Feuilletage 2138
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LA SOCIALISATION
4e édition
Conception de couverture : Atelier Didier Thimonier
Mise en page : Belle Page
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Sommaire
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I ntroduction
immuable2. Bref, dans la solitude de cet homme sans société, tout témoigne
d’un rapport au monde, à l’espace et au temps qui lui a été précédemment
inculqué, qu’il « apporte » avec lui sur l’île, et dont il ne peut ni ne veut
se défaire. Le processus qui a ainsi produit Robinson, et ce Robinson-là,
tout au long de son enfance et de son adolescence anglaises, on le nomme
« socialisation ».
La socialisation, c’est donc en ce sens l’ensemble des processus par lesquels
l’individu est construit – on dira aussi « formé », « modelé », « façonné »,
« fabriqué », « conditionné » – par la société globale et locale dans laquelle
il vit, processus au cours desquels l’individu acquiert – « apprend », « inté-
riorise », « incorpore », « intègre » – des façons de faire, de penser et d’être
qui sont situées socialement. La définition la plus simple de la socialisation
que nous pouvons proposer, et qui va nous servir de fil directeur pour par-
courir théories et enquêtes empiriques, est donc la suivante : « façon dont
la société forme et transforme les individus ». Une telle définition pose plus
de problèmes qu’elle n’en résout, et donne ce faisant une première idée de la
tâche à laquelle sont confrontées les analyses de la socialisation : substituer
au terme vague de « façon » des processus réels et déterminés (comment la
socialisation s’opère-t-elle ?), au terme abstrait et global de « société » des
agents ou instances précis (« qui » ou « qu’est-ce qui » socialise ?), à la dési-
gnation générique de l’action de la socialisation sur les individus l’analyse de
ses effets, de ses produits, de ses contenus, de ses résultats spécifiques (qu’est-ce
qui est intériorisé par l’individu socialisé ?).
Aussi générale et large qu’elle puisse paraître, cette définition n’en exclut
pas moins d’autres approches de la socialisation et révèle déjà certains
des choix qui ont été effectués dans cet ouvrage afin de proposer un par-
cours cohérent et problématisé. La socialisation, en effet, ne désigne pas un
« domaine » de faits, contrairement à l’école ou la famille par exemple, mais
bien une notion, c’est-à-dire une manière d’envisager le réel et un type de
regard à construire. De ce fait, sa définition varie fortement d’une discipline
scientifique à l’autre, d’un chercheur à l’autre au sein d’une même discipline,
et les différents sens qui peuvent coexister n’ont parfois pas grand-chose en
commun. Du fait du foisonnement de ce concept aux usages multiples, il a
paru préférable d’en proposer une lecture spécifique plutôt que de céder à
la tentation du catalogue prétendument objectif ou exhaustif. On substitue
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Introduction
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Introduction
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Introduction
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Socialisation primaire et construction de l’individu 1
1. Socialisation et éducation
« Socialisation » et « éducation » ne sont toutefois pas des termes équiva-
lents : le processus de socialisation ne se limite pas à l’effet des pratiques édu-
catives, c’est-à-dire aux actions explicitement et spécifiquement entreprises
par les parents dans le but d’élever leurs enfants d’une certaine manière,
même si l’étude de ces dernières est indispensable à l’analyse de la sociali-
sation. On peut en fait avancer l’idée que les approches sociologiques de la
socialisation se distinguent selon qu’elles mettent plus ou moins l’accent sur
les composantes et les effets inconscients du processus.
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1 Socialisation primaire et construction de l’individu
et efficaces des adultes qui ont ce résultat pour but explicite. Il y a donc
coïncidence et équivalence entre les processus d’« éducation » et de « socia-
lisation » de l’enfant.
Dans l’optique d’Émile Durkheim, ce processus est un processus orienté
qui pointe dans une certaine direction : il s’agit pour l’enfant d’acquérir un
« rôle utile », que réclame de l’adulte qu’il va devenir « la société dans son
ensemble » et plus particulièrement le milieu social auquel l’enfant est des-
tiné. Il y aurait donc, en extrapolant quelque peu, de bonnes socialisations,
qui prépareraient « bien » à cette fonction, et d’autres qui pourraient être
dites « mauvaises » de ce point de vue. On retrouvera cette conception en
partie normative de la socialisation, qui dit ce que doit être une « bonne »
socialisation, chez les sociologues fonctionnalistes par exemple. Elle va de
pair avec l’identification de contenus prédéfinis de la socialisation, que l’on
peut alors dire « ratée » si ces contenus n’ont pas été intégrés, « réussie » s’ils
l’ont été. Dans cette perspective, le point de départ de l’étude sociologique de
la socialisation n’est pas tant le processus lui-même que la structure sociale
qui permet d’identifier ce qui va, ou ce qui doit être intériorisé. L’étude du
processus d’éducation constitue alors, dans un second temps, l’analyse du
moyen par lequel ces contenus vont être intégrés.
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Socialisation primaire et construction de l’individu 1
secte plutôt que d’éducation, et qu’il est enfermé dans un modèle d’éducation
« à l’ancienne » qui nous apparaît aujourd’hui à la fois obsolète et dangereux.
Pourtant, ces réactions de distance voire de condescendance ne doivent
pas nous empêcher de percevoir la portée de la métaphore. La comparaison
avec l’hypnose, aussi extrême soit-elle, a le mérite de mettre l’accent sur une
dimension fondamentale du processus de socialisation primaire : à aucun
moment, l’enfant n’a ne serait-ce que l’illusion du choix de ses influences, et
toutes lui sont imposées. Comme le soulignent les sociologues Peter Berger
et Thomas Luckmann :
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1 Socialisation primaire et construction de l’individu
enfance], vous aurez oublié une grande partie des séances hypnotiques, mais,
sans savoir forcément pourquoi, vous envisagerez le monde de telle façon et
non de telle autre, aimerez tels aliments et non tels autres, pratiquerez tels
sports et activités culturelles et non tels autres, ou aurez telles préférences
politiques et non telles autres ») est de ce fait peut-être plus pertinent qu’il
semble à première vue.
• Le dépassement de l’hypnotisme
De plus, condamner chez Durkheim une approche par trop mécanique
de la socialisation, c’est passer sous silence toutes les relativisations du méca-
nisme qu’il élabore lui-même. Si ses théories semblent principalement établir
l’existence d’un processus de socialisation fort proche d’une éducation déci-
dée et volontaire, l’examen des textes de Durkheim fait apparaître certaines
limites de ce type de volontarisme éducatif, qui peuvent nous aider à com-
prendre comment et pourquoi la socialisation ne se réduit pas aux processus
explicitement éducatifs.
Des deux points soulignés plus haut (la passivité et l’inconscience des
éduqués d’une part, l’activité et la lucidité des éducateurs d’autre part), c’est
sur le deuxième que les limites établies par Durkheim sont les plus nom-
breuses. Au fil de son œuvre, il recense en effet un certain nombre de raisons
qui mettent à mal cette hyperconscience et cette toute-puissance de l’édu-
cateur, raisons qui se rattachent au fait que « la société » est plus puissante
encore que les éducateurs, qui sont eux aussi soumis à des lois sociales qui
limitent leur action. Tout d’abord, des normes éducatives s’imposent à chaque
époque avec la force du fait social, et prescrivent à chaque génération d’édu-
cateurs la manière dont elle va élever les enfants – nous y reviendrons plus en
détail dans le chapitre suivant. De plus, parce que l’éducation « reproduit » la
société mais ne la crée pas, les éducateurs ne peuvent pas créer chez l’enfant
des dispositions qu’ils n’ont pas eux-mêmes et qu’ils n’auraient pas acquises
lors de leur propre éducation : « Comment alors imprimeraient-ils à ceux
qu’ils forment une orientation différente de celle qu’ils ont reçue ? »4. Enfin,
Durkheim avance que la construction d’un être social est loin de se limiter
aux effets des actions intentionnelles entreprises en ce sens :
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