Office de La Recherche Scientifique: A. Schwartz

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A.

SCHWARTZ

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OFFICE DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

ET TECHNIQUE OUTRE-MER
ÉDITIONS DE L’OFFICE
DE LA RECHERCHE-SCIENTIFIQUE
ET TECHNIQUE OUTRE-MER

RENSEIGNEMENTS, CONDITIONS DE VENTE

Pour tout renseignement, abonnement aux revues périodiques, achat d’ouvrages et de cartes, ou demande de catalogue,
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REVUES ET BULLETINS DE L’ORSTOM

1. CAHIERS ORSTOM II. BULLETINS ET INDEX BIBLIOGRAPHIQUES


a) Séries trimestrielles :
- Pédologie (1) - Sciences humaines
- Océanographie - Hydrologie - k;;;pel analytique d’Entomologle médicale et v6térlnaire
- Hydrobiologle - Entomologie médicale et Parasitologie
Abonnement : France 90 F ; Étranger 110 F ; le numéro 25 F Abonnement : France 70 F ; Etranger : 80 F ; le numéro 8 F
b) Série semestrielle :
- Géologie.
Abonnement : France 70 F ; Étranger 75 F - Index bibliographique de Botanique tropicale
Trimestriel
c) Séries non encore périodiques :
- Biologie (8 ou 4 numéros par an) Abonnement : France ?5 F ; Étranger 30 F
- Géophysique
Prix selon les numéros

(1) Masson et Cie, 120, bd Saint-Germaln, Paris-VIe, dépositaires de cette serie à compter du vol. VIII, 1970. Abonnement étranger : 124 F.

Travaux &Cents parus dans nos collections sur les populations de Côte d’l’voire :
M.i!?MOIRE ORSTOM n* 34 : Le rivage alladian (organisation et évolution des
villages alladian de basse Côte d’ivoire) de M. A~GÉ.

CAHIERS ORSTOM - %?RIE SCIENCES HUMAINES :


A. SCH~ARTZ : Calendrier traditionnel et conception du temps dans la
société Guéré, vol. V, no 311968.
A. SCHWARTZ : La mise en place des populations Guéré et Wobé ; essai
d’interprétation historique des données de la tradition orale.
ire partie : vol. V, no 4/1968.
2e partie : vol. VI, no 1/1969.
TRADITION ET CHANGEMENTS
DANS LA SOCIÉTÉ GUÉRÉ
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3
de l’article 41, d’une part, que les ‘ copies ou reproductions stricte-
ment réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une
utilisation collective ’ et, d’autre part, que les analyses et les courtes
citations dans un but d’exemple et d’illustration, ‘ toute représen-
tation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consente-
ment de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite ’
(alinéa ver de l’article 40).
« Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce
soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425
et suivants du Code Pénal. »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

0 ORSLOM - 1971
MÉMOIRE ORSTOM no jz

ALFRED SCHWARTZ

TRADITION ET CHANGEMENTS
DANS LA SOCIÉTÉ GUÉRÉ

ORSTOM
PARIS
1971
Cette étude a fait l’objet d’une thèse de doctorat de troisième cycle,
élaborée sous la direction de M. le Professeur Georges BALANDIER
et soutenue en Sorbonne le 28 janvier 1968.
Avant-propos

L’enquête dont nous exposons ici les résultats fut menéesur le terrain dejanvier à décembre1965,
puis reprise et approfondie dejanvier 1967 à juillet rg68. Elle s’inscrit dans le cadre desgrands thèmes
dé$nis en matière de recherche en sociologie rurale par le Comité Technique de Sociologie et Psycho-
sociologie de 1’Oflce de la Recherche Scienti$que et Technique Outre-Mer: structure et dynamique des
communautés rurales; structure et comportement économique en milieu traditionnel.
Les populations actuellement désignéespar le terme de Guéré font en réalité partie d’une entité
socio-culturelle beaucoup plus vaste, l’entité wè, englobant traditionnellement à la fois les Guéré et les
Wobé. La distinction introduite par l’administration coloniale entre les deux groupements, et consacrée
depuis par l’usage, n’est en effet, comme nous le verrons plus loin, que factice.
Les Guéré, du point de vue de leur organisation sociale, apparaissent à première vue commetrès
peu différents de leurs voisins patrilinéaires de la forêt ouest-ivoirienne, qu’ils soient krou comme
les Bété et les Dida, ou mandé comme les Goura, remarquablement étudiés déjà par Mme D. PA ULME,
E. TERRAY, Cl. MEILLASSOUX. La confrontation avec l’extérieur, et le processus d’acculturation
qu’elle déclencha, revêtirent cependant dans la société qui nous intéresse desformes spéci$ques. Ce qui
caractérise plus particulièrement le pays wè, c’est l’extrême isolement dans lequel resta plongée cette
contrée, de par sa position géographiquement marginale et les di$cultés de pénétration qui en décou-
lèrent, jusqu’à une époquetoute récente.Même l’accession de la Côte d’ivoire à l’Indépendance nationale
n’a pas réduit l’écart qui se creuse de plus en plus profondément entre zones proches de la capitale,
bénéficiant par le seul jeu des effets induits du développement du pôle privilégié de croissance qu’est
Abidjan, et zones éloignées, qui, les lois du libéralisme étant ce qu’elles sont, offrent des conditions
bien moins intéressantes de fructi$cation de capital, et partant ne subissent que beaucoup plus lente-
ment les « générateurs 1)de changement.
Si les Wè réussirent donc à mieux protéger leur patrimoine culturel que leurs voisins de l’Est
.et du Sud-Est, le mouvement de transformation qui, par le- biais principalement de la diflusion de
l’économie monétaire, ébranle à l’heure actuelle, à une allure de plus en plus rapide, l’Afrique tradi-
tionnelle, et lui impose une véritable mutation, na cependant pas manqué d’affecter également, dans
ses structures defond, la réalité sociale guéré. C’est llimpact de cette confrontation que la présente étude
se propose de mesurer, à la fois dans une optique statique de reconstitution du passé, de recherche des
invariants, et dans une perspective dynamique d’analyse des processus de détermination du change-
ment, en essayant constamment de parvenir, comme le propose G. BALANDIER dans un article récent,
N à un dépassement dialectique des deux modes de lecture de la société 1j.l

I. G. BALANDIER : « Tradition et continuité D, in Cahiers Intemationaw de Sociologie, Vol. XLIV,


1968, p. I.
8 ALFRED SCHWARTZ

Nous tenons à remercier ici toutes les personnes qui, directement ou indirectement, nous ont
permis par leur aide, leurs conseils, leurs encouragements ou simplement leur accueil, de mener ce
travail à bonne fin. En premier lieu les autorités scienti$ques qui ont accepté d’orienter ce travail:
- M. le Professeur G. BALANDIER, notre Directeur scienti$que, qui malgré ses multiples
activités, ne manqua jamais de nous donner, tout au cours de notre enquête sur le terrain, de précieuses
directives ;
- Mm@Denise PA ULME, qui à l’occasion de différentes missions en Côte d’ivoire, nous
prodigua de très utiles conseils ;
- M. Jean ROUCH, qui voulut bien « parrainer >lcette recherche.

En second lieu, les autorités ivoiriennes qui veillèrent constamment à faciliter notre investi-
gation sur place :
- M. le Ministre de l’Intérieur, qui nous a accordé l’autorisation d’effectuer cette enquête;
- M. le Préfet du Département de l’Ouest, Fily Cissoko, qui a bien voulu nous introduire
et nous recommander auprès des autorités administratives des différentes sous-préfectures des pays
guéré et wobé;
- MM. les sous$réfets de Duékoué, Guiglo, Toulépleu, Bangolo, Logoualé, Kouibly, Fakobly,
qui par leur accueil et leur serviabilité nous ont grandement facilité la tâche; et plus particulièrement
notre ami Théodore Kacou, sous-préfet de Toulépleu, qui a veillé en permanence à rendre notre séjour
aussi agréable que possible;
- toutes les autres personnalités administratives, politiques et coutumières, qui nous ont
partout repu avec amabilité. Notamment : M. Pouho Richard, secrétaire général de la sous-section du
PDCI-RDA de Toulépleu, qui a suivi notre enquête avec beaucoup de bienveillance; M. Don Bosco,
Conseiller général de Duékoué, qui nous a introduit dans la société Zagné;
- en.n, tous nos informateurs, enquêteurs et interprètes; et plus particulièrement tous les
habitants de Ziombli et de Sibabli, qui nous ont si largement ouvert les portes et de leur village et de
leur cœur.
Que tous trouvent ici l’expression de notre sincère gratitude!

Paris, novembre 1968.

SYSTÈME DE TRANSCRIPTION PHONÉTIQUE

Nous avons adopté un systèmede transcription extrêmement simpli$é.


Les noms propres (lieux, personnes ou autres) ont purement et simple-
ment été transcrits selon l’orthographe en usage dans l’administration
ivoirienne. Pour les termes que nous avons tenu à reproduire tels que nous
les avons @ergus,les symboles utilisés sont les suivants :

e = é de éléphant ; “E ZZZ in de vin ;


E = èdepère; 3 = o ouvert de top ;
a = e (muet) de cheval ; n = gn de agneau;
U ZZZ ou de ouvrir.

Le tilde (“1 nasalise la voyelle:


5 = an de manteau ; 0 = on de oncle.
Introduction

Les populations dites guéré et wobé, de leur vrai nom les Wè, fortes de zoo ooo individus
environ, s’inscrivent approximativement, dans la zone forestière de l’Ouest ivoirien, dans un triangle
isocèle dont la base est constituée par le fleuve Sassandra, entre les parallèles 5050’ et 7043’ de
latitude Nord, et le sommet par la ville de Toulépleu, aux confins du Liberia. Administrativement
elles ressortissent au département de l’Ouest : les Guéré aux sous-préfectures de Duékoué, Guiglo,
Bangolo, Logoualé (groupe Guémalé), Taï (canton Niaho), Blolequin et Toulépleu ; les Wobé
aux sous-préfectures de Kouibly et de Fakobly. Linguistiquement le Guéré-Wobé avait été
rangé par WESTERMANN, en -1948, parmi les dialectes Mandé-Fod. Il est désormais acquis que
- cette langue appartient au groupe krou ou éburnéo-libérien2.
Le pays wè, malgré un relatif isolement géographique et une pénétration coloniale tardive,
n’a pas échappé au processus de transformation rapide qui depuis le début du siècle affecte plus ou
moins profondément les societés de l’Ouest africain. C’est à l’étude du chawgementsocial, tel qu’il
apparaît à travers une analyse diachronique de la confrontation entre les structures traditionnelles
et les apports extérieurs, que sera consacré ce travail.
Afin de mieux situer à la fois le cadre et l’objet de notre enquête nous commencerons par
présenter le pays wè sur les plans physique, humain et économique ; nous examinerons ensuite
les facteurs de changement ; nous préciserons enfin notre démarche méthodologique.

1. LE PAYS WÈ

A. LES ASPECTS PHYSIQUES3

Le pays wè se présente sous la forme d’une région de pénéplaine, légèrement ondulée, s’in-
clinant du Nord au Sud de 350 à zoo m d’altitude. Ce pays est bordé au Nord par une zone monta-
gneuse qui comprend les massifs des Dans et des Touras, d’altitude moyenne variant entre 600
et r 000 m.

I. BAUMANN et WESTERSUNN (1962;~. 454).


2. LAVERGNE DE TRESSAN (1953, p. 133) et J. BERTHO (1951, p. 1272-1280).
3. Ces données sont extraites du rapport no I (Note de synthèse générale) de l’étude générale de la région
de Man faite par le BDPA de 1962 à 1964. Ministère du Plan de la République de Côte d’I,voire, Abidjan.
10 ALFRED SCHWARTZ

La zone qui nous intéresse est prise en gros entre deux grands fleuves : à l’Ouest, le Cavally,
recevant peu d’affluents importants ; à l’Est, le Sassandra, grossi de nombreux cours d’eau descen-
dant tous des massifs des Dans et des Touras, tels que le Bafing, le Kouin, le Nzo. Ces cours d’eau
sont caractérisés par un régime irrégulier, torrentiel, à fortes crues de juillet à novembre, avec
une saison de basses eaux de décembre à juin.

‘7) k KORHO;O ! _ -1 -

71 /\ .l(ABp&~ff OU

- Limite for&savane
0 50 ID0 150 2OOkm

FIG. I. - Côte d’ivoire. Carte de situation.

La région appartient à la zone subéquatoriale intérieure, au type climatique guinéen fores-


tier, chaud et humide. La moyenne annuelle des précipitations est presque partout supérieure
à I 700 mm, et croît régulièrement d’Est en Ouest (Duékoué : I 700 ; Guiglo : I 789 ; Toulé-
pleu : I 871). La température, relativement constante, se situe autour de 25 OC,mais, en période
d’harmattan (décembre-janvier), descend régulièrement, la nuit, en dessous de 15 OC.
Alors qu’en pays wobé, il n’existe qu’une saison sèche, suivie d’une saison des pluies, il y a,
en pays gueré, alternance de deux saisons des pluies : grande saison sèche de novembre à février,
petite saison des pluies de mars à juillet, petite saison sèche de fin juillet à fin août, grande saison
des pluies de septembre à novembre. Les pluies, qu’accompagne une très forte nébulosité, sont
souvent précédées de tornades et d’orages particulièrement violents.
INTRODUCTION II

L’étude des variations de la pluviométrie et du degré hygrométrique montre que le régime


pluvial évolue dans le sens d’une diminution des précipitations annuelles et d’une aggravation
de la saison sèche. Cette dessiccation progressive serait due à la déforestation des zones les plus
peuplées, l’accroissement démographique entraînant la disparition de la forêt primaire mais aussi
de la forêt secondaire.

FIG. 2. - Relief et cours d’eau.


INTRODUCTION 13

B. LE MILIEU HUMAIN

1. Le cadre ethnique.

La question qui nous préocupa en permanence tout au cours de notre enquête, fut de savoir
si la distinction terminologique Guéré-Wobé, communément admise à l>heure actuelle, traduisait
une différence ethnique réelle ou n’était que la conséquence d’une conjoncture historique par-
ticulière. En d’autres- termes, les populations guéré et wobé constituent-elles une seule et même
ethnie ou deux ethnies différentes ?
La tradition orale, du Nord au Sud et de 1’Est à l’Ouest, ne fait état que d’un seul terme pour
désigner l’ensemble des groupements actuellement appelés guéré et wobé. Ce terme est Wé, ou
Wèon ou encore Wèniolz, et signifie Rles hommes qui pardonnent facilement » (WE,avoir pitié de,
pardonner facilement ; 0 ou y@ homme). Ni le terme Guéré, ni le terme Wobé n’existaient dans la
terminologie précoloniale, mais furent créés par l’administration militaire, sur la base d’un malen-
tendu à la fois géographique et linguistique, dans les conditions suivante+ :
- le terme G~éré: la pénétration du futur pays « guéré » s’est faite par le Nord, à partir du poste
de Logoualé. Parvenu sur les bords du Kô, qui marque la limite orientale du pays dan, l’officier
commandant la colonne de pacification s’enquit du nom des populations habitant (( de l’autre
côté de la rivière ». Il lui fut répondu qu’il s’agissait des u Guémin », littéralement « les hommes
de Gué » (G&?o en Wè), groupement que les Dan connaissaient bien pour lui avoir souvent
fait la guerre, mais qui n’était en réalité que l>antenne la plus septentrionale de la confédé-
ration guerrière Zagna2. Cette appellation fut officiellement retenue en 1911 par I’administrateur
du Cercle du Haut-Cavally, le capitaine Laurent, qui, pour désigner I’ensemble des populations
au Sud des Dan, « leur a appliqué la dénomination Guéré ou Gué en usage chez leurs voisins
du Nord 9. La désinence ré de Guéré semble être une déformation du terme dan mE, homme.
Gzcé-mZ,les hommes de Gué ;
- le terme Wobé: il nous fut impossible de déterminer dans quelles circonstances exactes (la colonne
militaire venait-elle de Séguéla ou de Man 1) et à quelle date est né le terme Wobé. Mais le
processus qui nous fut décrit est identique au précédent. A la question de savoir par quel terme
étaient désignées les populations dont on allait entreprendre la conquête, il fut répondu qu’il
s’agissait des Wè, et l’interprète, qui était Malinké, s’exprima par les termes « WE-6~» - « Là-
bas ? Ce sont les Wè. » La transcription de WIE-6~donna Wobé.
Les populations guéré et wobé ne constituent donc qu’une seule et même ethnie, l’ethnie wè.
Cependant, pour respecter l’usage établi depuis plus d’un demi-siècle maintenant, et consacré
par les populations elles-mêmes, nous conserverons, pour la clarté de l’exposé, la distinction
Guéré-Wobé, tout en ne lui accordant qu’une valeur formelle.
Nous n’avons fait état, jusqu’à présent, que des populations wè de Côte d’ivoire. Il convient
de préciser que celles-ci débordent très largement, vers le Sud-Ouest, sur 1’Hinterland libérien,
où elles sont communément désignées par le terme de Krahn. Selon LAVERGNE DE TRESSAN, « Krahn
est une déformation de Kuraan, terme par lequel Gyo (Dan du Libéria) et Manon désignent les
peuplades Kpaan, identiques à ce que nous appelons Guéré +. D’après G. SCHWAB~, les Krahn
(Kra) réunissent les TiZ (T&ien) et les Sapa (ou Sapo). B. HOLAS, qui considère les Sapo comme un

I. Nous tenons cette information du chef du canton Zagna de la sous-préfecturede Bangolo, M. Daho
Pierre. Elle nous fut conlïrmée par de nombreux autres informateurs.
2. La confédération guerriére Zagna, comme nous le verrons plus loin, comprenait en effet, du Sud
vers le Nord, les groupements de guerre Blaon, Ti&tan, Tièmesson, Séhou, Bilou et Gz&.
2. CaD. LAURENT (I~)II).
5. LA%ERGNE DE hÉS&N (1953,. p. 134).
5. G. SCHWAB (1947, p. 28) : « TIE and Sapa are called Kr& by the Mano and G~OD.
14 ALFRED SCHWARTZ

Extrait de 10 carte de localisation


de la popùlotion de CBte d’lvoira,
Établie par J.l? TROUCHAUD et
J.P. OUCHEMIN, 0 R ST0 M , 1965.
- Limite pays wè
--- Limite, Gudrd-WobB

FIG. 4. - Structure du peuplement.


INTRODUCTION r5

groupe à part, distingue 13 tribus en pays Krahn, qui seraient toutes originaires de l’actuelle
Côte aIvoire : « Les légendes qui nous ont été racontées situent le pays d’origine de toutes les
peuplades $aE sur l’autre côté du fleuve Cavally ; les aborigènes de Toulépleu sont désignés comme
directement apparentés. Ces liens d’ailleurs subsistent très nettement 19. Une enquête récente,
menée par un sociologue allemand, D. SEIBEL, assimile par contre les Sapa aux Krahr?.
La frontière ivoiro-libérienne ne marque donc pas une limite ethnique, les Krahn n’étant
que l’antenne la plus occidentale des populations wè. Celles-ci continuent en effet à entretenir,
en dépit du clivage politique imposé par les partages territoriaux de l’époque coloniale, d’étroits
rapports (échange matrimonial notamment) d’une rive à l’autre du Cavally ou du Nuon.

2. La structure du peuplement.

Les populations wè sont très inégalement réparties sur le territoire qu’elles occupent. Du
Nord-Est vers le Sud-Ouest nous trouvons d’abord une zone à densité relativement élevée (de
l’ordre de 40 habitants au kilomètre carré) et comprenant, en gros, le pays wobé (moins le canton
Sémien, situé en savane) et la partie septentrionale du pays guéré (canton Zibiao et Zagna) ;
puis une immense zone très peu peuplée (moins de 20 habitants au kilomètre carré, très souvent
même moins de 10) allant pratiquement du Sassandra au Cavally ; enfin une seconde zone à forte
densité (40 habitants au kilomètre carré), constituée par le couloir entre Cavally et Nuon (Gu&é
de Toulépleu) .
Cette structure du peuplement, qui n’est nullement le reflet de conditions écologiques
vraiment différentes, ne peut s’expliquer que par le processus d’occupation de l’espace. Comme
nous le verrons plus loin, les populations wè les plus anciennement établies sont originaires du Nord,
et furent probablement refoulées de la savane vers la forêt par les vagues successives de migrants
mandé. Les premiers arrivants s’installèrent ainsi à la lisière Nord de la forêt (actuel pays wobé).
Au fur et à mesure que se poursuivait l’exode et que les terres devenaient plus rares, il s’effectua
à partir de là un lent et progressif essaimage vers le Sud et le Sud-Ouest. A ce mouvement s’ajouta,
vers le milieu du XVIII~ siècle, une migration originaire de l’Est et qui traversa le territoire des
populations déjà établies entre le Sassandra et le Nzo, pour aller peupler la forêt encore vide entre
le Nzo et le Cavally. Alors que le pays wobé a dû être occupé avant le XV~ siècle déjà, la région
entre le Nzo et le Cavally ne l’a donc été qu’il y a deux cents ans à peine.
Quant à la seconde zone de forte densité elle s’articule, entre le Cavally et le Nuon, autour
d’un axe qui, depuis le XVI~ siècle au moins jusqu’à la période coloniale, a constitué une des prin-
cipales voies de pénétration de la côte vers l’intérieur du continent. L’intense activité d’échange
qui a existé dans cette région à l’époque précoloniale a dû faire de ce couloir l’objet de nombreuses
convoitises et n’est certainement pas étrangère à la mise en place d’un peuplement dense. Si les
populations actuelles ne s’y implantèrent qu’au début du XVIII~ siècle, les traditions orales font
par contre état d’une occupation de l’espace bien plus ancienne.

C. LE CONTEXTE ÉCONOMIQUE

L’économie traditionnelle du pays wè est très largement d’autosubsistance : activités de


ramassage d’une part (cueillette, chasse, pêche), production vivrière d’autre part. La principale
culture est le riz, auquel s’ajoute une série de produits « secondaires » : maïs, manioc, taro, petits
légumes et condiments.

1. B. HOLAS (1952, p. 133).


2. D. SEIBEL distingue d’une part les tribus proprement krahn (U die eigentlichen Krahn Stamme )))
oui sont au nombre de 13 f Twabo, Glio, Konobo. Kanah, Tchien, Niabo, Gwarbo, Gborbo. Gbarzon. Gboe.
l%ai, Gbarbo, Kaluponyon ; d’autre part les Sapa. : Juarzon, Sikon, Warj-ah, Kabada, Nemopo, Putu. ;<Les
Sapo sont linguistiquement, sociologiquement, culturellement et d’après leurs traditions historiques Krahn, »
Communication écrite du 24-3-1968.
16 ALFRED SCHWARTZ

L’introduction de la culture du café, en juxtaposant à une économie du besoin une économie


du profit, a donné naissance à un système de production dualiste, paralysé par une série de goulots
d’étranglement dont nous examinerons la nature ultérieurement. Mais elle a permis aussi à la
société wè d’accéder, par le truchement de la monnaie, aux circuits d’échange modernes.
L’ensemble guéré-wobé n’est encore malgré tout que très faiblement intégré au complexe
economique national. Le principal obstacle au développement de la région reste incontestablement
son éloignement par rapport aux centres vitaux du pays. Duékoué est à 500 km d’Abidjan, Tou-
lépleu à 650. Ce caractère de « marginalité 1)du departement de l’Ouest a été clairement mis en
évidence, en ce qui concerne les investissements notamment, par l’enquête déjà citée du BDPA :
« . .. le département, qui groupait en 1963 près de 13 y0 de la population nationale, ne recevait
qu’une proportion infime des investissements privés productifs (1,s %) et une part très restreinte
des investissements publics (2,6 %) effectues en Côte d’ivoire. 9

Il est devenu classique d’étudier le changement social à partir de la « situation coloniale 1).
Dans l’analyse qu’il en fait, G. BALAMDIER écrit : « Il est habituel de reconnaître que la colonisation
a agi par le jeu de trois forces difficiles à séparer - associées historiquement et vécues comme
étroitement solidaires par ceux qui les subissent - : l’action économique, administrative et mis-
sionnaire 3. S’il est effectivement arbitraire de dissocier ces trois actions, il convient cependant
de souligner qu’elles n’ont pas toujours et partout opéré d’une manière concomitante. Par ailleurs
il s’y ajoute, depuis la proclamation des indépendances nationales, les options prises par les diffe-
rents gouvernements sur les plans à la fois politique, économique et social.
En pays guéré cette « gradation 1)dans la confrontation est particulièrement nette. Au début
le contact est essentiellement administratif, et s’effectue par le biais des contraintes inhérentes
au système colonial. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il devient réellement économique, avec la
diffusion de la monnaie, puis religieux, avec la pénétration à la fois de l’Islam et des missions
chrétiennes, mais aussi culturel, avec l’apparition des écoles.
Aussi tenterons-nous d’appréhender le changement social à travers les opérateurs que furent
successivement le fait colonial, la diffusion de l’économie monétaire, la confrontation idéologique,
les options prises depuis l’Indépendance.

A. LE FAIT COLONIAL

Le premier contact avec la colonisation fut celui de la conquête militaire, dont nous rappel-
lerons ici sommairement les principales étapes. Celle-ci s’accompagne de la mise en œuvre d’un
système de contrainte qui devait affecter la société traditionnelle dans son intégrité à la fois physique
et morale.

1. La pénétration militaire3.
La pénétration française en pays wè s’est faite à partir des postes de Danané (créé en 1906)
et de Man (créé en Igo8), selon trois directions principales :
- l’axe Man-Logoualé-Béoué-Duékoué ;
- l’axe Man-Sémien ;
- l’axe Danane-Toulepleu.

I. Enqui% citée, rapport no 1, p. g.


2. G. BALANDIER (1955, p. 8).
3. ANGOULVANT (19x6).
INTRODUCTION =7

Les opérations de pacification furent commencées en 1911 et poursuivies jusqu’en 1914,


selon la «méthode d’action lente », dite de la « tache d’huile », préconisée par le gouverneur ANGOUL-
VANTE, et qui consistait à créer des postes fixes à partir desquels des unités mobiles et légères
rayonneraient.

a) L’axe Man-Duékoué.
La conquête du pays guéré, qui fut menée à partir du poste de Logoualé, créé en février 1911,
poursuivait deux objectifs : pacifier, en un premier temps, la zone comprise entre Sassandra et
Kô-Nzo ; soumettre, en un second temps, à partir de cette zone pacifiee, les populations entre Nzo
et Cavally.

- PACIFICATION DES POPULATIONS ENTRE SASSANDRA ET Ko-Nzo


« De fortes reconnaissances... explorent d’abord la région du confluent Kô-Nzo et atteignent
en fin février (1911) Doua-Pin et Douélé. Les Gu&é, épars dans la forêt, crient qu’ils ne veulent
pas faire la guerre et en même temps déchargent sur nous leurs fusils. Après ce coup de sonde, le
commandant BORDAUX décide de porter tous ses efforts sur la rive gauche du Kô, face à LogouaW. ))
Une première opération eut pour mission de reconnaître l’emplacement de postes à partir
desquels se ferait la pacification. Le choix porta sur Béoué et Duékozlé qui furent créés en 1911.
« La 8e compagnie s’installe à Duékoué et Béoué avec mission immédiate de soumettre les Bilas
et les Zaniés. .. Mais l’excessive sauvagerie des habitants et l’obligation, en septembre, d’envoyer
des troupes en Guinée, contrarient nos efforts et nous empêchent, malgré l’activité déployée de
mai à octobre, d’obtenir des résultats décisifs : il devient indispensable de recourir, en novembre,
à une nouvelle action d’ensemble... A Duékoué un essai de conquête par la persuasion n’a donne
aucun résultat.s D
De novembre 1911 à février 1912, de nombreuses reconnaissances sillonnent le pays à partir
de Béoué et de Duékoué. « L’envahissement du Zanié, réputé le plus fort de la région, est entrepris
de l’Ouest à l’Est... Les Zaniés n’offrent de r&istance sérieuse qu’à Glopou (7 février), faillissant
ainsi à leur réputation de bravoure qui ne survivra pas à cet échec4. 1)
Mais les opérations de pacification aussi bien en pays Zagné qu’en pays Zagna et Zibiao
furent poursuivies tout au long de l’année 1912.

- PACIFICATION DES POPULATIONS ENTRE Nzo ET CAVALLY


L’effort de pénétration du couloir entre Nzo et Cavally fut mené à la fois à partir du poste
de Béoué et des postes de Duékoué et Guiglo (créé fin 19x2).
(( La première reconnaissance, forte de 62 fusils, dirigée vers le Sud quitte Duékoué le 22 juin
sous le commandement du Lieutenant LACOURIÈRE... Elle livre de nombreux combats d’embuscade
et s’empare de plusieurs villages fortifiés5 ». Après cette prise de contact avec le pays Doo, le lieu-
tenant LACOURIÈRE parcourt les pays Fléo et Glokouion «où il ne rencontre qu’une faible résistance6. »
Les tentatives faites à partir du poste de Béoué furent tout d’abord moins heureuses. (( En
septembre 1912, le capitaine CHRÉTIEN s’attaque aux Béou et aux Gao, mais ne peut arriver à prendre
le contact des Guéré de la rive droite du Zô7. 1)La même année cependant fut créé, au cœur du
pays Zérabaon, le poste de Dieya. Mais ce n’est qu’en juin et juillet 1918 que furent pénétrés les
pays Boo et Néao.
I. ANGOULVANT (1916, p. I~I). Cette méthode s’opposait au système des « colonnes » qui, comme le
soulignait en 1933le capitaine Viard, dans une monographie non publiée du poste de Toulépleu, « ne font que
passer et ne laissent derrière elles qu’mie soumission de circonstance x
2. Ibid., p. 365.
3. Ibid., p. 365-367.
4. Ibid., p. 370.
5. Ibid., p. 380.
6. Ibid., p. 382.
7. Ibid., p. 377.
2
18 ALFRED SCHWARTZ

** SIPILOU

Juillet 1911 * CF.,....


Lutte contre las MANON

i
1111 -D, I Man-Danané (1906-1908)
,-b 2 Est de Man et liaison avec le sud (1911) ------------I
i
!
.II + 3 Pacification du pays GUÉRÉ-NIA0
et
I
Itinéraire de SAMORY en 1898
TAI i
Poste et date de sa crhation
7 1908 I

FIG. 5. - Pénétration fraqaise dans la région de Man.


INTRODUCTION =9

b) L’axe Man-Sémien : pacijcation du pays wobé.

La conquête du pays wobé se fit à la fois à partir du poste de Sémien, créé en juillet 1911,
au Nord-Est, et du poste de Logoualé, au Sud-Ouest. « L’objectif à atteindre est d’explorer et
de soumettre la zone comprise entre la route Man-Sémien au Nord, le Sassandra à 1’Est, le Zô
à l’Ouest et au Nord. Cette zone est à peu près entièrement inconnuel. ))
Les premiers efforts portèrent, en 1911, sur la pacification des groupements voisins de la
route Man-Sémien, en construction. Le 31 août, un chantier de la route fut encore attaqué. Mais
les populations riveraines abandonnèrent rapidement toute résistance.
La pénétration du pays Gbéon commença des la fin de l’année 1911. « Le pays, relativement
peuplé, a été abandonné ; seuls les guerriers gardent les sentiers et les villages, rendant nécessaires
des combats plus ou moins violents, notamment à Gouéhia (Glao), Bodrou et Zoodrou (Tao)...2. »
En février rgrz, la conquête du pays wobé est considéree comme achevée. « La ze compagnie
s’installe à Kouibly en attendant l’autorisation d’y créer un postes. »

c) L’axe Danané-Toulépbu : pacijcation du couloir entre Nuon et Cavally.

La zone comprise entre Nuon et Cavally, de Danané à Toulépleu fut la dernière à être occupée
par le colonisateur. Ce n’est en effet qu’en juillet 1913 qu’un détachement quitte Danané pour
se porter sur Zouan-Hounien, qui est enlevé sans gros efforts. Le 15 août, un peloton du même
detachement, sous les ordres du lieutenant LIOFUOU, atteint Toulépleu. La résistance est pratique-
ment nulle, et les chefs rendent 337 fusils. Le lieutenant LIORZOU choisit l’emplacement d’un poste,
puis parcourt le pays « pour activer la reddition des armes et la soumission complète.4 1)A la fin
de décembre la région est considérée comme pacifiée.

***

La conquête du pays wè fut donc, somme toute, relativement facile. Elle donna lieu à moins
d’effusion de sang que I’occupation de la plupart des autres régions de Côte d’ivoire. La pacification
achevée, l’organisation administrative pouvait commencer.

2. Le système de contrainte.

La prise en main du pays par le colonisateur s’accompagna tout d’abord d’un redécoupage
territorial et d>une mise en place d’autorités nouvelles ; elle entraîna ensuite un ensemble de
déplacements et de regroupements de populations ; elle soumit enfin le colonisé à une série de
contraintes individuelles.

a) Le découpage administratif et la mise en place d’autorités nouvelles.


La première tâche entreprise par l’autorité coloniale fut de découper le pays conquis en
entités « administrativement viables 1).Ces entités devaient être de deux ordres :
- à la base, des unités calquées sur l’organisation territoriale traditionnelle et régies par l’auto-
rité politique ancienne : les cantons;
- coiffant un groupe de cantons, une entité administrative, importée, fonctionnant selon des
normes nouvelles et disposant d’un pouvoir d’intervention coercitif : la szcbdz’z~2sio~.

I. ANGOULVANT (1916, p. 369).


2. Ibid., p. 369.
3. Ibid., p. 371.
4, Ibid., p. 385.
20 ALFRED SCHWARTZ

Chef-lieu de Sous-Préfecture
Limite de Sous-Préfectun
Limite de Canton
es--- COU~S d’eau uiii
Route Principale .,
/

Erhdle
p , , , , yo

FIG. 6. - Le pays guéré et wobé. Carte administrative.


INTRODUCTION 21

,-ta..

--- Limite Guéré-Wobé


- Limite de bloa-dru
_____ Cours d’eau

p ,
Echelle
( , , 5p

FIG. 7. - Le pays wè. Groupements trkitionnels.


22 ALFRED SCHWARTZ

Ce schéma, qui visait à faire du pouvoir coutumier l’auxiliaire de l’administration coloniale,


était d’une bonne conception théorique. Mais il ne fut que très peu efficient dans la pratique,
faussé qu’il était dès le départ autant par la méconnaissance qu’avait le colonisateur de la réalité
sociale locale que par la capacité de « tricherie » mise en œuvre par la société traditionnelle. En effet,
le découpage effectué, s’il tint souvent compte des équilibres anciens, apparaît cependant fréquem-
ment aussi comme parfaitement arbitrairel.
La création de ces unités administratives allait par ailleurs de pair avec la nomination de
chefs nouveaux. Or ces chefs n’étaient jamais les dirigeants réels qui, eux, se tenaient à l’écart
et continuaient à assumer la réalité du pouvoir.2 Dans ces conditions, peu importait que les cadres
nouveaux ne correspondissent pas aux cadres anciens. Au contraire, c’était là accroître les chances
d’échec de l’entreprise.

b) Les déplacements et regroupements de populations.

Les raisons qui amenèrent l’administration coloniale à déplacer et à regrouper des popula-
tions généralement éparses en une multitude de campements à travers la forêt furent de trois
ordres :
- administratives : fixer la population en des endroits précis afin de pouvoir la contrôler plus
facilement (recensement, levée de l’impôt, etc.) ;
- politiques : faciliter la surveillance et, partant, empêcher la fuite vers le Liberia des populations
frontalières ;
- économiques : constituer des réservoirs de main-d’œuvre prestataire facilement accessible,
à la fois pour les travaux de construction de routes sur place et l’alimentation en « travailleurs
volontaires » de la demande extérieure.
Les conséquences directes de ce brassage de populations furent les suivantes :
- apparition du phénom&e-village, au sens d’entité sociale autre que le groupe de descendance
ou la fédération librement consentie de deux ou plusieurs patriclans ; le village de regroupement
est généralement une juxtaposition de communautés claniques hétérogènes, qui vivent côte
à côte mais ne s’interpénètrent pas ;
- mise en place, le long des routes nouvellement créées, d’un peuplement linéaire, qui ne reflète
en rien l’occupation traditionnelle de l’espace, mais est le résultat d’une intervention coercitive ;
- accentuation du mouvement d’exode amorcé au moment de la pénCtration coloniale vers le
Libéria : en 1933, dans un essai intitulé Les Gkyé, peztple de la forêt, R. VIARD chiffre Nà plus
de 15 ooo les Guéré ayant fui la Côte d’IvoireS. »

c) Les contraintes individuelles.

Elles furent celles du « système N colonial :


- l’impôt : l’établissement d’un impôt de capitation explique en partie les difficultés que rencon-
trèrent les autorités nouvelles à fixer les populations. S’installer au village de regroupement,

1. A. %XWARTZ (1968 et 1969) : « Les données numériques concrétisent le caractère peu rationnel du
découpage : alors que le canton Tao compte actuellement zg 350 personnes et le canton Péomé 22 913, le canton
Doo en compte I 614 et le canton Glokouion I 149 seulement... x
2. Ce « dualisme du pouvoir politique Na été souligné par G. BALANDIER (1967, p. 63). Ailleurs, le même
auteur (1967, p. 188) écrit : « Dans le cadre de la situation coloniale la vie politique réelle s’exprime en partie
d’une maniere clandestine, ou bien se manifeste à l’occasion d’un véritable transfert. »
En pays guéré et wobé, sur les 20 chefs de canton actuellement en exercice (trois étant décédés et n’ayant
pas été remplacés), II sont d’anciens militaires retraités et g seulement sont « civils 1).
3. cap. R. VIARD (1934, p. 29).
INTRODUCTION 23

c’était accepter de se faire recenser et, partant, ,de se soumettre au contrôle de l’administration.
Par ailleurs, selon R. VIARD, Nla crainte de ne pouvoir trouver l’argent nécessaire au paiement
de l’impôt ~1était une des principales causes de l’exode vers le Libéria ; elle le fut encore davan-
tage à partir de 1940, quand en trois ans le taux de l’impôt personnel fit plus que tripler2, sans
compter la contribution en nature qui fut exigée de la population au cours de Nl’effort de guerre N
(Ig4z-rg++) sous la forme de fourniture de latex3 ;
- le travail prestataire : dès rgrr furent commencés les travaux de construction des postes,
puis les travaux de route.. . Pour la subdivision de Toulépleu par exemple, le chiffre des presta-
taires s’élevait en moyenne à 300 hommes par mois (soit 3 600 par an, pour une population
totale de 20 ooo habitants environ). A ceci il convient d’ajouter les demandes de « volontaires N
qui provenaient des chantiers extérieurs (Basse-Côte notamment), et que les chefs de poste
étaient tenus de satisfaire. A Toulépleu la situation était à ce point critique en 1928 que le lieu-
tenant LÉGER, dans un rapport établi sur le recrutement de la main-d’oeuvre, écrivit : N.., Livrer
aux recruteurs les ajournés de 1926 et les ze portion, revient à opérer une rafle dans les villages
et à emprisonner les gens )j4;
- I’enrôlement militaire : les besoins de la première guerre mondiale amenèrent les chefs de poste
à procéder dès 1914 à une levée en masse de « volontaires D. Mais si l’enrôlement militaire fut
perçu au départ comme une contrainte, les données ne furent, par la suite, plus les mêmes,
quand les Guéré eurent compris l’énorme avantage qu’ils avaient à être pensionnes au bout
de quinze ans de service. Le phénomène « anciens combattants ».apparut donc dès la fin des
années 20, avec le retour au pays des premiers retraités ;
- la justice coloniale : la mise en place d’un appareil judiciaire importé, jugeant selon des concepts
totalement différents de la justice coutumière, ne trouva au départ que peu d’écho dans la société
traditionnelle. L’habitude s’instaura cependant peu à peu de faire de la justice coloniale une
sorte de cour d’appel, quand les instances villageoises s’avéraient incapables de réconcilier deux
parties. Cette possibilité de recours ne fut certes pas étrangère à la détérioration progressive
du schéma d’autorité qui prévalait jusqu’alors en matière de régulation de l’ordre social.

Le fait colonial, par le système institutionnel qu’il mettait en place, a donc, à des niveaux
divers, profondément affecté la société traditionnelle. La conquête militaire a clairement défini
l’esprit qui allait désormais régir les rapports entre colonisé et colonisateur. Le système de contrainte
a obligé, l’individu à sortir des cadres anciens, en lui imposant des exigences et en le confrontant
avec des réalités nouvelles.

B. LA DIIWUSION DE L’ÉCONOMIE MONÉTAIRE

Elle s’est essentiellement faite, jusqu’à ces dernières années, par le biais des cultures commer;
ciales et des revenus de transfert. Il s’y ajoute, depuis peu, le travailsalarié de type moderne.

1. Les cultures commerciales.


Le pays guéré ne s’est ouvert aux cultures commerciales que tardivement. Le cacao, intro-
duit vers 1925, est, dès 1932, complètement abandonné, à la suite de l’effondrement des cours
I. Lieut. VIARD, rapport du ver mars 1932. Archives de Toulépleu.
2. La progression de l’imp8t personnel, pendant « l’effort de guerre », fut la suivante : 1940 : 12 francs;
1g4r : 14 francs ; rg42 : 25 francs ; 1943 : 40 francs.
3. Cette contribution fut particulièrement lourde : pour la subdivision de Toùlépleu par exemple, il
s’agissait de fournir 25 t de caoutchouc par an, quota exigé par le Gouvernement Général.
Sur les conséquences de cette « campagne du caoutchouc )I, cf. A. SCHWARTZ (1966, p. 36-37).
4. Lieut. LÉGER (1928).
24 ALFRED SCHWARTZ

suscité par la crise économique mondiale. Le café commence à se développer timidement à partir
de 1930, mais ne s’impose et ne se généralise vraiment qu’après la Seconde Guerre. Encore les
superficies cultivées ne sont-elles que modestes (les mesures de parcelles effectuées dans nos deux
villages d’enquête montrent qu’un planteur dispose en moyenne de g4 ares de café à Ziombli,
de 126 à Sibabli) et les rendements faibles (de 350 à 400 kg à l’hectare).
L’enquête du BDPA, à laquelle nous avons déjà fait allusion, a établi que le revenu moné-
taire agricole de la région était, en 1960, par habitant et par an, de 4 600 francs environ (le café
intervenant à lui seul pour 86,6 %). Ce revenu, qui est très bas, n’a pas encore permis l’apparition
du phénomène du « planteur », tel qu’il a été décrit et analysé par K~BBEN~ pour les pays agni
et bété, où il existe depuis une quinzaine d’années déjà.
On a en réalité l’impression que, sur la voie du développement économique, le pays guéré
a toujours réagi avec ztn temps de retard sur les autres régions de Côte d’ivoire. Alors que dès avant
la Seconde Guerre mondiale la culture du café (et du cacao) avait très largement conquis la
Basse-Côte, l’Est, le Centre et le Centre-Ouest, les Guéré n’en étaient encore qu’à de timides essais.
Il fallut la flambée des cours de la campagne 54-552pour inciter enfin les paysans à créer des caféières.
Quand celles-ci entrent en rapport, le café ne connaît malheureusement plus la même fortune.
On essaie alors de compenser la chute des cours, en cherchant, par l’accroissement des superficies
cultivées, à produire des tonnages plus élevés... quand une loi de septembre 1965, soucieuse de
maintenir entre production et quotas d’exportation un certain équilibre, vient officiellement
interdire la création de plantations nouvelles ou l’extension des plantations existantes...
Un gros effort est par contre fourni à l’heure actuelle pour gén&aliser la culture du cacao.
De nombreuses plantations ont déjà fait leur apparition, mais il faudra attendre plusieurs années
encore avant qu’elles ne produisent effectivement.

2. Les revenus de transfert.

Les revenus de transfert ont joué un rôle considérable dans la diffusion de l’économie moné-
taire en pays guéré. Il s’agit essentiellement des pensions versées aux ((tirailleurs » après quinze ans
de service dans l’armée française. L’engouement du Guéré pour la N chose N militaire d’une part,
les besoins en hommes de la Première Guerre mondiale d’autre part, firent que le recrutement
fourni par le pays fut très tôt particulièrement important. Aussi le phénomène « anciens combat-
tants » apparut-il dès les années 30, avec le retour de France des premiers retraités.
Pour l’année 1967 il a été distribué par la seule agence spéciale de Toulépleu pour, en
gros, 55 millions de francs de pensions militaires. La même sous-préfecture a produit au cours de
la traite 1967-1968 quelques I 500 t de caf&, soit un revenu de 135 millions. Les pensions versées
aux anciens combattants représentent donc, dans ce cas précis, environ 40 o/. de la production
caféière, et très vraisemblablement le tiers au moins de l’ensemble de la production agricole
commercialisée.
Si nous ajoutons aux pensions militaires les 12 millions distribués pour la même année
à Toulepleu en pensions civiles, la place tenue par les revenus de transfert dans l’économie actuelle
du pays guéré est assez consid&able.

3. Le travail salarié: de type moderne.

L’introduction, en pays guéré du travail salarié de type moderne est principalement liée
au développement, depuis 1962, de l’industrie forestière. Celle-ci est actuellement présente sous la
forme d’une quinzaine de chantiers et de trois scieries, employant quelque I 500 personnes et
distribuant, sur place et par an, pour 150 millions de francs environ de revenus.

I. KOBBEN (1958).
2. Le cours du café monta jusqu’à 200 francs le kilogramme, alors qu’actuellement (traite 67-68) il est
de go francs.
INTRODUCTION 25

L’exploitation forestière ne contribue cependant que médiocrement à I’accroissement du


pouvoir d’achat de la population locale. La masse des salaires distribues n’est en effet que partiel-
lement dépensée sur place. Le Guéré jouissant d’une « mauvaise réputation )) en matière d’assiduité
et surtout de constance au travail, les chefs d’entreprise manifestent beaucoup de réticences
à embaucher les gens du pays. Aussi à peine IO yo seulement du personnel des chantiers forestiers
est-il autochtone, plus de 50 o/. de la main-d>œuvre étant d’origine étrangère (voltaïque notamment)
et le reste provenant d’autres régions de Côte d’ivoire. Même en considérant que les salaires touches
par les ouvriers non autochtones sont à 50 yo consommés sur place (et ils ne le sont guère davantage),
les (( fuites » vers l’extérieur apparaissent donc comme particulièrement importantes. Il y a là,
pour le pays guéré, un manque à gagner certain.

C. LA CONFRONTATION IDÉOLOGIQUE

Celle-ci revêt les formes d’une part de la scolarisation, d’autre part de la pénétration des
religions universalistes.

1. La scolarisation.

La scolarisation resta pendant très longtemps le privilège des fils de chefs et de notables.
Durant pratiquement toute la période coloniale il n’a existé en effet qu’une seule école par
subdivision.
Certains villages @irent cependant.très tôt l’initiative d,organiser, avec le concours d’anciens
militaires de retour de France, un enseignement rudimentaire. Ce fut cette formule qui donna
naissance aux écoles dites « clandestines », qui commencèrent à se généraliser il y a une dizaine
d>années, et qui continuent à être de règle dans la plupart des localités qui n’ont pas encore
d’établissement ‘officiel. Cet enseignement, théoriquement interdit par les .autorités, mais toléré
dans la pratique, est à la charge. des seuls parents d’élèves, qui recrutent et paient eux-mêmes
les « maîtres », généralement pleins de bonne volonté, mais souvent d’un niveau à peine supérieur
à celui du certificat d’études.
Depuis 1965 environ, I’effort fait dans certaines régions du pays guéré par les collectivités
rurales pour construire des écoles « en dur », remplissant les normes officiellement exigées pour
être reconnues et, partant, bénéficier d’instituteurs payés par l’État, est considérable. Dans l’an-
cienne circonscription de Toulépleu, par exemple, une vingtaine d’établissements, édifiés sous
l’impulsion d’un sous-préfet particulièrement dynamique, n’attendent plus que l’envoi de maîtres
pour ouvrir leurs portes. Les besoins en ce. domaine étant malheureusement de loin supérieurs,
à l’échelon national, aux possibilités qu’il y a de les satisfaire, la scolarisation intégrale, malgré
les sacrifices consentis par les villageois, n’apparaît cependant pas encore comme imminente.

2. La pénétration des religions universalistes.

a) L’Islam.

Le pays guéré a été en contact avec 1’Islam, par le commerce de la cola, déjà bien avant
la pénétration coloniale. Trois routes caravanières principales reliaient en effet de fort longue date
la zone forestière à l’Ouest du Sassandra à la savane du Nord. Les deux premières partaient
d’odiénné et, via Touba, atteignaient l’une la région de Toulépleu, l’autre celle de Duékoué ;
la troisième partait de Séguéla, traversait le pays wobé et à partir de Kouibli se dirigeait plein Sud
jusqu’à Duékoué également.
Ce contact avec les traitants « dioula 1)’musulmans, n’affecta cependant aucunement, sur le
plan religieux, les populations guéré. La pénétration française elle-même, qui entraîna dans son
26 ALFRED SCHWARTZ

sillage un important peuplement malinké, ne transforma en rien cet Btat de choses. L’Islam demeure
actuellement le fait des petites villes (Toulépleu, Guiglo, Duékoué), toutes créées artificiellement,
autour des postes militaires, par ces noyaux d’immigrants. Même quand celles-ci commencèrent
à attirer à elles les populations locales, il n’intervint aucun changement. Pour l’ensemble de la
sous-préfecture de Toulépleu par exemple, malgré un demi-siècle de présence dioula, il n’existait
en 1966, à notre connaissance, que trois cas de conversion.

b) Le Christianisme.

La pénétration du Christianisme est, elle-aussi, particulièrement lente et difficile. L’obstacle


principal est plus la polygamie que l’attachement aux croyances et rites traditionnels - qui
généralement s’accommodent d’ailleurs fort bien d’apports extérieurs. La pratique religieuse en
pays guéré apparaît en effet plus comme une thérapeutique de lutte contre la maladie et la sorcel-
lerie, que comme un culte rendu à Gnon-Sua, Dieu créateur et Maître de l’Univers. Dans la mesure
où le Christianisme se présente donc à l’individu comme apportant un supplément de sécurité,
mais sans entraîner par ailleurs d’obligations trop contraignantes, il est accepté, même recherché.
Ainsi tous les tirailleurs gueré reviennent-ils au pays baptisés. Ils continuent à se dire chrétiens,
ce qui ne les empêche pas, en matière matrimoniale, d’agir dans le sens d’un renforcement de la
tradition, et de capitaliser un maximum de femmes.
La première mission catholique s’implanta à Duékoué en 1937. L’action d’évangélisation
s’étendit progressivement, à partir de là, vers l’Ouest, où la mission de Pehé, à 15 km de Toulépleu,
fut creée en 1947. Depuis une dizaine d’années, plusieurs Églises protestantes tentent à leur tour
de prendre pied en pays guéré. Parmi celles-ci la plus solidement établie est la Mission biblique
de France.
Si les conversions ne sont encore que très rares, le Guéré semble cependant plus perméable
au Christianisme qu’à l’Islam. Le développement des écoles privées, principal « outil » d’interven-
tion des missionnaires, n’est pas étranger à ce phénomène. La Mission catholique de Duékoué
a même enregistré des résultats particulièrement encourageants, en « produisant » les deux premiers
prêtres guéré, ordonnés l’un en 1965, l’autre en 1967. Les exigences du nouveau Code Civil en
matière matrimoniale - institution de la monogamie - contribueront sans aucun doute à accélérer
grandement le mouvement de christianisation.
Nous n’avons par ailleurs relevé en pays guéré de manifestation importante d’aucun des
cultes syncrétiques qui foisonnent sur la Basse-Côte.

D. LES OPTIONS PRISES DEPUIS L’INDÉPENDANCE

L’accession, en 1960, de la Côte d’ivoire à l’Indépendance marque un tournant décisif


dans le processus de transformation des structures sociales traditionnelles de ce pays. Les orienta-
tions définies par les dirigeants sur les plans tant politique que social et économique en vue d’édifier
une société nouvelle et moderne sont amenées à bouleverser d’une manière radicale les fondements
même de l’équilibre ancien. Certaines mesures, telles que celles relatives à la « reconstruction N
sociale, ont dès à présent profondément affecté les communautés villageoises. D’autres, comme
l’adoption d’un Code Civil revolutionnaire, ne manqueront pas, à long terme, d’instaurer un ordre
foncièrement nouveau.

1. La « reconstruction >Psociale.

L’élément fondamental de l’entreprise de « reconstruction N sociale devait être l’opération


« regroupement des villages 1). Celle-ci poursuivait en gros deux buts : créer des communautés
rurales « viables » ; moderniser l’habitat.
INTRODUCTION 27
Nous avons vu ci-dessus que le regroupement des populations avait déjà eté l’une des
principales préoccupations de l’administration coloniale. La tâche, qui était loin d’être achevée
au moment de l’accession du pays à l’Indépendance, fut reprise avec plus de fermeté et de détermi-
nation que jamais par les autorités nouvelle+. L’entreprise, qui fut souvent menée ((manu militari »,
connut, suivant les endroits, des fortunes diverses. Elle ne se fit en tout cas nulle part sans susciter
de nombreuses réticences, voire même une opposition ouverte. Les responsables nationaux prirent
heureusement assezrapidement conscience de la réaction défavorable des populations, et adoptèrent
à partir de 1966 une attitude beaucoup moins intransigeante.
Sans mettre en cause les fondements mêmes de la politique de regroupement des villages,
qui se justifie certainement à maints égards, ce que l’on peut cependant reprocher à cette action,
et qui explique en partie son échec, c’est qu’elle se fit sans suffisamment de discernement ni prépa-
ration adéquate. Nous verrons au cours de cette étude que la réalité villageoise actuelle est le
résultat d’une conjoncture historique particulière, que l’on ne peut ignorer quand on cherche
à modifier l’équilibre ancien. Chaque communauté s’inscrit en effet dans un contexte précis, qui
la situe sociologiquement et politiquement par rapport à ses voisins, et rend souvent, pour les
raisons les plus variées, toute coexistance impossible. L’individualisme, 1’ « indiscipline » ou l’esprit
frondeur du Guéré, si fréquemment évoqués par les rapports administratifs, ne sont pas les seules
causes de l’insuccès de l’opération. Celles-ci sont en réalité bien plus profondes.
L’examen de la structure de l’habitat révèle par ailleurs que la reconstruction des villages
n’a apporté d’amélioration notoire ni sur le plan conceptuel, ni sur le plan technique. L’intervention
s’est malheureusement davantage limitée en ce domaine à l’énoncé de prescriptions négatives qu’à
l’élaboration de règles positives, se traduisant par la diffusion d’outils opérationnels.

2. Le nouveau Code Civil.

Le Code Civil de 1964 jette les bases de la société ivoirienne de demain. Les éléments les
plus révolutionnaires, par les conséquences qu’ils sont amenés à avoir sur l’organisation sociale
guéré, en sont incontestablement l’institution de la monogamie, la suppression de la dot, l’instau-
ration d’un système de filiation fondé sur la seule paternité effective. Si, trois ans après sa promul-
gation, une grande souplesse est toujours de règle dans l’application de la loi nouvelle, celle-ci ne
manquera cependant pas de bouleverser progressivement et profondément, dans les années-à venir,
la société traditionnelle, en portant atteinte à sa clé de voûte, le système matrimonial. Nous verrons
que dès à présent de nombreux conflits ont déjà surgi.

I. Pour la seule sous-préfecture de Toulépleu par exemple, l’opération affecta 51 villages sur les g3 que
comptait la circonscription en 1960 (soit 55 %). Sur ces 51.30 ont été effectivement déplacés, les 21 autres
constituant les sites de regroupement.
28 ALFRED SCHWARTZ

IIIe DÉMARCHE MÉLHODOLOGlQUE

Notre enquête a porté sur deux communautés villageoises, Ziombli et Sibabli, se voulant
représentatives l’une du pays guéré occidental, l’autre du pays guéré oriental.

- Ziombli.

Ziombli est situé sur la rive droite du Cavally, dont le cours trace la limite orientale du
terroir, à 5 km à vol d’oiseau, et à 12 km par la route de Toulépleu. Le village n’est relié à l’axe
Guiglo-Toulépleu par une piste carrossable, longue de 6 km, débouchant sur Guiellé, que
depuis 1962. Encore celle-ci n’est-elle praticable qu’en saison sèche.
L’actuel Ziombli est issu du regroupement de trois localités plus petites : l’ancien Ziombli,
Guiriambli, installé à Ziombli depuis 1961, et Klabo, en cours d’installation lorsque nous commen-
cions notre étude. La population des trois villages regroupés s’élevait, au P* mars 1965, à 736 per-
sonnes, reparties en huit @nages ou segments de lignage, d’inégale importance. Sept de ces huit
Q-nages (le huitième étant d’implantation récente) appartiennent au traditionnel groupement
Nidrou.
L’intérêt de ce choix a été de pouvoir saisir une communauté « en mouvement », appréhender
de l’intérieur une opération aussi importante que le regroupement des villages, et nous trouver
devant une situation (( expérimentale », révélatrice de phénomènes sociaux qui dans le contexte
ancien ne se seraient pas manifestés aussi ouvertement.

- Sibabli.

Sibabli est situé, par rapport à Ziombli, à l’autre extrémité du pays guéré, à quelque
150 km au Nord-Est, dans la sous-préfecture de Duékoué, et à IO km environ de la rive droite
du Sassandra. Le village est établi en bordure d’une piste faiblement fréquentée, qui depuis 1955
relie la localité à Duékoue, à 33 km au Sud, et depuis 1962 à Kouibli, à 45 km au Nord. La commu-
nauté comptait, au P* mars 1967, 626 personnes.
Sibabli forme avec un autre village (Ponan) le groupement V&O~-D+&~O~, qui est lui-
même l’une des cinq composantes d’une entité plus vaste, la confédération guerrière Zagné.
Contrairement à Ziombli, Sibabli n’a plus connu, depuis 1925, date à laquelle l’administra-
tion coloniale parvint à regrouper l’ensemble des Vahon-Djimahon sur un même site, d’intervention
coercitive, malgré un éclatement du groupement en 1940, qui fut à l’origine de la création de
Ponan. Aussi les conditions dans lesquelles se développa cette seconde communauté villageoise
furent-elles assez sensiblement différentes de celles qui présidèrent à la constitution de la première.
Notre enquête se proposait un double but : reconstituer aussi fidèlement que possible la
structure sociale telle qu’elle existait avant la pénétration européenne ; mesurer l’impact du fait
colonial sur le schéma ancien. L’investigation fut menée sur trois plans :
- le plan historique : recueil systématique et exhaustif des traditions orales relatives à l’origine
de l’ensemble des groupements guéré et wobé ; confrontation des résultats et essai d’inter-
prétation ; approche diachronique du processus de formation de la communauté villageoise ;
- le plan sociologique: définition des équilibres traditionnels ; examen des relations institution-
nelles fondamentales et de leurs mécanismes de contrôle ;
- le plan économique : analyse du système de production, des habitudes de consommation, des
techniques d’aménagement du temps, et de leur évolution au contact de l’économie monétaire.
INTRODUCTION 29

C’est de l’ensemble de ces données que le présent travail rend compte. Nous y étudions
tout d’abord le contexte mythico-historique à l’int&ieur duquel se sont mises en place les popula-
tions wè. Nous tentons ensuite de définir, à partir du processus de constitution des communautés
de Ziombli et de Sibabli, la réalité villageoise actuelle. Nous examinons, en troisième lieu, à travers
le système de parenté, la structure matrimoniale, les règles de tiation et de résidence, les fondements
de l’organisation sociale. Nous analysons, en quatrième lieu, d’une part les facteurs de perturbation,
d’autre part les mécanismes de régulation de l’ordre institutionnel. Nous essayons enfin de mesurer
l’incidence de l’introduction des cultures commerciales (café, cacao) sur le système de production
traditionnel.

LI B E RI A

-- Limite Guér6 - Wobé


- Limite de Sous-Préfecture
0 Chef-lieu de Sous-Précfecture
0 Village d’enquête
--- Cours d’eau
z Route Principale

FIG. 8. - Le pays @ré et wobé. Carte de situation.


Routeprincipale

EChdk
OdKrn.

l
LI BÉRIA

FIG. 9. - Les populations guéré et wobé. Habitat ancien et implantation actuelle.


1

Groupements traditionnels
et mise en place du peuplement

L’origine despopulations g&ré et zuobéne pe& être valablement a@réhendéequTàtravers l’examen


détaillé de la mise en place des différents grou$ements humains qui, dmjeme Sassasdra à la frontière
libérienne, constituent le $ays wè. Ceci nous amènera tout d’abord à déjnir les cadres qai ont servi
d’armature à l’organisation socio-spatiale traditionnelle; à dégager embte, SUYles basesdes données
de la tradition orale, l’origine - mythique ou réelle - de chaczcndes groztpements; à tenter enjïn un
essai a’interprétation historiqtie.

1. L’ORGANISATION SOCIO-SPATIALE DU PAYS WIÈ

L’organisation sociale guéré traditionnelle s’articule autour d’une série d’unités à la fois
territoriales et familiales, s’emboîtant les unes dans les autres selon un schéma pyramidal : confé-
dération guerrière, groupement de guerre ou d’alliance, fédération d’alliance, village, patrilignage
majeur, patrilignage mineur, segment de lignage, famille conjugale polygynique ou monogamique
et famille matricentrique. Le modèle théorique est le suivant : une confédération guerrière comprend
plusieurs groupements de guerre, un groupement de guerre plusieurs fédérations d’alliance, une
fédération d’alliance plusieurs patriclans, etc. Mais ce schéma n’est pas uniforme. Cela veut dire
que l’on ne rencontre pas forcément toutes les unités sous la même forme d’un bout à l’autre du
pays. Dans certains cas c’est le groupement de guerre, ou la fédération d’alliance, ou même le
patriclan, qui constitue l’unité supérieure. Il arrive quelquefois aussi qu’un échelon soit saute
dans cette structure pyramidale.

A. LES UNITÉS
TERRITORIALES

Nous entendons par unités territoriales des groupements sociaux qui se définissent plus
sur la base d’une occupation géographique de l’espace que d’une structure de descendance. Ces
unités, à l’exception du village, sont invariablement désignées par le terme de bloa (de blo, terre),
que nos informateurs traduisent par « patrie N et l’administration par « tribu 1).
32 ALFRED SCHWARTZ

1. La confédération guerrière.

Le groupement le plus vaste de la société wè traditionnelle est la confédération1 guerrière


ou bloa-dyu (dyti, tête, au sens de ensemble). La confédération guerrière est issue de l’alliance
soit de plusieurs groupements de guerre, soit de plusieurs fédérations d’alliance. Elle se définit
par l’existence d’un territoire (bloa) parfaitement délimité, à l’intérieur duquel l’individu circule
librement (liberté étant ici synonyme de sécurité). Le bloa-dw, en tant qu’unité sociale, n’a pas
vraiment un caractère structuré. En temps de paix, les groupements de guerre ou les fédérations
d’alliance qui constituent la confédération, conservent une autonomie totale. Ce n’est qu’à l’occa-
sion d’un conflit avec l’extérieur que le bloa-drztl se manifeste réellement en tant qu’unité.
La confédération guerrière est théoriquement dirigée par un bio-kla (littéralement « grand
chef 1)). Le bio est avant tout un chef militaire, la raison d’être du bloa-drzt étant la défense du
territoire et la protection des individus qui l’habitent. Ne peut d’ailleurs être 6io que le guerrier
(too-v6i : de too, guerre, et vOi, lutteur) qui est reconnu par l’ensemble des sujets du bloa-dru comme
le plus grand. Mais le bio est également un chef civil : en temps de paix son autorité continue
à s’étendre largement à l’ensemble du bloa-dru, en matière de règlement de conflits notamment.
En pays wobé, le bio-kla rendait la justice, au niveau de la confédération guerrière, une fois par
semaine. La séance se tenait le jour du marché (tous les sept jours), soit au chef-lieu du groupement
dont était issu le bio, soit dans le village le plus ancien de la confédération. Le bio-kla pouvait
par ailleurs intervenir pour doter les jeunes gens dont les familles n’étaient pas en mesure de faire
face à leurs obligations matrimoniales. Tout en s’auréolant ainsi d’une renommée de générosité,
il se créait des clients et, partant renforçait sa puissance.
En pays wobé, le chef de la confédération guerrière portait le nom de too-bo, père de la guerre.
C’est par ce terme que l’on continue encore actuellement à désigner le chef de canton.
Quand un conflit grave éclatait entre deux groupements appartenant à des bloa-dm diffé-
rents, l’ensemble de la confédération intervenait. Chaque groupement de guerre ou chaque fédé-
ration d’alliance fournissait ses guerriers, too-v&, qui constituaient, sous l’égide du bio, la force
d’intervention du bloa-dm.
Les populations du pays wobé se répartissaient en trois grandes confédérations guerrières :
Gbéon, Zoho et Baon ; le pays guéré en comptait quatre : Zibiao, Zagné, Zagna et Zérabaon.

2. Le groupement de guerre.

Le groupement de guerre, bloa, est une subdivision de la confédération guerrière, bloa-drzt,


et reproduit fidèlement la structure de cette dernière. Une confedération guerrière comprend en
moyenne cinq à six groupements de guerre. Le bloa a également à sa tête un bio, appelé bio-.zE
ou « petit 1)bio, par opposition au bio-kla.
Mais le groupement de guerre peut constituer également une entité indépendante, c’est-
à-dire ne faire partie d’aucune confédération guerrière. C’est le cas des bloa Zaha, Boo, Nidrou,
Béhoua, Welao, Gbao et Daho-Doo. Leur structure est alors la même que celle des confédérations
guerrières (le groupement de guerre étant remplacé par la fédération d’alliance), et le terme utilisé
pour désigner le groupement est indifféremment bloa ou bloa-dm. Le chef porte le nom de bio-kla
ou bio, et les guerriers de too-v6i, sauf pour les groupements de guerre de la région de Toulépleu,
où le chef est appelé bloa-dioi (propriétaire du bloa) ou digo-kla (le grand vieux) et les guerriers bio
(à l’exclusion de toute signification « civile » du terme). Cette différenciation terminologique n’est
d’ailleurs que formelle, dans la mesure où il n’existe aucun clivage entre pouvoir civil et pouvoir
militaire, celui-là n’étant que l’émanation de celui-ci.

I. Confédération, parce que chaque groupement qui en faisait partie conservait son autonomie interne.
2. Le terme dru traduit l’unité des différents groupements constituant la confédération en cas de guerre.
C’est en effet « une seule t&e )>qui fait alors face à l’ennemi.
GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 33

A l’intérieur d’une même confédération deux groupements de guerre peuvent très bien
entrer en conflit. Le bio-kla intervient alors à la fois comme médiateur et comme arbitre. Quand
le bloa constitue une entité indépendante il agit chaque fois que les intérêts d’un de ses membres
sont menaces par un groupement extérieur. Le bio est alors saisi soit par le chef d’une fédération
de patriclans, soit par le chef d’un patriclan isolé.
Le bZoapeut ne pas toujours constituer un groupement de guerre, mais former simplement
un groupement d’alliance. Mais cette distinction n’est que formelle, le groupement d’alliance se
définissant comme un groupement de guerre en puissance, tout n’étant qu’une question de
circonstances.

3. La fédération d’alliance.

La fédération d’alliance, également désignée par le terme de bloa, est une unité interne au
groupement de guerre ou d’alliance. Elle est issue gén&a.lement de l’alliance conclue entre deux
ou plusieurs patriclans. Dans une organisation sociale de type dualiste, comme celle des Guéré,
la fédération d’alliance, sous la forme du groupe de deux clans ou lignages « marchant ensemble »,
est pratiquement partout présente.
Quand deux clans ont décide de « marcher ensemble N le plus faible reconnaît toujours
tacitement l’autorite du plus fort, Mais les rapports de force n’etant pas immuables, le commande-
ment passe alternativement de l’un à l’autre.
La fédération d’alliance peut, le cas échéant, se transformer en groupement de guerre. Ceci
a des chances de se produire quand les clans. alliés sont démographiquement suffisamment étoffés
pour se sentir capables de faire face seuls à leur destin ; ou encore quand les conditions écologiques
sont telles que le groupe de clans se trouve particulièrement isolé par rapport à ses voisins : ce fut
le cas des Fléo-Niaho par exemple. Le chef du clan-leader porte alors le nom de bio également
ou de bloa-dioi.
Quant à la structure interne de la fédération d’alliance elle est celle des clans quila composent.

4. Le village.

Dans la société traditionnelle, le village (tilo) n’a jamais réellement existé ,en tant que
groupement organique. D’une facon générale il s’est toujours confondu avec la communauté clanique
qui le constitue. Dans la terminologie elle-même l’accent est mis davantage sur l’aspect familial
et lignager que sur le caractère géographique et territorial de l’unité de résidence : le village porte
habituellement le nom du chef de lignage suivi de bli, chez (exemple : Ziombli, chez Zion). C’est
ce qui explique l’extraordinaire foisonnement de « villages » (qui ne sont souvent que des campe-
ments de quelques cases) et les difficultés énormes auxquelles se heurtèrent, tout d’abord l’admi-
nistration coloniale, ensuite les autorités ivoiriennes, dans leurs tentatives de regroupement des
populations et de création d’entités villageoises Nviables N.
Même quand il arrive que deu,x ou plusieurs communautés partagent le même espace
géographique, la structure du village reste celle des lignages qui le composent. Les groupements
coexistent mais ne s’interpénètrent jamais.

3
34 ALFRED SCHWARTZ

B. LES TJNITÉS
FA.hIILLkLES

1. Le tks (patriclan ou patrilignage majeur).

Le tks (ou tks-drzt : littéralement la tête du tk.~) est constitué par l’ensemble des individus
appartenant en ligne agnatique à un même groupe de descendance par référence à un ancêtre
connu (patrilignage majeur) ou mythique (clan). Le tke s’identifie par un nom clanique. Il est
excessivement rare qu’à travers les vicissitudes des luttes tribales et de l’occupation coloniale un
tks soit parvenu à conserver jusqu’à nos jours son intégrité physique. Aussi les individus apparte-
nant au même clan se retrouvent-ils tr&s souvent éparpillés dans une série de villages à travers le
bloa (ceci est particulièrement valable pour la région de Toulépleu).
Le tk& constituait autrefois l’unité organique de la société guéré. Le chef du tks, appelé
kwni (le conseiller) en pays wobé, bio entre Sassandra et Cavally, y&kZa (l’homme vieux) dans la
région de Toulépleu, véritable patriarche, organise la vie du clan, dispose des biens collectifs
(troupeau, pêcheries du clan), tranche les litiges, joue un rôle prepondérant dans la régula-
tion des alliances matrimoniales. C’est au niveau du tks également que s’agence la vie rituelle et
religieuse.
Si le tks continue à servir la plupart du temps de cadre exogamique rigoureux dans la
région de Toulépleu, il en va différemment chez les Guéré de l’Est et les Wobé. Chez ces derniers,
pour des raisons à la fois démographiques (effectifs de plus en plus nombreux) et sociologiques
(nécessité de multiplier les unités exogamiques pour ne pas « bloquer » les échanges matrimoniaux),
le tks a dû eclater assez tôt, et transférer ses fonctions au UUPZU ou gIzzt. C’est en effet cette dernière
entité qui, du Cavally au Sassandra, constitue généralement le cadre exogamique de référence.

2. Le uunu ou gnu (patrilignage mineur).

Le terme 2420224 ou gnz4 revêt une signification différente suivant que nous avons affaire
aux Guéré de Toulépleu ou aux autres.
a) Le uunu (Guéré de Toulépleu) : le ZMFZU est le résultat de la fragmentation et de la disper-
sion géographique du tks. Il désigne, au niveau d’un même village, l’ensemble des individus apparte-
nant au même patrilignage. Le terme UUPZUrecouvre une r&lité plus géographique (au sens de
communauté de résidence) que familiale.
b) Le gnu (autres Guéré et Wobé) : le ,gn~ designe, au sein du même tkq les membres de lignCes
différentes. Le gsu. forme donc ici un véritable groupement de descendance. Il peut très bien,
par conséquent, se trouver plusieurs gnu d’un même tke dans un village. Comme nous l’avons
déjà signalé ci-dessus, le gnzt a très fréquemment pris la relève du tkB comme cadre exogamique.
Alors que chez les Guéré de l’Est le mariage entre gnzl est absolument normal, il n’est encore
que tout à fait exceptionnel chez les Guéré de Toulépleu (ainsi, sur 23 tks Nidrou d’origine, zz sont
encore parfaitement exogames, un seul, le clan Séouandi, aux effectifs particulièrement importants,
s’est fragmenté récemment en quatre unités exogamiques).

3. Le gbow6 ou mr”i (segment de lignage).

Le gbowiï (Toulépleu) ou M& (autres Guéré et Wobé) est le résultat d’une segmentation
lignagère qui s’opère à un niveau généalogique donné et différencie généralement une branche
aînée d’une branche cadette. La même segmentation peut également différencier les enfants d’un
même père mais de mères différentes (gbow6) ou les descendants de grands-pères différents (~2).
Le terme gbow6 (littéralement « porte de la maison 1))recouvre une réalité exclusivement familiale,
tandis que le terme v.& (littéralement Nla cour D) définit une entité à la fois spatiale (le cadre de
l’habitat) et familiale (descendants d’un même grand-père). Alors que le gbow6 englobe les frères
GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 35

à la fois réels et classificatoires, par référence à un même père ou un même grand-père, les Guéré
de l’Est ont un terme différent pour désigner le groupe des siblings mâles : gbwkï (littéralement
« sous la même case D). Le gbuz6 constitue donc une subdivision du ~6.

4. Le gbo ou gbii (famille restreinte ou polygynique).


Le gbo (Toulépleu), littéralement « la maison », ou gbiiz’ (autres Guéré), littéralement « la
maisonnée » (au sens de contenu de la maison), constitue l’unité familiale organique de la société
guéré. Les deux termes recouvrent en gros la même réalité et désignent le groupe formé par le mari,
sa (ou ses) femme(s) et leurs enfants (famille restreinte ou polygynique). A ce groupe peuvent
éventuellement se rattacher, pour le gbo, les siblings mâles cadets et célibataires du chef de ménage.
Le gbo ou gbii définit le cadre de la véritable unité de production et de consommation.

5. La famille matricentrique.
Le groupe formé par la mère et ses enfants est partout désigné par un vocable composé du
nom de la mère suivi de la désinence di, CC
ventre », par extension « enfants D.Exemple : Gléti~on-di :
les enfants de Gléhinon. La famille matricentrique se matérialise concrètement par la case, qui
abrite la mère et ses enfants, tant qu’ils sont en bas âge.

1 ou confLLZ~Znguerri&re 1

I
I bloa I
ou groupement de guerre et d’alliance
t

I bloa 1
ou fédération d’alliance
I
I
UlO
ou village

I
tkt
I clan ou patrilignage
I
majeur

Gu&é deJ’0uest GuérB;e l’Est

uunu gnu
ou patrillgnage mineur ou patrilignage mineur
I I
I I
1, gbowo 1 I mEi
ou segment de lignage ou segment de I&mage
I
I
gbuz3 I
ou groupe des siblings males
I

gbo I gbii 1
Famille restreinte ou polygynique Famille restreinte ou polvgvnique
I 1
I
1

Famille matrlcentrique
I I I I
Famille matricéntrique
1
FIG. 10. - Structure pyramidale et polysegmentairede l’organisation socialeguéré.
Schémathéorique.
36 ALFRED SCHWARTZ

Le schéma que nous venons de décrire est celui que nous avons rencontré le plus souvent
et qui, à quelques détails près, nous parait partout.valable. Il convient néanmoins de faire mention
des variantes suivantes :
- en pays Zérabaon (en gros entre Nzo et Cavally) le tks-&ZJ (litteralement « tête du clan »)
se subdivise en tke-irie (littéralement « l’œil du clan 1)).Puis nous retrouvons les unités normales,
mais toujours suivies du qualificatif irie : gnz&rz’e, mEz-%e;
- dans le groupement Néao (Zérabaon également) le uuna se subdivise en gbow6, le gbow6 en m,Z
et le mn en gbii ;
- nous avons relevé en pays wobé un groupe de descendance utérine, le k$o-due (littéralement
« une fraction »), rassemblant autour de l’aîné les descendants d’une même aïeule. Ce groupe
aurait un rôle essentiellement économique : défrichement et préparation du champ de riz de
l’aïeule ou de n’importe quelle Nmère » du kpo-due.
L’extrême complexité de la structure familiale guéré vient du fait que les groupes sont plus
fonctionnels qu’institutionnels, plus vécus que pensés. En effet, l’organisation de la vie en société
ne se fait jamais selon un schéma unique, mais reflète les conditions spécifiques dans lesquelles s’est
développée la communauté : un clan qui aura connu un essor démographique particulièrement
important aura tendance à une plus grande fragmentation que le groupement qui végète ; il en
est de même de la société qui, vivant disséminée dans la forêt et loin de tous voisins, est obligée,
pour ne pas « bloquer » l’échange matrimonial, de reduire le cadre exogamique au minimum, et
partant, de se fragmenter au maximum ; etc. L’organisation sociale et familiale guéré ne peut
donc être saisie valablement si l’on ne tient pas compte des conditions historiques, démographiques
et écologiques particulières dans lesquelles s’est développé chaque groupement.

***

Un exemple concret nous permettra de mieux comprendre comment ces différentes unités
s’emboîtent les unes dans les autres (cf. fig. II). Prenons la confédération guerrière des Zagné.
Elle comprend cinq groupements de guerre et d’alliance : Sebahon, Tkènien, Vahon-Djimahon,
Gbowon, Debohon. Suivant le cas le groupement de guerre se divise en fédérations d’alliance,
ou directement en patriclans. La féderation d’alliance est généralement constituée de deux
patriclans, quelquefois de plusieurs (quatre pour les Vahon). Dans certains cas le village reflète
encore le schéma traditionnel d’organisation de l’espace (village-lignage) : Tkènien et, en partie,
Sebahon et Gbowon. Dans les autres, le nombre actuel de villages traduit surtout la fortune
demographique ou encore les vicissitudes historiques qu’a connues le groupement. A titre indicatif
nous donnons également sur ce schéma le nombre d’unités exogamiques pour chaque groupement.
Cela nous permet d’avoir une idée des possibilités d’échanges matrimoniaux à l’intérieur d’une part
des bloa, d’autre part de l’ensemble du bloa-dm.
GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 37

Confédération suerriére (bloa.drul


ZAGNE
Groupements
de guerre 1
et d’alliance (bloal VAHON-DJIMAHON

Fédérations 1 ûbohouokon Guirakon


d’alliance 2 Gnao- Mehon
(bloal 3 po”“ri”““” ziic

Patriclans 1 Gbohouokon 1 Bahon 1 Sehou 1 Dimahon 1 Dibéokon 1 Gbeo 1 Debohon


ctk&, 2 Guirakon 2 Kpahon 2 Ziaon 2 Saho 2 Ziakon 2 Djokon
3 Gnao 3 Sroé 3 Vézaha 3 Vlehè 3 Gahiakon
4 Mehon 4 Behikon 4 Gao 4 Guirou
5 Pouékon
6 Gouleakon

Nombre
d’unltes 6 15 6 7s 13
exogamiques

Nombre
de villages 3 4 2’, 5 6
actuels

FIG. II. - Exemple de structure pyramidale de l’organisation sociale guéré :


la confkdération guerrière Zagné.

II. LES ORIGINES DU PEUPLEMENT ACTUEL

Dans l’ouvrage déjà cité, Les Guéré, $eztple de la forêt,le capitaine VJARD émet une hypothèse
intéressante sur les origines du peuplement actuel. « Tout ce que nous pouvons avancer, écrit
cet auteur, c’est que les Gu&és ne sont point originaires de cette partie de la Côte d’ivoire, et que
venus à la suite des mouvements de peuples ayant affecté la région d’entre Niger et golfe de Guinée
ils se sont heurtés à des populations autochtones qu’ils ont finalement éliminées... Qui donc avant
les Guéré occupait la forêt entre le Sassandra et le Cavally ? Tout nous permet de croire qu’il
s’agissait de ces hommes de petite taille, de couleur rougeâtre, appelés « négrilles 1)et considérés
comme les ancêtres des actuels pygmées de l’Afrique centrale. Les Guéré ont conservé dans leurs
récits fabuleux le souvenir des « petits hommes roux » considérés comme une peuplade de génies
.maléfiques issus de la forêt. Encore actuellement certaines parties de la sylve sont réputées comme
abritant quelques-uns de leurs descendants. Leur seule rencontre amène dans l’année la mort de
celui qui en a été l’objet. »
René Viard étaie son hypothèse de données concrètes : « Nous avons... trouvé en grande
abondance dans tout le cercle de Guiglo des instruments en pierre polie : hachettes, grattoirs, etc.
de façon et de dimensions identiques à ceux rencontres un peu partout au Soudan (et précisément
dans la zone nigérienne où certains savants placent l’habitat primitif des négrilles). Les Guéré
n’ont aucune connaissance de ces instruments. »
Et l’auteur de conclure : « L’homme ne vit en forêt que contre quelqu’un. Il ne s’allie pas ;
il extermine ou il est exterminé. Acceptons l’hypothèse d’une race conquérante ayant rencontré
les négrilles : elle les a obligatoirement détruits. )J
L’hypothèse selon laquelle les forêts dé l’Ouest ivoirien auraient jadis été peuplées de
négrilles a été reprise par la suite par le gouverneur JACQUIER. Cet auteur se fonde sur les décla-
38 ALFRED SCHWARTZ

rations d’un chasseur d’éléphants, nommé Boisard, qui aurait aperçu, dans 1’Hinterland libérien,
une forme humaine, marchant à quatre pattes, mais ayant un bila (cache-sexe) autour des reins.
En suivant les traces laissées par cette étrange créature le chasseur aurait fait la découverte
d’excrements humains.. .l.
La mythologie guéré fait effectivement état d’ « hommes de petite taille », qui sont présents
dans la forêt sous deux formes. Il y a d’une part kda-kwi (kula, forêt ; kwi, blanc), littéralement
« blanc de la forêt », expression que nos informateurs traduisent par « génie de la brousse ». Il s’agit
d’un être de toute petite taille, à peau très claire, imberbe, et qui vivrait à proximité des villages.
Quelques individus privilégiés (les guérisseurs notamment) auraient le pouvoir d’entrer en contact
avec ces génies, qui leur fourniraient le secret de leurs remèdes. Kda-kwi agirait en quelque sorte
comme intermédiaire, voire comme médiateur, entre l’homme et les puissances surnaturelles.
Il existe d’autre part-&k6ktiZa (ya, variété particulièrement virulente de termite ; kG,commander ;
Rula, forêt), littéralement ((la termite qui commande à la forêt », créature mi-humaine mi-animale
qui exercerait un véritable pouvoir magique sur l’ensemble des animaux de la forêt, et serait
reconnue par eux comme le « maître Nincontesté « de la brousse ILy&k6-ktiZa est également de toute
petite taille, de peau claire, mais porte une longue barbe rousse. Il vit très loin des villages, au plus
épais de la forêt, passe son temps à chasser, et se nourrit exclusivement de viande crue. Sa rencontre,
qui est le privilège des chasseurs, loin d’avoir des conséquences maléfiques, serait au contraire
un présage de chance et de bonheur.
Il est vraisemblable que les N négrilles » de Viard et de Jacquier ne soient autres que ces
« génies » ou ces « majtres de la brousse N qui continuent à hanter les forêts guéré. Nulle part, dans
la tradition orale wè, nous n’avons trouvé de trace de tels autochtones. Comment expliquer alors
l’origine des outils en pierre polie ? Nous verrons ci-après que le peuplement des pays guéré et wobé
s’est principalement effectué à partir du Nord, contrairement à ce que soutient VIARD, qui en fait
la seule conséquence du refoulement par les Agni des Gouro et des Bété vers 1’0uesP. Il n’est
alors nullement exclus que les Wè aient eu, bien avant leur migration vers le Sud, des contacts
avec cette zone nigérienne « berceau N des négrilles, et qu’ils aient été eux-mêmes les vecteurs de
ces instruments en pierre dont ils faisaient probablement usage mais sans savoir les reproduire
(ce qui expliquerait leur abandon - voire leur oubli - progressif).
Des traces plus intéressantes de peuplement ancien subsistent par contre, dans la région
de Toulépleu notamment, sous la forme de ruines en @erre, vestiges d’un habitat incontestable-
ment réalisé de main d’homme. L’existence de tels villages a déjà été signalée par R. SCHNELL~,
qui a recueilli des tessons de poteries sur trois de ces sites, tous édifiés sur des dômes granitiques
au plus épais de la forêt Boo : Ditrou, Débê, Kébai. Nous avons eu l’occasion d’en visiter un
quatrième, situé sur le Mont Santro (tro signifie montagne, colline), à deux heures de marche du
village de Kaodguézon. Il s’agit, dans ce dernier cas, des restes d’un véritable village (une vingtaine
de cases) flanqué, face à l’Est, d’un « mur de protection » relativement bien conservé, d’environ
80 m de long et I m de haut (cf. photo no 2). Quant aux cases, elles sont circulaires et ont un dia-
mètre moyen de 3 m. Certaines présentent encore des parois de près de I m de haut.
La tradition orale est énigmatique quant à l’origine du village du Mont Santro. Les cases
auraient été construites par Gnon-Sua (Dieu) à une époque fort reculée, quand Dieu vivait encore
parmi les hommes. S’agit-il de « villages de refuge utilisés par les anciens Guéré au cours des
guerres )j4, comme le suppose SCHNELL ? Ou la région a-t-elle été effectivement habitée, avant
l’implantation des Guéré, par d’autres populations ? Quoi qu’il en soit, des fouilles systématiques
apporteraient certainement des éléments nouveaux sur l’origine de cet habitat.

I. M. JACQUIER (1935).
2. Pour VIARD, les Gu&é ne seraient que 1’ K avant-garde vers l’Ouest de leurs cousins et ennemis
les Bété ».
3. R. SCHNELL (1949).
4. Article cité, p. 84. Cette hypothèse est d’ailleurs en contradiction avec les conclusions que cet auteur
tire de l’analyse des tessons de poterie à laquelle il a procédé : « Par leur forme, comme par leur ornementation,
ces poteries sont totalement différentes des poteries en usage actuellement chez les Guéré et chez les peuples
voisins. )j
GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 39

Les hypothèses d’un peuplement primitif de négrilles sont donc peu plausibles. Quant à la
thèse de Viard relative à la provenance des Guéré, elle n’est pas fausse mais incomplète. Cet auteur
a eu en effet le tort de considérer les populations entre Sassandra et Cavally comme formant une
entité homogène. Si certains groupements sont. effectivement originaires de 1’Est, d>autres viennent
du Nord, quelques-uns même du Sud. Pour dégager les principaux mouvements de populations
une investigation de détail est donc nécessaire. Dans ce but nous avons procédé au recueil systé-
matique des traditions orales relatives à l’origine et à la mise en place des 51 groupements guéré
et wobél. Malgré le caractère fastidieux de l’entreprise, il nous a semblé indispensable d’en exposer
ici, succinctement, les principales données.

A. LES POPULATIONS DITES WOBÉ

L’actuel pays wobé était jadis occupé par trois confédérations guerrières (bloa-dm), entités
géographiquement et politiquement nettement définies : les Gbéon, les Zoho et les Baon. Ces confé-
dérations se divisaient elles-mêmes en groupements de guerre ou d’alliance (bltia) selon le schéma
suivant :
- Gbéon : Gbéan, Kouao, Tao, Tebao, Kirou, Glao ;
- Zoho : Péome, Pléhou, Saho, Nidrou ;
- Baon : Sémien, Wéhia, Koua, Blaon.
A côté de ces grandes unités il existait un micro-groupement, le groupement Zouagnon,
occupant une parcelle du territoire Zoho et jouissant d’un statut spécial.

1. Les Gbéon.

La tradition orale reconnaît à la plupart des groupements Gbéon (gbe6,les allies) une origine
mythique similaire : ciel (Gbéan, Kirou, Glao), lune (Tao), air (Tebao). Les ancêtres de ces groupe-
ments seraient descendus sur terre par une chaînez. Seuls les Kouao seraient partis du Sud, du pays
Zaha (région de Guiglo), à la suite de dissensions internes.

2. Les Zoho.

Les Péomé, les Nidrou et le noyau Pléhou le plus ancien (les Boo) revendiquent une origine
mythique commune, le ciel, d’où leurs ancêtres seraient également descendus par une chaîne.
Le reste du groupement Pléhou se subdivise en deux fractions respectivement originaires du pays
Toura (les Sékouahinon) et de la région de Touba (les Koulazoignon), Quant aux Saho, ils sont
venus du pays niédéboua, et auraient franchi le Sassandra en quête de forêts plus giboyeuses.

3. Les Baon.

Le terme Baon (buo, éloigné, lointain, par extension étranger) est utilisé d’une facon générale
en pays guéré et wobé pour désigner les « Dioula 11,« gens venus de loin ». Les Baon sont en effet
originaires (( de derrière le Sassandra ». Sur les quatre groupements que forme la confédération,
trois sont partis de Séguéla et, au départ, ne différaient en rien des Malinké de cette région. Le
quatrième, le groupement Wéhia (ou Saho), est venu de la région de Vavoua (pays niédéboua).

I . Le détail de cette enquête a été exposé dans notre étude déj& citée : « La mise en place des populations
guéré et wobé : essai d’interprétation historique des données de la tradition orale. N
2. A l’exception de l’ancêtre des Tao qui est venu de la lune sur un corbeau.
40 ALFRED SCHWARTZ

4. Les Zouagnon.
Les Zouagnon (« hommes sans parti, neutres D)sont originaires du pays toura et quittèrent
leur montagne à la suite d’un conflit de famille, pour venir s’installer sur une parcelle du territoire
des Pléhou (Zoho). La terre de Zoua constituait une terre de refuge, d’asile politique, sur laquelle
aucun droit de poursuite n’était possible et dont le sol ne pouvait être foulé par quiconque nourrissait
une intention belliqueuse. Ce statut particulier ne fut jamais enfreint et les Zouagnon, au gré des
hostilités, accordèrent le droit d’asile aux « réfugiés » les plus divers.

B. LE§ l?OPULATIONS DITES GUÉRÉ

A priori il semblerait que dans une société de type guerrier le réseau hydrographique, en
traçant des limites facilement défendables, eût dû jouer un rôle prépondérant dans la mise en
place du peuplement. Ce ne fut cependant pas toujours le cas en pays guéré. Aussi trouverons-nous
à l’intérieur de zones naturelles apparemment homogènes des groupements humains entretenant
des rapports qui furent pratiquement en permanence d’hostilité (Zagna - Zagné par exemple).
A l’inverse, certaines populations « homogènes » étaient établies sur les deux rives d’un même
cours d’eau (Zaha, Nidrou).
Cependant il convient de faire mention ici de l’information, qui nous fut fournie une fois
seulement au cours de notre enquêtel, et selon laquelle les Guéré étaient autrefois divisés en trois
entités bien distinctes, déterminées par le réseau hydrographique :
- les Douébahon, entre Sassandra et KG-Nzo (dzwba6, les hommes de l’éléphant) ; de là viendra
aussi I’appellation Duékoué - en réalité due-kg, sur le dos de l’éléphant -, centre qui, après
la pénétration coloniale, commandera cette zone ;
- les Sabahon, entre Nzo et Cavally (Sabahon : Sa serait une contraction de Salzo, population
de la rive gauche du Sassandra - actuel pays niédéboua - d’où seraient partis les groupe-
ments établis entre Nzo et Cavally) ;
- les Tehienbahon, entre Nuon et Cavally (dont les Guéré de Toulépleu ne forment que la fraction
la plus septentrionale, les groupements les plus importants étant établis dans la région de
Tchien, au Libéria).
L’unit6 dont fait état cette classification entre groupements d’une même entité n’est mal-
heureusement que partiellement confirmée par les données de la tradition orale relatives aux
rapports que ces groupements entretenaient entre eux.
Le critère géographique que nous utilisons ici, et qui reprend cette classification en trois
entités, ne doit donc avoir, à notre sens, qu’une valeur de repère. Il n’est qu’une commodité pour
tenter de mettre un peu de clarté dans l’imbroglio du peuplement guéré ancien.

1. Les populations entre Sassandra et Kô-Nao.

Nous examinerons ici successivement :


- les confédérations guerrières Zibiao, Zagné et Zagna ;
- le groupement de guerre Zaha, implanté de part et d’autre du Nzo, mais à tradition plus
proche de celle de leurs voisins du Nord-Est que de celle de leurs voisins de l’Ouest.

I. Par le chef du canton Zérabaon de Blolequin.


GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 41

a) Les Zibiao.

La confédération guerrière des Zibiaor se divise en deux fédérations distinctes : les Zibiao-
Kwéa (Zibiao du Haut) et les Zibiao-Zoinhi (Zibiao du Bas) :
- les Zibiao-Kwéa comprennent les groupements Zibiao et Tahouaké (actuel canton Tahouaké) ;
- les Zibiao-Zoinhi comprennent les groupements Niaho, Goléo, Glao, Séhou et Tièméo (actuel
canton Zibiao) .
Les différents groupements Zibiao, à l’exception des Niaho et des Goléo qui se disent
autochtones,, revendiquent une origine commune : l’ancêtre serait venu du Sud, du pays Tchien
(Liberia), qu’il aurait quitté à la suite d’une guerre2.

b) Les Zagné.

La confédération guerrière ,des Zagné” comprend les groupements suivants : Sébahon,


Tkènien, Vahon-Djimahon, Gbowon, Debohon (ou Winlo) .
Trois de ces cinq groupements se disent autochtones : les Sébahon et les Tkènien ont été
mis sur terre par Gnon-Sua (Dieu) ‘; l’ancêtre des Debohon est sorti d’un éclair. Quatre des six
clans Vahon-Djimahon se considèrent également comme autochtones, les deux autres provenant
respectivement du Nord, de la confédération Gbéon (clan Gao) et de l’Est, du pays niédéboua,
derrière le Sassandra (clan Saho). Quant au groupement Gbowon, il est parti du Nord, de la confé-
dération Gbéon.

c) Les Zagna.

La confédération guerrière des Zagriad est formée des groupements suivants : Bilou, Guéo,
Tièmesson, Séhou, Tiètan, Blaon.
La tradition veut que les Tièmesson, les Tiètan et les Blaon soient autochtones. Les Guéo se
disent originaires du Nord du pays Tahouaké, d’où ils furent chassés par une guerre. Les Séhou
sont partis du Mont Nia,, situé au Sud-Ouest, en pays Zérabaon, à la recherche d’une forêt plus
giboyeuse. Quant aux sept clans que constituent les Bilou, un seul se considère comme autochtone
(le clan Djibo) alors que les autres viennent des pays Tahouaké, Zoho, Zagné, Zérabaon et même
Niaboua.

d) Les Zaha.

Les Zaha5, qui forment un groupement de guerre, composé de douze clans, auraient toujours
occupé leur territoire actuel, de part et d’autre du Nzo.

I. Plusieurs versions expliquent l’origine du terme Zibiao :


- version du clan Zibiao : les Zibiao seraient les descendants de l’anc&tre- Zibiai ;
- version du clan Glaon “: Zibiao vient de zibo, gagner le plus, par extension, vaincre ; Zibiao, les
vainqueurs ;
- version des Zagna (ennemis des Zibiao) : Zibiao vient de zi-bi-a-bW : littéralement « ils laissent les
fusils pour se cacher », par extension poltrons, peureux.
2. Les traditions d’origine des Zibiao sont particulièrement confuses. Une donnée semble cependant
certaine : le sens de la migration, qui se fit du Sud vers le Nord.
3. Zagné (zaa, guerrier ; yze, écraser, anéantir totalement) signifie littéralement « les guerriers qui anéan-
tissent totalement (l’ennemi) ».
4. Zagna (zaa, guerrier ; ?a, méchant) signifie littéralement « les guerriers méchants ».
5. Les Zaha (actuel canton Zaké-Blao de Guiglo) se désignaient eux-mêmes par le terme Zaha, mais
étaient appelés par leurs voisins Zake:
42 ALFRED SCHWARTZ

2. Les populations entre Ns0 et Cavally.

Ces populations comprennent :


- la confédération guerrière des Zérabaon ;
- les groupements de guerre Boo, Gbao, Fleo-Niaho et Daho-Doo.

a) Les Zér-abaon.

Les Zérabaonl sont partis de derrière le Sassandra, d’une montagne appelée Gnas (ou
Gnahia), à la suite d’une guerre. Certains informateurs situent le point de départ dans la région
de Vavoua, en pays Saho, et disent que leurs ancêtres portaient le nom de Sabahon. D’autres situent
leurs pays d’origine beaucoup plus à 1’Est. Quoi qu’il en soit, les futurs Zérabaon franchirent le
Sassandra sous la conduite d’un chef de guerre, Bu, et poursuivirent leur marche vers I’Ouest
jusqu’au Nzo. Là ils se heurtèrent à la rivière en crue, qu’ils ne purent traverser qu’avec le concours
d>un groupe de pangolins géants (ZWE),qui de leurs corps ment un pont. Parvenu sur la rive droite
du Nzo, Ba créa le premier village des Zérabaon, ZéagZo.Mais il y eut bientôt dissension entre les
différents groupements qui, dans le cadre d>un même village, étaient tenus au respect de trop
d’interdits. Zéaglo éclata et la population se dispersa. L’origine de l’appellation Zérabaon serait
liée à cet événement (« les hommes de Ba dispersés 1)).

b) Les Boo.

L’histoire des Boo2 est étroitement liée à celle des Zérabaon. C’est en compagnie de ces
derniers qu’ils auraient quitté: la montagne Gnan, chassés par la guerre. Ils s’installèrent d’abord
sur les bords du Nzo, au voisinage des Zaha. Ce furent ces derniers qui les refoulèrent, au cours
d’une guerre, derrière la rivière Gouin.

c) Les Gbao.

Avant la pénétration coloniale il existait, dans le coude à go0 que fait le Cavally à la latitude
de l’actuel village de Kpaoubli (sous-préfecture de Toulepleu), un groupement de guerre constitué
de plusieurs patriclans, les Gbao. La tradition orale fait partir les Gbao de derrière le Sassandra,
du pays niaboua, à la suite d’une guerre. L’administration coloniale érigea le bloa en canton, mais
les Gbao s’enfuirent au Libéria en 1916. Ils revinrent en 1925, pour repartir, cette fois-ci défini-
tivement, en rg303.

- Zaha : zaa, envahir, prendre la place de, par extension guerriers ;


- Zaké : zaa-tke,littéralement « prendre la place du clan, occuper le village du voisin », par extension
« les conquérants ».
I. La dénomination exacte est Zéabaon(zea, diviser, séparer ; Ba, nom du guerrier qui dirigeait le grou-
oement lors de son implantation
A s. sur les bords du Nzo ; 0, les hommes). Deux explications quant au sens :
- « Ba sépare les hommes )), au sens de « rend la justice » ;
- (( les hommes de Ba qui se sont séparés ».
Les différents groupements Zérabaon forment actuellement 7 cantons : les cantons Zérabaon de Bangolo et de
Blolequin, Glokouion, Zahon, Goum-Blao, Néao-Blao Nord et Sud. A ceux-ci il faut ajouter le groupe Guémalé
(canton Blouno de la sous-préfecture de Logoualé).
2. Le terme boodésigne une for& très épaisse.
3. Les Gbao sont actuellement rattachés, au Libér%a, au « Gbarzon Chiefdom )) (Grand Gedeh County).
GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 43

d) Les Léo-Niaho.

L’ancêtre des Fléo-Niaho, qui constituent les deux lignages majeurs d’un même clan, aurait
et& mis sur terre par Dieu, au bord du Nzo, près de Guiglo. L’éclatement du clan serait dû à un diffé-
rend qui mit aux prises les deux branches de la famille. Les Fléo s’enfoncèrent alors au plus profond
de la forêt, vers le Cavally, et se séparèrent des Niahol.

e) Les Daho-Doo.
Les Daho-Doo sont originaires de derrière le Sassandra, du pays niaboua. Ils habitaient,
à l’époque précoloniale, sur la rive droite du Nzo, non loin de son embouchure avec le Sassandra2.

3. Les populations entre Cavally et Nuon.

Ces populations comprennent :


- les groupements de guerre Nidrou3, Béhoua et Welao ;
- les clans Mao et Winlao.

a) Les Nidrou.
Les Nidrou situent leur pays d’origine dans la savane au Nord de l’actuel pays wobé. Leur
migration semble s’être faite en deux étapes. Les clans qui forment le futur groupement de guerre
auraient été chassés par un envahisseur venu du Nord. Ils auraient ainsi gagné, en un premier
temps, l’actuel pays wobé. Certains @nages s’y installèrent définitivement4. Les autres, pour
aller venger, comme le veut la tradition, un groupe de chasseurs (du clan Guiro) qui s’étaient
fait malmener sur les bords du Cavally par une population autochtone, les Fan-Baon, se consti-
tuèrent en groupement de guerre, et s’enfoncèrent dans la for&, d’abord vers le Sud, puis vers
l’Ouest. C’est ainsi qu’en un second temps ils atteignirent le Cavally. Là ‘ils se heurtèrent aux
Fan-Baon, qu’ils vainquirent et refoulèrent derrière la rivière Nuon5.

b) Les Béhoua.
La migration des Béhouaa est identique à celle des Nidrou. Refoules de la savane vers
la forêt par un envahisseur venu du Nord ils s’enfoncèrent dans la forêt, d’abord jusqu’à la hauteur
de Guiglo, puis vers l’Ouest, jusqu’au Cavally, précédant les Nidrou sur cet itinéraire’.

c) Les Welao.
Ce n’est pas une invasion guerrière qui aurait été à l’origine de la migration du clan
Welao, de la savane vers la forêt, mais la famine. En compagnie d’un clan de pêcheurs, originaires

I. Les Fléo-Niaho furent regroupes au bord de la route Guiglo-Taï en 1932.


2. Les Daho formèrent un canton jusqu’en 1926, date à laquelle la majorité s’enfuit au Libéria. Ils
n’ont actuellement plus qu’un seul village en Côte d’ivoire, Ponan. Les Daho-Doo continuent à parler la langue
de leur pays d’origine. Ils furent regroupés au bord de la route Guiglo-Taï en 1933.
3. Les Nidrou sont à cheval sur le Cavally. Mais leurs traditions d’origine étant plus proches de celles
cl~N13Boua et des Welao que de celles des Zérabaon nous les incorporons ici aux populations entre Cavally
4. Ce qui expliquerait une certaine similitude linguistique entre Wobé et Guéré de Toulépleu.
3. Cf. ci-après l’historique détaillé du groupement Nidrou, chapitre II.
6. Behoua (beua) signifie littéralement « il est bien habillé )), par extension « riche, puissant ».
7. La tradition orale des Béhoua ne fait toutefois pas état d’une rencontre, entre Cavally et Nuon,
avec la population autochtone des Fan-Baon.
44 ALFRED SCHWARTZ

du Mont Nimba, les Glao, avec lequel ils forment un groupement d’alliance, les Welao gagnent
leur habitat actuel en longeant le Cavally. Leur arrivee est postérieure à celle des Béhoua et
des Nidrou.

d) Les M~O.
Avant la pénétration coloniale le clan Mao formait un bloa qui occupait le Sud du seuil
de Péhé-Kanhouébli. Les Mao étaient répartis en trois villages et provenaient d’un groupement
de l’Hinterland libérien, le groupement Gbarzon (Grand Gedeh County), dont ils s’étaient détachés
pour une raison inconnue. Dès le début de la pénétration coloniale, deux villages (sur les trois)
retournèrent au Libérial. Il reste actuellement un seul village Mao en Côte d’ivoire, Péhé-
Kanhouébli.

e) Les Vinlao.
A l’origine les Winlao ne font partie d’aucun groupement guéré, mais constituent l’élément
le plus méridional des populations dan. De par leur position géographique même, ils étaient les
plus exposés aux luttes incessantes que se livraient Dan et Guéré, et dont l’enjeu consistait essen-
tiellement, pour ces derniers, à faire des captifs.
A l’arrivée du colonisateur, les Winlao se trouvaient ainsi éparpillés entre Nuon et
Cavally, soit comme captifs individuels, soit dans des villages de captifs. Leur libération ne devait
qu’accroître encore leur dispersion, ce qui explique que l’on retrouve actuellement des Winlao
aussi bien chez les Béhoua que chez les Welao et les Nidrou.

CONCLUSION : LE PROBL&lE DES SÉHOU OU SÉHINOU

Mention tout à fait particulière doit être faite d’une population qui est présente à peu près
partout (nous l’avons retrouvée auprès de quatorze groupements guéré et wobé différents) et qui
est appelée, suivant les régions, Séhou, Séhon, Séhinou, Séhidignon, Séhidi ou Séhadi. Les Séhou
présentent une double particularité : ils ont tous le même interdit alimentaire (le poisson, szkzi)
tout en se mariant d’un groupe à l’autre ; l’ensemble des autres populations leur accorde la pré-
séance dans toutes les manifestations de la vie sociale. Ces deux caractéristiques, auxquelles s’ajoute
une appellation à peu près identique d’un bout à l’autre du pays, suffisent pour faire des Séhou
une communauté culturelle parfaitement homogène.
Cette homogénéité disparaît, malheureusement, dès que l’on essaie de poser le problème
de leur origine. Les réponses sont aussi nombreuses que les groupements Séhou eux-mêmes.
Le mythe d’émergence le plus original nous fut fourni par la communauté Séhou du groupement
Zahon (village de Guinkin). Il explique à la fois l’interdit alimentaire et la supériorité reconnue
aux Séhou par les autres populations. L’ancêtre des Séhou ou Séhinou, S&i, est un poisson, sorti
de la mer et déguisé en homme. Séhi, qui est très beau, se « promène N beaucoup et a de nom-
breuses « fiancées ». Partout où il passe il laisse des enfants, qui respecteront le totem de leur
père. Mais un beau jour il décide de se fixer. Il s’installe alors à Zéaglo. Non loin de là, dans le
village de Gbohoulou, vit un homme appelé Zoué. Séhi et Zoué, à l’instigation de ce dernier,
concluent un pacte qui stipule que quiconque commettrait l’adultère avec l’une de leurs femmes
respectives serait puni de mort. Or voilà que Gwè, fils de Séhi, a des relations avec une femme
de Zou& Celui-ci réclame le jeune homme pour lui faire subir le châtiment. Malgré les supplications
des proches de Gwè, Zou6 demeure inflexible et le coupable est mis à mort.
A quelque temps de là, Gbouho, fils de Zoué, est surpris à son tour avec une femme de Séhi.
S&i réclame le coupable et l’emmène dans son campement. Mais là, au lieu de tuer le jeune homme,

I. Oh ils SO&rattachés actuellement au « Biai Chiefdom ».


GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 45

il immole un mouton, et fait envoyer le foie à Zoué. Le lendemain il ramène lui-même Gbouho
à Gbohoulou et le remet à son père avec ces paroles : « ZOU~, voici ton fils. Sache que mon cœur
n’est pas aussi méchant que le tien. » Zoué, confondu par tant de magnanimité et de générosité,
décide dès lors de se mettre sous le commandement de S&i. Depuis, tous les Gu&é et Wobé
reconnaissent la supériorité -des Séhinou.

FIG. 12. - Implantation des noyaux S&ou ou Séhinou.


46 ALFRED SCHWARTZ

Selon une étude de M. ALLUSSO~les Séhinou (( sont considerés comme les anciens guerriers
et administrateurs de la région 1)
l. Ailleurs cet auteur écrit : « Ils (les Séhinou) apparaissent comme
les descendants d’administrateurs d’un royaume disparu ))2. Cette hypothèse supposerait que les
Séhinou soient les premiers occupants des pays guéré et wobé ; ou même, pour aller plus loin,
qu’avant l’implantation des groupements actuels, il y ait eu un peuplement autochtone, dont
les Séhinou seraient les derniers vestiges. Ceci expliquerait la supériorité reconnue aux Séhinou
par le respect que doit tout nouvel arrivé à celui qui a été le premier à occuper une terre, donc
qui en est le propriétaire. Mais cette hypothèse n’est confirmée par aucune des littératures orales
des autres groupements.
La figure 12 donne une idée de l’éparpillement des noyaux Séhou ou Séhinou.

La « revue de détail » à laquelle nous venons de nous livrer nous permet tout d’abord de
définir des « types )) d’implantation, ensuite de procéder à un essai de chronologie.

A. LES « TYPES >> D’IMPLANTATION

L’analyse des données de la tradition orale relatives à l’implantation de chacun des grou-
pements guéré et wobé sur le territoire actuel nous amène à distinguer trois groupes de populations :
- les populations se disant (( autochtones D, à ancêtres d’origine mythique (ciel, lune, air, terre,
eau, feu) ;
- les populations dont la provenance est liée à un courant migratoire à longue distance (migra-
tions externes) et à ancêtres réels :
e populations originaires de l’Est (« de derrière le Sassandra ») ;
o populations originaires du Nord (savane et rive droite du Sassandra) ;
o populations originaires du Sud (Liberia) ;

- les populations dont l’arrivée est liée à des courants migratoires internes (migrations internes) :
@ courants migratoires du Nord vers le Sud ;
e courants migratoires du Sud vers le Nord.

1. Les noyaux « autochtones B.

Les groupements se disant autochtones sont essentiellement constitués par les Wobé et les
populations guéré entre Sassandra et Kô-Nzo :
- Wobé :
e ensemble de la confédération Gbéon, moins les Kouao ;
e ensemble de la confédération Zoho, moins les Saho ;

I. BDPA : l%ude génkrak de la régzon de Man. Enquête citée, rapport no 4. Étude sociologique et démo-
graphique par M. ALLUSSON, p. 185.
2. Rap. cit., p. 207.
GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 47

- Guéré :
l deux groupements Zibiao : Niaho et Goléo ;
l ensemble de la confédération Zagné, moins les Gbowon ;
l trois groupements Zagna : Blaon, Tiètan, Tièmesson, plus un clan Bilou (Djibo) ;
l ensemble du groupement de guerre Zaha.
A ceux-ci s’ajoute le groupement Fléo-Niaho, dont la première implantation était d’ailleurs
également sur les bords du N~O.

2. Les migrations à longue distance ou externes.

a) Les populations originaires de l’Est: elles se répartissent en quatre grandes catégories :


- les populations Saho, d’origine niédéboua, présentes eri pays wobé (confédérations Zoho et
Baon) et en pays guéré (confédération Zagné, groupement Vahon-Djimahon) ;
- les populations des groupements Daho-Doo et Gbao, d’origine niaboua ;
- les populations de la confédération Zérabaon et du groupement Boo, dont le point de départ
serait constitué par la montagne Gnan (ou Gnahia), située par les uns en pays niédéboua,
par les autres beaucoup plus à l’Est ;
- les populations d’origine malinké (Séguéla) de la confédération Baon (Sémien, Koua et Blaon).
b) Les populations originaires du Nord: il s’agit essentiellement des Guéré de Toulépleu :
Nidrou, Béhoua, Welao, que la tradition orale fait partir, pour les Nidrou et les Béhoua de la
savane au Nord de l’actuel pays wobé, pour les Welao du Mont Nimba. Mention doit être faite
ici également du microgroupement des Zouagnon (pays wobé), d’origine toura.
c) Les populations originaires aw sua : deux groupes de populations revendiquent une
origine libérienne :
- la confédération Zibiao, moins les groupements Niao et Goléo ;
- le clan Mao (Guéré de Toulépleu).

3. Les migrations internes.

Ces migrations sont soit collectives soit individuelles :


- collectives :
l du Nord vers le Sud :
- groupement Gbowon, de la confédération Zagné, parti du pays wobé, confédération
Gbéon, groupement Gbéan ;
- groupement Guéo, de la confédération Zagna, parti du Nord du pays Tahouaké ;
l du Sud vers le Nord :
- groupement Kouao, de la confédération Gbéon (pays wobé), parti du groupement
Zaha (pays guéré) ;
- groupement Séhou, de la conf4dération Zagna, parti du groupement Zahon, de la
confédération Zérabaon ;
48 ALFRED SCHWARTZ

- individuelles :
e elles sont innombrables. Chaque groupement comprend en effet une ou plusieurs familles
d’origine étrangère, venues généralement d’un groupement voisin, mais quelquefois aussi
de très loin. Les causes de ces « migrations Nindividuelles sont multiples. Certains departs
sont volontaires : attrait exercé par tel ou tel bio connu pour sa générosité en matière
matrimoniale ; recherche de terres plus fertiles, de forêts plus giboyeuses ou d’eaux plus
poissonneuses ; surenchère de maternels désireux de se créer un maximum de dépen-
dants, etc. D’autres se font sous la contrainte : individu banni du groupement à la suite
d’un crime ou sous l’accusation de sorcellerie (cas très fréquent), querelles intestines...
ou encore transfert d’individus d’un groupement à un autre par rapt en temps de guerre, ,
vente ou échange de captifs, etc.

B. LES IKRINCIPALES PHASES DE PEUPLEMENT

Dans son article « En quête d>une chronologie ivoirienne N Yves PERSON, parlant des popu-
lations krou à l’Ouest du Bandama écrit : « Il s’agit d’une zone dont l’histoire s’est déroulée dans
un isolement exceptionnel, à un rythme lent et dans un cadre très morcelé ; ses lignes générales
seront donc très difficiles à reconstitue?. »
Malgré 1’enqu&e détaillee et minutieuse à laquelle nous nous sommes livré, et dont les
pages précédentes fournissent les données brutes, les résultats auxquels nous sommes parvenus
ne constituent cependant encore que des hypothèses de travail, que seule une meilleure connaissance
de I’origine des populations voisines permettra de confirmer ou d’infirmer.
Notre hypothèse de base est que la mise en place du peuplement g-u&6 et wobé a dû, en
gros, se faire en trois étapes :
- mise en place des populations se disant autochtones ;
- mise en place des populations originaires du Nord ;
- mise en place des populations originaires de 1’Est.

Ces trois étapes sont probablement liées à des migrations Nhistoriques N, c’est-à-dire à des
mouvements de populations dont l’ampleur dépasse les seuls groupements qui nous intéressent,
et dont les effets se sont répercutés sur de longues distances. Or les grands mouvements de popu-
lations qui ont affect6 la Côte d’ivoire sont de deux ordres :
- la poussée mandé, qui depuis bien avant le XV~ siècle déjà s’effectue du Nord vers le Sud,
de la savane vers la forêt. Dans 1’Introduction à l’ouvrage collectif déjà cité, The historia~
in tropical Africa, rédigée par Vansina, Mauny et Thomas, ces auteurs écrivent : « On peut
présenter provisoirement l’extension Mandé comme suit. Quelques vagues anciennes, mais
impossibles à dater exactement, poussent certains groupes Mandé (Toma, Guerzé) vers le Sud
(où existaient peut-être déjà des Mandé en bordure de la forêt), vers 1’Est..., vers le Nord-
Est... ; . . . L’ensemble de ces migrations a probablement duré longtemps et dut être fort
complexe.. .

Avant le XV~ siècle, mais après les mouvements anciens déjà Evoqués, se place une diffusion
à fin économique qui suit - ou crée - les routes commerciales de la kola, des esclaves et de l’or.
Il y en eut deux principales :

I. Y. PERSON (1964, p. 335).


GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT 49

10 Celle qui menait de la boucle du Niger à l’or ashanti...


Celle qui, partant de Tombouctou et de Mali, remontait le Niger, parvenait à la Côte
20
de la Sierra Leone.. .1. »
Dans son article du même ouvrage, Yves PERSON signale par ailleurs une poussée guerrière
mandé de la vallée du Niger jusqu’à la mer, vers la Sierra Leone, vers le milieu du XVI~ siècle.
Puis il mentionne une nouvelle poussée vers Touba et la forêt, en direction du Libéria, « 50 à 80 ans
plus tard » ;
- l’éclatement du pays akan à 1’Est, et la migration, au milieu du XVIII~ siècle, des Baoulé-Agni
de ‘1’Est vers l’Ouest.
Il est probable que la mise en place des principaux groupements guéré et wobC se soit faite
sous I’effet de ce double mouvement de populations, et ceci en trois étapes :

1. Mise en place des popujations se disant autochtones.

Toutes les hypothèses sont possibles à leur sujet. Mais il est vraisemblable que les populations
guéré et wobé se disant autochtones, dont l’habitat originel devait être beaucoup plus septentrional,
aient subi le contrecoup des premières vagues mandé et aient, très tôt, été refoulées de la savane
vers la forêt. Les groupements les plus anciennement établis sont sans doute les Gbéon et les Zoho
(Wobé), à cheval sur la lisière forêt-savane.. Au fur et à mesure que d’autres populations arrivaient
et que la pression démographique se faisait plus forte, la pénétration dut se faire de plus en plus
vers le Sud, mais l’occupation de l’espace resta limitée à la zone comprise entre Sassandra et Kô-Nzo
(les Fléo-Niaho, groupement le plus méridional, rappelons-le, occupaient autrefois les bords du N~O).
Les données généalogiques nous ont été d’un très faible secours dans nos tentatives de situer
chronologiquement l’implantation des populations se disant autochtones. Les règles d’exogamie
n’étant que très peu contraignantes chez les Wobé et les Guéré de 1’Est, la connaissance qu’ont
les individus de leurs ancêtres est décevante (elle ne dépasse guère 5 à 6 générations). Dans un cas
cependant, un vieillard Blaon (confédération ‘Zagna), Président du conseil coutumier de son
village (il s’agit de Petit-Duékoué), doué d’une mémoire généalogique étonnante, remonta, sans
hésitation, jusqu’à l’ancêtre créateur du clan, issu de la montagne Bla, et distant de 17 géné-
rations (et redescendit aussi aisément, sans la moindre erreur.) Si cette généalogie est exacte (et
nous avons toutes les raisons de croire qu’elle l’est), les Blaon se seraient installés dans la région
de Duékoué il y a 500 ans enviror?, soit vers le milieu du xve siècle.
Selon notre hypothèse, I’implantation des groupements plus septentrionaux serait donc
plus ancienne encore.

2. Mise en place des populations se disant originaires du Nord.

Il s’agit des Guéré de Toulépleu : Nidrou, Béhoua et Welao. L’étude en profondeur que nous
avons menée sur le groupement Nidrou3 nous entraîne à formuler les hypothèses suivantes.
La tradition orale Nidrou (et celle des Béhoua est identique) veut que les clans de l’actuel
groupement aient vécu autrefois en savane, et en aient été chasses « manu militari ». Cette même
tradition fait état ensuite d’une migration qui aurait amené les Nidrou de l’actuel pays wobé
jusqu’au Cavally.
La migration Nidrou, comme nous I’avons déjà signalé ci-dessus, a dû se faire en deux
temps. En un premier temps les futurs clans Nidrou, refoules par un envahisseur de la savane

I. The historian in tropical Aft+ca (1964,p. 38).


2. 17 générations, à raison de 25 années par génération, ce qui donne 425, plus l’âge de l’informateur.
3. A. SCHWARTZ (1965).
4
50 ALFRED SCHWARTZ

vers la forêt (il s’agit probablement de l’une des poussées mandé que signale Yves PERSON et qu’il
situe, la première vers le milieu du XVI~ siècle, la seconde « 50 à 80 ans plus tard ))) auraient trouvé
refuge en pays wobé. Mais soit par crainte de ne pas être assez loin de leurs poursuivants, soit
parce que la pression démographique était devenue trop forte, soit pour une autre raison, les Nidrou
entamèrent, en un deuxième temps, une seconde migration, qui devait les amener d’abord plein
Sud jusqu’aux environs de l’actuel centre de Guiglo, puis plein Ouest jusqu’au Cavally (la tradition
orale relate cette marche « en équerre 1)).Pourquoi ce brusque changement d’itinéraire ? Les Nidrou
se seraient-ils heurtés, sur les bords du Nzo, à d’autres populations qui les auraient empêchés de
progresser plus loin vers le Sud ? Où faut-il effectivement accréditer la version des chasseurs Guiro
malmenés sur les bords du Cavally par une population autochtone, les Fan-Baon, et que des
clans amis seraient venus venger ? Mais est-il vraisemblable que des chasseurs s’éloignent aussi
loin de leur point d’attache (du pays wobé jusqu’au Cavally, en passant par Guiglo, il y a
zoo km) ?
Quoi qu’il en soit, les Nidrou se sont installés sur les bords du Cavally à la fin du XVII~ ou
au début du XVIII~ siècle. Les données généalogiques, d’un clan à l’autre, concordent pour situer
l’aïeul qui a participé à cette seconde migration à g-10 générations en moyennel, ce qui fait en gros
250 à 300 ans.

3. Mise en place des populations se disant originaires de l’Est.

Il est à peu près certain que la mise en place des populations se disant originaires de l’Est
soit postérieure à la fois à celle des noyaux « autochtones » et à celle des groupements originaires
du Nord. En effet, les Nidrou et les Béhoua, qui dans leur marche vers l’Ouest ont traversé le pays
Zérabaon, n’ont rencontré personne entre Nzo et Cavally. Par contre les groupements Zérabaon
font tous état de la présence, au moment de leur arrivée, de groupements comme les Zagna, Zagné
ou Zaha.
Les données généalogiques recueillies en pays Zérabaon situent les ancêtres venus de l’Est
à 6-7 générations en moyenne, ce qui ferait à peu près coïncider cette migration avec celle qui
amena du pays ashanti en Cote d’ivoire, vers le milieu du XVIIIe siècle, les Baoulé et les Agni.
Ph. et M. A. DE SALVERTE-MAKYIER, qui ont étudié le peuplement baoulé d’une façon par-
ticulièrement approfondie z, font effectivement état, à l’arrivée de ceux-ci, d’un refoulement de
GOUT~,qui occupaient alors le V Baoulé, au-delà du Bandama. Parlant des Gouro ces auteurs
écrivent : « Un grand nombre d’entre eux ont été refoulés dans leur territoire actuel entre Bouaflé,
Gagnoa, Mankono et Man3. » Il est vraisemblable que l’installation des Gouro sur leur habitat
actuel ne se soit pas faite sans susciter d’autres déplacements vers l’Ouest. La migration des Guéré-
Zérabaon et des groupements se disant originaires des pays niaboua et niédéboua est peut-être
liée à ce mouvement de populations.
L’arrivée des groupements malinké du canton Sémien actuel (pays wobé), originaires de la
région de Séguéla, se fait à peu près à la même époque (milieu du xvrrre siècle). Mais leur déplace-
ment semble uniquement consécutif à des querelles de famille.

I. Pour des raisons essentiellement matrimoniales (détermination de la sphère des mariages possibles),
la connaissance généalogique, en pays Nidrou, est asssez extraordinaire. Elle permet de rattacher n’importe
quel individu isolé par un lien de parenté précis, par référence à l’ancêtre, à tout autre individu du même clan.
a. Ministère du Plan de la République de Côte d’ivoire, Etwde régionalede BouakéIg6srg64 (T. 1,
Introduction).
3. Ph. et M. A. DE SALVERTE-MARMIER, rap. cit., p. 17.
GROUPEMENTS TRADITIONNELS ET PEUPLEMENT

Populations se disant autochton

t-1 Populations ,originaires de l’Est

l!m Populations originaires du Nord

!%%! Populations originaires du Sud

@Jj Implantation apre‘s migration interne

FIG. 13. - Les origines du peuplement.

Tous ces résultats, rappelons-le, ne constituent évidemment que des hypothèses de travail.
Leur établissement laisse en effet la place à trop d’incertitudes encore. Une donnée est cependant
certaine : il n’est plus possible d’admettre, comme l’ont fait certains auteursl, que le peuplement
guéré se soit fait à partir de l’Ouest. Nous avons vu que des familles isolées sont effectivement
parties du Liberia, mais elles ne constituent qu’une fraction insignifiante des populations wè.
I. P. DUPRE~ (1962, p. 33) : « La plupart des populations de l’Ouest de la C&e d’ivoire semblent être
sorties de l’immense forêt du Libéria à des époques très différentes. »
2

La communauté villageoise :
.mythe ou réalité ?

René VIARD déjinit le village guéré traditionnel comme Nune famille étendtie a%sein de laqztelle
des gro@es $artiwliers cultivent jalousement lezws traditions propres comme s’ils se trouvaient isolés
dans la forêt 9. Qu’en est-il de la commwazcté villageoise actuelle ? Existe-t-elle réellement en tant
qu’entité organique ou n’est-elle.qu’wze jztxtaposition de grou#ements lignagers hétérogènes? C’est ce
que nous essaierons d’établir à travers l’examen d’%ne part du processus de formation d% village,
d’autre part de sastructure interne.

I. LE PROCESSUS DE FORMATION DU VILLAGE

La communauté villageoise actuelle est le résultat d’une évolution tantôt lente et induite
de l’intérieur, tantôt accélérée et imposée de l’extérieur. Aussi son étude ne peut-elle être valable-
ment saisie qu’à travers l’examen diachronique des événements qui, des origines à nos jours,
ont présidé à la destinée de ses habitants. Nous commencerons donc par situer le contexte mythico-
historique dans lequel se sont constitués les groupements Nidrou et Vahon-Djimahon (confédé;
ration Zagné), avant d’entreprendre l’analyse du processus de formation des villages de Ziombh
et de Sibabli.

A. LE CQNTEXTE MYTHICO-HISTORIQUE

1. Le groupement de guerre Nidrou.

Les traditions orales relatives à la migration des Nidrou et à leur installation sur les bords
du Cavally sont légèrement divergentes d’un clan à l’autre.
Selon une première version, les clans désignes sous le vocable Nidrou, seraient partis de
l’actuel pays wobé où ils habitaient la frange forestière à l’Est de Man. Clans principalement

I. R. VIARD (1934, p. 43).


54 ALFRED SCHWARTZ

de chasseurs, certains de leurs éléments s’enfoncèrent très loin dans la forêt, en direction du Sud-
Ouest, en quête de gibier. Les premiers à atteindre le Cavally furent les hommes du clan Guiro,
au nombre de cinq, Sur les bords du fleuve ils rencontrèrent une population autochtone, les Fan-
Baon, agriculteurs sédentaires, avec qui ils pratiquèrent pendant un certain temps le « troc à la
muette » : le nouvel arrivant puisait le maïs dont il se nourrissait dans les greniers des Fan-Baon
et, en retour, déposait devant leurs cases la contrepartie sous forme de gibier. Ces échanges, qui ne
se faisaient jamais en presence des intéressés, se pratiquèrent sans accroc jusqu’au jour oùune famille
autochtone s’estima lésée et saisit le prétexte pour attaquer l’étranger : un chasseur Guiro fut tue,
mais les quatre autres parvinrent à échapper aux Fan-Baon et s’en furent donner l’alerte et chercher
des renforts dans leur pays d’origine. Les autres clans se déclarèrent solidaires des Guiro et, pour
venger le chasseur tué, plusieurs @nages se constituèrent en groupement de guerre, sous l’égide
de K&-Bosran, guerrier Zaha célèbre, titulaire de ni-gril, objet magique, littéralement « médica-
ment de l’eau D. Les Nigri parvinrent ainsi jusqu’au pays des Fan-Baon.
Selon certains de nos informateurs la guerre n’éclata pas tout de suite. Les Fan-Baon ayant
fait amende honorable, il était convenu que les Nigri dirigeraient le pays et, qu’en signe d’allé-
geance, les Fan-Baon présenteraient toute bête noble (éléphant, panthère, buffle...) tuée par eux
à la chasse au chef du clan Guiro offensé. En gage d’alliance et d’amitié, le chef des Guiro donna
même une de ses filles en mariage au chef des Fan-Baon. Pendant quelque temps les deux clans
« marchèrent ensemble », mais les Fan-Baon ne tardèrent pas à violer le pacte d’allégeance. Les
Nigri les sommèrent alors de quitter le pays, sous peine de guerre. Les Fan-Baon ne se firent
pas prier, traversèrent le couloir entre Cavally et Nuon (actuelle frontière entre Côte d’ivoire
et Liberia) et se réfugièrent de l’autre côté de cette dernière rivière.
Selon d’autres informateurs la guerre éclata tout de suite. Elle fut rude et longue (près
d’un an). Les Nigri remportèrent la victoire et refoulèrent les Fan-Baon derrière le Nuor?. Le terme
Nigri se transformera en Nidrot et désigne encore actuellement l’ensemble des familles qui ont
participé à cette guerre.
Selon une seconde version, les clans qui constituent le futur groupement Nidrou auraient
été chassés par un envahisseur d’un pays qu’ils situent en savane. La crainte d’être poursuivis
les aurait fait s’enfoncer dans la forêt, vers l’Ouest, jusqu’au Cavally. Là ils se heurtèrent aux
Fan-Baon, qu’ils vainquirent et refoulèrent de l’autre côté du Nuon.
A l’issue des hostilités le vainqueur s’établit sur les terres conquises et commence l’organi-
sation de l’espace. Chaque chef de lignage fonde son propre village. Le groupement de guerre, son rôle
terminé, se dissout de lui-même, mais l’alliance entre les familles se maintient en permanence
(il n’y eut jamais de guerre interne) et retrouve toute son efficacité par la suite dans les luttes
qui opposent les Nidrou aux Boo.
Les clans du groupement de guerre Nidrou, qui jadis marchaient deux par deux, sont les
suivants :

I. Ni-g& (en Guéré ni-koP : ni, eau ; ko5, médicament, protecteur) est l’appellation donnée à cet objet
par les Fan-Baon. NZ-gk est imbibé d’eau chaque matin. Son r61e est double :
- rôle d’orienteur : porté par le chef de guerre qui marche en tête il lui indique la direction ;
- rôle de catalyseur : en cas d’ CCopération militaire », parvenu à proximité immédiate de l’ennemi,
il déclenche une pluie diluvienne qui déjoue la surveillance de l’adversaire et le neutralise. 11 suffit alors de le
surprendre et de l’écraser. Par extension, les Fan-Baon appelèrent tout le groupement guerrier sous l’égide de
cet objet magique 4GUI.
2. On retrouve de nos jours des villages Fan-Baon sur la rive droite du Nuon, au Libéria. La rivière
Nuon constituait en effet une ligne de démarcation facile à défendre. Fan-Baon (fi-bas) signifie littéralement
« nombreux peureux ». 11 semble que la lutte ait finalement été moins rude que ne le rapporte la tradition orale
Nidrou. A l’approche de l’envahisseur les Fan-Baon abandonnaient leurs villages et fuyaient vers l’Ouest. C’est
ce qui leur valut le surnom de « peureux ».
3. La transformation de Nigri en Nidrou semble être uniquement le fait d’une mauvaise transcription
phonétique au moment de la pénétration française, et le terme Nidrou actuel ne doit pas être pris dans son sens
éthymologique premier : ni, eau ; dru, tête ; soit « tête de l’eau D,par extension u source », et désignant une localité
située à proximité de la source d’une rivière. En effet, dans l’ouvrage publié par la mission Hostains-d’ollone,
De la Côted’ivoire au Soudan, qui passe dans la région en Igoo, le capitaine d’ollone parle déjà de Nigri (cf. la
carte ethnique qu’il a dressée des régions traversées).
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 55

Klaon - Glao
Zaha - Zouao
Kpao - Ouléokon
Séouandi - Doueyakon
Gbahou - Zilokon
Douwiaikon - Zirébokon
Kpahon - Zoulao
Dakon - Kaakon
Diéoulakon - Waho
Guirapahon - Guiléikon
Kouaou - Guidékon
Guiro - Fan-Baon (jusqu’au départ de ces derniers)
Glakon, clan allié aux Nidrou, mais dont l’origine est différente et l’implantation antérieure.

2. Le groupement de guerre Vahon-Djimahon.

Comme nous l’avons déjà vu ci-dessus, les Vahon-Djimahon constituaient l’un des cinq
groupements de guerre de la confédération Zagné, le bloa étant lui-même composé de deux fédéra-
tions d’alliance : la fédération Vahon, comprenant les clans Séhou, Vèzaha, Gao et Ziaon ; la fédé-
ration Djimahon comprenant les clans Djimahon et Saho.
Le contexte mythico-historique dans lequel sont nés les premiers villages Vahon-Djimahon
est assez différent de celui qui présida à l’implantation des clans Nidrou. Ce qui caractérise la mise
en place des populations Nidrou c’est l’homogénéité du processus d’occupation de l’espace : les
premiers villages furent constitués à l’issue des hostilités contre les Fan-Baon par des lignages
ayant tous participé, sous l’égide d’une autorité commune (celle du groupement d’alliance et de
guerre Nidrou) à la même migration. Le groupement d’alliance était donc antériew à la formation
des villages.
Les circonstances dans lesquelles est par contre né le bloa Vahon-Djimahon sont tout autres.
La tradition orale ne relate pas comment ni à quel moment les clans du futur groupement ont
senti le besoin de s’unir. Il est cependant aisé d’imaginer quel fut le processus. D’abord naît la
fédération d’alliance, soit de l’association de deux ou de plusieurs clans égaux qui décident de
« marcher ensemble )), soit par la prise en tutelle par un clan plus anciennement établi d’un nouvel
arrivant. Puis, au fur et à mesure que se poursuit le peuplement et que la, pression démographique
augmente, de nouveaux problèmes surgissent : épuisement à l’intérieur de la fédération d’alliance
des possibilités d’échange de femmes, nécessité donc d’étendre la sphère de l’échange matrimonial
et, partant, étant donné le risque couru par le départ d’une fille « au loin », de prévoir l’étabhsse-
ment d’un ((système 1)de règlement des conflits éventuels. Ce système c’est le groupement d’alliance,
et son moyen d’intervention la guerre.
L’examen détaillé de la mise en place des clans Vahon-Djimahon illustre assez fidèlement
ce schéma. A l’inverse de ce qui s’est passé chez les Nidrou, la formation du groupement de guerre
est donc ici postérz’ewe à la naissance des villages. C’est ce qui apparaît à travers l’étude de la
constitution à la fois de la fédération Vahon et de la fédération Djimahon.

a) La fédération Vahod.

L’ancêtre du clan Sé~o~ est inconnu. ‘Le plus lointain aïeul à occuper le’ territoire actuel,
Bas&a, serait parti du Nord, du pays Gbéon (groupement Gbéan), il y a neuf-dix générations
environ, en quête de terrains de chasse plus giboyeux.
L’origine des Vèzaka2 fait l’objet de deux versions contradictoires. Selon une première

I. Vahon, déformation de ~$0, les lutteurs.


2. Vèzaha : Vè, nom du clan ; zaa, guerrier.
56 ALFRED SCHWARTZ

version, les Vèzaha seraient autochtones : l’ancêtre Séa-Sokou est sorti de la montagne Minhi~
avec son jumeau Zahi, une panthère blanche. Les autres clans Vahon, ainsi que les Djimahon,
auraient trouvé les Vèzaha sur place. Selon une seconde version 2, l’ancêtre des Vèzaha, Taha-Gba,
serait un captif, originaire du Nord. Taha-Gba aurait été fait prisonnier une première fois par les
Zagna, au cours d’une guerre Zagna-Wobé. Puis il fut capturé une seconde fois et arraché aux
Zagna par Boho, guerrier Djimahon, pendant un conflit qui opposa les Zagna aux Zagné.
L’ancêtre des Gao3, Séhi-Ba, serait parti du Nord, de la confédération Gbéon (groupement
Tao), il y a six générations, pour chasser l’éléphant.
Quant aux Zz’aon*, s’ils se souviennent du nom de l’ancêtre, Gzwého,ils ne le situent pas
généalogiquement et ignorent sa provenance.
La tradition orale relative à l’origine des quatre lignages Vahon est donc tantôt confuse,
tantôt imprécise. Une donnée semble cependant certaine : l’implantation des différents groupements
ne s’est pas faite à la même époque mais a dû s’échelonner dans le temps. Ce n’est par conséquent
qdaprès COU$que la fédération d’alliance Vahon a pu se constituer.

b) La fédération Djimahon”.
L’entité Djimahon représente un exemple classique du processus de formation d’une fédé-
ration d’alliance. Nous avons d’un côté le clan Djimahon, qui se considère comme autochtone,
et dont l’ancêtre SZaJzéserait sorti de la source du marigot Ba-Tohou6 ; de l’autre le lignage Saho,
chassé du pays niédéboua à la suite d’une guerre malheureuse contre les Bété, et que l’ancêtre
Guefba entraîne derrière le Sassandra, auprès des Djimahon, qui lui accordent à la fois hospitalité
et protection.

c**
A quel moment s’est enfin constitué le groupement de guerre Vahon-Djimahon ? La tradi-
tion ne le précise pas, mais rapporte que les Vahon et les Djimahon ont toujours été « amis », et
se mettaient ensemble pour se battre contre les Bilou et les Blaon (groupements de guerre de la
confédération guerrière Zagna, ennemis traditionnels des Zagné). L’enjeu de ces guerres, comme
nous le verrons ultérieurement, étant essentiellement de régler des conflits consécutifs à l’échange
matrimonial, la nécessité de former un groupement défensif a dû surtout commencer à se faire
sentir avec l’épuisement des possibilités de mariage à l’intérieur de chaque fédération d’alliance.
La principale caractéristique du cadre socio-spatial traditionnel était en effet cette capacité qu’il
déployait à s’adapter en permanence et au mieux aux impératifs du moment.
Après avoir défini le contexte mythico-historique dans lequel sont nés les premiers villages
Nidrou et Vahon-Djimahon, l’historique des communautés de Ziombli et de Sibabli nous permettra
maintenant d’une part de montrer quel a été le processus de leur évolution, d’autre part de
comprendre leur structure actuelle.

R.DU VLLLAGE-LIGNAGE A LA COMMUNAUTÉ DE RÉSDENCE

Le processus de formation des villages de Ziombli et de Sibabli, tel qu’il apparaît à travers
l’historique détaillé des deux communautés, est, dans ses grandes lignes, identique. Dans les deux
cas nous avons au départ une série de &-nages, vivant côte à côte dans le cadre du même groupe-

I. A une quinzaine de kilomètres à l’Ouest de l’actuel village de Sibabli.


a. La première version nous fut fournie par un neveu utérin des Vèzaha ; la seconde par les Vèzaha
eux-mêmes.
3. Gao était le village natal de S&i-Ba.
4. Ziaon : contraction de “a-35, les hommes (qui marchent) ensemble.
5. Djimahon : dgi, panthère ; mac, les hommes ; les hommes de la panthère, par extension « les braves ».
6. Qui passe à proximité du village de Sibabh.
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 57
ment d’alliance et de guerre, et constituant des communautés autonomes, fondées sur la seule
parenté. Ce schéma du village-@nage, à une époque très reculée, semble avoir été omnipresent
en pays guéré.
Cela ne veut cependant pas dire qu’à l’époque précoloniale le village ait constitué une entité
figée, fermée et repliée sur elle-même. La réunion de deux ou de plusieurs @nages pour former
une communauté (généralement « défensive 1))plus vaste, aussi bien que l’éclatement, pour une
multitude de raisons, du groupe de parenté, apparaissent déjà comme des constantes bien avant
la pénétration européenne.
C’est ce second mouvement surtout que l’administration coloniale cherchera à freiner en
tentant, dès la fin de la période de pacification, de regrouper systématiquement les campements
épars à travers la forêt en villages « viables 1).Si elle y parvient sans trop de difficultés en pays
Zagné (les Vahon-Djimahon, qui forment cinq villages à l’arrivée des Européens, se retrouvent
tous à Sibabli en rgzs), la tâche s’avère beaucoup moins aisée en pays Nidrou. Est-ce à cause de
la proximité du Libéria qui constitue une « porte de sortie » facilement utilisable ? Toujours est-il
que chaque tentative de déplacement est accompagnée d’une série d’éclatements lignagers (qui
s’en va s’installer avec sa famille en pleine forêt où il échappera à tout contrôle administratif - le
but du regroupement étant justement de faciliter la tâche administrative -, qui préfère rejoindre
tel village plutôt que tel autre, qui franchit le Cavally ou le Nuon ‘et s’enfuit au Libéria, etc.)
et finit par atteindre exactement le résultat inverse du but poursuivi.
La politique de regroupement des villages, qui connait donc ‘des fortunes diverses sous
l’administration coloniale, est reprise avec une vigueur nouvelle par les autorités ivoiriennes des
la proclamation de l’Indépendance en 1960, et poursuivie sans relâche jusqu’en 1965. Les popula-
tions, comme nous le verrons, s’exécuteront passivement, le plus souvent sous la contrainte. Le
déplacement de Klabo à Ziombli est à cet égard particulièrement significatif.
Aussi la communauté villageoise actuelle, issue du regroupement coercitif de populations,
ne constitue-t-elle plus le groupe organique que formaient le village-lignage ou la fédération libre-
ment consentie de deux ou plusieurs @nages de la société traditionnelle. La genèse des villages
de Ziombli et de Sibabh nous montrera comment le groupement originel, fondé sur la parenté,
se transformera progressivement en un véritable agglomérat d’éléments lignagers, et d’entité
fonctionnelle deviendra une simple communauté de résidence.

1. Historique du village de Ziombli.

L’histoire du village de Ziombli est celle des va-et-tient permanents de sept lignage+ ou
segments de lignage sur une période de deux cents ans environ. L’aire géographique de ces dépla-
cements a toujours été le.cadre territorial traditionnellement occupé par le groupement Nidrou.
Les motivations en sont nombreuses : abandon du village au.décès de l’ancêtre-fondateur, décou-
verte d’un site stratégiquement plus facile à défendre, exécution des recommandations d’un devin
qui conseille de s’établir à tel endroit, dissensions internes entre deux branches d’un même lignage,
éclatement d’un groupe devenu démographiquement trop vaste, épuisement des terres, éparpille-
ment des individus au moment de la pénétration coloniale (exode massif vers le Libéria),‘regroupe-
ments imposes par l’administration, etc.

a) La période précoloniale.
Nous avons vu dans quelles circonstances les familles qui constituent le groupement Nidrou
sont parvenues sur les bords du Cavally vers le milieu du xvrrre siècle : migration du Nord vers
le Sud, puis de l’Est vers l’&rest, à travers une forêt inoccupée, conflit avec les Fan-Baon, refoule-
ment des vaincus au-delà du Nuon, et installation des vainqueurs sur le territoire conquis. C’est
au terme de cette pérégrination que commence l’organisation de l’espace.
I. Le lignage Welao ne fait pas partie du groupement Nidrou, et son arrivée sur le territoire du village
est récente : elle date de 1928.
93 ALFRED SCHWARTZ

Le choix du site est fonction des possibilités stratégiques qu’offre l’emplacement. Les pre-
miers villages s’édifient tous sur des hauteurs faciles à défendre. Les guerriers les plus valeureux
établissent leurs campements en « postes avancés » sur la périphérie. Leur mission est de prémunir
le groupe contre toute attaque-surprise. La distance entre villages est telle qu’à tout moment
le tam-tam peut donner l’alerte et mobiliser les guerriers quasi instantanément.
Après les hostilités avec les Fan-Baon, l’implantation des sept lignages Nidrou qui consti-
tuent l’actuel village de Ziombli, et les étapes successives qui, au cours de la période précoloniale,
jalonnent leurs déplacements, sont les suivantes :

- les Dakon occupent un « poste avancé 1)face à 1’Est, Kahibli, du nom du fondateur Kahi ;
Kahibli était situé à proximité de I’actuel Douhozé. Vers 1860, au cours des luttes Boo-Nidrou,
le clan éclate : la branche la plus importante s’installe à Tahibli ; une seconde branche rejoint
les bords du Nuon et s’implante à Ziouébli ; un segment plus restreint (dont est issue l’actuelle
famille Dakon de Ziombli), sous la conduite de Ouellé, franchit le Cavally pour s’établir auprès
des Kpao et des Doueyakon à Klabo ;

- les Dowyakm, sous la conduite de Toua, fils de Batahin, créent Touabli, à proximité du Cavally,
entre les actuels villages de Diai et de Paoulo. Peu après, le frère de Toua, Batahou, est dépêché
par la famille en (( poste avancé 1)face au Sud. Il quitte Touabli, s’installe sur une hauteur
qui porte le nom de Gohin, à proximité de Diai, et fonde Gohinbli. Touabli ne connait qu’une
existence ephémère, et déjà du vivant de Toua, la famille effectue un léger glissement vers
le Nord-Ouest, pour s’installer au bord même du Cavally, où elle se sent plus en sécurité, et
crée le village de Paoulol (à 500 m environ de l’actuel Paoulo). Au décès de Batahou, à la suite
d’une querelle de famille, le lignage Doueyakon se scindez en deux branches : Diaikowé
quitte Gohinbli, occupe la hauteur de Diai3, et donne naissance à la branche des Diaikon ;
Kanié demeure installé avec sa famille dans l>ancien village, et sa descendance pour se
diff&encier des Diaikon portera le nom de Kaniédi (= les descendants de Kanié). Vers 1850,
la branche des Kaniédi, sous la direction de Séhi, franchit le Cavally et s’installe auprès des
Kpao à Klabo (cf. ci-dessous). Vers 1900 enfin, Tougbé, fils de Séhi et guerrier renommé, crée
un poste Ravancé » sur une hauteur au Sud de Klabo, qui portera le nom de Tougbébli ;
- les Glao, clan de pêcheurs, ont une histoire légèrement différente des autres familles, puisqu’ils
n’ont pas participé comme nous I’avons vu ci-dessus (cf. chapitre Ier) à la migration Nidrou,
mais seraient venus sur place vers la même époque, en suivant le Cavally depuis le Mont Nimba.
Ils s’allient aux Nidrou et avec eux combattent les Fan-Baon. Ils s’installent sous la direction
de l’ancêtre fondateur du clan, sur une hauteur à proximité immédiate du Cavally : Dotroya*
près de Tahibli, Les Glao occupaient le poste le plus avancé vers le Nord. Vers le milieu du
XIX~ siècle, Dotroya est délaissé, et le clan, mené par Sahi, descend le fleuve, trouve un endroit
plus poissonneux, et crée Sahibli (à I’emplacement où la route de Guiglo-Toulépleu franchit
le Cavally). Mais très rapidement, pour des raisons inconnues, le clan éclate : une branche
reste à Sahibli, une autre, sous la conduite de Gbohou, crée Gbohoubli, en aval de Sahibli,
et une troisième descend encore plus loin le long du fleuve et fonde Pantroya5 ;

I. Paoulo vient de P&u10 (PG, abondance, richesse ; ulo, village), littéralement « village de l’abondance )p.
Or dans la société traditionnelle il n’y a de richesse que d’enfants. Beaucoup de villages guéré portent un nom en
rapport avec le thème de la fécondité, synonyme ici de richesse.
2. 11 existe même actuellement trois branches Doueyakon : les Diaikon, les Kaniédi et les Sigadi, descen-
dants de Siga, frère de Batahou, établis à Paoulo.
3. Diai signifie « en haut N, et Diai-Kawé est l’éponyme par lequel on désignait Kawé qui s’était installé
sur cette hauteur,
4. Dotroya : do, terme dan pour désigner le samba ; tro, la montagne ; ya, le sommet ; littéralement « le
sommet de la montagne du samba x
5. Pantroya : #a, abondance, au sens de fécondité ; tro, montagne ; ya, sommet ; littéralement « le sommet
de la montagne de la fécondité » : le site aurait été désigné par un devin comme particulièrement propice à la
multiplication du groupe.
LA COMMUNA UTÉ VILLAGEOISE 59

- la tradition orale des K’ahon ne précise pas le site de la première implantation du groupe
en pays Nidrou. On sait seulement que c’est le petit-fils de Badahi, ancêtre fondateur du lignage,
Ziga, qui crée Gbahouol au bord du Cavally, à proximité de Gbohoubli, dans la première
moitié du XIX~ siècle (mais Gbahouo est antérieur à Gbohoubli) ;
- les K$ao, sous la conduite de Kpao-Sia, s’installent sur une colline à l’Est de Toulépleu, et
donnent à leur village le nom de Kpaotro 2. A la mort de 1’ancêtre-fondateur, son fils Diollé
abandonne les lieux et fonde Diollébli, sur le terroir de l’actuel Ziombli. A la disparition de
Diollé, la famille devenue trop nombreuse éclate : une partie s’installe à Douhozon ; la branche
actuellement à Ziombli, sous la conduite de Pitgo, crée le village de Klabo3 vers 1830, du nom
d>un affluent du Cavally qui baigne le site ;
- les Séotiana’z’,à l’issue des hostilités, s’établissent sur une hauteur près de l’actuel Méo, Bahia.
Mais le site ne satisfait pas longtemps les chefs militaires de la famille qui songent à une véritable
organisation « stratégique » de l’espace, et préfèrent décentraliser leurs forces plutôt que de
présenter un ensemble concentré, beaucoup plus vulnérable, aux attaques d’un éventuel
ennemi ;
l la défense u orientale x est confiée à Guiraou-Zégbé, dont le fils Sahi-Guibahon passe pour
être invincible. Il installe son poste à proximité de celui des Dakon et donne à l’endroit
le nom de Douhozé, qui signifie « invincible ». La descendance de Guiraou-Zégbé forme
actuellement le lignage des Douhozékon ;
l Pouhindi s’en va renforcer la défense septentrionale et crée Kouisra, près de I’actuel
village de Péhé. La force de Pouhindi et la frayeur qu’il suscitait étaient telles qu’on
le surnomma z+eo, le dragon. Ses descendants forment actuellement le lignage des Ziré-
bokon4 ;
l près de l’ancien site de Bahia, Bahouo crée le village de Méo, au retour de son frère
Zohinon parti chercher un (( protecteur » à Méhin 5, village « loin à l’Ouest », et réputé
pour sa prospérité, Méo est une transcription de Méhin, et désigne par extension toute
la descendance de Bahouo ;
l à proximité immédiate de Méo, Pahou-Dohou installe la forge qui fabriquera les outils
et les armes dont les Séouandi auront besoin. Les forgerons sont appelés gbeoa et leur
village porte le même nom. Apres Gbéo, le lignage s’installe à Dénan (cf. ci-dessous).
Mais au cours des rivalités Nidrou-Boo, la position avancée de Dénan s’avère particulière-
ment inconfortable pour les plus âgés des Gbéo, qui ne peuvent se replier assez rapide-
ment derrière le Cavally en cas d’attaque-surprise des Boo. Aussi décident-ils de s’établir
définitivement de l’autre côté du fleuve, et viennent-ils s’installer auprès des Glao à
Gbohoubli (vers 1850). Seuls les éléments jeunes du @nage restent à Dénan ;
- les ZaJza, sous la conduite de Kei-Bosran, un des plus célèbres guerriers et devins de la guerre
contre les Fan-Baon, créent le village de Dénan, poste Nidrou le plus avancé à 1’Est. A I’instar
de la stratégie défensive des Séouandi, deux nouveaux villages, diriges par les frères de Kei-
Bosran, voient le jour rapidement « à I’arrière 1)sur les bords du Cavally : Bo-Dbélou occupe
I. Gbahouo : littéralement « coin noir ». Le village était édifié dans une clairière qu’assombrissait de tous
côtés l’épais feuillage de la for&.
2. Kpao-tro : « la montagne de Kpao ».
3. Klabo : en réalité Kra-bo; kra, creux, par extension riviére : bo, qui fait front, qui tient tête ; Iittérale-
ment : « la rivière qui fait front » (au Cavally). Exprime l’idée que le petit affluent dont les calmes eaux se font
refouler par le flot tumultueux du grand fleuve, doit « lutter » pour se faire accepter par le géant.
4. zireboko: 130,littéralement « entre les jambes de »; k8, les descendants de; Zidbokon, les descendants
du dragon ; zire, est présenté comme un animal fabuleux, dont les yeux « brillaient comme des phares B et qui
semait la terreur dans la forêt ; quiconque le rencontrait était condamné soit à mourir sur-le-champ, soit à perdre
la raison. zire aurait hanté la forêt jusqu’à l’arrivée des Européens.
5. M&in (mec) signifie riche, fécond, prospère. Cette prospérité est liée à la présence d’un devin célèbre,
dispensateur de « protecteurs ». Méo est le « village de la prospérité 1).
6. gbeo: « noir » ; les hommes noirs (noircis par les fumées de la forge). Par extension gbeodésigne tout le
village des forgerons.
60 ALFRED SCHWARTZ

une hauteur près de Diai, appelée Irowél ; Gadéba s’installe près de Paoulo, à Zobo2. C’est
de Zobo qu’à la fin du siècle dernier, Fléan s’en va créer son campement à proximité immédiate
de Paoulo. Il est rejoint à Fléambli non seulement par tout le reste de sa famille, mais également
par les Doueyakon de Paoulo, qui donnent le nom de leur ancien village au nouveau site.

***

A partir de l’analyse détaillée de cette histoire précoloniale, il nous est possible de dégager
les principales caractéristiques de la société Nidrou traditionnelle.
- Elle nous apparaît avant tout comme +zstubZe: déplacements permanents des lignages, création
de villages dont l’existence n’est qu’éphémère, enracinement faible.
- Mais en dépit de son instabilité, cette société est fortement structurée : chaque village constitue
un groupe organique autour du lignage ou du segment de lignage dont l’aîné est le chef. La
dispersion imposée par des contingences de défense extérieure n’est jamais anarchique, l’espace
est rigoureusement organise, et les villages qui se créent ont toujours une unité réelle. 1MIême
dans les rares cas où l’éclatement résulte de dissensions intérieures, les segments en conflit
retrouvent chacun de leur côté une unité nouvelle, et leurs effectifs restent numériquement
suffisamment importants pour constituer des unités sociales parfaitement autonomes. L’occupa-
tion d’un site par deux ou trois segments de lignage nuit rarement à l’unité interne du village,
puisque la cohabitation est le résultat d’un choix librement consenti.
- La possibilité d’interpénétration de plusieurs lignages sur les bases de la communauté de
résidence nous permet de croire à l’existence d’un résea%très dense de relations sociales. La
société traditionnelle, fondée sur le village-lignage n’est pas fermée sur elle-même, mais constitue
un groupe ouvert. Cette ouverture est sollicitée par deux impératifs majeurs :
e le système matrimonial qui ne permet de prendre femme qu’à l’extérieur de son propre
lignage ;
e la nécessité vitale d’opposer un front uni à l’ennemi, dont les attaques menacent le groupe
en permanence.
- La société traditionnelle nous paraît enfin atteinte d’une véritable @ychose de la gztewe: l’orga-
nisation de l’espace est quasi militaire, l’habitat même est conçu en termes de ((repli défensif 1)
(case ronde à toit conique qui descend jusqu’au sol, une ouverture minuscule en guise d’entrée,
aucune fenêtre), les alliances sont entretenues avec soin (il n’y eut jamais de conflit notoire
entre lignages du groupe Nidrou).
Ainsi la société traditionnelle, loin d’être figée, est mue de l’intérieur par un ensemble de
normes dictées par les conditions mêmes de sa survie. Un équilibre coopératif s’instaure entre
lignages, le danger extérieur cimente les liens d’alliance, l’organisation de l’espace est l’expression
d’une stratégie collective.
Cet édifice sera sérieusement ébranlé par la pénétration coloniale.

b) La période coloniale.
Au moment de la pénetration française dans le couloir entre Nuon et Cavally (1913) la locali-
sation géographique des lignages ou segments de lignage qui nous intéressent est la suivante :
Dakon : Klabo ;
Doueyakon : Klabo, Tougbébli ;

1. Irowé : Go, le soleil ; we, là oh ; littéralement « là où il y a le soleil )), par extension là où il fait
très chaud.
2. Zobo: Zo, nom d’une rivière ; bo, le bas de ; littéralement « le bas du 20 L
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 61

Glao : Gbohoubli ;
Kpahon : Klabo ;
Kpao : Gbahouo ;
Séouandi - Gbéo : Gbohoubli ;
Zaha : Paoulo.

La résistance au colonisateur ne fut que sporadique : devant la puissance de feu et la rapidité


d’évolution de l’envahisseur l’ancien jeu des alliances resta inopérant. La première reaction de la
population est de chercher refuge dans les profondeurs de la forêt et d’échapper aux militaires
par une dispersion extrême. Le lignage éclate et donne naissance à des unités plus légères, plus
mobiles, centrées sur la famille élémentaire, établies dans des campements de fortune dans les
endroits les plus reculés, et prêtes à s’évanouir dans la nature à la moindre alerte.
L’implantation coloniale marque également le début d’un véritable exode vers le Liberia :
il suffit de franchir le Cavally pour être en sécurité. La frontière est tout ce qu’il y a de plus per-
méable, et les autorités libériennes encouragent même le mouvement. Des familles isolées, des
segments de lignage, quelquefois des villages entiers traversent le fleuve. De 1914 à 19x8, le recrute-
ment des tirailleurs pour la guerre en Europe accélère encore les départs. Cet exode durera une
dizaine d’années, mais même par la suite, ne put jamais être totalement enrayé.
Il serait fastidieux de relever en détail les incidences des premières années de colonisation
sur la constitution des @nages dont nous faisons l’étude. Tous sont touchés. Les familles se
retrouvent isolées dans les campements. La désagrégation sociale est complète.
L’organisation administrative qui accompagne l’occupation coloniale crée d’autres causes
d’éclatement. La nouvelle unité cantonale essaie de se calquer sur les anciens groupements d’alliance
et de guerre, mais par suite de l’extrême dispersion des lignages n’y réussit qu’imparfairement.
La mise en place d’autorités « coutumières » nouvelles, qui ne sont pas toujours admises par la
totalité de la population, constitue souvent un sujet de mécontentement, qui peut aller jusqu’à
entraîner le départ de familles entières hors du canton. L’individu « choisit » plus qu’il n’accepte
l’autorité par laquelle il va être régi : il fuit la tutelle de tel chef trop zélé pour se réfugier auprès
de tel autre plus complaisant. La conséquence directe en est l’assouplissement du cadre rigide du
vieux groupement de guerre, et avec la disparition de ses « frontières », une dispersion géographique
des segments de @nage encore plus grande.
En 1913, Ba-Gomnan, chef du lignage Glao, est pressenti comme chef du canton Nidrou,
dont la frontière ouest est fixée au Cavally, alors que le traditionnel groupement de guerre étendait
son territoire bien au-delà de la rive droite du fleuve. Ba-Gomnan quitte Gbohoubli, franchit le
Cavally et entraîne toute sa famille à Pantrokin, chef-lieu du nouveau canton. Seule la branche
Gbéo des Séouandi reste à Gbohoubli.
En 1914, Tousrin, de la famille Zaha à Paoulo est déclaré « bon pour le service armé » mais
au lieu de préparer ses bagages pour la France, il les fait pour le Libéria où l’accompagnent son
père, sa mère et sesfrères. Ils reviennent deux ans plus tard et s’installent en face de Paoulo à Klabo,
où l’administration les ignore, puisque Klabo relève du canton Toulépleu, alors que Paoulo est du
ressort du canton Nidrou. Tousrin échappe ainsi à l’enrôlement forcé, mais la menace planant
toujours sur lui de l’autre côté du Cavally, il ne rejoindra jamais son village d’origine.
Après le mouvement de dispersion générale entraîné par l’arrivée du colonisateur, le calme
se rétablit peu à peu. Mais comment contrôler une poussière de campements épars dans la forêt ?
L’autorité militaire essaie de reconstituer des entités administrativement viables. Des villages
se reforment, mais sur des bases entièrement nouvelles : les liens de parenté et les affinités d’alliance
qui prévalaient dans le village traditionnel cèdent le pas à l’intérêt purement matériel que l’on
espère retirer du choix de tel site. Aussi, une fraction importante du lignage Kpahon s’installe-t-elle
à Péhé, une minorité seulement rejoint Gbahouo. Diaikon et Kaniédi se retrouvent partiellement
à Klabo, et devant le péril commun, oublient leurs querelles familiales et refont leur unité. Dakon
et Kpao restent en majeure partie fidèles à Klabo, mais trouvent leurs effectifs également diminués.
Le premier regroupement officiel tenté par l’administration date de 1923. Il coïncide avec
.NOF?O

et la constihdion du V~II&E de Zlombli

==Erz Route
- Piste carrossable
WELAQ - Limite du terriloh
8 Ancien village
B 0 0 Groupement voisin

FIG. 14. - Le territoire du groupement Nidrou et la constitution du village de Ziombli.


LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 63

le remplacement de Ba-Gomnan à la tête du canton Nidrou par Gbohi, de la branche Zirébokon


des Séouandi, à la suite d’une affaire d’empoisonnement des eaux du village dans laquelle était
impliqué Mayou, fils aîné et successeur pressenti de Ba-Gomnan. L’ancien chef de canton, relevé
de ses fonctions, rejoint son village d’origine, Gbohoubli, qui n’est alors plus qu’un campement
Séouandi. Guidy, chef de province, craignant le ressentiment de Ba-Gomnan en le reléguant dans
un minuscule village, essaie de redonner au chef déchu un semblant de prestige en faisant de
Gbohoubli un centre important. Aussi, par l’entremise de l’autorité militaire, demande-t-il aux
habitants de Gbahouo (lignage Kpahon) et de Klabo (lignages Dakon, Doueyakon, Kpao et Zaha)
de rejoindre Ba-Gomnan à Gbohoubli, et d’édifier avec les Glao et les Séouandi un village à la
dignité de l’ancien chef.
Mais il semble beaucoup plus vraisemblable que Guidy, habile politique, ait organisé ce
regroupement dans le seul but de neutraliser l’autorité et l’influence de Ba-Gomnan après sa
chute, en imposant à la famille Glao, en la noyant au milieu d’une somme d’autres lignages, un
rapport de force qui ne soit plus à son avantage. Le nouveau village ne porte d’ailleurs plus le nom
de Gbohoubli mais de Klabo et le chef nommé par Guidy n’est pas Ba-Gomnan, mais Bassahon,
du lignage Kpahon.
En 1928, avant même que le regroupement ne soit entièrement achevé, Ba-Gomnan et son
fils Mayou meurent mystérieusementl à une semaine d’intervalle. Un vent de panique souffle
sur la famille Glao qui, derrière son nouveau chef, Zion, se hâte de quitter les lieux et s’en va
créer le campement de Ziombli, en pleine forêt à l’Ouest de Gbohoubli. La branche Gbéo des
Séouandi demeure fidèle aux Glao et les accompagne dans leur déplacement.
Mais la contagion de la peur gagne aussi les autres lignages : à la demande de Blo, chef
de la branche Kaniédi des Doueyakon, qui était retourné au campement de Tougbé dès 1924,
après le décès de son frère, Diaikon, Kpahon, Kpao et Zaha le rejoignent à Tougbébli, qui prend
le nom de Klabo. Gbohoubli est totalement abandonné.
En rgzg, une querelle de famille éclate entre deux branches du liguage Welao à Bakoubli.
Pour régler le litige, l’administration enjoint aux antagonistes de fonder des villages séparés.
Sous la conduite de Kpahou, l’une de ces branches vient s’installer auprès des Glao et des Séouandi
à Ziombli et construit le village avec eux. Une dizaine d’années après, la querelle s’étant apaisée,
une fraction Welao importante retourne dans le canton Welao, où elle crée, sur la rive gauche
du Cavally, le village de Kpahoubli, une autre part pour le Libéria, un seul segment demeure
à ‘Ziombli.
En 1931, Guirian, du lignage Dakon, crée un campement, Guiriambli, sur le site de l’ancien
Klabo. En 1947, une série de décès frappe Tougbébli. Les Dakon, Kpahon, Kpao et la branche
Diaikon desDoueyakon quittent alors le village, et rejoignent Guirian à Guiriambli. Seule la branche
Kaniédi des Doueyakon et les Zaha restent sur place. Officiellement Guiriambli et Tougbébli ne
forment toujours qu’un village : Klabo. Au recensement administratif de 1958 il est question pour
différencier les deux villages d’appeler Tougbébli, Klabo 1, et Guiriambli, qui n’est qu’une annexe
de’Tougbébli, Klabo II. Mais finalement il semble bien plus commode à tout le monde de reconnaître
purement et simplement l’existence - qui sera d’ailleurs éphémère - de Guiriambli. Quant au
village de Tougbébli, il portera désormais le nom de Klabo.

***

Ainsi la pénétration coloniale entraîne-t-elle l’ébranlement de la société traditionnelle :


- détérioration de la structure des groupements d’alliance dont les frontières deviennent per-
méables ;
- éclatement du village-lignage, suivi d’une véritable atomisation sociale ;

I. Une enquête fut ouverte à la suite de ce double décès par l’administration coloniale, mais elle resta
sans suite.
64 ALFRED SCHWARTZ

- affaiblissement du cadre lignager traditionnel, affirmation de la famille élémentaire comme


groupe organique, individualisation des rapports sociaux ;
- organisation de l’espace qui n’est plus dictée de l’intérieur par les impératifs de sécurité, mais
imposée de l’extérieur : tentatives de regroupement qui restent sans lendemain, création
d’unités résidentielles artificielles, sans homogénéité et sans fonction sociale réelle.

c) La période post-coloniale.

En 1960, au moment où l’administration ivoirienne prend la relève, la situation est déjà


considérablement éclaircie : les huit lignages de notre étude ne sont plus dispersés géographique-
ment que sur trois sites : Guiriambli (Dakon, Kpahon, Kpao, Diaikon), Klabo (Kaniédi, Zaha)
et Ziombli (Glao, Séouandi, Welao). Mais la colonisation a donné naissance à des communautés
villageoises tellement hétérogènes que l’achèvement de l’œuvre de CC reconstruction sociale » devient
une tâche délicate, qui nécessite de la part du nouvel administrateur beaucoup d’habileté, de tact
et de doigté.
Nous avons vu dans l’Introduction sur quelles bases se faisait jusqu’en 1966 l’opération
« regroupement de villages ». La notion d’ « unité optimum » est bien difficile à définir, et ce qui
peut paraître un optimum pour l’extérieur ne l’est pas forcément pour les communautés claniques
en présence.
La décision de regrouper les trois villages de Guiriambli, Klabol et Ziombli, sur le site
de Ziombli, remonte à 1961. Les motivations en sont les suivantes :
- rapprocher les communautés de Guiriambli et de Klabo de l’axe Toulépleu-Guiglo, et per-
mettre au nouveau village d’être relié à l’extérieur, faciliter par le fait même de l’évacuation
des produits, une piste en principe carrossable en toute saison reliant Ziombli à la route prin-
cipale ;
- édifier un village nouveau, sur un emplacement loti, répondant à un minimum de normes
sanitaires, et offrant un espace suffisant pour permettre à la communauté de s’étendre sans
risquer d’être bloquée à court ou à long terme par des CC obstacles naturels » (ravins, marécages,
rivières, etc.) qui en gêneraient la croissance normale ;
- créer un centre suffisamment important pour justifier les « aménagements collectifs » élémen-
taires dont toute communauté devrait être pourvue : école, dispensaire...
La tradition historique des lignages ou segments de lignage en présence n’opposait pas
d’empêchement majeur à ce regroupement. Nous avons vu que leur destin avait été le même pen-
dant plus de deux siècles, dans le cadre du groupement de guerre et d’alliance Nidrou (le groupe
Welao excepté, mais il constitue une minorité insignifiante). L’expérience de Gbohoubli n’avait
pas révélé d’incompatibilité fondamentale de 1923 à 1928. Rien ne devait donc empêcher la creation
d’une véritable communauté villageoise moderne.
Dès 1961 Guiriambli effectue le déplacement : Dakon, Kpahon, Kpao, Diaikon s’installent
à Ziombli.
Mais il en est tout autrement de Klabo. La population oppose une passivité‘extraordinaire
aux injonctions de l’administration. Depuis rg6r elle pratique une politique de temporisation,
jouant sur le changement des administrateurs et les périodes de flottement qui en résultent pour
gagner du temps et espérer voir le projet abandonné définitivement. Au début de 1965, personne
n’a encore bougé. L’administration se fait menaçante et l’épreuve de force est imminente. Le chef
de Klabo (Tous&, du @nage Zaha) détruit alors symboliquement sa case et vient s’installer
à Ziombli avec sa famille. Le Sous-Préfet adresse un ultimatum à la population : la date limite

I. Les distances qui séparent Guiriambli et Klabo de Ziombli sont respectivement de deux et trois
kilomhtres.
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 65

est fixée au 30 avril. Il reste quinze jours à peine pour déménager... Le village s’agite fiévreuse-
ment, et le déplacement commence. A la fin du mois, la destruction s’avère inutile, l’administration
triomphe, et les trois villages sont enfin regroupes.
A la mi-mai, une partie des Kaniédi s’est déjà réinstallée à Klabo... Les autres suivent
progressivement, tout en édifiant pour la façade une habitation à Ziombli. En 1968 il ne reste
au village de regroupement plus que douze chefs de ménage sur les vingt-trois originaires de l’ancien
Klabo. Quant aux maisons construites à Ziombli, elles servent d’étables à bœufs, quand elles ne
sont pas déjà tombées en ruines...
Il est clair que ce jeu de dupes entre l’administration et la population de Klabo ne trompe
personne. D’un côté nous avons l’administration, disposant d’un pouvoir coercitif, soucieuse
d’appliquer une politique élaborée dans l’intérêt public. De l’autre, nous trouvons une communauté
clanique, fortement enracinée à un site occupé depuis plus d’un demi-siècle, habituée dans des
conditions écologiques précises (proximité immédiate du Cavally) à un mode de vie particulier,
liée au passé, à ses ancêtres et aux terres du village...
L’administration n’ignore pas ces données. Mais le conflit se situe à un autre niveau : faut-il
résolument sacrifier la société traditionnelle, avec les risques de crise grave que cela comporte ?
Ou faut-il la préserver des transformations trop rapides qu’exigent les impératifs du développe-
ment économique et social, en attendant qu’elle s’adapte d’elle-même, au risque de la figer dans un
immobilisme sans issue ?
La voie dans laquelle s’est hardiment lancée la Côte d’ivoire fournit une réponse sans
ambages, qui n’accepte pas la demi-mesure. Le nouveau Code Civil, en vigueur depuis le P jan-
vier 1965, est l’expression la plus concrète de son désir de briser le cadre traditionnel. La «reconstruc-
tion sociale » ne se fera pas sans crise grave : le conflit1 administration - population, ouvert par
les mesures de regroupement des villages, n’en est que la première manifestation.
Si nous nous plaçons dans une perspective purement démographique - et notre analyse
se limitera à ce niveau - que sera le village regroupé de demain ? En créant des communautés
de près de I ooo habitants pour la plupart, quelquefois davantage, avec un taux moyen de crois-
sance de l’ordre de 3 o/. par an, il faut environ une génération (30 ans) pour doubler la population
actuelle. La pression démographique sur des terroirs devenus trop exigus sera alors telle qu’un
nouvel éclatement ne pourra plus être évité (à moins d’une transformation radicale de l’organisa-
tion économique actuelle ou d’un appel extérieur massif de main-d’œuvre susceptible de résorber
l’excédent de population active jeune). Il est d’autre part peu probable que dans les années qui
viennent l’équipement collectif suive le rythme d’accroissement de la population. Le désajuste-
ment entre les besoins et leur satisfaction, qu’on essaie de réduire à l’heure actuelle par la création
d’unités de peuplement optima, à moins d’une injection massive de fonds publics2, n’ira qu’en
s’accélérant.

2. Historique du village de Sibabli.

L’historique de Sibabli fera l’objet d’une présentation plus sommaire. Le processus de consti-
tution du village étant dans ses grandes lignes le même que celui que nous venons de décrire pour
Ziombli, nous n’évoquerons ici que les principales étapes qui ont amené les six lignages ou segments
de lignage de leur premier lieu d’implantation au site actuel.

I. Dans le cadre de la sous-préfecture de Toulépleu, l’opération « regroupement de villages x a été diffe-


remment accueillie suivant les cantons : elle s’est pratiquement effectuée sans heurt apparent dans les cantons
Boo, Néao-Blao Nord et Sud. Elle fut beaucoup plus difficile dans les cantons Nidrou, Toulépleu et Bakoubh.
Il fallut à plusieurs reprises recourir à la force, et faire démolir par les commandos de la milice, au jour J et à
l’heure H les villages récalcitrants.
2. Le financement des écoles actuellement en cours de construction est assuré par la seule population
villageoise. Quand on sait que le revenu annuel par tête d’habitant est de l’ordre de 4 ooo francs, on imagine
aisément l’effort que les villageois sont obligés de fournir et les restrictions qu’ils s’imposent. Si cet effort devait
être soutenu trop longtemps, on s’acheminera inévitablement vers un « seuil de rupture )j, qui risque de mettre
un terme brutal aux manifestations actuelles de bonne volonté.
5
66 ALFRED SCHWARTZ

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SEHOU Licmage
DJAHE Village
TROZON Implantation des différents lignages au moment de la
p6nétration coloniale
KOUAWIN Village de regroupement

FIG. 15. - Les étapes de la constitution du village de Sibabli.

a) La période précoloniale.

- FÉDÉRATION VAHON

e @nage Séhou : à l’issue de la migration qui l’amena du pays wobé sur le territoire actuel,
il y a quelques 250 ans, Baséha, l’aïeul des Séhou, fonda le village de Djahé. Djahé était
situé sur la frange occidentale du pays Vahon-Djimahon, au voisinage des Zagna. Ce
village connut une existence très longue : ce n’est que quatre générations après sa création
qu’une partie des arrière-petits-enfants de Baséha se dispersèrent en campements,
Bangolo, Gohédi, Zobiné, Pohé, tout en maintenant Djahé. Mais Bangolo, pour s’éloigner
des Zagna, se déplace à la fin du siècle dernier vers l’Est et rejoint les Djimahon à Blaha.
A la même époque Zobiné, Pohé et Djahé se regroupent spontanément à Gohédi, à la
fois pour être moins vulnérables en cas d’attaque et plus proches des Blaha ;
0 @nage V&&a : le premier village Vèzaha est Bakpahi, dans l’actuel pays Debohon.
De là le lignage se déplace à Blédi où le trouve le colonisateur ;
e lignage Gao : l’aïeul des Gao, Séhi-Ba, venu du pays wobé à la chasse à l’éléphant il y a
quelques deux cents ans, finit par s’installer dans la forêt et crée le village de Gohédi.
Gohédi n’éclate qu’à la fin du siècle dernier pour se fragmenter en trois campements :
LA COMMUNA UTÉ VILLAGEOISE 67

Béhoua, Bandjé, et Bohodrou. Mais très rapidement, par crainte peut-être de Samory,
qui sème la terreur plus au Nord, et dont le nom a pénétré dans la forêt, les Gao retrouvent
leur unité et se regroupent auprès des Djimahon et des Séhou à Blaha ;
0 lignage Ziaon : la première implantation des Ziaon se fit à Droya, au voisinage des Zagna.
Il y a quelques deux cents ans (8 générations), une fille Ziaon, Zouhou, partie en mariage
en pays Gbowon, met au monde des jumeaux : un garçon, Oula-Gaha, et une chèvre
(gbao). Devant l’étrangeté du phénomène, Zouhou est renvoyée à ses parents, à Droya.
Oula-Gaha a deux fils : Oula-Wè et Gouè. Un jour, dans la forêt, un enfant de Gouè
tombe dans un trou et se fait secourir par une « biche rouge )) (cé$itaZo$hedors&, bs).
Tandis que les enfants de Oula-Wè continuent à respecter le totem de leur père, gbao
(la chèvre), et à porter le nom de Gbaodi, les descendants de Gouè adoptent comme totem
ba et se feront désormais appeler Bèhè&. A la suite de ce changement de totem, Droya
éclate : les Bèhèdi creent Dguitouzon, les Gbaodi Trodrou. De Dguitouzon les Bèhèdi
rejoignent tout d’abord les Séhou à Gohédi, puis fondent un second Dguitouzon, qu’ils
abandonnent peu après pour s’installer successivement à Péhé et à Saézan, avant de
retourner finalement sur l’emplacement du premier Dguitouzon. Quant aux Gbaodi, de
Trodrou, qui est sur la montagne, ils descendent dans la plaine et créent Trozon.

- FÉDÉRATION D JIMAHON
o lignage Djimahon : le premier village Djimahon est Néhé, au voisinage des Zagna. Néhé
est abandonné vers le milieu du XIX@siècle, à la suite d’une guerre, pour un site plus
méridional, Douandrou. Puis, après le décès du fondateur de Douandrou, les Djimahon
se déplacent à Daha. Mais Daha ne connut qu’une brève existence. Vers la fin du siècle,
à la suite d’un nouveau décès de chef, l’aîné du lignage s’en va créer Blaha ;
l lignage Saho : les Saho, depuis leur arrivée sur le territoire actuel, il y a six générations,
ont toujours vécu à côté des Djimahon.

b) La période coloniale.

Au moment de la pénétration coloniale les Vahon-Djimahon se trouvaient donc dispersés


en cinq « villages » : Gohédi (Séhou), Blédi (Vèzaha), Dguitouzon (Ziaon-Bèhèdi), Trozon (Ziaon-
Gbaodi), Blaha (Sehou, Gao, Djimahon et Saho). La conquête du pays Zagné se fit de novembre 1911
à février rgrz. Au cours des opérations de pacification, les militaires auraient enlevé une femme
Vahon-Djimahon, Zoho, et l’auraient gardée comme otage, jusqu’à ce que les cinq campements
se fussent regroupés à un endroit déterminé, Trétandi, et que la population eût livré la totalité
des fusils en sa possession. Mais seuls les Djimahon, suivis d’une partie des Séhou, s’exécutent,
et s’installent à Trétandi.
Aux environs de 1915 fut ordonné le premier regroupement administratif o.%ciel : tous les
Vahon-Djimahon devaient s’installer à Kouawin (à 8 km à l’Ouest de l’actuel Sibabli). Seuls les
Séhou, les Vèzaha et les Ziaon effectuent le déplacement. Ce n’est qu’en 1925 que l’administration
parvient enfin à réunir l’ensemble des Vahon-Djimahon en un seul village, Sibablz’, au bord de la
piste - et future route carrossable - Duékoué-Kouibli.
En 1940 toutefois Sibabli éclate. Une querelle met aux prises Vahon et Djimahon, ceux-ci
reprochant à ceux-là de ne pas suffisamment se soucier de la propreté de leur quartier et de vivre
dans la saleté. Les Vahon, offusques, décident de quitter les lieux et de créer leur propre village,
Ponan, à moins d’un kilomètre au Nord, sur la rive droite d’un affluent du Sonhon, la Bihi, pour
montrer aux Djimahon ce dont ils étaient capables. Mais de nombreux décès se produisant à Ponan,
une partie des Vahon revient assez rapidement à Sibablil.

I. Le village de Ponan comprend actuellement une fraction importante des lignages Séhou et Ziaon,
tous deux de la fédération Vahon.
68 ALFRED SCHWARTZ

c) La phiode post-coloniale.

Malgré la taille exiguë des communautés de Sibabli et de Ponan (un millier de personnes
environ en rg67), l’administration n’a pas jugé nécessaire de regrouper les deux populations.
Sibabli resta donc à l’abri de l’effervescence que suscita un peu partout en pays guéré, après la
proclamation de l’Indépendance, la reprise de la politique de regroupement des villages.

***

Si le processus de formation du village de Sibabli présente de nombreuses similitudes avec


le schéma décrit pour Ziombli, il ne comporte pas moins des différences :
- au départ chaque lignage occupe une aire géographique bien déterminée et, à l’exception des
Saho qui ont toujours marché à l’ombre des Djimahon, s’affirme très nettement en tant que
groupe organique autonome ;
- la préoccupation majeure des lignages Vahon-Djimahon de l’époque précoloniale est, comme
chez les Nidrou, celle de la sécurité. Dans de nombreux cas les déplacements sont motivés par
des raisons stratégiques : emplacement plus éloigné de l’ennemi, site plus facile à défendre,
constitution de groupements de défense démographiquement plus étoffés et, partant, mieux
à même de faire face à une éventuelle attaque-surprise. C’est ce qui explique le glissement
constant des villages Vahon-Djimahon de l’Ouest (d’où venait le danger, l’ennemi traditionnel
étant les Zagna) vers l’Est (où un immense no mari’‘’ land qui s’étendait jusqu’au Sassandra,
les séparait des Niaboua) ;
- le processus de formation des fédérations d’alliance puis du groupement de guerre Vahon-
Djimahon nous apparaît cependant comme l’inverse de celui qui présida à la constitution du
groupement Nidrou. Alors que ce dernier était antérieur à la création des villages, les lignages
du futur groupement Vahon-Djimahon, hétérogènes à la fois par la diversité de leurs origines
et l’échelonnement dans le temps de leur implantation, ont d’abord connu une autonomie
totale (nous avons vu que les premiers villages ont généralement eu une existence assez longue)
avant de ressentir sous la pression d’un danger commun le besoin de se fédérer en entités plus
importantes. Aussi, à l’arrivée du colonisateur, la tendance des lignages Vahon-Djimahon
était-elle plus à l’union qu’à la dispersion. Cest peut-être ce qui explique que le regroupement
des villages se heurta à moins de réticences dans cette région qu’en pays Nidrou ;
- enfin, et ceci est capital, Sibabli ne connut plus d’intervention coercitive après celle qui, en 1925,
reunit tous les lignages Vahon-Djimahon sur le même site. Ceci a permis au village de se déve-
lopper dans un climat psychologique totalement différent de ce que fut celui de Ziombli non
seulement tout au long de la période coloniale mais encore - et surtout - les premières années
de l’Indépendance.

La communauté villageoise actuelle, qu’il s’agisse de Ziombli ou de Sibabli, malgré les


déplacements successifs qu’elle a connus tout au long de la période coloniale ou depuis la procla-
mation de l’Indépendance, et les multiples injonctions de l’administration visant à fixer les
populations, ne nous apparaît pas encore comme définitivement stabilisée. Pour Ziombli, il ne fait
pas de doute que le noyau originaire de Klabo et qui n’est pas encore retourné dans le village
« déplacé )), actuellement en cours de reconstruction, réintégrera tôt ou tard le bercail. Pour Sibabli,
il est probable également que les Vahon, qui font en permanence la navette entre les deux sites
où ils sont dispersés, finiront par reconstituer une entité plus viable.
Dans ces conditions, et compte tenu du processus de formation de Ziombli et de Sibabli,
il est possible, pour caractériser le village actuel, de dégager les conclusions suivantes :
I.A COMMUNA UTÉ VILLAGEOISE 69
- il est tout d’abord impropre de parler de « communauté villageoise » i une communauté
suppose l’existence d’une unité, d’une cohésion, d’une homogénéité internes. Or l’hétérogénéité
des groupes en présence est telle qu’il serait plus exact de définir le village actuel comme un
« agglomérat de communautés claniques » ayant chacune son autonomie propre ;
- en second lieu, cette juxtaposition de communautés est a&&2eZZe: le plus souvent elle est le
résultat d’une intervention administrative coercitive. Le manque d’unité s’en trouve encore
accm ;
- l’hétérogénéité des groupes en présence rend enfin la gestion interne du village difficile, sinon
impossible. Le chef, choisi dans un des groupes les moins représentatifs (à Ziombli il est à la
tête d’un segment de lignage comprenant moins de vingt personnes, à Sibabli il est Vahonl
alors que le village est à majorité Djimahon), n’a qu’une autorité symbolique. Les affaires
vraiment importantes ne sont pas traitées à l’échelle du village, mais au niveau de chaque
chef de lignage.
L’étude de la structure interne du village ne fera que concrétiser ces données.

II. LA STRUCTURE ACTUELLE DU VILLAGE

Un village est une réalité à la fois sociale et territoriale, faite d’un ensemble d’individus
vivant, se développant et se projetant dans l’espace selon des normes données. C’est l’ensemble
de ces règles que nous essaierons de dégager ici à travers l’examen d’une part des caractéristiques
démographiques des populations de Ziombli et de Sibabli, d’autre part des modalités d’occupation
et d’aménagement de l’espace déployées par les deux communautés.

A. CARACTÉRISTIQUES DÉMOGRAPHIQUES

L’enquête démographique, conçue dans une optique d’étude de la structure sociale, a été
menée sur le terrain, pour Ziombli en mars 1965, pour Sibabli en mars 1967. Les données réunies
au niveau de chaque lignage ont été complétées et vCrifiées à l’aide de la reconstitution systéma-
tique des arbres généalogiques. Un calendrier historique a été établi au préalable, ce qui nous a
permis de déterminer d’une façon relativement précise, indépendamment des jugements supplétifs,
l’âge exact des habitants. Il est toutefois exclus d’accorder une valeur autre qu’indicative à des
données qui, vu la taille réduite des échantillons, ne peuvent prétendre à une quelconque représen-
tativité statistique.
Ont été inclus dans notre recensement les seuls éléments résidant d’wne fagon$ermanente
dans les deux villages. Les personnes de passage n’ont pas été comptées dans le dépouillement.
Nous présenterons les résultats de cette enquête sur deux plans :
- le $Zan quavztitatif:
répartition de la population par unités lignagères ; structure par sexe et
par âge ; pyramide des âges ; fécondité, natalité et mortalité ; accroissement naturel et mouve-
ments migratoires ;

I. Il convient toutefois de préciser que le chef actuel est le frère de l’ancien chef du village de Sibabli,
quand le groupement Vahon-Djimahon n’avait pas encore éclaté. Le vieux chef, toujours en vie, mais atteint
de cécité depuis plusieurs années, n,a en réalité que délegué ses fonctions à son cadet. Le fait que le village n’ait
pas cherché à imposer, à la suite du départ de la majorité des Vahon à Ponan, un chef plus représentatif de la
nouvelle communauté, ne fait d’ailleurs que confirmer le peu de crédit qui est actuellement porté à I’institution.
70 ALFRED SCHWARTZ

- le plan qualitatif: population active et population à charge ; structure socio-professionnelle ;


composition et taille des ménages ; mobilité sociale ; scolarisation et instruction ; appartenance
confessionnelle.

1. Données quantitatives.

a) Répartition de la population par unités h&agères.

- Ziombli : la population de ZiombLil s’élève, au I er mars 1965, à 736 personnes, réparties en huit
lignages ou segments de lignage (auxquels s’ajoute un petit groupe d’étrangers) dont l’impor-
tance respective est la suivante :
Dakon ................................. rg
Doueyakon, zoo dont :
Diaikon ..................... 128
Kaniédi ..................... 72
Glao.. ................................. 21x
Kpahon ................................ 104
Kpao .................................. 113
Séouandi-Gbéo .......................... 44
Welao ................................. 13
Zaha .................................. 27
Étrangers? ............................. 5

- SibabIi : le village de Sibabli compte, au I er mars 1967, 626 habitants, se répartissant en deux
« groupes » bien distincts, Vahon et Djimahon, auxquels s’ajoute une petite communauté
dioula. Ces groupes, comme nous l’avons vu ci-dessus, sont le résultat de la fédération, à une
époque donnée, de patrilignages (tke), mais plus fréquemment aussi de segments de lignage
(~FSU)disparates et hét érogènes, que le hasard d’une migration imposée ou voulue ont mis en
présence. L’importance respective de ces unités lignagères est la suivante :
e FÉDÉRATION VAHON ................................. 264
Séhou ................................. 132
Vèzaha ................................ 48
Ziaon, $9 dont :
Bèhèdi ........................... 35
Gbaodi .......................... 24
Gao ............................. 2.5

l FÉDÉRATION D JIMAHON .............................. 348


Djimahon-Kahadi ....................... 123
-Gbohodi ...................... 114
-1ahodi.. ...................... 30
-Tahadi ....................... 23
Saho .................................. 58

e DIOULA ............................................ 14

I. Le village de Klabo, en cours de regroupementà l’époque à Ziombli, est inclus dans cesdonnées.
2. Il s’agit de deux Dioula, installés au village depuis une dizaine d’années, et d’un ménage dan : le maître
d’école, sa femme et leur emant.
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 71

- Il ressort de ces données que dans chaque village deux lignages apparaissent comme nette-
ment dominants :
e à Ziombli, les @nages Glao (211 personnes) et Doueyakon (zoo), qui constituent à eux-
seuls 58 o/. de la population ;
l à Sibabli, les lignages Djimahon (zgo personnes) et Séhou (132), qui représentent 67 %,
soit les deux tiers, des habitants du village.
- Cette répartition de la population met en relief l’inégalité numérique qui, au sein d’une même
communauté, peut exister d’un lignage à l’autre, facteurs souvent prépondérants dans l’élabo-
ration des rapports sociaux entre groupes (rapports politiques, mais surtout stratégie matri-
moniale) .

b) %wture par sexeetpar Ûge.


Les tableaux ci-après donnent, pour les deux villages, la répartition de la population
par sexe et par âge.
- Répartition par sexe : Ctant donné la petite taille de l’échantillon, les donnees relatives au
taux de masculinité, notamment en ce qui concerne les extrêmes, ne sont pas significatives.
Le taux global de o,go pour Ziombli, de o,gz pour Sibabli, traduisant une legère supériorité
des effectifs féminins, est normal ;
- Répartition par âge : deux caractéristiques principales, qui soulignent l’extrême jeunesse de
la population des deux villages :
l le pourcentage très élevé de jeunes de moins de 20 ans : 556 o/. pour Ziombli, 51~4 o/.
pour Sibabli, soit plus de la moitié de la population ;
l le pourcentage très faible d’adultes de plus de 50 ans : 7,~ o/. pour Ziombli, g,7 o/. pour
Sibabli. Plus de go yo de la population a donc moins de 50 ans.

RÉPARTITION PAR SEXE ET PAR AGE DE LA POPULATION DE ZIOMBLI (mars 1965)

Tranche Effectif Effectif Effectifs Taux de


d’âge global En % cumulés En % masculinité
Hommes Femmes
I I I I I I
I 1
o- pan . .... 16 35 4*75 35 4>75 1,18
r- 4 ans .... 50 108 r4,68 143 19943 1~6
5- g ans .... 70 57 127 r7,26 270 Y569 1,22
10-14 ans .... 33 35 68 9~24 338 45>93 os94
15-19 ans . . . . 34 37 g>% 409 55.58 OP91
20-24 ans . . . . 27 26 7; 7,47 464 63905 w6
25-29 ans . . . . 17 28 45 6,11 509 69.*6 0,60
30-34 ans . . . . 17 30 47 6,39 556 75.55 o,56
35-39 ans . . . . 26 32 58 7,88 614 83.43 0,81
40-44 ans . . . . 13 14 27 3,67 641 87,ro 0192
45-49 ans . . . . 12 II 23 3913 664 9033 1909
50-54 ans . . . . 4 15 19 2,58 683 w3* 0,26
55-59 ans . . . . 9 8 17 2,3r 7oo 95>*2 1,12
60-64 ans . . . . 1 7 8 *,09 703 96,2* o,r4
65-69 ans . . . . - 2 2 OA7 7ro 96,48 -
70 ans et plus . 10 16 26 3>52 736 0,62

TOTAL ... 350 386 736 100 736 100 0990


72 ALFRED SCHWARTZ

~~~PARTITION DE LA POPULATION DE SIBABLI (mars 1967)

Tranche Effectif
Effectif Effectifs Taux de
d’âge global cumulés En % masculinité
Hommes Femmes

o- 1 an . . . . . 13 8 21 3>35 PI 3>35 1,62


I- 4ans . . . . 40 49 89 1422 110 r7>57 0,81
5- g ans ~, . a 48 55 103 16945 213 34>o2 o,87
10-14 ans .... 29 25 54 8,62 267 42,65 1,16
15-19 ans .... 26 29 55 8,78 322 5r>43 o,89
20-24 ans .... 28 23 51 8,14 373 1,21
25-29 ans .... 28 26 54 8,62 427 Et 1107
30-34 ans .... 13 28 41 6>55 468 74176 0946
35-39 ans .... 14 13 27 4>31 495 79’07 r,o7
40-44 ans .... 18 17 35 5x60 530 84,66 Lo5
45-49 ans . aI . 13 22 35 5,6o 565 90’25 0’59
50-54 ans . , e. 15 13 28 4>5o 593 94.72 rJ5
55-59 ans .... 7 II r,76 604 9648 0957
60-64 ans . . L. 8 4 12 1’92 616 98,40 2,00
65-69 ans .... - 2 WI 618 9X72 -
70 ans et plus . 3 5 i 1,28 626 0,60

TOTAL . . . 3oo 326 626 100 626 100 0’92

13) Pyramide des âges.

La pyramide des âges présente, pour les deux villages, une base particulièrement aplatie,
caractéristique de l’extrême jeunesse de la population : 45,g o/. de moins de 15 ans à Ziombli,
42,6 yo à Sibabli.
Les deux pyramides accusent un léger déficit du côté masculin entre 25 et 35 ans pour
Ziombli, entre 30 et 40 ans pour Sibabli. Ceci s’explique essentiellement par le mouvement migra-
toire qui attire une partie des adultes, entre 25 et 40 ans, vers la Basse-Côte (Sassandra, Abidjan)
et même la Côte libérienne (Monrovia).
1 2

Hommes 350 Femmes 386 Femmes 326

LB Eacédsnf moscuün ou féminin par tranche d’+

FIG. 16. - I. Village de Ziombli (736 habitants) - pyramide des âges en mars 1965.
2. Village de Sibabli (626 habitants) - pyramide des âges en mars 1967.

Ce qui caractérise cette migration c’est que tout d’abord, et d’une façon générale, elle n’est
pas le fait de jeunes gyens,mais bien d’hommes déjà mûrs, maries et, par conséquent, relativement
affranchis de la tutelle des anciens. Le migrant, en un premier temps, laisse sa - ou ses- femme(s)
LA COMMUNA UTÉ VILLAGEOISE 73

au village, en attendant que sa situation se stabilise : ce qui explique l’excédent féminin, particulière-
ment accusé pour Ziombli, des tranches d’âge de 25 à 40 ans. En un second temps, il fait venir
une, quelquefois deux (rarement plus), de ses femmes.
Cette migration ensuite n’est que temporaire : 40 ans marque généralement l’âge de retour
définitif au pays.
Sur la pyramide de Ziombli un autre déficit apparaît du côté masculin dans les tranches
d’âge de 60 à 70 ans. Il est incontestablement à inscrire au compte de l’exode massif vers le Liberia,
du début de la pénétration coloniale (1913) jusque vers 1930, des jeunes de 20 à 30 ans, qui ne
trouvaient que dans la fuite le moyen d’échapper à l’enrôlement militaire et au travail forcé.
Beaucoup ne revinrent jamais.

d) Fécondité, natalité et mortalité.

- TAUX DE FÉCONDITÉ EFFECTIVE


l Le taux de fécondité effective (rapport entre les naissances vivantes et le nombre de
femmes de 15 à 49 ans) s’élève à ZZZ O/oo à Ziombli (40 naissances pour 180 femmes en
âge de procréer) et à 145 Oloo seulement à Sibabli (23 naissances pour 158 femmes).
Ce second taux est particulièrement faible comparé à celui de 248 Olooétabli par l’enquête
sur le ver secteur agricole de Côte d’ivoire en 1958. Il est inférieur même au taux de l’en-
quête effectuée par le BDPA sur la région de Man en 1962 et qui est de 177 O/oo.
l En réalité, pour que la notion de « femme en âge de procréer » soit significative, il ~
faudrait la pondérer par une série d’éléments traduisant la spécificité du type d’organisa-
tion sociale considéré. A Sibabli en effet, comme nous le verrons par ailleurs, nous sommes
assezloin du système patrilinéaire classique et pur, tel qu’il existe par exemple à Ziombli,
et ceci tout particulièrement en matière de résidence. La règle générale demeure la patri-
et virilocalité, mais elle n’est que formelle. L’individu a en réalité un triple Nchez-soi 1):
sa famille paternelle, sa famille maternelle et sa belle-famille. Suivant les circonstances,
et compte tenu de facteurs multiples, il élit domicile chez les uns ou chez les autres. .
Cette élasticité dans le choix de la résidence entraîne une très grande mobilité sociale
et, en matière matrimoniale notamment, perturbe singulièrement, par exemple, le schéma
traditionnel d’attribution des veuves. En effet, en pays Zagné, après le décès du mari,
il est rare que la veuve, quel que soit son âge, continue à demeurer plus longtemps au sein
du lignage acquéreur. Elle revient généralement s’installer auprès d’un frère (très forte
cohésion du groupe des siblings) et, en attendant de se remarier, peut ainsi rester « impro-
ductive » pendant des années.
Comme autres 6léments de pondération, il faudrait également prendre en considé-
ration le cas des femmes divorcées qui retournent auprès de leur père ou d’un frère ; le
cas des filles-mères, qui après une première maternité, ne sont pas toujours disposées
à avoir « rapidement » d’autres enfants, ou simplement à se marier ; le cas enfin des filles
célibataires jeunes ou moins jeunes, qui pour une raison ou une autre (prostitution
notamment) n’ont pas encore contracté - ou ne contracteront jamais - de mariage.
Compte non tenu des filles-mères, dont le cas est un peu spécial, nous avons relevé
à Sibabli 34 cas de femmes célibataires, veuves et divorcées entre 15 et 4g ans. Si nous
défalquons ce chiffre des 158 femmes en âge de procréer, nous atteignons alors un taux
de fécondité pondéré de 185 Oloo, taux légèrement supérieur à celui établi par l’enquête
du BDPA.

-L TAUX DE NATALITÉ
Le taux de natalité (rapport entre naissances vivantes et population totale), qui s’élève
à 54’3 Olooà Ziombli, n’atteint que 36 Olooà Sibabli. Comme le taux de fécondité, ce second taux
74 ALFRED SCHWARTZ

est très inférieur à ceux établis d’une part par l’enquête sur le premier secteur agricole (59 Oloo),
d’autre part par l’enquête du BDPA sur la région de Man (4.5Oloo),et ne nous paraît pas significatif.

- TAUX DE MORTALITÉ.
e Taux de mortalité infantile : pour cinq décès d’enfants de moins d’un an relevés à Ziombli,
deux seulement à Sibabli, les taux de mortalité infantile (rapport entre le total des décès
des enfants de moins d’un an et le total des naissances de l’année) s’élèvent respective-
ment à 125 Olooet à 86 Oloo(enquête BDPA : 108,~ o/~~,premier secteur agricole : 1.55Oloo).
Le taux réel de mortalité infantile nous semble bien plus élevé, les croyances liées à la
mort exigeant qu’on évoque le moins possible le disparu, même s’il ne s’agit que d’un
nouveau-né.
e Taux de mortalité générale : le taux de mortalité générale (rapport entre nombre de décès
de l’année et population totale), qui atteint rg Olooà Ziombli et 15 oloo à Sibabli, nous
paraît, pour les mêmes raisons, très inférieur à la réalité (enquête BDPA : zg,75 o/&.

***

Si, pour le village de Ziombli, les données relatives aux taux de fécondité, natalité et mor-
talité traduisent d’une manière assezexacte l’essor démographique réel que connaît à l’heure actuelle
le pays guéré, il n’en est pas de même pour Sibabli. La taille réduite de l’échantillon ou les failles
d’une enquete liée aux seules déclarations des habitants ne nous semblent pas les seuls éléments
en cause. Non seulement conviendrait-il de procéder à une réévaluation des critères classiques
d’établissement des taux (ce que nous avons tenté de faire par exemple pour le taux de fécondité)
mais encore - et surtout - de prendre en considération le degré de désagrégation des structures
sociales anciennes. En effet la persistance d’un système solidement intégré ou le relâchement des
normes traditionnelles de cohésion entraînent incontestablement des politiques démographiques
différentes : fortement natalistes dans le premier cas (Uil n’est de richesse que d’hommes 1))- cas
des Gu&é-Nidrou (taux de natalité de 54,3 Olooà Ziombli) - elles accusent une nette propen-
sion au malthusianisme dans le second cas (cas de Sibabli). L’analyse comparée des structures
sociales Nïdrou et Zagné nous permettra de mieux saisir les fondements d’une telle différence
d’attitude.

e) Accroissement naturel et mouvements migratoires.

- TAUX D'ACCROISSEMENT NATUREL : l’accroissement naturel (balance des naissances et des


décès de l’année) est respectivement de 3,5 yo à Ziombli et de z,z yo à Sibabli. Ces taux sont
tous deux de loin supérieurs à celui de 1,6 yo établi par l’enquête du BDPA, et qui nous paraît
nettement inférieur à la réalité. Le taux d’accroissement naturel actuel du pays guéré est très
certainement voisin de 3 Olo.

- MOUVEMENTS ~UGRATOIRES : ils sont à la fois d’émigration et d’immigration ;


0 L’émigration : nous ne tiendrons compte ici ni des migrations scolaires qui attirent,
comme nous le verrons ci-après, vers les grandes villes une partie de la jeunesse guCré ;
ni des R migrations temporaires » que nous intégrerons dans les données relatives à la
mobilité sociale examinées plus loin. Seules seront prises en compte les migrations pou-
vant être considérées comme définitives Toutes ne sont d’ailleurs pas liées à l’exode
rural : sur les 36 actifs masculins originaires des deux villages et établis à l’extérieur,
quinze continuent à exercer une activité agricole. Le mouvement d’émigration demeure
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 75

relativement modeste. Si nous essayons de le saisir sur les dix dernières années, nous
obtenons les résultats suivants :
- Ziombli : 15 départs, dont g d’hommes mariés, ce qui représente, femmes et enfants
inclus, en gros 70 personnt+.
- Sibabli : 7 départs, dont 5 d’hommes mariés, soit une quarantaine de personnes
environ.
Par année cela fait donc une moyenne de sept départs pour Ziombli (soit o,g yo de la
population totale), de quatre pour Sibabli (soit 0,6 %) ;
l L’immigration : il existe actuellement pratiquement dans chaque village guéré une petite
communauté « d’étrangers », composée essentiellement de Dioula, et, depuis peu, de
Mossi. Il s’agit là de manœuvres agricoles, se livrant accessoirement à une petite activité
commerciale, population théoriquement flottante, mais qui très souvent finit par se
fixer sinon définitivement du moins pour une longue durée. Pour ces dix dernières années
l’apport de ce mouvement d’immigration (femmes et enfants compris) est le suivant :
- Ziombli : 7 Dioula, 5 Mossi, soit 12 personnes au total ;
- Sibabli : .IZ Dioula.
L’accroissement par immigration est donc de 1,7 Oloo pour Ziombli, de r,g Oloo pour
Sibabli.
Compte tenu d’une part de l’accroissement naturel et de I’apport par immigration, d’autre
part du mouvement d’émigration, le taux d’accroissement annuel est donc de 1>ordre de 2,s yo
à Ziombli, de 1,8 o/. à Sibabli.

2. Données qualitatives.

a) Population active et population à charge.

En milieu rural, plus encore en Afrique qu’en Europe, il est difficile d’établir des critères
pertinents pour définir la population active. Dans un village, tout individu capable de travailler
participe en fonction de son âge, de son état physique et de son statut social au système de pro-
duction. L’enfant est intégré à l’appareil dès avant l’âge de 15 ans : travaux de débroussement
des champs de riz, désherbage des caféiers, confection des casespour les garcons ; semis, surveillance
et récolte du riz pour les filles. Quant aux personnes âgées, elles ne se retirent du système que
quand les forces physiques ne leurs permettent effectivement plus d’aller aux champs. Encore
continuent-elles alors de vaquer au village à de multiples tâches productives.
Il ne nous semble donc pas abusif de considérer que la population susceptible de travailler
est constituée par l’ensemble des hommes et desfemmes de r5 à 65 ans.
Si dans la société traditionnelle la population active correspondait en gros à la population
susceptible de travailler (les seuls empêchements étant lies à I’infirmité), il n’en est plus tout à fait
ainsi à l’heure actuelle. L’équilibre ancien est perturbé d’une part par la fréquentation scolaire
prolongée, d>autre part par le degré plus ou moins prononcé de désagrégation de la structure sociale
(ceci est particulièrement net à Sibabli où notamment le nombre de femmes en situation « anor-
male »2 est très élevé). Aussi convient-il de distinguer maintenant entre population susceptible
de travailler et population effectivement active, le poids de la population à charge ne pouvant être
valablement calculé que par rapport à cette seconde catégorie.

r. Le ménage compte en moyenne 7 personnes.


2. Par situation « anormale N nous entendons non conforme au schéma social traditionnel. Rappelons
qu’à Sibabli nous avons dénombré 34 femmes en âge de procréer (entre 15 et 4g ans) célibataires, veuves OU
divorcées, alors qu’il n’y en a que 18 (dont 12 jeunes filles de moins de 20 ans, contre 14 à Sibabli) à Ziombli.
Le non-mariage ou remariage d’une femme « libre » et en âge de procréer était chose inconcevable autrefois.
76 ALFRED SCHWARTZ

- POPULATION ACTIVE ET POPULATION SUSCEPTIBLE DE TRAVAILLER


e Si nous retenons le critère défini ci-dessus (hommes et femmes de 15 à 65 ans), l’état de
la population susceptible de travailler est, pour les deux villages, le suivant :
- Ziombli : hommes, 160 ; femmes, 210 ;
- Sibabli : hommes, 167 ; femmes, 182.
e Pour avoir le nombre exact de personnes effectivement actives, il convient de dhfalquer
de ces chiffres tous les individus ne participant pas réellement au système de production :
- les infirmes ;
- la population scolaire de plus de 15 ans ;
- les femmes n’ayant pas - ou ne partageant pas avec une autre femme - à part
entière une parcelle de rizl, ou n’exerçant pas une autre activité.
L’état de ces inactifs est le suivant :
ZZombli
- population scolaire de plus de 15 ans : 27 (dont I fille) ;
- femmes non effectivement actives : 242.
Sibabli
- infirmes : z hommes ;
- population scolaire de plus de 15 ans : 22 (dont 2 filles) ;
- femmes non effectivement actives : 68.
La population effectivement active s’établit donc comme suit :
Ziombli
- hommes : 134 (sur 160) ;
- femmes : 185 (sur 210) ;
- total : 319, soit 43,3 oh de l’ensemble de la population.
Sibabli
- hommes : 145 (sur 167);
- femmes : 112 (SUT 182);
- total : 257, soit 41 o/. de l’ensemble de la population.

- POPULATION ACTIVE ET POPULATION A CHARGE

Sur la base des données précédentes il nous est possible maintenant de calculer le rapport
actifslinactifs, et de déterminer le nombre d’inactifs par actif.
o Rapport act&/inactifs :
- Ziombli: 319 actifs pour 417 inactifs, soit un rapport de 0,76 ;
- Sibabli : 257 actifs pour 369 inactifs, soit un rapport de 0’69.
e Nombre d’inactifs par actif : chaque actif a à sa charge respectivement 1,3 inactif
à Ziombli, et 1,4 à Sibabli.
Si nous essayons d’établir une comparaison entre les deux villages, la population de Ziombli
nous apparaît comme nettement plus « active » que celle de Sibabli : 43,3 oh des habitants de Ziombli
participent au système de production, contre 41 yo seulement à Sibabli ; 1,3 inactif à la charge
de chaque actif à Ziombli, contre 1'4 à Sibabli. L’écart entre les deux villages, à l’avantage de

I. Une femme qui aide occasionnellementune autre femme, soit pour le semis, soit pour la récolte,
n’est donc pas considéréecommeactive.
2. Sur ces24,16 sont desjeunes filles célibataires, donc n’ayant pas encore« droit » à un champ de riz.
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE ’ 77

Ziombli, est encore plus significatif quand on sait que le poids de la population théoriquement
à charge par rapport à la population susceptible de travailler est plus lourd à Ziombli (4g,4 %,
dont 45,g yO de jeunes de moins de 15 ans et 3,s yO de vieux de plus de 65 ans) qu’à Sibabli (442 %,
dont 42,6 yOde jeunes de moins de 15 ans et 1,6 yO de vieillards seulement). Ces données confirment
les résultats de notre enquête démographique quantitative, qui tendent à conclure à l’existence
d’un état de crise latente dans la société de Sibabli.

b) Structure socio-professionnelle.

Après avoir déterminé l’importance de la population active des deux villages, il convient
d’examiner maintenant dans quels domaines s’exerce cette activité.
Si les femmes s’adonnent exclusivement à la tâche agricole (quelques-unes seulement se
livrant, en plus,.occasionnellement et par intermittence, à une activité commerciale : achat-revente
de riz, de sel, de vin, de pétrole, de savon et de tabac en poudre notamment ; ou encore artisanale :
une potière à Sibabli), l’homme actif a quelquefois plusieurs occupations. Nous avons donc dis-
tingué, chaque fois que cela s’avérait nécessaire, entre activité principale (habituelle et permanente)
et activité secondaire (occasionnelle et temporaire, la nature de l’activité correspondant générale-
ment à une formation professionnelle (connaissance d’un métier qui n’est pas - ou plus - exercé)
acquise par le passé). Nous respecterons par ailleurs la classique présentation par « secteurs 1)
(primaire, secondaire, tertiaire), encore qu’elle ne revête ici que peu de signification, la quasi-
totalité de la population s’adonnant à une tâche agricole.
Les tableaux suivants donnent, selon le caractère de l’activité et par secteurs, la structure
socio-professionnelle comparée des actifs masculins des deux villages.

- Activité ~rhzc~pale (pour 134 actifs à Ziombli et 145 à Sibabli) :

Ziombli Sibabli

CA. % CA. %

PRIMAIRE (activité agricole) . . . . . . 95t5 9529


- « planteurs »* indépendants. 88 90
- aides de plantation ....... 34 39
- cultivateurs** ........... 5 7
- manœuvres*** ........... 1 3
SECONDAIRE (activité de transfor-
mation) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 3S4
- maçons . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 4
- menuisier ............... 1

TERTIAIRE (services) ............ 3 097


- moniteurs d’enseignement . 2
- tenancier de bar . . . . . . . . . . 1
- trafiquant de diamants . . . . 1
- militaire . . . . . . . . . . . . . . . . 1

TOTAL .................. =34 100 145 100

* Est appel6 « planteur » tout propriétaire d’une parcelle de café ou de cacao.


** Le terme de « cultivateur » est réservé au seul producteur de vivrier (ici..
exclusivement riz).
*** Les quatre manœuvres sont tous dioula.
78 ALFRED SCHWARTZ

- ActzXté secondaire (pour 25 actifs à Ziombli et 17 à Sibabli) :

Ziombli Sibabli

PRIMAIRE :
- planteurs indépendants ..... 2
- cultivateurs ............... 1 1
- manœuvre ................ 1
- chasseurs ................. 5 2
- pecheur .................. 1
SECONDAIRE:
- maçons ................... 1 1
- ferrailleurs ................ 2
- forgerons ................. 1 1
- vanmers .................. 1
- cordonniers ............... 2 1
TERTIAIRE :
- chauffeurs et apprentis ..... 3 1
- commerçants* ............. 1 3
- coiffeur ................... 1
- guérisseurs ................ 2
- personnel de maison ........ 3
- militaires retraités ......... 3 1

TOTAL .................... 25 17

* Les quatre commer$ants sont également tous dioula.

Ce qui caractérise cette structure socio-professionnelle, c’est la place écrasante tenue par
le secteur primaire qui accapare la quasi-totalité des actifs des deux villages (IOO yO pour les
femmes, plus de 95 yO pour les hommes). Le secteur secondaire est encore insignifiant (1~5 yo des
actifs de Ziombli, 3,4 oh des actifs de Sibabli). Ce qu’il est pourtant important de souligner, c’est
l’existence d’un secteur secondaire potentiel : 3,~ yo des actifs de Ziombli et 4,1 yO des actifs de
Sibabli connaissent un métier se rapportant à une activité du secteur secondaire, mais, la demande
étant insuffisante, ne l’exercent que par intermittence. Le secteur secondaire pourrait donc passer
aisément, avec une demande adéquate, à 5,~ o/. à Ziombli et à 7,5 o/. à Sibabli. 11y a là une amorce
intéressante de specialisation professionnelle. Quant au secteur tertiaire, pratiquement inexistant
comme producteur principal de revenu (sauf en ce qui concerne les pensionnés militaires), il
n’occupe qu’une place modeste également au niveau des activités secondaires.

c) Composition et taille des ménages.

Par ménage nous entendons l’entité formée par un homme marié, sa ou ses femmes, ses
enfants et, éventuellement ses dépendants. C’est le groupe ainsi défini qui semble à l’heure actuelle
constituer l’unité organique de la société guéré.
L’examen de la structure des ménages1 peut être particulièrement révélateur du degré
de pureté du système de parenté auquel se réfère une communauté humaine. La « qualité » des
dépendants notamment indique l’orientation de la ligne suivie. Aussi commencerons-nous par
analyser la composition des ménages des deux villages avant d’en examiner la taille.

I. Le probleme de la polygamie sera abordé au chapitre III, 8 II, consacre à l’étude de la structure matri-
moniale.
LA COMMUNA UTÉ VILLAGEOISE 79

- COMPOSITION DES MÉNAGES

l 70,6 yo des ménages de Ziombli (soit 72 sur 102) et 61,3 yo de ceux de Sibabli (57 sur 93)
se réduisent à la famille conjugale, mono- ou polygynique. Cela revient à dire que respec-
tivement 2g,4 yo et 38,7 yo des ménages seulement ont des dépendants : à Ziombli 30
chefs de ménage ont, en plus de leur propre famille, 60 personnes (32 hommes, 28 femmes)
à charge, soit en moyenne deux par ménage, alors qu’à Sibabli 36 ménages se partagent
gr dépendants (34 hommes, 57 femmes), soit 2,6 par ménage.
l Qui sont ces dépendants ? Le tableau ci-après donne leur lien de parenté par rapport
aux chefs de ménage qui les ont à charge. Si nous exceptons le cas des ascendants (20 à
. Ziombli, dont 15 mères réelles, 13 à Sibabli, dont II mères réelles), ce qui est frappant
c’est l’existence d’une disparité considérable entre les deux villages : alors que pour
Ziombli les données reflètent un système agnatique quasi pur, elles accusent une nette
tendance cognatique à Sibabli. A Ziombli en effet la majorité des dépendants sont dans
une situation conforme à la norme patrilinéaire : si nous nous référons à la seule catégorie
des collatéraux, 36 sur 37 sont des agnats, dont la présence s’explique par les règles
de filiation (30 sont des frères réels ou classificatoires, ou des neveux patrilatéraux), un
seul est utérin ; à Sibabli par contre, pour la même catégorie, sur 68 collatéraux il y a
2g utérins, soit 42,6 %. Ce caractère d’anormalité est encore accentué par les 23 agnats
(sur 39) qui sont, par rapport aux chefs de ménage, des sœurs réelles (20) ou classifica-
toires (3) - alors qu’il n’en existe qu’un seul cas à Ziombli.

LIENDEPARENT~DES DÉPENDANTS PARRAPPORTAUXCHEFSDEM~NAGE

Lien de parenté Ziombli Sibabli

ASCENDANTS:
- Pére réel ou classificatoire ... 1 1
- Mère réelle ou classificatoire . . 19 II
- Grand-mère ............... 1

DESCENDANTS :
- Petit-fils ..................
- Petite-fille ................ ii
COLLATÉRAUX:
- en ligne agnatique .........
- fière réel ou classificatoire . 14 10
- neveu patrilatéral ........ 16 3
- nièce patrilatérale ........ 5 1
- sœur réelle ou classificatoire 1 23
- tante paternelle .......... 2
- en ligne utérine
- neveu utérin ............ 1 15
- nièce utérine ............ 8
- oncle maternel ........... 1
- tante maternelle ......... 1

ALLIÉS ......................... 3 4

TOTAL .................... 60 91

- TAILLE DES MÉNAGES

l La taille moyenne du ménage, tel qu’il a été défini ci-dessus, est de 79 personnes à Ziombli
et, malgré un nombre plus important de dépendants, de 6,6 seulement à Sibabli.
80 ALFRED SCHWARTZ

e Compte tenu des dépendants, la taille moyenne de la famille conjugale est de 6,s personnes
à Ziombli, 5,6 à Sibabli. Cette différence, à l’avantage de Ziombli, est due à la fois à un
taux de polygamie plus élevé (1,s contre 1,4 à Sibabli) et à une natalité supérieure
(3,~ enfants en moyenne par ménage à Ziombli contre 3,~ à Sibabli).
La connaissance de la composition des ménages fournit donc un apport capital à l’étude
comparative des sociétés Nidrou et Vahon-Djimahon. La structure très nettement cognatique
notée à Sibabli ne nous semble pas résulter d’une évolution récente, mais constitue à notre avis
une des données fondamentales de l’organisation sociale des Guéré de l’Est. L’examen des règles
de filiation et, partant, de résidence, confirmeront ces résultats.

d) La mobilité sociale.

La propension à la fixite ou à la mobilité d’une population peut apparaître comme un inté-


ressant indicateur du degré d’ouverture de celle-ci au monde extérieur. Non que l’univers tradi-
tionnel fût hermétiquement clos, mais les rapports ne s’y étendaient qu’exceptionnellement au-
delà des frontières du bloa, ou à la rigueur des bloa voisins. La disparition du « warfare » et, avec
lui, des cloisonnements tribaux, les possibilités nouvelles de communication, l’attrait des « foyers
de diffusion de la monnaie 1)ont agi comme de puissants ferments de mobilité sociale.
Notre investigation a cherché à saisir à cet égard l’ensemble des « déplacements » effectués
par les personnes de plus de quinze ans hors du cadre de l’actuelle sous-préfecture. Les questions
que nous nous sommes posées furent les suivantes : quelle est l’importance des « migrants 1)par
rapport à la population totale (taux de mobilité) ? Quelle est la fréquence et la duree des mouve-
ments ? Quel est l’âge et la situation matrimoniale du migrant au départ du village ? Où se rend-t-il?
Pour quel motif ? Enfin pour quelles raisons revient-il ?

- LE TAUX DE MOBILITÉ
Ce taux (rapport entre nombre de u migrants » et population de plus de quinze ans) s’établit
comme suit :

l Hommes
I
Femmes
I
Total
l
Ziombli .............
Sibabli .............

D’une manière générale la mobilité des hommes apparaît donc comme très nettement
supérieure à celle des femmes : alors que les 3/4 de la population masculine de Ziombli et les 2/3
de celle de Sibabli ont effectué un ou plusieurs déplacements, les 3/4 des femmes de Ziombli et
près des 2/3 de celles de Sibabli n’ont jamais quitté le pays.
Si nous essayons d’établir une comparaison entre les deux villages, les hommes de Ziombli
se déplacent un peu plus que ceux de Sibabli. Les femmes de Sibabli par contre « voyagent » nette-
ment plus que celles de Ziombli. Le taux de mobilité global de Sibabli l’emporte donc legèrement
sur celui de Ziombli (OJI contre 0,45)-

- FRÉQUENCE DES MOUVEMENTS


Le taux de mobilité, pour être vraiment significatif, doit en réalité être pondéré par le
nombre moyen de déplacements effectués par chaque migrant. Il apparaît alors que si
à Sibabli plus de personnes se déplacent qu’à Ziombli, les habitants de Ziombli se déplacent plus
fréquemment que ceux de Sibabli (3,3 voyages contre 2,6) :
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 81

Nombre de déplacements par migrant

Village Hommes Femmes TotaI

Ziombli .............. 4,1 195 393


Sibabli .............. 3,1 ~8 2,6
l I J

Mais ce tableau ne donne qu’une physionomie globale de la fréquence des mouvements.


Ceux-ci s’inscrivent en effet à l’intérieur d’une fourchette extrêmement étendue, allant d’un
seul déplacement à un nombre quelquefois élevé de voyages. Cette fourchette s’établit comme suit :

Nombre de voyages Ziombli Sibabli


effectués (en %) (en %)

1 voyage . . . . . . . . . . . . . 25>4 26,~


2 voyages . . . . . . . . . . . . 2o,3 2393
3 voyages . . . . . . . . . . . . 169 14~5
4 voyages . . . . . . . . . . . . 10,2 12,6
5 voyages ét plus . . . . . 272 23>4

TOTAL ......... 100 100

0 population féminine

Nombre de voyages Ziombli Sibabli


effectués (en %) (én %)

1 voyage . . . . . . . . . . . . . 76s 67>6


2 voyages . . . . . . . . . . . . II>5 18x3
3 voyages et plus ..... 11,6 1491

TOTAL ......... 100 100

Un quart environ des migrants masculins n’a donc effectué qu’un seul déplacement, tandis
qu’un autre quart a fait cinq voyages et davantage. Quant aux femmes, les trois quarts pour
Ziombli et les deux tiers pour Sibabli n’ont quitté le pays qu’une seule fois.

- DURÉE DES DÉPLACEMENTS


Là aussi la fourchette est particulièrement étendue, allant de l’absence de moins d’une
semaine au séjour à l’extérieur de plusieurs années.
l Le voyage. - au sens propre du terme - de moins d’une semaine est rare : 7,6 o/. de
l’ensemble des mouvements masculins pour Ziombli, 4,7 % pour Sibabli ;
l la majorité des déplacements durent de I à 6 mois : 53 yo pour les hommes et 47,4 oh
pour les femmes de Ziombli ; 3g yo pour les hommes et 40 yo pour les femmes de Sibabli ;
6
82 ALFRED SCHWARTZ

6 quant aux séjours de longue durée - un an et davantage - ils sont plus fréquents pour
Sibabli (plus du quart des migrants) que pour Ziombli (21,s yo des hommes, 18 yo des
femmes) .

o/. des déplacements

Durée du déplacement Ziombli Sibabli

Hommes Femmes Hommes Femmes

ks de I semaine . , . . . a. 7.6 5~2 4.7


: 1 semaine à r mois . . . . . 27>8 =9,2 Ii’,1 8::
: 1 mois à 3 mois . . . a . . . . r3,r 18 12,s 24
: 3 mois à 6 mois . . . . . . . . 12,I 10,2 921 7.2
: 6 mois à I an . . . . . . . . . . 13.7 1982 26,4 203
us d’un an . . . . . . . . . . . . . 21,8 18 28,1 2596
r déplacement au moment
de l’enquête . . . . . . . . . . . . 3>9 10,z ~8 m4

TOTAL . . . . . . . . . ...* 100 100 100 100

- AGE ET SITUATION MATRIMONIALE DU MIGRANT AU DÉPART


l L’âge : la structure par âge des migrants est assez sensiblement différente de l’un à
Yautre village :
- à Ziombli, les déplacements sont à 63,8 o/. le fait d’adultes de 20 à 40 ans (18,4 yo
seulement de jeunes de 15 à 20 ans) ;
- à Sibabli, le mouvement affecte essentiellement les jeunes de moins de 30 ans :
754 yo (dont 36,8 yo d’adolescents de 15 à 20 ans).
Quant aux déplacements féminins ils concernent pour les deux tiers des
jeunes f%les ou jeunes femmes de moins de 30 ans.

o/. des déplacements 1


Tranche d’âge Ziombli Sibabli
/

15-19 ans ................


20-29 ans ................
I Hommes

18,4
35
/ Femmes

32,I
34>6
Hommes

3493
4I>I
Femmes

36,8
24
30-39 ans ................ 28,8 21,s 1391 r5,2
40-49 ans ................ 13.7 6,4 8,4 1932
50ansetplus.. ........... 4*r 5>= 3>r 4>8

TOTAL ............. 100 100 100 100


LA COMMUNA UTÉ VILLAGEOISE 83

l La situation matrimoniale : elle est donnée par le tableau ci-après (en %) :

O/( des déplacements

Situation matrimoniale ‘Ziombli Sibabli

Hommes Femmes Hommes Femmes

Célibataires .............. 4%5 695 4%5


Mariés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57.5 93>5 51~5 il:

TOTAL ............. 100 100 " 100 100

- en ce qui concerne les déplacements masculins, ils sont légèrement plus le fait
d’hommes mariés que de célibataires ;
- en ce qui concerne les déplacements des femmes, 40 o/. des Rmigrantes » de Sibabli
sont des jeunes filles, contre 6,s o/. seulement de celles de Ziombli.

- DESTINATION
La majorité des déplacements, tant masculins que feminins, s’effectuent vers la Basse-
Côte (en partie Sassandra, mais surtout Abidjan) et, pour Ziombli, vers la Côte libérienne (cf. tableau
ci-dessous « déplacements hors de Côte d’ivoire D). Les villes de l’intérieur ne semblent que peu
attirer les populations guéré.

o/Odes déplacements

Destination Ziombli Sibabli

Hommes Femmes Hommes Femmes

Département de l’Ouest . . . 2o,5 167 7.8 16


Département du Centre-
Ouest . . . . . . . . . . . . . . . . . 5P9 1.3 1499 823
Département du Centre . . . . 61 64 7~2 4
Département du Nord . . . . . 0 0>9 ~6
Département de I’Est . . . . . . r>4 0,9 3J
Département du Sud . . . . . . 47x7 667 63,3 664
Hors de C&e d’ivoire ..... r7,8 8s 5

TOTAL ............. 100 100 100 100

- MOTIF DU DÉPLACEMENT

Les raisons qui ont motivé les différents déplacements sont extrêmement nombreuses.
Elles peuvent cependant toutes être rattachées, en gros, à quelques grandes catégories : déplace-
ments liés au travail prestataire de l’époque coloniale, migrations temporaires de travail, déplace-
ments à but familial, commercial ou médical, service militaire, divers. A ces motivations s’ajoute,
pour les femmes, la prostitution.
ALFRED SCHWARTZ

0/0 des déplacements

Motif du déplacement Ziombli Sibabli

Hommes Femmes Hommes Femmes

Travail prestataire ........ 5>8 14


Migration de travail . . . . . . . 37.1 4‘=‘>*
Déplacement à but familial . 3*>3 94>9 32~7 80
Déplacement à but commer-
cial . . . . . . . . . , . . . . . . . . . 214 2,2
Déplacement à but médical :
- recevoir des soins . . . . 0>9 1~4 4.8
- donner des soins ~. . . . *o,3
Service militaire .......... 7,4 7>8
Prostitution . . . . . . . . ~. . . . . *3>6
Divers . ..-............... 4.8 5.1 *,8 *,6

TOTAL . . . . . . . . . . . . . 100 100 100 100

lLes migrations temporaires de travail représentent 37,1 o/. des déplacements masculins
de Ziombli, 40,1 yo de ceux de Sibabli. Le processus ne répond à aucun schéma précis.
Il s’agit le plus souvent d’un départ à l’aventure, décidé parce qu’on est persuadé qu’ « ail-
leurs » la vie est plus facile, et que l’on veut tenter sa chance. Quelquefois aussi la recherche
d’un travail est consécutive à un autre type de déplacement. Les structures d’accueil
sont familiales (hébergement) mais jamais professionnelles. L’emploi trouvé sera le plus
souvent temporaire et ne nécessitera aucune qualification. Il sera également très mal
rémunéré, découragera très vite le migrant et le fera assezrapidement retourner au village.
Il arrive quelquefois cependant qu’un individu persévère envers et contre tout, et arrive
à se forger une situation stable. Le simple déplacement temporaire devient alors une
migration définitive.
o Les déplacements à but familial s’inscrivent directement, de par leur importance,
après les migrations de travail Ceux-ci sont motivés par les raisons les plus variées :
visite à des parents, versement ou « encaissement » de dot, règlement de palabre, funé-
railles, etc. Les distances ne semblent nullement constituer un empêchement à ce que
les relations liées au système familial traditionnel se perpétuent selon le schéma ancien.
Les déplacements féminins qui entrent dans cette rubrique sont essentiellement ceux
de femmes qui accompagnent leur mari,
* Dans les déplacements liés à des raisons médicales, il convient de distinguer entre ceux
qui ont pour but la recherche de soins (peu importants : o,g yo à Ziombli, 1,4 yo pour les
hommes et 4,8 yo pour les femmes à Sibabli) et ceux des « hommes-médecine » qui au
contraire sont appelés en consultation de l’extérieur (10,3 oh des déplacements de Ziombli) .
Certains de ces hommes-médecine ont acquis une réputation « nationale » et effectuent
de véritables tournées à travers le pays, qui les mènent dans les régions les plus diverses.
Beaucoup franchissent aussi la frontière pour aller prodiguer leurs soins au Liberia.
* §oulignons enfin la place tenue par la prostitution dans les déplacements des femmes de
Sibabli : 13,6 %.

- MOTIF DU RETOUR
Les motivations de retour ne sont intéressantes à examiner qu’en ce qui concerne les migra-
tions de travail. L’ Narrêt de travail » a des raisons multiples. Le plus souvent l’individu s’en va
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 85

parce que la tâche pour laquelle il a été embauché est achevée, ou parce qu’il est « fatigué D.Sont
également allégués les palabres avec l’employeur, le défaut de paiement, ou tout simplement des
raisons familiales nécessitant le retour au village (décès ou maladie dans la famille, âge avancé
des parents, mariage, etc.). Quelquefois aussi le migrant revient parce qu’il a compris qu’il a plus
à gagner « à planter le café N qu’à perdre son temps sur la Basse-Côte.
Les différents motifs de retour sont donnes par le tableau suivant :

O/! des retours

Motif du retour Ziombli Sibabh

Hommes Femmes Hommes Femmes

Visite, séjour ou traitement


terminé . . . . . . . . . . . . . . . . 499 47’5 3499 45’6
Arrêt de travail :
- tâche achevée . . . . . . . 4’3 ‘ 165.
- « fatigue » . . . . . . . . . . . 165 1523
- raisons familiales ou
personnelles . . . . . . . . . 9>2 8s 12'1 1233
- raisons diverses . . . . . . 7A 64
Retour avec mari . . . . . . . . . 33’4 22,4
Divorce . . . . . . . . . . . . . . . . . . 823
Divers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.2 12~5
Pas encore de retour . . . . . . . 329 10,2 *A *0,4

TOTAL ._........... 100 100 100 100

***

Quelles que soient les motivations de ces déplacements ils ont tous pour conséquence de
mettre ceux qui les effectuent en contact avec des réalités « autres », tant sur le plan économique
que sociologique. Le retour au village s’accompagne généralement d’un apport d’idées nouvelles,
d’une modification du mode de vie, quelquefois d’une veritable remise en cause des structures
traditionnelles. Les séjours prolonges en Basse-Côte ou en milieu urbain créent des habitudes de
consommation, que I’on cherchera à maintenir une fois revenu au pays.
Mais cette mobilité sociale, qui agit comme un puissant facteur de transformation, n’a
pas que des résultats « positifs ». Elle est le plus souvent à l’origine du conflit de générations qui
à l’heure actuelle oppose un peu partout en pays guéré les jeunes aux vieux. Le désir d’accéder
rapidement à l’indépendance économique et, partant, la volonté de se libérer de la tutelle des
anciens.apparaissent en effet comme les raisons profondes de beaucoup de départs. L’examen de
la structure matrimoniale montrera que le rôle de régulation des alliances qui était autrefois celui
des aînés, en tant que détenteurs de la richesse, tend de plus en plus à s’amenuiser, l’acquisition
d’une femme étant désormais à la portée de quiconque « a de l’argent D,indépendamment de son
âge ou de son statut social. Cette situation est perque par les vieux comme un rejet de l’ordre
traditionnel, une fuite des jeunes devant leurs obligations et leurs responsabilités. Elle a pour
conséquence de rendre le dialogue entre la génération montante et les anciens de plus en plus
difficile, quand elle n’entraîne pas entre eux un clivage total.
La dégradation du schéma traditionnel de contrôle social n’est par ailleurs pas étrangère
a’ la libération de la femme. Celle-ci se poursuit à l’heure actuelle, en pays Zagné notamment,
à un rythme de plus en plus accéléré. Le rejet des règles anciennes en matière de mariage d’une part,
86 ALFRED SCHWARTZ

la vénalisation des rapports sexuels a’autre part, nous apparaissent à cet égard comme les prin-
cipaux facteurs d’explication du malthusianisme démographique observé à Sibabli.

e) Scolarisation et instruction.

L’établissement à la fois du taux de scolarisation et du taux d’alphabétisation des adultes


nous oblige à distinguer ici entre population d’âge scolaire (enfants de 6 à 14 ans) et population
de plus de 14 ans.

- POPULATION SCOLAIRE ET POPULATION SCOLARISÉE


Au moment de notre enquête, les villages de Ziombli et de Sibabli ne possédaient encore,
chacun, qu’une école « clandestine »la Si, en 1968, Sibabli n’a pas dépassé ce stade2, Ziombli a ouvert
en 1967 les portes d’un Ctablissement officiel.
Les données relatives à la scolarisation des deux villages sont, pour les années considérées
(Ziombli : 1965 ; Sibabli : 1967)’ les suivantes :
a Ziombli:
- enfants d’âge scolaire : 167 (dont 89 garçons et 78 filles) ;
- population scolaire effective : 1z8 (89 garçons et 3g filles) ; mais sur ces 128 « enfants »,
gg seulement sont d’âge scolaire (z ayant moins de 6 ans et 27 (dont 26 garçons)
plus de 14 ans) ; compte tenu de ces données, le taux de scolarisation réel est
de %w % ;
- sur les 128 enfants qui fréquentent des établissements scolaires, g3 suivent les cours
(du CPI au CEI) de l’école du village, soit 72’6 oh ; g sont inscrits à Toulépleu
et 8 dans les écoles d’autres villages de la sous-préfecture ; 18, soit 14 %, suivent
un enseignement à l’extérieur de la sous-préfecture, dont 4 seulement dans des
établissements secondaires, et sont disséminés un peu à travers toute la Côte d’ivoire:
Danané, Guiglo, Man, Soubré, Gagnoa, Sassandra, Gui@, Divo, Korhogo, Bouaké,
Bingerville, Abidjan ;
- la scolarisation reste encore principalement le privilège du sexe masculin : 69,s yo
des écoliers sont des garqons.

- enfants d’âge scolaire : 121 (dont 62 garCons et 59 filles) ;


- population scolaire effective : 87 (70 garçons et 17 filles) ; sur ce chiffre, 60 enfants
seulement sont d’âge scolaire (4 ayant moins de 6 ans, et 23 (dont 21 garqons)
plus de 14. ans) ; le taux de scolarisation réel s’élève donc à 49,s % ;
- sur les 87 enfants scolarises, 28 fréquentent l’école du village (CPI et CPz), soit
33,4. yo seulement ; rg vont à Nidrou (a 5 km, où se trouve un établissement officiel),
14 sont disséminés à travers le reste de la sous-préfecture (dont 5 à Duékoué), et
26, soit 28’7 OA,suivent un enseignement à l’extérieur (Bangolo, Toulépleu, Seguéla,
Bouaké, Yamoussokro, Divo, Agboville, Abengourou, Grand-Bassam, Abidjan),
dont 4 dans des collèges ;
- plus encore qu’à Ziombli la scolarisation touche essentiellement les garçons : 24’2 yo
seulement des effectifs sont féminins.

I. Les écoles « clandestines », théoriquement interdites par le Gouvernement, mais tolérées dans la pra-
tique, peuvent réunir, dans les villages où n’existe pas d’école reconnue, sous un abri de fortune, jusqu’à une
centaine d’él&ves, dirigés par un « maître ,I recruté et payé par les villageois. Pour qu’une école soit reconnue
et bénéficie de l’envoi de maîtres officiels, des conditions draconiennes sont exigées : bâtiment en dur, édifi6
selon un plan réglementaire, ainsi que des logements, conformes également à des normes fixées, pour le directeur
et les maîtres adjoints. La réalisation d’un tel complexe demande de la part des villageois un investissement
de l’ordre de 1,5 millions de francs CFA au minimum.
2. Encore cette école ne fonctionne-t-elle que par intermittence.
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 87

- NIVEAU D’INSTRUCTION DE LA POPULATION DE PLUS DE 14 ANS


Si le niveau d’instruction peut être essentiellement défini à partir de la connaissance de
la langue française, il nous a paru significatif par ailleurs d’essayer de saisir le degré d’ouverture
de la population adulte d’une part au « Dioula », langue vernaculaire par excellence, d’autre part
à d’autres dialectes.

l Connaissance du Frangais.

- Sur une population totale de 405 personnes de plus de 14 ans:


. 36 (dont 27 fréquentant encore l’école) savent lire et écrire, soit 8,8 %, dont
35 hommes (soit zo,z yO du total des hommes) et I femme (soit 0,4 % du
total des femmes) ;
e 43 (tous des hommes) parlent le Français, soit 10,6 o/. ;
- 19,s o/. de l’ensemble de la population parlent donc le Français (45 o/. des hommes
et 0,4 o/. seulement des femmes) ;
- le taux d’analphabétisation de la population de plus de 14 ans s’élève donc à gr,2 yo
(7g,8 o/. pour les hommes, gg,6 o/. pour les femmes) ; ce taux atteint g7,6 o/. si l’on
défalque de la population scolarisée de plus de 14 ans les jeunes gens qui continuent
à fréquenter l’école.
Sibabli :
- Sur une population totale de 361 personnes de plus de 14 ans:
l 35 (dont 23 fréquentent encore l’école) savent lire et écrire, soit g,7. %, dont
32 hommes (soit 18,6 yo du total des hommes) et 3 femmes (soit 1,6 yo du total
des femmes) ;
l 68 parlent le Francais, soit 18,8 %, dont 62 hommes (36 o/. du total des
hommes) et 6 femmes (3,~ yo du total des femmes) ;
- 28,5 yo de l’ensemble de la population parlent donc le Français (dont 54,6 yo des
hommes et 4,8 yo des femmes) ;
- le taux d’analphabétisation de la population de plus de 14 ans s’élève donc à go,3 yo
(81,4 o/. pour les hommes, g8,4 o/. pour les femmes). Ce taux atteint g6,5 o/. si l’on
défalque de la population de plus de 14 ans les jeunes gens qui continuent à fré-
quenter l’école.

l Connaissance du Dioula et d’autres dialectes.

Zz’omblz’: sur 378 personnes de plus de 14 ans ne fréquentant plus l’école, 73 parlent
le Dioula, soit rg,3 %, et 13 connaissent d’autres dialectes, soit 3,4 % ;
Sibablz’: sur 338 personnes, 5g parlent le Dioula, soit 17,4 %, et 7 seulement connaissent
d’autres dialectes, soit 2 %.

Si l’on essaie d’établir une comparaison entre les deux villages, Ziombli a un taux actuel
de scolarisation nettement supérieur à celui de Sibabh (5g,2 % contre 4g,5 %) ; le taux d’alphabé-
tisation de la population de plus de 14 ans traduit cependant un léger avantage pour Sibabli
(g,7 o/. contre 8,8 %). Sibabli accroît cet avantage sur le plan de la connaissance du Français $arZé
:
28,5 oh de l’ensemble de la population, contre rg,5 % seulement à Ziombli. Les habitants de
88 ALFRED SCHWARTZ

Ziombli sont cependant légèrement plus ouverts au Dioula (19,s yo contre 17,4 %) et aux autres
dialectes que ceux de Sibabli.
La population de Sibabli nous apparaît donc en moyenne plus « instruite » que celle de
Ziombli. Ceci s’explique par des raisons à. la fois historiques et géographiques : antériorité de la
pénétration française en pays Zagné, développement plus rapide du centre de Duékoué, établi sur
un carrefour routier important, que du poste de Toulépleu, situé dans un cul-de-sac aux confins
du Libéria ; moindre éloignement de Duékoué par rapport à la Basse-Côte - 500 km jusqu’à la
capitale, alors que Toulépleu en est à 650 - et, partant, tendance à une plus grande mobilité de
la population. Cette « avance » de Sibabli va de pair avec une plus grande désagrégation de la struc-
ture sociale traditionnelle, et semble en constituer le principal moteur.
Mais il ne fait pas de doute que l’écart ne tardera pas à être comblé très rapidement par
Ziombli, au benéfice de la génération montante. Ce dernier village connaît en effet à l’heure actuelle
un dynamisme sur le plan de la scolarisation (le « rush » vers l’école officiellement ouverte en
octobre 1967 a été tel que rares sont les enfants d’âge scolaire qui échappent encore au mouvement)
qui contraste singulièrement avec l’insouciance et l’absence d’initiative dans le même domaine
de Sibabli.

f) Appartenance confessionnelle.
Les religions universalistes - Islam et Christianisme -, malgré un très long contact avec
les colporteurs dioula et une trentaine d’années de présence missionnaire, n’ont encore que très
faiblement pénétré la société guéré. A Ziombli, deux hommes seulement ont été baptises selon le
rite catholique (l’un au cours de son service militaire en France, l’autre au cours d’un séjour pro-
longé sur la Basse-Côte), mais ont abandonné depuis longtemps toute pratique. Ce qui n’empêche
pas 41 personnes de se dire catholiques et IO protestantes. A Sibabli les données sont à peu près
identiques : aucun baptisé catholique, deux baptisés protestants, 5g personnes se disant catholiques
et 7 protestantes. Quant à l’Islam, nous n’avons noté qu’un seul cas de conversion : un apprenti-
chauffeur de Ziombli, ayant vécu plusieurs années au voisinage permanent de son employeur dioula.

L’examen de la structure démographique, par le parallèle qu’il nous a permis d’établir


entre les deux villages, apparaît riche d’enseignements sur le plan sociologique. Il contribue à
mettre clairement en évidence les caractéristiques propres de chacune des deux communautés.
La différence fondamentale semble être qu’à Ziombli nous avons affaire à une st~uctwe @atri-
ZhzéaGepratiqueme& pure, alors qu’à Sibabli l’organisation sociale accuse une tendance très Zarge-
ment cognatz’que.Or c’est principalement à partir de cette donnée de base qu’il est possible, à notre
avis, d’expliquer la spécificité des schémas d’évolution des sociétés Nidrou et Zagné.
En pays Nidrou en effet la rigidité des cadres anciens a agi comme un puissant élément
de préservation de la structure traditionnelle. Le faible degré de cohésion et l’instabilité de la
société Zagné ont par contre donné davantage prise aux facteurs de désagrégation. Alors que Ziom-
bli s’adapte aux apports modernes à l’intérieur d’une structure qui continue à être très intégrée,
il ne fait pas de doute que Sibabli, qui a partiellement brisé les cadres anciens, est sur le point
de connaître une crise grave, dont le malthusianisme démographique actuel, le développement
de la prostitution, la degradation progressive du schéma d’autorité, l’absence de dynamisme en
matière de scolarisation constituent déjà des symptômes inquiétants.
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 89

B. ÉLÉMENTS DE MORPHOLOGIE SOCIALE

1. Occupation de l’espace et structure lignagère.

L’historique des villages de Ziombli et de Sibabli a mis en évidence l’existence quasi-


généralisée, avant la pénétration coloniale, du village-@nage. Le regroupement coercitif de
populations qui suivit la conquête militaire donna naissance à une occupation bimorphologique
de l’espace : à côté des villages de regroupement, imposés par 1’Administration et réunissant des
@nages souvent hétéroclites, se multiplièrent les campements, groupements homogènes et fonc-
tionnels, fondés sur la seule parenté. Nous examinerons donc ici successivement les rapports entre
occupation de l’espace et structure lignagère d’une part à travers le phénomène « village », d’autre
part à travers le phénomène (( campement ».

a) Le village.

Nous avons défini ci-dessus le village actuel comme un agglomérat de communautés claniques
juxtaposées. L’occupation de l’espace villageois reflète-t-elle cette hétérogénéité ?
Une remarque s’impose ici au préalable. La plupart des villages guéré ont fait l’objet, ces
dernières années, d’opérations de lotissement (Ziombli en 1964, Sibabli en 1963). L’intervention,
qui poursuivait un but d’assainissement, consista essentiellement à tracer des axes se coupant
à angle droit et faisant office de rues, et à délimiter de part et d’autre de ces voies des carrés de
40 m de.côté. C’est sur ces « lots 11,répartis entre les chefs de ménage en fonction de leurs besoins,
que s’est reconstitué le nouvel habitat. La topographie actuelle du village ne traduit donc plus
une occupation tout à fait spontanée de l’espace.
Cette réserve étant faite, comment se présentent les deux villages ?
- La structure de Ziombli est le résultat direct des opérations de regroupement qui depuis 1961
affectent les différents lignages qui constituent la communauté. Le village est formé de trois
quartiers nettement distincts : Ziombli, Guiriambli, Klabo, les deux derniers s’étant simple-
ment juxtaposes, l’un en 1961, l’autre en 1966 à l’ancien Ziombli. Ces trois quartiers continuent
à être perçus par la population comme des villages différents et, tout en reconnaissant théori-
quement un chef unique, ont conservé dans la pratique une totale autonomie. Cela se traduit
notamment par l’existence, sur le plan politique moderne, de trois comités du PDCI-FLDAl,
dont l’action est souvent loin d’être concertée, et a pour conséquence, comme nous le verrons
plus loin, de rendre la gestion du village, sinon impossible, du moins particulièrement difficile.
En juin 1968 le quartier Klabo n’a d’ailleurs pratiquement déjà plus d’existence ofFicielle, la
moitié environ de la population, le chef en tête, s’étant r&nstallée sur l’ancien site.

L’examen de la structure interne du quartier permet de faire les remarques suivantes :


o le quartier, village à l’origine, est le résultat d’une conjoncture historique donnée, dont
nous avons retracé les étapes ci-dessus. Si, pas plus que le village, il ne se caractérise
par l’homogénéité des groupes en présence, ceux-ci ont par contre généralement toujours
librement choisi de vivre ensemble ;
l le quartier s’articule autour d’un @rage-leader, fondateur de l>ancien village : Glao pour
Ziombli, Kpahon pour Guiriambli, Doueyakon pour Klabo. Dans l’orbite de ces noyaux
gravitent les segments de lignage que le groupement dominant a, au gré des vicissitudes
de l’histoire, attirés à lui, mais qui, sauf en ce qui concerne l’administration du quartier,
continuent à conserver une totale autonomie ;

I. Parti Démocratique de C&e d’ivoire - Section Ivoirienne du Rassemblement Démocratique Africain.


ALFRED SCHWARTZ
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 91

le découpage interne du quartier s’effectue en gros sur la base du gOow0.Mais cette règle
n’est pas rigoureuse : l’exemple des Glao, qui se subdivisent en deux gbow5, fait état d’une
part d’une certaine imbrication entre segments de @nage, d’autre part d’une amorce
de dispersion par rapport aux noyaux centraux (cf. plan ci-contre). Précisons cependant
que ces écarts ne sont le plus souvent le fait que de la seule expansion démographique
du lignage ;
il arrive que deux gbow6 d>un même GNnzLappartiennent à des quartiers différents. C’est
le cas du Kpao-wnu dont le premier gbow6 fait partie de Ziombli et le second de Gui-
riambli (avec même une antenne à Klabo). C’est là le résultat d’une segmentation ligna-
gère qui avant même la pénétration coloniale avait divisé les Kpao en plusieurs gbow8
et éparpillé leurs membres sur plusieurs sites. Tout en reconnaissant l’autorité d’un
même uanu-dioi (chef de @nage), chaque groupe constitue actuellement une entité
relativement autonome. Il en est de même des Doueyakon, dont les deux gbcw6 qui nous
intéressent, Diaikon et Kaniédi, ont connu des fortunes différentes (cf. ci-dessus l’histo-
rique de Ziombli), avant de se retrouver côte à côte à Ziombli ;
I’ancien village de Klabo, dont nous avons fait le levé avant l’opération « regroupement »,
présente une structure analogue à celle de Ziombli ou de Guiriambli : à un fort noyau
Doueyakon (composé à la fois de Diaikon et de Kaniédi), constituant le groupement
leader, se sont ajoutes trois segments de Iignage d’origines diverses et aux effectifs très
peu importants : Zaha, Kpao et Glao.

t*oo~Kohm

gbowo
Badi
1

FIG. 18. - Lignage (uunu) Glao-Ziombli.

- L’examen du plan de SibabZi laisse apparaître un schéma d’occupation de I’espace identique.


Le village est composé de deux quartiers, Vahon et Djimahon. Si sociologiquement les deux
quartiers forment des entités bien distinctes (les Djimahon ayant pour interdit le masque,
les officiants Vahon ne peuvent franchir une limite précise), géographiquement il y a cependant
interpénétration : les Vahon ont un lignage entier du côté des Djimahon (le lignage Gao), les
m-----w_
---------
I
--- .
Y
LA COMMUNA UTÉ VILLAGEOISE 93

Djimahon empiétant eux-mêmes largement sur la partie Nord du quartier Vahon. Mais contrai-
rement à Ziombli, il n’existe à Sibabli qu’une représentation politique moderne unique.
L’occupation de l’espace reflète ici assez fidèlement l’organisation lignagère. Les individus
appartenant au même groupe de descendance sont rarement dispersés. Pour les Djimahon, qui
constituent le groupement le plus important, les divisions internes du tke en gnu (Kahadi, Gbohodi,

NORD -

m loodi
VAHON D#iHON
n Séhqu H Kohadi boivers
D<I mon Saho m A usage prblic
\/A-- 83 Gbohodl m Dloulq-
6;1 Vèroha
0 .50m 833 GOO m Tahadi g Fz.i:fh’e’e’

FIG. 20. - Sibabli. Plan du village en mars 1967. Structure lignagère.

Tahadi, Iahodi), qui existent effectivement sur le plan socio-politique, ne sont toutefois que peu
apparentes : les différents éléments lignagers, mis à part quelques noyaux plus compacts, s’im-
briquent ici en effet assez etroitement les uns dans les autres.
A Sibabli comme à Ziombli l’occupation de l’espace villageois met donc assez nettement
en évidence l’autonomie des différents @nages ou segments de lignage. Même si entre quartiers
ou à l’intérieur d’un quartier aucune limite matérielle ne concrétise la frontière entre groupements
claniques, il n’existe pas moins entre les communautés en présence un clivage réel. Ni le quartier,
94 ALFRED SCHWARTZ

ni le village n’ont en effet d’existence fonctionnelle, la véritable unité organique demeurant le


groupe de descendance. Pris isolément le tks, le zwzzt ou le gbowo opéreraient exactement de la même
manière qu’ils le font à l’heure actuelle à l’intérieur du cadre villageois.
Cette autonomie du groupe de descendance s’affirme avec plus de force encore à travers
le phénomene « campement )).

b) Le campement.

Le campement, unité de résidence permanente, n’existe pas à Sibabli. Nous avons vu que
le pays Zagné a été bien moins affecté par la politique de regroupement des populations que le
pays Nidrou. Or l’apparition, parallèlement au village, de ce type d’occupation de l’espace nous
semble directement consécutif à l’intervention du colonisateur. Le processus de formation du
campement est, en gros, le suivant. L’Administration ordonne un regroupement. Étant donné
les méthodes coercitives utilisées pour mener les opérations à bonne fin, les populations ne
manquent jamais de s’exécuter et de s’installer à l’emplacement fixé. Officiellement chacun habitera
au village, mais dans la plupart des cas ce ne sera là qu’une facade. Dans la réalité, le groupe
« déplacé 11,quand il ne continue pas à résider sur le site même qu’il est sensé avoir quitté, se
reconstitue soit à proximité de l’ancien habitat, soit en un endroit donné du terroir du nouveau
village en « campements ». Ce fut exactement ce qui se produisit tout récemment encore quand
l’Administration décida, en 1965, de mettre enfin un terme aux réticences de Klabo : le village
fut symboliquement démoli, chaque chef de ménage vint aussi symboliquement construire sa
case à Ziombli, mais le véritable déplacement s’effectua en direction de campements déjà existants
ou créés pour la circonstance.
Il existe à l’heure actuelle sur le terroir de Ziombli-Klabo huit campements permanents :

Groupe A

Graups B

Croup~ C

FIG. 21. - Koulaïbli. Plan du campement et connexions généalogiques entre occupants.


LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 95

Téwébli, Ouliabli, Keibli, Gnandébli, Koulaïbli, Irobli, Kabli et Tousrinbli. Kabli et Tousrinbli
sont directement nés de la disparition de Klabo, une autre fraction de la population déplacée s’etant
fait recueillir par Irobli et Koulaïbli.
C’est la structure de ce dernier campement que nous nous proposons d’examiner mainte-
nant. Koulaïbli, dont la création remonte aux débuts de l’époque coloniale, est situé à deux kilo-
mètres environ à l’Ouest de Ziombli. Le campement compte, en juin 1968, 61 personnes, relevant
de neuf chefs de ménage, tous liés les uns aux autres par des liens de consanguinité ou d’alliance.
Le diagramme des connexions généalogiques est à cet égard significatif. Par référence à 1, qui est
le fondateur du campement, trois groupes apparaissent distinctement :
- le groupe A, composé de la veuve de A, leur fille, le mari (1) de cette dernière et les autres
femmes de I ;
- le groupe B, comprenant le fils (2) et les petits-fils (a et b) de B et leurs femmes ;
- le groupe C, constitué par la veuve de C, leurs 4 fils (3, 4, 5, 6) et les épouses de ces derniers,
leur fille et le mari (7) de celle:ci. S’y ajoute en plus la mère de la femme de 5.
La cohésion interne de chacun de ces trois groupes est par ailleurs particulièrement forte ;
le groupe A est formé par une famille polygynique ; le groupe B est fond6 sur le principe de l’iden-
tification du père et du fils (cf. ci-après) qui constituent ici une même unité de production et de
consommation ; le groupe C enfin est un groupe de siblings.
L’occupation de l’espace, au niveau du campement, se fait donc essentiellement sur la base
du groupe de descendance, auquel peuvent éventuellement s’ajouter des alliés, mais exceptionnelle-
ment seulement des membres de @nages « étrangers ». La communauté ainsi constituée se présente
avant tout comme une entité fonctionnelle, opérant le cas échéant comme groupement d’entraide
(principalement au niveau du système de production - préparation des champs, semis, récolte).
Mais le campement ne vit pas pour autant en circuit fermé. Le segment de lignage continue à faire
partie intégrante du gbowo et à dépendre étroitement de lui, en matière matrimoniale notamment
(paiement de dot).

L’étude morphologique à laquelle nous venons de procéder succinctement confume donc


l’inexistence du village actuel en tant que groupement homogène et fonctionnel. L’occupation de
l’espace villageois reflète en effet assez fidèlement les clivages entre quartiers, et à l’intérieur de
ceux-ci, entre @nages et segments de lignage en présence. La structure du schéma d’autorité,
dans le cas de Ziombli notamment, accentue encore ce manque d’unite.
C’est le campement qui apparaît par contre, là où il existe, comme le véritable groupement
organique. Fondé sur la seule parenté il opère comme un élément particulièrement conservateur
de la structure lignagère traditionnelle. Réaction contre l’intervention coercitive de l’Adminis-
tration, il continue à être percu comme le seul cadre à l’intérieur duquel l’individu peut se mouvoir
à l’abri de toute contrainte.

2. L’habitat.

La structure de l’habitat, sous l’effet de l’intervention d’abord du colonisateur, puis, depuis


l’Indépendance, des autorités ivoiriennes, a subi de profonds bouleversements au cours des cin-
quante dernières années. Les transformations ont affecté à la fois la conception globale de l’aména-
gement de l’espace habité et les conditions techniques. C’est sous l’angle de cette double evolution
que nous essaierons d’analyser l’habitat actuel.
96 ALFRED SCHWARTZ

a) Aspects conceptuels.

Il existait dans la société guéré traditionnelle trois types de cases :


- gbo-tghu (littéralement la « maison à pointe )l), habitation et cuisine de la femme ;
- mi&& (sens perdu), logement auquel avait droit un homme à partir d’un certain âge ;
- bulo-gbo (sens également perdu), construction sommaire, servant d’habitation et de grenier
à riz, au campement, mais pouvant provisoirement tenir lieu de gbo-tgh%au village.
Ces cases se différenciaient entre elles davantage par leur destination que par leur forme.
Toutes reproduisaient en effet un modèle identique, rond, à toit conique abritant un grenier et
recouvrant, suivant les dimensions, une ou plusieurs cellules d’habitation. L’homme, jusqu’à un
certain âge, quelle que fût sa situation matrimoniale, ne disposait pas de case propre : il partageait
l’habitation (gbo-khti) de sa femme ou, s’il était polygame, changeait de logement tous les trois
jours. Deux ou plusieurs coépouses pouvaient occuper la même case, mais ceci n’était qu’excep-
tionnel tant que leur mari n’avait pas de mi&ds et ne pouvait « recevoir » à domicile. L’édification
d’un mi&da semble par ailleurs avoir été liée au seul but d’éviter, avec la croissance des enfants,
une trop grande promiscuité à l’intérieur du gbo-tghti. La case appelée bdo-gbo n’était enfin que la
reconstitution au campement, et en plus petit, de gbo-tghu. Elle n’apparaissait au village que comme
abri temporaire, en attendant que soit achevée la construction de l’habitation définitive.
La pénétration coloniale a profondément modifié ce schéma. Elle a d’une part introduit
un type de case nouveau, la case carrée ou rectangulaire, à toit à deux ou à quatre pans, appelée
too-gbo (gbo, maison ; too, terme d’origine etrangère et qui désignait ce type de case). Elle a d’autre
part instauré: la distinction entre Ncase pour homme » et « case pour femme », en entraînant la géné-
ralisation du Nlogement masculin 11,sous la forme de la case too-gbo. Aussi la nouvelle structure de
l’habitat prit-elle assez rapidement l’allure suivante : logement du mari (too-gbo) entouré en prin-
cipe d’autant de cases-cuisines (gbo-tghti) qu’il avait de femmes (deux ou plusieurs femmes pouvant
toutefois partager la même case). Le service sexuel n’était désormais plus rendu dans la case de la
femme mais au « domicile » du mari.
La politique de modernisation de l’habitat entreprise par les autorités ivoiriennes au len-
demain de la proclamation de l’Indépendance, qui n’a encore affecté le pays guéré que sous les
formes du regroupement de populations et de lotissement des villages, n’a cependant pas manqué
d’introduire indirectement ces dernières années de nouvelles transformations. Les cases rondes,
théoriquement interdites par I’Administration pour n’être pas conformes aux normes d’hygiène,
ont pratiquement toutes disparu (il en reste huit à Sibabli et deux seulement à Ziombli). La
case-cuisine commence elle-même de plus en plus à être remplacée par une simple pièce, aménagée
à cet effet, de l’habitation du mari. A Sibabli la majorité des femmes ont même carrément opté
pour la préparation en plein air des aliments, pratique qui tend d’ailleurs à s’instaurer, encore
que très timidement, à Ziombli également.
Soulignons enfin l’apparition, depuis peu, de « cases de célibataires », kua-gbo (littéralement
« maison de jeune »), abritant deux ou plusieurs jeunes gens ayant pris ensemble l’initiative de se
construire un logement indépendant. A Sibabli cette formule a été adoptée par un certain nombre
de jeunes femmes célibataires également, rentrées au pays après avoir généralement « fait jeu-
nesse »l pendant plusieurs années sur la Basse-Côte ou ailleurs.
A l’heure actuelle on rencontre donc, en gros, dans les villages guéré les types de cases
suivants :
- case too-gbo (généralisation au départ de l’ancien mi&da), qui est tantôt à seul usage.d’habita-
tion, abritant soit uniquement le chef de ménage, soit celui-ci et sa - ou ses - femme(s),

I. N Faire jeunesse » est synonyme de « vivre librement » et, le plus souvent, de prostitution. L’examen
des mouvements migratoires nous a révélé que c’était là un phénomène trés répandu en pays Zagné.
LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE 97
tantôt à usage à la fois d’habitation et de cuisine ; les femmes peuvent accéder, depuis peu,
à de telles cases ;
- casegbo-tghti (qui de ronde est devenue carrée), qui sert à la fois d’habitation pour la femme
et ses enfants et de cuisine. Ce type de case, relativement fréquent encore à Ziombli, tend
de plus en plus à disparaître à Sibabli ;
- case kzca-gbo,logement pour jeunes gens ou jeunes filles ;
- case-czcisi%eenfin, petit local abritant un foyer et destiné à la seule préparation. des aliments.
Ce type de construction est d’apparition très récente.

La fréquence, à Ziombli et à Sibabli, de ces différents types de cases, en chiffres absolus


et en pourcentages, est la suivante :

Ziombli Sibabli
Type de case
CA. % CA. %
-
Case too-gbo :
pour homme seulement . . 39 20,3 5 3.3
pour homme + femme . . 1.5 7>8 36 24
habitation + cuisine . . . . 35 18,~ 44 2923
pour femmeseulement . . . 3 2
Case gbo-t3hu . . . . . . . . . . . . 83 432 22 r4>7
Case kua-gbo :
pour jeunes gens . . . . . . . . 12 693 6 4
pour jeunes filles . . . . . . . . 13 827
Cuisines . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 412 21 14

TOTAL ............. Igz 100 150 100

Ce tableau est significatif du degré d « acculturation » des deux communautés : alors qu’il
reste 439 yO de casesgbo-t3hmà Ziombli, il n’en reste plus.que 14,7 yO à Sibabli. De même, zg,3 oh
des constructions de ce dernier village sont à usage à la fois d’habitation et de cuisine, contre 18,z yo
seulement des cases du premier. Par ailleurs g4,r o/. des cases too-gbo de Sibabh abritent sous le
même toit mari et femme(s) contre 56,~ o/. seulement à Ziombli. Le pourcentage de femmes mariées
qui n’ont ainsi plus de case propre est respectivement de 72,3 yo à Sibabli et de 33,s yo à Ziombli.
L’évolution à Sibabli vers un habitat de type européen, avec d’une part disparition du clivage
sexuel, d’autre part intégration de la cuisine au logement, apparaît donc comme beaucoup plus
rapide qu’à Ziombli.
Signalons enfin que l’occupation des cases spécifiquement « f&ninines » (83 à Ziombli, 25 a
Sibabli, pour respectivement 95 et 34 femmes) se fait de la manière suivante :
- Ziombli :
0 72 cases occupées par 1 femme ;
0 10 cases partagées par 2 femmes ;
i 1 case partagée par 3 femmes ;
- Sibabli :
e 17 cases occupées par 1 femme ;
0 7 cases partagées par 2 femmes ;
0 2 case partagée pàr 3 femmes.
98 ALFRED SCHWARTZ

b) Aspects techniques.
Ce qui caractérise l’habitat traditionnel c’est l’utilisation uniforme d’une même technique
de construction : armature en bois revêtue de terre battue et recouverte d’un Nchapeau » de palmes
fixées sur des bambous. La nature du matériau utilisé ne permettait en effet d’introduire que peu
de variantes dans ce schéma.
De quelle manière l’apparition du ciment, du fer à beton, de la tôle et de tous les accessoires
de la construction moderne, affecte-t-elle à l’heure actuelle cette technique traditionnelle ? Si la
pénétration de ces matériaux d’importation est encore lente - leur coût élevé étant le seul obstacle
à la diffusion -, les possibilités qu’ils permettent n’ont cependant pas manqué de donner nais-
sance à des formules nouvelles. La principale innovation est la maison en briques de terre avec
joint en ciment, édifiée tantôt sur un soubassement N en dur » (réalisé avec des blocs de latérite),
tantôt simplement à même le sol. Une telle construction est le plus souvent recouverte d’un toit
en « papos N(panneaux de rameaux de palmes tresses, technique introduite en pays guéré à l’époque
coloniale et qui a totalement pris la relève de la ramée traditionnelle), rarement seulement de
tôles. Ce type de case en « semi-dur » marque la transition entre l’habitat ancien et la maison de
type européen « en dur », à laquelle n’accèdent encore que de rares privilégiés (anciens combat-
tants notamment) et qui ne se différencie de la première que par des murs en agglomérés de ciment
et une couverture en tôle.
Si en pays Zagné la formule briques de terre-joint en ciment a été très largement admise,
sa diffusion en pays Nidrou est bien moins généralisée. Il semble que ce soit là la seule conséquence
d’une différence de perception entre les deux populations du « semi-dur » : à Sibabli la maison en
semi-dur n’est considérée que comme un « modèle améliore » de la case traditionnelle (aussi est-elle
rarement recouverte de tôle) ; à Ziombli par contre, construire en semi-dur apparaît déjà comme
une opération d’envergure, nécessitant la mise en œuvre de moyens importants (le semi-dur ne
se conçoit pas sans couverture en tôle), et devant déboucher sur un résultat définitif. Le Guéré-
Nidrou couvrira de tôle une case en banco, mais jamais une construction en semi-dur : ce serait
là un aveu d’échec.
Les données relatives à la nature du matériau utilisé dans les deux villages illustrent assez
bien cette différence d’attitude :
1

Nature du matériau Ziombli Sibabli


(en %) (en %)
-

Semi-dur - TtYe . . a O. . . , . . . 1,9


Semi-dur - Papo . . ~. . . . . . . 462
Banco - T61e . . . . . . . . . . . a . 1
Banco - Papo . . . . . . . . . . . . . 96>4 5oA
Bambou - Papo . . . . . . . . . . . %7 r>3

TOTAL .............. 100 100

A Ziombli, le matériau traditionnel continue donc à être utilisé d’une manière quasi exclu-
sive : aucune case en dur ou en semi-dur, deux constructions seulement avec couverture en tôle.
Notons toutefois que deux bâtiments en semi-dur sont actuellement en cours d’édifïcationl.
A Sibabli, le matériau traditionnel ne l’emporte plus que de peu sur le semi-dur : 50,6 yo
contre 48~ %. Mais r,g o/. seulement de ces constructions en semi-dur sont couvertes de tôle
(soit 3 cases exactement).

I. Nous ne faisons pas état ici de l’école et du logement de mdtre, bâtiments entièrement en dur, dont
l’édification s’est faite dans des conditions et selon des normes spéciales.
LA COMMUN24UTÉ VILLAGEOISE 99

***

Étant donné les éléments dont nous disposons il ne nous appartient pas de porter un juge-
ment de valeur sur la politique actuelle en matière de modernisation de l’habitat rural. Il apparaît
cependant clairement, à travers les diverses mesures prises, que l’action poursuivie n’est ni conque
avec une connaissance suffisamment précise des Aalités locales, ni formulée en termes opération-
nels. Une politique véritablement concrète de l’habitat devrait d’une part tenir compte des condi-
tions à la fois humaines (sociologiques, économiques, démographiques) et naturelles (écologiques,
climatiques) qui caractérisent le milieu sur lequel elle cherche à intervenir ; d’autre part mettre
à la disposition de lksager, par une information adéquate, un ensemble d’éléments concrets et
pratiques (plans-types élaborés rationnellement, données sur les possibilités d’utilisation de tel
ou tel matériau, de telle ou telle technique de construction, etc.), qui lui permettraient de tirer
le maximum des moyens qu’il a à sa disposition. L’intervention s’est, jusqu’à présent, malheureu-
sement traduite par plus de prescriptions négatives que de mesures positives,

Le village guéré, sous l’effet des regroupements de populations d>une part, des opérations
de lotissement d’autre part, a vu, depuis 1964, sa physionomie se transformer profondément. Le
tableau suivant, qui donne l’âge de l’habitat de nos deux échantillons, est à cet egard significatif :

Année de construction Ziombli Sibabli


(en %) (en %)

Avant 1964 ................ 93 16,4


1964 ...................... 19’3 10
1965 ...................... 28,6 26
1966 ...................... 19’3 23,2
1967 ...................... 14.1 3.9
En construction ............ 899 10,7

TOTAL ...........,.. 100 100


I

’- go,2 yo des cases de Ziombli sont postérieures à 1964, contre 83,6 yo à Sibabli, et ont par
conséquent moins de 4 ans d’âge ;
- l’année 1965 tout particulièrement a connu une activité intense en matière de construction :
28,6 yo des cases de Ziombli et 26 o/. de celles de Sibabli ont été édifiées cette année ;
- la « reconstruction » n’est achevée ni dans l’un ni dans l’autre des deux villages : 8,g yo des
cases sont encore en construction à Ziombli, et 10,7 o/. à Sibabli.

L’effort fourni en ce domaine par le paysan a donc été, ces dernières années, considérable.
Les résultats, dans le cas de Ziombli notamment, ne justifient malheureusement pas toujours la
somme de temps et de travail consacrés à l’entreprise : les améliorations apportées à l’habitat sont
insignifiantes (les cases sont simplement quelquefois un peu plus spacieuses), les techniques
mises en œuvre n’ont guère évolué. Le village a certes gagné en CC alignements », mais, aussi para-
doxal que cela paraisse, également en « ruines 1): l’abandon du quartier Klabo un an à peine après
sa création, souligne bien le côté quelque peu irrationnel et, dans ce cas précis, tout à fait gratuit,
de l’opération.
100 ALFRED SCHWARTZ

Le village actuel, résultat à la fois des rapports intra- et intertribaux de l’époque précolo-
niale et des interventions coercitives des administrations coloniale et post-coloniale, n’apparaît
donc comme une entité ni homogène, ni totalement stabilisée, L’examen d’une part du processus
de formation, d’autre part de la structure interne des communautés de Ziombli et de Sibabli,
révèle que la véritable unité organique demeure le groupement lignager. Mais, même si l’organi-
sation du quartier s’articule généralement autour d’un lignage-leader, le groupe de descendance,
en pays Midrou du moins, ne se projette réellement dans l’espace qu’à travers le campement.
Le village, tel qu’il se présente aujourd’hui, ne constitue en définitive qu’une communauté
de résidence, regroupant des lignages ou des segments de lignage qui se juxtaposent mais ne s’in-
terpénètrent que rarement.
Les fondements
de l’organisation sociale

L’analyse desfondements de l’organisation sociale guéré nous amènera à examiner les relations
i+&itutz’onnelles qui afectent la vie de l’individu et du groupe d’une manière continue et eermanente :
$arenté, mariage, jîliation.

1. LE SYST3!&E DE PARENTÉ
Le système de parenté guéré est à la fois complexe et simple. Complexe, sur le plan bio-
logique, par l’étendue des liens reconnus par les connexions généalogiques ; simple, sur le plan
social, par l’existence de quelques catégories fondamentales de parents seulement et, partant,
d’un nombre restreint de types de comportement.
La parenté (ulo-i-p?, litt. « les parents ») est bilatérale : le comput se fait aussi bien en ligne
agnatique qu’en ligne utérine. Mais si un individu appartient à la fois au lignage de son père (tke)
et au lignage de sa mère, il n’existe pas de terme spécifique (comme chez les Didal par exemple)
pour désigner le matrilignage : le vocable utilisé, de-a-tke, reprend le terme tks, au sens neutre
de lignage, en le faisant précéder du qualificatif de, mère (de-a-tke, le lignage de la mère).
L’application du terme tke, en réalité générique et neutre, au patrilignage, montre donc
que le Guéré met sans ambiguïté l’accent sur la parenté agnatique. Cela n’implique nullement
qu’il minimise les rapports avec ses utérins, mais signifie simplement que le patrilignage constitue
ici le cadre opérationnel le plus fonctionnel.
Mais un individu n’a pas seulement des rapports avec les @nages de son père et de sa mère :
par les alliances qu’il contracte lui-même, ou que contractent ses proches, il entre en contact
avec une multitude d’autres groupements. Parallèlement à la parenté consanguine, qui est subie, la
parenté par alliance, qui, elle, est consentie, joue donc également un rôle fondamental et donne
au système sa vraie dimension sociale.
Nous analyserons ici le système de parenté guéré au sens que Cl. LÉVI-STRAUSSdonne
à ce concept : « Ce que l’on appelle généralement ‘ système de parenté ’ recouvre, en effet, deux

I. Étudiés par E. TERRAY (1966). Le terme qui désigne le matrilignage est dokpa, mais n’est utilisé
que par les Dida de l’Est.
102 ALFRED SCHWARTZ

ordres très différents de réalité. Il y a d’abord des termes, par lesquels s’expriment les différents
types de relations familiales... A côté de ce que nous proposons de nommer le système des appella-
tions... il y a un autre système, de nature également psychologique et sociale, que nous désignerons
comme système des attitudesl. NMais avant d’entreprendre l’étude de la parenté dans cette double
optique, il nous a semblé indispensable, pour une meilleure intelligence de l’ensemble, de tenter
de dégager les principes fondamentaux qui président à I’agencement des relations à l’intérieur
du système.

A. LES PRINCIFES FONDAMENTAUX

L’examen du système de parenté guéré fait apparaître une série de principes fondamentaux,
qui peuvent être formules de la manière suivante :
- primauté de la parenté agnatique ;
- principe de l’unité du lignage ;
- principe de l’identification du père et du fils ;
- primauté de la nature sociale de la relation de parenté.

1. Primauté de la parenté agnatique.

NCe qui détermine d’abord un système de parenté, c’est la façon dont celle-ci est reconnue
et établie. » Répondre à cette préoccupation de RADCLIFFE-BROWN~ revient à définir l’étendue
de la relation de parenté et, partant, son mode de transmission.
En ce qui concerne le système guéré il est possible d>énoncer, du moins en théorie, que
la parenté se transmet indéfiniment à la fois par les hommes et les femmes. La terminologie, comme
nous le verrons ultérieurement, reconnaît le principe de la bilinéarité.
Dans la pratique il en va cependant différemment. Un système ne peut être pleinement
et valablement appréhendé qu’à travers sa fonction opératoire. Or celle-ci semble être ici princi-
palement d>assurer une régulation matrimoniale normale dans le cadre de règles d’exogamie rela-
tivement contraignantes. Si nous examinons alors comment la société guéré définit concrètement
la sphère des mariages possibles (cf. ci-dessous l’étude détaillée des règles d>exogamie), il apparaît
que le principe de bilinéarité n’a d’autre portée que théorique. La pratique accorde en effet la
primauté à la parenté agnatique, la règle consacrée par I’usage étant que la paresté se transmet
indéJinzme& par les hommes et se perd par les femmes.

2. Principe de l’unité du lignage.

Une seconde caractéristique du système de parenté guéré, mise en évidence, elle, par I>exa-
men de la terminologie, est l’existence d’une nomenclature de type Omaha. Selon Radcliffe-
Brown, ce type de nomenclature Npeut être regardé... comme un moyen d’exprimer lkrnité et la
solidarité du groupe formé par le lignage patrilinéaire »3. Tout individu appartient effectivement
simultanément à deux &-nages : celui de son père et celui de sa mère. Dans les rapports que, dans
la société guéré, Ego entretient avec le groupe formé par son oncle maternel (ba), il traite tous les
membres de ce groupe (oncle, fils de l’oncle, fils du fils de l’oncle, etc.) comme s’ils formaient une
seule et même entité. Inversement, et selon le même principe, Ego et ses descendants (fils, fils du
fils, etc.) sont tous considérés comme les neveux utérins (dj%gG) du lignage de l’oncle.

1. LÉVI-STRAUSS (1959, p. 4.5).


z. RADCLIFFE-BROWN (1953, p. 16).
3. Ibid., p. 40.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 103

Tout se passe donc comme si à travers chacun de ses membres le groupe tout entier cherchait
en permanence à rappeler son existence et à affirmer son individualité. Pour .Radcliffe-Brown
« le principe structural de ce système est le principe de l’unité du lignage »l.

3. Principe de l’identification du père et du fils.

L>examen de la terminologie révèle une autre caractéristique du système de parenté guéré :


l’identi$cation du père et du jîls face aux groupes d’une part des neveux utérins (djugg) patri-
latéraux, d’autre part de l’oncle maternel (ba) du père et de sa descendance. Le djug6 du père est
également djug& du fils. De même I’oncle maternel du père est considéré comme oncle maternel
par le fils.
On peut tenter d’expliquer cette identification par le fait que dans la société patrilinéaire
le fils est très proche du père, puisqu’il est amené à prendre un jour sa place, et qu’économiquement
père et fils forment une seule et même unité de production et de consommation. Leurs intérêts
sont donc confondus. Comme le comportement de I’oncle maternel envers le djug2, et du dj%gZ
envers I’oncle maternel a des implications de nature essentiellement économique, il est logique
que père et fils soient plus qu’associes, mais littéralement « identifies N.

4. Primauté de la nature sociale de la relation de parenté.

La primauté de la nature sociale de la relation de parenté sur sa nature biologique n’est


pas une caracteristique spécifique du système guéré, mais peut être considérée comme une constante
des sociétés de type @nager. Le rappel de ce principe nous permettra cependant de mieux
comprendre, au niveau d’un même palier généalogique, l’asymétrie et de la terminologie par
laquelle Ego désigne d>une part ses cousins croisés patrilatéraux (neveux), d’autre part ses cousins
croisés matrilatéraux (oncles) et, par rapport à cette terminologie, de certains types de
comportement.
Ce que nous voulons souligner ici c’est que le « principe des générations » ne joue pas toujours
dans le sens normal, c’est-à-dire selon la logique biologique. Il peut arriver, en effet, qu’à travers
un type de comportement donné il opère à rebours, C’est le cas notamment dans les rapports
entre frère de la mère et fils de la sœur, où, malgré des apparences de familiarité, une véritable
contrainte est exercée par la génération descendante.

***

L’énoncé de ces principes, tout en mettant déjà en évidence les caractéristiques fondamen-
tales du système de parenté guéré, ne constitue cependant que l’étape préliminaire de notre inves-
tigation. Cette approche de synthèse ne vise en effet qu’à nous permettre de mieux saisir, d’une
manière analytique, à la fois le système des appellations et le système des attitudes.

B. LE SYST&WE DES APPELLATIONS

La terminologie de parenté est largement classificatoire. Les Guéré distinguent les termes
d’appellation (adresse courante) des termes de référence (précision de la nature réelle du lien de
parenté). Terme d’appellation et termes de référence sont, en un premier temps, toujours descrip-
tifs. Mais ils peuvent devenir, en un second temps, classificatoires.
Le système de parenté guéré dispose tout d’abord d>une série de termes (élémentaires ou
composés) s’appliquant à des relations précises (père, mère, etc.). Ces termes il les étend ensuite

I. RADCLIFFE-BROWN (1953, p. 41).


104 ALFRED SCHWARTZ

à un ensemble de relations socialement de même nature, déterminant ainsi des catégories de parenté
(catégories des pères et mères, des frères et soeurs, etc.).

ni;
bila

ba de
4

1 A dju

A
Légende

Ego masculin

e Ego féminin
FIG. zz. - Les termes 6Xmentaires de parenté.
I. Termes impliquant une relation de consanguinité.
2. Termes impliquant une relation d’alliance. u Lien d’alliance

1. La nomenclature de parent&

La nomenclature de parenté permet à Ego de se situer par rapport à tout parent ou, inver-
sement, de situer tout parent par rapport à lui par un terme. Ce terme peut être, comme nous
venons de le souligner, soit descriptif, soit classificatoire, soit l’un et l’autre à la fois. Pour être plus
precis il convient même de dire qu’il est tantôt l’un tantôt l’autre. Aussi n’est-il pas possible,
même au niveau d’une analyse théorique, de procéder à un clivage net entre terminologie descrip-
tive et terminologie classificatoire. La seule distinction qui nous paraît ne pas trop déformer la
réalité est celle entre ternies élémentaires à valeur à la fois descriptive et classificatoire, et termes
composés d’une part à valeur largement classificatoire, d’autre part à valeur largement descriptive.

a) Les termes 616mentaires à valeur à la fois descriptive et classijicatoire.

- TERMES IMPLIQUANT UNE RELATION DE CONSANGUINITÉ


Ils sont au nombre de sept : 0 f2 Frère aîné.
0 bu (ou ma) Père. 0 giro Sœur aînée.
0 de (ou ne) Mère. 0 dei Frère cadet ou sœur cadette.
e na Aïeul (masculin ou fkninin). o G$+U Enfant.

- TERMES IMPLIQUANT UNE RELATION D'ALLIANCE


Ils sont au nombre de quatre :
l Ko& Mari. e tike8 Coépouse (rivale).
l jziimT Femme. l bila AUX
..
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION S&ALE 105

b) Les termes
composés.
- TERMES COMPOSÉSA VALEUR LARGEMENT CLASSIFICATOIRE
Ces termes sont tous issus de la nomenclature élémentaire à laquelle s’ajoutent tantôt
des suffixes, tantôt des préfixes, qui visent à préciser le contenu de la relation impliquée :
l djugz (le suffixe gZ ïndique la possibilité pour djn
de s’emparer impunément et de plein droit des biens
d’Ego) Neveu utérin.
l W&FZO (contraction de ne&@nS, litt&alement « la
femme de la tempête », c’est-à-dire qui agit en toute
liberté, comme la tempête ; équivalent féminin du
djugü) Nièce utf%ne.
l ba-kla(kla,grand, au sens de vieux) ‘ou ma-kh Grand-père.
a de-klaou ne-kla Grand-mère.
l n&dja (littéralement « enfant de l’aïeul D) Petit-enfant.
l utE-$a(littéralement « chair de l’aïeul 1)) Arrière-petit-enfant et bisaïeul(e).

- TERMES COMPOSÉSA VALEUR LARGEMENT DESCRIPTIVE


Ces termes, également élabores à partir de la nomenclature élémentaire, ne sont utilises
que quand il s’agit de préciser la relation réelle de parenté entre deux individus. Il est possible
de distinguer ici deux catégories de termes descriptifs :
l il existe en premier lieu les termes descriptifs classiques, termes qui décrivent la relation
que l’on veut exprimer, Exemple : dei-a-p%@ la femme de mon petit frère ;
l il existe en second lieu des termes descriptifs d’ « identification », rarement utilisés dans le
langage courant, et qui définissent un lien de. parente précis. Exemple : ba-di-gz’-ü-djzc,
littéralement « l’enfant de celui qui vient du ventre du même père », c’est-à-dire le Nfils
du frère du père » ou cousin parallèle patrilatéral (le terme classificatoire étant plus
simplement, suivant le cas, fi% (grand frère) ou dei (petit frère). Il arrive qu’un terme
descriptif d’identification prenne avec l’usage une valeur classificatoire : ainsi le terme
de-dz’-gi-a-.% (littéralement Nles enfants de celui qui vient du ventre de la même mère D),
désigne, sous la formulation de dedi, tous les descendants d’une même aïeule.

***

Il existe par ailleurs trois autres termes qui ne se rattachent qu’indirectement au système
de parenté, mais qui méritent néanmoins d’être mentionnés. Il s’agit des vocables too, nz&%kZa
et t&dw ;
- too désigne, d’une ‘facon générale, l’ancêtre, mais sans situer ce dernier généalogiquement. Le
terme s’applique donc aussi bien au fondateur du patrilignage qu’à ses successeurs, et ceci
jusqu’au père du n&$Za(bisaïeul) d’Ego. Pour qu’un individu soit toode son vivant il faut
donc qu’il ait des arrière-arrière-petits-enfants. Cela peut se produire, et nous verrons, dans
l’examen du système des attitudes, que le cas est effectivement prévu ;
- rn&%-kla: littéralement « lointainement né » ; ce terme désigne une fille uZoayz0(parente) qui
peut librement revenir se marier au lignage d’où est partie une de ses aïeules ;
- E-dru: littéralement « tête éloignée 1);. ce terme sert à désigner des parents entre lesquels il
n’est dans la pratique plus possible d’établir de connexion généalogique.
Le tableau ci-après donne une vue d’ensemble des termes de parenté et de la nomenclature
réciproque.
TERMES DE PARENTÉ ET NOMENCLATURE F&IPROQUE

1 Père Fil.5 ba ou ma dju-djokpa6


2 Père Fille ba ou ma djupiin6kpaG
-
3 Mère Fils de ou ne dju-dkokpao
4 Mère Fille de ou ne dju-piin6kpaG
5 Frère aîné Frère cadet f Ei dei-djokpa6
6 Soeur aînée Frère cadet giro dei-djokpao
7 Sceur aînée Sœur cadette giro deipiin6kpaG
8 Frère aîné Sœur cadette fEi dei-piin&paG
-
9 Frère du père Fils et fille du frère ba dju
- -.
10 Femme du frère du père fils et fille du frère du mari piin dju
II Fils et fille du frère du père (cou- ffi ou dei idem
sins//patrilatéraux) Terme réciproque giro ou dei -
12 Sœur du père Fils et fille du frère de dju
-
13 Mari de la sœur du père Fils et fille du père de la femme bila bila
-
14 Fils et G.lle de la sœur du pére Fils et fille du frère de la mère djuga et
(cousins croisés patrilatéraux) nz&G ba
-
15 Frère de la mbre Fils et fille de la soeur ba djugg et noin
--
Fils de la sœur du mari
16 Femme du frère de la mère piin dju
-- l Fille de la sœur du mari l
17 Fils et fille du frère de la mère Fils et fille de la sœur du père ba djug2 et mino
(cousins croisés matrilatéraux)
-
18 Sœur de la mère Fils et fille de la soeur de dju
-
19 Mari de la sœur de la mère Fils et fille de la sœur de la fem. bila bila
-
20 Fils et fille de la sœur de la mère Terme réciproque fËi ou dei idem
(cousins//matrilat.) giro ou dei -
-
21 Père du père Fils et fille du fils na ou ba-kla na-dju
-
22 Mère du père Fils et fille du 12s na ou de-kla na-dju
-
23 PBre de la m&re Fils et fille de la fille ba-kla na-dju
24 Mère de la mère Fils et fille de la fille na ou de-kla n&dju
-
25 Arrière-grand-parent Arrière-petit-enfant n%pla idem
26 Mari Femme koZ piin
27 Femme du mari (coépouse) Terme réciproque tikeo idem
~8 Père de la femme Mari de la fille bila idem
29 Mère de la femme Mari de la Clle bila-piin bila
30 Père du mari de la femme Femme du fils ko%ba dju-a-piin
31 Mère du mari de la femme Femme du fils koa-de dju-a-PiinCî
-
32 Frère de la femme Mari de la sœur bila bila
33 Sœur de la femme Mari de la sœur piin&dei ko?i
34 Femme du frère de la femme Mari de la sœur du mari bila+inG bila
35 Frère du mari de la femme Femme du frère koZ piin
36 Sœur du mari de la femme Femme du frère koa piin
37 Mari de la sœur de la femme Terme réciproque bila bila
38 Femme du frère du mari Terme réciproque tike6 tikeo
-
39 Parent de la femme du fils Parent du mari de la fille bila bila
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATJON SOCIALE 107

2. Les catégories de parenté.

L’étendue de la relation de parenté guéré permet difficilement l’individualisation des rap-


ports. Aussi le système a-t-il prévu le regroupement des parents de même nature en un nombre
limité de catégories. Ces catégories doivent permettre à tout individu d’une part de s’adresser
d’emblée, dans la vie quotidienne, aux gens qui l’entourent (catégories d’appellation) ; d’autre
part de se situer socialement et sans ambiguïté par rapport à l’ensemble de ses parents (catégories
de référence) .

a) Les catégories d’appellation.

D’une façon générale, dans les rapports de la vie courante, le Guéré classe ses parents en
trois grandes catégories :
- la catégorie des pères et mères (bu et de), qui d6signe tous les parents de la génération ou des
générations (grand-père, arrière-grand-père) au-dessus d’Ego ;
- la catégorie des frères et sœurs (f&, giro, dei), qui désigne les parents de la propre génération
d’Ego ;
- la catégorie des enfants (dju), qui désigne tous les consanguins en ligne directe et collatérale
des générations en dessous d’Ego.
Cette classification permet à Ego de situer ses rapports de parenté dans le temps : il appar-
tient à une génération déterminée par opposition aux générations antérieures et postétieures.
Cette nomenclature est basée sur le principe de l’inégalité des générations consécutives.
Ces catégories d’appellation peuvent d’ailleurs s’étendre également, par-delà la relation
de parenté, à l’ensemble des habitants du village (Npère, frère ou fils de village n).

b) Les catégories de référence.

La nomenclature fait ici abstraction du N principe des générations N pour ne distinguer


que des catégories classificatoires de parents. Ces catégories sont définies par des liens soit de consan-
guinité soit d’alliance.

- LES CATÉGORIES DÉFINIES PAR LES LIENS DE CONSANGUINITÉ

l La catégorie des pères et mères (bu et de) : elle englobe :


- le père et la mère réels d’Ego ;
- des pères et mères classificatoires : coépouses de la mère d’Ego si leur âge n’est que
peu différent de l’âge de la mère réelle (si elles sont de la génération d’Ego il les
appelle yyiilz0, femme) ; le frère et la sœur du père, la sœur de la mère, le fils et la
fille du frère du grand-père paternel ;
- l’oncle maternel réel : frère de la mère, et toute sa descendance en ligne agnatique
(classification de type Omaha) ;
- les oncles maternels classificatoires (ainsi que les tantes) et leur descendance en ligne
agnatique : oncles maternels du père (en vertu du principe de l’identification du
père et du fils). Cette substitution du fils au père permet d’ailleurs également
d’expliquer pourquoi on trouve du côté matrilatéral, au niveau de la descendance
du frère du grand-père maternel d’Ego (considéré comme bu et non comme bu-Ma),
une catégorie de pères et mères classificatoires de type Omaha, et qui sont en
réalité des oncles et des tantes maternels classificatoires. En effet, si l’on accepte
d’une part le principe de l’identification du père et du fils, si l’on se réfère d’autre
108 ALFRED SCHWARTZ

part au principe de l’unité du groupe des siblings, le frère du grand-père maternel


d’Ego peut être considéré comme son oncle maternel (puisqu’il y a identification de
l’oncle maternel réel et du père de ce dernier, qui peut donc être considéré à la fois
comme grand-père et comme oncle maternel). Et pour bien marquer cette relation,
Ego appelle le frère de son grand-père maternel bu et non bu-kla.
e La catégorie des grands-parents :
- il existe tout d’abord un terme générique qui désigne les aïeux directs (masculin
et féminin) et leurs collatéraux parrallèles : na;
- il existe ensuite des ternies d’adresse qui servent à appeler les grands-parents
précédents : ma-kla pour le grand-père, ne-kla pour la grand-mère ;
- il existe enfin des termes de référence qui désignent plus particulièrement les
collatéraux croises des grands-parents, mais qui peuvent s’appliquer également
à l’ensemble des grands-parents : bu-kla, grand-père ; de-kla, grand-mère ;
- les arrière-grands-parents, quant à eux, sont désignés par le même terme que les
arrière-petits-enfants : Izü-y5Za.Cette réciprocité de nomenclature, qui assimile
arrière-grand-père et arrière-petit-fils, est particulièrement révélatrice de la place
assignée au bisaïeul (qui est considéré comme « retombé en enfance », au sens
propre de l’expression) ;
- le terme appliqué par contre à l’arrière-arrière-grand-père, quand le cas se pressente,
est, comme nous l’avons déjà vu, too, ancêtre, terme particulièrement respectueux.
Le phénomène est en effet tellement anormal qu’il situe d’emblée le trisaïeul hors
du système, en l’entourant d’une vénération quasi religieuse.
0 La catégorie des frères et sceurs : la terminologie introduit ici le critère de l’aînesse et
distingue, sans faire toutefois de différence entre siblings et half-siblings, les aînés (&zI,
frère aîné ; gGo, sœur aînée) des cadets (dei, frère cadet ou sœur cadette suivant le locuteur),
Les mêmes termes sont étendus aux cousins parallèles patri- et matrilatéraux.
e Les catégories des enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants :
- la catégorie des enfants (dja) est très étendue, puisqu’Ego considère comme dj%
ses propres enfants, les enfants de ses frères et sœurs et les enfants de ses cousins
parallèles patri- et matrilatéraux ;
- tous les enfants des djw sont n&dja (petits-enfants) et les enfants des &-djzt, n&pZa
(arrière-petits-enfants).
e La catégorie des neveux utérins et nièces utérines :
- le principe de l’identification du père et du fils entraîne pour Ego l’existence d’une
double catégorie de neveux utérins (djagg) et nièces utérines (F&G) :
m les djzCgaet IZGPZO propres (enfants de sa sœur) ;
c les djuga et PZ&JZO de son père (enfants de la sœur de son père) ;
- sont donc djug2 pour Ego à la fois le fils de sa sœur, et le cousin croise patrilatéral ;
sont azGz6 à la fois la fille de sa sœur et la cousine croisée patrilatérale ;
- de plus la qualité de djuga n’est pas réservée à une seule génération, mais tous les
enfants, petits-enfants (etc.) en ligne agnatique d’un dj%gü sont considérés comme
djztga. La fille d’un djugg est généralement nGn0, mais les enfants de n&J ne sont
plus que ~ZO-~$0 (parents), la parenté se perdant par les femmes.
e La catégorie des « parents » (uZo-i-~~~0,
singulier ulo-a-@) : elle comprend à la fois les
descendants d’utérins qui ne sont plus considérés comme oncles (bu) ou tantes (de) et
les descendants d’une aieule issue du patrilignage et qui ne sont plus considerés comme
djugü ou naW.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 109

- LES CATÉGORIES DÉFINIES PAR LES LIENS D’ALLIANCE

Le terme général par lequel Ego désigne ses alliés est bila. Il existe en r6alité deux catégories
d’alliés : les alli& des consanguins d’Ego, les alliés propres d’Ego ;
l Les alliés des consanguins d’Ego : le diagramme fig. 23 montre l’étendue et la nature
de ces rapports d’alliance. Toute femme désignée par Ego par le terme de ~h%zOest une
épouse potentielle, à l’exception .de la femme du djuga (neveu utérin) qui, elle, lui est
interdite (partager la femme du fils de sa sœur, peut être interprété comme correspon-
dant pratiquement à une copulation avec sa propre sœur, donc à un inceste).

bila de

FIG. 23. - Les alliés des consanguins d’Ego.

Les alliés propres d’Ego : la relation mari-femme s’exprime par les termes ko&-yziin6.
l
Les coépouses se désignent par le terme rkiproque de tike6, rivale. Le mari appelle la
sœur de sa femme biZaint? (contraction de billa-piin6, femme alliée ou belle-sœur), expri-
mant par là, tant qu’elle n’est pas mariée, un certain droit sur sa belle-sœur (la pratique
du sororat, qui est rare, est pratiquement inexistante quand il s’agit de « female siblings 1)).
La femme appelle le frère de son mari Ko& mari, et la femme de ce dernier GkeC,rivale,
exprimant par là que par rapport à l’un et à l’autre elle est à la fois une femme et une
coépouse potentielles. Cette terminologie est réciproque. La femme désigne de même le
père de son mari par l’expression ko&kZa, grand mari, reconnaissant ainsi le droit que celui-
ci, en tant que principal agent-payeur de la dot, a sur elle. Quant à la sœur du mari elle
se fait également appeler Ko2 (mari « femelle 1))par la femme de son frère, et appelle elle-
même cette dernière JPN%ZO, épouse. Le diagramme fig. 24 donne par rapport à Ego
masculin et féminin le détail de cette terminologie.
Il existe par ailleurs des alliés de seconde zone, de-ktiuli, littéralement « arrière-porte )Y,qui
se caractérisent par le fait qu’ils n’ont pas de droit sur la femme par l’intermédiaire de laquelle
s’est créé le lien d’alliance : il s’agit des parents de la mère de la femme.

***

Le regroupement des relations de parenté en catégories revêt un caractère essentiellement


fonctionnel. Il permet à un système, qui est avant tout vécu, d’être opératoire. Aussi la nomencla-
ture, tant individuelle que collective, ne doit-elle être considérée que comme un canevas qui n’a
de signification réelle qu’au niveau des types de comportement qu’il induit (fig. .25).
110 ALFRED SCHWARTZ

FIG. 24. - Les alliés propres d’Ego (masculin et féminin). Terminologie réciproque.

C. LE SY§TÈME DE§ ATTITUDES

Si d’une façon générale l’appartenance d’un individu à une catégorie d’appellation implique
automatiquement un type spécifique de comportement, il arrive cependant, comme le souligne
Cl. LÉVI-STRAUSS,que (( le tableau de parenté ne reflète pas exactement celui des attitudes fami-
liales 9. La relation oncle maternel-neveu utérin est à cet égard significative. Le frère de la mère
est désigné par Ego par le même terme que le père (ba), ce qui, selon RADCLIFFE-BROWN, est très
rare dans les sociétes africaines. L’appartenance à la même catégorie terminologique devrait donc
normalement entraîner une similitude dans le comportement envers l’un et l’autre. Or ce n’est
ici absolument pas le cas. Au contraire, la relation, dans le sens neveu-oncle, libre et familière
par son contenu fonctionnel, est en réalité, comme nous le verrons, particulièrement contraignante
par ses implications réelles.
La nomenclature de parenté situe Ego dans un contexte défini par trois types de relations :
d’autorité, d’égalité, de familiarité. C’est à travers elles qu’apparaît la véritable dynamique interne
du système, avec ses jeux de forces négatives et positives, contraignantes et libres, antagonistes
et coopératives.

1. Les relations d’autorité.

Elles dépassent le cadre de l’inégalité classique entre générations consécutives (relation


père-fils), pour s’appliquer à deux autres relations : mari-femme, frère aîné-frère cadet.

a) La relation mari-femme.

Elle est moins d’inégalité que de subordination à un ordre familial et social qui traditionnel-
lement donne la primauté à l’homme. Il est du devoir de la femme de préparer la nourriture de son
mari et d’élever les enfants. Elle doit avoir également une attitude de soumission respectueuse
à l’égard de la famille du mari, notamment de son beau-père. Si elle en parle en termes irrespec-
tueux son mari a le droit de la battre (et ne s’en prive pas), sans qu’elle puisse exercer un quel-
conque recours auprès de sa propre famille.
Mais une femme n’a pas que des devoirs envers son mari, elle a aussi des droits. Elle est
économiquement parfaitement autonome, elle a ses biens propres, son champ (que le mari est tenu
d’aménager), son grenier, elle est habilitée à effectuer des transactions commerciales et à disposer

I. RADCLIFFE-BROWN (1953, p. 46).


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112 ALFRED SCHWARTZ

librement des ressources qu’elle en tire. Elle a le droit également de rendre périodiquement visite
à ses propres parents, Il est important de souligner par ailleurs le rôle tenu par la première femme
dans la famille polygynique. Elle exerce une véritable autorité sur ses coépouses.

b) La relation père-j&.
Elle est du type contraignant, malgré la possibilité de substitution qui decoule du principe
de l’identification du père et du fils. Le fils doit soumission et respect à son père. Le père doit
pourvoir aux besoins de son fils, et tout particulièrement, quand ce dernier est en âge de prendre
femme, lui fournir une épouse, soit en réunissant la dot qui lui permettra de l’acquérir, soit plus
simplement en lui cédant l’une de ses propres épouses. Face à l’extérieur, le fils perd pratiquement
toute valeur d’existence : son père se substitue littéralement à lui. Du vivant du père, le fils est
frappé d’une véritable incapacité totale (au sens juridique du terme).

c) La relation frère ahihfière cadet.


Elle est généralement une relation de protection et de déférence. LefS est investi d’une cer-
taine responsabilité à l’égard de son dez’,qui a envers son aîné une attitude respectueuse.
Il n’est pas que le fils aîné de la première femme qui ait ce rôle de guide avisé, mais à l’inté-
rieur de chaque famille matricentrique, le premier-né des enfants occupe une situation privilégiée.
Pour bien le marquer, l’aîné est tenu de respecter l’interdit de son père et de sa mère : il affirme
ainsi sa double appartenance clanique et, ce faisant, affiche un comportement respectueux à l’égard
du lignage maternel.
Au décès du père, cette relation de responsabilité devient une relation d’autorité, puisque
c’est l’aîné des fils (de la première femme) qui remplace le père et lui succède dans ses fonctions.
Le f& devient ainsi le nouveau chef de famille.

2. Les relations d’égalité.

Elles se situent au niveau des rapports d’Ego avec ses frères et sœurs réels (à l’exception
de la relation aîné-cadet), frères et sœurs classificatoires (cousins parallèles patri- et matrilatéraux)
et, par-delà la parenté proche, avec ses &o-i-$7. Ego entretient avec ses frères et sœurs des rapports
de coopération et de collaboration. Face au père ils constituent un groupe sans différenciation
interne et participent à la même unité de production et de consommation. Le comportement
d’Ego à l’égard de ses UZO-QzO(parents) n’implique pas la même collaboration directe : la relation
d’égalité qui en constitue la base est plus l’expression d’un rapport de coopération « à distance »
que la concrétisation d’une obligation réelle d’entraide. Les UZO-i-~0ne se situent en effet pas dans
le même groupe organique qu’Ego, par suite de la dispersion géographique des parents maternels
et paternels.

3. Les relations de familiarité.

L’expression du rapport de familiarité est fonction du type de relation que I’on envisage.
Elle n’est en effet pas la même suivant que I>on examine les relations grands-parents - petits-
enfants, fils de la sœur - frère de la mère, ou d’alliance.

a) La relation grands-parents - petits-enfants.


La relation grand-père - petit-fils est une relation de familiarité privilégiée basée sur le
principe de l’égalité des générations alternées. Autant le rapport père-fils est contraignant, autant
le rapport grand-père - petit-fils est détendu. L’enfant vit d>ailleurs beaucoup plus au contact
du rzü, vieux et en permanence au village, que de son père, qui passe souvent plusieurs journées
consécutives dans son campement de culture. Le grand-père est ainsi plus étroitement associé
PL. 1

I. u Vieux 11Bassahon,chefdti lizpagelipaho)t (Ziontbli). 2. « Vietrx n Diéglotc, chef dtr ligotageDjintahotç :


(Sibabli).

3. u Vieux )J Totwitt, I:hef de Klabo.


PL. II

j.Habitat traditionmel: applicatioiz du pisé.

4. Ruines en pierre du ntotztSaWo (pays Boo) :


~1ztwd’e?tceixte.

6. Comtmctio?zde l’hole de ZiomOli. Auvil rg6j.


LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE x=3

à l’univers de l’enfant et devient le véritable confident du n&djw dans son apprentissage de la vie.
Très souvent on donne au rt&-djzt le nom du grand-père.
En dépit de cette relation de familiarité privilégiée, le comportement du n&dju n’est
cependant pas totalement u libre ». Il doit se conformer à l’égard de son aïeul à l’observation d’une
etiquette précise : il n’a pas le droit, par exemple, de toucher le genou du grand-père, à moins
d’avoir « achet6 Nle genou (par un cadeau) au préalable. Si le genou n’a pas été acheté et que le
%Z-djzt fait fi de l’interdiction, le grand-père ressentira une vive souffrance à la jambe.
L’explication de cette prohibition est probablement à chercher du côté de 1’ « assistance N
(cf. le fait d’acheter, de donner un cadeau) que tout enfant doit à son aïeul. Le w%dju est le support
du grand-père au même titre que le genou. est la principale articulation des membres inférieurs,
supports du corps.
La relation arrière-grand-père - arrière~petit-fils est de même nature que la précédente,
allant jusqu’à l’adoption d’une terminologie réciproque’ : l’arrière-grand-père appelle son arrière-
petit-fils &$a et se fait appeler par lui par le même terme. La prohibition est toutefois différente
de la précédente : le n@%a peut en toute liberté toucher le genou de son bisaïeul, mais pas l’oreille,
sous peine de lui faire éprouver une vive douleur - à moins de procéder au préalable à son « achat ».
Cette même interdiction a déjà été notée par RMTFUY chez les Ashanti, chez qui un arrière-petit-
fils est appelé Npetit-fils ne touche pas mon oreille 1).« Le fait de toucher l’oreille d’un tel parent
est consideré comme une causede mort rapidel. »

b) La relation jîls de la sceur -frère de la mère.

La nature particulière de la relation neveu utérin - oncle maternel constitue la pierre


angulaire non seulement du système de parenté mais de toute l’organisation sociale guéré. Le
djugZ (neveu utérin) joue en effet un rôle capital dans un certain nombre de manifestations de la
vie sociale.
La relation fils de la sœur - frère de la mère est, comme nous l’avons déjà souligné, une rela-
tion à la fois de type libre par son contenu fonctionnel et de type contraignant par ses implications
réelles.
Elle est tout d’abord une relation de type Zz’bre, qui fait pendant à la relation contraignante
père-fils. La relation neveu utérin - oncle maternel apparaît ainsi comme complémentaire de cette
dernière. En effet, le djuga, à l’étroit dans le cadre rigide que lui impose son patrilignage, peut
à tout moment s’en échapper et chercher une compensation dans son matrilignage, où rien ne doit
lui être refusé. L’oncle maternel a un devoir d’assistance envers le Ns de sa sœur. Dans de nombreux
cas il aide le neveu à se marier. Quelquefois, quand la famille paternelle est dans la gêne, il prend
à sa charge la totalité de la dot. Dans cette optique, la relation neveu utérin - oncle maternel peut
être interprétée comme une soupape de sécurité qui permet à tout individu incapable de résoudre
un problème dans le cadre de son propre groupe de recourir en toute liberté à l’aide extérieure
qu’est toujours prêt à lui fournir le groupe de ses maternels. Ce faisant elle contribue largement
à désamorcer un certain nombre de conflits en permanence latents à l’intérieur du patrilignage
(en matière matrimoniale notamment).
Mais la relation fils de la sœur - frère de la mère est également une relation de type cadrai-
gnant, et ceci non dans le sens où le voudrait le « principe des générations » mais dans le sens inverse.
La terminologie elle-même met l’accent sur la contrainte dont le dj%gGa la faculté d’user envers
le frère de sa mère : le suffixe gZ implique que dju peut s’emparer de plein droit des biens d’Ego.
Le neveu utérin, par ses besoins réels ou par sa simple cupidité, est ainsi à même d’exercer une véri-
table tyrannie sur son oncle maternel. Cette contrainte se justifie d’une part par la u dette N que
l’oncle a envers son neveu utérin, le premier n’ayant pu se marier que grâce à la dot touchée pour
la mère du second ; d’autre part par le rôle fondamental qui est dévolu aux dj%gZ dans l’organisa-
tion du rituel funéraire. Les neveux utérins ont à leur charge toutes les opérations matérielles des

I. Rapporté par RADCLIFFE-BROWN (1953, p. 35).


8
114 ALFRED SCHWARTZ

funérailles : ils font la toilette du défunt, creusent la tombe, procèdent à l’inhumation. Opposer
un refus à la demande d’un djagg c’est courir le risque de se l’aliéner. Or tout individu aspire à
être enterré décemment.

c) La relation d’alliance.

Malgré la position de force, donc de supériorité, qui est celle des fournisseurs par rapport
aux acquéreurs de femmes, la « parenté à plaisanterie » est de rigueur entre alliés. Les bila ont en
effet la possibilité de s’exprimer entre eux d’une manière familière et irrespectueuse.
Les relations d’alliance sont de type libre, sauf dans deux cas :
- la relation suxu du mari - femme du frère : nous avons vu que la sœur du mari appelle la
femme de son frèrep%@ femme, et se fait appeler par elle ko& mari. Cette distinction termi-
nologique n’est pas que formelle, mais entraîne pour les deux un type précis de comportement :
la sœur du mari, par association avec ce dernier, est effectivement considérée comme mari
et dispose d’une réelle autorité sur sa belle-sœur. Cette dernière, par contre, a un devoir de sou-
mission et d’obéissance à l’égard de la sœur de son mari, et est tenue de recevoir et de traiter
son Nmari femelle » comme son véritable koa;
- la relation femme du mari - femme du frère du mari : elle est exprimée par le terme d’appella-
tion réciproque de &W, rivale. Les deux femmes n’entretiennent pas entre elles une rivalité
positive, mais se trouvent dans une situation de conflit potentiel, puisqu’elles sont amenées
à devenir coépouses au décès de l’un ou de l’autre des maris.

***

Il convient enfin de faire une place à part à une relation qui, tout en étant excessivement
rare, est néanmoins prévue par le système. Il s’agit de la relation déjà évoquée susceptible de se
produire entre arrière-arrière-petit-enfant et arrière-arrière-grands-parents. S’il existe un terme
pour désigner le trisaïeul, too, ancêtre, il n’en existe par contre pas pour l’arrière-arrière-petit-
enfant. Cette lacune terminologique traduit sans ambiguïté la distance qui doit séparer les deux
parents. En effet, l’arrière-arrière-petit-enfant n’a pas le droit de voir son too, et réciproquement.
Si cela se produit le too meurt sur-le-champ. Avant donc de sortir de sa case, le vieil homme s’infor-
mera de l’absence de son arrière-arrière-petit-enfant, et prendra toutes les précautions pour ne pas
le rencontrer. L’enfant sera de son côté maintenu en permanence à distance respectueuse de l’aïeul.
Il arrive même que pour éviter toute occasion de rencontre on isole le vieillard dans un campement
en brousse, ou, si c’est une femme, on la renvoie dans sa famille maternelle (nous avons relevé
un tel cas dans le village de Pantroya).
On peut interpréter cette interdiction de la manière suivante : l’arrière-arrière-petit-fils est
considéré comme celui qui irrémédiablement remplacera l’aïeul, dont les jours sont désormais
comptés. La naissance de l’un sonne le glas pour l’autre. En effet tout se passe comme si le nouveau-
né venait chercher l’aieul pour se substituer à lui. En maintenant une distance absolue entre les
deux, le contact devient impossible et le vieillard peut feindre d’ignorer l’existence de son arrière-
arrière-petit-fils, et se donner ainsi l’illusion d’une chance supplémentaire de survie. Le choc
qu’une rencontre fortuite produirait sur le too risquerait d’être à ce point traumatisant que les
conséquences pourraient effectivement être fatales.
L’étude du système des attitudes met donc en évidence un ensemble de relations grâce
auxquelles le mécanisme de la société traditionnelle peut fonctionner sans heurts :
- relations d’autorité, qui définissent l’armature rigide de la société patrilinéaire ;
- relations d’égalité, qui assurent un fonctionnement coopératif interne ;
- relations de familiarité, qui assouplissent le système et permettent l’inter-pénétration des
générations en créant un ensemble de mécanismes auto-équilibreurs.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE =X5

CONCLUSION : LA DYNAMIQUE DU SYSTÈME DE PARENTÉ

Le système de parenté guéré peut donc être percu comme une technique d’aménagement
à la fois des rapports interindividuels à l’intérieur du groupe organique des agnats et des rapports
entre agnats et utérins. C’est à ce second niveau surtout que s’exprime la dynamique interne du
système.
L’examen des agrégats globaux du schéma de parenté est, à cet égard, significatif. Sur le
plan de la forme, le diagramme terminologique d’ensemble laisse apparaître un équilibre rigoureux
entre agnats et utérins. En effet si la parenté se perd par les femmes, elle se perd aussi bien par les
femmes du lignage du père que par celles du lignage de la mère. Les zclo-ip0 @arents, au sens
large) se constituent aussi rapidement des deux côtes. Ce n’est par conséquent pas l’étendue des
relations de parenté qui différencie agnats et utérins.
Si nous examinons par contre les agrégats non plus d’un point de vue formel, mais dans
leur contena, les termes de l’équilibre entre agnats et utérins ne sont plus les mêmes. L’observation
du diagramme nous permet de distinguer ici deux types de rapports :
- des rapports de symétrie, entre collatéraux parallèles, malgré la distance qui spatialement sépare
les cousins parallèles patrilatéraux d’Ego de ses cousins parallèles matrilatéraux. Cette symétrie
est parfaite ;
- des rapports d’asymétrie, entre collatéraux croisés. Ces rapports, tout en mettant en évidence
de part et d’autre un parallélisme rigoureux entre neveux utérins (djzlga) et oncles maternels
(ba), nièces utérines (nGrz0) et tantes maternelles (de) d’Ego, sont particulièrement signi-
ficatifs. Ce sont eux, en effet, qui impriment le mouvement au’ schéma d’ensemble en situant
Ego d’un côté comme créancier face à la lignée agnatique de ses maternels, de l’autre comme
débiteur face à ses neveux utérins patrilatéraux.
Or c’est là, nous semble-t-il, que se trouve l’articulation principale du mécanisme, celle
qui permet au schéma de se reproduire en permanence selon un modèle structure1 répétitif, dont
les tenants sont les neveux utérins patrilatéraux d’Ego et les aboutissants ses oncles maternels.
C’est en définitive par ce double mouvement dialectique, mû, par rapport à Ego, par des forces
à la fois centrifuges et centripètes, que le système de parenté guéré peut et rester en équilibre et
se renouveler indéfiniment.

.lI. LA STRUCTURE MATRIMONIALE

Il serait possible d’étudier la société guéré - et de s’en faire une idée assez juste - à partir
des seules implications de l’organisation matrimoniale. Toutes les préoccupations, de la collectivité
comme de l’individu, nous semblent en effet centrées d’une manière permanente sur les multiples
aspects de l’institution. L’échange matrimonial nous apparaît comme le nerf de toute l’activité,
non seulement sociale, mais également économique et politique du groupe. L’acquisition d’une
femme est un « phénomène social total », un acte qui engage le lignage tout entier, un processus
qui s’étale dans le temps, se renouvelle constamment et induit l’essentiel du comportement de l’in-
dividu. C’est par l’échange matrimonial que le lignage multiplie ses alliances et s’intègre vraiment
au bloa. C’est par le truchement de la dot que s’exprime la richesse du chef de lignage et s’établit
son prestige. C’est par l’intermédiaire du mariage que s’effectuent les principales transactions
économiques de la société traditionnelle.
L’introduction de l’économie monétaire, en mettant la richesse à la portée d’un plus grand
nombre, a fortement contribué à assouplir la rigidité du système ancien. La régulation des alliances,
qui jadis était le privilège exclusif des vieux, ne s’opère plus en fonction du seul équilibre lignager.
116 ALFRED SCHWARTZ

Si les règles d’exogamie continuent à être rigoureusement respectées, le rôle joué par le chef de
lignage en matière de paiement de dot s’est particulièrement dégradé en passant au chef de zwn%
(ou gza), ou même à l’aîné du gbow5 ou du mn. Une nouvelle hiérarchie des valeurs tend à s’établir,
qui cherche à faire du mariage plus une affaire individuelle que collective.
Notre étude de la structure matrimoniale a porté sur l’ensemble des femmes mariées des
deux villages, soit 187 pour Ziombli et 130 pour Sibabli. Elle nous amène à examiner successive-
ment le problème de la polygamie, les règles d’exogamie, la sphère des échanges matrimoniaux,
la dot, les différentes formes de mariage, le rituel d’union, enfin le divorce.

A. MQNBGA.MIE ET PQLYGAMIE

Les deux villages comptent respectivement :


- IOZ chefs de ménage pour 187 femmes mariées à Ziombli ;
- g3 chefs de ménage pour 130 femmes mariées à Sibabli.

Le tableau suivant donne, en pourcentages, la répartition des femmes par ménage :

Ménage à Ziombli Sibabli

I femme . . . . . . . . . . . . . 593 72
2 femmes . . . . . . . . . . . . x5,6 18,3
3 femmes . . . ..-...... 1317 7,5
4femmesetplus *..... IO,9 22

TOTAL ......... 100 100

Le pourcentage des ménages monogamiques est donc nettement plus élevé à Sibabli qu’à
Ziombli : 72 yO contre 5g,8 yO et, corrélativement, les taux de polygamie, à la fois global et effectif
(nombre moyen de femmes qu’un polygame a à sa disposition), sont supérieurs à Ziombli : 1,8 et 3
contre 1,4 et 2,4. Alors qu’à Sibabli g,7 o/. seulement des hommes mariés ont plus de deux femmes,
ce pourcentage atteint 24,6 oh à Ziombli (dont ro,g o/. de ménages à quatre femmes et plus - le
maximum étant sept femmes - contre quatre à Sibabli).

% des ménages
103-
% des ménaass

7
ZIOMBLI
1 SIBABLI

Nonixe de femmes

FIG. 26. - Monogamie et polygamie.


LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE ==7

La polygamie entraîne-t-elle effectivement, comme il est coutume de le dire, l’accaparement


des femmes par les vieux ? Si nous examinons d’une part l’évolution du taux de polygamie,
d’autre part l’état matrimonial des hommes par tranche d’âge (fig. 27 et 28), deux phénomènes
apparaissent avec netteté :
- la majorité des hommes se marient après l’âge de 30 ans seulement ;
- le taux de polygamie croît effectivement avec l’âge, d’une manière continue à Sibabli, jusqu’à
un maximum à ZiombIi, qui se situe à 60 ans et à partir duquel il décroît.
Taux de polygamie

ZIOMBLI
25.

.. SIBABLI

I
15 20 30 4.0 50 60 et plus
Hommes

FIG. 27. - Évolution du taux de polygamie par tranche d’âge.

%Hommes %l Homn

I
SIBABLI

0 Célibataire m 2Fermnes 4Femmes et plus

m I Femme ~3Femmes

FIG. 28. - État matrimonial des hommes par tranche d’âge.


II& ALFRED SCHWARTZ

tme
0,

Ag,e des femmes


Tronche d’age
’ II-de20ans des hommes

/y33 20-29

30-39

FIG. zg. - Répartition des femmes mariées suivant leur âge et par tranche d’âge des hommes.

Or c’est l’exemple de Ziombli qui nous semble le mieux refléter ce qui se passait dans la
société gnéré traditionnelle. Nous verrons, dans l’analyse des formes de mariage, qu’il existait
en effet un système de redistribution des femmes qui permettait à un homme âgé de procéder
de son vivant à la « donation » au profit d’un fils, d’un frère ou d’un autre parent d’une ou de plu-
sieurs de ses epouses. Ce schéma continue à être respecté à Ziombli, alors qu’il l’est de moins en
moins (peut-être par réaction contre l’affranchissement dont font de plus en plus preuve les jeunes)
à Sibabli. L’accaparement des femmes &ait donc autrefois essentiellement le privilège des hommes
entre 40 et 60 ans. Le chef de lignage restait, bien S~I-, théoriquement « propriétaire » de toutes
les épouses qu’il avait acquises (son prestige étant fonction du nombre de ses femmes), mais il ne
gardait 1’ « exclusivite » que sur celles qu’il s’estimait encore en mesure de satisfaire sexuellement.
Ce sont les forces viriles du vieillard plus que sa capacité économique qui déterminaient donc le
processus de redistribution 1. Ainsi quand VIARD écrit en 1933 que le chef de la famille Toulo
I. Le service sexuel aue l’homme doit à son épouse ioue ici un rôle fondamental. Chez les Guéré-Nidrou,
une femme qui n’est pas honorée pendant un mois ‘se plaint à ses parents. Ceux-ci viennent alors trouver leur
gendre, lui demandent des explications et le prient instamment de faire face à ses obligations. Si au bout de trois
mois la femme n’a toujours pas eu les faveurs de son mari, elle se considère comme délaissée. Il existe une expres-
sion pour qualifier cet état : u-tioi, littéralement « on a suspendu (la femme) ». Si cette situation est amenée à se
prolonger, il est admis que la femme risque de perdre ses règles (o-dis-iai, « elle ne voit plus le ciel » ; il s’agit
en réalité de la lune, tiu, les menstrues se disant tju-d.e, mais cette expression ne pouvant être proférée par les
lèvres d’un homme)! ce qui est catastrophique dans une société où les enfants constituent la principalesource
de richesse. Le marr qui ne tient pas compte de ces contingences ne peut plus exiger la fidélité de sa femme.
Celle-ci est alors en droit de chercher satisfaction ailleurs, sans être passible des sanctions de l’adultère (à condition
toutefois qu‘elle ne sorte pas du cadre du @nage). Pour éviter les inévitables « palabres N qui risquent de naître
de telles situations, le vieillard préfère prendre ses dispositions à temps, en redistribuant une partie de ses épouses
à ses proches. Ce système non seulement lui permet de garder le contrôle sur ses dépendants (l’attribution se
faisant aux plus méritants, et pouvant le cas échéant &re résiliée), mais évite aussi qu’une femme en âge de pro-
créer reste improductive.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 119

à Toulépleu, Guidi (qui finit par être chef de province et mourut en juin 1967, ayant très certaine-
ment dépassé la centaine et laissant 27 veuves), « ne compte pas moins de 80 femmes et 250 descen-
dants directs 19,ne peut-il s’agir que des femmes dont il a assumé le paiement de la dot, et que de
ce fait il contrôle, et non d’épouses auxquelles il dispense un service sexuel régulier. De même
le vieux Zion, fondateur de Ziombli, décédé en 1951, avait officiellement 26 femmes à la fin de sa vie.
Dans le même ordre d’idées il convient de se demander maintenant si la polygamie n’intro-
duit pas une disproportion trop grande entre l’âge des hommes et celui de leurs épouses.
La difference d’âge est certaine, mais comme le montrent les diagrammes de répartition
des femmes (fig. zg), l’évolution du rapport entre l’âge des hommes et celui de leurs épouses
est à peu près constante. Ceci revient à dire que, d’une façon générale, la plupart des femmes
d’une tranche d’âge donnée sont entre les mains soit d’hommes de leur propre tranche d’âge,
soit d’hommes de la tranche d’âge directement supérieure à la leur. Ainsi, si quelques femmes de
moins de 20 ans sont encore mariées à des hommes de plus de 40 ans, aucune ne l’est cependant
à un homme de plus de 60 ans. Dans certains cas, à Ziombli notamment, l’âge de la femme est
supérieur à celui du mari : il s’agit là, presque toujours, de mariage par héritage d’une veuve du
père ou d’un autre parent. Tout en n’etant pas totalement absente à Sibabli, cette forme d’acqui-
sition de femme y est cependant beaucoup plus rare, la veuve, quel que soit son âge, préférant,
comme nous l’avons déjà souligne ci-dessus, retourner dans sa famille d’origine.
Comment la polygamie qui, à Ziombli surtout, atteint des proportions relativement impor-
tantes, est-elle possible ? La structure démographique des deux villages laisse certes apparaître
un excédent notoire des effectifs féminins sur les effectifs masculins (386 femmes pour 350 hommes
à Ziombli, 326 femmes pour 300 hommes à Sibabli). Mais ce qui permet la polygamie c’est moins
cette différence entre le nombre des hommes et celui des femmes que le décalage entre les âges du
mariage des uns et des autres. En effet, alors que, pour les deux echantillons r&mis, l’âge moyen
de mariage des jeunes filles est de 14 ans, celui des garçons est de 23 ans et demi. L>examen du
tableau suivant, qui donne l%ge de la femme au premier mariage, est à cet égard particulièrement
significatif : -

Effectifs en yO
Age
Ziombli Sibabli

Moins de IO ans ...... 165 8,5


De IO à 14 ans ....... 38,7 30
De 15 à Ig ans ....... 369 48,4
Plus de 20 ans ........ 8,7 1223

Ainsi gr,3 y0 des femmes de Ziombli et 87,7 y0 des femmes de Sibabli étaient mariées avant
I’âge de 20 ans, alors qu’il est très rare (jadis même exclu) qu’un homme prenne femme avant
20 ans.
Ce tableau est à rapprocher de celui de la page suivante qui donne l’état comparatif des
célibataires des deux sexes, notamment pour ce qui concerne les tranches d’âge de 15 à 39 ans.
Entre 15 et 30 ans 17 filles seulement sont donc encore disponibles à Ziombli contre 58 céli-
bataires masculins, et 26 à Sibabli contre 62. Le surplus des hommes non mariés par rapport
aux filles célibataires, pour la même tranche d’âge, est donc respectivement de 41 et de 36.
Comment le Guéré justifie-t-il enfin la polygamie ? On allègue la possibilité d’avoir de nom-
breux enfants, de progresser dans la hiérarchie sociale en acquérant une femme supplémentaire,
d’accroître les capacités de production de l’unité familiale... Deux autres raisons nous paraissent

I. VIARD (1933, p. 42).


120

l Effectifs en chiffres absolus

Tranche d’âge / Ziombh Sibabli

Hommes Hommes Femmes

15-19 ans . . . . . . . . . . . 31 12 27 14
20-29 ans ........... 27 5 35 12
30-39 ans ........... 3 II 4 4

TOTAL.. ...... 61 18 66 30

beaucoup plus fondamentales. En premier lieu, l’individu qui a deux ou plusieurs femmes a plus
de chances d’avoir un nombre équilibré de filles et de garçons, « de manière à pouvoir marier les
garçons par les filles » (nous verrons plus loin comment un excédent de garçons pouvait être effec-
tivement une cause d’appauvrissement de la famille). En second lieu, dans la société guéré tradi-
tionnelle, il est strictement interdit d’avoir des relations sexuelles avec une femme qui vient
d>accoucher et ceci pendant trois ans si l’enfant est une fille et quatre ans si l’enfant est un garcon
(à condition toutefois qu’il reste en vie). Le prétexte invoqué est que le sperme se mélange au lait
de la mère et tue l’enfant. En réalité le fait pour une femme de pouvoir allaiter son bébé pendant
trois ans (ce qui est courant) constitue pratiquement pour ce dernier sa seule chance de survie,
un sevrage précoce, suscité par la venue rapide d’un autre enfant, qui prend automatiquement
sa place, lui étant généralement fatal. Le tout n’est donc pas de mettre une progéniture au monde,
encore faut-il la maintenir en vie. Il semble donc que ce soit là, dans une société où n’existe aucune
pratique anticonceptionnellel, un interdit dicté par le seul souci d’espacer les naissances, l’expé-
rience prouvant qu’un enfant enlevé trop tôt au sein de sa mère ne survit que rarement. Dans
ces conditions les services sexuels qu’une seule femme est en mesure de fournir à son mari entre
deux accouchements successifs risquent d’être excessivement restreints. La polygamie, en mettant
plusieurs femmes à la disposition d’un même homme, lui permet donc de respecter plus facilement
cette prescription.
Mais si la polygamie est un phénomène que nul n’ignore, on ne fait jamais état d’une cer-
taine forme de polyandrie. Il est en effet rare que la femme gueré n’ait pas eu, au cours de sa vie,
deux ou plusieurs maris successifs. Le tableau ci-après donne, pour les deux ‘villages, une idée
de cette polyandrie « diachronique » :

Effectifs en yO
Nombre de mariages
Ziombli Sibabli

r mariage ............ 7516 7314


2 mariages ........... 22,1 20,7
3 mariages ~. . . . . . . . . , 293 0’9

TOTAL ......... 100 100

I. Toute pratique qui aurait pour but d’empêcher la femme de procréer est considérée comme relevant
de la sorcellerie. Non seulement il n’existe pas de méthode anticonceptionnelle (si ce n’est l’abstinence) mais
c’est une chose absolument inconcevable dans la société traditionnelle que de vouloir limiter le nombre de ses
enfants.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 121

B.LES RÈGLES D'EXOGAMIE

La sphère des « mariages impossibles 1)est théoriquement délimitée par la règle de double
exogamie, qui interdit à tout Gu&é de prendre femme aussi bien dans le lignage de son père que
dans celui de sa mère. Mais l’énoncé de cette règle ne définit qu’imparfaitement le cadre exogamique.
D’une façon plus générale, l’obligation d’exogamie s’étend à tous les individus issus d’un même
ancêtre en ligne agnatique ou en ligne utérine, quel que soit le degré de parenté.
Mais si, dans une société patrilinéaire, il est facile d’établir les liens de parente en ligne
agnatique, cela est d’autant plus difficile en ligne utérine que la femme mariée ne transmet pas
son appartenance clanique et entraîne au fil des générations la « perte de la parenté N.Aussi la déter-
mination exacte de la sphère des mariages possibles fait-elle l’objet avant toute union d’une étude
minutieuse de la part des aînés, et en dépit de mémoires généalogiques quelquefois étonnantes,
n’est-il pas toujours possible de retrouver les liens exacts qui au-delà de la cinquième ou sixième
génération lient les membres de différents lignages entre eux. Bien plus, l’application mathéma-
tique d>un principe absolu d’exogamie aboutirait obligatoirement à long terme à un goulot
d’étranglement (la limite extérieure de la sphère des CC mariages impossibles » tendant à s’accroître
indéfiniment, et partant, à restreindre les possibilites de combinaisons exogamiques), qui entraî-
nerait une série de « blocages » dans le circuit des échanges matrimoniaux. Des CC assouplissements N
sont donc nécessaires pour permettre au système de continuer à fonctionner.
Dans la pratique, si le processus de délimitation du cadre exogamique est parfaitement
rigoureux pour les agnats, il l’est beaucoup moins pour les utérins. Le procédé utilisé en ligne
utérine est en effet purement empirique, et ne recourt jamais, à la fois par opportunité et par
tricherie, à un calcul théorique. Le pouvoir de discernement appartient ici aux seuls vieux. La règle
semble être la suivante : si l’aîné du lignage a connu personnellement l’aïeul (ou l’aïeule) commun
au jeune homme et à la jeune fille entre lesquels il y a projet d’union, le mariage ne peut se faire.
Si par contre il n’existe pas (ou plus) de témoin oculaire, même .si la profondeur généalogique
n’est pas supérieure à celle du cas précédent, il n’y a plus aucun empêchement. On invoque alors
l>ignorance, et au bénéfice -du doute, l’union peut se faire. Mais si par hasard on « découvre » un
jour le lien de parenté, les époux sont soumis à un CC rituel absolutoire », pour échapper aux malé-
dictions liées à l’inceste (mort des enfants notamment) : couper un pagne blanc en deux (on
« tranche ))symboliquement le lien de parente), et disposer un canari - plus récemment un seau -
sur le sommet du toit conique de leur case.
Dans ces conditions le mariage entre ~ZO~$O(parents) distants de l’aïeul de moins de cinq
générations n’est pas exceptionnel. Bien plus, il semble entériné par la pratique puisqu’il existe
même, comme nous l’avons vu dans l’étude de la nomenclature de parenté, un terme pour désigner
la fille qui peut librement revenir se marier au lignage d’où est partie une de ses aïeules : ce terme
est m&%kZa,littéralement « lointainement né ».
Dans tous les autres cas les relations entre parents sont considérées comme incestueuses
et exposent les contrevenants à des sanctions graves (voir ci-après, chapitre IV : « Perturbation
et régulation de I’ordre social 1)).
Dans la société guéré traditionnelle, les règles d’exogamie ne sont donc finalement que peu
contraignantes. Une telle souplesse pennet à des alliances anciennes de se renouveler et de se
consolider en permanence. L’obligation d’exogamie ne limite pas les possibilités d’échange : elle
les diversifie en faisant entrer dans le circuit un nombre de plus en plus grand d’ « échangeurs ».
A la longue un étroit réseau d’alliance cimente les liens entre @nages, et permet à un groupement
sur lequel plane une menace permanente de guerre d’opposer un front relativement uni et homogène
à l’éventuel agresseur.
122 ALFRED SCHWARTZ

c. LA SPHÈRE DES ÉC~GES MATIXIMONIAUX

Les impératifs des règles d’exogamie, en depit d’une certaine souplesse, entraînent à long
terme pour les @nages une obligation permanente d’extension des alliances. Il arrive en effet
à chaque groupe de se trouver « bloqué » à un moment donné à I’égard d’un autre groupe. C’est le
cas actuellement des Glao de Ziombli et des Séouandi de M~O. Il est pratiquement impossible
aujourd’hui à un Glao de Ziombli de trouver une jeune fille à Méo avec laquelle il n’ait pas un lien
de parenté rapproché. Depuis plus d’un demi-siècle l’histoire des Glao et des Séouandi est Ctroite-
ment liée, et les possibilités de combinaisons exogamiques, par suite de nombreux échanges matri-
moniaux, sont à peu près epuisées. Aussi faut-il chercher ailleurs, sortir de plus en plus du groupe-
ment d’alliance traditionnel. La disparition des frontières entre bloa, malgré une certaine réticence
des lignages à tenter l’aventure à l’extérieur, commence à élargir le champ des possibilités.
Notre investigation a porté à la fois sur les entrées et sur les sorties de femmes. L’échantillon
des entrées est constitué d’une part de toutes les femmes actuellement mariees à Ziombli ou à
Sibabli, d’autre part d’un certain nombre de femmes entrées dans les lignages des deux villages
au niveau des parents des chefs de ménage ne relevant plus à l’heure actuelle d’un ascendant
vivantl. Le premier groupe couvre donc une période allant en gros de Igoo à rg65, alors que le
second nous ramène à l’époque précoloniale. Les sorties de femmes n’ont pu être saisies que sur
un échantillon beaucoup plus restreint, et pratiquement contemporain, dans la mesure où il ne
nous a été possible de suivre avec précision que les filles dont le père est encore en vie.
L’importance des différents échantillons est donc la suivante :

Ziombli Sibabli

Entr&e de femmes :
- au niveau des CM actuels. 187 130
- au niveau des parents . . 84 83
Sorties de femmes . . . . . . . . . . 73 47

1. Les entrées de femmes.

a) A l’tfpoque précoloniale.
Qu’il s’agisse de Ziombli ou de Sibabli ce qui caractkise l’échange matrimonial de l’époque
precoloniale c’est qu’il a essentiellement lieu à l’intérieur du bZoa-dm (groupement de guerre
Nidrou pour Ziombli, confédération guerrière Zagné pour Sibabli). En effet 845 yO des entrées
de femmes enregistrées pour cette période à Ziombli se sont faites à partir de lignages Nidrou,
15’5 o/. seulement provenant d’autres bloa (Welao, Béhoua et Dan). De même 62’6 o/. des femmes
entrées au cours de la même période à Sibabli sont de provenance Zagné (dont 36 oh du seul grou-
pement Vahon-Djimahon), les autres venant pour 27,7 yo du pays Zibiao, conféderation tradi-
tionnellement alliee, et pour g,7 oh seulement du pays Zagna, confédération traditionnellement
ennemie.
Le Guéré n’aime donc pas chercher ses femmes « trop loin ». En cas de « palabre », l’affaire
est d’autant plus difficile à régler que les deux parties sont plus éloignées, ou, qui pis est, appar-
tiennent à des groupements traditionnellement ennemis. Ce qu’il est cependant important de
souligner, c’est que la possibilité de prendre femme hors de son propre bloa ou d’un bloa aUié existe.
Ce qui prouve que la guerre n’était pas un phénomène permanent et inéluctable, et que les réseaux
d’alliance tissés par les lignages échangeurs de femmes ne se confinaient pas aux seuls cadres
territoriaux.
I. Seule la mEre réelle du chef de ménageainsi défini a été prise en considération.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE =23
b) Depuis la pénétration coloniale.
La pénétration coloniale, d’une part en faisant disparaître la guerre entre bloa, d’autre
part en facilitant la-circulation des hommes et des biens, a en grande partie supprimé les risques
que comportait, dans la société traditionnelle, tout échange matrimonial à longue distance. Malgré
ce changement de contexte, le schéma ancien de circulation des femmes n’a que très peu évolué.
Ainsi, 63,6 yO des femmes actuellement ma&% à Ziombli proviennent encore de lignages Nidrou,
et 36,4 oh seulement de groupements extérieurs (Béhoua, Welao, Mao, Gbao et Boo). A Sibabli
un certain changement est effectivement intervenu, mais au profit de la confédération Zibiao,
groupement traditionnellement allié : alors que la part des bloa Zagné est tombée à 4g %, le pays
Zibiao a fourni 37 yo des femmes actuellement mariées à Sibabli, l’apport Zagna n’ayant pratique-
ment pas été modifié (10 %) et celui d’autres groupements extérieurs s’élevant à peine à 4 yo
(Gbéon, Zérabaon, Beté). Le traditionnel jeu des alliances militaires, malgré la disparition des fron-
tières entre Uoa, continue donc à être largement opérant.

m 6 Dan

Ziombli
/ A I

Entrées de femmes avant


la p$nétration coloniale
%
Entrées de femmes au a FJ Gbao
niveau des CM actuels

Sorties de femmes
actuellement
- Limite de bloa
rl 30%

10%
0 IOkm
n I 4

FIG. 30. - Échange matrimonial. Ziombli.


124 ALFRED SCHWARTZ

2. Les sorties de femmes.


Le schéma des sorties de femmes est conforme aux données précédentes : 72,6 yo des filles
de Ziombli parties en mariage n’ont pas franchi le cadre du groupement Nidrou, 27,4 yo seule-
ment ayant été absorbées par les bloa voisins (Béhoua, Welao, Mao, Gbao et Dan). De même
74,4 yo des filles de Sibabli n’ont pas quitté le pays Zagné, les 256 yo qui restent se partageant
entre les confédérations Zibiao (10,6 %), Zagna (8,s Oh), Gbéon et Zérabaon.
La confédération guerrière ou le groupement de guerre traditionnels continuent donc à être
les cadres privilégiés de l’échange matrimonial. Malgré les bouleversements opérés par la pénétra-
tion coloniale et la disparition des unités territoriales anciennes en tant qu’entités politiques, le

Ent&es de femmes avant


la phétration coloniale

Entrées de femmes au
niveau des CM actuels
n

Sorties de femmes
El

- Limite de &g

- Limite de bloa-dru

Bilou

IIIR

0 IOkm
-.

FIG. 31. - Échange matrimonial. Sibabli.


LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 125

mariage est une institution trop importante pour qu’on accepte de courir le risque d’en altérer
le contenu en tentant de l’adapter trop vite au contexte nouveau. Tant que son principal moteur,
la dot, par les contacts répétés et directs quelle implique entre allies, restera de règle, le cadre
territorial de l’échange matrimonial, qui est avant tout un cadre opérationnel, demeurera volon-
tairement restreint. Plus que la forme c’est le fond qui importe.

Si nous examinons les figures 30 et 31 et les diagrammes des entrées et des sorties de
femmes qu’elles reproduisent, il apparaît que le rayon moyen de l’échange matrimonial est de
IO km environ pour ‘Ziombli, et de 20 à 25 km pour Sibabli. Il semble toutefois que, indépendam-
ment du jeu des alliances, ce soit la seule différence de densité démographique entre les deux
régions (le couloir entre Nuon et Cavally étant beaucoup plus peuplé que la zone comprise entre
Sassandra et ‘N~O) qui amène le Guéré-Zagné à .chercher ses femmes et à marier ses filles « plus
loin )). Il ressort par ailleurs des diagrammes que la circulation des femmes entre groupes échan-
geurs se fait selon un schéma à peu près équilibré, les entrées compensant en gros les sorties.

D. LA DOT

L’élément fondamental du mariage traditionnel, tant par ses implications économiques


(circulation des biens) que sociales (entretien et renouvellement permanent des liens d’alliance),
est constitué par le paiement de la compensation matrimoniale, ou « prix de la fiancée ». Les moda-
lités de fixation et de versement ne répondent pas à des normes rigoureusement définies : elles
sont fonction du type de mariage, et peuvent aller du règlement immédiat et définitif au moment
de la remise de la fille à l’échelonnement indéfini du paiement dans le temps. De même, aucune
règle précise ne fixe ni la nature ni le montant de la dot. L’origine même du paiement est sujette
à une complexité extrême dans la mesure où par-delà l’individu c’est le groupe tout entier qui
acquiert la femme.
Nous étudierons ici successivement la nature de la dot, l’origine du paiement et sa
signification.

1. La nature de la dot.

La nature de la dot varie considérablement d’un bout à l’autre du pays guéré. Aussi est-il
nécessaire de distinguer ici entre pays Nidrou et pays Zagné.

a) En pays Nidrou.

Avant la pénétration européenne les éléments principaux qui entrent dans la composition
de la dot sont les suivants : bovins (Xi), anneaux en cuivre (ai@), fusils de traite (bzs), cuvettes
et seaux en cuivre (gbawc), machettes (k&), chèvres (gbao) et moutons (blawô). Il n’existe pas
de dot-type, et entre ces éléments toutes les combinaisons sont possibles.
Le bœuf constituait la pièce maîtresse de la compensation matrimoniale. En cas de rapt
de la fille (mariage ;bZe-Z~6)les parents étaient même en droit d’exiger deux bovins.
La fourniture du bœuf, tout en revêtant une importance capitale dans l’échange matri-
monial, n’était cependant pas la condition sine qua non de l’union traditionnelle. Si le lignage
acquéreur était dans l’incapacité de livrer l’animal, il avait la possibilité de procéder à un ((échange
direct », l’acquisition d’une fille étant immédiatement compensée par le départ d’une autre. Dans
des cas extrêmes il pouvait se produire que l’acquéreur ne disposât ni de bœuf ni de ftlle ; si les
parents de la fille tenaient vraiment à conclure l’alliance, tous les arrangements étaient alors
126 ALFRED SCHWARTZ

possibles : ou on augmentait la fourniture des autres effets, ou le futur gendre mettait pour un temps
déterminé sa force de travail à la disposition des bila (alliés).
Les d&E, anneaux fabriqués sur place de la refonte de cuvettes et de seaux en cuivre (gbaw6)
de provenance libérienne, remplissaient des fonctions monétaires à usage spécifiquement matri-
monial. Ces anneaux existaient en différentes tailles. Les plus petits servaient de parure aux
. femmes et étaient portés aux poignets et aux chevilles. Les plus gros entraient dans la composition
de la dot et avaient valeur d’échange. Les dig5 circulaient donc en sens inverse des femmes et ne
pouvaient être affectés à un usage autre que l’échange matrimonial.
Les fusils de traite (bu) étaient particulièrement appréciés. Le bu était généralement destiné
au frère de l’épouse, et inclure un fusil dans la compensation matrimoniale revenait à honorer tout
particulièrement les qualités de courage à la guerre et d’adresse à la chasse du bila.
Dans la société Nidrou traditionnelle l’art du tissage était inconnu, et les pagnes cgiz’&)
qui entraient dans la composition de la dot venaient essentiellement du pays dan. Par la vallée
du Cavally un intense courant d’échange a toujours existé entre les Nidrou et leurs voisins du Nord.
Il semble qu’aucune distinction n’ait été faite entre pagnes à valeur d’usage et pagnes à valeur
d’échange ou de prestige. Le pagne n’était jamais réservé à la seule prestation matrimoniale.
Les cuvettes et les seaux en cuivre (gbawc), ainsi que la plupart des machettes (KnE),
provenaient de la cote libérienne. Les gbaw6, quand ils n’étaient pas destinés à l’usage domestique,
constituaient la matière première qui servait à la fabrication des digC Chaque village comptait
son forgeron (le groupement Nidrou disposait d’un lignage entier - les Gbéo ou « hommes noirs »),
mais en dépit de l’abondance du minerai de fer (sous forme d’oxydes), peu de machettes étaient
façonnées sur place. La forge semble avoir été davantage productrice d’armes de guerre et de
chasse que d’instruments aratoires.

b) En pays Zagné.

Les éléments constitutifs de la dot en pays Zagné sont assez différents de ceux utilisés par
les Nidrou. Il convient tout d’abord de signaler l’absence totale de bovin dans l’échange matri-
monial ; ensuite la place importante accordée aux pagnes ; en troisième lieu le rôle joué par un
ensemble d’objets en fer qui tenaient lieu de monnaie spécifique ; en quatrième lieu la présence
d’articles d’importation européenne qui ont alimenté très tôt, le long du Sassandra, un courant
d’échanges, certes modeste mais néanmoins existant, entre la côte et l’intérieur ; enfin la part
réservée aux élments produits sur place.
Les Zagné distinguaient trois sortes de pagnes :
- les Zq5ao: grandes couvertures en coton, tissées en pays malinke et importées du Nord, et
utilisées comme habillement par les hommes ;
- les tae : petites pièces de tissu d’importation européenne, destinées à la confection des habits
féminins ;
- les jZae : grands « boubous », d’origine malinké également, et généralement réalisés à partir
des Zepao.
La place accordée aux pagnes dans le paiement de la compensation matrimoniale semble
ici capitale. Leur nombre dans la dot traditionnelle pouvait dépasser la centaine. Les pagnes,
disposés en un énorme tas dans la cour du lignage acquéreur, étaient fournis le jour même de
la « remise )) de la fiancée.
Les objets en fer qui entraient dans la composition de la dot étaient également de trois
sortes :
- les tic-dbu (tiq fer ; db%, corde : littéralement « corde en fer ))) : il s’agissait de chaînettes
composées d’anneaux démontables, donc de longueur indéfinie, chaque maillon constituant
une unité de compte ;
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE =27
- les bois : petites clochettes à usage multiple, pouvant servir à l’acquisition d’une femme comme
à la parure d’un masque ;
- les gles: anneaux métalliques non fermes autour desquels étaient fixés plusieurs éléments
creux contenant chacun une petite bille en fer, portes par les femmes aux chevilles, et pro-
duisant un tintement de clochettes.
Ces trois articles étaient fabriqués sur place par les forgerons, mais à partir de fer importé.
Les tis-db% et les bols jouaient également le rôle de monnaie dans les transactions commerciales.
Une chèvre par exemple valait dix anneaux de th-db% ou cinq bols.
Les articles d’importation européenne qui, en plus des tue (pièces de tissu pour les femmes),
entraient dans l’échange matrimonial, étaient principalement les fusils de traite (bu) et les
machettes (dua6). L’importation des armes de traite céda d’ailleurs progressivement le pas à la
fabrication sur place, par les forgerons dioula, de fusils locaux. Quant aux machettes elles n’auraient
jamais été forgées dans le pays même.
Les éléments produits sur place et utilisés pour le paiement de la dot n’interviennent que
pour une part insignifiante. Il s’agit d’une part d’une espèce de ceinture en cuir, keie, fabriquée
par les cordonniers locaux à partir de peaux de bêtes, et destinée aux femmes qui s’en servaient
pour fixer le cache-sexe ; d’autre part de petit bétail : chèvres (gbao) et moutons (bla).
Bœufs, chèvres et moutons forment avec les keis, dans l’apport dotal traditionnel, les
seules composantes qui soient réellement fournies par les villages eux-mêmes. Tous les autres
éléments sont de provenance extérieure, donc d’accès plus difficile et de coût plus élevé : objets
en cuivre ou en fer, anneaux, fusils, pagnes. On peut en conclure que seuls les biens rares donnaient
sa vraie valeur à la prestation matrimoniale, dans la mesure où n’étant pas à la portée de tous,
ils empêchaient le système de se dégrader en permettant un accès trop facile aux femmes. Ces biens
rares, apanage des aînés, constituaient la richesse par excellence.
Si dans la société traditionnelle « la dot a pour résultat », pour reprendre les termes de
Cl. MEILLASSOUX, « sinon pour objet la perpétuation du système social selon un modèle structural
répétitif 9 (et partant agit comme un facteur de « conservatisme social N), l’introduction de l’éco-
nomie monétaire, en mettant la richesse, sous des formes nouvelles, à la disposition d’un plus
grand nombre, a en partie bouleversé le cadre ancien. La dot change progressivement de nature,
les biens qui donnent accès au mariage sont désormais à la portée de tous. Par le biais même de
cette évolution le mariage devient une institution qui tend à perdre sa fonction « conservatrice N,
et a établir entre genérations un rapport de force nouveau.
Mais l’évolution de la nature de la dot, au contact de l’économie coloniale, se fait très lente-
ment, et il ne faut pas en surestimer les effets. Si l’élément monétaire est introduit assezrapidement
dans la composition de la compensation matrimoniale, c’est qu’au début, quand la production
caféière est encore pratiquement inexistante, la monnaie constitue un bien particulièrement rare,
aussi difficilement accessible que les objets en cuivre ou les pagnes de jadis. On peut cependant
considérer que les espècesne commencent véritablement à se généraliser qu’après 1945.
L>examen des tableaux ci-après relatifs à l’évolution de la dot dans les deux villages [les
exemples ayant été pris au hasard) permet de faire les remarques suivantes :
- pow Ziombli: jusqu’en 1945 la composition de la dot ne subit guère de changements notoires.
Les fusils de traite, avec la réglementation sur les armes, disparaissent toutefois très tôt. Les
espèces monétaires commencent à apparaître timidement vers 1930, mais ne prennent réelle-
ment la relève des anneaux en cuivre - monnaie par excellence de l’échange matrimonial
traditionnel - que vers 1950. A partir de cette dernière date également s’introduisent dans la
transaction matrimoniale les premières marchandises du commerce colonial européen : mar-
mites et casseroles en acier ou en aluminium, cuvettes, bassines et seaux en tôle émaillée ou
galvanisée (qui se substituent aux seaux et cuvettes en cuivre du Libéria) ; machettes d’impor-
tation, chaises pliantes, chemises, pantalons, etc. ;
1. &fEILLASSOUX (1964,p. 219).
128 ALFRED SCHWARTZ

ÉVOLUTION DE LA DOT A ZIOMBLI

Nom Nature de la dot

1907 . . Kéla

1951 . . Kpa
1955 . . Bli Kouheïnon I
1960 . . Bako
1961 . . Niandé Mlahinon 2

I drap de ht
1962 . . Gahon
2 casseroles
I grand boubo
1963 . . Ouotro I couverture
2 62 ooo I complet dra

ÉVOLUTION DE LA DOT A SIBABLI

Nom Nature de la dot


Année
de Espèces
mariage Mari Femme Pagnes b(5’uao$s Cabris Moutons (en francs Divers
CFA)

1925 . . Koulaérou Gahou 36 3 1 1000


1929 . . Gueï-Laho Zéba 32 3 2 15 000
1937 . . Tohou-Ba Pinhi 49 i 1 23 000
1945 . . Topenamba Oulafio 54 45 000
1951 . . Taha Tiéhi 26 5 4 30 000
1953 . . Bahi Monhon 38 1 2 32 000
1958 . . Gle Kla 19 1 55 000 10 complets
1960 . . Baya Dekplihi 36 4 40 000
1961 . . Koulaérou Douho 62 6 1 2 53 5oo
Ig6z . . Sanhan Tian I3 35 000 2 complets
1963 . . Oula Sibi 30 3 62 ooo
1964 . . Oula Gueï 53 12 3 6 68 500 I électrophone
1965 . . Téché Niahe z 39 5oo 3 chemises
1966 . . Biéhi-Ba Glé 36 1 3 60 ooo
1967 . . Zaomon Gueï 19 3 2 32 000
PL. III

9. Tadow (dii) de bloa-dioi (Toztlépleu-Village). 1

8. Paiementde dot à Sibabli.


PL. IV

10. Jez1ue.s
mciséespendalztIew retraite initiatique (Ziontbli,’

II. Jeme exciséeà Sibabli.


LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE =29

- ;bour Sibabli: en 1925 il n’est déjà plus de trace des objets en fer (tk-dbu, bob et glee), remplacés
très tôt par les espèces monétaires. Les « pagnes » @puo, tae) et les grands « boubous » (flac)
continuent à constituer. les éléments de base de la prestation matrimoniale. Leur importance
est restée à peu près constante : 36 en moyenne dans les dots versées de 1925 à 1958, 30 dans
celles postérieures à 1960.
Si, d’une façon générale, pour les deux villages, la nature de la dot n’a été que peu affectée
dans sa composition, les espèces monétaires qui se sont substituées aux bracelets ou anneaux en
cuivre et aux objets en fer, ont par contre contribué à augmenter sensiblement le montant de la
transaction matrimoniale. En 1950 les espècess’élèvent en moyenne à 20 ooo francs CFA à Ziombli,
à 30 ooo à Sibabli. En 1960 elles atteignent facilement 50 ooo, et dans les années suivantes dépassent
fréquemment la somme de 60 ooo francs, ce qui est considérable si l’on sait que le revenu annuel
moyen par tête d’habitant du paysan guéré n’est guère supérieur à 5 ooo francs. Depuis quelques
années une comptabilité rigoureuse est tenue par les acquéreurs de femmes, et les différents
éléments de la dot sont consignes par écrit (principalement pour éviter les contestations et faci-
liter le remboursement en cas de divorce). .Nous avons eu accès à quelques-unes de ces listes,
dont nous reproduisons ci-après (en respectant la forme) un exemplaire particulièrement signi-
ficatif. Il s’agit d’un (( commencement » de dot versée par la famille d’un jeune homme avant
même le mariage, la remise de la fiancée restant subordonnée au paiement d’un complément
de 15 ooo francs...

« Au commencement, quandje l’aimais au premier jour, j’ai donné 2 ooo francs à Banhan et Ouloa Cécile.
2~ fois, j’ai donné7 500 francs à Banhan et Ouloapour les remettreà son père Tai’ Gaston.
3~fois, j’ai donné2 500francs à Banhan et Ouloa.
46fois, j’ai donné5 ooofrancs à Tai’ Gaston.
5sfois, j’ai donnéI 500francs à sa sœur Oula Thérèse.
68fois, j’ai don& I ooo francs à Oula Thérèse.
7” fois, j’ai donné I 200 francs à SébléHenriette.
8~fois, j’ai donné I ooo francs à sa maman Ouloa Cécile.
gefois, j’ai donnk500francs à Banhan Agnès.
ION fois, j’ai donnéune chaz^ne à 600francs à Oula Thérèse.
II~ fois, j’ai donné200 francs à sa grand-mèreDjéhè.
12~ fois, j’ai donné200 francs à la grandesœur de sa maman.
136fois, j’ai donné une chemisetteà 2 IOO francs à Dadéagoulé.
14”fois, j’ai donné un completde 2 ooo francs à Ouloa Cécile.
156fois, j’ai donnéun mouchoirde 600francs à Cécile.
16e fois, j’ai donné une faire de souliersà 2'500 francs à Blé, et les chaussettes125francs, et un tricot de
300 francs.
17~fois, j’ai donnéune robeà Bah Colette.
19 fois, j’ai don& deux tricots à ses frères.
xge fois, j’ai donné deux camisOles à Bah Colette.
20~ fois, Doahoa donné2 goofrancs à Oula Thérèse,un calegonet un completà Ouloa Cécile.
A ma femme j’ai donnéun polo de3 ooofrancs, un completde2 ooo francs, un autre completde2 ooo francs,
un autre encore de 2 ooo francs, trois paires de chaussures à 2 440francs au total, une chatnede 200 francs, et une
autre Cha?rte de 200 francs, ùn foulard de 400 francs, un quatrième completde 2 300francs, un cinquièmecomplet
de I ooo francs, un sixième completde I 500francs, une camisoleà 150francs, deux filets de têteà 150francs au
total, une douzaine de mouchoirsde pocheà 600 francs au total, un septièmecomplet-deI 200 francs.
J’ai donné encore 9 400 francs pour ses dépenses d’elle-même. >j

Le montant total de cet « acompte » s’élève à près de 65 ooo francs. Le premier versement
avait été effectué en 1964. En juin 1968, faute d’avoir trouvé les 15 ooo francs qui manquaient
et d’avoir réuni l’indispensable lot de pagnes, remis le jour même dumariage, l’union n’était toujours
pas officiellement conclue.. .
Il n’est donc pas rare, à l’heure actuelle, de voir la compensation matrimoniale excéder,
en nature et en espèces,la valeur de‘roo ooo francs. On nous a même rapporté le cas, en pays Nidrou,
d’un ancien combattant qui, en 1954, au retour de 1a.guen-e d’Indochine, alors qu’il y avait suren-
chère sur une fille .particulièrement belle, a versé une dot de plus de 400 ooo francs.
9
130 ALFRED SCHWARTZ

2. L’origine du paiement.
Dans la société traditionnelle l’acquisition d’une femme est l’affaire de tout le groupe,
quelquefois même, lorsque deux ou trois lignages coexistent, de la communauté villageoise toute
entière. Les anciens évoquent avec nostalgie le temps où les chefs de plusieurs lignages se cotisaient
pour permettre à l’un des leurs, notamment en cas de mariage par enlèvement, de faire face à ses
obligations. Il existait, au niveau d’une même communauté de résidence, une véritable solidarité
interlignagère, qui a tissé entre groupes qui ont toujours « marché ensemble » des liens étroits.
D’une fason générale il appartenait au chef de lignage (tk.z) de pourvoir en femmes les celi-
bataires de son groupe. Lui seul disposait des biens rares (bœufs, anneaux, pagnes, objets en cuivre
et en fer) admis en règlement de la compensation matrimoniale. La pénétration coloniale, en
entraînant, en pays Nidrou notamment, la fragmentation des unités sociales traditionnelles, a consi-
dérablement réduit ce rôle de « régulateur des mariages » qui était imparti au chef de lignage.
Le tks (patrilignage étendu) constitue dès lors un groupement géographiquement trop dispersé
pour qu’il soit possible de le soumettre au contrôle d’un seul individu. Aussi l’autorité de l’aîné
est-elle progressivement et tacitement passée au chef du wwzu ou gw (patrilignage mineur) et
finalement même, à l’intérieur de celui-ci, au chef du g6owOou du ~2. Le développement de l’éco-
nomie monétaire n’a fait qu’accentuer la dégradation du schéma traditionnel. Très rapidement
l’acquisition des femmes échappe au contrôle des anciens et aucune règle précise n’en définit
plus les modalités d’accks. Quiconque est en mesure de faire face au paiement de la compensation
matrimoniale, quel que soit son âge, a la possibilité de prendre femme, sans que l’autorité de
l’aîné puisse s’y opposer. Dans ces conditions, le chef de lignage, qui traditionnellement était le
seul agent-payeur, perd toute prérogative sur le tke, et ses fonctions matrimoniales ne dépassent
guère plus le cadre de son propre wnzl. Le moyen de pression, et partant la possibilité de régulation
des alliances, que lui conférait jadis la possession des biens rares, sans lesquels le mariage ne pouvait
se faire, lui échappent complètement. Même l’aîné du UZMU, s’il veut conserver un semblant de
contrôle, est tenu d’adopter une attitude plus souple et plus conciliante, en participant spontané-
ment au règlement de la dot du cadet ou du fils, qui, sans .cela, se passeraient fort bien de son aide.
Déjà dans la société traditionnelle il existe un moyen d’échapper à la contrainte de son
propre lignage. Chaque individu peut en effet faire appel à sa famille maternelle, pour lui demander
soit de participer au paiement de la dot, soit de la prendre en charge intégralement. Cette dernière
solution est rarement admise par les paternels, puisqu’elle entraîne d’une part la résidence avunculo-
locale du djuga (neveu utérin), d’autre part la perte pour la descendance de l’appartenance clanique
du père. Il faut que le lignage du père soit particulièrement démuni pour que l’on consente un
tel sacrifice. D’une manière plus générale, la famille maternelle participe selon ses moyens au
mariage des djuga. Mais la tentation est grande pour le neveu de se soustraire à l’autorité pater-
nelle pour trouver refuge auprès de l’oncle maternel à l’égard duquel il est tenu à une étiquette
bien moins contraignante. Nous verrons qu’au niveau de l’attribution de la descendance cela peut
donner naissance à des situations conflictuelles graves.
Le tableau ci-contre donne une idée de la diversité des « agents-payeurs » de la compensa-
tion matrimoniale.
La place tenue par la famille paternelle est, dans les deux villages, prépondérante : g3,8 %
à Ziombli, 80,7 yO à Sibabli. Si la participation des maternels n’est que faible à Ziombli, 6,~ %,
elle est par contre relativement élevée à §ibabli : 154 o/. (ce qui confirme l’accentuation matri-
linéaire de la société Zagné). Si nous ajoutons à ces 154 yo les 3,g yo de dots payées par des « étran-
gers )), ici des notables en quête de clientèle, les fuites de descendance hors du patrilignage
sont donc particulièrement importantes.
En dépit de la dégradation subie par le schéma traditionnel, qui assurait la régulation des
alliances matrimoniales en en confiant la clé aux seuls aînés, il semble cependant qu’un nouvel
équilibre soit en train de s’établir. La disparition de l’autorité du chef de @nage en matière matri-
moniale n’a en rien affaibli la solidarité lignagère et la cohésion interne du groupe. Si le gbozG
ou le mG, en dépit d’une modestie de dimension et de moyens, a pris une importance qu’il n’avait
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 131
ORIGINE DU PAIEMENT DE LA DOT

Degré de parenté Ziombli Sibabli


par rapport au bénéficiaire (%) (%)

Famille paternelle . . . . . . . . . . . . . . . . 933 go,7


Père réel . . . . . . . . . . . . . . . . . , . . . . 3o>3 246
Père classificatoire ............. r3,8 1797
Grand-père réel . . . . . . . . . . . . . . . . o,5
Grand-père classificatoire ....... 3>9
Frère aîné réel . . . . . . . . . . . . . . . . . II>5
Frère aîné classificatoire ........ ::9 11s
Ego . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26s 15.4
Famille maternelle . . . . . . . . . . . . . . . 6,2 r5,4
Oncle maternel réel . . . . . . . . . . . . 1.7 7>7
Oncle maternel classificatoire . . . . ~8 7J7
Neveu utérin réel . . . . . . . . . . . . . . 0,6
Neveu utérin classificatoire . . . . . . I>I
3>9
Étranger ..................,.....

TOTAL .................... IOO 100

pas autrefois, et s’est substitué au uzww ou (gw) et au tks dans leurs fonctions matrimoniales,
ses possibilités d’intervention ne se sont ni réduites ni figées. Il semble au contraire qu’au niveau
du gbow0 ou du wz& et au-delà même de leurs limites quand cela se justifie, tout le monde participe
à l’acquisition des femmes, suivant les besoins du moment et de la situation financière de chacun.
En fin de compte, la dot est payée par celui qui en a les moyens. La nature du lien de parenté joue
un rôle certes prépondérant dans la détermination de l’origine du paiement mais ce rôle n’est
pas exclusif. L’éventail des possibilités est donc plus ouvert que celui de la société traditionnelle.

3. La signiiïcation de la dot.

L’expression qui sert à désigner l’ensemble des versements, en nature ou en espèces,effectués


à l’occasion d’un mariage, du lignage du garçon à celui de la fille, est bila-z&, littéralement « les
biens des beaux-parents » (&a signifie d’une façon générale u richesse 1)).Quant au terme qui traduit
le fait de « payer la dot » il est tE, (( acheter ». Il serait cependant erronné de conclure à partir de
là à un caractère purement commercial du paiement de la compensation matrimoniale. Le mariage
serait un échange de biens : d’un côté la femme, qui par ses fonctions de procréatrice constitue
la richesse par excellence, de l’autre un ensemble d’objets auxquels on a reconnu un usage spéci-
fique et qui ont valeur d’échange. Ce serait là complètement dévaloriser le sens et la portée de ce
que nous appelons incorrectement la « dot ». Dans les réponses à notre enquête, la dot n’a été à
aucun moment assimilée par nos informateurs à un « achat ».
Les raisons qui nous ont été le plus fréquemment alléguées pour justifier l’existence de la
dot sont de trois ordres :
- le paiement de la dot accorde au lignage-payeur le droit de s’approprier les enfants qui naîtront
de l’union. Dans le mariage, la femme représente certes un capital, mais qui n’est vraiment
valorisé que par la descendance qu’il est susceptible de procurer. Seul le paiement de la dot
permet au lignage-acquéreur de s’approprier cette descendance de plein droit et de lui trans-
mettre son appartenance claniquel ;
I. Ce schéma est semblable à celui décrit par E. TERRAY pour les Dida, chez qui le paiement de la dot
«confère au mari... un droit exclusif sur les enfants que la femme met au monde, que1 que soit Ie géniteur » (1966,
P. 167).
132 ALFRED SCHWARTZ

- (( La dot fait la valeur de la femme. » C’est l’argument le plus souvent avancé par l’élément
féminin. Il est inconcevable qu’une jeune fille puisse être unie sans contrepartie à un garçon
que le plus souvent elle n’a pas choisi, ou ne connait même pas. Sans le paiement de la dot
elle se sentirait libre de rejoindre ses parents comme bon lui semblerait. Sans dot elle ne serait
« rien ». Par la dot elle se sent au contraire valorisée, (( considérée ». La femme guéré accorde
une importance capitale à cet argument d’ordre psychologique. Il nous permet certainement
d’expliquer en partie la grande stabilité du mariage traditionnel ;
- le paiement de la dot serait une compensation versée aux parents de la fille pour les dédommager
du travail qu’ils ont eu à l’élever.
Toutes ces considérations tiennent certainement une place plus ou moins grande dans la
portée que l’on accorde actuellement au paiement de la dot. Mais il nous semble que dans la société
traditionnelle le versement de la compensation matrimoniale ait revêtu à l’origine un caractère
purement symbolique. Tout mariage est l’occasion de confronter deux groupes, soit en contractant,
soit en renouvelant une alliance. Dans une société où les rapports entre groupements lignagers
s’expriment toujours en termes d’opposition, l’échange matrimonial ne peut être lui-même consi-
déré que comme une occasion de manifester et d’affermir, sous la forme d’un étalage de richesse,
le prestige du groupe. L’ostentation tient une place certaine dans la fixation du montant et dans
le paiement de la dot. Le groupe acquéreur de femme ne pourra en aucun cas se montrer écono-
miquement inférieur au lignage-fournisseur. Une dot n’est donc jamais trop élevée.
Par ailleurs l’échelonnement du versement dans le temps permet à tout moment de revivifier
l’alliance contractée, de donner au mariage une dimension véritablement sociale et de renouveler
d’une façon permanente les occasions de manifester ou de consolider son prestige.
Il convient enfin de souligner que c’est la dot qui assure au mariage traditionnel son excep-
tionnelle stabilité. Dans une société où le divorce n’est soumis qu’aux seuls impératifs de rembour-
sement de la compensation matrimoniale, l’inexistence ou la suppression de celle-ci ne manqueraient
certainement pas d’introduire dans l’institution une plus grande fragilité.
Il est incontestable qu’avec la monétarisation de l’économie la nature purement symbolique
de la dot a progressivement cédé le pas, du moins en apparence, à une forme de transaction commer-
ciale. Il n’est pas rare d’entendre encore maintenant dans la bouche des anciens que « les garçons
constituent pour la famille une source d’appauvrissement, les filles une source d’enrichissement ».
C’est contre cet aspect commercial de la compensation matrimoniale que s’est élevé le nouveau
Code Civil en supprimant la dot. « La dot ne doit plus être une condition sine qua non du mariage...
Les époux ne doivent plus avoir à se dépouiller pour entretenir les parent+. » Mais le législateur
précise bien par ailleurs qu’ (( il n’est pas question pour autant d’interdire les prestations matri-
moniales, c’est-à-dire l’offrande de présents aux beaux-parents, offrandes de toutes sortes qui
constituent une coutume et entretiennent les bonnes relations entre les familles )j2.
Qu’en est-il en réalité ? Il est certes encore trop tôt pour saisir la portée exacte de la réforme
et déterminer dans quelle mesure elle est réellement appliquée. Nous avons tout lieu de croire
qu’elle ne l’est pas et ne le sera pas avant longtemps. Aucun contrôle n’est possible en ce domaine,
et les femmes qui d’elles-mêmes cherchent à s’extraire du système traditionnel, malgré les cam-
pagnes d’information répétées des autorités administratives et politiques, sont encore peu nom-
breuses. Seules les premières plaintes ou contestations relatives à un non-paiement de dot ou,
en cas de divorce, à un remboursement de dot, de mariages postérieurs à la promulgation de la
nouvelle loi, permettront de savoir ce qu’il en est exactement. Des doléances en ce sens ne manque-
ront certainement pas de se faire entendre.

I. Fraternité hebdomadairedu 2 octobre 1964.Commentairesur le nouveau Code Civil.


2. Ibid.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 133

E. LES DIFFÉRENTES FORMES DE iMAFtIAGE1

L’organisation matrimoniale guéré distingue deux grandes catégories de formes de mariage :


les formes classiques et les formes d’exception.

1. Les formes classiques.


Elles sont au nombre de cinq :
- mariage bu-t&inG ou « achat de la femme par le père » ;
- mariage $le-ZnG ou « rapt simulé 1);
- mariage djzc-we-siigaou « échange direct )j ;
- mariage o-dja-imï-io-E, littéralement Nil (ou elle) m’apporte la femme pour que je l’achète » ;
- mariage tewa-im? ou Nhéritage de la veuve ».

a) Le mariage bu-tE-in? ou CCachat de la femme par le père ».

Dans la société traditionnelle le mariage bu-tE-inCconstitue la forme la plus classique d’union.


Tout se passe pratiquement en dehors des intéressés, et la négociation matrimoniale - événement
trop important pour être laissé à la libre initiative des jeunes - est affaire de chefs de famille
ou de lignage. Il arrive qu’une jeune fille soit mariée avant même d’être née. L’adage « Si c’est une
fille c’est ma femme, si c’est un garcon, c’est mon ami », que l’on retrouve dans la plupart des sociétés
patrilinéaires, revêt ici toute sa signification. Le destinataire de la future épouse n’est lui-même
pas toujours connu au moment où sont conclues les « fiançailles ». En réalité c’est le groupe tout
entier qui acquiert lafille et celle-ci est attribuée le jour venu par l’aîné (ou tout simplement conservée
par celui-ci) suivant les besoins du moment, et en fonction d’un schéma de répartition équilibrée
des femmes à tel membre du lignage. Dans de telles conditions on comprend que pour les anciens
le mariage bu-t&&, dont ils assurent le contrôle intégral, autant parl’acquisition que par la répar-
tition des femmes, constitue la forme la plus « raisonnable » d’union.
La demande en mariage est introduite directement par le chef du lignage acquéreur - ou
son représentant - auprès des parents de la fille du lignage fournisseur. La première personne
à consulter - et cette consultation semble plus que symbolique - est la mère de la fillette (nos
informateurs insistent sur l’importance de l’avis de la mère : s’il est défavorable, le mariage ne peut
être conclu). En se présentant à elle, « le prétendant Na soin de lui offrir un ou deux pagnes. L’accord
de la mère obtenu, il présente la même requête au père. Père et mère se consultent, donnent leur
consentement, et le prétendant verse le premier acompte de la compensation matrimoniale :
anneaux et cuvettes en cuivre pour la mère ; pagnes pour.le père, fusil de traite pour le frère aîné.
Cet acompte peut être également payé en temps de travail : le chef du lignage acquéreur peut
déléguer auprès des parents de la fille soit le futur époux en personne (si celui-ci est déjà connu),
soit un mandataire pour participer aux travaux de débroussage, de construction de case, de clôtu-
rage des champs de riz, etc. La fille grandit. Il est très rare qu’elle rejoigne son mari avant d’être
excisée (vers 15 ans). Cela peut toutefois se produire quand les parents sont Npressés de toucher
la dot ». L’enfant revient alors dans son village au moment des cérémonies d’initiation, et ce n’est
qu’après qu’elle rejoint définitivement son mari. Seule l’initiation ouvre l’accès aux relations
sexuelles.
Peu de temps après l’excision, la « fiancée », accompagnée d’un cortège de parents, de
chanteurs et de danseurs, est remise solennellement à la famille du pressenti. La compensation
matrimoniale n’est pas arrêtée définitivement, mais la pièce capitale de la dot - le bœuf (bli) -
est livrée à ce moment. Dans le cas du mariage bu-E--in& le « paiement 1)n’est fixé ni dans le temps

I. Les formes de mariage étudiées ici sont celles en usage chez les Guéré-Nidrou.
2. Contraction de ba-teyliini?, littéralement « le père achéte la feinme ».
134 ALFRED SCHWARTZ

ni en valeur : à tout moment le père de la femme peut venir demander un « complément 11,qui
lui sera fourni, disent nos informateurs, suivant « les qualités de la femme et les services qu’elle
rend ». Le règlement de la dot est ainsi un processus qui ne prend généralement fin qu’avec le décès
de la femme. Encore faut-il à ce moment payer la « dot mortuaire », .qui est l’ultime compensation
versée à la famille pour les services que la femme a rendus au lignage du mari.
Un homme peut, comme nous l’avons déjà souligné, céder de son vivant, à un fils ou à un
frère cadet, une ou plusieurs de sesfemmes. Cela se produit généralement quand, trop âgé ou malade,
il n’est plus en mesure de faire face aux charges à la fois économiques et sexuelles relativement
lourdes que représente pour lui la présence d’un nombre élevé d’épouses. Il peut également recourir
à ce procédé dans un souci de répartition équilibrée des femmes au sein du lignage, quand il n’a pas
les moyens de doter un fils ou un frère dont il a la responsabilité. Il s’agit là simplement d’un
prolongement du mariage ba-t&w3 et non d’une nouvelle forme d’union, le rituel n’étant pas réitéré.
L’accord de la femme est indispensable à un tel transfert, et ses parents sont obligatoirement
prévenus.
La cession peut se faire soit définitivement, soit temporairement. Quand le départ de la
femme est définitif, celle-ci est libérée de toute obligation à l’égard de son ancien mari. Quand
il ne s’agit par contre que d’un « prêt )), la femme demeure pleinement sous la tutelle du mari
légitime (elle est notamment tenue à chaque repas de N présenter » à ce dernier les plats qu’elle
a préparés pour son mari « temporaire N),les enfants qui éventuellement naîtront d’une telle union
lui revenant de plein droit. En cas de cession non définitive on dit que le bénéficiaire « porte le
fardeau » du vieux (wdzc-)zzG,littéralement « il prend le panier » - TZZGdésignait autrefois une
sorte de hotte en raphia dans laquelle le paysan portait ses instruments aratoires), ou encore
« il est dans la case de la femme de son père » (o-yzsba-gziin6we-gbo).
Le schéma traditionnel du mariage ba-tEi& s’est en partie dégradé avec l’introduction
de l’économie monétaire. Autrefois la richesse était l’apanage des vieux : eux seuls disposaient
des biens nécessaires à la transaction matrimoniale. L’apparition des cultures commerciales et,
avec elles, de sources nouvelles de revenus, a modifié les termes du rapport ancien en entraînant
une plus grande accessibilité à la richesse. Désormais l’aîné n’est plus seul à assurer la régulation
des mariages. Mais si la forme a été partiellement modifiée, la structure fondamentale du mariage
ba-tF-inC n’a été que peu atteinte.

Pour que l’enlèvement puisse se faire selon les normes admises et pour que le simulacre de
rapt revête toute sa signification, il faut que la partenaire soit d’âge à donner son plein consen-
tement à l’opération. Or rares étaient les jeunes filles qui dans la société traditionnelle atteignaient
l’âge du mariage $le-Z~15sans être déjà liées par un mariage ba-t.Gz6. La pratique de l’enlèvement
était donc relativement peu fréquente.
Le mariage pZe4z6 se déroule de la manière suivante. Un jeune homme aime une jeune
fille, et tous deux décident de se marier. Le prétendant, avec l’accord de la fille et la complicité
d’une partie de la future belle-famille (qu’il aura soin de prévenir au préalable), s’enfuit avec sa
fiancée et l’emmène au village de son père, Les frères de la fille partent à sa recherche, se présentent
au père du prétendant, l’accusent de cacher leur sceur, que son fils a enlevée de force, et demandent
qu’on leur remette la jeune fille immédiatement pour qu’ils la ramènent à ses parents. Le père
déclare que la fille a suivi son fils librement, et que ce dernier désire la garder comme femme.
Les frères fixent les conditions du mariage et arrêtent la compensation matrimoniale (qui l’a
d’ailleurs déjà été par le père au préalable). La dot est payable sur-le-champ. Devant de telles
exigences toute la famille du prétendant contribue à la fourniture des effets demandés (anneaux,
fusils de traite, bœufs, cabris, pagnes, cuvettes en cuivre, machettes, dont le nombre est fonction

I. Contraction de pb-yzGw7, littéralement « la femme court, s’enfuit D.


.
‘..

LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 135

de la Nvaleur N de la femme). Quelquefois un délai est accepté, mais si les moyens de paiement
de la partie adverse sont jugés trop déficients, les frères repartent avec leur sœur et le mariage
ne se fait pas.
Dans le mariage @le-inO, l’échange matrimonial revêt la forme d’une succession de déJis
et de r@ostes: défi lancé par le prétendant à la belle-famille en enlevant leur fille ; attitude de
défi des frères qui réclament la remise immédiate de leur sœur ; défi dans les conditions de fixation
et d’exigibilité de la dot... A ces défis répondent des ripostes : tentatives des frères pour ramener
la fille, refus du père du garçon, versement intégral de la dot... Défis et ripostes ouvrent la série
des manifestations de « parenté à plaisanterie » qui seront désormais de rigueur entre alliés.

c) Le mariage dju-we-sig@ ou CCéchange direct ».

La formule brute de l’échange direct - femme contre femme - n’était pas de règle dans la
societé traditionnelle. Elle était néanmoins appliquée sous une forme voilee dans deux cas :
- la fourniture d’au moins un bœuf constituait, dans la société Nidrou, I’élment majeur de
l’apport dotal. D’une façon générale le troupeau du lignage satisfaisait largement aux exi-
gences. Mais si pour une raison ou pour une autre le bœuf était introuvable, les parents du
garçon avaient la possibilité de s’acquitter de leur dette en remettant purement et simplement
à leurs allies une fille de leur propre lignage. Dans ce cas, la partie déjà versée de la compensa-
tion matrimoniale était intégralement remboursée. L’échange, pour différé qu’il fût dans le
temps, n’en était pas moins direct par son résultat ;
- dans le second cas l’échange ne se faisait pas entre deux parties, mais mettait en scène une
tierce personne. Un homme A désire acquérir de B une femme fr. Il n’a pas les moyens de payer
la compensation matrimoniale, mais a une fille fz dont il Nfait offre » à une tierce personne C.
A exige en premier versement de C le montant dont il a besoin pour acquérir fr, et lui remet
en même temps fz. La consommation rituelle du poulet qui consacre définitivement l’union,
et dont nous verrons plus loin l’importance, est faite à ce moment-là. La dot n’est pas arrêtée
définitivement, et suit le processus du mariage ba-tÉ-in5

l dot c

fvlariage
// dju- We-sis2
f2

En définitive tout se passe comme si fz était directement échangée contre fr. Ce n’est pas
une forme d’échange différé, puisqu’il y a simultanéité dans le temps. Ce n’est pas non plus une
Nmise en gage N, puisque la fille n’est pas « récupérée » par la suite. A tire intérêt de I’opération
dans la mesure où, sans I’acompte que lui a versé C pour fz, il risquait de perdre fr. Quant à C,
cette opération lui permet d’acquérir une femme supplémentaire dans des conditions de forme
allégées, puisque les démarches pr&ninaires lui sont évitées.
Dans cette forme de mariage le paiement de la dot par C s’accompagne donc d’une remise
immédiate de l’épouse fz par A, quel que soit l’âge de la jeune fille. Le plus souvent celle-ci est
encore impubère. Aussi, quelques jours avant les cérémonies d’initiation de son groupe d’âge,
est-elle autorisée à retourner dans sa famille, I’excision devant toujours être pratiquée dans le
village natal. Mais au prCalable, le père de la jeune fille est tenu de payer un « droit de récupé-
ration Nau gendre, sorte de contre-don symbolique (généralement un poulet ou un anneau en cuivre),

I . Littéralement « échange d’enfants D ; dju, enfant ; we, marque le mouvement ; sigü, échanger,
136 ALFRED SCHWARTZ

exigé par la belle-famille pour rappeler aux parents qu’ils ne disposent plus librement de leur enfant.
A l’issue des cérémonies d’excision, le père ramène la fille au village du mari, et la lui remet défini-
tivement. Ce retour de la femme s’accompagne d’un nouveau versement de dot.

d) Le mariage o-dja-inGo-tF.

Un jeune homme se fait particulièrement remarquer dans son village pour ses qualités
diverses. Il n’est alors pas rare qu’il soit directement sollicité par le père ou la mère d’une fdle
en quête de prétendant. On lui simplifie ainsi les formes en lui Napportant Nlittéralement une femme
et en lui proposant de l’ « acheter ».

Parents Bénéficiaire

FIlle
o-dja-ini5-io-tc.

Le mariage o-dja-inGo-t5 peut revêtir d’autres formes. Une femme mariée, par exemple,
est amoureuse d’un jeune homme. §i elle a une fille, ou à défaut une sœur en âge de se marier,
elle la met en rapport avec le garçon qu’elle aime et pèse de toute son influence sur elle pour la
décider à l’épouser (nous retrouvons ici l’importance, évoquée ci-dessus, du rôle de la mère dans
le choix du mari de la fille).

e) Le mariage tewa-iniP ou cc héritage de la veuve ».

Le mariage tewa-ino correspond à ce que RADCLIFFE-BROWN appelle Nl’héritage de la veuve D,


et se différencie de toute forme léviratique de mariage dans le sens qu’après le décès du mari
la femme qu’il laisse ne revient pas de plein droit à un frère ou à un membre défini de la famille,
mais est l’objet d’un Bventail très large de possibilit& d’attribution.
En premier lieu, cette « attribution.» n’est pas automatique. Bien plus, il peut se produire
que le problème ne vienne même pas à se poser. En effet, au décès du mari la veuve recouvre
sa liberté et la faculté d’en user comme elle l’entend : elle peut soit rejoindre sa propre famille
(ce qu’elle fait quelquefois si elle est âgée et sans progéniture), soit aller se marier ailleurs (ce qui
se produit rarement), soit rester dans le lignage du mari et s’y remarier (cas le plus fréquent :
l’âge généralement avancé de la femme, la présence de ses enfants, la sollicitude que lui manifeste
le uwzzbde son mari au moment du décès constituent autant de facteurs qui la poussent à rester).
En second lieu, une fois que la femme a décidé de rester, elle dispose elle-même d’une
certaine liberté de manœuvre dans le choix de son nouvel époux. Mais ses possibilités sont néan-
moins soumises à l’impératif de la juste répartition des femmes au sein du lignage. En ce sens
son choix est conditionné par les limites mêmes du système qui ne peut fonctionner et survivre
que par le respect et la sauvegarde des mécanismes auto-équilibreurs, dont l’aîné est chargé d’assurer
l’entretien. Aussi le rôle que joue le chef de lignage dans « l’attribution » de la veuve, en depit de
la liberté dont elle jouit, est-il prépondérant. Au decès du mari l’aîné prend la femme en charge.
Il oriente et guide son choix, en fonction des besoins du lignage et, dans la mesure du possible,
des penchants de la veuve. Le délai de viduité est de quatre jours et correspond à la période de
« grand deuil » qu’est tenue de respecter la femme après le décès de son mari. C’est à l’issue de la
cérémonie de purification de’la veuve (voir ci-après), qui a lieu au matin du quatrième jour et qui

I. Littéralement « il (ou elle) m’apporte la femme pour que je l’achète D.


2. Littéralement « la femme veuve ».
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE =37

marque sa réintégration dans la vie normale, que se fait I’attribution. Le mari pressenti débarrasse
lui-même la femme de sa « ceinture de veuve » (tewa-uh), bande d’étoffe qui retient le cache-sexe,
la libérant ainsi définitivement du précédent mariage, et entoure ses reins d’un linge nouveau.
La consommation rituelle du poulet ratifie l’union, et la dot-arrêtée (tewa-uh, ou dot de la veuve)
est obligatoirement constituée de sept articles seulement : un cabri (indispensable), un anneau
en cuivre, un pagne, etc., le bœuf étant cette fois-ci exclu.
Le mariage tewa-in6 ne correspond donc ni à un véritable Nhéritage de la veuve », ni à une
pure et simple Nattribution » de celle-ci par l’aîné du lignage à l’un quelconque de ses membres.
En réalité il est difficile de déceler avec précision - encore plus d’isoler - dans cette formule
les parts qui reviennent respectivement à l’héritage, à l’attribution et au libre choix de la veuve.
Il s’agit plus vraisemblablement d’un processus de «transmission » ou tous ces éléments sont réunis
et contribuent conjointement à assurer la stabilité à une société dont la solidité des assises est
essentiellement fonction d’une régulation matrimoniale équilibrée.

2. Les formes d’exception.

Les formes de mariage qui ne répondent pas aux normes classiques peuvent ,toutes être
rattachées à deux grands types :
- paiement de la dot et appropriation de la descendance par la famille maternel<e: mariage dj%ga-
~z%zO,littéralement Nfemme du neveu utérin » ;
- paiement de la dot et appropriation de la descendance par un étranger : mariage p?-we-na-@:
littéralement « homme qui suit un autre homme ».

a) Le mariage djugli-piin&

Le recours à la famille maternelle peut être soit imposé par des circonstances particulières
(incapacité d’un chef de lignage à assumer ses charges matrimoniales par suite, par exemple, d’un
déséquilibre entre garqons et filles au sein du groupe), soit délibérément recherché par l’individu,
qui désire, pour une raison ou pour une autre, échapper aux contraintes de son propre @nage.
Dans le premier cas, la famille maternelle’ prend à sa charge soit une partie de la ‘dot, soit
la totalité. Quand I’apport des maternels se limite à une simple.contribution, les règles de filiation
et de résidence ne subissent aucune modification, à condition toutefois que le lignage du, béné-
ficiaire ‘rembourse, à la mort du djztg&, les sommes avancées. S’il n’est pas en mesure de le faire,
les maternels récupèrent la femme et les enfants du défunt. Quand la contribution de la famille
maternelle couvre la totalité des dépenses dotales, la résidence du bénéficiaire sera avunculo-
locale et sa descendance absorbée par le lignage de sa mère.
Dans le second cas, l’individu décide de fuir’ le cadre de son propre lignage et s’installe
spontanément auprès de ses parents maternels. Il y a là .v&itable mq!du~eavec le clan patemél.
De tels cas étaient excessivement rares’ dans la société traditionnelle, mais la simple évocation de
la possibilité de recours à ce procédé était un puissant moyen de chantage que les jeunes, en ‘quête
de femme, ne devaient jamais manquer de mettre en avant pour « décider )Jles vieux. Cet abandon
du lignage entraîne naturellement l’abandon de l’appartenance clanique des enfants du transfuge
au profit de la famille maternelle.

b) Le mariage n&we-na-nK

Le recours à un étranger pour le paiement de la compensation matrimoniale est une variante


extrême de la forme précédente de mariage, mais constitue un acte aux conséquences bien plus
graves encore. La terminologie est à cet égard particulièrement significative : u l’homme qui suit
un autre homme », avec tout ce que cette formule implique de péjoratif et de méprisant. L’homme
138 ALFRED SCHWARTZ

qui quitte son lignage pour celui de sa mère demeure dans un cadre d’alliance privil&ié. Mais
l’homme qui accepte de « suivre » un étranger lance réellement un défi à son propre groupe.
A l’époque précoloniale de tels cas se présentaient rarement. L’individu qui avait recours
à ce procéde ne se différenciait en somme guère du captif, qui prenait femme grâce au bon vouloir
de son maître. Les cas de mariage y&we-na-FG sont plutôt lies à des circonstances exceptionnelles :
individu chassé du lignage (pour accusation de sorcellerie le plus fréquemment) et qui cherche
refuge auprès d’un pinqz6 (homme de renommée) qui soit en mesure de le protéger.
Cette forme de mariage s’est considérablement développée avec la pénétration coloniale
et I’éclatement des cadres traditionnels. Pour échapper aux prestations de service on prefère se
mettre dans le sillage d’un « nouveau chef N et devenir ainsi son client. L’approche généalogique
des villages de chef est à cet égard particulièrement révélatrice. Le client, ainsi que sa descendance,
sont absorbés par le lignage du chef.

***

Rappelons que pour les deux communautés villageoises etudiées, l’examen des formes de
mariage donne les résultats suivants :
- formes classiques : Ziombli, 93’8 % ; Sibabli, 80’7 % ;
- formes d’exception : Ziombli, 6,~ yO ; Sibabli, rg,3 %, dont 3,g yO de mariages PG-we-na-.&
Les écarts par rapport à la norme, plus significatifs à Sibabli qu’à Ziombli du degré de dégra-
dation du schéma patrilinéaire, ne sont donc malgré tout que peu importants.

F. LE IUITJEL DE MARIAGE

Quelle que soit la forme du mariage, lknion, au moment de la remise de la femme, n’est
définitivement consacrée qu’après une céremonie qui réunit les deux familles, et au cours de laquelle
on « tue le poulet des beaux-parents » (dba-bila-wu), ou « poulet du mariage 9.
Il est difficile de qualifier cette cérémonie : il ne s’agit ni d’une offrande ni d’une immolation
rituelle. Nos informateurs lui dénient tout caractère de nature sacrificielle. Le poulet2 est tué et
préparé par les parents du garçon, puis présenté à la consommation aux seuls parents de la filIe.
C’est le moment le plus important du mariage traditionnel. L’acceptation par les alliés du poulet
traduit leur consentement au mariage, et scelle l>alliance nouvelle entre les deux familles. Tant
que le poulet n’a pas été tué, l’une ou l’autre partie peut se rétracter, sans difficulté aucune, à condi-
tion de rembourser l’acompte déjà versé sur la dot. Après cette cérémonie, toute rupture engage
une procédure en divorce. La question préalable, lorsque le tribunal coutumier avait à ins-
truire une demande en divorce, était toujours : ccLe poulet a-t-il été tué ? » S’il ne l’a pas
été, les plaignants sont déboutés et libres de se séparer, puisqu’il n’y a jamais eu réellement
mariage.
A l’issue du repas, le père ou le frere de la jeune fille s’adresse en ces termes au père du jeune
homme : « suu-dba, ds-stm ? » - « Le poulet que tu as tué, c’est quel poulet ? » Le père répond :
« s-bila-sztu D- « C’est le poulet des beaux-parents. » Le père de la mariée poursuit : « suu-dba-
kpa-de ? 1)- « Le poulet que tu as tué, où est son os ? » Aussitôt un anneau en cuivre (plus récem-
ment un grand pagne) est remis au père de la mariée, en gage d>alliance et d’amitié. L’anneau

I. Le rituel dhcrit ici n’est valable que pour les Guéré-Nidrou.


2. Dans le cas d’un mariage pie-hz0 (ou rapt simulé), le poulet est remplacé par un cabri. Si la famille
de la fille a un neveu utérin (djzg&) dans le village du garçon, le djugcï est convié aux festivités, et a droit à la
tête du cabri : la tête porte les yeux et symbolise la clartk, la lumière. Le djzCga doit « voir clair Npour bien faire,
le jour venu, la toilette funéraire de son oncle maternel et l’enterrer dignement.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE =39

symbolise 1’ « os du poulet 1): il constitue la preuve concrète que le poulet a été tué, et que le mariage
a été conclu dans des conditions rigoureuses de validité.
D’une façon générale, le mariage n’entraîne pas pour la femme de changement de nom.
Mais la famille du mari a la possibilité de l’appeler d’une manière nouvelle et de lui donner un
« nom de mariage N (djira-+ZE: d$kz, foyer ; @ne, nom). Cela n’arrive que rarement, et le nom
de mariage ne se substitue jamais au nom de jeune fille, mais s’ajoute à celui-ci.
La « remise » à la belle-famille de 1’ « os du poulet » achève la cérémonie de mariage.

G. LE DIVORCE

Nous avons vu que l’existence de la dot assurait au mariage guéré traditionnel une grande
stabilité. L’obligation de rembourser la compensation matrimoniale rendait en effet le divorce
très difficile. Sur les 24,4 oh de femmes qui à Ziombli ont contracté un second ou un troisième
mariage, 4,4 oh seulement l’ont fait à la suite d’un divorce, contre IO oh sur les x,6 yo de Sibabli.
La stérilité n’est jamais un motif de rupture. L’adultère répété peut entraîner la répudiation
de la femme par le mari, mais sans droit dans ce cas à remboursement de la dot. Les motifs de
divorce généralement allégués sont toujours liés à des problèmes relatifs au paiement de la dot.
Il arrive fréquemment qu’une jeune femme, à l’occasion dune visite à ses parents,. soit retenue
par sa famille parce que la compensation matrimoniale versée est jugée insuffisante. Si entre-temps
un nouveau prétendant fait une offre plus avantageuse, les parents n’hésitent pas à rembourser
la part de dot qui leur a déjà été remise et à remarier leur fille. La présence d’enfants ne gêne en
rien l’opération : ceux-ci restent en principe acquis au tks du premier maril. S’ils sont encore en
bas âge, ils demeurent auprès de la mère jusqu’à l’âge de cinq ou six ans, puis rejoignent défini-
tivement le lignage du père veritable.
Mais les cas où la famille de la fille est disposée à rembourser elle-même la compensation
matrimoniale ne sont que rares. Le montant élevé de la dot permet difficilement à un chef de ménage
de s’acquitter en une seule fois d’une somme voisine de IOO ooo francs. Le père préfère user de toute
son influence auprès de sa fille pour la décider à rejoindre le foyer qu’elle a quitté.
Le divorce dans la société traditionnelle n’est ainsi qu’exceptionnel.

***

Le mariage guéré se présente donc comme une institution particulièrement riche et complexe,
mobilisant en permanence l’ensemble des forces vives de la communauté lignagère. Les objectifs
que poursuit la stratégie matrimoniale apparaissent en effet, au regard du système des valeurs
de la société traditionnelle, comme fondamentaux : capitaliser le maximum de femmes, s’appro-
prier une nombreuse descendance, étendre toujours plus loin le réseau de ses alliances.
Jadis la richesse d’un individu s’évaluait au nombre de ses bœufs, de ses fusils, eventuelle-
ment de ses captifs, mais surtout de ses femmes. Il serait en réalité plus exact de parler de « richesse
du groupe », puisque le mariage était avant tout une entreprise collective. L’examen des diffé-
rentes formes d’union a mis en évidence le rôle de l’aîné dans la stratégie matrimoniale. Or ce rôle,
l’aîné le joue en tant que détenteur des biens spécifiquement réservés au paiement de la dot.
L’acquisition des femmes ne se fait donc pas au profit d’un seul individu, mais du lignage tout entier.
L’aîné ne peut procéder à une capitalisation d’épouses que dans la mesure où il a pleinement
assumé ses charges matrimoniales, c’est-à-dire réalisé une répartition équilibrée des femmes entre
tous les hommes en âge de se marier. Ce souci de juste répartition est le fondement de l’équilibre
et de la cohésion internes de la communauté, sans lesquels l’individu risque à tout moment d’aller

I. Chez les Nidrou cette règle ne souffre aucune exception. Il n’en est pas toujours demême chezles Zagné.
140 ALFRED SCHWARTZ

tenter sa chance « à l’extérieur 1)- auprès de ses maternels, ou en se constituant le client d>un
« étranger N.Stratégie matrimoniale et stratégie sociale sont donc, à ce niveau, confondues. Acquérir
une femme supplémentaire, c’est renforcer le clan sur les plans à la fois démographique, économique
et social. La multiplicité des formes de mariage traduit ce souci permanent de ne laisser échapper
aucune occasion d’accroître les effectifs féminins du lignage. Bien plus, la femme étant un capital,
il faut le conserver, l’entretenir et le faire produire « à plein » : il est inconcevable qu’une veuve
non ménopausée ne se remarie pas, ou qu’un vieillard impuissant accapare une ou plusieurs jeunes
femmes. Ceci montre à quel point, dans la société traditionnelle, le mariage est plus l’affaire du
groupe que de l’individu, et la femme plus la propriété de la collectivité que de son mari.
L’importance de la descendance est à la fois fonction du nombre de femmes que se montre
capable d’acquérir le lignage et de la stratégie qu’il met en œuvre en matière de paiement de dot.
L’appartenance clanique de l’enfant est en effet celle de l’agent-payeur de la compensation matri-
moniale, le versement de la dot créant une parenté sociale qui prime la parenté biologique. Un
chef de lignage fera donc tout non seulement pour éviter les fuites de son groupe vers I’extérieur
mais pour capter le maximum d’éléments étrangers (maternels ou autres).
La stratégie matrimoniale du groupe ne consiste enfin pas seulement à capitaliserlemaximum
de femmes, mais à les choisir dans les lignages les plus variés. Ce faisant, le clan étend en perma-
nence ses alliances, affirme sa vitalité et son dynamisme et finit par imposer sa personnalité à I’en-
semble du groupement tribal. C’était au leader de tels lignages que l’on reconnaissait, dans la société
traditionnelle, la qualité de +z&@ï, ou « homme de renommée ». Le statut de +ZÊ@ pouvait être
acquis par la force, mais le plus généralement il consacrait la stratégie matrimoniale de celui qui
en était investi. En effet, l’appellation d’ Nhomme de renommée » implique essentiellement la pos-
session de trois qualités : richesse, générosité, sens de la justice. Or le déploiement de ces qualités
est étroitement lié à la « capacité » matrimoniale de leur auteur : être riche revient à avoir beau-
coup de femmes ; être généreux signifie accepter d’intervenir facilement pour contribuer à doter
un neveu ou même un « étranger 1)dans le besoin ; avoir le sens de la justice c’est être capable
de résoudre avec équité les conflits et, par conséquent, d’éviter qu’un désaccord ne se transforme
en guerre : or dans la société traditionnelle les conflits entre groupes sont presque toujours consé-
cutifs à l’échange de femmes.
L’idéal pour le clan est donc d’étendre la sphère de ses échanges matrimoniaux à l’ensemble
du Goa-ch. Quand il y parvient la personnalité de son leader ne tarde pas à être reconnue par le
groupement tout entier. Le Mou-dioi (ou chef de bloa) se dégage implicitement des @n&@ de sa
tribu et son autorité est reconnue tacitement par tous.
La pénétration coloniale et, avec elle, I’introduction de l’économie monétaire n’ont que très
faiblement modifié le schéma traditionnel de I’échange matrimonial. Ce qui a cependant changé,
c’est tout d’abord le contexte socio-spatial dans lequel s’effectuait l’échange : le bloa-dru, avec
la disparition des guerres tribales, voit ses frontières éclater, et ne marque plus la Limite extérieure
de la sphère des échanges matrimoniaux. Le rôle du mariage comme créateur d’alliance n’a donc
plus l’importance que lui reconnaissait la société ancienne. C’est ensuite le contexte socio-écono-
mique : I’introduction de la culture du café a bouleversé le système de production et, en permettant
une plus grande accessibilité à la richesse, a retiré le contrôle de la régulation matrimoniale aux
seuls chefs de lignage ; ce faisant, elle tend à faire’du mariage plus l’affaire de l’individu que de
la collectivité. C’est enfin le contexte socio-politique : le schéma initial est rompu moins par suite
de l’éclatement des cadres sociaux anciens que par les possibilitks nouvelles d’accès à la richesse,
et surtout I’émergence d’une véritable classe de « nouveaux riches » que forment les « anciens
combattants N, qui d’emblée faussent le jeu. Ces derniers ont pris la relève des @ZEJZOde la société
traditionnelle et constituent actuellement les principaux capitalisateurs de femmes.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 141

m. LES RÈGLES DE FILIATION ET ~33 RÉSIDENCE

L’étude de la filiation nous amènera davantage à examiner de quelle manière se transmet


l’appartenance clanique qu’à analyser l’ensemble des règles qui régissent les rapports d’enfant
à géniteur. Nous avons vu que le lien de filiation était essentiellement créé par le paiement de la
compensation matrimoniale. Or celle-ci est réglée à 93,8 o/. pour Ziombli et à 80,7 oh pour Sibabli
par les paternels. La filiation est donc très largement patrilinéairel et la résidence vi& et patrilocale.
En réalité l’étude de la filiation par le seul truchement de l’origine du paiement de la dot
est insuffisante. De nombreux autres facteurs peuvent intervenir pour déterminer et l’apparte-
nance clanique d’une descendance et le lieu de la résidence, et ceci d’autant plus facilement que la
société en question est d’un type patrilinéaire moins pur (cas des Zagné). La présentation d’une série
d’exemples concrets permet ici seule de rendre compte de la complexité du phénomène. Ces excep-
tions à la règle de patrilinéarité et le cas échéant de patrilocalité peuvent être ramenées à trois types
de cas :
- cas de filiation utérine avec résidence avunculo- ou uxorilocale ;
- cas d’absorption de clients et de captifs ;
- cas de contestation de filiation.

A. CAS DE FILIATION UTÉRINE AVEC RÉSIDENCE AVUNCULO OU UXORI-


LOCALE

Nous avons relevé pas moins de sept possibilités diverses d’absorption de descendance
par les utérins.

1. Paiement de dot par le frère de la mère (cas no 1, relevé à Ziombh)

C’est le cas le plus fréquent. Le mécanisme est le suivant : l’individu qui éprouve des diffi-
cultés à se faire doter par son père, s’adresse à son oncle maternel. Celui-ci, comme nous l’avons
déjà souligné, ne peut opposer de refus à son djzt@, mais en retour le neveu, astreint à la résidence
avunculolocale, perd tout droit sur sa descendance.
Ce processus est illustré par l’exemple suivant (cas no 1, fig. 32). Tadé (génération z),
du tkc Koulaikon, est doté par le frère de sa mère Zion. Tadé quitte le village de son père et s’installe
dans le tks Glao. La descendance de Tadé (génération 1) a automatiquement l’appartenance
clanique de Zion : Gbéhiro, Tadé J. P., Kouo, etc. sont Glao. Au décès de Tadé, sa femme Gbéhié
est héritée par Zion Victor, et Tadé J. P. est adopté par Noudé Gabriel. Les autres garçons sont
pris en charge par Gbéhiro Jean. La dot versée à l’occasion du mariage de Guéhinon est partagée
entre Tadé et Noudé Gabriel, actuellement zww-dioi des Glao de Ziombli.

2. Non-paiement de dot et intégration des enfants naturels (cas no 2, relevé à Sibabli)

Sont considérés comme enfants naturels tous ceux issus d’une union n’ayant pas fait l’objet
d’un paiement de compensation matrimoniale. Une telle descendance, même si par la suite la
situation est régularisée, revient de plein droit au lignage de la mère.
I. La patrilinéarité est expliquée par les Guéré par la supériorité reconnue à l’homme sur la femme
à la fois sur le plan social, puisqu’il « achète » son épouse, et sur le plan biologique, puisque dans l’acte de procréa-
tion il est admis qu’il joue un r81e prépondérant : le sperme est assimilé au sang, flux vital qui transmet à l’en-
fant les qualités du père. Un proverbe guéré dit : « Si dans une sauce on mélange du piment et du sel, c’est toujours
le goût du piment qui est prédominant L Dans l’acte de procréation, le piment c’est l’homme, le sel la femme.
142 ALFRED SCHWARTZ

Cet exemple est illustré par le cas suivant (cas no 2). Oula et Ba sont nés d’une union illé-
gitime entre Zoho et Bahié, d’origine Tahouaké. Bahié refusant de payer la dot, Penan-Oula
reprend sa soeur et intègre les enfants à son propre lignage (fig. 33).

GABRIEL

PENAN
(Vahon-S6hou)
t

+ Union libre

FIG. 32. - Cas no I. FIG. 33. - Cas no 2.

3. Retour de la femme dans son Q-nage d’origine après décès du mari (cas no 3, relevé à ~i~abli)

Dans la société Nidrou traditionnelle il était excessivement rare qu’une femme refusât,
après le décès de son mari, de rester dans le @nage de celui-ci. Si elle avait la possibilité de partir,
il était cependant tout à fait exclu qu’elle le fasse en emmenant ses enfants (sauf s’ils étaient
en bas âge, mais sans acquérir pour autant de droit sur eux), Cette règle semble avoir été beaucoup
moins strictement respectée en pays Zagné. Il était couramment admis qu’une femme quittât
le lignage de son mari, et rejoignît sa propre famille avec sesenfants,sans que ceux-ci fussent
tenus de rejoindre par la suite le tks de leur père.
Le cas que nous avons relevé (cas no 3) est le suivant : après le décès de son mari, Néhé
reprend sa liberté et retourne avec son fils Gnouhou auprès de son père Kohon-Gueï à Sibabli.
Gnouhou, dont le père est Zibiao d’origine, est néanmoins considéré comme Djimahon.
KOHON

I+l
(Dïbnahon) Guimu
(Vahordéhou)

TOHOU
KOHON-GUE1 NÉHÉ IHI renvoi DÉHÉ
=A NÉHÉ (GbowonlA =

CZiiiao)
6’
GNOUHOU TOHOU-GA
d l.tl
(Djkkahon) WbarrSéhou) I

FIG. 34. - Cas no 3. FIG. 35. - Casno4.

4. Renvoi de l’épouse dans son lignage d’origine (cas no 4, relevé à Sibabli)


Deux cas sont ici à envisager :
- ou il s’agit d’un divorce avec remboursement de dot : si la femme ne se remarie pas, les enfants
seront de plein droit intégrés au lignage de leur mère ; si elle se remarie, les enfants auront
l’appartenance clanique du second acquéreur (ce qui est logique, le remboursement de la dot,
qui a effet libératoire, étant en principe possible par le versement d’une nouvelle compensa-
sation matrimoniale) ;
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE =43
- ou il s’agit d’un renvoi pur et simple, pour une cause quelconque (maladie notamment) et
sans remboursement de dot : les enfants ont alors la possibilité de suivre leur mère et, s’ils
le font, auront son appartenance clanique. Ce cas est illustré par l’exemple suivant (cas no 4) :
Bihi, du groupement Vahon, est renvoyée par son mari Tohou, du groupement Gbowon, dans
son lignage d’origine. Tohou-Ba, fils de Bihi, suivra sa mère, acquerra l’appartenance clanique
de celle-ci et se fera doter plus tard par son oncle maternel Déhé (fig. 35).

5. Choix délibéré de la résidence avunculo-locale (cas no 5, relevé à Sibabli)

Il arrivequ’un homme choisisse délibérément de vivre auprès de son oncle maternel, indé-
pendamment de raisons purement matrimoniales. Si un tel acte est absolument inconcevable
chez les Guéré-Nidrou, il semble couramment admis chez les Zagné, où, nous dit-on, « tout individu
a deux chez-soi : sa famille paternelle et sa famille maternelle. Il est libre de choisir l’endroit qui
lui convient le mieux ». L’exposé du cas suivant (cas no 5) est à cet égard significatif.

A KOULAÉROU

FIG. 36. - Cas no 5.

Kpéhia-Glé, de mère Djimahon mais de père Tahouaké, décide, en 1959, de venir s’installer
dans sa famille maternelle, à Sibabli, « où la forêt est plus propice à la culture du café ». Il est doté
par Koulaérou, oncle maternel classificatoire, et se trouve ainsi pleinement intégré, avec sa descen-
dance, au lignage Djimahon.

6. Choix délibéré de la résidence uxori-locale (cas no 6, relevé à Sibabli)

Pour de multiples raisons un homme peut décider également de s’installer dans le village
de son épouse, indépendamment du cas de mise en gage déguisé (un jeune homme pauvre met sa
force de travail à la disposition de sesfuturs beaux-parents, et est tenu de rester chez eux à demeure)
que nous avons évoqué ci-dessus. Là encore, un tel phénomène est inconcevable chez les Guéré-
Nidrou. A Sibabli par contre nous avons relevé deux cas de choix délibére de la résidence uxori-
locale (cas no 6a et 6b) :
TOYAPO
(Djimahon) TOYAPO
(Djimahon)

(Djimohon) (Dimahon)

FIG. 37. - Cas no 6 a. FIG. 38. - Cas no 6 b.


144 ALFRED SCHWARTZ

- cas 3206a: Oula-Wé, du groupement Gbowon, installé en un premier temps avec sa femme
Zouhou, originaire de Sibabli, dans son village paternel, Blodi, décide, après le décès de son
frère aîné, qui le laisse seul, d’aller vivre auprès de ses beaux-parents. Son fils, Oula-Léou, qui
sera doté par Koulaérou, aura l’appartenance clanique de sa famille maternelle ;
- cas 1~06b: Badia, d’origine Zagna (confédération pourtant traditionnellement ennemie des
Zagné), choisit librement, après son mariage avec Bohou du lignage Djimahon, de s’installer
à Sibabli, chez ses beaux-parents, CCavec lesquels il s’entendait bien ». Sa descendance sera
intégrée par les Djimahon.

7. Paiement de raqon par le lignage maternel (cas no 7, relev& à Ziombli)

Le rapt de femme était une conséquence fréquente des guerres qui dans la société tradition-
nelle opposaient les bZoaentre eux. Le paiement d’une rancon permettait néanmoins de racheter
la personne ainsi enlevée.
L’exemple suivant (cas no 7) illustre un cas de changement d’appartenance clanique par
suite d’un paiement de rançon. Au cours d’une guerre opposant les Nidrou aux Boo, Douho (du
Q-rage Doueyakon), femme de Ihaï (du lignage Séouandi), est enlevée avec son fils Keï par les
Boo. Ihaï, qui n’a pas les moyens de faire face aux exigences des ravisseurs, demande l’aide de son
beau-père, Koulaï, qui s’acquitte de la rançon et récupère sa fille. Koulaï considère que ce rachat
annule les effets du paiement de la dot par le tks du mari de la fille, et s’attribue la descendance
de Ihaf. Keï sera tenu de vivre dans le village de sa famille maternelle.

KOULAI
( Dcueyokon)

TADÉ
FIG. 39. - Cas no 7.

En rg47, le fils de Keï, Tadé, revendique l’appartenance clanique Séouandz’ et décide de


quitter le lignage Doueyakon pour rejoindre le tke de son grand-père paternel. Le chef du tke
Doueyakon l’autorise à partir, mais à condition qu’il n’emmène ni ses femmes (pour lesquelles
la dot a été payée par Kohon), ni ses enfants. Le cas est porté devant le chef de Subdivision
de Toulépleu, assisté des chefs de canton, qui tranchent en faveur de la solution proposée par les
Doueyakon. Tadé: s’en va mais ses femmes restent. Elles sont attribuées respectivement, avec
leurs enfants, à Koulaï et à Komahon.
Le paiement de la rançon par le père de la fille enlevée annule donc les effets du paie-
ment de dot, et entraîne ici la filiation utérine.

E. ABSORPTION DE CLIENTS ET DE CAPTIFS

Dans l’analyse de la forme de mariage yhwe-lza-yco” (CC


l’homme qui suit un autre homme B),
nous avons souligné que l’individu qui acceptait d’être le client d’un autre, en recourant à un
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOGIALE =4.5

u étranger’)) pour se faire doter, ne se différenciait guère du captif, qui ne prenait femme que grâce
au bon vouloir de son propriétaire. Dans les deux cas en effet la descendance Ctait absorbée par le
lignage du maître.

1. Création de clientèle et absorption de descendance.

La constitution d>une clientèle importante, avec la perspective d’une intégration de descen-


dance, était un des objectifs fondamentaux non- seulement de la stratégie matrimoniale mais
également de la politique générale poursuivies par le chef de lignage. Si la générosité en matière
de paiement de dot représentait en ce domaine le principal facteur d’attraction, il n’etait cependant
pas le seul : la recherche de sécurité et de protection, qu’assurait un homme puissant, a de tous
temps également joué un rôle prépondérant dans les motivations qui ont poussé les transfuges
à quitter leur groupe.
Les cas de clientèle, inexistants à Ziombli, sont relativement nombreux à Sibabli. Il s’agit
d’ailleurs le plus souvent de relations de clientèle doublées d>un retour au lignage d’une aïeule
maternelle. Nous examinerons ici deux exemples particulièrement représentatifs de la nature
du phénomène.
GIJIROU
2àms Exemple:
~0s de SÉA gaslon
Pr Exemple:

as de BLi-TAHI

YAGOUÉ BLÉ

\ (Diimohon’
o% %
?A
%\ (Ziblao)
j\ \ Ba A I LA’*
=A

Y
A 4 3
)

( Djimahon )

FIG. 40. FIG. 41.

- IerEXEMPLE : CAS DE BLÉ-TAHI (fig. 40)

Vers rgzo, Blé-Tahi, jeune homme d’origine Zibiao, entre au service de Yagoué, du @nage
Djimahon, alors représentant du village de Trétandi (dont la fusion avec Kouawin devait donner
en rgz5 Sibabli) auprès du chef de Subdivision à Duékoué. En 1925, Blé-Tahi part à 1’Armée, d’où
il revient en rg4z avec une pension d’ancien combattant. Entre-temps il avait acquis deux femmes,
dont les dots ont été payées par Yagoué. Il se réinstalle donc auprès de son ancien maître à Sibabli.
Son retour provoque un véritable « rush » de frères et de neveux vers le « nouveau riche » : ce sont
d’abord les frères I (aveugle) et 2, puis des neveux en quête de femmes : 3,, neveu patrilatéral,
4, neveu utérin réel, et 5, neveu utérin classificatoire. Par le truchement de l’ancienne relation
de clientèle, c’est finalement le @nage Djimahon qui absorbera l’ensemble des descendants des
dépendants de Blé-Tahi.

- 2e EXEMPLE : CAS DE SÉA GASTON (fig. 41)


Après le décès de son mari, d’origine Tahouaké, Zéba retourne, avec ses trois enfants, auprès
de son père, également Tahouaké. En’ 1942, pour.échapper à la campagne du caoutchouc, elle se
réfugie avec ses fils. auprès de Goulé, oncle maternel classificatoire, alors chef de Sibabli, où elle
vit toujours à l>heure actuelle. Séa Gaston, ainsi que ses deux frères, ont été absorbés par le lignage
Séhou.
10
146 ALFRED SCHWARTZ

2. Intégration au patrilignage des descendants de captifs.

L’intégration des captifs et de leurs descendants au lignage du maître ne semble avoir


posé aucun problème dans la société guéré traditionnelle. Tout apport susceptible d’accroître les
effectifs du groupe était au contraire bienvenu.
Si, en pays Nidrou notamment, un certain mutisme rend toute enquête en ce domaine
très difficile, il nous a été cependant possible de repérer des descendants de captifs. Le processus
d’absorption était simple. Le maître fournissait une femme au captif et intégrait de plein droit
la progéniture à son lignage.

C. CAS DE CONTESTATION DE FILIATION

L’unique exemple de contestation de filiation que nous ayons rencontré (à Ziombli) est
relatif à un cas de paiement du (( prix du sang » par le frère de la mère. L’exposé du cas est d’une
complexité qui reflète assez bien l’importance que les Nidrou attachent à la récupération de la
descendance.
Badgué, du lignage Kpao, qui a épousé Tao, du lignage Glao, est père de plusieurs garçons
(source d’appauvrissement dans la société traditionnelle). Doho, frère de Tao, propose à Badgué de
prendre à sa charge Tia, à la fois pour disposer de sa force de travail et servir de compagnon à
Ba-Gomnan, fils unique. Il est convenu qu’en contrepartie Doho doterait Tia, mais sans que sa
descendance perde l’appartenance clanique Kpao. Tia, adolescent, viole une fillette Diaikon
qui décède des suites de l’acte. Le lignage Diaikon exige le paiement du « prix du sang », qui dans la
société traditionnelle correspond au double de la dot que les parents auraient pu toucher pour la
fille si elle était restée en vie. C’est Doho, et non Badgué, qui verse l’indemnité, espérant par là
attirer définitivement à lui le neveu utérin et sa future descendance.
Tia se marie, doté comme convenu par son oncle maternel. De son union avec Séwé naît
un fils, Djé, qui est réclamé à la fois par les Glao et les Kpao. Les Glao appuient leur revendication
sur le paiement du « prix du sang )), tandis que les Kpao prétendent que les services rendus par
Tia à Doho compensent largement, et le paiement de la dot, et le paiement du « prix du sang 1).
Djé est dès lors l’objet de sollicitudes nombreuses aussi bien de la part des Glao que des Kpao.
Ba-Gomnan, qui pour Djé est un oncle maternel classificatoire, le dote de deux femmes : Kefa
et Kwè. Zion, fils de Ba-Gomnan (et toujours oncle maternel classificatoire pour Djé) participe
avec Djé au paiement de la dot pour Gléhinon. Boyou-Kei Émile et Fl&an Alphonse (tous deux
Kpao) mettent leur force de travail à la disposition de Djé, mais engagent aussi une contre-offensive
sur un autre terrain : Boyou-Kéi Émile séduit Gléhinon, et de leurs amours illégitimes naissent,
du vivant de Djé, deux enfants.
Au décès de Djé, Gléhinon, redevenue librel, rejoint définitivement Boyou-Kéi Émile.
Kéfa est héritée par Noudé Gabriel, Kwè revient au fils de Djé et de Kefa, Saha Gaston, lancé
depuis 1958 dans (( l’aventure du diamant 1)du côté de Séguéla. En attendant le retour de Saha
Gaston, Kwè est prise en charge par Moud6 Gabriel. Entre-temps, Fléan Alphonse parvient à séduire
Kwè et à l’arracher pendant trois ans à Noudé...
Saha Gaston revient au village... avec une fortune de huit millions de francs CFA ! Il est
aussitôt « jeté dans la bagarre » et, son prestige d’homme riche aidant, il parvient rapidement
à séduire à son tour une femme de Fléan Alphonse, Sohinon.
I. Les choses se sont en réalité passées d’une façon un peu différente. Gléhinon, du @nage Séouandi,
devait revenir de plein droit au @nage Glao. Or à la même époque, une femme d’origine Glao, Bli, mariée à un
homme Séouandi, refuse, après le déces de son mari, de rester dans le lignage Séouandi et retourne auprès de ses
parents. Les Séouandi portent plainte, mais sont déboutés par le Tribunal du ver degré de Toulepleu qui donne
raison à la femme. Gléhinon se trouve dans une situation identique après le deces de Djé, et les Séouandi ne
laissent pas passer une aussi belle occasion de revanche : sous couvert de ce précédent, ils considèrent que la veuve
est libérée de toute obligation envers les Glao, et la rappellent dans leur lignage. Glehinon se remarie aussitôt
avec Boyou-Kéï Émile, qui verse une nouvelle dot au père de la femme.
LES FONDEMENTS DE L’ORGANISATION SOCIALE 147

GLNJOGLO
(G~O)

k’o-
FLÉAN SOHINON
-A
OOHO Joseph

(Kpaol

_______ 2f’aiement de dot

,Circulatipn des femmes

w-v--+ tieldioni exlm-confugole.

FIG. 42. - Paiement du prix du sang par le frère de la mère et contestation de Cliation.

Mais la fortune de Saha disparaît aussi vite qu’elle s’était constituée : en quelques mois
il a dilapidé tout son argent et reprend la route de Séguéla. Sohinon refuse longtemps de retourner
auprès de son mari légitime. En juin 1965 la nouvelle que Saha Gaston est décédé dans un village
entre Man et Séguéla parvient à Ziombli. Le lignage Glao envoie aussitôt une délégation sur les
lieux, pour savoir dans quelles circonstances est mort leur « frère B et éventuellement récupérer
les biens qu’il a pu laisser. Les envoyés des Glao, conduits par Doho Joseph, reviennent à Ziombli
deux semaines plus tard.. . avec une jeune femme wobé que Saha Gaston avait épousée peu de temps
avant sa mort. La femme est remise au chef du lignage, Noudé Gabriel, avant d’être attribuée
à Doho Joseph. Quant à Kwè, elle revient définitivement à Noudé.
Il n’est pas certain que le dernier mot soit dit dans cette affaire qui crée une situation
conflictuelle entre les deux @nages depuis bientôt trois générations. Le cas de Sohinon, qui refusait
de rejoindre son mari légitime, et qui a eu un enfant avec Saha, devait être porté devant la justice
dès le retour de Saha au pays. Après le décès de Saha, le problème de l’appartenance clanique de
l’enfant de Sohinon risque en effet d’être un jour reposé en termes identiques.
Cet exemple nous montre comment, à partir d’un malentendu de base, les rapports entre
@nages peuvent rapidement se dégrader et affecter pendant des genérations l’équilibre de la
communauté tout entière.

L’exposé de ces exemples, qu’il s’agisse des cas de filiation utérine, d’absorption de clients
et de captifs ou de contestation de filiation, nous montre à quel point il est indispensable, pour
une plus juste appréhension des relations entre lignages, de connaître les circonstances exactes
qui ont contribué à déterminer l’appartenance clanique de leurs membres. Une telle investigation
est en effet souvent seule à même d’expliquer les antagonismes latents qui existent entre familles
r48 ALFRED SCHWARTZ

ou entre villages. La multiplicité et l’hétérogénéité des cas traduisent enfin bien les préoccupations
de chaque communauté lignagère, qui sont d’accroître en permanence les effectifs du groupe
à la fois en attirant le maximum de dépendants et en tolérant le minimum de « fuites ».

L’étude du système de parenté, de la structure matrimoniale, des règles de filiation et de


résidence nous met en présence d’une réalité sociale particulièrement mouvante et complexe. Le
système de parenté, qui définit le cadre à l’intérieur duquel la vie relationnelle se tisse, assigne
à chaque instant à l’individu un rang et un statut nouveau. Le mariage, par ses prolongements
économiques et politiques, qui en font davantage un processus qu’un événement, oblige le groupe
à entretenir et à renouveler constamment l’alliance. La transmission de l’appartenance clanique
enfin et, partant, la détermination du heu de résidence de l’intéressé, entraînent fréquemment
entre paternels et maternels une véritable surenchère, dont l’enjeu est toujours I’appropriation
de la descendance, et la conséquence très souvent une détérioration des rapports entre lignages.
Les modalités qu’impliquent les rapports de parenté, I’organisation matrimoniale, les règles
de filiation et de résidence mobilisent donc en permanence l’ensemble des forces vives de la commu-
nauté. C’est en effet la stratégie que déploie le groupe en ces différents domaines qui lui permettra
d’affirmer sa personnalité et qui déterminera la place qui sera la sienne à l’intérieur du bloa.
4

Perturbation et rkguiation
de l’ordre social

Une sociétémepeut fonctionner d’une manière équilibrée que si elle dis$ose d’wn systèmeejïkace
de régtilatiofi de sesinstit&ions. Nous tenterons tout d’abord d’établir peissont lesfondements de l’ordre
social; nous examinerons ensuite de quelle makère l’équilibre risque d’être pertwbé; nous analyserons
en.n les mécanismes de maintz’en ou de.rétablissement de l’ordrel. .

i. LES FONDEMENTS DE L’ORDRE’

La vie en société n’est possible que si chaque individu accepte de se soumettre à un certain
nombre de règles et admet le principe d’un contrôle. Ces règles sont tantôt négatives en établis-
sant un véritable code des interdits, tantôt positives en permettant à l’individu, par le truchement
d’épreuves précises, de devenir un être social à part entière. Quant au système de contrôle, il
est celui-même du schéma traditionnel d’organisation du pouvoir.

A. LE SYSTÈME DES INTERDITS

Le système des interdits a pour but de préserver tant le groupe que l’individu de tout ce
qui pourrait constituer une entrave à un développement harmonieux. Il s’agit là d>un code de règles
négatives, établi au fil des générations, au gré de circonstances ou d’événements, généralement
malheureux, dont on cherche à éviter le renouvellement par l’adoption de mesures préventives.
La transgression d’un interdit a pour consequence inéluctable de reproduire le fait ou la situation
qui a été à l’origine de son établissement.
Les Guéré distinguent pas moins de cinq types d’inter-dits, correspondant en gros aux
principaux paliers de l’organisation socio-lignagère :
- les interdits de « tribu N (bloa-ma) ;
- les interdits de village (ulo-~6) ;

I. Les mécanismes décrits dans ce chapitre ne s’appliquent qu’à la seule société Nidrou.
150 ALFRED SCHWARTZ

- les interdits de clan (z%si-ma);


- les interdits de lignage (vn&%m~) ;
- les interdits individuels (k%~-rnZ,J .
Les deux premiers et les deux derniers sont, pour adopter la terminologie de LÉVI-STRAUSS,
des « totems sociaux )), tandis que les interdits de clan constituent des « totems cultuels 1).

1. Les interdits de « tribu » (bloa- rnZi)*

Les interdits de « tribu » sont respectes par l’ensemble des villages appartenant au groupe-
ment d’alliance ou de guerre traditionnel (bloa). Il s’agit tantôt d’inter-dits de village qui par leur
efficacité ont fini par s’étendre aux autres villages du bZoa, tantôt d’interdits liés à un système
de croyance et de représentations commun. Pour le groupement Nidrou, il en existe deux : il est
interdit d’une part d’égrapper les noix du pahnier à huile au village, d’autre part de pleurer la nuit.
L’origine de la première prohibition est expliquée de la manière suivante. A l’issue de la
migration qui les amena du Mont Nimba sur le territoire des Nidrou, vers le milieu du XVIII~ siècle,
les Glao créèrent le village de Dotroya. Mais des querelles ne tardèrent pas à surgir entre les
différentes branches du clan. Le chef, pour mettre fin aux hostilités, estima que la meilleure solution
fût que la population se dispersât. En vue de provoquer I’éclatement de la communauté, il dépêcha
un de ses hommes sur la Côte libérienne, auprès d’un Ko%dioi (homme-médecine - au sens que
les anthropologues anglo-saxons donnent à cette expression -, littéralement « propriétaire de
médicaments ))) célèbre, afin de lui demander conseil. L’homme-médecine prescrivit de faire pénétrer
des régimes entiers de palmier à huile dans Dotroya et de procéder à l’égrappage au village. Les
habitants ne tarderaient pas à se disperser (( comme les noix que I’on sépare du régime ». Dotroya
éclata, et les Glao furent éparpillés sur trois bloa différents (Nidrou, Béhoua et Welao). Le résultat
dépassa les espérances, et le chef de l’ancienne communauté, pour arrêter l’émiettement, fit
interdire l’entrée des régimes au village. Depuis, l’égrappage des noix se fait en brousse même.
L’éclatement constituant une menace permanente pour toute communauté humaine, l’ensemble
des villages Nidrou finirent par adopter cet interdit.
L’interdiction de pleurer après le coucher du soleil est liée, quant à elle, aux croyances
relatives à la mort. Le jour appartient aux vivants, la nuit est l’empire de la mort et, partant,
de ses agents, les sorciers. Faire entendre sa voix, c’est donner prise au sorcier qui s’en emparera
« pour pleurer en votre nom et provoquer ainsi votre mort ». Si un décès survient la nuit, il est,
bien sûr, difficile de ne pas exprimer sa douleur. Celui qui a transgressé la règle est alors tenu,
pour échapper à l’emprise du sorcier, de sacrifier, dès le lever du jour, un poulet blanc, sous l’«arbre-
protecteur » (Kul&t~), puis de jeter la bête en brousse à I’Ouest du village (signe de renvoi du
malheur).

2. Les interdits de village (ulo-m2).

Nous avons relevé pas moins de cinq interdits spécifiques à Ziombli :


- interdiction de piler au village : si une femme touche par mégarde avec son pilon la toiture
dune case, la foudre s’abattra inéluctablement sur le village. L’interdit a été révélé en rêve
à un devin vers 19x5. Aussi les mortiers sont-ils disposés depuis sur des emplacements spécia-
lement aménagés en lisière de village ;
- interdiction de faire entrer au village la tête du gnib harnaché (dr&), communément appelé
« gazelle 1): en 1940 un chasseur de Ziombli fut grièvement blessé par l’explosion d’un fusil de
traite. Le même jour, un homme du village, en débroussant une parcelle de forêt, eut une jambe
de fracturée par la chute d’un arbre. Zion consulte un devin, qui prescrivit aux villageois
de tuer un guib harnaché, de le consommer collectivement et de lui apporter la tête. Le crâne,
PERTURBATION ET RÉGULATION lik L’Ol?DRE SOCIAL. ‘. 151

transformé en « protecteur )), fut enterré à proximité du village. Depuis, aucune tête de dr&
n’entre à Ziombli ;
- interdictipn de faire entrer au village la tête du cercocèbe (dg&), plus couramment appelé,
en pays guéré, « singe crapule ». Le cercocèbe est un singe très petit, sans grand intérêt alimen-
taire. A l’origine Ziombli ne comptait que quelques cases. Zion s’en fut trouver un homme-
médecine afin qu’il lui expliquât les causes de cette stagnation. La consultation révéla que c’était
l’introduction dans le village de la tête du cercocèbe qui empêchait la communauté de se déve-
lopper. Après consommation de l’animal, les sorciers s’emparaient du crâne qu’ils utilisaient
comme support à leurs interventions R pour maintenir le village aussi petit que la tête du
singe ». Depuis, la tête du cercocèbe n’entre plus à Ziombli qui, après l’application de cette
prescription, connut une expansion rapide ;
- interdiction d’abattre les palmiers à proximité du village : cet interdit était à l’origine pour les
seuls lignages Kpahon et Kpao. Les deux familles perdaient beaucoup de vieux. Le kozi-dioi
consulté recommanda de ne plus abattre de palmier à proximité du village, la perception
du bruit de la chute entraînant automatiquement le décès du doyen de la communauté ;
- interdiction pour les jeunes gens initiés de se battre au village : c’est là une règle qui remonterait
à une époque très lointaine et qui est plus un moyen de prévenir les conflits graves à l’intérieur
du groupe qu’une mesure pour empêcher un fait malheureux de se renouveler. Les contre-
venants sont tenus de fournir sur-le-champ chacun un chevreau. Les bêtes sont tuées et consom-
mées collectivement par l’ensemble des hommes du village. En signe de réconciliation, ceux
qui ont manqué à la règle sont contraints de manger dans le même plat.

3. Les interdits de clan (tiri-mi?).

La nature des interdits de clan est assez sensiblement différente de celle des interdits de
« tribu » ou de village. Alors que ces derniers entraînent essentiellement le respect de conventions
sociales (totems sociaux), les premiers sont presque toujours des interdits de type alimentaire,
à portée cultuelle. L’origine du - ou des - interdit(s) de clan est généralement très difficile
à reconstituer, tellement l’interdit s’identifie à l’existence même du groupe. L’animal totémique,
quand il n’est pas lui-même l’ancêtre, ou le jumeau de l’ancêtre, lui a toujours rendu un service
éminent. La vie de l’aïeul et celle du totem sont donc Btroitement liées, voire confondues. C’est
ce qui permet à C. LÉVI-STRAUSSde conclure que 1’ « on assimile l’ingestion ou le contact (de
l’interdit totémique) à une sorte d’autocannibalisme »1. Le Gu&é continue d’ailleurs à reconnaître
à l’animal totémique un rôle tutélaire : ainsi, en cas d’éternuement par exemple (l’éternuement
étant considéré comme un derèglement), invoque-t-on son « totem ».
Les &i-ma des huit clans présents à Ziombli sont les suivants :
- Dakon, Doueyakon et Séouandi-Gbéo : le céphalophe de Maxwell (km), communément appel6
« biche blanche » ;
- Glao : la vipère (djo). Celle-ci peut-être tuée en cas de légitime défense, mais jamais
consommée ;
- Kpahon : toute l’espèce des serpents (SE);
- Kpao : l’aigle (dgissi) et le mange-mil (k&) ; l’aigle étant difficilement accessible, le mange-
mil a été adopté comme « interdit secondaire » ;
.- Welao : le mouton (blaws) :
- Zaha : le bœuf (b.6).

1. LÉVI-STRAUSS (1961, p. 102).


152 ALFRED SCHWARTZ

4. Les interdits de lignage (mi%-mii).

L’interdit de lignage (nzk%mE, littéralement N interdit de naissance D) se rencontre aux


niveaux tantôt du seul lignage mineur (uzcn~), tantôt du segment de lignage (gbow6), tantôt
des deux à la fois. Il s’agit généralement d’une prohibition de type alimentaire, sociale et non
cultuelle, d’adoption récente. Ainsi le gbow6 des Badi par exemple (Glao-zww) respecte-t-il comme
interdit l’aulacode (w@ communément appelé agouti). L’aulacode est un animal prolifique, mais
ses petits sont très peu résistants et meurent facilement. Ba-Gomnan, aïeul du gbow6 des Badi,
après avoir perdu beaucoup d’enfants en bas âge, s’en fut trouver un Ko.%-dioi. Celui-ci lui conseilla
de ne plus manger la chair de l’agouti.

5. Les interdits individuels (.siOlcu- miï).

Ils sont multiples et variés, allant de la prohibition alimentaire au respect de l’interdit


de son - ou de ses - protecteur(s) (siOks). Les uns concernent l’individu lui-même et lui sont
imposés soit au moment de la dation du nom (cérémonie qui a pour but d’ « identifier » le
nouveau-né) - l’enfant étant tenu au respect des interdits de l’aïeul qu’il réincarne -, soit par
un homme-médecine en vue de soigner un mal déterminé. Les autres sont dictés par le système
de protection dont s’entoure l’individu, tel objet, telle plante ou tel produit ne s’ « accordant ))
pas avec tel autre, etc.
***
Les interdits de tribu ou de village sont lies aux seuls cadres géographiques qui définissent
ces communautés. Les interdits de clan et de lignage par contre se transmettent, comme l’apparte-
nance clanique, en ligne agnatique : seul l’aîné des enfants respecte, en plus de l’interdit de son
père, celui de sa mère (le second n’étant d’ailleurs pas transmis à la géneration suivante). La femme,
nourricière des enfants, est tenue d’adopter les interdits alimentaires à la fois du clan et du lignage
de son mari. Les interdits specifiquement individuels ne font l’objet d’aucune dévolution. Quant
à ceux attaches à un protecteur, ils s’imposent automatiquement à son détenteur.
Les interdits, qu’ils soient collectifs ou individuels, sociaux ou cultuels, constituent donc
un ensemble de prescriptions qu’une communauté humaine donnée est tenue d’observer si elle
veut continuer à vivre dans les meilleures conditions de sécurité et de prospérité. « Le totémisme »,
comme le souligne C. LÉVI-STRAUSS,« . .. fonde une éthique, en prescrivant ou interdisant des
conduites 9. Leur respect met tant la collectivité que l’individu à l’abri du malheur sous toutes
ses formes : cataclysmes naturels, anéantissement du village, discorde, accident, mort, etc. Leur
transgression donne prise aux forces du mal, et plus particulièrement aux interventions des sorciers.
L’ordre social n’est donc possible que si les prohibitions, â tous les niveaux, sont acceptées.

B. LE§ RITES D’INTÉGBAT~ON A LA SOCIÉTÉ

L’individu, avant d’être membre à part entière de la société, est d’abord soumis à un rite
d’identification, qui par la cérémonie d’imposition du nom lui ouvre les portes de la communauté
humaine ; ensuite à un rite d’initiation, qui à lYssue d’une épreuve physique - ablation du prépuce
ou du clitoris - lui donne pleinement accès à la vie sociale.

1. Dation de nom et rite d’identbfication.

La dation de nom est une cérémonie divinatoire qui se tient, suivant que l’enfant est un
garçon ou une fille, quatre ou trois jours après la naissance. L’expression qui désigne le rite, bloctea,
1. LltVI-STRAUSS (1961,~. mg).
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 153

évoque les éléments principaux de son support matériel : bloc désigne le sclérote du champignon
« lentinus tuber regium » ; tes signifie disposer. L’opération a pour but de déterminer quelle per-
sonne défunte s’est réincarnée dans le nouveau-né.
La cérémonie qui réunit tous les hommes adultes, ainsi que les vieilles femmes du @nage, se
subdivise en .deux phases bien distinctes., Le sclérote de champignon est tout d’abord divisé en
deux éléments, qui sont déposes dans un van et qui représentent l’un les aïeux en ligne agnatique,
l’autre les aïeux en ligne utérine. La mer-e, qui jusque là est tenue à l’écart avec son enfant dans une
case voisine, est alors appelée. Elle berce pendant quelques instants le nouveau-né au-dessus
du van, avant d’arrêter son choix sur l’un des éléments de bloc. Cette première opération délimite
le cadre des recherches, en indiquant si l’aïeul réincarné est un ancêtre paternel ou maternel.
La femme se retire avec l’enfant et le morceau de 610sretenu est, en un deuxième temps,
fractionné en autant d’éléments qu’il y a de personnes présentes. Chaque participant donne un
nom d’ancêtre à son bloc, avant de le replacer dans le van. La mère revient avec le nouveau-né,
répète l’opération précédente, en disant : « Je suis revenue pour chercher ton nom », et porte son
choix sur un bloc. Le nom sorti est celui de l’ancêtre réincarné, et sera désormais l’autonyme de
l’enfant. Le père s’empare ensuite du sclérote, en détache quelques fragments, et les crache sur le
front du nouveau-né en prononcant des incantations pour qu’il vive heureux et longtemps.
Le nom imposé au cours de ce rite est appelé kwi-im (km, cadavre ; zks, contraction de
pin&, nom ; littéralement « nom du cadavre 1)).Il se distingue de kua-i-in& (littéralement « nom de
plaisir »), qui est le nom - en réalité ‘le surnom - que les parents ont eux-mêmes choisi de donner
à leur enfant, parce qu’il leur « plaît 11,et dont l’établissement n’est soumis à aucune regle et relève
souvent de la plus haute fantaisie. Ainsi, tel kua-i-im rappelle les circonstances particulières qui
ont présidé à la naissance (Oulobo, par exemple, qui signifie caoutchouc, évoque la « campagne
du caoutchouc N, qui de 1942 à 1944 fut très durement ressentie par la population guéré), tel autre
se rapporte à une conjoncture historique donnée (Pétain, de Gaulle... sont des k%a-i-ins fréquents),
tel autre encore à une .qualité physique ou morale de l’enfant (Doho, le vif ; Golo, l’astucieux...),
tel autre enfin reprend un nom d’animal, etc.1.
Il est des cas où le rite ne s’impose pas. Il arrive ên effet qu’avant la.naissance le nom de
l’aïeul qui se réincarnera dans l’enfant soit’révélé en rêve soit directement à la mère, soit à une autre
personne du village, qui en informera les futurs parents. L’ancêtre qui revient n’est d’ailleurs
pas obligatoirement de la famille : il peut être d’un autre lignage, voire d’un autre bloa. Pour prouver
I’identité entre le revenant et le nouveau-né, l’enfant affichera un trait de caractère ou présentera
une marque physique spécifiques au défunt, qui ne tromperont personne. Ceci est traduit en Guéré
par l’expression o sa too UZU,littéralement « il (Yenfant) éciaircit les paroles de la discussion », c’est-
à-dire il confirme par des preuves que c’est bien tel ancêtre qui vient de se réincarner en luiz.

***

La dation de nom correspond donc à une véritable .épreuve d’identifications : il s’agit de


situer l’enfant dans la. société où il fait son entrée, afin de savoir à qui on a affaire et éventuellement
de pouvoir adopter le comportement qu’il convient d’avoir à son égard. Ce rite marque I’introduc-
tion du nouveau-né dans la communauté humaine, son adoption en tant qu’être « identifié », sa
reconnaissance comme membre du groupe. Il est la première étape du processus d’intégration de
l’individu à la société, intégration quine se réalisera pleinement ,qu’avec l’initiation. .

I. Nous avons retrouvé en pays’guéré toute la gamme des noms relevés par Ariane Deluz chez les Gouro.
(A. DELUZ, 1967.) Signalons l’existence aussi, entre personnes d’âge mûr liées par une longue amitié, d’un nom
de code, gbe--i-ins (littéralement « nom qu’on attrape »), généralement constitué par un proverbe à deux éléments,
et qui opére comme un mot de passe : ka bloa sikalka tia si : le monde passe/les paroles passent ; ou encore :
too du 0 dele kc?dru 0 blai : le mortier qui a pilé ton riz/tu le repousses sans ménagement ?
2. Un homme qui a « fait le mal » au cours de son premier séjour sur terre ne revient jamais. 11 est consi-
deré comme définitivement mort.
3. J. BOULNOIS (1933) parle de « cérémonie de l’identité ».
154 ALFRED SCHWARTZ

2. Circoncision et excision et rite d’initiation.


La circoncision pour le garçon (ablation du prépuce) et I’excision pour la fille (clitoridec-
tomie) - $6 pour les deux opérations, littéralement « prépuce (ou clitoris) mort D- consti-
tuent un « rite de passage )) qui introduit à part entière l’adolescent(e) dans la communauté des
adultes et, ce faisant, lui permet d’accéder pleinement à la vie sociale. Ce qui caractérise I’initiation
guéré, c’est qu’elle se réduit à une simple épreuve physique et ne comporte aucun enseignement.
L’apprentissage de la vie n’est en effet pas institutionnalisé, mais se fait à l’initiative et sous les
directives des seuls parents.
Nous décrirons d’abord le contexte matériel de l’épreuve avant d’essayer d’en saisir le sens
et la portée.

a) Le déroulement des opérations.


La circoncision et l’excision ont lieu chaque année au cours de la période de repos qui,
dans la société traditionnelle, après la récolte de riz (octobre) et avant la reprise des travaux
champêtres (décembre-janvier), marque le passage d>une saison agricole à l’autre. Autrefois les
jeunes gens n’étaient initiés qu’assez tardivement (16 à 18 ans) ; quant aux jeunes filles elles étaient
excisées dès qu’elles atteignaient la puberté (entre 12 et 14 ans). L’opération était pratiquée par
un spécialiste (homme pour les garcons, femme pour les filles), qui portait le nom de zoo. Il en exis-
tait plusieurs par bloa et I’on pouvait indifféremment faire appel à l’un ou à I’autre. N’importe
qui peut devenir zoo, à condition d’avoir reçu d’un prédécesseur la formation requise (tout
zoo est assisté d’un apprenti).
Les parents qui ont des enfants à circoncire ou à exciser contactent un zoo, qui leur fixe
une date. Les jeunes gens ou jeunes filles d’un même village, en âge de subir l’épreuve, ne sont
pas obligatoirement opérés le même jour. Un certain secret entoure la préparation de l’événement,
qui se décide souvent au seul niveau du @nage. L>annonce d’une circoncision ou d’une excision
entraîne généralement une véritable réaction en chaîne, les enfants dont les camarades viennent
d’être initiés n’ayant de cesse que les parents les aient autorisés à se soumettre à leur tour à l’opé-
ration.
Le jour venu, les candidats sont acheminés à I’aube vers un endroit de la forêt qui a été
au préalable soigneusement débroussé, à proximité d’un marigot. L’excision des filles se fait sur
l’un des sentiers mêmes qui mènent du village aux champs, le travail de débroussement n’étant
pas une tâche féminine. Le zoo utilise une lame acérée, tkÉ, réalisée dans les forges du pays. Les
enfants se tiennent à la queue leu leu. Le prépuce ou le clitoris coupés sont jetés dans la brousse.
La plaie est lavée à l’eau du marigot et enduite d’un médicament à base de feuilles fraîches que
le zoo mâche, puis crache sur la partie opérée. Pour les garçons un support en bois est confectionné,
qui prend appui sur les testicules, maintient la verge à I’horizontale, et empêche les frottements.
Puis l’initié est ceint d>une sorte de jupe en raphia, $ZO-dro (le (( raphia de l’initié D.)
Quand le dernier enfant a subi I’opération, le zoo pousse un grand cri, pour annoncer au
village la fin de l’épreuve. Aussitôt les fusils crachent des salves de joie, les tams-tams se mettent
en branle, et les parents, félicités et encouragés par l’ensemble de la population, ouvrent les festi-
vités par des danses qui dureront plusieurs jours. Les enfants, pendant ce temps, reprennent le
chemin du village sous la conduite de deux « guides D, qui sont des jeunes gens ou des jeunes filles
déjà initiés (mais non encore mariés), et qui ont été désignés par les familles pour surveiller et
assister leurs cadets. Le circoncis ou l’excisée tient dans sa main droite une baguette en bois,
sa&%-tzc (le « bois de la toile d’araignée D), avec laquelle il fend l’air de haut en bas, à hauteur
de sexe, afin d’ « empêcher les toiles d’araignée tendues par les sorciers de toucher et d’envenimer
la plaie D.Le sorcier, qui est I’ennemi de la société, essaie en effet de tout mettre en œuvre pour faire
échouer ce rite d’intégrationl. Au village une case commune attend les garcons, une autre les filles.
I. Un individu ne peut u toucher de protecteur N (koEi) tant qu’il n’est pas initié et, partant, est par-
ticulièrement vulnérable aux attaques des sorciers.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL TX5

Les aliments sont préparés à l’intérieur même de l’habitation par une jeune fille excisée mais
encore vierge. Les initiés mangent tous dans le même plat, sorte de grand van, tout récipient
profond étant proscrit, ((pour empêcher la plaie de se creuser ». Le service est assuré par les jeunes
gens préposés à la surveillance, qui sont eux-mêmes astreints, tant que dure leur tâche, à une
abstinence sexuelle rigoureuse. L’eau ne peut être servie que dans des jarres qui n’ont pas etté
en contact avec des personnes mariées. Toute communication avec l’extérieur est strictement
interdite. Les jeunes gens passent leur temps à chanter, bavarder et jouer. Deux fois par jour,
le matin et le soir, les initiés sont conduits en brousse, à un emplacement spécialement aménagé, où
ils font leur toilette et reçoivent de leurs aînés les soins appropriés.
Cette « retraite » dure tant que la plaie n’est pas cicatrisée (une quinzaine de jours environ).
Quand l’enfant est guéri, le père (ou la mère) lui apporte une bande d’étoffe en remplacement
du vêtement de raphia qui est alors enlevé et brûlé. L’initié s’enduit le visage de kaolin, quitte la
case commune et se trouve à la fois réintégré dans sa famille et intégré à part entière dans la société.
Les réjouissances, qui n’ont pas cessé depuis la fin de l’épreuve physique, reprennent de plus
belle, s’étendent aux villages voisins et se poursuivent en moyenne deux mois durant.
L’initiation ne donne naissance à aucun groupement spécifique : les (( promotionnaires »
n’entretiennent par la suite que des liens très ténus de solidarité.

b) Le sens et la portée de l’institution.


La tradition orale guéré ne fait état d’aucun mythe relatif à l’origine de la circoncision
ou de l’excision. La caractéristique fondamentale de l’initiation est de permettre au jeune homme
ou à la jeune fille l’accès aux relations sexuelles. C’est donc à partir de cette donnée qu’il convient
d’analyser le sens et la portée de l’institution.
Il nous semble en premier lieu indispensable de souligner la distinction terminologique
entre prépuce (ou clitoris) « vivant »,fo, et prépuce (ou clitoris) « mort »,PZO(l’expression qui désigne
l’initié est PlO-djzc : l’enfant au prépuce (ou au clitoris) « mort » ; « il est initié » se dit m&pZ6: le
prépuce est mort. Le non-initié est au contraire appelé fo-gb6: fo, prépuce « vivant », g65, cuisses).
Tout se passe comme si le fo, tant qu’il est lié à son support, était implicitement considéré comme
« chargé » d’une force néfaste, qui affecte l’organe sexuel tout entier et rend la copulation dange-
reuse. L’ablation du fo le « décharge » de cette force et, partant, « désamorce » l’acte de son contenu
maléfiquel. C’est ce qui explique que seule l’initiation ouvre les portes de la vie sexuelle.
Nos informateurs insistent ensuite sur l’aspect physique de l’opération. Se soumettre 21.
l’ablation du prépuce ou du clitoris exige un certain courage, que tous les jeunes ne sont pas disposés
à afficher. Il arrive (très rarement il est vrai) qu’un individu refuse de subir l’épreuve, par peur
de la souffrance physique. Il est alors traité de fo-gb6, insulte la plus grave que l’on puisse adresser
à un adulte, et devient la risée de tout le monde. Une femme refusera toujours le service sexuel à
un homme non circoncis. Accepter par contre l’initiation c’est faire preuve d’une maturité à la fois
physique et morale qui montre l’aptitude du jeune homme ou de la jeune fille à affronter les diffi-
cultés de l’existence.
C’est en effet ce dernier aspect qui rend compte de la portée véritable de l’institution. L’ini-
tiation, quelles que soient son origine et sesimplications physiques, est avant tout un rite de passage
qui permet à l’adolescent de pénétrer à part entière dans la société des adultes. Jusque là, le jeune
homme ou la jeune fille ne participent pas réellement à la vie sociale : ils ne sont que des auxiliaires
irresponsables. La circoncision et l’excision, en donnant accès aux relations sexuelles, ouvrent
donc à plus ou moins long terme les voies du mariage : la jeune fille déjà promise rejoint son futur
foyer dès la fin des festivités, alors que le jeune homme est, à partir de ce moment, en droit de se
considérer comme d’âge à prendre femme et d’exiger de son père qu’il le dote. Or nous avons vu
que l’alliance matrimoniale était le pivot de la sociéte guéré traditionnelle, qui permettait tant à
I. Cette explication rejoint en gros celle donnée par M me DIETEFCLEN (1961, p. 187). Mais le Gu&é,
s’il le sous-entend, ne dit cependant pas explicitement que le prépuce ou le clitoris sont le siège d’une ‘force
néfaste’ (p. 64).
156 ALFRED SCHWARTZ

l’homme qu’à la femme de se réaliser pleinement. L’initiation libère I’individu de l’état d’irrespon-
sabilité qui est jusqu’alors le sien, allège la tutelle de ses parents et aînés, et, en le rendant « capable »
au sens juridique du terme, le fait entrer de plain-pied dans le monde des adultes.
Par sa portée sociale, le rite entraîne donc, pour reprendre les termes de C. LÉVI-STRAUSS,
un véritable « passage de l’état de nature à l’état de culture D.Avant l’opération l’enfant, soumis
à une quantité d’interdits, se situe incontestablement du côté de la nature. L’ablation dufo, donc
I’acceptation de l’épreuve et, partant, de la règle, le libère du monde de 1’ N anormal » pour en
faire un être social. Or « tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture 9.

***

L’initiation, si elle n’a rien perdu, avec l’evolution de la société traditionnelle, de son sens
et de sa portée, voit cependant son contexte matériel se détériorer rapidement. L’épreuve continue
à se pratiquer au village, mais le zoo masculin est de plus en plus remplacé par les infirmiers,
«retraites 1)ou autres, qui, munis d’instruments chirurgicaux plus modernes, sont en train d’acquérir
le véritable monopole de l’opération 2. L’alcool à go0 et surtout les pommades à base de pénicilline
ont pris défmitivement la relève de la therapeutique traditionnelle. Quant à la retraite initiatique,
tant que la plaie n’est pas guérie, elle a pratiquement totalement disparu : alors que le temps
de « réclusion » des excisées est de plus en plus court (deux à trois jours au maximum, avec de moins
en moins de contraintes), les circoncis se promènent au village dès le premier jeu?. L’âge de
l’épreuve enfin, du moins en ce qui concerne les garçons, ne répond plus au schéma ancien : la
plupart des enfants se font maintenant initier vers II-IZ ans, certains-mêmes subissent l’opé-
ration avant d’aller à l’école. La circoncision ne marque donc plus vk-itablement l’accès à la
maturité sociale dont une des composantes principales était jadis la maturité physiologique.
Elle continue certes à constituer une étape fondamentale dans la vie de tout individu, mais sa
fonction de rite de passage, avec ce décalage dans le temps, est vidée en partie, du moins dans la
forme, de son contenu traditionnel.

Les rites d’intégration, dation de nom, circoncision et excision, introduisent donc, d’abord
partiellement, puis de plain-pied, l’enfant dans la société. Ils permettent, en un premier temps,
au nouveau-né de se faire reconnaître puis accepter, après une opération d’identification, par la
communauté humaine ; en un second temps, à l’adolescent d>accéder, à l’issue d’une épreuve
physique relativement pénible, à la plénitude sociale. En entraînant progressivement l’individu
dans l’orbite de la règle, les rites d’intégration peuvent donc être considérés comme de véritables
médiateurs entre nature et culture. Ce sont eux en effet qui marquent le passage du chaos à 1>ordre,
de lkmivers asocial à celui de la norme, et qui d’êtres irresponsables font des membres à part
entière, et responsables, de la société.

C. LES DÉTENTEURS DE L’Ol%lX?B

Les Gu&é constituent un exemple typique de societté à structure politique « anarchique ~4.
Il n’existe en effet aucune organisation institutionnelle du pouvoir, celui-ci se caractérisant à la
1. LtiVI-STRAUSS (1949, p. 9).
2. Les responsables des postes médicaux de brousse réagissent difkkemment au principe de l’opération
au dispensaire, sous contrôle médical. Mais même là où il n’est pas admis, il est peu d’infirmiers qui, « en dehors
des heures de service B, refusent de jouer le r8le de zoo.
3. En pays Zagné, si la circoncision ne donne plus lieu à aucune cérémonie et est couramment pratiquée
au dispensaire, l’excision, dont le schéma est sensiblement different de celui décrit ici (la retraite initiatique
notamment se tient en brousse, les enfants ne rentrant au village que le soir), continue à se faire rigoureusement
selon les normes anciennes.
4. Du point de vue de la typologie politique, les Guéré se situent, dans la classification de M. FORTES
(suite page suivante)
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL =57

fois par son manque d’unité et l’absence de séparation réelle entre les différents éléments qui le
fondent. Il en résulte une particulière discontinuité du schéma d’autorité, qui n’est jamais défi-
nitif, mais est l’objet d’une constante remise en cause.
Déterminer qui détient l’ordre dans la société guéré traditionnelle, revient à examiner
en premier lieu quels sont les fondements de l’autorité, en second lieu par qui et comment est
assuré le contrôle social.

1. Les fondements de l’autorité.

Les facteurs. qui jouent un rôle prépondérant dans le processus de création du schéma
d’autorité sont de cinq ordres : l’âge, la sagesse, la richesse, la force, la capacité d’intervention
en matière de « sacré ».

a) L’@e.

Si dans la plupart des sociétés africaines un respect particulier entoure la vieillesse, l’âge
n’est cependant pas toujours créateur d’autorité. Pour qu’il le soit, il faut que la longue expérience
qu’a le patriarche de la vie s’accompagne également de qualités de clairvoyance, d’équité et de
générosité. Alors seulement il étend reellement son autorité au groupe ou à la communauté dont
il est l’aîné.
Le chef n’est donc le plus vieux que théoriquement. Ainsi au niveau de l’administration
du village, les Gu&é distinguent-ils entre l’aîné de la communauté, p6gboo (CC l’homme le plus
grand 1))et le chef réel, ulo-d!oi (littéralement CC propriétaire du village 1)). Le statut de ylO-gboo
peut entraîner la fonction de uulo-dioi, mais ce n’est pas automatique. Le problème se pose en termes
identiques au niveau du @nage.

b) La sagesse.
Les qualités de jugement, plus que l’âge, contribuent à fonder l’autorité d’un individu.
Un homme connu pour sa sagesse, sa droiture, son équité, s’attire le respect de tout le monde.
En cas de litige, c’est à lui qu’on demande de trancher. Un tel homme portait autrefois le nom
de @-tzk-$ï (CC l’homme avisé )l), et sa réputation pouvait dépasser le cadre de son propre groupe.
Quand plusieurs lignages partageaient le même village, c’était toujours à un ~6-.&-pï qu’était
confiée la charge de la communauté.

c) La richesse.

La richesse, c’est-à-dire la possession en quantité importante de certains « biens » (femmes,


captifs, bœufs, fusils), constituait jadis une des principales sources d’autorité. L’homme riche,
le pinep0 (litt&alement « l’homme de nom », c’est-à-dire renommé), représentait l’image même
de ce que tout individu cherchait à devenir. La réussite personnelle l’auréolait d’un prestige par-
ticulier et lui conférait un ascendant moral incontestable sur son entourage.
La richesse allait souvent de pair avec la. force. Mais ce n’était pas là une règle générale.
L’homme qui accédait au statut de @w@ par son seul labeur était plus couramment désigné
par le terme de ~&S+E (littéralement CC le nom par la douceur N).

et EVANS PRITCKARD (1964) parmi les sociétés de type B (sans État, à structure lignagère et segmentaire) ;
dans celle de TAIT et MIDDLETON - qui décortique le type B précédent - (cf. Tribes without rders, Studies in
african segmentary systems, London, rg58), parmi les sociétés à la fois de type I (à généalogie longue) et de type 3
(à généalogies étrangéres les unes aux autres). Pour la critique de cette « démarche typologique », voir G. BALAN-
DIER (1967, p. rg et 20).
158 ALFRED SCHWARTZ

d) La force.
Dans une société où les relations d’hostilité - latentes ou ouvertes - entre groupements
étaient quasi permanentes, et où la guerre était considérée comme un moyen normal de règlement
des conflits, la force physique constituait la méthode la plus directe et la plus efficace d’accès
à la puissance. Il est significatif à cet égard de souligner à quel point la violence, même injustifiée,
est valorisée par la tradition orale : certaines chansons de geste glorifiant les hauts faits de tel
« guerrier », qui ne se différenciait en rien d’un bandit de grands chemins, apparaîtraient dans
d’autres sociétés comme parfaitement amorales. L’usage de la force physique permettait en effet
tous les excès, du pillage au meurtre, la loi du plus fort s’imposant inexorablement et se maintenant
par la peur.
Le guerrier, bio, avait ainsi un statut social particulièrement envié. Il était non seulement
célèbre et craint mais souvent également riche. Le bio le plus renommé, appelé bio-Ha (ccle grand
guerrier ))), ou encore ki-dioi (littéralement « le propriétaire du buffle », la force du buffle étant
symbolisée ici par une tête de bélier, que le chef des guerriers portait en guise de coiffure), qui était
fréquemment aussi le ~&.s@ le plus en vue, imposait implicitement son autorité à l’ensemble
du bloa, et était tacitement reconnu comme bloa-dioi, chef du bloa.

e) La capacité d’intervention en matière de « sacré ».

La fonction magico-religieuse conférait enfin à ceux qui la détenaient un prestige et une


autorité morale qui en faisaient les principaux garants de l’ordre. Parmi les agents du « sacré 1)
il convient de citer tout d’abord les Ko%dZoi (Npropriétaire de médicaments )), au sens de homme-
médecine), sur lesquels nous reviendrons plus longuement dans le troisième paragraphe de ce cha-
pitre, ensuite les Relu-dioi (« propriétaire de masque »), qui n’ont jamais joué en pays Nidrou le
rôle fondamental de régulation de l’ordre social qui continue à être le leur chez les Guéré de l’Est?,
enfin, et surtout, le dgi (littéralement « la panthère a), appelé digo (« le vieux »), terme particulière-
ment respectueux.
Le dgi jouit d’une autorité morale qui s’étend à l’ensemble du bloa. Ce prestige est lié à la
possession par le digo d’un certain nombre d’objets sacrés, appelés dgi-blei (Nles objets de dgZ »),
dont l’acquisition est contemporaine de l’installation des Nidrou sur les bords du Cavally. En
effet, à l’issue de leur migration, les Nidrou vivaient dans un état permanent d’insécurité. Zohinon,
chef du groupement, s’en fut alors trouver Flan-Djéhou, prestigieux chef des Béhoua, leurs voisins
de l’Ouest, dans le but de se faire indiquer un moyen qui ramènerait la sécurité à son bloa.
Flan-Djéhou, à qui les mêmes problèmes s’étaient posés lors de son installation, s’était rendu
en un « lieu saint 9 où lui avaient été remis une série d’objets (dgi-blei) capables de rétablir la paix.
Zohinon refit donc le même itinéraire, et ramena les dgi-blei qui, depuis, assurent la sécurité à tout
le groupement Nidrou. Ces objets (il s’agirait d’une canne en bronze surmontée d’une forme
humaine qui lève le bras en signe d’apaisement, et d’une carapace de tortue également en bronze)
continuent à être conservés par les descendants de Zohinon, du lignage Séouandi, dans une case
à Méo. Le gardien des dgi-blei, le dgi, qui porte obligatoirement le nom de l’ancêtre, Zohinon,
et dont la personne est entourée d’un grand respect, a seul accès au sanctuaire.

***

L’ensemble de ces facteurs jouent d’une manière le plus souvent concomitante, mais quel-
quefois aussi concurrente, creant des paliers différents d’autorité. Ils interviennent en effet aux
niveaux tantôt du seul lignage, tantôt du village, tantôt du bloa tout entier et, ce faisant, définissent
les cadres mêmes du contrôle social.
I. La fonction du masque en pays wobé a fait l’objet d’une étude théorique minutieuse de la part de
J. GIRARD (1967).
2. La Mecque, disent nos informateurs.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL =59

2. Le contrôle social.

Le contrôle social est directement lié à la détention du pouvoir. Les responsables de I’ordre
opèrent donc, selon le statut qui leur est reconnu, aux trois principaux niveaux d’autorité défmis
par le schéma précédent : lignage, village, bloa.

a) Au niveau du lignage.
Au niveau du lignage (tke) le contrôle social était autrefois exclusivement assuré par l’aîné
du groupe, yz&kZa (K l’homme vieux u), à condition toutefois qu’il fût en possession de tous ses
moyens. Le pouvoir qu’il détenait était essentiellement lié au rôle de régulateur des alliances
matrimoniales que lui conférait la possession des biens spécifiquement réserves à la dot : bétail,
anneaux en cuivre, fusils, pagnes, etc. Par le truchement de la compensation matrimoniale, le
CCvieux » pouvait exercer une pression permanente à n’importe quel niveau sur n’importe quel
membre du lignage.
Le p&kZa, dont l’autorité s’exerçait sur tout le lignage, s’est, avec l’éclatement du tkô,
peu à peu vu subrogé dans ses fonctions par les uzww-dioi, chefs de lignages mineurs. En un premier
temps le zwnzt-dioi restait étroitement dépendant du pc-kla, dont il n’était que le représentant
dans son village, et ne pouvait engager, sans l’accord de l’aîné, le patrimoine collectif du tke. Puis,
avec la plus grande accessibilité à la richesse qu’entraîne le développement des cultures commer-
ciales, le uwzu-dZoi acquiert progressivement une certaine indépendance, et devient très rapide-
ment le principal régulateur de l’échange matrimonial.

b) Au niveau du village.
Le principal artisan du contrôle social, au niveau du village, était le uZo-dz’oi,ou chef de
village. Nous avons vu que cette fonction n’était pas automatiquement dévolue au plus vieux
de la communauté (j&gboo), mais consacrait les qualités de sagesseet d’équité de celui qui avait
déjà le statut de pO-tis-yz0 ((chomme avisé D).Pouvait également être reconnu comme chef de village
le?&+6 (CC homme de renom 1))dont la richesse n’était pas au seul service d’une vanité personnelle,
mais s’accompagnait de générosité et d’un réel sens de la justice.
Le ZtZo-dioi réglait les litiges entre membres de lignages différents, veillait au respect des.
règles et, d’une manière plus générale, au maintien de l’entente à l’intérieur de la communauté.
Il représentait le village à l’extérieur, et intervenait, le cas échéant personnellement, quand il
estimait qu’un litige entre deux villages différents risquait de dégénérer en conflit armé. Pour
éviter la guerre, il allait quelquefois jusqu’à engager sa propre fortune.

c) Au niveau du 610a.
Les détenteurs de l’ordre, au niveau du bloa, étaient essentiellement le bio-kla (ccchef guer-
rier M), reconnu par le groupement comme bloa-d{oi (chef du bloa) et le dg2.
Le BZoa-dioi, qui presque toujours avait établi son autorité par la force, pouvait mettre sa
puissance au service du bien comme au service du mal. En temps de paix la fonction principale
du bloa-dioi était de rendre la justice. Il était assisté de conseillers, bloa-i-gbis-p6 (CC les hommes
qui réconcilient le bloa D), choisis parmi les chefs de lignage, et avait un porte-parole, @~uO-~~ZZ-~O
(littéralement « Jhomme qui parle pour l>homme D). En temps de guerre, le bloa-dioi redevenait
un chef militaire (bio-kla) et prenait la tête des opérations de défense du bloa.
Le dgi, qui incarne le principe de l’ordre, surveillait de très près les activités du bloa-dioi.
Pour bien marquer la différence de nature entre le pouvoir de l’un, basé sur le temporel, et le pou-
voir de l>autre, basé sur le spirituel, et pour éviter en même temps toute tentative de corruption,
les deux personnages, entre lesquels il existait une tension permanente, ne pouvaient vivre au même
endroit. Le seul moyen d’intervention du dgZ était la réprobation morale accompagnée de paroles
160 ALFRED SCHWARTZ

imprécatoires. Le contrôle du dgi ne s’exerçait d’ailleurs pas seulement sur le chef du bloa, mais son
autorité morale s’étendait à tous les chefs de &-nage, à qui le dgi déléguait une parcelle de l’ordre
dont il etait le gardien sous la forme des digo-tzt (littéralement « bois du digo 11,digo, Gle vieux »,
étant, comme nous l>avons vu, un terme particulièrement honorifique par lequel on désignait
le dgi), éléments de queue de bœuf emmanchés sur un morceau de bois ou engainés de cuir. Le
digo-t% symbolisait le pouvoir du dgZ, et permettait à son possesseur de parler au nom du digo.
Ne pas respecter un porteur de digo-tu et, partant, ne pas écouter ses conseils, c’était manquer
de déférence à l’égard du dgi lui-même, et s’exposer à ses imprécations.
L’existence d>une autorité morale dont l’emprise s’étendait à tous les détenteurs de pouvoir
constituait donc un puissant moyen de contrôle social. La décision, quel que fût le niveau où elle
était prise, ne pouvait l’être sans l’aval du dgi. Toute intervention avait ainsi une double caution ;
celle, temporelle, du pouvoir qui était saisi ; celle, spirituelle, du dgi, garant de l’ordre par excellence.
Le caractère ((anarchique » de la société politique guéré traditionnelle n’est donc qu’apparent.
Le système de contrôle, qui sous-tend toute prise de décision, à quelque niveau que ce soit, met,
du moins en théorie, I’individu à I’abri de l’arbitraire. Car en pratique, l’abus de pouvoir et, par-
tant, I’excès, s’il est rare, est malgré tout possible. Ainsi, le dernier en date des bloa-dioi Nidrou
de l’époque précoloniale, S&i-Bahi, surnommé Zagnon-Kla (littéralement « l’homme qui domine
par la force l)), passait pour un chef particulièrement impitoyable, brutal et cruel, qui régnait
en monarque véritablement absolu. §on village, Dioya, avait l’allure d’un camp retranché, entouré
d’une épaisse végétation d’épineux, que franchissait un unique sentier d>accès. Séhi-Bahi fut
d’ailleurs le seul chef de la région de Toulépleu à opposer une résistance armée à la pénétration
coloniale. Le village fut bombardé, et les habitants, après avoir mis le feu aux cases, s’enfuirent
en brousse. Quant au chef, il fit croire aux autorités qu’il s’était réfugie au Libéria, et vécut jus-
qu’à sa mort, survenue en 1917, dans un campement à proximité de l’ancien Dioya. Le souvenir
de Séhi-Bahi continue à 6tre particulièrement vivace en pays Nidrou. Les uns le présentent comme
une espèce de géant doté d’une force physique prodigieuse, et à qui il valait mieux ne pas avoir
affaire. D’autres en font un justicier implacable. D’autres encore le décrivent comme un bandit
de grands chemins, n’ayant acquis sa puissance que par la violence et le crime. Séhi-Bahi fut
certainement tout cela en même temps, et il arrivait que le dgZ, du même lignage que lui, n’approu-
vât pas toujours ses agissements.
Les chefs de canton actuels, institués par l’administration coloniale, ne sont qu’un pale
reflet de ce que pouvait être un bloa-dioi traditionnel. Quant aux chefs de village nommés par le
pouvoir étranger, ils n’ont jamais eu qu’une fonction de représentation, et ne jouissent d’aucune
autorité réelle. L’instauration, après la proclamation de l’indépendance, de comités villageois
du PDCI, avec un Président et un Bureau, repose actuellement en termes nouveaux le problème
du contrôle social. Cette instance moderne, qui se juxtapose à l’autorité du chef traditionnel,
crée en réalité, au niveau du village, un commandement bicéphale. La situation est inquiétante,
non parce qu’elle suscite des conflits d’autorité, mais parce que, les attributions n’étant pas claire-
ment définies, les deux pouvoirs finissent par s’annihiler, en comptant l’un sur l’autre ou en se
renvoyant la balle. Il existe à cet égard une véritable crise de l’autorité dans les villages, dont les
responsables ne sont pas toujours conscients.

***

Le système des interdits, les rites d’intégration à la société, l’organisation du pouvoir et


du contrôle social contribuent donc à des degrés et à des niveaux divers à fonder l’ordre. Le respect
des interdits, tant sociaux que cultuels, préserve la communauté du malheur et lui permet de se
développer harmonieusement. L’ (( individuation )) de l’enfant au moment de sa naissance, puis
I’acceptation de l’épreuve initiatique par l’adolescent, introduisent, d’abord partiellement, puis
pleinement, l’individu dans la société. Le contrôle exercé enfin par les détenteurs de l’autorité
aux différents paliers de l’organisation sociale permet aux hommes et aux collectivités en présence
de vivre dans la paix.
PL. v

1.2. Obsèques
de chefde lipage (Ziombli),

.T.J. Tombed’amêttve(pays Boa).

14. Paiementdedotmortuaire (kuko-uliË) à Ziovtbli.


PL. VI

15. GM

16. Comultaticozde Glé.

17. Abri de .Zpvotecteaws


P (Todépleu).
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 161

II. LA PERTUR.BATION DE L'ORDRE

Il arrive cependant que l’ensemble des mécanismes qui fondent l’ordre ne soient plus en
mesure de le garantir. C’est ce qui se produit quand un individu transgresse délibérément une
règle, se trouve être la victime d’une manœuvre de sorcellerie, ou quand indépendamment de ces
facteurs de perturbation la maladie ou la mort s’abattent sur le groupe.

A. LES FACTEURS DE DÉRÈGLEMENT

1. La transgression des règles (&-SO)

Transgresser une règle, c’est porter atteinte, volontairement et sciemment, à l’ordre social.
Qu’il s’agisse du non-respect d’un interdit, de la violation d’une norme, ou de l’accomplissement
d’un acte répréhensible, le contrevenant. commet une ((chose mauvaise » (de-SO). Entrent dans cette
catégorie le vol, l’adultère (qui est une forme de vol), l’inobservance d’un interdit ‘(manquement
d’autant plus grave que l’interdit est social et, partant, risque d’attirer la sanction sur toute la
collectivité), l’homicide « public » (par opposition à l’homicide « occulte » qui est le fait du sorcier),
et d’une façon plus générale tout ce qui met en cause ouvertement les conventions qui permettent
aux individus de vivre en société.

2. La sorcellerie (wu-puô)

Le terme autour duquel s’articule l’action en sorcellerie est wti. Le wa (que nos informateurs
traduisent par (( diable ») désigne à la fois le support matériel du pouvoir maléfique, et l’acte lui-
même. La sorcellerie est désignée par l’expression wz+tis (littéralement « faire diable »), et le sorcier
est appelé wu-digo («le détenteur de wu 1); digo a pour racine di, manger, consommer, par extension
utiliser ; littéralement « celui qui utilise le wu »).
Les croyances liées à la sorcellerie constituent le moteur principal des activités magico-
religieuses de la société guéré. Celles-ci, comme nous le verrons ultérieurement, se réduisent en
effet essentiellement à des thérapeutiques de lutte contre les forces maléfiques. Sans aller jusqu’à
plonger l’individu dans un état de peur chronique et traumatisant, comme cela semble être le cas
chez les Bétél, la sorcellerie ne préoccupe pas moins le Guéré d’une manière permanente.
Nous examinerons ici tout d’abord le personnage du sorcier, ensuite l’acte de sorcellerie,
enfin la portée du phénomène.

a) Le sorcier.
Avant d’aborder l’étude du personnage du sorcier, une précision terminologique s’impose.
Les Guéré distinguent deux types de sorciers : le sorcier proprement dit, wu-d2go, qui agit d’une
manière occulte et n’est capable que d’actes maléfiques ; 1’ (( ancien sorcier )), ou sorcier ((repenti »,
(( déclaré », qui a fait amende honorable en se confessant publiquement, et qui s’est transformé
en (( chasseur de sorciers », zoo, que nos informateurs traduisent par (( grand sorcier », mais dont
les activités ne relèvent absolument plus de la sorcellerie : le zoo, qui a décidé de mettre son savoir
au service de la société, est connu de tous, et son action est désormais entièrement orientée vers
la neutralisation des wu-digo. Le rôle du zoo sera examine plus loin. Ici seul le personnage du
wu-digo retiendra notre attention.
Comment devient-on sorcier ? Les principales caractéristiques de la sorcellerie guéré semblent
I. Cf. D. PAULME (1962).
II
ALFRED SCHWARTZ

être que le savoir du sorcier est soit inné, soit révélé en rêve au futur wu-digo alors qu’il n’est encore
qu’en très bas âge. N’est donc pas sorcierqwiveut.
Le savoir du wu-digo est le plus souvent inné. Ou bien l’enfant vient au monde avec des
dispositions pour la sorcellerie, ou il naît directement sorcier. Dans le premier cas, il s’agit princi-
palement de nouveau-nés qui réincarnent un zoo défunt. Sont également prédestinés à la sorcel-
lerie les jwmeaztx. De tels enfants sont, dès la fin de la cérémonie d’identification, soumis à un rite
de purification qui a pour but de désamorcer les dispositions maléfiques qui les habitent. Le nouveau-
né est amené à un zoo qui lui fait toucher son ancien wu, en prononCant des paroles de mise en
garde. Les penchants de l’enfant pour la sorcellerie ne sont pas pour autant détruits : c’est lui-
même qui en grandissant fera le choix. Ou il renoncera purement et simplement à devenir sorcier,
ou il sollicitera l’enseignement de wu-digo expérimentés et fera son entrée dans la « carrière ».
Dans le second cas l’enfant ne peut échapper à sa destinée : l’emprise qu’exercent sur lui les puis-
sances maléfiques est telle que dès le sein de sa mère il participe déjà aux réunions de ses aînés.
Le cas de G. T., sorcier célèbre à travers tout le pays Nidrou (démasqué et accusé d’homicide, il
fut jugé et condamné par l’administration coloniale, à la veille de la Seconde Guerre mondiale,
à trente ans de réclusion, puis gracié en Ig45), est à cet égard significatif : alors qu’elle était à terme,
la mère du futur wu-digo s’aperçut avec stupéfaction que l’enfant disparaissait certaines nuits
de son ventre. Elle fit part de ses constatations à son mari, qui lui conseilla, quand le phénomène
se reproduirait, de changer de case. Le matin, on découvrit l’enfant devant l’habitation de sa mère,
allongé dans un tambour.
Mais la science de la sorcellerie peut être révélée également au futur wu-digo en rêve, alors
qu’il n’est encore, répétons-le, qu’un enfant. Libre à lui d’accepter, en expérimentant la révélation,
ou de refuser, en faisant part dès le matin de la nature du rêve à son père.
Les biographies de zoo illustrent ces différents processus :
- D. est né: avec des dispositions pour la sorcellerie. Dès sa naissance les vieux sorciers se sont
intéressés à lui, l’ont entraîné à leurs réunions et lui ont prodigué leur enseignement. D. a cru
que tout le monde naissait avec de pareilles dispositions. Ce n’est que lorsqu’il a compris la
portée du pouvoir qu’il acquérait qu’il a renoncé au monde de la sorcellerie, en se confessant
publiquement et en acceptant de devenir zoo. Il n’était alors pas encore circoncis.
- G. est né jumeau. Il était donc pklisposé à devenir sorcier. Son éducation fut confiée à une
vieille femme qui était elle-même jumelle et experte dans l’art de la sorcellerie. G. n’a cessé
d’être wti-digo qu’après sa circoncision.
- T. a été initié à la sorcellerie par le rêve, alors qu’il n’avait que trois ans. C’est ainsi que lui
ont été révélés ses premiers wu. Il n’a parlé de son rêve à personne, a commencé à fréquenter
les vieux sorciers et n’est devenu zoo que lorsqu’il s’est estimé suffisamment puissant pour
sortir de l’engrenage sans risques.
L’identité du wzt-digo, qui agit en cachette, n’est évidemment jamais connue. Aussi n’im-
porte qui peut-il être accusé de sorcellerie. Les soupçons porteront cependant de préférence sur
les individus dont on sait qu’ils réincarnent un xoo défunt ou les jumeaux. Inspirera également
la méfiance l’homme qui se singularise par sa tenue vestimentaire, son comportement en société,
le « système de protection » (les « médicaments » dont il s’entoure), etc. Le riche sera plus facilement
soupçonné que le pauvre, le méchant que le juste... Les femmes ont plus de prédilection pour la
sorcellerie que les hommes : tout d’abord elles auraient plus de motifs (la jalousie notamment),
ensuite il existe peu de zoo féminins, ce qui accroît le nombre de wu-digo et restreint les possibilités
de surveillance. Un accouchement difficile ou la mort répétée de nouveau-nés sont très souvent
des causes d’accusationl. Le fait d’être aoo enfin ne confère pas une immunité : l’ancien sorcier
I. Une femme qui a un accouchement difficile est soupçonnée d’avoir eu des relations avec un sorcier,
au cours d’une réunion nocturne à laquelle elle aurait elle-même participé en tant que sorcière. Quant à l’enfant
qui meurt peu après sa venue au monde, son âme peut avoir fait l’objet d’une transaction entre la mère et
l’association de sorciers à laquelle elle appartient.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 163

peut parfaitement jouer double jeu, sa connaissance des techniques de la sorcellerie, qu’il est
à même d’utiliser à bon ou à mauvais escient, en faisant un personnage particulièrement craint
et redouté.
Les sorciers se reconnaissent et communiquent entre eux par des signes inintelligibles à
qui n’est pas des leurs. Ce code, quand il n’est pas inné, est révélé en rêve. Il permet à l’apprenti-
sorcier d’entrer en contact avec ses aînés, et de se soumettre ainsi à leur enseignement.
Les sorciers constituent enfin des associations, wu-kü (littéralement u la clairière des wa »,
par référence à leur lieu de rencontre), qui fonctionnent comme des sociétés d’entraide. Les membres
se réunissent la nuit, dans une clairière de la forêt, procèdent à des festins rituels au cours desquels
ils mangent l’âme de l’enfant qu’une mère sorcière vient de mettre au monde et qui ne survivra
pas à cette opération, débattent des affaires à mener en commun, échangent des wu, s’occupent
de la formation des jeunes, etc. De telles assemblées peuvent regrouper les wu-digo, masculins et
féminins, de plusieurs villages.

b) L’acte de sorcellerie.

- Quelles sont, en premier lieu, les techniques d’intervention du sorcier ? Elles sont essentielle-
ment fonction des intentions du wu-digo. Celles-ci sont le plus souvent de se débarrasser physi-
quement d’une personne gênante, soit d’une manière directe et radicale, soit en la faisant
souffrir au préalable. Quelquefois elles peuvent se réduire à rendre la victime malade ou à
faire entrer le malheur dans sa vie. Quelquefois encore les attaques portent simplement sur
les biens de celui à qui le sorcier veut nuire.
A la base de l’intervention du sorcier il y a le wu, que nous avons défini ci-dessus comme
le support matériel de la puissance maléfique. Ce support peut revêtir des formes multiples. Il
s’agit généralement d’éléments végétaux, arbres, lianes, plantes, herbes, etc. C’est la possession
du wu qui rend possible l’acte de sorcellerie. Le sorcier n’est en quelque sorte que l’instrument
du wu, l’intermédiaire entre le support de la force maléfique et la victime, celui qui établit le contact
entre les deux. Quelle que soit la technique utilisée celle-ci n’agit que par le biais du wu.
Les méthodes d’intervention du sorcier sont tantôt directes, tantôt indirectes. L’action
directe, qui semble de loin la plus utilisée, consiste au recours à la gamme particulièrement étendue
des poisons qu’est capable de réaliser le sorcier avec le concours de son wu. Quant à l’action indirecte,
elle revêt plusieurs formes : le sorcier peut intervenir d’abord en proférant en présence de son wzd
et à l’encontre de sa victime des paroles maléfiques ; en second lieu, en recourant à la technique
de l’envoûtement, le wu symbolisant la personne qu’il cherche à faire souffrir ou à supprimer ;
en troisième lieu, en se transformant en animal, soit pour tuer sa victime (panthère), soit pour
saccager ses biens (éléphant, buffle, sanglier) ; en dernier lieu, en « téléguidant » vers la cible qu’il
a choisie un revenant, ku-paku (« fourreau du cadavre 1))ou bh-w%-digo (« sorcier de la terre » - seul
un ancien sorcier pouvant revenir sous la forme de revenant -), qui exécutera à la lettre les
instructions que son maître lui aura donnéesl.
L’énumération de ces techniques est loin d’être exhaustive. Le sorcier, soucieux d’efficacité,
renouvelle en effet ses méthodes d’intervention en permanence, pour déjouer au maximum les
systèmes de protection dont s’entourent les individus.
- Sur qui portent, en second lieu, de préférence les attaques du sorcier ? Dans l’ouvrage déjà
cité, Les G?&ré, peuple de la forêt, R. VIARD écrit : « ... En dehors des chefs proprement dits,
les chefs de case opulents, les pères dont plusieurs rivaux se disputent une fille, les rivaux
eux-mêmes et entre eux-mêmes, le mari dont une femme est lasse ou jalouse, les personnes
âgées venant de recevoir un héritage, les gens ayant insulté ou humilié un tiers en public, etc.
sont également exposés à décéder un jour après un bref malaises. N
I. Tous les wu-digo ne sont pas capables de faire intervenir des revenants. Un tel don suppose déjà
une possession approfondie de l’art.
2. R. VIARD (1934, p. 95).
164 ALFRED SCHWARTZ

La seule règle qui semble cependant exister en ce domaine, aussi paradoxal que cela paraisse,
est que le wzt-digo n’intervient jamais sans raison : qu’il s’agisse de supprimer un parent riche
pour prendre sa place ou d’éliminer un rival pour s’emparer de sa femme, l’acte du sorcier est
toujours motivé. L’intervention gratuite se retournerait contre son auteur. L’action du sorcier
n’est par ailleurs pas circonscrite : elle s’exerce aussi bien au sein de la famille qu’à l’extérieur.
Les occasions de conflit étant somme toute plus fréquentes à l’intérieur du lignage, le groupe
de parenté finit par être le cadre privilégié des manœuvres de sorcellerie. En cas de mort mysté-
rieuse les soupcons portent effectivement de préference soit sur les fils du défunt, soit sur ses frères,
soit sur ses femmes.

c) La portée de la sorcellerie.

La sorcellerie est généralement interprétée par la littérature ethnographique comme une


contestation de l’ordre social. Qu’en est-il en pays guéré ?
Une action de contestation implique la mise en cause consciente et délibérée d’une situation
ou d’un état de choses donnés. Or ce qui semble essentiellement caractériser la sorcellerie, dans la
société qui nous intéresse, c’est d’une part la nature spécifique du recrutement de ses agents,
d’autre part l’absence quasi totale de choix qui au départ marque l’entrée de l’individu dans la
voie du mal. En premier lieu, n’est en effet pas sorcier qui veut, mais seulement celui qui est pré-
disposé à l’être par naissance (soit qu’il réincarne un zoo défunt, soit qu’il naît jumeau ou tout sim-
plement et directement sorcier), ou qui reçoit la révélation du zen en r&e. En second lieu, le sorcier
ne choisit pas délibérément, au départ, de nuire à autrui. Il est presque entraîné malgré lui dans
l’engrenage, soit par jeu, soit par curiosité. Le pouvoir qui est ainsi offert au tout jeune enfant,
et auquel on lui demande de renoncer pour rester dans le droit chemin, n’est nullement en rapport
avec la conscience qu’il peut avoir du phénomène. Aussi, même quand il répond aux sollicitations
de ses aînés, l’apprenti sorcier n’a-t-il pas toujours opté en connaissance de cause pour l’orientation
qui dorénavant sera la sienne. Il y a là un élément de fatalité qu’il est important de souligner.
L’individu qui n’est donc pas déjà wu-digo et qui déciderait délibérément de contester
l’ordre social n’aurait pas pour autant accès à la sorcellerie. Si malgré tout il tentait d’y recourir,
il serait la première victime de ses machinations. On ne choisit pas d’être sorcier, on l’est ou on
ne l’est pas.
Cette première analyse demande cependant à être nuancée. Si n’importe qui ne peut pas
devenir wti-digo, ceux qui le sont parce qu’ils étaient prédestinés à l’être, donc contre leur gré,
ne sont pas obligés de le rester. Nous avons vu qu’il était toujours possible à un sorcier de faire
amende honorable et de mettre son savoir à la disposition de la société en devenant zoo, « chasseur
de sorciers ». Le problème du choix se pose donc en permanence au sorcier adulte. Que l’enfant ne
soit pas toujours capable de le résoudre dans le bon sens, cela se conçoit ; mais que l’homme d’âge
mûr poursuive son action maléfique, il ne le fait que parce qu’il le veut. A ce niveau seulement la
sorcellerie peut devenir contestation de l’ordre social.
Comment convient-il alors d’interpréter d’une manière générale l’acte de sorcellerie ? Nous
avons déjà souligné ci-dessus le fait que l’intervention du wzt-digo n’&ait jamais gratuite : le sorcier
ne nuit pas pour le plaisir de nuire, mais parce qu’il trouve un profit dans l’opération .Il faut donc
qu’il y ait au depart une situation propice. Celle-ci peut revêtir de multiples formes, mais suppose
toujours l’existence d’un conflit, ouvert ou latent, entre le sorcier et sa victime. La sorcellerie
apparaît donc avant tout comme un moyen de régler les conflits interindividuels. Ce n’est que
subsidiairement qu’elle peut revêtir les aspects d’une contestation de l’ordre établi, dans la mesure
où le sorcier d’une part opère clandestinement, c’est-à-dire hors des normes admises par la société,
d’autre part accepte de rester dans 1’ « illégalité ». Les attaques du wu-digo ne sont jamais dirigées
contre la communauté humaine prise globalement ou contre une institution sociale donnée, mais
contre un individu déterminé.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 165

La sorcellerie est perçue par les Gu&é comme une tare inhérente à la société des hommes,
un mal dont on se passerait bien mais qui est incurable, puisque imposé de l’extérieur. Le
wu,-digo, investi de son pouvoir maléfique contre son gré, n’est d’ailleurs pas obligatoirement un
personnage dont le seul but est de nuire. Il peut laisser ses dispositions en sommeil, ne pas chercher
à les experimenter ou à les approfondir, et ne jamais en parler. L’état de sorcier ne devient
condamnable qu’à partir du moment où il cesse d’être neutre pour devenir agissant.
La sorcellerie apparaît donc à priori comme un phénomène defiant toute logique. Pourquoi
les dispositions sont-elles accordées à tel individu plutôt qu’à tel autre ? Pourquoi, quand la sor-
cellerie n’est pas innee, mais révélée par le rêve, ne peut-elle l’être qu’à un enfant ? Pourquoi
n’est-il pas possible d&bérément de devenir sorcier ? La portée même de l’acte de sorcellerie revêt
des aspects contradictoires : s’il est un moyen de règlement d’un conflit, pourquoi ce moyen n’est-il
à la disposition que d’une minorité ?
Mais la sorcellerie n’est-elle pas contraire à toute logique par définition ? Sans ses contra-
dictions serait-elle encore sorcellerie ? N’est-ce pas elles qui font que l’action du sorcier est impré-
visible et, partant, tant redoutée ?
La sorcellerie introduit incontestablement et inévitablement un climat de méfiance, sinon
de peur, dans les rapports entre individus. Ce faisant, ne tendrait-elle pas à jouer également un
rôle de nivellement social, en empêchant le riche de profiter trop exclusivement de sa richesse, le
vieux de monopoliser trop de femmes, le détenteur de l’autorité d’en abuser, etc. ? La sorcellerie
pourrait donc être interprétée à la limite comme une technique de contrôle social. Le fait qu’il
soit en effet admis que le sorcier n’attaque jamais sans raison, n’est-ce pas implicitement justifier
son intervention ?
Si la finalité que poursuit la sorcellerie demeure ambiguë, l’action du wu-digo n’est en tout
cas jamais percue comme pouvant avoir des conséquences heureuses, et n’attire toujours, du moins
publiquement, que réprobation et condamnation. Le caractère maléfique du phénomène est donc
largement prédominant.

i ***

L’individu qui transgresse une règle se distingue du sorcier en ce qu’il agit ouvertement
et accepte délibérément de se mettre en marge de la société. Son attitude peut de ce fait être davan-
tage interprétée comme une contestation de l’ordre social que l’action du wa-digo. Il y a en effet
d’un côté mise en cause de conventions établies collectivement, de l’autre simple atteinte à la liberté
individuelle. Le non-respect d’une règle est donc susceptible, à la limite, d’être plus gravement
ressenti que l’acte de sorcellerie.
Quoi qu’il en soit, l’un comme l’autre ont pour consequences d’entraver l’ordre social,
en entraînant, le premier indirectement, le second directement, la maladie et la mort.

B: L’EXPRESSION DU DÉR1ÈGLEMENT

1. La maladie.

Si la maladie est toujours percue comme une perturbation de l’ordre social, il est cependant
admis qu’il puisse y avoir des cas où elle n’est ni la conséquence de la transgression d’une règle,
ni le résultat d’une manœuvre maléfique. Certains dérèglements sont en effet considérés comme
ne relevant d’aucune intervention extérieure : il s’agit principalement des maladies endémiques,
telles que la lèpre et la syphilis. Ces fléaux apparaissent comme « naturels ». La plupart des autres
troubles de l’organisme, particulièrement quand ils affectent le système viscéral, de l’estomac au
166 ALFRED SCHWARTZ

cerveau, sont ressentis comme la manifestation d’une attaque occulte. Il en est de même de la
blessure qu’un individu se porte, ou de l’accident dont il est victime.
Quand le mal a été causé par la propre faute de celui qui en est atteint, la guérison exige
que le contrevenant fasse amende honorable à l’égard de l’interdit offensé, en lui rendant un culte,
ou confesse publiquement son forfait s’il a transgressé une règle ou s’il a tenté d’agir en sorcellerie
et que le wu s’est retourné contre lui ; s’il s’agit par contre d’une attaque de wz+digo, la neutrali-
sation du trouble sera fonction de la détection rapide et précise du mal (détermination notamment
du poison ou du wu utilisés), tâche qui incombe à l’homme-médecine.

2. La mort.

La mort, plus que la maladie, entraîne un dérèglement de l’ordre social. Non seulement
le décès d’un individu affaiblit le groupe démographiquement, mais le vide qu’il crée est souvent
à l’origine d’un profond bouleversement à la fois des relations inter-individuelles à l’intérieur
du lignage, et des rapports que celui-ci entretenait jusqu’alors, par l’intermédiaire du défunt,
avec l’extérieur.
Nous examinerons ici successivement les voies d’accès à la mort, les opérations qui pré-
cèdent et accompagnent l’inhumation, le deuil, les courants d’échange funéraires, enfin les problèmes
posés par l’héritage.

a) Les chemins de la mort.

La mort n’est que rarement imputée à des causes naturelles, à moins qu’il ne s’agisse d’un
enfant en tout bas âge, d’un homme très vieux, « qui a fait son temps )), ou d’un malade incurable.
Dans tous les autres cas le Guéré considère qu’il y a intervention d’une force occulte : un adolescent
ou un adulte ne meurt en effet jamais sans cause. Selon R. VIARD « il n’est peut-être pas téméraire
d’affirmer que plus de 15 yO des décès dus à d’apparentes maladies sont provoqués en ce pays
par des manœuvres criminelles »l.
La victime peut être elle-même cause de sa mort : c’est ce qui se produit quand elle trans-
gresse, comme nous l’avons souligné ci-dessus, un interdit ou une règle, ou quand elle tente d’agir
en sorcellerie. Dans le premier cas, c’est le non-respect de l’interdit qui tue, soit directement quand
il s’agit d’un interdit cultuel (par l’ingestion de la nourriture défendue), soit indirectement quand
il s’agit d’un interdit social (par foudroiement par exemple). Dans le second cas, quatre hypothèses
sont possibles : ou l’apprenti-sorcier, inexpérimenté, est la victime de ses propres machinations
(le wu se retourne contre lui) ; ou le sorcier est (( saisi )) par l’un des protecteurs de son adversaire,
dont il sous-estimait la puissance ; ou le wu-digo est surpris par un zoo, qui peut lui infliger des
blessures physiques pouvant entraîner la mort? ; ou, enfin, le sorcier meurt parce que l’animal
dans lequel il s’est métamorphosé a été tué par un chasseur.
Mais le plus souvent la mort est la conséquence d’une intervention maléfique : action
directe (poison) ou à distance (envoûtement) d’un wu-digo ; ou plus simplement manœuvre crimi-
nelle d’un membre de l’entourage du défunt. Aussi quand il y a doute sur les causes du décès,
et qu’il est acquis qu’il n’est pas à lier à une faute commise par le disparu lui-même, procède-t-on
chaque fois à la recherche d’un coupable. Dans un article intitulé « La mort en pays guéré »3,
Keï Boguinard (lui-même Guéré) écrit : ((Chaque maladie, chaque accident, chaque décès entraînant
la recherche d’un coupable, les personnes que l’on est porté à soupçonner sont celles qui vivent
sous le même toit que le malade, l’accidenté ou le mort, ou celles qui ont de fréquentes relations

I. R. VIARD (1934, p. 94).


a. Quand il y a des raisons particulieres de croire que la mort est consécutive à l’intervention d’un ZOO
(traces de lutte, contusions ou blessures inexpliquées sur le corps), le cadavre est lavé par une personne gauchère.
Si le défunt a BM effectivement malmené par un zoo, les parties touchées ne tardent pas à saigner abondamment :
c’est là la preuve qu’il a éte surpris en flagrant délit de sorcellerie.
3. Paru dans le quotidien ivoirien Fraternité?-Matin,numéros des Fr, 2, 4 et 6 septembre 1965.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 167

avec lui. On suppose que ce sont ces personnes qui peuvent avoir des raisons de l’empoisonner et
qui sont à même de lui administrer le poison. 1)Le prévenu est soumis aux épreuves de l’écorce
lacrymogène ou du bois rouge (cf. ci-après) et, suivant la réaction, jugé pour meurtre ou relaxé.
Quand l’ordalie reste négative, et que les soupcons subsistent, le chef de famille introduit du piment
dans la main droite du défunt en formulant le vœu suivant : N Que celui qui a été la cause de ta
mort ne demeure pas plus longtemps parmi nous. N

b) Du décès à l’inhumation.

L’annonce d’un décès entraîne toujours une explosion de pleurs et de lamentations. Mais le
premier émoi passé, l’expression que l’on donnera à la douleur sera fonction de la perte subie.
Un enfant n’est pleuré qu’avec discrétion, un vieillard pas du tout. La disparition d’un adolescent
ou d’un adulte en pleine force de l’âge est par contre vivement ressentie par l’ensemble de la com-
. munauté. Les circonstances du décès influent également sur l’intensité du chagrin : si le disparu
a été reconnu coupable de sorcellerie, il ne sera que peu regretté. S’il a été la victime d’une inter-
vention maléfique, ou s’il est mort accidentellementl, la douleur se traduira avec une particulière
violence.
L’importance accordée aux funérailles est proportionnelle à la place qu’occupait le défunt
dans la société. Réduites au strict minimum pour les personnes « sans statut )12,les cérémonies
sont beaucoup plus complexes quand il s’agit d’individus « assis »3.L’enfant en bas âge est inhumé
dans les heures qui suivent son décès, le père se chargeant lui-même de creuser la tombe.
Le déroulement des funérailles d’une personne « assise » suit une procédure réglementaire.
Ce sont les dj@gZet nG~7 - neveux et nièces utérins - (du défunt ou du mari de la défunte pour
une femme mariée) qui sont chargés de toutes les opérations matérielles de l’inhumation. Dès
que la mort est établie, un membre du lignage du défunt s’en va qu&-ir djugg et n&zO du village ;
un autre est chargé d’avertir la famille maternelle du disparu : elle seule peut en effet donner
l’autorisation de procéder à l’inhumation. S’il s’agit d’une femme, sa famille est prévenue de la
même manière. Parmi les nz3zOune vieille femme est désignée pour garder le cadavre. Alors seule-
ment on procède à la toilette funèbre : le corps est lavé à l’eau chaude par les djz,@ du défunt,
les wz% de la défunte, puis recouvert d’un pagne. Les maternels donnent ensuite aux dj%gGl’auto-
risation de creuser la tombe. Puis paternels et maternels réunis choisissent les pagnes dont on
revêtira le corps. Autrefois, quand il s’agissait d’un personnage vraiment important, le mort était
assis dans un fauteuil à l’extérieur de la case. Une fois la tombe creusée, les djtiga préviennent
le chef de lignage. On demande alors à la gardienne l’autorisation de sortir le cadavre : celle-ci
ne l’accorde que contre remise d’un anneau en cuivre (dZgZ], ou d’un autre cadeau, fourni par le
lignage du défunt.
Puis, devant le corps allonge sur un brancard, commence un long défilé. Qui s’adresse au
défunt et lui donne 25 francs « pour son tabac », ou un pagne pour s’habiller dans le monde des
morts ; qui s’adresse à la famille éprouvée, et lui manifeste sa sympathie par un don en nature
ou en espèces*. Participent à ces prestations non seulement les parents et allies, mais toutes les
personnes tenant à marquer leur solidarité avec la famille du disparu.
Cette cérémonie terminée, les femmes du lignage du mort - auxquelles se joignent de nom-
breuses autres femmes du village - apportent le dernier repas du défunt. Il s’agit d’assiettées
de riz cru, tantôt décortiqué, tantôt non décortiqué, qui est recueilli dans une grande bassine,
et que se partageront les neveux. Après avoir versé sa part, chaque femme prélève symboliquement

I. La mort par asphyxie (incendie, noyade) est ressentie le plus douloureusement.


2. Il existe une expression pour désigner cette catégorie d’individus : dju-t5, littéralement « enfant
long », c’est-à-dire ayant de nombreux frères et sœurs, et dont la perte sera par conséquent moins durement
ressentie. Même une personne mariée peut encore être dju-tO.
3. L’homme (ou la femme) « assis j)(e) est celui (ou celle) qui a une nombreuse descendance. La richesse
ne joue qu’accessoirement.
4. Tout ce qui est destiné au mort sera partagé après l’enterrement entre les djug& alors que ce qui est
adressé à la famille revient aux héritiers.
168 ALFRED SCHWARTZ

une poignée de riz de la bassine et la remet dans son assiette : il s’agit pour les survivants de garder
la nourriture de leur côté et de ne pas se l’aliéner en l’offrant dans sa totalité au défunt. Le riz
est la nourriture de base des Guéré : en manquer est synonyme de mort. De l’accomplissement
de ce rite dépend l’abondance de la future récolte.
Suivant l’importance de la personne décédée, l’héritier direct remet enfin aux djz@ le
cabri, ou simplement le poulet, qui sera sacrifié sur la tombe. Tout est alors prêt pour l’inhumation.

c) L’enterrement.

Autrefois l’inhumation se faisait au village même. Une personne importante était enterrée
dans sa propre case, quelquefois dans la case d’une de sesfemmes. La maison n’était pas abandonnée
pour autant et continuait à être habitée. Actuellement les morts sont enterrés dans un coin
de forêt, qui tient lieu de cimetière, à proximité du village. La tombe est orientée Est-Ouest. Le
corps est couché sur le flanc droit, en position allongée, les pieds vers l’Ouest, la tête, qui repose
dans la main droite, vers l’Est. Les tombes sont disposées les unes à côté des autres au hasard
des décès’l.
Le mort, qui selon son statut a droit à une simple natte ou à un cercueil, est porté à sa dernière
demeure par les djztga. Quelques personnes seulement du lignage du disparu assistent à l’enterre-
ment. Autrefois, quand l’inhumation se faisait au village même, la famille paternelle du disparu
quittait les lieux, se réunissait sur une piste menant vers l’Est, et attendait là la fin des opérations.
Aucun bien particulier n’accompagne le cadavre si ce n’est le pagne qui, en plus des habits du
défunt, recouvre quelquefois la natte ou le cercueil. Chaque assistant jette une pincée de terre
dans la fosse en disant : « Que la terre te soit légère ! » Les djz@ comblent la tombe, puis l’arrosent
du sang du cabri ou du poulet sacrifié, avant d’aller se laver au marigot le plus proche. Ce n’est
qu’après avoir accompli ce rite de purification qu’ils peuvent revenir au village et reprendre une
vie normale. Entre le moment où ils ont commencé à creuser la tombe et la fin de l’enterrement
ils ne peuvent en effet ni manger, ni parler à personne, et se vêtir que de feuilles.
Sur la tombe est souvent planté un arbre (fromager en particulier) qui rappellera l’empla-
cement de la sepulture. Peuvent également faire office de stèle funéraire une ou plusieurs grosses
pierres, un canari, une cuvette en bois, etc.

d) Le deuil.

Chaque décès est suivi d’une période réglementaire de deuil, que nous qualifierons de
« grand deuil 1): quatre jours si le défunt est de sexe masculin, trois jours s’il est de sexe f&ninin.
Mais l’importance accordée aux manifestations de deuil est étroitement fonction de la perte subie.
Si le défunt est un homnze marié,les veuves défont leur coiffure, se ceignent d’un pagne
en loques, s’enduisent le corps de boue, refusent de se laver, et sont tenues de rester pendant
quatre jours dans la case du mort (donc avec le cadavre tant que celui-ci n’est pas inhumé),
sous la surveillance d’une n&zO ou d’une vieille veuve de la famille. Elles ne peuvent manger de
riz, et n’absorbent que du manioc et des bananes bouillis. Le quatrième jour, elles sont soumises
à un rituel de purification. Dès le lever du soleil, elles sont conduites par leur gardienne au marigot
le plus proche. Celle-ci commence par verser quatre gobelets d’eau sur la tête de chacune des femmes,
en répétant : « Que le malheur ne revienne plus sur toi ! » Les veuves sont ensuite rasées et lavées.
Puis, purifiées, elles retournent au village. C’est alors que se situe la cérémonie de remariage des
veuves (cf. ci-dessus). Pendant ce temps, la gardienne prépare symboliquement quelques poignées
de riz, dont l’absorption marquera la réintégration des femmes à une vie sociale normale.
Si la disparue est une femmemariée, l’époux est soumis à un rituel identique : il reste trois
jours durant dans la case de son épouse défunte, sous la surveillance d’une vieille femme, ne peut

I. Les sorciers n’ont cependant pas droit au cimetiére du village. Leur corps est en général enterré dans
un bas-fond marécageux.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 169

absorber que des aliments pauvres (manioc, bananes), ne se lave pas, ne reçoit aucune- salutation
et ne parle à personne. Le troisième, jour sa gardienne l’emmène au marigot où il est soumis à la
purification rituelle. Le retour au village est ensuite suivi de la même consommation symbolique
de riz.
La jm%e d’un erzfantne donne pas lieu à un deuil obligatoire. La mère peut se raser la tête
en signe de tristesse, mais le père ne le fait que rarement.
Le « grand deuil » est suivi d’une période de « petit deuil N qui quelquefois se prolonge très
longtemps. Suivant l’attachement que l’on porte au défunt, on peut garder la tête rasée pendant
plusieurs années. Le deuil est cependant généralement considére comme définitivement levé
après la cérémonie appelée bis (N plaisir. »), que nos informateurs traduisent par « funérailles »,
et qui consiste en l’organisation d’une grande fête à laquelle sont conviés agnats, utérins, allies
et amis du défunt, et au cours de laquelle on mange, on boit et on danse abondamment. Les bis
se tiennent généralement à l’issue de la saison agricole qui suit le décès, quand il y a pléthore de
nourriture.

e). Les courants #échanges ‘jbnéraires.

Tout décès qui donne lieu à une cérémonie funéraire complète s’accompagne d’une intense
et complexe circulation de biens. Certains courants sont à sens unique. D’autres instaurent de véri-
tables circuits. D’autres enfin ne sont que l’aboutissement d’un processus engagé de longue date.
Aussi distinguerons-nous ici successivement, selon l’ordre dans lequel ils s’effectuent dans la pra-
tique, les flux liés au céremonial funéraire proprement dit, au rachat de la veuve, au paiement
de la compensation mortuaire, enfin ceux afférents au bb.
- LES FLUX LIÉS AU CÉRÉMONIAL FUNÉRAIRE : ils sont de deux ordres : ceux qui vont vers les
djuga et n&zO d’une part, vers la famille du défunt d’autre part ;
l vers les djuga et n&G : nous avons. vu quel était le rôle des neveux et nièces dans
l’organisation du cérémonial funéraire : toilette du défunt, garde du cadavre, creusement
de la tombe, etc. Toutes ces opérations entraînent un flux en retour qui est constitué
par l’ensemble des biens en nature et en espèces qui sont adressés par les participants
au défunt, et qui sont destines en réalité aux neveux (( pour .les récompenser de leur
peine ». Ce flux est alimenté tant ,par les, agnats et les utérins que par les alliés et les
N etrangers » qui assistent aux obsèques. Le partage est effectué après l’enterrement.
A ce flux s’ajoutent les dons qui sont. faits par la famille du défunt aux rnGz0 spécialement
venues pour pleurer, à l’issue d’un « petit » bis organisé immédiatement après l’inhumation
« pour leur donner la route » : autrefois, à chaque nièce,.un pagne ou un anneau en cuivre,
actuellement une petite somme d’argent (de IOO à zoo francs) ;
l vers la famille du défunt : une seconde catégorie de dons s’adresse au gbow6 du défunt.
Ce flux peut être également alimenté par tous les participants, mais il I’est prmcipalement
par les utérins et les alliés. Quand la personne décédée est de sexe masculin, les mater-
nels récupéreront en effet, le jour du versement de la compensation mortuaire, le double
de leur contribution aux obsèques. L’ensemble de ces dons est sensé traduire la partici-
pation de ceux qui les font à la douleur des proches du défurit.‘Les biens ainsi accumulés,
dont la valeur peut atteindre un. montant’ importantl, sont essentiellement utilisés à
couvrir les frais funéraires (réception et hébergement des « étrangers 1)). Le reliquat
éventuel sert au rachat des veuves, ou est conservé’ pour le bb.

I. En février 1968 par exemple, aux obséques-d’un déput; guéré, le Président de la République fit un
don personnel de 300~000 francs, l’Assemblée Nationale et l’Association Nationale des Anciens Combattants
de 50 ooo francs, deux sous-sections du PDCI-RDA versèrent respectivement 20 ooo et IO ooo francs pour ne
citer que les contributions les plus importantes.
170 ALFRED SCHWARTZ

- LES FLUX LIÉS AU RACHAT DE LA VEUW : nous avons vu ci-dessus que l’attribution de la veuve
se faisait à l’issue du rituel de purification qui a lieu le quatrième jour, et qui marque la réin-
tégration de la femme dans la société. Le rachat de la veuve s’effectue en deux étapes :
e le prétendant commence par faire un cadeau à ses futurs beaux-parents afin de « fermer
leurs oreilles » (a-sui-m&dui) aux sollicitations éventuelles d’autres candidats ;
e ensuite seulement, quand le choix de la veuve est officiellement connu, a lieu le verse-
ment des sept articles qui constituent la N dot de ,la veuve » (tewa-tilis).

- LES FLUX LIÉS AU PAIEMENT DE LA COMPENSATION MORTUAIRE : qUe$leS jours après l>eIl-
terrement a lieu une cérémonie appelée kako-ZtZie (littéralement « les biens du cadavre »), qui
réunit, selon le cas, les parents du défunt et la famille maternelle de ce dernier, le lignage
de mariage de la défunte et les parents de celle-ci.
e Dans le premier cas, il s’agit pour les maternels d’obtenir le remboursement de tout
ce qu’ils ont donné de son vivant au djugZ: participation notamment aux paiements de
dot, prêts ou dons divers faits au neveu, etc. En réalité l’intégralité du remboursement
n’est jamais exigée. Si le lignage du défunt est dans une situation matérielle difficile,
ou fait ostensiblement la sourde oreille, les maternels peuvent s’emparer de plein droit
des enfants du mort.
o Dans le second cas, les parents de la défunte viennent réclamer la « dot mortuaire )).
Celle-ci, comme pour le remariage d’une veuve, est composee de sept articles : anneaux
en cuivre, pagnes, cabris, etc., qui sont fournis en un seul versement. Le paiement de la
compensation mortuaire est la dernière étape du processus dotal.
Pour montrer que les deux familles se quittent en bons termes, le lignage du défunt, avant
de donner la route aux maternels, tue un bœuf. Le neveu qui est préposé à cette tâche est tenu
de fournir au prealable, pour avoir le droit d’égorger l’animal, sept articles aux organisateurs
du ktiko. Cet apport lui sera remboursé quatre ans plus tard sous la forme d’un bœuf.

- LES FLUX AFFÉRENTS AU BLE : le but du bb est double : mettre un terme officiel au deuil ;
affirmer, au regard de l’extkieur, la continuité du lignage malgré la perte qu’il vient de subir.
Ce second aspect étant le principal, l’organisation de Nfunérailles Nne se justifie donc vraiment
que quand le défunt était un personnage important. Vu la nature particulièrement dispendieuse
de l’opération, le bis, qui jadis dejà n’était qu’exceptionnel, tend actuellement de plus en plus
à disparaître. Les funérailles traditionnelles donnaient lieu à des festivités pouvant durer
plusieurs jours. Y participaient à la fois les agnats, les utérins, les alliés et les amis du défunt.
L’organisation et la charge du bb incombent aux héritiers du mort : fils a?né quand celui-ci
est d’âge à assurer la succession, aidé et assisté de ses oncles, de ses frères et de tous les membres
du lignage. Les dépenses afférentes aux furkailles sont de deux ordres :
e économiques : coût de la fête elle-même (nourriture - le bb est un des rares événements
à l’occasion desquels on tue un bœuf -, boissons, rémunération des danseurs et chanteurs
dont les « honoraires » sont souvent fort élev&, etc.) ;
0 sociologiques : à l’issue de la fête le depart des maternels donne Lieu à un nouveau mouve-
ment de biens ; pour marquer que l’alliance entre les deux lignages subsiste par-delà
la mort, chaque maternel est gratifié qui d’un pagne, qui d’un anneau en cuivre, qui
d’un cabri, etc. Plus les donneurs se montrent généreux, plus le lignage du disparu gagne
en renom et en prestige. On conçoit dans ces conditions que les héritiers fassent tout
pour donner àla cérémonie le maximum d’éclat, quittes à mettre plusieurs années, affirment
nos informateurs, à se Nrelever 1)du bb.
L’examen d’un cas concret (cf. tableau ci-joint) nous permettra de mieux saisir la nature
et l’importance de certains de ces flux. L’exemple retenu a trait au décès, survenu en 1951, du
PERXURBAXION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL =7=

fondateur du village de Ziombli, Zion. Les données recueillies le furent par enquête retrospective.
Elles ne touchent malheureusement pas la totalité des flux, les « funérailles » n’étant pas achevées :
le kztko n’a été réalisé qu’en partie, et un petit bb seulement s’est tenu deux mois après l’enterre-
ment. Au dire de nos informateurs, un complément de K~&Oet un vrai ble ne manqueront pas d’être
encore organises, pour clore le cycle, dans les années à venir.
L’ensemble des opérations en espèces et en nature (les opérations en nature ayant et6
Cvaluées à leur valeur marchande de l’époque) atteint le montant de 202 750 francs. Les différents
flux se présentent synthétiquement de la manière suivante :
l Flux liés au cér6monial funéraire . . . . . . . . . . 107 800 francs
l Flux liés au rachat des veuves . . . . . . . . . . . . . 62 ooo -
l Fluxliés au kuko . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . =7 750 -
l Flux liés au ble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.=jZOO -

Signalons que la part des flux liés au cérémonial funéraire et allant vers les djugZ (flux d’une
valeur de 28 500 francs) a été intégralement reversée par ces derniers aux parents du défunt (ce
qui est exceptionnel), pour leur permettre de faire plus facilement face à leurs obligations. Si nous
essayons alors, pour le lignage du disparu, d’établir le solde entre entrées et sorties, celui-ci n’est
en fin de compte déficitaire que de 17 150 francs. Mais ce bilan n’a que peu de signification, puisque
ni le K~&Oni le bb n’ont encore été véritablement organisés.

« FUNÉXAILLES )) DE ZION (19.51)

Opérations Opérations Valeur Total


en espèces en nature de (2) en (1) + (4
(1) (4 espèces
-
I. Flux liés au cérémonial funéraire . . . . . 32 3oo 107 800
- vers les neveux/nièces ......... 14 000 29 5oo 43 5oo
30 pagnes 22500
- vers les dju& ............ 5 000 28 500
l I cabri i 1000 l
- vers les n9inC . . . . . . . . . . . . g 000 4 complets 6 ooo 15 000
- vers la famille du défunt . . . . . . 18 300 64 3oo
- apport des parents maternels 3 000 2 pagnes 1500 4 5oo
- apport des neveux utérins 8 pagnes 6 ooo
1000 8 500
patrilatéraux .......... 1500 1< I cabri l
16 cabris 16000
I bélier 2000
- apport des allies . . . . . . . . . . 13 800 15 anneaux 49 ~00
7 5oo
1 14 Pagnes 10 500 I
- apport de personnes exté-
rieures . . . . . . . . . . . . . . . . 7.Pagnes 1 500 1500
2. Flux liés au rachat des veuves . . . . . . 40 000 62 ooo
- cadeaux préliminaires . . *. . . . . . 24 000 24 000
1
16 cabris 16000
- dots . . . . . . . . . . . . . . ..a....... 16000 6 ooo 38 ooo
l 8 pagnes t
I
1 pagne 750
3. Flux liés au kako . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 ooo J I cabri 1000 17 750
1 I bœuf 10000
1
5 200
4. Flux liés au bk . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . l (80 1 vin) I bœuf 10000 15200
l

TOTAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 5oo 119 250 202 750


l
172 ALFRED SCHWARXZ

Nous sommes évidemment très loin des chiffres fabuleux relevés par P. ÉTIENNE en pays
baoulél, où les dépenses relatives aux funérailles d’un homme important peuvent atteindre plu-
sieurs millions de francs CFA !

f) L’héritage.
La disparition d’un individu pose enfin le problème de sa succession. Au dire de nos infor-
mateurs, l’héritage, dans la société traditionnelle, ne donnait que rarement lieu à conflit. Les
biens généralement laisses par le défunt, quand il n’était pas chef de lignage, étaient en effet à ce
point insignifiants que leur dévolution ne suscitait que peu de convoitises.
L’héritage (KO&&, littéralement « les choses qui sont la propriéte de quelqu’un 1))était autre-
fois essentiellement constitué par les femmes, les enfants (notamment les filles, qui représentent
des dots virtuelles) et le bétail (boeufs, cabris, moutons), biens dont la transmission faisait l’objet
d’un contrôle rigoureux de la part des aînés du lignage. S’y ajoutaient les anneaux en cuivre
(dz@], éventuellement le fusil, les pagnes, les vêtements et autres effets personnels du défunt,
biens qui n’étaient soumis à aucun contrôle. Entrent actuellement également dans la succession
les plantations P&ennes.
L’héritage est indivisible, sauf en ce qui concerne les femmes et les enfants. Deux ou plu-
sieurs femmes peuvent être attribuées au même homme. Les enfants en bas âge suivent leur mère,
mais restent la propriéte du lignage du défunt. La transmission se fait, en principe, toujours
verticalement : du fils au père (tant que ce dernier est en vie l’héritage « remonte »), du père au fils
aîné. Elle se fait latéralement, du frère aîné au frère cadet, à titre définitif quand le défunt n’a pas
de descendance, à titre temporaire quand l’héritier n’est pas en âge d’entrer immédiatement en
jouissance de l’héritage. L’oncle n’est alors considéré que comme le gardien des biens, et est tenu
de les restituer à son neveu dès que celui-ci sera estimé capable d’en disposer « utilement ». Il en
est de même de l’héritage qui remonte : le grand-père n’est que l’administrateur des biens de son
petit-fils en attendant que celui-ci soit en mesure de les recueillir.
Les biens laissés par une femme mariee reviennent intégralement au mari, à l’exception
de la jarre apportée par la défunte en mariage, et qui est récupérée par ses parents. Casseroles,
cuvettes et autres articles de ménage, ainsi que les effets vestimentaires, sont partages par le mari
entre les filles de la disparue ou, à défaut, entre ses coépouses. Signalons enfin qu’une femme n’a
aucun droit sur l’héritage de son mari.
Les conflits liés à l’héritage sont principalement de deux ordres : ceux soulevés dans l’immé-
diat par l’attribution des veuves, ceux relatifs, à plus longue échéance, à la perception des dots
versées lors du mariage des filles du défunt ;
- nous avons vu ci-dessus que l’attribution des veuves, qui n’était jamais automatique, donnait
lieu à une véritable surenchère entre prétendants, tous les agnats, proches ou Cloignés du défunt,
participant de plein droit à la compétition. L’enjeu en est d’ailleurs autant la récupération
des enfants que celle des femmes elles-mêmes. Est considérée à cet égard comme la technique
la plus « payante )), celle qui vise à acquérir les femmes ayant déjà de grands enfants, à même
de participer rapidement au système de production ;
- mais les conflits les plus graves surgissent g6néralement, lors du mariage d’une fille du défunt,
entre l’héritier réel, à qui revient normalement de plein droit la dot de sa sœur, et celui à qui
a été attribuée la mère de la fille, et qui jusque là aura fait office de tuteur. Le problème est
d’autant plus aigu que la fille a été plus longtemps à la charge de son père nourricier. Il peut
même arriver que ce dernier cache à l’héritier légitime la paternité réelle de la Lille, pour le
subroger dans ses droits. Dans ce cas, quand le dol est découvert, l’affaire peut prendre des
proportions particulièrement importantes.

I, P. ~?TIENNE (1968). Dans l’exemple cité par cet auteur, les Mbiens offerts » à l’occasion des funérailles
d’un notable décédé en 1961 se sont chiffr&, en valeur, à 4 068 430 francs.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL =73

L’application du Code Civil, qui d’une part supprime la dot, d’autre part établit le droit
de la femme à l’héritage, ne manquera pas de susciter de nouvelles sources de conflits. Les vieux
déplorent déjà à l’heure actuelle certaines de ses conséquences. Ainsi, jadis, par exemple, en cas
de mariage djztg&@zO (paiement de la dot par la famille maternelle) ou de mariage yz&we-na+
(paiement de la dot par un étranger), le bénéficiaire de l’opération n’était considéré que comme
un simple « reproducteur 11(le terme guéré est encore beaucoup plus suggestif : V&E,le bouc) et
n’avait aucun droit sur les dots de ses filles. L’abrogation de la dot et I’institution d’une filiation
basée sur la paternité effective, qui accordent donc actuellement à la catégorie des v@ des droits
auxquels théoriquement ils ne peuvent prétendre, ont déjà entraîné de nombreux affrontements
entre les « perdants » et les « gagnants » de la nouvelle loi.

***

La mort peut donc être considérée, par ses implications tant sociologiques qu’économiques,
comme un véritable remaniement de la structure sociale. Ce remaniement touche d’abord la rela-
tion de parenté, en substituant à la filiation réelle une parenté socialë ; il atteint ensuite la relation
d’alliance, soit en la faisant disparaître purement et simplement quand la veuve refuse de rester
dans le @nage du défunt, soit en changeant les protagonistes ; il modifie enfin profondément,
sur le plan économique, les termes de l’équilibre interne du lignage, en entraînant par le truchement
de l’héritage un transfert de richesse et, partant, en établissant un rapport de forces nouveau.

***

Les facteurs de dérèglement, transgression des règles et sorcellerie, et leurs conséquences,


maladie et mort, affectent donc à des degrés et à des niveaux différents 1>ordre social. La pertur-
bation est tantôt voulue, quand l’individu transgresse un interdit ou rejette sciemment une norme ;
tantôt subie quand elle est liée à une intervention maléfique. Dans les deux cas elle apparaît
cependant comme un défi lancé à la société, une mise en cause de cè qui existe, un moyen de contes-
tation de l’ordre. Que le manquement se retourne contre son auteur ou que l’action du wu-dZgo
atteigne son but, les manifestations du dérèglement entraînent toujours un profond bouleverse-
ment de la structure sociale.
Aussi la société, sur laquelle plane une menace permanente de déséquilibre, réagit-elle
en recourant à un ensemble de mécanismes lui permettant d’une part de se mettre à l’abri des-
sources de dérèglement, d’autre part de rétablir l’ordre perturbé.

III. LES MÉCANISMES DE MAINTlIEN


ou DE RÉTABLISSEMENT DE L'ORDRE

Ces mécanismes prévoient d’abord un système de prévention, ensuite un système d’inter-


vention, enfin un système de répression.

A. LE SYSTÈME DE PRÉVENTION

Le système de prévention est constitué par l’ensemble des techniques auxquelles recourt
l’individu pour se mettre à l’abri du mal sous toutes ses formes : protecteurs, rites propitiatoires,
institution du kwi.
174 ALFRED SCHWARXZ

1. Les protecteurs.

Les Gué& disposent d’une infinie variété de protecteurs, communément désignés par le
terme ko2, qui signifie « médicament D, à la fois au sens propre de « remède )), et au sens figuré de
« tout ce qui préserve ou guérit du mal ». Il est possible, en gros, de répartir les kofi en deux grandes
catégories : ceux qui protègent la personne humaine d’une part, ceux qui protègent les biens
(animaux domestiques, récoltes, maisons, etc.) d>autre part. Mais la terminologie guéré ne reflète
pas exactement cette distinction. Elle opère plutôt une classification entre protecteurs en fonction
de leur degré de diffusion, de leur caractère de fixité ou de mobilité, de la nature publique ou privée
du service qu’ils sont destines à rendre. En plus du terme ko&, qui est générique, et qui s’applique
en outre à tous les protecteurs « non spécifiés » (la majorité) - le contenu, la fonction et la portée
de ceux-ci n’etant connus que de leurs seuls propriétaires -, il existe trois autres termes : siOkzt,
kula” et koü.
- Le terme si6kzG(siO: contraction de sinO, diable ; ku, peau ; littéralement « la peau du diable »,
au sens de « ce qui est aussi puissant que le diable n) désigne l’ensemble des protecteurs « publics N
(c’est-à-dire dont tout le monde connait l’existence, par opposition aux protecteurs « prives N
-Ko%) à usage génCralis6. Ceux-ci sont principalement de trois ordres :
o ceux qui protègent de la sorcellerie, appelés dba-wzt&ui-si6ku (littéralement « protec-
teur qui coupe la tête au sorcier n) ;
o ceux qui rendent la personne invulnérable, appelés kwile-si8ku (littéralement « protecteur
des ténèbres » : le kwile-sicïku permet à un individu de se déplacer en plein jour en pays
ennemi sans être vu, comme s’il était entouré de « ténèbres 1));
o ceux qui procurent la richesse et, partant, le bonheur, appelés uZi&-&-siOku (littéralement
« protecteur pour avoir la richesse », par extension « porte-bonheur D).
Les sZ&% apparaissent comme les protecteurs de base de la société guéré, ceux dont l’effi-
cacité a été reconnue publiquement. Ils portent un nom et, quand ils ne sont pas eux-mêmes l’objet
d’un véritable culte, constituent les supports de nombreuses manifestations rituelles.
- Le terme kuZE (qui a pour racine ko, être fixe, ne pas bouger) s’applique aux protecteurs de type
collectif, disposés généralement au cœur du village, et destinés à protéger, suivant la nature
du kuZ& soit les habitants eux-mêmes, soit leurs biens.
- Le terme ho& enfin désigne l>ensemble des protecteurs « privés » auxquels un individu a recours
pour mettre ses biens à l’abri de tout ce qui pourrait les détériorer (maisons et récoltes
notamment).
C’est à I’examen des protecteurs les plus importants de chacune de ces catégories, rencontrés
en pays Nidrou, que nous allons procéder maintenant.

a) Les siõku de défense contre la sorcellerie (dba-wu-drui-Gku).


Les principaux protecteurs utilisés par les Nidrou pour se mettre à l’abri de I’action malé-
fique des sorciers sont gZe,djsfa et bahibo.

gle :
gle, qui est originaire de la region de Tabou, fut introduit en pays guére vers 1925. Le lieu-
tenant DEYRIS décrit, en 1935, le protecteur dans les termes suivants : « Le Glé est une figurine
en terre, aux yeux saillants faits la plupart du temps avec des étuis de cartouches, à la grande
moustache, à la tête recouverte de plumes de toucan 1)l. La confection de gle est publique : l’homme-
I. Lieut. DEYRIS (1935).
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL =75

médecine, après avoir préparé la pâte qui servira à modeler le protecteur, pile un mélange de feuilles,
d’écorces et de racines diverses, dont le produit sera en partie intégré à gle, en partie consommé
communiellement par les assistants (1 « ingestion » d’une des composantes de gle étant destinée
à provoquer un contact plus étroit et, partant, à assurer une protection plus efficace).
gle est généralement disposé sous un petit abri à l’entrée de la case. Mais il existe aussi
des modèles réduits que les voyageurs peuvent emporter dans leurs bagages.
Le rôle de gle est double :
- il protège contre la sorcellerie, à la fois en empêchant son détenteur de devenir wzt-digo et en
le mettant à l’abri des actions maléfiques d’autrui. Le sorcier qui essaie d’intervenir malgré
la présence du protecteur est « saisi 1)par gle : il tombe très gravement malade, et ne peut être
sauvé par un zoo que s’il reconnaît son forfait en se confessant publiquement ;
- il détecte les sorciers : quand une personne tombe malade on consulte gle afin de déterminer
l’origine du mal. L’officiant (un Ko%dioi), qui tient dans chaque main une queue de vache
engaînée de cuirl, place la statuette sur sa tête, entre en transe, et se met à parler au nom
de gle. Le lieutenant DEYRIS décrit une telle « consultation )) de la manière suivante : (( Une
femme renommée comme trembleuse.. . le met (gle) en équilibre sur sa tête, tient les queues
de vache dans la main. Un homme tape sur un tam-tam. Les assistants psalmodient une
complainte au même rythme, aux mêmes paroles. La femme au gle se met à trembler, ses bras
tendus, les mains serrant les queues de vache, la tête dodeline, le gle en équilibre. Le tam-tam,
la complainte aux mêmes intonations retentissent pendant un quart d’heure, s’arrêtent. La
trembleuse semble sortir d’un rêve, balbutie quelques paroles, ahane, et désigne l’homme aux
mauvaises intentions. Le coupable avoue... demande pardon en versant une amende... Il
n’avoue pas, et commencent les épreuves du bois rouge, de l’ecorce lacrymogène, de la
machette et de la torchez. »
Mais le protecteur peut également se manifester de sa propre initiative à son détenteur,
quand il veut mettre le village en garde contre un malheur imminent. gle indique alors, par la
bouche de l’officiant, au cours d’une crise de possession, les dispositions à prendre pour écarter
le péril.

djufu:
djufa,d’origine dan, fut introduit dans la région de Toulépleu en 1941. Il s’agit là d’un pro-
tecteur capable de démasquer les sorciers avant même que ceux-ci se soient rendus coupables
d’une action maléfique. djtifa est disposé par l’officiant dans un coin de brousse à proximité du
village. A tour de rôle chaque habitant est tenu de se présenter devant le protecteur. Celui qui
ne trouve pas dj=fa à sa place est accusé de sorcellerie.
Les pratiques de djufa furent assez rapidement taxées de charlatanisme devant le peu de
discernement dont faisait montre le protecteur dans seschoix. dj%fa,qui n’a jamais été pris très
au sérieux par les Nidrou, est actuellement en voie de disparition.

bahibo :
bahibovient également du pays dan, mais fut introduit dans la région de Toulépleu bien
avant gle. Le protecteur se présente sous la forme d’une calebasse contenant une multitude d’objets
hétéroclites dont seul le détenteur connaît la nature. bahibo,comme gle, « saisit B la personne mal
intentionnée en lui faisant abondamment perdre le sang par la voie anale et en rendant sa peau
noire comme la suie.

I. Selon VIARD, les queues de vache « figurent les membres absents » de gle (1934. p. 71). Mais il s’agit là
plutôt d’un symbole d’ordre, la queue de vache étant à l’origine l’incarnation de l’autorité morale du dgi (cf. ci-
dessus : « Les fondements de l’ordre B).
2. Lieut. DEYRIS (1935, p. 20).
176 ALFRED SCHWARTZ

b) Les &ïhm de guerre (kwîle-sîCku).

Les deux principaux kwile-si6ku de la société Nidrou traditionnelle semblent avoir été
kaha et djeJEOw0.
Le rôle de ces siOkztest en gros toujours le même : protéger, en temps de guerre, des
embûches de l’ennemi, en rendant leurs détenteurs soit invisibles, soit invulnérables.

kaha :

kaha, qui est lui aussi originaire du pays dan, parvint chez les Nidrou bien avant la pénétra-
tion coloniale. Le protecteur est constitué par un ensemble d’éléments végétaux noircis au feu,
insérés dans un sachet en tissu, sur lequel est fixé une petite figurine de masque. Le détenteur de
kaha pouvait, lors des expéditions guerrières d’autrefois, traverser une zone dangereuse sans que
personne ne I’apercût. kaha fut loin de disparaître avec la pénétration coloniale. Le protecteur
connut au contraire un regain de fortune. Au même titre qu’il permettait jadis d’échapper àl’ennemi,
il mettait désormais son détenteur à l’abri des exactions des militaires, et plus particulièrement
des coups de chicotte.

djejGw0 :

djefzOw0(littéralement « il [l’ennemi] voit et reste bouche bée b), un des rares protecteurs
produits par les Nidrou eux-mêmes, remplit des fonctions analogues à celles de kaha. Il ne permet
pas d’échapper à la vue de l’ennemi, mais a la faculté d’enlever à ce dernier toute capacité de
réaction en le figeant sur place, « la bouche ouverte D.djejZOw0,qui se présente sous la forme d’une
moitié de calebasse remplie d’une pâte noirâtre et cousue dans une bande d’étoffe que le guerrier
porte en bandoulière, protège également des balles.

c) Les sî6ku porte-bonheur (ulîe-die-dku).

Ils sont particulièrement nombreux, mais ne dépassent généralement pas le stade de ko5.
Il en est un cependant qui a connu une grande expansion dans la région de Toulépleu : koho-fa
(littéralement « coiffe de coq ))). Le protecteur se présente sous la forme d’une petite boule d’argile
dans laquelle sont plantées des plumes prélevées sur le gosier d’un coq. Chaque matin le détenteur
frotte koho-fi dans la paume légèrement humidifiée de sa main, puis se frictionne le visage en for-
mulant des voeux.

d) Les kulii.

Les kuZ& protecteurs collectifs et fixes, implantés au cœur du village, sont de deux ordres :
les uns assurent la protection des habitants, les autres celle de leurs biens.

- La protection des pewonnes.


Il s’agit essentiellement de protecteurs destinés à mettre la population du village à l’abri
de maladies précises. doho-de en est un exemple caractéristique. Ce protecteur, qui fut, lui aussi,
introduit du pays dan, sert exclusivement à préserver la communauté de la variole. L’ « inven-
teur N de doho-de creuse un trou, y dispose un canari contenant différents produits, et plante
un fromager sur l’emplacement.
Beaucoup de villages ont aussi un ou plusieurs kuZ&tm (« arbres protecteurs 1)). Celui de
Gombli aurait poussé tout seul après que Zion, fondateur du village, eût procéde sur l’emplacement
prescrit par le devin au sacrifice devant permettre à la communauté de prospérer.
18. koËi-di (« lame de protectioa 1)) :
kulti de pvospévitd(axcie?t village
de Klabo) .

19. ko5 pvotecteztrde champde viz.


.” I _ I _._.-

20. Ograndedesfwérnices(ici souveau maïs) à Ziombli.


PL. VIII

21. Maspe dejustice Totmait (pays Nidrou).

22. Gttevviev tmditiomel, coi@ de dgissi-gbe (uckarg


de l’aigle D).Pays Zagfté.

23. Holftme-f?tédeci?te
(koEi-dioi). Aitcieft village de Klabo.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL w

- La protection des biens.


Les biens les plus vulnérables étaient jadis les anirnaux domestiques. Les panthères notam-
ment pénétraient fréquemment jusqu’au cœur même des villages pour s’emparer d’un mouton,
d’une chèvre ou d’un veau. Le protecteur qui dans la lutte contre les fauves connut le plus de succès
fut Loti. kGti fut introduit en 1945 du Libéria. Son « inventeur N mettait lui-même le protecteur
en place. Celui-ci était disposé de nuit dans un trou creusé au milieu du village, et recouvert d’une
énorme pierre. L’emplacement était entouré d>une clôture. KOtzavait un gardien, dont le rôle était
de veiller à ce que I’interdit du protecteur fût toujours respecté par Ia’population.

e) Les ko&

Les koE sont les protecteurs « privés » dont s’entoure un individu pour protéger ses biens.
Ils sont principalement disposés à l’entrée des maisons, soit dans le sol, soit au-dessus des portes,
et dans les champs de riz. Dans le premier cas, ils empêchent les forces du mal, quelle que soit la
forme sous laquelle elles se présentent (sorcier, revenant, foudre, etc.) de s’attaquer à la fois au
contenant et au contenu. Dans le second, ils protègent la récolte contre les animaux sauvages
ou les sortilèges d’un zw-digo. Leurs formes sont multiples.

***

Comme nous venons de le voir, chaque protecteur a, en principe, une fonction précise :
mettre l’individu à l’abri des maléfices du sorcier, des vues ou des balles de l’ennemi, les animaux
domestiques ou les récoltes à l’abri des fauves, etc. Mais il peut arriver qu’un même contenant
serve de support à des Ko5 différents. C’est le cas d’un protecteur appelé 6Za-m6 (littéralement
« corne de bélier »), très répandu en pays Nidrou et dans ses environs. bla-m6, suivant son contenu,
protège tantôt de la sorcellerie, tantôt des morsures de serpent, tantôt des balles, etc. Il s’agit là
d’un protecteur qui continue à être très largement utilisé dans la région de Toulépleu.

2. Les rites propitiatoires.

Ils sont principalement de trois ordres : culte à la Lune, rites de conjuration des puissances
chtoniennes, offrande des prémices.

a) Le culte à la Lune.

Le paysan guéré associe étroitement le mouvement de la Lune (tjzt) aux différentes phases
de la vie agricolel. Aussi n’est-il pas étonnant que cet astre soit perçu comme le symbole de la
fécondité2, et qu’en tant que tel un culte lui soit rendu.
Le rite ne revdt cependant pas un caractère. public et institutionnel. L’officiant (homme-
médecine, contre-sorcier ou clairvoyant) opère certes pour le bien-être de I’ensemble de la collec-
tivité, mais le culte reste privé et les formes qu’il revêt sont multiples. L’adoration se fait tantôt
à l’intérieur de la case, tantôt à l’extérieur, tantôt dans un coin de forêt spécialement aménagé
(Ko&kz&-gbo : littéralement « portion de forêt des médicaments )j). Le rite a quelquefois’ un

I. En dépit d’un système de croyances assez gén&a.lisé en Afrique, il n’existe en réalité aucune correlation
entre le mouvement de la Lune et le rythme des saisons. « La lunaison... ne joue aucun role profond dans la vie
terrestre... la valeur agricole ou météorologique qu’il est courant de lui reconnaître n’a jamais pu être scient&
quement établie : les effets dont on la tient pour responsable s’expliquant par de tout autres causes. ,, Cf. P. Cou-
DERC, Le calendrier, Que sais-je ? no 203, p. 14.
2. Pas seulement de la terre d’ailleurs, mais aussi de la femme : l’apparition du premier quartier est
accueillie par la formule32ii~o-de-ninahi-digo : « la nouvelle femme est venue aujourd’hui ‘1.Ce système d’appella-
tion est à mettre en rapport avec l’influence de la Lune sur les menstrues, qui se disent tju-as, littéralement
u la nouvelle Lune ». Quand une femme perd ses règles on dit que « la Lune est tombée ».
12
178 ALFRED SCHWARTZ

support matériel, une sorte d’autel, appelé ~&,gb~, (littéralement « chaise de la fécondité »). Le
culte est rendu le soir de l’apparition du premier croissant de la nouvelle lune. Le prêtre immole
d’abord un poulet, puis de sa case, de son coin de forêt ou de son @Z-g68procède aux prières et aux
invocations qui assureront au village bonheur et prospérité.

b) Les rites de conjuration des puissances chtoniennes.


L’ouverture du cycle agricole est marquée chaque année par un double rite de conjuration
des puissances chtoniennes.
Le premier, collectif, a pour agent kwi (cf. ci-après), incarnation d’une puissance médiatrice
entre les forces de la nature (kwi vient de la brousse) et les hommes. La cérémonie consiste en une
danse accompagnée de chants incantatoires, menée par kwi, et à laquelle participe l’ensemble
du village. Son accomplissement autorise officiellement la population à commencer les travaux
champêtres.
Le second, individuel, revêt la forme d’un sacrifice à la terre que le paysan effectue sur la
parcelle qu’il projette de cultiver.

c) L’offrande des prémices.


La consommation du maïs, puis du riz nouveaux, est obligatoirement précédée d’une
céremonie d’offrande des premiers produits. Selon H. LABOURET CC la récolte de la principale plante
alimentaire... a un caractère sacré qui la rend nuisible tant qu’une opération appropriée ne l’aura
pas rendue inoffensive grâce à la « désacralisation 1)qui se traduit par la cueillette et I’offrande
des prémices »l.
kwi semble avoir joué autrefois un rôle capital dans I’accomplissement de ce rite. Mais
il n’en était que l’agent « spirituel )), et n’intervenait que par une « sortie » de danse incantatoire.
L’exécution matérielle de l’opération était confiée à un homme-médecine.
Pour le nouveau maïs, par exemple, le rituel débute à l’aube, par une procession « en direc-
tion du soleil levant ». L’officiant, entouré des enfants du village, psalmodie inlassablement : « Que
Dieu nous envoie le bonheur )I. De retour à sa case, il demande à l’assistance : « Avez-vous déjà
mangé le ma% nouveau ? » - « Non )),répond celle-ci en chœur. Puis est organisé entre deux enfants
un concours du CC meilleur mangeur de maïs )). L’opération consiste à égrener le fruit, avec les dents,
le plus rapidement possible, et à cracher les grains $ar terre. L’officiant en ramasse quelques-uns,
gratifie le vainqueur d’une récompense, et se retire dans sa maison. Là s’arrête la partie publique
du rite. Les grains de maïs recueillis sont écrasés dans un mortier, mélangés à un morceau de
610~(sclérote du champignon « lentinus tuber regium », dont nous avons déjà vu le rôle dans le
rite de dation de nom) et de l’eau. Le produit ainsi obtenu est en partie appliqué sur la figure du
celébrant, en partie répandu sur le sol de la case.
L’offrande du nouveau riz s’accompagne, quant à elle, d’une consommation communielle,
et de l’immolation d’un animal (cabri généralement) dont le foie est déposé sur la tombe du fon-
dateur du village.
La cérémonie achevée, les habitants peuvent en toute quiétude disposer de leur recolte.

d) L’institution du kwi.
L’institution du kwi occupe dans les techniques de prévention auxquelles recourt la société
guér6 une place particulière. Nous avons défini ci-dessus kwi comme 1’ « incarnation d’une puissance
médiatrice entre les forces de la nature et les hommes ». kwi « vient en effet de la brousse 9, le terme
n’étant d’ailleurs lui-même que la reprise du second élément de l’expression kda-kwi (cf. ci-dessus
CCLes origines du peuplement actuel 1))’que nos informateurs traduisent par « génie de la brousse )).

I. H. LABOURET (rgq, p. 165-166).


2. kwi, chaquefois qu’il paraît, commencepar demander: (1Que se passe-t-il au village ? »
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL =79

Apparemment l’institution ne se distingue en rien de celle du Masque, si ce n’est par la tenue


diff&ente des danseurs. D’une façon générale kwi se produit la nuit, nu, le corps éventuellement
enduit de kaolin, le visage masqué d’un loup végétal. Seuls les hommes et les adolescents circoncis
peuvent alors le voir, les femmes qui enfreindraient l’interdit risquant de perdre les règles. Lors
de la célébration d’événements heureux ou de rites de remerciement, kwi apparaît cependant
en public : le danseur est alors entièrement dissimulé sous une natte, qui ne laisse absolument
rien apparaître de son corps. Il existe pourtant entre kwi et le Masque une incompatibilité totale,
dont nous essaierons d’expliquer les fondements plus loin.
kwi joue un rôle à la fois de protecteur et de propitiateur. Sa fonction de protecteur, il
l’exerce par l’intermédiaire des multiples Ko& (« protecteurs N) que comporte l’institution : protec-
tion de la maladie, de la sorcellerie, du désordre social, etc. ; sa fonction de propitiateur il l’assure
en tant que médiateur entre le monde de la culture et la communauté des hommes : il intervient
notamment, comme nous l’avons vu ci-dessus, dans les rites de conjuration des puissances chto-
niennes, et plus particulièrement, en période de sécheresse, pour faire tomber la pluie, ou pour
arrêter celle-ci quand les champs de riz ne sont pas entièrement «brûlés » ; ou encore dans l’offrande
des prémices.
Dans le parallèle qu’il a établi, dans son étude sur la « dynamique de la société ouobé ),,
entre la « société Koui » et celle des « Grands Masques » (Sriklahi), J, GIRARD écrit : ((Nous trouvons
dans la structure sociale archaïque, deux sociétés secrètes antagonistes et complémentaires, reflétant
le dualisme de la pensée cosmogonique ouobé 9. Plus loin le même auteur explique cet antagonisme
de la manière suivante : « La différence entre Sriklahi et Koui ne réside pas dans l’interprétation
qu’elles font du mythe, mais dans l’orientation qu’elles donnent à leur activite. Alors que la pre-
mière met l’accent sur la danse du masque effectuée en un lieu déterminé, la seconde le place
sur le k$w (= protecteur, ko.5 guér6) efficace en tous lieux... La différence capitale entre villages
de la Sriklahi et villages Koui réside dans la nature des puissances des deux sociétés :
- la puissance magique kusri des Grands Masques, dérive de celle des ancêtres. Elle revêt un
caractère statique, tous ses efforts tendant à conserver la cohésion du gbahidyue (= lignage)
par la danse du masque ;
- chez les Koui, le masque n’est pas seulement masque, il est aussi kohu... La puissance de la
société Koui se manifeste à travers ses k6hu objets, mais aussi composes organiques et végé-
taux préparés selon une formule et un procédé secrets. Cette kohukekpadyi, qui est en fait
une véritable recette dont l’efficacité a été constatée empiriquement, est dynamique. Elle ne
se limite pas à maintenir, mais porte à la conquête et à l’action... )12.
Pour pertinente que soit l’analyse de J. GIRARD, elle ne donne cependant pas, à notre avis,
une explication entièrement satisfaisante de l’incompatibilité qui existe entre les deux institutions.
Elle ne met surtout pas clairement l’accent sur une différence qui nous semble fondamentale et
qui est à même d’expliquer toutes les autres : alors que, pour reprendre les termes de J. LAUDE,
Nle masque figure un être connu, répertorié dans la nomenclature des dieux, genies, etc., possédant
une histoire, une biographie »3, kwi apparaît comme une puissance Nvenant de la brousse », mysté-
rieuse, sans identité, chargée d’un contenu dangereux, en dépit de son rôle de médiateur. En
d’autres termes, alors que l’un appartient sans équivoque au monde de la czdtzm, l’autre est insépa-
rable de celui de la wztwe, d’où il tire sa force et sur lequel il est capable d’intervenir tout à la fois.
A la lumière de cette interprétation l’antagonisme entre kwi et masque apparaît donc
comme tout à fait normal : il est celui-même qui oppose nature et culture. C’est ce qui permet
d’expliquer aussi - et là nous rejoignons J. GIRARD - pourquoi la première institution est mue
par un principe dynamique, alors que la seconde apparaît comme foncièrement statique.

I. J. GIRARD (1967, p. 139).


2. Ibid., p. 139-144.
3. J. LAUDE (1966, p. 204).
ALFRED SCHWARTZ

Le système de prévention mis en œuvre par la société’guéré se présente donc comme par-
ticulièrement complexe. Les techniques déployées répondent cependant essentiellement à deux
préoccupations : préserver d’une part l’individu dans son intégrité physique, en le mettant à l’abri
de la méchanceté de ses semblables ; ne pas aliéner d’autre part à la collectivité les puissances
dispensatrices de vie et concilier leurs faveurs par l’accomplissement de rites appropriés.
Il est des cas cependant où le seul jeu du système de protection n’est plus en mesure d’assurer
à l’individu ou au groupe la sécurité à laquelle ils aspirent. Les mécanismes de prévention cèdent
alors le pas aux techniques d’intervention.

B. LE SYSTÈME D’INTERVENTION

Les techniques d’intervention sont essentiellement fonction de la nature du dérèglement.


Celui-ci peut avoir été causé par la transgression ouverte ou occulte d’une norme. Dans le premier
cas, il sera mis fm à la perturbation soit pacifiquement, par les voies de la justice, soit par la force,
par le recours à la guerre. Dans le second cas, le retablissement de l’ordre sera le fait de I’homme-
médecine, du devin ou du « chasseur de sorciers 1).

1. Règlement pacifique des conflits : l’appareil judiciaire.

La justice guéré traditionnelle ne faisait confiance au jugement des hommes que pour les
affaires de peu d’importance et « parfaitement claires ». Dès qu’il y avait doute ou contestation
elle recourait à la technique infaillible, puisque de nature divine, d’établissement de la vérité,
que constituait l’ordalle. Nous examinerons ici successivement la nature des conflits, les instances
de jugement, le procès de culpabilité.

a) La nature des conflits.


Le système judiciaire guéré fait très nettement la distinction entre affaires (( civiles )) et
affaires (( criminelles ».
- Les premières, appelées te-pis (littéralement « affaires simples 1)) sont constituées par l’en-
semble des ZzXgesqui peuvent surgir entre deux parties pour les raisons les plus diverses :
déprédations causées par les animaux domestiques aux récoltes, correction ou simplement
réprimande d’un enfant par une personne étrangère à la famille, contestation de limite foncière,
dettes... mais surtout (( affaires de femmes 1): conflits de préséance à l’intérieur du ménage,
divorce, paiement ou remboursement de dot, etc.
- Les secondes, appelées we-te (littéralement « affaires graves N),concernent les dW& : vol, blessure
portée volontairement (non seulement à un être humain mais également à tout animal domes-
tique), viol, adultère, homicide.. .

b) Les instances de jugement.

Il n’existait pas, dans la société guéré traditionnelle, de « tribunal Ninstitué. Les instances
étaient fonction à la fois de la nature du conflit et du contexte social ou spatial à l’intérieur duquel
s’opposaient les plaignants. La justice était rendue à trois niveaux : familial, villageois, tribal.
- L'INSTANCE FAMILIALE : quand un conflit surgissait entre deux membres du même lignage,
l’affaire était portée devant I’aîné du groupe. Elle ne sortait du cadre familial que quand le
uww+dioi y était lui-même impliqué ou s’avérait incapable de réconcilier les parties. Celles-ci
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 181

pouvaient alors solliciter comme juge n’importe quelle autre personne du village, ou d’un
village voisin, à condition qu’elle jouît d’une réputation solidement établie d’équité, d’honnêteté
et de générosité.
- L)INSTANCE VILLAGEOISE : elle était constituée par le ulo-dz’oi, personnage tacitement reconnu
comme le chef du village, assisté des vieux, et connaissait des conflits qui opposaient d’une part
à l’intérieur de la même communauté de résidence des membres de lignages différents, d’autre
part des parties de villages différents. Dans ce dernier cas, le plaignant pouvait indiff&-emment
s’adresser au chef de son propre village ou à celui. du village de l’adversaire.
- L)LNSTANCE TRIBALE: : elle recevait les affaires tant civiles que criminelles. La justice que
rendait le bloa-dz’oi était simplement plus onéreusel.
Il n’existait en r&.lité pas de gradation entre ces différentes instances. Chacune de ces
« cours Npouvait entendre un plaignant en appel, quel que fût l’auteur du premier jugement. Ce
qui importait au fond, quand il y avait contestation, c’était moins la composition du tribunal qui
connaissait de l’affaire que l’ordalie qui était alors seule compétente pour désigner le coupable.

c) Le pro& de culpabilité.

Le recours à l’ordalie (sr&Zs, littéralement « les choses témoins ») n’était pas systématique.
Il n’avait lieu que quand un prévenu niait obstinément les faits qui lui étaient reprochés, ou quand
il y avait contradiction entre les dires des deux parties. Le procès de culpabilité pouvait compter ’
plusieurs étapes, marquées chacune par une épreuve différente. La gamme des procédés utilises
était très étendue. Les techniques de « détection du mensonge », d’ « établissement de la vérité »,
multiples et plus ou moins indéfectibles, provoquaient sur le patient des réactions tantôt seule-
ment bénignes, tantôt graves (pouvant entraîner la cécité, et même la mort). Les épreuves les plus
couramment utilisées étaient celles de 1’ Nécorce lacrymogène.)) d>une part, du ((bois rouge Nd’autre
Part.

- L>ÉPREWE DE L’ÉCORCE LACRYMOGÈNE


L’opération consiste à injecter sous les paupières du ,prévenu, en même temps que de deux
innocents (généralement des enfants), une substance toxique prelevée sur la partie interne du bois
appelé kwo (samarnes dhzklagei, une. légumineuse de la famille des mimosacées). Les personnes
qui ont subi l’épreuve sont isolées, pendant trois heures environ, dans une même case, en atten-
dant le « verdict ». La réaction peut revêtir trois formes : ou les yeux du prévenu restent Nclairs »,
et il est innocenté ; ou ils se « ferment », alors que ceux des innocents demeurent « ouverts », et il
est déclaré coupable ; ou les yeux de tous se troublent, et on recommence l’opération. Si l’accusé
reconnaît sa culpabilité, il lui est aussitôt administré un contrepoison (saFj - le patient risquant
de perdre la vue -, et I’ordalie s’arrête làa. S’il continue à nier, il est soumis à I’épreuve du bois
rouge.
Une variante de cette épreuve, à effets plus bénins, existe sous la forme de l’administration
d’un produit réalisé à partir d’une feGZZe3lacrymogène (solartzlm nGgwm, de la famille des sola-
nacées). Le liquide, très fortement dilué dans de l’eau, n’est pas inoculé, mais les yeux du - ou
des - prévenu(s) sont simplement légèrement aspergés. Le « verdict 1,est immédiat : si le patient

I. La gratification, namo (« la boisson »), à laquelle avait droit le juge était fonction du statut social de
la personne qui connaissait de I’affaire. Alors qu’une cour « ordinaire ,, se contentait d’un poulet ou d’un anneau
en cuivre, le bloa-di’oipouvait exiger un cabri, des pagnes, ou même un fusil.
2. Cette épreuve est semblable à celle du go$o, décrite par D. PAULME (1962, p. 172). Le bois auquel
recourent les Bété (EZae+hovbia dq%fera, de la famille dès euphorbiacées) n’est cependant pas le même que celui
utilisé par les Guéré.
3. Le procédé, toujours utilisé à 1,heure actuelIe”pour «‘établir la vérité », n’étant connu que du seul
RoA-dioipréposé à l’opération, il nous a été demandé de ne pas divulguer le nom vernaculaire de la plante utilisée.
182 ALFRED SCHWARTZ

est innocent, rien ne se produit ; s’il est coupable, la prunelle s’irrite instantanément. Il se peut
que le prévenu, pour empkher la réaction d’être positive, se soit administré auparavant un anti-
dote : en cas de doute, l’opération est effectuée sur un CC intermédiaire », en contact physique avec
le présumé coupable. L>accusé a toujours la possibilité, à l’issue de cette épreuve, de recourir en
appel à celle de l’écorce lacrymogène, bien plus dangereuse certes, mais considérée comme beaucoup
plus « efficiente )) aussi.
L’ordalie, sous la forme de l’administration d’un produit lacrymogène, est couramment
utilisée aussi par les maris soupçonneux pour vérifier, de temps à autre, la vertu de leurs compagnes.
L’epreuve est pratiquée soit directement sur la femme, soit sur une personne interposée (généra-
lement un enfant), à l’insu de la femme. En cas de réaction positive, l’épouse adultère est tenue
de dénoncer son amant.

- L>ÉPRE~vE Du ~01s ROUGE


L’épreuve du bois rouge consiste à faire absorber en public au prévenu, en même temps,
là aussi, qu’à deux personnes innocentes, le produit de la macération d’une écorce rougeâtre
provenant du bois appelé tjra (ery#wopizleunz ivoracea, une légumineuse de la famille des césalpi-
niées), et contenant une violente substance toxique. Le poison est dilué dans une quantité assez
importante d’eau, que le patient est tenu de boire, dans une grande cuvette, jusqu’à la dernière
goutte. Au préalable, on lui aura fait avaler un plat de riz avec une sauce préparée à l’huile de
palme. $2, dans les deux heures qui suivent l’opération, il vomit abondamment, c’est qu’il est
innocent. S’il est pris au contraire de convulsions, sans vomissements, c’est que le toxique aura
rendu un verdict de culpabilité. Pour éviter la mort à 1>accusé,on I’entraîne alors immédiatement
vers un bas-fond, on le couche dans l’eau, et on lui râcle la gorge avec un rameau de palmier, pour
lui faire rendre le poison. Il arrivait, malgré tout, que l’épreuve eût des conséquences funestes.
Le bois rouge rendait un verdict sans appel. Aussi n’y recourait-on que pour les affaires
vraiment importantes. La peur que suscitait par ailleurs l’épreuve faisait que rares étaient les
prévenus qui continuaient à nier apres la consultation de l’écorce lacrymogène.

***

Si 1>onconsidère l’appareil judiciaire comme un auxiliaire de 1>ordre, ce qui importe au fond


dans le procès de culpabilité c’est moins la découverte du véritable coupable que le règlement
définitif et sans appel de l’affaire, par la désignation d’un coupable. L’ordalie cherche en effet avant
tout à éviter qu’un conflit ne dégénère en désordre social, en intervenant d’une manière radicale
pour empêcher une situation de se dégrader. Les épreuves judiciaires sont à cet égard un garde-fou
tant par la crainte physique qu’elles inspirent que par le caractère infaillible et inéluctable des
jugements qu’elles rendent.
La justice par ordalie continue à être pratiquée à l’heure actuelle sous la forme de techniques
non dangereuses, telles que l’épreuve de la feuille lacrymogène. Les affaires criminelles sont d’ail-
leurs de moins en moins jugées au village, dont les instances, privées de ce qui faisait I’efficacité
du système ancien, s’avèrent de plus en plus incompétentes.

2. R&lement des conflits par la force : la guerre.

Nous avons souligné à différentes reprises, tout au cours de ce travail, le rôle joué par la
guerre dans l’organisation à la fois spatiale et sociale du pays guéré ancien. Il s’agissait certes là
d’un phénomène important, tant par ses implications politiques que sociologiques. Encore convient-
il de ne pas en exagérer l’ampleur, la tradition orale, avec le recul du temps, ayant singulièrement
tendance à « gonfler » les événements. Nous essaierons donc d’assigner à la guerre la place qui était
effectivement la sienne, à travers l’examen de ses causes, de la forme et de la nature des opérations,
enfin des modalités de rétablissement de la paix.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 183

a) Les causes de la guerre.


La guerre, dans la société guéré traditionnelle, doit être essentiellement perque comme un
moyen de régler un conflit qui n’a pu l’être par les voies de la « négociation ». Ses causes etaient
donc les mêmes que celles qui mettaient en branle l’appareil judiciaire. Nos informateurs insistent
cependant sur le fait que les « affaires de femmes x l’emportaient de loin sur les autres : enlèvement
(entre groupements non échangeurs de femmes surtout), escroquerie à la dot, interdiction faite
à une femme mariée par ses frères de rejoindre le lignage de son mari, adultère, etc.
En réalité, l’incident le plus bénin pouvait se transformer en conflit armé du moment que
l’une des parties refusait d’entendre raison, ou simplement de « recevoir 1)l’autre, et que tout arran-
gement pacifique s’avérait impossible. Tel chasseur surprend un habitant du village voisin en train
de lever un de sespièges. Un « palabre » éclate, et, si le voleur est de mauvaise foi, dégénère en guerre
entre les deux villages. Telle personne apprend que sa femme a commis l’adultère. Elle s’en va
trouver le « coupable » pour obtenir réparation. Celui-ci refuse de recevoir le plaignant. Si offensé
et offenseur appartiennent au même bloa, et qu’il n’existe pas de convention1 spéciale entre les deux
villages, l’affaire se termine par une expédition punitive. Si les deux ressortissent par contre
à des bloa différents, le refus de recevoir une plainte équivaut à une déclaration de guerre.
Il semble que la provocation pure et simple n’ait pas été étrangère non plus à l’éclatement
de maint conflit. Nous avons déjà souligné ci-dessus combien la violence, même gratuite, était
glorifiée par certaines chansons de geste. Beaucoup de récits commencent en effet de la manière
suivante : « Il y a longtemps que nous n’avons plus fait la guerre. Trouvons un motif pour pro-
voquer les habitants de tel village... 1)Le rapt de femme était, en ce domaine, particulièrement
à l’honneur. Enlever une fille par la force, dans le bloa voisin, c’était là faire preuve de courage et
de virilité, et constituait un acte qui ne suscitait qu’approbation et admiration. La guerre qui en
résultait offrait par ailleurs l’occasion d’effectuer d’autres rapts, et pouvait apparaître à la limite,
et dans ce cas précis, comme une sorte de véritable ((jeu social ». « Tout le monde cherchait à être
guerrier D, disent nos informateurs. Quand donc les occasions de conflit n’étaient pas assez nom-
breuses, il suffisait d’en créer.

b) La typologie guerrière.
Toutes les guerres ne revêtaient cependant pas la même gravité. La typologie guerrière
guéré fait en effet très nettement la distinction entre deux sortes de conflits :
- les guerres intra tribales, do-foE (littéralement « incident entre village P), opposant deux ou
plusieurs villages à l’intérieur d’un même groupement d’alliance, simples rixes, au cours des-
quelles l’emploi d’armes peu’ dangereuses (bâtons, gourdins, cailloux) est seul autorisé ;
- les guerres inter tribales, too, opposant deux ou plusieurs groupements d’alliance (bloa), et
recourant à l’usage d’armes beaucoup plus sérieuses (couteaux, machettes, fusils). Ces dernières,
seules considérées comme de véritables guerres, sont elles-mêmes de deux sortes :
l celles qui opposent deux bloa non échangeurs de femmes, et qui existent à l’état chronique ;
l celles qui se produisent entre bloa Cchangeurs de femmes, et qui ne sont qu’épisodiques.

La guerre, au sens de too, revêt enfin deux formes :


- le conflit peut être généralisé @Z-too; J% = Izombrew), et opposer l’ensemble du bloa à un autre
bloa ;
- le conflit peut être simplement localisé (too) et n’opposer que deux ou plusieurs villages de
bloa différents.
I. Les villages d’un même bloa concluaient souvent entre eux des accords prévoyant l’adoption d’une
procédure de non-intervention armée pour le règlement de certains types de conflits. Ces conventions étaient
fréquentes en matière d’adultère, une offense, disent nos informateurs, finissant toujours par être compensée
dans le temps par une autre.
184 ALFRED SCHWARTZ

c) Le déroulement des opérations.

Les incidents entre villages d’un même bloa ne donnaient que rarement lieu à des expédi-
tions organisées. La querelle était généralement vidée sur place, au moment même où elle éclatait.
En cas de guerre véritable (Zoo) la procédure était toute différente. Le plaignant éconduit
s’embusquait généralement avec son fusil à proximité du village de l>offenseur, et tirait sur la
première personne à portée de son arme, en clamant bien haut, avant de s’enfuir, son identité.
Dès que la nouvelle est connue, les tambours de guerre (ala-de) appellent de part et d’autre aux
armes. Aussitôt les guerriers se préparent, les alliés accourent et offrent leurs services. D’un côté
on organise I’expédition punitive, de l’autre la défense du village. Mais la riposte est rarement
immédiate. La temporisation est de règle, dans l’attente d’un moment propice, l’effet de surprise
devant permettre de porter un coup fatal à l>ennemi. Aussi la plupart des opérations revêtaient-elles
les formes tantôt de l’embuscade (bohi), tantôt du coup de main de nuit (wzta-too: «guerre de nuit s),
rarement de l’attaque de jour (gbes&E: littéralement « enlever la barrière du village »), franche
et ouverte. De telles escarmouches ne se soldaient qu’exceptionnellement par une victoire défini-
tive pour I’un ou I’autre des belligérantsl. Les hostilités pouvaient donc durer fort longtemps,
et de confit localisé (village contre village) se transformer en guerre généralisée (6Zoacontre bZoa).
Le recrutement des « guerriers » (bio) se faisait sur la seule base du volontariat. Accepter
de se battre, souvent au corps à corps, exigeait non seulement des qualités de courage mais aussi
de force physique. Or l’individu n’est estimé pleinement en possession de tous ses moyens qu’à
partir d’un certain âge : aussi était-on difficilement guerrier avant trente ans, et ne remplissait-on
plus que rarement les conditions après la quarantaine. Il s’agissait donc là d’une activité d’hommes
déjà mûrs, conscients de leurs responsabilités, et non d’agissements de jeunes gens en mal d’aven-
ture. Un contrôle était d’ailleurs exercé par les vieux, qui détenaient les armes et la poudre et ne
les distribuaient qu’à bon escient.
Comme le pouvoir civil, le commandement militaire n’avait aucun caractère institutionnel.
Le bio-kla, chef des guerriers, n’était que le plus valeureux des bio du moment. Il pouvait s’imposer,
comme nous l’avons vu ci-dessus, à l’ensemble du groupement comme bloa-dioi, mais sa position
n’était pas immuable. La conduite de la guerre ne posait en réalité aucun problème effectif de
commandement, les opérations les plus importantes ne rassemblant guère plus de quelques dizaines
d’hommes.

d) Le rétablissement de la paix.

Il n’existait de procédure de conclusion de paix qu’entre bloa échangeurs de femmes. Que


le conflit fût localise ou généralisé la partie vaincue ou lasse de poursuivre les hostilités dépêchait,
sur l’initiative de son chef, un messager auprès de l’adversaire. Cette mission était d’habitude
confiée à un neveu utérin du bloa ennemi, le dj%gGjouissant d’une sorte d’immunité et pouvant
librement circuler, quelles que fussent les circonstances, entre les belligérants. Le héraut était
porteur d’une’ hachette (kw) - symbole de paix - entourée de rameaux de palmier, et d>un
fusil non chargé, qu’il présentait au bio-kla ou au bloa-dioi du groupement adverse. L’envoyé
pouvait aussi être un +z.@ (« homme de renommée »), quand on attachait une importance par-
ticulière à ce que la demande de paix fût agréée. Aussitôt le vainqueur fait proclamer partout
que la guerre est terminée.
Pour célébrer I’événement, et en signe de réconciliation - la partie lésée n’obtenant toute-
fois gain de cause que si c’est elle qui a remporté la victoire -, les bloa-dioi ou lespzk@ des deux
groupements organisent des festivités dans un village limitrophe, au cours desquelles un boeuf

I. 11 semblerait qu’une forme d’anthropophagie rituelle fût de rigueur à l’issue des engagements. L’infor-
mation qui nous paraît à ce sujet la plus vraisemblable est la suivante. Quand un guerrier ennemi se faisait
tuer, il était prelevé sur son corps d’une part le cœur, d’autre part les organes génitaux. Les deux étaient
consommés rituellement, afin d’acqu&ir du bio défunt et le courage dont le cœur est le siège, et la virilité dont les
parties sexuelles sont les attributs. Le cadavre était ensuite enterré dans une termitière.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL 185

est tué. Les ennemis d’hier mangent, boivent et dansent à satiété. C’est pendant cette réunion
aussi que l’on met au point les modalités d’échange ou de rachat des prisonniers - à condition
toutefois que ceux-ci n’aient pas déjà été vendus comme captifs aux trafiquants de la côte libérienne.

***

Les Nidrou entretenaient des relations conflictuelles permanentes avec leurs voisins de 1’Est,
les Boo. Les deux bloa étaient d’ailleurs séparés par un no man’s land d’une dizaine de kilomètres.
Certaines échauffourées furent particulièrement sanglantes : peu avant l’arrivée des Européens,
un coup de main mené de nuit par les Boo sur le village Nidrou de Bohobli, aurait fait, affnment
nos informateurs, 35 morts ! Le village fut complètement anéanti, et ne se reconstitua que de
nombreuses années plus tard.
Les relations des Nidrou avec leurs voisins du Nord-Ouest, les ,Dan, ne furent guère plus
heureuses. L’enjeu de la guerre consistait ici essentiellement, de part et d’autre, à faire des captifs.
Les Nidrou n’engagèrent cependant que rarement directement les hostilités contre les Dan : ils
intervenaient généralement en tant qu’alliés des Béhoua. Avec ces derniers, ainsi qu’avec les Welao,
leurs voisins de l’Ouest, avec lesquels ils échangeaient des femmes, les rapports furent tantôt d’oppo-
sition, tantôt de coopération.
Il existait enfin, entre certains groupements, un pacte de sang (doodi) qui interdisait stricte-
ment toute relation conflictuelle. Un tel pacte liait les Nidrou à deux bloa de YHinterland libérien :
Kanah et Digowékon. L’origine de cette alliance privilégiée serait due à I’adoption par les trois
* populations de protecteurs communs. L’échange matrimonial constituant la principale source
de conflit, les doodZévitaient soigneusement de se marier entre eux. L’ « adultère 9 se pratiquait
par contre en toute liberté d’un groupement à I’autre. La peur de faire apparaître le sang de son
doodi était telle qu’un Nidrou ne pouvait même pas accepter de coiffer un Kanah ou un Digowékon.

3 Les thérapeutiques de lutte contre la maladie et la sorcellerie.

Les principaux agents de la lutte contre la maladie et la sorcellerie sont le Ko&-dioi (cchomme-
médecine i), le wa+.O (devin) et le zoo (chasseur de sorciers).

a) Le koEi-dioi (homme-médecine).

La nature des fonctions du Ko&dioi (littéralement (( propriétaire de médicaments ») montre


à quel point, dans I’esprit des Guéré; maladie et intervention maléfique sont liées. L’homme-médecine
a en effet deux sortes’d’attributions : il opère d’une part comme gz&&ezlr, par la connaissance
qu’il a des simples, et l’usage strictement médicinal qu’il en fait (guérison des plaies et des maladies
les plus diverses ; d’autre part comme ((fabricant » de $rotecteurs, destinés non seulement à prévenir
le mal (sous toutes ses formes), mais à procurer également au client bonheur et richesse (femmes,
enfants, etc.). Le terme de Ko.5 traduit d’ailleurs cette double réalité : il signifie médicament à la fois
au sens de remède et au sens de @otectew.
Le Ko&dioi. n’est investi de ce titre qu’à I’issue d’une longue période de formation, et
après avoir effectivement fait ses preuves. Il acquiert généralement son savoir au contact d’un
homme-médecine expérimenté (qui n’est pas obligatoirement un parent), qui a accepté d’en
assurer la formation. L’entrée dans la carrière n’exige pas de conditions spéciales : elle requiert
simplement que l’apprenti manifeste des dispositions pour la chose et s’y intéresse vraiment.
N’importe qui peut donc théoriquement devenir Ko&-dioi. Si 1>on examine cependant qui l’est
dans la pratique, il apparaît que la fonction s’exerce le plus souvent cumulativement avec celles

I. 11 est d’ailleurs impropre de parler ici d’adultère, puis’que chaque homme pouvait en réalité librement
et impunément entretenir des relations sexuelles avec n’importe quelle femme de son groupement doodi.
186 ALFRED SCHWARTZ

de wz~-@ (devin) - la divination jouant un rôle fort important dans la découverte d’une part
de la maladie, d’autre part du remède -, mais surtout de zoo (chasseur de sorciers) - l’origine
de la plupart des maux étant due à une intervention maléfique, il convient pour les combattre,
d’être à même de lutter aussi contre la sorcellerie.

b) Le ww-p0 (devin).

Le rôle du WZW-~0est essentiellement de déterminer, par divination, l’origine des maux


dont peut être atteint un individu ou une collectivité. Aussi les consultations sont-elles motivées
par les raisons les plus variées : maladie, stérilité, infortune, épidémie, éclatement d’une commu-
nauté, etc. La fonction du devin se limite en principe à la seule détection des causes dti dérèglement.
Mais rares sont les wti~~-.Oqui parall&lement à leurs activités de voyants ne sont pas aussi Ko%
d2oi, la préparation des remèdes faisant logiquement suite au dépistage du mal.
Les techniques divinatoires sont aussi nombreuses que les devins qui les utilisent : un tel
« voit clair » en se mettant un produit dans les yeux, tel autre consulte des protecteurs appro-
priés, tel autre encore « lit 1)dans une eau spéciale, tel autre enfin reçoit directement ses révélations
par le rêve, etc. La fonction de wu+@ est le plus souvent héréditaire. Il existe à Ziombli un lignage
qui a acquis une véritable spécialisation dans cet art (le lignage Kpahon). Les procédés restent un
secret de famille, et ne sont divulgués qu’à bon escient... ou contre paiement d’une compensation
substantielle.
Le WW-~0 est capable de pr6voir aussi, sans que quelqu’un l’ait spécialement consulté
à cet effet, les malheurs qui menacent de s’abattre sur l’ensemble de la communauté. Il met alors
le village en garde, et lui indique les mesures préventives - nature du sacrifice notamment -
à prendre.

c) Le zoo (chasseur de sorciers).

La tâche principale du zoo est de détecter les sorciers. Nous avons déjà vu ci-dessus comment
on devenait contre-sorcier : rappelons qu’un zoo est un wu-dZgo (sorcier) qui a fait amende hono-
rable en se confessant publiquement, et en acceptant de mettre son savoir au service de la société.
Le zoo, comme le sorcier, opère la nuit. En tant qu’ancien wu-digo il n’ignore ni les noms,
ni les techniques, ni le lieu de rencontre de ceux qui furent ses « collègues ». Il ne peut cependant
révéler leur identité, sous peine de mort, que s’il les surprend en flagrant délit. « Armé » de ses
Ko& il CC patrouille Ndonc dans le village, ou dans la forêt avoisinante. ,%-prend-il un sorcier nourris-
sant des intentions maléfiquesl, il l’appréhende aussitôt, le met en garde, le malmène éventuelle-
ment, mais ne le dénonce que s’il n’en est pas à sa première tentative2. Le mu-digo ainsi découvert,
s’il reconnaît ses agissements et fait amende honorable en se confessant publiquemenl?, est exorcisé
par le zoo (qui lui lave la tête avec un « médicament 1)approprié), et peut dès lors devenir lui-même
chasseur de sorciers. Si par contre il nie, il est soumis, après avoir passé la nuit dans la fumée d’un
grenier, à l’ordalie, qui l’innocentera effectivement ou confirmera sa culpabilité.
Le zoo, comme nous l’avons d6jà dit, est un des personnages les plus redoutés de la société
guéré. Non seulement le pouvoir exceptionnel qui lui est reconnu, mais surtout le rôle d’accusateur
public qui est le sien, et dont il peut le cas échéant se servir abusivement, en font un être particuliè-
rement craint. Rares sont les zoo qui ne mettent pas cette situation à profit, en exerçant parallèle-
ment une activité de Ko&dioi ou même en cherchant à devenir wu+@.

I. Le sorcier qui cherche à faire le mal opère complètement nu.


2. L’ambiguïté du phénomène, que nous avons déjà souligné par ailleurs, apparaît ici avec une par-
ticulière nettet6. Le sorcier n’est en effet considéré comme nuisible que quand il cherche à faire le mal. Encore
le zoo ne le dénonce-t-il alors qu’après plusieurs mises en garde. La société semble par contre pleine d’indulgence
pour le wu-&go « malgré lui », qui ne peut s’empêcher de sortir la nuit, mais ne nourrit pas forcément des inten-
tions maléfiques.
3. La confession publique consiste à révéler les procédés utilisés pour agir en sorcellerie, notamment
la nature des wu, qui du même coup perdent toute leur efficience.
PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL =87

***

Hommes-médecine, devins, chasseurs de sorciers ont toujours constitué, dans la société


guéré, une N corporation » florissante. Jadis essentiellement préposés à la régulation de 1>ordre
à l’intérieur du village, certains ont acquis, avec les facilités de communication de l’époque moderne,
une notoriété et une audience qui, à l’heure actuelle, s’étendent bien au-delà des limites de l’ethnie.
Ziombli, avec sessept Ko.%dioi, dont quatre sont également zoo et wwp0, apparaît tout particulière-
ment en ce domaine comme un « haut lieu N de l’art. Non seulement les consultants affluent des
endroits les plus divers de Côte d’ivoire et du Liberia, mais certains (( spécialistes » répondent
même à des demandes qui leur sont adressées d’Abidjan ou d’autres centres, et effectuent ainsi
de véritables tournées à travers le pays.
Une telle commercialisation des thérapeutiques de protection contre la maladie et la
sorcellerie n’a pas été sans entraîner entre Ko&dioi une certaine rivalité qui, sans se manifester
par une hostilité ouverte, se traduit néanmoins par une sourde lutte d’influente. Elle a accentué
aussi, pour limiter la concurrence, la tendance qui existait déjà autrefois à la spécialisation :
guérison de l’impuissance ou de la stérilité, des maladies affectant le système viscéral, des.troubles
circulatoires, mise au point de protecteurs à usage spécifique, etc. La vulgarisation des techniques
d’intervention a très fortement contribué par ailleurs à « désacraliser Nles fonctions qui au départ
étaient celles de l’homme-médecine, du devin ou du contre-sorcier.

***

Les techniques traditionnelles de rétablissement de l’ordre ont été profondément affectées


par la mise en place du pouvoir colonial. A l’appareil judiciaire ancien et à la guerre se sont substi-
tuées des instances nouvelles de règlement des conflits « ouverts D,de droit (tribunaux du P* degre)
ou de fait (chef de subdivision - puis sous-préfet -, gendarmerie et, plus récemment, instances
politiques, telles que les sous-sections du Parti...), jugeant selon des concepts souvent radicalement
différents de ceux qui avaient cours autrefois. Seules les thérapeutiques d’intervention en matière
de conflits « occultes » sont pratiquement demeurées inchangées.
Le système actuel est cependant loin d’être stabilisé. Ce qui caractérise l’évolution en cours
c’est essentiellement le passage progressif de la notion de responsabilité collective à celle de respon-
sabilité individuelle. Jadis le lignage entier était garant des faits et gestes de l’un quelconque de
ses membres. Aujourd’hui le groupe de descendance agit de moins en moins comme unité solidaire.
Aussi un équilibre nouveau devra-t-il être trouvé. Il ne le sera effectivement qu’avec le rétablisse-
ment au niveau du village de structures d’autorité efficaces.

C. LE SYSTÈME DE RÉPRESSION.

L’intervention répressive, une fois la culpabilité de l’accuse établie, est fonction de la gravité
de la faute. Les principales peines prévues sont l’amende, le châtiment corporel, le bannissement.

1. L’amende.
Il n’existait pas, à l’époque précoloniale, d’amende-type. La réparation exigée par le plai-
gnant était généralement fonction de la solvabilité de l’accusé. Avait-on affaire à un lignage Nbien
assis », on n’hésitait pas à être exigeant. Le fautif ne disposait-il par contre que de peu de moyens,
une demande de « pardon » pouvait entraîner une certaine clémence.
L>amende, dont le montant atteignait, selon les cas, jusqu’à une dizaine d’articles (bœufs,
moutons, cabris, pagnes, seaux ou anneaux en cuivre, etc.), était exigible sur le champ. Il convenait
en effet de régler le litige une fois pour toutes, en évitant de laisser un solde qui risquât, par la suite,
de devenir une nouvelle source de conflit.
188 ALFRED SCHWARTZ

2. Le châtiment corporel.

Le châtiment corporel n’était infligé qu’à l’intérieur du lignage. Il revêtait des formes
multiples, allant de la simple bastonnade à des épreuves plus pénibles :
- épreuve de la termitière : le supplicié, attaché à une termitière dont la tête a été coupée, a un
bras plongé dans la galerie centrale, jusqu’à ce qu’il implore pardon ;
- épreuve de la feuille urticante, su@ (urera repens) : le coupable est plongé, nu, dans un panier
rempli de feuilles urticantes ;
- épreuve du piment : la bouche, les narines et les yeux de 1>accusésont remplis de piment ;
- &Preuve de la fumée : le fautif est enfermé pendant une nuit dans le grenier d’une case ronde,
sous lequel un feu est alimenté en permanence.
Amende et châtiment corporel jouaient souvent conjointement.

3. Le bannissement.

Pour qu’un individu fût banni d’une sociéte où « il n’est de richesse que d’hommes », il
fallait vraiment que la faute revêtit une particulière gravité. C’était là des châtiments générale-
ment réservés aux seuls criminels et sorciers.
Le bannissement se faisait sous deux formes :
- renvoi du coupable du lignage : il ne restait plus à celui-ci qu’à solliciter le droit d’asile dans un
village voisin ; une telle demande n’était jamais refusée, la même situation pouvant à tout
moment se présenter dans n’importe quelle autre communauté ;
- renvoi du coupable du bloa: I’indésirable était dans ce cas purement et simplement vendu
comme captif.

Les sanctions qui, dans la société traditionnelle, frappent les principaux délits sont les
suivantes :
- vol : le coupable est bastonné, puis soumis à l’épreuve de la termitière ; il doit par ailleurs
restituer le montant du vol ;
- adultère : l’amende exigée peut atteindre le montant d’une dot. Si le coupable est incapable
de payer, le mari trompe a le droit de démolir la case de son rival, et de s’emparer de tout ce
qu’il y trouve. La femme elle-même se fait administrer une sérieuse bastonnade. A I’heure
actuelle, l’indemnité pour adultère s’élève, dans la sous-préfecture de Toulépleu, à IO ooo francs ;
- viol : seules les relations sexuelles avec une fillette non pubère sont considérées comme viol.
Une certaine indulgence semble avoir existé en ce domaine. Le délit n’est puni que d>une
amende, allant d’un cabri à un bœuf. Si par malheur la fillette meurt, le lignage du coupable
est tenu de la remplacer ;
- inceste : l’inceste est étroitement associé à la sorcellerie, et « requiert », pour reprendre I’expres-
sion de G. BALANDIER, « une réaction collective 1)l. Les coupables peuvent être soumis à toute
la gamme des châtiments corporels évoqués ci-dessus ;

I. G. BALANDIER (1955, p. 128).


. ..

PERTURBATION ET RÉGULATION DE L’ORDRE SOCIAL =89


- homicide : le lignage du meurtrier est tenu au (( paiement du prix du sang ». L>amende, fort
élevée, comprend plusieurs bœufs, des moutons, des cabris, etc. Quant au coupable, il est en
général vendu comme captif ;
- sorcellerie : si le sorcier est découvert avant qu’il ait pu mener son action maléfique à terme,
il est, après avoir passé une nuit dans la fumée d’un grenier et subi l’épreuve de l’écorce lacry-
mogène ou du bois rouge, simplement exorcisé par un zoo. S’il est par contre coupable d’homicide,
il est, suivant l’importance du crime, soit banni du @nage, soit vendu comme captif.

***

Les mécanismes de maintien ou de rétablissement de l’ordre mobilisent, dans la société


guéré traditionnelle, une énergie particulièrement importante. C’est en effet leur bon fonctionne-
ment qui assurera, tant à l’individu qu’au groupe, équilibre et prospérité. Aussi tout est-il en per-
manence mis en œuvre pour éviter la perturbation. Si celle-ci se produit malgré tout, les techniques
d’intervention, et éventuellement de répression, agissent d’une manière particulièrement efficace.
La substitution à ce schéma d’institutions importées repose en termes nouveaux le problème
du règlement des conflits. La multiplicité des instances, traditionnelles ou modernes, auxquelles
il est possible de recourir à l’heure actuelle, prouve que l’équilibre est loin d’être atteint en ce
domaine. Nous avons vu qu’une même plainte était susceptible d’être reçue aussi bien par le chef
de village ou le chef de canton que par le Bureau de la sous-section du PDCI, le sous-préfet ou la
gendarmerie, qui pour certaines affaires seulement saisit le Parquetl. La perpétuation d’une telle
situation risque à la longue de porter un prejudice grave au concept même de justice.

***

Les techniques traditionnelles de régulation de l’ordre agissent comme de puissants facteurs


d’intégration de l’individu à la société. Leur dégradation, au contact d’institutions nouvelles,
apparaît comme la cause principale de la détérioration grandissante, que nous avons soulignée
tout au cours de ce travail, du schéma d’autorité et, partant, du conflit de générations qui, tant
à Ziombli qu’à Sibabli, oppose à l’heure actuelle les jeunes aux vieux. L’application effective du
Code Civil ivoirien, qui a déjà commencé à se substituer aux mécanismes anciens, ne manquera
pas d’accroître encore ce déséquilibre.
Aussi l’étau &-nager, qui jadis maintenait l’individu dans un cadre solidement structuré,
se desserre-t-il progressivement avec l’affaiblissement des techniques traditionnelles de contrôle
social. Les fuites hors du système, qui autrefois n’étaient qu’exceptionnelles, deviennent de plus
en plus fréquentes. Elles sont même de moins en moins considérées comme anormales, puisqu’elles
doivent permettre aux « transfuges 1)d’accéder plus rapidement, par le biais du travail salarié,
à une certaine forme de « plénitude sociale x
Cette libération des contraintes anciennes n’a par ailleurs pas été sans entraîner une accen-
tuation des tendances individualistes déjà latentes dans la société traditionnelle. L’épanouissement
de la communauté lignagère cesse d’être perçu comme la finalité première, celle vers laquelle
doivent converger tous les efforts. La reussite ne se conçoit en effet plus guère qu’en termes
individuels.

I. On nous a même cité le cas, chez les Guéré de 1’Est, d’affaires qui après n’avoir pu être réglées ni par
les autorités politiques, ni par les autorités administratives modernes, ont été purement et simplement renvoyées
devant un Masque de Justice traditionnel.
De l’économie d’autosubsistance
à l’agriculture commerciale

Le $assage de l’écoutomz’ed’autowbsistance à I’agricultu~e commerciale n’a pas été sans


bouleverser $rofondément l’organisation du système de production guéré. Nous tenterons tout d’abord
de caractériser l’univers économique traditionnel, de mesurer ensuite l’impact de l’ag&&we commer-
ciale, de poser enjih les problèmes spécifiques à l’économie villageoise actuelle.

I. L~NIVERS É~~~VOMI--UE TRADITIONNEL

L>univers économique traditionnel se caractérisait par l’existence, sur le plan des moti-
vations, de paliers d’orientation précis; sur le plan de la substance, de niveaux d’activité diffé-
renciés ; sur le plan de la forme, d’une organisation de la production hautement rationnelle.

A. LES PALIERS D’ORIENTATION

Le comportement de l’agent economique traditionnel était mû, d>une manière schématique,


par la nécessité de satisfaire trois types de besoins à finalité distincte : économique, sociale,
domestique.

1. Les besoins à finalité économique.

La motivation de Z’ut2le a été souvent niée aux sociétés dites primitives. Dans son Essai
SUI le doa Marcel MAUSS affirme : NC’est bien autre chose que de l’utile qui circule dans ces sociétés
de tous genres...l. » Charles LE CCEUR,dans Le rite et E’outil, rejoint M. MAUSS quand il commente
le même Essai.. . : NChaque société primitive se suffit à elle même, et entre en contact avec les
autres, non par le troc intéressé des produits utiles, ... mais par l’échange somptuaire de dons
inutiles2. »

I. M. MA~SS (1950).
2. Ch. LE h3UR (1939).
192 ALFRED SCHWARTZ

Dans la société guéré traditionnelle cependant il existait une production à iînalité essentiel-
lement économique, orientée, par le truchement de l’échange, vers l’acquisition de biens rares
et complémentaires. Cette production alimentait les échanges entre le bloa-ch et l’extérieur :
quelquefois bloa voisins, le plus souvent groupements étrangers et géographiquement éloignés.
Pour les Guéré: de l’Ouest par exemple (Nidrou, Béhoua, Welao), qui s’approvisionnaient chez
les Dan, et, par leur intermédiaire, jusque chez les Soudaniens, en sel gemme, poisson séché et
pagnes de fabrication locale, l’apport consistait d’une part en produits locaux (cola, fer et outils
en fer forgés sur place), d’autre part en articles dans la fourniture desquels ils ne servaient que
d’intermédiaires (pagnes d’importation, objets en cuivre, fusils de traite et poudre, acheminés
de la côte libérienne depuis le XNI” siècle). Ces courants satisfaisaient essentiellement un besoin
de complémentarité économique « inter-tribale ».

2, Les besoins à finalité sociale.

Si la motivation de l’utile n’était pas absente de l’univers économique traditionnel, la fina-


lité sociale restait l’objectif principal du système de production. Comme l’a déjà souligné G. BALAN-
DIER à propos de l’institution du malaki chez les Ba-Kongo « une part considérable des biens
produits ne concerne pas la simple subsistance, mais contribue à l’expression de certains rapports
sociaux ou à la recherche d’avantages sociaux et rituels 9.
Cette finalité sociale apparaissait pleinement à travers une institution comme le mariage.
Par le truchement de la dot, l’échange matrimonial donnait lieu à une circulation intense de biens
et ‘de services du lignage-acquéreur au lignage-fournisseur. Ces biens étaient en partie produits
par le groupe lui-même (bœufs, cabris, moutons), en partie acquis de l’extérieur par le biais de
l’échange à longue distance décrit ci-dessus (pagnes, objets en cuivre servant de matière première
à la fabrication des &g5, bracelets à usage specifiquement matrimonial). A la production de biens
s’ajoutait celle de services : l’acquéreur de femme devait être à tout moment « disponible » pour
porter à son allié l’aide dont il pouvait avoir besoin. Or comme le paiement de la dot n’était pas
une dette dont on s’acquittait une fois pour toutes, mais un processus, qui s’étalait dans le
temps, et que le souci permanent du Guéré était d’acqwkir une femme supplémentaire, tout son
effort de production était constamment orienté vers la satisfaction des exigences du système
matrimonial.

3. Les besoins à finalité domestique.

((La tendance de l’être à persévérer dans l’être » constitue enfin dans toute société le moteur
premier de l’activité productrice. L’acquisition des biens indispensables à la survie biologique
fait du besoin domestique le souci permanent et quotidien de l’individu. Ces exigences sont essen-
tiellement de deux ordres : se nourrir, se loger - accessoirement se vêtir et se soigner. Mais si
l’expression de ces besoins est moins spectaculaire que la manifestation de ceux à finalité sociale,
leur satisfaction n’occupe pas moins le groupe d’une facon quasi permanente.
Si d’une façon schématique il est possible de ramener les motivations de l’univers écono-
mique traditionnel à la satisfaction de cette triple finalité, les clivages entre paliers d’orientation
n’étaient cependant pas toujours aussi nets. Ainsi l’acquisition de certains biens rares et comple-
mentaires satisfaisait-elle, à la fois par le mécanisme de l’échange et la destination qui leur était
assignée, une finalité économique et une finalité sociale. Les mêmes imbrications existaient entre
biens liés à un circuit de nature apparemment exclusivement économique et biens destinés à la
consommation domestique.
La réalité était donc bien plus complexe, et le « phenomène social total » qu’elle constituait
ne peut être « disséqué » aussi facilement. Ce découpage en paliers ne doit en fait être considére

I. G. BALANDIER (1955,~. 349).


DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COIMMIZRCIALE =93

que comme un outil d’analyse destiné à faciliter l’investigation. L’étude des niveaux d’activité
nous montrera en effet que ces différents paliers d’orientation, sur le plan de la substance, s’imbri-
quaient étroitement les uns dans les autres.

B. LES NIVEAUX D’ACTMTB

Il est possible de distinguer dans l’univers économique traditionnel trois grands niveaux
d’activité : ramassage, production, transformation,

1. Les activités de ramassage.

Nous entendrons par activités de ramassage celles dont la somme des valeurs ajoutees du
produit final était sinon voisine de zéro du moins aucunement en rapport avec la valeur finale
du produit. Nous distinguerons les activités de ramassage proprement dites et la cueillette, l’élevage,
enfin la chasse et la pêche. Ramassage, cueillette et élevage se caractérisaient par I’absence de
techniques ou l’utilisation de techniques rudimentaires. Chasse et pêche avaient recours au « détour
productif )) et impliquaient l’existence d’un certain niveau de technicité.

a) Ramassage et cueillette.
- Obtention da jwoduit jkal sans &tervention de technique : ramassage de fruits sauvages, plantes,
écorces et feuilles à usage alimentaire ou médicinal, noix de cola, champignons, escargots;etc. ;
- Obtention dw jwodzlit jnal avec recours à des techniques rzcdimentaires : mise au point de tech-
niques de grimper pour la récolte des régimes de palme, de techniques d’extraction des larves,
de capture des termites, etc.

b) Élevage.

Dans la société guéré traditionnelle, l’élevage (bœufs, cabris, moutons, volaille), malgré le carac-
tère hautement valorisé du produit final (dont la destination était presque toujours sociale ou
rituelle : dot, fun&.illes, sacrifices, etc.), ne mettait en œuvre aucune technique de production,
et peut pour cette raison être assimilé à une simple activité de ramassage.
Les animaux étaient toujours appropriés (le troupeau. de bovins était un bien lignager,
dont l’aîné du groupe assurait le contrôle) mais évoluaient en toute liberté, cherchaient eux-mêmes
leur nourriture, se reproduisaient naturellement, et n’étaient l’objet d’aucune surveillance ni
d’aucun soin. Plutôt que de les enfermer ce sont les récoltes que l’on (( enfermait )I, en édifiant
autour des champs de riz des clôtures contre les bœufs,‘ les cabris et les moutons. Aucun sous-
produit de l’élevage n’était utilisé : le lait était considéré comme un aliment dkgradant, ravalant
I’homme au rang d’animal, puisque sa destination première était de servir de nourriture au veau,
au chevreau ou à l’agneau. L’œuf était un poulet en puissance, et sa consommation correspondait
à une destruction de capital.

c) Chasse et pêche.

Chasse et pêche se différenciaient des activités précédentes en ce qu’elles mettaient en


œuvre un ensemble de techniques variées et quelquefois très élaborées.

LES TECHNIQUES DE CHASSE étaient de trois ordres :


- la chasse à l’arc, pour le gibier se dépla$ant dans les airs ou dans les arbres (oiseaux, singes),
les flèches étant le plus souvent -empoisonnées ;
13
194 ALFRED SCHWARTZ

- la chasse à I’épieu, pour le gros et le moyen gibier, évoluant à ras de sol (éléphant, buffle, phaco-
chère, antilope, cervidés...) ou à des hauteurs à portée de jet (panthère...) ;
- le piégeage : les techniques de piégeage étaient variées et visaient aussi bien le gros que le petit
gibier : fosse à éléphant, piège à buffle, piège à biche, piège à agouti, etc. ;
La chasse était une activité presque toujours individuelle. Seule la chasse à l’éléphant
impliquait la participation de deux ou de plusieurs personnes.

LES TECHNIQUESDE PÊCHEétaient plincip~ement les Suivantes :


- la ccchasse » au poisson : cette technique, qui survit à I’heure actuelle, nous semble la plus
ancienne et la plus originale. L’appât est constitué par une boulette de manioc pilé dans laquelle
on introduit un peu de tabac en poudre. Le pêcheur se déplace le long de la rivière, repère le
poisson et lance la boulette. Le poisson la happe, disparaît dans les profondeurs, mais ne tarde
pas à remonter en surface et à tourner sur lui-même à I’aveuglette, étourdi par le tabac. Le
pêcheur se jette alors à l’eau et ramène sa prise sur la berge ;
- la pêche au cordeau : il s’agit d’une corde en raphia tendue à I’horizontale au ras de I’eau,
généralement entre deux pirogues, le long de laquelle étaient fixées des lignes (jusqu’à 30 ou 40)
munies d’hameçons. Le cordeau était soit posé en travers de la rivière, soit tramé parallèlement
au lit, un peu à la manière d’un filet ;
- la pêche à la nasse : elle était le propre des femmes. Les nasses étaient de petits filets aux mailles
très serrées, sorte d’épuisettes sans manche, utilisés à la manière d’un tamis, et permettant
d’attraper dans les fonds peu profonds le menu poisson ;
- le piégeage : la pose de pièges à poisson était de loin la technique la plus efficace et la plus
rentable. Les pièges étaient soit individuels soit collectifs :
e pièges individzlels: confection d’enclos dans l’eau à proximité de la berge, ouverts sur la
rivière par une porte coulissante, maintenue en position haute par un mécanisme auquel
était fixé l’appât (épis de riz, manioc), et dont le moindre dérangement déclenchait
immédiatement la fermeture ; pose de nasses également, différentes des filets des femmes :
paniers en rotin cylindriques, avec ouverture en forme de cône, à accès facile, mais sans
possibilité de sortie ;
e pièges collectifs : édification, au moment de la montée des eaux, en travers de « marigots »
affluents d’une rivière plus importante, légèrement en amont de leur embouchure, de
barrages faits en clayonnages de bois et de bambou, permettant le passage du poisson
vers l’amont, mais le retenant dans l’autre sens. Au moment de la baisse des eaux il suffi-
sait de ramasser le poisson. Ces pièges collectifs, ou pêcheries, étaient l’œuvre de tout le
lignage, quelquefois de plusieurs lignages.
Ce qui caractérise les activités de ramassage c’est qu’elles ne constituaient jamais des acti-
vités à plein temps L’individu, ou la collectivité, ne s’y consacraient qu’accessoirement et qu’occa-
sionnellement. Il en était tout autrement des activités de production.

2. Les activités de production.

Par activités de production nous entendrons toutes celles qui, à partir de la combinaison
systématique des facteurs terre (capital) et travail, aboutissaient à l’obtention d’un produit final
dont l’importance était directement proportionnelle à la somme des valeurs ajoutées.
Dans l’univers guéré précolonial les activités de production étaient essentiellement centrées
sur la culture du riz, auquel s’associait une série de produits vivriers : maïs, manioc, taro, et de
petits légumes et condiments : gombo, aubergine, tomate, piment, feuille à sauce... Si l’on se
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANGE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 19.5

reporte au système calendaire traditionnel, le paysan guéré consacrait théoriquement dix mois
sur douze à la production du riz (le reste du temps était réservé à l’activité sociale). Les principales
étapes du cycle agricole étaient les suivantes : repérage et défrichement de la parcelle dès l’arrivée
de la saison sèche (fin décembre-janvier) ; abattage des arbres et brûlis (février) ; labourage à la
houe et semis du premier riz (riz de soudure) et du ma% dès la tombée des premières pluies (mars-
avril) ; semis du riz principal et bouturage du manioc (mai-juin) ; désherbage, clôturage et surveil-
lance du champ pendant la petite saison sèche (juillet-août) ; récolte de septembre à fin octobre.
Nous verrons plus loin comment l’organisation du système de production parvenait à coor-
donner harmonieusement ces différentes tâches.

3. Les activités de transformation.

Nous entendrons par activités de transformation toutes celles dont le produit final était
obtenu à partir de la combinaison du produit d’une activité de ramassage ou de production et d’un
travail plus ou moins spécialisé. Nous distinguerons ici les activités de transformation de type
domestique et les activités de transformation de type artisanal.

a) Les activités de transformation de type domestique.

Elles impliquaient la connaissance tantôt de techniques rudimentaires et à portée de tout


le monde, tantôt de techniques plus élaborées et à portée d’un plus petit nombre. Dans la première
catégorie entraient toutes les activités relatives à la construction de la case traditionnelle : confec-
tion du clayonnage en bois, façonnage et application du pisé, tissage des papos, etc. ; dans la seconde,
toutes les activités de transformation de type alimentaire : fabrication de l’huile de palme ou
de palmiste, du vin de palme, de la farine ou de la pâte de manioc, de la farine de maïs, etc.

b) Les activités de transformation de type artisanal.

Elles impliquaient un degré de technicité et de spécialisation nettement plus élevé, et la


production de biens orientés vers la satisfaction d’un marché ou de fonctions précises. Nous distin-
guerons ici les activités relatives au travail des métaux, des végétaux, et la poterie.

- LE TRAVAIL DES MÉTAUX : il s’agissait principalement du fer et du cuivre :


l le fer : se trouvait en abondance sous la forme d’oxydes, et servait à la fabrication à la
fois des armes de chasse et de guerre, et des outils aratoires ;
0 le cuivre : inexistant sur place, était travaillé à partir de la refonte d’objets importés
(seaux, cuvettes, marmites) qui alimentaient les courants d’échange à longue -distance
entre la côte libérienne et 1’Hinterland forestier, et servait à la fabrication de bracelets
en cuivre (digE), qui, suivant leur taïlle, constituaient soit la monnaie spécifique de
l’échange matrimonial, soit un élément de parure pour la femme.
Fer et cuivre étaient travaillés par le même artisan, le forgeron.

- LE TRAVAIL DE~ VÉGÉTAUX:


l le bois : servait à la fabrication d’objets à destination soit utilitaire (mortiers, radeaux,
plus récemment pirogues), soit rituelle (masques, statuettes, tam-tams, tambourins...) ;
o le raphia : la fibre de raphia était utilisée pour la confection des vêtements (avec certaines
écorces de bois), des cordeaux et nasses de pêche, des hamacs... ;
0 la liane : constituait la matière première de base de l’industrie de la vannerie (paniers,
sièges, couvercles, etc.). .
196 ALFRED SCHWARTZ

- LA POTERIE : elle occupait autrefois une place importante au niveau de chaque village : fabrica-
tion de jarres pour conserver l’eau, de jattes, de cruches et de pots divers. Il s’agissait là d’une
activité spécifiquement f&ninine, la potière étant généralement la femme du forgeron.
Ce qui différencie les activités de transformation de la société guQé traditionnelle d’une
véritable industrie de type artisanal c’est leur caractère non permanent et irrégulier. Le forgeron,
le sculpteur, le vannier, la potière ne travaillaient que sur commande, et entre-temps vaquaient
à d’autres tâches. Leur capacité technique les distinguait cependant des autres membres de la
société, et dans la plupart des cas leur conférait un statut spécial.
Cette revue des niveaux d’activité souligne l’existence d’une nette différenciation des tâches,
et partant d’un certain degré de spécialisation. L’examen des normes internes de fontionnement
du système de production nous permettra d’étayer ces conclusions et d’en préciser le contenu.

C. L’ORGANISATION DE LA PRODUCTION

Après avoir défini les besoins et les niveaux d’activité, l’analyse de l’organisation même de
la production, à travers ses principes et ses formes, nous permettra de mieux définir le degré de
rationalité du système économique traditionnel.

1. Les principes d’organisation.

L’organisation traditionnelle de la production se caractérisait par trois traits principaux :


la spécialisation clanique, la division sociale du travail, l’existence d’un système de contrôle.

a) La spécialisation clanipue.

Le bloa-dw (confédération d’alliance), malgré l’absence de toute structure politique insti-


tutionnelle, formait une unité territoriale fonctionnelle, et pour l’essentiel de ses besoins, capable
de vivre autarciquement. Cette indépendance économique de la « tribu » était possible grâce à
l’existence de surplus complémentaires d’une unité de production à l’autre, et constituait, dans
une société sur laquelle planait une menace permanente de guerre, la condition sine qua non de
survie du groupe. Il est donc très probable que la spécialisation de certaines tâches par clan soit
apparue avec la formation des groupements de guerre, lors des migrations guéré de la savane vers
la forêt. La constitution de surplus réduisait ainsi au maximum les recours à l’exttérieur.
Pour les GuérbNidrou la spécialisation clanique dépassait le simple cadre de la production
et affectait toute l’organisation socio-spatiale du groupement. Les Nidrou distinguaient des clans
de pêcheurs (Glao), de chasseurs (Zouao), de forgerons (Gbéo), de guerriers (Zaha). Les Glao avaient
leur habitat au bord du Cavally. Les Zouao étaient installes dans la zone la plus dense - et la plus
giboyeuse - de la forêt. Les Zaha faisaient face aux Boo, l’ennemi traditionnel. Les Gbéo se trou-
vaient en retrait des Zaha, afin de pouvoir facilement assurer l’approvisionnement en armes...

b) La division sociale du travail.

Elle répondait à des normes à la fois économiques et sociales et s’opérait selon le sexe,
l’âge, le statut :
- SELON LE SEXE : certaines tâches étaient spécifiquement féminines (cueillette des plantes
alimentaires à usage domestique, préparation des repas, corvée d’eau et de bois, labourage,
semis, désherbage...) ; d’autres spécifiquement masculines (débroussement, abattage des arbres,
brûlis, cloturage, chasse...) ; quelques-unes communes, mais avec recours à des techniques
différentes (construction de case, récolte du riz, pêche...) ;
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE’ =97

- SELON L'AGE : certaines tâches incombaient aux enfants (surveillance des champs), d’autres
aux adultes (toutes les tâches exigeant de la force...), d’autres enfin aux vieillards (artisanat
de type domestique...) ;
- SELON LE STATUT SOCIAL : un célibataire et un homme marié n’avaient pas les mêmes obli-
gations de travail. L’homme marié était tenu de faire autant de champs qu’il avait d’épouses.
Le célibataire se devait à la rigueur de contribuer, avec son père, ou un frère aîné, à la seule
préparation du champ de la mère. Une femme non mariée n’avait pas le droit d’avoir un champ.
Un chef de lignage n’avait pas les mêmes contraintes qu’un simple chef de ménage, etc.

c) Le système de contrôle.

Ce qui rendait le système de production traditionnel à la fois cohérent et efficace, c’était


le pouvoir de contrôle reconnu aux vieux. Ce pouvoir était véritablement coercitif, et lié au rôle
de régulation sociale que les anciens jouaient au sein du clan. Nous avons déjà vu que le troupeau
de bovins était un bien @nager. Il en était pratiquement ainsi de tous les biens qui entraient dans
la constitution de la compensation matrimoniale : cabris, pagnes, bracelets en cuivre, fusils de
traite... Par le biais du paiement de la dot, les vieux pouvaient donc exercer une pression perma-
nente à n’importe quel niveau sur n’importe quel membre du lignage. Pour un jeune, refuser de
jouer le jeu, c’était se voir interdire l’accès au mariage et, partant, au statut d’homme. Pour un
adulte, l’acquisition d’une femme supplémentaire était également fonction du bon vouloir des vieux.
Un tel pouvoir de contrôle ne pouvait donc que renforcer l’efficience du système.

2. Les unités de production.

L’organisation de la production se faisait sur une base à la fois familiale (groupe domestique)
et sociale (existences de soci&Ss d’entraide).

a) Le groupe domestique.
Il correspondait à la famille conjugale mono - ou polygynique. En cas de famille polygy-
nique il se subdivisait en autant d’unités de production que la famille comptait de cellules matri-
centriques. La véritable unité de production de base s’articulait donc autour de la femme mariée,
qui, en règle générale, possédait un champ propre. Le chef de la famille polygynique partici-
pait, pour’ des activités précises, à l’ensemble des tâches, mais jouait essentiellement un rôle
d’orchestration.
Le groupe domestique représentait l’élément de travail permanent de l’unité de production.
Il assurait quelquefois à lui seul l’ensemble des activités. Mais le plus souvent il avait recours
à la société d’entraide.

b) La société d’entraide.

La société d’entraide ($LT) était un groupe de travail qui rassemblait selon des critères
donnés, en principe au kveazl d% Zigrtage, de plusieurs lignages quand la communauté n’était
pas fondée sur un groupe de descendance unique, un certain nombre de personnes en vue de l’exé-
cution d’une tâche de production précise. Il existait trois types de $2:
- la société des hommes, la plus importante, chargée de l’exécution des tâches exigeant une cer-
taine force physique (défrichement et abattage des arbres notamment). Elle avait en tête
l’homme auquel la communauté reconnaissait les qualités de « meilleur défricheur » du village,
appelé kda-bu, littéralement ((père de la forêt D,.statut qui n’avait rien de rituel mais correspon-
198 ALFRED SCHWARTZ

dait effectivement aux qualités physiques de son détenteur. Celui-ci était directement secondé
par deux aides, futurs prétendants au titre, également réputés pour leur courage et leur ardeur
au travail ;
- la société des femmes, à qui incombaient le « labourage » du champ et le semis du riz ;
- la société des jeunes (garçons et filles), à qui l’on confiait les opérations de récolte.
Le recours aux deux dernières formes de société constituait jadis la norme : tout le monde
puisait dans cette forme de travail collectif. Le système de rémunération était purement symbo-
lique (nourriture, bracelets en cuivre, pagnes), dans la mesure où chaque membre était tour à tour
débiteur et créditeur. Faire appel par contre à la société des hommes exigeait que le bénéficiaire
fût « bien assis » et entraînait le plus souvent de gros frais. Il n’y avait qu’un seul cas où kula-bu
intervenait spontanément et gratuitement : quand un homme, blessé au cours d>une tâche de défri-
chement, se trouvait incapable de poursuivre son travail, et qu’une menace s’instaurait donc
sur l’ensemble de sa famillel.
La caractéristique de ce système d’entraide était la répartition hautement fonctionnelle
des tâches. Chaque type de société avait un domaine d’intervention précis, ce qui lui permettait
une rotation rapide et efficace. L’appartenance d’un individu à un pû’ ne le gênait par ailleurs
nullement dans l’exécution des activités qui lui étaient dévolues au sein de son groupe domestique :
le fait que travail masculin et travail féminin se succédaient dans le temps permettait tantôt à la
femme, tantôt à l’homme de vaquer aux opérations de production (essentiellement d’entretien
et de surveillance) que ne prenait pas en charge la soc&%&
La spécialisation clanique, la division sociale du travail, l’existence d’un système de contrôle
et d’unités de production fonctionnelles constituaient autant de techniques d’intervention destinées
à adapter au mieux les niveaux d’activité aux paliers d’orientation. Ces normes de fonctionnement
assuraient au système de production traditionnel à la fois une solide cohérence interne et une
remarquable efficacité.

L’économie de la société guéré précoloniale était une économie du besoin. Le système de


production qu’elle avait sécrété cherchait à satisfaire un certain nombre d’activités ( de ramassage,
de production et de transformation), en fonction de motivations précises (à finalité économique,
sociale ou domestique) et à l’aide de techniques d’intervention données.
Tel que nous l’avons présenté, peut-on dire que ce système était rationnel ? En termes de
marginalisme la rationalité se mesure au degré d’adéquation entre l’ensemble des préférences du
sujet et leur satisfaction. Or le systéme que nous venons de décrire nous semble combiner harmo-
nieusement motivations, niveaux d’activité et organisation technique de la production. En satis-
faisant à la fois les besoins de I’individu (et en premier lieu les besoins alimentaires quotidiens)
et les exigences de l’organisation sociale (en matière matrimoniale notamment) le système de
production de la soc&% guéré traditionnelle nous apparaît effectivement comme hautement
rationnel.

I. Un proverbe guéré dit : « La brousse fait la guerre à la vie humaine. » 11est donc normal que les hommes
à leur tour, en cas de coup dur, ressèrrent leur alliance pour combattre leur ennemie.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 199

11. L'AGRICULTURE COMMERCIALE ET SON LMPACT:


DONNÉES DB STRUCTURE

L’introduction de l’agriculture commerciale, sous la forme de la culture caféière, accessoi-


rement cacaoyère, a sérieusement perturbé les fondements de l’univers économique traditionnel.
En juxtaposant à une économie du besoin une économie du profit elle a fait de la mowzaie, instru-
ment d’échange et de réserve par excellence, l’articulation principale des rapports de production
nouveaux. C’est ce que nous essaierons de montrer, sur le plan de la structure, à travers l>examen
des modifications d’une part du terroir villageois, d’autre part des fonctions de production et de
consommation telles qu’elles ressortent de l’analyse de quelques budgets familiaux.

A. LE TERROIR VILLAGEOIS ACTUEL

Le terroir de Ziombli, sur lequel porte cette étude, fut levé d’avril à septembre 19651. Une
enquête agronomique suivit l’établissement du parcellaire en décembre de la même année, et nous
fournit l’essentiel des données sur le milieu physique 2. L’optique de notre recherche ne revêtit
au départ aucun caractère géographique : notre but était simplement de mieux saisir comment
les différentes unités sociales constituant la communauté villageoise se projetaient dans l>espace.
L’ampleur que prit rapidement notre investigation et l’importance des matériaux recueillis nous
amenèrent cependant progressivement à traiter notre information autant en géographe (avec
toutes les lacunes imputables à notre manque de formation en ce domaine) qu’en sociologue. Aussi
le canevas que nous proposons ici n’est-il pas celui de la monographie de terroir classique et ne reven-
dique-t-il aucun caractère d’achèvement. .

1. Le milieu physique.

a) Le climat.

Il est de type équatorial, chaud et humide, et se caractérise, comme nous Savons déjà
souligné dans lIntroduction, par l’alternance de deux saisons sèches et de deux saisons des pluies :
grande saison sèche de décembre à mars, petite saison des pluies d’avril à juin, petite saison sèche
en juillet-août, grande saison des ‘pluies de septembre à novembre.
Les données pluviométriques disponibles (fig. 43) concernent différents points situés autour
de Ziombli : Toulépleu, à 5 km au Nord-Ouest à vol d’oiseau, mais séparé du village par
une ligne de collines ; Péhé, à 15 km à 1’Est, séparé simplement par le Cavally ; Dieya, à 30 km
environ à 1’Est, où quelques relevés ont été faits sur une plantation de café européenne (la planta-
tion Le Roy) de rg3g à 1942, puis en 1963-1964. La pluviométrie moyenne de Toulépleu, sur
plus de 30 ans, montre que la quantité annuelle de précipitations est importante : I 863 mm.

I. La technique de cadastration utilisée fut la suivante : levé du terrain (limites du terroir, réseau
hydrographique, pistes, layons, parcelles cultivées, surfaces habitées) à la boussole et au topofil, puis report au
rapporteur et au double-décimètre des azimuts magnétiques et des distances. La première étape de ce travail
fut confiée à un enauêteur nréalablement entraîné au maniement de la boussole, assisté de deux manœuvres
chargés du layonnage (une tèlle équipe est susceptible de mesurer en moyenne 4 a 5 parcelles par jour) ; quant
au report sur le plan, nous I’effectuâmes nous-même. L’application de cette méthode nous a permis d’effectuer
le levé du terroir de Ziombli en moins de cinq mois.
2. Cette enquête fut effectuée par Didier PICARD, agronome à 1’ORSTOM; que nous remercions ici
très vivement.
200 ALFRED SCHWARTZ

FIG. 43. - Pluviométrie.

A Toulepleu, pour l’année 1965, année de notre enquête, le mois de février a été marqué
par une pluviométrie exceptionnelle. Par contre la petite saison des pluies a commencé avec du
retard, avril étant beaucoup plus sec que d’ordinaire. Le minimum de juillet a été prononcé.
Août et septembre ont été relativement secs, mais octobre fut anormalement pluvieux.
A Péhé, le déficit d’avril a été également ressenti. Le premier maximum fut enregistré en
mai au heu de juin. Le déficit de juillet a été, lui aussi, accusé, mais août a été relativement plu-
vieux, et le maximum absolu a bien été enregistré en septembre.
A Ziombli, ces déficits d’avril et de juillet se sont faits sentir. Les semis de riz ont 6té retardés,
et n’ont bénéficié que de deux mois de forte humidité pour se développer. Le caféier a lui aussi
souffert de la sécheresse de juillet. L’année 1965 n’aura donc été favorable ni à l’une ni à l’autre
culture.

b) Le cadre morphologique.
Le terroir de Ziombli s’étend entre les collines du mont Sahon (derniers contreforts sud
de la chaîne du Nimba) et le Cavally, de part et d’autre d’un axe long de 5 km et orienté Nord-Nord-
Est-Sud-Sud-Ouest, sur une superficie de 15 km2 environ. Deux zones nettement distinctes se
partagent cet ensemble : wze zone montagnetise au Nord-Ouest (en gros 1/6e de la surface totale,
la limite du terroir suivant la ligne de crête), we zone #ate, assez homogène, constituée par les
alluvions du cours moyen du Cavally et allant jusqu’au fleuve. Celui-ci coule nettement en
contrebas en saison sèche, et quitte son lit, par endroits, en saison des pluies. Ce ht est entaillé
par une série de « marigots Nde faible importance, pratiquement à sec une bonne partie de l’année,
t
aLIoN
202 ALFRED SCHWARTZ

à l’exception du Trouhin qui passe à 400 m au Sud de Ziombli et qui en période de forte sécheresse,
quand les puits sont taris, alimente le village en eau. Quelques rares levées modifient légèrement
le paysage vers le Sud (emplacement de Klabo notamment).

c) Les ~01s~.
Le terroir de Ziombli est classé dans la catégorie des sols ferralitiques très lessivés2.
LES SOLS DE LA ZONE DE COLLINES sont fortement gravillonnaires (entre 30 et 80 yo de
refus au tamis de 2 mm), avec de gros blocs (10 à 20 cm de diamètre et plus), et parfois une cui-
rasse, à un mètre de profondeur. Dans la plupart des cas l’horizon superficiel est plus gravillon-
naire que l’horizon profond. La texture de la partie fine est essentiellement argileuse dans les
horizons moyens et profonds, l’horizon de surface étant généralement équilibré. Les sols de pente
ont une fertilité très réduite du fait de l’importance des gravillons, cailloux, blocs granitiques,
et de leur pauvrete chimique. Les sols de bas de pente sont relativement moins gravillonnaires
et chimiquement plus riches. Les racines pénètrent difficilement dans ces sols.
LES SOLS ALLUVIONNAIRES ne sont que très faiblement et partiellement gravillonnaires.
Leur texture est très variable : argileuse, sableuse, argilo-sableuse, argilo-sablo-limoneuse... Les
terrains éloignés des marigots et du fleuve, légèrement surélevés, sont sains sur une bonne
épaisseur. Les terrains en bordure de marigot ou du fleuve souffrent d’un engorgement important.
Les racines descendent, dans ces sols, à des profondeurs variables, suivant l’importance des traces
d’hydromorphie.

2. Les caractéristiques agraires.

a) L’occupation au sol.
Sur les I 500 ha que couvre le terroir de Ziombli quelques 250 ne sont pas - ou difficile-
ment - cultivables : forêts sacrées, restées primaires, et où seuls les hommes-médecine pénètrent,
ravins, mais surtout pentes du mont Sahon, dont la déclivité est souvent supérieure à 50 %.
Un peu moins de g3 ha sont consacrés en 1965 aux cultures commerciales. La culture vivrière
dispose donc de I 150 ha environ, dont un peu plus de 130 effectivement cultives.
Le parcellaire planétaire (cf. fig. 4) reflète assez fidèlement la structure des sols : le
terroir est grosso modo divisé en deux par une zone très peu cultivée qui au Sud de Ziombli
s’étend Nord-Est-Sud-Ouest. Il s’agit de sols particulièrement rocailleux à l’Ouest de la piste
Ziombli-Klabo (lieu-dit sohzcikzda, littéralement N la forêt des cailloux B), à base d’une argile
très compacte, appelée Koho-blo, littéralement « terre de termitière », et très peu fertile, à l’Est.
D’autres vides apparaissent sur le mont Sahon, au Mord-Ouest, ainsi que le long du Cavally, où
certaines zones sont complètement submergées par les eaux du fleuve en saison des pluies.

b) Les cultures et leur répartition.

- NATURE

0 Les cultures vivrières.


Nous avons vu que la culture principale de la societé guéré traditionnelle etait le riz (hoho),
auquel s’associait une série de produits vivriers (maïs, manioc, taro, banane) et de petits légumes
et condiments (gombo, aubergine, tomate, piment. ..).
I. L’étude des sols s’est faite par profils culturaux le long de deux axes nord-ouest-sud-est, grossière-
ment parallhles et passant l’un par Ziombli, l’autre plus au Nord. Des sondages à la tarière le long d’un axe
nord-sud ont complkté ces observations.
z. Cf. carte pédologique de la C&e d’ivoire à 1/2 ooo ooo e, établie par B. DABIN, N. LENEUF et G. RIOU,
ORSTOM, Abidjan, 1960.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 203

Avant la pénétration européenne les Guéré-Nidrou cultivaient trois variétés de riz : twiss0,
littéralement « (riz de) deux mois », en réalité riz de trois mois, riz de soudure au cycle très court,
semé dès les premières pluies sur une partie du futur champ, et destiné à assurer sans trop de diffi-
cultés (pour ce qui concerne l’alimentation des enfants notamment) le joint avec la grande récolte ;
Kolzo-SU,littéralement « riz aussi », riz de quatre mois, particulièrement résistant aux conditions
climatiques les plus dures ; tzthu-koho, littéralement « riz de beaucoup D, c’est-à-dire de la multi-
tude, cette variété étant cultivée par la majorité de la population), riz de quatre mois également,
moins résistant que le précédent mais meilleur au goût, et qui proviendrait de, l’Est.
A ces variétés se sont ajoutées depuis la pénétration européenne deux espèces nouvelles :
l’une vers 1937, tai%oho, littéralement « riz de Taï », amenée de la localité de ce nom1 par des
« manœuvres » alors CC affectés » par l’administration coloniale aux travaux de construction de la
route Guiglo-Tabou, riz de quatre mois ; l’autre, kamma (appellation d’origine), introduite du
Libéria vers la même époque, et qui a un cycle de cinq mois.
La variété tz&sO est actuellement en voie de disparition : elle n’a plus véritablement sa
raison d’être depuis que l’économie monétaire permet d’assurer la soudure avec du riz d’importa-
tion. Sa culture nécessitait en outre un travail que les exigences actuelles du système de production,
du fait de l’introduction du café, ne libèrent plus. Les autres variétés de riz continuent toutes
à être cultivées, au gré des préférences féminines (la femme étant seule juge en ce domaine), et
souvent côte à côte sur la même parcelle. Aussi est-il très difficile d’établir la part exacte de chacune.
Il semblerait cependant que Gamma soit de nos jours l’espèce la plus prisée, à la fois pour la qualité
de ses rendements (les épis sont longs et lourds) et le manque d’intérêt qu’elle inspire à l’agouti2,
qui se meut difficilement à travers ses épis trop denses, souvent couchés, obstruant de ce fait le
passage, mais surtout n’offrant aucune ombre à ce rongeur qui répugne à opérer en plein soleil.
Jusqu’en 1933 une seule variété de manioc (jmgehi) était cultivée en pays nidrou : paha-&,
littéralement « abondance avec jalousie D, espèce aux rendements énormes (comme son nom
l’indique), très résistante, aux tiges relativement courtes, offrant donc peu de prise au vent, et
pouvant rester, en terre jusqu’à deux ans. Vint s’y ajouter à cette date u batea%D,variété importée
de la région de Tabou, en bordure de mer, pays des navigateurs et des « bateaux 11,meilleure au
goût, mais moins résistante aux intempéries.
Quatre variétCs de maïs (gbah%) se sont par contre toujours partagées le terroir de Ziombli :
bZZ-gbaha,aux feuilles noires et aux grains tachetés de roux, variété la plus appréciée ; agire-aje,
littéralement « le singe-crapule (il s’agit du cercocèbe) ne voit pas )), genre de variété naine, guère
plus haute que le riz et aux épis tout petits, actuellement en voie de disparition ; gbaha, variété
aux épis gros et courts, au goût excellent ; Ko-RoFYzc, aux épis longs et aux grains très gros, moins
bonne au goût, mais se prêtant particulièrement bien, de par son allure générale et son poids,
au commerce.

l Les cultures commerciales


La pénétration coloniale a introduit et juxtaposé à la traditionnelle production vivrière
la culture du café et du cacao. Les premières plantations furent créées coercitivement à Ziombli
- comme dans tous les villages de l’ancienne subdivision de Toulépleu - en 19x3, et étaient
conçues par l’hdministration comme des parcelles expérimentales collectives devant inciter la
population à adopter rapidement les deux nouveaux produits. Mais très vite caf6 et cacao connurent
des destinées différentes.
La plantation expérimentale de café fut abandonnée avant même qu’elle ne commençât
à produire : 1’Administration n’avait pas compté avec l’allergie des Guéré non seulement au travail

I. Taï est situé à quelques go km à vol d’oiseau au Sud-Est du pays Nidrou.


2. La prolifération des aulacodes (Tk.~yonomys swinderianzls), plus couramment connus sous le nom
d’agoutis, véritable fléau à l’heure actuelle dans la zone entre Nuon et Cavally, est liée, disent nos informateurs,
à la disparition quasi totale de la panthère; La multiplication des fusils a entraîné une véritable extermination
de ce fauve dans les forêts de l’Ouest.
204 ALFRED SCHWARTZ

coercitif (ce qui est normal) mais également à toute forme de travail communautaire au n,iveau
du village. Aussi la première plantation née de l’initiative individuelle ne vit-elle vraiment le jour
qu’en rg36- Il n’est par conséquent pas étonnant qu’en 1945 il n’y eût encore, sur notre terroir,
que 7 caféières, représentant à peine 6,s ha de culture.
Il fallut la montée en flèche des cours de la campagne 1954-1955 pour que le café acquît
véritablement droit de cité : de ag ha en 1953 la surface cultivée passe à 84 ha en 1959, 63 o/Odes
plantations actuelles ayant été créées pendant cette période. Ce mouvement s’arrêta cependant
net en 1960, quand les cours, retombés dès 1956 à des taux moins alléchants, en grande partie sous
l’influence de l’intervention de la Caisse de Stabilisation (créée en Ig55), n’offrirent plus au produc-
teur les mêmes possibilités de spéculation. Aussi de rg6o à rg65 la superficie caféière ne s’agrandit-
elle que d’environ 3 ha. Elle n’a pratiquement pas évolué depuisl.
Quatre variétés de café se partagent le terroir de Ziombli : le Robusta (de loin le plus impor-
tant), le Sikasso, le Kouilou, le café « sauvage » @la-café, « café de forêt », variété poussant à
l’état sauvage sur certains sols gravillonnaires du territoire villageois, et que plusieurs planteurs
ont adopté ; son seul défaut, au dire de nos informateurs, est de s’épuiser trop vite).
Les tableaux et figures ci-joints donnent une idée de l’évolution de la culture caféière
à Ziombli de 1936 à 1965. La caractéristique principale en est la jeunesse des arbres : 48,s % ont
moins de IO ans, 44 o/. de IO à zo ans, et 7,s o/. seulement plus de 20 ans. Mais ce qui ressort bien
plus encore de ces données quantitatives, c’est l’accès tardif du village à une économie de type
véritablement monétaire : en comptant que les plants mis en terre de 1952 à rg6o n’ont commencé
à produire que 5 ans après, ce n’est qu’à partir de 1957 que l’apport de ces revenus de type
nouveau s’est fait réellement sentir à une échelle importante. Jusqu’à cette date en effet une ving-
taine de plantations à peine, couvrant une quinzaine d’hectares, était en production (fig. 45 et
tableau).
La plantation expérimentale de cacao connut dans un premier temps le même sort que celle
de café. Elle ne dut, une dizaine d’années plus tard, qu’aux efforts d’un agent des services de l’Agri-
culture originaire du village d’être « reprise », nettoyée et remise en exploitation. C’est ce qui

FIG. 45. - Évolution de la culture caféière de 1936 à 1965.

I. Rappelons qu’une loi, soucieuse de maintenir un certain équilibre entre production et quotas d’expor-
tation, interdit depuis septembre 1965, sur l’ense.mble du territoire de la Côte d’ivoire, la création de plantations
nouvelles.
DE LÉCONOMIE D~AUTOSUBSISTANCE A L'AGRICULTURE COMMERCIALE 205

ÉVOLUTION DE LA CULTURE CAFÉIÈRE DE 1936 A 1965

Nombre Superikie Superficie


Année de culture cultivée % cumulée %
de plantations cumulés
(en ares) (en ares)
I I I 1 f

De 1936à 1945 . .
De 1946à 1953 . .
.....
.....
l 7
24
643
~287
7>4
26,~
643
2 930
784
33>6
1954 . . . . . . . . . . . ..... 9 654 795 3584 4LI
1955 ..a.....*.. ..... 13 895 93 4479 51~4
1956 . . . . . . . . . . . ..... 10 491 5>6 4970 57
1957 . . . . . . . . . . . ..... 13 I 268 1426 6238 71.6
1958 . . . . . . . . . . . ..... 16 947 10,9 7 185 8~5
1959 . . . . . . . . . . . ..... 18 I 218 14 8 403 96s
De 1960à 1965 . . ..... 8 305 3>5 8 708 100
-- - -
TOTAL . . . . . . . . . . 118 l 8 708 100 8 708 100
I I

explique qu’apparemment le cacao soit plus ancien à Ziombli que le café. Il n'en est rien en réalité,
puisque la première cacaoyère individuelle n’a été fondée qu’en 1944.
Le cacao n’acquit cependant jamais véritablement droit de cité dans la région de Toulépleu.
L’une des raisons en fut certes l’effondremnt complet des cours à la suite de la crise économique
mondiale de Igzg-1932. Mais le motif profond de cette désaffection relève du domaine magico-
religieux : en 1935, après la mort mystérieuse d’un gros planteur de cacao dans le village de Gré-
pleu, près de Toulépleu, il s’est mis à circuler la rumeur que le cacao portait avec lui la malédiction,
que quiconque se mettrait à le planter n’en verrait pas les premiers fruits (le planteur de Grépleu
était effectivement mort avant que sa cacaoyère n’eût commencé à rapporter). Cette croyance
en une portée maléfique du cacaoyer n’est pas encore totalement dissipée de nos jours, et continue
à nuire .considérablement à l’extension de cette culture.
Aussi ne comptait-on en 1965 que II cacaoyères à Ziombli, couvrant la maigre surface de
576 ha (cf. tableau ci-après)?

ÉVOLUTION DE LA CULTURE CACAOY~E DE 1933 A 1965

1933 ............. 1 63,4x 63>41


1944 .............. 1 54>64 118,05
1946 ............. 1 23>86 141191
1960 ............. 3 241,57 383>48
1961 ............. 2 7%34 45582
1962 ............. 2 115,91 57G73
19% ............. 1 4,76 .whw

TOTAL ...... II w%g 576,49


l

I. De 1965 à 1968, en grande partie sous l’incitation des autorités administratives, une trentaine de
nouvellesplantations se créèrent cependant.S’agit-il d’une réhabilitation du cacao ? Ces plantations entreront
en production à partir de 1970.
206 ALFRED SCHWARTZ

Le graphique suivant donne une idée de l’évolution comparative à Ziombli des cultures
caféière et cacaoyère de 1933 à 1965. ”

FIG. 46. - Évolution des cultures caféière et cacaoyére


de 1933 à 1965. Courbes cumulatives.

- REPARTITION

L’analyse du parcellaire (cf. carte de répartition des cultures ci-jointe) donne pour les deux
grands types de culture la répartition suivante : CdtUreS vivrières : 133,51 ha, Soit 59 oh de l’en-
semble des surfaces cultivées ; cultures commerciales : g2,84 ha, soit 41 %.

0 Le parcellaire vivier.

Le riz n’est que rarement cultivé sezll: 48 ha à peine sur les 133 du terroir vivrier (soit 36 %)
lui sont consacrés sous cette forme. La règle c’est l’association riz-maïs-manioc (qui ne peut être
que riz-maïs ou riz-manioc aussi) : ces cultures associées couvrent plus de 60 o/. de la surface
vivrière. La banane, peu consommée dans l’Ouest, n’entre qu’exceptionnellement dans une telle
association (2 cas seulement ici). Quant au café et au cacao, présents dans 5 parcelles de vivrier,
il ne s’agit pas réellement d’association, le paysan mettant souvent simplement à profit le fait
qu’il dispose d’une parcelle relativement « propre 11pour y piquer quelques pieds de café ou de cacao
et d’en fane la base d’une future plantation pérenne. Le tableau ci-après donne la nature exacte
de ce parcellaire vivrier.
Si nous examinons maintenant la structure des parcelles vivrières, ce qui frappe c’est
l’wigz&é des champs : le mode, comme la moyenne, s’établissent à 75 ares. En nous réferant aux
surfaces cultivées, il ressort certes du tableau que 44,s oh du parcellaire vivrier sont constitués
Ii-
208 ALFRED SCHWARTZ

PARCELLAIRE VIVRIER

Culture port&e Nombre Superficie


de parcelles (en ares) %

Rizseul...................... 82 4 802 36~


Riz + maïs + manioc . . . . . . . . . 5 131 38>43
Riz + maïs . ..*.............. 3 2645 w&
Riz + manioc . . . O. . . . . . . . . . . . 6 267 1199
Riz + banane . . . . . . . . . . . . . . . . 1 41 OP30
Riz + maïs + manioc + banane. 1 136 1,OI
Riz + café . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 141 I,O5
Riz + cacao . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 147 1,IO
Riz + maïs + cacao . . . . . . . . . . 1 41 0,30

TOTAL . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 133.51 100

par des champs de plus d’un hectare. Mais ces champs ne sont qu’au nombre de 32 (soit
18 yO du total), alors que les parcelles de moins d’un hectare totalisent 135 unités (soit 82 ‘$JJ
(cf. fig. 48). Un champ seulement a plus de 2 ha et appartient à un cultivateur de Klabo, ancien
militaire, relativement dynamique.

m % - des parcelles

0 %a-de ICIsurface
/ vivrière
portée

FIG. 48. - Répartition des par-


celles vivrières en fonction de
0 leur dimension et de la surface
50 100 150 200 et plus vivriére portée.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 209
STRUCTURE.DES PARCELLES VIVRI~ES

Superficie parcelles Superficie


(en ares) Nombre totale % o/Ocumulés
(en ares)

De o à 50 ares .......... 65 2o>53 15.4 15~4


De 50 à IOO ares ......... 70 53>47 4031 5595
De Ioo à I5o ares ......... 26 31~27 2394 70
De 150 à 200 ares ......... 15 25.79 1993 98,2
Plus de 200 ares .......... 1 %45 13 100

TOTAL ............. 177 133~51 100 100

0 Les plantations pérennes.

l Café.
La taille particulièrement exiguë des plantations est ici également frappante : 73 ares en
moyenne ; 50 oh des parcelles ont même moins de 50 ares, et un peu plus de 2.5 oh seulement
plus de I ha. Par rapport aux surfaces cultivks cependant, ce dernier quart couvre plus de 55 %
du terroir caféier. La parcelle la plus petite a moins de 2 ares, la plus grande 3,s ha et appartient

0 %.- de la surface
caféière portée

FIG. 49. - Répartition des planta-


tions de café en fonction de leur
dimension et de la surface caféière
100 150 200 et plus (superfkie en ares) potiée.
14
210 ALFRED SCHWARTZ

à un jeune planteur particulièrement dynamique. Le tableau ci-dessous, ainsi que la figure 49,
reproduisent le détail de ces données.
STRUCTURE DES PLANTATION~ DE CAFÉ

Superiîcie parcelles Superficie


(en ares) Nombre totale % o/. cumulés
(en ares)

De 0 à 50 ares . . . ~. . . . . 59 1 716,39 19>7 19J7


De 50 à IOO ares . . . . . . . . . 31 2 x39,77 24>6 4493
De IOO à 150 ares . . . . . . . . . 14 1 715932 19.7 64
De 150 à 200 ares . . . . . , . . . 6 993>74 114 75>4
Plus de 200 ares . . . . . . . . . . 8 2 r4r>78 2436 100

TOTAL ............. 118 8 708 100 100

Cette disparité entre superficies cultivées s’amenuise toutefois quelque peu si au lieu de
prendre en considération le nombre de plantations on ne tient compte que des ex$oitations, le même
planteur pouvant avoir deux ou même trois caféières. Ces exploitations sont dans une première
approche au nombre de g2 (68 à I plantation, 22 à 2,2 à 3), ce qui en porte déjà la superficie moyenne
à g4 ares. Elles tombent en réalité à 82 si nous admettons que dune part les femmes (5 cas), d’autre
part les jeunes gens (5 cas également) $woprz’étairesde plantatiorz, ne sortent pas pour autant de
l’exploitation du chef de ménage (mari ou père classificatoire). La taille moyenne de l’exploitation
caféière dépasse dès lors légèrement l’hectare.
0 Cacao.
Les II cacaoyères ont une structure analogue : elles vont de 23 à 130 ares, la parcelle moyenne
en totalisant 53. Elles se répartissent entre g exploitations (deux comptant deux plantations),
à la superficie moyenne de 64 ares.

c) Les techniques culturales.


En ce qui concerne la production vivrière, le système agricole continue à reproduire fidèle-
ment et invariablement les techniques anciennes : culture itinérante sur brûlis, avec comme seul
procédé de conservation des sols la jachère, qui est en moyenne de 6 ans, outillage rudimentaire
(machette, houe) -.. La culture caféière elle-même ne s’est pratiquement accompagnée d’aucun
apport nouveau : le jeune plant ne subit vraiment que les traitements rigoureusement indispen-
sables à sa survie, puis l’arbre, parvenu à maturité, alimente davantage une économie de cueillette
qu’une agriculture impliquant la mise en œuvre de techniques novatrices.
- Cultures vivrières.
Les principales étapes du cycle vivrier correspondent toujours à la description que nous
en avons faite ci-dessus : défrichement de la parcelle dès l’arrivée de la saison sèche (fin décembre-
janvier) ; abattage des arbres et brûlis (février) ; labourage à la houe et semis du premier riz
(twiss0) et du maïs dès la tombée des premières pluies (mars-avril) ; semis du riz principal et bou-
turage du manioc (mai-juin) ; désherbage, clôturage et surveillance du champ pendant la petite
saison sèche (juillet-août) ; récolte de septembre à fin octobre.
Les terrains les plus divers sont mis en culture, les sols des collines du Mont Sahon (30 %
de la surface totale en 1965, ce qui est considérable), avec des pentes de 30 à 50 %, aussi bien
que les sols alluvionnaires plus ou moins submergés par les eaux. Avec les premières pluies les
graines sont répandues à la volée. Puis la terre est remuée à la houe sur un à deux centimètres
en sol gravillonnaire, sur trois à quatre centimètres en sol sableux. La densité de semis est d’en-
viron 50 kg/ha. Les graines proviennent de la récolte précédente quand celle-ci n’a pas été totale-
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSiSTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 211

ment consommée, sinon d’achat. Aucun triage particulier n’est effectué. Les seules opérations d’en-
tretien consistent en un vague désherbage après le premier moi+, l’édification d’une clôture en bois
pour protéger le riz des agoutis, et une surveillance du champ, quand les épis commencent à mûrir,
contre les oiseaux.
Le maïs, et twiss8, dont les cycles sont respectivement de deux et de trois mois, sont récoltés
en premier, dès mai-juin. Puis vient le tour du riz principal, en septembre. Les épis sont coupés
à l’aide d’instruments contendants, généralement de vieilles lames de couteau, au-dessus de la
feuille paniculaire pour les femmes, en-dessous pour les homme9. Quant au manioc, qui ne vient
à maturité que sept mois après avoir été mis en terre, il est récolté au fur et à mesure des besoins,
et constitue, d’une année sur l’autre, l’aliment de soudure par excellence entre le semis et la récolte
du riz. Sa culture ne fait l’objet d’aucun soin et l’ancienne parcelle de riz où il s’est développé
retourne à l’état de brousse avant même que la récolte ait commencé. L’opération de bouturage
mise à part, il s’agit donc là diun produit qui relève plus d’une économie de cueillette que d’une
activité de production.
Avec de telles techniques il est évident que les rendements ne peuvent guère être élevés.
Un sondage effectué sur la base d’un levé de carrés de densité et de rendement portant sur 115 des
parcelles3 montre que les variantes extrêmes à l’hectare vont de 120 kg de paddy (soit 78 kg de riz
décortiqué) à z 160 kg (soit I 6go kg de riz décortiqué). La médiane s’établit à I 060 kg de paddy
(641 kg décortiqués) et la moyenne à I ogo kg, soit 712 kg de riz décortiqué. La plupart de ces
parcelles portaient bien entendu toute une série d’autres cultures : maïs, manioc, gombo, tomate,
aubergine, mil (rare), citrouille, piment, feuille à sauce... en quantité variable*.
L’enquête agronomique de D. PICARD a par ailleurs établi qu’une graine de riz sur trois
seulement donnait un pied, ce qui est normal &ant donné la qualité des semences utilisées...
La même étude a constaté une très grande irrégularité du nombre de pieds au mètre carré, un faible
nombre de grains par panicule, un fort pourcentage de grains mal nourris aux extrémités des
panicules, un faible poids de I ooo grains.

- Cultures commerciales.
A l’instar de la parcelle rizicole il est rare que la plantation de café ne porte que cette seule
culture. Sur plus des 2/3 des plantations nous avons noté les associations les plus diverses : quelques
pieds de cacao, bananiers, ananas, mandariniers, kolatiers.. . Ces arbres ou ces plantes sont généra-
lement éparpillés sur une parcelle qui ne satisfait que rarement un tracé linéaire, et dont les plants
ne respectent eux-mêmes aucun ordre précis et régulier de disposition5. Les caféières sont par
ailleurs installées tant sur sols alluvionnaires (62 %) que sur sols gravillonnaires (38 %).
I. Seules les vieilles femmes pratiquent encore le désherbage à l’heure actuelle.
2. Il ne nous a pas été possible d’obtenir une explication satisfaisante de cette pratique. Nous pensons
qu’elle est simplement liée au fait que c’est le riz récolté par les femmes qui est consommé en premier, alors
que celui récolté par les hommes est mis en bottes, ce qui exige le maintien d’une tige plus longue, et stocké.
Peut-être conviendrait-il cependant de chercher plus loin, et pourrait-on rapprocher cet usage de théories psycho-
logiques modernes qui font de la femme la consommatrice par excellence, alors que l’homme aurait plut& une
vocation d’accumulation...
3. Les carrés retenus avaient 5 m sur 5, et furent choisis au hasard, au moment de la récolte, en fonction
des zones de mûrissement du riz, et de manière à couvrir systématiquement les différentes parties du terroir.
Le carré était installé à l’endroit même où se trouvait l’équipe des récolteurs (celle-ci pouvait donc aussi bien
opérer en bordure qu’au centre de la parcelle), le paddy était coupé sous nos yeux, pesé, amené au campement
ou au village, séché, décortiqué, repesé. Quant aux cultures associées, maïs déjà récolté, manioc encore vert,
petits légumes et condiments, il fut procédé au comptage des pieds pour la première, des plants pour la seconde,
à un inventaire exhaustif pour les autres.
4. Voici à titre d’exemple le contenu de 5 carrés :
- carré no 7 : 3,150 kg de riz, 4 plants de manioc, z pieds de maïs, 5 pieds de mil, 4 pieds de gombo ;
- carré no 14 : 2,650 kg de riz seul.;
- carré no 21 : 3,200 kg de riz, I pied de gombo, I pied de tomate ;
- carré no 28 : 1,550 kg de riz, 6 pieds de maïs, 3 pieds de gombo ;
- carré no 35 : 2,400 kg de riz seul.
5. La distance d’implantation des pieds varie de I à 5 m. Il est évident que dans le premier cas les
arbustes finissent par s’étouffer très vite les uns les autres, et ne peuvent connaître qu’une croissance très
irrégulière.
212 ALFRED SCHWARTZ

Si nous comparons le calendrier théorique de traitement du café, tel qu’il a été établi par
l’IFCC1 (tableau ci-dessous), aux opérations effectivement réalisées par le paysan guére sur sa plan-
tation, l’assertion que nous faisions ci-dessus, et selon laquelle l’économie caféière se rapprochait
plus d’une économie de cueillette que d’une activité de production, prend toute sa signification.
Les façons d’entretien sont réduites au strict minimum : les jeunes plants sont souvent laisses sans

CALENDRIER THÉORIQUE DE TRAITEMENT DU CAFÉ

Stade Façons

Janvier . . . . . Début floraison Récolte - Postrécolte sanitaire - Recépage- Plantation bien nettoyée.
Février . . . . . . Floraison Postrécolte sanitaire - Entretien - Préparation nouvelle plantation.
Mars . . . . . . . . Taille - Préparation nouvelle plantation.
Avril ........ Piquetage - Trous pour nouvelle plantation - Engrais.
Mai . . . . . . . . . Nettoyage - Égourmandage - Traitement contre scolyte - Plantation.
Juin ........ Débroussaillage. Sarclage - Égourmandage - Taille des branches mortes.
Plantation nouvelle caféiére.
Juillet .. .... Entretien - Paillage - Égourmandage - Pré-récolte sanitaire contre
scolyte des grains - Lutte contre chenilles queue de rat.
AoGt . . . . . . . . Grains formés Entretien - Paillage - Égourmandage - Pré-récolte sanitaire contre
scolyte des grains - Lutte contre chenille queue de rat.
Septembre . a. Grains formés Entretien - Remplacement des manquants sur jeune plantation -
Engrais - Étayage - Pré-récolte sanitaire - Lutte contre chenilles
queue de rat.
Octobre . . . . . Début maturation Nettoyage - Égourmandage - Remplacement des manquants. Engrais
si non apporté en septembre - Poudrage insecticide en vue récolte.
Novembre . . . Maturation Égourmandage - Poudrage insecticide pour récolte - Récolte - Séchage,
décorticage, triage - Pépinière.
Décembre . . . Fin maturation Récolte. Égourmandage, en conservant I gourmand ou 2 de rempla-
cement.

ombrage et sans protection contre le bétail, d’où un nombre élevé de manquants ; un nettoyage
(exceptionnellement deux) en octobre-novembre, peu avant la récolte donc et essentiellement
destiné d’ailleurs à permettre celle-ci, avec tous les inconvénients que cela comporte (chute notam-
ment des cerises déja mûres) ; l’égourmandage accompagne généralement le nettoyage, mais est
fait d’une manière assez fantaisiste ; le poudrage insecticide est insuffisant : 49 plantations, soit
une quarantaine d’hectares, ont été traitées avec tout juste 115 kg ; aucun engrais, pas même
de paillage, aucune pré-récolte sanitaire... Les cerises, récoltées en deux passages, sont mises à
sécher souvent à même le sol, ou sur des claies, parfois surélevées, et sous lesquelles un feu contribue
à accélérer l’opération.
Les observations de D. PICARD ont montré que IO à 20 yO des grains étaient attaqués
par les scolytes. Aussi les rendements laissent-ils également beaucoup à d6siier2, et ne s’établis-

I. IFCC: Le calendrier agricoledu planteur ivoirien de café et de cacao, Centre de Recherche de C&e
d’ivoire, Abidjan, 1964.
2. Parmi les raisons de ce faible rendement D. PICARD note d’une part l’appauvrissement du sol, le
caféier possédant fréquemment 6 à 7 tiges (égourmandage mal fait) ; d’autre part l’affaiblissement de l’arbre,
dont le développement n’est pas contr61é.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A Li4GRICULTURE COMMERCIALE 213

sent-ils, sur quatre années, qu’à 382 kg/ha, avec des minima, quand l’année est particulièrement
sèche, comme cela a été le cas en 1964, de moins de 300 kg/ha, et des maxima, les bonnes années,
de plus de 400 (cf. tableau ci-après).

PRODUCTION CAFÉIÈRE DE 1962 A 1965

Année Production totale Rendement/ha


(en kg) (en kg)

1962 ................ 36 341 417


1963 ................ 38 064 437
1964 ................ 25 680 294
1965 ................ 33 852 398
Moyenne sur 4 ans .... 33 484 382

En ce qui concerne le cacao, encore que très faiblement représenté sur le terroir de Ziombli
en 1965, soulignons simplement le fait que dans g plantations sur les II nous avons noté la présence
de kolatiers : quand on sait l’incompatibilité qui existe entre ces deux arbres, il n’est pas étonnant
que la production.moyenne ne dépasse pas 180 kg/ha (cf. tableau ci-dessous).

PRODUCTION CACAOYÈRE DE 1962 A 1964

Production totale Rendement/ha 1


Année
(en kg) (en kg)

1962 (6,plantations en production) .... 490 125


1963 (7 plantations en production) .... 582 135
1964 (8 plantations en production) .... 1 275 280
Moyenne sur 3 ans .................. 782 180

La conclusion principale qui se dégage de cet examen de la structure agraire du terroir de


Ziombli est que malgré un taux d’occupation de l’espace très élevé les surfaces cultivées sont plus
que réduites : g3 ha de cultures commerciales, 133 ha de vivriers, et ce pour une population active
de 134 hommes et de 185 femmes (soit 65 ares de culture de rente et environ un hectare de vivrier
par homme actif, 47 et 72 ares par femme active). Cette situation est d’autant plus inquiétante
que les rendements sont médiocres : 382 kg/ha pour le café, 180 kg/ha pour le cacao, 712 kg/ha
pour le riz. Avec en plus une durée moyenne de jachère de six ans, le système actuel est pratique-
ment déjà incompressible : ainsi se trouve dès à présent posé l’un des problèmes majeurs sur lequel
nous aurons à revenir, et qui est celui de la ~!~essiondémo-écwzomiqzce,qui se fait de plus en plus
lourdement sentir dans cette région.

3. Les caractéristiques foncières.

a) Droit d’usage et droit de propriété.


L’introduction de cultures pérennes a entraîné un peu partout en Afrique Noire l’apparition,
à côté du droit d’usage habituellement .de règle, d’un droit permanent. Le terroir de Ziombli
n’a pas échappé à cette évolution.
Le droit d’usage continue à régir l’agriculture vivrière : la terre appartient à la communauté
214 ALFRED SCHWARTZ

villageoise toute entière et le paysan peut librement décider de défricher telle ou telle partie de
la forêt et de la mettre en culture. Il suffit, une fois le terrain repéré, d’y mettre une marque quel-
conque (quelques coups de machette aux abords) pour que plus personne ne puisse s’y installer.
Le paysan gardera sur cette parcelle, à la fin de la durée normale d’une jachère (6-7 ans), un droit
d’usage préférentiel. S’il laisse passer ce terme, la terre retourne au village, et n’importe qui a la
possibilité de la remettre en valeur.
Il en va tout autrement des plantations de rapport, dont la création a mis en œuvre un droit
qui auparavant ne s’était jamais appliqué à la terre, le droit de propriété. Un tel droit implique
pour le propriétaire non seulement la jouissance permanente du bien foncier de son vivant, mais
aussi la transmission par héritage de ce bien à ses ayants droit ou même sa vente.
En cas de dévolution successorale, la règle est celle qui régit l’attribution des biens du
défunt, et que nous avons déjà examinée ci-dessus : l’héritage va normalement de père en fils,
ou, quand ce dernier n’est pas encore en âge d>en prendre possession, est confié à un tuteur. Tout
à fait exceptionnellement un legs peut être fait du vivant du mari à une femme particulièrement
méritante (la femme dans la société traditionnelle n’ayant pas droit à des biens de valeur), ou
à n’importe quelle autre personne.
Les transactions foncières ne sont encore que très rares, et ne peuvent porter bien entendu
que sur des plantations pérennes. Dans ces cas ce sont d’ailleurs plus les arbres que l’on vend
que la terre. Sur les rzg plantations de café et de cacao du terroir de 1965, deux parcelles seule-
ment provenaient d’achat : la première, une caféière de 63 ares, avait été acquise en 1954 pour la
somme de 16 ooo francs, la seconde, une caféière de 60 ares, l’avait été en 1958 pour IO ooo francs.
En 1966, l’une des plus importantes plantations du village, une caféière de zrg ares, fut par ailleurs
cédée pour 30 ooo francs, prix très inférieur à sa valeur réelle. Aucun barème ne régit donc encore
de telles transactions, qui sont plus soumises aux capacités respectives de négociation des contrac-
tants qu’à des lois de marché.
Le passage du droit d’usage au droit permanent n’a pas réellement posé jusqu’à présent
de problème majeur. Le processus de l’appropriation par la mise en place de cultures pérennes
a toujours été, depuis l’introduction de celles-ci, tacitement reconnu et accepté par tout le monde.
La raréfaction progressive des terres disponibles, qui a déjà commencé à susciter une relative
inquiétude dans le couloir particulièrement peuplé entre Nuon et Cavally où se situe notre terroir,
ne manquera cependant probablement pas, dans les années à venir, de devenir une source de
c0nfl.W.

b) Travail agricole et modes de faire-valoir.

- L>~RGANISATI~N Du TRAVAIL AGRICOLE


La division sociale du travail, telle qu’elle a été définie ci-dessus, reste toujours de rigueur.
L’introduction des cultures industrielles l’a même accentuée, dans la mesure où celles-ci, en
s’affirmant comme un secteur spécifiquement masculin, ont contribué à renforcer le caractère déjà
très nettement féminin du secteur vivrier. Les clivages ne sont malgré tout pas absolus, et si les
femmes participent couramment à la cueillette de café, beaucoup d’hommes acceptent également,
mais sur le champ de leurs épouses seulement, de récolter le riz.
§eule une femme mariée (ou une veuve) a le droit d’avoir un champ vivrier : cette règle ne
souffre encore actuellement d’aucune exception au village. S’il est admis qu’une même femme
puisse cultiver deux ou trois parcelles, il l’est également que deux ou plusieurs femmes (coépouses,
ou souvent épouse et mère du chef de menage) partagent la même parcelle : c’est généralement

I. Dans notre second village d’étude, Sibabh, nous avons noté une pratique qui prouve que le probleme
du passage du droit d’usage au droit de propriété se pose déjà avec acuité, malgré un terroir beaucoup plus étendu
et une absence apparemment totale de manque de terre. Depuis plusieurs années les paysans disséminent dans
leurs parcelles vivrières quelques pieds de café, et quand après le délai normal de jachère un voisin veut prendre
une option sur l’ancienne rizière, l’occupant precédent s’y oppose, arguant du fait qu’il ne s’agit pas d’un terrain
commun, mais bel et bien d’une plantation P&enne, puisqu’elle porte du café, donc appropriée.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 215

le cas quand ces femmes habitent une seule et même case, et disposent donc d’un grenier unique.
Il est rare en effet que dès la première année la jeune épousée ait sa maison ou son champ propre.
Le mari préfère la confier à une coépouse plus âgée, ou simplement à sa mère, qui l’initiera aux
particularités du terroir et à son statut de femme. Ainsi sur les 187 femmes mariées que comptait
Ziombli en 1965, 103 cultivaient chacune I parcelle, 15 s’occupaient de 2 et 3 de 3 ; 22 parcelles
recevaient par contre le travail de 2 femmes chacune, 2 de 3 et I de 4 ; 12 femmes, pour des raisons
diverses (vieillesse, maladie, voyage, désaccord avec le mari), n’avaient pas de champ du tout.
A ces 187 femmes mariées s’ajoutaient IO veuves, possédant également chacune une rizière propre..
Au même titre que la culture vivrière est le fait des femmes celle du café l’est des hommes :
pas de n’importe quel individu de sexe masculin, mais de l’Jzommemarz’é seulement, celui qui a
pleinement accédé au statut de vir, au sens à la fois de producteur, ayant des obligations sociales,
et de reproducteur, ayant des charges familiales. Aussi un jeune homme n’a-t-il en principe pas le
droit d’avoir de plantation commerciale : ce serait un défi lancé aux aînés de son lignage, un refus
de respecter leur autorité, une soustraction à leur contrôle. A quoi lui servirait en effet le produit
de son travail sinon à chercher à se libérer de la tutelle des anciens ? Il en est de même des femmes
qui, comme nous l’avons déjà indiqué ci-dessus, n’étaient pas habilitées dans la société traditionnelle
à contrôler des biens importants : dans la mesure où l’argent est devenu le substitut par excellence
de tout ce qui autrefois composait la richesse il est donc normal qu’elles n’y accèdent pas.
Ce schéma, s’il est encore respecté dans l’ensemble, commence cependant déja à souffrir
d’exceptions. Sur les rzg plantations pérennes que comptait le village de Ziombli en 1965, 5 étaient
entre les mains de jeunes gens, et 5 autres de femmes. Ces écarts ne sont certes pas très importants,
mais méritent malgré tout d’être signalés. En ce qui concerne les jeunes gens, tous les 5 sont orphe-
lins de père : plutôt que de travailler pour une famille élargie dont les liens se distendent de plus en
plus rapidement, et sur laquelle ils craignaient de pouvoir de moins en moins compter à l’avenir,
ils ont préféré s’installer à leur propre compte. Quant aux 5 femmes propriétaires, I’une l’est par
accident (un voisin ayant par inadvertance débordé les limites de sa propre caféière et planté
quelques pieds - il s’agit de moins de 2 ares - sur la parcelle vivrière de la femme en question
alors que cette parcelle n’était pas encore retombée dans les communs) ; la seconde l’est à la suite
d’une dévolution successorale litigieuse et inextricable (il s’agit du fameux cas de contestation
de filiation examiné ci-dessus : plutôt que de relancer l’affaire au décès du mari de Kwè pour
savoir qui hériterait de sa plantation, on. a préféré différer l’échéance d’un règlement définitif
en laissant purement et simplement la caféière à la veuve) ; la troisième l’est par un don en prove-
nance d>un neveu utérin (et dont les raisons nous restent mystérieuses) ; seules les deux dernières
semblent avoir eu l’initiative de la création de leur caféière (l’une d’elles, particulièrement dyna-
mique, est Présidente de la section villageoise des femmes de son quartier).
Si la plantation pérenne constitue à l’heure actuelle l’un des éléments principaux de la
richesse d’un chef de famille, il convient toutefois de souligner que tous les hommes mariés ne se
livrent enfin pas systématiquement à la culture commerciale. Sur les 102 chefs de ménage de Ziom-
bli, 22, soit un peu plus de 20 %, n’avaient en 1965 ni caféière ni cacaoyère. Il s’agissait d’une part
de 5 vieillards, à l’âge respectable, d’autre part de jeunes assezmal intégrés et faiblement enracines
au village, ayant à plusieurs reprises déjà cherché fortune à l’extérieur (Basse-Côte ou Libéria),
sans succès, et toujours prêts à re-tenter n’importe quelle aventure (depuis, plusieurs ont d’ailleurs
rejoint San Pedro, où l’ouverture du chantier du port a fait miroiter de nombreux espoirs).

- LES MODES DE FAIRE-VALOIR

Aucun cas de faire-valoir indirect, que ce soit sur le parcellaire vivrier ou sur les plantations
pérennes, ne fut noté à Ziombli en 1965. La règle Btait à l’exploitation directe.
En 1968 cependant, avec l’arrivée au village d’un groupe de jeunes manœuvres mossi,
nous assistâmes à la conclusion de deux formes de contrat de métayage : la première confiait
l’intégralité des travaux d’une caféière à cette force de travail externe, et stipulait le partage,
après la cueillette, en dezuparts égales,de la récolte ; la seconde accordait pour les mêmes opérations
C-
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DOUHOZ ON

LICNAOES DE CANCIEN KLABO

F?%a Kphon

-
FIG. 51. - Occupation de l’espace et structure lignagére. Projection des @nages sur le terroir.
218 ALFRED SCHWARTZ

le tz’er.sde la récolte aux manœuvres, mais incluait en plus dans le contrat logement et nourriture.
Quoique encore que très timidement, la première formule semble se développer à l’heure actuelle,
et intéresser autant les manœuvres étrangers (Mossi et Dioula) qu’une fraction jeune et désœuvrée
de villageois qui préfèrent profiter immédiatement de leur travail plutôt que de s’astreindre aux
longs délais de production que demande la création d’une plantation.

c) Occupation de l”e.space et dynamique sociale.

Il convient enfin de nous demander quel est le degré de socialisation de ce territoire villa-
geois dont nous venons de présenter la structure. Cela nous amènera d’une part à examiner comment
les différents lignages constituant la communauté de Ziombli se projettent sur le terroir; d’autre
part à rappeler sommairement quels liens l’homme entretient sur le plan du sacré avec la terre.

- TERROIR ET PROJECTION LIGNAGÈRE


Le terroir de Ziombli satisfait tout d’abord pleinement à la définition proposée par P. PELIS-
SIER et G. SAUTTER de « portion de territoire appropriée, aménagée et utilisée par le groupe qui y
réside et en tire les moyens de subsistance »l. Les limites de la surface appropriée sont fixées avec
précision, par le réseau hydrographique ou des accidents de terrain, et empiéter sur ces frontières
ou les dépasser ne peut se faire sans l’accord du village riverain. Ce finage rigoureux est très vrai-
semblablement le résultat du partage territorial auquel les différents clans du groupement de
guerre Nidrou se livrèrent, il y a quelques 250 ans, à l’issue de leur migration.
La projection des différents lignages sur le terroir (cf. fig. 50 et 51) reflète en second lieu assez
fidèlement cette appropriation originelle. Rappelons que le village actuel de Ziombli est r-r&
du regroupement sur le site de l’ancien Ziombli de deux villages voisins, Guiriambli et Klabo.
L’historique détaillé auquel nous avons procédé ci-dessus des différents @nages de ces localités,
ainsi que de leurs va-et-vient permanents, nous a permis d’une part de montrer que leurs destinées
étaient depuis fort longtemps étroitement liées, d’autre part de distinguer en leur sein deux entités
malgré tout relativement différenciées : les lignages de l’ancien village de Gbohoubli (Glao, Gbéo,
auxquels s’ajouteront plus tard les Welao), les lignages de l’ancien Klabo (Dakon, Doueyakon,
Kpahon, Kpao et Zaha). Or en 1965, 4 ans après le début de l’opération de regroupement, donc
en principe de fusion, ces deux entités conservaient encore des terroirs nettement distincts : l’an-
cienne limite entre les deux espaces villageois, le marigot Trouhin, continue toujours à l’heure
actuelle à couper en gros le terroir en deux, la zone septentrionale étant occupée par les @nages
de l’ancien Gbohoubli, la zone m&idionale par ceux de l’ancien Klabo. Si ces derniers ont déjà
commencé à franchir le Trouhin et à étendre leurs cultures vers le Nord, les premiers n’ont par
contre pas empiété une seule fois encore sur la rive droite du marigot.
Par-delà la projection de ces deux grandes entités, l’implantation des lignages pris séparé-
ment n’est enfin, et quant à elle, pas significative. Mis à part quelques noyaux relativement
compacts, les parcelles d’un même groupement lignager sont disséminées un peu au hasard sur
toute l’étendue du terroir. Cette constatation s’applique également, à un échelon inférieur, à la
famille polygynique, et ne simplifie certes pas le problème des déplacements d’un champ à l’autre.

- LES RITES AGRAIRES


Le lien que le paysan gueré entretient, sur le plan du sacré, avec la terre a déjà éte ample-
ment décrit dans la partie de ce travail consacrée à la régulation de l’ordre social. Aussi n’en rappel-
lerons-nous que les elléments principaux.
Les rites agraires sont de trois ordres :
l culte à la Lune, symbole de fertilité et de fécondité, et dont le mouvement est étroite-
ment associé aux différentes phases de la vie agricole ;
I. G. SAUTTER et P. PÉLIssIER~(Ig64, p. 57),
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 219

e rites de conjuration des puissances chtoniennes, soit collectifs, soit individuels :


- collectifs : cérémonie au niveau de l’ensemble du village marquées par la sortie de
kwi, génie médiateur entre le monde des hommes et celui de la nature, d’une part
à l’ouverture de chaque cycle agricole (c’est kwi qui donne officiellement l’autori-
sation de commencer les travaux champêtres), d’autre part chaque fois que le
rythme du cycle est compromis par des pluies trop abondantes ou une sécheresse
trop excessive ;
individuels : sacrifice à la terre (un mélange de riz et d’huile de palme) que le paysan
effectue, pour conjurer les génies de la brousse, sur chaque parcelle qu’il projette
de mettre en culture ; mise en place de Ko& « protecteurs Mdu champ ;
l cérémonie de bénédiction des prémices, au cours de laquelle intervient de nouveau kwi,
‘qui donne officiellement aux villageois l’autorisation de consommer les produits nouveaux
(maïs et riz).
Signalons enfin qu’il n’existe chez les Guéré pas de chef de terre, ce rôle étant exercé par le
chef de village pour les opérations de type « laïque » (octroi ou prêt d’une parcelle à un étranger
par exemple), par kwi, ou quand cette institution fait défaut, par le d2go,l’aîné de la communauté,
pour les opérations de type Nsacré ».

4. Temps de travaux et niveaux d’activité.

Après avoir analysé les caractéristiques agraires et foncières du terroir de Ziombli, il convient
d’examiner enfin, en rapport avec l’organisation du système de production, de quelle manière le
paysan guéré dispose de son temps. L’intérêt que revêt, dans l’optique d’une étude de sociologie
du développement, une telle recherche, en dépit des délicats problèmes méthodologiques qu’elle
soulève, n’est plus à démontrer. Des travaux récents, effectués sur des terrains diversl, ont ample-
ment confirmé et l’utilité et la nécessité de ce type d’entreprise.
Le point de départ de l’approche quantitative dont nous exposons ici les résultats fut le
sentiment que nous acquîmes très rapidement, au contact de la réalité villageoise locale, de l’exis-
tence de goulots d’étranglement liés à des contraintes imposées par le facteur «temps ». En d’autres
termes, il nous apparaissait que si les Gu&é avaient du mal à cumuler culture vivrière et culture
commerciale, ce n’était pas la conséquence, comme le proclament encore actuellement les autorités,
de leur seule «paresse naturelle », mais bien plus d’une incapacité matérielle à faire front, à certaines
époques de l’année, aux exigences à la fois de l’un et de l’autre système cultural. Encore fallait-il
l’établir d’une manière qui ne fût pas que subjective.
C’est à cette démonstration que nous tenterons de procéder à partir de l’examen des résultats
d’une enquête « budget-temps » portant sur un échantillon de 6 « unités 1)choisies en fonction du
rang social, de l’âge, et du statut matrimonial de leur « chef )), soit un total de 21 personnes
(6 hommes, 15 femmes) réparties comme suit :
- unité 1: I chef de lignage, 78 ans, 5 femmes de 75 à 3g ans ;
- Unité II: I chef de gbowo (segment de lignage), 50 ans, 3 femmes de 38 à 25 ans ;
- U&té III: I homme-médecine (Ko&dioi), 4 ans, 4 femmes de 3g à 18 ans ;
- Unité IV: I homme de 36 ans, actif et dynamique, 2 femmes de zg et 28 ans ;
- Unité V: I monogame- de 23 ans, I femme de 23 ans ;
- Unité VI: I célibataire de 24 ans.
L’unité de mesure retenue fut la demi-journée, et la durée d’observation le cycle annuel complet.
I . Cf. notamment ceux menés en C&e d’ivoire par des chercheurs de 1’ORSTOM (M. A~GÉ, P. ÉTIENNE,
J.-L. BOUTILLIER, A. SCHWARTZ), et dont rend compte un numéro spécial des CahiersORSTOM, St%.SC.Hum.
(vol. V, no 3, 1968) intitulé : « Temps et Développement : Quatre sociétés en C&e d’ivoire. » Pour les problèmes
méthodologlques, voir surtout l’article introductif de M. AUGÉ : « Temps social et développement )j, et en fin de
Cahier, une bibliographie sur le temps établie par M. LE PAPE.
220 ALFRED SCHWARTZ

Le dépouillement des résultats n’alla pas sans poser des problèmes également. Pour la clarté
de l’exposé nous avons retenu deux grandes catégories temporelles significatives : le temps non
productif, le temps productif. La première catégorie recouvre les temps d’ « inactivité » (repos,
maladie) et d’ « activité sociale et rituelle » (visites à la famille, fréquentation du marché, deuil,
funemil.les, etc.) ; la seconde les « activités domestiques », les « activités de production » (culture
vivrière, culture commerciale), les « activités de ramassage D,le « travail prestataire D,le (( travail
salarié: », les « activités productrices de services N.Le clivage entre les deux types de catégories n’est
en réalité pas aussi évident. Selon quels critères peut-on considérer en effet qu’un temps est pro-
ductif ou non productif ? Une activité de type social ou rituel par exemple (règlement de litige,
négociation matrimoniale, funérailles, etc.), si elle est effectivement non productive économique-
ment, I’est-elle sociologiquement ? Ou encore la fréquentation du marché répond-elle à la satis-
faction d’un besoin social (temps non productif) ou simplement domestique (temps productif) ?
Si dans cette approche nous avons privilégié le critère économique, c’est simplement parce qu’il
nous semblait le mieux à même de répondre aux exigences précises de l’investigation telle que nous
en avons défini le but ci-dessus.
Nous examinerons successivement le rapport temps productif /temps non productif, la venti-
lation du temps productif, les fluctuations saisonnières.

a) Temps productif et temps non productif.

Le rapport temps productif/temps non productif est donné par le tableau ci-après :

TEMPS PRODUCTIF ET TEMPS NON PRODUCTIF

o/. du temps total

Hommes Femmes

1. Temps non productif ............... 43,3 19’1


a) Inactivité: ...................... 29’1 3,7
- Repos ....................... 22’9 16
- Maladie ...................... 6,~ 2,I
b) Activité: sociale et rituelle ........ 149 I5,4
II. Temps productif ................... 567 go,9
a) Activité domestique ............. 12,6 30’9
b) Activité de production ........... 267 44.4
- Cultures vivrières ............. 14.3 3%2
- Cultures commerciales ......... 12,4 12,2
c) Activité de ramassage ............ 1 ~6
d) Travail prestataire ............... 4,7 2
e) Travail salarié .................. 5,5 2
f) Activité productrice de service .... 62

TOTAL ......................... 100

La lecture de ce tableau permet de faire les remarques d’ensemble suivantes : importance


considérable du temps non productif chez les hommes : 43,3 oh du temps total (contre rg,I o/. seule-
ment chez les femmes) ; suroccupation féminine par rapport au temps productif masculin : So,g O/,
contre 56,7 Oh.
Ces données, qui traduisent des moyennes, demandent cependant à être pondérées, en fonc-
tion de l’âge d’une part, du statut social et matrimonial de l’autre. Si nous examinons en effet
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 221

le rapport temps productif/temps non productif par unité de mesure (fig. 52 et 53) nous consta-
tons, du côte des hommes, une progression très significative en courbe croissante de VI à IV,
puis décroissante de IV à 1, le maximum se situant à S6,g yo de temps productif pour IV et les
minima respectivement à 49’3 o/. pour VI (cClibataire) et à g,4 o/. pour 1 (chef de lignage de 78 ans,
5 femmes) ; du côté des femmes, un taux d’activité par unité à peu près constant (de SOà go %),
sauf pour V, jeune mariée n’ayant pas encore de champ de riz, et une progression par tranches
d’âge identique à celle des hommes. Le temps productif masculin réel, compte non tenu de 1,
vieillard en marge déjà du système de production, et de VI, célibataire non encore pleinement
intégré, se situe donc entre 55,g et S6,g %, et se rapproche sensiblement de celui des femmes.

HOMMES

0 km!i”ll& hepce < nva,ad,e ) Duull Temps sochl et rilue!

FIG. 52. Temps productif et temps non productif. FIG. 53. - Ventilation du temps non productif.

Dans le temps non productif masculin la place occupée par le temps social et rituel épouse
une courbe comparable aux deux précédentes : croissante de VI (célibataire) à III (homme-
médecine), puis décroissante de III à 1. La faible participation de 1, chef de lignage, à la vie sociale
et rituelle n’est pas étonnante, et confirme ce que nous avons pu dire ailleurs du rôle de plus en
plus réduit que jouent les vieux dans la société guéré actuelle. Chez les femmes, ce temps
social et rituel est à peu près constant d’une unité à l’autre : seule V, nouvellement mariée,
passe la quasi-totalité de l’année en visites et déplacements. Soulignons enfin qu’à l’intérieur
du temps non, productif le taux d’inactivité des hommes est très nettement supérieur à celui
des femmes.
222 ALFRED SCHWARTZ

b) Ventilation du temps producti$

L’examen du temps productif nous permettra de procéder à une comparaison entre d’une
part niveaux d’activité actuels et niveaux d’activité traditionnels, d’autre part travail masculin
et travail féminin.

- NIVEAUX D’AcmmÉ ACTUELS ET NIVEAUX D'ACTIVITÉ TRADITIONNELS

Nous avions retenu dans l’analyse de l’univers économique traditionnel trois grands niveaux
d’activité : ramassage, production, transformation. Quel temps le paysan guéré continue-t-il
à leur consacrer à l’heure actuelle ? Si nous soustrayons du temps productif global le temps consacré
d’une part à la culture commerciale (21,7 yO pour les hommes, 15 yO pour les femmes), d’autre
part au travail salarié de type moderne (7~ yO pour les hommes), il ressort que les activités tradi-
tionnelles mobilisent encore 71,~ oh du temps productif des hommes, et 85 yo de celui des femmes.
Le tableau ci-après ainsi que les figures 54 et 55 donnent la ventilation détaillée de ce
temps productif.
VENTILATION DU TEMPS PRODUCTIF

o/O du temps productif total


Activité
Hommes Femmes

Activitk domestique ................... 2%3 3%~


Activité de production ................. 47 54,s
- cultures vivrières ................. 25>3 30
- cultures commerciales ............. =,7 15
Activité de ramassage .................. 1,8 2
Travail prestataire .................... h3 2,4
Travail salarié ........................ g,7 296
- sociétaire ....................... 5~6 ~6
- individuel ....................... 7tI
Activité productrice de service ......... IO,9

TOTAL .......................... IOO 100

Il convient de souligner la part importante consacrée par les hommes aux activités domes-
tiques : 22,3 yo (alors que les cultures commerciales ne reçoivent que x,7 yo du temps productif) ;
ce temps a été entièrement requis par la construction et l’entretien de l’habitat. Précisons que
l’année 1965, avec la politique de regroupement des villages, a connu en ce domaine une activité
anormale. Même les femmes, sur les 38,2 o/. de leur temps domestique, en ont consacré IO o/.
environ à l’habitat, le reste étant allé essentiellement à la préparation des aliments et aux corvées
ménagères.
L’analyse du temps consacré aux activités de production proprement dites (culture vivrière,
culture commerciale) illustre d’une manière particulièrement frappante les conclusions que nous
avions dégagées ci-dessus de l’examen des techniques culturales :
l la riziculture traditionnelle absorbe 25,s yo du temps productif masculin et 3g,8 yo du
temps productif féminin, ce qui, pour les rendements que l’on sait, est plus qu’anormal ;
les opérations de défrichement et d’abattage de bois requièrent à elles seules près de
70 yo du temps des hommes, le reste allant presque entièrement à la confection de la
clôture contre les agoutis. Ces mêmes tâches de préparation du terrain amputent égale-
ment le temps productif féminin de près du tiers (cf. fig. 56) ;
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 223
% Femmes
Hommes
I

0 Activité domestique

B Activité de production

# Aclivilé de mmosrage El Production de services 0 c”I1ur.3‘cnnlmrci~,~. llluml C”l+“m.vivlière,


FIG. 54. - Ventilation du temps productif. FIG. 55. - Ventilation du temps productif
entre cultures vivriéres et cultures commerciales.

l’examen du temps consacré aux cultures commerciales est plus cloquent encore : si
l
21,7 o/. du temps productif masculin et 15 yo du temps productif féminin reviennent
au café et au cacao, plus de 65 o/. de ce temps pour les hommes et plus de g5 o/. pour les
femmes vont aux opérations de recolte et de conditionnement. La culture commerciale
nous apparaît de ce fait comme relevant effectivement davantage d’une économie de
cueillette que d’une activité de production (cf. fig. 57) ;
l si nous comparons enfin les deux types de production, la culture vivrière continue à être
largement plus accaparente que la culture commerciale : 53,7 yo et 725 yo des temps
respectivement masculin et féminin vont à la première, 46,3 o/. et 27,5 % seulement
à la seconde.
Les activités de ramassage, quant à elles, n’occupent plus que très faiblement le paysan
guéré : 1,8 yo du temps productif masculin, 2 yo du temps productif féminin. Ce temps se partage
entre cueillette (régimes de noix de palme), ramassage (cola) et pêche pour les hommes, et va
exclusivement à la pêche pour les femmes.
Le travail prestataire continue par contre à prélever une part relativement importante
sur le temps productif masculin : 8,3 %. Ce temps va à la construction et à l’entretien des pistes,
la réfection des ponts, les corvées de nettoyage du village, etc. Les femmes sont plus privilégiées
en ce domaine : 2,4 o/. seulement de leur temps productif est absorbé par la voirie.
Le travail salarié se subdivise en deux types :
l le travail salarié de type sociétaire traditionnel (rémunération payée à une société d’en-
traide qui en fin de saison en répartit le montant entre les différents membres) : il occupe
ici 2,6 o/. du temps productif et des hommes et des femmes ;
l le travail salarié individuel de type moderne : il ne concerne en réalité qu’une personne
de notre échantillon, et le pourcentage de 7,1 yo n’a que peu de signification.
Les activités productrices de services enfin sont exclusivement constituées par les soins
médicaux traditionnels prodigués par III, homme-médecine réputé, tant à l’intérieur qu’à l’exté-
rieur du village. Le pourcentage de ro,g %, qui est une moyenne ventilée sur l’ensemble de l’échan-
tillon, n’a donc lui aussi que peu de signification.
224 ALFRED SCHWARTZ

Temps consacré à la culture vivriére


(en yO %Gk%ps&$obal consacré aux activités de production).

Temps consacré aux cultures commerciales


<en5~du7;emps global consacré aux activités de production).
PL. IX

24. Récolte des régimes de palme. TechGqite de


grivaper. 26. kula-ba ex action.

25. Cie L
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 225

- TRAVAIL MASCULIN ET TRAVAIL FÉMININ

Le schéma traditionnel de division sociale du travail, comme nous l’ont déjà indiqué les
diagrammes de ventilation du temps productif, n’a été en fin de compte que très faiblement affecté
par le développement des cultures de rapport. Les femmes ne participent actuellement à celles-ci
que pour les opérations de récolte et de conditionnement (triage du café essentiellement). Elles
ne donnent qu’accessoirement un « coup de main N pour les tâches d’entretien des plantations
(nettoyage, traitement insecticide). Les hommes, au niveau de la culture vivrière, continuent,
quant à eux, à se cantonner assez strictement à leurs attributions anciennes : defrichement, abat-
tage du bois, brûlis, clôturage, avec une amorce de participation cependant à la récolte du riz.
Travail masculin et travail féminin peuvent ainsi schématiquement être ventilés de la
manière suivante :

Activités Hommes Femmes

I. Activités domestiques ...............


a) Préparation aliments et corvées do-
mestiques ....................... X
b) Activité de transformation de type
domestique ...................... X
c) Fréquentation du marché ......... X X
d) Construction, entretien habitat. .... X X
2. Activités de production :
a) Culture vivrière :
- Défrichement ................... X
- Abattage bois .................. X
- Brtilis ........................ X X
- Semis, bouturage ............... X
- Confection cl&ure .............. X X
- Désherbage .................... X
- Surveillance ................... X
- Récolte, stockage .............. X X
b) CuItrire commerciale : .
- Plantation .................... X
- Entretien ..................... X
- Récolte ....................... X X
- Conditionnement ............... X X
3. Activités de ramassage .............. X X
4. Travail prestataire .................. X X
5. Travail salarié :
a) sociétaire ....................... X X
b) individuel ........................ X

c) Fluctuations saisonnières.

L’examen du rapport global temps productif/temps non productif ne nous a guère permis
jusqu’à présent d’étayer notre hypothèse de départ de l’existence de goulots d’étranglement
liés à des contraintes imposées par le facteur « temps ». L’importance du temps non productif,
donc, théoriquement et en partie du moins, disponible, serait plutôt à priori de nature à nous faire
penser l’inverse.
Temps productif et temps non productif sont en réalité inégalement répartis sur l’ensemble
de l’année, celle-ci se divisant asseznettement en deux périodes : l’une, d’intense activité, de février
à juillet, l’autre, plus calme, d’août à janvier. Or l’analyse du- temps productif de cette première
15
226 ALFRED SCHWARTZ

période laisse apparaître deux types au moins de goulots d’étranglement, issus, le premier de la
non-congruence dans le temps des productions vivrière et commerciale, le second de l’inadéquation
au système actuel des techniques vivrières traditionnelles, trop coûteuses en temps.
En ce qui concerne la non-congruence dans le temps des productions vivrière et commerciale,
il ressort de la figure $8 (moyenne des 3 unités les plus significatives d’une part, budget-temps
de IV, producteur le plus représentatif, de l’autre) que le calendrier agricole du paysan guéré
est particulièrement chargé de février à juillet (taux moyen d’occupation agricole de 41 à 59 %,
s’élevant en juillet jusqu’à 87 o/. pour IV). Or c’est pratiquement pendant ces 6 mois qu’à la fois

FIG. 58. - Variation du temps consacréaux cultures vivrières et aux cultures commerciales
(par rapport au temps global).

le riz et le café exigent le plus de travail : préparation de la parcelle (défrichement, abattage du ’


bois, brûlis), semis et clôturage pour la première culture, opérations d’entretien de la plantation
(nettoyage, égourmandage, recépage, paillage, traitement anti-scolyte) pour la seconde. Jadis la
culture vivrière absorbait à elle seule, pendant cette période de l’année, tout le temps du produc-
teur. Les techniques culturales n’ayant pas évolué, le surplus susceptible d’être dégagé aujourd’hui
au profit de la culture commerciale ne peut donc être que réduit, quand il ne s’ampute pas purement
et simplement du temps vivrier. La compression affecte par conséquent à la fois l’une et l’autre
culture, le temps consacré au café l’étant automatiquement au détriment du riz et inversement.
Le second goulot d’étranglement - inadéquation au système de production actuel des
techniques culturales vivrières traditionnelles - est étroitement lié au premier, et se situe en juillet-
août. Il résulte essentiellement du fait que le tiers environ du travail masculin consacré au secteur
vivrier va à la confection de la clôture contre les agoutis. Or ce temps nous parait strictement
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 227
incompressible. Bien plus, c’est 1%; qai &Pose la taille des parcelles mises en. culture. Harceler le
paysan, comme le font depuis quelques années les autorités administratives, pour l’inciter à étendre
sa production rizicole, revient en rklité à poser le problème en termes faux. A quoi servirait en
effet un accroissement des surfaces cultivées si parallèlement les rendements devaient diminuer, ce
qui se produirait inéluctablement ? Le producteur a parfaitement conscience des limites du système
actuel, et si les parcelles vivrières n’ont que 75 ares en moyenne, ce n’est la conséquence ni de la
« paresse N, ni d’une quelconque mauvaise volonté, mais bien d’un calcul d’adaptation optimale
des possibilités aux contraintes.

J.F.M..A M.J.J.A,S,O.N.D,
CUU: VIVRIERE

Défrichemenf

Abattage

B&is

Conf. CIdure

Récolte,slockage

CUU: COMMERCIALE

Plantation

Nelloyage

Légende: Nombre de jours ~ - -


-de 5 de sd9 do 10 d 14

FIG. 59. - Calendrier agricole de IV.

Il apparaît donc clairement, en conclusion, que de février à juillet, cdtzcre vivrière et cdtwe
caféz’èrese téZesco@ent,
et ce à une époque de l’année où l’une comme l’autre sont Cgalement exigeantes.
Les techniques traditionnelles de production vivrière offrant une élasticité pratiquement nulle
sur le plan « temps », c’est la culture commerciale qui en attendant souffre le plus de cette situation :
l’examen du calendrier agricole de IV, producteur pourtant particulièrement actif, montre à quel
point les opérations d’entretien des plantations pérennes sont réduites pendant cette période.
Le véritable travail de nettoyage ne commence qu’en août, et se poursuit en septembre et en
octobre, alors que les cerises sont souvent formées et risquent de tomber, le seul but de l’opération
étant d’ailleurs de permettre à partir de novembre la récolte. Il est évident que dans de telles
conditions la culture caféière s’apparente effectivement davantage à une activité de cueillette qu’à
une activité de production.
***
L’examen des budgets-temps nous permet, quant au fonctionnement de l’économie villa-
geoise guéré, de tirer deux séries de conclusions au moins :
- le paysan guéré n’est encore que très faiblement intégré à l’économie moderne : moins de 30 yo
du temps productif masculin et 15 yo seulement du temps productif féminin sont consacres
228 ALFRED SCHWARTZ

à des activités de type moderne (culture commerciale, travail salarié) ; les occupations tradi-
tionnelles continuent donc à l’accaparer pour l’essentiel de son temps ;
- le système de production actuel est bloqué d’une part par l’impossibilité de satisfaire correcte-
ment dans le Mz~s à la fois la culture vivrière et la culture commerciale, de l’autre par des
techniques trop co&eztsesen temps qui empêchent l’extension tant de l’une que de l’autre de
ces cultures ; ces donnees seront reprises dans notre analyse conjoncturelle.

B. LE§ FONCTIONS DE PRODUCTION ET DE CONSOMMA’I‘ION : LES NOU-


VEAm TERMES DE L’ «ÉQUILIBRE»

L’analyse que nous proposons maintenant est celle des fonctions de production et de
consommation à partir de l’examen de 3 budgets familiaux. Étant donné la petite taille de l’échan-
tillon les données que nous présenterons n’auront évidemment un intérêt autre que monographique.
L’esprit dans lequel furent effectués les relevés visait simplement à connaître de l’intérieur et en
profondeur, par des contacts quotidiens directs avec les enquêtés, le Kfonctionnement Ndu groupe
de production et de consommation que constituent le mari, sa (ou ses) femme(s) et leurs enfants.
Le questionnaire soumis aux intéressés en fin de chaque journée, pendant la durée d’une année,
était con$u d’une façon très ouverte, le seul canevas en étant la recherche de la man&e dont
s’effectuaient les opérations (espèces,nature, troc) d’une part, de leur importawe de l’autre. L’échan-
tillon retenu reflète en gros assez judicieusement la structure socio-démographique du village.
En voici la composition :
- UnA.5 budgétaire (UB) 1: un chef de &-nage, 55 ans, 5 femmes de 65 à 37 ans, 8 enfants dont 2
en bas âge, 4 à l’école à l’extérieur du village, et 2 (des jeunes gens de 21 et de 24 ans) déjà
intégrés au système de production, mais encore sous la coupe de leur père ;
- Unité budgétaire II: I homme de 47 ans, 2 femmes de 37 et 41 ans, 4 enfants de 2 mois à 12 ans,
dont z qui fréquentent l’école du village ; cette UB représente le ménage moyen type de Ziom-
bli : I homme, 2 femmes, 4 enfants ;
- Unité budgétaire III: I homme de 36 ans, I femme de 36 ans, 4 enfants de 4 à 17 ans, dont I qui
fréquente l’école duvillage et l’aîné (un garcon) qui participe déjà au système de production.
Notre étude budgétaire porte donc sur les opérations en espèces, les opérations en nature
et le troc - l’autoconsommation restant exclue. Afin de pouvoir situer dans le budget global
l’importance que continuent à avoir les transactions de type traditionnel, opérations en nature
et de troc ont été évaluées au cours du village, et présentées non pas en termes comptables (tout
ce qui entre en nature figurant du côté des sorties) mais en termes de$tix réels (une entrée en nature
,demeurant effectivement du côte des elztrées).
Nous examinerons tout d’abord les rapports globaux entre d’une part opérations en espèces,
opérations en nature, troc, d’autre part entrées et sorties, en second lieu la fonction de production,
en troisième lieu la fonction de consommation, enfin les fluctuations saisonnières des recettes et
des dépenses.

1. Les rapports globaux.

a) Opérations en espèces, opérations en nature et troc.

La première question à laquelle nous permet de répondre notre enquête budgétaire est
celle de l’importance des transactions de type traditionnel (représentées en gros ici par les opérations
en nature et le troc) par rapport au budget global (opérations en espèces + opérations en nature +
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 229

troc). Cette importance nous. est donnée, pour les 3 UB prises séparément, puis pour l’ensemble
des 3, en chiffres absolus1 et en pourcentages, par le tableau ci-après :

1 II III Total

CA % CA % CA y!, CA %

Opérations en espèces . . . 87 76 310 98,3 598 425 79,7


Opérations en nature . . . 314 970 72>4 207 =45
19,I 18 365 797 755 1 102 320 1396
Troc . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 200
36 720 8,5 12 590 5>3 570 027 49 m3 67

TOTAL .......... 434 890 100 238 100 100 77 635 100 750 625 100

Ce tableau appelle les commentaires suivants :


- si pour l’ensemble des 3 UB les opérations se font à près de 80 o/. en espèces,le degré d’intégra-
tion à l’économie monétaire varie cependant d’une façon notoire de 1 (72,4 %) à 111 (g8,3 %).
Cet écart ne fait en réalité que traduire la différence de statut entre 1, chef de lignage, et III,
simple villageois, le premier étant pris dans un réseau de droits et d’obligations traditionnel
qui continue à respecter le schéma ancien (primauté de l’échange en nature) ;
- le troc, pour des raisons liées principalement à la structure par âge des UB, suit une progression
identique : de 8,5 o/. pour 1 (moyenne d’âge de 52 ans), il passe à 5,3 o/. pour II (41 ans) et tombe
à 0,7 o/. pour III (36 ans). L’évolution actuelle tend donc plutôt à sa disparition ;
- soulignons enfin que si, comme nous l’avons noté ci-dessus, le paysan guéré ne consacre encore
que moins du tiers de son temps aux cultures de rapport, les quatre cinquièmes de ses transac-
tions se situent par contre déjà à l’intérieur des circuits monétaires.

b) Entrées et sorties.
- En ce qui concerne les opérations en espèces, le rapport entrées/sorties degage un solde
positif pour les 3 UB :

UB Entrées Sorties Solde

1 .......,. 198 zoo 116 770 + 81430


II . . . . . . . . . 115 130 92 015 + 23 115
III . . . . . . . . . 42 535 34 580 + 7 955

Ce solde met en évidence une épargne brute, qui correspond en réalité à une thésaurisation
(l’investissement, comme nous le verrons plus loin, étànt pratiquement inexistant), dont le taux est
d’autant plus elevé que les responsabilités du chef d’UB sont plus importantes : 18,7 yo pour III,
20~ oh pour II, 41~ oh pour 1. L’existence’ d’un tel phénomène, dans une société à forte dot,
n’est pas du tout étonnant : il est du devoir du chef de lignage, responsable de l’alliance matri-
moniale, d’être à tout moment à même de faire face à ses obligations, et de celui de tous les hommes
valides du groupe de l’aider. Ces obligations ne sont d’ailleurs pas que matrimoniales : en cas de
décès l’organisation des funérailles ne doit jamais prendre non plus le lignage au dépourvu.

I. En francs CFA.
230 ALFRED SCHWARTZ

- L’examen du rapport entrées/sorties du compte opérations en nature corrobore, pour la pre-


mière UB du moins, les conclusions précédentes :

UB Entrées Sorties Solde

1 12 765 70 435
II ::::::::y 12 820 5 545 t 577‘Z
2
III . . . . . * . . 0 235 520 - 2%

e si 1 a pu faire face en 1965 à des sorties cinq fois supérieures à ses entrées, et ce pour
couvrir principalement des frais matrimoniaux, c’est en grande partie grâce à la thesau-
risation réalisée sur les entrées en espèces. Suivant les circonstances le solde de ce compte
sera en effet créditeur ou débiteur, mais dans ce dernier cas rarement au-delà de ce que
permet de couvrir le solde du compte précédent ;
m II par contre n’a pas eu à faire face en 1965 à des depenses en nature exceptionnelles :
ses entrées sont très largement supérieures aux sorties (+ 7 275 francs), ce qui lui permet
à ce niveau également de thésauriser.
- Quant aux opérations de troc, le rapport entrées/sorties est équilibré par définition.

2. La fonction de production.
Nous incluons dans la fonction de production toutes les entrées dans NB, qu’elles soient
en espèces, en nature ou de troc.
a) Ent&es en esphs.

1 II III Total
Origine des entrées
CA % CA % CA % CA %

Agriculture industrielle . 146 360 74 47 935 4~6 23 850 56~ 218415 6~4
Agriculture traditionnelle 9 475 4.8 16 060 13#9 6 760 15,9 32 29.5 9,I
Ramassage . . . . . . . . . . . . 25 185 12,7 15 5oo r3>5 10 675 25J 51 380 r4>4
Artisanat . ~. . . . . . . . . . . 20 425 1798 20 425 5J7
Bénéfice sur opération
commerciale . . . . . . . . . 2 370 1x53 230 095 2 600 017
Transfert et recouvre-
ment de créances . . . . 14 540 7.3 15210 x3,2 1000 294 30 750 8x7

TOTAL .......... Ig8 zoo 100 115 130 100 42 535 100 355 865 100

- l’agriculture industrielle, exclusivement caféière, procure en moyenne au paysan g-u& environ


60 yo de ses ressources monétaires ; son importance varie cependant sensiblement d’une UB â
l’autre : 41,6 yo seulement pour II, qui, comme nous le verrons, a par ailleurs une activité artisa-
nale relativement rentable, 74 o/. pour 1, chef de @nage disposant de bien plus de dépendants ;
- l’agriculture traditionnelle (produits vivriers, petits légumes et condiments, fruits) intervient
pour g yo environ dans ces entrées : cela signifie d’une part que le secteur de production tradi-
tionnel n’est plus exclusivement orienté vers l’autoconsommation, d’autre part qu’il n’échappe
plus totalement à l’économie monétaire. Pour II par exemple les revenus de l’agriculture
traditionnelle s’élèvent même au tiers de ceux de l’agriculture industrielle ;
DE L’l%ONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 23=

- les activités de ramassage (cueillette, chasse, pêche, élevage) entrent pour une part plus impor-
tante encore que l’agriculture traditionnelle dans les ressources monetaires du paysan guéré :
14~4o/. (les extrêmes allant de 12,7 oh pour 1 à 25,1 oh pour III). Il s’agit là principalement
de revenus issus de la commercialisation de la cola (g,6 %) et de produits de l’élevage (4,s %) ;
- l’artisanat ne procure de revenu qu’à II, qui en saison creuse surtout se livre à des travaux
de vannerie : confection de paniers, intégralement écoulés dans le village même. Cette activité
lui rapporte près de 18 yo de son revenu monétaire global ;
- 4 sur les 5 femmes de 1, ainsi que la femme de III, réalisent de menus bénéJicessur des activités
d’achat-revente au village de produits tels que le riz, le sel, le vin, le tabac en poudre, le pétrole,
le savon... Ces bénéfices sur opérations commerciales ne constituent cependant que 1,2 yo des
revenus en espèces de 1 et 0,s o/. seulement de ceux de III ;
- les transferts (cadeaux reçus) et recouvrements de créances interviennent enfin pour une part
relativement importante dans les entrées en espèces : 8,7 yo pour l’ensemble des 3 UB, jusqu’à
13~2 oh pour II. Le « crédit » (recouvrement de créances) constitue le tiers environ du poste.
La culture commerciale, contrairement à ce que l’on aurait tendance à s’imaginer à priori,
dans le cadre d’une économie qui reste très largement d’autosubsistance, n’est donc pas de loin
la seule source de revenu monétaire. L’agriculture traditionnelle, les activités de ramassage et
l’artisanat sont à la base de près du tiers des entrées en espèces, auxquelles s’ajoutent encore
environ IO o/. de bénéfices sur opérations commerciales, de transferts et de recouvrements de
créances (fig. 60).
C’est à partir de ces entrées en espèces qu’il nous est possible d’évaluer le revenu monétaire
moyen per capita et par an du paysan guéré. Pour la moyenne des 3 UB celui-ci s’établit, pour
l’année 1965, à 13 180 francs, avec des écarts cependant trop importants d’une UB à l’autre pour
que ce chiffre puisse être retenu : 7 ooo francs seulement de revenu pour III, UB n’ayant d’autres
ressources que celles de l’agriculture, 14 500 francs pour 1, UB de chef de lignage, et 16 450 francs
pour II, dont le chef se livre, comme nous l’avons.vu, à une activité artisanale relativement lucra-
tive. Le revenu moyen par tête et par an ne dépasse vraisemblablement pas encore, pour l’en-
semble du village, IO ooo franc+.

b) Entrées en nature.

1 II III Total
Nature des entrées
CA % CA ‘=& CA % CA %

I. Biens alimentaires ... 8 220 64,4 9760 76~ 235 100 18215 7016
- Denrées alimentaires
locales . . . . . . . . . 76% 60, I 8 820 68,8 225 g5,8 16710 64,7
- Denrées alimentaires
d’importation ... 120 0'9 20 0'1 5 291 145 0,6
- Boissons et stimu-
lants . . . . . . . . . . . 435 3,4 920 7,2 5 %I I 360 5.3
2. Biens non alimentaires 4 545 35,6 3 060 23’9 7605 29'4
- Textiles et habille-
ment . . . . . . . . . . 3 850 30.2 3 000 23,4 6 850 26,5
- Biens ménagers . . . 695 5,4 60 o,5 755 2’9

TOTAL .......... 12 765 100 12 820 100 235 100 25 820 100

I. Rappelons (cf. Introduction) que l’enquête du BDPA avait estimé le revenu monétaire a8ricole,
pour 1960, à 4600 francs. Ce chiffre nous paraît nettement sous-évalué.
232 ALFRED SCHWARTZ

Les entrées en nature sont à plus de 70 yo constituées par des biens alimentaires. Il s’agit
essentiellement de denrées locales circulant selon un processus de troc différé, la compensation
ne se faisant qu’ultérieurement. Seul 1 a des rentrées non alimentaires de quelque importance :
textiles et habillement, biens ménagers, reflétant son statut de chef de lignage non seulement
payeur mais aussi Yecevcw de dot.

c) Troc.
Les entrées par troc revêtent l’importance suivante :

Total
Nature des entrées 1
CA %

Produits de l’agriculture tradi-


tionnelle .................. 455 275 30 760 3
Produits de ramassage ........ 430 435 255 1 120 4’5
Produits d’importation ....... 5 845 850
Services .................... 17 470 4 740 22 210 8;::

TOTAL ................ 18 360 6 295I 285 24 940


l
100

La part des « services » dans ces entrées est écrasante : près de go yo pour I’ensemble des
3 UB. Ces services consistent essentiellement en travail fourni dans les caféières et rizières de 1
et II par des sociétés d’entraide villageoises rémunérées en natzwe (café et riz : cf. ci-après troc-
sorties). Le troc N produit contre produit » n’est donc plus qu’insignifiant (ro,g %).

FIG. 60. - Budgets familiaux. FIG. 61. - Budgets familiaux.


I. Fonction de production : entrées en espèces. 2. Fonction de consommation : sorties en espèces.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 233

3. La fonction de ccksommation.
Nous incluons dans la fonction de consommation toutes les sorties de lTJB, qu’elles soient
en espèces, en nature ou de troc.

a) Sorties en espèces.
Elles sont données par le tableau suivant :

1 II III Total
Nature des sorties
CA % CA % CA % CA %

Dépenses de consomma-
tion . . . . . . . . . . . . . . . . 82 6go 70’8 64 035 69,6 30 375 8w 177 100 73
Dépenses d’exploitation . 2 135 1’9 1995 2,2 7oo 2’1 4 830 2
Dépenses d’investisse-
ment . . . . . . . . . . . . . , . 875 o,7 2 860 311 325 1 4 060 117
Transfert et rembourse-
ment de dettes . . . . . . 31070 26,6 23 225 251 2 375 7 56 570 2313

TOTAL . . . . . . . . . . 116 770 100 92 or5 100 33 775 100 242 560 100

L’examen de ce tableau et de la figure 61 montre que la quasi-totalité des sorties en


espèces se ventilent en dépenses de consommation (près des 314) et en transferts et rembourse-
ments de dettes (près du 1/4). Dépenses d’exploitation (fonctionnement de I’exploitation agricole)
et dépenses d’investissement (habitat, outillage) sont pratiquement inexistantes : 2 o/. des sorties
pour le premier poste, 1'7 yo seulement pour le second.

- VENTILATION DES DÉPENSES DE CONSOMMATION DE BIENS ET SERVICES.


Ventilées en dépenses alimentaires et en dépenses non alimentaires, les dépenses de consom-
mation se présentent de la manière suivante :

l 1
-
II III -i- Total
-
CA % CA % CA % CA %
.- .-
I. Dépenses alimentaires. 44 130 53!4 43 995 68,7 10685 3512 g8 810 55,8
a) Denrées alimen-
taires locales . . . 8 ooo 9’7 17 930 28’0 4 530 14’9 30 460 I7J
b) Denrées alimen-
taires d’impor-
tation . . . . . . . . . 28 750 3418 16 600 25’9 2 785 9’2 48 r35 272
c) Boissons et stimu-
lants . . . . . . . . . . 7 380 8’9 9 465 14’8 3 370 11'1 20 215 rr14
2. Dépenses non alimen-
taires . . . . . . . . . . . . . . 38 560 46’6 20 040 3113 19 690 6418 78 290 44,2
a) Textiles et habille-
ment . . . . . . . . . . 19 240 2313 8 130 W-7 14 445 4716 41815 23,6
b) Équipement et en-
tretien ménager . 5 78s 7 7 860 1213 4 845 1.5’9 18 490 1’44
c) Services . . . . . . . . . 13 535 1613 4 050 613 4oo 113 17 9% 10'2
.- -- -
TOTAL . . . . . . . . 82 6go 100 64 035 100 30 375 100 177 100 100
234 ALFRED SCHWARTZ

558 yO des dépenses sont donc de type alimentaire, 442 yO non alimentaires. Par ordre
d’importance, et indépendamment de la nature de la sortie, les grands postes se classent comme
suit :
- denrées alimentaires importées .......... 27,2 %
- textiles et habillement ................. 23>6 %
- denrées alimentaires locales ............. 17>2 %
- boissons et stimulants ................. IL4 %
- équipement et entretien ménager ........ *0,4 %
- services .............................. IW oh

Il Danries
dhntai*hlportésr 1 l?oI,lo”*,.tim”m‘
.
lE4 TextiIes
?+habillement 0. EquIpement *t e~tr&sn minager

0
n osde o,inlont. ,oco,es lin !àsrvicer

FIG. 62. - Fonction de consommation. Ventilation


des dépenses de consommation de biens et services.

C’est cet ordre que nous avons adopté pour représenter graphiquement leur ventilation.
L’examen de la figure 62 laisse cependant apparaître que d’une UB à l’autre il varie sensiblement.
e Denrées alimentaires importées : elles entrent pour plus du quart dans les dépenses des
3 UB. Il s’agit essentiellement d’achat de riz pour combler le déficit de la production
locale. Ces achats représentent g8,I yo des dépenses du poste, 26,7 yo des dépenses
totales de consommation, et 19,s oh de l’ensemble des sorties en espèces.Leur importance
est donc considerable, et souligne sans ambiguïté l’inefficience du système de production
vivrière actuel, incapable de satisfaire la consommation, et étroitement tributaire de
I’économie monétaire.
e Textiles et habillement : ce poste absorbe près d’un autre quart des dépenses du paysan
guéré (tissus, pagnes, habits, chaussures), tant pour ses besoins personnels que pour les
exigences du système social (mariage, funérailles.. .).
o Denrkes alimentaires locales : l’importance de ce poste (17,~ %) accentue encore le carac-
tère d’étroite dépendance qui lie à l’heure actuelle le secteur vivrier traditionnel à l’éco-
nomie monétaire nouvelle. Dans ces dépenses les achats de poisson (frais ou fumé) et de
viande (de chasse surtout) interviennent pour les 2/3 environ, le reste allant par ordre
d’importance aux graines de palme, aux produits vivriers, à l’huile de palme, aux petits
légumes et condiments.. .
e Boisson5 et stimulants : ce poste est d’autant plus modeste (11,4 %) que les dépenses
de tabac à priser y entrent pour près de 75 %. Les boissons alcoolisées d’importation
(vin rouge en particulier), contrairement à toute attente, n’y ont qu’une place réduite :
environ 25 %.
0 IZquipement et entretien ménager : sur les 10,4 o/. de ce poste, les dépenses d’équipement,
faibles, ne représentent encore qu’un quart à peine ; les depenses d’entretien (achat
notamment de pétrole et de savon) revêtent par contre dejà une certaine importance.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 235

l Services : les 10,2 oh de dépenses de services se ventilent, selon leur importance, en dépenses
scolaires (frais de scolarité, fournitures) - les z/3 environ du poste -, dkpenses de
transport (15 %), soins médicaux (15 %), menues dépenses diverses (photographe, coif-
feur...) . Par rapport à l’ensemble des sorties en espèces, l’effort de scolarisation, ressenti
en 1965 à Ziombli comme particulièrement lourd, ne s’élève pourtant encore qu’à 5 %.

- VENTILATION DES DÉPENSES DE TRANSFERT


Le second chapitre important des sorties en espèces est constitué par les dépenses de trans-
fert., qui atteignent, nous l’avons vu, 23,3 yo du total des sorties. Ces dépenses se ventilent comme
suit :
-
--I
1 I II III Total
- -
--A
CA % CA % CA % CA %
-- _-
I . Cotisations adminis-
tratives . . . . . . . . . . 3 225 Io,4 1430 62 I 600 67,4 6 255 II,1
2. Dot . . . . . . . . . . . . . . . . 6 300 2o,3 4 000 172 10 300 18,~
3. Dons en espèces . . . . . 12880 4=,4 4 575 19’7 10 o,4 17 465 30’9
4. Remboursement de
dettes . . . . . . . . . . . . 8 665 27’9 13220 765 322 22 550 393
-- --
TOTAL .......... 31 070 100 23 22.5 2 375 100 56 570 100
- -

FIG. 63. - Fonction de consommation. Ventilation des dépenses de transfert.

o Les cotisations administratives (II,I %) sont constituées par I’ensemble des redevances
versées d’une part au Parti, I’aflîliation étant obligatoire à partir de l’âge de ~4 ans,
236 ALFRED SCHWARTZ

d’autre part au Fonds de construction d’édifices religieux dans la capitale, une souscrip-
tion lancée dans ce but en 1965 ayant été dès le départ, pour la même catégorie d’âge,
non moins obligatoire.
e Le paiement de dot (18’2 %) n’intervient que pour 1, chef de lignage, aux responsabilités
matrimoniales importantes (20’3 o/. de ses dépenses de transfert) et pour II, qui venait
d’entamer une procédure d’acquisition d’une troisième femme.
l Le montant des dons en espsces (30’9 %) traduit notamment l’importance du statut de 1,
chef de lignage, chargé de recevoir visiteurs et solliciteurs et de les reconduire (par un
cadeau). Ce poste est quasi inexistant pour III.
o Le remboursement de dettes (39’8 %) constitue enfin le poste le plus important des
dépenses de transfert, allant jusqu’à 56,g yo du chapitre pour II, grand joueur de poker
et grand empmnteur. Les principaux bailleurs de fonds des villages guéré sont actuelle-
ment les guérisseurs qui octroient des prêts à des taux plus qu’usuraires : pour un emprunt
de I ooo francs le débiteur est tenu, au bout de 6 mois, de rembourser I 500 francs.

- DÉPENSES D’EXPLOITATION ET D’INVESTISSEMENT

Elles sont, rappelons-le, quasi inexistantes :


e les dépenses d’ex$oitatio~ (z %) sont constituées par les espèces versees a la main-
d>œuvre salariale en rémunération des travaux effectués sur les plantations industrielles
ou vivrières ;
e les dépenses d’iilzvest~ssement (1'7 %) concernent l’achat d’une part de matériaux de
construction, d’autre part d’outillage.

b) Sorties en nature.

1 II III Total
Nature des sorties
CA % CA % CA % CA %

1. Biens alimentaires .. 34 455 48’9 4 845 87’4 520 100 39 820 52’1
Denrées alimen-
taires locales . . . 33 725 47’9 3 860 ‘Sa,6 455 8795 38 040 49’8
Denrées alimen-
taires d’impor-
tation . . . . . . . . . 40 0’1 35 w5 1.5 2’9 90 0’1
Boissons et stimu-
lants . . . . . . . . . . 690 0’9 950 172 50 9’6 I 6go 232
II. Biens non alimen-
taires . . . . . . . . . . . . . 35 980 51.1 700 12'6 36 680 47’9
Textiles et habille-
ment . . . . . . . . . . 35 950 51 35 950 47
Biens menagers . . . 30 0’1 700 12’6, 730 0’9

TOTAL . . . . . . . . . 70 435 100 5 545 100 520 100 76 500 100

La structure des sorties en nature reflète encore mieux que celle des entrées le statut social
de leur auteur : si les biens alimentaires l’emportent encore légèrement pour l’ensemble des 3 UB
(52 Oh), les biens non alimentaires, essentiellement dotaw, constituent plus de la moitié des sorties
de 1, chef de lignage, principal responsable en matière matrimoniale, et 12~6 yo de celles de II qui,
comme nous venons de l’indiquer, était en train d’acquérir une troisième femme.
: .’

DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTA’NCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 237

c) Troc.
Les sorties par troc se présentent comme suit :

Total
Nature des sorties 1 II III - -
l CA %
_- _-
Produits de l’agriculture indus-
trielle (café) . . . . . . . . . . . . . . . 4 050 4 5oo 8 550 34’3
Produits de l’agriculture tradi-
tionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 715 875 280 14 870 50
Produits de ramassage . . . , . . . . 355 180 535 2’1
Produits d’importation ....... 15 5 20 0’1
Produits de.l’artisanat ........ 725 725 2’9
Services . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240 240 1
_- -
TOTAL................ 18360 6 295 285 24 940 100
-

L’importance du poste « services » dans la structure des entrées se retrouve en gros ici au
niveau des sorties des deux premiers postes, produits de l’agriculture industrielle (riz) : café et riz
constituent en effet la contrepartie, sous forme de remunération, du travail (services) effectué
sur les plantations de 1 et de II. Les autres postes sont insignifiants.

4. Les fluctuations saisonnières.

L’examen du graphique (fig. 64) montre que plus de la moitié des recettes se fait de janvier
à mars, c’est-à-dire pendant les mois de traite du café. La courbe atteint son minimum en mai-juin,
période de forte activité champêtre, puis remonte légèrement de juillet à septembre, la commercia-

FIG. 64. - Flucfxatioqs saisonnières des recettes et des dépenses. Total 3 unités budgétaires.

lisation de la cola d’une part, de produits de l’élevage et de I’artisanat de l’autre fournissant les
revenus d’appoint. Un second minimum est enregistré en octobre, la remontée s’amorçant fin
novembre, avec la cueillette du premier café.
La courbe des dépenses épouse assez étroitement celle des recettes, avec des écarts entre
extrêmes moins marques cependant. Un premier maximum se situe en mars : il est principalement
238 ALFRED SCHWARTZ

le fait de l’achat de riz d’importation destiné à pallier le déficit, qui commence à se faire sentir
dès avril, de la production locale. Un second maximum est atteint en septembre : il est dû
aux frais de scolarisation ; pour faire face à ces frais, le chef de la Fe UB alla jusqu’à vendre
un bœuf !
L’achat de riz d’importation évolue selon une courbe sensiblement parallèle à la pr6cB
dente de janvier à avril. Puis, alors que la courbe de I’ensemble des dépenses continue à décroître,
les sorties consacrées au riz connaissent même, d’avril à juin, un léger accroissement, pour rester
ensuite à peu près constantes jusqu’en septembre. En octobre-novembre, pendant la récolte du
riz local, ces achats sont nuls. Ils reprennent cependant dès decembre.

***

L’étude des budgets familiaux nous permet de poser quantitativement un certain nombre
de donnees de l’économie villageoise guéré actuelle. L’approche des rapports globaux nous montre
en premier lieu que les transactions de type traditionnel (opérations en nature, troc) représentent
encore en valeur 115 des opérations ; qu’il existe une forte thésaurisation destinée non pas à l’inves-
tissement, mais à la satisfaction de besoins sociaux et rituels de type traditionnel (mariage, fur&-
railles). L’examen de la fonction de production nous apprend en second lieu que la culture commer-
ciale n’est pas la seule source de revenu monétaire, les activités de type traditionnel intervenant
pour plus du tiers dans les entrées en espèces; que le revenu monétaire moyen par tête et par an
s’établit à IO ooo francs environ. L’analyse de la fonction de consommation jette en troisième
lieu une lumière inquiétante sur I’absence quasi totale de dépenses d’exploitation et d’investisse-
ment (3,7 o/. seulement), la majorité des dépenses (g6,3 %) allant à la consommation de biens et
de services (73 %) - l’achat de riz d’importation intervenant à lui seul pour 19,s yo - et aux
transferts et remboursements de dettes (23,3 %). La lecture des courbes de fluctuations saison-
nières des recettes et des dépenses nous révèle enfin que près des 2/3 des recettes (657 Oh) et plus
de la moitié des depenses (52,4 %) se font de janvier à avril, le village vivant au ralenti les autres
mois de l’année.
C’est sur la base à la fois de ces données et de celles du terroir qu’il nous est possible à présent
de procéder à une analyse conjoncturelle de l’économie villageoise guéré.

III. L’ÉCONQMIE VILLAGEOISE GUÉRÉ D’HIER A DEMAIN :


DONNÉES DE CONJONCTURE

Un examen, même superficiel, de l’économie villageoise guéré actuelle laisse apparaître


que « quelque chose ne va pas 1).Il existe en effet chaque année une période de soudure pendant
laquelle le manioc, aliment pauvre et peu apprécié, est en partie substitué au riz, aliment noble
et riche par excellence. Celle-ci dure de fin mai à début septembre (cf. évolution du trend de consom-
mation alimentaire fig. 65) et est percue par la population, à partir du moment où moins d’un
repas sur deux est à base de riz, comme une période de véritable disette. Face à cette situation
les vieux ne manquent pas d’evoquer avec nostalgie l’heureux temps de leur jeunesse où « les
greniers étaient remplis » et où tout le monde mangeait (sous-entendu du riz) tous les jours de
l’année.
La pénétration coloniale et, avec elle, la diffusion de l’économie monétaire ont en fait
rompu un certain nombre d’équilibres anciens, et mis sur pied un système de production hybride
et désarticule, paralysé par une série de goulots d’étranglement.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 239
% de repas pris
(base: 3 par JOLI~)

II I-L--
IOC

Disette

A Pend total repos

Repas à base de riz

25

--- / \
Repas à bas6
\ de manioc
\,”
0 I I
FMAMJJASOND

FIG. 65. - Évolution du tre?zd de consommation~alimentaire. Moyenne 3 unités budgétaires.

A. LES RUPTURES D’ÉQUILIBRE

Elles sont de trois ordres : éclatement des cadres sociaux traditionnels, dégradation du
schéma d’autorité, libéralisation des rapports de production.

1. Éclatement des cadres sociaux traditionnels.

Nous avons vu que dans la société précoloniale le système de production ne pouvait être
valablement saisi qu’au niveau du bloa (ou tribu). La spécialisation clanique en particulier tendait
à faire de la tribu une unité économique fonctionnelle, capable de vivre sur elle-même. Face à
l’exterieur elle formait une entité homogène et fermée, ne s’ouvrant occasionnellement sur ses
voisins que pour le seul besoin de se procurer certains biens complémentaires. Cette quasi-autarcie
du bloa était une des principales caractéristiques du système de production traditionnel
La pénétration coloniale, en supprimant les frontières du bZoa, le fait disparaître à la fois
en tant qu’unité sociale (le groupement de guerre n’a plus de raison d’exister), et en tant que cadre
d’une activité économique fonctionnelle. Bien plus, l’éclatement et la dispersion géographique
du patriclan (tk&J, qui font suite à la mise en place de l’appareil administratif nouveau, entraînent
un bouleversement total des rapports de production à l’intérieur même de l’entité clanique.
Il en résulte, sur le plan économique, que la production orientée vers l’échange inter-tribal
disparaît complètement, l’acquisition des biens rares se faisant dorénavant par le truchement de
la monnaie et l’intermédiaire du commerçant dioula, syro-libanais ou européen, sur le marché
colonial ; que la production orientée vers l’échange inter-tribal obéit à des normes nouvelles.

2. Dégradation du schéma d’autorité.

L’efficience du système de .production traditionnel découlait en grande partie du pouvoir


de contrôle que détenaient les vieux. Or ce pouvoir était fondé essentiellement sur l’accaparement
par ces derniers des biens à usage spécifiquement matrimonial. L’introduction de la monnaie,
en substituant progressivement les espèces aux biens qui traditionnellement entraient dans la dot,
240 ALFRED SCHWARTZ

a sérieusement perturbé le schéma classique. Jadis les vieux seuls avaient accès aux biens rares ;
aujourd’hui tout le monde a accès à cette forme nouvelle de richesse qu’est la monnaie. Il suffit de
faire une plantation de café pour échapper à l’emprise du schéma d’autorité ancien.
En réalité les choses ne se passent pas exactement ainsi. Il est rare que les jeunes rompent
aussi brutalement avec le modèle ancien. Ce qui se produit généralement c’est une sorte de fragmen-
tation de l’autorité du chef de clan accompagnée d’une translation de pouvoir aux chefs de @nage
(uwz~) . C’est le chef de ztunu qui assure dorénavant la régulation matrimoniale, mais sans disposer
des moyens de coercition qui permettaient jadis aux vieux de contrbler tout l’appareil de production.
Alors que dans la société traditionnelle la pression s’exerçait du haut vers le bas, dans la société
actuelle elle agit du bas vers le haut. L’introduction de l’économie monétaire a certes libéré l’indi-
vidu de l’emprise du groupe, mais les nouveaux rapports de production qu’elle crée sont ambigus.

3. Lib&alisation des rapports de production.

La libéralisation des rapports de production est directement liée à la dégradation du schéma


d’autorité. Dans la société traditionnelle les rapports entre le chef de clan, qui détient le pouvoir
de décision et de contrôle, et la base, qui constitue la force d’exécution, sont de type coercitif.
L’aîné du groupe agit au nom de I’ensemble de la collectivité, et est reconnu par l’extérieur comme
le seul interlocuteur valable. L’apparition d’un système économique nouveau, qui reconnaît et
sanctionne l’initiative individuelle, a été très vite perçue comme un moyen de se libérer de la tutelle
des anciens. En accédant enfin lui-même à la richesse, par le biais de la culture du café, l’individu
acquiert une pleine capacité économique et devient maître de sa destinée. La substitution de la
monnaie aux biens rares anciens a opéré en ce domaine un véritable renversement de la hiérarchie
traditionnelle des rapports de production.
Disparition des courants d’échange inter-tribaux, dégradation du schéma d’autorité et
libéralisation des rapports de production sont des phénomènes en fait directement issus de la substi-
tution de la monnaie aux moyens traditionnels de paiement. Ce qu’il est cependant important de
souligner ici c’est moins l’aspect technique du mécanisme que la nature intrinsèque et le degré
d’accessibilité des biens qui entrent en jeu : biens rares à usage spécifique et difficilement acces-
sibles d’un côté, espècesmonétaires, à usage multiple et facilement accessibles de l’autre. Un chan-
gement de perspective aussi radical ne pouvait demeurer sans effet sur l’organisation traditionnelle
du système de production.

B. L’ADAPTATION DU SYSTÈhXE DE PRODUCTION


La monétarisation de l’économie n’a en rien modifié les paliers d’orientation du producteur,
elle n’a fait que subsz%uer,comme nous I’avons déjà souligné, un bien nouveau, la monnaie, à un
ensemble de biens traditionnels. Le moyen de se procurer par contre ce bien nouveau, en l>occur-
rente la culture du café, a mis l’individu en face d’un choix. C’est la réponse à ce choix qui a donné
naissance au système de production dualiste actuel.
Nous avons vu que dans la sociCté traditionnelle l’agriculture vivrière occupait le paysan
g-&-é dix mois sur douze. Il était donc difficile de dégager d’un calendrier aussi chargé le surplus
de temps nécessaire à la culture caféière. D’où l’alternative devant laquelle a été mis le producteur :
continuer à cultiver le riz en respectant les normes du système ancien, ou se « lancer » dans le café
et adopter des nomles de production nouvelles.
Si, en théorie, le problème du choix s’est pose. en des termes aussi nets, dans la pratique
la réponse apportée par le paysan resta ambiguë. Personne n’accepta de se fier entièrement au
système nouveau en renoncant définitivement à la culture vivrière, comme personne n’accepta
non plus de se fier exclusivement au riz en renonçant au café. On décida donc de ne sacrifier
aucune des deux cultures, mais de les faire vivre côte à côte.
Aussi le système de production actuel, résultat de cette juxtaposition, est-il double : d’un
PL. XI

31. Récoltedu viz: techniquefekzinixe.


PL. XII

32. Décorticagedu café,

33. Le Cavally à Ziombli.


DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 241

côte survivance de la culture vivrière traditionnelle, de l’autre dévelop$ement d’un secteur rapporté,
orienté vers la culture commerciale. L’étude des temps de travaux montre que les deux systèmes
ne s’emboîtent pas mais, pour reprendre l’expression de Monica HUNTER, se télescopentl, dans la
mesure où les calendriers agricoles de l’un et de l’autre se superposent. Le temps consacré au
café l’est donc obligatoirement au détriment du riz et inversement.
Comment techniquement les deux systèmes peuvent-ils cependant vivre côte à côte ?
Le schéma traditionnel d’organisation de la production a été conservé, mais au lieu de continuer
à s’appliquer au seul secteur vivrier il a été étendu et adapté à la culture du café. Cette adaptation
a pu se faire grâce à la monétarisation des rapports de production d’une part, à l’individualisation
des cellules de production de I’autre.

1. Monétarisation des rapports de production.

La juxtaposition de l’économie caféière à l’économie vivrière traditionnelle a entraîné une


raréfaction et, partant, une valorisation du facteur-temps. Les rapports de production n’étant
par ailleurs plus régis par le schéma d’autorité traditionnel, il fallait trouver un stimulant nouveau .
pour inciter l’individu à rester, ou à entrer, dans le circuit. Ce stimulant fut la substitution d’un
système de rémunération du travail aux rapports de coercition anciens.
La monétarisation des rapports de production a transformé la structure existante sur
deux plans principalement :
- les sociétés d’entraide se constituent dorénavant moins sur la base du lignage que sur la base
de rapports d’affinité multiples ; elles deviennent des N unités d’intervention » groupant un
ensemble de personnes ayant décidé de mettre leur force de travail en commun pour la louer
à qui en a besoin sous forme de contrat de type salarial ;
- aux unités de production traditionnelles viennent s’ajouter des agents économiques nouveaux,
attirés par l’appât du gain que permet la monétarisation des rapports de production. Il s’agit
de manœuvres dioula - plus récemment mossi - qui opèrent soit isolément, soit en groupe,
et qui concluent, pour l’exécution de tâches précises (ayant trait aussi bien à la culture du
riz qu’à celle du café), des contrats de louage de services avec le producteur guéré.

2. Individualisation des cellules de production.


Le système économique traditionnel se caractérisait par l’existence d’unités de production
(groupes domestiques et sociétés d’entraide) fonctionnelles. L’introduction de la culture du café
et l’apparition d’un système dualiste exigeaient la constitution d’unités à la fois plus souples et
poly-opérationnelles, capables de faire face aux exigences et de la culture vivrière et de la culture
industrielle. L’adaptation s’est effectuée à partir d’une individualisation des unités traditionnelles
de production, qui, en se fractionnant, ont gagné en mobilité et en capacité d’intervention :
- accentuation du rôle de la cellule matricentrique au niveau de la culture du riz, du groupe
domestique au niveau de la culture du café ;
- apparition d’une multitude de sociétés d’entraide (nous en avons dénombré 23 à Ziombli
en 1965 - dont 17 constituées sur une base autre que lignagère - : 8 d>hommes, IO de femmes,
2 de jeunes garçons, 3 de jeunes filles), ne comptant quelquefois que 4 ou 5 membres, dont
l’intervention peut être sollicitée indifféremment pour les opérations de culture de riz ou de
café. Au niveau de ces sociétés on retrouve une certaine spécialisation, mais une société de jeunes
filles peut être chargée aussi bien du « labourage » d’un champ de riz que de la cueillette du café.
Ces tentatives d’adaptation n’ont cependant pu empêcher la formation de goulots d’étran-
glement . .

I. M. HUNTER (1936).
16
242 ALFRED SCHWARTZ

C. LES GOULOTS D’ÉTBAIWLEMENT

1. Incompressibilité du rapport démo-économique.

Les populations guéré, avec un taux d’accroissement naturel de l’ordre de 3 %, connaissent


à I>heure actuelle un essor démographique particulièrement important. §i pour l’ensemble du pays
le rapport démo-économique est suffisamment élastique pour qu’il ne se pose pas de sitôt un pro-
blème de terre, dans le couloir entre Nuon et Cavally, où la densité est voisine de 40 habitants au
kilomètre carré, le rapport terre-hommes est dès à présent pratiquement incompressible.
Les données relatives à la structure agraire du terroir de Ziombli permettent de définir
d>une manière très précise la nature exacte de ce goulot d’étranglement. Nous savons que, déduc-
tion faite des surfaces non cultivables ou cultivées en café et cacao, le village dispose de I 150 ha
environ de terres pour sa production vivrière. Sur ce potentiel théorique, quelques 130 ha sont
effectivement consacrés chaque année au riz et autres produits associé+. La jachère possible est
donc de 8 ans. Il s’agit là du minimum dont la terre a besoin pour se reconstituer. Si le taux d’accrois-
sement actuel se maintient, le village doublera ses effectifs en moins d’une génération, et, à moins
d’une émigration massive, la pression démographique sera telle que le rapport terre-hommes attein-
dra très rapidement le seuil de rupture.

2. Illusion monétaire et effets de substitution.

La monetarisation de l’économie a entraîné un ensemble d’effets de substitution liés à ce


que nous appellerons 1’ « illusion monétaire D. Le producteur, qui n’est pas arrive. à faire le choix
entre le système traditionnel et le système nouveau, tout en essayant de faire coexister les deux,
accorde cependant une nette préférence à la culture commerciale créatrice de revenu monétaire.
A ses yeux l’argent qu’il aura ainsi gagné doit lui permettre de compenser largement le déficit de
sa récolte vivrière, et de substituer, à moindre frais, au riz traditionnellement produit sur place
du riz d’importation.
En réalité la disparite des coûts marginaux entre culture vivrière et culture commerciale,
au profit de cette dernière, n’est pas aussi évidente. Une étude plus technique permettrait de prouver
que le rapport est plus souvent à l’avantage du riz qu’à celui du café. Même à égalité de rapport,
la substitution ne serait donc que fallacieuse et ne marquerait aucun progrès sur le système
traditionnel.
Mais ce qui est bien plus grave, c’est que cette substitution ne s’opère le plus souvent que
dans l’imagination du producteur, et ceci pour deux raisons :
- d’une part l’absence de simultanéité entre rentrée mon&aire et achat du produit de substitution
(la commercialisation du café se fait de décembre à février, le riz vient à manquer à partir
de juin) ;
- d>autre part l’absence de prévision économique : le consommateur ne conçoit pas d’acheter
du riz en février pour le stocker jusqu’en juin, mais attend que les réserves de riz local soient
épuisées pour procéder à l’opération de substitution... dans la mesure où il reste encore de
l’argent. Ainsi, une faible partie seulement des ressources monétaires sert à combler le déficit
en riz. Mais la période de disette demeure.

3. Non-congruance de deux systèmes de production différents.

Ce qui rend difficile la coexistence du système de production traditionnel et du système


nouveau, rapporté de l’extérieur, c’est le fait que les deux systèmes ne s’emboîtent pas mais, comme
I. 12 o/Odes parcelles cultivées, soit une vingtaine d’hectares, se situent m6me déjà, en 1965, à l’extérieur
des limites du terroir (fig. 47).
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 243

nous l’avons déjà souligné, se télescopent. C’est pourquoi il n’est’ actuellement pas possible au
producteur de satisfaire conjointement les exigences de la culture vivrière et de la culture indus-
trielle. Le télescopage se produit à la fois dans le temps et dans. l’espace :
- dans le temps : la comparaison des calendriers agricoles de la c,ulture du caf& et du riz révèle
que chacune des productions est à même d’occuper théoriquement le paysan une bonne partie
de l’année. Le fait de se livrer aux deux cultures revient nécessairement à négliger l’une ou
I’autre, si ce n’est toutes les deux ;
- dans l’espace : toute terre plantée en café non seulement l’est ‘aux dépens du vivrier, mais,
par le phénomène de I’appropriation, sort également du patrimoine foncier commun (les terres
vivrières appartenant à l’ensemble de la communaute villageoise).

4. Iaadaptation des techniques traditionnelles.

L’introduction de la culture caféière s’est faite sans aucune innovation technique. Le paysan
continue de même à cultiver le riz selon les méthodes ancestrales. Il en découle que les rendements
sont très bas : 380 kg/ha pour le café, 700 kg/ha pour le riz (alors qu’une plantation de café bien
entretenue peut donner I t/ha, et que les Chinois de Formose, dans leurs parcelles expérimentales
de riz, atteignent, avec deux récoltes par an, un rendement de IO t/ha).
La faible rentabilité de la culture vivrière actuelle a, par ailleurs, une autre cause qui est
généralement ignorée des pouvoirs publics. Il s’agit de la rupture de l’équilibre biologique qui
avant la multiplication du fusil de chasse de type moderne existait entre les panthères et les aula-
codes, les premières se nourrissant des seconds. La disparition quasi totale de la panthère a entraîné,
comme nous l’avons déjà souligné, une prolifération des agoutis, et la nécessité pour le paysan
désireux de ne pas voir sa récolte entièrement ravagée par ces rongeurs, très friands des jeunes
pousses de riz, de « clôturer » hermétiquement son champ. Il s’agit là d’un travail d’une minutie
telle qu’il exige, comme nous l’avons vu ci-dessus; un investissement en temps énorme, et que
partant il restreint considérablement la taille des parcelles cultivées. L’extension des rizières,
réclamée à cor et à cri par 1’Administration, n’entraînerait donc aucun accroissement de la pro-
duction, puisque le champ devenu trop grand ne pourrait plus être entièrement « isolé » dans les
délais et serait très rapidement la proie des aulacodes. Or, tant que l’on cultivera le riz d’une manière
extensive, c’est-à-dire en changeant d’emplacement chaque année, il ne sera pas possible de substi-
tuer à l’enceinte actuelle une clôture en grillage, certes plus onéreuse et difficilement déplaçable,
mais dont la rapidité de pose et la durabilité permettraient seules de remédier à cette situation.
La population a conscience de l’existence de ces goulots d’étranglement et envisage I’avenir
avec très peu d’optimisme, attendant trop manifestement qu’une intervention extérieure lui
dicte la conduite à tenir pour la sortir de l’impasse. Or nous avons ‘vu que les pouvoirs publics,
qui ont compris qu’il y avait « crise )), ne saisissaient pas toujours très clairement à quel niveau il
fallait intervenir. Aussi, malgré des mots d’ordre répétés, du type « Travaillez davantage, faites
des rizières plus grandes », I’incidence réelle de leur action est-elle à peu près nulle. Elle le restera
aussi longtemps que l’on n’aura pas démontré au paysan d’une manière concrète et probante
ce qu’il convenait de faire.
***
I

A la lumière de ces données, le problème majeur de l’économie villageoise guéré actuelle


consiste donc à faire coexister harmonieusement, et d’une manière rentable, la culture vivrière
traditionnelle et l’économie caféière nouvelle. Théoriquement il ne semble pourtant techniquement
pas impossible de résorber le goulot d’étranglement issu de la superposition de deux systèmes
également exigeants. Le paysan guéré consacre dix mois sur douze à la culture du riz, alors que le
cycle maximum de ce produit (compte tenu des variétés diff6rentes) n’excède pas cinq mois. Or
une comptabilisation des activités de production montre que la simple préparation du champ
16*
244 ALFRED SCHWARTZ

(défrichement, abattage des arbres, brûlis, nettoyage) requiert plus de la moitié du temps du
producteur. C’est au niveau de la « compression » des temps de travaux que l’intervention doit
donc se faire. Celle-ci n’est en réalité possible qu’avec le passage d’un système cultural extensif
à un système cultural intensif.
Que pourrait être une telle riziculture intensive ? Avec une superficie cultivée de 130 ha
et un rendement moyen de 700 kg/ha, le terroir de Ziombli produit actuellement quelques go t
de riz par an. Or, il existe chaque année dans ce même village une période de disette d’environ
trois mois. Pour satisfaire la demande, il faudrait donc que la production soit portée à no t au
moins. La riziculture expérimentale chinoise atteint, quant à elle, avec deux récoltes par an, un
rendement de IO t/hal. Elle suppose, bien &, la possibilité d’irrigation, et exige non seulement
une main-d’œuvre relativement formée, ouverte aux méthodes culturales nouvelles (travail dans
la boue notamment) et capable de fournir un effort constant, mais aussi un minimum d’investisse-
ments (outils, engrais, et éventuellement système de pompage). Même en admettant que l’appli-
cation par le paysan guéré de la méthode chinoise ne donne qu’un rendement de 5 t/ha, pour obtenir
les IZO t de riz dont a besoin annuellement le village de Ziombli il suffirait, théoriquement, d’une
rizière de 24 ha ! Compte tenu cependant des coûts éleves de production et afin de permettre le
financement des frais d’exploitation et d’amortissement par la vente de surplus la surface cultivée
devrait en réalité être d’une trentaine d’hectares.
Concrètement une telle opération serait-elle possible ? Nous avons souligné, au début de
ce travail, que dans la région de Toulépleu le ruissellement intense avait entraîné la formation
d’un « relief en creux », avec constitution, dans les bas-fonds, de marécages ou de ruisselets à faible
écoulement. Les zones marécageuses sont inexistantes sur le terroir de Ziombli. Quant aux ruis-
selets, ils ne permettent pas l’irrigation, non seulement parce qu’ils sont encaisses, à bords francs
et à pente presque nulle sur la partie ((utile » du territoire villageois qu’ils traversent mais surtout
parce qu’ils sont à sec plus de la moitié de l’année. Il existe par contre, baignant la partie orientale
du terroir sur une dizaine de kilomètres, une rivière, le Cavally, qui, riche en eau même en saison
sèche, constitue une réserve inépuisable. Il s’agit là, pour les villages riverains, d’un atout excep-
tionnel, et à partir duquel devrait pouvoir être opéré sans trop de difficultés le passage de la rizi-
culture extensive à la riziculture intensive. Les modalités techniques seraient à définir par un
spécialiste. Quant au mode de production, il pourrait difficilement ne pas être de type collectiviste.
L’acquisition d’une motopompe, pièce maîtresse de l’opération, représente en effet un investisse-
ment beaucoup trop élevé pour le simple particulier ; une machine, du type utilisé en Côte d’ivoire
par les Formosans et capable d’irriguer une vingtaine d’hectares, revient à 200 ooo francs CFA
environ. Seule une coo$érat+ueGZZugeoiseserait en mesure d’assumer d’une part une telle dépense
de base, d’autre part les multiples autres frais qu’entraînerait le projet.
Supposons qu’une telle initiative soit prise. Une coopérative se constitue au niveau du village.
Elle parvient à rassembler les fonds nécessaires à l’achat de deux motopompes du type défini
ci-dessus. Un terrain de 40 ha (afin d’utiliser au maximum la capacité des machines) est aménagé
en bordure du Cavally. Les conseillers techniques chinois, au nombre de 6 à Toulepleu, ne deman-
deraient pas mieux que d’assurer l’encadrement pour le démarrage de l’opération. La production
annuelle, qui serait de l’ordre de 200 t, permettrait donc, la consommation étant de 120 t, la commer-
cialisation des 80 autres tonnes, soit une rentrée monétaire de quelques 2,4 millions de franc9.
Non seulement les societaires pourraient être remboursés de leur mise de fonds dès la première
année, mais la coopérative, au fur et à mesure de l’accroissement de son capital, serait à même
soit de procéder à de nouveaux investissements, soit d’étendre le champ de ses activités, et,
partant, de devenir le véritable promoteur d’une économie villageoise moderne.
I. Chiffres fournis par la mission agricole chinoise de Formose à Toulépleu. Soulignons que cette même
mission obtient depuis 1967 sur une parcelle expérimentale de 50 ares, aménagée dans un bas-fond marécageux
à la sortie de la ville, trois récoltes par an.
2. A raison de 30 ooo francs la tonne. Soulignons par ailleurs, et à titre de comparaison, que les quelques
30 t de café que produit annuellement le village ne rapportent, à go ooo francs la tonne en rg66, que
2 700 ooo francs... Ceci pour illustrer le fait que la culture vivrière est en réalité bien plus rentable que la culture
caféière.
DE L’ÉCONOMIE D’AUTOSUBSISTANCE A L’AGRICULTURE COMMERCIALE 245

Il serait par ailleurs facile de démontrer que l’adoption d’une telle riziculture irriguée non
seulement serait moins accaparante que la culture traditionnelle, mais libérerait en plus le temps
dont le paysan manque à l’heure actuelle pour entretenir correctement sa caféière, résorbant ainsi
le goulot d’étranglement évoqué ci-dessus. En mars 1965, la population active du village de Ziombli
s’élevait à 3rg personnes (134 hommes, 185 femmes). Elle est de l’ordre de 350 en 1969. L’hectare
de riz cultivé selon la méthode chinoise exige en moyenne le travail de 3 hommes. Même en faisant
passer ce chiffre à 5, les 40 ha de notre rizière n’occuperaient à plein temps et par an que 200 indi-
vidus, soit 57 oh de la capacité théorique de travail du village. Les 150 actifs restant disponibles,
soit 43 %, affectés à la culture du café, consacreraient par conséquent au moins 5 mois par an à ce
produit, ce qui est bien plus qu’il n’en faut en réalité pour s’en occuper correctement.
La mise sur pied d’une telle opération, qui entraînerait une reconsidération totale de la
notion de « travail » et aboutirait à un bouleversement radical du système actuel de production,
peut apparaître à priori comme difficilement réalisable. Elle n’exige pourtant dans la pratique
que la conjonction de deux conditions :
- l’existence d’une propension à innover d’une part, qui serait le propre de quelques éléments
dynamiques, susceptibles par leur exemple de créer un rapide effet d’entraînement ;
- l’existence d’une propension à accepter l’innovation d’autre part, qui ferait que la masse réa-
girait favorablement à l’initiative des leaders.
Ce « dynamisme » de l’innovation, induit de l’intérieur, nous semble le seul moyen de réaliser ,
l’adéquation entre l’économie vivrière traditionnelle et la culture commerciale, et partant de
réorganiser le système de production actuel sur des bases rationnelles.
Conclusion

A LA RECHERCHE D'UN ÉQUILIBRE NOUVEAU

Une société ne peut fonctionner que si elle a comme système de référence une échelle de
valeurs tacitement reconnue et acceptée par tous ses membres. L’application d’un tel code exige
l’existence d’un minimum de moyens coercitifs, qui en permettent le contrôle. Si ces moyens
disparaissent, l’efficience interne de la machinerie sociale, tout comme son équilibre externe, se
trouvent sérieusement perturbés.
L’Afrique traditionnelle, bouleversée depuis le début du siècle dans ses structures les plus
profondes, et jusque dans ses espaces les plus reculés, par les apports extérieurs, a su trouver aux
moments critiques de son histoire des solutions susceptibles de préserver ses institutions fondamen-
tales. L’adaptation de la société guéré au monde moderne laisse cependant quelque peu sceptique
quant à ses résultats. Nous avons vu que la charte sociale de ces populations peu intégrées poli-
tiquement, inaccoutumées aux idées d’ordre et de discipline, reposait essentiellement sur un
agencement harmonieux des rapports à l’intérieur du groupement lignager. Le langage en était
celui de la parenté, et la clé de voûte l’institution matrimoniale. Cette dernière, par le truchement
de la dot, mobilisait le principal des efforts des membres du lignage, sur les plans économique,
social et politique. Et ce qui en rendait le fonctionnement efficace, était l’existence du pouvoir de
contrôle qu’exerçaient sur le système les aînés du groupe.: pouvoir coercitif, fondé sur la richesse
dont les vieux étaient les seuls détenteurs, et permettant de sanctionner le manquement à la règle
par le refus de promouvoir le réfractaire au statut social auquel légitimement il pouvait prétendre.
Or, ce qui, dans la société guéré actuelle, frappe même l’observateur le moins averti, c’est
d’une part la dégradation totale du schéma d’autorité ancien, d’autre part l’impuissance des
structures administratives et politiques rapportées à assurer la relève. Le premier phénomène est
directement lié à la plus grande facilité d’accès à la richesse que permet désormais le développement
des cultures commerciales : la détention des biens spécifiquement destines à l’échange matrimonial
n’est plus le seul privilège des aînés, mais se trouve, sous la forme des espèces monétaires, à la
portée de quiconque a la volonté et le courage de créer une plantation de rapport. L’assouplisse-
ment du cadre @nager traditionnel, puis l’individualisation des cellules de production, sous
l’influence aussi bien des bouleversements induits par le fait colonial (regroupement des villages,
éclatement des bloa et des patriclans, création de communautés artificielles) que des conséquences
liées à la diffusion de la monnaie, ont fini par inverser les rapports de force anciens, en entraînant
une translation progressive du pouvoir des aînés aux « producteurs », quel que soit leur âge. Il en
est résulté une multiplication des pôles de décision, une dispersion des efforts et des initiatives,
une frénésie de soustraction à toute forme de tutelle dont l’expression la plus apparente est le
conflit sans cesseplus aigu qui oppose jeunes et vieux, ces derniers s’avouant désemparés, dépassés
248 ALFRED SCHWARTZ

par la situation et incapables de la moindre réaction, si ce n’est de protestation acrimonieuse


contre un ordre qu’ils ne contrôlent plus.
Quant au second phénomène, celui de la dualité du pouvoir qui se partage la gestion du
village - un chef nommé par l’administration avec l’accord de principe des villageois, un respon-
sable politique, représentant du Parti, et lui-même théoriquement élu par les villageois -, il n’est
pas sans poser lui aussi un certain nombre de problèmes graves. Ces problèmes dérivent de l’absence
au niveau du village d’un pouvoir réel, efficient, en mesure d’assurer la gestion des intérêts de la
collectivité dans ce qu’ils ont de plus banal et de plus quotidien (travail prestataire de type commu-
nautaire par exemple - corvées de nettoyage des rues, des pistes, des communs, de réparation
des ponts, etc. - contre lequel tout le monde se rebiffe). Aussi a-t-on le sentiment en parcourant
le pays guére d’une negligence générale et inquiétante. L’autorité administrative, incarnée par le
chef de village, création coloniale, n’a d’aucun temps connu une audience importante : sorti des
problèmes de voirie ce chef n’était que l’homme de paille des aînés de lignage. Tout autre devait
être le rôle du responsable politique mis en place pour servir de porte-parole aux villageois devant
les instances locales du Parti, pour assurer la liaison entre la base et le sommet, pour permettre
à la masse de s’exprimer : le « Président 1)(comme on l’appelle) n’avait au départ aucune fonction
spécifiquement administrative. Les lignes de clivage s’avérant très rapidement difficiles à définir
dans ce type de structure bicéphale du pouvoir - non seulement d’ailleurs à l’échelon du village -
il était fatidique que la seconde autorité empiète sur la première, et que la première, paralysée
par une instance de type moderne, ne prenne plus de décision sans en réferrer à la seconde. D’où
un renvoi perpétuel de balles, annihilant, stkilisant, incapable de satisfaire les intérêts de la
communauté.
Cette situation de crise larvée, au niveau des mécanismes de contrôle des institutions
sociales de base, n’est pas sans expliquer la relative absence de dynamisme de la société guQé
actuelle par rapport à d’autres ethnies de Côte d’ivoire, voisins immédiats comme les Bété, ou plus
lointains comme les Baoulé et les Agni, qui commencent à révéler une élite d’entrepreneurs, certes
modestes encore, mais présentant déjà toutes les caractéristiques d’une future bourgeoisie terrienne.
Nous avons à plusieurs reprises souligné au cours de ce travail que les Guéré avaient toujours
réagi avec un temps de retard sur les populations du Centre ou de l’Est. Ce retard continueront-ils
à l’admettre ? Et l’ecart déjà important entre leur niveau de vie et celui de groupements se situant
dans les mêmes conditions écologiques accepteront-ils de le voir se creuser ? La seule constatation
rassurante c’est qu’une rninorite active prend conscience de l’impasse dans laquelle stagne la société
guéré. Son action reste malheureusement encore trop souvent gênée par la série classique des
freins opérant dans le sens d’un constant nivellement social, et dont ceux relevant du domaine
magico-religieux ne sont pas les moindres.
Si l’avenir de la société guéré nous parait donc ne dépendre que d’elle-même, il appartient
cependant aux autorités nationales - et ce n’est pas une petite responsabilité - de susciter ou
de favoriser, à tout le moins de ne pas entraver, les initiatives tendant à la constitution d’un équi-
libre nouveau. La restructuration de la société et de l’économie guéré n’apparaîtra comme
la conséquence d’une necessité que si elle est aussi le produit d’une volonté.
ETAT ACTUEL DES POPULATIONS GUÉRÉ ET WOBÉ

Population totale : rg7 694


Sources : recensements administratifs de :
19% pour la sous-préfecture de Duékoué, le canton Doo de la sous-préfec-
ture de Guiglo, quatre villages du canton Niaho de la sous-préfecture
de Taï (Vodélobly, Tienkoula, Zaipobly, Gahably) et le canton Zéra-
baon de la sous-préfecture de Blolequin ;
I965 pour la sous-préfecture de Guiglo (moins le canton Doo) et les villages
guéré de la sous-préfecture de Taï (moins les quatre villages cil&
ci-dessus du canton Niaho) ;
1966 pour les sous-préfectures de Kouibly, Toulépleu et les cantons Néao-
Blao Nord, Néao-Blao Sud et Boo de la sous-préfecture de Blolequin ;
1967 pour les sous-préfectures de Fakobly, Bangolo et le groupe Guémale.

1. RJ?PARTITION DE LA POPULATION PAR GROUPEMENTS TRADITIONNELS

A. Populations wobé.... 56 515 b) Zibiao-Kwéa


I. Gbéon .......... Zibiao . . . . . .
27 709
Gbéan ........ 8 082 Tahouaké . . .
Kouao ........ 2 679 2. Zagné ........... 16 783
Tao ........... 3 719 Sebahon ....... 2 8og
Tebao ......... 2 665 Tkènien .. : .... 3 260
Kirou ......... 4 688 Vahon-Djimahon 1002
Glao .......... 5 876 Gbowon ....... 4 944
Debohon ...... 4 768
2. Zoho ............ 23 773
Péomé ........ 6 368 3. Zagna ........... 27 976
Pléhou ........ 4 696 Bilou ......... 13 112
Saho .......... 5 192 Guéo .......... 2 570
Nidrou ........ 7 157 Sehou ......... 456
3. Baon ........... Tièmesson ..... I 217
4 252
Sémien ........ 1 go0 Ti&tan ........ 1 754
Koua ......... Blaon ......... 8 867
1645
Blaon ......... 294 4. Zaha ............ 8 262
Wéhia ........ 413 5. Zérabaon ........ 30 920
4. Zouagnon ....... 781 Gbéou ........ 3 512
Tkinho-Gao .... 2 741
B. Populations gué& ... 141 179 Kouahi-Djao ... 1425
I. Zibiao ........... 19 2.55 Baébo-Guiriaon,
a) Zibiao-Zoinhi . . Tj a-Gbao,
Niaho ....... 1459 Gbéo, Gouého
Goléo ...... 3 843 (canton Zéra-
Glaon ...... 2 446 baon de Blole-
Sehou ...... 574 quin ........ 4 173
Tièméo ..... 3 865 Blao .......... 2 165
TiO ÉTAT ACTUEL DES POPULATIONS GUÉRÉ ET WOBÉ

Zahon . . . . . . . . . 1946 Niaho ......... 3 253


Gouléo-Kouliaon 1 149 8. Daho-Doo ....... I 856
Néao Daho (un seul vil-
Zohouokon . . lage, Ponan) . 242
Boonéao . . . . . Doo .......... I 614
Guémalé-Nizoin-
hikon . . . . . . . 2 422 g. Nidrou .......... 9 650
6. Boo . . . . . . +. . . . . . 10. Béhoua ......... 12012
5 234
7. Fléo-Niaho ...... II. Welao ........... 3 199
5 332
Fléo . . . . . . . . . . 2 079 12. Mao ............ 7oo

-- - . ------ . ---WV - . - ^^VV^ --LT.-,-,,--, -- r. 1 .-m-%7--


II. REPARTITION UE LA YVYULAI‘IWN

A. POPULATIONS WOBti Blaon de l’ancienne confédération


Zagna......................... 12 294
1. Sous-pdfectuYede Fakobly : 27 165.
Canton Sémien : groupements Sémien, 4. Sous-préfecturede Guiglo: 17 2.15.
Koua, Blaon, et Wéhia de l’ancienne Canton Zaké-Blao : ancien groupe-
confédération Baon . . . . . . . . . . . . . ment Zaha . . . . . , . . . . . . . . . . . . . . . 8 262
4 252
Canton Péomé : groupements Péomé, Canton Glokouion : ancienne fédéra-
Pléhou et Saho de l’ancienne confé- tion Gouléo-Kouliaon de la confé-
dération Zoho ; groupement Glao dération Zérabaon . . . . . . . . . . . . . . 1 149
de l’ancienne confédération Gbéon ; Canton Zahon : clan Zahon de San-
groupement Zouagnon . . . . . . . . . . . tienne confédération Zérabaon . . . . 1946
22 913 Canton Goum-Blao : clan Blao de l’an-
2. Sous-$rkfcture de Kouibly : ag 350. cienne confédération Zérabaon . . . . 2 165
Canton Tao : groupements Gbéan, Canton Fléo : lignage majeur Fléo du
Kouao, Tao, Tebao et Kirou de l’an- clan Djédi (groupement Fléo-Niaho) 2 079
cienne confédération Gbéon ; grou- Canton Doo : groupement Doo de l’an-
pement Nidrou de l’ancienne confé- cienne fédération Daho-Doo . . . . . . I 614
dération Zoho . , . . . . . . . . . . . . . . . . 29 350 5. Sous-prkfecturede Tai : 3 495.
Canton Niaho : lignage majeur Niaho
B. POPULATIONS G~$RÉ du clan Djédi (groupement Fléo-
Niaho) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 253
I. Sous-jwéfecture
de Bangolo: 42 615. Canton Taï : un village Daho de l’ancien
Canton Zibiao : groupements Niaho, groupement d’alliance Daho-Doo . 242
Goléo, Glaon, Sehou et Tièméo de
l’ancienne fédération Zibiao-Zoinhi . 12 187 6. Sous-préfecturede Blolequin : 20 794.
Canton Tahouake : groupements Zibiao Canton Zérabaon : fédérations d’al-
et Tahouaké de I’ancienne fédéra- liance et clans Baébo-Guiriaon, Tja-
tion Zrbiao-Kwéa . . . . . . . . . . . . . . . 7 068 Gbao, Gbéo et Gouého de l’ancienne
Canton Zagna : groupements Bilou et confédération Zérabaon . . . . . . . . . . 4 173
G&o de l’ancienne confédération Canton Néao-Blao Nord : groupe
Zagna . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..-.... 15 682 Zohouokon du clan Néao de l’an-
Canton Zérabaon : groupements cienne confedération Zérabaon . . . . 4 772
Gbéou, Tkinho-Gao et Kouahi-Djao Canton Néao-Blao Sud : groupe BOO-
de I’ancienne confédération Zéra- néao du clan Néao de l’ancienne
confédération Zérabaon . . , . . . . . . 6 615
baon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 678 Canton Boo : ancien groupement Boo. 3 899
2. Sous-prkfecturede Logoualk: 2 422. 7. Sous-préfecturede Toulépleu: 23 157.
Canton Blouno : groupement Nizoin-
Canton Nidrou : villages de la rive
hikon du groupe Guémalé . . . . . . . . 2 422
gauche du Cavally de l’ancien grou-
3. Sous-préfecture
de Duékoué: 2g 077. pement Nidrou . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 260
Canton Zagné : groupements Sebahon, Canton Toulépleu : ancien groupement
Tkènien, Vahon-Djimahon, Gbowon Béhoua, plus villages de la rive
et Debohon de Sancienne confédé- droite du Cavally de l’ancien grou-
ration Zagné . . . . . . . . . . . . . . . s . . . 16 783 pement Nidrou . . . . . . . . . . . . . . . . . 11998
Canton Duékoué-Central : groupe- Canton Bakoubli : ancien groupement
ments Sehou, Tiémesson, Ti&tan et Welao, plus un village Mao . . . . . . 3 899
Index des principaux termes guéré utilisés

ba pere, oncle maternel. dig: anneau en cuivre, monnaie spécifique de


ba-kla grand-père. l’échange matrimonial.
ba6 éloigné, étranger ; terme par lequel les digo le « vieux », appellation honorifique du
Guéré désignent les Dioula. dgi.
bc ce$halo@he dorsalis, biche rouge. digo-kla le grand « vieux N, appellation du chef
bila allié, cache-sexe. de bloa chez les Guéré de l’Ouest.
bila-ulis dot. digo-tu bois du « vieux 11,queue de bœuf emman-
bio guerrier chez les Guérk de l’Ouest, chef chée, symbole d’ordre et de pouvoir.
chez les Guéré de l’Est. dii tambour du chef de bloa.
bio-Ida grand chef, appellation du chef de bloa dju enfant.
chez les Guéré de l’Est. djug5 neveu utérin.
bio-2% petit bio. doodi parenté rituelle, pacte du sang.
blawe mouton. drc guib harnaché, gazelle.
blo cérémonie de levée de deuil, funérailles. dru tête.
bli bœuf. dua machette (Guéré de l’Est).
blo terre. due éléphant.
bloa « patrie », au sens de communauté d’in- fa peur, peureux.
térêt. Le bloa, que l’hdministration féi frère aîné.
traduit par « tribu », correspond tant& flae boubou d’origine malinké (Guéré de
à une confédération guerrière (bloa- l’Est.
dru),tantôt à un groupement de guerre, fo prépuce, clitoris.
tantôt à une fédération d’alliance. foS incident, rixe.
bloa-dioi « propriétaire du bloa », appellation du fo-gb6 enfant non initie, terme d’injure.
chef de bioa (par extension du chef de gbaliu maïs.
canton) chez les Guéré de l’Ouest. gbao chèvre.
bloa-dru N tête du bloa N, confédération guerrière. gbaw0 cuvette, seau en cuivre, importés de la
blo sclérote de champignon. côte libérienne.
bolc clochette. gbeo noir, forgeron,
bu fusil: gbe6 alliés.
dba tuer, sacrifier. gbii maisonnée, famille restreinte (Guéré de
de mère. l’Est).
dedi descendants d’une même aïeule. izbo maison, famille restreinte (Guéré de
dei frére cadet, soeur cadette. l’Ouest).
de-kda grand-mère. gbow0 « bouche de la maison )j, segment de
dgi panthère, détenteur de l’autorité morale lignage (Guéré de l’Ouest).
et spirituelle au niveau du bloa. gbuz0 groupe des siblings mâles (Guéré de
dgi-blei objets sacrés, gardés par le dgi. l’Est).
dgire cercocèbe, singe « crapule N. giri pagne-
di ventre, descendants, manger, copuler. sœur aînée.
diai en haut. go anneau métallique monté de grelots.
5Y.P INDEX DES PRINCIPAUX TERMES GUER& UTILISÉS

do village. pugehi manioc.


gnu patrilignage mineur (Guéré de l’Est). saË contrepoison.
irie œil, voir. simi poisson.
soleil. sino Diable, principe du Mal.
2 clairière. siOku protecteur public.
k%di lance, symbole de pérennité de la lignée. sohui caillou, rocher.
keie ceinture porte cache-sexe. Sr&lE ordalie.
kela masque. SUJlË plante à feuilles urticantes (usera repens).
kela-dioi porteur de masque. suu poulet.
kcmg « conseiller », chef de patrilignage en pays tae petite pièce de tissu d’importation (Gués6
wobé. de l’Est).
kla grand, vieux. tewa-in6 veuve.
kns machette (Guéré de l’ouest). tewa-uliû dot de la veuve.
kog mari, protecteur priv6. tE acheter.
ko8i médicament, protecteur. tbdru parent éloigné.
koËi-dioi homme-médecine. tic fer.
koho riz, kaolin. tike6 rivale, coépouse.
koho-blo terre de termiti&re. tjru bois rouge (erythrofihleum ivoracée) .
k66-dû héritage. tju lune.
kpo-due « fraction de », descendants d’une même tju-ds menstrues.
aïeule en pays wobé. tkc patrilignage.
ku cadavre. tkc-dru patriclan.
kua plaisir. tka-irie « œil du clan », patrilignage mineur chez
kuko-ulie dot mortuaire. les Zérabaon.
kula forêt, brousse. too ancêtre ; guerre.
kula-ba pére de la brousse, chef défricheur. too-bo « père de la guerre », appellation du chef
kula-kwi génie de la brousse. de la confédération guerrière en pays
kulg protecteur collectif. wobé.
ku-pahu revenant. too-v6i guerrier.
kwi blanc ; génie, puissance médiatrice entre tro colline, montagne.
les forces de la nature et le monde des twisso (riz de) deux mois, riz de soudure.
humains. UliE richesse.
kW0 arbre à écorce lacrymogène (sama%es do village.
dhklagei) . ulo-dioi chef de village.
lcpao grande couverture en coton (Guéré de ulo-i-p0 parent, parenté.
l’Est). uunu patilignage mineur, ensemble des indi-
ma interdit. vidus qui au niveau d’un même village
mËi segment de lignage (Guéré de l’Est et appartiennent au même tkû (Guéré de
Wobé) . l’Ouest).
nZ. aïeul(e). Vi?& bouc.
ng-dju petit-enfant. vOi ou vi50 lutteur.
nf&pla arrière-petit-enfant ; bisaïeul(e). WE avoir pitié de, pardonner.
namo boisson, gratification. wia aulacode, agouti.
ni eau. wu acte de sorcellerie ; support matériel du
min6 nièce utérine. pouvoir maléfique.
pSk&kula créature mi-humaine, mi-animale, dont wu-digo sorcier.
la mythologie guéré fait le maftre in- wqlo devin, clairvoyant.
contesté de la brousse. wu-PUE « faire diable », sorcellerie.
j-Ain6 femme. zaa guerrier, envahir, conquérir.
tic nom. zea diviser, séparer.
Jlill&JG homme de renom, riche. zire dragon, animal fabuleux qui jadis han-
PG homme. tait les forêts guéré.
j-S-gboo aîné de la communauté. zoo chasseur de sorcier; homme ou femme
jr&sua Dieu, principe du Bien. chargé(e) des opérations de circonci-
Pg abondance, richesse, fécondité ; associa- sion ou d’excision.
tion d’entraide. ZUE pangolin géant.
ple-in0 mariage par rapt. zuu âme, principe vital.
PI6 circoncision, excision.
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Table des illustrations

1. Côte d’ivoire. Carte de situation ..... .............. 10


2. Relief et cours d’eau ......................... II
Géologie (d’après Bolgarsky) ..................... 12
;: Structure du peuplement 14
Pénétration française dans la r&ion de ‘Man : : : : : : : : : : : : : : : 18
5: Le pays guéré et wobé. Carte administrative ............... 20
Le pays wè. Groupements traditionnels ................ 21
7: Le pays guéré et wobé. Carte de situation ................
9. Les populations guéré et wobé. Habitat ancien et implantation actuelle 3:
10. Structure pyramidale et polysegmentaire de l’organisation sociale gueré.’ Schéma
théorique .. ... . ...... .. . . .... 3.5
II. Exemple de structure pyramidale de l’organisation sociale &&é : la confédération
guerrière Zagné ....................... 37
12. Implantation des noyaux Séhou ou Séhinou ............... 45
13. Les origines du peuplement
14. Le territoire du groupement Nmrou et la c’onsti&ti’on du’viilage de iiombh : : : : 2:
15. Les étapes de la constitution du village de Sibabli ............. 66
16. Villages de Ziombli et de Sibabli : pyramides des âges ........... 72
17. Ziombli. Plan du village et structure lignagère ..............
18. Lignage (UWL~) Glao. Ziombli ................... 9:
19. Lignage (T%E)Djimahon. Sibabli ................... 92
20. Sibabli. Plan du village et structure lignagère 93
21. Koulaïbli. Plan du campement et connexions généalogiques entre occupants : : : : 94
22. Les termes élémentaires de parenté .................. =o4
23. Les alliés des consanguins d’Ego ................... 109
24. Les alliés propres d’Ego ...................... 110
2.5. Les termes guéré de parenté .................... III
26. $Ionogamie et polygamie .. . 116
27. Kvolution du taux de polygamie par tranches d’age : ...................... 117
28. Etat matrimonial des hommes par tranches d’âge ............. 117
Répartition des femmes mariées suivant leur âge et par tranches d’âge des hommes . 118
;:: Echange matrimonial. Ziombli ................... 123
Echange matrimonial. Sibabli .................... 124
;i: Paiement de dot par le frère de la mère et filiation utérine .......... 142
33. Non-paiement de dot et intégration des enfants naturels ........... 142
34. Retour de la femme dans son lignage d’origine après décès du mari ....... 142
35. Renvoi de l’épouse dans son @nage d’origine .............. 142
36. Choix délibéré de la résidence avunculo-locale ............. 143
256 TABLE DES ILLUSTRATIONS

Choix délibéré de la residence uxori-locale (cas no 6 a) ........... 143


Choix délibéré de la résidence uxori-locale (cas no 6 b) ........... 143
Paiement de rançon par le lignage maternel (cas no 7) 144
Création de clientèle et absorption de descendance (P exemple) : : : : : : : : 145
Création de clientele et absorption de descendance (2e exemple) ........ 145
Paiement du prix du sang par le frère de la mère et contestation de filiation . . . . 147
Pluviométrie 200
Terroir de Ziombli.‘Rele& parce&& 1 : 1 : 1 : 1 1 1 1 : : : 1 : : : 201
Evolution de la culture caféière de 1936 à 1965 .............. 204
Evolution des cultures caféière et cacaoyère de 1933 à 1965. Courbes cumulatives . 206
Carte de répartition des cultures ................... 207
Répartition des parcelles vivrières en fonction de leur dimension et de la surface
vivrière portée .. . ... . .. .... . . . ... 208
Répartition des plantations de café en fonction de leur dimension et de la surface
caféière portée ....................... 209
Occupation de l’espace et structure lignagère ............... 216
Occupation de l’espace et structure lignagère ............... 217
Temps productif et temps non productif ................ 221
Ventilation du temps non productif .................. 221
Ventilation du temps productif ................... 223
Ventilation du temps productif entre cultures vivrières et cultures commerciales ... 223
Temps consacré à la culture vivrière 224
Temps consacré aux cultures commerckles : : : : : : : : : : : : : : : 224
Variation du temps consacré aux cultures vivrières et aux cultures commerciales . . 226
Calendrier agricole. ....................... 227
Budgets familiaux. Fonction de production : entrées en espèces ........ 233
Budgets familiaux. Fonction de consommation : sorties en espèces ....... 233
Fonction de consommation. Ventilation des dépenses de consommation de biens et
services . 234
Fonction de consommation. ‘Vent~at~on’ des depenses de transfert. : : : : : : : 235
Fluctuations saisonnières des recettes et des dépenses ............ 237
Évolution du trend de consommation alimentaire ............. 239
Table des matières

AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

INTRODUCTION .......................... g

1. Lepayswé. : ...................... g
A. Les aspects physiques ................. g
B. Le milieu humain . ............................ 13
C. Le contexte économique’ 1 15
II. Les factews de chasgement .................. 16
A. Le fait colonial. ................. 16
B. La diffusion de l’économie monétaire ........... 23
C. La confrontation idéologique .............. 25
D. Les options prises depuis l’Indépendance .......... 26
III. Démarche méthodologiq%e ................... 28

CHAPITRE PREMIER. - GROUPEMENTSTRADITIONNELSETMISEENPLACEDUPEUPLEMENT. 31


1. L’organisation socio-s*atiale du $ays wè .............. 31
A. Les unités territoriales ................ 31
B. Les unités familiales ................. 34
II. Les origities d%pe@lement actuel ................ 37
A. Les populations dites wobé .............. 3g
B. Les populations dites guéré .............. 40
III. Essai de synthèse et de chronologie ................ 46
A. Les « types Nd’implantation .............. 46
B. Les principales phases de peuplement ........... 48

CHAPITFtEII. - LA COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE : MYTHE OU RÉALITÉ? ....... 53


I. Le @ocess~sde format2on dzcvillage ............... 53
A. Le contexte mythico-historique .............
B. Du village-lignage à la communauté de résidence .......
258 TABLE DES MATIÈRES

II. La structwe actuelle d% village ............ . . . . . 69

A. Caractéristiques démographiques. ....... 69

I. Données quantitatives ........ . . . . .


2. Données qualitatives ........ . . . . . 77;

B. Élements de morphologie sociale ........ . . . . . 89

I. Occupation de l’espace et structure lignagère . . . . . 89

2. L’habitat ............ . . . . . 9.5

CHAPITRE 111. - LES FONDEMENTS DE L'ORGANISATION SOCIALE. . . . 101

1. Le systt?mede parenté ............... . . . . . 101


A. Les principes fondamentaux ......... . . . . . 102
B. Le système des appellations ......... . . . . . 103
C. Le système des attitudes .......... . . . . . 110
II. La structure mathnoniale .............. 115
A. Monogamie et polygamie .......... . . . . . 116
B. Les règles d’exogamie ........... . , . . . 121
C. La sphère des échanges matrimoniaux ...... . . . . . 122
D.Ladot ................ * . . . . 125
E. Les différentes formes de mariage ....... . . . . . 133
F. Le rituel de mariage ............ . . . . . 138
G. Le divorce ............... . . . . - 139
III. Les règles de$liatZon et de résidence .......... 141
A. Filiation utérine et résidence avunculo ou uxori-locale . . . . . 141
B. Absorption de clients et de captifs ....... 144
C. Contestation de filiation. .......... . . . . . 145

CHAPITRE IV. - PERTURBATION ET RÉGULATION DE L'ORDRE SOCIAL . . . . . . 149


1. Les fondements de l’oydye . . . . . . . . . . . . . . 149
A. Le système des interdits . . . . . . . . . . . . . . 149
B. Les rites d’intégration à la société . . . . . . . . . . . . 152
I. Dation de nom et rite d’identification . . . . . . . 152
2. Circoncision et excision et rite d’initiation . . . . . . 154
C. Les détenteurs de l’ordre . . . . . . . . . . . 156
I. Les fondements de l’autorité 1 1 . . . . . . . . . 157
2. Le contrôle social. . . . . . . . . . . . . . 159
II. La pertztrbatio~ de I’ordre .............. . . . . . 161
A. Les facteurs de dérèglement ......... 161
I. La transgression des règles ...... 161
2. La sorcellerie ........... 161
B. L’expression du dérèglement ......... . . . . . 165
1. La maladie. ........... 165
2. Lamort. ............ . . . . . 166

III. Les mécanismes de maintien ou de rétablissemelzt de I’ordre . . . 173


A. Le système de prévention . . . . . . . . . . . . . . . 173
r. Les protecteurs . . . . . . . . . . 174
2. Les rites propitiatoires . . . . . . . . . . . . 177
TABLE DES MATIÈRES 259

B. Le système d’intervention . . . . . . . . . . . . . . . 180


I. Règlement pacifique des conflits : l’appareil judiciaire . . 170
2. Règlement des conflits par la force : la guerre . . . . 182
3. Les thérapeutiques de lutte contre la maladie et la sor-
cellerie . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
C. Le système de répression . . . . . . . . . . . . . . . 187

CHAPITRE V. - DE L'ÉCONOMIE D'AUTOSUBSISTANCE A L'AGRICULTURE COMMERCIALE. . 191


1. L’zmivers économique traditionnel , . . . . . . . . . . . . . . . 191
A. Les paliers d’orientation . . . . . . . . . . . . . . . 191
B. Les niveaux d’activité . . . . . . . . . . . . . . . 193
C. L’organisation de la production . . . . . . . . . . . . . 196
II. L’agric&we commerciale et son impact: données de strzcctuye . . . . . . . 199
A. Le terroir villageois actuel . . . 199
B. Les fonctions de production et ‘de consommation :* les nouveaux
termes de 1’ Néquilibre 1) . . . . . . . . . . . . . . 228
III. L’économZe villageoise gwéré d’hier à demain: données de conjonctwe . . . . 238
A. Les ruptures d’équilibre . . . . . . . . . . . . . . . 239
B. L’adaptation du système de production . . . . . . , . . . 240
C. Les goulots d’étranglement . . . . . . . . . . . . . . 242

CONCLUSION. - A LA RECHERCHE D'UN ÉQUILIBRE NOUVEAU. . . . . . . . . . 247

État actuel des populations guéré et wobé . . . . . . . . . . . . . . . . . 249


Index des principaux termes guéré utilisés . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
Table des illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255

12 planches photographiques.

IMPRIMERIE DARANTIERE - DIJON


Les Editions de /‘Office de /a Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer tendent à constituer une
documentation scientifique de base sur les zones intertropicales et méditerranéennes et les problèmes que
pose le développement des pays qui s’y trouvent.

CAHIERS ORSTOM

- Séries périodiques :
- entomologie médicale et parasitologie : articles relatifs à I’épidémiologie des grandes endémies tropicales
transmises par des invertébrés, à la biologie de leurs vecteurs et des parasites, et aux méthodes de lutte.
- géologie : études sur les trois thèmes suivants : altération des roches, géologie marine des marges continen-
tales, tectonique de la région andine.
- hydrobiologie : études biologiques des eaux à l’intérieur des terres, principalement dans les zones inter-
tropicales.
- hydrologie : études, méthodes d’observation et d’exploitation des données concernant les cours d’eau inter-
tropicaux et leurs régimes en Afrique, Madagascar, Amérique du Sud, Nouvelle-Calédonie...
- océanographie : études d’océanographie physique et biologique dans la zone intertropicale, dont une impor-
tante partie résulte des campagnes des navires océanographiques de I’ORSTOM ou utilisés par lui.
- pédologie : articles relatifs aux problèmes soulevés par l’étude des sols des régions intertropicales et médi-
terranéennes (morphologie, caractérisation physico-chimique et minéralogique, classification, relations entre
sols et géomorphologie, problèmes liés aux sels, à l’eau, à l’érosion, à la fertilité des sols) ; résumés de théses
et notes techniques.
- sciences humaines : études géographiques’ sociologiques, économiques, démographiques et ethnologiques
concernant les milieux et les problèmes humains principalement dans les zones intertropicales.

- Séries non périodiques :


- biologie : Etudes consacrées à diverses branches de la biologie végétale et animale.
- géophysique : données et études concernant la gravimétrie, le magnétisme et la sismologie.

MÉMOIRES ORSTOM : consacrés aux études approfondies (synthèses régionales, thèses.,.) dans les diverses disci-
plines scientifiques (44 titres parus).

ANNALES HYDROLOGIQUES D’OUTRE-MER : depuis 1959, deux séries sont consacrées : l’une, aux États africains
d’expression française et à Madagascar’ l’autre aux Territoires et Départements français d’outre-Mer.

FAUNE TROPICALE : ouvrages concernant l’Afrique du Nord, l’Afrique tropicale, Madagascar’ la Réunion et la partie
orientale de l’Atlantique tropical (18 titres parus).

INITIATIONS/DOCUMENTATlONS TECHNIQUES : mises au point et synthèses au niveau, soit de l’enseignement


superieur, soit d’une vulgarisation scientifiquement sûre (15 titres parus).

TRAVAUX ET DOCUMENTS DE L’ORSTOM : cette collection, très souple dans ses aspects et ses possibilités de
diffusion, a éte conçue pour s’adapter à des textes scientifiques ou techniques tres divers par l’origine, la nature, la portée
dans le temps ou l’espace, ou par leur degré de spécialisation (6 titres parus).

L’HOMME D’OUTRE-MER : exclusivement consacrée aux sciences de l’homme, cette collection est maintenant réservée
à des auteurs n’appartenant pas aux structures de I’ORSTOM (18 ouvrages parus).

De nombreuses CARTES THÉMATIQUES, accompagnées de NOTICES, sont éditées chaque année, intéressant des
domaines scientifiques ou des régions géographiques très variées.

BULLETINS ET INDEX BIBLIOGRAPHIQUES : Bulletin analytique d’entomologie médicale et vétérinaire (mensuel)


et Index bibliographique de botanique tropicale (trimestriel).
0. R. S.T. 6. M.

Direction Générale :
24, rue Bayard, PARIS-8e

Service Central de Documentation : t


70 -74, route d’Aulnay, 93 - BONDY

0. R. S. T. 0. M. Éditeur - Dép& légal : 4e trimestre 1971

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