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Résumé
L’ouvrage de Sembène Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu, est
représentatif du roman francophone moderne d’Afrique noire. En effet,
artiste engagé, l’auteur met sa plume au service des Nègres, des
travailleurs du Dakar-Niger et des prolétaires, sans distinction de races
ou de nations. En outre, l’écrivain, anthropologue, chante la bravoure
des femmes, appelées à jouer un rôle de plus en plus important, une fois
les coutumes rétrogrades abolies. Par ailleurs, la langue utilisée est
« habitée » par le wolof et le bambara, ce qui engendre de nombreuses
interférences. Ainsi, le narrateur sollicite la connivence du lecteur
africain. Mais, en même temps, il s’adresse à tous les locuteurs du
français, parce que les notes explicatives rendent le texte toujours
intelligible.
Mots-Clefs : Anthropologie, diglossie, engagement, francophone,
hybridité.
Abstract
Sembene Ousmane’s novel, Les Bouts de bois de Dieu represents
perfectly the modern african francophone novel. As a committed artist,
the author puts his pen to serve the Negros, the workers of the Dakar-
Niger railway company and the proletarians with no distinction of race
or nation. The writer, anthropologist, also praises the bravery of women
who are called to play a role more and more important, once the
outdated customs are abolished. The language used is « inhabited » by
wolof and bambara, what breeds many interferences. Thus, the narrator
requests connivance of the African reader but, at the same time, he
addresses to the whole frenchspeaking community because the
explicative notes enlighten the text.
Keywords: Anthropology, diglossia, commitment, frenchspeaking,
hybridity.
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Serigne Sylla N° 31, vol 1- Juillet 2021
Introduction
L’expression « littératures francophones » sert à désigner l’ensemble
des œuvres produites en français, hors de l’Hexagone, par des poètes et
des prosateurs porteurs d’une identité différente. C’est dire que
1
l’ouvrage de Sembène Ousmane , Les Bouts de bois de Dieu, est partie
intégrante de ces littératures. Mieux il peut être considéré comme un
échantillon représentatif du roman francophone d’Afrique, dans sa
phase dite moderne. En effet, celle-ci est essentiellement caractérisée
par la volonté de rejeter les modèles littéraires occidentaux et par la
dénonciation de l’ordre colonial ou néocolonial. Nous lirons donc ce
livre pour approfondir et illustrer la définition imprécise ci-dessus
mentionnée. Cependant, la spatialité constitue un critère peu fiable car
des écrivains (Fatou Diome, Kateb Yacine), naturalisés ou non, vivent
en France et y font publier des textes reflétant leur altérité.
Par conséquent, notre propos consistera à examiner comment les
spécificités culturelles se manifestent dans la création littéraire. Pour ce
faire, nous étudierons d’abord la mission assignée à l’art : la défense
d’une cause. Ensuite, nous analyserons les déterminations linguistiques
et, enfin, nous nous intéresserons au matériau anthropologique.
1. Le roman, défense d’une cause
Chez Sembène Ousmane, la conscience d’appartenir à une race
opprimée, le parti pris prolétarien et le féminisme sont les sources vives
où s’abreuve la création littéraire. Par conséquent, dans Les Bouts de
bois de Dieu, l’auteur, muni de ses fondements idéologiques, défend
toujours une cause.
Les colonisateurs ne reconnaissent aux colonisés aucun mérite sur les
plans moral, culturel et technique. Quand ils parlent des Africains, les
termes les plus récurrents sont « nègres » (mot négativement connoté
2
dans le contexte colonial), « sauvages » et « enfants ». En raison de la
généralité, caractéristique du préjugé, tous les Noirs sont pareils. Ils
manquent d’hygiène et de pudeur : « Ce sont des sauvages, dit le
capitaine […]. Regardez-moi cette femme, là, elle est en train de …
devant tout le monde ! Des vrais sauvages ! » (BDBD, p. 186). Au
surplus, l’exemple le plus éloquent de la ségrégation raciale réside dans
1 Sembène Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu (BDBD dans le texte de l’article), Paris,
Press Pockett, 1960. Toutes les références au roman renvoient à cette édition.
2 Sembène Ousmane, op. cit., pp. 59, 257, 186, 378.
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Mot à mot « La vérité se trouve dans le vin ».
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6 Claude Abastado, Les Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane, Abidjan, NEA, 1984, p.
33.
7 Joseph-Roger de Benoist, « La grande bataille des cheminots », in revue Afrique histoire, n°
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comparé à « une véritable gazette vivante . » Comme, dans la culture
occidentale, ces expressions désignent d’ordinaire des textes écrits, le
narrateur suggère que l’absence de l’écriture ne signifie pas le manque
d’informations ou de connaissances.
Quant à Maïmouna l’aveugle, elle demeure un autre symbole de la
civilisation orale. Non seulement elle chante, de manière récurrente, la
geste de Goumba Ndiaye afin de galvaniser les ouvriers (BDBD, p. 379
et passim), mais encore, dans l’excipit, elle décide de rester à Dakar
pour être nourrice et, surtout, éducatrice : « Elle devait passer là le reste
de ses jours. Le soir elle aimait à s’entourer d’enfants, elle leur chantait
ses complaintes et leur contait l’histoire de Penda et du drôle de petit
bonhomme qui étaient morts sur la route. (BDBD, p. 339) » On trouve
aussi des manifestations de l’oralité dans les comptes rendus que les
grévistes font, à chaque étape décisive de la lutte, transformant ainsi les
places publiques en véritables arbres à palabres (BDBD, p. 287 et s.),
sans compter les proverbes : « Avant d’avoir les cheveux blancs, il faut
d’abord les avoir eus noirs », et les devinettes : « Dis-moi qui est-ce qui
lave l’eau ? » (BDBD, pp. 30, 162). D’autre part, l’expression « des
jours passèrent et des nuits passèrent » revient comme une litanie et
rappelle la technique narrative du récitant (BDBD, pp. 63 – 64). De
même, les chants et les danses au rythme du tam-tam, encouragent les
délégués, en les exhortant à la résistance :
« Il fait jour et c’est un jour pour l’Histoire,
Une lueur vient de l’horizon.
Il n’y a plus de « Fumée de la savane »,
De Dakar à Koulikoro […] ». (BDBD, p. 267).
Mais comment conjurer les dangers qui guettent l’oralité ? Niakoro,
représentante d’un autre ordre, menace de brûler les livres de son fils :
« Je vais mettre au feu tous ces kitabous. » (BDBD, p. 144). En outre,
que faut-il penser du geste de N’Deye Touti qui donne tous ses cahiers,
11
son journal intime excepté, « pour allumer le feu » ? Renonciation
définitive à l’école, ou lutte contre l’envahissement de l’écrit ?
En dehors de l’oralité, la famille apparaît comme un des socles de la
civilisation africaine. Elle vit le plus souvent dans une concession,
10 Idem.
11 Sembène Ousmane, op. cit., p. 347.
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comme à N’Diayène . Et les enfants sont d’autant plus nombreux que
la polygamie, ou, plus précisément la polygynie, demeure une pratique
courante. D’ailleurs, cette polygynie pose beaucoup de problèmes. Les
femmes d’un même homme se querellent pour la répartition des vivres :
« […] lorsqu’un gréviste venait de toucher sa part de soutien, il la
remettait tantôt à l’une tantôt à l’autre de ses épouses, et il s’ensuivait
parfois de véritables batailles. » (BDBD, p. 229). Par surcroît, pour les
employeurs, les Africains « achètent » de nouvelles épouses chaque
13
fois qu’ils ont de l’argent . Il n’est donc pas question d’accorder aux
travailleurs des allocations familiales (BDBD, pp. 59, 257, 280).
Néanmoins, lors du meeting de Dakar, Bakayoko, reprenant l’argument
de Lahbib, rétorque aux Européens : « […] on a dit que nos femmes
sont en réalité des concubines. Lorsqu’il s’est agi d’aller se faire tuer à
la guerre, a-t-on demandé aux patriotes s’ils étaient des enfants
légitimes ou illégitimes ? » (BDBD, pp. 280, 337).
La famille obéit, comme l’ensemble de la société, au principe de la
gérontocratie. En effet les jeunes doivent respect et obéissance aux
Anciens. Ils ne peuvent les apostropher qu’en faisant précéder leurs
noms de termes signifiant « père », « mère », « oncle », « tante », etc.
(BDBD, pp. 95, 265 et passim). La structure familiale est le principal
élément de l’identité. Dès lors, honorer un individu, c’est connaître sa
famille, le saluer par son patronyme qui renvoie à ses ancêtres. À ce
propos, Ramatoulaye incarne la courtoisie africaine : « Elle connaissait
tout le monde, les noms et les prénoms, et aussi ceux des parents, tous
les liens de consanguinité : une véritable encyclopédie familiale
ambulante ». (BDBD, p. 76).
Les scènes de mœurs, nombreuses, permettent au lecteur étranger de
mieux connaître l’Afrique. Ainsi donc, la littérature postcoloniale, « qui
ne peut se comprendre hors du contexte d’une résistance à la
14
colonisation » incite les écrivains à « transposer dans le texte la
complexité du réel », ce qui « estompe la frontière entre littérature et
15
histoire ou sciences sociales ». Cependant, force est de reconnaître
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que la grève, école authentique , engendre le changement social. Les
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20
comme une articulation de traces toujours en devenir ». Par
conséquent, l’identité étant une notion dynamique, le parler des
Africains subit, sans cesse, l’influence de l’idiome colonial.
3. Le roman, laboratoire d’hybridation linguistique
En véritable militant, le romancier sénégalais a œuvré pour la
21
transcription et la promotion des langues nationales . Mais, selon
Sembène Ousmane, comme pour beaucoup d’autres écrivains,
l’utilisation du français relève d’une obligation historique, la plupart
des langues africaines n’étant pas dotées de systèmes de codification,
au moment où ils composaient leurs ouvrages. À la limite, il pourrait
dire, en reprenant une formule de Derrida : « Je n’ai qu’une langue et
22
ce n’est pas la mienne ». Du reste, même si le wolof était une langue
écrite à cette époque, l’auteur aurait sans doute opté pour le français,
parce que confronté à une situation de diglossie.
Ainsi, dans les sociétés africaines où le plurilinguisme existe, la langue
coloniale, imposée, est décrétée langue officielle car, ayant une
vocation universelle, elle est l’idiome véhiculaire qu’utilisent les gens
d’ethnies différentes. Alors, pour Sembène Ousmane, écrire en wolof
équivaut à restreindre son lectorat international. Mais, Africain écrivant
dans une langue d’emprunt, l’auteur produira une littérature non pas
française, mais francophone. Or, Marc Gontard constate :
« Par rapport à la littérature française, les littératures
francophones occupent, au sens propre, la marge, c’est-à-
dire le dehors, mais un dehors qui reste articulé au-dedans
dans un rapport à la fois complexe et turbulent ». (Gontard,
2005 : 151).
Dans le roman de Sembène, il y a un véritable débat sur les langues
nationales. Bakayoko, qui parle plusieurs idiomes africains, n’est pas
un idolâtre du français. C’est pourquoi, lors d’une réunion, il dit aux
dirigeants de la Compagnie : « Nous emploierons le français, c’est une
question de politesse. Mais c’est une politesse qui n’aura qu’un temps. »
(BDBD, p. 277). Certes, sa fille adoptive, au grand désarroi de la grand-
mère, lit, écrit et s’exprime oralement dans la langue de Molière, et le
20 Marc Gontard, « Les littératures francophones : une littérature du dehors ? », in Philippe
Forest et Michelle Szkilnik, op.cit., p. 160.
21 Alioune Tine, « Wolof ou français : le choix de Sembène », in revue Notre Librairie, n° 81,
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Conclusion
En définitive, sur la fiche signalétique des Bouts de bois de Dieu, roman
francophone moderne, nous pouvons noter : la conception utilitaire de
l’art hérité de la tradition, l’affirmation de la différence culturelle et la
répudiation du français académique. En effet, le narrateur réfute les
préjugés racistes et voue aux gémonies les exploiteurs, tout en exaltant
la lutte des travailleurs. D’autre part, il fustige les pratiques désuètes et,
surtout, la marginalisation de la femme qui, à l’avenir, jouera un rôle de
plus en plus important. En outre, par la récurrence des notations
anthropologiques, il proclame l’altérité, vectrice d’une identité
collective.
Enfin, sur le plan de la mise en texte, les interférences, linguistiques,
les expressions wolofs et bambaras émaillent le roman, sans jamais
nuire à sa lisibilité, même si elles traduisent l’écartèlement entre deux
cultures. En tout état de cause, il ne faudra pas considérer Les Bouts de
bois de Dieu comme un cas isolé. Donc, par son orientation spécifique,
le roman francophone moderne d’Afrique noire se distingue du genre
homologue pratiqué dans d’autres pays.
Références bibliographiques
ABASTADO, Cl. (1984). Les Bouts de bois de Dieu de Sembène
Ousmane : Lecture proposée par Claude Abastado, Abidjan, NEA.
BENOIST, J. - R. de, (1981). « La grande bataille des cheminots », in
revue Afrique histoire, n°4, pp. 21 – 28.
CALVET, J.-L. (2011). La Sociolinguistique, Paris, PUF, 7e éd.
CHEVRIER, J. (1984). « Écrire en français ? Les réticents, les
réalistes et les autres », in Jeune Afrique Plus, n° 7, pp. 49 – 53.
DIOUF, M. (1991). Les Formes du roman négro-africain de langue
française 1920 – 1976, Thèse d’Etat, Dakar, UCAD.
DUMONT, P., Maurer, B. (1995),Sociolinguistique du français en
Afrique francophone, Vanves, EDICEF / AUPELF.
FRANCO, B. (2016). La littérature comparée. Histoire, domaine, et
méthodes, Paris, Armand Colin.
GONTARD, M. (2005). « Les littératures francophones : une
littérature du dehors ? », in Philippe Forest et Michelle Szkilnik (dir),
Théorie des marges littéraires, Paris, Cécile Défaut, pp. 151 – 163
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