La Bible Ou La Puissance Du Signifiant

Télécharger au format docx, pdf ou txt
Télécharger au format docx, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 13

La puissance des signes de la Genèse à Babel :

(re)motivation et « polyglossie originaire »

Dominique Breton

La Bible est une prodigieuse matrice de l’imaginaire linguistique et poétique (au sens
étymologique du terme1) où le langage –incarnation première de la parole divine,
directement lié à la Création du monde– occupe une position essentielle et fondatrice.
Elle est pour tout linguiste, sémioticien ou traductologue, un texte nécessairement
fascinant, entre autres raisons parce qu’elle érige la pensée analogique, étymologique
(étroitement associée au concept de Création) et métalinguistique comme principes
fondamentaux promouvant, à rebours des théories saussuriennes de l’arbitraire, une
réflexion sur la motivation et la puissance évocatrice du signe et parce qu’elle démontre
aussi corrélativement l’extraordinaire pouvoir performatif du langage, clairement assimilé au
Verbe divin, comme le rappelle la célèbre phrase d’ouverture du Prologue de Jean (Jean,
1.1)2 : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était
Dieu. »

Cette parole divine performative, réincarnée par le Christ, est aussi salvatrice, comme le
rappelle Mathieu lors de l’épisode du Centurion (Mathieu, 8, 5-8):
05 Comme Jésus était entré à Capharnaüm, un centurion s’approcha de lui et le
supplia :
06 « Seigneur, mon serviteur est couché, à la maison, paralysé, et il souffre
terriblement. »
07 Jésus lui dit : « Je vais aller moi-même le guérir. »
08 Le centurion reprit : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit,
mais dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri.

Cette mise en évidence de l’extraordinaire puissance de la parole divine est au cœur


même de la célébration eucharistique, reproduisant les propos du Centurion au moment de
communier : «Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une Parole et
je serai guéri !»

La parole divine, créatrice, salvatrice, se présente comme un don sacré offert à l’homme,
pour peu qu’il sache l’interpréter. L’un des principes les plus puissants permettant d’asseoir
le pouvoir suggestif et poétique des signes bibliques et offrant le moyen de décrypter
l’essence-même des mots repose en grande partie sur la pensée étymologique et les
multiples jeux linguistiques et poétiques qu’elle génère, au sens le plus noble et ambitieux
1
« poiêsis » pour les Grecs signifie « création », du verbe poiein (« faire », « créer »). Pour Platon, l'état
poétique est rattaché à l'enthousiasme, à la possession divine.
2
Les références à la Bible, sauf indication contraire, sont toutes extraites de la Traduction officielle
liturgique de la Bible, élaborée par l’Association Episcopale Liturgique pour les pays Francophones disponible
en ligne. <https://www.aelf.org/bible/Jn/1> [consulté le 17/02/2021]
du terme, car le jeu n’est jamais gratuit. L’étymologie, formée à partir de l'adjectif ἔτυμος,
c’est-à-dire « vrai », désigne la « recherche du vrai » en opérant un retour à la racine des
mots ; le mot (« verbum ») est lui-même assimilé au « vrai » (« verum ») en vertu d’une
paronymie latine éclairante, impliquant par conséquent qu’une ressemblance au niveau des
signifiants fonctionne nécessairement comme un indice de parenté entre signifiés qu’il faut
savoir déceler, explorer et argumenter, au-delà parfois des apparences et de la surface de la
lettre.

L’étymologie devient dès lors plus qu’une discipline, un véritable mode de pensée
s’appliquant pratiquement à tous les champs des arts et du savoir humain, comme
l’enseignent d’ailleurs les célèbres Etymologiae d’Isidore, évêque de Séville, qui témoignent
de la force de ce mode de pensée célébrant le décryptage argumenté de la puissance du
signe et sa motivation par le retour éclairant à sa source3 : « Nam dum videris unde ortum
est nomen, citius vim ejus intellegis. ».

L’œuvre d’Isidore de Séville constitue une encyclopédie monumentale qui reflète


l’évolution des connaissances depuis l’antiquité païenne et chrétienne jusqu’au VIIe siècle,
atteignant une large diffusion dans les bibliothèques européennes de l’époque carolingienne
et dont se sont largement inspiré les maîtres de la scholastique. Comme tous les Pères,
Isidore est fondamentalement un commentateur de l’Écriture et, pour mieux s’adonner à
l’exégèse, il fait de la pensée et de la démarche étymologiques une véritable doctrine
permettant une compréhension profonde du monde et des choses, facilitant un accès éclairé
aux Saintes Ecritures. Comme l’explique Robert Guiette4 :

« Isidore montre que pour rassembler la totalité du savoir, il faut emprunter le


chemin qui va des verba aux res (…). Cette conception qui va de la connaissance du mot
à celle de la chose s’appuie sur la théorie du « vrai » mot. Adam, dans la Genèse, ne
donne-t-il pas aux choses leur nom véritable ? C’est en s’appuyant sur cette croyance
que l’on peut expliquer la doctrine étymologique. Pour tout penseur médiéval, lorsque
deux mots se ressemblent, les choses qu’ils désignent se ressemblent, de sorte que l’on
peut toujours passer de l’un de ces mots à la signification de l’autre. »

La démarche étymologique consiste donc globalement à établir entre un mot (ou groupe
de mots) et son étymon supposé, un rapport pensé comme « idéal » plutôt que
scientifiquement avéré, comme le montrent certains des exemples cités par Isidore,
décrivant différentes procédures étymologiques5 :

La etimología unas veces se descubre por la causa ; por ejemplo reges (reyes) deriva
de regere (regir) y de recte agere (conducir rectamente). Otras veces por el origen, como
homo (hombre) que proviene de humus (tierra). En ocasiones, por los contrarios, como
lutum (lodo) deriva de lavare (limpiar), siendo así que el lodo no es algo limpio, o como
lucus (bosque) que, opaco por las sombras, carece de luz.

Loin de constituer un cas exceptionnel, ce type de démarche sous-tend, dans la Bible, le


récit de la Création où la matérialité du langage originel est présentée comme argumentée,
légitimée, en un mot « motivée » : le nom en hébreu du Premier Homme (ha-adam) dans la
3
Isidoro de SEVILLA. Etimologías. Madrid : Biblioteca de Autores Cristianos, 2004, p. 310.
4
Robert GUIETTE. Forme et sénéfiance. Genève : Droz, 1978, p. 93.
5
Isidoro de SEVILLA. Op. cit., p. 311-313.
Genèse (Gen. 2.7), se trouve précisément « motivé » par le fait qu’il soit formé de poussière,
de terre ou de glaise (ha-adama), à l’encontre des principes de dérivation morphologique en
hébreu (la formation des dérivés s’y construisant à partir du mot le plus court, soit adam >
adama).
Dès la Genèse, l’acte de nomination est ainsi étroitement associé au pouvoir divin et au
principe de Création, le mot engendrant la chose, l’être, et sa (re)connaissance. Ainsi, Dieu
est présenté dans ce Livre premier comme une parole agissante et performative qui crée le
monde en sept jours, par la seule puissance du Verbe proféré, selon la formule bien
connue (Gen. 1.2-5):

1.2. La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le
souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.
1.3 Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut.
1.4 Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres.

1.5 Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y
eut un matin : premier jour.

Après avoir créé l’Homme, Adam, «poussière détachée du sol » (adamah, en hébreu),
Dieu l’investit à son tour d’une partie du pouvoir prodigieux de la nomination, lui confiant la
tâche de nommer les animaux (Gen. 2.7). Adam est en effet chargé de nommer les animaux
en les désignant « par leur nom » (Gen. 2.20) : « L’homme donna donc leurs6 noms à tous les
animaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes des champs ».
Dans la Bible, la nomination se trouve en effet partagée entre Dieu et sa création,
l’homme. C’est naturellement Dieu, le premier, qui crée en proférant, par la seule puissance
de sa voix (Genèse, 1 : 3-5) : la profération du signe « lumière » dans un contexte performatif
suffit pour créer la lumière et la séparer des ténèbres. Mais comme le fait judicieusement
remarquer Michel Arrivé 7:
Sitôt créée, la lumière reçoit de Dieu un autre nom, « jour », ainsi que les ténèbres,
qui reçoivent le nom de « nuit ». Ces nouveaux noms n’éliminent pas les anciens. Ils les
complètent en instituant l’opposition périodique du jour et de la nuit. Cependant, ce
n’est pas Dieu qui a le dernier mot. Une fois la création terminée, c’est à l’homme tout
frais créé que revient la tâche de la dénomination des êtres vivants, qui restent encore
dépourvus de noms : « L’Eternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et
tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme pour voir comment il les
appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme. Et
l’homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des
champs ; mais pour l’homme, il ne se trouvait point d’aide qui fût semblable à lui »
(Genèse, II, 19-20) S’ensuit la création de la femme à partir d’une côte d’Adam
préalablement endormi. Et c’est de nouveau Adam qui se charge de donner à la femme
son nom : « celle-ci s’appellera d’un nom qui marque l’homme, parce qu’elle a été prise
de l’homme » (Genèse, 2 : 23).

6
C’est moi qui souligne
7
Michel ARRIVE. « Peut-on parler de l’origine du langage? ». In Kostas NASSIKAS, Emmanuelle PRAK
DERRINGTON, Caroline ROSSI. Fabriques de la langue. Paris : Presses Universitaires de France, 2012, pp.113-
136, pp. 116-117
Remarquons suite à ces observations que la création par la parole se fait en deux temps :
elle est d’abord simultanée à la Création de l’Univers et du Premier Homme par Dieu, puis
complétée par le pouvoir de désignation du vivant délégué à l’Homme par ce-dernier ; et si
Adam a pu nommer les êtres vivants, c’est parce qu’il a pu en saisir l’essence, inspiré et
investi par Dieu. Ajoutons que ce n’est donc pas le langage humain dans son entièreté et sa
complexité qui se trouve délégué à l’Homme, mais la capacité de ce dernier à saisir
l’essentialité des êtres et des choses désignées par les noms à travers l’activité de parole et
le pouvoir des signes linguistiques. Adam saisit le rapport essentiel du nom à la chose
(autrement dit le référent linguistique désigné par le signe), le lien sacré qui les relie et qui
en révèle l’essence à travers l’acte de « désignation » ou de « référence ».

Le pouvoir dont se trouve investi Adam ne recouvre donc pas l’ensemble du langage
incarné par le Verbe divin : il nomme, désigne, une fois qu’il est en présence des êtres et des
choses, en décelant en eux le nom qui leur est approprié. Il nomme donc a posteriori,
contrairement à Dieu qui crée l’univers par le langage. L’activité linguistique de nomination
par Adam ne concerne en effet qu’une catégorie de mots, des substantifs, autrement dit des
désignations d’êtres ou d’objets à la façon d’une nomenclature, et non d’un langage
complexe, articulé, dans la complexité de ses combinaisons syntaxiques et discursives.
L’activité de nommer, pour Adam, plus qu’un acte de domination est donc plutôt un acte
de (re)connaissance et de transmission, à travers le nom. Lorsqu’il nomme les animaux en
leur attribuant leur nom juste, il prouve qu’il connaît leur essence profonde, et que le nom
lui-même est « approprié ». Postuler ce lien dans le récit de la Création instaure dès lors
pour l’ensemble du texte biblique une réflexion profonde sur l’acte de nomination et sur la
puissance révélatrice de la relation entre le nom et l’être nommé.

Lorsqu’Adam change le nom d’Ève (désignée par « Ishsha », -femme-, le dérivé hébreu de
« Ish » -homme-, Gen. 2.238), le texte dit bien que cette désignation est motivée parce
qu’elle fut la « mère des vivants » (Genèse 3.20), parce qu’il la reconnaît comme telle, le
nom programmant la destinée de l’être. Ce sera le cas dans l’ensemble du texte biblique,
lors de chaque changement de nom. Lorsque le nom d’un personnage est modifié, ce choix
détermine en effet une évolution du sens de la trajectoire vitale de celui-ci, le nom ouvrant
un nouvel itinéraire à la lumière de ce qui se trouve tout entier inscrit en lui ; le principe de
motivation dite « relative »9 de la désignation en est ainsi renforcé dans l’ensemble du texte,
car dans la Bible, le nom propre s’affiche clairement comme un signe plein 10,
sémantiquement « motivé » dans la mesure où il retrouve le fonctionnement habituel du
8
L’homme dit alors : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On l’appellera femme –
Ishsha –, elle qui fut tirée de l’homme – Ish. » (Genèse, 2.23). Cf La Bible, Op. cit.,
<https://www.aelf.org/bible/Gn/2> [consulté le 9/2/21]
9
J’entends ici le concept très discuté et complexe de « motivation relative » de la façon suivante,
volontairement lacunaire : la motivation relative consiste à reconnaître dans un signe que l’on analyse (en le
segmentant, au besoin) la présence d’un autre signe permettant de le rattacher à un signifié et de l’interpréter.
Ce principe permet ainsi de comprendre un signe que l’on découvre pour la première fois mais que l’on
parvient à interpréter grâce à la connaissance que l’on a d’autres signes du système (par dérivation,
composition, etc.). Ainsi, on peut comprendre « quatre-vingt-sept-mille » par déduction, en y reconnaissant les
différents éléments constitutifs du nombre, ou « piano-bar » en se représentant un lieu de boisson désigné par
métonymie dans lequel on écoute un musicien jouer du piano, etc.
10
On considère que la plupart des noms propres aujourd’hui en langues romanes ont perdu la trace de leur
signifié et ne sont que de purs signifiants opérant une désignation directe du référent extra-linguistique.
signe, doté de deux faces indissociables (le signifiant et le signifié) qu’il convient de savoir
déchiffrer. Le nom propre biblique cumule ainsi à la fois les fonctions du nom commun (le
fait que son signifiant véhicule un signifié catégorisant) et le principe de désignation
spécifique, singulière et directe d’un référent (comme le fait le nom propre considéré
comme non motivé et doté d’un simple signifiant). Citons quelques exemples parmi les
nombreux qui jalonnent l’ensemble du texte biblique associant explicitement le nouveau
nom et sa glose argumentée, validant le principe de motivation relative du nom propre :

Genèse 17:5
On ne t'appellera plus Abram; mais ton nom sera Abraham, car je te rends père d'une
multitude de nations.

Genèse 32:28
Il dit encore: ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israël; car tu as lutté
avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur.

Genèse 35: 10-11


Dieu lui dit: Ton nom est Jacob; tu ne seras plus appelé Jacob, mais ton nom sera
Israël. Et il lui donna le nom d'Israël. Dieu lui dit: Je suis le Dieu tout puissant. Sois
fécond, et multiplie : une nation et une multitude de nations naîtront de toi, et des
rois sortiront de tes reins.

Luc 8 :5
« Un semeur sortit pour semer sa semence »

Juges 6:32
Et en ce jour l'on donna à Gédéon le nom de Jerubbaal, en disant: Que Baal plaide
contre lui, puisqu'il a renversé son autel.

2 Samuel 12:25
Concept des Versets
Il le remit entre les mains de Nathan le prophète, et Nathan lui donna le nom de
Jedidja, à cause de l'Éternel.

Le fait que le nom propre biblique se trouve doté d’un signifié requérant interprétation
est révélateur d’une forme de philosophie du langage et des signes présente tout au long du
texte sacré, et nous renvoie clairement à la « figure étymologique », interrogeant tantôt le
signifiant, tantôt le signifié, et le plus souvent les deux parties du signe conjointement.
Lorsque celui-ci est en quelque sorte « transparent », immédiatement décelable et
intelligible (comme dans les citations ci-dessus où le nom propre est immédiatement suivi de
sa glose définitoire), la motivation repose fondamentalement (et parfois exclusivement) sur
l’interprétation du signifié, éclairé par son étymon. Le signifié doit alors être bien cerné,
interrogé, exploré métaphoriquement par exemple, permettant de constituer une allégorie
ou parabole11.

Dans de nombreux autres cas, lorsque le signifié est perçu comme énigmatique ou semble
résister en partie ou totalement à la compréhension immédiate du lecteur, d’autres

11
Par exemple, dans la parabole du Semeur (Matthieu 13.3-9), la semence et les différents types de sols
représentent métaphoriquement la Parole de Dieu et les différentes manières d'y répondre.
stratégies de décryptage sont mises en œuvre de façon à « faire parler » le signifiant, grâce à
une étymologie poétique, imaginative, permettant de légitimer le signifié, comme si d’une
certaine façon -comme le décrit très justement Pierre Guiraud 12- la « forme » créait le
« fond », en vertu d’une sorte d’étymologie à rebours, le mot réinventant son étymon : ainsi,
Pierre Guiraud distingue ainsi l’étymologie, qu'il emploie au sens contemporain du terme 13,
et l’ethymologia14, conservant la forme gréco-latine pour désigner une figure qui consiste à
imaginer des caractères, des situations, des événements en jouant sur la forme des noms.
C'est une sorte de motivation à l'envers. «La forme, souvent, crée le fond» 15, remarque-t-il,
démontrant comment ce phénomène opère le plus souvent à notre insu, travaillant tout le
système linguistique sous ses formes les plus vulgaires comme les plus savantes.
L'ethymologia se contente d'établir un rapprochement entre deux noms et ensuite
d'inventer, de trouver, une situation qui le justifie. On a ainsi rapproché le nom de Rome du
grec romê, 'force', ce qui justifie la puissance de la papauté; une autre ethymologia voit dans
Roma l'anagramme du mot Amor. On peut dès lors imaginer tout un éventail d’autres jeux
étymologiques et analogiques, visant à traiter le signifiant comme un signe codé qu’il
convient à tout prix de déchiffrer, souvent à travers les ressemblances phoniques qu’il tisse
avec d’autres signes, et jusque dans ses graphèmes parfois, comme l’évoque Fray Luis de
León dans De los nombres de Cristo (que nous ne manquerons d’évoquer plus avant), à
propos de la motivation par ethymologia d’une des plus célèbres désignations du Christ, de
l’hébreu : «dabar» (Parole, Verbe), soulignant sa richesse polysémique et la puissance de sa
symbolique en s’appuyant sur la matérialité sonore et graphique du signifiant16:

Y si juntamos las letras en syllabas, (…) las que tiene son dos, da y bar, que,
juntamente, quieren dezir el hijo, o éste es el hijo, que (...) es lo proprio de Christo. Y aun
si leemos al revés este nombre, nos dirá también alguna maravilla de Christo. Porque
bar, buelto y leydo al contrario, es rab, y rab es muchedumbre y ayuntamiento , o
amontonamiento de muchas cosas excellentes en una, que es puntualmente lo que
vemos en Christo, según que es Dios y según que es hombre.

Si, comme l’entend Fray Luis, le nom est un puissant révélateur de l’Etre nommé, c’est
parce que le nom doit être selon lui « ressemblant » et « conforme » au référent en trois
points17 : « en la figura », c’est-à-dire dans son apparence visuelle, ceci impliquant une
motivation des graphèmes, « en el sonido », la ressemblance découlant de son articulation
sonore, « y señaladamente en el origen de su derivación y significación », c’est-à-dire enfin,
en opérant bien entendu un retour à un étymon éclairant, ajoutant que le lien idéal entre le
mot et l’être ou la chose nommée n’existe véritablement de façon privilégiée qu’en
hébreu18 : « no se guarda esto siempre en las lenguas ; es grande verdad. Pero si queremos
dezir la verdad, en la primera lengua de todas casi siempre se guarda ».

12
Pierre GUIRAUD. « Etymologie et ethymologia (Motivation et rétromotivation) ». in Poétique,
Paris : Seuil, 1972, p.405-413
13
L’étymologie, au sens contemporain, désigne la recherche historique (et donc réelle, scientifiquement et
linguistiquement attestée) de l’étymon.
14
Dans ce sens particulier, on trouve le mot sous une double orthographe, avec et sans « h » (etymologia /
ethymologia)
15
Pierre GUIRAUD. Op. cit., p 405
16
Fray Luis DE LEÓN. De los nombres de Cristo. Madrid : Cátedra, p 653
17
Fray Luis DE LEÓN. Op. cit., p. 159
18
Fray Luis DE LEÓN. Op. cit., p. 159
L’Hébreu est donc, selon Fray Luis, LA langue où ce principe fondamental du nom motivé
révélateur peut être respecté et où les différentes modalités pour jouer et activer les sens
cryptés fonctionnent à plein. C’est l’hébreu qui génère aussi les lectures cabalistiques
auxquelles fait allusion Fray Luis, notamment la Gematria, fondée sur un principe
anagrammatique et le second système du Notarikon, consistant à interpréter chaque lettre
d'un mot comme l'abréviation d'une phrase entière (de façon analogue au principe du sigle
ou de l'acronyme)19.

On peut ainsi considérer que ces multiples procédures de motivation du signe, tant sur le
signifiant que sur le signifié, renvoient donc à la «figura etymologica », prise ici dans son
acception la plus englobante, impliquant toute forme de remotivation poétique du signe
(signifiant et/ou signifié), à la façon de ce que le linguiste Michel Launay appelle « la
connotation sémiotique » et qu’il présente ici de façon lumineuse, malgré la complexité de la
notion20 :

La motivation relative n’est qu’un cas particulier d’un phénomène beaucoup plus
général que j’appelle connotation sémiotique. Quelques précisions terminologiques
s’imposent ici : la connotation, dans son ensemble, n’a constitué qu’un chapitre
marginal de la linguistique. Or elle est, pour moi, la signification elle-même (où je
rejoins, me dit-on, Roland Barthes). J’y distingue la connotation sémantique, constituée
par les chaînes associatives suggérées par la seule considération du signifié (voiture, par
exemple, peut suggérer essence, garage, etc.) de la connotation sémiotique constituée
par les chaînes associatives suggérées par le signifiant (voiture peut suggérer pâture,
ou voisin, etc.). […] on ne sait pas bien quant à la parenté sémiotique correspond
une parenté sémantique, et donc où commence ou s’arrête la motivation relative. Or
c’est dans cette brèche, n’en doutons pas, que s’engouffrent les productions langagières
exclues, comme on l’a dit, par la linguistique officielle. Car les moyens ne manquent pas
de motiver, par des procédés divers (qu’il reste à analyser), ce qui est a priori immotivé.
Et c’est la langue « en tant que système » qui nous donne, par le biais du principe de
motivation relative, la clé de la serrure qu’il suffit d’ouvrir pour permettre ce
cambriolage. Qu’on prenne simplement pour exemples ces deux jeux de mots,
présentés sous forme de définitions […]:

LADRILLO : m. Voz del perro del albañil


ABANTRONAR : v. tr. Dejar, desamparar a una persona o cosa, en día de tormenta.

On y reconnaîtra, ici motivées par les procédés utilisés, les paronymies qui relient,
d’une part, ladrillo et ladrido, et, d’autre part, abandonar et tronar, combinés ici pour
composer un « mot-valise » dont la définition (et c’est là la motivation) correspond à
l’analyse du signifiant ainsi créé. On y reconnaîtra aussi le principe qui fonde, selon la
citation de Saussure donnée plus haut, ce qu’il appelle la motivation relative (analyse du
terme et appel à un rapport associatif), principe qui, répétons-le, n’est selon lui « pas
autre chose que le mécanisme en vertu duquel un terme quelconque se prête à
l’expression d’une idée.

On trouverait ce même principe à l’œuvre, sous des formes diverses (dont il


conviendrait d’analyser la diversité), dans les slogans, les comptines, les titres de
19
Rappelons que dans la Bible et dans l’exégèse biblique, plusieurs acronymes célèbres désignent le Christ
(ICHTUS, INRI,…)
20
Michel LAUNAY. « Note sur le dogme de l’arbitraire du signe et ses possibles motivations idéologiques ».
In Mélanges de la Casa de Velázquez, 33-2. Madrid : 2003, p. 275-284, pp. 276-277.
journaux, les publicités, les fautes, et j’en passe. Bref, dans tous ces lieux où la
connotation sémiotique convoquée laisse entendre sous les mots d’autres mots, sous les
phrases d’autres phrases, sous les sons d’autres sons.

Dans un sens bien plus restreint, la figure étymologique est souvent assimilée soit à une
répétition littérale au sein d’un même syntagme, soit à la reprise d’un mot dérivé
appartenant à la même famille ou présentant des variations flexionnelles (genre, nombre,
personne, temps,…) ; elle est alors parfois qualifiée de polyptote. On trouve différents
exemples de cette figure protéiforme dans le discours biblique, je me contente ici de
renvoyer à quelques-uns d’entre eux parmi les plus connus : dans le Cantique des cantiques
( Cantar de los cantares, 1.1 ; «¡Oh, si él me besara con besos de su boca! » 1.2), dans
l’Ecclesiaste 1.2 et 1.9 (« Vanidad de vanidades, dijo el Predicador; vanidad de vanidades,
todo es vanidad ». 1.2, ou encore « ¿Qué es lo que fue? Lo mismo que será. ¿Qué es lo que
ha sido hecho? Lo mismo que se hará; y nada hay nuevo debajo del sol » 1.9), dans la
Genèse (« Luego dijo Dios: Haya expansión en medio de las aguas, y separe las aguas de las
aguas. », 6.10), ou encore dans l’Exode (« Yo soy el que soy. », 14-16)…

En général, la figure étymologique qui se présente –comme dans les exemples ci-dessus–
sous une forme relativement restreinte produit dans un premier temps l’effet d’une
répétition hyperbolique ou superlative. Elle peut en effet susciter l’impression d’une pure
tautologie; il est vrai qu’elle peut se limiter parfois à une simple figure de soulignement.
Dans un sens plus vaste, cette figure, précisément par son effet pléonastique, fonctionne en
réalité comme un indice incitant justement à dépasser l’apparente répétition : elle met ainsi
au jour la présence d’un autre sens ou d’une signification plus complexe, dissimulés sous
cette fausse évidence ; le procédé déclenche alors une rétrolecture visant à interroger le
signifié apparent en opérant un retour éclairant à l’origine pour réévaluer et enrichir, voire
corriger le signifié du mot et donc, l’énoncé de surface. Ainsi, la figure étymologique englobe
en réalité toute procédure de soulignement d’un ou plusieurs signes dans un espace textuel
de longueur variable amenant le lecteur à engager ce mouvement rétrospectif et révélateur
conduisant à une réévaluation du sens immédiat et apparent. On peut ainsi considérer que
dans un sens élargi, la figure étymologique questionne toujours le signe en profondeur,
explorant le lien unissant le signifiant au signifié, et la « famille » (réelle ou poétique) dans
laquelle il s’inscrit. Il s’agit dans tous les cas, grâce à un large éventail de modalités de
promouvoir la motivation du signe, son pouvoir suggestif, révélateur et sacré, et de
considérer l’étymologie, en tant que « sciences des origines », comme une discipline d’ordre
mystique et théologique, permettant de construire une démarche interprétative,
exégétique, et d’accéder à la source incontestable d’un sens parfois perdu, oublié, dissimulé
ou dénaturé par les aléas de l’évolution linguistique.

Preuve par le langage, la figure étymologique réunit nécessairement (en présence ou non)
trois constituants fondamentaux : le mot (parfois associé à d’autres qui, par leur
ressemblance formelle, semblent apparentés à lui), l’étymon (ou racine réelle ou idéelle du
mot) et la glose qui justifie la configuration motivée du signe. Chaque figure présente une
modalité particulière et peut se déployer sur un espace plus ou moins restreint, comme dans
les exemples précédemment cités, ou au contraire très élargi, comme le fait Fray Luis de
León dans De los nombres de Cristo21 en réunissant 14 noms désignant le Christ, chacun
d’eux faisant l’objet d’un chapitre spécifique constitué du nom lui-même (Pimpollo, Fazes de
Dios, Camino, Pastor, Monte, Padre del Siglo Futuro, Braco de Dios, Rey de Dios, Príncipe de
Paz, Esposo, Hijo de Dios, Cordero, Amado, Jesús), de la glose et –entre autres justifications–
de l’étymon sur lequel s’appuie l’argumentation, celle-ci étant généralement fondée sur une
chaîne métaphorique et/ou métonymique complétant le processus allégorique.
De même, l’ordre d’apparition et la combinaison de ces trois constituants fondamentaux
de la figure varient, selon que l’on mette en valeur le signe lui-même (essentiellement à
travers son signifiant), l’étymon ou la glose, car dans certains cas, la démonstration peut
passer ces derniers sous silence, incitant alors le lecteur à un questionnement, grâce un
arsenal de stratégies incitatives, visant à l’amener à explorer et activer lui-même le sens
étymologique du signe, sans pour autant évacuer le sens apparent et immédiat du texte. Dès
lors, de multiples stratégies textuelles peuvent concourir à susciter plus ou moins
ouvertement ce retour aux sources révélateur, suscitant l’impression d’un signe palimpseste,
donnant à voir en filigrane un ou plusieurs autre(s) sens se superposant à celui qui apparaît
en surface.

Si la figure étymologique peut être parfois assimilée dans son sens restreint à un simple
rappel du sens d’origine, se confondant alors avec un archaïsme de sens, elle se prête aussi à
de multiples jeux dont on peut retrouver les traces selon les traductions bibliques. On pense
par exemple à la célèbre re-nomination de Simon par le Christ dans l’Evangile de Mathieu
(Mathieu, 16 :18), rebaptisant l’apôtre en rattachant son prénom à l’étymon :
Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la
puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle.
Selon les langues, la figure peut différer mais lorsque le jeu est possible, la démarche
étymologique demeure ; ainsi en espagnol, la figure produite est celle d’une dérivation
étymologique entre le nom propre et le nom commun (Pedro/piedra) 22 : « tú eres Pedro y
en esta piedra edificaré mi Iglesia. ». En anglais, le jeu de mot disparait, rendant obscure la
re-nomination23.
En revanche, d’autres jeux étymologiques résultent parfois d’une erreur qui finit par
s’imposer et faire sens. Comme on le sait, c’est une célèbre homonymie latine qui motive
l’assimilation entre la pomme et le fruit défendu du Jardin d’Eden ; dans la Vulgate, celui-ci
fait l’objet d’une confusion orthographique entre deux signifiants très proches, le latin
« malum » désignant, selon la longueur de sa voyelle tonique, la pomme (mālum) ou ce qui
est mauvais, méchant, malintentionné (mălum) ; la confusion probablement due à une
homographie résultant d’une absence de l’accent a eu le retentissement que l’on connaît.
Rappelons aussi que plusieurs acronymes permettant de désigner le Christ participent aussi
du principe de motivation à partir du signifiant. On pense par exemple à I.N.R.I., acronyme
de l'expression latine Iesvs Nazarenvs, Rex Ivdæorvm généralement traduit par : « Jésus
le Nazaréen, roi des Juifs », reprenant le verset de l'Évangile selon Jean (Jean 19 :19) :
« Pilate avait rédigé un écriteau qu’il fit placer sur la croix ; il était écrit : ‘’Jésus le Nazaréen,

21
Fray Luis DE LEÓN, De los nombres de Cristo, Cátedra, Madrid, 1986
22
Les citations de la Bible en espagnol sont extraites du site suivant : <https://www.bibliaenlinea.org/>
[consulté le 17/02/2021]
23
Les citations de la Bible en anglais sont extraites du site suivant : https://www.biblegateway.com>
[consulté le 17/02/2021]
roi des Juifs’’. », ou encore à la lecture à la fois symbolique et acronymique du signe
Ichthus ou Ichthys ( du grec ancien ἰχθύς / ichthús, « poisson »), représentant l’eau du
baptême ; il s’agit de l'un des symboles majeurs qu'utilisaient les premiers chrétiens en signe
de reconnaissance. En grec, c'est aussi un acronyme pour « Jésus-Christ, le Fils de Dieu,
notre Sauveur » : I (I, Iota) : Ἰησοῦς / Iêsoûs (« Jésus »), Χ (KH,
Khi) : Χριστὸς / Khristòs (« Christ »), Θ (TH, Thêta) : Θεοῦ / Theoû (« de Dieu »), Υ (U,
Upsilon) : Υἱὸς / Huiòs (« fils »), Σ (S, Sigma) : Σωτήρ / Sôtếr (« sauveur »).

La sacralisation de la lettre et des noms divins dans la Bible soulève bien entendu de
nombreuses questions, en particulier celle de l’indicible et de l’intraduisibilité du message
biblique. Les acronymes, périphrases génériques, antonomases, euphémismes, anagrammes
et autres procédures de généralisation ou d’évitement de la nomination directe (« le
tétragramme », « YHWH », le « Père », le « Fils de Dieu », le « Fils de l’Homme », le « Verbe
incarné », le « Messie », …), contribuent à souligner finalement l’impossibilité de désigner de
façon absolue et exclusive le Divin à travers le langage et le nom, malgré l’extraordinaire
pouvoir des signes. Chacun des noms ne constitue finalement qu’une voie privilégiée, un
chemin permettant de s’approcher de la compréhension du divin, sans se confondre avec lui.
Dès lors, un paradoxe se fait jour entre le caractère à la fois sacré des signes onomastiques
bibliques et le caractère ineffable du divin, allié qui plus est à la nécessité de diffuser,
propager, donc traduire la parole biblique. En effet, comment traduire ce qui est à la fois
sacré (donc littéralement inaltérable, intransposable dans une autre langue car
étymologiquement « motivé ») et incomplet, puisque aucun nom ne saurait désigner Dieu
dans sa totalité ?

Ainsi, le nom propre du discours d’origine (qu’il repose lui-même sur une antonomase, un
sigle, un euphémisme, …) apparaît déjà comme une sorte de « traduction » d’ordre
symbolique, c’est-à-dire une procédure de « représentation équivalente » à l’Etre qu’il
convient de désigner de façon nécessairement imparfaite, et qui peut de ce fait être à son
tour transposée d’une langue à l’autre. Dès lors, même si les noms du divin sont réputés
motivés dans la langue biblique première, chaque langue semble à même de construire ses
propres procédures de remotivation. Toutefois, parmi l’ensemble des figures et des
procédés exploités pour transposer le message biblique dans une autre langue, on ne peut
que remarquer la présence spectaculaire du symbole, décliné sous différentes formes qu’il
conviendrait d’examiner et de recenser en détail, tant linguistiquement que
sémiotiquement, et dont la prolifération semble manifeste tout au long du texte biblique
pour culminer dans l’Apocalypse. Les modalités de fonctionnement du symbole –
extrêmement complexes et protéiformes– semblent ainsi compléter et enrichir la réflexion
métalinguistique sur les procédures étymologiques de remotivation du signe.

Au terme ou presque de cette exploration complexe et nécessairement superficielle des


procédures de remotivation des signes dans une perspective essentiellement onomastique
du discours biblique à travers une exploitation volontairement large de la « figura
etymologica », on constate que le texte sacré semble proposer, parmi les nombreux
itinéraires qu’il soumet à son lecteur, une réflexion philosophique et métalinguistique
profonde sur la puissance suggestive et évocatrice du nom et du symbole, menant de la
Création du monde et de l’homme (engendrés par le pouvoir performatif du Verbe créateur)
à l’Apocalypse, livre de la « révélation » ultime, véritable feu d’artifice symbolique
ouvertement énigmatique invitant au travail interprétatif de la dimension symbolique de la
lettre. Le « cheminement » textuel linéaire (n’invalidant nullement d’autres trajectoires de
lecture) accompagne en effet le lecteur/pécheur des origines divines de la langue première,
du monde et de l’homme à travers une entreprise immense et constante de déchiffrement
des signes, de nomination, renomination, de glose et traduction intralinguistique,
interlinguistique et intersémiotique24 des signes et des langues jusqu’à la fin de l’humanité
dans le dernier Livre du Nouveau Testament. Le caractère performatif de la parole biblique,
posé dans le Livre d’ouverture de la Genèse, éclaire significativement l’essence-même d’une
parole en acte, révélatrice et prophétique, toujours vraie et juste pour qui sait la déchiffrer.
L’idée fréquemment répandue est que les premiers noms attribués sont représentatifs
d’une forme de perfection linguistique, d’une adéquation parfaite et éphémère entre les
noms et les choses, et qu’au fil du temps, elle ne put que se perdre, notamment après Babel.
La « confusion » des langues serait, selon la tradition, une épreuve nouvelle pour
l’humanité, une nouvelle punition divine répondant à l’orgueil démesuré des hommes.
Pourtant, l’épisode de Babel (mis en regard avec le miracle de la Pentecôte célébrant
l’intercompréhension à travers la xénoglossie ou xénolalie, Ac. 2 : 3-7) peut aussi être lu
comme une étape essentielle de la destinée humaine, une injonction à prospérer et diffuser
le message divin en travaillant les articulations et points de jonction d’une langue à l’autre, à
travers une démarche de « traduction », dans son sens le plus vaste. L’épisode de Babel ne
signe pas alors la fin d’un Paradis perdu unilingue qui ferait entrer l’humanité dans le chaos
linguistique d’une polyglossie incontrolée interdisant toute communication. Comme le
rappelle Claude-Gilbert Dubois, le projet d’édifier une ville et une tour « dont le sommet
pénètre les cieux » (Gen. 11 :1-5) revient aussi à défier le pouvoir de nomination divin, et
constitue une sorte de péché linguistique originel25:

Le but déclaré de ce projet est de « se faire un nom » et de ne plus « être dispersés


sur la surface de la terre » (11, 4). Se faire un nom peut être compris comme l’indice du
désir d’éternité (il s’agit de graver son nom dans un monument qui survivra aux siècles)
et comme celui du désir d’appropriation (il s’agit de donner son nom à un lieu fixe qui
servira de repère). […] il s’agit de rivaliser avec la Parole de Dieu. Il est dit en effet que
seule la Parole de Dieu surmonte le temps. Si l’on se réfère à Isaïe, le seul nom
ineffaçable est celui de Yahvé (55, 13).
Comme nous l’avons rappelé, le pouvoir de nomination a été délégué à Adam pour tout
ce qui concerne les êtres animés. Mais il n’a pas été donné à l’homme de se nommer lui-
même et d’imposer son nom pour l’éternité. Cette volonté blasphématoire de se faire
soi-même un nom qui surmonte le temps est un renversement de l’ordre institué.
24
Le linguiste Roman Jakobson définit trois types de traduction : intralinguistique (reformulation à
l’intérieur d’une même langue), interlinguistique (ou « traduction » au sens habituel du terme, en tant que
transposition d’un système linguistique dans un autre) et intersémiotique (ou transposition d’un système de
signes dans un autre, comme l’adaptation d’un message écrit dans un code visuel par exemple) ; cf. Roman
JAKOBSON, « Aspects linguistiques de la traduction » (1959). in Essais de linguistique générale, trad. Nicolas
Ruwet, Paris : Editions de Minuit, 1963, p. 71-86
25
Claude-Gilbert DUBOIS, « Babel, un tremplin vers l’avenir ». in Origines du langage. Une encyclopédie
poétique. Revue Le genre humain. N°45-46. Paris : Seuil, 2006. < https://www.cairn.info/revue-le-genre-
humain-2006-1-page-143.htm> [consulté le 16/02/2021]
Lorsque Dieu choisit d’intervenir, il utilise l’arme de la division linguistique (« Confondons
leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. », Gen. 11 : 1-9) et l’exprime
en jouant avec les mots, ou plus précisément, en jouant de la puissance évocatrice et
performative du signe « Babel » : le jeu porte sur la paronymie à la source de la confusion
d’une part entre Bab-El (Bab désignant la porte, et El, l’une des désignations génériques de
Dieu) et d’autre part le radical verbal bll correspondant à l’action de « confondre ». L’ironie
divine consiste alors à proférer le mot, celui-ci étant immédiatement suivi d’effet ; pour
reprendre la formule de Claude-Gilbert Dubois : « voici donc … la tour de Babel transformée
en tour de babil »26.
Par-delà la nécessité de s’approprier un nouveau code linguistique et de trouver les
moyens de traduire d’une langue dans une autre, l’épisode de Babel met en lumière la
résolution divine de réorienter l’humanité, de lui permettre de croître et multiplier, par
multiplication et différenciation, comme l’explique Claude-Gilbert Dubois 27 :
L’histoire continue, mais sans ce dernier vestige de l’unité originelle, l’existence d’une
langue humaine unique et commune. S’il existe un fonds commun de l’humanité, c’est
dans un au-delà idiomatique qu’il convient de le chercher, dans la possibilité qu’ont
toutes les langues de donner du sens, quels que soient le matériau et le code. Ainsi, sans
mort d’hommes, Yahvé reconquiert la maîtrise de son projet : « Il les dispersa sur toute
la face de la terre » (11, 9). Mais il faut comprendre que cette dispersion, objet de la
volonté divine, n’est ni désorganisation (sauf momentanée pour des raisons tactiques) ni
désunion. Tout l’effort humain consistera désormais à retrouver le moyen de donner du
sens, en prenant en considération, comme état de fait, la diversité des idiomes. Ce n’est
pas une impasse dans l’histoire de la communication, mais une inflexion. »
La tour de Babel peut alors être considéré comme une nouvelle phase d’expansion et de
progrès, célébrée et renforcée par l’épisode de la Pentecôte (Acte des Apotres, 2) et
l’entrée en jeu des vertus de l’« Esprit » -Troisième Personne de la Trinité chrétienne-
sur le langage dans la communication interhumaine permettant que s’accomplisse la
mission apostolique de diffusion du message sur la terre.

Citons pour conclure Umberto Eco28 qui, dans son ouvrage sur la « Recherche de la langue
parfaite », pose cette hypothèse paradoxale et volontairement provocante d’un
polylinguisme originel, et cet espoir que :
(…) dans n’importe quelle langue les hommes peuvent retrouver l’esprit, le souffle, le
parfum, les traces du polylinguisme originel. La langue des origines n’était pas une
langue unique, mais l’ensemble de toutes les langues. Adam n’a peut-être pas eu ce don
[…], mais l’héritage qu’il a laissé à ses fils, c’est la tâche de conquérir la maîtrise, pleine
et réconciliée, de la tour de Babel.

26
Claude-Gilbert DUBOIS. Op. cit. [par. 14]
27
Claude-Gilbert DUBOIS. Op. cit. [par. 14]
28
Umberto ECO. Le Mythe de la langue parfaite. Paris : Seuil, 1994, p. 397.
Bibliographie

Michel ARRIVE. « Peut-on parler de l’origine du langage? ». In Kostas NASSIKAS, Emmanuelle PRAK
DERRINGTON, Caroline ROSSI. Fabriques de la langue. Paris : Presses Universitaires de France, 2012

Claude-Gilbert DUBOIS. « Babel, un tremplin vers l’avenir ». In Origines du langage. Une encyclopédie
poétique. Revue Le genre humain. N°45-46. Paris : Seuil, 2006

Umberto ECO. Le Mythe de la langue parfaite. Paris : Seuil, 1994

Robert GUIETTE. Forme et sénéfiance. Genève : Droz, 1978

Pierre GUIRAUD. « Etymologie et ethymologia (Motivation et rétromotivation) ». in Poétique, Paris :


Seuil, 1972

Roman JAKOBSON, « Aspects linguistiques de la traduction » (1959). in Essais de linguistique


générale, trad. Nicolas Ruwet, Paris : Editions de Minuit, 1963

Michel LAUNAY. « Note sur le dogme de l’arbitraire du signe et ses possibles motivations idéologiques ». In
Mélanges de la Casa de Velázquez, 33-2. Madrid : 2003

Fray Luis de LEÓN, De los nombres de Cristo, Madrid : Cátedra, 1986

Isidoro de SEVILLA. Etimologías. Madrid : Biblioteca de Autores Cristianos, 2004

Vous aimerez peut-être aussi