Discours Ensemble Pos

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Auguste COMTE (1848)

Discours sur l’ensemble


du positivisme

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Auguste COMTE (1798-1857)

Discours sur l’ensemble du positivisme.


Préambule général.

Une édition électronique réalisée à partir de textes d’Auguste Comte


publiés entre 1848.

Paru en 1848 comme le résumé du cours hebdomadaire que Comte


donna de février à avril 1847, le Discours sur l'ensemble du positivisme
servit de base à la Société positiviste que Comte fonda en 1848. La
Préface de l'édition du Discours sur l'ensemble du positivisme fait
allusion à des difficultés personnelles.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.


Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2001 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format


LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 19 février 2002 à Chicoutimi, Québec.


Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 3

Table des matières

Discours sur l'ensemble du positivisme

Préambule général

§ 62. Le communisme
§ 63. Le socialisme
§ 64. Théorie positive de la propriété
§ 65. Divergences entre le communisme et le positivisme
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 4

Le Discours sur l'esprit positif se présente comme une oeuvre de propagande, tout
comme le Discours sur l'ensemble du positivisme (1848) et le Catéchisme positiviste
(1852).

Ces trois ouvrages, qui gagnent à être lus dans l'ordre chronologique de leur
parution, instituent un programme d'enseignement universel commun à tous et
tendent à créer une association de philosophes, ou nouveau pouvoir spirituel.

Les pages que nous publions concernent la supériorité de l'esprit positif sur l'esprit
métaphysique et sur l'esprit théologique et développent les principales affirmations
comprises dans la loi des trois états.

L'état théologique, avec ses trois phases : fétichisme, polythéisme et monothé-


isme, a joué un rôle certain dans la vie mentale et sociale de l'humanité passée en
apportant les vues préétablies sans lesquelles aucun départ de la pensée n'eût été
possible. L'état métaphysique n'est qu'un état transitoire essentiellement critique et
appelé à dissoudre l'état précédent. Enfin, l'état positif a pour caractère fondamental
d'établir les lois naturelles en subordonnant l'imagination à l'observation ; sa
principale destination est la constitution de l'harmonie mentale. La deuxième partie de
ce Discours est consacrée à la « supériorité sociale de l'esprit positif » et la troisième
partie étudie les conditions d'avènement de l'École positive.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 5

Paru en 1848 comme le résumé du cours hebdomadaire que Comte donna en


février, mars et avril 1847, le Discours sur l'ensemble du positivisme servit de base
théorique à la Société positiviste que Comte fonda en 1848. Comme la Préface
personnelle du tome IV du Cours, la Préface de l'édition du Discours sur l'ensemble
du positivisme fait allusion à des difficultés personnelles qui deviennent même une
« longue persécution personnelle » due à la publication du Cours de philosophie posi-
tive et retardant l'exécution du Système de politique positive.

Tous ces obstacles ont poussé Comte à publier séparément ce véritable Discours
préliminaire au Système, afin de tenir le public au courant des nouveaux
développements du positivisme. Par rapport au premier discours de 1844, ce Discours
préliminaire de 1848 fait intervenir l'action des femmes auprès des prolétaires,
préconise la pratique des beaux-arts en vue du développement des sentiments sociaux,
surtout présente la religion de l'Humanité comme appelée à dominer l'ensemble des
sociétés régénérées. Et, comme l'annonce Comte, « cet écrit est surtout destiné à
constater que le positivisme, toujours poussé par sa réalité caractéristique, constitue
enfin un système complet et homogène, où tous les aspects humains convergent
spontanément vers une entière unité, à la fois objective et subjective » (Préface, p.
VII). Femmes et prolétaires sont les appuis naturels du pouvoir spirituel qu'ils peuvent
aider à « reconstruire les opinions et régénérer les mœurs afin de réorganiser les
institutions ». Ces trois éléments sociaux que sont les femmes, les prolétaires et les
philosophes ou prêtres de l'Humanité - ne l'oublions pas - restent étrangers au pouvoir
politique et fondent la force morale de la société.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 6

DISCOURS SUR L'ENSEMBLE


DU POSITIVISME

PRÉAMBULE GÉNÉRAL

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Le positivisme se compose essentiellement d'une philosophie et d'une politique,


qui sont nécessairement inséparables, comme constituant l'une la base et l'autre le but
d'un même système universel, où l'intelligence et la sociabilité se trouvent intimement
combinées. D'une part, en effet, la science sociale n'est pas seulement la plus impor-
tante de toutes ; mais elle fournit surtout l'unique lien, à la fois logique et scientifique,
que comporte désormais l'ensemble de nos contemplations réelles 1. Or, cette science
finale, encore plus que chacune des sciences préliminaires, ne peut développer son
vrai caractère sans une exacte harmonie générale avec l'art correspondant. Mais, par
une coïncidence nullement fortuite, sa fondation théorique trouve aussitôt une im-
mense destination pratique, pour présider aujourd'hui à l'entière régénération de
l'Europe Occidentale. Car, d'une autre part, à mesure que le cours naturel des événe-
ments caractérise la grande crise moderne, la réorganisation politique se présente de
plus en plus comme nécessairement impossible sans la reconstruction préalable des
opinions et des mœurs. Une systématisation réelle de toutes les pensées humaines
constitue donc notre premier besoin social, également relatif à l'ordre et au progrès.
L'accomplissement graduel de cette vaste élaboration philosophique fera spontané-
ment surgir dans tout l'Occident une nouvelle autorité morale, dont l'inévitable ascen-
dant posera la base directe de la réorganisation finale, en liant les diverses populations
avancées par une même éducation générale, qui fournira partout, pour la vie publique
comme pour la vie privée, des principes fixes de jugement et de conduite. C'est ainsi
que le mouvement intellectuel et l'ébranlement social, de plus en plus solidaires, con-
duisent désormais l'élite de l'humanité à l'avènement décisif d'un véritable pouvoir

1 L'établissement de ce grand principe constitue le résultat le plus essentiel de mon Système de


philosophie positive. Quoique les six volumes de cet ouvrage aient tous paru, de 1830 à 1842, sous
le titre de Cours (suggéré par l'élaboration orale qui prépara, en 1826 et 1829, ce traité
fondamental), je l'ai ensuite qualifié toujours de Système pour mieux marquer son vrai caractère.
En attendant qu'une seconde édition régularise cette rectification, cet avis spécial préviendra,.
j'espère, toute méprise à ce sujet.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 7

spirituel, à la fois plus consistant et plus progressif que celui dont le moyen âge tenta
prématurément l'admirable ébauche.

Telle est donc la mission fondamentale du positivisme, généraliser par la science


réelle et systématiser l'art social. Ces deux faces inséparables d'une même conception
seront successivement caractérisées dans les deux premières parties de ce Discours,
en indiquant d'abord l'esprit général de la nouvelle philosophie, et ensuite sa con-
nexité nécessaire avec l'ensemble de la grande révolution dont elle vient diriger la
terminaison organique.

A cette double appréciation, succédera naturellement celle des principaux appuis


qui sont propres à la doctrine régénératrice. Cette indispensable adhésion ne saurait
aujourd'hui, sauf de précieuses exceptions individuelles, émaner d'aucune des classes
dirigeantes, qui, toutes plus ou moins dominées par l'empirisme métaphysique et
l'égoïsme aristocratique, ne peuvent tendre, dans leur aveugle agitation politique, qu'a
prolonger indéfiniment la situation révolutionnaire, en se disputant toujours les vains
débris du régime théologique et militaire, sans conduire jamais a une véritable réno-
vation.

La nature intellectuelle du positivisme et sa destination sociale ne lui permettent


un succès vraiment décisif que dans le milieu où le bon sens, préservé d'une vicieuse
culture, laisse le mieux prévaloir les vues d'ensemble, et où les sentiments généreux
sont d'ordinaire le moins comprimés. A ce double titre, les prolétaires et les femmes
constituent nécessairement les auxiliaires essentiels. de la nouvelle doctrine générale,
qui, quoique destinée à toutes les classes modernes, n'obtiendra un véritable ascen-
dant dans les rangs supérieurs que lorsqu'elle y reparaîtra sous cet irrésistible patro-
nage. La réorganisation spirituelle ne peut commencer qu'avec le concours des mêmes
éléments sociaux qui ensuite doivent le mieux seconder son essor régulier. D'après
leur moindre participation au gouvernement politique, ils sont plus propres à sentir le
besoin et les conditions du gouvernement moral, destiné surtout à les garantir de
l'oppression temporelle.

Je consacrerai donc la troisième partie de ce Discours à caractériser sommaire-


ment la coalition fondamentale entre les philosophes et les prolétaires, qui, préparée
des deux côtés par l'ensemble du passé moderne, peut seule produire aujourd'hui une
impulsion vraiment décisive. On sentira ainsi que, en s'appliquant à rectifier et à
développer les tendances populaires, le positivisme perfectionnera et consolidera
beaucoup sa propre nature, même intellectuelle.

Néanmoins, cette doctrine ne montrera toute sa puissance organique et ne mani-


festera pleinement son vrai caractère qu'en acquérant l'appui le moins prévu pour prix
de son aptitude nécessaire à régler et à améliorer la condition sociale des femmes,
comme l'indiquera spécialement la quatrième partie de ce Discours. Le point de vue
féminin permet seul à la philosophie positive d'embrasser le véritable ensemble de
l'existence humaine, à la fois individuelle et collective. Car cette existence ne peut
être dignement systématisée qu'en prenant pour base la subordination continue de
l'intelligence à la sociabilité, directement représentée par la vraie nature, personnelle
et sociale, de la femme.

Quoique ce Discours doive simplement ébaucher ces deux grandes explications, il


fera, j'espère, assez sentir combien le positivisme est plus propre que le catholicisme à
utiliser profondément les tendances spontanées du peuple et des femmes dans
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 8

l'institution finale du pouvoir spirituel. Or la doctrine nouvelle ne peut obtenir ce


double appui que d'après son aptitude exclusive à dissiper radicalement les diverses
utopies anarchiques qui menacent de plus en Plus toute l'existence domestique et
sociale. En même temps, de part et d'autre, elle ennoblira beaucoup le caractère fon-
damental et sanctionnera activement tous les vœux légitimes.

C'est ainsi qu'une philosophie, d'abord émanée des plus hautes spéculations, se
montre déjà capable d'embrasser sans effort, non seulement la plénitude de la vie
active, mais aussi l'ensemble de la vie affective. Toutefois, pour manifester entière-
ment son universalité caractéristique, je devrais encore y signaler un complément
indispensable, en indiquant enfin, malgré des préjugés très plausibles, sa profonde
aptitude à féconder aussi ces brillantes facultés qui représentent le mieux l'unité hu-
maine, en ce que, contemplatives par leur nature, elles se rattachent au sentiment par
leur principal domaine, et à l'activité par leur influence générale. Cette appréciation
esthétique du positivisme sera directement ébauchée dans la cinquième partie de ce
Discours, comme suite naturelle de l'explication relative aux ,femmes. J'y ferai,
j'espère, entrevoir comment la doctrine nouvelle, par cela même qu'elle embrasse
réellement l'ensemble des rapports humains, peut seule combler une grande lacune
spéculative en constituant bientôt une vraie théorie générale des beaux-arts, dont le
principe consiste à placer l'idéalisation poétique entre la conception philosophique et
la réalisation politique, dans la coordination positive des fonctions fondamentales de
l'humanité. Cette théorie expliquera pourquoi l'efficacité esthétique du positivisme ne
pourra se manifester par des productions caractéristiques que quand la régénération
intellectuelle et morale se trouvera assez avancée pour avoir déjà éveillé les princi-
pales sympathies qui lui sont propres et sur lesquelles devra reposer le nouvel essor
de l'art. Mais, après ce premier ébranlement mental et social, la poésie moderne,
investie enfin de sa vraie dignité, viendra, à son tour, entraîner l'humanité vers un
avenir qui ne sera plus ni vague ni chimérique, tout en rendant familière la saine
appréciation des divers états antérieurs. Un système, qui érige directement le
perfectionnement universel en but fondamental de toute notre existence personnelle et
sociale, assigne nécessairement un office capital aux facultés destinées surtout à
cultiver en nous l'instinct de la perfection en tous genres. Les étroites limites de ce
Discours ne m'empêcheront pas d'ailleurs d'y indiquer que, tout en ouvrant à l'art
moderne une immense carrière, le positivisme lui fournira, non moins spontanément,
de nouveaux moyens généraux.

J'aurai ainsi pleinement esquissé le vrai caractère de la doctrine régénératrice,


successivement appréciée sous tous les aspects principaux, en passant, d'après un en-
chaînement toujours naturel, d'abord de sa fondation philosophique à sa destination
politique, de là à son efficacité populaire, puis à son influence féminine, et enfin à son
aptitude esthétique. Pour conclure ce long Discours, simple prélude d'un grand traité,
il ne me restera plus qu'à indiquer comment toutes ces diverses appréciations, sponta-
nément résumées par une devise décisive, viennent se condenser activement dans la
conception réelle de l'Humanité, qui, dignement systématisée, constitue finalement
l'entière unité du positivisme. En formulant ces conclusions caractéristiques, je serai
naturellement conduit aussi à signaler, en général, d'après l'ensemble du passé, la
marche ultérieure de la régénération humaine, qui, bornée d'abord, sous l'initiative
française, à la grande famille occidentale, devra s'étendre ensuite, selon des lois assi-
gnables, à tout le reste de la race blanche, et même enfin aux deux autres races
principales.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 9

62. - Le communisme.

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Ils ont déjà fait, à cet égard, un pas spontané, dont l'importance est encore trop
peu sentie. Une célèbre utopie, qui s'y propage rapidement, leur sert, faute d'une meil-
leure doctrine, à formuler aujourd'hui leur manière propre de concevoir la principale
question sociale. Quoique l'expérience résultée de la première partie de la révolution
ne les ait point désabusés entièrement des illusions politiques, elle les a conduits à
sentir que la propriété leur importait davantage que le pouvoir proprement dit. En
étendant jusque-là le grand problème social, le communisme rend aujourd'hui un
service fondamental, qui n'est pas neutralisé par les dangers temporaires inhérents à
ses formes métaphysiques. Aussi cette utopie doit-elle être soigneusement distinguée
des nombreuses aberrations que fait éclore notre anarchie spirituelle, en appelant aux
plus difficiles spéculations des esprits incapables ou mal préparés. Ces vaines théories
sont si peu caractérisées, qu'on est conduit à les désigner par les noms de leurs
auteurs. Le communisme, qui ne porte le nom de personne, n'est point un produit
accessoire d'une situation exceptionnelle. Il y faut voir le progrès spontané, plutôt
affectif que rationnel, du véritable esprit révolutionnaire, tendant aujourd'hui à se pré-
occuper surtout des questions morales, en rejetant au second rang les questions
politiques proprement dites. Sans doute, la solution actuelle des communistes reste
encore essentiellement politique, comme chez leurs prédécesseurs, puisque c'est aussi
par le mode de possession qu'ils prétendent régler l'exercice. Mais la question qu'ils
ont enfin posée exige tellement une solution morale, sa solution politique serait à la
fois si insuffisante et si subversive, qu'elle ne peut rester à l'ordre du jour sans faire
bientôt prévaloir l'issue décisive que le positivisme vient ouvrir à ce besoin fonda-
mental, en présidant à la régénération finale des opinions et des mœurs.

Pour rendre justice au communisme, on doit surtout y apprécier les nobles


sentiments qui le caractérisent, et non les vaines théories qui leur servent d'organes
provisoires, dans un milieu où ils ne peuvent encore se formuler autrement. En
s'attachant à une telle utopie, nos prolétaires, très peu métaphysiques, sont loin d'ac-
corder à ces doctrines autant d'importance que les lettrés. Aussitôt qu'ils connaîtront
une meilleure expression de leurs vœux légitimes, ils n'hésiteront pas à préférer des
notions claires et réelles, susceptibles d'une efficacité paisible et durable, à de vagues
et confuses chimères, dont leur instinct sentira bientôt la tendance anarchique.
Jusque-là, ils doivent adhérer au communisme, comme au seul organe qui puisse
aujourd'hui poser et maintenir, avec une irrésistible énergie, la question la plus fonda-
mentale. Les dangers mêmes que fait craindre leur solution actuelle concourent à
provoquer et à fixer l'attention générale sur ce grand sujet, que l'empirisme méta-
physique et l'égoïsme aristocratique des classes dirigeantes feraient écarter ou dédai-
gner sans un tel appel continu. Quand nos communistes auront rectifié leurs idées,
rien ne les obligerait d'ailleurs d'abandonner un nom qui n'indique directement que la
prépondérance fondamentale du sentiment social. Mais notre salutaire transformation
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 10

républicaine les dispensera même d'une telle qualification, en leur offrant une
désignation équivalente, d'ailleurs exempte de pareils dangers. Loin de redouter le
communisme, la nouvelle philosophie espère donc des succès prochains chez la
plupart des prolétaires qui l'ont adopté, surtout en France, où les abstractions ont peu
d'ascendant sur des esprits pleinement émancipés. Ce résultat s'accomplira nécessaire-
ment à mesure que le peuple reconnaîtra l'aptitude fondamentale du positivisme à
mieux résoudre que le communisme le principal problème social.

63. - Le socialisme.
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Une telle tendance s'est déjà manifestée clairement, depuis la publication initiale
de ce Discours, par la nouvelle formule qui a spontanément prévalu chez nos prolé-
taires. En adoptant l'heureuse expression de socialisme, ils ont à la fois accepté le
problème des communistes et repoussé leur solution, qu'un exil volontaire semble
écarter irrévocablement. Mais les socialistes actuels n'évitent réellement le com-
munisme qu'en restant passifs ou critiques. S'ils obtenaient l'ascendant politique avant
que leurs idées se trouvent au niveau de leurs sentiments, ils seraient nécessairement
conduits bientôt aux anarchiques aberrations que réprouve aujourd'hui leur instinct
confus. C'est pourquoi la rapide, propagation du socialisme inspire de justes alarmes
aux classes dont la résistance empirique constitue maintenant l'unique garantie légale
de l'ordre matériel. En effet, le problème posé par les communistes n'admet aucune
autre solution que la leur, tant que persiste la confusion révolutionnaire entre les deux
puissances spirituelle et temporelle. Ainsi, l'unanime réprobation qu'inspirent ces
utopies doit partout disposer au positivisme, qui désormais peut seul préserver l'Occi-
dent de toute grave tentative communiste. Fondant enfin la politique moderne sur une
digne systématisation de l'admirable division ébauchée au moyen âge, le parti
constructeur vient aujourd'hui satisfaire les pauvres tout en rassurant les riches. Sa
solution normale rendra bientôt inutiles ces dénominations passagères. Définitive-
ment purifiée, l'antique qualification de républicains suffira toujours pour désigner les
vrais sentiments régénérateurs, tandis que le titre de positivistes caractérisera seul les
opinions, les mœurs, et même les institutions correspondantes.

64. - Théorie positive de la propriété.

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Également poussé par sa réalité caractéristique et sa tendance constante à consa-


crer la raison au service du sentiment, le positivisme est doublement entraîné à
systématiser le principe spontané du communisme sur la nature sociale de la propriété
et sur la nécessité de la régler.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 11

Les vrais philosophes n'hésitent point à sanctionner directement les réclamations


instinctives des prolétaires envers la vicieuse définition adoptée par la plupart des
juristes modernes, qui attribuent à la propriété une individualité absolue, comme droit
d'user et d'abuser. Cette théorie antisociale, historiquement due à une réaction exa-
gérée contre des oppressions exceptionnelles, est autant dépourvue de justice que de
réalité. Aucune propriété ne pouvant être créée, ni même transmise, par son seul
possesseur, sans une indispensable coopération publique, à la fois spéciale et
générale, son exercice ne doit jamais être purement individuel. Toujours et partout, la
communauté y est plus ou moins intervenue, pour le subordonner aux besoins
sociaux. L'impôt associe réellement le public à chaque fortune particulière ; et la
marche générale de la civilisation, loin de diminuer cette participation, l'augmente
continuellement, surtout chez les modernes, en développant davantage la liaison de
chacun à tous. Un autre usage universel prouve que, dans certains cas extrêmes, la
communauté se croit même autorisée à s'emparer de la propriété tout entière. Quoique
la confiscation ait été provisoirement abolie en France, cette unique exception, due à
l'abus récent de ce droit incontestable, ne saurait longtemps survivre aux souvenirs
qui l'inspirèrent et au pouvoir qui l'introduisit. Nos communistes ont donc très bien
réfuté les juristes quant à la nature générale de la propriété.

Il faut admettre aussi leur critique fondamentale des économistes, dont les
maximes métaphysiques interdisent toute régularisation sociale des fortunes person-
nelles. Cette aberration dogmatique, suscitée, comme la précédente, par de vicieuses
interventions, est directement contraire à la saine philosophie, quoiqu'elle semble s'en
rapprocher en reconnaissant l'existence des lois naturelles 'dans les phénomènes
sociaux. Les économistes ne paraissent adhérer à ce principe fondamental que pour
constater aussitôt combien ils sont incapables de le comprendre, faute de l'avoir
d'abord apprécié envers les moindres phénomènes avant de l'étendre aux plus élevés,
car ils ont ainsi méconnu radicalement la tendance de l'ordre naturel à devenir de plus
en plus modifiable, à mesure qu'il se complique davantage. Toutes nos destinées
actives reposant sur une telle notion, rien ne peut excuser le blâme doctoral que la
métaphysique économique oppose à l'intervention continue de la sagesse humaine
dans les diverses parties du mouvement social. Les lois naturelles auxquelles ce
mouvement est, en effet, assujetti, loin de nous détourner de le modifier sans cesse,
doivent, au contraire, nous servir à y mieux appliquer notre activité, qui s'y trouve à la
fois plus efficace et plus urgente qu'envers tous les autres phénomènes.

Sous ces divers aspects, le principe fondamental du communisme est donc néces-
sairement absorbé par le positivisme. En le fortifiant beaucoup, la nouvelle philo-
sophie l'étend davantage, puisqu'elle l'applique aussi à tous !es modes quelconques de
l'existence humaine, indistinctement voués au service continu de la communauté,
suivant le véritable esprit républicain. Les sentiments d'individualisme comme les
vues de détail ont dû prévaloir pendant la longue transition révolutionnaire qui nous
sépare du moyen âge. Mais les uns conviennent encore moins que les autres à l'ordre
final de la société moderne. Dans tout état normal de l'humanité, chaque citoyen
quelconque constitue réellement un fonctionnaire publie, dont les attributions plus ou
moins définies déterminent à la fois les obligations et les prétentions. Ce principe
universel doit certainement s'étendre jusqu'à la propriété, où le positivisme voit sur-
tout une indispensable fonction sociale, destinée à former et à administrer les capitaux
par lesquels chaque génération prépare les travaux de la suivante. Sagement conçue,
cette appréciation normale ennoblit sa possession, sans restreindre sa juste liberté, et
même en la faisant mieux respecter.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 12

65. - Divergences entre le communisme


et le positivisme.

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Mais c'est là que cesse toute concordance réelle entre les saines théories sociolo-
giques et les inspirations spontanées de la sagesse populaire. En acceptant l'énoncé
communiste, et même en l'agrandissant beaucoup, les positivistes écartent radicale-
ment une solution aussi insuffisante que subversive. Celle que nous lui substituons
s'en distingue surtout par l'introduction des moyens moraux au lieu des moyens politi-
ques. Ainsi, la principale différence sociale entre le positivisme et le communisme se
rapporte finalement à cette séparation normale des deux puissances élémentaires, qui,
méconnue jusqu'ici dans toutes les conceptions rénovatrices, se retrouve toujours, au
fond de chaque grand problème moderne, comme seule issue finale de l'humanité. En
caractérisant mieux l'aberration communiste, cette appréciation l'excuse davantage,
d'après sa similitude essentielle avec toutes les autres doctrines maintenant accré-
ditées. Quand presque tous les esprits cultivés méconnaissent ainsi le principe fonda-
mental de la politique moderne, pourrait-on blâmer l'instinct populaire d'avoir subi
jusqu'à présent cette influence universelle de l'empirisme révolutionnaire?

Je ne dois pas entreprendre, surtout ici, l'examen spécial d'une antique utopie,
solidement réfutée, depuis vingt-deux siècles, par le grand Aristote, qui annonçait
ainsi le caractère organique de l'esprit positif, même dès sa première ébauche. Une
inconséquence décisive suffirait d'ailleurs pour manifester à la fois la complète irra-
tionalité et l'honorable source sentimentale du communisme moderne. Car il diffère
essentiellement de l'ancien, représenté surtout par les rêveries de Platon, en ce que
celui-ci joignait à la communauté des biens celle des femmes et des enfants, qui en
constituerait, en effet, une suite indispensable. Quelques connexes que soient ces
deux erreurs, l'utopie n'est plus comprise ainsi que chez un petit nombre de lettrés,
dont l'esprit mal cultivé trouble le cœur trop peu actif. Noblement inconséquents, nos
prolétaires illettrés, seuls communistes dignes d'attention, n'adoptent, dans cette
indivisible aberration, que la partie relative à leurs besoins sociaux, en repoussant
avec énergie celle qui choque nos meilleurs instincts.

Sans discuter ces illusions, il importe de caractériser les vices essentiels de la


méthode correspondante, parce que, hors du positivisme, ils sont aujourd'hui plus ou
moins communs à toutes les écoles rénovatrices. Ils consistent, d'une part, à mécon-
naître ou même à nier les lois naturelles des phénomènes sociaux ; et, d'autre part, à
recourir aux moyens politiques là où doivent prévaloir les moyens moraux. De ces
deux fautes connexes, résultent, en effet, l'insuffisance et le danger des diverses
utopies qui se disputent vainement la présidence de notre régénération. Pour mieux
éclaircir cette appréciation, je continue à l'appliquer surtout à l'aberration la plus
prononcée, d'où chacun l'étendra aisément à toutes les autres.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 13

Le
« Système de
politique
positive »
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Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 14

Tandis que le Cours de Philosophie positive devait pour Comte « mieux caracté-
riser la supériorité intellectuelle du positivisme sur un théologisme quelconque », le
Système de politique positive est appelé à « manifester la prééminence morale de la
vraie religion ». Tandis que le Cours est une oeuvre de recherche, le Système est une
œuvre d'exposition. Aussi les méthodes elles-mêmes vont-elles se modifier: à la
méthode objective et de discussion du Cours succède et fait place la méthode sub-
jective et de réflexion du Système. Le résultat théorique du Cours est la source de la
construction synthétique du Système.

Dans la Préface du premier volume du Système de politique positive (1851),


Comte décrit les circonstances sentimentales qui ont favorisé la conception et la
réalisation d'une oeuvre dans laquelle l'intelligence est subordonnée au sentiment : la
rencontre sublime d'une vie en la personne de Clotilde de Vaux, tôt disparue, l'ombre
tutélaire d'une mère également disparue, enfin l'active assistance d'une servante.
D'ailleurs la Dédicace, qui fait suite à la Préface, est adressée à Clotilde pour rendre
au sentiment l'hommage qui lui est dû : « Directement consacré désormais à la
reconstruction sociale fondée sur ma rénovation philosophique, j'y retirerai une utilité
plus étendue et plus immédiate du tardif complément d'éducation moral que je dois à
toi seule » (p. XIX).
Il faut noter, au-delà du climat sentimental, le climat social qui baigne le Système
de politique positive. Depuis la parution du Cours de philosophie positive, Comte peut
s'honorer du ralliement aux solutions positivistes d'hommes de valeur, tel Carnot, « le
plus pur représentant de la révolution négative », mort en exil. Quant à lui-même,
Comte se pose comme le « fondateur de la révolution positive ». En effet, Comte ne
parle plus uniquement de l'école positiviste, ni même de la société positiviste, mais
aussi du « parti positiviste ». Il écrit : « Le parti positiviste se présente aujourd'hui
comme déjà capable, sur une modeste échelle, de suffire à tous ses besoins moraux,
intellectuels et même matériels, par ses seules ressources propres » (p. 24).

Du point de vue matériel, l'entraide positiviste a joué : le Subside positiviste a été


créé en 1848 et le Fonds typographique en 1850 ; le Positiviste Lonchampt s'est char-
gé des frais d'édition du premier volume du Système. La Préface du second volume
complète à ce sujet les indications de la Préface du premier, surtout en ce qui concer-
ne la situation personnelle de son auteur, ainsi que sur ce qu'il se définit pour mission
sociale. Ayant perdu le poste qu'il occupait depuis dix-neuf ans à l'École polytech-
nique, Comte lance un appel à l'aide matérielle du « publie occidental ».

Pour définir l’œuvre elle-même, disons que le premier tome, qui reproduit le
Discours sur l'ensemble du positivisme, comprend en outre une Introduction fonda-
mentale à la fois scientifique et logique exposant comment « la philosophie positive
se décompose en philosophie sociale et philosophie naturelle, dont la seconde sert de
préambule fondamental à la première, seul objet définitif de nos spéculations
réelles ». Le second tome contient la statique sociale, le troisième la dynamique so-
ciale selon les lois du mouvement intellectuel et social, enfin le quatrième tome donne
les systématisations finales du culte, du dogme et du régime avec la théorie fonda-
mentale du Grand-Être. C'est l'avenir humain que, Comte systématise en cinq
chapitres étendus qui concourent à l' « élaboration directe de l'harmonie relative » : la
situation qu'il considère ne peut encore exister. Une unité relative se dégage des
quatre tomes : parce que le premier a déduit une systématisation de la logique positive
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 15

par la méthode subjective qui, permet l'établissement de la théorie cérébrale, le se-


cond institue la synthèse universelle avec la suprématie théorique de la morale et son
application dans la séparation normale des deux pouvoirs; le troisième volume exa-
minant la dynamique donne le résultat de son évolution : une synthèse du fétichisme
et du positivisme ; enfin, le quatrième volume veut prouver que « le positivisme vient
mieux rallier les âmes d'élite que l'encyclopédisme ne coalisa les esprits forts un
siècle avant » (conclusion totale, IV, p. 534).
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 16

SYSTÈME DE POLITIQUE
POSITIVE : TOME II

CHAPITRE II
APPRÉCIATION SOCIOLOGIQUE
DU PROBLÈME HUMAIN;
D'OÙ THÉORIE POSITIVE
DE LA PROPRIÉTÉ MATÉRIELLE

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Pour la * mieux apprécier, je dois d'abord considérer une situation hypothétique,


où la nature humaine pourrait librement développer son essor affectif et intellectuel,
sans être forcée d'exercer aussi son activité. La prépondérance réelle de ce dernier
ordre de fonctions cérébrales est uniquement due à nos nécessités matérielles. On
pourrait donc l'écarter provisoirement, sans même supposer l'homme organiquement
soustrait aux besoins végétatifs, en concevant un milieu très favorable à leur juste
satisfaction. Il suffirait essentiellement que l'alimentation solide exigeât aussi peu dé
soins habituels que la nutrition liquide ou gazeuse. Dans les climats où les autres
besoins physiques sont peu prononcés, quelques cas naturels d'heureuse fertilité se
rapprochent beaucoup d'une telle exception. Mais elle se réalise encore mieux chez
les classes privilégiées, que leur situation artificielle dispense presque entièrement de
ces grossières sollicitudes. Tel doit même devenir, dans le régime final, l'état normal
de chacun pendant l'âge préparatoire où l'Humanité pourvoit seule à l'existence
matérielle de ses futurs serviteurs, afin de mieux développer leur initiation morale et
mentale. D'après ces deux ordres de cas exceptionnels, les uns rares, mais perma-
nents, les autres communs, quoique passagers, l'hypothèse proposée présente assez de
réalité abstraite pour comporter un examen spécial, sans lequel les vraies tendances
sociales propres au sentiment et à l'intelligence resteraient trop confuses. Outre son
efficacité théorique, cette appréciation provisoire offre, d'ailleurs, une haute utilité
pratique, en préparant le type moral des situations où elle convient suffisamment.
Quand la poésie régénérée aura dignement développé ce modèle spontané, il pourra
fournir à tous l'idéal de la conduite humaine, vers lequel doivent tendre, autant que
possible, les existences même les moins adaptées à sa réalisa-Lion. Mais je dois ici
* Il s'agit de l'influence de la vie collective sur la vie individuelle.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 17

borner sa destination à mieux déterminer ensuite la véritable influence fondamentale


propre à la vie active, d'après la modification finale que les exigences matérielles
imprimeront nécessairement à ce premier type abstrait.

Dans une telle hypothèse, le grand problème humain se trouverait spontanément


résolu, d'après la prédilection naturelle que nous inspirerait librement la synthèse
altruiste. Quoique notre constitution cérébrale accorde une grande prépondérance aux
instincts personnels, leur domination effective est surtout due à l'excitation continue
qu'ils reçoivent de l'ensemble des besoins physiques. Privés alors d'une telle stimu-
lation, ils se trouveraient aisément contenus par les antagonismes individuels résultés
des divers contacts sociaux. Le cours naturel des relations humaines entraînerait donc
chacun à développer surtout les seuls penchants qui comportent, presque sans limites,
un essor vraiment universel. Ainsi surgirait librement l'aptitude caractéristique des
instincts sympathiques à compenser, par un vaste exercice habituel, leur faible éner-
gie naturelle. Le charme qui leur est propre les ferait donc prévaloir bientôt sur des
penchants dont la supériorité organique se trouverait alors combattue par leur inertie
ordinaire. D'après la théorie biologique de l'hérédité, on doit même concevoir que,
dans une telle société, quelques générations suffiraient pour modifier réellement la
constitution cérébrale, en augmentant ou diminuant la masse des organes affectifs qui
seraient ainsi exercés ou engourdis.

Il faut maintenant apprécier ce que deviendrait alors notre existence intellectuelle.


On voit d'abord que nos spéculations pratiques se développeraient très peu, puisque
leur principal essor résulte des besoins corporels. Mais, par cela même, la culture
scientifique proprement dite perdrait aussi sa destination essentielle, consistant à
éclairer l'activité industrielle. Quant aux instincts théoriques qui nous font directe-
ment chercher l'explication des phénomènes quelconques, ils sont naturellement
beaucoup trop faibles pour inspirer alors des efforts vraiment soutenus. Dans une
situation où le milieu ne leur imprimerait aucune forte excitation pratique, soit
personnelle, soit aussi sympathique, ils seraient bientôt lassés de leur stérile exercice,
et se contenteraient d'ébaucher les plus faciles constructions d'après les plus simples
analogies. Alors notre intelligence suivrait librement sa prédilection naturelle pour les
travaux esthétiques, qui lui conviennent beaucoup mieux que les travaux scientifiques
ou même techniques. Ses fonctions de conception seraient ainsi subordonnées
essentiellement à sa fonction d'expression, dont la prépondérance spontanée se mani-
feste sous tant de formes, d'après sa relation directe avec la sociabilité. Mais cette
apparente inversion de notre économie réelle se réduirait, au fond, à diriger vers les
sentiments le principal -exercice du langage, aujourd'hui relatif surtout aux pensées
suscitées par les fatalités extérieures que doit sans cesse modifier notre activité
collective. Toute émotion prononcée nous inspire le besoin de la manifester, et l'expé-
rience nous apprend bientôt qu'une telle expression réagit sur l'affection correspon-
dante. Cette réaction, sensible même dans l'existence solitaire, augmente beaucoup
quand le langage aboutit réellement à sa destination essentielle, par une vraie commu-
nication. Enfin, une telle satisfaction appartient principalement aux instincts sympa-
thiques, qui seuls peuvent faire assez accueillir, et même partager, leurs manifesta-
tions. De cet heureux ensemble de privilèges naturels, résulte cette prépondérance
virtuelle de l'art sur la science et l'industrie, qui tend toujours à surmonter les justes
obstacles que lui impose notre raison d'après les tristes exigences de l'ordre extérieur.
Les plus misérables existences indiquent, sans équivoque, une telle vocation, aussitôt
que les sollicitudes matérielles s'y trouvent assez suspendues. Hors des exigences
nutritives, le chétif sauvage, le pauvre enfant, et même le malheureux prisonnier, se
plaisent, comme tous les animaux sociables, à diriger surtout leurs efforts intellectuels
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 18

vers l'expression directe de leurs meilleures émotions. La satisfaction que procure


cette manifestation augmente avec l'étendue des sympathies qu'elle obtient. Cet
accroissement se rapporte même davantage à la succession qu'à la coexistence. De là
provient surtout le charme incomparable que nous inspirent les bonnes poésies
antiques, dont le propre mérite ne peut plus être séparé de l'irrésistible admiration
inspirée à toutes les générations intermédiaires.

Pour compléter cette analyse de l'hypothèse préliminaire, il reste à caractériser


l'activité correspondante. Notre existence pratique étant principalement relative à nos
besoins matériels, on conçoit que, dans une telle société, son intensité, et même sa
nature, se trouveraient profondément modifiées. Mais l'activité humaine ne saurait
être essentiellement éteinte par une situation qui n'influe point ainsi sur tant d'ani-
maux que notre providence garantit artificiellement de ces exigences. D'après la
première loi d'animalité, la région active du cerveau tend toujours à s'exercer directe-
ment, encore davantage que la région spéculative, indépendamment de toute destina-
tion extérieure. Seulement, son exercice devient alors esthétique, au lieu d'être
technique, sans cesser d'être subordonné aux impulsions affectives. Quoique celles-ci
ne doivent plus, en un tel cas, déterminer des actions proprement dites, mais de
simples manifestations, il faut développer les mêmes mouvements pour exprimer que
pour agir. En un mot, les actes se transformeraient essentiellement en jeux, qui, au
lieu de préparations à l'existence pratique, constitueraient alors de purs moyens
d'exercice et d'expansion. Cette transformation deviendrait surtout sensible envers
l'activité collective, qui, n'étant plus absorbée par les entreprises extérieures,
s'appliquerait aux fêtes destinées à manifester et développer les communes affections.
Le caractère esthétique prévaudrait spontanément dans l'existence pratique, comme
dans l'existence théorique. On sent ainsi combien l'art convient mieux à notre nature
que la science et même l'industrie, d'après sa relation plus directe et plus pure avec les
émotions qui nous animent. Nous n'exercerions alors d'autre industrie que le perfec-
tionnement de nos moyens spéciaux d'expression affective, comme nous ne cultive-
rions d'autre science que la gaie science naïvement préférée par nos chevaleresques
aïeux.
A cette constitution individuelle correspondrait une semblable existence collecti-
ve, soit domestique, soit même politique, où les instincts sympathiques domineraient
librement. Leur prépondérance serait alors marquée surtout par un développement
plus complet de la vie de famille et un moindre essor de la vie de société. Celle-ci, en
effet, n'acquiert sa principale intensité que d'après la coopération de plus en plus vaste
qu'exige notre réaction continue contre les difficultés extérieures. Mais le charme
immédiatement propre aux affections sympathiques devient plus profond à mesure
que les relations habituelles sont mieux circonscrites. Le plus noble des instincts
bienveillants, quoiqu'il soit aussi le moins-énergique, ne pourrait cependant cesser
alors d'inspirer directement l'amour universel. Toutefois, faute d'une véritable activité
commune, son exercice ordinaire serait dû surtout au besoin uniforme de commu-
niquer les émotions domestiques, dont l'expansion simultanée se trouverait préservée
de tout conflit spontané. En un mot, l'existence sociale, n'ayant alors aucune forte
destination pratique, prendrait, comme l'existence personnelle, un caractère essentiel-
lement esthétique. Mais ce caractère, à la fois devenu plus pur et plus fixe, déve-
lopperait ainsi des satisfactions que nous pouvons à peine imaginer, et dont l'attrait
continu lierait profondément les diverses familles qui pourraient y participer assez.
L'antique puissance des fêtes communes comme lien général des différentes peupla-
des grecques, avant toute active coopération, peut seule nous indiquer faiblement la
nature de telles associations.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 19

Dans cet état fictif, le classement fondé sur le mérite personnel dominerait sponta-
nément celui qui résulte d'une prépondérance matérielle qui ne se développe qu'en
vertu des nécessités correspondantes. Mais la hiérarchie naturelle qui place la supério-
rité morale au-dessus de la prééminence physique, et même intellectuelle, s'y trouve-
rait aussi mieux appréciable et moins contestée. Le gouvernement y serait d'abord
spirituel bien plus que temporel. On peut même assurer que le sexe actif et spéculatif
s'y subordonnerait volontairement au sexe affectif, quand l'excellence féminine aurait
assez éclaté dans une situation qui n'en comprimerait jamais le développement spon-
tané. Ce doux empire serait d'autant moins contesté qu'il se consoliderait alors par
l'ascendant mental, d'après la direction esthétique des principaux efforts intellectuels,
qui se rapporteraient davantage aux émotions que les femmes apprécient et expriment
le mieux.

Quant à l'évolution nécessaire d'une telle société, la loi fondamentale des trois
états s'y trouverait profondément modifiée, surtout en ce que l'âge intermédiaire y
disparaîtrait presque entièrement. Rien n'y pourrait dispenser de l'initiation fétichique,
qui serait même plus pure et plus prolongée, puisque l'activité matérielle y troublerait
peu la prépondérance spontanée du sentiment. Néanmoins, je n'hésite pas à prononcer
que l'avènement du positivisme final y deviendrait plus rapide et plus facile. Pour
dissiper cette apparente contradiction, il suffit de regarder, d'après le chapitre précé-
dent, le théologisme proprement dit comme une longue transition, d'abord polythéi-
que, puis monothéique, du fétichisme au positivisme. Or, j'ai déjà noté qu'un tel
intermédiaire est surtout exige par les conditions sociales, qui, dans notre hypothèse,
perdraient cet ascendant. Sous le seul aspect intellectuel, qui prévaudrait alors, j'ai re-
présenté le positivisme comme pouvant immédiatement succéder au fétichisme, chez
les populations convenablement soumises à une évolution systématique. Or, cette
aptitude s'étendrait jusqu'à l'évolution purement spontanée, pour le cas hypothétique
que j'achève d'apprécier. Il prolongerait davantage la naïve croyance aux volontés
directes, parce que l'esprit scientifique s'y trouverait moins stimulé. Mais il permet-
trait plus aisément de, la transformer en la conception finale des lois naturelles, sans
aucune grave interposition des dieux et des entités. Quoique l'intelligence fût alors
dépourvue des principales impulsions pratiques, qui ont tant secondé notre essor
positif, son propre exercice naturel la conduirait finalement à distinguer assez l'activi-
té spontanée d'avec la vie proprement dite. Or, il n'existe, au fond, aucune autre diffé-
rence théorique entre le fétichisme et le positivisme, dont la succession deviendrait
ainsi directe. Cette conclusion spirituelle se trouve beaucoup fortifiée par l'apprécia-
tion temporelle, si l'on considère que, quoique la vie industrielle fût alors peu pronon-
cée, l'existence militaire qui la précède y manquerait de toute stimulation intense et
durable. Aucun grave conflit habituel n'y pouvant troubler profondément l'évolution
sympathique, elle s'élèverait bientôt de la Famille jusqu'à l'Humanité, sans s'arrêter
longtemps à la Patrie, principal domaine du théologisme. Cet avènement plus prompt
du sentiment suprême devrait d'ailleurs accélérer la concentration intellectuelle
correspondante, dont le propre essor serait déjà facilité directement.

La conclusion générale de cet examen hypothétique consiste donc à reconnaître


que la suppression continue des exigences matérielles rendrait le type humain plus
pur et plus net, son évolution plus libre et plus rapide. C'est de là que résulte la prin-
cipale utilité, d'abord théorique et ensuite pratique, d'une telle fiction, toujours propre
à faire mieux ressortir le vrai principe fondamental de toute nature animale, la subor-
dination permanente de l'activité et de l'intelligence envers le sentiment. On peut ainsi
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 20

corriger plus facilement les dangereuses illusions et les impulsions vicieuses qui nous
conduisent si souvent à prendre les moyens pour le but.

En terminant cette appréciation préalable, il importe de rappeler combien sa natu-


re est nécessairement idéale ; en sorte qu'elle n'admet que des confirmations théo-
riques sans aucune vérification pratique. Les deux cas réels que j'ai d'abord indiqués
comme les plus rapprochés d'une telle hypothèse en diffèrent trop pour que leur seul
examen puisse directement servir à la juger. Car, les riches et les enfants ne sont sous-
traits aux principales nécessités physiques que par la protection spéciale d'une société
qui les subit, et dont les impérieux besoins réagissent beaucoup sur leur état excep-
tionnel. Toutefois, il ne faut pas méconnaître l'analogie naturelle de cette fiction
sociologique avec les conceptions poétiques envers le début spontané de la civilisa-
tion humaine. En effet, les peuplades fétichiques, quand leur milieu se trouve très
favorable, fournissent nécessairement la meilleure approximation concrète de ce type
abstrait. Mais l'altération continue qu'il reçoit, même alors, des exigences pratiques,
n'y permet aussi que des vérifications partielles et passagères, qui ne pourraient aucu-
nement dispenser de l'appréciation théorique, quoiqu'elles soient propres à l'éclaircir.

La vie subjective, régularisée et développée par le positivisme, doit offrir la prin-


cipale réalisation de ce type fondamental, dont les conditions essentielles s'y trouvent
naturellement remplies, d'après l'élimination spontanée de l'ordre physique et, le libre
essor de l'ordre moral. Dans le dernier volume de ce traité, j'expliquerai spécialement
cette importante évolution, qui deviendra finalement le meilleur privilège de la vraie
religion. Mais ce type peut aussi convenir à la vie objective, dont la marche générale
consiste surtout à s'en rapprocher de plus en plus, par une tendance longtemps
indirecte et enfin directe. Telle sera la conclusion propre à l'ensemble de ce chapitre,
où je dois maintenant considérer toujours l'existence réelle pour y apprécier l'influ-
ence nécessaire de l'activité qui la domine.

Il faut d'abord reconnaître le caractère de personnalité que présente naturellement


cette prépondérance pratique, en vertu de sa source organique. Après avoir accompli,
sans aucune illusion, cette appréciation initiale, on juge mieux la transformation
sympathique qui tend à s'y produire artificiellement, à mesure que notre civilisation se
développe. C'est seulement ainsi qu'on peut bien sentir que le principal triomphe de
l'Humanité consiste à tirer son meilleur perfectionnement, surtout moral, de la même
fatalité qui semble d'abord nous condamner irrévocablement au plus brutal égoïsme.

Les besoins irrésistibles auxquels notre activité doit toujours pourvoir étant néces-
sairement personnels, notre existence pratique ne saurait immédiatement offrir un
autre caractère. Il s'y développe à la fois de deux manières, l'une positive, l'autre
négative, en excitant les instincts égoïstes et comprimant l'essor sympathique. Outre
que les tendances bienveillantes ne correspondent point à un tel but, tant qu'il reste
individuel, elles ont trop peu d'énergie naturelle pour imprimer d'abord une suffisante
impulsion.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 21

SYSTÈME DE POLITIQUE
POSITIVE : TOME Il
CHAPITRE IV
THÉORIE POSITIVE DU LANGAGE HUMAIN

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C'est surtout à la religion que le langage doit être directement comparé, puisque
l'un et l'autre se rapportent spontanément à l'ensemble de notre existence. Ils surgis-
sent pareillement des fonctions mêmes qu'ils sont destinés à régulariser. Leur émana-
tion s'y accomplit semblablement, d'après deux sources naturelles, l'une morale qui
dirige, l'autre intellectuelle qui assiste, complète et développe. En effet, le langage est,
comme la religion, inspiré par le cœur et construit par l'esprit. C'est ainsi qu'il tient
d'abord à la famille et ensuite à la société, bases respectives de l'essor affectif et du
progrès mental. Destiné surtout à communiquer nos émotions, il s'applique de préfé-
rence, comme la religion, aux impulsions sympathiques, seules pleinement transmis-
sibles. L'élaboration intellectuelle s'y subordonne naturellement à l'inspiration morale,
soit pour exprimer les affection& senties, soit afin de mieux satisfaire aux besoins
éprouvés.

Dans le second chapitre de ce volume, j'ai montré comment la religion tire sa


principale consistance de l'activité même qu'elle doit discipliner. Or, cette réaction
normale est encore plus directe et plus évidente pour le langage ; car son essor prati-
que se rapporte toujours à nos besoins continus. Son extension théorique en dérive
également, quand il formule les notions qui doivent régler notre activité. Mais n'ou-
blions jamais que cette double nécessité ne suffirait pas pour nous inspirer l'institution
du langage, si d'abord elle n'était point émanée involontairement de l'affection, d'où
elle s'étend ensuite a l'action, et enfin jusqu'à la spéculation. La fausse philosophie a
totalement interverti cet ordre naturel, d'après son exclusive préoccupation des influ-
ences intellectuelles. Elle commit, à l'égard du langage, la même erreur qu'envers la
société qu'il représente, en exagérant irrationnellement l'office de la réflexion et
méconnaissant celui de la spontanéité.

Il faut ici remarquer enfin l'admirable harmonie qui existe naturellement entre
l'institution du langage et la transformation radicale de notre activité. En effet, le
langage, comme la religion, convient à la fois à l'existence individuelle et à l'existence
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 22

collective. Mais c'est surtout celle-ci qui lui fournit, encore plus qu'à la religion, sa
principale destination et sa source naturelle. Directement relatif à la vie sociale,
jamais le langage ne se rapporte normalement à la vie personnelle que d'après leur
intime connexité. Cette grande institution est donc spontanément conforme à la trans-
formation nécessaire de notre existence pratique, dont elle annonce réellement le
caractère altruiste pendant la plus forte prépondérance du régime égoïste. Aussi la fin
de ce chapitre démontrera-t-elle que le principal essor du langage humain appartient,
sous tous les aspects, à l'ordre positif, où notre activité permanente doit devenir
essentiellement collective, d'après une libre culture habituelle des affections directe-
ment bienveillantes.

L'ensemble de ces divers aperçus généraux conduit à résumer l'analogie fonda-


mentale entre le langage et la religion, en concevant l'un comme représentant l'unité
que l'autre institue. Faute de pouvoir s'élever au seul point de vue qui soit vraiment
universel, la philosophie théologico-métaphysique méconnut toujours la nature
profondément sociale du langage humain. Il est, en lui-même, tellement relatif à la
sociabilité que les impressions purement personnelles ne peuvent jamais s'y formuler
convenablement, comme le prouve l'expérience journalière envers les maladies. Sa
moindre élaboration suppose toujours une influence collective, où le concours des
générations devient bientôt non moins indispensable que celui des individus. Les plus
grands efforts des génies les plus systématiques ne sauraient parvenir à construire>
personnellement aucune langue réelle. C'est pourquoi la plus sociale de toutes les
institutions humaines place nécessairement dans une contradiction sans issue tous les
penseurs arriérés qui s'efforcent aujourd'hui de retenir la philosophie au point de vue
individuel. En effet, ils ne peuvent jamais exposer leurs sophistiques blasphèmes que
d'après une série de formules toujours due à une longue coopération sociale.

De cette première appréciation générale, il faut maintenant déduire la théorie


spéciale du langage humain, successivement apprécié dans ses diverses attributions
essentielles, et aussi quant aux parties correspondantes de sa constitution propre.

Je dois d'abord circonscrire l'ensemble d'un tel examen avec plus de précision
philosophique qu'on ne put le faire sous le régime préparatoire, qui ne distingua
jamais, à cet égard, l'étude sociologique et l'analyse biologique. Cette confusion habi-
tuelle explique aisément la contradiction décisive où conduisait une étrange théorie
qui, niant le langage des animaux, méconnaissait pourtant les principaux caractères
qui en séparent la langue humaine.

Pour dissiper radicalement ces ténèbres métaphysiques il faut ici remonter jusqu'à
la vraie définition générale des signes qui composent un langage quelconque. Elle
consiste à concevoir tout signe proprement dit comme résulté d'une certaine liaison
habituelle, d'ailleurs volontaire ou involontaire, entre un mouvement et une sensation.
D'après une telle connexité, tantôt chaque mouvement reproduit objectivement la
sensation correspondante, et tantôt le retour cérébral de celle-ci représente subjective-
ment le mouvement d'où elle émana d'abord. C'est ainsi que le cerveau traduit au-
dehors ses diverses impressions intérieures par la relation mutuelle des deux appareils
nerveux qui lui sont extérieurs. La communication suit d'ailleurs la même marche
essentielle, soit que l'appareil moteur et l'appareil sensitif appartiennent à un seul
individu, ou à deux être distincts.

Hobbes a judicieusement comparé l'efficacité de nos signes à l'influence générale


des relations constantes qui se manifestent entre deux phénomènes quelconques,
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 23

simultanés ou consécutifs. En effet, ces liaisons nous servent habituellement à prévoir


chaque phénomène d'après son correspondant, en sorte que l'un devient alors le signe
de l'autre. Mais je ne rappelle ici ce lumineux rapprochement que pour mieux ratta-
cher l'office essentiel du langage au précepte fondamental de la philosophie positive
sur la subordination universelle du subjectif à l'objectif. C'est seulement en liant ainsi
le dedans au dehors que nous pouvons procurer à -notre propre existence cérébrale la
consistance et la régularité qui naturellement caractérisent l'ordre extérieur, en vertu
de sa simplicité supérieure, .suivant la loi générale de la hiérarchie réelle. Or, cette
fixité constitue la principale aptitude du langage, qui l'obtient toujours en rattachant
l'homme au monde. Il y parvient même d'après des relations purement artificielles.
Car, outre que les vrais signes ne sont jamais arbitraires, il suffit que la liaison existe
pour comporter une telle efficacité, sans qu'on doive s'enquérir comment elle fut
instituée. Néanmoins, je ne saurait approuver l'extension exorbitante que des penseurs
trop vagues ont souvent attribuée aux mots langage, signe, etc. ; au point d'envisager
l'ordre universel comme formant.. dans son ensemble, une sorte de langue naturelle,
dont tous les éléments s'interprètent mutuellement. En écartant ces irrationnelles
exagérations, qui ne peuvent qu'entraver la saine théorie du langage, je dois donc me
borner à systématiser ici l'usage vulgaire, en restreignant le nom de signe à la liaison
constante entre une influence objective et une impression subjective. Cette définition
ne diffère de celle que j'ai d'abord indiquée que par sa forme plus abstraite et plus
précise, comme le montre leur simple rapprochement direct. Tout mouvement qui
rappelle une sensation est, en effet, essentiellement objectif, même quand il émane de
l'organisme auquel s'adresse le signe ainsi produit.

Le dernier chapitre du volume précédent établit assez la théorie biologique du


langage pour que je puisse ici me contenter d'y renvoyer. J'y dois seulement puiser la
distinction principale, entre le langage involontaire auquel se bornent les animaux
inférieurs, et le langage plus ou moins volontaire qui se développe chez tous les
animaux supérieurs, même à partir du degré d'organisation où commence la pleine
séparation des sexes. Dans le premier cas, les actes accomplis deviennent seuls les
signes nécessaires des penchants qui les ont inspirés ou des projets qu'ils réalisent. Ce
langage, auquel devrait exclusivement appartenir le nom de langage d'action est
spontanément entendu de tous les êtres semblablement organisés. Mais il peut tou-
jours être aussi compris essentiellement par tous les animaux plus élevés, d'après le
fond commun d'organisation qui rapproche toutes les natures vivantes, dont l'éléva-
tion graduelle ne résulte jamais que d'un simple perfectionnement ou développement
de ces attributs généraux. Néanmoins, quelle que soit l'importance de ce premier
langage, il ne doit être ici considéré que comme la base naturelle du second, seul
objet de ce chapitre.

En tant que volontaire, celui-ci est toujours artificiel, même chez les animaux, qui
tous en modifient, de la même manière que nous, l'institution habituelle. Car, ils
savent aussi changer, conformément à leurs exigences, extérieures ou intérieures, la
liaison ordinaire entre le mouvement et la sensation dont le concours produit chacun
de leurs signes. L'institution de ceux-ci ne peut cependant devenir jamais arbitraire,
sous peine de manquer sa destination principale, même comme moyen de liaison
personnelle, et surtout quant à la communication domestique ou sociale. Ma théorie
cérébrale indique comment ces signes volontaires acquièrent naturellement la fixité
convenable, d'après leur origine élémentaire dans les signes involontaires, graduelle-
ment décomposés et simplifiés, sans cesser d'être intelligibles. C'est ainsi que s'établit
nécessairement la liaison normale entre la vraie théorie sociologique du langage et sa
simple théorie biologique. En effet, les signes volontaires sont toujours de véritables
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 24

institutions sociales, puisqu'ils furent primitivement destinés aux communications


mutuelles. S'ils, s'appliquent ensuite au perfectionnement de l'existence individuelle,
surtout mentale, cette propriété indirecte, qui reste presque bornée à l'espèce humaine,
n'aurait jamais suffi pour déterminer leur formation. L'ancienne philosophie ne lui
accordait une vicieuse prépondérance que faute de pouvoir se placer, au point de vue
social. Outre que ce langage volontaire est réellement le seul qui doive nous intéresser
directement, il comporte seul un progrès décisif, à mesure que la société se complique
et s'étend. Il ne semble particulier à l'humanité que d'après notre socialité supérieure.

Tous les vrais naturalistes, et surtout Georges Leroy, ont d'ailleurs reconnu que ce
langage volontaire et perfectible se développe aussi chez les autres animaux supé-
rieurs. Chaque espèce y institue, suivant son organisation et sa situation, sa langue
naturelle, toujours intelligible essentiellement pour les races plus élevées, et même
comprise aussi par les êtres moins éminents, quant aux degrés communs de vitalité.
Un tel langage se perfectionne graduellement d'après l'essor successif des impulsions
intérieures et des influences extérieures qui déterminèrent sa formation. Il ne parait
immobile chez les animaux que faute d'un examen assez approfondi. Toutefois, en
tant que toujours subordonné à la socialité correspondante, il comporte nécessaire-
ment les mêmes limites naturelles, et subit aussi de semblables entraves artificielles.
Or, j'ai assez expliqué, dans le premier volume de ce traité, l'irrésistible fatalité qui
borne à notre seule espèce la plénitude du développement social. L'essor spontané des
autres sociétés animales se trouvant donc arrêté bientôt par la prépondérance
humaine, il en doit être ainsi de leurs propres langues. Chacune d'elles a presque tou-
jours atteint maintenant, et souvent depuis longtemps, l'extension compatible avec
l'ensemble des obstacles qui dominent l'espèce correspondante. Mais, puisque notre
suprématie constitue ordinairement la plus puissante de ces entraves, on conçoit que,
en la supposant supprimée ou même assez suspendue, un progrès appréciable ne
tarderait pas à démentir cette immobilité chimérique des langues et des sociétés ani-
males. Tout concourt donc à démontrer que la vraie théorie générale du langage est
essentiellement sociologique, quoique son origine normale soit nécessairement biolo-
gique. Elle doit, par conséquent, se construire surtout d'après le cas humain, qui, outre
son intérêt prépondérant, peut seul assez dévoiler les lois correspondantes, comme
pour toutes les études cérébrales.

A cet égard, plus encore qu'à tout autre, la connaissance positive de l'homme
fournit l'unique moyen de pénétrer finalement la vraie nature des divers animaux.
Mais il ne faut jamais oublier que la religion fut longtemps inverse entre ces deux
études réelles. Sans les lumières irrécusables que nous fournit l'animalité, on n'aurait
jamais écarté les vaines spéculations des métaphysiciens sur le langage humain, qu'ils
se bornaient à considérer, d'une manière absolue, dans sa dernière complication, sauf
quand ils lui cherchaient une source surnaturelle. Toutes ces questions insolubles se
transforment ou se dissipent aussitôt qu'on cesse d'isoler l'humanité de l'ensemble des
espèces qu'elle domine. Mais, outre ce grand service préliminaire, la comparaison
zoologique comportera toujours un précieux office pour la théorie positive du langage
humain, qu'elle peut seule rattacher convenablement à sa souche biologique. Car les
signes volontaires puisent nécessairement leurs vraies racines dans les signes involon-
taires, dont l'étude doit même s'accomplir d'abord envers les moindres degrés
d'animalité, où elle se trouve mieux dégagée de toute complication étrangère.

On peut ici vérifier spécialement la tendance générale de la sociologie à absorber


finalement la biologie, comme je l'ai précédemment établi pour toutes les hautes
questions vitales. Entre ces deux sciences normalement inséparables, la plus simple se
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 25

borne toujours à préparer la plus compliquée, d'où elle doit ensuite attendre la seule
résolution décisive que comportent les principaux problèmes de la vitalité. Quand la
théorie positive du langage humain sera suffisamment construite, elle imprimera
bientôt une féconde impulsion à l'ensemble des études, précieuses quoique empiri-
ques, de la philologie actuelle. Or, la pleine maturité des notions obtenues ainsi ne se
trouvera vraiment constatée que d'après leur aptitude nécessaire à faire surgir de
nouvelles lumières sur les moindres langues animales. C'est seulement alors que la
philologie prendra finalement sa véritable constitution encyclopédique, par son
indissoluble incorporation à la science universelle. Mais un tel point de vue ne doit
habituellement prévaloir que dans le dernier volume de ce traité. Ici je me borne à
fonder la théorie sociologique du langage sur sa théorie biologique, d'où il me reste
encore à faire spécialement dériver la construction graduelle des signes volontaires
d'après leurs racines involontaires.

Tous les signes artificiels dérivent primitivement, même dans notre espèce, d'une
simple imitation volontaire des divers signes naturels qui résultent involontairement
de l'existence correspondante. Cette origine spontanée peut seule expliquer à la fois
leur formation et leur interprétation. Les mouvements qui les constituent doivent
ordinairement, pour annoncer au-dehors les impressions intérieures, s'adresser de
préférence aux sens susceptibles d'être affectés de loin. On serait ainsi conduit à
distinguer trois sortes de langage, concernant respectivement l'odorat, la vue, et l'ouïe.
Mais le premier sens est trop imparfait chez l'homme pour y susciter aucun véritable
système de signes. Les espèces mieux organisées à cet égard ne pourraient même
instituer un tel langage, faute d'en obtenir assez commodément les odeurs élémentai-
res, qui devraient presque toujours être puisées au-dehors. C'est donc seulement
quand la communication se trouve interdite par toute autre voie que l'on peut, en cas
d'urgence, recourir à l'olfaction. Alors, notre espèce, suppléant, par sa supériorité
intellectuelle, à l'imperfection de son odorat, institue, en effet, d'ingénieux artifices
pour transmettre ainsi jusqu'aux simples nuances du sentiment, lorsque ce commerce
s'établit entre deux êtres assez sympathiques. Le langage des fleurs, encore usité chez
les Orientaux, ne s'adresse pas seulement à la vue, comme on le croit d'ordinaire, mais
aussi et surtout à l'odorat. Néanmoins, je ne devais ici mentionner un tel système de
signes que pour mieux caractériser, par un contraste spontané, la condition fondamen-
tale de tout véritable langage, la reproduction assez facultative de ses éléments
naturels d'après des mouvements liés primitivement aux passions communiquées.

Suivant ce principe évident, l'organe cérébral du langage ne peut jamais employer


que deux systèmes de signes extérieurs, dont l'un s'adresse à la vue, et l'autre à l'ouïe.
Chacun d'eux a des avantages qui lui sont propres, et en vertu desquels tous deux sont
usités concurremment chez les animaux supérieurs. Leur application caractéristique
aux plus puissantes émotions suscite partout une certaine ébauche spontanée de
l'essor esthétique, en faisant surgir les deux arts fondamentaux, la mimique et la musi-
que, dont la source distincte n'empêche pas la combinaison naturelle. De ces deux
souches spontanées résultent ensuite tous nos signes artificiels, à mesure que la com-
munication affective s'affaiblit par l'extension des rapports sociaux, pour laisser
prévaloir de plus en plus la transmission intellectuelle, comme l'indique déjà mon
discours préliminaire. Cette altération croissante conduit enfin, chez les populations
très civilisées, à renverser totalement l'ordre naturel, en persuadant, au contraire, que
l'art dérive du langage. Mais tout le règne animal témoigne aussitôt contre cette
aberration théorique, en montrant les gestes et les cris employés bien davantage à
communiquer les affections qu'à transmettre les notions, ou même à concerter les
projets. Un pareil contraste se manifeste parmi nous quand l'existence sociale s'y
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 26

borne aux relations domestiques ou à de faibles rapports politiques. D'après le déve-


loppement de notre activité et l'extension correspondante de notre société, la partie
intellectuelle, à la fois théorique et pratique du langage humain, dissimule graduelle-
ment la source affective, et par conséquent esthétique, d'où il résulte toujours, et dont
la trace ne se perd jamais. En effet, l'intime solidarité qui lie les trois parties de toute
existence cérébrale ne permet point de transmettre des pensées ni de concerter des
actions sans communiquer aussi les affections qui les dominent. L'impulsion affec-
tive, d'ailleurs égoïste ou altruiste, n'est pas seulement indispensable à la contempla-
tion et à la méditation, soit pour diriger leur cours, soit afin de soutenir leur énergie. Il
faut étendre aussi la même loi cérébrale à la dernière fonction intellectuelle, en
considérant toujours l'expression comme inspirée et maintenue par une affection quel-
conque, jusque dans les cas où elle semble bornée à une simple exposition scien-
tifique ou technique. Cette nécessité s'y fait d'autant mieux sentir qu'une telle fonction
mentale exige, plus que les précédentes, des efforts musculaires, où l'innervation a
besoin d'être spécialement entretenue d'après les réactions affectives.

Au début de toute évolution humaine, individuelle ou collective, la mimique pré-


vaut longtemps sur la musique, comme chez la plupart des animaux. Outre les avanta-
ges propres aux signes visuels, cette prédilection spontanée résulte de ce que les
mouvements qui les produisent sont à la fois plus faciles à renouveler et mieux liés
aux affections correspondantes. Toutefois, la fugacité naturelle de l'expression mimi-
que conduit bientôt à modifier profondément l'art fondamental, afin d'en fixer les
résultats essentiels, quoiqu'en diminuant leur énergie esthétique. C'est ainsi que la
mimique primitive tombe graduellement en désuétude, quand elle a suffisamment
engendré les deux principaux arts de la forme, d'abord la sculpture, et ensuite la pein-
ture. La partie visuelle du langage humain finit par dériver essentiellement de ceux-ci,
et surtout du dernier, sans toutefois que l'origine indirecte puisse jamais cesser d'y
devenir appréciable aux philosophes positifs. Si toute écriture provient d'abord d'un
vrai dessin, tout dessin est aussi destiné primitivement à perpétuer une attitude
expressive.

En considérant maintenant la seconde source fondamentale du langage, on expli-


que aisément la préférence que l'expression musicale acquiert bientôt, et développe de
plus en plus, sur l'expression mimique, d'abord prépondérante. Quoique les sons se
reproduisent moins aisément que les formes, et sans qu'ils soient autant liés à nos
principales affections, leur plus grande indépendance des temps et des lieux les rend
mieux aptes aux communications peu distantes, entre tous ceux qui sont assez exercés
à leur formation volontaire. Aussi les animaux eux-mêmes en font-ils beaucoup d'usa-
ge, jusque dans les classes dépourvues d'appareil vocal proprement dit, comme on le
voit chez tant d'insectes. Mais ce précieux tuyau, qui semble d'abord ne pouvoir assis-
ter que la vie végétative, fournit aux animaux supérieurs le meilleur moyen d'agrandir
l'existence cérébrale par des communications mutuelles qui peuvent en retracer les
moindres nuances. Quoique les oiseaux nous montrent journellement d'admirables
exemples de la supériorité que comporte partout un tel mode de transmission, sa
moindre spontanéité rend l'essor collectif encore plus nécessaire à son perfectionne-
ment qu'à celui de l'expression mimique. On commettrait une erreur presqu'autant
contraire au véritable esprit philosophique si l'on supposait immuable le chant des
divers animaux, qu'en regardant les hommes comme ayant toujours parlé de même
qu'aujourd'hui. D'après le volume précédent, toute espèce animale constitue réelle-
ment un Grand-Être plus ou moins avorté, par un arrêt de développement dû surtout à
la prépondérance humaine. En appliquant ici cette conception fondamentale, chaque
musique animale devient, comme la nôtre, une production collective, qui caractérise
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 27

l'espèce correspondante, où elle se perfectionne graduellement, d'après une lente


élaboration, tant successive que simultanée. Les limites de ce progrès résultent par-
tout de l'ensemble des obstacles, surtout humains, qui bornent tous les autres dévelop-
pements de l'animalité. Ainsi, le point de vue social doit tellement prévaloir dans la
théorie positive du langage, principalement oral, qu'on ne saurait même la com-
prendre autrement envers les animaux.

Pour mieux apprécier cette prépondérance finale de l'expression vocale sur l'ex-
pression mimique, il importe d'y remarquer aussi deux propriétés essentielles, trop
méconnues ordinairement, l'une statique, l'autre dynamique. La première consiste
dans l'intime dépendance de l'appareil correspondant envers le cerveau, d'où provien-
nent directement ses principaux nerfs. Aucune autre partie du système musculaire
n'est autant liée au centre nerveux. Elle était donc la plus propre à fournir des signes
capables de bien exprimer nos émotions et nos pensées, même les Plus délicates.
Nulle espèce supérieure ne dut éprouver beaucoup d'embarras à découvrir une telle
aptitude, spontanément indiquée déjà par les cris qu'arrachent la douleur et la joie. En
second lieu, je dois ici rappeler, d'après mon premier volume, le privilège évident,
quoique inaperçu jusqu'ici, que présente l'expression orale, comparée surtout à
l'expression mimique, de comporter naturellement un véritable monologue, où chacun
s'adresse à lui-même. Cette propriété complète l'ensemble des caractères qui motivent
la prépondérance presque universelle d'un tel système de signes chez tous les
animaux supérieurs, et d'après laquelle les autres modes de communication ne sont
qualifiés de langage que par une extension métaphorique. On conçoit, en effet, com-
bien un tel avantage permet de se familiariser profondément avec un procédé
d'expression qui comporte seul un exercice solitaire. Par là se trouve bientôt compen-
sée la moindre spontanéité qu'offrait d'abord le mode musical, comparativement au
mode mimique.

C'est ainsi que, parmi toutes les populations humaines, le langage visuel, qui
d'abord prévalait, finit par devenir un simple auxiliaire du langage auditif, comme
chez la plupart des animaux supérieurs. Tel devait être l'état normal du système
d'expression le mieux adapté à une existence où, l'affection dominant toujours l'intel-
ligence, les signes qui conviennent le plus à celle-ci doivent se subordonner à ceux
que l'autre préfère. Mais, outre cette assistance continue, le langage visuel a primiti-
vement exercé sur le langage auditif une réaction plus profonde et moins sentie, qui
concourt puissamment à la constitution définitive du langage humain, dont elle
fournit le meilleur caractère distinctif.

A mesure que notre évolution sociale développa notre esprit, théorique ou pra-
tique, et diminua la prépondérance initiale de l'affection, le sens qui fournit le plus à
l'intelligence dut graduellement modifier le langage relatif au sens le mieux accessible
au sentiment. Cette influence nécessaire à dû rendre la langue primitive plus
analytique et moins esthétique, afin de pouvoir embrasser les notions qui concernent
l'ordre extérieur et notre constante réaction sur lui. Une telle modification à même
agrandi beaucoup le premier domaine de l'art, quoiqu'en diminuant son énergie. En
effet, le vrai langage musical ne saurait comporter directement ce vaste champ d'ex-
pression qui comprend les images proprement dites, toujours liées d'abord à des
impressions purement visuelles. Il faut donc que cette langue trop synthétique se
décompose assez pour admettre des nuances susceptibles de s'associer convenable-
ment à de telles sensations, en suppléant à l'observation par l'imagination. Rien n'em-
pêche, au fond, que des sons puissent rappeler commodément des formes, pourvu que
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 28

leur liaison, même artificielle, devienne suffisamment habituelle. L'expérience jour-


nalière nous montre, chez les enfants, et même parmi les animaux, combien il est
facile d'instituer une telle association. Alors le langage initial s'enrichit beaucoup pour
l'intelligence, sans perdre son aptitude esthétique, malgré l'inévitable affaiblissement
de son énergie musicale. L'imagination proprement dite y puise même une nouvelle
activité, d'après un exercice presque continu, parfaitement conforme à sa nature ; car
les impressions visuelles ne fournissent à cette fonction composée que de simples
éléments, sans assister jamais son accomplissement cérébral. On sait, au contraire,
que pour mieux imaginer, soit esthétiquement, soit même scientifiquement, il con-
vient de fermer les yeux. Ainsi, la musique, quand elle est assez modifiée, doit natu-
rellement devenir plus favorable que la mimique à l'essor réel de notre imagination.

La première modification profonde qu'éprouvent à la fois l'art et le langage,


d'après cette réaction croissante des signes visuels sur les signes auditifs, consiste à
décomposer la musique primitive en deux branches distinctes, qui bientôt se séparent
nettement, quoique leur affinité persiste. Tandis que la plus affective garde la
dénomination initiale, la plus intellectuelle constitue la poésie proprement dite. Mais
la seule étymologie du mot musique suffirait, outre l'ensemble des témoignages que
fournit toute l'antiquité, pour indiquer toujours quel fut le vrai caractère de l'art pri-
mordial, où la poésie resta longtemps absorbée dans la musique. Quand elle s'en
dégagea, ce fut surtout afin de mieux seconder l'influence sacerdotale, qui devint le
principal moteur de leur irrévocable séparation, dès lors consacrée par une religion
où la musique proprement dite se subordonna bientôt à la poésie théocratique. Cette
nouvelle coordination obtint de plus en plus l'assentiment universel, à mesure que
l'essor intellectuel, tant théorique que pratique, fit sentir le besoin d'un langage moins
synthétique, où les notions et les entreprises pussent être mieux formulées. Malgré la
diminution nécessaire que subit ainsi l'énergie esthétique, l'art acquit en généralité
fort au delà de ce qu'il perdit en intensité. En vertu de cette plénitude supérieure, la
poésie est bientôt devenue partout le premier de tous les beaux-arts, parmi lesquels la
musique, quoique plus expressive, occupe seulement le second rang, à la tête des arts
spéciaux, tous subordonnés à l'art général. Telle est la source historique de la cons-
titution finale propre à notre série esthétique, et dogmatiquement établie dans mon
discours préliminaire. Cette séparation entre la poésie et la musique, et l'inversion
qu'éprouve ainsi leur coordination primitive, doivent être regardées comme les prin-
cipaux caractères qui distinguent profondément le vrai langage humain de toutes le
autres langues animales. Le renversement analogue qui s'accomplit d'abord entre la
musique primitive et la mimique initiale n'est point, en effet, particulier à notre
espèce : la plupart des animaux supérieurs y parviennent de la même manière que
nous. Mais aucune de leurs races ne peut atteindre jusqu'à cette décomposition plus
délicate qui sépare le simple langage poétique du pur langage musical, seul conve-
nable aux natures dont l'intelligence se développe trop peu.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 29

Le
« Catéchisme
positiviste »
Retour à la table des matières
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 30

Véritable synthèse et condensé des thèses Positivistes, le Catéchisme, paru en


1852, appartient à la dernière période de Comte, période désignée d'ailleurs comme
étant la « seconde » (après la « coupure » de 1845) et qui est en fait la troisième, si on
divise la vie intellectuelle de Comte comme suit : 1º 1817-1827, recherches de
jeunesse ; 2º 1827-1840, élaboration de la philosophie ; 3º 1845-1857, élaboration du
positivisme en tant que système religieux. Le Catéchisme est un manuel positiviste
destiné aux femmes et aux prolétaires. Les idées précédemment élaborées dans le
Cours et dans le Système y sont reprises et organisées en un ordre nouveau.

En tant que philosophie définitive, et selon les propos paroles de Comte, le posi-
tivisme se fonde sur l'espérance que « les serviteurs théoriques et les serviteurs
pratiques de l'HUMANITÉ viennent prendre dignement la direction générale des
affaires terrestres, pour construire enfin la vraie providence, morale, intellectuelle, et
matérielle » (Préface, p. 1). Construire, tel est le mot essentiel, mais construire avec le
« véritable esprit de notre temps ». Critiquant l' « état arriéré » des conservateurs
autant que la « simplicité » des révolutionnaires, Comte réaffirme l'efficacité du posi-
tivisme.

Exposition sommaire de la religion de l'Humanité, le Catéchisme positiviste


replace toutes les conceptions positivistes depuis les propositions fondamentales en
allant jusqu'à l'utopie. La théorie de la religion positive, son histoire, ses éléments
principaux : dogme, culte et régime, sont traités systématiquement et enseignes par un
membre du Pouvoir spirituel à une Femme. L'ouvrage tel qu'il a été publié par Comte,
aurait dû être par lui remanié (ce qu'ont fait nombre de ses disciples); l'ensemble
comporte trois parties: Dogme, Culte et Régime; Comte avait envisagé d'intercaler
dans le dogme le culte et donc d'exposer successivement : l'étude synthétique du
Grand Être, le culte, l'étude analytique du Grand Être avec les six sciences fondamen-
tales (voir la Préface p. X du quatrième tome du Système, 1854). Mais, si l'on retient
la première édition (la seule du vivant de Comte), le plan général de l'œuvre se
présente de la façon suivante (voir tableau ci-contre).

Comte explique ainsi l'emploi du terme religion pour désigner sa doctrine, alors
qu'elle rejette toute croyance surnaturelle - le terme religion, indiquant l'état de com-
plète unité qui doit caractériser notre existence, équivaut au terme synthèse : « La
religion consiste donc à régler chaque nature individuelle et à rallier toutes les indivi-
dualités ». Le dogme de cette religion est la connaissance de l'ordre, objectif et sub-
jectif, auquel tous les événements sont soumis. Le culte est, non pas théorique et lié à
l'intelligence comme le dogme, mais affectif, tandis que notre régime est pratique :
vie spéculative, vie affective et vie active s'harmonisent mutuellement.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 31

Partie Entretien nº

Introduction 1er entretien: Théorie générale de la religion.

2e entretien : Ensemble du dogme.


Ordre extérieur, d'abord matériel,
3e entretien :
Première partie: puis vital.
Ordre humain, d'abord social, puis
4e entretien: moral.

5e entretien: Ensemble du culte.


Deuxième partie : 6e entretien: Culte privé.
Explication du culte 7e entretien: Culte public.

8e entretien: Ensemble du régime.


Troisième partie : 9e entretien : Régime privé.
Explication du régime 10e entretien : Régime public.

Conclusion : Passé fétichique et théocratique


11e entretien:
Histoire générale de la commun à tous les peuples.
religion 12e entretien : Transition propre à l'Occident.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 32

CATÉCHISME
POSITIVISTE
ENSEMBLE DU DOGME

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La Femme. Je comprends ainsi, mon père, ce qui m'a fait suspendre au début votre
enchaînement hiérarchique, que je vous prie maintenant de poursuivre jusqu'au bout,
sans craindre aucune interruption nouvelle, qui m'empêcherait de saisir assez la filia-
tion générale.
Le Prêtre. Votre objection, d'ailleurs très naturelle, sert ici, ma fille, à mieux mar-
quer notre premier pas encyclopédique, type nécessaire de tous les autres, qui dès lors
s'accompliront plus rapidement, comme envers une échelle quelconque. J'espère que
vous descendrez sans effort de chaque science à la suivante, sous la même impulsion
qui vient de vous conduire de la morale à la sociologie, en consultant toujours la
subordination naturelle des phénomènes correspondants.

Ce principe fondamental vous fait d'abord sentir que l'étude systématique de la


société exige la connaissance préalable des lois générales de la vie. En effet, les
peuples étant des êtres éminemment vivants, l'ordre vital domine nécessairement
l'ordre social, dont l'état statique et l'essor dynamique se trouveraient profondément
altérés si notre constitution cérébrale, ou même corporelle, changeait notablement.
Ici, le double accroissement de généralité et de simplicité devient pleinement irrécu-
sable. C'est ainsi que la sociologie, instituée d'abord par la morale, institue, à son tour,
la BIOLOGIE, qui d'ailleurs présente aussi des relations directes avec la science
principale. Ne devant étudier la vie que dans ce qu'elle offre de commun à tous les
être qui en jouissent, les, animaux et les végétaux forment son domaine propre,
quoiqu'elle soit finalement destinée à l'homme, dont elle ne peut qu'ébaucher grossiè-
rement la véritable étude. Ainsi conçue, elle apprécie judicieusement les fonctions
corporelles d'après les existences où elles se trouvent spontanément dégagées de toute
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 33

complication supérieure. Quand cette institution logique l'expose à la dégénération


académique en insistant trop sur des êtres ou des actes insignifiants, la discipline phi-
losophique doit la ramener au régime normal, sans jamais entraver une marche indis-
pensable à ses recherches.

Entre ces trois premières sciences, il existe une telle connexité que le nom de la
moyenne me sert à désigner leur ensemble, dans le tableau encyclopédique que j'ai
composé (voyez le tableau ci-après) pour vous faciliter l'appréciation générale de la
hiérarchie positive. Car la sociologie peut être aisément conçue comme absorbant la
biologie à titre de préambule, et la morale à titre de conclusion. Quand le mot Anthro-
pologie sera plus et mieux usité, il deviendra préférable pour dette destination collec-
tive, puisqu'il signifie littéralement Étude de l'homme. Mais on devra longtemps
employer ici le nom de sociologie, afin de caractériser davantage la principale supé-
riorité du nouveau régime intellectuel, consistant surtout dans l'introduction encyclo-
pédique du point de vue social, essentiellement étranger à l'ancienne synthèse.

Les êtres vivants sont nécessairement des corps, qui, malgré leur plus grande
complication, suivent toujours les lois plus générales de l'ordre matériel, dont l'immu-
able prépondérance domine tous leurs phénomènes propres, sans toutefois annuler
jamais leur spontanéité. Un troisième pas encyclopédique, pleinement analogue aux
précédents, subordonne donc la biologie, et, par suite, la sociologie avec la morale, à
la grande science inorganique que j'ai nommée COSMOLOGIE. Son vrai domaine
consiste dans l'étude générale de la planète humaine, milieu nécessaire de toutes les
fonction supérieures, vitales, sociales, et morales. Elle serait donc mieux qualifiée par
le mot Géologie, qui présente directement une telle signification. -Mais l'anarchie
académique a tellement dénaturé cette expression que le positivisme doit renoncer à
l'employer, jusqu'à la prochaine élimination de la prétendue science qu'on en a
décorée. Alors on pourra mieux suivre les lois du langage, -en appliquant, à l'ensem-
ble des études inorganiques, une dénomination plus exacte, dont la nature concrète
doit même rappeler davantage le besoin d'apprécier chaque existence dans le cas le
moins compliqué.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 34

HIÉRARCHIE THÉORIQUE DES CONCEPTIONS HUMAINES


ou tableau synthétique de l'ordre universel
d'après uns échelle encyclopédique a cinq ou sept degrés
PHILOSOPHIE POSITIVE ou Connaissance systématique de l'Humanité

Abstraite, ou Étude
fondamentale de
ÉTUDE DE LA TERRE ou

l'existence universelle
1º MATHÉMATIQUE
(d'abord numérique, puis

ou PHILOSOPHIE NATURELLE
COSMOLOGIE

géométrique, et enfin

SCIENCE PRÉLIMINAIRE
mécanique).
céleste, ou ASTRONOMIE

(Ordre extérieur.)
générale, ou
Concrète ou Étude directe PHYSIQUE
2º PHYSIQUE
de l'ordre matériel terrestre (proprement dite)
spéciale, ou
DIVISION DOGMATIQUE

DIVISION HISTORIQUE
CHIMIE

Préliminaire,
ou Étude
3º BIOLOGIE
ÉTUDE DE L'HOMME ou SOCIOLOGIE

générale de
l'ordre vital

PHILOSOPHIE MORALE (Ordre


Collectif 4º SOCIOLOGIE (proprement dite).

SCIENCE FINALE ou
Finale, ou humain.)
Étude directe
de l'ordre
humain

individuel. 5º MORALE

Paris, le 10 Dante 64 (samedi 24 juillet 1852).

AUGUSTE COMTE,
Auteur du Système de philosophie positive et du Système de politique positive. (10,
rue Monsieur-le-Prince.)

(Catéchisme positiviste, édition apostolique, page 166.)


Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 35

Je bornerais ici l'opération encyclopédique, sans décomposer aucunement la


cosmologie, si je n'avais en vue que l'état final de la raison humaine, qui devra con-
tracter les sciences inférieures et dilater les supérieures. Mais il faut aussi pourvoir
maintenant aux besoins spéciaux de l'initiation occidentale, dont l'équivalent essentiel
se reproduira toujours dans chaque évolution individuelle. Ce double motif m'oblige à
distinguer, en cosmologie, deux sciences également fondamentales, dont l'une, sous le
nom générai de PHYSIQUE, étudie directement l'ensemble de l'ordre matériel. L'au-
tre, plus simple et plus, générale, justement qualifiée de MATHÉMATIQUE, sert de
base nécessaire à celle-ci, et dès lors à tout l'édifice théorique, en appréciant d'abord
l'existence la plus universelle, réduite aux seuls phénomènes qui se retrouvent partout.
Sans cette décomposition, on ne concevrait point l'essor spontané de la philosophie
positive, qui ne put commencer que par une telle étude, que son perfectionnement
plus rapide fit d'abord regarder comme la science unique. Quoique son nom rappelle
beaucoup trop ce privilège initial, depuis longtemps effacé, on devra le conserver
jusqu'à ce que la supériorité naturelle de ce type scientifique et logique ait assez réglé
l'essor populaire des lois encyclopédiques. Alors une dénomination moins vague et
mieux construite pourra caractériser son vrai domaine, afin de comprimer systéma-
tiquement l'aveugle ambition théorique de ses adeptes trop exclusifs.

Quoi qu'il en soit, vous devez reconnaître la nécessité de descendre jusque-là pour
trouver à l'échelle encyclopédique une base spontanée, qui puisse ériger son ensemble
en prolongement graduel de la raison commune. En effet, la physique elle-même,
beaucoup plus simple que les autres sciences, ne, l'est point encore assez. Ses induc-
tions propres ne peuvent être systématisées qu'à l'aide de déductions plus générales,
comme partout ailleurs ; seulement ce besoin logique et scientifique s'y fait moins
sentir. Ce n'est qu'en mathématique qu'on peut induire sans avoir d'abord déduit,
d'après l'extrême simplicité de son domaine, ou l'induction devient souvent inaperçue
; au point que les géomètres académiques n'y voient que des déductions, dès lors
inintelligibles, faute de source. Il ne peut exister nulle part de convictions vraiment
inébranlables que celles qui reposent finalement sur cet immuable fondement de toute
la philosophie positive. Telle sera toujours la terminaison nécessaire de l'enchaîne-
ment subjectif d'après lequel chaque bon esprit animé d'un cœur honnête pourra sans
cesse instituer, comme je viens de le faire, la série fondamentale des cinq principaux
degrés encyclopédiques.
La Femme. J'attribue, mon père, à cette réaction du sentiment sur l'intelligence la
facilité que j'éprouve à suivre une telle opération, que j'avais tant redoutée d'abord.
Constamment préoccupé de la morale, seule base solide de sa juste influence, mon
sexe attachera toujours beaucoup de prix à lui procurer enfin des fondements systé-
matiques, qui puissent résister aux sophismes des mauvaises passions. Aujourd'hui
surtout, nous sommes alarmées en contemplant les ravages moraux déjà produits par
l'anarchie intellectuelle, qui menace de dissoudre prochainement tous les liens
humains, si des convictions irrésistibles ne préviennent enfin son ascendant spontané.
Les vrais philosophes peuvent donc compter sur le secret concours et l'intime recon-
naissance de toutes les dignes femmes, quand ils reconstruisent la morale sur des
fondements positifs, afin de remplacer irrévocablement ses bases surnaturelles, dont
la décrépitude est trop évidente. Celles qui sentiront, comme je le fais maintenant, la
nécessité de descendre pour cela jusqu'aux sciences les plus abstraites, sauront appré-
cier convenablement ce secours inespéré que la raison vient enfin procurer à l'amour.
Je comprends ainsi pourquoi le tableau encyclopédique que je vais étudier procède en
sens inverse de l'exposition qu'il résume. Car il faut surtout se familiariser avec cet
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 36

ordre ascendant, suivant lequel se développeront toujours les diverses conceptions


positives. En l'instituant comme vous venez de le faire, vous avez dissipé la principale
répugnance qu'inspire naturellement aux femmes une marche trop abstraite, qu'elles
virent jusqu'ici conduire si souvent à la sécheresse et à l'orgueil. Maintenant que je
puis toujours apercevoir et rappeler le but moral de toute l'élaboration scientifique, et
les conditions propres à chacune de ses phases essentielles, je n'aurai pas moins de
satisfaction à monter qu'à descendre votre échelle encyclopédique.
Le Prêtre. Cette alternance vous deviendra plus facile, ma fille, si vous remarquez
que, dans les deux sens, la course théorique pourra suivre le même principe, en procé-
dant sans cesse d'après le décroissement de généralité. Il suffit, pour cela, de rapporter
la série fondamentale tantôt aux phénomènes eux-mêmes, tantôt à nos propres con-
ceptions, suivant que son usage doit être objectif ou subjectif. En effet, les notions
morales comprennent nécessairement toutes les autres, que nous en tirons par des
abstractions successives. C'est surtout en cela que consiste leur complication supé-
rieure. La science correspondante offre donc plus de généralité subjective que toutes
les études inférieures. Au contraire, les phénomènes mathématiques ne sont les plus
généraux que comme étant les plus simples. Leur étude présente donc plus de géné-
ralité objective, mais moins de généralité subjective qu'aucune autre. Seule applicable
à toutes les existences appréciables, c'est aussi celle qui fait le moins connaître les
êtres correspondants, dont elle ne peut dévoiler que les lois les plus grossières. Tous
les cas intermédiaires offrent, à de moindres degrés, ce double contraste entre la
mathématique et la morale.

Mais, soit qu'on monte ou qu'on descende, la course encyclopédique représente


toujours, la morale comme la science par excellence, puisqu'elle est à la fois la plus
utile et la plus complète. C'est là que l'esprit théorique, ayant perdu graduellement son
abstraction initiale, vient s'unir systématiquement à l'esprit pratique, après avoir ache-
vé toutes ses préparations indispensables. Aussi la sagesse publique, régularisée par le
positivisme, fera-t-elle respecter toujours l'admirable équivoque, tant déplorée chez
nos pédants, qui, là seulement, confond l'art et la science sous une même dénomi-
nation.

Cette confusion apparente procure à la science morale un heureux équivalent de


la discipline qui, partout ailleurs, prévient ou corrige les divagations théoriques pro-
pres à la culture ascendante. En effet, la règle générale consiste à restreindre chaque
phase encyclopédique au développement nécessaire pour préparer le degré suivant ;
en réservant d'ailleurs au génie pratique les études plus détaillées qu'il jugerait
spécialement convenables. Malgré les déclamations académiques, on sait maintenant
qu'une telle discipline consacre toutes les théories vraiment intéressantes, en n'ex-
cluant que les puérilités scientifiques, dont la répression est aujourd'hui, prescrite Par
les besoins combinés de l'esprit et du cœur. Or, cette règle, si précieuse partout
ailleurs, échoue nécessairement envers la science placée au sommet de l'échelle
encyclopédique.

Si les théories morales étaient autant cultivées que les autres, leur complication
supérieure les exposerait, vu cette indiscipline spéciale, à des divagations plus fré-
quentes et plus nuisibles. Mais le cœur vient alors guider mieux l'esprit, en rappelant
davantage l'universelle subordination de la théorie à la pratique, d'après un titre heu-
reusement ambigu. Les philosophes doivent, en effet, étudier la morale dans la même
disposition que les femmes, afin d'y puiser les règles de notre conduite. Seulement
leur science déductive procure aux inductions féminines une généralité et une cohé-
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 37

rence qu'elles ne pourraient autrement acquérir, et qui pourtant deviennent presque


toujours indispensables à l'efficacité publique, ou même privée, des préceptes
moraux.
La Femme. Le vrai régime théorique étant ainsi constitué, je vous prie, mon père,
de terminer ce long et difficile entretien en caractérisant les propriétés générales de
votre série encyclopédique, considérée désormais dans le sens ascendant, qui me sera
bientôt familier. Y aperçois spontanément les dangers intellectuels et moraux propres
à cette culture objective, tant qu'elle resta dépourvue de la discipline subjective que
vous venez de m'expliquer. Alors la succession nécessaire des diverses phases ency-
clopédiques obligea provisoirement le génie scientifique à suivre un régime de
spécialité dispersive, directement contraire à la pleine généralité qui doit caractériser
les vues théoriques. De là durent résulter de plus en plus, chez les savants surtout, et
par suite même dans le public, d'une part le matérialisme et l'athéisme, d'une autre
part le dédain des affections tendres et la désuétude des beaux-arts. Je sais, depuis
longtemps, combien, sous tous ces aspects, le vrai positivisme, loin d'offrir aucune
solidarité réelle avec son préambule scientifique, en constitue, au contraire, le meil-
leur correctif. Mais je ne saurais saisir seule les attributs essentiels que je dois
maintenant apprécier dans l'ensemble de votre hiérarchie théorique.
Le Prêtre. Réduisez-les, ma fille, à deux. principaux, qui correspondent à sa dou-
ble destination générale, également subjective et objective, ou plutôt ici, logique et
scientifique, suivant qu'on y considère surtout la méthode ou la doctrine.

Sous le premier aspect, la série encyclopédique indique à la fois la marche néces-


saire de l'éducation théorique et l'essor graduel du vrai raisonnement. Principalement
déductive dans son berceau mathématique, où les inductions indispensables sont
presque toujours spontanées, la méthode positive devient de plus inductive à mesure
qu'elle aborde des spéculations plus éminentes. Dans cette longue élaboration, il faut
distinguer quatre degrés essentiels, où la complication croissante des phénomènes
nous fait successivement développer l'observation, l'expérience, la comparaison, et la
filiation historique. Chacune de ces cinq phases logiques, y compris le début mathé-
matique, absorbe spontanément toutes les précédentes, d'après la subordination natur-
elle des phénomènes correspondants. La saine logique devient ainsi complète, et dès
lors systématique, aussitôt que l'essor décisif de la sociologie fait surgir la méthode
historique, comme la biologie avait auparavant institué l'art comparatif après que la
physique eut assez développé l'observation et l'expérience.

Une heureuse ignorance dispense aujourd'hui votre sexe des démonstrations phi-
losophiques par lesquelles le positivisme s'efforce de convaincre les hommes que l'on
ne peut apprendre à raisonner qu'en raisonnant, avec certitude et précision, sur des cas
nettement appréciables. Ceux qui sentent le mieux que tout art doit s'apprendre par le
seul exercice, écoutent encore les sophistes qui leur enseignent à raisonner, ou même
à parler, en ne raisonnant ou parlant que sur le raisonnement ou la parole. Mais,
quoiqu'on vous ait appris la grammaire, et peut-être la rhétorique, on vous a du moins
épargné la logique, la plus ambitieuse des trois études scolastiques. Dès lors, votre
propre raison, heureusement cultivée sous votre cher Molière, a bientôt apprécié les
deux autres puérilités classiques. Fortifiée maintenant par des convictions systéma-
tiques, vous n'hésiterez point à railler convenablement les Trissotins qui voudraient
vous enseigner l'art déductif, sans en avoir jamais fait eux-mêmes le moindre usage
mathématique. Chaque partie essentielle de la méthode positive devra toujours s'étu-
dier surtout dans la doctrine scientifique qui la fit d'abord surgir.
Auguste Comte (1848), Discours sur l’ensemble du positivisme : préambule général 38

La Femme. Cette première appréciation ne ni offrant, heureusement, aucune diffi-


culté, puisque je ne vois là que du bon sens, je vous prie, mon père, de passer immé-
diatement à la seconde propriété générale de votre série encyclopédique.
Le Prêtre. Elle consiste, ma fille, dans la conception systématique de l'ordre uni-
versel, comme vous l'indique le second titre de notre tableau. Depuis l'ordre matériel
jusqu'à l'ordre moral, chaque ordre s'y superpose au précédent, suivant cette loi fonda-
mentale, suite nécessaire du vrai principe hiérarchique : Les plus nobles phénomènes
sont partout subordonnés aux plus grossiers. C'est la seule règle véritablement uni-
verselle que puisse nous dévoiler l'étude objective du monde et de l'homme. Ne pou-
vant aucunement dispenser de lois moins étendues, elle ne saurait suffire pour consti-
tuer jamais la stérile unité extérieure que cherchèrent vainement tous les philosophes,
depuis Thalès jusqu'à Descartes.

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