Noubissie Outre - 1631-0438 - 2007 - Num - 94 - 354 - 4262

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Outre-mers

La construction de l'imaginaire socio-politique bamiléké et les


prémices de la rébellion dans l'Ouest-Cameroun
Noumbissie Mä Tchouake

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Mä Tchouake Noumbissie. La construction de l'imaginaire socio-politique bamiléké et les prémices de la rébellion dans l'Ouest-
Cameroun. In: Outre-mers, tome 94, n°354-355, 1er semestre 2007. L'URSS et le Sud. pp. 243-269;

doi : https://doi.org/10.3406/outre.2007.4262

https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2007_num_94_354_4262

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Résumé
Ce travail veut faire comprendre les mécanismes socio-politiques qui firent du pays bamiléké le lieu
propice pour les événements sanglants qui allaient marquer l'histoire politique et sociale du Cameroun
entre 1955 et 1970. L'analyse de la société et de la civilisation bamiléké met en relief les éléments du
contact avec les aspects du monde occidental. Elle permet d'exposer les conditions du passage d'un
groupe paisible, au lent processus qui engendra la contestation violente. Nous avons ainsi pu
constater que les coloniaux, tout en exploitant les dispositions physiques et psychologiques des
ressortissants bamiléké, permirent la communautarisation qui fit le lit de ce qui deviendra le « problème
bamiléké ». Les rapports concurrentiels et parfois très conflictuels des immigrés bamiléké avec les
populations dites autochtones et les entrepreneurs coloniaux dans la vallée du Mungo renforcèrent les
principes d'une logique coloniale spécifique. Dans les chefferies bamiléké, celle-ci posa les bases de la
contestation collective. Ainsi, à travers le succès du syndicat des petits planteurs (affilié à la CGT
française) et plus tard de l'association Kumze, les idées de l'UPC infiltrèrent les structures
traditionnelles bamiléké.

Abstract
The aim is to understand the socio-political mechanisms that took place in the bamiléké region, a
region where many bloody events took place and this events had toput a weight in the socio-political
history of Cameroon between 1955 and 1970. Analyses of the bamiléké society and its civilisation
brings forth certain elements that puts us in contact with some aspects of the developped world. This
permits us to expose some conditions under which this peaceful groups of people went through using a
slow process that finally ended up to a violent protestation. We have also realised that colonial masters
used physical and psychological methods to exploit all those who originated from the bamiléké area,
thus facilitating the implantation of a communautarisation System that later justified the main cause of
the " bamiéké problem ". The links that existed between the colonial entrepreneur masters who were
living in the Mungo valley and the bamiléké immigrants together with the born bread and buttered
population was competitive and even conflictious in most of the time, ended up reinforcing the
principles of a specifique logical colonial system. This unwanted System imposed by the colonial
masters used to be the main reasons of the collectives grievences in the bamiléké chieftences.
However due to a succesful syndicat formed by small group of farmers (ajfiliated to the french CGT)
and later on in association with Kumzse, came up the ideas thatfinally was in a gradual acceptance in
all the bamiléké traditional structures.
La construction de l'imaginaire socio-politique
bamiléké et les prémices de la rébellion nationaliste
dans l'Ouest- Cameroun

NOUMBISSIE MàTCHOUAKE

Qu'est-ce qui a pu permettre « la production sociale d'une


morale qui seule a pu rendre concevable une action politique
prolongée et qui exigea tant de sacrifices ? » *. C'est en ces termes que
John Lonsdale aborde l'analyse du mouvement Mau-Mau. Si l'auteur
de « La pensée politique Kikuyu » s'attarde à retrouver les similitudes
d'approches politique et théorique entre les principaux acteurs du
mouvement Mau-Mau, nous essayons, en revanche, de mettre en relief
les faits et les comportements, dans les lieux d'accueil comme dans les
chefferies, qui ont permis de faire d'une communauté de chefferies
disparates, des « Bamiléké » 2.
Après l'hostilité grandissante, dès les premières heures de la
à l'égard de cette communauté qui a progressivement occupé les
principales positions économiques et commerciales du Cameroun,
l'actualité de l'arrestation, du procès et de la condamnation d'Ernest
Ouandié et de Mgr Albert Ndongmo en 1970, avait réactivé le débat sur
la place des Bamiléké dans la société camerounaise. Les héritiers de
l'administration coloniale française, en faisant de cette affaire un
ourdi par les Bamiléké, présentaient ces derniers comme étant
« des fauteurs de troubles et des assoiffés de pouvoir ».
En spécifiant à l'extrême le comportement des ressortissants de
l'Ouest-Cameroun, n'a-t-on pas stimulé la production accélérée des
significations que l'on cherchait à donner aux événements qui s'étaient
précipités et dont les effets avaient surpris très souvent les acteurs
politiques et sociaux 3 ? L'analyse des rapports spécifiques entre ces

1. John Lonsdale, « La pensée politique Kikuyu et les idéologies du mouvement


Mau-Mau », Cahiers d'Études Africaines, 107-108, XXVII, 3-4, 1987.
2. Les ressortissants des différentes chefferies des hauts plateaux de l'Ouest
étaient aussi appelés des « grassfields ». Les coloniaux n'hésitèrent pas à les
pour la première fois hors de leur espace, sous l'appellation de Bamiléké. Le terme
s'imposa durant la colonisation française. Il aura un sens péjoratif durant la période
agitée de l'histoire du Cameroun.
3. Voir l'approche générale faite par Bronislaw Baczko, dans Les imaginaires sociaux.
Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984.
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populations et les coloniaux apporte des éléments de compréhension


dans la naissance et la perpétuation de la contestation politique dans
l'Ouest-Cameroun au lendemain de la proclamation de l'indépendance
en janvier i960.

1. Les logiques coloniales dans le Mungo : confrontations et


ruptures

De la période des accords de 19 16 4 aux troubles socio-économiques


des années 1930, qui a vu s'installer au Cameroun et singulièrement
dans le pays bamiléké la mise en place des structures coloniales, l'on a
enregistré peu de grands heurts. Nonobstant les dégradations
morales et matérielles dues au système de l'indigénat, les
lendemains de la crise des années 1930, et les moments du deuxième
conflit mondial au Cameroun ont profondément affecté les logiques
coloniales dans l'Ouest-Cameroun. Les Bamiléké durant cette période,
au gré des évolutions politiques et économiques, ont occupé le devant
de la scène coloniale dans la plupart des centres urbains et lieux de
travail de la colonie du Cameroun. Dans l'entre deux guerres et surtout
après la Deuxième Guerre mondiale, la vallée du Mungo apparaissait
déjà comme le plus grand centre économique du Cameroun français 5.
Avec ses grandes exploitations de café et de banane, elle abritait aussi la
plus forte communauté d'immigrés bamiléké. Cette forte présence, en
plus de la pression constante des côtiers douala dans le sud de la
région 6, avait imposé une réadaptation des méthodes de domination et
suscitait des logiques spécifiques de colonisation.
Dans la circonscription du Mungo, les Bamiléké arrivés par vagues
successives, pour les plus anciens aux environs de 19 10, comme
employés, manœuvres, porteurs ou market-boys dans les plantations et
commerces coloniaux, constituèrent très vite une entité économique et
sociale remarquable. Avant la Deuxième Guerre mondiale, les effets de
la crise des années 1930 avaient provoqué la faillite de plusieurs
tenues par les Européens ou par les populations dites
7. Ils avaient ainsi entraîné l'installation définitive de nombreux

4. Les accords du 4 mars 1916 fixent les termes du condominium, l'administration


commune franco-anglaise sur l'ancien territoire colonial allemand. Voir pour plus
Général Aymerich, la conquête du Cameroun^ Paris, Payot.
5. Odile Chatap-Ekindi, changements et ruptures dans le Mungo de 1911 à 1950. Thèse de
Doctorat en Histoire, Université de Provence, 1992.
6. ADD. 6 septembre 1925. Rapport annuel du chef de la circonscription de Dschang.
Il tire déjà le signal d'alarme sur les méfaits des nombreuses concessions faites aux
Douala dans la subdivision de Mbanga.
7. On appelle ainsi une constellation de clans ou ethnies généralement dénommées
« Mbo ». Les pratiques coloniales françaises vont donner à ce terme une forte contenance
politique. On dénombre tout de même dix-neuf communautés : les Bakaka, Baneko,
Mbo, Bareko, Elong, Muamenam, Bakem, Maneha, Balondo, Balong, Pongo, Bakokos,
Abo, Bonkeng-Pendjas, Ndongpendas, Babongs, Bomono dans l'espace qui va de Bona-
béri, périphérie de Douala, à Nkongsamba.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 245

travailleurs bamiléké dans la région. Au lendemain du conflit mondial,


les Bamiléké représentaient la seconde force économique après les
entrepreneurs européens. Ils contrôlaient les secteurs du transport
et du commerce délaissés par ceux-ci. Sur le plan démographique,
avec une population évaluée à près de 25.000 personnes au début des
années 1950, ils dépassaient déjà les autochtones à la fin des années
1940. La situation coloniale spécifique dans cette région riche et fertile
du Mungo allait mettre en exergue la diversité des parties en présence
et surtout les nouveaux comportements coloniaux. L'émergence de
cette population bamiléké dite allogène avait permis la redéfinition des
rapports entre les différentes composantes de cette société mi-rurale et
mi-urbaine. Minorité sociologique, les Bamiléké pensaient leurs
avec les autres en termes d'antagonisme, quand ceux-ci
la présence bamiléké comme un problème. Les nouvelles
coloniales allaient ainsi trouver leurs fondements dans les
transformations socio-économiques survenues tout au long des trente
dernières années. De même, l'évolution du regard, que les
de la région du Mungo posaient sur les changements, avait peu
à peu influencé les structures de cohabitation. Conséquences des
changements survenus dans l'espace colonial en construction, la
mise en relief de l'attribut d'allogène et d'autochtone, dans les diverses
tentatives de résolution des différends socio-économiques, avait réussi
à imposer le questionnement sur la place des Bamiléké dans le
projet hégémonique colonial. Contrairement aux cas de figures
dans les autres régions, le face à face colonisateurs-colonisés avait
laissé place à la confrontation de deux formes de rapports des

Les fondements de la confrontation

Plusieurs années après le début du processus de mise en valeur et


d'exploitation des richesses de la région du Mungo, qui avait consisté à
renforcer la politique de concessions et de création de vastes
amorcée quelques années plus tôt par les Allemands, on pouvait
constater les énormes transformations de l'espace. Les vagues de
migrations bamiléké, entretenues par les mesures de travail forcé,
ou volontaire, avaient brouillé tous les repères socio-politiques
justifiant une colonisation classique. On était ainsi arrivé à se poser
cette question ambiguë ; les Bamiléké étaient-ils des colonisateurs ou
des colonisés ?
De prime abord, on pouvait affirmer que les Bamiléké n'avaient pas
investi le Mungo en conquérants. Dans les premiers documents, qui
soulignaient leur présence, ils apparaissaient humbles et dociles.
années après le départ des Allemands, qui avaient suscité leur
arrivée au moment des travaux du chemin de fer Nkongsamba-
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Bonabéri en 1910, un rapport administratif français de 1927 8 notait


que les Bamiléké étaient généralement logés dans les baraquements des
plantations et recevaient habituellement comme rémunération une
somme d'argent et un ticket d'impôt après les récoltes. Pour Gabriel
Hamani 9, l'on ne dénonçait aucun signe d'arrogance dans les
des nouveaux arrivants susceptible de trahir une volonté de
domination. Les Bamiléké avaient plutôt le profil de ces immigrés
apeurés qui reconnaissaient d'emblée n'avoir aucun droit mais
devoirs envers ceux qui les avaient accueillis.
Dans cet espace clairsemé, occupé par une poignée de communautés
pratiquant une agriculture itinérante sur brûlis, les Bamiléké allaient
très vite s'épanouir. Loin du cadre oppressant des chefferies, nombre
d'entre eux, qui arrivaient démunis dans la vallée du Mungo, avaient
l'occasion d'acquérir un statut social que le fait colonial n'autorisait
plus dans les chefferies IO. Ils acquirent donc une « mentalité de
» " favorisée aussi par une bonne conjoncture économique.
L'augmentation du cours mondial du cacao et la multiplication des
plantations de café et de banane avant 1930 dans le Mungo, associées à
une remarquable vitalité, donnaient des atouts aux immigrés bamiléké.
En 1965, les premières statistiques effectuées sur les populations
bamiléké révélaient un certain dynamisme à travers leurs taux de
natalité, de fécondité et de stérilité.

Tableau n° 1 . — La vitalité de la population bamiléké

Natalité Fécondité Stérilité féminine


Pays bamiléké 49 197 8%
Sud-Cameroun 30-41 169 25%
Kirdi 56 168 11 %
Mafa 68 198 13%
Burundi 41 169 15%
Source : Une partie de ces donnés sont extraite de B. Meossian, La population du pays
bamiléké et les départements limitrophes, Paris, Sedes, 1966. Les taux de natalité et de
fécondité sont exprimés pour mille.

A défaut de données concernant les Bamiléké du Mungo avant la


Deuxième Guerre mondiale, celles-ci nous permettent de miser sur
leur essor démographique au détriment des autochtones. Toujours

8. APA. 11799/f Rapport de tournée du chef de subdivision de Mbanga 24-30


1927. ANY.
9. Gabriel Hamani, La colonisation agricole des Bamiléké dans l'arrondissement de Loum,
Mémoire DES de Géographie, Strasbourg, 1967.
10. La mise sur pied des espaces de domination coloniale dans les chefferies
l'autorité des chefs et déstabilisait les systèmes d'héritage et de succession.
11. Expression employée par Richard Joseph, Le mouvement nationaliste au Cameroun,
Paris, Karthala, 1986, p. 159.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 247

est-il que cette tendance posait déjà les premiers éléments de la future
« colonisation » I2 du Mungo par les Bamiléké. Loin d'être des
« conquistadores » à l'assaut des autochtones, ceux-ci s'imposèrent
aux différentes étapes proposées par la nouvelle société.
Après les réserves « indigènes » aménagées aux abords des lignes de
chemin de fer, ils occupèrent sans arrogance les places laissées vacantes
par les autochtones comme par les colons européens. Ayant analysé la
société bamiléké dans les hauts plateaux, l'ethnologue Jean Hurault
constatait que dans le Mungo :
« Le comportement socio-économique des migrants bamiléké ne renvoie pas
à une essence ethnique, à une nature innée, mais à un type de société où la
plupart des statuts ne sont pas donnés par la naissance, mais acquis par les
initiatives individuelles » 13.
Si le développement économique et social des Bamiléké avait
troublé les normes de la situation coloniale, il contrariait
les objectifs coloniaux dans cette région où se concentrait
des intérêts économiques du Cameroun J4.
Le Mungo et les environs du Mont Cameroun occupaient déjà une
place de choix dans le dispositif colonial allemand. On pouvait
que, dès 1895, la douceur du climat qui y régnait avait fait de ces
lieux l'espace par excellence de la colonisation européenne. Marc
Michel, citant les termes du rapport des milieux d'affaires de
qui avaient amené Bismarck à intervenir au Cameroun,
qu'il avait été question, dans un premier temps, d'installer dans la
région un sanatorium r5. Cette réalisation n'aboutit pas, car outre ses
conditions climatiques, le Mungo se situait dans une région très fertile.
La qualité de la terre, qui faisait valoir d'énormes avantages
dans la création des plantations, relégua les ambitions d'une
quelconque colonisation de peuplement. Au lendemain de la Première
Guerre mondiale, les Français héritèrent ainsi d'une région privilégiée
traversée par une ligne de chemin de fer et économiquement viable.
Durant plusieurs années, au rythme de multiples concessions foncières
ponctuées par l'encouragement à l'installation de colons européens,
l'ambition française était de faire de cette région une colonie modèle l6.
En intensifiant la création des plantations nécessitant une main-

12. Gabriel Hamani, op. cit, 1967 et Jean Louis Dongmo, op. cit., 1981, après les
allusions des autochtones et des administrateurs sur la volonté de domination des
Bamiléké, A.P.A. 11965/A, conseil des notables de la région du Mungo 1927-1938 ; ils
utilisent ce terme pour souligner la présence massive des Bamiléké dans les activités
agricoles.
13. Jean Hurault, « Essai de synthèse du système social des Bamiléké » Africa, n° 1,
vol XL, janvier 1970.
14. Cf. Odile Chatap-Ekindi op. cit. p. 216.
15. Marc Michel, « Les plantations allemandes du Mont Cameroun », Revue française
d'Histoire d'Outre-mer, LVIL 1969, n° 207, p. 185.
16. Voir note du Haut commissaire Bonnecarrère, AOM. Agence FOM. 970 dossier
6
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d'œuvre nombreuse, l'administration coloniale avait aménagé des


zones réservées aux travailleurs « indigènes » pour ainsi asseoir la
de cantonnement corollaire à la domination économique.
De 1925 à 1933, du chef de subdivision au haut-commissaire,
l'administration s'employa à réduire l'importance des attributions de
concessions aux colonisés non-autochtones. Si le chef de
Ripert relevait les risques de disparition des populations
Manéhas (Mbo) dans la subdivision de Mbanga, le haut-commissaire
Bonnecarrere, quant à lui, soulignait la mise en danger d'une
« région idéale pour une installation européenne durable,... » I7.
plusieurs années, les difficultés de cette politique
furent énormes. Pour les coloniaux, les obstacles à leur projet
venaient de ce que les administrateurs appelaient « l'inertie et la paresse
des autochtones » l8. L'attitude de ceux-ci était perçue comme allant
à l'encontre des visées coloniales. Elle mettait en relief les problèmes
liés à la pénurie de la main d'œuvre et à l'exploitation des concessions.
Jusqu'en 1932, la politique coloniale tendit à endiguer les velléités
des voisins Douala dans la partie sud de la région. On pouvait constater
que l'administration coloniale tentait aussi de tempérer les ardeurs de
certaines compagnies européennes. De même, pour désamorcer des
conflits fonciers naissant entre les colons européens et les autochtones,
elle n'hésitait pas à organiser des indemnisations I9. Les Bamiléké
n'apparurent véritablement dans l'espace socio-économique que
surgirent les premiers différends liés à l'exploitation des terres.
L'administration coloniale découvrit ainsi que, par des jeux de
et autres accords économiques, 2O les Bamiléké avaient
acquis de nombreuses surfaces de cultures et d'habitation. Dans
l'ensemble, comme le reconnaissent certains chercheurs 2I qui ont
abordé la question de la présence bamiléké dans le Mungo, les
des hauts plateaux avaient tiré profit d'une part, des failles du
dispositif colonial et, d'autre part, du comportement ambigu des
dites autochtones.
Dans la multitude des textes qui favorisaient la mainmise des
sur les instruments d'exploitation économique, les Bamiléké

17. ADD. Rapport annuel du chef de circonscription Ripert. 6 septembre 1925. Voir
aussi la lettre du Haut-commissaire Marchand et les notes du Haut-commissaire
dans les AOM. Agence FOM. (970. dossier 3316).
18. APA 12562 Rapport annuel de la subdivision de Mbanga 1942.
19. Dans une lettre adressée au chef de la circonscription de Nkongsamba, le
général du commissaire de la République dénonçait « les attitudes d'oppositions
systématiques » à ce que les autochtones appelaient « les indemnisations arbitraires ».Voir
AOM. Agence FOM. C. 970 document cité. .
20. On constatait de nombreux procédés d'échanges de terres contre divers services.
On notait aussi des situations de cupidités, de naïvetés et de ruses qui suscitèrent de
longues périodes de tensions. Voir les analyses de Jean Louis DONGMO op. cit p. 269 ; de
Jules Kouosseu, op. cit., p. 77, et Odile Chatap-Ekindr, op. cit., p. 181.
21. Jules Kouosseu, Odile Chatap-Ekindi, op. cit., pour ne citer que ceux qui ont centré
leurs travaux d'histoire sur la région du Mungo.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 249

usèrent longuement des avantages du décret du 20 août 1927 22. Ils


s'appuyèrent sur cet appendice des textes administratifs pour faire
reconnaître les parcelles de terres qu'ils détenaient soit en usufruit, soit
en gage. Ce processus d'appropriation, qui n'avait pas rencontré
d'opposition de la part des autochtones, n'allait pas à rencontre de la
conception que ceux-ci avaient de la cession définitive ou temporaire
des terres aux étrangers. Cette attitude, qualifiée par les
coloniaux « d'inertie », introduisait ainsi les problèmes afférents
aux disputes foncières dans le débat en situation coloniale. Il était clair
dorénavant que les conflits fonciers entre les Bamiléké et les
qui allaient alimenter la vie politique et économique du
Mungo jusqu'au lendemain de l'indépendance, trouvaient leurs
dans cette diversité d'interprétations contradictoires, et parfois
erronées, de l'occupation de l'espace. Les administrateurs, exposés aux
pressions notamment de la communauté des entrepreneurs agricoles
européens, voyaient se dresser devant les ambitions d'expansion
l'obstacle des concessions bamiléké. Face aux autochtones qui
voulaient le respect pur et simple des traditions, à savoir la non-cession
définitive des terres de cultures et d'habitation, l'administration
saisit l'occasion de réaffirmer son autorité. Elle joua ainsi, au
début de ces conflits, un rôle très important dans leur extension et dans
leur pérennité. En introduisant, dès 1932, les principes de droit dans les
règlements des conflits entre « indigènes », elle s'activait d'une part à
relégitimer sa domination morale et, d'autre part, elle se donnait
l'image de gouvernants utiles et justes. Les rapports qu'elle établit
avec les populations africaines dans leur ensemble, sur les bases de ce
nouveau support juridique, soulignaient dorénavant la distinction entre
les « Mbo » considérés comme les authentiques propriétaires des terres
autochtones et les Bamiléké classés dans la catégorie des allogènes.
Le terme d'autochtone, souvent apparu dans cet article pour
les populations européennes des populations camerounaises,
dans l'espace colonial du Mungo une toute autre signification.
Comme nous avons pu le constater, les évolutions sociales et
avaient directement mis en concurrence les immigrés bamiléké et
la classe des entrepreneurs européens. Dorénavant, l'attribut
exclusivement réservé aux populations « Mbo », dénotait la
de compétition dans laquelle se trouvait le Mungo. L'on était ainsi
dans cette situation « de partage et d'appropriation » propre à tous les
processus de colonisation 23. La nouvelle catégorisation, qui faisait des
« Mbo » des cadets à protéger, accentuait la marginalisation de ceux-ci.

22. APA. 10005/ A. Rapport annuel, circonscription de Nkongsamba, 1930 ce décret


permettait aux étrangers qui exploitaient un terrain de pouvoir le faire reconnaître avec
l'accord de la communauté autochtone.
23. Voir les explications que donnent de Féthnicisation en situation coloniale, Jean
François Bayart, Peter Geschere et Francis, Nyamnjoh, « Autochtonie, démocratie et
citoyenneté en Afrique » Critique Internationale n° 10 janvier 2001.

Outre-Mers, T. 95, N° 354-355 (2007)


25O NOUMBISSIE

Si elle soulignait le caractère étranger des Bamiléké, devenus des


elle renforçait le clivage entre les colonisés et donnait à
coloniale l'opportunité de reconquérir l'espace social et
En stigmatisant la position des Bamiléké, elle avait réussi à
amplifier la diversité des regards portés sur la présence coloniale.
Dès son article premier, en affirmant que seuls les « indigènes
du territoire coutumier local » avaient dorénavant la capacité de
faire enregistrer les terres, le décret du 21 juillet 1932, qui avait pour but
de protéger « les droits fonciers des indigènes », excluait de nombreux
Bamiléké de l'espace économique. En faisant des populations de
l'Ouest-Cameroun des acteurs actifs de l'exploitation économique et
sociale dans le Mungo, l'administration coloniale activait des foyers
latents de conflits avec les populations dites autochtones. Dans
l'ensemble, comme le laissait entrevoir les conclusions de la rencontre
entre le chef de la subdivision de Mbanga, l'administrateur Barbet, et
les responsables autochtones membres du conseil des Notables 24, les
termes du décret du 21 juillet 1932 flattaient à première vue l'orgueil
des « Mbo ». En déclarant que « pour faire l'objet d'une appropriation,
un terrain doit appartenir à un autochtone ou à un étranger installé
depuis plus de trente ans » 25, l'administrateur Barbet éclairait les
réelles de cette réglementation. S'il était clair qu'elle n'apportait
pas de véritables solutions aux différends fonciers, elle apparaissait en
revanche comme étant l'une des sources de la rupture qui s'amorçait
entre les populations colonisées.

La rupture et la permanence des tensions


La nouvelle réglementation, tout en permettant le renforcement de la
légitimité de l'administration coloniale, avait favorisé la construction de
nouvelles structures sociales. Reconnaissant une certaine porosité entre
les membres de l'administration coloniale et les entrepreneurs
26, on comptait dans l'espace colonial du Mungo trois principaux
groupes sociaux ; les coloniaux 27, les allogènes (Bamiléké) et les
autochtones que l'on associait sans peine aux Douala. En interdisant
les transactions foncières entre les allogènes et les autochtones, elle
souhaitait protéger ces derniers de « la cupidité » des Bamiléké.
elle ne pouvait cacher sa volonté de contrôler les terres fertiles
autour des groupements autochtones. Derrière les intentions louables,
on pouvait percevoir des desseins coloniaux qui avaient déjà fait leurs

24. APA 11965/A conseil des Notables de la région du Mungo 1927- 193 8.
25. Ibid. conseil des Notables du 21 juin 1937.
26. La composition de la société coloniale du Mungo faisait apparaître très peu de
colons. Les responsables des exploitations agricoles étaient généralement des employés
des sociétés métropolitaines. A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, on comptait
une poignée de colons pour une centaine de concessions européennes.
27. Dans cette région, il est aisé de regrouper sous le terme de coloniaux, ces « petits
blancs » employés des exploitations coloniales et les agents de l'administration.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 251

preuves sous d'autres cieux 28. Si l'on pouvait parfois enregistrer des
crispations concernant les difficultés pour les autochtones à maintenir
inaliénables les parcelles, les véritables tensions provenaient de la
volonté de contenir les Bamiléké. Pour atteindre cet objectif,
coloniale devait, d'une part, maintenir la main d'œuvre
bamiléké dans les plantations et, d'autre part, entretenir la docilité des
autochtones dans le but de contrecarrer les revendications bamiléké.
Les administrateurs coloniaux du Mungo faisaient constamment
part de leurs inquiétudes face à la pression des Bamiléké. Ils
que « ce n'était plus qu'une question de temps avant que les
Bamiléké remplacent les blancs » 29. Au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale, malgré les nombreuses mesures discriminatoires et
parfois répressives, l'omniprésence bamiléké sur le terrain économique
et social était remarquable. L'importance démographique et la
des immigrés bamiléké expliquaient en partie cette occupation de
l'espace. En nous limitant aux données fournies pour les exploitations
agricoles de grandes et moyennes superficies, on pouvait constater
qu'entre 1945 et 1954, les Bamiléké représentaient plus de 85 % de la
main-d'œuvre 3°. Dans les deux grands secteurs d'activités, à savoir la
culture du café et de la banane, les Bamiléké constituaient 96 % des
manœuvres dans les bananeraies de Melong, 91 % dans les plantations
de café de Nkongsamba comme de Loum. Très peu nombreux dans le
sud de la région, ils constituaient tout de même 69 % des travailleurs
dans le secteur de Mbanga et des environs 31.
Le renforcement des mesures de contraintes durant la Deuxième
Guerre mondiale, notamment la forte collaboration entre les
coloniaux ayant assumé durant cette période les tâches
et les chefs traditionnels du pays bamiléké, avait donné à la
présence des travailleurs bamiléké dans le Mungo un autre caractère.
Nonobstant l'importance des désertions dans les exploitations privées
et publiques, qui entraînaient certains Bamiléké vers les centres urbains
(Douala, Yaoundé...), il devenait de plus en plus périlleux pour les
fuyards de rentrer dans leur chefferie. La multiplication des mesures de
rétorsion à l'encontre des chefs complaisants, ou mieux le zèle de
certains, avait ainsi favorisé l'installation d'une majorité de travailleurs
occasionnels dans le Mungo 32. Ces circonstances n'avaient pas entamé
la détermination et l'esprit d'indépendance des Bamiléké. Elles avaient
beaucoup plus contribué à révéler leur personnalité.

28. Voir les analyses de Isabelle Merle, « la construction d'un droit foncier colonial. De
la propriété
2e tr. 1998. collective
Elle souligne
à la constitution
notamment desla mise
réserves
sur pied
en Nouvelle-Calédonie
des réserves d'indigènes
», Enquête,
en
Nouvelle- Calédonie et en Algérie.
29. A.P.A. 10005 /A Rapport annuel, circonscription de Nkongsamba 1947.
30. Voir 2 AC. 7767 Mungo situation sociale 1940-1954. ANY.
31. 2 AC 7767 document cité.
32. APA. 10388/ B, « Inspection générale. Rapport de mission d'inspection dans les
régions Bamiléké, Bamoun et Mungo ».
Outre-Mers, T. 95, N° 354S55 (2007)
252 NOUMBISSIE

Dès 1946, aux premières heures des revendications syndicales, « le


dynamisme bamiléké », souligné dès le début des années 1940 par les
rapports des administrateurs coloniaux 33, allait s'opposer aux éléments
du système colonial français. Ces Bamiléké, propulsés dans un espace
qu'ils n'avaient pas toujours choisi, car ils furent généralement les
victimes des procédures de rafles et autres enrôlements forcés, avaient
un défi à relever vis-à-vis de leur chefferie. Mis au ban de leur société
traditionnelle, pour la plupart avant l'ouverture de l'immigration libre
en 1946, ils avaient à cœur de prouver leur capacité individuelle. Les
conditions de travail dans les exploitations agricoles et l'ostracisme
dont ils étaient l'objet dans la société coloniale renforcèrent leur
à réussir. Face aux coloniaux résolus à maintenir la mainmise
sur tous les aspects de la vie coloniale, la confrontation devenait

Dans les relations entre les entrepreneurs coloniaux et les travailleurs


bamiléké, l'empreinte du travail obligatoire était toujours visible. En
dehors de cet aspect psychologique, qui expliquait l'instabilité des
travailleurs des hauts plateaux dans les exploitations coloniales,
quasi culturel sur la notion du travail alimentait la plupart des
conflits. Pour les coloniaux français, le travail supposait des contraintes
de temps et de rendements. Elle s'opposait ainsi à la perception
bamiléké qui considérait le travail comme la réalisation des activités
essentielles, excluant ainsi la notion du temps.
Pour les Bamiléké du Mungo, « travailler continuellement et
sous la direction et par la volonté d'un autre » 34 a toujours été
difficilement accepté. Dans l'imaginaire populaire de cette
continuer à travailler pour le compte des entrepreneurs
était non seulement une marque d'indolence, mais une preuve de
paresse. Ils considéraient qu'il était plus avantageux d'être au service
d'une exploitation agricole tenues par un autochtone. Ils avaient
qu'ils ne pouvaient plus se limiter à être des « travailleurs à but »,
comme le caractérisaient les rapports des missions d'inspection dans la
région bamiléké 353 effectuant les va-et-vient entre les chefferies et les
lieux de travail pour satisfaire les besoins matériels et administratifs
(impôts, et autres taxes...). Le Bamiléké du Mungo, qui avait choisi
d'améliorer ses conditions de vie, ne pouvait se contenter des salaires
dérisoires proposés dans les grandes exploitations agricoles coloniales.
Dans les exploitations autochtones, quand il n'avait pas la charge d'une
parcelle de terrain qui maintenait son indépendance vis-à-vis de son
employeur, il aménageait son emploi du temps grâce au principe du
travail à la tâche, pour développer un petit commerce dans le secret
espoir de s'affranchir définitivement de son travail d'employé agricole.

33. Voir les références et les analyses de Claude Tardits, i960, op. cit.
34. Voir le développement fait par Léon Kaptue, op. cit.
35. Ibid. p. 179.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 253

Dans la région du Mungo, les deux-tiers des exploitations agricoles


étaient tenus par des entreprises coloniales métropolitaines. Les
Bamiléké, qui ne pouvaient se contenter d'être de simples ouvriers
agricoles soumis aux contraintes du temps et du rendement, avaient
ainsi acquis la réputation de travailleurs instables. Cette recherche
permanente du plus offrant perturbait l'organisation du travail dans la
région. Majoritaire dans la classe des employés, les Bamiléké ne se
limitèrent pas à émettre des revendications concernant l'amélioration
des conditions de travail dans les plantations. Dorénavant, dans un repli
communautaire où les avaient rassemblé les nombreuses réformes
et administratives 36, ils souhaitaient participer pleinement à la
vie économique et sociale de la région. Au grand dam de
coloniale et des entrepreneurs coloniaux, ils imposèrent, dès 1946,
par des mouvements de protestation, la participation des employés à la
gestion des plantations 37. Regroupés au sein des coopératives et
d'entraides, que les mesures coloniales avaient voulu distinctes
aux trois groupes de la société coloniale du Mungo, ils obtinrent la
possibilité de cultiver les produits d'exportation comme le café et la
banane. Les entrepreneurs coloniaux n'apprécièrent pas cette
qu'ils n'avaient pas pu étouffer. Au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale, à la méthode d'endiguement qui tendait à maintenir
les allogènes dans les tâches de manœuvres, se substituèrent les moyens
répressifs d'isolement et de déstabilisation. Car face aux limites des
réformes administratives, notamment du faible impact des lois
qui ne comblaient pas les autochtones qu'elles étaient censées
protéger, les coloniaux orientèrent leurs actions dans la répression
économique et sociale.
Pour contrecarrer la multiplication des petits commerces qui
à l'ordre du jour la pénurie de la main d'œuvre dans les
et surtout la faible rémunération des travailleurs, les autorités
coloniales n'hésitèrent pas à limiter le nombre de patentes et à rendre
dissuasif le prix de leur acquisition. Dès 1937, la prolifération des jeunes
vendeurs à l'étalage en plein air, que l'on appelait couramment « les
Market boys », avait amené l'administrateur Granier, chef de la région, à
fixer le nombre de ceux-ci à 250 38. Dans le contrôle de l'espace
économique, durement contesté par les allogènes, les coloniaux
n'avaient pas lésiné à employer des méthodes inavouables. Si, jusqu'au
début des années 1950, en ce qui concernait la culture et la
du café, l'arrachage et la complexité du circuit d'écoulement
sur le marché avaient dissuadé les Camerounais de s'y livrer, la
était tout autre pour la banane. Cultivée clandestinement dans les
plantations autochtones, où elle était souvent associée aux produits

36. Voir pour plus d'informations le travail de Odile Chatap-Ekindi, op. cit.
37. 2 AC 7764 Document cité.
38. APA 11965/ A Document cité.
Outre-Mers, T. 95, N° 354-355 (2007)
254 NOUMBISSIE

vivriers, elle s'imposa au lendemain de la guerre comme le principal


produit d'exportation « des indigènes » 39. En 1947, l'on recensait 2968
planteurs africains de bananes, majoritairement des Bamiléké anciens
manœuvres de planteurs autochtones ou employés des plantations
européennes.
A travers le Comité de répartition des exportations de bananes
fraîches, créé par arrêté du 30 décembre 1946, et contrôlé par la
compagnie des bananes, les entrepreneurs coloniaux organisèrent la
réaction. En s'octroyant 84 % du pourcentage des exportations, et
moins de 16 % aux deux organisations syndicales représentant les
Camerounais (12 % aux Africains du syndicat agricole des planteurs
indigènes de la région du Mungo et 3,18 % à la société indigène de
prévoyance du Mungo) 4°, les planteurs européens comptaient freiner
l'ardeur des petits producteurs camerounais. En plus des nombreuses
mesures visant à limiter l'accès du marché aux produits africains,
décisions qui allaient à l'opposé de l'accroissement de la production
dans les plantations des Africains, 16,3 % des produits en provenance
de celles-ci étaient rejetés lors de l'embarcation contre seulement
7, 3 % chez les Européens 41. Le tableau ci-dessous nous montre
l'importance de l'engagement des Africains dans la culture de la
banane. Les 500 premières tonnes, apparues dans les statistiques
d'exportations au début du deuxième conflit mondial, avaient ouvert
un nouvel axe de confrontation. Bien qu'ayant fait un bond de près
200 %, en 1947, la production africaine était loin de mettre en difficulté
le monopole des compagnies coloniales. Pourtant, pour les coloniaux,
le principe du partage des rôles et des tâches selon les capacités et les
origines dans l'espace colonial était mis à mal.

Tableau 2. — Exportation des bananes du Mungo (1933-1950)

Années Africains Européens Total (en tonnes)


1933-1943 500 114255 "4755
1944-1946 00 00 00
1947 2680 12206 14946
1948 5685 25327 30982
1949 8797 25327 35088
1950 16593 32462 49055
Sources : Rapport interrégional du travail et des lois sociales de l'Ouest. Archives
préfectorales du Mungo.

39. Voir Jacques Binet, « Bananes du Cameroun », Encyclopédie mensuelle d'outre-mer,


I953j et Odile Chatap Ekindi, op. cit.
40. Jacques Binet, op. cit.
41. Ibid.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 255

Face à l'intransigeance des pouvoirs coloniaux et des entrepreneurs,


qui jusqu'à la veille de la Deuxième Guerre mondiale n'avaient que
parcimonieusement autorisé la culture du café dans le Mungo,
du marché de la banane aux Africains leur avait fait franchir un
pallier dans la contestation de l'autorité coloniale. Les demandes des
12 000 planteurs « indigènes » autochtones et Bamiléké, face aux
de la centaine de concessionnaires européens 42, ne pouvaient
plus se limiter à la sphère économique. Les administrateurs coloniaux,
faute de pouvoir endiguer ce mouvement dit de « conquête » des
économiques par les Bamiléké, s'investirent dans des procédures de
discrimination.
L'émergence d'entrepreneurs bamiléké avait ouvert une brèche dans
les relations entre colonisés. Les coloniaux n'hésitèrent pas à exacerber
les difficultés entre les allogènes et les autochtones. En plus de la
relative réussite sociale des Bamiléké, qui suscitait la convoitise, et
maintenait une situation permanente de tensions entre les deux
43, la concurrence politique donna à l'administration
l'occasion de réaffirmer son importance. Déjà, sur le terrain
syndical, les tensions sociales, sous-tendues par les nombreux litiges
fonciers, avaient amené à la constitution des organisations selon les
origines « raciales et ethniques » 44. Au lendemain des premières
sociales dans les plantations coloniales, les entrepreneurs
coloniaux avaient encouragé les autochtones et les Douala à se réunir
au sein du syndicat des planteurs autochtones des bananes du Mungo
et du Wouri pour contrer la toute puissance du syndicat des petits
planteurs du Mungo dominé par les Bamiléké. Le même esprit régnait
lors de la création des coopératives et autres structures de défense des
colonisés.
La volonté d'opposer pour contrôler, qui pouvait apparaître comme
un signe de faiblesse à l'égard des diverses pressions, était en fait le
fondement de la politique coloniale dans le Mungo. Ces partis pris, et
ces encouragements à la confrontation eurent un grand impact sur
l'environnement politique dans la région lors des premières élections
législatives de 1946. La mise en orbite d'une élite autochtone par les
administrateurs coloniaux, pour s'opposer aux candidats originaires de
l'Ouest Cameroun, donnait déjà une image de l'espace politique du
Mungo. Pour Ekwabi Ewané, un autochtone encouragé par
coloniale, le mot d'ordre était le progrès auprès de la France.
Acclamé par de nombreux partisans Mbo et Douala, son leitmotiv lors
de la campagne électorale était « le refoulement des Bamiléké chez eux
et la remise des terres aux autochtones » 45. H devait s'opposer à Daniel

42. Rapport annuel de la Subdivision de Nkongsamba, 1950 Archives Nationales du


Mungo.
43. Voir les analyses de Jules Kouosseu, op. cit. p. 83.
44. Ibid. p. 81. Voir aussi les statistiques de l'Annuaire Togo-cameroun, op. cit. p. 43.
45. Ibid. p. 89.
Outre-Mers, T. 95, N° 354-355 (2007)
256 NOUMBISSIE

Kemajou. Ce dernier, à qui l'on prêtait les ambitions de toute la


communauté bamiléké, à savoir reprendre sans plus tarder la place des
Blancs, était propulsé sur la scène politique régionale comme un
Le populisme, qui jouait avec les peurs et les faiblesses de
part et d'autre de ces engagements politiques, préparait le Mungo à une
explosion de violences.
Si les confrontations sociales, sous-tendues par les nombreuses
foncières, s'étaient souvent limitées aux luttes d'interprétations, la
concurrence politique faisait entrer dans le Mungo les intérêts de
groupes et, mieux, les fortes considérations idéologiques. Nourrie par
les mêmes sources de conflits, la remise en cause de la situation
attribuait aux Bamiléké du Mungo le principal rôle d'opposants
au colonialisme français. En faisant des autochtones les principales
victimes des transformations sociales et économiques, et des Bamiléké
les acteurs actifs d'une nouvelle forme de colonisation, la politique
coloniale française avait préparé l'espace de la région aux discours des
nationalistes de l'UPC. De même, dans cette partie du pays qui
concentrait les nombreux investissements coloniaux, les pratiques
avaient facilité l'individualisation des populations de l'Ouest-
Cameroun. Elles avaient ainsi contribué à façonner la légende qui
imputait à ces hommes la responsabilité d'une chaîne d'événements qui
auront une grande importance dans la construction de l'histoire
et sociale du Cameroun.
Au-delà de toutes les littératures coloniales, surtout celles qui ont
essayé de trouver « le mal-être » des Bamiléké dans l'espace colonial
camerounais, à travers ses traits morphologiques, qui devaient spécifier
et écarter les Bamiléké de la grande famille « bantou » camerounaise *6,
le problème, qui n'est nullement spécifique au terrain colonial
fut dans l'ensemble la volonté de revendiquer une place de
partenaire dans la situation coloniale 473 et de s'épanouir sans nier les
difficultés posées par les nouvelles dispositions. Les Bamiléké, comme
on pourra le voir durant la Deuxième Guerre mondiale et surtout au
lendemain de celle-ci, n'avaient jamais rejeté en bloc la nouvelle société
proposée par les coloniaux. Ils n'avaient certes pas, contrairement à
d'autres populations camerounaises 48, bruyamment manifesté leur
fidélité aux colonisateurs. En évitant la voie du scepticisme ou mieux
du nihilisme néfaste face à la colonisation, comme on a pu le constater
à travers leur appétence à gravir les échelons posés par le système

46. Jean Lamberton, « Les Bamiléké dans le Cameroun d'aujourd'hui », Revue de


Défense nationale, i960.
47. Voir dans une approche globale des rapports dans les colonies, les analyses de
Georges Balandier, Sens et puissance, op. cit. ; et surtout l'approche critique du système
d'exploitation coloniale par Claude Meillassoux dans Femmes, Greniers et Capitaux, Paris,
L'Harmattan, 1991.
48. Nous soulignons dans le premier chapitre, les rapports chaleureux entre les
Douala, Beti et les coloniaux.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 257

colonial 49} les Bamiléké nourrissaient dans la vallée du Mungo une


demande d'ordre impatiente que cet espace socio-économique
d'exprimer. En inscrivant leurs contacts dans la situation coloniale
au- delà de la main-d'œuvre, surtout en se débarrassant des habits
« d'attardés », que la puissance coloniale n'avait pas hésité à attribuer
aux Mbo et aux autres autochtones, les Bamiléké devaient dorénavant
affronter une discrimination sociale qui faisait le lit de ce que l'on
appellera le « problème bamiléké ».
Nous n'insisterons pas sur les formes de rapports qui ont existé entre
les Bamiléké et les autres composantes de la société du Mungo. Les
nombreux travaux qui ont abordé la construction de cette nouvelle
société ont eu à souligner le fragile équilibre des relations. Les
Bamiléké, qui cristallisèrent les ressentiments des autochtones et des
coloniaux, furent progressivement enfermés dans « une
» 50. Les événements historiques, les faits sociaux et les
culturels avaient bâti des contours illusoires à cette
Paradoxalement, un éclair de réflexe identitaire et un sursaut de
restauration de l'autorité réunirent les autochtones et les coloniaux
dans la stigmatisation des allogènes bamiléké. Ils avaient ainsi placé les
Bamiléké sur la scène coloniale camerounaise comme un obstacle pour
les autres composantes. La communauté bamiléké, qui émerge dans
l'appropriation des éléments du pouvoir économique et social dans le
Mungo, pourra-t-elle influencer les changements dans les chefferies du
pays bamiléké ? D'une manière directe ou non, l'expérience des
dans la situation coloniale du Mungo, qui a permis de caractériser
les populations de l'Ouest-Cameroun, ne laissa pas indifférents les
protagonistes dans l'espace du pays bamiléké.

2. Les logiques coloniales dans le pays bamiléké.

En 1939, en dehors de Douala et deYaoundé où la circulation des


informations sur les intentions allemandes alarmaient les populations,
la campagne d'information et de mobilisation des Camerounais contre
les visées allemandes eut un véritable succès populaire dans les villes du
pays bamiléké. Conduite par les membres de la JEUCAFRA s1, Paul
49. Rapport Annuel du Mungo, 1937. « Tout Bamiléké qui veut s'engager au service
d'un planteur caresse le désir de devenir planteur lui-même et cela le plus tôt possible... »
50. Reconnaissant avec Benedict Anderson, L'imaginaire national. Réflexions sur
et l'essor du nationalisme, Paris, éd. La Découverte, 1996, que les communautés se
distinguent, non par leur fausseté ou leur authenticité, mais par le style dans lequel elles
sont imaginées ».
51. La Jeunesse Camerounaise Française Qeucafra) fut la première structure politique
camerounaise. Sa création est encouragée et soutenue par l'administration française pour
servir de contre-propagande aux visées allemandes. Cette structure reste dans l'histoire
du Cameroun comme le parfait instrument de collaboration. Si elle a permis l'émergence
d'un esprit public au Cameroun, elle a beaucoup plus enraciné le conservatisme dans la
future classe politique camerounaise et encouragé ainsi le radicalisme de ceux qui ne
Outre-Mers, T. 95, N° 354-355 (2007)
258 NOUMBISSIE

Monthé, Isaac Djomo et Pierre Pounde, elle avait permis de remuer les
souvenirs des exactions allemandes et de faire le bilan des années
passées sous l'administration française. La nouveauté de ces réunions
dites politiques, où l'on ne venait pas uniquement écouter les
du chef de subdivision, fut pourtant l'occasion pour certains
d'adresser les griefs à rencontre de la politique agricole de
coloniale. Dans l'ensemble, les représentants bamiléké de
l'administration coloniale venaient ainsi exhorter les populations à
s'engager massivement pour faire « reculer le péril allemand » et faire
triompher « le camp de la liberté » représenté par la France 52.
Pour les nombreux Bamiléké, qui s'étaient précipités aux réunions de
la JEUCAFRA, leur futur engagement dans la guerre avait une double
signification. Sans beaucoup de conviction, malgré les griefs à l'encon-
tre de l'administration française, ils voulaient faire barrage à toutes
ambitions colonialistes allemandes. Dans un second mouvement, ils
souhaitaient montrer leur capacité à défendre l'intégrité de leur « Mère-
patrie » et ainsi faire comprendre à la France la nécessité de vivre libres.
L'intérêt de ces allégations venait du fait qu'elles ne cachaient pas l'élan
de solidarité populaire à l'égard de la France, et encore moins les
ambitions de liberté de la masse bamiléké. La participation des
Bamiléké fut à la hauteur de leur importance démographique 53. Nous
retiendrons tout de même que l'ampleur des dons et des gestes de
sympathie, généralement initiés par quelques chefs et notables zélés 54,
permit ce commentaire du chef de la Région bamiléké dans une
adressée le 21 juin 1940 au Haut-commissaire.
« Les Bamiléké viennent de prouver d'une façon tangible et avec une
de sentiments véritablement fraternels leur dévouement à l'égard de la
Mère-patrie et leurs espoirs en ses destinées... Un tel geste venant du cœur
même des hommes de ce pays est un puissant réconfort » 55.

Nous nous sommes attardé sur cet épisode des campagnes de la


JEUCAFRA, qui eurent lieu dans presque tout le Cameroun, pour
montrer leur importance dans les chefferies bamiléké. Elles furent
seules capables de permettre la mobilisation des populations de
l'Ouest-Cameroun. Le pays bamiléké, qui fut Tune des dernières
régions à s'engager dans le recrutement des volontaires, connaissait au

voulaient pas s'aligner sur les positions coloniales. Nous approfondirons cette analyse en
abordant les partis politiques dans le pays bamiléké dans notre deuxième partie.
52. C/APA. 10400/ A Recrutement des volontaires.
53. C/APA. 10400/A Document cité et A.P.A 11324/B Effort de guerre. Nous
pas sur les détails de l'engagement matériel et humain des Bamiléké. Nous
reconnaissons qu'il a été l'objet de nombreux travaux entre autre la thèse d'histoire de
Léonard SAH, Le Cameroun sous mandat français dans la Deuxième Guerre mondiale.
i939-T945- Aix en Provence, 1998.
54. Les chefs Kamga Joseph (Bandjoun) Nana Jean (Bangoua), et Njike (Bangangté)
s'illustrent déjà durant cette période. Cf. APA 10400/A op. cit.
55. APA. 10400/A, Recrutement des volontaires.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 259

fil des mois, depuis le déclenchement du conflit en Europe, une sourde


contestation de toutes les formes d'autorité. L'administration coloniale
qui reposait exclusivement sur l'emploi permanent de la force
Le chef traditionnel bamiléké, qui avait la charge de regrouper et
d'informer les volontaires, fut confronté à une forte poussée
Au début de la guerre, le départ de nombreux administrateurs
(chefs de région et subdivision) mobilisés avait laissé une
traditionnelle désemparée, sans garde-fou pour les chefs et sans
réelles pressions sur les populations. Les Bamiléké en répondant
aux invitations des membres de la JEUCAFRA montraient
implicitement leur adhésion à de nouvelles formes d'encadrement. Ils
faisaient aussi apparaître de nouveaux thèmes de revendications. Les
événements de la guerre, avec le renforcement des prérogatives
des entrepreneurs coloniaux, allaient leurs donner raison.

La Deuxième Guerre mondiale et le durcissement du régime colonial.

Le déroulement de la Deuxième Guerre mondiale fut l'occasion de


découvrir dans le pays bamiléké les nouveaux méfaits de la
Sous prétexte d'effort de guerre, l'administration du territoire fut
en grande partie confiée aux entrepreneurs coloniaux 56. Les Bamiléké,
leurs rivaux, comme nous avons pu le constater dans la vallée du
Mungo, furent les principales victimes de ces changements. Dans la
région de l'Ouest-Cameroun, encadrés par un puissant syndicat, les
planteurs européens réussirent à stopper la progression des planteurs
bamiléké. En passant outre la réglementation qui leur interdisait
la superficie des plantations agricoles, ils les contraignirent à
abandonner leurs plantations pour se mettre à leur service 57.
La prise de pouvoir des entrepreneurs coloniaux fut marquée dans le
pays bamiléké par le renforcement des mesures impopulaires. Les rafles
et les chasses à l'homme pour le travail forcé, que la création en 1937 de
TORT avaient tempérées, furent rétablies. Les hommes de plus de 14
ans qui n'avaient pas pu être enrôlés comme volontaires étaient
manu militari pour les plantations du Noun pour les plus chanceux
(pour leurs proximités avec les chefferies bamiléké), du Wouri, du
Haut-Nyong, du Lom et Kadei et du Mungo pour la majorité. Les
colons ne se limitèrent pas à priver les chefferies des hommes valides, ils
encouragèrent les chefs de subdivision à faire détruire les plantations de
café qu'ils considéraient comme clandestines. Ils étaient revenus sur les

56. En signant avec les Britanniques en 1941 un accord prévoyant l'achat de la totalité
de sa production, forme d'aide aux possessions françaises, l'administration du Cameroun
passait de fait entre les mains des planteurs européens qui organisèrent à leur guise
l'exploitation de la main-d'œuvre. Les Français, dispensés de service militaire pour cause
d'activité agricole, firent fonction d'administrateurs suppléants. Voir Richard Joseph, Le
mouvement nationaliste, op. cit., p. 69.
57. AP IL/27, P- Boisson, " Compte rendu de tournées et prise de commandement "
Yaoundé, 15 juin 1937.
Outre-Mers, T. 95, N° 354S55 (2007)
2Ô0 NOUMBISSIE

assouplissements de la loi de 1933 qui permettaient à certains notables


de créer des caféières. Les entrepreneurs coloniaux arguaient que les
plantations autochtones affecteraient la qualité des produits. Si ces
derniers pouvaient citer en exemple la faible compétitivité du cacao
camerounais sur le marché mondial, dont l'exportation provenait à près
de 99 % en 1938 des plantations autochtones 58, ils ne pouvaient
la crainte qu'ils avaient du développement d'une bourgeoisie
peu dépendante des subsides en provenance des plantations
coloniales.
A la fin de la guerre, les entrepreneurs coloniaux avaient consolidé
leur potentiel économique et renforcé leur audience politique. Les
événements qui quivirent apportèrent la preuve que ceux-ci voulaient
traduire en termes politiques les acquis enregistrés durant la guerre.
Ces ambitions, qui prirent de l'ampleur au lendemain de la conférence
de Brazzaville (janvier-février 1944) 59, se radicalisèrent après les États
généraux de la colonisation française organisés par l'Association des
Colons du Cameroun (ASCOCAM) à Douala le 5 septembre 1945. En
occupant les devants de la scène politique, les colons souhaitaient voir
confirmer leurs attributions pendant la guerre 6o. Ils voulaient ainsi
inverser la tendance des propositions évoquées à Brazzaville où, selon
eux, l'on avait commis l'erreur fondamentale de « brûler les étapes en
niant les lois biologiques de l'espèce, pour l'évolution des races » 6l.
Robert Delavignette, Commissaire de la République au Cameroun de
1946 à 1947, avait toujours perçu les intentions des colons comme une
volonté d'institutionnaliser le racisme sur le modèle sud-africain. Il
résumait leurs objectifs en réaffirmant que les colons souhaitaient
établir « un apartheid politique et économique qui viendrait compléter
l'apartheid social qui avait toujours existé dans le territoire » 62.
Dans les prétentions des colons, les populations bamiléké étaient
visées au premier chef. Ayant été les principales victimes de l'état
d'exception, entretenu par les slogans comme « produire, c'est
», qui permit comme nous l'avons déjà souligné, les multiples
régressions et abus en matière de travail indigène et de réquisitions, les
Bamiléké étaient d'emblée des opposants potentiels à ces visées

58. Cf Rapport pour l'année 1932, p. 99.


59. Entre les propositions novatrices du Comité Français de Libération Nationale
(CFLN), à l'origine de cette conférence, et les recommandations conservatrices des
délégués, cette conférence n'avait satisfait aucun des protagonistes de la situation
Pour les autochtones, ils fallaient exploiter les bonnes intentions pour atteindre
l'indépendance. Il faudrait peut-être reconnaître que ces derniers ont largement usé des
brèches qui apparaissaient ainsi dans l'armature coloniale. Quant aux colons, ces
étaient néfastes pour leur survie.
60. Voir l'article d'André Blanchet dans Le Monde du 4 octobre 1949 ; « Le Cameroun
du mandat à la tutelle ». Il revient longuement sur les conflits qui opposèrent les
administrateurs aux colons.
n° 61. Les États généraux de la colonisation française en Afrique. Le Cameroun libre,
273 du 15 septembre 1945.
62. Propos cités par Richard Joseph, Le mouvement nationaliste op. cit. p. 81.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 26 1

colonialistes. Dans l'Ouest-Cameroun, mieux qu'ailleurs, les intérêts


divergents des colons et des populations entrèrent rapidement en
conflit. La montée en puissance des premiers et le laxisme de
durant la guerre avaient éveillé et renforcé les antagonismes
latents. Les principales préoccupations des Bamiléké portaient sur les
conditions du travail obligatoire dans les plantations et la libéralisation
de la culture du café.
En droite ligne des propositions de réformes de la conférence de
Brazzaville, et surtout dans un contexte d'intenses agitations politiques
et sociales, apparaissait deux années après la loi du 7 août 1944
le syndicat africain, un nouveau cadre de revendications dans le
pays bamiléké avec la création du premier syndicat bamiléké.

Le Syndicat des petits planteurs (SPP) ou la nouvelle forme du refus collectif

On pouvait s'interroger sur l'opportunité d'un syndicat dans une


région qui comptait moins de 5 % de salariés. De même, il était rare
dans le pays bamiléké de trouver des personnes qui vivaient
du salaire d'ouvrier agricole ou de market-boy. Cette
sociale et économique donnait de prime abord une spécificité au
syndicalisme qui s'était installé dans l'espace bamiléké. L'importance
des intérêts économiques coloniaux dans le pays bamiléké et les
houleux avec la communauté bamiléké dans la vallée du Mungo
avaient rendu frileuse l'administration coloniale. Les mesures de
initiées par la conférence de Brazzaville, qui avaient déjà cours
dans le pays beti et les centres urbains, tardaient à être prises dans
FOuest-Cameroun. Les événements de septembre 1945 à Douala
avaient montré la détermination des colons. Ces derniers avaient
prouvé qu'ils étaient capables d'utiliser tous les moyens, et surtout ceux
des armes pour préserver leurs acquis et empêcher toute évolution
politique et économique en faveur des autochtones 63.
Le premier cadre de revendications naît ainsi dans le pays bamiléké
dans une ambiance de terreur et de méfiance. En mars 1946, c'est sous
la structure du Syndicat des petits planteurs que les Bamiléké
dans le processus de décolonisation 64. Encadrés par Ruben Um
Nyobé et Charles Assalé, deux personnalités majeures de l'Union des

63. Richard Joseph, Le mouvement nationaliste, op. cit. p. 81-91, fait état de véritables
scènes de massacres dans les rues de Douala. Les colons armés de mitraillettes tentant de
mettre fin à une grève des cheminots de la CGT. Pour plus de détails sur ces événements
voir aussi Gaston Donnât, Afin que nul n'oublie, Paris, L'Harmattan, 1986 et Richard
Joseph, « Settlers, strikers and sans travail : the Douala riots of september 1945 », Journal
ofAfrican History, XV, 4, 1974.
64. Certains témoignages soulignent la brève existence du Syndicat Chrétien affilié à
la CFTC et dirigé par le nommé Domfang Boniface en 1946. Cf. Les renseignements
fournis par Momo Grégoire de Dschang cités par Emmanuel Lockncha Dentou, Action
syndicale et formations politiques dans l'Ouest Cameroun, Mémoire de Maîtrise en Histoire,
Université de Yaoundé, 1985, p. 45.
Outre-Mers, T. 95, N° 354S55 (2007)
262 NOUMBISSIE

Syndicats Confédérés du Cameroun (USCC-CGT), Jean-Baptiste


Sataipoum Happi et Jean Mbouende prirent les rênes du premier
syndicat bamiléké à Bafang. Les pressions administratives eurent raison
de l'engagement de Sataipoum Happi. Il dut quitter ses fonctions de
secrétaire général après s'être consacré à la mise en place des éléments
du syndicat 65. Cette démission, loin d'entamer la détermination des
autres responsables, renforça l'engagement d'un homme comme Jean
Mbouende. Malgré son aisance matérielle, qui aurait pu le situer dans
la tranche des privilégiés et conformistes du pays bamiléké, il se
à la tête du Syndicat des Petits Planteurs, de 1946 à 1948, à
mobiliser les populations contre les travers de la colonisation. Car,
comme on pourra le constater, l'introduction de la structure syndicale
dans les chefferies bamiléké avait surtout pour but d'impliquer plus
directement et concrètement les ruraux dans la lutte contre le
66.
Le premier défi qui se présenta aux nouveaux responsables
fut d'implanter cette structure dans une région où très peu de
personnes étaient concernées par des luttes corporatives. En 1947,
on relevait 1704 manœuvres salariés pour une population de près de
460 000 habitants 67. De même, la subdivision de Bafang, point
d'ancrage principal du syndicat était aussi celle qui comptait le plus
d'agents « indigènes » de l'administration coloniale. Comme nous le
verrons par la suite, ils étaient dans l'ensemble très opposés aux
syndicales de revendications. En apparaissant comme un obstacle
aux ambitions des coloniaux, le syndicat entrait en conflit ouvert avec
les thuriféraires de la colonisation. Ces derniers se recrutaient en
grande partie parmi les membres de la vieille hiérarchie traditionnelle,
matériellement encore très influente, et aussi les notables enrichis par le
petit commerce ou la culture du café. En plus des pressions
les populations bamiléké subissaient l'endoctrinement des Eglises
chrétiennes qui avaient sans ambages épousé la cause des colons. Dans
la situation du pays bamiléké, en dehors du fait qu'elles étaient les
soutiens spirituels de l'idéologie coloniale, elles voyaient derrière la
C.G.T le bras long du régime communiste 68.
Au regard des obstacles qui s'accumulaient, on aurait pensé que
l'entreprise syndicale bamiléké s'engageait dans une mission
En dehors des vagues de mécontentements des lendemains de la
guerre, les contestations latentes trouvaient à travers ces nouveaux

65. 1 AC. 107/1 ANY. Activité de M. J.B Sataipoum Happi.


66. Voir le développement que fait Léon Kaptue dans « L'intrusion du mouvement
associatif de type moderne dans le monde rural camerounais et ses conséquences.
Exemple du pays bamiléké (Ouest Cameroun) 1946-1955 » Historiens africains en Afrique,
Paris, l'harmattan, 1998, p. 231.
67. APA 10969/c « CGT-USCC 1951 » dossier n° 10/cf/psds, rapport du commissaire
de police de la ville de Dschang.
68. La documentation qui spécifie la situation de conflit avec l'Eglise dans le pays
bamiléké apparaît plus vers la fin des années cinquante.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 263

cadres, une opportunité d'expression. Contrairement à certains


69 qui ont abordé l'histoire politique du Cameroun, nous
que la contestation ne naît pas avec le mouvement syndical. En
1946, le tissu social bamiléké est parfaitement prêt à abriter les
de revendications. Au lendemain de la Deuxième Guerre
deux tiers des hommes qui constituent les populations des chef-
feries bamiléké ont directement ou indirectement été concernés par les
brutalités de la colonisation allemande, les rafles pour les travaux et les
abus de la colonisation française. Ils constituaient ainsi une population
attentive aux alertes du changement.
C'est dans cette ambiance de peur et de calculs d'intérêts que Jean
Mbouende, malgré l'opposition des syndicalistes comme Laurent
Tatanfack, opta pour un ancrage national de son organisation. Il profita
des moments de grandes mutations dans l'espace socio-politique
notamment le succès populaire de l'Union des Syndicats
confédérés du Cameroun (USCC-CGT) au lendemain de son congrès
fondateur à Douala (décembre 1944), pour rapprocher les positions du
Syndicat des petits planteurs (SPP) des revendications nationales.
En arrimant le SPP à l'USCC-CGT, Jean Mbouende profitait d'une
part, de la protection et des conseils des cadres nationaux et d'autre
part, élargissait les bases des revendications de son syndicat. Ainsi,
au-delà des principales revendications qui tournaient autour de la
liberté de culture du café et du travail forcé, le S.P.P s'employait à
attirer l'attention des Bamiléké sur l'ensemble des abus coloniaux et
proposait les moyens de les combattre.
Dès le lendemain de la guerre, la multiplication des contradictions et
abus de la colonisation préparait le terrain à un syndicalisme aux
objectifs multiples. L'un des principaux verrous sur lesquels devaient se
concentrer tous les ressentiments de la population bamiléké fut
dans le domaine économique dont elle était victime. Les
visant à garantir les revenus des colons durant la crise de 1930
furent contre toute attente maintenues. Notamment, la limitation de la
culture du café aux seuls notables, chefs traditionnels et colons, la
recrudescence du travail au profit des exploitations coloniales. Ces
mesures ne favorisaient qu'une minorité de privilégiés prête à se
Tout en accentuant les inégalités, elles multipliaient les foyers de
mécontentements chez les autochtones. Les efforts consentis durant la
guerre et les changements survenus dans les autres régions donnaient
un caractère odieux et inacceptable au système maintenu dans le pays
bamiléké.
Avant la guerre, l'administration coloniale évoquait le peu
des Bamiléké, incapables selon elle de maîtriser les procédés de la
culture du café. Le succès des Bamiléké dans la vallée du Mungo, loin

69. Léon Kaptue, 1998, op. cit., considère que les mouvements associatifs modernes
ont troublé la quiétude des chefferies bamiléké en y introduisant la contestation.
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264 NOUMBISSIE

de convaincre l'administration coloniale de leurs capacités, suscita


plutôt d'autres prétextes. Dorénavant, pour l'administration coloniale,
la fermeture du marché au café de qualité moyenne et la lutte contre la
vulgarisation des maladies phytosanitaires justifiaient la concentration
de la culture entre les mains des colons et de quelques autochtones
« assez actifs pour surveiller » 7°. Pour la majorité des Bamiléké, il était
clair que les autorités coloniales voulaient les écarter des bénéfices de la
principale source de richesses, et surtout souhaitaient les maintenir
dans des rôles de manœuvres.
Pour renforcer l'efficacité des mesures visant à rendre les Bamiléké
dépendants, l'administration coloniale ne se limita pas à interdire les
activités lucratives. Par diverses actions comprenant les acquisitions
forcées et les expropriations, en concertation avec les colons, elle s'était
accaparée les meilleures terres cultivables. En 1944, les exploitations
européennes dans le pays bamiléké occupaient près de 30 % des
cultivables, soit une superficie globale d'environ 1135 hectares. Il est
pourtant significatif de noter que, de 1944 à 1950, seuls 339 hectares de
ces terres furent mis en valeur 71. Cette méthode de confiscation des
moyens de production avait pour but de renforcer le pouvoir
des colons tout en fragilisant davantage les Bamiléké. Dans une
région où la densité avoisinait les 70 habitants au km2, la captation de
ces biens fonciers était plus déstructurante encore pour les populations.
Elle contribuait aussi à accroître la désacralisation et à diminuer
l'importance des autorités traditionnelles qui avaient ainsi perdu leurs
pouvoirs sur les terres. Ces contradictions et abus ne pouvaient que
souligner la nécessité d'une structure de contestation.
En obtenant l'encadrement de L'USCC-CGT, le Syndicat des petits
planteurs s'était accaparé les mots d'ordre nationaux qui n'avaient pas
manqué de séduire les Bamiléké. Il avait ainsi réussi à attirer l'attention
des planteurs et travailleurs bamiléké sur les dérives de la colonisation.
Le syndicat bamiléké n'aurait certainement pas pu asseoir son
dans l'espace de l'Ouest Cameroun sans les mesures
concernant la culture du café et le renforcement des abus du
travail forcé. Il permettait ainsi de lever le voile sur les antagonismes
coloniaux locaux. C'est au contact de ceux-ci qu'il allait s'affirmer
davantage.
Les ambitions du Syndicat bamiléké heurtaient de front les intérêts
coloniaux. Les amorces d'oppositions, que l'on avait enregistrées,
durant la guerre, entre les colons et les entrepreneurs autochtones
(planteurs et commerçants), s'étaient transformées en de véritables
rivalités. Les colons ne voulaient aucunement voir appliquer les mesures

70. Jean Louis Dongmo, op. cit. p. 154.


71. Voir pour plus de détails sur cette entreprise coloniale de paupérisation des
populations bamiléké, L. Dzukou, Le développement économique des Bamiléké sous la
colonisation, Mémoire Histoire, Université deYaoundé, 1975 et Les rapports de 1949-1951
sur la subdivision de Bangangté APA. 11 746, ANY.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 265

concernant l'abolition du travail forcé, la liberté du café et le


des plantations indigènes. Ces mesures, partiellement inspirées
des déclarations d'intentions de Brazzaville, mettaient, selon eux, en
péril leurs activités, et tendaient à favoriser l'amélioration des
de vie des Bamiléké. Pour l'administration coloniale et le Syndicat
des planteurs de café arabica du Noun, qui regroupait essentiellement
des entrepreneurs européens, il n'était pas question de renouveler
l'expérience qui avait permis dans la vallée du Moungo l'apparition
d'une force économique autochtone. La hargne des colons, spécifiant
et isolant l'espace bamiléké de la mouvance des changements
qui envahissaient le territoire du Cameroun, renforçait les
des leaders du premier mouvement de revendications et soulignait
son importance aux yeux des masses.
Comme nous pouvons le constater, l'évolution de l'espace socio-
politique, depuis la fin de la guerre, nécessitait de nouveaux moyens de
revendications. Les dérives autoritaires des pouvoirs traditionnels et la
montée en puissance des forces conservatrices, représentées par les
« évolués » scolarisés, contribuaient à attiser les clivages dans la société
bamiléké. Contrairement aux autres régions du Cameroun, les «
» scolarisés, encouragés par l'administration coloniale, ne purent
pas prendre la direction du premier syndicat. Ces derniers, déjà
dans le mouvement d'avant guerre sous l'égide de la JEUCAFRA,
avaient perdu toute crédibilité aux yeux des populations bamiléké. Ses
nombreuses accointances avec l'administration coloniale, surtout dans
les subdivisions de Bafang et de Dschang, avaient amoindri toutes leurs
velléités de revendication concernant les promesses de l'avant-guerre et
des moments troubles.
Malgré l'article 5 du décret du 7 août 1944 qui prévoyait des
(niveau certificat d'étude primaire) à la tête des syndicats, et à
l'image d'hommes comme Jean Mbouende et Laurent Tatanfack, qui
n'avaient jamais été scolarisés, le mouvement bamiléké était de prime
abord confié à des acteurs économiques de terrain capables de contrer
les visées coloniales et surtout de braver les interdits. La situation dans
le pays bamiléké mettait ainsi face à face deux oppositions déterminées.
Au radicalisme des colons et de l'administration se dressait la fermeté
des paysans et des laissés pour compte rassemblés dans le Syndicat des
petits planteurs.
Porté par le succès populaire de sa dénonciation concernant la
sur la caféiculture, dans une région exclusivement agricole,
le Syndicat des petits planteurs touchait davantage les populations
bamiléké en évoquant la situation des populations du Mungo et du
pays Bamoun où les restrictions n'existaient plus. Il ne se limitait pas à
émettre des desiderata des planteurs. Sous la direction de Jean
Mbouende, il organisa des actions massives de résistance contre
l'immobilisme de l'administration. En 1947, prenant prétexte de
Outre-Mers, T. 95, N° 354-355 (2007)
266 NOUMBISSIE

l'autorisation accordée aux anciens combattants de planter au


500 pieds de café, il ordonna aux autres planteurs d'en faire
autant. En quelques mois, 15.000 pieds de café furent ainsi plantés sans
autorisation. Jean Mbouende fut arrêté et libéré grâce à l'intervention
énergique de la Confédération générale des Travailleurs (C.G.T)
auprès du Haut-commissaire de la République ?2. Cette victoire du
S.P.P donna à son leader une aura nationale. Celui-ci n'hésitait plus à
se débarrasser de son manteau de syndicaliste pour empiéter sur le
domaine des faits politiques. L'entrée sur la scène publique par le biais
du syndicalisme facilitait ainsi le glissement des leaders et des
sur la scène politique.
Nous avons insisté sur le S.P.P pour souligner le travail pionnier qu'il
a effectué dans le pays bamiléké. Contrairement aux nombreux autres
syndicats 73 qUi eurent une existence éphémère, il influença largement
l'espace socio-politique bamiléké. Il favorisa la mise en exergue des
clivages entre une majorité de la population avide de changement et les
responsables traditionnels désireux de maintenir des privilèges liés à la
domination coloniale. Dans cette nécessité de résistance et de
il facilita l'érection de deux pays bamiléké distincts. A l'Est,
composé des subdivisions de Bafang et Dschang, les populations
étaient plus exposées aux abus (proximité des plantations du Mungo)
et les messages en provenance des centres urbains de Douala et Nkong-
samba avaient plus d'écho. Cette zone qui assura le succès populaire de
la S.P.P s'opposait à la presque indifférence des populations de la
subdivision de Bafoussam et de Bangangté. En 1949, l'administrateur
chef de la région bamiléké soulignait qu'il régnait dans ces deux
un loyalisme sans pareil ailleurs 74.
En évoquant les premiers mouvements de résistance, nous avons
tracé une ligne parallèle entre les chefferies du Nord, considérées
comme les lieux de l'adhésion sournoise, et les chefferies du Sud où les
populations étaient adeptes de l'opposition frontale. Cette distinction
ne correspondait plus aux foyers d'indiscipline des lendemains de la
guerre. Les nouveaux cadres de revendications avaient prospéré dans
les centres semi-ruraux. Les mots d'ordres du S.P.P étaient
accueillis dans le centre administratif de la région (Dschang) et
dans une concentration semi-rurale comme Bafang, siège du Syndicat
bamiléké. Cette division révélait aussi la vigoureuse réaction des
traditionnels. Dans sa démarche révolutionnaire, le S.P.P
était un exutoire contre les abus et l'arbitraire des chefs traditionnels
comme des agents coloniaux. Les chefs traditionnels, premières victi-

72. APA. 12039 ANY. Dschang, Rapport annuel 1949-1950.


73. Quatre autres syndicats existent dès 1946 dans le pays bamiléké. Nous citons : le
Syndicat mixte des employés de la subdivision de Bangangté, le Syndicat des
africains de la subdivision de Dschang, le Syndicat des employés de Bafang, le
Syndicat de planteurs de café arabica et quinquina de Bafang.
74. APA 11745. Rapports annuels Bafoussam, 1949-1951. ANY.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 267

mes du succès du Syndicat bamiléké, gardaient une relative importance


dans les zones rurales. Ce nouveau partage d'espace confirmait la
montée en puissance du Syndicat et traçait les lignes de clivage entre les
populations des zones urbaines et celles des zones rurales.
Le S. P. P ne se limita pas à exacerber les éléments de fracture de la
société bamiléké. Il initia et influença l'évolution dans le nouvel
instable. Nous mettons ainsi à son crédit la dénonciation de
l'injustice qui était faite aux Bamiléké en matière de culture du café.
L'agitation et la mobilisation qu'il organisa autour de cette forme
d'exclusion attira l'attention sur le sort des populations de l'Ouest, en
même temps qu'il montrait les capacités du « refus collectif » 75 de ces
hommes que les rapports coloniaux caractérisaient au début de la
colonisation française « de conciliateurs passifs » 7<5. Pour la première
fois, de nombreux manifestants présents dans l'artère principale de
Dschang en 1947, protestèrent contre les agissements du chef de la
région à l'occasion de la venue du haut-commissaire René Hofïherr.
Cette marche, qui fut couronnée par la remise d'une pétition du S.P.P
au Haut-Commissaire, donna l'occasion à l'administration coloniale de
décapiter le S.P.P. Dans une sourde et violente répression, marquée par
des arrestations nocturnes et des jugements expéditifs, de nombreux
manifestants ainsi que tous les leaders furent condamnés pour les
motifs de trouble à l'ordre public et d'infraction à la réglementation sur
la culture du café.
Le combat du S.P.P favorisa l'émergence de nouveaux types
publics. En dehors du créneau tracé par l'administration coloniale,
largement occupé par les scolarisés subalternes dans les services
le Syndicat bamiléké formait sur le terrain des hommes aguerris
à la confrontation publique. L'arrestation et l'assassinat de plusieurs de
ses dirigeants ouvrirent la voie à une nouvelle forme de lutte et de
résistance. On retiendra ainsi que Jean Mbouende, surnommé « le père
de la caféiculture » pour son combat au sein du S.P.P, rejoignit dès 1948
les rangs des leaders de l'UPC comme président de la sous-section de
Bafang.
En insistant sur le cheminement des leaders et sur les méthodes de
contestation élaborées par le Syndicat bamiléké, apparaît une
de cette société au contact de l'adversité. Dans la vallée du Mungo,
le Bamiléké, confronté à l'ostracisme des entrepreneurs coloniaux et
des autochtones, a su gagner et consolider une place de choix dans la
nouvelle société. Il est difficile d'être exhaustif sur les conditions qui
ont favorisé cette métamorphose. Nous retiendrons tout de même que,
imprégnés des valeurs traditionnelles d'éducation, les Bamiléké ont

75. Voir les analyses d'Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La
1996.
76. Le dicton « le vendeur d'œuf ne provoque pas la bagarre au marché » était très
répandu dans les instances traditionnelles bamiléké et guida toujours leurs rapports avec
les coloniaux.
Outre-Mers, T. 95, N° 354-355 (2007)
268 NOUMBISSIE

profité des conditions naturelles (fertilité des sols, vastes espaces


etc..) pour se hisser à la hauteur des colons européens. Au-delà
de l'arrivée massive des Bamiléké dans le Mungo, qui heurtait les
sensibilités autochtones, la vitalité et le dynamisme des nouveaux venus
entrèrent en opposition avec les ambitions coloniales et conférèrent à
ceux-ci une place de partenaire. Cette position d'associé à la
de la vallée du Mungo et de rival posa, en soulignant la
bamiléké, comme nous avons pu le constater, les premiers éléments
du « problème bamiléké » qui guidèrent l'attitude des coloniaux dans
les hauts plateaux de l'Ouest.
Dans les chefferies, les confrontations entre les acteurs économiques
bamiléké et les coloniaux permirent de découvrir une société bamiléké
hétérogène. Elle affichait une autre attitude face aux éléments du
système colonial. Comme dans la vallée du Mungo, où les
des populations majoritairement issues des chefferies bamiléké
avaient vite été marquées du sceau communautaire, les particularismes
et les intérêts divers furent perçus comme émanant d'un pays
77. Les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale apparaissent
ainsi comme le moment de poser les jalons du refus de l'enfermement.
Après les syndicats ?8 et spécialement le S.P.P qui servit de catalyseur
d'idées et d'actions, ils s'investirent diversement dans les mouvements
d'encadrement et de formation à la maîtrise des nouveaux espaces
sociaux et politiques. De même que l'opposition menée par les
et les paysans tirait sa particularité de la place qu'elle accordait
aux syndicats, autant les vexations et le besoin de participer aux affaires
de la cité mirent sur la scène coloniale des leaders susceptibles de
porter des messages nationalistes.

Résumé : Ce travail veut faire comprendre les mécanismes socio-politiques qui


firent du pays bamiléké le lieu propice pour les événements sanglants qui allaient
marquer l'histoire politique et sociale du Cameroun entre 1955 et 1970. L'analyse de la
société et de la civilisation bamiléké met en relief les éléments du contact avec les aspects
du monde occidental. Elle permet d'exposer les conditions du passage d'un groupe
paisible, au lent processus qui engendra la contestation violente. Nous avons ainsi pu
constater que les coloniaux, tout en exploitant les dispositions physiques et
des ressortissants bamiléké, permirent la communautarisation qui fit le lit de ce
qui deviendra le « problème bamiléké ». Les rapports concurrentiels et parfois très
conflictuels des immigrés bamiléké avec les populations dites autochtones et les
coloniaux dans la vallée du Mungo renforcèrent les principes d'une logique
coloniale spécifique. Dans les chefferies bamiléké, celle-ci posa les bases de la
contestation collective. Ainsi, à travers le succès du syndicat des petits planteurs (affilié

77. Cette expression prendra parfois les accents de « peuple » surtout lors des
politiques de l'UPC dans l'Ouest-Cameroun. Le terme « pays bamiléké » s'imposera
et sera plus expressif dans cette mise en relief.
78. Nous n'avons pas insisté sur l'Union Régionale des Syndicats Confédérés du
Bamiléké. En 1950, cette structure naîtra sur les cendres du SPP à une période où
foisonnent les mouvements et structures de contestations dans le pays bamiléké. Elle
mènera un combat contre les abus de l'administration dans un environnement plus
serein.
CONSTRUCTION DE L'IMAGINAIRE SOCIO-POLITIQUE BAMILÉKÉ 269

à la CGT française) et plus tard de l'association Kumze, les idées de l'UPC


infiltrèrent les structures traditionnelles bamiléké.

Summary : The aim is to understand the socio-political mechanisms that took


place in the bamiléké région, a région where many bloody events took place and this
events had toput a zveight in the socio-political history of Cameroon between 1955 and
1970. Analyses ofthe bamiléké society and its civilisation bringsforth certain éléments
that puts us in contact zuith some aspects of the developped world. This permits us to
expose some conditions under which this peaceful groups ofpeople went through using
a slow process thatfinally ended up to a violent protestation.
We hâve also realised that colonial masters used physical and psychological methods
to exploit ail those who originated from the bamiléké area, thus facilitating the
implantation ofa communautarisation System that later justified the main cause ofthe
" bamiéké problem ". The links that existed between the colonial entrepreneur masters
who were living in the Mungo valley and the bamiléké immigrants together with the
born bread and buttered population was compétitive and even conflictious in most of
the time, ended up reinforcing the principles ofa spécifique logical colonial system. This
unwanted System imposed by the colonial masters used to be the main reasons of the
collectives grievences in the bamiléké chieftences. However due to a succesful syndicat
formed by small group of farmers (ajfiliated to the french CGT) and later on in
association with Kumzse, came up the ideas thatfinally was in a graduai acceptance
in ail the bamiléké traditional structures.

Outre-Mers, T. 95, N° 354-355 (2007)

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