Irak Dans Le Contexte Ottoman Au 19e Siècle

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Modes de production et fiscalité de la terre en Irak

dans le contexte de la centralisation ottomane du


XIXe siècle

Saïd Abdul Sahib

1
Pour avoir une vue plus globale et plus objective du développement
sociopolitique de l’Irak contemporain, il convient de procéder à l’étude de la
situation économique au XIX siècle. En effet, l’analyse des grands
changements intervenus en la matière dans l’Irak ottoman nous permet de
saisir une dimension importante de la spécificité de ce pays par rapport aux
autres pays arabes –anciennes provinces ottomanes. Elle nous aidera aussi à
mieux comprendre les problèmes majeurs que connaîtra l’Irak du XXe siècle.

Dans ce cadre, il s’agit de mesurer l’importance de la production


économique et du rôle grandissant de l’Etat. Malgré le manque de données,
et plus encore de statistiques économiques, il est essentiel de s’attaquer à
une double tâche : d’une part, recomposer la situation économique générale
et les modes de production prévalant dans la région à cette époque, d’autre
part, analyser la spécificité de cette économie et l’impact de la politique
conduite par le pouvoir central – en particulier en termes de fiscalité - sur le
développement général et économique de ce pays.

Section 1 : LA DIVERSITE DES ACTIVITES ECONOMIQUES TRIBALES


De climat continental, l’Irak a une superficie de 444.442 km2 dont
208.464 km2 de désert, soit 46,9% de la superficie totale (1). Ce pays ne
représente pas une unité géographique hétérogène.

En effet, sa structure est marquée par son appartenance à un grand


ensemble géographique. « De la table désertique arabo-syrienne, qu’il
regarde sur son flanc sud-ouest, il a l’apparence et le climat. Tout au long de
ses frontières sur le nord-est, il participe, en revanche, de l’orientation et du
relief des chaînes plissées de l’Asie occidentale qui lui donne ses deux grands
fleuves, lesquels avec la vaste plaine qu’ils irriguent, lui confèrent, sous son
nom de Mésopotamie, une spécificité incontestable.» (2).

Quant à la région du Sud Irak ou Basse Mésopotamie, elle est


entièrement dominée par la dynamique de grands fleuves, et par l’existence
d’immenses marais.

En 1800, on estimait la population de l’Irak à 1 million d’habitants


(3), et, en 1867, à 1.380.000 habitants, dont 534.000 dans la région du sud
(4). D’importance relativement modérée, cette population est extrêmement
complexe, tant au niveau ethnique - à côté des Arabes, on trouve une
minorité importante de Kurdes, des minorités turkmène, iranienne et
arménienne - qu’au niveau religieux de par la présence, à côté des Sunnites,
des Chiites qui constituent la grande majorité des Arabes du pays. La société
tribale du Bas-Irak fait partie de cette majorité. En outre, de nombreuses
petites minorités religieuses existent en Irak, comme celles des Chrétiens,
des Juifs, ou encore des Yézidi, adeptes d’une religion plus ou moins
primitive, dans le Nord montagneux, et des Sabéens Mandéens, notamment
dans le sud, en bordure des marais (5).

2
S’agissant de l’économie, outre le commerce et le petit artisanat
concentrés dans les centres urbains, on peut dénombrer trois modes
d’activité économique dans le pays : le nomadisme, le pastoralisme et
l’agriculture. A cet égard, mieux vaut parler de « modes de production » les
hommes devant produire et reproduire leur vie matérielle en vue d’assurer
leur subsistance physique et la continuité de leur vie (6).

Les historiens irakiens ayant traité cette période du XIXe siècle n’ont
guère prêté attention à l’aspect économique de la vie tribale, de sorte qu’en
la matière, les rapports des militaires, des diplomates occidentaux et, bien
qu’à un degré moindre, les récits de certains voyageurs occidentaux
s’avèreront très utiles.

Malgré les distinctions qui s’imposent, il faut savoir que les trois
modes de production de la société tribale du XIXe siècle, coexistaient parfois
au sein d’une même grande tribu ou confédération tribale.

A - Le mode nomade :
Il se caractérisait par un déplacement incessant à la recherche des
pâturages nécessaires à la survie des hommes, de leurs animaux, et de
l’ensemble de l’unité sociale dans des conditions naturelles très dures (7).
Ainsi, le nomadisme paraissait une réponse riche et adaptée (8) aux
conditions écologiques prévalant dans l’ouest semi-désertique de l’Irak et
dans un contexte social, sinon hostile, du moins peu propice à la
sédentarisation.

Le chameau y représente un élément essentiel. Le nomadisme arabe


est conditionné par la domestication de cet animal qui permet aux Bédouins
de vivre entièrement de leurs troupeaux : ils boivent le lait de la chamelle,
mangent le caillé et la viande du chameau, parcourent des régions où seul le
chameau peut subsister et couvrent rapidement de longues distances à
travers le désert, pendant plusieurs jours, si besoin est sans eau. Le
chameau mange les arbustes et les buissons du désert, que refusent même
les moutons et les chèvres (9). Ces nomades chameliers, effectuaient un
trajet incessant entre les pays actuellement nommés la Syrie, l’Arabie et
l’Irak, « se greffant ainsi sur une zone steppique du Croissant Fertile,
considérée comme un paradis des nomades et des semi-nomades en raison
de la richesse et de l’abondance des pâturages » (10).

En Irak, ce parcours de caractère bidimensionnel


désertique/steppique, est donc favorisé par « l’absence d’obstacles humains
ou naturels entre les terrains des parcours des Bédouins et la région des
steppes cultivées ; aucune « muraille de Chine » n’a jamais été dressée aux
portes du monde nomade et du monde sédentaire »(11). La vie sociale
nomade étant fondée sur la notion de mobilité (12), les limites entre
Bédouins nomades et Bédouins semi-nomades étaient donc assez vaguement
tracées.

Richesse et supériorité des Bédouins :


Ces Bédouins nomades vivaient sans notion de propriété privée du
sol. A leurs yeux, leur territoire était illimité. Nul besoin, par conséquent, de

3
registre pour en entériner l’appartenance, d’où les rapines et pillages
auxquels ils soumettaient, en quelque sorte au nom d’un droit coutumier, les
caravanes et les hommes traversant ces zones (13). L’acquisition de la
richesse sous forme de butin obéissait-elle à une quelconque motivation ? Il
semble que oui puisque le butin était recherché, comme dans le passé, à la
fois pour prouver son courage et montrer, à l’occasion de son partage, sa
générosité, vertu primordiale pour tout Arabe qui se respecte. Il faut ajouter
que ce droit de razzia était également pratiqué par les Bédouins, hors de leur
territoire « immédiat », à l’encontre des paysans qu’ils soumettaient à des
traitements particulièrement sévères (14). A ces premières motivations, il
conviendrait d’ajouter la volonté des Bédouins d’asseoir leur domination sur
l’espace où ils vivaient.

Par ailleurs, de grandes tribus bédouines avaient accepté, au XIXe


siècle, de guider et de protéger, moyennant paiement, les caravanes
commerciales et les passagers sur les routes du désert. Ce fut notamment le
cas de Shammar, qui, avec Aneza, était la plus grande tribu bédouine de
l’Irak. Une notion de richesse mobilière existait donc, et il semble même que
la part du Shaykh dans ces gains était plus importante que celle de ses
semblables (15).

En outre, les vêtements de tissu que portaient les Bédouins, le café


qu’ils buvaient et bien d’autres choses devaient être payés en argent
comptant ou en services. Le commerce avec les citadins, qu’ils méprisaient,
leur était donc nécessaire.
Les paysans, quant à eux, leur fournissaient probablement de quoi
varier leur nourriture. Si les d’échanges sont, à ce niveau de la recherche,
hypothétiques, l’approvisionnement par la force, sous forme de butin, est
avéré.

Le butin avait une autre dimension tout aussi importante : le Shaykh


pouvait, grâce à la part importante qu’il prélevait dessus, asseoir son
pouvoir. En effet, comme le montrait Chelhod (16), « le courage dans le
combat apporte du butin, ce butin permet d’être généreux, la générosité
produit du prestige et par là même le pouvoir. »

Ainsi se dessinait une sorte de division du travail dont il importe de


souligner qu’elle était encore essentiellement inspirée par la nature de la
région du centre et du sud Irak. Les trois modes dominants constituaient une
réponse globale de la société tribale aux conditions naturelles de la région.
Pourtant, dans les zones dominées par les Bédouins – essentiellement
à l’ouest et au nord de Bagdad - cette division sociale et naturelle du travail,
difficilement maintenue par un rapport de forces conflictuel, semble avoir
surtout profité aux Bédouins. Puissamment armés et très mobiles, ils sont
parvenus à se procurer de quoi maintenir leur supériorité militaire et à
renforcer ainsi leur prestige (17).

En l’absence d’indications précises sur les revenus d’une grande tribu


bédouine comme celle de Shammar, les renseignements sur leur provenance
sont précieux pour en savoir plus sur la richesse bédouine.

4
La tribu de Shammar, encore bédouine au début du XIXe siècle, se
déplaçait sur un territoire qui allait du flanc ouest de Bagdad jusqu’aux
environs de Musul, à plus de 400 km au Nord. Ce parcours couvrait une zone
semi-désertique à l’ouest, mais aussi les plaines fertiles situées plus au nord,
appelées Djazira – îles -, habitées, même alors, semble-t-il, par des tribus de
cultivateurs.

Une très grande tribu nomade comme Shammar comptait, selon les
estimations de Taylor (18) 81.000 hommes auxquels s’adjoignaient près de
135.000 hommes des tribus paysannes alliées ou protégées. Les revenus de
cette tribu provenaient : premièrement, de la vente de chameaux et de
chevaux ; deuxièmement, de ce que les villages « protégés » devaient
apporter en nature ; troisièmement, de la taxe « payée » par les passagers
sur ce vaste territoire dont l’étendue fut déterminée en fonction de la
conjoncture politico-militaire, et, quatrièmement, des alliances, souvent
monnayées, que le pouvoir central contractait avec elle. En effet, cette taxe,
essentiellement payée en nature devait être versée, non seulement par les
passagers, mais aussi par les petites tribus paysannes alliées.
Cette pratique visait à assurer aux paysans une protection contre le
pillage. La tribu Akil, spécialement chargée par les « Wali » — gouverneurs —
de Bagdad, de protéger les caravanes de la Wilaya, « sous-traitait » pour ce
faire les services de la grande Shammar pour la traversée de « son »
territoire.

Enfin, le Wali de Bagdad lui-même, payait Shammar pour entretenir


une alliance afin de protéger les routes caravanières et d’éloigner l’autre
grande tribu de Aneza, en la poussant vers la Syrie ou l’Arabie (19).

Statut et privilèges du Shaykh


Le Shaykh d’une tribu nomade, ne jouissait que d’un statut moral et
organisationnel : il n’était propriétaire ni des terres, ni des biens mobiliers
acquis par sa tribu, même si tout laisse à penser qu’en réalité, il en assurait
une gestion dont il tirait profit. Plus tard, vers 1880, les privilèges
économiques des Shaykh seront plus définis et deviendront considérables.
(20).

Pour déterminer si le Shaykh était un féodal ou un membre d’une


communauté libre et égale, il faut préciser quelle était sa place économique.
Comme ce Shaykh n’était assurément pas propriétaire des moyens de
production, il ne pouvait donc pas être à un féodal, contrairement à la thèse
défendue par de nombreux marxistes.

Pour autant, il serait excessif d’en déduire que cette société tribale
n’était pas exploitée puisque, dans les faits, le Shaykh profitait de son
leadership pour conforter son influence sur la destinée de la tribu et
s’appuyait parfois sur le soutien d’un pouvoir central qui cherchait à rallier les
Shaykhs et à intégrer leurs tribus bédouines dans son système de protection
des routes caravanières. Ce processus allait, certes, à l’encontre des valeurs
bédouines, mais l’attrait de l’argent et la crainte d’une armée ottomane de
plus en plus puissante, finirent par décider ces tribus à sacrifier leur liberté et
à se rapprocher de plus en plus du pouvoir central

5
C’est cette dimension du contexte politique qu’Al Wardi (21) feint
d’ignorer en prétendant qu’il n’y avait nulle exploitation de la part du Shaykh
bédouin, dès lors qu’il ne détenait pas les moyens de production et qu’il
n’exerçait pas de népotisme. L’exploitation était naturellement limitée par la
base morale et traditionnelle de la vie tribale, mais le rôle primordial du
Shaykh et ses privilèges matériels, mobiliers, au sein de sa tribu, qu’Al Wardi
reconnaît d’ailleurs, poussent à conclure qu’elle existait bel et bien. C’est ce
constat qui permet d’ailleurs d’expliquer que ce même Shaykh pourra,
ultérieurement et sous la pression de l’extérieur, accroître son pouvoir, au
sein de sa tribu et s’accaparer finalement l’essentiel de sa richesse.

En effet, l’interventionnisme croissant de l’Etat, devenu de plus en


plus puissant, lui permettra d’obtenir des alliances avec ces Shaykh, contre
rémunération. Désormais, une tribu fera la guerre en fonction d’un critère
étranger à la tribu et à ses valeurs. La rémunération, destinée au Shaykh,
sera répartie par ce dernier selon son bon vouloir et en fonction du
renforcement de son pouvoir au sein de la tribu. C’est ainsi, que se
constituera un groupe de privilégiés autour d’un chef tribal de plus en plus
autoritaire. L’exploitation initiale prendra donc une dimension considérable et
débouchera, après 1869, sur l’avènement d’un nouveau pouvoir local lié à la
régularité de ses bons rapports avec le pouvoir ottoman.
Plus tard, l’Irak assistera à la naissance d’un « féodalisme » dans le
giron d’un Etat moderne, implanté, lui aussi, par une force extérieure, après
1921 (22).

B - Le mode pastoral
Le pastoralisme est caractérisé, par rapport au nomadisme, par le
déplacement moins rapide et moins fréquent et par l’absence de chameaux.
Dans le Sud-Irak, on peut distinguer deux modes de pastoralisme.

1- Le premier est pratiqué par les tribus moutonnières « dont


l’endurance moindre des moutons et des chèvres restreint l’amplitude de la
transhumance et les empêche de trop s’écarter des fleuves » (23). Le
pastoralisme, comme mode de vie, prospère en dehors des zones pluviales,
là où les pluies hivernales, insuffisantes « permettent néanmoins la
végétation spontanée de certaines graminées et de certaines plantes grasses,
bulbeuses et thallophytes formant les pâturages et les steppes » (24).

Le mode pastoral comporte surtout l’élevage de moutons et de


chèvres. L’âne y remplace le chameau pour le transport (25). Les hommes se
déplacent à la recherche de pâturages en pratiquant une agriculture
saisonnière, à petite échelle. Tels sont les traits caractéristiques du
pastoralisme qui constitue visiblement, pour le nomadisme, une première
étape sur la voie de la sédentarisation. Il s’agit d’un pastoralisme classique et
connu dans les autres pays arabes.

2- Le second mode de pastoralisme, en Irak méridional, doit son


existence à la configuration naturelle de la région, c’est-à-dire, à la présence
de près de 15.000 km2 de marais. On y distingue trois régions qui relevaient
toutes de la wilaya ottomane de Bassora:
- premièrement, les marais centraux enserrés par le Tigre et
l’Euphrate, dont la petite ville de Kurna constitue l’extrême limite orientale ;

6
- deuxièmement, à l’est du Tigre, près de Amara (165 km au Nord de
Bassorah) les marais orientaux, que traversent les frontières avec l’Iran ;
- troisièmement, à l’ouest du cours de l’Euphrate et à proximité de la
ville de Nasiriyya, les marais occidentaux qui se mesurent au gré des
caprices de ce fleuve.

Dans un climat rude – la température atteint facilement 48° en été et


l’humidité 100% –, des tribus entières y vivent en se déplaçant d’une petite
île à l’autre. Cette région, considérée comme parmi les plus riches zones
d’élevage, était dominée par la confédération de Albu Muhammad, dont les
membres vivaient en villages provisoires édifiés sur des monticules de
roseaux coupés (26).

Ces tribus sont communément appelées mi’dan, d’un vocable ancien


qui vient peut-être du mot mi’dan ou métal symbolisant la solidité. Ce mode
pastoral peut être qualifié de « pastoralisme fluvial ». A la dureté des
conditions naturelles s’ajoutaient les préjugés des citadins qui ne cachaient
pas leur mépris envers ces habitants des marais, comme en témoigne ce
proverbe qui semble très ancien : « mieux vaut entendre parler d’un mi’aydi
que le voir. ». A cet égard, il convient surtout de retenir l’isolement relatif de
cette région, essentiellement composée de lacs immenses -hur.

Cet isolement caractéristique des marais en a fait le refuge naturel


des bannis du pouvoir. Les Ottomans ne parvenaient pas à contrôler les
marais. Ces mi’dan avaient trouvé, dans les marais, leurs champs de
pâturage où le buffle, principal occupant animal, passait sa vie à la recherche
de jeunes pousses de roseau. Ainsi, « le buffle est le maître véritable des
marais. Noir, le pelage épais, les cornes dressées fièrement, le buffle
patauge, nage, se roule dans la boue et dans l’eau. Il constitue la base de la
richesse » (27). Animal familier, il produit un lait très crémeux qui,
transformé avec ajout de confiture, donne un plat matinal très recherché en
ville et notamment à Bagdad.

Pâture des buffles, ces marais offrent aussi le Kasab: roseau de


croissance rapide pouvant parfois atteindre en un an jusqu’à cinq à six
mètres de hauteur. Récolté surtout à la montée des eaux, avec le fameux
mindjal ou faucille. il sert à construire des maisons, des nattes qui seront
utilisées pour la fabrication de tapis et comme combustible pour se chauffer,
s’éclairer et cuisiner.

Pour leurs déplacements, les mi’dan utilisent des bateaux qui


remplacent le chameau des nomades et l’âne des pasteurs classiques. Il
existe plusieurs sortes de bateaux: d’abord le fameux mashhuf, à la pointe
effilée, entièrement enduit de bitume et conduit par un équipage de deux
hommes, ensuite, le tarrada qui semble être un navire de guerre, enfin, le
balam, navire utilitaire, sorte de péniche trapue servant à transporter des
roseaux.

Influencés par les valeurs bédouines, les ma’dan ne travaillent ni le


bois, ni le fer. Ce travail est réservé aux Sabéens, appelés par les
Occidentaux Sabéens Mandéens. Ces derniers, disciples d’une religion
mystérieuse primitive ou branche du christianisme, assumaient dans cette

7
division du travail, « minutieusement établie » toujours en fonction d’une
meilleure mise en valeur des conditions naturelles. Outre la construction des
bateaux en bois ramené de l’extérieur des marais, les Sabéens assumaient
la fabrication des harpons de pêche et des faucilles de fer.

Les ma’dan ne pratiquaient pas, non plus, la pêche. S’ils s’y


adonnaient, ce n’était que pour la consommation domestique et pour le
plaisir et seulement à l’aide d’un harpon ou d’un poison dont l’administration
affaiblissait le poisson et leur permettait de le capturer à la main. Ils
refusaient farouchement la pêche au filet, qui, en 1960 encore, restait
l’apanage d’une caste assez méprisée, celle des Barbaras(28), pêcheurs
professionnels faisant commerce de leurs prises.

Autre caractéristique du pastoralisme irakien : les ma’dan refusaient


le travail agricole. Alors que les bord des marais étaient particulièrement
propices à la culture du riz (29), les ma’dan la méprisaient encore au milieu
du XXe siècle, se considérant comme des éleveurs de buffles et non pas
comme des paysans (fellahin).

C - Le mode agricole
L’importance historique de l’agriculture en Irak, ne fait pas de doute.
Pour mémoire, rappelons seulement que la civilisation babylonienne, avec
ses lois de Hamurabi, était, à l’instar des autres civilisations ou dynasties
mésopotamiennes, essentiellement agricole, et que la population de l’Irak
abbasside « comptait selon les estimations, entre 24 et 30 millions
d’habitants »(30). Or, il convient de garder en tête qu’en 1800, l’Irak ne
comptait guère qu’un million d’habitants, de sorte que, quelles que soient les
réserves que peut appeler cette estimation, le contraste reste énorme.

En fait, depuis la chute brutale de Bagdad en 1258, provoquée par les


hordes mongoles, « la cité, comme le système d’irrigation des plaines, ont
été complètement détruits. A partir de 1535, Bagdad était pratiquement
devenue une sorte de poste frontalier dans l’Empire Ottoman. Le pays n’a
connu une administration effective qu’à partir de 1870(31). » Les facteurs
géopolitiques expliquent, pour une bonne part, l’absence d’une politique
constructive de la part des Ottomans et, par voie de conséquence, la fragilité
de la paix civile dans ce pays à l’époque moderne. En effet, la proximité de
l’Iran, contre lequel l’Etat ottoman est entré en guerre depuis son arrivée au
début du XVIe siècle, a transformé les wilayas irakiens en champ de bataille
entre les deux belligérants, et, dans le meilleur des cas, en poste avancé sur
la ligne du front.
Cette situation spécifique à l’Irak ne doit surtout pas être confondue
avec celle qui prévalait alors en Syrie, par exemple, ou dans les autres pays
arabes dominés par les Ottomans.

Section 2 : IRRIGATION, PROPRIETE DE LA TERRE ET POUVOIR


CENTRAL
La terre cultivable en Irak se divise en deux grandes zones: une zone
à agriculture pluviale et une zone à agriculture irriguée. La région du Bas-
Irak, à l’agriculture irriguée, où les pluies sont généralement insuffisantes,
dépend largement des infrastructures d’irrigation et par voie de conséquence
de leur sécurité. Pour comprendre la situation réelle de l’agriculture en Bas-

8
Irak, au XIXe siècle, il est donc indispensable, d’une part de se pencher sur
les problèmes liés à l’irrigation, d’autre part, de mesurer l’impact de l’action
du pouvoir central sur la sécurité, le niveau de production, la fiscalité et la
propriété de la terre.

A - Travaux hydrauliques ou irrigation à petite échelle :


En ce qui concerne l’irrigation, le problème central est celui des
sources. Celles-ci peuvent être constituées par de petites rivières, permettant
un approvisionnement satisfaisant à l’échelle locale ou par de grands fleuves
supposant une distribution de l’eau à une échelle plus large, voire une
coopération plus ou moins centralisée.

L’Irak possède deux grands fleuves: Didjla -le Tigre-, qui traverse la
partie orientale de la région et donne lieu annuellement à des inondations
dangereuses (32) et Al-Furat -l’Euphrate-, dont la partie basse constitue un
cours d’eau plus faible (33).

La Basse-Mésopotamie qui tient son nom de sa situation entre les


deux fleuves, est profondément marquée par leur présence au niveau de la
partie sud. Un célèbre ingénieur ayant travaillé en Irak et en Egypte, Sir
William Wilcocks, a d’ailleurs nettement souligné l’originalité du système des
fleuves dans chacun de ces deux pays, berceaux des plus anciennes
civilisations. De son point de vue, le contraste est très net : alors que les
crues du Tigre et de l’Euphrate, fleuves fortement marqués par la montée
rapide des eaux et portant cinq fois la quantité de sédiments portée par le
Nil, se produisent en mars, avril et mai, trop tard pour la culture hivernale et
trop tôt pour la culture estivale, celles du Nil se produisent en août,
septembre et octobre. (34).

Cette variation brusque du niveau de l’eau est un problème de


première importance qui rend difficile l’irrigation nécessaire aux plaines
mésopotamiennes. Bien plus qu’en Egypte, l’agriculture en l’Irak exige donc
un système permanent d’irrigation : digues pour protéger les cultures
(mûries), canaux d’irrigation, barrages pour la maîtrise du niveau d’eau des
fleuves et, enfin, canaux de drainage pour l’élimination du sel issu du sous-
sol de leur bassin(35).

Ce système exige un entretien continu. La prospérité de l’agriculture


dans le Sud-Irak, plus que toute autre, dépend donc largement de la stabilité
et de la sécurité nécessaires à la préservation des infrastructures. Le pouvoir
central par sa force et son omniprésence en tant que pacificateur,
constructeur des ouvrages et régulateur de la distribution d’eau, en est la
garantie, d’où sa constante volonté d’intégrer le bassin des deux fleuves
« comme une composant vitale »(36). Ch. Issawi (37) annonce, de son côté,
avec force « qu’il n’y a peut-être pas dans ce monde un pays où la prospérité
dépend aussi directement qu’en Irak d’un système intriqué d’irrigation
exigeant l’attention constante de l’Etat.».

Théorie de Dispotisme Oriental ou Etat Hydraulique:


Cette réalité ne conforte pas pour autant la thèse de l’Etat ou du
despotisme oriental(38) dont l’instauration serait facilitée, voire imposée, par

9
la nécessité de grands travaux hydrauliques. Y compris dans un pays comme
l’Irak et sa grande région du sud, l’histoire économique dément cette théorie
et démontre que la puissance du pouvoir central et ses réalisations
dépendent non pas seulement de la nature du pays concerné, mais aussi de
la situation générale du pays et de multiples facteurs sociaux.
En effet, l’histoire millénaire de la Mésopotamie est émaillée de longs
intervalles de chute du pouvoir central dont l’année 1258 signe de sa fin
pratiquement en Irak jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle. A cet égard,
il convient de souligner la faiblesse de l’emprise du pouvoir ottoman en Irak,
difficilement instauré en 1534. Ainsi, nous signalons que la Wilayat de
Bassorah fut plusieurs fois soustraite à l’Empire au profit de confédérations
tribales, de l’Iran et même d’un acheteur ! (39)

Si dans les centres urbains le pouvoir était tenu par le Wali et les
garnisons de l’armée, qui bien souvent agissaient d’ailleurs à leur guise, le
Sud-Irak fut pendant plus de six siècles, à quelques exceptions près, le foyer
« de larges groupes tribaux qui s’autogouvernaient, combattaient et
exploitaient la terre sans être ni significativement aidés, ni empêchés par les
autorités de l’administration centrale »(40).

De plus, le cas du Bas-Irak prouve que ces grands ouvrages


hydrauliques ne constituent pas le seul moyen de vivre et de prospérer dans
un pays à l’agriculture irriguée. Cette région tribale connaissait en effet une
prospérité relative grâce au travail de ses habitants qui travaillaient la terre
et organisaient son irrigation dans le contexte d'une absence totale de l'Etat
dans ce domaine(41). Tout au contraire, cette prospérité diminuera avec le
renforcement du pouvoir central qui, tout en négligeant la construction ou
l’amélioration du système d’irrigation et de différentes infrastructures qui lui
incombaient en contrepartie des impôts, conduira pendant de longues
décennies des expéditions punitives contre les tribus qui refusaient de s’en
acquitter, contribuant ainsi plutôt à la destruction de ces infrastructures
locales d'irrigation.

B- Velléité de centralisation et production agricole


Cette situation déjà conflictuelle s’est considérablement aggravée
avec le rétablissement d’un gouvernement directement lié à Istanbul, qui, à
partir de 1831, exigera des tribus armées et jalouses de leur liberté, le
versement par la force d’impôts toujours plus lourds.

Ainsi, nous pouvons tracer le schéma de l’itinéraire malheureux des


relations entre le pouvoir central et les tribus en termes de production
agricole. La faiblesse de la légitimité du pouvoir, due au manque de
réalisations, se trouve accentuée par une fiscalité exponentielle qui ne fait
qu’exacerber la résistance des tribus contre les expéditions d’un pouvoir
totalement discrédité. Cette relation conflictuelle va conduire à
l’affaiblissement de la production agricole et au délabrement, voire à la
destruction du système d’irrigation, évolution fatale pour la production
agricole, facteur de sécurité. Cette situation finira par anéantir la crédibilité
du pouvoir et par appauvrir la région du Sud-Irak.

10
Un tel schéma constitue un cercle vicieux aux effets dévastateurs, qui
contredit complètement la théorie de « l’Etat-Providence », de « l’Etat
constructeur » auquel la société orientale serait « fatalement » condamnée
du fait de son système d’agriculture irriguée.

Cela étant l’Etat et sa politique fiscale ne constituaient pas la seule


source d’insécurité.
Les tribus étant aussi soumises à des conflits inter tribaux. Ces
derniers reposant sur des valeurs et obéissant à des règles judiciaires
communes aux tribus paysannes, permettaient toutefois l’intervention des
ulémas et des dignitaires descendants du Prophète en tant que médiateurs.
Par ailleurs, les tribus bédouines constituaient pour les villages
paysans se trouvant sur leur route, un véritable danger au point que certains
préféraient payer la « taxe bédouine » ukhuwwa -fraternité!- que résister
dans le sang et au risque de représailles (42). Il est donc certain que le
pouvoir central, loin d’assumer un rôle « providentiel » dans la région, y a
plutôt aggravé, au XIXe siècle, l’insécurité.

Malgré la rareté des chiffres et le manque de statistiques(43), il reste


que dans un dénuement général, la production agricole était relativement
prospère dans la région du sud même si la population du Bas-Irak était
composée minoritairement de paysans : en 1867, elle comptait 50 % de
nomades, 9 % de citadins et seulement 41 % de pastoraux et sédentaires
(44). A supposer que les pastoraux et les paysans sédentaires étaient en
nombre égal, cess paysans ne représentaient que 157.000 pour une
population totale de 734.000 âmes…

L’agriculture était généralement aussi limitée par la faible proportion


des terrains qui lui étaient dédiés. En fait, s’il n’y a aucun chiffre statistique
sur l’étendue de zone cultivée au milieu du XIXe siècle en Irak, on sait qu’elle
se divisait en deux parties : la première se situait aux alentours des villes
importantes, la seconde dans la région tribale (45).
Le témoignage de Sir A. B. Kemball, Consul Général de la Grande-
Bretagne à Bagdad, en 1866, va dans ce sens puisqu’il affirme que les
villages de la campagne ayant été désertés, « l’agriculture était limitée aux
zones voisines des villes et aux grands villages situés sur les grandes routes,
et était pratiquée sur une superficie très limitée et irriguée au moyen de
canaux »(46).

La culture systématique pratiquée dans le Bas-Irak fut


particulièrement remarquable dans la région près de Bassorah où « un
système ingénieux d’irrigation fonctionnait par des ondes, arrosant les forêts
de palmiers et les autres cultures »(47). Ils s’étendaient vers le sud de la
forêt de Kurna jusqu’à la mer(48). Ces palmiers étaient si nombreux que les
exportations de dattes représentaient en valeur, en 1870, plus de la moitié
des exportations irakiennes(49).

Un autre cas notable est celui de la culture du riz dont la production,


particulièrement développée dans la région d’al Amara au bord des marais
(50), et favorisée par les inondations (51), assura la prospérité de la grande
tribu de Banu Lam.

11
La région du Moyen-Euphrate, également considérée comme l’une
des rizières les plus fertiles et, de ce fait, décrite comme « le jardin de
l’Irak », commercialisait sa production avec Bagdad et les villes saintes(52).

Ainsi, malgré l’instabilité de la région, les conditions naturelles en


favorisant la pratique de certains types d’agriculture sans l’assistance du
pouvoir, offraient à la société tribale du Bas-Irak une indépendance relative,
encore renforcée par un type d’organisation et tout un système de valeurs
tribales et religieuses (53).

C- Propriété et fiscalité de la terre agricole


Bien que les sources disponibles ne nous fournissent pas d’indications
précises sur le rendement agricole et les revenus imposables, elles nous
permettent de cerner les tendances générales et les principes de leur
fonctionnement.

Les Ottomans ont hérité de deux formes de propriété : l’iltizam - le


fermage - et l’ikta – la concession. Si la première forme avait surtout des
implications fiscales, la seconde comprenait de plus un pouvoir politique,
puisque le « concédé » - mukta - devait, comme jadis sous les Abbassides,
assurer l’ordre et parfois gouverner au nom du Khalifa. Il s’agissait donc d’un
notable souvent d’origine et de formation militaires, qui se transformait en un
propriétaire comparable au seigneur européen (54), si ce n’est que son
pouvoir et sa propriété dépendaient essentiellement de son attachement au
pouvoir central.

Aussi, il est impératif de signaler, en accord avec Cl. Cahen (55), que
l’ikta ne peut pas être confondue avec le féodalisme européen puisqu’elle
implique, outre la dépendance envers l’Etat, la non-propriété des terres, de
forts obstacles s’opposant à leur possession. Tel était notamment le cas de la
religion musulmane, source de légitimation politique, qui, en l’absence d’une
église à l’occidentale, pouvait se retourner contre les gouverneurs en
soutenant leurs concurrents.
Les Ottomans, tout en étant attachés à cet héritage de légitimité, ont
néanmoins pu accentuer le caractère d’organisation militaire étroitement lié à
leur action militaire, initialement orientée contre « les ennemis de
l’Islam »(56).

En Irak, les Ottomans ont appliqué le ikta dans les Wilaya de Musul et
de Shahrazur au nord. La position géographique, proche du pouvoir central,
et le climat pluvieux ont conféré à cette région un ordre et une production
plus stables que dans la région du sud, de sorte que les Ottomans pouvaient
plus facilement y installer des sandjak baykat -commandants de régiment- et
de sipahi -cavaliers(57). Ainsi, dès le XVIIe siècle, 6 khas et 274 Zaama (58)
furent installés dans cette région où une sorte d’alliance s’était établie entre
l’Etat ottoman et les chefs - parfois d’obédience religieuse - qui dirigeaient
les fameuses tribus kurdes de Djaf, de Hamawand et de Balbis.

En revanche, ils n’ont pas trouvé le même environnement socio-


politique dans la région tribale du Sud-Irak, où les Shaykhs ne se sont pas
alignés sur les Ottomans et leur modèle de l’ikta. Comme leurs tribus, ils

12
restaient en effet attachés à la règle relative à la propriété tribale de la terre
– propriété communautaire de la terre cultivée par les membres de la tribu –
laquelle fut efficacement défendue durant le XVIe siècle. Elle voulait que la
terre soit répartie entre les différentes familles qui devaient, en contrepartie,
se soumettre à l’una, c'est-à-dire s’entraider pour les moissons ou la
réalisation de certains travaux d’irrigation. Les membres de la tribu n’étaient
donc ni propriétaires à titre individuel, ni ouvriers agricoles, mais simplement
« les cultivateurs de leurs terres, appartenant en dernier ressort à la
communauté tribale » (59).

Comme dans le cas des tribus bédouines, le Shaykh jouait un rôle


très important dans la vie tribale, pour être le premier parmi ses semblables.
Cependant, jusqu’au début du XIXe siècle et à quelques exceptions près,
comme celle d’al Muntafik sur laquelle nous reviendrons, il ne semble pas
que les Shaykh aient tiré un profit ou un avantage sensible de leur statut. Le
travail de la terre a sans doute joué un rôle important dans ce maintien de
l’équilibre entre le Shaykh et les autres membres de la tribu. (60).
Outre des conditions naturelles et culturelles peu favorables, les
Ottomans ont trouvé, au XVIe siècle, des tribus relativement unies et
jalouses de leur indépendance. Ils se sont donc contentés, dans le Sud-Irak,
de les inciter tant bien que mal à payer les impôts qu’ils considéraient
comme un signe d’attachement à l’autorité du Sultan.

Si l’ikta n’a jamais été vraiment installé dans le Sud-Irak, l’iltizam, en


revanche, représentait un compromis susceptible de permettre aux deux
parties de mettre fin à un conflit devenu sans issue. Il impliquait en effet une
reconnaissance implicite par le pouvoir central de la possession tribale
effective de la terre et une reconnaissance plus explicite encore de la
suprématie du Sultan par les tribus. Cela jouera ultérieurement en faveur des
Ottomans dès lors que, la propriété légale de leurs terres était reconnue et
les tribus devaient s’acquitter d’impôts dont le montant, il est vrai, était
fonction du rapport de force entre les deux parties.

La perception des impôts constituait selon toute apparence le point


central de la politique ottomane à l’égard notamment des provinces
irakiennes(61). Mais cette politique ne fut pas constante. Au XIXe siècle, la
montée en force de l’Europe et sa maîtrise des voies maritimes ont conduit à
l’encerclement de l’Etat ottoman, confortant un mouvement engagé à partir
des XVIe et XVIIe siècles. Pour rattraper la puissance et la richesse de
l’Europe, dont les pays devenaient ses créanciers, l’Etat ottoman s’appuya
lourdement sur sa politique fiscale ce qui entraîna une montée en flèche de
différents impôts(62) et la prise en main des provinces à partir du XIXe
siècle.

Dès lors, l’aggravation des rébellions tribales, qui marqua cette


époque, s’explique mieux, d’autant que les inondations et la variation du
cours des deux fleuves rendaient plus difficile qu’ailleurs le versement
régulier et immuable des impôts exigés par la nouvelle comptabilité de l’Etat.
C’est cette aggravation de l’opposition entre les intérêts de deux parties et
non pas la« nature anarchique » des tribus(63) qui a suscité les révoltes et le
refus tribal de ce nouvel ordre politique et fiscal(64).

13
Toutefois, l’iltizam, ou fermage, représentait le meilleur moyen dont
disposait l’Etat ottoman pour assurer la collecte des impôts dans le Sud-Irak
où on l’appelait « daman ».
Constituant un pas important vers la stabilisation des tribus en tant
que « source fiscale », l"iltizam a beaucoup contribué au renforcement de
l’influence qu’avait sur elles le pouvoir ottoman qui, par la désignation
nominative des Shaykh comme responsables de l’acquittement de l’impôt
(65), donnait tout à la fois à ces derniers une importance particulière et
s’offrait une belle occasion d’exploiter les divergences au sein des familles
dirigeantes.

Ainsi, la famille al-Sa'dun qui dirigeait la Confédération d’al Muntafik


dans un contexte entaché d’assujettissement, représentait un cas spécifique,
prototype de la direction tribale voulue par les Ottomans. Longtemps
turbulente et oscillante entre l’allégeance et la rébellion, cette famille finira
par accepter, surtout après 1831(66), l’ iltizam qui lui permettait tout à la
fois de s’approprier une partie de l’imposition et de s’assurer l’appui de
l’armée ottomane contre les tribus devenues, au XIXe siècle, plus
récalcitrantes à l’ordre devenu sa'duni et ottoman à la fois.

La spécificité du cas irakien se confirme donc également à travers


l’application de l’iltizam. Aboli par les tanzimat de 1839, comme un vestige
du passé, il n’en a pas moins continué à être appliqué en Irak(67) où la
centralisation entreprise depuis 1831 se heurtait à de grands obstacles. Une
telle situation constitue l’une de grandes raisons du « retard » accusé par
l’Irak par rapport aux autres provinces de l’Etat ottoman, tant au niveau de
l’organisation administrative qu’au niveau de la cohésion étatique.

La confédération d’al Muntafik « donnée » par l’iltizam aux Shaykh


sa‘dunis va connaître, à partir de 1860, une reconnaissance officielle de son
Shaykh, nommé Préfet, titre également concédé au plus offrant, c’est-à-dire,
selon la règle de l’Iltizam(68). Cette mesure n’est probablement pas
étrangère au développement de la rapine, considérée comme un des revenus
de la tribu en récompense des impôts croissants versés au profit du pouvoir
et des Shaykh. (69)

Résumé : Avant l’avènement de l'Etat moderne, trois modes de


production coexistaient dans le Bas-Irak. Pas un de ces modes ne comportait
une propriété terrienne seigneuriale de type féodale européen.
Concernant la population nomade, le Shaykh bédouin, sans être le
seigneur de sa tribu, jouissait de privilèges importants qui ont contribué à
l’évolution d’un rapport de domination entre le Shaykh et les autres membres
de la tribu et d’une dépendance vis-à-vis du pouvoir central.
Le pastoralisme des marais constituait un autre aspect spécifique de
la vie tribale en Irak. Les buffles y formaient avec les Kasab, la base de la
richesse des habitants qui persévéraient dans leur rejet de l’activité agricole,
pourtant très favorisée par la nature de la région. L’agriculture, quant à elle,
a connu une prospérité relative et un traitement spécifique de la part des
Ottomans qui, pour s’adapter aux données locales, n’ont pas appliqué l’Ikta’,
mais seulement l’iltizam qui perdura bien au-delà de 1839, date de son
abrogation par les tanzimat.

14
Les donnés solidement établies permettent de rejeter la thèse du
despotisme oriental : les nécessités de l’irrigation n’ont pas « imposé » à
l’époque d’assumer ni la tâche d’édificateur des travaux d’irrigation, ni celle
du régulateur de la distribution de l’eau, elles n'ont pas, non plus, produit un
quelconque rôle providentiel du pouvoir en place.

La conjoncture politique et l’action du pouvoir central ont donc plutôt


porté préjudice à la production agricole, de plus en plus concurrencée par le
pastoralisme, refuge « idéal » pour échapper au versement des impôts et
éviter les affrontements devenus plus dévastateurs avec l’armée du Wali. Cet
affaiblissement, relatif vers le milieu du XIXe siècle, s’aggravera encore vers
la fin du siècle avec la destruction des cultures, l’appauvrissement des tribus
et la dégradation du niveau de vie et de l’économie.

NOTES

(1) Dabbagh (Hashim Al), Etudes statistiques sur le développement


économique de l’Irak, Thèse de Doctorat, Université de Poitiers, 1959, p.111

(2) Miquel (A.), Art. Irak, Encyclopédie de l’Islam (E.I.), 1975, p.1283

(3) Dabbagh, op. cit., p.229. Ce chiffre de 1 million va doubler en


1900

(4) Hasan, Al tatawwur al iktisadi fi al Irak, -Le développement


économique de l’Irak- (1864-1958), Beyrouth, Al Maktaba al Asriyya, 1965,
p.53

(5) La société irakienne est de toute évidence marquée par la


complexité ethnique et religieuse. Cf., à titre d’exemple, Vernier, L’Irak
d’aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1963, pp.59-95

(6) Cela étant dit, nous ferons notre recherche en toute indépendance
vis-à-vis des analyses marxistes ou autres. Sur la signification marxiste du
mode de production voir Marx (K.) et Engels (F.), L’idéologie allemande,
critique de la philosophie allemande, Paris, Ed. Sociales, 1968, pp.45 et
suivantes. Rodinson (M.), Islam et capitalisme, Paris, Ed. du Seuil, 1966,
p.73-83 signale avec raison que la formation sociale est un terme qui
englobe le mode de production et la façon dont les hommes produisent et
reproduisent leurs valeurs, leur idéologie etc.

(7) Les expressions « nomade » et « nomadisme » n’ont de


signification scientifique que prises dans leur sens étroit de « course errante
de place en place, à la recherche de pâturage ». Von Wissman (H.) et
Kussmal (F.), Art. Badw, E. I., 1975, p.889

(8) Sur le nomadisme en tant que réponse aux conditions


écologiques, Cf. Shihabi (M. al), Art. Filaha, E.I.,1975, p.922

15
(9) Albright (W.F.): From the Stone Age To Christianity, Baltimore,
1946. Cité par Von Wissman, op. cit., p.907

(10) Documentation Française, Irak, notes et documents, 1951, p.8

(11) Ibidem

(12) Coon (C.S.), E.I., art. Badw, 1975, p.897

(13) Wardi (A.al), Lamahat Idjtima’iyya min ta’rikh al ‘Irak al hadith -


Aspects sociaux de l’histoire moderne de l’Irak- vol. 5, tom2, 1978, p.287, dit
que ces Bédouins « n’avaient pas une terre ». Il convient pourtant de
préciser sans notion de la propriété, ces Bédouins agissaient, là où ils étaient,
comme si le territoire leur appartenait.

(14) C.f. Vaucelles (P. de), La vie en Irak il y a un siècle, vue par nos
Consuls, Paris, Ed. A. Pédone, 1963, surtout pp.31-32

(15) Chiha avait observé cette pratique par les membres de la tribu
de Ubayd, voir Chiha, La province de Bagdad, son passé, son présent, son
avenir, Le Caire, 1908, p.250

(16) Chelhod, Introduction à la sociologie de l’Islam, Paris, Ed.


Besson-Chantemerle, 1958, pp. 57-58

(17) Les données disponibles conduisent à penser que ces Bédouins


tout en jouant un certain rôle économique, restaient vers 1870 en dehors de
principaux secteurs du pays. Voir Hasan, op. cit. p. 51.

(18) Nawwar, Ta’rikh al ‘Irak al Hadith -L’histoire moderne de l’Irak-


(1831-1872), Le Caire, Dar al Kitab al Arabi, 1968, p. 150, qui cite Taylor’s
Travels in Kurdistan, J.R.G.S., 1865; XXXV, p.55.

(19) Nawwar, ibidem

(20) Wardi, op. cit., pp.274-91. L’auteur cite Kotlof : La révolution de


1920, Thèse de Doctorat, Moscou, 1958. Traduit et édité en arabe, Beyrouth,
1975.

(21) Ibid, p.287.

(22) Les réformes de Medhet Pacha (1869-1872) ont notamment


introduit l’enregistrement des terres agricoles et la vente de ces terres aux
Shaykhs alliés ou, à défaut, aux notables de ville. Après 1921, on aboutira à
l’établissement des structures féodales artificielles (implantées par l’Etat).

(23) Vernier, op. cit., p.81

(24) Shihabi, op. cit., p.920.

(25) Coon, op. cit., p.897.

16
(26) Nawwar, op. cit., p.154. Egalement Dauphin (J.), Les ma’dans
de Basse Mésopotamie, in : Annales de Géographie, Paris, janvier-février
1960, pp. 34-49; Ce récit constitue l’un des meilleurs documents en français
sur la région. Voir aussi : Thesiger (W.), Les Arabes des Marais, Paris, Ed.
Plon, 1983, également précieux, malgré cet aspect de vulgarisation.

(27) Dauphin (J.), op. cit., p.37, où l’auteur signale que la dot
notamment se calculait en buffles : soit un ou deux vers 1960.

(28) Ibid., p.44

(29) Ibid., p.38.

(30) Dabbagh, op. cit., p.27

(31) Van Nieuwenhuijze (C.A.O.), Sociology of the Middle-East,


Leiden, Ed. E. J. Brill, 1971, p.218. Les proverbes turcs témoignaient dans ce
sens: « les amoureux sont capables d’aller jusqu’à Bagdad ». « Cela se sait
même à Bagdad. » Voir Vernier, op. cit., p.28.

(32) Hartman (R.) et Longrigg (S.H.), Article Didjla, I. E., 1977,


pp.256-8

(33) Les deux fleuves se retrouvent ensuite à Kurna (Sud-Est) pour


former le fameux Shatt -al- Arab, à 76 km au Nord de Bassorah. Pour les
détails, voir : Miquel, op. cit., pp.1283-5, Guerreau (A. et A.), L’Irak,
développement et contradictions, Paris, Le Sycomore, 1978, sur la vie de
diverses populations d’Irak : Graz (L.) : L’Irak au présent, Lausanne, Ed. des
Trois Continents,1979

(34) Sir William Wilcocks, Irrigation of Mesopotamia, 2d ed., London,


E. and F. Spon, 1917. Egalement Ch. Issawi (Charles), The Economic History
of the Middle-East, A book of reedings, Edited and with introduction of Ch.
Issawi, University of Chicago, 1966, p. 129

(35) Fernea (R.A.), Shaykh and Effendi, A partner of Changing


authority, Cambridg - Harvard University Press, 1970, p.26

(36) Nieuwenhuijze, op. cit., p.218

(37) Issawi, op. cit., p.129

(38) Cf. notamment Wilttfogel, Le despotisme oriental, étude


comparative du pouvoir total, Paris, Ed. de Minuit, 1964. Cette thèse trouve
ses origines notamment dans les écrits de Marx et d’Engels

(39) Le sous-gouvernement de Bassorah fut acheté! vers 1612 par un


certain Afrasiab, qui y assumait les fonctions d’une sorte de Secrétaire à la
Défense. Voir Holt (P.M.), Art. Irak, E. I., 1975, p.1289

(40) Fernea, op. cit., p.25

17
(41) La première réalisation importante date de 1913. Sur la question
voir Hasan, op. cit., p.29

(42) Cf. par exemple Vaucelles, op. cit. pp.31-32

(43) De 1258 à 1918, l’Irak n’ a connu qu’un seul recensement, sous


Madhat Pasha en 1870. Les résultats ou estimations restèrent inconnues. Cf.
Dabbagh, op. cit., p.27. Cet ouvrage montre bien d’ailleurs, la pauvreté
statistique du pays même au milieu du XXe siècle.

(44) Voir Hasan, op. cit., p.53

(45) Ma‘ruf (H.), Al ‘Iktisad ‘al ‘Iraki bayna al taba’iyya wa al ‘istiklal -


L’économie irakienne entre la dépendance et l’indépendance-, Bagdad,
Ministère de l’Information, 1977, p.226

(46) Bagdad C.T.R. 1866, pp.273-4 in Hasan, op. cit., p.168.

(47) Issawi, op. cit., p.130

(48) Nawwar, op. cit., p.154

(49) Hasan, op. cit., p.165

(50) Nawwar, op. cit., p.154

(51) Sur la même pratique en Iran, Cf. Anderson (P.): The Lineage of
the Absolutist State, London, N.L.B., 1974, p.475.

(52) Wardi, op. cit., pp.114-115

(53) Sue la stratification et le système de valeur de la société tribale


arabe d’Irak, à cette période, voir chapitres II et III

(54) Voir l’excellent article de Claude Cahen sur le sujet in : E. I.


1975, pp.1115-1118.
Egalement Belin (M.), Etude sur la propriété foncière en Turquie (rite
Hanafite), Paris, Imp. Impériale, 1862, p.248.

(55) Cahen, op. cit.

(56) Voir à titre d’exemple Brockelman, Histoire des peuples et des


Etats islamiques depuis les origines jusqu’à nos jours, Paris, Payot, 1949.

(57) Haider (S.M.), Land Problem in Iraq, Ph. D. Thesis, University of


London, 1942, pp.159 et 174.

(58) « Khas » était l’appellation des propriétés dont les revenus


étaient estimés à plus de 100.000 Ukdja (pièces en argent), « Zaama », fut
celle des propriétés dont les revenus étaient estimés entre 20.000 et
100.000 Ukdja. Le terme « timar », était utilisé lorsque les revenus de la
terre concernée étaient estimés à moins de 20.000 Ukdja. Le timar fût

18
attribué aux soldats, cf. Djawahiri (I. A. al) Tarikh mushkilat al ‘aradi fi al
‘Irak -L’histoire du problème des terres en Irak- (1914-1932), Bagdad,
Ministère de la Culture et des Arts, 1978, p.475.

(59) Bedair (A.), Sous administration et politique du développement


en Irak, Thèse de Doctorat, Université de Grenoble, 1965, pp.55-56.

(60) Sur le statut du Shaykh tribal et son évolution dans le contexte


de la modernitisation, voir Fernea, op. cit. et ultra, chapitres II et VII

(61) Azzawi (A. al), Tarikh al ‘Irak bayna ‘ihtilalayn -L’histoire de


l’Irak entre deux occupations-, Vol. 7 (1831-1872), Bagdad, Trading and
Printing Company Ltd, 1955, p.275. La consultation des autres volumes de
cet ouvrage, basé notamment sur les documents ottomans, confirme cette
réalité. Voir également Vernier, op. cit., p.28.

(62) Sur l’augmentation des impôts appelés « illégaux » -car non-


conformes aux principes coraniques de l’imposition. Voir Azzawi (A. al),
Tarikh al dara’ib al irakiyya -L’histoire des impôts en Irak- (633-1917),
Bagdad, Trading and Pronting Company, 1959, voir surtout p.111 où l’auteur
donne l’exemple d’un nouvel impôt sur les animaux : le Kuda qui devait, à
note avis, rattraper les tribus paysannes se dirigeant vers le pastoralisme.
Cette augmentation de la fiscalité a accentué le caractère variable de
l’imposition –effective- due à la différence du rapport de force d’une région à
l’autre. Voir par exemple Ansari (Kadi A.N. al), Al nusrah fi ‘akhbar al Basra -
Le secours sur les nouvelles de Bassora-, écrit en 1860 et publié à Bagdad
par l’Imprimerie Al Sha‘b, en 1976, pp.15, 26 et 34.

(63) Comme le pense, par exemple Foster (H.) dans son livre, The
Making of Modern Iraq, A product of world forces, London, Williams and
Norgate Ltd, 1936, pp. 14-15 et 28-29.

(64) Un observateur britannique nommé G. F. Jones, 1853, p.69,


avait le mérité de remarquer, au milieu du XIXe siècle, que l’augmentation
annuelle des impôts avait pour effet de faire régner le désordre, là où la paix
subsistait encore. Voir son témoignage in : Bagdad en 1853, traduit en arabe
par A. W. al Amin, in : Al Mawrid, vol. 3, no 2, 1974, pp. 67-80

(65) Sur l’utilisation politique de l’Iltizam, voir, à titre d’exemple,


Mahmud (M. A.), Ahwal al ‘asha’ir al ‘arabiyya fi al ‘Irak wa ‘ilakatuha bi al
hukuma -La situation des tribus arabes d’Irak et ses rapports avec le
gouvernement- (1872-1918), Mémoire pour le M.A., Université de Bagdad,
1980, (non publiée) p.45. L’auteur pense que l’Iltizam a été « parmi les
premières pratiques ottomanes visant à maîtriser le pouvoir tribal »

(66) Voir : Le sociologue irakien Tahir (A. Dj. Al) Al ‘asha’ir al


‘iraqiyya -Les tribus d’Irak-, Bagdad, Librairie Al Muthanna, 1972, p.64, Le
grand chercheur irakien Sarkis (Y.), Mabahith irakiyya -Recherches sur l’Irak-
Bagdad, vol III, 1981 p.194. Ces deux auteurs pensent que la famille d’al
Sa‘dun s’est engagée sur la voie de l’Iltizam à partir du milieu du XVIIIe
siècle.

19
(67) Azzawi, op. cit., 1955, vol. VII, pp.275-280.

(68) En 1860, l’Iltizam de la Confédération fut concédé à Nasir al


Sa‘dun qui offrait la somme la plus élevée parmi les membres de sa famille
dirigeante, à savoir 2.450.000 kursh. Voir : ibid, p.132 et Nawwar, op. cit.
p.180. A partir des données que nous possédons, nous pouvons estimer cette
somme à environ 500.000 Livres Sterling.

(69) Mahmud, op. cit, p.21-22 et sur l’exemple de Shammar


(Bédouins du Nord-Ouest de Bagdad), pp.15-16.

20
CHAPITRE II:

LA STRATIFICATION AU SEIN DE LA TRIBU ARABE D’IRAK JUSQU’EN


1869

En ce qui concerne le fonctionnement de la société tribale de l’Irak à cette


époque, le terme de « stratification » semble le mieux approprié pour qui veut
respecter un principe de base : ne point forcer la réalité historique au service
d’une idéologie quelles qu’en soient les vertus philosophiques. C’est pourquoi il
convient d’écarter d’emblée le concept de classe, qui, tout en attribuant de
l’importance aux faits culturels, suppose avant tout, un rapport d’exploitation
matérielle, (1) ou économique, fondé « sur la possession et la non-possession
des moyens de production. » (2) Or, le rapport entre les membres de la tribu et
son chef, hormis quelques profits ou privilèges matériels destinés à fortifier le
statut de ce dernier, reposait essentiellement sur les valeurs traditionnelles et
restait, en tout cas, fort éloigné de la notion d’exploitation de classe.

21
En effet, le critère qui distinguait surtout les membres de la tribu
n’était point tant la fortune matérielle - propriétés et autres -, que la
coutume et les valeurs traditionnelles telles que la lignée, l’âge ou le courage,
par exemple. Le facteur économique s’il n’était pas absent, ne constituait pas
l’élément déterminant de la hiérarchie. (3)

Quant au concept durkheimien du segment, il peut induire en erreur,


puisque, malgré l’existence d’une segmentation au sein de la tribu, cette
société se caractérisait par une hiérarchie nettement visible, y compris en
matière culturelle. C’est cette réalité de base qui échappe à certains qui,
partisans (4) du concept segmentaire, se sont efforcés de l’appliquer à la
société tribale d’Irak.

En dépit de son sens général, le terme « stratification » présente


l’avantage de mieux rendre compte de la structure de la société tribale. Cette
stratification se retrouve à deux niveaux : au niveau global, et au niveau
local, c’est-à-dire au sein de chaque tribu.
Au premier niveau (section 1), elle correspond à un découpage fondé
sur la réalité culturelle vécue par les Bédouins, pas toujours ni forcément
admis par les paysans.
Au second niveau, en revanche (section 2), la stratification et ses
considérations culturelles sont généralement reconnues par les intéressés qui
sont les membres d’une seule tribu.

Section 1 : STRATIFICATION AU NIVEAU GLOBAL

Il est particulièrement intéressant d’étudier cette stratification,


malgré la difficulté de l’exercice. En effet, non seulement elle s’applique, non
pas à des individus ayant un rôle social dans un groupe humain donné, mais
à des communautés faisant « lâchement » partie d’une société plus grande,
relativement disparate, diversifiée et complexe, car fondée non pas sur les
modes de production eux-mêmes, mais sur la valeur que l’on attribuait à
chacun d’eux. Il s’agissait donc d’une stratification souple et mobile se
référant à un système de valeurs, qui n’était pas complètement rigide. (5)

La stratification permet de voir les limites du facteur personnel. Alors


que d’aucuns le jugent essentiel pour comprendre le comportement des chefs
de tribus, dans une société hiérarchisée où il joue un rôle certain, mais avec
d’autres facteurs d'importance variable. Le facteur personnel ne suffit pas,
loin s’en faut, à tout expliquer.

Diversifiée et complexe, la société tribale d’Irak est composée de


tribus bédouines qaba’il (pluriel de qabila) et de tribus paysannes ‘asha’ir
(pluriel de ‘ashira). Les tribus semi-nomades ou pastorales, quant à elles,
oscillent entre les deux appellations. Dans les marais, la dénomination
générale est ashira.

Il faut souligner le fait qu’en Irak, depuis des siècles, de plus en plus
de tribus étaient en voie de sédentarisation en choisissant une vie semi-
nomade et surtout paysanne. L’appellation ‘ashira commençait à devenir
courante, sans pour autant pouvoir s’appliquer à toutes les tribus de l’Irak,

22
comme tendent à le faire la plupart des auteurs irakiens contemporains(6),
victimes d’une confusion linguistique usuelle à laquelle n’échappent pas
même les lexiques arabes (7).

En effet, le terme ashira possède deux acceptions en Irak : chez les


Bédouins, il signifie un clan, une subdivision de la tribu, qabila(8) ; au sein
des tribus paysannes, il signifie la tribu, toute entière. A cet égard, il convient
de rappeler que chez les Bédouins d’Arabie, ‘ashira est aussi une subdivision,
un clan. Il est donc permis de penser que certaines migrations tribales vers
l’Irak ou à l’intérieur de l’Irak concernaient des subdivisions, clan ou ‘ashira,
qui se sont détachées de leurs tribus « mères » ou qabila nomades. Une fois
installées en Irak, elles ont conservé l’appellation désignant leur structure
tribale, ‘ashira, laquelle graduellement dominera la région et l’Irak où
s’assimilent des tribus arabes de toutes tailles et d’horizons divers.

Cependant, les hommes des ‘ashira continuent de revendiquer


l’appartenance à de grandes tribus bédouines — comme celle de Himyar —
qui, proclamée par toutes les tribus, reste à vérifier. Néanmoins, elle
fonctionne comme un signe distinctif d’honneur, comme la revendication d’un
ancêtre commun, d’une descendance de tribus glorieuses préislamiques —
véridique ou non — d’où son rôle primordial dans la consolidation de l’esprit
de corps (asabiyya).

L’attachement à la filiation constituait, en effet, une réponse aux


besoins sociaux : vivre en harmonie et affronter le danger. Chaque fois que
les hommes des tribus se trouvaient confrontés à un défi, ils affirmaient la
descendance commune de leurs familles (9). En d’autres termes, et au-delà
de sa véracité, le lien de parenté constituait un outil psychologique ou
intellectuel qui permettait aux tribus paysannes, par exemple, de mieux
gérer la répartition de l’eau nécessaire à l’irrigation de leurs terres.

1 : LES BADW AKHAH OU LES BEDOUINS « PURS»

Au sommet de la société tribale de l’Irak central et méridional, se


trouvent les grandes tribus nomades –qaba’il-, qui vivent sur les bordures du
grand désert arabe que se partagent actuellement l’Arabie Saoudite, la Syrie,
la Jordanie et l’Irak. Ce sont « les Bédouins proprement dits (qui) élèvent
leurs chameaux en transhumant en hiver, et au printemps vers des zones où
la pluie est tombée peu auparavant, et en demeurant en été auprès des
sources (d’eau) »(10) au débit permanent.

Alors que le cheval occupe la place d’honneur chez les Bédouins (11),
le chameau tient, à n’en pas douter, une place primordiale chez les nomades
du désert. La vie quotidienne des nomades – Bédouins – s’articule autour de
la notion de mobilité/liberté. Leur habillement lâche et flottant et leur
habitation (tente noire de poils de chèvre, tissée d’une façon qui permet la
circulation de l’air), l’attestent.

Parmi les confédérations bédouines d’Arabie, on distingue celle de


‘Aniza et celle de Shammar (12) qui effectuaient de grandes migrations de
l’Arabie vers le désert syro-irakien, dont la dernière semble se situer au

23
XVIIIe siècle, se greffant ainsi, sur les routes caravanières et les voies de
communication ottomanes. Ce mouvement est inhérent à la vie bédouine et à
ses conditions naturelles d’existence. Il n’est donc ni récent, ni accidentel,
mais tient à une tradition qui a poussé, au cours des siècles, les Bédouins à
abandonner un mode de vie pour un autre.

L’étude de J. Chelhod (13), montre bien ce changement, ou cette


oscillation, chez le Bédouin, entre le nomadisme et la sédentarisation. Celle-
ci, une fois choisie par ce nomade, ne le dispense pas de vivre « sans cesse
hanté par les espaces libres du désert, le plaisir des perpétuelles
chevauchées, le cliquetis des armes ». Et tout naturellement d’ajouter que ce
nomade reste également habité par les valeurs liées à cette « belle » vie. La
nature — espace illimité, environnement désertique — joue pour l’homme et
l’organisation sociale nomades, un rôle qu’il est permis de qualifier de
« constitutif ».

Après 1258, par exemple, la cité a souvent été incapable de satisfaire


les besoins de ses habitants : recul de développement urbain, affaiblissement
du commerce et des mouvements routiers. Le facteur politique dont le rôle
était important, jouait dans le même sens : le despotisme d’un pouvoir
central étranger et conquérant, avec les guerres qu’il suscitait et l’insécurité
qui s’ensuivait, surtout en ville et sur les routes, favorisait la vie nomade et
les pillages que pratiquaient les Bédouins aux fins d’assurer leur vie et leur
liberté. Tout cela poussait évidemment les nomades sédentarisés à se
réorienter vers le badiya –bordure du désert- où ils pouvaient vivre dans
l’honneur et la considération qui leur étaient chers. Là, ils possédaient le
pouvoir au lieu de le subir comme ils le faisaient en ville ou à la campagne.
Cette situation n’a sensiblement changé qu’au XIXe siècle, et encore de façon
graduelle

Même s’il est difficile d’établir les origines exactes des tribus
bédouines se trouvant en Irak, au XIX e siècle, il est probable que des groupes
non originaires d’Arabie s’y soient installés et se soient assimilés aux Arabes
en adoptant leur mode d’organisation (la tribu) qui paraissait le plus adapté à
l’époque.

Il faut garder en mémoire qu’Aniza effectuait son déplacement


(transhumance) en Arabie, en Syrie puis en Irak, son parcours passant par la
région de Dilaym, à l’ouest de Bagdad vers l’Arabie pas très loin de la région
du Nadjaf.
La tribu Shammar, quant à elle, était coupée en deux : Shammar al
Djabal en Nadjd (à l’est de la péninsule Arabique) et Shammar al Djarba en
Irak (14). Cette dernière, qui se déplaçait du nord de Bagdad jusqu’au sud de
Musul et représentait l’une des très grandes tribus nomades d’Irak (15),
domina pendant de longues périodes cette contrée. Elle comptait au XIX E
siècle, selon les estimations, entre 35 000 et 50 000 adultes – combattants -,
sans parler ni des tribus alliées, en partie sédentaires, dont le total semblait
s’élever à plus de 132.000 hommes, ni de quelques tribus kurdes et
turkmènes soumises à sa domination (16).

Par leurs traits caractéristiques, « pureté » du sang arabe, mobilité


incessante, courage au combat, amour de la guerre et du pillage, et mépris

24
du travail, surtout celui de la terre, ces Bédouins sont considérés par certains
auteurs occidentaux (17) comme « l’élément aristocratique [et les] gardiens
des traditions sacrées de l’Arabisme »

En ce qui concerne les tribus paysannes et mi’dan, il est à supposer


que leur respect relatif du modèle culturel des Bédouins relève soit d’une
mutation naturelle vers un mode de vie différent, soit de la volonté de
certains groupes humains de s’adapter ou de se protéger en s’organisant en
tribus. Il n’est pas prouvé pour autant qu’elles aient accordé aux Bédouins
cette supériorité qu’ils réclamaient. Ce qui est certain, en revanche, c’est que
les tribus bédouines se sont considérées, elles-mêmes, à la façon des
seigneurs, garantes des traditions arabes. Le fait de prétendre qu’elles
constituaient la composante « aristocratique » de la société tribale ou
Irakienne, sauf à être vérifié, n’est qu’un malheureux parti pris.
De même, lorsque le pouvoir ottoman avait su, pour limiter les
pillages, convaincre les shaykhs de la grande tribu Bédouine Shammar
d’accepter de travailler comme guides et gardiens des caravanes
commerciales, ces Shaykh Bédouins avaient accepté de s’écarter
sensiblement des valeurs bédouines; ainsi; leurs rivaux ont eu l'occasion de
les considérer comme inférieurs (18) sans que ceci soit accepté, par les
premiers, pour autant.

Les considérations politiques ne doivent pas influencer les jugements,


et, de ce point de vue, il est tout à fait regrettable que certains auteurs,
comme Bernard Vernier, sans doute épris d’exotisme, se permettent
d’affirmer s’agissant de ces Bédouins : « ils sont ce qu’il y a de plus noble
dans le monde arabe […] de plus, ils sont Sunnites! » (19). C’est d’autant
plus dommageable qu’il s’agit d’un sujet sensible dans un pays marqué la
coexistance de nombreuses communités ethniques et religieuses et dont les
changements sociopolitiques appellent plutôt une explication et un
éclaircissement quant à leurs origines et leurs contextes.

2 : LES TRIBUS PASTORALES MOUTONNIERES

Ce sont des tribus qui, élevant des moutons dans le respect des
traditions bédouines, affirment, par là même leur supériorité vis-à-vis des
tribus paysannes. Bien que ces semi-nomades se soient parfois engagés dans
des alliances tribales avec des paysans, tout indique que ce statut était bien
réel au sein d’une alliance où les tribus paysannes cherchaient probablement
à s’assurer une protection et à asseoir leur réputation.

L’exemple le plus notoire semble être la tribu de Bani Malik, au sein


de la grande confédération d’al Muntafiq, qui couvrait un grand territoire du
Sud-Irak, allant de la région connue plus tard comme al Nassiriya, et al
Gharraf vers le nord, jusqu’au Qurna, vers l’est, où se rencontrent le Tigre et
l’Euphrate. Là vivaient des tribus moutonnières, des bergers donc, des tribus
paysannes et même des tribus mi’dans des marais. Il s’agissait donc d’une
confédération regroupant une gamme variée de tribus occupant des strates
différentes (20), et dont la direction était assumée par la famille d’al Sa‘dun,
originaire d’Arabie.

25
La relation qu’elle entretenait avec la confédération essentiellement
nomade de Shammar est imprécise, mais selon Coon les confédérations
moutonnières des shararat et des Muntafik étaient : « pour la plupart
dépendantes des nomades chameliers par suite de leur immobilité relative et,
de ce fait, de leur incapacité à se défendre; [et que] les membres de ces
tribus servent les nomades chameliers comme bergers à gages » (21).

Si, comme c’est vraisemblable, ce fait est établi, il confirmera la


suprématie dont les Bédouins nomades jouissaient au niveau économique et
résultant semble-t-il de leur force guerrière et de leur enrichissement grâce à
l’argent soit payé par le pouvoir, soit pris aux caravanes et aux paysans. Il
convient d’ajouter que cette force et cette disponibilité guerrières
permettaient aux Bédouins de conforter leur supériorité culturelle,
apparemment pérenne, comme étant un atout majeur.

3 : LES TRIBUS PASTORALES SHAWIYYA

Ce terme, Shawiyya, dont l’origine est encore inconnue pour nous,


désigne les tribus qui, à la différence des Bédouins, utilisaient pour le
transport l’âne et non pas le chameau. C’est surtout le cas d’al Adjwad, tribu
dominée par la famille d’al Sa’dun, et de la tribu moutonnière de Bani Malik.

La tribu d’al Adjwad vivait, selon al Tahir (22), sur les rives d’al
Gharraf et de l’Euphrate, vers la ville de Nasiriyya (construite plus tard dans
le sud-ouest), dans des maisons de qasab – roseaux - tressés (23). Son
mode de vie oscillait entre le nomadisme et l’agriculture. Ses membres
passaient l’hiver, le printemps et le début de l’été vers le désert avec leurs
moutons en utilisant les ânes pour le transport, mais certains d’entre eux
restaient au village pour travailler la terre et préparer les champs à la
culture. Il existait donc une fraction de paysans « permanents ». Nous
pourrions ainsi supposer que ces Shawiyya n’étaient pas égaux entre eux :
une division du travail s’opérait, qui était liée au changement de mode de vie
et au système de valeurs dans un environnement donnée.

Au-dessus des Shawiyya, se trouvaient des semi-nomades à


caractère bédouin (24). Se présentant comme supérieurs aux paysans, ils
semblaient être minoritaires. Bien que courageux et ardents au combat, ils
étaient mal vus des Bédouins nomades qui les méprisaient et refusaient de
nouer des mariages avec eux. Les Shawiyya semblaient accepter d’élever les
vaches (25) — celui qui s’en occupait était désigné par le terme djawwal ou
promeneur — ce qui était un véritable signe de sédentarisation.

4 : LES MI’DAN OU LE PETIT MONDE DU« PASTORALISME FLUVIAL »

Encore un terme dont, en Irak, dont on ignore l’origine (26). Le


terme mi’dan désigne encore aujourd’hui les tribus semi-nomades qui
habitaient les marais et élevaient des buffles(27), d’où le mépris qu’ils
inspiraient aux autres tribus, y compris paysannes, du reste de l’Irak. Le
mode de vie des mi’dans, dont la grande tribu d’Albu Muhammad était la
tribu la plus connue de la région, correspondait au « pastoralisme fluvial ».

26
Selon Nawwar(28) ces mi’dans faisaient partie de Zbayd, une grande
tribu arabe connue, mais il admet que leur origine fait l’objet d’une grande
controverse qui, n’a pas été et ne peut être réglée.

Ce même auteur refuse l’hypothèse d’une origine étrangère (c’est-à-


dire non arabe), mais sans en avancer la preuve : il s’appuie tout simplement
sur l’historien irakien al Azzawi(29), qui pensait que l’élevage des buffles
saurait être la preuve d’une origine non arabe, ce qui se justifie. En fait, ce
qui pose question n’est pas tant l’élevage des buffles que l’habitat semi-
cylindrique en nattes tressées de ces tribus, d’une originalité digne d’intérêt
et qui n’est pas sans faire penser à certains dessins sumériens.
Seton Lloyd note que la forme de leur Mudif —demeure des hôtes et
sorte de siège de la tribu — qui constituait l’ornement architectural principal
des villages mi’dans : « est identique aux représentations des temples proto-
sumériens du IVe millénaire avant le Christ. » (30)

Bien que ces bâtiments soient orientés vers la Mecque (31), ils
renforcent l’hypothèse selon laquelle les mi’dans seraient en fait originaires
d’Irak, avant la conquête musulmane. Effrayés par la guerre, ils se seraient
réfugiés dans les marais, excellent refuge naturel, qui aurait attiré au fil du
temps de nouveaux arrivants : opposants politiques, adeptes de croyances,
d’idées, pas ou peu tolérées, ou simples repris de justice. Le chiisme,
historiquement critique et opposé au pouvoir, y serait devenu, « tout
naturellement » et avec le temps, la religion dominante, quoique mêlée à
d’autres pratiques sacrées.

Tout s’accorde ici à une vie pastorale : les pâturages sont en effet
offerts par les marais et les très nombreux îlots où les mi‘dans « élèvent
leurs buffles en les mettant en pacage sur les champs moissonnés ou en
jachère, [et] vivent dans des habitations semi-cylindriques faites de
baliveaux et de nattes tressées, qu’ils transportent selon la saison à courtes
distances ». (32)

C’est probablement la raison pour laquelle l’historien al Azzawi,


malgré la gêne qu’il doit éprouver à admettre l’origine non arabe d’une partie
des ‘asha’ir –tribus-, a été attiré par la pertinence de cette hypothèse
lorsqu’il a ajouté qu’il « peut être vrai qu’ils [les mi’dans] ne soient pas des
Arabes ou qu’ils y soient dissimulés » (33).

Nous voulons, par cette brève discussion, éclairer la position


qu’occupaient ces mi’dans au sein de la société tribale. Ils sont encore
aujourd’hui les plus visés par les attaques des citadins lorsque ces derniers
manifestent leur mépris des gens de la campagne: « Mieux vaut entendre
parler d’un mi‘aydi que le voir » dit un proverbe très ancien de la ville de
Basra (34). A cause de leurs buffles, de leur type de vie évoquant une origine
non bédouine -ou peut-être non arabe-, de leurs conditions de vie très dures
(35) ou pour l’ensemble de ces raisons, les mi’dans sont mal vus de tous, des
citadins comme des paysans.

Pourtant, le système de valeurs bédouin est présent dans les marais


puisque ces mi’dans n’acceptaient de travailler ni le bois ni le fer, comme

27
nous l’avons vu. En outre, ils ne cultivaient pas, non plus, les bordures des
marais, laissant cette tâche aux fallahin -paysans- qu’ils considéraient
comme inférieurs. Ils ne pratiquaient la pêche que pour assurer leur
consommation, se distinguant ainsi d’autres habitants des marais, les
Barbara, qui pratiquaient la pêche au filet et faisaient commerce du poisson.
Sans doute le rejet du mode de vie des mi’dans par les autres tenait-il à
l’élevage des buffles et aux difficultés environnementales précédemment
évoquées.

Eclairer l’ensemble des éléments concernant la stratification des


mi‘dans s’avère indispensable pour tenter d’élucider leur « statut » dans sa
force et sa faiblesse par rapport aux différentes composantes de la société
tribale. Dans l’ensemble, ils sont parvenus à préserver leur mode de vie
(mieux que les paysans, par exemple). Les conditions naturelles –difficiles
par ailleurs- les y aidaient beaucoup : elles leur permettaient surtout de se
défendre contre les autres tribus et également contre le gouvernement. Un
principe de base du nomadisme arabe, mobilité/liberté, se trouve ainsi réalisé
par les mi’dans, même si leur mobilité est toute relative, d’où la formule
« semi-nomadisme fluvial » pour qualifier leur mode de vie.
Cette analyse conduit à la parenthèse des années 1990 où tout ce
monde allait être anéanti par le bombardement, la déportation et
l’assèchement des eaux, pratiqués par le régime de Saddam Hussein, dont la
chute, en 2003, devait mettre fin à ce terrible processus et rendre lentement
les marais à leur état originel.

5 : LES FALLAHIN OU LES TRIBUS PAYSANNES

Malgré le manque de chiffres et de statistiques concernant


l’agriculture en Irak, au XIXe siècle, nous avons montré (chapitre I) les
limites de ce mode de production et la relative faiblesse de la population
sédentaire ou paysanne. Ces tribus, pratiquant l’agriculture dans des
conditions d’irrigation très dures, étaient, de surcroît, constamment hantées
par les razzias bédouines (36). Les Bédouins leur imposaient souvent de
payer une sorte d’impôt appelé Ukhuwwa ou fraternité. Si ces paysans
résistaient et, ce faisant, blessaient ou tuaient un des attaquants, ils
devaient, alors, faire face à la réclamation du prix du sang (droit de
vengeance sacré et indiscutable).

La ressemblance existant à l’époque, entre les villages paysans et les


villes, laisse supposer qu’un autre élément est venu accentuer la férocité des
Bédouins contre les paysans : même s’il était manifeste que les villes étaient
de mieux en mieux protégées, sans doute les Bédouins assimilaient-ils ces
paysans aux citadins, leurs rivaux historiques. Aussi pour éviter une guerre
perpétuelle face à ces « héros » infatigables, beaucoup de tribus paysannes
ont-elles fini (37) par se soumettre à l’impôt de « fraternité », finalement
bien moins coûteux que le prix du sang.

Bien que les tribus paysannes se soient révoltées contre le


gouvernement, comme nous le verrons plus loin, l’attachement évident des
tribus paysannes à la stabilité et à la sécurité de leurs champs, les rendait

28
vulnérables face à l’armée de la wilaya et à ses extravagances fiscales. En
effet, ces paysans étaient les plus démunis pour échapper à l’armée de
Bagdad : ni transhumance facile, ni marais… Pour pallier une telle situation, il
leur fallait une muraille, une organisation et des structures défensives, ainsi
qu’une alliance solidement établie avec les autres tribus. Or, mises à part
quelques alliances locales, rien de tout cela n’a été réalisé, sans doute faute
de coordination et de leadership général.

Si la politique du gouvernement de Bagdad, fondée sur l’imposition, a


eu pour effet d’accentuer le malaise économique et surtout psychologique de
ces paysans par rapport au reste du monde tribal, les Bédouins par leurs
attaques et leurs pillages ont parachevé son oeuvre. Malgré le
développement de l’armement nécessaire à leur défense et l’utilité générale
de leur travail agricole, les paysans étaient les plus appauvris et les plus
épuisés à la fois par les pratiques fiscales du pouvoir ottoman et par les
traditions guerrières des Bédouins. Cette malheureuse conjonction se faisait
si rudement ressentir sur la production agricole et le niveau de vie
qu’aujourd’hui encore les paysans irakiens ont le sentiment de « produire
pour la Nation et d’en être les mal aimés ! »

Hiérarchie des produits agricoles : A l’intérieur du mode de


production agricole et parmi les paysans, toutes les cultures n’occupaient pas
une place identique dans le système de valeurs. Voici les quelques données,
vérifiées pour les années 1940-1950, que nous avons pu recueillir
notamment auprès des fils de tribus : au sommet de l’échelle des produits
cultivés, on trouve les céréales et le riz, en bas de l’échelle agricole, les
légumes dont la culture ne s’est développée que depuis la première Guerre
mondiale (38). Cela démontre, une fois de plus, cette tendance à la
différenciation qu’explique le système de valeurs tribal : on y distingue ce qui
est acceptable pour la dignité tribale et ce qui est incompatible avec elle. Au
milieu du XXe siècle encore, de nombreuses tribus paysannes, faute
d’accepter de cultiver les légumes, pourtant nécessaires pour les plats
quotidiens des Irakiens — même s’ils étaient moins présents sur la table d’un
foyer tribal (39) — devaient les acheter. En revanche, certains villages
semblent s’être « spécialisés » dans des cultures mal vues ou bannies,
comme celles des pommes de terre, des tomates, des pastèques et des
melons.

Il n’y a pas de preuves que cette hiérarchie agricole soit d’origine


mythologique. Il ne s’agit pas d’un interdit mythique et, moins encore,
certainement, d’un interdit d’ordre religieux. C’est donc plutôt au niveau
socioculturel et psychologique qu’il conviendrait de chercher une explication,
et c’est ce que nous tenterons de faire à la fin de la présente section.

6 : LES TRIBUS MARGINALES

Enfin, il y a des tribus ou des groupements humains que nous


pouvons qualifier de « marginaux » car, tout en vivant au sein de la société
tribale et en étant empreints de sa culture, ils avaient leurs propres systèmes
de valeurs. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils assumaient un rôle

29
primordial pour la survie de leur milieu humain, puisqu’ils pratiquaient les
métiers généralement évités ou bannis par les autres tribus. Il n’est pas
établi que ces groupes aient été méprisés pour cette raison, mais ils étaient
certainement tenus à l’écart et aucun mariage, semble-t-il, n’était célébré
entre les deux parties.

Nous connaissons au moins deux exemples de groupes marginaux :


les Suluba et les Subba (Sabéens Mandéens).

1- Le Suluba est un nom très proche de Salib ou la croix ; le nom


attire déjà l’attention. Mais le mot Suluba peut aussi dériver du mot sulb qui
signifie l’essence d’une chose ou l’origine d’une matière. Les membres de ces
groupes (40) vivaient de la chasse aux gazelles, qui leur fournissait de quoi
réaliser leur habillement et leurs habitations (tentes). Ils domestiquaient les
ânes sauvages et, hommes, et femmes, pratiquaient la médecine des
plantes (41). Dans l’Arabie septentrionale, ils habitaient parmi les Bédouins
proprement dits, « auxquels ils servaient de guides, de chaudronniers et de
menuisiers »(42).

Nous posons le problème de leur origine dans le but précis d’éclairer


« la strate » que les Suluba pouvaient occuper au sein de la société tribale
d’Irak. Selon l’hypothèse de Coon (43), « les plus anciens habitants du désert
sont les Suluba qui descendent probablement des chasseurs primitifs, et qui
représentent une race méditerranéenne, homogène, qui paraît typiquement
adaptée au désert ». Mais, si les Suluba sont d’anciens habitants de l’Arabie,
il est étonnant qu’ils soient restés, pendant des millénaires, imperméables
aux valeurs tribales qui constituent la personnalité même des nomades
arabes. En revanche, certains auteurs (44) rapportent que les Suluba
« pratiquaient le Salafiya du Wahhabisme» et qu’une partie d’entre eux
s’adonnait à des rites primitifs.

Selon une autre hypothèse, les Suluba seraient les descendants des
Chrétiens issus des Croisades, ayant trouvé refuge dans le désert et s’étant
plus ou moins mêlés aux tribus de la région (45). Outre leur nom, d’autres
éléments plaident, selon nous, en faveur de cette théorie : d’abord, le dessin
de la croix sur les bras des hommes Suluba venant vendre leurs plantes
médicinales à Bagdad, comme l’affirme le témoignage d’un auteur irakien
(46) ; ensuite, leur dégoût de la guerre ; enfin, l’égalité existant entre les
hommes et femmes et le divertissement que leurs femmes se permettaient
d’offrir aux « nobles » Bédouins.

2- Quant aux Subbas - ou Sabéens Mandéens -. ils pourraient être


d’anciens juifs qui auraient suivi les enseignements de Jean le Baptiste se
distinguant ainsi de leurs coreligionnaires de Jérusalem. C’est la raison pour
laquelle, ils se seraient réclamés auprès de Jacques Dauphin (47) des anciens
Chrétiens. Dans la région du sud, ils vivaient à proximité des marais, en
marge du modèle culturel dominant, et pratiquaient leur culte basé
essentiellement sur l’immersion à la recherche de la pureté, selon des rites
qui s’accommodent particulièrement avec les bords des fleuves et des
marais.
Vivant parmi les paysans et les mi’dans du Sud-Irak, une autre
division du travail se dessine : ces Sabéens fournissaient un service

30
irremplaçable à leurs voisins qui rejetaient le travail du fer et du bois. Avec le
temps, ils sont devenus experts en la matière, de même qu’en orfèvrerie,
pour tout l’Irak.

ESSAI D’EXPLICATION

Il nous faut maintenant nous prononcer sur le fondement de cette


stratification et sur son mode de fonctionnement. Dans le désert, les
Bédouins proprement dits ont pratiqué une domination presque totale sur
leur environnement et cela pendant de longues périodes. Cette domination
était fondée à la fois sur les traditions bédouines (qui consacrent la
supériorité du nomade arabe) et sur la force, étant entendu que la tribu
nomade y était l’unité guerrière mobile par excellence.

De petites tribus, alliées aux confédérations tribales, voire des clans


faisant partie de grandes tribus, pouvaient se trouver dans l’obligation de fuir
la confédération ou la tribu mère, et cela pour diverses raisons : meurtre et
crainte de vengeance tribale ; volonté de fuir le pouvoir central et ses
attaques répétées ou, enfin, désir de trouver son indépendance vis-à-vis de
la direction tribale –mashyakha.

Ce sont autant de cas de figure possibles de départ des tribus à la


recherche d’un nouveau pays, d’une autre source de subsistance. A partir de
là, il leur fallait parfois s’adapter à un nouveau mode de vie : ainsi, un
Bédouin, dans de telles circonstances, pouvait en arriver à trouver et à
apprécier le goût du semi-nomadisme, de même qu’un semi-nomade pouvait
opter pour l’agriculture ou la vie dans les marais.
Comme nous le savons déjà, le territoire de l’Irak est très varié : il se
compose de déserts, de steppes de pâturage et de plaines cultivables à
proximité des fleuves, sans parler des marais. Ces tribus « vagabondes » ont
donc eu, à un moment donné, la faculté de choisir un autre mode de vie et
de production, pour mieux vivre ou simplement survivre.

Mais un fait très important vient ici compliquer le jeu : l’Arabe tient
beaucoup à ses valeurs, à sa dignité et à la considération dont il entend être
l’objet. En effet, si l’Arabe semi nomade ou le paysan admet la
« supériorité » des Bédouins nomades, il ne se résigne pour autant, malgré
ce que d’aucuns peuvent penser, à admettre son infériorité ou à être en but
au mépris. Tout au contraire, comme il est normal dans ces conditions, il
éprouve le besoin de se convaincre que, dans son milieu social, il n’est pas
« l’inférieur », qu’il est plutôt « mieux considéré » que ses semblables et qu’il
leur est même « supérieur ».
Voilà comment les hiérarchies locales se créent et à quel besoin
psychologique elles répondent, étant entendu que ce mécanisme fonctionne
évidemment en lien étroit avec le rapport de forces existant - ou établi - par
les intéressés.

En revanche, comme tout être humain, l’Arabe est un être sensible à


son nouveau milieu et aux valeurs et croyances qu’il y rencontre. Vivant déjà
dans un environnement donné et pratiquant un mode de vie différent, le
paysan du Sud Irak est finalement assez différent de l’Arabe nomade, d’où la

31
spécificité de son modèle culturel, y compris de sa sensibilité religieuse, dans
cette vieille Mésopotamie en pleine effervescence politico-religieuse.

Nous étudierons, plus loin, la question du pouvoir au sein de la


confédération d’al Muntafik, mais en ce qui concerne le besoin de
stratification, prenons déjà son exemple : au sein d’al Muntafik, la tribu
moutonnière de Bani Malik « admet » la supériorité de la famille d’al Sa’dun,
qui dirige l’union tribale. Cependant, les membres de cette même tribu de
Bani Malik éprouvent le besoin de se distinguer par rapport aux autres. C’est
ainsi que le choix tombe tout naturellement sur les Shawwiyya de la tribu
vaincu d’al Adjwad, qui utilisent les ânes pour leurs déplacements. Il va de
soi, qu’il n’est pas même question pour cette dernière de se comparer aux
paysans, ces travailleurs de la terre, ou aux autres mi’dans qu’elle regarde
comme des tribus inférieures.

C’est ainsi également que ces Shawwiyya se voient, à leur tour,


contraints de se trouver une place, une « strate », pour se distinguer des
autres. En l’occurrence, c’est la fraction paysanne de la tribu qui devrait
occuper la place inférieure, dans la mesure où elle a accepté de cultiver la
terre, mais ces paysans, ne s’y résignant pas, se défaussent sur les mi‘dans
–éleveurs de buffles — qui leur fournissent l’opportunité d’atteindre cette
distinction tant recherchée par rapport aux autres.

Mais, les mi’dans n’acceptent pas, non plus, l’infériorité, et ne font,


pour ainsi dire, pas exception à la règle : ils établissent une différence entre
les « vrais » mi’dans que sont les éleveurs de buffles, et les autres : les
pêcheurs –Barbara- ou les paysans –fallahin- qui ne sont pas des mi’dans,
même s’ils vivent dans les marais et sont difficiles à reconnaître pour
l’observateur. Même les derniers de l’échelle trouveront le moyen de se
distinguer « grâce » à ces urbains, surtout les habitants de Bagdad, qui,
« mous et lâches », sont « asservis par le gouvernement tout au long de
l’année ! »

En fait, nous souscrivons à la théorie de ceux (48) qui, partant du


principe fonctionnel de la stratification, y voient une réponse à une nécessité
sociale. C’est un système de hiérarchie fondé sur les valeurs suprêmes de
chaque société. Nous ajoutons que chez un homme des tribus, il s’agit d’une
sorte d’équation entre le besoin d’assurer sa vie dans de nouvelles conditions
naturelles d’un côté, et la nécessité d'avoir une satisfaction au respect de ses
valeurs suprêmes, de l’autre. Or, ces conditions très contrastées en Irak ont
donné naissance à des groupes humains très différents, d’où la remarquable
variété des tribus, de leurs traditions et de leur mode de vie.

Ainsi, nous rejetons l’idée d’un complexe d’infériorité d’une


« puissance extraordinaire » que certains auteurs occidentaux (49) attribuent
au paysan irakien. Cette notion est encore plus contestable s’agissant du XIX e
siècle, et du début du XXe siècle quand les révoltes tribales reflétaient
l’amour de la terre et du travail agricole (50). Tout être humain aspire à sa
liberté et s’attache à sa dignité, mais la question prend là une dimension
profonde et quasiment irrationnelle. La stratification tribale arabe diffère
totalement, comme nous aurons l’occasion de le démontrer ultérieurement,
du système indien. Elle répond plutôt à un besoin psychologique, primordial

32
pour tout Arabe, de trouver, pour alléger les effets négatifs qui s’attachent à
la condition inférieure de l’échelle sociale, une échappatoire susceptible de
faciliter son adaptation à sa nouvelle situation. Tout au long du XX e siècle, les
habitants des marais et les paysans irakiens ont confirmé la véracité de ces
propos.

Il est un autre élément qui vient s’ajouter à cette équation : l’Islam et


ses valeurs constituent depuis des siècles l’une des principales constantes
des Arabes de tribus. Cette religion consacre, entre autres choses, l’égalité
de principe entre tous les hommes : on manifeste, pour ainsi dire, par
principe, une égale considération envers le chaykh et les membres de sa
tribu. On s’attend donc à une variété de réactions et d’attachements à de tels
principes, tant à l’intérieur de la tribu qu’entre les tribus. Toutes n’ont pas le
même intérêt à se rappeler cette valeur religieuse. L’écho est plus fort chez
les shawiyya face aux Bédouins, et, plus encore, face à ces deux catégories,
chez les paysans.
C’est pourquoi, il y a, selon nous, tout lieu de croire que les tribus
chiites dans le Sud de l’Irak, ont épousé "tout naturellement" la version chiite
de la religion musulmane. En effet, outre les principes de l’égalité et de
justice socisle, tant défendus par l’imam Ali; il est aussi connu par son
attachement au labour et aux laboureurs (51). En plus, le chiisme a procuré
à ces tribus une légalité particulière. C’est d’autant plus vrai que le chiisme
conteste la légitimité du pouvoir ottoman avec laquelle il rivalise. De la sorte,
ces paysans peuvent même se glorifier d’être mieux guidés que les Bédouins
quant à la compréhension de la religion.

La stratification de la culture, répond, elle aussi, à un besoin. Elle


reflète, par exemple, le refus du paysan de travailler la terre au service du
pouvoir central ou même des citadins. Ainsi, les paysans du centre et du sud
de l’Irak refusaient la culture des légumes et pratiquaient celle des céréales
et du riz, car, pensaient-il, ceux qui cultivent les légumes « sont obligés
d’aller jusqu’en ville pour vendre leurs produits, alors que les citadins sont
obligés de venir jusqu’aux champs pour acheter les céréales ’ »(52). Le fait
est là : au travail et à ses fruits, s’ajoute la satisfaction de penser que les
céréales procurent une forme de distinction à leur producteur.

Dans chaque cas, nous pouvons constater que l’interaction qui


s’établit entre l’homme tribal arabe et son nouvel environnement conduit le
premier à adapter son mode de vie au second. Ce dernier lui confère
« d’office » un positionnement sur l’échelle de stratification tribale arabe
d’Irak. Chaque « strate », du fait même de son existence, reflète une
adaptation de l’homme au milieu naturel spécifique pour une meilleure mise
en valeur de sa richesse naturelle. Nous pensons contribuer, ainsi, à
expliquer l’existence de cette stratification. Les conditions naturelles étant
très diversifiées en Irak, nous assistons à une sorte d’instauration spontanée
de la division du travail. Elle est dynamique et mobile, car fruit de
l’interaction de l’homme tribal et de son milieu.

Ainsi, ignorant le phénomène des intouchables de l’Inde, cette


stratification souple et mobile au sein de la tribu irakienne est, selon nous,
plutôt subjective. Elle permet au Bédouin de rester fier dans son espace,
malgré sa vie sédentaire et ses relatifs inconforts, au paysan de se sentir

33
maître de son domaine, et à l’homme passablement isolé des marais, d’y
vivre heureux avec ses buffles, orgueilleux de sa liberté, éloigné du pouvoir
et écarté du commerce asservissant des pêcheurs.

Mais, dans cette vieille Mésopotamie toujours marquée par l’âpreté


du conflit gouvernants/gouvernés, le facteur politique était également
présent (53) dans le dynamisme de cette division de travail. En effet, le refus
des tribus de se plier aux exigences du pouvoir central et à sa fiscalité
exorbitante a contribué à l’accroissement de leur mobilité/déplacement dans
ce milieu naturel riche et varié. La richesse et la diversité des conditions
naturelles, le contexte psychologique lié aux valeurs ancrées dans les esprits,
la dimension religieuse et spirituelle, dans sa diversité islamique en Irak, et
la politique suivie par un pouvoir souvent mal intégré « dans le paysage »,
sont des facteurs incontournables. Ils se trouvaient alors à la base même de
ce système de stratification, souple et mobile, de la tribu arabe d’Irak.

SECTION 2 : STRATIFICATION A L’ INTERIEUR DE LA TRIBU

La tribu est un large groupe agnatique, lié par la descendance


effective ou mythique (54) d’un ancêtre. Comme les autres sémites, « les
Bédouins font de grands répertoires généalogiques et considèrent la parenté
comme ayant une importance primordiale dans les relations humaines »(55).

C’est ainsi que nous concevons la tribu bédouine nomade, appelée


Kabila, la tribu bédouine semi-nomade, sédentaire, ou encore la tribu
répandue au Centre et au Sud de l’Irak, appelée Ashira. Les confédérations
qui ne sont pas fondées systématiquement sur le rapport de parenté, mais
plutôt sur une alliance militaire ou sur une domination, feront elles aussi
l’objet de notre étude. L’autorité et les fonctions du chaykh d’al Muntafik
présentent un intérêt particulier en raison du statut et du rôle de leadership
atypique que ce chef tribal a assumés pendant une longue période au sein de
ladite confédération.

1-CONCEVOIR LA TRIBU ARABE D’IRAK :

La tribu se divise en plusieurs groupes parentaux qui varient surtout


par leur importance numérique. Il s’agit là de segments qui se regroupent à
chaque niveau en formant un segment plus grand et ainsi de suite.
Commençons par la base: la famille ou a’ila, forme le noyau de la société
tribale, son unité la plus solide. Viennent ensuite « plusieurs familles reliées
au même ascendant, le plus souvent au cinquième degré » qui composent le
fakhdh. La Ashira réunit plusieurs afkhadh »(56). Et dans le cas des tribus
nomades (au Nord et à l’Ouest de Bagdad), plusieurs Ashira forment une
Kabila. Il arrive que plusieurs Kabila ou Ashira se rallient pour former un hilf,
-alliance-, ou un ittihad, – littéralement union - que nous traduisons par
confédération. Ici, le rapport de force semble parfois jouer un rôle
déterminant.

34
Fernea (57), présente de son côté, l’échelle segmentaire tribale telle
qu’elle fonctionnait dans la région de Daghghara (Moyen-Euphrate). Selon
lui, il y a d’abord le Bayt ou maison (la famille). A ce niveau, il faut signaler
la famille appelée hamula : « un terme qui servait à distinguer la famille de
Shaykh - père et fils - des autres membres du lignage. (58) Il n’y a donc
qu’une hamula au sein d’une tribu : celle de son chef (59). Après la famille,
on trouve le fakhdh qui regroupe plusieurs familles et comprend, dans le cas
étudié, entre 10 et 30 adultes mâles. Plusieurs fakhdh, généralement deux,
forment un Shabba(60), plusieurs Shabba forment une Ashira qui totalise
entre 500 et 900 adultes mâles. Quant au Silif (61), d’environ 5000
membres, il est formé de plusieurs tribus –‘asha’ir- ayant décidé de vivre
ensemble.

Revenons à notre schéma, il nous paraît solidement établi et simple.


Nous pouvons le présenter ainsi:

Famille Fakhdh Ashira Ittihad

Si nous reconnaissons l’existence de ces segments à certains niveaux,


nous rejetons l’idée selon laquelle les segments constitueraient la base de
l’organisation tribale. Nous utiliserons le concept segmentaire là où ce
concept nous semble véridique, mais nous constatons qu’il ne pourra
fonctionner que de façon limitée, car la société tribale arabe d’Irak est une
société essentiellement stratifiée, même au niveau des familles. La preuve en
est que celle de Chaykh est distinguée par son statut, par sa fonction, et
aussi son par appellation unique : hamula.

Le statut de la Tribu:
Avant d’évoquer le statut du chef tribal, il nous faut dire un mot sur
celui de la tribu. La tribu est une communauté de type global. Les traditions
tribales constituent la base de l’ordre social où chaque membre doit assumer
son rôle en tant que tel, et attendre de sa tribu la protection ou la vengeance
lorsqu’il fait l’objet d’une agression. Cependant, les membres d’une tribu ne
doivent pas transgresser ses traditions, à moins de ne plus en faire partie. Il
s’agit, là, en fait, d’un subtil équilibre droit/devoir ou liberté/engagement que
nous devons appréhender avec précaution.

En fait, ces traditions et les valeurs qu’elles comportent sont


identifiées non seulement à la tribu, mais aussi à la personne et à la dignité
de tout membre de ladite tribu. Elles constituent le ciment de la cohésion et
le salut de la tribu. Cet élément nous aide à comprendre le comportement
« foncièrement conservateur et conformiste du Bédouin » (62) En fait, il se
sent entièrement libre, même lorsqu’il se conforme aux règles de sa tribu et
à ses valeurs. Car ces valeurs qu’il a appris à respecter sont devenues partie
intégrante de lui-même : il n’a pas d’existence en dehors d’elles.

Ainsi, nous pouvons dire avec Chelhod (63) que « le nomade se


projette dans son groupe, s’affirme par lui ». Mais lorsqu’il dit que ce nomade
« n’a de statut juridique que dans la mesure où ce groupe accepte de
répondre de lui et de le défendre », nous devons ajouter que ce groupe -sa
tribu- se doit de le défendre. La protection est en effet un statut juridique
permanent que la tribu se doit d’accorder. L’homme tribal peut, à un moment

35
donné, juger que son intérêt est de partir à la recherche d’une autre vie,
comme nous l’avons évoqué. A lui donc de vivre libre à l’intérieur de ce cadre
de valeurs, faute de quoi il se rejetterait de lui-même hors de la communauté
tribale. C’est donc la réciprocité des devoirs et des droits qui assure la
continuité de la cohésion tribale, dont cet apparent conformisme des hommes
est le reflet.

La conscience collective règne en fait au sein de la tribu, de sorte que


lorsqu’un homme de la tribu en rencontre un autre, il veut spontanément le
situer dans son groupe (tribu ou famille). En réalité, il ne peut se situer que
dans sa tribu ou se référer à elle. Sans elle, il se sentirait perdu sur cette
terre ou, pour le moins, déraciné. Dans les villes irakiennes, la même
pratique existe, mais, pour situer autrui, on s’oriente plutôt vers sa famille.
C’est pourquoi, malgré l’apport capital de l’analyse de Chelhod, nous ne
pensons pas que l’individualisme existe chez le nomade arabe. Vu
l’importance des limites traditionnelles dont il admet, lui-même, l’existence
(64), nous nous demandons ce que peut représenter concrètement, pour un
sociologue, « un individualisme sans individualité’ »(65).

L’individualisme est une conception du monde où la valeur suprême


est accordée à l’individu (66). Celui-ci y conçoit la société à partir de lui-
même. Vivre en société représente une sorte de compromis entre les
différents individus qui la composent. Ainsi, tout en assumant certains
devoirs, qui constituent le sens même de l’adhésion sociale, cet individu jouit
d’une indépendance, certes relative, mais nettement consacrée par la légalité
sociale. Cela se vérifie tant au niveau de la propriété des biens matériels
mobiliers ou immobiliers, qu’au niveau de la liberté de pensée et de
croyance. Malgré les exceptions et les entorses qui lui sont faites, ce principe
constitue la base de la légitimité/cohésion de l’ordre social.

Dans l’histoire occidentale, nous constatons que cette notion n’a


cessé d’évoluer depuis de longs siècles. Le germe qui en est en même temps
l’expression, correspond à une consécration juridique de la propriété privée
du sol et, partant, de l’autonomie matérielle du membre par rapport au corps
social, oeuvre du droit romain (67), lequel déclare la propriété comme droit
absolu d’user et d’abuser. Vivre dans une société civile et, plus tard,
démocratique, relève de ce que nous appelons « l’intelligence du compromis"
entre homme libres et consacrés, en tant que tels par la société ». Ce
compromis fonde, avec d’autres principes, la société moderne en Occident.

Or, au sein de la tribu arabe, la valeur suprême est accordée au corps


social, où les membres assument leur vie en étant - et en voulant être -
étroitement liés audit corps social. Tout cela repose sur l’adhésion à des
valeurs ancrées chez tous ses membres. Le rapport avec la nature et la
volonté de survie face au danger ne fait que renforcer cette réalité. La tribu
serait-elle donc une communauté proche de type holiste comme l’appelle
Louis Dumont, par opposition au type occidental appelée individualiste (68) ?
Nous penchons pour une telle conclusion avec la nuance qui s’impose : tout
en étant commandée par cet esprit global, la société tribale arabe d’Irak,
n’est pas nettement hiérarchisée comme la société de castes en Inde. Elle est
composée de parties stratifiées, mais non séparées.

36
Au contraire, la vie tribale suppose, avant tout, la solidarité entre
tous les membres de la tribu, y compris son chef qui doit être humble envers
les autres. C’est précisément là ce qui donne l’illusion qu’il s’agit d’une
société segmentaire ou complètement égalitaire, ce qu’elle n’est pas, non
plus.

De plus, dans la société tribale, les tribus méprisées, n’en sont pas
moins fières de leurs identités tribales, même vis–à-vis de ceux qui les
rejettent. Elles acquièrent d’ailleurs honneur et considération en adaptant,
autant que faire se peut, leurs valeurs au mode de vie ou de production qui
leur est devenu nécessaire pour subsister dans l’environnement où elles se
trouvent. C’est, à notre sens, ce qui explique l'adoption croissante et
constante de l’Islam chiite dans la région du Bas Irak, où la grande diversité
ethnique et religieuse, ainsi que l’interaction – positive, avec les Sabéens,
par exemple, devenusrs partenaires des tribus des marais.

Enfin, cette différenciation sociale n’est pas fondée, comme elle l’est
en Inde, sur un ordre cosmologique consacrant la séparation des castes. Si
l’Islam, comme nous le verrons, a permis la concurrence et la différenciation
sociale, il a aussi mis l’accent sur la solidarité entre tous les membres de la
société, en encourageant notamment la générosité et la modestie. Ces
principes y sont considérés comme garants de la cohésion sociale, ce qui
coïncide globalement avec les valeurs de la société tribale. Ce caractère lâche
et souple de la différenciation sociale va constituer l’un des grands obstacles
à l’instauration d’un Etat, fut-ce démocratique, comme nous l’avons déjà
évoqué.

En d’autres termes, l’Arabe est un rebelle qui refuse d’être en bas de


l’échelle sociale. Voilà pourquoi il serait erroné, à notre avis, d’assimiler la
tribu ou la société tribale arabe à la société des castes en Inde, où la division
en castes est, semble-t-il, clairement ancrée dans les esprits par les
croyances. Ni société segmentaire, ni société de castes, la tribu arabe d’Irak
était au XIXe siècle une société stratifiée, où l’on distinguait surtout les
anciens et, à leur tête, le chef dont il convient de nous intéresser au statut.

2 - LE CHEF DE LA TRIBU: POSITION ET FONCTIONS

Il est plus aisé maintenant d’étudier le chef tribal, à propos duquel


nous constatons une certaine confusion dans les ouvrages qui traitent de la
société tribale. Cette confusion tient probablement à des différences
d’appréciation. Alors que, d’un côté, Nawwar (69) présente le chef tribal
comme le premier de ses semblables « Primus inter Pares », Fernea (70) va
plus loin encore en le présentant comme un égal parmi les égaux « equal
among equals » au niveau du modèle culturel tribal, d’où l’idée d’une
organisation démocratique tribale.

Par ailleurs, il apparaît comme jouissant d’une véritable autorité


(large et quotidienne) qui prendrait parfois, si l’on en croit al Tahir et Nawwar
qui hésitent entre les deux versions (71), un caractère despotique Quant à
Chelhod, il nous apprend que le chef avait la haute main sur les affaires de la
tribu (72), mais qu’à travers sa personne, on obéissait en fait à la tribu …

37
Nous essayerons d’abord de traiter du statut du chef en partant du
modèle nomade qui représente, à notre avis, une sorte d’idéal type pour la
société tribale arabe d’Irak au XIXe siècle, puis nous évoquerons le cas
atypique du chef d’al Muntafik, la plus grande confédération de la région du
Sud.

Le chef d’une tribu nomade, comme le pense Chelhod (73), fait


souvent figure de père: il symbolise l’unité tribale et « cumule en lui
sommairement toutes les fonctions ». Il doit veiller avec attention à la
destinée de la tribu, décider de ses mouvements et, en particulier, de la
levée des tentes. C’est à lui également qu’il appartient de désigner les
pâturages vers lesquels on se dirige, les pays par lesquels il convient de
passer. Il est aussi un arbitre, un juge suprême, et un commandant militaire,
« il est, en bref, le guide suprême de sa tribu » (74).

Bien que le nomade en suivant le chef, obéisse plutôt à « la


collectivité qui est présente derrière le statut rituel purement coutumier et
personnel» (75) qu’il incarne, il ne reste pas moins vrai, que le chef, de ce
fait même, est un homme qui se distingue clairement des autres membres de
la tribu. Nous pensons qu’il s’agit effectivement d’un vrai « Primus inter
Pares » derrière lequel se rangent tous les autres, personnalités et anciens
compris. Il ne s’agit donc pas d’êtres totalement égaux : la tribu-type est
déjà un milieu social stratifié dans l’esprit d’une relative égalité (76).

Comment, sinon, expliquer cette institution du chef, ces privilèges


accordés aux cavaliers, aux anciens, aux hommes par rapport aux femmes,
ainsi qu’à certaines ascendances, et comment concevoir l’idée même de ce
grand ancêtre sur laquelle repose toute l’organisation tribale type ?

Certes, ni l’Islam ni les traditions tribales types n’admettent le


despotisme politique ou l’inégalité flagrante au niveau social. Mais, sans
prôner l’égalité absolue, l’Islam poussent ses disciples à rechercher la justice
dans une société stratifiée (77). Ainsi, et comme tout être humain dans sa
position, le chef de la tribu nomade cherchera le moment opportun à
accroître ses privilèges et pourquoi pas, dans certaines circonstances, à
transformer son autorité en un pouvoir autoritaire. Il n’est pas exclu que
l’évolution politique dans les pays de l’Islam et le développement du
despotisme (basé sur la asabiyya –esprit du corps tribal- omeyyade, puis
d’autres) et de l’inégalité puissent avoir encouragé l’autoritarisme au sein de
la tribu. Le danger grandissant, depuis la chute de Bagdad, en 1258, et les
guerres qui lui ont fait suite pendant des siècles, ont également poussé le
chef tribal nomade vers l’autoritarisme.

Quant aux tribus de la région du Sud, elles furent, comme nous le


verrons, des plus réticentes à se soumettre au pouvoir central qu’elles
rejetaient en s’appuyant, entre autres choses, sur le chiisme qui refusait
cette forme de despotisme. Pourtant, dans cette région aussi, le chef tribal
cumulait, au XIXe siècle, de nouvelles fonctions qui, par leur importance,
indiquaient une évolution semblable, laquelle se justifiait par l’insécurité
croissante et la pression militaire grandissante du pouvoir central sur la vie
tribale.

38
Le chef tribal devait, par exemple, contacter le gouvernement
ottoman d’une façon quasi-permanente par le biais de Bab al Arab ou Porte
des Arabes, sorte de délégué aux affaires tribales. Le tout dépendait
évidemment de la qualité des rapports entre ces tribus et ledit pouvoir.
Pourtant, à partir du XVIIIe siècle surtout, ce pouvoir essayait par tous les
moyens d’affaiblir le mashyakha, d’abord en encourageant les rivalités au
sein des familles dirigeantes (qui « fournissaient » normalement les Shaykh).
Comme nous le verrons (78), c’est par la pratique de l’Iltizam – fermage -
accordé au plus offrant que cette politique commencera à donner des
résultats tangibles au sein des tribus récalcitrantes, en incitant leurs Shaykh
à prendre modèle sur la famille de Sa’dun, alliée presque déclarée du pouvoir
ottoman.

Quant à l’arbitrage, il constitue une autre source permettant au


Shaykh d’accroître son pouvoir aux dépens de ses « semblables ». Au XIXe
siècle, l’arbitrage prend de nouvelles dimensions. Nous savons déjà que les
conditions naturelles sont ici une source supplémentaire de conflit, y compris
à l’intérieur d’une même tribu.

Tous ces éléments nous poussnt à penser que l’absence de la


propriété collective n’empêchait pas nécessairement ou mécaniquement
l’émergence d’une exploitation économique. Si toute propriété privée ne
peut, au départ, prospérer à l’ombre de la propriété tribale collective, les
conditions politiques et celles relevant de l’état de guerre pouvaient pousser
les hommes des tribus à accepter une telle évolution de leur chef, comme le
cas d’al Muntafiq va nous le démontrer.

3 - SA’DUN D’AL MUNTAFIQ OU LA CREATION D’UN POUVOIR


TRIBAL AUTORITAIRE AU XVIe SIECLE :

Selon le récit qu’al Tahir (79) a recueilli auprès des vieux de la


confédération d’al Muntafik, celle-ci a été créée, au XVI e siècle, autour d’un
personnage fort, appelé Shibib, originaire d’Arabie et dont le père -Ibn Mani’-
s’était intégré à Banu Malik, l’un des deux grands groupes tribaux existants
dans le Bas-Irak, l’autre étant al Adjwad. Une guerre fratricide opposait ces
deux grandes tribus.
Pour mieux s’intégrer à Banu Malik, l’ambitieux Ibn Mani avait épousé
la fille de chef de la tribu. C’est apparemment ce mariage qui aurait
déclenché la guerre avec l’autre tribu, al Adjwad, qui gagna la bataille au
cours de laquelle père de Shibib trouva la mort. S’ensuivit un exil de trois ans
à Nadjd, en Arabie orientale, où les rescapés de Banu Malik réussirent à
rallier à leur cause une partie de la grande tribu Utayba.
De son côté, Shibib accomplit un grand travail d’information et
d’espionnage, en explorant, par exemple, les terrains où les tentes d’al
Adjwad étaient dressées. Dirigée par Shibib, Banu Malik lança l’attaque et
réussit à écraser son adversaire. La gloire et le prestige de Shibib se
trouvèrent ainsi consacrés. Grâce à cette victoire, Shibib devint le chef de la
tribu Banu Malik.

39
Mais c’est au moment du fasl — règlement traditionnel après la
bataille — qu’un événement sans précédent survint : Shibib n’avait pas
demandé à la tribu vaincue de régler l’affaire avec des femmes ou de
l’argent, comme c’était l’habitude, mais avait posé une condition plutôt
politique (soumission), à savoir l’acceptation totale de son pouvoir, de sorte
que les vaincus devaient, en le rencontrant, lui baiser ses mains. Lui, en
revanche, ne se considérait plus obligé de se lever pour répondre à leurs
salutations, comme le voulait la coutume tribale. Vaincue et apparemment
écrasée, la tribu d’al Adjwad — d’après le même récit — avait accepté cette
condition. Plus encore, dans la mesure où elle ne devait ni femmes, ni
argent, elle y aurait vu une marque de générosité, interprétation difficilement
acceptable dans l’environnement tribal.

J’en veux pour preuve la suite du récit qui rapporte que, peu après, le
fils de Shibib fut tué par des hommes d’al Adjwad — il s’agissait sans doute
d’un fait de résistance — et que Shibib profita de ce meurtre pour renforcer
son pouvoir. Il aurait, une fois de plus, refusé le règlement traditionnel -fasl-
et exigé la satisfaction de trois conditions pour régler pacifiquement le
conflit :
- d’abord, qu’il ne soit pas tenu de se lever même pour un des Shaykh
d’al Adjwad ;
- ensuite que ces derniers soient contraints à chaque rencontre de
baiser son visage ou ses épaules, et leurs fils – futurs chefs en somme – ses
pieds (sic) ;
- enfin, que lors des déplacements du Shibib en territoire d’al Adjwad,
les membres de cette tribu lui offrent du lait, de la laine et des moutons. Le
récit qu’al Tahir rapporte que les hommes d’al Adjwad auraient également
accepté ces conditions «avec joie, et les auraient appelées al dabiha wal
maniha « le sacrifice et le don ». Cette « joie » ne doit cependant pas nous
tromper sur le caractère « officiel » du récit, malgré son importance.

Shibib, ancêtre de la famille d’al Sa’dun, a donc réussi à assujettir la


tribu d’al Adjwad, sans doute par la force excessive –essentiellement
étrangère, de l’Arabie- qu’il a pu déployer pour mater sa résistance. C’est là -
selon le même récit- que les deux parties se seraient accordées pour sceller
entre elles une union tribale qui serait dirigée par le même chef. Cet
événement aurait attiré l’attention d’une autre tribu semi-nomade, appelé
Bani Said (habitant de la région qui s’étend d’al Gharraf -au nord de
Nasiriyya- jusqu’aux environs d’Amara à l’est), laquelle aurait donc décidé
d’adhérer à l’union, peut-être par crainte que cette union ne se dirige contre
elle.

Ainsi fut créée la grande confédération d’al Muntafiq, fondée non


seulement sur une alliance, mais aussi sur l’assujettissement d’al Adjwad,
par la famille al Sa’dun qui avait tenté de transformer cette domination en un
pouvoir proprement dit (80). Ce processus semble s’être déroulé autour de
Shibib, une personnalité habile et perspicace, et grâce à un concours de
circonstances que nous ne connaissons que très mal.
Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le chef d’al Muntafiq
outrepassait les limites tracées par les valeurs tribales. Avec lui, il ne
s’agissait plus d’un chef jouissant d’un pouvoir conquis et maintenu
essentiellement grâce auxdites valeurs, mais d’un chef local autoritaire, voire

40
despotique, contrevenant part là même à la nature et aux valeurs fondatrices
de son entourage.

Il est étonnant que notre sociologue, al Tahir, ne mette pas en cause ce


récit et n’analyse pas son contexte historique. Nous avons essayé de vérifier,
autant que faire se peut, le contenu, et d’analyser certains aspects de ce que
nous considérons comme un cas d’étude. Quant au contexte historique, il suffit
de se rappeler que ces événements se sont déroulés au XVI e siècle, en 1540
selon Chiha (81) et que son impact sur les tribus de la région ne peut être
ignoré. C’est d’autant plus vrai que l’arrivée des Ottomans en Irak, en 1534, a
été suivie de la nomination, pour un temps, du shaykh al Sa‘dun à la tête de la
wilaya de Basra. Par la suite, démis de cette fonction, il a été confirmé comme
responsable du territoire tribal soumis à son pouvoir. Si l’intervention étrangère
de la grande tribu d’Arabie avait contribué à l’installation du pouvoir Sa‘dun,
c’est l’intervention étrangère des Ottomans qui a assis et renforcé la position
autoritaire « extra tribale » de cette famille dirigeante aux dépens de ses
« sujets ».

Par la suite, le pouvoir ottoman a manœuvré pour mettre à profit cette


situation et pérenniser son alliance avec cette famille dirigeante. Cela s’est
surtout traduit par l’octroi à un prix élevé de l’iltizam qu’elle ponctionnait auprès
des tribus de la confédération, de plus en plus appauvries.

Enfin, étant donné l’ampleur de son autorité, le chef s’est heurté à


une résistance à l’intérieur de sa confédération. Pour se maintenir, nous
pouvons de toute évidence imaginer qu’il a été conduit à former un corps
d’armée destiné à mater cette résistance, à orienter ses alliés –Banu Saïd- et
même à se rapprocher du gouvernement contre ses « semblables ». Quoi
qu’il en soit, le fait est que nous sommes loin du modèle tribal et de ses
valeurs.

Le comportement de la famille al Sa‘dun fut d’ailleurs aussi significatif


que spécifique. Famille sunnite, venue d’Arabie, elle est restée sunnite,
contrairement à de nombreuses tribus venues d’Arabie et installées dans le
sud ou même le centre d’Irak, tout en régnant sur de larges tribus chiites. Si
nous mentionnons ce fait ici c’est parce qu’il jouait, à notre avis, un rôle
secondaire et non pas essentiel dans le conflit. Dans le cas contraire, la
famille al Sa’dun, inspirée par l’opportunisme politique se serait depuis
longtemps déclarée chiite. C’est là un fait qui confère à ce pouvoir d’al Sa’dun
une empreinte tout à fait insolite !

Ce qui semble plus important, c’est que cette famille devait gérer une
domination inhabituelle sur des tribus chiites dont une partie au moins lui
était hostile. C’est la raison pour laquelle nous pensons qu’elle devait tout
naturellement se trouver conduite à se rapprocher du pouvoir ottoman,
lequel l’a nommée pour diriger la région et l’écarter plus tard, puisque c’est
surtout à partir de 1831 que s’est opéré un rapprochement systématique.

Par ailleurs, le corps d’armée d’al Sa‘dun était constitué de


mercenaires n’appartenant pas à la région (82) et était équipé de canons.
Cette évolution est évidemment liée à la fréquence des révoltes contre la
pression fiscale, intolérable pour les tribus (83). L’accroissement de la

41
capacité militaire et de la fiscalité ottomane vont doubler la misère de ces
tribus pour aggraver durablement, à partir du XIX e siècle, l’appauvrissement
des tribus d’al Muntafiq. Leur situation était alors tellement insupportable que
les observateurs qui témoignaient de leur misère (84), s’en attristaient. Les
chanteurs originaires de cette région constituent d’ailleurs, encore
aujourd’hui, le grand courant de chanteurs irakiens souvent marqués par le
chagrin.

Ainsi, il semble que certains Shaykhs de la région du Sud de


l’Euphrate (territoire d’al Muntafiq) assumaient, à cette époque, des fonctions
grandissantes. Représentant leurs tribus face au pouvoir central, ils levaient
les impôts en leur sein et assuraient leur « protection » en entretenant un
corps armé, appelé Hoshiyya (85). Pour autant, les Shaykhs, y compris les
plus ralliés au pouvoir central, ne prétendaient pas être propriétaires de la
terre tribale, restée propriété collective de la tribu(86).

Ne croyant déjà pas au caractère égalitaire du modèle culturel tribal,


nous rappelons cet écart entre une stratification inspirée et limitée par les
valeurs et traditions (modèle culturel) et une stratification réellement vécue
par telle ou telle tribu. En l’espèce, les traditions se conjuguent en fait, avec
d’autres facteurs : intervention étrangère et impact du pouvoir central,
ambitions personnelles et rapports de force entre fractions tribales. Dans le
cas d’al Muntafiq, nous pensons que la famille al Sa‘dun exerçait son pouvoir
avec une force variable selon qu’il s’agissait d’une fraction semi-nomade
(donc assimilée aux Bédouins) ou d’une fraction paysanne. La tribu Banu
Malik ne pouvait pas être traitée comme l’autre tribu vaincue d’al Adjwad, qui
faisait l’objet, nous l’avons vu, d’une domination politique peu traditionnelle.
Nous pouvons même parler d’une « rupture historique » ayant donné
naissance à un pouvoir essentiellement autoritaire et allié du pouvoir central
pour percevoir l’impôt des tribus de la confédération.

4 - LES SOURCES DU POUVOIR DU SHAYKH

Deux sources principales retiennent surtout notre attention : la


religion -ou le sacré- et les traditions.

La religion:
La religion ne constitue pas, à notre sens, la source du pouvoir du
chef tribal nomade arabe. Cependant la sédentarisation, surtout depuis
l’avènement de l’Islam, vient nuancer quelque peu cette assertion.

Au niveau de la tribu nomade d’Arabie, « nous sommes loin de la


thèse [...] qui nous présente le chef comme l’émanation du principe religieux,
celui en qui le pouvoir totémique se concentre avec le plus d’intensité » (87).
Pourtant, on ne peut nier au pouvoir du chef un cachet religieux, avec les
« agents » qui prétendent représenter la puissance divine, « magiciens,
sorciers et charlatans qui usurpent une partie de la puissance sacrée » (88).
Lorsqu’ils sont présents, ces « agents » constituent seulement, pour ainsi
dire, un appui pour consacrer un fait déjà établi. Ainsi, et comme nous
l’avons dit, le nomadisme arabe exige chez le chef certaines qualités, sans
lesquelles il ne saurait être accepté en tant que chef, étant souligné que la

42
recherche d’un quelconque secours auprès du monde de la religion ne
servirait à rien ! En effet, comme l’énonçait Fernea « rien ne peut être aussi
loin de la conception traditionnelle du leadership au sein des tribus arabes
que la notion du droit divin »(89).

Cependant, avec la sédentarisation nous assistons à un changement,


avec l’instauration d’un lieu permanent de prière donnant naissance à un
« clergé » dont la fonction n’était pas totalement indépendante du chef
politique. « Au contraire, c’est ce dernier qui absorbait en lui toute l’énergie
religieuse et s’arrogeait des pouvoirs souvent plus étendus que ceux que
nous lui avons reconnus à l’état nomade. » (90)

Quant à l’Islam, si, à ses débuts, il a eu pour effet d’affaiblir la


asabiyya - l’esprit de corps – et le pouvoir du chef tribal, l’évolution ultérieure
a fini par les renforcer à nouveau, surtout après l’avènement des Omeyyades
(42 H. - 661) qui va marquer le retour victorieux de certaines valeurs de
l’arabisme. La tribu se retrouve alors renforcée en exploitant, cette fois à son
profit, la nouvelle assise religieuse. De même, le pouvoir du chef tribal,
toujours acquis conformément à la tradition, va profiter de cette évolution
politique. En effet, l’Islam a exigé des chefs qu’ils se conforment à ses
principes de justice et d’équité, mais cet élan religieux a été mis au service
du pouvoir califal et de sa raison d’Etat. Les Califes, en effet, tout en se
montrant attachés à la religion musulmane, ne cessaient de renforcer et
d’étendre leur pouvoir et leurs avantages aux dépens des droits des groupes
et des individus qui formaient la nation musulmane (91).

Au sein des tribus semi-nomades et paysannes d’Irak, ce phénomène


semble également se produire. Chiites pour la plupart, leurs membres
rejetaient la légitimité du pouvoir califal. Leur attachement allait plutôt vers
le Prophète et sa famille, d’où, notamment, la présence, aux XIX e et XXe
siècles encore, d’un sayyid ou descendant du Prophète à côté du chef de la
tribu, qui jouait un rôle important dans les règlements des conflits et dans
l’application de la juridiction tribale.

Pourtant, les tribus arabes du sud et du centre d’Irak s’appuyaient


sur le chiisme, pour faire face au pouvoir central et contester ses prétentions
à sa légitimité exclusive. C’est d’autant plus vrai que les villes saintes de
Nadjaf et de Karbala s’érigeaient quasiment en un centre « anti-pouvoir ». La
religion musulmane n’était donc pas un atout acquis au pouvoir, mais plutôt
une carte que celui-ci tentait de bien utiliser pour en tirer le maximum, d’où
la variation dans les croyances religieuse des différents pouvoirs qui peut
s’observer dans les pays de l’Islam. Ces tribus, quant à elles, « utilisaient »
aussi l’Islam en tant que support « idéologique » à leur résistance tribale,
inspirée également par la assabiyya, et à leur rejet des « extravagances
fiscales » du pouvoir central. Cet aspect religieux a joué un rôle important,
surtout dans les zones tribales proches des villes saintes, et a probablement
contribué à empêcher l’apparition des Shaykh despotiques.

Concernant les traditions, on peut dire que, si l’Islam a pu fournir un


appui au pouvoir du Shaykh, ce pouvoir a pour source principale les valeurs
tribales. Il est inutile de revenir sur l’attachement de l’Arabe à ses traditions
et aux qualités qu’elles requièrent, surtout chez le chef tribal.

43
Une remarque s’impose pour clore ce sujet:
Après l’avènement de l’Islam, la qualité de croyant était
généralement exigée au sein de la société tribale d’Irak : c’est notamment le
cas des tribus du Moyen-Euphrate, proches des villes saintes de Nadjaf et de
Karbala (92). D'autant plus, qu'après la chute de Bagdad, en 1258, et les
guerres qui ont suivi, l’espace tribal s’est élargi aux dépens de la ville. Des
urbains s'y sont donc plus ou moins massivement introduits, avec leurs
religiosité, dans cet espace tribal, devenu le cadre idéal de vie et surtout de
protection pour les habitants de ce pays.

Les traditions et l'hérédité:


Par ailleurs, ces mêmes traditions supposent, à notre avis, l’hérédité
comme autre source du pouvoir... Essayons donc voir ce qu’il en était à
l’origine.
Au sein de la tribu nomade préislamique, l’hérédité constituait la règle
habituelle de transmission du pouvoir. Néanmoins, les qualités requises
jouaient leur rôle dans la désignation. Ainsi, si le fils du chef défunt possédait
les qualités requises, il n’était pas question qu’un autre membre de la tribu
soit choisi pour le poste vacant.

En revanche, si ce même fils n’avait pas les qualités exigées, le choix


tombait bien souvent sur un autre membre de la même hamula ou famille du
chef. S’il n’y avait pas de fils valable on élargissait progressivement la
recherche à la branche familiale. Au sein des tribus arabes, et en particulier
dans la région du sud de l’Irak, au XIX e siècle, il était habituel « que le fils
aîné succédât à son père au poste de Shaykh. Si ce fils n’avait pas les
qualités nécessaires, ce poste était attribué au plus notable des hommes de
la tribu, souvent choisi au sein de la famille du chef, Bayt al Riyasa» (93).

C’est pourquoi nous pensons que Fernea s’est trompé sur cette
question en affirmant que n’importe quelle personne jouissant d’un bon
statut au sein de la tribu pouvait en devenir le chef. S’il a vaguement nuancé
son propos en ajoutant : « habituellement, cette position est occupée par le
fils ou le frère du Shaykh défunt» (94), nous estimons difficile d’admettre le
non-respect d’une telle règle. Il est à noter, au demeurant, que la tribu d’al
Shabana, objet de l’étude de Fernea, est dirigée par une même lignée depuis
de longues décennies.

Toutes les données historiques montrent que le pouvoir du chef « est


en principe héréditaire» (95), ce qui coïncide d’ailleurs avec le fait que
l’hérédité constitue en soi une valeur tribale, et cela tant au niveau des bien
matériels qu’au niveau des qualités morales. En Irak, comme dans les autres
pays marqués par le tribalisme, le nom de famille résonne très fortement
encore pour donner les attributs qui conviennent selon qu’il s’agit d’une
famille tribale dirigeante, d’une grande tribu ou d’une petite tribu. S’y ajoute
sur le même registre, le nom d’une grande famille religieuse ou politique qui
se distingue du nom d’un simple « roturier ». Il s’agit non pas d’une
démarcation structurée comme jadis en Occident, mais d’une démarcation
morale ou psychologique qui peut se matérialiser selon les circonstances.
Ainsi ces valeurs tribales jouent-elles un rôle déterminant, mais dans un
milieu conflictuel donné. Il faut que les circonstances tribales ou politiques se

44
conjuguent pour permettre à une famille turbulente et dominatrice, comme
celle d’al Sa’dun, de régner pendant de longs siècles (96). Cela se vérifiait
déjà, bien avant l’arrivée de Madhat Pacha, en 1869, et l’enregistrement des
terres tribales au nom de cette famille, de plus en plus alliée au pouvoir
central.

5 : LES AUTRES DISTINCTIONS

Mais la stratification sociale au sein de la tribu ne s’arrêtait pas aux


limites du statut de Shaykh, même si elle devenait moins visible sur l’espace
social. En effet, vers le milieu du XIX e siècle encore, toute la tribu paraissait
généralement unie derrière son « porte-parole », le Shaykh. Après lui, il
convient donc de repérer les catégories qui se distinguent par les qualités et
services qu’elles ont mis à la disposition de la communauté tribale.
A l’intérieur de chaque catégorie, la même mobilité induisait un
mouvement vers le haut ou vers le bas en fonction de ces qualités requises,
le Shaykh, par rapport à sa famille — dirigeante—, ne faisant pas exception à
la règle.

D’abord, la famille dirigeante appelée hamula al Shaykh se


distinguait justement dans l’environnement tribal. Mais si un membre de
cette hamula ne paraissait pas digne d’elle, il pouvait être privé de ce respect
ou châtié s’il venait à commettre un crime. Cette particularité s’appliquait aux
autres dignitaires de la tribu.

Puis, viennent les Sada (pluriel de Sayyid, descendant du Prophète)


qui jouissaient généralement d’une vénération de la part des hommes de la
tribu (97). C’était leur descendance même qui leur procurait cette grande
considération sociale (98). Mais il ne s’agissait pas d’une caste et cette
considération pouvait être altérée s’ils venaient à commettre des actes ou à
adopter des pratiques jugées contraires à leurs devoirs de piété et
d’honnêteté (99). La fonction la plus notoire des Sada était celle de
circonscrire les conflits et d’arrêter les guerres tribales (100).

Quant à la diffusion du savoir et de l’éducation religieuse, c’étaient les


muwamna (pluriel de munin ou croyant) qui assumaient cette fonction.
Guides religieux, ces muwamna, dont une partie seulement était d’origine
tribale, possédaient une première formation religieuse, souvent acquise à la
hawza –université- de la ville de Nadjaf ou à celle de Karbala. Les muwamna
ont joué, semble-t-il, un rôle important dans la conversion des tribus du
centre et du sud de l’Irak au chiisme (101) et, par là même, ont contribué à
la diffusion de la religion musulmane en général. Au sein des tribus sunnites,
cette même fonction était assumée par les mulla – mulali au pluriel (102).

Le farida ou obligation, jouissait aussi d’un certain prestige.


Répondait à cette appellation la personne qui, connaissant les règles
judiciaires tribales, devait trancher les contentieux entre les hommes de la
même tribu. Elle était en quelque sorte le juge tribal. C’était souvent une
personnalité importante, dans la mesure où l’acceptation de son règlement
des conflits tenait à son prestige au sein de la tribu. Elle ne donnait son avis
que lorsque les deux parties s’accordaient à le solliciter, mais une fois rendu,

45
ce jugement était obligatoire et sans appel (103) d’où probablement
l’appellation de Farida.

Nous devons aussi souligner la place qu’occupait le secrétaire du


Shaykh. Appelé mulla, il était un intermédiaire et pouvait être délégué par
sa tribu auprès des autorités ou des autres tribus (104).

Les autres membres de la tribu pouvaient également être l’objet de


considération lorsqu’ils appartenaient à des familles étendues, connues pour
leur courage, leur générosité ou une histoire exaltant ces vertus.

Ainsi, tous ces facteurs, liés les uns aux autres - descendance,
qualités personnelles et services - ont joué un rôle incontestable dans la
stratification sociale dont la souplesse trouve son illustration dans le fait
qu’elle était soumise aux appréciations prévalant au sein de la tribu par
rapport aux individus concernés.

Il est à signaler qu’à ce niveau de la stratification tribale, l’argent, ou


le facteur économique, ne jouait toujours pas un rôle important au XIX e
siècle, ni même d’ailleurs au milieu du XXe siècle (105).

6- REMARQUES SUR LA FAMILLE

De la famille arabo-musulmane, on peut dire, que, paradoxalement,


si elle a été largement étudiée, les comparaisons figées et les préjugés de
toutes sortes auxquels elle a donné lieu, ont fini par en réduire la clarté et la
compréhension.

Quant à la famille nucléaire au sein des tribus d’Irak avant la fin du


XIX e siècle, force est d’avouer que les données solidement établies sont
pratiquement inexistantes.
Les études peu nombreuses, mais parfois très riches, qui ont été
conduites au XXe siècle, surtout après 1950, nous apprennent peu de choses
sur la situation qui prévalait au XIXe siècle et au début du XXe siècle, période
fertile en changements, à tous les niveaux. Quant aux voyageurs
occidentaux, ils étaient relativement peu accueillis dans les familles au sein
des tribus. Et au-delà du choc, des étonnements et des goûts exotiques, ils
ne pouvaient nous apporter un véritable éclairage sur le fonctionnement de
cette famille ou sur son interaction avec son environnement.

Il est néanmoins possible de faire les remarques suivantes en nous


basant, tant sur des données disparates que sur les suppositions que nous
nous permettrons d’énoncer en fonction de notre connaissance générale et
de notre présent travail.

Premièrement, la famille nucléaire - homme, femme et enfants -


était assez faible par rapport à la tribu, véritable corps social qui encadrait
solidement, à l’époque, tous les individus et atténuait considérablement le
statut du père au sein de sa propre famille : phénomène encore visible en
Irak, où les grands-pères, les oncles et les tantes rivalisent parfois avec le
père. Nous pensons qu’il ne s’agissait probablement pas d’un conflit de

46
« territorialité » entre le père et les tenants du pouvoir tribal. En effet, dans
la mesure où des valeurs communes géraient la vie de tous, le père se
trouvait enclin, de lui-même, tout en jouissant d’un statut très important, à
respecter l’avis des « autres » - frères et cousins - sur la gestion de sa
propre famille.

Deuxièmement, la primauté des hommes par rapport aux femmes


était consacrée par des valeurs tribales et de moins en moins par celles de la
religion musulmane (106). Néanmoins, il convient de nuancer cette assertion
concernant la femme tribale du centre et du sud Irak, qui, dans le travail
agricole, rivalisait avec l’homme en termes de productivité, contrairement à
la femme bédouine qui ne pouvait s’imaginer concurrencer l’homme dans
l’acte guerrier et le pillage, principales sources de la richesse bédouine. A
cette particularité, vient s’ajouter la circulation permanente des prédicateurs
chiites, qui a probablement fini par consacrer une autre idée de la femme.

En effet, leurs récits répétés mettaient l’accent sur le rôle accompli


par Fatima auprès du Prophète, son père, et sur le rôle de Zaynab et ses
discours dans le retentissement du martyre de son frère, l’Imam Husayn,
dans la conscience musulmane (107). Dans tous ces récits, les femmes sont
présentées, non pas comme des objets ou des êtres faibles, mais comme des
héroïnes ayant fourni le complément nécessaire à la réussite des œuvres du
Prophète et des imams. Il était constamment rappelé que les femmes étaient
des partenaires qui forçaient le respect et la vénération de tous, y compris
des hommes.

Nous n’entendons évidemment pas faire l’éloge de la femme tribale,


mais plutôt mettre en garde contre les a priori et la confusion existant entre
la situation des femmes citadines et des femmes tribales, et en ce qui
concerne ces dernières, entre les femmes tribales de 1950 et celles de 1850,
par exemple. Cet amalgame, loin de servir la recherche, ne fait que refléter
un certain nombre de préjugés comme cela sera démontré
ultérieurement. (108).

Souple et complexe, la stratification sociale au sein de la société


tribale d’Irak se situait à plusieurs niveaux. Son étude nous permettra de
mieux traiter le sujet délicat des valeurs tribales qui formaient, d’ailleurs, le
socle de ladite stratification.

NOTES DU CHAPITRE II
(1) Voir par exemple Marx-Engels, 1968, p.86. Ce concept de classe
peut évidemment être opératoire concernant d’autres sujets de recherche.

(2) Cazeneuve (J.), 1976, p.202

(3) Nous rappelons qu’il s’agit ici de la société tribale arabe d’Irak et
non pas des centres urbains qui, à leur tour, ne connaissaient qu’un

47
embryonnaire regroupement fondé sur l’état de possession de moyens de
production.

(4) Comme c’est le cas de Fernea, 1970. Cf. Shkara (d), 1970, p.19
qui montre la pyramide sociale au sein de la tribu.

(5) L’étude du développement ultérieur (Ch. VII) nous confirmera


également cette réalité observée tout au long de l’histoire tribale arabe.

(6) Voir, par exemple, Wardi (A. al), 1977, p.176 qui parle du
gouvernement tribal en utilisant l’adjectif qabaliyya (de qabila), alors que
dans la même page et parlant du front tribal il utilise ‘asha’iriyya (de ‘ashira).
Nawwar, 1968 (b), appelle toutes les tribus par ‘ashira. Al Tahir cité par Le
Cerf, 1975, fait le même usage du mot ‘ashira. Cette appellation dominante
dans le Sud-Irak devient effectivement la plus utilisée en Irak depuis le
milieu du XXe siècle.

(7) Confusion signalée à juste titre par : Le Cerf, 1975, pp.721-722.


Hésitant entre deux tendances, cet auteur ne cache pas son embarras.

(8) Al Tahir, cité par Le Cerf, 1975, pp.721-722, est visiblement


partagé entre les deux tendances. Spécialiste des tribus d’Irak, il nous
renvoie cette confusion répandue dans ses travaux. Il est à signaler que,
dans la région de Daghghara, Fernea, 1970, pp.81-3, observe le terme sillif
qui remplace le terme qabila pour désigner la structure qui englobe plusieurs
‘ashira. Mais le sillif est généralement utilisé pour signifier le domaine ou le
village habité par les tribus. Il n’existe pas, à notre connaissance, un shaykh
de sillif. Voir Saad (A.M.), 1973, pp.81 et 84 et Hammudi (B.A.H.), 1972,
p.35.

(9) Cf. également Chelhod, 1971, pp.46-47 et Nawwar, 1968 (a),


pp.93-94 et 1968 (b) p.146. Tahir, 1972, p.65, pense que les accords tribaux
répondaient aux besoins défensifs et donne l’exemple de la confédération d’al
Muntafik. (Nous verrons de près le fondement de cette confédération).

(10) Coon (C.S.), 1975, p.897

(11) Le cheval arabe fournissait diverses sortes de transports aux


Bédouins. Mais, la noble place qu’il occupe chez eux s’explique surtout par les
pratiques guerrières, la recherche du prestige et la volonté d’indépendance.

(12) Ibidem.

(13) Chelhod, 1958, p.60

(14) Poussée par la pression du Wahhabisme, une grande partie de


Shammar s’est vue contrainte de quitter l’Arabie pour l’Irak.

(15) Nawwar, 1968 (b), p.149

(16) Ibid., pp.149-150

48
(17) Documentation française, 1951, p.8

(18) D’où un autre facteur d’instabilité dans l’Irak contemporain.


Dans l’esprit irakien tribal, tout dirigeant, fût-il puissant, risque une érosion
de sa réputation, lorsque son image s’éloigne des qualités requises par son
statut.

(19) Vernier, 1963, p.77,

(20) Coon (C.S.), 1975, p.897, considère cette confédération comme


moutonnière, alors qu’il s’agit d’un rassemblement tribal mixte, surtout à
notre époque.

(21) Ibidem.

(22) Tahir (A. Dj. al), 1972, p.64

(23) Comme chez les mi‘dans des marais, voir supra chapitre I

(24) Ce que nous pouvons déduire du récit de Tahir, 1972, pp.64-65.


Pour Mahmud (M.A.), 1980, p.37 les Shawiyya sont des Bédouins d’al
Muntafik, ce qui confirme leur supériorité.

(25) Tahir, 1972, p.65

(26) Cf. Dauphin (J.), 1960, p.41. Mi’dan vient peut être de ma’dan,
qui signifie le métal, donc solide ou brut.

(27) Une définition précise qui ne couvre pas certains groupements,


comme les paysans ou les pêcheurs des marais. Voir aussi l’anthropologue
irakien Salim (Sh. M.); 1970, pp.18-19

(28) Nawwar (A.A.S.), 1968 (b), p.159

(29) Azzawi (A.al), 1955 (b), p.66

(30) Dauphin (J.), 1960, p.42

(31) Ibidem

(32) Coon, 1975, pp.896-897. L’auteur considère les mi’dans comme


une des quatre sortes de nomadisme. Mais, vu leurs déplacements, leur
environnement et leurs animaux, nous pensons qu’i s’agit plutôt des semi-
nomades pratiquant le pastoralisme fluvial.

(33) Azzawi (A. al), 1955 (b), p.66, il est donc légitime de se
demander pourquoi Nawwar s’empresse d’expédier ce problème en citant le
même Azzawi incomplètement. Est-ce dû à l’arabisme affiché par l’auteur et
qui dominaient les écrivains des années soixante ?

(34) Bedair (A.), 1965, p.73

49
(35) Le Shaykh d’une tribu des marais ne disait-il pas à Dauphin (J.),
1960, p.42 :« il vaut mieux être un âne à Basra qu’un homme ici! » ?

(36) Par le terme « Bédouin », nous désignons les nomades, en tribus


ou en fraction à l’intérieur des tribus semi-nomades.

(37) Cf. à titre d’exemple seulement, Voir Vaucelles (P. de), 1963,
pp.32-33

(38) Dabbagh (H. al), 1959, p.172

(39) Le plat national irakien est constitué, au XX e siècle, de riz et de


légumes accompagnés de viande, cuisinés à la sauce tomate. On y utilise
donc tous les légumes, notamment les tomates. Chez les tribus du Sud, les
aliments les plus consommés sont le riz et le yaourt, le pain -complet ou de
seigle- avec l’oignon selon les possibilités. Les dattes sont à la portée de
tous.

(40) Car les Suluba sont plutôt des groupes éparpillés dans les tribus.
Ainsi, on parle de Suluba de Shammar, par exemple. Cf. Djamil (F.), 1970,
pp.33-34

(41) Nawwar, 1968 (b), p.161; « La plupart des médecins de la


badiya –bordure de désert- sont des Suluba », Djamil (F.), 1970, p.37

(42) Coon (C.S.), 1975, p.897

(43) Ibidem

(44) Bode (C.) Travels in Luristan and Arabistan, 2 vol. London,


1845, in Nawwar, 1968 (b), p.161

(45) Nawwar, Ibidem, pense que les Suluba évitaient les conflits et
vivaient parfois près des marais et dans les zones relativement profondes du
désert.

(46) Djamil, 1970, p.36. Coon, 1975, p.897. Cela reflète évidemment
la non-adoption des valeurs tribales dominantes.

(47) Dauphin (J.), 1960, p.42

(48) Voir : Cazeneuve (J.), 1976, p. 163

(49) Documentation Française, 1951.

(50) Voir infra chapitre IV et V

(51) Voir infra chapitre III, aussi : Monteil (Vincent): Clefs pour la
pensée arabe, Paris, éd. Seghers, 1977, pp. 185-192

(52) Tahir, 1972, p.65

50
(53) Voir infra chapitre IV et V

(54) Chelhod (J.), 1958, p.49

(55) Coon, 1975, p.897. Cet ancêtre ne peut être totémique comme
le laisse entendre Tahir, 1972, p.36

(56) Tahir, cité par Le Cerf, 1975, p.721

(57) Fernea, 1970, surtout pp.81-83

(58) Ibid., p.83

(59) Ibn –fils de- Hamula, est une expression élogieuse encore
utilisée, en Irak, pour désigner une personne brave et généreuse, portant les
marques d’une bonne éducation. Cela reflète l’ancrage de ce lien,
stratification/valeurs, dans la culture irakienne.

(60) Ce cas d’al Daghara, étudié par Fernea, reflète l’émiettement


des tribus au XXe siècle, voir infra chapitre VII.

(61) Le terme sillif signifie simplement le village tribal ; Voir Saad


(A.M.), 1973, pp.81 et 84 puis Hammudi (B.A.H.), 1972, p.35.

(62) Chelhod (J.), 1958, p.25

(63) Ibid, p.23

(64) Selon lui, Ibid, p.25 la conduite du nomade « est une longue
succession d’actes traditionnels et coutumiers. Les devoirs d’hospitalité et de
vendetta[...] les mille faits relatifs au comportement, en bref, toutes ses
manières de faire et de penser, codifiées par l’usage et fortement enracinées
dans les moeurs, posent des limites étroites à sa liberté et font de lui un être
sans changement appréciable » (sic).

(65) Ibidem.

(66) Sur l’individualisme, en tant que composant de l’esprit


occidental, voir par exemple

(67) Sur les effets déterminants de ce droit consacrant la possession


par rapport à la non-possession- voir Anderson (P.), 1974, surtout la
conclusion, et également Rodinson (M.), 1966, pp.73-83.

(68) Dumont, 1977, voir l’introduction

(69) Nawwar, 1968 (b), p.146

(70) Fernea, 1970, p.151

51
(71) Nawwar, Ibidem. Tahir (A. Dj. al), 1972. Voir l’introduction où
l’auteur fait un récit événementiel entaché d’ambiguïté…

(72) Chelhod, 1958, pp.45-46 et 54

(73) Ibid., p.53

(74) Ibid. pp.45-46

(75) Ibid., p.46

(76) C’est finalement cette définition que nous adoptons pour le chef
tribal nomade, avant l’avènement de l’Islam au VIIe siècle.

(77) Batatu, 1978, p.10 rappelle que la stratification sociale a trouvé


un fondement idéologique dans le Coran (43: 32 et 16: 17). Il rappelle
également la protection de la propriété par la Shari’a. Mais, il convient de
souligner ici que ce concept diffère de celui adopté par le droit romain. C’est
une propriété protégée tant que l’on en fait « bon usage » dans un cadre
donné.

(78) Voir infra chapitre, IV, V et VII

(79) Tahir, 1972, pp.60-63, malgré la confusion qui l’entache, il s’agit


d’un récit intéressant car transmis par les vieux de ladite confédération.
Sarkis (Y.), 1981, pp.326-328 rapporte également ce récit.

(80) Le terme domination renvoie à l’idée de l’inégalité organisée et


légitimée, celle du pouvoir couvre toute forme d’imposition -d’une autorité-
quelle que soit la source. Leca Leca (J.) et Schemeil (Y.), 1980, p.49 (note
22). Rappelons que pour les observateurs des XIX e et XXe siècle, cette
confédération était essentiellement formée des tribus chiites, mais dirigée
par une famille sunnite, al Sadun, se réclamant de la descendance du
Prophète. Cf. Chiha (H.), 1908, p.244-245. Sur l’importance de cette
confédération à la fin du XIXe siècle, voir Mahmud, 1980, pp.13-14.

(81) Chiha (H.), 1908, pp.244-245

(82) Il semble, d’après les témoignages que nous avons recueillis,


que des Kurdes étaient employés par al Sadun. Cela s’explique probablement
par la réputation qu’avaient les mercenaires d’être plus maniables et plus
efficaces que les autochtones.

(83) Voir supra chapitre I

(84) Voir par exemple, le témoignage de Fraisier (J.B.), 1842, vol. II,
pp.95-98 et Texier (Ch.) 1840, pp.16-18. Ce dernier explique la
« soumission » des tribus d’al Muntafiq par leur proximité de la capitale, ce
qui est inexact. De plus, de nombreuses tribus se situant entre al Muntafiq et
Bagdad ne connaissaient pas alors cette soumission. Voir infra chapitres IV et
V.

52
(85) Bedair (A.), 1965, p.55.

(86) Voir supra chapitre I.

(87) Chelhod (J.), 1958, p.56

(88) Ibid., p.61

(89) Fernea, 1970, p.115

(90) Chelhod, 1958, pp.61-62

(91) L’Etat musulman a cependant réussi, grâce à l’effort des ulémas,


à instaurer la tradition de l’obéissance aux gouverneurs –‘ulu al ‘amr. Cette
tradition constitue encore aujourd’hui l’un des grands obstacles aux
tentatives de réformes politiques. Elle prévaut y compris chez, ceux qui se
réclament de l’Islam réformiste. Voir à titre d’exemple, Saïd Ramadan : Les
trois grands problèmes de monde musulman contemporain, Genève, Centre
Islamique de Genève, (sans date), 23p., (en arabe). Il convient de signaler
que l’auteur était un grand leader des Frères Musulmans pendant les années
soixante. Sur l’évolution de l’Etat islamique et la position du chiisme, voir
infra chapitre IV.

(92) Voir infra chapitre III. Sur le rôle de la religion dans la résistance
tribale aux Britanniques, voir infra chapitre V.

(93) Nawwar, 1968 (b), p.146

(94) Fernea, 1970, p.108

(95) Chelhod, 1958, p.56, précise p.57 que ledit chef n’était que
« nominalement héréditaire », mettant ainsi, l’accent sur les qualités
requises. Voir également Barazi (Kh. al), 1969, p.92. Dahiri (A.W. al), 1968
qui signale, pp.90-92, que le Shaykh peut être démis de ses fonctions.

(96) La construction de quelques forteresses, l’extorsion de diyyat -


amendes- et de taxes diverses, ces mesures caractérisaient le pouvoir d’al
Sadun. Il convient d’y ajouter la punition des tribus rebelles par leur
expulsion, pour aller à la recherche de nouvelles terres probablement moins
fertiles. Voir par exemple Mahmud, (M.A.), 1980, pp.78-79 et Nawwar, 1968
(b), pp.378-380.

(97) En fait, tous les musulmans respectent les Sada (appelés ashraf
dans les autres pays arabes).

(98) Voir Salim (Sh.M.), 1970, pp.150-154

(99) L’anthropologue irakien qui a séjourné à al Djibayish (marais),


Salim (1970), p.153 pense que les Sada ne constituent pas une famille
étendue. Sur les développements ultérieurs à 1869, voir infra chapitre VII.

53
(100) Il semble, d’après les témoignages que nous avons recueillis,
que les Sada respectés venaient au milieu du champ de bataille et traçaient
une ligne entre les deux parties en conflit, les empêchant ainsi d’avancer
l’une vers l’autre.

(101) Voir l’excellent article de Hasani, 1929, p.677. Egalement infra


chapitre IV.

(102) Cf. Dukla et autre, 1979, pp.283-284. Les qadi -juges- ont
également joué un rôle important dans ce sens, d’après Nawwar, 1968 (b),
pp.147-8

(103) D’après un témoignage d’un fils des tribus al Hayyah –kut,


recueilli en décembre 1978.

(104) Al Tahir, 1972, p.26-45 et également Mahmud, 1980, p.19.


Signalons que ce secrétaire deviendra bien plus important à la fin du XIX e
siècle et au XXe siècle.

(105) Salim, 1970, pp.Y-K (introduction) où il signale que « cette


situation est un exemple de ce qui prévaut généralement en Irak ».

(106) L’Islam a pu limiter et réglementer cette primauté tout en


l’affirmant, mais les Umayyades et surtout les Abbassides l’ont
considérablement renforcée. Voir l’excellent ouvrage de Hatab (Z.), 1976.

(107) Sur le rôle de Zaynab dans la révolte de l’Imam Husayn et sa


vie en général, voir l’excellent ouvrage de la célèbre Egyptienne Bint al Shati,
1966.

(108) Voir infra chapitre VIII, où nous traiterons également de la


situation des femmes au niveau du système de valeurs tribal.

CHAPITRE III:
SYSTEME DE VALEURS TRIBALES

La complexité de l’étude des valeurs et des traditions prévalant au sein


de la société tribale de l’Irak du XIXème siècle tient à plusieurs raisons.

Certaines d’entre elles sont spécifiques, ce qui est avant tout le cas de
la rareté des écrits sur le sujet. Les historiens irakiens ne se souciant guère de
la société tribale ont en effet notamment négligé l’étude de ses valeurs et de
ses traditions.

54
Lorsqu’ils se sont intéressés à quelques aspects de la vie sociale, leurs
écrits ont, à tout le moins, été empreints de préjugés idéologiques, quand ils
n’ont pas obéi à des motivations politiques (1). L’exemple le plus frappant est
présenté par l’historien Fasih al Haydari, qui écrivait, en 1870, au moment de
l’ascension du pouvoir central ottoman en Irak, que la ville de Basra et ses
environs étaient habités en grande partie par les Chiites qu’il dénigrait tout en
faisant l’éloge des Sunnites, surtout quand ils étaient originaires de Nedjd (en
Arabie) et quand ils habitaient la ville d’al Zubayr » (en Irak, vers les frontières
koweïtienne) (2).

Quant aux auteurs contemporains des années soixante-dix, malgré


certaines données intéressantes recueillies sur le terrain, ils n’aident pas à
comprendre la spécificité de la société tribale. Evoluant à l’ombre d’une
dictature effrayante, ils ont considéré les documents historiques comme
inexistants (3), pour donner libre cours à leurs préjugés « modernisateurs et
occidentalisés » à propos de la vie et des valeurs tribales. Ainsi, ils ont
emprunté des concepts d’analyse peu appropriés à l’objet de leur étude. C’est le
cas, par exemple, de Dukla et de ses co-auteurs (4) qui qualifient la société
tribale d’isolationniste, d’indifférente (à l’égard des autres) et de sous-
développée, analyse conduisant « tout naturellement » à condamner la majeure
partie des Irakiens mis, pour ainsi dire, en opposition avec la société "moderne
et civilisée" dont ces auteurs sous entendaient l’existence dans les centres
urbains et notamment à Bagdad !
Un autre exemple est celui d’al Djalili qui explique l’importance du deuil
chez les paysans et, par voie de conséquence la grande peine des familles en
deuil, par l’absence d’un système d’assurance sociale (5). Or, la société
paysanne d’Irak étant fondée sur une forte solidarité tribale incluant les gens
ralliés à la tribu, il n’y a pas en son sein de familles se distinguant par la misère.
Aujourd’hui, cette solidarité reste remarquable en Irak malgré l’ambiance
générale de déchirement et les pratiques de certains groupes.

Dans la même ligne, mais sur un autre sujet, Mahmud al Abtah (6), tout
en regrettant la rareté des études consacrées au folklore irakien, considère
comme « scandaleux » le fait qu’un chercheur s’intéresse au phénomène des
durs de quartiers (shakawat), alors même qu’il s’agit d’un phénomène
sociopolitique, aux origine tribales, concernant la vie de Bagdad et l’incurie du
pouvoir central dans ces quartiers, jusqu’au milieu du XXe siècle. Al ‘Abta
s’interroge, un peu naïvement d’ailleurs, sur le lien existant entre « les arts
populaires, emprunts d’humanisme… et une bande de malfaiteurs qui pillaient
et portaient atteinte à l’honneur d’autrui" (7).
Il s’agit-il très probablement d’un rejet de la différence de la part des
auteurs urbains ou « modernes » qui cachent mal leurs objectifs politiques et
idéologiques. Le mode de vie et les valeurs tribales sont perçus là comme un
vestige du passé et un obstacle au projet de l’Etat irakien modernisateur – en
l’occurrence par la force- présenté comme forcément progressiste et salutaire.

C’est ainsi que le sociologue Al Munaf (8), en évoquant les tribus du


Sud, s’empresse de signaler le grand impact de valeurs traditionnelles sur un
homme « sous-développé ». Al ‘Inaysi (9), quant à lui, résume le but de sa
recherche « objective » sur les tribus des marais par la proposition de solutions
concrètes pour résoudre les problèmes de cette région, « afin qu’elle demeure

55
une source de prospérité de la nation, qu’elle vive en sécurité et qu’elle
devienne un lieu de tourisme pour les étrangers, arabes ou irakiens, surtout au
printemps et en hiver » ! Rien n’est dit sur les besoins et les aspirations de la
population concernée.

Un autre chercheur, Al Irhayyim, va plus loin encore. Dans son mémoire


d’histoire, à l’Université égyptienne de ‘Ayn Shams, édité en 1975 (10), il
présente les mi‘dan (tribus des marais) comme « un mélange bizarre et
étrange... (mais qui) existe encore » ! Cette culture, moins moderne que
modernisatrice par la force, a préparé le terrain pour que le régime de Saddam
Hussein s’attaque plus tard à ces marais en détournant les eaux de l’Euphrate
et en déportant ses populations.

Outre leurs objectifs politiques ou idéologiques, ces écrits supposés


scientifiques, s’inspirent fortement de l’anthropologie évolutionniste répandue à
l’époque, qui présentait ces tribus comme les vestiges d’une société de pré
civilisation » (11). De son côté, Hubac (12), décrit le Bédouin comme un
homme « paresseux, sanguinaire, loup des steppes... son parasitisme est
absolu, bien qu’il soit à l’origine d’une civilisation qui, ultérieurement, s’est
brillamment développée ».

Dans ce contexte et concernant un sujet peu ou mal étudié (13), pour


améliorer l’appréhension des changements intervenus et la compréhension de
positionnement de la société dans ce processus de formation de l’Etat moderne,
il convient de reconstituer le système de valeurs tribales au XIXème siècle, dont
l’essentiel revêt un caractère ancestral et qui semble venir de loin. Pour ce
faire, et éviter de tomber dans le piège que Louis Gardet (14) a très justement
signalé en ces termes : « Cette enquête, relativement aisée dans le présent, est
parfois hasardeuse quand il s’agit du passé. D’où le risque de projeter indûment
le présent sur le passé, de catégoriser les mentalités du passé à travers celles
du présent», une double démarche s’impose. C'est pourquoi notre recherche
consistera à consulter, d’abord, les très rares livres anciens écrits par des
Irakiens sur le sujet, ensuite, les écrits récents surtout lorsqu'ils méritent le
caractère scientifique, ils sont pour la plupart édités après 1950 (15), en
écartant tout propos dicté par des préjugés politiques, moraux ou religieux.

Section 1 : LA DIMENSION TRIBALE


La tribu fournit les structures de base auxquelles l’homme se sent
appartenir. C’est un problème suffisamment traité à travers le concept de
‘asabiyya et son fonctionnement, d’une part, et l’individualisme que certains
auteurs pensent avoir décelé chez les Bédouins, d’autre part. Ceci nous permet
de passer directement à l’étude la tribu et de la famille en tant que valeurs.

I : LA PRIMAUTE DE LA TRIBU
Deux éléments déterminent la valeur de la tribu par rapport aux autres
tribus : La grandeur et l’origine.

- La grandeur de la tribu: Elle se mesure au nombre de ses membres


et est synonyme de sa force. Tempéré par l’Islam, ce besoin tribal de grandeur
implique une valorisation des enfants, surtout de sexe masculin, et explique
l’importance de la vengeance et du deuil et rites relatifs à la mort. Si le mariage

56
« couronné » d’enfants agrandit la tribu, la mort, à l’inverse, la diminue,
l’affaiblit et lui porte préjudice, surtout quand elle tirait fierté de la générosité
ou du courage du défunt dans les combats. La grandeur indique aussi les
ralliements à la tribu opérés dans le passé, grâce aux alliances –hilf,
littéralement serment- et aux allégeances –wala‘ –, mentionnées par Ibn
Khaldun (16) comme sources de mélange et de confusion au niveau des
filiations.

Cette dimension, bien que discutable, constitue également une source


de fierté pour la tribu dans la mesure où elle touche à son histoire et où elle
permet de chanter un passé glorieux et lointain : c’est le cas, par exemple, de
Bani Asad, dont la "pureté" et la rudesse furent signalées par Ibn Khaldun (17).
Une fraction de cette tribu, établie en Irak, a dû, par la suite, émigrer vers les
marais irakiens où elle a régné, prétendant être la plus ancienne et avoir
conservé une filiation intacte. Cette allégation, au demeurant difficile à vérifier,
lui permet de renforcer son esprit du corps -‘asabiyya- et d’affirmer que ses
qualités n’ont pas à être éprouvées (18).

La pratique d’un pouvoir autoritaire exercé par certains shaykh comme


ceux d’al Sa‘dun a sensiblement affaibli l’esprit de corps –asabiyya- au sein de
la confédération –’ittihad-, en tant que base d’adhésion à la tribu et à ses
valeurs.
Si l’arrivée de l’Etat ottoman en Irak, en 1534, en renforçant le statut
de la famille dirigeante d’al Sa’dun aux dépens de ses sujets, a consacré le
déséquilibre au sein de la confédération, elle a laissé le cadre principal
inchangé. La tribu en tant que valeur est ainsi restée vivante, quoique de façon
différente, au sein de différents clans de la tribu, dans le contexte d’une
coercition exercée par la famille dirigeante, appuyée par un pouvoir extérieur.

II : EMINENCE DE LA FAMILLE

Dans les structures tribales en Irak la famille était donc reléguée au


second plan par rapport à la tribu, mais l’homme était en quelque sorte le
noyau de cette cellule tribale de base

Valeur du mâle:
La valeur du mâle était l’une des valeurs les plus importantes au sein de
la tribu arabe préislamique, où l’homme idéal devait avoir les qualités requises,
telles que le courage, la franchise et la générosité, pour défendre la tribu (et sa
réputation) et, par là même, renforcer son propre prestige.
De la femme, en revanche, on avait une idée bien différente qu’on peut
résumer en deux mots en l’occurrence indissociables : Honneur et Fragilité (ou
source de faiblesse). Il est à noter ici que l’honneur est fonction des rapports
avec l’extérieur et que la fragilité est induite par une certaine forme de
protectionnisme. Ces deux éléments produisent les germes d’un tutorat
établissant une infériorité des femmes, mais il convient de voir les choses avec
discernement, sachant que le rôle dévolu aux femmes dans les tribus était très
important, comme en témoigne le parcours de certaines poétesses célèbres,
dont ’al Khansa‘, avant et au début de l’ère musulmane, mais aussi celui de la
femme du Prophète Mohammed qui était sa patronne, ou encore de la mère du
Muawiya, l’Omeyyade Hind, dont le fils Mu'awia parviendra, plus tard, à fonder

57
sa dynastie. Cette femme jouera un rôle notable dans le combat contre
Mohammed et supervisera le meurtre de l'oncle du prophète et chef de son
armée, Hamza, pendant la bataille de ’Uhud.

En conséquence, il était courant de penser que les ennemis de la tribu


pouvaient porter atteinte à son honneur en kidnappant ses femmes, au cours
des combats notamment, d’où la pratique de l’enterrement des nouveau-nés de
sexe féminin -wa’d al banat-, que l’Islam a banni, remettant ainsi la femme, en
termes de dignité humaine, sur un pied d’égalité avec l’homme.
Dès lors, outre que l’homme n’a plus le droit de vie et de mort sur elle,
la femme acquiert une autonomie économique en détenant ses biens en nom
propre. Nous pouvons dire, avec Z. Hatab, que l’Islam a limité l’autorité de
l’homme au sein de la famille, mais qu’il y a conservé son rôle de dirigeant
(19).
En Irak:
Au sein de la société tribale d’Irak, l’homme jouait donc un rôle
primordial dans la défense de la tribu, suprématie encore renforcée, non
seulement par la généalogie tribale basée sur la filiation patrilinéaire, mais
encore par le climat conflictuel opposant les tribus les unes et autres ainsi
qu’aux autorités ottomanes.
Chez les bédouins chameliers, nous retrouvons certaines pratiques
préislamiques. La fragilité de la femme ne l’empêche pas ici de travailler
pratiquement au service de l’homme pour l’installation des tentes et l’élevage
des chèvres. L’homme se consacre au combat pour nourrir la famille en pillant
les caravanes, et à la protection de la tribu et de son honneur en affrontant
ennemis et autres dangers extérieurs.
Dans certaines tribus de Shammar (20), au déclenchement d’une
guerre, une femme, notable de la tribu, montait à dos de chameau pour
représenter l’étendard que les hommes défendaient pendant le combat. Cette
pratiquait était appelée Markab -ou siège.

Ainsi, les berceuses que les mères chantaient pour leur fils, illustraient
cette valeur de l’homme et sa contrepartie, la mort qui guettait les braves aux
virages de leur vie, surtout dans les combats. Les chansons de Samarra
(environ 120 km au Nord de Bagdad), comme celles d’autres régions arabes
d’Irak, font état des vœux de la mère que son fils, une fois adulte,
l’accompagne au pèlerinage de l’Imam Ali et l’enterre dignement après sa mort.
Cette berceuse de la région d’al Simawa (Bas-Euphrate), « Dors, oh mon petit...
si tu veux savoir, je voudrais que tu veilles constamment sur moi. Sans toi, je
serai seule, sans aide, oh, mon petit ! », en est une illustration.(21).

Compte tenu du manque de documents, il est donc permis de nuancer


l’affirmation de l’infériorité de la femme tribale paysanne de Bas-Irak, dès lors
qu’elle assumait un rôle relativement important aux champs et dans l’élevage,
et qu’elle tenait sa place dans les batailles en soutenant les hommes en "ligne
arrière". Plus encore, l’importance de certaines femmes poétesses célèbres et
leur grande réputation dans les domaines tribales, comme Fad’a al Khaza’iyya
(22), nous laissent perplexes.

Il est un autre texte où une femme se permet, il y a plus de cent ans,


de dire à son mari : « Mange ton repas ou je t’empoisonne, Je ne suis ni Fasliya
ni ta cousine ! » (23)(Fasliya : une femme dont le mariage –généralement

58
forcé- s’est fait en vertu d’un règlement. Quant à la cousine, elle est
normalement –ou même forcément- destinée à son cousin). Il s’agit visiblement
là d’une femme qui rejette les remarques désobligeantes de son mari sur ce
qu’elle fait et qui refuse sa domination. A ce propos, il convient de retenir les
termes péjoratifs, voire les insultes, qu’utilisaient certaines poétesses pour
critiquer non seulement les maris qualifiés de paresseux ou de vieux, mais aussi
le mariage forcé, dénoncé comme un mariage sans amour ou sans désir. Il est
ainsi envisageable de suggérer l’existence, surtout au sein des tribus
paysannes, d’une limitation, voire d’une altération de la position de supériorité
des hommes, laquelle n’était ni systématique ni absolue au XIXème siècle,
contrairement à ce que certains auteurs tendront à laisser croire à partir de
leurs observations et de leurs jugements, un siècle plus tard.

Les observations de l’historien Abdul Razzaq al Hasani (24), en date de


1929 sont plus significatives pour nous, car plus proches du XIXe siècle. Elles
nous présentent la femme tribale non voilée, à l’inverse de la femme citadine
qui vivait comme une "reine" dans sa maison, mais se voilait soigneusement à
l’extérieur.
Le fait que les femmes tribales paysannes assumaient une bonne partie
du travail nécessaire à la survie de la famille et certaines tâches difficiles leur
conférait un statut contrasté par rapport à celui que dépeignent souvent les
auteurs contemporains.

III : LA JUSTICE TRIBALE


L’étude du droit tribal bédouin est encore peu avancée (25). Il est
paradoxal que cette justice encore aujourd’hui vivante, mais que nous devons
resituer telle qu’elle prévalait au XIXème siècle, surtout au sein des tribus
arabes, majoritairement paysannes, du Centre et du Sud de l’Irak, vue les
documents existants.
Partie intégrante des structures autonomes dont jouissait la société
tribale en Irak(26) et fondée sur les us et coutumes tribales(27), elle a revêtu
un caractère sacré (28) et s’est même identifiée à la tribu et à sa continuité.

En Irak, la justice tribale (pénale et civile) était appelée Suwani, pluriel


de Saniya, qui signifie la règle (suprême) promulguée par la tribu pour le
règlement des conflits, ou plus précisément « l’énoncé de cette règle juridique
destinée à arbitrer les conflits entre les groupes ou les hommes des tribus »
(29). Les tribus arrêtaient leurs positions à partir de ces règles qui, très
anciennes et non écrites reposaient surtout sur la jurisprudence, et, une fois le
nouveau jugement prononcé, le conseil tribal chargeait un messager d’en faire
parvenir la teneur aux autres tribus (30).

Le conseil tribal, qui avait en charge d’exercer la justice et, surtout, de


faire appliquer les règles tribales était formé du Shaykh de la tribu, toujours
perçu comme le « premier de ses semblables », et des anciens de la tribu, dont
notamment les awarif -pluriel de arifa- ou experts de la loi tribale. Au sein des
tribus bédouines, comme celle de Shammar, on distingue les awarif permanents
qui héritaient de cette fonction -manahi- de ceux choisis pour le règlement d’un
conflit déterminé -mashahi.

59
Mais une autre personnalité figurait en bonne place au sein du conseil
tribal, dans le Centre et le Sud de l’Irak, celle du sayyid –ou descendant du
Prophète. Le sayyid concurrençait le ‘arifa, et jouissait d’un grand respect, dû,
non seulement à sa descendance, mais aussi à sa sagesse et à sa connaissance
des règles tribales. Il assumait, au sein des tribus arabes chiites d’Irak, un rôle
de modérateur et de pacificateur, en dissuadant les grandes tribus de s’attaquer
aux petites et en empêchant les tribus, en général, d’entrer en guerre ou de la
perpétuer (32). Avant de traiter plus précisément de la place de la religion, il
convient, à ce stade, de dire un mot sur ses rapports avec la loi dans la culture
tribale.
Pour l’essentiel, la loi tribale, transmise au fil des siècles, s’est
constituée en dehors de la juridiction islamique (33). Il semble même que la
religion -en tant que législation- y était perçue comme venant de l’extérieur,
contrairement aux Suwani, ces règles héritées de père en fils et considérées
« comme le meilleur garant de leur salut et de leur unité tribale » (34).
hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
Alors que la législation musulmane se fonde sur le principe de la
responsabilité individuelle (35), la responsabilité collective a toujours été
reconnue par la justice tribale. Tel est notamment le cas pour le meurtre
prémédité, sanctionné, non pas par la peine capitale, mais par un règlement
collectif à l’amiable –fasl- qui consistait à offrir un nombre déterminé de
femmes, quatre en principe, à la famille de la victime. Si l’agression n’avait pas
été mortelle et n’avait entraîné que des dommages corporels (blessures ou
handicaps), le nombre de femmes variait de un à trois selon la nature du
préjudice subi. Tout échec d’un accord à l’amiable pouvait donner lieu à des
vengeances de la part des familles ou tribus qui s’estimaient lésées.
Cette forme de réparation par le don de femmes avait deux fonctions :
compenser les pertes physiques ou psychologiques et établir des liens de
parenté entre les deux belligérants dans un contexte de paix plus "juste", parce
que plus acceptable par les deux parties. Cette réparation visait aussi à établir
un nouveau lien entre les parties en conflit par le mariage et la nouvelle
descendance susceptible d’en découler (36)... Les autres préjudices moraux
(offenses) obtenaient aussi compensation: la loi tribale prévoyait même de
sanctionner l’auteur d’agressions psychologiques en lui rasant la barbe et la
moustache (37).

Pour autant, il existe un exemple presque opposé qui illustre, lui aussi,
la grande différence existant entre les règles tribales et les règles de l’Islam : le
droit accordé au mâle sur sa cousine paternelle, laquelle lui était destinée
d’office, alors que l’Islam rejette tout mariage prédestiné ou forcé. Le non-
respect de ce droit pouvant conduire le cousin offensé à assassiner sa cousine
ou son mari, les sages de la tribu privilégiaient les solutions à l’amiable, faute
de quoi le mariage était annulé. (38). Par ce mariage endogamique, la tribu
cherchait à assurer sa continuité à travers son propre sang (39 =). Ce souci
reflète une certaine cohérence de la vision tribale quant à sa conception de la
vie sociale et à son mode de vie dont la logique de fonctionnement ne se perçoit
que dans son ensemble.

D’autres règles répondant au même besoin de préservation n’étaient


pas en opposition flagrante avec la législation musulmane.

60
C’est d’abord le cas de la règle de Kasir – petit -(40) qui consiste à
garantir à une branche, une famille, ou même à un individu de faire partie
d’une tribu qui lui assure la protection, sans pour autant l’obliger à lever les
armes avec elle. C’était là une sorte d’hospitalité –diyafa-, mais de longue
durée (41). Alors que les hôtes étaient reçus de plein droit pour une durée de
trois jours, les Kasir résidaient dans la tribu de façon définitive et y travaillaient
comme les autres membres. Ils constituaient plutôt une catégorie distincte,
intégrée sans être complètement assimilée au sein de la tribu.

Une autre règle importante est celle du « al Wadjh » -visage- qui


correspondait à la protection qu’une tribu bédouine accordait à une tribu
pastorale pour passer avec ses troupeaux dans ce qu’elle considérait comme
son territoire. La tribu qui avait délivré ce « sauf-conduit » se voyait obligée à
en dédommager les détenteurs – il en allait de son honneur et de son prestige–
en cas de pertes subies sur son territoire (42). Le fait qu’en cas de non-respect
de cet engagement, la figure du Shaykh et l’image de la tribu s’en trouveraient
ternies, confère à cette règle une valeur symbolique.

Ces règles de Kasir et de Wadjh font partie d’un principe général appelé
dakhala ou dakhil -refuge-, dérivée de dakhala -entrer (en protection). Il s’agit
d’un droit de refuge ou de protection accordé face aux tribus et au pouvoir
central, quelles qu’en soient les conséquences. C’est ce dernier aspect qui a
d’ailleurs conduit les observateurs (43) à critiquer sévèrement et fort
légitimement cette règle devenue source de conflits meurtriers.
Pour compléter ce propos, il est indispensable de bien repérer ce qui
existait au début de l’époque moderne et ce qui porte les empreintes de
l’évolution vécue aux XIXe et XXe siècles. Aussi faut-il bien mesurer que cette
valeur de protection devait, au départ, répondre à un double besoin : agrandir
la tribu et renforcer sa réputation. C’est, en fait, la dégradation des mœurs
tribales conjuguée au « virus tribal » de défier même les dangers
insurmontables, qui a conduit à une pratique abusive de ce principe déclenchant
ipso facto des guerres fratricides entre protecteurs et justiciers.
En effet, cette protection pouvait bénéficier à nombre d’auteurs de
délits, y compris à un homme ayant « enlevé » une femme mariée (44). Si une
grande tribu du Moyen-Euphrate, comme celle de Banu Hakim l’accordait au
couple, les deux fugitifs pouvaient se marier. Dès lors que cet act transgressait
les valeurs tribales, on comprend à quel point pour la tribu agressée cette
protection était vécue comme offensante grave et inadmissible. Rappelons en
effet qu’en cas d’intrusion d’un amant ou d’un voleur dans le foyer familial,
l’agressé pouvait, à l’intérieur de sa maison ou de sa tente, tuer l’intrus en
toute légalité tribale.
Cependant, comme nous ne possédons pas d’indications sur l’existence
de tels actes aux XVIIe et XVIIIe siècles, tout laisse à penser qu’ils pourraient
n’être que les effets de la décadence générale de la vie tribale au XIXe et plus
encore au XXe siècle. L’adultère, considéré par les tribus comme une haute
trahison et sanctionné par la peine capitale, constituait un crime plus
gravement puni que l’assassinat lequel, comme nous l’avons vu, se réparait par
l’offre de femmes en mariage. L’adultère faisait d’ailleurs partie des crimes,
appelés Suda -noirs- (45) pour souligner la gravité de l’acte qui déshonorait
leurs auteurs. Le fait que les femmes symbolisaient, dans les tribus arabes
d’Irak comme ailleurs, l’honneur et le salut de la tribu, ne faisait évidemment
que renforcer les exigences et les interdits formulés à leur encontre.

61
Si voler, blesser tuer un cheval ou un chien étaient autant de crimes
suscitant le mépris de la tribu qui refusait alors de manifester sa solidarité aux
incriminés au moment de payement du diyya –indemnité (46), l’adultère ou
l’assassinat d’un membre de sa propre tribu, étaient, quant à eux, sanctionnés
par l’expulsion –’idjla- de la terre tribale –dira ou silif. Une telle punition qui
reflète la gravité du crime, dénote aussi l’impact coercitif recherché par le
« législateur tribal ». Quitter sa tribu étant inconcevable et considéré comme
scandaleux dans l’esprit tribal, se trouver expulsé ou condamné à vivre loin de
siens constituait une sanction terrible (47). Une fois expulsé pour de tels
crimes, l’homme tribal se voyait contraint de chercher une autre « tribu
d’accueil ». Il ne venait pas à son esprit d’émigrer en ville (48).

Tout en étant héritée du passé, la justice tribale constituait une


manifestation d'une volonté d’indépendance tribale vis-à-vis du pouvoir central
et, à un degré moindre, des autorités religieuses ou des ‘Ulama des villes
saintes de Nadjaf et Karbala. Même si les règles de la religion musulmane y
étaient moins intériorisées que dans les traditions tribales, la religion était
présente dans les procédures judiciaires tribales, où l’on prêtait serment sur le
Coran et sur al Abbas, frère de l’Imam Husayn très respecté en Irak, surtout
par les Chiites. Normalement, l’homme de tribu ne recourait que rarement au
serment pour faire valoir la vérité, mais au fil du temps, cet usage du serment
se généralisera pour vérifier les déclarations des uns et des autres (49). A cet
égard, il convient également de noter l’importance du rôle joué par les Sada -
descendants du Prophète- dans le conseil tribal et dans le règlement des
conflits.
Par ailleurs, dans certaines circonstances les tribus obéissaient aux
fatwas –jugements émis par les ulémas. Les tribus chiites, nous le verrons,
respectaient fortement les ulémas de Nadjaf et de Karbala, qui jouissaient d’un
caractère sacré -hurma- alors que les ordres du gouvernement étaient en
principe rejetés. Certaines tribus imposaient à celui qui volait des biens
appartenant à un descendant du Prophète ou un pauvre, de payer une
indemnité équivalant au double de la valeur de l’objet volé. En outre, le voleur
se trouvait frappé d’expulsion pour éviter « que l’anathème ne tombe sur la
tribu toute entière » (50).

Nous pensons que ces règles signifient, entre autres, que certaines
valeurs islamiques majeures -aux yeux des tribus- ont été intégrées dans
l’environnement culturel tribal. Associées à l’esprit du corps tribal et aux règles
purement tribales (préemption sur la cousine paternelle, protection des fugitifs
et règlement de conflit) ces valeurs, croyances, ces rites musulmans
confortaient l’unification des membres de la tribu. Ce phénomène est plus
évident encore chez les tribus chiites d’Irak, comme nous le verrons plus loin.
Ces valeurs d’origine musulmane constituent, en tout cas, l’essentiel des
valeurs religieuses tribales arabes d’Irak.

Section 2 : LA DIMENSION RELIGIEUSE


L’importance de ce sujet va de pair avec sa complexité et les
susceptibilités qu’il provoque à la fois chez les acteurs concernés et les Irakiens
en général. L’observateur remarque d’emblée que les tribus chiites constituent
l’écrasante majorité dans le Bas-Irak (Centre et le Sud du pays). Vu leur
densité démographique, elles constituent la majeure partie de la société tribale

62
de ce pays, alors qu’elles sont les plus négligées par la recherche. Par souci
d’efficacité, Il convient donc de se concentrer sur la dimension religieuse de ces
tribus majoritaires sans pour autant ignorer les autres. Il est en effet essentiel
de procéder à des comparaisons avec les tribus sunnites vivant à proximité de
Bagdad, à l’Ouest et au Nord de la capitale jusqu’à Mosul, lesquelles, en contact
épisodique et parfois permanent avec les tribus chiites, se laissaient d’ailleurs
bien souvent convaincre par le chiisme (51).

Nous nous intéressons ici à l’étude de la religion en tant que fait social,
dont les représentations sont des représentations collectives (52). Nous traitons
du contenu de la religion adoptée, uniquement dans la mesure où cela est utile
pour comprendre la spécificité de tel ou tel groupement humain dans
l’environnement sociopolitique où il se trouve. C’est pourquoi, et bien que les
différentes religions, comme le pensait Durkheim (53), répondent aux mêmes
nécessités, les formes qu’elles prennent et la manière dont elles se développent
sont parfois différentes. C'est pourquoi une même religion peut prendre
plusieurs voies, et cela en fonction de l’environnement non pas seulement
naturel, mais aussi et surtout sociopolitique et des conflits d’intérêts qui en
découlent. L’Islam ne nous semble pas faire exception, car son développement,
notamment chiite, a généralement été lié à un positionnement déterminé face
aux pratiques du pouvoir dominant (54).

Par conséquent, et s’agissant des sources, tout en faisant référence à de


grandes ouvrages et à des témoignages de grands observateurs étrangers, il
faut accorder une importance particulière aux sources locales ou de proximité
(spécialistes d’Irak et des tribus) pour être au plus près de la réalité des
conceptions religieuses telles que vécues non pas par les grands théoriciens de
telle ou telle tendance, mais bien par les tribus et les gens d’Irak.

D’après les observations des auteurs, notamment d’Anne Blunt (fin du


XIXe siècle) et de H. Chiha (début XXe) (55), il apparaît que les tribus chiites
étaient plus attachées à la religion que les tribus bédouines sunnites, ce qui est
le cas Cette dernière affirmait, de son côté, que Shammar était la seule tribu
sunnite ayant un Mullah -guide religieux-, en son sein, et attribuait cette
particularité au fait que le Shaykh de Shammar était à moitié turc.

En effet, les tribus bédouines étaient plus ouvertes aux chrétiens ou aux
étrangers en général. Naturellement, cette ouverture était plus remarquable
encore chez les Sunnites urbains aisés qui, d’après les mêmes observations,
avaient l’habitude de recevoir les étrangers ou de leur rendre visite pour se
divertir, alors que leurs semblables chiites –urbains- participaient
continuellement à des rencontres où, avec leurs frères de religion, ils pleuraient
le martyre de l’Imam Husayn et se souvenaient de ses qualités. La visibilité de
ce contraste pousse Chiha (56) à dire que les Chiites « naquirent, vécurent et
moururent dans un monde de pleurs et de tristesse » !

Quelle que soit la part d’exagération dans un sens ou dans un autre,


nous pensons qu’au sein des Chiites, l’attachement à la religion avait plus
d’impact sur la vie quotidienne ce qui donnait à l’observateur ou à l’homme
politique étranger l’impression d’être en présence d’une communauté aux
structures relativement compactes. A l’échelle des tribus, cette adhésion au
chiisme venait renforcer l’attachement traditionnel à la tribu. La conjonction de

63
ces deux forces d’adhésion explique pourquoi de nombreuses tribus chiites
constituent encore aujourd’hui les structures sociales les plus solides, dans
l’Irak arabe, dépassant en cela les Chiites urbains, relativement dispersés, et de
très loin les Sunnites urbains et tribaux, privés, quant à eux, d’une semblable
référence à une autorité religieuse « ancestrale » et indépendante.

C’est la raison pour laquelle il apparaît très instructif de mesurer


l’importance du facteur religieux, de voir ses significations sociopolitiques chez
les tribus chiites et, le cas échéant, d’établir une comparaison avec les tribus
sunnites, d’où la proposition d’étudier principalement l’Islam chiite, son
adoption par les sociétés tribales, le rôle des centres de l’Islam chiites (comme
celui de Nadjaf) au sein de la société tribale et d’évoquer, enfin, les mythes et
les légendes tribales.

I : L’ISLAM CHIITE ET SON ADOPTION TRIBALE:


Dans ce cadre, il s’agit d’étudier, d’abord, les croyances, puis les rites
les plus marquants de la société tribale d’Irak, du XIXe siècle.

1- Les Croyances :

A/ Le monothéisme
Le monothéisme est à la base de toutes les croyances islamiques. Il
constitue le tronc commun de la foi chez toutes les tribus d’Irak: il consiste à
affirmer qu’Allah est seul Dieu, « maître absolu de l’univers et que tout dépend
de sa volonté et de sa puissance » (57). Devant lui, tous les hommes sont de
simples créatures et sont, de ce fait, égaux. Aucun d’entre eux ne peut
prétendre, vis–à-vis de ses semblables, à un quelconque caractère divin (58).
De la foi en un Dieu unique, découlent d’autres croyances, entre autres que
Muhammad est le dernier messager de Dieu, le maad –ou la résurrection. Cette
dernière couvre la vie sépulcrale, comme le passage obligé à la vie éternelle.

Il faut également signaler que le mot arabe Tawhid est utilisé comme
synonyme de wahdaniyya –monothéisme. Or, le vocable le plus couramment
employé, Tawhid, veut également dire unification – divine-, et, par extension,
unification de tous par cette foi en un Dieu unique. Cette extension au sens
d’unification dénote une volonté d’englober les musulmans dans le cadre d’un
Etat unificateur. Néanmoins, il est certain que l’Islam incite fortement à l’union
comme un idéal et une ambition, mais dans l’immédiat reconnaît clairement les
particularités individuelles ou communautaires (59). Il reconnaît, par exemple,
les tribus, en rejetant la ‘asabiyya –esprit du corps- tribale type qu’il réoriente
au profit de toute la umma –nation-musulmane (60). Le Prophète a délimité la
‘asabiyya de la foi en Dieu en spécifiant la solidarité avec un frère dans le but
précis d’empêcher d’agresser autrui.

Au sein de notre société tribale, cette croyance se manifeste à travers


plusieurs formules répétées à longueur de journée comme « bismillah » -au
nom de Dieu-, « Allah ybarik » -que Dieu bénisse- ou encore à travers le
serment prêté sur le Coran, comme cela a été signalé à propos de la justice
tribale. Comme nous le verrons, les cérémonies et rites, accomplis à la
naissance comme à la mort, constituent d’autres exemples notoires.

B/ L’idéal du charisme et de l’Imamat

64
Le chiisme se distingue par la présence de douze Imams, qui devaient
guider les musulmans après la mort du Prophète. Il s’agit là d’une première
spécificité du chiisme. Cependant, l’idéal musulman chiite du charisme –
infaillibilité ou isma-implique la poursuite du combat, latent ou déclaré, contre
l’injustice. D’après le chiisme, le charisme permet au leader de guider avec
persévérance ses disciples sur la voie tracée par le Prophète.

Les conflits ont éclaté après la mort du Prophète, d’abord, sous le règne
d’Uthman (troisième calife bien guidé) et surtout sous les Umayyades, dont les
pratiques relativement despotiques ont fini par repousser les populations, par
confirmer les Chiitess dans leur conviction (61) et surtout par faire gagner au
chiisme de nombreux adeptes sur la terre d’Irak et ailleurs.

Les Chiites insistent sur le fait que ce sont des notables mécontents de
la suppression, par Ali, de leurs privilèges économiques (62) qui ont déclenché
la rébellion contre le quatrième calife bien guidé, « gendre, cousin et élève » du
Prophète. Cette conviction confirme à leurs yeux qu’Ali était combattu par des
individus avides de pouvoir. Pourtant, ce sont les Umayyades, qui profiteront
les plus de cette discorde en installant une dynastie héréditaire connue pour son
opulence et ses pratiques oppressives. Une dichotomie va donc naître, dans
l’image chiite, entre un « vrai » islam –pour les déshérités – et un pouvoir qui
gouverne au nom de la légalité musulmane tout en « opprimant » la ‘umma et
en « spoliant » ses richesses.

En effet, l’accès de Muawiya, au poste de calife –successeur entendu du


prophète-, va annoncer une rupture avec l’ère précédente et sa culture politique
fondée sur le principe de consultation –shura-, en instaurant un pouvoir
dynastique héréditaire au profit de son fils Yazid. C’est là une rupture nette
avec la politique jusqu’alors dominante. Pour les Chiites, il s’agit d’un retour aux
traditions préislamiques tribales dans le cadre d’un Etat civil à caractère
religieux. De plus, les Umayyades joueront la provocation, en ordonnant
l’insulte d’Ali, malgré le respect dont il jouit auprès des musulmans en général,
au serment du Vendredi.

A la lumière de la lecture de l’histoire musulmane, il apparaît que le


chiisme politique est né de la fidélité à Ali, en tant qu’imam –lié en cela par la
sunna transmise- et du rejet des califes usurpateurs et de leurs injustices
sociales et économiques. Il ne s’agit donc pas d’une opposition
Sunnites/Chiitess. Et comme le dit à juste titre Goldzeiher (63), les Chiites ne
se sont pas opposés à la sunna, et il « est donc absolument faux de prétendre
que les Chiites, par principe, n’aient pas de Sunna. Ce n’est pas comme
négateurs de la Sunna qu’ils s’opposent à leurs adversaires sunnites, mais
comme les fidèles de la famille du Prophète et de ses partisans ». Il est donc
permis de penser que leurs adversaires sunnites sont la classe sunnite,
constituée autour du pouvoir fondé sur l’esprit du corps Umayyade, puis des
Abbassides, et non pas les sunnites fidèles de quatre écoles : la réalité
irakienne en est d’ailleurs la meilleure illustration.

C/ Le martyre de l’Imam Husayn


C’est dans ce contexte que se situe le soulèvement de Hussein,
troisième imam et petit-fils du Prophète. Parmi les douze imams, Hussein se
distingue donc par ce soulèvement armé contre Yézid, fils de Muawiya. Un acte

65
qui le conduisit au martyre, avec soixante-douze compagnons restés fidèles à
sa cause.

La première conséquence de ce soulèvement dans la pensée chiite est la


confirmation que l’obéissance n’est pas obligatoire envers un pouvoir
despotique en flagrante contradiction avec les préceptes de l’Islam. La seconde
conséquence en est l’idéalisation du martyre -shahada- pour Allah et pour
l’Islam. La littérature chiite révèle que l’imam Husayn savait en fait quelle fin
tragique l’attendait. Il l’a dit et répété à ses compagnons d’où le nombre très
restreint de ceux qui lui sont resté fidèles, comparé à celui de ceux qui l’avaient
suivi au départ.

Son martyre, dès lors qu’il touchait un homme très respecté par les
musulmans devait ébranler la conscience musulmane. De surcroît, cet homme,
ses compagnons et sa famille (qui était celle du Prophète) avaient été humiliés
d’une manière qui violait non seulement les principes musulmans, mais aussi
les valeurs tribales préislamiques, ce qui confortera évidemment la thèse chiite.
Al Mawdudi (64), chef des frères musulmans du Pakistan, cite les grands
ouvrages sunnites détaillant les « terribles » actes commis par le pouvoir de
Yazid durant les trois années de son règne (à Karbala, contre les populations de
la Médine et de la Mecque).

Cependant, le chiisme ne saurait se résumer à ce rejet actif et risqué du


despotisme. Déjà, le deuxième imam, al Hassan, avait opté pour le compromis
avec l’Umayyade Muawiya. Cela tiendrait au fait, toujours selon les Chiites, que
l’affrontement aurait anéanti les fidèles, que les termes du compromis auraient
été contraignants pour Muawiya, enfin qu’avec Yézidn on aurait assisté à une
possible disparition de la religion musulmane, la révolte de Hussein constituant
un choc susceptible d’empêcher dans les esprits la consécration de la rupture,
« voulue » par Yezid et son père, avec les principes musulmans du
gouvernement.

Mais, c’est surtout en suivant le sixième Imam al Sadiq, que le


comportement politique des Chiites sera marqué par ce principe de la
discrétion, appelé Takiyya -littéralement protection. Selon ce principe, les
fidèles se doivent, en cas de risque, de ne pas montrer leurs opinions ou même
leur foi concernant les douze Imams. L’instauration de ce principe d’action avait
pour but de protéger les fidèles de la politique répressive des Abbassides, dès
lors que les Imams, toujours poursuivis, mourraient souvent soit empoisonnés,
soit emprisonnés..

En effet, et contrairement à l’idée répandue, la révolte et le martyre ne


constituent pas, dans la pensée chiite, l’unique voie du salut. Les Chiites
doivent considérer de manière synthétique l’œuvre des imams qui ont agi
différemment et selon les circonstances, d’où la poursuite de la contestation par
la propagation de leurs idées dans la discrétion. Cette ligne sera d’ailleurs
confirmée après la disparition du Douzième Imam, au IXe siècle. Il faut aussi
signaler le fait que, contrairement aux Kharidjites et aux Ismaïlites, ces imams
et le gros de leurs disciples ont toujours résidé au cœur de l’Etat musulman,
d’où, entre autres choses, la fondation, au Xe siècle, d’un centre religieux à
Nadjaf, à proximité de Kufa et à 150 kilomètres au sud de Bagdad.

66
Malgré la répression dont ils faisaient l’objet, il faut en effet noter que
les Chiites de l’Islam n’ont pas choisi de vivre dans la périphérie de l’Islam,
mais sont restés intégrés dans les grandes métropoles. Apparemment, ils
poursuivaient un double objectif : d’une part, confirmer leur appartenance au
Centre de la umma musulmane en y influençant autant que possible la marche
de l’Etat et, d’autre part, diffuser plus efficacement leurs idées et leurs réponses
aux défis majeurs posés à la société et à la pensée islamiques.

Ces principes d’action (rejet de l’injustice, discrétion et intégration


musulmane) expliquent probablement la pérennité de l’école chiite malgré
l’oppression systématiquement exercée par le pouvoir en place. Les autres
musulmans et leurs penseurs comme les mu’tazilitzs ont en effet été influencés
par le chiisme, voire y ont parfois adhéré franchement. D’autres principes
expliquent ladite pérennité en l’absence des imams : l’indépendance de corps
des ulémas par rapport au pouvoir et le rôle des disciples dans la consécration,
sur la scène sociale, de grands ulémas dont les compétences sont déjà
« vérifiées » par des critères scientifiques, religieux, propres à cette école.

Ces éléments de sociologie religieuse expliquent le relief particulier des


tribus paysannes chiites d’Irak, dans la mesure où ils ont ainsi renforcé leur
asabiyya tribale et leur autonomie. Sans même parler de l’impact de leur
production agricole assez prospère et de leur armement, ces tribus chiites du
Centre et du Sud, notamment dans les marias, ont joui d’un grand avantage
moral pour se défendre contre la répression ottomane. La proximité relative des
lieux saints (Karbala et Nadjaf) leur a permis de rester en contact avec la
source religieuse par le biais des prédicateurs et des lecteurs des martyres des
imams.

2- Les rites et les pratiques religieuses


Pour traiter des pratiques et des rites islamiques répandus parmi les
tribus au XIXème siècle, un rappel s’impose : faute de documents issus de cette
époque, force est d’utiliser les études et les articles récents, ce qui nous
conduira à évoquer la prière, le pèlerinage à la Mecque, les visites –pèlerinages-
aux tombes des Imams, les cérémonies de deuil à la mémoire de l’imam
Hussein, ainsi que les rites et cérémonies liés à la naissance, au mariage et,
enfin, à la mort. Si un rite ne paraît pas être d’origine réellement musulmane, il
en sera éventuellement fait état, ne serait-ce que pour mieux saisir la spécificité
de ces tribus par rapport à leurs semblables (et le reste des populations, en
général).

1/ La prière et la spiritualité
Bien que la prière soit décrite par le Prophète comme le « pilier de la
religion » -amud al din-, on peut dire, d’après les différentes observations
collectées, que les tribus bédouines et paysannes n’étaient pas très versées
dans la spiritualité ce que semble confirmer la disparition de tout détail sur le
déroulement de la prière au sein des tribus arabes d’Irak au XIXème siècle, d’où
probablement l’absence de mosquées sur les terres tribales. A cet égard, faut-il
rappeler que l’Islam n’impose pas un lieu de culte obligatoire et que le
musulman peut faire ses prières malgré des déplacements incessants (65) ? La
prière individuelle peut se faire partout, la pratique de la prière collective -salat
al djama’a- à la mosquée étant seulement recommandée. N’importe quelle salle
peut servir de mosquée, et la grande Mosquée -al djami-, comme la petite -

67
masdjid– sont des lieux de culte qui jouent un rôle social et politique, mis en
évidence dans la vie du Prophète et dans le rituel du sermon du Vendredi, et
assumé, au sein de la tribu, par l’espace de réception, appelé mudif.

Pour autant, à chaque fois que ces tribus s’approchent du chiisme, elles
connaissent des phénomènes plutôt rares pour les bédouins : voir, par exemple,
les hommes de tribus attendris et plongés dans des pleurs aussi intenses que
fréquents ne fut-ce que pour un saint martyrisé. Pourtant, les tribus paysannes
sunnites, plus exposées que les bédouins aux excès du pouvoir, s’approchaient,
durant les siècles passés de ce modèle « spirituel » tribal. Ici, la religion a
probablement permis de justifier un changement d’allégeance aux dépens du
pouvoir ottoman et un adoucissement des caractères personnels des bédouins
déjà « convertis » à l’agriculture !
A cet égard, le cas de certaines tribus de Shammar est significatif :
encouragées, au début du XIX siècle, par le pouvoir ottoman à pratiquer
l’agriculture au Sud de Bagdad pour servir de rempart face à la marée chiite du
Sud, ces tribus ont vécu ce changement d’allégeance et ont fini par adopter le
chiisme. C’est pourquoi nous pouvons dire que toutes les tribus d’Irak affichent
leur attachement à la religion musulmane, tout en précisant que le chiisme était
un vecteur de religiosité plus accentué au sein de certaines tribus et qu’en
outre, le corps des ulémas indépendants qui adhérait mieux au milieu social
concerné que les ulémas sunnites, liés et assimilés à un pouvoir étranger, a
joué un rôle important dans cette évolution. La récitation des martyres des
imams –et la famille du prophète- est donc venue à point nommé pour
dénoncer dans ces tribus la nature « infidèle » du pouvoir mis en place depuis.

2/ Le pèlerinage à La Mecque
Entreprendre ce voyage est un devoir pour tous les musulmans qui en
ont la possibilité. Il y peu d’indications sur la pratique de ce culte par les tribus.
Mais, la longue distance à parcourir (2.000km au moins), la pénurie des
moyens de transport et les obstacles naturels (marais, désert etc.)
expliqueraient en grande partie que ce pèlerinage à La Mecque ait été
relativement peu pratiqué par les hommes des tribus. Concernant les Chiites,
une autre raison importante contribue à ce phénomène. Taxant les Chiites
d’hérésie et les voyant comme des alliés de l’Iran, le pouvoir ottoman, comme
son institution religieuse, a créé un climat négatif sur les lieux saints, où la
pratique des rites musulmans « non conformes » donné lieu à l’époque à
diverses persécutions.

3/ Les pélerinages aux sanctuaires des Imams


Il s’agit d’un des rites les plus observés par les tribus chiites, qui
consiste à visiter les tombes de l’imam Ali à Nadjaf, de l’imam Hussein et de
l’imam ‘Abbas (66) à Karbala, de l’imam al Kazum et de son petit-fils al Djawad
à Kazumiyya, dans la banlieue Nord de Bagdad, de l’imam al Hadi et de son fils
al ‘Askari, à Samarra, et de l’imam al Rida au Nord l’Iran. Les tombes d’autres
saints d’importance locale se visitent également

Le terme « visite » est préférable à celui de pèlerinage pour conserver


l’expression locale « ziara ». Ainsi, on désigne le pèlerin sous le terme « zayir »
(zayra pour une femme). Ce titre, qui confère à celui qui en jouit une
considération sociale et une crédibilité accrues ne suffira cependant pas à
l’innocenter en cas de vol ou de crime. Cette pratique obéit aux règles

68
généralement en vigueur dans les autres sanctuaires de l’Islam, comme
l’ablution préalable. A son retour, le Zayir invite ses proches, pour qui il fait
égorger des moutons (67).

4/ Le deuil à la mémoire de l’Imam Hussein


Pour commémorer l’anniversaire de la mort de Hussein, le 10 de
Muharram de chaque année, les Chiites observent le deuil durant les deux
premiers mois de l’année de l’hégire, Muharram et Safar. La coutume veut que
l’on s’habille en noir, que l’on déploie sur les murs des banderoles sur fond noir
et que l’on mette de l’eau à la disposition des passants pour rappeler la soif de
Hussein, de sa famille et de ses compagnons empêchés de s’approcher de la
rivière. De plus, des repas sont offerts un peu partout au public.

Les dix premiers jours de Muharram sont les jours de deuil et de pleurs.
Ils sont plus intensément respectés dans tous les villages et les villes du Centre
et du Sud (68), à Bagdad et, bien qu’à un moindre degré, dans le Nord,
jusqu’au Mousul. Les meetings populaires, appelés madjalis husseiniyya, sont
surtout animés par un qari‘ –lecteur- ou un mumin –guide religieux- qui vient
réciter le déroulement du drame en évoquant la cause des révoltés qui ont
sacrifié leurs vies, recevant ainsi « l’honneur du martyre » -sharaf al shahada. Il
faut souligner que l’imam Abbas est plus particulièrement célébré pour son
courage et son dévouement. De ce fait, il occupe une place primordiale dans le
récit et, finalement, dans la conscience populaire tribale et urbaine, tant chez
les Chiites, que chez les sunnites.

Sur les dix jours que dure Muharram -ashrat Ashur-, le deuil s’accentue
durant les trois derniers et atteint son apogée le neuvième, au soir, et le
dixième jour, -appelé Tabuk-, en souvenir de la bataille de Karbala et de ses
martyres (69). Cette nuit-là, « les hommes et les femmes veillent jusque tard
dans la nuit... le lendemain matin, ils ne mangent que des dattes mêlées de
sésame... et un mumin (guide religieux) récite à haute voix, à partir d’un livre,
le meurtre de Husayn. Cette réunion s’appelle al Maktal -le meurtre. Lorsque
tombe le soir, une atmosphère de deuil domine le salaf -le village. Cette nuit est
appelée laylat al wahsha -nuit de la solitude mêlée de crainte, en souvenir des
femmes et des enfants restés seuls avec les corps décapités de leurs proches.

Dans les villes saintes, comme Nadjaf, Karbala et Kazumiyya, ces


cérémonies prennent un caractère différent car les participants aux cortèges
exagèrent la souffrance qu’ils s’infligent à eux-mêmes, malgré la
désapprobation, implicite et parfois explicite, des autorités religieuses -
mardji’yyah (70). Aucun auteur n’a signalé l’existence de ces pratiques au sein
des tribus du Centre et du Sud de l’Irak.

5/ Les offrandes
Elles consistent chez les musulmans à offrir des dons, surtout en
égorgeant des moutons pour remercier Dieu ou lui demander d’exaucer des
vœux. Bien que la pratique des offrandes soit répandue dans tout l’Irak, chez
les Bédouins, les paysans et les urbains, les Chiites, plus que les Sunnites,
l’observe en faisant intercéder les saints en leur faveur. Ainsi, Ali et les autres
imams sont visés par cette pratique. Al Abbas y occupe aussi une place capitale
chez les Sunnites. Sur la terre tribale, la pratique s’assortit du sacrifice d’une
vache ou d’un mouton en souvenir d’un Imam, pour implorer la clémence de

69
Dieu le jour du jugement dernier –yawm al hisab. Bien souvent, les fidèles et
notamment les femmes (71) promettent de le faire au dénouement d’une crise
et sollicitent ainsi l’intervention d’Allah par amour –ou shafa’a- de ces imams,
descendants du prophète.
Une autre offrande importante appelée « Tash al Wahliyya » consiste à
jeter un certain mélange de bonbons dans le sanctuaire d’un imam. Lorsqu’il
s’agit de l’Imam Ali, on l’appelle « Hallal al Mashakil » -solutionneur des
problèmes. Il y a également « Ghada al Abbas » , ou le déjeuner d’al Abbas
(frère de Hussein) au cours duquel on sacrifie une vache, un mouton ou
éventuellement un poulet (72). En ville, les Chiites, mais aussi les sunnites
perpétuent cette tradition avec une autre version : khubz al ‘Abbas, pains d’al
Abbas. Les vœux les plus souvent formulés sont la naissance d’un enfant, en
particulier d’un garçon, et le dénouement de crises diverses.

6/ De la naissance au mariage
Cette rubrique sera consacrée aux valeurs concernant la naissance d’un
membre masculin ou féminin de la tribu, jusqu’à son accomplissement dans le
mariage.

A/ La naissance :
On peut comprendre l’importance accordée à cet événement dans une
société qui compte beaucoup sur le nombre pour sa considération et son
respect. La naissance est également un signe de santé familiale : elle indique,
d’une part, que la famille remplit normalement son rôle social et, d’autre part,
que la famille est saine, en attestant de la virilité du mari–ridjula- et de la
fécondité de la femme n’ –‘aqir-. La femme est ainsi fière que son foyer ait
donné les « fruits de ses plantes » -kaddar dara- (73), comme le dit
l’expression populaire, employée pour se féliciter de l’évènement.

Le père trouve en son fils un nouvel appui pour affronter les difficultés
essentiellement dues à l’environnement naturel et social. Ainsi, dans la région
de Kut (74), on appelle ce garçon « shaylat ras » -levée de tête- et l’on désigne
par la formule « yilzam zahra » - soutien du dos – le rôle attendu du fils envers
son père. Avec l’arrivée du ou des fils l’homme tribal assure sa filiation au-delà
de la mort. Outre la préservation du nom de famille, il est fréquent, en Irak,
d’attribuer le prénom du grand-père paternel décédé au garçon, nouveau-né.

L’Islam offre son appui, quoique nuancé, à la multiplication des enfants,


sans distinction de sexe, comme l’une des finalités du mariage, la première
d’entre elle étant la fondation d’un foyer pour assurer la satisfaction
psychologique et sexuelle du couple.
En réalité, nous pouvons reconnaître l’influence de l’Islam dans ce milieu
tribal, à travers certains comportements liés à la naissance:
- la femme se bat contre la stérilité par la prière ;
- pendant un accouchement difficile, la future mère met le Coran sur sa
tête ;
- après la naissance, la protection divine de l’enfant est sollicitée contre
le mauvais œil –ayne.
Pour autant, certains ont recours à des rites d’ordre relevant de la
simple superstition

B/ Le mariage :

70
Par comparaison avec les urbains dont les jeunes sont plus exposés à la
« dérive », les gens des tribus considèrent le mariage comme un fait d’autant
plus naturel et nécessaire, que le système de valeurs tribales interdit et punit
sévèrement toute relation extra maritale. De ce fait, son importance se trouve
éclipsée par celle accordée à la naissance. Cette dernière qui reste, elle,
aléatoire, passe en effet pour un événement de premier ordre, attendu par les
tribus pour renforcer la considération sociale et couvrir du bonheur les parents,
et cela plus encore quand il s’agit de la mise au monde d’enfants mâles.
A propos du mariage, il faut signaler, en premier lieu, la valeur accordée
à l’honneur
-sharaf, que tout arabe considère comme le pilier de sa personnalité.
Cet honneur implique de respecter tout un code social reposant sur :
- la séparation entre les sexes, sauf entre époux et dans la communauté
des proches parents ;
- la maîtrise de désir ressenti envers l’autre sexe. La femme qui est
chargée de conserver la pureté de la progéniture doit en effet être au-dessus de
tout ce qui peut porter atteinte à son honneur lequel fait la fierté de toute la
tribu.

Lorsqu’un homme désire une femme, il doit la demander en mariage.


Dans le monde tribal, comme en Irak en général, trois qualités sont requises
chez la candidate : l’honorabilité de sa famille, sa moralité personnelle, et sa
beauté physique. Le raisonnement tribal est ici clair : la femme choisie donne à
l’homme sa filiation, assure son prestige personnel et assume l’éducation des
enfants. Partant du fait que l’on connaît mieux les femmes de sa propre tribu –
souvent depuis leur enfance- et que l’on est donc plus assuré de leurs
comportements et de leurs qualités, les tribus privilégient tout naturellement le
mariage endogamique,

7/ Rites et cérémonies de la mort


Ces rites et cérémonies sont d’une grande importance pour l’homme
tribal, notamment paysan et chiite. Leur étude permet de bien expliquer la
portée sociale de l’élément religieux et finalement la spécificité culturelle des
tribus chiites du Centre et du Sud de l’Irak.

A/ Le comportement face à la mort:


Dans le monde tribal, la mort était considérée comme l’aboutissement
naturel de la vie, conviction fortement ancrée dans des valeurs tribales très
anciennes. Traditionnellement, si la crainte de la mort, jugée préférable à
l’humiliation, était un défaut, elle devenait impardonnable s’il s’agissait de
défendre l’honneur de la tribu. Le poète tribal (75) avait bien exprimé cette
conception des choses, que nous traduisons ainsi :

« Je voudrais bien pleurer sur moi,


Alors qu’en vie
A quoi bon mes soupirs d’envie

Les gens vivent leurs douces nuits,


Moi, toujours en vie !
Après avoir tant subi
Durant toute ma vie ! »

71
Cette théorie, évidemment renforcée par la croyance islamique en la
destinée -al qada wal qadar- selon laquelle de toute façon, la mort ne survient
qu’au moment « prévu » par Allah, est résumée en ces termes par le poète.

« Toute l’humanité à Dieu aboutit


Elle sera sous terre engloutie
Ainsi, sur le front fut écrit »

En effet, si la vie est « un don de Dieux », la mort est une vérité


incontournable et il serait vain de perdre sa dignité pour y échapper. Pourtant,
la valeur de la vie, dans la culture tribale, a déjà été démontrée : aucune
pensée à caractère suicidaire n’y était admise. De plus, l’Islam, tel qu’il est
répandu, en Irak en tout cas, interdit le suicide et tout comportement similaire
poussant à s’exposer volontairement à la mort.

De même, l’attente de la mort s’inspire des croyances islamiques (76).


Comme partout en Irak, le croassement du corbeau est très redouté par les
gens des tribus, surtout s’il se produit la nuit car d’après les croyances
populaires, c’est par lui qu’Adam aurait appris le dramatique assassinat d’Abel
par son frère Caïn… Aussi, toute mère l’ayant entendu supplie Allah, que ce
croassement soit plutôt bon augure « khayr »,ce que la poétesse tribale a
exprimé de la façon suivante:
« Que cela voudrait dire,
lorsque tu fais le tour ?
Est-ce ma vie que tu vises,
ou celles de mes amours ? »

Tout sifflement d’oreille est également alarmant : on l’attribue à


‘Izra’ayl, ange de la mort dans la culture musulmane. Lorsqu’il en est victime,
l’homme doit s’adresser à l’ange et l’assurer que la mort est une vérité qu’il n’a
pas oubliée. Il le dit en ces termes : « J’ai oublié mon père et ma mère et je ne
t’ai pas oublié. » Quant aux femmes, elles ont coutume de dire : « Je me
rappelle de toi, je ne t’ai pas oublié » (77).

B/ La mort:
L’agonie était considérée comme un prélude idéal à la mort, ce qui
s’explique par la religion, et plus précisément par une parole attribuée à l’imam
Ali. Hormis dans les combats, les gens des tribus reprouvaient la mort soudaine
–fadj‘a (78) qui ne laissait pas au mourant le temps d’affirmer sa foi islamique
avant de rendre l’âme.
En effet, la coutume voulait que l’on allonge le mourant en direction de
La Mecque, qu’on lui fasse couler de l’eau dans la bouche et qu’on lise des
versets du Coran et un livre de prières –du‘a’- appelée al ‘adila (79). Il s’agit
d’un texte attribué à l’imam Ali par lequel on sollicitait la bénédiction divine par
la mention des croyances de l’Islam concernant la foi en Dieu, la mort, la
résurrection avec le paradis et l’enfer. Habituellement, après lecture de ce texte
près du mourant, on faisait prononcer à ce dernier « al shahadah », c'est-à-
dire l’affirmation qu’Allah est seul Dieu, que Mohammad est son Messager,
étant précisé chez les tribus chiites, qu’Ali est dévoué à Dieu –waliyyullah.

En revanche, une longue agonie ne constituait pas un bon présage :


chez les tribus de la région d’al Amara, par exemple, on pensait que, si Allah ne

72
facilitait pas le départ d’un mourant c’est qu’il ne l’aimait pas ce mourant et le
faisait déjà souffrir. On appelait ce mourant ’imdjali‘ -aux prises, entendu avec
la mort (80)… Comme le veut la tradition chez tous les musulmans, dès la mort
de l’agonisant, son entourage se met à lire la première sourate du Coran -al
fatiha-, après quoi l’on procède à « al taghsil » -la toilette funèbre- et à « al
kafan » -l’habillement du mort.

Durant la première nuit, dans la maison du mort, on lisait près du


défunt, et jusqu’au matin, des textes du Coran et des prières relatives à la
mort. Le lendemain, et sous la direction du mumin -guide religieux-, on
procédait collectivement à la prière du mort -salat al mayyit-, avec la
participation des hommes venus d’autres tribus. Il faut signaler que le chef de
tribu envoyait parfois des messages aux autres tribus, pour les informer du
décès. La présence des gens d’autres tribus aux funérailles était fonction de la
place qu’occupait le mort et de leurs liens personnels avec lui (81).

Après l’arrivée des convives, commençait le cortège funèbre -tashyi‘-


auquel tous participaient ; parents, amis et notamment des femmes qui
émettaient des cris de douleurs et des soupirs. Le cercueil était porté en tête du
cortège par des hommes qui se donnaient le tour pour permettre au maximum
de gens d’obtenir la récompense divine –thawab. Dans le Moyen-Euphrate (82),
le cercueil, fait de bois ou de roseaux auxquelles s’ajoutaient des cordes de
façon à emmailloter le mort, s’appelait « shiridja ».

Les hommes exécutaient des danses tribales -husat- au cours


desquelles ils récitaient ou chantaient des poèmes faisant état des qualités du
défunt : courage, générosité, savoir, vertu. Des coups de feu étaient tirés en
l’air, dont le nombre et la densité variaient en fonction de la place et des
qualités reconnues du défunt. Celles-ci déterminaient également la longueur de
l’itinéraire du cortège. Mais, dans tous les cas et comme le veut la tradition
musulmane, tout le monde se levait au passage du cortège par respect pour le
mort et en signe d’humilité pour lutter contre son propre orgueil.

C/ L’enterrement:
Les cérémonies concernant l’enterrement sont aussi très importantes
pour déterminer la place qu’occupait l’Islam chez les tribus notamment du
Centre et du Sud de l’Irak. Les Chiites en général se distinguaient des autres
musulmans par leur grand désir d’être enterrés, après leur mort, auprès de
l’Imam Alin. Cela, d’après eux, principalement pour deux raisons:
premièrement, pour bénéficier de la shafa’a -faveur- dont cet Imam jouit
auprès d’Allah, deuxièmement et sans aucun doute, pour affirmer leur
appartenance à l’Islam chiite. Les tribus, objet de notre étude, loin de faire
exception à cette règle y étaient, au contraire, tellement attachées que le
cimetière de Wadi al Salam -vallée de la paix- à Nadjaf, est pratiquement le
seul endroit connu où leurs morts étaient habituellement enterrés. Des
cimetières devaient, certes exister ailleurs, mais aucun n’est comparable à la
vallée de la paix de Nadjaf.

Lorsque la tribu ou la famille ne pouvait pas faire le déplacement à


Nadjaf, à cause des travaux des champs ou faute de moyens, elle enterrait son
mort dans un cimetière proche et le déterrait au plus vite pour le transférer à
Nadjaf ! L’enterrement provisoire appelé « amanah » -consigne (83), bien que

73
prohibé par les règles islamiques édictées par les ulémas sunnites et chiites
restait , encore au XXe siècle, une habitude des tribus.

L’acheminement du cercueil jusqu’à Nadjaf était l’une des fonctions du


munin -guide religieux- de la tribu. Le voyage se déroulait à dos de cheval, en
particulier d’un cheval de labour appelé « kidish » (84). En effet, l’enterrement
à la ville sainte de Nadjaf constituait, pour tous, un devoir sacré, fondé sur une
parole du prophète annonçant que les gens enterrés à Nadjaf entreraient au
Paradis. L’anthropologue irakien Sh. M. Salim nous rapporte que dans les
marais «la collecte des frais constituait un devoir sacré pour assurer
l’enterrement à Nadjaf. » et que, lorsque l’on ne pouvait transporter une
personne de qualité à Nadjaf, elle y serait conduite par les anges (85).

Une fois arrivé à Nadjaf, on faisait faire au cercueil trois fois le tour de la
tombe de l’Imam Ali en répétant « Il n’y a de Dieu qu’Allah » -La ilaha illa allah.
On y faisait la prière avant de se diriger vers le cimetière, où la portion de terre
allouée au mort était préalablement réservée par la famille qui y procédait à
l’enterrement selon les normes généralement respectées par les musulmans
(86).

III- Les liens entre les tribus chiites et la ville de Nadjaf :


Ces rites et cérémonies mortuaires montrent, à l’évidence, la qualité du
lien entre la société tribale chiite d’Irak et la ville sainte de Nadjaf, où se trouve
la tombe de l’Imam Ali ainsi que l’université de Nadjaf, centre de formation des
ulémas les plus en vue de l’Islam chiite.

Les données disponibles ont permis de mesurer l’impact de ces liens sur
la littérature tribale. La poésie tribale, par exemple, mentionnait souvent les
récits coraniques sur les prophètes et les expériences de leurs peuples, mais
aussi un attachement indéniable aux imams et aux villes saintes, telle Nadjaf.
A cet égard, il est bon de rappeler que la solidarité tribale envers le mort, qui
impliquait un effort physique et financier pour l’enterrement à Nadjaf, prouve la
force de l’attachement de la culture tribale — à sa façon, bien sûr — aux
croyances musulmanes.

Sans oublier l’impact de la politique ottomane sur ce phénomène,


l’enracinement du chiisme dans la culture tribale peut s’expliquer
principalement par deux facteurs dont les effets se sont cumulés pendant des
siècles.
Premièrement, les nombreuses occasions de réunions religieuses où les
jeunes ulémas venaient prêcher ou réciter le martyre des imams, d’Husayn en
particulier, et auxquelles participaient également des jeunes issus des tribus,
formés à Nadjaf.
Deuxièmement, les nombreux déplacements effectués par les gens de
tribus pour enterrer les morts ou pour effectuer des visites –ou pèlerinages- à
Nadjaf ou dans les autres villes saintes, comme Karbala.

Ainsi, et malgré la rareté de documents, nous pouvons dire que le


rapport entre la société tribale et les villes saintes -Nadjaf et Karbala- était
visiblement très important. Chaque partie ressentait le besoin d’aller vers
l’autre. Cet attachement s’est renforcé au fil des siècles et contrastait très

74
fortement, au XIXe siècle, avec la réalité des rapports plutôt restreints entre les
tribus sunnites et les institutions religieuses à Bagdad. La politique ottomane
d’imposition et de domination créait une atmosphère d’adversité et de défi et
déclenchait la colère, ou à tout le moins le mécontentement, de toutes les
tribus d’Irak à l’encontre du pouvoir et de ses alliés, politiques ou religieux (87).

3 - Légendes et mythes :
Les légendes et les de mythes reflètent surtout la manière dont des
groupes humains ont conçu leurs rapports avec l’au-delà et les concepts qu’ils
véhiculent à ce propos. Mais il convient de ne pas se limiter à cet aspect des
choses.
Deux remarques s’imposent pour approfondir notre réflexion sur le
sujet :

Premièrement, ce fatalisme, souvent attribué aux Arabes, n’est ni


uniforme, ni unilinéaire, comme tendent à le penser certains auteurs (88).
Selon eux, l’héritage culturel arabo-islamique est, pour ainsi dire, condamné à
être essentiellement mythique et fataliste. Cette attitude va de pair avec celle
qui consiste à affirmer que ce legs culturel est surtout frappé de romantisme et,
au mieux, de richesse sentimentale (89).

Cette tendance, que nous qualifions de « a historique », fait


délibérément abstraction de toute l’histoire arabe pré et post islamique, avec sa
richesse et surtout sa formidable variété. Elle fait également fi de l’impact de la
situation politique sur la culture, notamment religieuse, qu’il convient de
concevoir comme un fait social et donc dynamique.

En effet, si l’on ne fait pas valoir ici l’histoire de la science et de la


rationalité de la culture arabe, surtout à l’époque musulmane pendant de longs
sicles, c’est parce que le sujet a déjà été suffisamment développé par les
spécialistes. En revanche, pour ce qui concerne l’impact de la politique sur le
dynamisme social, il est juste d’affirmer que, chaque fois qu’un pouvoir central
a réussi à s’installer, dans la durée, comme un pouvoir tyrannique, la réflexion
libre et l’innovation s’en sont trouvées affaiblies et le dynamisme social réduit.
Le pouvoir despotique conçoit en effet la libre pensée comme un prélude à
l’émancipation de ses sujets et, par voie de conséquence comme une menace
pour son pouvoir et ses intérêts. Si l’affrontement provoque au départ un
sursaut de la pensée libre, il finit souvent par paralyser l’expression libre et par
figer la pensée scientifique et rationnelle, du moins dans les centres urbains
soumis à son emprise directe, d’où le mouvement d’émigration des savants et
de penseurs désireux de poursuivre leurs recherches. C’est ainsi que la pensée
obscurantiste et irrationnelle, encouragée par les institutions liées à ce
despotisme, s’est développée au sein des cultures populaires, surtout dans les
régions dominées par les pratiques d’un tel pouvoir et de ses institutions.

Si l’on peut légitimement penser, avec la réserve qui s’impose, qu’une


recherche historique sur de nombreuses villes ou terres tribales de l’empire
ottoman viendrait confirmer ce postulat qui reste à vérifier, le cas de la société
tribale du Centre et du Sud de l’Irak va, en tout cas, dans ce sens. Car, tout en
participant de l’ambiance générale, du fatalisme régnant à l’époque ottomane,
cette dernière en restait moins empreinte que les centres urbains de l’Etat

75
ottoman (90). A la liberté physique et culturelle des tribus, il convient
d’ajouter, en ce qui concerne les tribus chiites, la liberté intellectuelle et
religieuse dont elles jouissaient au contact des villes saintes de Nadjaf et de
Karbala. Celles-ci offraient, toutes proportions gardées, un autre lieu de
réflexion libre et basée sur une légitimité religieuse opposée à celle du pouvoir
ottoman et non pas au sunnisme en général. Ces villes saintes jouaient leur rôle
dans la défense de la culture tribale contre le développement des mythes et
légendes.

Ainsi, le chiisme se propageait en Irak, surtout parmi les tribus du


Centre et du Sud non seulement parce que le chiisme était porteur de vertus
spirituelles aux yeux de ces tribus, mais également parce qu’il satisfaisait un
besoin. Il légitimait leur désir de préserver leur mode de vie et de pensée, donc
leur liberté, face au pouvoir central.
Nous distinguons donc en Irak, deux espaces de liberté –relative : le
choix bédouin, qui en raison des traditions guerrières et des conditions
naturelles dont il était assorti offrait un vaste espace de liberté et d’autonomie
et le choix chiite, qui permettait aux tribus paysannes et mi‘dans, « mal vues »
par les bédouins et mal traitées par le pouvoir central, de s’émanciper. Les
citadins, quant à eux, ne manquaient pas de trouver dans les villes saintes une
source de légitimité et de liberté relativement protégée. Cette théorie est une
hypothèse de travail qui demande à être vérifiée et examinée ultérieurement.

Deuxièmement, les légendes et les mythes répandus en Irak, ont tout


naturellement été adaptés à certains éléments de la culture musulmane (91).
Ainsi, dans les talasim, (ces formes géométriques utilisées pour faciliter une
conclusion heureuse d’une affaire ou d’un amour tourmenté), et dans les contes
imaginaires, (pleins d’animaux géants ou démoniaques), on repère des noms
d’anges ou de djinn, des évènements historiques, des rites telles les offrandes,
qui relèvent tous de la culture musulmane. Ce travail spontané et systématique
d’adaptation de ces légendes à la religion musulmane visait probablement à
faciliter leur intégration dans une culture tribale assez fortement islamisée.

Par rapport aux légendes bédouines d’Irak (92), on trouve peu de


légendes agraires (93). Quant aux paysannes, sans avoir d’indications précises,
tout laisse à penser que, généralement, elles avaient moins recours à la
sorcellerie que les citadines, dès lors qu’elles jouant, dans les provinces arabes
de l’Etat ottoman un rôle bien plus important dans la vie quotidienne, elles
développaient ainsi grand un sens pratique.

Sur ce point, il convient donc de marquer un désaccord avec H. Babatu


(95) qui, tout en constatant l’attachement des tribus paysannes à la religion,
voit dans l’Islam en Irak « plus une force de division que d’intégration ».
Le clivage Sunnites-Chiites existe certes, mais dans la mesure où le
pouvoir ottoman n’a pas réussi à se rallier les Sunnites d’Irak, il conviendra de
mettre en avant un autre clivage, pouvoir-société, où chaque partie est munie
détient sa légitimité islamique. Cette vision des choses apparaît plus pertinente
et plus visible, surtout durant le processus de centralisation entrepris à partir de
1831.

76
NOTES CHAPITRE III

(1) Wa’ili (I. al), 1961, p.71, cité par l’historien du journalisme irakien,
Tikriti (M.B. al), 1971, p. 27, qui approuve son propos. Cf. également Abta (M.
al), 1963, p.15.

(2) Haydari, (F. Al), 1870, voir p.156-160.»(1).

(3) Al Inaysi (F.Y.), 1971, p.94, C’est pourquoi il est impossible, à son
avis, de faire une comparaison entre le passé et le présent, et d’obtenir des
conclusions scientifiques précises. Pourtant, malgré les difficultés que nous
connaissons, nous disons que l’auteur, originaire des marais, aurait pu
interviewer les vieux de la région ou tirer profit de quelques écrits existants.

(4) Dukla, 1979, il s’agit d’un livre collectif, voir pp.84-88

(5) Djalili (H.), 1973. Nous allons voir, infra chapitres VI et VII, que la
tribu fut affaiblie et appauvrie, mais son sens de solidarité restait relativement
fort.

(6) Abtah (M. al), 1963, pp.14-15,

(7) Le livre « incriminé » s’intitule « Folklore de Bagdad », Bagdad,


1962. L’auteur n’y est même pas mentionné. Notons ici que le pouvoir baasiste
a commencé son règne, après 1968, par une liquidation systématique de ces
« shakawat » dans les quartiers du Bagdad. L'objective a sans doute était
d'empêcher leur utilisation dans les conflits politiques comme l'avait fait la
direction du parti Baas durant les années soixante.

(8) Munaf, 1970, p.61

(9) Inaysi, 1971, p.94

(10) Irhayyim (F.M. al), 1975, pp.170-171

(11) Young, 1976, pp.34-35

(12) Cité par Chelhod (J.), 1971, pp.3-4. La description est


partiellement juste, mais c’est la présentation que nous critiquons.

(13) Comme le souligne aussi l’écrivain irakien Rawi (musari al), 1969,
p.71

(14) Gardet (L.), 1977, p.21

(15) Certains de ces écrits revêtit une valeur particulière, comme c’est
celui de l’anthropologue irakien connu, Salim (Sh. M.) 1970. Sa thèse est basée
sur son séjour, dans les marais, au début des années cinquante.

77
(16) cf. Ibn Khaldun, 1967, p.229. Voir aussi Shakarah (D.), 1970, pp.
13-14,

(17) Voir les remarques d’Ibn Khaldun, 1967, p.227, sur les tribus qui
ont gardé, à son époque du XIV siècle, une hérédité « sans tâche, sans mélange
de sang étranger ».

(18) Shkarah, 1970, p.14, pense que l’homme tribal se conforme à la


asabiyya, parce qu’il croit que sa tribu est très ancienne et possède les plus
grandes qualités.

(19) Cf. Hatab, 1976, pp.104-5. Cet excellent ouvrage met l’accent sur
les développements dus aux conquêtes. Les hommes ont pu ainsi réduire les
droits des femmes musulmanes, devenues plus isolées dans les maisons de
leurs maris, surtout lorsque ces derniers étaient de riches commerçants ou de
grands dirigeants.

(20) Hasani (A.R.) 1929, sur la situation des femmes dans les tribus
arabes d’Irak.

(21) Kadduri (H.) 1979, pp.22-23. Si la mère dit « je suis seule sans
aide » nous pensons qu’il s’agit d’une dramatisation voulue pour montrer la
place particulière du fils unique qui, du surcroît, était, du moins durant son
enfance, plus présent auprès d'elle que le mari.

(22) Sa’idi, 1974, p.121-145. Khaza’il est une tribu qui dominait le
Moyen-Euphrate. Sans doute influencé par un regard monolithique, l’auteur cite
ces poèmes pour prouver l’infériorité de la femme tribale ! Or, cette infériorité
existe, mais il s’agit là de sa nuance ou de son altération.

(23) Djafar, 1975, p.155-166.

(24) Hasani, 1929, pp.681-682

(25) Chelhod, 1971, pp.1-3

(26) Tahir (A. Dj.), 1971, p.36

(27) Mahmud, 1980, p.22 et Sa’ad (A.M.), 1973, pp.77-78

(28) Voir ; Nafisi, 1973, p.32, les observations de Chelhod, 1971, pp.6-
8 et également celles de Jones (F.), 1853, p.78

(29) Hammudi (B.A.H.), 1972, pp.31-32. Al Nafisi, 1973. En ce qui


concerne les règles de la guerre tribale, Cf. De Rivoyre, 1884, pp.214 et
suivantes ; Chiha, 1908; Chelhod, 1971, surtout p. 392 et suivantes.

(30) Cf. Hasani (A.R.), 1929, p.681 ; et Nafisi, 1973, pp.32-33

(31) Mahmud, 1980, p.26, Munaf (Dj.), 1970, p.62, Mtashshar (T.),
1970, pp.103-4

78
(32) Mahmud, 1980, pp. 26-27 et également Mtashshar, 1970

(33) Hammudi, 1972, p.31

(34) Nafisi, 1973, pp.32-33

(35) Sur la position tribale, cf. Chelhod, 1971, pp. 8-9 et p. 25. Sur la
position de l’Islam sur la question, voir Coran LIII, 38-9, LXXIV, 41.

(36) Pour les détails, voir Nafisi 1973, pp.36-37 et également Salim,
1970, p.145

(37) Mtashshar, 1970, pp.104 et 107

(38) Nafisi, 1973, pp.40-41

(39) Hasani, 1929, p.679

(40) Ce droit est aussi appelé kitba dérivé de kataba -écriture- pour
signifier l’engagement réciproque de la tribu ceux qu’elle accueille. Cf. Salim,
1970, pp.137-140, voir également Nawwar, 1968 (b), pp.144-145. Mais en
Irak, ce terme de kitba veut aussi dire que « c’est écrit », qui signifierait donc
l’acceptation de la tâche comme une sorte de fatalité...

(41) Sur le diyafa -hospitalité- et ses règles quasiment sacrées, Cf.


Aublé, pp. 110-117; Chelhod, 1971, pp. 64-67; Fernea, 1970, p. 20; Nafisi,
1973, p. 34. Aussi, Landberg, 1970, p. 23 où on peut lire « hospitalité sans
arrière pensée [on] ne demande jamais qui êtes vous ou d’où venez-vous... ».

(42) Nafisi, 1973, pp .35-36

(43) A titre d’exemple, voir les critiques de Nafisi, 1973, pp . 34-35 et


Nawwar, 1968 (b), p. 96, Hasani, 1929, p. 680

(44) Nafisi, p. 39

(45) Dans les marais, ces crimes s’appellent fasda -pourriture- Cf.
Salim, 1970, pp. 34 et 140-141 où il constate, à l’époque, le caractère
scandaleux de ces crimes. Voir également Dukla et autres, 1979, p. 173 et
Nafisi, 1973, pp. 34-35, voir également pp. 39-40 et 42-43

(46) Le voleur est très méprisé et il convient de le distinguer du pillard.


Voir Nafisi, 1973, pp. 42-43.

(47) Shkarah (d), 1970, p .21

(48) Ibidem. En principe, les gens de tribu dédaignaient de vivre en


ville, la première grande migration paysanne en villes ne s’est produite qu’au
XXème siècle. Voir, infra chapitres V, et VII.

79
(49) Cf. Nafisi, 1973, p. 74

(50) Ibid. p. 43. On remarque ici la prise en compte de la situation


matérielle des victimes.

(51) Sur la progression du chiisme parmi les tribus musulmanes de


l’Irak, cf. entre autres Chiha (H.), 1908, pp. 239-250. Haydary, 1870, p. 61.
Déjà, Khawarizmi (mort en 993) considéra le chiisme comme « irakien ». Cf.
Batatu, 1978, p. 39. Voir également Mahmud, 1980, pp. 31-32

(52) Durkheim, 1988, pp.13-14.

(53) Ibid. p. 4

(54) Certains chercheurs ont formulé la même remarque, voir à titre


d’exemple : Rawi (Th.), 1970, surtout pp. 45-101, il s’agit d’un mémoire (M.A.)
d’Histoire, Université Ayn shams et cette deuxième édition est subventionnée
par l’Université de Bagdad.

(55) Blunt (A.), 1879 pp.216-217; Chiha, 1908, p.316-318

(56) Chiha, 1908, pp.107-9

(57) Chelhod, 1964, pp. 51


(58). Y compris Muhammed dont la qualité d’un simple homme est
confirmée par le Coran (ex. XVIII, 110 ; XLI, 6 ; X, 2 ; III, 144). A notre avis,
l’Islam, s’inscrit dans le courant des religions monothéistes ; le Judaïsme fut
entre autres un rejet de la divinité pharaonique et du pouvoir absolu ; le
Christianisme eut la même affirmation de la valeur de l’homme face à ses
oppresseurs de l’époque, les Romains et leurs satrapes.

(59) Le Prophète Muhammad affirmait : « la différence au sein de ma


nation –umma- est une miséricorde », il confirme par cette parole l’énoncé de
nombreux versets.

(60) Voir à titre d’exemple Hatab (1976), Wardi (A. al), 1972.

(61) Hatab (Z.), 1976, pp. 79-83 trace l’évolution du conflit entre Banu
Hashim (famille élargie du prophète) et Banu Umayya (famille élargie de
Muawiya). Il démontre aussi son impact –négatif- au niveau de la Justice
sociale. Alusi (A. al), 1973, p.54, en évoquant les premiers compagnons et leur
comportement dit qu’« Ali représentait une pure tendance antiaristocratique...
et reflétait une nette tendance socialiste ». Cf. également, Rawi (Th. I. al),
1970.

(62) Cf. l’écrivain égyptien Salih (A.A.), 1973, et également le célèbre


historien Zaydan (Dj.) Histoire de la civilisation musulmane, cité in Hatab,
p.162 et suivantes.

(63) Goldzeiher, 1920, dit p.194 Sur les injustices fiscales et politiques
(répression) perpétrées par les Umayyades à l’encontre des habitants de l’Irak,
Cf. à titre d’exemple, Rawi (T.A.), 1970, surtout pp. 64-101.

80
(64) Mawdudi (A. A. al), 1974, p. 117-121. Sur la place de cette
tragédie dans la culture populaire en Irak, voir Salim (Gh. M.) et Saduni (F.),
1974, p. 13

(65) Sur la spiritualité des bédouins, voir Chelhod, 1964, pp. 24-26 et p.
50. Abdul Rahman Munif, 1984, p. 374, évoque dans son roman, la faible
spiritualité chez les bédouins de la péninsule. D’après les remarques de Salim
(Sh. M.) p. 36, la prière et le jeûne –de Ramadan- sont peu pratiqués dans les
marais. De son côté, Fernea, 1970, pp. 20-22, signale l’existence d’une
mosquée à Al Daghghara, mais vue la date de son séjour dans cette région du
Centre, il s’agit probablement d’un phénomène nouveau.

(66) Ne faisant pas partie des douze Imams, Abbas, est le brave frère
de l’imam Husayn, pour lequel il s’est sacrifié. Il est très respecté en Irak, par
tous, à cette époque, y compris par les Sunnites arabes. Sur les pèlerinages, cf.
Sa’ad (A.M.), 1973, p. 83 et Salim (Sh. M.), 1970, p. 37

(67) Sa’ad (A.M.), 1973, p.83

(68) Ibid., p.81

(69) Salim, 1970, p.37, Sa’ad (A.M.), 1973, p.81

(70) Voir Salim et Saduni, 1974, p .18, sur la tentative d’un grand
Ayatollah des années 1950 de prohiber le tatbir –blessures de la tête- le
dixième jour de Muharram, mais certains l’ont contraint à retirer sa fatwa.

(71) Hidjdjiyya (A.Dj. al), 1969, pp. 3-13.

(72) Sarifi (K.M. al), 1973, pp. 109-112.

(73) Voir Marzuk (S.N.), 1973, p.133

(74) Sa’ad (A.M.), 1973

(75) Al Djalili (H.), 1973, p. 223

(76) Sharba (Z.H.), 1973, p.237. Cf. Djamal al Din (L.H.), 1973, pp.
261-3, où il démontre que l’ensemble de leurs pratiques dans le domaine de la
mort reflètent l’énorme impact de l’Islam sur eux.

(77) Djalili (H.), 1973, p. 225, et l’excellent article de Sharbati (H.),


1969, pp. 9-12, contenant de nombreux extraits de la poésie tribale. Voir aussi
Salim (Sh. M.), 1970, pp. 36-7.

(78) Djamal al Din (L.H.), 1973, p. 263.

(79) Ghadab, 1973, p. 205 et ka’bi (K.A. al), 1973, p. 258.

(80) Ka‘bi, p. 250.

81
(81) Kabi, 1973, pp. 264-265. Voir aussi : Sharba (Z.H.), 1973, p. 240.

(82) Voir Ghadab (Sh.H.), 1973, pp. 205-6.

(83) Salim (Sh. M.), 1970, p.37 et Djalili (H. al), 1973, p. 227.

(84) Cf. Djalili (H. al), 1973, pp. 227-8, Kabi (K. al), 1973, p. 251,
Haddad (Sh. M. al), 1973, p. 54

(85) Salim (Sh. M.), 1970, p.37.

(86) Cf. Djamal al Din (L.H.), 1973, p. 266, Sharba, 1973, pp. 241-2 et
Haddad (Sh.M. al), 1973, p. 54.

(87) Sur la politique ottomane et son impact économique, voir chapitres


I et IV.

(88) Voir par exemple l’ouvrage de Badran (A.) et Khammash (S.),


1974, surtout pp. 5-9, 16-18, 25-28.

(89) Samarra’i (M. al), 1965, pp. 90-91.

(90) Badran et Khammash, 1974, p. 46, reconnaissent que « le


fatalisme du paysan reflète la fatalité des conditions matérielles –vécues-, alors
que le fatalisme de l’écrivain est un fatalisme propagé par les intellectuels du
pouvoir ». Néanmoins, ils restent accrochés à leur thèse qui tombe comme un
anathème sur tout l’héritage culturel arabe. Cf. aussi l’excellent ouvrage de
Hatab (Z.), 1976, pp. 206-212.

(91) Cf. l’article intéressant de Sharbati (H.), 1970, pp. 33-38, Voir
aussi, Al Abtah 1963, pp. 57-8 et 118. Al Hidjdjiyya (A.Dj.), 1969, pp. 3-13

(92) Voir Djamil (F.), 1970, pp. 63-73; Kubba (N.H.), 1977, pp. 123-
124; Landberg, 1970, pp. 29-46.

(93) Voir : Sarkis (Y.), 1981, pp.264-265 où certaines de ces légendes


sont mentionnées.

(94) Voir Young (C.), 1976, pp.422-423 qui signale la division Sunnites-
Chiites et ses ramifications.

(95) Cf. son ouvrage Batatu, 1978, p. 17.

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