Sept Jours Pour Voir La Vie en Rose
Sept Jours Pour Voir La Vie en Rose
Sept Jours Pour Voir La Vie en Rose
Gwendoline ROSE
À mes parents.
Merci pour les roses.
Merci pour les épines.
La vie n’est pas une fête perpétuelle. C’est une vallée de larmes mais c’est aussi une vallée de
roses.
Jean d’Ormesson
12 FÉVRIER
Alphonse de Lamartine,
Adieux à la mer
(Méditations poétiques)
1
Rose
Après trois ou quatre tours de valse, le véhicule s’arrête enfin. Sur ses
quatre roues, ce qui tiendrait presque du miracle. J’abandonne mon sac à
dos près de mon étui à guitare adossé à un bloc de ciment et je cours vers la
voiture.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? La New Beetle a ralenti quand elle est
passée devant moi — j’ai même eu le temps d’apercevoir le visage crispé
de la conductrice — et puis tout à coup, au moment où le véhicule
accélérait pour emprunter la bretelle d’accès à l’autoroute, il est parti dans
une série de tête-à-queue.
En quelques secondes, j’atteins la portière du côté du siège passager. Je
me penche à la fenêtre et une petite vieille tourne la tête vers moi. Elle
m’adresse un sourire de doux dingue qui pourrait faire penser au Joker de
Batman, si ce n’étaient ses cheveux non pas vert pomme mais violets. Elle
s’est échappée d’un asile psychiatrique et a pris en otage une automobiliste
pour sa cavale, c’est ça ? Pourtant, ses yeux d’un bleu fané ne semblent pas
si fous que ça. En tout cas, elle paraît se porter comme un charme,
physiquement, tout du moins.
Je contourne la voiture par l’arrière — on ne sait jamais, au cas où il lui
prendrait des envies de repartir en trombes et de m’écrabouiller — et je me
penche vers la portière de la conductrice qui, elle, n’a pas l’air au mieux.
Livide, les mains toujours crispées sur le volant, ses yeux dans le vague
fixent un point à travers le parebrise devant elle. Ses cheveux blonds qui
tombent sur sa joue ne me permettent pas de discerner avec précision les
traits de son visage. Visiblement sous le choc, elle ne remarque même pas
ma présence. Faut-il laisser les personnes en état de choc dans leur monde,
comme les somnambules, ou vaut-il mieux les aider à reprendre pied ?
J’opte pour la deuxième solution et je toque doucement contre la vitre. La
jeune femme tourne lentement la tête vers moi. Je tente de lui sourire pour
la rassurer et je lui demande si tout va bien. Ébranlée, elle acquiesce d’un
faible mouvement de la tête. Elle semble peu à peu reprendre ses esprits,
coupe le moteur et déverrouille la fermeture des portes.
J’ouvre sa portière et lui tends une main pour l’aider à descendre de
voiture. Les jambes flageolantes, elle a du mal à tenir debout et je suis
obligé de la soutenir, un bras passé autour de sa taille, pour ne pas qu’elle
s’écroule sur le goudron. Je jette un coup d’œil par-dessus son épaule.
Aucun véhicule en vue. Mais rester en plein milieu de la bretelle d’accès à
l’autoroute ne me semble pas vraiment judicieux.
— Vous permettez que je déplace votre voiture ?
Elle m’offre un regard révulsé qui m’arrache un sourire.
— Ne vous inquiétez pas, je ne compte pas voler votre véhicule,
seulement le stationner dans un endroit où il ne risquera pas de provoquer
un suraccident.
Elle approuve d’un signe de la tête. Je la guide vers un bloc de ciment sur
lequel je l’aide à s’asseoir.
— J’en ai pour une minute. Ça va aller ?
— Mais oui, ça va aller.
Je lève les yeux vers la personne âgée qui vient de me répondre et trottine
vers nous. Je l’avais oubliée celle-là !
— Va bouger la bagnole. Je m’occupe d’elle, fait la mémé en désignant la
jolie blonde d’un signe du menton.
Cela ne m’enchante guère de laisser la jeune femme aux mains de cette
foldingue mais je n’ai pas le choix. Je fais aussi vite que je peux et vais
garer la voiture un peu plus loin avant de revenir vers la conductrice qui,
une main posée sur la poitrine, tente de calmer les battements de son cœur.
Pendant ce temps, sa passagère, pas traumatisée le moins du monde,
recoiffe sa tignasse mauve du bout de ses doigts en se regardant dans le
retour selfie de son smartphone.
Et dire que les automobilistes ont peur des auto-stoppeurs… Pourtant,
croyez-en mon expérience, ce sont bien souvent les auto-stoppeurs qui
tombent le plus souvent sur des gens originaux, un tantinet cinglés, voire
carrément flippants.
Je m’assieds à côté de la jeune femme, lui tends la clé de son auto qu’elle
saisit mollement et je pose une main dans son dos.
— Eh ? fais-je avec douceur. Ça va un peu mieux ?
Elle tourne la tête vers moi et m’adresse un faible sourire. L’espace d’une
seconde, je reste soufflé par sa beauté que je n’avais pas remarquée
auparavant. Ses boucles blondes, qu’elle rassemble d’un geste sur une
épaule, ne cachent plus son visage qui semble reprendre vie, maintenant que
le rose revient à ses joues. Un nez en trompette adorable, des lèvres d’une
teinte pêche, et des yeux… Si ceux de la grand-mère qui l’accompagne sont
d’un bleu délavé, les siens rappellent le bleu pur d’un ciel de printemps.
— Mais bien sûr que ça va aller !
Une tape vigoureuse dans le dos me fait vaciller. Je lève les yeux vers la
vieille dame excentrique. Comment fait-elle pour avoir une poigne pareille
à son âge ? Heureusement que je suis assis, elle aurait pu me faire tomber
par terre avec sa frappe. Et tant mieux qu’elle m’ait adressé cette tape
amicale à moi car si elle l’avait donnée à la jeune femme, elle l’aurait
envoyée valdinguer à cinq mètres.
— Une petite dose d’adrénaline, ça ne fait de mal à personne !
Si la conductrice avait un lance-flammes à la place des pupilles, je vous
assure qu’à l’heure actuelle, la pauvre vieille serait déjà réduite à un tas de
cendres.
— J’en ai connu des tête-à-queue, des tonneaux et des courses-
poursuites dans ma carrière !
— Vous faisiez quoi ?
La jeune femme et moi nous regardons. Nous venons de poser la même
question en chœur. Comment se fait-il qu’elle ne connaisse pas mieux sa
passagère ? Cela ne semble pas gêner la vieille dame qui explique, pas peu
fière :
— Enquêteur judiciaire. Je travaillais dans la police. Ce qui me plaisait le
plus dans ce boulot, c’était le terrain.
Je reste coi, tout comme la conductrice. Comment imaginer ce bout de
femme fané aux cheveux mauves en train de faire des heures de planque et
de poursuivre des malfrats ?
Sans bien savoir pourquoi, je relance la conversation :
— C’est drôle, mon père aussi est flic.
— Ah ? s’intéresse la grand-mère. Où ça ?
— Oh, il a pas mal connu du pays au gré de ses mutations. Et moi aussi,
d’ailleurs. Il est maintenant en poste à Cancale, il a obtenu sa mutation il y a
cinq ans.
Mes yeux croisent le regard troublé de la jeune femme mais la vieille
dame tape déjà des mains :
— Bien, on y retourne ?
La conductrice lui lance des pics de glace avec ses yeux que la mémé
esquive en se dirigeant vers la voiture. Alors que je m’apprête à lui
proposer mon aide pour se mettre debout, la jeune femme semble tout à
coup reprendre du poil de la bête. D’un pas qui se veut alerte, elle rejoint la
vieille dame et des éclats de voix me parviennent quand elle arrive à son
niveau.
Je me passe une main sur le visage. La prochaine fois, je prendrai le bus
ou un Blablacar, cela m’évitera de tomber sur des tarés. Même si je n’ai pas
l’intention de monter dans cette voiture, je cours jusqu’à la New Beetle. Il
ne manquerait plus qu’elles se crêpent le chignon !
— … n’était rien du tout.
— Pardon ?! On a failli se manger la barrière de sécurité et vous
prétendez que ce n’était rien du tout ?
Les joues de la jolie blonde sont passées du rose au rouge. Et je pourrais
dire que cela ne lui va pas mal, si elle ne paraissait pas hors d’elle.
— C’est ta faute, contre-attaque la vieille dame en croisant les bras. Tu
ne voulais pas t’arrêter.
— Sauf preuve du contraire, il me semble que ce véhicule est encore le
mien et que c’est moi qui décide quoi en faire !
— Tu devrais mieux l’utiliser.
— Ah oui ? Comme vous, peut-être ? En répandant des miettes sur mes
sièges en cuir et en laissant des traces de doigts gras sur le tableau de bord ?
J’étouffe un ricanement dans la paume de ma main. OK, donc là, on entre
dans les règlements de compte des aigreurs des unes et des autres.
— Mais tu ne voulais pas prendre ce pauvre jeune homme en détresse !
C’est moi le pauvre jeune homme en détresse ?
— Madeleine…
— Maddie ! la coupe la vieille dame.
La jeune femme contient un grognement de rage. C’est fou, mais ses
cheveux qui s’agitent dans tous les sens, en rythme avec ses gestes, je
trouve ça terriblement sexy.
— Maddie, si vous voulez ! Donc, Maddie…
La conductrice appuie sur le surnom en fronçant le nez comme on
prononcerait avec dédain le prénom d’un ex dont on ne veut plus entendre
parler.
— … je ne vais pas prendre tous les auto-stoppeurs que nous croisons sur
notre route, j’ai déjà eu la bonté de vous faire monter dans ma voiture !
C’est donc ça ! La jeune femme a pris en stop la vieille dame un peu plus
loin. Je ne sais pas d’où elles viennent, mais j’imagine que le trajet a dû être
long et mouvementé.
— La bonté ? ricane la mémé. Si je ne m’étais pas imposée, je serais
toujours au feu rouge à la sortie du Havre !
Deuxième information : la vieille dame vient du Havre. Quant à la
conductrice, je ne sais encore rien d’elle, peut-être que la suite de la dispute
m’en apprendra davantage. Tant qu’elles ne se jettent pas l’une sur l’autre,
qu’elles ne s’arrachent ni les cheveux ni le dentier, je les laisse faire.
La jeune femme serre ses poings le long de son flanc et lâche à travers
ses dents serrées :
— Je pourrais très bien vous laisser là.
— Vas-y ! la titille la vieille dame. Essaye pour voir !
— Ne me tentez pas.
La mémé applaudit, son visage ridé déformé par un air narquois :
— Bravo ! D’abord, on laisse un pauvre gars au bord de la route et
ensuite on abandonne une personne âgée sans défense !
Je ne me considère pas comme un pauvre gars. Et tout dans l’attitude
provocante de la grand-mère me conduit à penser qu’elle n’est absolument
pas une personne âgée sans défense, mais je me garde bien de le lui dire.
C’est la jeune femme qui lui fait la remarque :
— Arrêtez, vous êtes tout sauf une vieille dame en détresse ! C’est vous
qui vous êtes imposée…
— Ah ! l’interrompt la mémé. C’est bien ce que je disais ! Parce que tu
ne m’en as pas laissé le choix !
La jolie blonde ferme les yeux une fraction de seconde, inspire, puis
reprend :
— Maddie, vous allez me faire faire un détour de plus d’une centaine de
kilomètres…
— Oh, tu exagères !
— Non, j’ai calculé, 137 kilomètres pour être précise.
Les épaules de la vieille dame s’affaissent de quelques centimètres mais
elle se redresse aussitôt :
— Cela te fera voir du pays !
La jeune femme soupire :
— Je m’en serais passée…
Après quelques secondes de silence, Madeleine reprend :
— Bien, qu’est-ce que l’on fait alors ? On ne va pas passer notre journée
sur cette aire d’autoroute.
— Montez, souffle la conductrice. Et s’il vous plaît, faites attention à vos
miettes de biscuit ! Je n’ai pas envie que le siège passager de ma voiture
ressemble au sol d’une crèche après le goûter !
Elle y tient à sa bagnole, apparemment ! Je ne peux m’empêcher de
rejeter la tête en arrière et d’éclater de rire.
— Et vous, ça vous fait rire ?
Je me reprends aussitôt, comme un petit garçon réprimandé par sa
maîtresse. La jeune femme me toise de ses yeux maintenant d’un bleu nuit.
Je lève les bras au ciel, en signe d’apaisement.
— Désolé.
Mon sourire n’a pourtant pas l’air de l’amuser. Elle me scrute une longue
minute, et je finis par baisser les yeux, mal à l’aise.
— Qu’est-ce qu’on fait de lui ? demande la vieille dame qui n’a pas
repris sa place dans la voiture et me montre du pouce.
Je crois que je préférais encore quand elles s’invectivaient l’une l’autre et
m’ignoraient royalement. Je répondrais bien que non seulement je ne suis
pas un objet et que j’ai des oreilles pour l’entendre, mais que je n’ai
également aucune envie de partager mon trajet entre une mémé fantasque
avec un pète au casque et une jeune femme terriblement séduisante mais
aussi très distante.
— Je ne veux pas m’imposer. Bonne journée à vous.
Je leur adresse un signe de la main et je me dirige vers mon sac à dos et
mon étui à guitare abandonnés plus loin. Les portières claquent dans mon
dos et le moteur démarre. Je prends garde de marcher dans l’herbe sur le
bas-côté quand j’entends le véhicule s’approcher.
L’automobile ralentit et avance au pas à mes côtés.
— Allez, monte ! me hèle la vieille dame par la vitre baissée.
— Non, merci.
Même si je ne tourne pas la tête vers elle pour ne pas la regarder en face,
j’aperçois du coin de l’œil la passagère secouer la tête de droite et de
gauche.
— Ne fais pas l’enfant, monte !
— Je vais me débrouiller, ne vous inquiétez pas pour moi.
J’allonge le pas, comme si je pouvais distancer la New Beetle. J’adore le
footing mais je ne suis pas encore capable de courir plus vite qu’une
voiture. Même Usain Bolt dopé aux anabolisants en serait bien incapable.
— Vous allez où ?
C’est la voix claire de la conductrice dont je ne connais toujours pas le
prénom qui me pose la question.
— Bien trop loin pour vous.
— Tu comptes traverser la Méditerranée ? raille Madeleine.
Je hausse les épaules et j’accélère le pas.
— Non, je dois être à Aubagne dans quelques jours.
— Ça tombe bien, fait la vieille dame.
Plus d’échappatoire possible, je viens d’atteindre mes affaires. La voiture
s’arrête à mon niveau. Madeleine désigne la conductrice d’un mouvement
de la tête :
— Rose va dans le Sud, elle aussi.
Rose, c’est donc ainsi que se prénomme la conductrice. Un joli prénom
pour une femme tout aussi jolie.
Je me penche vers la vitre.
— Où exactement dans le Sud ?
Mais pourquoi est-ce que je pose la question ? Je n’ai pas l’intention de
monter à bord de cet engin en compagnie de ces deux-là !
Rose a besoin de quelques secondes de réflexion, ce qui me fait penser
qu’elle n’a pas de destination précise en tête. En tout cas, pas jusqu’à ce
qu’elle annonce :
— Cassis.
— Oh, s’enthousiasme Madeleine, mais Aubagne est juste à côté ! Ça se
goupille parfaitement ! J’adore quand un plan se déroule sans accroc !
Sa citation d’Hannibal Smith dans L’agence tous risques m’arrache un
sourire. Cette vieille dame est quand même surprenante, il faut bien
l’admettre. Même si je ne dirais pas que la dernière demi-heure que je viens
de vivre se soit déroulée sans accroc… Je me gratte le front sous mon
bonnet, indécis.
— Vous êtes sûre que cela ne vous ennuie pas ?
— Non, pas du tout. Cela me fera moins faire de détour que pour aller au
Mans…
Rose coule un regard empreint de reproches et de résignation en direction
de la vieille dame mais Madeleine ne le remarque même pas.
— OK. Merci.
J’ouvre le coffre minuscule occupé à moitié par une petite valise de
voyage, celle de Rose, sans doute.
— Pourquoi est-ce que tu trimballes un truc aussi encombrant ? demande
Madeleine en avisant mon étui à guitare que j’essaie de faire rentrer à
grand-peine dans le coffre.
— C’est mon outil de travail. Je suis musicien.
— Oh ! C’est vrai ? Mais c’est trop stylé ! s’exclame la vieille dame qui
est sortie de voiture, avec des étoiles dans les yeux.
Je préfèrerais faire briller les yeux de Rose mais tant pis. Je hoche la tête
en signe d’acquiescement et me glisse sur la banquette arrière.
— C’est pour cette raison que je me rends à Aubagne. Je donne un
concert dans un bar tenu par un ami.
Des fragrances de vanille et de lavande flottent dans l’habitacle, peut-être
un mélange du parfum de la conductrice et de sa passagère. Je boucle ma
ceinture de sécurité. Madeleine s’installe, claque sa portière et se tourne
vers moi :
— Tu vas pouvoir nous raconter plein d’anecdotes croustillantes avec tes
groupies. Et peut-être même que nous pourrons pousser la chansonnette
tous ensemble !
Rose n’a pas l’air de partager son enthousiasme. Et moi non plus. Je suis
toujours pudique lorsqu’il s’agit de parler de mon métier qui est aussi ma
passion.
— Je sens qu’on va s’enjailler* pendant cette expédition ! claironne la
vieille dame. Allez, en route !
Dans quoi est-ce que je m’embarque ?
6
Erwan
— Il me semble que nous n’avons pas fait les présentations, fait la vieille
dame en se tournant vers moi. Madeleine, mais tout le monde m’appelle
Maddie. Et il faut me tutoyer.
Je serre la main fripée qu’elle me tend et grimace sous la force de ses
doigts qui me broient les phalanges.
— Tout le monde vous appelle Maddie parce que vous les reprenez à
chaque fois, bougonne la conductrice.
Sa remarque m’arrache un éclat de rire. Madeleine ne s’offusque pas du
commentaire de la jeune femme ni de mon amusement et poursuit :
— Et permets-moi de te présenter mademoiselle ronchon à mes côtés.
— Je ne suis pas ronchon.
— Si.
— Non.
— Si.
— Pas du tout.
Je me racle la gorge, autant pour leur rappeler ma présence que pour
mettre fin à leurs enfantillages. La conductrice m’adresse un regard à
travers le rétroviseur intérieur et se présente :
— Rose.
— Erwan.
Je lui souris alors que c’est plutôt un tic qui agite sa lèvre supérieure,
pendant qu’elle m’observe pendant de longues secondes.
— Euh, je pense que vous devriez regarder la route.
Ses yeux me quittent et se portent sur l’asphalte.
Si je sors vivant de ce trajet, je promets de ne plus jamais, au grand
jamais, refaire du stop de ma vie.
Pendant plusieurs kilomètres, Rose me jette des coups d’œil à travers le
rétroviseur intérieur. Qu’essaie-t-elle de faire ? Évaluer ma dangerosité ?
Elle me prend peut-être pour un psychopathe. Pourtant, à sa place, je me
ferais davantage de souci pour sa passagère qui ne semble pas avoir toute sa
tête.
Un nouveau regard. Elle détourne les yeux quand je l’intercepte. Je lui
souris, peut-être cela la rassurera-t-il. Je ne suis pas un black bloc ou un
individu louche. Malgré tout, elle continue à me lancer des coups d’œil à
intervalles réguliers.
Pendant une minute, je me demande si elle ne me fait pas du charme et si
je devrais répondre d’une manière ou d’une autre à ses avances, mais ses
sourcils froncés me dissuadent de toute tentative de séduction.
Deuxième hypothèse, j’envisage qu’elle cherche peut-être à entrer en
communication avec moi. Peut-être parce qu’elle essaie de m’envoyer des
signaux de détresse ? Peut-être a-t-elle été prise en otage par Madeleine ?
Peut-être que cette vieille dame est folle à lier et la menace d’un pistolet
caché dans son sac en cuir élimé ? Pourtant, Madeleine, en dépit de ses
aspects fantasques, ne semble pas bien méchante. Elle est en train de
feuilleter un magazine posé sur ses genoux. Je me demande d’ailleurs
comment elle fait pour lire en voiture sans avoir la nausée.
Au bout du trente-deuxième coup d’œil — oui, j’ai compté —, je me sens
vraiment mal à l’aise. J’ai beau me ratatiner sur mon siège pour éviter que
mon regard tombe sur le reflet du visage de Rose dans le rétroviseur, rien
n’y fait. Je ne vais quand même pas me plier en deux sur la banquette pour
échapper à ses pupilles. J’ai l’impression qu’elle me dissèque des yeux.
Je m’apprête à lui demander si elle souffre de strabisme ou d’un truc de
ce genre au moment où Madeleine pousse un cri à en briser les vitres de la
voiture. Rose sursaute et le véhicule fait une embardée, la conductrice
abandonne immédiatement sa dissection visuelle et repose ses yeux sur la
route. La jeune femme, d’abord surprise, se tourne vers Madeleine et les
traits de son visage se durcissent quand la vieille dame, toujours le nez dans
sur son magazine, s’esclaffe, en se frappant la cuisse d’une main :
— Elle, alors, elle nous les fera toutes !
Je m’avance sur la banquette pour comprendre la cause de l’hilarité de
Madeleine.
— De qui parlez-vous ?
— Meghan Markle.
Si Rose n’avait pas les doigts crispés pour maintenir le volant, je
parierais qu’elle assommerait sa passagère. Elle siffle à travers ses dents :
— Est-ce que cela mérite de provoquer un accident ?
— Tu es trop sensible, ma petite. Tu paniques et tu te noies dans un verre
d’eau.
Rose expire longuement, comme si vider tout l’air contenu dans ses
poumons pouvait apaiser son énervement. À sa décharge, j’avoue que j’ai
moi-même fait un bond d’une bonne dizaine de centimètres sur la banquette
quand le hurlement de Madeleine m’a vrillé les tympans.
— Vous voulez bien refermer ce magazine ? s’agace Rose.
Madeleine fait la sourde oreille et poursuit sa lecture.
— Rose, enfin, on a dit que l’on se tutoyait ! Arrête de me donner du
vous ! J’ai l’impression de faire partie des yeuves* !
Rose reste bouche bée et me jette un nouveau coup d’œil à travers le
rétroviseur intérieur, cette fois-ci pas pour me scruter mais comme si elle
cherchait une explication. Je toussote dans mon poing. Après tout, c’est
Rose qui a le volant et trouver un véhicule qui me mène droit jusqu’à
Aubagne depuis Honfleur était inespéré, alors je peux bien lui venir en aide
face à cette passagère un peu fêlée. Je m’éclaircis la voix :
— Rose, ce que Madeleine…
Le regard noir que me lance la vieille femme en se tournant vers moi me
fait me corriger aussitôt :
— Pardon… Maddie essaie de vous faire comprendre qu’en la
vouvoyant, elle se sent vieille.
Le haussement de sourcils de la conductrice me pose une question
muette : « Et ? »
— Et malgré ses quatre-vingts printemps…
— 84 ! me reprend-elle.
— Et donc, malgré ses 84 printemps…
Madeleine me coupe à nouveau :
— Je suis née en septembre et comme nous sommes en février,
techniquement j’ai connu un automne de moins. Non, un printemps de plus.
Ou… Non, attendez…
Madeleine se tapote le menton de l’index, puis se met à compter sur ses
doigts. Rose se pince l’arête du nez.
— OK, j’ai compris l’idée générale. Donc, Maddie, tu veux bien poser ce
magazine ?
— Mais, enfin, pourquoi ? fait Madeleine qui arrête aussitôt ses comptes
d’apothicaire et appuie la revue de papier glacé contre son cœur.
— Pour que tu ne pousses pas encore un hurlement en découvrant les
frasques ou l’infidélité de je ne sais qui.
— Et parce que c’est un torchon !
Pourquoi ai-je besoin d’ouvrir ma gueule ? Les mots sont sortis tous
seuls, directement de ma bouche, sans passer par la case cerveau.
Madeleine se tourne à nouveau vers moi et lève légèrement une épaule,
offusquée.
— Pas du tout, je me tiens informée de la vie de mes concitoyens, c’est
tout.
— Une concitoyenne née à Los Angeles qui sort avec le prince Harry ?
fais-je avec un rictus narquois.
Madeleine, les lèvres pincées, ajoute, en relevant le menton :
— Je suis citoyenne du monde, moi, monsieur !
J’éclate de rire alors que Rose, effarée, regarde un moment sa passagère
qui reste fière et droite. Puis la jeune femme part dans un fou rire
incontrôlable qui me fait craindre qu’elle ne voie plus la route à travers ses
larmes. Elle finit par essuyer ses yeux humides et hoquète :
— Madel… Maddie, se reprend-elle juste à temps car la vieille dame
ouvrait déjà la bouche pour la corriger, tu vas avoir ma peau !
Elle reprend son souffle et passe la paume sur sa joue encore ruisselante
de larmes de rire. Finalement, ce trajet pourrait s’avérer divertissant ! J’ai
bien envie de titiller cette mémé. Et puis, j’ai très envie d’entendre à
nouveau le rire de Rose.
— Allez-y, foutez-vous de moi ! Ne vous gênez pas ! bougonne
Madeleine.
Je place une main sur l’épaule de la petite vieille renfrognée et la secoue
doucement :
— Oh, allez, Maddie. Avoue que ta sortie, « Je suis une citoyenne du
monde » était quand même hilarante.
Elle dodeline de la tête. Il semblerait qu’elle soit susceptible et ce n’est
pas pour me déplaire. Elle a réveillé le diablotin qui sommeille en moi. Je
me renfonce sur la banquette, les bras croisés, et j’en remets une couche,
comme du Nutella étalé sur une tartine de beurre :
— Ces magazines, c’est bon pour les voyeurs.
— Tu m’accuses de faire preuve de voyeurisme ? s’étrangle Madeleine.
— Exactement. Sinon, qu’est-ce qui te pousserait à mettre ton nez dans
les affaires de ces vedettes ?
— Excuse-moi de vivre avec mon temps et de me tenir informée, bande
de boomers* !
J’émets un rire nasal. Elle ne se démonte pas. Et j’ai beau lui poser mille
questions pendant dix minutes, elle répond à toutes mes piques du tac au
tac.
— STOP !
Cette fois-ci, c’est Rose qui a crié. Je ne m’y attendais pas et j’avoue que
cela m’a fait bondir sur mon siège. Même Madeleine, malgré son flegme, a
eu un soubresaut au niveau des épaules.
— Par pitié, taisez-vous, on ne s’entend plus penser dans cette voiture !
Je croise le visage excédé de Rose dans le rétroviseur et je baisse la tête.
Madeleine non plus n’ose pas l’ouvrir pendant trois bonnes minutes. C’est
un grognement sourd qui brise le silence.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’inquiète Rose.
Deuxième grognement, plus fort cette fois-ci.
— Mon estomac, fait Madeleine en posant une main sur son ventre. Il est
midi douze, non ?
Un coup d’œil à ma montre m’indique qu’il est en effet précisément cette
heure.
— Comment sais-tu qu’il est midi douze ? m’étonné-je.
— Parce que mon estomac se réveille toujours à cette heure-là.
Rose et moi restons sans voix.
— Mais non, bande de boloss* ! Parce que je viens de voir l’heure sur le
tableau de bord !
Je ne sais pas ce qui me laisse muet : le fait que cette vieille dame nous
traite de boloss ou sa supercherie ?
— Tu as encore faim ? s’étonne Rose. Après tous les biscuits que tu t’es
enfilés ?!
— C’était une collation, pas un repas ! soupire Madeleine comme si elle
s’adressait à une demeurée. On s’arrête à la prochaine aire d’autoroute ?
demande-t-elle, guillerette, en désignant le panneau indiquant la station-
service suivante dans un kilomètre.
Rose enclenche le clignotant, se rabat sur la file de droite et râle :
— À ce rythme-là, j’arriverai à Cassis dans quinze jours !
7
Rose
Après avoir avalé mon sandwich triangle bûche de chèvre, olives noires
et tomate séchée (à mettre effectivement au singulier car il y avait moins de
l’équivalent d’une demi-tomate séchée entre les deux tranches de pain de
mie), nous pouvons remonter en voiture. Madeleine émet un rot tonitruant
quand elle boucle sa ceinture. Pas gênée le moins du monde, elle ne
s’excuse même pas.
— Ah ! Ça fait du bien par où ça passe !
Erwan éclate de rire à l’arrière alors que je suis atterrée par le manque de
pudeur de cette vieille dame. Il faut dire qu’après avoir ingurgité une
ciabatta aux fromages italiens et un sandwich traditionnel rosette-comté, il y
a de quoi être rassasié. Madeleine se masse le ventre de la paume de la
main et ajoute, dans un soupir d’extase :
— Eh bien, cette fois-ci, je suis repue !
Alors que je passe la marche arrière pour sortir du parking, je marmonne
pour moi-même :
— Tu m’étonnes…
— Pardon ?
— Non, rien.
En regardant dans le rétroviseur intérieur pour reculer, je tombe sur les
yeux du jeune homme sur la banquette arrière, et vu son sourire amusé, je
parierais qu’il m’a entendue. Je rejoins l’autoroute et nous parcourons une
cinquantaine de kilomètres dans le silence. Un silence relatif, en fonction
des bruits émis par ma passagère. La tête rejetée en arrière sur l’appui-tête,
les paupières fermées, elle ronfle sans vergogne, avec un air bienheureux.
Un coup d’œil dans le rétroviseur m’informe qu’Erwan est occupé à
pianoter sur son smartphone. Quand il relève le front et que ses yeux
tombent sur les miens, je détourne le regard en me mordant la lèvre
inférieure.
Il faut que j’arrête de le dévisager ainsi. Il va finir par croire que je lui
fais du gringue. Alors que ce n’est absolument pas le cas.
Je l’ai tout de suite reconnu. Non, pas tout de suite. Quand je lui ai offert
mon visage constipé au moment où je suis passée devant lui avec ma
voiture tout à l’heure, je n’avais pas fait le rapprochement. J’étais trop
obnubilée par le fait de lui lancer une grimace qui signifiait : « Je suis
vraiment désolée, mais je ne peux pas vous prendre en stop, même si la
banquette arrière est vide. »
Je jette un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur et je rougis quand je
croise à nouveau ses yeux aux reflets d’ambre. Malgré son bonnet vissé sur
la tête, je pourrais reconnaître ce regard entre mille. Des yeux couleur miel,
on n’en rencontre pas à tous les coins de rue.
Erwan. Ce prénom d’origine bretonne n’est pas commun. Surtout dans le
Sud. Nous avons passé nos années d’école primaire dans la même classe, du
CP au CM2, à Roquefort-la-Bédoule, un village près de Cassis. C’est sans
doute pour cette raison que j’ai choisi cette destination quand Madeleine lui
a indiqué que je me rendais dans le Sud. Il a ensuite déménagé, au gré de la
nouvelle affectation de son père qui était policier comme il l’a évoqué
brièvement.
Alors que les kilomètres défilent, je fais un rapide calcul. Dix-huit ans
nous séparent de notre dernier jour en CM2. J’observe Erwan à la dérobée.
Même si son bonnet ne laisse s’échapper aucune mèche de cheveux, son
bouc bien taillé trahit un brun sombre.
Est-ce qu’il m’a reconnue ? Se souvient-il de moi ? Il n’en laisse rien
paraître en tout cas.
Je secoue doucement la tête de droite et de gauche et laisse échapper un
rire amer. Comment pourrait-il me reconnaître ? Je ne ressemble plus à la
petite blondinette boulotte, rigolote et heureuse de vivre. Ma période
d’anorexie à l’adolescence a gommé mes bourrelets et les épreuves de la vie
ont mis à mal mon insouciance et mon optimisme.
Alors que lui n’a pas tant changé que ça. Toujours ces lèvres pleines, cet
air rieur, et ce regard aux teintes si particulières. Je ne peux m’empêcher de
jeter un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur et je me fustige aussitôt que
je tombe encore sur ses yeux. Ou plutôt dans ses yeux. Comme une abeille,
j’ai les pattes engluées dans le miel de ses iris et je dois me faire violence
pour les quitter et reporter mon attention sur la route.
Il va vraiment finir par croire que je le mate. Alors que ce n’est pas le
cas. Pas du tout. Et puis, même si regarder n’est pas tromper, j’ai déjà un
homme dans ma vie.
Je meurs d’envie de révéler à Erwan que nous nous connaissons. Ou, tout
du moins, que nous nous connaissions. Est-ce qu’il se rappelle la lettre
d’amour qu’il avait glissée dans mon bureau en CM2 ? Ce n’était pas
difficile, nous partagions le même pupitre double. Je souris à ce souvenir.
Erwan adorait faire le clown et je ne passais pas un jour sans rire à ses
pitreries.
Bien qu’étant datée du mois de février, je n’avais pas vu cette lettre de
toute l’année scolaire, coincée qu’elle était entre un fichier de géométrie et
le manuel d’histoire que nous ne sortions jamais. Je ne l’avais découverte
que début juillet, le dernier jour d’école, quand il avait fallu vider nos
bureaux. Je l’avais parcourue des yeux, j’avais reconnu l’écriture ronde de
mon voisin de classe et j’avais été touchée par cette déclaration sous forme
de poème.
Erwan avait toujours été doué pour les rédactions. Même si des tournures
étaient maladroites, je me rappelle qu’il parlait dans sa lettre de mes « éclats
de rire qui faisaient frémir les étoiles ». Pendant un instant mon cœur de
préado avait fait un salto dans ma poitrine, avant de redescendre dans mes
talons. Son père était muté dans le nord de la France et sa famille
déménageait le lendemain. Alors, j’avais fait mine de ne pas prêter attention
à cette déclaration. J’avais froissé la feuille et je l’avais jetée à la poubelle,
où elle avait fini entre les feutres sans bouchon, les épluchures de gomme,
les crayons cassés et les dessins inachevés.
Si à l’époque j’avais su que ce serait la seule et unique lettre d’amour que
je recevrais, je l’aurais sans doute conservée. Sans aucune hésitation. Je
l’aurais gardée bien précieusement dans une boîte à chaussures avec tous
mes trésors d’enfant et d’adolescente. Et je l’aurais ressortie les jours de
grand froid que j’ai traversés, quand mon cœur saignait et que mes yeux
pleuraient sans pouvoir s’arrêter.
Les souvenirs me rendent mélancolique. Je ravale la boule qui s’est
formée dans ma gorge. Pourquoi est-ce que ce souvenir anodin me laisse un
goût amer d’inachevé ? Je déglutis, vaine tentative pour atténuer le goût de
rouille qui imprègne ma bouche.
Pourquoi n’ai-je jamais eu droit à une autre lettre d’amour ? Ni Bertrand,
ni Joachim avant lui, ni mes deux ou trois amourettes d’adolescence, ne
m’en ont jamais écrit. Pourquoi ?
Peut-être parce que les téléphones portables ont jeté papier et stylos aux
oubliettes. Et si je demandais à Bertrand de m’en écrire une ? Je serre les
lèvres. D’une part, je n’oserais jamais le lui demander — d’ailleurs, il me
semble que cela doit rester une marque d’affection volontaire. D’autre part,
si nous n’avons jamais échangé de textos enflammés au début de notre
relation comme le suggérait Madeleine, ce n’est pas au bout de deux ans
que nous allons commencer un échange épistolaire amoureux.
Bertrand !
Je me frappe le front du plat de la main. Avec toutes ces récentes
péripéties, j’avais complètement oublié qu’avant de me rendre dans le Sud
pour y voir la mer, je voulais d’abord m’arrêter à Paris pour faire une
surprise à Bertrand et « raviver la flamme », comme dirait Madeleine.
Il faut que j’en avertisse Erwan. Tant pis si je réveille Madeleine mais
cette information ne peut pas attendre. Je ne peux pas imposer à Erwan un
détour par Paris. Je trouve sans mal le regard du jeune homme dans le
rétroviseur, j’ouvre la bouche et je m’apprête à lui avouer que je ne vais pas
pouvoir le conduire à Cassis au moment où je reçois un coup dans le nez.
— Aaaaaaaah ! fait Madeleine, en s’étirant.
Elle se tapote les joues pour se réveiller complètement et lisse sa jupe sur
ses cuisses :
— Cette petite sieste m’a ravigotée !
Elle se tourne vers moi et s’inquiète :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Je me tiens le nez et maugrée :
— Rien.
Sur la banquette arrière, Erwan étouffe un éclat de rire et explique :
— Tu lui as mis ton poing dans le nez en t’étirant.
— Oh, pardon ! s’excuse la vieille dame, une main sur sa bouche.
— Ce n’est rien.
— Fais voir ! insiste Madeleine.
Sans tenir compte du fait que je dois regarder la route pour conduire, elle
attrape mon visage et le tourne vers elle pour m’ausculter. Elle m’arrache
un grognement de douleur quand elle me tâte l’arête du nez avant de me
rendre mes joues.
— Ça va aller, ce n’est pas cassé.
Sur ce, elle récupère son magazine qu’elle avait rangé dans le
compartiment de sa portière. À la voir se dandiner sur son siège, je
m’inquiète :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Je me retiens d’ajouter « encore » à ma question.
La vieille dame m’offre un rictus ennuyé :
— Le problème, c’est que quand je fais la sieste, après j’ai super envie de
faire pipi.
Je soupire et me masse la tempe d’une main. Pour aller du Havre au
Mans, nous n’aurions dû mettre que deux heures trente, pas une journée
entière. Nous avançons comme des escargots à force de faire des pauses
déjeuner et des arrêts pipi sans arrêt !
Sur la banquette arrière, Erwan, plié en deux, déclare entre deux éclats de
rire :
— Maddie, tu es vraiment trop drôle !
Drôle ? J’aurais dit excentrique, au mieux. Ou fantasque. Ou bizarre. Ou
complètement fêlée !
8
Erwan
Le garagiste revient après ce qui me semble une éternité. S’il lui faut
aussi longtemps pour monter une roue, je n’imagine pas combien de jours il
lui faut pour changer une courroie de distribution…
Il fait nuit noire depuis belle lurette quand nous remontons en voiture.
— Vous avez vu l’heure ? fait Maddie en nous mettant à tour de rôle
l’écran de son smartphone sous le nez.
— 18 h 55 ? m’étonné-je.
Maddie acquiesce d’un mouvement de tête. Le garagiste éteint l’enseigne
lumineuse sur la façade de son atelier et nous adresse un au revoir de la
main.
— 18 h 55 ! m’exclamé-je quand je prends conscience de l’heure bien
trop tardive pour arriver au Mans à temps. Mais comment allons-nous
faire ?
— Il va falloir trouver un endroit où crécher* cette nuit, fait Madeleine
comme si cela ne posait aucun problème.
Je pars dans un rire nerveux :
— Parce que c’est si simple que ça, selon vous ?
— Eh bien oui : on trouve un hôtel, on prend une chambre…
Elle se reprend quand je lui adresse mon regard le plus noir que j’ai en
stock :
— On prend deux chambres, ou trois si vous voulez, et on ira au Mans
demain matin.
Je vais l’étrangler.
— Et encore une fois, Rose, arrête de me vouvoyer ! s’emporte la vieille
dame.
Cette fois-ci, c’est sûr, je vais lui sauter à la gorge et l’étouffer de mes
propres mains. Ce fait divers fera les gros titres demain : Une jeune femme
bien sous tous rapports pète un plomb et étrangle la grand-mère loufoque
qu’elle avait prise en stop.
Un raclement de gorge salvateur en provenance de la banquette arrière
me ramène à la réalité :
— Hum. Je pense que Maddie a raison.
Je me tourne vers Erwan et lui adresse mon deuxième regard le plus noir
possible.
— Désolé. Mais nous n’avons pas d’autre choix.
Il tourne l’écran de son smartphone vers moi.
— Regardez, j’ai trouvé ce petit hôtel à une quinzaine de kilomètres
d’ici.
— Parfait, on n’a qu’à réserver via Booking ! fait Maddie en battant des
mains.
— Non, il n’est pas référencé sur les plateformes hôtelières. Mais il n’y a
pas de raison qu’il n’y ait plus de places dans un Bed and breakfast en
périphérie d’Alençon en plein mois de février.
***
— Désolé, messieurs dames, mais je n’ai plus que deux chambres
disponibles, fait la réceptionniste qui consulte son logiciel de réservations
sur l’ordinateur.
Je fais face à Erwan et lui souffle, sur un ton narquois :
— C’est bien vous qui me disiez « qu’il n’y a pas de raison qu’il n’y ait
plus de places dans un Bed and breakfast en périphérie d’Alençon en plein
mois de février » ?
Il ignore ma remarque et demande à la jeune femme au chignon
impeccable derrière le comptoir :
— Vous êtes sûre de ne pas avoir une troisième chambre ?
— Non, désolée. Il y a un festival de country ce week-end au château de
Champagnol. Tous les établissements aux alentours sont complets depuis
des semaines. J’ai deux chambres à vous proposer, car des clients se sont
blessés il y a quelques jours : une entorse pour l’un et une luxation de
l’épaule suite à une chute à skis pour l’autre.
— On ne va pas faire la fine bouche, quand même ! s’impatiente
Madeleine.
Je soupire :
— Bien, nous allons les prendre. Maddie et moi partagerons une
chambre.
— Ah, non ! Certainement pas ! s’insurge la vieille dame.
J’inspire profondément — selon ma professeure de yoga, cela permet de
se calmer et de prendre le temps de réfléchir posément plutôt que de
répondre dans la précipitation des paroles que l’on regretterait plus tard.
— Maddie, sois raisonnable, pour une fois ! lui reproche Erwan.
— Non, je ne partage ma chambre avec personne. Je suis insomniaque.
Vu la façon dont elle dormait dans la voiture tout à l’heure, permettez-
moi d’en douter. Comme Erwan et moi restons perplexes, elle ajoute :
— Et je ronfle. Beaucoup !
C’est vrai qu’elle nous a permis d’entrevoir ses talents de baryton
pendant sa sieste…
— Et j’ai… j’ai des flatulences !
Madeleine annonce cela comme si elle avait trouvé la bonne réponse à un
quiz pour devenir millionnaire. Alors, elle renchérit :
— Je pète en dormant. Sans arrêt. Je lâche des prouts, ça fait du bruit et
ça pue, vous n’imaginez pas…
— OK, c’est bon, on a compris ! la coupe Erwan en se massant le front à
la lisière de son bonnet.
J’ai honte. Si je pouvais, je me cacherais. Est-ce que si je me planque
sous le tapis devant la porte, la réceptionniste me verra encore ?
Une main posée sur mon bras me fait sursauter.
— Rose. Ça va ? Vous êtes toute pâle.
Erwan m’observe de ses iris couleur miel, le visage barré par
l’inquiétude.
— Oui, oui, ça va.
— OK. Alors, que faisons-nous ?
Comme si nous avions le choix…
Je me tourne vers la réceptionniste et lui dis :
— Nous prenons les deux chambres.
Elle me sourit de toutes ses dents, aussi blanches que parfaitement
alignées :
— Donc, une chambre simple et la suite Deluxe.
Je refuse de laisser Erwan insérer sa carte bancaire à la place de la
mienne, je repousse la poignée de billets agitée par Madeleine et je paie la
réservation.
Nous nous entassons tous les trois dans la minuscule cage d’ascenseur.
Arrivés au troisième étage, après deux heures trente de montée au bas mot,
je laisse Erwan extraire son étui à guitare de la cabine et Madeleine extirper
son énorme sac à main au cuir pelé, avant de sortir à mon tour en tirant ma
valise. La chambre de la vieille dame se situe juste à côté de l’ascenseur.
Elle insère sa carte magnétique et nous abandonne dans ce couloir à la
moquette d’un rouge passé éclairé par la lumière blafarde des appliques au
mur également recouvert de moquette. Nous trouvons enfin notre chambre
tout au bout du couloir qui me semble aussi long qu’une coursive du
Titanic.
Erwan ouvre la porte et me cède le pas. Tout ce que je vois, c’est le lit
double parsemé de pétales de rose.
Ne me dites pas qu’il n’y a qu’un seul lit ! Cela ressemblerait à ces
comédies romantiques où les deux protagonistes se retrouvent à partager le
même lit et là, oh miracle !, ils discutent toute la nuit, se trouvent des tonnes
de points communs et finissent dans des positions à faire rougir l’auteur du
Kamasutra.
Au milieu des pétales rouges sur le lit, les serviettes de bain ont été pliées
en deux cygnes dont les becs se rejoignent en un baiser.
— Waouh ! s’écrie Erwan. C’est vrai que j’avais oublié qu’aujourd’hui,
nous sommes le 14 février !
— Désolée, mais nous ne sommes que le 12. À moins que la montre de la
femme de chambre n’ait de l’avance…
Cela ne me fait pas rire du tout. Je vais partager ma chambre avec un
homme que je connais à peine — les cinq ans d’école élémentaire ne
comptent en rien à ce moment-là pour moi. Et puis, que penserait Bertrand
s’il l’apprenait ? Non, il ne l’apprendra pas. Il ne doit jamais l’apprendre.
Ce ne sera pas un mensonge, juste la réalité un peu arrangée, ou une petite
omission de rien du tout dans notre relation basée sur le respect et la
confiance.
Erwan pose son sac à dos sur un fauteuil matelassé et adosse son étui à
guitare contre un mur.
— C’est parfait, il y a même un canapé.
Mes yeux suivent les siens et tombent sur le sofa vert bouteille.
Ouf ! Pas de cohabitation forcée sous la couette !
— Je peux prendre le canapé et vous laisser le lit.
— Non, il n’y a pas de souci ! Ce canapé m’ira très bien.
Pour prouver ses dires, Erwan s’allonge sur le sofa et croise les mains
sous sa tête.
— Vous voyez, c’est parfait.
Je montre du doigt ses pieds qui dépassent de l’accoudoir :
— Il est un peu petit.
Erwan se redresse.
— Vous n’êtes pas beaucoup moins grande que moi, le problème sera le
même pour vous. Et je vous rappelle que c’est vous qui avez payé la
chambre, vous pouvez donc profiter du lit.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais.
Il ne me laisse pas le temps d’argumenter, ramasse son sac à dos et se
dirige vers la salle de bain.
— Vous permettez que je prenne une douche ?
— B… Bien sûr, bafouillé-je.
J’entreprends de sortir ma trousse de toilette et des vêtements de ma
valise. Hors de question que je dorme en petite tenue, je fourre ma nuisette
au fond de mon sac et j’attrape un tee-shirt et un pantalon en lin
confortable.
Dans la salle de bain, j’entends un robinet d’eau que l’on ouvre et Erwan
se met à chantonner. Pour une raison que j’ignore, le savoir nu sous la
douche de l’autre côté de la cloison me trouble. Pendant une seconde, j’ai
même des images de l’eau ruisselant sur son visage, sur son torse, sur son
dos. Je jure que cela n’a pas duré plus d’une seconde… ou deux. Allez,
peut-être quatre ou cinq, mais pas plus !
Comme je perds le fil de mes pensées, je rappelle mon esprit à l’ordre et
élève la voix pour me faire entendre :
— Erwan, je descends dans le lobby. Le wifi ne fonctionne pas dans la
chambre.
Piètre mensonge. Je n’ai même pas essayé. J’aurais plutôt dû prétendre
que je n’avais pas le code wifi — ceci n’étant pas un mensonge. J’attrape
mon smartphone et le double de la carte magnétique et je me dirige au rez-
de-chaussée. Officiellement pour capter le wifi. Officieusement, pour
échapper aux pensées peu chastes qui assaillent mon cerveau malgré moi.
11
Erwan
Paul Verlaine,
Colloque sentimental
(Les Fêtes galantes)
12
Rose
Rose ne m’adresse plus la parole depuis que nous avons quitté le musée.
Rectificatif : elle ne m’adresse plus la parole depuis que je lui ai imposé ma
présence à Paris. Elle se contente de me jeter des regards mauvais par le
biais du rétroviseur, jusqu’à ce que nous arrivions à destination.
La maison des Ormes n’est pas un lieu de villégiature comme je m’y
attendais. Nous sommes d’ailleurs très loin de l’image de la maison d’hôte
de charme que j’imaginais. Rose gare la voiture sur un parking au goudron
déformé par les racines des arbres, des ormes sans doute — même si je n’ai
aucune idée de ce à quoi cela ressemble. Dénuées de leurs feuilles, les
silhouettes squelettiques des arbres se détachent sur la grisaille du ciel. Ce
n’est pas la façade du bâtiment, grise elle aussi, qui risque d’égayer les
lieux.
Rose rabat son siège afin que je sorte de voiture. Je ne sais pas ce qui
amène Maddie ici, mais elle doit avoir une bonne raison de venir dans un
lieu si peu accueillant, contrairement à ce que son nom, La maison des
Ormes, laissait présager. Pour ma part, j’ai envie de faire demi-tour. Je
réprime un frisson et remonte le col de mon blouson pour faire barrière à
l’humidité du brouillard qui tombe et au froid de l’hiver.
J’ai l’impression de me trouver dans le remake bon marché d’un film
d’horreur médiocre. Un corbeau posé dans les frondaisons d’un arbre lance
un cri sinistre. J’essaie de ne pas prendre cet oiseau pour un mauvais
présage, même si je me sens épié sous son regard sombre. Le volatile
s’envole en poussant un croassement indigné quand Maddie ouvre sa
portière.
La vieille dame sort avec peine de la voiture, comme si elle avait pris
vingt ans depuis notre virée parmi les bolides du musée des 24 heures du
Mans. La fatigue, sans doute. Je tiens sa portière d’une main et lui tends
mon bras auquel elle s’accroche comme à une bouée de sauvetage. Elle lève
le nez vers la façade sans âme du bâtiment de deux étages devant nous. Son
visage a perdu de sa candeur et de sa joie de vivre. Je remarque pour la
première fois à quel point il est fripé par le temps qui passe. À quel point la
peau diaphane de son cou semble fine. À quel point cette femme paraît
fragile. Comme si la bise qui agite le sommet des arbres dénudés pouvait
l’emporter à tout moment.
Ses doigts se crispent imperceptiblement sur mon blouson. Comme si elle
aussi avait peur de vaciller, de s’envoler, de se faire emporter. Je baisse les
yeux sur les veines bleutées qui parcourent le dos de sa main posée sur mon
bras. Je place ma main sur la sienne et la presse doucement. Un signe
d’encouragement pour ce qui l’attend, même si j’ignore ce dont il s’agit.
Elle pose ses iris délavés dans les miens, me remercie d’un mouvement de
tête imperceptible et annonce d’une voix faible :
— Bien, allons-y.
Je tente de remplir du mieux que je peux mon rôle de bâton de vieillesse.
J’adapte mon pas au rythme de la vieille dame. Nous empruntons la rampe
pour personnes à mobilité réduite à côté de l’escalier et nous arrivons
devant l’entrée du bâtiment. Sur le côté, une plaque indique :
La maison des Ormes,
EHPAD
Après la lecture de ces mots, mes yeux croisent ceux de Rose. Ses traits
trahissent son inquiétude et ce n’est pas le bonhomme de neige bedonnant à
la bouche de travers dessiné sur la porte vitrée qui risque de dérider les
visiteurs. J’aimerais pouvoir détendre l’atmosphère, lancer une vanne qui
briserait cette chape de plomb qui s’est abattue sur nous depuis que nous
sommes sortis de la voiture mais je ne trouve rien à dire. Alors je pousse la
porte et m’efface pour laisser passer Maddie, tout en la soutenant du mieux
que je peux. Aussi bien physiquement que moralement.
Dès que je pénètre dans l’établissement, je suis assailli par des relents
âcres qui me donnent la nausée, mélanges de désinfectant, de bouffe
d’hôpital et de parfum d’ambiance bon marché. L’odeur de l’espoir qui a
pris la poudre d’escampette. L’odeur de la vieillesse quand plus rien ne va.
L’odeur de la mort qui s’approche à petits pas.
Si j’ai été tenté de faire demi-tour tout à l’heure sur le parking, j’ai
maintenant envie de prendre mes jambes à mon cou et de quitter ce mouroir
sur le champ. Des crânes dégarnis et tachés sont alignés devant la
retransmission d’un jeu télévisé. Un homme en fauteuil roulant somnole, la
tête pendant sur un côté, un filet de bave au coin des lèvres. À une table,
une jeune femme, peut-être une animatrice, essaie d’intéresser à un jeu de
société des êtres livides aux yeux perdus dans le vague.
Putain. J’ai envie de chialer et de dégueuler à la fois.
Heureusement, une vieille dame rondouillette s’approche de Maddie d’un
pas alerte pour une personne dans ce genre d’établissement et elle la salue
avec un bonheur non feint :
— Maddie ! Quel plaisir de te voir !
— Salut, Yvonne. Comment vas-tu ?
L’amie de Maddie hausse les épaules :
— Oh, aussi bien que l’on peut aller quand on sait que la faucheuse n’est
pas loin.
Elle émet un éclat de rire qui secoue ses rondeurs. Maddie quitte mon
bras pour lui infliger une tape amicale sur la main :
— Allons, ne dis pas de bêtises ! Tu es en forme.
— Ça, c’est sûr que je suis en forme…
Elle ménage un temps de suspense et ajoute :
— En forme de boule !
Nous éclatons tous les quatre de rire. Nos éclats de rire couvrent les
éructations de l’animateur aux implants capillaires peroxydés dans le poste
de télévision et ne manquent pas d’attirer l’attention d’une aide-soignante.
Dans les 25 ans, les cheveux ramenés en un chignon tenu par un crayon,
elle nous sourit et s’approche de nous dans sa blouse vert hôpital assortie à
son pantalon. J’admire l’abnégation qui pousse une jolie jeune femme
comme elle à bosser dans ce type d’établissement. Elle nous accueille avec
bienveillance :
— Maddie, bonjour ! Je vois que vous êtes bien accompagnée. Ce sont
vos petits-enfants ? demande-t-elle en se tournant vers Rose et moi.
— Non, nous sommes… des amis, fait Rose.
— Maddie est bien connue pour aimer la compagnie de jeunes personnes,
sourit l’aide-soignante.
Yvonne part dans un nouvel éclat de rire qui agite son double menton :
— Oh, Lucie, s’il vous plaît ! Ne faites pas passer Maddie pour une
cougar !
L’aide-soignante pique un fard :
— Oh, pardon ! Ce n’est absolument pas ce que je voulais dire !
Maddie balaie l’air d’un mouvement de la main :
— Pas d’inquiétude, Lucie. Il n’y a qu’elle pour avoir l’esprit si mal
placé, fait-elle en lançant un regard faussement courroucé à Yvonne.
Raymond est dans sa chambre ?
— Oui, vous pouvez aller le voir.
Nous prenons congé de l’aide-soignante et d’Yvonne et nous suivons
Maddie vers les portes d’ascenseur. La vieille dame semble avoir repris du
poil de la bête. Elle appuie sur le bouton du deuxième étage. La cabine, aux
articulations aussi rouillées que les habitants de l’EHPAD, s’ébranle dans
un grincement. La montée se fait dans le silence le plus total. Rose baisse
les yeux, Maddie fixe les portes sans les voir et moi, je regarde la peinture
qui s’écaille sur le métal.
Arrivée à l’étage, Maddie prend à droite et emprunte un long couloir. Le
son des téléviseurs allumés filtre à travers les portes closes. Le petit écran
semble le dernier loisir des habitants de l’établissement. Une porte
s’entrebâille à notre passage, je n’ai que le temps d’apercevoir un visage
rongé par les années et l’ennui avant que la porte se referme aussitôt.
Je manque de bousculer Maddie qui s’arrête enfin devant une porte. Elle
pose la main sur la poignée, stoppe son geste, ferme un instant les
paupières, prend une inspiration, étire ses lèvres en un sourire et ouvre la
porte en lançant un enthousiaste :
— Bonjour, mon chéri !
Un vieil homme assis face à la fenêtre nous tourne le dos. Il ne réagit pas
à la voix de sa femme, pas plus qu’au bruit que nous faisons quand nous
pénétrons dans la pièce. Peut-être est-il dur de la feuille ?
Rose murmure un timide « Bonjour » alors que je m’approche de lui pour
le saluer.
— Bonjour, Raymond. Erwan, enchanté de faire votre connaissance.
Je me fige. Le vieil homme fixe les silhouettes squelettiques des arbres
qui bordent le parking, les yeux vitreux. Il ne tressaille pas quand Maddie
pose sa main sur son épaule, pas plus quand elle colle un baiser sur sa joue
mal rasée. La vieille dame continue d’une voix enjouée :
— Alors, quelles sont les nouvelles depuis la dernière fois ?
Je lève la tête vers Rose dont les yeux sont noyés de larmes.
— Tu as passé un bon Noël ? J’aurais aimé pouvoir venir pour les fêtes
de fin d’année mais je n’en ai pas trouvé les moyens. Je suis vraiment
désolée, mon Raymond.
Impassible, le vieil homme continue à fixer le ciel grisâtre devant lui. Je
me trouve bête avec ma main tendue, alors je la range dans ma poche.
— Mais aujourd’hui, tu peux remercier Rose, c’est elle qui m’a amenée
depuis Le Havre. Cela a été une sacrée épopée, je peux te le dire !
Comment Maddie fait-elle pour converser comme si de rien n’était ? Pour
jouer la comédie ? Pour garder cet enthousiasme ? Pour ne pas se laisser
gagner par le désespoir ?
— Oh, mais c’est vrai que je n’ai pas fait les présentations. Voici, Rose et
le jeune homme près de toi, c’est Erwan.
Rose et moi adressons un signe de tête au vieil homme et un bonjour
étranglé.
— Nous sommes venus jusqu’ici dans la New Beetle rose. Tu la vois, là ?
Maddie pointe la voiture en contrebas sur le parking.
— Oh, et puis avant de venir, nous avons fait un petit détour par le musée
des 24 heures du Mans.
Elle sort son smartphone et le place devant les yeux sans vivacité de son
mari :
— Regarde, ça c’est la Ford qui a gagné en 68. Et ça, c’est la GT40 de
69. Tu te rappelles, cette année-là on avait vu le grand prix à la télévision ?
Elle fait défiler les clichés sur son téléphone, puis le pose sur le lit
médicalisé.
— J’aurais tellement aimé que tu voies ça.
Elle presse la main inerte de son mari posée sur la couverture élimée qui
couvre ses genoux.
— Oh, regarde ! Là, sur l’arbre ! Un écureuil !
Elle pointe du doigt le petit animal qui saute de branche en branche avant
de disparaître dans un buisson mais les pupilles de Raymond restent
immobiles.
Rose écrase une larme au coin de son œil. Quant à moi, je tente de
ravaler la boule qui s’est formée dans ma gorge et je papillonne pour
chasser la tristesse qui me pique les yeux.
Je ne sais pas ce qui m’émeut le plus. Ce vieil homme pour qui la vie
s’est arrêtée quand sa mémoire a pris la poudre d’escampette. Le courage et
la pugnacité de Maddie à faire fi de la maladie et à continuer à aimer son
mari encore là mais à moitié parti. Ou le contraste entre cette vieille dame
pleine de vie et son mari qui s’éteint à petit feu et n’est déjà plus que
l’ombre de lui-même.
17
Rose
Jacques Prévert,
Les feuilles mortes
19
Rose
Le bruit d’une porte qui claque dans le couloir me tire d’un mauvais rêve.
Je n’ai trouvé le sommeil que tard dans la nuit. Sans doute parce que la
literie de l’EHPAD est loin d’offrir le même confort que le matelas à
mémoire de forme qui occupe notre chambre à coucher à Bertrand et moi à
Sainte-Adresse. Ou peut-être parce que la danse que j’ai partagée avec
Erwan me hante encore.
Un coup d’œil au lit à côté du mien m’indique qu’il est déjà sorti. Tant
mieux, je n’aurai pas à trouver un stratagème pour lui épargner la vue de
mes yeux bouffis et de mes cheveux en pétard. Je n’ai pas besoin de me
sentir gênée lorsque je rejoins la salle de bain attenante à la chambre. Le
néon au-dessus du lavabo hésite quelques secondes avant de s’allumer
enfin. La lumière me confère un teint blafard et ces sanitaires lugubres ne
me donnent pas envie de m’attarder. Après une toilette vite faite, je me
maquille légèrement, puis je mets de l’ordre dans ma valise.
Je plie mes vêtements de la veille, referme ma trousse de toilette et
débranche mon smartphone que j’ai mis à charger pour la nuit. C’est au
moment où je range mon téléphone que mon sac à main me paraît bien vide.
J’ai pourtant mon portefeuille, mon trousseau de clés, mon…
Oh ! Mon ! Dieu !
Je comprends ce qu’il me manque. Mon cœur se met à battre la chamade.
C’est impossible, elle n’a pas pu disparaître. Je renverse le contenu de mon
sac sur le sol en linoléum de la chambre. Même si je sais que c’est inutile.
Parce que ce que je cherche est bien trop gros pour que je ne le trouve pas
au premier coup d’œil dans mon sac à main.
Je dois me rendre à l’évidence. Elle n’est pas là. Elle n’est plus là.
Je me relève, en m’appuyant au mur d’une main. J’ai la tête qui tourne,
des étoiles dansent devant mes yeux comme si un filtre à paillettes se
superposait à ma vue de la chambre. J’ai l’impression que je vais tomber
dans les pommes. Je m’assieds au bord du lit et, les yeux fermés, je tente de
reprendre mes esprits. Quand je rouvre les paupières, mon regard tombe sur
le contenu de mon sac à main répandu sur le sol. L’absence de mon bien le
plus précieux me saute aux yeux. Je refrène une montée de larmes.
Je n’ai pas pu la perdre. C’est impossible. Elle ne quitte jamais mon sac.
Jamais.
Cela signifie donc que quelqu’un me l’a prise. Comment est-ce possible ?
Qui ? Pourquoi ?
Serait-ce Erwan qui l’aurait subtilisée pendant mon sommeil ? Je ne vois
personne d’autre qui aurait pu avoir accès à notre chambre pendant la nuit.
Et s’il l’a ouverte ? Et s’il a vu ce qu’il y a à l’intérieur ? Que va-t-il
s’imaginer ?
Des coups discrets frappés à la porte me font sursauter.
— Rose ?
C’est la voix d’Erwan derrière la porte. Pourvu qu’il n’ouvre pas… Je
retiens mon souffle.
— Oui ?
— Le petit déjeuner va être servi.
J’hésite un instant à lui faire passer un interrogatoire mais je dois me
raisonner. Ce n’est ni le lieu ni le moment.
— Vous souhaitez un thé ou un café ?
Je place une main sur ma poitrine pour tenter d’apaiser les battements de
mon cœur.
— Un thé, s’il vous plaît.
J’entends ses pas s’éloigner dans le couloir. Je me dépêche de fourrer ce
que j’ai vidé à nouveau dans mon sac. Puis, je sors de la chambre, des
étoiles valsant toujours devant mes yeux. Je rejoins la salle commune, un
sourire forcé aux lèvres, et m’assieds à la table où m’attendent Madeleine,
Erwan et Yvonne.
— Rose, tout va bien ? s’inquiète Erwan.
Le salaud. Il joue sacrément bien la comédie.
J’acquiesce d’un hochement de la tête et porte la tasse de thé à mes
lèvres. Un thé vert à la menthe bas de gamme. Tout juste chaud.
— Mangez donc quelque chose, vous êtes pâle à faire peur.
Je ne remercie pas Yvonne pour son compliment. Je me contente d’ouvrir
le sachet en plastique qu’elle me tend et de mâcher le biscuit.
Heureusement, la galette est aussi dure et sèche qu’un pavé de bois, ce qui
justifie mon silence.
Erwan me fixe, les sourcils froncés par l’inquiétude. Yvonne aussi
m’observe, d’un air préoccupé. Seule Madeleine évite mon regard. Elle,
d’ordinaire si volubile, reste silencieuse. Elle verse un nuage de lait dans
son café et le remue consciencieusement. Puis, elle ajoute un morceau de
sucre dans sa tasse, en évitant toujours soigneusement de croiser mon
regard. Et le bruit de sa petite cuillère qui racle le fond de sa tasse
accompagne notre petit déjeuner.
Le soin qu’elle emploie à ne pas lever les yeux vers moi. Son attitude
fuyante. Son silence inhabituel. C’est bon, j’ai compris. C’est elle la
voleuse.
Je ne vais pas la confondre maintenant. D’une part, parce que je ne
souhaite pas la mettre mal à l’aise devant Erwan et Yvonne. D’autre part,
parce que je n’ai pas envie d’étaler ma vie privée devant eux.
Je ronge mon frein en attendant le moment propice pour m’entretenir en
tête-à-tête avec Madeleine. Je compte profiter de la montée en ascenseur
pour la mettre au pied du mur, mais une infirmière entre juste au moment où
les portes de la cabine se referment sur nous. Je suis sur le point d’aborder
le sujet dans la chambre de Raymond lorsqu’une aide-soignante fait son
apparition. J’essaie de la coincer devant la porte de l’EHPAD mais Erwan
nous rejoint alors que je m’apprête à ouvrir la bouche.
Bref, quand l’heure des au revoir a sonné, l’ongle de mon pouce droit a
perdu trois millimètres à force de le ronger mais je n’ai pas réussi à
m’entretenir avec Madeleine. Il n’est pourtant pas question que je quitte cet
endroit sans avoir récupéré ce qui m’appartient.
Erwan et moi nous tenons debout devant les portes de l’EHPAD, ma
valise, sa guitare et son sac à dos à nos pieds. À mon épaule, mon sac à
main est anormalement léger. Mon cerveau fonctionne à plein régime pour
trouver un moyen d’acculer Madeleine.
— C’est donc vous, mademoiselle Rose, qui allez ramener Maddie chez
elle dans quelques jours ? demande Lucie, l’aide-soignante.
Je lui rétorquerais bien que cette vieille folle n’a qu’à aller se faire voir.
Au lieu de cela, la bienséance m’oblige à répondre avec un sourire forcé :
— Bien sûr. Elle n’aura qu’à m’appeler.
Je griffonne mon numéro de téléphone sur le calepin dans mon sac,
déchire la page et la tends à Madeleine. J’essaie de l’interroger des yeux,
mais ce n’est pas aisé de demander avec un simple regard : Qu’as-tu fait de
ce qui m’appartient, bon sang ? Et quand vas-tu me le rendre ? Est-ce
qu’au moins tu as l’intention de…
— Attends, donne-moi ton numéro.
Erwan interrompt mon interrogatoire silencieux. Il sort son téléphone et
tape le numéro que lui dicte la vieille dame.
— Je te fais sonner. Comme ça, tu auras le mien. Tu pourras nous joindre
quand tu le souhaites et nous aussi, nous pourrons prendre de tes nouvelles.
Madeleine attrape le bout de papier que je lui tends toujours et le range
dans une poche de son énorme sac en cuir :
— Merci, vous avez rendu ce voyage inoubliable.
Elle enlace Erwan qui lui tapote le dos :
— Pour nous aussi, Maddie, ces quelques jours en ta compagnie resteront
gravés dans notre mémoire. Mais ne t’en fais pas, nous nous reverrons.
Il s’écarte d’elle et lui fait un clin d’œil.
Je suis tellement stressée que j’en ai des vertiges. Vite, je dois trouver une
solution !
Madeleine rajuste sa veste en tweed et s’avance vers moi. Elle me serre
dans ses bras :
— Merci, Rose, mille fois merci.
Mon regard se brouille. À cause des vertiges. À cause de ce bien précieux
qui ne semble pas vouloir réapparaître. À cause de ces au revoir qui me
remuent davantage que j’aurais pensé.
Madeleine profite de nos embrassades pour placer ses lèvres tout près de
mon oreille :
— Tiens, tu en as plus besoin que moi.
Je sens qu’elle glisse quelque chose entre nous. Je reconnais le métal
froid sous mes doigts.
— Tu as réussi à me couper l’appétit.
Un éclat de rire étouffé s’échappe de ma bouche. Je frôle la main ridée de
Madeleine quand elle fourre la boîte en forme de cœur dans mon sac. La
vieille dame me presse contre elle un peu plus fort et me chuchote :
— Parfois, il faut accepter de laisser en paix ceux qui sont partis pour
pouvoir aller de l’avant.
Je respire le parfum à l’odeur de lavande de Madeleine une dernière fois,
comme pour me donner du courage et m’imprégner de ses mots. Quand je
me détache d’elle, je pleure pour de bon. Les yeux brillants, Madeleine
attrape de l’index une grosse larme qui roule sur ma joue.
— Allons, garde ton chagrin pour les moments vraiment importants.
Nous ne devrions verser des larmes que lorsque le désespoir et la douleur
ont vaincu.
Maddie m’adresse un clin d’œil humide et ses lèvres fanées s’étirent en
un sourire que je connais bien maintenant :
— Le passé, c’est douloureux. Mais à mon sens, on peut soit le fuir,
soit… tout en apprendre !
— C’est de vous ? demandé-je en reniflant.
— Non, c’est ce que Rafiki dit à Simba.
Elle attrape une canne abandonnée contre la façade de l’EHPAD et me
donne un coup sur la tête.
— Aïe ! Mais ça fait mal !
Je me frotte le crâne en me demandant quelle mouche l’a piquée.
— Désolée, s’excuse Maddie avec un grand sourire, mais c’était juste
pour parfaire la ressemblance avec le dessin animé.
C’est vrai que cette mamie est aussi attachante et cinglée que le babouin
du Roi lion !
20
Rose
Le silence est lourd dans la voiture. Je reste encore troublée par les
derniers mots que Madeleine m’a adressés : Il faut accepter de laisser en
paix ceux qui sont partis pour pouvoir aller de l’avant.
Que sait-elle ? Comment a-t-elle eu ces informations ? Après tout, peut-
être que la psychose me gagne. La vieille dame m’a dit ça comme elle
m’aurait dit de prendre soin de moi et de profiter de la vie parce qu’elle est
trop courte. Des banalités que l’on se sent obligé de partager.
Erwan et moi n’avons presque pas échangé de mots depuis notre départ
de l’EHPAD. Maintenant que la volubile Madeleine n’est plus là, Erwan a
pris sa place sur le siège passager. Et ce rapprochement me met mal à l’aise.
Bien plus mal à l’aise que lors de notre slow de la veille. Je me tiens le plus
possible contre ma portière. Autant que la conduite me le permet. De peur
de frôler sa main quand je passe une vitesse. De peur d’être incapable de ne
pas me pencher vers lui pour respirer son parfum musqué. De peur de me
brûler les ailes, tout simplement.
Il n’est pas encore 11 heures du matin lorsque nous entrons dans Paris.
J’ai prévu de ne rejoindre Bertrand que ce soir. Je ne sais pas comment nous
allons occuper ces longues heures, Erwan et moi…
Mon compagnon de route se racle la gorge et lance, alors que nous
attendons à un feu rouge :
— Il y a quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps et avec qui
j’aimerais passer un moment.
Quelqu’un ? Qui ? Je me mords la lèvre inférieure, je n’ai aucune raison
de me montrer intrusive, et encore moins jalouse.
— Si cela ne vous dérange pas…
Au feu vert, je passe la première et démarre :
— Pas du tout.
Il consulte son téléphone et demande :
— Vous pourriez me déposer ?
Le déposer ? Cela veut dire qu’il ne souhaite pas ma présence à ce
rendez-vous. Très bien, je n’ai aucune raison de me montrer vexée, et
encore moins blessée.
— Bien sûr.
Erwan rentre une adresse située dans le centre-ville de Paris sur le GPS
de la voiture.
— À la prochaine intersection, tournez à droite.
Si le silence était pesant jusque-là, il est maintenant épais comme de la
mélasse. Je me concentre sur la voix du GPS qui me guide, cette voix aussi
calme qu’agaçante.
— Vous êtes arrivé à destination.
Fébrile, je m’y reprends à trois fois avant de réussir mon créneau. Erwan
va régler à l’horodateur et revient vers la voiture. Il ouvre sa portière,
attrape son sac à dos, et comme je ne bouge pas, il me demande :
— Vous ne sortez pas ?
J’évite son regard et je bafouille :
— Eh bien… euh… Je ne sais pas si ma présence est souhaitée. Je ne
veux pas…
Il pose une main sur mon bras.
— Rose.
Je tourne la tête vers lui.
— Bien sûr que votre présence est souhaitée.
Il contourne le véhicule, ouvre ma portière et me tend la main. Je lui
souris faiblement, j’attrape mon sac sur la banquette arrière et j’accepte sa
main tendue.
— Vous serez toujours la bienvenue dans ma vie.
Oh, non. Pas ça. Pas ce sourire à griller les ailes du pauvre papillon que
je suis. Pas ce regard couleur miel dans lequel je m’englue aussitôt.
Et d’abord, qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Vous serez toujours la
bienvenue dans ma vie. Il faudrait qu’ils arrêtent tous de parler par
énigmes…
Nous faisons une cinquantaine de mètres et nous nous arrêtons face à un
bâtiment à la porte peinte en rouge. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont
grillagées. Un panneau bleu blanc rouge avec la mention Liberté, égalité,
fraternité orne la façade en pierre. Où sommes-nous ? Devant un centre
pénitentiaire ?
Des badauds attendent sur le trottoir près de nous. Une femme avec un
bébé dans une écharpe de portage bariolée. Un couple avec une poussette.
Un homme en costume qui consulte sa montre pour la troisième fois en
moins de cinq minutes.
Le téléphone d’Erwan se met à sonner dans sa poche. Il décroche
aussitôt. Je n’entends pas son interlocuteur.
— Oui… Je suis devant… Oui, je l’emmène manger un bout et je la
ramène après… Ne t’inquiète pas… Moi aussi…
Il raccroche au moment où une sonnerie assourdie en provenance du
bâtiment se fait entendre. Quelques minutes plus tard, les battants de la
porte rouge s’ouvrent en grand et laissent s’échapper une nuée de mômes.
L’homme à la montre rejoint sa voiture garée en double file en tirant
derrière lui un garçonnet de sept ou huit ans. La femme à l’écharpe
accueille dans ses bras deux fillettes qui pourraient passer pour des jumelles
si vingt centimètres ne les séparaient pas. Le père lâche la poussette et
soulève au-dessus de sa tête un garçon qui rit aux éclats alors que la maman
se baisse pour embrasser une petite fille qui a la même chevelure brune et
bouclée qu’elle.
— Papa !
Une fillette de six ou sept ans se jette dans les bras d’Erwan avant que
j’aie le temps d’apercevoir son visage.
Papa ?
— Ma chérie !
Erwan s’accroupit pour se mettre à la hauteur de sa fille. Un immense
sourire mange le visage de la fillette qui rayonne de bonheur.
— C’est trop bien que tu sois venu. Maman m’avait pas dit que c’est toi
qui venais me chercher aujourd’hui.
— C’est parce que c’est une surprise.
Erwan lui prend la main et lui dit :
— Il faut que je te présente quelqu’un. Emma, voici Rose.
La fillette lève le nez vers moi. Elle a hérité des yeux de son père. Elle
plisse le front et me demande, faisant apparaître une incisive manquante :
— T’es l’amoureuse de Papa ?
— Oh ! Non. Pas du tout !
Il ne manquerait plus que cette petite croie que je suis là pour lui voler
son père ! Emma baisse la tête et secoue ses couettes brunes.
— Dommage.
Son ton déçu ne m’échappe pas. À Erwan non plus. Il essaie de l’égayer :
— Aujourd’hui, on va manger des tacos !
La fillette oublie aussitôt sa déception et s’écrie :
— Trop bien ! T’es le meilleur des papas de la Terre entière !
Puis elle attrape la main de son père et l’entraîne sur le trottoir.
Pendant le trajet, je me tiens légèrement en retrait, laissant le père et la
fille goûter leurs retrouvailles. Ces deux-là ne semblent pas se voir très
souvent, pourtant leur complicité transpire dans leurs éclats de rire et les
regards qu’ils échangent. Erwan joue les majordomes. Il tient la porte du
restaurant et fait une révérence pour inviter Emma à entrer :
— Mademoiselle, bienvenue. Comme vous le savez, les tacos…
— … c’est la vie ! finit Emma en éclatant de rire avant de pénétrer dans
l’établissement.
Erwan se redresse lorsque je me présente devant lui et me tend le bras :
— Si vous voulez bien vous donner la peine, mademoiselle…
Son sourire se fane sur ses lèvres.
— Ou devrais-je dire madame, peut-être ? fait-il en haussant un sourcil
interrogateur.
Sa bouille craquante pardonne sa curiosité. J’envisage même un instant
de répondre à son invitation et de me pendre à son bras, lorsque mes yeux
tombent sur Emma qui nous observe. Je pique un fard, baisse la tête et
passe devant lui en prenant soin de ne pas le frôler :
— Non, mademoiselle…
Nous nous installons sur une banquette. Le dessous de table en papier
sert de carte. Dois-je avouer que je n’ai jamais mangé de tacos ? Alors que
je suis perdue au milieu de la liste infinie des viandes, accompagnements et
sauces possibles, Emma se met à déchiffrer le menu, en détachant les
syllabes de chaque mot :
— Pou-let, poulet ! Di… Din-de, dinde ! Bo-euf ? Bœuf ! Nu-gue-jet…
Elle fronce le nez et répète à voix basse :
— Nu-gue-jets…
Je m’apprête à lui souffler la réponse à l’oreille lorsqu’elle s’écrie :
— Nuggets !
Elle s’attelle ensuite à décoder les accompagnements :
— Po, poi-vr-ons, poivrons ! To-ma-tes, tomates ! Fri-tes, frites !
Une serveuse, la cinquantaine passée, nous apporte une carafe d’eau alors
qu’Emma n’a pas encore lu la liste des différentes sauces.
— Vous avez fait votre choix ?
Erwan et Emma annoncent leur commande. Ils connaissent la carte par
cœur, à n’en pas douter. La serveuse relève du poignet une mèche de
cheveux sur son front et se tourne vers moi :
— Et pour la maman ?
La maman. Ce mot me donne un électrochoc. Je déglutis avec difficulté
et la paume de mes mains devient moite sur le tissu de mon pantalon.
Erwan, sentant mon malaise, tente de me venir en aide :
— Euh, ce n’est pas la maman…
La serveuse hausse les épaules et souffle :
— Ah ! La famille de nos jours, c’est compliqué…
Elle se met à mâchouiller son chewing-gum et me demande en levant les
sourcils :
— Et donc, que prendra… la dame ?
La dame ? J’ai l’impression d’avoir pris vingt ans.
— Euh, je prendrai… un taco végétarien, s’il vous plaît.
Elle griffonne la commande sur son calepin et s’éloigne en faisant éclater
une bulle de chewing-gum.
— Alors, Rose, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
Ce n’est pas Erwan qui m’interroge, non, c’est sa fille, du haut de ses six
ou sept ans.
— Je suis architecte d’intérieur. Je propose à mes clients de redécorer
leur maison.
Emma fait la moue :
— Ils ont besoin de quelqu’un pour ne pas se perdre à Ikea ?
J’éclate de rire alors qu’Erwan la rabroue gentiment :
— Emma, voyons, c’est un vrai métier.
La fillette ignore son père et continue :
— Et c’est le métier que tu voulais faire ?
Je suis toujours épatée par les questions sans ambages des enfants. C’est
direct, sans fioritures. Je me mets à me dandiner sur la banquette, face à
Erwan et à Emma. Son père semble aussi impatient qu’elle d’entendre ma
réponse :
— Eh bien, avant, j’étais décoratrice-étalagiste.
Je devance la grimace de la fille et de son père en expliquant :
— J’agençais les vitrines des magasins, je les décorais, je créais des
mises en scène pour donner envie aux clients d’entrer dans la boutique. Au
printemps, j’égayais les devantures avec des éléments floraux alors qu’à
Noël, je faisais la part belle aux jouets animés et aux sapins poudrés de
blancs.
— Et pourquoi as-tu arrêté si cela te plaisait ?
C’est un comble de devoir nous retrouver en présence de sa fillette pour
qu’Erwan s’intéresse à moi, qu’il s’enquière de mon travail et passe au
tutoiement, alors que nous avons parcouru ce matin des centaines de
kilomètres sans échanger un mot.
Je m’applique à plier en angle droit un coin du dessous de table, avant de
répondre :
— Parce que Bertrand trouve que travailler pour des bourgeois fortunés
en manque d’inspiration est plus lucratif que de redécorer les vitrines de
petites boutiques sans envergure.
Je lève un œil timide pour observer la réaction d’Erwan. Il me semble
apercevoir sa mâchoire se contracter imperceptiblement mais déjà Emma
demande en se tournant vers son père :
— Qu’est-ce que ça veut dire lucratif ?
— Cela veut dire que cela rapporte plus d’argent.
La fillette reste silencieuse un moment, s’amusant à faire glisser le fond
de son verre vide sur le dessous de table, puis ajoute :
— Donc, toi, papa, on peut dire que ton travail de chanteur n’est pas très
lucratif.
Erwan rigole :
— Exactement !
Emma lève les yeux vers le sombrero accroché au mur, les lèvres
pincées, semblant réfléchir :
— Est-ce qu’il vaut mieux avoir un métier qui rapporte plein d’argent ou
un métier qu’on aime ?
Son père et moi éclatons de rire. Erwan dépose un baiser sur la tête de sa
fille :
— Il faudra penser à proposer ta question au prochain bac de philo.
21
Erwan
— N’importe quoi !
Je retire mon poignet de sa main et je m’enferme dans la salle de bain.
J’entends Erwan soupirer derrière la porte :
— Rose…
Je l’ignore, je me déshabille en vitesse, je me faufile derrière le rideau de
douche en prenant garde de ne pas l’effleurer et j’ouvre le robinet en me
répétant, comme pour tenter de me convaincre :
— N’importe quoi…
Le jet glacé m’arrache un cri.
— Rose ? Ça va ? s’inquiète Erwan de l’autre côté de la porte.
Je tourne à fond le robinet d’eau chaude en ronchonnant :
— Oui, ça va…
Quand l’eau a atteint une température acceptable, je passe la tête sous le
jet.
Je sens bien depuis le départ qu’Erwan n’apprécie pas Bertrand alors
qu’il ne le connaît même pas. Mais de là à inventer qu’il me trompe…
— Rose, je ne veux pas que tu sois triste…
Moi, triste ? Pourquoi le serais-je ? Je n’ai aucune raison de l’être.
Alors, pourquoi est-ce que des larmes se mêlent à l’eau qui ruisselle sur
mon visage ?
— Rose…
À la manière dont me parvient sa voix, j’imagine Erwan tout contre la
porte. J’ai envie de le chasser, comme on chasse un gamin envahissant ou
un chien un peu trop collant. Je réprime un sanglot et lance de la voix la
plus assurée possible :
— Erwan, c’est bon, je n’ai pas besoin de toi pour me dire quoi faire.
— Tu n’as pas non plus besoin de Bertrand pour te dire quel métier tu
dois faire ou non.
OK. Il veut jouer à ce petit jeu-là ?
— Écoute, je n’ai pas l’intention de m’engager sur ce terrain-là.
Je me frictionne les bras, un peu trop vigoureusement, car ma peau rougit
par endroits.
— Ce mec ne te mérite pas.
Il est sacrément gonflé !
— Comment peux-tu le savoir ? Tu ne le connais même pas !
— Tu n’es pas faite pour lui.
Cette dispute a au moins le mérite de remplacer la tristesse par la colère
et de détourner mon attention des taches de moisissures sur les murs. Je
contre-attaque :
— Ah oui ? Et je suis faite pour qui alors ? Pour toi peut-être ?
Ouh là, je ne sais même pas pourquoi j’ai sorti ça. La colère, sans doute.
Après une longue minute de silence, Erwan soupire :
— Je n’ai pas dit ça…
— Je pense que tu ferais mieux de te taire, alors.
Mon ton est sans appel. Je crois avoir gagné la partie mais c’est sans
compter sur cette tête de mule d’Erwan :
— Non, je ne me tairai pas.
Je me shampooine les cheveux et crie à travers l’eau qui coule sur mes
lèvres :
— D’accord, très bien. Parle mais je ne t’écouterai pas.
— Si, tu vas m’écouter parce que tu n’as pas d’autre choix.
Je me mets à chantonner très faux :
— La la la lalalalaaa, lala lala lala lalalalalalaaaaaala !
— Bien, Rose, je…
Je continue à chanter à tue-tête pour couvrir sa voix :
— Quand il me prend dans ses bras, qu’il me parle tout bas…
Je m’arrête aussitôt. Pourquoi est-ce que j’ai choisi La vie en rose ?
Quelle nouille ! Erwan va croire que c’est une invitation à me parler tout
bas !
— Je suis désolé, mais ce ne sont pas des mots d’amour que je vais te
dire. J’ai découvert totalement par hasard que Bertrand te trompe. C’est
Maddie qui a vu des messages s’afficher sur ton téléphone, l’autre jour, à la
station-service.
Je manque de m’étrangler sous l’eau.
— Parce que vous vous êtes permis de fouiller mon téléphone ?
Erwan soupire à nouveau.
— Je n’ai rien fait du tout. C’est Maddie qui a vu les textos apparaître et
qui me les a mis sous le nez.
Cela n’a aucun sens. Je n’ai jamais lu ces SMS.
— Et comment cela se fait-il que je n’aie pas vu ces messages depuis ?
— Parce que je les ai effacés.
Cette fois-ci, je bois la tasse pour de bon. Je parviens à demander d’une
voix étranglée :
— Pardon ?!
— Maddie n’était pas pour. Moi, je voulais te protéger.
OK, il n’a aucune preuve de ce qu’il avance. Il raconte n’importe quoi,
même si je ne sais pas encore pour quelle raison. Je ne comprends d’ailleurs
pas comment j’ai pu douter un instant de Bertrand et imaginer que ce
qu’Erwan invente est vrai.
Derrière la porte, il reprend :
— Il échangeait des textos avec une de ces collègues, une certaine
Gisèle.
Gisèle, sa secrétaire ? J’étouffe un ricanement. Elle a plus de cinquante
ans, des varices aux mollets et plus de bourrelets que le Bibendum de
Michelin. Ce n’est certainement pas le type de femme qu’apprécie Bertrand.
Il les aime plus minces et surtout plus jeunes. Pourquoi est-ce que j’emploie
le pluriel ? Rectificatif : il m’aime, tout court, moi, Rose, avec ma taille
fine, mes cheveux blonds et mes vingt-neuf ans.
Je me rince et je sors de la douche. Pouah, quelle horreur ! Dans ma
précipitation et mon énervement, j’effleure le rideau en plastique qui me
colle aussitôt au corps. Je m’écarte vivement et attrape sur l’étagère une
serviette rêche dont un coin s’effiloche.
Derrière la porte, Erwan s’est tu. J’hésite entre deux tenues suspendues
au porte-manteau accroché au mur : ma combinaison ou ma robe de soirée,
dorées toutes les deux, la couleur préférée de Bertrand — c’est d’ailleurs lui
qui m’a offert ces deux tenues. J’opte pour la robe longue de couleur gold,
plissée, qui ressemble à s’y méprendre à celle de Marylin dans Les hommes
préfèrent les blondes. Parce que Bertrand préfère forcément la blondeur de
ma chevelure à la teinture auburn qui masque les cheveux grisonnants de
Gisèle.
Je n’ai jamais porté cette robe, à cause du décolleté en V vertigineux qui
ne me met pas très à l’aise. Mais ce soir, tant pis. Aux grands maux, les
grands remèdes. Même si je suis certaine, ou presque, que je m’alarme pour
rien.
J’enfile la robe en tentant de chasser ce ou presque. Je détache mon
chignon et laisse mes boucles blondes pleuvoir sur mes épaules. Je me
maquille légèrement, un nuage de fond de teint, un soupçon de blush, un
trait de mascara, un peu d’ombre à paupières, une pointe de rouge à lèvres,
quelques gouttes de parfum. Dommage que je ne puisse pas m’asperger de
confiance en moi.
J’ouvre la porte de la salle de bain et manque de renverser Erwan qui se
tient toujours là. Je passe devant lui et m’assieds sur le lit pour chausser
mes escarpins, en tentant d’ignorer son regard posé sur moi.
Respire, Rose, respire.
J’enfile un blazer noir, noue autour de mon cou le foulard rouge que
Bertrand m’a offert pour mon dernier anniversaire, attrape mon sac à main,
claque la porte et je m’engage dans les escaliers. Zut, je n’ai même pris la
clé ! Tant pis, je suppose qu’Erwan sera là à mon retour, il ne va pas
s’envoler. Et puis, j’espère bien finir la soirée dans les bras de Bertrand.
— Bonne soirée, Mademoiselle ! me lance l’homme aux cheveux gras
lorsque je passe devant la réception.
Ce n’est qu’une fois dans la rue mal éclairée que je me rends compte que
je n’ai aucune idée de la façon dont je vais rejoindre Bertrand. Je m’engage
dans une rue au hasard. Je frissonne. À cause du crachin qui tombe sur mes
épaules tout juste couvertes de mon blazer. Et de ce sentiment dérangeant
d’insécurité, parce que je ne sais pas où je suis ni où je vais. Je sors mon
smartphone de mon sac à main pour ouvrir une application GPS. Je tords le
nez à l’approche des poubelles qui encombrent le trottoir et dégagent une
odeur pestilentielle. Des bruits suspects en provenance d’un container me
font lever la tête. Je sursaute et je refrène un cri quand un énorme rat surgit
d’un sac poubelle à moitié éventré et s’enfuit en passant à quelques
centimètres de mes escarpins.
Je pousse un soupir. Un rat, ce n’était qu’un rat. Puis je remonte le col de
ma veste sous mon menton et je serre un peu plus fort mon sac à main
contre moi, jusqu’à sentir à travers le cuir la boîte à biscuits en forme de
cœur. Je regrette presque qu’Erwan n’ait pas insisté davantage pour
m’accompagner. Ou pour me retenir.
Je croise un homme qui promène son chien, un bull-terrier au museau
allongé. L’animal lève la patte et se soulage sur la roue d’une voiture
stationnée le long du trottoir. Le mégot de cigarette allumé n’éclaire que
faiblement le visage de l’homme caché sous sa capuche. La paranoïa me
gagne. Je suis une femme, seule, dans une rue déserte et mal éclairée. Mon
pouls s’accélère lorsque l’individu me hèle. Je fais mine de ne pas l’avoir
entendu, je change de trottoir et je presse le pas. Heureusement, j’arrive
bientôt dans un quartier plus animé. Je peux enfin souffler.
Je reconnais la place du Tertre et son agitation. La pluie fine chasse les
aquarellistes et les portraitistes qui remballent chevalets, pinceaux et
crayons. Les guirlandes des guinguettes éclairent des armées de serveurs
qui courent en tous sens, là pour dresser une table sous une terrasse
chauffée, ici pour afficher le menu du soir sur l’ardoise, plus loin pour
accueillir un groupe de touristes japonais.
Je passe devant la silhouette imposante du Sacré-Cœur et je descends les
escaliers qui traversent le square Louise Michel. En bas des marches, je
m’arrête face à un carrousel. Le lieu est vivant, familial, rassurant. Les cris
des enfants qui grimpent sur les chevaux de bois, la sonnerie qui indique le
départ, les parents qui dégainent leur téléphone pour filmer leur
progéniture, la musique du manège quand il se met à tourner, La vie en rose
— encore une fois, Édith Piaf me poursuit où que j’aille.
J’en profite pour consulter le plan du métro parisien sur mon smartphone.
Ligne 2 jusqu’à Charles de Gaulle Étoile, puis ligne 6 direction Nation où
je n’aurai que trois stations avant de descendre. Le dîner en péniche doit
débuter au pied de la tour Eiffel avant d’effectuer une croisière sur la Seine.
Quelques recherches supplémentaires me permettent de trouver le point
exact d’embarquement, en bas des jardins du Trocadéro, à l’angle du pont
d’Iéna.
Après tout, si Bertrand m’a parlé de ce dîner avant son départ pour son
séminaire, c’est bien parce qu’il s’agit d’un repas entre collègues. Il ne
m’en aurait jamais parlé s’il prévoyait de retrouver une vieille poufiasse aux
seins qui tombent et à la peau flasque — désolée, Gisèle, mais je prie pour
que ce soit le cas. Je secoue la tête pour mieux chasser cette idée de mon
esprit. Non, Bertrand ne ferait jamais ça. Et puis, s’il m’a parlé de ce dîner,
de l’endroit et de l’heure exacts où il aurait lieu, c’est bien qu’il n’avait pas
de mauvaises intentions. Au contraire, c’était sans doute un appel du pied,
une manière de me demander de le rejoindre le soir de la Saint-Valentin.
Même s’il ne l’a jamais beaucoup montré jusque-là, Bertrand est peut-être
un grand romantique, finalement ?
Je replace mon téléphone dans mon sac à main et lorsque je relève le nez,
je le vois. Debout, de dos au carrousel. Éclairé par les dorures scintillantes
du manège et par les ampoules accrochées autour du plafond de velours
rouge. Immobile devant les chevaux qui montent et descendent
inlassablement, et tournent en rond au son de l’orgue de Barbarie. Une
silhouette auréolée par les lumières du carrousel. Il est beau,
incroyablement beau. On croirait presque à une apparition, comme dans ces
comédies romantiques que je regarde en cachette quand Bertrand est absent
ou qu’il va se coucher avant moi.
Pour une raison que je ne m’explique pas, je me sens soulagée. Il est là. Il
est venu. Pour moi.
Le soulagement est de courte durée car lorsqu’il s’approche de moi à
grandes enjambées, je remarque sa mâchoire crispée et un éclair de colère
traverse ses yeux.
— À quoi tu joues ?
23
Erwan
Je répète un peu plus fort, attirant l’attention des badauds qui tournent la
tête dans notre direction :
— À quoi tu joues ?
Mon ton dur la fait reculer. Je fais un pas vers elle et l’attrape par les
épaules, me contrôlant difficilement pour ne pas la secouer :
— Hein ? Dis-moi ? À quoi tu joues ?
Elle agite la tête de gauche à droite et bégaie :
— Mais… à… à rien.
Je devrais parler moins fort. Mais je me fous de ce que peuvent penser
ces gens autour de nous. Rose s’est montrée têtue, inconsciente,
imprudente. On ne se balade pas seule, en robe de soirée et chaussures à
talon, dans les ruelles sombres d’une grande ville, sous la pluie, sans savoir
où l’on va. Ce n’est pas de la misogynie, je ne dis pas qu’une femme
désirable moulée dans une tenue qui ne cache rien de ses formes mérite
d’être harcelée, bien au contraire. Mais je connais trop bien l’espèce
masculine pour savoir que ce n’est pas une bonne idée.
— Qu’est-ce que tu cherches ? À te mettre en danger ?
L’expression apeurée de Rose change tout à coup quand elle intercepte
mon regard qui se perd malgré moi une fraction de seconde dans son
décolleté. Ses yeux me lancent des éclairs :
— Parce qu’une femme n’a pas le droit de sortir si elle n’est pas couverte
de la tête aux pieds, c’est ça ?
— Ce n’est pas ce que je dis, soufflé-je entre mes dents serrées.
Je ne suis pas dupe. J’ai bien remarqué son pas pressé quand elle a croisé
l’homme au mégot tout à l’heure. J’ai vu ses épaules frémir quand elle s’est
approchée du chien. Je l’ai vue changer de trottoir quand l’inconnu lui a
lancé un « Mademoiselle, vous êtes charmante ! » lubrique.
Rose a repris de l’aplomb depuis. Elle me défie du regard et rapproche sa
bouche de mon visage :
— Et puis, nous sommes à Montmartre. Jack l’Éventreur ne fréquente
pas le quartier, à ce que je sache.
Elle a du cran. Heureusement que je suis suffisamment en colère pour ne
pas rire à sa plaisanterie. Elle hausse un sourcil, attendant une réponse de
ma part. Je ne sais pas si c’est son air de femme piquée dans son orgueil,
son joli nez en trompette, ou la peur que j’ai éprouvée pour elle il y a
quelques minutes de cela, mais je meurs d’envie de la serrer dans mes bras,
d’enfouir mon visage dans ses cheveux pour respirer son parfum et de ne
plus jamais la laisser s’éloigner de moi. Je réfrène cette envie et lâche :
— Jack l’Éventreur, non, mais les pickpockets, oui. Et je crois savoir que
tu as là-dedans une chose à laquelle tu tiens.
D’un coup d’œil, je désigne la boîte en forme de cœur qui dépasse de son
sac à main sous son épaule. J’ai marqué un point car je la sens tressaillir
sous mes doigts. Même si je me doute que cela fait longtemps qu’il n’y a
plus de chocolats à l’intérieur, je ne sais pas ce qu’elle cache là-dedans. Ses
petits trésors amassés depuis l’enfance ? Des souvenirs glanés au fil des
années ? Des lettres d’amour enflammées écrites par Bertrand ? Les reliques
d’un passé envolé ?
Rose frissonne à nouveau. Je retire mon blouson et le pose sur ses
épaules.
— Pourquoi est-ce que tu m’as suivie ?
Sa question n’est pas un reproche. Je regarde un instant les chevaux sur
le carrousel reprendre leur valse infinie, lentement tout d’abord, puis un peu
plus vite.
— Pour que je sois là. Au cas où tu aies besoin de moi.
À mes côtés, Rose hoche doucement la tête, les yeux perdus dans le flou
des dorures et des ampoules éclairées du manège. Je tressaille au moment
où ses doigts s’enroulent autour des miens et qu’elle souffle :
— Merci.
Je m’éclaircis la gorge :
— Bien. Où allons-nous ?
Rose m’indique le lieu du dîner et nous marchons jusqu’à la station de
métro la plus proche. Je connais suffisamment bien le métro parisien pour
nous diriger dans les couloirs et sur les voies.
— Tu te déplaces ici comme un poisson dans l’eau, fait Rose pour briser
le silence pendant notre attente sur le quai. Tu as vécu à Paris ?
Nous montons dans la rame et le train démarre.
— Oui. J’étais monté à la capitale pour me faire un nom dans la musique.
Contrairement aux success-stories des artistes débarqués de province et qui
ont cartonné une fois arrivés à Paris, ça n’a pas été le cas pour moi. Avec
mon DNSPM…
Rose fronce les sourcils, alors je précise :
— Avec mon diplôme de musicien en poche, j’ai écumé les auditions. En
vain. J’ai vécu presque cinq ans en chantant dans le métro. Je gagnais pas
trop mal ma vie. Et puis j’ai rencontré Cyndi. Et Emma est arrivée très vite.
Le train freine brutalement et Rose se retrouve contre mon torse.
— Je suis désolée, fait-elle en rougissant.
À mon grand regret, elle s’écarte de moi et agrippe la barre verticale à
côté d’elle.
— Tu disais qu’Emma est arrivée. Et après ?
Je soupire.
— Cyndi et moi étions jeunes. Et devenir parents si vite ne faisait pas
partie de nos projets. J’ai essayé de trouver un job alimentaire, j’allais
bosser sans envie et cela me frustrait de ne plus vivre de ma passion. Je me
sentais prisonnier d’une vie que je ne voulais pas. La mère d’Emma me
reprochait de ne penser qu’à moi. On s’est déchiré et on a décidé de faire un
break.
Rose m’écoute attentivement, et les émotions provoquées par mon
histoire défilent dans ses yeux au fil de mon récit.
— Je suis retourné quelques jours chez mes parents qui vivaient déjà à
Honfleur à ce moment-là. Très vite, Cyndi et moi nous sommes rendus
compte que cette vie ne nous convenait pas. Elle est partie vivre avec
Emma chez sa mère qui habitait un magnifique appartement haussmannien
en plein centre de Paris. Et moi, j’ai décidé de partir sur les routes avec ma
guitare en bandoulière.
Rose se décale près de moi à la station suivante où un groupe de jeunes
gens déjà passablement éméchés monte à bord. Je place mon bras autour de
ses épaules en un geste protecteur. Elle ne se dérobe pas et me souffle :
— Et ensuite ?
— C’est toujours ce que je fais. Je vais de ville en ville, là où l’on veut
bien me laisser ma chance pour donner un concert. Je ne roule pas sur l’or
mais je me sens vivant parce que je vis de ma passion.
D’un rire jaune, j’ajoute :
— Tu dois me prendre pour la vilaine cigale de la fable de La Fontaine
qui passe ses journées à chanter plutôt qu’à trimer comme la fourmi.
Comme Cyndi. Comme mes parents qui désespèrent de me voir un jour
me poser et endosser un métier « normal ».
— Non, pas du tout.
Je reste suspendu aux lèvres de Rose :
— Je trouve ça beau de vivre de sa passion, de faire ce que l’on aime.
J’aperçois le panneau accroché au mur de la station alors que la sonnerie
indiquant la fermeture imminente des portes retentit. J’attrape Rose par le
bras et nous bousculons les jeunes qui braillent pour nous retrouver sur le
quai, juste au moment où les portes se referment.
Je n’ai pas vu passer les trente minutes de trajet. Nous sortons place du
Trocadéro où une armée de marchands nous assaille pour nous refourguer
une tour Eiffel en métal, grise, dorée ou noire. Je prends Rose par la main
pour nous éloigner des draps couverts de babioles des vendeurs à la
sauvette mais elle me retient.
— C’est si beau…
Je quitte des yeux la mosaïque de marbre qui recouvre le sol de
l’esplanade et lorsque je relève la tête, je tombe sur le visage de Rose, ses
prunelles brillantes et le sourire admiratif qu’esquissent ses lèvres. Je suis
son regard vers la vue plongeante qu’offre l’esplanade du Trocadéro. La
tour Eiffel illuminée, les rues de Paris éclairées, la surface de la Seine qui
sert de miroir à toutes ces lumières. La pluie fine s’est arrêtée, comme pour
nous permettre de profiter de ce moment.
Un touriste m’arrache à ma contemplation, il me demande dans un
anglais hésitant si je peux les prendre en photo, son amie et lui. Il me met
d’emblée son smartphone dans les mains, sans attendre ma réponse.
J’immortalise le couple — espagnol, ou italien, je n’en sais rien, j’ai
toujours été mauvais pour reconnaître les accents. Quand j’ai terminé, sa
compagne me propose de nous prendre nous aussi en photo. Je n’ai pas le
temps d’interroger Rose qu’elle accepte déjà avec un sourire et leur tend
son téléphone. Sans hésitation, elle place son flanc tout contre le mien, alors
que je passe maladroitement un bras autour de sa taille. J’essaie de paraître
détendu mais je suis sûr que mon sourire est aussi peu naturel que celui
d’une RH qui vient de virer un ouvrier qui travaille depuis vingt ans dans
l’entreprise.
— Is it OK ?
La jeune femme rend le téléphone à Rose qui la remercie. Rose fait
défiler les clichés pris. Elle est magnifique. Une Marilyn Monroe touchante,
mélange de grâce éternelle et de fragilité. Quant à moi, je n’ai pas le rictus
crispé que j’attendais. Non, j’affiche un sourire franc et béat, comme un ado
qui pose à côté de sa première petite amie trop belle pour lui.
À ce moment-là, je me fais la réflexion que Rose et moi ressemblons à
tous ces couples autour de nous qui ont le nez penché vers l’écran de leur
téléphone et évaluent le degré de réussite de leurs selfies. À la différence
près que nous ne sommes pas un couple.
— Je te les envoie.
La vibration de mon portable dans ma poche m’indique l’arrivée des
photos.
— Rose…
Elle relève son joli visage vers moi. Je ne m’étais pas rendu compte que
regarder les photos sur son téléphone nous avait tant rapprochés,
physiquement parlant. Son épaule touche la mienne. Son souffle vient
caresser ma joue. Ses cils papillonnent sur le bleu de ses yeux, comme pour
m’inciter à lâcher ce que j’ai à dire. Je continue, d’une voix un peu trop
rauque :
— Nous devons nous dépêcher… La péniche doit partir dans dix
minutes.
Serait-ce une lueur de déception que j’intercepte dans son regard ?
S’attendait-elle à ce que je lui dise autre chose ? En silence, elle range son
téléphone dans son sac à main, en se mordillant la lèvre inférieure, puis
nous reprenons notre chemin. Son talon dérape sur le sol de marbre rendu
glissant par la pluie et je la rattrape in extremis. Elle ne lâche pas mon bras
pendant tout le temps que dure notre descente à travers les jardins du
Trocadéro.
Arrivés sur les quais de Seine, les distributeurs de flyers pour les
croisières en bateaux-mouches nous accostent. Après quelques essais
infructueux, nous tombons finalement sur un jeune garçon boutonneux qui
nous indique où embarquer à bord de La péniche d’or, le bateau-mouche où
doit avoir lieu le repas entre collègues de Bertrand.
— Dépêchez-vous, il ne reste que quelques places et le bateau part dans
cinq minutes ! nous lance-t-il alors que Rose a quitté mon bras et s’élance
déjà dans la direction qu’il nous a donnée.
À l’angle du pont d’Iéna, je dévale à sa suite l’escalier de pierre qui
descend sur le port Debilly. Un premier bateau-mouche, Paris en Seine.
Une deuxième, Le bateau ivre. Un troisième, La péniche d’or.
Rose s’arrête, à bout de souffle, et guette les passagers qui embarquent.
Des couples, jeunes ou moins jeunes, parés de leurs plus beaux atours. Une
famille, deux parents avec leurs adolescents. Quelques groupes d’amis qui
montent à bord en s’esclaffant ou en mitraillant le bateau-mouche avec
l’appareil photo de leur smartphone.
Je n’ai aucune idée de ce à quoi ressemble Bertrand. Je ne sais pas s’il est
chauve, s’il a de la bedaine et un double menton comme je me plaisais à
l’imaginer hier. Je m’en veux presque de ne pas avoir épluché les photos sur
le smartphone de Rose quand Maddie a intercepté les messages. Je me mets
à douter. Peut-être que Bertrand n’a rien à se reprocher. Après tout, Maddie
ne lui a pas laissé le temps de s’expliquer au téléphone.
Je sens Rose se raidir tout à coup à côté de moi. Elle se recule contre le
mur, dans l’ombre des arbres sans feuilles au-dessus de nous, et observe un
homme qui s’avance sur la passerelle d’accès au bateau. À la façon dont
elle le regarde, il n’y a pas de doute. Il s’agit bien de Bertrand. Mais je
constate qu’il n’a ni crâne dégarni ni embonpoint. La cinquantaine, les
cheveux gris taillés en brosse, il porte plutôt bien son costume sombre. Il a
même une certaine classe quand il tire sur la manche de sa veste pour
remettre un bouton.
Un coup d’œil vers Rose à côté de moi. Elle observe l’homme sans ciller,
les lèvres entrouvertes, avec le regard enamouré d’une adolescente qui
meurt d’amour pour un acteur américain qui a le double de son âge.
Le goût amer de la jalousie envahit ma bouche et se répand dans mes
veines. Je regretterais presque que Bertrand ne se montre pas au bras de sa
secrétaire. Je ne suis qu’un sale égoïste. Je devrais penser au bonheur de
Rose avant tout, pas au mien.
Mais comment vais-je réussir à éteindre l’étincelle que Rose a allumée en
moi depuis quelques jours ?
24
Rose
Guillaume Apollinaire,
Le pont Mirabeau
(Alcools)
25
Erwan
Je rêve ou elle me mate ? J’avoue que j’en tire une certaine fierté. Rose
bafouille en repassant son manteau :
— Il fait frais, non ? On y va ?
Ses joues qui rosissent semblent dire le contraire. Je souris à sa tentative
de détourner mon attention. Ne souhaitant pas la mettre plus mal à l’aise,
j’enlève un brin d’herbe accroché à sa veste et je l’entraîne par la main dans
les rues de Paris, laissant le hasard guider nos pas. Au rond-point de
l’Étoile, nous prenons une bouffée de gaz d’échappement de tous ces
véhicules qui tournent en rond, comme s’ils faisaient partie d’un vaste
carrousel dominé par l’Arc de Triomphe. Puis nous marchons le long des
deux kilomètres des Champs Élysées, la plus belle avenue du monde pour
ceux qui ont le porte-monnaie bien rempli, jusqu’à la place de la Concorde
et son obélisque pointé vers le ciel.
Nous faisons une pause dans le jardin des Tuileries, sur un des bancs qui
entourent un bassin octogonal.
— Un dessert, ça te dit ?
Méfiante, Rose fronce le nez et demande :
— Ce n’est pas encore un de tes cap ou pas cap ?
Je secoue la tête négativement.
— Non, rassure-toi. Je n’ai pas l’intention de te faire manger un œuf de
cent ans ou un truc dans le genre !
Je lui tire la langue et je m’avance vers le kiosque du glacier. Aux sorbets
et aux crèmes glacées, je préfère deux énormes cookies. Je me laisse tomber
sur le banc à côté de Rose et lui en tends un avec un clin d’œil :
— Cap ou pas cap ?
Elle le renifle, l’air suspicieux :
— C’est à quoi ?
— Pépites de chocolat fondant. Mais la question est : arriveras-tu à le
manger en entier ?
— Plutôt deux fois qu’une, fait Rose en mordant dans le gâteau.
Un héron vient se poser sur le bord de la fontaine. Nous restons
immobiles pour ne pas le déranger, activant seulement nos mâchoires pour
manger nos cookies. L’oiseau avance sur le rebord du bassin, scrute la
surface de l’eau de son œil rond un moment, puis plonge tout à coup le bec
et lève le cou pour gober un poisson. Satisfait, il secoue la mèche de plumes
noires sur le haut de son crâne, déploie ses larges ailes et prend son envol.
Nous baissons la tête par réflexe quand il passe au-dessus de nous.
Rose, qui a terminé son cookie avant moi, se lève et me lance, avec un air
de défi :
— Cap ou pas cap ?
— De faire quoi ?
Elle désigne du doigt le grand bras métallique de la fête foraine derrière
nous. Je fais non énergiquement de la tête.
— Alors là, ce sera sans moi. J’avoue, pas cap !
Je lève les bras en signe de reddition. Un éclair de déception semble
traverser son visage, et je suis meurtri d’en être la cause, mais jamais, au
grand jamais, je ne monterai dans ce genre de manège à sensations fortes.
Rose finit par m’attraper par la main, elle me force à me mettre debout et
m’entraîne vers la fête foraine.
— Cap ou pas cap ?
Je lève les yeux vers les chaises volantes et je fais une grimace :
— Désolé, mais pas cap.
Elle désigne une attraction sur notre droite :
— Cap ou pas cap ?
Deux pistes de toboggans en parallèle, des tapis en mousse. Cela n’a pas
l’air bien sorcier.
— Cap.
J’achète deux tickets au guichetier. Un jeune garçon en short et casquette
— comme si la météo de février à Paris permettait ce genre de tenue
estivale — nous tend des tapis et nous explique :
— Là-haut, vous vous mettez en place et quand le voyant devient vert,
vous vous allongez sur le tapis et vous poussez fort sur vos pieds.
Je devance Rose dans les escaliers et lui lance par-dessus mon épaule :
— Le dernier en bas a perdu !
Nous nous préparons au départ, les genoux sur le tapis, les mains
agrippées aux barres qui en relèvent le bout. Rose me lance un regard qui en
dit long sur son esprit de compétition. Je détourne les yeux pour fixer le
voyant lumineux à ma gauche. Dès qu’il passe au vert, je donne une forte
impulsion sur mes jambes et m’allonge sur le tapis. J’ai l’impression de
m’envoler à la première chute, je rebondis et je tente d’amortir le choc avec
mes avant-bras. J’ai le temps de voir Rose qui a déjà une bonne longueur
d’avance sur moi alors que je n’arrive qu’à la deuxième chute. Je termine
deux longues secondes après Rose qui sautille et exulte de joie :
— J’ai gagné ! J’ai gagné ! J’ai gagné !
Je me baisse pour attraper mon tapis et je relève les yeux vers l’écran qui
indique le temps de la descente au-dessus de nous. 5 secondes et
33 centièmes. Rose arrête de se dandiner quand elle aperçoit que le
chronomètre au-dessus de sa ligne n’affiche rien et fronce le nez :
— Pourquoi est-ce que je n’ai pas mon score, moi ?
Le garçon qui nous a donné les tapis un instant plus tôt lui répond :
— Parce que vous êtes partie avant le voyant vert.
— Comment ça ? Bien sûr que si, je suis partie au vert !
— Non, vous êtes partie avant. Le voyant est rouge, puis orange, et
seulement ensuite vert.
Un éclair de doute traverse le regard de Rose mais elle continue à
s’entêter :
— Votre orange ressemblait drôlement au vert, alors !
Sa mauvaise foi me fait sourire. Je lui prends des mains son tapis que je
tends au jeune garçon et je la taquine :
— Tu as cherché à tricher ?
Le joli minois de Rose se renfrogne. Elle croise les bras sur sa poitrine et
lève le menton :
— Sûrement pas !
Son attitude de petite fille vexée me fait fondre. Je remercie le garçon, je
passe un bras autour des épaules de Rose et je lui souffle :
— Tu n’as plus qu’à avouer que tu as perdu.
— Non, pas du tout, se défend-elle. Il n’avait qu’à préciser que le voyant
passait à l’orange avant de passer au vert. Tu imagines si c’était pareil pour
les feux de circulation ? Attention, c’est orange, vous pouvez enlever le
frein et commencer à placer votre pied sur la pédale d’embrayage parce
que bientôt vous allez pouvoir y aller ?
Elle a dû sentir mon corps secoué d’éclats de rire silencieux parce qu’elle
me donne un coup de coude dans les côtes :
— Et ne ris pas, ce n’est pas marrant.
— OK, très bien !
Nous évitons un frère et sa sœur qui se chamaillent pour savoir lequel des
deux montera sur le trampoline en premier. Devant le train fantôme, je
demande :
— Cap ou pas cap ?
Rose hausse les épaules :
— Cap.
Nous prenons deux tickets et montons à bord d’un wagonnet dont le
siège a dû être dimensionné pour accueillir un adulte et un enfant. Nous
sommes collés serrés, ce qui n’est pas pour me déplaire. Ce dont je me
serais bien passé en revanche, ce sont les cris — ou plutôt les hurlements
stridents — que pousse Rose dès qu’une toile d’araignée synthétique nous
effleure dans le noir ou que le bruit d’une tronçonneuse retentit.
Quand le tour est terminé, je cligne des paupières pour me réhabituer à la
lumière du jour. Rose, le visage enfoui dans ses mains cachées sous ses
cheveux, demande :
— C’est bon, on est sorti ?
— Oui.
— Sûr ?
Je soupire avec un sourire dans la voix :
— Sûr et certain.
Rose écarte ses doigts devant ses yeux. Rassurée, elle ramène ses boucles
blondes en arrière et descend du wagonnet à ma suite :
— Ça va, ça ne faisait pas tant peur que ça.
— C’est sans doute parce que ce n’était pas si effrayant que j’ai perdu un
tympan.
Rose m’adresse un sourire plein de mauvaise foi :
— Exactement.
Malgré notre cookie pas encore digéré, nous achetons à un stand deux
pommes d’amour que Rose tient pendant que je range ma monnaie au fond
de ma poche.
— Cap ou pas cap ?
Je lève les yeux vers la grande roue, puis les redescends vers le panneau à
l’entrée de la queue. Je pointe du doigt les pictogrammes indiquant que la
nourriture est interdite à bord et je me tourne vers Rose qui attend ma
réponse. C’est cette même femme, polie, respectueuse des limitations de
vitesse, et dont les gros mots écorchent la bouche, qui m’adresse un sourire
malicieux, comme si elle s’apprêtait à transgresser le plus gros interdit de sa
vie. Elle répète :
— Cap ou pas cap ?
Ce n’est pas la perspective de monter à des dizaines de mètres au-dessus
du sol qui me fait envie, mais comment voulez-vous que je lui dise non ?
28
Rose
L’homme qui nous a fait monter dans la nacelle nous rabroue quand il
nous voit sortir avec nos pommes d’amour à moitié mangées à la main.
Nous nous enfuyons en courant. C’est en riant aux éclats que nous arrivons
devant la pyramide du Louvre. Pantelante, enivrée par l’adrénaline, je mets
quelques minutes à reprendre mon souffle.
— C’était… c’était génial ! haleté-je.
— La vue depuis là-haut ou la course en sortant ? demande Erwan, un
peu essoufflé, en désignant d’un geste la grande roue.
La vue sur le jardin des Tuileries, sur les toits de Paris et sur le Louvre
avec les tours de Notre-Dame en fond, était magique. Un instant suspendu
volé au présent. Et j’avoue que la transgression de l’interdit et notre course
ensuite jusqu’ici me grisent.
— On dirait Calamity Jane qui viendrait de braquer une banque, sourit
Erwan.
Son ton n’est ni moqueur ni condescendant. Et je lui en suis
reconnaissante.
Nous nous asseyons côte à côte sur le muret qui borde les fontaines sur le
parvis du musée. Je croque à nouveau dans le fruit défendu enrobé de sucre
cristallisé.
— Ch’est immangeable che truc, se plaint Erwan, la bouche pleine.
— Mouais, ch’est plus joli que bon.
— Ch’est un attrape-tourichtes.
Nous nous appliquons à terminer nos pommes d’amour. À ma gauche, un
jeune papa retient du bras son fils de deux ou trois ans qui a les mains dans
l’eau de la fontaine. Quand le bambin trop enthousiaste de jouer avec l’eau
m’éclabousse de quelques gouttes, je m’écarte et me retrouve la hanche
collée à celle d’Erwan. Son souffle dans mon cou me fait sursauter :
— Cap ou pas cap ?
Je mâche mon dernier morceau de pomme d’amour avec une application
et une lenteur qui font hausser les sourcils d’Erwan jusqu’à la bordure de
son bonnet. J’avale et demande :
— De faire quoi ?
— De marcher dans la fontaine ?
Je me recule :
— Tu plaisantes ? Elle doit être gelée !
— Pas autant que l’eau dans laquelle Rose et Jack ont dû patauger, sourit
Erwan.
J’appuie un index sur son torse :
— Je te rappelle que Jack est mort de froid.
— Rose n’avait qu’à lui faire de la place sur sa porte.
Je roule des yeux :
— Le film n’aurait eu aucun intérêt. Comme si Roméo et Juliette ne
mouraient pas et vivaient heureux jusqu’à la fin des temps.
— Parce que les histoires d’amour doivent forcément se finir mal ?
— Toi et moi savons que c’est souvent le cas.
Erwan écarte ma remarque d’un haussement d’épaules. Je secoue la tête.
— Non, parce que l’on préfère le drame aux happy ends.
— Faux ! contre Erwan. La preuve : les comédies hollywoodiennes se
terminent bien.
— Mais c’est le drame qui marque les esprits. Jack et Rose. Roméo et
Juliette. Tristan et Iseut. Adam et Eve. Païkan et Éléa. Augustus et Hazel.
De la Bible jusqu’aux romans et au cinéma contemporains, en passant par la
littérature courtoise du Moyen-Âge et la tragédie grecque, ce sont les
drames que l’on retient.
— Faux.
— Ah, oui ? Donne-moi des exemples. Vas-y, je t’écoute.
Je croise les bras alors qu’Erwan sort le bâtonnet de sa bouche.
— Des exemples ? Mais j’en ai des tonnes !
Mon regard s’accroche au bâtonnet qu’il tapote sur sa lèvre inférieure, les
yeux levés vers le sommet de la pyramide.
— Harry et Sally. Bella et Edward. Lyv Tyler et Ben Affleck dans
Armageddon.
— Tu oublies que le prix à payer, c’est la mort de Bruce Willis, le père de
Lyv Tyler dans le film.
— Oui, mais les deux tourtereaux finissent ensemble quand même.
Je fais la moue et le laisse poursuivre :
— Elizabeth Bennet et Mr Darcy. La Belle et le Clochard. La Belle et la
Bête.
J’éclate de rire :
— Tu vas vraiment me citer tous les films de Disney ?
Il continue, un sourire aux lèvres :
— La Belle au bois dormant et son prince. Fiona et Shrek.
Je roule des yeux :
— Ce sont des ogres !
— Jasmine et Aladdin. Anna et Sven.
Je soupire :
— Pfff ! Dans La reine de neiges, Sven, c’est le renne !
— Oups, pardon. Anna et Kristoff. Ariel et Cédric. Pocahontas et John.
— Faux ! John retourne en Angleterre alors que la belle Indienne reste en
Amérique !
— Non, dans le 2, elle finit avec un autre mec qui s’appelle John Rolfe.
J’agrandis les yeux, impressionnée :
— Tu es un expert en films Disney ?
— Avoir une fille de sept ans implique de visionner des dessins animés
jusqu’à l’overdose.
Pendant une minute, on n’entend plus que les bavardages des passants
autour de nous, la rumeur de la ville, les moteurs des voitures et le clapotis
de l’eau.
— Mais cela ne répond pas à ma question.
Son demi-sourire me fait frissonner. Non pas de peur. Non pas de froid.
Mais de plaisir. Le plaisir de partager un moment à deux où se mêlent la
complicité et l’attachement. Je ne sais pas si savoir que je m’attache à
Erwan est une bonne nouvelle. Pour l’heure, seul importe l’instant présent.
On verra plus tard les problèmes.
— Quelle question ?
— Cap ou pas cap ?
Sans quitter Erwan des yeux, je retire mes tennis, je pose mes chaussettes
dessus, j’enroule le bas de mon pantalon et je me mets debout sur le muret.
Je retiens un cri lorsque je tâte la température de l’eau du bout de mes
orteils. Je mets complètement les pieds dans la fontaine avec l’impression
de plonger dans de l’azote liquide.
— Je suis sûr que tu exagères et qu’elle n’est pas si froide que ça, me
taquine Erwan qui fourre ses chaussettes au fond de ses baskets.
Je fais quelques pas dans l’eau :
— On verra ce que tu diras quand tu seras dedans.
Il se mord le poing quand il entre dans l’eau :
— Mais elle est gelée, pu…
Je fronce les sourcils et jette un regard en direction du petit garçon dans
les bras de son père. Erwan s’arrête aussitôt et se reprend :
— Punaise ! Elle est carrément glacée !
Il patauge jusqu’à moi, plus en sautillant qu’en marchant réellement, et
fait la grimace sous la morsure du froid. Le garçonnet sur le bord nous
observe de ses grands yeux, la bouche entrouverte. Nous devons constituer
pour lui une sorte de divinités ou de super-héros.
— Veux fai’e comme la dame et le monsieur ! dit-il à son père en nous
pointant du doigt.
L’homme, qui nous tourne le dos, explique :
— Non, c’est interdit.
— Pou’quoi ils y sont alo’s ?
Le père nous gratifie d’un regard mauvais par-dessus son épaule et dit, en
s’adressant autant à nous qu’à son fils :
— C’est hors-la-loi.
— C’est des ho’s-la-loi, comme dans les weste’ns, alo’s ? fait le
garçonnet avec des yeux brillants.
Le père se met debout et tend sa main au garçon :
— Allez, on y va.
— Non, veux y aller aussi !
— J’ai dit non.
L’homme part avec son fils hurlant à l’injustice dans les bras. Erwan se
penche à mon oreille :
— Tu as vu ? Il a dit qu’on était des hors-la-loi.
Nous partons d’un grand éclat de rire.
— On devrait peut-être sortir.
Je souris :
— Pourquoi ? Ça ne te plaît pas d’être un hors-la-loi ?
— C’est plutôt parce qu’on va finir par attraper la crève avec tes bêtises.
Je le suis vers le bord du bassin en lui rappelant :
— Eh, je te signale que c’était ton idée, le cap ou pas cap. Et ce défi de
marcher dans de l’eau en plein hiver aussi !
Erwan saute déjà en bas de la fontaine et enfile ses chaussettes :
— Tu n’étais pas obligée de l’accepter.
— Jamais je ne…
Au moment où je sors du bassin, mon pied glisse sur la surface mouillée
du muret qui entoure la fontaine, je perds l’équilibre et je tombe… dans les
bras d’Erwan.
— Rose, ça va ?
L’inquiétude teinte l’iris de ses yeux de taches mordorées. Je suis bien,
calée contre son torse, enveloppée par la chaleur de ses bras et son parfum
boisé.
— Oui, oui, ça va, bredouillé-je.
Je me redresse à regret et je pose mon pied sur les pavés de l’esplanade
devant le Louvre. J’effectue plusieurs rotations de cheville pour m’assurer
qu’elle n’est pas douloureuse et que je peux reprendre appui dessus.
— Je peux te lâcher ?
J’ai envie de lui répondre que je voudrais qu’il ne me lâche jamais.
Pourtant, je dis d’une voix faible :
— Oui, tu peux…
29
Erwan
Je relâche mon étreinte, en regrettant presque que Rose ne se soit pas fait
mal à la cheville. Parce que cela m’aurait permis de la garder encore près de
moi. Que ses cheveux chatouillent mon cou. Que son parfum vanillé titille
mes narines. Que son corps reste pressé contre le mien.
Pour dissiper la tension entre nous, je lui demande, avec un demi-
sourire :
— Tu disais ? Avant que tu ne tombes ?
Elle se chausse en silence, se redresse, remet une mèche de cheveux
derrière son oreille et darde son regard dans le mien avec un air de défi :
— Jamais je ne me défilerai à un de tes paris.
Elle passe son sac à main sur l’épaule et s’éloigne avec un sourire
satisfait. Je ne sais pas jusqu’où nous mènera cette journée, mais j’emboîte
le pas à Rose.
— Où allons-nous ?
— Voir mon tableau préféré.
J’allonge le pas pour me retrouver à sa hauteur.
— Je te signale que le musée du Louvre se situe derrière nous.
— Je sais.
Elle se tourne vers moi :
— Ce n’est pas là que le tableau se trouve.
Je comprends où nous nous dirigeons quand nous traversons le pont du
Carrousel et que nous nous retrouvons sur la rive gauche de la Seine. Nous
longeons le quai Anatole France, passons devant l’horloge de l’ancienne
gare et rejoignons l’esplanade et ses statues d’animaux en fonte. Nous
faisons la queue sous la marquise impressionnante et achetons deux billets,
puis nous pénétrons dans le hall du musée d’Orsay, sous une magnifique
verrière.
Rose se plante devant la statue en plâtre laqué de Carpeaux, Les quatre
parties du monde soutenant la sphère céleste, et me demande :
— Cap ou pas cap de trouver mon tableau préféré ?
J’arrondis les yeux et désigne le vaste espace d’un geste du bras :
— Mais c’est immense !
— Je te donne un indice : c’est le tableau d’un impressionniste.
Je soupire :
— Tu parles d’un indice ! Est-ce que tu sais que c’est le musée qui
détient la plus grande collection d’œuvres impressionnistes au monde ?
Je n’en savais rien avant d’avoir lu le descriptif sur le dépliant distribué à
l’entrée.
— Allez, je vais t’aider. C’est facile, c’est ici, au rez-de-chaussée. Là, tu
es froid.
Je consulte le plan que le guichetier nous a donné. Dix-huit ! Il y a dix-
huit salles ! Je raie mentalement celles où je n’aurai pas à me rendre. Rose a
dit qu’il s’agissait d’un tableau, j’élimine donc les expositions consacrées à
la photographie et aux arts graphiques. Elle a aussi indiqué que c’est
l’œuvre d’un impressionniste. Par conséquent, je traverse rapidement la
première partie de la nef, délaissant les toiles de Courbet et de Millet, sans
même un regard pour les sculptures de l’allée centrale.
— Tu commences à tiédir, me lance Rose derrière moi.
J’avance en direction de la grosse horloge et je m’approche d’une salle
qui expose des œuvres de Cézanne. Je me tourne vers Rose :
— Ici ?
Elle secoue la tête de droite et de gauche. Un coup d’œil au plan et je me
dirige vers la salle suivante consacrée à Degas :
— Là ?
— Non, mais tu chauffes.
Je traverse le hall en diagonale :
— C’est un tableau de Manet ?
— Non. Mais tu y es presque.
J’avance vers la salle 18, la dernière du rez-de-chaussée, qui est
consacrée à plusieurs peintres : Frédéric Bazille, Eugène Boudin et Claude
Monet.
— Tu es bouillant !
Je lance un regard circulaire aux toiles accrochées aux murs. Et là, je n’ai
aucun doute. La couleur. La lumière. L’atmosphère calme et sereine qui se
dégage du tableau. Ce paysage qui semble éclairé par le soleil levant. Cette
neige qui fait ployer les branches des arbres et que l’on pourrait presque
entendre crisser sous nos pas. Cette pie posée sur une barrière de bois,
comme une note de musique sur une portée. Je m’en approche à pas feutrés,
comme si je risquais de faire s’envoler l’oiseau. De près, le tableau est un
amas de coups de pinceau et de plâtras de peinture que j’aimerais pouvoir
effleurer du bout des doigts. Le petit écriteau accroché au mur à la droite de
l’œuvre indique : Claude Monet, La pie, huile sur toile.
Je me recule et je m’assieds sur le siège en forme de pavé anthracite au
milieu de la pièce. Rose se glisse près de moi et me souffle :
— Tu brûles.
Nous restons un moment en silence à admirer le tableau.
— Tu étais déjà venu ? demande Rose.
Je fais signe que non.
— Non, jamais. J’ai honte. J’ai vécu des années à Paris et je n’avais
jamais mis les pieds ici avant aujourd’hui.
— Il faut remédier à ça.
Elle attrape ma main et m’entraîne dans le musée. Nous allons de salle en
salle, passant de La nuit étoilée de Van Gogh aux Glaneuses de Millet, de
L’origine du monde de Courbet au Déjeuner sur l’herbe de Manet, des
Coquelicots de Monet au Bal au moulin de la Galette de Renoir. Lorsque
nous ressortons, les couleurs dansent encore devant mes yeux.
Je me laisse guider par Rose, auréolée par la lumière de la fin d’après-
midi. Je m’aperçois que nous traversons le pont des Arts quand elle
demande avec une moue contrariée :
— Ce n’est pas ici que les amoureux du monde entier viennent accrocher
leur cadenas ? Je pensais qu’il y en avait beaucoup plus…
— Si, mais comme leur poids menaçait de faire s’effondrer le pont, ils
ont été enlevés il y a quelques années.
Rose fronce le front :
— Ce ne sont pas quelques dizaines de cadenas qui constituaient une
menace, si ?
— Ce n’étaient pas quelques dizaines mais des centaines de milliers. On
raconte que cela représentait le poids de sept cents éléphants, tu te rends
compte ?
Rose observe les quelques cadenas gravés d’initiales attachés aux garde-
corps du pont.
— C’est interdit d’y mettre un cadenas ?
Mon cœur se met à battre un peu plus rapidement. Pourquoi voudrait-elle
accrocher un cadenas sur ce pont ? Son histoire avec Bertrand est terminée.
Serait-ce un cadenas pour… nous ? Je m’éclaircis la gorge :
— Non, ce n’est pas interdit. Mais il sera enlevé.
— Alors, cela veut dire que si l’on attache un cadenas, il sera enlevé tout
de suite ?
— Non… Je ne pense pas. Il sera retiré dans quelque temps. Quelques
semaines ou quelques mois, quelques jours peut-être.
Rose, les yeux toujours rivés sur les cadenas accrochés au pont, médite :
— Donc, cela veut dire qu’il restera quand même un moment…
Un vendeur ambulant passe justement à côté de nous et nous propose
d’acheter un cadenas en forme de cœur.
— Pas cher ! Le stylo est même fourni ! fait-il en brandissant un feutre.
Rose paie la somme demandée. Et moi, je reste les bras ballants. Qu’est-
ce qu’elle compte bien inscrire ? Nos initiales ?
Elle coince le bouchon du feutre entre ses dents et se met à écrire sur le
cadenas dans le creux de sa main en s’appliquant à me tourner le dos.
Pourquoi met-elle aussi longtemps ? Elle pourrait simplement écrire nos
initiales, pas nos prénoms en entier. Et encore, il ne faut pas une longue
minute pour inscrire nos deux prénoms, neuf lettres en tout.
Rose se tourne vers moi et brandit fièrement le cadenas sur lequel elle a
marqué d’une écriture cursive soignée, presque celle d’une maîtresse
d’école : Pour que ce jour compte.
Je souris. Même si je suis un peu déçu. Même si j’aurais préféré y voir
R+E. Même si mon enthousiasme d’adolescent enamouré en prend un coup.
30
Rose
Victor Hugo,
Demain, dès l’aube
(Les Contemplations)
32
Erwan
Nous avons quitté Paris après notre folle journée et depuis, nous roulons
en direction du Sud en nous relayant pour dormir. Après un échange de
volant à Auxerre, j’ai pris la place du conducteur jusqu’à Mâcon. Rose a
ensuite conduit une petite heure jusqu’à Lyon où j’ai repris le volant.
Cela fait maintenant sept heures que nous avons pris la route. Ce ne sont
pas les courts moments de demi-sommeil qui m’ont permis de me reposer
réellement, je roule depuis plus de deux heures trente et la fatigue
commence à se faire sentir. Pas question d’allumer la radio, au risque de
réveiller Rose.
À la faveur d’un lampadaire, je jette un coup d’œil au siège passager où
la jolie Rose dort à poings fermés, lovée sous son manteau. Même avec la
bouche entrouverte et une mèche de cheveux qui barre son front, je la
trouve belle. Lorsque je me suis arrêté au sud de Vienne pour faire le plein,
elle a bredouillé dans un état de semi-conscience que je pouvais utiliser sa
carte bleue, avant de sombrer à nouveau dans le sommeil.
Que restera-t-il de notre baiser à notre arrivée dans le Sud ? Est-ce que
Rose voudra gommer ce souvenir comme le ressac efface les traces de nos
pas sur le sable ? N’était-ce qu’une étincelle de plus, créée par l’euphorie de
cette journée magique, et qui disparaîtra avec le lever du jour ?
Dans le silence de l’habitacle, les deux brèves vibrations indiquant
l’arrivée d’un message sur mon téléphone m’extirpent de mes pensées.
Quelques minutes plus tard, deux nouvelles vibrations arrachent un faible
grognement à Rose. Qui peut bien chercher à me joindre alors qu’il n’est
que 6 heures du matin ?
Quand mon smartphone se met à vibrer pour la troisième fois, je
maintiens le volant de la main gauche et je tends mon bras droit vers la
banquette arrière. Je retiens un juron lorsque la voiture fait une légère
embardée, je redresse le véhicule et je tire d’un coup sec sur la sangle de
mon sac que j’ai réussi à choper. Mon Eastpak posé près du pommeau de
vitesse, je farfouille à l’aveugle à l’intérieur, à la recherche de mon
téléphone. Les appels de phare du poids-lourd derrière moi me rappellent à
l’ordre alors que les roues de la New Beetle rognent la ligne blanche de la
bande d’arrêt d’urgence.
Je prends la première sortie qui se présente, en direction de Rognac. Une
pause ne me fera pas de mal. Et je pourrai voir qui a essayé de me joindre à
une heure si matinale. Le petit parking désert après le péage ne me dit rien
qui vaille. Je roule encore une dizaine de minutes et je m’arrête au bord de
l’Étang de Berre.
Je trouve enfin mon téléphone. Le nom de Maddie apparaît sur mon
écran.
J’ai quelque chose d’important à te dire.
Cela concerne Rose.
Rappelle-moi au plus vite.
On peut dire qu’elle sait piquer ma curiosité. Je fronce les sourcils au
moment où je m’apprête à appuyer sur son nom pour la rappeler. Qu’est-ce
qu’elle fait déjà debout à cette heure-là ?
— On est arrivé ? demande Rose d’une voix pâteuse.
— Non, je fais une petite pause.
Elle bâille et me souffle, les yeux toujours fermés :
— Tu me diras quand tu voudras que je reprenne le volant.
Elle me propose cela juste pour la forme car elle remonte son manteau
qui a glissé sur son épaule et retombe aussitôt dans les bras de Morphée.
Mon smartphone se met à vibrer au creux de ma main. J’attrape mon
blouson sur la banquette arrière et je sors de la voiture en chuchotant :
— Allô ?
— Ah ! Erwan ! Enfin ! J’ai cru que tu n’allais jamais répondre.
Je soupire, ce qui crée une bulle de vapeur qui s’évapore dans l’air froid
de ce mois de février.
— C’est-à-dire que j’étais pas mal occupé.
— J’ai vu ça ! rigole Maddie à l’autre bout du fil. C’est bien, mon
garçon, tu n’as pas perdu de temps.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…
De l’autre côté du combiné, je reconnais la voix d’Yvonne qui demande à
Maddie :
— C’est le beau gosse à la guitare de l’autre soir ?
Mais qu’est-ce qu’elles font debout toutes les deux à six heures et demie
du matin ? Une soirée pyjama qui s’est éternisée à l’EHPAD ? Ou un petit
déjeuner ultra matinal à base de biscottes et de marmelade sans saveur ?
Nouveau soupir, nouveau nuage de vapeur.
— Maddie, nous conduisons depuis Paris.
— Je sais, Rose m’a envoyé un message pour me le dire en même temps
qu’une photo de vous deux dans un restaurant de Montmartre. Soit dit en
passant, vous êtes très mignons tous les deux. À ce que je vois, les choses
avancent bien entre vous !
Maddie et Yvonne ricanent comme deux adolescentes à l’autre bout du
fil.
— Bien, fait Maddie en se reprenant, je ne t’appelais pas seulement pour
te féliciter. Rose ne nous écoute pas ?
La voix soudain sérieuse de la vieille dame me glace le sang autant que
l’air glacial de l’hiver. Je baisse mon bonnet pour couvrir mon oreille droite
qui n’est pas au chaud sous mon smartphone et je jette un coup d’œil à Rose
toujours profondément endormie sur le siège passager.
— Non, c’est bon, fais-je en m’adossant à la voiture.
— Très bien. Où êtes-vous ?
— Je me suis arrêté au bord de l’Étang de Berre. Pourquoi ?
— Parfait, vous n’êtes donc plus très loin du point de rendez-vous.
— Du point de rendez-vous ? Quel rendez-vous ?
— Erwan, soupire Maddie, si tu m’interromps à chaque phrase, on ne va
pas s’en sortir.
— OK, je t’écoute.
Maddie prend une inspiration et se lance :
— Rose devra se trouver à l’endroit que je vais t’indiquer à 8 heures ce
matin. Il vous reste donc une heure trente pour vous y rendre, c’est
largement suffisant. Je vais te donner des coordonnées GPS qui vous
conduiront à un belvédère sur la route D141, entre Cassis et La Ciotat. Tu
prétendras que tu as trouvé le plus joli point de vue sur la Côte, mais sans
lui dévoiler la destination exacte. C’est compris ?
J’acquiesce d’un mouvement de tête que Maddie ne peut pas voir :
— OK.
— Tu peux noter les coordonnées GPS ?
Je rentre dans la voiture et ferme la portière en faisant le moins de bruit
possible. Je cale mon téléphone entre mon épaule et mon oreille, et appuie
sur la tablette tactile insérée sur le tableau de bord du bout de mes doigts
gelés. Je souffle dans mes mains et les frotte l’une contre l’autre pour les
réchauffer. Puis, je rentre les coordonnées que me dicte Maddie sur le GPS :
43,180 402, 5,572 241.
— Il faudrait que tu réveilles Rose, maintenant. Ce serait bien qu’elle
n’arrive pas à son rendez-vous la tête dans le cul.
Pourquoi ? Qui doit-elle rejoindre ?
Et puis, je ne me vois pas réveiller Rose d’un baiser, comme le prince
avec Blanche Neige ou la Belle au bois dormant. Il n’y a que dans les
contes que le preux chevalier réveille une jeune femme endormie en lui
roulant une pelle. Dans la réalité, il finirait au tribunal et serait fiché sur les
réseaux sociaux avec #balancetonporc. J’opte donc pour une méthode plus
conventionnelle. Je relève la mèche de cheveux sur le front de ma belle et
murmure :
— Rose.
Je secoue doucement son épaule et répète un peu plus fort :
— Rose !
Mais rien n’y fait, elle est profondément endormie et ne pousse qu’un
faible gémissement.
— Erwan, grouille-toi ! m’encourage Maddie à l’autre bout du fil.
Je siffle dans le téléphone, aussi bas que je peux :
— Je ne vais quand même pas la secouer comme un prunier. Je continue
à conduire un moment, je la réveillerai un peu plus tard.
J’appuie sur l’écran du GPS pour valider la destination.
— La route est prête, vous pouvez conduire en toute sécurité. Allons-y !
Sandie, la voix du GPS, réveille Rose qui ouvre de grands yeux. Je
m’empresse de raccrocher et je glisse mon téléphone dans la poche de mon
blouson. Tant pis, je n’aurai pas eu le temps de demander de plus amples
informations à Maddie, alors que j’en crève d’envie.
— Nous sommes arrivés ? s’étonne Rose en se frottant les paupières dans
un geste adorable.
— Euh… Non. Je me sentais un peu fatigué, j’ai voulu faire une pause…
— Oh, regarde ! Des flamants roses !
Rose pointe du doigt des silhouettes graciles dans l’étang devant nous,
alors que l’horizon se teinte de l’indigo et du mauve annonciateurs du lever
du soleil. Même si dans la semi-obscurité il nous est impossible de
discerner leur joli plumage rosé, nous restons de longues minutes à admirer
les échassiers évoluer dans l’étang. Rose rompt tout à coup ce silence :
— Tu conduis depuis trop longtemps. À mon tour de prendre le volant.
Nous sortons du véhicule. Je frémis quand ma main frôle la sienne en
contournant la voiture et Rose m’adresse un regard gêné avant de baisser la
tête. Mon cœur se serre à l’idée que notre baiser de la veille n’ait été qu’un
moment d’égarement de sa part.
Je suis encore chamboulé par sa distance quand elle s’installe sur le siège
passager et règle les rétroviseurs. Elle se penche vers le GPS et demande :
— Tu as rentré une destination finale ?
Je me racle la gorge, mal à l’aise de lui mentir :
— Oui, j’ai trouvé le plus joli endroit pour admirer la mer là où elle n’est
pas grise.
La sincérité dans le sourire et la voix de Rose me bouleverse :
— Merci.
33
Rose
À peine s’est-il assis sur le siège passager qu’Erwan est tombé dans un
profond sommeil. Je m’en veux de l’avoir laissé conduire pendant si
longtemps. Il aurait pu s’assoupir au volant. Prendre la route après notre
journée intense dans la capitale n’était peut-être pas la meilleure idée qui
soit mais Erwan doit se rendre à Aubagne où il donne un concert dans un
bar ce soir. Et puis, j’ai honte de l’avouer mais le fait qu’il se soit endormi
me rassure. Pas besoin de se forcer à faire la conversation. Pas besoin de
craindre d’effleurer sa main au moment d’augmenter le chauffage ou de
passer une vitesse.
Après notre baiser d’hier soir, je ne sais pas comment réagir. Peut-être
qu’Erwan préfèrerait que nous oubliions cet événement et que nous
reprenions le cours normal de nos vies. Si tant est que je puisse reprendre
une vie normale. J’ignore les appels répétés de Bertrand depuis hier matin
et j’efface ses messages avant même de les lire. Je ne veux pas entendre ses
excuses fallacieuses et ses justifications bidon. Non pas parce que je refuse
de faire face à la vérité. Non, simplement parce que je crains d’être faible et
de me laisser attendrir. Et il n’en est pas question. Je ne retomberai pas dans
une relation toxique.
Il n’en est pas question.
J’ai dû penser tout fort. Ou alors c’est mon coup de poing sur le volant
qui a dérangé Erwan dans son sommeil. Il se retourne sur le siège passager
qu’il a placé en position horizontale. Je retiens ma respiration, de peur de
l’avoir réveillé, mais il se remet en chien de fusil, une main sous la joue.
Avec son bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils et ses paupières fermées, je
m’attendris devant sa bouille attachante de petit garçon endormi avant de
reporter mes yeux sur la route.
Je prends la sortie 8, tout en farfouillant de la main droite dans mon sac
posé aux pieds d’Erwan. Je paie le péage et je repose mon portefeuille entre
les deux sièges, entre le tableau de bord et le levier de vitesse. Puis,
j’emprunte la D559. À la sortie de Cassis, je bifurque à droite vers la route
des Crêtes que je connais bien pour l’avoir parcourue de nombreuses fois.
Au détour d’un virage, une vue panoramique sur la Méditerranée s’offre à
moi avec pour toile de fond le dégradé du ciel allant du bleu au rose, sur
lequel flottent quelques filets de nuages épars. À ma gauche, le jaune des
montagnes rocheuses de l’arrière-pays marseillais. À ma droite, le bleu
profond de la mer encore endormie. Devant moi, une route sinueuse qui
mène vers La Ciotat et vers de sombres souvenirs.
Mon cœur s’affole à mesure que j’enchaîne les virages. Mes mains
moites glissent sur le volant. Je ralentis l’allure et je roule maintenant à la
vitesse d’un escargot sous sédatifs. Un coup d’œil au rétroviseur m’indique
qu’heureusement je ne gêne personne, aucun véhicule ne me suit. Il faut
dire que cet itinéraire, très emprunté par les vacanciers, est désert en ce
matin de février, même s’il est encore plus féérique à l’aube qu’au grand
jour.
Le GPS mis en sourdine pour permettre à Erwan de prendre un repos
bien mérité me signale que je suis arrivée à destination. Je me gare sur le
parking du belvédère, me demandant quel hasard malheureux a fait choisir
à Erwan ce lieu précisément. J’aimerais lui poser la question mais il dort du
sommeil du juste et je n’ose le réveiller après cette nuit de route.
Je le laisse donc dormir encore un moment. Pour qu’il se repose. Et pour
que je profite seule quelques instants de cet endroit empreint de nostalgie.
C’est peut-être égoïste, mais c’est ainsi. J’ai besoin de quelques minutes
pour revoir ces lieux qui me tordent le ventre, malgré la beauté du paysage.
Ce ne sera pas de trop pour cacher à Erwan le trouble que provoque en moi
mon retour ici et pour enfouir les souvenirs douloureux qui se rappellent à
moi.
Je coupe le moteur, attrape mon sac à main, referme délicatement la
portière et m’approche de la falaise. Je n’ai pas le courage de m’avancer
tout de suite entre les roches calcaires du belvédère. Je tourne à droite et je
fais quelques pas sur le chemin caillouteux qui court le long de la falaise
entre les plantes basses et les buissons, alors que l’aurore commence à
poindre à l’horizon. Machinalement, je baisse les yeux à la recherche de
bruyère. J’en trouve sans mal et je rassemble quelques brins verts en un
bouquet avant de faire demi-tour. Je m’assieds sur un rocher et je me mets à
tresser les brins de bruyère en une couronne, comme je l’ai fait si souvent
pour mon petit prince. Combien de fois ai-je répété ce rituel pendant mes
années lumineuses ? Je n’en sais rien. On ne compte pas les moments de
joie, alors qu’on liste nos peines.
Je ferme la couronne en nouant deux brins ensemble. Malgré les années
passées, je n’ai pas perdu le coup de main.
Un premier rayon de soleil joue à saute-mouton par-dessus le belvédère
et vient me chatouiller les paupières. Il est bientôt rejoint par d’autres, et les
rayons d’un soleil orangé embrasent l’horizon à l’est.
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai.
Je me recueille quelques instants face à l’horizon, face à cette mer qui est
tout sauf grise et qui m’a tant manqué depuis trois ans maintenant. Puis
j’entreprends de grimper parmi les roches blanches, en longeant le garde-
corps de métal.
Vois-tu, je sais que tu m’attends.
Je crapahute parmi les rochers et je rejoins le sommet du promontoire, le
pas aussi lourd que le cœur.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Il faut monter tout en haut du pic rocheux, là où la flore bravache
s’attache à la falaise, malgré le vent et la rudesse des éléments.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Et là, je la vois, abritée par un buisson de passerine, tout près d’une
cinéraire qui n’est pas encore en fleurs. Une petite croix de bois blanche
patinée par les années, par le vent, par le sel et par les larmes que j’y ai
versées.
Il est là, mon petit prince.
J’écarte quelques brins de passerine. La croix est un peu de guingois mais
l’inscription gravée dessus est toujours visible.
Léopold
Je glisse la couronne de bruyère autour de la croix sans me rendre
compte que mes joues sont inondées de larmes que la brise marine ne
parvient pas à sécher.
34
Erwan
Lorsque Rose a regagné la voiture, elle s’est assise sur le siège passager
sans un mot. J’ai fait comme si je n’avais pas vu ses yeux rougis ni les
sillons brillants laissés par les pleurs sur ses joues, et j’ai pris le volant.
Conduisant un peu au hasard, j’ai finalement rejoint la presqu’île de Cassis,
dans l’espoir qu’une petite balade changerait les idées de Rose en même
temps que le mistral sécherait ses larmes. Quand j’étais enfant, j’habitais
tout près, à Roquefort-la-Bédoule (un nom pareil, cela ne s’invente pas), un
village tout près de Cassis. Je connais donc bien les sentiers du littoral pour
les avoir souvent parcourus avec mes parents.
J’ai garé la voiture sur un parking et j’ai invité Rose à me suivre en lui
ouvrant la portière. Nous avons marché côte à côte sur le sentier jusqu’au
point de vue sur la calanque de Port-Miou et ses voiliers au repos. Puis,
nous avons poursuivi notre route sur le chemin caillouteux qui sillonne
entre les arbres. Le parfum des pins se mêlait aux fragrances iodées de la
mer toute proche. Les chants mélodieux des monticoles bleus et des
rougequeues noirs nous ont accompagnés jusqu’à la plage des Pierres
blanches.
Là, nous nous sommes assis sur une large roche plate, juste au bord de la
mer. Et sans même nous concerter, nous avons retiré tous les deux nos
chaussures et nos chaussettes et nous avons plongé nos pieds dans l’eau en
contrebas. J’ai grimacé lorsque les vaguelettes sont venues me lécher les
pieds. Rose, les jambes immergées jusqu’à la cheville, a penché la tête au-
dessus de la surface. Un banc de minuscules poissons translucides s’est
approché de nos pieds. Nous sommes restés tous les deux immobiles.
Quand les poissons curieux se sont éloignés, nous les avons suivis des yeux
jusqu’à ce qu’ils disparaissent.
C’est alors que Rose a ouvert la bouche pour la première fois depuis que
nous avions quitté la route des Crêtes. Les yeux rivés sur la surface de
l’eau, elle m’a tout raconté. Sa rencontre avec Joachim. La naissance de
Léopold, son petit prince. Les années heureuses. L’accident. Le deuil. Cette
douleur qui n’en finit pas. Ce sentiment de culpabilité qui la ronge encore.
Cette impression d’être perdue. De ne pas savoir où elle va. Parce que plus
rien n’est comme avant. Parce que plus rien ne semble compter.
Même si par téléphone Maddie m’avait résumé en substance cet
événement tragique de la vie de Rose, son histoire m’a chamboulé.
Comment réagirais-je si je perdais Emma ? Je préfère ne pas y penser. C’est
le genre de tragédie que l’on ne peut pas envisager. Que l’on ne veut pas
envisager. Quel parent pourrait se figurer de perdre un jour son enfant ?
C’est inimaginable. Parce que ce n’est pas dans l’ordre des choses. Et parce
que cela ne devrait jamais se produire. Mais la vie peut être cruelle et
l’impensable arrive parfois.
J’ai écrasé une larme au coin de mon œil. Mais j’avais mille excuses pour
ça : le soleil qui se réverbérait sur les pierres blanches, le petit air de mistral
qui soufflait au bord de l’eau, les embruns apportés par le vent, un grain de
sable qui se serait égaré.
Au moment où Rose est redevenue silencieuse, je n’ai pas su comment
réagir. Lui dire que j’imaginais sa peine aurait été un mensonge parce qu’il
s’agit du genre de douleur incommensurable. Alors, comme le langage
trouve parfois ses limites, je me suis passé de mots et j’ai enroulé un bras
autour de sa taille, lui caressant maladroitement le dos.
— Merci, a murmuré Rose, sans me regarder.
J’ai arrêté le mouvement de ma main dans son dos :
— Merci pour quoi ?
— Merci d’être là.
J’aurais pu passer la journée à admirer le ciel bleu miroiter sur la surface
de la Méditerranée, à protéger Rose dans le creux de mon bras. Mais la
fatigue a vite eu raison de nous et nous avons bientôt bayé aux corneilles.
Nous avons rejoint le chemin où se trouvait un panneau d’informations
sur les calanques. J’ai senti Rose se tendre à mes côtés à la lecture de
l’intitulé : le Sentier du Petit Prince. J’étais pourtant certain que lorsque
j’étais enfant, aucun panneau ne jalonnait cette randonnée facile sur la
presqu’île.
J’ai tenté d’entraîner Rose avec moi mais elle est restée figée devant la
pancarte qui indiquait que nous nous trouvions face au plus beau et au plus
triste paysage du monde, mots empruntés à l’ouvrage bien connu d’Antoine
de Saint-Exupéry. C’est ici, au large de Cassis, que l’aviateur a disparu en
1944, lors d’une mission de reconnaissance pour préparer le débarquement
en Provence.
J’ai emboîté le pas à Rose lorsqu’elle s’est remise en route. Elle a glissé
sur des épines de pin, et je l’ai rattrapée de justesse. Elle n’a pas lâché ma
main jusqu’au parking.
Nous avons avalé un sandwich avant de reprendre la route. Puis, nous
avons réussi à dénicher un petit hôtel à Aubagne où le gérant nous a lancé
un regard suspicieux par-dessus ses énormes lunettes, avant d’accepter de
nous louer une chambre à la journée. Il a dû s’imaginer mille et une choses
mais certainement rien qui ne ressemble à la réalité. Rose et moi avons
dormi tout l’après-midi, enlacés l’un contre l’autre.
— Tu as bientôt fini avec la salle de bain ?
La voix de Rose me sort de ma torpeur. Je coupe l’eau du robinet et
j’attrape une serviette éponge :
— Presque. Une minute.
Je me sèche à la hâte, j’enfile des vêtements propres — un jean et un tee-
shirt noir — et je sors de la salle de bain. Rose s’y engouffre aussitôt :
— Je n’en ai pas pour longtemps.
Elle en ressort quelques minutes plus tard, avec un maquillage léger.
— Tu es prêt ? me demande-t-elle, occupée à mettre ses boucles d’oreille.
— Oui, je crois.
— Eh bien, allons-y !
Le bar dans lequel je chante ce soir appartient à Guillaume, un ami que
j’ai gardé depuis nos années à l’école primaire.
— Salut, Erwan, ça fait un bail ! m’accueille Guillaume avec une tape
virile dans le dos. Tu es d’attaque ?
— J’espère bien, oui. Guillaume, je te présente Rose, une amie.
— Bonjour.
Elle lui tend la main. Un éclair traverse le regard de Guillaume quand il
pose les yeux sur Rose, confirmant mes doutes. Il se pourrait bien que Rose
soit la petite fille blonde que j’ai connue à l’école et à qui j’écrivais des
poèmes d’amour.
Guillaume met une seconde avant d’attraper la main de Rose et de la
serrer. J’ai beau scruter le visage de la jeune femme, elle ne laisse rien
paraître et ne semble pas le reconnaître. Il faut dire qu’il a un an de plus
qu’elle et se trouvait donc dans la classe supérieure. C’est parce que j’ai
redoublé que je le connais, Guillaume et moi étions toujours fourrés
ensemble ma première année de CP.
Il se tourne vers moi. Le tact n’étant pas son fort, je m’attends à ce qu’il
me pose des questions ou fasse une réflexion, mais il lance simplement :
— Tu peux t’installer, la scène est à toi !
J’adore faire un concert mais je déteste l’heure qui précède. J’ai la gorge
si nouée que je crains que mes cordes vocales se fassent la malle. Alors j’ai
mon petit rituel. Je sors ma guitare de son étui, je la tourne sous la lumière
qui se reflète sur le bois verni, je caresse ses formes généreuses, puis je
ferme les yeux trois secondes, la main posée sur les cordes. J’inspire. 1, 2,
3. Puis je souffle lentement.
— Guillaume m’a donné ça pour toi, fait Rose en soulevant le tabouret
dans ses mains. Où veux-tu que je le mette ?
Je désigne le milieu de la scène d’un signe de la tête.
— Par là. Merci.
Je m’assieds sur le tabouret haut, appuie ma guitare sur une cuisse et
l’accorde.
— Tu es gaucher ? fait Rose.
— Oui.
— Je n’avais pas remarqué l’autre soir, à l’EHPAD, que tu tenais ta
guitare dans ce sens.
Je gratte une corde et tends l’oreille.
— Et ce n’est pas gênant pour en jouer ?
— Non.
Je tourne un bouton et fais vibrer à nouveau la corde.
— Bien, fait Rose en se tordant les doigts. Tu es occupé, je vais te laisser.
Elle saute de la scène et s’échappe entre les rangées de tables. J’aurais
aimé la retenir mais j’en suis incapable. Le trac me tord les entrailles. Ce
soir encore plus que d’ordinaire. Justement parce que Rose est là. Et que je
suis à peu près certain que nous nous connaissons d’une autre vie. Se
souvient-elle de moi ? Apparemment non, puisqu’elle n’a jamais fait
allusion à notre enfance commune sur les bancs de l’école de Roquefort-la-
Bédoule. Ou alors elle fait semblant de ne pas savoir qui je suis. Se
rappelle-t-elle le poème que je lui avais écrit et que j’avais glissé dans son
bureau ?
Je secoue la tête pour chasser mes questionnements. Ce n’est absolument
pas le moment de me poser ce genre de question. Quelques clients
commencent déjà à s’installer aux tables, guidés par une serveuse qui
semble en lévitation. Un coup d’œil à ses chaussures m’apprend qu’elle ne
vole pas, elle se déplace simplement en rollers. Je ne sais pas comment elle
fait pour zigzaguer avec autant de grâce entre les tables serrées de la salle.
Je descends de scène et me dirige vers le bar où un barman, un torchon
propre sur l’épaule, remplit des chopes à la tireuse à bière.
— Une pression ? me propose-t-il.
— Non, de l’eau, s’il vous plaît.
Il remue sa moustache, tout en me servant un verre d’eau.
— Vous, les jeunes, vous êtes trop raisonnables.
J’avale mon verre d’un trait et il m’en verse un autre.
— Je n’ai pas le choix, je monte sur scène dans dix minutes.
— Oh. C’est toi le chanteur ce soir ?
— Oui.
— Et tu chantes quel genre de chanson ?
Je n’ai pas le temps de lui répondre car un larsen nous vrille les tympans.
Guillaume, qui installe un micro sur pied sur la scène, arbore un air contrit.
Il tapote sur le micro pour s’assurer qu’il fonctionne bien et s’excuse :
— Désolé !
Puis il ajoute :
— Mesdames et messieurs, je suis ravi d’accueillir ce soir un jeune
chanteur que j’ai la chance de connaître depuis pas mal d’années
maintenant. Je suis certain que ses titres poétiques vont vous enchanter. Je
vous demande donc de faire un tonnerre d’applaudissements pour…
Erwan !
Il tend le bras dans ma direction et la salle se met à battre des mains.
Dans mon dos, le barman abat sa paume sur mon épaule et me lance :
— Bonne chance, mon gars.
J’avance d’un pas mécanique vers la scène. Les applaudissements ne sont
qu’un bourdonnement à mes oreilles et ma vue se brouille, comme si je
risquais de tomber dans les pommes à tout instant.
Respire, Erwan, respire. Quand tu auras commencé à chanter, ça ira
mieux.
J’attrape ma guitare, tentant de ne pas me focaliser sur Rose, attablée
avec Guillaume, au fond de la salle. Heureusement, lorsque je me mets à
chanter, tout redevient net. Ma voix est claire. Les notes sont justes. Et je
me laisse emporter par l’enthousiasme du public. C’est toujours une petite
victoire quand j’aperçois du coin de l’œil un client happé par ma musique,
jusqu’à en oublier de manger son repas qui refroidit dans son assiette.
Après avoir interprété une dizaine de titres de mon répertoire, je salue le
public qui applaudit à tout rompre. Certains se mettent à scander mon nom,
réclamant une dernière chanson. Sentant déjà le concert-blues pointer le
bout de son nez, je ne me fais pas prier pour remonter sur scène et chanter
quelques titres plus intimistes.
— Je voudrais terminer par une chanson pour une personne qui se trouve
ici ce soir.
Des murmures s’élèvent de la salle et les clients du bar se tournent pour
essayer de deviner de qui il s’agit. Ma voix tremble presque quand arrivent
les dernières paroles que je jette comme une bouteille à la mer :
Je voudrais que tu sois celle
Qui berce mon sommeil
Avec ton sourire à faire pâlir le soleil.
Je voudrais que ce soit toi,
Juste toi plus moi,
Avec tes éclats de rire, à faire frémir les étoiles.
17 FÉVRIER
Arthur Rimbaud,
Rêvé pour l’hiver
(Poésies)
37
Rose
Dire que l’ambiance entre Rose et moi est tendue est un euphémisme.
Nous n’avons pas échangé un mot pendant les quatre heures de route
jusqu’au Mans. Enfin, presque. Je lui ai proposé de prendre le volant alors
qu’elle conduisait depuis trois heures — avec une légère tendance à un peu
trop se défouler sur l’accélérateur. Elle m’a envoyé sur les roses, en
bougonnant du bout des lèvres qu’elle n’avait pas besoin de moi. Ce à quoi
je me suis abstenu de répondre, si ce n’est par un soupir. Sa réponse m’a
blessé, plus que je ne devrais l’admettre. J’aimerais tellement qu’elle ait
besoin de moi, comme moi j’ai besoin d’elle.
Nous arrivons en début d’après-midi à La maison des Ormes. Maddie,
accompagnée d’Yvonne, nous attend sur le perron de l’EHPAD, son bagage
posé à ses pieds. Quand elle aperçoit la New Beetle s’approcher, elle claque
une bise à sa copine, s’empare de son sac et dévale les escaliers d’un pas
alerte.
— Salut, les jeunes !
Je m’empresse de sortir du véhicule pour charger son sac dans le coffre
pendant que Maddie embrasse Rose qui est elle aussi descendue de voiture.
— Vous… Tu ne penses pas que nous devrions aller dire bonjour à
Raymond ? se reprend la jeune femme quand la vieille dame relâche son
étreinte.
Maddie hausse les épaules :
— Oh, tu sais, il n’y fera pas attention. Allez, on s’arrache !
Derrière les portes vitrées, Lucie nous adresse un sourire et un signe de la
main que je lui rends. Pendant que je tournais la tête, Maddie s’est glissée
sur la banquette arrière.
— Non, attends. Passe devant, je t’en prie.
— C’est bon, ne t’inquiète pas. Je laisse les petits jeunes roucouler, fait-
elle avec un clin d’œil appuyé.
Ma grimace ne lui échappe pas ni l’air contrarié de Rose quand elle
reprend place derrière le volant.
— Eh bien, vous faites une de ces tronches ! Je quitte une bande de
grabataires pour deux gamins qui affichent des têtes d’enterrement, je vais
finir en PLS* !
Maddie rigole toute seule à sa plaisanterie. Rose lance le moteur et je
passe ma ceinture en me raclant la gorge.
— Ouh là, je vois que l’ambiance est éclatée au sol* ! Il semblerait que
l’on ait bien besoin de ma bonne humeur légendaire par ici ! ricane la vieille
dame.
— C’est le moins que l’on puisse dire…
Rose m’adresse un regard assassin, puis elle démarre dans un crissement
de pneus, faisant sursauter Yvonne qui nous salue de la main sur le perron.
— Waouh ! On se le joue Fast and furious pour le retour, c’est ça ?
plaisante Maddie alors que je m’accroche à la poignée au-dessus de la
portière.
J’écrase par réflexe mon pied droit sous la boîte à gants, comme si je
pouvais freiner depuis le siège passager. Nous roulons bien trop vite dans
cette rue trop étroite. Et même si nous ne croisons pas grand monde en ce
début d’après-midi, nous n’aurions aucune chance d’éviter un accident si un
gamin ou un chien venait à traverser devant le capot. Je siffle entre mes
dents :
— Ce n’est pas la peine d’essayer de nous tuer.
Rose m’a parfaitement entendu car je vois le compteur monter de
quelques kilomètres-heure supplémentaires.
— Attendez, j’en ai une bonne ! lance Maddie qui se tord déjà de rire et
ne paraît nullement perturbée par notre vitesse excessive. J’accuse
Mademoiselle Rose d’avoir tué le docteur Lenoir dans la bibliothèque avec
le chandelier !
J’émets un nouveau raclement de gorge, en jetant un coup d’œil dans la
direction de Rose qui ne fait même pas semblant de sourire. J’imagine
qu’on a dû lui faire cette blague une centaine de fois.
— Bon, eh bien, on dirait que j’ai fait un flop ! fait Maddie qui tamponne
ses larmes de rire avec un mouchoir. J’ai fait une bonne dizaine de parties
de Cluedo hier et j’ai gagné à chaque fois haut la main. Il faut dire que face
à une bande de vieillards gâteux, je n’avais pas beaucoup de mérite… Il n’y
a qu’Yvonne qui a encore toute sa tête mais elle s’est trompée dans ses
médicaments, elle a pris un cachet pour dormir au déjeuner, elle n’a émergé
qu’en début de soirée. L’avantage, c’est que l’on a pu passer la nuit à refaire
le monde dans sa chambre. J’avais caché une bonne bouteille dans mon
sac…
Je suis bien trop obnubilé par le paysage qui défile beaucoup trop vite
derrière la vitre de ma portière pour écouter la logorrhée de Maddie. Je
comprends que Rose m’en veuille — et encore, il ne me semble pas que je
sois davantage fautif qu’elle.
Je n’ai jamais insinué que je ne l’avais pas reconnue à cause de son
caractère plus renfermé et de son visage voilé de tristesse. C’est vrai qu’elle
était une gamine enjouée et parfois exubérante. Mais la différence
fondamentale, c’est qu’elle a tellement changé physiquement que je mets au
défi quiconque l’ayant connue enfant de la reconnaître maintenant.
Comment aurais-je pu faire le lien entre sa silhouette élancée et la petite
fille boulotte qu’elle était ?
Je coule un regard vers elle. Ses boucles blondes qui tombent sur ses
épaules, ses iris bleus fixés sur la route devant elle. À ce moment-là, j’ai un
flash. Je la revois en classe de CM2. Nous partagions le même bureau. Et à
cette époque déjà, je me plaisais à l’observer à la dérobée quand elle était
concentrée sur un exercice. J’adorais les jours où les rayons de soleil
venaient jouer dans ses mèches blondes, l’obligeant parfois à plisser les
yeux. Je la contemplais jusqu’à ce qu’elle sente mon regard posé sur elle et
qu’elle tourne la tête vers moi. Le petit garçon timide que j’étais alors
piquait un fard et faisait mine de se passionner pour les divisions ou les
compléments circonstanciels. Après le CM2, j’ai déménagé et je ne l’ai plus
jamais revue, jusqu’à ce que je tombe par hasard sur elle sur cette aire
d’autoroute.
Je me rends compte que je n’ai jamais oublié cette fille que je pensais ne
jamais revoir jusqu’à ce que le destin fasse en sorte que nos routes se
croisent à nouveau. Comment faire pour la retenir cette fois-ci ? J’ai bien
conscience que si nous nous quittons maintenant, nous ne nous reverrons
jamais. Le destin ne fait pas bien les choses à deux reprises. Il est des
hasards qu’il faut savoir attraper au vol et garder en les serrant bien fort au
creux de la main. Un instant d’inattention et hop, ils risqueraient de
s’échapper pour toujours. Je n’ai pas envie de voir cette chance s’envoler
comme on regarde, impuissant, un ballon de baudruche lâché par
inadvertance s’envoler dans le ciel.
Ma préoccupation du moment, c’est déjà de faire en sorte que nous
restions en vie. Et pour cela, il faudrait que Rose arrête de prendre
l’accélérateur pour un défouloir. Si seulement j’arrivais à la raisonner…
Mais elle est têtue comme une mule.
— Pressée de retourner au Havre ? lance Maddie, qui a passé sa tête entre
nos deux sièges.
La réaction de la jeune femme ne se fait pas attendre. Elle lève
immédiatement le pied et la voiture se met à rouler à une vitesse
raisonnable. Si j’avais su qu’une remarque aussi simple que celle-ci lui
rendrait la raison, je l’aurais fait depuis longtemps !
Maddie, satisfaite, se recale au fond de son siège et demande :
— Alors, qu’y a-t-il de nouveau ?
Si j’osais me retourner, je lui enverrais un regard de détresse mais… Trop
tard. Rose ouvre la bouche et moi, j’aimerais pouvoir me cacher sous le
tapis de sol.
— Bertrand me trompe. J’ai revu le père de Léopold. Je me suis
recueillie sur la tombe de mon fils. Et j’ai répandu ses cendres.
L’ambiance est électrique et j’ai peur de servir de paratonnerre à la colère
de Rose.
— Mais vous savez déjà tout ça, non ? assène Rose d’un ton acerbe en
lançant un regard sombre à Maddie par le biais du rétroviseur.
Si j’étais la vieille dame, j’essaierais de me cacher dans le coffre. Mais
c’est mal connaître Maddie.
— Allons, allons, tu oublies de me tutoyer quand tu es fâchée.
Je m’attends à ce que la remarque de Madeleine mette encore davantage
en rogne Rose. Pourtant, elle reste étonnamment silencieuse. Maddie, par
contre, poursuit :
— Je suis désolée. Je suis tombée par hasard sur le contenu de ta boîte en
cœur.
Rose l’interroge d’un regard dans le rétroviseur.
— Bon, OK, ce n’est pas tout à fait par hasard. Mais ce n’est pas de ma
faute, c’est la faute de ma gloutonnerie ! s’excuse Maddie en levant les
deux mains.
Les confessions de la vieille dame parviennent à dérider Rose.
— Et je suis désolée d’avoir ensuite fouillé ton passé pour chercher à
comprendre. Mais ça, c’est la faute de ma curiosité insatiable. Que veux-tu,
je suis une commissaire de police à la retraire en manque de piste à flairer !
Rose esquisse un sourire. Maddie poursuit, très sérieuse :
— Je suis surtout désolée si je t’ai fait du mal en remuant des souvenirs
douloureux.
Je reste immobile sur mon siège, comme si je tentais de me rendre
invisible, pour ne pas déranger ces deux femmes dans une conversation
intime.
— Et puis, ajoute la vieille dame, je ne suis pas une poucave*, mais il a
bien fallu que je raconte ton histoire à Erwan hier matin pour qu’il
comprenne.
— Merci.
J’ose à peine regarder Rose. Lorsque je le fais enfin, je remarque qu’une
larme dévale sa joue.
— Je ne sais pas si j’aurais pu faire la paix avec mes démons du passé
toute seule. Merci de m’avoir aidée à franchir le pas. Merci d’avoir été là
pour moi.
Elle lance un regard à Maddie à travers le rétroviseur, puis elle me jette
un coup d’œil timide avant d’attraper ma main gauche et de la serrer entre
ses doigts.
Je déglutis difficilement. Encore cette foutue boule dans ma gorge. Et
cette poussière qui me fait cligner des yeux. Et mon cœur qui semble peser
aussi lourd qu’une enclume dans ma poitrine.
39
Erwan
Rose s’est plainte d’un début de céphalée. Quant à moi, j’ai prétexté que
j’étais trop fatigué pour prendre le volant. Seule Maddie a été honnête en
nous avouant qu’elle n’était pas contre une dernière soirée tous les trois car
elle n’était pas pressée de rentrer.
Nous voilà donc dans un hôtel d’une grande chaîne alors que nous nous
trouvons à moins d’une heure du Havre. L’établissement sans charme offre
un confort tout à fait acceptable. J’en regretterais presque que Rose et moi
ne soyons pas contraints de partager une chambre, même si l’ambiance
entre elle et moi reste étrange.
Après une douche rapide, je rejoins Maddie dans le lobby. Occupée à
pianoter sur son téléphone, elle ne remarque ma présence que lorsque je
m’assieds sur le canapé à l’assise trop dure à côté d’elle.
— Alors, est-ce que Rose a arrêté de ne même plus te calculer* ?
demande-t-elle sans même lever les yeux de son écran.
— C’est compliqué…
Elle abandonne son smartphone sur la table basse en verre devant nous et
se tourne vers moi.
— Tu ne vas quand même pas la laisser s’envoler sans rien faire ?!
Ses yeux bleus délavés me transpercent. Je détourne le regard et me
laisse aller contre le dossier en tissu du sofa :
— Que veux-tu que je fasse ? Que je la contraigne à bien vouloir me
laisser une chance ? Je ne sais même pas si elle veut de moi dans sa vie.
Maddie soupire comme un cheval qui renâcle :
— Pffff… Tu ne connais vraiment rien aux femmes, mon garçon. Bien
sûr qu’elle est prête à te faire une place dans sa vie, ça crève les yeux !
Je triture nerveusement un fil qui dépasse de l’accoudoir.
— Je n’en suis pas si sûr…
— Tu n’as qu’à mettre les choses au clair avec elle.
Avec Maddie, tout a l’air tellement facile.
— Ce n’est pas si simple…
La vieille dame renâcle en secouant ses cheveux mauves de droite et de
gauche.
— Va lui parler !
— Je devrais peut-être essayer…
Maddie m’attrape par les épaules et m’oblige à affronter son regard.
— Non, Erwan. N’essaie pas. Fais-le ou ne le fais pas. Il n’y a pas
d’essai.
Je souris malgré son air sévère de coach qui remonte le moral de son
poulain sur un ring de boxe.
— C’est de qui ? Rocky Balboa ou Jean-Claude Van Damme ?
— Ni l’un ni l’autre. Maître Yoda, fait-elle, tout à fait sérieusement.
J’éclate de rire, puis me fige lorsque Rose fait son apparition. Elle prend
place dans un fauteuil en patchwork à droite de Maddie et dépose son sac à
main à ses pieds.
— Qu’est-ce qui provoque cette hilarité ?
— Oh rien, fait la vieille dame en levant les yeux au ciel. Encore une
citation philosophique qu’Erwan ne prend pas vraiment au sérieux alors
qu’elle est pleine de bon sens.
Elle frappe ses paumes sur ses genoux et passe du coq à l’âne :
— Bien, j’ai une nouvelle à vous annoncer.
Elle ménage son effet, appréciant de voir que Rose et moi sommes
suspendus à ses lèvres :
— Je vais aller habiter au Mans !
— À l’EHPAD ? m’étonné-je.
— Non, j’ai trouvé un appartement en location à quelques minutes à pied
seulement de La maison des Ormes. J’ai rencontré hier Teddy, le petit-fils
d’Yvonne, qui est agent immobilier dans le secteur du Mans.
— Et que vas-tu faire de ta maison au Havre ? s’enquiert Rose.
— Je vais la mettre en vente. Teddy m’a assuré que je n’aurai aucun mal
à la vendre. Elle est trop grande pour moi de toute façon. Après tout, les
souvenirs ne sont pas dans les objets, mais dans nos cœurs.
Après quelques secondes de silence, Rose glisse :
— C’est une excellente nouvelle. Tu vas pouvoir te rapprocher de
Raymond.
Je donne un coup de coude amical à Maddie :
— Et puis, tu vas pouvoir continuer à battre à plate couture les résidents
de l’EHPAD au Cluedo.
— Oh, en parlant de ça…
Maddie se penche vers son sac posé entre le canapé et le fauteuil où Rose
s’est assise.
— Tiens, voilà un cadeau pour toi.
Elle me tend une boîte de Cluedo.
— J’espère bien pouvoir te battre toi aussi. Rappelle-toi que je suis une
ancienne flic à la retraite, j’ai toujours un coup d’avance sur mes
adversaires, fait-elle en me gratifiant d’un clin d’œil.
Je suis touché que Maddie ait l’intention de me revoir. Si seulement il
pouvait en être de même pour Rose…
— Tu n’avais pas besoin de m’offrir quoi que ce soit.
— Oh, je sais. Mais sachez tous les deux que mes cadeaux sont
totalement intéressés parce que je vais avoir besoin de vous pour m’aider à
préparer mon déménagement !
Nous rions tous les trois à l’unisson. Puis la vieille dame tend un sac en
papier kraft à Rose :
— Et voilà pour toi.
La jeune femme écarte les deux anses du sac et plisse le nez :
— Que veux-tu que je fasse de ça ?
Je donnerais cher pour voir l’intérieur du sac.
— C’est pour te couper les ongles des pieds, répond Maddie en levant les
yeux au ciel.
Rose sort du papier kraft une cible et une dizaine de fléchettes.
— Voyons, c’est un jeu de fléchettes ! s’impatiente notre vieille amie.
— C’est ce que je vois, fait Rose en fronçant les sourcils. Mais pour quoi
faire ?
— Tu n’as jamais fait une partie de fléchettes avec les photos de tes ex ?
Rose observe maintenant la vieille dame avec des yeux ronds.
— Euh… Non…
— Eh bien, il y a un commencement à tout ! Tu as une photo de
Bertrand ?
La jeune femme hésite un instant, puis elle se penche vers son sac à main
et tend son portefeuille à Maddie qui en sort la photo sur laquelle Bertrand
pose aux côtés de Rose. Le cliché a dû être pris au cours d’un mariage ou
d’une réception mondaine car ce gros porc est engoncé dans un costume
hors de prix. Il porte sa veste sur un bras et l’on aperçoit des auréoles sur sa
chemise. Son autre bras est passé autour de la taille de Rose qui offre un
sourire mélancolique à l’objectif. Moi, si j’avais la chance de l’avoir à mon
bras, je vous assure que je ferais tout pour remplacer la tristesse dans ses
yeux par des éclats de rire.
Maddie déchire la photo en deux sous nos yeux médusés. Elle me tend la
moitié où apparaît Rose, je la glisse dans la poche intérieure de mon
blouson. Puis elle fixe la seconde moitié sur la cible à l’aide de quatre
fléchettes.
— Erwan, il va falloir te pousser.
Je m’exécute et me lève aussitôt. Maddie pose la cible sur le canapé et
met une fléchette dans les mains de Rose.
— À toi l’honneur.
La jeune femme, sonnée, quitte peu à peu son état léthargique et se lève.
Elle prend place devant la cible, baisse la tête vers la fléchette au creux de
sa main, puis pose ses yeux sur la photo de Bertrand. Et là, sans crier gare,
d’un geste rageur, elle jette la fléchette qui termine sa course à côté de la
photo.
Elle attrape une seconde fléchette et la lance en lâchant un « Connard ! »
du bout des lèvres. Cette fois-ci, la fléchette arrive juste en dessous de la
photo.
Maddie lui tend une troisième fléchette. Rose ferme les paupières une
seconde, inspire, plisse les yeux pour mieux se concentrer et lance la
fléchette en plein milieu du ventre de Bertrand. Elle bat des mains et
sautille sur place :
— Je l’ai eu ! Je l’ai eu !
— Bien joué ! applaudit Maddie.
Je m’avance vers Rose.
— Tu permets ?
Elle acquiesce d’un mouvement de tête et je saisis une fléchette. Même si
je ne suis pas un adepte de la violence, je reconnais que si Bertrand se tenait
devant moi, je lui ferais bien la tête au carré. Alors je me contente de ce que
j’ai et je lance la fléchette qui se plante pile entre ses deux yeux.
— En plein dans le mille ! jubile Maddie.
Rose me tape dans la main et son sourire me réchauffe le cœur :
— Bravo !
— Allez, à mon tour ! fait Maddie.
Elle recale ses lunettes sur son nez et fixe la cible avec une telle attention
qu’un bout de langue dépasse de ses lèvres. Elle lance la fléchette qui va se
planter dans le dossier du canapé.
— L’adresse, ça n’a jamais été mon truc, soupire-t-elle.
— Eh ! Vous, là-bas !
Le réceptionniste contourne le comptoir et se dirige à grandes enjambées
vers nous.
— Oh, oh, on dirait bien que la fin des réjouissances a sonné, souffle
Maddie.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Quand l’homme aperçoit la cible et la fléchette plantée dans le divan, il
n’est pas loin de la syncope.
— Non, mais vous êtes malades, ma parole !
Il déchire à moitié le sac en papier kraft en fourrant la cible à l’intérieur.
— Fichez-moi le camp d’ici !
Nous récupérons nos affaires sans demander notre reste. Alors que nous
nous engouffrons dans l’ascenseur, il nous rappelle à l’ordre :
— Et je vous signale qu’il est strictement interdit de jouer aux fléchettes
dans les chambres de l’hôtel également !
— Quel rabat-joie ! ronchonne Maddie lorsque les portes se referment sur
le visage cramoisi de colère de l’employé.
La montée se fait en silence. Arrivée sur le palier, Maddie bifurque à
gauche et lance sans même se retourner :
— On se donne rendez-vous dans une demi-heure au restaurant de l’hôtel
pour le dîner !
Rose prend à droite. Alors que je regarde sa silhouette s’éloigner dans le
couloir, les mots de Maddie — ou plutôt de Yoda — me reviennent en
mémoire : Fais-le ou ne le fais pas. Il n’y a pas d’essai.
Je me mets à courir dans la direction de Rose au moment où elle arrive
devant la porte de sa chambre et je me plante derrière elle, haletant, malgré
le peu de mètres parcourus. Je ne sais pas comment font les personnages de
comédie romantique pour courir pendant des kilomètres en gardant
suffisamment de souffle pour ensuite embrasser l’héroïne pendant trois
minutes en apnée.
— Ta chambre ne se trouve pas de l’autre côté ? demande Rose, surprise.
— Si.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, et pas seulement à cause du
sprint que je viens de piquer. Nous restons face à face, en silence. Les mots
se bousculent dans ma tête en phrases incohérentes. Bon sang, pourquoi est-
ce si facile de coucher les mots sur le papier pour écrire mes textes et si
difficile quand il s’agit de la vraie vie ?
Rose semble attendre quelque chose de moi qui ne vient pas. Lassée, et
peut-être un peu peinée aussi, elle se tourne et glisse sa carte dans la porte
pour la déverrouiller. Je pose ma main sur la poignée :
— Non, attends !
Je me gratte le front sous mon bonnet. J’ai les paumes moites. Et le cœur
au bord des lèvres.
— Tu sais que le ballon que nous avons laissé s’envoler à Montmartre
l’autre soir a été retrouvé ?
J’ai réussi à piquer la curiosité de Rose. Un bon point pour moi.
— Ah oui ?
— Il a atterri dans un arbre dans la cour de récréation de l’école d’Emma.
— Oh !
— C’est dingue, non ?
— Mais oui !
Bien, bien, bien…
L’enthousiasme et l’intérêt redescendent déjà et le sentiment de malaise
remonte en flèche. Incapable de construire une phrase originale à la hauteur
de ce que je ressens, je fais appel à Leo pour me sauver.
— Rose, tu n’es pas un cadeau.
Elle lève les yeux vers moi.
— C’est vrai, tu es une petite fille pourrie gâtée.
Elle fronce les sourcils. Zut, j’aurais peut-être dû couper la réplique…
— Mais à l’intérieur, tu es la plus époustouflante, la plus incroyable, la
plus merveilleuse fille… femme, que j’ai jamais connue.
Rose m’offre un sourire mutin et je fonds de l’intérieur.
— À force, tu vas épuiser ton stock de répliques de Titanic.
Je me passe une main dans la nuque :
— Oui, je sais. Je crois que je vais me ruiner avec les royalties que je
dois à DiCaprio…
Elle éclate de ce rire qui fait pétiller mon cœur et approche ses lèvres de
mon oreille :
— Dommage que tu ne saches pas dessiner parce que sinon, tu aurais pu
me dessiner comme une de ses Françaises.
Je parviens tout juste à articuler :
— Si ce n’est que ça, on peut s’arranger…
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase qu’elle m’embrasse et m’attire à
elle en poussant la porte de sa chambre avant de la refermer derrière nous.
Maddie va devoir nous attendre. Nous ne serons pas au restaurant de
l’hôtel à l’heure convenue.
18 FÉVRIER
Alfred de Musset,
Se voir le plus possible
(Poésies nouvelles)
40
Rose
Charles d’Orléans,
Le temps a laissé son manteau
(Rondeaux)
41
Maddie
J’abaisse le store de notre chambre, comme un rideau qui se ferme sur les
acteurs à la fin d’une pièce de théâtre. À la différence près que je suis la
seule actrice encore en scène. Une actrice bien esseulée, sans mari ni
enfants. J’écrase une larme qui pointe au bord de ma paupière et je me
dirige vers le palier où les vieilles lattes de bois du plancher couinent sous
mes pas.
— C’est bon, le dernier carton a été chargé dans le camion de
déménagement, lance Erwan depuis le rez-de-chaussée.
Je chasse de la main la poussée de mélancolie qui me guette et je
m’agrippe à la rampe de l’escalier. Je descends les marches, le cœur lourd.
Malgré la sagesse de ma décision, quitter ces lieux où j’ai vu grandir mes
fils, où j’ai partagé des fous rires avec Raymond, où j’ai vécu en somme, est
aussi difficile que je le pensais. L’avant-dernière marche émet un
grincement à réveiller les fantômes du temps passé tapis dans les recoins de
cette maison lorsque je pose le pied dessus. Je souris au souvenir de mes fils
à l’adolescence que j’accueillais en haut des escaliers, en robe de chambre,
les bras croisés, les sourcils foncés, prête à leur passer le savon qu’ils
méritaient pour ne pas avoir respecté l’heure de retour convenue. Derrière
ma colère et mes cheveux en bataille se cachait mon soulagement de les
voir revenir, même si je ne le leur ai jamais avoué. Ils l’ont sans doute
compris lorsqu’ils sont devenus parents à leur tour.
— Maddie ?
— J’arrive.
Je ne sais pas si Erwan a perçu les accents éraillés de ma voix. Il a en tout
cas la délicatesse de ne pas les relever et ajoute :
— Prends ton temps, on t’attend dehors.
Je passe par la cuisine qui paraît bien silencieuse, sans le ronronnement
du frigo. Je prends garde de ne pas me prendre le pied dans une tommette
qui dépasse. C’est Raymond qui a tenu à les poser, arguant qu’il ferait aussi
bien qu’un carreleur. Il a beaucoup de talents, mais le bricolage n’en a
jamais fait partie. Preuve en est, les tommettes disjointes contre lesquelles
j’ai pesté au cours des soixante dernières années mais qui font le charme de
la cuisine et qui ont fait complètement craquer les nouveaux acheteurs.
Dans le salon, les murs portent les marques plus claires des tableaux
décrochés. On peut même distinguer la silhouette imposante de l’armoire
normande que Raymond avait héritée d’un grand-oncle et qui a rejoint le
camion de déménagement. Voir cette pièce vide me file le bourdon.
Pourtant, ce n’est pas comme si elle avait été très vivante ces dernières
années. Ce ne sont pas les visites sporadiques de mes fils et de leur famille
ou la venue exceptionnelle d’une vieille connaissance qui ont beaucoup
égayé les lieux dernièrement. Heureusement que Dylan était là pour amener
un peu de jeunesse. Il n’arrêtait d’ailleurs pas de me dire que la décoration
de mon salon lui rappelait celle du manoir hanté à Disneyland, avec le tic-
tac de l’horloge comtoise, les fleurs séchées dans le grand vase chinois que
je détestais mais que je n’osais pas jeter car il m’avait été offert par ma
belle-mère et les napperons sur le guéridon de l’entrée.
J’ai tout à coup un doute. L’aurais-je oubliée ? Je me dirige à grands pas
vers l’entrée et lève les yeux vers la minuscule étagère accrochée dans un
coin, à l’angle formé par le mur du vestibule et celui du salon. Je me hisse
sur la pointe des pieds et j’attrape le cadre. Je souffle sur la poussière qui le
recouvre et caresse la photo protégée par le verre.
— Maddie ?
Rose passe une tête dans l’entrée.
— Tout va bien ? fait Erwan en passant la tête au-dessus de l’épaule de la
jeune femme.
J’acquiesce d’un faible mouvement de tête.
— Oh, Maddie !
— Il ne faut pas te mettre dans ces états.
Erwan et Rose se placent chacun d’un côté de moi et m’enlacent.
— Arrêtez, vous allez réussir à me faire chialer !
Je les repousse pour la forme.
— C’est toi sur la photo ? demande Erwan en désignant du menton le
cadre que je tiens toujours dans les mains.
— Non, c’est la Reine d’Angleterre.
Rose lève un sourcil interrogateur.
— Bien sûr que c’est moi ! Qui voulez-vous donc que ce soit ?
— Dis donc, tu étais pas mal ! siffle Erwan.
Flattée, je repousse son compliment d’un haussement d’épaules.
— Et Raymond aussi, fait Rose. On dirait Jean Gabin.
Je ne peux m’empêcher de m’enorgueillir de sa remarque.
— Il avait un succès fou, mon Raymond, mais c’est moi qu’il a choisie.
— C’est une photo prise lors de votre mariage ? demande Erwan.
— Oui. Et ce que l’on ne voit pas, c’est que ma robe avait un décolleté
vertigineux dans le dos. Cela avait scandalisé ma belle-mère prout-prout.
— Tu étais une féministe avant l’heure, songe Rose à voix haute.
— Tout à fait. Pour moi, être féministe, ce n’est pas montrer ses seins
dans la rue ou en vouloir à tous les hommes de la Terre, c’est faire des
choix de vie et de carrière, sans se poser la question de ce que va en penser
la société.
Je suis interrompue par un gamin aussi grand que moi qui se jette contre
moi. Heureusement que Rose et Erwan m’entourent, sinon j’aurais fini sur
le carrelage, les pattes en l’air, façon tortue retournée sur sa carapace. Le
gosse me serre dans ses bras à m’en étouffer.
— Maddie ! Tu es là ! J’avais peur que tu sois partie avant que je rentre.
Je caresse les cheveux de Dylan et prends une bouffée de son odeur de
jeune adolescent qui pense que le déodorant permet de se passer de gel
douche. Sa voix d’adolescent déraille sous les effets de l’émotion autant que
des hormones :
— Tu vas trop me manquer.
— Ah, non, stop ! Vous allez finir par réussir à me faire chialer !
Dylan se détache de moi et je dois réunir tout ce qu’il me reste de
courage pour ne pas craquer lorsque je vois ses yeux un peu trop brillants.
— Tiens, c’est pour toi.
J’ouvre le sachet en papier qu’il me tend et j’en sors un livre, Comment
gagner aux jeux de société sans tricher ?
— Dis donc, jeune homme, est-ce que tu insinues que je triche ?
— Pas le moins du monde, fait Dylan avec un demi-sourire qui vient
illuminer son visage.
— Cela expliquerait pourquoi ni Erwan ni moi n’avons réussi à te battre
au Cluedo, remarque Rose.
J’affiche un air outré :
— Pas du tout ! C’est parce que j’ai des années d’enquêtes à mon actif. Je
te rappelle, jeune fille, que j’ai été flic, fais-je en agitant mon index sous le
nez de Rose.
Erwan fait la moue :
— Mouais…
Si jeter un petit coup d’œil aux feuilles ou aux cartes de ses voisins c’est
tricher, où va le monde ?
— C’est parce que vous êtes nuls, c’est tout ! Allez ! Ouste ! Tout le
monde dehors !
Erwan et Rose sortent dans la cour. Dylan reste face à moi, les bras
ballants, l’air emprunté.
— Je dois y aller. Mon père m’attend.
Du pouce, il pointe par-dessus son épaule la voiture avec les warnings
stationnée à cheval sur le trottoir.
— Tu vas me manquer.
Un peu gauche, il me serre à nouveau dans ses bras. Je ravale la boule de
chagrin coincée dans ma gorge et je souffle :
— Toi aussi.
Il s’éloigne sans lever les yeux vers moi. Arrivé sur le seuil de la porte, il
se retourne et brandit son téléphone :
— Et tu n’oublies pas. On se fait une visio tous les mercredis soir.
— Je serai au rendez-vous. Sans faute.
Je lui adresse un clin d’œil, lui, un dernier signe de la main et il file vers
la voiture qui l’attend.
Quelle idée m’a pris de demander de l’aide pour mon déménagement ?
Si j’avais été seule, tout aurait été bien plus simple. Se séparer des objets
qui ont accompagné notre vie, c’est dur mais cela se fait. Par contre, quitter
les gens que l’on aime en est une autre.
Je claque une dernière fois cette porte que j’ai si souvent ouverte et
fermée au cours des soixante dernières années. Il faut bien lever la poignée
à la verticale pour que la clé puisse tourner à l’intérieur de la serrure. Je ne
l’ai pas précisé au couple d’acheteurs lors de la signature de la vente, ils le
découvriront bien assez vite. Peut-être aurais-je aussi dû leur dire que le
chauffe-eau est un peu capricieux en hiver. Et qu’il ne faut pas tailler les
rosiers trop tôt à l’automne pour que la floraison soit belle au printemps
suivant.
Un coup de klaxon chasse ces futilités de mon esprit. Erwan, derrière le
volant de la camionnette, a abaissé la vitre et me sourit :
— Bon, ça vient ? On attend, nous !
Je râle pour la forme :
— J’arrive ! J’arrive !
Je trottine jusqu’au camion de déménagement sans me retourner vers ma
vie passée.
— Prête ? me demande Rose en ouvrant la portière côté passager.
— Plus que jamais.
Elle m’offre son bras pour m’aider à me hisser sur le siège du milieu,
puis elle prend place à ma droite et lance :
— C’est parti, mon kiki !
Je lève les yeux au ciel.
— Rose, il va vraiment falloir que je te donne des cours de langage
jeune.
— Pourquoi ? Je n’en ai pas besoin, ronchonne-t-elle en croisant les bras.
J’adore quand elle arbore sa moue boudeuse, elle est encore plus
adorable. Et à voir le regard pétillant d’Erwan posé sur elle, il faut croire
que je ne suis pas la seule.
— Merci à tous les deux.
Je leur passe un bras autour du cou et je leur colle un baiser mouillé sur
la joue à chacun. Je sais qu’ils aiment bien ça, même s’ils font semblant de
détester cette manie et s’essuient le visage du revers de leur pull en râlant.
— Allons-y !
— On the road again ! crie Erwan en allumant le moteur.
Je les aime ces gamins. Je leur souhaite une belle vie.
Et à moi aussi.
GLOSSAIRE
Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit, sed do eiusmod
tempor incididunt ut labore et dolore magna aliqua. Ut enim ad minim
veniam, quis nostrud exercitation ullamco laboris.
Livres de cet auteur
Comment faire de sa vie des licornes en papier
Chloé s’est séparée de celui qu’elle croyait être l’homme de sa vie non pas
parce qu’ils ne s’aiment plus mais parce qu’ils n’envisagent pas l’avenir de
la même façon. Depuis, ses journées ont un goût fade, malgré la sortie de
son premier roman en librairie. C’est décidé, elle doit trouver celui qui
mettra des paillettes dans son quotidien devenu morne et gris !
Se pourrait-il qu’il soit celui qui fera de sa vie des licornes en papier ?
Comment ces deux-là vont-ils faire pour s’entendre ? Pour quelle raison
Lucas a-t-il cette période de l’année en horreur ? Est-ce que Violette
réussira son pari et parviendra à lui faire découvrir la magie de Noël ?
Si vous aimez l’odeur du chocolat chaud à la cannelle, si les étagères de
votre bibliothèque craquent sous le poids des comédies romantiques que
vous y entassez, et si vous connaissez les dialogues de Love Actually par
cœur, ce roman est pour vous !
Clémentine découvre un jour son prénom gravé sur le banc d’une place
dans la ville où elle a fait ses années de lycée. Elle décide alors de partir à la
recherche de celui qui a écrit son nom il y a une dizaine d’années de cela.
Avec sa devise pour credo, Il faut y croire quitte à être déçue !, Clémentine
va partir sur les traces de cet inconnu, allant d’idées loufoques en
malentendus et de déceptions en éclats de rire.
Jusqu’où sa love list la mènera-t-elle ?
Si vous aimez les héroïnes un brin déjantées, les chats au caractère bien
trempé, le parfum des souvenirs de l’enfance et les aventures improbables,
ce roman est pour vous !
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