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RenéMaran

BATOUALA roman
Prix Goncourt 1921
É dition définitive

Albin Michel
ŒUVRES DE RENÉ MARAN
Membre de l'Académie Internationale
de Culture française de Belgique (1953)
P r ix Goncourt (1921).
Grand Prix B roquet te-Gonin de l’Académie fran­
çaise (1942).
Grand Prix de la Société des Gens de Lettres
(1949).
Prix de la Mer et de l'Outre-Mer (1950).
Prix de Poésie de l’Académie française (1959).

1909 La Maison du Bonheur, poèmes (épuisé).


1912 La Vie intérieure, poèmes (épuisé).
1921 Batouala, roman (Editions Albin Michel).
1922 Le Visage Calme, poèmes (épuisé).
1924 Le Petit Roi de Chimérie, contes (Editions Albin
Michel).
1927 Djouma chien de Brousse, roman (Editions
Albin Michel).
1931 Le Cœur serré, roman (Ed. Albin Michel).
1931 Le Tchad de Sable et d'Or, essai (épuisé).
1934 Le Livre de la Brousse, roman (Editions Albin
Michel).
1935 Les Belles Images, poèmes (épuisé).
1938 Livingstone, biographie (Gallimard).
1942 Bêtes de la Brousse, roman (Ed. Albin Michel).
1942 M’Bala l’Eléphant, roman (épuisé).
1943-1946-1955 Les Pionniers de l’Empire, biographies
(Editions Albin Michel).
1944 Peines de Cœur, contes (épuisé).
1947-1962 Un Homme pareil aux autres, roman (Edi­
tions Albin Michel).
1941-1951 Savorgnan de Brazza, biographie (Galli-
mard-Le Dauphin).
1953 Bacouya le Cynocéphale, roman (Editions Albin
Michel).
1957 Félix Eboué, biographie (épuisé).
1958 Le Livre du Souvenir, poèmes (Editions Pré­
sence Africaine).
1961 Bertrand du Guesclin, l’Epée du Roi, biographie
(Editions Albin Michel).
RENÉ MARAN

BATOUALA
V É R IT A B L E R O M A N N È G R E

Prix Goncouri 1921

É D IT IO N D É F IN IT IV E

A L B IN M IC H E L
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Droits de traduction, reproduction,
représentation théâtrale et adaptation cinématographique
réservés pour tous pays.
© 1938, 1965, Éditions Albin Michel.
22, rue Huyghens, 75014 Paris.
ISBN 2-226-01676-7
Te

Je dédie ce livre

A mon très cher ami

Manoël Cahisto
9

PRÉFACE

Henri de Régnier, Jacques Boulenger, tuteurs


de ce livre, je croirais manquer de cœur si, au
seuil de la préface que voici, je ne reconnaissais
tout ce que je dois à votre bienveillance et à vos
conseils.
Vous savez avec quelle ardeur je souhaite la
réussite de ce roman. Il n'est, à vrai dire, quune
succession d'eaux-fortes. Mais j'ai mis six ans à
le parfaire. J'ai mis six ans à y traduire ce que
j'avais, là-bas, entendu, à y décrire ce que j'avais
vu.
A u cours de ces six années, pas un moment je
nai cédé à la tentation de dire mon mot. J'ai
poussé la conscience objective jusqu'à y supprimer
des réflexions qu'on aurait pu m'attribuer.
Les nègres de l'Afrique Equatoriale sont en
effet irréfléchis. Dépourvus d'esprit critique, ils
n'ont jamais eu et n'auront jamais aucune espèce
10 PRÉFACE

d'intelligence. D u moins, on le prétend. A tort,


sans doute. Car, si l'inintelligence caractérisait le
nègre, il n'y aurait que fort peu d'Européens.
Ce roman est donc tout objectif. Il ne tâche
même pas à expliquer : il constate. Il ne s'indigne
pas : il enregistre. Il ne pouvait en être autrement.
Par les soirs de lune, allongé en ma chaise longue,
de ma véranda, j'écoutais les conversations de ces
pauvres gens. Leurs plaisanteries prouvaient leur
résignation. Ils souffraient et riaient de souffrir.
A h ! monsieur Bruel, en une compilation sa­
vante, vous avez pu déclarer que la population de
l’Oubangui-Chari s'élevait à 1.350.000 habitants.
Mais que n'avez-vous dit, plutôt, que dans tel
petit village de l'Ouahm, en 1918, on ne comp­
tait plus que 1.080 individus sur les 10.000 qu'on
avait recensés sept ans auparavant? Vous avez
parlç de la richesse de cet immense pays. Que
n avez-vous dit que la famine y était maîtresse?
Je comprends. Oui, qu'importe à Sirius que dix,
vingt ou même cent indigènes aient cherché, en
un jour d'innommable détresse, parmi le crottin
des chevaux appartenant aux rapaces qui se pré­
tendent leurs bienfaiteurs, les grains de maïs ou de
mil non digérés dont ils devaient faire leur nour­
riture!
Montesquieu a raison, qui écrivait, en une page
où, sous la plus froide ironie, vibre une indignation
contenue : « Ils sont noirs des pieds jusqu'à la
tête, et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque
impossible de les plaindre. »
PRÉFACE 11

Après tout, s'ils crèvent de faim par milliers,


comme des mouches, c'est que l'on met en valeur
leur pays. N e disparaissent que ceux qui ne
s'adaptent pas à la civilisation.
Civilisation, civilisation, orgueil des Européens,
et leur charnier d'innocents, Rahindranath Tagore,
le poète hindou, un jour, à Tokio, a dit ce que tu
étais!
Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi
que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu le meus dans
le mensonge. A la vue, les larmes de sourdre et
la douleur de crier. T u es la force qui prime le
droit. T u n’es pas un flambeau, mais un incen­
die. Tout ce à quoi tu louches, tu le consumes...
Honneur du pays qui m'a tout donné, mes
frères de France, écrivains de tous les partis; vous
qui, souvent, disputez d'un rien, et vous déchirez
à plaisir, et vous réconciliez tout à coup, chaque
fois qu'il s'agit de combattre pour une idée juste
et noble, je vous appelle au secours, car j'ai foi
en votre générosité.
M on livre n'est pas de polémique. Il vient, par
hasard, à son heure. L a question nègre est « ac­
tuelle ». Qui a voulu qu'il en fût ainsi? Mais les
Américains. Mais les campagnes des journaux
d'Outre-Rhin. Mais Romulus Coucou, de Paul
Reboux, Le Visage de la Brousse, de Pierre Bo-
nardi et /‘Isolement, de ce pauvre Bernard Com-
bette. E t n'est-ce pas vous, « Eve », petite cu­
rieuse, qui, au début de cette année, alors que vous
12 PRÉFACE

étiez encore quotidienne, avez enquêté afin de


savoir si une blanche pouvait épouser un nègre?
Depuis, Jean Finot a publié, dans la Revue,
des articles sur l'emploi des troupes noires. Depuis,
le D r H uot leur a consacré une étude au M er­
cure de France. Depuis, M . Maurice Bourgeois
a dit, dans Les Lettres, leur martyre aux Etats-
Unis. Enfin, au cours d'une interpellation à la
Chambre, le ministre de la Guerre, M . André L e ­
fèvre, ne craignit pas de déclarer que certains
fonctionnaires français avaient cru pouvoir se con­
duire, en Alsace-Lorraine reconquise, comme s’ils
étaient au Congo Français.
D e telles paroles, prononcées en tel lieu, sont
significatives. Elles prouvent, à la fois, que l'on
sait ce qui se passe en ces terres lointaines et que,
jusqu'ici, on n'a pas essayé de remédier aux
abus, aux malversations et aux atrocités qui y
abondent. Aussi « les meilleurs colonisateurs ont-
ils été, non les coloniaux de profession, mais les
troupiers européens, dans la tranchée ». C'est
M . Biaise Diagne qui l'affirme.
M es frères en esprit, écrivains de France, cela
n'est que trop vrai. C'est pourquoi, d'ores et déjà,
il vous appartient de signifier que vous ne voulez
plus, sous aucun prétexte, que vos compatriotes,
établis là-bas, déconsidèrent la nation dont vous
êtes les mainteneurs.
Que votre voix s'élève! Il faut que vous aidiez
ceux qui disent les choses telles qu elles sont, non
pas telles qu'on voudrait quelles fussent. E t plus
PRÉFACE 13

tard, lorsqu’on aura nettoyé les suburres coloniales,


je vous peindrai quelques-uns de ces types que j ’ai
déjà croqués, m.ais que je conserve, un temps en­
core, en mes cahiers. Je vous dirai qu'en certaines
régions, de malheureux nègres ont été obligés de
vendre leurs femmes à un prix variant de vingt-
cinq à soixante-quinze francs pièce pour payer leur
impôt de capitation. Je vous dirai...
Mais, alors, je parlerai en mon nom et non
pas au nom d ’un autre; ce seront mes idées que
j ’exposerai et non pas celles d ’un autre. E t,
d ’avance, des Européens que je viserai, je les sais
si lâches, que je suis sûr que pas un n’osera me
donner le plus léger démenti.
Car, la large vie coloniale, si l’on pouvait savoir
de quelle quotidienne bassesse elle est faite, on en
parlerait moins, on n’en parlerait plus. Elle
avilit peu à peu. Rares sont, même parmi
les fonctionnaires, les coloniaux qui cultivent
leur esprit. Ils n’ont pas la force de résister
à ïambiance. On s’habitue à l’alcool. A vant la
guerre, nombreux étaient les Européens capables
d ’assécher à eux seuls plus de quinze litres de
pernod, en l’espace de trente jours. Depuis, hélas!
j ’en ai connu un, qui a battu tous les records.
Quatre-vingts bouteilles de whisky de traite, voilà
ce qu’il a pu boire, en un mois.
Ces excès et d'autres, ignobles, conduisent ceux
qui y excellent à la veulerie la plus abjecte. Cette
abjection ne peut qu’inquiéter de la part de ceux
qui ont charge de représenter la France. Ce sont
14 PRÉFACE

eux qui assument la responsabilité des maux dont


souffrent, à l'heure actuelle, certaines parties du
pays des noirs.
C'est que, pour avancer en grade, il fallait
qu'ils n'eussent « pas d'histoires ». Hantés de
cette idée, ils ont abdiqué toute fierté, ils ont
hésité, temporisé, menti et délayé leurs men­
songes. Ils n’ont pas voulu voir. Ils n'ont rien
voulu entendre. Ils n'ont pas eu le courage de
parler. E t à leur anémie intellectuelle l'asthénie
morale s'ajoutant, sans un remords, ils ont trompé
leur pays.
C'est à redresser tout ce que l'administration
désigne sous l'euphémisme « d'errements » que
je vous convie. La lutte sera serrée. Vous allez
affronter des négriers. Il vous sera plus dur de
lutter contre eux que contre des moulins. Votre
tâche est belle. A l'œuvre donc, et sans plus
attendre. L a France le veult!

Ce roman se déroule en Oubangui-Chari, l'une


des quatre colonies relevant du Gouvernement
Général de l'Afrique Equatoriale Française.
Limitée au sud par l'Oubangui, à l'est par la
ligne de partage des eaux Congo-Nil, au nord et
à l’ouest par celle du Congo et du Chari, cette
colonie, comme toutes les colonies du groupe, est
partagée en circonscriptions et en subdivisions.
L a circonscription est une entité administrative.
Elle correspond à un département. Les subdivi­
sions en sont les sous-préfectures.
PRÉFACE 15

L a circonscription de la Kémo est l'une des


plus importantes de VOubangui-Chari. Si l'on
travaillait à ce fameux chemin de fer, dont on
parle toujours et qu'on ne commence jamais,
peut-être que le poste de Fort-Sibut, chef-lieu de
cette circonscription, en deviendrait la capitale.
L a Kémo comprend quatre subdivisions : F ort-
de-Possel, Fort-Sibut, Dekoa et Crimari. Les
indigènes, voire les Européens, ne les connaissent
respectivement que sous les noms de K ém o, K ré-
bédgé, Combélé et Bamba. L e chef-lieu de la
circonscription de la Kémo, Fort-Sibut, dit K ré-
bédgé, est situé environ cent quatre-vingt-dix kilo­
mètres au nord de Bangui, ville capitale de l'O u-
bangui-Chari, où le chiffre des Européens n'a
jamais dépassé cent cinquante individus.
L a subdivision de Crimari, ou encore de la
Bamba ou de la Kandjia, du double nom de la
rivière auprès de laquelle on a édifié le poste
administratif, est à cent vingt kilomètres environ à
l'est de Krébédgé.
Cette région était très riche en caoutchouc et
très peuplée. Des plantations de toutes sortes cou­
vraient son étendue. Elle regorgeait de poules et
de cabris. Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond
en comble. Les villages se sont disséminés, les
plantations ont disparu, poules et cabris ont été
anéantis. Quant aux indigènes, débilités par des
travaux incessants, excessifs et non rétribués, on
les a mis dans l'impossibilité de consacrer à leurs
semailles même le temps nécessaire. Ils ont vu la
16 PRÉFACE

maladie s'installer chez eux, la famine les envahir


et leur nombre diminuer.
Ils descendaient pourtant d'une famille robuste
et guerrière, âpre au mal, dure à la fatigue. N i
les razzias senoussistes, ni de perpétuelles dissen­
sions intestines n'avaient pu la détruire. Leur nom
de famille garantissait leur vitalité. N'étaient-ils
pas des « bandas »? E t « bandas » ne veut-il
pas dire « filets »? Car c'est au filet qu'ils
chassent, à la saison où les feux de brousse
incendient tous les horizons.
L a civilisation est passée par là. E t dakpas,
m'bis, maroukas, la'mbassis, sabangas et n'gapous,
toutes les tribus bandas ont été décimées...
L a subdivision de Crimari est fertile, giboyeuse
et accidentée. Les bœufs sauvages et les phaco­
chères y pullulent, ainsi que les pintades, les per­
drix et les tourterelles.
Des ruisseaux l'arrosent en tous sens. Les
arbres y sont rabougris et clairsemés. A cela rien
d'étonnant : la sylve équatoriale s'arrête à Ban-
gui. O n ne rencontre de beaux arbres qu'au long
des galeries forestières bordant les cours d'eaux.
Les rivières serpentent entre des hauteurs que
les « bandas », en leur langue, appellent
« kagas ».
Les trois qui sont les plus rapprochés de Cri-
mari sont : le kaga Kosségamba, le kaga Gobo
et le kaga Biga.
L e premier se dresse à deux ou trois kilomètres
PRÉFACE 17

au sud-est du poste, et borne, dans cette direc­


tion, la vallée de la Bamba. L e Cobo et le Biga
sont en pays n'gapou, à une vingtaine de kilo­
mètres au nord-est...
Voilà, décrite en quelques lignes, la région où
va se dérouler ce roman d ’observation imperson­
nelle.
Maintenant, ainsi que disait Verlaine tout à la
fin des « terza rima » liminaires de ses Poèmes
Saturniens,
Maintenant, va, mon livre, où le hasard te mène.

**

Dix-sept ans ont passé depuis que j’ai écrit


cette préface. Elle m'a valu bien des injures.
Je ne les regrette point. Je leur dois d'avoir
appris qu'il faut avoir un singulier courage pour
dire simplement ce qui est.
Paris ne pouvait pourtant ignorer que Batouala
n'avait fait qu'effleurer une vérité qu'on n'a
jamais tenu à connaître à fond.
E n veut-on une preuve entre mille? Une mis­
sion d'inspection est arrivée au Tchad dans les
premiers jours de janvier 1922, c'est-à-dire au
moment où les polémiques que mon livre avait
provoquées battaient leur plein.
Elle aurait dû enquêter, c'était même son plus
élémentaire devoir, sur les faits que j'avais signa­
lés. L e contraire se produisit. Ordre lui fut donné
de porter ses recherches ailleurs.
18 PRÉFACE

Cette excessive prudence ne mérite aucun com­


mentaire.
Je n’ai eu quen 1927 les satisfactions morales
qu'on me devait. C'est cette année-là qu André
Gide a publié Voyage au Congo. Denise Moran
faisait paraître Tchad peu après. E t les Chambres
étaient saisies des horreurs auxquelles donnait lieu
la construction de la voie ferrée Brazzaville-
Océan.
Il ne me reste, de tout ce passé si proche, que
d'avoir fait mon devoir d'écrivain français et de
n'avoir jamais voulu profiter de mon brusque
renom pour devenir un patriote d'affaires.

Paris, le 23 novembre 1937.


R. M.
*9

B A T O U A L A

Laissant un faible amas de cendres chaudes


encore, le feu de garde qu’on a accoutumé d ’al­
lumer chaque soir s’est lentement consumé au
cours de la nuit. Le mur circulaire de la case
suinte de tous ses pores. Une confuse clarté filtre
par le porche lui servant d ’huis. Sou? le chaume
grouille, discret, continu, le travail des termites,
forant, à l’abri de leurs galeries en terre brune,
le faîtage de la toiture basse et déclive qui les
protège de l’humidité et du soleil.
Dehors, les coqs chantent. A leur « kékéré-
kés » se mêlent le chevrotement des cabris solli­
citant du mufle le sexe de leurs femelles, le rica­
nement des toucans, puis, là-bas, au fort de la
haute brousse, le long des rives de la Pombo et
de la Bamba, le hognement rauque des enfants
de Bacouya, le singe à gueule de chien.
Le jour vient.
Le grand chef Batouala, Batouala, le mo-
koundji de tant de villages, percevait parfaitement
20 BATOUALA

ces rumeurs, malgré la somnolence où il se com­


plaisait.
Il bâillait, avait des frissons, s’étirait. Lui fal­
lait-il se rendormir? Lui fallait-il se lever? Se
lever! P a r N ’Gakoura, pourquoi se lever? Il ne
tenait pas à le savoir, dédaigneux qu’il était des
résolutions simples à l’excès ou à l’excès compli­
quées.
O r ne lui fallait-il pas faire un immense effort
rien que pour se mettre sur pied? Il était le pre­
mier à convenir que la décision à prendre pouvait
paraître de la plus extrême simplicité aux hommes
blancs de peau. Il trouvait, quant à lui, la chose
infiniment plus difficile qu’on ne croyait. D ’ordi­
naire, réveil et travail vont de pair. Certes, le
travail ne l’effrayait pas outre mesure. Robuste,
membru, excellent marcheur, il ne se connaissait
pas de rival au lancement du couteau de jet ou
de la sagaie, à la course ou à la lutte.
On renommait, du reste, sa force légendaire,
d ’un bout à l’autre du pays banda. Ses exploits,
qu’ils fussent amoureux ou guerriers, son habileté
de vaillant chasseur et sa fougue se perpétuaient
en une atmosphère de prodige. E t quand Ipeu,
la lune, gravitait parmi le ciel planté d ’étoiles, il
n’était pas rare que l’on chantât les prouesses du
grand mokoundji Batouala jusque dans les plus
lointains villages m’bis, dakpas, dakouas et
la’mbassis, cependant que les sons discordants des
balafons et des koundés s’unissaient au tam-tam
des li’nghas sonores de vide.
BATOUALA 21

Le travail ne pouvait donc l’effrayer. Seule­


ment, dans la langue des hommes blancs, ce mot
revêtait un sens étonnant, signifiait fatigue sans
résultat immédiat ou tangible, soucis, chagrins,
douleur, usure de santé, poursuite de desseins
chimériques.
A ha! les hommes blancs de peau. Q u ’étaient-
ils donc venus chercher, si loin de chez eux, en
pays noir? Comme ils feraient mieux, tous, de
regagner leurs terres et de n’en plus bouger!
La vie est courte. Le travail ne plaît qu’à ceux
qui ne la comprendront jamais. La fainéantise ne
peut dégrader personne. Elle diffère d ’ailleurs
foncièrement de la paresse.
En tout cas, que l’on fût de son avis ou non,
il croyait dur comme fer, et n’en démordrait pas
jusqu’à preuye du contraire, que ne rien faire,
c’était profiter, en toute bonhomie et simplicité, de
tout ce qui nous entoure.
Vivre au jour le jour, sans se rappeler hier,
sans se préoccuper du lendemain, ne pas prévoir,
voilà qui est excellent, voilà qui est parfait.
A u reste, pourquoi se lèverait-il? N ’est-on pas,
en général, mieux assis qqe debout et mieux
couché qu’assis?
Iche! la bonne odeur d ’herbe fanée que déga­
geait la natte sur laquelle il venait de passer la
nuit. La dépouille d ’un bœuf sauvage frais tué ne
pouvait vraiment la surpasser en tiédeur ou en
souplesse.
P a r conséquent, au lieu de rester là, les yeux
22 BATOUALA

clos, à rêvasser, que n’essayait-il plutôt de se ren­


dormir? Il lui serait, par ainsi, loisible d ’apprécier
plus longtemps que d ’habitude la moelleuse per­
fection de sa natte, de son « bogbo ».
Il lui fallait auparavant ranimer son feu éteint.
Il n’avait besoin, pour ce, que de quelques brin­
dilles de bois mort et d ’une poignée de paille.
Après quoi, les joues gonflées, il lui suffirait de
souffler sur la cendre où couvait la rouge fourmi­
lière des étincelles.
La fumée déroulerait alors, parmi des explo­
sions de pétillements secs, ses spirales âcres et
suffocantes. E t les flammes de sourdre enfin, pré­
cédant la marche envahissante de la chaleur.
Ce résultat obtenu, pareil à un phacochère gavé
de manioc, il n’aurait plus, le dos au feu, qu’à
s’allonger de nouveau dans sa case attiédie pour
tâcher à se rendormir. Il n’aurait plus qu’à se
réchauffer à son brasier, comme un iguane au
soleil. Il n’aurait plus qu’à imiter celle qui était
sa femme — sa « yassi » — depuis tant de
saisons sèches et tant de saisons de pluies.
L ’excellent exemple que le sien! Elle faisait
« gologolo » — elle ronflait, quoi! — tout près
d’un deuxième foyer, éteint lui aussi.
Lalala! Le bon sommeil qu’elle dormait, la
tête appuyée sur un billot, tranquille, nue, les
mains sur le ventre et les jambes innocemment
écartées !
Elle tâtait parfois ses mamelles flasques et
ridées, qui ressemblaient à des feuilles de tabac
BATOUALA 23

séché, ou se grattait en poussant de longs soupirs.


Parfois aussi, ses lèvres remuaient vaguement.
Elle ébauchait alors des petits gestes mous. Mais
bientôt le calme revenait — et son ronflement
égal.
Djouma, le petit chien roux et triste, somno­
lait, de son côté, derrière un amas de fagots,
tête à queue sur la pile de paniers à caoutchouc
qui domine le renfoncement où se chamaillent
plus ou moins chaque nuit les poules, les canards
et les cabris.
On ne voyait guère, de son corps que plissait
la maigreur des privations, que ses oreilles, lon­
gues, droites, pointues, mobiles. Il les secouait de
temps à autre, histoire d ’impressionner la puce, la
tique ou les mellipones qui l’agaçaient. Le plus
souvent, il préférait grogner sourdement, sans bou­
ger plus que Yassigui’nda, la favorite de Ba-
touala, son maître. Ou encore, hanté de rêves
cyniques, il ouvrait soudain la gueule pour happer
le vide ou invectiver contre le silence des aboie­
ments étouffés et convulsifs.
Batouala s’accouda sur sa natte. Il n’y avait
plus moyen de continuer à dormir. Tout se liguait
contre son repos. Le brouillard s’insinuait peu à
peu dans sa case. Il faisait froid. Il avait faim. Le
jour croissait.
Non, non et non. Il ne pouvait songer à dormir
davantage. Rainettes-forgerons, crapauds-buffles,
grenouilles mugissantes coassaient dehors, à l’envi,
parmi les herbes touffues et mouillées.
24 BATOUALA

Autour de lui, malgré le froid, « fourous » et


moustiques, profitant de ce que le feu éteint n’ex­
pectorait plus de fumée pour les étourdir, bour­
donnaient ou vrombissaient sans- se lasser.
Enfin, si les cabris querelleurs avaient pris la
porte dès le chant du coq, les poules demeuraient,
qui menaient grand tapage.
Restaient aussi les placides canards. Pour le
moment, ils gloussaient d ’étonnement ou canca­
naient d ’inquiétude, portant le cou à gauche, d ’un
geste saccadé, ou le retirant pour l’allonger aus­
sitôt a droite.
Il semblait que fût survenu un phénomène plus
extraordinaire que tous les phénomènes connus des
canards. Ils remuaient, avec fièvre, leur croupion
fourré de plumes duveteuses, fixaient de guingois
l’ouverture de la case, puis, s’attroupant tous au­
tour d’un chef de bande, avaient l’air de lui sou­
mettre leurs réflexions ou leurs suggestions.
Lorsqu’ils crurent avoir réussi à expliquer le
prodige qui les avait stupéfiés, graves, importants,
maladroits, l’un derrière l’autre, par rang de taille,
ils firent le tour des paniers à caoutchouc, en répé­
tant, automatiquement, les mêmes gestes spasmo­
diques.
Le poids de leur marche les précipitait un peu
en avant, à chaque pas de leur cahotante pro­
menade. Ils s’en furent ainsi, cahin-caha, tenir
conciliabule en un coin, non sans regarder anxieu­
sement dans la direction de la sortie.
L ’un d ’eux, se décidant brusquement, fit cinq
BATOUALA 25

ou six pas vers l’endroit où le jour blanchissait,


rebroussa chemin, puis, comme apeuré, battit le
sol de ses rémiges afin d ’accélérer son élan, et
s’engouffrant par l’ouverture, disparut.
Le reste de son clan se lança tête baissée sur
ses traces..
E t voici qu’à présent se réveillait Djouma, le
petit chien roux et triste. Ce n’est point que ce
bruit l’eût troublé plus que de coutume. D éjà, du
temps de sa mère, que ses maîtres avaient mangée
certain jour de famine, — il y avait de cela tant
de sommeils! — chaque matin ressuscitait pareil
vacarme.
Il aurait d ’ailleurs été bien étrange qu’il en fût
autrement, bêtes et gens n’ayant, tout au moins
pendant la mauvaise saison, qu’une seule et même
habitation.
P ar le premier des chiens, son ancêtre, que sa
chienne de vie lui avait, au début, paru pénible!
Il est vrai qu’il négligeait alors son métier de
chien, au point de ne pas aboyer à tout venant.
Mais si la narquoise hostilité des cabris, jointe
à l’affairement effaré des volailles, avait failli
l’affoler, par contre les sévices de Batouala et les
rebuffades de Yassigui’ndja n’avaient pas tardé
à lui ouvrir l’entendement et à lui enseigner ses
devoirs les plus élémentaires.
Il était maintenant devenu un chien comme il
faut, sachant se montrer hargneux à souhait et
défendre ses maîtres jusqu’au moment où il s’avé­
rait dangereux pour lui de continuer à le faire.
26 BATOUALA

Le moindre appel, lorsqu’il ne le faisait pas


décamper sur-le-champ, alertait en tout cas sa
méfiance. La vue d ’un homme blanc ou celle
d ’une simple chéchia de « tourougou », et il pre­
nait le large, tant, à force d ’avoir reçu des coups
et de les craindre, il avait acquis d ’intelligence
et de sagesse.
S ’il se réveillait, ce n’était donc pas qu’on l’eût
dérangé en quoi que ce soit ni qu’il fût fatigué
d ’avoir trop dormi. E t d ’abord on ne dort jamais
assez. Il abondait, sur ce point particulier, entiè­
rement dans les idées de son maître Batouala.
Ensuite... Eh bien! ensuite, il ne se réveillait
que parce qu’il lui fallait se réveiller. En effet,
dans la vie d ’un chef de village comme dans la
vie de n’importe quel homme à peau noire, un
chien ne compte pas plus que les hennissements
dont « m’barta », le cheval, salue la bonne herbe
qu’il mange.
U n Djouma, quand on ne l’assomme pas, on
s’en repaît, en temps de disette, à moins qu’on
ne préfère le châtrer pour s’amuser, ou lui couper
les oreilles.
U n chien, c’est moins que rien. Si on se sert un
peu de lui, à la saison des feux de brousse, c’est
qu’il sait débusquer le gibier et qu’il excelle à
le poursuivre. A part cela, comme il est inutile,
on ne s’en occupe que pour le rosser.
Il y avait belle lurette que rien de l’esprit des
hommes à peau noire n’était étranger à Djouma,
le petit chien roux, aux oreilles si pointues. Il y
BATOUALA 27

avait longtemps qu’il n’ignorait plus que per­


sonne ne songerait à lui porter de quoi manger, si
l’envie le prenait de rester à faire la grasse ma­
tinée dans la case de Batquala.
Il ne se levait donc que parce qu’il avait faim.
C ’est la faim qui le chassait de sa litière. Il lui
fallait trouver de quoi se restaurer au plus vite,
s’il ne tenait pas à crever d ’inanition et à nourrir
de son cadavre Doppelé, le charognard, et ses
innombrables fils au col nu. Ne savait-il pas qu’il
faisait bon avaler, à pointe d ’aube, le crottin des
chevreaux, qui odore encore le lait et en a même
le goût? Repas succulent, qui le paraît davantage
au chien qui n’a rien de plus substantiel à se
mettre sous les crocs.
Du crottin? Il en trouverait à coup sûr un peu
partout. Il n ’était pas possible que les bousiers se
fussent déjà attelés au travail. T rop de fraîcheur
et trop de brouillard régnaient encore. Il se pou­
vait même, à condition que la chance le favo­
risât, qu’il dénichât quelques œufs de pintade au
cours de ses divagations matinales. Quel bonheur
ce serait là! Mieux valait toutefois ne pas trop y
compter.
Djouma, debout, se lécha le ventre et l’opposé
de sa gueule, s’ébroua vigoureusement, bâilla plu­
sieurs fois de suite, s’épuça, s’étira, se détira, fit
mollement quelques pas en avant, s’arrêta, s’assit
sur son derrière et regarda de droite et de gauche,
comme s’il appréhendait de sortir.
Enfin, bandant ses forces en un soupir inter-
28 BATOUALA

minable, il se traîna, vacillant sur ses pattes, vers


la porte, la queue ramenée sous le ventre, les
yeux ternes, le museau à ras de terre, calamiteux,
indifférent à tout et misérable.
Il avait appris, la nécessité aidant, à dissimuler
ses moindres sentiments et à feindre à tout propos
l’infinie lassitude d ’un ennui sans borne. Il savait
par expérience que c’était sagesse de sa part de
se conduire de la sorte. Toute gaieté de chien
éveille l’attention de l’homme. Il n’avait qu’à faire
preuve de bonne humeur pour inciter Batouala à
ne pas le perdre de vue et, le cas échéant, à le
suivre.
C ’était justement ce qu’il fallait éviter à tout
prix. Sinon, adieu butins de hasard sur lesquels il
advient que l’on tombe en arrêt!
Il se coula dehors peu après, en bougonnant
d ’obscurs jurons dans sa langue de chien.
Batouala songeait vaguement. Les cabris, les
poules, les canards et Djouma avaient déserté son
toit. Q u ’attendait-il pour les imiter?
L ’époque des « G a’nzas » approchait. On y
procède en public à la circoncision des jeunes
garçons initiés au culte secret des « Somalés » et
à l’excision des jeunes filles.
Il n’était que temps, pour lui, de lancer les invi­
tations qu’il aurait déjà dû faire. Il allait manquer
à tous ses devoirs en atermoyant davantage. Ne
l’avait-on pas chargé, du reste, d ’organiser chez
lui les réjouissances qu’il est de règle de célébrer
en cette circonstance? Il ferait beau voir qu’il se
BATOUALA 29

dérobât à l’honneur qu’on avait fait, en sa


personne, à l’un des principaux dignitaires des
« Somalés » de la région!
Il se leva en se grattant, après s’être frotté les
yeux du revers de la main et mouché des doigts.
Il se gratta sous les aisselles. Il se gratta les cuisses,
la tête, les fesses, le dos, les bras.
Se gratter est un exercice excellent. Il active la
circulation du sang. C ’est aussi un plaisir et un
indice d’une valeur indéniable. Il n’est pas un
être animé, quand on regarde autour de soi, qui
ne se gratte, au sortir du sommeil. Donc, exemple
bon à suivre, puisque naturel. Est mal réveillé
qui ne se gratte point.
Mais si se gratter est bien, bâiller vaut mieux.
Bâiller est une façon de chasser le sommeil par la
bouche et par les narines. Se pouvait-il qu’on en
doutât? N ’importe qui était à même de se rendre
compte de cette manifestation surnaturelle. Elle
se produisait surtout durant la saison des nuits
froides et des matins frais. Tout le monde expire
alors cette sorte de fumée sans odeur que ventilent
les soufflets de forge du cœur que sont les pou­
mons.
Cette fumée certifiait, entre autres choses, que
le sommeil n’est rien qu’un feu secret. Il savait
à quoi s’en tenir là-dessus. U n féticheur de son
envergure n’a rien à apprendre de personne.
N ’est pas versé qui veut dans les bonnes grâces
de N ’Gakoura! O r ce privilège était le sien.
E t puis, voyons, à supposer que le sommeil ne
30 BATOUALA

fût pas un feu intérieur, d ’où pouvait bien prove­


nir la fumée en litige? Existait-il quelque part
des fumées sans feu! Si oui, il demandait à les
voir.
Bâiller par-ci, se gratter par-là, sont gestes sans
importance. Batouala, tout en les continuant, émit,
coup sur coup, maints renvois sonores C ’était là,
chez lui, très vieille habitude. Elle lui venait de
ses parents. Ses parents l’avaient héritée des leurs.
Les anciennes coutumes sont toujours les meil­
leures. Elles se fondent, la plupart, sur la plus
sûre expérience. De là qu’on ne saurait jamais
trop les observer.
Ainsi pensait Batouala. Gardien de moeurs
désuètes, il demeurait fidèle aux traditions que
ses ancêtres lui avaient léguées, mais n’approfon­
dissait rien au delà. Contre l’usage, tout raison­
nement est inutile.
Résumant son monologue mental, il convint
qu’il ferait tantôt savoir à ses amis où et quand
l’on procéderait à la fête des « G a’nzas », et
se contenta, pour l’instant, de ranimer le feu qui
avait chauffé son sommeil. Yassigui’ndja, quand
elle se réveillerait, n’aurait qu’à faire autant pour
le sien. L ’homme est l’homme, la femme est la
femme. On vit chacun pour soi, non pour autrui.
C est du moins ce qu’on lui avait appris.
Il sortit, sur ces entrefaites, mais rentra presque
aussitôt chez lui. Le froid l’avait saisi dès qu’il
avait mis le nez dehors. Il est vrai qu’il n’avait,
BATOUALA 31

comme toujours, que son cache-sexe pour tout


vêtement.
C ’est pourquoi il avait réintégré son logis, sans
demander son reste. A u demeurant, si dense était
le brouillard qu’il lui eût été impossible d ’aper­
cevoir les cases où reposaient ses huit autres
femmes et les enfants qu’elles lui avaient donnés.
Il s’accroupit devant son feu, claquant des
dents, comme s’accroupissent tous les hommes
noirs de peau, c’est-à-dire qu’il se ramassa sur lui-
même, les genoux à hauteur du menton, les bras
croisés sur la poitrine, la main gauche agrippée à
l’épaule droite, la main droite à l’épaule gauche, et
les fesses touchant les talons.
La bonne chaleur du feu eut tôt fait de dégour­
dir ses membres ankylosés. A ha! comme il faisait
bon vivre. Les mains dominant la flamme, il com­
mença de fredonner l’air d ’une chanson fameuse
dont il inventait au fur et à mesure paroles et
couplets.
O n parlait beaucoup de « commandants »
blancs, dans cette chanson, et de femmes plus
encore.

L'homme est fait pour la femme.


Et la femme pour l'homme.
E t la femme pour l'homme,
Yabao!
Pour l'homme.

Le mot « yassi », qui signifie femme, revenant


trop souvent au refrain, il finit tout naturellement
32 BATOUALA

par penser à Yassigui’ndja. Et, par association


d ’idées tout aussi naturelle, il voulut remplir ses
fonctions de mâle, parce que, jusqu’ici, il n’avait
jamais manqué de le faire chaque matin, avant
de se lever pour de bon.
Comme Yassigui’ndja était habituée depuis
toujours à ces privautés quotidiennes, bien qu’elle
dormît encore, point n était besoin qu’il la réveil­
lât. Elle se réveillerait bien toute seule.

*
* *

Des horizons où le soleil se lève à ceux où il


se couche, le vent pourchasse les brouillards et
les émiette. E t dans ces brumes, qui enveloppent
de leurs pagnes les hauteurs ou «k ag as» , tous
les oiseaux chantent, des perroquets aux merles-
métalliques, des hochequeues aux gendarmes, des
toucans aux mange-mil, des foliot-tocols aux
corbeaux.
Les pintades, attroupées sur les branches basses
de certains arbres, cacabent grassement leurs
chants de bienvenue. Les tourterelles rasent le sol
de leur vol, puis pointent vers le ciel qui semble les
aspirer. Les coqs, dressés sur leurs ergots, sonnent
le ralliement de la lumière. E t les poules s’en­
fuient, tête sous l’aile, dès qu’elles voient, à travers
les brouillards que le soleil dilue, le vol des cha­
rognards tournoyer à faible altitude, dans l’air
bleuissant.
L ’air frais vient, fuit, revient, caresse. E t pro-
BATOUALA 33

duisent les arbres un musical frisselis de mille


feuilles mouillées. E t frémissent les cimes des
hauts fromagers. Et, entre-choquant leurs longues
tiges flexibles, les bambous longuement gémissent.
Un dernier coup de vent déchire enfin les
dernières brumes d ’où le soleil surgit lavé, intact,
lucide.
De la plaie qui s’élargit, là-bas, du rouge
soleil, semble émaner un apaisement prodigieux
qui, d ’espace en espace, gagne les plus lointaines
solitudes.
M ais indifférent à la faveur solaire, assis à
même le sol, à deux brasses de sa case, auprès
du bon feu qu’il vient d ’allumer, Batouala, le
mokoundji, l’esprit libre de toute pensée, lente­
ment, sagement, fume sa bonne vieille pipe en
terre, son bon vieux « garabo », que d ’aucuns
préfèrent appeler « gataba ».
Le jour était venu...
SH

il

Il fumait, les yeux clignés, par petites bouffées


courtes. De temps à autre, giclant d ’entre ses
dents limées, le sibilement mou d ’un jet de salive
suivait une expiration profonde.
Il fuma ainsi, longtemps. Le soleil, à mesure
qu’il progressait dans le ciel, allait s’échauffant.
Sa présence avait beau lui être agréable, il ne
s’en occupait guère, trop habitué qu’il était à sa
ferveur quotidienne.
Il fumait. Le vent du large, souffletant le feuil­
lage des fromagers, s’insinuait parmi leurs bran­
ches et faisait frissonner le vert tendre de leurs
jeunes pousses.
La montée de la sève, dilatant les troncs par
endroits éclatés, suintait en gommes d ’or roux,, de
l’écorce craquelée et vivante.
Ponts projetés d ’arbres en arbres, les liànes,
serpents monstrueux, inextricablement s’enrou­
laient, se déroulaient.
BATOUALA 35

La tenace odeur des terres chaudes, des herbes


grasses, des arbres, la pestilence des marigots
et l’arome des menthes sauvages envahissaient la
brise, qui les disséminait. E t perdus en cet enthou­
siasme végétal, les oiseaux conjuguaient leurs cris
disparates, tandis que, faiblement, noirs dans le
haut azur, des charognards gémissaient, en planant.
Derrière la Pombo ou derrière la Bamba,
quelqu’un chantait
— Ehé... yaba... ho!
On devait travailler, quelque part, là-bas, toute
chanson rythmant un effort.
L a chanson monotone décomposait la quiétude
ambiante. Lorsqu’elle cessait, on n’entendait plus
que le crépitement de la brousse séchée par
le soleil ou l’éclatement des siliques des tamari­
niers; on ne percevait plus que tous ces bruits
menus dont est fait le silence. Puis la chanson
reprenait plus indistincte, là-bas...
Yassigui’ndja venait de préparer le manioc
quotidien. Elle avait fait bouillir aussi, en deux
autres marmites, des patates douces et du pour­
pier sauvage.
Lorsque son homme daigna manger, elle prit
la pipe qu’il avait délaissée. E t à son tour elle
fuma, surveillant du coin de l’œil une savoureuse
grillade de vers blancs et gras, tandis qu’adossées
chacune à sa case, ses huit compagnes procédaient
à leur toilette intime.
Elles n’apportaient nulle affectation à la faire.
A quoi cela aurait-il bien pu servir? L ’homme et
36 BATOUALA

la femme sont faits l’un pour l’autre. Ne pou­


vant ignorer ce en quoi ils diffèrent, pourquoi se
gêneraient-ils l’un devant l’autre? La honte du
corps est vaine et la pudeur, hypocrisie. On ne
songe jamais à cacher que le mal fait ou l’insuf­
fisant. Il est d ’ailleurs bien inutile d ’essayer de
dissimuler les charmes sexuels que N ’Gakoura
nous a départis, qu’ils soient avantageux ou déri­
soires. On est comme on est.
Batouala passa du manioc aux vers blancs et
des vers blancs aux patates douces. Entre deux
ou trois bouchées, il engoulait une ou deux
« copes » de « kéné », bière faite de mil fer­
menté.
Rassasié, il signifia d ’un geste à Yassigui’ndja
qu’il désirait fumer encore. E t pendant long­
temps, très longtemps, il tira à nouveau de son
«garabo », sans se presser,des bouffées courtes
suivies d ’expirations profondes.
Satisfait, à la longue, d ’avoir si bien employé
le commencement de sa journée, il prit soudain
la décision d ’examiner les doigts de son pied
gauche. Des chiques avaient dû s’y établir à
demeure.
Quelle sale engeance, que les chiques! Le
pauvre bon nègre est obligé à tout moment de
chercher à voir s’il ne leur a pas donné asile en
sa chair. Sinon, c’en est fait de lui. E t ces bestioles
mettent à profit sa négligence, pour lui pondre en
n’importe quelle partie de son corps, mais plus
particulièrement en ses doigts de pied, plus de
BATOUALA 37

leurs œufs qu’il n’est de femmes en un village


populeux.
Il n’en est pas de même chez les blancs. Que
l’une d ’elles s’avise seulement d ’effleurer leur
peau qui n’est que tendreté et faiblesse!
Se rendant compte aussitôt de sa présence, ils
ne reprennent sentiment que lorsque « Missié
boy », toutes affaires cessantes, est parvenu à
déloger le minuscule pou pénétrant qu’est la
chique, du minuscule bourrelet de chair qu’elle a
choisi comme habitat.
Mais à quoi bon aborder ce sujet? Ce n’est
pas d ’aujourd’hui qu’on sait que les hommes blancs
de peau sont plus douillets que les hommes à peau
noire.
Un exemple, entre mille. Personne n’ignore que
les blancs, sous prétexte de faire payer l’impôt,
forcent tous les noirs qui sont en âge de prendre
femme, à se charger de colis volumineux, de l’en­
droit où le soleil se lève à celui où il se couche,
et réciproquement.
Les trajets durent deux, trois, cinq jours. Peu
leur importe le poids des colis dénommés « san-
doukous ». Ce n’est pas eux qui plient sous le
faix. La pluie, le soleil, le froid? Ce n’est pas
eux qui en souffrent. P a r conséquent, ils n’en ont
cure. E t vivent les pires intempéries, pourvu qu’ils
soient à l’abri!
Les blancs pestent contre la piqûre des mous­
tiques. Celle des « fourous » les irrite. Ils crai­
gnent les mouches-maçonnes. Ils ont peur de cette
38 BATOUALA

écrevisse de terre qu’est «prakongo», le scor­


pion, qui vit, noir, annelé et venimeux, parmi les
toitures ruineuses, sous la pierraille ou au cœur
des décombres.
En un mot, tout les inquiète. Comme si un
homme digne de ce nom devait se soucier de tout
ce qui vit, rampe ou s’agite autour de lui!
Les blancs, aha! les blancs... N ’affirmait-on
pas que leurs pieds n’étaient qu’une infection?
Quelle idée aussi que de les emboîter en des
peaux noires, blanches ou couleur de banane
mûre! E t s’il n’y avait encore que leurs pieds à
puer! Lalala, mais tout leur corps transpirait une
odeur de cadavre!
O n peut admettre, à la rigueur, qu’on se pro­
tège les pieds de cuir cousu. On évite ainsi de se
les déchirer sur les dures arêtes des plateaux de
latérite. Mais se garantir les yeux de verres blancs
ou noirs, ou couleur de ciel, par beau temps, ou
couleur ventre de gendarme! Mais se couvrir la
tête de petits paniers ou de calebasses d ’espèce
singulière, voilà, N ’Gakoura! qui tourneboulait
l’entendement.
U n brusque mépris haussa ses épaules et, pour
le mieux exprimer, il cracha. A ha! les blancs
n’étaient sûrement pas des gens comme tout le
monde. Ils connaissaient tout, et plus encore. Cha­
que jour abondait, du reste, en preuves nouvelles.
Les uns rapportaient de France de bien étranges
machines. Il suffisait de faire tourner un petit
morceau de bois ou de fer dans le ventre de ces
BATOUALA 39

engins de sorciers pour qu’ils se missent à parler


ou à chanter, comme de vrais blancs, sans que
l’on vît personne, et sans que l’on sût pourquoi
ni comment.
D ’autres — ehein ! il avait vu cela, de ses pro­
pres yeux — d ’autres avalaient des couteaux.
Le fait ne pouvait d ’ailleurs être discuté.
P ar toute la région de la Bamba, et plus loin
encore, qui ne connaissait, au moins de réputa­
tion, le terrible « M oro-Kamba », le terrible
« commandant » mange-sabre, qui avait pacifié
les bandas?
D ’autres, enfin, pouvaient voir sans bouger de
place, grâce à des verres cernés de longs tubes
mobiles, les paysages les plus reculés et s’inté­
resser, comme s’ils y étaient, aux spectacles les
plus lointains.
E t ce « doctorro » — c’est le nom que les
blancs donnent à celui qui, chez eux, fait com­
merce de sorcellerie — et ce « doctorro » qui
vous faisait pisser bleu — ehein! bleu, — lorsque
tel était son bon plaisir.
E t ceci, n’était-ce pas plus terrifiant encore?
N ’avait-il pas vu, ces jours passés, lors de l’arri­
vée du nouveau « commandant », n’avait-il pas vu
celui-ci enlever la peau de sa main, une peau qui,
ma foi, ne ressemblait que fort peu à toutes les
peaux déjà connues.
Toujours est-il qu’il s’était dépecé, devant lui,
sans douleur. S ’il avait souffert, il aurait crié.
40 BATOUALA

N ’ayant pas crié, il n’avait certainement pas souf­


fert.
Tout cela était « manières de blancs », comme
était « manière de blancs » courir les routes juché
sur l’un de ces deux objets ronds et élastiques
qu’on propulse tantôt du pied droit, tantôt du pied
gauche, et qui jouent à se poursuivre sans jamais
parvenir à se rattraper.
E t n’affirmait-on pas aussi que certains blancs
jouissaient de l’étonnant privilège d avoir des bras,
des yeux, des jambes et des dents démontables?
Q u ’ils pouvaient, œil, bras, jambes ou dents les
poser là, sur une table, pour les montrer à tout
venant, puis, comme si de rien n’était, les remettre
en place, le plus simplement du monde?
O hu!... Jamais les hommes noirs de peau, sor­
ciers, « somalés » ou féticheurs, n’avaient rien fait
de pareil, jamais ils ne pourraient réaliser de telles
merveilles !
Aussi, peu à peu, malgré qu’il en eût, une admi-
rative terreur remplaça son mépris.

*
* *

Le soleil atteignit le milieu de sa course. Les


merles-métalliques, comme d ’habitude, annoncè­
rent le radieux événement. Le cri des cigales
n’agaçait encore que faiblement les étendues où
tout paraissait dormir d ’un immense sommeil écrasé
de lumière.
Les trois grands tourbillons de vent, qui passent
BATOUALA 41

toujours à ce même moment de la journée, souf­


flèrent tout à coup à pleins poumons et se turent
comme par enchantement.
Les feuilles des fromagers s’immobilisèrent à
partir de ce moment-là. Et nulle brise n’éveillant
l’ondulation des herbes géantes sous ses caresses
successives, des fumées lointaines montèrent,
droites.
Mais le chant des cigales avait crû, exaspéré,
hallucinant, insatiable.
C ’était l’instant que les nègres choisissent pour
travailler. Batouala se dirigea à pas lents vers
une hauteur qui dominait sur les plaines environ­
nantes. Il y avait là trois « li’nghas », de grandeur
différente. Il s’approcha de ces troncs d ’arbre au
cœur évidé, ramassa deux maillets qui gisaient à
terre et, dans l’air immobile, frappa, sur le plus
gros des trois, deux coups espacés, sonores.
U n grand silence s’établit ensuite, qu’il rompit
définitivement de deux autres coups plus secs, plus
courts, suivis presque aussitôt d ’une pétarade de
tam-tams de plus en plus vifs, de plus en plus
impérieux, de plus en plus pressés, de plus en plus
pressants qui, ralentis et larges, se terminèrent, sans
transition, sur le moindre des « li’nghas », en un
decrescendo rapide, fortifié soudain par la note
finale de l’appel.
E t voici que, là-bas, là-bas, plus loin que là-bas,
et plus loin encore, de toutes parts, à gauche, à
droite, derrière lui, devant lui, des bruits sem­
blables, des roulements identiques, des tam-tams
42 BATOUALA

pareils grondaient, essayaient de se faire entendre,


répondaient à l’appel entendu, les uns faibles,
hésitants, voilés, imprécis, les autres compréhen­
sibles et rebondissant d ’échos en échos, de
« kagas » en « kagas ».
L ’invisible s’animait.
— T u nous a appelées, disaient ces rumeurs de
tam-tams. T u nous a appelées...
— Nous t’avons entendu.
— Que nous veux-tu?
— Nous t’écoutons. Parle.
P a r deux fois, les espaces répétèrent les mêmes
notes troubles ou distinctes.
Lorsque l’horizon eut résorbé la dernière,
Batouala leur répondit.
D ’abord des paroles sans force. Elles sem­
blaient dire la torpeur monotone et quotidienne,
la solitude que rien n’attriste, que rien n’égaie, la
résignation devant le destin, l’impassibilité.
Les maillets couraient alternativement sur l’un
ou l’autre des trois « li’nghas ». Une mélopée
naissait d ’eux, accablante comme un jour de tor­
nade, avant que ne souffle le « donvorro ».
Le chant s’épanouit. Sur une brusque interrup­
tion, son amplitude augmenta encore. E t toujours,
toujours, il montait.
Batouala, heureux, ruisselait de sueur, mais
dansait presque.
Ses hommes, leurs femmes, leurs enfants, leurs
amis, les amis de leurs amis, les chefs dont il avait
bu le sang et qui avaient bu le sien, il voulait
BATOUALA 43

qu’ils fussent tous présents à la Bamba, dans neuf


jours, pour assister à la grande « yangba » qu’on
allait y donner à l’occasion de la fête des
« G a’nzas ».
L a saccade des sonorités prévues depuis des
saisons de pluies et des saisons de pluies leur
promettait merveilles. Il y aurait mangeaille,
beuveries, palabres, réjouissances. Il y aurait
« yangba », enfin. Non pas une yangba. Mais
toutes les yangbas. Non seulement le pas de l’élé­
phant, la danse des sagaies et celle des guerriers,
— mais encore, mais aussi, mais surtout la danse
de l’amour, que dansent si bien les sabangas.
Il y aurait mangeaille et yangba, yangba et
beuverie. A ha! le manioc, les patates, les dazos,
les courges, l’igname, le maïs! A ha! la bière de
mil, les vékés, le piment et le miel, le poisson et
les œufs de caïman! On mangerait de tout cela,
et de bien d ’autres choses encore! O n boirait de
tout cela, et de bien d ’autres choses encore! On
boirait et l’on mangerait, au son des olifants et des
balafons. Il fallait venir! Ehein, ehein! C ’était
la fête des « G a’nzas ». On ne procède à la
circoncision et à l’excision qu’une fois par douze
lunes. Il fallait venir! Comme on allait rire, yabao!
Comme on allait rire!...
Les échos débordaient de la joie de ce discours,
prolongeaient ses plaisanteries et ses rires.
Lorsqu’il se tut, une lourde attente pesa, qui
ne dura pas longtemps. Car, tout autour de lui,
très loin, très loin, comme après son premier appel,
44 BATOUALA

la conversation reprenait sur des tam-tams qu’on


ne voyait pas. Et, malgré l’éloignement des trans­
metteurs d ’ondes sonores, on saisissait, à chaque
fin de phrase, les mêmes notes d ’allégresse occulte.
— Nous t’avons écouté, bien écouté.
— Nous t’avons entendu et compris.
— T u est le plus grand des m’bis, Batouala.
— Le plus grand des plus grands chefs,
Batouala.
— Nous viendrons. Sûrement, nous viendrons.
— E t nos amis seront là.
— E t les amis de nos amis seront là.
— Bombance!... Yabao! On va s’amuser!
— Nous boirons comme des trous.
— C ’est-à-dire comme des blancs.
— Non, comme de vrais bandas m’bis, parce
que les vrais bandas m’bis boivent plus que...
— O n dansera.
— On chantera.
— Nous montrerons après aux femmes ce que
nous savons faire d ’elles.
— T u peux compter sur moi...
— Sur moi...
— Sur moi...
— Ouorro...
— Ohourro...
— Kanga...
— Y abi’ngui...
— Delépou...
— Tougoumali...
— Yabada...
BATOUALA 45

— Tous les m’bis seront là.


— Tous les n’gapous aussi.
— Nous viendrons... Nous viendrons...
— Nous viendrons... Nous viendrons...
L ’horizon étouffa enfin les dernières réponses.
Désireux d ’examiner les nasses qu’il y avait
immergées la veille. Batouala s’en fut ensuite vers
le confluent de la Bamba et de la Pombo, non
sans se munir, avant de se mettre en route, de deux
sagaies, d un carquois rempli de sagettes barbelées
et d ’une besace en peau de cabri.
O ù que l’on aille, si minime que soit le chemin
à parcourir, il ne faut jamais oublier de prendre
sa besace et de la porter en bandoulière.
Elle permet de cacher tant de choses! P ar
exemple, des pains de manioc et des feuilles de
« bi’mbi ».
Il ne lui fallait, au demeurant, ni plus ni moins.
Les pires dangers pouvaient maintenant survenir.
N ’avait-il pas ses sagaies, son arc, ses flèches?
Il pouvait se moquer de la faim à bouche-que-
veux-tu, tant que les gâteaux dont il s’était appro­
visionné continueraient à distendre le ventre de
sa besace. Il ne dépendait que de lui, d ’autre part,
de corser à son gré sa nourriture. Les feuilles de
« bi’mbi » étaient là pour un coup. Ce n’est pas
pour rien quelles ont la faculté de stupéfier tout
poisson passant à hauteur de l’endroit où on les
plonge !
Batouala, chemin faisant, scrutait le sol. C ’était
une des innombrables petites habitudes que lui
46 BATOUALA

avaient léguées ses ancêtres. Plus il avançait en


âge, plus il en appréciait l'excellence.
Les blancs n’ont pas l’air de comprendre l’uti­
lité qu’il y a de savoir où l’on pose le pied. Les
cailloux blessent, la boue favorise les chutes. Il est
facile, avec un peu d ’attention, d ’éviter chutes et
blessures. On peut en tout cas raréfier les unes
et les autres. Il n’y a jamais perte de temps pour
qui poursuit le moindre effort. E t comme, au
surplus, l’expérience nous apprend que le temps
n’a pas de valeur, on n’a qu’à s’en remettre à
sa sagesse.
*
**

Batouala venait à peine de disparaître dans


la direction du confluent de la Pombo et de
la Bamba quand Bissibi’ngui, surgissant de la
brousse comme un cibissi de son terrier, s’avança
vers les femmes de son ami.
Bissibi’ngui était un jeune homme musclé, plein
d ’allant, vigoureux et beau, qui trouvait toujours
chez Batouala, même en temps de disette, de quoi
boire et de quoi manger.
Le grand mokoundji le tenait, en effet, en par­
ticulière affection. Ses femmes aussi. H uit d ’entre
elles avaient même déjà eu l’occasion de prouver
à Bissibi’ngui l’ardeur de l’amitié qu elles res­
sentaient pour sa personne.
Quant à la belle Yassigui’ndja, moins docile
aux ordres de celui qui l’avait achetée qu’à ceux
de Bissibi’ngui, elle comptait qu’un heureux hasard
BATOUALA 47

lui permettrait bientôt de manifester à ce dernier


la faim qu’elle avait de lui.
Une femme ne doit jamais se refuser au désir
d ’un homme, surtout quand cet homme lui agrée.
T el est le principe fondamental. La seule loi est
d ’instinct. Tromper son homme n’a donc pas
grande importance, ou plutôt n’en devrait pas
avoir.
Il suffit, d ’ordinaire, après palabres plus ou
moins longues, de dédommager tel qui croit avoir
à se plaindre, du préjudice qu’on lui a causé en
usant de son bien.
Quelques poules, deux ou trois cabris, quelques
œufs couvés ou une paire de pagnes plus ou
moins usagés, et tout est pour le mieux.
Il fallait malheureusement prévoir qu’il n’en
serait pas de même avec Batouala qui était
de naturel jaloux, vindicatif et violent. Le cas
échéant, on pouvait être sûr qu’il n’hésiterait pas
à se fonder sur les plus vieilles coutumes bandas,
et à réclamer leur stricte application pour suppri­
mer ceux qui se hasarderaient à rapiner sur ses
terres.
Les ayant acquises au prix des plus lourds
sacrifices, il voulait être seul à les ensemencer.
Yassigui’ndja ne l’ignorait point. Elle n’ignorait
pas non plus que ses huit compagnes la haïssaient
cordialement, parce qu elle était la cheffesse de
toutes les femmes des villages relevant de l’auto­
rité de leur mari commun, et, en même temps,
sa favorite.
48 BATOUALA

Il y avait gros à parier qu elles la dénonceraient,


au moindre faux pas, à sa vindicte. Certes, elle se
défendrait en les accusant à son tour sans merci.
Que sortirait-il en fin de compte de ces accu­
sations et de ces criailleries? Bien fort, yabao!
qui pouvait le prédire. Elle ne se donnerait donc
à Bissibi’ngui que le jour où elle ne courrait pas
de risque à le faire.
Mais comment hâter ce beau jour? Depuis
deux ou trois lunes, Bissibi’ngui espaçait ses
visites. Le bel homme, vraiment, que Bissibi’ngui!
Il marchait sur sa vingtième saison de pluies.
C ’est à ce moment-là que les mâles dignes du
nom de mâles traquent les femmes, du matin
au soir, comme Mourou, la panthère, l’antilope.
Il s’était développé tout à coup, avait pris corps
et muscles. Les « yassis » le recherchaient, non
lui, elles. Elles célébraient à l’envi la vigueur de
ses reins et la fréquence de sa fougue. Bissibi’ngui,
leur coq préféré, avait contribué à désunir bien
des ménages ! D ’où disputes interminables et rixes
toujours renaissantes. T ant et si bien que le
« commandant », excédé de plaintes, avait fini,
certain jour, par le menacer de prison.
Sa réputation, du coup, avait atteint son apo­
gée. Il n’avait qu’à paraître pour qu’on le fêtât.
On salua donc d ’inextinguibles cris de joie son
retour inattendu. On lui demandait le nom des
femmes qu’il avait chevauchées depuis qu’il avait
quitté la Bamba. Etait-il vrai qu’il eût fait con­
naître à telle ou telle les délices de la petite mort?
BATOUALA 49

A ha ! il s’était juré de taire le nom de ses bonnes


fortunes. Soit. Mais on ne lui pardonnerait sa dis­
crétion que s’il contait une de ces belles histoires
qu’il savait si bien conter.
Alors, sans se faire prier davantage, Bissibi’ngui
s allongea sur une natte et leur conta l’histoire de
l’éléphant et de la poule.
— A u temps où M ’Bala, l’éléphant, et Gato,
la poule, parlaient, la seconde lança au premier
un pari pour savoir qui des deux était le plus gros
mangeur.
E t M ’Bala, l’éléphant, dit à la poule : « Poule,
tu es si petite, si menue, si ténue, qu’il n’est vrai­
ment pas possible que tu puisses manger plus que
moi. »
Gato, la poule, répondit à l’éléphant : « A h a!
tu crois cela. E t parce que tu es bouffi, pansu,
difforme, tu crois qu’il m’est impossible de manger
plus que toi? »
— Comment ne le croirais-je pas? fit M ’Bala.
T u n’as pas plus d ’épaisseur qu’un vent coulis.
Alors Gato de répliquer : « A ha ! c’est comme
ça. Bon. Viens chez moi demain matin, de bonne
heure. T u mangeras de ton côté ce que tu pour­
ras. J ’en ferai autant du mien. Nous verrons, en
fin de compte, qui de nous deux mange le plus. »
M ’Bala accepta le pari en barrissant d ’allé­
gresse. Le lendemain, dès le petit matin, il se
rendit à l’endroit que Gato lui avait indiqué. L a
poule l’y attendait. Ils se mirent tous deux, sans
plus attendre, à manger leur content.
50 BATOUALA

Mais voici qu’il prit à Gato envie de se repo­


ser, quand le soleil parvint au mitan de son
voyage. Pour ce, elle fit ce que font toutes les
poules qui ont envie de souffler, c’est-à-dire
qu’elle replia l’une de ses pattes sous son jabot.
M ’Bala, stupéfait, lui demanda : « Pour
quelle raison te permets-tu de rester inactive, tan­
dis que je continue à manger? E t pourquoi, quand
tu fainéantes, ramènes-tu une de tes pattes sous
le ventre ? »
E t Gato de lui rétorquer aigrement : « Parce
que, moi, je suis loin d ’avoir mangé comme toi à
ma suffisance. Si donc tu me vois ainsi, c’est que
je me prépare à avaler une de mes pattes. Je te
préviens d ’ailleurs charitablement que si, comme
je le crois, ce mets ne me suffit pas, je me ferai
un devoir de t’avaler avant d ’avaler ma deuxième
patte. »
M ’Bala, entendant cela, prit le large en pétant
de frayeur et se réfugia au plus profond de la
brousse. C ’est depuis ce temps que M ’Bala, l’élé­
phant, vit dans la brousse et Gato, la poule, parmi
les villages des hommes.
D ’unanimes félicitations couvrirent la fable que
Bissibi’ngui venait de narrer. Puis les brocards
reprirent bon train.
Bissibi’ngui, souriant sans répondre aux plai­
santeries qu’on lui décochait, s’empara de la pipe
de Batouala, la bourra de feuilles de « ngao »
que les blancs, dans leur langue, appellent tabac,
et déposa sur elles de la braise.
BATOUALA 51

Cela fait, il s’accouda sur sa natte et, par


petites bouffées courtes, les yeux clignés, il fuma.
— Bissibi’ngui, mon ami, tu ne fais pas assez
attention aux femmes qui s’offrent à toi, lui dit
Yassigui’ndja. U n jour, si tu n’y prends garde,
tu nous reviendras riche de quelque sale maladie
— d ’un bon « kassiri », par exemple, qui excelle
à tenir chaud même quand il fait froid.
Ses huit compagnes éclatèrent de rire.
— Ehé! éééé...
— Yabao, cette Yassigui’ndja!
— Eééé!... Il n’y a qu’elle, vraiment, pour
décocher des bons mots.
E t elles se tapaient bruyamment sur les cuisses.
— Mais le « kassiri » n’est rien, continuait
Yassigui’ndja. Il en sera tout autrement, Bissi­
bi’ngui, mon ami, si tu attrapes « davéké », qui
est pire.
Iche!... T u t’en iras en tout petits morceaux.
D ’abord, tu seras tacheté comme Mourou, la pan­
thère. T u seras horrible à voir, couvert de plaies.
Personne ne voudra plus de toi. Ce n’est que plus
tard que tu perdras tes dents, tes cheveux, tes
doigts, que tu deviendras une pourriture mobile.
Rappelle-toi plutôt Yaklépeu, qui est mort il y
a... trois, quatre, cinq lunes peut-être.
Les rires reprirent de plus belle.
Ils duraient encore lorsque revint Batouala. O n
lui expliqua sur-le-champ les causes de l’hilarité
générale. Il joignit alors ses facéties à celles de
ses neuf femmes. Bissibi’ngui mourrait, pour sûr.
52 BATOUALA

comme meurent les champignons. La joie atteignit


son comble. O n se tenait les côtes. O n s’adminis­
trait réciproquement des plamussades. On se tapait
les fesses contre terre. O n pleurait convulsivement,
à force de rire.
— E héé!... Y aba!...
— N ’Gakourao!... ce Batouala!...
— Eééééia!..

***

Cependant, le soleil se couchait.


Le roucoulement des tourterelles, les piailleries
des gendarmes, les cris plaintifs des charognards
et des hochequeues diminuèrent peu à peu, ainsi
que les croassements de la gent corbeau.
D ’imperceptibles brouillards voilèrent la cime
des kagas. Le soleil baissa doucement. Poules,
cabris et canards rentrèrent au gîte.
U n long silence.
Des nuages s’étirent contre le ciel qu’ils pom­
mellent. Le soleil a presque disparu. Il ressemble,
tant il est rouge, à la fleur énorme d ’un énorme
flamboyant. Il émet des rayons qui se dispersent
en gerbes évasées et s abîment enfin dans la gueule
de caïman du vide.
Alors, de larges rayures ensanglantèrent l’es­
pace. Teintes dégradées, de nuance à nuance, de
transparence à transparence, ces rayures dans
le ciel immense s’égarent. Elles-mêmes, nuances
et transparences s’estompent jusqu’à n’être plus.
BATOUALA 53

L ’indéfinissable silence qui a veillé l’agonie et la


mort du soleil s’étend sur toutes les terres.
Une poignante mélancolie émeut les étoiles
apparues dans l’infini incolore. Les terres chaudes
fument en brumes. Les humides senteurs de la
nuit sont en marche. La rosée appesantit la brousse.
Les sentiers sont glissants. On croirait presque
que la faible odeur de la menthe sauvage bour­
donne dans le vent avec les bousiers et les insectes
velus.
Des bruits de pilon, on ne sait où, écrasent du
manioc, du mil ou du maïs. Le ronronnement des
tam-tams anime des « yangbas », on ne sait où.
De distance en distance, des foyers s’allument.
On devine les cases, aux fumées. Suivant l’espèce,
des crapauds flûtent, meuglent, glapissent ou
cliquettent. Djouma, le petit chien roux, aboie,
aboie. Quelle est cette stupeur? D ’où provient
cette angoisse?
Comme une pirogue froissant au passage les
herbes aquatiques — oh! comme elle glisse avec
lenteur à travers les nuages — blanche, voici
apparaître « Ipeu », la lune.
Elle est déjà vieille de six sommeils...
SH

ni

Le lendemain de ce soir-là, peu avant le chant


de la perdrix, Donvorro, la tornade, lasse d ’avoir
hurlé toute la nuit, s’éloigna brusquement, déviée
de sa route par les monstrueux courants aériens
qui drainent chaque matin dans leur erre les trou­
bles clartés avant-courrières de l’aurore.
La pluie continua cependant à tomber sur les
villages de Batouala. O n l’entendait chuinter
parmi les arbres dont le vent brassait les ramées ou
susurrer au sein des feuilles d ’où dégouttaient ses
stalactites. On l’entendait crépiter aussi, confuse
et diverse, le long des herbes saccagées par les
torrentielles averses de la nuit. Elle emplissait
enfin de chuchotements ou de murmures la brousse
qui n’en pouvait mais.
Il y avait un bon bout de temps, bien que
l’aube fût loin encore, que Yassigui’ndja ne dor­
mait plus. Elle occupait de son mieux la nuit qui
BATOUALA 55

se mourait. Comme elle se sentait bien, seule en


sa case personnelle, hutte en pisé ronde et basse,
que coiffait un toit déclive dont le chaume s’effi­
lochait jusqu’à terre!
Il est de règle chez les bandas, à quelque tribu
qu’ils ressortissent, que toute femme mariée ait
sa case personnelle en sus du domicile conjugal.
Batouala, son mari, s’était hâté de lui en cons­
truire une, dans les jours qui avaient suivi leurs
épousailles. Elle s’y retirait, depuis lors, chaque
fois qu’elle n’était pas de nuit auprès de son
seigneur et maître, ou qu’elle tenait, pour une
raison ou pour une autre, à goûter un moment
de solitude.
Quel bon mari que Batouala! Nul plus que lui
ne paraissait digne de respect et de gratitude. Elle
n’avait eu jusqu’ici qu’à se louer de sa bonhomie.
Jamais de saute d ’humeur. Jamais un mot plus
haut que l’autre, sauf quand il s’en prenait aux
blancs. Leur association — ils étaient pourtant
mariés depuis autant de saisons sèches qu’on a de
doigts plus deux les deux mains réunies — n’avait
rien perdu de sa solidité des premiers jours.
L ’adjonction successive de huit autres femmes
à leur ménage n’avait fait qu’accroître leur
ménage sans amoindrir en rien leur affection réci­
proque.
Elle ne voyait d ’ailleurs pas en quoi la venue
des compagnes que Batouala lui avait choisies eût
pu rompre leur entente ou porter ombrage à l’at-
56 BATOUALA

tachement qu’ils avaient l’un pour l’autre. Ne lui


avait-elle pas donné un héritier — qui était mort,
par la suite — dans les délais normaux? Il avait
naturellement profité de sa gestation et de sa
maternité pour prendre une seconde femme. Les
mêmes causes produisant les mêmes effets, dix
lunes plus tard, force lui avait été d ’appeler, pour
de semblables raisons, une troisième à ses côtés.
E t il avait continué ainsi jusqu’à la neuvième.
E t après? Quoi de répréhensible en cela? En
agissant de la sorte, Batouala, loin d outrepasser
ses droits, n’avait fait que se conformer aux cou­
tumes qui régissent la race banda. La maternité,
c’est-à-dire la gestation, l’accouchement, les rele-
vailles, l’allaitement et les soins de la première
enfance, requiert une attention de tous les instants,
provoque d ’épuisantes fatigues. Les traditiona­
listes, puisant dans la sagesse héritée de leurs
ancêtres les plus justes disciplines, ont rendu sup­
portable aux intéressées ce surmenage nécessaire,
en les déliant de tout devoir conjugal pendant
vingt-quatre ou trente-six lunes d ’affilée.
Mais que devient le mari en tout cela? Com­
ment s’y prend-on, vu les exigences de sa nature,
pour le désolidariser du tabou qui s’appesantit
sur la jeune mère au lendemain de son accouche­
ment? On l’autorise, tout simplement, à annexer
à son ménage initial autant de femmes qu’il en
peut nourrir.
Yassigui’ndja n’avait donc rien à reprocher à
Batouala. Le malheur était qu*il commençait à
BATOUALA 57

vieillir et ne montrait d ’empressement qu’à fumer


sa pipe.
C ’était là, certes, passe-temps bien agréable
que celui qui consiste à boire à longs traits, les
yeux mi-clos, d ’un air paisible, l’odeur et la fumée
du tabac! Il en était pourtant de plus intimes,
qui le surpassaient en délices.
Elle frissonna tout à coup et s’étira, en proie à
un désir qui la baignait de langueur et de mollesse.
Elle se sentait, malgré l’âge, jeune encore, riche
d ’ardeur inemployée. Le feu qui la dévorait ne
pouvait se contenter de l’unique politesse que son
mari lui consentait chaque jour. Quoi d étonnant
que sa vertu devînt de jour en jour plus instable?
La parcimonie de Batouala finissait par devenir
injurieuse. Que n’essayait-il de se hausser au
niveau de Bissibi’ngui? Ce gaillard, disait-on, se
servait à souhait de ce qui fait qu’un homme
prouve qu’il en est un. Toutes les femmes raffo­
laient de lui — et elle-même.
Le doux bruit mou de la pluie continuait à
chantonner sur le chaume. Yassigui’ndja écoutait
distraitement sa mélopée indistincte. Il fait si bon
rêvasser chez soi quand il pleut sur la brousse !
Où donc avaient pu s’en aller les beaux matins
clairs de son adolescence? Elle ferma les yeux et
se vit regagnant le poste de la Bamba en compa­
gnie de sa mère. Cet événement s’était produit
quand le commandant blanc dont elle était la
boyesse, avait quitté Krébédjé pour rentrer en
France.
La pauvre petite Yassigui’ndja qu’elle était à
58 BATOUALA

cette époque-là! Une pauvre petite Yassigui’ndja


à peine nubile. Nul homme n’avait encore foulé
son petit jardin, bien qu’on affirmât qu’elle eût
pourtant maintes fois servi de femme au comman­
dant qui venait de partir.
Il n’en faut d ’ordinaire pas plus pour créer des
légendes. Peut-être même était-ce à cause de la
renommée qu’on lui avait faite que Batouala
l’avait tout de suite demandée en mariage.
Il était jeune alors. Tout s’était passé dans les
règles, au mieux des intérêts de chacun. Les pour­
parlers n’avaient pas traîné en longueur, grâce
aux bons offices de l’une des tantes de Batouala.
La dot exigée avait été payée par lui dans les
délais les plus brefs. Elle se composait de dix
cabris, d ’une trentaine de poules jaunes ou blan­
ches, — le jaune et le blanc, nul ne l’ignore, sont
couleurs qui symbolisent les bons sentiments, —
de vingt houes neuves prêtes à être emmanchées,
d’une petite captive de race mandjia, de douze
paniers de mil rouge, d ’autant de paniers de mil
blanc, de cinq sagaies à éléphant et enfin du cou­
teau de jet traditionnel.
A utant dire qu’il avait pris ces dons comme
truchements pour déclarer à son futur beau-père :
« Je te donne tous ces biens en échange de ta
fille. T a famille m’est désormais aussi chère que
la mienne. Je m’engage en outre, j’en atteste les
houes dont je t’ai fait cadeau, à mettre, si besoin
est, tes plantations en état. E t je te jure, sur le
fer du couteau de jet que je te donne pour me
BATOUALA 59

tuer s’il arrive que je me parjure, je te jure, au


cas où l’on t’attaquerait, de te défendre au péril
de ma vie. »
Elle était entrée dans la case de ce bon
Batouala trois jours après la remise du couteau
de jet imposé par les coutumes tribales et était
pour toujours devenue sa femme. Sa vie n’avait
été depuis que félicité et liesse. Batouala, chas­
seur heureux, rentrait rarement bredouille de ses
battues par la brousse. Elle n’avait, d ’un sommeil
à l’autre, qu’à se laisser vivre. Rien de tel pour
le repos de l’esprit que de n’avoir à s’occuper
de rien.
C ’était un beau gars, tout de même, que ce
Bissibi’ngui! E t merveille que de le contempler,
les soirs où il dansait la danse du désir qui s’offre
et ne se refuse que pour mieux s’offrir! E t voilà
qu’elle se rappelait le rendez-vous que ce chena­
pan avait trouvé le moyen de lui fixer la veille,
avant de s’en aller on ne sait où! Etonnée de son
audace, elle n’avait rien trouvé à lui répondre.
Or, ce rendez-vous... Bissibi’ngui devait déjà l’at­
tendre à l’endroit convenu. Irait-elle ou n’irait-elle
pas l’y rejoindre? Quelle décision prendre? Il
pleuvinait toujours. Rester à rêvasser auprès d ’un
bon feu a son charme. L a brousse, d ’autre part,
abonde en oreilles secrètes, est peuplée de trop
d ’yeux invisibles. Les uns et les autres sont à
craindre comme la lèpre. Mieux vaut, même,
« mbrouma », la lèpre, que les peines cruelles
réservées à l’adultère.
60 BATOUALA

Les songeries de Yassigui’ndja prirent fin à


l’improviste. U n tam-tam enroué s’était mis à
tousser à l’horizon. Elle reconnut bientôt les indi­
catifs d ’appel du village de M atifara et prit
machinalement connaissance des messages sonores
qu’il s’essoufflait à émettre. Sa pensée tourna un
moment autour du « commandant » blanc chargé
de maintenir l’ordre dans toute la région qu’ar­
rose la Bamba. Belle rivière, la Bamba, giboyeuse
et poissonneuse. Le « commandant » était réputé
de bonne composition. Sa marotte — tous les
« commandants » en ont une — était de couvrir
de ponts plus ou moins solides les plus infimes
marigots de la contrée et d ’ouvrir partout des
routes, des sentiers ou des pistes que la brousse
s’empressait d ’étouffer en saison des pluies.
Elle éclata soudain d un petit rire plein d ’im­
pertinente ironie. Il fallait vraiment être un blanc
pour avoir des idées aussi baroques. Voyons, est-il
bien nécessaire de jeter des ponts sur des rivières
qu’on peut traverser à gué? Il est vrai que c’est
perdre son temps que d ’essayer de comprendre
les « manières de blancs »...
Une idée lui vint qui la fit rire de nouveau. On
disait couramment des blancs ou boundjous, que
leur nerf viril était d ’ordinaire de moindre volume
que celui des hommes noirs de peau. On ajoutait,
en revanche, qu’ils passaient ces derniers dans
l’art de savoir se servir du seul outil dont la vue
remplit toujours d ’aise les femmes et les plonge
dans le ravissement.
BATOUALA 61

Elle eût voulu pouvoir goûter de leurs étreintes


afin d ’être à même de les comparer à celles de
Batouala. En quoi les premières pouvaient-elles
différer des secondes? Blancs ou noirs, les hommes,
quand ils besognent les femmes, n’ont pas deux
façons de les pénétrer de leur courte frénésie. T ou­
tefois, d ’aucuns prétendaient que certains blancs
se conduisaient avec les femmes comme font deux
chiens mâles qui se cavalent. Goût pareil paraissait
anormal et trop infect pour ne pas être une calom­
nie. Peut-être ne dépendait-il que d elle, Yassi-
gui’nja, d ’avoir des clartés sur ce point. Le
« commandant » de la Bamba, si elle lui faisait
des avances, les repousserait-il ? Elle promena
ses regards dans sa case, comme si elle cherchait
quelqu’un ou quelque chose. Quel silence! La
pluie avait cessé. Elle souffla à pleins poumons sur
les tisons coiffés de cendres qui achevaient de se
consumer au cœur de sa case. De hautes flammes
claires lapèrent les brouillards qui la remplissaient
de leurs buées fuligineuses. Ces brouillards prou­
vaient, par leur densité même, que le jour s’était
mis en route. Encore un peu de temps et Lolo, le
dieu soleil, chassant la horde des nuées, inonderait
de torrents de lumière l’infini tendu d ’azur.
Elle accorda un moment de pensée à son
mari. Batouala... Il avait dû prendre la brousse
bien avant le chant du coq et ne rentrerait au vil­
lage que vers le milieu du jour. Elle avait donc le
temps de se rendre au rendez-vous que Bissi-
bi’ngui lui avait donné. A u fond, en y allant, elle
62 BATOUALA

le risquait pas grand’chose. Que lui voulait ce cou­


reur de filles? C ’était ce qu’elle tenait à savoir,
rien de plus. Elle était, en tout cas, décidée à ne
pas lui permettre quelque privauté que ce soit. Elle
n’était pas de ces femmes qui se laissent prendre
aux pièges des beaux garçons un peu trop infatués
de leur personne. Gamineries et polissonneries
n’étaient plus de son âge. La femme mariée a des
devoirs auxquels elle ne peut se soustraire. P ré­
parer le repas de Batouala constituait l’un des
siens. Elle aurait pu se décharger de ce soin sur
l’une ou l’autre de ses huit compagnes. Mieux va­
lait cependant ne pas éveiller leurs soupçons par
une absence aussi imprévue que prolongée.
Elle s’étira tout son content et se mit à bâiller.
Elle éprouvait à se détendre ainsi une satisfaction
animale touchant à la volupté et s’amusait à faire
craquer les jointures de ses muscles. Puis elle
rampa vers l’huis de sa case. Celui-ci se composait
de rondins entassés les uns sur les autres et repo­
sant sur des pieux fourchus. Elle débâcla len­
tement le tout et se glissa dehors à regret.
Le brouillard avait succédé à la pluie. La
brousse n’était que nuées. Le ciel paraissait se
dissoudre en charpie. De lourdes vapeurs ne ces­
saient de sourdre des entrailles de la terre. Elle
les regarda s’agglutiner et s’épaissir autour des
villages de Batouala dont elles avaient rendu les
cases invisibles. U n frisson la parcourut des pieds
à la tête. Que faisait-elle là, immobile? Ce jour-là
était un jour comme un autre, prêt, à l’image de
BATOUALA 63

tous ses devanciers, à dispenser aux vivants son


lot de peines et de joies, d ’incidents et de cata­
strophes.
Le destin de chacun est fixé d ’avance. Ses
arrêts sont sans appel. Le sien la poussait pour
l’instant vers Bissibi’ngui. N e pouvant rien contre
lui, elle n’avait qu’à lui obéir.
Elle rentra dans sa case en pisé, au seuil de la­
quelle veillaient les cactées rituelles et bénéfiques.
Ce fut pour en ressortir tout de suite, munie d ’un
grand panier d ’osier, où elle rangea tant bien que
mal trois calebasses, une paire de houes, deux
marmites en terre et un peu de manioc.
Se tenant à croupetons, elle équilibra sur sa
tête le panier et son contenu, empoigna dans sa
main gauche l’un des tisons de son feu de case,
puis, se redressant en souplesse, prit d ’un pas
ferme et déhanché le sentier qui suivait la Pombo
en direction de sa source.
Les traditions valent ce qu’elles valent. Cer­
taines sont infiniment désagréables. D ’autres sont
tout le contraire. D u nombre, la propreté cor­
porelle. Seuls les blancs n’en ont cure. Peut-être
la méprisent-ils! En tout cas, la moindre ablution
leur fait horreur. Ils en usent le moins possible.
C ’est sans doute pour ça qu’ils puent toujours le
cadavre. Pourtant l’eau décrasse et délasse, toni­
fie les nerfs, lave le corps et le revigore. Les ani­
maux ne laissent pas d ’apprécier ses vertus. Pour­
quoi leur en abandonnerait-on tout le profit?
En vraie banda qu’elle était, Yassigui’ndja
64 BATOUALA

aimait se baigner tous les jours, et plutôt trois


fois qu’une. Elle atteignit la Pombo en solilo­
quant de la sorte. Il lui arrivait fréquemment de
donner dans cette manie propre aux gens de sa
race. Elle croyait, de cette manière, ne jamais
cheminer seule.
La Pombo, grosse des pluies de la nuit et de
l’apport de ses affluents, chantonnait d ’une voix
rauque et douce les belles complaintes que l’eau
murmure nuit et jour aux rives qui l’écoutent en
buvant ses paroles. Cette rivière était toute son
enfance. Elle se divertissait autrefois, avec ses
compagnes de jeu, à chercher les crabes et les
camarons qui se tenaient au creux de ses strates
de latérite ou sous le cailloutis de son lit. Mais,
yabao! que ce temps était loin...
Elle tâta du pied la Pombo. L ’eau en était
glacée. Remettant à plus tard sa baignade, elle
installa son panier sur le sol, de façon qu’on ne
pouvait pas ne pas le voir, de quelque côté de la
Pombo qu’on arrivât.
Elle se félicita après coup de son subterfuge.
Ce panier signalait sa présence et l’innocentait.
On penserait, en le reconnaissant, que sa proprié­
taire ne devait pas être loin. C ’est quand on songe
à mal faire qu’on prend, en général, des précau­
tions. N ’en prenant pas, elle n’avait rien à se
reprocher.
Ces réflexions faites, elle franchit la Pombo
d’un pas délibéré, et s’enfonça, n’ayant pour
BATOUALA 65

armes que son tison, dans le brouillard qui com­


mençait à se désagréger.
Elle longea d ’abord une plantation de manioc,
plongea ensuite dans une plantation de maïs, d ’où
elle fit décamper une compagnie de phacochères
au groin verruqueux.
Elle accéléra sa marche. Le brouillard décrois­
sait toujours. Le sable humide et roux crissait
sous les pas de Yassigui’ndja. Les herbes dont la
pluie avait ployé la haute taille, la flagellaient au
passage de mouillures et de coupures. Le brouil­
lard continuait cependant à s’effriter et à se fon­
dre dans l’espace. Le cœur de Yassigui’ndja bat­
tait d ’une trouble allégresse. Elle approchait du
lieu de son rendez-vous, et se sentait à la fois heu­
reuse de vivre et mécontente d ’elle-même.
Un Bruit la fit tressaillir. Elle s’arrêta. Elle
avait cru entendre des voix. Peut-être ferait-elle
mieux de rebrousser chemin? Mais n’avait-elle
pas rêvé? O n ne percevait, en effet, en prêtant
l’oreille, que la plainte que produit le vent quand
il s’attarde à onder la chevelure de la brousse ou
à confier ses secrets aux arbres qui lui tendent
leurs ramures.
Pourtant — elle huma l’air à pleins poumons
— il y avait sûrement quelqu’un dans ces para­
ges. Ce n’est pas sans motif qu’on respirait, tran­
chant sur le parfum des plantes mouillées et l’in­
définissable arôme de la terre en eau, l’odeur
propre à l’homme noir de peau.
Elle se remit en marche. Le même bruit de
66 BATOUALA

voix lui parvint de nouveau à l’oreille. Cette fois,


pas de doute possible. Bissibi’ngui était bien là. Et
une femme se trouvait avec lui. Yabao! il avait
osé lui faire ça, à elle, Yassigui’ndja? Quelle
pouvait bien être la garce qui?... Il est vrai que,
la veille, elle n’avait rien répondu à sa demande.
L ’imbécile! Il ne savait donc pas interpréter clai­
rement le silence des femmes! N ’importe! Il n’au­
rait jamais dû se conduire comme il l’avait fait.
A ha! ce mauvais chasseur avait voulu chasser
deux lapins à la fois. A ha! Yassigui’ndja était
morceau qui ne suffisait pas à son appétit. P ar
N ’Gakoura, elle se vengerait, foi de Yassi­
gui’ndja, de l’injure qu’on venait de lui faire!
Mais elle tenait auparavant à connaître sa rivale.
Après quoi, elle verrait quelle décision prendre.
Elle se coula dans les herbes, comme un
chasseur à l’affût qui se hasarde hors de son poste
de guet. Elle n’avançait que lentement, s’arrêtait
parfois pour comprimer son cœur qui battait à
rompre ou essayer de saisir quelques bribes des
propos que Bissibi’ngui échangeait avec son
interlocutrice.
Elle crut, à deux ou trois reprises, pouvoir
mettre un nom sur celle-ci. O u elle se trompe
fort, ou c’est cette pécore d ’I’ndouvoura! Si c’est
elle, elle lui revaudra ça avant qu’il ne soit long­
temps, et avec usure. Elle ne comprenait pas que
Bissibi’ngui eût pu lui préférer cette déjection.
Q u’avait-elle donc de remarquable, I ’ndouvoura?
Elle était vieille, ridée, riait d ’un rire édenté,
BATOUALA 67

empestait le beurre de karité et ne savait même


pas se servir de ce que l’homme prise le plus dans
la femme.
Si c’était là le genre de femelle qui plaisait
maintenant à Bissibi’ngui !... S ’arrêtant derechef,
elle cambra, ivre d ’un brusque orgueil, son torse
souple et vigoureux, puis admira ses jambes par­
faites, entées sur des chevilles délicates, ses pieds
menus, ses hanches harmonieuses, son ventre poli
et ses bras faits pour les plus étroites étreintes.
Elle pressa le pas, hère de sa beauté, et sou­
riant de se savoir belle. Des piaillis d ’oiseaux
fusaient de tous côtés. Elle allait, foulant çà et là
des rais de lumière, parmi un monde d ’effluves
que souillaient parfois des bouffées de bois punais.
E t elle était sur le point d ’arriver à un arbre aux
branches basses, quand elle pressentit un danger.
Elle avait l’impression qu’on ne la quittait pas
du regard, qu’on la guettait comme une proie,
qu’elle en était une, qu’on en voulait à sa peau, à
son sang, à sa vie.
Alors, elle leva les yeux, et poussa un grand
cri de terreur. Mourou, la panthère, venait de se
ruer sur elle, de l’enfourchure où elle se tenait
aux aguets.
La bête tachetée en fut pour son attaque brus­
quée. Yassigui’ndja avait réussi à l’éviter de jus­
tesse, grâce à un saut de côté fait à temps.
Ce contretemps n’était pas pour plaire à M ou­
rou. Elle exprima sa rage en une série de feule­
ments profonds et rauques. Proie manquée est
68 BATOUALA

presque toujours proie perdue. La formule vaut


aussi bien pour les animaux de tous poils qui sil­
lonnent la brousse, que pour ces espèces de singes
à peau noire qui s’abritent en des tanières faites de
terre durcie, de branchages entrelacés et de
chaume.
Mais, par malheur, elle ne pouvait en rester là.
Les tranchées de la faim grouillaient en son ventre
comme vermine. Comment faire pour leur résister?
A u surplus, la chance voulait qu elle n’eût pala­
bre qu’avec un de ces maudits deux pieds qui
se chargent volontiers le dos de petits êtres brail­
lant à gorge déployée. Or, il était de notoriété
publique chez les panthères, que ces deux pieds à
destination spéciale n’opposaient jamais de résis­
tance, pour peu qu’on prît la peine, en guise de
préambule, de leur faire entendre à coups de
griffes ce que les fauves ont accoutumé de con­
sidérer comme le langage de la raison.
E t Mourou se ramassait sur elle-même pour
bondir sur Yassigui’ndja, quand la brousse s’ou­
vrit, livrant passage à Bissibi’ngui et à Batouala,
armés tous deux de sagaies de chasse et de cou­
teaux de jet.
Mourou, à cette vue, s’empressa de déguerpir.
Le soleil se leva peu après son départ. Tout
danger paraissait à présent écarté. Il était trop
tard pour courir après le gibier. Rallier le village
était ce qu’il y a de mieux à faire. Ils en prirent
aussitôt le chemin, à la queue leu leu. Bissi­
bi’ngui était en tête. Venait derrière lui Yassi-
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gui’ndja. E t Batouala fermait la marche, Batouala


qui, pensif, observait Yassigui’ndja, sa femme
préférée, avec attention, hochait la tête, lançait
de cruels et soupçonneux regards sur Bissibi’ngui,
-— sur Bissibi’ngui, coureur dont la réputation
n’était plus à faire, et qu’il se jurait de surveiller
de près dorénavant, pour l’avoir surpris, au petit
jour, en train de guetter tout autre gibier que celui
que guette un homme aimant la chasse.

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