Université Du Québec À Montréal: Wou Le Souvenir D'Enfance Rue Ordener Rue Labat
Université Du Québec À Montréal: Wou Le Souvenir D'Enfance Rue Ordener Rue Labat
Université Du Québec À Montréal: Wou Le Souvenir D'Enfance Rue Ordener Rue Labat
MÉMOIRE
PRÉSENTÉ
PAR
AOÛT2018
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques
Avertissement
La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé
le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles
supérieurs (SDU-522 - Rév.1 0-2015). Cette autorisation stipule que «conformément à
l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à
l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de
publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour
des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise
l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des
copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support
que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une
renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété
intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de
commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
REMERCIEMENTS
Je souhaite saluer tous ceux qui, à l'UQÀM, transmettent leur passion du savoir, de la
connaissance et de l'art à des étudiants qui ne les oublieront pas. Je pense notamment
à Geneviève Lafrance, Anne Élaine Cliche et Martine Delvaux.
RÉSUMÉ ..................................................................................................................... vi
INTRODUCTION ........................................................................................................ 1
CHAPITRE!
SE RACONTER MALGRÉ TOUT .............................................................................. 7
1.1 Abandonner les mécanismes de défense .............................................................. 7
Devenir une autre .......................................................................................................... 7
1.1.1 Révéler l'identité et le passé ..................................................................... 8
1.1.2 Une famille vénérée ................................................................................. 9
1.1.3 Adaptation aux habitudes culinaires de la dame .................................... 11
1.1.4 Assimilation ........................................................................................... 15
1.2 Stratégies de réparation ...................................................................................... 18
1.2.1 La vierge à l'Enfant avec sainte Anne .................................................... 18
1.2.2 The Lady vanishes ................................................................................. 21
1.3 Tentatives de restitution ..................................................................................... 24
1.3.1 Le stylo .................................................................................................. 25
1.3.2 Momification ......................................................................................... 27
1.3.3 Rites ....................................................................................................... 28
CHAPITRE II
COMMENT SE RACONTER .................................................................................... 31
2.1 Les mécanismes de défense ............................................................................... 32
La réalité comme prison .............................................................................................. 32
2.1.1 Vivre sans passé ..................................................................................... 32
2.1.2 La lecture comme refuge ....................................................................... 34
Surmonter les mécanismes de défense ........................................................................ 35
La fiction comme moyen d'expression ........................................................................ 35
2.1.3 Réinvestir le réel .................................................................................... 35
lV
CONCLUSION ........................................................................................................... 59
BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................... 71
LISTE DES ABRÉVATIONS, SIGLES ET ACRONYMES
SARAH KOFMAN
GEORGES PEREC
L'écriture autobiographique dans Rue Ordener rue Labat de Sarah Kofman et dans W
ou le souvenir d'enfance de Georges Perec implique de surmonter les obstacles que
représentent le traumatisme causé par la Shoah, l'oubli et le déni identitaire. La
rédaction de l'autobiographie pour ces deux auteurs est représentative de la résilience,
qui désigne le processus de reconstruction entamé par toute personne victime d'un
traumatisme durant l'enfance. L'écriture d'une autobiographie à l'âge adulte participe à
la résilience de Perec et de Kofman puisqu'elle exprime un besoin de retrouver ses
racines, la volonté de surmonter le passé, la possibilité de formuler le traumatisme et
la nécessité de faire le deuil des siens.
L'œuvre de Perec met au jour les traces ayant survécu à l'oubli, sous forme de vagues
réminiscences, ce qui permettra de combler les lacunes de son histoire personnelle. W
fait alterner deux récits : le premier, de nature autobiographique, relate au «je » les
jeunes années de Perec et la manière dont s'est élaboré son projet autobiographique,
alors que la partie fictive décrit la mission qui incombe à un déserteur, dont le nom
d'emprunt est Gaspard Winckler. Ce dernier doit retrouver le vrai Gaspard, enfant
aphasique, possiblement abandonné sur une île, W, située près des côtes chiliennes.
Les deux parties de l'œuvre semblent différentes avant que leurs points communs ne
fassent émerger leur interdépendance. Le sens qui se dévoile au fil de la lecture
constitue la clé de cet ouvrage énigmatique, à la fois autobiographie, roman
d'aventures et témoignage.
1
Georges Perec, Wou le souvenir d'enfance, Paris, Denot!l, 1975. Les références à cet ouvrage seront
placées entre parenthèses dans le texte.
2
Sarah Kofman, Rue Ordener rue Labat, Paris, Galilée, 1994. Les références à cet ouvrage seront
placées entre parenthèses dans le texte.
3
Il est à noter que Perec et Kofman ont déjà été mentionnés comme des sujets résilients par des
scientifiques, dont Boris Cyrulnik et Nathalie Zajde, mais leurs ouvrages n'ont pas fait l'objet
d'études littéraires en lien avec la résilience.
2
Wou le souvenir d'enfance déploie deux histoires qui, au final, ne sont qu'une, celle
d'un orphelin en quête de son enfance ; Rue Ordener rue Labat indique deux visions
du monde qui illustrent le tiraillement intérieur de Kofman. Dans les deux ouvrages,
cette polarité maintient depuis longtemps les deux auteurs éloignés de leurs origines.
Mais elle constitue le catalyseur qui alimentera leur résilience, par le biais de la
création.
Nous précisons d'entrée de jeu que dans notre analyse des deux ouvrages, où le
narrateur est présenté comme strictement autobiographique, toute référence à
l'existence des auteurs se fera en fonction de ce qu'en dit leur narrateur.
Le choix du corpus s'est fait en fonction des similarités entre les parcours des auteurs
et des dissemblances dans leur manière de se raconter ; W accorde une place
prépondérante à la fiction, alors que Rue respecte 1' exigence de vérité et
d'authenticité de l'auteure. Ces deux autobiographies se rejoignent pourtant dans leur
usage de la résilience.
Les techniques d'écriture utilisées pour rendre compte d'un vécu problématique, mais
qui peut devenir source de créativité et d'inspiration, seront identifiées et analysées.
Cela permettra de mieux cerner le rôle réparateur et salvateur que pourrait représenter
3
l'écriture de soi. Nous nous interrogerons également sur l'enjeu d'une autobiographie
rédigée dans un tel contexte ; l'écriture constitue-t-elle la preuve d'une résilience
réussie? Nous nous demanderons ainsi si l'issue en est forcément positive. Dévoiler
un passé maintenu à distance pendant longtemps peut être libérateur, mais peut tout
aussi bien causer de nouveaux traumatismes.
4
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, p.l77.
5
Jean-François Chiantaretto, Le témoin interne. Trouver en soi la force de résister, Mayenne, Aubier,
2005, p.72.
4
sa vie avec une seule moitié de sa personnalité6 ». Tenter de reconstituer une enfance
refoulée représente une épreuve que nombre d'enfants cachés ne peuvent affronter
que des décennies après les faits puisqu'il faut, selon Cyrulnik, «trente à cinquante
ans de musculation du moi pour se rendre capable de le dire 7 ». Pour mettre fin au
clivage qui a structuré sa vie, il doit se défaire de ses mécanismes de défense. Cela
peut le fragiliser : c'est ce que Cyrulnik qualifie de « mise en risque que de parler de
soi, de se révéler en public et d'utiliser son propre cas pour alimenter une réflexion
théorique 8 ». Se confronter au passé s'est révélé nécessaire à Perec et à Kofman, qui
ont publié leur autobiographie respectivement trente-cinq et quarante-neuf ans après
la fin de la Guerre. Dans leurs œuvres, la binarité formelle et identitaire reproduit
l'écartèlement constant qu'occasionne le clivage. Dans W, les deux récits alternent et
progressent en parallèle. Dans Rue, le récit se construit autour des différences entre le
lieu des origines et celui de l'assimilation. Ces choix narratifs révèlent la complexité
du processus de résilience des auteurs, qui ne s'amorce pleinement qu'une fois le
clivage et les mécanismes de défense admis.
Notre travail sera divisé en deux chapitres : le premier analysera Rue Ordener rue
Labat, le second, W ou le souvenir d'enfance. Dans chaque chapitre, nous
démontrerons comment chacun des textes rend compte de la résilience de l'auteur.
D'abord, nous étudierons comment les deux œuvres agissent comme moyen de
surmonter les mécanismes de défense. Selon la psychanalyste Nathalie Zajde, la
possibilité même de se défaire de ces mécanismes amorce la résilience puisque le
sujet envisage de se confronter à son histoire9 • Dans Rue, le déni de l'héritage juif de
Kofman constitue le principal mécanisme de défense et il lui faut dévoiler ses
6 Boris Cyrulnik, Mourir de dire la honte, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 99.
- - - - - - ' ' Un merveilleux malheur, op. cit., p. 181.
8 Boris Cyrulnik, «Une crypte dans l'âme», dans Nathalie Zajde (dir.), Qui sont les enfants cachés?,
Paris, Odile Jacob, 2014, p.57-8.
9 Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 12.
5
souvenirs d'enfance pour avoir de nouveau accès à 1'histoire des siens. En ce qui a
trait à W, nous nous concentrerons sur le rôle de l'imaginaire dans l'évolution
artistique du narrateur, notamment sur l'émergence de l'île, dont l'importance sera
capitale quand viendra le temps de confronter ses souvenirs. Avant cette étape, Perec
relate les blocages ressentis face à un passé insaisissable et quasi vide d'évocations;
cette résistance dévoile la douleur que cause la remémoration et 1' effort que le
narrateur doit fournir pour produire une œuvre relative à un passé disparu. L'écriture
qui parvient malgré tout à se faire retranscrit sa volonté de pouvoir vivre sans un
socle familial et de raconter une enfance perdue, ce qui témoigne du dynamisme
qu'induit la résilience.
Nous étudierons ensuite comment l'élaboration même des œuvres permet à des
stratégies de réparation de se concrétiser. Selon Cyrulnik, 1' art constitue un palliatif
qui permettrait de consolider le processus de résilience grâce à l'investissement que
cela représente 10 . Chez Kofman, c'est par le biais de deux œuvres d'art, un tableau de
Leonardo da Vinci et un film d'Alfred Hitchcock, que la narratrice parvient en partie à
transmettre ce que lui inspire son enfance. Elle utilise ce détour afin d'exprimer ce
que sa conception de l'écriture autobiographique ne lui permet pas de faire. Chez
Perec, une place prépondérante est accordée à la fiction, comme pour pallier la
pauvreté des souvenirs. Pour le narrateur, l'imaginaire représente un moyen de se
dire, après avoir sauvé l'orphelin qu'il a été en lui procurant un refuge. C'est en se
créant un univers de fiction que l'enfant a pu grandir ; c'est en recréant cet univers
que l'écrivain peut donner forme à un projet autobiographique maintes fois rectifié.
10
Boris Cyrulnik, Autobiographie d'un épouvantail, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 195.
6
un espace commémoratif qui pourrait réparer en partie 1' offense qui leur a été faite 11 •
Il s'agirait ici du point d'expression le plus abouti pour la résilience puisqu'accepter
la disparition des proches et leur assigner un lieu de repos, même symbolique, fournit
la possibilité de mettre un terme à un deuil impossible. La résilience du sujet-Kofman
passe forcément par une évocation du temps où la seule loi qui gouvernait son
existence était celle du père. Faire le deuil de ce père irremplaçable en le décrivant
dans son autobiographie équivaut, pour la narratrice, à admettre à quel point
l'influence paternelle agit toujours sur elle. La symbolique des objets lui offre le
moyen de se représenter la disparition de son père. Selon Pierre Rannou, l'incipit du
texte résume l'entreprise de l'auteure ; elle écrit sous le contrôle du père, dont
l'autorité est symbolisée par le stylo qui lui a appartenu, posé sur sa table de travail 12•
Cette œuvre douloureuse à écrire serait donc une offrande au disparu, un moyen de
lui restituer l'influence qui a été la sienne. Chez Perec, la composition scripturale
permet de procéder à un tricotage minutieux ainsi qu'à une édification de son enfance.
Celle-ci compenserait l'enfance qu'il n'a pas eue et, de plus, constituerait un linceul
pour la mère qui n'a pas de tombe.
11
Janine Altounian, De la cure à l'écriture, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 39.
12
Pierre Rannou, Incipit : stratégies autobiographiques dans Rue Ordener rue Labat de Sarah
Kofman, Montréal, Le Temps volé, coll. « De l'essart », 2005, p. 26.
CHAPITREI
Nous avons établi trois étapes qui illustrent la progression de la résilience dans Rue
Ordener rue Labat de Sarah Kofman. En premier lieu, nous verrons comment la
narratrice parvient à se raconter ; il lui faut pour cela admettre le déni qui la
maintenait éloignée des siens pour remonter aux sources de son histoire. Dans la
deuxième étape, nous analyserons les stratégies de réparation envisagées afm de
restaurer la mémoire des proches. Seront étudiées en dernier lieu les tentatives de
restitution entreprises pour rendre aux disparus la place qui aurait dû être la leur. Ceci
nous permettra de mettre à jour tout le processus de résilience dans l'œuvre de
Kofman.
Dans Rue, Sarah Kofman décrit comment elle réussit, enfant, à survivre durant la
Guerre en se transformant en une tout autre personne. L'autobiographie retrace la
rupture profonde d'avec son milieu ; cette dernière n'est pas seulement géographique,
elle occasionne également une profonde métamorphose chez la narratrice. Revenir,
presque cinquante ans après les faits, sur les circonstances de cette mue n'est guère
aisé pour le sujet-Kofman, écartelé entre le besoin de retrouver ses racines et la
nécessité de se protéger de souvenirs douloureux. Ainsi, la narratrice admet que ses
8
«nombreux livres ont peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenir à
raconter "ça" (Rue, p. 9) », tant il lui est pénible de remonter le cours du temps. Le
« ça » fait référence à son existence passée qu'elle répugne à dévoiler. Le choix du
terme évoque « quelque chose d'innommable, relevant du monde grouillant des
pulsions [et donne une] impression de rejet de ce qui est sorti d'elle 13 », selon Pierre
Rannou. La narratrice expose ce qui advient quand l'on change diamétralement de
personnalité et de manière de penser, montrant que les bénéfices que l'on en tire ne
sont pas forcément proportionnels à la perte qui en résulte. Nous nous emploierons à
démontrer comment la narratrice se défait du déni, le mécanisme de défense qui lui a
permis de devenir quelqu'un d'autre afm de pouvoir se défaire de l'influence familiale.
Pour ce faire, nous examinerons ce que la narratrice révèle de son identité première,
la façon dont elle décrit son enfance dans une famille vénérée, ainsi que son
adaptation aux habitudes culinaires de la dame, qui annonce des changements
identitaires profonds. Nous verrons finalement que l'assimilation de la narratrice au
milieu de la dame signifie l'abandon du sien.
13
Ibid, p. 18.
9
comme elle le relate dans l'essai Paroles suffoquées 14, prélude qui éclaire
l'autobiographie. Il lui fallut des années pour se présenter dans cet essai comme une
«intellectuelle juive qui a survécu à l'holocauste 15 »et qui parvient à grand peine à
exprimer une « suffocation, une parole nouée, exigée et interdite, parce que trop
longtemps rentrée, arrêtée, restée dans la gorge 16 ». Selon la psychanalyste Corinne
Daubigny, l'impulsion qui permet à un individu longtemps coupé de son milieu de se
dévoiler réside dans la mesure qu'il prend, à un certain moment,« d'une béance, d'un
écart entre les origines et son existence symbolique 17 ».À l'instar de Georges Perec, il
est difficile pour Kofman de « gérer son héritage biologique, familial, social et
culturel 18 » ; pour tous deux, l'écriture offre un espace pour inscrire la redécouverte
d'un milieu longtemps occulté.
Dans Rue, le sujet-Kofman entreprend de décrire les événements qui l'ont contrainte à
se détacher du berceau familial profondément vénéré. Nous nous emploierons à
définir comment l'auteure rend explicite un environnement qui, même strict, était
attachant. Pour parvenir à restituer ce monde disparu, Kofman décrit un univers
familial particulier, dans lequel l'attachement aux siens, surtout à la mère, est capital.
La piété de cette dernière assure celle des enfants. La mère est méticuleuse et
profondément croyante, attachant une grande importance aux rites et aux interdits,
tels ceux liés à la fête de Pâques : «ma mère purifiait toute la vaisselle et je la revois
regarder sous le lit avec une lampe électrique pour s'assurer que la moindre miette de
14
Sarah Kofinan, Paroles suffoquées, Paris, Galilée,« Débats», 1987,94 pages.
15
Ibid, p. 13.
16
Ibid., p. 46.
17
Corinne Daubigny, Les origines en héritage, Paris, Syros,« Question d'enfance», 1994, p. 19.
18
Ibid, p. 20.
10
pain n'avait pas échappé à sa vigilance (Rue, p. 21) ». Dans le judaïsme, la mère
permet d'assurer la transmission, pilier même de la religion, puisque ses enfants sont
juifs ; l'identité religieuse est dès lors indissociable de l'amour porté à la mère, comme
le souligne l'écrivaine Clara Lévy : « c'est par l'ascendance maternelle que se
transmet l'appartenance au judaïsme 19 ». Le père de la narratrice n'est pas en reste
dans son foyer puisqu'il est rabbin; l'imprégnation religieuse y est d'autant plus forte
que Kofman grandit au sein d'une famille hassidique, courant particulièrement pieux
et rigoriste du judaïsme. La mère entretient la vénération que suscite le père auprès
des siens : « ma mère était très fière de lui et elle nous disait qu'il réussissait sa
performance [au shoffar] bien mieux que tous les autres [rabbins] (Rue, p. 20) ».
Kofman restitue un univers aimant, mais intimidant, vu la fascination que suscitent
les moindres faits et gestes du père quand elle l'observe attentivement lors de
l'accomplissement des rites : « tout cela était plein de mystère et m'emplissait de
frayeur (Rue, p. 20) ». Nous voyons que la narratrice-enfant est imprégnée d'effroi en
assistant à des rites dont elle ne comprend pas la signification, mais elle est également
saisie de respect en devinant leur importance et en appréciant le rôle que son père
joue dans leur réalisation.
19 Clara Lévy, Écritures de l'identité, les écrivains juifs après la Shoah, Paris, Presses universitaires de
Fr.ance, 1998,p.36.
° Corinne Daubigny, op.cit., 1994, p.l7.
2
11
témoigne le souvenir qui lui reste de la chambre de son père ; « la plus grande et la
plus belle de l'appartement, lambrissée et tapissée, la mieux meublée, mystérieuse et
revêtue d'un caractère sacré (Rue, p. 12) ». Les personnes et les lieux qui ont marqué
ces années précieuses sont ainsi décrits avec révérence : « à la maison régnait
l'atmosphère religieuse et sacrée (Rue, p. 19) » dans laquelle baignaient tous les
membres de la famille. Nicole Fermon qualifie ces souvenirs d'idylliques, notant que
le vocabulaire simple, presque enfantin que Kofman utilise permet de restituer à la
fois l'émerveillement candide et l'effroi de l'enfant devant tant de faits fascinants. Le
but de cette idéalisation serait, selon celle-ci, de trancher avec la violence du monde
dans lequel la famille sera projetée par la suite, d'où toute notion de sacré est
absente21 • L'arrestation du père signifie la disparition brutale de ce mode de vie et la
narratrice en demeure profondément affectée : « je ne puis m'empêcher de penser à
cette scène de mon enfance où six enfants, abandonnés de leur père, purent seulement
crier en suffoquant, et avec la certitude qu'ils ne le reverraient jamais plus : "ô papa,
papa, papa" (Rue, p. 14) ».
21
Nicole Fennon, « Conversion and Oral Assimilation in Sarah Kofman », Co/lege Literature, Vol.
28, No. 1, Oral Fixations: Cannibalizing Theories, Consuming Cultures (Winter, 2001), pp. 155-
169, [En ligne] http://www.jstor.org/stable/25112566.
12
Malgré ses premières réticences, l'enfant s'accoutume peu à peu à cette cuisine. La
dame parvient en effet à vaincre les défenses de la petite, puisqu'elle lui affirme que
« la nourriture juive est nocive (Rue, p. 51) ». La mère, dépossédée de toute autorité
dans cet espace, n'a« aucun pouvoir d'empêcher mémé de [la] transformer, de [la]
détacher d'elle et du judaïsme (Rue, p. 67) », ce qui s'apparente, pour toute mère
hassidique, à une catastrophe majeure. Selon l'essayiste Kathryn Robson, le fait que
le sujet-Kofman s'épanche autant sur l'enjeu de la nourriture serait très significatif.
Rejeter la cuisine de son milieu annonce le détachement total qui s'ensuit22 • En effet,
le sujet-Kofman intègre l'idée que la cuisine de sa mère ne peut plus la sustenter
comme autrefois, ce qui mène du même coup au rejet de cette dernière comme figure
maternelle. La mère, malgré sa piété, ne peut plus nourrir sa fille selon ses préceptes :
« ma mère ne pouvait guère sortir (Rue, p. 48) » en raison du danger, ce qui réduit
considérablement son influence sur sa fille. Par contre, la dame est ingénieuse et
pleine de ressources : . « elle me faisait tamiser
.
dans un vieux bas de soie la farine au
son "indigeste et donnant la gale" et nous pûmes ainsi, sous l'occupation, manger
notre pain blanc brioché tous les matins (Rue, p. 51) ». La dame, en faisant preuve
d'adresse aux fourneaux, fait de son foyer un havre et cela lui permet d'exercer un
ascendant puissant sur la petite en lui procurant protection et subsistance. L'enfant se
laisse subjuguer par ses talents : « elle parvenait à cuisiner des petits plats raffinés, et
je n'avais jamais si "bien mangé" (Rue, p. 51) ».
22
Kathryn Robson, « Bodily Detours: Sarah Kofinan's Narratives of Childhood Trauma », The
Modern Language Review, Vol. 99, No. 3 (Jul. 2004), pp. 608-609+620+611-621 [En ligne]
http://www.jstor.org/stable/3738990
14
La nourriture joue donc un rôle capital dans la constitution d'une nouvelle identité
pour l'enfant que fut la narratrice ; la modification de ses appétences entraîne un
changement de mode de vie qui se répercute sur sa personnalité.
15
1.1.4 Assimilation
changea de coiffure [... ] elle m'habilla aussi tout autrement [... ] elle entreprit de me
rééduquer de pied en cap (Rue, p. 49-50, p. 58)». Ces changements physiques
instigués par la dame entraînent des transformations profondes dans la mentalité
même de sa protégée, qui change en conséquence. Ainsi, l'enfant se retrouve
rapidement écartelée entre les deux lieux emblématiques de son enfance, celui des
origines juives, représentées par la rue Ordener, et celui de 1'assimilation à la culture
française, symbolisée par la rue Labat. Dès le départ, il est clair que ces deux mondes
ne peuvent fusionner vu leur incompatibilité profonde. L'enfant se doit de faire une
croix sur son passé, comme elle a dû le faire pour leur appartement de la rue
Ordener: «plus jamais, sauf en rêve, je n'y suis retournée (Rue, p. 41) ». Nous
pouvons constater que ce renoncement s'accompagne d'une désaffection pour la mère,
représentative de l'enfance perdue, ce qui donne mauvaise conscience à la narratrice-
enfant : pour la tète des Mères, elle destine la plus belle des deux cartes postales
qu'elle achète à mémé et l'autre à sa mère : «j'ai honte et je me sens rougir [... ] mon
choix vient bel et bien d'être fait (Rue, p. 55) ». Une fois cette préférence exprimée,
l'enfant recherche constamment la compagnie de mémé et souhaite même être
considérée comme sa fille : «mon plaisir le plus grand était d'aller faire les courses
avec elle, de l'entendre me faire passer pour sa fille auprès des commerçants (Rue,
p. 58) ». Et puisque l'identité juive de Kofinan ne peut qu'être occultée pour assurer sa
survie, celle-ci perd tout attrait à ses yeux. Nous constatons cela quand la dame sort
sans la petite pour la punir ; la narratrice-enfant souffre démesurément de cette
situation et elle n'agit pas comme elle le fait habituellement : «je boudais dans mon
coin et me remettais à sucer le pouce. Je pouvais rester ainsi très longtemps, prostrée,
refusant de parler (Rue, p. 58) ».En l'absence de la dame, la narratrice-enfant régresse
dans la prime enfance, suçant son pouce et demeurant mutique ; elle ne peut arborer
d'autre identité que celle façonnée par la dame, mais cette nouvelle identité est
surtout signifiante en présence de celle-ci. Dès lors, il n'est pas possible à l'enfant de
s'épanouir loin de la dame ; elle demeure dépendante de son affection et de son
attention. Par le biais de la dame, la narratrice-enfant découvre un monde
17
23
Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p. 113.
18
L'œuvre La vierge à l'Enfant avec sainte Anne24 figure deux femmes, la vierge et sa
mère Anne, penchées sur Jésus. Ce tableau joue un rôle de premier plan dans la
carrière de l'auteure : « sur la couverture de mon premier livre L'enfance de 1'art, j'ai
choisi de mettre un Léonard de Vinci, le fameux "carton de Londres". Deux femmes,
la vierge et sainte Anne, étroitement accolées, se penchent avec un "bienheureux
sourire" sur l'Enfant Jésus (Rue, p. 73) ». Le sujet-Kofman s'identifie à ce tableau,
24
Léonard da Vinci, {1452-1519), La vierge à l'Enfant avec sainte Anne, 1501, huile sur bois,
168xl30 cm, Paris, Musée du Louvre.
,-----------------------------------
19
25
Sigmund Freud, « Un souvenir d'enfance de Léonard da Vinci », dans Écrits de psychologie
appliquée, Vienne, Deuticke Verlag, no 7, 1910.
20
mère dans son récit ; elle fait état de leur mésentente sans exprimer de regrets à ce
sujet. Par contre, en la représentant sous les traits d'une mère délaissée à travers le
tableau de da Vinci, la narratrice reconnaît quel fut son calvaire. Le sujet-Kofman
aspirerait ainsi à une réparation symbolique avec sa mère puisque, dans la réalité, rien
n'est parvenu à la rapprocher de cette dernière après la Guerre. La peine de la mère de
Leonard da Vinci, formulée par Freud et citée par Kofman, est à mettre en parallèle
avec les épreuves vécues par la mère de la narratrice, qui se retrouve rejetée par sa
fille : « la douleur et l'envie que ressentit la malheureuse, quand elle dut céder à sa
noble rivale, après le père, l'enfant (Rue, p. 74) ».
Il est clair qu'en incluant l'étude de cette œuvre dans son récit, la narratrice cherche à
s'amender ; la peine de la mère délaissée est exaltée dans le tableau. Cette
reconnaissance de la souffrance maternelle constitue, pour le sujet-Kofman, un des ·
moyens de réparer ses torts, c'est-à-dire d'admettre la situation et de tenter d'y
remédier grâce à la symbolisation que procure l'art. Exposer les rapports compliqués
qui l'opposent à sa mère et à sa mère de substitution est également un moyen pour
Kofman de prendre le dessus sur ces deux figures maternelles toutes-puissantes qui
régirent son enfance et une bonne partie de son adolescence.
Tout dans le film suggère qu'elle est l'image d'une bonne mère : elle appelle les
montagnes de la petite station de ski "les bonnets de bébé" ; elle a toujours sur
elle des réserves de nourriture ; [... ] elle invite Iris à partager son thé "spécial"
[... ] ; elle s'occupe d'elle; lui conseille de dormir. (Rue, p. 76)
Ces qualités sont tout aussi importantes pour la narratrice. Au moment de la Guerre,
sa mère se met en quête d'un refuge et les préjugés favorables qui s'attachent à celles
qui semblent incarner les vertus de la bonne mère déterminent son choix. Elle
sollicite l'aide de la dame en se souvenant de la prévenance de celle-ci envers les
enfants:
C'était une ancienne voisine de mes parents[ ... ]. Elle avait remarqué ma mère
dans la rue qui poussait dans un landau de «si beaux petits enfants blonds »et
elle s'informait toujours de notre santé. « Voilà une femme qui aime les
enfants », avait dit ma mère. « Elle ne peut pas nous laisser dehors ! ». (Rue,
p. 39-40)
La fascination que la narratrice-enfant éprouve pour la dame vient donc du fait, entre
autres, que celle-ci symbolise, d'abord pour sa mère mais également pour elle,
l'image même de la mère tendre, aimante et patiente. Quand elle la voit, après avoir
26
The lady vanishes (Une femme disparaît), A. Hitchcock, Royaume-Uni, 1938, 96 min.
22
fui l'appartement familial avec sa mère, le sujet-Kofman est de fait subjugué ; «je la
trouvai très belle, douce et affectueuse (Rue, p. 40) ». Telle 1'héroïne du film de
Hitchcock qui est charmée par une «bonne petite vieille (Rue, p. 75) », incarnation
parfaite «d'une bonne mère (Rue, p. 75) », l'enfant apprécie la protection de cette
figure féminine bienveillante qu'est la dame, après qu'elle eut été incarnée par sa
mère.
décrit «l'angoisse viscérale (Rue, p. 75) » qui l'étreint quand elle visionne la scène:
«l'intolérable pour moi, c'est toujours d'apercevoir brutalement [ ... ] le visage de sa
remplaçante [ ... ] visage effroyablement dur, faux, fuyant, menaçant, en lieu et place
de celui si doux, si souriant de la bonne dame (Rue, p. 76) ». On le voit ici, la
narratrice laisse échapper quelques impressions personnelles au sujet de son passé en
se focalisant sur le bouleversement qu'elle a éprouvé en regardant ce film. Ainsi,
l'œuvre de Hitchcock met en scène la relation devenue tendue entre l'enfant et sa
mère ; celle-ci n'est plus du tout la même après la Guerre, puisqu'elle se montre
intolérante et abusive : « entre ma mère et moi, il y avait [...] des scènes terribles
(Rue, p. 97) ». Il en est de même pour la relation entre la narratrice-enfant et la dame,
qui ne résiste pas aux aléas du temps : « pendant plusieurs années, je coupe tout
contact avec mémé ; je ne supporte plus de 1' entendre me parler sans cesse du passé,
ni qu'elle puisse continuer de m'appeler son "petit lapin" ou sa "petite cocotte" (Rue,
p. 99) ». Pourtant, contrairement au film de Hitchcock où Iris est témoin d'une
machination, la narratrice-enfant endure les conséquences d'une situation qu'elle a
contribué à envenimer ; pour elle, la fin de la Guerre « fut un véritable déchirement.
Du jour au lendemain, je dus me séparer de celle que j'aimais maintenant plus que ma
propre mère (Rue, p. 69) ». On comprend dès lors que la mère n'est plus gentille à
l'égard de la narratrice dès que la préférence de cette dernière pour la dame est
clairement affichée. Quant à la dame, elle demeure attachée à la narratrice-enfant et
elle n'accepte pas de voir celle-ci grandir. Sa nostalgie du passé finit par la rendre
exaspérante aux yeux de sa protégée.
Kofman est marquée par le film d'Hitchcock, parce qu'il met en scène une de ses
hantises : se rendre compte que l'amour maternel n'est pas immuable et qu'une bonne
mère peut se muer en mauvaise mère. À travers l'analyse qu'elle livre de ce film, la
narratrice fait part de la difficulté à s'adapter à ces changements et surtout, à se faire à
l'idée qu'une mère puisse se montrer dure et cruelle par moment. La narratrice pense à
sa mère et à la dame, fortement clivées, à la fois tendres et méchantes selon les
24
Pour Kofman, accepter la mort de ses proches marque une étape majeure dans sa
reconstruction. Dans Rue, celle-ci s'accompagne de stratégies de restitution qui
doivent rendre aux disparus la place qui aurait dû leur revenir en mettant en avant le
vide que leur absence cause et les moyens mis en œuvre pour y remédier. La
narratrice vise particulièrement à rendre justice à son père, mort prématurément et
dans des conditions effroyables. Dans cette optique, l'écriture ne peut s'envisager
sans la supervision imaginaire du père, représentée par son stylo, objet qui assure la
progression et la rectitude de l'autobiographie.
Nous analyserons d'abord ce que le stylo du père représente pour la narratrice ainsi
que le procédé de momification qu'il signifie. Ensuite, nous considérerons les rites
que l'utilisation du stylo permet de réaliser et nous nous demanderons si la narratrice
parvient effectivement à restituer la parole du père disparu.
25
1.3.1 Le stylo
Pour parvenir à retracer la vie de son père, la narratrice a besoin d'un objet lui ayant
appartenu : « de lui, il me reste seulement le stylo (Rue, p. 9) ». Elle veut que l'objet
accompagne son projet d'écriture. C'est ainsi que le stylo trône sur sa table : « il est
devant mes yeux sur ma table de travail (Rue, p. 9) ». En se soumettant à l'autorité
paternelle, symbolisée par le stylo, l'auteure se replonge dans l'ambiance de son
enfance, fortement marquée par l'ascendance et l'influence que le père exerçait sur
les siens.· Ce faisant, le sujet-Kofman tient à montrer qu'elle sert un intérêt bien
supérieur au sien en rédigeant son autobiographie ; il lui faut restituer à son père la
place qui lui fut ravie en son absence en racontant son existence.
La narratrice veut procéder ainsi puisqu'elle voulut oublier l'existence de son père
après la Guerre : «je ne pensais plus du tout à mon père (Rue, p. 67) ». Cependant,
les circonstances atroces de la mort du père, qui ne furent connues que des années
après la Libération, rendent son attitude indifférente intolérable après-coup :
Une telle injustice pousse la narratrice à remonter aux sources de ce drame puisqu'un
traître a pu revenir vivant d'un lieu maudit alors que le père rabbin, bon et
profondément pieux, a connu une fin indigne. La narratrice relate sa mort avec
infiniment de regrets ; ce dernier « subit cette violence infinie : mourir à Auschwitz,
ce lieu où ne devait être respecté aucun Repos (Rue, p. 16) ». Du même coup, la
narratrice peut difficilement se consoler de cette perte immense. Le fait de redonner
au père la prééminence en matière d'influence et d'autorité, à travers l'objet qui lui a
appartenu, équivaut à vouloir lui rendre justice. Le stylo symbolise le temps de son
26
enfance dont il lui faut rassembler les morceaux pour en restituer fidèlement le
déroulement.
L'adolescente que fut la narratrice obtient le stylo à la suite d'un larcin, le subtilisant
dans «le sac de [sa] mère où elle le gardait avec d'autres souvenirs de [son] père
(Rue, p. 9) ». L'objet lui sert «pendant toute [sa] scolarité (Rue, p. 9) », endossant le
«rôle d'objet fétiche 27 »pour l'adolescente qui doit affronter sa mère pour poursuivre
ses études. Le stylo, comme les diplômes, représente un interdit à conquérir par tous
les moyens. Le sujet-Kofinan a profité à la fois du stylo et des études, au détriment de
la relation avec sa mère. L'objet entretient le souvenir du père tout en permettant à la
narratrice d'étudier la philosophie allemande, discipline diamétralement opposée aux
convictions du père ; il s'agit même de philosophes qui sont des « ennemis de son
père [car ils professent une] pensée à l'allemande, anti-religieuse, une pensée sur
Dieu, mais sans Dieu28 » selon Zajde. Le stylo lui permet de compléter des études qui
achèvent de l'éloigner des siens. Cette anecdote au sujet du stylo dérobé et de ses
études effectuées contre l'avis de sa mère l'apparente à une usurpatrice, qui doit
continuellement prouver qu'elle mérite les avantages qui ne lui sont pas destinés.
Voler le stylo revient donc à conquérir de haute lutte une identité et une place dans un
monde qui ne lui est pas initialement destiné, signifiant une transgression qui se
poursuit avec un choix de carrière qui doit définitivement la couper de son milieu. Le
sujet-Kofinan prend soin de l'objet avec une obsession maniaque, comme pour se
racheter de l'avoir volé et de l'avoir utilisé pour s'affranchir de l'influence des siens.
Cette volonté de garder le stylo intact dénote également une gêne par rapport à sa
possession ; l'adolescente n'est pas parvenue à se l'approprier complètement et elle ne
s'est pas entièrement détachée de son milieu. Effectivement, nous constatons que la
narratrice vénère le stylo comme un objet appartenant toujours au père et elle parvient
à évoquer le passé en l'observant. Rannou estime que Kofinan, par cette attitude,
27
Pierre Rannou, op.cit., p.31.
28 Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p.ll8.
27
«laisse entendre qu'elle ne[ ... ] possède pas réellement [le stylo]. Elle est plutôt sous
son emprise, soumise à la loi du père, fondée sur la culture du livre, sur le savoir9 »,
durant le temps de l'écriture.
1.3.2 Momification
29
Pierre Rannou, op.cit., p.25.
30
Ibid., p. 28.
31
Ibid, p. 29.
28
1.3.3 Rites
manipule en tant que rabbin, leur conférant une importance et un intérêt particuliers
pour la fillette :
Le jour de Roschachana [... ] nous écoutions mon père souffler dans le shoffar
[... ]je le voyais prendre et remettre le shoffar dans le tiroir d'une armoire où il
était rangé à côté de son talès, de ses tvilim et du rasoir avec lequel il égorgeait
les poulets selon le rite. (Rue, p. 20)
Ce retour vers ses origines est nécessaire pour s'immerger à nouveau dans l'ambiance
familiale de 1' époque, lui facilitant 1' accès à des souvenirs enfouis, mais également à
une manière de penser qui lui est devenue totalement étrangère depuis la Guerre. Le
stylo brisé rappelle que ce retour ne peut s'effectuer naturellement; pour Kofman, ce
stylo est indispensable pour que le rituel d'écriture soit réussi, tout comme les divers
objets religieux sont nécessaires lors des rituels hassidiques. Elle a besoin d'un objet
qui lui rappelle le savoir et le corps supplicié de son père pour parvenir à se plonger à
nouveau dans l'histoire de sa famille et la sienne également.
Restituer au père sa place légitime signifie rendre compte de ce que fut son existence.
Victime de violence psychologique avant de finir torturé dans 1' espace impitoyable du
camp, cet homme du livre fut dépossédé de tout moyen d'expression. Le sujet-
Kofman dresse le constat de cette dégradation et de cette dépossession fulgurantes ;
elle retranscrit ce que fut la vie de cet homme, dont les moyens d'expressions ne
correspondent pas à ceux dont sa fille use pour parler de lui. De fait, elle écrit en
français alors que le père ne maîtrisait pas cette langue. La dernière preuve de vie de
ce dernier est une « carte envoyée de Drancy, écrite à l'encre violette, avec un timbre
sur le dessus représentant le maréchal Pétain. Elle était écrite en français de la main
d'un autre (Rue, p. 15) ». Cette carte postale retranscrit ses dernières
recommandations à sa famille mais elle n'est pas entièrement de lui ; de la même
manière, sa fille ne peut qu'essayer de rendre compte de la vie de son père en ses
propres termes. La carte postale est perdue par la suite : « il fut impossible de
retrouver cette carte que j'avais relue si souvent et que j'avais voulu conserver à mon
30
tour (Rue, p. 16) »;il en est de même pour l'identité juive du sujet-Kofman, oblitérée
après la Guerre afin de permettre l'émergence d'une philosophe. La seule chose qui lui
reste du père demeure le pouvoir d'évocation, que le stylo rend d'ailleurs possible à
travers la restitution des épisodes du passé. La narratrice parvient à rendre compte de
l'existence du père grâce à l'écriture ; puisque la parole du père ne peut être
ressuscitée, sa fille la restitue à travers le récit de sa vie. C'est en cherchant le
souvenir de son père que la narratrice est en mesure de trouver sa voix d'écrivaine, en
rédigeant son autobiographie, le seul de ses ouvrages qui ne soit pas essayistique. Ce
faisant, elle peut également relater quelle fut son existence sans la présence
bienveillante du père.
COMMENT SE RACONTER
Wou le souvenir d'enfance permet à Perec d'explorer une histoire familiale terrassée
par la Guerre et l'oubli. La fiction joue un rôle capital dans l'autobiographie,
représentant un moyen pour l'auteur d'explorer l'histoire des siens. Un des rares
souvenirs de son enfance, l'histoire de l'île W, sert de catalyseur à Perec pour
entreprendre la recherche de sa filiation. Comme ille dit, l'élaboration de W à l'âge
adulte a nécessité un réinvestissement pour en étoffer l'univers : « je réinventai W et
l'écrivis (W, p. 18) »,processus qui révèle l'importance de l'imaginaire dans sa quête.
Le narrateur y dépeint le parcours de deux homonymes qui incarneront, jusqu'à un
certain point, son histoire : Gaspard Winckler, orphelin solitaire, et Gaspard enfant,
seul amour de sa mère, mais inexplicablement fermé à cette effusion. Dans W, les
variations typographiques sont signifiantes pour rendre compte du devenir du
narrateur dans la partie autobiographique et des deux personnages qui le représentent
dans la partie fictive : la partie autobiographique est en caractères romains ; un texte
antérieur sur les parents de l'auteur y est reproduit en caractères gras alors que la
partie fictive du roman est en italique.
Comme dans le premier chapitre, nous analyserons l'ouvrage de Perec en trois étapes
afin d'illustrer la progression de la résilience. Nous décrirons les mécanismes de
défense avant d'étudier comment le narrateur parvient à s'en défaire. Nous
poursuivrons avec les stratégies de réparation avant de finir avec les stratégies de
restitution.
32
Dans W, le sujet-Perec ressent les limites d'une réalité qui lui apparaît aussi
oppressante que les barreaux d'une geôle, à partir du moment où il réalise qu'il est
seul au monde. Enfant, il devient orphelin sans s'en rendre compte ; son père meurt
quand il a quatre ans et sa mère l'envoie en zone libre deux ans plus tard ; il ne la
reverra jamais. S'il ne ressent pas sur le moment le trauma de ces disparitions, il en
perçoit les effets délétères quand il s'interroge sur le devenir des parents et qu'il se
heurte au silence des proches et au mystère de ces absences. Comment faire le deuil
de parents avec qui il n'a pu tisser des liens durables ? L'impossibilité d'intégrer la
mort des siens et de trouver un ancrage affectif stable l'amènent à vouloir fuir la
réalité. Nous verrons que, pour le narrateur-enfant, la réalité est génératrice de
déception, ce qui le contraint, dès qu'il constate la disparition de sa famille, à vouloir
vivre sans passé. Nous constaterons aussi qu'à la même époque, la lecture représente
un refuge pour le sujet-Perec.
mon histoire (W, p. 25) ». Il précise également que l'oubli s'est chargé d'effacer
presque toutes les traces de son passé : «je n'ai pas de souvenirs d'enfance (W,
p. 17) ». En fait, ce que Perec retient de son enfance est flou : « ce qui caractérise
cette époque c'est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des morceaux
de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien
ne les entérine (W, p. 98) ». L'impossibilité d'appréhender ses origines entraîne le
narrateur à minimiser la perte de ses souvenirs et de son histoire. Il affirme que son
«enfance fait partie de ces choses dont [il sait qu'il ne sait] pas grand-chose (W,
p. 25) ». Pour Perec, l'histoire de sa famille est donc caractérisée par le silence et les
non-dits ; d'abord parce que le temps accomplit son œuvre : « même ma tante et mes
cousines ont beaucoup oublié (W, p. 99) », ce qui compromet la transmission de
l'histoire familiale, ensuite parce que les choses ne se disent pas au sein de la famille ;
ainsi, le sujet-Perec, en tant qu'orphelin, a droit à des «cajoleries dont les raisons
réelles n'étaient données qu'à voix basse (W, p. 114) ».Le besoin de nier l'importance
de ce qui est perdu n'en est que plus fort puisque rien ne peut combler l'histoire
manquante; c'est ainsi que l'enfance du narrateur apparaît hors d'atteinte : « elle est
derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j'ai grandi, elle m'a appartenu, quelle
que soit ma ténacité à affirmer qu'elle ne m'appartient plus ( W, p. 25) ». Dans W, la
manière dont le sujet-Perec décrit l'écriture autobiographique montre son
appréhension à se confronter au passé : «je fus comme un enfant qui joue à cache-
cache et qui ne sait pas ce qu'il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert
(W, p. 18) ». Vient pourtant un moment où le sujet-Perec se décide à explorer son
passé, et la perception de son enfance évolue au point où celle-ci est perçue comme
« horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de [sa] vie
pourront trouver leur sens (W, p. 25-26) ».
34
32
Franck Évrard, Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel, Toulouse, Milan, 2010, p. 6.
33
Maurice Corcos, « Georges Perec, à voix haute », dans Joyce Ain (dir.), Résiliences : réparation,
élaboration ou création ? Ramonville, Érès, 2007, p. 177.
35
Aux yeux de Perec, la fiction est capitale. Au moment où il s'interroge sur ses
origines, son vécu finit par devenir une source d'inspiration, lui permettant d'explorer
un passé rétif à la remémoration et condamné à l'oubli. La fiction W fournit un cadre
pour compléter la quête identitaire et familiale de Perec à travers les personnages des
deux Gaspard Winckler et il s'avère que l'île W fait référence aux camps de
concentration. Nous établirons l'importance de la fiction pour le narrateur, puisqu'elle
lui donne la possibilité de réinvestir le réel à travers la création littéraire. La fiction
lui permet d'enclencher l'écriture de soi et d'évoquer l'aspect double de son existence ;
cette particularité se retrouve dans le déroulement de sa vie et dans la structure même
de son ouvrage.
avec obstination leurs palmarès sans fm {W, p. 221) ». On y décèle une fascination
pour les corps torturés, dans un environnement insulaire d'où personne ne peut
s'échapper. Un temps obsédé par cette histoire, le narrateur finit par l'abandonner:
«plus tard, je l'oubliai (W, p. 18) ». Des années après, c'est la résurgence fortuite de
cet unique vestige utilisable de son enfance qui enclenche un retour effectif aux
origines : « un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s'appelait
"W" (W, p. 18) ».Après l'émergence de ce souvenir, le narrateur peut enfin, au terme
de quatre années de travail créatif, mettre « un terme à ce lent déchiffrement ( W,
p. 18) » en formulant ce que cette île lui inspire au sujet de son histoire. Perec décide
d'entreprendre la quête de son identité et de ses origines. C'est au terme de cette quête
identitaire, qui représente tout l'enjeu de la réécriture de W et de l'élaboration de
l'autobiographie, que le narrateur espère en apprendre davantage sur lui-même et sur
les siens. Créateur de l'île W, dont il peut définir les contours et les caractéristiques, le
narrateur ne se contente plus seulement d'y chercher une échappatoire à la réalité
puisqu'il réinvestit l'Histoire pour façonner ce monde fictif. La violence y est
prépondérante, menant à la déshumanisation d'individus dans «une société
exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu (W, p. 18) ». Les
références à la Guerre, aux camps de concentration et à la mort y sont abondantes :
« il faut se battre pour vivre. Il ny a pas d'autre choix. fl n'existe aucune alternative.
Il n'est pas possible de se boucher les yeux, il n'est pas possible de refuser. Il nya ni
recours, ni pitié, ni salut à attendre de personne (W, p. 191) ». Le narrateur puise
ainsi dans la réalité historique de la dernière Guerre pour présenter une fiction qui
pourrait exprimer sa tragédie personnelle.
Pour le narrateur, la réalité n'est plus évacuée comme au temps du déni identitaire,
mais elle se retrouve transfigurée grâce à l'apport de la création littéraire. Ce
changement de perspective fournit à Perec la distance nécessaire pour écrire son
histoire, car même si le temps lui a pris ses souvenirs, il lui reste la conviction d'avoir
fait partie d'une famille : «j'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai
37
été un parmi eux (W, p. 63) ».Il veut aussi se forger une identité autre que celle qui le
définit comme un orphelin ; pour ce faire, il veut mieux comprendre son passé en se
confrontant à la douleur d'une remémoration difficile : «je n'ai pas d'autre choix que
d'évoquer ce que trop longtemps j'ai nommé l'irrévocable (W, p. 26) ». En même
temps, le fait de confronter l'histoire personnelle agit de manière effective sur le passé
et permet au narrateur de s'en éloigner : «je sais que ce je dis est blanc, est neutre, est
signe une fois pour toutes d'un anéantissement une fois pour toutes (W, p. 63) ».Alors
que Kofman procède à la restitution de son histoire en l'écrivant, Perec reconstitue
son passé pour parvenir à se défaire de son emprise. Une fois formulé, le passé
devient histoire et le narrateur peut s'en détacher.
Seul souvenir d'une enfance vouée à l'oubli, W constitue un moyen pour le sujet-Perec
de parler de lui-même et de sa famille. Pour lui, l'écriture équivaut à la découverte de
soi et à l'exploration du passé : « le projet d'écrire mon histoire s'est formé presque en
même temps que mon projet d'écrire [des fictions] (W, p. 45) ». D'autant plus que W
demeure le «seul souvenir verbalisé d'une enfance soumise au silence 34 », comme
l'estime Stella Béhar, puisque le narrateur est en mesure de sonder la signification de
W alors que le reste de son enfance est quasiment irrécupérable : « cette histoire
s'appelait "W" et elle était d'une certaine façon, sinon l'histoire, du moins une histoire
de mon enfance (W, p. 18) ».L'histoire de Wapparaît comme un vestige de l'enfance
engloutie et le narrateur parvient de justesse à la sauver du naufrage de l'oubli : « en
dehors du titre brusquement restitué, je n'avais pratiquement aucun souvenir de W
(W, p. 18) ». Pivot du texte, W signifie, pour le narrateur, le seul souvenir exploitable
de son enfance alors qu'il s'agit d'un lieu imaginaire. Ce sauvetage symbolise la force
34
Stella Béhar, Georges Perec: écrire pour ne pas dire, New York, Peter Lang, 1995, p. 120.
38
de la fiction qui nie les ravages du temps pour resurgir dans la mémoire du sujet-
Perec. W se déploie dans une narration qui porte le fantasme enfantin à maturité,
signe de la maîtrise narrative de l'auteur. De même, utiliser les ressources de
l'imaginaire pour élaborer l'histoire de W résume l'entreprise autobiographique de
Perec, puisque la fiction joue un rôle prépondérant dans le récit qu'il fait de son
existence. Le narrateur a recours à la fiction parce que ses incessants efforts de
remémoration au sujet de sa famille se révèlent décevants. Le narrateur commente
ainsi les ajouts qui agrémentent le texte sur ses parents : «ces détails, comme la
plupart de ceux qui précèdent, sont donnés complètement au hasard (W, p. 61) ».En
lui offrant le moyen d'édifier son autobiographie, la fiction fournit à Perec les outils
pour représenter son passé et explorer ses origines.
2.1.5 Dualité
W est placée sous le signe de la dualité, reproduisant en partie la manière dont s'est
déroulée 1' existence de son créateur, partagé entre une enfance juive oubliée et une
vie de jeune adulte marquée à la fois par l'oubli des origines et le déni au sujet de son
importance. L'universitaire Timo Obergoker estime que « W se structure autour de
deux îles, la première réelle, la Giudecca, la deuxième, imaginaire 35 » ; nous
constatons que cette dualité correspond à la structure binaire de l'ouvrage. Lieu
emblématique de la judéité, la Giudecca à Venise est le premier ghetto juif de
l'histoire, lieu d'enfermement et d'ostracisme où se libère paradoxalement une partie
de la mémoire captive de Perec pour faire émerger le souvenir de W. Cette île agit
comme une passerelle entre le monde incertain et nébuleux de 1'enfance : « je ne sais
où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance ( W, p. 25) », et celui,
apparemment plus sûr, de 1' âge adulte, en demeurant un des rares souvenirs
35
Timo Obergoker, Écritures du non-lieu : topographies d'impossibles quêtes identitaires, Francfort,
Peter Lang, 2004, p. 330.
39
exploitables de ses jeunes années. L'île W constitue un socle autour duquel s'élabore
la représentation du passé du narrateur, ce qui lui permet de se confronter à son
histoire double. Grâce à l'apport de la fiction, le narrateur entremêle les épisodes de
son enfance et l'histoire de W pour nouer, selon nous, une partie des fils brisés qui le
coupent de son passé : «dans le réseau qu'ils tissent comme dans la lecture que j'en
fais, je sais que se trouve inscrit et décrit le chemin que j'ai parcouru, le cheminement
de mon histoire et l'histoire de mon cheminement (W, p. 18) ». Cette stratégie lui
permet de faire le pont entre le monde de la fiction et celui de la réalité. Perec tisse
ainsi sa résilience comme il le fait de son histoire ; il compense ce que l'oubli lui a
pris grâce à l'apport de la fiction. Plus précisément, l'histoire qu'il veut reconstituer
compose la tapisserie de son passé en permettant d'en estomper la dualité. Cependant,
celle-ci n'est pas occultée puisque les deux parties alternées du texte W reproduisent
le caractère double de la vie du narrateur. Ainsi, les deux parties de W traduisent la
coupure qui est survenue dans son existence, mais démontrent également que Perec
peut s'en accommoder en mettant à profit ses ressources personnelles pour tenter de
les lier. Il est en effet capable de composer avec la perte grâce à l'imagination ; la
coupure se transforme en thème narratif puisque les deux parties de W reflètent
l'existence du narrateur et s'avèrent indispensables à la compréhension de l'œuvre.
Chaque partie permet d'éclairer l'autre, preuve que la vie du sujet-Perec peut trouver
une cohérence grâce à l'apport de la fiction : de la même manière, une cicatrice qu'il
se fait enfant devient « une marque personnelle, un signe distinctif ( W, p. 145) », qui
le pousse à se constituer un double fictif arborant la même particularité :
C'est cette cicatrice aussi qui me fit préférer à tous les tableaux rassemblés au
Louvre[ ... ] le Portrait d'un homme, dit Le Condottiere d'Antonello de Messine,
qui devint la figure centrale du premier roman à peu près abouti que je parvins à
écrire: il s'appela d'abord "Gaspard pas mort", puis "Le Condottiere" ; dans la
version finale, le héros, Gaspard Winckler, est un faussaire de génie. ( W, p. 146)
40
Nous constatons ici que dans la vie du sujet-Perec, l'art et l'écriture s'imbriquent
étroitement pour nourrir le processus créatif; il s'agit d'une composante clé de l'œuvre
que nous étudierons plus loin.
La fiction permet à Perec de faire part de son vécu alors qu'il demeure réservé quand
il s'agit de lui-même ou de ses parents. La partie autobiographique apparaît peu
investie par les sentiments du sujet-Perec qui sont, dans une certaine mesure,
exprimés par les deux Gaspard dans la partie fictive. L'effet recherché serait de
montrer le manque d'attachement qui a caractérisé l'existence du narrateur ; il peut
difficilement s'épancher au sujet des siens.
Il faut assembler les deux parties de W pour interpréter les indices que l'auteur
dissémine dans l'une et l'autre et pour en savoir plus à propos de la perte de la famille
du narrateur. Nous verrons comment le narrateur, qui parle peu de sa mère, parvient à
révéler l'importance qu'elle revêt pour lui à travers l'exemple de ses doubles fictifs, en
prise avec, pour l'un, une mère absente et, pour l'autre, une mère omniprésente. Les
deux Gaspard permettent également au sujet-Perec d'aborder le thème problématique
de la filiation. De plus, l'île W représente un moyen pour lui de se confronter à la
réalité concentrationnaire.
autobiographique, mais également dans la partie fictive à travers les deux Gaspard.
Cette partie « donne un théâtre à la part de sa vie qu'il ne pourrait mettre en scène
autrement36 », selon Claude Burgelin. Perec tisse un réseau de correspondances entre
le récit de sa vie et W, le roman d'aventures, qui fait apparaître les deux parties de
l'autobiographie comme des« miroirs qui s'éclaireraient37 »mutuellement. Il désigne
comme narrateur de la partie fictive son double de papier : Gaspard Winckler, qui,
selon l'essayiste Jean Duvignaud, permet à son créateur de« s'expliquer soi-même en
dehors de soi, sous l'image d'un personnage figuré 38 ». Winckler perd son père « alors
qu'fil allait} avoir six ans (W, p. 15) »et le sujet-Perec perd sa mère au même âge. Il
ne « mange jamais de bretzels (W, p. 30) » alors que le narrateur prétend que le nom
de sa famille, Peretz, signifie troU' en hébreu : « c'est ainsi que 1' on désigne ce que
nous appelons "Bretzel" de Beretz, [... ] et Beretz, comme Baruk ou Barek, est forgé
sur la même racine que Peretz (W, p. 56)». Alors que le narrateur est coupé de son
héritage juif, il se relie aux siens par un manque ; celui d'un trou, comme un trou de
mémoire que la fiction essaie de combler. Gaspard, quant à lui, est chargé de
retrouver un enfant, son homonyme, qui serait réfugié sur une île après un naufrage.
L'enfant Winckler risque de sombrer dans l'oubli et l'île W, inexplicablement détruite,
risque également d'être effacée de la mémoire des hommes. Les deux personnages
expriment la hantise de l'amnésie du sujet-narrateur, contraint d'élaborer une histoire
pour retrouver les traces des siens. Les deux Gaspard affichent pourtant leurs
particularités. Alors que le narrateur est hanté par l'île W, c'est Gaspard qui s'y rend
pour explorer l'île et rendre compte de ce qui s'y est produit. Quant à 1' enfant
Winckler, il représente l'aspect vulnérable du sujet-Perec ; celui d'un enfant
« malingre et rachitique (W, p. 40) », semblable à celui qui arriva malade en zone
libre durant l'Occupation : « en arrivant à Villard j'étais très rachitique ( W, p. 111) ».
36
Claude Burgelin, George Perec, Paris, Seuil,« Les contemporains», 1988, p. 19.
37
Georges Perec, En dialogue avec l'époque, Paris, Joseph K., 2011, p. 71.
38
Jean Duvignaud, Perec ou la cicatrice, Paris, Actes Sud, 1993, p. 14.
42
39
Philippe Lejeune, La mémoire et l'oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L, 1991, p. 66.
4
° Claude Burgelin, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Perec avec Freud. Perec contre
Freud, Paris, Circé, 1996, p. 186.
41
Claire de Ribaupierre, Le roman généalogique, Bruxelles, La part de l'oeil, 2002, p. 45.
43
comme Caecilia pour figurer la mère du sujet-Perec dans la partie fictive comme il
faut deux Gaspard pour rendre compte de la complexité du narrateur.
Le sentiment de filiation n'est pas une donnée naturelle dans W. À l'image du sujet-
Perec qui cherche à retracer l'histoire de sa famille, les personnages fictifs de
l'autobiographie s'interrogent sur leurs origines. Nous ignorons ainsi tout du véritable
nom de Gaspard l'aventurier, comme c'est le cas de chacun des habitants de W. Selon
Von Mantfrans, «le nom propre comme repère, comme élément d'identification, est
abandonné et par là, l'identitié civique et individuellé2 » ; ce processus vise à
dépersonnaliser les êtres. Être dépossédé de son nom représente, selon l'essayiste
Esther Cohen, un traumatisme terrible : le « nom propre est notre première demeure
dans le monde des hommes43 » et s'en retrouver privé signifie l'exclusion de ce
monde. Perec n'est pas étranger à ce sentiment puisque son nom, unique au sein de sa
famille, est dû à une erreur administrative: «un employé d'état civil qui entend en
russe et écrit en polonais entendra [ ... ] Peretz et écrira Perec (W, p.56) ».
Conséquemment, son nom de famille ne le relie plus aux siens, symbole de la
distance qui s'est instaurée entre lui et ses parents. Selon Bernard Magné, ces
incertitudes autour du nom traduiraient le « statut précaire et douloureux de l'orphelin
juif« » dépossédé d'une histoire familiale stable. Ceci explique la nécessité d'avoir
recours à la fiction pour amoindrir l'écart qui s'est creusé entre l'auteur et les siens. La
fiction permettrait à Perec de renouer, dans l'imaginaire, avec ses parents afin de créer
un sentiment de filiation qui ne se base pas sur la durée de leur relation, mais sur la
42
Manet Von Mantfrans, Georges Perec ou la contrainte du réel, Amsterdam, Rodopi, « Faux titre »,
1999, p. 229.
43
Esther Cohen, Le silence du nom, Paris, Antoinette Fouque, 2007, p. 20.
44
Bernard Magné, Georges Perec, Paris, Armand Colin, 2005, p. 104.
44
45
Manet Von Manfrans, Georges Perec ou la contrainte du réel, op.cit. , p. 202.
45
pour le narrateur de W qui, en tant qu'orphelin, était frappé par le déterminisme qui le
destinait à la solitude et à la déprime. Il décide pourtant d'entreprendre l'exploration
de son histoire, prouvant ainsi que la force créatrice est à même de contrebalancer le
poids d'un passé traumatique.
Pendant des années, Perec a voulu se couper de son histoire en niant son importance.
L'élaboration d'une version acceptable de son passé par le biais d'une démarche
artistique lui permet de se racheter auprès des siens. Selon Boris Cyrulnik, l'art peut
en effet procurer la distance nécessaire pour appréhender le passé : par le « biais de
1'œuvre d'art, [ ... ] vous devenez le tiers dont vous pouvez parler46 », et la révélation
du passé peut s'en retrouver facilitée. L'écriture permet à l'auteur de «réactiver et
préserver la mémoire de ce qui s'est éteint47 » selon Muriel Philibert, notamment celle
des disparus.
Nous verrons pour quelles raisons le narrateur de W doit se racheter auprès de ses
proches avant de concevoir des stratégies de réparation. Il a notamment cherché à
prendre ses distances avec ses parents en prenant connaissance de l'image qu'ils ont
laissée d'eux et il invente ou remanie des souvenirs pour masquer le fait qu'il n'a pas
gardé de souvenirs précis de ces derniers.
46
Boris Cyrulnik, Je me souviens, Paris, L'Esprit du temps, 2009, p. 79.
47
Muriel Philibert, Kafka et Perec : clôture et lignes de fuite, Fontenay, École Normale Supérieure de
Fontenay St-Cloud, 1993, p. 71.
46
48
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, op. cit., p. 177.
47
longtemps voulu croire que son père s'était distingué sur le champ de bataille :
«j'imaginais pour mon père plusieurs morts glorieuses ( W, p. 48) ». Les parents
demeurent dès lors diminués dans l'esprit du fils; celui-ci est cruellement déçu par les
souvenirs qu'ils ont laissés d'eux.
2.2.2 Souvenirs
Pour le sujet-Perec, le besoin de se constituer des souvenirs de ses parents est lié au
fait de les avoir très peu connus. Les souvenirs qu'il garde d'eux sont comme l'écrit le
psychanalyste Nestor Braunstein, «ensevelis sous les voûtes de l'amnésie infantile
[qui en] déterminent la distorsion49 ». Au sujet du père, il admet que les souvenirs
qu'il garde de lui ne sont «pas très nombreux (W, p. 47) ». Il prétend pourtant se
souvenir d'un présent fabuleux offert par le père alors qu'il n'est qu'un nourrisson :
« mon père rentre de son travail ; il me donne une clé. Dans une variante, la clé est en
or ; dans une autre, ce n'est pas une clé d'or, mais une pièce d'or (W, p. 27) ». Un
autre de ses souvenirs concerne toute la famille réunie autour de lui, s'extasiant
devant la précocité de l'enfant qui parvient à déchiffrer une lettre :
Ces souvenirs sont des fantasmes d'une famille unie et aimante où la transmission
s'effectue sans encombre. À travers ceux-ci, le narrateur exprime ses regrets de ne pas
avoir été le légataire d'une histoire familiale dont il ignore presque tout. Jacques-
Denis Bertharion estime que cette situation est due au fait que « sa mère n'a pu lui
49
Nestor Braunstein, Les présages ou le souvenir d'enfance retrouvé, Paris, Stock,« L'autre pensée»,
20ll, p. 319.
48
En dévoilant le passé, l'écriture décortique les souvenirs pour les exposer tels qu'ils
sont: des créations de l'imagination. Le sujet-Perec n'est pas dupe et il exprime sa
méfiance envers la possibilité de récupérer des faits significatifs quand 1' écriture ne
s'appuie sur rien de tangible pour soutenir un désir de remémoration :
Quelle que soit la précision des détails vrais ou faux que je pourrais y ajouter,
l'ironie, l'émotion, la sécheresse ou la passion dont je pourrais les enrober, les
fantasmes auxquels je pourrais donner libre cours, les fabulations que je
pourrais développer, quels que soient, aussi, les progrès que j'ai pu faire depuis
quinze ans dans l'exercice de l'écriture, il me semble que je ne parviendrai qu'à
un ressassement sans issue. (W, p. 62)
Même chose au sujet de la mère qui n'a pas laissé un souvenir assez vivace dans la
mémoire de son enfant. Le narrateur cherche dans l'écriture les traces d'une mère qu'il
n'a jamais revue après leur séparation à la gare de Lyon : « nous n'avons jamais pu
retrouver de trace de ma mère (W, p. 61) ».Le sujet-Perec écrit effectivement au sujet
de sa mère, mais le traitement qu'il réserve au seul souvenir qu'il dit avoir gardé d'elle
finit par le dénaturer complètement. En conséquence, la mère n'en demeure que plus
insaisissable. Ainsi,« de [sa] mère, le seul souvenir qui [lui] reste est celui du jour où
elle [l]'accompagna à la gare de Lyon (W, p. 45) » pour assurer son départ en zone
libre. Il raconte ce dernier instant à trois reprises, à chaque fois avec des variantes : la
première fois, il mentionne son bras en écharpe et l'achat d'un illustré, celui d'un
Charlot qui saute en parachute (W, p. 45); la deuxième, il croit se souvenir qu'elle lui
50
Jacques-Denis Bertharion, Poétique de Georges Perec, Saint-Genouph, Nizet, 1998, p. 290.
49
acheta un« illustré qui devait être un Charlot (W, p. 52) »et il pense qu'elle agitait un
mouchoir blanc ; pour la troisième, il est sûr qu'elle lui a acheté un Charlot illustré.
Par contre, il se voit le bras en écharpe parce qu'il «fallait faire comme [s'il était]
blessé (W, p. 80) »afin de pouvoir être convoyé par la Croix-Rouge. Ces variantes
ruinent la validité d'un souvenir d'enfant qui s'est déformé avec le temps et que
1' écriture rend suspect au terme de trois occurrences. Le narrateur en est réduit à faire
ce que Bernard Magné décrit comme un processus pour « réécrire, pour 1' exorciser, le
souvenir de ce moment à partir duquel pour lui, un jour, tout ne fut plus que pièces et
que morceaux51 ». Le narrateur ne peut admettre qu'il n'a pu garder intact le dernier
souvenir de sa mère ; il le dissimule dans la réécriture du dernier moment passé avec
elle à la gare de Lyon, lieu qui, selon Jacques-Denis Bertharion, lui« permet de fixer
par défaut le moment de [sa] perte52 » alors qu'il aurait souhaité garder d'elle une
image. Si l'enfant n'a pu préserver cet épisode intact en grandissant, c'est pour ne plus
associer la mère à sa disparition, puisqu'il éprouve une situation insoutenable en y
songeant. Perec compare la séparation d'avec la mère à un saut en parachute, qu'il
effectua lors de son service militaire, et qui lui rappela la dernière version de son
souvenir, celui qui le voit blessé :
Marcel Frydman définit ainsi le dilemme qu'il éprouve : «être aimé par la mère et
connaître en même temps l'abandon est nécessairement perçu comme paradoxal 53 ».
En étant contraint de remanier le moment douloureux de la séparation, le sujet-Perec
51
Bernard Magné, Georges Perec, op.cit, p. 99.
52
Jacques-Denis Bertharion, op.cit., p. 276.
53
Marcel Frydman, Le traumatisme de l'enfant caché, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 169.
50
démontre la fragilité des souvenirs, même les plus précieux, ce qui les rend d'autant
plus irrécupérables et lointains.
Supplément de l'art
2.2.3 S'amender
54
Andrée Chauvin, Leçon littéraire sur W, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 69.
51
partie son absence d'histoire. C'est à des sources artistiques et dans d'autres cultures
qu'il puise des images pour composer ses souvenirs.
Au sujet des parents, Perec s'inspire de quelques photos qui lui restent d'eux pour leur
trouver des qualités ; l'imagination fait le reste. En voyant une photo de son père,
l'auteur commente : « le père sourit (W, p. 46) », ce qui l'entraîne à saluer la simplicité
de son père : «j'aime beaucoup dans mon père son insouciance. Je vois un homme
qui sifllote (W, p. 47) ». À propos de sa mère, il imagine ses ambitions de jeune fille :
«il n'y eut dans la vie de ma mère qu'un seul événement: un jour elle sut qu'elle
allait partir pour Paris. Je crois qu'elle rêva (W, p. 51) ». En voyant une photo le
représentant avec sa mère, il commente l'affection qui les a unis : « la mère et l'enfant
donnent l'image d'un bonheur que les ombres du photographe exaltent (W, p. 73) ».
Dans la partie fictive de l'autobiographie, le sujet-Perec fait de sa mère, modeste
coiffeuse, une «cantatrice autrichienne, mondialement connue (W, p. 40) ». Il lui
confère un pouvoir et une influence qui seraient proportionnels à l'amour qu'elle porte
à son fils : «sa mère résolut de lui faire faire le tour du monde (W, p. 40) ».
Magnifier ainsi la mère a pour but de la doter d'une volonté qui ressemble à celle du
fils écrivain, luttant contre l'oubli pour faire vivre le portrait d'une mère simple, mais
aimante et tendre. Si le narrateur invente des souvenirs, c'est dans le but d'essayer de
combler le manque des siens et non plus seulement d'exposer les ravages de l'oubli.
Aussi, dans 1' optique de rendre justice à sa mère dans la partie autobiographique, le
sujet-Perec donne une impulsion particulière à son écriture ; il mêle fiction et réalité.
Il décrit une photo sur laquelle sa mère et lui posent ; «j'ai des cheveux blonds avec
un très joli cran sur le front (de tous les souvenirs qui me manquent, celui-là est peut-
être celui que j'aimerais le plus fortement avoir: ma mère me coiffant) (W, p. 74) ». Il
se montre aussi mélancolique en décrivant les moments que sa mère et lui auraient
passés après l'école:
52
J'aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine[ ... ] je serais allé
chercher mon cartable, j'aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de
bois, je les aurais posés sur la table et j'aurais fait mes devoirs. C'est comme ça
que ça se passait dans mes livres de classe. (W, p. 99)
Il n'entame pas ces rêveries qui demeurent intactes ; son intention est de montrer à
quel point sa mère lui manque et comment son imagination et 1' écriture peuvent
combler en partie le vide qu'elle a laissé. Franck Évrard estime qu'il arrive ainsi au
sujet-Perec de« désirer fabuler, de vouloir un souvenir au point de l'inventer et de se
l'approprier55 », seul moyen pour lui de s'en constituer. Le narrateur a toujours besoin
d'un support narratif pour y insérer la représentation qu'il se fait de sa mère et de lui-
même, mais nous constatons que ces récits expriment une douleur sur laquelle le
sujet-Perec s'épanche peu.
55
Franck Évrard, op.cit., p. 37.
53
56
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, op.cit., p. 59.
57 , Mourir de dire la honte, op.cit., p. 197.
58
_ _ _ _ _ _,,Sauve-toi, la vie t'appelle, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 166.
59
Ibid, p. 49.
60
_ _ _ _ _ _,, Un merveilleux malheur, op. cit., p. 134.
54
2.3 Restitutions
61
_ _ _ _ _,Autobiographie d'un épouvantail, op.cit., p. 195.
62
Ibid, p. 195.
63
Andrée Chauvin, op.cit., 1997, p. 105.
64
Philippe Lejeune, La mémoire et l'oblique Georges Perec autobiographe, op.cit., p. 66.
55
La mort de la mère
L'intention du narrateur est de suppléer au manque laissé par sa mère en lui tissant un
linceul de mots. Comme le dit Altounian, l'écriture est « un enveloppement verbal,
[qui] tisse chez certains écrivains une texture symbolique susceptible de faire bord à
des événements irreprésentables de leur propre passé ou offre un texte-linceul pour
l'inhumation d'ascendants disparus dans un nulle part du mondé5 ». C'est ainsi que
la partie fictive de l'autobiographie de Perec prend tout son sens, trouvant sa
justification dans le fait d'offrir une mort racontable à la mère. Le corps de la mère,
pour le sujet-Perec, ne repose dans nul lieu concret dans la réalité, au contraire du
père dont la tombe permet de faciliter le deuil : « ce minuscule espace de terre
clôturait enfin cette mort (W, p. 59)». La fiction, espace où les règles de la logique et
de la vraisemblance n'ont pas toujours cours, peut accueillir cette dépouille qui
demeure impossible à localiser après la guerre.
65
Janine Altounian, L'intraduisible, Paris, Dunod, 2005, p. 47.
56
66
Boris Cyrulnik, «Une crypte dans l'âme», op.cit., p. 64.
67
Véronique Anglard, Humain et inhumain, Paris, Nathan universités, 1997, p. 90.
57
La mort la plus horrible fut celle de Caecilia ; elle ne mourut pas sur le coup,
comme les autres, mais, les reins brisés par une malle. [. .. ]Elle tenta, pendant
plusieurs heures sans doute, d'atteindre, puis d'ouvrir la porte de sa cabine
{. .. }ses ongles en sang avaient profondément entaillé la porte de chêne. (W,
p. 84)
Grâce à la fiction, le narrateur utilise un détour pour parler d'une mort qui l'a
longtemps obsédé et hanté ; il ne saura jamais comment et où a péri sa mère, mais il
peut décider de la fin de Caecilia et ce pouvoir compense l'impuissance qu'il ressent
au sujet de la disparition de sa mère. Il n'épargne pas ce personnage, mais il atténue
les conditions dans lesquelles périt Caecilia, en comparaison de ce qu'a été l'agonie
des prisonniers dans les chambres à gaz. Cette mort atroce ne peut être imaginée, non
seulement parce que personne ne put en réchapper, mais également parce que même
l'imagination bute devant cette mise à mort. Le narrateur, qui veut réhabiliter sa mère
et lui restituer son intégrité, représente son agonie dans d'autres circonstances, plus
acceptables pour lui. Caecilia a péri seule dans une cabine fermée, symbole éloquent
d'une chambre à gaz, mais le récit est loin de ceux, terrifiants, des membres du
Sonderkommando qui, dans les camps de concentration, étaient chargés de vider les
fours de ses cadavres68 . Alors que le sujet-Perec cherche à combler les vides de son
passé comme autant de pièces à remplir, au fond, il n'y a que cette représentation
impossible qu'il cherche à figurer. Pour le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis,
«sous toutes ces chambres vides qu'il n'en finissait pas de remplir il y avait cette
chambre-là69 ». Cette chambre, lieu de mise à mort de sa mère Cécile, est transfigurée
dans la fiction : devenue cabine de bateau, la chambre est débarrassée des
implications mortifères et macabres qu'évoque la chambre à gaz; la mort de Caecilia
est accidentelle, causée par un malheureux concours de circonstances. Son corps est
presque intact ; seuls les ongles sont abîmés, portant les stigmates d'une lutte
68
L'un d'eux, Shlomo Venezia, a écrit sur l'agonie des gazés derrière la porte fermée ; ces derniers se
piétinaient, se frappaient et se mutilaient en espérant trouver une issue. (Shlomo Venezia,
Sonderkommando : dans 1'enfer des chambres à gaz, Paris, Albin Michel, 2007, 265 pages.)
69
Jean-Bertrand Pontalis, L'amour des commencements, Paris, Gallimard, 1986, p. 165.
58
Au terme de notre analyse du texte de Perec, nous constatons qu'explorer l'île W, telle
que l'a définie et conçue Perec, représente une épreuve de lecture ; le constant va-et-
vient entre le récit autobiographique et la fiction peut perturber la compréhension de
l'œuvre. Persévérer dans cette lecture tortueuse permet d'avoir accès à une des
autobiographies les plus inventives, énigmatiques et fascinantes qui soient. Au final,
le lecteur comprend les implications que recèle l'alternance des deux récits et tout
s'éclaire. En faisant de son autobiographie un jeu de piste ardu, Perec fait de sa
tragédie personnelle une œuvre littéraire inclassable et inspirante.
CONCLUSION
Similitudes
Les similitudes entre les parcours de Kofinan et de Perec sont évidentes : tous deux
ont enduré la perte de proches et ont été contraints de dissimuler leur identité durant
l'Occupation. Leur enfance cachée a eu comme corollaire l'éloignement du milieu
familial, le déni de leur identité et la redécouverte tardive de leur identité juive à
travers l'écriture autobiographique. Dans les œuvres de Perec et de Kofinan se pose la
question de la survie. Que devient-on quand on est privé de famille après un
cataclysme aussi déstructurant qu'une Guerre mondiale et un génocide effroyable ?
Leur œuvre expose les moyens déployés pour faire face à la perte et au sentiment de
vide que cela occasionne. Chacun des auteurs peut entamer sa résilience grâce à des
facteurs externes et des ressources internes conséquentes ; leur autobiographie
consigne cette progression.
doit rencontrer un objet qui convienne à son tempérament pour devenir résistant1° ».
Perec puise dans les livres et dans son imagination la matière de sa création littéraire.
Kofman est inspirée par l'esprit indépendant de la dame et cherche à tracer sa propre
voie à son tour ; cela lui permet de marquer son temps en tant que philosophe.
L'entreprise d'écriture représente un défi considérable pour chacun des auteurs; Perec
a cherché inlassablement le moyen le plus efficace pour parvenir à raconter une
existence insolite et ce n'est qu'au terme d'innombrables essais et tâtonnements qu'il
entreprend de se raconter dans une œuvre double. Kofinan a dû surmonter sa
répugnance à parler d'elle et de son enfance en se livrant dans son ouvrage. Tous deux
ont eu recours à l'écriture pour sauver leur histoire ; ils ne pouvaient que la raconter
pour qu'elle ne soit pas irrémédiablement perdue. Leur récit demeure pourtant marqué
par le vide occasionné par la disparition d'un être cher : Perec parle peu de sa mère,
mais son absence est perceptible à travers chaque anecdote relatée par l'orphelin ;
l'existence a longtemps été insignifiance et ennui pour lui après la disparition de la
mère. Pour sa part, Kofman parle à peine du père après sa mort, mais, comme nous
l'avons vu dans son autobiographie, l'orientation que prend sa vie atteste du
traumatisme que représente l'absence de ce dernier. Franck Évrard explique cette
propension à se raconter en se focalisant sur l'absence : « la quête autobiographique
d'un passé personnel ou collectif correspond au désir de surmonter l'angoisse de la
disparition et du vide 71 ».
Malgré la difficulté que représente l'entreprise d'écriture, les deux auteurs cherchent
tous deux à exhumer un passé relégué au dernier plan durant des décennies. L'écriture
porte la trace de cette lutte engagée contre l'oubli, les caprices de la mémoire et l'effet
destructeur du temps. Kofman présente son autobiographie comme une œuvre
longuement mûrie après des années d'écriture essayistique. Elle réussit effectivement
70
Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 97.
71
Franck Évrard, op.cit., p. 3.
61
à relater son histoire. Au sujet de Perec, Andrée Chauvin évoque la« difficulté de se
souvenir, [et] la fabulation qui en est inséparable 72 ». L'écriture s'accomplit pourtant,
coûte que coûte, à l'image de la résilience qui implique une longue reconstruction
après un traumatisme majeur. Perec parvient ainsi à faire de la fabulation un atout en
procédant à la création littéraire. L'exemple de Perec et de Kofman prouve que la
survie est une question d'adaptation au monde environnant et chacun d'eux déploie
des ressources propres à son tempérament pour s'y faire une place.
Différences
Alors que Kofman présente un récit bref, dense et assuré, Perec livre un récit long,
éclaté et miné par le doute. Ainsi, alors qu'ils ont été confrontés à des situations
presque similaires, Kofman et Perec conçoivent de manière diamétralement opposée
le récit de leur vie. Perec accorde une place capitale à la fiction dans l'élaboration du
récit de sa vie ; il a également recours à la dérision et la transformation de la réalité
pour raconter son histoire. Selon l'essayiste Esther Cohen, cette attitude est la plus
saine qui soit:« l'imagination est ce qui "sauve", c'est elle qui permet de transformer
et de filtrer 1' expérience terrible, héritée, des camps et de la transformer en
littérature73 ».Le récit des camps nécessiterait donc d'être remanié pour être intégré et
accepté le plus harmonieusement possible.
Kofman ne partage pas cet avis. Elle a déjà exprimé son refus d'avoir recours à
l'affect, à la fiction et à la fantaisie pour faire part d'un des plus grands drames du :xxe
siècle : le génocide des juifs d'Europe. C'est en ces termes qu'elle exprime son
opinion : «un récit-fiction sur Auschwitz est insoutenable 74 ». Beaucoup partagent
72
Andrée Chauvin, op.cit., p. 30.
73
Esther Cohen Dabah, Les narrateurs d'Auschwitz, Montréal, Presses universitaires de Montréal,
2010, p. 161.
74
Sarah Kofman, Paroles suffoquées, op.cit., p. 22.
62
cette opinion radicale, tel Claude Burgelin : «l'art ne peut servir à combler ce qui
manque et manquera à jamais75 ». À quoi bon utiliser l'art, qui peut être si frivole et
léger, pour traiter un sujet aussi dur et douloureux ? De quelle manière aborde-t-on
alors ce sujet épineux sans l'apport de la fiction, «comment parler de l'inimaginable
sans avoir recours à l'imaginaire ?76 »se demande Kofman. Nous constatons qu'elle
prend le parti de l'authenticité à tout prix, élaborant son récit sans aucune fioriture.
Mais, malgré sa résistance à avoir recours à la fiction, l'écriture suppose toujours un
remaniement de la réalité, tel que le précise Cyrulnik ; « on ne peut pas opposer une
fiction où tout serait inventé au témoignage qui dirait la vérité 77 »estime-t-il. Perec et
Kofman s'adonnent à des degrés divers au remaniement de leur passé et c'est cette
variation qui détermine la distance ou la proximité de chacun avec la réalité.
Kofman traite la Shoah de but en blanc en se montrant franche et directe alors que
Perec en est incapable ; il est réservé quand il parle des siens et il utilise le détour de
la fiction pour évoquer leur fin. Comme l'observe Boris Cyrulnik, après un drame, ce
sont les « récits silencieux78 » qui se font au quotidien qui importent et Perec compile
dans W tous les récits qu'il a créés au fil du temps pour affronter la perte ; ces récits
constituent les jalons de sa résilience. Kofman relate quant à elle son récit sans oser
procéder à des changements ; son passé demeure tel qu'il est et la souffrance est
restituée telle qu'elle a été éprouvée durant l'enfance. Comme le souligne Cyrulnik,
celui qui est « prisonnier de son passé ne peut que ruminer et souffrir de
réminiscences79 »;le récit que fait Kofman de son passé n'est pas libérateur. Elle fige
son passé en donnant une version de ce qui s'est produit ; la manière dont elle conçoit
75
Claude Burgelin, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Perec avec Freud. Perec contre
Freud, op.cit., p. 63.
76
Sarah Kofinan, Paroles suffoquées, op.cit., p. 43.
77 Boris Cyrulnik, Sauve-toi, la vie t'appelle, op.cit., p. 167.
7
8 _ _ _ _ _, Mourir de dire la honte, op.cit., p. 7.
79
_____ ,Sauve-toi, la vie t'appelle, op.cit., p. 63.
63
la fidélité aux disparus entraîne une rigidité au niveau du texte alors que la souplesse
dont Perec fait preuve dans l'écriture de son récit lui permet de le rendre acceptable
grâce à l'apport de la fiction.
Témoignage
Le récit du témoin prouve le contrôle qu'il peut à nouveau exercer sur une existence
dont il s'est longtemps senti dépossédé ou exclu. Contre la mort absurde survenue
dans les camps et face à la cruauté de l'Histoire, l'écriture représente la manifestation
d'une résistance : « le témoignage ne rétablit pas la seule identité des rescapés, il
rétablit aussi celle des descendants des morts sans sépulture80 » d'après l'historienne
Annette Wieviorka. Cela permet aux descendants de sortir du statut de victimes dans
lequel la Guerre les a enfermés et de s'affirmer en tant que scripteur de leur vie. Le
style unique de Perec lui donne la possibilité d'aborder plus largement le traitement
des souvenirs et de la difficulté à en rendre compte avec fidélité. Les nombreux
souvenirs inventés ou remaniés qui parsèment W permettent de s'interroger sur la
fiabilité de ce qui est rapporté; c'est ainsi que l'on en vient à se demander:« qu'est-ce
qu'un témoignage ? Quel crédit accorder à ce qu'atteste la mémoire ?81 », comme le
dit Claude Burgelin. Malgré les incertitudes de l'auteur, le témoignage ne s'en trouve
pas invalidé puisque en faisant des oublis du narrateur un des thèmes principaux de
W, Perec rend apparente la souffrance de l'orphelin qui a perdu presque toute trace de
ses parents, jusqu'à leur souvenir. Tenter de remédier à la perte en écrivant constitue
une des gageures relevées par Perec. Réussir son entreprise est capital puisque,
« grâce à la fiction, qui se laisse contaminer par l'Histoire pour devenir réalité,
l'écrivain peut récupérer sa propre histoire et une partie de lui-même 82 »,selon Franck
80
Annette Wieviorka, L'ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 163.
81
Claude Burgelin, George Perec, op.cit., p.145.
82
Franck Évrard, Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel,op.cit, p. 43.
64
Testament
83
Boris Cyrulnik, Autobiographie d'un épouvantail, op.cit, p. 51.
84
Un merveilleux malheur, op.cit., p. 118.
65
85
Claire de Ribaupierre, Le roman généalogique, op.cit., p.343.
86
Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p. 117.
87
Pierre Rannou, op.cit, p. 53.
88
Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p. 119.
89
Comme le précise Boris Cyrulnik en parlant des enfants cachés qui dévoilent leur histoire « certains
l'ont fait à leurs risques et périls, comme la philosophe Sarah Kofman qui se suicida après avoir
publié son autobiographie d'enfant cachée.» Boris Cyrulnik, « Une crypte dans l'âme », op.cit.,
p. 58.
66
interroge la raison même de leur survie : « que laisse un enfant caché après lui ? pour
quoi, pour qui a-t-il survécu ?90 », se demande Nathalie Zajde. Le bilan que les deux
auteurs tirent de leur existence détermine l'opinion qu'ils se font au bout du compte
d'eux-mêmes.
Œuvre résiliente
90
Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p. 200.
91
Philippe Lejeune, op.cit., p.l39.
92
Boris Cyrulnik, Autobiographie d'un épouvantail, op.cit., p. 195.
93
Bernard Magné, Georges Perec, op.cit., p. 50.
-------------------------- -----------------
67
C'est ainsi que l'amour que l'on témoigne aux siens peut constituer un moteur puissant
vers la réconciliation avec soi-même et son histoire. Perec ne se contente pas
d'écrire; il donne forme à ses fantasmes en décrivant l'île W et en imaginant ses
parents tels qu'il aurait aimé qu'ils soient. En agissant ainsi, il nourrit sa résilience
puisque « la principale arme pour affronter l'adversité, c'est le fantasme [; il s'agit de
la] ressource interne la plus précieuse de la résilience96 », comme le dit Cyrulnik. Le
fantasme compense dans l'imaginaire ce qui manque à l'enfant caché ; cela prouve
que « le travail mythologique de la mémoire est nécessaire à la vie97 » pour reprendre
la formule de Philippe Lejeune.
Refuser de remanier le passé s'avère nocif plus qu'autre chose ; ceux qui croient aux
« fantômes familiaux sont prisonniers d'une mémoire silencieuse qui circule en
dehors des mots98 » et ils ne peuvent s'en libérer, selon Cyrulnik. C'est la raison pour
laquelle Kofman ne parvient pas à se consoler de son histoire ; elle ne décrit pas ce
94
Claude Burgelin, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Perec avec Freud. Perec contre
Freud, op.cit., p. 221.
95
Georges Perec, Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 14.
96
Boris Cyrulnik. Les vilains petits canards, op.cit., p. 164.
97
Philippe Lejeune, La mémoire et l'oblique : Georges Perec autobiographe, op.cit., p. 78.
98
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, op.cit., p. 175.
68
que lui inspire sa vie, demeurant murée dans la vénération du père et la rancœur
contre la mère.
Bilan
Tout au long de notre analyse, nous avons pu constater que des mécanismes
particuliers se mettent en place chez des enfants traumatisés, en particulier chez ceux
doués d'imagination et de créativité. À l'instar de Perec et de Kofinan au sortir de la
Guerre, les enfants qui parviennent à s'investir dans une passion artistique et
intellectuelle sont plus à même de se reconstruire loin de leur foyer perdu.
Nous avons également vu l'importance des stratégies de réparation pour les deux
auteurs ; ces stratégies permettent de panser certaines des plaies demeurées vives
depuis la perte de la famille en admettant leurs torts envers les leurs et en cherchant à
se racheter auprès d'eux. Cela se fait par le biais d'oeuvres d'art dont la signification
exprime les intentions des auteurs ; Kofinan assimile sa mère à une sainte délaissée et
à une personne malveillante à travers la présentation du tableau de da Vinci et du film
99
Michel Hanus, La résilience: à quel prix? Survivre et rebondir, Paris, Maloine, 2001, p. 145.
69
Ces œuvres sont poignantes parce que Perec rend apparente la détresse de l'orphelin
qui se découvre sans parents et sans souvenirs d'eux alors que Kofman fait
comprendre que l'on demeure toujours amputé d'une partie de son identité en dépit de
son autre vie. L'étrangeté des œuvres réside dans le parti pris radical que représente la
démarche individuelle de chacun des auteurs. Kofman refuse tout enjolivement de la
réalité et elle se cantonne à raconter son passé. Par contre, Perec rend évidente la
dépendance de son récit à la fiction, tout comme lui-même a été un orphelin désœuvré
qui a puisé dans l'imaginaire la force de survivre. En résulte une œuvre qui dynamite
les conventions de l'écriture autobiographique pour montrer comment l'écrivain
parvient à assembler les parties de son existence tout en colmatant les brèches de son
récit avec les bribes de l'histoire de W
BIBLIOGRAPHIE
Kofman, Sarah, Rue Ordener rue Labat, Paris, Galilée, 1994, 98 pages.
Perec, Georges, Wou le souvenir d'enfance, Paris, Denoël, 1975, 222 pages.
Kofman Sarah
Andermatt Conley, Verena, « For Sarah Kofman, on 'Rue Ordener, rue Labat'»,
SubStance, Vol. 25, No. 3, Issue 81: 25thAnniversary Issue (1996), pp. 153-159.
[En ligne] http://www.jstor.org/stable/3684871.
Rannou, Pierre, Incipit stratégies autobiographiques dans Rue Ordener rue Labat de
Sarah Koftnan, Montréal, Éd. Le Temps volé, coll. « de l'essart », 2005, 67
pages.
72
Perec Georges
Béhar, Stella, Georges Perec: Écrire pour ne pas dire, New York, Peter Lang, 1995,
231 pages.
Bellos, David, Georges Perec une vie dans les mots: biographie, Paris, Seuil, 1994,
818 pages.
Burgelin, Claude, George Perec, Paris, Seuil, « Les contemporains », 1988, 251
pages.
Heck, Maryline, Georges Perec le corps à la lettre, Paris, José Corti, 2012, 265
pages.
Magné, Bernard, Georges Perec, Paris, Armand Colin, 2005, 128 pages.
----~' En dialogue avec l'époque, Paris, Joseph K., 2011, 184 pages.
Roche, Anne, Wou le souvenir d'erifance de Georges Perec, Paris, Folio Gallimard,
1997, 23 8 pages
Théorie
La résilience
Anant, Marie, Psychologie de la résilience, Paris, Armand Colin, 2015, 168 pages.
Cyrulnik, Boris, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, 218 pages.
L'autobiographie et le témoignage
La destruction et la perte
Véronique Anglard, Humain et inhumain, Paris, Nathan universités, 1997, 128 pages.
75
Aron, Jacques, La mémoire obligée, Bruxelles, Didier Devillez, 1999, 150 pages.
Baumann, Denise, La mémoire des oubliés. Grandir après Auschwitz, Paris, Albin
Michel, 1988, 353 pages.
Benbassa, Esther, La souffrance comme identité, Paris, Fayard, 2007, 253 pages.
Cohen, Esther, Le silence du nom, Paris, Antoinette Fouque, 2007, 203 pages.
Zajde, Nathalie, Les enfants cachés en France, Paris, Odile Jacob, 2012, 240 pages.
_ _ _ _(dir.), Qui sont les enfants cachés? Paris, Odile Jacob, 2014, 183 pages.
L'écriture et la Shoah
Hoffinan, Eva, Après un tel savoir. .. La Shoah en héritage, Paris, Calmant-Lévy, 2005,
267 pages.
Lévy, Clara, Écritures de l'identité, les écrivains juifs après la Shoah, Paris, Presses
Universitaires de France, coll. « Le lien social », 1998, 304 pages.
76
Melka, Alain, Les morts vivent à Auschwitz, Marseille, Transbordeure, 2005, 156
pages.
Pipet, Linda, La notion d'indicible dans la littérature des camps, Paris, L'Harmattan,
2000, 154 pages.