Rasa Rapport 2021
Rasa Rapport 2021
Rasa Rapport 2021
Infographe-Design : Alloudiop
Coordination : Dr Cheikh Guèye, Dr Abdourahmane Ndiaye
Communication : Doudou Ndiaye
Photos : RASA
ISBN 978-9938-882-42-1 (imprimé) ISBN 978-9938-882-45-2 (électronique)
Rapport disponible auprès de RASA-AFRICA S/C ENDA TIERS MONDE :
Complexe SICAP-Point E - Avenue Cheikh Anta Diop
BP : 3370 - DAKAR (Sénégal)
Tél. : +221 33 869 99 61
+221 33 869 99 48
Email : rasaafrica@gmail.com - cheikh@endatiersmonde.org
Web : www.www.rasa-africa.org.
UN RAPPORT POUR
L’AFRIQUE ET PAR L’AFRIQUE
EN HOMMAGE AU
PROFESSEUR SAMIR AMIN
Institutions initiatrices :
Enda Tiers Monde, Fondation Rosa Luxembourg, Conseil pour le Développement de la Recherche en
Sciences Sociales (CODESRIA), Forum du Tiers Monde (FTM), TrustAfrica, International Institute for
Democracy and Electoral Assistance (IDEA), Institut des Futurs Africains (IFA), Association des Femmes
Africaines pour le Recherche et le Développement (AFARD), SEATINI (The Southern and Eastern Africa
Trade Information), Legs Africa, Institut Panafricain pour le Développement / Afrique de l’Ouest et Sahel
(IPD-AOS), West African Think Tank (WATHI), TRUSTAFRICA, Alliance pour la Refondation de la
Gouvernance en Afrique (ARGA), Institut Africain pour la Gouvernance (IAG),
Institut de Prospective Agricole et Rurale (IPAR).
Avec l’appui financier de la Fondation Rosa Luxemburg, enda tiers monde et Trust Africa
Les opinions et les arguments exprimés ici ne refètent pas nécessairement les vues officielles des institutions
initiatrices du Rapport Alternatif sur l’Afrique, de leur Conseil d’administration ou des pays qu’il représente.
Ce document, ainsi que les données et cartes qu’il peut comprendre, sont sans préjudice du statut de tout territoire,
de la souveraineté s’exerçant sur ce dernier, du tracé des frontières et limites internationales, et du nom de tout
territoire, ville ou région.
Vous êtes autorisés à copier, télécharger ou imprimer ce rapport pour votre propre usage, et inclure les extraits de
cette publication dans vos propres documents, présentations, blogs, sites Web, réseaux sociaux et matériaux pédagogiques,
pour autant que les institutions initiatrices comme étant la source et les titulaires du droit d’auteur.
LISTE DES ACRONYMES ET ABBREVIATIONS
ACF : Fond Africain pour la Culture
BM : Banque Mondiale
CNUCED : Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement sur le développement
UA : Union Africaine
UE : Union Européenne
UN-PAAERD : Programme d’action des Nations Unies pour la relance économique de l’Afrique
CE
clés de souveraineté dans lesquels les sociétés
africaines sont confrontées à des défis sérieux
ne sont pas les rapports sur
qu’elles ne pourront relever qu’en trouvant en
l’Afrique qui manquent ! Et si j’en
leur sein les leviers susceptibles d’impulser ou de
lis beaucoup, rares sont ceux
soutenir des dynamiques nouvelles dans un contexte
qui m’ont procuré autant de
géopolitique marqué par de grandes incertitudes.
plaisir que le Rapport Alternatif sur l’Afrique (RASA)
que ses initiateurs m’ont invité à préfacer . Il en est
ainsi parce que, sur bien des plans, ce document L’observateur un tant soit peu averti des évolutions
procède d’un paradigme fort différent de ceux qui contemporaines ne s’étonnera pas de trouver parmi
inspirent l’abondante littérature que les anciennes et ces domaines et leviers l’importance qu’il convient
nouvelles « puissances », les institutions financières d’accorder à la souveraineté politique. Aujourd’hui
et commerciales internationales, les firmes plus que jamais, il est impératif de penser et de
multinationales consacrent au développement de mettre en place les institutions à même de protéger
l’Afrique . nos pays et le continent des visées et ambitions
hégémoniques externes, de garantir la paix et
Qu’elles portent sur l’économie, la gouvernance, ou la sécurité .La tâche est d’autant plus complexe
sur les indicateurs sociaux, comme outil scientifique que l’instabilité et les autres maux dont souffre
et stratégique d’orientation des politiques publiques le continent africain sont le produit d’alliances et
et de la coopération internationale, ces publications complicités entre des groupes sociaux africains
tendent, au mieux, à expliquer les désordres et autochtones et des acteurs allochtones. La solidarité
dysfonctionnements que les puissances du jour nationale ou continentale, qui joua un si grand rôle
persistent à appeler un ordre mondial; au pire, elles dans les luttes de libération, s’en trouve aujourd’hui
cherchent tout simplement à légitimer et perpétuer mise à mal, voire, en certaines circonstances,
cet ordre mondial. introuvable. Face à ces périls, l’approfondissement
des processus démocratiques doit être considéré
Le RASA s’inscrit en faux par rapport à l’idée que comme un impératif catégorique auquel nul régime
le continent ne saurait échapper au modèle de ne saurait se soustraire au nom de spécificités
développement neoliberal, dont le fonctionnement africaines mais que l’on ne saurait non plus
serait soumis à des intérêts et des rationalités réduire à un rituel ou une application mécanique
exogènes; en clair que l’impuissance africaine serait de règles et injonctions forgées hors du continent.
une fatalité historique. Il soutient au contraire que la La pleine reconnaissance de l’inviolabilité et de
croissance, même forte, ne suffit pas, à elle seule, l’indivisibilité des droits humains – économiques,
à améliorer de façon durable « les conditions de sociaux, culturels, politiques - et leur consécration
vie » des populations africaines. Or c’est à cette constitutionnelle absolue constituent dès lors des
aune, et à cette aune seule, que l’on doit apprécier sujets on ne peut plus brulants dans une Afrique et
le succès des politiques de développement, ainsi un monde où, trop souvent encore, la force prime
que le soutenait Amilcar Cabral. Allant plus loin, sur le droit.
et fort de l’expérience de plus de soixante ans de
mal développement et de développement du sous- L’on ne s’étonnera pas non plus de la place accordée
développement, les auteurs du RASA soutiennent dans le rapport à la souveraineté économique :
L’Afrique détient aujourd’hui 60 % des terres arables relationnel par les réseaux sociaux qui redynamisent
disponibles, des ressources hydriques importantes, les organisations de la société civile, Il en va de même
des matières premières rares, une population jeune des économies africaines dont on perçoit mieux
et ambitieuse, mais reste confrontée à l’appétit dans ce rapport la complexité et l’enchevêtrement
des autres pays qui ne voient en elle qu’une des logiques qui les sous-tendent et leurs finalités.
réserve de matières premières et un marché de Et ce n’est pas le moindre mérite du RASA que
consommateurs. Il nous faut combattre en pratique, d’avoir replacé l’economie dans la société ou d’avoir
par des actes et non des discours, cette vision d’un mis en exergue l’importance que jouent dans la
monde où nous serions les éternels dépendants, sphère économique les ressources immatérielles,
cette relégation à la périphérie du système mondial les systèmes de valeurs et les référents axiologiques
. C’est ce que propose ce rapport en analysant les propres aux cultures africaines.
défis et opportunités qu’offrent la Zone de Libre-
Échange Continentale Africaine, la Vision Minière Je terminerai en signalant que la publication de
Africaine et les autres initiatives continentales ce RASA, dont l’élaboration a démarré avant la
récentes. pandémie de Covid-19, intervient dans un contexte
sanitaire et économique qui convie à une lecture
La souveraineté est également intellectuelle. Il s’agit renouvelée de la géopolitique mondiale marquée
de penser les réalités africaines, les économies et par les tiraillements de la guerre économique
les sociétés africaines, de l’intérieur et, ajouterais- entre les États-Unis d’Amérique et la Chine et le
je, par et pour nous-mêmes. L’ambition du RASA retour d’un néo-protectionnisme déguisé et de
d’être un instrument de reconquête d’une centralité l’égoïsme des appareils d’État des pays « riches ».
de la pensée africaine du développement est, à cet Dans ce moment de recomposition des « équilibres
égard, on ne peut plus justifiée. C’est tout à l’honneur » mondiaux, l’Afrique est confrontée à des défis
de ses rédacteurs et de son conseil scientifique que interpellant sa souveraineté. L’heure est, me
d’avoir compris que le changement de regard à semble-t-il, venue pour une Afrique nouvelle, qui
porter sur le continent africain doit venir de l’intérieur mène le combat pour sortir des places subalternes
et ne peut se faire sans ruptures. Le pari n’était et se positionner différemment. Des basculements
cependant pas gagné d’avance. Le retour sur soi majeurs sont en cours dans tous les domaines et
requiert, en effet, une capacité de compréhension l’Afrique doit saisir ces opportunités pour s’affirmer
des dynamiques qui irriguent nos pays, nos villes pour elle-même et en rapport avec le reste du
et nos campagnes ; or ces dernières ne se laissent monde. Plus que jamais, le continent doit se doter
pas toujours appréhender facilement, elles qui de capacités accrues d’anticipation, s’armer d’une
tantôt s’inscrivent dans la tradition émancipatrice vision prospective propre pour éclairer sa marche et
de Bandung, tantôt amplifient l’héritage des luttes accroitre ses marges de manœuvre dans le domaine
de libération nationales, tantôt sont emblématiques économique et social. Faute de quoi, le continent
des formes de contestations post- indépendances. se trouverait dans la position de l’automobiliste qui
Le recentrage sur l’Afrique requiert surtout la roule vite, de nuit, et sans phares ,sur une route qu’il
capacité à résister au chant des sirènes des ne connait pas. La conclusion de Gaston Berger,
idéologies dominantes et à l’aveuglement qui nait à qui l’on doit cette fameuse métaphore, est sans
du caractère déformant de leurs grilles de lecture. appel : « ce serait pure folie ». Le continent ne peut
se permettre pareille déficience, ni son leadership
Les institutions initiatrices de ce rapport avaient de faillir à sa mission que l’on peut résumer sous la
certes la légitimité pour chercher à valoriser des forme d’un triptyque :formuler des projets de société
savoirs africains dans toutes les disciplines mais cohérents, en débattre en toute transparence et
elles n’auraient pas remporté la bataille si elles agir avec le souci de mettre l’éthique au poste de
n’avaient approche l’exercice comme une dissidence commandement . Il s’agit, en d’autres termes, d’oser
intellectuelle dont on ne soulignera jamais assez penser avec rigueur, d’oser parler avec clarté, et
qu’elle est un droit. Voilà que, à la faveur de la d’oser agir de manière vertueuse.
préparation de ce rapport, s’est formée, j’allais dire
forgée, une communauté épistémique africaine qui J’espère qu’en ces périodes de clair-obscur, le RASA
interroge un passé colonial pas tout à fait révolu deviendra une référence incontournable pour les
et pose un regard acéré sur un présent et un futur décideurs africains à l’échelle continentale comme
ouverts, en pleine mutation. Chemin faisant, au fil des aux échelles régionales, nationales et locales.
pages, notre jeunesse, habituellement approchée, Je souhaite qu’il éclaire également les négociateurs
de manière simplificatrice, principalement comme africains, les entrepreneurs, les étudiants et tous
force contestataire se trouve éclairée différemment. les acteurs africains conscients de la nécessité
Elle apparait porteuse d’innovations et de créativité d’une reconquête individuelle et collective de la
qui se reflètent dans l’effervescence des startups, souveraineté politique, économique et intellectuelle
la réinvention des métiers et le primat accordé au du continent.
PRESENTATION RASA
Le Rapport Alternatif Sur l’Afrique (RASA) est africaines vers l’autonomie et la souveraineté.
une nouvelle initiative essentielle d’institutions Il s’agit de rendre visible les dynamiques et
africaines et internationales de renom (Enda Tiers mutations à l’œuvre sur le continent, notamment
Monde, Forum du Tiers Monde, CODESRIA, celles qui sont portées par les africains dans
TRUSTAFRICA, Institut International pour la leur majorité et leur diversité. RASA veut par
Démocratie et l’Assistance Electorale (IDEA), ce biais visibiliser et renforcer les véritables
l’AFARD, l’Institut des Futurs Africains (IFA), transformations sociétales qui sont irriguées
Fondation Rosa Luxembourg, LEGS AFRICA, par un esprit décomplexé, et des capacités
l’Alliance pour la Refondation de la Gouvernance d’innovation et de conquête de leur autonomie
en Afrique (ARGA), West Africa Think tank dont rendent compte trop peu les rapports sur
(WATHI), Institut Africain de la Gouvernance l’Afrique et leurs instruments.
(IAG), Institut de Prospective Agricole et Rurale
(IPAR)etc.). Ainsi, les débats et espaces de définition de
stratégie ou de politiques seront alimentés et
Devant le kaléidoscope de rapports sur
enrichis par des connaissances endogènes et qui
l’Afrique classant les pays du continent selon
font sens pour les africains. Ces dernières seront
des critères et indicateurs exogènes et néo
produites sur une base crédible et valorisant les
libéraux (Doing Business, Banque Mondiale,
innovations propres aux africains et renforçant
FMI), le Rapport Alternatif Sur l’Afrique
leur autonomisation.
(RASA) vise le renversement idéologique et
épistémologique des analyses sur le continent,
Le RASA est également une réponse aux
l’approfondissement et la diversification des
insuffisances des capacités prospectives des
enjeux et domaines adressés, et des indicateurs
institutions africaines et des acteurs qui sont
de mesure des progrès et de la souveraineté des
les moteurs des dynamiques du continent. Il va
africains. Porté également par des personnalités
informer les projections africaines sur le futur
et scientifiques africains de haut niveau, cette
dans un contexte de retour à la planification à long
initiative va élaborer des Rapports qui reflètent
terme aux échelles nationales et continentales.
réellement la sensibilité et le vécu des africains
dans les différents milieux.
Le RASA sera un instrument de mesure
Son objectif est de contribuer, de manière des progrès des plans à long terme et des
décisive, à la consolidation des transformations insuffisances dans le sens de la souveraineté de
à l’œuvre dans les sociétés et institutions ces projections vers le futur.
Le Rapport alternatif sur l’Afrique (RASA) Numéro Un interroge la
situation et les évolutions souhaitables du continent africain sous le
prisme de la souveraineté. Sa publication survient dans un contexte
Dans le premier axe, les auteurs montrent que la souveraineté est aux
prises avec l’impérialisme et l’hégémonie extérieurs d’une part, et en
conflit avec ses dimensions nationale et populaire par le bas.
Dans un premier temps, il est rappelé que les dans ce rapport. Les auteurs estiment que la
orientations de politique économique de l’Afrique ZLECA doit être un instrument de décolonisation
continuent d’être prescrites par les institutions économique et peut permettre d’amortir les effets
internationales comme le Fonds monétaire des accords de partenariat économique signés
international (FMI), la Banque mondiale (BM), avec l’Union Européenne, à condition que les
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), accords précédemment conclus soient rendus
l’OCDE, le Forum économique mondial, entre caducs. Une initiative comme la Vision Minière
autres. Dans un second temps, les auteurs Africaine demeure marquée par une démarche
démontrent que la forte dépendance aux IDE néocoloniale et a soulevé plus de pessimisme
a facilité l’offensive des firmes transnationales du fait de sa vision étriquée et peu ambitieuse
que les États africains cherchent à attirer, comme levier de changements structurels.
traduisant un effet d’aubaine. Cette voie n’est
Au niveau des pays, ce rapport recommande
pas un gage d’une souveraineté économique
quelques voies pour retrouver une souveraineté
puisque les multinationales disposent d’un grand
alimentaire, un tissu industriel fort et autonome
pouvoir qu’elles mettent en œuvre pour dicter
et une gestion des ressources minières moins
les politiques économiques qui renforcent leur
extraverties. Ainsi, pour la souveraineté
pouvoir économique et financier au détriment du
alimentaire, il est recommandé de favoriser
bien-être du plus grand nombre des Africains.
un développement agricole qui reposera sur
Ce rapport soutient également que l’Afrique est
quatre piliers : une réforme radicale du foncier
beaucoup plus dépendante du monde extérieur
agricole ; une garantie de prix agricoles
pour ses idées sur la signification opérationnelle
durablement rémunérateurs ; la promotion des
du développement socioéconomique et sur la
systèmes de production agro écologiques ; la
manière dont il devrait être réalisé.
compensation des hausses de prix agricoles
Dans ce sens, il postule que « le développement pour les consommateurs et le changement de
dans sa dimension économique ne saurait leurs habitudes alimentaires. Dans le domaine
s’amorcer sans insister sur l’importance de l’industrie, le rapport propose d’explorer une
de l’articulation à trouver avec le « capital stratégie qui consiste à renoncer à l’insertion
relationnel », qui est une des focales par lesquelles dans les chaînes de valeurs mondiales.
nous devons penser la soi-disante « informalité »
dans les dynamiques productives africaines et Dans cette perspective, plus spécifiquement
l’urgente nécessité d’augmenter la production et les pays africains devraient se focaliser sur le
la diffusion des savoirs intrinsèques à l’Afrique ». développement de l’industrie textile qui a été la
En avançant une telle thèse, le RASA plaide base de l’industrialisation de la plupart des pays
pour la construction de nouveaux paradigmes, la du Sud pour approvisionner le marché intérieur.
valorisation des savoirs endogènes, l’élaboration Toutefois, il faudra, par un protectionnisme
d’un nouvel appareillage méthodologique et la éducateur, accompagner cette industrie
rupture avec la linéarité qui enferme le continent naissante. Enfin, pour inverser l’extraversion
dans le carcan conceptuel et méthodologique du néocoloniale, la gestion des ressources
néolibéralisme économique. extractives et foncières doit suivre une approche
systémique de transformation qui exige d’activer
Cependant, face à l’offensive capitaliste trois leviers politiques : développer les pôles
néolibérale, les États africains tentent d’organiser stratégiques d’entreprises ; favoriser les réseaux
des résistances au travers d’initiatives régionaux de production et ; renforcer l’aptitude
panafricaines. Le lancement de la ZLECA le des entreprises à prospérer sur de nouveaux
1er janvier 2021 est apprécié avec réserves marchés.
Enfin pour évaluer la souveraineté économique, un meilleur profit de ses ressources naturelles
les auteurs ont passé en revue la coopération en réinventant les stratégies de valorisation
Chine-Afrique en se demandant si l’Afrique était locale. Le premier pas à franchir pour l’Afrique
condamnée à rester dans un rôle de réservoir est ainsi de gagner son autonomie financière et
de matières premières et de débouchés pour de compter sur ses propres infrastructures en
l’hégémonie industrielle chinoise. Ils estiment promouvant son secteur privé.
que l’Afrique doit trouver les moyens de tirer
La souveraineté monétaire qui est l’objet du troisième axe de ce rapport a été appréhendée
dans la perspective de l’après franc CFA, mais aussi sous l’angle des mobilisations des
ressources réelles, base d’un développement souverain.
Cette analyse s’articule autour d’un diagnostic envisage l’ECO comme un simple avatar du
de l’existant dans l’UMOA en matière de franc CFA. Dans ce cas, le périmètre de la zone
souveraineté monétaire et d’une prospective monétaire s’élargit sans impacter la souveraineté
de la création d’une monnaie unique de la qui reste confisquée par le « garant » qui est la
CEDEAO : l’Eco. Banque centrale européenne.
La zone UMOA est d’abord analysée comme étant Le deuxième scénario suppose un « ECO-réel »
une zone monétaire non optimale. Par la suite, fondé sur la convergence réelle, celle du PIB/
une vision beaucoup plus critique a mis l’accent tête et non plus, comme dans le cas de l’ECO-
sur la question de la souveraineté monétaire au CFA, sur le respect des critères nominaux
prisme de la théorie monétaire moderne. Celle- de convergence. Dans ce cas de figure, les
ci définit la souveraineté monétaire à partir des économies de la CEDEAO auraient l’obligation
quatre conditions suivantes à satisfaire : disposer de converger vers le trio de tête constitué du
d’une monnaie nationale ou fédérale émise par Cap-Vert, du Nigeria et du Ghana. Le troisième
sa propre banque centrale, lever les impôts et scénario repose sur l’hypothèse d’un retour à la
taxes dans sa propre monnaie, absence de philosophie de la ZMAO telle qu’envisagée en
dettes libellées en monnaie étrangère et flexibilité 2000 à Accra (Ghana). Six pays ouest-africains
du taux de change. Sur la base de cette théorie anglophones (Gambie, Ghana, Guinée, Liberia,
les pays de l’UMOA n’ont pas une souveraineté Nigeria, Sierra Leone) ont annoncé leur intention
monétaire. D’ailleurs, cette zone est d’après de créer une seconde zone monétaire en Afrique
ce rapport un handicap pour la mobilisation de l’Ouest avec comme monnaie l’ECO, à côté
des ressources réelles de ses pays membres. de l’UMOA. Cette configuration se solderait par
En plus du fait que le fonctionnement de la zone la création d’un « ECO-Naira », sous la houlette
franc soit tributaire du maintien/renforcement du Nigeria piqué au vif par l’initiative francophone
de la dépendance vis-à-vis de la France et d’un « ECO-CFA » pouvant passer en force.
de l’Union Européenne, la focalisation sur les Enfin le dernier scénario stipule la création de
déficits publics dans la zone UMOA implique l’ECO comme monnaie commune, à partir des
une contribution marginale des gouvernements monnaies nationales.
à l’accumulation de richesses financières du
secteur privé. Idéalement, le déficit public devrait Quant à la question de la convergence des
être financé en monnaie nationale et dirigé économies, le RASA conclut qu’elle n’est « ni un
vers le secteur privé national dans l’optique de préalable, ni une conséquence » à la création
booster les capacités productives domestiques. d’une monnaie unique. Néanmoins, la réussite
Mais cette option est un angle mort pour une de ce saut sans filet de sécurité dans l’inconnu,
zone monétaire défendant une parité fixe pour suppose l’effectivité d’un certain nombre de
une monnaie sous la tutelle d’un pays étranger. facteurs dont : l’intensification des échanges
commerciaux au sein de la CEDEAO, un
accroissement des mécanismes de partage des
Pour ce qui est de l’analyse des options risques et une conviction profonde et partagée
éventuelles de la mise en place de l’ECO, d’une communauté de destin.
monnaie unique de l’espace CEDEAO, deux
démarches ont été analysées dans ce rapport. Une seconde démarche plus critique estime que
Une première s’inscrit dans un certain la monnaie unique de la CEDEAO, telle qu’elle a
pragmatisme et analyse les différents scénarii été conçue jusqu’ici, ne serait qu’une alternative
d’un passage à l’ECO. Partant, le premier scénario symbolique au franc CFA.
Elle ne permettrait pas une meilleure mobilisation De plus, sans le préalable du gouvernement
des ressources domestiques puisqu’étant basée fédéral (ou au moins de formes avancées de
sur la même logique monétariste que le franc solidarité budgétaire), une éventuelle monnaie
CFA – avec la priorité accordée à la lutte contre unique CEDEAO poserait des problèmes
l’inflation sur fonds de scission entre la politique similaires à ceux du franc CFA.
monétaire et la politique budgétaire.
Une approche transversale panafricaniste est Les secteurs comme la mode, le design, les
retenue pour mettre en évidence la relation cosmétiques, ou la construction sont concernés.
culture-économie, qui a été développée en trois Enfin, une dernière étape propose de culturaliser
étapes. Une première étape a consisté à constater le panafricanisme en acte ce qui apporterait
les échecs des modèles développementistes un indispensable écot à l’enracinement des
néolibéraux, à la fois exogènes, aculturels et souverainetés.
occidentalo-centrés, en mettant en perspective
les défaillances du « tout-marché » et les Au demeurant, la version économique du
coûts d’une certaine aliénation culturelle. panafricanisme, qui décline la quête de
De ce point de vue, il s’avére que le coût des solidarité, d’unité, d’émancipation, en promotion
modèles économiques aculturels et d’un certain de l’intégration économique, monétaire africaine
mimétisme colonial de la connaissance a été et diasporique, devrait accentuer sa stratégie
la dépréciation de la très ancienne attractivité dans les industries et artisanats culturels.
des produits culturels africains dans le monde.
En culturalisant davantage le paradigme
Dans une deuxième étape la culture est
du panafricanisme économique par un
envisagée comme une ressource idiosyncrasique
redimensionnement significatif des chapitres
stratégique pour l’économie africaine.
dévolus aux langues, à l’économie de la
Dans ce cas de figure, sur la base des savoirs culture qui pourrait se targuer des meilleures
endogènes, en amont des artéfacts, des performances africaines à l’international
mentifacts et des sociofacts, doivent être (artisanat, œuvres d’art, musique, gastronomie,
exploités de façon judicieuse et à des fins jeux de société, textiles africains, …), les chances
d’applications potentiellement vertueuses pour de réussite d’un projet panafricain authentique
l’artisanat, l’agriculture, la santé, la pharmacopée, et crédible s’en trouveraient substantiellement
l’architecture et les usages de la biologie. démultipliées.
Le sixième axe a porté sur la souveraineté politique et pour le RASA, il appert que l’État
fédéral est la condition sine qua none pour une souveraineté interne et externe récupérée.
POLICY BRIEF...................................................................................................................134
RAPPORT
ALTERNATIF
SUR L’AFRIQUE
NUMÉRO 1-ÉDITION 2020
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
INTRODUCTION GÉNÉRALE
LE
Rapport Alternatif sur l’Afrique « Kurukan Fuga1» a régi l’espace mandingue
(RASA), après un Numéro Zéro après la victoire de Soundiata Kéita et de ses
exprimant la nécessité d’une alliés sur Soumaoro Kanté, en 1236 participe de
démarche rendant compte ce paradigme2.
de la réalité des sociétés africaines et de leur
projection pour le futur, interroge la situation La Charte a été formellement et officiellement
et les évolutions du continent sous le prisme adoptée par une Assemblée constituante tenue
des souverainetés. Il s’agit de mesurer par un sous l’injonction de Soundiata Keita. Elle définit
nouveau paradigme, les défis réels, les gains un ensemble de principes, énoncés et normes
et les écarts des sociétés africaines ainsi que structurant la vie des Mandingues du XIIIème
leurs résistances face à un système capitaliste siècle en vue de fonder une paix durable dans
et néolibéral largement impérialiste. Dans un l’empire3. Cette Charte a consacré le principe de
contexte où l’anthropocène montre plus que la souveraineté extérieure des États qui peuvent
jamais des signes de basculement dramatique nouer des relations et revendiquer légitimement
(changements environnementaux globaux, leur indépendance par rapport aux puissances
disparitions d’espèces, destructions de milieux extérieures, amenant à considérer les versants
naturels, apparition de pandémies, etc.), l’Afrique interne et externe de cette genèse. Selon Djibril
doit se repenser sans cesse par rapport à son Tamsir Niane (2009), « dans son Énoncé n° 5
devenir interne et en articulation avec le monde. la Charte dispose : « Chacun a droit à la vie et
à la préservation de son intégrité physique ».
De ce point de vue, la pandémie à Coronavirus Cet énoncé est certainement celui qui a eu le
(Covid-19) a eu un impact sanitaire et économique plus de résonance dans nos sociétés modernes.
substantiel. Il a constitué un révélateur de l’état
réel du continent et un marqueur de toute Il montre qu’avant l’Europe, les Africains ont
analyse économique, sociale, culturelle ou proposé l’expression la plus achevée du droit à
politique en 2020. Sa gestion a semblé indiquer la vie, ce que les Anglais appelleront « habeas
une prise de conscience des véritables priorités corpus » dans la Grande Charte ou Magna
des pays africains et des efforts à faire pour des Carta promulguée en 1297 mais qui ne fut
gains de souveraineté réellement profitables aux effectivement appliquée qu’à partir de 1325, soit
sociétés africaines et aux communautés pour 89 ans après l’Assemblée de Kurukan Fuga.
lesquelles la réinvention d’un nouveau récit est C’est bien ce principe qu’affirmera à son tour la
incontournable. déclaration des droits de l’homme de 1789 en
France4 ».
Elle a donné l’espoir pendant toute l’année
Pionnière dans la formalisation des traités
2020 d’un nouveau départ, moins touchée
définissant les deux versants de la souveraineté
par la pandémie et tentant d’amorcer des
(interne et externe), la Charte du Manden a été
changements majeurs comme l’accord pour une
promulguée et appliquée des siècles avant la
zone de libre échange continentale africaine
signature des traités de Westphalie, la Révolution
(ZLECA) et la naissance d’une nouvelle monnaie
américaine, la Révolution française et l’adoption
(ECO). Est-ce le début d’une souveraineté
de la Charte universelle des droits humains par
retrouvée ? Depuis l’aube des temps, le concept
les Nations Unies.
de souveraineté est mobilisé pour caractériser
à la fois l’autorité de l’État et celle du peuple. 1 Voir Youssouf Tata Cissé, 2015, La Charte du Manden, :
Du Serment des chasseurs à l’abolition de l’esclavage (1212-
Pour les États, elle est l’affirmation des principes 1222). Tome 1, Éditions Triangle Dankoun.
de plénitude et d’exclusivité : le droit de choisir 2 La Charte du Manden a été élevée au rang de patrimoine
culturel immatériel de l’humanité en 2009 par l’UNESCO.
librement leur système politique, économique, 3 Djibril Tamsir Niane, 2009, La Charte de Kurukan Fuga : Aux
social et d’exercer leur pleine autorité sur leur sources d’une pensée politique en Afrique. Leçon inaugurale
territoire. En Afrique, la « Charte du Manden » Université Gaston Berger, Saint-Louis (Sénégal), http://
caremali.com/docs/prof_djibril.pdf.
aussi appelée « Serment du Manden », 4 D.T. Niane (2009), op. cit
22
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
23
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
24
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
25
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Elle joue un rôle de puits de ressources Ceci est d’autant plus nécessaire qu’au niveau
naturelles et de réserve de main-d’œuvre de la international, certains acteurs considèrent encore
mondialisation, que ce soit dans le passé avec l’Afrique seulement à travers ses gisements
les esclaves, source de croissance des empires de matières premières qu’il faut exploiter et
coloniaux et leurs alliés, ou actuellement au intégrer dans les chaines de valeur globales.
travers des travailleurs migrants (Coquery- Dans ce contexte, où certains parlent de
Vidrovitch, 20119). démondialisation, les souverainetés populaires
sont confisquées par les détenteurs du grand
D’autre part, ses populations urbaines comme capital. Cette configuration nous amène à penser
rurales dans tous leurs domaines d’activité que le futur de l’Afrique et des Africains, quel
résistent au confinement dans cette place qu’il soit, est à décoloniser, parce que déjà
subalterne qu’elle occupe dans la globalisation accaparé par d’autres.
néolibérale et son acceptation implicite ou
explicite par ses dirigeants. Si la souveraineté de l’Afrique interpelle la
géopolitique mondiale, force est de reconnaitre
Cette assignation à la subalternisation est que l’impérialisme n’est pas le seul acteur qui
incontestable si l’on raisonne en termes de PIB, opère en Afrique. Loin de nous l’idée que les
de taux de pauvreté, de fausses déclarations sociétés africaines sont restées les bras croisés
et d’optimisation fiscale (CNUCED, 2020). devant l’ampleur de la crise qui les traverse.
Ces analyses inscrites dans les logiques Les maux dont souffre le continent africain sont
mondialisantes ne mettent pas l’emphase sur le produit à la fois des jeux d’acteurs autochtones
le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et en rapport avec ceux des acteurs allochtones.
de leurs ressources de manière souveraine10. Arriver à dessiner les contours, même flous, de
L’espoir s’entrevoit dans le fait que le système l’état des souverainetés des sociétés africaines
mondial est un mouvement de balancier revient ainsi à interroger ses dynamiques
perpétuel. Des périodes de recomposition internes et leurs interactions avec celles du
interviennent pour mettre fin aux périodes reste du monde. Pour analyser l’Afrique du
de crises. Dans les recompositions en cours, futur, nous devons orienter notre effort réflexif
les BRICS, la Chine en tête, se positionnent vers le « dedans », les initiatives et stratégies
en chantre du libéralisme, manifestant ainsi portées par les acteurs locaux, les acteurs qui
une illustration des volontés hégémoniques comptent et que l’on ne compte pas. Les élites
exprimées dans les mondes émergents. Dans ce locales de la bourgeoisie compradore et les
contexte, il est urgent de réfléchir aux solidarités corps intermédiaires de la dimension nationale
nécessaires et leurs conditions d’émergence et locale et micro-locale constituent potentiellement
de pérennité. Identifier et analyser les forces des acteurs de changement de premier plan.
et les faiblesses des acteurs devant porter les Il nous importe donc de comprendre et d’analyser
visions et la négociation d’un nouveau système les relations entre ces différents types d’acteurs
mondial multipolaire et solidaire dans lequel et celles entretenues entre les autochtones et
l’Afrique est respectée et écoutée de la même les allochtones. Dans l’Afrique d’aujourd’hui, des
façon que les autres parties du monde est notre luttes et des manifestations anti néocolonialistes
préoccupation principale. s’organisent et s’entretiennent dans nombre
de métropoles. Le rejet du néocolonialisme est
Cette pensée qui centralise l’Afrique doit évaluer le sens à donner aux insurrections africaines
la mesure dans laquelle les stratégies mises réclamant la fin de la présence militaire étrangère
en place ces dernières années sont capables et la démobilisation des forces déployées dans
de desserrer les contraintes pour redonner aux les quatre coins du continent. Ces frondes
Africains des marges de manœuvre sur leurs s’inscrivent dans la tradition émancipatrice
propres destinées. de Bandung. Cet héritage de luttes pour
les libérations nationales est un moteur à
9 Catherine Coquery-Vidrovitch, 2011, Petite histoire de l’Afrique:
L’Afrique au sud du Sahara, de la préhistoire à nos jours, la quintessence des contestations initiées
Éditions La Découverte, Poche. depuis plus d’une vingtaine d’années.
10 C’est d’ailleurs une des principales critiques que nous formulons La rencontre panafricaine et internationale de
à l’égard de l’Initiative pour la Transparence dans les Industries
Extractives (ITIE). En mettant l’accent sur le contenu local, Dakar (Sénégal) pour l’annulation de la dette
l’Initiative accompagne et légitime le pillage des ressources qui du Tiers monde en 2000 (CONGAD, 200211),
viole officiellement l’esprit de l’autodétermination des peuples
leur souveraineté quant à l’usage qu’ils peuvent assigner aux 11 CONGAD, 2002, Nous ne devons rien ! CONGAD dans le cadre
ressources. de la campagne «Abolir la dette pour libérer le développement ».
26
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
le Forum des Peuples à Siby au Mali en 2002 De par sa posture méthodologique, le RASA
(CONGAD, 200312), les Forums sociaux propose également un questionnement sur les
mondiaux organisés en Afrique (Bamako forces sociales en présence, leurs articulations et
en 2006, Nairobi en 2007, Dakar en 2011, interactions, les conflits qui les structurent et ce
Tunis en 2013 et 2015), les mobilisations des dans la longue période. C’est par une approche
mouvements paysans contre la libéralisation des dynamiques réelles que l’on peut saisir les
de l’agriculture et l’accaparement des terres contradictions du système politique, économique
agricoles, les campagnes lancées par La Via et social. C’est une approche qui aborde la
Campesina pour une souveraineté alimentaire macroéconomie par les pratiques, processus,
sont autant d’illustrations de la vigueur de acteurs, quelle que soit leur position au sein de
l’expression des souverainetés populaires. Sous la hiérarchie sociale. Elle postule que tous les
ce rapport, au sein des peuples et de leurs acteurs sont sujets de la macroéconomie lue
sociétés civiles, l’aspiration à l’unité est très forte, par le bas, parties prenantes à la production des
de même que la conscience de la difficulté d’une richesses et de leur partage comme processus
résistance ou d’un développement isolés, face politique et social. C’est donc une approche
aux pressions de la mondialisation néolibérale. d’économie politique et de focalisation sur les
Les initiatives prises par tout ou partie des économies réelles que nous privilégions dans
États africains, notamment la création de la ce rapport alternatif. Parce qu’elle seule peut
ZLECA depuis le 1er janvier 2021 et le passage montrer les conflits dans le partage de la valeur
du Franc CFA qui structure l’espace UEMOA ajoutée produite mais également l’étendue
vers l’ECO dans l’espace CEDEAO doivent des résistances qui s’organisent dans tous les
constituer l’opportunité d’une rupture avec les milieux et secteurs.
voies néolibérales qui renforcent les logiques
et stratégies du capitalisme international. Cette Toujours fidèles à leur ambition initiale,
opportunité sera-t-elle saisie ? les initiateurs de ce rapport cherchent à
positionner et à approfondir une approche
Ce Numéro Un du RASA s’appuie sur des radicalement nouvelle qui met les dyna-
analyses des dynamiques souvent escamotées miques socioéconomiques réelles, les
ou ignorées dans les rapports classiques et innovations populaires, les ressources
s’emploie à exhumer ou à réhabiliter les véritables immatérielles, la centralité de la culture, le lien
évolutions des sociétés africaines actuelles qui bioéconomique avec la nature, les pouvoirs
renforcent leur autonomie et leur souveraineté de proximité au centre de la perspective.
dans le contexte du modèle néolibéral et Le Rapport est articulé autour de six grands
capitaliste en vigueur. Dans une perspective axes, visitant chacun des dimensions de la
de renversement des idéologies qui favorisent souveraineté des sociétés africaines face à la
l’entreprise de « subalternisation », de mépris et mondialisation.
de soumission des mondes africains aux logiques
et intérêts dominants du capitalisme mondialisé, À l’issue d’une discussion de la notion de
les initiateurs de ce Rapport ont comme ambition souveraineté dans ses rapports avec l’hégémonie
centrale d’affirmer et de porter une lecture et l’impérialisme, le premier axe propose une
différente des dynamiques du continent pour faire grille d’analyse des dynamiques réelles à
émerger d’autres visions endogènes, capables l’œuvre dans les sociétés africaines. Les travaux
d’améliorer à la fois le bien-être des populations, se focalisent sur les contradictions entre les
le métabolisme social et le fonctionnement des « préoccupations de la nation » portées par les
institutions locales, nationales, régionales et élites politiques et les « réalités populaires »
continentales. Le RASA, à travers son Numéro vécues par les peuples et mises en sourdine.
Un, cherche à positionner et à approfondir Sous ce rapport, non seulement les aspirations
une approche radicalement nouvelle qui met et la volonté populaires constituent un angle mort
les dynamiques socioéconomiques réelles au des rapports, mais en plus les conflits de classes
centre de la perspective. Ainsi, les analyses ne sont pas mis en lumière par la grille de lecture
présentées veulent suivre à la trace les de la macroéconomie classique.
trajectoires empruntées par les pays africains à Le second axe porte un regard transversal,
travers ce qu’ils ont de commun mais aussi de analytique et critique des dynamiques en cours
singulier quant à leur quête de souveraineté. sur le continent. Il soulève la question de la
12 CONGAD, 2003, La dette : tragédie, illusion et arnaque, souveraineté du continent dans ses rapports au
CONGAD dans le cadre de la campagne « Abolir la dette pour
libérer le développement ». monde, selon plusieurs entrées.
27
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Loin d’être perçue comme une autarcie, la situation antérieure, les revendications actuelles
souveraineté des sociétés africaines explore les sont d’une plus grande ampleur, à l’image
marges de manœuvre et les leviers permettant des collectifs citoyens qui protestent contre la
à l’Afrique de mieux négocier sa place et son recolonisation de leur pays par le capitalisme
rôle dans le monde d’aujourd’hui et de demain. français13. Ils sont regroupés au sein de
Il s’interroge également sur les stratégies mises plusieurs collectifs comme « France Dégage »,
en place et leur capacité à donner aux sociétés « Auchan Dégage », « Non au Franc CFA », ou
africaines les marges de manœuvre dont elles encore « Non aux APE » (Accords de Partenariat
ont besoin pour améliorer durablement leurs Économique entre l’Union européenne et les pays
conditions et cadres de vie. Il interroge les Afrique-Caraïbes-Pacifique). Pour eux, l’enjeu
fondements, enjeux et défis des transformations en est de taille : il s’agit de la récupération de la
cours. Notamment, la survalorisation de certains souveraineté économique de leur pays, mais
secteurs d’activités comme celui des ressources également de tous les pays du continent.
naturelles extractives et l’affaiblissement Le débat est ouvert dans ce Rapport, deux
d’autres secteurs de diversification de positions complémentaires y sont présentées.
l’activité économique réduisent les capacités La première analyse les scénarii officiels
d’intervention des États. Ainsi, les règles libérales possibles en cas de sortie du franc CFA, tandis
du commerce international érigées en dogme que la seconde oriente la discussion vers une
de gouvernement des relations internationales déconnexion, considérant que le cadre actuel
maintiennent les économies africaines dans leur n’est pas propice à la mobilisation des ressources
position subalterne. Ces règles font voler en éclat nécessaires au financement du développement.
les processus de formation et de protection des
économies fragiles (conflits armés, situations L’axe quatre intitulé « La dimension culturelle :
post-conflictuelles, pays les moins avancés, enraciner les souverainetés pour culturaliser
etc.), ou fragilisées par le corset des politiques le panafricanisme économique » est consacré
du consensus de Washington et la prédation des à la question de la conception de la culture en
oligarchies financières. En s’affranchissant de tant que ressource de souveraineté. Avec quel
ces règles, par des politiques protectionnistes paradigme peut-on articuler culture et économie
assumées de déconnexion partielle, certains tout en évitant l’écueil de la considérer sous sa
pays ont pu « émerger », ce que les pouvoirs seule nature marchande ? La reconnaissance
publics africains devraient méditer. de l’intérêt des langues en tant que vecteurs de
culture et d’identité, des peuples autochtones et
Le troisième axe ouvre le débat sur la souve- de leurs cultures ne devrait-elle pas être plutôt
raineté monétaire. D’abord, parce que la valorisée ? Ainsi, la protection et la promotion
pandémie à coronavirus a mis en évidence de la diversité des expressions culturelles et une
l’importance de la souveraineté monétaire, certaine provincialisation de l’universalisme euro-
quand les pays du Nord et les BRICS ont tout centrique, sont autant de matériau qui a constitué
de suite procédé à des politiques monétaires un socle d’un renversement épistémologique.
et budgétaires expansives afin d’atténuer les La question de la culture non plus comme
effets récessifs prononcés de ce choc imprévu, handicap mais comme ressource pour
les pays d’Afrique ont pour la plupart eu moins l’économie est désormais abordée avec sérénité
de marge de manœuvre. Devant des recettes et les arguments pour y répondre s’accumulent
fiscales et d’exportation déclinantes, ils se sont dans les discours sur le bien-être des peuples.
retournés vers le FMI pour des prêts d’urgence Le cinquième axe se penche sur la question de
et sollicité des annulations voire des moratoires la souveraineté numérique.
sur leur dette souveraine extérieure. Cette
13 Voir le très documenté article d’Olivier Blamangin, 2018,
pandémie survient à un moment où la question « Castel, l’empire qui fait trinquer l’Afrique », octobre, https://
de la souveraineté monétaire est d’une actualité www.monde-diplomatique.fr/59159 est une démonstration
brûlante au vu des enjeux des débats sur éclairante de l’appétit boulimique de l’oligarchie financière,
illustrée par le groupe familial Castel. Il a réalisé en 2016 un
l’opportunité de l’abandon du franc CFA et son chiffre d’affaires de 6milliards d’euros dont les 80 % proviennent
remplacement par l’ECO. de l’Afrique. Selon cet article, « le groupe compte pas moins
d’une vingtaine de sociétés immatriculées au Luxembourg et
à Gibraltar, mais aussi à Malte, en Suisse ou à l’île Maurice.
Aujourd’hui comme au début des années Les entreprises « historiques », le vignoble et les anciennes
soixante-dix, la France fait face à un vaste brasseries des Brasseries et Glacières Internationales (BGI),
mouvement de contestation de sa présence sont toujours domiciliées en France, mais la plupart des
acquisitions faites en Afrique – soit, en valeur, plus de 80 % des
ressentie comme néocolonialiste. Par rapport à la actifs – sont directement logées dans ces paradis fiscaux ! »
28
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
29
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
IL
semble nécessaire de procéder à une Comprendre les nouveaux mécanismes du
clarification conceptuelle de la système est, nous semble-t-il, la condition
notion de « souveraineté » pour préalable à l’établissement d’une dynamique
en estimer la valeur heuristique à d’élaboration d’un développement endogène et
l’aune des besoins et dynamiques réels des résilient adapté.
sociétés africaines. Ainsi, il faudra formuler ce
que recouvrent les notions de souveraineté Selon Ernest Laclau et Chantal Mouffe (2018,
populaire et de souveraineté nationale. Si elles p.3515), « L’« hégémonie » renvoie à une
semblent se recouper largement, elles sont totalité absente, et aux diverses tentatives
fort différentes dans leurs historicités, leurs de recomposition et de ré-articulation qui, en
implications politiques, économiques et sociales surmontant cette absence originelle, ont permis
et leur mode opératoire. La souveraineté aux luttes de recevoir un sens et aux forces
n’est pas ici comprise comme une approche historiques d’être dotées d’une pleine positivité ».
juridique technicisée mais plutôt comme Cet exercice définitoire suggère de prendre ses
une vision politique de réhabilitation d’un distances avec la confusion commune entre
développement humain et social endogène. « hégémonie » et « impérialisme » ou leur
Ainsi, la souveraineté nationale peut être rapprochement sans nuances.
appréhendée selon un spectre large, interpellant
les dimensions politique, économique, actorielle, Alors que l’hégémonie ne sera pas le déploiement
numérique, alimentaire, énergétique... majestueux d’une identité mais la réponse à
une crise, à une nécessité sociale historique,
Pour être intelligible, le réel a besoin d’une l’impérialisme est quant à lui une stratégie ou
médiation. Entrant par une archéologie du une doctrine politique de conquête, visant la
concept de souveraineté, il nous parait utile de formation d’un empire ou d’une domination.
faire un détour par les notions d’« hégémonie » et La perte de souveraineté de l’Afrique prend
d’« impérialisme ». Dans l’imaginaire populaire, des formes différentes, anciennes et nouvelles
transcrit par le langage courant, le discours sur le sous les logiques à la fois hégémoniques et
concept d’« hégémonie » a tendance à renvoyer impérialistes.
à l’idée d’une domination absolue et sans limite.
Dans Les origines du totalitarisme, Hannah
Chez Antonio Gramsci, la « phase hégémonique » Arendt (1951)16 rattache l’impérialisme à la
du capitalisme correspond à un moment notion d’expansion, qui doit être différenciée
historique où la bourgeoisie ne domine pas de la conquête, comme fin en soi. Selon elle,
simplement grâce à ses moyens de répression l’impérialisme est apparu quand l’État-nation
mais maintient sa position dominante parce est devenu trop étroit pour le développement
qu’elle est devenue la direction politique, qui de l’économie capitaliste, ce qui renvoie à des
s’exprime par une collaboration pure, c’est-à- logiques de prolongement des marchés intérieurs
dire un consentement actif et volontaire (libre) de et de recherches de nouveaux débouchés.
ceux qu’elle domine. Mais cela ne signifie pas
pour autant que cette domination soit absolue, La souveraineté permet de mesurer le niveau de
sans limite ni faille, et que la perspective de la dépendance par rapport au système capitaliste
révolution soit devenue utopique. mondialisé. Elle permet aussi d’analyser la
maîtrise relative et les marges de manœuvre
Par contre, le saut qualitatif de la classe
des pays africains sur les « cinq monopoles »
dominante en « Occident » a fait naître la
que sont les finances, les ressources naturelles,
nécessité d’un nouveau travail d’élaboration afin
les armes de destruction massive, la science et
d’identifier précisément tant les faiblesses de la
15 Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, 2018, Hégémonie et
bourgeoisie que les points d’appui des dominés stratégie socialiste. Vers la radicalisation de la démocratie,
(Benichou, 200914). Éditions Fayard Pluriel.
14 Sarah Benichou, 2009, « Antonio Gramsci, l’hégémonie comme 16 Hannah Arendt, L’Impérialisme, traduction par Martine Leiris
stratégie », Revue Que faire ? http://www.quefaire.lautre.net/ (1982) révisée par Hélène Frappat, Le Seuil (collection « Points
Antonio-Gramsci-l-hegemonie-comme. / Essais », no 356), 2006.
30
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
la technologie, les médias et la communication, pas, ils pourront alors être révoqués, la volonté
qui constituent le cœur du système capitaliste du peuple étant souveraine et inviolable. Au bout
contemporain selon Samir Amin (1995)17. du compte, comment analyser la souveraineté
Mesurer la souveraineté devient un enjeu nationale, alors qu’elle est aussi insaisissable
heuristique et méthodologique de tout premier que réelle ?
plan. Étant une réalité multidimensionnelle,
l’analyse de la souveraineté nécessite de Au total, la souveraineté est aux prises avec
convoquer un faisceau de facteurs dont certains l’impérialisme et l’hégémonie extérieurs d’une
seront développés de manière approfondie dans part et avec les forces sociales locales de
ce Rapport. l’autre. Sous ce rapport, la souveraineté telle
qu’appréhendée ici est caractérisée par un
La souveraineté populaire a été défendue à conflit entre sa dimension nationale et sa
l’origine par des philosophes révolutionnaires dimension populaire. Dans la perspective de
« radicaux » tels que Jean-Jacques Rousseau, la souveraineté populaire, chaque citoyen
notamment dans Du Contrat social18. détient une part de souveraineté inviolable.
Dans cette perspective, chaque citoyen détient La souveraineté populaire repose sur le peuple,
une part de souveraineté inviolable qui se traduit qui est un ensemble réel, prenant en compte
traditionnellement par un régime de démocratie les vivants. Alors que la souveraineté nationale
directe (ou pure), avec suffrage universel direct, appartient à la nation, qui est de fait une entité
puisque nul ne peut être dépossédé de la part abstraite, indivisible et fictive. Ce, d’autant
de souveraineté conférée à chaque citoyen19. qu’elle englobe en plus des citoyens présents,
La souveraineté populaire repose sur le peuple, les citoyens passés et futurs. Donc raisonner
qui est donc un ensemble réel, qui prend uniquement à partir de la souveraineté nationale
en compte les vivants, contrairement à la ne permet pas de comprendre les mécaniques
souveraineté nationale. réelles à la base des transformations sociales.
La souveraineté nationale est une notion Or, dans la littérature consacrée à la présentation
fort différente de la souveraineté populaire. et à l’analyse des évolutions des sociétés
Selon la conception de la souveraineté contemporaines, tels les rapports publiés par
nationale, celle-ci appartient à la nation, qui les grandes institutions, la souveraineté est
de fait est une entité abstraite et indivisible. habituellement analysée dans sa dimension
Cet ensemble est fictif puisqu’il ne se limite pas nationale abstraite. Les contradictions entre les
aux seuls citoyens présents, mais inclut les « préoccupations de la nation » portées par les
citoyens passés et futurs ; elle est supérieure élites politiques et les « réalités populaires »
à la somme des individus qui la composent. vécues par le peuple sont mises en sourdine.
Ce qui soulève la difficulté de l’expression directe Sous ce rapport, non seulement les aspirations
de la souveraineté nationale, matériellement et la volonté populaires constituent un angle
impossible. C’est pour cela que le peuple aura mort, mais en plus les conflits de classes ne sont
recours à des mandataires démocratiquement pas mis en lumière par la grille de lecture de la
élus, ayant un mandat impératif. Ces élus seront macroéconomie classique. Dans ce Numéro
tenus de faire exactement ce pour quoi ils ont Un du RASA, nous procéderons à une lecture
été élus. critique des options de la souveraineté nationale,
à partir des dynamiques économiques réelles,
Ils devront exécuter ce que leur demandent qui donnent une résonance particulière à la
leurs électeurs. En effet, ils ont pour obligation souveraineté populaire. Sous ce rapport, la crise
d’agir pour le bien et le compte de leurs électeurs du Covid-19 est un révélateur de par ses impacts
(et non pour l’intérêt commun), et s’ils ne le font et un moteur de rupture à saisir.
31
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
32
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
33
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
34
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Bien que le rapport de l’Union Africaine (UA) sur Le rapport UA-OCDE insiste sur l’attractivité
l’impact du Covid-19 sur l’économie africaine des IDE et pour cela recommande de
souligne la nécessité d’« augmenter la production promouvoir « les pôles d’entreprises (ou zones
agricole et améliorer les chaînes de valeur économiques spéciales (ZES)) qui permettent
alimentaires pour répondre à la consommation à des gouvernements aux ressources limitées
intérieure et continentale » car « L’Afrique de tirer un parti maximal de leurs atouts en
subsaharienne a dépensé près de 48,7 milliards investissant dans une zone dédiée, au lieu de
de dollars US en importations alimentaires disperser leurs moyens. En attirant ainsi les IDE
(17,5 milliards de dollars US pour les céréales, et en favorisant les transferts de technologie,
4,8 milliards de dollars US pour le poisson », l’UA ils se rapprochent de la frontière technologique
maintient une orientation extravertie générale mondiale. La densité relative supérieure
attestée par trois recommandations : 1) que les d’entreprises, de fournisseurs, de prestataires
plans de relance budgétaire des pays de l’OCDE de services et d’institutions connexes au sein de
« n’aient pas d’incidence au niveau mondial sur cet écosystème peut induire des retombées et
la restauration des chaînes de valeur mondiales des transferts de connaissance plus importants
au sein de l’OCDE, sapant ainsi les stratégies et, ainsi, accentuer l’effet des politiques
de transformation de la production africaine » ; menées… La plupart des pays d’Afrique n’offrent
2) que les pays africains « accélèrent la mise en pas forcément suffisamment d’économies
place de la zone de libre-échange continentale… d’échelle et manquent des fondamentaux
pour parvenir à l’industrialisation le plus pour attirer autant d’IDE que leurs concurrents
rapidement possible » ; 3) et qu’ils suivent les internationaux… Pour accroître les économies
recommandations du rapport conjoint UA-OCDE d’échelle, les pays d’Afrique doivent penser
sur « Les dynamiques du développement en « mondial » et agir « régional » ».
Afrique, réussir la transformation productive »
qui est un plaidoyer vibrant pour une extraversion La récession des pays occidentaux liée au
accrue des économies africaines. Ainsi, Covid-19 et leur volonté de relocaliser leurs
« En Afrique australe, les pays sont confrontés activités font peser des menaces sur leurs
à un risque de désindustrialisation prématurée. projets de délocalisation dans les pays à
La part de la valeur ajoutée manufacturière faibles salaires. Même s’il n’y a pas de risques
dans le PIB total est en repli depuis 2000. La de relocalisation immédiate des activités déjà
stratégie d’industrialisation… entend profiter délocalisées, notamment celles liées à des
de la participation de l’Afrique du Sud aux accords de libre-échange (ALE), leur extension
chaînes de valeur mondiales et de la présence est compromise. Le développement de l’industrie
de multinationales pour aider les petites et les automobile en zones franches a été un succès
moyennes entreprises à prospérer ». au Maroc puisqu’elle est le premier exportateur
35
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
du pays (27 % des exportations en 2019 avec un Soulignons que, quand le rapport aborde la
chiffre d’affaires à l’export de plus de 7 Mds€) question des échanges intra-UA comme extra-
et emploie 180 000 personnes (avec les sous- UA, il insiste sur la nécessité de réduire les droits
traitants), dont 11 000 pour Renault et 1 700 pour de douane ainsi que les mesures non tarifaires.
PSA, les deux principaux constructeurs (400 000 À une seule exception implicite toutefois quand
véhicules pour Renault en 2018 et 100 000 pour il écrit : « Dans certains cas, les politiques ont
Peugeot en 2019, qui n’a démarré qu’à la mi- échoué à développer de solides chaînes de
2018). 90 % de leur production sont exportés valeur régionales. C’est le cas par exemple de
dont plus de 80 % dans l’UE, principalement en la filière minière en Afrique australe, qui reposait
France (31 %), Espagne (11 %), Allemagne (9 %) traditionnellement sur l’Afrique du Sud, véritable
et Italie (9 %), à droit de douane nul, compte tenu pôle d’approvisionnement en biens d’équipement.
de l’accord d’association avec le Maroc, alors Or, depuis quelques années, l’arrivée d’intrants
que le droit normal NPF est de 10 %. En outre plus compétitifs en provenance de Chine sape la
Renault et Peugeot ne paient pas d’impôt sur place de l’Afrique du Sud ».
les sociétés comme le souligne Oxfam-Maroc.
Le 26 mai 2020 le Président Macron a annoncé La baisse des droits de douane est le credo de la
un plan d’aides de 8 Mds€ à la filière automobile ZLECA puisque, selon la Commission des Nations
avec injonction aux constructeurs français de Unies pour l’Afrique (CEA), l’Union douanière
maintenir en France la production des véhicules continentale (UDC), pas encore adoptée, « se
à forte valeur ajoutée, et, le 28 mai Renault a traduit par une plus grande ouverture sur le
annoncé la suppression de 15 000 postes dans le reste du monde que la ZLECA en ce sens que
monde (8 % de son effectif), dont 4 600 en France, la protection moyenne imposée par l’Afrique
avec une réduction de sa capacité de production sur ses importations en provenance du reste du
nationale de 4 à 3,3 millions de véhicules et la monde diminuerait à un niveau de 9,8 %, contre
« suspension des projets d’augmentation de un niveau de 13,6 % avec la seule ZLECA. Cela
capacités prévus au Maroc et en Roumanie ». correspond à une amélioration de 27,9 % de
Le plan de sauvegarde de l’aéronautique l’accès au marché accordé par l’Afrique au reste
française qui sera annoncé dans quelques du monde lorsqu’une UDC est mise en œuvre.
jours pourrait faire peser les mêmes risques sur Les économies non africaines bénéficieraient
l’extension de ses délocalisations au Maroc et la d’un accès plus large aux marchés africains dans
politique de relocalisation de Trump plombe aussi les secteurs industriels que dans les secteurs
les projets de Boeing au Maroc. Compte tenu des agricoles et alimentaires. En conséquence,
énormes dépenses d’infrastructures supportées et par rapport à la création d’une ZLECA, non
par le Maroc pour installer ces zones franches, seulement les importations africaines seraient
alors qu’il n’en retire aucune rentrée fiscale, stimulées (+3,4 % ou 21,6 milliards de dollars
cela a réduit d’autant les dépenses sociales et US) avec la mise en place d’une UDC – grâce à
l’aide aux populations défavorisées, notamment la baisse des droits de douane moyens imposés
rurales. Dans ce contexte, la nécessaire par les pays africains sur leurs importations
réorientation de l’économie marocaine pourrait en provenance du reste du monde – mais les
être un moindre mal. exportations africaines augmenteraient encore
plus (+4,2 % ou 27,6 milliards de dollars US)
Le rapport UA-OCDE cite aussi un projet de ZES avec la réforme commerciale ».
en zone rurale d’Afrique de l’Ouest : « Créer des
ZES peut valoriser les potentialités entre pays Comme la baisse des droits de douane
producteurs des mêmes biens. Des perspectives bénéficierait largement aux importations de
sont envisagées entre la Côte d’Ivoire, le Burkina consommations intermédiaires et équipements,
Faso et le Mali pour donner un coup de fouet le rapport en déduit que l’Afrique deviendra plus
à l’agriculture de la région. Le projet de ZES compétitive sur les produits manufacturés que
Sikasso-Korhogo-Bobo Dioulasso (SKBO) a les pays industrialisés (y compris émergents
été signé en janvier 2017 pour coordonner et comme la Chine) puisque les coûts de main-
renforcer la coopération entre ces trois pays. d’œuvre y sont nettement inférieurs, notamment
Le processus est lancé depuis mai 2018, en ASS. Un raisonnement qui oublie que la
encourageant la création et le renforcement de productivité de la main-d’œuvre y est très
projets industriels publics et privés », ce qui signifie inférieure à celle des pays où le coût de la main-
que ce cadre institutionnel offrira d’importants d’œuvre est supérieur, notamment du fait de
avantages fiscaux aux investisseurs étrangers. tout un ensemble de contraintes spécifiques
36
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
à l’ASS qui feront longtemps obstacle à Il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on sait
son intégration et à son développement : qu’une bonne partie du budget des pays ACP
déficiences des infrastructures, notamment de est financée par la Commission européenne,
transport ; de l’accès à l’énergie et à l’eau ; des qui soutient par ailleurs politiquement et
compétences techniques ; du fonctionnement financièrement la mise en œuvre de la ZLECA.
des administrations, notamment douanières ; de Ce qui s’explique par le fait que la baisse de
l’accès au crédit à des taux raisonnables ; de la forte 90 % des droits de douane programmée dans les
disparité des politiques monétaires et des taux échanges intra-africains bénéficiera beaucoup
de change, en particulier l’absurdité du maintien aux filiales des multinationales et banques de
du franc CFA dans l’UEMOA et la CEMAC20 l’UE très présentes dans tous les pays d’Afrique,
dont la nouvelle appellation ECO ne modifie pas d’autant que cette baisse est supérieure
la parité avec l’euro ; des énormes écarts dans aux 80 % imposés sur ses exportations aux
les droits de douane, dans les niveaux de vie, les pays ayant signé des APE. Comme il fallait
régimes politiques et leur faible démocratisation, s’y attendre, la proposition (fuitée) de la
etc. Par exemple, le transport de produits Commission européenne pour un nouvel accord
industriels de Chine à Lagos est moins coûteux confirme, à l’article 2 du chapitre 4 du titre 4,
qu’un transport du Nord au Sud du Nigeria et de le bien-fondé des APE : « 4. Compte tenu de
même pour le maïs des États-Unis par rapport à la nécessité de s’appuyer sur leurs accords
celui du Nord Nigéria. Tant que ces contraintes commerciaux préférentiels et sur les accords de
ne seront pas levées, la ZLECA, a fortiori si partenariat économique (APE) existants en tant
complétée par l’UDC, entraînera une perte accrue qu’instruments de leur coopération commerciale,
de recettes douanières et de compétitivité, donc les parties reconnaissent que la coopération sera
d’emplois. Même si la ZLECA n’est vraiment principalement renforcée pour soutenir la mise
pas la solution, au moins la Banque mondiale en œuvre concrète de ces instruments existants.
recommande-t-elle de favoriser des chaînes de 5. Ce faisant, les signataires des accords de
valeur intra-africaines dans le cadre de l’Accord partenariat économique (APE) réaffirment leur
de libre-échange continental africain pour la engagement à prendre toutes les mesures
substitution des importations. nécessaires pour assurer leur pleine mise en
œuvre qui devrait être propice à leur croissance
Il est étrange de constater que ni le rapport UA- et à leur développement économique tout en
OCDE ni les multiples rapports de l’UA sur la contribuant à l’approfondissement des processus
ZLECA n’évoquent les Accords de Partenariat d’intégration régionale au sein des ACP ».
Économique (APE) entre l’UE et les pays Afrique
Caraïbes et Pacifique (ACP), ni le dumping des Un autre marqueur de cette orientation néolibérale
exportations agricoles de l’UE lié à ses fortes du rapport UA-OCDE est la vieille lune de la
subventions internes21. Il est vrai que le Conseil nécessité de promouvoir l’enregistrement des
des ministres des pays ACP du 30 mai 2018 terres agricoles en obtenant des titres fonciers
ayant défini le mandat de négociation de l’accord individuels pour faciliter l’accès au crédit : en
qui succèdera à l’Accord de Cotonou arrivant à Éthiopie et au Rwanda, la certification des droits
expiration le 28 février 2020 a seulement de propriété agricole a renforcé la propension
demandé une amélioration des régimes des agriculteurs à investir et, par conséquent,
commerciaux préférentiels, tant pour les biens la productivité du secteur. En Éthiopie, la
que pour les services, et des dispositions propension à investir dans des mesures de
relatives à la coopération au développement des préservation du sol et de l’eau a augmenté de
APE/APE intérimaires, afin de garantir que les 20 à 30 points de pourcentage. Au Rwanda,
États ACP, entre autres, tirent plus d’avantages les ménages enregistrés ont deux fois plus de
commerciaux et de gains en matière de probabilité (10 %) d’investir que ceux dont les
développement sur lesquels reposent les APE. terres ne sont pas déclarées. C’est pourquoi la
même recommandation est faite pour l’Afrique de
20 Kako Nubukpo, « Le franc CFA agit comme une taxe sur
les exportations et une subvention pour les importations », l’Ouest, où l’accès à la terre s’avère fondamental
La Tribune Afrique, 5 août 2019 ; Fanny Pigeaud et Ndongo pour la transformation productive des économies
Samba Sylla, L’arme invisible de la France Afrique, Paris, agricoles. Il peut aussi faciliter la stabilité
La Découverte, 2018.
21 Jacques Berthelot, Vous avez dit LIBRE échange ? L’Accord indispensable aux investissements, comme
de ’Partenariat’ économique Union européenne - Afrique de au Ghana, où la terre est disponible à grande
l’Ouest, Paris, L’Harmattan, juin 2018 ; Did you say FREE trade
? The Economic ’Partnership’ Agreement European Union-
échelle depuis les années 1900 (Frankema et
West Africa, Paris, L’Harmattan, September 2018. Van Waijenburg, 2018).
37
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Il s’agit également d’un pilier crucial dans la la poursuite de la mise en œuvre des Programmes
consolidation de la paix et la sécurité. Des nationaux d’investissement agricole (PNIA) et du
systèmes de cadastre ou de registres des terres Programme régional d’investissement agricole
restent à mettre en place, pour faciliter la collecte (PRIA) ainsi que l’offensive régionale pour la
de données sur les revenus fonciers, voire la production alimentaire et la lutte contre la faim.
certification des mutations de propriétés, dans un Guère plus de 10 % des terres rurales se trouvent
contexte où le droit coutumier reste prédominant. enregistrées dans la région (CUA/OCDE, 2018).
Cet aspect gagnerait à être plus proéminent dans
22 Voir les règles qui régissent l’Organisation mondiale du Le dernier principe est l’interdiction du dumping
commerce (OMC).
38
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
qui condamne les pratiques par lesquelles un pays en développement dans le maintien de leurs
pays exportateur vend un produit soit à un prix « positions compétitives ». En s’armant des théories
inférieur au prix de vente sur son marché intérieur, libérales du commerce et leurs impératifs tels que
soit à un prix inférieur au prix de revient23. les avantages comparatifs et leurs corollaires,
les spécialisations de David Ricardo, les pays
Ces mesures, conduisent à la fois des trans- africains risquent de ne pouvoir sortir de l’ornière
formations des structures des économies par la des cercles vicieux du sous-développement.
survalorisation de certains secteurs d’activités En effet, au mieux ces orientations freinent, et au
notamment celui des ressources naturelles pire, arrêtent les dynamiques de développement
extractives et un affaiblissement des capacités endogène. Historiquement, lorsqu’on interroge
d’intervention de l’État en réduisant ses recettes. les approches et les étapes du développement
Dans leurs applications, on peut observer des pays « anciennement développés », deux
au niveau empirique que les pays d’Afrique voies y sont principalement retenues : le modèle
ne peuvent profiter des règles ainsi érigées capitaliste postulant la primauté du marché et
en dogme de gouvernement des relations ses velléités naturelles et auto stabilisatrices et
internationales. Ces règles font voler en éclat le modèle socialiste centralisé autour de l’État,
les processus de formation et de protection des avec ses modalités collectivistes.
économies fragiles (conflits armés, situations
post-conflits, pays les moins avancés, etc.) et Pour l’Afrique à venir, une voie lucide est celle de
plus généralement des économies africaines. la déconnexion telle que préconisée par Samir
En s’affranchissant de ces règles, par des Amin. Elle s’appuie sur la volonté populaire
politiques protectionnistes assumées et/ou de nationale et souveraine. Mais, que signifie
déconnexion partielle, certains pays ont pu une souveraineté populaire, si le peuple n’est
émerger. C’est le cas des BRICS. La déconnexion pas consulté lors des choix qui l’engagent ?
fut-elle partielle et imparfaite exprime la volonté Peut-on parler de souveraineté nationale alors
des élites politiques à repositionner leur pays que les États sont contraints de participer à une
dans cette économie mondiale. C’est ce qu’ont compétition dont les règles leur sont imposées ?
fait la Chine, l’Inde, le Brésil. Elle peut prendre Peut-on parler de souveraineté dans le contexte
également sa source des décisions extérieures d’un modèle de développement fondé sur
visant à sanctionner les pays ne respectant pas l’insertion des pays africains à l’économie
les règles de la gouvernance mondiale pour mondiale, sans aucune alternative possible ?
se traduire par des mesures de rétorsion qui Comment réinterpréter le protectionnisme
peuvent aller jusqu’à l’embargo. C’est le cas de éducateur tel que proposé par Friedrich List?24
l’Afrique du Sud du temps de l’Apartheid, des Le capitalisme est théoriquement fondé sur
régimes socialistes de l’ex-URSS, de Cuba de un marché intégré à trois dimensions (biens
Fidel Castro, du Venezuela d’Hugo Chavez. et services, capitaux et travail). Mais, en sa
qualité de système de gouvernance mondiale,
Les pays d’Afrique sont par conséquent le capitalisme est fondé sur l’expansion globale
davantage concernés par les limites désta- du marché dans ses seules deux premières
bilisatrices du libre-échangisme que par ses dimensions, car l’établissement d’un marché du
bienfaits. travail mondial reste entravé par la persistance
de barrières politiques étatiques et le contrôle
En effet, comme nous pouvons le constater, les des migrations internationales.
préceptes de la doxa néolibérale, outre le fait
de réduire les maigres revenus des pouvoirs 24 Friedrich List est un économiste allemand et théoricien du «
protectionnisme éducateur » ainsi que du Zollverein, l’union
publics, renforcent les places subalternes des douanière allemande. Le protectionnisme ne doit être qu’une
phase dans le développement industriel des nations. Le
23 Pour une analyse approfondie des questions des relations protectionnisme permet de forger de nouveaux avantages
économiques internationales et des ruses mises en place par construits pour les pays en développement. Son argumentation
les pays anciennement développés contre les autres en termes consiste à penser qu’à sa naissance, une nouvelle industrie
de stratégies de guerre économique, voir Jacques Berthelot, ne peut être compétitive en raison de sa taille limitée et des
2003, L’agriculture, talon d’Achille de la mondialisation, délais d’apprentissage lui sont nécessaires. Pour permettre à
L’Harmattan. Voir également toujours du même auteur, cette industrie dans « l’enfance » de résister à la concurrence
2012, « Enjeux et stratégies pour bâtir des agricultures étrangère, une protection provisoire et dégressive doit être
paysannes durables basées sur la souveraineté alimentaire instaurée. Ce qui se traduit par un accompagnement des
en Afrique subsaharienne », in Bernard Founou-Tchuigoua et choix de spécialisation dans un premier temps pour les pays
Abdourahmane Ndiaye (dir.), 2012, Réponses radicales aux en développement et dans un second temps pour les pays
crises agraires et rurales africaines. Agriculture paysanne, développés. Les pays développés justifient le recours au
démocratisation des sociétés rurales et souveraineté protectionnisme ciblé en cas de crise de vieilles industries
alimentaire, Éditions CODESRIA, p. 169-234. ayant perdu leurs avantages comparatifs.
39
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
40
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
exportations, pour minorer leurs paiements développement (CNUCED, 2019), les flux
d’impôts et de redevances. La sous-estimation mondiaux d’IDE ont poursuivi leur recul en 2018,
de la valeur réelle d’une marchandise prive les chutant de 13 % pour s’établir à 1 300 milliards
pays africains de devises et de recettes fiscales. de dollars.
Les auteurs du rapport ont fait valoir qu’en dépit
de sa dépendance à l’aide, l’Afrique est de fait un Cette troisième année consécutive de déclin tient
exportateur net de capitaux en raison de l’évasion principalement aux réformes fiscales engagées
fiscale et des sommes colossales cachées dans fin 2017 par les États-Unis, qui ont entrainé, au
des paradis fiscaux. cours des deux premiers trimestres de 2018,
un rapatriement massif par les entreprises
Les fonds perdus auraient pu être utilisés pour multinationales américaines de leurs bénéfices
fournir des services sociaux tels que la dotation accumulés à l’étranger.
en personnel des hôpitaux qui ont été mis à rude
épreuve par la pandémie de Coronavirus. Ces Les flux d’IDE à destination des pays développés
constats devraient amener les pays à introduire sont tombés à leur niveau le plus bas depuis
des réglementations strictes sur les entreprises 2004, enregistrant un repli de 27 %. L’Europe
multinationales et sur des pratiques telles que le voit ses flux entrants diminuer de 50 % pour
rapatriement des bénéfices. s’établir à moins de 200 milliards de dollars, là
où les États-Unis amortissent la chute à 9 %,
Ainsi, la part de l’Afrique dans les échanges soit 252 milliards de dollars. Les flux vers les
commerciaux mondiaux s’amenuise de plus en pays en développement ont résisté, avec une
plus dans les dernières années et représente progression de 2 %. Ainsi, la part des pays en
actuellement moins de 3%, et ne capte que développement dans les flux mondiaux d’IDE a
5 % du stock total entrant des IDE dans le atteint pour la première fois 54 %.
monde (Bensaghir, 2016)28. Selon la Conférence
des Nations Unies pour le commerce et le Malgré une baisse dans de nombreux grands
pays bénéficiaires, les flux d’IDE entrant en
28 Abdelali Naciri Bensaghir, 2016, Reconnexion de l’Afrique Afrique ont augmenté de 11 % pour s’établir à 46
à l’économie mondiale. Défis de la mondialisation, Éditions
CODESRIA. milliards de dollars. Cette hausse a été stimulée
41
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
par des entrées soutenues dans le secteur des en même temps de grands problèmes éco-
ressources naturelles, par des investissements nomiques, politiques et sociaux. Le rapport sur
diversifiés et par une reprise en Afrique du Sud la compétitivité africaine note que, partis avec les
après plusieurs années de faibles entrées. mêmes PIB par habitant que les pays de l’Asie
L’IDE à destination des pays les moins avancés du Sud-Est dans les années soixante, les pays
représente toujours moins de 3 % du total de l’Asie ont évolué plus rapidement que ceux
mondial. d’Afrique.
Leurs flux entrants se sont redressés après D’énormes retards affectent ainsi en Afrique
avoir chuté en 2017, revenant à un montant de les facteurs déterminants de la compétitivité
24 milliards de dollars, qui correspond à la des pays, tels que la qualité des institutions,
moyenne des dix dernières années. La raison les infrastructures, l’environnement macro-
principale de cet état de fait réside dans la économique, la santé, l’enseignement supérieur
primauté du secteur agricole dans l’économie et la formation, l’efficacité du marché du travail
qui continue d’expliquer plus des deux tiers du et du marché financier, les technologies et la
PIB et de la faible évolution de la part du secteur capacité d’innovation... etc.
industriel depuis la période coloniale.
Ce type de discours sur l’Afrique n’est pas
La balance commerciale africaine reste fécondant, parce qu’il n’explique pas pourquoi
largement excédentaire, plus de la moitié en étant dans le cadre actuel de la mondialisation,
représentée par des exportations minérales. l’Afrique est-elle confinée à la place qui lui est
Certes, les pays africains présentent un important attribuée.
potentiel de croissance en raison de leurs
énormes besoins dans les différents domaines, Ce discours européocentré se détourne de la
et font actuellement l’objet de convoitises de centralité de l’Afrique dans les processus de
plusieurs pays développés, mais ils connaissent mondialisation depuis la Préhistoire.
42
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Malgré les nombreuses initiatives prises par les États africains pour faire progresser, promouvoir et
consolider la souveraineté économique de l’Afrique, il va sans dire qu’un certain nombre de facteurs
continuent d’aller à l’encontre de cette quête. Ces facteurs sont traités dans cette section.
C
à réinventer mentation des déficits internes (budget de l’État)
et externes (solde extérieur) et un renforcement
omme le souligne Nkrumah (1965)29, des inégalités et des vulnérabilités (Lawson,
l’essence du néocolonialisme est que 2005). Indéniablement, la persistance de la
l’État qui y est soumis est, en théorie, dépendance vis-à-vis des produits de base en
indépendant et possède tous les attributs Afrique n’est pas seulement le résultat d’un
extérieurs de la souveraineté internationale. manque d’efforts de la part des gouvernements
La vérité est que le système économique de pour remédier à la situation, mais le fait que
l’Afrique et sa politique continuent d’être dirigés les approches alternatives et endogènes de
de l’extérieur, par l’intermédiaire d’institutions développement n’ont, jusqu’à présent, pas réussi
clés comme le Fonds monétaire international à résoudre ses problèmes structurels (UNECA,
(FMI), la Banque mondiale (BM), l’Organisation 2013).
mondiale du commerce (OMC), l’Organisation de
coopération et de développement économiques Les PAS ont affaibli la capacité des États
(OCDE), le Forum économique mondial, entre africains à concevoir et à appliquer des
autres. Il convient de noter qu’en grande partie, politiques publiques appropriées ayant comme
la politique et les orientations économiques de visée de modifier la structure de leurs économies
l’Afrique continuent d’être déterminées par des et d’accélérer la réalisation des objectifs de
puissances exté-rieures, un certain nombre de développement social. La même analyse peut
ses politiques économiques étant prescrites par être faite concernant les PPP, imposés par
ces institutions qui ont également leur déclinaison la Banque mondiale et largement adoptés
africaine. Ces politiques comprennent, entre en Afrique, et qui ont entraîné des difficultés
autres, les PAS (politiques de stabilisation budgétaires, une escalade des coûts des biens
du FMI et ajustement structurel de la BM), les et services, des risques financiers biaisés du
partenariats public-privé (PPP) et le commerce côté gouvernemental dans de nombreux pays
numérique tel que régi par l’OMC (Gabor et africains31.
Sylla30.
Par conséquent, l’orientation de la politique
Ces prescriptions n’ont pas fonctionné et ne économique de l’Afrique a conduit à une
fonctionneront pas pour la quête d’une économie érosion de sa souveraineté économique.
souveraine dans ses structures et ses moteurs. En effet, les accords sur des questions de
Par exemple, il existe des preuves documentées politique économique comme le commerce, la
selon lesquelles les PAS avaient lamen- fiscalité et la finance, l’investissement et la dette
tablement échoué en Afrique, ne parvenant pas sont traités par les institutions susmentionnées.
29 Kwame Nkrumah, 1965, Neo-Colonialism, The Last Stage of La rupture préconisée ici est ce que Thomas
Imperialism ; Published by Thomas Nelson & Sons, Ltd., London.
30 Daniela Gabor et Ndongo Samba Sylla, 2020, « La doctrine
Sankara a qualifié de reconquête intelligemment
Macron en Afrique : une bombe à retardement budgétaire », gérée de l’Afrique.
Le Grand Continent, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/12/24/
la-doctrine-macron-en-afrique-une-bombe-a-retardement- 31 https://www.rosalux.eu/topics/global-power-and-resistance/
budgetaire/ daring-to-think-differently/
43
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
44
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
45
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Ces enjeux ont poussé à la création des de s’attaquer aux plus grands défis actuels
Communautés économiques régionales (CER) en matière d’échanges commerciaux et de
qui sont au nombre de huit en Afrique, à savoir développement économique : la fragmentation
la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE), la du marché, la présence d’économies nationales
Communauté des États sahélo-sahariens (CEN- de petite taille, la dépendance excessive à
SAD), l’Union du Maghreb arabe (UMA), la l’égard des exportations de matières premières,
Communauté économique des États de l’Afrique un potentiel exportateur trop limité, le manque de
de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté de spécialisation dans les exportations, des chaînes
développement de l’Afrique australe (SADC), le de valeur régionales sous-développées et des
Marché commun de l’Afrique orientale et australe barrières réglementaires et tarifaires encore
(COMESA), la Communauté économique des trop élevées ne favorisent pas les échanges
États de l’Afrique centrale (CEEAC) et l’Autorité commerciaux.
intergouvernementale pour le développement
Nous devons agir dès maintenant ! Nous devons
(IGAD). Celles-ci ont été complétées par la mise
agir pour démanteler le modèle économique
en place de la ZLECA qui vise à créer un marché
colonial dont nous avons hérité ».Sans intégration
continental unique pour les biens et services,
politique et une concertation sur les orientations
avec la libre circulation des hommes d’affaires
et choix régionalisés, la zone de libre-échange
et des investissements, et ainsi ouvrir la voie
ne remet pas en cause l’insertion dépendante de
à l’accélération de la mise en place de l’Union
l’Afrique.
douanière.
Tout au plus, l’accord peut accélérer la
Si elle est bien gérée, la ZLECA devrait formation de cet énorme marché africain. Mais
permettre de remédier aux mauvais effets des à qui profitera-t-il ? Le risque est patent que les
accords de commerce extérieur concernant les accords notamment de partenariat économique
politiques et les mécanismes économiques sur signés par les CER avec l’Union européenne
le continent africain. L’installation récente de ne soient annulés avec l’entrée en vigueur de la
son secrétariat permanent permet d’entrevoir ZLECA. En ce milieu de premier trimestre 2021,
une ambition libératrice élevée : Selon l’entrée en vigueur de l’accord fête son mois et
Wamkele Mene, premier secrétaire général de demi, sans aucune déclaration allant dans ce
la ZLECA, « l’accord offre à l’Afrique l’occasion sens.
Figure 2 : Répartition des États africains parmi les initiatives et les CER
46
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
47
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Les orientations recommandées par la VMA sont vivement critiquées au vu du volume important des
transferts extérieurs de fonds composés des flux licites et illicites (CNUCED, 2020). Sous couvert du
contenu local, la VMA organise l’exploitation des ressources minérales à des conditions préférentielles
pour les investisseurs et peu pour les populations et administrations locales.
Les objectifs annoncés sont loin d’avoir été diversification économique et à accroître son
atteints du côté du développement socio- autonomie réelle, parce qu’elle n’a pas réussi
économique à large assise sur le continent. à obtenir un succès significatif et une libération
Au lieu de cela, on assiste à une croissance économique. Dans ce contexte, les universitaires
appauvrissante continue, assortie d’importantes et experts du développement en Afrique, et en
inégalités. Selon le PNUD, le taux d’extrême dehors de l’Afrique, recherchent depuis un certain
pauvreté est passé en Afrique de 54 % à 41 % en temps des lignes directrices et des mesures pour
25 ans (en baisse en valeurs relatives), mais le l’autosuffisance nationale et collective dans le
nombre de personnes vivant avec moins d’1,90 développement social et économique.
dollar a quant à lui considérablement augmenté,
passant de 278 à 400 millions d’Africains Un certain nombre de programmes ont été et sont
(en valeurs absolues), en raison de la forte actuellement mis en place pour faire progresser
augmentation de la population. la quête de la souveraineté économique de
l’Afrique. Il s’agit notamment du Nouvel ordre
Ainsi, en 2015, la moitié des plus pauvres de
économique international (NOEI), du Plan
la planète vivaient en Afrique subsaharienne.
d’action de Lagos, du Programme prioritaire de
La lutte contre la pauvreté comme seul objectif
l’Afrique pour la relance économique (APPER),
est un horizon qui ne permet pas de sortir de la
du Programme d’action des Nations Unies pour la
dépendance. Cet objectif mène à une érosion de
relance économique de l’Afrique (UN-PAAERD),
la souveraineté économique.
du Cadre alternatif africain aux Programmes
Le système économique colonial dont l’Afrique d’ajustement (CARPAS), de la Charte africaine
a hérité à l’indépendance et qu’elle aurait dû pour la participation populaire au développement
s’efforcer de démanteler immédiatement après et à la transformation, et du Nouveau partenariat
est maintenant si enraciné que tout ce que pour le développement de l’Afrique (NEPAD) ;
l’Afrique fait, au nom de la restructuration et du mais aussi des initiatives telles que l’Agenda
progrès économiques, constitue de l’atténuation 2063 et la ZLECA. Ces initiatives peuvent être
(Adedeji, 1983). On peut affirmer que l’Afrique considérées comme des réactions locales à la à
n’a pas réussi à atteindre des taux élevés de la force extérieure en Afrique.
48
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
49
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
50
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
51
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
52
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
53
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
On doit ajouter l’industrie textile pour appro- La capacité politique de l’ASS à protéger sa filière
visionner le marché intérieur, sachant qu’elle a textile des pressions de la Chine sera mise à
été à la base de l’industrialisation de la plupart rude épreuve, mais il n’est pas impossible qu’elle
des pays du Sud, à commencer par l’Inde, ce qui montre plus de compréhension de ses intérêts
serait un bon moyen de valoriser le coton africain politiques à long terme que l’UE et les États-
pour le soustraire aux caprices de la fluctuation Unis, totalement soumis à la volonté aveugle du
des cours mondiaux et au dumping des États- capital privé.
Unis et de l’UE.
Dans ce contexte on est tenté de préconiser pour
À condition de protéger efficacement cette l’ASS une stratégie modeste d’industrialisation
production des importations à prix cassé de renonçant à être compétitive au niveau des
friperie exportée principalement par l’UE – 675 chaînes de valeur mondiales, comme le
M$ en 2018 pour 581 000 tonnes –, 8 fois plus suggèrent Fatou Guèye et Ahmadou Aly Mbaye :
que celle exportée par les États-Unis (86 M$), qui « La création d’emplois décents en Afrique
ont pourtant menacé les pays de la Communauté passera plutôt par les millions de nano-entreprises
des États de l’Afrique de l’Est (CAE) de les retirer (familiales, individuelles) qui emploient la quasi-
de la liste des pays bénéficiant de l’AGOA36 s’ils totalité de la population africaine… Plus que
suspendaient leurs importations de friperie, 80 % des emplois en Afrique francophone sont
ce qui a fait plier le Kenya, et le Rwanda a été des situations d’auto-emploi… Laissées à elles-
exclu de l’AGOA. Toutefois, si les importations mêmes, elles pourraient difficilement se fortifier
de friperie de l’ASS venant de Chine ont été et croître… Elles font en effet face à une multitude
intermédiaires (287 M$) les importations de de contraintes, qui les maintiendraient dans les
vêtements neufs venant de Chine ont représenté situations de précarité et d’informalité qui les
57 % de ses importations totales (3 Md$ sur 5,3 caractérisent… Une troisième voie pourrait être
Md$) alors que celles venant de l’UE ont été 12 celle consistant à créer des écosystèmes dans
fois inférieures et celles des États-Unis 149 fois lesquels ces nano-entreprises pourraient se
inférieures. regrouper sous forme d’entreprises sociales et
solidaires, et cela dans une logique de chaine de
valeur… afin de leur faciliter un accès progressif
en Afrique et l’exemple éthiopien », Agence française de
développement, L’économie africaine 2020, La Découverte,
à un statut formel, en favorisant ainsi une
p. 41-57. croissance inclusive »37.
36 L’African Growth Opportunity Act est un accord préférentiel des
EU pour la majorité des pays d’ASS (en sont exclus les pays
considérés comme ne respectant pas les droits de l’homme),
signé en mai 2000 et renouvelé pour 10 ans en 2015 avec le 37 Fatou Guèye et Ahmadou Aly Mbaye, « Obstacles à la création
consensus unanime de l’OMC, y compris de l’UE, et dont les d’emplois décents et politiques de l’emploi en Afrique », Afrique
exportations aux EU sont exemptés de droits de douane. contemporaine, n° 266, 2018/2, p. 156-159.
54
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
55
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
56
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Pour que les prix agricoles rémunérateurs ne doit pas pénaliser la grande majorité des
stimulent la production individuelle des consommateurs au pouvoir d’achat très limité
producteurs encore faut-il que soient financés et qui consacrent déjà une forte part de leur
par l’État et/ou les collectivités territoriales en budget à l’alimentation. D’autant qu’alors cela
amont et en aval de la production toutes les donnerait lieu à des émeutes de la faim comme
mesures d’accompagnement nécessaires : on l’a constaté à de nombreuses reprises, en
accès au crédit agricole à des taux raisonnables, particulier durant la flambée des prix alimentaires
améliorations des routes, sanctions dissuasives des années 2008-2009. Il existe évidemment
des prélèvements illicites des forces de des solutions à ce problème mais qui impliquent
l’ordre sur la commercialisation des produits, une aide internationale importante durant une
infrastructures minimales et surveillance du bon dizaine d’années pour financer des programmes
fonctionnement des marchés locaux, aides à d’aide alimentaire intérieure s’inspirant des
la constitution de stocks villageois de produits politiques de l’Inde, des États-Unis et du Brésil
vivriers et surveillance de la spéculation des (de l’époque du Président Lula).
commerçants, etc.
Les ménages recevraient des coupons d’achat
• Promouvoir des systèmes de production en produits vivriers locaux disponibles dans des
agroécologiques boutiques agréées en fonction de leur niveau de
vie, et la disponibilité des produits vivriers serait
Alors que, sous couvert d’une ’agriculture renforcée par l’aide à la constitution de stocks
doublement verte’, les firmes multinationales villageois (ou de communes rurales) payés à
de l’agrobusiness et même la Banque africaine des prix minima aux producteurs, comme en
de développement s’efforcent de promouvoir le Inde, mais en évitant la constitution de stocks
modèle conventionnel dominant de systèmes massifs qui sont difficiles à conserver en bon état
de production intensifs en engrais chimiques, et impliquent une gestion bureaucratique. La loi
pesticides et motorisation lourde, voire OGM, indienne sur la sécurité alimentaire nationale de
il est indispensable aussi bien pour lutter 2013 a prévu une allocation de 5 kg/mois, soit 60
contre l’effet de serre que pour le maintien kg par an, de céréales de base (essentiellement
de la biodiversité et la hausse durable des blé et riz) par personne pour 75 % de la population
rendements, de promouvoir des systèmes de rurale et 50 % de la population urbaine et des
production agroécologiques à forte intensité allocations supplémentaires à certains groupes
de main-d’œuvre dans des exploitations de défavorisés dont les femmes enceintes et jeunes
superficie limitée43. Le meilleur et peu coûteux enfants et le subventionnement des repas
moyen de vulgarisation consiste à financer les scolaires de midi. Incidemment l’Inde a accordé
échanges d’expérience entre les agriculteurs. 5 kg de plus pour 3 mois à 80 % de la population
pour alléger le coût du Covid-19.
• Compenser les hausses de prix agricoles
pour les consommateurs et changer leurs En se basant sur l’exemple de l’Inde cela
habitudes alimentaires impliquerait pour l’Afrique Subsaharienne, dont
Autant il est indispensable d’augmenter et de 60 % de la population était rurale en 2018, de
stabiliser les prix aux producteurs, autant cela subventionner 42,5 Mt de produits vivriers locaux
(céréales, haricots secs, huile, tubercules, voire
43 Marc Dufumier et Olivier Le Naire, L’agroécologie peut nous bananes plantains) par an.
sauver, Actes Sud, 2019.
57
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
58
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
59
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
contrats signés avec les compagnies minières Ce cadre réglementaire pluriel essentiellement
internationales. Ces démarches s’inscrivent africain permet aux États d’assurer une certaine
dans une tendance plus générale de révision coordination. Les pays africains figurent dans
des codes miniers constatée sur l’ensemble du le top des pays exportateurs de divers métaux
continent. L’Afrique du Sud, le Maroc, le Mali, le précieux, incluant la liste des 27 minerais dits
Sénégal, le Niger, la Guinée, le Burkina Faso, « stratégiques » faisant l’objet de toutes les
... ont tous procédé, durant ces 10 dernières convoitises46.
années, à une refonte des textes régissant leurs
industries minières (Dia, 2018)45. Ces convoitises sont attisées par l’emplacement
offshore des réserves pétrolières et gazières, qui
Ainsi, la plupart des pays africains ont renforcé nécessite une mise de fonds considérable en
leur code minier pour garantir un meilleur amont de l’exploitation et une expertise avérée,
rendement et davantage de respect de l’envi- afin de déterminer l’état des disponibilités des
ronnement. Parallèlement, ils participent à ressources.
l’élaboration d’une réglementation continentale
Cette phase exploratoire d’un financement
commune. Ce qui rend l’exercice d’une
colossal, souvent hors de portée des États
réglementation commune difficile est que
africains, peut prendre des années. Pour cette
les pays sont en concurrence pour attirer les
raison, les investisseurs, finançant l’exploration
investisseurs du secteur minier.
et l’exploitation des mines, tiennent captifs les
pays africains. Durant les années 1980 et 1990,
Dans l’attente d’un code unique commun, les
dans un contexte de très forte baisse des cours
pays africains sont généralement soumis à
des matières premières, plusieurs États ont
l’Initiative pour la Transparence dans les
appliqué des régimes fiscaux compétitifs ayant
Industries Extractives (ITIE), à la Vision Minière
une visée fiscale à court terme mais stabilisatrice
Africaine adoptée par la Conférence des
à long terme du secteur minier.
Ministres africains des mines de 2008 et à la
Directive de la CEDEAO de 2009. Les impôts non liés aux ressources naturelles
ont également progressé dans les années
45 Maïmouna Dia, 2018, « Réformes minières : l’Afrique tente une
reprise en main de ses gisements », https://afrique.latribune.fr/ 1980, mais cette évolution devient contrastée
economie/strategies/2018-07-30/reformes-minieres-l-afrique-
tente-une-reprise-en-main-de-ses-gisements-786464.html. 46 Selon Maïmouna Dia (2014), il s’agit de : Bauxite, fer, diamant,
Guinée en 2011, Mali en 2012, Maroc et Afrique du Sud en or, uranium, calcaire, chrome, cobalt, cuivre, graphite,
2014, Burkina Faso en 2015, Sénégal en 2017 et la liste des manganèse, nitrate, nickel, pegmatite, plomb, sable lourd, zinc,
réformateurs est loin d’être exhaustive. granit, phosphate, etc.
60
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
depuis le début des années 1990, à un niveau à données pour informer et mener des réformes
peine supérieur à 15 % du PIB. Une explication permettant d’endiguer la corruption et aller
réside dans l’essor des recettes provenant des vers une gestion plus responsable du secteur
ressources naturelles. Toutefois selon Mario extractif. Dans chacun des 52 pays de mise
Mansour (2014), la faiblesse de la politique et en œuvre, l’ITIE est soutenue par une coalition
de l’administration fiscales demeure un facteur formée par le gouvernement, les entreprises et
important. Ces stratégies ont produit d’énormes la société civile.
manques à gagner lorsque les prix ont
recommencé à suivre une tendance à la hausse Sur ces 52 pays membres de l’Initiative, 23
au début des années 2000. sont d’Afrique48. Le Liberia est suspendu pour
n’avoir pas respecté les échéances fixées avec
Hormis la prédominance des recettes du pétrole l’Initiative. Quant à la République Centrafricaine,
du Nigeria, les impôts réels par tête en Afrique sa suspension prend sa source des instabilités
subsaharienne ont diminué. Dans la mesure politiques qui s’expriment sur le territoire national.
où une partie de ces impôts alimente l’emploi
public, la tendance baissière de la recette fiscale Sur les 21 pays qui restent, outre la notable
implique simplement une diminution des salaires exception du Nigeria et du Sénégal comptés
publics réels. parmi les pays en progrès satisfaisants, tous les
autres ont fait preuve de progrès significatifs. Ces
Et puisque ces ressources financent aussi
classements et ces initiatives qui s’élargissent
le développement humain au travers des
à la participation de la société civile peuvent-
infrastructures, de la santé, de l’éducation
elles réellement infléchir le cours des choses en
et autres dépenses pro-pauvres, l’Afrique a
Afrique ? Rien n’est moins sûr dans le contexte
disposé de ressources budgétaires par tête
actuel d’accélération de la coopération sino-
réduites en 2010 comparées aux années 1980
africaine qui ne fait pas du respect des droits de
et à la majeure partie des années 1990. Dans
l’homme et de l’état de droit, une conditionnalité.
ce contexte, l’effet inflationniste généré par le
secteur des ressources naturelles (conjugué à En augmentant l’efficacité des dispositifs de
la croissance de la population) l’a emporté sur taxation, au travers des réformes des codes
l’impact de recettes additionnelles provenant miniers, les États africains cherchent à améliorer
de ce secteur. En outre, les impôts sur les leurs recettes minières et pétrolières et donc leurs
ressources naturelles exprimés en pourcentage capacités d’intervention pour le développement.
du PIB et des impôts totaux ont été extrêmement Il faut au passage signaler que les réformes sont
volatils (Mansour, 2014). pour la plupart impulsées par les bailleurs de
L’Initiative pour la Transparence dans les fonds ou effectuées sous leur contrôle.
Industries Extractives (ITIE) est la norme
L’idée sous-jacente est de faire de l’exploitation
mondiale pour la promotion d’une gouvernance
des ressources naturelles, un levier d’émergence
ouverte et redevable des ressources pétrolières,
économique, à condition que ses recettes soient
gazières et minérales (ITIE, 2019). L’Initiative
gérées de manière idoine, en dehors des clans
est guidée par la conviction que les ressources
et autres logiques prédatrices. « Pour être
naturelles d’un pays appartiennent à ses
compétitif, les pays africains doivent […] offrir
citoyens et a, conformément à cette doctrine,
aux acteurs potentiels de l’industrie pétrolière,
élaboré une norme visant à promouvoir la
des conditions attrayantes et susceptibles de
gestion ouverte et responsable des ressources
favoriser le développement des investissements
pétrolières, gazières et minières. La norme ITIE47
pétroliers d’exploration ou de production sur
exige des pays qu’ils publient des informations
le territoire national. Mais à l’inverse et de
sur la chaîne de valeur extractive, de l’octroi des
manière symétrique, ce cadre défini pour la
droits d’extraction aux revenus du gouvernement
compétitivité des États, est également attrayant
et à la façon dont ces revenus bénéficient à la
pour les investisseurs, ce qui peut s’écarter
population. L’ITIE cherche ainsi à renforcer la
(ou compromettre) des objectifs officiels du
gouvernance publique et des entreprises, à
développement.
promouvoir une bonne compréhension de la
gestion des ressources naturelles et à fournir des 48 Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Ghana, Guinée,
Liberia, Madagascar, Malawi, Mali, Mauritanie, Mozambique,
47 Nous renvoyons aux lecteurs intéressés par l’approfondissement Nigeria, République Centrafricaine, République Démocratique du
de cette question de la norme ITIE au site de l’Initiative : https:// Congo, République du Congo, Sao-Tomé-Et-Principe, Sénégal,
eiti.org/sites/default/files/documents/french_eiti_standard_3.pdf Sierra Leone, Tanzanie, Tchad, Togo et Zambie.
61
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
En examinant les réformes pétrolières et gazières (en particulier après le programme d’allégement
des pays africains, l’on ne peut se passer de se de la dette par le G7 en 2005, qui a permis
demander si la visée de telles réformes n’est pas d’éliminer progressivement les coûts
tant de doter l’État d’une marge de manœuvre d’exploitation prohibitifs des services publics de
financière plus grande que d’organiser base), les conditions de reproduction de la vie
l’harmonisation des cadres de gouvernance quotidienne en Afrique ne se sont pas améliorées,
au profit des grandes firmes pétro-gazières. surtout depuis le début de la récession mondiale
Il s’agit en réalité d’une régulation des prétentions de 200854.
des États par le marché au travers de l’ITIE.
L’Initiative cherche à « moraliser » ou à travailler Dans les analyses les plus couramment
l’acceptabilité des réformes et de la gouvernance produites, la question des fuites de capitaux
des ressources pour l’opinion publique nationale licites et illicites occasionnées par l’exploitation
et internationale. D’autant que selon les travaux des ressources minérales africaines constitue
novateurs de Patrick Bond, les réformes sont pour un angle mort. Alors que, ce sont ces filières
la plupart impulsées par les bailleurs de fonds ou qui irriguent le plus les investissements directs
effectuées sous leur contrôle. Leur objectif non étrangers (IDE).
avouable est de faciliter l’accès des firmes pétro-
Une des raisons principales de l’asymétrie entre
gazières aux ressources naturelles africaines à
le discours des bailleurs de fonds et autres
des conditions préférentielles, traduites par les
alliés de l’impérialisme concernant l’Afrique qui
approches concurrentielles des codes miniers
évoquent la croissance de ces dernières années
(Bond et Garcia, 201549 ; Bond, 201750).
et la pauvreté profonde, visible à l’œil nu de la
La crise des industries extractives témoigne plupart des peuples du continent demeure le
également de la chute des prix des actions de pillage pur et simple. Ce dernier est organisé
la plupart des maisons minières, de plus de selon deux canaux qui se rejoignent dans les
75 % par rapport à leurs niveaux de début 2015, paradis fiscaux. Les flux financiers illicites (FFI)
menés par ceux qui s’intéressent à l’Afrique. ainsi que les sorties financières légales sous
Ni l’entrée du bloc Brésil-Russie-Inde-Chine- forme de bénéfices sont rapatriés au siège
Afrique du Sud (BRICS)51, ni les maigres des Sociétés Transnationales (STN). L’affaire
nouvelles promesses du G20 – principalement du géant minier Glencore et ses 107 sociétés
destinées à subventionner les multinationales – offshore en est l’illustration la plus médiatisée55.
ne peuvent masquer la stagnation généralisée au Par le jeu des échanges intra branches, la société
sein des circuits de l’économie mondiale les plus mère domiciliée dans un des paradis fiscaux,
importants pour l’Afrique ou même la prospérité récupère les excédents des filiales extractives.
mondiale et la santé environnementale52. Par ces opérations d’optimisation fiscale, les
États africains se trouvent évincés d’une bonne
Même avant le pic des matières premières de part de leurs recettes fiscales. L’enquête sur les
2011 et l’effondrement de 2015, la stratégie « Paradise Papers » a permis de lever le voile
néolibérale orientée vers l’exportation soulevait sur ces mécanismes sophistiqués d’optimisation
de profondes préoccupations en termes de fiscale dont profitent les STN et les grandes
développement humain, d’équité entre les fortunes mondiales56.
sexes et d’environnement53. Bien que les taux Suite à l’effondrement des prix des matières
de pauvreté, de mortalité, de morbidité et premières, les IDE annuels entrants ont ralenti
d’éducation se soient quelque peu améliorés
54 Vusi Gumede (Éditeur), 2016, La Grande Récession et ses
49 **Bond, P. et Garcia, A. (Ed.), 2015, BRICS : Une critique Implications pour les Valeurs Humaines : Leçons pour l’Afrique,
anticapitaliste, Johannesburg, Jacana Media. Johannesburg, Real African Publishers.
50 Bond, P. 2017, « Les BRICS peuvent-ils rouvrir la « porte de 55 À ce sujet, on peut consulter : https://www.lemonde.fr/paradise-
l’Afrique ? » » dans Mutasa, C. et Nagar, D. (Ed.), Afrique et papers/article/2017/11/07/les-107-societes-offshore-du-geant-
acteurs externes, Londres, IB Tauris. minier-glencore_5211600_5209585.html
51 Patrick Bond et Ana Garcia (Ed.), 2015, BRICS : Une critique 56 Les « Paradise Papers » désignent une enquête menée par
anticapitaliste, Johannesburg, Jacana Media ; Patrick le Consortium international des journalistes d’investigation
Bond, 2017, « Les BRICS peuvent-ils rouvrir la « porte de (ICIJ) et ses 96 médias partenaires, dont Le Monde, soit 400
l’Afrique ? » » dans C. Mutasa et D. Nagar (Ed.), Afrique et journalistes de 67 pays. Ces révélations s’appuient sur une
acteurs externes, Londres, IB Tauris. fuite de documents initialement transmis, en 2016, au quotidien
52 David Harvey, 2017, Marx, Capital et la folie de la raison allemand Süddeutsche Zeitung par une source anonyme. La
économique, London, Profile Books ; Michael Roberts, 2016, Cellule Norbert Zongo pour le Journalisme d’Investigation
La longue dépression, Chicago, Haymarket ; Richard Walker, en Afrique de l’Ouest est un projet innovant de journalisme
2016, Valeur et Nature : Repenser l’Exploitation et l’Expansion d’investigation transfrontalier inspiré par l’un des journalistes
Capitalistes, Capitalisme Nature Socialisme. les plus emblématiques de l’Afrique de l’Ouest, Norbert Zongo.
53 Patrick Bond, 2006, Looting Africa, Londres, Zed Books. Elle est partie prenante de l’ICIJ.
62
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
63
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
64
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Puisque :
65
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
66
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Quelle que soit la bonne volonté qui sous-tend transformations structurelles, le Fed orchestre le
un accord de coopération entre États, les réalités massacre économique au travers des Accords
du Commerce international sont telles qu’une de partenariat économique (APE), ou au sens
des parties peut se retrouver sans avantages plus large, de l’aide publique au développement
significatifs. dont l’inefficacité a été démontrée par plusieurs
travaux déjà anciens (Burnside et Dollar, 1997 ;
L’Afrique s’est bien insérée dans le système Jacquet, 2003). Le renouvellement des critiques
mondial en souscrivant aux règles de l’essentiel de l’efficacité de l’aide publique au développement
des organismes supranationaux habilités. Il est ne s’est pas arrêtée à montrer son efficacité
alors crucial de jauger ses chances de réussite limitée (Easterly, 2006)59, il met en évidence le
quant à sa transition économique, politique fait qu’elle opère comme un levier à la fois d’un
et sociétale dans un climat mondial empreint impérialisme du bien-être (occidentalisation du
de contraintes liées à la taille économique des monde (Latouche, 200560)) et des soins palliatifs
pays africains, les interférences négatives de lorsqu’elle se fixe comme seul but d’atteindre les
la configuration impérialiste de la coopération Objectifs du millénaire pour le développement
avec l’occident, la faiblesse des structures (Reinert, 2007)61.
institutionnelles et organisationnelles ainsi que
l’inexistence d’une véritable assise industrielle Une ponctuation forte de ce mouvement de
face à la perspective de mise en œuvre des contestation de la légitimité de l’aide publique au
Accords de partenariat économique (APE) développement est venue du succès planétaire
avec l’Union européenne. Il est nécessaire de de « L’aide fatale. Les ravages d’une aide inutile
tirer les leçons des 60 années de coopération et de nouvelles solutions pour l’Afrique » de
postindépendance, en exposant les supercheries Dambisa Moyo (2009) qui montre que l’aide
et la complicité historique des dirigeants africains publique au développement n’est pas la solution
dans l’exploitation persistante de leurs pays. au problème de l’Afrique, elle tue l’Afrique62.
Dans tous les cas, la coopération ne peut être Notre analyse s’inscrit dans cette perspective
considérée comme un jeu à somme nulle. Un d’une aide fatale qui constitue un levier de
de ces objectifs explicitement annoncé est l’impérialisme. La question principale est de
d’organiser la mainmise de la Triade et des savoir si le changement de paradigme de la
BRICS sur les matières premières africaines, coopération internationale introduite par la Chine
condition nécessaire pour la compétitivité de est capable de changer la donne pour les pays
leurs industries. L’observation des dynamiques africains.
59 Easterly W., 2006, Les pays pauvres sont-ils condamnés à le
des marchés mondiaux ne fait que confirmer la rester ?, Éditions d’Organisation, Paris traduction de l’anglais par
loi du plus fort, et le processus de dépouillement Aymeric Piquet-Gauthier, Edition Originale, MIT Press, 2001.
de l’Afrique de ses richesses est travesti par la 60 Latouche S., 2005, L’Occidentalisation du monde. Essai
sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation
mise en place d’instruments d’amortissement planétaire Éditions La Découverte/Poche, 2005 (1989), Série
des chocs économiques, tels que le Fonds “Essais”, n° 203.
61 Reinert E., 2007, How Rich Countries Got Rich ... and Why
européen de développement (Fed) qui fétichisent Poor Countries Stay Poor, Constable Editions.
la réalité. Sensé accompagner les pays 62 Moyo D., 2009, L’aide fatale. Les ravages d’une aide inutile
Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) dans leurs et de nouvelles solutions pour l’Afrique, Éditions Jean-Claude
Lattès.
67
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
grands les marchés du monde riche, notamment Elle n’a pas non plus permis aux pays africains
celui des États-Unis. En contrepartie, elle devait de devenir emprunteurs évolués, donc inutile
obéir à une injonction de réciprocité et abaisser de les scruter en prêteurs, tel que le préconise
à son tour ses tarifs aux frontières, afin d’être la théorie des doubles déficits. Cette politique
plus perméable aux produits des autres. Pékin y d’endettement n’a pas non plus fait jouer les
voyait l’aboutissement des réformes entreprises dettes comme courroie de transmission de la
par Deng Xiaoping à la fin des années 1970. croissance. Mais, elle a surement conduit les
pays au surendettement ayant légitimé l’Initiative
L’Oie géante a continué son envol dans les dite des Pays Pauvres Très Endettés à à partir du
années 2000 avec des taux de croissance G7 de 1996 à Lyon en France (Ndiaye, 200164 ;
économique à deux chiffres (14 % de croissance Dahou, Kassé et Ndiaye, 200265 ; Amin, Diouf,
industrielle en 2009) qui lui ont permis de Founou-Tchuigoua et Ndiaye, 200566 ; Ndiaye,
dégager des excédents de réserves de change, 200867).
principale source d’emprunts à court terme
pour plusieurs pays développés dont les États- Néanmoins, les envois des émigrés africains
Unis. Ces mêmes excédents, combinés à une n’ont cessé de croitre depuis les années 70
expertise locale « pointue » dans le domaine et ils sont maintenant largement supérieurs à
technologique et du génie civil, constituent le l’APD68. Ces envois de fonds des émigrés ont,
socle à partir duquel la Chine développe sa en revanche, entretenu une double dépendance
coopération avec les États africains. au niveau des pays africains : les ménages en
sont dépendants et une majeure partie de ces
La Chine est en passe de réussir son insertion fonds sont phagocytés par la dépendance aux
dans la coopération en Afrique, en suivant de importations. Dès lors, la canalisation de ces
manière révolutionnaire les pas du Japon et fonds au service de l’investissement productif de
des occidentaux. La plus que cinquantenaire substitution aux importations est une perspective
coopération inféconde des africains avec qui pourrait, non seulement, juguler cette double
l’Occident argumente en faveur des alternatives dépendance mais aider les pays africains à ne
offertes par la Chine. Au Sénégal, malgré plus dépendre de l’aide à l’image de plusieurs
leurs 40 % d’apports dans les Investissements pays comme l’Italie ayant amorcé leur décollage
Directs Étrangers (IDE) et leurs 20 % de parts économique dans les années 1970-1980 sur
dans les créations de valeur ajoutée dans le la base des rentes d’émigration. La diaspora
pays, la France qui est le premier partenaire regorge ainsi d’un immense potentiel de
étranger n’impacte pas de manière perceptible ressources propres qu’il urge pour les pays
l’économie. Cette situation est similaire africains de valoriser.
dans tous les pays de la zone franc CFA.
L’African Growth and Opportunity Act (AGOA) La nouveauté dans la coopération Chine/Afrique
n’est, quant à lui, qu’un subterfuge des États-Unis peut être résumée dans le slogan « win-win »
destiné à aspirer davantage le pétrole africain et (gagnant-gagnant) qui, même s’il ne s’est pas
à juguler leur dépendance énergétique vis-à- encore réellement traduit au niveau empirique,
vis des pays du Moyen-Orient. Avec l’AGOA les est un argument qui incite les Africains à
importations des États-Unis en provenance de tenter l’alternative. L’aide chinoise n’est pas
l’Afrique sont constituées à hauteur de près de accompagnée des reproches paternalistes et
90 % de pétrole, minerais et de métaux (Perdrix 64 Abdourahmane Ndiaye, 2001, Le développement des Pays les
et Ballong, 2009). La morosité économique Moins Avancés : au-delà des Plans d’Ajustement Structurel et
et la persistance de la pauvreté en Afrique de l’Initiative des Pays Pauvres Très Endettés, Forum du Tiers
Monde, Dakar.
remettent catégoriquement en cause le modèle 65 Karim Dahou, Moustapha Kassé, Abdourahmane Ndiaye,
de financement à l’œuvre, dont les supports 2002, « Endettement extérieur, croissance et pauvreté au
permanents sont l’APD et les IDE. Sénégal », in CONGAD, CADTM, CNCD (dir.) Nous ne devons
Rien ! p. 79-94.
66 Samir Amin, Makhtar Diouf, Bernard Founou-Tchuigoua,
L’APD telle que conçue et appliquée en Afrique, Abdourahmane Ndiaye, 2005, « Co-développement ou gestion
n’a pas abouti à la Big Push, grande poussée ou du conflit ? » in Samir Amin (dir.) Afrique. Exclusion programmée
ou renaissance ? Maisonneuve & Larose, Paris, p. 9-75.
forte injection de capitaux de Paul Rosenstein-
67 Abdourahmane Ndiaye, 2008, « L’initiative PPTE est-elle
Rodan, irriguant tous les secteurs de l’économie efficace pour la réduction de la pauvreté ? Le cas du Sénégal »,
selon une approche de croissance équilibrée63. in Gaye Daffé, Abdoulaye Diagne, (dir.). Le Sénégal face aux
défis de la pauvreté. Les oubliés de la croissance, Éditions
63 Paul Rosenstein-Rodan, 1943, “Problems of Industrialization CRES, Karthala, CREPOS, p. 301-322.
of Eastern and South-Eastern Europe”, Economic Journal, 68 Voir infra la section consacrée au financement du
n° 53, p. 202-213. développement en Afrique.
68
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
infantilisants comme on les a connus naguère avec ceux de 1,3 milliard de dollars appliqués à
les « partenaires au développement ». Elle ne se partir de l’année 2006. Il s’agit d’une aide facile
positionne pas dans la poursuite de l’application d’accès et conditionnée uniquement par la non-
des conditionnalités de démocratie et de bonne reconnaissance de Taïwan. Avec 2 milliards
gouvernance qui encadraient l’aide publique au d’APD annuel en Afrique, le Japon est également
développement. Le renouveau est déjà palpable en passe de surpasser la Chine en matière
sur la limpidité des objectifs des Chinois et les d’aide au développement. Lors de la cinquième
retombées en termes d’échanges. La Chine Conférence internationale pour le développement
entend peaufiner ses voies commerciales et de l’Afrique (TICAD), tenue à Yokohama le 1er
sécuriser son approvisionnement en pétrole qui juin 2013, l’État japonais a dévoilé une nouvelle
provient à plus de 30 % des pays africains. Dans stratégie de résorption de son retard en matière
cette perspective, il existe une stratégie globale de partenariat avec l’Afrique avec une enveloppe
chinoise dépendante de la puissance publique de 10,6 milliards d’euros sur cinq ans qui devrait
mais également une multiplicité d’actions « du se traduire par l’injection de 2 milliards d’euros
bas » qui dépendent des acteurs privés mais annuels dans la période 2013-2017. La sixième
sont favorisées par l’État (Marchal, 2008). TICAD s’est tenu en juillet 2019 suivant la même
dynamique d’injection de fonds en Afrique. L’Inde
La Chine a déjà élargi de 190 à 4 000 les est en coopération approfondie avec le Sénégal
produits africains exonérés de droits de douane et la Tanzanie sur le phosphate. Elle a déjà
et la part des exportations de l’Afrique vers lancé en 2004 l’initiative Team 9 avec au départ
la Chine est passée de 1,3 % en 1995 à plus le Burkina Faso, le Tchad, la Côte d’Ivoire, le
de 15 % en 2009 (Hugon, 2010). Au moment Ghana, la Guinée-Bissau, la Guinée équatoriale,
où l’aide au développement décline depuis le le Mali et le Sénégal, qui peuvent bénéficier à ce
début des années 2000, la Chine a créé dès titre de prêts concessionnels sur l’Import/ Export.
2008 un fonds d’investissement pour l’Afrique Aux Émirats arabes unis, la visite du chef de
alimenté à hauteur de 5 milliards de dollars. l’État sénégalais à Dubaï en juillet 2014 a abouti
L’aide chinoise est en forte croissance et elle est à des accords concluants sur les infrastructures
accompagnée d’allègements de dettes comme et sur l’énergie.
69
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
financier pour accaparer une bonne partie des D’un autre côté, plusieurs observateurs ont mis
marchés publics au détriment des entreprises en exergue la négligence des Chinois vis-à-vis
locales. Au Sénégal, les marocains ont gagné des droits humains et des normes sociales et
pas mal de marchés publics dont celui de la citée environnementales. Hugon, (2010), souligne
de l’émergence en 2014, et ses investisseurs ont que la Chine absorbe 60 % des grumes
récupéré une bonne partie de la filière avicole exportées par l’Afrique dans l’irrespect des
(production de 500 000 poussins par semaine normes environnementales. Cette coopération
par l’entreprise Zallar installée à Sandiara (région avec la Chine pose ainsi un sérieux problème
de Thiès). Mais en tant que pays voisin, le Maroc de soutenabilité sociétale et environnementale,
pourrait-il servir de modèle aux autres pays aggravé par la tendance au dumping de
africains ? Qu’en sera-t-il de son hypothétique produits bas de gamme qui ont fini par inonder
adhésion à la Communauté Économique États les marchés et concurrencer déloyalement les
de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ? Au sud du industries africaines naissantes. S’y ajoute la
Sénégal, les filières de l’anacarde sont largement destruction du commerce et de l’artisanat locaux
exploitées par des américains et des indiens. que constitue l’entrée massive et incontrôlée
La Turquie accompagne son secteur privé de des produits chinois à partir des années 2000.
fonds suffisants leur permettant d’être à la fois Cette invasion des produits chinois a été
présents sur les marchés publics (finition puis concomitante de l’accentuation de l’émigration
exploitation du nouvel aéroport de Diass) et sur clandestine dans plusieurs pays africains.
les IDE. Elle a exprimé son vœu de porter ses Au-delà de ces effets destructeurs, la
exportations vers le Sénégal de 4 millions d’Euro coopération chinoise aggrave l’endettement
en 2017 à plus de 400 millions d’euros à l’horizon des pays africains avec des projets servant ses
2021. La coopération chinoise en Afrique porte intérêts commerciaux et son secteur privé qui
les mêmes germes du syndrome des incidences vient récupérer les marchés publics générés
mitigées connues jusqu’à maintenant avec les par ces prêts chinois. Le projet One Road One
pays occidentaux. Selon l’historien et sociologue Belt (OBOR) n’est-il pas là que pour sécuriser
Laurent Delcourt (2011), une radioscopie plus l’approvisionnement en matières premières de
précise des échanges de la Chine avec l’Afrique l’empire du milieu ?
montre que 70 % des importations chinoises
L’Afrique est traitée comme insignifiante dans
proviennent de quatre pays seulement (Angola,
l’économie mondiale, de par ses 4 % de part
Afrique du Sud, Soudan et Congo Brazzaville).
dans le Produit mondial brut et ses 2,1 % de part
Citant les travaux de Chaponnière (2008) et de
dans le commerce international.
Hellendorff (2010), Delcourt constate que les
exportations africaines en destination de la Chine Mais il s’agit d’un terrible amalgame qui cache
sont composées à 70 % de pétrole et à 15 % la manne importante de richesses qui lui
de minéraux, tandis que la Chine exporte vers échappent et faisant vivre une bonne partie de
l’Afrique pour 90 % de produits manufacturés, la planète. Si je suis obligé d’accepter que tu
dont des textiles, chaussures, appareils me paies 10 000 FCFA pour un produit que tu
électroniques, bicyclettes, motocyclettes, vends ensuite à 1 000 000 FCFA en le valorisant,
équipements divers, etc. Dès lors, la structure la richesse générée est de 10 000 FCFA pour
des échanges et des investissements chinois, moi et 1 010 000 FCFA pour la planète. L’Afrique
dirigés essentiellement vers les secteurs minier est donc beaucoup plus contributrice dans
et pétrolier et la géographie de l’aide de la Chine, l’économie mondiale que l’on ne l’exprime dans
concentrée dans quelques pays exportateurs de les communications occidentales. Le chemin est
matières premières et de pétrole, confirment encore long pour que l’alternative de coopération
l’appétence de l’empire du milieu pour les proposée par la Chine prenne une configuration
ressources naturelles africaines. Ce constat qui permette d’éviter à l’Afrique de demeurer un
contribue à accréditer l’idée que la Chine est réservoir de matières premières, un déversoir de
venue en Afrique pour siphonner ses ressources produits manufacturés et une destination d’aide
naturelles, au mépris de sa stabilité, comme le et de crédits massifs, mal absorbés et sources
laisse également penser le soutien de Pékin au de problèmes d’endettement public de plus en
Soudan et au Zimbabwe, notamment avec des plus ressentis. Toutefois, la Chine et les autres
ventes d’armes au gouvernement soudanais en pays émergents ouvrent de nouvelles vannes
pleine crise du Darfour et la livraison d’avions de commerciales que les pays africains sont tenus
chasse au Zimbabwe. de valoriser pour anticiper sur les déséquilibres
que risquent de causer la mise en vigueur des
70
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
71
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Pedrix P., Ballong S., 2009, ,« L’AGOA Reinert E., 2007, How Rich Countries Got
montre ses limites », Jeune Afrique, 11 août. Rich ... and Why Poor Countries Stay Poor,
Constable Editions.
LA
pandémie à coronavirus a mis par une forte demande de décolonisation
en évidence l’importance de la monétaire, acceptait le transfert à Dakar et à
souveraineté monétaire. Alors Yaoundé des sièges des banques centrales et
que les pays du Nord ont tout l’« africanisation » de leur personnel.
de suite procédé à des politiques monétaires
et budgétaires expansives afin d’atténuer les Cette « africanisation » des institutions de la zone
effets récessifs prononcés de ce choc imprévu, franc, permettait à la France à la fois de garder le
les pays du Sud ont pour la plupart eu moins contrôle du système par le droit de veto statutaire
de marge de manœuvre. Devant des recettes dont elle disposait dans les instances de la
fiscales et d’exportation déclinantes, ils se sont BCEAO et de la Banque des États de l’Afrique
retournés vers le Fonds Monétaire International centrale (BEAC) et de s’accaparer d’au moins
(FMI) pour des prêts d’urgence et sollicité des 65 % des réserves de change de ces dernières,
annulations voire des moratoires sur leur dette déposées sur un compte spécial appelé compte
souveraine extérieure. Cette pandémie survient d’opérations ouvert dans les livres du Trésor
à un moment où la question de la souveraineté français.
monétaire est d’une actualité brûlante au vu des Aujourd’hui comme au début des années
enjeux des débats sur l’opportunité de l’abandon soixante-dix, la France fait face à un vaste
du franc CFA et son remplacement par l’ECO. mouvement de contestation de sa présence
Le franc CFA est la monnaie des quatorze ressentie comme un néocolonialisme. Par rapport
pays africains dont huit de l’Union Économique à la situation antérieure, les revendications
et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA), six actuelles sont d’une plus grande ampleur, à
de la Communauté Économique et Monétaire l’image des collectifs citoyens sénégalais qui
des États d’Afrique Centrale (CEMAC) et Les protestent contre la recolonisation de leur pays
Comores. Elle est garantie par la France, eu par le capitalisme français70. Ils sont regroupés
égard à l’accord de coopération monétaire signé au sein de plusieurs collectifs comme « France
par Charles De Gaulle il y a près de quatre- Dégage », « Auchan Dégage », « Non au Franc
vingts ans. Le sigle FCFA qui signifie « franc de CFA », ou encore « Non aux APE » (Accords
la communauté francophone d’Afrique » porte de Partenariat Économique entre l’Union
toujours l’empreinte de ses origines coloniales européenne et les pays Afrique-Caraïbes-
« franc des colonies françaises d’Afrique ». Selon Pacifique). Pour eux, l’enjeu est de taille : il
les déclarations récentes datées du 21 décembre s’agit de la récupération de la souveraineté
2019 à Abidjan des présidents français et économique de leur pays, mais également des
ivoiriens, le FCFA va être rebaptisé « ECO », dès autres pays du continent. À l’observation, l’on
juillet 2020 pour les huit pays de l’UEMOA69. La peut constater qu’au fil des décennies, la logique
Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest des réformes du franc CFA est davantage rendre
(BCEAO) n’aura plus l’obligation de déposer 70 Voir l’article très documenté d’Olivier Blamangin, 2018, « Castel,
auprès du Trésor français la moitié de ses l’empire qui fait trinquer l’Afrique », octobre, https://www.
monde-diplomatique.fr/59159 est une démonstration éclairante
réserves de change. Le gouvernement français de l’appétit boulimique de l’oligarchie financière, illustrée par le
ne sera plus représenté dans les instances de groupe familial Castel. Il a réalisé en 2016 un chiffre d’affaires
de 6milliards d’euros dont les 80 % proviennent de l’Afrique.
la BCEAO. Telles sont les annonces faites en fin Selon cet article, « le groupe compte pas moins d’une vingtaine
d’année 2019 à Abidjan. de sociétés immatriculées au Luxembourg et à Gibraltar, mais
aussi à Malte, en Suisse ou à l’île Maurice. Les entreprises
Au début des années 1970, la France, acculée « historiques », le vignoble et les anciennes brasseries des
Brasseries et Glacières Internationales (BGI), sont toujours
69 L’avènement de l’Eco (UEMOA ou CEDEAO) ne signe pas la domiciliées en France, mais la plupart des acquisitions faites
disparition du franc CFA puisqu’il sera toujours en vigueur au en Afrique – soit, en valeur, plus de 80 % des actifs – sont
sein de la CEMAC. directement logées dans ces paradis fiscaux ! »
72
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
73
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
74
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Une politique monétaire commune à des pays en fondant sur les analyses du « second Mundell »
opposition de phase dans le cycle économique (Mundell, 1973 ; 2001), qui prend du recul par
ne peut être optimale et induirait tôt ou tard la rapport à son article de 1961, en optant pour une
tentation pour certains pays de récupérer leur appréciation « relative » de la notion d’optimalité.
souveraineté monétaire afin de faire face aux En effet, pour Ouedraogo (2003), le principe de
défis spécifiques de leurs économies respectives. partage des risques qu’illustre la centralisation
Rappelons que la théorie originelle des zones des réserves de change d’une part et, d’autre
monétaires optimales (ZMO) établie par Mundell part, la différenciation des appareils productifs
(1961) considère la perte de la politique monétaire nationaux, lesquels, au lieu d’être une source
au plan national comme le principal coût de de divergence d’intérêts quant à l’utilisation
l’adhésion d’un pays à une union monétaire. ou non du taux de change comme instrument
Au titre des bénéfices attendus, il convient de d’ajustement, devient un facteur de stabilisation
mentionner en particulier la réduction des coûts de la zone monétaire, concourent à plaider pour
de transaction liés aux échanges. En outre, deux un schéma volontariste dans la mise en place de
conditions sont requises pour que les gains d’une la monnaie unique CEDEAO.
union monétaire soient supérieurs aux coûts : le
caractère symétrique des chocs qui affectent Ainsi, pour Ouedraogo (2003, op.cit. p. 135)
les différentes économies, et l’existence de « cette théorie complète des zones monétaires
mécanismes alternatifs (par exemple une grande optimales permet en outre de percevoir les
flexibilité des marchés) devant prendre le relais principaux éléments de coopération entre
des ajustements du taux de change, lorsque États membres d’une union monétaire, une
surviennent des chocs asymétriques. coopération destinée à renforcer, voire pallier,
les mécanismes « naturels » d’ajustement que
Cependant, d’autres arguments, fondés sont notamment la mobilité des facteurs de
notamment sur l’approche endogène des critères production et la flexibilité des salaires ».
d’optimalité (Frankel et Rose, 1998) plaident
pour la mise en place d’une monnaie unique Dans cette lignée, Tapsoba (2009, op.cit. p. 4)
CEDEAO. En effet, l’existence même d’une part de l’idée selon laquelle le lancement d’une
telle union monétaire pourrait être source de monnaie unique réduit la fréquence des chocs
développement du commerce régional et donc asymétriques et favorise le développement
de lissage intra régional des chocs affectant les de mécanismes d’ajustement alternatifs aux
économies de la CEDEAO. En outre, il peut se politiques monétaire et de change. Il étudie
développer la notion de partage des risques, les mécanismes que les États ouest africains
illustrée par la mobilité accrue des facteurs de peuvent mettre en œuvre pour réduire les coûts
production, la mise en place d’institutions comme d’ajustement une fois la monnaie unique en place.
les fonds de compensation, et le développement Au titre de ces mécanismes, il montre « d’une
des marchés financiers régionaux. part que l’intégration commerciale augmente
significativement la symétrie des chocs, et
En particulier, Ouedraogo (2003) développe d’autre part que le principal canal de partage des
une analyse stimulante de la CEDEAO comme risques hétérogènes est l’épargne ».
zone monétaire potentiellement optimale, en se
75
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
76
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
nombreuses entraves tarifaires et non tarifaires pour une grande part, réplique les configurations
aux échanges. économiques structurelles de l’UEMOA,
réussirait à devenir une zone monétaire optimale,
là où l’UEMOA a échoué ?
Dans ce contexte, pourquoi la CEDEAO, qui
77
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
78
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
ouest-africains (Gambie, Ghana, Guinée, d’un accord plus « léger » que celui d’une
Liberia, Nigeria, Sierra Leone) ont annoncé monnaie unique à contribuer à renforcer le
leur intention de créer une seconde zone processus d’intégration entre pays et donc
monétaire en Afrique de l’Ouest avec préparer les conditions pour le passage
comme monnaie l’Eco, à côté du franc à des formes d’intégration plus intenses.
CFA de l’UEMOA. Le projet prévoyait une En 1960, l’économiste sénégalais Daniel
fusion ultérieure de cette seconde zone Cabou, qui deviendra plus tard le premier
monétaire avec l’UEMOA, afin de faire secrétaire général de la BCEAO, proposa
coïncider les frontières de l’Union monétaire de reprendre le schéma européen pour
avec celles de la CEDEAO. En avril 2002, mettre en place une « Union Africaine de
la Zone Monétaire Ouest Africaine (ZMOA) Paiements », idée reprise neuf ans plus
fut instaurée, et chaque pays s’engagea à tard par l’économiste égyptien Samir Amin
maintenir son taux de change à l’intérieur dans un rapport au président nigérien
d’une bande de fluctuations de 15% par Amany Diori. Depuis lors, ce schéma fut
rapport au Dollar. Depuis lors, l’inertie fut délaissé alors même qu’il fit le succès de la
palpable, s’agissant de la mise en place dualité monétaire chilienne, où l’Unidad de
de la monnaie unique, avant le Sommet Fomento (Unité de compte) coexiste avec le
de la CEDEAO du 29 juin 2019 à Abuja Peso (monnaie de paiement).
annonçant la création en 2020 de l’Eco et le
communiqué du Conseil des ministres de la Comment réinterpréter ce schéma à l’intérieur
ZMAO du 16 janvier 2020, accusant les États d’une feuille de route pour l’ECO ? En imaginant
de l’UEMOA de violer l’esprit de la monnaie que les pays qui ne sont pas encore en
Eco suite à la déclaration d’Abidjan. Tout mesure d’adhérer à la monnaie unique se lient
ceci pourrait déboucher sur la création d’un à celle-ci par des accords de taux de change.
« Eco-Naira », sous la houlette d’un Nigeria Les mécanismes de résorption symétrique
piqué au vif par l’initiative francophone d’un des déséquilibres de balance commerciale
« Eco-CFA » en passe de se réaliser. pourraient, à l’instar des mêmes mécanismes
mis en route lors de l’UEP, aider à une remise
4. L’Eco monnaie commune et non unique : en circulation des surplus à l’intérieur de la
tandis qu’une monnaie unique est zone CEDEAO, en incitant à des processus de
nécessairement une monnaie commune, spécialisation entre économies qui sont la base
l’inverse n’est pas forcément vrai. L’histoire pour une augmentation du commerce intra-zone.
de l’Union Européenne de Paiements Qui est à son tour l’un des objectifs économiques
(UEP) entre 1950 et 1957, préalable et politiques majeurs du processus d’intégration.
au Traité de Rome instituant le marché
commun européen, instruit sur la capacité Au final, plusieurs options sont sur la table des
79
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
80
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
81
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
de ressources réelles. Leur capacité à créer de la est avancée), quand ils émettent des titres de
monnaie est limitée par leurs ressources réelles. dette en monnaie étrangère (et/ou sur la base
Elle n’est pas contrainte par la disponibilité d’une du droit d’un pays étranger) et quand ils fixent la
épargne quelconque ou par le montant de leurs valeur de leur monnaie sur celle de la monnaie
recettes fiscales. Il faut souligner que les impôts d’un pays tiers. Les pays qui n’ont pas du tout de
et taxes ne financent pas la dépense publique souveraineté monétaire sont de deux types. Il y
d’un souverain monétaire. Ils ont d’autres a d’un côté ceux qui ont renoncé à leur monnaie
fonctions comme celle de lutter contre l’inflation, nationale pour la monnaie d’un pays tiers
les inégalités de revenus, de créer des incitations C’est le cas des pays dollarisés comme
économiques, etc. À la différence des pays dont l’Équateur. Il y a, de l’autre, ceux qui évoluent
la souveraineté monétaire est limitée, les pays dans une union monétaire. C’est le cas des
dotés d’une monnaie souveraine dépensent pays membres de la zone euro (à l’exception de
d’abord avant de percevoir les impôts et taxes. l’Allemagne) et des pays membres de l’UMOA.
Étant donné qu’ils n’ont pas de contrainte
Les gouvernements des pays qui n’ont pas
financière intrinsèque, les gouvernements
de souveraineté monétaire, comme ceux de
émettant une monnaie souveraine peuvent en
l’UMOA, ont sur le plan financier le statut de
principe aspirer à une politique de plein-emploi75.
collectivité locale ou de colonie76. C’est-à-dire :
Ils peuvent, s’ils le souhaitent, garantir un emploi
payé au salaire minimum à tous ceux qui sont • Ils utilisent une monnaie étrangère qu’ils ne
prêts à travailler pour ce niveau de rémunération. contrôlent pas (aucun des pays de l’UMOA ne
contrôle la politique monétaire de la Banque
Les conditions posées par la MMT pour définir Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest
la souveraineté monétaire permettent de bien (BCEAO)).
voir que l’émission d’une monnaie nationale
• Ils ne déterminent pas eux-mêmes les taux
confère seulement une souveraineté monétaire
d’intérêt qui s’appliquent sur les obligations
formelle. De manière générale, les pays qui ont
qu’ils ont émises en monnaie locale
leur propre monnaie nationale compromettent
(en francs CFA).
leur souveraineté monétaire quand ils peinent
à collecter les taxes et impôts dans leur propre • Leurs dépenses publiques sont dépendantes
monnaie (comme dans les pays où la dollarisation du montant des impôts et taxes collectés.
75 Tcherneva, P. 2020, The case for a job guarantee, Cambridge, 76 Godley, W. 1992, “Maastricht and all that”, https://www.lrb.
Polity Press. co.uk/the-paper/v14/n19/wynne-godley/maastricht-and-all-that
82
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Ce choix de la parité fixe, en relation avec les se succéder les périodes de contraction et les
règles de gestion de la zone franc, entrave le périodes de croissance. Il justifie pour partie la
potentiel de croissance du marché régional des stagnation économique sur le long terme de la
titres de dette en franc CFA79. Pour dynamiser plupart des pays de l’UMOA.
le marché secondaire de titres de dette
souveraine et renforcer sa liquidité, la BCEAO Un pays comme la Côte d’Ivoire n’a toujours
doit augmenter la taille de son bilan : elle doit pas rattrapé son meilleur niveau de PIB réel
se montrer plus active dans le refinancement par habitant obtenu à la fin des années 1970.
du système bancaire et dans l’achat de titres
en monnaie franc CFA. Mais elle est contrainte
Le Sénégal n’a pu rattraper son meilleur niveau
dans ce rôle de market maker en dernier ressort
de PIB réel par habitant obtenu au début des
par la nécessité de défendre la parité fixe et
années 1960 qu’à partir de 2015 !
donc ses disponibilités en devises étrangères.
C’est d’ailleurs ce qui justifie le plafonnement
Dans la foulée de la dévaluation du franc
du refinancement des titres publics auprès de la
CFA en 1994, le cadre macroéconomique de
BCEAO.
l’UMOA s’est calé sur celui de la zone euro.
L’Union économique et monétaire ouest-
La seule manière de maintenir la parité fixe et
africaine (UEMOA) a été mise en place à cette
en même temps de faciliter un tant soit peu le
époque, à côté de l’UMOA, afin de favoriser la
financement des économies est d’encourager
« convergence » économique nominale entre ses
les flux financiers extérieurs : aide publique
membres. Depuis lors, l’accent a davantage été
au développement, investissements directs
placé sur la lutte contre l’inflation au détriment
étrangers et dette extérieure. Autrement dit, la
de la mobilisation des ressources domestiques,
condition principale pour que l’UMOA fonctionne
de la transformation structurelle et de la création
durablement est le maintien/renforcement de la
d’emplois décents. La meilleure preuve de cette
dépendance financière vis-à-vis de l’extérieur.
assertion est fournie par l’obsession contre les
Compte tenu des reflux de profits, de dividendes déficits publics.
et de flux financiers illicites associés aux
Les gouvernements de la zone croient être de
investissements directs étrangers, du caractère
bons gestionnaires en enregistrant des
souvent « lié » de l’aide au développement et
déficits publics inférieurs à 3 % du PIB.
de leur manque de compétitivité à l’exportation
C’est tout le contraire. Tout comme les
– phénomène qui n’est pas sans lien avec la
autorités monétaires de l’UMOA, ils ont une
surévaluation chronique du franc CFA), les pays
compréhension erronée de la signification du
de l’UMOA sont structurellement dépendants
déficit public81, un concept inadéquat auquel
de l’endettement en monnaie étrangère pour
il faudrait plutôt préférer celui de « dépense
leur développement et, notamment, pour le
nette du gouvernement » ou celui de « surplus
financement du déficit de leurs balance courante.
financier net en provenance du gouvernement ».
Mais, comme la plupart des pays de l’Union
ont été incapables de dégager des surplus Dans les économies modernes, qui sont des
commerciaux réguliers, leur stratégie économies monétaires, la dépense d’un secteur
d’endettement international ressemble à une 81 Tcherneva, P. 2020, « La souveraineté monétaire est étroitement
chaîne de Ponzi80. Les périodes de croissance liée à la souveraineté politique », 3 février, https://lvsl.fr/pavlina-
tcherneva-la-souverainete-monetaire-est-etroitement-liee-a-la-
économique (comme dans les années 1970 souverainete-politique/
et dans les années 2010) tendent à coïncider
avec des phases d’endettement croissant tandis
que les périodes de contraction économique
(comme dans les années 1980 et 1990), hors
conflits politiques, surviennent dans les phases
de désendettement/de plans d’ajustement
structurel. Un tel « modèle » financier fait donc
79 Laskaridis, C. et J. Toporowski. 2016, ‘Financial Sector
Development in the Context of the Franc Zone’, Working Paper
series, n°158, FESSUD.
80 Sylla, N. S. 2020b, « Dette du Sénégal : Ndongo Samba Sylla
parle de ‘chaîne de Ponzi’ », Le Quotidien, 21 avril.
83
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
84
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
85
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Une monnaie unique CEDEAO ne peut être, par politique budgétaire (au niveau national).
la force des choses, qu’un naira bis.
Passer du franc CFA à une éventuelle monnaie
unique CEDEAO reviendrait à remplacer une
En termes comparatifs, le Nigéria, dans la région monnaie unique coloniale par une monnaie
ouest-africaine, a le même poids économique unique sans souverain. Or, dans les deux
que celui combiné de l’Allemagne, de la France cas, nous n’avons pas affaire à une monnaie
et de l’Italie dans la zone euro. Compte tenu (tendanciellement) souveraine. Ce qui devrait
également du fait que le Nigéria est un pays être l’objectif de tout projet d’intégration
pétrolier alors que la plupart des pays de la monétaire.
CEDEAO sont importateurs nets de l’or noir,
il s’ensuit que la même politique monétaire ne
peut être optimale pour tous les pays en même Références bibliographiques
temps. En l’absence de fédéralisme budgétaire,
une éventuelle zone monétaire CEDEAO serait
nécessairement bancale, tout comme la zone AMATO M., NUBUKPO K. (2020, à paraître)
euro qui lui sert d’inspiration. “Una nuova moneta per gli Stati dell’Africa
dell’Ovest. Le condizioni teoriche e politiche
Il ne faudrait jamais oublier que la monnaie della sua fattibilità”, dans Moneta e Credito,
est la créature et l’instrument d’un État. Si les N° special numéro spécial (Modelli di sviluppo
e aree monetarie: percorsi alternativi e vincoli
pays d’Afrique de la CEDEAO veulent se doter
strutturali), https://ojs.uniroma1.it/index.php/
d’une monnaie unique régionale, ils doivent
monetaecredito/index
se préparer au plus vite pour la mise en place
d’une fédération politique ouest-africaine avec BENASSY-QUERE A., COUPET M. (2005)
comme institutions : un budget fédéral, un titre « On the Adequacy of Monetary Arrangements
de dette fédéral, une garantie fédérale des in Sub-Saharan Africa », World Economy, 28
dépôts bancaires, une solidarité budgétaire (3), p. 349-373.
entre les États membres, un parlement fédéral et
démocratique, etc. FRANKEL J., ROSE A. (1998) “The
Endogeneity of Optimum Currency Area
Ce n’est pas faire preuve de pessimisme que de Criteria”, The Economic Journal, 108, N° 449,
p. 1009-1025.
penser qu’un gouvernement fédéral d’Afrique de
l’ouest n’est pas à l’ordre du jour et ne le sera pas HOUSSA R. (2008) « Monetary Union in West
pour un certain temps. Les différents États ne sont Africa and Asymmetric Shocks : A Dynamic
pas prêts à céder ce qui tient lieu de souveraineté Structural Factor Model Approach », Journal
pour eux. L’alignement des pays de l’UMOA sur of Development Economics, 85 (1-2), p. 319-
l’agenda de la France d’élargir la zone franc ne 347.
facilite pas les choses tout comme l’impréparation
du Nigéria. En l’absence de l’acceptation par les MASSON P. PATTILLO C. (2001) « Monetary
pays de la CEDEAO du leadership du Nigéria Union in West Africa (ECOWAS) », IMF
et en l’absence de garanties démocratiques de Occasional Papers 204, International
Monetary Fund.
la part du géant africain, le projet de monnaie
unique CEDEAO continuera à faire du surplace. MASSON P. PATTILLO C. (2002) « Monetary
Dans ce contexte, le non-respect des critères de Union in West Africa: an Agency of Restraint
convergence pourra utilement servir de prétexte for Fiscal Policies? », Journal of African
à de nouveaux reports du lancement de la Economies, 11 (3), p. 387-412.
monnaie unique régionale.
MUNDELL R.A. (1961) « A Theory of Optimum
Sans le préalable du gouvernement fédéral Currency Areas », American Economic
(ou au moins de formes avancées de solidarité Review, n°4, Vol. 51, September 1961.
budgétaire), une éventuelle monnaie unique
MUNDELL R.A. (1973) « Uncommon
CEDEAO poserait des problèmes similaires à
Arguments for Common Currencies », in H.
ceux du franc CFA. Une monnaie unique qui n’est Johnson and A. K. Swoboda «The Economics
pas adossée formellement à la puissance d’un of Common Currencies», Allen and Unwin,
État fédéral matérialise le divorce de la politique 1973.
monétaire (au niveau communautaire) d’avec la
86
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
87
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
C
omment concevoir la culture comme une économie sans entrevoir la culture sous le seul
ressource de souveraineté ? Avec quel angle de sa marchandisation ?
paradigme peut-on articuler culture et
88
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
89
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Tout au long de notre réflexion, nous adopterons 87 David Bidney, 1953, Theoretical Anthropology, Columbia
une approche large de la culture, issue de University Press, xii-506 p.
88 Julian Huxley, 1956, « Evolution, cultural and biological ». In
Current anthropology. A supplement to Anthropology today,
edited by William L. Thomas, Jr; The university of Chicago
86 UNESCO, 2005, « Savoirs locaux et autochtones, diversité Press.
linguistique et sociétés du savoir », in UNESCO (dir.), Vers les 89 Lionel Robbins, 1932, Essays on the nature and the significance
sociétés du savoir. of economic science, Macmillan.
Les décennies 1980 et 1990, considérées plus loin la logique du moins d’État, l’influence
catastrophiques pour l’Afrique du point de vue de l’école de Chicago et de l’économiste Milton
de ses performances économiques et sociales, Friedman, soutenu par les leaders politiques
coïncident avec la fin de la domination du très engagés que furent le président américain
keynésianisme en Occident, supplantée par Ronald Reagan et le premier ministre britannique
un renouveau agressif d’une forme extrême de Margaret Thatcher, le « néolibéralisme » explique
libéralisme désignée « néolibéralisme » par le en grande partie les politiques économiques
sociologue Pierre Bourdieu. En poussant toujours menées dans les pays en développement après
90
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
les Trente Glorieuses (1945-1975). Les PAS ont dans les secteurs sociaux tels que la santé,
imposé une régulation ultralibérale et aculturelle l’éducation et la formation des élites africaines
(occidentalocentrée) des économies africaines ont été analysés et documentés par nombre
avec des résultats déprimants dont le coût social d’universitaires africains (Mahmood Mamdani,
n’est probablement pas encore soldé. Les effets Mamadou Diouf, …).
néfastes des baisses de dépenses publiques
91 John Williamson, 1990, « What Washington Means by Policy 93 Thomas Piketty, 2013, Le capital au XXIe siècle, Seuil.
Reform, » Chapter 2 in Latin American Adjustment: How Much 94 Michel Volle, 2007, Prédation et prédateurs, Economica, voir
Has Happened?, John Williamson (ed.), 1990, Washington: aussi Ze Belinga, Martial (2007), « Afrique et mondialisation
Institute for International Economics. prédatrice », Présence Africaine, n° 175-176-177, PP 364-382.
92 Joseph Stiglitz, 2002, La grande désillusion, Fayard. 95 Steve Keen, 2001, Debunking economics, Zed books.
91
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Les apories du caractère aculturel des modèles 99 Keith Hart, 1972, Employment, Incomes and Equality: A
Strategy for Increasing Productive Employment in Kenya
libéraux de développement en arrière-plan des International Labour Office January.
96 Tu Wei-Ming, 1989, «The Rise of industrial East Asia : The Role 100 Sanjay Kathuria, dater, « Exportations indiennes : le défis
of Confucian values », Copenhagen Journal of Asian Studies, chinois », Économie prospective internationale, n°33.
Vol 4, (Copenhagen Papers 4.89). 101 Mpasi a Tezo Lubaki, 1992, « Renaissance culturelle et
97 World Bank, 1993, The East Asian miracle. Economic growth développement endogène », in Ki-Zerbo (dir.), La natte des
and public policy, Oxford university press autres », Codesria, p. 73-107.
98 Ikujiro Nonaka, Hirotaka Takeuchi, 1995, The knowledge 102 Walter Mignolo, 2013, « Géopolitique de la sensibilité et du
creating company: how Japanese companies create the savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance
dynamics of innovation. New York: Oxford University Press. épistémologique », Mouvements 2013/1 (n° 73), p. 181-190.
92
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
exposés ou stockés dans les collections privées, Illustration, les tendances ont repris depuis des
publiques, confessionnelles d’Occident. années l’esthétique à l’Africaine des tresses, des
tissus pagnes ou imprimés et des motifs africains,
Tyler Biggs et al. (1994, 1996)103 consacra à au bénéfice des marques et grandes maisons
cette opportunité africaine une double étude occidentales… L’offre africaine s’organise certes
pour la Banque mondiale intitulée « Africa mais tardivement et de façon réactive.
can compete! ». Le fait est que focalisés sur
l’économie rentière des matières premières, Les coûts infinis d’une certaine aliénation
continuation d’un commerce de type colonial, culturelle s’approximent en partie à travers la
marqués par une épistémologie des sciences valeur sur les marchés occidentaux des œuvres
sociales faiblement décolonisée, les décideurs d’art africaines souvent pillées, comme le «Ngil»
ont favorisé indirectement une offre internationale fang gabonais vendu en 2006 à 5,9 millions
massive d’imitation de biens culturels africains d’euros, ainsi qu’une statue de « chasseur
par insuffisance de l’offre africaine. Cette Tshokwe » d’Angola vendue à 3,7 millions d’euros
situation est objectivée par l’énorme production et une statue « deble » Senoufo de Côte d’Ivoire
à l’extérieur du continent de produits africains, vendue aux enchères à 2,9 millions d’euros. En
masques, tabourets, instruments de musique, 1990 c’est une statue de la « Reine Bangwa »
« djembe », balafons, etc. plus récemment pillée par les Allemands qui avait battu un record
produits alimentaires (Attiéké en Chine) etc. de vente à 2,7 millions d’euros.
103 Tyler Biggs net al., 1994, « Africa can compete !
Exports opportunities and challenges for garments and home
Malgré une évocation dans l’agenda 2063 de
products in the US market », World Bank discussion papers, l’Union Africaine, ces ressources échappent
Africa technical department series, n° 242; Tyler Biggs et aux budgets des États africains dont la réaction
al., 1996; « Africa can compete! Exports opportunities and
challenges for garments and home products in the European
en termes de politiques de restitution à ce jour
market », World Bank. paraît encore, globalement, en deçà des enjeux.
93
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Ce sont désormais les effets externes des brevetage par des firmes en Occident, de formules
échanges culturels en termes de « soft power »105, médicinales indiennes anciennes. Les secteurs
d’ouvreurs de marchés, de générateurs des industries culturelles et créatives font l’objet
d’attractivité internationale ou de facteurs d’un vif intérêt en Europe du fait de leur porosité
cohésifs qui justifient une relecture performative avec l’économie de la connaissance et du savoir,
des avantages économiques, géopolitiques, dont l’Europe attend un regain d’innovations et
sociétaux des ressources culturelles. un nouveau cycle haussier d’emplois durables et
de croissance inclusive.
A preuve nombre de pays dits émergents ou
Les pays africains comme le Burkina Faso,
nouvellement industrialisés se sont dotés de
Maurice, le Rwanda, jouent sur différents
stratégies puissantes dans le domaine de la
segments des métiers et industries de la culture,
culture, qu’il s’agisse d’industries de contenu
en quête d’avantages concurrentiels et de
ciblant le numérique -Corée du sud-, ou d’une
cohésion sociale. Un des premiers pays africains
stratégie tous azimuts, orientée autant vers la
à avoir mis sur pied une stratégie intégrée des
médecine traditionnelle, que vers les langues ou
industries culturelles est l’Afrique du Sud dès
les industries de la communication -Chine106.
1999 (Cultural Industries Growth Strategy).
Les 11è et 12è plans quinquennaux de la Chine Suite à l’évaluation de cette stratégie, la culture
ont mis l’accent sur la culture, ce qui s’est traduit est désormais considérée comme un éminent
dans les performances à la hausse des industries contributeur potentiel à l’économie et à la
culturelles chinoises107. Selon le National Bureau cohésion sociale dans le programme dénommé
of Statistics (NBS), le secteur culturel a connu Mzansi Golden Economy depuis 2011.
en 2016 une croissance de 7,5 %, supérieure à
Bien avant l’ère des politiques culturelles
celle de 2015108. Consciente de la contribution
stratégiques globales, le Kenya des années
éminente de la culture étatsunienne -cinéma,
1970-1980 était un grand exportateur
musique, style de vie, … - à la puissance de
d’artisanat. Cette filière peut être positivement
ce pays, la Chine a décidé d’un ambitieux
liée au tourisme -Tunisie, Maroc, …- du fait
programme de construction d’instituts Confucius
d’une demande étrangère captive et solvable.
dans le monde, afin de diffuser sa langue et de
D’autres pays, dotés d’organismes de promotion
préparer l’avenir de ses relations avec le reste du
des exportations efficients ont également
monde. Elle renforce ses secteurs audiovisuel et
enregistré des réussites éclatantes comme ce
cinématographique, tout en implémentant depuis
fut le cas pour les exportations de vannerie et
2005 un programme stratégique portant sur les
de percussions ghanéennes vers l’Europe et les
médecines traditionnelles en faveur desquelles
États-Unis avant la concurrence féroce imposée
une loi a été votée en 2016.
par l’imitation asiatique110.
L’Inde tire un bénéfice local et international On peut citer avec intérêt la percée réussie par
croissant de sa filière cinéma, Bollywood, le cinéma nigérian appelé Nollywood, partit de
qui selon l’ISU (Institut de la Statistique de la vidéo amateur sur fonds privés et devenu
l’UNESCO) produisait de l’ordre de 1907 films la deuxième industrie cinématographique au
en 2015 contre 1000 en 2005, un cinéma monde en volume, deuxième employeur national
linguistiquement diversifié et très populaire109. après l’agriculture ! Les synergies avec une
Ce pays est aussi engagé dans une stratégie industrie musicale (Afrobeat) et un secteur de
de sauvegarde des savoirs traditionnels à la mode consacrés à l’échelle du continent, font
travers une Bibliothèque Numérique des Savoirs jouer à la culture un rôle que les anticipations
Traditionnels qui a empêché ou fait annuler le économiques ne prévoyaient pas il y a peu.
105 Expression du professeur Joseph Nye, théoricien et professeur
de relations internationales, elle désigne la faculté pour une A l’image de l’Afrique du Sud pour l’or, le Nigeria
puissance d’aboutir à ses fins par attractivité, persuasion plus
que par l’usage de la force.
pense au secteur culturel et créatif comme d’une
106 Yolanda Smits, 2014, Country report China, Preparatory action alternative future au pétrole non renouvelable111.
Culture in EU External Relations.
107 UNESCO Institute for Statistics, 2016, The globalization of 110 Martial Ze Belinga, 2000, Rapport Artisanat Ministère des
cultural trade : A shift in consumption. International flows of Affaires Étrangères, Paris ; Lire aussi Martial Ze Belinga :
cultural goods and services 2004-2013, UNESCO. L’économie de la culture en Afrique une chance pour le
108 http://english.gov.cn/archive/statistics/2017/02/06/ développement : http://ideas4development.org/artisanat-
content_281475560629284.htm africain-fabrique-asie/
109 Source : http://uis.unesco.org/fr/news/indicateurs-pour- 111 Lire : http://fr.unesco.org/creativity/news/capacite-creative-au-
lindustrie-du-cinema nigeria-plein-essor-de-nollywood.
94
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Dans ce pays et ailleurs sur le continent, une D’autres pays auraient pu être cités avec plus
économie de la mode, fashionomics, se porte de détails, le Burkina Faso (cinéma, artisanat),
à l’assaut des marchés internationaux avec des le Mali (patrimoine, textiles traditionnels, …), le
espoirs raisonnables de succès112. Sénégal pionnier dans l’utilisation de la culture
comme ressource de prestige, art et création
Ces quelques illustrations suffisent à faire
(Festivals nègres, Musée des Civilisations Noires,
ressentir le changement de paradigme qui
Biennal Dak’Art), identité (négritude), etc., nous
affecte la culture désormais industrie culturelle et
avons privilégié les phénomènes émergents,
créative, diversité culturelle, patrimoine, identité,
plus actuels, moins documentés. Il est cependant
moteur de croissance et d’emplois, vecteur de
nécessaire d’entendre derrière les acceptions et
prestige aussi.
112 BAD, « Avec Fashionomics, la BAD entend imposer l’économie déterminations affectées à la culture et à ses
africaine de la mode et du textile sur la scène internationale » : industries plus ou moins créatives, l’existence de
https://www.afdb.org/fr/news-and-events/with-fashionomics-
the-afdb-plans-to-raise-the-profile-of-african-fashion-and-
savoirs souvent endogènes, propres à tous les
textiles-on-the-international-stage-16023/ peuples et civilisations.
95
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Ces supports cognitifs de la culture, par leur L’occultation des savoirs endogènes est
caractère souvent idiosyncrasique, c’est-à- probablement un des exemples les plus frappants
dire attaché à leur lieu d’émergence, sont des
ressources susceptibles de préformer divers de sous-utilisation des ressources et même de
avantages économiques. Rares, relativement continuation des épistémicides coloniaux (mort
inimitables à court terme, porteuses de valeur, des avoirs anciens). Elle est la manifestation,
de telles ressources deviennent des ressources suivant l’anthropologue indien Shiv Visvanathan,
idiosyncrasiques stratégiques116. d’une injustice cognitive globale hiérarchisant
les connaissances sur le modèle scientifique
occidental hégémonique. Or il n’y a pas en Afrique
un domaine de la vie collective qui soit vierge
de ces savoirs endogènes disponibles comme
116 Barney, Jay (1991), Firm Resources and Sustained Competitive
ressources pour la prospérité des économies,
Advantage, Journal of Management, Vol. 17, n° 1, 99-120. des sociétés, des peuples.
Source : auteur
96
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
La langue est à la fois un savoir en soi, un de l’environnement, ces savoirs offrent une
ensemble de savoir-faire et un savoir véhicule écologie de connaissances pour la réinvention
des autres savoirs endogènes, ce qui explique des économies et des sociétés. Au sens fort,
son caractère transversal. la culture est une ressource irremplaçable pour
l’économie, potentiel d’avantages compétitifs, et
Les savoirs endogènes sont une catégorie à la fois ensemble d’alternatives aux modèles
émergente dans les études en relation avec dominants. Ses cosmovisions et imaginaires
le développement durable. Ils ont fait l’objet décentrés constituent pour ce qui est de
d’une reconnaissance accrue depuis le sommet l’Afrique un capital transformationnel unique.
de la Terre de Rio en 1992, l’article 22 de la Ces considérations permettent d’apprécier
« Déclaration de Rio sur l’environnement et le tout l’intérêt de la dynamique actuelle des
développement » mentionnant l’importance des industries culturelles et créatives, leur relation au
cultures et des connaissances des peuples tournant numérique et aux sociétés de savoir et
autochtones. Depuis, des revues, observatoires, d’innovation, tout en relevant que la culture va
institutions ont été créés à l’instar de l’Institut plus loin que les industries créatives.
international du savoir traditionnel (Itknet) en
2010, dans le but de constituer une banque L’approche africaine des ICC devraient donc
mondiale informatisée des savoirs traditionnels être décolonisée en investissant l’ensemble du
(TKWB) permettant en principe d’éviter une complexe culturel (artéfact, sociofact, mentifact),
forme particulière de prédation sur ces savoirs d’autant plus que la réalité culturelle matérielle
traditionnels appelée biopiraterie. L’UNESCO, la africaine est davantage marquée par les
FAO, le Banque mondiale, l’OMPI, parmi d’autres artisanats (arts, poterie, bijouterie, textiles
ont mesuré l’importance de cette catégorie de traditionnels, oralitures, …), que par les
savoir pour la protection de l’environnement, industries au strict sens du terme. Ceci devrait
l’innovation, l’amélioration des rendements avoir des implications fortes pour les stratégies
agricoles, les alicaments, la médecine, etc. de promotion culturelle et d’élimination des
pauvretés, le secteur étant intensif en populations
Les savoirs endogènes, en amont des artéfacts, sociologiquement vulnérables (jeunes
des mentifacts et des sociofacts, sont des déscolarisés, femmes, ruraux, handicapés, …).
ressources idiosyncrasiques stratégiques pour
l’économie. En effet leur exploitation judicieuse a La langue a une place particulièrement centrale
des applications potentiellement vertueuses pour dans cette relation de la culture, ressource
la production artisanale, agricole, pour la santé stratégique à l’économie. Éminente expression
et la pharmacopée, l’architecture, de même que de la diversité humaine, elle est le savoir qui
pour les usages de la biologie. Les secteurs donne accès aux autres savoirs. Surtout, elle
comme la mode, le design, les cosmétiques, ou est un répertoire, un conservatoire des savoirs,
la construction sont concernés. des philosophies, des pratiques, des patrimoines
d’une communauté de locuteurs.
Les représentations du monde sont un des
Déterminant l’entrée dans un champ de
aspects les plus susceptibles de révolutionner
connaissances, d’informations et dans une
approches du bien-être. Les cosmogonies
communauté d’usages, elle est un sas, un
égyptiennes ou dogon maliennes, par exemple,
dispositif de passage permettant l’expression
plus holistiques qu’individualistes, pourraient
collective des besoins des sociétés
inspirer d’autres imaginaires économiques et de
démocratiques, des économies contemporaines.
développement.
La langue rend possible et efficiente une
Par de-là les avantages comparatifs économiques communauté politique, économique, sociale,
que ces mentifacts pourraient favoriser pour culturelle. Depuis plus d’un demi-siècle les
l’économie capitaliste, il importe de relever, spécialistes de l’éducation ont démontré la
hors des horizons imaginables, le formidable supériorité des langues maternelles dans
potentiel d’alternatives, d’hérésies salutaires et les performances éducatives117, suspendant
de renouvellement dont ces savoirs regorgent. l’avenir de l’Afrique a un changement radical
Par la pensée cosmogonique, les pratiques de (plurilinguisme) de politiques linguistiques.
sociabilité, les formes politiques pluriverselles
-démocratie pastorale du Xeer Issa, Ubuntu,
…-, une conception holistique du bien-être et 117 UNESCO, 1953, L’Emploi des langues vernaculaires dans
l’enseignement, UNESCO, Octobre.
97
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Les récents travaux de l’économie internationale éducatifs des États, d’après des décennies
(Melitz, 2008) montrent par ailleurs que plus la d’études sur le sujet, elles ont ainsi un caractère
proximité linguistique sera forte entre des entités décisif, stratégique dans les questions de
différentes et plus les échanges économiques développement. Les savoirs endogènes ont
seront importants. également la particularité d’être liés à un
environnement culturel, qui pourrait en tirer un
Ceci devrait inciter l’Union africaine et ses bénéfice comparatif déterminant. Des filières
institutions spécialisées, à approfondir l’étude comme l’utilisation du beurre de Karité ont été un
de l’économie des langues pour l’intégration savoir-faire africain pionnier, une grande partie
africaine. Les langues africaines ayant le potentiel de l’esthétique capillaire désormais mondialisée
de toutes les autres du monde pour supporter aurait pu être captée et mieux capitalisée en
les exigences scientifiques, philosophiques, Afrique avant d’être exportée. Les savoirs de la
économiques, éducationnelles, politiques, pharmacopée, liés aux langues et aux usages
diplomatiques des modernités africaines, les très locaux des plantes et de la nature, sont
efforts des institutions comme l’ACALAN sont à l’objet de convoitises et même de brevetage,
encourager pour parvenir à l’adoption de langues de bio-piratage. Or ces ressources et modèles
africaines et panafricaines d’usage courant et thérapeutiques alternatifs pourraient générer
généralisé (Agenda 2063). des filières complémentaires aux médecines
Le travail des institutions de promotion et modernes occidentales, et aux produits
de documentation des savoirs et pratiques pharmaceutiques des grands laboratoires. La
endogènes à l’instar du CERDOTOLA, du Chine espère s’appuyer sur ses médecines
CELTHO ou du CICIBA est d’un intérêt majeur traditionnelles pour proposer des médicaments
qu’il faudrait renforcer afin d’innerver les de nouvelle génération, preuve qu’elle a
agendas continentaux, nationaux et locaux dans identifié dans les médecines anciennes, des
la perspective d’une renaissance culturelle. ressources stratégiques en ce sens qu’elles sont
porteuses d’avantages compétitifs à court terme
Les langues africaines apportent potentiellement inexprimables ailleurs (idiosyncrasiques) que
un meilleur rendement aux investissements dans leur environnement d’émanation.
98
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
99
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
patrimoine culturel – les langues, les coutumes, par une solidarité africaine perçue comme vitale,
les aliments, les traditions […]. donne à la culture un rôle de premier plan à la
fois dans la Renaissance attendue du continent,
L’Afrique de 2063 verra l’art créatif, le folklore, la sauvegarde de son identité, de son patrimoine,
les langues nationales / littératures africaines et et dans la production des arts créatifs.
contribuer à la croissance et à la conservation
des cultures nationales, […] conservation de la La « Conférence de l’Union africaine »
tradition orale de l’Afrique en 2025. Des festivals considère les habitants, l’histoire, la culture,
culturels panafricains (musique, folklore, cinéma, les ressources naturelles, etc. comme des
couture) seront organisés […]. « La contribution avantages comparatifs120, la culture étant donc
de l’Afrique à la production mondiale des arts appelée à apporter des avantages comparatifs
créatifs / beaux-arts (cinéma, littérature, théâtre, africains dans le relèvement du continent et
musique, folklore et couture) sera d’au moins de ses diasporas. Au cœur de la construction
15 pour cent […]. D’ici là tous les trésors culturels / par les textes de l’intégration économique
patrimoine africains seront récupérés en 2025 ». africaine, la culture et ses dimensions, interfère
nécessairement dans la problématique complexe
En somme, le poids de l’histoire coloniale africaine de la dépendance et des souverainetés.
et le besoin de rompre le moule des dominations 120 Ibid, p. 15.
100
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
économistes africains, qui, peu distants des ont stagné dans la dépendance aux matières
grands maîtres européens, considéraient la premières, synonyme par ailleurs de dépendance
nature, l’environnement comme des biens libres politique. En effet la volatilité des cours a plongé
sinon les ignoraient superbement. Inutile de les pays dans l’endettement, visant à assurer
revenir sur le coût planétaire de cette forme de le minimum des investissements régaliens,
colonialité de la connaissance. au prix de conditions formelles et informelles
très contraignantes des bailleurs de fonds
Cette absence de souveraineté intellectuelle et des multinationales. La culture, ressource
et les prisons conceptuelles engendrées, ont idiosyncrasique stratégique ne pouvait donc
borné les horizons philosophique, économique, pas jouer son rôle dans la transformation et la
politique de pensée des penseurs les plus en souveraineté économique, ce qui eut pour effet
vue. Spécialement pour la culture, dont les également de fragiliser la souveraineté politique.
performances mondiales furent longtemps Les facteurs internes, de gaspillage, de prédation
invisibles aux yeux d’une élite africaine assignée des biens collectifs ont eu une importance non
à l’observance des modèles qui prévoyaient négligeable dans les stagnations africaines, mais
d’autres arguments pour un « décollage » le facteur peu élucidé dans la reproduction des
économique digne de ce nom. Malgré une dépendances, c’est probablement le mésusage
attractivité internationale patente avec les des ressources endogènes, en l’occurrence
succès des œuvres africaines les plus diverses, culturelle.
allant du Djembé, au Karité en passant par les
reprises des œuvres musicales africaines dans Désormais le poids de la culture dans les
le monde -Papa Pata, Amio, …-, les industries économies, très marqué par les transactions
culturelles et créatives ne parvenaient à s’inscrire non enregistrées, est approximé à environ
substantiellement dans les choix publics (moins de 3 % du PIB et pouvant aller jusqu’à plus de
1 % des budgets nationaux). S’inscrire autrement 4 % d’emplois dans différents pays africains.
que comme divertissement et éventuellement Les industries culturelles et créatives sont par
prestige national ou instrumentalisations élitaires ailleurs les secteurs parmi les plus dynamiques,
et politiciennes121. La dépendance intellectuelle inclusifs, ouverts aux jeunes, aux femmes, aux
et financière, les logiques de centre-périphérie handicapés et catégories sociales défavorisées.
ou de sous-traitance académique marquant
l’insertion de l’Afrique dans la production Les secteurs créatifs sont la tête de proue de
mondiale des connaissances, ont évincé une la digitalisation des économies contemporaines
lecture de la culture comme ressource, ressource et promeuvent des modes de production et
idiosyncrasique stratégique. de consommation inédits (streaming, plates-
formes d’écoute, e-books, …). Les nombreuses
L’oubli de la culture a par conséquent été un
filières culturelles ou imprégnées de savoirs
oubli construit, puisant à la source des savoirs
anciens, traditionnels, contribuent largement au
dominants occidentalo-centriques pour lesquels
maintien des patrimoines, des identités, de la
les cultures non européennes ne pouvaient
diversité culturelle. Ces spécificités de la culture
souvent être que des freins dans le processus
prise comme ressources cognitives (savoirs),
de l’occidentalisation/développement. Malgré
économie en substance (secteurs d’activités,
les arts et produits culturels qui suscitaient une
industries), savoir-être (valeurs, croyances,
économie attractive dans les musées et foires
liens sociaux), en font un argument, une force
occidentaux, auprès des grandes enseignes
essentielle pour le projet panafricain. La version
mondiales (Les Galeries Lafayette, Liberty,
économique du panafricanisme, qui décline la
Harrods, Walmart, …), malgré le succès de jeux
quête de solidarité, d’unité, d’émancipation,
africains comme l’Awalé en Europe ou au Japon,
en promotion de l’intégration économique,
les policy makers ne pouvaient identifier dans
monétaire africaine et diasporique, devrait
leur culture une ressource stratégique…
accentuer sa stratégie dans les industries et
Le potentiel transformationnel de la culture artisanats culturels.
ayant été mis en jachère dans les modèles et
la philosophie de rattrapage du développement, En culturalisant davantage le paradigme
les économies, pour d’autres raisons aussi du panafricanisme économique par un
redimensionnement significatif des chapitres
121 Ze Belinga, Martial (2009), « Aggiornamento ! Pour une
dévolus aux langues, à l’économie de la
approche alternative de la culture en Afrique », Présence
Africaine n° 179-180. culture qui pourrait se targuer des meilleures
101
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
CONCLUSION
R
ejetée par les différentes formes d’impé-rialisme cognitif et d’économisme académique,
impensable autrement que comme divertissement, instrumentalisation, voire survivance
honteuse pour certaines élites africaines, la culture s’impose désormais comme une
ressource éminente pour le panafricanisme. Ressource restituée à l’économique par les
ruptures épistémologiques des décennies 1990 et 2000, et celles opérées par le long mouvement de
contestation des humanités eurocentriques. En décolonisant l’écriture de l’histoire et la compréhension
du présent, les savoirs endogènes et traditionnels dépoussiérés de leurs gangues ethnologiques
peuvent reprendre leur place dans les agendas de la Renaissance africaine, nourrissant les idées
et dispositifs panafricains. La culture, ressource idiosyncrasique et stratégique permet la reprise
de l’initiative par l’émancipation intellectuelle et cognitive qui elle-même conditionne une approche
transformationnelle endogène de l’économie. Des complémentarités cognitives et productives
générées par les savoirs et industries culturelles et créatives dépendront aussi la capacité à discerner
les chemins d’émancipation politique, et de souveraineté comme hétérarchie.
102
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
103
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Il avait écrit dans un texte mordant : « Ne mettez jamais l’image d’un Africain
propre sur lui sur la couverture de votre livre, ou à l’intérieur, sauf si cet
Africain a remporté un Prix Nobel. Une Kalachnikov, des côtes qui ressortent
et des seins nus : utilisez cela. Si vous devez inclure un Africain, faites en
sorte qu’il soit habillé en Masai, Zoulou ou Dogon. (…) Ne vous embêtez pas
avec des descriptions précises, l’Afrique est grande : 54 pays, 900 millions de
personnes qui sont trop occupées à avoir faim, mourir, se faire la guerre et
émigrer pour lire votre livre ».
Le blog « Africa is not a country » a montré que dans les éditions anglaises,
un nombre incroyable de livres avaient la même couverture : un acacia sur
un fond de coucher de soleil. Comme si toutes les voix d’Afrique n’avaient
finalement qu’un seul imaginaire. Ce manque de diversité finit par poser
problème.
122 Metteur en scène, acteur et dramaturge rwandais né en 1969, Dorcy Rugamba est le fils de Cyprien Rugamba,
chorégraphe, poète et compositeur de renom. Il travaille en 2020 sur la création d’une pièce sur la restitution du
patrimoine africain produite par le Théâtre national de Belgique et un opéra portant sur l’Histoire générale de l’Afrique
qui sera présenté à Rabat dans le cadre des Capitales africaines de la culture. Membre du comité d’experts des
Champions de la culture réuni par le président du Mali Ibrahim Boubakar Kéita (IBK) pour l’Union africaine, il est
également membre et conseiller artistique du comité d’organisation des Capitales africaines de la culture
104
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Comment sortir de là ?
Il n’y a pas besoin que la création littéraire s’assigne un quelconque rôle pour
qu’elle soit le reflet véritable d’une situation donnée. Dans un écosystème
où les créateurs sont libres de toutes contingences, toute littérature est
nécessaire – fût-elle de l’art pour l’art – car elle participe à donner une claire
indication de ce qui travaille une société ou une génération donnée. De toute
façon, quand un artiste se met à remplir un cahier de charges, il devient soit
un propagandiste soit un publicitaire. Nous ne parlons pas ici de la création
littéraire qui est un exercice de liberté mais d’un financement de la création qui
finit justement par son déterminisme à assigner les écrivains à une littérature
de genre.
La question du récit est d’autant plus centrale que toutes les solutions qui
découlent de questions mal posées ne peuvent fonctionner. Les recettes clé
en mains qui proviennent d’institutions, d’ONG ou de Think tanks étrangers
ont fait la preuve de leur échec : elles ne partent pas des réalités des pays
cibles mais d’une perception et d’une imagerie faussées.
105
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
106
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
107
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
108
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
jouent désormais un rôle déterminant dans Par contre, dans le monde francophone, sous
quasiment toutes les dimensions de la vie l’influence de Pierre Bellanger (2014)137, la
politique, économique, culturelle et sociale souveraineté numérique est conçue comme la
à l’ère de la Société de l’information et de la réponse devant être apportée à la domination
connaissance134. économique dont la France et l’Europe sont
victimes du fait de l’hégémonie exercée sur
Aux États-Unis, dans le milieu des promoteurs l’économie numérique par les grandes firmes
des logiciels libres et de sources ouvertes135, le américaines138. Malheureusement, force
concept de « souveraineté numérique » est pour est de constater que l’Afrique, les États, les
l’essentiel perçu comme la faculté dont doivent communautés économiques régionales (CER)139
jouir les acteurs et utilisateurs de l’Internet, et l’Union africaine (UA) négligent fortement
d’exercer leurs activités en toute liberté, loin cette problématique qui leur est pourtant
du diktat de l’État ou des grandes sociétés facilement transposable.
multinationales (Digital Sovereignty, 2015)136,
et notamment de contrôler sa gouvernance
technique. Cette conception de la souveraineté
numérique s’inscrit dans la problématique plus
137 Pierre Bellanger, 2014, La souveraineté numérique, Stock,
large de la défense des libertés individuelles. 256 p.
134 Sur la problématique « société de l’information » versus 138 Ces dernières sont fréquemment désignées par l’acronyme
« société de la connaissance » voir Philippe Breton. « La société GAFAM qui renvoie au groupe formé par Google, Amazon,
de la connaissance : généalogie d’une double réduction », in Facebook, Apple et Microsoft.
Éducation et Sociétés, n° 15/2005/1, p. 45-57. 139 Les principales communautés économiques régionales sont
135 Les logiciels libres et de sources ouvertes, à ne pas confondre la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
avec les logiciels gratuits, s’opposent aux logiciels propriétaires (CEDEAO), l’Union du Maghreb arabe (UMA), la South African
dont le code n’est ni consultable, ni modifiable, ni diffusable Development Community (SADC), le Common Market for
librement et gratuitement. Eastern and Southern Africa (COMESA), la Communauté
136 Digital sovereignty. http://p2pfoundation.net/Digital_ Économique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC) et
Sovereignty [consulté le 28 juillet 2015]. l’Intergovernmental Authority on Development (IGAD).
109
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
110
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Information Center (AFRINIC) sera finalement des entreprises, des organismes, etc., est
reconnue par l’Internet Corporation for Assigned souvent occultée et cela au détriment de leur
Names and Numbers (ICANN) en 2005 et depuis identité numérique, de leur visibilité et parfois
l’Afrique est souveraine en la matière. de leur crédibilité. Il n’est d’ailleurs pas rare
de voir des entités publiques disposer de sites
Aujourd’hui gérés par des structures nationales
web enregistrés en « .com » en lieu et place
coiffées par une structure régionale, les noms de
de disposer d’une adresse institutionnelle
domaine de premier niveau nationaux des pays
comportant le nom de domaine de leur pays.
africains n’en restent pas moins peu utilisés pour
l’adressage des serveurs web ou de messagerie
au profit des noms de domaine de premier
niveau générique (gTLD) en « .com », « .net » être maniées avec précautions car techniquement parlant, une
entreprise étrangère à l’Afrique peut très bien être enregistrée
ou « .org ». De ce fait, la « nationalité » et/ou la sous le nom de domaine d’un pays africain comme le serveur
localisation154 des serveurs des administrations, d’une structure africaine peut être localisée en dehors du
[Consulté le 18 janvier 2015]. continent tout en étant enregistré sous le nom de domaine d’un
154 Les notions de « nationalité » et de « localisation » doivent pays africain !
111
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Sous la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva, La question ne touche d’ailleurs pas seulement
le Brésil a fait d’importants efforts pour l’adoption le système d’exploitation, les suites bureautiques
des logiciels libres, dans son administration (traitement de texte, feuille de calcul, logiciel de
comme dans les projets d’inclusion numérique présentation, etc.) et les outils de navigation sur
qu’il a mis en œuvre (Lemos et Rezende, Internet qui sont massivement utilisés par des
2005)158. Sur le continent africain, seule l’Afrique millions d’individus dans la vie de tous les jours.
du Sud s’est lancée dans l’élaboration d’une Elle concerne aussi et surtout les applications
politique nationale promouvant l’utilisation des professionnelles jouant un rôle critique dans le
logiciels libres dans le secteur public159, non sans fonctionnement des administrations régaliennes
rencontrer des résistances comme le prouve la (relations extérieures, sécurité, défense,
décision du ministère de l’éducation nationale, douanes, justice, finances), des entreprises des
prise ultérieurement, de bannir l’utilisation des secteurs stratégiques de l’économie (transports,
logiciels libres dans le système éducatif160. télécommunications, énergie, etc.) et du secteur
Or, en la matière, l’Afrique est loin d’être désarmée de la recherche. Au-delà, elle impacte également
puisque c’est la firme sud-africaine Canonical les institutions sociales générant des données à
qui a développé le système d’exploitation libre caractère sensible (éducation et santé) qui, par
Ubuntu qui comptait, en avril 2015, plus de conséquent, ne devraient pas être contrôlées,
25 millions d’utilisateurs à travers le monde d’une manière ou d’une autre, par des firmes et/
(Canonical, 2017)161. D’ailleurs, la maitrise du ou des États étrangers.
système d’exploitation, qui constitue le socle
Fabrication de cartes d’identité, de cartes
logiciel de tout ordinateur, est devenue tellement
d’électeurs, de passeports, de permis de conduire,
critique que l’Assemblée nationale française a
fichier électoral, délivrance de visas, gestion
adopté une loi instaurant la mise sur pied d’une
des finances publiques, gestion de dossiers
commission chargée de réfléchir à la création
médicaux, état civil, cadastre, etc., nombreuses
d’un système d’exploitation souverain162.
158 André Lemos et Pedro A.D. Rezende, 2005, Le Brésil dans
sont les applications utilisées par les services
la Société de l’Information : Gouvernement Lula, Copyleft et publics et comportant des données, qu’elles
Logiciels Libres. http://www.cic.unb.br/~rezende/trabs/bresil_ soient personnelles ou non, dont la gestion
foss.pdf. [Consulté le 18 janvier 2015]
159 Cf. Policy on Free and Open Source Software Use for the devrait être strictement contrôlée et hautement
South African Government. http://www.gov.za/documents/ sécurisée par l’État et ses démembrements.
policy-free-and-open-source-software-use-south-african-
Cependant, avec l’évolution des technologies
government. [Consulté le 18 janvier 2015]
160 SouthAfrican Education Department Bans Free and Open Source et des pratiques commerciales, d’autres enjeux
Software.http://news.slashdot.orgstory/13/10/09/1648218/ se posent en matière de choix et d’utilisation
south-african-education-department-bans-free-and-open-
source-software. [Consulté le 18 janvier 2015]
des logiciels qui découlent notamment du
161 Cf. Canonical, 2015, Tendering with Ubuntu. https://insights.ubuntu. développement du cloud computing.
com/2015/04/17/tendering-with-ubuntu/. [Consulté le 20 juin 2015].
162 L’Assemblée fait le premier pas vers la création d’un « Windows assemblee-vote-la-disposition-pour-un-systeme-d-exploitation-
» français. http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/01/21/l- souverain_4851279_4408996.html. [Consulté le 5 février 2016]
112
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
C’est ainsi que la dépossession de tout contrôle Quid de la souveraineté d’un État qui en est
sur leurs applications et leurs données, la réduit à utiliser des systèmes informatiques,
dépendance vis-à-vis de prestataires de services critiques pour son fonctionnement, avec un
ou encore la perte de savoir-faire qui peuvent être statut de simple client d’un prestataire de service
essentiels sont des risques qui sont rarement privé et étranger de surcroit ? Cette perspective
prises en compte. est loin d’être de la science-fiction puisque les
États recourent de plus en plus à des systèmes
Certes, la question n’est pas entièrement informatiques dont ils n’ont plus le contrôle y
nouvelle puisque les individus sont d’ores et déjà compris dans le domaine ultra-sensible de la
prisonniers de ce modèle à travers l’utilisation des sécurité. Dans d’autres domaines, il n’est pas
messageries en ligne telles que Gmail, Windows rare de voir des sites web, voire carrément
Live Hotmail ou Yahoo! Mail, des services de des bases de données contenant des données
stockage en ligne tels que Dropbox, Google à caractère personnel et/ou confidentiel, être
Drive ou Microsoft OneDrive et des médias hébergés sur des serveurs étrangers. Il ne s’agit
sociaux comme Facebook, Twitter, YouTube, etc. pas de rejeter l’utilisation du cloud computing
La question critique qui se pose aux utilisateurs en tant que tel mais d’en limiter, autant que
de ces services est celle de la protection de faire se peut, les risques les plus importants.
leurs données personnelles, problématique par Cela implique que les États africains pris
rapport à laquelle ils ne disposent d’aucune individuellement, ou mieux, organisés dans des
garantie tangible en dehors des engagements cadres supranationaux, se donnent les moyens
contractuels souscrits par les prestataires dont de créer leur propre cloud en investissant dans
ils utilisent les services. La question devient la création de centres de données165 capables
particulièrement préoccupante lorsque l’on d’héberger, de manière idoine, les applications,
s’intéresse aux conséquences découlant de les données et les services dont ils ont besoin
l’utilisation massive du cloud computing par pour leur sécurité et leur développement166.
165 Plus connu sous l’appellation anglaise de « Data center »,
les États comme par les acteurs économiques un centre de données est un dispositif physique sécurisé, de
compte tenu du fait que ces services sont grande capacité, regroupant les équipements constitutifs d’un
principalement mis en œuvre par des firmes système d’information (ordinateurs centraux, serveurs, baies de
stockage, équipements réseaux et de télécommunications, etc.).
étrangères. 166 Ceci nécessite la disponibilité d’une stratégie nationale sur la
113
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Les pays européens ont d’ailleurs si bien compris données dans le cloud sont telles que même les
l’enjeu, que nombre d’entre eux ont décidé de États-Unis d’Amérique ont décidé de mettre en
disposer de leur propre cloud à l’image de la place leur propre cloud souverain, connu sous
France qui s’est engagée dans la création d’un l’appellation de GovCloud, et des pays comme
« cloud souverain »167. D’ailleurs, les incertitudes la Russie, la Suisse ou encore l’Allemagne sont
liées à l’hébergement d’applications et surtout de dans la même dynamique. Cette tendance a
amené certains analystes à y voir la manifestation
donnée et la possession des ressources idoines pour asseoir
cette stratégie. En fait, il s’agit de l’entrée de l’Afrique dans l’ère d’un « repli cybernationaliste »168, ce qui est pour
de la 4e révolution, et donc dans la culture de la donnée, du le moins cocasse, dans ce cyberespace souvent
numérique, avec ses contraintes ; la transformation numérique présenté comme un espace « sans frontières ».
sera à ce prix !
167 Cf. Les enjeux du « cloud souverain ». Portail de l’IE. http://
www.portail-ie.fr/article/1179/Les-enjeux-du-cloud-souverain.
[Consulté le 20 septembre 2015]. 168 Op. cit.
114
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
des logiciels propriétaires. Or, une étude menée L’importance croissante de ce phénomène
par le fabricant d’anti-virus AVG a montré que impacte négativement la confiance numérique175
plus de 90 % des jeux piratés ou crackés169 et plus particulièrement le développement
étaient infectés par des logiciels malveillants170 de l’économie numérique. De ce fait, la
présentant un danger pour le fonctionnement cybersécurité, entendue principalement au sens,
de l’ordinateur et/ou l’intégrité des données de dispositif de lutte contre la cybercriminalité,
stockées. Cependant, en matière de sécurité, est progressivement prise en charge par les
l’aspect le plus inquiétant reste la vulnérabilité des États qui se dotent d’instruments juridiques pour
systèmes informatiques qui font régulièrement la combattre176, à la double échelle nationale et
l’objet d’intrusions d’origine interne comme continentale. C’est ainsi que l’UA a adopté, en
externe. Compte tenu de la sensibilité de la juin 2014, la Convention de l’Union africaine sur
question, nombre de ces attaques ne sont pas la cybersécurité et la protection des données à
rendues publiques, sont traitées de manière caractère personnel qui se veut un cadre juridique
confidentielle en relation avec les services de visant à mettre en place « un espace numérique
sécurité ou sont carrément tues pour ne pas de confiance pour les transactions électroniques,
porter atteinte à la crédibilité des structures la protection des données à caractère personnel
piratées. Toujours est-il que la lecture de la et la lutte contre la cybercriminalité » comme
presse quotidienne met en évidence le caractère indiqué dans son préambule177.
récurrent des délits liés à la cybercriminalité avec
la prolifération des « brouteurs »(Anon, 2014)171 Cependant, seuls cinq (5) pays, à savoir le Sénégal
et autres « Yahoo boys »172. Pire, au fil des (2016), l’Ile Maurice (2018), la Guinée (2018), la
années nous avons assisté à une mutation de la Namibie (2019) et le Ghana (2019), l’ont ratifiée178,
menace qui est passée de la cyberescroquerie la rendant de ce fait inapplicable puisque celle-ci
ciblant principalement les personnes physiques ne peut entrer en vigueur qu’après la réception
et reposant essentiellement sur l’arnaque d’au moins quinze instruments de ratification.
aux sentiments, le chantage à la vidéo, les De plus, sur le plan technique, seuls onze (11) pays
faux visas, les fausses offres d’emploi et de africains179 disposent d’équipes d’intervention en
bourses d’études, le piratage de la messagerie cas d’urgence informatique, plus connues sous
électronique, etc. à une cyberescroquerie visant l’acronyme anglais de CERT180.
les personnes morales, qu’elles soient publiques
ou privées, avec l’utilisation de ransomware173, Il en est de même pour les préoccupations
le vol massif de données à caractère personnel liées à la sécurité nationale puisque peu
et/ou professionnel ainsi que l’intrusion dans les d’États disposent d’une structure équivalant à
systèmes informatiques des entreprises privées l’Agence nationale de la sécurité des systèmes
afin de leur subtiliser de grosses sommes d’information (ANSSI) mise en place par la
d’argent 174. France en 2009181.
175 La notion de « confiance numérique » repose principalement
sur quatre piliers que sont (1) l’intégrité du réseau et qualité
du service, (2) la protection de la vie privée et des données
169 Un logiciel cracké est un programme informatique dont les à caractère personnel, (3) la protection des mineurs et (4) la
limites d’utilisation ont été contournées en vue notamment de prévention contre la piraterie et le vol.
rendre son utilisation gratuite. 176 Cyber Security and Cyber Resilience in East Africa. Iginio
170 Téléchargement : 90% des jeux piratés sont infectés par des Gagliardone and Nanjira Sambuli, 2015, “Global Commission
malwares ! http://www.undernews.fr/malwares-virus-antivirus/ on Internet Goverance”, Paper Series: n° 15, May 2015. https://
telechargement-90-des-jeux-pirates-sont-infectes-par-des- www.cigionline.org/sites/default/files/no15_web.pdf. [Consulté
malwares.html. [Consulté le 25 octobre 2015]. le 30 septembre 201
171 N’Guessan, Anon, 2014, La pratique de la cybercriminalité 177 Convention de l’Union africaine sur la cybersécurité et la
en milieux scolaire et universitaire de Côte d’ivoire. Cas des protection des données à caractère personnel. Union africaine,
élèves et étudiants du district d’Abidjan. European Scientific 2014.http://www.afapdp.org/wp-content/uploads/2014/07/
Journal, November Edition vol.10, n° 31, p. 178-.195. CONV-UA-CYBER-PDP-2014.pdf. [Consulté le 30 septembre
172 Ojedokun, Usman Adekunle; Eraye, Michael Christopher, 2015]
2012, “Socioeconomic Lifestyles of the Yahoo-Boys: A Study 178 Cf.https://au.int/sites/default/files/treaties/29560-sl-
of Perceptions of University Students in Nigeria”, International AFRICAN%20UNION%20CONVENTION%20ON%20
Journal of Cyber Criminology, Vol. 6 Issue 2 July-December, CYBER%20SECURITY%20AND%20PERSONAL%20
p. 1001-1013 DATA%20PROTECTION.pdf. [Consulté le 10 août 2019]
173Un ransomware est un programme informatique malveillant 179 Il s’agit de l’Afrique du sud, du Burkina Faso, du Cameroun,
destiné à prendre en otage les données de l’utilisateur en de la Côte d’ivoire, de l’Égypte, du Ghana, du Kenya, de l’Ile
les chiffrant ou en en bloquant l’accès. Pour accéder à ses Maurice, du Maroc, du Soudan et de la Tunisie.
données, l’utilisateur est contraint de verser une rançon, 180 Un Computer Emergency Response Team (CERT) est un
payable le plus souvent sous forme de monnaie virtuelle. organisme certifié et indépendant, assurant des services
174 Dans l’édition 2017 de l’African Security Report publié par d’alerte, de prévention des risques et d’assistance au traitement
Serianu, le coût annuel des cyberattaques pour les banques d’incidents survenant suite à des attaques informatiques.
africaines était estimé à 3,5 milliards de dollars. 181 Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information.
115
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
En effet, lutter contre la cybercriminalité est être organisées par une firme privée183.
une chose mais mettre en place un dispositif La question de la cybersécurité ne saurait
destiné à assurer la sécurité des systèmes donc plus être ignorée par les États africains
d’information critiques de l’État en est une autre. au risque de les voir faire face à de mauvaises
Comme le dit le Directeur général de l’ANSSI surprises pourtant évitables ! Malheureusement,
« le développement technologique rapide la prise en charge de cette question critique est
associé à l’intégration systématique de moyens tout simplement négligée, car déléguée aux
informatiques de plus en plus complexes et puissances étrangères au continent comme
interconnectés rendent les systèmes les plus l’illustre notamment la création par la France au
sensibles de la Nation à la fois beaucoup Sénégal de l’École nationale en cybersécurité
plus performants et plus vulnérables »182. à vocation régionale (ENVR) « consacrée à la
Or comme l’ont montré des évènements survenus formation des cadres africains aux enjeux de
dans différents pays, la cyberguerre n’est plus cybersécurité »184.
de la science-fiction et pire, la révélation du 183 Dénoncée par la presse américaine en 2018, l’affaire
Cambridge Analytica a révélé que cette société de
scandale Facebook-Cambridge Analytica a communication stratégique avait récupéré illégalement les
montré que des opérations visant à influer les données personnelles de 50 millions d’utilisateurs de Facebook
processus démocratiques, et par conséquent et les avait notamment utilisées pour influer sur le résultat de
l’élection présidentielle américaine de 2016 qui a vu la victoire
pouvant déstabiliser un État, pouvaient même de Donald Trump.
http://www.ssi.gouv.fr/ 184 Cf. Sénégal : inauguration de l’école nationale de cybersécurité
182 L’édito du Directeur général. http://www.ssi.gouv.fr/agence/ à vocation régionale de Dakar. https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/
missions/ledito-du-dg/. [Consulté le 30 septembre 2015]. politique-etrangere-de-la-france/securite-desarmement-et-non-
116
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
117
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
118
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Africains. Ce macro-État, unifié, battra sa propre viable toutefois, les liens qui unissent les différents
monnaie, avec un institut d’émission unique194. États doivent être contraignants. L’unification
Le primat sera donné à l’industrialisation et à politique précède l’unification économique.
la mécanisation de l’agriculture195. Il permettra Selon Cheikh Anta Diop, l’organisation
également de libérer la capacité de créativité des rationnelle des économies africaines ne saurait
Africains. Coiffée par l’entité fédérale, les États précéder l’organisation politique de l’Afrique197.
auraient la maîtrise sur le contenu de l’éducation. Pour surmonter les énormes obstacles sur le
L’État fédéral définirait sa propre politique chemin de l’unification économique de l’Afrique, il
linguistique. La recherche fondamentale faut des actions politiques décisives nécessaires
serait développée mais régionalisée avec la en premier lieu. Les égoïsmes personnels
constitution de différents instituts196 (physique et nationaux devront être transcendés.
et chimie nucléaires, électronique, aéronautique Ils constituent les principaux obstacles à la
et astronautique, chimie appliquée, biochimie, constitution des ensembles régionaux et de
santé). Le transfert de technologies de pointe l’État continental. Cependant, cette vision qui
devient possible. affirme la primauté du politique sur l’économique
et postule que le politique commande l’éco-
Pour que la grande entité politique créée soit nomique doit aujourd’hui être nuancée, au vu de
194 Cheikh Anta Diop, « Cheikh Anta Diop répond », Taxaw, no 6, l’expérience de la Chine.
(décembre 1977), p. 6.
195 Cheikh Anta Diop, Les Fondements économiques et culturels
d’un État fédéral d’Afrique Noire, p. 121.
196 Ibid., p. 118. 197 Ibid.
Pour Cheikh Anta Diop, il est évident que si les d’invasion de ces États qui considèrent l’Afrique
Africains n’arrivent pas à assurer leur propre comme leur terrain d’expansion idéologique
sécurité, ils subiront continuellement la pression et mettre fin à toute forme de paternalisme201.
des États puissants, considérés comme des Sur le plan économique, un État fédéral fort
« monstres extérieurs ». Ils ont la particularité oriente les investissements selon les nécessités
d’être capables de déstructurer un pays entier par de réalisation de son plan d’industrialisation et
des moyens de pression politiques, économiques donc de son développement, au lieu que les
et militaires. C’est pourquoi l’acquisition de grandes entreprises qui viennent avec leurs
l’arme nucléaire est nécessaire. La protection de cadres et moyens, choisissent librement le
la souveraineté justifie la dissuasion nucléaire198. secteur d’exploitation qui leur paraît le plus
Se doter de l’arme absolue permet de s’occuper lucratif202. De plus, l’option fédérale empêche
du développement économique sans crainte les États africains de tomber dans l’orbite d’une
de déstabilisation. C’est la seule façon de se grande puissance, par le simple jeu des forces
projeter dans le futur. Sans sécurité, aucun économiques203.
développement n’est possible !La souveraineté
extérieure peut également être mise à défaut Alors que certains travaux récents sur la
par ce que Cheikh Anta Diop analysait comme mondialisation (Bertrand Badie, 2014) décrètent
des « ambitions expansionnistes masquées, la fin de la souveraineté et parlent d’un
grotesquement, sous un voile religieux199 », en monde interdépendant régi par le principe de
montrant que « le lien religieux est un prétexte coresponsabilité et où les actions privées et les
qu’il faut soigneusement écarter pour éviter actions publiques s’entremêlent. Cette vision,
toute mystification200 ». L’État fédéral devra loin de faire l’unanimité suscite des controverses,
donc constituer un bouclier contre les velléités à l’instar des auteurs qui réfutent l’idée d’une fin
198 Face aux menaces de Pretoria et de l’Occident impérialiste qui de la souveraineté au nom de la mondialisation
jouait la carte sud-africaine pour venir à bout des mouvements (John Agnew204 et Jean Louise Cohen).
de libération nationale africains à l’époque, Diop, agissant en 201 Bakary Sambe, Contestations islamisées : Le Sénégal entre
tant que président de l’Association Mondiale des Chercheurs diplomatie d’influence et islam politique, Montréal, Éditions
Négro-africains, avait commencé à faire des tractations à partir Afrikana, 2018, 238 p. Dans cet ouvrage, l’auteur met à nu, pour
de l’année 1976 pour doter l’Afrique noire de cette arme qui le cas du Sénégal, les dangers de la diplomatie d’influence, par
la protégerait. Il le dit lui-même : « L’Association Mondiale le recours à une prétendue mission religieuse comme nouveau
des Chercheurs Négro-africains, dont je suis le Président moyen d’expansion idéologique.
s’entendra avec des États africains appropriés pour les doter 202 Cheikh Anta Diop, Les Fondements économiques et culturels
de la capacité nucléaire dans des délais non prohibitifs ». d’un État fédéral d’Afrique Noire, p. 121. Ibid., p. 114.
199 Diop, 1990, p. 60. 203 Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, p. 21.
200 Ibid. 204 John Agnew, Globalization and Sovereignty, New York,
119
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Que la souveraineté ait subi des transformations en irriguant un marché d’environ 400 millions de
ou qu’elle soit devenue « opérationnelle », consommateurs. Les difficultés ne seraient-elles
comme le propose Zaki Laïdi205, c’est-à-dire pas d’ordre politique, par défaut de contrainte ?
constamment renégociée par les collectivités L’unification politique ne doit-elle pas précéder
politiques pour se protéger et se faire reconnaitre l’unification économique ? En tout état de cause,
dans le monde, il n’en reste pas moins qu’elle un continent africain fédéré, centralisé, sur une
demeure toujours la quintessence de la légitimité base populaire, serait un État fort et respecté
de tout gouvernement. Une telle réfutation de la de tous. Il aurait une monnaie forte et stable et
fin de la souveraineté sonne comme un rappel maîtriserait les échanges économiques de son
pour des États africains, peu assurés de leur vaste marché intérieur qui serait un des secteurs
souveraineté, faisant toujours face aux appétits les plus importants du marché international206.
des grandes puissances et aux nouveaux
« risques » que sont l’urgence écologique, les Par ailleurs, les bandes armées – Boko Haram
menaces djihadistes, les conflits ethniques, les et autres organisations terroristes, au Sahel
flux migratoires, le narcotrafic, les flux financiers et dans d’autres régions de l’Afrique – qui
illicites, etc. exercent une menace constante sur les États,
les difficultés qu’éprouve l’État malien pour
L’État continental non encore édifié, alimente
exercer sa souveraineté sur certaines zones
par extrapolation les égoïsmes nationaux et
de son territoire, la résurgence des conflits
les réticences étatiques reprennent de plus
tribaux, le manque parfois noté de capacité de
belle au niveau des sous-ensembles régionaux.
mobilisation diplomatique rapide et les retards
Par exemple, une sorte de bataille de leadership
dans l’engagement de la force d’intervention
apparaît entre les poids lourds de la sous-
de la CEDEAO, ne plaident-ils pas en faveur
région ouest-africaine dans le cadre des
des thèses souverainistes ? Ne devrait-on pas
débats portant sur l’ÉCO, la probable future
reconsidérer l’idée d’une armée fédérale à
monnaie ouest-africaine, devant pourtant
commandement unique désigné par l’exécutif
symboliser une intégration régionale renforcée
fédéral et qui pourrait assurer la défense de
Rowman and Littelfield, 2009, 290 p.
205 Zaki Laïdi, La grande perturbation, Paris, Flammarion, 2004, p. 62. 206 Ibid.
Source : h ttp://lig ne sd e d e fe nse .b log s.ou e st-fra nce .fr/a rch ive /2 019/05/19/sa h e l-a -qu a nd -la -cre a tion-d -u ne -coa lition-
inte rna tiona le -a ntite rroriste .h tm l
120
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
l’intégrité du territoire africain ? Tous les conflits l’Afrique dans l’économie mondiale. Ils donnent
ethniques et nationaux actuels en Afrique sont également des perspectives prometteuses qui
rendus possibles par l’absence d’un État fédéral méritent d’être affinées et opérationnalisées
continental207. en processus de transformations structurelles.
Cet idéal-typique d’intégration régionale
Les travaux des pères fondateurs sur la
panafricain prôné par les pères fondateurs
souveraineté de l’Afrique livrent des clés
constituent l’utopie des institutions en charge de
de compréhension de la place et du rôle de
207 Moore, 1989, p. 414. l’intégration économique du continent.
121
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
D’emblée nous pensons qu’on ne peut davantage ces forces déjà largement affaiblies
contempler l’éventualité d’une transition, sans par des querelles internes de positionnement
procéder auparavant à une évaluation rigoureuse idéologique, et un ancrage insuffisant au sein
de l’état réel des forces panafricanistes et des masses populaires africaines.
socialistes. En Afrique, le flambeau de la
résistance anti-systémique à l’expansion du Le parti communiste sud-africain, l’un des plus
capitalisme a été porté, sur une courte durée, anciens du continent, a réussi cependant, à
par les mouvements de libération nationale en jouer un rôle important dans le processus de
Afrique australe et dans les anciennes colonies mise à mort du système de l’Apartheid (1994),
portugaises. Des expériences prometteuses de en forgeant un partenariat fécond avec les
transformation radicale allant au de-là de l’État forces nationalistes (ANC) et la classe ouvrière
néocolonial, allaient cependant se heurter aux organisée autour de puissants syndicats tel
déstabilisations sanglantes orchestrées par que le Congres des syndicats sud-africains
l’impérialisme au travers de ses relais locaux. (COSATU).
De Samora Machel au Mozambique, à Amilcar
Cabral en Guinée Bissau, en passant par Steven C’est dire donc, que l’état fragile des forces
Bantu Biko et Chris Hani en Afrique du Sud, panafricanistes et socialistes, hyper-fragmentées
Patrice Lumumba au Congo, l’impérialisme en des forces embryonnaires, ne milite pas
réussit à neutraliser temporairement tous les en faveur de l’émergence d’un mouvement
projets de transformation radicale. L’assassinat capable de constituer un challenge sérieux
systématique de tout leader anti-impérialiste, à l’impérialisme tel qu’il existe actuellement.
finira par installer un vide, une période d’accalmie Des nouvelles luttes citoyennes concrétisées à
de plusieurs décennies au cours desquelles travers les révoltes populaires ayant renversé les
les institutions financières du grand capital régimes de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en
ont repris du poil de la bête, démantelant petit Égypte, et de Blaise Compaoré au Burkina Faso,
à petit toutes les avancées antérieures, fruit surgira-t-il de nouveaux leaderships capables de
de sacrifices de vaillants patriotes solidement remettre le métier à l’ouvrage, pour l’érection de
adossés aux valeurs du panafricanisme et / ou mouvements politiques suffisamment organisés
du socialisme. La seule exception à cette longue et idéologiquement armés pour faire face aux
période d’accalmie a été entrecoupée par le enjeux de développement actuels ? En attendant
sursaut des forces progressistes menées par une telle éventualité, l’absence de mouvements
Maurice Bishop et le New Jewel Mouvement d’avant-garde, suffisamment ancrés dans les
dans les îles Grenades (1979) et Thomas masses, pourrait expliquer en partie l’échec
Sankara au Burkina Faso (1984). La chute du d’une transformation de ces différentes révoltes
mur de Berlin finit par assommer et désorienter populaires, en véritable révolution.
• L’expérience de Sankara
Dans la période ayant suivi l’épisode des de la Révolution burkinabé constitue sans nul
mouvements de Libération nationale, l’exemple doute le cas le plus pertinent d’une tentative de
122
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
123
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
transformation radicale de l’ordre capitaliste et / vouloir plaquer des expériences spécifiques sur
ou néocolonial, nous semble incontournable. des environnements ayant leurs propres réalités
Ceci nécessite, de se départir de nos convictions historiques, même si certaines expériences ont
dogmatiques qui souvent empêchent la une dimension universelle.
recherche de consensus autour de l’essentiel,
tout en contribuant à déstabiliser des initiatives Vu sous cet angle, le renouveau actuel du
louables (Burkina Faso, Grenada), en exacerbant mouvement panafricaniste aussi bien à l’intérieur
de façon disproportionnée des contradictions du continent que dans les diasporas africaines
souvent mineures et / ou secondaires. peut augurer de bonnes perspectives, si et
seulement si, il allie le travail de remobilisation des
Il faudra également mener une lutte systématique forces panafricanistes avec les luttes populaires
contre l’élitisme de forces petites bourgeoises concrètes autour des enjeux auxquels sont
issues de l’intelligentsia, déconnectées des confrontées les populations (accaparement des
masses et de la culture populaire, qui se terres, accords de partenariats économiques,
complait dans des débats théoriques, loin des souveraineté monétaire, militarisation accrue,
préoccupations des populations. Enfin, il nous dégradation de l’environnement face aux
faut rompre avec le mimétisme consistant à changements climatiques, etc.).
124
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
(2017), déclenchée le 1er août 2014 sans mandat risques les plus grands auraient existé […] pour
des Nations unies ni validation par le Parlement les ressources tout à fait importantes en uranium
français, l’opération Barkhane vient remplacer qui se trouvent au Niger »213 ? Cette interrogation
Serval. Si au niveau des dispositifs mis en vient en collusion avec les préconisations des
œuvre Barkhane reproduit Serval, son échelle sénateurs qui appelaient déjà à assurer un
d’intervention est élargie à toute la sous-région. accès sécurisé aux ressources énergétiques et
Officiellement, elle quadrille la Mauritanie, le minières.
Niger, le Burkina Faso et le Tchad, et déborde
officieusement au sud de la Libye et dans le nord L’Afrique intéresse également aussi bien les
du Nigeria. Occidentaux que les BRICS en tant que tissu de
marchés à développer (voir carte de l’implantation
Le commandement militaire des États-Unis en des forces militaires étrangères en Afrique).
charge du continent africain, Africom, créé en Une sorte de prolongement des marchés
2007-2008 pour y asseoir leur présence, s’est intérieurs de ces pays qui, aujourd’hui souffrent
également impliqué contre le « terrorisme » au de saturation, d’une croissance atone, voire
Sahel et appuie l’initiative française, en particulier même de récession (cas de la Chine, des USA et
avec des moyens aériens de reconnaissance de l’Europe). Il s’agit d’abord d’optimiser le taux
(Rigouste, 2017). En avril 2017, le secrétaire états- de retour sur investissements, puisque quarante
unien à la défense, encourage publiquement la mille entreprises françaises dont quatorze
France à poursuivre ses opérations militaires au multinationales sont présentes en Afrique.
Sahel. La volonté de maintenir un écosystème Ces sociétés sont notamment favorisées par le
favorable à leurs intérêts économiques explique placement de cadres auprès des pays sahéliens
l’alliance entre les États-Unis et la France. Dans sous couvert d’« assistance technique ».
un rapport d’information du Sénat français daté Aux côtés des géants Total, Vinci, Lafarge et
du 20 octobre 2013 et intitulé « La présence de Areva se pressent depuis le milieu des années
la France dans une Afrique convoitée », il est 2010 Orange, Accor Hotels, Veolia, Carrefour,
notamment question de faire face à l’assaut U et Auchan qui visent l’émergence des classes
militaire du continent par les partenaires au moyennes et l’urbanisation accélérée du continent
développement du sud (Chine, Brésil, Inde, (Rigouste, 2017). En janvier 2017, le rapport
Afrique du Sud, Turquie, Émirats Arabes Unis, annuel du Conseil français des investisseurs en
etc.). Pour répondre à cette offensive des pays Afrique (CIAN) invitait ses adhérents à cibler les
émergents qui marque le recul de la France villes africaines comme de nouveaux pôles de
dans son « pré carré » historique, de nouvelles dynamisme économique et d’innovation. Dans
stratégies doivent être déployées pour un cette configuration, l’Afrique est vue comme un
repositionnement dans un contexte d’une Afrique terrain de jeu des puissances étrangères qui
en plein essor. Ceci expose de manière éclatante cherchent par cette « coopération », mais que
au grand jour, à travers les positionnements et/ l’on peut comprendre comme de la prédation,
ou repositionnements des uns et des autres à assurer l’approvisionnement de leurs propres
en Afrique, que la mondialisation est devenue marchés intérieurs en matières premières au
multipolaire. détriment du continent et à inonder les marchés
africains par leurs produits manufacturés
De plus, l’Afrique n’est pas seulement un déversés à prix de dumping.
marqueur du passé impérialiste de la France,
elle représente aujourd’hui un élément clé de son Parallèlement à ces pratiques bannies par les
avenir (Sénat, 2013)212. En effet, les gisements réglementations internationales (GATT et OMC),
d’uranium au Niger, et en particulier la mine les marchés « de sécurité et de défense »
d’Arlit, constituent l’un des facteurs principaux africains occupent une place privilégiée dans ces
de son engagement au Sahel. Areva, géant stratégies. Ces marchés permettent à la France,
mondial du nucléaire détenu en grande partie la Chine, les États-Unis et Israël de constituer
par l’État français, y profite d’un quasi-monopole les principales sources d’approvisionnement
sur l’extraction. Le général Vincent Desportes, d’armes en Afrique, à la fois aux « rebelles » et aux
professeur associé à Sciences Po Paris, ne forces républicaines. Les opérations militaires
déclarait-il pas en juillet 2013 que « si la France au Sahel servent parallèlement de laboratoire
ne s’était pas engagée le 11 janvier (au Mali), les et de vitrine pour les matériels et méthodes de
212 République française, Sénat, 2013, La présence de la France 213 Survie, 2014, Françafrique, la famille recomposée, Éditions
dans une Afrique convoitée », Sénat. Syllepse.
125
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
l’armée française (Serfati, 2017)214. Serval puis pour aider les nations africaines et les
Barkhane ont été l’occasion de tester et de organisations régionales à renforcer la sécurité
promouvoir les avions de chasse de Dassault et sur le continent, à prévenir et à répondre aux
les missiles de la société aéronautique MBDA. crises humanitaires, à améliorer les efforts de
Selon Raphaël Granvaud (2009)215, les coopération avec les nations africaines, pour
exportations récentes de Rafale n’auraient endiguer le terrorisme transnational et soutenir
probablement pu avoir lieu sans les démons- les efforts durables qui contribuent à l’unité
trations en Libye et par la suite durant l’opération africaine »216. Il faut être très naïf ou totalement
Serval au Mali. Dans cette perspective, l’Afrique ignorant de l’histoire du déploiement militaire
est considérée au sens propre comme un terrain américain à travers le monde pour croire que
de jeu et d’essai des nouveaux armements et le gouvernement américain dépensera autant
des nouvelles techniques de combat (Rigouste, d’argent et d’efforts qu’il n’en faut pour diriger ce
2017). nouveau commandement militaire, afin d’aider
les Africains à se protéger.
Ainsi, elle est alors présentée et analysée comme
un objet de convoitises entre d’une part les pays La création d’Africom est motivée par un intérêt
anciennement développés que l’on nomme la géostratégique et économique. Il est conçu pour
Triade (Europe, USA, Japon) et de l’autre, les surveiller la présence de « terroristes » dans le
pays nouvellement développés appelés les pays désert du Sahara. Les États-Unis ont l’intention
émergents, et plus particulièrement la Chine, de faire basculer leur dépendance aux énergies
talonnée par l’Inde, la Russie, le Brésil et la fossiles du Moyen-Orient vers l’Afrique (Nigeria,
Turquie. Tchad). Africom est un moyen de protéger cette
source d’approvisionnement. « Les États-Unis
La plupart des armées africaines représentent, sont devenus de plus en plus dépendants de
pour diverses raisons, un danger pour le peuple l’Afrique pour leurs besoins en pétrole.
qu’elles étaient censées protéger et défendre.
La meilleure façon de les décrire, c’est qu’ils L’Afrique est actuellement le plus grand
sont un “trompe l’œil” quand il s’agit d’assurer fournisseur de pétrole brut américain, le Nigéria
la sécurité et de maintenir la paix. Vu le nombre étant la cinquième source ». L’instabilité
des coups d’État militaires qui ont eu lieu sur le politique et sociale qui prévaut dans cette région,
continent, on peut en déduire qu’ils sont des nids comme dans le delta du Niger, pourrait réduire
d’insécurité pour le développement politique du considérablement cet approvisionnement.
continent. Enfin, une part non négligeable de la
dette africaine est due à l’achat d’équipements Le National Intelligence Council américain a prévu
militaires qui sont presque obsolètes et que les importations africaines représenteront
consomment une part importante du maigre 25 % du total des importations américaines d’ici
budget de leur pays. Ils sont mal équipés pour à 2015. Ce pétrole proviendra principalement
mener une guerre. Les soldats sont sous- d’Angola, du Ghana, de la Guinée équatoriale,
payés et leur niveau d’éducation concernant du Gabon et du Nigéria.
le républicanisme et la démocratie est bas.
De nombreux pays africains se sont rendus Le Nigéria, premier producteur de pétrole
compte qu’ils étaient incapables de gérer cette d’Afrique, a maintenant dépassé l’Arabie
partie de leur souveraineté et l’ont abandonnée saoudite en tant que troisième exportateur de
à leur ancien colonisateur par le biais d’obscurs pétrole vers les États-Unis. L’importance de
traités de défense, qui ne sont utilisés que lorsque la source africaine de pétrole peut être glanée
l’intérêt de leur « protecteur » est menacé. du fait qu’en 2006, les États-Unis ont importé
22 % de leur pétrole brut d’Afrique par rapport
Ces accords étaient autrefois exclusivement à 15 % en 2004. Le président Bush semblait
entre l’Afrique et l’Europe, mais les choses avoir à l’esprit les approvisionnements en pétrole
semblent changer. « L’Afrique prend une africain lors de son discours sur l’état de l’Union
importance militaire, stratégique et économique en 2006, lorsqu’il a annoncé son intention de
croissante dans les affaires mondiales. « remplacer plus de 75 % des importations de
Nous recherchons des moyens plus efficaces pétrole (américain) du Moyen-Orient d’ici 2025.
214 Claude Serfati, 2017, Le militaire. Une histoire française, Éditions
Amsterdam.
215 Raphaël Granvaud, 2009, Que fait l’armée française en 216 FAQ @ http://www.africom.mil the website of the US African
Afrique ? Agone. Military Command in Africa.
126
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Les troubles persistants au Moyen-Orient ont Cheikh Anta Diop, 1990, Alerte sous les
accru l’urgence pour les États-Unis, de construire Tropiques. Présence Africaine, 148 p.
une alliance de sécurité avec l’Afrique afin
Cheikh Anta Diop, 1993 (1967), Antériorité
d’atteindre cet objectif »217. des civilisations nègres : Mythe ou vérité
historique ? Présence Africaine, 300 p.
Pour couronner le tout, Africom peut se targuer
d’offrir aux États-Unis une présence, dans Cheikh Anta Diop, 1981, Civilisation ou
cette région, qui était autrefois exclusivement Barbarie, Présence Africaine, 526 p.
« réservée » à l’Europe.
Cheikh Anta Diop, 1982 (1956), L’unité
culturelle de l’Afrique noire, Présence
Africaine, 219 p.
Cheikh Anta Diop, 1977, « Pour une doctrine Carlos Moore, 1989, « Conversations
énergétique africaine ». Taxaw, no 7, With Cheikh Anta Diop ». Revue Présence
décembre, p. 27-30. Africaine, vol. 149-150, no 1, p. 374-420.
217 Dr. Wafula Okumu Head, African Security Analysis Program, Bakary Sambe, 2018, Contestations
Institute for Security Studies, Pretoria, Afrique du Sud, islamisées : Le Sénégal entre diplomatie
témoignage donné à la commission des affaires étrangères de
la Chambre, sous-commission sur l’Afrique et la santé mondiale,
d’influence et islam politique, Éditions
“Africa Command: Opportunity for Enhanced Engagement or Afrikana Montréal, 238 p.
the Militarization of US- Africa Relations?” 2 Août 2007.
127
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Le monde contemporain est caractérisé par des la géostratégies, la puissance est cependant une
mutations profondes et multidimensionnelles réalité ouverte qui a vu l’affirmation de nouvelles
qui ont certainement fini de l’installer dans une puissances mondiales comme la Chine, le Brésil
tourmente sans précédent. Cette situation ou l’Inde au côté des puissances traditionnelles
commande de repousser les frontières de comme les États Unis, l’Europe ou la Russie. En
la réflexion sur la marche de l’humanité, en même temps, elle est une notion incertaine dans
prospectant notamment de nouveaux horizons un monde à la fois en pleine turbulence et en
pour des conceptions et pratiques rénovées constante évolution.
- voire refondées - dans les divers secteurs
du politique, du social, de l’économique, des Dans une relation dialectique, la puissance
institutions, de la culture, des sciences et de se transforme, évolue ou décline au rythme et
la technologie ou encore de l’environnement. selon les réalités mondiales, en même temps
Elle interroge fondamentalement la pertinence qu’elle contribue à les déterminer dans une large
et la cohérence de la « manière d’être » des mesure. C’est dire que le concept et la réalité que
États, de tous les États du monde - ainsi que leur recouvre la notion de puissance sont dynamiques
approche géopolitique.Partant de la situation de et doivent être revus à l’aune du présent et du
la planète, une terminologie usuelle consacre futur de l’humanité et de la planète.
des États fragiles, des pays émergents et des
puissances mondiales. Une telle classification Aujourd’hui Avec des puissances « impuissantes »
laisse entrevoir que la notion de puissance est parce que moteurs des contradictions du monde
continûment en perspective tant elle oppose des face auxquelles elles semblent finalement sans
États fragiles de plus en plus présentés comme pouvoir ni réponse, il convient de réinventer la
« l’avenir du monde » notamment en Afrique, des vraie puissance d’aujourd’hui pour demain.
pays émergents à la « puissance floue » ou en
devenir et des puissances ou superpuissances Pour notre part, la puissance est définie comme
dans une quête effrénée et infinie de pouvoir et la capacité à s’autodéterminer, à définir et à
de suprématie. réaliser sa destinée de manière souveraine.
Cette première capacité doit se conjuguer
Si elle renvoie à la capacité supérieure à dominer avec l’aptitude à s’octroyer des marges de
les contraintes, les relations, les systèmes et manœuvre autorisant les Africains à forger des
les phénomènes de toute nature, la puissance alliances, à s’affirmer par l’expression active
se révèle comme une notion relative dans le de leur présence au monde. Mais à quelles
temps et dans l’espace tant les puissances conditions l’Afrique peut-elle devenir puissante ?
mondiales voient aujourd’hui leur autorité, leurs La condition nécessaire mais non suffisante
forces, leurs influences et leur rayonnement de à laquelle la priorité doit être donnée est la
plus en plus circonscrits et tout aussi porteurs souveraineté, l’autodétermination des peuples à
de contrecoups pour leur prospérité durable, disposer d’eux-mêmes et de leurs ressources.
leur stabilité, et globalement pour l’harmonie du Il s’agit donc d’une indépendance au sens propre.
monde. À la congruence de la géoéconomie et de
128
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
véritables leviers pour construire ou consolider puissance, ces inégalités et leurs conséquences
leur propre puissance, pour relever les défis fragilisent et menacent la légitimité même des
multiples, encore moins pour dessiner et puissances tant aux yeux de leurs propres
garantir un futur confortable à l’humanité et plus citoyens que pour les populations du monde en
généralement à la biosphère. général. Aujourd’hui plus que jamais, l’intelligence
collective de l’humanité est défiée par la paix,
La stratification entre États fragiles, pays la sécurité du fait de grandes puissances aux
émergents et puissances mondiales préfigure déjà armées déstabilisatrices de régions entières du
les inégalités criardes dans le monde tout comme globe pour servir finalement de prétexte à des
au sein des pays. L’exclusion socio-politique, la entreprises subversives et inhumaines. Avec la
marginalisation économique et le chômage, les haute priorité accordée à la technologie et à la
disparités territoriales et l’urbanisation effrénée, science et en dépit des formidables avancées
la fracture technologique et numérique, les dans ces domaines le monde vit des incertitudes
écarts dans la maîtrise des sciences et de pour la sécurité alimentaire, la santé, l’éducation,
la connaissance, la distorsion d’accès aux le rapprochement et la compréhension entre les
ressources et aux opportunités fragilisent les peuples.
États et le monde. Ils interrogent surtout le
pouvoir réel et la légitimité des puissances Par ailleurs, alors que les mouvements de
face à leur incapacité à rétablir les équilibres - capitaux et les échanges commerciaux
pis, en raison de leur propension à perpétuer précipitent l’humanité dans une mondialisation
et à approfondir les déséquilibres sociaux, frénétique, le mouvement naturel des migrations
économiques, financiers, environnementaux, humaines vit un moment à la fois historique et
commerciaux etc. Un tel état de fait débouche dramatique. Avec le développement fulgurant
sur des défis spécifiques et globaux dont le plus des moyens de transport, des médias et des
caractéristique reste sans doute la persistance technologies de l’information de la commu-
et le creusement des inégalités de tous ordres au nication, l’inter-connexion instantanée et
sein des États, des puissances et dans le monde. permanente entre les sociétés humaines
Alors que l’Organisation de coopération et détermine et oriente des dynamiques migratoires
de développement économiques travaille depuis paradoxalement de plus en plus limitées et
une cinquantaine d’années à promouvoir des risquées. Face une telle situation, dans chaque
politiques pour améliorer le bien-être économique État, particulièrement dans les puissances
et social partout dans le monde, son Secrétaire mondiales, la citoyenneté s’affirme comme une
général M. Angel Gurria, en présentant le contestation de l’ordre établi, tout au moins
rapport « In it together : Why Less Inequality comme une demande populaire de réorientation
Benefits Alls »218, déclarait en mai 2015 que de la gestion des affaires publiques, comme
« Les inégalités dans les pays de l’OCDE n’ont une invite à la réinvention de la puissance
jamais été aussi élevées et avaient même atteint publique. Le développement d’un forum social
un point critique ». mondial, le mouvement des indignés en Europe,
les « porteurs d’alerte » et plus généralement
En effet, les écarts de revenus et de richesses se l’avènement d’une société civile forte dans
sont creusés depuis le milieu des années 1980 tous les pays participent de cette aspiration en
dans de nombreux pays, pendant les années réponse aux conséquences d’un néolibéralisme
fastes et pendant les crises. Le revenu des 10 % qui tend vers ses limites objectives avec le dogme
les plus riches est aujourd’hui 9,6 fois plus élevé du marché, des crises financières récurrentes,
que celui des 10 % les plus pauvres. Dans les le développement fulgurant de l’économie
années 1980, ce multiplicateur était de 7. Ces criminelle, les trafics et flux illicites de toute sorte.
inégalités sont fondamentalement tour à tour
révélatrices et créatrices d’un monde en crise de Les États - les puissances mondiales en
valeurs partagées et de modes de développement premier - sont ainsi interpellés sur leur réelle
- donc d’acquisition et d’expression de la capacité à assurer à l’ensemble de la population
puissance - qui engendrent et entretiennent un un bien-être inclusif et partagé, à garantir
choc des civilisations fertiles au fondamentalisme un développement harmonieux et équilibré
et au terrorisme, qui agressent et compromettent de leur société et de leur territoire. Ils sont
la biosphère par les changements climatiques. interpellés sur leur réelle capacité à assumer les
Intimement liées à la conception actuelle de la interdépendances croissantes d’un monde de
218 « Tous concernés : pourquoi moins d’inégalité bénéficie à tous » plus en plus interconnecté.
129
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
Assises sur une géoéconomie et une géostratégie primauté du développement matériel, le faible
court-termistes, les puissances génèrent des intérêt pour le développement immatériel et les
défis spécifiques qui débordent les frontières et valeurs partagées, le fétichisme technologique,
territoires nationaux, se connectent, s’amplifient l’asservissement de la science, la souveraineté
à l’échelle mondiale pour générer un ressenti solitaire, la surévaluation de la portée de la
d’injustice, des frustrations, de précarité et des puissance militaire et technologique, l’État nation
conflits multidimensionnels qui mettent en péril dans sa conception westphalienne, la faiblesse
les fondements et le sens de l’Homme et de sa et la localisation circonscrite des processus
relation avec la Nature. d’intégration, la supplantation de la finance à
l’économie politique réelle, etc.
S’il en est ainsi, c’est que fondamentalement la
notion et l’acception de puissance ont fini par
créer l’impuissance par l’attachement viscéral Il convient dès lors d’inventer la puissance
à la concurrence entre États dominants, la d’aujourd’hui pour demain.
130
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
Une nouvelle gouvernance devra naître d’un une nouvelle architecture institutionnelle de
processus de construction collective d’un système la gouvernance mondiale.La construction de
de valeurs, de structures et de procédures, régulations nouvelles entre les puissances et les
qui trouvera sa légitimité dans sa capacité à autres États, entre le secteur privé et la société,
concilier l’unité nécessaire à toute collectivité entre les biens privés et les biens communs,
humaine et la diversité d’un monde de plus en entre espaces privés et espaces publics, est une
plus complexe. Le mode de régulation par le tâche complexe mais d’une extrême urgence.
marché continuera certainement de susciter des Les récentes crises financières internationales
doutes sur son universalité et des résistances tout comme les divers chaos, conséquences des
quant à l’opportunité de sa diffusion à l’échelle interventions militaires des puissances actuelles
planétaire. Dès lors, un défi majeur est de fonder montrent les limites de la gouvernance mondiale
les rapports de puissance sur de nouveaux tout en mettant en exergue la nécessité de
modes de régulation, des principes nouveaux et repenser les mécanismes de régulation.
131
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
132
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
telle éventualité passe par une reconnaissance actuelle prenant avantage de la fragmentation
du fait que des changements en profondeur de nos peuples dans des États néocoloniaux
des rapports de force à l’échelle internationale, faibles, tous incapables, pris individuellement, à
induira forcément, ne serait-ce que dans une garantir les conditions de leur propre survie, ou
phase transitoire, une dégradation du niveau de d’avoir une marge de manœuvre suffisante pour
vie dans les pays du Centre, jusqu’ici garantie bien négocier, de façon souveraine, les termes de
par le seul fait du pillage systématique des leur insertion dans le système mondial. Une telle
ressources des pays du Tiers Monde en général fédération offrira en plus à la diaspora africaine
et de l’Afrique en particulier. Cette gauche est-elle dans les pays du Nord, l’opportunité d’un retour
prête, pour une telle éventualité ? L’avenir nous aux sources, en Afrique, si tel est leur désir, ou leur
édifiera. D’un autre côté, ces luttes prendront contribution sera décisive compte tenu de leur
forcément des formes nouvelles du fait de la expérience quotidienne en tant que minorité noire
capacité du système capitaliste à s’auto-ajuster opprimée dans les pays d’Europe et d’Amérique
en permanence pour survivre, d’où l’urgence pour du Nord.
les forces alternatives aussi de faire montre de la
même capacité d’adaptation dans l’élaboration Toute autre approche demeure illusoire, et
des tactiques et stratégies nécessaires pour sera incapable de secouer sérieusement
atteindre ces objectifs. l’alliance formée par les bourgeoisies des pays
impérialistes à travers leurs multinationales,
Pour l’Afrique, une telle transition passe néces- en toute complicité avec les élites africaines
sairement par un approfondissement du pana- en charge de gérer ses pseudo-États, et qui
fricanisme qui doit reposer l’urgence d’une prennent leur propre peuple en otage, en
avancée décisive vers la création de l’État jouant un rôle éternel de force supplétive, de
fédéral, une fédération politique, entre l’Afrique position tampon, entre les forces dominantes
et ses diasporas, qui seule sera capable de du système capitaliste mondial et les classes
contrecarrer les dynamiques de domination populaires en lutte.
133
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
134
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
135
RASA/AROA : Rapport Alternatif Sur l’Afrique : N°1
136
... Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation.
des conflits dans certaines régions du continent, l’étroitesse des marchés, la médiocrité des réseaux
d’infrastructures, etc.
Pour transcender les contradictions de la souveraineté politique, les auteurs recommandent :
§ Une souveraineté interne qui passe nécessairement par la mise en place d’un État fédéral
politiquement centralisé et dirigé sur une base collégiale ;
§ Une souveraineté extérieure qui passe par l’effectivité d’un État fédéral, doté de l’arme nucléaire,
constituant un bouclier contre les velléités d’invasion d’États qui considèrent l’Afrique comme
leur terrain d’expansion idéologique. La dissuasion nucléaire est perçue au plan économique,
comme une garantie souveraine de la réalisation de son plan d’industrialisation et donc de son
développement.
§ L’approfondissement de la vision panafricaniste par une réflexion sur la nature du cadre
organisationnel le plus apte à mener à bien un projet de transformation radicale des sociétés
africaines.
§ La fin d’un mimétisme consistant à vouloir plaquer systématiquement des expériences issues
d’environnements déterminés ayant des réalités historiques différentes, même si certaines
pratiques peuvent avoir une dimension universelle.
§ L’incarnation d’une puissance intelligente par une « manière d’être » et une « manière d’agir »
fondées sur des valeurs, des principes et une méthode qui garantissent la légitimité, l’efficacité
et la durabilité du nouveau récit.
137
S/C Enda TM - Complexe SICAP Point E
Avenue Cheikh Anta DIOP - Immeuble B
BP : 3370 Dakar
Rapport Alternatif Sur l’Afrique Tél. : (+221) 33 869 99 61
Email : rasaafrica@gmail.com
Web : www.rasaafrica.org