Feuilletage 2138

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Muriel Darmon

LA SOCIALISATION
4e édi­­tion
Conception de couverture : Atelier Didier Thimonier
Mise en page : Belle Page

© Armand Colin, 2023 pour la présente édition

Armand Colin est une marque de


Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
ISBN : ­978-­2-­200-­63133-­8
Sommaire

Introduction ....................................................................................   5


1. Socialisation primaire et construction de l’individu ..............    10
1. Socialisation et éducation ..........................................    11
1.1 La socialisation comme éducation.....................................11
1.2 La socialisation comme inconscient de l’éducation............15
2. Les premiers plis de la structure sociale .....................    22
2.1 Le poids de l’histoire.........................................................23
2.2 La socialisation de classe...................................................25
2.3 La socialisation de genre...................................................37

2. Une socialisation primaire plurielle .....................................    48


1. La pluralité des influences .........................................    50
1.1 De la socialisation plurielle à l’homme pluriel...................50
1.2 Les conditions sociales de la socialisation..........................53
2. L’hétérogénéité et les pratiques intrafamiliales ...........    54
3. Les variations des modes de gardes ...........................    57
4. L’action des professionnels de l’enfance
et des normes d’éducation .............................................    58
5. L’influence des pairs et des industries culturelles .......    61
6. L’école, plaque tournante de la socialisation primaire ...    64
7. La sociologie des enfants : influences et activité .........    69
8. Sociologiser la pluralité de la socialisation primaire .....    72

3
Sommaire

3. Socialisations secondaires et reconstruction de l’individu ......    74


1. Définir la socialisation secondaire ..............................    75
1.1 La socialisation primaire : force et affectivité ..............    75
1.2 Les mondes bureaucratiques de la socialisation
secondaire ........................................................................    77
1.3 Le problème de l’articulation ......................................    78
2. Comment se fabrique un médecin : un exemple
« historique » de socialisation professionnelle ...............    79
2.1 The Student Physician : culture médicale
et socialisation anticipatrice .............................................    80
2.2 Boys in White : culture étudiante et socialisation
par la situation .................................................................    83
2.3 Deux conceptions différentes de la socialisation ? .......    89
3. Des socialisations secondaires diverses ......................    90
3.1 D’autres socialisations professionnelles ......................    90
3.2 D’autres socialisations secondaires .............................    94

4. Socialisation continue et transformation de l’individu :


une grille d’analyse ..............................................................    101
1. Les instances d’une socialisation continue .................   102
1.1 Le rôle central des institutions et leurs limites ............ 103
1.2 Événements et volonté : à l’écart de la socialisation ? ..... 106
2. Le fonctionnement d’une socialisation continue ........   109
2.1 Des modalités et des mécanismes divers ..................... 109
2.2 Par le corps, par la parole, ou par l’écrit ? ................... 110
2.3 L’emboîtement des socialisations ................................ 113
3. Les produits d’une socialisation continue ..................   115
3.1 Émotions, sens et cognition : à l’écart
de la socialisation ? ........................................................... 115
3.2 Comment la socialisation peut-­elle être
à la fois continue et puissante ? ......................................... 118

Conclusion ............................................................................    126


Introduction

Imaginons – comme nous engage à le faire Norbert Elias – Robinson et


Vendredi sur leur île déserte : isolés, démunis de tous les marqueurs exté-
rieurs de leur place dans la société, sans richesses, objets, parents ou amis
pour les différencier et les faire se sentir différents, ne sont-­ils pas des
hommes sans société, des humains génériques destinés de ce fait à agir
de la même manière à l’intérieur des contraintes matérielles de l’île ? Et
pourtant, « même Robinson porte la marque d’une certaine société, d’un
certain peuple et d’une certaine catégorie sociale. Coupé de toute relation
avec eux, perdu sur son île, il adopte des comportements, forme des sou-
haits et conçoit des projets conformes à leurs normes ; il adopte donc ses
comportements, forme ses souhaits et conçoit ses projets tout autrement
que Vendredi, même si sous la pression de la situation nouvelle, ils font
tout pour s’adapter l’un à l’autre et se transforment mutuellement pour se
rapprocher »1. Point n’est besoin, pour qu’elle agisse sur les deux hommes,
que la société soit matérialisée sur l’île : ils portent en effet en eux « la
constellation humaine » dans laquelle ils ont vécu et grandi. Robinson,
qui a été élevé dans la petite bourgeoisie anglaise, se procure sur son île
déserte couteaux et fourchettes, qui lui sont nécessaires au point qu’il les
ramène au péril de sa vie d’une épave en train de sombrer ; le premier
meuble qu’il se fabrique est une table, qu’il juge indispensable « car sans
elle il n’aurait pu écrire ni manger » ; il manifeste, face au cannibalisme de
Vendredi, la même horreur que ce dernier réserve au sel dont Robinson
parsème ses aliments ; il distingue des pièces dans sa tente : une terrasse,
une grotte qui lui sert de cellier, une cuisine ; il tient un journal intime, car
pour lui comme pour l’auteur de ses aventures une expérience humaine
se définit par son caractère de récit ; il règle très précisément ses temps de
travail, de sortie et de repos et ses journées sont rythmées par ce calendrier

1. N. Elias, La Société des individus, Fayard, 1991, [1987], p. 64-­65.

5
I ntroduction

immuable2. Bref, dans la solitude de cet homme sans société, tout témoigne
d’un rapport au monde, à l’espace et au temps qui lui a été précédemment
inculqué, qu’il « apporte » avec lui sur l’île, et dont il ne peut ni ne veut
se défaire. Le processus qui a ainsi produit Robinson, et ce Robinson-­là,
tout au long de son enfance et de son adolescence anglaises, on le nomme
« socialisation ».
La socialisation, c’est donc en ce sens l’ensemble des processus par lesquels
l’individu est construit – on dira aussi « formé », « modelé », « façonné »,
« fabriqué », « conditionné » – par la société globale et locale dans laquelle
il vit, processus au cours desquels l’individu acquiert – « apprend », « inté-
riorise », « incorpore », « intègre » – des façons de faire, de penser et d’être
qui sont situées socialement. La définition la plus simple de la socialisation
que nous pouvons proposer, et qui va nous servir de fil directeur pour par-
courir théories et enquêtes empiriques, est donc la suivante : « façon dont
la société forme et transforme les individus ». Une telle définition pose plus
de problèmes qu’elle n’en résout, et donne ce faisant une première idée de la
tâche à laquelle sont confrontées les analyses de la socialisation : substituer
au terme vague de « façon » des processus réels et déterminés (comment la
socialisation s’opère-­t-­elle ?), au terme abstrait et global de « société » des
agents ou instances précis (« qui » ou « qu’est-­ce qui » socialise ?), à la dési-
gnation générique de l’action de la socialisation sur les individus l’analyse de
ses effets, de ses produits, de ses contenus, de ses résultats spécifiques (qu’est-­ce
qui est intériorisé par l’individu socialisé ?).
Aussi générale et large qu’elle puisse paraître, cette définition n’en exclut
pas moins d’autres approches de la socialisation et révèle déjà certains
des choix qui ont été effectués dans cet ouvrage afin de proposer un par-
cours cohérent et problématisé. La socialisation, en effet, ne désigne pas un
« domaine » de faits, contrairement à l’école ou la famille par exemple, mais
bien une notion, c’est-­à-­dire une manière d’envisager le réel et un type de
regard à construire. De ce fait, sa définition varie fortement d’une discipline
scientifique à l’autre, d’un chercheur à l’autre au sein d’une même discipline,
et les différents sens qui peuvent coexister n’ont parfois pas grand-­chose en
commun. Du fait du foisonnement de ce concept aux usages multiples, il a
paru préférable d’en proposer une lecture spécifique plutôt que de céder à
la tentation du catalogue prétendument objectif ou exhaustif. On substitue

2. D. Defoe, Robinson Crusoé, Gallimard, 2001, [1719].

6

Introduction

donc à ce dernier l’explicitation de la série des choix rendus nécessaires par la


réalisation d’un parcours de cent vingt-­huit pages dans la notion.
« Sociologue, c’est surtout en sociologue que je vous parlerai d’éduca-
tion »3 : ce sont, tout d’abord, les sociologies de la socialisation qui seront
ici présentées, à l’exclusion des analyses – parfois très proches pourtant –
effectuées par l’anthropologie culturelle ou la psychologie du développe-
ment. Au sein de la sociologie, notre définition laisse en outre de côté les
approches qui voient dans la socialisation une production de lien social et
établissent un rapport très étroit entre socialisation, sociabilité, et façons de
« faire société » – et non d’être « fait » par la société4. Est également exclu
un sens assez proche de ce dernier, utilisé parfois en psychologie (la sociali-
sation comme aptitude et compétence à entretenir des relations avec autrui)
et qui s’est largement répandu dans le langage courant (« un enfant bien
socialisé », c’est-­à-­dire bien adapté à la vie en collectivité et sociable, ou
encore, dans un néologisme mixte un peu effrayant à l’oreille sociologique,
« bien sociabilisé »). Un certain nombre de principes de sélection se sont
encore ajoutés à ces délimitations. On a accordé une place importante aux
enquêtes empiriques, et parmi elles aux travaux qui sont véritablement cen-
trés sur la socialisation et ne se contentent pas d’y faire allusion. On a de
plus privilégié, autant que faire se peut, les analyses portant sur les processus
de socialisation plutôt que les débats théoriques sur les fonctions générales
(de reproduction de l’ordre social ou bien de création de lien social) de cette
dernière.
On pourrait penser que ces délimitations successives, mises bout à bout,
en viennent à dessiner un objet particulièrement étroit. Ce serait toutefois
oublier l’amplitude de l’action de la société sur l’individu. Au fil des pages
de ce livre, on verra en effet les domaines étendus et parfois inattendus sur
lesquels elle s’exerce : nos appétences et compétences scolaires ou cultu-
relles, nos pratiques alimentaires, sportives et nos corpulences, nos sens
(comme la vue ou l’audition) ou la façon dont nous ressentons et exprimons
nos émotions, nos pratiques ou orientations politiques, notre rapport au
temps, l’usage que nous en faisons et la façon dont nous envisageons notre
avenir, comment nous nous comportons face aux institutions officielles ou

3. É. Durkheim, Éducation et sociologie, PUF, 1993, [1922], p. 92.


4. Y. Grafmeyer, J.-­Y. Authier, Sociologie urbaine, Armand Colin, 2008, p. 86-­91 ;
Y. Grafmeyer, J.-­Y. Authier, Pour la sociologie urbaine, PUL, 2019, p. 111-­113.

7
Introduction

comment nous apprenons et exerçons notre métier, et beaucoup d’autres


choses encore.
La socialisation nous forme donc, corps et âme, mais elle nous trans-
forme aussi. Cette dialectique entre formation et transformation se trouve au
cœur de notre approche. On se propose en effet à la fois de mettre l’accent
sur le caractère « déterminant » d’une socialisation dont les produits peuvent
« s’incruster » dans l’individu et résister au temps qui passe et sur l’action
continue, tout au long du cycle de vie, des processus de socialisation. De
cette double optique émerge alors la question de l’articulation des produits
des différents processus de socialisation : articulation synchronique, quand
il s’agit de prendre la mesure de l’existence d’une pluralité d’instances à un
moment donné du temps (par exemple au cours de l’enfance où famille élar-
gie, école, groupes de pairs, professionnels de l’éducation et normes éduca-
tives sont à prendre en compte) ; articulation diachronique, quand il s’agit
de comprendre la conjugaison temporelle de socialisations diverses et suc-
cessives (dans la famille, l’école, le monde du travail, les groupements poli-
tiques…), où l’individu est tout autant transformé qu’il est construit.
Notre parcours dans les théories et les enquêtes sur la socialisation s’ins-
crit dans cette logique temporelle, avant de se terminer par un chapitre pro-
posant une grille d’analyse sociologique de la notion. En suivant l’ordre du
cycle de vie, on fera souvent usage d’une distinction courante en sociologie
entre socialisation primaire et socialisation secondaire. Bien qu’elles soient le
plus souvent implicites et que la référence à ce couple par les sociologues se
fasse fréquemment sur le mode de l’évidence, trois grandes significations de
l’opposition peuvent être dégagées. Elle peut tout d’abord renvoyer à l’ins-
tance socialisatrice : dans ce cas, on appelle socialisation primaire celle qui
a lieu dans la famille, et socialisation secondaire celle réalisée par toutes les
autres instances. Comme on le verra toutefois dès nos deux premiers cha-
pitres, cette distinction est particulièrement délicate à maintenir dès lors que
d’autres instances que la famille interviennent, au même moment qu’elle, dès
les premières années de l’existence. Une deuxième signification de la distinc-
tion, plus rare, la fait dériver des résultats de la socialisation : on appelle alors
socialisation primaire l’ensemble des processus qui inculquent à l’individu
les connaissances et attitudes « fondamentales », secondaire celle pendant
laquelle l’individu intègre des « ajouts » moins fondamentaux. Outre son
caractère abstrait et imprécis, cette deuxième définition a l’inconvénient de
s’ancrer d’emblée dans une définition normative de ce que doivent être les

8

Introduction

produits de la socialisation. Enfin, une troisième définition de l’opposition


se fait selon le cycle de vie, la socialisation primaire étant celle qui a lieu lors
de l’enfance et de l’adolescence, la socialisation secondaire se produisant à
l’âge adulte (l’adult socialization de la sociologie américaine). C’est de cette
troisième définition que nous ferons usage, un usage souple cependant du
fait de la difficulté à introduire et respecter une césure claire et systématique
entre les différents moments du cycle de vie et par conséquent les deux types
de socialisation. On verra par exemple l’école apparaître selon les chapitres
comme une instance de la socialisation primaire, concurrente ou congruente
à la famille, ou bien, en tant que formation professionnelle, comme une ins-
tance de la socialisation secondaire. Pour une sociologie de la socialisation,
l’important n’est en effet pas tant d’effectuer une typologie fixe et universelle
des moments et des instances de socialisation que de l’analyser au plus près
des divers processus qui la composent.
La première version de cet ouvrage a été écrite en 2005, et nous en
sommes désormais à la quatrième édition. Les réécritures successives consti-
tuent une pierre de touche du dynamisme des approches en termes de socia-
lisation et de leur cumulativité5 : des thèmes simplement évoqués dans les
premières éditions sont désormais des champs de recherche à part entière,
des hypothèses programmatiques sont devenues des paragraphes, des ques-
tions posées disposent maintenant de réponses dans des livres, numéros spé-
ciaux de revue ou articles. Il est devenu très difficile de recenser en 128 pages
la totalité de la sociologie de la socialisation, même telle qu’elle est définie, de
façon restrictive, dans ce livre, mais il faut à la fois le regretter, par rapport
à l’exigence d’exhaustivité qui est celle des manuels, et s’en réjouir scientifi-
quement.

5. Sur les précédentes éditions de cet ouvrage, voir M. Darmon, « Socialisation.


Petite histoire d’un manuel », Idées économiques et sociales, vol. 191, no 1, 2018,
p. 6-­14.
1
Socialisation primaire
et construction de l’individu

L’idée d’une importance fondamentale des premières années d’existence


des individus dans leur formation appartient désormais aux représenta-
tions communes de la personne. Elle est notamment avancée par maintes
disciplines scientifiques, au premier rang desquelles divers courants de
la psychologie, ainsi que la sociologie. Mais elle fonctionne parfois à ce
point comme un présupposé que l’on en oublie de mentionner, même en
passant, les causes de ce pouvoir particulier des années d’enfance voire
d’adolescence. Pourquoi une telle « force formatrice », pourrait-­on dire,
de ces années, et notamment de l’éducation parentale ? À cette question,
les sociologues apportent des réponses diverses. La force de la socialisa-
tion primaire s’explique ainsi parce que l’enfant serait un être particulière-
ment influençable sur lequel les premières expériences ont une forte prise
(Émile Durkheim, Norbert Elias) ; parce qu’il aurait véritablement besoin,
à ce moment-­là, de l’influence des personnes qui l’entourent pour ne pas
ou ne plus être un animal (Norbert Elias) ; parce que, à cet âge de la vie,
les influences socialisatrices sont de fait imposées à l’enfant, qui ne choisit
ni ses parents ni l’action qu’ils vont avoir sur lui, mais également parce
que cette contrainte particulière qui pèse sur l’enfance s’accompagne d’un
contexte affectif qui donne sa tonalité particulière, et partant son efficacité,
à la socialisation primaire (Peter Berger et Thomas Luckmann) ; ou enfin,
parce que ces premières expériences vont constituer les filtres par lesquels
l’individu va ultérieurement percevoir le monde extérieur, et « sélection-
ner » dans ce qui lui arrive les événements, les personnes ou les perceptions
qui ne remettent pas en cause la manière dont ses premières expériences
l’ont construit (Pierre Bourdieu). C’est au nom de ces raisons que l’on peut
avancer que l’individu est profondément formé par l’éducation qu’il a reçue
pendant son enfance.

10
Socialisation primaire et construction de l’individu 1

1. Socialisation et éducation
« Socialisation » et « éducation » ne sont toutefois pas des termes équiva-
lents : le processus de socialisation ne se limite pas à l’effet des pratiques édu-
catives, c’est-­à-­dire aux actions explicitement et spécifiquement entreprises
par les parents dans le but d’élever leurs enfants d’une certaine manière,
même si l’étude de ces dernières est indispensable à l’analyse de la sociali-
sation. On peut en fait avancer l’idée que les approches sociologiques de la
socialisation se distinguent selon qu’elles mettent plus ou moins l’accent sur
les composantes et les effets inconscients du processus.

1.1 La socialisation comme éducation


Certains sociologues ont mis en avant la façon dont « l’éducation » des
enfants constitue le noyau le plus visible, mais également le cœur du pro-
cessus de socialisation familiale. Les formules célèbres d’Émile Durkheim,
dans Éducation et sociologie, sont là pour le rappeler : « Entre les virtualités
indécises qui constituent l’homme au moment où il vient de naître, et le
personnage très défini qu’il doit devenir pour jouer dans la société un rôle
utile, la distance est donc considérable. C’est cette distance que l’éducation
doit faire parcourir à l’enfant » ; « L’éducation consiste en une socialisa-
tion méthodique de la jeune génération » par les générations précédentes ;
« L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne
sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de
développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et
moraux que réclament de lui et la société publique dans son ensemble et le
milieu spécial auquel il est particulièrement destiné »1.
Dans ces extraits, Émile Durkheim utilise donc le terme d’« éducation »
pour désigner des « actions » entreprises par les parents (Émile Durkheim
parle cependant indifféremment de « maîtres et parents » et pense ensemble
l’action de l’école et de la famille) dans un but bien précis, explicite et très
maîtrisé (« méthodique ») : « créer dans l’homme un être nouveau : l’être
social ». À première vue, chez Émile Durkheim, le processus de construc-
tion de l’enfant tient tout entier dans des pratiques éducatives conscientes

1. É. Durkheim, Éducation et sociologie, PUF, 1922, p. 64, p. 51.

11
1 Socialisation primaire et construction de l’individu

et efficaces des adultes qui ont ce résultat pour but explicite. Il y a donc
coïncidence et équivalence entre les processus d’« éducation » et de « socia-
lisation » de l’enfant.
Dans l’optique d’Émile Durkheim, ce processus est un processus orienté
qui pointe dans une certaine direction : il s’agit pour l’enfant d’acquérir un
« rôle utile », que réclame de l’adulte qu’il va devenir « la société dans son
ensemble » et plus particulièrement le milieu social auquel l’enfant est des-
tiné. Il y aurait donc, en extrapolant quelque peu, de bonnes socialisations,
qui prépareraient « bien » à cette fonction, et d’autres qui pourraient être
dites « mauvaises » de ce point de vue. On retrouvera cette conception en
partie normative de la socialisation, qui dit ce que doit être une « bonne »
socialisation, chez les sociologues fonctionnalistes par exemple. Elle va de
pair avec l’identification de contenus prédéfinis de la socialisation, que l’on
peut alors dire « ratée » si ces contenus n’ont pas été intégrés, « réussie » s’ils
l’ont été. Dans cette perspective, le point de départ de l’étude sociologique de
la socialisation n’est pas tant le processus lui-­même que la structure sociale
qui permet d’identifier ce qui va, ou ce qui doit être intériorisé. L’étude du
processus d’éducation constitue alors, dans un second temps, l’analyse du
moyen par lequel ces contenus vont être intégrés.

• L’éducation comme hypnose


Pour caractériser la force et l’extension de ce « moyen » et pour mon-
trer que la socialisation primaire modèle profondément et durablement les
enfants, Émile Durkheim n’hésite pas à employer une métaphore saisissante :
la puissance de l’action éducative peut être rapprochée de celle de la sug-
gestion hypnotique, où l’enfant est hypnotisé par « le maître »2. Avec cette
métaphore, Émile Durkheim dessine très clairement une situation éducative
marquée par la passivité et l’inconscience totales des éduqués, et l’activité et
la lucidité non moins totales des éducateurs. L’enfant est une table presque
rase, une page presque blanche, une cire molle sur laquelle l’adulte peut
inscrire tous les contenus qu’il souhaite – à condition de le « vouloir » et en
comptant sur son autorité « naturelle ». Cet aspect de l’analyse de Durkheim
pourrait d’autant plus prêter à sourire qu’il entre en conflit violent avec les
représentations de l’enfance et de l’éducation qui sont les nôtres actuelle-
ment. On a l’impression que ce texte parle de l’endoctrinement dans une

2. É. Durkheim, Éducation et sociologie, op. cit., p. 64-­65.

12
Socialisation primaire et construction de l’individu 1

secte plutôt que d’éducation, et qu’il est enfermé dans un modèle d’éducation
« à l’ancienne » qui nous apparaît aujourd’hui à la fois obsolète et dangereux.
Pourtant, ces réactions de distance voire de condescendance ne doivent
pas nous empêcher de percevoir la portée de la métaphore. La comparaison
avec l’hypnose, aussi extrême soit-­elle, a le mérite de mettre l’accent sur une
dimension fondamentale du processus de socialisation primaire : à aucun
moment, l’enfant n’a ne serait-­ce que l’illusion du choix de ses influences, et
toutes lui sont imposées. Comme le soulignent les sociologues Peter Berger
et Thomas Luckmann :

Bien que l’enfant ne soit pas seulement passif au cours de la socialisation,


c’est néanmoins l’adulte qui établit les règles du jeu. L’enfant peut jouer le
jeu avec enthousiasme ou résister obstinément. Mais il n’existe pas d’autre
jeu, hélas (…). Comme l’enfant ne dispose pas du moindre choix en ce qui
concerne ses autruis significatifs [c’est-­à-­dire les individus qui vont compter
dans sa socialisation primaire, ses parents en première instance] son intério-
risation de leur réalité particulière est quasi inévitable. L’enfant n’intériorise
pas le monde de ses autruis significatifs comme un monde possible parmi
beaucoup d’autres. Il l’intériorise comme le monde, le seul monde existant
et concevable, le monde tout court3.

La métaphore du jeu, utilisée par Peter Berger et Thomas Luckmann, est


certes plus plaisante que celle de l’hypnose ; mais le fond du processus (un
jeu totalement contraint dans ses principes mêmes) n’est pas si différent.
Refuser que la socialisation enfantine soit une longue contrainte, c’est peut-­
être confondre les normes éducatives actuelles (la manière plus « douce »
ou « démocratique » dont on pense aujourd’hui souhaitable d’élever des
enfants) et la description de ce qu’est un processus de socialisation, dont les
mécanismes tiennent forcément de la contrainte même si leurs contenus ne
sont pas présentés comme tels. Il s’agit donc de ne pas confondre les normes
éducatives et les conséquences du processus de socialisation, qui sont les
mêmes à l’époque de Durkheim et aujourd’hui : le modelage de l’enfant par
la société globale et locale dans laquelle il est élevé. Le modèle de l’hypnose,
qui combine la force et la rémanence du conditionnement enfantin à l’oubli
ultérieur de ce conditionnement (« quand vous vous réveillerez [de votre

3. P. Berger, T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, A. Colin, 2006


[1966], p. 231.

13
1 Socialisation primaire et construction de l’individu

enfance], vous aurez oublié une grande partie des séances hypnotiques, mais,
sans savoir forcément pourquoi, vous envisagerez le monde de telle façon et
non de telle autre, aimerez tels aliments et non tels autres, pratiquerez tels
sports et activités culturelles et non tels autres, ou aurez telles préférences
politiques et non telles autres ») est de ce fait peut-­être plus pertinent qu’il
semble à première vue.

• Le dépassement de l’hypnotisme
De plus, condamner chez Durkheim une approche par trop mécanique
de la socialisation, c’est passer sous silence toutes les relativisations du méca-
nisme qu’il élabore lui-­même. Si ses théories semblent principalement établir
l’existence d’un processus de socialisation fort proche d’une éducation déci-
dée et volontaire, l’examen des textes de Durkheim fait apparaître certaines
limites de ce type de volontarisme éducatif, qui peuvent nous aider à com-
prendre comment et pourquoi la socialisation ne se réduit pas aux processus
explicitement éducatifs.
Des deux points soulignés plus haut (la passivité et l’inconscience des
éduqués d’une part, l’activité et la lucidité des éducateurs d’autre part), c’est
sur le deuxième que les limites établies par Durkheim sont les plus nom-
breuses. Au fil de son œuvre, il recense en effet un certain nombre de raisons
qui mettent à mal cette hyperconscience et cette toute-­puissance de l’édu-
cateur, raisons qui se rattachent au fait que « la société » est plus puissante
encore que les éducateurs, qui sont eux aussi soumis à des lois sociales qui
­limitent leur action. Tout d’abord, des normes éducatives s’imposent à chaque
époque avec la force du fait social, et prescrivent à chaque génération d’édu-
cateurs la manière dont elle va élever les enfants – nous y reviendrons plus en
détail dans le chapitre suivant. De plus, parce que l’éducation « reproduit » la
société mais ne la crée pas, les éducateurs ne peuvent pas créer chez l’enfant
des dispositions qu’ils n’ont pas eux-­mêmes et qu’ils n’auraient pas acquises
lors de leur propre éducation : « Comment alors imprimeraient-­ils à ceux
qu’ils forment une orientation différente de celle qu’ils ont reçue ? »4. Enfin,
Durkheim avance que la construction d’un être social est loin de se limiter
aux effets des actions intentionnelles entreprises en ce sens :

4. É. Durkheim, Le Suicide, PUF, 1995 [1930], p. 427.

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