lui d’exprimer une idée ou un sentiment mais de
créer un rapport entre un matériau et un espace. Il écrit : « Pour moi une sculpture
est semblable à une carte… Mes œuvres obligent le spectateur à marcher le long
d’elles, au centre d’elles ou au dessus d’elles. »
Carl André est aussi poète et se préoccupe de la place des mots sur la page
blanche. Il établit un parallèle entre sa démarche d’écriture et la sculpture : « mon
intérêt pour des éléments ou des particules en sculpture est parallèle à mon intérêt
pour les mots, comme éléments de langage. »

V. Principaux artistes minimalistes


Carl Andre (né en 1935). Daniel Buren (né en 1938). Dan Flavin (1933-1996). Donald
Judd (1928-1994) Sol Le Witt (1928-2007) Robert Morris (né en 1931). Richard Serra
né en 1939) Franck Stella (né en 1936).
Des musiciens : Philip Glass (né en 1937). Terry Riley (né en 1935) Steve Reich
(né en 1936) John Adams (né en 1947). La musique minimaliste appeléee a pour
principe de composition la répétition de motifs brefs. Elle a été influencée par le
sérialisme d’Alban Berg (1885-1935) et d’Anton Webern (1883-1945) qui rejettent
l’harmonie tonale. domaines fort variés, notamment dans la mode des années 90,
avec des créateurs japonais.

Conclusion
Le courant minimaliste connaît une influence pérenne au-delà de la peinture, il
inspire une esthétique perceptible dans la mode, l’ameublement, il s’impose dans
les sensibilités comme une alternative au baroque, au kitsch.

ْ Prolongements

En guise de prolongement, on pourrait rechercher les traces d’une esthétique minima-


liste dans la littérature des années soixante : la crise du roman, notamment en France à
cette époque, avec la remise en cause du personnage, de la trame narrative, et de l’effet
réaliste, traduit peut-être un engouement commun pour le dénuement vrai.

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Le minimalisme – 399

Textes sur le minimalisme

Daniel Marzano
1 L’art minimal, Éditions Taschen.

Commentaire de la formule de Mies van der Rohe : « Less is more », par Robert Morris :
Se désengager par rapport à des formes et à des ordres de choses durables et
préconçues est un acte positif. Cela fait partie du refus de continuer à esthétiser
la forme et à la traiter comme une fin prescrite.

Carl Andre
2 Texte lu lors d’une performance de l’espace alternatif A379089, Anvers, 1969.

Vocation de l’artiste, vue par Carl Andre.


Pourquoi est-ce que je continue ?
A — Je continue parce que l’art est l’œuvre de ma vie.
B — Je continue parce que l’art est mon entreprise commerciale.
C — Je continue parce que l’art mourra si j’arrête.
D — Je continue parce que l’art continuera sans changement si j’arrête.
E — Je continue parce qu’aucune de ces choses, quelques-unes de ces choses,
toutes ces choses.

CM 43 Minimalisme

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LES MONOTHÉISMES
ET LEURS TEXTES FONDATEURS

ώ Frise chronologique n° 32

ْ 587-538 av. J.-C. ْ 2e moitié du Ier siècle


Premières fixations des récits sur Rédaction du Nouveau Testament.
Abraham et Moïse (pendant l’exil ْ Vers 610 apr. J.-C.
des Hébreux à Babylone). Premiers versets du Coran.
ْ 4 av. J.-C.
Naissance du Christ.

Introduction
La connaissance des trois grands monothéismes n’est pas une affaire de croyance,
mais de culture : ils sont profondément intriqués dans nos systèmes de pensée, et
à ce titre en connaître les fondements est indipensable pour comprendre un grand
nombre de productions intellectuelles et artistiques, ainsi que des problèmes d’ordre
géopolitique.

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Les monothéismes et leurs textes fondateurs – 401

I. Situation des trois grands monothéismes

1. La chronologie
Historiquement, le premier des grands monothéismes présents aujourd’hui dans
le monde occidental est le judaïsme. Il est entrelacé avec un peuple (les Hébreux, un
ancien peuple sémitique, qui se nomment eux-mêmes « Enfants d’Israël » c’est-à-dire
descendants des douze fils de Jacob, renommé Israël, lui-même fils d’Isaac) et avec
une terre, celle de l’État d’Israël qui a déclaré son indépendance en 1948 : compo-
santes géopolitiques qui constituent aujourd’hui la source de tensions extrêmement
vives et meurtrières. Le judaïsme naît lorsque le patriarche Abraham abandonne
la Mésopotamie et s’installe au pays de Canaan (actuellement en Israël), suivant
en cela l’ordre d’un Dieu qui s’est révélé à lui. Le judaïsme est donc fondé sur une
alliance nouée par un Dieu unique avec un peuple élu.
Ensuite vient le christianisme. C’est à l’origine un renouvellement – voire une
remise en cause – du judaïsme. La figure centrale du christianisme, le Christ (du grec
christos, « oint », « béni », « choisi par Dieu »), est un homme juif dont l’existence est
historiquement attestée, en particulier parce que sa vie s’est déroulée dans une des
provinces de l’Empire romain et que nous avons donc des documents relatifs aux
troubles que souleva sa prédication. Il est né environ en 4 avant notre ère, c’est-à-
dire avant J.-C. : ce paradoxe tient au fait que les premiers historiens qui calculèrent
sa date de naissance en se fondant sur des éléments empruntés à l’historiographie
romaine (au VIe siècle apr. J.-C.) commirent une erreur. Né dans une famille juive, il
s’en détacha vers l’âge de 30 ans pour aller prêcher une « Bonne Nouvelle » : c’est
le sens étymologique du mot d’origine grecque « Évangile ». Son message est celui
d’une nouvelle alliance qui se nouerait entre Dieu et les Hommes, afin que ceux-ci
puissent être rachetés et libérés de l’asservissement du péché. Au centre de cette
alliance, sa propre personne, puisqu’il se présente comme Dieu venu s’incarner sur
terre pour réaliser une promesse faite à son peuple. Son enseignement fut récusé par
les autorités en place, tant juives que romaines, et il fut crucifié (selon le châtiment
en cours à cette époque dans les provinces romaines). Le dogme chrétien déclare
qu’il a vaincu la mort en ressuscitant.
Enfin c’est l’islam qui apparaît. Le prophète fondateur de l’islam a pour nom
Mahomet1. Sa biographie est incertaine. Né vers 570 à La Mecque, orphelin tôt, on
ne connaît pas sa formation. Il appartient à une tribu très puissante, les Quraysh
(= « petit requin »), qui se mobiliseront en faveur de la nouvelle religion. Plus tard, il
devient chef de caravane chez une femme riche, Khadija, qu’il épousera par la suite.
Il est donc un commerçant, et ses fonctions l’amènent à circuler dans la zone tampon
qu’est l’Arabie, entre l’Empire romain d’Orient et l’Iran héritier de l’Empire perse.
Son environnement est extrêmement varié : juifs, chrétiens, païens polythéistes. À
quarante ans, c’est le début de sa prédication et de sa vie publique. C’est donc de

1. Son nom arabe est Muhammad, qui devient Mehmet en turc puis Mahomet pour les orientalistes
français (et c’est donc ce terme que nous retiendrons ici car c’est celui de la tradition occidentale).

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402 – Les monothéismes et leurs textes fondateurs

610 que datent les premiers versets du Coran, et Mahomet enrôle à ce moment ses
premiers compagnons, futur noyau de sa communauté. En 622, il doit faire face à
l’hostilité de ses compatriotes et quitte La Mecque pour aller à Yathrib, qui va être
désormais désignée comme « la cité du prophète », madînat al-nabî, d’où son nom
actuel : Médine. C’est ce qu’on appelle l’Hégire (ou « expatriement », « émigration »),
qui marque le début du calendrier musulman. L’activité de Mahomet s’organise alors
autour de la prédication et de la politique. Il prend en effet le pouvoir et commence
à construire ce qui sera la Communauté islamique, à édifier un État embryonnaire,
à fonder un nouvel ordre moral, juridique et politique. Entre 622 et 632 (avec un
retour à La Mecque en 630), cette activité politique sera le centre de son action. Il
meurt en 632, à Médine, qui est aujourd’hui une ville interdite aux non-musulmans.
Le mot arabe islam contient l’idée de se soumettre de manière volontaire, de
reddition, d’allégeance, de soumission (sous-entendu : à Dieu). Le mot musulman
(muslim en arabe) est basé sur la même racine, « celui qui se soumet ».

2. Des points de contact


a. Sur le plan théologique
Les trois grands monothéismes ne se sont pas ignorés.
Tous trois se reconnaissent comme issus du prophète Abraham (ou Ibrahim dans
le Coran), dont le nom signifie « Père d’une multitude de nations » selon la Bible. En
effet les musulmans font remonter leur origine au premier fils d’Abraham, nommé
Ismaël (né d’une servante, puisque la femme d’Abraham était stérile), tandis que
les juifs se réclament d’un de ses fils légitimes, Isaac (né de la femme d’Abraham
qui finit par enfanter à la suite d’une promesse divine). Comme il s’inscrit dans les
traces et dans la suite du judaïsme, le christianisme se reconnait également comme
descendant d’Abraham.
En outre le christianisme inclut dans sa réflexion théologique une partie des
textes propres au judaïsme (l’Ancien Testament). Dans le Nouveau Testament, qui
regroupe les textes propres au christianisme, les références aux personnages et
aux paroles de l’Ancien Testament sont nombreuses. Lorsque se mettent en place
les textes de l’islam, les références aux personnages de l’Ancien Testament sont
présentes ; la figure du Christ est également mentionnée (avec sa mère, Marie) mais
comme un des prophètes que Mahomet a dépassés par l’excellence et la vérité de
sa relation avec Dieu.
Surtout, il est frappant de voir que ces textes réfèrent à des thématiques ou à
des épisodes proches. Par exemple le Déluge, cette inondation apocalyptique qui
aurait submergé la Terre entière, ne laissant comme survivants que Noé, un homme
juste, et sa famille, ainsi que les animaux protégés dans un immense navire désigné
comme une « arche » (un navire aux formes courbes), apparaît sous une forme compa-
rable dans l’Ancien Testament et dans le Coran.

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Les monothéismes et leurs textes fondateurs – 403

b. Sur les plans géographiques et politiques


Ce qui frappe, c’est que ces trois grands monothéismes sont nés dans une région
très étroite du globe, pour se répandre ensuite les uns et les autres dans le monde
entier. Cette étroite aire de naissance cause aujourd’hui encore de vives tensions, en
particulier entre juifs et musulmans qui revendiquent une sorte de propriété sur les
mêmes terres, celles du Proche-Orient. La ville de Jérusalem est emblématique de
cette situation, puisqu’elle abrite les lieux saints des trois monothéismes : le Mont
du Temple pour les Juifs (où se trouvent les restes du Temple de Salomon, construit
une première fois au Xe siècle av. J.-C. et détruit définitivement par les Romains en
70 apr. J.-C.), le tombeau du Christ (Saint Sépulcre) pour les Chrétiens et l’Esplanade
des Mosquées (située au même endroit que le Mont du Temple) pour les Musulmans.

II. Les textes sacrés du judaïsme

1. L’Ancien Testament
Il s’agit du texte central du judaïsme. En hébreu, on le désigne sous le nom de
TaNaKh, acronyme composé des titres des trois grands ensembles : la Torah (ou
« Loi »), les Nevi’im (textes des Prophètes), et les Ketouvim (autres textes). Le mot
Testament appartient à la tradition chrétienne, et non hébraïque. Il signifie « conven-
tion » ou « alliance » en latin, car les deux Testaments, l’Ancien et le Nouveau,
décrivent l’alliance que Dieu a nouée avec son peuple.
Il constitue avec le texte chrétien du Nouveau Testament ce qu’on appelle la
« Bible », du mot grec to biblion qui signifie « le livre ». Ce nom signale l’extrême
importance du contenu de la Bible, qui est le « Livre » par excellence.
Sa rédaction court du VIIIe siècle au IIe siècle av. J.-C. Les auteurs sont extrême-
ment divers, comme le contenu des différents livres qui n’ont pas tous une portée
théologique. On trouve en effet récits des origines, textes législatifs, récits histo-
riques, textes prophétiques, poèmes, textes relatifs à la sagesse et à la morale, etc.
La langue utilisée est principalement l’hébreu. Quelques textes sont en araméen,
une langue très proche de l’hébreu, originaire de Syrie, qui servait de langue quoti-
dienne dans tout le Proche-Orient. D’autres (plus tardifs) sont en grec. Compte tenu
du caractère peu répandu de la langue hébraïque, la question de la traduction est
fondamentale.
Une première traduction de la Torah est faite en grec ancien par des érudits à
Alexandrie (la grande ville d’Égypte fondée par Alexandre le Grand), vers 270 av.
J.-C. Une importante communauté juive était en effet installée dans la ville et le
souverain Ptolémée II était soucieux de mieux connaître les différentes communautés
présentes dans son royaume. On appelle cette traduction la Septante, mot latin qui

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404 – Les monothéismes et leurs textes fondateurs

signifie « soixante-dix », car ce serait l’œuvre de 72 traducteurs, six de chacune des


douze tribus d’Israël. La traduction en grec des autres textes de l’Ancien Testament
se poursuivit pendant deux ou trois siècles.
On doit en outre au grand érudit Jérôme de Stridon (Saint Jérôme) une traduc-
tion des textes de l’Ancien Testament en latin, entre 390 et 405 apr. J.-C., à partir
de l’hébreu pour l’Ancien Testament et du grec pour le Nouveau Testament. Cette
traduction est appelée la Vulgate, terme latin qui signifie « rendu accessible, rendu
public ». Le premier livre imprimé par Gutenberg en 1454 est précisément la Vulgate.
Voici la liste des livres de l’Ancien Testament dans la tradition hébraïque :

Différentes Livres Thème Différentes parties de


parties de la Bible la Bible Grecque
hébraïque
Torah (= « La Loi ») Genèse La création du monde, Pentateuque
(= « naissance ») Adam et Eve chassés (= « 5 rouleaux »,
du Paradis c’est-à-dire 5 livres)
Exode Exode hors d’Égypte
des Hébreux, sous la
conduite de Moïse
Lévitique Préceptes moraux et
rituels religieux de la
Loi de Moïse
Nombres Récit du voyage
du peuple hébreu
d’Égypte vers la Terre
Promise
Deutéronome Discours de Moïse
et récit de sa mort,
avant l’entrée en Terre
Promise

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Les monothéismes et leurs textes fondateurs – 405

Différentes Livres Thème Différentes parties de


parties de la Bible la Bible Grecque
hébraïque
Nevi’im Josué Livres historiques Livres historiques
(= « Prophètes ») Juges
Samuel I-II
Rois I-II
Isaïe Livres prophétiques Les Prophètes
Jérémie
Ezéchiel
Osée Livres prophétiques
Joël secondaires
Amos
Abdias
Jonas
Michée
Nahum
Habacuc
Sophonie
Aggée
Zacharie
Malachie
Ketouvim Psaumes Livres poétiques Répartis entre
(= « Autres écrits ») Proverbes Livres historiques
Job + Hagiographes
+ Prophètes
Cantique des Les « cinq rouleaux »
Cantiques
Ruth
Lamentations
Ecclésiaste
Esther
Daniel Livre prophétique
Esdras Livres historiques
Néhémie
Chroniques I-II

La mise au point du texte, très complexe, a donné lieu à des choix variés d’une
communauté religieuse à l’autre. C’est pourquoi le terme Ancien Testament ne
recouvre pas toujours exactement les mêmes livres suivant que l’on se place dans
la tradition juive, ou dans les traditions chrétiennes (catholique, protestante, ortho-
doxe). De plus la connaissance que nous avons des textes se modifie également au
fil du temps. Par exemple, la découverte de manuscrits hébreux et grecs à Qumrân
en 1947 a ouvert de nouvelles perspectives sur l’établissement du texte.

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406 – Les monothéismes et leurs textes fondateurs

2. Le Talmud
Rédigé dans un mélange d’hébreu et d’araméen, le Talmud rassemble les discus-
sions des rabbins sur les divers sujets de la Loi juive, telle qu’elle figure dans la
Bible hébraïque et telle qu’elle est transmise par la tradition orale, depuis Moïse.
Sa rédaction a été entamée aux alentours du IIe siècle av. J.-C. et s’est achevée vers
le VIe siècle apr. J.-C.
Il aborde ainsi des questions de droit civil et matrimonial, mais aussi des points
d’éthique, de mythes, de médecine, des éléments d’histoire du peuple juif, etc.
Son plan n’a rien à voir avec celui d’un manuel ; il obéit à une logique par associa-
tions d’idées et digressions.
Maintes fois censuré, interdit et brûlé en place publique (à Paris en 1244, à Rome
en 1553, en Pologne en 1757…), il n’a cessé de jouer un rôle d’unification dans la
vie intellectuelle et spirituelle juive. Son étude constitue toujours l’objet princi-
pal, voire exclusif, de l’enseignement dans les « yeshivot » (écoles talmudiques) à
travers le monde.

3. Les textes sacrés du christianisme


Le Nouveau Testament regroupe l’ensemble des textes relatifs à l’enseignement
du Christ. Le titre de ce groupement de textes signifie « Nouvelle Alliance », et montre
que le christianisme entend renouveler le message du judaïsme. Néanmoins, les
Chrétiens acceptent aussi l’Ancien Testament comme parole de Dieu.
Le Nouveau Testament a été écrit à partir du milieu du Ier siècle apr. J.-C., et
jusqu’au début du IIe siècle. La langue utilisée est le grec.
Voici les différentes parties du Nouveau Testament :

a. Les Évangiles
C’est l’ensemble des textes écrits par les premiers disciples de Jésus de Nazareth
pour raconter sa vie et recueillir ses paroles. Les récits suivent donc une trame
identique, mais se différencient sur certains points, et ont surtout une tonalité diffé-
rente d’un texte à l’autre.
Les quatre Évangiles canoniques sont attribués à Marc, Matthieu, Luc et Jean.
D’autres textes existent, plus tardifs, qui racontent également la vie du Christ ; ils
ne font pas partie du canon établi par les autorités religieuses chrétiennes mais
peuvent apporter des indications historiques sur les premiers temps du christianisme.
Chaque évangéliste a sa personnalité propre. Marc serait un Juif de grande famille
né en Afrique du Nord, un compagnon des premiers apôtres Pierre et Paul, Matthieu
serait un homme d’affaires travaillant pour le compte de l’administration romaine,
Luc un médecin et Jean un compagnon du Christ dont il aurait été particulièrement

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Les monothéismes et leurs textes fondateurs – 407

proche. L’évangile selon Jean frappe par son mysticisme, il présente des différences
nettes avec ceux de ses prédécesseurs qu’on rapproche au contraire car leurs points
de vue sont assez semblables.
Ces textes ont été écrits peu de temps après la mort du Christ, sans doute dans
la seconde moitié du Ier siècle de notre ère.

b. Les Actes des Apôtres


Le récit rend compte des missions d’évangélisation1 menées par les apôtres, c’est-
à-dire les premiers disciples du Christ, auprès de différents peuples. Il est question
principalement de Pierre, un des disciples du Christ, et de Paul, un Romain converti.
Le texte rapporte donc les débuts de la communauté chrétienne, après la mort
du Christ, et se termine avec la première venue de l’apôtre Paul à Rome au début
des années soixante. Son auteur n’est pas clairement identifié, sans doute y a-t-il
eu plusieurs scripteurs même si la tradition l’a longtemps attribué à Luc, l’un des
quatre évangélistes. Sa composition est complexe, et sa valeur historique fait débat.

c. Les Epîtres
Ce sont les Lettres écrites par certains apôtres (principalement Paul) aux commu-
nautés chrétiennes naissantes pour préciser des points de dogme et organiser la
vie de ces communautés.

d. L’Apocalypse
Il s’agit d’un texte prophétique visant à révéler le projet de Dieu pour son peuple
et pour les temps à venir. Il est attribué à un homme nommé Jean, peut-être le
quatrième évangéliste.

4. Les textes sacrés de l’islam


a. Le Coran
Le mot Coran signifie « Récitation ». Si on le rapproche du mot Bible, c’est-à-dire
« Livre », qui désigne le texte religieux des Juifs et des Chrétiens, on voit que ce titre
renvoie à une pratique « littéraire » universelle autour de Méditerranée qui est celle
de la transmission orale. On pense en général que Mahomet ne savait pas écrire.
La transmission du Coran se fit donc d’abord par récitation, puis les versets furent
fixés sur des supports variés (omoplates de chameaux, etc.), enfin les éléments épars
furent réunis en un recueil autour des années 650 de notre ère.
Le texte du Coran se présente comme une dictée surnaturelle enregistrée par le
Prophète inspiré qu’est Mahomet. C’est pourquoi les Musulmans vénèrent dans le
Coran une forme parfaite de la Parole divine ; c’est l’acceptation du Coran qui fonde
l’Islam. Cela diffère des deux autres grands monothéismes : dans la tradition juive,

1. Par l’évangélisation, le Christianisme se préoccupe de diffuser la « Bonne Nouvelle »,


l’enseignement du Christ, et de convertir ceux qui ne sont pas chrétiens.

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408 – Les monothéismes et leurs textes fondateurs

les prophètes sont des porte-paroles, ils transmettent la Parole de Dieu selon leurs
propres moyens d’expression ; chez les Chrétiens, c’est le Christ qui est la Parole de
Dieu (« Le Verbe s’est fait chair », dit l’Évangile de St Jean).
Les premiers versets du Coran datent de 610. C’est le moment où Mahomet enrôle
ses premiers compagnons, le futur noyau de sa communauté. Rédigés à La Mecque,
ces premiers versets portent un message en grande partie théologique, contenant
l’essentiel du dogme musulman. À partir de l’installation à Médine, le contenu du
message coranique change. Les versets médinois s’attachent beaucoup à la gestion
de la cité, ce sont des textes politiques au sens aristotélicien du terme. On y trouve
les principes fondamentaux du fonctionnement de l’État.
Les différents chapitres du livre (il y en a 114) sont appelés des Sourates, un
mot d’origine syriaque qui signifie « texte écrit ». Chaque Sourate comporte un
certain nombre de Signes : c’est ainsi que l’on traduit le mot arabe qui signifie à la
fois « verset » et « « miracle », puisque chaque verset d’une Sourate est une preuve
irréfutable emportant l’adhésion du croyant. Il n’y a pas de règle qui organise le
classement des Sourates ; quant à leurs titres (« « La vache », « L’immunité », « Le
voyage nocturne », etc.) ils datent sans doute du Xe siècle et sont tirés d’un mot ou
d’une circonstance du récit.

b. Les Hadith
À côté du Coran, on recueille à cette époque ce qu’on connaît de la pratique du
Prophète, de ses paroles, et même de ses silences. Ce corpus relatant ses actes et
ses déclarations constitue les Hadith (c’est-à-dire « propos », « entretien »). A ces
propos et pratiques du Prophète se superposent des éléments venant des coutumes
de telle ou telle société, et sous influence de l’environnement, y compris non musul-
man. Par exemple, la fête de la naissance du Prophète est décidée par le pouvoir
par comparaison avec la naissance du Christ (qui elle-même visait à supplanter la
naissance de dieux païens romains, ou orientaux comme Mithra).
C’est donc un corpus multiforme, qui ouvre la voie à de nombreuses interprétations
et discussions : différents courants de l’Islam se réfèrent à des ensembles de textes
différents, émanant d’autorités différentes et à l’authenticité plus ou moins établie.

Conclusion
Les grands textes des monothéismes présents en Occident ont façonné notre
culture au sens le plus large du terme, à la fois les productions artistiques, etc., et les
modes de pensée. En outre il est nécessaire de connaître ces textes car les religions
qu’ils appuient sont liées à des problèmes géopolitiques graves de notre époque.

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Les monothéismes et leurs textes fondateurs – 409

ْ Prolongements

Les trois monothéismes qui regroupent la plupart des croyants dans le monde
occidental présentent donc des points communs remarquables. Ces religions se recon-
naissent toutes trois comme descendantes d’Abraham, le « Père des Croyants ». Ce
sont des « religions du Livre » : Judaïsme, Christianisme et Islam se fondent sur un
livre sacré qui permet au croyant d’être en contact direct avec la Parole de son Dieu.
Malgré leur diversité, ces livres sacrés, Ancien Testament, Nouveau Testament et
Coran, ne cessent de se rencontrer autour de personnages, de thématiques, de récits
qui se font écho d’un texte à l’autre. Et, de manière très concrète, ces trois religions
naissent à peu près au même endroit, ou du moins dans une région commune ; la ville
de Jérusalem est d’ailleurs un centre religieux très important pour chacune de trois.
Trois religions sœurs, donc ? Tant de choses les rapprochent, même si elles diffèrent
nettement sur le plan dogmatique ! Et elles se respectent souvent.
Pourtant, ce sont aussi des sœurs ennemies, et l’Histoire est pleine d’épisodes
de fureur meurtrière où l’une cherche à éradiquer l’autre. Tout le Proche-Orient
est aujourd’hui en proie à des conflits plus ou moins ouverts qui opposent l’État
d’Israël à ses voisins, sur fond de guerre pour la terre et pour l’eau entre Israéliens
et Palestiniens. Bains de sang épisodiques, et peut-être incompréhension fonda-
mentale : le bilan pourrait n’être guère encourageant. Mais des initiatives régulières
encouragent le dialogue entre les religions. Certaines sont à petite échelle, comme
lorsque des jeunes prient ensemble pour la Paix, ou lorsque les lieux de culte des trois
religions sont regroupés dans les aéroports, ce qui amène rabbins, prêtres et imams
à travailler ensemble. D’autres sont menées par les plus hautes autorités religieuses :
en 2019, le pape François a voyagé dans plusieurs pays musulmans, Maroc, Emirats
Arabes Unis, il avait été en 2017 accueilli à l’université al-Azhar du Caire, une insti-
tution d’enseignement de l’Islam. Même fragilisé par les tensions géopolitiques au
Proche-Orient, le dialogue judéo-musulman est également très actif.

Textes
(Les traductions sont faites par nos soins)

Un personnage commun aux trois monothéismes : Jean Baptiste

Dans la Bible
1 Deutéronome, chap. 18, verset 18.
« Yahvé ton Dieu suscitera pour toi, du milieu de tes frères, un prophète
semblable à moi, que vous écouterez. »

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410 – Les monothéismes et leurs textes fondateurs

Dans les Évangiles


2 Évangile selon Luc, chap. 1, versets 5-25.
Sous le règne d’Hérode, roi de Judée, il y avait un prêtre nommé Zacharie
[…], sa femme était de la race d’Aaron et s’appelait Elisabeth. Ils étaient tous
deux étaient justes devant Dieu, ils suivaient d’une manière irréprochable tous
les commandements et toutes les lois du Seigneur. Ils n’avaient pas d’enfant, car
Elisabeth était stérile, et ils étaient tous deux déjà âgés.
Or, alors que Zacharie officiait comme prêtre devant Dieu […], il fut désigné
par le sort, selon la règle en vigueur parmi les prêtres, pour entrer dans le temple
du Seigneur et y offrir le parfum. La foule du peuple était dehors, priant à l’heure
de l’offrande du parfum.
Alors un ange du Seigneur apparut à Zacharie se tenant debout à droite de
l’autel des parfums. Zacharie fut troublé en le voyant et la frayeur le saisit. Mais
l’ange lui dit : « N’aie pas peur, Zacharie, car ta prière a été exaucée. Ta femme
Elisabeth te donnera un fils, auquel tu donneras le nom de Jean. Il sera pour toi
un sujet de joie et de ravissement et beaucoup de personnes se réjouiront de sa
naissance, car il sera grand devant le Seigneur. Il ne boira ni vin ni aucune boisson
qui enivre, et il sera rempli de l’Esprit Saint dans le sein de sa mère. Il conver-
tira beaucoup d’enfants d’Israël au Seigneur, leur Dieu. Il marchera devant Dieu
avec l’esprit et la vertu d’Elie pour réunir le coeur des pères avec celui de leurs
enfants, et les rebelles à la sagesse des justes, afin de préparer pour le Seigneur
un peuple parfait. »
Zacharie s’adressa à l’ange : « A quoi reconnaîtrai-je cela ? En effet, je suis vieux
et ma femme est déjà avancée en âge. » L’ange lui répondit : « Je suis Gabriel, je
suis toujours présent devant Dieu ; j’ai été envoyé pour te parler et pour t’annon-
cer cette heureuse nouvelle. Voici que tu seras muet et tu ne pourras plus parler
jusqu’au jour où ceci arrivera, parce que tu n’as pas cru à mes paroles qui s’accom-
pliront en leur temps. »
Pendant ce temps, le peuple attendait Zacharie et s’étonnait qu’il demeurât
si longtemps dans le temple. Mais quand il sortit, il ne pouvait pas leur parler, il
s’exprimait par signes et ils comprirent qu’il avait eu une vision dans le temple ;
il resta muet. […]
Peu de temps après, sa femme Elisabeth fut enceinte. Elle se cacha durant
cinq mois, disant : « C’est la grâce que le Seigneur m’a faite quand il a posé son
regard sur moi, pour mettre fin à ce qui faisait ma honte parmi les hommes. »

Dans le Coran
3 Sourate 3, « La famille d’Imran », verset 38 et suivants.
Alors Zacharie invoqua son Seigneur ; il dit : « Mon Seigneur ! Donne-moi,
venant de toi, une digne descendance. Tu es, en vérité, celui qui entend la prière. »
Pendant qu’il priait debout dans le Temple, les anges l’interpellèrent : « Voici,
Dieu t’annonce l’heureuse nouvelle de la naissance de Jean : celui-ci annoncera
comme véridique une parole émanant de Dieu, lui, un chef, un chaste, un Prophète
parmi les Justes. » Zacharie demanda : « Mon Seigneur ! Comment un garçon
naîtra-t-il de moi ? Je suis vieux, et ma femme est stérile. » Il dit : « Dieu fait ce

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Les monothéismes et leurs textes fondateurs – 411

qu’il veut ». Zacharie dit : « Seigneur, fais pour moi un Signe. » Il dit : « Ton Signe
sera que tu ne parleras aux hommes que par gestes, pendant trois jours. Invoque
souvent ton Seigneur ; glorifie-Le, soir et matin. »

Un épisode commun : le Déluge

Genèse 7
1 Versets 1–12.

Le Seigneur dit à Noé : Entrez dans l’arche, toi et toute ta maison ; car parmi
tous ceux qui vivent sur la terre, j’ai reconnu que tu étais juste.
Tu prendras auprès de toi sept mâles et sept femelles de tous les animaux
purs ; et deux mâles et deux femelles des animaux qui ne sont pas purs ; sept
mâles et sept femelles aussi des oiseaux du ciel, afin de conserver leur race en
vie sur la face de toute la terre.
Car je n’attendrai plus que sept jours, et je ferai pleuvoir sur la terre durant
quarante jours et quarante nuits, et j’exterminerai de la face de la terre tous les
êtres que j’ai faits.
Noé exécuta tout ce que le Seigneur lui avait commandé.
Noé avait six cents ans, lorsque le déluge d’eaux inonda toute la terre.
Et Noé entra dans l’arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils,
pour échapper aux eaux du déluge. Il entra aussi dans l’arche auprès de Noé,
d’entre les animaux purs et les animaux qui ne sont pas purs, d’entre les oiseaux
et tout ce qui se meut sur la terre, deux à deux, un mâle et une femelle, comme
Dieu l’avait commandé à Noé.
Sept jours après, les eaux du déluge se répandirent sur la terre.
L’an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en
ce jour-là toutes les sources du grand abîme des eaux jaillirent, et les cataractes
des cieux s’ouvrirent.
La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits.

Coran
2 Sourate XI, verset 25-44.
Oui, Nous avons envoyé vers son peuple Noé. « Je suis clairement pour vous
un donneur d’alarme, n’adorez que Dieu. Moi, je crains pour vous le châtiment
d’un jour terrible. »
Mais, dans le peuple, le conseil dit — c’étaient les dénégateurs - : « Nous ne
voyons en toi qu’un être charnel comme nous. Nous ne te voyons suivi que par
les plus vils d’entre nous, et c’est d’un premier mouvement. Nous ne voyons en
vous aucune supériorité sur nous. Bien plus, nous pensons que vous mentez. »
Il dit : « Ô mon peuple, que vous en semble ? Si je suis armé d’une preuve venue
de mon Seigneur, et que Celui-ci m’a donné une grâce venue de Lui, et que vous
demeuriez aveugles, vous serait-elle imposée contre votre volonté ?

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412 – Les monothéismes et leurs textes fondateurs

Ô mon peuple, je ne vous demande pas d’argent pour ce message, car mon
salaire ne vient que de Dieu. Je ne repousse pas ceux qui sont des croyants, puisqu’ils
rencontrèrent déjà leur Seigneur. Mais je ne vois en vous qu’un peuple ignare.
[…]
Et Noé reçut cette révélation : « Tu ne seras pas cru de ton peuple, sinon par
ceux qui croyaient déjà. Ne t’attriste pas de ce qu’ils font, construis l’arche sous
Nos yeux et suivant Notre révélation. Ne M’implore plus à propos des hommes
iniques : ils seront engloutis ».
Le voilà donc à construire l’arche. Chaque fois que passait là un membre du
conseil de son peuple, ce passant se moquait de lui. Noé dit : « Vous nous raillez ?
Nous vous raillerons comme vous nous raillez, bientôt vous saurez sur qui va
s’abattre un châtiment qui le détruise, et un supplice l’habitera pour toujours ».
Quand Notre décret advint et que le four bouillonna, Nous dîmes : « Chargez-y
tous les couples, par paires, de chaque espèce, en plus de ta famille — à l’excep-
tion de celui qui a été exclu par une parole antérieure — et des croyants.’’ Mais
ses compagnons dans la croyance étaient peu nombreux.
Il dit : « Montez là ! Au nom de Dieu, que sa course et son amarrage se fassent !
Voici mon Seigneur, clément et miséricordieux. »
Et voici l’arche qui les emporte dans des vagues hautes comme des montagnes.
[…]
Et il fut dit : « Terre, ravale tes eaux, et toi, ciel, cesse donc ! » L’eau baissa, le
décret s’acheva. L’arche arriva sur le mont Jûdi. Et il fut dit : « Arrière ! » au peuple
des hommes iniques.

CM 44 Monothéismes

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LE MOYEN ÂGE (L’ART DU)

ώ Frise chronologique n° 33

ْ Fin du IVe siècle — fin du Ve siècle ْ Xe— XIIe siècles


Grandes Migrations, Grandes Invasions. Art roman.
ْ 476 ْ XIIIe — XVe siècles
Chute de Rome, début du Moyen Âge. Art gothique.
ْ Ve-IXe siècles ْ 1453
Haut Moyen Âge. Prise de Constantinople.
ْ IXe-Xe siècles ْ 1492
Époque carolingienne. Découverte de l’Amérique.
ْ 909 ْ Reconquista espagnole
Fondation du monastère de Cluny. Fin du Moyen Âge.

Introduction
Le moyen âge désigne la période située entre la chute de Rome et celle de
Constantinople, soit de 476 à 1453. On peut aussi considérer qu’il s’achève avec la
découverte de l’Amérique, la Reconquista espagnole et le départ des Andalous en 1492.
Le Moyen Âge a beau suivre chronologiquement l’antiquité, le passage de l’art
antique au médiéval n’est ni une transition linéaire ni une évolution continue. La
culture occidentale européenne se constitue en effet peu à peu, au fil de rejets,
d’adaptations et de translations, de synthèses et d’assimilations.
Caractériser les productions artistiques de cette longue période a fait l’objet de
nombreux débats, plus particulièrement au XIXe siècle. Finalement, le nom d’art
« roman » est retenu pour désigner les créations réalisées entre le IXe et le XIIe siècle,
celui de « gothique » déterminant celles qui suivent jusqu’au début du XVe siècle.

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414 – Le Moyen Âge (l’art du)

I. Un contexte favorable à un renouveau artistique

1. La figure de l’artiste
Au Moyen Âge, l’artiste n’est pas différencié de l’artisan. Leur origine sociale est
variée, nombre de troubadours appartiennent aux classes dominantes, la noblesse le
plus souvent, quand beaucoup de jongleurs sont issus des populations plus défavorisées.
Le peintre est le plus souvent un itinérant, se rendant sur les chantiers au fil des
constructions. L’enlumineur, lui, est fréquemment un sédentaire, un moine attaché
à un atelier dans un monastère. Les poètes et les prosateurs sont souvent attachés
à une cour, royale ou seigneuriale.

a. Mécénat et commandes
L’œuvre d’art médiévale est avant tout une commande, une production unique
faite à la demande d’un mécène, roi, seigneur, ecclésiastique de haut rang ou riche
bourgeois.
Les artistes doivent donc s’adapter au financement, plaire au commanditaire, et,
souvent, le représenter sur le tableau, inscrire son nom sur un support, donner un
titre qui immortalise son mécénat.

b. Des artistes maîtres d’œuvre


L’artiste assume toutes les étapes de l’acquisition de la matière première à la
mise en œuvre. Il assume aussi les recherches préparatoires, se documente, consulte
des savants…

c. Dynasties, ateliers et corporations


Ainsi se constituent des dynasties d’artistes. Les arcanes du métier se trans-
mettent au sein de la cellule familiale, souvent de père en fils. En outre, très rapide-
ment, les nombreuses commandes imposent l’apparition de corporations. Ces groupes
réunissent tous les acteurs d’un même métier d’art : du maître, formateur et organisa-
teur de l’équipe, aux apprentis et aux salariés employés pour les tâches subalternes.
Des « écoles » apparaissent, dans un même atelier, les apprentis et les élèves
commencent l’ébauche de l’œuvre que le maître achève et peaufine. Tous demeurent
généralement anonymes. Si quelques grands noms de maîtres demeurent, c’est le
plus souvent sans que l’on sache ce qu’ils ont vraiment réalisé eux-mêmes. Ce n’est
qu’à la fin du XIIème s, avec la réalisation du portail de Saint-Gilles dans le Gard
entre 1180 et 1190 que, pour la première fois, un ouvrage est « signé » par un artiste.
Le concepteur de ce portail original, véritable livre de pierre, indique en effet son
nom : « Brunus me fecit »1. Cette innovation s’étendit ensuite dans tout le Sud de la
France puis en Italie avant de se répandre en Europe.

1. « Brunus m’a fait » ; Petrus Brunus était un maître dans les ouvrages de bois et de pierre à
Nîmes.

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Le Moyen Âge (l’art du) – 415

d. L’artiste de cour
Certains artistes sont exclusivement attachés à une cour seigneuriale, épisco-
pale, papale ou royale. Un « maître » travaille ainsi à l’année pour un seul comman-
ditaire. Poètes, enlumineurs, musiciens, peintres, ne produisent donc que pour un
petit nombre de privilégiés qui a seul accès à leurs créations.1
Si l’artiste de cour est libéré des difficultés financières, il apparaît à beaucoup
comme un domestique.

2. L’importance des universités, de l’Église, de l’école


L’art médiéval est également lié à l’essor des connaissances et à la diffusion du
savoir.

a. Les universités
Ces groupements d’étudiants payant eux-mêmes leurs professeurs et dévelop-
pant leurs compétences en arithmétique, géométrie, grammaire, musique, théologie,
philosophie, jouent un rôle essentiel dans la diffusion des techniques et du savoir
antiques. La plus célèbre de ces universités est sans doute la Sorbonne, créée pour
y enseigner la théologie et dont saint Thomas d’Aquin fut le maître incontesté. Elles
permirent de multiplier la copie d’ouvrages antiques, l’apparition d’une nouvelle
structure de ces livres2 et valorisèrent l’apparition de nouveaux motifs décoratifs,
de nouvelles couleurs.

b. L’église
On conserve la pratique du latin, des arts et des techniques antiques dans les
monastères. On y recopie les ouvrages connus, on en diffuse des exemplaires.
Instruit, connaissant les arts et les références antiques, amateur de belles choses,
bénéficiant de la reprise des échanges commerciaux, du développement des villes
et de la disparition de l’influence musulmane, le clergé est à l’origine du dévelop-
pement de l’art religieux en Europe. Les productions artistiques sont des supports
didactiques et symboliques utiles et efficaces.
Les pèlerinages, enfin, favorisent les constructions d’édifices et influent double-
ment sur l’art roman. Les artistes trouvent aisément du travail, se transportent d’un
chantier à l’autre. Ils rencontrent ainsi toutes les formes artistiques européennes.
En outre, cela crée une intense réflexion sur la manière d’accueillir au mieux ces
multitudes dans des édifices toujours plus vastes, plus ouverts et plus lumineux.

1. Le statut de peintre de cour durera ainsi jusqu’au XVIIIe siècle.


2. Cf. infra, 3, B, a, p. 420.

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416 – Le Moyen Âge (l’art du)

c. Les « scriptoria »
Les « scriptoria » sont des ateliers où travaillent ensemble des scribes, des enlumi-
neurs, des rubricateurs1, des relieurs. Le premier, établi à Aix-la-Chapelle, produi-
sit des évangéliaires célèbres mêlant classicisme et innovations esthétiques2. Les
« scriptoria » jouent un rôle fondamental dans l’évolution artistique, surtout à partir
de la création du scriptorium de la collégiale de Saint-Martin de Tours (vers 790).
Les inventions stylistiques des enlumineurs et des scribes de l’école de Metz,
créée vers 845-850, déterminent un style qui influencera aussi les fresques murales.
Le goût pour les couleurs, pour les ornements géométriques né dans ces ateliers
influencera toute la production artistique médiévale, dont le style ottonien et celui
de Winchester.3

d. L’école
L’art médiéval est aussi en partie lié à l’apparition de l’école dans le royaume
carolingien. Charlemagne, en effet, a besoin de copistes pour diffuser les ouvrages,
il ordonne donc l’ouverture d’écoles dans les monastères. Deux niveaux étaient ainsi
proposés : « l’extérieur » enseignait les rudiments et les techniques, « l’intérieur »,
lui, préparait les copistes et les futurs moines et théologiens. On apprend à déchif-
frer (c’est la « listera ») puis à comprendre le sens (« sensus ») avant d’en venir à
l’analyse et à l’assimilation de la pensée (la « sententia »). Sous l’impulsion d’Alcuin
vont ainsi apparaître, à la fin du VIIIème s, une multitude de lieux d’apprentissage
de tous les arts et techniques nécessaires à la production des livres.

II. Des périodes et des « styles » aisément identifiables


Les mille ans environ qui constituent cet âge longtemps considéré comme celui
de l’obscurantisme et des ténèbres, sont aujourd’hui divisés en deux grandes unités :
le « haut Moyen Âge » et le « bas » (période durant laquelle s’épanouissent le roman
et le gothique). L’on considère aujourd’hui le Moyen Âge comme une époque floris-
sante, féconde en innovations et en productions intellectuelles et artistiques.

1. Le Haut Moyen Âge (Ve-Xe siècle)


On préfère, aujourd’hui, cette appellation aux anciennes périodisations de
« mérovingien » et « carolingien ». De même, depuis la fin des années soixante-
dix, on privilégie le terme « d’art national » à ceux de « germanique » ou même de
« barbare ».

1. Le rubricateur est un artiste qui, au moyen âge, répertoriait les parties d’un manuscrit et
écrivait les mots en couleur, en rouge (« ruber » en latin) le plus souvent, d’où son nom.
2. L’évangéliaire de Charlemagne, dit de « Godescalc », réalisé entre 781 et 783, ouvrit la voie à
ces productions nouvelles.
3. Le style ottonien privilégie les arts mineurs et celui de Winchester mêle le gothique primitif
au roman.

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Le Moyen Âge (l’art du) – 417

Le « haut Moyen Âge » accomplit le passage des arts antiques à de nouvelles


formes et pratiques.

a. Du Ve au IXe siècle
L’art paléo-chrétien et l’art byzantin prolongent les techniques antiques tout en les
perfectionnant. L’antiquité tardive, du IIIème au Vème s, fabriquait surtout des lieux
de cultes et des objets associés aux rites funéraires. Les basiliques et les groupes
épiscopaux témoignaient d’une « more romano » (« à la manière des Romains »). La
fondation de centaines de monastères, la fabrication en masse de sarcophages et
de stèles favorisèrent l’apparition et la constitution de représentations différentes.
Les grandes invasions barbares et l’arrivée des Francs, à l’origine de la dynastie
mérovingienne, puis l’extension de leurs possessions, déterminent l’apparition d’un
nouveau style artistique. C’est sous le règne des Mérovingiens (Clovis notamment) que
l’orfèvrerie, les tapisseries aux motifs géométriques et aux couleurs vives se développent.
Les différentes techniques se mêlent, en effet, pour produire une diversité esthé-
tique et technique remarquable. Les Saxons et les Vikings importèrent leur travail
des émaux, des métaux et de l’or ; l’art celtique -surtout celui des Irlandais et des
Anglais — sa maîtrise des décors animaliers ou fondés sur des entrelacs savants et
raffinés ; les Italiens leur savoir-faire en statuaire, en peintures murales et fresques.
L’art oriental, byzantin et copte, apporta le goût pour les couleurs, les enluminures
et les tissus précieux, les tapisseries, les croix ansées et leurs variantes, leur habileté
à réaliser des mosaïques, l’art du cloisonné et de l’orfèvrerie polychrome…
La production de cette période demeure peu abondante mais détermine une
évolution du goût et de nouvelles expressions artistiques. Les plus spectaculaires
demeurent encore aujourd’hui les styles dits « colorés » et les « animaliers ». Parmi
les premiers, originaires du royaume du Bosphore en grande partie, les plus célèbres
sont le cloisonné, l’émail et l’utilisation de pierres enchâssées dans des montures
isolées. Le second, essentiellement issu du monde germanique, propose des motifs
zoomorphes stylisés aux précisions anatomiques nettement marquées. Ces deux
grands styles orneront les ceintures, certains vêtements, les chapiteaux d’église,
mais aussi les tapisseries et, surtout, les manuscrits. Les pages de frontispice, les
bandeaux, les frises, les lettres ornées sont emplies d’animaux fantastiques, de motifs
végétaux ou animaux, de représentations de croix et d’objets rituels.

b. La phase transitoire : l’époque carolingienne (IXe-Xe siècle)


Cette période fait figure d’intermédiaire entre le haut Moyen Âge et le roman.
Le royaume de Charlemagne est prospère et se couvre d’édifices religieux, églises,
chapelles, monastères et couvents. Le plus souvent, les plafonds sont en bois, les
nefs, basses et étroites, sont peu éclairées.
L’héritage antique est adapté aux goûts des peuples. On privilégie les détails,
la précision et la finition des motifs. Dans les manuscrits, à la capitale (issue de la
graphie romaine) s’ajoute la « minuscule caroline », une écriture lisible, ronde. Les
pierres précieuses sont introduites aussi bien dans les reliures des manuscrits que
dans toutes sortes d’objets liturgiques ou d’usage profane.

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418 – Le Moyen Âge (l’art du)

La production artistique est ainsi considérablement favorisée pour ces nouveaux


lieux de culte : il faut des objets liturgiques du mobilier. Le vitrail, l’émail, l’orfèvrerie, la
sculpture et le travail du bois et du métal profitent pleinement de ce développement.
Il est nécessaire de les fournir en livres. Moines, copistes, enlumineurs, relieurs
se multiplient. Les cours seigneuriales, religieuses et royales ont également besoin
de bijoux religieux, de croix, de statues, d’objets précieux, de meubles, de coffres,
de vêtements de qualité, de livres, de peintres pour fixer leurs images, de poètes et
de troubadours, de musiciens et de jongleurs…

2. L’art roman (Xe-XIIe siècle)


Cette appellation a été finalement arrêtée au XIXe siècle pour caractériser la
production artistique du Xe au XIIe siècle. Le terme, employé pour la première fois
en 1818 par l’archéologue Charles Duhérissier de Gerville, manifeste le lien avec l’art
romain et l’évolution des langues du latin vers le roman. Il concerne ainsi l’Europe
du nord, la France, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Irlande. Il constitue le premier
style de l’occident chrétien.
Il naît dans les comtés catalans qui, une fois l’empire carolingien démantelé,
s’organisèrent en unité politique, à la rencontre du monde byzantin et de l’islam
ibérique. Les artistes mirent au point un nouveau « style » qui s’impose d’abord par
le décor mural., la peinture, surtout, orne les murs et offre un livre d’images pieuses
et didactiques aux fidèles.

a. Une nouvelle conception


Les bâtisseurs séparèrent les fonctions de sculpteur de celles de l’architecte et
construisirent des églises presque sans ornements, privilégiant souvent les chapiteaux
sculptés. Ils multiplièrent les pilastres et les petits arcs pour animer les parties hautes
des murs. Ces arcatures s’accompagnent souvent de niches, de corniches permettant
de jouer sur les ombres et la lumière. Au-delà des Alpes, l’art ottonien1, lui, ajoute
à la nef unique une contre-abside à vocation liturgique, parfois funéraire, celle-ci
permet d’équilibrer le chevet et de mieux répartir les masses. Ainsi les bâtiments
peuvent-ils devenir plus grands, plus imposants, grandioses, recevoir des clochers
et des tours accolés à l’édifice.

b. Les édifices religieux


L’église est au centre de l’art roman. Il faut inviter — inciter — les populations
à vivre selon les préceptes des Évangiles. L’église est donc conçue pour accueillir
beaucoup de fidèles et les aider à entrer en contact avec les enseignements religieux.
Elle doit être lumineuse, de taille imposante.

1. Cet art tire son nom d’Otton le Grand et d’Otton III, empereurs à Cologne.

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Le Moyen Âge (l’art du) – 419

• Ces nouveaux lieux de culte ont une voûte désormais en pierre, des arcs en
plein cintre (en demi-cercle) dont les forces sont transmises à de puissantes
colonnes. Celles-ci sont essentielles puisqu’elles reçoivent le poids des voûtes et
des arcs. Leur chapiteau est le premier à recevoir les forces qui se répartissent.
• L’entrelacs, premier ornement décoratif carolingien, devient le décor roman
par excellence. La difficulté de sa transposition en trois dimensions est assez
rapidement résolue et permet ensuite de le lier à d’autres motifs connus,
le décor végétal, la palmette principalement. L’imitation initiale des chapi-
teaux corinthiens facilita le passage à la représentation des animaux puis
à des compositions historiées figurant des épisodes bibliques, des scènes
eschatologiques1.
• Le chapiteau a donc une double fonction : architectonique, en soutenant les
voûtes et les arcades, et ornementale en offrant la possibilité de grandes
compositions sculptées. La sculpture monumentale se déploie alors, imitant
initialement les motifs du mobilier religieux, elle devient rapidement un
véritable décor de façade.
• Les églises présentent, derrière le chœur, un imposant chevet et un déambu-
latoire pour que les fidèles puissent aisément circuler. Ainsi le culte des saints
et des reliques peut-il prendre une ampleur jusque-là inconnue.
Rapidement cet ensemble est richement décoré, les portails, les autels, les
chaires, sont travaillés dans des bois riches, parfois rares et toujours sculptés. Les
jubés2 sont abondamment ornés, les peintures murales et les vitraux représentent
des scènes de la Bible et des évangiles. Les objets liturgiques sont en or, en émail,
ornés de pierres précieuses…
Les châsses richement ornées se multiplient en même temps que le culte des
reliques rapportées du Moyen Orient se développe. Cette profusion est facilitée par
le goût grandissant pour les pèlerinages qui permettent d’entrer en contact avec de
nouvelles formes, de rapporter des matériaux et des objets inconnus.

c. Les innovations dans les autres arts


Les arts mineurs suivent naturellement ces progrès techniques, ainsi le travail
du bronze devient-il l’occasion de réaliser des portails historiés, l’ivoire est ciselé
pour constituer des statues, des reliquaires, des crucifix.
La peinture murale — souvent appliquée sur un enduit sec et ré-humidifié, « à la
détrempe » donc et non véritable fresque3 — ne cherche pas seulement à décorer,
elle devient une occasion d’illustrer, d’enseigner, de donner à voir un véritable livre
d’images.

1. « L’eschatologie » est l’étude de la fin (du monde, de l’homme).


2. Il s’agit d’une tribune transversale en forme de galerie, élevée entre la nef et le chœur, dans
certaines églises.
3. La fresque (étymologiquement issue de « (dipingere a) fresco » est une application de couleurs
à l’eau sur un enduit frais.

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420 – Le Moyen Âge (l’art du)

Les thèmes picturaux sont souvent les mêmes et reprennent ceux des manuscrits
ou des mosaïques byzantines : le Jugement dernier, les visions apocalyptiques, le
Christ « en gloire, en majesté, « pantocrator ».1 On considère généralement que c’est
la construction du monastère de Cluny, en 909 qui permit à la fois de développer la
pratique de la lecture, d’organiser l’ordre de la chrétienté et de définir la richesse
architecturale et ornementale de l’église « romane ».

3. L’art gothique (XIIIe-XVe siècle)


On a longtemps considéré que le gothique marquait la fin de l’art roman mais,
depuis les années 1970, on considère cette nouvelle forme artistique, apparue
en Ile de France, à Saint-Denis en particulier, comme un choix esthétique net. Le
« gothique » ne s’impose d’ailleurs pas partout de la même manière. L’Italie, notam-
ment, est moins concernée que l’Angleterre ou l’Espagne.
L’abbatiale de Saint-Denis est construite par des artisans venus d’Europe, le
portail à statues-colonnes inventé par Suger, l’association de la pierre et du verre,
les ensembles sculptés originaux déterminent, en 1140-1143, un style nouveau. La
sculpture reproduit les ciselures habituellement présentes sur le métal, les yeux
sont animés par des perles de verre, le chevet est agrémenté d’un double déambu-
latoire, de chapelles rayonnantes. L’ogive permet de réduire les murs et de propo-
ser de grandes fenêtres qui éclairent l’ensemble.

a. Un désir de simplicité
L’art gothique est un retour vers une plus grande simplicité dans le monde monas-
tique et un désir de concevoir différemment l’univers et les rapports de l’homme à
Dieu. Les universités se sont multipliées, la scolastique2 apporte une rationalisa-
tion nouvelle, désacralise le monde merveilleux de l’art roman, les recherches en
matériaux, la diffusion des connaissances permettent un développement artistique
important.
À partir du début du XIIe siècle, l’architecture romane évolue peu à peu, au fil
des progrès techniques. Au lieu de multiplier les volumes, le gothique les fait dispa-
raître, il cherche à présenter une verticalité importante, à aérer -dans tous les sens
du terme — le bâtiment. Au fil des années, des incendies et des destructions variées,
les églises romanes disparaissent et sont reconstruites selon l’esthétique gothique.

b. Le choix de la légèreté et du « vide »


L’art normand lance l’apparition de nouvelles voûtes, plus larges, les frises se
multiplient. C’est l’« art Mosan », inspiré par celui de l’Allemagne (dit « ottonien »),
qui sert de charnière. Les arcs en demi-cercle sont remplacés par les arcs brisés,

1. Mot issu du grec pan (tout) et kratos (puissance). C’est une représentation byzantine du Christ
assis sur un trône de gloire, ayant dans la main gauche le livre des Saintes Ecritures et bénissant
de la main droite.
2. Il s’agit de la philosophie et de la théologie enseignées par l’Université au moyen âge, le terme
désigne aussi les écoles et les méthodes utilisées pour transmettre cet enseignement.

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Le Moyen Âge (l’art du) – 421

ceux-ci peuvent se croiser en ogives, les colonnes sont moins importantes puisque
l’on peut utiliser des arcs-boutants extérieurs. Ainsi peut-on élever la structure sans
danger de la voir s’écrouler. Le gothique est donc avant tout une recherche de fusion
des volumes, d’union des masses, de légèreté en réduisant l’épaisseur et la masse
des éléments porteurs.
Les architectes désirent valoriser les « vides » au détriment des « pleins », éclai-
rer davantage pour favoriser l’impression de légèreté, de transparence. Les portails
peuvent ensuite être élargis, doublés, ornés de statues et de colonnes. Les vitraux
deviennent essentiels, ils font entrer la lumière, les couleurs changent au fil du
temps et apportent plus de variété à l’ensemble. Les peintres disposent de supports
visibles et éclairés à orner et les murs se couvrent d’immenses fresques. Les décors
valorisent tout autant les scènes quotidiennes que les épisodes bibliques. La sculp-
ture privilégie maintenant la Vierge en majesté, couronnée au détriment de la parou-
sie ou de l’Ascension1.
La multiplication des statues-colonnes et des gisants rythme la dynamique. Les
jeux de courbes permettent d’imiter les draperies et de jouer sur les effets de lumière
et d’ombre, de suggérer le mouvement.
À la fin du XIe siècle, apparaît un courant différent, appelé le « style 1200 ». Il
caractérise une reprise de motifs byzantins et d’éléments antiques. Les châsses
de Nicolas de Verdun, notamment, illustrent cette maîtrise d’une synthèse esthé-
tique particulière à cette époque. Les sculptures imitent les draperies, épousent les
formes du corps.
Aux XIIe et XIIIe siècle, les constructions monumentales se succèdent, la cathé-
drale de Chartres (débutée en 1194, consacrée en 1260) en est un exemple majeur.
Réussissant à trouver un équilibre entre les vides et les pleins, les horizontales et
les verticales, le Maître détermine un nouveau style que Reims, Beauvais, Amiens
reprendront et prolongeront. Les voûtes sont de plus en plus hautes, les baies de
plus en plus larges, les tours sont abandonnées progressivement. Ces innovations
permettent de retrouver une unité entre architecture et sculpture, de les unir pour
équilibrer l’ensemble. Notre Dame de Paris, édifiée entre 1155 et 1250, définitive-
ment achevée après 1363, témoigne de ces évolutions et de leur aboutissement.
L’art maniériste, apparu à Paris, semble aujourd’hui le plus important courant
gothique qui s’étend entre 1230 et 1350. Les crises économiques de la fin de XIIIe siècle,
le grand Schisme, les famines, la peste noire de 1347, détruisent un tiers de la
population européenne et les fortunes. Les commanditaires sont surtout des laïcs.
Les effets de clair-obscur offrent de nouvelles possibilités picturales, les piliers fasci-
culés2 enserrent la travée. C’est dans la réfection du chœur de l’abbatiale de Saint-
Denis (en 1231) que se déploie cet art maniériste. Le transept est considérablement
élargi, les murs sont ouverts par de grandes rosaces, de nouveaux accords chromatiques

1. La parousie est l’avènement attendu du Christ à la fin des temps et l’Ascension, sa montée au
ciel quarante jours après la résurrection.
2. La colonne fasciculée est formée d’un faisceau de petites colonnes.

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422 – Le Moyen Âge (l’art du)

ornent les vitraux, les couleurs sont moins nombreuses et plus simples, la sculp-
ture n’est plus liée à la colonne, elle s’y accole seulement, l’ancien canon du 1/6e
est remplacé par le 1/7e1.
Le réalisme dans la représentation du corps est net : les plaies du Christ sont
véristes, les châsses adoptent aussi le rapport au 1/7e, les dessins sont soulignés, les
formes marquées, et, dans les nefs, on crée parfois des « cages de verre ». En France,
les murs sont en effet remplacés par des cloisons translucides, l’ensemble abside,
transept et chapelle est uni en un seul volume. En Angleterre, les ogives sont toutes
réunies dans le pilier central d’où elles rayonnent. En Espagne, on privilégie l’éga-
lité entre la nef unique et les nefs à collatéraux. En Allemagne, on élimine autant
que possible les hauts supports… On observe d’ailleurs souvent la coexistence de
cet art maniériste et des tendances anciennes. Les sculpteurs, notamment, venus
de partout, ne pratiquent pas tous les mêmes techniques sur un chantier unique.
Ainsi cohabitent différents styles de sculptures.
Le gothique « flamboyant » est l’aboutissement, à la fin du Moyen Âge, entre 1350
et 1500 environ, de toutes ces nouveautés. Les décors de flamme s’ajoutent à cette
richesse décorative et architecturale. Les nouveaux commanditaires préfèrent un
retour aux murs, moins de lumière et de transparence. Dans les églises françaises,
les grandes arcades s’allongent, les supports se mêlent aux travées, on miniaturise
les statues. En Angleterre, on imagine le « style perpendiculaire » qui repose sur un
dessin géométrique des baies. En Europe de l’Est, on renouvelle l’église-halle dont
on élargit considérablement les dimensions… Les châteaux sont aménagés selon les
principes gothiques, on privilégie les espaces intérieurs et le mobilier.

c. Le symbolisme, élément fondateur


L’art du Moyen Âge est celui du symbolisme2. Le chrétien conçoit le monde sur le
principe du microcosme à l’image du macrocosme. Le monde terrestre et le monde
céleste sont liés. Il faut apprendre à « lire » les signes, à déchiffrer le monde, l’his-
toire. L’art repose donc sur le principe fondamental de l’analogie qui structure un
univers de connaissances et permet une connivence forte entre l’artiste et ses lecteurs.
L’allégorie en est par conséquent la figure fondatrice. Le rapport entre Dieu et
les hommes est fondé sur l’analyse des deux Testaments, des deux Alliances, du
combat que se livrent Dieu et Satan, le bien et le mal… Ainsi s’explique le recours
à une imagerie merveilleuse, parfois fantastique. Peintures, chapiteaux, enlumi-
nures développent donc le thème du démon et des damnés. Les Enfers sont des
lieux horribles où des êtres difformes souffrent dans des tourments sans fin. Le mal
est, naturellement, laid, monstrueux, animal. Apparaissent des créatures particuliè-
rement effrayantes, imaginaires. Les gargouilles, notamment, apparues vers 1240,
1. Depuis Vitruve, un architecte romain du Ier siècle, on établissait un rapport entre le corps humain
et l’architecture : toutes les parties d’un édifice doivent avoir dans leur étendue particulière
des proportions qui soient en harmonie avec la grandeur générale du temple. Comme pour
le corps, le « canon », la proportion, est donc de 1/6e. Les statues au 1/7e deviennent plus
grandes, plus athlétiques, plus visibles.
2. Le symbole est un élément physique renvoyant à des références transcendantes, mystiques
très souvent.

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Le Moyen Âge (l’art du) – 423

évacuent les eaux mais, surtout, rappellent que le bien est à l’intérieur de l’église
en maintenant le mal à l’extérieur. Les vices, les mauvais penchants ainsi exposés
doivent induire le chrétien à aller vers le bien, vers les saints et Dieu.

d. L’art courtois
À partir de 1300, sous l’influence de l’art maniériste, apparaît une nouvelle
esthétique. De nouvelles thématiques littéraires, des techniques innovantes en art
apparaissent alors et font florès. Plus simple, ce style plaît beaucoup et se diffuse
rapidement. Les nouvelles matières utilisées (marbre, ivoire, albâtre), les couleurs
simplifiées (l’or, le jaune d’argent), le goût pour les perles offrent de nouvelles
perspectives artistiques. Les commanditaires sont des seigneurs qui partagent
des idéaux précis. Les artistes se conforment donc à leurs désirs. Les monuments
funéraires valorisent l’élégance et ne manifestent plus le pathétique, les gisants
sont plus sobres, la production des œuvres à grande échelle est souvent stéréo-
typée et répétitive. Seule l’Allemagne continue à privilégier le pathos dans la sculp-
ture, valorisant les effets et le mysticisme.

III. Les différentes productions artistiques

1. La littérature
Tous les livres sont une production manuelle unique, faite à partir de représen-
tations symboliques fixées soulignées par les enluminures.

a. Une nouvelle présentation des oeuvres


Pour les scolastiques, le livre est essentiel pour apprendre, transmettre des
savoirs, être lu. La lecture1 assure l’autorité du texte écrit et exige une codification
précise de l’écriture. L’intonation orale n’exigeait pas une séparation des mots mais
l’écrit l’impose et la ponctuation devient absolument nécessaire.
L’apprentissage nouvellement organisé de la lecture conduit à une nouvelle organi-
sation du livre. Les cours utilisent aussi le livre comme signe de richesse, de raffi-
nement. Dans leurs « librairies »2 privées, on trouve un certain nombre d’ouvrages
en français qui content les amours et les prouesses de la noblesse, qui vulgarisent
les épopées antiques, qui présentent des réflexions philosophiques. L’objet devient
une véritable œuvre d’art dont l’usage pratique conduit à modifier la présentation
du texte.

1. Si la lecture à voix haute n’est pas totalement abandonnée, la lecture silencieuse ou seulement
murmurée s’impose peu à peu.
2. La « librairie » est une collection de livres, une bibliothèque privée. Celle de Montaigne est
célèbre grâce aux Essais.

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424 – Le Moyen Âge (l’art du)

La page doit permettre une lecture rapide. Divisée en deux colonnes étroites plus
aisément accessibles dans le champ visuel, elle fractionne le texte en séquences1,
en paragraphes qui se prêtent mieux au commentaire. Le texte est séparé de sa
glose2, les rubrications3 en facilitent la reconnaissance et l’étude. Les sommaires,
tables des matières, les index et les listes alphabétiques en simplifient l’utilisation.
La bibliothèque apparaît au XIIIème s. Il faut, en effet, simplifier l’accès et la recon-
naissance des ouvrages, les classer, les rendre rapidement localisables et consultables.
Pensée sur le modèle de l’église gothique, originellement située dans les monas-
tères, elle apparaît de plus en plus comme un lieu silencieux réservé à l’étude. Le
« catalogue » inventaire des ouvrages, trône dans une salle construite en longueur,
contenant des rangées de pupitres sur lesquels sont attachés les ouvrages consul-
tables fixés avec des chaînes de chaque côté, un passage est laissé libre au centre.
Les livres en français et non plus en latin, se multiplient alors. L’alphabétisation se
développant, bourgeois et artisans deviennent des lecteurs. En outre, les biblio-
thèques permettant d’avoir accès aux textes sans avoir à les acheter ni à les collec-
tionner, favorisent le goût pour une littérature nationale, en langue « vulgaire ».

b. Compilations et commentaires
Privilégiant la personnification, l’exemplification, la littérature médiévale est à
l’intersection de celle du monde antique et de nouveaux modes de représentation.
La pratique de la « compilation »4 de textes et des commentaires génère des
écrits philosophiques fortement marqués par le néo-platonisme5, contenant égale-
ment des méditations spirituelles et des transpositions d’adages ou de principes
moralisateurs.
Les concepts médiévaux sont ceux de l’Antiquité, modifiés sous l’influence du
christianisme, des cultures européennes contemporaines. La Fortune, la Mort mais
aussi la Vertu, la Vanité, le Destin, la Guerre, la Sagesse sont personnifiés, dialoguent
et argumentent dans des textes qui les associent à des symboles, à des attributs
précis que les enluminures et la peinture peuvent représenter.
Ces recueils donnent naissance à une pensée et un savoir propres à l’époque
médiévale. Les associations entre les hommes célèbres et les concepts sont simples
mais parlantes : Aristote est lié à la Dialectique, Tubal, l’inventeur de la harpe, à
la musique… Les Vies des hommes illustres de l’antiquité ouvrent la voie à des
récits hagiographiques, des Vies de saints. La célèbre Légende dorée de Jacques de
Voragine, rédigée en latin entre 1261 et 1266, témoigne de cette importance des
modèles religieux. Présentant la biographie et le martyr de cent cinquante saints,
elle montre le combat qui oppose le mal au bien, présente des « exempla », person-
nages dont le comportement exemplaire est un modèle à suivre. Son succès fut tel
1. La lettrine, grande lettre ornée, signale le début d’un chapitre, d’un paragraphe.
2. Annotation, commentaire écrit directement sur la page.
3. Il s’agit de l’introduction de rubriques (du latin « rubrica », terre rouge, puis titre écrit en rouge).
Ecrites à l’encre rouge, elles structurent le manuscrit et mettent en valeur ses titres et parties.
4. Ce sont des anthologies de pages célèbres.
5. Cf. la fiche « platonisme » infra p. 475.

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Le Moyen Âge (l’art du) – 425

que l’on publia des traductions en français (sept en quelques années), puis dans
de nombreuses langues européennes. En outre, elle influença les peintres (Giotto,
Van Eyck, Fra Angelico, Masaccio, Mantegna, notamment), servit de fondement à la
création de tapisseries. Elle détermina également de nouveaux cultes de certains
saints et saintes.

c. La littérature courtoise
Les deux territoires linguistiques français, le nord qui parle la langue « d’oil », le
sud et la langue d’oc1, induisent deux types de littérature.
Au sud, la femme a une réelle importance politique. Liée au culte fondamen-
tal de la Vierge dans la région, elle est souvent considérée comme un symbole de
perfection à l’image de Marie (dont l’anagramme, « aimer », est une source de jeux
poétiques). Dans un état féodal, la vassalité est aisément transposée dans les relations
amoureuses. Cette soumission, ajoutée au néo-platonisme, conduit à une littérature
qui soumet le chevalier, devenu « servant » à une « Dame2 » supérieure, sa suzeraine
Mais la passion demeure platonique, sans lien érotique. La littérature « courtoise »
est ainsi appelée parce qu’elle narre cette soumission. Elle gagne très rapidement le
nord de la France et conte, dans un langage codifié et précieux, les grandes amours
et les aventures des chevaliers. Les réussites les plus connues sont les romans de
Chrétien de Troyes. Perceval ou Lancelot créent des modèles référentiels.

d. La Chanson de geste
Les épopées sont influencées par les vies de saints, la poésie hagiographique,
la littérature courtoise. En langue française, ces histoires sont effectivement des
« chansons », interprétées par les troubadours (en langue d’oc) et les trouvères (en
territoire d’oïl). Plus souvent composées en territoire d’oïl, elles sont le récit des
exploits guerriers de grands héros, le plus souvent des chevaliers français.
Très longues — la Chanson de Roland comprend par exemple plus de 4 000 vers —,
récitées par les jongleurs durant plusieurs jours, elles exaltent les valeurs guerrières,
les combats surhumains, les prouesses sacrificielles, la lutte du bien contre le mal,
des chrétiens contre leurs adversaires.

e. Les autres genres


La naissance de cette « littérature française » permit l’apparition de toutes sortes
d’écrits. Les contes et les « jeux » dramatiques, le « chante-fable »3, donnèrent
naissance à une multitude de textes qui eurent un réel succès. Au théâtre, les Vies de
saints et celle du Christ permirent de représenter des Mystères et des Passions. Les
Méditations sur la vie de Jésus-Christ, rédigées par saint Bonaventure au XIIIe siècle, par

1. « Oïl » et « oc » correspondent aux deux évolutions à partir du latin « hoc ille (est) » et signifient
« oui ».
2. Le mot conserve la force étymologique de « domina », femme mariée de haut rang, maîtresse
d’un domaine.
3. Le seul texte connu est Aucassin et Nicolette. Dans ce récit, des parties chantées en vers
alternent avec des narrations en prose.

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426 – Le Moyen Âge (l’art du)

exemple, nourrissent ces spectacles durant des heures (sept très souvent). D’abord
données dans les églises puis sur les parvis, ces représentations contribuent à l’édi-
fication et à l’instruction populaires.

2. L’enluminure
Durant la période carolingienne, la « peinture des livres » est limitée à un petit
nombre d’artistes œuvrant exclusivement pour quelques riches mécènes exigeant
un luxe et un raffinement exceptionnels. La pratique de la lecture s’étendant dans
les monastères puis chez les particuliers, l’enluminure devient plus courante et orne
toutes sortes d’ouvrages. Mais cette plus large diffusion conduit à une production
de moindre qualité, plus répétitive, imitant davantage des modèles que créant des
iconographies originales. Les styles s’uniformisent, les jeux sur les ombres et les
lumières s’organisent, les motifs grandissent, un certain formalisme s’impose dans
la figuration des saints et des grands personnages.
Dans l’enluminure méridionale, toutefois, les motifs de la sculpture monumentale
s’imposent, entrelacs, fleurons, animaux -souvent fantastiques — stylisés, combats
dynamiques apparaissent, surtout dans et autour des initiales.
Les enluminures gothiques prolongent ces caractéristiques. Les couleurs franches,
les coloris éclatants évoquent les vitraux. Les maîtres gothiques mettront aussi en
valeur les jeux entre pleins et déliés, les représentations de l’espace et de la lumière
sont particulièrement travaillées.

3. La peinture
Si, au début du Moyen Âge, la peinture n’est conçue que comme un moyen d’orner
les murs des édifices, l’apparition du chevalet, des toiles de dimension transportable
fait naître un art différent1. La « collection » devient possible.
À la fin du XIVe s apparaît le « gothique international » qui offre des couleurs
fortes qui s’opposent, des courbes harmonieuses mêlées à un irréalisme certain.
Dès les années 1400, sous l’influence des maîtres flamands, naît un goût tranché
pour le réalisme. Il s’agit de représenter le réel ordinaire, familier mais aussi la
« devotio moderna »2, les grands sujets religieux sont traités de manière vraisem-
blable. La perspective, le rejet de l’arabesque, la recherche de la préciosité marquent
fortement ces tableaux dont les thèmes mystiques serviront ensuite de modèles aux
artistes de toute l’Europe, même en Italie, restée plus longtemps influencée par l’art
byzantin. Les techniques privilégient les lignes, l’élégance formelle, travaillent sur
la figuration de l’espace et les nuances de la palette.

1. La peinture n’est alors plus murale, elle est de dimensions restreintes, peut être exposée
partout, transportée, offerte même à des cours étrangères.
2. « Devotio moderna » : dévotion moderne », courant de spiritualité chrétienne apparu aux
Pays-Bas vers 1340.

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Le Moyen Âge (l’art du) – 427

Giotto et Pisano introduisent une nette rupture avec ce modèle initial mais il
faudra attendre Donatello et Masaccio pour que s’impose vraiment une voie nouvelle.

4. Les sculptures sur bois


Les sculptures sur bois ornent autels et chaires. Elles représentent générale-
ment la Vierge, le Christ en croix, les saints et leurs attributs symboliques. Les croix
monumentales ornées du corps christique supplicié se multiplient et deviennent des
objets de foi à part entière.
Pour répondre à cette ardeur affective, les statues de saints en bois se développent
et deviennent des objets de culte parfois. La formule iconographique est toujours
la même : grandeur, exposition de face, figement du mouvement. Ces représenta-
tions manifestent la puissance et la majesté.

5. Les vitraux
Les mosaïques pariétales1 étant désormais réservées aux pavements, ce sont les
vitraux qui, peu à peu, ont contribué à la décoration colorée des édifices.
S’il s’agit, avant tout, de faire entrer la lumière dans les bâtiments, il faut aussi
mettre en valeur l’importance symbolique de l’éclairage. Le vitrail, art du feu le plus
célèbre, en permettant des jeux variés de couleurs et de lumière, rend compte de la
beauté de la Création, du Beau dans sa dimension religieuse et divine. Il manifeste
la présence de Dieu à l’intérieur même du bâtiment, mais il évoque aussi tout ce qui
est raffiné. La transparence et la couleur évoquent un monde heureux, un paradis,
la Jérusalem céleste.
Durant la période gothique, le vitrail est obligatoire. Devenus immenses, organisés
en rosaces ou en grandes unités géométriques, les vitraux s’appuient sur la richesse
des couleurs des enluminures. Les meneaux qui structurent les baies imposent des
décors dans les lancettes mais la palette est variée, même s’il faut éviter une trop
grande luminosité. L’apparition, vers 1300, du jaune d’argent permet de varier la
gamme des coloris, les vitraux deviennent plus clairs, le dessin est délié et s’affine.

6. Les « arts mineurs »


a. Broderies et tapisseries
Les murs sont décorés de peintures mais aussi de tentures durant tout le Moyen Âge.
Si les motifs sont souvent religieux, des thèmes plus profanes, quotidiens apparaissent
également.

1. « Pariétal » : peint sur les parois.

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La plus célèbre est sans doute la tapisserie (en fait une broderie) de Bayeux.
Longue de plus de 70 m, initialement attribuée à la reine Mathilde, en fait sans
doute réalisée par des artisans normands, elle conte la conquête de l’Angleterre
par Guillaume le Conquérant.

b. Le travail des métaux


Le culte des reliques, le développement des pèlerinages et le désir de donner
à voir le beau conduisirent à travailler davantage les métaux. L’or ciselé devient
essentiel pour les objets de culte. Il manifeste le pouvoir, la supériorité. L’or est à la
fois un matériau nécessaire pour objets liturgiques, un signe de richesse, un moyen
d’échange et de faire exécuter les trésors nécessaires aux célébrations religieuses.
La production se développant, les métaux plus banals furent également utilisés :
l’étain, le bronze et le cuivre, notamment. Le travail du cuivre était fort développé
en Scandinavie, celui du bronze en Italie. Les artistes jusque-là exclusivement ratta-
chés aux cours purent exercer leurs talents dans plus de lieux et d’occasions. En
outre, il fut nécessaire d’en recruter et d’en former davantage. La période gothique
met au point le filigrane et le nielle, ces techniques permettent de proposer des
ouvrages exceptionnels, des décors d’autels ou des croix (comme celle du Paraclet
visible dans le Trésor de la cathédrale d’Amiens).

c. L’orfèvrerie et les émaux


Ce travail des métaux fut enrichi par la découverte de l’émaillerie qui permit de
dépasser la technique des émaux cloisonnés. L’orfèvrerie put ainsi développer des
décors plus vastes, multiplier les ouvrages en utilisant le cuivre à la place de l’or.
L’artisanat des émaux s’installe en Limousin ou au bord du Rhin, en Espagne, dans le
midi de la France. Les représentations sont originales, les personnages sont figurés
en pied, armés, en mouvement surtout, la figure de « l’éternel repos » est oubliée.
Cet art narratif apparaît à la fin de la période romane.
En outre, cette nouvelle technique offrit l’occasion de modifier les décors. Les
ateliers de Moselle, de Basse Saxe ou de Cologne produisirent des châsses émail-
lées et monumentales, des reliquaires ornés de chérubins, d’archanges, de croix et
de divers programmes symboliques. Durant la période gothique, après 1300, les
émaux translucides connaissent un succès soudain, ils jouent avec les fonds métal-
liques et augmentent le raffinement des objets.

Conclusion
L’art du Moyen Âge est donc une étape importante dans le passage des repré-
sentations antiques à celles de la Renaissance.

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Le Moyen Âge (l’art du) – 429

Recherche d’une plus grande adaptation de l’art à la réalité quotidienne, mise en


place d’un syncrétisme unissant l’antiquité au christianisme, réflexion sur les modali-
tés représentation du monde, du lien entre l’homme, le cosmos et Dieu, cet art est
surtout une recherche de « lumière ».

ْ Prolongements

Le goût pour les ruines, pour leur « poésie » et leur lien avec une culture intéres-
sante, contribue à faire renaitre un style médiéval dès la fin du XVIIIe siècle. Le
XIXe siècle et le début du XXe siècle reprendront nombre de modalités représen-
tatives, de motifs, de principes issus de cette période. Il s’agira tout autant d’une
réflexion sur les thèmes et l’Histoire, que d’une adaptation.
Le style « néo-gothique » s’impose en effet en Angleterre dès le milieu du
XVIIIe siècle, puis se répand en Europe et en Amérique du Nord. Les universités
d’Oxford et Cambridge notamment témoignent de ce goût pour un renouveau
gothique, tant dans l’architecture que dans l’usage des vitraux et dans l’intérêt pour
les études de textes médiévaux. La réutilisation des motifs gothiques est liée au
pittoresque et à la redécouverte des « antiquités ».
Le romantisme, qui apprécie les lieux hostiles mais propices aux songes -les
ruines et les restes de monuments médiévaux — le renouveau de l’anglicanisme
en Grande Bretagne, la naissance de l’archéologie comme discipline à part entière
conduisirent à un regain d’intérêt pour l’art du moyen âge.
En France, le nouveau gothique s’appuie sur la rénovation des monuments histo-
riques dont l’inspecteur général, Prosper Mérimée, donne la charge à Viollet-le-
Duc. Architecte en chef, souvent controversé, il restaure des monuments gothiques,
en édifie de nouveaux, des églises surtout, et rénove les châteaux français sur ce
modèle, tout en corrigeant les proportions parfois grâce aux mesures classiques.
Certains critiques considèrent même les monuments et les créations de Gaudi (la
« Sagrada Familia » à Barcelone notamment) comme des prolongements de cet art.

Textes

Bernard de Ventadour
1 Pois preyatz me, senhor, « Puisque vous me priez, seigneurs » , (1125-1200),
traduction de Luc de Goustine, Éditions Fédérop, 2016.

« Puisque vous me priez, seigneurs


de chanter, je chanterai.
Et dès que je pense chanter, je pleure
à l’instant où je m’y essaie.
Difficilement entendrez-vous un chanteur
qui chante bien, si ses affaires vont mal.

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430 – Le Moyen Âge (l’art du)

Suis-je donc malheureux en amour ?


Au contraire, plus heureux que jamais !
Et alors, pourquoi suis-je en émoi ?1
(…)
Puisse Dieu accorder, à Mon Escuder et à moi-même
la volonté et le désir
de nous en aller vagabonder ensemble.
Et qu’il emmène avec lui
ce dont il a le plus envie
et moi, Mon Aziman. »

La Chanson de Roland
2 Extrait, manuscrit d’Oxford, traduction J. Bédier, 1921.

CLXXIV
Roland sent que la mort le prend tout : de sa tête elle descend vers son cœur.
Jusque sous un pin il va courant ; il s’est couché sur l’herbe verte, face contre
terre. Sous lui il met son épée et l’olifant. Il a tourné sa tête du côté de la gent
païenne : il a fait ainsi, voulant que Charles dise, et tous les siens, qu’il est mort
en vainqueur, le gentil comte. À faibles coups et souvent, il bat sa coulpe. Pour
ses péchés il tend vers Dieu son gant.
CLXXV
Roland sent que son temps est fini. Il est couché sur un tertre escarpé, le visage
tourné vers l’Espagne. De l’une de ses mains il frappe sa poitrine : « Dieu, par ta
grâce, mea culpa, pour mes péchés, les grands et les menus, que j’ai faits depuis
l’heure où je naquis jusqu’à ce jour où me voici abattu ! » Il a tendu vers Dieu son
gant droit. Les anges du ciel descendent à lui.
CLXXVI
(…) Il a offert à Dieu son gant droit : saint Gabriel l’a pris de sa main. Sur son
bras il a laissé retomber sa tête ; il est allé, les mains jointes, à sa fin. Dieu lui
envoie son ange Chérubin et saint Michel du Péril ; avec eux y vint saint Gabriel.
Ils portent l’âme du comte en paradis. »

1. Voici le texte de cette strophe en ancien français :


« Pois preyatz me, senhor,
Qu’eu chan, eu chantarai !
E can cuit chantar, plor
A l’ora c’o essai.
Greu veiretz chantador,
Be chan, si mal li vai.
Vai me doncs mal d’amor
Ans melhs que no fetz mai
E doncs, per que m’esmai »

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Le Moyen Âge (l’art du) – 431

J. de Voragine
3 La Légende dorée, traduction de J-B. M Roze, 1902.

CXVII (extrait)
« Puis les apôtres déposèrent la Vierge dans le monument qui l’attendait,
et s’assirent à l’entour, comme Jean le leur avait ordonné. Et, le troisième jour,
Jésus vint avec une troupe d`anges, les salua et leur dit : « Que la paix soit avec
vous ! » À quoi ils répondirent : « Gloire à toi, Seigneur ! » Et Jésus leur dit : ·« Quel
honneur pensez-vous que je doive accorder à celle qui m’a enfanté ? » Et eux :
« Nous croyons, Seigneur, que, de même que tu règnes dans les siècles des siècles,
vainqueur de la mort, de même tu ressusciteras le corps de ta mère, et le place-
ras à ta droite pour l’éternité ! » Et aussitôt apparut l’archange Michel, présentant
au Seigneur l’âme de Marie. Et Jésus dit : « Lève-toi, ma mère, ma colombe, taber-
nacle de gloire, vase de vie, temple céleste, afin que, de même que tu n’as point
senti la souillure du contact charnel, tu n’aies pas non plus à souffrir la décom-
position de ton corps ! » Et l’âme de Marie rentra dans son corps, et la troupe des
anges l’emporta au ciel. Et comme Thomas, qui n’avait pas assisté au miracle de
l’assomption, refusait d’y croire, voici que la ceinture qui entourait le corps de la
Vierge tomba du ciel dans ses mains, intacte et encore nouée, de manière à lui
faire comprendre que ·le corps de la Vierge avait été emporté tout entier au ciel. »

CM 45 Art du Moyen Âge

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LE NATIONALISME

ώ Frise chronologique n° 34

ْ Septembre 1792 et la restitution des souverainetés


Bataille de Valmy, victoire « nationale ». sur les terres conquises par les armes.
Ils inspirent le traité de Versailles.
ْ 1814-1815
Congrès de Vienne : démembrement ْ 1921
de l’Empire français. Recomposition Généralisation de la carte d’identité
au profit des grandes puissances. en France.
ْ 1848 ْ 1933-1945
Printemps des peuples : révolutions Nazisme au pouvoir en Allemagne.
nationales dans toute l’Europe. ْ 1945
ْ 1870 Conférence de Yalta. Conférence
Défaite de la France. Proclamation de San Francisco sur l’organisation
de l’empire allemand à Versailles, et les fonctions de l’ONU.
en janvier 1871. L’Alsace et la Lorraine ْ 1948-1962
deviennent provinces allemandes. Processus de décolonisation.
ْ 1918 Démembrement des empires coloniaux
Discours du président anglais et français.
des États-Unis, Wilson, pour le ْ 1945
règlement de la paix : « Quatorze Droit des peuples à l’autodétermination,
points de Wilson » prescrivant le droit Charte de l’ONU en 1945.
des peuples à l’autodétermination
ْ 1991-2001
Guerres de Yougoslavie (six républiques
impliquées).

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Le nationalisme – 433

Introduction
Le nationalisme repose sur le principe que chaque peuple a droit à un état qui le
représente. Ce principe est né à la fin du XVIIIe siècle, lors de la chute de la monarchie
en France. Par la suite, dans le courant du XIXe siècle, les peuples réunis ou soumis
dans des empires, et s’estimant brimés, ont revendiqué ces « États-nations », qui
apparaissaient comme un droit évident. Le nationalisme prend aussi un autre sens,
idéologique, cette fois-ci, qui exalte une nation par opposition aux autres, et peut
devenir chauvinisme ou xénophobie. Il aboutit parfois à une idéologie politique qui
place une nation au-dessus des autres, et mobilise les foules dans un élan raciste,
comme l’a fait par exemple l’Allemagne nazie.

I. Le concept de nation

1. Le sens du terme semble a priori simple


Le dictionnaire Quillet propose pour définition :
« Réunion d’hommes le plus souvent de même langue, habitant un même pays et
soumis à un même gouvernement et aux mêmes lois ». L’étymologie est aussi évidente :
le latin « natus », « né ». Appartiendraient donc à la même nation, par exemple la nation
française, les individus nés français. Ou nés en France ? Les deux schémas existent,
suivant que le pays concerné accorde la nationalité selon « le droit du sol », comme en
France, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, ou selon « le droit du sang », comme
l’Allemagne. C’est même un stéréotype, qui proclame que l’appartenance à la nation
française résulte de la volonté libre de l’individu d’adhérer à un contrat civique, que Ernest
Renan, dans son discours de la Sorbonne1 a appelé « le plébiscite de tous les jours ».
Mais le critère de langue n’est pas pertinent, puisque certaines nations se sont
construites sur le bilinguisme officiel, comme le Canada ou la Belgique, voire le
trilinguisme, comme la Suisse. Donc on distinguera des critères objectifs, ethnie,
culture, religion, langue, et des critères plus subjectifs, le sentiment national, le
culte de héros communs.

2. Notions voisines
a. Deux termes sont très proches : la patrie et le peuple
Le mot « peuple » a une acception historique ou politique. Les Romains, à qui l’ère
moderne a emprunté une majorité de notions politiques, pouvaient employer indiffé-
remment les termes de « gens », nation, ou « populus ». Ce dernier toutefois a le sens
politique indiscutable dans le sigle SPQR, qui représente l’entité politique, « le Sénat
et le Peuple romain », ce sigle étant resté en vigueur même dans la période impériale.
1. Qu’est-ce qu’une nation ? Calmann-Lévy, 1882, voir textes.

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434 – Le nationalisme

Le mot « patrie » ajoute une connotation affective, par sa référence familiale,


et induit des situations de perte, comme dans les expressions « patrie en danger »,
« exil loin de la patrie », « patrie perdue ».
b. Les autres facteurs de cohésion sociale
L’Europe s’est construite, dès le haut Moyen Âge, sur le système féodal, qui ajoutait à
la tripartition indo-européenne définie par Georges Dumézil, les « laboratores » (ceux qui
travaillent), « oratores » (ceux qui prient) et « bellatores » (les guerriers), une cohésion
liée au seigneur et à la vassalité, hiérarchisée jusqu’au roi. Ainsi, se rattachait-on au
suzerain, même s’il était d’un pays différent. C’est une des causes de la Guerre de Cent
ans, provoquée par l’héritage du trône de France disputé entre Français et Anglais. Tel
chevalier soutenait le roi de France ou d’Angleterre, non selon son origine personnelle,
mais selon ses relations de « suzerain-vassal ». On considère que l’intervention de Jeanne
d’Arc a marqué le premier geste d’appartenance à une nation.
Le vassal se réfère à trois valeurs suprêmes, ce sont celles que Roland, le héros
de la chanson de geste, invoque à l’heure de la mort : « douce France, Charlemagne,
et Dieu »1, c’est-à-dire son pays comme territoire, son suzerain, sa religion.
c. Race, tribu, clan
Ces structures d’appartenance et de cohésion ont longtemps déterminé le senti-
ment d’identification à une même communauté, au delà de la famille, et se retrouvent
encore dans certains pays, malgré leur apparence de nation. C’est le cas pour les
peuples du désert, comme la Jordanie ou la péninsule arabique, ou montagneux
comme dans les Balkans. Le clan, tel que le pratiquent encore les peuples celtiques,
se réfère à une famille élargie, et à un ancêtre commun, réel ou imaginé. Il suppose
une obéissance qui transcende les lois du pays ; c’est ainsi que vivaient les Huns,
les Avars, et encore de nos jours les Roms.
d. L’internationalisme
À l’inverse, à plusieurs reprises, on a pu transcender les nationalismes, trouvant
des éléments de cohésion unissant les individus au-delà des barrières nationales. Les
intellectuels des Lumières se revendiquaient « cosmopolites », citoyens du monde,
par l’unité de la pensée ou de la « bienséance ». La correspondance en français d’un
bout à l’autre de l’Europe renforçait ce qui était finalement un internationalisme de
« classe ». Le marxisme le revendiquera au siècle suivant pour la classe ouvrière et
paysanne, avec le slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », et l’hymne
communiste « L’Internationale ».

3. L’État-nation
a. Naissance de l’« État-Nation »
Le concept est lié à la Révolution française, et s’est généralisé à l’Europe, au gré
des conquêtes napoléoniennes. Après la prise de Milan par les troupes de Bonaparte,

1. Voir texte.

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Le nationalisme – 435

en 1796, des « patriotes » ont pris conscience de leur sujétion et ont rejeté la domina-
tion autrichienne, même si la libération effective a été plus tardive, et si l’Italie
comme nation n’existait pas encore.
Pour certains analystes, c’est le développement social et économique du XIXe siècle
qui a favorisé ce processus. L’essor économique améliore les échanges, l’éducation,
et la constitution d’un espace national. On peut se représenter un univers commun à
la nation, Hegel cite même la lecture du journal qui prend de l’ampleur en ce siècle
et développe l’espace commun imaginé. Les « provinces » se rapprochent par l’urba-
nisation et les échanges commerciaux.
Le romantisme est également à l’origine du nationalisme. En réaction au cosmo-
politisme des Lumières d’une part, à l’hégémonie culturelle puis politique de la
France, le romantisme puise dans les racines des peuples, défend l’idiome national,
le folklore, comme le Risorgimento en Italie, ou les romantismes russe et allemand.
Mais on remarquera que les romantiques eux-mêmes ont évolué : Victor Hugo tête
de file en 1830, plaidera plus tard pour les « États-Unis d’Europe ».
Le pouvoir politique participe à la construction de cet espace commun, par les
frontières, et l’unification de l’éducation et de l’armée. L’invention de la carte d’iden-
tité nationale témoigne de l’évolution du sentiment d’appartenance : les voyageurs et
les « nomades » devaient présenter un « passeport interne » et un « livret d’ouvrier »,
instruments de surveillance. La IIe République les supprime en 1848. La carte d’iden-
tité devient obligatoire pour les étrangers en France en 1917, et se généralise en
1921, tout en restant facultative, pour faciliter les démarches et les contrôles. Le
gouvernement de Vichy la rend obligatoire pour tous en 1940.

b. L’implosion des empires


Les vainqueurs de Napoléon se partagent l’Europe au congrès de Vienne (1814-
1815) sans tenir compte des aspirations des peuples : aspiration à l’unification (Italie),
à une constitution, à l’indépendance (Belgique, Pologne). Leurs décisions portent
les germes des révolutions nationalistes de 1848.
Pour représenter la revendication généralisée au XIXe siècle d’un État pour chaque
nation, on peut observer le cas de l’empire austro-hongrois, ou « monarchie danubienne »
qui regroupait des slaves (Tchèques, Slovaques, Polonais, Ukrainiens, Slovènes, Croates,
Serbes) et des latins (Italiens, Roumains) et même la Bosnie-Herzégovine, soit des
catholiques, des orthodoxes, des protestants, et même des musulmans. Le seul point
commun était l’appartenance ancienne aux domaines des Habsbourg, acquis à cette
famille par des traités et des mariages royaux. Ces revendications nationalistes sont en
partie responsables de la première Guerre mondiale, ou du moins en ont provoqué le
déclenchement, puisque c’est l’assassinat du prince héritier autrichien par un nationa-
liste serbe de Bosnie, le 28 juin 1914, qui entraîne le début des hostilités. L’implosion
de cet empire avec les traités de 1919 et 1920 aboutit à la création de sept états qui
seront encore subdivisés après la guerre de 1939-1945 et la chute du mur de Berlin en
1989. Il en est allé de même en 1989, lorsque l’URSS s’est disloquée et que de nombreux
peuples ont trouvé une indépendance qu’ils n’avaient que rarement connue, si l’on consi-
dère que l’URSS était en partie héritière de l’empire des tsars.

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436 – Le nationalisme

c. Qu’est-ce qui définit un État ?


Il doit d’abord être reconnu par le « concert des nations », c’est-à-dire être admis
à l’ONU, et établir des relations diplomatiques avec tous les autres états. Ainsi, la
dissolution de la Tchécoslovaquie a été entérinée en 1992, lorsque, par le « divorce de
velours », les deux nations ont souhaité se séparer en « Tchéquie » et « Slovaquie ».
En revanche, la partition en deux de l’île de Chypre n’est pas admise : la partie sud
reste la seule reconnue, elle est même entrée dans l’Union Européenne. En revanche,
la partie nord, résultant de l’invasion turque en 1974, n’existe pas selon le droit inter-
national, et n’est « reconnue » que de la Turquie.
La seule volonté de ses habitants ne suffit pas, c’est-à-dire le droit à l’autodéter-
mination reconnu par la charte de l’ONU. Les considérations géopolitiques priment,
comme dans la récente annexion russe de la Crimée, ou les guerres dans le Caucase.

d. Les symboles
Une fois reconnus, les états choisissent des symboles, un drapeau, un hymne, une fête
nationale, des ancêtres héroïques. Ils sont vénérés à l’intérieur du pays, dans les insti-
tutions d’état, bâtiments publics, écoles, armée. Certains pays demandent aux enfants
de chanter l’hymne avant le début des cours, voire d’assister à un lever du drapeau. Ils
figurent aussi dans les instances politiques internationales, et sont encore plus média-
tisés lors des grandes rencontres sportives internationales. Les Jeux Olympiques et les
Coupes du Monde sont l’occasion de célébrations de la nation, par le culte du drapeau,
et de l’hymne national pour les vainqueurs. Malgré les légendes de paix universelle, on
sait que les Jeux Olympiques antiques provoquaient dans les cités grecques les mêmes
débordements chauvins que de nos jours. On a même considéré que la création des
tours cyclistes, Tour de France, Giro d’Italie, relevaient du même désir de mettre en
avant une nation et ses frontières. Quant aux fêtes nationales, leur choix valorise un
événement fondateur qui devient un symbole fort. Le 14 juillet s’est imposé comme
fête nationale en France pour célébrer la prise de la Bastille, donc la fin de l’arbitraire
royal et la liberté pour et par le peuple. De même, le 4 juillet aux USA, « Independance
Day », met en avant la fin de la domination britannique. Le choix a été plus difficile en
Allemagne ou en Italie, où coexistent quatre fêtes nationales.

4. Comment se définit une nation ?


La question reste posée.

a. Par la langue ?
Pour les Grecs de l’Antiquité, il était bien difficile de trouver un facteur d’unité.
Après les interrogations d’Ulysse dans l’Odyssée, les Grecs se sont reconnus au fait
de parler la même langue, par opposition à ceux dont ils ne comprenaient pas les
paroles, et donc nommés « barbares ». Mais cette langue dite commune était faite
d’innombrables dialectes, et si la menace perse, lors des Guerres Médiques, au

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Le nationalisme – 437

Ve siècle, a favorisé la cohésion, bien des cités grecques ont combattu aux côtés du
Grand Roi. On parle plutôt de sentiment « protonationaux », car il est difficile de
connaître le ressenti de peuples majoritairement analphabètes.
Sont Français ceux qui parlent français : sans entrer dans la complexité de la
francophonie, on perçoit les limites de cette définition. Elle résulte de la force centra-
lisatrice de la France, depuis la monarchie absolue du XVIIe siècle, et les efforts de
cohésion de la Troisième république, qui en imposant les si bénéfiques et admirables
lois scolaires, a aussi cherché à éradiquer les langues régionales. On se rappelle
le diktat « interdit de cracher et de parler breton ». Mais nier l’existence de fortes
cultures nationales, les considérer comme un folklore destiné aux touristes n’est pas
réaliste : périodiquement, en France, les régions revendiquent leur identité comme
nations, comme la Corse (où le concept de « nation corse » est un sujet très vif), la
Bretagne, le pays basque. Au XXIe siècle, l’Espagne affronte la volonté sécession-
niste de la Catalogne par rapport à Madrid la castillane. Se pose donc la question
des langues et cultures minoritaires.

b. Par le territoire ?
L’histoire montre les aléas de cette définition. La France est fière de son
« hexagone », dû à la politique de conquête des rois, mais jusqu’au XXe siècle, les
régions frontalières ont été fluctuantes : l’Alsace et la Lorraine ont été annexées par
la Prusse entre 1870 et 1918 ; Nice et la Savoie ne sont devenues françaises qu’en
1860, suite aux négociations entre la France du Second Empire et le royaume de
Piémont-Sardaigne.
La Prusse orientale, la Poméranie, les Sudètes ont été longtemps habités par des
peuples germaniques et leur possession a provoqué plusieurs guerres. Ces régions
sont aujourd’hui partagées entre plusieurs pays et les toponymes ont changé en
fonction de la géopolitique : Königsberg est devenu la Kaliningrad russe, Dantzig a
pris le nom polonais de Gdansk.

c. Par les actions patriotiques jusqu’au sacrifice de la vie ?


Pendant l’occupation nazie en France, des étrangers réfugiés en France dans les
années vingt et trente participent à la résistance. En février 1944, 23 d’entre eux
sont fusillés et une affiche rouge est placardée sur les murs de Paris. Elle produit
l’effet inverse que celui recherché, et Louis Aragon les célèbre dans son poème
« Strophes pour se souvenir », en les appelant « Français de préférence ». Simone
de Beauvoir témoigne dans son autobiographie : « À Paris, les occupants ne collaient
plus d’« Avis » aux murs ; cependant ils affichèrent les photographies des « terro-
ristes étrangers » qu’ils condamnèrent à mort le 18 février et dont vingt-deux furent
exécutés le 4 mars : malgré la grossièreté des clichés, tous ces visages qu’on propo-
sait à notre haine étaient émouvants et même beaux ; je les regardai longtemps,
sous les voûtes du métro, pensant avec tristesse que je les oublierais. » 1

1. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, 1960, éd Folio, T. II, p 649.

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438 – Le nationalisme

d. Par l’ancienneté du peuplement ?


La loi du « premier habitant » qu’invoque la belette dans la fable de La Fontaine1
est oubliée depuis longtemps tant les migrations et conquêtes sont nombreuses
dans l’histoire. La « conquête de l’Ouest » qui a marqué le XIXe siècle de l’Amérique
du Nord a traduit en une mythologie, voire une épopée, l’appropriation violente
d’immenses territoires par les migrants européens aux dépens des Amérindiens,
placés dans des réserves.
Enfin, des peuples minoritaires ont occupé pendant des siècles des régions, tacite-
ment réparties entre ethnies, et riches d’une culture, d’une langue, de pratiques
religieuses propres. Le racisme les en a chassés, comme les Juifs des « shtetl »,
communautés autarciques installées depuis le Moyen Âge dans les villes ou les
campagnes, en Pologne, Lituanie, Biélorussie, Ukraine, et décimées par la Shoah.

e. Par le roman national ?


Aux sources d’une nation, se trouve un récit mythique de sa fondation. En optant
pour la légende de Romulus, de la louve, de l’enlèvement des Sabines, les Romains
se sont mis sous le signe du dieu de la guerre Mars, de la rédemption par la louve,
de la violence fondatrice du rapt. Par la suite, Virgile, sans doute sur commande
d’Auguste, déroule dans l’Enéide un autre mythe : Enée, fils de Vénus, apporte à
Rome les pénates de Troie et en fait son héritière. Plus élégante, cette version n’a
pas supplanté l’image de la louve.
En France, le choix du moment fondateur reste révélateur des intentions politiques :
la France commence-t-elle avec Clovis, roi des Francs, premier baptisé ? Mais alors
quid des Gaulois qui l’ont précédé ? Et plus ancienne encore, la civilisation qui a dressé
les mégalithes ? Sous Napoléon III, commença le culte de Vercingétorix, vaincu mais
glorieux. Plus tard, en 1899, le peintre Lionel Royer peint Vercingétorix jette ses armes
aux pieds de César : un improbable Gaulois, au cheval blanc et aux cheveux longs,
occupe tout le centre de la toile et se montre arrogant malgré sa défaite cuisante.
Le tableau est réalisé au moment où la France a dû céder ses provinces orientales
à l’Allemagne de Bismarck, et le chauvinisme du tableau a dû consoler plus d’un
patriote. On ne peut s’empêcher de penser que le village gaulois résistant d’Asté-
rix joue le même rôle. Quand l’école exaltait Charlemagne, on prônait les valeurs
pacifiques, européennes, en omettant les baptêmes collectifs forcés qu’imposait
l’empereur. Jeanne d’Arc aussi est souvent convoquée pour son nationalisme.
L’enseignement de l’histoire est donc un signe d’orientation nationaliste, tout
comme les lieux où l’on déclenche des fouilles archéologiques.

1. « La Dame au nez pointu répondit que la terre / Etait au premier occupant ». Fables, « Le chat,
la belette et le petit lapin ».

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Le nationalisme – 439

II. Le nationalisme
Le nationalisme place la nation et ses intérêts au-dessus des individus qui la
composent, et parfois au-dessus des autres nations. Le terme a recouvert dans l’his-
toire deux attitudes possibles et fort différentes : il correspond à la prise de conscience
par un groupe de ses liens sociaux et culturels qui justifient le désir de composer
une nation. L’autre cas subordonne toute considération au désir de domination d’une
nation, considérée comme supérieure, par un processus raciste et xénophobe.

1. Processus de libération d’un pays


Les historiens datent le sentiment de nation en France de la bataille de Valmy.
En septembre 1792, le gouvernement de la Révolution est fragile, sans légitimité.
Les troupes prussiennes pénètrent sur le territoire pour rétablir Louis XVI sur son trône.
Les jeunes généraux Dumouriez et Kellermann dirigent une armée de gardes nationaux
inexpérimentés et très inférieurs en nombre. Ils parviennent à remporter la bataille et
le poète allemand Goethe, présent à la bataille, déclarera plus tard avoir prononcé ces
paroles : « D’aujourd’hui et de ce lieu date une ère nouvelle dans l’histoire du monde. »
La défense d’un territoire et de valeurs avait suffi à motiver des troupes qui
n’auraient pas dû l’emporter. Le gouvernement en sort renforcé et proclame la
Ire République.
La IIe guerre mondiale et l’occupation de l’Europe ont également donné lieu à des
actions nationalistes, et patriotiques, qui ont fait naître le concept de « guerre juste ».
Du même ordre sont les guerres de libération dans les pays colonisés : les peuples
des empires français et britannique ont accédé à l’indépendance parfois pacifique-
ment, souvent dans des conflits armés, comme l’Inde et le Pakistan, ou l’Indochine
et l’Algérie. Dans ces cas, le nationalisme se justifie par le droit des peuples à dispo-
ser d’eux-mêmes, reconnu par les conventions internationales.

2. L’idéologie nationaliste : de la libération à la domination


a. Une doctrine
Le nationaliste considère logiquement que sa nation est supérieure aux autres,
par une théorie raciale souvent mythique, comme le mythe de l’homme « aryen »
pour les nazis.
C’est explicite dans certains hymnes nationaux : l’hymne allemand1 Das Lied der
Deutschen, Le Chant des Allemands, sur une musique de Joseph Haydn, fut l’hymne
national de la république de Weimar, de 1922 à 1933. Sous l’Allemagne nazie, on ne
chantait que le premier couplet, dont le premier vers est explicite :
« Deutschland, Deutschland, über alles, »,
« Allemagne, Allemagne, au-dessus de tout… »

1. Voir texte.

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440 – Le nationalisme

L’Allemagne fédérale d’après la guerre ne garda que le troisième couplet.


Les petits écoliers turcs récitent tous les matins « Quel bonheur d’être Turc ! ».
Cette devise, tout comme les formules « fier d’être français », traduit un sentiment
de supériorité d’un peuple sur les autres, même si celui qui les formule n’en a pas
conscience. C’est dire que l’appartenance à un groupe implique automatiquement
des qualités. Si l’on renverse cette idée, on est dans une position raciste, évaluant
un individu non en fonction de ses qualités propres, mais de celles de son groupe,
national, ou pourquoi pas religieux, racial. L’idéologie fasciste valorise un nationa-
lisme conquérant, encourage un orgueil national et un appétit de domination.

b. Exaltation
Le nationalisme utilise les armes de la persuasion, en s’adressant aux émotions :
la vision du drapeau national, le chant collectif de l’hymne est un puissant moteur
de cohésion des armées, comparable à un hymne religieux, ou, dans une perspective
moins guerrière, des manifestations sportives. Les victoires d’une équipe, par exemple
à une coupe du monde de football, entraînent des explosions patriotiques dans le
pays, au-delà des amateurs de ce sport, et sans que la patrie ait été en danger ! Les
commentateurs sportifs emploient l’image de « nation sportive ».
Le symbole devient sacré, et suscite des réactions passionnelles : on peut tuer
pour un drapeau insulté, comme on a tué pour la croix ou le croissant. L’émotion
galvanise les foules et les entraîne à des actes irrationnels.

c. Conséquences de l’idéologie nationaliste


• La guerre économique
La mondialisation économique (ou, par anglicisme, globalisation) a généralisé
à la fin du XXe siècle la libre circulation des marchandises, des capitaux, des
personnes. Cet « ultralibéralisme » a profondément bouleversé les économies
nationales. Etant mises en concurrence et sans protection douanière avec les
industries de pays plus pauvres, elles ont le plus souvent disparu, entraînant
des graves crises de chômage. Par réaction, certains pays prônent le « natio-
nalisme économique », comme le préconise le président américain Trump.
• Par réaction, l’étranger est considéré comme un voleur de travail, et se trouve
victime de xénophobie. Doublée de la peur de l’inconnu et de la dilution de
son identité, la xénophobie, réaction nationaliste, s’attache à l’origine géogra-
phique, l’ethnie, la couleur de peau, la religion. Les nationalistes finissent par
rejeter l’Autre, sa culture, l’agresser verbalement ou physiquement, pour proté-
ger la pureté de son propre groupe présumée menacée. C’est une atteinte aux
droits de l’homme, condamnée par la « Déclaration et programme d’action de
Vienne », admise par l’ONU en 1993.
Les discriminations racistes reposent sur le mythe d’une pureté raciale qui n’a
jamais existé. Ainsi, on a vu à quel point les racines du peuple français sont
variées. L’histoire le montre, une étude anthropologique de grande ampleur
le ferait. Mais il suffit d’étudier la langue française, son histoire, sa composi-
tion et l’origine du vocabulaire : le substrat latin, langue du vainqueur romain

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Le nationalisme – 441

imposant sa langue administrative, s’est enrichi de racines et phonèmes


celtes, puis francs, puis au gré des conquêtes et voyages, arabes, allemands,
anglais, russes. Sans oublier le recours systématique au grec pour la création
de mots savants du XVIe siècle jusqu’à nos jours et à l’anglais dans la moder-
nisation technologique.
Enfin, autre mythe, celui de la langue unique : tous les pays européens se
sont constitués à partir de « nations » différentes, et l’unité s’est faite plus ou
moins tôt, unifiant aussi la langue. Mais l’unité superficielle, accélérée par les
médias modernes, n’a pu gommer les régionalismes, visibles dans le vocabu-
laire et les accents, voire les dialectes et langues.
• Les brimades envers les minorités, le colonialisme
Le nationalisme se distingue mal du racisme : l’Apartheid que pratiquait l’Afrique
du Sud entre 1948 et 1991 visait certes à distinguer dans les droits la commu-
nauté blanche et la communauté noire. Elle se fondait donc sur une différence
raciale, entre les Européens néerlandais et deux ethnies locales. Nomades et
moins avancés sur le plan technologique, ces peuples furent jugés inférieurs.
Mais la ségrégation s’est institutionnalisée par l’écart démographique : les
Afrikaners blancs représentaient moins de 20 % de la population, donc ont
été motivés par la peur de perdre leur place, comme dans tous les racismes.
Le colonialisme est né de l’expansion économique et démographique du
XIXe siècle. Le terme est emprunté au phénomène de la Grèce antique, où,
au VIe siècle avant J.-C., des petits groupes de marchands partaient sur les
côtes de la Méditerranée pour y installer des comptoirs. En petit nombre, ils
finissaient souvent par se fondre dans les populations locales. En revanche, à
l’ère moderne, la conquête du globe a été l’objet de rivalités entre l’Espagne
et le Portugal au XVIe siècle, puis de la Grande Bretagne et la France aux
XVIIIe et XIXe siècles. Les motifs étaient économiques et stratégiques. Assez
vite, les deux puissances se sont partagé l’Afrique et le Pacifique, dont elles
ont exploité les ressources. Elles ont également imposé une domination
culturelle et linguistique qui était parfois un apport bénéfique, souvent un
prétexte de suprématie. Les rapports avec les peuples locaux traduisaient le
plus souvent un immense mépris culturel et raciste qui explique en grande
partie la « décolonisation ». Les intellectuels des pays « colonisés » ont reven-
diqué leur souveraineté au nom du droit des peuples à l’autodétermination,
droit inscrit à la Charte de l’ONU en 1945.
• Les guerres, génocides et épuration ethnique
Le nationalisme est la principale source de conflits armés et de guerres : on
se bat pour l’attribution de régions frontalières, comme l’Alsace et la Lorraine
en 1870 et 1914, le corridor de Dantzig en 1939, l’annexion de la Crimée par
la Russie en 2014, etc.
Les empires multiethniques par définition contiennent les velléités sépara-
tistes par l’autorité centrale, mais aussi par un équilibre entre les nations
soumises dans une relative égalité. Quand le pouvoir central accorde des
droits à chacun, une paix relative règne, semblable à la « PAX ROMANA ». Mais
la dissolution de l’empire en États-Nations impose des tracés de frontières,

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442 – Le nationalisme

toujours discutables après des siècles de répartition de l’espace approxima-


tive. La Yougoslavie et le Caucase ont connu des conflits très violents à la
fin du XXe siècle pour l’attribution d’une vallée ou d’un pont. Lors de la dislo-
cation de l’Empire ottoman, des généraux français et anglais ont tracé à la
règle sur la carte une ligne pour séparer la Turquie de la Syrie, ligne « Sykes-
Picot », régulièrement dénoncée parce que non naturelle.
On a ainsi considéré que l’État-Nation est à la source des génocides et épura-
tions ethniques : si l’on se dispute un espace, le dominant élimine physique-
ment la minorité, par l’élimination physique, puis l’effacement des traces, en
changeant les toponymes, et détruisant les monuments historiques et religieux,
et supprimant ainsi un peuple de la surface de la terre. C’est ce que signifie
le terme « génocide », d’après la définition que Raphaël Lemkin (1900-1959)
a établie en 1943, puis a fait admettre devant le tribunal de Nuremberg et
l’ONU en 1948 ; Lemkin a fondé ses travaux sur trois génocides du XXe siècle,
des Arméniens, des Juifs et des Ukrainiens. Aujourd’hui on évoque également
la situation du Rwanda. Quant aux épurations ethniques, les exemples sont
innombrables sur tous les continents et de tous temps.

Conclusion
Le même terme de « nationalisme » désigne donc deux sentiments très diffé-
rents. Le premier défend une patrie en danger. Le second crée une tension entre la
nation qu’il rêve et le reste du monde. Au nom d’une supposée supériorité, il rêve un
peuple qui n’existe pas, au passé mythique, et déclenche des guerres et des conflits
sur un mensonge.

ْ Prolongements
Dans le contexte actuel de mondialisation accélérée, et d’une forme de crise des
valeurs liée à la modernité, les nationalismes paraissent trop souvent être une voie
de recours, facile à emprunter puisqu’elle en appelle aux émotions des peuples.

Textes sur la nationalisme

La Chanson de Roland
1 XIe siècle, vers 2355 — 2396, texte modernisé par les auteurs.

La mort de Roland
La Chanson de Roland est une chanson de geste, une épopée, datant du XIe siècle.
Basé sur des faits historiques, ce poème de 4 000 vers raconte le massacre de l’arrière-
garde de l’armée de Charlemagne au col de Roncevaux, le 15 août 778.
Roland sent bien que la mort l’entreprend,

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Le nationalisme – 443

Et que de sa tête elle descend vers le cœur.


Dessous un pin il va courant,
Et sur l’herbe verte s’allonge,
Il place sous lui l’épée et l’olifant1,
Et regarde vers la grande Espagne,
Parce qu’il veut que Charlemagne
Et tous ses soldats de son armée
Disent « Le noble comte est mort en conquérant. »
Il bat sa coulpe2 et pour ses péchés,
Il offre à Dieu son gant3. (…)
Le comte Roland est couché sous un pin,
Vers l’Espagne, il a tourné son visage.
Bien des souvenirs lui reviennent alors :
Les terres vaillamment conquises, la douce France, les gens de son lignage,
Charlemagne, son seigneur qui l’a nourri,4
Les Français dont il est si aimé.
Il ne peut s’empêcher de pleurer et de soupirer.
Mais il ne veut pas s’oublier lui-même ;
II bat sa coulpe, implore la miséricorde de Dieu.
« Ô Vrai Dieu, qui jamais ne mentis,
Qui as ressuscité saint Lazare d’entre les morts,
Qui as sauvé Daniel des lions,
Sauve mon âme de tous les périls qui la menacent
Pour les péchés que j’ai faits dans ma vie. »
Il offre à Dieu, son gant de la main droite,
Et de sa main saint Gabriel l’a pris.
Sur son bras sa tête s’est inclinée,
Les mains jointes, il est allé à sa fin.
Dieu lui envoie son ange chérubin
Et saint Michel du Péril de la Mer ;
Saint Gabriel vint aussi,
Et ils emportent l’âme du comte en paradis.

Hymne national allemand


2 Paroles d’August Heinrich Hoffmann von Fallersleben en 1841, Musique
de Joseph Haydn qui était à sa création en 1797 une partition pour un
quatuor à cordes, traduction des auteurs.

Das Lied der Deutschen (Le Chant des Allemands) ou Deutschlandlied (Chant d’Allemagne).
Deutschland, Deutschland über alles,
über alles in der Welt,
wenn es stets zu Schutz und Trutze
brüderlich zusammenhält.

1. Le cor, en ivoire.
2. Se frapper la poitrine, en disant « mea culpa », geste du chrétien qui demande pardon à Dieu
pour ses fautes.
3. Geste de soumission dans la chevalerie.
4. Se dit du seigneur qui prend un jeune noble parmi ses pages, et lui enseigne la chevalerie.

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444 – Le nationalisme

Von der Maas bis an die Memel,


von der Etsch bis an den Belt,
Deutschland, Deutschland über alles,
über alles in der Welt!
Deutsche Frauen, deutsche Treue,
deutscher Wein und deutscher Sang
sollen in der Welt behalten
ihren alten schönen Klang,
uns zu edler Tat begeistern
unser ganzes Leben lang.
Deutsche Frauen, deutsche Treue,
deutscher Wein und deutscher Sang!
Einigkeit und Recht und Freiheit
für das deutsche Vaterland!
Danach lasst uns alle streben
brüderlich mit Herz und Hand!
Einigkeit und Recht und Freiheit
sind des Glückes Unterpfand;
blühe im Glanze dieses Glückes,
blühe, deutsches Vaterland!

Allemagne, Allemagne par-dessus tout,


Par-dessus le monde entier,
Quand pour sa protection et sa défense,
Elle est unie fraternellement,
De la Meuse au Niémen,
De l’Adige au Détroit.
Allemagne, Allemagne par-dessus tout,
Par-dessus le monde entier.
Femmes allemandes, foi allemande,
Vin allemand et chant allemand,
Doivent continuer dans le monde
De résonner avec leur ancienne beauté,
Tout au long de notre vie !
Femmes allemandes, foi allemande,
Vin allemand et chant allemand,
Unité, droit et liberté,
Pour la patrie allemande,
Tendons tous vers cela,
Fraternellement, avec le cœur et la main.
Unité, droit et liberté,
Sont les racines du bonheur,
Fleuris dans l’éclat de ce bonheur,
Fleuris, patrie allemande !

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Le nationalisme – 445

Ernest RENAN
3 Qu’est-ce qu’une nation ?, Conférence prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882, Calmann-
Lévy, 1882.

Depuis la fin de l’empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l’empire


de Charlemagne, l’Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont
quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur
les autres, sans jamais y réussir d’une manière durable. Ce que n’ont pu Charles-
Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne probablement ne le pourra dans l’avenir.
L’établissement d’un nouvel empire romain ou d’un nouvel empire de Charlemagne
est devenu une impossibilité.
La division de l’Europe est trop grande pour qu’une tentative de domination univer-
selle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse
dans ses bornes naturelles. Une sorte d’équilibre est établi pour longtemps. La France,
l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d’années, et
malgré les aventures qu’elles auront courues, des individualités historiques, les pièces
essentielles d’un damier, dont les cases varient sans cesse, mais ne se confondent
jamais tout à fait. Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose
d’assez nouveau dans l’histoire. L’antiquité ne les connut pas, l’Égypte, la Chine,
l’antique Chaldée, ne furent à aucun degré des nations. C’était des troupeaux menés
par un fils du Soleil ou un fils du Ciel. Il n’y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus
qu’il n’y a de citoyens chinois. L’antiquité classique eut des républiques et des royau-
tés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n’eut
guère la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de
petits centres d’admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire relati-
vement restreint. La Gaule, l’Espagne, l’Italie, avant leur absorption dans l’empire
romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans
institutions centrales, sans dynasties. L’empire assyrien, l’empire persan, l’empire
d’Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n’y eut jamais de patriotes assyriens ;
l’empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne rattache ses origines à la
colossale aventure d’Alexandre, qui fut cependant si riche en conséquence pour l’his-
toire générale de la civilisation.
L’empire romain fut bien plus près d’être une patrie. En retour de l’immense
bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine, d’abord si dure, fut
bien vite aimée. Ce fut une grande association, synonyme d’ordre, de paix et de
civilisation. Dans les derniers temps de l’Empire, il y eut, chez les âmes élevées,
chez les évêques éclairés, chez les lettrés, un vrai sentiment de « la paix romaine »,
opposée au chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand
comme la France actuelle, ne saurait former un État dans l’acception moderne. La
scission de l’Orient et de l’Occident était inévitable. Les essais d’un empire gaulois,
au IIIe siècle, ne réussirent pas. C’est l’invasion germanique qui introduisit dans
le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à l’existence des nationalités.
Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes invasions du
Ve siècle jusqu’aux dernières conquêtes normandes au Xe ? Ils changèrent peu le
fond des races ; mais ils imposèrent des dynasties et une aristocratie militaire à des
parties plus ou moins considérables de l’ancien empire d’Occident, lesquelles prirent
le nom de leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie, une Lombardie ;
plus tard, une Normandie. La rapide prépondérance que prit l’empire franc refait
un moment l’unité de l’Occident ; mais cet empire se brise irrémédiablement vers le

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446 – Le nationalisme

milieu du IXe siècle ; le traité de Verdun trace des divisions immuables en principe,
et dès lors la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne s’acheminent par
des voies, souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence
nationale, telle que nous la voyons s’épanouir aujourd’hui.
Qu’est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C’est la fusion des popula-
tions qui les composent. Dans les pays que nous venons d’énumérer, rien d’analogue
à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l’Arménien, l’Arabe,
le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd’hui qu’au jour de la conquête. Deux
circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D’abord le fait que les peuples
germaniques adoptèrent le christianisme dès qu’ils eurent des contacts un peu suivis
avec les peuples grecs et latins. Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même
religion, ou, plutôt, quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc,
la distinction absolue des hommes d’après la religion, ne peut plus se produire. La
seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l’oubli de leur propre langue.
Les petits -fils de Clovis, d’Alaric, de Gondebaud, d’Alboin, de Rollon, parlaient déjà
roman. Ce fait était lui-même la conséquence d’une autre particularité importante :
c’est que les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands, avaient
avec eux très peu de femmes de leur race. Pendant plusieurs générations, les chefs
ne se marient qu’avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les
nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui
fit que la lingua francica, la lingua gothica n’eurent, depuis l’établissement des Francs
et des Goths en terres romaines que de très courtes destinées. Il n’en fut pas ainsi en
Angleterre ; car l’invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec elle ; la
population bretonne s’enfuit, et, d’ailleurs, le latin n’était plus ou, même, ne fut jamais
dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au
Ve siècle, Clovis et les siens n’eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.
De là ce fait capital que, malgré l’extrême violence des mœurs des envahis-
seurs germains, le moule qu’ils imposèrent devint, avec les siècles, le moule même
de la nation. France devint très légitimement le nom d’un pays où il n’était entré
qu’une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons
de geste, qui sont un miroir si parfait de l’esprit du temps, tous les habitants de la
France sont des Français. L’idée d’une différence de races dans la population de
la France, si évidente dans Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré dans
les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. La différence du
noble et du vilain est aussi accentuée que possible ; mais la différence de l’un à
l’autre n’est en rien une différence de race ; c’est une différence de courage, d’habi-
tude et d’éducation transmise héréditairement ; l’idée que l’origine de tout cela
soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d’après lequel la noblesse
dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands services rendus à
la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce système est établi comme un
dogme dès le XIIIe siècle. La même chose se passa à la suite de presque toutes
les conquêtes normandes. Au bout d’une ou deux générations, les envahisseurs
normands ne se distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n’en
avait pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse,
des habitudes militaires, un patriotisme qu’il n’avait pas auparavant.
L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la forma-
tion d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent
pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière
les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques,

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Le nationalisme – 447

même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L’unité se fait
toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été
le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle.
Le roi de France, qui est, si j’ose le dire, le type idéal d’un cristallisateur séculaire ;
le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu’il y ait ; le roi de France,
vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu’il avait formée l’a maudit, et,
aujourd’hui, il n’y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu’il valait et ce qu’il a fait.
C’est par le contraste que ces grandes lois de l’histoire de l’Europe occidentale
deviennent sensibles. Dans l’entreprise que le roi de France, en partie par sa tyran-
nie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays
ont échoué. Sous la couronne de Saint-Étienne, les Madgyars et les Slaves sont restés
aussi distincts qu’ils l’étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers
de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés
les uns aux autres. En Bohème, l’élément tchèque et l’élément allemand sont super-
posés comme l’huile et l’eau dans un verre. La politique turque de la séparation des
nationalités d’après la religion a eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la
ruine de l’Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq
ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n’ont entre elles presque
rien en commun. Or l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup
de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen
français ne sait s’il est Burgonde, Alain, Taïfale, Visigoth ; tout citoyen français doit
avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il n’y a pas en
France dix familles qui puissent fournir la preuve d’une origine franque, et encore une
telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements
inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes.
La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits
convergeant dans le même sens. Tantôt l’unité a été réalisée par une dynastie, comme
c’est le cas pour la France ; tantôt elle l’a été par la volonté directe des provinces,
comme c’est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit
général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c’est le cas pour
l’Italie et l’Allemagne. Toujours une profonde raison d’être a présidé à ces formations.

CM 46 Nationalisme

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LE POPULISME

Introduction
Les mouvements qualifiés de populistes sont totalement d’actualité en France
et en Europe dans les deux premières décennies du XXIe siècle. Leurs idées et leurs
modes d’expression sont d’une grande diversité. À la différence de nombreux mots
en « isme », le populisme ne désigne pas un système philosophique et politique
homogène, proposant une alternative tant économique qu’institutionnelle. Il se
caractérise par un discours opposant le peuple et les élites, considérées comme
corrompues, injustes, incompétentes, et faisant fi des intérêts et des difficultés des
catégories populaires. Le populisme peut s’exprimer à travers des protestations
spontanées, des mouvements politiques se voulant en rupture avec les partis tradi-
tionnels, et même s’incarner dans certains dirigeants.

I. Origine du mot. Connotations


Le terme de « populisme » est formé sur « populus », en latin « le peuple ». Le
mot est employé en français en 1912 par G. Alexinsky, auteur de Russie moderne. Il
désigne un membre d’un parti défendant des thèses socialistes en Russie, dans la
seconde moitié du XIXe siècle. Les « narodniki » veulent « aller au peuple » (narod :
le peuple en russe), travailler à son émancipation, défendre ses intérêts, dans une
société archaïque, préindustrielle. Dans la même période, on trouve un populisme
aux États-Unis qui met en valeur le peuple rural, acteur principal de l’Indépendance
américaine. La littérature française a connu en 1929 un courant littéraire, appelé
populisme, qui s’inscrivait dans la continuité du naturalisme du siècle précédent. En
politique, le terme est le plus souvent employé péjorativement par ceux qui voient
dans le populisme, une forme de démagogie, pouvant mettre en péril les institutions
démocratiques et l’unité nationale. Ils établissent une connexion entre populisme

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Le populisme – 449

et fascisme. Les partis qualifiés de populistes ne revendiquent pas le terme, mais


mettent bien en avant la défense du peuple contre les élites. Ils préfèrent « le
peuple », « les gens », aux « citoyens »

II. Racines historiques du populisme en France


L’histoire de la République française est marquée par des mouvements ponctuels
de protestation plus ou moins violents, stigmatisant une classe politique parlemen-
taire dont la réputation vient d’être entachée par des scandales judiciaires.

1. Le boulangisme
Dans les années 1885, le boulangisme est un premier mouvement populiste qui
secoue la IIIe République à ses débuts. Le nom vient du général Boulanger (1837-
1891), ministre de la Guerre en 1886-1887. Contrairement à une élite militaire de
tradition monarchiste, Boulanger apparaît comme un général républicain qui se
rend populaire en ne faisant pas tirer sur les mineurs de Decazeville. Il attise en
même temps le patriotisme revanchard en manifestant une franche hostilité à
l’Allemagne, en prônant une stratégie offensive et non plus défensive. Il adhère à
la Ligue des patriotes de Desroulède1. Evincé du ministère en mai 1987, il reçoit un
large soutien populaire et cristallise des mécontentements variés, il a des soutiens
contradictoires. Soutenu par les milieux populaires urbains, il bénéficie aussi de
l’aide financière des monarchistes et des bonapartistes, qui voient en lui l’homme
qui fera tomber la République, mais Boulanger n’ose se lancer dans un coup d’État.
Le boulangisme décline quand le général, qui s’est fait élire député de Paris en 89,
est poursuivi pour complot contre l’État et s’enfuit en Belgique. Il s’éteint avec le
suicide de Boulanger, en Belgique en 1891. Il est bien un mouvement populiste qui
met en cause les compétences et la probité du régime parlementaire2, rassemble des
mécontentements et des aspirations contradictoires, joue sur la fibre nationaliste.

2. Populisme et extrême-droite des années trente


La France des années trente connaît une crise à la fois économique, morale et
politique. Moins touchée par la crise mondiale que l’Allemagne, son économie subit
néanmoins un fort ralentissement qui affecte l’emploi, les revenus des classes moyennes
et populaires. L’action politique est entravée par l’instabilité des majorités et la précarité

1. Mouvement pionnier du nationalisme français, au début de la IIIe République. Son principal


animateur est Paul Dédoulède (1846-1914) qui fit évoluer le mouvement d’abord républicain vers
une franche hostilité au parlementarisme. La Ligue apporta son soutien actif à Boulanger, elle
fut dissoute en 1889. Elle réapparut pendant l’affaire Dreyfus et regroupa des antidreyfusards.
Elle eut aussi pour chef l’écrivain Maurice Barrès (1852-1935).
2. En 1887, éclate le scandale des décorations. Le député Wilosn, gendre de Jules Grévy, président
de la République, est accusé de monnayer l’obtention de la Légion d’honneur. Ce scandale
contraint Jules Grévy à la démission.

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450 – Le populisme

des gouvernements, elle est aussi entachée par des scandales tels que l’affaire Stavisky1.
Enfin le mécontentement affecte une large génération d’anciens combattants de 14-18
qui s’estiment mal récompensés de leurs sacrifices. C’est dans ce contexte de dépres-
sion que se développent l’antiparlementarisme, mais aussi la xénophobie et l’antisémi-
tisme. Ils sont encouragés par de nombreux mouvements d’extrême droite, telles les
ligues2, dont certains souhaitent l’instauration de régimes fascistes.

3. Le poujadisme
Le mouvement qui agita les années cinquante et la IVe République tire son nom
de Pierre Poujade (1920-2003), libraire de son métier. Il a pour origine une protes-
tation locale de commerçants contre les contrôleurs du fisc. Pierre Poujade prend la
tête en 1953 d’un mouvement de défense des commerçants et des artisans contre la
pression fiscale. Il est le principal leader de l’Union de défense des commerçants et
artisans (UDCA), qui donne naissance à un parti politique, l’UFF, Unité et Fraternité
françaises. L’UFF obtient près de 12 % des voix aux élections législatives de 1956 et
52 députés. Le poujadisme est l’expression d’une classe moyenne commerçante et
provinciale qui s’estime injustement traitée tant par le gouvernement et le Parlement
que par la bureaucratie. Il reprend des thèmes de l’extrême droite tels que l’antipar-
lementarisme, le corporatisme et les discours de Poujade témoignent régulièrement
d’un antisémitisme, prenant notamment pour cible Pierre Mendès-France, président
du Conseil en 1954. Le mouvement, par ailleurs partisan de l’Algérie française, dispa-
raît avec l’avènement de la Ve République en 1958.

III. Thèmes populistes

1. La haine des élites


Les défaillances, les erreurs d’appréciation, les égoïsmes des élites politiques
et économiques nourrissent une hostilité tenace de la part de ceux qui se voient
maltraités, exploités, méprisés. Le slogan « tous pourris », appliqué à tous les élus
est symtomatique d’un populisme, enclin à la généralisation, à l’invective globale
qui légitemerait le « dégagisme » électoral ou insurrectionnel. C’est d’abord l’élite
politique, donc les élus, qui est stigmatisée. Outre son incompétence – qu’elle parta-
gerait avec la haute fonction publique – sa méconnaissance des problèmes réels du
peuple, son indifférence teintée de mépris, le populisme lui reproche de s’enrichir

1. L’affaire Stavisky, nom d’un escroc mort dans des conditions mystérieuses en 1934, compromet
des personnalités proches du gouvernement. Elle entraîne les manifestations violentes du
6 février 1934, encouragées par l’extrême droite.
2. On citera les Jeunesses patriotes, Solidarité française, la ligue d’Action française. Les ligues
sont interdites par le gouvernement de Léon Blum en 1936.

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Le populisme – 451

avec l’argent public. Les élites économiques ne sont pas épargnées. Sont alors
pointés du doigt les salaires des patrons des très grandes entreprises. Le discours
populiste manifeste aussi son aversion pour les élites intellectuelles et culturelles.

2. L’antiparlementarisme et la critique des institutions


Sous les troisième et quatrième Républiques, qui privilégient le pouvoir législatif,
le Parlement devient le bouc émissaire du populisme. C’est alors le modèle autori-
taire qui s’impose comme alternative. Il est de nos jours fréquent que le mouvement
populiste rejette les élites constituées pour leur préférer un homme se proclamant
anti-système, non pas désireux de bouleversements sociaux réels, mais séduisant
les classes populaires par un style direct, simple, agressif et vulgaire. Le populisme
entend s’affranchir du politiquement correct, et préfère, aux analyses soucieuses
de comprendre une réalité complexe, les solutions simplistes, présentées comme
remèdes infaillibles. Mais le populisme, issu d’une crise bien réelle de la démocra-
tie représentative, peut aspirer aussi à une démocratie directe. Il défend le recours
au référendum d’initiative citoyenne.

3. Le nationalisme et la xénophobie. L’antimondialisme


La mondialisation suscite bien des peurs. Les délocalisations des entreprises
ont durement affecté l’emploi en Europe, la concurrence des pays émergents est
aussi cause de chômage. Le populisme en Europe ou aux États Unis fait son lit sur
l’appauvrissement de la classe ouvrière, des classes moyennes inférieures, sur la peur
du déclassement de ces catégories. Celle-ci va souvent de pair avec la xénophobie.
Les migrants peuvent être pris pour cible du discours populiste en ce qu’ils repré-
senteraient une menace pour l’emploi, une charge sociale, voire un danger mortel
pour la sécurité du territoire. Le populisme a tendance à voir dans le migrant un
parasite social ou un terroriste en puissance.

4. Un certain antilibéralisme
La défense indignée du peuple, des petites gens, s’en prend toujours aux riches,
au pouvoir de l’argent. Elle rejoint la dénonciation du capitalisme par les courants
socialistes et communistes. C’est là un point de jonction entre le populisme et les
discours de la gauche. Le populisme actuel s’en prend aux effets du libéralisme
mondialisé, condamne à la fois le libre-échange, les dérèglementations, la flexi-
blité, le travail précaire, et le plus souvent manifeste son attachement aux services
publics et à la protection sociale.

5. L’euroscepticisme, le souverainisme
Autre bouc émissaire du populisme – avec la classe politique nationale et les
dirigeants économiques – l’Union européenne, ses institutions, accusées d’imposer aux
entrepreneurs et aux agriculteurs des directives injustes et contraignantes. D’abord

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452 – Le populisme

réfractaire à l’État et à la fonction publique nationale, le populisme se dresse contre


l’Europe. Cette europhobie est partagée par tous les courants populistes, aussi bien
au Royaume Uni, en France, qu’en Europe de l’Est. L’Europe porte atteinte aux liber-
tés des citoyens, bafoue l’État Nation, elle est une charge financière écrasante, elle
se laisse envahir par des vagues de migrants, tels sont les reproches constants venus
des mouvements populistes, qui peuvent réclamer que leur pays sorte de l’Europe.

IV. Le populisme sur l’échiquier politique européen


Le populisme invective ceux qui exerce le pouvoir, par conséquent les partis de
gouvernement, qu’ils soient conservateurs ou progressistes. S’en prenant aux institu-
tions, il se retrouve dans les partis qui font profession de les combattre, qui font rêver
de rupture, d’assainissement. Ainsi la conjonction s’opère entre populismes et partis
situés aux extrêmes. La critique du populisme souligne non sans raison sa parenté
ancienne avec l’extrême droite, perceptible tant dans ses thèmes – hostilité à la repré-
sentation parlementaire, nationalisme, xénophobie – que dans des modes d’expression
violente. Mais le populisme déborde des idéologies constituées, et dans ses manifesta-
tions parfois spontanées, emprunte aussi bien à la droite radicale qu’à la gauche quand
celle-ci énonce franchement une critique du libéralisme et de ses effets. Il convient
pourtant de parler avec prudence d’un populisme de gauche, le qualificatif étant souvent
employé par les adversaires de la gauche radicale, pour la discréditer.

Conclusion
Dans la diversité de ses formes, dans ses contradictions, le populisme se présente
avant tout comme la preuve d’une démocratie en crise. On peut le voir comme la réplique
sporadique, passionnelle aux défaillances morales de la représentation politique, aux
injustices induites par le système économique. Mais tout discours populiste recèle une
instrumentalisation des affects par les acteurs de la scène politique.

ْ Prolongements

Il n’est pas inutile de prolonger la réflexion sur le populisme avec le mouvement des
« Gilets jaunes » que connut la France à partir de l’automne 2018. Il se manifeste d’abord
par une protestation contre la hausse du prix du gas oil et la limitation de vitesse, puis
cristallise une série de mécontentements, liés aux inégalités matérielles, aux condi-
tions de travail. Il prend une ampleur dans tout le pays au fil des semaines et s’exprime
par le siège de carrefours ou des manifestations, émaillées d’incidents violents, à Paris,
Toulouse, Bordeaux. Le mouvement est inédit en ce qu’il se développe loin des partis
politiques et des syndicats, qu’il n’a pas de véritable leader à l’échelle nationale, ni de

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Le populisme – 453

structure pyramidale. Il est bien l’expression d’une colère forte, longtemps contenue,
d’une population résidant plutôt dans des zones périurbaines ou rurales, aux revenus
moyens ou faibles, contre un gouvernement jugé arrogant, indifférent aux problèmes de
la vie quotidienne. Il a en commun avec les populismes une hostilité envers les élites et
des revendications variées, voire contradictoires. Expresssion d’un réel malaise social, le
mouvement des Gilets jaunes nous force à une réflexion sur les objectifs et les procé-
dures de la démocratie, sur le renforcement de celle-ci.

ْ Annexe
Provenance des thèmes populistes.
Anticapitalisme. Extrême gauche
Antiparlementarisme. Extrême droite.
Attachement à la protection sociale, aux droits syndicaux. Gauche, Extrême gauche.
Défense du petit commerce, de la petite entreprise. Droite, extrême droite.
Euroscepticisme, europhobie, souverainisme. Gauche et droite.
Ennemis : les patrons, la finance. Extrême gauche
Ennemis : les fonctionnaires, les technocrates. Extrême droite
Ennemis : les étrangers, les immigrés. Extrême droite.

Textes sur le populisme

Yves Charles Zarka


1 « Le populisme et la démocratie des humeurs », éditorial du n° 49 de la revue
Cités, n° intitulé « le populisme, contre les peuples ? », 2012.

Une analyse critique sur l’usage du populisme.


Le retour du populisme et son extension ne sont pas la réactivation d’une essence
transhistorique de la manipulation des peuples. Ce qui caractérise le populisme
aujourd’hui, c’est qu’il se développe dans les sociétés démocratiques dont les popula-
tions sont en général dotées d’un haut niveau d’éducation et ne se laissent pas manipu-
ler facilement parce qu’elles comprennent les stratégies politiques des uns et des
autres. Sa cause est plus profonde : elle concerne un aspect de la dégradation de la
démocratie aujourd’hui, c’est pourquoi le populisme n’est pas le fait d’une seule partie
mais de la plupart. Il est difficile d’y résister. Pour le dire en une phrase : le populisme
devient en effet un mode dominant du rapport aux citoyens dans des démocraties
qui ont perdu le sens de la délibération publique, de la consultation populaire et du
bien commun. En effet, l’exercice du pouvoir politique est aujourd’hui scindé en deux
dimensions très différentes l’une de l’autre. La première consiste en une technicisation
politique biaisée. (…) Cependant, pour que ce qui n’est plus une pratique démocra-
tique du pouvoir puisse passer encore pour de la démocratie, il faut faire intervenir
la seconde dimension de l’exercice du pouvoir. Cette seconde dimension consiste en
une excitation des humeurs des populations : en particulier par la peur.

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454 – Le populisme

Jacques Rancière
2 La Haine de la démocratie, La Fabrique Éditions, 2005.

Une définition du populisme… contre les détracteurs du populisme.


Populisme est le nom commode sous lequel se dissimule la contradiction
exacerbée entre légitimité populaire et légitimité savante, la difficulté du gouver-
nement de la science à s’accommoder des manifestations de la démocratie et
même de la forme mixte du système représentatif. Ce nom masque et révèle en
même temps le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans peuple, c’est-à-dire
sans division du peuple : gouverner sans politique.

Joël Gaubert
3 « Malaise populiste dans la démocratie contemporaine », in Cités, n° 49, intitulé
« le populisme contre les peuples ? », 2012.

3) Remédier au populisme.
Ainsi, si l’on veut vraiment résoudre le problème du populisme, qui semble
bien revenir à l’ordre du jour de nos démocraties désenchantées, ce n’est pas en
se détournant du modèle représentatif – dont les pathologies produisent, en
réaction, le rejet des élites et des institutions établies par un peuple alors séduit
par d’habiles tribuns aux pouvoirs décuplés par un système médiatique tentaculaire
– pour s’en remettre au modèle participatif au nom d’une « démocratie directe »
censée être plus en adéquation avec les aspirations des citoyens, ou encore avec
« la vie des vraies gens d’en bas », ce qui ne peut manquer, là aussi, de produire
de dangereuses dérives, anarchiques d’abord puis, bien vite, despotiques, l’éli-
tisme autocratique et le populisme démagogique s’entre-fécondant alors de façon
exponentielle et de plus en plus irrésistible. On ne peut remédier à la crise des
démocraties contemporaines qu’à condition de « reprendre » (au double sens de
retenir et de refonder) les modèles représentatif et participatif pour en faire la
synthèse par l’intégration d’un modèle délibératif qui, bien entendu et pratiqué,
remette la discussion mais aussi l’instruction de tous au principe d’un bien-vivre
ensemble et personnel, libre, égal et fraternel.

CM 47 Populisme

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LES PEUPLES ET LES SOCIÉTÉS
AUTOCHTONES

ώ Frise chronologique n° 35

ْ Environ -2,8 millions d’années ْ 1913


-vers 3300 a. J.-C. Totem et tabou, Freud.
Préhistoire. ْ 1929
ْ Vers 3300 Malaise dans la Civilisation, Freud.
Apparition de l’écriture. ْ 1931
ْ 1492 La mentalité primitive, Lévy-Bruhl.
Découverte de l’Amérique ْ 1952
par Christophe Colomb. Race et Histoire, Lévi-Strauss.
ْ 1534 ْ 1955
Découverte du Québec par Jacques Sociologie actuelle de l’Afrique noire,
Cartier. Balandier.
ْ 1767 ْ 1962
Découverte de Tahiti par Samuel Wallis. La Pensée sauvage, Lévi-Strauss.
ْ 1580 ْ 1974
Essais, Montaigne. La Société contre l’État, Clastres.
ْ 1772 ْ 2007
Supplément au Voyage de Bougainville, La Déclaration des Nations unies
Diderot. sur les droits des peuples autochtones
ْ 1876 est adoptée à l’assemblée générale
La Civilisation primitive, E.-B. Tylor. de l’ONU.

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456 – Les peuples et les sociétés autochtones

Introduction
Si, à l’évidence, les hommes forment des sociétés, il semble souvent très difficile
de définir clairement cet espace de vie en collectivité. En effet, pour y parvenir, il
faut, chaque fois, déterminer des critères « objectifs » permettant de classer et, le
plus souvent de hiérarchiser. Il est donc toujours nécessaire d’établir des ensembles,
de regrouper des pratiques aussi différentes que l’art, la morale, le politique en des
unités globales identifiables. Rapidement, les ethnologues, anthropologues et socio-
logues distinguèrent des « degrés » de civilisation. Leur pensée détermina des socié-
tés simples, « sauvages », naturelles, souvent considérées comme « primitives », et
d’autres, organisées de manière complexe, possédant des techniques et des pratiques
intellectuelles, définies comme « civilisées ».
Le plus souvent, les sociétés ainsi déterminées sont assimilées à des moments,
à des étapes dans l’histoire humaine. La « primitive » serait ainsi la plus ancienne.
Clanique, elle est fondée sur une possession collective des biens, de la terre, sur
une économie naturelle fondée sur la cueillette, la chasse, la pêche. La « civilisée »,
quant à elle, débute dès le néolithique quand s’organisent élevage et agriculture mais
se structure en tant que telle surtout avec l’antiquité et l’apparition d’une propriété
privée garantie par l’état, d’une organisation politique reposant sur des classes ou
des castes, et, plus tard, par des modes de production complexes, du système féodal
aux structures marxiste et capitaliste.
L’analyse de ces différentes formes sociales connaît des étapes marquées, le
développement de la croyance dans le progrès au XVIIIe siècle fera des sociétés
industrialisées un modèle à rechercher et conduira à considérer les sociétés moins
technologiquement avancées comme inférieures. C’est la fin de l’esclavagisme, le
retour à des idéologies valorisant la nature et l’égalité qui permettront à ces sociétés
primitives d’être considérées comme des cultures à part entière, dont la « valeur »
est égale à celle des autres.
Les appellations de ces sociétés et de ces peuples ont beaucoup varié au cours de
l’histoire. On a utilisé tout à tour les adjectifs « primitifs », archaïques, « premiers »…
On reproche aujourd’hui à tous ces termes une dimension axiologique1 marquée
soit par le racisme, soit par des ségrégations historiques ou politiques. Une longue
concertation incluant ces sociétés a abouti, lors du vote de l’ONU à l’appellation de
« peuples autochtones ». Le pluriel a d’ailleurs été l’objet de discussions animées
durant plusieurs années2.

1. Axiologique : qui classe moralement les valeurs.


2. Cf. les analyses d’Irène Bellier, anthropologue, in Droits des peuples autochtones — Des Nations
unies aux sociétés locales, Irène Bellier, Leslie Cloud, Laurent Lacroix, 2d L’Harmattan, 2017.

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Les peuples et les sociétés autochtones – 457

I. Définir la société longtemps dite « archaïque »

1. Une analyse difficile à établir


L’anthropologie et l’ethnologie peinent encore aujourd’hui à définir les sociétés
qui ont précédé celles que l’on nomme « modernes ». Les termes employés vont de
« sauvages », voire « barbares » à « primitives », « premières » et, le plus souvent au
XXIe siècle, « archaïques ». Depuis 2007, et la Déclaration votée à l’ONU, on adopte
la terminologie retenue de « peuples autochtones ».

a. Une origine mythique


La conception du « bon sauvage » est née dès la légende antique d’un âge d’or
durant lequel l’humanité aurait été plus heureuse. Organisée en mythe utopique
avec les grandes découvertes (Montaigne ouvre la voie avec ses « cannibales ») et
théorisée par les philosophes des Lumières (Rousseau, Montesquieu et Diderot1
notamment), cette référence philosophique et idéologique a permis de réfléchir sur
la complexification progressive des groupes humains.
Les sociétés dites « sauvages », plus « primitives », plus naturelles aux yeux
des penseurs, furent longtemps considérées comme supérieures puisqu’elles ne
connaissent que la Nature, l’égalité des conditions et rappellent un âge d’or initial,
parfois même le Paradis d’avant la chute dans le monde judéo-chrétien.

b. Civilisation et culture
Mais « le bon sauvage » ne suffit pas à analyser les sociétés traditionnelles et
originelles. La complexité définitionnelle tient en réalité à la difficulté à cerner ce
que l’on peut appeler « civilisation ». Souvent associée à la « culture », elle désigne
un ensemble subtil recouvrant à la fois les croyances, les connaissances, les arts, les
lois et l’éthique, les usages coutumiers ainsi que toutes les habitudes ancrées dans
un groupe. Ainsi, E.B. Tylor2, référence en la matière, détermine trois stades d’évo-
lution : l’état sauvage, le barbare et celui de civilisation. À la suite de Spencer3, on
considère qu’une société est « civilisée » quand elle est complexe, hétérogène, et
qu’elle différencie ses organes selon les fonctions.

c. Les critères de différenciation


La société « moderne » serait urbanisée, l’autochtone, pré-urbaine. La première
serait technologique et industrialisée, la seconde, rurale et paysanne. Enfin, l’on consi-
dère qu’une société sans écriture ni productions intellectuelles « inutiles » c’est-à-
dire à seule visée esthétique et sans utilité immédiate peut être considérée comme
1. Montaigne, « Des cannibales », Essais, I, ch. 31, 1580 ; J.J. Rousseau, Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes 1758 et Émile ou De l’éducation, 1762 ; Montesquieu,
« les Troglodytes » (lettres XI à XIV) in Les Lettres persanes, 1721 ; Diderot, Supplément au
Voyage de Bougainville, 1772.
2. E. B. Tylor, La Civilisation primitive (Primitive Culture), 2 vol., Paris, 1876.
3. H. Spencer, The Principles of Sociology, Londres, 1876.

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458 – Les peuples et les sociétés autochtones

« première ». Pour beaucoup, la religion permet d’établir une conception assez nette
de l’évolution des sociétés. Les plus abouties seraient, en effet, celles qui ont des
croyances étroitement liées à un système moral très complexe et qui remplacent la
magie. Parfois, on considère que c’est le passage d’un animisme adorant des dieux
zoomorphes à une croyance en des divinités anthropomorphes qui caractérise la
différence entre société dite « primitive » et la « civilisée ».

d. Une distinction symbolique


En fait, il semble extrêmement difficile d’établir une classification très précise
puisque si dans les domaines scientifiques et philosophiques, l’écriture permet de
situer et d’évaluer une société, dans l’art, en revanche, la perfection technique est
atteinte dès les peintures pariétales pré-historiques. De plus, toute société même très
ancienne, connaît l’existence de « styles » esthétiques et de « canons » et, souvent,
une différenciation entre une élite amatrice d’art et une population moins formée.
Pour éviter une division arbitraire et discriminatoire entre « sauvages » et « civili-
sés », société primitive et moderne, les anthropologues et les sociologues (surtout
allemands) proposent une partition entre « civilisation » et « culture ». La première
désigne les créations sociales mises en œuvre pour permettre à la société de contrô-
ler ses conditions de vie ; la seconde serait l’expression des manifestations de la vie
de cette société : religion, art, idéologies.
Marcel Mauss a finalement proposé de considérer que la « civilisation » peut être
partagée par plusieurs sociétés et se déployer sur une durée aléatoire. La culture
dépasserait alors la question d’un groupe particulier et pourrait être commune à
plusieurs ensembles humains.

2. Définir une société


Toute société se constitue et s’analyse à partir de ses origines, du moins du
« roman » qu’elle se crée à leur propos. Les sociétés dites « sauvages » ou « primi-
tives » s’appuient ainsi le plus souvent sur une naissance an-historique. Elles se
conçoivent comme produites par un ou des dieux, apparaissant de manière abrupte
et absolue à un instant donné. Les sociétés dites « civilisées », elles, se pensent dans
un commencement relatif, historique et se donnent même le plus souvent une date
d’apparition. Les premières naissent dans un temps cyclique, elles démarrent après
une autre étape totalement abolie, les secondes s’inscrivent dans une durée linéaire.

a. Les fondements
La société implique un contrat pour advenir. Jamais signé ni même totalement
explicité, il s’impose comme structure sous-jacente nécessaire, comme fondement.
Les marxistes définissent la société autochtone comme économiquement faible.
Seulement construite autour de la subsistance, elle vit la rareté et le manque. Ainsi
s’expliquent pour eux le recours au symbolique, au magique, au religieux. Sa division
et sa composition se fondent uniquement sur la partition entre vie et mort. Pour

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Les peuples et les sociétés autochtones – 459

Freud1, c’est la violence qui caractérise la naissance de ces sociétés. Elles reposent
toujours sur un homicide (Abel et Caïn, Remus et Romulus). Le crime premier consti-
tue le groupe qui établit à la fois la transgression et la norme à partir de cet acte
originaire. Le conflit serait donc l’infrastructure originaire des sociétés.

b. Des sociétés sans État


Pierre Clastres2, à partir de ses observations de sociétés indiennes d’Amérique,
note que si le politique existe effectivement dans ces sociétés « primitives », c’est
l’absence d’État constitué qui les caractérise prioritairement. Il remarque que tout
est fait pour sans cesse lutter contre tout clivage interne. Il affirme même que « l’his-
toire des peuples sans histoire c’est (…) l’histoire de leur lutte contre l’État. »3 Cela
n’est possible que dans un groupe qui ne se conçoit pas comme étant à l’origine
de sa constitution. Il ne dépend pas des hommes mais du symbolique, du principe
sacré auquel il s’assujettit. En outre, dans cet ensemble social, aucune autonomie
individuelle n’est possible.

c. Le rapport à l’Histoire
Ces peuples, autrefois qualifiés de « sauvages », de « barbares » ou de « primitifs »
sont appelés ainsi en raison de critères culturels. Ce ne sont ni leur degré de techni-
cité ni leur capacité à maîtriser une écriture, ni une structure sociale simple seuls
qui les distinguent. En réalité, ce qui permet de déterminer un archaïsme sociétal,
c’est l’absence de conscience d’être dans un déroulement historique qui unit tous ces
critères et caractérise le mieux ce type de société. Georges Gurvitch4 distingue ainsi
les sociétés « prométhéennes » qui sont conscientes de leur histoire et tentent de
lutter contre leur déterminisme et les autres, celles qui le subissent et se résignent.

d. La naissance d’une nouvelle science humaine


Depuis Marcel Mauss, l’étude de ces sociétés est devenue une science -l’anthro-
pologie5 — où de grands savants se sont illustrés. Claude Lévi-Strauss, en appliquant
à l’ethnologie les méthodes structuralistes, a mis en évidence les traits communs à
toute l’humanité, sur les liens de parenté, le rapport à la mort, à la nourriture, les
questions sur l’au-delà, que l’on vive dans des huttes ou que l’on joue avec les objets
de la technologie la plus avancée.

1. Cf. Malaise dans la Civilisation (1929) et Totem et tabou (1913).


2. P. Clastres, (1934-1977), est un ethnologue qui a publié, notamment une Chronique des Indiens
Guayaki en 1972 et La Société contre l’État en 1974.
3. La Société contre l’État, chap. 11, p. 186, les Éditions de Minuit, 1974.
4. G. Gurvitch, La Vocation actuelle de la sociologie, t. I, 3e éd., PUF, 1963.
5. Marcel Mauss distingue ainsi l’ethnologie (qui observe et collecte des faits) de l’anthropologie
à proprement parler qui analyse, synthétise, différencie et théorise. Aujourd’hui, on les unit :
l’anthropologie étudie un peuple précis et l’ethnologie son histoire.

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460 – Les peuples et les sociétés autochtones

II. Une manière particulière de penser le monde

1. Une mentalité spécifique ?


a. Une relation particulière au réel
Dans ces sociétés, la réalité ne peut se comprendre qu’à travers une lecture
symbolique du monde. Le réel n’est donc pas un objet de pensée seulement mais
également le produit d’un univers surnaturel que seules la magie, la religion ou des
modalités particulières peuvent permettre d’approcher.
Les rêves révèlent pour beaucoup de peuples autochtones, la vérité d’un monde
où les puissances surnaturelles peuvent communiquer avec les hommes. Ils les
étudient, les interprètent, les utilisent pour comprendre l’univers. Les éléments
oniriques sont symboliques et donc, pour eux, hautement explicatifs, ils permettent
une réelle participation humaine au monde. De même, la folie semble être importante
et à analyser. Toute présentation allégorique, toute création imaginaire, mytholo-
gique qui permet de comprendre les phénomènes en les expliquant par une causa-
lité originaire sacrée est essentielle dans ces sociétés.
De même, l’art manifeste l’interpénétration du jugement et de l’affectif, signale la
croyance en une harmonie entre subjectif et objectif, rappelle la possibilité d’expli-
quer tout phénomène par une intervention surnaturelle, révèle le pouvoir de la
magie sur le réel. Gaston Bachelard a montré que toute poésie -même « civilisée » et
« moderne » -mettait en jeu les archétypes de l’inconscient et les acquis archaïques.

b. L’animisme
L’École animiste, représentée par Tylor, Spencer et Frazer1, définit ce type de
société comme cherchant à expliquer son environnement, ses rêves par l’existence
d’âmes comparables à la sienne, capables d’agir et de produire les phénomènes
qu’elle constate. Pour Durkheim2, qui s’élève contre cette conception -qui fait de
ces sociétés des groupes manifestant un jugement erroné — cette pensée magique
est la première étape de la rationalité scientifique. Elle est une approche implicite
de ce que les sciences modernes explicitent. Les sociétés autochtones, selon lui,
sont capables de rationalisation, d’abstraction, de classification et de déduction.

1. cf. Pour Tylor et Spencer supra p., Cf. J. Frazer, Le Cycle du rameau d’or, 12 vol., Paris, Geuthner,
1925-1935, rééd. Le Rameau d’or, 4 vol., Paris, Robert Laffont, 1981-1984 (The Golden Bough, A
Study in Magic and Religion, Londres, Mac Millan, 12 vol., 1911-1915).
2. Cf. Formes élémentaires de la vie religieuse, Le système totémique en Australie 1912, Les Presses
universitaires de France, 1968, cinquième édition, 647 pages. Collection : Bibliothèque de
philosophie contemporaine.

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Les peuples et les sociétés autochtones – 461

c. « Participer » au monde
Lucien Lévy-Bruhl1 s’oppose à ces deux conceptions et développe l’idée que les
hommes « primitifs » (on dirait aujourd’hui « autochtones ») pensent d’une manière
différente de la nôtre. Pour lui, ils sont conditionnés par les représentations mentales
collectives, transmises de génération en génération, et liées à des affects et à des
catégories précises. Selon lui, ces peuples pensent la réalité à travers le prisme de
leurs croyances, ils ne l’observent pas, n’élaborent pas d’hypothèses à vérifier, ils se
réfèrent à une attitude qu’il qualifie de « prélogique ». Il ne s’agit pas d’une manière
de penser antérieure à celle des modernes mais d’une liaison différente au réel. Ils
participent pleinement à la nature. Pour eux, l’on peut être à la fois soi-même et
autre chose, son animal totem, par exemple.
Ainsi s’explique selon lui l’abondance lexicale de ces populations qui disposent
d’un très grand nombre de mots pour désigner une même chose, mais aussi leur
conception particulière de la causalité. Pour eux, un phénomène est une circonstance
permettant à une puissance surnaturelle d’intervenir et d’agir. L’univers est organisé
par des forces bénéfiques ou maléfiques, c’est un continuum auquel l’homme appar-
tient pleinement lui-même. Ainsi la magie est-elle essentielle pour tenter d’agir, pour
entrer en contact avec ces puissances transcendantes et sacrées. Participer c’est se
fondre dans un tout, et, pour tout être, ne pas être conçu comme un individu. Le
subjectif n’est pas différencié de l’objectif, le symbole domine le concept, la fonction
fabulatrice est supérieure à la pensée logique, le jugement est pénétré par l’imagi-
nation et l’affectivité. Le monde n’est alors conçu que dans un ensemble symbolique
cohérent, collectif qui unit l’esprit et l’affectif. Il n’y a donc jamais de contradiction,
ni de généralisation ni d’organisation hiérarchisée des concepts.

d. L’autochtone n’est pas le primitif


Lévy-Bruhl puis Gerard (Gerardus) Van der Leeuw2 ou Georges Gusdorf3 consi-
dèrent qu’il s’agit en fait une structure humaine permanente, proche du concret
que la pensée rationaliste tend à occulter. En fait, beaucoup de penseurs, comme
Bergson4 notamment, considèrent que le naturel a été dissimulé sous l’acquis et que
la vie sociale archaïque serait aisée à ré-instituer, tout comme ses modalités intellec-
tuelles. Les peuples modernes auraient simplement conservé intacte leur capacité
fabulatrice. Carl Gustav Jung associe leur pensée à l’inconscient collectif et consi-
dère sa connaissance comme indispensable au psychanalyste.

1. Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), cf. La mentalité primitive (The Herbert Spencer Lecture delivered
at Oxford, 29 may 1931), Oxford Clarendon Press, 1931.
2. Gerardus Van der Leeuw, 1890-1950. Cf. La Religion dans son essence et ses manifestations :
une étude en phénoménologie, 1938, éd. française : Payot, trad. J. Marty, 1948.
3. Georges Gusdorf (1912-2000). Cf. L’expérience humaine du sacrifice, PUF, 1948 et Mythe et
métaphysique, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique, 1953, réédité en 1984,
coll. Champs.
4. Bergson (1859-1941). Cf. Les deux Sources de la morale et de la religion, 1932, rééd. 2013, PUF,
Quadrige.

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Claude Lévi-Strauss, quant à lui, refuse le terme d’ « archaïque » et propose celui


de « pensée sauvage ».1 Il note que cette manière de concevoir ne hiérarchise pas
mais classe par ressemblance et ne sépare pas le culturel du naturel. Pour lui, cette
pensée qui s’appuie sur des fondements essentiels à toute constitution de société
(comme les liens de parenté et les interdits par exemple) est bien « archaïque » mais
dans son acception absolue de fondatrice, de profondément ancienne.

2. Des organisations sociales originales


a. L’anthropologie sociale
Cette science humaine est récente, elle est née de l’étude des sociétés « archaïques ».
Elle a une approche holiste de ces groupes sociaux : elle doit en saisir la totalité.
Elle se fonde sur un observateur qui analyse un groupe spécifique, nécessairement
restreint, mais qui s’appuie sur sa propre expérience. Elle se distingue de la socio-
logie qui repose sur des statistiques, des questionnaires. Au XIXème s, plus parti-
culièrement, l’ethnologie analyse essentiellement les « sauvages », les « primitifs ».
L’influence darwinienne la conduit rapidement à étudier l’évolution des sociétés
humaines. Elle s’appuie alors sur l’observation directe de peuples sans écritures,
sur l’étude spécifique des contes et légendes transmis oralement de génération en
génération, sur celle des rites et des croyances…
Les premières classifications firent ressortir quelques caractéristiques constitu-
tives des sociétés dites archaïques.

b. Les rapports humains fondateurs


Ces sociétés reposent sur les structures de parenté. Les liens d’alliance, de
consanguinité, les tabous qui leurs sont associés composent des éléments essentiels.
Entre les groupes familiaux se développent des relations de dons et de contre-dons
permettant au donateur de gagner en prestige et en statut social et contraignant le
donataire à offrir en retour plus qu’il n’a reçu. La coutume rythme et organise tout
le système relationnel. Chaque acte est, en fait, inséré dans un ensemble social
complexe et global : il est inscrit dans le contexte politique, marqué par le religieux,
compris dans l’économie. En outre, il est aussi enrichi d’une force psychique et affec-
tive, d’une valeur intellectuelle et éthique.

c. Des structures sociales particulières


La société « archaïque » est caractérisée par un petit nombre de membres, de
quelques centaines à quelques milliers le plus souvent. Ainsi toutes les relations
entre personnes sont directes, orales et stables. De plus, les déplacements sont
peu nombreux, si les unités d’habitation sont de nature et d’importance variables,
elles servent de support aux échanges économiques et politiques. Les rôles sont
peu différenciés. Le nombre restreint d’individus impose, en effet, un partage d’acti-
vités. En outre, les techniques et les moyens employés sont communs à tous et

1. Claude Lévi-Strauss, (1908-2009), La Pensée sauvage, Plon, 1962.

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Les peuples et les sociétés autochtones – 463

visent à la survie. Il faut produire ce qui va faciliter la recherche de nourriture, la


confection de vêtements, l’édification d’abris, les outils, les instruments de chasse,
les armes… Chacun peut donc assumer plusieurs fonctions (politique et militaire
(de chef), familiale (de père), juridique, morale et religieuse (de « juge », de profes-
seur et de prêtre)…
Ces sociétés sont organisées en groupes selon des principes différents (famille,
village, tribu, clan) mais ces unités sont toujours closes (on y entre par hérédité et
naissance), et obligatoires (impossible d’être en dehors). Appartenir à un groupe est
normal et nécessaire, les critères sont soit l’âge, le sexe, le voisinage, la parenté
mais il est fondamental d’être identifié comme membre d’une structure pour assurer
la survie de l’ensemble.
Ainsi, il est évident que tout changement social est difficile à mettre en place et,
s’il se produit, c’est très lentement. La rencontre avec les sociétés « civilisées » a d’ail-
leurs été un choc, souvent destructeur, parce que trop rapide, offrant des techniques
et des structures très différentes détruisant rapidement les coutumes et les tradi-
tions. Chaque fois, c’est une désintégration, une dislocation sociale qui se produit.

III. Des caractéristiques précises


Ces structures fermées reposent sur des différenciations aisées à faire et impos-
sibles à modifier le plus souvent.

1. Les distinctions de sexe et d’âge


Les femmes sont chargées des enfants, des travaux domestiques quand les
hommes effectuent les tâches complexes, difficiles et loin du foyer. Si les femmes
peuvent avoir une réelle influence politique, le plus souvent, le pouvoir est entre
les mains des hommes (même s’il y a des reines, ou des cheffes, elles sont généra-
lement dépendantes de leurs chefs de guerre masculins ou des décisions d’un parle-
ment viril).
L’âge est un critère essentiel, les vieillards sont considérés comme expérimentés,
nécessaires parce qu’ils conservent la mémoire du passé, des usages et des coutumes.
Ils gouvernent parfois, dans de très rares cas de gérontocratie. Ils possèdent souvent
des connaissances magiques et en tirent une réelle puissance. Les changements
d’âge sont généralement ritualisés et marqués par des cérémonies. Les plus jeunes
sont progressivement « initiés » avant l’entrée dans l’âge adulte.

2. Les familles
Toutes ces sociétés distinguent nettement les relations amoureuses et sexuelles
occasionnelles et les unions officielles qui assurent des relations stables dans le
groupe et avec les autres qui sont à proximité. Le mariage est donc fortement

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réglementé, du choix de l’épousée à la cérémonie, des cadeaux ou des « prix » à


payer, aux disproportions entre les deux familles, celle de l’homme donnant plus
que celle de sa femme. La polygamie (plusieurs épouses) ou la polyandrie (plusieurs
maris) sont exceptionnelles dans ces sociétés ; l’adultère et le divorce peuvent parfois
être admis, l’inceste, lui, est toujours interdit.
Mariage, naissances, reconnaissance de la parenté sont donc fondateurs : la
procréation est la seule certitude de durée du groupe, la légitimité des enfants doit
être assurée par des relations fortes de parentèle. Les unions sont généralement
exogamiques (on ne se marie pas avec une personne du même lignage). Les groupes
élaborent souvent un système complexe de liens entre les familles afin d’assurer un
ensemble cohérent. La famille nucléaire (parents-enfants) est très souvent élargie,
les couples résidant chez les membres de la famille paternelle (habitat dit « patri-
local ou virilocal ») ou maternelle (« matrilocal ou uxorilocal »). Les frères et sœurs
peuvent également cohabiter dans des maisonnées étendues. Les liens sont le plus
souvent unilinéaires (la famille est établie à partir d’un seul parent, le père le plus
souvent) mais le lignage n’interdit pas l’adoption. Le « clan » est un terme dont le
sens varie beaucoup, mais il désigne toujours un groupe de descendance unilinéaire.

3. Structures « politiques » et « économiques »


Ces sociétés sont marquées par des hiérarchies nettes : chaque individu y a un
statut, c’est-à-dire une position sociale qui lui impose des devoirs et lui garantit
des droits. Cette situation est relative, elle détermine les relations interperson-
nelles et les codifie. Dans certains cas, celui des sociétés fondées sur des systèmes
de castes1 notamment, le contact entre « inférieurs » et « supérieurs » impose des
rituels de purification.
Le travail est donc lié à ces systèmes sociaux : on travaille pour servir autant
le groupe que soi-même. La conscience d’être employé ou employeur n’existe pas,
chacun œuvre dans une série d’obligations sociales. Les tâches sont divisées selon
l’âge et le sexe, les forces, la collaboration et la coordination dépendent de la struc-
ture de parenté, l’essentiel est généralement lié à la production de nourriture. La
terre peut appartenir soit au groupe soit à des familles, le plus souvent la nourri-
ture revient au ménage, la maison au chef, les outils et les instruments à leurs utili-
sateurs, les productions religieuses et culturelles à tous le plus fréquemment. Cela
met en place un système élaboré de dons et de contre-dons, de services réciproques
et d’échanges qui unissent davantage la société.
Les pouvoirs sont rarement dissociés, le chef est à la fois l’autorité politique,
judiciaire et morale, voire religieuse. Les petites sociétés sont généralement fondées
sur la parenté et n’ont pas « d’état ». Les états unitaires ont un pouvoir central fondé
sur des principes éthiques reconnus par tous.

1. La « caste » est une classe sociale fermée, qui exclut toute personne extérieure, attachée à
des usages fixes (cf. en Inde).

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Les peuples et les sociétés autochtones – 465

La régulation sociale repose donc sur le pouvoir familial, politique et religieux


mais également sur la transmission des valeurs communes, donc sur une éducation
des jeunes. Sans écriture, la plupart de ces sociétés enseignent par la participa-
tion à la vie du groupe, les enfants apprennent par l’imitation, les sanctions et les
récompenses assurent une transmission efficace. L’acte de transgression est ainsi
montré comme « tabou », interdit, puni par la société et les dieux. Le droit n’est pas
réglementé, il n’y a pas d’avocats, il se manifeste publiquement par des punitions
ou des récompenses, des amendes plus souvent que des peines d’emprisonnement.

4. Conflits et guerres
Les sociétés autochtones ne sont pas aussi partageuses ni pacifiques que les
utopies des Lumières (dont Diderot) le pensaient, elles entretiennent généralement
des relations conflictuelles avec leurs voisines. Les guerres sont nombreuses, si elles
opposent deux groupes proches par la parenté, elles sont peu meurtrières, surtout
constituées de razzias. Le chef militaire est généralement celui qui dirige l’ensemble
et il n’y a que très rarement des « soldats » uniquement consacrés à cette tâche. Le
plus souvent, ces conflits s’achèvent rapidement et aboutissent à des négociations
et à des arbitrages.

5. Les croyances
La religion est essentielle pour assurer la cohésion des groupes. Les symboles
d’union sont investis d’une puissance sacrée, les chefs ont des fonctions rituelles,
le pouvoir est associé au magique. Dieux et esprits appartiennent à la société et
en symbolisent l’unité et la force. Souvent associées aux ancêtres, introduites dans
des mythes qui expliquent le monde, ces puissances situent l’homme dans l’univers,
déterminent sa morale, justifient son statut et sa place.

IV. L’art
Les arts dits « primitifs », « premiers », archaïques », « autochtones » corres-
pondent à une vision contemporaine des productions culturelles de ces peuples.

1. Des sociétés sans art ?


Longtemps, on a pensé que dans ces sociétés, en effet, l’art comme représen-
tation imaginaire et symbolique du lien qui unit l’homme au cosmos n’existait pas
vraiment. On considérait que les objets produits étaient avant tout liés à un rite. Seule
la fonction religieuse motivait la production esthétique de l’objet. L’art et l’artisanat,
l’intention esthétique et la technique étaient conçus de manière indifférenciée et
l’art n’ayant pour fin que lui-même semblait impossible à trouver dans ces sociétés.

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À la fin du XIXe siècle, le « primitivisme » définit les arts des origines de l’huma-
nité, ou toutes les formes premières d’arts nouveaux apparus au fil des siècles. Assez
péjoratif durant la période coloniale, le mot a évolué avec l’utilisation qui a été faite
de ces œuvres par les artistes européens.

2. L’intérêt pour une nouvelle approche esthétique


L’attention pour ces arts se développe rapidement à la fin du XIXe siècle. Des
reconstitutions de « villages nègres » (sic) à l’Exposition universelle de Paris en
1889 par exemple, aux créations de musées d’ethnographie exposant des objets de
« naturels » (ensuite appelés « primitifs), on s’attache à étudier les objets non selon
leur fonction mais selon leur réalisation, leur décoration et en fonction des recherches
techniques et esthétiques qu’ils manifestent. Les objets étudiés sont considérés
comme des « objets de civilisation »1 élevés par les occidentaux au statut d’objets
« d’art ». C’est la découverte de « l’art nègre », qui va servir de référence plastique
aux artistes européens, qui réhabilite cette production esthétique en tant que telle.

3. De l’art « primitif » à l’art « premier »


Les analyses modernes dépassent finalement la simple curiosité exotique et
montrent donc qu’il existe bien un art « premier »2, ainsi appelé parce qu’il manifeste
les premières cultures de l’humanité. Si le point de vue de l’usager semble condi-
tionner celui du producteur et la réalisation de l’objet artistique, il existe bien une
recherche esthétique, « pure » et gratuite.
Les productions ne sont pas anonymes ni impersonnelles, on peut en effet les
attribuer à un groupe, à des maîtres. L’absence d’écriture empêche souvent la trans-
mission précise des noms et des théories de ces artistes mais il est possible de déter-
miner des attributions, des « styles », des courants à ces productions. Ils sont régis
par des codes et des normes esthétiques spécifiques.
On étudie beaucoup la sculpture d’Afrique noire au début du vingtième siècle.
Intermédiaire entre réel et monde divin, l’objet manifeste le pouvoir des forces de
vie. Cela influencera fortement le cubisme notamment. L’art océanien, très lié à
l’animisme, met en valeur des mythes complexes. Reposant surtout sur des entre-
lacs, des spirales, des volutes il a marqué le primitivisme et Gauguin notamment.
Tous les grands musées consacrent aujourd’hui des expositions permanentes
mais aussi des exhibitions temporaires à ces arts. Le Metropolitan Museum de New
York ou le musée Jacques Chirac, quai Branly à Paris (ouvert en 2006 et initialement
appelé « musée des arts premiers ») mettent en valeur ces cultures.

1. L’expression est de Franz Boas.


2. L’appellation apparaît vers 1970 et est employée par le marchand d’art et collectionneur
Jacques Kerchache.

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Les peuples et les sociétés autochtones – 467

V. Des sociétés au cœur d’une réflexion


sur l’homme et l’histoire

1. Nature et culture
Le regain d’intérêt moderne, dans une mondialisation naissante et après la
mythification politique et économique des Lumières, est né de l’attention nouvelle
portée aux sociétés différentes des organisations sociales occidentales, en voie de
standardisation. En outre, rejetant une vision simpliste, uniquement fondée sur l’idée
d’une simple évolution historique d’une « enfance » de l’humanité vers l’accession au
progrès et au modernisme, des penseurs comme Lévi-Strauss, influencés par l’appa-
rition du structuralisme, définirent une autre approche.
Le structuralisme consiste à étudier des faits en s’attachant aux structures, et à
observer la langue comme un système dont tous les éléments sont solidaires et en
relation. Pour définir une identité humaine, au-delà des différences culturelles et
revenir donc à une « nature » unique, il semble nécessaire d’analyser toutes les socié-
tés autochtones en s’appuyant sur les universaux qu’elles ont en commun, mythes,
structure profondes, parenté.
L’organisation sociale est alors perçue comme une manifestation concrète des
structures. La parenté, notamment, est ce qui met en lumière non l’opposition entre
nature et culture mais l’universalité des caractères et la variabilité des normes et des
coutumes sociales. Dans Les Structures élémentaires de la parenté, en 1954, Lévi-Strauss
analyse l’interdit de l’inceste comme le lien établi entre nature et culture. Ces socié-
tés reposent ainsi sur des principes identiques aux nôtres. Si certains empiristes
contestent cette théorie, beaucoup d’anthropologues relèveront la persistance de
ces structures. Les sociétés sans écriture, qu’il appelle « froides » (en opposition aux
« chaudes » où l’histoire est consignée par écrit, donc mémorisée et historicisée) ne
connaissent que le mythe et ses fabulations.
En outre, la « pensée sauvage » n’est pas restreinte à ces seules sociétés « autoch-
tones » selon Lévi-Strauss, elle structure également les organisations humaines
dites « civilisées ». Les mythes sont étudiés dans leurs relations avec le reste des
motifs sociaux. Leurs rapports avec les autres ensembles mythiques permettent
d’identifier des structures logiques (des oppositions binaires entre haut et bas, cru
et cuit par exemple) et des codes (astronomique, affectif, politique) qui les modifient,
les inversent parfois. La nature ne s’oppose donc pas à la culture, le moderne à
l’archaïque, les deux composent des harmonies différentes mais qui révèlent une
globalité humaine sous-jacente et universelle.

2. Histoire et archaïsme
Les principales critiques adressées à la théorie de Lévi-Strauss portent sur la
méthode : pour certains, le mythe n’est pas objectif, ce serait oublier l’homme.
D’autres, comme Jean-Paul Sartre, lui reprochent de considérer le mythe comme

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l’origine de l’histoire et non comme son produit. D’autres, enfin, considèrent que
l’on ne peut élargir les observations effectuées sur la parenté et le mythique aux
autres faits sociaux.
Certains chercheurs, comme Georges Balandier1, étudiant l’Afrique sub-saha-
rienne, remarquent que les sociétés « archaïques » connaissent une histoire cumula-
tive, la mémorisent. Les rapports à la politique, à l’économique, à la sacralité et au
religieux doivent être conçus dans une dynamique qui interroge le passage de la
tradition à la modernité. Les anthropologues marxistes voient ces structures fonda-
trices comme des pratiques sociales symboliques et des médiatrices économiques.
Les recherches contemporaines tentent de dépasser ces contradictions. Les struc-
tures essentielles sont étudiées en relation avec deux critères fondamentaux : le
différent et l’identique. Leur efficacité idéologique et sociale est analysée en rapport
avec la mise en place de la domination et de la violence, le travail est conçu dans sa
liaison avec la différenciation homme-femme notamment. L’analyse des symboles,
de la magie, des pratiques religieuses conduit à interroger les images du corps, de
la lignée, de la fécondité et de la stérilité. Ainsi peut-on questionner les catégories
du mal et du malheur, de la maladie et de la santé, de la médecine et de la pharma-
copée par exemple. Le normal et l’anormal deviennent des motifs explicatifs et
analytiques structurants qui permettent de réviser les distinctions entre pré-his-
toire et histoire, entre pré-logique et rationalité. Le post-colonialisme a également
influencé les recherches. La « nouvelle histoire » s’interroge désormais aussi sur la
vie quotidienne, les traditions et coutumes, les contes, le folklore et sur l’approche
du temps (conçu comme long, court, cyclique, discontinu).

3. Une ou des cultures ?


Depuis les années 1980, les études « post-modernes » se détachent des repré-
sentations issues des Lumières et ne considèrent plus que la société occidentale
soit plus « moderne » que les autres. Les études actuelles révèlent en effet que les
sociétés autochtones ne sont pas totalement soumises à la nature ni épuisées par
la recherche de nourriture. En fait, après les travaux de J. H Stewart2 et ensuite de
R. Lee et I. DeVore3, l’on a découvert que le temps consacré aux loisirs est beaucoup
plus important dans ces sociétés que dans les modernes. Ni rareté des ressources, ni
surmenage, ni compétition entre les groupes donc mais une évolution multilinéaire
qui s’adapte au milieu, à l’environnement et offre du temps libre pour la constitu-
tion d’ensembles culturels — croyances, idéologies, arts.
L’anthropologie française, à la suite de Marcel Mauss montre que les techniques
sont des phénomènes sociaux et le produit de toutes les activités nécessaires à
leur production (de la chasse à l’habitat en passant par l’alimentation). Ces socié-
tés sont donc des ensembles homogènes où tout concourt à la même fin. André

1. Cf. Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955), rééd. PUF, Quadrige, 1982.
2. Theory of culture change : The Methodology of multilinear evolution, University of Illinois Press,
Urbana 1955.
3. R.B. Lee et I. DeVore, Man The Hunter, Aldine Publishing Company, 1968.

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Les peuples et les sociétés autochtones – 469

Leroi-Gourhan (avec L’homme et la Nature en 1936 et L’Homme et la matière en 1943)


classe toutes les techniques selon les mouvements qu’elles nécessitent, en tire des
« systèmes » et en fait une histoire qui trouve une logique symbolique et sociale
nette. Ainsi l’exotique, l’archaïque sont -ils rapprochés des standards « civilisés »
et mondialisés, le différent est perçu comme fondamentalement identique dans sa
structure, les « autres » d’un ailleurs culturel ne sont plus totalement différenciés
du « nous » ethnocentrique occidental.
On reproche parfois à cette vision un relativisme exacerbé né d’une crise des
sciences sociales, d’un désenchantement général et de la disparition des grandes
idéologies du passé mais aussi d’une volonté de privilégier le subjectif, l’hétéro-
gène. Les études postcoloniales, postmarxistes, poststructuralistes, les influences
des thèses féministes, le souci moral de ne pas oublier les droits des personnes et
des cultures observées ont donc conduit l’anthropologie à essayer de déterminer
une culture plurielle. Si la culture est le propre de l’humanité, elle est universelle,
mais chaque peuple en adapte l’essentiel dans des modalités propres. Il faut ainsi
admettre l’existence de cultures dans la Culture.

VI. Les peuples autochtones au XXIe siècle


Les contacts avec les occidentaux ont toujours été néfastes pour les peuples
autochtones. Les premières rencontres traduisent la méconnaissance, puisqu’on
a appelés « Indiens » les peuples d’Amérique, sans chercher à distinguer noms et
cultures. Les « Maijunas » du Pérou ont été baptisés « Orejones », grandes oreilles,
avant que les Européens ne les leur coupent. Leur premier droit à conquérir, est
leur identité, comme l’ont fait les Inuits, rejetant ainsi les noms folkloriques de
« Lapons », ou « esquimaux ».

1. Une population en déclin


On estime au XXIe siècle leur nombre à 400 millions environ, composant la grande
majorité des 6 800 langues et cultures recensées dans le monde.
Mais les politiques majoritaires et économiques des sociétés dominantes les
repoussent sur d’autres territoires, dans les montagnes en Chine, au plus profond de
l’Amazonie, ou encore au cap Horn (dans le roman de Jean Raspail, Qui se souvient
des hommes1).
Une partie d’entre eux vivent « en isolement volontaire », mais leur nombre
diminue de façon drastique. Ainsi on dénombrait 100 peuples isolés au Brésil dans
les années 1980, ils ne seraient plus que 45. On a pu voir récemment des membres
de la tribu « Sentinelle », repliés depuis 60 000 ans dans l’Océan Indien, qui ont tué
en 2018 un jeune homme qui venait les évangéliser. Ils sont théoriquement protégés.

1. Éditions Robert Laffont, 1986.

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2. Les menaces
Elles sont culturelles, encore et toujours. À la fin du XIXe siècle, les pension-
nats « Carlisle » accueillaient en Pennsylvanie les enfants Cheyennes afin de « tuer
l’Indien pour éduquer l’homme ». Le racisme et l’ignorance marginalisent ces popula-
tions quand elles se rapprochent des villes, ou, parquées dans des réserves, elles se
détruisent par l’alcool et les drogues.
Elles sont aussi économiques, car leurs terres sont convoitées. Les premiers
Européens, ont abusé de l’absence de propriété : « Nous ne possédons pas la terre,
nous lui appartenons ». Sur ce vide juridique, appelé « terra nullius », la terre de
personne, une bulle papale a autorisé la spoliation foncière systématique. De nos
jours, au Brésil, l’exploitation minière, forestière et agricole entreprend la défores-
tation de l’Amazonie toute entière en attribuant la tutelle des populations autoch-
tones au ministère de l’agriculture. Le recul de la forêt détruit les ressources en
gibier et à terme, les populations qui en vivent.
Or, ces peuples se définissent dans le continuum géographique et temporel, en
se définissant par l’ancrage à une terre et à une famille.
Elles sont, enfin, climatiques puisqu’ils sont les premières victimes des change-
ments qui affectent le climat. Les Inuit, par exemple, voient leur territoire se réduire
par la fonte de la banquise, les insulaires risquent la submersion par la montée des
eaux des océans.

3. Comment et pourquoi les protéger ?


Comme on cherche à préserver la biodiversité de la faune et de la flore dans le
monde, l’existence de langues, de cultures et de modes de vie différents est une
richesse essentielle et vitale.
Ces hommes ont des savoirs extrêmement utiles. Proche de la nature, sans
recours à nos technologies invasives, ils trouvent leurs ressources dans les plantes
et les animaux de leur environnement. Des laboratoires pharmaceutiques cherchent
à s’approprier leurs connaissances des plantes médicinales, on parle de « bio-pira-
terie ». Enfin, l’anthropologue Irène Bellier a étudié en utilisant la même méthodo-
logie les Maijunas du Pérou et l’école française de l’ENA (dans la manière dont tous
deux abordent la construction d’un chef).
Restés proches de la nature, à son écoute, et dépendant étroitement d’elle, faune
et flore, ces peuples ont également bien des leçons d’écologie élémentaire à nous
transmettre.
Ce sont souvent des sociétés heureuses. Il s’avère que les groupes humains quels
qu’ils soient trouvent leur bonheur et leur humanité de la même façon. Dans Tristes
Tropiques, Lévi-Strauss photographie des parents jouant avec leurs enfants avec des
éclats de rire, et analyse comment les peuples Guaranis traitent les délinquants que les
sociétés occidentales excluent, sans plus d’efficacité. Comme Montaigne, les anthro-
pologues modernes ont tendance à présenter les « sauvages » comme exemplaires.

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Les peuples et les sociétés autochtones – 471

4. Des dangers réels les menacent


Si les organismes internationaux et les États ont établi des lois et conventions,
d’énormes intérêts financiers sont en jeu, la tentation est donc forte d’écarter les
importuns. Sans aller jusqu’aux massacres de masse, on déplore une élimination
massive, par la pollution des rivières, la déforestation, et surtout l’assassinat des
leaders, de ceux qui dénoncent les exactions.

Conclusion
L’importance des sociétés autochtones dans la culture contemporaine est visible
partout. L’absence d’écriture n’est aujourd’hui plus considérée comme une marque
d’infériorité mais comme une ouverture sur d’autres modalités d’expression et de
mémorisation.
L’intérêt moderne pour les traditions orales, le folklore, les productions populaires
est directement lié à la découverte sans préjugés de ces sociétés.

ْ Prolongements

Les grands courants artistiques du XXème s se sont appuyés sur leurs acquis.
Fauvisme, surréalisme notamment ne se conçoivent pas sans l’intérêt porté aux
cultures africaines, océaniennes, asiatiques (auxquelles s’ajoutent les productions
japonaises et chinoises)1.

Textes

Montaigne
1 Essais, I, ch.31, « des Cannibales », 1580, translation des auteurs.
« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de
sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle
barbarie ce qui n’est pas conforme à son usage ; il est vrai qu’il semble que nous
n’ayons d’autre image de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des
opinions et des usages du pays où nous sommes. Là se trouve toujours la parfaite
religion, la parfaite police, le parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont
sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature, d’elle-
même et selon son évolution ordinaire, a produits : alors que, à la vérité, ce sont
ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun,
que nous devrions plutôt appeler sauvages. Chez eux, les vraies, les plus utiles, les
plus naturelles vertus et propriétés sont vives et vigoureuses, alors que nous les

1. Cf. « La tête au carré, par Mathieu Vidard, 07/03/2019, « les peuples autochtones », (55 minutes).

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472 – Les peuples et les sociétés autochtones

avons abâtardies, et seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu.


Et cependant, la saveur même et la délicatesse des divers fruits que l’on trouve
dans ces contrées pourtant sans culture, sont excellentes, à notre goût et fait
envie aux nôtres. Ce n’est pas raisonnable que l’art soit plus honoré que notre
grande et puissante mère nature. »

Diderot
2 Supplément au Voyage de Bougainville, 1772, publ. 1796.

a) Chapitre 1 (extrait)
« B. (…) la vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si
compliquées ! Le Tahitien touche à l’origine du monde, et l’Européen touche à
sa vieillesse. L’intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de
l’enfant qui naît à l’homme décrépit. Il n’entend rien à nos usages, à nos lois, ou
il n’y voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses ; entraves qui ne
peuvent qu’exciter l’indignation et le mépris d’un être en qui le sentiment de la
liberté est le plus profond des sentiments.
A. Est-ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ?
B. Ce n’est point une fable ; et vous n’auriez aucun doute sur la sincérité de
Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son voyage.
A. Et où trouve-t-on ce supplément ?
B. Là, sur cette table. »
b) Chapitre 2 (extrait)
(Orou, un Tahitien, parle à Bougainville)
« Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les
tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre
tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des
besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque
nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y
manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commo-
dités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient
à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si
tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de
travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues
annuelles et journalières, la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous
paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu
voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes
vertus chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et
robustes Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et
belles. Prends cet arc, c’est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de
tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul ; je laboure la terre ;
je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en
moins d’une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre, et j’ai quatre-
vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Tahitiens présents, et à
tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités ! Nous ne connaissions
qu’une maladie, celle à laquelle l’homme, l’animal et la plante ont été condam-
nés, la vieillesse, et tu nous en as apporté une autre ; tu as infecté notre sang. Il

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Les peuples et les sociétés autochtones – 473

nous faudra peut-être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes,
nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; celles qui ont approché tes
hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans
les nôtres ; ou nos enfants, condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as
donné aux pères et aux mères et qu’ils transmettront à jamais à leurs descendants.
Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les funestes caresses
des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arrêter le poison. Tu
parles de crimes ! as-tu l’idée d’un plus grand crime que le tien ? Quel est chez toi
le châtiment de celui qui tue son voisin ? la mort par le fer : quel est chez toi le
châtiment du lâche qui l’empoisonne ? la mort par le feu : compare ton forfait à ce
dernier ; et dis-nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu mérites ? Il n’y
a qu’un moment, la jeune Tahitienne s’abandonnait aux transports, aux embras-
sements du jeune Tahitien ; attendait avec impatience que sa mère (autorisée
par l’âge nubile) relevât son voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d’exciter
les désirs, et d’arrêter les regards amoureux de l’inconnu, de ses parents, de son
frère ; elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d’un
cercle d’innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de
celui que son jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui désignaient. L’idée de
crime et le péril de la maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances,
autrefois si douces, sont accompagnées de remords et d’effroi. Cet homme noir,
qui est près de toi, qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à
nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles rougissent. Enfonce-toi, si
tu veux, dans la forêt obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais
accorde aux bons et simples Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du
ciel et au grand jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre
à la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils pensent que
le moment d’enrichir la nation et la famille d’un nouveau citoyen est venu, et ils
s’en glorifient. Ils mangent pour vivre et pour croître : ils croissent pour multiplier,
et ils n’y trouvent ni vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. À peine t’es-tu
montré parmi eux, qu’ils sont devenus voleurs. À peine es-tu descendu dans notre
terre, qu’elle a fumé de sang. »

P. Clastres
3 La Société contre l’État, ch.2, les Éditions de Minuit, 1974.
« Les sociétés primitives ? Des sociétés sans État. On peut s’appuyer sur l’exis-
tence des sociétés primitives, qui n’ont pas connu de développement technique et
sont restées à l’écart de histoire, pour montrer que l’on peut se passer d’État. Quelle
est l’essence de la société primitive ? Elle exerce un pouvoir absolu et complet
sur tout ce qui la compose, en interdisant dès lors l’autonomie éventuelle de l’un
quelconque de ses sous-ensembles. C’est le spectre de la division que la société
primitive tente d’exorciser, en mettant le chef lui-même sous surveillance ; il est
le lieu où pourrait surgir « la captation du pouvoir » qui entraînerait l’inégalité
entre maître et sujets par l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central
et séparé. Le chef a pour fonction de « maintenir tous les mouvements conscients
et inconscients qui nourrissent la vie sociale [mariages, naissances, conflits…],
dans les limites et dans les directions voulues par la société. »

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Freud
4 Malaise dans la Civilisation, 1929, Traduit de l’Allemand par Ch. et J. Odier, Revue
française de psychanalyse, Tome VII, n° 4, 1934, pp. 692 et suiv.

« L’homme n’est point cet être débonnaire au cœur assoiffé d’amour, dont on
dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter
au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité : pour
lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet
sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. (…) Par suite de cette hostilité
primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est
constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la
maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La
civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour
en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. (…)
Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à
présent. (…) Mais il serait injuste de reprocher à la civilisation de vouloir exclure
de l’activité humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispen-
sables, mais rivalité n’est pas nécessairement hostilité ; c’est simplement abuser
de la première que d’en prendre prétexte pour justifier la seconde. »

CM 48 Sociétés autochtones

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LE PLATONISME
ET LE NÉO-PLATONISME

ώ Frise chronologique n° 36

ْ 427-347 av. J.-C. ْ 229-230


Platon. Naissance du néoplatonisme.
ْ -387 ْ 205-270
Fondation de l’Académie. Plotin.
ْ 86 ْ 544
Fermeture de l’Académie. Fin du néoplatonisme ancien.

Introduction
Le terme de « platonisme » évoque immédiatement la philosophie de Platon,
s’opposant aux sophistes mais aussi à Aristote. L’on sait, en outre, à quel point la
diffusion de cette pensée constitue une véritable révolution des idées. Sa résis-
tance même, face à d’autres courants, peut surprendre. Souvent simplifié et associé
à l’amour idéal, vécu sans être nécessairement lié à la sensualité, le platonisme se
rencontre dans d’autres domaines que la philosophie.
Platon (427-347 av. J.-C.) pose l’existence des Idées, entités intelligibles dans
un monde accessible à l’âme, hors de toute contingence sensible. Dans son école,
L’Académie, un « scholarque », disciple du maître élu, enseigne à de jeunes élèves
les principes socratiques transmis par les dialogues philosophiques, le Timée plus
particulièrement.

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476 – Le platonisme et le néo-platonisme

Le néo-platonisme, initié par Plotin (né en 205 et mort en 270), s’éloigne parfois
des commentaires qui se sont accumulés et ont dénaturé la pensée du maître. Il
s’appuie davantage sur le Parménide et tente d’instaurer un retour aux idées propres
au philosophe. Il dépasse la simple analyse ontologique et propose une dimension
hénologique1 : l’Un devient référentiel, le Bien est premier, avant les Idées (Etre et
intellect) et l’Ame.

I. Les différentes « périodes »

1. Sources
Les idées platoniciennes se diffusent grâce aux dialogues dans lesquels le philo-
sophe par excellence, Socrate, s’entretient avec des personnages connus, des sophistes,
des devins, des stratèges, des auteurs de théâtre, des jeunes gens en cours de
formation… La tradition distingue les dialogues dits « de jeunesse » dans lesquels
on assiste surtout à des réfutations d’autres thèses par Socrate (Ion, Protagoras par
exemple), des dialogues de la maturité (comme Le Banquet, Le Cratyle, La République
notamment) dans lesquels Platon développe des thèses plus personnelles et de
ceux de la vieillesse qui approfondissent les problématiques, comme Le Timée, Le
Parménide, Les Lois.

2. L’Académie
L’école fondée en 387 par Platon diffuse abondamment ses thèses. Elle aussi
connaît ensuite trois phases qui en déterminent les orientations.
L’Ancienne est fondée par les héritiers de Platon. Ces paléoplatoniciens cherchent
à en systématiser les théories. Les scholarques Xénocrate et Polémon sont les initia-
teurs de ce travail sur les principes fondateurs.
La « Moyenne Académie » s’appuie davantage sur les premiers dialogues et tente
de renouer avec la pensée de Socrate, Arcésilas, notamment, privilégie souvent
l’aporie, considérant impossible de connaître ou d’atteindre pleinement le raisonnable.
Carnéade de Cyrène fonde la Nouvelle Académie pour ne plus rechercher le vrai
mais seulement le vraisemblable et, pour y parvenir, privilégie l’analyse dialectique.
L’Académie ferme ses portes en 86 lorsque le dernier scholarque, Philon de Larissa
part pour Rome.

1. Du grec hénos (un) et suffixe -logie : théorie qui conçoit l’unité au-dessus de tout.

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Le platonisme et le néo-platonisme – 477

3. Médioplatonisme et néo-platonisme
Quelques adeptes du platonisme refusent les travaux et la pensée de la nouvelle
Académie et se définissent non comme des « académiciens » mais comme des « plato-
niciens » (des « platonikoi »). Répartis dans le monde méditerranéen, d’Athènes à
Rome en passant par Alexandrie notamment, ils valorisent la transcendance, l’exis-
tence d’un démiurge et reprennent la tripartition dieu, Idées, matière.
Le néo-platonisme est un terme qui apparaît dans une traduction de Plotin rédigée
par l’anglais Thomas Taylor en 1787 (avant de traduire celles de Platon en 1804), ce
courant, lorsqu’il naît vers 229-230, se conçoit comme le platonisme de son temps.
Il reprend les principes initiaux auxquels il ajoute des idées empruntées à
l’orphisme, au pythagorisme. Il constitue un ensemble théorique riche, réparti
entre Alexandrie, Pergame, la Syrie et Athènes. Ses « fondateurs » essentiels sont
Ammonios Saccas à Rome et, surtout, Plotin. Il s’étend jusqu’en 544.
Le néoplatonisme se poursuit cependant, dans des courants différents et avec des
nuances nettes, bien après 544. Le néoplatonisme chrétien (surtout aux IV-Vème s),
l’islamique et le juif ésotérisants (1020-1503) celui de Perse (XIIème-XVIIème s) de
Mistra (XVème s) furent célèbres. Enfin, les plus tardifs sont aussi renommés, qu’il
s’agisse du médicéen (protégé par Laurent de Médicis et représenté par Marsile Ficin
et Pic de la Mirandole au XVème s) ou de celui de Cambridge (aux XVII et XVIIIème s).

II. Les idées


Le terme de « platonisme » désigne une théorie philosophique présentée dans
les œuvres de Platon et liée à l’enseignement de Socrate. En fait, cette conception
a considérablement évolué au fil du temps.

1. Le platonisme originel
Pour Platon, connaître une chose, c’est savoir en définir la nature. Or, tout change,
évolue, se transforme dans le monde sensible. Il est donc impossible de détermi-
ner une identité permanente. On peut analyser la chose au moment de son étude,
dire de quoi elle est constituée, sans nécessairement la comprendre. Définir un
objet n’est pas nécessairement dire ce qu’il est, ni pourquoi il présente les caracté-
ristiques qui le composent.

a. Les Idées
Une même cause peut aboutir à des énoncés et des définitions distinctes voire
opposées. Comparant deux livres, on peut noter que l’un est plus riche de cent
pages que l’autre, lui-même moins épais de cent pages. Seul le nombre de pages
sert de critère de comparaison, la même cause aboutit à deux propositions exactes
mais différentes. C’est grâce à l’hypothèse des Idées que Platon peut dépasser
cette difficulté. En effet, l’Idée justifie l’existence de ces énoncés différents. Dans le

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478 – Le platonisme et le néo-platonisme

Phédon, notamment, il affirme ainsi : « Rien d’autre ne rend cette chose belle sinon
le beau, qu’il y ait de sa part présence, ou communauté, ou encore qu’il survienne
– peu importe par quelles voies et de quelle manière, car je ne suis pas encore en
état d’en décider ; mais sur ce point point-là, oui : que c’est par le beau que toutes
les belles choses deviennent belles. Il me semble que c’est la réponse la plus sûre
que je puisse faire, à moi ou à un autre. (…) c’est par le beau que les belles choses
deviennent belles » (100d-e, trad. M. Dixsaut Flammarion, 1999). La beauté ne
provient donc pas de la forme, de la couleur, de la perfection de la réalisation de
l’objet, elle vient de sa participation à l’Idée du beau. Ainsi, c’est l’Idée qui permet
d’accéder à la vérité, de prononcer des énoncés vrais parce que les caractéristiques
ne sont plus contingentes ni variables mais stables et universelles. L’Idée n’est pas
un objet, elle ne se corrompt pas, et est nécessaire à la connaissance.
En outre, l’homme n’est pas la mesure de toute chose comme l’affirme Protagoras.
Seul le « dieu » peut l’être. Invoquer ce dieu c’est donc inscrire son action dans une
référence stable, aboutir à une action juste et droite. Se rendre semblable à dieu
est donc souhaitable, c’est, en fait, devenir juste et pieux. L’action est ainsi directe-
ment fondée sur la connaissance de ce qui est bien et sur un modèle divin indiscu-
table et supérieur à l’homme.
L’âme est donc immortelle. Principe de mouvement (Phèdre), elle anime ce qu’elle
investit, et doit donc avoir au préalable acquis la connaissance des intelligibles
(Phédon). Cette acquisition est antérieure à la naissance et est mémorisée. L’âme
a contemplé le monde des Idées et s’en souvient de manière latente. Elle consti-
tue donc la part divine grâce à laquelle l’homme peut se rendre semblable à dieu.
C’est par la réminiscence que l’âme ensuite reconnaît et identifie la réalité. Mais la
naissance apporte l’oubli, il est donc nécessaire de faire revenir ces souvenirs, le
savoir et l’effort permettent de les retrouver. Il faut donc qu’elle soit immortelle
pour que cette réminiscence soit possible et que l’homme puisse penser sa respon-
sabilité. Avant d’entrer dans le corps, en effet, elle choisit le caractère et le fait en
fonction de son existence antérieure. La vie dépend donc du choix originel qu’elle
accomplit (La République, le mythe d’Er le Pamphylien (X, 608-621).

b. Le recours aux allégories et aux mythes


Certains propos platoniciens sont demeurés particulièrement célèbres. L’allégorie
de la caverne, exposée dans le livre VII de La République, propose des hommes enchaî-
nés dans une grotte, tournant le dos à l’entrée, ne voyant que des ombres projetées.
Celui qui serait détaché et amené à l’entrée, serait d’abord ébloui, refuserait cette
réalité différente, désirerait peut-être retourner dans l’obscurité. Le philosophe, lui,
libéré des liens, comprend que la caverne est l’allégorie du monde sensible, coupée
du soleil, qui symbolise le Bien absolu. Les formes imparfaites ne sont que le reflet
des Idées.
Le mythe d’Er le Pamphylien termine le livre X. Mort, mis sur le bûcher, Er voyage
dans le lieu divin. Il y voit les âmes avant l’incarnation et après la mort. Chacune est
évaluée par un juge qui, en s’appuyant sur la conduite tenue durant la vie terrestre,
détermine son chemin (vers le ciel ou sous la terre). Après quelques temps, elles se

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Le platonisme et le néo-platonisme – 479

trouvent devant Ananké, la déesse de la Nécessité, et ses trois filles, Lachésis, Clotho
et Atropos (les Moires, ou les « Parques »). Celles-ci fabriquent des modèles de la
vie que mènera l’âme réincarnée. Chaque âme, appelée par tirage au sort, choisit
un modèle et un « démon », sorte de gardien qui l’accompagnera et la guidera. Elle
revient ensuite à son point de départ. Er voit passer les âmes d’hommes célèbres et
assiste à leurs choix (Agamemnon choisit d’être un aigle, Ulysse, un homme simple,
Orphée se réincarne en cygne par exemple). Er, ensuite, se réveille et raconte ce
qu’il a vu, devenant le messager de l’au-delà.
Le mythe met en valeur l’importance de la responsabilité personnelle, l’impor-
tance des choix et l’intérêt de pratiquer la philosophie, de rechercher le bien. Enfin,
la place accordée au poète par Platon est restée fameuse. En effet, il critique la
fascination qu’exerce la poésie sur la raison. Le poète se métamorphose dans les
choses, il devient le personnage dont il parle, c’est un possédé, un homme multi-
ple. L’ivresse et la magie poétiques sont dangereuses pour le logos et la raison. La
poésie peut aussi dire l’inhumain, être contaminée par le pathétique et la disso-
nance. La philosophie fait dialoguer les hommes, la poésie fait parler les dieux, le
poète doit donc être exclu de la Cité idéale, presque utopique, élaborée dans la
République par Platon.

c. Une conception en évolution


• Les Académiciens qui suivent Platon abandonnent en partie cette seule
approche épistémologique pour élargir le concept d’Idée à une dimension
plus cosmologique. Ils substituent les nombres aux Idées, pour approcher
de la connaissance du lien entre univers sensible et la structure profonde
du cosmos, ils considèrent que les nombres mathématiques, qui mesurent
et établissent des relations, des proportions sont mieux à même de rendre
compte du sensible. Certains, comme Xénocrate, vont même jusqu’à identi-
fier les Idées et les Nombres1. Les causes premières du monde sont le Un et
le Multiple. L’unité limitant l’indétermination foisonnante du multiple permet
d’approcher de la compréhension de l’univers.
• Le médioplatonisme, reprenant les concepts originels, s’interroge sur l’origine
des Idées et sur leur nature. Il finit par considérer qu’elles sont immuables
puisqu’issues des pensées du dieu créateur et, donc, les principes organisa-
teurs de la matière. Elles sont ainsi, selon le point d’analyse, soit l’intellection
du dieu (« noèsis »), soit le premier intelligible pour les hommes (« noèton
prôton »), soit encore une mesure pour la matière (« metron »), soit enfin
un modèle pour le monde concret (« paradeigma ») et, en elle-même, une
substance (« ousia »). Ainsi, les objets imparfaits, les outils – par nature évolu-
tifs — n’ont pas d’Idées.
Pour ce courant, l’assimilation de l’homme à dieu est la seule manière d’atteindre
le bonheur, il faut ressembler au créateur du monde, au principe qui organise
l’univers et ordonne la matière par sa seule pensée. Il faut donc, comme lui,
contempler les essences, dépasser l’admiration du sensible et remonter aux
modèles. Ainsi, par cette seule assimilation au dieu, l’homme devient vertueux.

1. L’influence du pythagorisme est ici très nette.

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480 – Le platonisme et le néo-platonisme

L’âme, pour eux, est d’abord celle du monde, elle a été mise en place par le
démiurge, elle est le principe d’ordre qui donne sa cohérence à la création et
la maintient. Parmi les êtres vivants, créés par des dieux subalternes, l’homme
reçoit une âme, seul principe éternel de l’être. L’âme humaine est éternelle
mais son corps mortel, il ne peut donc participer à l’âme du monde mais elle
lui apporte le calme quand le corps est source des passions et des troubles.

2. Le néo-platonisme
Plotin rejette cette nouvelle manière d’appréhender les Idées et unit l’intelli-
gible à l’intellect. La multiplicité suppose une unité qui la transcende, la contienne
dont elle puisse sortir pour devenir réalité et vers laquelle elle doit retourner pour
se réaliser pleinement.
Toute Idée contient les autres, se connaît et se pense elle-même mais peut
également le faire pour toutes les autres Idées. Si chacune conserve cependant son
unicité et son identité, elle manifeste une unité multiple. Cela conduit rapidement
les autres « néo-platoniciens » à devoir organiser les Idées, à les hiérarchiser. Ainsi,
Proclus (412-485) organise la réalité en neuf niveaux (de l’Un, à la matière première)
et les dieux en neuf degrés (d’un dieu démiurge aux anges, démons et héros). Il liste
les puissances négatives et finit par distinguer des idées intelligibles, intelligibles
et intellectives, encosmiques… Les premières Idées donnent naissance à toutes les
autres et, ainsi, naît la multiplicité.
Le bien est transcendant, la philosophie tend vers la mystique puisque sa fin morale
est l’union avec le divin, unifier toutes les mythologies, l’orphisme, le pythagorisme,
les oracles permet d’aborder plus facilement le divin. Le néo-platonisme évolue donc
vers une théologie et une ontologisation1. L’homme ne semble pas pouvoir aisément
ressembler à dieu pour Plotin, puisqu’il ne possède ni ses vertus ni sa transcendance.
Pour lui, aucun partage, aucun rapprochement n’est possible avec le démiurge. La
vertu n’est donc qu’une pratique bonne et ordonnée de l’âme, pour la purifier et l’éloi-
gner des passions, du corps. Il s’agit donc d’une imitation, la vertu est individuelle,
elle imite un modèle d’essence supérieure. Là encore, ses successeurs vont créer des
hiérarchies et ordonner la vertu en niveaux (civique, cathartique, intellectuelle et
paradigmatique pour Porphyre 234-310). Ainsi, à chaque niveau la vertu – unique
— est présentée différemment, on passe du courage, absence de peur de voir l’âme
séparée du corps, à la suppression de toutes les affections extérieures, à l’impassi-
bilité et à la pureté. Les autres philosophes continuent dans cette voie et finissent
par considérer que l’assimilation au divin est possible. On constate donc une forme
de déshumanisation progressive, l’homme devant retrouver sa nature divine. Enfin,
nombreux sont les néoplatoniciens qui connaissent des extases mystiques (Plotin,
notamment), pratiquent des rituels de protection…
Pour Plotin, l’âme est une émanation du Un, du principe fondateur, elle vient
après le Un et l’Etre, et son immortalité provient de son statut même. Principe à part
entière, elle se situe entre le sensible et l’intelligible. Elle assure le lien entre les

1. Il s’agit de transformer la pensée philosophique en réflexion sur l’être.

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Le platonisme et le néo-platonisme – 481

deux ; celle de l’homme, partie de l’âme totale, est à la fois une et multiple. Leurs
différences sont issues de la multiplicité des corps, elles se différencient donc en
fonction de celui qu’elles animent. Elles doivent s’en éloigner pour accéder à l’intelli-
gible. Un double mouvement dynamise l’âme : descente vers le corps, remontée vers
l’intellect. Elle raisonne sans avoir besoin du corps, elle est donc d’une autre nature,
elle est chose divine. Ses successeurs rejetteront l’idée d’une partie non incarnée
de l’âme pour lui permettre de choisir.

III. L’importance des commentaires


Ces évolutions de la conception platonicienne reposent essentiellement sur une
pratique intensive du commentaire. Dès l’antiquité puis durant le moyen âge, en
effet, philosopher consiste le plus souvent à analyser et approfondir les écrits des
philosophes antérieurs.

1. Le commentaire
Commenter, c’est avant tout, analyser le langage, comprendre le vocabulaire et
le choix des mots retenus. C’est ensuite remonter à l’idée, à la conception que ces
termes et ces expressions portent. Les premiers commentateurs ne considèrent donc
que l’esprit (le noûs) et la lettre (la lexis) du texte. Leurs successeurs, influencés par
la nouvelle manière d’interpréter introduite par le péripatéticien1 Alexandre d’Aphro-
dise2, ajouteront l’analyse lemmatique3 des textes platoniciens. Cette nouvelle manière
d’entrer dans la pensée de Platon demeurera essentielle jusqu’à la Renaissance.

2. Des héritiers autonomes


Platon fait figure d’autorité incontestable et les enseignements de Socrate, sa
maïeutique4, sont des références qui semblent à même de guider vers la vérité plus
sûrement qu’une réflexion individuelle. Pour beaucoup, Platon est le philosophe qui
semble s’être approché le plus près du Vrai.
La différence fondamentale entre le platonisme initial et le néo-platonisme
résidera précisément dans cette figure d’autorité. Socrate n’est pas présenté par
Platon comme une source indiscutable qu’il ne faudrait qu’admirer et suivre comme

1. C’est un partisan de la doctrine d’Aristote.


2. Philosophe péripatéticien (fin IIème s — début IIIème s), il fut un grand spécialiste d’Aristote.
Ses commentaires étaient célèbres et ils servirent longtemps de référence.
3. Cette analyse consiste à commenter le texte paragraphe par paragraphe, à en étudier la lettre
avant d’en saisir le sens précis.
4. La maïeutique est la méthode par laquelle Socrate, fils de sage-femme, « accouchait » les
esprits des pensées qu’ils contiennent sans le savoir.

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482 – Le platonisme et le néo-platonisme

un maître absolu. Les premiers platoniciens n’hésitent pas à s’éloigner de Platon,


à envisager d’autres conceptions. Héritiers d’une pensée, ils continuent à la faire
vivre, à la prolonger.

3. Des « zélateurs »
Mais les médio-platoniciens introduisent un nouvel état d’esprit. En concur-
rence avec d’autres écoles (le stoïcisme, l’épicurisme, l’aristotélisme principale-
ment) ils choisissent de considérer le Timée comme une référence indiscutable,
comme un texte empli de dogmes. Ce dialogue envisage presque tous les thèmes
philosophiques de l’origine du monde à l’éthique. Les philosophes deviennent donc
rapidement des exégètes. Ils se satisfont d’analyser le texte, de le commenter. Ils
écrivent des compilations, proposent un compendium1 destiné à aider les débutants,
organisent la pensée de Platon en grandes unités (physique, dialectique, éthique)…
Ils proposent un ensemble philosophique constitué en système, cohérent dont il ne
faudrait plus que commenter les conceptions.
Les néo-platoniciens dans leur ensemble poursuivent dans cette voie de la systé-
matisation. Ils hiérarchisent même les dialogues afin de proposer un itinéraire de
formation. Le parcours ainsi mis en place permet à l’élève de s’élever progressive-
ment vers la vérité. La lecture de Platon est une voie pragmatique d’assimilation
progressive à Dieu.

4. Les conséquences de l’approche commentariste


a. Les erreurs et les errances
Le commentaire ne distingue généralement pas les registres de discours ni la
dimension symbolique de certains enseignements. S’en tenant souvent à la « lettre »,
ils considèrent notamment les mythes comme des leçons théologiques et non comme
des symboles utilisés pour faciliter l’approche intellectuelle d’une réalité qui peut
paraître absconse.
Cette absence d’approche symbolique conduit à identifier deux réalités — celle
qui est étudiée et celle qui sert de comparant illustratif. Lorsque Platon explique
la causalité du bien en utilisant le soleil, les analystes ne discernent pas l’analogie
mais considèrent que le bien est une cause créatrice d’êtres inférieurs2…
Lorsque Platon énumère des éléments (mis sur le même plan) ou déduit à partir
d’une hypothèse, les néo-platoniciens interprètent cela comme une hiérarchisation.
En outre, le plus souvent, ils ne commentent pas le texte de Platon lui-même mais
les écrits des commentateurs qui les précèdent. Chacun interprétant à sa manière
les exégèses précédentes, une véritable organisation systématique et homogène
de l’œuvre -absente des dialogues platoniciens — apparaît.

1. Il s’agit d’un résumé de l’ensemble d’une doctrine ou d’une science.


2. Cf. infra, texte 3.

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Le platonisme et le néo-platonisme – 483

b. Le « cas Plotin »
Plotin, lui, ne choisit pas le Timée comme référence mais le Parménide et le
Sophiste. Privilégiant la métaphysique, il s’intéresse davantage à la pensée de Platon
qu’à la manière dont elle est élaborée.

IV. L’influence des débats

1. Une pensée construite par les débats


Les platoniciens sont des philosophes contraints de « dialoguer » avec d’autres
penseurs issus de courants différents. Les influences doctrinales du stoïcisme, de
l’épicurisme, du pythagorisme et de l’aristotélisme sont fortes et conduisent souvent
les successeurs de Platon à évoluer dans leur conception. Chacune de ces doctrines
influence la pensée des héritiers de Platon. Le stoïcisme induit à développer l’éthique
et la théorie de la providence, le pythagorisme les nombres et l’hermétisme, l’aris-
totélisme, la logique et la connaissance, notamment.

2. La forte influence d’Aristote


Nombre des Platoniciens s’opposent frontalement à l’aristotélisme. Ils n’acceptent
pas sa remise en cause de la transcendance des Idées ni son refus de l’immorta-
lité de l’âme. Plotin, par exemple, démontrera que les catégories aristotéliciennes
ne peuvent se concevoir que dans le sensible, c’est-à-dire qu’elles sont sans cesse
contraintes d’évoluer, de s’adapter. Seul l’intelligible platonicien permet de consti-
tuer une véritable approche théorique des catégories selon lui.
La célèbre fresque de Raphaël, L’École d’Athènes, peinte entre 1509 et 1512,
exposée dans la Chambre des Signatures au Vatican, présente ainsi cette diver-
gence essentielle entre les deux philosophes grecs. Aristote, Platon (et Socrate)
y sont représentés, au second plan. Quand Platon, qui tient le Timée sous le bras
gauche, pointe l’index droit vers le ciel, monde des Idées, Aristote, son Ethique en
main, désigne la terre, le concret.
Pourtant, nombreux sont les platoniciens qui empruntent des analyses à Aristote.
Voulant organiser le platonisme en un système cohérent, ils ont recours à certaines
de ses idées. Ses théories permettent de comprendre les termes logiques, de définir
de grandes catégories (le genre, l’espèce, le propre…) pour pouvoir ensuite construire
une pensée philosophique. Porphyre (234-305), le disciple de Plotin, est le premier
à harmoniser les deux conceptions, il élabore le socle qui servira de fondement à
la pensée médiévale.

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484 – Le platonisme et le néo-platonisme

Peu à peu, l’unification et l’harmonisation des deux « systèmes » se mettent en


place. Cette entreprise correspond aussi au désir — au besoin — de concevoir de
manière unitaire le monde. Les philosophes privilégient ainsi les points communs,
mettant de côté les divergences, les considérant comme de simples désaccords
lexicaux qu’une analyse nouvelle permettra de dépasser.

3. Une étape dans l’histoire de la pensée


a. Un parcours « scolaire »
Le platonisme ainsi conçu permet d’envisager l’étude progressive de la philoso-
phie. Le débutant se voit proposer un itinéraire qui, par approfondissements succes-
sifs, lui permet finalement de contempler la totalité de la connaissance, du monde.
L’étudiant commence par la rhétorique — nécessaire pour aborder la lexis — puis
passe à la logique, à l’éthique (en s’appuyant sur les traités d’Aristote) avant d’en
venir aux dialogues de Platon puis d’en arriver aux textes mystiques. Ce parcours est
justifié par la lecture des dialogues de Platon qui se présente comme le fils spirituel
de Parménide, l’élève assidu de Socrate, le lecteur de pythagoriciens comme Timée
de Locres et des épopées homériques…

b. La « Querelle des universaux »


Au Moyen Âge, le platonisme est la doctrine la plus commentée, la plus débattue.
La « querelle des universaux » témoigne de cette vitalité philosophique. Du XIIe au
XIVe siècles, l’on oppose surtout Aristote et Platon pour savoir si les universaux sont
des concepts ou des réalités. Au Moyen Âge cette divergence antique se concentre
sur l’opposition entre la doctrine des mots (« sententia vocum ») et la doctrine des
choses (« sententia rerum »). Le célèbre Pierre Abélard lance la querelle en 1108. Il
s’agit de savoir si le mot apparaît après la chose (c’est le nominalisme, les univer-
saux ne sont alors que des mots) ou constitue une chose (thèse des « réistes »), ou
bien encore un concept directement lié à la réalité (c’est la position conceptualiste).
Thomas d’Aquin, lui, penche pour une universalité seulement spirituelle.

c. Le platonisme scientifique
À l’époque moderne, les philosophes « analytiques » (Russell, Whitehead1), adeptes
du platonisme, considèrent que la logique ne se trouve que dans les mathématiques.
Le mathématicien Alain Connes2, le physicien Roland Omnès3 s’affirment platoniciens.

1. Cf. Principia mathématica, 1910-1913, éd. Merchant Books, 2009.


2. Membre de l’académie des sciences, professeur au Collège de France notamment, A. Connes
a reçu la médaille Fields en 1982, co-auteur (avec A. Lichnerowicz et M-P. Schützenberger)
de Triangle de pensée, Odile Jacob, 2000.
3. Professeur à l’Université de Paris-Sud, auteur de Alors l’Un devint Deux, Flammarion, 2002.

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Le platonisme et le néo-platonisme – 485

Conclusion
Le platonisme est finalement le résultat de l’étude et du commentaire des dialogues
platoniciens. Il repose sur une lecture raisonnée, analytique et cohérente d’œuvres
variées, distinctes contraintes de dialoguer, de s’organiser en un tout logique et
rigoureux par les gloses qui en sont tirées.

ْ Prolongements

À l’aube du Moyen Âge, le platonisme n’est plus seulement la pensée de Platon,


c’est un ensemble cohérent, une doctrine qui embrasse tous les domaines de la
connaissance, s’appuie sur toutes les théories philosophiques, sur les cultes païens
et orphique… Cette approche hétéroclite réapparaît dans les œuvres de Marsile Ficin
(1433-1499) et de Pic de la Mirandole (1463-1494), notamment.
Les humanistes sont souvent attirés par le platonisme. Ils apprécient la liberté
de pensée, la nécessité de devoir sans cesse revenir aux Idées. Ils peuvent le lier au
christianisme puisque il considère que l’âme est libre dans ses choix et que l’homme
doit être poussé à s’assimiler à Dieu.

Textes sur le platonisme

Platon
1 Timée, trad. V. Cousin, 116-118, 1840, éd. J. Burnet, 1903.
« Selon moi, il faut commencer par déterminer les deux choses suivantes :
Qu’est-ce que ce qui existe de tout temps sans avoir pris naissance, et qu’est-ce
que ce qui naît et renaît sans cesse sans exister jamais ? L’un, qui est toujours le
même, est compris par la pensée et produit une connaissance raisonnable ; l’autre,
qui naît et périt sans exister jamais réellement, tombe sous la prise des sens et non
de l’intelligence, et ne produit qu’une opinion. Or, tout ce qui naît, procède néces-
sairement d’une cause ; car rien de ce qui est né ne peut être né sans cause. (…)
Le monde est né ; car il est visible, tangible et corporel. Ce sont là des quali-
tés sensibles ; tout ce qui est sensible, tombant sous les sens et l’opinion, naît et
périt, nous l’avons vu ; et tout ce qui naît, doit nécessairement, disons-nous, venir
de quelque cause. (…) Si le monde est beau et si celui qui l’a fait est excellent, il
l’a fait évidemment d’après un modèle éternel (…) car le monde est la plus belle
des choses qui ont un commencement, et son auteur la meilleure de toutes les
causes. Le monde a donc été formé d’après un modèle intelligible, raisonnable
et toujours le même ; d’où il suit, par une conséquence nécessaire, que le monde
est une copie. »

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486 – Le platonisme et le néo-platonisme

Plotin
2 Ennéades, I, livre VII, 115-116, trad. N.M. Bouillet, Hachette, 1857.
« Ce n’est ni par l’action, ni même par la pensée, mais seulement par la perma-
nence que ce principe est le Bien. Si le Bien est supérieur à l’être, il doit être aussi
supérieur à l’action, à l’intelligence et à la pensée. Car il faut reconnaître comme
étant le Bien le principe duquel tout dépend, tandis que lui-même ne dépend de
rien. C’est à cette condition que le Bien est vraiment le principe vers lequel toutes
choses tendent. Il faut donc qu’il persiste dans son état, et que tout se tourne
vers lui, de même que, dans un cercle, tous les rayons aboutissent au centre. (…)
II. Ce qui est inanimé se rapporte à l’Âme ; ce qui est animé se rapporte au Bien
par le moyen de l’Intelligence. Tout être a quelque chose du bien tant qu’il est une
unité, un être, et qu’il participe de la forme. Par cela qu’il participe de l’unité, de
l’être et de la forme, chaque être participe du bien ; mais en cela il ne participe
que d’une image : car les choses dont il participe sont des images de l’unité, de
l’être ; il en est de même de la forme. Pour la Première âme, comme elle approche
de l’Intelligence, elle a une vie qui approche plus de la vérité, et c’est à l’Intelli-
gence qu’elle le doit ; elle a donc la forme du bien. Pour posséder le Bien, elle n’a
qu’à tourner vers lui ses regards. »

Marsile Ficin
3 Commentaire sur le Banquet de Platon, livre II, ch. 3, (trad. Mina Berger, 2016, http ://
originemundi.xsrv.jp/doc/category/institut/institut-latin).

« Le centre unique du Tout est Dieu et les quatre cercles autour de lui sont
l’Intelligence, l’Âme, la Nature, la Matière. Ce créateur suprême premièrement
crée toutes les choses, deuxièmement les attire vers lui, troisièmement les rend
parfaites. De même, toutes les choses d’abord découlent de cette source éternelle
en naissant, puis elles refluent vers elle en recherchant leur propre origine, et
enfin elles sont rendues parfaites après être revenues à leur principe. Donc nous
pouvons appeler ce roi de l’univers « bon, beau et juste », comme il est souvent dit
chez Platon « bon », lorsqu’il crée ; « beau », lorsqu’il attire ; et « juste » lorsqu’il
rend parfait selon le mérite de chacun.
Par conséquent la Beauté, dont la caractéristique est d’attirer, se situe entre
la bonté et la justice. Elle découle de la bonté et reflue vers la justice. Cette
divine beauté a engendré en tous les êtres l’amour, qui est le désir d’elle. Or si
Dieu emporte le monde vers soi et que le monde est emporté vers Dieu, il n’y a
qu’une seule attraction continue qui part de Dieu, traverse le monde et finit en
Dieu, revenant comme un cercle là d’où elle est partie. »

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Le platonisme et le néo-platonisme – 487

CM 49 Platonisme

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LE RAPPORT AUX MÉDIAS

ώ Frise chronologique n° 37

ْ 1500 ْ 1926
Premiers almanachs imprimés, Première émission de télévision.
« placards ». ْ IIe guerre mondiale
ْ 1631 Rôle essentiel de la radio.
La Gazette. ْ 1960-1972
ْ 1777 Naissance d’Internet.
Premier quotidien, Le Journal de Paris. ْ 2002
ْ 1835 Journaux gratuits.
Création de l’AFP, Agence France Presse. ْ 2010
ْ fin XIXe siècle IPad.
Invention de la radio.

Introduction
L’information désigne l’ensemble des nouvelles que déversent les journaux de
toute forme et sur tout support. Le terme « information » recouvre pêle-mêle les
décisions gouvernementales, les nouveaux films, les résultats sportifs, la météo, la
vie des célébrités, les faits divers. Le public accède à cette information par les médias,
journaux, télévision, blogs, radios. Les « média »1 sont, étymologiquement, l’inter-
médiaire entre l’événement et le public. Chacun y puise ce qui l’intéresse, avec un
esprit critique inégal. Or ces moyens d’information ont un impact sur les esprits, et
peuvent affecter la vie du citoyen. Il faut donc éduquer à l’information, pour éviter
que le flot d’informations ne brouille les esprits, et surtout ne les manipule.

1. Du latin medium, qui est au milieu, « média » est le pluriel.

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Le rapport aux médias – 489

I. S’informer : Comment ? Pourquoi ?

1. Information et démocratie
L’invention de l’imprimerie permet en 1500 l’apparition des « almanachs », des
« libelles », écrits satiriques ou injurieux, et des « placards », traitant de sujets
religieux ou politiques.
Si Le Mercure françois est le premier périodique à partir de 1611, sa parution annuelle
l’exclut de la catégorie « informations ». En 1631, Richelieu autorise Théophraste
Renaudot, médecin du roi Louis XIII, à publier le premier journal écrit en France,
La Gazette. C’est un hebdomadaire, organe officieux du pouvoir, puisqu’il avait le
monopole de l’information politique.
Au XVIIIe siècle, est créé le premier quotidien, Le Journal de Paris, en 1777, suivi
du Times, à Londres. On y trouve des nouvelles politiques, économiques, culturelles.
Pour pouvoir aborder tous les sujets alors qu’ils ne peuvent avoir des corres-
pondants partout, les journaux s’adressent aux agences de presse, qui distribuent,
comme des grossistes, des informations ou des photos.
Trois d’entre elles sont internationales et généralistes, reposant sur des bureaux
partout dans le monde : la française AFP, (Agence France Presse) créée en 1835,
l’Associated press, créée aux USA en 1848, et la canado-britannique Reuters créée
en 1851 à Londres.
En 2002, après plusieurs journaux gratuits régionaux, paraît le premier quotidien
national gratuit, Métro, suivi de 20 minutes. La réussite de ces journaux est très mitigée.
En 2010, Apple met sur le marché l’Ipad, tablette favorisant la lecture de la
presse écrite.
La généralisation d’Internet favorise la naissance des réseaux sociaux, devenus
médias sociaux. Le plus important est Facebook, créé en 2004 par Mark Zuckerberg,
alors étudiant à Harvard, et fortement développé en France à partir de 2008, suivi
par Instagram, Snapchat, Twitter. On avance le chiffre de 1,47 milliard d’utilisateurs
par jour de Facebook au 2e trimestre 2018.

2. Démocratie
Les journaux sont étroitement liés à l’histoire politique : longtemps la Gazette a
eu le monopole des nouvelles. De nombreux journaux abordaient donc les domaines
scientifiques, médicaux, littéraires. À partir de 1777, des quotidiens s’affranchissent
peu à peu de ce monopole. Le Journal de Paris, d’abord consacré aux faits divers et
aux nouvelles culturelles, suivra tous les événements de la révolution.
Aux États-Unis, dès l’indépendance, la liberté de la presse est garantie dans la
constitution.

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490 – Le rapport aux médias

En France, c’est à l’issue du siècle des Lumières que la liberté du citoyen est
associée à son information. Ainsi, l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme
et du Citoyen, du 26 août 1789 proclame :
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits
les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, impri-
mer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déter-
minés par la loi. »
Ce droit est renforcé et précisé sous la IIIe République, par la célèbre « Loi du
29 juillet 1889 sur la liberté de la presse ». Elle définit les libertés et responsabili-
tés de la presse française, fixant aussi les limites aux publications.

3. Le pouvoir de la presse
À partir d’une expression de Balzac, on a pu dire que la presse est le quatrième
pouvoir d’une démocratie, après les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. On a vu
dans l’histoire combien la révélation d’une information, ou au contraire sa rétention
peut bouleverser le cours des choses. L’exemple le plus frappant est le Watergate,
où deux reporters du Washington Post ont révélé une affaire d’espionnage politique
qui a entraîné la démission du président Nixon en 1974. Ce type de révélation a joué
aussi un grand rôle dans l’élection présidentielle française de 2017, par exemple.
Le journaliste est alors investi d’un rôle majeur. Le cinéma américain a multiplié les
films « de presse », dont le mythique « Citizen Kane », sorti en 1941, retraçant le
parcours du magnat Randolph Hearst. Pendant la campagne présidentielle améri-
caine de 2016, le rôle des médias a été primordial. La presse new yorkaise a pris fait
et cause contre le candidat Trump, lui-même patron de presse, mais soutenu par
des « fake news » distillées contre sa concurrente. Enfin, l’affaire Caillaux eut une
influence sur la déclaration de guerre : en mars 1914, le ministre Caillaux, partisan de
la paix, fut l’objet d’une violente campagne de dénigrement du Figaro. Son épouse,
excédée, entra dans le bureau du directeur et le tua. La démission de Caillaux, puis
la mort de Jaurès laissèrent le champ libre aux bellicistes.

4. Liberté de la presse et censure


La presse est souvent contrôlée par le pouvoir, dès qu’il est autoritaire, ou dans
certaines circonstances. Napoléon se proclame héritier de la Révolution, mais établit
en 1810 la censure, que maintiendront les différents régimes qui se succèdent en
France pendant le XIXe siècle, jusqu’aux lois de la IIIe République. Les Révolutions
qui secouent toute cette période, ont souvent pour élément déclencheur des restric-
tions des libertés, comme en 1830 ou 1848.
Les périodes de guerre, guerres mondiales, guerre d’Algérie, rétablissent la censure.
Dès la déclaration de guerre, en août 1914, s’installe un « bureau de censure », où
5 000 employés contrôlent toutes les publications. Il faut éviter la diffusion des infor-
mations militaires, mais le contrôle s’étend à d’autres domaines, par exemple les
références à la torture pendant la guerre d’Algérie. Lors de leurs opérations militaires

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Le rapport aux médias – 491

en Irak et Syrie, les autorités américaines n’autorisaient que les correspondants de


guerre embarqués dans les colonnes militaires, « embedded ». Sous prétexte de
sécurité, on pouvait ainsi contrôler l’accès au terrain et les images diffusées.
Les régimes dictatoriaux commencent toujours par l’arrestation de journalistes,
voire par des meurtres, comme on le voit en Russie ou en Turquie. L’ONG Reporters
sans frontières a dénombré la mort de 65 journalistes en 2017, dont « 39 assassinés
ou sciemment visés ». Ces meurtres dissuadent les rédactions d’enquêter en certains
lieux. Ainsi, des guerres déroulent leurs exactions sans témoins, au Yémen, en Lybie,
dans certaines parties d’Afrique.
D’autres formes de « censure » s’exercent plus discrètement : on verra que le
modèle économique dont dépend le média peut entraîner une autocensure sur les
rédacteurs qui peuvent redouter le propriétaire et la hiérarchie. Plus subtilement,
l’essentiel de la presse dépendant des encarts publicitaires, on apprend à ménager
ceux qui peuvent décider de marchés importants.

II. Les sujets


Quels sont les sujets traités ?

1. Les différents journaux


Journaux et magazines écrits ou audio-visuels sont généralistes ou spécialisés :
politique, économie, sport, culture, ou abordent des domaines très précis, automo-
bile, sciences, journaux « féminins », musique ; les domaines sont infinis.

2. L’intérêt du lecteur
Le journal est un objet qui s’achète ou se regarde, il faut donc susciter le désir
du lecteur. La première règle dans le journalisme est que le lecteur est attiré par la
proximité de l’évènement, suivant quatre critères : géographique, temporel, affectif et
socio-professionnel. On s’émeut davantage pour un mort dans son voisinage que pour
un massacre collectif dans un pays lointain. C’est la loi dite du « mort-kilomètre ».

3. Le choix du rédacteur
La rédaction va alors établir des choix : les sources, la mise en forme, la hiérar-
chisation : le journaliste accordera plus ou moins de place à l’information. Cela se
traduit en un article court, quelques signes, ou un sujet rapide, quelques secondes
à la radio ou la télévision, ou plus long, avec explications, illustration, reportage,
recours à un spécialiste, et enfin, parfois, un commentaire avec la question « que
faut-il en penser ? ». La disposition en « une » ou à l’intérieur du journal, les titres,
les photos, tout cela relève des mêmes lois que l’objet dans la vitrine. La rédaction

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492 – Le rapport aux médias

joue un rôle majeur : l’écriture journalistique a ses lois : phrases brèves, début de
chaque paragraphe incisif : attiré par le titre d’un article, ou le sujet, ou une photo, on
parcourt un paragraphe, éventuellement le début du deuxième, puis on abandonne
si le journaliste n’a pas su « accrocher » l’attention. On transpose ces impératifs au
monde de l’audio-visuel ou du Web.
C’est en fonction de son lectorat que la rédaction hiérarchise, met en avant tel
événement, choisit tel reportage, élimine tel autre.

4. Les sujets traités sur Internet


Les nouvelles parviennent très différemment sur les réseaux sociaux. Les vidéos
sur Youtube, les blogs, les échanges via Instagram, SnapChat paraissent à l’inter-
naute relever de son propre choix. Mais les annonces se présentent à travers des
algorithmes qui ont déterminé le profil du « lecteur », ses centres d’intérêt, suivant
les mêmes principes que les sites marchands. La liberté est très séduisante, mais
elle n’est qu’apparente et le lecteur est captif, sans le savoir.

5. Le financement
L’information est dépendante des critères commerciaux, comme une entreprise.
Il faut donc trouver des recettes compensant les dépenses, et assurer des bénéfices
aux actionnaires.
Le lecteur est donc aussi un client, qui paie pour lire. L’abonnement ou l’achat
au numéro sont la forme la plus visible, loi valable pour les abonnements sur le
câble, ou tous les autres supports. Mais ce revenu n’est qu’une très faible part du
budget, au point que des « gratuits » fonctionnent très bien. La publicité sous toutes
ses formes a une place majeure mais elle entraîne de façon implicite une soumis-
sion à des règles. Seul l’hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné équilibre son
budget sans aucune publicité, uniquement par la vente aux lecteurs. Né pendant la
première guerre mondiale, au moment où la censure frappait, il a gagné l’estime de
la profession, même si sa place est marginale. Mais il a pu jouer un rôle décisif lors
des élections présidentielles françaises de 2017.
Les médias audiovisuels ou écrits, chaînes de télévision, radios, journaux, sont
constitués en grands groupes, appartenant à des propriétaires industriels, qui en
tirent peu de profit, mais gagnent en influence, et en contrôle de l’opinion.
Précisons qu’en France, depuis la fin de la IIe guerre mondiale, la profession a
été entièrement restructurée, et les journaux bénéficient d’aides de l’État, par des
exonérations fiscales, de soutien à l’achat du papier ou aux tarifs postaux.

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Le rapport aux médias – 493

III. La question des sources

1. D’où vient l’information ?


Les rédactions recueillent d’innombrables informations de toutes parts, parmi
lesquelles elles doivent choisir. Les sources professionnelles sont les agences
de presse, mondiales ou nationales, par exemple l’AFP en France, ou les services
documentaires, du journal, des institutions, des publications spécialisées, comme les
communiqués des associations, syndicats, administrations. Ils disposent de corres-
pondants dans les régions ou à l’étranger, d’envoyés spéciaux. On peut ici mettre
en garde contre les informations qui ne sont que de la publicité déguisée : des
magazines féminins par exemple donnent des conseils sur des cosmétiques, sans
qu’on puisse distinguer la rédaction de la prescription. La loi oblige à prévenir par
un insert « message publicitaire », mais les détours sont subtils.
Outre ces professionnels, l’information provient de témoins, d’acteurs de la
politique, de l’économie, ou du domaine traité. La technologie fait de chaque passant
un informateur possible, par une photo de son smartphone.

2. La vérification
La dispersion des moyens d’information rend d’autant plus importante la vérifi-
cation des nouvelles reçues.
L’information institutionnelle n’est pas désintéressée et le journaliste doit prati-
quer un journalisme d’investigation. Il doit être compétent sur le sujet qu’il traite pour
être crédible, juste et critique. Il faut interroger des sources multiples, et si possible
contradictoires. On imagine la gravité d’une nouvelle donnée trop tôt, comme la
mort d’une personnalité, ou une décision gouvernementale. On connaît la panique
créée par Orson Welles faisant croire à la radio à une invasion de Martiens en 1938.
L’effet des « fake news » était déjà connu !

3. La protection
L’indépendance de la presse est garantie par la protection des sources. La loi varie
selon les pays et les époques. La dernière loi française sur la liberté de la presse
a été votée en octobre 2016 et a renforcé le droit à la protection des sources. Par
ailleurs, plusieurs affaires, par exemple « les Panama papers », ou « Luxleaks », sur
des fraudes fiscales, ont été révélées par ceux qu’on appelle des « lanceurs d’alerte »,
dont la protection se heurte aux lois sur le secret des affaires. Certains d’entre eux
sont obligés de se cacher, et d’autres ont perdu leur emploi et vivent sous la menace.
Des grandes compagnies, des états, des lobbys mentent sur leurs activités et se
voient menacés par d’éventuelles révélations.

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494 – Le rapport aux médias

4. La déontologie
Les droits et devoirs des journalistes sont définis par « La Charte de Munich »,
adoptée par la Fédération européenne de journalistes en 19711. Elle définit 10 devoirs
et 5 droits, rédigés dans le but de servir de base légale à des contrats ou des litiges.
Elle affirme le respect de la personne, pour limiter l’ingérence dans la vie privée,
la nécessité de vérifier les faits, le principe de liberté, et la protection des sources.
Les journalistes se voient remettre à certaines conditions une carte de presse, carte
professionnelle, conférant des droits, des accès, mais supposant aussi le respect de
la déontologie. Contre le risque des « fake news » et de la propagande, les journa-
listes se regroupent en réseau, comme le EJN, Ethical Journalism Network, Réseau
du journalisme éthique, pour dénoncer la désinformation dans tous les pays. Il est
essentiel que le contrôle vienne de la profession, et non des États.

5. La question de l’objectivité
Tout article, reportage, nouvelle a plusieurs approches possibles : on informe,
c’est-à-dire on cite les faits, les chiffres. C’est ce que fait l’agence de presse. Mais
ces faits bruts ne peuvent être compris, ils doivent être mis en perspective, repla-
cés dans leur contexte, donc expliquer est déjà interpréter. Il faut surtout distin-
guer le fait du commentaire, l’article de fond de l’éditorial. Aussi rigoureux soit-il,
le journaliste s’éloigne difficilement du commentaire.
L’essentiel est que la coloration politique soit claire. On connaît l’orientation
des journaux, et on les choisit souvent pour cette raison, parce qu’on adhère à leur
lecture du monde Le danger est l’information qui avance masquée, plus proche
alors de la propagande.

IV. Les modes modernes

1. Les réseaux sociaux


À la fin du XXe siècle, Jacques Fauvet, alors directeur du Monde, déplore « la
puissance unifiante et massifiante des moyens audio-visuels » qui menace la presse
écrite. L’explosion mondiale de l’Internet a confirmé cette tendance. Les « réseaux
sociaux » constituent un lieu d’échanges d’information facile, sympathique et à la
portée de chacun. Facebook, Instagram, Twitter, sont gratuits, et donnent la parole
à tout le monde. Ils supplantent pour un certain public toute autre source d’infor-
mation. Là encore, la vérification des sources, le croisement de l’information, l’esprit
critique et le recul sont indispensables, dans un monde qui devient celui de Big
Brother que décrit Orwell dans 19842.

1. Cf. texte 3.
2. Roman d’anticipation ou dystopie paru en 1949 : George Orwell décrit un univers totalitaire,
où toute liberté individuelle a disparu.

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Le rapport aux médias – 495

2. Échanges individuels et institutionnels


Les comptes des réseaux sociaux sont ouverts à tous, sans hiérarchie. On y mêle
les échanges d’ordre privé, les photos de vacances, et les événements mondiaux :
les photos d’anniversaire côtoient « Je suis Charlie ». Les entreprises commerciales
doublent leurs sites Web de pages Facebook. Le succès est garanti par la facilité
d’accès. On se méfie d’un journaliste ou d’un homme politique, on est prudent en
entrant dans un commerce, mais on accepte sans méfiance les cookies qui parasitent
la lecture après avoir récupéré les données personnelles. Les blogs sont aussi un
moyen d’expression et de diffusion, mais, par la personnalisation de l’auteur, ils
relèvent davantage du commentaire.

3. Tout le monde est-il journaliste ?


Les nouvelles parviennent sans vérification et peuvent alors véhiculer toute
sorte de « fake news », des fausses nouvelles. Même si elle est ensuite démentie,
une nouvelle a chassé l’autre et personne ne revient sur la précédente. On sait que
l’élection présidentielle américaine de 2016 a été biaisée par ces fausses nouvelles
probablement injectées par une puissance étrangère.
De plus, la rapidité de l’Internet, son caractère privé, voire intime, la prévalence
des images, photos et vidéos, tout cela situe ces échanges sur le mode de l’émotion,
et l’esprit critique disparaît. Un message sur Twitter ne peut excéder 160 signes, ce
qui séduit d’autant le lecteur pressé. Mais quelle argumentation est possible en si
peu de texte ?

4. Est-ce vraiment gratuit ?


Naviguer sur Internet semble n’avoir aucun coût, et attire tout le monde. Mais les
créateurs des réseaux sociaux sont devenus milliardaires en quelques années, plus
rapidement que les chercheurs d’or ! C’est donc bien un modèle économique très
rentable, qui repose sur le marketing et la publicité omniprésents, dont le lecteur
est le client à son insu. Il peut donc aussi être manipulé aussi sans le savoir, pour
des achats impulsifs, mais aussi pour des choix politiques majeurs. Il est donc essen-
tiel de vérifier sur quel site on se trouve, quel est la crédibilité de l’auteur ou du
support, et de se tourner vers les grands journaux dont les articles sont nuancés,
documentés, mis en perspective. On verra dans le texte 4 le souci des journaux de
rectifier les informations erronées. Depuis quelque temps, lors d’émissions de télévi-
sion ou de radio, les journaux commentent « en direct » sur internet les affirmations
avancées, les chiffres utilisés pour rectifier pas à pas la vérité.

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496 – Le rapport aux médias

Conclusion
Malgré la séduction de l’outil technologique, les lois de l’information n’ont pas
changé depuis les colporteurs du Moyen Âge : le lecteur doit se demander : qui diffuse
cette nouvelle ? Quel est son intérêt ? Lisant son téléphone dernier cri ou les signaux
de fumée, le citoyen doit être vigilant, lucide et critique s’il veut préserver sa liberté.

ْ Prolongements

Le développement effréné des moyens modernes de communication indivi-


duelle, instantanée, pose la question de la possibilité, à long terme, d’être réelle-
ment informé. Comment choisir ses sources, comment les vérifier ? Ces questions
deviennent essentielles et de plus en plus difficiles à résoudre.

Textes

Hannah Arendt
1 La Crise de la culture, 1961, Trad. de l’anglais (États-Unis) par un collectif de traducteurs,
édition de Patrick Lévy, Collection Folio essais, Gallimard, 1989.

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garan-
tie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »

Jacques FAUVET, Yves AGNES, Jean-Michel CROISSANDEAU


2 Lire le journal, In Le Monde, Préface, 1979.
« La presse écrite reste la seule garante aujourd’hui du pluralisme des opinions.
Une démocratie ne peut vivre sans une presse vraiment libre, indépendante des
puissances d’argent comme de la puissance d’État. Suffisamment diverse pour
qu’y trouvent place tous les courants d’idées. L’éducation du citoyen et sa liberté
dépendent aujourd’hui de sa capacité à maîtriser le flot d’informations qu’il reçoit
ou subit. »

La Charte de déontologie de Munich


3 Ou Déclaration des devoirs et droits des journalistes, adoptée par la Fédération
européenne des journalistes le 24 novembre 1971.

Déclaration des devoirs


Les devoirs essentiels du journaliste, dans la recherche, la rédaction et le
commentaire des événements, sont :
1) respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour
lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître ;

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Le rapport aux médias – 497

2) défendre la liberté de l’information, du commentaire et de la critique ;


3) publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accom-
pagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; ne pas supprimer les infor-
mations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents ;
4) ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des
photographies et des documents ;
5) s’obliger à respecter la vie privée des personnes ;
6) rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte ;
7) garder le secret professionnel et ne pas divulguer la source des informa-
tions obtenues confidentiellement ;
8) s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fonde-
ment ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication
ou de la suppression d’une information ; (…)

La Charte de déontologie de Munich


4 Ou Déclaration des devoirs et droits des journalistes, adoptée par la Fédération
européenne des journalistes le 24 novembre 1971.

Déclaration des droits


1) Les journalistes revendiquent le libre accès à toutes les sources d’infor-
mation et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la
vie publique. Le secret des affaires publiques ou privées ne peut en ce cas être
opposé au journaliste que par exception en vertu de motifs clairement exprimés.
2) Le journaliste a le droit de refuser toute subordination qui serait contraire
à la ligne générale de son entreprise, telle qu’elle est déterminée par écrit dans
son contrat d’engagement, de même que toute subordination qui ne serait pas
clairement impliquée par cette ligne générale.
3) Le journaliste ne peut être contraint à accomplir un acte professionnel
ou à exprimer une opinion qui serait contraire à sa conviction ou sa conscience.
4) L’équipe rédactionnelle doit être obligatoirement informée de toute déci-
sion importante de nature à affecter la vie de l’entreprise. (…)

Adrien Sénécat
5 Le Monde, 17.10.2018

Les fausses citations d’Aurore Bergé, un sparadrap difficile à décoller


La députée est l’objet depuis deux mois de rumeurs qui lui attribuent de fausses
citations, la dernière en date évoquant les inondations dans l’Aude.
Fausses citations, vrais procès. La députée des Yvelines Aurore Bergé est la
cible depuis plusieurs semaines de critiques et d’insultes sur les réseaux sociaux
pour des propos qu’elle n’a pourtant jamais tenus. Dernier exemple en date : elle
aurait suggéré de « donner des cours de natation aux Français » en réponse à la
crue qui a fait quatorze morts dimanche 14 octobre dans l’Aude. Sans que l’inté-
ressée n’arrive à s’en défaire.

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498 – Le rapport aux médias

Des sites d’extrême droite comme Nice-provence. info s’empressent de relayer


ces prétendus propos, sans en mentionner le caractère imaginaire. Résultat : une
série d’injures vise la députée.

CM 50 Rapport aux médias

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LE RATIONALISME

ώ Frise chronologique n° 38

ْ VIIe-Ve siècle av. J.-C. ْ 1637


Philosophes présocratiques Descartes, Discours de la Méthode.
(ex : Héraclite) ْ 1781 et 1787
ْ IVe siècle av. J.-C. Kant, Critique de la raison pure.
Aristote, traités de logique (Organon). ْ XXe et XXIe siècles
ْ 1266-1273 Réflexion sur les forces et faiblesses
Thomas d’Aquin, Somme théologique. de la raison.

Introduction
À l’heure actuelle, il semble impossible de ne pas être rationaliste, tant les
autres modes de connaissance ont été déconstruits ou décrédibilisés au fil du temps.
Pourtant, il semble impossible d’être rationaliste, tant la notion même de raison
reste complexe et indécise.

I. Qu’est-ce que le rationalisme ?


Alors que la terminaison en -isme pourrait laisser penser que le rationalisme
est un système doctrinal, il revêt également – et peut-être prioritairement – une
portée épistémologique.
En effet le rationalisme formule une des façons d’acquérir la connaissance des
choses et du monde, en s’appuyant sur la raison. Il coexiste ou entre en concurrence
avec les autres modes de saisie du réel que sont l’expérience (pour les empiristes,

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500 – Le rationalisme

les données sensorielles sont la source du savoir), et ce que Pascal ou Rousseau


appellent le « cœur », et qu’on pourrait assimiler à l’intuition et au sentiment. Ces
approches différentes dans la question de l’accès à la connaissance entretiennent
des rapports nuancés. Pour les rationalistes, il ne s’agit en général pas de refuser de
manière simpliste les apports des sens à la connaissance (il n’y a pas véritablement
d’opposition radicale avec les empiristes), mais ils récusent en revanche formelle-
ment toute intervention de quelque instinct obscur ou surnaturel que ce soit, tout ce
qui tient du mystère ou de l’ineffable. En cela le rationalisme revêt un aspect doctri-
nal car il s’oppose formellement aux croyances et aux autorités mystiques. Pour les
rationalistes les facultés humaines sont au cœur de la connaissance.
La méthode rationnelle de préhension et d’analyse du réel consiste donc à
s’appuyer sur la raison. Le terme est complexe, et voici les quatre éléments princi-
paux qui peuvent être retenus pour caractériser le rationalisme :
• S’appuyer sur l’intelligence plutôt que sur les instincts ou les réactions
affectives,
• Recourir à des principes universels et intangibles qui permettent et fondent
la réflexion,
• Donner la priorité à l’étude des enchainements et des liens logiques qui
permettent de déduire les effets des causes, ou de remonter des faits aux
principes. Le modèle est ici le raisonnement mathématique.
• Proposer une mise en forme, une articulation de la pensée par le discours, que
l’on organise précisément selon le modèle mathématique évoqué ci-dessus.

II. Quelques modèles rationalistes à travers le temps


Il ne s’agit pas ici de proposer une chronologie du rationalisme, qui n’aurait guère
de sens, mais de marquer dans l’histoire certaines variantes du rationalisme à l’œuvre
dans tel ou tel système doctrinal.

1. Naissance de la pensée rationnelle en Grèce antique


Le point de départ doit être situé dans l’Antiquité, et plus précisément en Grèce.
Les Grecs ont en effet fourni un effort considérable, dès le VIIe siècle av. J.-C.,
pour dominer par le raisonnement des phénomènes qu’ils ne pouvaient dominer
dans les faits. Pour ces civilisations entièrement dépendantes de l’agriculture, les
phénomènes naturels, tempêtes, grêles, chaleurs ou froids subits, étaient autant
d’arrêts de vie ou de mort.
Le premier refuge est alors celui de la croyance : en attribuant aux dieux la
responsabilité de ces phénomènes, les Grecs entreprennent de s’en protéger à
défaut de les maîtriser. Le caractère contractualiste de la religion grecque permet
alors aux hommes d’envisager leurs relations avec les dieux comme une sorte de
pacte de non-agression, où remplir ses obligations à l’égard des dieux permet de

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Le rationalisme – 501

gagner une forme de protection, ou à tout le moins d’indifférence. Les phénomènes


naturels s’interprètent alors comme autant de signes des humeurs des dieux. Grecs
et surtout Romains vont alors multiplier les collèges de prêtres chargés de l’inter-
prétation toujours plus sophistiquée de tels signes. On trouve également la trace
de la prégnance de ce système pré-rationnel d’explicitation des phénomènes et des
choses dans les mythes que la civilisation grecque a élaborés en abondance.
Mais dès le VIIe siècle av. J.-C., l’attitude des Grecs face aux phénomènes naturels
va évoluer. Désormais, on va considérer que la protection a moins d’importance que
l’explication. En « expliquant » (étymologiquement : en « dépliant » l’enchevêtre-
ment compliqué des causes et des effets), les Grecs vont tenter sinon de dominer les
phénomènes, du moins d’éradiquer la crainte qu’ils suscitent. Ce processus revient
donc à passer du mythe à la physique, c’est-à-dire à la pensée scientifique.
Ces physiciens-philosophes qui ouvrent la voie du rationalisme sont mal connus,
mais leurs noms restent célèbres. Ils se sont intéressés à la question de l’origine du
monde (Thalès voit dans l’eau un principe premier, pour Pythagore c’est le nombre),
à la question du changement et du mouvement (pour Héraclite, tout est mouve-
ment, pour Parménide l’être est immobile et absolument identique à lui-même), etc.
C’est alors le triomphe du Logos, terme extraordinairement compliqué qui unit
à la fois la « raison » et le « discours ». Les Latins, par un coup de génie, sauront
dissocier les deux composantes du Logos en traduisant le terme à la fois par ratio et
par oratio, c’est-à-dire « raison » et « oraison » (ou « discours »). La raison est Logos,
c’est-à-dire pensée organisée en un discours, les deux composantes étant indis-
sociables l’une de l’autre. Cela veut dire que la raison, le Logos, ne peut admettre
comme connaissance vraie ce qui ne serait que pure sensation ou pur sentiment ; il
faut une activité de pensée qui organise, systématise, symbolise dans un langage
pour accéder à la pleine maîtrise du réel, en pesant, en calculant les choses. C’est
pourquoi le rationalisme est fréquemment associé à ce langage spécifique qu’est
le langage mathématique : symbolique mais sans équivoque, il permet de figurer le
plus efficacement possible les opérations abstraites de pensée.
Alors qu’il participe pleinement à ce triomphe du rationalisme, Platon va lui
donner un relief nouveau lorsqu’il finalement réintroduire le mythos au sein du
logos. Il s’appuie ainsi sur la riche tradition mythopoïétique des Grecs, cette capacité
évoquée plus haut à créer des mythes nombreux et sophistiqués. Par la création
de mythes à portée philosophique qui parsèment son œuvre (mythe d’Er dans la
République, …), il va poursuivre l’entreprise d’explication qu’avaient entamée ceux qui
au siècle précédent récusaient les mythes étiologiques (c’est-à-dire les mythes qui
rendaient compte sous une forme fabulée des causes des phénomènes naturels), en
donnant au mythe une portée nouvelle, celle d’un discours qui prend en charge de
manière raisonnée la réalité des choses, lorsque cette réalité échappe en partie à la
pure activité rationnelle. Par exemple, dans le Phèdre, Platon expose l’âme comme
étant un attelage ailé composé de deux chevaux de nature différente, l’un, blanc,
porté vers le bien, l’autre, noir, qui cherche le mal ; d’où les mouvements antago-
nistes qui portent l’âme tantôt au Bien, tantôt au Mal, tantôt au monde des Idées,
tantôt au monde sensible.

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502 – Le rationalisme

Aristote récuse la théorie des Idées de Platon, et considère comme possible la


saisie des formes stables à l’œuvre dans la multiplicité des objets périssables. Pour
lui, la réalité des choses peut être découverte dans le sensible et non dans le monde
des Idées de Platon. Pourtant, comme Platon, il affirme la valeur de la raison. Par la
formulation de principes théoriques et pratiques, Aristote va véritablement forma-
liser le rationalisme à la fois dans ses fins et dans ses moyens. Il rédige ainsi un
certain nombre de traités de logique, qui recensent et évaluent les opérations de
l’esprit, comme les Premiers Analytiques (qui traitent du syllogisme1) ou les Réfutations
sophistiques (à propos des sophismes2). Ces traités ont acquis une telle importance
qu’on les a regroupés sous le nom d’Organon, c’est-à-dire « Instrument », une sorte
de boîte à outils pour penser et formuler sa pensée de manière rationnelle.

2. Christianisme et rationalisme
Les deux termes ne peuvent a priori pas être rapprochés : l’un des fondements
de la démarche rationaliste est précisément de récuser toute forme de croyance en
Dieu, et de dénier toute autorité aux textes mystiques ou aux Églises.
Pourtant, nombre de penseurs du christianisme vont chercher à accorder la
vérité révélée par les Évangiles avec des éléments rationnels. La raison est alors
considérée comme une lumière naturelle, c’est-à-dire accordée par Dieu, qui n’a pas
moins de valeur que la lumière de la Révélation. La foi n’est alors ni incompatible,
ni contradictoire avec la raison3.
Ainsi Augustin d’Hippone4 (354-430), qui voit dans le platonisme un système
compatible avec la pensée chrétienne, affirme que nous ne pourrions pas croire
si nous n’étions pas doués de raison. Toute son œuvre, des Confessions (une forme
d’autobiographie) à La Cité de Dieu (traité monumental où il théorise parallèlement
la « cité » de Dieu et la cité terrestre), est à la fois religieuse et rationnelle, et son
objectif est de rationaliser la foi – même si son mystère est avant tout divin. Thomas
d’Aquin (1224/1225-1274), dans sa Somme théologique, réactualise les principes aristo-
téliciens pour soutenir d’une part qu’une certaine connaissance de Dieu par la raison
est possible bien qu’incomplète, et d’autre part que le dogme se construit selon des
procédés rationnels et logiques à partir de vérités révélées. La raison n’est donc pas
disqualifiée, mais elle est toujours adossée à une instance supérieure, surnaturelle
et transcendante.

1. Un syllogisme est un modèle de raisonnement permettant de formuler une conclusion à partir


de deux propositions (ou prémisses). L’exemple le plus souvent donné est celui-ci : 1/ Tous les
hommes sont mortels ; 2/ Or Socrate est un homme ; 3/ Donc Socrate est mortel.
2. Les sophismes sont des raisonnements fallacieux.
3. Dans le dogme chrétien, Dieu est aussi Esprit et Verbe – ce qui s’inscrit bien dans cette tradition
d’origine grecque qui rapproche le Raisonnement, d’ordre mathématique, et le Discours. L’âme
est alors une part de ce Logos divin incarné dans chaque homme.
4. Il a été canonisé par l’Église catholique et on le désigne donc aussi comme « Saint Augustin ».

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Le rationalisme – 503

Au XVIIe siècle, l’entreprise de Blaise Pascal dans les Pensées est également remar-
quable. Il s’adresse en effet à des incroyants, des libertins, qu’il entend ramener sur
le chemin de la foi en s’adressant précisément à leur raison. Il poursuit en cela le
projet d’Augustin. En tant que mathématicien et physicien, il propose par exemple
de choisir de croire comme on ferait un « pari » : toute personne rationnelle a
intérêt à croire en Dieu, puisque si Dieu existe, le « pari » est gagné car le croyant
est récompensé, et s’Il n’existe pas, perdre un tel « pari » n’a pas de conséquences
néfastes pour le parieur. En cela, Pascal est parfaitement en phase avec les travaux
des mathématiciens de son temps, en particulier sur les mathématiques du hasard
et sur le calcul des chances.
En outre Pascal associe à la raison, dans le processus de connaissance, ce qu’il
appelle le « cœur », c’est-à-dire la faculté qui nous fait connaître les choses par
une intuition immédiate, par instinct, sensibilité, sentiment. Le cœur est en réalité
premier par rapport à la raison car il permet d’accéder à la connaissance de Dieu,
qui reste inaccessible à la seule raison. Selon Pascal, « le cœur a ses raisons que la
raison ne connaît point. » Il existe donc pour lui des éléments qui se dérobent au
concept mais sont accessibles au sentiment.

3. Descartes et les grands systèmes rationalistes du XVIIe siècle


Descartes est considéré comme le modèle du rationaliste.
Le point de départ de la démarche cartésienne est le refus de l’imitation, de la
répétition, l’exigence au contraire d’une pensée autonome qui s’affranchisse des prédé-
cesseurs et des modèles : le rationalisme cartésien est l’acte d’un sujet autonome,
unique, non pas solitaire mais prêt à refonder ses propres systèmes de pensée. C’est
pourquoi dans son Discours de la Méthode, Descartes va entreprendre de faire table
rase de tout ce qu’il sait – ou plutôt de ce qu’il croit savoir – pour parvenir à une
connaissance parfaite fondée exclusivement sur l’exercice de la raison. Sa méthode
est celle du doute : il faut mettre en doute ce que l’on croit savoir pour en vérifier la
validité et progresser ainsi sur le chemin de la vérité.
Le modèle de sa démarche est l’approche mathématique, seule science à ses yeux
capable de définir des concepts clairs, de poser les problèmes, de se fonder sur des
liens logiques entre les choses.
Descartes ne récuse dans son approche rationnelle ni les ressources de l’ima-
gination, pourvu que sa pureté ne soit pas compromise par les effets pervers de
l’union de l’âme et du corps, ni celles de l’expérience. Certes, il s’oppose à Locke,
dans la mesure où il considère que le chemin d’accès à la connaissance ne peut pas
être exclusivement l’expérience.
Pleinement confiant en l’exercice de la raison, Descartes y voit la possibilité pour
l’homme de dominer en fin de compte la nature par la maîtrise du savoir qui expli-
querait complètement les phénomènes naturels comme autant de « machines », que
nous serions à même de manipuler et de diriger.

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504 – Le rationalisme

4. Le rationalisme kantien
Avec le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804), le rationalisme se
constitue en philosophie de l’expérience : le savoir s’acquiert par un travail original
de la pensée mené à partir des données sensibles, qui débouche sur l’expérience
elle-même (laquelle est donc le résultat de ce travail). En cela, Kant dépasse l’oppo-
sition entre l’empirisme de Locke et le rationalisme de Descartes, qui l’un comme
l’autre considéraient chacun des modes d’accès à la connaissance comme exclusif
de l’autre.
Kant privilégie en outre dans le rationalisme une attitude « critique », ce qui
veut dire qu’il procède à un examen de l’usage, de l’étendue et des limites de la
raison. En cela il confère au rationalisme le pouvoir de dépasser les contradictions
inhérentes à la fois au « dogmatisme » et au « scepticisme ». Son projet est vérita-
blement de refonder une nouvelle métaphysique, sur des bases scientifiques, contre
les systèmes idéalistes (ce qu’il appelle le « dogmatisme ») qu’il juge inadéquats au
réel, et contre le « scepticisme » radical du philosophe anglais David Hume (1711-
1776) qui a mis à mal la métaphysique.
Cette entreprise de refondation de la métaphysique revient pour Kant à assigner
des limites à la raison. Il va déterminer en fin de compte deux domaines de connais-
sance : ce qui est accessible à la raison humaine, et ce qui la dépasse ; en d’autres
termes ce qui relève de la science d’une part, et ce qui relève de la « croyance » (c’est-
à-dire de la spéculation) d’autre part. Il écrit dans la préface à la seconde édition
de Critique de la raison pure (1787) : « J’ai donc dû limiter le savoir pour laisser une
place à la croyance » (cf texte ci-dessous). Il existe donc des questions qui sont hors
de portée de la raison, mais sur ces questions il est impossible de prétendre formu-
ler des vérités certaines, précisément parce que seule la raison permet de faire cela.
Assigner de telles bornes à la raison n’est possible qu’en menant une « critique »
de la raison par elle-même, une « critique » de la raison par la raison : c’est le sens
programmatique du titre de son ouvrage fondamental, Critique de la raison pure.
Une fois la raison reconstituée pleinement dans ses règles et ses pouvoirs, c’est
elle que Kant propose comme voie d’accès à la liberté et à la majorité pour les
hommes et les peuples. Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, bref essai publié en 1784,
il écrit : « La diffusion des Lumières n’exige rien d’autre que la liberté, et encore
la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa
raison en toutes choses ».

5. La proposition hégelienne
La philosophie hégélienne, quoique recourant de manière systématique à la notion
de « raison », constitue néanmoins une forme atypique de rationalisme. En effet chez
Hegel la raison est confondue avec le réel, elle n’est plus un moyen d’appréhender
le réel mais elle le constitue, au sens où le rationnel et le réel sont équivalents. Le

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Le rationalisme – 505

déroulement de l’histoire est ainsi une pleine manifestation de la raison. Tout ce qui
est, si l’on considère sa nature même, est rationnel. C’est donc à la fois un rationa-
lisme exacerbé, et une dénégation du rationalisme.

Conclusion
Née au moment des premiers développements de la science grecque, la démarche
rationaliste a été largement développée au fil du temps, au point d’être parfois
exclusive de tout autre mode de connaissance et d’appropriation du réel. Pourtant,
sous l’influence des penseurs des Lumières, et en particulier de Kant, elle a gagné
en profondeur dans la mesure précisément où elle dialoguait avec des modes de
pensée fondés sur d’autres approches.

ْ Prolongements

Qu’est-ce qu’être rationaliste aujourd’hui ?

a. Rationalisme et irrationnel
Dans la mesure où le rationalisme ne peut se priver des ressources des percep-
tions, de l’expérience, mises à l’honneur par les empiristes anglais et écossais du
XVIIe siècle (Locke, etc.), l’établissement des faits devient une étape essentielle de
l’exercice de la raison. Dans ce cadre, des phénomènes atypiques ou irrationnels
en apparence ne peuvent être révoqués en doute sans avoir tenté, avec toutes les
ressources d’une démarche la plus scientifique qui soit, d’en préciser les contours, les
tenants et aboutissants. De même, le recours exclusif aux modèles mathématiques
pour guider le raisonnement ne peut plus être pleinement validé, car si la pensée
logique occupe dans la démarche rationaliste une place prépondérante, il convient
de reconnaître qu’il existe des domaines où l’acquisition du savoir n’est que faible-
ment soumise à la logique. Ainsi la raison n’est plus envisagée comme un système
immuable, clos, mais comme un système dynamique en perpétuelle construction,
dont les acquis ne sont précisément jamais acquis mais toujours à réexaminer au
cours du temps.
Les travaux de Gaston Bachelard vont dans ce sens d’une vigilance à l’égard de
la raison.
Il envisage une pensée rationnelle confrontée à ce qu’il appelle des « crises de
croissance » (La formation de l’esprit scientifique, 1938), des phénomènes d’inertie,
de stagnation, voire de régression dans la connaissance scientifique, ce qu’il appelle
des « obstacles épistémologiques (cf texte). L’esprit rationnel doit donc être un esprit
critique, attentif à ses propres faiblesses, toujours prompt à remettre en question
ses propres conquêtes ; il faut d’abord que la raison puisse évoluer.

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506 – Le rationalisme

De même, Karl Popper (1902-1994) recherche une ligne de démarcation sûre


entre ce qui est du domaine de la science et ce qui ne l’est pas (en particulier la
métaphysique). Il s’attache à montrer que seul ce qui peut être réfuté est véritable-
ment du domaine de la science. Il faut que les théories qui se veulent scientifiques
résistent aux tests expérimentaux conçus pour les mettre en échec. Par l’expérience,
par l’échange critique, on teste ainsi la validité d’un principe ; il ne pourra pas pour
autant être érigé en loi universelle (rien ne peut être vérifié partout et pour toujours),
mais il gagnera en vérité scientifique et en rationalité en passant ainsi par le creuset
d’épreuves et de vérifications mettant à l’essai sa pertinence.
Cette mesure nécessaire dans l’usage de la raison a même permis une réhabilita-
tion sans nuance des phénomènes irrationnels, astrologie, alchimie, magies, propo-
sée par le philosophe américain Paul Feyerabend (1924-1994). Dans son ouvrage
Contre la méthode, publié en 1975, ce philosophe assure que les modes de connais-
sance irrationnels ont constitué et constituent encore des alternatives valables à la
science, au nom d’un « anarchisme épistémologique » qui érige en principe le fait de
donner des chances égales à toutes les procédures qui se disent aptes à atteindre
la connaissance.

b. Une éthique née du rationalisme


L’homme peut-il s’efforcer d’agir rationnellement ici et maintenant ? Pour l’homme
contemporain, il s’agit – comme toujours – de traiter rationnellement le désordre des
affaires humaines et l’instabilité des faits et des choses. Mais cela suppose, aujourd’hui
plus qu’hier, de ne jamais suivre aveuglément règles et principes, dans une sorte de
fanatisme rationaliste. Bien au contraire, il faut juger d’après les principes, mais en
jugeant de leur validité dans chaque cas et de leurs conséquences. En somme, être
raisonnable en même temps que rationnel.

Textes sur le rationalisme

Descartes
1 Discours de la méthode, 1637.
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en
être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en
toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il
n’est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la
puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement
ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les
hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns
sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons
nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce
n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les
plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus
grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer
beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui
courent et qui s’en éloignent.

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Le rationalisme – 507

Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que
ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte,
ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi
présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui
servent à la perfection de l’esprit ; car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle
est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux
croire qu’elle est tout entière en un chacun ; et suivre en ceci l’opinion commune
des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents,
et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce.
Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être
rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considéra-
tions et des maximes dont j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que
j’ai moyen d’augmenter par degrés ma connaissance, et de l’élever peu à peu au
plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie
lui pourront permettre d’atteindre. Car j’en ai déjà recueilli de tels fruits, qu’en-
core qu’au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers
le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant
d’un oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes,
il n’y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de
recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la
recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l’avenir, que si,
entre les occupations des hommes, purement hommes, il y en a quelqu’une qui
soit solidement bonne et importante, j’ose croire que c’est celle que j’ai choisie. […]
Je pensai qu’il fallait chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les
avantages de ces trois1, fût exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des
lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un état est bien mieux réglé
lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au
lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que
j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante
résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la
connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipita-
tion et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce
qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse
aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de
parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets
les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par
degrés jusqu’à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre
entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si
générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

1. La logique, la géométrie, l’algèbre, « trois arts ou sciences » que Descartes a envisagé d’utiliser
pour parvenir à la connaissance de la vérité.

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508 – Le rationalisme

Kant
2 Préface à la 2e édition de La Critique de la raison pure, 1787, Traduction Barni
et Archambault.

En voyant comment les mathématiques et la physique sont devenues, par l’effet


d’une révolution subite, ce qu’elles sont aujourd’hui, je devais juger l’exemple assez
remarquable pour être amené à réfléchir au caractère essentiel d’un changement
de méthode qui a été si avantageux à ces sciences, et à les imiter ici, du moins à
titre d’essai, autant que le comporte leur analogie, comme connaissances ration-
nelles, avec la métaphysique. On a admis jusqu’ici que toutes nos connaissances
devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts
pour établir à l’égard de ces objets quelque jugement a priori et par concept qui
étendît notre connaissance n’ont abouti à rien. Que l’on cherche donc une fois
si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en
supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà
mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d’une connais-
sance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même
qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme de la première idée de Copernic :
voyant qu’il ne pouvait venir à bout d’expliquer les mouvements du ciel en admet-
tant que toute la multitude des étoiles tournait autour du spectateur, il chercha
s’il n’y réussirait pas mieux en supposant que c’est le spectateur qui tourne et que
les astres demeurent immobiles. […]
Mais quel est donc, demandera-t-on, ce trésor que nous pensons léguer à la
postérité dans une métaphysique ainsi épurée par la critique et par elle aussi
ramenée à un état fixe ? Un coup d’œil rapide jeté sur cette œuvre donnera
d’abord à penser que l’utilité en est toute négative, ou qu’elle sert seulement à
nous empêcher de pousser jamais la raison spéculative au-delà des limites de
l’expérience, et c’est là dans le fait sa première utilité. Mais cette utilité apparaî-
tra positive aussi à qui remarquera que les principes sur lesquels s’appuie la
raison spéculative pour se hasarder hors de ses limites ont en réalité pour consé-
quence inévitable non pas l’extension, mais, à y regarder de plus près, la restric-
tion de l’usage de notre raison. C’est qu’en effet ces principes menacent de tout
faire rentrer dans les limites de la sensibilité, de laquelle ils relèvent proprement,
et de réduire ainsi à néant l’usage pur (pratique) de la raison. Or une critique qui
limite la raison dans son usage spéculatif est à cet égard bien négative, mais en
supprimant du même coup l’obstacle qui en limite l’usage pratique ou menace
même de l’anéantir, elle a une utilité positive de la plus haute importance. […]
Je ne saurais donc admettre Dieu, la liberté et l’immortalité selon le besoin
qu’en a ma raison dans son usage pratique nécessaire, sans repousser en même
temps les prétentions de la raison pure à des vues transcendantes, car, pour
atteindre à ces vues, il lui faut se servir de principes qui ne s’étendent en réalité
qu’à des objets de l’expérience possible et qui, si on les applique à une chose qui
ne peut être objet d’une expérience, la transforment réellement et toujours en
phénomène, et déclarent ainsi impossible toute extension pratique de la raison
pure. J’ai donc dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance. Le dogma-
tisme de la métaphysique, ce préjugé qui consiste à vouloir avancer dans cette
science sans commencer par une critique de la raison pure, voilà la véritable
source de toute cette incrédulité qui s’oppose à la morale, et qui elle-même est
toujours très dogmatique.

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Le rationalisme – 509

Gaston Bachelard
3 La formation de l’esprit scientifique, 1938, Chap. 1.
Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science,
on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut
poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considé-
rer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes,
ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même
de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonction-
nelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous montrerons des causes de
stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’iner-
tie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel
est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais
immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est
jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser.
La pensée empirique est claire, après coup, quand l’appareil des raisons a été mis
au point. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable
repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en
détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l’esprit même
fait obstacle à la spiritualisation.

CM 51 Rationalisme

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LE(S) RÉALISME(S)

ώ Frise chronologique n° 39

ْ 1826 ْ 1865
Première attestation du mot Claude Bernard publie son Introduction
« réalisme » en France. à la médecine expérimentale.
ْ 1850-1885 ْ 1860-1904
Période « réaliste ». Le vérisme, en ltalie.
ْ 1855 ْ 1930
« Le réalisme » exposition organisée Naissance du néo-réalisme en Italie.
par Courbet, L’Enterrement à Ornans. ْ 1936
ْ 1860-1890 Naissance du « réalisme poétique ».
Période naturaliste. ْ 1960-…
Nouveau réalisme.

Introduction
Le mot « réalisme » renvoie à la fois à une conception philosophique et une
manière de considérer l’art dans ses rapports à la réalité. Le terme est récent, il
apparaît en Allemagne au XVIIIème s (« realismus », chez Kant, Schiller1 notamment,
il est ensuite attesté en Angleterre, Coleridge l’emploie en 1817 dans ses Biographia
literaria (biographies littéraires). En France, c’est dans Le Mercure de France qu’il est
employé pour la première fois, en 1826 dans un article anonyme de critique littéraire.
Il est toutefois généralement utilisé pour qualifier la peinture. Souvent péjoratif, il
signale des représentations détaillées mais serviles, souvent choquantes, du réel.

1. Dans une lettre à Goethe datée de 27 avril 1798, Schiller oppose les « réalistes » et les
« idéalistes » chez les Français et affirme que « le réalisme ne peut pas faire de poètes ».

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Le(s) réalisme(s) – 511

Si, en philosophie, il correspond à la conception platonicienne qui attribue aux


Idées une réalité propre, il désigne également le fait qu’une réalité existe en dehors
et indépendamment de l’esprit d’un sujet capable de connaître. Il s’oppose ainsi aux
nominalistes1 puis aux idéalistes.
En art, en littérature particulièrement, il signifie que l’artiste peut attribuer au
« représenté » une réalité propre, subjective. Il correspond à la période 1850-1885
essentiellement, entre le romantisme et le symbolisme. Pourtant, le terme est
employé différemment et pour des datations variées dans d’autres pays. On qualifie
ainsi l’art grec qui, dès le VIIIe siècle av. J.-C. représente la réalité, les classes sociales,
les différents âges… En fait, il sert souvent à désigner les arts représentatifs et fait
office de synonyme pour le naturalisme.
Sa circonscription temporelle et ses appellations divergent. En Angleterre, on
préfère parler de « littérature victorienne », aux États Unis, de « renaissance améri-
caine », en Italie de « vérisme » par exemple. Quant à ses qualifications, on passe du
« réalisme fantastique » d’un Dostoïewski, au « poétique » de Ludwig, au « romantique
de Dickens », à « l’historique » de Stendhal, au « socialiste » de la Russie marxiste …
Enfin, la question même de son existence est souvent posée : peut-il être identifié
dans une période, avec des caractéristiques propres ? En effet, toute représentation,
toute œuvre est une expression subjective de la réalité. Dès 1857, Champfleury, dans
Le Réalisme, notait que « la reproduction de la nature par l’homme ne sera jamais
une reproduction, une imitation, ce sera toujours une interprétation ». On finit généra-
lement par qualifier de « réaliste » toute œuvre qui tente d’exprimer et de donner à
voir la réalité et qui s’oppose aux autres créations, idéalistes, qui décrivent le réel
non comme il est mais comme il devrait être.

I. Approches d’une définition


Les historiens de l’art ont généralement tendance à privilégier les œuvres et
les artistes considérés comme des partisans du progrès et, ainsi, à le limiter à une
courte durée.
Le réalisme est, en fait, une notion beaucoup plus complexe, que les artistes
eux-mêmes ont souvent décliné selon leurs propres conceptions du réel et de l’esthé-
tique. Ainsi, définir LE réalisme semble une gageure, il est préférable de parler DES
réalismes. Trois courants proches, plus particulièrement, s’inscrivent dans le désir
de monter le réel dans son objectivité — sa vérité.

1. Dans la querelle médiévale des « universaux », les réalistes considéraient ces propriétés
universelles comme des entités réelles quand les « nominalistes » n’y voyaient que des mots.

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512 – Le(s) réalisme(s)

1. Réalisme, naturalisme et vérisme


a. Une datation complexe
On peut considérer que le « réalisme » et ses « variantes » ont constitué un
mouvement essentiel dans les arts du XIXe siècle. En France, on organise l’histoire
de l’art en mouvements, on a donc généralement cherché à le situer exactement
entre deux courants, romantisme et symbolisme.
Or, on peut considérer qu’il dépasse largement les frontières ordinairement
admises et qu’en 1900 encore, il est au cœur des créations artistiques. L’univers
proustien, par exemple, est pleinement rattaché à ces impératifs de représentation.

b. Le réalisme
Pour les « réalistes » le réel a une existence objective, il est soumis à des lois
physiques et à la causalité, tout comme l’homme. Est réaliste une œuvre qui repré-
sente cette réalité sans idéalisme, de manière avant-gardiste et souvent révolu-
tionnaire, décrivant et représentant l’être humain et la nature comme pourraient le
faire des scientifiques.
Le lien avec l’Histoire est très net : c’est surtout après les événements de 1848 que
naît le courant. Les actions politiques conduisent à rejeter les normes académiques,
les lois usuelles et à élaborer une représentation correspondant à ce qui est objecti-
vement observable. Cela ne conduit pas toujours au rejet des techniques tradition-
nelles mais cela entraîne une représentation du vrai et du vraisemblable de manière
objective. Certains peintres en viennent même à travailler à main levée, sur place et
d’après nature, sans préparations. Ces réalistes de « perception directe » retrouvent les
« réalistes académiques » entre 1880 et 1890. Sans doute sous l’influence des impres-
sionnistes, notamment, les peintres jouent davantage sur la couleur et la lumière.
Les reproches de banalité, de trivialité (de vulgarité et d’obscénité parfois) sont
directement issus de cette conception. Les symbolistes s’inscriront dans une perspec-
tive « post-réaliste ».

c. Le naturalisme
S’il est surtout célèbre pour sa dimension littéraire, le naturalisme concerne aussi
une démarche philosophique matérialiste et une conception artistique qui rapproche
l’art des sciences expérimentales. Le terme désigne d’abord, sous la plume de Taine1
parlant des romans de Balzac, une reproduction exacte et fidèle du réel.
Dans les années 1860, Zola reprend le terme et en fait une nouvelle concep-
tion littéraire, différente du réalisme. Lié à l’apparition des critiques de Taine et du
positivisme, à l’évolutionnisme et aux travaux de Darwin, à l’intérêt pour la connais-
sance de l’homme, renforcé par les conférences du mardi données par le professeur

1. Hippolyte Taine, 1828-1893, est un historien et un philosophe positiviste. Cf. Nouveaux essais
de critique et d’histoire : Balzac, 1865.

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Le(s) réalisme(s) – 513

d’anatomie et neurologue Charcot1, le naturalisme sous l’impulsion de Zola s’inté-


resse tout comme le médecin au déterminisme, à l’hérédité, à l’influence du milieu,
à l’importance des ancêtres et de la généalogie…
Le naturalisme est l’héritier du réalisme. Zola reprend l’idée balzacienne de la
« comédie humaine », du retour des personnages, de leur évolution au fil des livres
et, dans son œuvre, analyse, dissèque, étudie comme un entomologiste, comme un
scientifique. Associant « l’histoire naturelle » et « l’histoire sociale »2 d’une même
famille à une époque précise il cherche à mettre en lumière les mécanismes sociaux
et héréditaires, l’influence d’un milieu particulier sur un être… La description devient
l’instrument majeur de cette organisation du réel, le romancier « est fait d’un obser-
vateur et d’un expérimentateur » affirme Zola dans Le Roman expérimental dès 1880.
L’observation des individus aboutit à des lois générales et porte sur les grandes
catégories sociales (bourgeoisie, ouvriers, paysans et intellectuels). Le désir, la folie,
l’alcoolisme, l’hérédité et la situation sociale déterminent les êtres.

d. Le vérisme
Mouvement essentiellement italien, le vérisme est souvent opposé au natura-
lisme par les critiques. En fait, il en est surtout très proche. Ce courant recherche la
plus grande fidélité au réel, s’intéresse également au déterminisme et à l’hérédité. Il
reprend les grandes figures propres au réalisme et au naturalisme : servantes, ouvriers.
Mais c’est avant tout un mouvement national : dans un pays encore parcouru de
dialectes, le vérisme apparaît comme une réaction contre les limitations linguis-
tiques imposées à la littérature par le toscan et ses productions officielles, souvent
très formelles, qui ne propose pas de véritable patrimoine littéraire et linguistique.
Les véristes puisent dans le folklore local, dans les coutumes et les dialectes du
sud, décrivent fidèlement la société et la réalité locale. Ils proposent des œuvres
souvent antimilitaristes et pessimistes, Giovanni Verga (1840-1922)3 reste le maître
incontesté du mouvement. Ses personnages ne sont pas individuellement élabo-
rés sur le plan psychologique, ils connaissent une destinée tragique, emploient un
langage oral et cru, s’opposent aux forces de la nature.

1. Charcot (1825-1893) est un médecin célèbre pour ses diagnostics, ses leçons, il a laissé son
nom à la maladie qu’il a identifiée. Ses « séances du mardi », publiques, ouvertes à tous à la
Pitié-Salpêtrière, sont à la fois des analyses de « cas » remarquables, des moments d’hypnose.
Tous s’y pressent, artistes, gens du monde, magistrats, journalistes, hommes politiques…
2. Le sous-titre des Rougon-Macquart est « histoire naturelle et sociale d’une famille sous le
Second Empire ».
3. On peut lire, par exemple, ses Nouvelles siciliennes (trad. B. Haldas), Denoël, 1976 ; Drames
intimes, (trad. M. Pozzoli), Actes Sud, 1987 ou Les Malavoglia (trad. M. Darmon), Gallimard-
L’arpenteur, 1988.

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514 – Le(s) réalisme(s)

2. Une représentation orientée


a. La recherche de la vérité sociale
Les œuvres réalistes et naturalistes cherchent à montrer la réalité dans sa vérité,
même si celle-ci est sombre, inacceptable. Le plus souvent, les classes sociales
dépeintes sont démunies, en proie à des difficultés et à des tourments qui les
conduisent fréquemment à la mort. Les fins sont souvent pessimistes et terribles.
Ces créations témoignent du désir de leur producteur de montrer les injustices, les
discriminations. Certaines s’appuient directement sur des enquêtes et ont parfois
l’allure de véritables « reportages ». Le naturaliste Zola est célèbre pour ses visites
dans les mines avant d’écrire Germinal, ses recherches sur la banque ou la condition
ouvrière par exemple. Le premier roman naturaliste, Germinie Lacerteux, des Frères
Goncourt, a d’évidence des enjeux éthiques, sociaux, politiques, psychologiques.

b. Trois orientations
Trois voies se dégagent dans cette tendance : un réalisme « objectif » qui donne
naissance à des œuvres-reportages qui n’imposent pas le point de vue de l’auteur mais
visent l’objectivité. Ces textes sont aujourd’hui peu lus. Les romans de Champfleury1
comme Les Aventures de Mademoiselle Mariette (en 1853) ou Le Violon de faïence, 1862)
ou de Duranty2 (comme Le Malheur d’Henriette Gérard (1858, 1879) ou Les Combats
de Françoise Du Quesnoy, 1873) sont tombés dans l’oubli. Ensuite, le réalisme engagé
privilégie les desseins moraux et sociaux, le but artistique s’efface derrière la volonté
de dénoncer, de montrer l’inacceptable (on peut penser ici aux œuvres de Dickens,
Vallès ou Zola). Enfin, le réalisme d’auteurs qui considèrent que le Vrai est le Beau,
comme Flaubert ou Proust plus tard.

c. Un engagement certain
On a d’ailleurs souvent lié ce courant à une forte opposition politique puisque
les héros — les héroïnes le plus souvent — sont l’occasion de montrer l’échec de la
société et de ses corps constitués. Les auteurs et leurs ouvrages ont souvent été
poursuivis en justice pour « immoralité », « scandale » (il suffit de songer aux célèbres
procès intentés à Flaubert, Baudelaire, Maupassant).
Ainsi, l’adjectif « réaliste » est-il généralement défini dans les dictionnaires du
temps comme « péjoratif ».

1. Jules François Husson, dit Fleury, puis Champfleury, 1821-1889 est aussi un critique célèbre
et le fondateur de la revue Le Réalisme.
2. Louis Edmond Duranty, 1833-1880, est également critique et romancier.

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Le(s) réalisme(s) – 515

3. Quelques grandes tendances en art


a. Des sujets triviaux
Les premiers réalistes se construisent -comme pour presque tous les nouveaux
courants artistiques — contre ce qui les précède, en l’occurrence, ils s’opposent aux
traditions et aux conventions techniques et représentatives. Dès les années 1840,
Millet ou Daumier font entrer le peuple dans l’art. Courbet rejette la bienséance
et les tabous académiques en représentant non de grandes scènes historiques ou
allégoriques mais les paysans, les ouvriers dans leurs actions quotidiennes, au
travail. Entre 1848 et 1855, par exemple, il peint des scènes de la vie rurale mais
sur des toiles de grandes dimensions (ordinairement réservées aux représentations
de héros, de dieux ou de grands hommes, de batailles célèbres). Ainsi Les Casseurs
de pierre (1849) sont-ils considérés comme la première œuvre du réalisme social
en art. Et l’on sait qu’il peignit L’Origine du monde même si ce tableau n’était pas
exposé1. Manet poursuivit cette volonté de représenter le plus fidèlement possible
ses modèles, cherchant à montrer ce que l’œil voit, en jouant sur les couleurs et leurs
associations originales, et non à se soumettre aux techniques usuelles.

b. Le réalisme académique
La seconde génération réaliste, s’éloignant de Courbet et Manet, s’appuie sur les
techniques apprises et cherche à représenter objectivement en utilisant toutes les
ressources picturales ordinaires : organisation savante du tableau, utilisation de la
perspective, précision anatomique, exactitude dans le choix des détails et du décor
notamment. Ces artistes s’appuient également sur les apports de la photographie,
des sciences (des progrès dans la connaissance médicale notamment, de l’héré-
dité). Ils offrent des scènes quotidiennes dont tous les éléments sont absolument
fidèles à ce qu’ils ont observé. Jean-Léon Gérome (1824-1904), professeur à l’École
nationale des beaux arts de Paris, initie même le « réalisme ethnographique », plus
particulièrement dans ses toiles orientalistes comme Prière au Caire (1865) ou Le
Charmeur de serpents (1880).

c. Le réalisme de la perception directe


Avec l’apparition du chevalet pliant, donc mobile, et des tubes de couleur faciles
à emporter, nombreux sont ensuite les réalistes qui peignent sur place, directement,
à main levée. Ils peuvent ainsi concentrer leur travail sur le rendu d’impressions,
sur les atmosphères, les ciels et les paysages d’envergure. Héritiers du romantisme
et de l’École de Barbizon, ces artistes travaillent sur la lumière, les couleurs. Les
Impressionnistes suivront cette voie. Ils s’appuient aussi sur les travaux scientifiques

1. Ferragus, dans la polémique qui l’opposa à Zola (cf. note 10) rappelle l’existence de cette
œuvre secrète : « M. Courbet représentait le dernier mot de la volupté dans les arts par un
tableau qu’on laissait voir, et par un autre suspendu dans un cabinet de toilette qu’on montrait
seulement aux dames indiscrètes et aux amateurs. »(Le Figaro, 23 janvier 1868).

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516 – Le(s) réalisme(s)

contemporains qui portent sur les couleurs et sur l’optique1. Ils rejoignent rapide-
ment les académiques dans ce travail de la lumière et finissent par travailler avant
tout sur les tons, très brillants.

d. Des critiques fortes et nombreuses


Le réalisme, en peinture, a, dès ses origines, été l’objet de vives critiques. On
reprochait aux artistes de manquer d’imagination, de créativité. Reproduire exacte-
ment la nature ou le sujet observé semblait, en effet, très éloigné de la notion d’art.
Les écrivains réalistes eux-mêmes, n’appréciaient pas souvent ces œuvres. Même
Zola pensait que le réalisme ne devait pas être pas être seulement une reproduc-
tion fidèle mais voulait voir transparaître le tempérament de l’artiste… Les Goncourt,
Flaubert trouvaient que les toiles de Courbet et Manet n’étaient pas assez « finies ».

II. Le réalisme en littérature


C’est au XIXe siècle, période fortement agitée par des mouvements révolution-
naires et moment où le roman constitue le genre dominant, que le réalisme se
développe en littérature.

1. Le roman au service du réalisme


L’apparent paradoxe qui oppose le roman-genre fictionnel — au réalisme -repro-
duction exacte du réel — est rapidement dépassé dès le début du XIXe siècle puisque
l’on considère que le romanesque peut s’emparer de la réalité. L’œuvre, comme l’écrit
Flaubert, pourrait devenir un exemple d’une « littérature exposante », dévoilant — par
le détour d’un tempérament (celui de l’artiste) et d’une construction pensée — la
nature et la société. Pour lui, c’est l’avenir : « La littérature prendra de plus en plus
les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didac-
tique. Il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu’elle est, (…) peindre le
dessous et le dessus. »2 Le roman réaliste est effectivement une présentation exacte
de la réalité, généralement accompagnée d’une étude raisonnée des caractères et
des faits sociaux d’une époque.

a. Un miroir du réel
Stendhal, dans Le Rouge et le noir, définit dès 1830, ce qu’est le roman : il est, par
nature, réaliste : « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande
route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de
la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être
immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt
le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse

1. Cf. supra, fiche « Impressionnisme ».


2. Flaubert, Lettre à louise Colet du 6 avril 1853.

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Le(s) réalisme(s) – 517

l’eau croupir et le bourbier se former ».1 En 1842, présentant son entreprise, Balzac,
dans son Avant-propos insiste sur le lien profond entre roman et réalisme. Il affirme
s’être appuyé sur une « comparaison entre l’Humanité et l’Animalité. » Il se conçoit
comme un copiste : « La Société française allait être l’historien, je ne devais être
que le secrétaire. En dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les
principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événe-
ments principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits
de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire
oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. » Il cite les travaux des scientifiques
dont il s’est servi (Gall, Lavater), et montre que le réalisme littéraire doit être une
organisation rigoureuse dirigée par une pensée et un point de vue de moraliste :
« L’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la Société,
l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m’autorise, je crois, à donner
à mon ouvrage le titre sous lequel il paraît aujourd’hui : La Comédie humaine. »

b. Du réalisme au naturalisme
Reprenant ces conceptions, les écrivains que les critiques définissent aujourd’hui
comme « naturalistes » prolongent ces analyses en les rapprochant de la méthode
expérimentale. Dans sa Préface de Pierre et Jean (1887) Maupassant (qui ne s’est
jamais dit « naturaliste ») précise que « la vie encore laisse tout au même plan,
précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de
précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées,
à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements
essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant
leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on
veut montrer. Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant
la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle
de leur succession. J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt
des Illusionnistes. « Zola ajoute que « l’œuvre ne vit que par l’originalité » et il précise
qu’il faut retrouver « un homme dans chaque œuvre, ou l’œuvre me laisse froid. Je
sacrifie carrément l’humanité à l’artiste. Ma définition d’une œuvre d’art serait, si je
la formulais : Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament.
Que m’importe le reste. Je suis artiste, et je vous donne ma chair et mon sang, mon
cœur et ma pensée. »2
La littérature, dans son ensemble et dans le roman plus particulièrement est
donc conçue comme une « mimèsis ».

1. Stendhal, Le Rouge et le noir, ch. XlIX, « L’Opéra Bouffe », éd. Lévy, 1854, p. 354.
2. Zola, Mes haines — Mon Salon — Edouard Manet, éd. Charpentier, 1895, p. 25.

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c. Les caractéristiques littéraires du réalisme et du naturalisme


Si la peinture a déjà introduit l’idée que le peuple, le quotidien, le banal et le
trivial ont désormais droit de cité en art. Pour cette raison, la littérature réaliste -et
surtout naturaliste — qui s’intéresse aux ouvriers, aux servantes, aux prostituées a
été accusée d’être obscène, et même putride1.
Mais c’est surtout le psychisme, le réalisme des passions et des comportements
qui intéressent cette littérature. Elle met en valeur l’anormal, le déviant, l’interdit
dans les sociétés bourgeoises et aristocratiques. Elle dévoile les rouages sociaux et
économiques, montre comment les institutions fonctionnent ou dysfonctionnent.
En outre, ces écrivains valorisent le corps, les pulsions et la sexualité. Ils peignent
les difficultés des êtres en proie à l’alcool ou à la folie, les affres des meurtriers et
des prostituées, les mauvais traitements infligés aux plus faibles, aux domestiques,
aux enfants, aux femmes…
Enfin, ils adoptent une démarche quasi scientifique, ils ne se contentent pas
de montrer, ils analysent, invitent les lecteurs à réfléchir. Ils se font ethnologues,
ethnographes, analystes des psychismes et des maladies, historiens, sociologues…
Influencée par la méthode expérimentale illustrée par Claude Bernard dans son
Introduction à la médecine expérimentale publiée en 1865, Zola veut montrer que « si
la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit
conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. Ce n’est là
qu’une question de degrés dans la même voie, de la chimie à la physiologie, puis de la
physiologie à l’anthropologie et à la sociologie. Le roman expérimental est au bout. »
Ainsi, le « romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur » et le
« roman naturaliste, tel que nous le comprenons à cette heure, est une expérience
véritable que le romancier fait sur l’homme, en s’aidant de l’observation. »2 L’auteur
des Rougon-Macquart peut alors justifier ses deux lignes directrices : le tempéra-
ment et l’hérédité d’une part, l’influence du milieu social d’autre part. La définition
du roman qu’il propose est complète : « le roman expérimental est une consé-
quence de l’évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiolo-
gie, qui elle-même s’appuie sur la chimie et la physique ; il substitue à l’étude de
l’homme abstrait, de l’homme métaphysique, l’étude de l’homme naturel, soumis
aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu ; il est en un
mot la littérature de notre âge scientifique ».
Le personnage devient ainsi un élément essentiel. Il n’est pas seulement le
« héros » de l’aventure, celui dont on suit les actions et dont la destinée constitue
l’intrigue, il est également celui qui permet un discours didactique et moralisateur

1. Le terme apparaît dans la polémique qui opposa Zola à Ferragus au moment de la parution
de Thérèse Raquin dans Le Figaro (du 23 janvier 1868 et, pour la réponse du 31 janvier) : le
critique affirme trouver dans le roman naturaliste « toutes les putridités de la littérature
contemporaine » et Zola reprend l’idée : « La « littérature putride » ne nourrit pas ses auteurs.
Le public n’aime pas les vérités, il veut des mensonges pour son argent. »
2. Toutes les citations de Zola sont ici tirées de l’ouvrage Le Roman expérimental, éd. Charpentier,
1902, p. 1-53.

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Le(s) réalisme(s) – 519

sur la société et le monde, le support des analyses du romancier-expérimentateur.


Enfin, il unit la narration des faits aux descriptions. Il est la clef de compréhension
du monde ainsi reproduit et dévoilé dans ses rouages les plus intimes et les plus
complexes. Il est donc évident qu’il doit appartenir à un milieu intermédiaire, lui
permettant d’évoluer dans les différents niveaux. Pour être plus facilement compris
par le lecteur, il constitue généralement un « type » (l’individu présenté réunit les
caractéristiques essentielles d’une classe d’êtres dont il devient représentatif).
La composition d’ensemble est généralement chronologique et suit l’itinéraire —
l’initiation le plus souvent — du protagoniste. Les romans d’éducation et d’appren-
tissage sont nombreux durant cette période. Ils content soit une vie (c’est le titre
du roman de Maupassant en 1883) soit un moment fort dans la compréhension
des rouages (Le Père Goriot, Balzac 1834, publié en 1842). C’est, en effet, la durée
qui donne l’opportunité de proposer une vision exacte du réel, de lui donner une
cohérence et une véracité acceptable. L’époque permet de comprendre le person-
nage et ses aventures en lien avec la société et son histoire. Il faut également lier
l’ensemble à un milieu social et à des lieux précis (Paris est souvent choisi), cela
crée un « chronotope » pour reprendre le terme de M. Bakhtine1 qui unit étroite-
ment l’endroit au temps.
Une revendication de liberté anime ces œuvres, ce qui explique qu’elles aient
fait l’objet de vives critiques, de procès même. Elles dévoilent les contraintes, les
idéologies, les répressions, revendiquent l’autonomie, l’indépendance du jugement.

d. Le rejet de l’idéalisme
L’ambition de cette entreprise littéraire dépasse donc la simple reproduction,
elle touche à un désir de correction, d’amélioration. Zola, dans le Roman expérimen-
tal, s’oppose ainsi aux idéalistes dont les œuvres ne portent, selon lui, que « sur le
surnaturel et l’irrationnel ». Ces romans admettent « des forces mystérieuses, en
dehors du déterminisme des phénomènes » selon lui et ne servent par conséquent
ni la société ni la morale. Ce raisonnement aboutit à remarquer que l’écrivain devient
utile : « Et voilà où se trouvent l’utilité pratique et la haute morale de nos œuvres
naturalistes, qui expérimentent sur l’homme, qui démontent et remontent pièce à
pièce la machine humaine, pour la faire fonctionner sous l’influence des milieux.
Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n’y aura plus qu’à
agir sur les individus et sur les milieux, si l’on veut arriver au meilleur état social. »
Il peut ainsi rejeter l’accusation de « fatalisme » pour défendre sa position de
« déterministe ». Cette littérature considère qu’il n’y a « que des phénomènes dont
il faut déterminer les conditions, c’est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport
à ces phénomènes le rôle de cause prochaine ».

1. « Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par « temps-espace » : la


corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la
littérature »(…) « Le chronotope détermine l’unité artistique d’une œuvre littéraire dans ses
rapports avec la réalité », Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Notes essentielles,
3e étude, « Formes du temps et du chronotope dans le roman, 1978, p. 235 et suivantes.

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Le naturalisme rejette toute idée de cause extérieure ou supérieure, ne veut discer-


ner que le déterminé et l’indéterminé. Il rejette l’idéalisme qui induit un mensonge,
une nécessité d’avoir recours à une autorité transcendante ou supérieure pour justi-
fier et comprendre le monde.
Le naturalisme s’oppose également à l’idéalisme dans la mesure où il refuse
toute idée de novateur, de chef de file littéraire, de groupe constitué de manière
définitive. Ce n’est pas, de l’aveu même de Zola l’œuvre d’un seul génie. Zola affirme
que : « dans le naturalisme, il ne saurait y avoir ni de novateurs ni de chefs d’école.
Il y a simplement des travailleurs plus puissants les uns que les autres. »

e. La question du style
On a beaucoup reproché aux peintres leur technique ou leur rejet de toute
convention, en littérature, pour être accessible au plus grand nombre, le réalisme
ne vise pas un style grandiloquent ni des jeux rhétoriques nombreux. Le vocabu-
laire doit être simple, les phrases claires, les situations intelligibles, les personnages
aisément compréhensibles. L’auteur s’efface derrière ses personnages et leur laisse
le plus souvent possible la parole ; le style indirect libre et la focalisation interne
sont très utilisés.
Les descriptions doivent abonder pour donner l’image la plus précise possible
de la réalité décrite, le vocabulaire technique est essentiel. La description se fait
parfois encyclopédique pour mieux dépeindre l’objet proposé. L’espace et le temps
sont nécessaires pour constituer l’illusion du réel, ils sont donc extrêmement exposés
et développés.
Zola ne s’inscrit pas dans le débat stylistique lorsqu’il définit la littérature natura-
liste. Pour lui, la rhétorique n’est pas directement concernée par le point de vue
réaliste adopté. Il note que « celui qui écrira le mieux ne sera pas celui qui galopera
le plus follement parmi les hypothèses, mais celui qui marchera droit au milieu des
vérités. » S’il refuse le lyrisme, le sublime, les dérives stylistiques romantiques, il
rappelle que « le grand style est fait de logique et de clarté. » La recherche exclu-
sive de la beauté est dépassée, la seule présentation enthousiaste des passions est
inutile et sans valeur, le style doit servir le vrai, la connaissance.
Le romancier ainsi défini est donc « celui qui accepte les faits prouvés, qui montre
dans l’homme et dans la société le mécanisme des phénomènes dont la science est
maîtresse, et qui ne fait intervenir son sentiment personnel que dans les phéno-
mènes dont le déterminisme n’est point encore fixé, en tâchant de contrôler le plus
qu’il le pourra ce sentiment personnel, cette idée à priori, par l’observation et par
l’expérience ».

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Le(s) réalisme(s) – 521

2. Les limites du réalisme


a. L’illusionnisme
On a reproché aux naturalistes d’afficher une attitude paradoxale : en revendi-
quant la plus grande fidélité au « modèle », ils proposent des fictions. Pour atteindre
« l’effet de réel »1, les réalistes multiplient les descriptions détaillées d’objets, de
décor. Cela provient de la volonté de montrer qu’il n’y a pas de hiérarchie entre
actions et environnement dans la réalité. Il s’agit de manifester ainsi la proximité
entre l’œuvre et la réalité. Certains, dont Barthes, remarquent que cela n’apporte
réellement aucun indice ni élément essentiel à la narration, l’effet encyclopédique
nuisant ainsi à la progression narrative.

b. Des héros-types
Leurs héros sont des personnages particuliers, dont les caractères et les expériences
sont exceptionnels. Leurs fantasmes déterminent les actions. Vautrin, Frédéric Moreau
ou Saccard ne sont pas des êtres banals, ils ont des destinées hors du commun, font
des rencontres didactiques (Vautrin « enseigne » le réel au jeune Rastignac encore
idéaliste), merveilleuses (l’apparition de Madame Arnoux dans L’Education sentimen-
tale), ont des occasions parfois miraculeuses (Saccard fait fortune rapidement et
audacieusement en spéculant dans La Curée)2…
Les relations entre les personnages ne sont pas différentes de celles qui
apparaissent dans les fictions. Opposants, adjuvants, duos héros-femme aimée ou
bon-méchant se rencontrent dans ces œuvres et montrent que les classifications
théoriques traditionnelles y sont toujours pertinentes et efficientes.

c. Un enrichissement métaphorique
Les amplifications fantastiques ou les dimensions archétypiques ne sont pas
exclues de ces œuvres. Le début de Germinal fait voir un « monstre » à la gueule
flamboyante, respirant fort, le lecteur n’y voit une mine — au nom symbolique
« le Voreux » — qu’un peu plus tard. Les paysages assument souvent une fonction
symbolique : la pension Vauquer révèle un creuset dont sortira un jeune ambitieux
après une opération « alchimique » complexe, la maison close du dernier chapitre
de L’Education sentimentale est la métaphore d’une vie désenchantée, Paris est à la
fois un creuset, un lieu de luxure ou un enfer chez Zola.

d. Des formes assez canoniques


Les structures organisatrices du récit correspondent aussi aux usages tradition-
nels et canoniques : les parallélismes, les oppositions, les équilibres déterminent
les différentes étapes de l’apprentissage des héros. Ainsi en est-il du rouge puis du
noir dans le roman de Stendhal, des différents stades de l’initiation de Rastignac
dans le Père Goriot ou d’Etienne Lantier dans Germinal.

1. L’expression est de Roland Barthes : « L’effet de réel » cf. Communications, n° 11, 1968.
2. Frédéric Moreau et madame Arnoux de L’Education sentimentale de Flaubert (1869) ; Vautrin
et Rastignac sont issus du Père Goriot de Balzac (1834), Saccard de La Curée de Zola (1871).

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522 – Le(s) réalisme(s)

e. Des oeuvres choquantes


Le réalisme et le naturalisme ont souvent été l’objet de vives critiques parce
qu’ils exposaient les caractéristiques les plus triviales — parfois les plus honteuses
— de l’humanité et de la société. La littérature est accusée de ne proposer que des
« monstres », des êtres vils connaissant des fins tragiques. Le caractère banal et
populaire des personnages et des situations conduit fréquemment au rejet de la
médiocrité et de la violence souvent portées par ces œuvres. On n’y voit que des
destructions et, surtout, un oubli de ce qu’est l’art dans sa recherche de la beauté
et de la sublimation.
La peinture est poursuivie pour les mêmes raisons, elle donne à voir un univers
souvent laid, sale, sans chaleur ni élévation. En sculpture, le réalisme a souvent
été considéré comme particulièrement choquant : les « nus » sont si « vrais » qu’ils
créent la gène et ne sont pas exposés, ceux de Gérome, par exemple, sont unique-
ment présents dans les réserves muséales. La précision des détails (plis grais-
seux, déformations de toutes sortes) a surtout provoqué le malaise voire le rire. Si
les bustes de Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875) convaincu que seul le réalisme
prévaut (« la sculpture, c’est la vie ; la vie, c’est le mouvement, et c’est ici que tu
apprendras à la rendre… C’est dans la rue que nous devons étudier notre art, non
pas au Vatican ») demeurent c’est parce qu’il rejoint la tradition de la représenta-
tion exacte des grands hommes.
Le plus souvent, c’est le caractère grandiose, parfois grandiloquent et pompeux,
de ces œuvres qui constitue le socle des reproches.

III. Les « avatars » du réalisme

1. Le « réalisme socialiste »
C’est un prolongement des idées esthétiques et philosophiques du XIXe siècle
associé au mouvement politique communiste. Il est ainsi défini dans le Dictionnaire
de philosophie paru à Moscou en 1967 : « Son essence réside dans la fidélité à la vérité
de la vie, aussi pénible qu’elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques
envisagées d’un point de vue communiste. Les principes idéologiques et esthétiques
fondamentaux du réalisme socialiste sont les suivants : dévouement à l’idéologie
communiste ; mettre son activité au service du peuple et de l’esprit de parti ; se lier
étroitement aux luttes des masses laborieuses ; humanisme socialiste et internatio-
nalisme ; optimisme historique ; rejet du formalisme et du subjectivisme, ainsi que
du primitivisme naturaliste. »

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Le(s) réalisme(s) – 523

Pour Staline, l’écrivain était un « ingénieur de l’âme »1 ; l’œuvre réaliste socialiste


est donc un outil éducatif, qui doit montrer au peuple le développement révolu-
tionnaire de la société. Les arts présentent les sacrifices nécessaires à la réalisation
de l’idéal socialiste mais la population n’y vit souvent qu’une représentation très
idéalisée et éloignée de ses conditions de vie réelles. Cette doctrine influença tous
les arts et beaucoup la musique.

2. Le réalisme poétique
Ce véritable oxymore, caractérise « l’école française » du cinéma. À partir de 1936,
les cinéastes présentent la montée des périls de manière engagée ou créent une
mythologie sociale fataliste que l’on appellera rapidement le « réalisme poétique ».
Les héros sont des « ratés », des marginaux victimes de la fatalité sociale. Leurs desti-
nées tragiques sont présentées de manière manichéenne. On peut penser à Jacques
Feyder (« Le Grand Jeu », 1934), Julien Duvivier (« Pépé le Moko », 1936) ou Marcel
Carné (« Quai des Brumes », 1938 et « Les Enfants du Paradis », 1945) qui travaille
en collaboration avec Jacques Prévert.

3. Le Néo-Réalisme
Il s’est développé en Italie dès les années 1930. Le terme apparaît en 1929 dans
la critique littéraire à propos des Indifférents publiés par Alberto Moravia. C’est la
reprise de l’appellation allemande (« Neue Sachlichkeit »2) qui qualifie les romans
s’opposant à la conception fasciste du monde. Dès 1934 Francesco Jovine publie
un article intitulé « Aspects du néo-réalisme ». Face aux oeuvres officielles, il faut,
selon lui, créer une littérature tirant son contenu du réel. Après la guerre, le réalisme
littéraire s’appuie sur les reportages et les récits des événements militaires et de la
déportation. La vérité documentaire s’oppose totalement à la fiction romanesque,
l’écrivain se doit de voir et de dire la vérité. Alberto Moravia et Italo Calvino proposent
des récits opposant villes et campagnes, présentant des marginaux, des exclus, font
souvent appel à l’affectivité.3
Dès les années 1930, le concept gagne le cinéma et caractérise, souvent de
manière équivoque, la tendance à proposer une vision exacte du réel, présentée
comme une véritable originalité. Les réalisateurs sortent des studios, tournent dans
des décors réels, privilégient la vraisemblance, des histoires comme des caractères. Ils
s’opposent aux simples traductions d’œuvres étrangères par ailleurs effectuées dans
le Centre expérimental du cinématographe créé par Mussolini en 1935. C’est après

1. Staline, « l’homme est transformé par la vie, et vous devez aider à la transformation de son
âme « , (…) écrivains, vous êtes les ingénieurs de l’âme » 1932, cité in Ingénieurs de l’âme, Frank
Westermann, traduit du néerlandais par D. Losman, éd. Bourgois, 2004.
2. = « la nouvelle objectivité », ou « le nouveau réalisme ».
3. Cf. par exemple, La Romaine de Moravia (1947) et Le Sentier des nids d’araignée de Calvino
(1947).

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524 – Le(s) réalisme(s)

la fin de l’occupation allemande en 1944 que se déploie vraiment le courant, avec,


en 1945, le célèbre film de Roberto Rossellini (1906-1977), « Rome ville ouverte »
et « Païsa » en 1946.
L’histoire et ses soubresauts orientent souvent le mouvement ; après la victoire
de la Démocratie chrétienne en 1948 puis la crise du marxisme dans les années
1955-1960, naît une crise du réalisme. Peu à peu, le symbolique et l’expressif réinves-
tissent les œuvres, tant littéraires que cinématographiques, les auteurs tentent de
mobiliser le public autour des grands thèmes sociaux et politiques. « I Vitelloni »
de Federico Fellini (1953), « Le Voleur de bicyclette « de Vittorio de Sica (1948) par
exemple mettent en valeur les difficultés économiques, les problèmes moraux et
sociaux des peuples perdus dans une société en pleine transformation.
Le mouvement s’étiole au bout d’une quinzaine d’années mais son influence
demeure réelle sur les cinéastes suivants.

4. Le Nouveau Réalisme
Ce courant s’est constitué dans les années 1960 autour d’un groupe d’artistes et
du critique d’art Pierre Restany (1930-2003)1. L’appellation de « Nouveaux Réalistes »
apparaît sous la plume de Restany dans la préface du catalogue de l’exposition collec-
tive présentée en avril 1960. Ce texte est considéré comme le premier manifeste du
groupe et expose les grands points théoriques : rejet du chevalet, approche de la
nature avec un « nouveau sens », jeux sur les banalités, sur les objets produits en
série, goût pour les affiches déchirées et décollées… Le 27 octobre, Arman (Armand
Fernandez dit Arman, 1928-2005), François Dufrêne (1930-1982), Raymond Hains,
(1926-2005), Restany, Martial Raysse (1936-), Daniel Spoerri (1930-), Yves Klein (1928-
1962), Jean Tinguely (1925-1991)et Jacques de la Villeglé (1926-) signent la déclara-
tion constituant le groupe. César (César Baldaccini, dit César, 1921-1998) et Mimmo
Rotella (1918-2006), Nikki de Saint-Phalle (1930-2002) et Gérard Deschamps (1937-)
les rejoignent un peu plus tard.
Tous cooptés, ils veulent, selon les termes même de leur fondateur, mettre en
lumière le « réel perçu en soi et non à travers le prisme de la transcription concep-
tuelle ou imaginative ». Ils tentèrent de définir nettement ce nouveau courant dès
leur première exposition collective à la galerie J en mai 1961. La préface rédigée par
Restany établit une filiation entre le « mythe de dada », celui du « non intégral » et
le nouveau réalisme. Il n’y a plus « d’anti-art » comme le désiraient le dadaïsme ou
Marcel Duchamp. Le monde est un tableau dont les artistes s’approprient des bribes.
Ils fixent, collent des objets de toutes sortes – même cassés – (des vêtements, des
jouets, des cosmétiques…) sur les toiles, sans peur de la trivialité. Ils pratiquent ce
que Restany appelle la « poétique du recyclage ».

1. P. Restany, dans trois ouvrages essentiels définit ce concept : d’abord dans Manifeste des Nouveaux
Réalistes, 1968 ; Paris, Éditions Dilecta, 2007, Avant-Garde du XXe siècle, avec P. Cabanne, Paris,
Balland, 1970 et enfin dans Le Nouveau Réalisme, Paris, Union générale d’éditions (coll. « 10/18 »
Série S), 1978.

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Le(s) réalisme(s) – 525

Un festival Nouveau Réaliste est organisé à Nice en juillet 1961, on y mêle des
expositions de toiles, de sculptures, de travaux des plasticiens avec des spectacles,
des récitations de poèmes… Très vite les œuvres gagnent les États-Unis, sont exposées
au Museum of Modern Art de new York…
La mort d’Yves Klein, en juin 1962, donne un coup d’arrêt au mouvement et,
même s’il est remplacé de manière très éphémère par Christo (Christo Vladimiroff
Javacheff dit Christo, 1935-2020) et si l’on définit un troisième manifeste du groupe
en juillet 1963, le courant faiblit.
Le Nouveau réalisme est l’une des sources du Pop Art dans la mesure où il utilise
les objets de la société de consommation, ne détermine plus l’artistique qu’à partir
des canons et des traditions, admet le « ready made1 », réintègre le banal et le quoti-
dien dans l’esthétique.

Conclusion
Le réalisme — qui lie le réel au vrai — est toujours aujourd’hui l’objet de débats
non seulement artistiques mais aussi scientifiques. Le mathématicien Henri Poincarré
a ainsi considéré que le fait scientifique -traduisant un fait empirique — est un
« réalisme structural » puisque nous ne pouvons dire et transmettre que ce que
nous arrivons à connaître. Approchant seulement de la structure du réel, nous ne
pouvons parvenir qu’à un réalisme minimal.
Les antiréalistes contemporains, considèrent, quant à eux, que rien ne pouvant
exister en dehors de notre perception, la réalité n’est pas indépendante de l’esprit
et ne peut donc être « reproduite » fidèlement.

ْ Prolongements

Après les tentatives de travail en groupe, les collectifs, les artistes reviennent,
à partir de 1970, dans leurs ateliers à un travail plus personnel, plus individuel.
Se différenciant du surréalisme et de l’abstraction, le Pop Art et le photoréa-
lisme (aussi nommé l’hyperréalisme) avaient apporté un retour aux normes et à
l’image figurative.
Le réalisme revient alors en force et, liant les traditions et les techniques acadé-
miques à la volonté de représenter le réel avec fidélité. Le plus souvent, c’est une
réaction de rejet qui détermine cette attitude. Aux États Unis, Jim Dine (1935-) qui,
au début de sa carrière, liait des vêtements, des objets divers à ses œuvres se heurte
à une impossibilité de prolonger cet avant-gardisme. Reprenant les techniques
anciennes, dès son exposition de 1978 à la galerie Pace de new York, il revient aux

1. = le « prêt à l’emploi ».

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526 – Le(s) réalisme(s)

natures mortes, peint des pinces becro, des cœurs, reprend l’art figuratif. Il s’agit
pour ces nouveaux artistes d’un retour à la tradition d’un Edward Hopper (1882-1967)
par exemple. Ce mouvement réaliste est étroitement lié aux traditions nationales
et partout les artistes rendent compte de la réalité de leur pays.

Textes sur le réalisme

Maupassant
1 Préface de Pierre et Jean, 1888.
« Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la
vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait excep-
tionnel. Son but n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de
nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et
caché des événements. À force d’avoir vu et médité il regarde l’univers, les choses,
les faits et les hommes d’une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de
l’ensemble de ses observations réfléchies. C’est cette vision personnelle du monde
qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous
émouvoir, comme il l’a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire
devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son
œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit
impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.
(…) Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photogra-
phie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisis-
sante, plus probante que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par
journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent
notre existence.
Un choix s’impose donc, — ce qui est une première atteinte à la théorie de
toute la vérité.
La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus impré-
vues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans
chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui
doivent être classées au chapitre faits divers. Voilà pourquoi l’artiste, ayant choisi
son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que
les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout
l’à-côté. (…)Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la
logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle
de leur succession.
J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des
Illusionnistes. »

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Le(s) réalisme(s) – 527

Réponse de Zola à Ferragus


2 Le Figaro, 31 janvier 1868.
« Vous restez à fleur de peau, monsieur, tandis que les romanciers analystes
ne craignent pas de pénétrer dans les chairs. C’est moins voluptueux, et moins
agréable, je le sais ; les tableaux vivants, les apothéoses de féerie sont excel-
lents pour procurer des rêves amoureux : la vue d’une salle d’amphithéâtre est
au contraire écœurante pour ceux qui n’ont pas l’amour austère de la vérité. Je
crains bien que nous ne nous entendions pas. Je trouve fort indécente l’exhibi-
tion de certaines actrices, et je n’éprouve qu’une douleur émue en face des plaies
intérieures du corps humain.
S’il est possible, ayez un instant la curiosité du mécanisme de la vie, oubliez
l’épiderme satiné de telle ou telle dame, demandez-vous quel tas de boue est caché
au fond de cette peau rose dont le spectacle contente vos faciles désirs. Vous
comprendrez alors qu’il a pu se rencontrer des écrivains qui ont fouillé courageu-
sement la fange humaine. La vérité, comme le feu, purifie tout. Il y a des gens qui
emmènent le soir des filles et qui les renvoient le lendemain matin après s’être
assurés si elles ont la taille mince et les bras forts ; il y en a d’autres qui préfèrent
étudier les drames intérieurs de la femme, qui ne touchent à la chair que pour en
expliquer les fatalités. »

Roland Barthes
3 « L’effet de réel » in : Communications n° 11, 1968. Recherches sémiologiques : le
vraisemblable. pp. 84-89.

« (…) le signifié est expulsé du signe, et avec lui, bien entendu la possibilité
de développer une forme du signifié, c’est-à-dire, en fait, la structure narrative
elle-même (la littérature réaliste est, certes, narrative, mais c’est parce que le
réalisme est en elle seulement parcellaire, erratique, confiné aux a détails » et que
le récit le plus réaliste qu’on puisse imaginer se développe selon des voies irréa-
listes). C’est là ce que l’on pourrait appeler « l’illusion référentielle »1. La vérité
de cette illusion est celle-ci : supprimé de renonciation réaliste à titre de signi-
fié de dénotation, le « réel » y revient à titre de signifié de connotation ; car dans
le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne
font rien d’autre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert, la petite
porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le
réel ; c’est la catégorie du « réel » (et non ses contenus contingents) qui est alors
signifiée ; autrement dit, la carence même du signifié au profit du seul réfèrent
devient le signifiant même du réalisme : il se produit un effet de réel, fondement de
ce vraisemblable inavoué qui forme l’esthétique de toutes les œuvres courantes
de la modernité. Ce nouveau vraisemblable est très différent de l’ancien » (…).

1. Illusion clairement illustrée par le programme que Thiers assignait à l’historien ; « Être
simplement vrai, être ce que sont les choses elles-mêmes, n’être rien de plus qu’elles, n’être
rien que par elles, comme elles, autant qu’elles » (cité par C. Jullian, Historiens Français du
XIXe siècle, Hachette, sd, p. LXIII).

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528 – Le(s) réalisme(s)

P. Restany
4 A 40° au-dessus de DADA, préface au catalogue de l’exposition du 17 mai au 10 juin
1961, Galerie J.

« Les nouveaux réalistes considèrent le Monde comme un Tableau, le Grand


Œuvre fondamental dont ils s’approprient des fragments dotés d’universelle signi-
fiance. Ils nous donnent à voir le réel dans des aspects de sa totalité expressive. (…)
Dans le contexte actuel, les ready-made de Marcel Duchamp (et aussi les objets
à fonctionnement de Camille Bryen) prennent un sens nouveau. Ils traduisent le
droit à l’expression directe de tout un secteur organique de l’activité moderne,
celui de la ville, de la rue, de l’usine, de la production en série. Ce baptême artis-
tique de l’objet usuel constitue désormais le « fait dada » par excellence. Après
le NON et le ZERO, voici une troisième position du mythe : le geste anti-art de
Marcel Duchamp se charge de positivité. (…) Le ready-made n’est plus le comble
de la négativité ou de la polémique, mais l’élément de base d’un nouveau réper-
toire expressif.
Tel est le nouveau réalisme : une façon plutôt directe de remettre les pieds
sur terre, mais à 40° au-dessus du zéro de dada, et à ce niveau précis où l’homme,
s’il parvient à se réintégrer au réel, l’identifie à sa propre transcendance, qui est
émotion, sentiment et finalement poésie, encore. »

CM 52 Réalismes

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LA RENAISSANCE

ώ Frise chronologique n° 40

ْ XVe siècle en Italie ْ 1600


Le Quattrocento. Giordano Bruno meurt sur le bûcher.
ْ XVIe siècle en Italie ْ 1550
le Cinquecento. Premier emploi du mot « renaissance »
ْ De 1350 (env.) à 1521 par Vasari.
famille des Médicis 1450 : Alberti. ْ 1562
ْ 1425 (?) — 1516 Début des guerres de Religion.
Giovanni Bellini. ْ 1572
ْ 1452-1519 Massacre de la Saint Barthélémy.
Léonard de Vinci. ْ 1589
ْ 1467-1536 Assassinat d’Henri III.
Erasme. ْ 1594
ْ 1483-1520 Henri de Navarre, converti, devient roi
Raphaël. sous le nom d’Henri IV.

ْ 1475-1564 ْ 1598
Michel-Ange. Édit de Nantes.

ْ 494-1547 ْ 1610
François Ier. – Assassinat d’Henri IV.
– « Fin » de la Renaissance.
ْ 1511
Erasme, Éloge de la Folie.

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530 – La Renaissance

Introduction
Au XIVe siècle, en Italie du nord, naît une nouvelle manière de penser le monde.
Les intellectuels veulent rompre avec les références médiévales. La renaissance est
donc, avant tout, culturelle et artistique.
C’est, en outre, d’un mouvement qui se conçoit lui-même comme une rupture
et qui reçoit son nom presque dès sa naissance. En effet, le mot même de « renais-
sance » apparaît dès 1550 sous la plume de Vasari1.
Il s’agit d’une totale remise en question des canons et des codes artistiques.
Les penseurs considèrent que leurs prédécesseurs ont oublié tout ce qui faisait la
grandeur de l’art. Toutefois les artistes s’inscrivent dans une attitude positive : ils
désirent avant tout rompre avec les usages médiévaux et, en s’appuyant sur l’anti-
quité, réaliser des œuvres « modernes », novatrices, marquant un véritable renou-
veau (Boccace et Pétrarque désirent la « renovatio », forme de rétablissement de
la grandeur passée).
Traditionnellement, les historiens de l’art considèrent que la Renaissance corres-
pond aux quatorzième, quinzième et seizième siècles. Florence en est souvent consi-
dérée comme le foyer essentiel, originel. Le mécénat des Médicis, la présence de
grands artistes comme Fra Angelico, Botticelli, Raphaël, de Vinci, Michel-Ange, pour
n’en citer que quelques-uns, font en effet de la ville le cœur de la Renaissance artis-
tique. Rome, siège de la papauté, permet à de généreux mécènes de contribuer au
développement de l’art de la Renaissance. Venise, carrefour commercial et finan-
cier de l’Europe, avec Bellini, le Titien, le Tintoret, notamment, a également une
importance considérable. La Renaissance se diffuse dans toute l’Europe et si l’on
fait venir des artistes italiens parfois, les créateurs de chaque pays participent à ce
mouvement culturel. Van Eyck dans les Flandres, Dürer en Allemagne, par exemple.
On associe généralement le « maniérisme » à la Renaissance. Né à Florence,
ce mouvement raffiné conçoit la beauté comme un idéal. Le dessin y est essentiel,
l’œuvre d’art est un espace de création mais aussi de déformation, les couleurs et les
codes iconographiques spécifiques à chaque créateur s’y déploient pour en exacer-
ber le style particulier.
La créativité artistique s’appuie également sur d’importantes nouveautés scienti-
fiques, techniques et idéologiques. Vasari distingue trois périodes : celle des précur-
seurs dont Giotto, celle des « initiateurs » comme Donatello et, enfin, celle des
« maîtres » dont Vinci, Raphaël et Michel-Ange.

1. Vasari, Vies des plus célèbres peintres, sculpteurs et architectes, 1550, complété et remanié en
1568, Florence ; éd. moderne : Grasset & Fasquelle, Les cahiers rouges, 2007.

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La Renaissance – 531

I. Un mouvement de libération
La Renaissance est avant tout une période de libération dans de nombreux
domaines.
Les Grandes découvertes1, la prise en compte de l’existence d’’un « Nouveau
Monde », la chute de Constantinople -qui permit l’arrivée en Europe occidentale
des manuscrits antiques originaux, en 1453 — l’invention de l’imprimerie, l’intérêt
pour l’apprentissage du grec, les guerres d’Italie conduisent à une remise en cause
du monde et de l’ordre établi. Les Européens constatent l’existence de nouvelles
manières de penser, observent des cultures différentes. Grâce aux guerres d’Italie,
ils envisagent de nouvelles architectures civiles et militaires, s’intéressent à un art
de vivre plus épicurien que pragmatique ou ascétique. Ils en viennent à « imiter »
le quattrocento et à s’inspirer des œuvres antiques et des créations italiennes
contemporaines.

1. Religieuse
L’homme s’affranchit du poids des impératifs religieux et des dogmes. Le Moyen Âge
a figé le monde dans une conception statique et définitive : le microcosme repré-
sente le macrocosme, le monde humain est une image — inférieure et déficiente —
du monde divin.
La population s’accroît considérablement, les villes se développent. Mais, parallèle-
ment, la misère, le banditisme, les révoltes s’accroissent également. Dans ce contexte,
la pensée religieuse est elle aussi remise en cause. La « nouvelle religion », celle des
« Réformés » semble être une manière de répondre aux difficultés qui apparaissent.
Les philosophes entament cette réflexion dès 1550 environ. Le dominicain
Giordano Bruno2, notamment, s’appuyant sur les travaux de Copernic s’éloigne
du géocentrisme traditionnel et admet l’héliocentrisme. Mais, selon lui, la pensée
d’un univers fini n’est plus compatible avec ces travaux et il faut donc admettre un
nombre considérable d’autres univers. Si ses écrits sont condamnés pour blasphème
et ses travaux considérés comme de la sorcellerie, cette vision, qualifiée d’hérésie,
témoigne d’une profonde remise en cause des dogmes.
Les penseurs en viennent à affirmer que l’homme même peut créer, que la vérité
peut s’appuyer sur la science et que la connaissance est un but vers lequel tendre.

a. La naissance du « protestantime »
Le retour à la littérature gréco-romaine, préchrétienne, la volonté d’exercer son
esprit critique et de lire en toute liberté les textes fondateurs, sont à la fois fonda-
mentaux pour les idées humanistes de tolérance et d’œcuménisme mais également
sources de nombreux conflits dans le domaine religieux.

1. Cf. supra : « Humanisme ».


2. Giordano Bruno (1548-1600), accusé d’athéisme, est brûlé vif en place publique après un procès
qui dura huit ans.

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532 – La Renaissance

Si la grande majorité de la population demeure catholique, une seconde confes-


sion apparaît, la Réforme, ensuite appelée Protestantisme. Huit « guerres » vont
ainsi déchirer la France entre 1562 et 1598.
En Allemagne, Martin Luther (1483-1546) conteste l’autorité papale, s’oppose à
la confession et aux vœux monastiques. Si la paix d’Augsbourg, en 1555, accorde
aux États protestants la liberté de culte, la Réforme se développe en Europe dans
les conflits et les combats. En France, les Évangélistes s’efforcent d’interpréter les
Écritures, de retrouver le texte initial, et d’établir, à la suite des travaux de Guillaume
Budé1, une continuité entre sagesse antique et religion chrétienne. Rabelais2, à la
fois médecin, professeur de médecine, curé et écrivain expose, derrière le masque
comique des chroniques de ses géants, des thèses évangélistes et contribue à la
diffusion des idées humanistes.
Les lettrés s’attachent également à proposer de nouvelles traductions des textes
de la Bible. Passionnés par le grec et le latin, ils étudient directement les textes
évangéliques. S’éloignant des gloses et des commentaires, ils renouvellent la foi,
mais également en viennent à critiquer certains des dogmes jusque-là admis. Jean
Calvin3, humaniste à l’origine, veut insister sur la fragilité, sur le dénuement total
de l’homme, opposé à la puissance absolue de Dieu. Chassé de France, il organise sa
nouvelle Église à Genève. Alors que seul le Collège de France, créé par François Ier
en 1530, propose l’enseignement du grec dans le royaume, son étude, accompagnée
de celle de l’hébreu, y est intensément développée, la connaissance des textes origi-
naux renforce le désir de lutter contre ce que Calvin considère comme des dévia-
tions de la foi originelle.

b. Les guerres de religion en France


Entre 1562 et 1598, huit conflits successifs opposent les Protestants aux catho-
liques. C’est le massacre de Wassy en mars 1562 (durant lequel le duc de Guise fait
tuer une centaine de personnes assistant à leur culte) qui déclenche les hostilités.
Le royaume tout entier est secoué par des violences inouïes, dans les deux camps.
L’édit de pacification d’Amboise met fin provisoirement, en 1563, à cette première
étape. Les Protestants voulant s’emparer du Roi à Meaux en 1567, le conflit reprend
et combats et édits de pacification et traités (de Longjumeau en 1568, de Saint-
Germain en 1570, de Boulogne en 1573, de Beaulieu en 1576, de Poitiers en 1577,
de Fleix en 1580 et enfin de Vervins en 1598) se succèdent. Le massacre de la Saint
Barthélemy, conséquence ultime de l’affaire des Placards4 est l’aboutissement des
trois premières guerres de Religion. Cette nuit du 23 au 24 août 1572 marque, en
France, la séparation totale entre les deux Églises.

1. Guillaume Budé, 1467-1540.


2. François Rabelais, v. 1494-1553. Pantagruel, 1532, Gargantua, 1534, le Tiers Livre et le Quart
Livre en 1546 et 1548. Le Cinquième Livre, en partie rédigé de sa main et remanié après sa
mort, parut en 1564.
3. Jean Calvin, 1509-1564, cf. infra un extrait de son Traité des Reliques, texte 5.
4. Les « Placards » sont des affiches favorables à la Réforme apposées jusque sur les portes de
la chambre du roi, en 1534.

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La Renaissance – 533

Enfin, Henri IV signe l’Édit de Nantes le 30 avril 1598 qui met fin à ces guerres
en assurant la coexistence religieuse, en autorisant les réformés à pratiquer leur
culte partout et à accéder à toutes les charges.

2. Intellectuelle et artistique
a. L’influence de la « libération religieuse »
L’affranchissement religieux offre aux artistes l’occasion de modifier leurs
techniques et leurs modes de représentation. La création artistique, notamment,
n’est plus limitée par les usages transmis par une tradition sclérosée. L’influence
des idées humanistes conduit les artistes à mettre l’homme au centre de l’univers,
à en proposer une vision plus individualisée.
Les figures humaines quittent les arrière-plans dans les tableaux et occupent
tous les espaces, la perspective permet de leur donner plus de corps, de présence.
Les fonds dorés des icones, les tapis fleuris des représentations médiévales dispa-
raissent pour laisser la place à des jardins, des bâtiments qui donnent à voir la réalité
contemporaine de l’architecture et des structures horticoles à la mode.
Les auréoles et les mandorles1 prennent moins d’importance pour proposer des
personnages plus proches de l’apparence humaine.

b. L’influence de l’Italie
Les conflits qui opposent la France aux états italiens permettent aux penseurs
de découvrir d’autres modalités représentatives et de nouvelles approches artis-
tiques et idéologiques.
Les guerres débutent en effet dès la fin du XVe siècle, Charles VIII, roi de France,
voulant faire valoir ses droits sur le royaume de Naples. Ses successeurs, Louis XII
puis François Ier, affermissent leurs exigences, désirant ajouter à ce premier royaume
le duché de Milan. La célèbre bataille remportée à Marignan, en 1515, offre à la
France, outre Milan, Parme et Plaisance. Mais l’opposition de Charles Quint et les
revers militaires aboutissent à la défaite de Pavie qui, avec la capture du roi de
France, en 1525, met fin à toutes les prétentions françaises sur les terres italiennes.
Néanmoins, une sorte de « rêve italien » est né à la suite de ces contacts répétés
avec la péninsule transalpine. Fascinés par la culture italienne, par les grandes cités
culturelles que sont Florence, Rome, Venise, redécouvrant l’Antiquité à travers les
monuments de cette époque, les penseurs de toute l’Europe s’éloignent des concep-
tions médiévales et se tournent vers la modernité.

c. La question du langage
Les langues « modernes » doivent également s’enrichir de termes créés ou traduits
du latin et du grec. Le français n’échappe pas à la règle, d’autant que la célèbre
Ordonnance de Villers-Cotterêts, promulguée par François Ier en 1539, impose que

1. La mandorle est une grande auréole qui contient la totalité du Christ et a une forme d’amande.

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534 – La Renaissance

soient rédigés « en langage maternel français et non autrement » tous les textes
juridiques, administratifs et officiels du royaume. Ainsi faut-il « défendre et illus-
trer » la langue française. « L’illustrer », signifie sous la plume de Joachim du Bellay,
l’enrichir, la rendre « illustre », célèbre, mais aussi plus « claire » et plus précise1. Il
s’agit de lui apporter un lexique plus nuancé, plus abondant, de définir et de fixer
une syntaxe précise. Les adverbes en -ment naissent à cette époque, on reprend les
racines latines pour enrichir la langue et créer des doublons utiles (de « credulis »
qui avait donné « croyant », on tire par exemple « crédule »).
Le langage lui-même devient essentiel, les dictionnaires se multiplient, on s’inté-
resse aux langues. Les grandes découvertes amplifient ce mouvement lexicologique
en ouvrant la réflexion aux langues du Nouveau Monde. Grammairiens, pédagogues
et écrivains humanistes entreprennent ainsi de donner aux penseurs des outils plus
adaptés à la conception et à la description de la réalité nouvelle. Le langage n’est
pas seulement instrument de description, il devient un véhicule de la connaissance.
Erasme2, par exemple, n’hésite pas à affirmer que seule la parole, source de culture,
peut faire d’un barbare un être civilisé. On s’interroge également beaucoup sur la
multiplicité des langues et la conception d’une langue unique originelle, celle de
la Création, est peu à peu abandonnée au profit d’une vision anthropologique3. Les
hommes s’expriment selon leur milieu, leurs besoins et le climat.
Montaigne, s’appuyant sur la Genèse, affirme que les noms ne proviennent que
des hommes et justifie ainsi les variations et les différences linguistiques. Ni le
cosmos ni Dieu ne sont à l’origine de nos appellations. On comprend pourquoi alors,
poètes, écrivains et scientifiques peuvent proposer des appellations nouvelles à
leurs créations. La Pléiade, mouvement poétique célèbre aujourd’hui, s’est d’abord
appelée la Brigade, s’inscrivant dans le mouvement national de création d’une langue
et d’une littérature propres à la France.
Ainsi, c’est l’idée même des possibilités créatrices de l’homme qui s’impose et
permet les productions artistiques nouvelles. Il suffit donc de s’inspirer de la grandeur
et des références antiques, riches, connues et aisément déchiffrables pour consti-
tuer des œuvres nationales, originales et nouvelles.

d. Une nouvelle conception de l’homme et de l’artiste


La dialectique du Même et de l’Autre est au cœur de la pensée renaissante.
Chacun se détermine en fonction d’un groupe auquel il n’appartient pas et auquel
il se confronte. Européens et habitants du nouveau monde, catholique ou protes-
tant, noble ou bourgeois, riche ou pauvre, mécène ou artiste, penseur et homme
du peuple. Chacun se situe dans une catégorie (socio-professionnelle, religieuse,

1. Dans cette optique, il rédige la Défense et Illustration de la langue française en 1549. C’est aussi
le manifeste des poètes de la Pléiade.
2. Erasme, Antibarbari (Les Antibarbares) 1485 ; cf. infra texte 1.
3. L’épisode biblique de la tour de Babel n’est plus alors considéré comme un dogme mais comme
un mythe explicatif de l’apparition de la diversification linguistique appuyée sur des différences
régionales, des nécessités et des conditions diverses.

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La Renaissance – 535

culturelle…). Il doit pourtant s’insérer dans l’état, se situer harmonieusement dans


le collectif. Dans ce vaste système d’identités, l’individu se trouve souvent confronté
à des contradictions.
L’humanisme1 correspond sans doute à la tentative d’identification et de diffé-
renciation dans la volonté de comprendre le monde, d’en cerner une potentielle
cohérence et une possible harmonie. Il s’agit d’un mouvement européen de lettrés,
les humanistes et leurs écrits parcourent l’Europe pour diffuser leurs idées ; Erasme,
le plus célèbre d’entre eux, est Hollandais mais il étudie puis enseigne en France,
en Angleterre, en Belgique, en Suisse… Son nom est encore aujourd’hui associé à
l’éducation et au voyage éducatif en Europe, songeons notamment au programme
« Erasmus » contemporain.
Durant la Renaissance, la manière dont on considère le penseur et l’artiste évolue
considérablement. L’artiste est complet, mêlant toutes les techniques et tous les arts.
C’est un savant qui connaît les grandes œuvres qui l’ont précédé, qui lit les ouvrages
théoriques (quand il ne les écrit pas), qui connaît les règles mathématiques permet-
tant de représenter le monde de manière plus réaliste. Il se distingue par ses capaci-
tés créatrices et sa virtuosité technique, par son regard acéré et innovant associé à
une main habile et efficace. Il n’est donc ni inférieur ni supérieur aux autres humains,
il est autre, parfois l’égal des plus grands. On se souvient de l’anecdote rapportant
que Donatello refusa d’ôter son chapeau devant l’évêque de Padoue, considérant
qu’ils étaient égaux puisque les meilleurs dans leur domaine. Michel-Ange ne voulait
enseigner l’art qu’aux nobles, le Tintoret décora à ses frais la Scuola di San Rocco à
Venise et les mécènes laissaient parfois le choix du thème à l’artiste…
Tous les princes veulent avoir des artistes dans leur état. Ceux-ci ne sont pas
réduits à n’être que peintre, architecte, musicien, écrivain ou seulement sculpteur,
il n’y a pas de différenciation importante entre les spécialités et, le plus souvent,
ce sont des « organisateurs ». Ils président aux fêtes dont la valeur est égale-
ment politique. Les « commandes » sont au cœur de la production artistique de la
Renaissance. Publiques ou privées, elles assurent une réelle protection à celui qui
produit et crée. Il est ainsi tenu à l’écart des institutions sclérosées, comme celle des
« guildes »2. Les mécènes permettent aux artistes de voyager, de découvrir d’autres
créations, de se renouveler davantage et plus vite. Les commanditaires sont souvent
représentés et peuvent ainsi se trouver aux côtés des saints dans les églises, contri-
buant par là même à modifier la représentation traditionnelle des épisodes de l’his-
toire religieuse et la conception de la société contemporaine.
L’art, grâce à ces commandes, devient une activité économique florissante qui
contribue au développement des états.

1. Voir la fiche consacrée à l’humanisme p. 227.


2. La « guilde » association (souvent de marchands) mais aussi d’artistes procurait des conditions
commerciales particulières à ses adhérents mais les enfermait aussi dans des normes et des
canons esthétiques imposés.

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536 – La Renaissance

3. Imitation et innutrition
C’est ainsi que les œuvres se renouvellent et s’enrichissent. La volonté de s’appuyer
sur ces auteurs anciens, considérés comme des modèles, donne naissance à un
enrichissement de la littérature française, à la volonté de défendre, d’enrichir et
d’illustrer la langue française. Il ne s’agit pas de « copier » mais d’imiter, c’est-à-dire
d’adapter à l’époque contemporaine, à la culture nationale, à la langue les motifs
et les références antiques. Pour cela, l’écrivain se « nourrit » de la littérature et des
philosophes gréco-romains, on parle alors « d’innutrition ».
Le retour vers l’antiquité s’appuie sur la redécouverte des monuments romains,
sur les collections d’ « antiques », statues grecques et latines accumulées par les
mécènes et les riches européens. Les découvertes d’œuvres antiques, fréquem-
ment fortuites (souvent par un berger cherchant une bête tombée dans un trou)1
commencent en Italie. La relecture et la traduction des textes anciens redonnent de
l’intérêt aux canons classiques. De jeunes artistes — dont Michel-Ange ou Raphaël —
copient les fresques ou les motifs fantaisistes. Les Loges de Raphaël dans le Vatican
en témoignent encore.
Le syncrétisme de la Renaissance permet d’unir les modèles antiques aux références
chrétiennes. Les grands philosophes sont exposés dans les églises, les prophètes de
la Bible côtoient les sibylles …
Mais on s’appuie aussi sur des artistes plus récents, Pétrarque, Dante, Raphaël,
Vinci, notamment, sont admirés et assimilés par les européens. Il s’agit bien d’innu-
trition et d’imitation, les artistes ne reproduisent pas à l’identique mais emploient les
ressources transmises. Les techniques « modernes » (en architecture, en peinture, en
musique par exemple), les formes nouvelles (comme celle du sonnet en littérature),
les idées philosophiques renouvelées par le néoplatonisme s’ajoutent aux modèles
anciens, les renouvellent, les prolongent pour mieux les couper des usages médiévaux.

II. Une période de mutations profondes


La Renaissance est donc le produit de multiples changements et nouveautés.

1. Une période de progrès scientifiques et techniques


La Renaissance est, en effet, indissociable des grandes découvertes. Le désir de
savoir est intimement lié aux innombrables progrès accomplis.

1. La découverte du Laocoon en 1506 et de l’Apollon du Belvédère, statue du IVe siècle av. J.-C.,
découverte vers 1498, a eu lieu dans ces circonstances.

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La Renaissance – 537

a. Les grands voyages


Les intellectuels cherchent la connaissance parce que les progrès techniques en
matière de navigation, de cartographie, de « logistique » sont si importants qu’il est
dorénavant possible de partir explorer un monde devenu plus vaste aux yeux des
européens. Les récits des explorateurs et des découvreurs révèlent une planète plus
variée, plus riche en différences et plus grande qu’on ne le croyait. Christophe Colomb
« découvre » l’Amérique, Jacques Cartier explore le Canada, Magellan navigue sur
des mers inconnues et découvre le détroit auquel il a donné son nom1. Les hommes
aux cultures si originales aux yeux des Européens, les paysages, les climats variés,
sont confrontés aux récits antiques et aux descriptions des auteurs latins. Ces
analyses permettent d’élaborer une nouvelle conception du monde et des hommes.
L’humanisme tire sa source de la Renaissance.
À la fin du Moyen Âge, l’artillerie est devenue efficace et est une arme de siège et
de campagne qui rend prenable toute place forte. La poudre noire, introduite dès la
fin du XIIIe siècle en Europe est en effet abondamment utilisée par les canons durant
la Renaissance. Elle conduit ainsi les architectes militaires à repenser leurs construc-
tions. Les murs aux angles droits, les tours carrées ne résistent pas aux boulets de
fer utilisés à partir de 1418. Peu à peu les châteaux forts se dotent de tours rondes
plus résistantes aux impacts, de fossés élargis puis de bastions semi-enterrés et
de canonnières avant de disparaître et d’être réaménagés. Ce sont désormais des
armées nombreuses et bien équipées et des villes fortifiées qui assurent la protec-
tion des hommes en cas de guerre.

b. Les découvertes scientifiques


Les savants apportent leur pierre à cette édification d’une conception différente
de l’univers. Ils s’appuient sur les penseurs grecs mais, dans le mouvement de rupture
avec le Moyen Âge qui les anime, ils en remettent parfois en cause les acquis ou
tentent de les prolonger voire de les dépasser.
Copernic2, rejetant le géocentrisme hérité de Ptolémée et d’Aristote, affirme la
théorie de l’héliocentrisme, Giordano Bruno conçoit un infini dans lequel la Terre
ou l’homme ne seraient pas plus importants que d’autres planètes ou d’autres
êtres. Galilée observe les satellites de Jupiter, l’anneau de Saturne, la rotation du
Soleil, les phases de Vénus et confirme les thèses de Copernic. Ces théories scienti-
fiques rencontrèrent parfois l’opposition forte de l’Église. Si les thèses de Copernic
ne furent censurées qu’après sa mort (il avait offert son œuvre dédicacée au pape
Paul III), Galilée dut « abjurer ses erreurs », fut assigné à résidence et vit ses écrits
condamnés par L’Église.

1. Christophe Colomb, v. 1451-1506 ; Jacques Cartier, 1494-v. 1554 ; Magellan, v. 1480-1521.


2. Copernic, 1473-1543 ; Galilée (1564-1642), malmené par les partisans d’Aristote et de Ptolémée,
perd deux procès face à l’Inquisition en 1616 et 1633, il doit abjurer ses idées mais sort en
affirmant, à propos de la Terre, « et pourtant, elle se meut ».

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538 – La Renaissance

Les médecins tentent de cerner les fonctionnements organiques et anatomiques,


s’insurgeant contre les théories du médecin grec Galien1. Vésale fonde l’anatomie
moderne en insistant sur la nécessité d’avoir recours à l’expérimentation et à l’obser-
vation. À la fin du siècle, Ambroise Paré2 donne naissance à la chirurgie moderne.
De nouvelles sciences se constituent ou évoluent très rapidement. La chimie,
grâce à Paracelse, la physique avec Kepler qui élabore ses célèbres trois lois dont
Newton se servira plus tard, la cartographie sous l’impulsion de Mercator qui imagine
la représentation plane de l’univers, en donnant son nom à cette projection. Les
mathématiques évoluent également. Jérôme Cardan résout l’équation du troisième
degré, on songe à employer des nombres négatifs, complexes. Napier (ou Neper)
découvre et utilise les logarithmes. On simplifie les notations, Viète établit les règles
d’extraction des racines, précise le nombre pi avec dix décimales exactes, imagine une
méthode de résolution numérique des équations par approximations successives.3.
Les techniques progressent rapidement. Léonard de Vinci, peintre, sculpteur,
est aussi un ingénieur qui s’intéresse à l’architecture, aux machines volantes, aux
engins militaires. Gutenberg4 invente la presse à imprimer, l’encre d’impression recto-
verso, et la technique typographique. La guerre profite pleinement des innovations.
L’artillerie devient efficace et décisive, elle pousse à modifier l’architecture défen-
sive. Les conséquences sont importantes puisqu’elles mettent en cause la manière
de faire la guerre. La cavalerie perd de son importance, les cuirasses ne protègent
plus suffisamment, les besoins matériels imposent des taxations plus nombreuses et
plus lourdes, la piraterie et la course (les « corsaires ») se développent. Il faut aussi
construire des équipements modernes, des forteresses, des navires…

2. De nouvelles techniques artistiques


L’essor scientifique et technologique de cette période a des répercussions notables
sur l’art.
Les œuvres se libèrent, dès la fin du XIIIe siècle, des influences médiévales.
L’architecture gothique est novatrice, la peinture s’éloigne des traditions byzan-
tines, la sculpture s’inspire des modèles antiques. Les personnages deviennent
plus réalistes, la commande offrant l’occasion de représenter des contemporains,
connus de tous, parmi les saints et les héros antiques. Les détails banals et quoti-
diens peuvent également être introduits, les natures mortes, les motifs exotiques
apparaissent. Les bâtiments sont davantage conçus comme des décors, des scènes.
Toutes ces innovations deviennent possibles grâce aux connaissances acquises.
Les voyages, les découvertes, les inventions techniques s’unissent pour permettre
une vision artistique proprement « renaissante ». La perspective conserve sa valeur
mystique mais montre que le point de vue et le mouvement du regard peuvent
1. Galien, v. 131-v. 201 ; Vésale, 1514-1564 ; Paré, v. 1509-1590.
2. Paré, v. 1509-1590.
3. Paracelse, v. 1493-1541 ; Kepler, 1571-1630 ; Mercator, 1512-1594 ; Jérôme Cardan, 1501-1576 ;
Napier (ou Neper), 1550-1617 ; Viète, 1540-1603.
4. Gutenberg, av. 1400-1468.

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La Renaissance – 539

modifier le réseau des lignes qui construisent l’œuvre. Les réflexions mathématiques
conduisent à repenser la représentation du corps humain et à essayer de détermi-
ner des proportions « idéales » ; la sculpture tente de représenter le mouvement
(y compris celui de la métamorphose de Danaé par exemple).
En architecture, étroitement liée à la peinture, la perspective architectonique est
associée à l’imitation de l’antiquité, la symétrie détermine les plans des villes et des
maisons et villas, les dômes audacieux (comme celui de Brunelleschi à Florence),
les portiques et les colonnades deviennent essentiels et davantage dominés. Les
métaux sont mieux maîtrisés et le bronze permet des statues isolées et immenses.
Ces nouveautés concernent toute l’Europe. En outre, les châteaux forts, devenus
obsolètes, sont soit réaménagés soit abandonnés au profit de résidences palatales,
confortables et claires. Les célèbres « Châteaux de la Loire » français témoignent de
cette nouvelle conception de la demeure royale ou seigneuriale. Ces édifices, pour la
plupart bâtis ou fortement remaniés au XVe et au XVIe siècles, conservent des traits
architecturaux médiévaux. Mais ils comprennent, à l’instar des demeures italiennes,
de grandes fenêtres, sont ornés de dentelles de pierre, bâtis avec les matériaux
locaux (ardoise d’Anjou, tuffeau blanc des coteaux, bois des forêts environnantes…).
Ils comprennent des portiques ouverts au rez-de-chaussée, des galeries fermées à
l’étage, des ornements à l’italienne comme les candélabres sculptés sur les piliers,
ou des loges inspirées par celles du Vatican ou encore des façades agrémentées de
corniches horizontales. Les décors, « à l’antique » sont inspirés par le Quattrocento
(coquilles, niches, consoles, pilastres, moulures se multiplient).
Enfin, les vergers du Moyen Âge, utiles parce que nourriciers, sont peu à peu
remplacés par des jardins fleuris. Le bouleversement de la conception de l’homme
et du monde conduit en effet à adopter une nouvelle manière de construire ces
lieux. Le jardin et la demeure forment un tout, en harmonie mais doivent rester
en accord avec le paysage environnant. Les hautes clôtures disparaissent ou sont
traitées comme des motifs architecturaux et ornés. Inspirés de ceux de l’Italie, les
jardins renaissants offrent des allées bordées de fleurs, des haies de buis et de
statues, des plans d’eau, des fontaines. En outre, des terrasses et des escaliers les
rythment et les parcourent pour permettre d’en admirer la composition qui devient
presque « picturale ». Nourri par les découvertes artistiques, le jardin repose sur la
perspective. Il est organisé autour d’une allée centrale le plus souvent à partir de
laquelle l’on construit des petites « scènes » végétales, parfois des labyrinthes ou
des bâtiments de plaisance. Ces éléments mettent en valeur la théâtralité symbo-
lique de l’organisation d’ensemble.

3. Naissance de nouvelles formes politiques


La Renaissance dans tous les pays d’Europe n’a cependant pas les mêmes carac-
téristiques — elle concerne surtout les arts en Italie, les nouveautés politiques en
Espagne, les questions religieuses en Allemagne et dans le nord, la suprématie
maritime pour l’Angleterre.
Il s’agit cependant d’une période de développement politique et économique.

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540 – La Renaissance

Les progrès techniques permettent en fait d’améliorer le rendement des cultures.


Le déploiement de nombreuses voies de communication facilite une meilleure
circulation des hommes, des idées et des denrées, offrant ainsi une alimentation
plus saine et plus abondante à toute la population. Les avancées de la médecine
et de l’hygiène permettent une augmentation de l’espérance de vie et — malgré les
massacres et surtout les épidémies et la misère, qui ne sont pas éradiquées — un
accroissement démographique notable. La population européenne double en effet
entre 1450 et 1600. Les parties les plus peuplées sont l’Europe du nord, l’Angleterre,
l’Est, un quart seulement des habitants réside autour de la Méditerranée. Pourtant,
la production des richesses, l’industrie sont peu développées et les classes les plus
défavorisées ne trouvent pas d’emploi. Le chômage est important, la mendicité égale-
ment, les crises se succèdent, les famines, les épidémies déciment encore réguliè-
rement les populations.
La Renaissance est une période de développement urbain. Soumis à de nombreux
impôts, qui ne pèsent pas sur les nobles, les ruraux quittent la campagne. Les villes
se développent considérablement et de grandes métropoles, de plus de 50 000
habitants se constituent (Londres et Paris déjà très peuplées sont ainsi rejointes par
Naples, Amsterdam, Lisbonne et Séville notamment).
La politique est donc un sujet essentiel : il suffit d’évoquer Le Prince de Machiavel
(1516) ou L’Utopie de Tomas More (même année) pour constater qu’il s’agit aussi d’un
sujet de réflexion. Là aussi, il semble nécessaire de rompre avec le Moyen Âge. La
question de la monarchie absolue intéresse tous les penseurs. Les guerres de religion
la remettent en cause mais l’idéal du monarque est incarné par Charles Quint. Le
peuple reste majoritairement attaché au roi, s’il est un homme qui peut être décrié,
il est aussi investi d’une valeur sacrée.
L’état est une notion encore difficile à concevoir, le système vassalique -pyrami-
dal et vertical — impose encore des relations fondées sur le droit et le devoir, l’obli-
gation réciproque. La noblesse issue de la féodalité, cependant, se renferme sur
elle-même et perd de son influence. L’aristocratie a des revenus qui baissent quand
la bourgeoisie s’enrichit. Les bourgeois aisés achètent même des titres. Les riches
tentent de se distinguer à tout prix des pauvres Le sentiment national commence
timidement à apparaître, ainsi en France, le choix de la langue comme véhicule
du droit et du pouvoir en 1539, l’entreprise de la Défense et Illustration de la langue
française de du Bellay1 témoignent de l’apparition d’une conscience patriotique plus
forte qu’auparavant. Le goût pour la cartographie et l’apparition d’une conscience
nationale poussent malgré tout les gouvernants à établir des frontières nettes. On
les met par écrit sur des traités, et l’on ne s’appuie pas nécessairement sur les limites
naturelles. La diplomatie prend alors une importance considérable : le Moyen Âge
espaçait considérablement les rencontres, les limitant aux besoins, elle doit désor-
mais assurer des contacts internationaux réguliers et permanents. Une organisation

1. L’ordonnance de Villers-Cotterêts impose la langue française comme langue du droit en 1539


et la Défense et Illustration de la langue française date de 1549.

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La Renaissance – 541

complexe, mêlant les efforts de grands personnages qui font carrière dans ce domaine
à ceux de nombreux fonctionnaires, s’établit. L’’état se conçoit comme un ensemble
délimité, ce qui affirme sa nature essentiellement guerrière.
Pour assumer les conflits, il faut augmenter les impôts, la taille1 est multi-
pliée par quatre en France au seizième siècle. Les « fermiers » qui lèvent ces taxes
prélèvent d’importantes sommes, mettent en place des emprunts, les faillites sont
nombreuses et retentissantes. L’État de la Renaissance est très présent dans la vie
des habitants et manie des sommes considérables.
Cela donne naissance à une bureaucratie organisée et à une volonté de ration-
naliser l’administration des royaumes. Le capitalisme commercial et financier est
aussi accompagné de la vénalité des « offices » : les charges publiques sont vendues.
Ainsi l’éducation apparaît-elle comme fondamentale : pour accéder à ces nouvelles
fonctions, il faut être cultivé. L’invention de l’imprimerie, l’essor culturel et le rôle
des mécènes concourent tous à permettre le développement de deux types d’appren-
tissage. D’une part, une élite accumule des connaissances, reçoit une formation
complète et coûteuse, d’autre part, le reste de la population acquiert surtout une
pratique, des techniques.
L’état de la Renaissance est donc également une structure qui accroît les diffé-
renciations sociales et culturelles entre élite et peuple.

Conclusion
Si la Renaissance est une période de renouvellement dans tous les domaines, les
monarchies évoluent peu à peu vers des formes absolutistes et les conflits religieux
ouvrent la voie à une contre-réforme souvent violente.

ْ Prolongements

Le maniérisme, poussé à son comble, conduit rapidement les artistes à recher-


cher plus de simplicité, plus de réalisme parfois. Ils désirent revenir vers des règles
communes, vers une expression artistique plus influencée par la spiritualité que par
le réalisme ou le regard d’un seul.
De 1570 à 1610, on voit alors apparaître des œuvres privilégiant le pathétique,
liées à la Contre-réforme, réaffirmant les dogmes (religieux comme artistiques),
développant une expression qui privilégie le passionnel et l’émouvant. L’œuvre
doit agir sur le public, conçu comme un fidèle à édifier et ramener vers l’orthodoxie
religieuse, politique, esthétique. Le baroque apparaît et témoigne pleinement de
cette nouvelle conception.

1. Il s’agit d’un impôt prélevé par le seigneur puis par le roi sur le Tiers-État.

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542 – La Renaissance

Textes sur la Renaissance

Erasme
1 « Lettre à Thomas Morus », 15 juin 1508, préface de l’Eloge de la Folie, trad. P. de
Nolhac, GF, 1964, p. 13-14.

(…) « Voulant donc m’occuper à tout prix, et les circonstances ne se prêtant


guère à du travail sérieux, j’eus l’idée de composer par jeu un éloge de la Folie. (…)
En vérité, ceux qu’offensent la légèreté du sujet et ce ton de plaisanterie
devraient bien songer que je n’innove en rien. De grands auteurs en ont fait autant.
(…) Si mes censeurs y consentent, qu’ils se figurent que j’ai voulu me distraire à
jouer aux échecs ou, comme un enfant, à chevaucher un manche à balai.
Chacun peut se délasser librement des divers labeurs de la vie ; quelle injus-
tice de refuser ce droit au seul travailleur de l’esprit ! surtout quand les bagatelles
mènent au sérieux, surtout quand le lecteur, s’il a un peu de nez, y trouve mieux
son compte qu’à mainte dissertation grave et pompeuse. »

More
2 Utopie, 1516, L’Utopie, II, « Des arts et métiers » trad. V. Stouvenel, Paulin, 1842.
« Ainsi tout le monde, en Utopie, est occupé à des arts et à des métiers réelle-
ment utiles. Le travail matériel y est de courte durée, et néanmoins ce travail
produit l’abondance et le superflu. Quand il y a encombrement de produits, les
travaux journaliers sont suspendus, et la population est portée en masse sur les
chemins rompus ou dégradés. Faute d’ouvrage ordinaire et extraordinaire, un
décret autorise une diminution sur la durée du travail, car le gouvernement ne
cherche pas à fatiguer les citoyens par d’inutiles labeurs.
Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins
de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus
de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement
son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des
lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. »

Rabelais
3 Pantagruel, Chapitre VIII, « Comment Pantagruel, étant à Paris, reçut lettres de son père
Gargantua, et la copie d’icelles », datée « d’Utopie, le dix-sept mars », 1532, translation G.
Demerson, 1995.

(…) « Maintenant toutes les disciplines sont restituées, les langues établies. (…)
Pour cette raison, mon fils, je te conjure d’employer ta jeunesse à bien profi-
ter en étude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l’un,
par de vivantes leçons, l’autre par de louables exemples, peuvent bien t’édu-
quer. J’entends et veux que tu apprennes parfaitement les langues, d’abord le
grec, comme le veut Quintilien, puis le latin et l’hébreu pour l’Écriture sainte, le
chaldéen et l’arabe pour la même raison ; pour le grec, forme ton style en imitant
Platon, et Cicéron pour le latin. Qu’il n’y ait aucun fait historique que tu n’aies
en mémoire, ce à quoi t’aidera la cosmographie établie par ceux qui ont traité le

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La Renaissance – 543

sujet. Des arts libéraux, la géométrie, l’arithmétique et la musique, je t’ai donné


le goût quand tu étais encore petit, à cinq ou six ans : continue et deviens savant
dans tous les domaines de l’astronomie, (…) Que rien ne te soit inconnu. Puis relis
soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les
talmudistes et cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une parfaite
connaissance de cet autre monde qu’est l’homme. »

Léonard de Vinci
4 Traité élémentaire de la peinture, publ. posthume, 1651, ch. 322, « De la perspective
linéale », trad. et éd. Deterville, Libraire, 1803, p. 264-265.

« La perspective linéale consiste à marquer exactement par des traits et des


lignes la figure et la grandeur des objets dans l’éloignement où ils sont : en sorte
que l’on connaisse combien la grandeur des objets diminue en apparence, et en
quoi leur figure est altérée ou changée dans les différents degrés de distance,
jusqu’à ce que l’éloignement les fasse entièrement disparaître. L’expérience m’a
appris qu’en considérant différents objets qui sont tous égaux en grandeur, et placés
dans différents degrés de distance dans un espace de vingt brasses, si ces objets
sont également éloignés les uns des autres, le premier paraît une fois plus grand
que le second, et le second paraît une fois plus petit que le premier, et une fois
plus grand que le troisième, et ainsi des autres à proportion, par où l’on peut juger
de la grandeur qu’ils paraissent avoir s’ils sont placés à des distances inégales.
(…) Pour appliquer maintenant ce que je viens de dire aux tableaux qu’on peint,
il faut qu’un Peintre s’éloigne de son tableau deux fois autant qu’il est grand, car
s’il ne s’en éloignait qu’autant qu’il est grand, cela ferait une grande différence
des premières brasses aux secondes. »

Jean Calvin
5 Traité des Reliques, 1543, translation d’I. Backus, éd. Labor et Fides, 2000.
« Reliques : Bonne dévotion ou superstition et idolâtrie ?
Je sais bien que cela a quelque espèce et couleur de bonne dévotion et zèle,
quand on allègue qu’on garde les reliques de Jésus-Christ pour l’honneur qu’on
lui porte, et pour en avoir meilleure mémoire, et pareillement des saints ; mais il
fallait considérer ce que dit saint Paul, que tout service de Dieu inventé en la tête
de l’homme, quelque apparence de sagesse qu’il ait, n’est que vanité et folie, s’il
n’a meilleur fondement et plus certain, que notre semblant. Outre plus, il fallait
contre-peser le profit qui en peut venir, avec le danger ; et en ce faisant, il se fût
trouvé que c’était une chose bien peu utile, ou du tout superflue et frivole, que
d’avoir ainsi des reliquaires : au contraire, qu’il est bien difficile, ou du tout impos-
sible, que de là on ne décline petit à petit à idolâtrie. Car on ne se peut tenir de
les regarder et manier sans les honorer ; et en les honorant, il n’y a nulle mesure
qu’incontinent on ne leur attribue l’honneur qui était dû à Jésus-Christ. Ainsi, pour
dire en bref ce qui en est, la convoitise d’avoir des reliques n’est quasi jamais sans
superstition, et, qui pis est, elle est mère d’idolâtrie, laquelle est ordinairement
conjointe avec. »

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544 – La Renaissance

CM 53 Renaissance

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LE ROMANTISME

ώ Frise chronologique n° 41

ْ 1761 ْ 1825
Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Les Stendhal, Racine et Shakespeare, E
Rêveries du promeneur solitaire ْ 1827
(1776-78), N1 Hugo, Préface de Cromwell, E
ْ 176 ْ 1829
Ossian, Œuvres complètes (en réalité Hugo, Les Orientales, P
James Macpherson), P ْ 1830
ْ 1774 Berlioz, La Symphonie fantastique, M
Goethe, Les Souffrances du jeune ْ 1830
Werther, N Hugo, Hernani, T
ْ 1802 ْ 1830
Chateaubriand, René, N ; Le Génie du Stendhal, Le Rouge et le Noir, N
Christianisme, E ْ 1831
ْ 1803 Hugo, Notre-Dame de Paris, N
Beethoven, La Symphonie héroïque, M ْ 1833
ْ 1813 Chopin, Nocturnes, M
Mme de Staël, De l’Allemagne, E ْ 1833-34
ْ 1814-1828 Michelet, Histoire de France, E
Schubert, Lieder, M ْ 1834
ْ 1818 Musset, Lorenzaccio, T
Caspar David Friedrich, Le Voyageur ْ 1835-37
contemplant une mer de nuages, Pe Musset, Les Nuits, P
ْ 1819 ْ 1843
Géricault, le Radeau de la Méduse, Pe Hugo, Les Burgraves, T, échec
ْ 1820 ْ 1848
Lamartine, Méditations poétiques, P Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe,
ْ 1823 publication posthume, N
Delacroix, Les Massacres de Scio, Pe

1. N, genre narratif ; P, poésie, T, théâtre ; E, essai ; M, musique, Pe, peinture

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546 – Le romantisme

Introduction
Le Romantisme est un mouvement culturel européen né au milieu du XVIIIe siècle.
En France, la Révolution et l’Empire développent un néoclassicisme qui occulte
l’apport de Rousseau. Si Chateaubriand en marque les débuts en 1802, il faut attendre
les années 1820-30 pour qu’il se développe pleinement et s’éteigne doucement au
milieu du siècle. Le romantisme reste très difficile à définir puisqu’il se construit dans
l’opposition aux codes classiques, et dans la proclamation de la liberté et le refus
des académismes. C’est un mouvement de jeunes gens enthousiastes dont plusieurs
mourront dans la fleur de l’âge, Byron en défendant la Grèce, Pouchkine lors d’un
duel ; Shelley disparaît lors d’une promenade en mer, Nerval se pend, Schubert
atteint à peine la trentaine, Schumann sombre dans la folie. Il passe de mode à la
fin de la Monarchie de juillet, mais se prolonge dans des engagements politiques et
sociaux, ou dans les développements du symbolisme baudelairien.

I. Les Précurseurs

1. Le « préromantisme » en France
On appelle ainsi une esthétique qui, a contrario de la rationalité des Lumières,
privilégie l’expression de la sensibilité. C’est le cas du roman épistolaire de Rousseau
La Nouvelle Héloïse, paru en 1761, ou de son autobiographie Les Rêveries du prome-
neur solitaire (1776-78). Bernardin de Saint-Pierre raconte les amours contrariées de
Paul et Virginie (1784). Madame de Staël fait connaître les débuts du romantisme en
Angleterre et en Allemagne dans ses essais De la littérature (1800) et De l’Allemagne
(1813, édition clandestine), où elle invite les écrivains français à s’inspirer de la réalité
contemporaine et nationale, et non plus des Anciens. En 1802, Chateaubriand publie
Le Génie du Christianisme, dont le succès confirme la nouvelle tendance.
D’autres historiens de la littérature considèrent ces auteurs comme pleinement
romantiques, les rattachant à un « premier romantisme français ».
Le préromantisme met déjà en avant la réhabilitation des passions, et de la sensi-
bilité, le culte du moi, l’exaltation du sentiment de nature, la distorsion entre l’indi-
vidu et la société.

2. Le romantisme en Angleterre
a. Les précurseurs
Le mot « romantique » est anglais à l’origine, et il désigne initialement l’émo-
tion du lecteur de romans. En Grande-Bretagne, des poètes et romanciers ouvrent
la voie à une littérature sensible et mélancolique, comme les poètes Edward Young,
auteur des Nuits (1742-1746), ou James Hervey, Méditations parmi les tombes (1746),

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Le romantisme – 547

ou encore les romanciers Samuel Richardson, qui publia Clarisse Harlowe (1748), dont
l’héroïne émut toute l’Europe par ses malheurs pathétiques, Henry Fielding, auteur
de Tom Jones (1750), ou Oliver Goldsmith, Le Vicaire de Wakefield (1766).
Le mouvement doit beaucoup à James Macpherson qui déclara avoir découvert
et traduit un barde du IIe siècle, Ossian, dont on ne sait s’il est authentique, ni s’il est
gaëlique, irlandais, ou écossais. Il évoque des héros épiques, et éveille les racines
populaires. Son succès se répandit dans toute l’Europe, et il inspira la Tétralogie de
Wagner, les romans de Walter Scott, de nombreux lieder de Schubert. Les errances
de René dans la lande lui doivent aussi beaucoup.

b. Les poètes et romanciers romantiques


William Cowper (1731-1800) est considéré comme le premier, exprimant la sincé-
rité de ses sentiments et l’union avec la nature. L’école « lakiste » (de lake, le lac)
y ajoute l’élan vers l’idéal. Trois poètes, William Wordsworth, Samuel Coleridge,
Robert Southey, publient conjointement en 1798 un recueil Ballades lyriques, dont
on a surtout retenu La Ballade du vieux marin de Coleridge. Percy Shelley, et John
Keats font également partie du mouvement. Une des plus grandes figures est George
Byron, appelé Lord Byron (1788-1824). Sa vie d’aristocrate scandaleux le rendit aussi
célèbre que son œuvre, dont Childe Harold, (1812), Don Juan (1818). Il s’engagea pour
des causes originales, découvrit l’arménien auprès des moines de Venise, et rédigea
une grammaire et des dictionnaires dans cette langue, mais surtout épousa la cause
des Grecs dans la guerre d’indépendance et mourut en Grèce au milieu des combats.
Parmi les romanciers, Walter Scott (1771-1832) crée le genre du roman histo-
rique, dans Ivanhoé (1819) ou Quentin Durward et met à l’honneur le Moyen Âge. Mary
Shelley, épouse du poète, crée le roman gothique avec Frankenstein ou le Prométhée
moderne (1818), imaginé lors du séjour du couple en Suisse avec Byron et d’autres
amis. Le héros éponyme est un jeune savant qui crée un être vivant à partir de
fragments de corps, puis abandonne sa créature. Le « monstre », dans sa solitude,
est l’archétype du héros romantique, qui cherche à s’approcher de la société mais
est rejeté de tous. Enfin, ce sont aussi deux femmes qui publient en 1847 des chefs
d’œuvre du romantisme : Charlotte Brontë publie Jane Eyre, et sa sœur Emily Les
Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights)

3. Le romantisme en Allemagne
Là plus qu’ailleurs, les artistes réagissent au rationalisme des Lumières pour
choisir le sentiment et le merveilleux. Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) ouvre
la voie en publiant en 1774 Les Souffrances du jeune Werther, roman épistolaire, qui
raconte les amours impossibles du héros pour Charlotte et son suicide final. On dit
qu’une vague de suicides s’ensuivit en Europe. Il initia le Sturm und Drang, Tempête
et Passion, précurseur du romantisme. Il crée aussi le mythe moderne de Faust, 1808.
L’état d’âme favori est la mélancolie, le vague à l’âme, la Sehnsucht. A sa suite, les
poètes et romanciers se tournent vers les légendes ou le mysticisme du Moyen Âge.
Ainsi les frères Grimm reprennent les contes populaires. Hoffmann se tourne vers

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les fantômes, les pactes avec le diable, avec une prédilection pour l’onirisme et le
fantastique. La communion avec la nature et l’imagination sont une des sources
d’inspiration des artistes.
Si de grands écrivains ont représenté le romantisme allemand, comme Friedrich
Hölderlin, Heinrich von Kleist, Novalis, Jean-Paul Richter, ou des peintres embléma-
tiques, Caspar David Friedrich, c’est surtout en musique que le romantisme a trouvé
sa plus brillante expression. Citons Mendelssohn, Brahms, Schubert, Schumann,
Richard Strauss, Wagner, Weber, Beethoven, Liszt. Les instruments de la musique
baroque cèdent la place aux instruments romantiques. Ainsi, l’évolution du clave-
cin en piano-forte puis en piano permet plus d’expressivité et favorise l’épanche-
ment des émotions.

II. L’explosion du romantisme

1. Le contexte historique en France


a. L’ennui aristocratique
Une génération d’aristocrates a dû émigrer lors de la Révolution et la fracture
est immense entre l’Ancien Régime et le nouveau visage de la France au XIXe siècle.
René, comme son auteur Chateaubriand, vit l’incertitude de l’avenir, des valeurs, de
sa place dans la société. Tous voient les imperfections de la société, mais ne peuvent
agir sur elle. Ils se retirent orgueilleusement et sont réduits à l’inaction.

b. La fin du rêve napoléonien


D’un autre côté, les jeunes gens nés au début du siècle, nourris de l’épopée
napoléonienne, à laquelle leurs pères ont participé, et qui permettait une ascen-
sion fulgurante aux enfants méritants et pauvres, comme tous les officiers d’Empire,
se voient privés de toute perspective de gloire. C’est le cas de Victor Hugo, fils de
colonel, ou du héros de Stendhal, Julien Sorel, du Rouge et le Noir (1830). On les a
appelés la génération désenchantée.

c. Le mal du siècle
L’indécision, la nostalgie du passé nourrissent un mal de vivre, le sentiment que
l’individu n’a pas sa place dans la société, une mélancolie, allant parfois jusqu’à
l’angoisse. La soif d’absolu, inemployée, provoque le sentiment d’un vieillissement
précoce, et souvent la tentation du suicide. C’est sans doute Musset qui a le mieux
analysé ce sentiment dans La Confession d’un enfant du siècle, roman autobiogra-
phique publié en 1836.

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Le romantisme – 549

2. Les manifestations de ce mouvement


a. Une révolution formelle
Cette révolte de jeunes gens se traduit par une révolution esthétique, qui renou-
velle les modes d’expression. Le théâtre est le plus visible : le drame refuse les « règles
classiques » en particulier l’unité de ton, de lieu et de temps, et mêle le grotesque
au sublime. La première représentation d’Hernani, le 25 février 1830 donne lieu à
une véritable « bataille ». Dans Le Moniteur du 25 juin 1867, Théophile Gautier se
souvient encore :
« Pour cette génération, Hernani a été ce que fut Le Cid pour les contemporains de
Corneille. Tout ce qui était jeune, vaillant, amoureux, poétique, en reçut le souffle. »
C’est au sujet du théâtre que paraissent les deux « manifestes » du romantisme,
Racine et Shakespeare, de Stendhal, en 1825, et la Préface de Cromwell, que publie
Victor Hugo en 1827. Stendhal emploie pour la première fois le mot « romanticisme ».
La poésie renouvelle les thèmes, exaltant l’individu et ses sentiments. Le lyrisme
triomphe, et les auteurs de théâtre, Lamartine, Vigny, Musset, Hugo, sont aussi de
grands poètes. On brise les rythmes, préférant à la symétrie classique le rythme
ternaire. Les enjambements sont audacieux. On connaît « l’escalier/ dérobé » d’Hernani.
Enfin, le genre romanesque trouve son épanouissement. Après Chateaubriand,
c’est Stendhal qui construit des héros exceptionnels, hommes et femmes, dans Le
Rouge et le Noir en 1830, et La Chartreuse de Parme, en 1839. Si l’œuvre de Balzac
décrit avec réalisme la société de la Restauration, sa vision du monde, l’engagement
de ses héros relèvent de l’esthétique romantique. Hugo construit un Moyen Âge
somptueux à l’ombre de Notre-Dame de Paris (1831), et brosse des héros margina-
lisés par leur particularité, la laideur de Quasimodo, l’origine gitane d’Esméralda.
Il invente aussi une forme très moderne dans Le Dernier jour d’un condamné (1829),
dont le héros est anonyme, s’exprime à la première personne, sans qu’on sache quel
est son crime, ni ce que sera la fin. Il créera aussi d’autres figures de monstres au
grand cœur, dans L’Homme qui rit, (1869), ou réhabilitera le bagnard et la prostituée
dans Les Misérables, (1862).
En musique aussi les formes se précisent. Beethoven porte à son sommet la
symphonie, suivi de Schubert et Schumann, mais aussi la musique de chambre, et
surtout la sonate où le lyrisme peut s’exprimer pleinement. Schubert reprend les
poèmes romantiques et compose des lieder, qui reposent souvent sur des légendes
populaires.

b. Les thèmes récurrents


Exaltation du moi
L’individu éprouve un fort sentiment de singularité, de discordance avec la société,
qu’on a vue supra sous la forme du « mal du siècle », que Chateaubriand appelle les
« passions dans le vide d’un cœur solitaire » (voir texte). Mais la douleur est délicieuse,
Senancour décrit la « volupté de la mélancolie ». Le couple ambigu douleur – plaisir

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550 – Le romantisme

est éprouvé des deux côtés, par l’artiste comme par le lecteur. Balzac en fait une
aimable caricature dans son roman Modeste Mignon, histoire d’une jeune admira-
trice de province amoureuse d’un poète réputé.
La nature
La nature n’est pas qu’un décor, elle est un témoin de la vie des hommes. Ce
témoin se montre souvent indifférent. Dans « Tristesse d’Olympio » (Les Rayons et
les Ombres), 1837, Victor Hugo reproche à la nature son indifférence :
Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
À l’inverse, Lamartine veut croire qu’elle gardera le souvenir des jours heureux :
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
« Le Lac », Méditations poétiques, 1820

La tristesse et le désenchantement
La tristesse et le désenchantement sont les thèmes majeurs, la saison préfé-
rée est l’automne, et l’œuvre emblématique est le cycle de lieder Die Winterreise, Le
Voyage d’hiver, que Schubert compose en 1827, sur des poèmes de Wilhelm Müller,
qui vient de mourir, avant de disparaître lui-même l’année suivante, seul et à peu
près inconnu à Vienne. Chanteur et pianiste développent les thèmes de l’hiver et
du voyage, annoncés dans le titre, dans une évidente symbolique du « voyage de la
vie », donc de la mort, de l’immobilité, de la solitude. L’amour et le bonheur ne sont
que des souvenirs, à jamais inaccessibles.

c. Le romantisme : engagement politique et social


En s’opposant au néoclassicisme, les romantiques rejettent aussi les références à
l’Antiquité, recherchant les racines religieuses, comme le fait en 1802, Chateaubriand,
dans Le Génie du Christianisme, ou Hugo dans La Légende des siècles, 1859. Ils sont
favorables aux mouvements nationaux en quête de liberté que ce soit dans l’Italie
post napoléonienne, comme Stendhal dans La Chartreuse de Parme, 1837, ou pour
les peuples ballottés entre les empires : Chopin exalte sa Pologne natale, Liszt la
Hongrie. Le mouvement de réunification italienne, le Risorgimento, qui commence
par la révolte contre la domination autrichienne en 1848, et aboutit à la proclama-
tion du Royaume d’Italie en 1861, en est l’émanation. Les mouvements nationalistes
sont à la fois inspirés des Lumières et en refusent l’hégémonie culturelle française.
Tous, Hugo, Byron en tête, s’engagent pour l’indépendance de la Grèce persécutée
par l’Empire ottoman. Le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, reste à
jamais emblématique du peuple révolutionnaire, en accompagnant les journées de
1830. Aux sujets antiques, on préfère les périodes agitées de l’histoire : Vigny, Hugo,
Musset situent leurs drames à la Renaissance, Alexandre Dumas plonge dans les
XVIe et XVIIe siècles pour créer le roman historique français, et les héros des Trois
Mousquetaires s’opposent au mal aimé Richelieu pour valoriser Louis XIII.

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Le romantisme – 551

Sur le plan politique, l’engagement de ces jeunes gens issus de classes sociales
aisées n’est pas immédiat. Mais leur goût de la liberté les fait se dresser contre les
lois de censure de Charles X. En revanche, Lamartine et Hugo se distinguent très
tôt par leur engagement. Le premier, maire de Mâcon dès 1812, se présente à la
présidence de la jeune république de 1848, dont il sera quelque temps président du
gouvernement provisoire. On a retenu ses discours, celui du 6 octobre 1848, grand
plaidoyer pour la démocratie et surtout celui du 25 février à l’Hôtel de Ville de Paris,
où il fait adopter le drapeau tricolore « qui a fait le tout du monde, et symbolise la
gloire et la liberté de la patrie… et signifie l’esprit républicain ». Battu par Napoléon
III, il se retire et reste un observateur hostile au second Empire. Victor Hugo, très tôt
sensible à l’injustice et à la misère, en témoigne dans toute son œuvre. Il s’oppose
à la peine de mort, à l’esclavage, Il s’efforce de soulever les Parisiens lors du coup
d’état du 2 décembre 1851, en vain, et doit s’exiler. Il restera hors de France jusqu’à
la chute du Second Empire, multipliant les prises de position, et publiant surtout Les
Châtiments, en 1852, violente satire de Napoléon III. Enfin, son roman Les Misérables,
paru en 1862, s’il sort du cadre historique du romantisme, en comporte toutes les
caractéristiques : il réhabilite le peuple dans la figure de Jean Valjean, faisant d’un
ancien bagnard un maire admirable, devenant peu à peu une figure christique. Il
dénonce la misère des femmes et des enfants, composant en Fantine la figure de la
prostituée victime d’une société impitoyable, en Enjolras le révolutionnaire exalté,
de Gavroche les petits Parisiens qu’il croise dans les insurrections parisiennes qu’il
a rencontrées au cours du siècle, en 1830, en 1848, et encore lors de la Commune
en 1871, après la parution du roman. Il a lui-même participé à celle de juin 1832,
lors des funérailles du général Lamarque, et qui est au cœur du roman. Ses héros
sont à tout jamais les figures romantiques du peuple, le peuple avec ses misères et
sa grandeur.

d. La philosophie romantique
Le romantisme allemand naît du constat que le rationalisme ne peut représenter
le réel de l’être et de ses émotions, ce qui établit les limites de la pensée de Kant.
Des artistes isolés, ou appartenant à des cercles, autour de l’université d’Iéna, ou le
groupe de Heidelberg, poètes ou romanciers, Von Arnim, Brentano, Novalis, Grimm,
ou encore Goethe, développent des thèses qui alimenteront l’ensemble du roman-
tisme et que Germaine de Staël introduit en France.
Le monde est un organisme vivant avec une unité profonde, où chaque élément
est en communication avec les autres. La pensée symbolique seule peut comprendre
et exprimer l’unité profonde de la nature. Et la philosophie classique étant limitée
dans la connaissance de l’être, elle doit céder la place à l’art qui en saisit la signi-
fication profonde.
On a pu relever aussi l’influence du néo-platonisme, courant qui parcourt tous
les siècles, et privilégie le concept d’unité du monde et de recherche mystique. Le
poète, Chateaubriand, ou le personnage peint par Friedrich, ou Lamartine, domine
le paysage, dans une solitude orgueilleuse, mais en fait il recherche, traduit aussi
l’union mystique avec la nature, ce qu’exprime Lamartine dans « Isolement ».

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552 – Le romantisme

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,


Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ! »
Baudelaire éprouve le même sentiment dans le IIIe poème des Fleurs du Mal,
« Elévation » :
« Mon esprit….
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde… »
La démarche évoque « l’Idée » que Platon place au-dessus de la réalité.

III. Les marges et les héritiers

1. Le romantisme noir
Les sources en sont le « roman gothique », anglo-saxon, qui manifeste une fasci-
nation pour les fantômes, les vampires. On les trouve dans les romans et contes de
Poe, Hawthorne, Mary Shelley, et Nodier ou Nerval (Aurélia) en France, récits mêlant
fantastique et onirisme. Le Moine de Lewis deviendra le favori des surréalistes.
D’autres poètes privilégient une œuvre ésotérique, comme Gérard de Nerval, ou
Lautréamont., aux confins de la folie.

2. Les héritiers
Si des aspects de Baudelaire sont sans conteste romantiques, on considère toute-
fois que son recueil Les Fleurs du mal, paru en 1857, ouvre la voie au symbolisme,
que développe par exemple le poème « Correspondances ». Filiation ou rupture ?
Le spleen baudelairien est proche du mal du siècle de ses aînés. Au siècle suivant,
la « nausée » que décrit Sartre en est une version existentielle. On a pu y rattacher
le « mal de vivre » de certains héros de cinéma, qu’interprétait l’acteur américain
James Dean, mort lui-même de façon romantique.
La même année que Les Fleurs du mal, en 1857, Gustave Flaubert publie son
roman Madame Bovary, dont l’héroïne confond la vie réelle avec les romans carica-
turaux qu’elle a lus dans sa jeunesse. Flaubert déclare y « tordre le cou au roman-
tisme », et chercher à se soigner lui-même de ce qu’il présente comme une maladie
de l’âme. Pour cela, il développe un modèle de roman réaliste.
Enfin, à la fin du XIXe siècle, une grande vague de « néo-romantisme » place sur
les scènes de théâtre des personnages dignes des drames de 1830, comme Cyrano
de Bergerac, personnage favori du public populaire. Difforme, poète génial, ami
généreux, un vrai héros hugolien !

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Le romantisme – 553

Conclusion
Le mouvement romantique peut être perçu comme une charmante poésie pour
jeunes filles délicates, mais cette lecture superficielle doit être rejetée pour l’appré-
hender pour ce qu’il est : une révolte violente et permanente contre l’ordre établi,
et l’affirmation du primat de l’œuvre d’art et d’une façon d’être au monde, et de
défendre des valeurs éternelles.

ْ Prolongements

Les surréalistes, à partir de 1920, reprennent partiellement les positions roman-


tiques. Ils privilégient l’imaginaire, le rêve et les sentiments comme voie de connais-
sance, se révoltent contre l’ordre établi, et mènent des actions spectaculaires, ne
reculant pas devant le scandale. Ils inventent une expression nouvelle, et eux aussi
s’engagent dans des actions politiques et sociales, allant jusqu’à l’exil, et même à
risquer la mort pendant la guerre.

Textes sur le romantisme

Madame de Staël
1 De la littérature, II, 5.
« Le célèbre métaphysicien allemand Kant, en examinant la cause du plaisir
que font éprouver l’éloquence, les beaux-arts, tous les chefs-d’œuvre de l’ima-
gination, dit que ce plaisir tient au besoin de reculer les limites de la destinée
humaine : ces limites qui resserrent douloureusement notre cœur, une émotion
vague, un sentiment élevé les fait oublier pendant quelque instants ; l’âme se
complaît dans le sentiment inexprimable que produit en elle ce qui est noble
et beau, et les bornes de la terre disparaissent quand la carrière immense du
génie et de la vérité s’ouvre à nos yeux : en effet, l’homme supérieur ou l’homme
sensible se soumet avec effort aux lois de la vie, et l’imagination mélancolique
rend heureux un moment en faisant rêver l’infini.
Le dégoût de l’existence, quand il ne porte pas au découragement, quand il laisse
subsister une belle inconséquence, l’amour de la gloire, le dégoût de l’existence peut
inspirer de grandes beautés de sentiment ; c’est d’une certaine hauteur que tout se
contemple ; c’est avec une teinte forte que tout se peint. Chez les anciens, on était
d’autant meilleur poète que l’imagination s’enchantait plus facilement. De nos jours,
l’imagination doit être aussi détrompée de l’espérance que de la raison ; c’est ainsi
que cette imagination philosophe peut encore produire de grands effets.
Il faut qu’au milieu de tous les tableaux de la prospérité même, un appel aux
réflexions du cœur vous fasse sentir le penseur dans le poète. À l’époque où nous
vivons la mélancolie est la grande inspiratrice du talent : qui ne se sent pas atteint
par ce sentiment, ne peut prétendre à une grande gloire comme écrivain ; c’est à
ce prix qu’elle est achetée. »

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François-René de Chateaubriand
2 René, 1802.
Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais dans mes
promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire
ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence
d’un désert ; on en jouit, mais on ne peut les peindre.
L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravisse-
ment dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers
errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au
sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles
qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me
rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même
qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où
il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie
sur le ton consacré aux soupirs.
Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il
fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant
moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la
mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée,
un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s’élevant au loin
dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux
de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les
climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret
instinct me tourmentait : je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais
une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n’est pas
encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol
vers ces régions inconnues que ton cœur demande. »
« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces
d’une autre vie ! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le
vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté,
et comme possédé par le démon de mon cœur.

CM 54 Romantisme

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LES REPRÉSENTATIONS ARTISTIQUES
DU SACRÉ

ώ Frise chronologique n° 42

ْ IXe siècle av. J.-C. ْ XVIe siècle


Premiers temples grecs. L’iconoclasme réformé.
ْ Ier s ْ 1790
Le Mandylion. Le « sublime ».
ْ 730-787 ْ 1804
Premier iconoclasme (Byzance). « L’art pour l’art » (Benjamin Constant).
ْ IXe siècle ْ vers 1910
Seconde période iconoclaste (Byzance, Naissance de l’art abstrait (Kandinsky,
Charlemagne). Mondrian, Malevitch…)
ْ 1550
L’artiste « élu ».

Introduction
Si l’on comprend aisément le terme de « sacré », c’est toutefois une notion dont
les significations précises semblent souvent flottantes et vagues. Le mot, en effet,
a une acception plus anthropologique que philosophique. Marcel Mauss considère
qu’il s’agit du « produit de l’activité collective »1, selon Roger Caillois c’est une «
catégorie sur laquelle repose l’attitude religieuse »2 et Mircéa Eliade précise que
c’est « un élément dans la structure de la conscience »3.

1. Les Fonctions sociales du sacré, Œuvres, I, éd. Le Sens commun, 1965.


2. L’Homme et le sacré, Folio, Essais, 1988, p. 18.
3. Le sacré et le profane, NRF, Idées, 1965.

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556 – Les représentations artistiques du sacré

Plus simplement, le terme désigne, dans les cultures humaines, tout ce qui a
trait à un discours, des pratiques, des représentations qui s’attachent à figurer ce qui
dépasse l’homme ; ce qui s’impose et contraint à des comportements, des paroles
qui définissent deux univers, un « sacré » et un « profane ». En fait, est « sacré » ce
qui n’est pas profane1.
Etymologiquement, le « sacer » est ce qui est intouchable, inviolable, séparé,
interdit, consacré aux dieux. Émile Benveniste notait que le terme, en latin, portait
à la fois les sèmes de vénération et d’horreur2. Le sacré est donc étroitement lié au
symbolique et, par voie de conséquence, au religieux. Toutefois, il n’est pas unique-
ment utilisé pour désigner la religion, il a des références plus vastes, il détermine en
fait tout ce qui dépasse l’homme, lui offre des occasions de transgression3. Le sacré
rend compte du besoin humain de dépasser sa condition, d’échapper à la finitude,
d’entrer en contact avec un invisible supérieur4.
La tension entre cette expérience d’une rencontre, d’un dialogue avec ce qui se
présente explicitement comme supérieur et transcendant pose la question de sa
représentation. L’art est l’occasion de témoigner d’une expérience métaphysique.
Mais l’entreprise artistique est difficile : l’œuvre doit-elle être une simple illustration
des textes religieux, une glorification, un hommage, une vénération, un élément
cultuel du rite ou une simple figuration ? Comment peut-on, par exemple, représen-
ter le Christ, à la fois Dieu et Homme, ou Bouddha qui est « plus qu’un homme »
sans être un dieu ? L’histoire de l’art témoigne de cette ambiguïté permanente,
on passe d’une pratique cultuelle à une autonomie, d’un signe symbolique à une
production autonome d’un sacré qui ne provient plus de la transcendance mais de
l’œuvre elle-même… De l’art figuration du sacré, on est parfois passé à une sacra-
lisation de l’art.

I. Définitions
L’art sacré n’est pas à proprement parler l’art religieux. Il ne s’agit pas, en effet,
seulement de formes artistiques liées à la religion et au culte mais de la capacité
d’une œuvre à rendre compte du sacré, à donner une « présence » à l’absence et à
l’invisible. La place de ces « images » est donc à questionner plus largement que
dans le rapport à la représentation iconique5.

1. Le « fanum » est un temple c’est-à-dire un enclos sacré (à l’origine construit pour glorifier un
roi, un dieu) ; est « profane » ce qui est littéralement devant le temple, en dehors.
2. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Les Éditions de Minuit,
1969, 2 vol., tome 2, p. 187.
3. Cf. R. Caillois, L’Homme et le sacré, 1950, Folio essais, 1988, ch. IV.
4. Cf. Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, NRF Gallimard, 1965.
5. Le mot « icône » désigne une peinture religieuse (réalisée sur du bois). Il est issu du mot
russe « ikona » lui-même venant du grec byzantin « eikona » (qui désignait une petite image).
« Iconique », à l’origine désignait une statue grandeur nature représentant un vainqueur aux
jeux sacrés ; l’adjectif moderne, passé de l’anglais au français (en 1970) désigne tout de qui
est relatif à l’image.

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Les représentations artistiques du sacré – 557

Le sacré véhicule donc, avant tout, une idée de séparation, de limite, d’absence
et même d’impossibilité de contact direct pour l’homme. Il est donc absolument
nécessaire pour s’en approcher de maîtriser des codes, des règles qui en protègent
l’inviolabilité. Il est nécessaire d’être initié, purifié pour en approcher. Or, l’art qui
induit le partage, la communication, l’échange, s’adresse à tous, exige peu de savoir
pour être compris.
« L’art sacré » est une expression qui recouvre plusieurs approches différentes.
Il s’agit parfois de désigner l’art présentant les éléments religieux. Parfois encore la
formule ne renvoie qu’à la production artistique que l’on trouve dans les espaces de
culte. Enfin, dans la mouvance de l’abstraction, l’appellation peut encore désigner la
création -dans son processus émotionnel et spirituel — sans nécessairement repré-
senter le sacré lui-même.
Ces acceptions invitent à quelques nuances. Si ce qui est représenté est du domaine
du sacré, l’art, lui, technique et création individuelle, est humain et profane. En outre,
si toutes les œuvres se trouvant dans une église sont artistiques, elles ne désignent
pas exclusivement le sacré. Enfin, l’expérience créatrice, par essence, est-elle une
dimension seulement affective et intellectuelle ou appartient-elle à une démarche
supérieure, échappant en partie à l’humain ? Ces différentes questions poussent à
parler surtout de « représentations artistiques du sacré » plus que « d’art sacré ».

II. Les enjeux de la représentation

1. L’oeuvre artistique et le culte


La religion, toutefois, semble bien être à l’origine de la création artistique, au
point qu’on aurait du mal à départager l’une de l’autre. Les statuettes cycladiques
sont-elles d’abord votives ou artistiques ? La même question se pose pour le chant
grégorien, les statues de l’île de Pâques, la Dame de Brassempouy, les masques
africains. Ces derniers étaient jadis exposés au Musée de l’Homme, comme objets
anthropologiques, avant de devenir des œuvres d’art exposées comme telles.
Il est certain que le théâtre est né d’un culte religieux. Les Grecs anciens honorent
Dionysos lors de fêtes ponctuelles, et participent alors à des représentations dans
des lieux provisoires, dont les frais sont couverts par de riches citoyens au titre d‘un
impôt spécial, la « chorégie ». Les théâtres de l’époque classique garderont symbo-
liquement un autel à la divinité, sous forme d’une pierre au centre de l’orches-
tra. Nietzsche voit dans le théâtre grec l’expression de la tension entre Dionysos
et Apollon, double polarité éternelle de l’homme. Le théâtre du Moyen Âge aussi
naît du calendrier liturgique : lors des fêtes pascales, sur les parvis des églises, des
troupes jouent des « Passions » et des « mystères » à partir d’extraits du Nouveau

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Testament, voire de l’Ancien. Comme les cathédrales qui leur servent de décor, ces
œuvres restent anonymes, le nom de l’artiste disparaît derrière l’offrande. Comme
la cathédrale, « livre de pierre1 », elles visent à l’instruction du public.
La musique aussi est inspirée par Apollon dont la figure, ou la lyre, est le symbole.
Les hymnes hébreux ou chrétiens primitifs s’accompagnent de mélodies simples, mais
composées par de vrais artistes, peut-être par souci d’efficacité auprès des fidèles.
L’architecture a la charge de construire les lieux de culte. Ils sont souvent inspi-
rés des maisons des hommes et rendent compte du rapport à la divinité : un dieu
mystique dans la cathédrale gothique, des dieux anthropomorphes dans les temples
grecs. L’empereur Hadrien fait construire le Panthéon de Rome, au IIe siècle apr.
J.-C. Une forme nouvelle, la coupole, symbolise la présence de la divinité. Sa coupe
circulaire sur une base carrée entraîne un des problèmes géométriques de l’anti-
quité, la « quadrature du cercle ». Trois niveaux sont représentés dans ce temple, la
base terrestre, les murs symbolisant l’espace des hommes, la coupole, le ciel et la
divinité. Sainte Sophie de Constantinople reprendra le schéma de la coupole pour
une église chrétienne, imitée par Saint-Pierre de Rome, puis, après la conquête
ottomane, elle deviendra l’archétype des mosquées.
Enfin, la peinture moderne trouve son fondement dans des sujets religieux. A
Byzance, au quattrocento italien, les grandes étapes de la vie du Christ sont représen-
tées à l’infini : Annonciation, Visitation, Nativité, Crucifixion semblent être les seuls
sujets possibles. Une explication simple : l’église est la seule commanditaire ! Toutes
les églises veulent avoir leur Vierge à l’Enfant, statue ou peinture, les monastères
une Cène, et sans les commandes du pape, Michel Ange et Raphaël auraient-ils eu
la même carrière ? Dès que d’autres catégories sociales en ont les moyens, les sujets
changent : au XVIIe siècle, la République des Pays-Bas fait développer des scènes
plus modestes, qui représentent la vie quotidienne des bourgeois enfin au pouvoir,
mais également des paysages, des natures mortes, des marchands et des artisans.
On verra la même évolution pour les compositeurs. Pour assurer le quotidien
de sa famille nombreuse, Bach était « Kapellmeister », maître de chapelle, comme
Haendel, Haydn, et même plus tard Richard Wagner. On sait que Léopold Mozart
rêvait pour son fils du poste auprès de l’évêque de Salzbourg. Outre la présence aux
cérémonies religieuses, il devait composer messes et oratorios. Voulant se libérer
de cette tutelle, Mozart mena une vie matérielle très difficile à Vienne, sans protec-
teur attitré.
Ainsi, à une lecture artistique, les œuvres inspirées par la religion ajoutent des
codes supplémentaires : une Annonciation doit respecter un texte de trois lignes dans
le Nouveau Testament. Il y a donc obligatoirement la Vierge (en bleu), l’Archange
Gabriel, des lys, le livre, l’Esprit saint, colombe ou soleil. Les variantes relèvent de
la liberté du peintre. Mais que devient l’œuvre quand on ne connaît plus les codes ?
Des œuvres interchangeables, ou muettes comme les statues primitives.

1. L’expression est de Victor Hugo.

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Les représentations artistiques du sacré – 559

2. Le permis et l’interdit
Représenter le sacré, les divinités le plus souvent, est assez fréquent dans les
sociétés polythéistes. Les figurations anthropomorphiques des dieux permettent de
valoriser le corps humain tout en proposant une image parfaite, achevée et définissant
des « canons » esthétiques. Le dieu devient souvent un modèle de l’éternelle beauté.
Mais les représentations peuvent également lui conférer un aspect différent,
animal par exemple. Lui donner un corps — quel qu’il soit — permet de manifester
la présence de l’absent, de l’invisible, du transcendant. Représenter -souvent idéali-
ser — le sacré, c’est le rapprocher de l’homme, le rendre concevable, accessible.
Toutefois, certains refusent la représentation du sacré et revendiquent un anico-
nisme1 total. En effet, ces figurations induisent souvent un culte de l’image (parfois
remplaçant celui de la divinité).
Les monothéismes s’appuient sur une conception différente de la représentation
du divin. Si l’on a souvent considéré que le christianisme -malgré quelques mouve-
ments iconoclastes cf. infra p. 563 et suivantes) — était iconophile et reposait sur
les représentations artistiques de Dieu, des saints et de tout ce qui touche directe-
ment à leur univers, les catholiques ne considérant pas, comme les orthodoxes, que
l’œuvre manifestait la présence effective de l’Etre représenté, l’on note que judaïsme
et islam s’y opposent.

3. Mesure et démesure
Comment donc, représenter ce qui est généralement enfermé dans un périmètre
déterminé et dont les frontières sont infranchissables ? Comment proposer une figura-
tion claire et aux proportions humaines de ce qui est démesuré ? La transgression
est généralement punie, violemment et fortement.
La question concerne également — et avant tout — l’architecture. Comment
construire un temple qui détermine la surface sacrée ? Comment l’orner afin de
respecter le « sacer » tout en offrant aux hommes la possibilité de communiquer
avec le divin ?
L’art révèle le lien qui unit l’homme à ce qui le dépasse, il lui faut donc à la fois
dévoiler et protéger. Tout sacré repose sur le caché, le secret (ce qui est dans le
périmètre consacré est invisible à ceux qui se trouvent devant, l’iconostase ortho-
doxe en témoigne encore). Il est nécessaire que l’artiste lui-même mesure le lieu,
comprenne ce qui échappe à sa dimension. Le meilleur moyen est de faire appel à
ce qu’il connaît le mieux et peut cerner : l’être humain. La pyramide semble être la
représentation de l’ordre sacré par excellence, unissant l’homme, sa pensée et son
art au cosmos. Longtemps les bâtisseurs de cathédrales considérèrent que l’église

1. L’aniconisme est l’absence — voire l’interdiction — de toute représentation du monde extranaturel


(et parfois, même, naturel) dans certaines religions.

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560 – Les représentations artistiques du sacré

symbolisait le corps d’un homme étendu…1Les artistes établissent une analogie entre
le cosmos et l’homme, le macrocosme et le microcosme. Ainsi l’art peut-il représen-
ter le sacré en lui attribuant des mesures accessibles à l’esprit humain.
On sait que la question des dimensions des constructions humaines est au cœur
des interrogations : combien mesuraient les temples égyptiens, celui de Salomon,
l’arche de Noé ? Chaque fois, on établit un rapport étroit entre les dimensions
humaines et celles des lieux et des objets consacrés. La coudée, le pied servent
ainsi de rapport entre le sacré et l’homme.
Il faut également mesurer le monde et en délimiter les proportions et le centre.
L’art s’appuie pour cela sur les rites et les mythes. Le « nombril du monde » est à
Delphes ou en Canaan… L’essentiel est de découvrir un cœur à partir duquel le reste
s’organise. Le sacré en art est identique à ce qu’il est dans la vie : un lieu, un récit
et une approche cultuelle (rite ou représentation).
Le « nombre d’or »2 ou la question de la perspective s’inscrivent dans cette volonté
de donner une mesure du monde proche de celle qu’en ont les divinités. Le nombre
d’or devient un élément fondateur de l’esthétique puisqu’il est censé permettre de
cerner le monde, il est aussi bien utilisé dans les sciences qu’en art : architecture,
musique ou peinture notamment s’appuient sur lui pour donner harmonie et sens à
ce qui est représenté. Il est ce qui détermine la beauté3 ; le Corbusier, Valéry, l’école
du Bauhaus, Iannis Xénakis en témoignent encore au vingtième siècle. Il est même
apparu comme la formule unissant l’âme au corps4 ! L’art pouvait donc s’appuyer
sur lui pour rendre compte du sacré. Mais beaucoup de peintres refusent l’emploi
de la perspective lorsqu’il s’agit d’art religieux. Elle indique où placer la ligne pour
que l’effet réaliste soit atteint, elle est en conséquence une illusion, un procédé qui
joue sur les apparences. C’est la géométrie sacrée qui prévaut alors. Celle-ci, en
effet, indique où mettre la ligne pour qu’elle ait une signification, il ne s’agit pas de
réalisme mais de symbolique. La perspective brouille le message et surtout impose
un point de vue neutre au créateur. En revanche, dans l’art sacré, la vision est condi-
tionnée par la foi et les impératifs de la représentation symbolique d’un élément
essentiel de la croyance.

4. Mimétisme ou re-présentation ?
L’art qui représente le sacré a une dimension performative. S’il est mis au service
du sacré, de la transcendance, il est également investi d’une utilisation pratique
humaine. La production artistique doit souvent surprendre, étonner et, parfois même,
effrayer. Elle manifeste la supériorité, l’exceptionnalité du sacré. Elle constitue un
« objet-seuil », un témoignage de l’existence d’une limite concrète entre profane et

1. Cf. Marie-Madeleine Davy Initiation à la symbolique romane, Paris, Flammarion, 1977, p. 200.
2. Cf. la fiche sur l’art grec.
3. Cf. le célèbre homme de Vitruve, au Ier siècle av. J.-C.
4. C’est la conviction, notamment, du philosophe Gustav Theodor Fechner dans son Introduction
à l’esthétique, 2 vol., Leipzig : Breitkopf & Härtel, 1876.

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Les représentations artistiques du sacré – 561

sacré. Rudolf Otto1 crée le concept de « numineux » pour caractériser notre rapport
affectif au sacré. L’œuvre nous fait prendre conscience de notre condition, de notre
infériorité, nous effraie et nous fascine. Elle signale la transcendance et nous trans-
porte, nous élève, tout en manifestant les normes et les interdits.
Ainsi, il ne s’agit jamais d’une imitation mais d’une ouverture sur le symbolique,
l’image donne une apparence à ce qui échappe aux sens, elle permet d’approcher
du Vrai, du divin, de l’immatériel, grâce à sa matérialité. Elle s’inscrit dans la mysta-
gogie, c’est-à-dire dans la révélation des mystères (des desseins invisibles) divins.
Maxime le Confesseur, vers 630, précise ainsi que « ce qui est invisible devient visible
dans ce qui apparaît, et le sens de ce qui est visible est livré par ce qui n’apparaît
pas grâce à l’interprétation symbolique »2. L’art manifeste donc l’apparition de l’Etre,
ancre l’homme dans le monde pour mieux lui permettre de s’élever. Le sacré devient
même le fondement de l’art. Le « signifiant flottant »3 de Levi-Strauss trouve ici
pleinement sa justification : l’œuvre ouvre sur l’invisible, le suggère, y mène mais
sans jamais en dévoiler la totalité, sans pouvoir le signifier tout entier.
L’art représentant le sacré est donc au service d’une société, d’une communauté
qui attribue aux œuvres un rôle religieux mais aussi social, moral et, parfois même
politique. L’esthétique de la réception développée depuis la fin du XIXe siècle,
invite à penser cette relation en fonction de la valeur attribuée par une société à
une production artistique « témoignant » du sacré. Le rapport art-sacré dépend par
conséquent, avant tout, du regard que l’on pose sur l’objet artistique.
Selon son utilisation, en effet, la représentation du sacré a des valeurs diffé-
rentes. Si l’œuvre « est » le sacré — le dieu représenté — l’art n’est que la manière
de le figurer au mieux. Mais si elle est le réceptacle de son pouvoir, il ne s’agit plus
vraiment d’art mais de culte. La création esthétique acquiert alors une valeur perfor-
mative, quasi magique. La statue du dieu n’est plus une production artistique mais le
dieu lui-même sur terre. Il est vu comme présent, son contact « agit » sur le monde.
On embrasse ainsi les icônes ou, pour certains pèlerins, le pied de la célèbre statue
de Saint-Pierre à Rome. En revanche, si l’œuvre constitue seulement un témoignage,
une image qui informe, montre et permet d’établir un lien entre profane et sacré,
elle n’est qu’accessoire. Enfin, si elle est avant tout considérée comme une « belle »
représentation, une image achevée mais utilisée principalement pour l’expérience
esthétique qu’elle fait naître, alors elle est vraiment artistique.
Ainsi représenter n’est pas seulement « faire voir », « donner à regarder » mais
présenter une nouvelle fois, autrement peut-être. Qu’il s’agisse de statues, de
fresques, de morceaux de musique, d’architecture, de tableaux, de costumes, de
bijoux, d’outils, de décorations corporelles, nombreux sont les codes symboliques
qui structurent ces figurations. Formes imposées, couleurs associées à des conno-
tations, notamment, déterminent une approche qui n’est pas « à l’image » du réel ni
même du sacré mais des codes socio-culturels du groupe qui leur donne naissance.

1. R. Otto, Le sacré l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel (Payot
et Rivages, 2001).
2. Mystagogie, éd. Migne, « Les Pères dans la foi », 2005, p. 50.
3. Sociologie et anthropologie, PUF, 2013 p. XLIX.

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III. Les monothéismes dans l’art


Comment se représenter le divin ? L’antiquité nous propose des images artistiques
très variées, anthropomorphes, animales, parfois même objectivées des dieux. Les
figurations des divinités se multiplient, se succèdent. Un même être sacré peut avoir
plusieurs figurations : le dieu égyptien Thot est ainsi représenté, selon, les besoins du
culte, comme un être anthropomorphe, un ibis, un babouin, la tête des trois pouvant
également être affublée d’un croissant de lune ou de cornes de bélier…
Les monothéismes instaurent un Dieu unique, éternel, omnipotent, la question
de sa figuration se pose donc puisque toute image serait immédiatement réductrice.
En outre, le peut-on, le doit-on puisque lui donner un aspect, une forme, un corps,
ce serait le réduire à une existence concrète, phénoménale1 ? Les trois religions du
livre ont des réponses différentes à ce sujet.

1. Les monothéismes et l’art


La Bible porte clairement cette interdiction « tu ne feras point d’idole, ni une
image quelconque de ce qui est en haut dans le ciel ou en bas sur la terre, ou dans
les eaux au-dessous de la terre »2. Le sacré est trop éloigné de nos capacités, trop
étranger à l’homme pour être représenté par lui. Le sacré ne peut être représenté
directement, il est évocable de manière indirecte (main sortant des nuages, rayons
lumineux, sphère céleste, ou la célèbre menorah, chandelier à sept branches dans
le judaïsme…). Pourtant, si les monuments les plus anciens bâtis par les Hébreux
portent encore des traces d’iconographie, c’est parce que le Talmud n’interdisait que
la représentation en trois dimensions, sur les « quatre côtés ». Les religions du livre
ont choisi des voies différentes.
L’islam refuse l’idolâtrie et insiste sur le fait que toute image produite par l’homme
serait impure, incompatible avec la prière, d’une part. Il considère, d’autre part, que
l’acte créateur est un apanage de Dieu. Les seules images autorisées sont celles qui
ne sont pas tridimensionnelles, qui n’imitent pas la vie, ou ne la représentent que
de manière incomplète. La puissance symbolique n’appartient qu’à Dieu, à la langue
arabe. Le seul refuge de l’iconographie, aux yeux de certains, étant la graphie. En
terre d’Islam, l’art figuratif est profane, exclu des lieux cultuels. Cela interdit l’ido-
lâtrie, empêche toute adoration d’un aspect unique ou majoritaire.
Le christianisme, en revanche, introduit des représentations artistiques dans
les églises. On y représente rapidement Dieu de manière anthropomorphique,
passant d’une ressemblance de l’âme à celle du corps (puisqu’ »Il a créé l’homme à
son image »). On représente d’abord le Christ, Dieu fait homme, donc incarné, puis,
peu à peu, le Père. Ce qui signifie des représentations différentes, deux images du
divin, auxquelles on ajoute celle du saint esprit (souvent sous forme de colombe).
Ils sont peints « en majesté », ou dans leurs attributs (de créateur ou sur la croix).

1. C’est-à-dire, comme dans la philosophie de Kant, du domaine du sensible.


2. Exode, chapitre 20, trad. 1899.

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Les représentations artistiques du sacré – 563

La Vierge, enfin, intercesseur entre l’humain et le divin, est l’objet de nombreuses


représentations, en « majesté », avec son fils enfant, en pietà, ou comme Immaculée
conception. L’image devient ainsi un medium, un moyen d’accéder au sacré, à Dieu.
La figuration est une médiation mais aussi un moyen de s’adresser au peuple, on y
voit souvent une sorte de présentation de la Bible pour les illettrés et les pauvres.
L’art dit « sacré » est alors une mise en images du texte religieux, le rendant acces-
sible et clair à tous.
On vénère même la « Face du Christ »1 qui aurait été produite par Dieu lui-même
(en apposant un linge sur son visage, qui se serait imprégné de son image). Et que
dire des processions où l’on promène les statues de Dieu, de la Vierge ou des Saints
pour solliciter leur intervention ?

2. Les sources antiques et l’art sacré


Les questions de la « technique » et de la représentation s’inscrivent dans la
distinction entre permis et interdit. En effet, l’artisan, l’artiste, font toujours appel à
une tradition qui a déjà établi des codes, des règles de représentation et de réalisa-
tion des œuvres. Les chrétiens du Moyen Âge, par exemple, reprennent les usages
techniques mais aussi les codes représentatifs de l’antiquité.
Ainsi, le sacré est-il également normé par des pratiques et des conceptions fortes
souvent anciennes et bien ancrées. Les plans des églises reprennent ceux des temples
païens, les statues de saints sont souvent faites à partir des acquis techniques et
iconiques antiques. L’art sacré reprend donc les usages de tout art ancien et souvent
officiel. Paul Veyne notait que cette représentation « prouve l’existence d’une force
sociale »,2 on pourrait ajouter d’une continuité symbolique dans la figuration de
l’invisible, de l’absent du transcendant.
L’art byzantin est, par exemple, le produit d’une utilisation habile des traditions
romaine et orientale puis chrétienne. Les statues sont les héritières directes des
sculptures antiques, les mosaïques et l’ivoire sont abondamment utilisées comme
dans les arts orientaux, la peinture s’appuie sur de nombreuses représentations du
chrisme (entrelacement d’un X et d’un P, monogramme du Christ).

3. Iconoclastes et Iconodules
Les iconoclastes, en Orient s’élevèrent contre la volonté de donner une image du
sacré. C’est à Byzance (l’actuelle Istanbul, ancienne Constantinople) que les crises
les plus importantes eurent lieu. Face au monde juif et musulman, les empereurs
chrétiens tentèrent de réglementer la représentation du sacré, de Dieu en l’occur-
rence. L’iconodule adore non l’icône, non une idole ou une divinité matérielle mais
l’être qui y est représenté, le saint (voire Dieu) présent par l’intermédiaire de sa

1. On appelle cette icône célèbre : le « Saint Mandylion ».


2. P. Veyne, Propagande, expression, roi, image, idole, oracle, visibilité et lisibilité des images du
pouvoir, éd. Arkhé, 2011, p. 41.

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représentation. À partir de 726, les iconodules reprochent aux iconoclastes de penser


comme les autres monothéismes, juifs et musulmans. Ils condamnent leur désir de
considérer l’art sacré comme un élément de la vénération et du culte.
Entre 730 et 787, Léon III l’Isaurien demande aux chrétiens de détruire les icônes
qu’ils possèdent, s’élevant ainsi contre leur usage cultuel et leur adoration. L’Église
byzantine, en 754, instaure même l’iconoclasme comme doctrine officielle. Toutefois,
nombreux sont ceux qui refusent de le faire et s’exposent à une forte répression. Mais
les succès militaires des empereurs s’achevant sur le second concile de Nicée, le culte
des images fut à nouveau autorisé et l’iconoclasme officiellement condamné, en 787.
D’autres mouvements iconoclastes se développèrent à Byzance (de 813 à 843) et
en Europe. Charlemagne, notamment, acceptait les images dans les églises mais leur
refusait toute possibilité de vénération. L’art selon lui doit orner, aider à concevoir,
permettre de mémoriser les éléments du dogme, pas constituer un objet d’adoration.
Rappelons que lors des mouvements religieux du seizième siècle, les « Réformés »
(Calvin notamment) tentèrent également de détruire les images religieuses et les
représentations artistiques (sculptures, mobilier religieux orné, reliquaires, retables,
parfois même des églises…) qu’ils assimilaient à des adorations païennes d’objets
ou de créatures imaginaires.

4. La sacralisation de l’art
Les arts, protégés par des mécènes et des rois puissants, appuyés sur des théories
esthétiques organisées et formulées avec précision, sont à leur tour sacralisés dès
la Renaissance. Ils ne représentent plus le sacré, mais le deviennent.
Entre 1550 et 1558, Vasari dans son ouvrage célèbre, Vies des meilleurs peintres,
sculpteurs et architectes, établit une conception de l’artiste « élu », recevant un don
divin de création.
Le XVIIIe siècle accorde aux œuvres, cette fois, la qualité du « sublime » et de
l’universel, dans sa Critique de la faculté de juger, Kant précise qu’est « beau, ce qui
plaît universellement, sans concept ». Le sublime est « au-delà des limites », il
devient donc une manière de donner une dimension sacrée à la production artis-
tique. Les « beaux arts » méritent donc d’être aimés, cultivés, exposés. Les célèbres
« salons » participent à cette sacralisation. L’art, produit exceptionnel et beau de
l’esprit humain, peut ainsi devenir l’objet d’un véritable culte et sa « consommation »
est alors ritualisée. Le théâtre, la musique puis les autres arts deviennent ainsi des
espaces cérémoniels où actions, discours et plaisir sont définis, ordonnés, organi-
sés par un rituel défini et précis.
Si les Romantiques transforment la sacralisation en préférant les émotions et
les valeurs des « mauvais garçons », des « vauriens », c’est pour mieux redonner à
l’artiste, torturé et sensible, une force et une importance qui en font un « génie »,
parfois un mage, un prophète, un être supérieur. Le culte de l’œuvre se justifie alors

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Les représentations artistiques du sacré – 565

puisqu’elle n’a qu’une fin en soi. L’art pour l’art s’inscrit dans une volonté de louer
la seule beauté esthétique de la forme et la gratuité de l’œuvre, éloignée ainsi des
ambitions économiques de la société industrielle.
Au début du XXe siècle, on considère souvent que l’artiste voit autrement, entend,
sent différemment, sa production apparaît donc comme une véritable création. Il
« crée » la vie, l’abstraction est ainsi considérée comme un concept, une manière de
rendre envisageable la création d’un nouveau réel, d’une réalité différente (c’est ce
qui sous-tend, par exemple, « l’art prophétie » ou « art pur » de Kazimir Malevitch).
L’art total est ainsi au service d’un idéal et non plus d’une divinité. Il sert des
valeurs humaines, sociales, le plus souvent laïques, repensant l’espace et le temps,
envisageant de nouvelles formes architecturales. Le Bauhaus est, notamment, un
mouvement qui prône la fusion de l’art et de la vie sociale. L’art est alors au service
de l’esprit et, à ce titre, s’inscrit dans une conception sacralisée. Les productions
humaines reçoivent certains attributs du sacré. On les admire et les respecte.
Au XXIe siècle, les principales caractéristiques du sacré sont désormais attri-
buées à une œuvre et à ses conditions de réception. C’est avant tout, autour de la
dissymétrie et de la séparation que s’articule cette conception : l’artiste produit bien
avant que le public y ait accès, il détermine un sens originel qui n’est pas toujours
accessible à ses « consommateurs ». Ses desseins paraissent parfois invisibles. En
outre, accéder à l’œuvre nécessite souvent un rituel : la production artistique est
offerte, exposée, mise en valeur, le public est assigné à une place (assis devant un
orchestre, un livre, un film, face à un tableau ou une sculpture). L’artiste a officié, le
public détermine la valeur de l’ouvrage, son rapport et sa tension avec une concep-
tion supérieure (celle de création) avec des valeurs (morales, sociales, culturelles,
politiques) et l’on témoigne souvent de deux types de réaction : admiration ou crainte,
soumission ou violence.
L’espace artistique est également pensé comme délimité, sacré puisque inacces-
sible à tous. L’atelier de création, l’espace de représentation ne sont réservés qu’à
leurs « grands prêtres », la place « devant », à l’extérieur étant celle des profanes.
L’art et sa symbolique s’imposent comme « indiscutables » parce que conçus comme
d’une nature autre, d’une essence supérieure. Le musée même témoigne de cette
dissymétrie, l’œuvre est exposée comme une production de qualité supérieure, inves-
tie d’une force et d’une symbolique que le « spectateur » est invité à honorer et à
admirer (voire à adorer). L’art repose sur une « croyance », non religieuse au sens
propre mais en une transcendance.
L’artiste apparaît alors comme un « passeur », un medium, un intermédiaire
entre un divin (l’Art, la Connaissance, l’Essence) et la terre, le commun des mortels.
Le « critique » paraît parfois même constituer un médiateur voire un officiant : il a
la connaissance de la création, des créateurs, son jugement est donc légitimé par
cette exceptionnalité.
Le sacré n’est plus transcendant ni absent, il est visible et immanent, il est
humanisé. Il n’est plus à représenter mais constitue l’acte même de représenter et
ses modalités.

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566 – Les représentations artistiques du sacré

Conclusion
Longtemps considéré comme étroitement associé à la représentation concrète
du sacré, par nature invisible et absent, l’art a peu à peu pris son autonomie et est
devenu lui-même un objet auquel on accorde une valeur rare, exceptionnelle. Le
créateur n’est plus une divinité, Dieu, dont les artistes célèbrent la transcendance
mais l’homme qui produit une œuvre…

ْ Prolongements

Les reproches adressés à cette nouvelle conception de l’art mettent en lumière


l’asservissement et l’aliénation qu’elle induit. En effet, Bourdieu, notamment, remarque
que cette vision impose une domination et une violence sociale. L’art servirait et
légitimerait même la structure hiérarchique. De la symbolique artistique on passe-
rait à une violence symbolique, de la « consommation » esthétique à la soumission
aliénante…

TEXTES

Roger Caillois (1913-1978)


1 L’homme et le Sacré, 1950.
« Toute conception religieuse du monde implique la distinction du sacré et du
profane, oppose au monde où le fidèle vaque librement à ses occupations, exerce
une activité sans conséquence pour son salut, un domaine où la crainte et l’espoir
le paralysent tour à tour, comme au bord d’un abîme, le moindre écart dans le
moindre geste peut irrémédiablement le perdre. (…) En effet, quelque définition
qu’on propose de la religion, il est remarquable qu’elle enveloppe cette opposi-
tion du sacré et du profane, quand elle ne coïncide pas purement et simplement
avec elle. A plus ou moins longue échéance, par des intermédiaires logiques ou
des constatations directes, chacun doit admettre que l’homme religieux est avant
tout celui pour lequel existent deux milieux complémentaires : l’un où il peut
agir sans angoisse ni tremblement, mais où son action n’engage que sa personne
superficielle, l’autre où un sentiment de dépendance intime retient, contient,
dirige chacun de ses élans et où il se voit compromis sans réserve. Ces deux
mondes, celui du sacré et celui du profane, ne se définissent rigoureusement que
l’un par l’autre. Ils s’excluent et ils se supposent. On tenterait en vain de réduire
leur opposition à quelque autre : elle se présente comme une véritable donnée
immédiate de la conscience. »

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Les représentations artistiques du sacré – 567

G. Duby
2 Art et société au Moyen Âge, « l’art cistercien », Seuil 1997.
« L’œuvre d’art remplissait trois fonctions conjuguées. D’abord, elle dressait
autour des cérémonies sacrées une parure nécessaire, un décor qui les transférait
hors de l’espace et du temps ordinaires. Elle enveloppait les rites du christianisme
d’un environnement de splendeurs, manifestant la toute-puissance de Dieu par
les signes mêmes du pouvoir des souverains terrestres, par l’ostension d’un trésor,
par l’ampleur et la majesté d’une demeure. D’un même coup, l’œuvre d’art était
sacrifice, consécration d’une partie des richesses que la peine des hommes avait
crées. Elle était offrande.(…) Par sa fonction initiatique, emblématique, l’œuvre
d’art s’établit par conséquent en correspondance avec une vision du monde, et son
histoire rejoint celle d’un système de valeurs. Mais par ses deux autres fonctions,
sacrificielle et propitiatoire, l’œuvre d’art se montre dépendante des richesses
d’une société, qui la produisent et qu’elle prétend renouveler. Son histoire rejoint
aussi celle d’un système de production. La création artistique prend ainsi place à
la rencontre de l’économique et du spirituel (…). »

Titus Burckhardt
3 Principes et méthodes de l’art sacré, Introduction, Dervy poche, 2018, p. 6-7.
« Les historiens de l’art, qui appliquent le terme d’« art sacré » à n’importe
quelle œuvre artistique à sujet religieux, oublient que l’art est essentiellement
forme ; pour qu’un art puisse être appelé « sacré », il ne suffit pas que ses sujets
dérivent d’une vérité spirituelle, il faut aussi que son langage formel témoigne de
la même source. Tel n’est nullement le cas d’un art religieux comme celui de la
Renaissance ou du Baroque, qui ne se distingue en rien, au point de vue du style,
de l’art foncièrement profane de cette époque ; ni les sujets qu’il emprunte, d’une
manière toute extérieure et en quelque sorte et littéraire, à la religion, ni les senti-
ments dévotionnels dont il s’imprègne, le cas échéant, ni même la noblesse d’âme
qui s’y exprime parfois, ne suffisent pour lui conférer un caractère sacré. Seul un
art dont les formes mêmes reflètent la vision spirituelle propre à une religion
donnée, mérite cette épithète. Toute forme véhicule une certaine qualité d’être.
(…) il y a donc des œuvres d’art essentiellement profanes à thème sacré, mais il
n’existe, par contre, aucune œuvre sacrée à formes profanes, car il y a une analo-
gie rigoureuse entre la forme et l’esprit. »

Marcel Gauchet
4 Propos recueillis par Pascal Huynh et Olivier le Guay, Cité Musiques. La revue
de la Cité de la Musique, n° 55, sept-oct 2007.

« L’œuvre d’art a une vocation particulière à fonctionner comme un analogue ou


un substitut des objets sacrés, qui sont au départ des objets religieux. Son statut
est de sortir de l’ordinaire. Elle n’appartient pas à l’ordre des artefacts techniques
communs, elle est extraordinaire au sens strict. Il y a eu beaucoup d’art sacré –
l’attestation du divin, dans les lieux de culte – mais, au-delà de l’art sacré, il y a
une connexion particulière de l’art – en tant que catégorie d’objets à part – qui
lui donne une proximité naturelle, une vocation à accueillir le sacré. Cela explique
beaucoup de choses de l’art dans nos sociétés post-sacrées : à mes yeux, il n’y

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568 – Les représentations artistiques du sacré

a plus de sacralité, de sacré au sens exact dans le monde où nous sommes, y


compris pour les croyants. Je parle bien sûr de l’Europe, on pourrait discuter des
autres aires culturelles, mais en Europe je ne vois plus rien qui mérite la défini-
tion de sacré au sens strict. (…) . Mais ce monde désacralisé n’en donne que plus
de relief et de force aux objets extraordinaires de l’art, et plus précisément à l’art,
substitut du sacré. Dans le monde désacralisé, il n’y a que l’art qui puisse fournir
un analogue ou un équivalent du sacré. »

CM 55 Sacré

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LE SCEPTICISME

Introduction
La notion de scepticisme traduit une position philosophique consistant à douter
de tout en permanence. C’est une doctrine fréquente chez des philosophes antiques,
les sophistes, Pyrrhon, et des modernes, qui établissent le scepticisme scientifique :
on peut accéder, si l’on se fonde sur le doute, aux connaissances scientifiques, mais
les connaissances métaphysiques restent inaccessibles. Le scepticisme s’oppose ainsi
au dogmatisme. Le terme peut également désigner la volonté de tout soumettre à un
examen critique. Son antonyme est alors la crédulité. Le mot vient du grec skeptesqai,
examiner (qu’on retrouve dans « inspecter, speculum, microscope » etc.)

I. Le scepticisme antique

1. Définition
La philosophie grecque met en place des questionnements et se divise en « écoles »
suivant les réponses apportées : épicurisme, stoïcisme, pythagorisme, aristotélisme,
exposent une conception métaphysique différente du monde, et proposent une morale
permettant de vivre en fonction de cette conception. Mais ces doctrines entraînent
des querelles douloureuses, des conflits inquiétants avec les autres ou en soi-même.
Le scepticisme permet d’éviter l’erreur, et d’atteindre la paix intérieure, l’ataraxie, en
affirmant que l’homme ne peut trouver aucune certitude en cherchant à résoudre les
énigmes qu’il rencontre. Le sceptique constate que les moyens d’atteindre la vérité
sont fragiles : ainsi les impressions sensorielles par lesquelles nous appréhendons
le monde peuvent se contredire. De même les différents dogmes sont contradic-
toires, ce qui peut troubler celui qui cherche des réponses. La démarche sceptique

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570 – Le scepticisme

a été exposée dans Les Esquisses pyrrhoniennes, un ouvrage de Sextus Empiricus,


médecin du IIe ou du IIIe siècle apr. J.-C., dont nous savons peu de choses. Il y reprend
les thèses sceptiques résumées ici :
« Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui
apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que
ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets
et les raisonnements opposés, nous arriverons d’abord à la suspension de
l’assentiment, et après cela à la tranquillité. »1

2. Socrate
S’il n’est pas sceptique à proprement parler, Socrate est à l’origine de toutes ces
interrogations.

a. Sa vie
Le philosophe athénien (né vers 470 av. J.-C.-mort en 399 av. J.-C.) nous est connu
par les témoignages de ses disciples, Platon et Xénophon. Platon en fait le principal
personnage de tous ses dialogues. De sa vie mal connue, on retiendra son activité
d’enseignement sous forme de questionnement, et son procès conclu par sa mise
à mort.
Après avoir participé à la vie militaire d’Athènes, comme courageux hoplite
pendant la guerre du Péloponnèse, il se consacre à l’enseignement, et parcourt la
ville, entouré de jeunes gens souvent riches devenus ses disciples, et questionnant
tout un chacun. Qualifié du titre de « sage » par la Pythie de Delphes, il prétendait
avant tout ne rien savoir, et affirmait : « ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα » « Je sais une chose,
que je ne sais rien ».

b. L’ironie socratique
On sait que l’enseignement de Socrate est fondé sur la maïeutique : il prétend
faire le même métier que sa mère, sage-femme (selon la légende), qui aidait la mère
à accoucher, mais n’était pas à l’origine de l’enfant. Socrate veut faire naître la vérité
par une attitude interrogative appelée « ironie » : il feint de ne pas comprendre, non
pour obtenir une réponse mais pour que l’interlocuteur remette en doute ses certi-
tudes et tombe dans un état de perplexité et de trouble, l’ « aporia », l’aporie. Cet
état est le fondement de toute réflexion philosophique.

c. Le procès
Difficile de ne pas y voir le lien avec la condamnation de Socrate : le chef d’accu-
sation est double : « impiété et corruption de la jeunesse ». Les récits de Xénophon et
de Platon montrent comment Socrate a lui-même démontré l’inanité de ces accusa-
tions. Il menaçait surtout le pouvoir en éduquant la jeunesse à l’esprit critique,

1. Sextus Empiricus Les Esquisses pyrrhoniennes, (I, 8), trad. Pierre Pellegrin, éd. du Seuil, 1997.

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Le scepticisme – 571

fondement de la démocratie. Lui-même se présente comme exemplaire dans le


Criton : à la veille de sa mort, il refuse l’occasion de fuir, en plaidant l’obéissance
aux lois de la cité, même quand elles lui sont défavorables.
Socrate apparaît donc comme une figure iconique de la philosophie et de la
démocratie, même si les références historiques sont insuffisantes pour trancher
entre les différentes images qu’il a laissées.

3. Les sophistes
Les lecteurs de Platon gardent une image très négative des sophistes, présentés
comme des charlatans, décidés à gagner de l’argent en tenant des raisonnements
spécieux., et opposés ainsi aux « vrais » philosophes. C’est en Sicile que les habitants
de Syracuse, spoliés par leurs tyrans au Ve siècle, ont recours à des procès et que
naît l’art de la rhétorique, par l’enseignement d’Empédocle d’Agrigente et de Corax.
Professeurs itinérants, les sophistes importent cet art à Athènes, notamment Gorgias
et Protagoras. Ils ont donc fait progresser la typologie des arguments, la connaissance
de la grammaire et du vocabulaire, et surtout de l’art oratoire. Protagoras enseigne
l’éristique, l’art du débat contradictoire (de « éris », la querelle), dans lequel l’ora-
teur peut soutenir n’importe quelle thèse pour convaincre, le vrai et le faux n’étant
pas importants, thèse contraire à celle de Platon.

4. Pyrrhon
Pyrrhon est la figure majeure du scepticisme. On connaît très mal sa vie : il est né
vers 340 av. J.-C. selon les uns, 322 av. J.-C. selon d’autres, à l’époque des querelles
entre les disciples de Platon et d’Aristote. Il n’a rien écrit, mais ses disciples, Diogène
Laërce, Timon de Philonte, ont repris sa doctrine, ou plutôt l’absence de doctrine,
puisqu’il pratiquait l’« épochè », ou abstention du jugement. La vérité est possible,
mais le sage s’interdit toute opinion. Ce « pyrrhonisme », ou forme avancée de scepti-
cisme, se retrouve dans l’ataraxie que prônera le stoïcisme.

II. Le scepticisme scientifique


À partir de la christianisation de l’Europe, le scepticisme est considéré comme une
remise en doute du dogme chrétien dominant, et ne se manifeste plus ouvertement.

1. Montaigne (1533-1592)
Né en 1533, Michel de Montaigne acquiert très tôt une culture humaniste fondée
sur la connaissance de la langue, de la littérature et de la philosophie latine et
grecque. Il mène une vie publique, comme conseiller au Parlement, puis maire de
Bordeaux, et conduit des missions diplomatiques internationales. Il se lie d’amitié
avec Etienne de La Boétie, dont la mort précoce l’affecte beaucoup. Il se consacre

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572 – Le scepticisme

ensuite à la publication de l’œuvre de ce dernier, notamment Le Discours sur la


Servitude volontaire, ainsi que d’autres textes d’inspiration stoïcienne. Il commence
à rédiger ses Essais à partir de 1572, jusqu’à sa mort en 1592. Il connaît les violents
troubles des guerres de religion, ce qui explique peut-être l’ambiguïté de ses écrits
relativement à sa position religieuse, lui le lecteur de Platon et Sénèque, l’ami de
La Boétie protestant, et au service de rois catholiques. Il déclare même : « Il se faut
réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établis-
sons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. » Essais, I, XXXIX. Ou, dans
le chapitre XII du livre II « Vaut-il pas mieux se tenir hors de cette mêlée ? »
Est-ce un refus d’engagement, une volonté de discrétion ? N’est-ce pas plutôt la
réaction sage face aux dogmatismes meurtriers au nom desquels on tue en ce temps
ceux qui ne pratiquent pas la même forme de christianisme ? Ce scepticisme serait
en partie dû aux circonstances historiques.
En prenant en compte ces précautions de langage, indispensables en ces temps,
Montaigne livre sa pensée dans le livre XII de la IIe partie des Essais, intitulée Apologie
de Raymond Sebond. Il prétend défendre ce théologien catalan du XVe siècle, peu
connu, qu’il avait traduit à la demande de son père. R. Sebond cherchait à fonder la
foi sur la Raison humaine, qui, selon lui, plaçait l’homme au sommet de la Création.
Il affirme d’abord que l’homme n’a rien qui l’élève au-dessus de ses « confrères »
animaux. Par ailleurs « la peste de l’homme, c’est l’opinion de savoir ». La connais-
sance ne protège pas de la souffrance. La science n’a rien de solide. Et nos religions
sont culturelles, et n’ont rien de vérités révélées : « Nous sommes Chrétiens à même
titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands ».
Enfin, il appelle « dogmatiques » les grandes philosophies antiques, épicurisme,
stoïcisme, qui prétendent avoir trouvé la vérité, rejette aussi les « Académiques »,
pour qui elle est introuvable, et préfère les Pyrrhoniens qui veulent rester toujours
en quête. S’appuyant sur Socrate, il choisit pour devise « Que sais-je ? »

2. Descartes (1596-1650)
Officier et mathématicien, il voyage en Hollande et Bavière, et entreprend d’uni-
fier le savoir humain. Pour cela, il propose une méthode universelle, qu’il publie en
1637, Le Discours de la Méthode. Il est également l’auteur d’ouvrages métaphysiques
et d’une abondante correspondance avec des personnalités de l’époque.
Descartes fonde le rationalisme moderne, permettant à la réflexion philoso-
phique de sortir du carcan scolastique, par lequel le Moyen Âge avait sclérosé l’ensei-
gnement philosophique et religieux. L’homme devra trouver en lui-même la vérité,
s’écartant des tromperies des sens et de l’imagination, et se libérant de l’autorité des
Anciens. La méthode prend pour modèle le raisonnement mathématique. Descartes
développe le concept de doute méthodique : il faut abandonner les préjugés, procé-
der à ce qu’on a appelé « la table rase », selon quatre préceptes1 : l’évidence, l’ana-
lyse, la synthèse déductive, et l’énumération.

1. Ou « 4 règles », voir texte 2.

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Le scepticisme – 573

Cette méthode doit ensuite être appliquée à l’ensemble de la connaissance et à


la conduite de sa vie.
Formulé d’abord en français dans Le Discours de la Méthode, le raisonnement
sera résumé plus tard : « Ego cogito, ergo sum » « je pense, donc j’existe », qui sera
développé abusivement en « dubito ergo cogito, cogito ergo sum, ergo deus est ». « je
doute, donc je pense ; je pense donc je suis, donc Dieu existe ». En effet, Descartes
déduit de cette évidence l’existence de l’âme et l’existence de Dieu. Prolongement
qu’Emmanuel Kant réfutera dans Critique de la Raison pure, 1781.
La postérité de Descartes est infinie : en Hollande, sa pensée est diffusée dans
les universités, et le plus proche du cartésianisme est Spinoza (1632-1677). En
Allemagne, c’est Leibniz (1646-1716), et en France, Port Royal, puis Malebranche
(1638-1715) et Fénelon (1651-1715). Enfin, les philosophes des Lumières appliquent
les principes cartésiens.

3. Le scepticisme métaphysique
David Hume (1711-1776), philosophe écossais, rejette le rationalisme cartésien
et s’appuie sur l’empirisme anglais : pour lui, la vérité se réduit à un jeu de sensa-
tions et le moi est composé d’éléments qui se juxtaposent sans lien interne, selon
les principes de l’associationnisme. Les constructions rationalistes qui dépassent les
données de l’expérience sont une illusion.
L’influence de Hume sera considérable sur les philosophes français du XVIIIe siècle
et son Traité de la nature humaine (1739-1740) secouera Emmanuel Kant (1724-1804)
de son « sommeil dogmatique »

4. Hegel
G. W. F. Hegel (1770-1831) d’abord formé sous l’influence de Kant et Rousseau,
s’en écarte pour trouver une appréhension du monde et de ses bouleversements. Il
prend l’Histoire comme dimension fondamentale de la pensée philosophique, étant
la manifestation de la Raison universelle. Hegel embrasse l’histoire de la philoso-
phie et met le scepticisme en perspective dans ses Leçons sur l’histoire de la philoso-
phie, publiées en 1832. Il y distingue trois grandes époques historiques, dominées
par le développement de la rationalité. La première époque, celle de la pensée
grecque, s’achève selon lui dans l’opposition du stoïcisme et de l’épicurisme. Mais
c’est le scepticisme qui permet de dépasser cette opposition. Entreprise sans égale,
l’œuvre de Hegel inspire Marx, puis Nietzsche, Sartre, Lukacs, Marcuse au XXe siècle.

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574 – Le scepticisme

Conclusion
Le scepticisme définit donc une étape de la pensée philosophique, qui permet
d’aborder toutes les questions sans préjugé réducteur. C’est aussi une philosophie
en soi, qui refuse toute certitude, selon le principe formulé par Héraclite d’Ephèse,
« panta rei », « tout coule ». Tout est en mouvement dans le monde, un mouvement
perpétuel, donc rien n’est sûr. C’est encore Socrate qui le cite dans le Cratyle : « Tout
se meut et rien ne demeure ».

Textes sur le scepticisme

Epictète (50-125 ou 130 apr. J.-C.)


1 Les entretiens d’Épictète, II recueillis par Arrien, trad. V. Courdaveaux, Perrin et Cie,
Paris, 1908.

« Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met


aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condam-
nation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de
l’opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l’invention d’une norme, de
même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le
cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tordu.
Est-ce là le point de départ de la philosophie ? Est juste tout ce qui paraît tel
à chacun. Et comment est-il possible que les opinions qui se contredisent soient
justes ? Par conséquent, non pas toutes. Mais celles qui nous paraissent à nous
justes ? Pourquoi à nous plutôt qu’aux Syriens, plutôt qu’aux Egyptiens
́ ? Plutôt
que celles qui paraissent telles à moi ou à un tel ? Pas plus les unes que les autres.
Donc l’opinion de chacun n’est pas suffisante pour déterminer la vérité.
Il y a donc une norme. (…) Alors, pourquoi ne pas la chercher et ne pas la
trouver, et après l’avoir trouvée, pourquoi ne pas nous en servir par la suite rigou-
reusement, sans nous en écarter d’un pouce. »

Montaigne
2 « Apologie de Raymond Sebond », Essais, II, 12, 1595, translation des « éditions
de Londres », 2013.

« Considérons donc pour cette heure l’homme seul, sans secours étranger,
armé seulement de ses armes et dépourvu de la grâce et connaissance divine qui
est tout son honneur, sa force et le fondement de son être. Voyons combien il a
de tenue en ce bel équipage. Qu’il me fasse entendre par l’effort de son discours
sur quels fondements il a bâti ces grands avantages qu’il pense avoir sur les
autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste,
la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouve-
ments épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de
siècles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si
ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse

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Le scepticisme – 575

de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et impératrice de


l’univers duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant
s’en faut de la commander ? »

René Descartes
3 Discours de la méthode, 1637.
« J’avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la
logique, et entre les mathématiques, à l’analyse des géomètres et à l’algèbre, trois
arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein.
Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la
plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses
qu’on sait ou même, comme l’art de Lulle, à parler, sans juge­ment, de celles qu’on
ignore, qu’à les appren­dre. […]
Ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée,
je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et
constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la
connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipita­
tion et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce
qui se pré­­senterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse
aucune occa­sion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de
par­celles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets
les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par
degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de
l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si
générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. »

CM 56 Scepticisme

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LES SOCIALISMES

ώ Frise chronologique n° 43

ْ 1755 ْ 1871
Rousseau : Discours sur l’origine et les Commune de Paris.
fondements de l’inégalité parmi les ْ 1881
hommes. Lois sur la liberté de la presse,
ْ 1762 sur l’école.
Rousseau : Du Contrat social. ْ 1885
ْ 1842 Émile Zola : Germinal.
Proudhon : Qu’est-ce que la propriété ? ْ 1919
ْ 1848, février Rupture entre le parti communiste et le
– Renversement de la monarchie parti socialiste.
– IIe République ْ 1936
ْ 1862 Front Populaire.
Victor Hugo, Les Misérables. ْ 1981
ْ 1864 François Mitterrand, premier président
Première Internationale ouvrière. socialiste.
ْ 1867
Marx, Le Capital.

Introduction
Le terme socialisme recouvre des acceptions et des connotations très diverses,
selon le contexte, les époques, et même les pays. Dans la France du XXIe siècle,
il évoque un parti politique qui a exercé le pouvoir suivant des valeurs dites « de
gauche ». Mais la notion recouvre également les utopies du XIXe siècle, comme les

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Les socialismes – 577

« associationnistes », Proudhon, Saint-Simon ou Fourier, mais aussi une des étapes


du marxisme, et encore la social-démocratie. Il faut donc considérer l’évolution histo-
rique du concept et ses applications politiques et économiques.

I. Les socialismes du XIXe siècle


On a vu dans l’article « marxisme »1 l’importance du contexte économique et social :
au début du XIXe siècle, la révolution industrielle jette dans les villes européennes les
populations paysannes et les fait vivre et travailler dans des conditions déplorables.
La misère est dénoncée par les artistes : Charles Dickens (Oliver Twist), Victor Hugo
(ses romans Les Misérables, L’Homme qui rit, et plusieurs poèmes dont « Mélancholia
2 » Eugène Sue (Les Mystères de Paris). Emeutes et révolutions ponctuent le XIXe siècle

et si d’un côté fleurissent des institutions charitables, les intellectuels font d’autres
analyses. C’est ainsi que naissent les thèses socialistes ou les analyses de Marx. Elles
s’inspirent d’abord des écrits de Rousseau.

1. L’influence de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)


Plus que les autres philosophes des Lumières, Rousseau influence l’évolution de la
pensée socialiste. On ne s’attachera ici qu’au versant politique, écartant les questions
sur l’art, l’éducation, la place des sentiments et de la sensibilité où son apport est
majeur. Sa réflexion politique est formulée essentiellement dans deux ouvrages.

a. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)
Rousseau propose une histoire de l’humanité, non pas scientifique, mais vraisem-
blable. Il distingue dans cette histoire trois moments principaux. D’abord, l’homme
de la nature vit seul, sans pensée ni langage. Mais il est doté de perfectibilité
et quand son environnement évolue, les hommes s’unissent pour survivre. Puis,
l’homme naturel vit alors en société, et développe ses qualités, sentiments, langage,
pensée. Les rapports sociaux sont équilibrés et harmonieux. C’est un âge d’or. Enfin,
l’homme social apparaît parce qu’il ne peut maîtriser les conséquences des inégali-
tés physiques. Le langage devient mensonge, la pensée et le raisonnement se trans-
forment en jalousie, la propriété illégitime remplace la juste possession. Le pauvre
est opprimé et règne le pouvoir tyrannique.
Si Marx a critiqué une vision bourgeoise, Engels y voit l’analyse dialectique qui
aboutira au « contrat social ». Claude Lévi-Strauss reconnaît la première prise de
conscience des rapports entre nature et culture.

1. Voir article « marxisme ».


2. Les Contemplations, III, 1856, p. 364.

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578 – Les socialismes

b. Du Contrat social ou Principes du droit politique (1762)


Un célèbre aphorisme ouvre la réflexion : « L’homme est né libre et partout il est
dans les fers ». Rousseau fonde la légitimité politique non sur l’autorité paternelle
ou divine, mais sur un pacte d’association : « l’aliénation totale de chaque associé
avec tous ses droits à toute la communauté » qui lui assure en retour la dignité du
citoyen, c’est-à-dire l’égalité juridique et morale et la liberté civique. La « volonté
générale » est l’émanation de la mise en commun des volontés individuelles. Ainsi,
règne l’égalité puisque « l’engagement est total et identique pour tous ». « Chacun
se donnant à tous, ne se donne à personne ».
Il étudie les différentes formes de gouvernement ; aucune n’est à l’abri de la corrup-
tion, même la démocratie qui n’est concevable que dans les petites communautés.
Sans proposer un régime idéal, Rousseau cherche plutôt un principe de légitimité
du pouvoir. Il influencera la révolution française, Kant, Hegel, ainsi que les théori-
ciens des mouvements révolutionnaires dans le monde.

2. Saint-Simon, Fourier, Proudhon


a. Claude-Henry de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1760-1825)1
Né dans une famille aristocrate, il se montre très tôt rebelle aux principes de
son milieu. On lui fait lire d’Alembert et Rousseau. Il part à 17 ans dans l’armée de
La Fayette pour la libération de l’Amérique2, puis, comme militaire, suit des cours
de mathématiques de Monge et d’hydraulique. Il traverse la Révolution en spécu-
lant sur les biens nationaux, ce qui lui coûte un séjour en prison. Devenu riche, il
s’installe à Paris, suit les cours de l’École polytechnique et entreprend de réfléchir
à une philosophie des sciences, qui selon lui vont permettre le progrès de l’huma-
nité. Il aura pour secrétaire le jeune Augustin Thierry, futur historien, puis Auguste
Comte. Il expose ses théories dans Le Système industriel (1820-1823) et Le Nouveau
Christianisme (1825). Il affirme que l’ordre ancien, dominé par la noblesse et le clergé,
et leurs valeurs, va laisser place à un nouvel ordre social et économique, qui permet-
tra l’accomplissement de l’homme par le progrès.
Il a une influence considérable sur la pensée d’Auguste Comte et des socialistes
du XIXe siècle, et sa doctrine, « le saint simonisme » a été vénérée.

b. Charles Fourier (1772-1837)


Né à Besançon dans une famille de commerçants aisés, il perd sa fortune, et
devient employé de commerce, avant de se consacrer à son œuvre de philosophie
sociale. « Socialiste utopique », selon l’expression de Engels, il vise non la justice
sociale, mais la liberté et le plaisir pour tous. Pour lui, les passions spontanées de

1. Ne pas confondre avec son homonyme, Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, (1675-1755),
mémorialiste de Louis XIV et de la Régence, son cousin éloigné.
2. La Fayette a participé à ses frais, et contre l’autorité du roi de France, à la guerre d’Indépendance
des États-Unis contre la tutelle britannique (1777-1785).

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Les socialismes – 579

l’homme sont naturelles et voulues par la Providence. Mais les volontés d’un Dieu
« mécanicien » sont contrecarrées par la civilisation, c’est-à-dire les institutions
religieuses et économiques. Il faut lever les interdits, et organiser dans l’harmonie
les passions, et avant tout l’Amour, en excluant la rivalité et la jalousie.
Ce ne sera possible que dans des unités sociales de moyenne dimension, les
« phalanstères », association de 1620 travailleurs1 sélectionnés, à l’intérieur de
laquelle les relations sont harmonieuses et le travail agréable. Quelques expériences
furent réalisées, en Europe et en Amérique, mais ces thèses se retrouvent dans les
communautés de travail et les coopératives. Les mouvements libertaires se réfèrent
à lui, notamment Herbert Marcuse.

c. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)


Né lui aussi à Besançon, c’est un typographe, seul théoricien à être issu du milieu
ouvrier. Après une éducation catholique, il poursuit des études brillantes dans le
lycée de la bourgeoisie, mais doit les interrompre pour des raisons financières. Il
entre dans une imprimerie, où il découvre la classe ouvrière, mais aussi, grâce aux
publications qu’il réalise, le grec, le latin et l’hébreu. Surtout, il subit l’influence de
l’œuvre de Fourier qu’il a publiée. En 1830, la crise l’oblige à faire un tour de France
pour trouver un emploi, et lui permet d’observer la société. Il fonde une imprimerie
qui doit fermer, et il commence à écrire, se réclamant anarchiste, dans son premier
ouvrage majeur, Qu’est-ce que la propriété ? (1842), où il rend célèbre la formule « La
propriété, c’est le vol. », et l’expression de « socialisme scientifique ». Il met à jour
les contradictions de la société, le machinisme qui accroît la productivité, mais ruine
l’artisan et soumet le salarié. Il travaille à Lyon où il s’intéresse aux révoltes des
ouvriers de la soie, les canuts, et découvre leur système de mutuelles. Il en déduit
que le peuple n’a pas besoin de chefs, et que la révolution ne doit pas être violente.
En 1848, il propose, dans Solution du problème social, le crédit à taux zéro, et le
principe des mutuelles, comme système bancaire du peuple.
Dans plus de soixante ouvrages, il prône l’abolition des structures ecclésias-
tiques, le fédéralisme entre ouvriers et paysans, le refus des élections dévoyées par
le pouvoir bonapartiste et capitaliste.
Il se rapproche de Mikhaïl Bakounine, Alexandre Herzen et échange des lettres
avec Karl Marx. Mais il rejette le dogmatisme de celui-ci. Les deux hommes rompent
en 1847. Proudhon publie Système des contradictions économiques ou Philosophie de
la misère, auquel Marx riposte par Misère de la philosophie.
On lui demande de se présenter à la députation, quand éclate la révolution de
1848. Il l’estime prématurée et dépourvue « d’idées ». La nature de sa participa-
tion aux journées de juin 1848 est mal déterminée, mais il est condamné à 3 ans de
prison. Il continue à écrire et à diriger son journal, et bénéficie d’une sortie hebdo-
madaire. Lors du coup d’État du 2 décembre 1851, il renonce à participer à la lutte,
et en dissuade Victor Hugo, qui cherche alors à organiser la résistance : « Vous vous

1. Les phalanstères inspirent les kibboutz en Israël, ou encore les coopératives agricoles de
« longo maÏ » en Provence.

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580 – Les socialismes

faites des illusions. Le peuple est mis dedans. Il ne bougera pas. Bonaparte l’empor-
tera. Cette bêtise, la restitution du suffrage universel, attrape les niais. Bonaparte
passe pour un socialiste… Il a pour lui la force, les canons, l’erreur du peuple et
les sottises de l’Assemblée. Les quelques hommes de la gauche dont vous êtes ne
viendront pas à bout du coup d’État. Vous êtes honnêtes, et il a sur vous cet avantage,
qu’il est un coquin. Vous avez des scrupules, et il a sur vous cet avantage, qu’il n’en a
pas. Cessez de résister, croyez-moi. La situation est sans ressource. Il faut attendre ;
mais, en ce moment, la lutte serait folle1 ».
Plus tard, il publie de violentes critiques contre le régime et l’église, et s’exile à
Bruxelles en 1859, mais doit rentrer à Paris.
Il participe à la création de la Première Internationale socialiste avec Marx, en
1864 et meurt l’année suivante.
Ennemi des contraintes extérieures, Proudhon reste le théoricien de l’anarchie
positive, s’élevant contre l’État et l’Église, et plus tard, le communisme étatique de
Marx. Son idéal c’est « ni maître ni souverain », mais fédéralisme et mutualisme, et
association de travailleurs libres et instruits.

II. Socialisme et communisme

1. Karl Marx
Dans un premier temps, les thèses de Marx et Engels restent dans la mouvance
des travaux et mouvements socialistes. La révolution bolchévique gardera le terme
de « socialiste » pour qualifier le nouvel état : « URSS » est l’acronyme de « Union des
Républiques Soviétiques Socialistes ». Les débats entre Proudhon, Bakounine, et Marx
sont vifs et conflictuels, mais ils fondent de concert l’Association internationale des
travailleurs, (AIT) qui sera la première Internationale, en 1864, à Londres, pour unifier
les divers mouvements d’ouvriers. Elle est également abrégée en « Internationale
socialiste ». Les divergences sont nombreuses, entre « mutuellistes » et « collecti-
vistes » ou « communistes », puis en 1869 entre les partisans de Marx, favorables à
la centralisation autoritaire et ceux de Mikhaïl Bakounine, « anti-autoritaristes » et
« anti-politiques ». Elles sont mises entre parenthèses pendant la Commune de Paris,
en 1871, Mais cette révolte échoue et les révolutionnaires sont durement réprimés.
En 1872, Bakounine est exclu et crée une Internationale anti-autoritaire, prémisse
du mouvement anarchiste. La première Internationale disparaît en 1876, prolongée
en 1889 par l’Internationale ouvrière, ou « Deuxième Internationale », ou encore
« Internationale socialiste », sous l’égide notamment de Friedrich Engels. Elle se
réclame encore du marxisme et de la lutte des classes. Des courants opposent les

1. Victor Hugo, Histoire d’un crime, 1851 (publ. 1877).

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Les socialismes – 581

révolutionnaires, pour qui l’émancipation des travailleurs doit être leur œuvre même,
comme Jules Guesde en France, et de l’autre côté les « réformistes » qui privilégient
le parlementarisme, menés par Jean Jaurès

2. Jean Jaurès (1859-1914)


Agrégé de philosophie, il est député républicain dès 1885 et se distingue par son
action en faveur des ouvriers, propose des retraites ouvrières, soutient les mineurs
de Carmaux lors de la grande grève (1882-1895), dénonce l’antisémitisme pendant
l’affaire Dreyfus et prend la défense du capitaine. En 1904, il fonde le quotidien
L‘Humanité dont il est le directeur. Il participe à la rédaction de la loi de 1905 de
séparation des Églises et de l’État et à la création de la Section française de l’Inter-
nationale ouvrière, SFIO. Il se bat avec force contre la perspective de la guerre, et
menace d’une grève générale au niveau européen contre celle-ci. Son assassinat le
31 juillet 1914 élimine le dernier obstacle contre le déclenchement du conflit qui
éclate deux jours plus tard.
Son action pacifiste, favorable au peuple, laïciste et parlementariste résume pour
longtemps les valeurs du socialisme.

3. La IIIe République
Après la défaite de 1871 face à la Prusse et la fin du Second Empire et une
période d’hésitation, la république se met en place aux dépens d’un retour de la
monarchie. Le pouvoir est instable, et alterne entre deux grandes forces : les conser-
vateurs autour du général Mac Mahon, vainqueur de la Commune, « légitimiste »,
c’est-à-dire favorable au retour des Bourbons, instaurateur de l’ « ordre moral » et
des valeurs religieuses. Et les républicains, divisés entre un centre gauche, la gauche
républicaine de Jules Ferry les radicaux de Georges Clémenceau, l’union républi-
caine de Gambetta.
Ces derniers arrivent au pouvoir en 1879 et engagent une série de réformes
jusqu’à la chute de Jules Ferry en 1885 :
Certaines réformes sont hautement symboliques : la Marseillaise pour hymne
national, le drapeau tricolore, le 14 juillet comme fête nationale, le retour de l’Assem-
blée à Paris, seul le congrès siège, encore de nos jours, à Versailles, amnistie des
communards.
D’autres sont plus profondes, et réalisent le vœu de Danton1 : « Après le pain,
l’éducation est le premier besoin d’un peuple ».

1. Georges Danton (1759-1794) Discours sur l‘Education, 13 août 1793.

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582 – Les socialismes

Les lois scolaires : La gauche les a mises à son programme dès 1869, dans le
discours de Gambetta à Belleville (voir texte), pour renforcer la république et aussi
rattraper le retard sur l’Allemagne. Gambetta est considéré comme « républicain »,
mais on a vu qu’en ce début de IIIe République, le terme désigne les socialistes, par
opposition aux conservateurs, favorables au retour de la monarchie.
Le ministre Jules Ferry engage la réforme de l’école, suivant le triple principe :
l’école doit être gratuite, laïque et obligatoire, qui sous-tend ce qu’on appelle encore
les « lois Ferry », de 1881 à 1882.
Lois sur la presse : la loi du 29 juillet 1881, la plus connue, libéralise la presse.
D’autres libertés républicaines sont mises en place : liberté de réunion publique,
légalisation des syndicats, élection des maires au suffrage universel direct (mascu-
lin !), instauration de l’impôt sur le revenu.

4. Les socialistes au pouvoir


Deux autres occasions verront les socialistes au pouvoir en France.
En 1936, le socialiste Léon Blum remporte les élections législatives à la tête
d’une coalition appelée « Front Populaire », qui regroupe le parti socialiste, le parti
communiste et le parti radical, face aux menaces des ligues d’extrême-droite. Des
grèves massives bloquent les usines et poussent le patronat à signer les « accords
de Matignon » : augmentation de salaires, liberté syndicale, mais surtout deux
semaines de congés payés, semaine de travail de 40 heures au lieu de 48, et conven-
tions collectives.
En 1981, un « programme commun de gouvernement » regroupe les trois mêmes
partis et permet l’élection à la présidence de la république de François Mitterrand en
1981. Au bilan, instauration d’une 5e semaine de congés, de l’impôt sur la fortune,
d’une politique culturelle brillante et abolition de la peine de mort.

5. Les ruptures
a. Les conflits du XIXe siècle
Les thèses et les hommes s’affrontent de Proudhon à Marx, de Marx à Bakounine,
suivant le type de système souhaité, autoritaire et étatique, ou libertaire, et en
fonction de l’engagement dans la révolution. En émergent trois grandes tendances,
le réformisme socialiste, au pouvoir pendant la IIIe République, le communisme qui
triomphe en Russie en 1917, et l’anarchisme. Autour de ces pôles, d’innombrables
« courants » expriment des visions différentes.

b. La Première Guerre mondiale


On a vu que le pacifisme de Jaurès disparaît avec lui en 1914. Dès sa mort, les
socialistes de toute l’Europe approuvent la déclaration de guerre. En revanche, les
militants comme Rosa Luxembourg en Allemagne continuent à prôner le pacifisme

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Les socialismes – 583

et l’internationalisme et seront appelés communistes. Si la révolution bolchévique


l’emporte dans le peuple en 1917, c’est à cause de la lassitude de la guerre et de
ses conséquences sur le peuple.

c. La révolution russe
La révolution a lieu en deux temps. En février 1917, En quelques jours, des émeutes
de la faim renversent le gouvernement tsariste affaibli et mettent au pouvoir Kerenski,
un socialiste révolutionnaire. Mais ce gouvernement provisoire poursuit la guerre,
ce qui aggrave la crise économique et l’absence de réformes
Puis, en octobre 1917, le slogan « bolchévique », c’est-à-dire marxiste, « la paix, le
pain et la guerre » a un immense succès, et en octobre, Lénine et Trotski réussissent
l’insurrection contre Kerenski à Saint Petersburg. Tout le pouvoir passe aux « soviets »
c’est-à-dire aux conseils d’ouvriers, de paysans ou de soldats », et le congrès natio-
nal adopte des décrets sur la terre, la paix, les nationalités et le contrôle sur la
production ouvrière.
À partir de la fin de la Première guerre mondiale, les concepts de « socialisme »
ou de « communisme » (ou marxisme) sont nettement distingués. Pour Marx, le
socialisme est la première phase, les moyens de production sont socialisés, puis on
établit la « dictature du prolétariat ». La phase suivante du « communisme » indique
la fin des classes sociales, de l’État, la fin de l’histoire.
Par la suite, le clivage porte sur la lutte des classes, essentielle pour les commu-
nistes, alors que le socialisme prône la justice sociale, donc la répartition des richesses
sous l’égide de l’État.

III. Social-démocratie et libéralisme


Fruit de cette histoire des mouvements, le socialisme revêt différentes formes au
XXIe siècle. La fin de l’URSS et la chute du mur de Berlin en 1989 ont mis en avant
l’échec du communisme « soviétique », et ont entraîné la fin des expériences commu-
nistes de Castro à Cuba et de Chavez au Venezuela. Le libéralisme, voire l’ultra-libé-
ralisme, n’ont plus de frein et règnent par la mondialisation de l’économie

1. Les démocraties occidentales


En Grande Bretagne, Allemagne, États-Unis, ainsi que dans d’autres démocraties,
le bipartisme l’emporte. Le monde politique se regroupe autour de deux pôles, dont
les appellations peuvent induire en erreur.
Aux États-Unis, on oppose Républicains et Démocrates, chacun avec des symboles,
des couleurs, une histoire. Le clivage est celui, traditionnel, de la droite et de la
gauche : liberté économique pour les Républicains, moins d’impôts, valeurs familiales
et patriotiques. Pour les démocrates, mesures sociales, pacifisme, antiracisme. Ce

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584 – Les socialismes

parti est donc proche des valeurs socialistes, mais le terme est honni, car synonyme
de « communiste » pour les Américains, encore marqués par les années de guerre
froide contre l’URSS.
En Angleterre et en Allemagne, s’opposent de la même façon conservateurs
(Tories ou CDU) et progressistes, (Labour, SPD) sous des appellations diverses. Des
partis moins nombreux entrent dans le jeu, souvent sous forme d’alliance.

2. Socialisme à la française
La bipolarité est plus rare en France, même si la constitution de la Ve République
l’a favorisée. Des partis modérés, au centre, ou plus extrêmes, parti communiste,
extrême droite, évoluent et faussent le jeu à deux.
L’élection présidentielle de 2017 a volontairement cassé le système, puisque le
président élu a participé au gouvernement de gauche, mais a nommé un premier
ministre issu de la droite. Il a fondé son élection sur sa capacité à casser la bipola-
rité et la promesse d’être « en même temps » de gauche et de droite, ce que l’ave-
nir permettra de vérifier ou démentir.
Les partis de gauche tentent de se recomposer, autour de personnalités, et en
se définissant surtout par rapport au libéralisme économique qui domine à l’heure
de la mondialisation et de ses conséquences économiques et sociales partout dans
le monde.

Conclusion
On voit la longue confusion de terminologie et d’idéologie entre « socialisme »
et « communisme » ou « marxisme », jusqu’à la révolution bolchévique, de même
que sur le terme « républicain », qui désigne aux États-Unis le parti conservateur et
sous la IIIe République française les socialistes fortement réformateurs.

ْ Prolongements

On pourrait aussi étudier les dérives du socialisme dans ses applications. L’idéal
de liberté et d’épanouissement a servi de prétexte aux pires totalitarismes : les
« goulags » d’URSS ou, encore de nos jours en Chine en témoignent, et, pire, le
nazisme revendique le socialisme, puisque le terme est l’abréviation de « national
socialisme » !
Il faut donc s’intéresser d’abord aux actes, surtout en ces périodes troublées et
mouvantes.

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Les socialismes – 585

Textes sur les socialismes

Léon Gambetta
1 Le programme de Belleville, discours prononcé à Paris par Léon Gambetta candidat
aux élections législatives de 1869, publié dans le journal l’Avenir national, le 15 mai 1869.

Citoyens,
Au nom du suffrage universel, base de toute organisation politique et sociale,
donnons mandat à notre député d’affirmer les principes de la démocratie radicale
et de revendiquer énergiquement :
– l’application la plus radicale du suffrage universel tant pour l’élection des
maires et des conseillers municipaux, sans distinction de localité, que pour
l’élection des députés ;
– la répartition des circonscriptions effectuée sur le nombre réel des électeurs
de droit, et non sur le nombre des électeurs inscrits ;
– la liberté individuelle désormais placée sous l’égide des lois et non soumise
au bon plaisir et à l’arbitraire administratifs ;
– l’abrogation de la loi de sûreté générale ;
– la suppression de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII et la responsa-
bilité directe de tous les fonctionnaires ;
– les délits politiques de tout ordre déférés au jury ;
– la liberté de la presse dans toute sa plénitude, débarrassée du timbre de
cautionnement ;
– la suppression des brevets d’imprimerie et de librairie ;
– la liberté de réunion sans entraves et sans pièges avec la faculté de discu-
ter toute matière religieuse, philosophique, politique ou sociale ;
– l’abrogation de l’article 291 du Code pénal ; ;
– la liberté d’association pleine et entière ;
– la suppression du budget des cultes et la séparation de l’Église et de l’État ;
– l’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire avec concours entre
les intelligences d’élite, pour l’admission aux cours supérieurs, également
gratuits ;
– la suppression des octrois, la suppression des gros traitements et des cumuls
et la modification de notre système d’impôts ;
– la nomination de tous les fonctionnaires publics par l’élection ;
– la suppression des armées permanentes cause de ruine pour les finances et
les affaires de la nation, source de haine entre les peuples et de défiance
à l’intérieur ;
– l’abolition des privilèges et monopoles, que nous définissons par ces mots :
primes à l’oisiveté ;
– les réformes économiques, qui touchent au problème social dont la solution,
quoique subordonnée à la transformation politique, doit être constamment
étudiée et recherchée au nom du principe de justice et d’égalité sociale. Ce

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586 – Les socialismes

principe généralisé et appliqué peut seul, en effet, faire disparaître l’anta-


gonisme social et réaliser complètement notre formule : LIBERTÉ, ÉGALITÉ,
FRATERNITÉ.
Le comité électoral de Belleville

Jean Jaurès
2 Discours à la Chambre, février 1912.
Au moment où la IIIe République élargit la colonisation, Jaurès fait entendre une
voix différente, le respect des peuples « indigènes » et la reconnaissance de leur culture.
M. JAURÈS : Messieurs, M. le Président général vient de parler avec éloquence
de la politique coloniale de la France républicaine.
Messieurs, il est une autre mesure que vous devez prendre, et celle-là en France
même. Vous dites que vous êtes un grand pays musulman. Vous occupez directe-
ment ou par des protectorats plus ou moins indirects toute l’Afrique septentrio-
nale. Vous gouvernez dans l’Afrique centrale des pays sur lesquels la propagande
musulmane s’étend à toute heure. Et alors que vous êtes tenus, pour gouverner
le monde musulman, de le connaître et de le comprendre, alors que vous êtes
tenus, si vous voulez que vos fonctionnaires là-bas comprennent et respectent
ces hommes, d’apprendre à ces fonctionnaires ce qu’est le monde musulman, ce
qu’est la civilisation arabe, il n’y a presque, sauf à Paris, aucune chaire d’histoire
musulmane, de droit musulman et des autres enseignements musulmans dans
vos universités.
M. ÉTIENNE : Il y en a à Alger.
M. JAURÈS : Oui ; mais je dis que c’est à la France, à toute la France pensante
qu’il importe d’enseigner ce qu’est la civilisation arabe. Très souvent c’est par
ignorance que les hommes sont mauvais (Très bien ! très bien !), c’est parce qu’ils
ne se représentent pas avec une force suffisante la pensée, le droit, la vie, les
conditions d’existence d’autres hommes.
Quoi ! vous avez là une civilisation admirable et ancienne, une civilisation qui,
par ses sources, tient à toutes les variétés du monde antique, une civilisation où
s’est fondue la tradition juive, la tradition chrétienne, la tradition syrienne, la force
de l’Iran et toute la force du génie aryen mêlée avec les Abbassides à la force du
génie sémitique ; et depuis des siècles cette force est en mouvement, religion,
philosophie, science, politique, avec des périodes de déclin mais aussi avec des
périodes de réveil. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs.)
[…]
C’est que, voyez-vous, il est temps d’aboutir, il est temps de se poser le grand
problème. Comment arriverez-vous à la conciliation, à la coopération de ces forces,
de ces races, qui ne sont encore, il faut bien le dire, que juxtaposées sur le sol de
l’Afrique ? Il y a là deux grandes forces, et ce n’est pas en écrasant l’une ou l’autre
que vous ferez l’ordre et la paix. Il y a ces Jeunes Tunisiens qui rêvent, pour leur
race et pour leur peuple, un développement dans le sens moderne. Je crois que
ceux-là savent bien que, dans leurs traditions et dans le Coran même, il y a, à côté
des forces de fanatisme et des affirmations de guerre, de grandes paroles magni-
fiques de continuité humaine et de tolérance.

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Les socialismes – 587

Ah ! Messieurs, permettez-moi un souvenir, qui vient tout naturellement à


l’esprit quand on parle de races qui ont une existence séculaire. Dans nos vieilles
épopées du XIIe et du XIIIe siècle, dans ces épopées comme La Chanson de Roland
et les Alyscamps qui mettent le monde chrétien aux prises avec le monde musul-
man ; oui, à cette époque même où la lutte était le plus âpre, où les Normands de
Sicile débarquaient sur les côtes africaines, où, de la Sicile chrétienne à l’Afrique
musulmane, c’était un terrible échange de cruautés et de massacres, même à
cette époque, dans nos vieux livres épiques, nos hommes de génie, nos chantres
de génie, quand ils montrent les musulmans qui arrivent, oh ! ils ont des paroles
d’anathème pour l’infidèle ; mais ils ont des paroles de respect pour le soldat de
courage et pour le chevalier, et ils disent, montrant la charge des escadrons sarra-
sins : « Voyez surgir en avant les jeunes hommes pleins de chevalerie ! » Et c’est
le poète chrétien des Alyscamps qui met dans la bouche d’un guerrier musulman
la plus belle, la plus admirable profession de foi monothéiste qui ait retenti dans
la poésie française avant les stances du Polyeucte de Corneille et où l’auteur loue
la sage Guibourg, la femme du marquis, d’être restée sage dans la loi sarrasine.
Je voudrais que la France aujourd’hui aussi fût sage dans la loi sarrasine, qu’elle
connût les mœurs, la pensée, les ressources d’avenir de ces peuples et qu’elle
les traitât avec le respect qu’elle leur doit et qu’au plus fort même des mêlées
épiques leur ont donné nos aïeux. (Applaudissements.)
Nous sommes revenus à une période de dures guerres, non pas guerres de
croyances, non pas guerres des croyants chrétiens contre les croyants musulmans,
mais de guerres déchaînées par l’esprit de conquête et d’annexion.

Ernst Bloch, (1885-1977)


3 Droit naturel et dignité humaine, traduit de l’allemand par D. Authier et J. Lacoste,
Éd. Payot, 1976, p. 168.

Liberté, égalité, fraternité


« Peu sont rassasiés, la plupart ne font que souffrir la faim tout au long de
leur vie. Le gros attaque le petit, l’étrangle et le mange, et il en est ainsi du mode
bourgeois d’existence plus que tout autre. Ces destinées diverses sont distribuées
par cette société qui, dans ses débuts révolutionnaires, eut comme slogan non
seulement la liberté, mais aussi l’égalité et la fraternité. À la différence du concept
ambigu de liberté, l’égalité et la fraternité sont, dans leur usage immédiat, des
déterminations relativement faciles à comprendre. On ne peut pas limiter l’éga-
lité en elle-même ni en obscurcir le sens, comme c’est le cas avec la « liberté »
de l’instinct de profit ; ce que l’on peut tout au plus, c’est limiter sa valeur et son
extension. Dans ce cas, elle apparaît comme simple « égalité devant la loi » ou
comme « égalité de tous les hommes devant Dieu » : le gigantesque reliquat d’iné-
galité par ailleurs n’en est pas pour autant escamoté. Les différences entre pauvres
et riches ne peuvent être falsifiées par une égalité juridique formelle ou trans-
cendante ; quant à la fraternité on sait déjà que les loups n’en font pas partie. «

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588 – Les socialismes

CM 57 Socialismes

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LE STOÏCISME

ώ Frise chronologique n° 44

ْ Sénèque ْ Marc-Aurèle
-4/65 121/180
ْ Epictète
50/125 (130?)

Introduction
Le stoïcisme est l’une des grandes philosophies de la Grèce hellénistique, propo-
sant une voie vers le bonheur. Elle tire son nom du lieu à Athènes où son fonda-
teur, Zénon de Cittium (335-263 av. J.-C.), la professait : la Stoa (porte ou portique)
Poïkilè, ou Portique du Pécile. Le stoïcisme est souvent qualifié d’École du Portique,
tout comme l’épicurisme d’École du Jardin. Zénon de Cittium (ou Cition, ville sur l’île
de Chypre) fonda son école en 301 av. J.-C. Le stoïcisme, philosophie eudémoniste,
souvent présentée comme l’opposée de l’épicurisme, exerça une influence forte et
durable sur le monde gréco-romain et bien au-delà sur la culture européenne posté-
rieure. Il enseigne le sang-froid absolu face aux événements malheureux qui ne sont
pas du ressort de la volonté humaine, le détachement face aux réalités matérielles,
la poursuite de la perfection morale.
La langue française dispose de deux adjectifs à ne pas confondre : stoïcien, qui
se rapporte à la philosophie du Portique, transmet son enseignement ; et stoïque
désignant une conduite de fermeté et de sang-froid face aux souffrances physiques
ou morales.

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590 – Le stoïcisme

I. Figures majeures du stoïcisme


Nous ne disposons que de quelques fragments des premiers stoïciens, Zénon, son
disciple Cléanthe d’Assos, ou Chrysippe. Les fragments des stoïciens ont été rassem-
blés par H. von Arnim entre 1905 et 1924 (Stoicorum Veterum fragmenta).

1. Les anciens stoïciens


A Zénon de Cittium (ou Cition), fondateur de l’École du Portique, succéda le
scholarque Cléanthe d’Assos, son disciple (vers 330-vers 232 av. J.-C.), en 263. A
Cléanthe succéda Chrysippe de Soles (280-206 av. J.-C.).
Cicéron (106-43 av. J.-C.) diffusa le stoïcisme dans ses ouvrages de philosophie
morale : De finibus bonorum et malorum (Des suprêmes biens et des suprêmes maux),
De officiis (des Devoirs), Les Tusculanes.

2. Les stoïciens de la Rome impériale


La philosophie stoïcienne est surtout représentée par ces trois auteurs des deux
premiers siècles de notre ère :
Sénèque (vers 4 av. J.-C. – 65 apr. J.-C.). Poète tragique et philosophe latin, précep-
teur et proche conseiller de l’empereur Néron. Il fut contraint au suicide par ce dernier
et s’ouvrit les veines. On lui doit, outre des tragédies, des ouvrages philosophiques :
De vita beata (De la vie heureuse). De brevitate vitae (De la brièveté de la vie). De
providentia (De la Providence). De ira (De la colère). De clementia (De la clémence). De
officiis (Des bienfaits). De otio (de l’oisiveté). De tranquillitate animi (de la tranquillité
de l’âme), ainsi que les Lettres à Lucilius. — Epictète (50-125 ou 130 apr. J.-C.). Esclave
grec, il put cependant recevoir l’enseignement du stoïcien Musonius Rufus (20 ou 30
— vers 101 apr. J.-C.), dont nous n’avons aucun écrit. Epictète ne laissa lui non plus
aucune œuvre écrite, c’est son disciple Arrien qui rédigea en grec le Manuel d’Epic-
tète et les Entretiens (dont il ne nous reste que 4 livres sur 8). Une anecdote célèbre
reste attachée à Epictète : son maître cruel le menaça de lui briser la jambe, Epictète
ne s’en émut pas et lui dit calmement : « Tu vas me casser la jambe », l’autre la lui
brisa et le stoïcien répliqua : « je te l’avais bien dit : la voilà cassée. » — Marc-Aurèle
(121-180). Empereur romain et philosophe de la dynastie des Antonins. Il régna de
161 jusqu’à sa mort. Il rédigea en grec les Pensées pour moi-même.

II. La philosophie stoïcienne

1. Une haute exigence éthique


Comme toutes les grandes philosophies eudémonistes, nées dans la Grèce hellé-
nistique, le stoïcisme comprend une physique, une éthique, une canonique (ou théorie

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Le stoïcisme – 591

de la connaissance), et comme l’épicurisme, il propose des exercices spirituels. Mais


toutes ces parties sont soumises à un postulat fondamental : le bonheur réside
dans le bien moral, il se confond avec lui. Le stoïcisme, qui exclut la recherche du
plaisir et de l’intérêt particulier, est d’emblée porteur d’une haute exigence morale.
Il est une recherche exigeante de la perfection, du Souverain Bien. En cela, comme
Pierre Hadot le rappelle dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?1, il se place dans
le prolongement de l’exemple socratique pour qui il n’est de bien que le bien moral
et de mal que le mal moral. Sur ces principes, l’opposition est totale avec l’épicu-
risme qui assimile le bien à l’absence de souffrance, à l’agréable. Si la sagesse épicu-
rienne sait reconnaître l’immédiateté, l’accessibilité de l’agréable, l’impératif stoïcien
définit un absolu vers lequel doit tendre la vie du sage.
Or c’est dans cette haute exigence, dans cette recherche apparemment difficile
que s’accomplit la véritable liberté de l’homme.

2. La physique des stoïciens


L’ordre est omniprésent, et il est justement du ressort de la physique stoïcienne de
montrer que la nature forme un tout organique, que l’Unité est omniprésente. Celle-ci
n’est possible que par l’existence d’une Providence. La physique des stoïciens est très
proche d’une théologie, laquelle prépare nettement un monothéisme. Le principe initial
d’Unité de la nature, c’est, pourrait-on dire, Dieu qui se confond avec le cosmos. Ce qui
pourrait s’appeler destin trouve un sens plus précis dans l’idée de Providence. Il existe
bien pour les stoïciens une Raison qui ordonne tout, un vaste projet initial que l’homme
ne peut que reconnaître, mais pas totalement connaître. En cela le stoïcisme est bien
un finalisme. La physique des stoïciens exclut le hasard, elle postule au contraire une
constante nécessité : tout mouvement implique l’enchaînement de tous les événements
antérieurs, donc tout l’univers. Une force première, assimilée au Feu, donne l’impulsion
à la matière. Le cosmos, régi par une nécessité, se répète en un cycle éternellement
identique. C’est bien la preuve qu’il est produit par la Raison.
Qu’advient-il alors de la liberté humaine ? L’homme peut-il se révolter contre
l’ordre universel ? A la vérité, s’il prétend le faire, se séparer de l’univers, être comme
en exil dans le monde, ce choix ne change absolument rien au cours des choses, au
plan de la Providence. Sénèque écrit ainsi dans les Lettres à Lucilius : « Les destins
guident celui qui les accepte, ils traînent celui qui leur résiste2. »

3. Ordre du monde et pouvoir de l’homme


Le stoïcisme prend soin de délimiter l’espace sur lequel l’être humain a du pouvoir,
où il accomplit sa liberté, et l’immense univers sur lequel le même homme n’a aucune
prise. Il convient d’intégrer cette distinction, et de s’armer d’indifférence, de détache-
ment face à ce qui échappe à notre initiative. Epictète, philosophie de la Rome impériale
(il vécut au Ier et au IIe siècle de notre ère), enseigne que nous ne pouvons rien contre

1. Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Gallimard, 1989.


2. Sénèque, Lettres à Lucilius, 107, 11.

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592 – Le stoïcisme

la maladie, la mort, les aléas de la fortune ou de la célébrité. Il semble que le senti-


ment du tragique – au sens que ce terme prend tardivement à la fin du XVIIIe siècle, en
désignant une puissance pesant sur les existences humaines – soit au cœur de la vision
stoïcienne du monde. Mais le stoïcisme n’est pas le constat d’une impuissance, ni l’invi-
tation à la résignation, bien au contraire. Loin d’être perdu dans un univers chaotique,
l’homme est gouverné par la Raison qui transparaît dans l’ordre rationnel de l’univers.

4. Raison, volonté et liberté


Tout comme il faut dissocier l’espace universel et ordonné qui nous dépasse,
du champ de l’existence sur lequel s’exerce notre volonté, il convient de distin-
guer une Raison supérieure accomplissant le projet de la Providence et la raison
humaine, capable de parvenir à une connaissance ordonnée des phénomènes –
donc de produire une physique – et de donner un sens aux événements réels. La
connaissance du monde extérieure se fait par le biais des sensations, étrangères à
la volonté, puis intervient notre raison, capable de porter des jugements vrais ou
erronés selon qu’elle a pu être influencée par les passions. C’est à ce stade de la
représentation qu’adviennent l’erreur mais aussi la liberté. Epictète évoque la situa-
tion suivante : un homme en train de naviguer perçoit les grondements du tonnerre
et les premiers sifflements d’une tempête imminente, il a d’abord une perception
objective d’un phénomène naturel. Il peut s’en tenir là, constater qu’il va affron-
ter une tempête car tel est son destin. Il enchaîne alors une représentation et un
jugement vrais tous deux. Mais il peut aussi, aux premiers signes de la tempête,
se laisser envahir par la terreur – donc par une passion, se lamenter de son sort et
s’affliger de sa mort prochaine. Il est alors dans l’erreur et en même temps perd sa
liberté. L’erreur réside dans l’idée qu’il est frappé par un mal, alors qu’il n’existe par
d’autre mal que le mal moral. En même temps, il se soumet à la terreur, au lieu de
se détacher du cours extérieur des choses, de conquérir l’apathie – absence d’émo-
tion – qui est une manifestation de sa liberté.
Désormais apparaît plus clairement l’éthique stoïcienne, fondée sur une redéfi-
nition du bien et du mal. Tout ce qui ne dépend pas de nous ne peut être qualifié
de mauvais ou de bon, c’est simplement indifférent. Or ce qui dépend toujours de
nous, c’est l’intention de rechercher le Bien, de poser sur le monde un jugement
vrai. La conduite parfaite associe donc l’indifférence, le détachement, et l’exigence
de vérité et de vertu. Les deux ne sont pas données, elles sont à conquérir. Le
stoïcisme, recherche exigeante du bonheur, n’est aucunement une soumission affli-
gée, ni un renoncement aveugle et passif. Il ne s’agit pas d’être indifférent à tout,
mais de faire des choix appropriés, inspirés par la volonté de faire le bien. L’être
humain peut alors compter sur un instinct originel de sauvegarder son intégrité et
sur sa raison. Il va choisir raisonnablement de se marier, d’exercer un métier, d’avoir
une activité politique, en somme des actions appropriées à une vie sociale harmo-
nieuse comme à l’instinct naturel.

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Le stoïcisme – 593

III. L’application de la philosophie stoïcienne

1. Exercices spirituels
L’école stoïcisme s’appuie sur des exercices spirituels. Nous ne connaissons guère
ceux que préconisaient les premiers stoïciens, Zénon, Cléanthe, Chrysippe, compte tenu
du peu de textes qui nous sont parvenus d’eux. Il nous faut regarder du côté de Marc
Aurèle. Il s’agit de se prémunir contre les passions et pour cela d’observer les choses et
les phénomènes tels qu’ils sont, dépourvus des affects que nous leur associons automati-
quement. Marc Aurèle prescrit cette recommandation : « …se faire toujours une définition
et une description de l’objet dont l’image se présente à l’esprit, afin de le voir distinc-
tement, tel qu’il est en sa propre essence, à nu, tout entier à travers tous ses aspects,
et de se dire en soi-même le nom particulier qu’il a, et les noms des éléments dont il
est composé et dans lesquels il se résoudra1. » L’observation rationnelle doit prendre le
pas sur l’opinion et l’émotion. Il convient aussi, en associant la physique et la logique,
de se représenter soi-même comme partie du Tout, régi par la raison universelle, pour
cela d’adopter un regard surplombant. Bien des philosophies antiques se représentent
le sage regardant d’en haut – au sens propre – ou de haut – au sens figuré – les réali-
tés matérielles qui affectent tant les hommes. La physique se retrouve donc dans les
exercices spirituels, notamment dans le souvenir de la métamorphose permanente,
lequel entraîne aisément une méditation sur la mort. « Songer en t’arrêtant à chacun
des objets qui tombent sous tes sens, qu’il se dissout déjà, qu’il se transforme et qu’il
est comme atteint par la putréfaction et par la dispersion ; ou bien envisager que tout
est né pour mourir », écrit Marc Aurèle2.

2. S’accoutumer aux coups du sort


Outre ces exercices qui mobilisent la physique, le sage stoïcien apprend à ses
disciples à s’accoutumer aux coups du sort, aux infortunes qui peuvent le frapper, de
telle sorte que s’ils adviennent, ils affectent le moins possible la tranquillité de l’âme.
Devant l’adversité, le sage se rappelle qu’elle n’est ni un bien ni un mal et qu’elle ne
dépend donc pas de lui. Il ne choisit pas la pauvreté, explique notamment Sénèque,
mais s’apprête à l’accueillir si elle survient. Il le fera d’autant plus facilement qu’il a
accepté la pauvreté, et qu’il a depuis longtemps établi une distinction entre les posses-
sions et le vrai bien. Si Cléanthe, premier disciple de Zénon, vécut toujours pauvre, ne
cessant d’exercer la profession de porteur d’eau, si Epictète fut esclave, puis affranchi,
continua d’habiter dans une masure à Rome, Sénèque vécut dans le luxe, le raffinement,
les richesses. On dut le lui reprocher. Il s’applique alors à préciser que le stoïcien ne
doit pas condamner les richesses, qu’il peut les préférer à l’indigence, dès lors qu’elles
n’obsèdent pas son âme et qu’elles peuvent perfectionner la vertu. « Le sage, en effet,
ne s’estime pas indigne des dons de la Fortune : il n’aime pas les richesses, mais il les
préfère. Ce n’est pas dans son âme qu’il les accueille, mais dans sa maison ; il ne repousse

1. Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, livre III, 11.


2. Op.cit., livre X, 18.

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594 – Le stoïcisme

pas celles qu’il possède mais les contrôle et veut qu’elles fournissent plus de matière
à sa vertu. Or serait-il douteux que le sage ait une plus grande matière pour déployer
son âme en étant riche qu’en étant pauvre, puisque dans la pauvreté il n’est qu’un seul
genre de vertu, à savoir ne pas fléchir ni se laisser dominer, alors que la richesse ouvre
la voie à la tempérance, à la générosité, à la frugalité, à la prévoyance et à la magnifi-
cence ? »1 De manière convaincante, le précepteur de Néron voit dans la possession des
biens matériels une quantité d’opportunités d’exercices spirituels, d’occasions de prati-
quer la vertu. Les richesses ne sont jamais confondues avec le Bien (le Souverain Bien,
« summum bonum »), elles sont instrumentalisées, mises au service de la recherche
d’une perfection morale. Le parfait stoïcien, sans refuser d’exercer dans la société
un rôle bénéfique, tend à se concentrer sur la sphère où s’exercent sa volonté et sa
liberté. Il cultive une forme d’autarcie. Ainsi le philosophe Pierre Hadot a pu parler de
la « citadelle intérieure »2 que le stoïcien s’érige.

3. Convergences entre stoïcisme et épicurisme


On a tendance, non sans raison, à opposer épicuriens et stoïciens ; de fait, leur
idée du bien et du mal est radicalement différente. Tandis que la sagesse des philo-
sophes du Jardin appelle à se concentrer sur l’intensité du présent, à goûter sa
saveur toujours au rendez-vous, celle des stoïciens dessine une voie difficile vers le
Souverain Bien, trace alors un avenir à la portée de la raison humaine. Mais les uns
comme les autres invitent à un détachement du monde matériel, source de désirs.
L’ataraxie des épicuriens, l’absence de trouble, ressemble fort à l’apathie du stoïcien
qui accueille avec indifférence les coups du sort. Dans les deux voies, on peut parler
de dépassement et de libération. L’épicurien se libère du désir toujours renaissant,
en choisissant le peu, la rareté qui va le satisfaire ; le stoïcien se libère de tout ce
qui n’a rien à voir avec le vrai bien et le vrai mal.

Conclusion
La conduite stoïcienne a durablement exercé une fascination dans la culture
européenne. Les zélateurs de la République romaine par exemple ont exalté des figures
dans lesquelles stoïcisme et vertu se confondent, on pense à Caton d’Utique. Il y a dans
le stoïcisme une forme de noblesse, d’endurance qui séduit le moi en quête d’héroïsme.
Justement l’amour-propre se satisfait des choix du stoïcien, et c’est bien là le reproche
majeur que les penseurs chrétiens vont adresser au stoïcisme : il est pour eux l’expres-
sion d’un orgueil démesuré, le disciple d’Epictète ou de Marc Aurèle, acceptant sans
mot dire un coup ou une injure, s’enorgueillit de cette apathie, il n’est nullement inspiré
par l’amour du prochain, prescrit par le Christ. D’autres reprocheront au stoïcisme de
ne pas chercher à corriger les défauts humains, de nier la réalité de notre condition.

1. Sénèque, La Vie heureuse, XXI, 4 et XXII, 1.


2. Titre de l’ouvrage de Pierre Hadot, La Citadelle intérieure, introduction aux pensées de Marc
Aurèle, Fayar, 1992.

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Le stoïcisme – 595

ْ Prolongements

Le stoïcisme a aussi laissé son empreinte dans la littérature et dans la peinture.


Un épisode célèbre a frappé les imaginations et inspiré de nombreux peintres : la
mort de Sénèque, on citera Rubens, Jacob Van Oost, Luca Giordano, Giovanni Baptista
Tiepolo, peintres flamands et italiens du XVIIe et du XVIIIe siècles, ainsi que David,
premier représentant du néoclassicisme en peinture. Le stoïcisme trouve une expres-
sion poétique chez Alfred de Vigny, poète romantique, dans son recueil Les Destinées,
particulièrement dans le poème « La mort du loup ».

Textes sur le stoïcisme

Sénèque
1 La vie heureuse, [III, 3 et 4 ; IV, 3 à 5], 58, traduction par Pierre Pellegrin.

Définition du Souverain Bien.


Pour l’instant, et il y a accord de tous les stoïciens sur ce point, je donne mon
assentiment à la nature ; ne pas s’en écarter et se modeler sur sa loi et son exemple,
c’est cela la sagesse. Une vie heureuse est donc celle qui est en accord avec sa nature,
ce qui ne peut arriver que si, d’abord, l’esprit est sain c’est-à-dire en possession perpé-
tuelle de sa santé, ensuite s’il est fort et vigoureux, puis très beau et résistant, adapté
aux circonstances, soucieux sans être inquiet de son corps et de ce qui s’y rapporte,
attentif enfin à d’autres choses qui interviennent dans la vie sans en admirer aucune,
usant des biens de la Fortune sans en être l’esclave. Tu comprends, même si je ne
l’ajoutais pas, qu’il s’ensuit une tranquillité et une liberté perpétuelles, puisque tout
ce qui nous excite ou nous terrifie a été repoussé. A la place, en effet, des plaisirs et
de ces choses qui sont petites et fragiles, mais aussi nuisibles par des actes déshono-
rants qu’elles provoquent, se substituent une joie immense, inébranlable et constante,
ensuite la paix et l’harmonie de l’âme, la grandeur d’âme accompagnée de douceur.
Car toute cruauté vient d’une faiblesse. (…) Qu’est-ce qui nous empêche, en effet, de
dire qu’une vie heureuse c’est une âme libre, élevée, intrépide, constante, établie en
dehors de la crainte et du désir, pour qui le seul bien est le bien moral et le seul mal,
la laideur morale, toutes les autres choses étant un ensemble sans valeur qui ne retire
ni n’ajoute rien à la vie heureuse, venant et s’en allant sans augmenter ni diminuer
le souverain bien ? Une fois que cela a été établi de cette façon, il s’ensuit nécessai-
rement, qu’on le veuille ou non, une gaieté continuelle et une allégresse profonde
venant du fond de nous-mêmes, du fait que l’âme se réjouit de ce qu’elle a et qu’elle
ne désire pas plus que ce qui lui appartient en propre. Comment tout cela ne contre-
balancerait-il pas les mouvements minables, vains et sans durée de notre petit corps ?
Le jour où l’on sera vaincu par le plaisir, on sera aussi vaincu par la douleur. Vois donc
dans quelle servitude mauvaise et nuisible sera esclave celui que les plaisirs et les
douleurs, les maîtres les plus changeants et les plus arbitraires, posséderont tour à
tour. Il faut donc finalement parvenir à la liberté. Et cette liberté rien ne la procure
si ce n’est l’indifférence aux coups de la Fortune ; alors surgira ce bien sans prix, un
esprit en repos réfugié en sécurité et élevé, ainsi que, parce que les terreurs auront

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596 – Le stoïcisme

été chassées par la connaissance du vrai, une joie grande et immuable, une douceur
et un épanouissement de l’âme dont elle tirera plaisir non pas en tant que biens mais
en tant qu’issus de son bien propre.

Sénèque
2 La Brièveté de la vie, (XIV, 1), entre 49 et 55. (Traduction par José Kany-Turpin).

Le loisir et la sagesse.
Seuls sont hommes de loisir ceux qui se consacrent à la sagesse. Seuls ils
vivent ; car non seulement ils protègent bien la durée qui leur appartient, mais
ils ajoutent la totalité du temps au leur. Toutes les années antérieures à eux leur
sont acquises. Si nous ne sommes pas les derniers des ingrats, les illustres fonda-
teurs des saintes doctrines sont nés pour nous, ils nous ont préparé la vie. Vers ces
beautés sublimes, tirées des ténèbres pour briller au grand jour, nous avançons
sous la conduite du labeur d’autrui. Aucun siècle ne nous est interdit ; dans tous,
nous sommes admis. Et s’il nous plaît de franchir par la puissance de notre esprit
les étroites limites de l’humaine faiblesse, vaste est le temps à parcourir.

Épictète
3 Manuel, (Traduction faite par nos soins).

Conditions d’une vie libre.


I, 1. Certaines choses qui dépendent de nous ; d’autres n’en dépendent pas.
Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos
aversions : en un mot, toutes les œuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend
pas de nous, c’est notre corps, c’est la richesse, la renommée, le pouvoir ; en un
mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas.
I, 2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans obstacles,
sans entraves ; celles qui n’en dépendent pas, inconsistantes, serviles, capables
d’être empêchées, étrangères.
I, 3. Souviens-toi donc que si tu crois libre ce qui par nature est servile, et propre
à toi ce qui t’est étranger, tu seras entravé, affligé, tourmenté, et tu t’en prendras
aux Dieux et aux hommes. Mais si tu crois tien cela seul qui est tien et étranger ce
qui t’est en effet étranger, nul ne pourra jamais te contraindre, nul ne t’entravera ;
tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras rien malgré
toi ; nul ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible.
Se représenter la mort et les infortunes.
V. Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils
portent sur elles. Ainsi la mort n’est en rien redoutable, puisque, même à Socrate,
elle n’a point paru telle. Mais le jugement que nous portons sur la mort en la décla-
rant redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Lorsque donc nous sommes contra-
riés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes,
c’est-à-dire à nos jugements propres. Accuser les autres de ses malheurs est le fait
d’un ignorant ; s’en prendre à soi-même est d’un homme qui commence à s’instruire ;
n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit.

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Le stoïcisme – 597

IX. La maladie est une entrave au corps, mais non pour la volonté, si elle ne
le veut pas. La claudication est une entrave pour les jambes, mais non pour la
volonté. Dis-toi de même à chaque accident, et tu trouveras que c’est une entrave
pour quelque autre chose, mais non pour toi.
X. A chaque accident qui survient dans ta vie, souviens-toi, en te repliant sur
toi-même, de te demander quelle force tu possèdes pour en tirer profit. Si tu vois
un bel homme ou une belle femme, tu trouveras une force contre leur séduction, la
tempérance. S’il se présente une fatigue, tu trouveras l’endurance ; contre une injure,
tu trouveras la patience. Et, si tu prends cette habitude, les idées ne t’emporteront pas.
Comment en user avec les dieux…
XXXI, 1. Sache que le plus important de la piété envers les dieux est d’avoir sur
eux des idées justes, qu’ils existent et qu’ils gouvernent toutes choses avec sagesse
et justice, et, par conséquent, d’être disposé à leur obéir, à leur céder en tout ce qui
arrive, et à les suivre de bon gré avec la pensée qu’ils ont tout accompli pour le mieux.
Ainsi, tu ne t’en prendras jamais aux Dieux et tu ne les accuseras pas de te négliger.
… et avec les plaisirs.
XXXIII, 7. Pour ce qui concerne le corps, ne prends que selon la stricte néces-
sité, qu’il s’agisse de nourriture, de boisson, de vêtement, de logis, de domesti-
cité. Tout ce qui a trait à l’ostentation et au luxe, néglige-le
XXXIII, 8. Quant aux plaisirs de l’amour, autant que faire se peut, reste pur
avant le mariage ; mais, une fois engagé, prends ta part de ce qui est permis. Ne
sois point arrogant envers ceux qui en usent, ne les blâme pas et ne te prévaux
pas partout de ne pas en user.

Marc-Aurele
4 Pensées pour moi-même. (Traduction faite par nos soins).

La vie, la mort, les dieux.


Livre II, XI. Tout faire, tout dire et tout penser en homme qui peut à tout instant
quitter la vie. Quitter les hommes, s’il y a des Dieux, n’a rien de redoutable, car
ceux-ci ne sauraient te vouer au malheur. Mais s’il n’y en a pas, ou s’ils sont indif-
férents aux choses humaines, qu’ai-je à faire de vivre dans un monde sans Dieux
et vide de Providence ? Mais ils existent et ils ont soin des choses humaines, et
ils ont donné à l’homme tous les moyens de ne pas tomber pas dans les maux
véritables. S’il était quelque mal en dehors de ces maux, les Dieux y auraient égale-
ment pourvu, afin que tout homme pût éviter d’y tomber. Mais comment ce qui
ne rend pas l’homme pire pourrait-il rendre pire la vie qu’il mène ? Ce n’est point
pour l’avoir ignoré ni pour en avoir eu connaissance sans pouvoir le prévenir ou
le corriger, que la nature universelle aurait laissé passer ce mal ; elle ne se serait
pas, par impuissance ou par incapacité, trompée au point de faire échoir indis-
tinctement aux bons et aux méchants une part égale de biens et de maux ? Or,
la mort et la vie, la gloire et l’obscurité, la douleur et le plaisir, la richesse et la
pauvreté, toutes ces choses échoient également aux bons et aux méchants, sans
être par elles-mêmes ni belles ni laides. Elles ne sont donc ni des biens ni des maux.
Livre II, XVII. Le temps de la vie de l’homme, un instant ; sa substance, fluente ;
ses sensations, indistinctes ; l’assemblage de tout son corps, une facile décomposi-
tion ; son âme, un tourbillon ; son destin, difficilement prévisible ; sa renommée, une

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598 – Le stoïcisme

simple opinion. En un mot, tout ce qui est de son corps est eau courante ; tout ce qui
est de son âme, songe et fumée. Sa vie est une guerre, un exil sur une terre étran-
gère ; sa renommée posthume, un oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une
seule et unique chose : la philosophie. Et la philosophie consiste en ceci : à veiller à
ce que notre génie intérieur reste sans outrage et sans dommage, et reste au-dessus
des plaisirs et des peines ; à ce qu’il ne fasse rien au hasard, ni par mensonge ni par
faux-semblant ; à ce qu’il ne s’attache point à ce que les autres font ou ne font pas. Et,
en outre, à accepter ce qui arrive et ce qui lui est dévolu, comme venant de là même
d’où lui-même est venu. Et surtout, à attendre la mort avec une âme sereine sans y
voir autre chose que la dissolution des éléments dont est composé chaque être vivant.
Importance de la vie intérieure.
Livre IV, III. On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les
montagnes. Et toi-même, tu désires toujours ardemment ces lieux d’isolement.
Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion : tu peux, à l’heure que tu veux, te
retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et
de plus calme retraite que dans son âme, surtout s’il possède, en son for intérieur,
ces principes sur lesquels il suffit de se pencher pour acquérir aussitôt une quiétude
absolue, et par quiétude, je n’entends rien autre qu’un ordre parfait. Accorde-toi
donc sans cesse cette retraite, et renouvelle-toi. Mais qu’il s’y trouve aussi de ces
maximes concises et essentielles qui, dès que tu les auras rencontrées, suffiront à
te renfermer en toute ton âme et à te renvoyer, exempt d’amertume, aux occupa-
tions vers lesquelles tu retournes. (…)
Le bien et le mal.
Livre IX, XX. La faute d’un autre, il faut la laisser où elle est.
Livre IX, XXVII. Lorsqu’on te blâme ou qu’on te hait, ou que des hommes
contre toi manifestent de tels sentiments, tourne-toi vers leurs âmes, pénètre à
l’intérieur et vois ce qu’ils sont. Tu verras qu’il ne faut pas te tourmenter pour les
amener à se faire quelque opinion sur toi. Il faut pourtant leur être bienveillant,
car par nature ce sont des amis. Les Dieux eux-mêmes viennent à leur aide de
diverses façons, par des rêves, par des oracles, afin que ces hommes acquièrent
cependant les biens dont ils s’inquiètent.
Livre X, XXX. Lorsque tu es offensé par une faute d’autrui, reviens aussitôt
sur toi-même et vois si tu n’as pas à ton actif quelque faute identique, quand tu
as regardé comme un bien, par exemple, l’argent, le plaisir, la gloriole et autres
choses semblables. En t’appliquant à cela, tu oublieras vite ton ressentiment, dès
que cette pensée te viendra : « Il y est contraint. Que peut-il faire ? » Ou bien, si
tu peux, délivre-le de la contrainte.

Tacite
5 Annales, livre XV, LXII et LXIII. 110 (Traduction de Burnouf).
La mort de Sénèque. Lui, sans se troubler, demande son testament et, sur le
refus du centurion, il se tourne vers ses amis et déclare que, puisqu’on lui défend
de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste et toutefois le
plus précieux, l’image de sa vie ; s’ils en gardent le souvenir, la gloire qui s’attache
à ces nobles études sera la récompense de leur fidèle amitié. Ses amis pleuraient :
lui, tour à tour par des discours familiers, et avec le ton plus ferme d’un censeur, les

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Le stoïcisme – 599

rappelle à la fermeté, leur demandant à plusieurs reprises ce qu’étaient devenus


les préceptes de la sagesse, où était cette raison qui se prémunissait depuis tant
d’années contre les coups du sort. La cruauté de Néron était-elle donc ignorée
de quelqu’un ? Et après le meurtre de sa mère et de son frère que lui restait-il à
ajouter, sinon la mort de l’homme qui l’avait élevé et instruit ?
Après ces exhortations et d’autres semblables qui paraissaient s’adresser à
tous également, il embrasse sa femme et, s’attendrissant un peu en ces terribles
instants, il la prie, il la conjure de modérer sa douleur, de ne pas la nourrir éternel-
lement, mais plutôt, dans la contemplation d’une vie toute consacrée à la vertu,
de chercher de nobles consolations à la perte d’un époux.

Montaigne
6 Essais, livre I, ch. XX, « Que philosopher c’est apprendre à mourir ». 1572.
(Orthographe modernisée par nos soins)
J’appris de Thalès (1), le premier de vos sages, que le vivre et le mourir étaient
indifférents ; par où, à celui qui lui demanda pourquoi donc il ne mourait, il répon-
dit très sagement : « Parce qu’il est indifférent. »
L’eau, la terre, le feu et autres membres de ce mien bâtiment (2) ne sont plus
instruments de ta vie qu’instruments de ta mort. Pourquoi crains-tu ton dernier
jour ? Il ne confère(3) non plus à ta mort que chacun des autres. Le dernier pas ne
fait pas la lassitude : il la déclare. Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive.
Voilà les bons avertissements de notre mère nature. Or j’ai pensé souvent d’où
venait cela, qu’aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou
en autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable qu’en nos maisons, autre-
ment ce serait une armée de médecins et de pleurars ; et, elle étant toujours une,
qu’il y ait toutefois beaucoup plus d’assurance parmi les gens de village et de basse
condition qu’ès autres(4). Je crois à la vérité que ce sont ces mines et appareils(5)
effroyables, de quoi nous l’entournons(6), qui nous font plus peur qu’elle : une toute
nouvelle forme de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfants, la visitation
de personnes étonnées et transies(7), l’assistance d’un nombre de valets pâles et
éplorés, un chambre sans jour, des cierges allumés, notre chevet assiégé de médecins
et de prêcheurs ; somme(8), tout horreur et tout effroi autour de nous. Nous voilà
ensevelis et enterrés. Les enfants ont peur de leurs amis mêmes quand ils les voient
masqués ; aussi avons-nous(9). Il faut ôter le masque aussi bien des choses que des
personnes ; ôté qu’il sera, nous ne trouverons au dessous que cette même mort, qu’un
valet ou simple chambrière passèrent dernièrement sans peur(10). Heureuse la mort
qui ôte le loisir aux apprêts de tel équipage ! (11)
Notes des auteurs : 1) Thalès de Milet (625-546 av. J.-C.), philosophe et mathématicien. 2) Ici, le
corps humain. 3) contribue. 4) Que chez les autres. 5) Apparences, mises en scène. 6) Entourons.
7) Affligées, désolées. 8) En somme. 9) Il en est de même pour nous. 10) Moururent sans être
effrayés. 11) Heureuse la mort qui enlève à de telles mises en scène le pouvoir d’effrayer et d’affliger.

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600 – Le stoïcisme

Pascal
7 Pensées, 1669. (Classement de l’édition Brunschvicg)
465. Les stoïques disent : « Rentrez au-dedans de vous-mêmes ; c’est là où
vous trouverez votre repos. » Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : « Sortez en
dehors : recherchez le bonheur en vous divertissant. » Et cela n’est pas vrai. Les
maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu,
et hors et dans nous.
466. Quand Epictète aurait vu parfaitement bien le chemin, il dit aux hommes :
« Vous en suivez un faux. » Il montre que c’en est un autre, mais il n’y mène pas.
C’est celui de vouloir ce que Dieu veut ; Jésus-Christ seul y mène : Via, veritas. Les
vices de Zénon même.

La Bruyère
8 Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, livre XI, 3. « de l’homme ». 1688.
Le stoïcisme est un jeu de l’esprit et une idée semblable à la République de
Platon. Les stoïques ont feint qu’on pouvait rire dans la pauvreté ; être insensible
aux injures, à l’ingratitude, aux pertes de biens, comme à celle des parents et des
amis ; regarder froidement la mort et comme une chose indifférente qui ne devait
ni réjouir ni rendre triste ; n’être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir
le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir,
ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il
leur a plu de l’appeler un sage. Ils ont laissé à l’homme tous les défauts qu’ils lui
ont trouvés, et n’ont presque relevé aucun de ses faibles : au lieu de faire de ses
vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l’en corriger, ils lui ont
tracé l’idée d’une perfection et d’un héroïsme dont il n’est point capable, et l’ont
exhorté à l’impossible. Ainsi le sage, qui n’est pas, ou qui n’est qu’imaginaire, se
trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous
les maux : ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient
lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l’entraîner
dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l’univers ; pendant que
l’homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et
perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces.

CM 58 Stoïcisme

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LE SURRÉALISME

ώ Frise chronologique n° 45

ْ 1912 ْ 1930
Nature morte à la chaise cannée, premier Revue Le Surréalisme au service
collage pictural de Picasso. de la révolution.
ْ 1918 ْ 1932
Manifeste Dada. Les Vases communicants
ْ 1920 (récit, André Breton).
Les Champs magnétiques, recueil ْ 1934
de poèmes André Breton, Philippe Le Marteau sans maître (René Char).
Soupault. ْ 1937
ْ 1924 L’Amour fou (récit, André Breton).
Manifeste du surréalisme, Deuil pour ْ 1942
deuil, Robert Desnos, Le Libertinage, Poésie et vérité (Paul Eluard),
Louis Aragon. avec Liberté.
ْ 1928 ْ 1942
Nadja (récit, André Breton). Le Veilleur du Pont-au-Change
ْ 1926 (Robert Desnos).
Capitale de la douleur (Paul Eluard). ْ 1943
ْ 1928 L’Honneur des poètes (Paul Eluard).
L’Esprit contre la raison (René Crevel). ْ 1943
ْ 1929 Le Musée Grévin (Louis Aragon).
Un chien andalou (film, Luis Buñuel). ْ 1966
ْ 1930 Mort d’André Breton.
Second Manifeste du surréalisme.

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602 – Le surréalisme

Introduction
Le mouvement surréaliste est né des décombres de la Première guerre mondiale
chez des jeunes gens révoltés par l’horreur et l’absurdité qu’ils ont subies. Provocateurs
et subversifs, ils manifestent leur créativité dans tous les domaines artistiques
et au-delà des frontières. Mouvement ambitieux et radical, il vise une révolution
globale. Il se revendique de la démarche poétique de Rimbaud, des travaux de
Freud sur l’inconscient, et des analyses politiques et sociales de Marx. Le terme
« surréalisme » apparaît chez Apollinaire1, en 1917, et exprime le désir d’atteindre
un réalisme supérieur, non pas idéaliste, mais plongeant au cœur du réel, et visant
l’unité de l’homme et du monde.

I. Grandes étapes du mouvement surréaliste

1. Dada, « père du surréalisme »


Le poète roumain Tristan Tzara, étudiant à Zurich, fédère des artistes français et
italiens protestataires qui prennent par dérision le nom de Dada. Il publie en 1918
le premier manifeste dada. Ainsi, Marcel Duchamp expose-t-il à New York un urinoir
baptisé « Fountain », « source », qui provoque le scandale. Au même moment, à Paris,
André Breton, Philippe Soupault et Louis Aragon se lient d’amitié. Ils accueillent
Tzara avec enthousiasme. Il les aide à se libérer des dernières entraves et à accéder
à « l’esprit nouveau ». Il se brouillera avec Breton en 1922, car son nihilisme achoppe
sur la relation avec la Révolution marxiste de l’URSS. Il se rapprochera encore du
surréalisme pour s’en éloigner en 1935.

2. André Breton « le pape du surréalisme »


A Paris, Louis Aragon et André Breton, étudiants en médecine, avaient été mobili-
sés dans les services de médecine militaire et fait l’expérience des terribles blessures
du corps et de l’âme. L’hécatombe de 1914-1918 est pour eux le signe de la faillite
de la civilisation bourgeoise, avec laquelle il faut rompre.
Après une première période nihiliste sous l’influence de Tzara, André Breton prend
la tête du mouvement. Il poursuit sa quête esthétique, en définissant la conception
surréaliste de l’art dans Le Surréalisme et la peinture en 1928, politique, en se rappro-
chant puis rompant avec le parti communiste, et sentimentale, par sa rencontre avec
Nadja (1926-1929). Les relations entre surréalistes sont tumultueuses et aboutissent
à des ruptures, exclusions ou réconciliations.

1. Les Mamelles de Tirésias, préface.

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Le surréalisme – 603

3. Les Manifestes
C’est Breton qui signe les deux Manifestes du Surréalisme, 1924 et 1930. Il y définit
les principes du mouvement :
« Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel
de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la
raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
Il se réclame des « poètes maudits », au premier rang desquels Arthur Rimbaud
le visionnaire pour son désir de changer le monde par la poésie, et par son engage-
ment total.
Le surréalisme concerne toutes les formes d’expression artistique, en particulier
la littérature et la peinture, et les arts naissants que sont le cinéma et la photogra-
phie. Il met en avant l’imagination, l’émerveillement, l’anticonformisme, et l’écri-
ture automatique sous toutes ses formes. Pour toute philosophie, « la croyance à
la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la
toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. » Ils rejettent donc les
valeurs bourgeoises que sont la morale et le succès mercantile.
La Seconde Guerre mondiale affecte le mouvement internationaliste. D’abord la
guerre civile espagnole pousse les peintres à prendre parti : à l’inverse de Dali, Picasso
refuse de rentrer en Espagne tant que Franco est au pouvoir. Certains passent l’occu-
pation nazie dans la clandestinité, voire dans la Résistance, d’autres comme Breton
s’exilent aux États-Unis où se développe une activité surréaliste. Après la guerre,
le surréalisme s’internationalise, mais s’essouffle en France, concurrencé par l’exis-
tentialisme. On a déclaré le mouvement terminé avec la mort de Breton en 1966,
mais des groupes poursuivent l’aventure. Son esprit et ses principes inspirent encore
les artistes contemporains attentifs au pouvoir poétique de l’image et à l’explora-
tion de l’inconscient.

II. Quelques centres d’intérêt du surréalisme

1. Freud et l’inconscient
Les travaux du célèbre médecin viennois sont bien connus en France avant 1914.
Sigmund Freud a travaillé auprès de Charcot à Paris, puis, ayant établi les fonde-
ments de la psychanalyse, il les applique à l’hôpital à Vienne et dans son cabinet, et
les diffuse lors de voyages en Europe et aux États-Unis où il donne des conférences.
S’il est souvent contesté, certains médecins et neurologues appliquent déjà ses
méthodes pendant la guerre. C’est ainsi que Breton, qui a découvert la « psychoana-
lyse » dans un manuel, est affecté à sa demande dans un service de neurologie où l’on
applique aux névroses des soldats des traitements inspirés de Freud. On demandait

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604 – Le surréalisme

ainsi aux malades de laisser s’écouler un flux de mots et d’images selon le principe
des associations libres. Pouvaient alors se révéler les obsessions cachées et s’expri-
mer l’inconscient, libéré de tout contrôle.

2. Les expérimentations
a. Le rêve
Les surréalistes exploreront avec passion l’univers du rêve : c’est le monde onirique
de Salvador Dali, ou les villes imaginaires de Giorgio de Chirico. Dans L’Interprétation
des rêves, 1900, Freud explique que le rêve exprime « l’accomplissement d’un désir »,
que l’inconscient refoule habituellement. Ainsi les rêves libèrent des connotations
sexuelles, ou des tabous plus forts encore, comme le désir de tuer le père, ou des
souvenirs d’enfance enfouis. Comme le psychanalyste, André Breton fait l’expérience
de l’analyse des rêves, en se faisant réveiller au milieu de son sommeil. Il la raconte
dans Les Vases communicants, 1932, dont le titre explicite par une métaphore les
liens entre le réel et le monde du rêve.

b. L’écriture automatique
Le même désir de se libérer des contraintes fait naître Les Champs magnétiques.
Au printemps 1919, André Breton et Philippe Soupault entreprennent de « noircir
du papier avec un louable mépris de ce qui pourrait s’ensuivre littérairement. » Ils
s’enferment près du Panthéon dans la chambre d’hôtel où loge Breton et écrivent
pendant neuf à dix heures par jour. Breton avait été alerté par les phrases prononcées
dans leur demi-sommeil par les malades qu’il a côtoyés en 1916. Phrases illogiques,
absurdes, mais « éléments poétiques de premier ordre ». Au bout de deux semaines,
ils constatent des hallucinations, et une tension très douloureuse entre la vigilance
et l’abandon. Ils décident alors d’interrompre l’écriture de ce livre « dangereux ». Ils
signent conjointement, constatant que rien ne permet de reconnaître l’auteur de
tel ou tel texte. Le recueil de textes en prose développe les thèmes de la nostalgie
de l’enfance, de la ville, du désespoir, et est dédié à leur ami Jacques Vaché, mort
d’overdose à 23 ans. Proche de Lautréamont, il a aussi des réminiscences de Rimbaud.
Il est accueilli de façon mitigée, mais il est considéré comme le premier ouvrage
surréaliste.
Le peintre Max Ernst pratique le « frottage » qu’il assimile à l’écriture automatique :
comme les relevés d’archéologues, le crayon en frottant une surface quelconque,
fait apparaître des figures imaginaires.

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Le surréalisme – 605

c. Les collages
Les surréalistes reconnaissent en Lautréamont un précurseur des collages litté-
raires dans Les Chants de Maldoror, (Ve partie, Vol des étourneaux) publiés en 1869,
comme un plagiat déclaré. Mais ce sont les cubistes1 qui le pratiquent en peinture,
en particulier Braque et Picasso. Ce dernier compose en 1912 sa Nature morte à la
chaise cannée.
C’est une technique très variée qui combine des éléments de toute nature, textes
de journaux, papier peint, toile cirée, objets divers. De même, en 1929, Max Ernst
publie La Femme 100 têtes, un roman-collage, sorte d’histoire en images. Il assemble
des feuilles découpées dans des magazines ou des encyclopédies du XIXe siècle, et
propose un monde bizarre, onirique, féérique.
André Breton suggère dans l’introduction, d’attendre que surgisse « la première
centaine de visions féeriques. ».
Des créations originales voient le jour : peintres et poètes collaborent, dans un
ordre original : Eluard illustre par des poèmes les dessins de l’Américain Man Ray,
dans le recueil Les Mains libres, publié en 1937.

d. Les jeux : le cadavre exquis


Dans un premier temps, les surréalistes suivent les dadaïstes dans des manifes-
tations provocatrices, souvent grotesques : procès parodique de Maurice Barrès en
1921, concerts de casseroles et autres bouffonneries. Peu à peu, ils s’en éloignent,
mais entretiennent l’humour et des activités ludiques. Ainsi, un groupe s’organise
autour des poètes Jacques Prévert, Raymond Queneau et le peintre Yves Tanguy et
invente le jeu littéraire collectif du cadavre exquis : chaque participant écrit une
partie de phrase sans savoir ce que le précédent a écrit. La première phrase produite
fut : « Le cadavre – exquis – boira — le vin – nouveau ». Le jeu peut également
concerner un dessin collectif. Une expérience fut réalisée en Angleterre, royaume du
roman policier, dans l’écriture d’un roman. Ainsi dans The Floating Admiral, L’Amiral
flottant, publié en 1931, douze auteurs écrivent un chapitre à tour de rôle, essayant
de dénouer l’intrigue du chapitre précédent, et proposant une nouvelle situation
plus complexe encore.
Le but est encore d’explorer l’inconscient et ses ressources poétiques, mais dans
une démarche collective.
Tous les grands noms du surréalisme, poètes et peintres, ont participé à ces
créations.

1. Voir fiche « cubisme », p. 121.

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606 – Le surréalisme

3. La Force de l’imaginaire
Dans le double but de se démarquer de la littérature contemporaine, patrio-
tique et conventionnelle, et d’explorer l’inconscient, les surréalistes privilégient les
images surprenantes et neuves. Elles illustreront les travaux de Freud, sur la force
symbolique des rêves, la sexualité refoulée, au moment où le médecin viennois est
encore fortement décrié.
Ainsi, certaines images sont-elles devenues des classiques : Dali peuple ses
paysages de montres molles, des hommes au chapeau melon pleuvent sur la ville
pour Magritte, Ernst montre une Vierge Marie fessant l’enfant Jésus. Chez Eluard,
« la terre est bleue comme une orange » (Capitale de la douleur), et le fer à repasser
de Man Ray est hérissé de clous (Cadeau, 1921).
Le réel est donc représenté sans réalisme, dans une fantaisie apparemment
gratuite et provocatrice. Il en résulte un langage plastique et littéraire nouveau qui
remplit pleinement la fonction de la poésie, « donner à voir » (Eluard)

4. La place de l’amour
On pourrait reprocher au surréalisme d’être un mouvement fortement masculin.
Quelques femmes artistes apparaissent, Frida Kahlo participe aux jeux du cadavre
exquis, mais la plupart sont tombées dans l’oubli, que des études commencent à
réparer.
En revanche, elles sont omniprésentes comme compagnes, muses, amantes. On
retient surtout les figures de Gala, muse d’Eluard, puis de Dali, de Nush Eluard et
d’Elsa Triolet, épouse d’Aragon. Elles sont célébrées d’abord pour leur beauté et leur
sensualité, dans une image assez conventionnelle, fortement érotisée et fantasmée.
Mais leur présence souligne l’importance essentielle du couple, fût-il éphémère,
infidèle, libre. Aragon et Eluard en particulier en sont les chantres :
« Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire »
proclame Louis Aragon dans Les Yeux d’Elsa, 1942.
Eluard s’effondre quand sa femme Nush meurt soudainement en 1946 : il écrit
dans le recueil Le Temps s’arrête, le poème « Ma morte vivante » :
« J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres ».
Puis il rencontre un nouvel amour qu’il célèbre dans Le Phénix, 1951 :
« C’est à partir de toi que j’ai dit oui au monde ».
Quant à André Breton, la rencontre avec Nadja suscite une promenade dans Paris,
qui devient la métaphore du rapport au monde. Plus tard, il sera une sorte de théori-
cien de L’Amour fou, publié en 1937, et qu’il considère comme le terme d’une trilogie
consacrée à la découverte du hasard objectif et du rêve, avec insertion de photogra-
phies. Mais le fil conducteur reste l’amour, dans sa dimension affective et charnelle.

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Le surréalisme – 607

Il conclut son ouvrage en s’adressant à sa fille Aube, qui vient de naître :


« Je vous souhaite d’être follement aimée. »
La passion amoureuse, l’éloge du couple ne sont pas un retrait du monde, mais
au contraire une force supplémentaire qui aide à être vigilant et à s’engager.

III. Surréalisme et engagement

1. Les relations avec les communistes


Comme le mouvement surréaliste, la Révolution russe naît des décombres de
la Première guerre mondiale, et propage son idéologie par les Partis Communistes
des différents pays.

a. Les convergences
Communistes et surréalistes ont de nombreux points communs : ils se consi-
dèrent comme des avant-gardes, rejettent la société bourgeoise, ses institutions et
ses valeurs, veulent libérer l’homme du pouvoir tyrannique et du poids de la religion.
Certes les uns veulent renverser le capitalisme et la société de classes, alors que les
autres rêvent d’une poésie libératoire. Mais les deux groupes pratiquent des actions
virulentes « contre le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur »
(A. Breton, Second manifeste du surréalisme). Crevel, Péret, Pierre Unik mettent en
cause et parfois injurient les institutions comme la patrie, l’armée, l’Église, l’Univer-
sité, etc. Ils dénoncent la guerre, le mariage, le sport de compétition, tous facteurs
d’abaissement moral à leurs yeux. Dans les deux groupes, l’action doit être collec-
tive, comme le montrent les ouvrages de groupe, les références aux manifestes de
Breton, et l’usage du « nous », ou du « on » dans les articles, ou encore la revue Le
Surréalisme au service de la Révolution. Mais les rapports à l’intérieur des groupes sont
passionnels et tendus. De part et d’autre, on est prompt aux exclusions et anathèmes.
Les deux mouvements visent à transformer radicalement l’homme et la société
même si ce sont des domaines différents, littéraire ou politique.

b. Adhésions et ruptures
Mais l’incompréhension et même la mésentente étaient inévitables, pour des
raisons évidentes d’idéologie et de visée stratégique. Dès 1924, le Parti communiste
adopte la ligne stalinienne, et une orthodoxie plus rigide. De plus, il regroupera très
vite plusieurs centaines de milliers de membres, par lesquels les surréalistes, au
nombre de quelques dizaines, risquent d’être vite absorbés.
André Breton lui-même adhère au Parti en 1926, mais ne se sent pas reconnu
comme poète et prend très vite ses distances.

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608 – Le surréalisme

On a pu analyser l’adhésion de Breton comme une stratégie pour garder la mainmise


sur le mouvement surréaliste. Au début des années vingt, des forces antagonistes
le traversent, comme la tentation du suicide ou l’influence d’Antonin Artaud et de
sa folie – écrire ou peindre en se libérant de la rationalité n’est pas sans influence
sur la raison –. André Breton et Louis Aragon posent dès l’été 1925, dans le n° 4
de la revue, la question du rapprochement avec les communistes et recentrent la
recherche sur le réel. Artaud sera exclu dès l’année suivante.
Pendant les années qui suivent, ce cheminement commun est cahoteux.
Communistes et surréalistes mènent de front le combat politique en France, mais
Breton et d’autres sont souvent écartés des instances de direction, malgré leur désir
de concilier le freudisme et le marxisme au service du prolétariat. Breton s’éloignera
peu à peu du Parti, lui reprochant de censurer certains textes, rompant de fait avec
Aragon qu’il venait pourtant de défendre, puis avec Eluard.
Il se rapprochera de Trotski qu’il rencontre au Mexique en 1938. Ils en appellent à
l’unité entre marxistes et anarchistes, et dénoncent « l’esprit policier réactionnaire »
de Staline. Ils fondent une fédération composée de personnalités très diverses.

c. En revanche des individualités auront des positions différentes


Ainsi, Paul Eluard et Louis Aragon resteront au parti.
Louis Aragon s’oppose à Breton d’abord pour des raisons littéraires, ce dernier
ayant décrété que seule la poésie peut exprimer l’inconscient, donc rejeté le roman.
Il le trouve aussi trop dictatorial. En 1930, Aragon représente le mouvement surréa-
liste en URSS, alors que le Parti l’accuse d’anarchisme, ce que Louis Aragon accepte.
Il fait alors l’éloge du stalinisme, dénonce le surréalisme et le socialisme, et part
vivre un an avec Elsa en URSS. Il restera le poète du parti jusqu’à sa mort en 1982.
Paul Eluard lui aussi restera fidèle à l’idéal communiste, avec des péripéties. Il
est exclu du parti mais il demande sa réinscription clandestine pendant l’Occupa-
tion, au moment où ce geste peut lui être fatal. D’autre part, à sa mort en 1952, il
est enterré au Père Lachaise auprès des communistes.

2. L’exil et la Résistance
On vient de le voir, communistes ou pas, les surréalistes sont considérés comme
des révolutionnaires par les nazis allemands et les fascistes en Espagne et en Italie,
et ils doivent fuir lors de l’Occupation de la France. Leurs œuvres sont détruites dans
des autodafés et interdites.
Dès 1939, l’Allemand Max Ernst est arrêté en France, mais parviendra à la quitter.
Après l’armistice de 1940, Breton s’embarque pour New York où naît un nouveau
groupe surréaliste, tout comme Yves Tanguy, Marcel Duchamp, Jean Perrin, ou d’autres
intellectuels pourchassés.

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Le surréalisme – 609

D’autres choisissent de rester, et mènent une vie et une action plus ou moins
cachées. Paul Eluard et Pierre Seghers publient aux Éditions de Minuit clandes-
tines un recueil, L’Honneur des poètes. Y figurent Louis Aragon, Jean Tardieu, Robert
Desnos, Vercors, Pierre Emmanuel, Francis Ponge, et bien d’autres. Il paraît symbo-
liquement le 14 juillet 1943, « jour de liberté opprimée ».
En avril 1942, Eluard publie dans le recueil Poésie et Liberté, sans visa de censure,
le poème « Liberté ». Il s’agit d’une longue litanie des lieux où le poète voudrait écrire
« ton nom ». Ce nom, qui semble d’abord celui d’un amour, n’est révélé qu’à la fin :
« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté. »
Il confiera que c’était initialement un poème d’amour, mais qu’à la place du nom
de la femme aimée, c’était le mot Liberté qui s’imposait, unissant encore une fois
la passion amoureuse et l’action politique. Le poème est diffusé dans la zone sud,
puis imprimé à Londres et parachuté en France à des milliers d’exemplaires par les
avions britanniques.
René Char de son côté dirige un réseau de résistants à Céreste près de Manosque,
sous le nom de « Capitaine Alexandre », expérience qu’il raconte dans Les Feuillets
d’Hypnos. Hypnos, dieu du sommeil, est frère de Thanatos, la mort. Ce sont eux
qui règnent dans les heures sombres du nazisme. Seule la poésie est capable de le
combattre, c’est le credo de Char.
D’autres y laissent leur vie, comme Robert Desnos, déporté et mort dans un
camp en Allemagne.

3. L’apogée de la poésie
Si toutes les disciplines artistiques sont représentées dans le surréalisme, en
particulier la peinture, avec Giorgio de Chirico, Juan Miro, Marcel Duchamp, la poésie
est le genre majeur. Puisqu’on recherche l’expression du « fonctionnement réel de
la pensée… en l’absence de tout contrôle de la raison » la voie royale est la poésie.
C’est du moins ce que proclame André Breton dont les œuvres de prose, comme
Nadja, sont en réalité des récits poétiques. Aragon est aussi romancier, et rompra
avec le « pape » pour cette raison. On peut considérer que les peintres font œuvre
poétique, en particulier dans les représentations non figuratives, oniriques, d’un
Dali ou d’Yves Tanguy, de même que le cinéma : Le Chien andalou de Luis Buñuel ne
s’explique que par une démarche poétique.
Tout au long de son histoire, le mouvement donnera un rôle majeur au poète,
dans la libération de la société, comme plus tard pendant la guerre.
Il renoue ainsi avec la tradition romantique, de Hugo à Baudelaire, qui fait du
poète un phare et un prophète.

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610 – Le surréalisme

IV. Aux marges du surréalisme


Qui est surréaliste ? Qui ne l’est pas ? L’appartenance au mouvement est diffi-
cile à établir.

1. Adhésions et exclusions
L’histoire du mouvement est pleine d’allées et venues. On participe à telle produc-
tion de groupe, puis on s’en éloigne pour une autre aventure.
Des « pères » fondateurs, seul André Breton maintiendra le cap. C’est lui qui
exerce une autorité jalouse, exclut ou intègre : contre Staline pour Trotski, contre
le roman pour la poésie, etc.
Certaines fortes personnalités poursuivent leur chemin sans que l’étiquette
« surréaliste » ne les marque : Picasso participe aux premières manifestations, mais
ne sera pas plus surréaliste qu’il n’a été longtemps cubiste. En revanche, l’œuvre de
Dali en garde toujours l’empreinte. Mais il l’exploite et oublie le refus de mercanti-
lisme en s’enrichissant, au point que ses anciens amis renversent son nom en « Avida
Dollars ». Pourtant, c’est Picasso qui s’engage et peint le tableau Guernica accompa-
gnant le poème d’Eluard en 1938. Raymond Queneau est dans les premiers partici-
pants à l’écriture automatique, puis il fonde son propre groupe, l’OULIPO.

2. Les « compagnons de route »


Le XXe siècle foisonne en artistes exceptionnels qui ont fréquenté le groupe, puis
ont poursuivi leur chemin artistique personnel. Dès 1913, dans Alcools, Apollinaire
libère le vers et supprime la ponctuation, ouvrant la voie à la poésie surréaliste.
C’est lui qui invente le nom du mouvement.
On peut aussi voir les liens qui rattachent les poètes René Char, Jacques Prévert,
Henri Michaux, même s’ils s’en détachent plus tard.

Conclusion
Le mouvement prônait la libération de toutes les contraintes, tout en se rangeant
aux diktats des uns et des autres, en particulier de Breton. Il parcourt tout le XXe siècle,
en épouse les luttes et enrichit l’art d’une inventivité et d’une fécondité toutes
nouvelles.

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Le surréalisme – 611

ْ Prolongements

Il a permis toutes les explorations picturales de l’art abstrait, et révélé définiti-


vement la place de l’inconscient dans l’art. Si la poésie a continué dans cette voie, le
roman et le théâtre, marqués par la guerre, ont exploré d’autres chemins, l’absurde,
l’existentialisme, l’engagement, le nouveau roman.

Textes sur le surréalisme

André Breton
1 Manifeste du surréalisme, 1924.
« Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradic-
toires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité,
si l’on peut ainsi dire. C’est à sa conquête que je vais, certain de n’y pas parve-
nir mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supputer un peu les joies d’une
telle possession ».
….
L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. »

André Breton, Philippe Soupault


2 Les Champs magnétiques. Glace sans tain, 1920
« La fenêtre creusée dans notre chair s’ouvre sur notre cœur. On y voit un
immense lac où viennent se poser à midi des libellules mordorées et odorantes
comme des pivoines. Quel est ce grand arbre où les animaux vont se regarder ? Il
y a des siècles que nous lui versons à boire. Son goûter est plus sec que la paille
et la cendre y a des dépôts immenses. On rit aussi, mais il ne faut pas regarder
longtemps sans longue vue. Tout le monde peut y passer dans ce couloir sanglant
où sont accrochés nos péchés, tableaux délicieux, où le gris domine cependant.
Il n’y a plus qu’à ouvrir nos mains et notre poitrine pour être nus comme cette
journée ensoleillée. Tu sais que ce soir il y a un crime vert à commettre. Comme
tu ne sais rien, mon pauvre ami. Ouvre cette porte toute grande, et dis-toi qu’il
fait complètement nuit, que le jour est mort pour la dernière fois. »

Paul Eluard
3 L’Amour la poésie, 1929
« La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours » (…)

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612 – Le surréalisme

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CM 59 Surréalisme

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LE SYMBOLISME

ώ Frise chronologique n° 46

ْ 1866 ْ 1886
Paul Verlaine, Poèmes saturniens. « Manifeste littéraire » (Jean Moréas).
ْ 1873 ْ 1891
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer. Jean Moréas renonce au symbolisme.
ْ 1884 ْ 1898
Les Poètes maudits (Verlaine). Mort de Stéphane Mallarmé.
ْ 1884
À rebours (Huysmans).

Introduction
Le symbolisme est un mouvement artistique apparu en France et en Belgique à
la fin du XIXe siècle, qui correspond dans ses principes et ses thématiques avec des
courants contemporains dans d’autres pays d’Europe même s’il ne se superpose pas
exactement avec eux. Il apparaît comme uniquement préoccupé de l’art, et dégage
donc la littérature et la peinture de tout intérêt documentaire, de tout rôle social,
de toute responsabilité morale.

I. Définition et principes du symbolisme


Le mouvement symboliste est le produit d’une époque. Dans cette période de
relative stabilité et d’avancées sociales qu’est la Troisième République (accès à
l’école, droits des travailleurs, etc.), le positivisme, le réalisme, les progrès techniques
façonnent les gestes et les représentations. Ce sont ces valeurs que le symbolisme

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614 – Le symbolisme

va remettre en question pour réaffirmer la profondeur mystérieuse du réel, qu’il faut


découvrir derrière le visible. Il s’agit donc d’utiliser tout ce qui se trouve en marge
de la rationalité : l’inconscient, le mythe, le macabre, l’étrange et le bizarre, l’ina-
chevé, le rêve, etc. Le monde ne peut être réduit à des faits ou à des choses, et c’est
sa part cachée que le Poète doit révéler. C’est pourquoi les symbolistes souhaitent
mettre en œuvre le commandement d’Arthur Rimbaud, qui intime au poète d’« être
voyant, [de] se faire voyant », dans une lettre à Paul Demeny (1871). L’œuvre symbo-
liste se teinte donc de mystère, voire de mysticisme. Elle est en cela clairement
contemporaine des travaux du psychanalyste Sigmund Freud, ou du philosophe Henri
Bergson, qui analysent les conduites et les modes de pensée à partir des relations
et des mouvement cachés à l’œuvre dans le monde et dans les hommes sans que
leur intelligence parvienne à s’en saisir.
Le nom est né en 1886 sous la plume de Jean Moréas, un poète d’origine grecque.
Dans un « Manifeste littéraire » paru dans le journal Le Figaro, il forge le terme à
partir de l’étymologie grecque qui renvoie au fait de « mettre ensemble », de « jeter
ensemble » deux éléments pour que, de leur rapprochement, naisse un sens qu’au-
cun des deux éléments n’aurait individuellement. De fait, en Grèce ancienne, le
symbolon était un objet coupé en deux (souvent un tesson de poterie) qui permet-
tait à deux personnes de se reconnaître en rapprochant les deux parties. Ce qui doit
être « mis ensemble », selon les symbolistes, ce sont l’image et l’idée — on pourrait
même écrire l’Idée, au sens platonicien du terme, c’est-à-dire la réalité véritable
au-delà du voile des apparences.
C’est pourquoi les symbolistes procèdent à une véritable entreprise de dissémi-
nation du sens, qui se superpose à la dissémination des sensations. Jules Laforgue
(qui était tuberculeux) écrit dans la « Complainte de l’ange incurable » :
« Je t’expire mes Cœurs bien barbouillés de cendres ;
Vent esquinté de toux des paysages tendres !
Où vont les gants d’avril, et les rames d’antan ?
L’âme des hérons fous sanglote sur l’étang. »
Vertige et confusion du moi, des mots, des choses, des vues, des rêves, tout est
fait pour échapper à « la description objective », refusée par Jean Moréas dans le
« Manifeste » où il théorise cette nouvelle approche artistique. Le sujet se dissous, il
n’est qu’un prétexte, seule la présence d’un je donne sa cohérence à l’œuvre mais il
est comme rongé de sensations et menacé de fracture. Alors le lecteur ou le specta-
teur est alors pour l’artiste un partenaire : s’il n’apprend pas à déchiffrer le message,
il peut se trouver tout simplement exclu du sens et l’œuvre manque sa cible.

II. Les origines


Les symbolistes vont récuser des choix esthétiques antérieurs et se placer dans
la lignée d’écrivains atypiques.

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Le symbolisme – 615

1. Contre le naturalisme et le Parnasse


L’innovation littéraire, depuis le milieu des années 1870, semble monopoli-
sée par le roman naturaliste. Émile Zola (1840-1902) théorise l’idée d’un « roman
expérimental », véritable œuvre scientifique où les personnages, les caractères, les
milieux, étudiés comme dans des éprouvettes, permettront d’explorer toutes les
facettes de la vie moderne.
Dans le même temps la poésie, apanage du Parnasse, n’est pas véritablement le
lieu où se discute l’avenir de la littérature. Le mouvement poétique qu’on nomme
Parnasse (en référence à ce mont grec consacré à Apollon et aux Muses, c’est-à-
dire à la création poétique) a pour représentant principal Théophile Gautier (1811-
1872). C’est lui qui revendique « L’art pour l’art », soit un art qui n’a pour objet que
la seule beauté, sans aucune prétention à l’utilité ou à la vertu. Les poètes parnas-
siens rejettent également le lyrisme si cher aux Romantiques et recherchent l’objec-
tivité. En outre, ils tentent d’atteindre, à force de travail, la perfection formelle,
qui prime selon eux sur l’inspiration du poète. Les premiers grands poètes symbo-
listes, Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé, furent associés au Parnasse contempo-
rain, ensemble de recueils poétiques publiés pendant une dizaine d’années, mais ils
en furent exclus en 1876.

2. Dans les pas du décadentisme


L’œuvre emblématique de Joris-Karl Huysmans, A rebours (1884), permettra de
comprendre sur quel terreau germe le symbolisme. Il s’agit de montrer que l’artiste
véritable travaille à contre-courant de son siècle. Le héros du roman, Des Esseintes,
est un aristocrate névrosé, extrêmement original. Son propos est de créer le monde
dans lequel il évolue, « à rebours » d’un monde réel soumis aux lois de la nature
et du réalisme. Dans sa maison, dans ses lectures, dans ses activités, Des Esseintes
remplace sans cesse le réel par des éléments choisis par et pour l’art, qui n’est
pas loin de l’artificialité. Ce faisant, il s’oppose frontalement aux héros réalistes
des romans de Zola, qui pouvaient êtes fous, alcooliques ou débauchés, mais ces
déviances étaient une anomalie ; chez Huysmans, l’essence de l’individu est d’être
bizarre et en proie à de telles obsessions.
Le terme de « décadence » est alors revendiqué parce qu’il rompt avec le projet
littéraire prégnant, qui était au fond un projet de civilisation. Et la tâche du Poète,
de ces « poètes maudits » qui sont les premiers symbolistes, est d’annoncer la fin
de la littérature pour accéder à des régions plus pures du réel.
La fascination des symbolistes pour la décadence exprime, avec un pessimisme
nourri de Schopenhauer, un rapport très particulier à la modernité, à la fois objet
de haine et d’admiration. Les symbolistes se perçoivent comme les produits les plus
purs de la civilisation, mais se sentent en même temps trahis et abandonnés par
elle : ils en souhaitent donc l’écroulement.

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616 – Le symbolisme

III. De grands artistes


Au sens strict du terme, les symbolistes ont été actifs durant une période courte,
une dizaine d’années seulement, mais pendant cette période la production littéraire
française a été dans son ensemble consacrée à l’exploration de ce nouveau champ.
On peut donc parler d’un système en regard duquel les œuvres peuvent et doivent
être comprises, même si les artistes ont exploré des voies diverses en cherchant
d’abord à affirmer leur individualité et leur originalité.

1. Les maîtres
Ils ont une réputation bien établie avant la formalisation des principes du symbo-
lisme et sont vus comme des précurseurs.
Paul Verlaine (1844-1896) a d’abord mené une vie chaotique, marquée par l’alcoo-
lisme et sa relation avec Arthur Rimbaud, pour qui il rompt avec son épouse mais
qu’il tente d’assassiner d’un coup de revolver en 1873. Une fois sorti de prison, il livre
une poésie plus apaisée, mais aussi plus mélancolique. La fin de sa vie est marquée
par une longue déchéance, car le poète est miné par l’alcool et la maladie. En 1874,
son Art poétique fait office de programme pour les symbolistes :
« De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature. »
De même, il publie en 1884 Les Poètes maudits, recueil de notices sur ces poètes
en marge des règles esthétiques et sociales qui deviennent des modèles pour tous
les symbolistes. À côté de Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé,
Marceline Desbordes-Valmore et Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine s’inclut lui-même
parmi ces poètes novateurs.
Arthur Rimbaud (1854-1891) a été poète pendant une courte période de sa vie,
mais son œuvre d’une extraordinaire densité est saluée par ses contemporains, et
au-delà. Il est un ami de Verlaine mais leur relation tumultueuse s’interrompt lorsque
Rimbaud renonce à la poésie, après 1875. Après, c’est la vie d’aventures, l’Afrique
et l’Arabie, les trafics, la maladie et la mort à Marseille à l’âge de 37 ans. Il ne cesse
dans ses vers ou dans sa prose de magnifier en éclats fulgurants les sensations, les
mots, les « illuminations » (du nom d’un ensemble de pièces éparses regroupées en
recueil par Verlaine).
Stéphane Mallarmé (1842-1898) est professeur d’anglais, d’abord en province
puis à Paris où il se mêle activement aux cercles littéraires. Ses premières œuvres
paraissent en 1862. Il pousse plus loin que tous les autres ses recherches sur le
langage : sa poésie, pure et absolue, ne chante rien d’autre que la langue elle-même,

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Le symbolisme – 617

car la réalité du monde est bien moins importante que l’expression de l’ineffable.
C’est pourquoi il faut « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », comme le
ferait un « ange » (« Le Tombeau d’Edgar Poe », 1877) pour parvenir à l’Idéal qui
hante le poète. Cette poétique exigeante l’amène à une forme d’hermétisme, et ses
vers peuvent passer pour obscurs aux yeux des profanes.

2. La génération des symbolistes


Ce sont des poètes nés plus tardivement, qui s’engagent à la suite des maîtres
ci-dessus mentionnés. Ils forment une communauté extrêmement active, ils se
rencontrent, correspondent, échangent, s’admirent et se critiquent. Émile Verhaeren
(1855-1916), un poète belge qui sympathise avec les théories anarchistes, tente de
saisir dans ses vers les multiples facettes de la modernité, comme l’atmosphère des
villes (Les Villes tentaculaires, 1895). Jules Laforgue (1860-1887) naît en Uruguay puis
revient avec sa famille en France à l’âge de six ans. Maladif et pauvre, il gagne sa
vie comme secrétaire particulier à Paris puis à Berlin. Ses vers d’une délicate mélan-
colie jouent avec les formes et les mots : il contribue à l’invention du vers libre (Les
Complaintes, 1885). Maurice Maeterlinck (1862-1949) est à la fois poète et drama-
turge, alors même que le théâtre était un genre délaissé par les symbolistes (Pelléas
et Mélisande, 1892).

3. Peintres et musiciens
L’esthétique symboliste eut une influence importante sur le travail du compositeur
Claude Debussy (1862-1918). Ses choix de textes et de thèmes proviennent presque
uniquement du canon symboliste. Des compositions telles que ses arrangements de
Cinq poèmes de Baudelaire, différentes mélodies sur des poèmes de Verlaine, l’opéra
Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, indiquent ces influences symbolistes
de Debussy, de même que son œuvre clé, le Prélude à l’après-midi d’un faune, inspi-
rée par un poème de Stéphane Mallarmé, « L’Après-midi d’un faune ».
Gustave Moreau (1826-1898), peintre, reçoit une formation académique, mais
affine son goût personnel en particulier par des voyages en Italie. Il devient célèbre
en 1864 avec la toile Œdipe et le Sphinx, qu’il expose au Salon. Il enseigne égale-
ment la peinture à l’École des Beaux-Arts. Nourri de références italiennes, mais aussi
indiennes ou empruntées à la gravure, sa peinture s’adresse d’abord à l’esprit, et
fait peut-être même davantage rêver que penser. Il s’efforce de traduire ses « éclairs
intérieurs » tout en revivifiant les mythes antiques et bibliques.
Odilon Redon (1840-1916) emprunte à une enfance campagnarde le goût de l’éva-
sion et des mondes fantasmagoriques. D’abord dominée par la couleur noire, son
œuvre devient plus colorée après la naissance de son premier fils. Il est une figure
marquante des cercles littéraires et artistiques de l’époque, et travaille en particu-
lier avec Stéphane Mallarmé.

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618 – Le symbolisme

Conclusion
Le mouvement symboliste est incontournable à la fin du XIXe siècle, et il a
influencé profondément la production artistique au XXe siècle.

ْ Prolongements

En fin de compte, le symbolisme à proprement parler s’est éteint après une


quinzaine d’années d’existence à peine, et certains poètes comme Jean Moréas, qui
fut pourtant le théoricien de cette esthétique, s’en détournent pour revenir à des
formes plus classiques. En outre, le caractère parfois ésotérique des recherches
formelles des symbolistes (en particulier Stéphane Mallarmé) a pu donner le senti-
ment d’une poésie enfermée sur elle-même et stérile, même s’il est le résultat d’une
exigence de la part du poète qui souhaite donner aux correspondances qui tissent
le monde un langage inédit, qui leur soit propre.
Mais les frontières du symbolisme sont mouvantes. Même s’ils ne sont pas
symbolistes au sens strict, tous les poètes de la deuxième moitié du XIXe siècle, et
ce bien avant les années 1880, ont eu des préoccupations semblables. Gérard de
Nerval qui s’intéresse au surréel et à ce qu’il appelle « l’épanchement du rêve dans
la vie réelle » préfigure des thématiques symbolistes. Charles Baudelaire, l’auteur
des Fleurs du Mal (1857) est considéré comme un maître à penser par les symbo-
listes, qui s’émerveillent de ses innovations formelles et s’approprient sa théorie
mystique des « correspondances », élaborée en particulier dans le sonnet intitulé
« Correspondances » :
« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers. »
En outre les poètes du XXe siècle ont suivi avec enthousiasme les voies ouvertes
par les symbolistes, et il serait difficile de comprendre l’œuvre d’André Gide, de
Paul Claudel, de Paul Valéry, de Victor Segalen, sans comprendre ce qu’elle doit à
ce mouvement. C’est pourquoi on peut considérer le symbolisme comme un idéal,
un ensemble de représentations dominantes, dont l’école symboliste ne représente
qu’une petite part, et c’est à ce titre que son influence est majeure.
En outre le projet des symbolistes a rencontré des échos un peu partout en Europe,
et ce réseau d’influences croisées entre des écrivains et des artistes de langues diffé-
rentes témoigne de l’importance du symbolisme dans l’histoire des arts.

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Le symbolisme – 619

Textes sur le symbolisme

Paul Verlaine
1 Les Poètes maudits, 1884.
« À bien y regarder pourtant, de même que les vers de ces chers Maudits
sont très posément écrits (nous n’en voulons pour preuve que leurs perfections
de toutes sortes), de même leurs traits sont calmes, comme de bronze un peu de
décadence, mais qu’est-ce que décadence veut bien dire au fond ? ou de marbre
polychrome – et alors à bas le faux romantisme et vive la ligne pure, obstinée,
(non moins amusante) qui traduit si bien, à travers la structure matérielle, l’idéal
incompressible ! […]
C’est Poètes absolus qu’il fallait dire pour rester dans le calme, mais outre
que le calme n’est guère de mise en ces temps-ci, notre titre a cela pour lui qu’il
répond juste à notre haine et, nous en sommes sûr, à celle des survivants d’entre
les Tout-Puissants en question, pour le vulgaire des lecteurs d’élite — une rude
phalange qui nous la rend bien.
Absolus par l’imagination, absolus dans l’expression, absolus comme les Reys
netos [Rois absolus] des meilleurs siècles.
Mais maudits ! Jugez-en. »

Jean Moréas
2 « Manifeste littéraire », 1886.
Il a été dit au commencement de cet article que les évolutions d’art offrent
un caractère cyclique extrêmement compliqué de divergences : ainsi, pour suivre
l’exacte filiation de la nouvelle école, il faudrait remonter jusqu’à certains poèmes
d’Alfred de Vigny, jusques à Shakespeare, jusqu’aux mystiques, plus loin encore.
Ces questions demanderaient un volume de commentaires ; disons donc que
Charles Baudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur du mouve-
ment actuel ; M. Stéphane Mallarmé le lotit du sens du mystère et de l’ineffable ;
M. Paul Verlaine brisa en son honneur les cruelles entraves du vers que les doigts
prestigieux de M. Théodore de Banville avaient assoupli auparavant. Cependant
le Suprême enchantement n’est pas encore consommé : un labeur opiniâtre et
jaloux sollicite les nouveaux venus.
Ennemie de l’enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la descrip-
tion objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible
qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à
exprimer l’Idée, demeurerait sujette. L’Idée, à son tour, ne doit point se laisser
voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le carac-
tère essentiel de l’art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à la concentra-
tion de l’Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des
humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ;
ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésoté-
riques avec des Idées primordiales.
L’accusation d’obscurité lancée contre une telle esthétique par des lecteurs à
bâtons rompus n’a rien qui puisse surprendre. Mais qu’y faire ? […]

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620 – Le symbolisme

Pour la traduction exacte de sa synthèse, il faut au symbolisme un style arché-


type et complexe ; d’impollués vocables, la période qui s’arc-boute alternant avec
la période aux défaillances ondulées, les pléonasmes significatifs, les mysté-
rieuses ellipses, l’anacoluthe en suspens, tout trop hardi et multiforme ; enfin la
bonne langue – instaurée et modernisée –, la bonne et luxuriante et fringante
langue française.
Le Rythme : l’ancienne métrique avivée ; un désordre savamment ordonné ;
la rime illucescente et martelée comme un bouclier d’or et d’airain, auprès de la
rime aux fluidités absconses ; l’alexandrin à arrêts multiples et mobiles ; l’emploi
de certains nombres premiers – sept, neuf, onze, treize – résolus en les diverses
combinaisons rythmiques dont ils sont les sommes.

CM 60 Symbolisme

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LES TOTALITARISMES

ώ Frise chronologique n° 47

ْ 1922 -1943 ْ 1948


Benito Mussolini en Italie. Stalinisme en Corée du Nord.
ْ 1929-1953 ْ 1949-1976
Joseph Staline en URSS. Mao Zedong en Chine.
ْ 1933-1945 ْ 1975-1979
Adolf Hitler Nazisme en Allemagne. Khmers rouges au Cambodge.
ْ 1931-1945 ْ 2006
Nationalisme au Japon. État islamique.

Introduction
Le totalitarisme est un régime politique apparu au XXe siècle, essentiellement
dans l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne. Il est surtout associé à la IIe guerre
mondiale et aux millions de morts qu’elle a provoqués et s’est incarné dans plusieurs
pays. Il s’oppose à la démocratie mais se distingue de l’autoritarisme. Il a inspiré
de nombreux romans dystopiques et des films qui l’ont abondamment décrit. On se
réfèrera essentiellement à l’analyse magistrale de la philosophe Hannah Arendt1
mais aussi aux travaux qui ont suivi l’effondrement de l’URSS.

1. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951.

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622 – Les totalitarismes

I. Définitions

1. Quelques distinctions préliminaires :


autoritarisme et « épisodes totalitaires ».
L’adjectif « totalitario » apparaît pour la première fois en Italie en 1922 pour
qualifier le régime mis en place par Mussolini.
On distinguera aisément le totalitarisme de la démocratie, même s’il en est
souvent issu. Elections libres, liberté de la presse, respect des droits de l’homme
figurent parmi les impératifs de la démocratie, même la plus imparfaite.
En revanche la distinction entre le totalitarisme et certaines dictatures est plus
difficile à établir. Si l’on pense par exemple aux dictatures d’Amérique latine, telles
celles de Pinochet au Chili (1973 – 1989) ou de Videla en Argentine (1976-1983),
elles ont la même brutalité que celles décrites ci-dessus, torture, exils, assassinats
politiques, mais ce sont d’abord des dictatures militaires, souvent téléguidées de
l’étranger pour écarter des gouvernements élus. Elles ont été renversées par des
processus démocratiques, par exemple un référendum au Chili en 1989. Les univer-
sités sont surveillées, et les professeurs et recteurs déplacés ou renvoyés, comme en
Argentine, ou depuis 2016 en Turquie. Les informations sont interrompues, comme
les sites Internet étrangers, mais la mainmise sur les esprits n’est pas totale. Hannah
Arendt qualifie d’« épisodes totalitaires » le maccarthysme au États-Unis au début
des années cinquante, ou les camps administratifs où la France enferma les réfugiés
de la guerre d’Espagne entre 1939 et 1945, ou les « étrangers indésirables », juifs
autrichiens, non pour avoir commis des méfaits mais parce qu’ils représentaient
« un danger potentiel ». Les conditions étaient terribles, et de nombreux enfants y
séjournèrent.

2. Monopole idéologique
La première caractéristique du régime totalitaire est l’association à une idéolo-
gie unique et obligatoire : cette idéologie est définitoire, et figure dans le nom du
régime : « Allemagne nazie », « République soviétique socialiste », etc. Il est totali-
taire parce que l’adhésion de tous est obligatoire : dans la sphère publique, avoir la
carte du parti est quasi obligatoire pour pouvoir travailler, avoir un logement. Mais
aussi le totalitarisme intervient aussi dans le domaine privé, puisque la pensée est
contrôlée, par le biais de la censure et de la surveillance de tous par tous, et la
jeunesse est embrigadée dès la petite enfance.
L’idéologie se fonde sur des valeurs positives et auxquelles chacun voudrait croire :
égalité, amour de la patrie, défense du prolétariat. On a même parlé de promesse
d’un paradis. Mais elles se doublent de négativité : le rejet et la stigmatisation d’une
partie de la population désignée comme responsable de tous les maux, et pourchas-
sée, fédèrent la masse contre un ennemi intérieur ou extérieur. Suivant le cas, on
désigne les intellectuels, les minorités, les étrangers, les aristocrates. L’État est au

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Les totalitarismes – 623

centre de tout, comme le définit la philosophe Simone Weil en 1934 : « Il apparaît


assez clairement que l’humanité contemporaine tend un peu partout à une forme
totalitaire d’organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-so-
cialistes ont mis à la mode, c’est-à-dire à un régime où le pouvoir d’État décide-
rait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de
la pensée1 ». Ceux qui s’opposeraient, ou même seraient réservés sont considérés
comme ennemis et traîtres.
Le but déclaré est de créer un « homme nouveau ».

3. La Pensée unique
1. Les régimes totalitaires excluent toute opposition, que ce soient des partis
politiques ou l’expression d’individus.
2. L’information est réduite à la propagande. Les journaux sont interdits, ou
dirigés par des journalistes acquis au pouvoir. On connaît les manipulations de photos
faites à l’époque stalinienne : les clichés de dirigeants au balcon du Kremlin sont
« retouchés » selon les exclusions, et leur image disparaît en même temps qu’ils
sont envoyés au goulag ou tués.2
3. Le contrôle porte sur la sphère privée : L’éducation devient un embrigadement.
Les livres scolaires sont revus dans l’optique de l’idéologie dominante. L’enseignement
de la philosophie est contrôlé, mais aussi les disciplines scientifiques qui enseignent
l’esprit critique et le doute. La physique peut être épurée si elle s’oppose aux thèses
créationnistes, comme sous les régimes islamistes et la biologie amputée des
chapitres sur la reproduction. La géographie même peut être orientée vers une
lecture nationaliste, comme le montre E. Copeaux dans sa thèse sur la représen-
tation de l’espace national par les Turcs kémalistes3. Mais c’est l’enseignement de
l’histoire qui peut être le plus marqué d’idéologie et être très étroitement surveillé
par les régimes totalitaires.
La jeunesse est encadrée dans des mouvements pseudo-sportifs, comme les
jeunesses hitlériennes, les Komsomols (jeunesses communistes). Les jeunes sont
même utilisés activement par les dirigeants, comme les Khmers rouges, souvent
éloignés de leurs parents dès l’âge de 7 ans et endoctrinés. L’État islamique a large-
ment diffusé des images d’enfants-bourreaux participant à des exécutions capitales.
L’Allemagne nazie a voulu créer l’homme nouveau dans les « napola », écoles pour
adolescents aryens de 11 à 18 ans, voire les « lebensborn », maternités et crèches
destinées à mettre en place l’eugénisme.

1. Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, éd. Gallimard, Folio
Essais, 1955.
2. Alain Jaubert, Le Commissariat aux archives. Les photos qui falsifient l’histoire, éd. Barrault, 1992.
3. Copeaux Etienne, Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste,
Paris, CNRS-Éditions, 1997. Voir textes.

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624 – Les totalitarismes

Par ces pratiques, l’État détruit les institutions traditionnelles : il déstabilise la


famille, en déplaçant l’éducation dans la sphère collective, et en favorisant la suspi-
cion et la délation. Les nazis et les staliniens déconsidèrent la religion, remplacée
par de nouveaux mythes et rejettent la culture, par la censure généralisée.
L’individu perd son identité et sa valeur, et pense appartenir à une masse. Il n’a
plus de valeur à ses propres yeux. Les accusés des Procès de Moscou entre 1936
et 1938, qui ont vu l’exécution de tous les compagnons révolutionnaires de Staline,
ainsi que des deux-tiers des officiers de l’Armée rouge, ignorant même de quoi on
les accusait, faisaient des « aveux spontanés » et admettaient la sentence. Dans
son roman, L’Aveu, paru en 1968, Artur London relate le procès qui lui a été fait en
1951, à Prague1.
L’université est contrôlée, et, une fois les « ennemis de classe » éliminés, par
exemple les Juifs, d’autres savants plus conformes aux idées du régime, accèdent
aux chaires. Les savants, médecins, archéologues, physiciens nazis ont voulu illus-
trer ou démontrer les thèses imposées, sans y réussir. Ils ont commis des crimes
atroces sans aucun intérêt scientifique, participé aux assassinats de masse, mais
n’ont abouti à aucun progrès probant.
4. L’économie est centralisée et en fait exploitée par les dirigeants qui agissent
comme une association de malfaiteurs en s’accaparant les ressources du pays.
Concentrant la direction des grands groupes industriels, ils les orientent peu à peu
vers une production de guerre, ou se distribuent les richesses entre oligarques.
L’Allemagne nazie s’est enrichie d’abord aux dépens des citoyens juifs chassés ou
déportés ou encore tués, en Allemagne puis dans les territoires conquis, puis elle a
confisqué les productions de ces mêmes pays. La répartition pyramidale et organi-
sée de ces spoliations constitue de fait un système mafieux qui traduit les véritables
motivations de bien des membres, un peu idéologiques, surtout cupides.

4. Chef charismatique
Les régimes totalitaires sont sous la férule d’un dirigeant, objet d’un culte du
chef, mis au rang d’une divinité : Hitler, Staline, Mussolini, Mao sont au sommet de
la pyramide. Ils drainent les foules, et leur image est omniprésente, en affiches dans
les rues, les magasins, les timbres, la monnaie. Quatre-vingts ans après sa mort,
Ataturk (au pouvoir entre 1922 et 1938) figure dans toute la Turquie, même si l’étoile
du kémalisme a pâli. Toute parole suggérant une critique ou une réserve est grave-
ment sanctionnée. Tous les cinq sont souvent en uniforme, ce sont des hommes, en
position martiale, en figure paternelle et idéalisée. Le chef est un « guide », « führer »
« duce », « guide suprême » ou « grand timonier ». Leur mort est vécue comme une
catastrophe, longtemps cachée (Staline, Hitler), voire mise en doute. Les Khmers
rouges font exception : même si on leur connaît des chefs, comme Pol Pot, ils ne font
pas l’objet d’un culte. De même, l’État islamique a des chefs, clandestins, mais plus

1. Il a été adapté au cinéma en 1970 par Costa-Gavras.

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Les totalitarismes – 625

discrets. Peut-être est-ce dû à l’idéologie islamiste, dont le Dieu et le Prophète ne sont


jamais représentés. A l’image des prophètes, les chefs ont produit un livre – guide,
qu’il faut lire et appliquer : Petit livre rouge, Mein Kampf, ou formules définitives.
Le roman de George Orwell, 1984,1 décrit une société imaginaire, dont le dirigeant
supposé, « le grand frère », apparaît sur des écrans disposés dans toute la ville et
dans les foyers, avec le slogan « Big brother is watching you », « Le grand frère te
regarde », devenu proverbial.

5. Armée et police
Les citoyens sont constamment surveillés par une police politique brutale et toute
— puissante. Le nom de ces polices est resté célèbre : NKVD, Tchéka, Guépéou, KGB,
sont les appellations successives de la police politique soviétique, équivalent de la
Gestapo par laquelle les nazis terrorisaient les peuples conquis. Le film La Vie des
autres2 illustre l’espionnage institutionnalisé et quasi paranoïaque des citoyens en
RDA, la République Démocratique Allemande. Dans la Chine maoïste et au Cambodge,
les enfants étaient invités à dénoncer leurs parents s’ils avaient un mode de vie
« déviant ». La délation était organisée et valorisée. La population vivait dans la
méfiance de l’autre, et évitait tout contact spontané dans la rue.

6. Système concentrationnaire
Tous ces pays ont pratiqué l’emprisonnement arbitraire, sans procès équitable.
La torture est systématique, et la déportation dans des camps fréquente. Dans le
goulag soviétique, le goulag chinois, les camps de concentration nazis, tout comme
les camps d’extermination, on pratique le travail forcé, la maltraitance par le froid
et la faim, qui ont causé la mort de millions d’hommes.

II. Trois exemples de totalitarisme


Pour Hannah Arendt, ce sont les régimes fasciste, nazi et soviétique qui relèvent
parfaitement de cette définition. Les exemples souvent cités ici du Cambodge sous
les Khmers rouges, de régimes islamistes divers, de la France de Vichy, de la Chine
de la révolution, de la Turquie sous Ataturk, restent des réalisations partielles ou
sujettes à débat.

1. Paru en 1949.
2. 2006, écrit et réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck.

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626 – Les totalitarismes

1. Le stalinisme en URSS
a. La révolution de 1917
La Russie du XIXe siècle sort péniblement d’un régime féodal et passe très bruta-
lement à l’industrialisation, donnant naissance à un prolétariat urbain et rural d’une
grande misère. L’économie reste archaïque et le mécontentement entraîne nombre
de révoltes, violemment réprimées par la police du tsar, comme la première révolu-
tion de 1905. La Russie engagée dans la première guerre mondiale subit des défaites
successives. Les pertes militaires sont énormes, dues au mauvais équipement des
soldats et à l’incompétence des officiers. La famine entraîne des mutineries qu’ignore
le tsar, coupé de la réalité du pays. En février 1917, une première révolution entraîne
l’abdication du tsar Nicolas II et la proclamation de la république. Le pays savoure une
liberté nouvelle qui s’exprime en revendications et manifestations à tous niveaux.
Le gouvernement provisoire accorde le droit de vote aux femmes, abolit l’antisémi-
tisme d’État, et conduit une politique libérale. Parallèlement, se créent des soviets,
conseils, d’ouvriers, de paysans, de marins qui exercent une démocratie directe,
et réclament la redistribution des terres et des mesures plus radicales. Les partis
révolutionnaires ne s’estiment pas prêts à la révolution prolétarienne, et souhaitent
que la révolution bourgeoise abolisse la féodalité et fasse la réforme agraire. Mais
le débat enfle sur la poursuite de la guerre et les réactionnaires gagnent du terrain.
Trotski est emprisonné et Lénine se réfugie en Finlande. Kornilov lance un putsch
contre-révolutionnaire en août qui échoue. Le gouvernement provisoire de Kerenski
en sort affaibli. Des soulèvements de paysans et de soldats entraînent une insurrec-
tion à Saint Pétersbourg ; Lénine et le petit parti bolchévique prennent le pouvoir
en octobre 1917.
Ils se heurtent aux mêmes difficultés de ravitaillement des villes, aux impatiences
des paysans, au problème de la guerre. Lénine signe un armistice avec l’Allemagne à
Brest-Litovsk, en mars 1918, et pour consolider son pouvoir, instaure la Tcheka, police
politique qui lutte contre les anarchistes, les socialistes et leurs journaux, allant
jusqu’à fusiller des grévistes ou tirer sur des marches de la faim. En janvier 1919 sont
créés le Politburo, organe de direction du Parti Communiste, et la IIIe Internationale,
ou Komintern, avec pour but la création de partis frères dans toute l’Europe.
La guerre civile s’étend dans tout le pays, des bolchéviques contre tous. L’État se
désintègre, les minorités nationales déclarent leur indépendance. Dès février 1918,
Trotski fonde l’Armée rouge et parcourt le pays dans son train blindé pour faire face
à tous les fronts : contre les bolchéviques, se dressent l’armée blanche, assemblage
composite d’opposants aux bolcheviques, les armées vertes composées de paysans
et enfin les armées étrangères. Le pays est soumis à une violence généralisée, terreur
blanche contre terreur rouge, au cours de laquelle les chefs bolchéviques décident
l’exécution de la famille impériale en juillet 1918. Le « communisme de guerre »
sauve le régime, accélérant les nationalisations, accentuant la répression. Il utilise
aussi les artistes, généralise l’alphabétisation et la propagande. Mais l’économie est
ruinée, et la famine et le typhus causent des millions de morts.

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Les totalitarismes – 627

Lénine fait adopter la NEP, nouvelle politique économique, un retour provisoire


au capitalisme de marché en 1921, qui signe la fin du communisme de guerre.
Les apports culturels sont importants : les droits des femmes sont instaurés avec
une égalité de droits dans le travail et la vie publique, la création de maternités, de
crèches, d’écoles. L’instruction publique se généralise dans les classes populaires
ainsi que l’accès à l’art.
En 1922, l’Armée rouge a reconquis les régions qui avaient déclaré leur indépen-
dance et Lénine constitue un État fédéral : l’Union des Républiques Socialistes
Soviétiques, l’URSS. Mais il est malade et ne peut empêcher les manœuvres de
Staline qui propose un découpage des frontières ne respectant pas les peuples, tel
que les guerres seront inévitables à la chute du mur de Berlin. Lénine, malade depuis
1921, lutte plusieurs mois contre la maladie, et ne peut empêcher Staline d’asseoir
son pouvoir. Il meurt en janvier 1924.

b. Prise de pouvoir par Staline 1924-1929


Staline, de son vrai nom Josep Djougachvili est né en 1878 en Géorgie, et a fait
ses études au séminaire de Tiflis. Il milite très tôt dans les partis révolutionnaires
et est arrêté et déporté plusieurs fois, et s’évade. Lors de la révolution d’octobre, il
sait se faire un petit groupe de fidèles et s’oppose très tôt à Trotski. En janvier 1922,
il est secrétaire général du Parti, et prend un pouvoir de plus en plus grand pendant
la maladie de Lénine.
Dès la mort de celui-ci, il empêche la publication du testament de Lénine, dans
lequel celui-ci met en garde contre la brutalité de Staline1. Très vite, Staline fait
éliminer ou exiler ses opposants, au premier rang desquels Trotski. Ce dernier, que
Lénine avait en vain essayé de placer sur la route de Staline, doit s’exiler en 1929,
puis Staline place aux postes-clés ses hommes.

c. Le stalinisme
Il supprime la direction collégiale et concentre tous les pouvoirs. Il appelle sa
politique « le marxisme – léninisme », que les communistes étrangers conteste-
ront. Pour accélérer la modernisation industrielle, il prend plusieurs mesures, « le
grand Tournant » :
• 1928 : le premier plan quinquennal. Fondé sur un productivisme forcené, il
aggrave les conditions de travail, favorise le « stakhanovisme » (valorisation
d’un ouvrier qui avait battu des records de productivité). Le pays se couvre
de grands travaux, prestigieux, mais mal conduits, ce qui expliquera l’échec
de 1991.

1. « Staline est trop brutal, et ce défaut parfaitement tolérable dans notre milieu et dans les
relations entre nous, communistes, ne l’est pas dans les fonctions de secrétaire général. Je
propose donc aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste et pour
nommer à sa place une autre personne qui n’aurait en toutes choses sur le camarade Staline
qu’un seul avantage, celui d’être plus tolérant, plus loyal, plus poli et plus attentif envers les
camarades, d’humeur moins capricieuse, etc. » Testament de Lénine, (4 janvier 1923).

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628 – Les totalitarismes

• 1929-1938 : collectivisation forcée des terres qui entraîne la famine et des


millions de morts ; si l’industrie lourde est prioritaire, les biens de consom-
mation et l’agriculture sont délaissés.
• 1934 : mesures réactionnaires dans les mœurs : répression de l’homosexua-
lité, interdiction de l’avortement, peine de mort à partir de 12 ans, retour de
l’art académique.
• 1934-1938 : grandes purges. Il fait assassiner ses rivaux (Kirov, tous les membres
du Politburo, les compagnons de la révolution) et éliminer tous ceux qui
sont susceptibles de s’opposer, pendant « les Procès de Moscou » (1936-
1938). Sous le nom de « saboteurs », sont pourchassés les minorités natio-
nales, ses anciens amis, sa famille. Les femmes des traîtres sont déportées
en camps (18 OOO épouses) et leurs enfants placés en orphelinat. A la veille
de la guerre, il a imposé son pouvoir absolu par la Terreur mais a privé son
pays de ses forces vives.
• 1936 : il participe ouvertement à la guerre d’Espagne aux côtés des républi-
cains, envoyant des chars et des avions. Mais il s’emparera de l’or de la banque
d’Espagne et fera tuer des anarchistes et trotskistes espagnols.
• 23 août 1939 : à la surprise des sympathisants communistes de l’Ouest, Staline
signe le pacte « germano-soviétique ». C’est un pacte de non-agression, avec
des clauses secrètes : fourniture de céréales de matières premières à Berlin,
livraison à la Gestapo de communistes allemands réfugiés à Moscou. En
échange, l’URSS envahit la Pologne en septembre 1939, où 20 000 officiers
et notables seront exécutés sommairement à Katyn. Il annexe les pays baltes,
la Finlande, la Bessarabie dont il fait déporter ou massacrer les habitants.
• 22 juin 1941 : invasion de l’URSS par les armées nazies. Après un long temps
d’hésitation, il accepte de réagir mais l’Armée rouge est affaiblie par les purges
et l’absence de modernisation. Des millions de soldats sont faits prisonniers
Il fait sortir des officiers du goulag, et l’armée rouge arrête les Allemands aux
portes de Moscou, puis à Stalingrad (juillet 1942 — février 1943). La ville est
détruite, mais la 6e armée allemande capitule. Alors que les Alliés débarquent
en Normandie, l’armée soviétique poursuit les divisions allemandes sur le
front de l’est jusqu’à Berlin, avec succès, mais au prix de lourdes pertes. Ces
victoires militaires accroîtront son prestige. Il est admis au rang des grandes
puissances : en novembre 1943, il participe à la conférence de Téhéran avec
Churchill et Roosevelt, puis de Yalta en février 1945. Staline est en position de
force : ses troupes sont à cent kilomètres de Berlin et Roosevelt, malade, ne
connaît pas son interlocuteur : « Si je lui donne tout ce qu’il me sera possible
de donner sans rien réclamer en échange, noblesse oblige, il ne tentera pas
d’annexer quoi que ce soit et travaillera à bâtir un monde de démocratie et
de paix »1. En fait Staline veut s’emparer des usines allemandes et surtout
des éléments pour fabriquer la bombe nucléaire. Mais le démocrate ne peut
imaginer à quel point son interlocuteur est pervers.
Les nazis capitulent en mai 1945, et les vainqueurs se partagent l’Europe.

1. Cité par André Fontaine, Le Monde, 5 février 1990.

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Les totalitarismes – 629

Après guerre
Les pays d’Europe de l’Est se voient imposer des gouvernements pro-so-
viétiques1, comme en Tchécoslovaquie avec le « coup de Prague », où le parti
communiste s’est emparé du pouvoir en février 1948 avec l’aide des Soviétiques.
Seul Tito rompt avec Moscou et donne à la Yougoslavie une relative distance.
Le pays accède à l’arme atomique.
A l’intérieur Staline rétablit le régime totalitaire d’avant-guerre, caché
sous la propagande et le culte de la personnalité. Sa victoire sur le nazisme
lui confère une aura sur les sympathisants communistes des pays occiden-
taux, qui ignorent, ou veulent ignorer les effets du totalitarisme. Les récits de
certains sont rejetés avec violence, par exemple le témoignage d’André Gide.
L’écrivain admire l’expérience soviétique. Invité à Moscou en 1936, il parti-
cipe aux funérailles de l’écrivain Maxime Gorki, mais voit les effets du totali-
tarisme et en témoigne à son retour dans Retour de l’URSS, publié en 1956.
Staline accentue son autocratisme, falsifie l’histoire, la génétique, la science.
Il renforce l’antisémitisme, le chauvinisme. A sa mort, le 2 mars 1953, ses
collaborateurs attendent une journée pour le faire soigner, comme frappés
de terreur. Ses funérailles provoquent des bousculades qui font 1 500 morts
à Moscou. D’abord placée dans le mausolée de Lénine sur la Place Rouge, sa
dépouille en sera retirée en 1961 au moment de la « déstalinisation » due à
Nikita Khrouchtchev. Ce dernier dénonce ses crimes lors du XXe congrès du
parti communiste, en 1956, mais la démocratisation ne se produira qu’après
1991, quand Mikhaïl Gorbatchev instaure la « perestroïka », la transparence,
qui fera toute la lumière sur le stalinisme.
Le totalitarisme stalinien comprend bien toutes les composantes énoncées
plus haut : culte de la personnalité, chef suprême, mensonge et propagande,
censure et absence de toutes les libertés. Le contrôle du parti impose la
« pensée unique ». La répression se traduit par des déportations, des procès
arbitraires et des morts par millions. Il a aussi définitivement discrédité la
pensée marxiste, dont il s’est réclamé, mais qui lui était totalement étrangère.

2. Le fascisme en Italie (1922-1945) ou « ventennio fascista »,


« double décennie fasciste »
L’Italie sort exsangue de la Première Guerre mondiale : pauvreté, coût de la vie,
s’ajoutent au chômage. De plus la bourgeoisie appréhende la contagion de la révolu-
tion communiste. En 1919, le poète Gabriele d’Annunzio et ses amis nationalistes
appuyés par des régiments de l’armée occupent Fiume (aujourd’hui en Slovénie) qu’ils
déclarent italienne. La tentative est réprimée, mais elle provoque la naissance du
mouvement fasciste, qui copiera leurs chemises noires. Leur symbole est la tête de
mort et le faisceau, que l’on portait devant certains magistrats de la Rome antique.
Les « arditi », anciennes troupes d’assaut, ont le sentiment d’avoir vu leur victoire
« mutilée ». En mars 1919, lors d’une réunion à Milan, naît le parti fasciste, autour
de Benito Mussolini et d’un programme nationaliste et social, pouvant rallier autour
de l’antimarxisme bourgeoisie et classes populaires2.

1. Voir Anne Applebaum, Rideau de fer, l’Europe de l’Est écrasée, 1944-1956. 2012.
2. Voir article sur le fascisme.

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630 – Les totalitarismes

Pendant deux ans, les « squadristi », escadrons paramilitaires fascistes, s’opposent


violemment au mouvement ouvrier et socialiste, devant un État impuissant, voire
complice. Dans les villes ou à la campagne, ils manient le gourdin ou vont jusqu’à
l’assassinat des syndicalistes et socialistes. Aux élections de mai 1921, les fascistes
entrent à l’Assemblée, et Mussolini s’assoit à l’extrême-droite, choisissant la voie
parlementaire et la pacification avec certains socialistes. Des divergences à l’inté-
rieur du parti et la confrontation avec les syndicalistes entraînent la violence, des
coups et assassinats. Les fascistes, sur ordre de Mussolini brisent la grève générale
d’août 1922. Ce dernier craignant le succès de mouvements de résistance, comme
à Parme, ordonne l’épreuve de force. 50 000 « squadristi » mené par les « quadru-
mvirs » lieutenants de Mussolini marchent sur Rome. Lui-même reste à Milan, prêt
à fuir en Suisse. L’armée est prête à résister, mais le roi Victor-Emmanuel hésite et
ne signe pas le décret d’état d’urgence. Le 30 octobre 1922, Mussolini est nommé
premier ministre à Rome.
Peu à peu, il modifie la loi électorale, et en 1924, institue un régime dictato-
rial. Le chef de l’opposition qui proteste contre des élections truquées est assas-
siné en 1924 ; les autres partis politiques sont interdits, la presse censurée. On crée
une police politique et un tribunal spécial. Les élections municipales sont suppri-
mées, remplacées par un podestat nommé par le gouvernement. Des organismes
encadrent la jeunesse, le « Temps libre », les étudiants.
Des mesures sociales protègent les ouvriers, semaine de quarante heures, travail
de nuit interdit aux femmes et aux mineurs. Une politique de santé publique et de
loisirs pour les jeunes améliore la condition du peuple.
Sur le plan économique, la politique est libérale : privatisations, baisses fiscales
favorables aux plus riches. L’État soutient les banques et industries du pays, se
refusant à toute nationalisation.
Pour éviter tout conflit avec l’Église, Mussolini signe les accords du Latran en
1929, faisant du catholicisme la religion d’État. Il institue en 1938 un serment au
Duce et au fascisme.
Dans un premier temps, il apparaît pour la France et la Grande-Bretagne comme
un allié contre Hitler, même lorsqu’il envahit l’Ethiopie. L’emprise totalitaire s’étend
à l’urbanisme avec la création du quartier EUR à Rome, et la fondation de nouvelles
villes.
Dans un premier temps, le fascisme italien n’est pas antisémite. Mussolini a une
maîtresse juive, et déclare que les Juifs sont depuis longtemps à Rome. Mais avec
le rapprochement avec l’Allemagne à partir de 1936, il change de discours et fait
adopter les lois raciales de 1938 antisémites. Dans le but de promouvoir une race
italienne supérieure, des pseudo scientifiques contresignent un « Manifeste de la
race », article publié à la première page du Giornale d’Italia. Ces universitaires et
personnalités ne seront jamais inquiétés après la guerre, tout comme les savants et
archéologues allemands ayant contribué aux travaux nazis. Aux Juifs sont associés
les Pentecôtistes, massacrés ou déportés.

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Les totalitarismes – 631

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’Italie s’allie à l’Allemagne en signant le


pacte tripartite de septembre 1940 à Berlin avec l’Allemagne et le Japon. Mais elle
ne déclare la guerre à la France et au Royaume-Uni que le 10 juin 1940. Elle envahit
l’Albanie dès 1939, attaque la Grèce en octobre 1940, et obtiennent lors de l’armis-
tice d’occuper les départements frontaliers de la France, et participent aux opéra-
tions en Afrique du Nord.
Mais en 1943, le débarquement allié en Sicile renverse le régime fasciste. Des
divisions résistent et provoquent des massacres en Grèce notamment, et certains
créent la République sociale, dite de Salo, petite ville sur le lac de Garde, sur une
zone encore occupée par les Allemands. Ils pillent le pays et surtout mettent en
place la solution finale en déportant les Juifs de la région. En avril 1945, Mussolini
est arrêté et exécuté. Le 25 avril, date de la capitulation de l’armée allemande en
Italie, est devenu jour férié.

3. Le nazisme en Allemagne ou Troisième Reich


La défaite allemande de 1918 est à l’origine du nazisme : le Traité de Versailles
humilie le pays et lui impose des conditions difficilement acceptables, en particu-
lier l’occupation par les alliés, et les indemnités de guerre. Une démocratie fragile
se met en place, la République de Weimar, et des mouvements révolutionnaires
souhaitent implanter dans le pays les principes marxistes de la révolution bolchévique,
comme les Spartakistes. La grave crise économique de 1929 met six millions d’Alle-
mands au chômage et accentue la misère. Cette situation, jointe au nationalisme
de réaction, améliore les résultats électoraux du « parti national-socialiste des
travailleurs allemands » restructuré dès 1921 par Adolf Hitler. En novembre 1932, il
obtient 33,1 % des voix. Hitler est nommé chancelier en janvier 1933. Les conserva-
teurs, majoritaires au gouvernement, pensent l’utiliser pour liquider la République
de Weimar. En fait, Hitler s’empare du pouvoir. En février, l’incendie du Reichstag,
le Parlement, est imputé aux communistes qui sont arrêtés et le parti est interdit.
Hitler fait voter des lois d’exception, qui lui accordent les pleins pouvoirs « pour
quatre ans », renouvelables.
Joseph Goebbels est nommé ministre de la Propagande, et en mai 1933, les univer-
sitaires assistent à des autodafés, bûchers où l’on brûle les livres de Voltaire, Marx,
Heine, Freud, Einstein, Thomas Mann, Brecht. Ecrivains et artistes commencent à
s’exiler. Les partis politiques et syndicats sont interdits. La jeunesse est embriga-
dée dans des mouvements menés par le Parti, et Hitler élimine même ses anciens
alliés, les SA, assassinés au cours de la « Nuit des longs couteaux », juin 1934, au
profit des SS, dirigés par Heinrich Himmler.
L’idéologie raciale est mise en avant, avec une hiérarchie au sommet de laquelle
les Aryens, incarnés par les Allemands, doivent être les maîtres du monde, et au plus
bas, les Slaves, les Juifs, les Gitans. L’antisémitisme est au fondement du nazisme.
Dès 1935, les lois de Nuremberg écartent les Juifs de la société allemande, et de
la plupart des professions, des lieux publics, et leur ôte la nationalité. La persécu-
tion atteint son point culminant en novembre 1938, quand l’assassinat à Paris d’un

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diplomate allemand par un jeune juif allemand entraîne une vague de répression,
la « semaine de cristal » : les lieux de cultes, les biens, les magasins des juifs sont
détruits, les juifs battus et obligés de porter une étoile jaune.
Des camps de concentration sont ouverts dès 1933, pour y enfermer les « asociaux »,
communistes, antinazis, Juifs qui meurent souvent de maltraitance. Leur nombre
augmente en 1937, puis au gré des conquêtes.
En 1938, l’Allemagne annexe l’Autriche, (Anschluss) puis envahit la Tchécoslovaquie,
sans réaction des alliés. Hitler envahit la Pologne le 1er septembre 1939, déclen-
chant la Seconde Guerre mondiale. Après quelques mois, il lance la campagne éclair,
qui fait de toute l’Europe occidentale un seul territoire soumis. Font exception la
Grande-Bretagne, qui sera le foyer de Résistance, et l’Espagne et la Suisse, neutres.
Une fois sa domination établie, l’Allemagne nazie impose son idéologie, pille les
territoires, et fait déporter les Juifs. Le 20 janvier 1942, la Conférence de Wannsee
théorise et organise la Shoah, l’extermination de tous les Juifs d’Europe, confiée à
Himmler. L’arrestation se fait avec l’aide des autorités locales ; les familles entières
sont arrêtées, mises dans des trains, qui circuleront même en priorité lors des opéra-
tions militaires. Les Juifs sont parqués dans des camps où ils pratiquent des travaux
forcés, ou meurent de mauvais traitements, quand ils n’ont pas été gazés dès leur
arrivés. On compte 6 millions de morts. C’est un génocide, c’est-à-dire la volonté
organisée d’éliminer un peuple en raison de sa race ou de sa religion.
Après un début de guerre brillant, les nazis commencent à perdre sur plusieurs
fronts : sur le front de l’est, l’invasion de l’URSS leur livre d’immenses territoires,
mais ils sont arrêtés par l’armée rouge à Stalingrad, et ne viennent pas à bout du
siège de Leningrad.
Les États-Unis entrent en guerre, d’abord dans le Pacifique face au Japon. Ils
participent avec les Anglais au bombardement des villes allemandes. Une immense
armée alliée débarque en Normandie le 6 juin 1944, et marche jusqu’à Berlin. La
ville est prise en tenailles par l’armée rouge qui reconquiert toute l’Europe orientale.
Refusant de céder, Hitler engage les vieillards et les enfants dans l’armée et dans un
pays dévasté. Acculé, quand l’armée russe est tout près, il se suicide, entraînant un
armistice qui met fin à la guerre le 8 mais 1945. L’Europe et le Japon sont en ruines.

III. Représentations littéraires et cinématographiques


Dès 1932, le britannique Aldous Huxley décrit une société totalitaire dans Brave
New World, traduit en français par Le Meilleur des Mondes, titre emprunté ironique-
ment au conte de Voltaire, Candide. Le titre anglais lui-même est extrait de La Tempête
de Shakespeare. La société décrite est sans équivoque le monde communiste, les
personnages s’appelant « Lénina » ou « Marx ». On peut aussi lui associer La Ferme
des animaux, que George Orwell publie en 1945, ou 1984, publié en 1949. En 1953,
Ray Bradburry décrit dans Fahrenheit 451 un monde où les livres sont détruits, les
pompiers étant chargés de les brûler. Le roman a été adapté au cinéma par François

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Les totalitarismes – 633

Truffaut en 1966. Les films sont aussi très nombreux, citons Soleil vert de Richard
Fleisher, en 1953. Des séries télévisées nombreuses développent le thème, comme
le récent The Handmaid’s Tale, La Servante écarlate, diffusé depuis 2017 aux États-
Unis, adapté du roman publié par Margaret Atwood en 1985.

Conclusion
On le voit, les trois régimes détaillés, tout comme les représentations littéraires
illustrent les mêmes paramètres : une idéologie unique, promettant un homme
nouveau. La désignation d’un ennemi intérieur : les saboteurs, les « fascistes » dans
les pays communistes, les « bolchéviques » dans les régimes fascistes, les Juifs, et
un ennemi extérieur qui fédère les peuples. Même au prix de millions de morts et
d’erreurs monstrueuses, Staline s’est auréolé du titre de « vainqueur du fascisme ».
La guerre est indissociable du totalitarisme, dont elle masque l’échec politique et
surtout économique. Hélas, les meurtres de masse, ou crimes contre l’humanité, qui
en sont indissociables, ne sont dévoilés qu’après la fin de ces régimes, car l’Histoire
montre qu’ils ne survivent pas à leurs autocrates.

ْ Prolongements

Les totalitarismes que nous venons de décrire sont-ils les œuvres néfastes du
siècle précédent ? La Corée du Nord est une survivance des régimes staliniens. Plus
généralement, la négation de l’individu et de ses droits au profit d’une idéologie,
ou d’une lecture intégriste de la religion, est toujours d’actualité.

Textes sur le totalitarisme

George Orwell
1 1984, Ch. I (traduction de Josée Kamoun, Gallimard).

Propagande et surveillance.
Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde parais-
sait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la
poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d’un bleu
dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carre-
fours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en
avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende,
tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de
la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le
vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un
hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis

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634 – Les totalitarismes

repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille qui venait
mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’impor-
tance. Seule comptait la Police de la Pensée.
Derrière Winston, la voix du télécran continuait à débiter des renseignements
sur la fonte et sur le dépassement des prévisions pour le neuvième plan triennal.
Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis
par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas.

Hannah Arendt
2 Le système totalitaire, Gallimard, Points Essais, 2002, pp 247-248, 265-266.

Refus de croire que tout est possible


Un changement de personnalité, sous quelque forme que ce soit, ne peut
pas davantage être causé par une réflexion sur les horreurs que par l’expérience
réelle de l’horreur. La réduction d’un homme à un ensemble de réactions le sépare
aussi radicalement qu’une maladie mentale de tout ce qui, en lui, est personnalité
ou caractère. Lorsque, comme Lazare, il se lève d’entre les morts, il retrouve sa
personnalité ou son caractère inchangés, exactement comme il les avait laissés.
[…) Le pas décisif suivant dans la préparation de cadavres vivants est le
meurtre en l’homme de la personne morale. On y procède en rendant d’une
manière générale, et pour la première fois dans l’histoire, le martyre impossible  :
«  Combien, ici, croient encore à l’importance, même historique, d’une protestation ? Ce
scepticisme-là, c’est le vrai chef-d’oeuvre des SS. Leur grande réussite. Ils ont corrompu
toutes les solidarités humaines. Ici la nuit est tombée sur l’avenir. Lorsqu’il n’y a plus
de témoins, aucun témoignage n’est possible. »1

Copeaux Etienne
3 Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste,
Paris, CNRS-Éditions, 1997.

Etienne Copeaux consacre sa thèse de doctorat en géographie au sujet suivant « De


l’Adriatique à la mer de Chine : les représentations turques du monde turc à travers les
manuels scolaires d’histoire, 1931-1993 ». Il étudie donc la période où Ataturk était au
pouvoir, 1922-1993, mais aussi l’héritage kémaliste qui a perduré chez ses héritiers.
L’examen des manuels scolaires d’histoire turcs fait apparaître très vite la parti-
cularité du récit historique turc, narration complexe par les théâtres extraordi-
nairement dispersés dans lesquels elle est représentée. La scène, littéralement,
s’étend de l’Adriatique à la mer de Chine, en même temps que le lieu où est produit
ce discours, l’Anatolie, est parsemé de vestiges qui n’appartiennent pas à la culture
turque. L’antinomie existant entre les lieux d’origine — très extérieurs à la patrie
actuelle — et le cadre national réel — longtemps gréco-arménien — ont donné
naissance à un discours qui cherche à établir un équilibre entre le passé de lieux
fort différents (l’Asie intérieure, le Moyen-Orient arabe, et l’Anatolie), et dont les
représentations forment actuellement une vision du monde qui n’a probable-
ment pas d’équivalent.

1. David Rousset, Les Jours de notre mort, 1947, réédité aux éditions Hachette 2006.

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Les totalitarismes – 635

En effet, le discours sur les origines ne peut se confondre avec le passé de la


terre turque actuelle. L’histoire parcourt le chemin d’une longue pérégrination qui
a mené les ancêtres de l’Altaï à Vienne ; à mi-parcours, ils ont embrassé l’islam,
dont ils se sont fait les vecteurs, et qui leur a légué un héritage moyen-orien-
tal. En s’établissant en Anatolie, puis dans les Balkans, les Turcs ont dû entrete-
nir avec le passé et les populations de ces terres des rapports complexes, qui ont
mené à la série de drames et de désastres du tournant du siècle.

CM 61 Totalitarisme

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LE TRANSHUMANISME

ώ Frise chronologique n° 48

ْ 1939 ْ 1992
Manifeste des généticiens (parmi eux, Fondation de l’Extropy Institute.
Julian Huxley). ْ 2002
ْ 1957 Déclaration transhumaniste.
Apparition du terme ْ 2013
de « transhumanisme ». Fondation de Calico.

Introduction
La notion de « transhumanisme » est apparue au XXe siècle. Des scientifiques,
en premier lieu, puis des « futurologues » orientèrent leurs recherches vers une
nouvelle approche de l’évolution humaine.
Désirant s’éloigner de la nature et de sa lente adaptation, ils cherchaient à inter-
venir directement sur le corps afin de lui apporter des ressources nouvelles, artifi-
cielles et technologiques. L’homme ainsi conçu doit d’abord être « augmenté », son
corps est assisté par des machines qui lui apportent plus de force, de résistance, le
protègent. Rapidement, les chercheurs en viennent à vouloir le dépasser, pour qu’il
soit plus heureux. Il doit donc vivre plus longtemps, penser davantage, faire moins
d’efforts pour concevoir et produire. Cette humanité « augmentée » devient vite une
« transhumanité » dont les capacités ajoutées artificiellement lui permettront même
de repousser (voire de « tuer ») la mort.
Souvent accusée de dérives sectaires, d’être dangereuse pour la nature même de
l’espèce humaine, cette conception se développe néanmoins toujours dans les labora-
toires de recherches, ses théoriciens sont surtout des ingénieurs et des intellectuels.

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Le transhumanisme – 637

I. Les origines

1. Un désir de « posthumanité »
a. La quête du bonheur
Les prémices de ce courant remontent loin dans l’histoire humaine. En effet, comme
le rappellent les plus anciens textes, les hommes cherchent l’immortalité. De l’Épo-
pée de Gilgamesh, à la Genèse et à l’existence prélapsaire1 d’Adam et Eve, au mythe
de la fontaine de Jouvence, à l’élixir de longue vie dont Balzac s’amuse encore dans
une nouvelle ou aux expériences électriques de Frankenstein, en passant par les
recherches de philtres, baumes et autres moyens magiques, l’on cherche à prolon-
ger la vie, à faire reculer la maladie et la mort.
Toutefois, ce sont les progrès scientifiques et technologiques qui fournirent les
matériaux nécessaires à sa théorisation. Avec le néoplatonisme de Plotin2, puis
durant l’Humanisme et surtout les Lumières, les penseurs désirent trouver les
moyens concrets d’assurer le progrès et le bonheur de l’espèce humaine. À la suite
des physiologistes des Lumières, les scientifiques s’unissent aujourd’hui aux techni-
ciens pour améliorer les conditions de vie et permettre d’allonger la durée d’une vie
plus sereine dans un univers matériel confortable et plus facile à dominer. Souffrance,
maladie, famines, mort sont les obstacles au bonheur à faire disparaître en priorité.
La raison, la science et la technique semblent donc nécessairement ouvrir les voies
de ce bonheur. Mais leur démarche n’est pas eschatologique3, ils ne cherchent pas
une fin mais une durée.

b. Les progrès scientifiques et technologiques


Le XIXe siècle, positiviste et même scientiste, envisage la possibilité d’utiliser les
progrès pour guérir et allonger la durée de vie humaine. Il suffit de citer les vaccins
ou l’emploi de l’électricité afin de soigner les malades mentaux pour cerner cette
volonté de protéger le corps. Les travaux de Darwin contribuent également à une
modification dans la manière de concevoir l’être humain : il n’a pas été créé tel qu’il
est, en 1859, date de publication de On the Origin of Species4 mais, comme tous les
animaux, il a changé, évolué en s’adaptant à son milieu.
C’est au XXe siècle que les travaux scientifiques permirent d’espérer modifier consi-
dérablement l’être humain5. Julian Huxley, le frère d’Aldous, l’auteur du Meilleur des
mondes (1932), est le premier à employer et définir le mot de « transhumanisme »6.

1. Avant la chute, c’est-à-dire avant le moment où, ayant croqué le fruit interdit, Adam et Eve sont
chassés du jardin d’Eden, deviennent mortels, doivent travailler et connaître la souffrance.
2. Voir « Platonisme » supra p. 475.
3. Eschatologie : étude de la fin (du monde, des temps, des hommes).
4. De l’origine des espèces.
5. En 1923, le généticien J.B.S. Haldane entreprend de défendre un eugénisme permettant la
réussite de ses projets et une gestation en éprouvettes.
6. Cf. infra, texte 1.

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638 – Le transhumanisme

Pour lui, il s’agir de transcender la nature humaine, mais toujours en respectant la


qualité et sans privilégier la quantité. L’homme ne doit pas être modifié en profon-
deur. À partir des années 1960, la conception de l’intelligence artificielle conduit à
s’interroger sur la manière dont l’homme peut évoluer, s’améliorer. Marvin Minsky,
notamment, cofondateur du laboratoire concernant l’intelligence artificielle au MIT1
va même jusqu’à envisager dans The Emotion machine (en 2006) qu’une telle intel-
ligence puisse avoir des émotions. Il faut donc repenser la place et les actions de
l’homme face à une telle machine. Mais c’est en Californie, à Los Angeles et dans
sa région, que se développe vraiment le transhumanisme. La réunion de grandes
entreprises très riches dans un même pôle, dans la Silicon Valley ou aux environs,
facilite les avancées créatrices. Le génie génétique permet d’intervenir sur l’héré-
dité, les prothèses et les organismes cybernétiques lient l’humain et la machine,
les font collaborer.

c. Une philosophie
Peu à peu, les philosophes définissent ce courant et tentent de mettre en place
une réflexion sur ses enjeux. À l’origine plutôt libertarien2 le mouvement devient
plus nettement techno-progressiste et s’élargit à la société. Utilitariste, le courant
rejette le plus souvent l’idée d’une suprématie de l’homme et celle de l’existence
d’un Dieu qui le guiderait. Il s’appuie sur une étude rationnelle et des observa-
tions empiriques. Il valorise la vie et veut satisfaire les désirs de bonheur humains
qu’il trouve légitimes. Ainsi apparaît notamment l’Extropy Institute de More. Dans
la décennie de 1990, Max More3 a en effet défini le transhumanisme comme une
« philosophie futuriste » (en 1990), un itinéraire de l’humain vers le « transhumain »
et surtout le posthumain (en 1991)4. En 2002, la Déclaration Transhumaniste finit
par le définir selon deux axes : il est possible et souhaitable d’améliorer la condition
humaine en développant significativement les capacités intellectuelles, physiques
et psychologiques de l’homme. Il faut également étudier les répercussions sociales,
éthiques de ces modifications. De scientifique et technologique, le mouvement
devient philosophique.
Pour beaucoup, nous sommes déjà entrés dans un monde transhumaniste sans
en être conscients : les augmentations de performances sont étroitement liées à une
volonté productiviste et économique de croissance permanente. Google, fondé par

1. MIT : Massachussetts Institute of Technology, le département IA est fondé par Minsky et John
McCarthy.
2. Le libertarisme est une philosophie politique qui considère que la liberté individuelle est un
droit naturel, une valeur essentielle dans un système mondialisé et libéral.
3. Né en 1964, ce philosophe anglais a fondé l’Institut Extropy et publie de nombreux ouvrages
sur le sujet entre 1983 et 1995 notamment.
4. Cf. les ouvrages de More surtout « Transhumanism : Towards a Futurist Philosophy », Extropy,
n° 6, Summer, 1990, p. 6-12. Dans « From Human to Transhuman to Posthuman », Extropy,
n° 8, Vol 3, n° 2, Winter, 1991, p. 42-43, il envisage une modification totale de l’être humain,
devenu en partie une machine dans « Technological Self-Transformation : Expanding Personal
Extropy », Extropy, n° 10, Vol 4, n° 2, Winter/Spring, 1993, p. 15–24.

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Le transhumanisme – 639

Larry Page et Sergey Brin est très influencé par cette pensée et finance de nombreuses
recherches. Après les Google glass, il dirige le projet de « tuer la mort » grâce à la
fondation de Calico en 2013.

2. Améliorer l’homme
a. Faire évoluer l’homme différemment
« Améliorer » l’homme, ses capacités, ses performances devient donc l’objectif
principal de ce courant. Les progrès rapides et constants en science, en médecine et
en technologie depuis la première guerre mondiale semblent permettre de lancer
un projet novateur. Symbolisé par le célèbre « H+ », il vise à produire une « posthu-
manité » avec des hommes dotés d’éléments technologiques ajoutés. Les êtres ainsi
« construits » seraient à même d’atteindre une longévité et des possibilités qui les
éloigneraient définitivement des restrictions physiques et biologiques naturelles.
Il faut, surtout, faire disparaître le vieillissement, augmenter toutes les capacités
humaines, agir et changer nos représentations globales du monde. En France, l’Asso-
ciation Française Transhumaniste-Technoprog définit ainsi son projet : elle « cherche à
promouvoir les technologies qui permettent ces transformations tout en prônant une
préservation des équilibres environnementaux, une attention aux risques sanitaires,
le tout dans un souci de justice sociale. » Elle précise que « l’humain n’est ni fixe ni
prédéterminé, à la fois d’un point de vue philosophique et biologique. » Elle établit
d’ailleurs un lien direct avec les autres pensées progressistes : « N’est-ce pas dans la
plus grande tradition humaniste que de considérer que l’identité humaine dépend
de ce que nous désirons en faire ? »1

b. Des moyens déjà à disposition


Si le transhumanisme connaît un succès grandissant, c’est parce qu’il dispose
aujourd’hui de moyens et de processus déjà au point et efficients. Le smartphone,
le développement de la robotique à des prix abordables font déjà entrer directe-
ment l’humain augmenté dans nos vies. S’appuyant sur les progrès de l’informatique
et de la robotique, sur les recherches très avancées en matière d’intelligence artifi-
cielle, il pense pouvoir rapidement réaliser ses projets. D’autant que la diffusion dans
les médias de ces progrès contribue à lui apporter des financements toujours plus
colossaux, et qu’en s’appuyant sur les réseaux sociaux, sur les grandes entreprises
(les GAFA(M)2) il progresse à pas de géant. Les recherches de Google notamment,
pour numériser le cerveau humain, implanter des puces améliorant les perfor-
mances cérébrales et intellectuelles humaines, montrent la voie. En outre, l’avan-
cée des connaissances en médecine permet d’enrichir et de mettre au point ces
travaux. Les acquis en génétique, la possibilité de cloner, la maîtrise de la procréa-
tion — premières étapes réussies d’action sur l’humain notamment — permettent aux
transhumanistes de considérer que leurs ambitions sont réalisables à court terme.

1. Ces propos sont consultables en ligne sur le site officiel de l’Association.


2. Il s’agit de l’acronyme désignant les entreprises les plus puissantes et les plus à même de
mener les recherches : Google, Apple, Facebook, Amazon et désormais Microsoft.

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640 – Le transhumanisme

3. Des inquiétudes et des interrogations multiples


a. Les dangers pour l’existence même de l’espèce
Le transhumanisme constate que les progrès et la convergence des différentes
technologies (dites « NBIC)1 permettent d’envisager une évolution humaine librement
choisie, dominée et organisée. Les questions morale et sociale sont donc étroite-
ment liées à cette démarche scientifique. En effet, les opposants au transhumanisme
interpellent les sociétés sur la difficulté potentielle d’un accès collectif total à ces
moyens et s’inquiètent pour la démocratie et l’implication de la population dans des
décisions fortes et définitives concernant l’espèce. La justice et la concorde sociale
servent également de points d’achoppement : comment penser la liberté individuelle,
le libre-arbitre et l’égalité d’accès à ces technologies ? Peuvent-elles faciliter l’har-
monie ou seront-elles sources de conflits ? Les risques pour l’avenir de l’espèce sont
également mis en valeur par les critiques : les progrès technologiques effrénés ne
conduiront-ils pas à une déshumanisation (voire à une robotisation) de l’homme ?
Ces implantations ne seront-elles pas à l’origine de nouvelles maladies ? La question
fondamentale s’articule souvent autour de deux axes : la dérive sectaire2 d’une pensée
qui s’affirme dogmatiquement comme seule solution à tous les maux de l’humanité
et l’impossibilité de trouver une limite, un point d’arrêt, donc l’incapacité à ne pas
détruire ce qui fait précisément l’Homme. Francis Fukuyama, le penseur de la fin de
l’histoire3, considère, par exemple, que c’est la plus dangereuse des approches de
l’évolution humaine, qu’elle condamne rapidement l’humanité.

b. Des reproches précis


Le laboratoire d’idées « NéoHumanitas » créé par Johann Roduit à Zurich en 2012,
réfléchit sur les enjeux éthiques et sociaux directement liés au transhumanisme.
Le lien direct avec le consumérisme ainsi que les peurs ancestrales de l’âge et de
la mort poussent ce lieu d’analyse à s’interroger sur la définition même de l’humain
que pose ce nouveau courant.
On redoute aussi son activisme tentant d’influencer les cercles décisionnels par
une forme de lobbying très organisée. Mais beaucoup de critiques remarquent surtout
qu’il ne se soucie que d’une augmentation technologique et qu’il s’agit donc d’une
perte d’humanité, les « ajouts » signalant une conception uniquement mécaniste
du corps. Ce dernier serait vu comme une machine à programmer, réparer, amélio-
rer et non comme un vivant à guérir, soigner, corriger seulement. Le corps devient
prééminent, l’intelligence secondaire ou réduite à une simple capacité à produire
des performances.

1. NBIC : nano, bio, info et cogno-sciences.


2. C’est ce qu’affirment Mathieu Terence (Le Transhumanisme est un intégrisme, le Cerf, 2017) et
A. Dufourmantelle, notamment qui écrit « Aucun fanatisme religieux n’est allé aussi loin que
le transhumanisme puisqu’il prône l’avènement d’un homme nouveau n’ayant pas seulement
assimilé ses dogmes mais allant jusqu’à les incarner en transformant son corps de manière à
ce qu’il corresponde au nouvel ordre qu’il met en place. L’immortalité, le corps augmenté… »
(23/06/2017, « Les points sur l­ es QI « , Libération).
3. Cf. The End of History and the Last Man. Free Press, 1992.

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Le transhumanisme – 641

Le nombre, la conception mathématique remplacent le logos1, la prise en compte


humaniste et complète, affective et émotionnelle aussi, de l’Homme. Ces détrac-
teurs notent que le transhumanisme fait fi de la mémoire, de la sélection mémorielle
et émotive, de l’imagination, de toute sensibilité. Le QI devient essentiel mais c’est
oublier, selon eux, que l’évaluation froide d’une capacité n’est pas la compréhension
d’un être dans sa totalité, ses nuances, son adaptabilité. Pour eux, la performance
n’est pas une « qualité » essentielle. Ils en viennent craindre que le transhumanisme
introduise une difficulté à définir l’identité, une servitude volontaire, la disparition
du « mérite » et du « talent », la marchandisation du vivant. L’évaluation servant de
critère d’appréciation de toute personne, chacun s’y soumettrait et accepterait toute
proposition d’augmentation susceptible de le faire progresser dans la hiérarchie
ainsi établie par des grilles mathématiques. Il s’agira, disent-ils, de plaire et non de
savoir, de se soumettre à des impératifs uniquement évaluatifs et non de s’affirmer
comme un individu autonome et libre.

II. Les principes

1. « L’homme augmenté »
Les technologies modernes permettent d’augmenter les performances du corps
humain en greffant des ajouts accroissant les capacités humaines, en rêvant d’en
implanter dans le cerveau.

a. Le recours à la technologie
L’évolution naturelle est oubliée, c’est à une transformation menée par lui-même
que l’Homme assiste2. Les nano-mondes et le numérique permettent d’envisager des
appareillages performants. Toutes ces technologies imposent le codage, les données
chiffrées donc des modifications de l’information, des simplifications. « L’extropie »
désigne cette extension infinie au numérique. On passe donc de l’exosquelette,
externe, conçu pour améliorer les conditions de travail en allégeant les charges
physiques, à de véritables implants modifiant, améliorant les humains. L’exocortex
et la modification du système nerveux, l’amélioration de la mémoire, le recours à la
cryonie3 semblent offrir des perspectives d’immortalité accessibles.
On envisage des êtres hybrides, unissant biologie et électromécanique. Les
chercheurs travaillent sur les liaisons possibles entre centres nerveux et capteurs
et commandes électroniques. L’intelligence artificielle est conçue comme un lien
entre nos pouvoirs cognitifs et l’ordinateur.

1. Logos : parole, discours (et par extension) le discours logique, la rationalité.


2. Dans les années 2000, les prothèses myoélectriques, par exemple, remplacent ou secondent
des membres abîmés ou paralysés.
3. La cryonie ou cryogénisation est la conservation d’un être vivant à — 196 °C, afin de pouvoir
éventuellement le faire revenir à la vie dans le futur, soit pour le guérir soit pour lui donner
une existence différente dans un temps meilleur.

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642 – Le transhumanisme

b. Les « cyborgs »
Le cybernéticien K. Warwick est célèbre pour s’être implanté, en 1998, des
composants électroniques lui permettant de dialoguer avec son ordinateur. Il est
ainsi devenu le premier cyborg de l’histoire de l’humanité. Il les a enlevés depuis
mais fort de cette expérience, il note que l’on trouvera bientôt « des gens implan-
tés, hybrides, et ceux-ci domineront le monde » quand « ceux qui décideront de
rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils consti-
tueront une sous-espèce »1. Signalons aussi Neil Harbisson qui grâce à son Eyeborg
est le premier homme depuis 2004 à posséder une antenne reliée directement à
son cerveau pour transformer les couleurs en ondes sonores grâce à la conduction
osseuse. Cet homme qui ne voit pas les couleurs, les « entend » et les utilise pour
créer des oeuvres artistiques.

c. Un désir d’eugénisme
Une forme positive d’eugénisme est parfois proposée comme moyen de parve-
nir à cette posthumanité. Les individus les plus aptes à accéder à ces modifications
seraient sélectionnés, les autres demeureraient limités à leurs capacités naturelles.

2. Le transhumanisme
a. Le rejet de la nature
Tous les transhumanistes considèrent que l’évolution naturelle est lente, aléatoire
et ne vise aucune amélioration notable. La nature est un obstacle au progrès, à
l’immortalité, à l’accession à un degré supérieur. Si certains courants religieux, voire
sectaires comme les célèbres raëliens2 sont proches du transhumanisme, si d’autres
sont intéressés par leurs réflexions, les transhumanistes sont, pour la plupart,
matérialistes. Ils dissocient complètement l’être biologique et l’individu moral. Ils
considèrent que l’on peut espérer parvenir à transférer la conscience dans des puces,
des médias. L’être ainsi conservé pourrait être immortel puisqu’il suffirait de greffer
cette puce sur un nouveau corps chaque fois que le précédent devient défaillant.
Ainsi naissent à la fois les questions spirituelles et éthiques. D’où ces réceptacles
proviendraient-ils ? Du clonage, de corps génétiquement conçus et programmés
dans ce but, d’êtres humains normaux utilisés à cette fin ? En outre, cette concep-
tion conduit à rejeter tout spécisme et à mettre à égalité humains, non-humains,
para-humains3 et machines… Certains, comme le physicien Frank Tippler (né en

1. Kevin Warwick, I, (2002), University of Illinois Press.


2. Fondé en 1974 par Claude Vorilhon (Raël), qui dit avoir rencontré des extraterrestres, les
Elohim, créateurs de la vie sur terre. Ce mouvement, classé secte en 1995, prône le clonage,
la géniocratie (gouvernement par une élite dont le Qi serait supérieur de 50 % à la moyenne).
Pour mettre en place le paradisme (système économique réalisant concrètement le paradis),
il faut un prolétariat constitué de robots et d’ordinateurs permettant aux hommes d’être
totalement libres, sur tous les plans.
3. Le « spécisme » est une conception qui considère la supériorité de l’être humain sur toutes
les autres espèces. Les « para-humains » sont des hybrides humain-animal ou des chimères
(animales ou humaines, des organismes formés de cellules génétiquement distinctes).

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Le transhumanisme – 643

1947), vont même jusqu’à imaginer un moyen de ressusciter les morts grâce à un
super ordinateur. Ce « point Omega » se déroulera à la fin des temps, tous les morts
seront rétablis sous la forme d’avatars dans son univers numérique. Les êtres ainsi
reformés seront tout-puissants, omniscients…

b. La suprématie de la technologie
Au nom des progrès scientifiques et technologiques, les transhumanistes consi-
dèrent que ce sont les techniques qui doivent guider les choix humains. Ce qu’elles
permettent doit être mis en place. Ils arguent de la liberté (de pensée, de choisir son
apparence, de procréer, d’exercer des droits) pour utiliser tout ce que les nouveautés
technologiques offrent. Seules sont visées les améliorations de performances, l’éva-
luation d’une progression constante, la quantité donc. L’homme-machine est ainsi
un objectif, il conserverait ce qui fait la supériorité des deux composants.
Les États privilégient ces recherches, pensant à la possibilité de créer des soldats
endurants, des surhommes physiquement. Souvent associé au capitalisme, parfois
considéré comme sa forme philosophique extrême, le transhumanisme s’appuie sur
les inégalités. L’accès à ces nouveaux moyens, aux implants, aux recherches même
impose des moyens financiers conséquents. Dans les pays riches, en outre, les plus
aisés s’en emparent, non pour se « réparer » ni se guérir mais pour amplifier leurs
acquis, leurs capacités, se doper. Très lié au productivisme, le transhumanisme
renforce aussi les inégalités.

c. Un phénomène culturel
L’approche transhumaniste ressemble souvent à des projections dans un futur
possible mais qui paraît fréquemment très lointain. Il pose sans cesse les questions
morales essentielles, celles du bien et du mal, du souhaitable et de l’inadmissible,
du juste et de l’injuste. Extrapolation à partir des avancées actuelles, il ouvre toutes
les possibilités de prolongements imaginaires. Les sociétés ainsi pensées sont donc
soit extrêmement coercitives et eugénistes, soit heureuses et pacifiées. Les utopies
puis les dystopies ont donc accentué l’intérêt pour le transhumanisme.
L’importance des transformations envisagées conduit souvent penseurs et artistes
à mettre en lumière des inquiétudes, parfois même des représentations très critiques
du monde nouveau, post-humain que l’on pourrait voir rapidement naître. Les histoires
peignent fréquemment un espace déshumanisé, dans lequel les machines ont pris
le pouvoir ou tentent de le faire. L’homme « naturel » (et parfois même modifié mais
conscient des risques que lui font courir ses propres transformations) doit lutter
pour survivre. Dans les bandes dessinées, les films, les romans, les jeux vidéo et de
rôle à partir de personnages -comme ceux du cyberpunk1 — s’est développé ce goût
pour un futur proche envahi par les hommes augmentés. Ces mondes sont sombres,

1. Le « cyberpunk’ » est un genre de la science-fiction, présentant le plus souvent des dystopies


et des anti-héros. Blade Runner de Ridley Scott (1982), Robocop de Paul Verhoeven, 1987), Le
Cinquième Elément de Luc besson (1997), Matrix des Wachowski (1999) ou Minority Report de
Steven Spielberg, les jeux vidéo Final fantasy VII (1997) ou Deus Ex lancé en 2000, La Possibilité
d’une Ile de Houellebecq (2005) ou Inferno de Dan Brown (2013) par exemple, appartiennent
à ce courant.

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644 – Le transhumanisme

violents, la génétique mêle les différents êtres, rend impossible le bonheur. SI les
héros transhumanistes prolongent effectivement le rêve d’immortalité, ils finissent
souvent par lutter contre les hommes robotisés qui les oppriment. Et, parfois même,
ils se dressent contre tout le système social et politique qui les produit. Ils incarnent
à la fois une interactivité homme-machine, une véritable synergie technologique
mais ils dévoilent aussi les risques et les dangers qui leur sont associés. Le plus
souvent, ce sont des êtres émotionnellement très humains ou qui retrouvent leur
affectivité au fil des heures.
Certains artistes se rattachent également à ce courant : on a beaucoup analysé
les transformations que Michael Jackson a fait subir à son corps pour modifier son
apparence, dominer et jouer sur son identification. Mais on peut aussi citer Alba,
la lapine de couleur verte de Kac, Ear on arm de Steklarc ou les travaux de l’artiste
française Orlan qui utilise son corps et le modifie à coup de chirurgie esthétique…
Le transhumanisme fait ainsi apparaître des motifs récurrents : vie saine et longue,
disparition des maladies et de la mort, du vieillissement, implantation humaine
dans d’autres mondes, développement exponentiel de nos capacités tant physiques
qu’intellectuelles, transplantations successives de l’esprit dans d’autres corps ou des
machines (le « uploading »)…Le cyborg semble appelé à remplacer totalement l’être
humain, le transhumanisme devient ainsi un posthumanisme.

Conclusion
Désir d’immortalité, de voir l’homme devenir omnipotent, le transhumanisme est
un courant très répandu au XXIe siècle. Très critiqué parce qu’il met la technique
et la technologie au-dessus de l’affectivité, de l’intelligence, de l’imagination, de la
pensée humaines, parce qu’il leur a donné une totale autonomie, parce qu’il leur
confère une dimension sacrée, le transhumanisme s’inscrit dans une vision progres-
sive et holistique de l’homme. Le Vatican, en 2004, condamne le désir de changer
la génétique humaine.

ْ Prolongements

La crainte de faire accéder l’intelligence artificielle au statut de divinité assurant


directement, comme le prophétise Isaac Asimov, la gestion du monde et de voir les
machines accéder à la conscience conduit beaucoup de penseurs à vouloir le conte-
nir par des réflexions éthiques, sociales et politiques.

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Le transhumanisme – 645

Textes sur le transhumanisme

Julian Huxley
1 In New Bottles for New Wine, éd. Chatto & Windus, Londres, 1957 ; Traduction française
par Annie Gouilleux, décembre 2014.

« C’est comme si l’homme venait d’être subitement nommé directeur général de


la plus grande entreprise de toutes, celle de l’évolution – nommé sans lui deman-
der son avis et sans délai de réflexion et de préparation. Qui plus est, il ne peut
pas refuser cette tâche. Qu’il le veuille ou non, qu’il sache ou non ce qu’il fait, c’est
en fait lui qui détermine l’orientation future de l’évolution sur cette terre. « (…)
« Si elle le souhaite, l’espèce humaine peut se transcender – non pas par
accès, d’une manière chez un individu et d’une autre chez un autre, mais dans sa
totalité, en tant qu’humanité. Nous avons besoin d’un nouveau nom pour cette
nouvelle conviction. Peut-être le mot « transhumanisme » pourra-t-il convenir :
l’homme demeurera l’homme, mais se transcendant en réalisant les possibilités
de sa nature humaine et à leur avantage.
« Je crois en le transhumanisme » : sitôt que cette conviction sera suffisam-
ment partagée, l’espèce humaine se tiendra au seuil d’une nouvelle existence,
aussi dissemblable de la nôtre que la nôtre l’est de celle de l’homme de Pékin.
Elle accomplira enfin consciemment son véritable destin ».

Anne Dufourmantelle
2 Philosophe, psychanalyste, 23/06/2017, Libération.
« Depuis quelques années, la doctrine transhumaniste trouve un écho complai-
sant dans les médias sans que jamais y soit explicitée sa teneur scientiste, ultrali-
bérale et in fine eugéniste. (…) Aucun fanatisme religieux n’est allé aussi loin que
le transhumanisme puisqu’il prône l’avènement d’un homme nouveau n’ayant pas
seulement assimilé ses dogmes mais allant jusqu’à les incarner en transformant
son corps de manière à ce qu’il corresponde au nouvel ordre qu’il met en place.
L’immortalité, le corps augmenté… autant de leitmotivs millénaristes remis au goût
du jour du struggle for life capitaliste. (…) Les technolâtres invoquent la raison d’être
de la médecine qui serait de tout temps intervenue sur l’homme pour remédier à
ses maux. Argument fallacieux. Il s’agit justement, avec le transhumanisme, de
toute autre chose que de médecine. Il s’agit d’une maintenance technologique
qui considère le corps comme une machine en panne ou poussive à perfection-
ner. Guérir, soigner, corriger, n’est pas conditionner, programmer, transformer. (…)
le transhumaniste est en effet le self made man absolu. Il va jusqu’à se construire
une vie artificielle capable de fournir les performances que notre monde artificiel
attend de lui. Ainsi, là où règne la quantité, il ne sera plus question de qualité. »

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646 – Le transhumanisme

CM 62 Transhumanisme

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L’UTILITARISME

ώ Frise chronologique n° 49

ْ 1780 ْ 1952
J. Bentham, An Introduction to the R. Mervyn Hare, The Language of
Principles of Morals and Legislation. Morals.
ْ 1848 ْ 1989
J. Stuart Mill, Principes d’économie R. Mervyn Hare, Essays in Ethical Theory.
politique, avec quelques-unes de leurs ْ 1993
applications à l’économie sociale. P. Singer, La Libération animale.
ْ 1874 ْ 1997
H. Sidgwick : The Methods of Ethics. P. Singer, Questions d’éthique pratique.

Introduction
Doctrine philosophique et éthique, l’utilitarisme considère qu’il est nécessaire
d’agir (ou de ne pas le faire) dans le but d’accroître au maximum le bien-être collec-
tif. Le « bien » est l’utile, et le « juste » est ce qui maximise cette utilité. L’utile est
donc associé à l’absence de souffrance et à la satisfaction de certains intérêts fonda-
mentaux. C’est aujourd’hui une conception très souvent invoquée dans les débats
économiques et politiques. En effet, il semble impossible aux utilitaristes de ne pas
profiter au mieux des productions qui permettraient d’améliorer le confort de tous.
Si sa naissance peut être associée à l’antiquité, son développement date du
XVIIIe siècle. les Lumières et les philosophes anglais et, dans une moindre mesure,
français, ont inscrit le progrès et la recherche du bonheur dans la pensée politique.
Mais ce sont surtout Jeremy Bentham et John Stuart Mill qui ont élaboré cette doctrine
qui s’élargit à la politique, aux questions juridiques et législatives, à la condition
féminine, à l’organisation sociale dans son ensemble.

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648 – L’utilitarisme

I. Deux grands fondateurs et un héritier principal


Si de nombreuses formes d’utilitarisme existent, ce sont les réflexions de Bentham
et de Mill qui ont formulé et construit les principes fondateurs du courant.

1. Jeremy Bentham (1748-1842)


À la suite de Hume, de Diderot, d’Helvétius, Bentham considère qu’il faut partir
de l’évidence : la « nature a placé l’homme sous le gouvernement de deux souverains
maîtres, le plaisir et la douleur. Le principe d’utilité reconnaît cette sujétion et la
suppose comme fondement du système qui a pour objet d’ériger, avec le secours de
la raison et de la loi, l’édifice de la félicité ».1 Sa pensée est à la fois eudémoniste (il
considère que le bonheur doit être le principal but des hommes) et hédoniste (dans
la recherche du plaisir, il est fondamental d’éviter la souffrance).
L’utilité est donc un principe qui « approuve ou désapprouve toute action en accord
avec la tendance à augmenter ou à diminuer le bonheur »2 . Est utile ce qui assure
non seulement le bonheur mais aussi le bien-être de l’individu comme du groupe.
Pour lui, donc, tout doit être organisé selon cette définition précise. Tous les
domaines, de la morale à la politique, en passant par l’économie, doivent être
dirigés vers cet objectif. En outre, il faut trouver un point d’équilibre permettant
d’assurer la félicité d’une personne et, simultanément, celle du plus grand nombre.
Puisque tous les hommes sont dans la même situation, leurs intérêts convergent,
sont même identiques.
Les conséquences sont nettes et importantes : aucune autorité suprême ne peut
décréter ce qui est bon pour tous, aucune divinité ne sert de référence ni de guide.
De plus, seules les actions comptent, les intentions de l’agent sont peu importantes
au regard des conséquences qu’elles produisent. Causes et conséquences sont
donc séparées, seuls importent les résultats obtenus. Un acte n’est donc ni moral
ni immoral en soi ou au départ. Seules ses suites, bonnes ou mauvaises, utiles ou
inutiles sont essentielles.

2. John Stuart Mill (1806-1873)


À partir des réflexions et des principes élaborés par Bentham, J. Stuart Mill
construit une véritable théorie philosophique complète, plus dynamique, souvent
appelée « utilitarisme indirect ». Il ajoute des critères plus précis à la généralisa-
tion un peu floue de Bentham.
Pour lui, l’économie est une partie des sciences morales et s’intéresse avant tout
à la manière dont l’homme cherche à s’enrichir. Or, l’Occident désire perfectionner
l’humain et ses conditions de vie, il faut donc réorienter l’économie afin d’assurer le

1. Cf. Bentham, Principes de morale et de législation, 1780-1789.


2. Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, Chapter I, 1780,
cf. BNF Gallica.

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L’utilitarisme – 649

plus de bonheur possible à tous. Pour lui, « le meilleur état pour la nature humaine
est celui dans lequel personne n’est riche, personne n’aspire à devenir plus riche et
ne craint d’être renversé en arrière par les efforts que font les autres pour se préci-
piter en avant »1.
Le meilleur gouvernement est représentatif et populaire. S’enrichir n’est pas
le but essentiel de l’existence et il pense que le travail doit être réparti non selon
la naissance mais en fonction de la justice. Il considère en effet qu’il faut donner
une valeur à la compétence et au mérite de celui qui agit. Il introduit l’idée d’un
« avantage comparatif » en considérant qu’il est parfois plus avantageux d’impor-
ter un produit que de le produire.
L’utilité impose une conception particulière du droit : il ne s’agit pas de droit
naturel mais de considérer que le principe de « non-nuisance » suffit à déterminer
la liberté. Il ne faut rien faire qui soit nuisible à soi-même, à ses propres biens. Il
défend l’émancipation féminine, considère qu’il faut au maximum empêcher de nuire
aux autres, même si l’on peut admettre une nuisance lorsque l’agent est conscient
de son acte et l’assume.

3. Henry Sidgwick (1833-1900)


Prolongeant les travaux de Mill, Sidgwick organise la doctrine en un véritable
système. S’il rejette l’empirisme et l’égoïsme liés à l’utilitarisme, s’il n’apprécie pas le
caractère réducteur du principe d’utilité, il conçoit l’utilitarisme comme un ensemble
de principes abstraits (universalité, prudence et bienveillance rationnelles).
Il note cependant que l’utilitarisme impose souvent le sacrifice du bonheur
personnel à celui du plus grand nombre et montre l’opposition entre un hédonisme
« universaliste » et un « hédonisme psychologique ». Il remarque, en effet, que « la
doctrine utilitariste ne semble pas avoir de solution au problème suivant : il faut au
moins ajouter au principe de recherche du plus grand bonheur, un principe de juste
et légitime distribution de ce bonheur2. »
Il est donc également essentiel de soumettre le principe d’utilité à la question
de la vérité et de l’erreur. Tout ce qui est mis en œuvre doit être utile et considéré
comme vrai : il faut des actes clairs, cohérents et appuyés sur un consensus réel3.
Pour que l’utilitarisme soit bien une théorie éthique, il est fondamental que tout
ce qui est produit assure la plus grande quantité de bonheur à l’ensemble des
hommes, du moins à la plus grande quantité possible, là seulement est le « juste ».
S’ensuit la possibilité de « calculer la quantité de bonheur gagné par le nombre (de
personnes) supplémentaire par rapport à la quantité de bonheur que perd le reste

1. J. Stuart Mill, Principes d’économie politique, avec quelques-unes de leurs applications à l’économie
sociale, tome 2, p. 356 ; l’ouvrage fut un triomphe.
2. Id., ibid.
3. Cf. The Methods of Ethics, 1874.

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650 – L’utilitarisme

(de la population) (…) Il ne s’agit pas de calculer le meilleur bonheur moyen possible,
(…) mais de calculer à quel moment le nombre de personnes vivant dans ce bonheur
moyen atteint le maximum »1 .

II. Les caractéristiques essentielles


Si toutes les formes d’utilitarisme recherchent l’accroissement du bonheur, leurs
fondements et leurs conceptions particulières divergent.

1. Origines
a. Une longue histoire
Dès l’antiquité, le principe d’utilité (« utilitas publica » ou « utilitas communis »2)
détermine le bonheur, le bien-être. Les Epicuriens le défendent comme essentiel.
Hume (1711-1776) et Helvétius (1715-1771) considèrent qu’il faut tendre vers l’inté-
rêt et le bonheur des sociétés, l’utile est donc ce qui y contribue pleinement, Kant,
lui, le rejette.
La doctrine utilitariste est particulièrement opposée à celle du « droit naturel ».
Si, pour la plupart des philosophes, le bonheur, entendu comme le bien-être, n’est
pas le but suprême de la vie humaine et si, pour eux, ce sont la raison, la volonté
divine ou la conformité aux lois naturelles qui déterminent les lois morales, l’uti-
litarisme, quant à lui, privilégiant l’utilité et le confort, valorise essentiellement le
droit à la préférence, la liberté de choix. Adam Smith considérait que le monopole
tirait logiquement sa légitimité et sa valeur de ce critère fondamental3.

b. Quelques principes
L’utilitarisme valorise tout ce qui peut améliorer, maximiser la société et la produc-
tivité. Goût du risque, esprit d’entreprise, prédilection pour le défi et la compétition,
choix de la croissance, valorisation du développement… Afin de donner la primauté
au mérite et à la compétence, l’utilitarisme privilégie également l’égalité des chances.
Il ne détermine aucune procédure d’arbitrage entre les concepts d’autonomie indivi-
duelle, d’équité ou de droit à l’information. C’est une doctrine simple qui se résume
à une seule obligation.
Pour assurer le bien-être du plus grand nombre, la démocratie parlementaire
paraît préférable, d’où le choix de l’élargissement du droit de vote aux femmes et
du suffrage universel le plus souvent. Liberté et dignité sont essentielles.

1. ibid. livre IV.


2. = « Utilité publique » et « bien commun ».
3. Cf. particulièrement, A. Smith, La Théorie des sentiments moraux, 1759, PUF, « Quadrige », 2014.

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L’utilitarisme – 651

La concentration des ressources du pouvoir ne peut être acceptable que si elle


produit le maximum de bonheur, le distributivisme est donc justifié. La redistribu-
tion massive des biens vers les plus démunis leur permettra d’en tirer parti au mieux.
Elle leur assurera plus de bien-être, et, en conséquence, maximisera celui de toute
la société. Pour les mêmes raisons, il peut être justifié (donc « juste » et « moral »
dans cette conception) de mettre à l’écart ceux qui empêcheraient la production et
la protection des biens utiles.
Cette théorie impose de ce fait une certaine forme de malthusianisme1 : pour
combattre la misère, augmenter le bien-être, il faut limiter les naissances, amélio-
rer la main d’œuvre. Pour cela, l’éducation doit être largement massifiée, gratuite
et obligatoire. Enfin, l’utilitarisme rencontre l’évolutionnisme. Avec les travaux de
Darwin, la dimension malthusienne s’est renforcée, la sélection naturelle imposant
le mérite et le succès comme valeurs fondamentales.
L’utilitarisme est également considéré comme « impartial » car les intérêts de
chacun sont pris en compte et ont la même valeur quels que soient la personne et
son statut. Ce qui est moral est, en effet, ce qui produit le plus d’utilité. La politique
qui y parvient est donc moralement obligatoire et juste ; comme ce n’est pas cette
politique qui est soumise au calcul de l’utilité mais les règles auxquelles elle se
soumet, on parle alors d’utilitarisme de la règle et de conséquentialisme indirect.

2. La « maximisation » du bien-être, principe universel


Le « bien » est en fait le « bien-être » physique, intellectuel, moral.
L’utilitarisme est un rationalisme. Il pense la moralité comme un calcul et une
évaluation du bien-être créé. Il est nécessaire de prendre en compte la quantité
globale de bien-être produit. Or, cela impose souvent que certains sacrifient une
part de leur propre bonheur pour assurer celui du plus grand nombre.
Maximiser est une obligation puisqu’il ne doit y avoir ni privilégiés ni lésés, le
calcul général doit être effectué en fonction des seuls effets. La morale ne réside
que dans la conséquence d’un acte, non dans ses intentions.
On distingue par conséquent un utilitarisme dit « de l’acte » et une forme dite
« de règle ». Plus les effets produits sont bénéfiques pour le plus grand nombre,
meilleur est l’acte. Tous les « êtres sensibles » sont comptés, même les animaux.

3. Différents courants
Mais chaque penseur apporte des nuances ou des précisions aux idées utilitaristes.

1. Cf. infra p. xx.

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652 – L’utilitarisme

a. L’hédonisme, principe fédérateur


Bentham place le bien moral au centre de sa doctrine : désirer le plus de plaisir
et le moins de souffrance possibles est le propre de l’homme. C’est la manière
de répondre à toutes les difficultés sociales puisque cela résout la question des
« intérêts » qui, dans ce domaine, ne divergent jamais.
L’absence de conflit ainsi mise en valeur peut organiser toutes les dimensions
sociales (politique, économique, juridique, religieuse) et permet même des relations
internationales pacifiées. Mill, lui, distingue le plaisir du bonheur. Selon lui, il faut
hiérarchiser les plaisirs, tous ne sont pas de même nature ni d’importance analogue.
Ainsi, un plaisir de grande qualité peut être accepté en quantité moindre puisque sa
nature même le fera privilégier.

b. Une prise en compte des conséquences


Tous les utilitaristes considèrent que seuls les effets des actions comptent puisque
c’est l’utilité qui prime. Pourtant, même s’il est difficile de dissocier totalement ces
deux attitudes, certains privilégient l’acte, d’autres ses causes. En effet, faut-il préfé-
rer le résultat au motif ? Si une personne est en danger, faut-il agir parce qu’il est
nécessaire de sauver son prochain en pareil cas ou parce que sa survie sera utile au
plus grand nombre ?
Ainsi le contextualisme évalue l’acte après sa réalisation, et le juge moral ou
immoral seulement en fonction de ses conséquences. La validité de l’acte ne dépend
donc que de ce qu’il entraîne, sans aucune considération d’une morale préexistante.
En revanche, la forme déontologique, elle, considère que si un acte a générale-
ment des effets positifs, il faut le mettre en place. La moralité de l’acte est définie,
en s’appuyant sur des principes déjà énoncés, avant qu’il soit accompli.

c. Le « prescrivisme universel »
Deux penseurs, principalement, insistent sur la « préférence » et sur son impor-
tance dans la détermination de l’utilité.
Richard Mervyn Hare (1919-2002) introduit un utilitarisme de préférence, aussi
appelé à deux niveaux : pour lui, le raisonnement moral correct conduit à choisir
ce qui peut satisfaire l’individu1. Il ne considère pas que l’utilitarisme de la règle
et l’hédonisme de Bentham soient opposés. Ils sont en fait complémentaires, l’un
posant la non-nuisance, l’autre, le calcul des coûts. Il faut, naturellement, envisager
les conséquences et calculer les risques. L’éthique n’est pas un ensemble de prescrip-
tions a priori mais découle des préférences de chaque individu. Cette forme d’utilita-
risme accroît la liberté individuelle puisque les décisions ne sont pas les seuls choix
de l’individu, il détermine également ses préférences, leur valeur et leur hiérarchie.
Il ne cherche pas nécessairement la maximisation (et l’on peut même envisager, de
choisir le malheur et la souffrance).

1. Cf. The Language of Morals, Oxford Paperbacks, 1952, rééd. 1991 et Essays in Ethical Theory,
Oxford Université Press, 1989.

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L’utilitarisme – 653

Peter Singer, son étudiant (1946-) prolonge cette théorie en liant tous les êtres
sensibles à cette réflexion morale. Pour lui, les pays riches doivent sacrifier une part
de leur richesse et la donner aux nations en souffrance afin de réduire efficacement
la misère et d’augmenter leur bonheur. L’avortement, l’euthanasie lui paraissent
acceptables quand ils sont la manifestation d’une préférence et de la possibilité de
ressentir plaisir ou douleur. Le spécisme n’est donc pas un critère pertinent à ses
yeux ; utiliser des animaux entraine une souffrance trop forte, loin d’une proportion-
nalité acceptable. Dans toutes ses œuvres, il rejette l’humanisme au profit de l’uti-
litarisme des préférences qu’il nomme « personism »1. Ce « personnisme » valorise
donc considérablement l’individu et conduit à un utilitarisme très personnel.

d. L’utilitarisme en économie
L’utilitarisme est fréquemment associé à l’économie moderne parce qu’il présente
une recherche du bien-être extrêmement développée depuis le vingtième siècle.
En réalité, il est surtout lié à l’économie du bien-être qui, reprenant les travaux
de Wilfredo Pareto (1848-1923) qui avait établi un principe de distribution propor-
tionnelle des richesses (que certains résument à « 80-20 » : 80% des effets sont le
produit de 20 % des causes), considère que la recherche du plaisir individuel doit
être prioritaire et que le marché doit s’y adapter, que les pollueurs doivent payer
pour les dégâts qu’ils occasionnent.

4. Les principales critiques adressées à l’utilitarisme


a. Une doctrine formaliste
Malgré les protestations de Stuart Mill et de Sidgwick, on attaque fréquemment
sa dimension psychologique et égocentrique et on le lie à la théorie de l’égoïsme
universel défini par la recherche du plaisir maximal. On l’accuse aussi d’être trop
formaliste, de se fonder sur la satisfaction individuelle des désirs, ce que les utilita-
ristes refusent, pour eux, il ne s’agit pas de la recherche d’un contentement maximal
et l’obtention des objets souhaités n’apporte pas toujours du bonheur.

b. Une théorie trop floue


Mais le reproche principal porte généralement sur les enjeux et la définition même
du courant. En effet, comment identifier, analyser, évaluer et organiser les plaisirs et
le bien-être ? Il s’agit d’éléments subjectifs, de représentations individuelles qu’au-
cune généralisation ne peut véritablement déterminer avec précision et certitude.
Comment calculer l’importance d’un acte ? Celle d’un plaisir ? Comment identifier le
meilleur ? Peut-on évaluer une utilité moyenne ? Que faire de ceux qui ne peuvent
être bénéficiaires ? Faut-il les contraindre (voire les éliminer) ? Si l’on fixait un seuil,
comment le définir ? Où mettre les limites ?

1. Cf. Famine, richesse et moralité, 1972, trad. Verax in Philosophy and Public Affairs, vol. 1, no.
3 (Spring 1972), pp. 229-243 ; La Libération animale, Payot, trad. Rousselle et Olivier, 1975,
éd. 2012 ; Repenser la vie et la mort (Questions d’éthique pratique), Bayard, 1997. Personism =
personnisme », néologisme.

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654 – L’utilitarisme

c. Une conception inégalitaire


L’utilitarisme a souvent été critiqué pour son absence de prise en compte réelle
des inégalités de répartition du bien-être. Les disparités de revenus, en effet, les
choix individuels du plaisir et du confort, l’envie d’être aussi riches que d’autres,
l’impression parfois d’être sacrifiées conduisent souvent les populations à rejeter
une théorie qui ne fait pas oublier les disproportions de revenus. Ainsi une politique
qui se fonde uniquement sur l’accroissement du bien-être collectif peut faire subir
à certains de très lourdes pertes, la « pluralité des personnes n’étant pas vraiment
prise au sérieux »1.

d. Une forme de tyrannie


De même, en politique et en droit, on considère que l’utilitarisme conduit souvent
à choisir le moins « coûteux » pour le bien-être collectif. Le bonheur devenant une
valeur, il est vu comme pouvant souvent surpasser la morale et l’équité. Une société
plus heureuse n’est pas nécessairement plus égalitaire ni plus juste. De nombreux
penseurs notent que l’utilitarisme peut pleinement justifier la tyrannie de la majorité
puisque, pour augmenter le bien-être de tous, on lèse un petit nombre. Certains
considèrent aussi que l’utilitarisme anticipant les effets produits par un acte, il peut
se tromper, sous-estimer les dangers, ne pas envisager toutes les conséquences qui
ne manquent pas de se succéder.

e. Une pensée morale particulière


Cette tendance à justifier les moyens par la fin est souvent vilipendée puisque
cela peut conduire à des actes généralement considérés comme inacceptables voire
immoraux : mensonge, violence, contrainte, discrimination, marginalisation, oppres-
sion… La maximisation de l’utilité peut conduire à agir contre d’autres principes
éthiques (droit à l’intégrité, à l’autonomie, au refus…). Au nom de la préférence, de
l’intérêt, on pourrait légitimer des comportements sadiques, racistes, discrimina-
toires. Il est également difficile de gérer les préférences adaptatives de ceux qui ont
renoncé à certains intérêts pour pouvoir subsister.
Enfin, l’acte seul est analysé, l’agent, ses intentions, ses qualités ne sont pas
prises en compte. En outre, toute morale de comportement conduit inévitablement
à remettre en question le bien et le mal, ils ne sont plus définis en essence mais
par rapport à quelque chose, l’utilité ici. Or, si cette dernière est élevée au statut
de référence, d’autorité, elle devient le seul critère de différenciation, est bon ce
qui la sert…

1. La remarque est de J. Rawls, in Théorie de la Justice, Seuil, 1997, p. 53.

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L’utilitarisme – 655

Conclusion
L’utilitarisme, fondé sur le progressisme des Lumières, est une théorie éthique
normative qui a connu son plus grand essor aux XVIIIe et XIXe siècles. Il reste
essentiel dans la pensée contemporaine dans la mesure où il valorise le bonheur, le
bien-être et le plaisir. Il influence encore les réflexions politiques et économiques.
Il a, en effet, introduit une forme de relativisme moral et la valorisation d’une
autre forme d’éthique, plus pragmatique, athée ou séparée de tout dogme religieux,
se coupant de la notion de « droit naturel », pour élaborer une hiérarchie de degrés
d’utilité et de confort.

ْ Prolongements

L’homme est un être moral et la question de ses droits et de son rapport au


bonheur est au cœur des débats économiques et politiques modernes. Les marxistes,
les libéraux, les économistes sont souvent en partie les héritiers des utilitaristes.
Pour eux, liberté individuelle, choix autonome, recherche du plaisir maximal sont
fondamentaux. Si, parfois, ils s’en tiennent à un utilitarisme individualisé, s’éloi-
gnant des enjeux initiaux de la doctrine, on peut considérer qu’il existe aujourd’hui
un néo-utilitarisme fondé sur une théorie de la raison pratique.
Son renouveau tient aussi à l’évolution des sociétés qui privilégient une écono-
mie du bien-être, une forme de positivisme individuel, la recherche d’une pléni-
tude. La psychologie humaniste apparue aux États-Unis dans les années 1950, a
fait naître l’idée d’une possibilité d’épanouissement de la personne. L’utilitarisme
est aujourd’hui associé à toutes les autres doctrines ou techniques positives de
développement personnel, sophrologie, analyse transactionnelle, « gestalt-théra-
pie »1, imagerie mentale et méditation, yoga …

1. La sophrologie (du grec « science de l’esprit harmonieux »), conçue par le neuropsychiatre
Alfonso Caycedo est une méthode verbale et un ensemble de techniques de respiration,
de décontraction musculaire, de visualisation visant à (re)trouver un état de bien-être et à
mieux se connaître. L’analyse transactionnelle, fondée par un psychiatre américain, Eric Berne
entre 1950 et 1970, vise la meilleure connaissance de soi en étudiant le psychisme grâce à
l’analyse des relations sociales. La « gestalt-thérapie » inventée par le médecin Fritz Perls en
1951, est une thérapie psychocorporelle visant à guérir et est décrite comme une « philosophie
existentielle ».

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656 – L’utilitarisme

Textes sur l’utilitarisme

John Stuart Mill


1 Système de logique, 1843, éd. trad. L. Peisse, 1880, éd. P. Mardaga, 1995.
« Tous les phénomènes de la société sont des phénomènes de la nature humaine,
produits par l’action des circonstances extérieures sur des masses d’êtres humains.
Si donc les phénomènes de la pensée, du sentiment, de l’activité humaine, sont
assujettis à des lois fixes, les phénomènes de la société doivent aussi être régis par
des lois fixes, conséquences des précédentes. Nous ne pouvons espérer, il est vrai,
que ces lois, lors même que nous les connaîtrions d’une manière aussi complète et
avec autant de certitude que celles de l’astronomie, nous mettent jamais en état
de prédire l’histoire de la société, comme celle des phénomènes célestes, pour
des milliers d’années à venir. Mais la différence de certitude n’est pas dans les
lois elles-mêmes, elle est dans les données auxquelles ces lois doivent être appli-
quées. Les données, en astronomie, sont donc aussi certaines que les lois elles-
mêmes. Au contraire, les circonstances qui influent sur la condition et la marche
de la société sont innombrables, et changent perpétuellement ; et quoique tous
ces changements aient des causes et, par conséquent des lois, la multitude des
causes est telle qu’elle défie nos capacités limitées de calcul. »

H. Sidgwick
2 The Methods of ethics, Londres, 1874, 7e édition de 1907, Londres, Macmillan, Livre I ;
trad. M. Gouverneur et R. Ogien, 1998, PUF.

« La question selon laquelle tout désir peut être qualifié, dans une certaine
mesure, de douleur, est d’ordre psychologique plutôt qu’éthique ; tant qu’il est admis
que ce n’est, souvent, pas aussi douloureux, dans toute comparaison, à son inten-
sité comme désire, de telle sorte que sa pulsion volontaire ne puisse être expli-
quée que comme étant une aversion de sa propre douleur. (…) les pulsions actives
conscientes sont tellement éloignées de la réalisation du plaisir ou d’éviter la douleur,
que nous pouvons trouver partout dans la conscience des pulsions supplémentaires
dirigées vers quelque chose qui n’est ni le plaisir ni le soulagement de la douleur.
Ainsi, d’une part, la plus grande partie de notre plaisir dépend de l’existence de ces
pulsions, tandis que, d’autre part, elles sont souvent incompatibles avec le désir de
notre propre plaisir et que ces deux sortes de pulsions coexistent difficilement dans
le même moment de conscience. (…) Cette incompatibilité (quoi qu’il soit important
de la remarquer dans d’autres cas), est particulièrement présente dans les pulsions
dont la fin est en compétition, dans le débat éthique, avec le plaisir : tel que l’amour
de la vertu pour la vertu elle-même et le désir de faire ce qui est juste. »

H. Sidgwick
3 The Methods of ethics, Londres, 1874, 7e édition de 1907, Londres, Macmillan, Livre IV,
trad. M. Gouverneur et R. Ogien, 1998, PUF.

« Si l’on dit que pour l’Utilitarisme la fin de toute action est le bonheur du tout et
non le bonheur d’un seul individu, sauf s’il est considéré comme un élément du tout,
il s’ensuit que si la population supplémentaire bénéficie de l’ensemble du bonheur

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L’utilitarisme – 657

positif, nous devons alors calculer la quantité de bonheur gagné par le nombre (de
personnes) supplémentaire par rapport à la quantité de bonheur que perd le reste
(de la population). Cela nous permettra de concevoir dans quelles limites, selon les
principes utilitaristes, on peut encourager l’augmentation de la population. Il ne
s’agit pas de calculer le meilleur bonheur moyen possible, (…) mais de calculer à quel
moment le nombre de personnes vivant dans ce bonheur moyen atteint le maximum. »

P. Singer
4 “Famine, Affluence, and Morality”, in Philosophy and Public Affairs, vol. 1, no. 3
(Spring 1972), Blackwell publishing, pp. 229-243, trad. F. Verax.

« La frontière traditionnelle entre devoir et charité ne peut pas être tracée, ou


du moins, pas à la place où nous la traçons habituellement. (…) Parce que donner
de l’argent est vu comme un acte de charité, on ne pense pas qu’il y ait quoi que
ce soit de mal dans le fait de ne pas donner. L’homme charitable sera peut-être
loué, mais l’homme qui n’est pas charitable ne sera pas condamné. (…) Cette
façon de considérer le sujet ne peut pas être justifiée. Quand nous achetons de
nouveaux vêtements, pas pour avoir chaud mais pour être « bien habillé », nous
ne satisfaisons aucun besoin important. Nous ne sacrifierions rien de significatif si
nous continuions à porter nos anciens vêtements, et donnions l’argent au fond de
secours pour la famine. En faisant cela, nous empêcherions que quelqu’un meure
de faim. Il s’ensuit de ce que j’ai dit plus tôt que nous devons donner cet argent,
plutôt que de le dépenser dans des vêtements dont nous n’avons pas besoin pour
nous tenir chaud. Faire cela n’est pas charitable, ou généreux. Ne l’est pas non
plus le type d’acte que les philosophes et les théologiens ont appelé « suréro-
gatoire » -un acte qu’il pourrait être bon de faire, mais pas mal de ne pas faire.
Au contraire, nous devons donner de l’argent, et il est mal de ne pas le faire. »

CM 63 Utilitarisme

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Table des matières

Les auteurs……………………………………………………… 3 1. Le berceau de l’humanité…………………………… 27


Présentation de l’ouvrage………………………………… 5 2. De fréquents contacts avec la civilisation
gréco-romaine…………………………………………… 27
II. Un regard sur l’Afrique qui se transforme :
L’absolutisme de l’intérêt au mépris……………………………… 28
et le despotisme éclairé…………………… 7 1. L’Europe à la conquête de l’Afrique…………… 28
Introduction…………………………………………………… 7 2. Les effets de la traite négrière :
conceptualisation de l’infériorité
I. Fondements théoriques…………………………… 7 de l’homme noir………………………………………… 30
II. Caractéristiques de l’absolutisme……………… 8 3. Les effets de l’exploitation des richesses
III. Le despotisme éclairé, adaptation naturelles : domination coloniale
de l’absolutisme à l’âge des Lumières………… 9 de l’Afrique………………………………………………… 31
1. La Russie…………………………………………………… 10 III. L’irruption de l’africanité dans la culture
2. L’Espagne de Charles III…………………………… 11 européenne…………………………………………… 33
3. Le Portugal du marquis de Pombal…………… 11 1. La connaissance de l’Afrique
Conclusion…………………………………………………… 11 devient accessible au grand public…………… 33
2. L’art africain : admiration et inspiration……… 34
ْ Prolongements……………………………………… 11
Conclusion…………………………………………………… 34
CM 01 Absolutisme……………………………………… 14
ْ Prolongements……………………………………… 35
CM 04 L’Afrique…………………………………………… 38
L’abstraction………………………………… 15
ώ Frise chronologique n° 1………………………………… 15
Introduction………………………………………………… 15
L’altermondialisme……………………… 39
ώ Frise chronologique n° 3………………………………… 39
I. Les origines…………………………………………… 16
1. Un processus mental………………………………… 16 Introduction………………………………………………… 39
2. Une approche artistique…………………………… 17 I. La naissance des mouvements………………… 40
II. L’art abstrait…………………………………………… 19 1. Les précurseurs………………………………………… 40
1. Les grands principes………………………………… 19 2. Les manifestations d’opposants
2. Les grandes tendances……………………………… 21 « antimondialistes »…………………………………… 41
3. Dix peintres abstraits majeurs…………………… 22 3. La structuration du mouvement………………… 42
Conclusion…………………………………………………… 23 II. Les revendications des altermondialistes…… 42
1. L’économie………………………………………………… 42
ْ Prolongements……………………………………… 23
2. Le social…………………………………………………… 43
CM 02 Abstraction……………………………………… 25 3. Le politique……………………………………………… 43
CM 03 Art abstrait……………………………………… 25 4. L’environnement………………………………………… 43
III. Les différentes composantes…………………… 44
1. Elles sont mouvantes………………………………… 44
L’Afrique……………………………………… 26 2. Elles peuvent agir de façon spontanée……… 44
3. Elles communiquent
ώ Frise chronologique n° 2………………………………… 26
de manière innovante………………………………… 46
Introduction………………………………………………… 26
Conclusion…………………………………………………… 46
I. L’Afrique comme terre des origines………… 27

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660 – Table des matières

ْ Prolongements……………………………………… 46 3. Le christianisme………………………………………… 70
4. Place culturelle de l’Asie mineure……………… 72
CM 05 Altermondialisme……………………………… 48
III. Le pouvoir politique, d’un empire à l’autre…… 72
1. Un survol historique rapide met en évidence
la succession d’empires sur cette terre……… 72
L’Art grec antique………………………… 49 2. Les signes du pouvoir : la capitale……………… 72
ώ Frise chronologique n° 4………………………………… 49 3. Le modèle politique…………………………………… 73
Introduction………………………………………………… 49 IV. Invasions et migrations…………………………… 74
I. Architecture…………………………………………… 50 1. La question de l’identité de ses habitants…… 74
1. Les temples……………………………………………… 50 2. La frontière……………………………………………… 74
2. Les théâtres……………………………………………… 51 Conclusion…………………………………………………… 75
II. Sculpture………………………………………………… 52 ْ Prolongements……………………………………… 76
III. Peinture………………………………………………… 53 CM 08 Asie mineure…………………………………… 79
1. Des siècles de méconnaissance………………… 53
2. Les supports……………………………………………… 53
3. Les sujets………………………………………………… 54
4. Quelques noms………………………………………… 54
Le baroque…………………………………… 80
IV. Céramique……………………………………………… 55 ώ Frise chronologique n° 7………………………………… 80

V. Musique…………………………………………………… 55 Introduction………………………………………………… 80
Conclusion…………………………………………………… 56 I. La Contre-Réforme………………………………… 80
ْ Prolongements……………………………………… 56 II. L’Art baroque…………………………………………… 81
1. Définitions………………………………………………… 81
CM 06 l’Art grec…………………………………………… 58 2. Principes…………………………………………………… 82
III. Le classicisme………………………………………… 82
IV. La préciosité, le maniérisme,
L’Art nouveau……………………………… 59
le burlesque, le rococo…………………………… 83
ώ Frise chronologique n° 5………………………………… 59 1. La préciosité……………………………………………… 83
I. Principes esthétiques……………………………… 59 2. Le burlesque semble le mouvement inverse
1. Lignes courbes et asymétrie……………………… 59 sous plusieurs aspects……………………………… 84
2. Thèmes et motifs……………………………………… 60 3. Le rococo…………………………………………………… 84
3. Un art total au service de l’homme…………… 61 4. Le maniérisme…………………………………………… 84
II. Quelques éléments historiques……………… 62 V. Le néo-classicisme…………………………………… 85
1. Les origines……………………………………………… 62 Conclusion…………………………………………………… 85
2. Différentes dénominations………………………… 62
3. Les grands noms du mouvement……………… 63
ْ Prolongements……………………………………… 85
III. Critiques, déclin et reviviscence……………… 64 CM 09 Baroque…………………………………………… 87
Conclusion…………………………………………………… 64
ْ Prolongements……………………………………… 64 La civilisation Arabo-Andalouse……… 88
CM 07 Art nouveau……………………………………… 65 ώ Frise chronologique n° 8………………………………… 88
Introduction………………………………………………… 88
L’Asie mineure, I. Repères historiques………………………………… 89
1. Le royaume wisigoth………………………………… 89
entre Europe et Asie……………………… 66 2. La conquête par les musulmans………………… 90
ώ Frise chronologique n° 6………………………………… 66 3. L’émirat puis le califat de Cordoue……………… 90
Introduction………………………………………………… 67 4. De grandes dynasties dans un contexte
plus troublé……………………………………………… 91
I. Une place centrale par la géographie……… 68
5. La fin d’Al-Andalus…………………………………… 91
1. Les détroits……………………………………………… 68
2. La frontière avec le monde persan et arabe… 68 II. Une vie culturelle particulièrement riche…… 92
3. Les régions méditerranéennes et les îles…… 68 1. Les conditions de cet épanouissement
4. Le Caucase………………………………………………… 69 culturel……………………………………………………… 92
2. Des découvertes majeures………………………… 93
II. Une terre de commencements
et de découvertes…………………………………… 69 Conclusion…………………………………………………… 95
1. La ville……………………………………………………… 69 ْ Prolongements……………………………………… 95
2. Les découvertes technologiques CM 10 Civilisation arabo-andalouse……………… 96
et culturelles…………………………………………… 70

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Table des matières – 661

Le colbertisme……………………………… 97 2. Une amitié féconde………………………………… 123


3. La deuxième génération des cubistes……… 124
ώ Frise chronologique n° 9………………………………… 97
4. Vers la fin du cubisme……………………………… 124
Introduction………………………………………………… 97 II. L’organisation d’un mouvement…………… 125
I. Les origines : le mercantilisme………………… 98 1. Une diffusion méthodiquement organisée…… 125
1. La richesse, fondement de la puissance…… 98 2. Une dénomination polémique………………… 126
2. Une politique globale………………………………… 98
III. Le cubisme, un art de la transgression… 126
II. Le colbertisme, une politique cohérente… 99 1. Le motif………………………………………………… 126
1. Le commerce…………………………………………… 99 2. La perspective………………………………………… 127
2. Les « Compagnies »………………………………… 100 3. La forme………………………………………………… 127
3. La colonisation……………………………………… 101 4. Le matériau…………………………………………… 127
III. L’accroissement de la puissance Conclusion………………………………………………… 127
française……………………………………………… 102 ْ Prolongements………………………………………128
1. Le développement de l’industrie…………… 102
2. Le « capitalisme » colbertien………………… 102 CM 13 Cubisme………………………………………… 130
3. La création de « centres industriels »……… 103
4. Les « monopoles »………………………………… 103
IV. Enjeux et obstacles……………………………… 103 Le cynisme……………………………………131
1. La prospérité………………………………………… 103 ώ Frise chronologique n° 11………………………………131
2. L’obstacle de la « Guerre de Hollande »…… 104 Introduction……………………………………………… 131
Conclusion………………………………………………… 105 I. Deux grands figures fondatrices…………… 132
ْ Prolongements………………………………………105 1. Antitsthène (444 av.J-.C. ; 365 av. J.-C.)…… 132
2. Diogène (413 av. J.-C. ; 327 av. J.-C.)………… 133
CM 11 Colbertisme………………………………………107
II. La philosophie cynique………………………… 133
1. Les grands principes……………………………… 134
Le corps dans le monde occidental 2. La figure référentielle d’Héraclès…………… 134
3. L’école cynique……………………………………… 135
du X XI e siècle : représentations
Conclusion………………………………………………… 137
et pratiques……………………………… 108 ْ Prolongements………………………………………138
Introduction……………………………………………… 108
CM 14 Cynisme………………………………………… 140
I. Les mutations du XX e siècle
et leurs effets sur la représentation
et le statut du corps……………………………… 109 L’épicurisme…………………………………141
1. Les progrès de la médecine…………………… 109
2. L’importance des loisirs et du sport………… 110 ώ Frise chronologique n° 12………………………………141
3. Le corps et la libération des mœurs………… 110 Introduction……………………………………………… 141
4. D’un siècle à l’autre, le corps comme enjeu I. Épicure et son temps…………………………… 142
politique et culturel………………………………… 112
II. La philosophie épicurienne…………………… 142
II. Un corps sain dans un monde sain………… 113 1. Les trois parties de l’épicurisme……………… 142
1. Manger mieux………………………………………… 113 2. La nature originelle de l’homme……………… 142
2. Respirer mieux……………………………………… 114 3. La nécessaire hiérarchie des désirs………… 143
3. Un sport pour tous : le running………………… 115 4. La libération de la crainte……………………… 143
III. Le corps face à la médecine………………… 115 III. La physique épicurienne……………………… 145
IV. Esthétiques du corps…………………………… 116 1. Une représentation de la nature……………… 145
1. Les canons de la beauté………………………… 116 2. La physique épicurienne………………………… 146
2. Le corps comme support de la création…… 117 Conclusion………………………………………………… 146
Conclusion………………………………………………… 118 ْ Prolongements………………………………………146
ْ Prolongements……………………………………… 118 CM 15 Épicurisme……………………………………… 150
CM 12 Corps……………………………………………… 120

Les Étrusques………………………………151
Le cubisme………………………………… 121 ώ Frise chronologique n° 13………………………………151
ώ Frise chronologique n° 10………………………………121 Introduction……………………………………………… 152
Introduction……………………………………………… 121 I. Les peuples d’Italie avant Rome…………… 152
I. Deux peintres visionnaires ouvrent la voie…122 1. Fondation de Rome et roman national…… 152
1. Georges Braque et Pablo Picasso…………… 122 2. Peuples italiotes…………………………………… 153

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662 – Table des matières

II. Les Étrusques……………………………………… 153 Le fascisme……………………………… 182


1. Une civilisation encore méconnue…………… 153
Définition…………………………………………………… 182
2. La cité étrusque, réussite politique
et économique………………………………………… 154 Étymologie………………………………………………… 182
3. La religion……………………………………………… 155 I. Origines politiques et philosophiques
4. La langue……………………………………………… 155 du fascisme………………………………………… 183
III. Rome…………………………………………………… 156 1. Politiques……………………………………………… 183
1. Qu’en reste-t-il à Rome ?………………………… 156 2. Philosophiques……………………………………… 183
2. La romanisation……………………………………… 156 II. Thèmes et valeurs du fascisme italien
3. La fin d’une civilisation…………………………… 157 et du nazisme……………………………………… 184
Conclusion………………………………………………… 157 1. Totalitarisme et violence d’État……………… 184
ْ Prolongements………………………………………158 2. Nationalisme et impérialisme………………… 185
3. Racisme et antisémitisme……………………… 185
CM 16 Étrusques……………………………………… 160 4. Culte du chef………………………………………… 185
5. Dirigisme économique intégré
au capitalisme………………………………………… 186
L’expressionnisme…………………………161 6. Le fascisme et la religion………………………… 186
ώ Frise chronologique n° 14………………………………161 III. Avatars du fascisme……………………………… 186
Introduction……………………………………………… 161 1. Le salazarisme………………………………………… 187
2. Le franquisme………………………………………… 187
I. L’expressionnisme dans la peinture……… 162 3. Un fascisme français ?…………………………… 187
1. Origine du mot……………………………………… 162
4. Les dictatures latino-américaines…………… 188
2. Les précurseurs……………………………………… 162
5. Le néo-fascisme……………………………………… 188
3. Mouvements et caractéristiques de
l’expressionnisme allemand…………………… 163 Conclusion………………………………………………… 188
4. Présentation de quelques artistes…………… 165 ْ Prolongements :
5. L’expressionnisme abstrait……………………… 166 du fascisme au populisme………………………189
II. L’expressionnisme en littérature…………… 167 CM 19 Fascisme……………………………………………190
III. L’expressionnisme au cinéma………………… 167
Conclusion………………………………………………… 168
ْ Prolongements………………………………………168 Le fauvisme…………………………………191
ώ Frise chronologique n° 16………………………………191
CM 17 Expressionnisme………………………………169
Introduction……………………………………………… 191
I. L’affirmation d’une libération………………… 192
L’Extrême-Orient…………………………170 II. De la couleur avant toute chose…………… 192
ώ Frise chronologique n° 15………………………………170 III. Un groupe de peintres très actifs………… 193
Introduction……………………………………………… 171 Conclusion………………………………………………… 193
I. Qu’est-ce que l’Extrême-Orient ?…………… 171 ْ Prolongements………………………………………194
1. Une définition européo-centrée……………… 171
CM 20 Fauvisme……………………………………………194
2. Un ensemble disparate…………………………… 172
3. La question des limites…………………………… 172
II. Bref historique des principaux pays
Le(s) féminisme(s)…………………………195
d’Extrême-Orient………………………………… 172
1. La Chine………………………………………………… 172 ώ Frise chronologique n° 17………………………………195
2. Le Japon………………………………………………… 174 Introduction……………………………………………… 195
III. Échanges et contacts avec l’Occident : I. Différences et inégalités……………………… 196
apports réciproques……………………………… 175 II. Des femmes puissantes au sein d’un
1. Échanges économiques…………………………… 175 système patriarcal………………………………… 197
2. Colonisation et guerres post coloniales…… 177 1. Le monde antique…………………………………… 197
3. Influence culturelle………………………………… 177 2. Le monde chrétien………………………………… 199
Conclusion………………………………………………… 179 III. L’émergence des Droits de la Femme…… 201
ْ Prolongements……………………………………… 179 1. Les philosophes des Lumières………………… 202
2. Les Révolutions, moments féministes ?…… 203
CM 18 Extrême-Orient…………………………………181
3. Freud et la vision de la psychanalyse
sur les femmes……………………………………… 204
IV. Naissance et structuration du mouvement
féministe au XXe siècle………………………… 205

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Table des matières – 663

1. Des femmes prennent la parole……………… 205 I. Les sources…………………………………………… 228


2. Des structures politiques 1. Les « découvertes »………………………………… 228
et administratives…………………………………… 206 2. L’apparition de « nouvelles » sciences…… 228
3. Une action militante qui revêt 3. La littérature et l’art……………………………… 228
de nouvelles formes……………………………… 207 4. Les bouleversements sociaux………………… 229
V. Perspectives actuelles…………………………… 207 II. Une nouvelle représentation du penseur
1. Les études de genre (gender studies)……… 207 et de ses sujets…………………………………… 230
2. Le mouvement #MeToo…………………………… 208 1. L’humaniste…………………………………………… 230
3. Le féminisme remis en cause ?………………… 209 2. Les principes fondamentaux…………………… 231
Conclusion………………………………………………… 210 III. Les « combats » notables……………………… 232
ْ Prolongements : 1. Les grands préceptes politiques
le féminisme est-il encore possible ?………210 et religieux……………………………………………… 232
2. L’importance de la formation………………… 232
CM 21 Féminisme…………………………………………213
IV. Les raisons de la diffusion des idées
humanistes…………………………………………… 233
1. Des moyens nouveaux…………………………… 233
Le futurisme…………………………………214 2. Des princes mécènes……………………………… 233
ώ Frise chronologique n° 18………………………………214 3. Une figure remarquable………………………… 233
Introduction……………………………………………… 214 Conclusion………………………………………………… 234
I. Une brève histoire marquée par un texte ْ Prolongements………………………………………234
fondateur……………………………………………… 215
CM 24 Humanisme………………………………………236
II. Qu’est-ce qu’être futuriste ?………………… 215
1. Être tourné vers le futur………………………… 215
2. Vouloir rendre compte des dynamiques…… 216
3. Être engagé et révolutionnaire……………… 217
L’idéalisme……………………………………237
ώ Frise chronologique n° 21………………………………237
III. Des hommes et des œuvres………………… 217
1. Littérature……………………………………………… 217 Introduction……………………………………………… 237
2. Peinture………………………………………………… 217 I. L’idéalisme antique……………………………… 238
III. Influences et réseaux…………………………… 218 II. Première approche de l’idéalisme
1. Une réaction contre les prédécesseurs…… 218 comme théorie de la connaissance :
2. Des interactions avec les artistes Descartes et Berkeley…………………………… 239
contemporains………………………………………… 218
III. L’idéalisme chez Kant…………………………… 240
Conclusion………………………………………………… 219
IV. Après Kant : Hegel………………………………… 241
CM 22 Futurisme…………………………………………220
Conclusion………………………………………………… 241
ْ Prolongements……………………………………… 242
Le gaullisme…………………………………221 CM 25 Idéalisme……………………………………… 244
ώ Frise chronologique n° 19………………………………221
Introduction……………………………………………… 222
L’impérialisme………………………………245
I. Principes du gaullisme………………………… 222
ώ Frise chronologique n° 22………………………………245
1. « Une certaine idée de la France »…………… 223
2. Le gaullisme et les institutions……………… 223 Introduction……………………………………………… 245
3. Le rejet des idéologies…………………………… 224 I. Empire et impérialisme………………………… 246
II. Histoire du mouvement………………………… 224 1. Rome, le premier « empire »…………………… 246
1. Un ancrage à droite………………………………… 224 2. L’impérialisme à partir du XIX e siècle……… 247
2. Un gaullisme de gauche………………………… 225 II. Pourquoi l’impérialisme ?……………………… 248
3. Le néo-gaullisme…………………………………… 225 1. Facteurs idéologiques…………………………… 248
Conclusion………………………………………………… 225 2. Facteurs économiques…………………………… 249
3. Facteurs politico-économiques……………… 251
ْ Prolongement………………………………………225
Conclusion………………………………………………… 251
CM 23 Gaullisme…………………………………………226
ْ Prolongements……………………………………… 251
CM 26 Impérialisme……………………………………253
L’humanisme…………………………………227
ώ Frise chronologique n° 20………………………………227
Introduction……………………………………………… 227

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664 – Table des matières

L’impressionnisme……………………… 254 Le jacobinisme…………………………… 287


ώ Frise chronologique n° 23…………………………… 254 ώ Frise chronologique n° 26………………………………287
Introduction……………………………………………… 254 Introduction……………………………………………… 287
I. Les origines………………………………………… 255 I. Le Club des Jacobins…………………………… 288
1. Les précurseurs……………………………………… 255 1. Un club actif…………………………………………… 288
2. Les Impressionnistes et les Salons………… 256 2. Jacobins et Montagnards………………………… 289
II. Une révolution artistique……………………… 256 3. Un instrument politique………………………… 289
1. Un contexte propice aux changements…… 256 4. Un organe de pouvoir……………………………… 290
2. Des principes fondateurs………………………… 257 5. Le « Club du Manège »…………………………… 291
3. Un mouvement riche de personnalités II. Le jacobinisme……………………………………… 291
variées…………………………………………………… 260 1. Quelques points fondateurs essentiels…… 291
Conclusion………………………………………………… 261 2. Le jacobinisme après la chute du Club
des Jacobins…………………………………………… 292
ْ Prolongements……………………………………… 261
Conclusion………………………………………………… 294
CM 27 Le groupe impressionniste…………………265
ْ Prolongements………………………………………294
CM 28 Le mouvement impressionniste…………265
CM 31 Jacobinisme…………………………………… 296

L’Inde et le monde
Le jansénisme…………………………… 297
Indo-Européen…………………………… 266 ώ Le jansénisme : parutions et événements……… 297
ώ Frise chronologique n° 24…………………………… 266
Introduction……………………………………………… 298
Introduction……………………………………………… 266
I. Origine du mot……………………………………… 298
I. Un pays rêvé………………………………………… 267
II. Le contexte politique et religieux
1. Les Grecs et l’Inde…………………………………… 267
2. Au Moyen Âge, des explorateurs de l’émergence du jansénisme……………… 298
et des récits…………………………………………… 269 III. Le contenu théologique……………………… 299
3. Le problème des échanges commerciaux…… 270 IV. Le jansénisme, le pouvoir et la société… 299
II. Deux civilisations sœurs……………………… 270 Conclusion………………………………………………… 300
1. La langue……………………………………………… 270
ْ Prolongements………………………………………301
2. Les faits culturels…………………………………… 271
CM 32 Jansénisme…………………………………… 303
Conclusion………………………………………………… 272
ْ Prolongements………………………………………273
CM 29 Inde…………………………………………………274 Le libéralisme…………………………… 304
Introduction……………………………………………… 304
ώ Chronologie des auteurs ayant trait
Les intégrismes……………………………275 à la philosophie libérale……………………………… 304
ώ Frise chronologique n° 25………………………………275
I. Concepts fondateurs…………………………… 305
Introduction……………………………………………… 275 1. L’individu………………………………………………… 305
I. L’intégrisme catholique………………………… 276 2. Un individu autonome…………………………… 305
1. L’Église à la fin du XIX e siècle………………… 276 3. La liberté comme droit naturel……………… 305
2. Les réactions au XX e siècle……………………… 276 4. Les libertés à respecter…………………………… 306
3. Le concile Vatican II………………………………… 277 5. Le droit de propriété……………………………… 306
4. Les réactions à Vatican II………………………… 278 6. L’intérêt, le marché et le commerce………… 306
II. L’intégrisme dans l’histoire 7. La liberté appliquée à l’économie…………… 307
8. La question de l’égalité…………………………… 307
et dans les autres religions…………………… 278
1. Les manifestations intégristes II. Les libéraux et la question du
dans l’histoire chrétienne……………………… 278 gouvernement……………………………………… 308
2. L’intégrisme juif, musulman, protestant… 279 1. Les forces antagonistes : religion, état,
III. Les mécanismes de l’intolérance…………… 282 idéologies collectivistes et totalitaires…… 308
2. Libéralisme et démocratie……………………… 308
Conclusion………………………………………………… 282 3. Les institutions de la liberté…………………… 309
CM 30 Intégrismes…………………………………… 286 4. Évolutions des doctrines libérales…………… 309
Conclusion : un historique sommaire…………… 311
ْ Prolongements……………………………………… 311
CM 33 Libéralisme………………………………………314

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Table des matières – 665

Le libertinage………………………………315 III. Les idées principales exposées


Introduction……………………………………………… 315 dans Le Prince……………………………………… 338
1. L’attention à l’Histoire et aux faits…………… 338
I. Étymologie…………………………………………… 315 2. Théorie et praxis doivent être liées………… 338
II. Le libertinage érudit du XVIIe siècle. 3. « Fortuna » et « virtù »…………………………… 339
Des positions philosophiques variées…… 316 4. « Des princes »………………………………………… 340
III. Mutations du libertinage, 5. Comment instaurer l’autonomie
de la fin du règne de Louis XIV et l’égalité ?…………………………………………… 340
6. La légitimation de moyens contestés……… 341
à la Révolution française……………………… 317
IV. Les aventures du Prince : les idées
IV. Le libertinage dans la fiction littéraire… 318
1. Qu’est-ce qu’un roman libertin ?……………… 318 machiavéliennes et le machiavélisme…… 341
2. Deux catégories de romans libertins……… 319 1. Une pensée originale et contestée………… 342
3. Les personnages-types du roman libertin…… 319 2. Le « machiavélisme »,
4. Représentation de la femme une invention critique…………………………… 342
dans la production libertine…………………… 320 3. Des idées cependant encore analysées…… 343
5. Libertinage et apprentissage………………… 320 Conclusion………………………………………………… 344
Conclusion………………………………………………… 321 ْ Prolongements………………………………………344
ْ Prolongements……………………………………… 321 CM 36 Machiavélisme……………………………… 348
CM 34 Libertinage………………………………………324

Le malthusianisme…………………… 349
Les Lumières…………………………………325 Introduction……………………………………………… 349
Introduction……………………………………………… 326 I. La thèse de Malthus……………………………… 349
I. Les valeurs des Lumières……………………… 326 II. Une thèse démentie……………………………… 350
1. La Raison………………………………………………… 326 III. … mais pas obsolète……………………………… 350
2. La connaissance……………………………………… 327
IV. Les applications du malthusianisme……… 351
3. Une nouvelle lecture de l’Histoire :
le progrès……………………………………………… 327 Conclusion………………………………………………… 351
4. La Liberté……………………………………………… 328 ْ Prolongements……………………………………… 352
5. Le bonheur……………………………………………… 328
CM 37 Malthusianisme…………………………………353
II. Le monde des Lumières………………………… 328
1. La figure centrale du philosophe…………… 329
2. Le cosmopolitisme………………………………… 329 Le manichéisme………………………… 354
3. Sociabilité et circulation des idées………… 329
ώ Frise chronologique n° 28………………………………354
III. Les Lumières et la politique………………… 330
1. Relations entre le philosophe Introduction……………………………………………… 354
des Lumières et le pouvoir……………………… 330 I. Le fondateur, Mani (ou Manès)……………… 355
2. Les Lumières et la Révolution française… 330 1. Une origine judéo-chrétienne………………… 355
Conclusion : Pérennité et fragilité 2. La rupture……………………………………………… 355
3. La création du manichéisme…………………… 356
d’un héritage……………………………………………………330
4. Une existence de missionnaire………………… 356
ْ Prolongements……………………………………… 331
II. La doctrine…………………………………………… 357
CM 35 Lumières………………………………………… 334 1. Mani, dernier messager de Dieu……………… 357
2. Une religion « universelle »…………………… 357
3. Une religion du Livre……………………………… 357
Le machiavélisme et la philosophie III. Les principes………………………………………… 358
machiavélienne……………………………335 1. Une doctrine dualiste……………………………… 358
2. Des communautés organisées………………… 360
ώ Frise chronologique n° 27………………………………335
Conclusion………………………………………………… 361
Introduction……………………………………………… 335
ْ Prolongements………………………………………361
I. Niccolò Machiavelli……………………………… 336
1. Une carrière administrative CM 38 Manichéisme……………………………………363
et diplomatique……………………………………… 336
2. L’exil et les dernières années………………… 336
II. Machiavel, l’écrivain……………………………… 337 Le marxisme……………………………… 364
1. Une oeuvre variée et importante…………… 337 ώ Frise chronologique n° 29…………………………… 364
2. Le Prince………………………………………………… 337
Introduction……………………………………………… 365

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666 – Table des matières

I. Le contexte………………………………………… 365 Le minimalisme……………………………395


1. La révolution industrielle……………………… 365
Introduction……………………………………………… 395
2. Les « socialismes utopiques »
du XIX e siècle………………………………………… 366 I. Origine d’un mot…………………………………… 395
II. Le marxisme en trois points………………… 367 II. Origines esthétiques du minimalisme…… 396
1. L’aliénation par le travail………………………… 367 III. Diversité du minimalisme……………………… 396
2. La lutte des classes………………………………… 367 IV. Caractéristiques du minimalisme
3. Le matérialisme historique……………………… 368 à travers l’œuvre de Frank Stella
III. Héritages……………………………………………… 368 et de Carl Andre…………………………………… 397
1. Régimes communistes…………………………… 368
V. Principaux artistes minimalistes…………… 398
2. Autres expériences………………………………… 369
3. Influence sur les intellectuels Conclusion………………………………………………… 398
du XX e siècle…………………………………………… 369 ْ Prolongements……………………………………… 398
Conclusion………………………………………………… 370 CM 43 Minimalisme………………………………………399
ْ Prolongements………………………………………370
CM 39 Marxisme…………………………………………372
Les monothéismes
et leurs textes fondateurs…………… 400
Le matérialisme……………………………373 ώ Frise chronologique n° 32…………………………… 400
ώ Frise chronologique n° 30………………………………373 Introduction……………………………………………… 400
Introduction……………………………………………… 373 I. Situation des trois grands monothéismes… 401
I. Qu’est-ce que le matérialisme ?…………… 374 1. La chronologie……………………………………… 401
1. Histoire du mot……………………………………… 374 2. Des points de contact……………………………… 402
2. Définition……………………………………………… 375 II. Les textes sacrés du judaïsme……………… 403
3. Les théories qui s’opposent 1. L’Ancien Testament………………………………… 403
au matérialisme……………………………………… 375 2. Le Talmud……………………………………………… 406
II. Une histoire du matérialisme………………… 376 3. Les textes sacrés du christianisme………… 406
1. Dans l’Antiquité gréco-romaine……………… 376 4. Les textes sacrés de l’islam…………………… 407
2. Au XVIIIe siècle……………………………………… 377 Conclusion………………………………………………… 408
3. Au XIX e siècle………………………………………… 378 ْ Prolongements………………………………………409
4. Au XX e siècle…………………………………………… 379
CM 44 Monothéismes…………………………………412
Conclusion………………………………………………… 380
ْ Prolongements………………………………………381
CM 40 Matérialisme……………………………………383 Le Moyen Âge (l’art du)…………………413
ώ Frise chronologique n° 33………………………………413
Introduction……………………………………………… 413
La Mésopotamie………………………… 384
I. Un contexte favorable à un renouveau
ώ Frise chronologique n° 31…………………………… 384
artistique……………………………………………… 414
Introduction……………………………………………… 384 1. La figure de l’artiste………………………………… 414
I. Délimitations de la Mésopotamie………… 385 2. L’importance des universités,
1. Par l’étymologie……………………………………… 385 de l’Église, de l’école……………………………… 415
2. Par la géographie…………………………………… 386 II. Des périodes et des « styles » aisément
3. Du point de vue historique……………………… 386 identifiables………………………………………… 416
II. Un berceau de civilisation…………………… 388 1. Le Haut Moyen Âge (Ve -X e siècle)…………… 416
1. Agriculture……………………………………………… 388 2. L’art roman (X e -XIIe siècle)……………………… 418
2. Société…………………………………………………… 388 3. L’art gothique (XIIIe -XVe siècle)……………… 420
3. Ecriture…………………………………………………… 388 III. Les différentes productions artistiques… 423
II. Influences de la culture mésopotamienne 1. La littérature………………………………………… 423
sur la culture européenne…………………… 389 2. L’enluminure…………………………………………… 426
1. La littérature………………………………………… 389 3. La peinture……………………………………………… 426
2. Les textes bibliques………………………………… 391 4. Les sculptures sur bois…………………………… 427
3. La science et les techniques…………………… 391 5. Les vitraux……………………………………………… 427
Conclusion………………………………………………… 392 6. Les « arts mineurs »………………………………… 427

ْ Prolongement……………………………………… 392 Conclusion………………………………………………… 428


ْ Prolongements……………………………………… 429
CM 40 Mésopotamie………………………………… 394
CM 45 Art du Moyen Âge………………………………431

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Table des matières – 667

Le nationalisme……………………………432 III. Des caractéristiques précises………………… 463


1. Les distinctions de sexe et d’âge…………… 463
ώ Frise chronologique n° 34………………………………432
2. Les familles…………………………………………… 463
Introduction……………………………………………… 433 3. Structures « politiques »
I. Le concept de nation…………………………… 433 et « économiques »………………………………… 464
1. Le sens du terme semble a priori simple… 433 4. Conflits et guerres………………………………… 465
2. Notions voisines……………………………………… 433 5. Les croyances………………………………………… 465
3. L’État-nation…………………………………………… 434 IV. L’art……………………………………………………… 465
4. Comment se définit une nation ?……………… 436 1. Des sociétés sans art ?…………………………… 465
II. Le nationalisme…………………………………… 439 2. L’intérêt pour une nouvelle approche
1. Processus de libération d’un pays…………… 439 esthétique……………………………………………… 466
2. L’idéologie nationaliste : 3. De l’art « primitif » à l’art « premier »……… 466
de la libération à la domination……………… 439 V. Des sociétés au cœur d’une réflexion sur
Conclusion………………………………………………… 442 l’homme et l’histoire…………………………… 467
ْ Prolongements………………………………………442 1. Nature et culture…………………………………… 467
2. Histoire et archaïsme……………………………… 467
CM 46 Nationalisme………………………………… 447
3. Une ou des cultures ?……………………………… 468
VI. Les peuples autochtones au XXIe siècle………469
1. Une population en déclin………………………… 469
Le populisme…………………………… 448 2. Les menaces…………………………………………… 470
Introduction……………………………………………… 448 3. Comment et pourquoi les protéger ?……… 470
I. Origine du mot. Connotations……………… 448 4. Des dangers réels les menacent……………… 471
II. Racines historiques du populisme Conclusion………………………………………………… 471
en France……………………………………………… 449 ْ Prolongements……………………………………… 471
1. Le boulangisme……………………………………… 449
CM 48 Sociétés autochtones…………………………474
2. Populisme et extrême-droite
des années trente…………………………………… 449
3. Le poujadisme………………………………………… 450
Le platonisme
III. Thèmes populistes……………………………… 450
1. La haine des élites………………………………… 450 et le néo-platonisme……………………475
2. L’antiparlementarisme et la critique ώ Frise chronologique n° 36………………………………475
des institutions……………………………………… 451 Introduction……………………………………………… 475
3. Le nationalisme et la xénophobie.
L’antimondialisme…………………………………… 451 I. Les différentes « périodes »………………… 476
4. Un certain antilibéralisme……………………… 451 1. Sources…………………………………………………… 476
5. L’euroscepticisme, le souverainisme………… 451 2. L’Académie……………………………………………… 476
3. Médioplatonisme et néo-platonisme……… 477
IV. Le populisme sur l’échiquier politique
II. Les idées……………………………………………… 477
européen……………………………………………… 452
1. Le platonisme originel…………………………… 477
Conclusion………………………………………………… 452 2. Le néo-platonisme………………………………… 480
ْ Prolongements……………………………………… 452 III. L’importance des commentaires…………… 481
ْ Annexe………………………………………………… 453 1. Le commentaire……………………………………… 481
2. Des héritiers autonomes………………………… 481
CM 47 Populisme……………………………………… 454
3. Des « zélateurs »…………………………………… 482
4. Les conséquences de l’approche
commentariste……………………………………… 482
Les peuples et les sociétés
IV. L’influence des débats………………………… 483
autochtones…………………………………455 1. Une pensée construite par les débats……… 483
ώ Frise chronologique n° 35………………………………455 2. La forte influence d’Aristote…………………… 483
Introduction……………………………………………… 456 3. Une étape dans l’histoire de la pensée…… 484

I. Définir la société longtemps dite Conclusion………………………………………………… 485


« archaïque »………………………………………… 457 ْ Prolongements………………………………………485
1. Une analyse difficile à établir………………… 457 CM 49 Platonisme…………………………………… 487
2. Définir une société………………………………… 458
II. Une manière particulière de penser
le monde……………………………………………… 460
1. Une mentalité spécifique ?……………………… 460
2. Des organisations sociales originales……… 462

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668 – Table des matières

Le rapport aux médias………………… 488 II. Le réalisme en littérature……………………… 516


1. Le roman au service du réalisme…………… 516
ώ Frise chronologique n° 37…………………………… 488
2. Les limites du réalisme…………………………… 521
Introduction……………………………………………… 488
III. Les « avatars » du réalisme…………………… 522
I. S’informer : Comment ? Pourquoi ?………… 489 1. Le « réalisme socialiste »………………………… 522
1. Information et démocratie……………………… 489 2. Le réalisme poétique……………………………… 523
2. Démocratie…………………………………………… 489 3. Le Néo-Réalisme…………………………………… 523
3. Le pouvoir de la presse…………………………… 490 4. Le Nouveau Réalisme……………………………… 524
4. Liberté de la presse et censure……………… 490
Conclusion………………………………………………… 525
II. Les sujets…………………………………………… 491
ْ Prolongements……………………………………… 525
1. Les différents journaux…………………………… 491
2. L’intérêt du lecteur………………………………… 491 CM 52 Réalismes…………………………………………528
3. Le choix du rédacteur……………………………… 491
4. Les sujets traités sur Internet………………… 492
5. Le financement……………………………………… 492 La Renaissance……………………………529
III. La question des sources……………………… 493 ώ Frise chronologique n° 40………………………………529
1. D’où vient l’information ?………………………… 493
Introduction……………………………………………… 530
2. La vérification………………………………………… 493
3. La protection………………………………………… 493 I. Un mouvement de libération………………… 531
4. La déontologie……………………………………… 494 1. Religieuse……………………………………………… 531
5. La question de l’objectivité…………………… 494 2. Intellectuelle et artistique……………………… 533
3. Imitation et innutrition…………………………… 536
IV. Les modes modernes…………………………… 494
1. Les réseaux sociaux………………………………… 494 II. Une période de mutations profondes…… 536
2. Échanges individuels et institutionnels…… 495 1. Une période de progrès scientifiques
3. Tout le monde est-il journaliste ?…………… 495 et techniques………………………………………… 536
4. Est-ce vraiment gratuit ?………………………… 495 2. De nouvelles techniques artistiques……… 538
3. Naissance de nouvelles formes politiques…… 539
Conclusion………………………………………………… 496
Conclusion………………………………………………… 541
ْ Prolongements………………………………………496
ْ Prolongements………………………………………541
CM 50 Rapport aux médias………………………… 498
CM 53 Renaissance…………………………………… 544

Le rationalisme………………………… 499
Le romantisme…………………………… 545
ώ Frise chronologique n° 38…………………………… 499
ώ Frise chronologique n° 41…………………………… 545
Introduction……………………………………………… 499
Introduction……………………………………………… 546
I. Qu’est-ce que le rationalisme ?……………… 499
I. Les Précurseurs…………………………………… 546
II. Quelques modèles rationalistes
1. Le « préromantisme » en France.…………… 546
à travers le temps………………………………… 500 2. Le romantisme en Angleterre.………………… 546
1. Naissance de la pensée rationnelle 3. Le romantisme en Allemagne.………………… 547
en Grèce antique…………………………………… 500
2. Christianisme et rationalisme………………… 502 II. L’explosion du romantisme…………………… 548
3. Descartes et les grands systèmes 1. Le contexte historique en France…………… 548
rationalistes du XVIIe siècle…………………… 503 2. Les manifestations de ce mouvement……… 549
4. Le rationalisme kantien………………………… 504 III. Les marges et les héritiers…………………… 552
5. La proposition hégelienne……………………… 504 1. Le romantisme noir………………………………… 552
Conclusion………………………………………………… 505 2. Les héritiers…………………………………………… 552

ْ Prolongements………………………………………505 Conclusion………………………………………………… 553


ْ Prolongements……………………………………… 553
CM 51 Rationalisme………………………………… 509
CM 54 Romantisme………………………………………554

Le(s) réalisme(s)……………………………510
ώ Frise chronologique n° 39………………………………510
Les représentations artistiques
Introduction……………………………………………… 510 du sacré………………………………………555
I. Approches d’une définition…………………… 511 ώ Frise chronologique n° 42………………………………555
1. Réalisme, naturalisme et vérisme…………… 512 Introduction……………………………………………… 555
2. Une représentation orientée…………………… 514 I. Définitions…………………………………………… 556
3. Quelques grandes tendances en art………… 515

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Table des matières – 669

II. Les enjeux de la représentation…………… 557 I. Figures majeures du stoïcisme……………… 590


1. L’oeuvre artistique et le culte………………… 557 1. Les anciens stoïciens……………………………… 590
2. Le permis et l’interdit……………………………… 559 2. Les stoïciens de la Rome impériale………… 590
3. Mesure et démesure……………………………… 559 II. La philosophie stoïcienne…………………… 590
4. Mimétisme ou re-présentation ?……………… 560 1. Une haute exigence éthique…………………… 590
III. Les monothéismes dans l’art………………… 562 2. La physique des stoïciens……………………… 591
1. Les monothéismes et l’art……………………… 562 3. Ordre du monde et pouvoir de l’homme……… 591
2. Les sources antiques et l’art sacré…………… 563 4. Raison, volonté et liberté……………………… 592
3. Iconoclastes et Iconodules……………………… 563 III. L’application de la philosophie
4. La sacralisation de l’art…………………………… 564 stoïcienne…………………………………………… 593
Conclusion………………………………………………… 566 1. Exercices spirituels………………………………… 593
ْ Prolongements………………………………………566 2. S’accoutumer aux coups du sort……………… 593
3. Convergences entre stoïcisme
CM 55 Sacré……………………………………………… 568
et épicurisme………………………………………… 594
Conclusion………………………………………………… 594
Le scepticisme…………………………… 569 ْ Prolongements……………………………………… 595
Introduction……………………………………………… 569 CM 58 Stoïcisme……………………………………… 600
I. Le scepticisme antique………………………… 569
1. Définition……………………………………………… 569
2. Socrate…………………………………………………… 570 Le surréalisme…………………………… 601
3. Les sophistes………………………………………… 571 ώ Frise chronologique n° 45…………………………… 601
4. Pyrrhon…………………………………………………… 571
Introduction……………………………………………… 602
II. Le scepticisme scientifique…………………… 571 I. Grandes étapes du mouvement surréaliste…602
1. Montaigne (1533-1592)…………………………… 571
1. Dada, « père du surréalisme »………………… 602
2. Descartes (1596-1650)…………………………… 572
2. André Breton « le pape du surréalisme »… 602
3. Le scepticisme métaphysique………………… 573
3. Les Manifestes………………………………………… 603
4. Hegel……………………………………………………… 573
II. Quelques centres d’intérêt du surréalisme… 603
Conclusion………………………………………………… 574 1. Freud et l’inconscient……………………………… 603
CM 56 Scepticisme………………………………………575 2. Les expérimentations……………………………… 604
3. La Force de l’imaginaire………………………… 606
4. La place de l’amour………………………………… 606
Les socialismes……………………………576 III. Surréalisme et engagement………………… 607
ώ Frise chronologique n° 43………………………………576 1. Les relations avec les communistes………… 607
2. L’exil et la Résistance……………………………… 608
Introduction……………………………………………… 576
3. L’apogée de la poésie……………………………… 609
I. Les socialismes du XIX e siècle……………… 577
IV. Aux marges du surréalisme…………………… 610
1. L’influence de Jean-Jacques Rousseau
1. Adhésions et exclusions………………………… 610
(1712-1778)…………………………………………… 577
2. Les « compagnons de route »………………… 610
2. Saint-Simon, Fourier, Proudhon……………… 578
Conclusion………………………………………………… 610
II. Socialisme et communisme…………………… 580
1. Karl Marx………………………………………………… 580 ْ Prolongements……………………………………… 611
2. Jean Jaurès (1859-1914)…………………………… 581 CM 59 Surréalisme………………………………………612
3. La IIIe République…………………………………… 581
4. Les socialistes au pouvoir……………………… 582
5. Les ruptures…………………………………………… 582 Le symbolisme………………………………613
III. Social-démocratie et libéralisme………… 583 ώ Frise chronologique n° 46………………………………613
1. Les démocraties occidentales………………… 583
2. Socialisme à la française………………………… 584 Introduction……………………………………………… 613
Conclusion………………………………………………… 584 I. Définition et principes du symbolisme… 613
ْ Prolongements………………………………………584 II. Les origines………………………………………… 614
1. Contre le naturalisme et le Parnasse……… 615
CM 57 Socialismes…………………………………… 588 2. Dans les pas du décadentisme………………… 615
III. De grands artistes………………………………… 616
1. Les maîtres…………………………………………… 616
Le stoïcisme……………………………… 589 2. La génération des symbolistes……………… 617
ώ Frise chronologique n° 44…………………………… 589 3. Peintres et musiciens……………………………… 617
Introduction……………………………………………… 589 Conclusion………………………………………………… 618

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ْ Prolongements………………………………………618 I. Les origines………………………………………… 637
1. Un désir de « posthumanité »………………… 637
CM 60 Symbolisme………………………………………620
2. Améliorer l’homme………………………………… 639
3. Des inquiétudes et des interrogations
multiples………………………………………………… 640
Les totalitarismes…………………………621
II. Les principes………………………………………… 641
ώ Frise chronologique n° 47………………………………621 1. « L’homme augmenté »…………………………… 641
Introduction……………………………………………… 621 2. Le transhumanisme………………………………… 642
I. Définitions…………………………………………… 622 Conclusion………………………………………………… 644
1. Quelques distinctions préliminaires : ْ Prolongements………………………………………644
autoritarisme et « épisodes totalitaires ».…… 622
2. Monopole idéologique…………………………… 622 CM 62 Transhumanisme…………………………… 646
3. La Pensée unique…………………………………… 623
4. Chef charismatique………………………………… 624
5. Armée et police……………………………………… 625 L’utilitarisme……………………………… 647
6. Système concentrationnaire…………………… 625 ώ Frise chronologique n° 49…………………………… 647
II. Trois exemples de totalitarisme…………… 625 Introduction……………………………………………… 647
1. Le stalinisme en URSS…………………………… 626
I. Deux grands fondateurs
2. Le fascisme en Italie (1922-1945)
ou « ventennio fascista », et un héritier principal………………………… 648
« double décennie fasciste »…………………… 629 1. Jeremy Bentham (1748-1842)………………… 648
3. Le nazisme en Allemagne 2. John Stuart Mill (1806-1873)…………………… 648
ou Troisième Reich………………………………… 631 3. Henry Sidgwick (1833-1900)…………………… 649

III. Représentations littéraires II. Les caractéristiques essentielles…………… 650


1. Origines………………………………………………… 650
et cinématographiques………………………… 632
2. La « maximisation » du bien-être,
Conclusion………………………………………………… 633 principe universel…………………………………… 651
ْ Prolongements……………………………………… 633 3. Différents courants………………………………… 651
4. Les principales critiques adressées
CM 61 Totalitarisme……………………………………635
à l’utilitarisme………………………………………… 653
Conclusion………………………………………………… 655
Le transhumanisme…………………… 636 ْ Prolongements……………………………………… 655
ώ Frise chronologique n° 48………………………………636 CM 63 Utilitarisme………………………………………657
Introduction……………………………………………… 636

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