Université Du Québec À Montréal: Wou Le Souvenir D'Enfance Rue Ordener Rue Labat

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

L'ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE ET LA RÉSILIENCE DANS

WOU LE SOUVENIR D'ENFANCE DE GEORGES PEREC ET

RUE ORDENER RUE LABAT DE SARAH KOFMAN

MÉMOIRE

PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES

PAR

MARIE FRANÇOISE HAW PAT YUEN

AOÛT2018
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques

Avertissement

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supérieurs (SDU-522 - Rév.1 0-2015). Cette autorisation stipule que «conformément à
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REMERCIEMENTS

Je tiens à adresser ma profonde gratitude ·à Isabelle Miron, ma directrice de recherche,


qui a fait preuve d'une patience extraordinaire à mon égard ! Sans son dévouement et
ses conseils, jamais je ne serais venue à bout de ce mémoire.

Je souhaite saluer tous ceux qui, à l'UQÀM, transmettent leur passion du savoir, de la
connaissance et de l'art à des étudiants qui ne les oublieront pas. Je pense notamment
à Geneviève Lafrance, Anne Élaine Cliche et Martine Delvaux.

Finalement, j'embrasse affectueusement les membres de ma famille. Ma sœur


Nathalie m'a beaucoup soutenue. Les encouragements de Hugues et les bisous de
Mélodie Rose m'ont aidée à tenir le coup.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~----------~~--~~~~~~~~--

TABLE DES MATIÈRES

LISTE DES ABRÉVATIONS, SIGLES ET ACRONYMES ........................................ v

RÉSUMÉ ..................................................................................................................... vi

INTRODUCTION ........................................................................................................ 1

CHAPITRE!
SE RACONTER MALGRÉ TOUT .............................................................................. 7
1.1 Abandonner les mécanismes de défense .............................................................. 7
Devenir une autre .......................................................................................................... 7
1.1.1 Révéler l'identité et le passé ..................................................................... 8
1.1.2 Une famille vénérée ................................................................................. 9
1.1.3 Adaptation aux habitudes culinaires de la dame .................................... 11
1.1.4 Assimilation ........................................................................................... 15
1.2 Stratégies de réparation ...................................................................................... 18
1.2.1 La vierge à l'Enfant avec sainte Anne .................................................... 18
1.2.2 The Lady vanishes ................................................................................. 21
1.3 Tentatives de restitution ..................................................................................... 24
1.3.1 Le stylo .................................................................................................. 25
1.3.2 Momification ......................................................................................... 27
1.3.3 Rites ....................................................................................................... 28

CHAPITRE II
COMMENT SE RACONTER .................................................................................... 31
2.1 Les mécanismes de défense ............................................................................... 32
La réalité comme prison .............................................................................................. 32
2.1.1 Vivre sans passé ..................................................................................... 32
2.1.2 La lecture comme refuge ....................................................................... 34
Surmonter les mécanismes de défense ........................................................................ 35
La fiction comme moyen d'expression ........................................................................ 35
2.1.3 Réinvestir le réel .................................................................................... 35
lV

2.1.4 Enclenchement de l'écriture de soi.. ....................................................... 37


2.1.5 Dualité .................................................................................................... 38
La fiction révélatrice d'identité ................................................................................... 40
2.1.6 Les doubles de Perec .............................................................................. 40
2.1. 7 Sentiment de filiation ............................................................................. 43
2.1.8 Réalité concentrationnaire ..................................................................... 44
2.2 Stratégies de réparation ...................................................................................... 45
2.2.1 Distance par rapport à ses parents .......................................................... 46
2.2.2 Souvenirs ............................................................................................... 47
Supplément de l'art ..................................................................................................... 50
2.2.3 S'amender ............................................................................................... 50
2.2.4 Réinvestissement de la réalité ................................................................ 52
2.3 Restitutions ........................................................................................................ 54
La mort de la mère ...................................................................................................... 55
2.3.1 La tombe de la mère ............................................................................... 55
Accepter la mort de la mère ........................................................................................ 56
2.3.2 La mort de la mère dans la fiction ......................................................... 56

CONCLUSION ........................................................................................................... 59

BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................... 71
LISTE DES ABRÉVATIONS, SIGLES ET ACRONYMES

SARAH KOFMAN

Rue Rue Ordener rue Labat, Paris, Galilée, 1994, 98 pages.

GEORGES PEREC

W Wou le souvenir d'enfance, Paris, Denoël,l975, 222 pages.


RÉSUMÉ

L'écriture autobiographique dans Rue Ordener rue Labat de Sarah Kofman et dans W
ou le souvenir d'enfance de Georges Perec implique de surmonter les obstacles que
représentent le traumatisme causé par la Shoah, l'oubli et le déni identitaire. La
rédaction de l'autobiographie pour ces deux auteurs est représentative de la résilience,
qui désigne le processus de reconstruction entamé par toute personne victime d'un
traumatisme durant l'enfance. L'écriture d'une autobiographie à l'âge adulte participe à
la résilience de Perec et de Kofman puisqu'elle exprime un besoin de retrouver ses
racines, la volonté de surmonter le passé, la possibilité de formuler le traumatisme et
la nécessité de faire le deuil des siens.

Notre mémoire analysera les stratégies qui permettent à la résilience de se concrétiser


à travers l'œuvre autobiographique. Le recours à la fiction pour Perec et l'importance
du réalisme chez Kofman seront étudiés. Chaque auteur use de ses propres techniques
pour aspirer au même résultat: se découvrir soi-même au terme de l'écriture de soi.
Les techniques en question comprennent, chez Perec, l'exploration de l'enfance par le
biais de la fiction ainsi que la création de souvenirs pour compenser ceux qui lui
manquent. Son autobiographie est divisée en deux parties pour décrire, d'une part, sa
propre enfance et, d'autre part, la mission d'un déserteur sur une île nommée W. La
fiction et la réalité se mêlent dans chacune des parties pour démontrer l'importance de
la fiction dans l'existence de Perec et pour rendre apparente la réalité historique qui
inspire l'histoire de W. Quant à Kofman, son autobiographie relate son enfance
tiraillée entre deux mères. Son récit se veut une reconstitution fidèle de son passé et la
fiction n'a pas sa place dans celui-ci. Notre mémoire comparatif analysera ces deux
autobiographies afin de montrer, entre autres, comment deux enfances presque
semblables peuvent se raconter de manière totalement différente.

MOTS-CLÉS : autobiographie, résilience, fiction, réalité, souvenir, traumatisme.


INTRODUCTION

La résilience est un concept psychologique dont le postulat repose sur le potentiel


insoupçonné d'enfants gravement traumatisés. Grâce à l'effet combiné de qualités
personnelles et de facteurs externes, certains d'entre eux parviendraient à se
reconstruire. Le concept de la résilience nous sera capital dans l'analyse des
autobiographies de deux écrivains français, Wou le souvenir d'enfance 1 de Georges
Perec (1936-1982) et Rue Ordener rue Labar de Sarah Kofman (1934-1994), qui
feront l'objet de ce mémoire comparatiF.

L'œuvre de Perec met au jour les traces ayant survécu à l'oubli, sous forme de vagues
réminiscences, ce qui permettra de combler les lacunes de son histoire personnelle. W
fait alterner deux récits : le premier, de nature autobiographique, relate au «je » les
jeunes années de Perec et la manière dont s'est élaboré son projet autobiographique,
alors que la partie fictive décrit la mission qui incombe à un déserteur, dont le nom
d'emprunt est Gaspard Winckler. Ce dernier doit retrouver le vrai Gaspard, enfant
aphasique, possiblement abandonné sur une île, W, située près des côtes chiliennes.
Les deux parties de l'œuvre semblent différentes avant que leurs points communs ne
fassent émerger leur interdépendance. Le sens qui se dévoile au fil de la lecture
constitue la clé de cet ouvrage énigmatique, à la fois autobiographie, roman
d'aventures et témoignage.

1
Georges Perec, Wou le souvenir d'enfance, Paris, Denot!l, 1975. Les références à cet ouvrage seront
placées entre parenthèses dans le texte.
2
Sarah Kofman, Rue Ordener rue Labat, Paris, Galilée, 1994. Les références à cet ouvrage seront
placées entre parenthèses dans le texte.
3
Il est à noter que Perec et Kofman ont déjà été mentionnés comme des sujets résilients par des
scientifiques, dont Boris Cyrulnik et Nathalie Zajde, mais leurs ouvrages n'ont pas fait l'objet
d'études littéraires en lien avec la résilience.
2

La brève autobiographie de Sarah Kofman relate quant à elle l'écartèlement


psychique et géographique qui a fracturé son existence. Elle y raconte son enfance au
sein d'une famille juive très pieuse dont le socle était le père, «rabbin d'une petite
synagogue (Rue, p. 11) », et dont les préceptes stricts 1)1hmaient le quotidien. Le père
est raflé au début de la Guerre et la narratrice se réfugie, avec sa mère, chez une
ancienne voisine, affectueusement surnommée la dame ou « mémé ». Cette dernière
entreprend d'assimiler la fillette à la culture française. Partagée entre deux mères, la
narratrice doit choisir dans quel univers se situer ; elle s'investit dans celui de la dame
et elle renie sa famille.

Wou le souvenir d'enfance déploie deux histoires qui, au final, ne sont qu'une, celle
d'un orphelin en quête de son enfance ; Rue Ordener rue Labat indique deux visions
du monde qui illustrent le tiraillement intérieur de Kofman. Dans les deux ouvrages,
cette polarité maintient depuis longtemps les deux auteurs éloignés de leurs origines.
Mais elle constitue le catalyseur qui alimentera leur résilience, par le biais de la
création.

Nous précisons d'entrée de jeu que dans notre analyse des deux ouvrages, où le
narrateur est présenté comme strictement autobiographique, toute référence à
l'existence des auteurs se fera en fonction de ce qu'en dit leur narrateur.

Le choix du corpus s'est fait en fonction des similarités entre les parcours des auteurs
et des dissemblances dans leur manière de se raconter ; W accorde une place
prépondérante à la fiction, alors que Rue respecte 1' exigence de vérité et
d'authenticité de l'auteure. Ces deux autobiographies se rejoignent pourtant dans leur
usage de la résilience.

Les techniques d'écriture utilisées pour rendre compte d'un vécu problématique, mais
qui peut devenir source de créativité et d'inspiration, seront identifiées et analysées.
Cela permettra de mieux cerner le rôle réparateur et salvateur que pourrait représenter
3

l'écriture de soi. Nous nous interrogerons également sur l'enjeu d'une autobiographie
rédigée dans un tel contexte ; l'écriture constitue-t-elle la preuve d'une résilience
réussie? Nous nous demanderons ainsi si l'issue en est forcément positive. Dévoiler
un passé maintenu à distance pendant longtemps peut être libérateur, mais peut tout
aussi bien causer de nouveaux traumatismes.

Selon Boris Cyrulnik, psychiatre français qui a popularisé le concept de résilience en


France, l'investissement intellectuel et artistique représenterait un des moyens de
transfigurer le traumatisme en en faisant une source d'inspiration4 • Le psychanalyste
Jean-François Chiantaretto a également étudié le rôle salvateur de l'écriture de soi
dans la reconstruction d'un individu traumatisë. Les travaux de ces spécialistes
mettent en relief l'effort qui est réclamé pour y parvenir ; une des clés de la résilience
serait de pouvoir vivre avec la douleur et réussir à la convertir en énergie
constructive. L'individu qui cherche à surmonter son traumatisme ne peut en effet
jamais s'assurer de l'innocuité du trauma; celui-ci peut produire des effets nocifs des
décennies plus tard en devenant un traumatisme qui peut se répéter indéfiniment dans
l'esprit du sujet. Il faut du temps pour s'envisager résilient avec un trauma ; l'enfant
traumatisé est souvent contraint de se cliver pour survivre à l'agonie psychique. Il
dissimule son identité afin d'échapper à ses bourreaux, adoptant celle convenant à son
nouvel environnement. Le clivage peut persister et compromettre la résilience
puisque le développement du sujet se poursuivra dans l'ambivalence. Il adoptera
notamment des mécanismes de défense, tels le déni, l'isolation, la fuite en avant,
l'intellectualisation et la créativité, qui l'aideront à survivre en refoulant son identité
d'origine et son passé. Ces mécanismes permettent de se prémunir de l'influence du
traumatisme en s'en éloignant, mais la persistance de leurs effets peut compromettre
la résilience. Selon Boris Cyrulnik, la raison en est structurelle : « on ne peut passer

4
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, p.l77.
5
Jean-François Chiantaretto, Le témoin interne. Trouver en soi la force de résister, Mayenne, Aubier,
2005, p.72.
4

sa vie avec une seule moitié de sa personnalité6 ». Tenter de reconstituer une enfance
refoulée représente une épreuve que nombre d'enfants cachés ne peuvent affronter
que des décennies après les faits puisqu'il faut, selon Cyrulnik, «trente à cinquante
ans de musculation du moi pour se rendre capable de le dire 7 ». Pour mettre fin au
clivage qui a structuré sa vie, il doit se défaire de ses mécanismes de défense. Cela
peut le fragiliser : c'est ce que Cyrulnik qualifie de « mise en risque que de parler de
soi, de se révéler en public et d'utiliser son propre cas pour alimenter une réflexion
théorique 8 ». Se confronter au passé s'est révélé nécessaire à Perec et à Kofman, qui
ont publié leur autobiographie respectivement trente-cinq et quarante-neuf ans après
la fin de la Guerre. Dans leurs œuvres, la binarité formelle et identitaire reproduit
l'écartèlement constant qu'occasionne le clivage. Dans W, les deux récits alternent et
progressent en parallèle. Dans Rue, le récit se construit autour des différences entre le
lieu des origines et celui de l'assimilation. Ces choix narratifs révèlent la complexité
du processus de résilience des auteurs, qui ne s'amorce pleinement qu'une fois le
clivage et les mécanismes de défense admis.

Notre travail sera divisé en deux chapitres : le premier analysera Rue Ordener rue
Labat, le second, W ou le souvenir d'enfance. Dans chaque chapitre, nous
démontrerons comment chacun des textes rend compte de la résilience de l'auteur.

D'abord, nous étudierons comment les deux œuvres agissent comme moyen de
surmonter les mécanismes de défense. Selon la psychanalyste Nathalie Zajde, la
possibilité même de se défaire de ces mécanismes amorce la résilience puisque le
sujet envisage de se confronter à son histoire9 • Dans Rue, le déni de l'héritage juif de
Kofman constitue le principal mécanisme de défense et il lui faut dévoiler ses

6 Boris Cyrulnik, Mourir de dire la honte, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 99.
- - - - - - ' ' Un merveilleux malheur, op. cit., p. 181.
8 Boris Cyrulnik, «Une crypte dans l'âme», dans Nathalie Zajde (dir.), Qui sont les enfants cachés?,
Paris, Odile Jacob, 2014, p.57-8.
9 Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 12.
5

souvenirs d'enfance pour avoir de nouveau accès à 1'histoire des siens. En ce qui a
trait à W, nous nous concentrerons sur le rôle de l'imaginaire dans l'évolution
artistique du narrateur, notamment sur l'émergence de l'île, dont l'importance sera
capitale quand viendra le temps de confronter ses souvenirs. Avant cette étape, Perec
relate les blocages ressentis face à un passé insaisissable et quasi vide d'évocations;
cette résistance dévoile la douleur que cause la remémoration et 1' effort que le
narrateur doit fournir pour produire une œuvre relative à un passé disparu. L'écriture
qui parvient malgré tout à se faire retranscrit sa volonté de pouvoir vivre sans un
socle familial et de raconter une enfance perdue, ce qui témoigne du dynamisme
qu'induit la résilience.

Nous étudierons ensuite comment l'élaboration même des œuvres permet à des
stratégies de réparation de se concrétiser. Selon Cyrulnik, 1' art constitue un palliatif
qui permettrait de consolider le processus de résilience grâce à l'investissement que
cela représente 10 . Chez Kofman, c'est par le biais de deux œuvres d'art, un tableau de
Leonardo da Vinci et un film d'Alfred Hitchcock, que la narratrice parvient en partie à
transmettre ce que lui inspire son enfance. Elle utilise ce détour afin d'exprimer ce
que sa conception de l'écriture autobiographique ne lui permet pas de faire. Chez
Perec, une place prépondérante est accordée à la fiction, comme pour pallier la
pauvreté des souvenirs. Pour le narrateur, l'imaginaire représente un moyen de se
dire, après avoir sauvé l'orphelin qu'il a été en lui procurant un refuge. C'est en se
créant un univers de fiction que l'enfant a pu grandir ; c'est en recréant cet univers
que l'écrivain peut donner forme à un projet autobiographique maintes fois rectifié.

Finalement, nous décrirons les tentatives de restitution qui s'opèrent au sein de


chacune des œuvres afin de concrétiser la volonté de résilience. Selon l'essayiste
Janine Altounian, ceux qui sont morts injustement trouveraient dans l'espace du texte

10
Boris Cyrulnik, Autobiographie d'un épouvantail, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 195.
6

un espace commémoratif qui pourrait réparer en partie 1' offense qui leur a été faite 11 •
Il s'agirait ici du point d'expression le plus abouti pour la résilience puisqu'accepter
la disparition des proches et leur assigner un lieu de repos, même symbolique, fournit
la possibilité de mettre un terme à un deuil impossible. La résilience du sujet-Kofman
passe forcément par une évocation du temps où la seule loi qui gouvernait son
existence était celle du père. Faire le deuil de ce père irremplaçable en le décrivant
dans son autobiographie équivaut, pour la narratrice, à admettre à quel point
l'influence paternelle agit toujours sur elle. La symbolique des objets lui offre le
moyen de se représenter la disparition de son père. Selon Pierre Rannou, l'incipit du
texte résume l'entreprise de l'auteure ; elle écrit sous le contrôle du père, dont
l'autorité est symbolisée par le stylo qui lui a appartenu, posé sur sa table de travail 12•
Cette œuvre douloureuse à écrire serait donc une offrande au disparu, un moyen de
lui restituer l'influence qui a été la sienne. Chez Perec, la composition scripturale
permet de procéder à un tricotage minutieux ainsi qu'à une édification de son enfance.
Celle-ci compenserait l'enfance qu'il n'a pas eue et, de plus, constituerait un linceul
pour la mère qui n'a pas de tombe.

11
Janine Altounian, De la cure à l'écriture, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 39.
12
Pierre Rannou, Incipit : stratégies autobiographiques dans Rue Ordener rue Labat de Sarah
Kofman, Montréal, Le Temps volé, coll. « De l'essart », 2005, p. 26.
CHAPITREI

SE RACONTER MALGRÉ TOUT

Nous avons établi trois étapes qui illustrent la progression de la résilience dans Rue
Ordener rue Labat de Sarah Kofman. En premier lieu, nous verrons comment la
narratrice parvient à se raconter ; il lui faut pour cela admettre le déni qui la
maintenait éloignée des siens pour remonter aux sources de son histoire. Dans la
deuxième étape, nous analyserons les stratégies de réparation envisagées afm de
restaurer la mémoire des proches. Seront étudiées en dernier lieu les tentatives de
restitution entreprises pour rendre aux disparus la place qui aurait dû être la leur. Ceci
nous permettra de mettre à jour tout le processus de résilience dans l'œuvre de
Kofman.

1.1 Abandonner les mécanismes de défense

Devenir une autre

Dans Rue, Sarah Kofman décrit comment elle réussit, enfant, à survivre durant la
Guerre en se transformant en une tout autre personne. L'autobiographie retrace la
rupture profonde d'avec son milieu ; cette dernière n'est pas seulement géographique,
elle occasionne également une profonde métamorphose chez la narratrice. Revenir,
presque cinquante ans après les faits, sur les circonstances de cette mue n'est guère
aisé pour le sujet-Kofman, écartelé entre le besoin de retrouver ses racines et la
nécessité de se protéger de souvenirs douloureux. Ainsi, la narratrice admet que ses
8

«nombreux livres ont peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenir à
raconter "ça" (Rue, p. 9) », tant il lui est pénible de remonter le cours du temps. Le
« ça » fait référence à son existence passée qu'elle répugne à dévoiler. Le choix du
terme évoque « quelque chose d'innommable, relevant du monde grouillant des
pulsions [et donne une] impression de rejet de ce qui est sorti d'elle 13 », selon Pierre
Rannou. La narratrice expose ce qui advient quand l'on change diamétralement de
personnalité et de manière de penser, montrant que les bénéfices que l'on en tire ne
sont pas forcément proportionnels à la perte qui en résulte. Nous nous emploierons à
démontrer comment la narratrice se défait du déni, le mécanisme de défense qui lui a
permis de devenir quelqu'un d'autre afm de pouvoir se défaire de l'influence familiale.
Pour ce faire, nous examinerons ce que la narratrice révèle de son identité première,
la façon dont elle décrit son enfance dans une famille vénérée, ainsi que son
adaptation aux habitudes culinaires de la dame, qui annonce des changements
identitaires profonds. Nous verrons finalement que l'assimilation de la narratrice au
milieu de la dame signifie l'abandon du sien.

1.1.1 Révéler l'identité et le passé

Après la Guerre, pour de nombreux survivants de la Shoah, il est inconcevable de


dévoiler la réalité de ces années sombres. Nier son identité et son passé devient une
stratégie de défense, symptomatique d'un refus d'assumer une histoire familiale liée
de manière irrémédiable à un traumatisme. Pour Sarah Kofman, qui se bâtit une
solide carrière universitaire, cette stratégie prolonge le mécanisme de défense en
approfondissant le déni au sujet de son identité d'origine, qui demeure niée malgré la
fin de la Guerre. Retrouver les traces de son enfance s'annonce une épreuve majeure

13
Ibid, p. 18.
9

comme elle le relate dans l'essai Paroles suffoquées 14, prélude qui éclaire
l'autobiographie. Il lui fallut des années pour se présenter dans cet essai comme une
«intellectuelle juive qui a survécu à l'holocauste 15 »et qui parvient à grand peine à
exprimer une « suffocation, une parole nouée, exigée et interdite, parce que trop
longtemps rentrée, arrêtée, restée dans la gorge 16 ». Selon la psychanalyste Corinne
Daubigny, l'impulsion qui permet à un individu longtemps coupé de son milieu de se
dévoiler réside dans la mesure qu'il prend, à un certain moment,« d'une béance, d'un
écart entre les origines et son existence symbolique 17 ».À l'instar de Georges Perec, il
est difficile pour Kofman de « gérer son héritage biologique, familial, social et
culturel 18 » ; pour tous deux, l'écriture offre un espace pour inscrire la redécouverte
d'un milieu longtemps occulté.

1.1.2 Une famille vénérée

Dans Rue, le sujet-Kofman entreprend de décrire les événements qui l'ont contrainte à
se détacher du berceau familial profondément vénéré. Nous nous emploierons à
définir comment l'auteure rend explicite un environnement qui, même strict, était
attachant. Pour parvenir à restituer ce monde disparu, Kofman décrit un univers
familial particulier, dans lequel l'attachement aux siens, surtout à la mère, est capital.
La piété de cette dernière assure celle des enfants. La mère est méticuleuse et
profondément croyante, attachant une grande importance aux rites et aux interdits,
tels ceux liés à la fête de Pâques : «ma mère purifiait toute la vaisselle et je la revois
regarder sous le lit avec une lampe électrique pour s'assurer que la moindre miette de

14
Sarah Kofinan, Paroles suffoquées, Paris, Galilée,« Débats», 1987,94 pages.
15
Ibid, p. 13.
16
Ibid., p. 46.
17
Corinne Daubigny, Les origines en héritage, Paris, Syros,« Question d'enfance», 1994, p. 19.
18
Ibid, p. 20.
10

pain n'avait pas échappé à sa vigilance (Rue, p. 21) ». Dans le judaïsme, la mère
permet d'assurer la transmission, pilier même de la religion, puisque ses enfants sont
juifs ; l'identité religieuse est dès lors indissociable de l'amour porté à la mère, comme
le souligne l'écrivaine Clara Lévy : « c'est par l'ascendance maternelle que se
transmet l'appartenance au judaïsme 19 ». Le père de la narratrice n'est pas en reste
dans son foyer puisqu'il est rabbin; l'imprégnation religieuse y est d'autant plus forte
que Kofman grandit au sein d'une famille hassidique, courant particulièrement pieux
et rigoriste du judaïsme. La mère entretient la vénération que suscite le père auprès
des siens : « ma mère était très fière de lui et elle nous disait qu'il réussissait sa
performance [au shoffar] bien mieux que tous les autres [rabbins] (Rue, p. 20) ».
Kofman restitue un univers aimant, mais intimidant, vu la fascination que suscitent
les moindres faits et gestes du père quand elle l'observe attentivement lors de
l'accomplissement des rites : « tout cela était plein de mystère et m'emplissait de
frayeur (Rue, p. 20) ». Nous voyons que la narratrice-enfant est imprégnée d'effroi en
assistant à des rites dont elle ne comprend pas la signification, mais elle est également
saisie de respect en devinant leur importance et en appréciant le rôle que son père
joue dans leur réalisation.

Cet environnement familial très codifié conditionne la narratrice-enfant à appliquer


spontanément les codes de son milieu. Depuis son jeune âge, son identité est en effet
façonnée par les préceptes et les interdits édictés au sein de son milieu familial :
« nous vivions dans la terreur de nous tromper d'assiette, de couvert, ou d'ouvrir par
mégarde l'interrupteur électrique le jour du Shabbat (Rue, p. 19) ». Selon Daubigny,
les« traces de nos premières impressions ont une force d'une singularité inouïe 20 »et
celles de la narratrice ne dérogent pas à la règle. La justesse de ses descriptions
confère à ses réminiscences une aura que la nostalgie achève de sacraliser, comme en

19 Clara Lévy, Écritures de l'identité, les écrivains juifs après la Shoah, Paris, Presses universitaires de
Fr.ance, 1998,p.36.
° Corinne Daubigny, op.cit., 1994, p.l7.
2
11

témoigne le souvenir qui lui reste de la chambre de son père ; « la plus grande et la
plus belle de l'appartement, lambrissée et tapissée, la mieux meublée, mystérieuse et
revêtue d'un caractère sacré (Rue, p. 12) ». Les personnes et les lieux qui ont marqué
ces années précieuses sont ainsi décrits avec révérence : « à la maison régnait
l'atmosphère religieuse et sacrée (Rue, p. 19) » dans laquelle baignaient tous les
membres de la famille. Nicole Fermon qualifie ces souvenirs d'idylliques, notant que
le vocabulaire simple, presque enfantin que Kofman utilise permet de restituer à la
fois l'émerveillement candide et l'effroi de l'enfant devant tant de faits fascinants. Le
but de cette idéalisation serait, selon celle-ci, de trancher avec la violence du monde
dans lequel la famille sera projetée par la suite, d'où toute notion de sacré est
absente21 • L'arrestation du père signifie la disparition brutale de ce mode de vie et la
narratrice en demeure profondément affectée : « je ne puis m'empêcher de penser à
cette scène de mon enfance où six enfants, abandonnés de leur père, purent seulement
crier en suffoquant, et avec la certitude qu'ils ne le reverraient jamais plus : "ô papa,
papa, papa" (Rue, p. 14) ».

1.1.3 Adaptation aux habitudes culinaires de la dame

La coupure entre Kofman et son milieu se fait graduellement et la nourriture y est


pour beaucoup dans cette désaffection, illustrant le fossé profond entre la culture
juive et française. Malgré son attachement à son milieu, l'enfant que fut la narratrice
en vient à nier la permanence de son identité juive et à s'imprégner de la culture
française en se construisant une identité conforme au monde auquel elle veut
s'agréger. La dame joue un rôle central dans l'aliénation identitaire de sa protégée,

21
Nicole Fennon, « Conversion and Oral Assimilation in Sarah Kofman », Co/lege Literature, Vol.
28, No. 1, Oral Fixations: Cannibalizing Theories, Consuming Cultures (Winter, 2001), pp. 155-
169, [En ligne] http://www.jstor.org/stable/25112566.
12

affrontant férocement la mère de cette dernière pour que la petite s'adapte à sa


cuisine.

Réfugiées chez la dame durant l'Occupation, la narratrice-enfant et sa mère tentent


d'abord de continuer à vivre selon les préceptes de leur milieu : «je mangeais la
nourriture kasher préparée par ma mère qui, de temps à autre, sortait à ses risques et
périls, pour tenter encore de m'en trouver (Rue, p. 48) ».Cette obstination s'explique
par la nécessité d'observer les règles très codifiées d'une alimentation kasher. La
mère, en voulant garder effectives ces règles intangibles, essaie de préserver chez la
dame un vestige de sa vie familiale et de protéger sa fille de l'imprégnation à une
culture étrangère. La dame s'emploie pourtant à modifier le régime alimentaire de la
petite, en commençant par déclarer que la « nourriture de [son] enfance était
pernicieuse pour la santé (Rue, p. 48) ». Pour l'enfant, son assimilation à l'univers de
la dame se fait dans la douleur : « mon corps, à sa manière, refusait cette diététique
qui m'était si étrangère et ne pouvait que m'inquiéter (Rue, p. 51) ». Les troubles
digestifs du sujet-Kofman expriment sa résistance première à l'assimilation, liée à la
volonté de demeurer fidèle à sa famille malgré les vicissitudes de la Guerre et les
tentations de la dame. En effet, accepter de manger les plats de la dame reviendrait à
trahir les siens. La narratrice-enfant adopte d'ailleurs le même comportement avant sa
rencontre avec la dame. Cachée à la campagne au début de la Guerre, elle refuse
obstinément de manger du porc: «ce refus qui prenait le prétexte de l'obéissance à la
loi paternelle devait aussi, sans que cela soit tout à fait conscient, me servir de moyen
pour retourner à la maison (Rue, p. 30) ». Succomber aux délices concoctés par la
dame implique donc de renoncer au retour au foyer. En effet, plus la dame s'occupe
d'elle, plus sa protégée se détache de ses origines. Cette distance est apparente dans la
comparaison que Kofman établit entre les moyens d'apprêter la viande dans les deux
foyers:
13

Je dus m'accoutumer à un nouveau régime alimentaire. La viande saignante


m'avait toujours été interdite. Rue Ordener, dans la cuisine, ma mère laissait
dégouliner des heures entières des morceaux de bœuf salé qu'elle faisait ensuite
bouillir. Rue Labat, je dus me « refaire la santé » en mangeant de la viande de
cheval crue, dans du bouillon. (Rue, p. 50-51)

Malgré ses premières réticences, l'enfant s'accoutume peu à peu à cette cuisine. La
dame parvient en effet à vaincre les défenses de la petite, puisqu'elle lui affirme que
« la nourriture juive est nocive (Rue, p. 51) ». La mère, dépossédée de toute autorité
dans cet espace, n'a« aucun pouvoir d'empêcher mémé de [la] transformer, de [la]
détacher d'elle et du judaïsme (Rue, p. 67) », ce qui s'apparente, pour toute mère
hassidique, à une catastrophe majeure. Selon l'essayiste Kathryn Robson, le fait que
le sujet-Kofman s'épanche autant sur l'enjeu de la nourriture serait très significatif.
Rejeter la cuisine de son milieu annonce le détachement total qui s'ensuit22 • En effet,
le sujet-Kofman intègre l'idée que la cuisine de sa mère ne peut plus la sustenter
comme autrefois, ce qui mène du même coup au rejet de cette dernière comme figure
maternelle. La mère, malgré sa piété, ne peut plus nourrir sa fille selon ses préceptes :
« ma mère ne pouvait guère sortir (Rue, p. 48) » en raison du danger, ce qui réduit
considérablement son influence sur sa fille. Par contre, la dame est ingénieuse et
pleine de ressources : . « elle me faisait tamiser
.
dans un vieux bas de soie la farine au
son "indigeste et donnant la gale" et nous pûmes ainsi, sous l'occupation, manger
notre pain blanc brioché tous les matins (Rue, p. 51) ». La dame, en faisant preuve
d'adresse aux fourneaux, fait de son foyer un havre et cela lui permet d'exercer un
ascendant puissant sur la petite en lui procurant protection et subsistance. L'enfant se
laisse subjuguer par ses talents : « elle parvenait à cuisiner des petits plats raffinés, et
je n'avais jamais si "bien mangé" (Rue, p. 51) ».

22
Kathryn Robson, « Bodily Detours: Sarah Kofinan's Narratives of Childhood Trauma », The
Modern Language Review, Vol. 99, No. 3 (Jul. 2004), pp. 608-609+620+611-621 [En ligne]
http://www.jstor.org/stable/3738990
14

C'est principalement à travers le récit du changement des goûts alimentaires qu'elle


connut enfant que la narratrice articule la rivalité entre la dame et sa mère ; la dame
s'arroge le droit de s'accaparer la petite afm de décider de son alimentation : « c'est
elle qui désormais allait s'occuper de moi (Rue, p. 48) ». Dans l'autobiographie, la
nourriture est un enjeu de taille, représentant l'impossibilité pour le sujet-Kofman de
revenir vers son milieu une fois la nourriture de la dame ingérée, digérée et, surtout,
appréciée. Ainsi, le corps et la manière de penser de l'enfant se transforment au gré de
ce qu'elle découvre et de ce qu'elle mange, achevant de l'assimiler à la culture
culinaire de la dame : «je me mis à adorer les beefsteaks saignants au beurre et au
persil (Rue, p. 67) ». La première conséquence directe de cette assimilation est que la
dame s'attire l'affection de la petite. En effet, l'enfant surnomme la dame mémé, ce
qui fait référence aux bons petits plats traditionnellement concoctés par une grand-
mère à l'intention des enfants de sa famille. Néanmoins, une grand-mère ne devrait
pas remplacer la mère ; c'est pourtant ce à quoi aspire la dame, persuadée d'être la
personne toute désignée pour s'occuper de l'enfant puisqu'elle parvient à la nourrir
comme il faut. Comme l'exprime le sujet-Kofman à propos de la dame, sa mère ne
serait pas en mesure d'élever sa progéniture : « elle avait bien assez de ces cinq autres
enfants et [... ] elle ne regardait pas mon intérêt qui eût été de me laisser "élever" par
[mémé] (Rue, p. 68) ».

La nourriture joue donc un rôle capital dans la constitution d'une nouvelle identité
pour l'enfant que fut la narratrice ; la modification de ses appétences entraîne un
changement de mode de vie qui se répercute sur sa personnalité.
15

1.1.4 Assimilation

L'assimilation de la narratrice-enfant à l'univers de la dame semble d'abord être


motivée par une question de survie, avant d'exprimer un désir de changement par
rapport à sa propre famille. Avant de gagner tous les aspects de sa vie, l'assimilation
de l'enfant s'opère au niveau du surnom que sa bienfaitrice lui destine et aussi par
celui qu'elle utilise pour désigner la dame. Ces surnoms témoignent du degré
d'affection qui les unit et du changement identitaire conséquent que cela augure :
« cette femme qui se fit désormais appelée par moi "mémé", tandis qu'elle me
baptisait "Suzanne" parce que c'était le prénom le plus voisin du sien (Claire) sur le
calendrier (Rue, p. 47) ». La proximité qu'entraîne ce changement annonce les
mutations qui suivront. Au fil de leur cohabitation, il devient évident que
l'attachement de la petite à la dame représente une raison supplémentaire pour la
narratrice de s'immerger dans la culture de cette dernière. En prenant sous son aile la
narratrice-enfant, la dame l'induit à un changement de mentalité ; elle initie la petite à
la différence et à la nouveauté que représente sa culture : « les mots croisés étaient
une de ses occupations favorites. Larousse en main, je devins vite très forte à mon
tour. Nous écoutions aussi en permanence de la "grande musique", et elle m'initia à
Beethoven qui était sa passion (Rue, p. 59) ». Emballée par l'acquisition de ses
nouvelles connaissances, l'enfant n'aspire plus qu'à calquer son existence sur celle de
la dame, reléguant dans l'oubli les habitudes qui lui viennent de sa famille. La
narratrice-enfant se retrouve assimilée à la culture française, alors que sa mère y
résiste : « à son insu ou non, mémé avait réussi ce tour de force : en présence de ma
mère, me détacher d'elle (Rue, p. 57)». La mère est dépeinte comme une marâtre qui
veut compromettre la relation fusionnelle entre la dame et sa fille : « elle tolérait
surtout très mal la tendresse que me manifestait mémé, qu'elle estimait excessive
(Rue, p. 49) ». La dame veut transformer la fillette à sa guise, notamment en ce qu'il
s'agit de son apparence : « mémé opéra en moi une véritable transformation. Elle me
16

changea de coiffure [... ] elle m'habilla aussi tout autrement [... ] elle entreprit de me
rééduquer de pied en cap (Rue, p. 49-50, p. 58)». Ces changements physiques
instigués par la dame entraînent des transformations profondes dans la mentalité
même de sa protégée, qui change en conséquence. Ainsi, l'enfant se retrouve
rapidement écartelée entre les deux lieux emblématiques de son enfance, celui des
origines juives, représentées par la rue Ordener, et celui de 1'assimilation à la culture
française, symbolisée par la rue Labat. Dès le départ, il est clair que ces deux mondes
ne peuvent fusionner vu leur incompatibilité profonde. L'enfant se doit de faire une
croix sur son passé, comme elle a dû le faire pour leur appartement de la rue
Ordener: «plus jamais, sauf en rêve, je n'y suis retournée (Rue, p. 41) ». Nous
pouvons constater que ce renoncement s'accompagne d'une désaffection pour la mère,
représentative de l'enfance perdue, ce qui donne mauvaise conscience à la narratrice-
enfant : pour la tète des Mères, elle destine la plus belle des deux cartes postales
qu'elle achète à mémé et l'autre à sa mère : «j'ai honte et je me sens rougir [... ] mon
choix vient bel et bien d'être fait (Rue, p. 55) ». Une fois cette préférence exprimée,
l'enfant recherche constamment la compagnie de mémé et souhaite même être
considérée comme sa fille : «mon plaisir le plus grand était d'aller faire les courses
avec elle, de l'entendre me faire passer pour sa fille auprès des commerçants (Rue,
p. 58) ». Et puisque l'identité juive de Kofinan ne peut qu'être occultée pour assurer sa
survie, celle-ci perd tout attrait à ses yeux. Nous constatons cela quand la dame sort
sans la petite pour la punir ; la narratrice-enfant souffre démesurément de cette
situation et elle n'agit pas comme elle le fait habituellement : «je boudais dans mon
coin et me remettais à sucer le pouce. Je pouvais rester ainsi très longtemps, prostrée,
refusant de parler (Rue, p. 58) ».En l'absence de la dame, la narratrice-enfant régresse
dans la prime enfance, suçant son pouce et demeurant mutique ; elle ne peut arborer
d'autre identité que celle façonnée par la dame, mais cette nouvelle identité est
surtout signifiante en présence de celle-ci. Dès lors, il n'est pas possible à l'enfant de
s'épanouir loin de la dame ; elle demeure dépendante de son affection et de son
attention. Par le biais de la dame, la narratrice-enfant découvre un monde
17

insoupçonné, à la fois source d'exaltation et générateur de préjugés et de rejet de soi.


Ainsi, la dame veut que sa protégée fasse table rase du passé ; elle discrédite les
origines de la petite par le biais de critiques : « elle ne cessait de répéter que j'avais
été mal élevée : j'obéissais à des interdits religieux ridicules mais n'avais aucun
principe moral (Rue, p. 58) ». Elle éveille également l'intérêt de l'enfant pour la
philosophie, mais par le biais de commentaires douteux ; elle affirme que « les Juifs
ont crucifié Notre Seigneur Jésus-Christ; ils sont tous avares et n'aiment que le
pognon ; ils sont très intelligents, aucun autre peuple ne possède autant de génies en
musique et en philosophie. Et elle me citait Spinoza, Bergson, Einstein, Marx (Rue,
p. 57) ». Le jugement de la dame, empreint d'envie et d'intolérance, marque
durablement le sujet-Kofman en lui permettant de s'ouvrir aux richesses de la culture,
mais au prix d'un éloignement: celui du milieu religieux qui a été le sien et qui ne
valorise pas la production intellectuelle des penseurs juifs. Étant donné qu'elle n'a pas
été exposée à ces travaux, la narratrice-enfant fait part de sa curiosité à ce sujet :
«c'est dans sa bouche et dans ce contexte que j'entends pour la première fois ces
noms (Rue, p. 57) ». Cette découverte décidera de l'orientation de ses études et de la
carrière de l'auteure.

Ce que la dame transmet à la narratrice est à la fois empreint de bienveillance et de


calcul; cela a permis au sujet-Kofman d'aspirer à l'indépendance, mais en niant tout
ce qui constituait sa personnalité jusque-là. L'assimilation s'apparente donc à une
forme de dépossession, et même à un «rapt d'âme réussi 23 »selon Zajde puisqu'au
terme de la guerre, la narratrice-enfant semble effectivement avoir « enterré tout le
passé (Rue, p. 67) » en devenant une autre personne : «je ne pouvais plus prononcer
un seul mot en yiddish (Rue, p. 67) ».

23
Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p. 113.
18

1.2 Stratégies de réparation

Pour Kofman, l'écriture de son autobiographie est motivée par le besoin de se


décharger d'une partie de la culpabilité liée aux rapports conflictuels avec les siens,
même si elle se montre très réservée sur le sujet. La narratrice parvient néanmoins à
formuler ce que sa relation complexe avec sa mère et la dame lui évoque par le biais
de deux œuvres d'art dont le thème central est la figure maternelle. Celle-ci présente
dans un bref chapitre un tableau de da Vinci à travers l'analyse qu'en a faite Freud.
Dans le chapitre suivant, elle commente un film de Hitchcock, The Lady vanishes.
Les implications et le contenu de ces deux œuvres permettent au sujet-Kofman de
développer des stratégies de réparation. Nous analyserons chacune des œuvres, telles
que présentées par la narratrice, afm de constater comment celles-ci établissent un
parallèle entre leur signification et sa propre existence. Nous nous emploierons enfin
à démontrer que la narratrice utilise ces œuvres afin de communiquer ce que lui
inspire son propre vécu.

1.2.1 La vierge à l'Enfant avec sainte Anne

L'œuvre La vierge à l'Enfant avec sainte Anne24 figure deux femmes, la vierge et sa
mère Anne, penchées sur Jésus. Ce tableau joue un rôle de premier plan dans la
carrière de l'auteure : « sur la couverture de mon premier livre L'enfance de 1'art, j'ai
choisi de mettre un Léonard de Vinci, le fameux "carton de Londres". Deux femmes,
la vierge et sainte Anne, étroitement accolées, se penchent avec un "bienheureux
sourire" sur l'Enfant Jésus (Rue, p. 73) ». Le sujet-Kofman s'identifie à ce tableau,

24
Léonard da Vinci, {1452-1519), La vierge à l'Enfant avec sainte Anne, 1501, huile sur bois,
168xl30 cm, Paris, Musée du Louvre.
,-----------------------------------

19

que Freud a analysé dans Un souvenir d'enfance de Léonard da Vinci 25 • Le tableau


magnifie l'amour maternel, symbolisé par la vierge et Anne ; les deux femmes
couvent l'Enfant Jésus du regard. La narratrice dit peu de choses du tableau ; elle
laisse ce soin à Freud en reproduisant en italique un extrait de son ouvrage, débutant
ainsi : « ce tableau synthétise l'histoire de son enfance ; les détails de l'œuvre
s'expliquent par les plus personnelles impressions de la vie de Léonard (Rue, p. 73) ».
Il en est de même pour le passé de la narratrice, qui se retrouve assimilé à celui de da
Vmci à travers les points communs qui jalonnent leur parcours respectif.

Le fait d'avoir eu deux mères rapproche immanquablement da Vinci et la narratrice ;


tous deux ont délaissé leur mère biologique pour se rapprocher d'une mère de
substitution. Cité par Kofinan, Freud résume ainsi la situation familiale de da Vinci :
« l'enfance de Léonard fut aussi singulière que ce tableau. Il avait eu deux mères,
d'abord sa vraie mère, Caterina, à qui on l'arracha entre trois et cinq ans, et ensuite
une jeune et tendre belle-mère (Rue, p. 74) ». La narratrice et da Vinci en viennent à
évacuer leur mère biologique de leur vie, car la mère de substitution exerce une
fascination que la vraie mère ne suscite plus. Toujours cité par Kofinan, Freud décrit
en ces termes l'attachement de da Vmci pour sa belle-mère : « quand Léonard, avant
sa cinquième année, fut recueilli dans la maison grand-paternelle, sa jeune belle-
mère Albicia supplanta sans aucun doute sa mère dans son cœur (Rue, p. 74) ». Nous
avons vu plus tôt que la narratrice, dans Rue, a vécu une situation similaire ; elle ne se
préoccupe plus de sa mère à partir du moment où elle est parfaitement intégrée chez
la dame : «je l'avais complètement oubliée. J'étais tout simplement heureuse [avec
mémé] (Rue, p. 66) ». Comme da Vinci qui oublie sa mère au contact d'une autre
femme, la narratrice-enfant choisit de privilégier la qualité de sa relation avec la
dame, alors que ses rapports avec sa mère se détériorent dramatiquement. D'ailleurs,
nous avons constaté que la narratrice se montre peu empathique quand elle parle de sa

25
Sigmund Freud, « Un souvenir d'enfance de Léonard da Vinci », dans Écrits de psychologie
appliquée, Vienne, Deuticke Verlag, no 7, 1910.
20

mère dans son récit ; elle fait état de leur mésentente sans exprimer de regrets à ce
sujet. Par contre, en la représentant sous les traits d'une mère délaissée à travers le
tableau de da Vinci, la narratrice reconnaît quel fut son calvaire. Le sujet-Kofman
aspirerait ainsi à une réparation symbolique avec sa mère puisque, dans la réalité, rien
n'est parvenu à la rapprocher de cette dernière après la Guerre. La peine de la mère de
Leonard da Vinci, formulée par Freud et citée par Kofman, est à mettre en parallèle
avec les épreuves vécues par la mère de la narratrice, qui se retrouve rejetée par sa
fille : « la douleur et l'envie que ressentit la malheureuse, quand elle dut céder à sa
noble rivale, après le père, l'enfant (Rue, p. 74) ».

Il est clair qu'en incluant l'étude de cette œuvre dans son récit, la narratrice cherche à
s'amender ; la peine de la mère délaissée est exaltée dans le tableau. Cette
reconnaissance de la souffrance maternelle constitue, pour le sujet-Kofman, un des ·
moyens de réparer ses torts, c'est-à-dire d'admettre la situation et de tenter d'y
remédier grâce à la symbolisation que procure l'art. Exposer les rapports compliqués
qui l'opposent à sa mère et à sa mère de substitution est également un moyen pour
Kofman de prendre le dessus sur ces deux figures maternelles toutes-puissantes qui
régirent son enfance et une bonne partie de son adolescence.

De plus, l'art fournit à la narratrice la possibilité de réhabiliter symboliquement les


personnes qu'elle a offensées. Pour le sujet-Kofman, comparer les protagonistes de
son histoire à des personnages bibliques, représentés par un maître de la Renaissance
italienne, lui permet de fait de leur conférer un statut d'archétype, faisant de sa mère
l'image de la femme blessée alors que la dame apparaît triomphalement comme la
mère préférée, celle dont l'affection demeure indispensable.
21

1.2.2 The Lady vanishes

Le film The Lady vanishe~ 6 , d'Alfred Hitchcock, raconte l'enlèvement d'une


charmante petite vieille dans un train, remplacée par un sosie inquiétant. Il a une
résonance particulière pour la narratrice puisqu'il est « l'un de [ses] films préférés,
[qu'elle a] vu plusieurs fois (Rue, p. 75) ». Le film met en évidence le réconfort que
procure la douceur d'une figure maternelle chaleureuse, en l'occurrence miss Froy, sur
sa voisine de compartiment, Iris, l'héroïne du film, lors de leur rencontre dans un
train. Kofinan souligne l'impact positif qu'une telle représentation produit sur Iris en
énumérant les qualités de miss Froy :

Tout dans le film suggère qu'elle est l'image d'une bonne mère : elle appelle les
montagnes de la petite station de ski "les bonnets de bébé" ; elle a toujours sur
elle des réserves de nourriture ; [... ] elle invite Iris à partager son thé "spécial"
[... ] ; elle s'occupe d'elle; lui conseille de dormir. (Rue, p. 76)

Ces qualités sont tout aussi importantes pour la narratrice. Au moment de la Guerre,
sa mère se met en quête d'un refuge et les préjugés favorables qui s'attachent à celles
qui semblent incarner les vertus de la bonne mère déterminent son choix. Elle
sollicite l'aide de la dame en se souvenant de la prévenance de celle-ci envers les
enfants:

C'était une ancienne voisine de mes parents[ ... ]. Elle avait remarqué ma mère
dans la rue qui poussait dans un landau de «si beaux petits enfants blonds »et
elle s'informait toujours de notre santé. « Voilà une femme qui aime les
enfants », avait dit ma mère. « Elle ne peut pas nous laisser dehors ! ». (Rue,
p. 39-40)

La fascination que la narratrice-enfant éprouve pour la dame vient donc du fait, entre
autres, que celle-ci symbolise, d'abord pour sa mère mais également pour elle,
l'image même de la mère tendre, aimante et patiente. Quand elle la voit, après avoir

26
The lady vanishes (Une femme disparaît), A. Hitchcock, Royaume-Uni, 1938, 96 min.
22

fui l'appartement familial avec sa mère, le sujet-Kofman est de fait subjugué ; «je la
trouvai très belle, douce et affectueuse (Rue, p. 40) ». Telle 1'héroïne du film de
Hitchcock qui est charmée par une «bonne petite vieille (Rue, p. 75) », incarnation
parfaite «d'une bonne mère (Rue, p. 75) », l'enfant apprécie la protection de cette
figure féminine bienveillante qu'est la dame, après qu'elle eut été incarnée par sa
mère.

En faisant référence à The Lady vanishes de Hitchcock, la narratrice fait comprendre


à quel point sa mère et la dame ont été, chacune à leur tour, des incarnations de la
bonne mère ; chacune s'est révélée indispensable à la narratrice à des moments clés de
son existence et leurs qualités l'ont durablement marquée. La mère, traditionnelle et
rigoureuse, a assuré la stabilité d'un foyer aimant avant de tout faire pour continuer à
prodiguer des gâteries à ses enfants au début de la Guerre ; hospitalisée, la narratrice-
enfant «attend [... ] impatiemment les visites de [sa] mère [lui] apportant du pain
d'épice qu'elle avait fabriqué elle-même avec du sucre de raisin (Rue, p. 38) ».Quant
à la dame, moderne et émancipée, elle est un modèle d'audace et de liberté pour la
narratrice : «je ne savais si je devais admirer sa perspicacité ou son humour, car elle
aimait rire, raconter des histoires drôles et écoutait les "chansonniers" (Rue, p. 59) ».
Comme on l'a vu, la dame a aussi montré la voie de l'émancipation intellectuelle à la
narratrice-enfant. Les versants positifs de sa mère et de la dame déterminent son
appréciation des qualités maternelles d'une femme et il s'agit d'une forme de
réparation, car la narratrice n'a jamais oublié la douceur de sa mère et la bienveillance
de la dame. Nous constatons que miss Froy personnifie, pour la narratrice, les aspects
agréables de sa mère et de la dame. En décrivant l'effet favorable que produit sur elle
le personnage de miss Froy, la narratrice fait comprendre à quel point une bonne mère
procure du réconfort et de la force à l'enfant qu'elle aime. Ainsi, le film montre les
effets du choc que produit l'enlèvement de miss Froy alors qu'Iris fait la sieste ; un
sosie malveillant la remplace. La narratrice partage l'incompréhension et la terreur de
l'héroïne qui constate ce changement à son réveil. Elle s'identifie à Iris quand elle
23

décrit «l'angoisse viscérale (Rue, p. 75) » qui l'étreint quand elle visionne la scène:
«l'intolérable pour moi, c'est toujours d'apercevoir brutalement [ ... ] le visage de sa
remplaçante [ ... ] visage effroyablement dur, faux, fuyant, menaçant, en lieu et place
de celui si doux, si souriant de la bonne dame (Rue, p. 76) ». On le voit ici, la
narratrice laisse échapper quelques impressions personnelles au sujet de son passé en
se focalisant sur le bouleversement qu'elle a éprouvé en regardant ce film. Ainsi,
l'œuvre de Hitchcock met en scène la relation devenue tendue entre l'enfant et sa
mère ; celle-ci n'est plus du tout la même après la Guerre, puisqu'elle se montre
intolérante et abusive : « entre ma mère et moi, il y avait [...] des scènes terribles
(Rue, p. 97) ». Il en est de même pour la relation entre la narratrice-enfant et la dame,
qui ne résiste pas aux aléas du temps : « pendant plusieurs années, je coupe tout
contact avec mémé ; je ne supporte plus de 1' entendre me parler sans cesse du passé,
ni qu'elle puisse continuer de m'appeler son "petit lapin" ou sa "petite cocotte" (Rue,
p. 99) ». Pourtant, contrairement au film de Hitchcock où Iris est témoin d'une
machination, la narratrice-enfant endure les conséquences d'une situation qu'elle a
contribué à envenimer ; pour elle, la fin de la Guerre « fut un véritable déchirement.
Du jour au lendemain, je dus me séparer de celle que j'aimais maintenant plus que ma
propre mère (Rue, p. 69) ». On comprend dès lors que la mère n'est plus gentille à
l'égard de la narratrice dès que la préférence de cette dernière pour la dame est
clairement affichée. Quant à la dame, elle demeure attachée à la narratrice-enfant et
elle n'accepte pas de voir celle-ci grandir. Sa nostalgie du passé finit par la rendre
exaspérante aux yeux de sa protégée.

Kofman est marquée par le film d'Hitchcock, parce qu'il met en scène une de ses
hantises : se rendre compte que l'amour maternel n'est pas immuable et qu'une bonne
mère peut se muer en mauvaise mère. À travers l'analyse qu'elle livre de ce film, la
narratrice fait part de la difficulté à s'adapter à ces changements et surtout, à se faire à
l'idée qu'une mère puisse se montrer dure et cruelle par moment. La narratrice pense à
sa mère et à la dame, fortement clivées, à la fois tendres et méchantes selon les
24

circonstances. À travers le film de Hitchcock, la narratrice fait part de l'importance


des deux figures maternelles imposantes qui ont régi son enfance et une bonne partie
de son adolescence. Alors que l'adolescente que fut la narratrice a passé de longues
années, après la Guerre, à tenter d'échapper autant à l'emprise de sa mère qu'à celle de
la dame, elle admet que ces deux fortes personnalités l'ont profondément marquée en
imprégnant durablement son imaginaire et même, à notre avis, son interprétation des
œuvres d'art. En s'identifiant à Iris, elle s'apparente à une victime impuissante et
terrorisée, ce qui la dédouane de ses responsabilités réelles puisque c'est elle qui a
contribué à la transformation de ses deux mères.

1.3 Tentatives de restitution

Pour Kofman, accepter la mort de ses proches marque une étape majeure dans sa
reconstruction. Dans Rue, celle-ci s'accompagne de stratégies de restitution qui
doivent rendre aux disparus la place qui aurait dû leur revenir en mettant en avant le
vide que leur absence cause et les moyens mis en œuvre pour y remédier. La
narratrice vise particulièrement à rendre justice à son père, mort prématurément et
dans des conditions effroyables. Dans cette optique, l'écriture ne peut s'envisager
sans la supervision imaginaire du père, représentée par son stylo, objet qui assure la
progression et la rectitude de l'autobiographie.

Nous analyserons d'abord ce que le stylo du père représente pour la narratrice ainsi
que le procédé de momification qu'il signifie. Ensuite, nous considérerons les rites
que l'utilisation du stylo permet de réaliser et nous nous demanderons si la narratrice
parvient effectivement à restituer la parole du père disparu.
25

1.3.1 Le stylo

Pour parvenir à retracer la vie de son père, la narratrice a besoin d'un objet lui ayant
appartenu : « de lui, il me reste seulement le stylo (Rue, p. 9) ». Elle veut que l'objet
accompagne son projet d'écriture. C'est ainsi que le stylo trône sur sa table : « il est
devant mes yeux sur ma table de travail (Rue, p. 9) ». En se soumettant à l'autorité
paternelle, symbolisée par le stylo, l'auteure se replonge dans l'ambiance de son
enfance, fortement marquée par l'ascendance et l'influence que le père exerçait sur
les siens.· Ce faisant, le sujet-Kofman tient à montrer qu'elle sert un intérêt bien
supérieur au sien en rédigeant son autobiographie ; il lui faut restituer à son père la
place qui lui fut ravie en son absence en racontant son existence.

La narratrice veut procéder ainsi puisqu'elle voulut oublier l'existence de son père
après la Guerre : «je ne pensais plus du tout à mon père (Rue, p. 67) ». Cependant,
les circonstances atroces de la mort du père, qui ne furent connues que des années
après la Libération, rendent son attitude indifférente intolérable après-coup :

Un boucher juif, devenu kapo (revenu du camp de la mort, il a rouvert boutique


rue des Rosiers) l'aurait abattu à coups de pioche et enterré vivant, un jour où il
aurait refusé de travailler. C'était un Shabbat : il ne faisait aucun mal, aurait-il
dit, il priait seulement Dieu pour eux tous, victimes et bourreaux. (Rue, p. 16)

Une telle injustice pousse la narratrice à remonter aux sources de ce drame puisqu'un
traître a pu revenir vivant d'un lieu maudit alors que le père rabbin, bon et
profondément pieux, a connu une fin indigne. La narratrice relate sa mort avec
infiniment de regrets ; ce dernier « subit cette violence infinie : mourir à Auschwitz,
ce lieu où ne devait être respecté aucun Repos (Rue, p. 16) ». Du même coup, la
narratrice peut difficilement se consoler de cette perte immense. Le fait de redonner
au père la prééminence en matière d'influence et d'autorité, à travers l'objet qui lui a
appartenu, équivaut à vouloir lui rendre justice. Le stylo symbolise le temps de son
26

enfance dont il lui faut rassembler les morceaux pour en restituer fidèlement le
déroulement.

L'adolescente que fut la narratrice obtient le stylo à la suite d'un larcin, le subtilisant
dans «le sac de [sa] mère où elle le gardait avec d'autres souvenirs de [son] père
(Rue, p. 9) ». L'objet lui sert «pendant toute [sa] scolarité (Rue, p. 9) », endossant le
«rôle d'objet fétiche 27 »pour l'adolescente qui doit affronter sa mère pour poursuivre
ses études. Le stylo, comme les diplômes, représente un interdit à conquérir par tous
les moyens. Le sujet-Kofinan a profité à la fois du stylo et des études, au détriment de
la relation avec sa mère. L'objet entretient le souvenir du père tout en permettant à la
narratrice d'étudier la philosophie allemande, discipline diamétralement opposée aux
convictions du père ; il s'agit même de philosophes qui sont des « ennemis de son
père [car ils professent une] pensée à l'allemande, anti-religieuse, une pensée sur
Dieu, mais sans Dieu28 » selon Zajde. Le stylo lui permet de compléter des études qui
achèvent de l'éloigner des siens. Cette anecdote au sujet du stylo dérobé et de ses
études effectuées contre l'avis de sa mère l'apparente à une usurpatrice, qui doit
continuellement prouver qu'elle mérite les avantages qui ne lui sont pas destinés.
Voler le stylo revient donc à conquérir de haute lutte une identité et une place dans un
monde qui ne lui est pas initialement destiné, signifiant une transgression qui se
poursuit avec un choix de carrière qui doit définitivement la couper de son milieu. Le
sujet-Kofinan prend soin de l'objet avec une obsession maniaque, comme pour se
racheter de l'avoir volé et de l'avoir utilisé pour s'affranchir de l'influence des siens.
Cette volonté de garder le stylo intact dénote également une gêne par rapport à sa
possession ; l'adolescente n'est pas parvenue à se l'approprier complètement et elle ne
s'est pas entièrement détachée de son milieu. Effectivement, nous constatons que la
narratrice vénère le stylo comme un objet appartenant toujours au père et elle parvient
à évoquer le passé en l'observant. Rannou estime que Kofinan, par cette attitude,

27
Pierre Rannou, op.cit., p.31.
28 Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p.ll8.
27

«laisse entendre qu'elle ne[ ... ] possède pas réellement [le stylo]. Elle est plutôt sous
son emprise, soumise à la loi du père, fondée sur la culture du livre, sur le savoir9 »,
durant le temps de l'écriture.

L'objet représente également un temps révolu qui s'assimile à la toute-puissance du


père:« un stylo comme l'on n'en fait plus et qu'il fallait remplir avec de l'encre (Rue,
p. 9) ». Le fait que l'objet soit devenu inutilisable l'assimile à une relique d'un autre
temps, comme pour représenter 1' autorité du père que sa fille doit réactiver durant le
processus d'écriture. L'objet est chargé d'une symbolique considérable pour le sujet-
Kofman : non seulement parce qu'il est le seul objet qui lui reste de son père, mais
également parce qu'il représente la force d'un lien et d'un attachement que
l'acculturation, l'éloignement et le temps ne sont pas parvenus à amoindrir
entièrement.

1.3.2 Momification

Pour la narratrice, la préservation du stylo s'assimile à la momification du corps


paternel. Elle permet de le conserver le plus longtemps possible et d'en « prolonger la
possession30 »,comme l'estime Rannou. D'où la nécessité vitale de préserver le stylo
coûte que coûte pour rallonger sa durée de vie, malgré la dégradation des matériaux :
«je le possède toujours, rafistolé avec du scotch (Rue, p. 9) ». Le scotch tient lieu de
bandelettes, comme pour momifier le corps et le savoir du disparu. Le stylo momifié
devient ainsi ce que Rannou qualifie de «figure métonymique31 »du père. Le sujet-
Kofman conserve ce vestige comme elle l'aurait fait d'un corps à préserver de
l'outrage. Comme le scotch qui maintient le stylo sans avoir pour autant réussi à lui

29
Pierre Rannou, op.cit., p.25.
30
Ibid., p. 28.
31
Ibid, p. 29.
28

redonner sa fonctionnalité, l'autorité du père n'est opérante que si la narratrice est


perméable à son influence. S'imposer la présence de ce stylo durant l'écriture revient
à exhumer également celle du père. L'auteure a recours à cette stratégie car,
contrairement à son père, elle n'a eu ni la force ni la volonté de lutter pour préserver
son identité juive durant l'Occupation et après la Guerre. Mais, en écrivant son récit,
elle admet à nouveau l'influence déterminante du père sur la constitution de sa
personnalité, même s'il s'agit d'une autorité qui n'a pas été effective durant toutes les
années où elle a fait abstraction de son milieu. C'est elle-même qui confère au stylo
un pouvoir presque magique en le plaçant sur sa table et en le considérant à la fois
comme une source d'inspiration et comme un garde terrifiant qui supervise l'écriture.
On assiste à un revirement de situation; l'objet brisé et inutilisable devient tout-
puissant pour restaurer 1' autorité disparue du père. Kofman se soumet à l'écriture de
son autobiographie pour se replacer dans le contexte qui a été le sien durant son
enfance, retrouvant du même coup les souvenirs de ses jeunes années.

1.3.3 Rites

Le processus d'écriture de la narratrice implique la présence du stylo paternel. Celle-


ci s'apparente dès lors à un rite pour retranscrire la voix du père. L'auteure confère au
stylo un pouvoir quasi magique et surnaturel puisqu'il est source d'inspiration ; la
narratrice se doit d'« écrire, écrire (Rue, p. 9) »sous la supervision de l'objet. Cette
attitude crédule, presque superstitieuse, est, selon nous, très éloignée du système de
pensée d'une philosophe largement reconnue dans son domaine. Or le fait de conférer
aux objets un pouvoir symbolique se retrouve dans les croyances de son enfance. En
effet, la liturgie juive est très codifiée et l'utilisation d'objets de toutes sortes pour la
réalisation de rituels est particulièrement importante. La fascination de la narratrice-
enfant pour ces objets participe à l'admiration qu'elle voue à son père ; celui-ci les
29

manipule en tant que rabbin, leur conférant une importance et un intérêt particuliers
pour la fillette :

Le jour de Roschachana [... ] nous écoutions mon père souffler dans le shoffar
[... ]je le voyais prendre et remettre le shoffar dans le tiroir d'une armoire où il
était rangé à côté de son talès, de ses tvilim et du rasoir avec lequel il égorgeait
les poulets selon le rite. (Rue, p. 20)

Ce retour vers ses origines est nécessaire pour s'immerger à nouveau dans l'ambiance
familiale de 1' époque, lui facilitant 1' accès à des souvenirs enfouis, mais également à
une manière de penser qui lui est devenue totalement étrangère depuis la Guerre. Le
stylo brisé rappelle que ce retour ne peut s'effectuer naturellement; pour Kofman, ce
stylo est indispensable pour que le rituel d'écriture soit réussi, tout comme les divers
objets religieux sont nécessaires lors des rituels hassidiques. Elle a besoin d'un objet
qui lui rappelle le savoir et le corps supplicié de son père pour parvenir à se plonger à
nouveau dans l'histoire de sa famille et la sienne également.

Restituer au père sa place légitime signifie rendre compte de ce que fut son existence.
Victime de violence psychologique avant de finir torturé dans 1' espace impitoyable du
camp, cet homme du livre fut dépossédé de tout moyen d'expression. Le sujet-
Kofman dresse le constat de cette dégradation et de cette dépossession fulgurantes ;
elle retranscrit ce que fut la vie de cet homme, dont les moyens d'expressions ne
correspondent pas à ceux dont sa fille use pour parler de lui. De fait, elle écrit en
français alors que le père ne maîtrisait pas cette langue. La dernière preuve de vie de
ce dernier est une « carte envoyée de Drancy, écrite à l'encre violette, avec un timbre
sur le dessus représentant le maréchal Pétain. Elle était écrite en français de la main
d'un autre (Rue, p. 15) ». Cette carte postale retranscrit ses dernières
recommandations à sa famille mais elle n'est pas entièrement de lui ; de la même
manière, sa fille ne peut qu'essayer de rendre compte de la vie de son père en ses
propres termes. La carte postale est perdue par la suite : « il fut impossible de
retrouver cette carte que j'avais relue si souvent et que j'avais voulu conserver à mon
30

tour (Rue, p. 16) »;il en est de même pour l'identité juive du sujet-Kofman, oblitérée
après la Guerre afin de permettre l'émergence d'une philosophe. La seule chose qui lui
reste du père demeure le pouvoir d'évocation, que le stylo rend d'ailleurs possible à
travers la restitution des épisodes du passé. La narratrice parvient à rendre compte de
l'existence du père grâce à l'écriture ; puisque la parole du père ne peut être
ressuscitée, sa fille la restitue à travers le récit de sa vie. C'est en cherchant le
souvenir de son père que la narratrice est en mesure de trouver sa voix d'écrivaine, en
rédigeant son autobiographie, le seul de ses ouvrages qui ne soit pas essayistique. Ce
faisant, elle peut également relater quelle fut son existence sans la présence
bienveillante du père.

Cette analyse de l'autobiographie de Sarah Kofman nous a permis de constater à quel


point l'écriture peut représenter la volonté de voir le processus de résilience se
concrétiser. Le sujet-Kofman est marqué par une enfance compliquée et le récit de sa
vie symbolise sa volonté de prendre le dessus sur ces années tout aussi formatrices et
inspirantes que difficiles et douloureuses.
CHAPITRE II

COMMENT SE RACONTER

Wou le souvenir d'enfance permet à Perec d'explorer une histoire familiale terrassée
par la Guerre et l'oubli. La fiction joue un rôle capital dans l'autobiographie,
représentant un moyen pour l'auteur d'explorer l'histoire des siens. Un des rares
souvenirs de son enfance, l'histoire de l'île W, sert de catalyseur à Perec pour
entreprendre la recherche de sa filiation. Comme ille dit, l'élaboration de W à l'âge
adulte a nécessité un réinvestissement pour en étoffer l'univers : « je réinventai W et
l'écrivis (W, p. 18) »,processus qui révèle l'importance de l'imaginaire dans sa quête.
Le narrateur y dépeint le parcours de deux homonymes qui incarneront, jusqu'à un
certain point, son histoire : Gaspard Winckler, orphelin solitaire, et Gaspard enfant,
seul amour de sa mère, mais inexplicablement fermé à cette effusion. Dans W, les
variations typographiques sont signifiantes pour rendre compte du devenir du
narrateur dans la partie autobiographique et des deux personnages qui le représentent
dans la partie fictive : la partie autobiographique est en caractères romains ; un texte
antérieur sur les parents de l'auteur y est reproduit en caractères gras alors que la
partie fictive du roman est en italique.

Comme dans le premier chapitre, nous analyserons l'ouvrage de Perec en trois étapes
afin d'illustrer la progression de la résilience. Nous décrirons les mécanismes de
défense avant d'étudier comment le narrateur parvient à s'en défaire. Nous
poursuivrons avec les stratégies de réparation avant de finir avec les stratégies de
restitution.
32

2.1 Les mécanismes de défense

La réalité comme prison

Dans W, le sujet-Perec ressent les limites d'une réalité qui lui apparaît aussi
oppressante que les barreaux d'une geôle, à partir du moment où il réalise qu'il est
seul au monde. Enfant, il devient orphelin sans s'en rendre compte ; son père meurt
quand il a quatre ans et sa mère l'envoie en zone libre deux ans plus tard ; il ne la
reverra jamais. S'il ne ressent pas sur le moment le trauma de ces disparitions, il en
perçoit les effets délétères quand il s'interroge sur le devenir des parents et qu'il se
heurte au silence des proches et au mystère de ces absences. Comment faire le deuil
de parents avec qui il n'a pu tisser des liens durables ? L'impossibilité d'intégrer la
mort des siens et de trouver un ancrage affectif stable l'amènent à vouloir fuir la
réalité. Nous verrons que, pour le narrateur-enfant, la réalité est génératrice de
déception, ce qui le contraint, dès qu'il constate la disparition de sa famille, à vouloir
vivre sans passé. Nous constaterons aussi qu'à la même époque, la lecture représente
un refuge pour le sujet-Perec.

2.1.1 Vivre sans passé

Dans W, le narrateur réalise l'absence des siens et la disparition du cadre familial, ce


qui le mène à assumer, comme il le précise, le « statut inoffensif de l'orphelin, de
l'inengendré, du fils de personne (W, p. 25) ». Cette attitude prévaut tant que le sujet-
Perec refuse de se pencher sur son histoire. Ainsi détaché d'une histoire douloureuse,
le sujet-Perec pense au départ s'affranchir de sa filiation en niant la portée de la perte
des siens sur lui-même : « cette absence d'histoire m'a longtemps rassuré : sa
sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient [... ] de
33

mon histoire (W, p. 25) ». Il précise également que l'oubli s'est chargé d'effacer
presque toutes les traces de son passé : «je n'ai pas de souvenirs d'enfance (W,
p. 17) ». En fait, ce que Perec retient de son enfance est flou : « ce qui caractérise
cette époque c'est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des morceaux
de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien
ne les entérine (W, p. 98) ». L'impossibilité d'appréhender ses origines entraîne le
narrateur à minimiser la perte de ses souvenirs et de son histoire. Il affirme que son
«enfance fait partie de ces choses dont [il sait qu'il ne sait] pas grand-chose (W,
p. 25) ». Pour Perec, l'histoire de sa famille est donc caractérisée par le silence et les
non-dits ; d'abord parce que le temps accomplit son œuvre : « même ma tante et mes
cousines ont beaucoup oublié (W, p. 99) », ce qui compromet la transmission de
l'histoire familiale, ensuite parce que les choses ne se disent pas au sein de la famille ;
ainsi, le sujet-Perec, en tant qu'orphelin, a droit à des «cajoleries dont les raisons
réelles n'étaient données qu'à voix basse (W, p. 114) ».Le besoin de nier l'importance
de ce qui est perdu n'en est que plus fort puisque rien ne peut combler l'histoire
manquante; c'est ainsi que l'enfance du narrateur apparaît hors d'atteinte : « elle est
derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j'ai grandi, elle m'a appartenu, quelle
que soit ma ténacité à affirmer qu'elle ne m'appartient plus ( W, p. 25) ». Dans W, la
manière dont le sujet-Perec décrit l'écriture autobiographique montre son
appréhension à se confronter au passé : «je fus comme un enfant qui joue à cache-
cache et qui ne sait pas ce qu'il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert
(W, p. 18) ». Vient pourtant un moment où le sujet-Perec se décide à explorer son
passé, et la perception de son enfance évolue au point où celle-ci est perçue comme
« horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de [sa] vie
pourront trouver leur sens (W, p. 25-26) ».
34

2.1.2 La lecture comme refuge

Après la Guerre, le sujet-Perec s'adonne passionnément à la lecture : «couché à plat


ventre sur mon lit, je dévorais les livres que mon cousin Henri me donnait à lire ( W,
p. 193) ». Il s'y constitue une famille de substitution, retrouvant à chaque relecture
d'un de ses ouvrages préférés le sentiment« d'une complicité, d'une connivence, ou
plus encore, au-delà, celle d'une parenté enfm retrouvée (W, p. 51) ». Contre la
fugacité des choses, il y a la permanence de l'écrit. La littérature permet au narrateur
de trouver un ancrage, comme l'essayiste Franck Évrard l'analyse : « contre les
coupures de l'Histoire, les livres représentent des points d'attache et de suspension qui
lui permettent de ne pas tomber dans le vide32 ». Perec définit le sentiment de stabilité
que lui procure la fiction par le biais de lectures qui le marquent : « les mots étaient à
leur place, les livres racontaient des histoires; on pouvait suivre (W, p. 195) ». La
lecture devient un refuge pour celui qui subit une solitude aliénante, passant des
années à attendre en vain le retour de sa mère. Tout ce qui l'entoure lui semble dénué
d'intérêt : « les choses et les lieux n'avaient pas de noms ou en avaient plusieurs ; les
gens n'avaient pas de visage (W, p. 98) ». Le psychiatre Maurice Corcos a
parfaitement décrit la peine qui afflige le sujet-Perec à ce moment de sa vie : «peut-
on imaginer la douleur d'un enfant qui joue à se cacher et qui n'est jamais découvert
par sa mère ?33 ». Le sujet-Perec se réfugie dans la lecture, rassuré par des histoires
familières : «je relis les livres que j'aime et j'aime les livres que je relis, et chaque
fois avec la même jouissance (W, p. 195) ». Contre la cruauté de l'Histoire et
l'incertitude de l'existence, les livres préférés représentent un point de repère pour le
narrateur et l'incitent par la suite à créer ses propres fictions.

32
Franck Évrard, Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel, Toulouse, Milan, 2010, p. 6.
33
Maurice Corcos, « Georges Perec, à voix haute », dans Joyce Ain (dir.), Résiliences : réparation,
élaboration ou création ? Ramonville, Érès, 2007, p. 177.
35

Surmonter les mécanismes de défense

La fiction comme moyen d'expression

Aux yeux de Perec, la fiction est capitale. Au moment où il s'interroge sur ses
origines, son vécu finit par devenir une source d'inspiration, lui permettant d'explorer
un passé rétif à la remémoration et condamné à l'oubli. La fiction W fournit un cadre
pour compléter la quête identitaire et familiale de Perec à travers les personnages des
deux Gaspard Winckler et il s'avère que l'île W fait référence aux camps de
concentration. Nous établirons l'importance de la fiction pour le narrateur, puisqu'elle
lui donne la possibilité de réinvestir le réel à travers la création littéraire. La fiction
lui permet d'enclencher l'écriture de soi et d'évoquer l'aspect double de son existence ;
cette particularité se retrouve dans le déroulement de sa vie et dans la structure même
de son ouvrage.

2.1.3 Réinvestirle réel

La passion que le narrateur voue à la littérature débouche sur la création dérangeante


de l'île W, qui symbolise le réinvestissement de la réalité. Perec peut y donner forme à
un imaginaire torturé et fécond, révélateur à la fois d'un désir et d'une peur de
l'ailleurs qui se concrétisent dans la description d'un peuple obsédé par le sport et la
violence, reclus sur une île lointaine. C'est la pratique assidue du dessin qui lui permet
d'évoquer cette île : il la représente sous forme de « dessins dissociés, disloqués, dont
les éléments épars ne parvenaient presque jamais à se relier les uns aux autres, et
dont, à l'époque de W, entre, disons, ma onzième et ma quinzième année, je couvris
des cahiers entiers (W, p. 97) ». Ainsi, «j'ai dessiné des sportifs aux corps rigides,
aux faciès inhumains ; j'ai décrit avec minutie leurs incessants combats ; j'ai énuméré
36

avec obstination leurs palmarès sans fm {W, p. 221) ». On y décèle une fascination
pour les corps torturés, dans un environnement insulaire d'où personne ne peut
s'échapper. Un temps obsédé par cette histoire, le narrateur finit par l'abandonner:
«plus tard, je l'oubliai (W, p. 18) ». Des années après, c'est la résurgence fortuite de
cet unique vestige utilisable de son enfance qui enclenche un retour effectif aux
origines : « un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s'appelait
"W" (W, p. 18) ».Après l'émergence de ce souvenir, le narrateur peut enfin, au terme
de quatre années de travail créatif, mettre « un terme à ce lent déchiffrement ( W,
p. 18) » en formulant ce que cette île lui inspire au sujet de son histoire. Perec décide
d'entreprendre la quête de son identité et de ses origines. C'est au terme de cette quête
identitaire, qui représente tout l'enjeu de la réécriture de W et de l'élaboration de
l'autobiographie, que le narrateur espère en apprendre davantage sur lui-même et sur
les siens. Créateur de l'île W, dont il peut définir les contours et les caractéristiques, le
narrateur ne se contente plus seulement d'y chercher une échappatoire à la réalité
puisqu'il réinvestit l'Histoire pour façonner ce monde fictif. La violence y est
prépondérante, menant à la déshumanisation d'individus dans «une société
exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu (W, p. 18) ». Les
références à la Guerre, aux camps de concentration et à la mort y sont abondantes :
« il faut se battre pour vivre. Il ny a pas d'autre choix. fl n'existe aucune alternative.
Il n'est pas possible de se boucher les yeux, il n'est pas possible de refuser. Il nya ni
recours, ni pitié, ni salut à attendre de personne (W, p. 191) ». Le narrateur puise
ainsi dans la réalité historique de la dernière Guerre pour présenter une fiction qui
pourrait exprimer sa tragédie personnelle.

Pour le narrateur, la réalité n'est plus évacuée comme au temps du déni identitaire,
mais elle se retrouve transfigurée grâce à l'apport de la création littéraire. Ce
changement de perspective fournit à Perec la distance nécessaire pour écrire son
histoire, car même si le temps lui a pris ses souvenirs, il lui reste la conviction d'avoir
fait partie d'une famille : «j'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai
37

été un parmi eux (W, p. 63) ».Il veut aussi se forger une identité autre que celle qui le
définit comme un orphelin ; pour ce faire, il veut mieux comprendre son passé en se
confrontant à la douleur d'une remémoration difficile : «je n'ai pas d'autre choix que
d'évoquer ce que trop longtemps j'ai nommé l'irrévocable (W, p. 26) ». En même
temps, le fait de confronter l'histoire personnelle agit de manière effective sur le passé
et permet au narrateur de s'en éloigner : «je sais que ce je dis est blanc, est neutre, est
signe une fois pour toutes d'un anéantissement une fois pour toutes (W, p. 63) ».Alors
que Kofman procède à la restitution de son histoire en l'écrivant, Perec reconstitue
son passé pour parvenir à se défaire de son emprise. Une fois formulé, le passé
devient histoire et le narrateur peut s'en détacher.

2.1.4 Enclenchement de l'écriture de soi

Seul souvenir d'une enfance vouée à l'oubli, W constitue un moyen pour le sujet-Perec
de parler de lui-même et de sa famille. Pour lui, l'écriture équivaut à la découverte de
soi et à l'exploration du passé : « le projet d'écrire mon histoire s'est formé presque en
même temps que mon projet d'écrire [des fictions] (W, p. 45) ». D'autant plus que W
demeure le «seul souvenir verbalisé d'une enfance soumise au silence 34 », comme
l'estime Stella Béhar, puisque le narrateur est en mesure de sonder la signification de
W alors que le reste de son enfance est quasiment irrécupérable : « cette histoire
s'appelait "W" et elle était d'une certaine façon, sinon l'histoire, du moins une histoire
de mon enfance (W, p. 18) ».L'histoire de Wapparaît comme un vestige de l'enfance
engloutie et le narrateur parvient de justesse à la sauver du naufrage de l'oubli : « en
dehors du titre brusquement restitué, je n'avais pratiquement aucun souvenir de W
(W, p. 18) ». Pivot du texte, W signifie, pour le narrateur, le seul souvenir exploitable
de son enfance alors qu'il s'agit d'un lieu imaginaire. Ce sauvetage symbolise la force

34
Stella Béhar, Georges Perec: écrire pour ne pas dire, New York, Peter Lang, 1995, p. 120.
38

de la fiction qui nie les ravages du temps pour resurgir dans la mémoire du sujet-
Perec. W se déploie dans une narration qui porte le fantasme enfantin à maturité,
signe de la maîtrise narrative de l'auteur. De même, utiliser les ressources de
l'imaginaire pour élaborer l'histoire de W résume l'entreprise autobiographique de
Perec, puisque la fiction joue un rôle prépondérant dans le récit qu'il fait de son
existence. Le narrateur a recours à la fiction parce que ses incessants efforts de
remémoration au sujet de sa famille se révèlent décevants. Le narrateur commente
ainsi les ajouts qui agrémentent le texte sur ses parents : «ces détails, comme la
plupart de ceux qui précèdent, sont donnés complètement au hasard (W, p. 61) ».En
lui offrant le moyen d'édifier son autobiographie, la fiction fournit à Perec les outils
pour représenter son passé et explorer ses origines.

2.1.5 Dualité

W est placée sous le signe de la dualité, reproduisant en partie la manière dont s'est
déroulée 1' existence de son créateur, partagé entre une enfance juive oubliée et une
vie de jeune adulte marquée à la fois par l'oubli des origines et le déni au sujet de son
importance. L'universitaire Timo Obergoker estime que « W se structure autour de
deux îles, la première réelle, la Giudecca, la deuxième, imaginaire 35 » ; nous
constatons que cette dualité correspond à la structure binaire de l'ouvrage. Lieu
emblématique de la judéité, la Giudecca à Venise est le premier ghetto juif de
l'histoire, lieu d'enfermement et d'ostracisme où se libère paradoxalement une partie
de la mémoire captive de Perec pour faire émerger le souvenir de W. Cette île agit
comme une passerelle entre le monde incertain et nébuleux de 1'enfance : « je ne sais
où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance ( W, p. 25) », et celui,
apparemment plus sûr, de 1' âge adulte, en demeurant un des rares souvenirs

35
Timo Obergoker, Écritures du non-lieu : topographies d'impossibles quêtes identitaires, Francfort,
Peter Lang, 2004, p. 330.
39

exploitables de ses jeunes années. L'île W constitue un socle autour duquel s'élabore
la représentation du passé du narrateur, ce qui lui permet de se confronter à son
histoire double. Grâce à l'apport de la fiction, le narrateur entremêle les épisodes de
son enfance et l'histoire de W pour nouer, selon nous, une partie des fils brisés qui le
coupent de son passé : «dans le réseau qu'ils tissent comme dans la lecture que j'en
fais, je sais que se trouve inscrit et décrit le chemin que j'ai parcouru, le cheminement
de mon histoire et l'histoire de mon cheminement (W, p. 18) ». Cette stratégie lui
permet de faire le pont entre le monde de la fiction et celui de la réalité. Perec tisse
ainsi sa résilience comme il le fait de son histoire ; il compense ce que l'oubli lui a
pris grâce à l'apport de la fiction. Plus précisément, l'histoire qu'il veut reconstituer
compose la tapisserie de son passé en permettant d'en estomper la dualité. Cependant,
celle-ci n'est pas occultée puisque les deux parties alternées du texte W reproduisent
le caractère double de la vie du narrateur. Ainsi, les deux parties de W traduisent la
coupure qui est survenue dans son existence, mais démontrent également que Perec
peut s'en accommoder en mettant à profit ses ressources personnelles pour tenter de
les lier. Il est en effet capable de composer avec la perte grâce à l'imagination ; la
coupure se transforme en thème narratif puisque les deux parties de W reflètent
l'existence du narrateur et s'avèrent indispensables à la compréhension de l'œuvre.
Chaque partie permet d'éclairer l'autre, preuve que la vie du sujet-Perec peut trouver
une cohérence grâce à l'apport de la fiction : de la même manière, une cicatrice qu'il
se fait enfant devient « une marque personnelle, un signe distinctif ( W, p. 145) », qui
le pousse à se constituer un double fictif arborant la même particularité :

C'est cette cicatrice aussi qui me fit préférer à tous les tableaux rassemblés au
Louvre[ ... ] le Portrait d'un homme, dit Le Condottiere d'Antonello de Messine,
qui devint la figure centrale du premier roman à peu près abouti que je parvins à
écrire: il s'appela d'abord "Gaspard pas mort", puis "Le Condottiere" ; dans la
version finale, le héros, Gaspard Winckler, est un faussaire de génie. ( W, p. 146)
40

Nous constatons ici que dans la vie du sujet-Perec, l'art et l'écriture s'imbriquent
étroitement pour nourrir le processus créatif; il s'agit d'une composante clé de l'œuvre
que nous étudierons plus loin.

La fiction révélatrice d'identité

La fiction permet à Perec de faire part de son vécu alors qu'il demeure réservé quand
il s'agit de lui-même ou de ses parents. La partie autobiographique apparaît peu
investie par les sentiments du sujet-Perec qui sont, dans une certaine mesure,
exprimés par les deux Gaspard dans la partie fictive. L'effet recherché serait de
montrer le manque d'attachement qui a caractérisé l'existence du narrateur ; il peut
difficilement s'épancher au sujet des siens.

Il faut assembler les deux parties de W pour interpréter les indices que l'auteur
dissémine dans l'une et l'autre et pour en savoir plus à propos de la perte de la famille
du narrateur. Nous verrons comment le narrateur, qui parle peu de sa mère, parvient à
révéler l'importance qu'elle revêt pour lui à travers l'exemple de ses doubles fictifs, en
prise avec, pour l'un, une mère absente et, pour l'autre, une mère omniprésente. Les
deux Gaspard permettent également au sujet-Perec d'aborder le thème problématique
de la filiation. De plus, l'île W représente un moyen pour lui de se confronter à la
réalité concentrationnaire.

2.1.6 Les doubles de Perec

Dans W, les deux Gaspard Winckler fournissent à Perec la possibilité d'exposer la


béance identitaire avec laquelle il a dû composer. Pour exprimer 1' éclatement
identitaire, le sujet-Perec se représente non seulement dans la partie
41

autobiographique, mais également dans la partie fictive à travers les deux Gaspard.
Cette partie « donne un théâtre à la part de sa vie qu'il ne pourrait mettre en scène
autrement36 », selon Claude Burgelin. Perec tisse un réseau de correspondances entre
le récit de sa vie et W, le roman d'aventures, qui fait apparaître les deux parties de
l'autobiographie comme des« miroirs qui s'éclaireraient37 »mutuellement. Il désigne
comme narrateur de la partie fictive son double de papier : Gaspard Winckler, qui,
selon l'essayiste Jean Duvignaud, permet à son créateur de« s'expliquer soi-même en
dehors de soi, sous l'image d'un personnage figuré 38 ». Winckler perd son père « alors
qu'fil allait} avoir six ans (W, p. 15) »et le sujet-Perec perd sa mère au même âge. Il
ne « mange jamais de bretzels (W, p. 30) » alors que le narrateur prétend que le nom
de sa famille, Peretz, signifie troU' en hébreu : « c'est ainsi que 1' on désigne ce que
nous appelons "Bretzel" de Beretz, [... ] et Beretz, comme Baruk ou Barek, est forgé
sur la même racine que Peretz (W, p. 56)». Alors que le narrateur est coupé de son
héritage juif, il se relie aux siens par un manque ; celui d'un trou, comme un trou de
mémoire que la fiction essaie de combler. Gaspard, quant à lui, est chargé de
retrouver un enfant, son homonyme, qui serait réfugié sur une île après un naufrage.
L'enfant Winckler risque de sombrer dans l'oubli et l'île W, inexplicablement détruite,
risque également d'être effacée de la mémoire des hommes. Les deux personnages
expriment la hantise de l'amnésie du sujet-narrateur, contraint d'élaborer une histoire
pour retrouver les traces des siens. Les deux Gaspard affichent pourtant leurs
particularités. Alors que le narrateur est hanté par l'île W, c'est Gaspard qui s'y rend
pour explorer l'île et rendre compte de ce qui s'y est produit. Quant à 1' enfant
Winckler, il représente l'aspect vulnérable du sujet-Perec ; celui d'un enfant
« malingre et rachitique (W, p. 40) », semblable à celui qui arriva malade en zone
libre durant l'Occupation : « en arrivant à Villard j'étais très rachitique ( W, p. 111) ».

36
Claude Burgelin, George Perec, Paris, Seuil,« Les contemporains», 1988, p. 19.
37
Georges Perec, En dialogue avec l'époque, Paris, Joseph K., 2011, p. 71.
38
Jean Duvignaud, Perec ou la cicatrice, Paris, Actes Sud, 1993, p. 14.
42

Les deux Gaspard représentent donc deux aspects identitaires irréconciliables : le


traumatisé et l'esprit d'aventurier. Selon Philippe Lejeune, le narrateur élabore un
« système de dédoublement de l'identité assez vertigineux39 » qui ne trouve jamais de
résolution. Dans W, le mystère demeure entier au sujet du devenir de l'enfant
Winckler après le naufrage du Sylvandre et de la mission qui incombe à l'aventurier
Winckler sur l'île W. D'après Claude Burgelin, ce mystère signifie l'aveu d'une fusion
qui ne peut se faire autour des moments qui composent l'existence de l'auteur
puisqu'il n'y pas de fusion non plus dans la fiction ; il s'agit « d'un trauma qui reste
brisure, une fracture qui ne sera pas réduite, [d'une] réconciliation ici désignée
comme impossiblé0 ». Le narrateur et ses doubles fictifs partagent néanmoins un
point commun crucial ; la mère de chacun d'eux demeure une énigme. Ainsi, Gaspard
Winckler ne parle guère de sa mère. Quant au jeune Gaspard, sa mère est toute-
puissante et décide de tout le concernant : «pour vaincre cet état de prostration qui la
désespérait, sa mère résolut (W, p. 40) »de le faire voyager. Entre la mère inexistante
de Gaspard et la mère omniprésente du jeune Gaspard se dessine Cécile, la mère du
narrateur ; à la fois absente physiquement, mais omniprésente de par le vide qu'elle a
laissé. Son fils n'a presque pas de souvenirs personnels d'elle et ne la connaît qu'à
travers des témoignages succincts grâce aux« rares fois où [il] entendi[t] parler d'elle
(W, p. 49) »,mais il n'est question que d'elle dans l'autobiographie, même quand il ne
l'évoque pas explicitement. Cette situation paradoxale est due au fait que la mère du
narrateur« n'a pas de tombe (W, p. 62) »,mais sa présence n'en est que plus entêtante,
comme l'estime Claire de Ribaupierre : « la mère de Perec, qui n'a pas de tombe, pas
de lieu circonscrit, erre effectivement et hante le texte 41 ». L'auteur tente de
représenter cet être insaisissable afin de lui rendre justice, vu que sa mère est
demeurée une inconnue à ses propres yeux. Ainsi, il faut un personnage fantasque

39
Philippe Lejeune, La mémoire et l'oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L, 1991, p. 66.
4
° Claude Burgelin, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Perec avec Freud. Perec contre
Freud, Paris, Circé, 1996, p. 186.
41
Claire de Ribaupierre, Le roman généalogique, Bruxelles, La part de l'oeil, 2002, p. 45.
43

comme Caecilia pour figurer la mère du sujet-Perec dans la partie fictive comme il
faut deux Gaspard pour rendre compte de la complexité du narrateur.

2.1. 7 Sentiment de filiation

Le sentiment de filiation n'est pas une donnée naturelle dans W. À l'image du sujet-
Perec qui cherche à retracer l'histoire de sa famille, les personnages fictifs de
l'autobiographie s'interrogent sur leurs origines. Nous ignorons ainsi tout du véritable
nom de Gaspard l'aventurier, comme c'est le cas de chacun des habitants de W. Selon
Von Mantfrans, «le nom propre comme repère, comme élément d'identification, est
abandonné et par là, l'identitié civique et individuellé2 » ; ce processus vise à
dépersonnaliser les êtres. Être dépossédé de son nom représente, selon l'essayiste
Esther Cohen, un traumatisme terrible : le « nom propre est notre première demeure
dans le monde des hommes43 » et s'en retrouver privé signifie l'exclusion de ce
monde. Perec n'est pas étranger à ce sentiment puisque son nom, unique au sein de sa
famille, est dû à une erreur administrative: «un employé d'état civil qui entend en
russe et écrit en polonais entendra [ ... ] Peretz et écrira Perec (W, p.56) ».
Conséquemment, son nom de famille ne le relie plus aux siens, symbole de la
distance qui s'est instaurée entre lui et ses parents. Selon Bernard Magné, ces
incertitudes autour du nom traduiraient le « statut précaire et douloureux de l'orphelin
juif« » dépossédé d'une histoire familiale stable. Ceci explique la nécessité d'avoir
recours à la fiction pour amoindrir l'écart qui s'est creusé entre l'auteur et les siens. La
fiction permettrait à Perec de renouer, dans l'imaginaire, avec ses parents afin de créer
un sentiment de filiation qui ne se base pas sur la durée de leur relation, mais sur la

42
Manet Von Mantfrans, Georges Perec ou la contrainte du réel, Amsterdam, Rodopi, « Faux titre »,
1999, p. 229.
43
Esther Cohen, Le silence du nom, Paris, Antoinette Fouque, 2007, p. 20.
44
Bernard Magné, Georges Perec, Paris, Armand Colin, 2005, p. 104.
44

force de l'attachement qui subsiste au-delà de leur disparition. Comme il le souligne,


«j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est
l'écriture (W, p. 64) ». Se sentir le fils de parents qu'il a à peine connus demeure le
but de la recherche autobiographique de Perec alors qu'il s'est obstiné à nier ce fait :
«j'ai longtemps cherché à détourner ou à masquer ces évidences (W, p. 25) ».C'est
donc à travers les cas de Gaspard Winckler, solitaire sans famille, et de Gaspard
enfant, pour qui sa mère serait prête à tout sacrifier, que s'effectue dans W une quête
de la filiation.

2.1.8 Réalité concentrationnaire

L'interpénétration de la réalité et de la fiction permet d'élaborer W, un lieu


imaginaire, d'après une réalité que le narrateur ne peut représenter de manière aussi
directe quand il s'agit de sa propre famille. Ainsi, celui -ci est expéditif quand il parle
des camps écrivant au sujet de sa mère qu'elle fut « déportée le 11 février suivant en
direction d'Auschwitz (W, p. 53) »ou encore, à propos de sa mère et sa tante qu'« il
est possible que, déportées en direction d'Auschwitz, elles aient été dirigées sur un
autre camp (W, p. 61) ».West la représentation de l'univers concentrationnaire dans
une fiction qui le met en exergue jusqu'à la saturation, exprimant l'horreur devant
une réalité inimaginable. De fait, W déborde du cadre autobiographique puisque la
description de la vie dans l'île est une « allégorie universelle, a-temporelle, de la vie
dans un camp de concentration45 », selon Manet Von Manfrans. La description de la
vie sur W fait état du devenir funeste de chacun des athlètes sur W : « sa vie et sa
mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans un destin
innommable (W, p. 218) ».Tout comme les habitants de W, les prisonniers des camps
de concentration ne pouvaient échapper à leur sort. Il en a longtemps été de même

45
Manet Von Manfrans, Georges Perec ou la contrainte du réel, op.cit. , p. 202.
45

pour le narrateur de W qui, en tant qu'orphelin, était frappé par le déterminisme qui le
destinait à la solitude et à la déprime. Il décide pourtant d'entreprendre l'exploration
de son histoire, prouvant ainsi que la force créatrice est à même de contrebalancer le
poids d'un passé traumatique.

2.2 Stratégies de réparation

Pendant des années, Perec a voulu se couper de son histoire en niant son importance.
L'élaboration d'une version acceptable de son passé par le biais d'une démarche
artistique lui permet de se racheter auprès des siens. Selon Boris Cyrulnik, l'art peut
en effet procurer la distance nécessaire pour appréhender le passé : par le « biais de
1'œuvre d'art, [ ... ] vous devenez le tiers dont vous pouvez parler46 », et la révélation
du passé peut s'en retrouver facilitée. L'écriture permet à l'auteur de «réactiver et
préserver la mémoire de ce qui s'est éteint47 » selon Muriel Philibert, notamment celle
des disparus.

Nous verrons pour quelles raisons le narrateur de W doit se racheter auprès de ses
proches avant de concevoir des stratégies de réparation. Il a notamment cherché à
prendre ses distances avec ses parents en prenant connaissance de l'image qu'ils ont
laissée d'eux et il invente ou remanie des souvenirs pour masquer le fait qu'il n'a pas
gardé de souvenirs précis de ces derniers.

46
Boris Cyrulnik, Je me souviens, Paris, L'Esprit du temps, 2009, p. 79.
47
Muriel Philibert, Kafka et Perec : clôture et lignes de fuite, Fontenay, École Normale Supérieure de
Fontenay St-Cloud, 1993, p. 71.
46

2.2.1 Distance par rapport à ses parents

Au terme de son enfance, le sujet-Perec a voulu se distancier de ses parents à force


d'entendre parler de leur insouciance et de leur légèreté. On comprend cette
distanciation par la manière dédaigneuse dont Perec relate les anecdotes entendues au
sujet de ses parents. Il entend notamment parler de son père qui « essaya mollement
de se faire une petite place dans le monde des diamantaires où son beau-frère
l'avait introduit, mais après quelques mois de sertissage, il préféra renoncer à
faire son chemin dans la vie (JV, p. 47) ». Quand le narrateur décrit le comportement
de sa mère, nous voyons que sa gaucherie est soulignée : « une bouillotte en terre,
préparée par ma mère, se serait ouverte ou cassée, m'ébouillantant complètement les
mains (W, p. 61) ». Le pire, pendant l'Occupation, ne put lui être évité en raison de
son inconscience : « on lui conseilla de déménager, de se cacher. Elle n'en fit rien.
Elle pensait que son titre de veuve de guerre lui éviterait tout ennui [... ] Elle fut
prise dans une rafle avec sa sœur, ma tante (W, p. 53) ». Le sujet-Perec se montre
intraitable s'agissant de ses parents, marqué par leurs erreurs et leur manque de
maturité. Cette dévalorisation des proches mène à la distanciation avec ces derniers ;
Perec agit ainsi pour se protéger puisque «s'identifier à des parents vaincus oriente
vers la dévalorisation de soi-même48 », selon Cyrulnik. Il en est de même des
circonstances entourant la disparition des parents. Ainsi, c'est en se montrant ironique
que Perec décrit l'absurdité entourant les circonstances de leur mort : sa mère « fut
internée à Drancy le 23 janvier 1943, puis déportée le 11 février suivant en
direction d'Auschwitz. Elle revit son pays natal avant de mourir. Elle mourut
sans avoir compris (W, p. 53) » ; « mon père était mort d'une mort idiote et lente.
C'était le lendemain de l'armistice. Il s'était trouvé sur le chemin d'un obus
perdu. L'hôpital était comble (W, p. 48) ». Victime parmi tant d'autres durant la
guerre, le père ne fut qu'un «brave à trois poils (W, p. 47) » alors que son fils a

48
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, op. cit., p. 177.
47

longtemps voulu croire que son père s'était distingué sur le champ de bataille :
«j'imaginais pour mon père plusieurs morts glorieuses ( W, p. 48) ». Les parents
demeurent dès lors diminués dans l'esprit du fils; celui-ci est cruellement déçu par les
souvenirs qu'ils ont laissés d'eux.

2.2.2 Souvenirs

Pour le sujet-Perec, le besoin de se constituer des souvenirs de ses parents est lié au
fait de les avoir très peu connus. Les souvenirs qu'il garde d'eux sont comme l'écrit le
psychanalyste Nestor Braunstein, «ensevelis sous les voûtes de l'amnésie infantile
[qui en] déterminent la distorsion49 ». Au sujet du père, il admet que les souvenirs
qu'il garde de lui ne sont «pas très nombreux (W, p. 47) ». Il prétend pourtant se
souvenir d'un présent fabuleux offert par le père alors qu'il n'est qu'un nourrisson :
« mon père rentre de son travail ; il me donne une clé. Dans une variante, la clé est en
or ; dans une autre, ce n'est pas une clé d'or, mais une pièce d'or (W, p. 27) ». Un
autre de ses souvenirs concerne toute la famille réunie autour de lui, s'extasiant
devant la précocité de l'enfant qui parvient à déchiffrer une lettre :

Le cercle de la famille m'entoure complètement : cette sensation


d'encerclement ne s'accompagne pour moi d'aucun sentiment d'écrasement ou
de menace ; au contraire, elle est protection chaleureuse, amour : toute la
famille, l'intégralité de la famille est là. (W, p. 26)

Ces souvenirs sont des fantasmes d'une famille unie et aimante où la transmission
s'effectue sans encombre. À travers ceux-ci, le narrateur exprime ses regrets de ne pas
avoir été le légataire d'une histoire familiale dont il ignore presque tout. Jacques-
Denis Bertharion estime que cette situation est due au fait que « sa mère n'a pu lui

49
Nestor Braunstein, Les présages ou le souvenir d'enfance retrouvé, Paris, Stock,« L'autre pensée»,
20ll, p. 319.
48

transmettre qu'une identité indécise, culturellement et affectivement mutilée 50 ». C'est


justement parce que cette transmission ne s'est pas achevée que le sujet-Perec ne peut
se contenter de ces simulacres de souvenirs. Il entreprend donc de les saboter :

Mes deux premiers souvenirs ne sont pas entièrement invraisemblables, même


s'il est évident que les nombreuses variantes et pseudo-précisions que j'ai
introduites dans les relations - parlées ou écrites - que j'en ai faites les ont
profondément altérés, sinon complètement dénaturés. ( W, p. 26)

En dévoilant le passé, l'écriture décortique les souvenirs pour les exposer tels qu'ils
sont: des créations de l'imagination. Le sujet-Perec n'est pas dupe et il exprime sa
méfiance envers la possibilité de récupérer des faits significatifs quand 1' écriture ne
s'appuie sur rien de tangible pour soutenir un désir de remémoration :

Quelle que soit la précision des détails vrais ou faux que je pourrais y ajouter,
l'ironie, l'émotion, la sécheresse ou la passion dont je pourrais les enrober, les
fantasmes auxquels je pourrais donner libre cours, les fabulations que je
pourrais développer, quels que soient, aussi, les progrès que j'ai pu faire depuis
quinze ans dans l'exercice de l'écriture, il me semble que je ne parviendrai qu'à
un ressassement sans issue. (W, p. 62)

Même chose au sujet de la mère qui n'a pas laissé un souvenir assez vivace dans la
mémoire de son enfant. Le narrateur cherche dans l'écriture les traces d'une mère qu'il
n'a jamais revue après leur séparation à la gare de Lyon : « nous n'avons jamais pu
retrouver de trace de ma mère (W, p. 61) ».Le sujet-Perec écrit effectivement au sujet
de sa mère, mais le traitement qu'il réserve au seul souvenir qu'il dit avoir gardé d'elle
finit par le dénaturer complètement. En conséquence, la mère n'en demeure que plus
insaisissable. Ainsi,« de [sa] mère, le seul souvenir qui [lui] reste est celui du jour où
elle [l]'accompagna à la gare de Lyon (W, p. 45) » pour assurer son départ en zone
libre. Il raconte ce dernier instant à trois reprises, à chaque fois avec des variantes : la
première fois, il mentionne son bras en écharpe et l'achat d'un illustré, celui d'un
Charlot qui saute en parachute (W, p. 45); la deuxième, il croit se souvenir qu'elle lui

50
Jacques-Denis Bertharion, Poétique de Georges Perec, Saint-Genouph, Nizet, 1998, p. 290.
49

acheta un« illustré qui devait être un Charlot (W, p. 52) »et il pense qu'elle agitait un
mouchoir blanc ; pour la troisième, il est sûr qu'elle lui a acheté un Charlot illustré.
Par contre, il se voit le bras en écharpe parce qu'il «fallait faire comme [s'il était]
blessé (W, p. 80) »afin de pouvoir être convoyé par la Croix-Rouge. Ces variantes
ruinent la validité d'un souvenir d'enfant qui s'est déformé avec le temps et que
1' écriture rend suspect au terme de trois occurrences. Le narrateur en est réduit à faire
ce que Bernard Magné décrit comme un processus pour « réécrire, pour 1' exorciser, le
souvenir de ce moment à partir duquel pour lui, un jour, tout ne fut plus que pièces et
que morceaux51 ». Le narrateur ne peut admettre qu'il n'a pu garder intact le dernier
souvenir de sa mère ; il le dissimule dans la réécriture du dernier moment passé avec
elle à la gare de Lyon, lieu qui, selon Jacques-Denis Bertharion, lui« permet de fixer
par défaut le moment de [sa] perte52 » alors qu'il aurait souhaité garder d'elle une
image. Si l'enfant n'a pu préserver cet épisode intact en grandissant, c'est pour ne plus
associer la mère à sa disparition, puisqu'il éprouve une situation insoutenable en y
songeant. Perec compare la séparation d'avec la mère à un saut en parachute, qu'il
effectua lors de son service militaire, et qui lui rappela la dernière version de son
souvenir, celui qui le voit blessé :

Un triple trait parcourt ce souvenir : parachute, bras en écharpe, bandage


herniaire : cela tient de la suspension, du soutien, presque de la prothèse. Pour
être, besoin d'étai. Seize ans plus tard, en 1958, lorsque les hasards du service
militaire ont fait de moi un éphémère parachutiste, je pus lire, dans la minute
même du saut, un texte déchiffré de ce souvenir : je fus précipité dans le vide ;
tous les fils furent rompus ;je tombai, seul et sans soutien. (W, p. 81)

Marcel Frydman définit ainsi le dilemme qu'il éprouve : «être aimé par la mère et
connaître en même temps l'abandon est nécessairement perçu comme paradoxal 53 ».
En étant contraint de remanier le moment douloureux de la séparation, le sujet-Perec

51
Bernard Magné, Georges Perec, op.cit, p. 99.
52
Jacques-Denis Bertharion, op.cit., p. 276.
53
Marcel Frydman, Le traumatisme de l'enfant caché, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 169.
50

démontre la fragilité des souvenirs, même les plus précieux, ce qui les rend d'autant
plus irrécupérables et lointains.

Supplément de l'art

La fiction et l'art offrent au sujet-Perec les moyens de se constituer dans l'imaginaire


une alternative à la réalité insupportable. À travers la médiation de l'écriture, le
narrateur formule ce que lui inspire 1'histoire de sa famille, trouvant du même coup
un moyen de présenter ses parents sous un jour moins défavorable que dans la réalité.
Le narrateur procède à la réhabilitation des figures parentales grâce à «l'activité
réparatrice de l'écriture54 » et par l'apport de la fiction qui aspire à combler les vides
de son histoire familiale.

2.2.3 S'amender

Alors que le narrateur a mentionné la simplicité du père ainsi que la candeur de la


mère, le ton d'autres passages de W reprend les mêmes éléments, mais dans le but de
les avantager. Grâce à la latitude que lui procurent l'écriture autobiographique et la
fiction, Perec peut s'amender auprès des siens en leur conférant une dimension
sublime dans son texte. Il idéalise notamment le cercle familial en le comparant à une
représentation artistique à travers des souvenirs inventés. Il identifie même les œuvres
qui l'ont inspiré pour leur élaboration : il s'agirait d'un tableau pour le premier
souvenir, ~< peut-être de Rembrandt ou peut-être inventé, qui se nommerait "Jésus en
face des Docteurs" (W, p. 27) ». L'art procure à l'auteur les moyens de combler en

54
Andrée Chauvin, Leçon littéraire sur W, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 69.
51

partie son absence d'histoire. C'est à des sources artistiques et dans d'autres cultures
qu'il puise des images pour composer ses souvenirs.

Au sujet des parents, Perec s'inspire de quelques photos qui lui restent d'eux pour leur
trouver des qualités ; l'imagination fait le reste. En voyant une photo de son père,
l'auteur commente : « le père sourit (W, p. 46) », ce qui l'entraîne à saluer la simplicité
de son père : «j'aime beaucoup dans mon père son insouciance. Je vois un homme
qui sifllote (W, p. 47) ». À propos de sa mère, il imagine ses ambitions de jeune fille :
«il n'y eut dans la vie de ma mère qu'un seul événement: un jour elle sut qu'elle
allait partir pour Paris. Je crois qu'elle rêva (W, p. 51) ». En voyant une photo le
représentant avec sa mère, il commente l'affection qui les a unis : « la mère et l'enfant
donnent l'image d'un bonheur que les ombres du photographe exaltent (W, p. 73) ».
Dans la partie fictive de l'autobiographie, le sujet-Perec fait de sa mère, modeste
coiffeuse, une «cantatrice autrichienne, mondialement connue (W, p. 40) ». Il lui
confère un pouvoir et une influence qui seraient proportionnels à l'amour qu'elle porte
à son fils : «sa mère résolut de lui faire faire le tour du monde (W, p. 40) ».
Magnifier ainsi la mère a pour but de la doter d'une volonté qui ressemble à celle du
fils écrivain, luttant contre l'oubli pour faire vivre le portrait d'une mère simple, mais
aimante et tendre. Si le narrateur invente des souvenirs, c'est dans le but d'essayer de
combler le manque des siens et non plus seulement d'exposer les ravages de l'oubli.
Aussi, dans 1' optique de rendre justice à sa mère dans la partie autobiographique, le
sujet-Perec donne une impulsion particulière à son écriture ; il mêle fiction et réalité.
Il décrit une photo sur laquelle sa mère et lui posent ; «j'ai des cheveux blonds avec
un très joli cran sur le front (de tous les souvenirs qui me manquent, celui-là est peut-
être celui que j'aimerais le plus fortement avoir: ma mère me coiffant) (W, p. 74) ». Il
se montre aussi mélancolique en décrivant les moments que sa mère et lui auraient
passés après l'école:
52

J'aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine[ ... ] je serais allé
chercher mon cartable, j'aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de
bois, je les aurais posés sur la table et j'aurais fait mes devoirs. C'est comme ça
que ça se passait dans mes livres de classe. (W, p. 99)

Il n'entame pas ces rêveries qui demeurent intactes ; son intention est de montrer à
quel point sa mère lui manque et comment son imagination et 1' écriture peuvent
combler en partie le vide qu'elle a laissé. Franck Évrard estime qu'il arrive ainsi au
sujet-Perec de« désirer fabuler, de vouloir un souvenir au point de l'inventer et de se
l'approprier55 », seul moyen pour lui de s'en constituer. Le narrateur a toujours besoin
d'un support narratif pour y insérer la représentation qu'il se fait de sa mère et de lui-
même, mais nous constatons que ces récits expriment une douleur sur laquelle le
sujet-Perec s'épanche peu.

2.2.4 Réinvestissement de la réalité

Le sujet-Perec a recours à la fiction afin de réinvestir l'histoire familiale; il la


réinvente pour mieux se 1' approprier. Il fournit des détails imaginaires qu'il signale
comme tels, notamment dans le texte en caractères gras ayant trait aux parents ( W,
p. 46-53). Il parsème également le texte de souvenirs inventés qu'il présente comme
réels (sa mère à la gare) ou comme inventés (sa mère le coiffant, W, p. 74 et sa mère
et lui ensemble dans la cuisine, W, p. 99). Cette stratégie vise à écrire un récit qui
puisse être assimilé par le résilient ; après le traumatisme, imaginer ses parents à la
fois tels qu'ils devaient être et tels que leur fils aurait aimé les voir permet
d'harmoniser deux visions des siens qui semblaient irréconciliables. C'est ainsi que
les deux images parentales cohabitent dans les deux parties du texte. Chacune des
descriptions renvoie à la fois à une vision réaliste et idéalisée des parents : Cécile telle
qu'elle est ; Caecilia, la mère fantasque de Gaspard ; le père soldat maladroit ; le père

55
Franck Évrard, op.cit., p. 37.
53

soldat héroïque. Le remaniement du passé est essentiel pour faciliter la résilience


puisqu'il faut parvenir à « maîtriser la représentation56 » de ce qu'on a vécu pour le
rendre supportable, comme le décrit Cyrulnik. L'écriture offre à Perec la possibilité de
transfigurer une histoire personnelle qui ne serait pas racontable sans le changement
qu'induit le traitement artistique ; nous assistons à la« transformation en œuvre d'art
du tombeau vide des origines 57 ». Pour Cyrulnik, ce procédé, dont il a lui-même usé,
est tout sauf malhonnête, même dans le cadre autobiographique, où 1' auteur est censé
dire la vérité :«c'est la fiction qui a mis du baume sur mes blessures. Ce n'était pas
une offense à la douleur puisque ce qui était mis en scène était une représentation
supportable de la souffrance58 ». De plus, dans de telles circonstances, le souvenir est
« fait comme un patchwork, il est composé de morceaux de vérités 59 », et ce sont ces
éclats d'authenticité qui assurent la validité de l'autobiographie. Celle-ci
représenterait la jonction entre les deux aspects de sa vie : son enfance juive oubliée
et sa vie d'adulte en quête de cette enfance. Les deux parties de W deviennent
complémentaires grâce à l'imbrication du réel et de la fiction. Cette complémentarité
devient évidente au fil de la lecture ; W fait référence à l'univers concentrationnaire ;
les deux Gaspard renvoient à Perec ; Caecilia ressemble à Cécile. C'est là un moyen
pour le narrateur de demeurer ancré dans la réalité tout en exposant le contenu d'un
imaginaire hanté par la perte et l'absence des parents. Cela prouve que dire son
histoire permet, comme le pense Cyrulnik, de « créer un sentiment de soi cohérent.
C'est une réconciliation entre les deux parties du moi divisë 0 »qui se résorbent sous
l'effet de l'auto-réflexivité qu'induit l'écriture. Le but est de parvenir à associer les
deux parties très dissemblables de son existence en retrouvant 1' accès à une enfance
éclipsée ; c'est en assurant cette continuité et en « redonnant une cohérence aux

56
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, op.cit., p. 59.
57 , Mourir de dire la honte, op.cit., p. 197.
58
_ _ _ _ _ _,,Sauve-toi, la vie t'appelle, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 166.
59
Ibid, p. 49.
60
_ _ _ _ _ _,, Un merveilleux malheur, op. cit., p. 134.
54

souvenirs, [que] la mémoire traumatique arrange la représentation du passë 1 ». W


offre au sujet-Perec le moyen d'exprimer de manière extensive ce que lui inspire le
réel ; la réparation s'effectue au niveau de la transformation du vécu familial, trop
aride pour devenir un récit autonome, en une œuvre résiliente.

2.3 Restitutions

Dans W, la fiction est utilisée pour faire de la mère un personnage romanesque,


incarnation de l'amour et de l'abnégation maternels ; cela permet de restituer en
partie l'existence qui lui fut déniée. À travers Caecilia, mère de l'enfant Gaspard
Winckler, Perec choisit d'exalter ses qualités. Représenter la mère peut s'envisager à
travers 1' écriture puisque celle-ci rassemble en une « seule activité le maximum de
mécanismes de défense: l'intellectualisation, la rêverie, la rationalisation et la
sublimation62 » selon Cyrulnik. Le narrateur de W décrit ce qu'il sait de la mort de sa
mère, malgré le peu d'éléments dont il dispose à ce sujet : « la trace qui fait défaut à
sa mère, Perec la réinvente par son écriture, sans cesser d'y inscrire le manqué3 »
selon Andrée Chauvin. Il procède ainsi afin de pouvoir accepter sa mort, puisque
toute la construction de l'œuvre W n'est que la « partie émergée d'un immense travail
de deuil64 », selon les termes de Lejeune. Tous les épisodes que le narrateur invente
au sujet de sa mère visent à donner plus de consistance à celle-ci. Par là même, Cécile
acquiert une certaine épaisseur et ne s'apparente plus à un être aux contours flous,
dont l'existence, comme la mort, furent obscurs. Finalement, le narrateur peut décrire
la mort de Caecilia afin de présenter autrement la mort probable de sa mère.

61
_ _ _ _ _,Autobiographie d'un épouvantail, op.cit., p. 195.
62
Ibid, p. 195.
63
Andrée Chauvin, op.cit., 1997, p. 105.
64
Philippe Lejeune, La mémoire et l'oblique Georges Perec autobiographe, op.cit., p. 66.
55

La mort de la mère

2.3.1 La tombe de la mère

Le sujet-Perec a longtemps eu du mal à se représenter un décès dont il a longtemps


douté puisque personne ne peut lui en assurer la réalité. Il doit composer avec une
vérité difficilement acceptable : «c'est seulement le 13 octobre 1958 qu'un décret la
déclara officiellement décédée, le 11 février 1943, à Drancy (W, p. 62) ». Ce camp
d'internement français est considéré comme le lieu du décès par défaut puisque la
trace de la mère s'est perdue. Les recherches entreprises par la famille pour en savoir
davantage s'avèrent vaines : « il est possible aussi que tout leur convoi ait été gazé en
arrivant [à Auschwitz] (W, p. 61) ». Le sujet-Perec est réduit à émettre des
suppositions pour recouper les maigres informations dont il dispose. Ce tricotage
fournit un cadre probable pour situer le décès, mais la mort de la mère demeure une
énigme pour l'auteur.

L'intention du narrateur est de suppléer au manque laissé par sa mère en lui tissant un
linceul de mots. Comme le dit Altounian, l'écriture est « un enveloppement verbal,
[qui] tisse chez certains écrivains une texture symbolique susceptible de faire bord à
des événements irreprésentables de leur propre passé ou offre un texte-linceul pour
l'inhumation d'ascendants disparus dans un nulle part du mondé5 ». C'est ainsi que
la partie fictive de l'autobiographie de Perec prend tout son sens, trouvant sa
justification dans le fait d'offrir une mort racontable à la mère. Le corps de la mère,
pour le sujet-Perec, ne repose dans nul lieu concret dans la réalité, au contraire du
père dont la tombe permet de faciliter le deuil : « ce minuscule espace de terre
clôturait enfin cette mort (W, p. 59)». La fiction, espace où les règles de la logique et
de la vraisemblance n'ont pas toujours cours, peut accueillir cette dépouille qui
demeure impossible à localiser après la guerre.

65
Janine Altounian, L'intraduisible, Paris, Dunod, 2005, p. 47.
56

Accepter la mort de la mère

2.3.2 La mort de la mère dans la fiction

En permettant à ses parents, surtout à sa mère, d'exister dans l'espace du texte, le


narrateur remédie à l'immense injustice dont ils ont été victimes ; il prolonge en
quelque sorte leur existence en leur offrant une épaisseur romanesque pour étoffer
l'image parcellaire qu'ils ont laissée d'eux-mêmes. Le vide insupportable causé par
cette disparition est en partie comblé par le pouvoir des mots. Perec formule ainsi
cette impulsion en expliquant ce qui le pousse à écrire la fm de ses parents : « leur
souvenir est mort à l'écriture ; l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de
ma vie (W, p. 64) ». Selon Cyrulnik, c'est ainsi que« Perec se donne comme mission
d'écrire l'histoire de ses parents, puisque ses parents n'ont pas d'histoire, pas de
traces, pas de sépulture ; [il écrit] pour ceux qui ont été privés de voix 66 ».
Néanmoins, il en faut davantage pour parvenir à représenter cette mort, car comme le
dit Véronique Anglard, aucune « forme narrative ne saurait tisser, toute seule, les fils
d'un devenir dont l'Histoire a déchiré la trame, irrémédiablement67 ». Alors que la
mort de Cécile est abordée pudiquement et de manière évasive dans la partie
autobiographique, le narrateur traite différemment celle que connaît Caecilia. La fm
de chacune est affreuse, mais on peut seulement deviner les détails concernant celle
de Cécile, suggérée par le commentaire du narrateur, qui se souvient d'une exposition
sur les camps de concentration, particulièrement des « photos montrant les murs des
fours lacérés par les ongles des gazés (W, p. 215) ». Dans le cas de Caecilia, les
détails sont abondants et glaçants :

66
Boris Cyrulnik, «Une crypte dans l'âme», op.cit., p. 64.
67
Véronique Anglard, Humain et inhumain, Paris, Nathan universités, 1997, p. 90.
57

La mort la plus horrible fut celle de Caecilia ; elle ne mourut pas sur le coup,
comme les autres, mais, les reins brisés par une malle. [. .. ]Elle tenta, pendant
plusieurs heures sans doute, d'atteindre, puis d'ouvrir la porte de sa cabine
{. .. }ses ongles en sang avaient profondément entaillé la porte de chêne. (W,
p. 84)

Grâce à la fiction, le narrateur utilise un détour pour parler d'une mort qui l'a
longtemps obsédé et hanté ; il ne saura jamais comment et où a péri sa mère, mais il
peut décider de la fin de Caecilia et ce pouvoir compense l'impuissance qu'il ressent
au sujet de la disparition de sa mère. Il n'épargne pas ce personnage, mais il atténue
les conditions dans lesquelles périt Caecilia, en comparaison de ce qu'a été l'agonie
des prisonniers dans les chambres à gaz. Cette mort atroce ne peut être imaginée, non
seulement parce que personne ne put en réchapper, mais également parce que même
l'imagination bute devant cette mise à mort. Le narrateur, qui veut réhabiliter sa mère
et lui restituer son intégrité, représente son agonie dans d'autres circonstances, plus
acceptables pour lui. Caecilia a péri seule dans une cabine fermée, symbole éloquent
d'une chambre à gaz, mais le récit est loin de ceux, terrifiants, des membres du
Sonderkommando qui, dans les camps de concentration, étaient chargés de vider les
fours de ses cadavres68 . Alors que le sujet-Perec cherche à combler les vides de son
passé comme autant de pièces à remplir, au fond, il n'y a que cette représentation
impossible qu'il cherche à figurer. Pour le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis,
«sous toutes ces chambres vides qu'il n'en finissait pas de remplir il y avait cette
chambre-là69 ». Cette chambre, lieu de mise à mort de sa mère Cécile, est transfigurée
dans la fiction : devenue cabine de bateau, la chambre est débarrassée des
implications mortifères et macabres qu'évoque la chambre à gaz; la mort de Caecilia
est accidentelle, causée par un malheureux concours de circonstances. Son corps est
presque intact ; seuls les ongles sont abîmés, portant les stigmates d'une lutte

68
L'un d'eux, Shlomo Venezia, a écrit sur l'agonie des gazés derrière la porte fermée ; ces derniers se
piétinaient, se frappaient et se mutilaient en espérant trouver une issue. (Shlomo Venezia,
Sonderkommando : dans 1'enfer des chambres à gaz, Paris, Albin Michel, 2007, 265 pages.)
69
Jean-Bertrand Pontalis, L'amour des commencements, Paris, Gallimard, 1986, p. 165.
58

désespérée pour survivre. À travers ce personnage, on peut concevoir que le narrateur


imagine sa mère lacérant les murs du four. Il veut croire qu'elle a été animée, au seuil
de la mort, d'une farouche envie de vivre et de le retrouver, lui, le fils qui n'en finira
pas de 1' attendre.

Au terme de notre analyse du texte de Perec, nous constatons qu'explorer l'île W, telle
que l'a définie et conçue Perec, représente une épreuve de lecture ; le constant va-et-
vient entre le récit autobiographique et la fiction peut perturber la compréhension de
l'œuvre. Persévérer dans cette lecture tortueuse permet d'avoir accès à une des
autobiographies les plus inventives, énigmatiques et fascinantes qui soient. Au final,
le lecteur comprend les implications que recèle l'alternance des deux récits et tout
s'éclaire. En faisant de son autobiographie un jeu de piste ardu, Perec fait de sa
tragédie personnelle une œuvre littéraire inclassable et inspirante.
CONCLUSION

En guise de conclusion, nous procéderons à une comparaison entre l'ouvrage de


Georges Perec et celui de Sarah Kofinan. Nous relèverons d'abord certains éléments
qui rapprochent les deux auteurs et d'autres qui les différencient davantage. Nous
considérerons ensuite ce que les œuvres apportent comme témoignages puisqu'il s'agit
d'histoires vécues, racontées au « je ». Finalement, nous nous pencherons sur la
valeur testimoniale de ces autobiographies puisque les deux auteurs sont décédés peu
après la publication de leur ouvrage respectif.

Similitudes

Les similitudes entre les parcours de Kofinan et de Perec sont évidentes : tous deux
ont enduré la perte de proches et ont été contraints de dissimuler leur identité durant
l'Occupation. Leur enfance cachée a eu comme corollaire l'éloignement du milieu
familial, le déni de leur identité et la redécouverte tardive de leur identité juive à
travers l'écriture autobiographique. Dans les œuvres de Perec et de Kofinan se pose la
question de la survie. Que devient-on quand on est privé de famille après un
cataclysme aussi déstructurant qu'une Guerre mondiale et un génocide effroyable ?
Leur œuvre expose les moyens déployés pour faire face à la perte et au sentiment de
vide que cela occasionne. Chacun des auteurs peut entamer sa résilience grâce à des
facteurs externes et des ressources internes conséquentes ; leur autobiographie
consigne cette progression.

La littérature, dans le cas de Perec, ou la philosophie, comme dans celui de Kofinan,


peut constituer une passerelle vers la résilience en enrichissant le monde intérieur
d'une personne traumatisée. Selon Cyrulnik, «un enfant n'est pas résilient tout seul. Il
60

doit rencontrer un objet qui convienne à son tempérament pour devenir résistant1° ».
Perec puise dans les livres et dans son imagination la matière de sa création littéraire.
Kofman est inspirée par l'esprit indépendant de la dame et cherche à tracer sa propre
voie à son tour ; cela lui permet de marquer son temps en tant que philosophe.

L'entreprise d'écriture représente un défi considérable pour chacun des auteurs; Perec
a cherché inlassablement le moyen le plus efficace pour parvenir à raconter une
existence insolite et ce n'est qu'au terme d'innombrables essais et tâtonnements qu'il
entreprend de se raconter dans une œuvre double. Kofinan a dû surmonter sa
répugnance à parler d'elle et de son enfance en se livrant dans son ouvrage. Tous deux
ont eu recours à l'écriture pour sauver leur histoire ; ils ne pouvaient que la raconter
pour qu'elle ne soit pas irrémédiablement perdue. Leur récit demeure pourtant marqué
par le vide occasionné par la disparition d'un être cher : Perec parle peu de sa mère,
mais son absence est perceptible à travers chaque anecdote relatée par l'orphelin ;
l'existence a longtemps été insignifiance et ennui pour lui après la disparition de la
mère. Pour sa part, Kofman parle à peine du père après sa mort, mais, comme nous
l'avons vu dans son autobiographie, l'orientation que prend sa vie atteste du
traumatisme que représente l'absence de ce dernier. Franck Évrard explique cette
propension à se raconter en se focalisant sur l'absence : « la quête autobiographique
d'un passé personnel ou collectif correspond au désir de surmonter l'angoisse de la
disparition et du vide 71 ».

Malgré la difficulté que représente l'entreprise d'écriture, les deux auteurs cherchent
tous deux à exhumer un passé relégué au dernier plan durant des décennies. L'écriture
porte la trace de cette lutte engagée contre l'oubli, les caprices de la mémoire et l'effet
destructeur du temps. Kofman présente son autobiographie comme une œuvre
longuement mûrie après des années d'écriture essayistique. Elle réussit effectivement

70
Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 97.
71
Franck Évrard, op.cit., p. 3.
61

à relater son histoire. Au sujet de Perec, Andrée Chauvin évoque la« difficulté de se
souvenir, [et] la fabulation qui en est inséparable 72 ». L'écriture s'accomplit pourtant,
coûte que coûte, à l'image de la résilience qui implique une longue reconstruction
après un traumatisme majeur. Perec parvient ainsi à faire de la fabulation un atout en
procédant à la création littéraire. L'exemple de Perec et de Kofman prouve que la
survie est une question d'adaptation au monde environnant et chacun d'eux déploie
des ressources propres à son tempérament pour s'y faire une place.

Différences

Alors que Kofman présente un récit bref, dense et assuré, Perec livre un récit long,
éclaté et miné par le doute. Ainsi, alors qu'ils ont été confrontés à des situations
presque similaires, Kofman et Perec conçoivent de manière diamétralement opposée
le récit de leur vie. Perec accorde une place capitale à la fiction dans l'élaboration du
récit de sa vie ; il a également recours à la dérision et la transformation de la réalité
pour raconter son histoire. Selon l'essayiste Esther Cohen, cette attitude est la plus
saine qui soit:« l'imagination est ce qui "sauve", c'est elle qui permet de transformer
et de filtrer 1' expérience terrible, héritée, des camps et de la transformer en
littérature73 ».Le récit des camps nécessiterait donc d'être remanié pour être intégré et
accepté le plus harmonieusement possible.

Kofman ne partage pas cet avis. Elle a déjà exprimé son refus d'avoir recours à
l'affect, à la fiction et à la fantaisie pour faire part d'un des plus grands drames du :xxe
siècle : le génocide des juifs d'Europe. C'est en ces termes qu'elle exprime son
opinion : «un récit-fiction sur Auschwitz est insoutenable 74 ». Beaucoup partagent

72
Andrée Chauvin, op.cit., p. 30.
73
Esther Cohen Dabah, Les narrateurs d'Auschwitz, Montréal, Presses universitaires de Montréal,
2010, p. 161.
74
Sarah Kofman, Paroles suffoquées, op.cit., p. 22.
62

cette opinion radicale, tel Claude Burgelin : «l'art ne peut servir à combler ce qui
manque et manquera à jamais75 ». À quoi bon utiliser l'art, qui peut être si frivole et
léger, pour traiter un sujet aussi dur et douloureux ? De quelle manière aborde-t-on
alors ce sujet épineux sans l'apport de la fiction, «comment parler de l'inimaginable
sans avoir recours à l'imaginaire ?76 »se demande Kofman. Nous constatons qu'elle
prend le parti de l'authenticité à tout prix, élaborant son récit sans aucune fioriture.
Mais, malgré sa résistance à avoir recours à la fiction, l'écriture suppose toujours un
remaniement de la réalité, tel que le précise Cyrulnik ; « on ne peut pas opposer une
fiction où tout serait inventé au témoignage qui dirait la vérité 77 »estime-t-il. Perec et
Kofman s'adonnent à des degrés divers au remaniement de leur passé et c'est cette
variation qui détermine la distance ou la proximité de chacun avec la réalité.

Kofman traite la Shoah de but en blanc en se montrant franche et directe alors que
Perec en est incapable ; il est réservé quand il parle des siens et il utilise le détour de
la fiction pour évoquer leur fin. Comme l'observe Boris Cyrulnik, après un drame, ce
sont les « récits silencieux78 » qui se font au quotidien qui importent et Perec compile
dans W tous les récits qu'il a créés au fil du temps pour affronter la perte ; ces récits
constituent les jalons de sa résilience. Kofman relate quant à elle son récit sans oser
procéder à des changements ; son passé demeure tel qu'il est et la souffrance est
restituée telle qu'elle a été éprouvée durant l'enfance. Comme le souligne Cyrulnik,
celui qui est « prisonnier de son passé ne peut que ruminer et souffrir de
réminiscences79 »;le récit que fait Kofman de son passé n'est pas libérateur. Elle fige
son passé en donnant une version de ce qui s'est produit ; la manière dont elle conçoit

75
Claude Burgelin, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Perec avec Freud. Perec contre
Freud, op.cit., p. 63.
76
Sarah Kofinan, Paroles suffoquées, op.cit., p. 43.
77 Boris Cyrulnik, Sauve-toi, la vie t'appelle, op.cit., p. 167.
7
8 _ _ _ _ _, Mourir de dire la honte, op.cit., p. 7.
79
_____ ,Sauve-toi, la vie t'appelle, op.cit., p. 63.
63

la fidélité aux disparus entraîne une rigidité au niveau du texte alors que la souplesse
dont Perec fait preuve dans l'écriture de son récit lui permet de le rendre acceptable
grâce à l'apport de la fiction.

Témoignage

Le récit du témoin prouve le contrôle qu'il peut à nouveau exercer sur une existence
dont il s'est longtemps senti dépossédé ou exclu. Contre la mort absurde survenue
dans les camps et face à la cruauté de l'Histoire, l'écriture représente la manifestation
d'une résistance : « le témoignage ne rétablit pas la seule identité des rescapés, il
rétablit aussi celle des descendants des morts sans sépulture80 » d'après l'historienne
Annette Wieviorka. Cela permet aux descendants de sortir du statut de victimes dans
lequel la Guerre les a enfermés et de s'affirmer en tant que scripteur de leur vie. Le
style unique de Perec lui donne la possibilité d'aborder plus largement le traitement
des souvenirs et de la difficulté à en rendre compte avec fidélité. Les nombreux
souvenirs inventés ou remaniés qui parsèment W permettent de s'interroger sur la
fiabilité de ce qui est rapporté; c'est ainsi que l'on en vient à se demander:« qu'est-ce
qu'un témoignage ? Quel crédit accorder à ce qu'atteste la mémoire ?81 », comme le
dit Claude Burgelin. Malgré les incertitudes de l'auteur, le témoignage ne s'en trouve
pas invalidé puisque en faisant des oublis du narrateur un des thèmes principaux de
W, Perec rend apparente la souffrance de l'orphelin qui a perdu presque toute trace de
ses parents, jusqu'à leur souvenir. Tenter de remédier à la perte en écrivant constitue
une des gageures relevées par Perec. Réussir son entreprise est capital puisque,
« grâce à la fiction, qui se laisse contaminer par l'Histoire pour devenir réalité,
l'écrivain peut récupérer sa propre histoire et une partie de lui-même 82 »,selon Franck

80
Annette Wieviorka, L'ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 163.
81
Claude Burgelin, George Perec, op.cit., p.145.
82
Franck Évrard, Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel,op.cit, p. 43.
64

Évrard. L'infaillibilité du témoignage de Kofman atteste de la vivacité du trauma qui


reste gravé dans sa mémoire et qui est restitué fidèlement à travers son récit. La forme
de son témoignage démontre la permanence du traumatisme et l'impossibilité de le
transcender, malgré l'apport de l'écriture. Le passé qui demeure ainsi figé emprisonne
le témoin dans le ressentiment : « [le] souvenir se fixe dans la mémoire comme une
pierre tombale à la fin d'une existence83 » selon les termes de Cyrulnik.

Un témoignage fidèle à la réalité est précieux, mais c'est la possibilité de se


réconcilier avec son passé et de porter un regard différent sur l'enfance qui contribue
le plus à la réussite de la résilience. Ce n'est qu'ainsi que peut s'opérer la
« transformation émotionnelle d'une épreuve qui, dès qu'elle est partagée, change de
forme 84 » et peut dès lors être transmise, selon Cyrulnik.

Testament

Depuis le début, nous constatons que l'écriture autobiographique permet de mieux


s'insérer dans la communauté des hommes. Le fait de transmettre son histoire est un
des moyens d'y parvenir. En témoignant, un écrivain lègue son histoire ; l'idée de
transmission sous-tend la création artistique et constitue une motivation puissante
pour l'écrivain. Pouvoir convertir son expérience traumatique en expérience
symbolisable et partageable permet de sortir de l'isolement mortifère qu'induit le
trauma. Perec relate dans son œuvre comment l'écriture lui a permis de renouer avec
ses origines ; en consignant cette quête, il partage son expérience avec ses lecteurs.
L'auteur fait également de W une allégorie de la barbarie humaine, transposable à
d'autres temps que celui de la dernière Guerre, preuve qu'il est en mesure de s'en
détacher. Tout art qui veut convertir une expérience personnelle en exemple permet à

83
Boris Cyrulnik, Autobiographie d'un épouvantail, op.cit, p. 51.
84
Un merveilleux malheur, op.cit., p. 118.
65

son auteur de dépasser sa propre condition et de considérer sa production artistique


comme un don de lui-même qu'il lègue aux générations futures. West un testament
puisque l'ouvrage représente l'aboutissement d'une vie de questionnements et
d'élaboration littéraire et il a vocation à inspirer des lecteurs. Comme le dit Claire de
Ribaupierre, l'autobiographie de Perec « a communiqué, transmis un héritage 85 »;
Perec consigne les quelques traces qui lui viennent de sa famille dans l'ouvrage,
montrant la permanence de l'attachement familial. W véhicule un message d'espoir
puissant ; ce que Perec parvient à faire de vagues souvenirs d'enfance témoigne de la
fécondité de l'imaginaire, de la force de l'amour filial et des immenses potentialités
de la fiction. Perec fait ainsi preuve de la même inventivité et de la même combativité
que les prisonniers des camps, capables de jouer avec « un jeu d'échecs fabriqué avec
des boulettes de pain ( W, p. 215) ». Quant à Kofman, l'écriture ne lui a pas procuré
autant de satisfaction qu'à Perec. L'écriture lui révèle « la contradiction terrible dans
laquelle elle s'était enlisée 86 » en racontant un passé dont elle s'était volontairement
défaite en choisissant la philosophie au détriment des siens. Pour Kofman, la
rédaction de l'autobiographie a représenté un investissement considérable ; selon
Pierre Rannou, «l'exercice [a] épuisé complètement toutes ses forces 87 ».Son histoire
démontre qu'un enfant caché « conserve au fond de lui une plaie toujours susceptible
de se rouvrir88 » et de le dévaster. Son autobiographie acquiert une valeur
testimoniale évidente en demeurant son dernier ouvrage, le seul dans lequel elle
raconte son enfance. Elle s'enlève la vie quelques mois après la publication de son
autobiographie, ce qui fait dire à Boris Cyrulnik qu'il peut s'avérer risqué de révéler
un passé traumatisant89 • Dans le cas de Perec et de Kofman, le récit devenu testament

85
Claire de Ribaupierre, Le roman généalogique, op.cit., p.343.
86
Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p. 117.
87
Pierre Rannou, op.cit, p. 53.
88
Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p. 119.
89
Comme le précise Boris Cyrulnik en parlant des enfants cachés qui dévoilent leur histoire « certains
l'ont fait à leurs risques et périls, comme la philosophe Sarah Kofman qui se suicida après avoir
publié son autobiographie d'enfant cachée.» Boris Cyrulnik, « Une crypte dans l'âme », op.cit.,
p. 58.
66

interroge la raison même de leur survie : « que laisse un enfant caché après lui ? pour
quoi, pour qui a-t-il survécu ?90 », se demande Nathalie Zajde. Le bilan que les deux
auteurs tirent de leur existence détermine l'opinion qu'ils se font au bout du compte
d'eux-mêmes.

Œuvre résiliente

En s'adonnant à l'autobiographie, Perec en fait une écriture de la résilience. Il fait des


traces fugaces du passé la base de son identité, car rien ne se perd malgré les drames
qui peuvent compromettre une existence; W incarne le «paradoxe d'un livre très
construit à partir de fondations apparemment peu sûres91 » selon Philippe Lejeune. Le
fait d'exploiter de maigres souvenirs pour élaborer son histoire familiale mène Perec à
concevoir son appartenance à sa famille, alors que cela semblerait impossible sans
l'impulsion que confère la résilience. Perec reconnaît que les éléments narrés,
véridiques ou inventés peuvent s'insérer dans la trame de son existence et qu'il est
l'instigateur de ce tricotage effectif et signifiant ; «en redonnant une cohérence aux
souvenirs, la mémoire traumatique arrange la représentation du passé 92 » selon les
termes de Boris Cyrulnik.

En devenant auteur de son existence, Perec prouve qu'écrire «consisterait à faire


précisément de la dislocation un des moteurs de l'invention textuelle93 »comme le dit
Claude Burgelin. L'écriture résiliente reproduit le chaos de son existence, tout en
parvenant à en organiser les épisodes afin d'apporter une cohérence à son passé.
Pourtant, Perec ne parvient pas à éclairer toutes les zones d'ombre qui assombrissent
son parcours et il se rend compte qu'aucune «suture textuelle ne pourra recoudre ce

90
Nathalie Zajde, Les enfants cachés en France, op.cit., p. 200.
91
Philippe Lejeune, op.cit., p.l39.
92
Boris Cyrulnik, Autobiographie d'un épouvantail, op.cit., p. 195.
93
Bernard Magné, Georges Perec, op.cit., p. 50.
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67

qui s'est déchirë4 ». Il en est de même de W, qui demeure entaché de mystère ; le


passé du narrateur ne peut se dévoiler entièrement dans le texte puisque celui -ci ne
peut combler l'absence au-delà d'un certain point. Perec demeure néanmoins tributaire
de l'écriture, car celle-ci lui permet de sortir de l'enfermement mortifère qu'entraîne
le «monde clos de [ses] souvenirs, ressassés jusqu'à la satiété ou l'écœurement95 »,
tel qu'il le relève lui-même. Perec se montre résilient en se construisant une
représentation assimilable et acceptable du passé ; il fait jaillir la fécondité d'une
mémoire et d'une filiation à construire dans la trame d'une œuvre en privilégiant
l'imaginaire et la fantaisie.

C'est ainsi que l'amour que l'on témoigne aux siens peut constituer un moteur puissant
vers la réconciliation avec soi-même et son histoire. Perec ne se contente pas
d'écrire; il donne forme à ses fantasmes en décrivant l'île W et en imaginant ses
parents tels qu'il aurait aimé qu'ils soient. En agissant ainsi, il nourrit sa résilience
puisque « la principale arme pour affronter l'adversité, c'est le fantasme [; il s'agit de
la] ressource interne la plus précieuse de la résilience96 », comme le dit Cyrulnik. Le
fantasme compense dans l'imaginaire ce qui manque à l'enfant caché ; cela prouve
que « le travail mythologique de la mémoire est nécessaire à la vie97 » pour reprendre
la formule de Philippe Lejeune.

Refuser de remanier le passé s'avère nocif plus qu'autre chose ; ceux qui croient aux
« fantômes familiaux sont prisonniers d'une mémoire silencieuse qui circule en
dehors des mots98 » et ils ne peuvent s'en libérer, selon Cyrulnik. C'est la raison pour
laquelle Kofman ne parvient pas à se consoler de son histoire ; elle ne décrit pas ce

94
Claude Burgelin, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Perec avec Freud. Perec contre
Freud, op.cit., p. 221.
95
Georges Perec, Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 14.
96
Boris Cyrulnik. Les vilains petits canards, op.cit., p. 164.
97
Philippe Lejeune, La mémoire et l'oblique : Georges Perec autobiographe, op.cit., p. 78.
98
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, op.cit., p. 175.
68

que lui inspire sa vie, demeurant murée dans la vénération du père et la rancœur
contre la mère.

L'exemple de Perec prouve que l'écriture autobiographique peut permettre à la


résilience de se concrétiser. C'est ainsi que « la résilience fait mieux que de survivre
au traumatisme, elle le transcende, elle l'intègre, elle le surpasse99 »d'après Michel
Hanus. Dans le cas contraire, la résilience est trop fragile pour donner du sens à une
vie.

Bilan

Tout au long de notre analyse, nous avons pu constater que des mécanismes
particuliers se mettent en place chez des enfants traumatisés, en particulier chez ceux
doués d'imagination et de créativité. À l'instar de Perec et de Kofinan au sortir de la
Guerre, les enfants qui parviennent à s'investir dans une passion artistique et
intellectuelle sont plus à même de se reconstruire loin de leur foyer perdu.

L'autobiographie de chacun des deux auteurs en vient à représenter l'aboutissement de


leur parcours de résilient. Nous avons constaté que le fait de se défaire de ses
mécanismes de défense peut être particulièrement ardu ; nos auteurs y parviennent
des décennies après la perte de leur milieu familial.

Nous avons également vu l'importance des stratégies de réparation pour les deux
auteurs ; ces stratégies permettent de panser certaines des plaies demeurées vives
depuis la perte de la famille en admettant leurs torts envers les leurs et en cherchant à
se racheter auprès d'eux. Cela se fait par le biais d'oeuvres d'art dont la signification
exprime les intentions des auteurs ; Kofinan assimile sa mère à une sainte délaissée et
à une personne malveillante à travers la présentation du tableau de da Vinci et du film

99
Michel Hanus, La résilience: à quel prix? Survivre et rebondir, Paris, Maloine, 2001, p. 145.
69

de Hitchcock. Kofman dénonce la méchanceté de sa mère, mais admet également


quel fut son calvaire. Perec fait de son autobiographie un hommage à sa mère en
décrivant les quelques photos qui lui restent d'elle et les souvenirs qu'il aurait souhaité
garder d'elle ; il exprime ainsi à quel point sa mère lui a manqué. Malgré leurs
démarches opposées, ces deux autobiographies révèlent une volonté de réconciliation
essentiellement imaginaire, qui permet à chacun des auteur de s'approcher de sa
concrétisation.

Finalement, nous avons constaté que des tentatives de restitution permettent de


parachever le travail de deuil entamé par les auteurs avec l'écriture de leur
autobiographie. En écrivant sous l'emprise de son père, Kofrnan redevient l'enfant
vulnérable du temps de la Guerre ; son écriture aspire à redonner au père l'importance
qui était la sienne de son vivant en décrivant le vide immense qu'il a laissé. Perec
écrit sur la mort de sa mère, demeurée un mystère et une source d'angoisse pendant
des années. Il met un terme à cette torture en décrivant dans les moindres détails la
mort de Caecilia, double fictif de sa mère Cécile. C'est ainsi que l'autobiographie
devient la tombe de la mère ; œuvre de son fils qui lui offre la seule sépulture à
laquelle elle a eu droit.

Le but de notre recherche était de prouver comment l'écriture autobiographique


retrace le parcours résilient de deux auteurs traumatisés durant leur enfance. Pour
Perec et Kofrnan, l'autobiographie en vient effectivement à donner forme à leur
volonté de résilience. Les deux œuvres représentent la quête identitaire de celui et de
celle qui ne disposent que de l'écriture pour tenter de retracer leur passé et, au bout du
compte, se retrouver eux-mêmes au terme de décennies de déni identitaire. Ces deux
textes autobiographiques fascinants demeurent, à notre avis, deux des récits d'enfance
les plus poignants écrits à ce jour au sujet de la perte des siens et du sentiment de vide
que cela génère.
70

Ces œuvres sont poignantes parce que Perec rend apparente la détresse de l'orphelin
qui se découvre sans parents et sans souvenirs d'eux alors que Kofman fait
comprendre que l'on demeure toujours amputé d'une partie de son identité en dépit de
son autre vie. L'étrangeté des œuvres réside dans le parti pris radical que représente la
démarche individuelle de chacun des auteurs. Kofman refuse tout enjolivement de la
réalité et elle se cantonne à raconter son passé. Par contre, Perec rend évidente la
dépendance de son récit à la fiction, tout comme lui-même a été un orphelin désœuvré
qui a puisé dans l'imaginaire la force de survivre. En résulte une œuvre qui dynamite
les conventions de l'écriture autobiographique pour montrer comment l'écrivain
parvient à assembler les parties de son existence tout en colmatant les brèches de son
récit avec les bribes de l'histoire de W
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