Sept Jours Pour Voir La Vie en Rose

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Sept jours pour voir la vie en Rose

Gwendoline ROSE
À mes parents.
Merci pour les roses.
Merci pour les épines.
La vie n’est pas une fête perpétuelle. C’est une vallée de larmes mais c’est aussi une vallée de
roses.

Jean d’Ormesson
12 FÉVRIER

[…] sur quelque plage


Que tu me fasses dériver,
Chaque flot m’apporte une image ;
Chaque rocher de ton rivage
Me fait souvenir ou rêver.

Alphonse de Lamartine,
Adieux à la mer
(Méditations poétiques)
1
Rose

En ce mois de février, l’air est vif à Étretat, ce qui a pour avantage de


faire fuir les promeneurs trop nombreux à mon goût pendant l’été. Nous ne
sommes qu’une poignée de courageux venus respirer les embruns et
admirer le paysage. Nous nous saluons d’un signe de tête discret lorsque
nous nous croisons et continuons notre chemin.
Je retrouve sans difficulté mon point d’observation favori. Hélas, je
distingue à peine les falaises de craie à travers la brume. Le ciel et la mer,
tous deux de gris vêtus, se confondent, diluant l’horizon en un voile
vaporeux. Monet aurait eu bien du mal à peindre ses tableaux par un temps
pareil. Je devine plus que je ne la vois l’arche qui s’est en partie effondrée il
y a quelques années, l’aiguille dressée vers le ciel près d’elle semble flotter
dans un linceul de brouillard.
D’une main, je resserre le col de ma veste, et de l’autre je replace derrière
mon oreille une mèche de cheveux rebelle qui tente de prendre son envol.
Quelle idée d’avoir préféré à une parka bien chaude ce trench tout juste bon
pour l’automne dans cette région ? Je dénote avec mes boucles blondes
laissées à la merci de la brise et des perles de brouillard. Les natifs du coin,
équipés de bonnets en laine, d’écharpes à grosses mailles et de doudounes,
me lancent des regards condescendants pour certains, désabusés pour
d’autres.
À ce moment-là, le Sud où j’ai grandi et passé tant d’années me manque
cruellement. Comme un peintre qui se serait présenté face à ce paysage et
serait reparti, déçu, avec son chevalet et sa palette sous le bras, j’ai soudain
envie de plier bagage et d’aller voir la mer là où elle n’est pas grise.
Qu’est-ce qui m’empêcherait de le faire ?
Je chasse cette idée d’un battement de cils et je fais demi-tour. J’ai si
souvent arpenté ce chemin des Douaniers que je connais par cœur chaque
caillou, chaque bruyère, chaque dénivellation de la piste. Il me rappelle le
sentier qui longe la Route des Crêtes à Cassis, souvenir doux-amer. Je
rejoins le parking où ma New Beetle rose pastel est bien visible et
m’engouffre dans la voiture. Je lance le chauffage à fond, mes mains collées
contre la ventilation pour réchauffer mes doigts engourdis. Au bout de
quelques minutes, j’arrête de renifler et je retrouve le plein usage de mes
phalanges. Je démarre, appréciant au passage le doux ronronnement du
moteur, et je prends la route en direction du Havre, ou plus exactement de
sa proche banlieue, la colline de Sainte-Adresse où se trouve la demeure de
Bertrand. Idéalement située place du Maréchal Joffre, la demeure cubique
offre une vue imprenable sur la mer.
Après deux ans, j’ai toujours du mal à dire que c’est maintenant chez
moi. Je n’ai jamais osé en parler à Bertrand, mais cela me gêne d’habiter
dans la maison qu’il a fait construire avec son ex-femme. Je sais qu’il y est
très attaché car, architecte de métier, c’est lui qui en a dessiné les plans. Je
n’ai jamais non plus osé lui avouer que je trouve les pavillons traditionnels
du centre de Sainte-Adresse avec leur toit pentu, leur façade blanche, leurs
volets en bois et leur jardin fleuri, bien plus charmants que ce cube sombre
de ciment et d’acier aux formes épurées.
Je gare ma voiture le long de la rue, n’ayant pas la patience d’attendre
l’ouverture interminable du portail automatique. Si Bertrand était là, il me
réprimanderait et me mettrait en garde contre les conducteurs tête en l’air
qui pourraient abîmer mon parechoc en reculant ou aux adolescents peu
scrupuleux qui pourraient s’amuser à rayer la carrosserie d’un coup de clé
au passage.
Ici aussi, la ville et la mer ont été repeintes dans un camaïeu de gris : gris
granite pour la façade de la maison, gris souris pour le port que l’on devine
en contrebas, gris argent pour l’horizon. On aperçoit à peine la guirlande
lumineuse de nos voisins oubliée depuis Noël dernier qui scintille de jour
comme de nuit, tel un phare dans la brume. En sortant de la voiture, je
frissonne quand les postillons du brouillard se posent sur la peau de mon
visage. Je traverse la rue en courant, j’ouvre le portillon, parcours l’allée
aux dalles alignées avec une précision de géomètre, grimpe les escaliers
quatre à quatre et actionne la porte à l’aide du système de reconnaissance
digitale.
Dire que je me sens réconfortée quand je pénètre à l’intérieur de la
maison serait mentir. La décoration se décline en cinquante nuances de
gris : les murs, le sol en béton ciré, le canapé, la table, même les rideaux en
velours ont du mal à réchauffer l’ambiance. L’immense baie vitrée qui
donne sur la mer transformée en une chape de ciment aujourd’hui contribue
à cette impression de froid que je ressens.
J’abandonne mes chaussures devant la porte et je me réfugie dans mon
dressing que je me plais à appeler mon boudoir. Il s’agit d’une ancienne
chambre d’amis mais Bertrand ne reçoit plus personne depuis que son ex-
femme est partie. Quant à moi, je n’ai personne à inviter. C’est la seule
pièce que j’ai réellement pu aménager à mon goût. Le comble pour
l’architecte d’intérieur que je suis ! Bertrand apprécie que je facture des
sommes exorbitantes à des clients fortunés pour les orienter en matière de
décoration mais lui ne veut pas de mes conseils. Mon univers pastel est trop
féminin selon lui. Il lève les yeux au ciel à chaque fois qu’il entrevoit cette
pièce en passant devant.
Il faut dire que j’y ai mis toute la couleur que je n’ai pas pu me plaire à
mettre ailleurs. Les murs se déclinent en des tons de rose alors que le sol est
revêtu d’un parquet en chêne. Sur le pan de mur face à la fenêtre, j’ai posé
une tapisserie où se mêlent éléments floraux et passereaux : mésanges,
chardonnerets, rouge-gorge. Les portes des placards sont recouvertes par
des lés de papier peint aux motifs baroques. Dans un coin, des étagères en
bois clair abritent mes collections de romans et de livres en tous genres. J’ai
meublé cette pièce pour m’y sentir bien : une méridienne fuchsia au dossier
capitonné, un fauteuil crapaud bouton de rose, un buste couture fleuri, un
tapis à franges crème, un miroir aux moulures dorées en arabesques, un
secrétaire blanc à l’effet cérusé avec son tabouret à l’assise en tissu beige, le
tout éclairé par la lumière irisée d’un lustre à pampilles. Marie-Antoinette
en pâlirait de jalousie !
Je me laisse choir sur la méridienne, contemplant une énième fois La pie,
la reproduction du tableau de Monet, que Bertrand m’a offert à l’occasion
de mon emménagement chez lui. Chez nous, tenté-je de me corriger. Malgré
mon pull en mohair et mes pieds plongés dans les épaisses franges du tapis,
je frissonne. Peut-être qu’une tasse de thé parviendrait à me réchauffer ?
Je me lève, mais au lieu de me diriger vers la cuisine, je fais glisser une
porte de mon dressing et, sur la pointe des pieds, j’attrape la petite valise
sur le rayon du haut. Après tout, je n’ai pas de projet de décoration qui ne
puisse attendre et Bertrand est à Paris pour plusieurs jours avec quelques
collègues afin de travailler sur les plans d’une résidence pour séniors haut
de gamme, je peux donc bien m’absenter sans que cela pose de problème.
Pourtant, prendre une décision sur un coup de tête ne me ressemble pas
du tout. D’habitude, je pèse et soupèse le pour et le contre pendant si
longtemps que je m’en remets souvent à l’avis d’autrui et les laisse décider
à ma place. Je ne sais pas ce qui me pousse à partir. L’envie de voir la mer
où elle n’est pas grise, sans doute. Troquer le gris de la mer de Normandie
pour le bleu de la Méditerranée. Mais peut-être qu’il y a autre chose. Me
prouver que je suis encore libre d’aller où je veux et de faire ce que bon me
semble, sans me sentir enchaînée par les brides de ma nouvelle vie en
Normandie. Et puis, peut-être aussi renouer avec le passé, faire une
incursion dans mes souvenirs.
J’entasse quelques vêtements dans ma valise ainsi qu’une trousse de
toilette car je ne compte pas faire l’aller-retour entre la Normandie et le Sud
de la France dans la journée. Je vide le sac en bandoulière que j’avais pris
pour ma balade le long des falaises d’Étretat et j’attrape sur une étagère du
placard un cabas Lancaster, cadeau de Bertrand lors de la dernière Saint-
Valentin. Je glisse dans le sac mon portefeuille, mes clés, et la boîte en
métal rouge en forme de cœur que je trimballe avec moi où que j’aille. Je
prends sous le bras mon manteau Chanel acheté l’hiver dernier au prix d’un
SMIC malgré les soldes, j’attrape un bonnet ainsi que mon étole carmin —
autre cadeau de Bertrand, et je fais rouler ma valise dont les roulettes se
prennent dans les franges du tapis avant de glisser sans encombre sur le sol
en béton ciré parfaitement lisse du reste de la maison.
Je prends soin de baisser le chauffage sur le programmateur pour les
prochains jours, de sorte que Bertrand ne m’accuse pas de dilapider
inutilement l’argent en chauffant une maison vide.
Je traverse la rue et, sur le trottoir, je croise Denise Delpierre et son
chihuahua. Cette petite vieille habite une maisonnette, une centaine de
mètres plus bas dans la rue. Seul pavillon au milieu d’habitations cubiques,
et surtout unique maison à posséder un joli jardin arboré et fleuri
d’hortensias et de lauriers. Bertrand peste à chaque fois que l’on passe
devant, se demandant à chaque fois comment il est possible de laisser
pousser des pins sylvestres devant des fenêtres alors qu’elles offrent une
aussi belle vue sur la mer.
— Bonjour, Madame Delpierre ! Vous faites prendre l’air à Pépito ?
— D’abord, c’est Pépite, pas Pépito ! me reprend-elle avec le ton
professoral d’un enseignant des années cinquante. Et ensuite, je ne sais pas
qui du chien ou de la maîtresse fait prendre l’air à l’autre.
Pépite s’avance vers moi à pas précautionneux, renifle ma valise, lève ses
gros yeux ronds comme des calots vers moi et se met à me montrer les
dents en grognant.
— Ouh ! Il n’a pas l’air de très bonne humeur, tenté-je de plaisanter.
— Pas du tout ! Il ne vous aime pas, c’est tout.
Je reste hébétée un moment mais je n’ai pas le temps d’analyser en
profondeur la grossièreté de sa remarque car Denise me demande :
— C’est vous qui avez déposé sur ma boîte aux lettres une boîte de
chocolats ?
J’acquiesce d’un signe de tête, n’osant pas ouvrir la bouche. Je ne sais
pas pourquoi mais vu le ton qu’elle emploie, je sens qu’elle ne me pose pas
la question pour me remercier.
— Vous voulez que je casse les quelques dents qui me restent sur vos
palets aux amandes et aux noix ?
Zut, j’avoue que je n’y avais pas pensé. Je lui ai offert cet assortiment du
meilleur chocolatier de la ville en pensant lui faire plaisir, elle qui vit seule
et n’a jamais personne pour lui rendre visite. On raconte dans le quartier
que ses enfants attendent sa mort avec impatience pour vendre la maison et
le terrain qui valent aujourd’hui une petite fortune.
— Je les ai mis à la poubelle.
Je déglutis non sans mal l’information.
— Peut-être que Pépito… Heu, Pépite les aurait mangés, lui ?
Je regrette aussitôt ce que j’ai dit. Les yeux bleus délavés de Madame
Delpierre me jettent des cristaux de glace.
— D’abord, c’est elle, pas lui. Pépite est une fille ! Et puis, vous ne savez
pas que le chocolat, c’est très mauvais pour les chiens ?
Non, je n’ai jamais eu d’animal de compagnie, je ne le savais pas, mais je
vais bien me garder de le lui dire. J’arbore une moue contrite en guise de
réponse.
— Il faut croire que tout le quartier cherche à se débarrasser de moi. Eux,
fait-elle en désignant d’un index courbé par l’arthrose la maison à la
guirlande lumineuse, ils m’ont offert des bougies parfumées l’année
dernière, alors que tout le monde sait bien que les parfums industriels sont
cancérigènes.
Consternée par tant d’aigreur, je baisse les yeux et regarde sans réagir le
chihuahua déplumé lever la patte arrière et se soulager sur la roue de ma
New Beetle. Le roquet m’adresse un dernier grognement avant de repartir, la
truffe haute, tirant sa maîtresse derrière lui sur le trottoir.
— Au revoir, Madame Delpierre !
Ma salutation reste sans réponse. Peut-être parce que la vieille dame est
un peu dure de la feuille ? Ou peut-être tout bonnement qu’elle ne daigne
pas prendre la peine de me répondre.
Je charge ma valise dans mon coffre si spacieux qu’il est plein avec deux
packs de bouteilles d’eau, puis je démarre le moteur en me faisant la
réflexion que ce ne sont peut-être pas les adolescents désœuvrés qui
s’amusent à rayer les carrosseries des voitures garées dans la rue, mais
plutôt les mamies acariâtres. Lorsque je passe devant le pavillon de
Madame Delpierre, je me dis que ses enfants n’ont peut-être pas totalement
tort d’attendre de la voir disparaître pour empocher le pactole. Je me fustige
aussitôt d’oser penser à mal. Mais tout de même, il faudrait que j’arrête de
servir de paillasson, même à une petite vieille aigrie…
2
Rose

Au stop en bas de la rue, je prends quelques minutes pour lancer le GPS


sur le tableau de bord et j’y rentre une destination au hasard : Marseille.
Mon but est d’aller dans le Sud cher à mon cœur et de dire bonjour à la
Méditerranée, quelque part entre Marseille et Cassis, je verrai bien où le
vent me porte. Il n’est pas question que j’enchaîne les dix heures de trajet
d’une traite. Je ferai des pauses en chemin pour me dégourdir les jambes et
boire un café, et je verrai où je m’arrête pour passer la nuit. Peut-être vers
Lyon.
Je traverse sans mal la ville du Havre et alors que je m’arrête à un feu
rouge à la sortie de l’agglomération, j’aperçois une vieille femme tenant
une pancarte à la main. Sans doute une sans-abri qui profite des voitures
stoppées au feu pour faire la manche. Je n’ai pas le temps de lire ce qui est
inscrit sur son bout de carton qu’elle s’approche déjà de mon véhicule.
Comme à mon habitude dans ce genre de situation, je me penche vers le
siège passager et je me prends de passion pour l’intérieur de ma boîte à
gants, faisant mine d’ignorer son visage scotché à ma vitre. Pas de chance
pour moi, j’ai affaire à une coriace. Elle se met à toquer contre le verre de la
fenêtre. Je fais un signe de la main, comme pour chasser une mouche
récalcitrante. Pas de bol, cette mouche est sacrément têtue. Elle colle son
visage ridé contre ma vitre, y laissant des ronds de buée quand elle me crie :
— Eh, je vous vois !
Je soupire, me redresse, et abaisse à contrecœur la vitre côté conducteur.
— Ah, voilà qui est mieux ! fait la vieille femme.
Je fouille dans mon porte-monnaie à la recherche d’une pièce à lui
donner mais je n’ai jamais de monnaie. Je ne vais quand même pas lui
donner un billet de 20 € !
— Désolée, je n’ai pas de monn…
— Non mais ! Pour qui me prenez-vous ? s’emporte la vieille dame en
me frappant la tête de sa pancarte.
Je me masse le crâne et la dévisage, incrédule. Cela n’a beau être qu’un
bout de carton, elle n’y est pas allée de main morte ! Il faut croire qu’elle a
une sacrée poigne malgré son âge…
— Vous pensez vraiment que je suis en train de faire la manche ?
Eh bien, oui. Avec son châle multicolore passé sur la tête pour se
protéger du crachin, elle ressemble fortement à la vieille femme qui fait la
manche à ce feu en temps habituel. Je me demande bien où elle se trouve
d’ailleurs. Peut-être qu’elle a été obligée de laisser sa place après avoir été
attaquée à coups de carton par cette furie…
— Vous avez perdu votre langue ?
Je rêve ou je suis en train de me faire enguirlander par une personne
âgée pour la deuxième fois de la journée ? Dire que je me suis fait la
promesse d’arrêter de servir de paillasson aux petites vieilles aigries il y a à
peine un quart d’heure. On dirait bien que ce n’est pas mon jour…
— Vous êtes allée à l’école, Mademoiselle ?
Docile, je fais oui de la tête. Je sais, je suis trop bien élevée.
— Donc, vous savez lire !
Elle passe le bras par la fenêtre et me colle son bout de carton sous le
nez. Le feu est passé au vert mais je ne peux pas démarrer. Un coup d’œil
dans le rétroviseur intérieur m’indique qu’il n’y a heureusement aucun
véhicule derrière ma voiture. Personne pour assister à ma deuxième
humiliation de la journée… La vieille dame agite sa pancarte sous mes
yeux. Je recule pour lire les mots griffonnés au stylo d’une écriture cursive
tremblante sur le carton détrempé par le brouillard : Le Mans. Je repousse le
panneau d’une main.
— Désolée, ce n’est pas dans ma direction.
— Et où allez-vous, jeune fille ?
Je déglutis. Sans réfléchir davantage, je réponds du tac au tac :
— Dans le Sud.
— Parfait ! Le Mans, c’est au sud du Havre.
Elle se détourne, trottine vers le panneau de signalisation et attrape le sac
au cuir élimé appuyé contre le poteau. Je me penche par la vitre :
— Non, non, non !
La vieille dame ne m’écoute pas, elle est déjà en train de faire le tour de
ma voiture et tire sur la poignée de la portière côté passager, heureusement
bloquée par la sécurité.
— Ouvrez-moi !
— Non ! Désolée, je ne prends personne en stop.
— Ouvrez cette foutue portière, je vous dis !
Mes yeux affolés vont de la vieille folle qui risque d’arracher la poignée
de ma New Beetle si elle continue à s’escrimer dessus de cette manière au
feu qui est passé à nouveau au vert et au 4X4 qui klaxonne derrière moi.
Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour que la Terre entière s’acharne ainsi
sur moi ? J’ai dû faire de très vilaines choses dans ma vie précédente pour
m’en tirer avec un karma aussi pourri !
Je déverrouille la fermeture automatique des portes et la vieille dame
s’engouffre dans la voiture. Dans le rétroviseur, j’aperçois le conducteur
derrière moi descendre de son véhicule. Avec sa carrure de rugbyman, je ne
donne pas cher de ma peau. Sans plus réfléchir, j’enclenche une vitesse et
démarre en trombe.
— Eh ! Je n’ai même pas fermé la portière !
La vieille dame se penche vers l’extérieur, la vitesse fait glisser son châle
sur ses épaules voûtées, libérant ainsi sa tignasse… violette ? Je quitte la
route un instant des yeux pour les poser sur ma passagère indésirée qui finit
par attraper la poignée et tire sur la portière.
— Eh bien, en voilà un départ sur les chapeaux de roue ! s’exclame-t-
elle, toute guillerette en passant ses doigts déformés par l’arthrite dans ses
cheveux mauves ébouriffés.
Violets ! Ses cheveux sont bel et bien violets !
Je me passe une main sur le visage. Je tente de me rassurer en me disant
que je ne connais pas de serial killer en gériatrie. Après tout, cette dame
doit bien avoir dans les 80 ans, voire même 85. Elle devrait donc être
inoffensive, non ? Si l’on ne prend pas en compte ses coups de pancarte,
évidemment. Est-ce que cette vieille femme serait capable de m’étrangler à
mains nues ? Parce qu’avec la poigne qu’elle a…
— Merci à vous, Mademoiselle. C’est bien aimable de me prendre en
stop.
À nouveau, je tourne la tête vers elle. Elle me sourit de tout son dentier,
et son sourire dessine des rides concentriques autour de sa bouche, comme
la surface d’un lac se pare de ridules autour de l’impact d’un galet lancé à
l’eau. Elle se fiche de moi ? Ce n’est pas comme si j’avais eu le choix, si ?
Je déglutis ma remarque et réponds à la place :
— De rien.
Je ne peux m’empêcher de lui adresser un sourire. C’est fou comme j’ai
du mal à ne pas faire fi de mes bonnes manières, même lorsque quelqu’un
me malmène.
L’auto-stoppeuse avance une main cagneuse vers moi :
— Madeleine, mais tout le monde m’appelle Maddie. Ravie de faire
votre connaissance.
Je lâche le volant de la main droite et lui rends sa poignée de main sans
grand entrain.
— Rose, enchantée.
Enchantée ? Mais enfin, reprends-toi ! Tu n’es pas enchantée du tout, ma
vieille ! Agacée, oui. Dépitée, sûrement. Mais enchantée, certainement pas !
— C’est gentil à vous de me conduire jusqu’à ma destination finale.
Pardon ?! Je veux bien l’avancer un peu dans la bonne direction, mais je
n’ai jamais dit que j’allais jusqu’au Mans !
Je suis sur le point de m’étouffer. Littéralement. Je me penche en avant
sur le volant pour mieux tousser. Madeleine me tapote le dos. Non, elle ne
me tapote pas le dos. Elle me met de grands coups de paume de la main
entre les omoplates, des beignes capables de déplacer ma colonne vertébrale
si elle ne s’arrête pas très vite. OK, donc maintenant, je sais : elle a la
capacité de m’étouffer à mains nues si cela lui chante.
— Vous avez avalé de travers ? s’inquiète ma passagère alors que
j’étouffe ma quinte de toux dans mon poing. Tenez, prenez ça.
Elle me tend un biscuit dans lequel je croque sans même prendre le temps
de me demander s’il n’a pas dépassé la date de péremption ou si elle ne
s’est pas amusée à cracher dessus. J’en avale une bouchée. Je dois
reconnaître que cette fine galette à la pomme et à la cannelle est délicieuse
et que ma toux s’estompe peu à peu. Je reprends enfin mon souffle quand la
vieille dame m’explique que, suite à une grève de la SNCF, son train pour
Le Mans a été annulé.
— J’étais blasée, j’attendais ce voyage depuis des semaines. Je vous suis
vraiment reconnaissante de m’emmener au Mans.
Que voulez-vous répondre à cela ? Et comme si cela ne suffisait pas, elle
m’adresse un regard digne du Chat Potté de Shrek derrière les verres de ses
lunettes. Je soupire et je remets à demain ma bonne résolution de ne plus
me laisser marcher sur les pieds par les petites vieilles.
3
Rose

Madeleine pianote sur son smartphone depuis vingt bonnes minutes. Et


dire que l’on se plaint des ados qui passent leur temps sur les écrans…
Alors que je soupire d’exaspération pour la cinquième fois, ma passagère
daigne lever les yeux de son téléphone.
— Désolée, j’avais promis à Dylan de l’aider pour son devoir de français,
alors j’échange des messages sur Snap* avec lui. Je vous rassure, je ne suis
pas en train de scroller*.
Scroller ? Je ne sais même pas ce que cela veut dire ! Comment pourrais-
je le lui reprocher ?
Je tourne la tête vers la vieille dame à côté de moi. Est-ce bien une vieille
dame d’ailleurs ? Ou une adolescente coincée dans le corps d’une
vieillarde ? J’ai vu une fois un reportage à la télévision sur ces gens qui
souffrent d’une maladie génétique qui se manifeste par un vieillissement
accéléré. Alors que je cherche le nom de ce syndrome, les yeux rivés sur la
route, ma passagère suggère :
— Étant donné que nous allons passer quelques heures ensemble, peut-
être pourrions-nous nous tutoyer, non ?
— Oui, bien sûr.
Je tourne encore une fois la tête vers elle. À force de tourner sans arrêt la
tête vers la droite, je vais finir au mieux par avoir un torticolis, au pire par
avoir un accident. Madeleine me sourit et, du bout de l’index, elle repousse
ses lunettes sur l’arête de son nez. Je note que sa monture, en plus d’être
d’un rouge vif, est asymétrique : un verre est rond et l’autre est carré.
Ajoutez à cela ses cheveux violets, et j’ai l’impression d’être en présence
d’un savant fou dont les expériences chimiques auraient mal tourné.
— Rose, tu ferais bien de regarder la route.
Je reporte alors mon regard sur la chaussée et je constate que ma voiture
se déporte sur le bas-côté. Pour rectifier ma direction, je donne un coup de
volant. Un peu trop vif apparemment, car la voiture fait une embardée.
Heureusement, aucun véhicule ne vient en face et je reviens sur ma voie. Je
pousse un soupir de soulagement et tente de calmer les battements de mon
cœur. À mes côtés, Madeleine ne semble pas perturbée pour un sou. Elle
fouille dans son sac.
— Dis-moi, tu n’aurais pas quelque chose à grignoter ?
— Non, désolée, Madeleine.
— Maddie, appelle-moi Maddie. Madeleine, c’est pour les vieilles.
Je hausse les sourcils, sans quitter la route des yeux cette fois-ci, me
demandant à partir de quel âge on se considère comme étant vieux. C’est
vrai qu’en avançant en âge, on a tendance à repousser ses notions de
vieillesse. Mais quand, comme elle, on est ridé comme une vieille pomme
oubliée pendant six mois au fond d’un placard, quand même…
— Je pensais avoir encore des biscuits…
Mais ?
— … mais en fait, je t’ai donné le dernier.
Et ?
— Et j’ai un petit creux, j’aurais bien grignoté quelque chose…
Non, je ne tournerai pas la tête vers elle. Pour ne pas voir sa moue
suppliante. Pour ne pas qu’elle parvienne à me faire culpabiliser. Et aussi,
pour ne pas finir dans le fossé.
— Dis-moi, on pourrait faire un arrêt ?
— Désolée, Madeleine…
Elle me tape sur le bras et me corrige :
— Maddie.
Je lève les yeux au ciel.
— Oui, pardon. Je disais donc : désolée, mais nous avons beaucoup de
kilomètres qui nous attendent et je n’avais pas prévu de faire un détour par
Le Mans, donc nous nous arrêterons plus tard, Maddie.
J’insiste volontairement sur son surnom autoproclamé, essayant de
glisser dans ma voix le peu de sarcasme dont je suis capable de faire
preuve. Elle n’y prête pas attention et se met à farfouiller à ses pieds.
— Je peux prendre un chocolat ?
La panique me gagne quand elle brandit la boîte rouge en forme de cœur
qui dépassait de mon sac à main.
— Non ! Reposez ça immédiatement où vous l’avez pris !
Ma passagère est si surprise par ma véhémence et mon ton impérieux
qu’elle ne relève même pas l’oubli de son surnom. Elle me regarde
quelques secondes en clignant des yeux, comme une vieille chouette
étonnée, et replace la boîte rouge dans mon sac.
Mon cœur se remet alors à battre et j’essuie une perle de sueur glacée qui
dégringole dans ma nuque, essayant d’oublier ce qui aurait pu se passer si
elle avait ouvert la boîte. Je m’en veux de n’avoir pas su mieux maîtriser
mes nerfs, mais nos émotions, parfois, nous submergent.
Un silence aussi lourd que le ciel au-dessus de nous s’abat sur l’habitacle
et pendant plusieurs minutes, on n’entend que le bruit du moteur.
— Rose, je suis désolée.
Madeleine s’arrête quand j’abaisse la vitre de ma portière et tends le bras
pour attraper le ticket d’autoroute.
— Je ne voulais pas…
Je lâche un soupir pour l’interrompre :
— Ce n’est rien.
J’enclenche la première et j’avale les kilomètres en me concentrant sur le
gris de l’asphalte jusqu’à ce que je remarque que Madeleine se dandine sur
le siège passager.
— Maddie, vous n’avez pas à vous sentir gênée, je vous ai déjà dit que ce
n’était rien.
— Je ne me sens pas gênée.
Quel culot ! Elle était prête à ouvrir une boîte qu’elle avait chipée dans
mon sac à main, et elle n’en éprouve aucune honte !
Je coule un regard en biais vers elle.
— Qu’est-ce qui vous arrive, alors ?
— J’ai envie de faire pipi.
Je tourne complètement la tête dans sa direction, mais elle garde les yeux
rivés devant elle. Je ne sais pas s’il s’agit d’une tactique pour me faire
arrêter à la prochaine station-service afin de reconstituer son stock de
biscuits, mais je ne souhaite pas le vérifier. Il ne manquerait plus qu’elle
soit incontinente et qu’elle se soulage sur le siège de ma voiture ! Un
panneau indique heureusement une aire d’autoroute dans deux kilomètres.
— C’est bon, vous allez réussir à tenir ?
La mâchoire serrée, elle acquiesce d’un mouvement de tête. J’appuie un
peu plus que de raison sur l’accélérateur et je prends la bretelle d’accès à la
station-service. Je m’arrête au plus près de la porte des sanitaires. À peine
ai-je stoppé la voiture que la vieille dame ouvre la portière et se rue aux
toilettes.
Pendant l’espace d’un instant, un tout petit instant, j’envisage de claquer
sa portière restée ouverte, de démarrer en trombes et d’abandonner ma
passagère fantasque sur cette aire d’autoroute. Mais je ne peux pas le faire.
Laissant mes projets d’abandon à l’état de projet, j’en profite pour consulter
mon téléphone. Aucun message de Bertrand. Il est fini ce temps où nous
nous envoyions des SMS plusieurs fois par jour pour prendre de nos
nouvelles. Lorsque je relève le nez, j’aperçois Madeleine qui me fait un
signe de la main et trottine vers la voiture, toute guillerette. Au moment où
elle entre dans l’habitacle, les effluves de lavande de son parfum me
rappellent les nuits chez ma grand-mère qui avait pour habitude de
vaporiser les oreillers de quelques gouttes d’essence de lavande.
— Tu sais, pendant que j’étais en train de me soulager, je me suis
demandé si tu n’allais pas te carapater sans moi ! Heureusement, tu es trop
bonne.
Trop bonne, trop conne, comme dit le dicton.
— Je savais bien que tu ne me laisserais pas sur cette aire d’autoroute. Tu
serais bien incapable d’abandonner un animal de compagnie sur le bord de
la route, alors une vieille dame !
Elle part dans un éclat de rire et moi, je me renfrogne. Comment a-t-elle
pu me cerner aussi vite ? Nous avons à peine échangé quelques mots. Est-ce
que je porte un écriteau avec marqué « bonne poire » autour du cou ?
— Je vais profiter de notre arrêt pour prendre de l’essence, bougonné-je.
— Eh bien, moi, je vais en profiter pour aller acheter de quoi grailler* !
claironne Madeleine.
Je me dirige vers une pompe et je fais le plein. Comme l’appareil refuse
de lire ma carte bancaire, je suis obligée d’aller payer à la caisse. C’est à
croire que tous les éléments se liguent contre moi. J’y retrouve Madeleine,
les bras chargés de paquets de gâteaux et de barres chocolatées en tout
genre, ainsi que d’un magazine.
— Il te faut quelque chose ? me demande-t-elle.
Je pose une petite bouteille d’eau sur le comptoir.
— La pompe numéro 5, s’il vous plaît.
La caissière jette un coup d’œil par la vitre pour voir mon véhicule et
hausse un sourcil quand elle me fait face à nouveau. Elle doit croire que je
suis une femme entretenue et que je tiens ma New Beetle de mon
compagnon, et cela me frustre. Certes, Bertrand a la fâcheuse habitude de
me couvrir de cadeaux onéreux et tape-à-l’œil, mais cette voiture, c’est moi
qui me la suis achetée, avec mon salaire.
— Je vais régler l’essence, fait Madeleine en tendant sa carte bleue à la
caissière.
— Maddie, vous n’êtes pas obligée.
— Non, j’insiste ! Et je te rappelle que tu dois me tutoyer !
Elle insère sa carte dans le boîtier et je détourne les yeux quand elle tape
son code secret. La caissière me regarde maintenant avec un léger sourire, à
n’en pas douter, elle doit penser que je suis une pauvre fille entretenue par
sa grand-mère loufoque. Il ne manquait plus que ça !
Quand je reprends place derrière le volant, je déverrouille mon
smartphone. Madeleine, penchée par-dessus mon épaule, me questionne, la
bouche pleine :
— C’est toi et ton daron* sur la photo ?
De la manche de mon pull, j’essuie un postillon de biscuit sur l’écran et
soupire :
— Non, ce n’est pas mon père. C’est Bertrand, mon petit ami.
Madeleine arrête de mâchouiller quelques secondes et m’offre un rictus
contrit déformé par ses joues remplies à la Tic et Tac :
— Oups.
Je lève les yeux au ciel et entre « Le Mans » dans le GPS sur la tablette
tactile du tableau de bord.
Oui, c’est ça : Oups !
4
Rose

Vingt années séparent ma naissance de celle de Bertrand. Et c’est vrai


que je pourrais passer pour sa fille, je n’ai d’ailleurs que trois ans d’écart
avec sa fille aînée. Alors, quand je suis à son bras, je suis habituée aux
sourcils froncés des passants que nous croisons et à leurs regards que l’on
peut classer en trois catégories : surpris de la part des hommes de mon âge,
libidineux de la part des quinquagénaires, réprobateur de la part des
femmes.
Je tourne la clé pour démarrer le moteur lorsque Madeleine ouvre à
nouveau la bouche, après avoir fini de mastiquer sa galette :
— Que fais-tu avec un mec plus âgé que toi ?
Tiens, qu’est-ce que je disais !
Je me tourne vers elle, prête à répondre la même chose qu’à tous ceux qui
me posent la question, mais je ne tombe pas sur une grimace qui montrerait
qu’elle désapprouve ma relation. C’est plutôt la curiosité qui transparaît à
travers son sourire et ses yeux pétillants.
— L’expérience au lit, peut-être ?
Je déglutis de travers et m’étrangle :
— Pardon ?!
— Eh bien, oui, j’imagine que soit c’est le coup du siècle sous la couette,
soit c’est un mec plein aux as.
D’accord, mon niveau de vie depuis que je vis avec Bertrand est bien
supérieur à celui que je connaissais auparavant, mais ce n’est pas la raison
pour laquelle je suis avec lui. Madeleine ne me laisse même pas le temps de
répondre, elle se rencogne dans son siège et fait, sur un ton déçu :
— OK, c’est donc seulement un homme riche.
Sur ce, elle enfourne un nouveau biscuit dans sa bouche, faisant tomber
des miettes sur le cuir de son siège.
Qui a mis cette femme dans ma voiture ?
Je me masse les tempes et je serre les dents. Hélas, je ne peux m’en
prendre qu’à moi-même. C’est moi qui ai laissé entrer cette foldingue dans
mon véhicule !
— Écoutez, Madeleine…
Elle m’interrompt en râlant :
— Rooooooh !
— Quoi ?
Ma voix trahit mon agacement mais elle commence à pousser le bouchon
un peu trop loin, au fin fond de la bouteille !
— Je t’ai déjà dit quinze fois de m’appeler Maddie, pas Madeleine, et de
me tutoyer ! En quelle langue faut-il te le répéter ?
J’inspire calmement. Je ne suis pas une personne violente, mais là, à cet
instant, je n’ai qu’une envie : chasser cette vieille dame de ma voiture à
coups de pied aux fesses !
— Bien, Maddie !
Je prononce si fort son surnom que la pauvre vieille en a un sursaut.
— Je ne suis pas une femme vénale. Je sors avec Bertrand depuis deux
ans et je l’aime.
Je ne suis pas attirée par l’argent. J’aime sincèrement Bertrand.
— Et pour quelles raisons ?
Non, mais je rêve, cette vieille va me rendre folle ! Je n’ai quand même
pas à justifier mes sentiments, si ?
Pour quelles raisons est-ce que j’aime Bertrand ? Il faudrait remonter aux
débuts de notre relation, lorsqu’il m’a engagée pour redécorer son bureau
d’architecte. Il m’a séduite avec sa culture, ses bouquets de fleurs, ses
attentions et l’art du dialogue qu’il maîtrise si bien. Nous n’avons jamais
échangé de textos enflammés et il n’a jamais laissé tomber une réunion
importante pour me rejoindre pour un dîner surprise en tête-à-tête, mais
avec lui j’ai eu l’impression de reprendre pied.
J’enclenche la première et bougonne :
— Je l’aime, c’est tout.
— Eh bien, ça sent la passion tout ça !
Je n’ai pas besoin de me tourner vers Madeleine pour observer son air
narquois, sa remarque transpire l’ironie. Elle croit bon d’ajouter :
— Te voilà partie pour une vie sentimentale trépidante !
Je coupe le moteur qui tourne depuis un moment pour rien et je fais face
à ma passagère.
— Et pouvez-vous me donner votre définition d’une vie sentimentale
trépidante, s’il vous plaît ?
Malgré ma colère, j’emploie toujours les mots de politesse. Si je le
pouvais, je me giflerais.
Madeleine, qui s’apprête à engloutir un énième biscuit, arrête son geste.
Elle repose la galette dans le paquet de gâteaux, prend un air grave que je
ne lui connais pas encore et laisse son regard partir vers le lointain à travers
le parebrise.
— Aimer quelqu’un, c’est ne pas pouvoir imaginer sa vie sans lui. C’est
connaître ses goûts aussi bien que ses peurs, anticiper ce qui lui fera plaisir,
le soulager de ses soucis, partager des souvenirs et des éclats de rire,
trembler à l’idée qu’il puisse lui arriver quelque chose, éprouver le manque
en son absence à en avoir mal au ventre.
Il me semble surprendre une larme perler au coin de ses yeux d’un bleu
délavé. Sa sincérité et son sérieux ont alourdi l’ambiance dans l’habitacle,
comme l’atmosphère chargée en électricité d’une soirée d’été avant un
orage. Je préférais encore entendre la vieille dame débiter ses frasques et la
voir émietter ses biscuits beurrés dans ma voiture propre.
Elle paraît revenir à elle tout à coup, comme si elle s’était égarée pendant
quelques minutes dans un pays lointain peuplé de souvenirs. Elle époussette
les miettes tombées sur sa jupe, se racle la gorge et reprend :
— Alors bien sûr, au début il y a les papillons dans le ventre, le cœur qui
bat la chamade, les mots doux, les échanges enflammés et la libido qui
s’échauffe…
— Maddie, soufflé-je.
— … mais, poursuit-elle comme si je ne l’avais pas interrompue, un
amour profond, c’est comme le bon vin, ça se bonifie avec le temps.
Est-ce que j’ai connu les papillons dans le ventre et les textos enflammés
jusqu’à pas d’heure avec Bertrand ? Non, je dois bien l’avouer. Mais
j’avais quand même bien le cœur qui battait un peu plus fort, les premières
semaines. Non ?
Pour me délester de la tension qui règne dans l’habitacle et de ces
questionnements qui m’oppressent, j’hésite un instant à abaisser les vitres.
Comme si cela pouvait chasser mes doutes.
— Il paraît que l’amour dure trois ans, contré-je.
— Non, c’est faux. L’amour, le vrai, lui, il dure toute la vie.
— Amen.
Madeleine rit à ma plaisanterie et je mêle mon rire au sien, ce qui a pour
effet de diluer l’atmosphère pesante en une ondée de bien-être. Peut-être
n’ai-je pas si mal fait de prendre cette dame âgée en stop, finalement.
J’ai du mal à l’admettre mais cette vieille folle a sans doute raison. Peut-
être devrais-je alimenter la flamme — si tant est qu’il y en ait eu une au
début de notre relation — entre Bertrand et moi. Après tout, si je dépose
Madeleine au Mans, je pourrais bien reconsidérer mes plans… Et plutôt que
d’aller voir la mer, je pourrais tirer jusqu’à Paris pour faire une surprise à
Bertrand. En plus, c’est la Saint-Valentin après-demain. Même si nous ne
l’avons jamais fêtée, ce serait l’occasion de commencer !
Je démarre le moteur et enclenche la première. Je roule doucement sur
l’allée qui mène vers la bretelle d’accès à l’autoroute. Au loin, j’aperçois la
silhouette d’un homme avec un bonnet noir enfoncé sur la tête. Il porte un
sac à dos à l’épaule et lève un pouce.
— Oh, un nouveau compagnon de route ! s’enthousiasme Madeleine en
le désignant de l’index comme une gamine qui aurait vu un chaton trop
mignon abandonné sur le trottoir.
— Ah, non ! Je vous ai déjà prise vous en stop. Je ne suis pas un bon
samaritain ou un saint-bernard ou mère Teresa ou l’abbé Pierre ou je ne sais
quel saint ! Ma voiture n’est pas une arche de Noé pour auto-stoppeurs !
— Oh, allez ! Il n’a pas l’air méchant.
Ouais, cela reste à prouver. Avec son bonnet enfoncé sur la tête, cela
pourrait bien être un hooligan. Ou un psychopathe. Ou un évadé de prison.
Ou…
— Ne me dis pas que tu ne vas pas t’arrêter !
Malgré les remontrances de Madeleine, je tiens bon. Je me cramponne à
mon volant comme à ma dignité, je m’y accroche si fort que les jointures de
mes phalanges blanchissent. Si je le pouvais, j’actionnerais un panneau
clignotant sur le parebrise de ma voiture pour indiquer que j’ai déjà une
auto-stoppeuse à bord. Histoire de me donner bonne conscience de laisser
ce pauvre bougre sous le crachin sur une aire d’autoroute. J’hésite à ignorer
cet homme en ne lui adressant pas un regard. Finalement, je ralentis quand
je passe à sa hauteur et j’opte pour un rictus contrit et un haussement
d’épaules en guise d’excuse.
— Tu ne vas pas le laisser en plan, quand même ! s’indigne Madeleine.
Le pire c’est que je croise la moue de déception de l’auto-stoppeur
lorsqu’il comprend que je ne vais pas m’arrêter. Et je culpabilise. Comme si
les récriminations de Madeleine à côté de moi ne suffisaient pas !
Il faut vraiment que j’arrête. Mon excès d’empathie va finir par avoir ma
peau. Je ne peux pas m’occuper de toute la misère humaine. Je ne peux pas
faire plaisir à tout le monde. Je ne peux pas…
Le véhicule échappe tout à coup à mon contrôle. L’espace d’un centième
de seconde, je ne comprends pas ce qui se passe. Jusqu’à ce que je voie la
main de Madeleine agrippée au frein à main. Je me cramponne au volant et,
tout en écrasant le frein de mon pied droit, je tente de contrebraquer pour
rattraper la voiture. Mais Madeleine tire de toutes ses forces, et avec sa
poigne, le véhicule part en tête-à-queue, rendant le paysage à travers le
parebrise plus flou qu’un tableau impressionniste.
5
Erwan

Après trois ou quatre tours de valse, le véhicule s’arrête enfin. Sur ses
quatre roues, ce qui tiendrait presque du miracle. J’abandonne mon sac à
dos près de mon étui à guitare adossé à un bloc de ciment et je cours vers la
voiture.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? La New Beetle a ralenti quand elle est
passée devant moi — j’ai même eu le temps d’apercevoir le visage crispé
de la conductrice — et puis tout à coup, au moment où le véhicule
accélérait pour emprunter la bretelle d’accès à l’autoroute, il est parti dans
une série de tête-à-queue.
En quelques secondes, j’atteins la portière du côté du siège passager. Je
me penche à la fenêtre et une petite vieille tourne la tête vers moi. Elle
m’adresse un sourire de doux dingue qui pourrait faire penser au Joker de
Batman, si ce n’étaient ses cheveux non pas vert pomme mais violets. Elle
s’est échappée d’un asile psychiatrique et a pris en otage une automobiliste
pour sa cavale, c’est ça ? Pourtant, ses yeux d’un bleu fané ne semblent pas
si fous que ça. En tout cas, elle paraît se porter comme un charme,
physiquement, tout du moins.
Je contourne la voiture par l’arrière — on ne sait jamais, au cas où il lui
prendrait des envies de repartir en trombes et de m’écrabouiller — et je me
penche vers la portière de la conductrice qui, elle, n’a pas l’air au mieux.
Livide, les mains toujours crispées sur le volant, ses yeux dans le vague
fixent un point à travers le parebrise devant elle. Ses cheveux blonds qui
tombent sur sa joue ne me permettent pas de discerner avec précision les
traits de son visage. Visiblement sous le choc, elle ne remarque même pas
ma présence. Faut-il laisser les personnes en état de choc dans leur monde,
comme les somnambules, ou vaut-il mieux les aider à reprendre pied ?
J’opte pour la deuxième solution et je toque doucement contre la vitre. La
jeune femme tourne lentement la tête vers moi. Je tente de lui sourire pour
la rassurer et je lui demande si tout va bien. Ébranlée, elle acquiesce d’un
faible mouvement de la tête. Elle semble peu à peu reprendre ses esprits,
coupe le moteur et déverrouille la fermeture des portes.
J’ouvre sa portière et lui tends une main pour l’aider à descendre de
voiture. Les jambes flageolantes, elle a du mal à tenir debout et je suis
obligé de la soutenir, un bras passé autour de sa taille, pour ne pas qu’elle
s’écroule sur le goudron. Je jette un coup d’œil par-dessus son épaule.
Aucun véhicule en vue. Mais rester en plein milieu de la bretelle d’accès à
l’autoroute ne me semble pas vraiment judicieux.
— Vous permettez que je déplace votre voiture ?
Elle m’offre un regard révulsé qui m’arrache un sourire.
— Ne vous inquiétez pas, je ne compte pas voler votre véhicule,
seulement le stationner dans un endroit où il ne risquera pas de provoquer
un suraccident.
Elle approuve d’un signe de la tête. Je la guide vers un bloc de ciment sur
lequel je l’aide à s’asseoir.
— J’en ai pour une minute. Ça va aller ?
— Mais oui, ça va aller.
Je lève les yeux vers la personne âgée qui vient de me répondre et trottine
vers nous. Je l’avais oubliée celle-là !
— Va bouger la bagnole. Je m’occupe d’elle, fait la mémé en désignant la
jolie blonde d’un signe du menton.
Cela ne m’enchante guère de laisser la jeune femme aux mains de cette
foldingue mais je n’ai pas le choix. Je fais aussi vite que je peux et vais
garer la voiture un peu plus loin avant de revenir vers la conductrice qui,
une main posée sur la poitrine, tente de calmer les battements de son cœur.
Pendant ce temps, sa passagère, pas traumatisée le moins du monde,
recoiffe sa tignasse mauve du bout de ses doigts en se regardant dans le
retour selfie de son smartphone.
Et dire que les automobilistes ont peur des auto-stoppeurs… Pourtant,
croyez-en mon expérience, ce sont bien souvent les auto-stoppeurs qui
tombent le plus souvent sur des gens originaux, un tantinet cinglés, voire
carrément flippants.
Je m’assieds à côté de la jeune femme, lui tends la clé de son auto qu’elle
saisit mollement et je pose une main dans son dos.
— Eh ? fais-je avec douceur. Ça va un peu mieux ?
Elle tourne la tête vers moi et m’adresse un faible sourire. L’espace d’une
seconde, je reste soufflé par sa beauté que je n’avais pas remarquée
auparavant. Ses boucles blondes, qu’elle rassemble d’un geste sur une
épaule, ne cachent plus son visage qui semble reprendre vie, maintenant que
le rose revient à ses joues. Un nez en trompette adorable, des lèvres d’une
teinte pêche, et des yeux… Si ceux de la grand-mère qui l’accompagne sont
d’un bleu délavé, les siens rappellent le bleu pur d’un ciel de printemps.
— Mais bien sûr que ça va aller !
Une tape vigoureuse dans le dos me fait vaciller. Je lève les yeux vers la
vieille dame excentrique. Comment fait-elle pour avoir une poigne pareille
à son âge ? Heureusement que je suis assis, elle aurait pu me faire tomber
par terre avec sa frappe. Et tant mieux qu’elle m’ait adressé cette tape
amicale à moi car si elle l’avait donnée à la jeune femme, elle l’aurait
envoyée valdinguer à cinq mètres.
— Une petite dose d’adrénaline, ça ne fait de mal à personne !
Si la conductrice avait un lance-flammes à la place des pupilles, je vous
assure qu’à l’heure actuelle, la pauvre vieille serait déjà réduite à un tas de
cendres.
— J’en ai connu des tête-à-queue, des tonneaux et des courses-
poursuites dans ma carrière !
— Vous faisiez quoi ?
La jeune femme et moi nous regardons. Nous venons de poser la même
question en chœur. Comment se fait-il qu’elle ne connaisse pas mieux sa
passagère ? Cela ne semble pas gêner la vieille dame qui explique, pas peu
fière :
— Enquêteur judiciaire. Je travaillais dans la police. Ce qui me plaisait le
plus dans ce boulot, c’était le terrain.
Je reste coi, tout comme la conductrice. Comment imaginer ce bout de
femme fané aux cheveux mauves en train de faire des heures de planque et
de poursuivre des malfrats ?
Sans bien savoir pourquoi, je relance la conversation :
— C’est drôle, mon père aussi est flic.
— Ah ? s’intéresse la grand-mère. Où ça ?
— Oh, il a pas mal connu du pays au gré de ses mutations. Et moi aussi,
d’ailleurs. Il est maintenant en poste à Cancale, il a obtenu sa mutation il y a
cinq ans.
Mes yeux croisent le regard troublé de la jeune femme mais la vieille
dame tape déjà des mains :
— Bien, on y retourne ?
La conductrice lui lance des pics de glace avec ses yeux que la mémé
esquive en se dirigeant vers la voiture. Alors que je m’apprête à lui
proposer mon aide pour se mettre debout, la jeune femme semble tout à
coup reprendre du poil de la bête. D’un pas qui se veut alerte, elle rejoint la
vieille dame et des éclats de voix me parviennent quand elle arrive à son
niveau.
Je me passe une main sur le visage. La prochaine fois, je prendrai le bus
ou un Blablacar, cela m’évitera de tomber sur des tarés. Même si je n’ai pas
l’intention de monter dans cette voiture, je cours jusqu’à la New Beetle. Il
ne manquerait plus qu’elles se crêpent le chignon !
— … n’était rien du tout.
— Pardon ?! On a failli se manger la barrière de sécurité et vous
prétendez que ce n’était rien du tout ?
Les joues de la jolie blonde sont passées du rose au rouge. Et je pourrais
dire que cela ne lui va pas mal, si elle ne paraissait pas hors d’elle.
— C’est ta faute, contre-attaque la vieille dame en croisant les bras. Tu
ne voulais pas t’arrêter.
— Sauf preuve du contraire, il me semble que ce véhicule est encore le
mien et que c’est moi qui décide quoi en faire !
— Tu devrais mieux l’utiliser.
— Ah oui ? Comme vous, peut-être ? En répandant des miettes sur mes
sièges en cuir et en laissant des traces de doigts gras sur le tableau de bord ?
J’étouffe un ricanement dans la paume de ma main. OK, donc là, on entre
dans les règlements de compte des aigreurs des unes et des autres.
— Mais tu ne voulais pas prendre ce pauvre jeune homme en détresse !
C’est moi le pauvre jeune homme en détresse ?
— Madeleine…
— Maddie ! la coupe la vieille dame.
La jeune femme contient un grognement de rage. C’est fou, mais ses
cheveux qui s’agitent dans tous les sens, en rythme avec ses gestes, je
trouve ça terriblement sexy.
— Maddie, si vous voulez ! Donc, Maddie…
La conductrice appuie sur le surnom en fronçant le nez comme on
prononcerait avec dédain le prénom d’un ex dont on ne veut plus entendre
parler.
— … je ne vais pas prendre tous les auto-stoppeurs que nous croisons sur
notre route, j’ai déjà eu la bonté de vous faire monter dans ma voiture !
C’est donc ça ! La jeune femme a pris en stop la vieille dame un peu plus
loin. Je ne sais pas d’où elles viennent, mais j’imagine que le trajet a dû être
long et mouvementé.
— La bonté ? ricane la mémé. Si je ne m’étais pas imposée, je serais
toujours au feu rouge à la sortie du Havre !
Deuxième information : la vieille dame vient du Havre. Quant à la
conductrice, je ne sais encore rien d’elle, peut-être que la suite de la dispute
m’en apprendra davantage. Tant qu’elles ne se jettent pas l’une sur l’autre,
qu’elles ne s’arrachent ni les cheveux ni le dentier, je les laisse faire.
La jeune femme serre ses poings le long de son flanc et lâche à travers
ses dents serrées :
— Je pourrais très bien vous laisser là.
— Vas-y ! la titille la vieille dame. Essaye pour voir !
— Ne me tentez pas.
La mémé applaudit, son visage ridé déformé par un air narquois :
— Bravo ! D’abord, on laisse un pauvre gars au bord de la route et
ensuite on abandonne une personne âgée sans défense !
Je ne me considère pas comme un pauvre gars. Et tout dans l’attitude
provocante de la grand-mère me conduit à penser qu’elle n’est absolument
pas une personne âgée sans défense, mais je me garde bien de le lui dire.
C’est la jeune femme qui lui fait la remarque :
— Arrêtez, vous êtes tout sauf une vieille dame en détresse ! C’est vous
qui vous êtes imposée…
— Ah ! l’interrompt la mémé. C’est bien ce que je disais ! Parce que tu
ne m’en as pas laissé le choix !
La jolie blonde ferme les yeux une fraction de seconde, inspire, puis
reprend :
— Maddie, vous allez me faire faire un détour de plus d’une centaine de
kilomètres…
— Oh, tu exagères !
— Non, j’ai calculé, 137 kilomètres pour être précise.
Les épaules de la vieille dame s’affaissent de quelques centimètres mais
elle se redresse aussitôt :
— Cela te fera voir du pays !
La jeune femme soupire :
— Je m’en serais passée…
Après quelques secondes de silence, Madeleine reprend :
— Bien, qu’est-ce que l’on fait alors ? On ne va pas passer notre journée
sur cette aire d’autoroute.
— Montez, souffle la conductrice. Et s’il vous plaît, faites attention à vos
miettes de biscuit ! Je n’ai pas envie que le siège passager de ma voiture
ressemble au sol d’une crèche après le goûter !
Elle y tient à sa bagnole, apparemment ! Je ne peux m’empêcher de
rejeter la tête en arrière et d’éclater de rire.
— Et vous, ça vous fait rire ?
Je me reprends aussitôt, comme un petit garçon réprimandé par sa
maîtresse. La jeune femme me toise de ses yeux maintenant d’un bleu nuit.
Je lève les bras au ciel, en signe d’apaisement.
— Désolé.
Mon sourire n’a pourtant pas l’air de l’amuser. Elle me scrute une longue
minute, et je finis par baisser les yeux, mal à l’aise.
— Qu’est-ce qu’on fait de lui ? demande la vieille dame qui n’a pas
repris sa place dans la voiture et me montre du pouce.
Je crois que je préférais encore quand elles s’invectivaient l’une l’autre et
m’ignoraient royalement. Je répondrais bien que non seulement je ne suis
pas un objet et que j’ai des oreilles pour l’entendre, mais que je n’ai
également aucune envie de partager mon trajet entre une mémé fantasque
avec un pète au casque et une jeune femme terriblement séduisante mais
aussi très distante.
— Je ne veux pas m’imposer. Bonne journée à vous.
Je leur adresse un signe de la main et je me dirige vers mon sac à dos et
mon étui à guitare abandonnés plus loin. Les portières claquent dans mon
dos et le moteur démarre. Je prends garde de marcher dans l’herbe sur le
bas-côté quand j’entends le véhicule s’approcher.
L’automobile ralentit et avance au pas à mes côtés.
— Allez, monte ! me hèle la vieille dame par la vitre baissée.
— Non, merci.
Même si je ne tourne pas la tête vers elle pour ne pas la regarder en face,
j’aperçois du coin de l’œil la passagère secouer la tête de droite et de
gauche.
— Ne fais pas l’enfant, monte !
— Je vais me débrouiller, ne vous inquiétez pas pour moi.
J’allonge le pas, comme si je pouvais distancer la New Beetle. J’adore le
footing mais je ne suis pas encore capable de courir plus vite qu’une
voiture. Même Usain Bolt dopé aux anabolisants en serait bien incapable.
— Vous allez où ?
C’est la voix claire de la conductrice dont je ne connais toujours pas le
prénom qui me pose la question.
— Bien trop loin pour vous.
— Tu comptes traverser la Méditerranée ? raille Madeleine.
Je hausse les épaules et j’accélère le pas.
— Non, je dois être à Aubagne dans quelques jours.
— Ça tombe bien, fait la vieille dame.
Plus d’échappatoire possible, je viens d’atteindre mes affaires. La voiture
s’arrête à mon niveau. Madeleine désigne la conductrice d’un mouvement
de la tête :
— Rose va dans le Sud, elle aussi.
Rose, c’est donc ainsi que se prénomme la conductrice. Un joli prénom
pour une femme tout aussi jolie.
Je me penche vers la vitre.
— Où exactement dans le Sud ?
Mais pourquoi est-ce que je pose la question ? Je n’ai pas l’intention de
monter à bord de cet engin en compagnie de ces deux-là !
Rose a besoin de quelques secondes de réflexion, ce qui me fait penser
qu’elle n’a pas de destination précise en tête. En tout cas, pas jusqu’à ce
qu’elle annonce :
— Cassis.
— Oh, s’enthousiasme Madeleine, mais Aubagne est juste à côté ! Ça se
goupille parfaitement ! J’adore quand un plan se déroule sans accroc !
Sa citation d’Hannibal Smith dans L’agence tous risques m’arrache un
sourire. Cette vieille dame est quand même surprenante, il faut bien
l’admettre. Même si je ne dirais pas que la dernière demi-heure que je viens
de vivre se soit déroulée sans accroc… Je me gratte le front sous mon
bonnet, indécis.
— Vous êtes sûre que cela ne vous ennuie pas ?
— Non, pas du tout. Cela me fera moins faire de détour que pour aller au
Mans…
Rose coule un regard empreint de reproches et de résignation en direction
de la vieille dame mais Madeleine ne le remarque même pas.
— OK. Merci.
J’ouvre le coffre minuscule occupé à moitié par une petite valise de
voyage, celle de Rose, sans doute.
— Pourquoi est-ce que tu trimballes un truc aussi encombrant ? demande
Madeleine en avisant mon étui à guitare que j’essaie de faire rentrer à
grand-peine dans le coffre.
— C’est mon outil de travail. Je suis musicien.
— Oh ! C’est vrai ? Mais c’est trop stylé ! s’exclame la vieille dame qui
est sortie de voiture, avec des étoiles dans les yeux.
Je préfèrerais faire briller les yeux de Rose mais tant pis. Je hoche la tête
en signe d’acquiescement et me glisse sur la banquette arrière.
— C’est pour cette raison que je me rends à Aubagne. Je donne un
concert dans un bar tenu par un ami.
Des fragrances de vanille et de lavande flottent dans l’habitacle, peut-être
un mélange du parfum de la conductrice et de sa passagère. Je boucle ma
ceinture de sécurité. Madeleine s’installe, claque sa portière et se tourne
vers moi :
— Tu vas pouvoir nous raconter plein d’anecdotes croustillantes avec tes
groupies. Et peut-être même que nous pourrons pousser la chansonnette
tous ensemble !
Rose n’a pas l’air de partager son enthousiasme. Et moi non plus. Je suis
toujours pudique lorsqu’il s’agit de parler de mon métier qui est aussi ma
passion.
— Je sens qu’on va s’enjailler* pendant cette expédition ! claironne la
vieille dame. Allez, en route !
Dans quoi est-ce que je m’embarque ?
6
Erwan

— Il me semble que nous n’avons pas fait les présentations, fait la vieille
dame en se tournant vers moi. Madeleine, mais tout le monde m’appelle
Maddie. Et il faut me tutoyer.
Je serre la main fripée qu’elle me tend et grimace sous la force de ses
doigts qui me broient les phalanges.
— Tout le monde vous appelle Maddie parce que vous les reprenez à
chaque fois, bougonne la conductrice.
Sa remarque m’arrache un éclat de rire. Madeleine ne s’offusque pas du
commentaire de la jeune femme ni de mon amusement et poursuit :
— Et permets-moi de te présenter mademoiselle ronchon à mes côtés.
— Je ne suis pas ronchon.
— Si.
— Non.
— Si.
— Pas du tout.
Je me racle la gorge, autant pour leur rappeler ma présence que pour
mettre fin à leurs enfantillages. La conductrice m’adresse un regard à
travers le rétroviseur intérieur et se présente :
— Rose.
— Erwan.
Je lui souris alors que c’est plutôt un tic qui agite sa lèvre supérieure,
pendant qu’elle m’observe pendant de longues secondes.
— Euh, je pense que vous devriez regarder la route.
Ses yeux me quittent et se portent sur l’asphalte.
Si je sors vivant de ce trajet, je promets de ne plus jamais, au grand
jamais, refaire du stop de ma vie.
Pendant plusieurs kilomètres, Rose me jette des coups d’œil à travers le
rétroviseur intérieur. Qu’essaie-t-elle de faire ? Évaluer ma dangerosité ?
Elle me prend peut-être pour un psychopathe. Pourtant, à sa place, je me
ferais davantage de souci pour sa passagère qui ne semble pas avoir toute sa
tête.
Un nouveau regard. Elle détourne les yeux quand je l’intercepte. Je lui
souris, peut-être cela la rassurera-t-il. Je ne suis pas un black bloc ou un
individu louche. Malgré tout, elle continue à me lancer des coups d’œil à
intervalles réguliers.
Pendant une minute, je me demande si elle ne me fait pas du charme et si
je devrais répondre d’une manière ou d’une autre à ses avances, mais ses
sourcils froncés me dissuadent de toute tentative de séduction.
Deuxième hypothèse, j’envisage qu’elle cherche peut-être à entrer en
communication avec moi. Peut-être parce qu’elle essaie de m’envoyer des
signaux de détresse ? Peut-être a-t-elle été prise en otage par Madeleine ?
Peut-être que cette vieille dame est folle à lier et la menace d’un pistolet
caché dans son sac en cuir élimé ? Pourtant, Madeleine, en dépit de ses
aspects fantasques, ne semble pas bien méchante. Elle est en train de
feuilleter un magazine posé sur ses genoux. Je me demande d’ailleurs
comment elle fait pour lire en voiture sans avoir la nausée.
Au bout du trente-deuxième coup d’œil — oui, j’ai compté —, je me sens
vraiment mal à l’aise. J’ai beau me ratatiner sur mon siège pour éviter que
mon regard tombe sur le reflet du visage de Rose dans le rétroviseur, rien
n’y fait. Je ne vais quand même pas me plier en deux sur la banquette pour
échapper à ses pupilles. J’ai l’impression qu’elle me dissèque des yeux.
Je m’apprête à lui demander si elle souffre de strabisme ou d’un truc de
ce genre au moment où Madeleine pousse un cri à en briser les vitres de la
voiture. Rose sursaute et le véhicule fait une embardée, la conductrice
abandonne immédiatement sa dissection visuelle et repose ses yeux sur la
route. La jeune femme, d’abord surprise, se tourne vers Madeleine et les
traits de son visage se durcissent quand la vieille dame, toujours le nez dans
sur son magazine, s’esclaffe, en se frappant la cuisse d’une main :
— Elle, alors, elle nous les fera toutes !
Je m’avance sur la banquette pour comprendre la cause de l’hilarité de
Madeleine.
— De qui parlez-vous ?
— Meghan Markle.
Si Rose n’avait pas les doigts crispés pour maintenir le volant, je
parierais qu’elle assommerait sa passagère. Elle siffle à travers ses dents :
— Est-ce que cela mérite de provoquer un accident ?
— Tu es trop sensible, ma petite. Tu paniques et tu te noies dans un verre
d’eau.
Rose expire longuement, comme si vider tout l’air contenu dans ses
poumons pouvait apaiser son énervement. À sa décharge, j’avoue que j’ai
moi-même fait un bond d’une bonne dizaine de centimètres sur la banquette
quand le hurlement de Madeleine m’a vrillé les tympans.
— Vous voulez bien refermer ce magazine ? s’agace Rose.
Madeleine fait la sourde oreille et poursuit sa lecture.
— Rose, enfin, on a dit que l’on se tutoyait ! Arrête de me donner du
vous ! J’ai l’impression de faire partie des yeuves* !
Rose reste bouche bée et me jette un nouveau coup d’œil à travers le
rétroviseur intérieur, cette fois-ci pas pour me scruter mais comme si elle
cherchait une explication. Je toussote dans mon poing. Après tout, c’est
Rose qui a le volant et trouver un véhicule qui me mène droit jusqu’à
Aubagne depuis Honfleur était inespéré, alors je peux bien lui venir en aide
face à cette passagère un peu fêlée. Je m’éclaircis la voix :
— Rose, ce que Madeleine…
Le regard noir que me lance la vieille femme en se tournant vers moi me
fait me corriger aussitôt :
— Pardon… Maddie essaie de vous faire comprendre qu’en la
vouvoyant, elle se sent vieille.
Le haussement de sourcils de la conductrice me pose une question
muette : « Et ? »
— Et malgré ses quatre-vingts printemps…
— 84 ! me reprend-elle.
— Et donc, malgré ses 84 printemps…
Madeleine me coupe à nouveau :
— Je suis née en septembre et comme nous sommes en février,
techniquement j’ai connu un automne de moins. Non, un printemps de plus.
Ou… Non, attendez…
Madeleine se tapote le menton de l’index, puis se met à compter sur ses
doigts. Rose se pince l’arête du nez.
— OK, j’ai compris l’idée générale. Donc, Maddie, tu veux bien poser ce
magazine ?
— Mais, enfin, pourquoi ? fait Madeleine qui arrête aussitôt ses comptes
d’apothicaire et appuie la revue de papier glacé contre son cœur.
— Pour que tu ne pousses pas encore un hurlement en découvrant les
frasques ou l’infidélité de je ne sais qui.
— Et parce que c’est un torchon !
Pourquoi ai-je besoin d’ouvrir ma gueule ? Les mots sont sortis tous
seuls, directement de ma bouche, sans passer par la case cerveau.
Madeleine se tourne à nouveau vers moi et lève légèrement une épaule,
offusquée.
— Pas du tout, je me tiens informée de la vie de mes concitoyens, c’est
tout.
— Une concitoyenne née à Los Angeles qui sort avec le prince Harry ?
fais-je avec un rictus narquois.
Madeleine, les lèvres pincées, ajoute, en relevant le menton :
— Je suis citoyenne du monde, moi, monsieur !
J’éclate de rire alors que Rose, effarée, regarde un moment sa passagère
qui reste fière et droite. Puis la jeune femme part dans un fou rire
incontrôlable qui me fait craindre qu’elle ne voie plus la route à travers ses
larmes. Elle finit par essuyer ses yeux humides et hoquète :
— Madel… Maddie, se reprend-elle juste à temps car la vieille dame
ouvrait déjà la bouche pour la corriger, tu vas avoir ma peau !
Elle reprend son souffle et passe la paume sur sa joue encore ruisselante
de larmes de rire. Finalement, ce trajet pourrait s’avérer divertissant ! J’ai
bien envie de titiller cette mémé. Et puis, j’ai très envie d’entendre à
nouveau le rire de Rose.
— Allez-y, foutez-vous de moi ! Ne vous gênez pas ! bougonne
Madeleine.
Je place une main sur l’épaule de la petite vieille renfrognée et la secoue
doucement :
— Oh, allez, Maddie. Avoue que ta sortie, « Je suis une citoyenne du
monde » était quand même hilarante.
Elle dodeline de la tête. Il semblerait qu’elle soit susceptible et ce n’est
pas pour me déplaire. Elle a réveillé le diablotin qui sommeille en moi. Je
me renfonce sur la banquette, les bras croisés, et j’en remets une couche,
comme du Nutella étalé sur une tartine de beurre :
— Ces magazines, c’est bon pour les voyeurs.
— Tu m’accuses de faire preuve de voyeurisme ? s’étrangle Madeleine.
— Exactement. Sinon, qu’est-ce qui te pousserait à mettre ton nez dans
les affaires de ces vedettes ?
— Excuse-moi de vivre avec mon temps et de me tenir informée, bande
de boomers* !
J’émets un rire nasal. Elle ne se démonte pas. Et j’ai beau lui poser mille
questions pendant dix minutes, elle répond à toutes mes piques du tac au
tac.
— STOP !
Cette fois-ci, c’est Rose qui a crié. Je ne m’y attendais pas et j’avoue que
cela m’a fait bondir sur mon siège. Même Madeleine, malgré son flegme, a
eu un soubresaut au niveau des épaules.
— Par pitié, taisez-vous, on ne s’entend plus penser dans cette voiture !
Je croise le visage excédé de Rose dans le rétroviseur et je baisse la tête.
Madeleine non plus n’ose pas l’ouvrir pendant trois bonnes minutes. C’est
un grognement sourd qui brise le silence.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’inquiète Rose.
Deuxième grognement, plus fort cette fois-ci.
— Mon estomac, fait Madeleine en posant une main sur son ventre. Il est
midi douze, non ?
Un coup d’œil à ma montre m’indique qu’il est en effet précisément cette
heure.
— Comment sais-tu qu’il est midi douze ? m’étonné-je.
— Parce que mon estomac se réveille toujours à cette heure-là.
Rose et moi restons sans voix.
— Mais non, bande de boloss* ! Parce que je viens de voir l’heure sur le
tableau de bord !
Je ne sais pas ce qui me laisse muet : le fait que cette vieille dame nous
traite de boloss ou sa supercherie ?
— Tu as encore faim ? s’étonne Rose. Après tous les biscuits que tu t’es
enfilés ?!
— C’était une collation, pas un repas ! soupire Madeleine comme si elle
s’adressait à une demeurée. On s’arrête à la prochaine aire d’autoroute ?
demande-t-elle, guillerette, en désignant le panneau indiquant la station-
service suivante dans un kilomètre.
Rose enclenche le clignotant, se rabat sur la file de droite et râle :
— À ce rythme-là, j’arriverai à Cassis dans quinze jours !
7
Rose

Après avoir avalé mon sandwich triangle bûche de chèvre, olives noires
et tomate séchée (à mettre effectivement au singulier car il y avait moins de
l’équivalent d’une demi-tomate séchée entre les deux tranches de pain de
mie), nous pouvons remonter en voiture. Madeleine émet un rot tonitruant
quand elle boucle sa ceinture. Pas gênée le moins du monde, elle ne
s’excuse même pas.
— Ah ! Ça fait du bien par où ça passe !
Erwan éclate de rire à l’arrière alors que je suis atterrée par le manque de
pudeur de cette vieille dame. Il faut dire qu’après avoir ingurgité une
ciabatta aux fromages italiens et un sandwich traditionnel rosette-comté, il y
a de quoi être rassasié. Madeleine se masse le ventre de la paume de la
main et ajoute, dans un soupir d’extase :
— Eh bien, cette fois-ci, je suis repue !
Alors que je passe la marche arrière pour sortir du parking, je marmonne
pour moi-même :
— Tu m’étonnes…
— Pardon ?
— Non, rien.
En regardant dans le rétroviseur intérieur pour reculer, je tombe sur les
yeux du jeune homme sur la banquette arrière, et vu son sourire amusé, je
parierais qu’il m’a entendue. Je rejoins l’autoroute et nous parcourons une
cinquantaine de kilomètres dans le silence. Un silence relatif, en fonction
des bruits émis par ma passagère. La tête rejetée en arrière sur l’appui-tête,
les paupières fermées, elle ronfle sans vergogne, avec un air bienheureux.
Un coup d’œil dans le rétroviseur m’informe qu’Erwan est occupé à
pianoter sur son smartphone. Quand il relève le front et que ses yeux
tombent sur les miens, je détourne le regard en me mordant la lèvre
inférieure.
Il faut que j’arrête de le dévisager ainsi. Il va finir par croire que je lui
fais du gringue. Alors que ce n’est absolument pas le cas.
Je l’ai tout de suite reconnu. Non, pas tout de suite. Quand je lui ai offert
mon visage constipé au moment où je suis passée devant lui avec ma
voiture tout à l’heure, je n’avais pas fait le rapprochement. J’étais trop
obnubilée par le fait de lui lancer une grimace qui signifiait : « Je suis
vraiment désolée, mais je ne peux pas vous prendre en stop, même si la
banquette arrière est vide. »
Je jette un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur et je rougis quand je
croise à nouveau ses yeux aux reflets d’ambre. Malgré son bonnet vissé sur
la tête, je pourrais reconnaître ce regard entre mille. Des yeux couleur miel,
on n’en rencontre pas à tous les coins de rue.
Erwan. Ce prénom d’origine bretonne n’est pas commun. Surtout dans le
Sud. Nous avons passé nos années d’école primaire dans la même classe, du
CP au CM2, à Roquefort-la-Bédoule, un village près de Cassis. C’est sans
doute pour cette raison que j’ai choisi cette destination quand Madeleine lui
a indiqué que je me rendais dans le Sud. Il a ensuite déménagé, au gré de la
nouvelle affectation de son père qui était policier comme il l’a évoqué
brièvement.
Alors que les kilomètres défilent, je fais un rapide calcul. Dix-huit ans
nous séparent de notre dernier jour en CM2. J’observe Erwan à la dérobée.
Même si son bonnet ne laisse s’échapper aucune mèche de cheveux, son
bouc bien taillé trahit un brun sombre.
Est-ce qu’il m’a reconnue ? Se souvient-il de moi ? Il n’en laisse rien
paraître en tout cas.
Je secoue doucement la tête de droite et de gauche et laisse échapper un
rire amer. Comment pourrait-il me reconnaître ? Je ne ressemble plus à la
petite blondinette boulotte, rigolote et heureuse de vivre. Ma période
d’anorexie à l’adolescence a gommé mes bourrelets et les épreuves de la vie
ont mis à mal mon insouciance et mon optimisme.
Alors que lui n’a pas tant changé que ça. Toujours ces lèvres pleines, cet
air rieur, et ce regard aux teintes si particulières. Je ne peux m’empêcher de
jeter un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur et je me fustige aussitôt que
je tombe encore sur ses yeux. Ou plutôt dans ses yeux. Comme une abeille,
j’ai les pattes engluées dans le miel de ses iris et je dois me faire violence
pour les quitter et reporter mon attention sur la route.
Il va vraiment finir par croire que je le mate. Alors que ce n’est pas le
cas. Pas du tout. Et puis, même si regarder n’est pas tromper, j’ai déjà un
homme dans ma vie.
Je meurs d’envie de révéler à Erwan que nous nous connaissons. Ou, tout
du moins, que nous nous connaissions. Est-ce qu’il se rappelle la lettre
d’amour qu’il avait glissée dans mon bureau en CM2 ? Ce n’était pas
difficile, nous partagions le même pupitre double. Je souris à ce souvenir.
Erwan adorait faire le clown et je ne passais pas un jour sans rire à ses
pitreries.
Bien qu’étant datée du mois de février, je n’avais pas vu cette lettre de
toute l’année scolaire, coincée qu’elle était entre un fichier de géométrie et
le manuel d’histoire que nous ne sortions jamais. Je ne l’avais découverte
que début juillet, le dernier jour d’école, quand il avait fallu vider nos
bureaux. Je l’avais parcourue des yeux, j’avais reconnu l’écriture ronde de
mon voisin de classe et j’avais été touchée par cette déclaration sous forme
de poème.
Erwan avait toujours été doué pour les rédactions. Même si des tournures
étaient maladroites, je me rappelle qu’il parlait dans sa lettre de mes « éclats
de rire qui faisaient frémir les étoiles ». Pendant un instant mon cœur de
préado avait fait un salto dans ma poitrine, avant de redescendre dans mes
talons. Son père était muté dans le nord de la France et sa famille
déménageait le lendemain. Alors, j’avais fait mine de ne pas prêter attention
à cette déclaration. J’avais froissé la feuille et je l’avais jetée à la poubelle,
où elle avait fini entre les feutres sans bouchon, les épluchures de gomme,
les crayons cassés et les dessins inachevés.
Si à l’époque j’avais su que ce serait la seule et unique lettre d’amour que
je recevrais, je l’aurais sans doute conservée. Sans aucune hésitation. Je
l’aurais gardée bien précieusement dans une boîte à chaussures avec tous
mes trésors d’enfant et d’adolescente. Et je l’aurais ressortie les jours de
grand froid que j’ai traversés, quand mon cœur saignait et que mes yeux
pleuraient sans pouvoir s’arrêter.
Les souvenirs me rendent mélancolique. Je ravale la boule qui s’est
formée dans ma gorge. Pourquoi est-ce que ce souvenir anodin me laisse un
goût amer d’inachevé ? Je déglutis, vaine tentative pour atténuer le goût de
rouille qui imprègne ma bouche.
Pourquoi n’ai-je jamais eu droit à une autre lettre d’amour ? Ni Bertrand,
ni Joachim avant lui, ni mes deux ou trois amourettes d’adolescence, ne
m’en ont jamais écrit. Pourquoi ?
Peut-être parce que les téléphones portables ont jeté papier et stylos aux
oubliettes. Et si je demandais à Bertrand de m’en écrire une ? Je serre les
lèvres. D’une part, je n’oserais jamais le lui demander — d’ailleurs, il me
semble que cela doit rester une marque d’affection volontaire. D’autre part,
si nous n’avons jamais échangé de textos enflammés au début de notre
relation comme le suggérait Madeleine, ce n’est pas au bout de deux ans
que nous allons commencer un échange épistolaire amoureux.
Bertrand !
Je me frappe le front du plat de la main. Avec toutes ces récentes
péripéties, j’avais complètement oublié qu’avant de me rendre dans le Sud
pour y voir la mer, je voulais d’abord m’arrêter à Paris pour faire une
surprise à Bertrand et « raviver la flamme », comme dirait Madeleine.
Il faut que j’en avertisse Erwan. Tant pis si je réveille Madeleine mais
cette information ne peut pas attendre. Je ne peux pas imposer à Erwan un
détour par Paris. Je trouve sans mal le regard du jeune homme dans le
rétroviseur, j’ouvre la bouche et je m’apprête à lui avouer que je ne vais pas
pouvoir le conduire à Cassis au moment où je reçois un coup dans le nez.
— Aaaaaaaah ! fait Madeleine, en s’étirant.
Elle se tapote les joues pour se réveiller complètement et lisse sa jupe sur
ses cuisses :
— Cette petite sieste m’a ravigotée !
Elle se tourne vers moi et s’inquiète :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Je me tiens le nez et maugrée :
— Rien.
Sur la banquette arrière, Erwan étouffe un éclat de rire et explique :
— Tu lui as mis ton poing dans le nez en t’étirant.
— Oh, pardon ! s’excuse la vieille dame, une main sur sa bouche.
— Ce n’est rien.
— Fais voir ! insiste Madeleine.
Sans tenir compte du fait que je dois regarder la route pour conduire, elle
attrape mon visage et le tourne vers elle pour m’ausculter. Elle m’arrache
un grognement de douleur quand elle me tâte l’arête du nez avant de me
rendre mes joues.
— Ça va aller, ce n’est pas cassé.
Sur ce, elle récupère son magazine qu’elle avait rangé dans le
compartiment de sa portière. À la voir se dandiner sur son siège, je
m’inquiète :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Je me retiens d’ajouter « encore » à ma question.
La vieille dame m’offre un rictus ennuyé :
— Le problème, c’est que quand je fais la sieste, après j’ai super envie de
faire pipi.
Je soupire et me masse la tempe d’une main. Pour aller du Havre au
Mans, nous n’aurions dû mettre que deux heures trente, pas une journée
entière. Nous avançons comme des escargots à force de faire des pauses
déjeuner et des arrêts pipi sans arrêt !
Sur la banquette arrière, Erwan, plié en deux, déclare entre deux éclats de
rire :
— Maddie, tu es vraiment trop drôle !
Drôle ? J’aurais dit excentrique, au mieux. Ou fantasque. Ou bizarre. Ou
complètement fêlée !
8
Erwan

— Pause pipi pour tout le monde ! Profitez-en, parce qu’ensuite je vous


assure que je ne ferai plus aucun arrêt !
J’ai bien conscience que la remarque de Rose s’adresse davantage à
Maddie qu’à moi — il n’y a qu’à voir le regard plein de reproches que notre
conductrice coule en direction de sa passagère — mais j’exécute les ordres.
Lorsque tout le monde s’est soulagé et a regagné la voiture, Maddie
avance le siège côté passager mais je dois malgré tout me contorsionner
pour me glisser sur la banquette arrière. J’ai à peine bouclé ma ceinture que
Rose, déjà dans les starting-blocks derrière le volant, frappe dans les
mains :
— Maintenant, direction Le Mans !
Alors qu’elle passe la marche arrière, Maddie imite la voix des annonces
de la SNCF :
— Toudou toudouuuuu ! Attention, voie A, passage d’un train. Veuillez
vous écarter du quai, s’il vous plaît.
Je me bidonne sur la banquette arrière. Un SUV passe à notre hauteur et
son conducteur fait de grands signes dans notre direction.
— Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? bougonne Rose.
— Si cela peut te rassurer, il ne fait pas du stop. Il ne cherche donc pas à
entrer dans ton véhicule.
La remarque de la vieille dame m’arrache un sourire, mais Rose serre les
dents. Je ne sais pas combien de temps elle va encore pouvoir feindre
d’ignorer les mouvements de bras de cet homme. À moins qu’elle envisage
de donner un grand coup d’accélérateur pour lui échapper — option qui ne
me semble pas très raisonnable, car nous nous trouvons toujours sur une
aire d’autoroute. Elle soupire et finit par abaisser sa vitre :
— Quoi ?
Son ton trahit son agacement. L’automobiliste ne s’en formalise pas et
montre du doigt le bas de la voiture :
— Vous avez un pneu crevé !
— Oh.
Le SUV s’éloigne et emprunte la bretelle d’accès à l’autoroute alors que
Rose se gare sur le bas-côté. Maddie imite à nouveau la voix des annonces
de la SNCF :
— Toudou toudouuuuu. Attention, voie A, le train en provenance du
Havre et en direction du Mans est retardé.
Je m’esclaffe. Par contre, cela ne fait pas du tout rire Rose qui sort de
voiture et claque sa portière. Maddie et moi nous retrouvons seuls dans
l’habitacle.
— C’était peut-être la vanne de trop. Qu’en penses-tu ? me demande-t-
elle via le rétroviseur intérieur.
Je hausse les épaules :
— En tout cas, ça m’a bien fait rire.
Rose ouvre le coffre, enfile son manteau, et je l’entends rouspéter, tout en
déchargeant sa valise et ma guitare :
— Ne m’aidez pas, surtout…
Je fais un signe de tête à la vieille dame et nous sortons de voiture. Rose
a déjà soulevé la moquette du coffre qu’elle retient avec son front.
— Comment est-ce que l’on sort cette p…
Je me racle la gorge :
— Un peu d’aide ?
Elle tourne la tête vers moi et paraît presque surprise de me trouver là.
— Euh… Oui, je veux bien.
— Vous permettez ?
Elle maintient d’une main le sol en moquette du coffre et s’écarte.
J’attrape la roue de secours, le cric et la clé de desserrage, je pose
l’ensemble à côté de la roue avant gauche et retire l’enjoliveur. Je
commence à desserrer les boulons, puis je positionne le cric et soulève
légèrement le véhicule, jusqu’à ce que le pneu ne touche plus le sol.
— Je suis une féministe convaincue, mais il faut avouer que c’est bien
pratique d’avoir un homme pour changer un pneu crevé, fait Maddie.
Ma fierté masculine s’enorgueillit du compliment de la vieille dame.
Dans un geste que je tente de rendre le plus viril possible, je desserre
complètement les boulons et je m’agenouille pour retirer la roue
endommagée.
— J’aurais pu le faire moi-même.
Heureusement que je suis à genoux, car sinon j’aurais pu tomber à la
renverse en entendant Rose bougonner. Je lève les yeux vers ses chaussures
à talon et son manteau beige en cachemire.
— Quoi ? s’offusque-t-elle en interceptant mon regard.
Je positionne la roue de secours sur l’essieu et souris :
— Rien.
Je commence à visser les boulons à la main, en me demandant si Rose
serait prête à sacrifier sa manucure en mettant les doigts dans le cambouis.
— Ce n’est pas parce que l’on est une femme que l’on est forcément
nulle en mécanique, se défend-elle.
— Je n’ai jamais dit ça.
J’utilise le cric pour redescendre la voiture et je vérifie que les boulons
sont bien serrés.
— Eh bien, si. Vous me regardez de haut !
Je lui répondrais bien que je la regarde plutôt de bas, étant donné ma
position. Je n’en fais rien, je replace l’enjoliveur et m’essuie les mains sur
mon jean.
Rose se tient devant moi, les bras croisés et les lèvres pincées. Elle est
encore plus mignonne avec son petit air froissé. Je me redresse et fais un
pas vers elle. Elle ne s’y attendait pas mais n’ose pas reculer. Je penche la
tête sur le côté :
— Une femme est tout à fait capable de changer une roue, de faire une
vidange ou de remplacer une courroie de distribution. Mais avouez qu’avec
des escarpins Yves Saint-Laurent et un manteau Chanel qui ne semblent pas
être tombés du camion, c’est quand même plus compliqué.
J’ai bien envie de rajouter : « Et toc ! », mais j’ai mes limites. Je me
contente donc de lui offrir un sourire narquois, puis je range cric, clé de
desserrage, roue crevée et valise dans le coffre et je le referme.
— Attendez, vous oubliez votre guitare !
— Je la prends avec moi.
J’attrape l’étui de ma guitare et le glisse non sans mal sur la banquette
arrière. J’entends Madeleine marmonner :
— C’est vrai qu’on ne met rien dans ce coffre de Lilliputien…
Je ne suis pas le seul à avoir entendu cette remarque, car Rose, excédée,
ronchonne en se mettant au volant, d’une voix tout juste audible :
— Vous savez ce qu’il vous dit mon coffre de Lilliputien ?
Peu habitué à ce que notre conductrice perde ses nerfs, je reste sans voix.
Cependant, Maddie — qui a priori entend très bien, malgré son âge avancé
— répond :
— Merde ?
Je retiens mon souffle et un éclat de rire. Un tic agite la commissure des
lèvres de Rose et son regard devient brillant. Quand elle ne parvient plus à
se contenir, elle part dans un fou rire auquel la vieille dame et moi nous
joignons. Rose finit par essuyer une larme de rire au coin de son œil :
— Maddie, tu es totalement irresponsable, mais tu as le don de me faire
rire !
— Merci du compliment.
Je ne suis pas sûr que la première partie de la phrase de Rose s’apparente
vraiment à un compliment mais cela n’a l’air de peiner en rien notre
octogénaire. Bien au contraire, car Maddie sourit de tout son dentier.
Moi aussi j’aimerais avoir cette qualité-là : faire rire Rose, encore et
encore. Rien que pour entendre les notes de musique dans son rire. Et parce
que l’entendre me fait palpiter le cœur un peu plus fort. Si je le pouvais,
j’attraperais son éclat de rire et je le mettrais bien au chaud au fond de ma
poche pour le ressortir les jours d’hiver.
9
Erwan

— Bien, on va pouvoir y aller, maintenant. C’est bon ?


Redevenue sérieuse, Rose se tourne vers moi pour obtenir mon
approbation. Dommage, le rire lui va si bien. Je fais la grimace :
— Eh bien, je suis désolé, mais nous n’allons pas pouvoir faire la route
jusqu’au Mans dans ces conditions.
Les jolis yeux bleus de la jeune femme s’agrandissent :
— Pourquoi ?
— Parce que l’on ne va pas pouvoir rouler avec une roue de secours
pendant des kilomètres. Il faut se rendre chez un garagiste pour la changer.
J’ouvre l’application GPS sur mon téléphone et cherche le garage le plus
proche.
— Il y a un garage à une dizaine de kilomètres d’ici.
Rose soupire et démarre la voiture :
— OK. Allons-y.
Le jour commence à tomber quand nous arrivons devant le garage. Rose
paraît un peu nerveuse au moment où elle coupe le moteur. Elle se tourne
vers moi :
— Cela vous dérangerait de m’accompagner ?
— Bien sûr que non.
Je prends une photo de la référence indiquée sur le pneu avant encore
valide, puis nous nous dirigeons vers l’atelier où nous trouvons un homme
en train de bricoler le moteur d’une Peugeot. Le bruit des talons de Rose sur
le sol attire son attention avant que nous ne l’ayons interpelé. Il lève la tête
et s’essuie les mains dans un torchon déjà bien noir.
— Bonjour, je peux faire quelque chose pour vous ?
Rose lui explique notre situation. Le garagiste, d’une cinquantaine
d’années, observe la jeune femme de haut en bas et je surprends son regard
s’attarder un peu trop longtemps sur ses escarpins.
— Mais ma petite dame, je ne sais pas si je vais avoir le modèle qui
correspond à votre véhicule. Vous avez quoi comme voiture ?
— Une New Beetle.
Les commissures des lèvres du mécanicien se relèvent
imperceptiblement. Je serre le poing et je décide de prendre le relais, en
insistant sur l’urgence de la situation. L’homme semble s’apercevoir de ma
présence et se dirige nonchalamment vers un petit local qui sert de bureau.
Un néon éclaire par intermittence un ordinateur à l’écran aussi large qu’une
télévision des années 50. Le garagiste bouge la souris, ce qui réveille son
PC qui émet le bruit d’une tondeuse à gazon. De l’index droit, il tape les
références que je lui dicte et se penche vers l’écran en plissant les yeux. Il
consulte le logiciel sur sa machine pendant de trop longues minutes. Je suis
sur le point de perdre patience quand il déclare enfin avoir en stock le
modèle qui correspond. Rose et moi soufflons de soulagement.
— Vous pourriez vous en occuper tout de suite ?
Le garagiste frétille de la moustache et nous explique que cela est tout à
fait possible, mais que cela a un prix. Je manque de m’étrangler lorsqu’il
nous annonce la somme astronomique qu’il demande pour la roue et la
main-d’œuvre. Je suis sur le point de lui reprocher ses tarifs exorbitants,
mais Rose m’arrête d’un geste :
— C’est bon, Erwan, c’est moi qui paie.
Je fulmine lorsque Rose insère sa carte bancaire dans le lecteur de CB et
je me détourne quand elle tape son code.
— Vous pouvez attendre ici si vous voulez, fait le garagiste en désignant
d’un mouvement du menton les sièges en plastique dans un coin de la pièce.
Les clés, s’il vous plaît ?
La jeune femme les lui tend et nous nous laissons choir sur les chaises
dont les pieds couinent sur le carrelage sale. Rose s’est à peine assise
qu’elle se relève aussitôt et s’écrie :
— Oh, zut ! Madeleine est restée dans la voiture !
Je l’attrape par le bras et la force à se rasseoir.
— À votre place, je m’en ferais moins pour elle que pour le garagiste.
Je lui adresse un regard de connivence en levant un sourcil et l’ombre
d’un sourire plane sur ses lèvres.
— C’est vrai, vous avez raison…
Elle n’a pas le temps de finir sa phrase que Maddie fait une entrée
fracassante dans le bureau.
— Non, mais, pour qui il se prend, ce type ? Comme si j’étais une vieille
grand-mère sénile oubliée dans une bagnole !
Je ne peux m’empêcher de titiller notre mamie bougon et légèrement
soupe au lait :
— Avoue, Maddie, que tu y ressemblais !
Elle pince les lèvres, outrée, et me jette un regard sombre. Craignant
qu’elle ne me donne un coup sur la tête avec son sac en cuir — qui pourrait
bien m’assommer, vu la taille du sac en question — je lève les mains et fais
amende honorable :
— Je plaisante !
Maddie prend place sur la dernière chaise disponible à côté de moi et
ronchonne :
— C’est ça, ouais…
Elle sort son smartphone et se met à pianoter frénétiquement pendant dix
longues minutes. Je me penche vers son téléphone pour voir ce qu’elle
fabrique, mais elle retire prestement son portable de mon champ de vision
et plaque l’écran contre sa poitrine. Avec un air malicieux, je lui demande :
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu échanges des messages coquins avec ton
cher et tendre ?
Elle lève les yeux vers le faux plafond piqueté de traces d’humidité et
secoue la tête de gauche à droite :
— Désolée de te décevoir, mais je n’écris ni sextos* ni messages hot*.
Elle replonge le nez sur son smartphone et je l’entends soupirer :
— Si seulement cela pouvait être le cas…
Je reporte les yeux vers la plante verte qui se meurt à côté de la porte. Du
coin de l’œil, j’aperçois Rose, à ma droite, qui se ronge l’ongle du pouce.
— Ne vous inquiétez pas. Le garagiste va changer la roue et nous
pourrons reprendre la route.
— Nous n’aurons jamais le temps d’arriver au Mans d’ici ce soir, fait
Rose en observant la nuit qui tombe déjà par la porte vitrée.
— Oui, surtout que je ne peux pas me présenter à La maison des Ormes
après 19 heures, ajoute Madeleine, toujours absorbée par son smartphone.
— Pourquoi cela ? m’étonné-je.
Maddie relève la tête, se dandine sur son siège et répond, le regard tourné
vers une affiche publicitaire décolorée pour des plaquettes de frein :
— Parce que l’établissement qui me reçoit n’accepte plus les entrées
après 19 heures.
— Ah.
Je me demande bien quel hôtel, quel gîte ou même quel Airbnb refuse
d’accueillir un client après 19 heures, mais je ne pose pas la question.
— Et vous n’avez pas cru bon de m’en faire part avant ? lui reproche
Rose.
Maddie hausse les épaules et lui répond, avec une moue désolée :
— Je n’y ai pas pensé.
Puis, elle ajoute en agitant un index dans la direction de Rose :
— Attention, jeune fille, tu oublies de me tutoyer quand tu es énervée !
Elle ignore les sourcils froncés de la jeune femme et se remet à pianoter
sur son téléphone. Le silence nous enveloppe à nouveau, interrompu par le
tic-tac horripilant de la grosse horloge ronde accrochée au mur au-dessus de
nous. J’envisage sérieusement de monter sur ma chaise pour retirer les piles
de cette horloge de malheur quand une question de Maddie me laisse
pantois :
— Les fêtes galantes, c’est un recueil de poèmes de Hugo ou de
Verlaine ?
Je tourne la tête vers la vieille dame, à ma gauche.
— Pourquoi veux-tu savoir cela ?
— Parce que la bande passante par ici est nulle, voire inexistante, et que
si je veux avoir suffisamment de réseau pour aider Dylan dans son devoir
de français, il faut que j’économise les gigas qui me restent de forfait.
— Dylan ? C’est ton petit-fils ? demandé-je.
— Non, c’est le fils de mes voisins. Je l’aide de temps en temps à faire
ses devoirs. Côtoyer un peu la jeunesse, ça ne me fait pas de mal.
— Verlaine.
Je me tourne vers Rose :
— Pardon ?
Elle s’éclaircit la voix et répète :
— C’est Paul Verlaine qui a écrit Les fêtes galantes.
Un coup d’œil vers ses mains me prouve que ce n’est pas Google qui lui
a soufflé la réponse. Comme pour s’excuser, Rose croit bon d’ajouter :
— Ma mère adore la poésie. Elle me lisait des poèmes avant de
m’endormir le soir.
— OK, fait Maddie, pragmatique. Et c’est quel mouvement littéraire ?
La jeune femme réfléchit un instant. Les yeux levés, elle se tapote la
lèvre inférieure de l’index.
— Il y a des propositions ?
— Oui : le romantisme, le naturalisme ou le symbolisme.
— Je dirais… le symbolisme.
Je pivote vers Rose, à ma droite, impressionné.
— Complétez ce vers : « Dans le vieux parc solitaire et glacé… »
Rose récite sans hésiter :
— « Deux formes ont tout à l’heure passé. »
À force de tourner la tête de droite et de gauche vers mes voisines, je
commence à avoir un torticolis, comme un spectateur à Roland-Garros
pendant un match de tennis qui s’éternise. Le QCM de français du petit-fils
d’adoption de Maddie a la vertu d’occuper mes compagnes et d’empêcher
Rose de s’inquiéter.
Elle a pourtant raison, si le garagiste ne passe pas la seconde, il va falloir
que nous passions la nuit quelque part…
10
Rose

Le garagiste revient après ce qui me semble une éternité. S’il lui faut
aussi longtemps pour monter une roue, je n’imagine pas combien de jours il
lui faut pour changer une courroie de distribution…
Il fait nuit noire depuis belle lurette quand nous remontons en voiture.
— Vous avez vu l’heure ? fait Maddie en nous mettant à tour de rôle
l’écran de son smartphone sous le nez.
— 18 h 55 ? m’étonné-je.
Maddie acquiesce d’un mouvement de tête. Le garagiste éteint l’enseigne
lumineuse sur la façade de son atelier et nous adresse un au revoir de la
main.
— 18 h 55 ! m’exclamé-je quand je prends conscience de l’heure bien
trop tardive pour arriver au Mans à temps. Mais comment allons-nous
faire ?
— Il va falloir trouver un endroit où crécher* cette nuit, fait Madeleine
comme si cela ne posait aucun problème.
Je pars dans un rire nerveux :
— Parce que c’est si simple que ça, selon vous ?
— Eh bien oui : on trouve un hôtel, on prend une chambre…
Elle se reprend quand je lui adresse mon regard le plus noir que j’ai en
stock :
— On prend deux chambres, ou trois si vous voulez, et on ira au Mans
demain matin.
Je vais l’étrangler.
— Et encore une fois, Rose, arrête de me vouvoyer ! s’emporte la vieille
dame.
Cette fois-ci, c’est sûr, je vais lui sauter à la gorge et l’étouffer de mes
propres mains. Ce fait divers fera les gros titres demain : Une jeune femme
bien sous tous rapports pète un plomb et étrangle la grand-mère loufoque
qu’elle avait prise en stop.
Un raclement de gorge salvateur en provenance de la banquette arrière
me ramène à la réalité :
— Hum. Je pense que Maddie a raison.
Je me tourne vers Erwan et lui adresse mon deuxième regard le plus noir
possible.
— Désolé. Mais nous n’avons pas d’autre choix.
Il tourne l’écran de son smartphone vers moi.
— Regardez, j’ai trouvé ce petit hôtel à une quinzaine de kilomètres
d’ici.
— Parfait, on n’a qu’à réserver via Booking ! fait Maddie en battant des
mains.
— Non, il n’est pas référencé sur les plateformes hôtelières. Mais il n’y a
pas de raison qu’il n’y ait plus de places dans un Bed and breakfast en
périphérie d’Alençon en plein mois de février.
***
— Désolé, messieurs dames, mais je n’ai plus que deux chambres
disponibles, fait la réceptionniste qui consulte son logiciel de réservations
sur l’ordinateur.
Je fais face à Erwan et lui souffle, sur un ton narquois :
— C’est bien vous qui me disiez « qu’il n’y a pas de raison qu’il n’y ait
plus de places dans un Bed and breakfast en périphérie d’Alençon en plein
mois de février » ?
Il ignore ma remarque et demande à la jeune femme au chignon
impeccable derrière le comptoir :
— Vous êtes sûre de ne pas avoir une troisième chambre ?
— Non, désolée. Il y a un festival de country ce week-end au château de
Champagnol. Tous les établissements aux alentours sont complets depuis
des semaines. J’ai deux chambres à vous proposer, car des clients se sont
blessés il y a quelques jours : une entorse pour l’un et une luxation de
l’épaule suite à une chute à skis pour l’autre.
— On ne va pas faire la fine bouche, quand même ! s’impatiente
Madeleine.
Je soupire :
— Bien, nous allons les prendre. Maddie et moi partagerons une
chambre.
— Ah, non ! Certainement pas ! s’insurge la vieille dame.
J’inspire profondément — selon ma professeure de yoga, cela permet de
se calmer et de prendre le temps de réfléchir posément plutôt que de
répondre dans la précipitation des paroles que l’on regretterait plus tard.
— Maddie, sois raisonnable, pour une fois ! lui reproche Erwan.
— Non, je ne partage ma chambre avec personne. Je suis insomniaque.
Vu la façon dont elle dormait dans la voiture tout à l’heure, permettez-
moi d’en douter. Comme Erwan et moi restons perplexes, elle ajoute :
— Et je ronfle. Beaucoup !
C’est vrai qu’elle nous a permis d’entrevoir ses talents de baryton
pendant sa sieste…
— Et j’ai… j’ai des flatulences !
Madeleine annonce cela comme si elle avait trouvé la bonne réponse à un
quiz pour devenir millionnaire. Alors, elle renchérit :
— Je pète en dormant. Sans arrêt. Je lâche des prouts, ça fait du bruit et
ça pue, vous n’imaginez pas…
— OK, c’est bon, on a compris ! la coupe Erwan en se massant le front à
la lisière de son bonnet.
J’ai honte. Si je pouvais, je me cacherais. Est-ce que si je me planque
sous le tapis devant la porte, la réceptionniste me verra encore ?
Une main posée sur mon bras me fait sursauter.
— Rose. Ça va ? Vous êtes toute pâle.
Erwan m’observe de ses iris couleur miel, le visage barré par
l’inquiétude.
— Oui, oui, ça va.
— OK. Alors, que faisons-nous ?
Comme si nous avions le choix…
Je me tourne vers la réceptionniste et lui dis :
— Nous prenons les deux chambres.
Elle me sourit de toutes ses dents, aussi blanches que parfaitement
alignées :
— Donc, une chambre simple et la suite Deluxe.
Je refuse de laisser Erwan insérer sa carte bancaire à la place de la
mienne, je repousse la poignée de billets agitée par Madeleine et je paie la
réservation.
Nous nous entassons tous les trois dans la minuscule cage d’ascenseur.
Arrivés au troisième étage, après deux heures trente de montée au bas mot,
je laisse Erwan extraire son étui à guitare de la cabine et Madeleine extirper
son énorme sac à main au cuir pelé, avant de sortir à mon tour en tirant ma
valise. La chambre de la vieille dame se situe juste à côté de l’ascenseur.
Elle insère sa carte magnétique et nous abandonne dans ce couloir à la
moquette d’un rouge passé éclairé par la lumière blafarde des appliques au
mur également recouvert de moquette. Nous trouvons enfin notre chambre
tout au bout du couloir qui me semble aussi long qu’une coursive du
Titanic.
Erwan ouvre la porte et me cède le pas. Tout ce que je vois, c’est le lit
double parsemé de pétales de rose.
Ne me dites pas qu’il n’y a qu’un seul lit ! Cela ressemblerait à ces
comédies romantiques où les deux protagonistes se retrouvent à partager le
même lit et là, oh miracle !, ils discutent toute la nuit, se trouvent des tonnes
de points communs et finissent dans des positions à faire rougir l’auteur du
Kamasutra.
Au milieu des pétales rouges sur le lit, les serviettes de bain ont été pliées
en deux cygnes dont les becs se rejoignent en un baiser.
— Waouh ! s’écrie Erwan. C’est vrai que j’avais oublié qu’aujourd’hui,
nous sommes le 14 février !
— Désolée, mais nous ne sommes que le 12. À moins que la montre de la
femme de chambre n’ait de l’avance…
Cela ne me fait pas rire du tout. Je vais partager ma chambre avec un
homme que je connais à peine — les cinq ans d’école élémentaire ne
comptent en rien à ce moment-là pour moi. Et puis, que penserait Bertrand
s’il l’apprenait ? Non, il ne l’apprendra pas. Il ne doit jamais l’apprendre.
Ce ne sera pas un mensonge, juste la réalité un peu arrangée, ou une petite
omission de rien du tout dans notre relation basée sur le respect et la
confiance.
Erwan pose son sac à dos sur un fauteuil matelassé et adosse son étui à
guitare contre un mur.
— C’est parfait, il y a même un canapé.
Mes yeux suivent les siens et tombent sur le sofa vert bouteille.
Ouf ! Pas de cohabitation forcée sous la couette !
— Je peux prendre le canapé et vous laisser le lit.
— Non, il n’y a pas de souci ! Ce canapé m’ira très bien.
Pour prouver ses dires, Erwan s’allonge sur le sofa et croise les mains
sous sa tête.
— Vous voyez, c’est parfait.
Je montre du doigt ses pieds qui dépassent de l’accoudoir :
— Il est un peu petit.
Erwan se redresse.
— Vous n’êtes pas beaucoup moins grande que moi, le problème sera le
même pour vous. Et je vous rappelle que c’est vous qui avez payé la
chambre, vous pouvez donc profiter du lit.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais.
Il ne me laisse pas le temps d’argumenter, ramasse son sac à dos et se
dirige vers la salle de bain.
— Vous permettez que je prenne une douche ?
— B… Bien sûr, bafouillé-je.
J’entreprends de sortir ma trousse de toilette et des vêtements de ma
valise. Hors de question que je dorme en petite tenue, je fourre ma nuisette
au fond de mon sac et j’attrape un tee-shirt et un pantalon en lin
confortable.
Dans la salle de bain, j’entends un robinet d’eau que l’on ouvre et Erwan
se met à chantonner. Pour une raison que j’ignore, le savoir nu sous la
douche de l’autre côté de la cloison me trouble. Pendant une seconde, j’ai
même des images de l’eau ruisselant sur son visage, sur son torse, sur son
dos. Je jure que cela n’a pas duré plus d’une seconde… ou deux. Allez,
peut-être quatre ou cinq, mais pas plus !
Comme je perds le fil de mes pensées, je rappelle mon esprit à l’ordre et
élève la voix pour me faire entendre :
— Erwan, je descends dans le lobby. Le wifi ne fonctionne pas dans la
chambre.
Piètre mensonge. Je n’ai même pas essayé. J’aurais plutôt dû prétendre
que je n’avais pas le code wifi — ceci n’étant pas un mensonge. J’attrape
mon smartphone et le double de la carte magnétique et je me dirige au rez-
de-chaussée. Officiellement pour capter le wifi. Officieusement, pour
échapper aux pensées peu chastes qui assaillent mon cerveau malgré moi.
11
Erwan

J’arrête de chantonner et tends l’oreille. Toc toc toc. Je coupe l’eau de la


douche et je tends le bras pour attraper une serviette de l’hôtel. Zut, les
serviettes de bain sont restées sur le lit, pliées en cygne façon origami. Tant
pis, je me contenterai d’une serviette plus petite. Trois nouveaux coups
répétés contre la porte m’obligent à me presser. Peut-être est-ce Rose qui a
oublié sa carte magnétique et qui est coincée dans le couloir. Pas le temps
de me sécher. Je passe la serviette un peu rêche mais qui sent le propre
autour de ma taille. Je croise mon reflet dans le miroir en pied dans l’entrée.
Impossible d’aller ouvrir dans cet état, le tissu minuscule n’est bon qu’à
s’essuyer les cheveux. Je rejoins la chambre et je troque ce torchon pour un
drap de bain digne de ce nom. Je m’enveloppe dans la serviette alors que
des coups insistants sont frappés contre le bois de la porte.
Qu’est-ce que Rose va penser quand elle va me voir dans cette tenue ?
Ou plutôt, que va-t-elle penser de cette absence de tenue ? Pendant les trois
secondes que dure la traversée de la chambre, j’ai le temps d’échafauder
dans ma tête des dizaines de scénarios, scénarios qui se terminent
invariablement par un plan sur Rose et moi allongés au milieu des pétales
sur le lit.
Lorsque je croise à nouveau mon reflet dans le miroir accroché au
placard dans l’entrée, je ne peux m’empêcher de passer une main dans mes
cheveux pour donner l’impression qu’ils ne sont pas ruisselants mais que je
les ai simplement disciplinés d’une noisette de gel. Je descends d’un ou
deux centimètres la serviette sur mes hanches, je bombe un peu plus le torse
et je m’encourage d’un clin d’œil. Je pose les doigts sur la poignée, j’étire
mes lèvres en un demi-sourire de tombeur — ou tout de moins, j’essaie —
et j’ouvre la porte.
— Eh bien, ce n’est pas trop tôt !
Pas de jolie Rose sur le pas de la porte mais une petite mémé qui râle.
Maddie s’aperçoit alors que je suis à moitié nu et reste coite une minute, ce
qui tient de l’exploit lorsque l’on connaît son débit de paroles.
— Oups ! Je dérange peut-être ? fait-elle avec un gloussement.
— J’étais sous la douche.
— C’est ce que je vois… fait la vieille dame avant de me mater de la tête
au pied sans se cacher ni rougir.
Je remonte légèrement la serviette sur ma taille et en resserre le nœud.
Maddie en profite pour avancer son cou fripé de tortue dans l’entrée.
— Oh, désolée, je ne voulais pas vous interrompre ! s’excuse-t-elle avec
une grimace.
— C’est bon, j’avais fini, de toute façon.
Maddie fronce les sourcils et croise les bras sur sa poitrine.
— Parce que quand tu as terminé ta petite affaire, tu pars la queue entre
les jambes ?
OK, là, j’ai dû rater un épisode. Comme quand devant une série on prend
son téléphone dix secondes dans les mains pour lire un message et que trois
épisodes plus tard on ne comprend pas pourquoi Karima en veut à Charles-
Henri.
— Maddie, tu veux bien me dire de quoi tu parles ?
— Rose est une jeune femme épatante. Si tu t’avises de lui faire le
moindre mal, tu pourrais bien avoir affaire à moi !
Voilà que maintenant, Maddie agite un index accusateur dans ma
direction. Mais qu’est-ce qui lui prend ?!
— Je pensais que tu valais mieux que ça, Erwan.
Les engrenages dans mon cerveau se mettent à tourner et quand ils
coïncident enfin, cela fait clic !
— Maddie, je n’ai pas couché avec Rose.
— Qu’est-ce que tu fais à moitié à poil, alors ?
— Je te l’ai dit, j’étais sous la douche.
— Seul ?
Sa question me fait sourire. Je m’adosse au chambranle de la porte et
acquiesce d’un hochement de tête.
— Seul. Rose est descendue pour capter le wifi.
Maddie se gratte la joue.
— Ah.
— Oui, comme tu dis : ah !
Elle semble réfléchir un instant et ajoute :
— Mais tu y as pensé.
Son jeu de devinettes commence à m’agacer et à me fatiguer. Si cela dure
encore longtemps, je vais finir par être sec sans même à avoir à m’essuyer !
— Pensé à quoi ?
— À coucher avec Rose ?
Heureusement que je suis appuyé au chambranle de la porte, sinon
j’aurais pu tomber à la renverse !
— Pardon ?
Maddie arque un sourcil et développe le plus sérieusement du monde :
— Je te demande si tu envisages de coucher avec Rose.
Avec mes yeux exorbités et ma bouche entrouverte d’où ne sort aucun
son, je dois ressembler à un poisson avarié sur l’étal d’une poissonnerie.
Maddie soupire d’exaspération et hausse le ton :
— La dame te demande si tu comptes coucher avec Rose ? La baiser. La
niquer. La…
Je plaque ma paume sur sa bouche et je passe une tête dans le couloir,
inquiet. J’espère que personne ne l’a entendue proférer toutes ces atrocités,
et surtout pas la principale intéressée. Je regarde de droite et de gauche et
constate qu’heureusement, l’étage est désert. Je ressens tout à coup une vive
douleur et retire ma main. Cette vieille folle m’a mordu !
— Bon sang, Maddie ! Mais qu’est-ce qu’il te prend ?
Elle ne semble pas perturbée le moins du monde alors que la trace de ses
dents est aussi clairement imprimée dans la chair de mon index que si
j’avais voulu prendre son empreinte dentaire pour réaliser son nouveau
dentier.
— Réponds simplement à ma question : est-ce que tu veux pécho* Rose ?
Je pose mon index meurtri sur mes lèvres pour lui intimer le silence. La
vieille dame soupire :
— Qu’est-ce que vous pouvez être prudes, vous, les jeunes… Bien, je
vais donc reformuler ma question : est-ce que tu as un crush* pour Rose ?
— Non.
Elle me tape vigoureusement la main. On m’apprendrait qu’elle a été
tortionnaire pendant la dictature de Pinochet que cela ne m’étonnerait pas !
— Oui. Enfin, je ne sais pas. C’est compliqué…
— C’est compliqué, me singe Maddie en mimant dans l’air des
guillemets avec ses doigts. Rien n’est compliqué dans la vie, il suffit de
prendre des décisions. Tu crois que je ne t’ai pas vu mater son boule* ?
Offusqué, je m’apprête à la contredire — même si cela a peut-être pu
m’arriver de laisser traîner mon regard sur les jolies formes de Rose, je dois
l’admettre — mais Maddie ne me donne pas la parole :
— Si tu comptes te rapprocher d’elle, sache que Rose porte des cicatrices
du passé qui ne se sont pas refermées. Elle est encore fragile. Il faudra que
tu prennes soin d’elle.
Comment peut-elle bien savoir cela ? Certes, elles ont passé plusieurs
kilomètres en tête-à-tête avant de me prendre en stop, mais je n’imagine pas
un instant Rose s’épancher sur des sujets aussi intimes que douloureux avec
Maddie.
La vieille dame répond à ma question muette :
— Ne me demande pas comment je le sais. Je le sais, c’est tout.
Je me passe une main sur le visage :
— OK. C’est pour ça que tu es venue frapper à la porte ?
Maddie lève les yeux vers le plafond, comme si elle cherchait la réponse
à ma question. Ne me dites pas qu’elle perd la boule…
— Ah, non ! Pas du tout ! Je voulais savoir si dans votre salle de bain,
vous aviez une douche ou une baignoire ?
— Une douche. Pourquoi ?
— Parce que dans la mienne, c’est une baignoire. Et comme je ne suis
plus aussi agile qu’avant, je crains de glisser en enjambant le rebord.
J’essaie de remettre de l’ordre dans mon cerveau : je fais taire comme je
peux la voix qui me hurle que je coucherais bien avec Rose, je garde de
côté l’information de Maddie selon laquelle la jeune femme a souffert par le
passé et je tente de me concentrer sur la requête de la vieille dame.
— OK. Donc, tu veux prendre une douche ici ?
— C’est ça ! fait Maddie en agitant sous mon nez la serviette éponge
qu’elle tient sous le bras depuis le début.
— D’accord.
Elle me bouscule en entrant dans la chambre et s’exclame en voyant le lit
parsemé de pétales de rose :
— Mais c’est un vrai nid pour les amoureux ici ! Oh, et puis la vue est
vachement plus sympa que ma fenêtre qui donne sur le parking ! s’écrie-t-
elle en se dirigeant vers la baie vitrée.
Il n’y a pas non plus de quoi s’extasier. Ce n’est pas comme si nous
avions vue sur la mer ou sur les montagnes enneigées. Quoique. Comme il
fait nuit, cela n’a pas grande importance.
— Oh là là ! Et vous avez même un canapé ! s’émerveille Maddie.
— Oui, je vais d’ailleurs y passer la nuit.
Elle me regarde comme si je venais d’annoncer à un serveur d’un
restaurant gastronomique que je souhaitais commander un hamburger et des
frites.
— Je laisse le lit à Rose.
Même regard de la part de Maddie. Supplément ketchup - mayo pour les
frites.
— Mais enfin, Erwan, tu n’y penses pas ! J’ai suffisamment lu de
romances dans ma jeunesse pour te dire que partager un lit double peut
mener à bien des rapprochements…
Cette fois-ci, c’est à mon tour de soupirer :
— Écoute, on s’est mis d’accord avec Rose : je lui laisse le lit et je
prends le canapé. Et je te rappelle que l’on a réservé une table au restaurant
de l’hôtel dans une demi-heure, donc tu ferais bien de filer sous la douche.
Maddie consulte l’heure sur la montre à son poignet et trottine vers la
porte de la salle de bain. Je savais que si je la prenais par les sentiments —
et surtout, par son estomac — j’arriverais à m’en débarrasser.
Je l’avertis à travers la porte fermée :
— Je vais m’habiller dans la chambre. N’essaye pas de me mater !
— Comme si c’était mon genre ! s’offusque Maddie.
— Justement !
Son rire me parvient depuis l’autre côté de la cloison. Je suis presque sec,
je n’ai qu’à passer un jean, un tee-shirt et un pull que je tire de mon sac à
dos. Je m’approche de la salle de bain où j’entends déjà couler l’eau de la
douche :
— Je rejoins Rose en bas. Tu n’auras qu’à claquer la porte en partant.
— OK !
Je referme la porte derrière moi, pressé de retrouver Rose, je dois bien
l’avouer. Même si je me demande encore ce que Maddie a bien pu
découvrir à son sujet.
13 FÉVRIER

Dans le vieux parc solitaire et glacé


Deux spectres ont évoqué le passé.
— Te souvient-il de notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
— Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non.

Paul Verlaine,
Colloque sentimental
(Les Fêtes galantes)
12
Rose

— Rose, je te jure que ce n’est pas moi.


— Oui, c’est ça !
Je délaisse l’ascenseur et j’ouvre la porte de la cage d’escalier d’un geste
si virulent qu’Erwan a le temps de s’engager à ma suite avant qu’elle ne se
referme. Il actionne le minuteur alors que j’ai déjà dévalé un palier.
— Je te dis que Maddie est venue prendre une douche dans notre
chambre hier soir.
Je dégringole une volée de marches, en ravalant une montée de larmes.
— Bien sûr, parce qu’il n’y avait pas de douche dans la sienne !
— Exactement.
Erwan sur les talons, je dévale les escaliers plus vite qu’un étudiant
descend les litres de bière lors du Spring Break. Je pousse un soupir
exaspéré.
— Très crédible.
— Rose, on a déjà eu cette discussion hier soir, halète Erwan derrière
moi. Comme elle ne peut plus enjamber une baignoire, Madeleine a préféré
utiliser notre douche.
Je déboule dans le lobby au rez-de-chaussée où flotte une odeur de café.
Notre nuit n’a rien eu de commun avec ces comédies romantiques où la
jeune fille se retrouve contrainte à partager sa chambre avec un homme
attirant et finit dans ses bras. Après notre dîner au restaurant de l’hôtel,
notre retour dans la chambre a plutôt eu un goût de déception et de trahison.
— Rose, regarde-moi.
Je lui fais face. Un peu trop brutalement, parce que je me prends le pied
dans un fauteuil club du lobby et je perds l’équilibre. Heureusement,
j’arrive à me rattraper sans m’étaler par terre — la main d’Erwan qui
m’agrippe le bras juste à temps n’y est bien sûr pour rien… Je dégage mon
bras de son étreinte et croise les bras d’un air bravache.
— Vas-y, je t’écoute ! Explique-moi le rapport entre Madeleine et les
pétales sur le lit ?
Erwan écarte les mains, preuve s’il en est, de sa culpabilité.
— Je suis sûr que c’est Maddie qui a déplacé les pétales pour écrire ce…
cette phrase.
— Et quelles preuves as-tu ?
Les épaules d’Erwan s’affaissent.
— Aucune, bien sûr…
— Ah !
— … mais je suis sûr que c’est elle !
Accuser une petite vieille, quand même, il en a du toupet ! Et dire que
j’avais confiance en lui. J’interprète maintenant les verres de vin qu’il m’a
servis hier soir d’une tout autre manière. Il ne cherchait pas à passer du
temps avec moi pour apprendre à me connaître. Il cherchait simplement un
moyen de me faire tomber dans ses filets : des plaisanteries, des sourires
enjôleurs, un peu d’alcool, et hop !, dans son lit ! Un prédateur assoiffé de
sexe. Un homme sans vergogne, en somme !
— Hum hum…
Nous nous tournons vers le réceptionniste qui toussote derrière le
comptoir.
— Excusez-moi, Madame, Monsieur, mais si vous pouviez régler vos
comptes ailleurs…
Confuse, je baisse la tête et je me dirige vers la salle du petit déjeuner.
J’annonce mon numéro de chambre à la jeune femme près de l’entrée et
j’entends Erwan faire de même juste à ma suite. Je refuse de croiser son
regard devant la machine des boissons chaudes qui met un temps infini à
faire couler mon expresso. Je prends une mandarine au passage et même un
croissant, alors que j’ai banni le gras et le sucre de mon alimentation depuis
des années.
— Ohé !
Madeleine me hèle du bras. Je la rejoins et m’assieds face à elle, la mine
sombre.
— Eh bien, ma jolie, qu’est-ce qui t’arrive ce matin ?
Je grogne et j’avale une gorgée de mon expresso qui me brûle
l’œsophage. Je détourne la tête quand Erwan prend place sur la chaise à
côté de Madeleine.
— Oh, oh, fait la vieille dame. L’humeur n’a pas l’air au beau fixe, par
ici…
— C’est le moins que l’on puisse dire, ronchonne Erwan en tartinant
généreusement de confiture de fraise une demi-baguette de pain. Et figure-
toi que c’est à cause de toi.
Madeleine, piquée, porte une main à son cœur :
— Moi ?
— Si tu ne t’étais pas amusée à écrire des horreurs, on n’en serait pas là.
Madeleine sourit de tout son dentier, révélant un morceau de pain au
chocolat coincé entre une incisive et une canine.
— Oh, je vois…
Je la fusille du regard :
— Ne me dites pas que c’est vous ?
— Moi, quoi ? papillonne Madeleine.
— La phrase écrite sur le lit avec les pétales de rose ?
— Ah, ça ?
Le flegme de cette vieille dame me porte sur les nerfs.
— Alors, c’est vous : oui ou non ?
Madeleine commence à dodeliner de la tête de gauche et de droite :
— Tut tut tut, le vouvoiement revient au galop, quand tu es vénère*,
Rose.
Je déchiquète un quartier de mandarine.
— Maddie, s’il te plaît…
Erwan implore Madeleine d’un regard de chiot.
La vieille dame tapote la commissure de ses lèvres d’un coin de sa
serviette en papier avec une lenteur qui ne fait pas descendre ma tension.
J’ai l’impression de voir ses gestes au ralenti. Quand elle replace la serviette
à côté de sa tasse de chocolat chaud sur la table, elle la lisse de la paume de
la main, ménageant un suspense à faire pâlir Stephen King. Elle pose enfin
ses yeux délavés sur moi :
— Oui, en effet, c’est moi qui ai déplacé les pétales sur le lit.
— Mais enfin, pourquoi ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne sais pas. D’abord, parce que c’était drôle !
— Il semblerait que cela n’ait fait rire que toi, souffle Erwan.
Elle lève une main pour le faire taire :
— Et ensuite, parce que le destin a parfois besoin d’un petit coup de
pouce.
Ma mâchoire risque de se décrocher et de finir dans mon expresso.
— Pardon ?
— Eh bien, oui. Cela crève les yeux que vous deux, ça matche*.
Elle nous désigne, Erwan et moi, d’un mouvement de l’index.
— Le problème c’est que toi, Erwan, tu n’as pas les couilles de lui
avouer ce que tu ressens…
D’un geste de la main, elle fait taire le jeune homme qui s’apprête à
protester et continue :
— … et toi, Rose, tu te voiles la face.
— Mais enfin, je suis en couple !
— Avec un homme qui ne te fait plus rêver, si tant est qu’il t’ait fait rêver
un jour ! Jure-moi que tu as connu les papillons dans le ventre au début de
votre relation et que maintenant tu crèves de le revoir pour retrouver la
chaleur de ses bras et la douceur de ses caresses.
Je prends mon expresso, j’avale une gorgée brûlante et je me cache
derrière ma tasse trop petite. Cela n’empêche pas Madeleine d’assener :
— Tu te mens à toi-même et tu restes empêtrée dans un passé qui te fait
souffrir.
Je fronce un sourcil. Que connaît-elle de mon passé ?
Erwan, resté silencieux, suggère :
— Maddie, tu aurais peut-être pu écrire des propos un peu moins…
déplacés.
— Veux-tu ken* ? Vous trouvez ça choquant ?
Erwan et moi acquiesçons vigoureusement.
— Peut-être que Veux-tu coucher avec moi ? aurait été plus approprié,
c’est vrai, reconnaît Madeleine avec nonchalance. Mais j’ai fait au plus
court, je n’avais pas non plus des centaines de pétales !
Erwan n’y est donc pour rien. J’aurais dû le croire. Je lève les yeux vers
lui, toujours cachée derrière mon expresso. Son regard croise le mien quand
il prend une gorgée de son jus d’orange. Je pose ma tasse sur la table et je la
fais rouler entre mes doigts.
— Je crois que je te dois des excuses.
Il hausse les épaules mais ne dit rien.
— Quand même, cela t’aurait épargné une nuit dans la salle de bain.
Il hoche la tête.
— Parce que tu l’as fait dormir sur un carrelage dur et froid ? s’offusque
Madeleine.
J’ai honte. Mais qu’est-ce que j’ai honte !
J’attrape mon croissant, comme si manger allait me donner une certaine
contenance. Quand je prends une bouchée de la viennoiserie riche en
beurre, mes papilles endormies se réveillent et j’étouffe un gémissement de
plaisir. Je n’ai pas dû si bien l’étouffer que ça, car Erwan m’observe en
souriant. Je saute sur l’occasion :
— Tu ne m’en veux pas trop ? demandé-je, la bouche pleine.
Erwan attrape une miette qui s’était accrochée à mon menton et sourit :
— Tu es pardonnée.
Le contact de ses doigts sur ma peau et sa voix grave me font frémir.
Madeleine touille sa tasse de chocolat et marmonne, comme pour elle-
même :
— Mon stratagème de rapprochement n’a pas du tout fonctionné.
— Non, ça, c’est le moins que l’on puisse dire… fait Erwan.
— Bon, tous mes espoirs de vous voir ensemble ne sont pas perdus ! fait
Madeleine en balayant l’air de la main. La vie trouve toujours un chemin.
J’ai déjà entendu cette citation mais je ne sais plus où. Je demande :
— C’est du Dalaï-Lama ?
— Non, Jeff Goldblum, alias Ian Malcolm, Jurassic Park.
Erwan et moi dévisageons Madeleine pendant une longue seconde.
Quand nous comprenons qu’elle est sérieuse, nous explosons de rire. Erwan
en recrache un morceau de tartine et la gorgée d’expresso qui se perd dans
ma narine m’arrache des larmes qui éclaboussent mes éclats de rire.
13
Rose

— En voiture ! chantonne Madeleine qui trottine vers mon véhicule.


La perspective de bientôt arriver au Mans la rend toute guillerette. Je ne
sais toujours pas pour quelle raison elle s’y rend — ni moi ni Erwan
n’avons osé lui poser la question — mais cela ne m’étonnerait pas qu’elle
rejoigne un groupe de copines pour une virée endiablée, ou mieux, un
amant qu’elle a hâte de retrouver après plusieurs semaines de séparation.
Je démarre la voiture et j’ai le cœur qui se serre à l’idée de devoir quitter
cette vieille dame dans une heure. Son franc-parler et ses excentricités vont
me manquer. Et puis, j’avoue que je ne suis pas très à l’aise à l’idée de
partager les deux cents kilomètres du Mans jusqu’à Paris en tête-à-tête avec
Erwan. Non pas que je craigne qu’il m’agresse d’une quelconque façon,
mais parce qu’il ne montre aucun signe qui trahirait qu’il m’a reconnue. Et
cela me met mal à l’aise de savoir qui il est, alors que lui ignore tout de
moi. Si tant est que l’on puisse considérer que l’on connaît quelqu’un que
l’on a côtoyé seulement lorsque l’on était enfant…
Je ne me vois pas lui avouer, après une après-midi et une nuit en sa
compagnie, que je suis la petite gamine boulotte qu’il a connue à l’école.
J’aurais dû le faire dès le début, dès que je l’ai reconnu. Maintenant, cela
ferait un peu louche de lui annoncer de but en blanc : « Eh ! Au fait, c’est
moi, Rosalie, tu t’en souviens ? » (Moue étonnée.) « L’école des
Lavandes ? » (Sourcils froncés.) « On était dans la même classe du CP au
CM2. » (Haussement d’épaules.) « Tu te rappelles, la blondinette
rigolote ? » (Yeux levés vers le ciel, à la recherche de ses souvenirs.) « Cela
ne te dit rien ? » (Signe négatif de la tête.) « Mais si, enfin ! Fais un effort ! »
(Mouvement de recul.) « Rappelle-toi ! Tu avais glissé une lettre d’amour
dans mon bureau ! » (Et à ce moment-là, il prendrait ses jambes à son cou.)
À coup sûr, il me prendrait pour une psychopathe. Ou une mythomane. Il
a certainement oublié ces années lointaines, et la fillette pour laquelle il
éprouvait des sentiments à l’époque.
D’ailleurs, pourquoi est-ce que j’attache autant d’importance à ces
souvenirs ? Parce que je crois toujours au prince charmant qui m’enverrait
ses missives enamourées portant l’odeur de son parfum ? Je secoue la tête.
Je n’ai plus onze ans. Et je pense que de nos jours, les ados échangent des
textos, des snaps et d’autres choses auxquelles je ne connais rien. Je n’ai
pas tout à fait la trentaine, pourtant je ne me classe déjà plus parmi les
jeunes, j’ai parfois l’impression d’être un dinosaure à côté d’eux. Et encore,
un dinosaure sorti de l’ère du Jurassique, même pas du Crétacé.
Je ne sais toujours pas comment je vais organiser la surprise de ma venue
à Bertrand. J’ai le nom de l’hôtel dans lequel il séjourne avec ses
collaborateurs à Paris mais je ne me vois pas me pointer en pleine réunion
de travail. Et puis, je n’en ai pas encore parlé à Erwan. Il va vraiment falloir
que je le fasse.
Alors que je m’apprête à me lancer, Madeleine monte le son de
l’autoradio.
— … qui vous présente l’horoscope.
— De quel signe êtes-vous ? chuchote la vieille dame.
Je secoue la tête.
— Tu ne vas pas me dire que tu crois à ces âneries ?
— De quel signe êtes-vous ? répète Madeleine.
— Bélier, répond Erwan à l’arrière.
Je soupire :
— Capricorne.
Je roule des yeux, je n’ai jamais cru à ses bêtises. Comme si l’on pouvait
prédire l’avenir en levant le nez vers le ciel. Et comme si les étoiles ou la
lune pouvaient bien influencer le cours de la vie d’une personne née en
juillet de manière tout à fait différente que pour une personne née un mois
plus tard.
— … ne relâchez pas vos efforts, ils pourraient payer. Scorpion…
Madeleine monte encore d’un cran ou deux le son de l’autoradio. Et vu
son air concentré, il s’agit de son propre horoscope, à n’en pas douter :
— Travail : Tout passera comme une lettre à la poste ! Amour : La bonne
humeur est là, malgré une certaine mélancolie. Vierge…
Je tends l’oreille malgré moi, c’est le signe astrologique de Bertrand.
— Travail : Faire le point sur vos relations professionnelles et
personnelles s’impose. Amour : Concernant vos envies sexuelles débridées,
rappelez-vous que nous ne sommes pas des animaux et tâchez de rester
dans l’élégance.
J’étouffe un ricanement. Bertrand, des envies sexuelles débridées ?
J’aimerais bien voir ça…
— Bélier. Travail : Votre carrière est en passe de prendre de l’essor et
votre popularité de l’envergure, un triomphe amplement mérité. Amour :
Vous n’aurez pas besoin d’artifice pour emmener votre partenaire au
septième ciel…
Par le biais du rétroviseur intérieur, je jette un œil à Erwan qui se marre
sur la banquette arrière.
— Ah ! fait Madeleine en se tournant vers lui, avec un sourire aux lèvres
et un regard malicieux. Alors, comme ça, tu es doué au pieu ?
— Actuellement je n’ai pas de partenaire qui pourrait en attester…
De partenaire ? Il n’a pas dit de « femme », de « petite copine » ou de «
petite amie ». Est-ce qu’il préfère les hommes ? C’est bête mais cette
hypothèse me déçoit un peu. Non pas que j’aie quoi que ce soit à lui
reprocher concernant ses préférences sexuelles mais parce que dans ce cas,
je suis en dehors de l’adéquation.
Bien sûr que non, je ne peux pas faire partie de l’adéquation : je suis en
couple. En couple ! Si je pouvais, je me donnerais une volée de gifles
imaginaires.
— Chut ! intime Madeleine.
Est-ce que j’ai pensé tout haut ? Je regarde, horrifiée, Erwan dans le
rétroviseur mais il a les yeux fixés sur le tableau de bord, il s’est même
légèrement penché en avant, et ne rate pas une miette du bonimenteur à la
radio :
— Aujourd’hui, coup de projecteur sur les capricornes ! Ne vous laissez
pas submerger par vos problèmes, privilégiez l’optimisme et voyez la vie en
rose.
Le clin d’œil à mon prénom dans les propos de l’astrologue m’arrache un
sourire malgré moi.
— Les planètes vous soutiennent en ce sens, laissez-les faire leur job,
elles le font très bien !
Madeleine se tourne vers moi avec un regard bienveillant. Je grimace.
Allez dire à quelqu’un en dépression, en plein deuil ou en train de lutter
contre la maladie de laisser les planètes faire leur job… Foutaises !
— Travail : Peut-être serait-il temps d’envisager une autre voie, de
nouvelles opportunités pourraient d’ailleurs s’ouvrir à vous. Amour : Vous
devez sortir de votre bulle car, à vouloir vous prémunir de déceptions, vous
pourriez passer à côté d’une belle relation. Alors, que ce soit en amour ou
au travail : osez !
Oser. Mais oser, c’est essayer, sans être sûr d’y arriver. Oser, c’est
prendre des risques. Avec peut-être pour seules finalités l’échec, la
déception et la souffrance.
— Merci, Laura. On vous retrouve demain, même heure, même endroit
pour un nouvel horoscope. Et maintenant, place à la musique avec ce titre
de 2016 déjà. Ah, ça ne nous rajeunit pas, tout ça, n’est-ce pas, Sandra ?
— Eh non, c’est vrai, Clément ! On vous laisse avec Orelsan et Gringe,
les Casseurs Flowteurs.
Madeleine baisse le son de l’autoradio en râlant :
— Ils nous ensorcellent avec leur musique !
Pourtant, les paroles me frappent de plein fouet et je remonte le son en
utilisant la commande sur le volant. Et pendant les quelques minutes que
dure la chanson, je suis absorbée par le texte, entièrement, totalement,
complètement.
Si c’était si facile, tout le monde le f’rait
Qui tu s’rais pour réussir où tous les autres ont échoué ?
Oublie tes rêves prétentieux, redescends sur terre
Ou tu n’en reviendras jamais.
14
Erwan

— Vous pourriez me passer mon portefeuille, s’il vous plaît ?


Je lève les yeux du carnet noir dans lequel j’étais en train de griffonner
quelques paroles qui me sont venues à l’esprit pendant le trajet et qui
pourraient me servir à composer ma prochaine chanson. Je reste plusieurs
secondes, hypnotisé par les reflets mordorés dans la chevelure de Rose,
penchée à la portière ouverte côté conducteur.
— Erwan ?
Ses mots atteignent enfin mes oreilles.
— Euh… Oui… Pardon… Tenez, prenez ma carte.
J’extirpe ma carte bancaire de mon portefeuille et la lui tends. Rose
soupire — ai-je déjà dit que j’adore sa moue quand elle fait ça ? Je ne sais
toujours pas quel est son travail mais si elle est maîtresse d’école ou
professeur, à la place de ses élèves, je ferais exprès de la faire soupirer, rien
que pour avoir droit à ses joues qui se gonflent et à ses yeux bleus levés
vers le ciel.
Elle repousse ma main.
— Je compte faire le plein.
— Raison de plus pour que je participe aux frais du voyage. Il est hors de
question que vous payiez seule l’essence pour faire le trajet jusqu’à
Aubagne.
Rose pose un avant-bras sur la carrosserie et ramène ses cheveux sur une
épaule de l’autre main.
— Eh, bien, je voulais justement vous dire… Je ne vais pas dans le
Sud…
— Comment ça ? demande Madeleine qui est déjà revenue de la
boutique, les bras chargés de trois paquets de biscuits. Je croyais que tu t’y
rendais ?
Rose remue le nez, à la manière de Samantha, dans la série Ma sorcière
bien-aimée. Elle ne pose les yeux ni sur Maddie ni sur moi et gratte de
l’ongle du pouce une saleté réelle ou imaginaire sur la portière.
— Eh bien, je vais y aller, mais pas tout de suite. J’ai l’intention de faire
un détour par Paris…
— Et qu’est-che que tu comptes y faire ? s’enquiert Maddie, la bouche
pleine de galettes bretonnes.
Rose remue à nouveau le nez. Est-ce un signe chez elle qu’elle ment ?
Est-ce que son nez va s’allonger comme celui de Pinocchio ?
— Je… Je voudrais faire une surprise à Bertrand, mon compagnon.
Son compagnon ? Je prends un uppercut qui m’envoie au tapis. À quoi
est-ce que je m’attendais ? À une aventure avec la jolie conductrice qui a
bien voulu me prendre en stop ? Je suis aussi naïf qu’une héroïne de
comédie romantique.
— Bertrand est à Paris cette semaine, pour le travail. Comme c’est la
Saint-Valentin demain, je voulais le rejoindre pour passer la soirée avec lui.
Nouveau coup qui me met K.O. Je ramasse mes dents et compte mes
ecchymoses. Quand je relève la tête, je tombe sur les grands yeux de Rose
qui scrutent ma réaction.
— Je peux vous emmener jusqu’à Paris, vous n’aurez pas de mal à
trouver un nouveau véhicule pour gagner le Sud.
Je ravale ma déception et mes illusions, et tente de conserver un ton
neutre :
— Bien sûr, je comprends. Il n’y a pas de problème.
Ça, c’est la partie raisonnable de mon cerveau qui parle. Alors que mon
cerveau reptilien hurle : « Ne laisse pas cette fille s’envoler, pauvre idiot ! »
(Et encore, c’est la version soft, je censure la version originale qui comporte
bien trop de grossièretés.)
Pourquoi suis-je aussi déçu ? Peut-être parce que Rose m’intrigue. Et que
j’aimerais gratter les couches de protection pour voir ce qui se cache sous sa
cuirasse. Cela n’a rien à voir avec ses yeux bleu lagon rehaussés de cils aux
allures d’ailes de papillon. Ni avec la peau diaphane de son cou que
j’aperçois à chaque fois qu’elle dégage les boucles blondes de sa nuque.
À ce moment-là, je me demande comment je vais pouvoir survivre sans
plus jamais entendre son rire. On n’échange pas son numéro de téléphone
avec un parfait inconnu ramassé sur une aire d’autoroute miteuse. Quand
bien même je réussirais à la retrouver sur les réseaux sociaux, jamais plus je
n’entendrai ses éclats de rire. Est-ce que cela fait de moi un psychopathe si
je l’enregistre avec le dictaphone sur mon téléphone ? Pas besoin de me
donner de réponse, je sais que c’est oui.
— Erwan, est-ce que vous pourriez me faire passer mon portefeuille ? Il
est dans la poche de mon manteau.
La voix de Rose me sort de ma torpeur. J’exécute mécaniquement ce
qu’elle me demande, elle attrape le portefeuille que je lui tends et elle ferme
la portière.
Le silence n’est brisé que par les bruits de mastication de Maddie sur le
siège passager, puis le bip d’un téléphone posé dans le compartiment près
du levier de vitesse. La vieille dame s’empare du smartphone et
déverrouille l’écran.
— Ah ?
Elle se tourne vers moi et me colle l’écran sous le nez. Je n’ai pas d’autre
choix que de lire le massage qui s’y affiche :
Rdv demain 19 h pour le dîner sur la Péniche étoilée.
L’émetteur est un certain Bertrand. Je fronce les sourcils. Bertrand ? Le
Bertrand de Rose ? Pourquoi envoie-t-il un message à Maddie ? Le sourire
espiègle de la vieille dame ne trompe pas.
— Comment cela se fait-il que tu connaisses le code de déverrouillage du
téléphone de Rose ?
Maddie ignore ma question et se recale dans son siège, jusqu’à l’arrivée
d’un nouveau message, ponctué par une onomatopée de la part de notre
doyenne.
— Ah !
Je t’aime.
J’ai la nausée. On dirait bien que Bertrand a pris les devants et propose à
Rose de la rejoindre pour un dîner romantique.
Pour me remonter le moral, je dresse mentalement un portrait peu
glorieux de Bertrand. Je l’imagine souffrant de calvitie et d’embonpoint.
Ah, et ajoutez à cela la mauvaise haleine. C’est à cause de son chicot noirci
qu’il a sur le devant. Et puis il a aussi un double menton. Et…
Nouveau bip.
— Oh !
Besoin de rien, envie de toi.
Là, j’ai carrément envie de vomir. Sans déconner, il sort du Peter et
Sloane à Rose ? Et ça marche ? C’est ça qui la fait rêver ? C’est ça qui la fait
vibrer ? Un mec qui lui sort des paroles réchauffées d’une chanson qui a
40 ans ?
Bip !
— Oh, oh !
Pitié, faites que Bertrand ne soit pas un adepte des sextos et qu’il n’ait
pas envoyé une photo de son pénis noyé au milieu d’une forêt de poils
noirs, drus et épais…
J’envisage la possibilité de faire l’autruche en plongeant ma tête entre le
dossier du siège avant et la banquette arrière mais je n’ai pas le temps de
mettre mes plans à exécution. Maddie plaque l’écran du téléphone si près de
mes yeux que je suis obligé de reculer pour lire le nouveau message —
Bertrand nous a bien heureusement épargné les clichés de son anatomie.
Gisèle, quand tes cheveux s’étalent, comme un soleil d’été, et que ton
oreiller ressemble aux champs de blé, que je t’aime, que je t’aime, que
je t’aime !
Outre le fait que je trouve ça ringard que Bertrand cite du Johnny
Hallyday, il y a sans doute une explication au fait qu’il nomme Rose par un
autre prénom. Même si j’avoue que Gisèle n’est pas le prénom féminin le
plus glamour qui soit. Sauf lorsqu’il s’agit d’un top model brésilien. Peut-
être est-ce un jeu entre eux ?
Bip !
— Oh, oh, oh…
Le changement de ton de Maddie attise ma curiosité. Je n’ai pas besoin
de demander quoi que ce soit à la vieille dame, elle me met sous le nez un
nouveau message.
Pendant la réunion tout à l’heure, je rêvais de t’arracher ton
chemisier.
Je fronce les sourcils. Rose porte bien un chemisier. Mais je ne vois pas
quand elle aurait pu assister à une quelconque réunion en présence de son
mari aujourd’hui.
Bip !
— Oooh, oooh…
Ne t’inquiète pas pour la cuvette des WC cassée hier pendant nos
ébats à la pause déjeuner, j’ai prétexté que j’avais essayé de changer
l’ampoule grillée des toilettes.
J’ai envie de gerber. Mais pas pour les mêmes raisons que deux minutes
auparavant.
Bip !
— Ooooooh…
L’exclamation de Maddie ne me dit rien qui vaille. Je lis pourtant le texto
suivant :
Il faut vraiment que je te prenne dans le bureau avec la vue sur la
Seine, c’est…
Je détourne les yeux. OK, c’est bon, j’ai compris, je n’ai pas besoin d’un
dessin, d’un schéma ou d’un tuto YouTube pour saisir que ce connard de
Bertrand trompe Rose. Peut-être que Maddie était déjà au courant ? C’était
peut-être de cela qu’elle parlait au petit-déjeuner ce matin, quand elle a
évoqué la fragilité et les blessures de Rose ?
— Il va falloir le lui dire, fait la vieille dame, les sourcils froncés devant
l’écran de téléphone qui reste maintenant muet.
— Dire quoi à qui ?
Elle se tourne vers moi et s’adresse à moi comme à un demeuré :
— Eh bien, à Rose, enfin ! Que son mari la fait cocue !
— Maddie, tu n’imagines tout de même pas lui annoncer quand elle
reviendra de la caisse : « Au fait, Rose, je ne sais pas si tu es au courant
mais ton mec te trompe ? »
La vieille dame plisse le front si fort que sa peau ressemble à un champ
sur lequel un agriculteur bourré aurait tracé des sillons avec sa charrue.
— Et pourquoi pas ? Tu préfères la laisser dans l’ignorance ?
— L’ignorance fait parfois moins souffrir que la vérité.
Les sourcils de Maddie disparaissent sous sa frange mauve.
— Ah, oui ? Tu en as fait l’expérience, on dirait ?
Je fais la grimace et souffle d’un ton amer :
— Cela se pourrait, en effet.
— Cela n’empêche qu’il faut lui ouvrir les yeux.
Je jette un coup d’œil par la vitre pour m’assurer que Rose est toujours à
la caisse et soupire :
— Nous ferions mieux de ne pas nous mêler de ce qui ne nous regarde
pas.
Maddie pose le smartphone sur le tableau de bord et applaudit, affichant
un air sarcastique :
— Bravo, tu aurais fait un joli collaborateur pendant la guerre !
Puis, elle place ses mains fripées devant ses lunettes et fait d’une voix
haut perchée :
— Des nazis raflent des juifs pour les emmener dans des camps de
concentration ? Ah, non, on n’a pas de ça chez nous, vous pensez bien !
La sonnerie du smartphone de Rose interrompt son imitation du
gouvernement de Vichy. Nos regards se portent sur le nom qui s’affiche sur
l’écran : Bertrand.
Maddie m’adresse un clin d’œil facétieux, je fais non de la tête, elle
attrape le téléphone, je la supplie silencieusement de ne pas répondre, mais
elle appuie sur l’icône verte et lance d’une voix mielleuse :
— Allô ?
15
Rose

Comment nous sommes-nous retrouvés au musée des 24 heures du


Mans ? Je n’ai toujours pas la réponse à cette question. En tout cas, ce n’est
pas pour assouvir mes goûts personnels. Je n’y connais rien en voitures. Les
seules que je sois capable d’identifier se comptent sur les doigts de la main :
les Deux chevaux (mon grand-père en avait une), les New Beetle bien sûr, et
les Scénic (voiture dans laquelle mes parents, mes sœurs et moi nous
entassions pour partir en vacances). Cela fait donc trois. Même pas besoin
de tous les doigts de la main, une main de lépreux ferait l’affaire. Autant
dire que j’ai aussi bien ma place dans ce musée qu’une autruche au Crazy
Horse (et encore, elle au moins, elle a des plumes pour passer inaperçue).
Je m’arrête devant un panneau lumineux qui donne une vue aérienne du
célèbre circuit des 24 heures du Mans. Dois-je avouer que je n’ai jamais
regardé cet événement à la télévision ? Ni aucune course automobile,
d’ailleurs ?
Mais pourquoi suis-je là, bon sang ?
Sans doute parce que je suis trop gentille. Ou que je suis vraiment une
sacrée poire. Ou que j’ai pris l’habitude de me faire marcher dessus par les
petites vieilles à fort tempérament. Et dire que je me suis fait la promesse
pas plus tard qu’hier matin de changer cela…
Quand Madeleine m’a demandé de faire un court arrêt dans ce musée, je
ne savais pas que cela incluait un léger détour : le musée se trouve à la
sortie du Mans alors que La maison des Ormes, la destination de la vieille
dame, est située au nord-ouest de la ville.
Elle a fini par me supplier, arguant qu’elle adore les courses automobiles,
que c’est son rêve de visiter ce musée et qu’il ne lui reste sans doute que
quelques mois à vivre. Je doute fort de son dernier argument, mais j’ai fait
comme à mon habitude : j’ai cédé, évidemment. Encore une fois.
— Visez cette Porsche 917 ! s’extasie Madeleine.
Comme réponse à l’enthousiasme de la vieille dame, je m’approche du
véhicule et tente de m’intéresser à ce qui se trouve sous mes yeux. Mais je
dois être une analphabète en termes d’automobiles. Je vois une carrosserie
avec un numéro dessus et ce qui m’attire le plus l’œil, c’est qu’elle est
sponsorisée par Martini. Je croyais pourtant qu’alcool et volant ne faisaient
pas bon ménage…
— Ça a de la gueule quand même, non ?
Je tente un sourire aussi convaincu que celui d’un accro à la viande à qui
l’on présente un pavé de tofu comme substitution à son bifteck.
— Où est la Bentley ? fait Madeleine en furetant entre les véhicules, aussi
à l’aise en ces lieux qu’un chef d’un restaurant étoilé au marché de Rungis.
Je fais quelques pas et je m’arrête devant un panneau accroché au mur
sur lequel figurent les noms des gagnants de la course. Et là, j’ai
l’impression d’être analphabète tout court car je dois déchiffrer certains des
patronymes inscrits comme un enfant de CP, en découpant les mots syllabe
par syllabe.
Erwan se poste à mes côtés, les mains croisées dans le dos. D’abord
gênée par cette promiscuité, je finis par m’y habituer, même si je me
demande bien pourquoi il a besoin de se tenir si près de moi alors que le
musée est immense et que l’affluence en ce jour ne va pas remplir les
caisses.
— Euh… Rose…
Ah, OK, il cherche à engager la conversation. C’est donc pour cette
raison qu’il est si proche de moi au point que son bras effleure le mien, au
rythme de ses balancements d’avant en arrière. Il a une envie pressante, ou
quoi ?
Il s’éclaircit la gorge :
— Hum… Je me disais… pour Paris…
— Oh, oui, je suis confuse. Comme je vous l’ai déjà dit, je suis partie du
Havre avec le Sud pour destination. Je n’avais pas pour projet premier de
faire une étape dans la capitale, je n’ai décidé ça que…
— Je pense que vous ne devriez pas aller à Paris, me coupe-t-il.
Je reste interdite un instant, puis je me tourne vers lui :
— Pardon ?
Ma voix est montée d’un ton dans les aigus.
— Eh bien, je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Erwan garde les yeux levés vers le panneau face à nous et cela me
déstabilise de ne pas pouvoir lire l’expression dans son regard. À quoi joue-
t-il ?
— Écoutez, je suis vraiment navrée de ne pas pouvoir vous mener
jusqu’à Aubagne. Ce n’est toutefois pas une raison pour mettre à mal mes
projets.
Erwan abandonne la contemplation du mur des vainqueurs et plonge son
regard dans le mien. Je risque bien de me retrouver engluée dans le miel de
ses iris, comme les pattes d’une mouche sur une tartine. Je baisse les yeux
et tombe nez à nez avec sa pomme d’Adam dont je suis le mouvement de
yo-yo hypnotique quand il déglutit et prononce ces mots :
— Ce n’est pas mon intention. Je dis simplement que surprendre son
mari qui est à Paris pour le travail n’est pas une bonne idée.
— Ah, oui ? Et pourquoi ?
Si ma voix continue à monter ainsi dans les aigus, je vais finir soprano.
La mâchoire d’Erwan se contracte imperceptiblement avant de se détendre
à nouveau.
— Parce qu’il ne s’y attend pas.
— C’est le principe d’une surprise !
J’évite de rajouter nananère de justesse.
— Êtes-vous sûre qu’il apprécie les surprises ?
Touché. Bertrand a l’imprévu en horreur. Il a un agenda et il s’y tient.
Point barre. Si une poussière vient enrayer la machine bien rodée, cela le
déstabilise et il déteste ça.
Il n’est pas question que je montre à Erwan qu’il a marqué un point,
même si mon silence qui s’éternise risque bien de lui prouver qu’il a visé
juste avec sa remarque. Alors, pour reprendre contenance, je me mets à
marcher dans l’allée des véhicules, Erwan sur mes talons.
— Vous voyez, au fond de vous, vous savez que ce n’est pas une bonne
idée.
Je continue mon chemin, les lèvres pincées.
— Les grands gestes romantiques, c’est bon dans les histoires à l’eau de
rose.
J’accélère le pas et prends un virage serré entre les files de voitures de
course.
— On n’est pas dans L’arnacœur ou dans une connerie de ce genre !
OK, la guerre est déclarée. On ne critique pas L’arnacœur. Ni aucun film
de Romain Duris d’ailleurs.
Je stoppe net. Cela surprend Erwan qui n’a pas le temps de s’arrêter et
me rentre dedans.
— Oh, pardon…
Je me campe sur mes jambes, croise les bras et tente de le toiser malgré
les quelques centimètres que j’ai en moins par rapport à lui.
— Et qu’est-ce que vous y connaissez, vous ? Môssieur est un expert en
l’amour, peut-être ?
J’avoue, j’aurais pu éviter le Môssieur. J’aurais même dû. Ça fait un peu
Obélix énervé.
Regard fuyant de la part d’Erwan. Il s’intéresse soudain à une Ferrari
vintage. Il semble que j’aie marqué un point.
— Non, je n’ai pas cette prétention.
Le tremblement que je perçois dans sa voix me donne envie de
m’excuser aussitôt. Quand il me fait face, ses pupilles voilées de tristesse
me feraient presque culpabiliser. Non, pas presque : je culpabilise à 3
000 %. Je voulais marquer un point, pour revenir à égalité, pas toucher une
corde sensible au point de lui vriller le cœur lorsqu’elle vibre. Il se reprend,
déglutit et articule :
— OK, je viendrai donc avec vous.
Je secoue la tête.
— Je n’ai pas besoin de vous pour tenir la chandelle, merci.
— Oh, quelle formidable idée ! chantonne Madeleine.
Elle a une sacrée oreille, à moins qu’elle n’ait poussé à fond le volume de
son sonotone. Elle abandonne sa contemplation d’un prototype de bolide
des années 30 un peu plus loin et nous rejoint.
— Vous n’envisagez tout de même pas un plan à trois, si ? demande la
mémé, avec un regard mi-outré mi-envieux.
Ma mâchoire aurait pu se décrocher et s’éclater sur le carrelage si elle
n’avait pas été si contractée. J’ignore la question stupide de Madeleine et
soupire :
— Erwan, ne soyez pas ridicule, vous n…
Il ne me laisse pas terminer ma phrase. Il s’approche de moi, si près que
je sens son souffle sur ma joue :
— Ce n’est pas négociable. Je viendrai avec vous à Paris.
16
Erwan

Rose ne m’adresse plus la parole depuis que nous avons quitté le musée.
Rectificatif : elle ne m’adresse plus la parole depuis que je lui ai imposé ma
présence à Paris. Elle se contente de me jeter des regards mauvais par le
biais du rétroviseur, jusqu’à ce que nous arrivions à destination.
La maison des Ormes n’est pas un lieu de villégiature comme je m’y
attendais. Nous sommes d’ailleurs très loin de l’image de la maison d’hôte
de charme que j’imaginais. Rose gare la voiture sur un parking au goudron
déformé par les racines des arbres, des ormes sans doute — même si je n’ai
aucune idée de ce à quoi cela ressemble. Dénuées de leurs feuilles, les
silhouettes squelettiques des arbres se détachent sur la grisaille du ciel. Ce
n’est pas la façade du bâtiment, grise elle aussi, qui risque d’égayer les
lieux.
Rose rabat son siège afin que je sorte de voiture. Je ne sais pas ce qui
amène Maddie ici, mais elle doit avoir une bonne raison de venir dans un
lieu si peu accueillant, contrairement à ce que son nom, La maison des
Ormes, laissait présager. Pour ma part, j’ai envie de faire demi-tour. Je
réprime un frisson et remonte le col de mon blouson pour faire barrière à
l’humidité du brouillard qui tombe et au froid de l’hiver.
J’ai l’impression de me trouver dans le remake bon marché d’un film
d’horreur médiocre. Un corbeau posé dans les frondaisons d’un arbre lance
un cri sinistre. J’essaie de ne pas prendre cet oiseau pour un mauvais
présage, même si je me sens épié sous son regard sombre. Le volatile
s’envole en poussant un croassement indigné quand Maddie ouvre sa
portière.
La vieille dame sort avec peine de la voiture, comme si elle avait pris
vingt ans depuis notre virée parmi les bolides du musée des 24 heures du
Mans. La fatigue, sans doute. Je tiens sa portière d’une main et lui tends
mon bras auquel elle s’accroche comme à une bouée de sauvetage. Elle lève
le nez vers la façade sans âme du bâtiment de deux étages devant nous. Son
visage a perdu de sa candeur et de sa joie de vivre. Je remarque pour la
première fois à quel point il est fripé par le temps qui passe. À quel point la
peau diaphane de son cou semble fine. À quel point cette femme paraît
fragile. Comme si la bise qui agite le sommet des arbres dénudés pouvait
l’emporter à tout moment.
Ses doigts se crispent imperceptiblement sur mon blouson. Comme si elle
aussi avait peur de vaciller, de s’envoler, de se faire emporter. Je baisse les
yeux sur les veines bleutées qui parcourent le dos de sa main posée sur mon
bras. Je place ma main sur la sienne et la presse doucement. Un signe
d’encouragement pour ce qui l’attend, même si j’ignore ce dont il s’agit.
Elle pose ses iris délavés dans les miens, me remercie d’un mouvement de
tête imperceptible et annonce d’une voix faible :
— Bien, allons-y.
Je tente de remplir du mieux que je peux mon rôle de bâton de vieillesse.
J’adapte mon pas au rythme de la vieille dame. Nous empruntons la rampe
pour personnes à mobilité réduite à côté de l’escalier et nous arrivons
devant l’entrée du bâtiment. Sur le côté, une plaque indique :
La maison des Ormes,
EHPAD
Après la lecture de ces mots, mes yeux croisent ceux de Rose. Ses traits
trahissent son inquiétude et ce n’est pas le bonhomme de neige bedonnant à
la bouche de travers dessiné sur la porte vitrée qui risque de dérider les
visiteurs. J’aimerais pouvoir détendre l’atmosphère, lancer une vanne qui
briserait cette chape de plomb qui s’est abattue sur nous depuis que nous
sommes sortis de la voiture mais je ne trouve rien à dire. Alors je pousse la
porte et m’efface pour laisser passer Maddie, tout en la soutenant du mieux
que je peux. Aussi bien physiquement que moralement.
Dès que je pénètre dans l’établissement, je suis assailli par des relents
âcres qui me donnent la nausée, mélanges de désinfectant, de bouffe
d’hôpital et de parfum d’ambiance bon marché. L’odeur de l’espoir qui a
pris la poudre d’escampette. L’odeur de la vieillesse quand plus rien ne va.
L’odeur de la mort qui s’approche à petits pas.
Si j’ai été tenté de faire demi-tour tout à l’heure sur le parking, j’ai
maintenant envie de prendre mes jambes à mon cou et de quitter ce mouroir
sur le champ. Des crânes dégarnis et tachés sont alignés devant la
retransmission d’un jeu télévisé. Un homme en fauteuil roulant somnole, la
tête pendant sur un côté, un filet de bave au coin des lèvres. À une table,
une jeune femme, peut-être une animatrice, essaie d’intéresser à un jeu de
société des êtres livides aux yeux perdus dans le vague.
Putain. J’ai envie de chialer et de dégueuler à la fois.
Heureusement, une vieille dame rondouillette s’approche de Maddie d’un
pas alerte pour une personne dans ce genre d’établissement et elle la salue
avec un bonheur non feint :
— Maddie ! Quel plaisir de te voir !
— Salut, Yvonne. Comment vas-tu ?
L’amie de Maddie hausse les épaules :
— Oh, aussi bien que l’on peut aller quand on sait que la faucheuse n’est
pas loin.
Elle émet un éclat de rire qui secoue ses rondeurs. Maddie quitte mon
bras pour lui infliger une tape amicale sur la main :
— Allons, ne dis pas de bêtises ! Tu es en forme.
— Ça, c’est sûr que je suis en forme…
Elle ménage un temps de suspense et ajoute :
— En forme de boule !
Nous éclatons tous les quatre de rire. Nos éclats de rire couvrent les
éructations de l’animateur aux implants capillaires peroxydés dans le poste
de télévision et ne manquent pas d’attirer l’attention d’une aide-soignante.
Dans les 25 ans, les cheveux ramenés en un chignon tenu par un crayon,
elle nous sourit et s’approche de nous dans sa blouse vert hôpital assortie à
son pantalon. J’admire l’abnégation qui pousse une jolie jeune femme
comme elle à bosser dans ce type d’établissement. Elle nous accueille avec
bienveillance :
— Maddie, bonjour ! Je vois que vous êtes bien accompagnée. Ce sont
vos petits-enfants ? demande-t-elle en se tournant vers Rose et moi.
— Non, nous sommes… des amis, fait Rose.
— Maddie est bien connue pour aimer la compagnie de jeunes personnes,
sourit l’aide-soignante.
Yvonne part dans un nouvel éclat de rire qui agite son double menton :
— Oh, Lucie, s’il vous plaît ! Ne faites pas passer Maddie pour une
cougar !
L’aide-soignante pique un fard :
— Oh, pardon ! Ce n’est absolument pas ce que je voulais dire !
Maddie balaie l’air d’un mouvement de la main :
— Pas d’inquiétude, Lucie. Il n’y a qu’elle pour avoir l’esprit si mal
placé, fait-elle en lançant un regard faussement courroucé à Yvonne.
Raymond est dans sa chambre ?
— Oui, vous pouvez aller le voir.
Nous prenons congé de l’aide-soignante et d’Yvonne et nous suivons
Maddie vers les portes d’ascenseur. La vieille dame semble avoir repris du
poil de la bête. Elle appuie sur le bouton du deuxième étage. La cabine, aux
articulations aussi rouillées que les habitants de l’EHPAD, s’ébranle dans
un grincement. La montée se fait dans le silence le plus total. Rose baisse
les yeux, Maddie fixe les portes sans les voir et moi, je regarde la peinture
qui s’écaille sur le métal.
Arrivée à l’étage, Maddie prend à droite et emprunte un long couloir. Le
son des téléviseurs allumés filtre à travers les portes closes. Le petit écran
semble le dernier loisir des habitants de l’établissement. Une porte
s’entrebâille à notre passage, je n’ai que le temps d’apercevoir un visage
rongé par les années et l’ennui avant que la porte se referme aussitôt.
Je manque de bousculer Maddie qui s’arrête enfin devant une porte. Elle
pose la main sur la poignée, stoppe son geste, ferme un instant les
paupières, prend une inspiration, étire ses lèvres en un sourire et ouvre la
porte en lançant un enthousiaste :
— Bonjour, mon chéri !
Un vieil homme assis face à la fenêtre nous tourne le dos. Il ne réagit pas
à la voix de sa femme, pas plus qu’au bruit que nous faisons quand nous
pénétrons dans la pièce. Peut-être est-il dur de la feuille ?
Rose murmure un timide « Bonjour » alors que je m’approche de lui pour
le saluer.
— Bonjour, Raymond. Erwan, enchanté de faire votre connaissance.
Je me fige. Le vieil homme fixe les silhouettes squelettiques des arbres
qui bordent le parking, les yeux vitreux. Il ne tressaille pas quand Maddie
pose sa main sur son épaule, pas plus quand elle colle un baiser sur sa joue
mal rasée. La vieille dame continue d’une voix enjouée :
— Alors, quelles sont les nouvelles depuis la dernière fois ?
Je lève la tête vers Rose dont les yeux sont noyés de larmes.
— Tu as passé un bon Noël ? J’aurais aimé pouvoir venir pour les fêtes
de fin d’année mais je n’en ai pas trouvé les moyens. Je suis vraiment
désolée, mon Raymond.
Impassible, le vieil homme continue à fixer le ciel grisâtre devant lui. Je
me trouve bête avec ma main tendue, alors je la range dans ma poche.
— Mais aujourd’hui, tu peux remercier Rose, c’est elle qui m’a amenée
depuis Le Havre. Cela a été une sacrée épopée, je peux te le dire !
Comment Maddie fait-elle pour converser comme si de rien n’était ? Pour
jouer la comédie ? Pour garder cet enthousiasme ? Pour ne pas se laisser
gagner par le désespoir ?
— Oh, mais c’est vrai que je n’ai pas fait les présentations. Voici, Rose et
le jeune homme près de toi, c’est Erwan.
Rose et moi adressons un signe de tête au vieil homme et un bonjour
étranglé.
— Nous sommes venus jusqu’ici dans la New Beetle rose. Tu la vois, là ?
Maddie pointe la voiture en contrebas sur le parking.
— Oh, et puis avant de venir, nous avons fait un petit détour par le musée
des 24 heures du Mans.
Elle sort son smartphone et le place devant les yeux sans vivacité de son
mari :
— Regarde, ça c’est la Ford qui a gagné en 68. Et ça, c’est la GT40 de
69. Tu te rappelles, cette année-là on avait vu le grand prix à la télévision ?
Elle fait défiler les clichés sur son téléphone, puis le pose sur le lit
médicalisé.
— J’aurais tellement aimé que tu voies ça.
Elle presse la main inerte de son mari posée sur la couverture élimée qui
couvre ses genoux.
— Oh, regarde ! Là, sur l’arbre ! Un écureuil !
Elle pointe du doigt le petit animal qui saute de branche en branche avant
de disparaître dans un buisson mais les pupilles de Raymond restent
immobiles.
Rose écrase une larme au coin de son œil. Quant à moi, je tente de
ravaler la boule qui s’est formée dans ma gorge et je papillonne pour
chasser la tristesse qui me pique les yeux.
Je ne sais pas ce qui m’émeut le plus. Ce vieil homme pour qui la vie
s’est arrêtée quand sa mémoire a pris la poudre d’escampette. Le courage et
la pugnacité de Maddie à faire fi de la maladie et à continuer à aimer son
mari encore là mais à moitié parti. Ou le contraste entre cette vieille dame
pleine de vie et son mari qui s’éteint à petit feu et n’est déjà plus que
l’ombre de lui-même.
17
Rose

Les questions se bousculent dans ma tête. Pourquoi Madeleine ne nous a-


t-elle rien dit pendant le trajet ? Comment fait-elle pour rendre visite à son
mari en habitant si loin ? Pourquoi d’ailleurs se trouve-t-il dans cet
établissement et pas dans un EHPAD près du Havre ?
Je traverse l’interminable couloir du deuxième étage. Murs vert pomme.
Linoléum vert tilleul au sol. Je croise un aide-soignant en blouse et pantalon
vert amande. Est-ce qu’ils engagent des architectes d’intérieur pour
concevoir la palette de couleurs de la décoration des hôpitaux ? Le vert est
censé être la couleur de l’espoir, mais ici, j’ai plutôt l’impression qu’il est la
teinte de l’espoir qui s’est fait la malle.
Je toque à la porte. Comme personne ne répond, je la pousse doucement
et passe une tête dans la chambre de Raymond. Madeleine, assise sur la
chaise en plastique qui se trouve d’ordinaire dans la salle de bain attenante,
étreint son mari, les yeux fermés. Une larme dégringole entre les sillons de
ses rides. Quand elle m’aperçoit, elle essuie sa joue de sa main déformée
par l’arthrite dans le dos de son époux. Puis elle se détache lentement de
Raymond.
Gênée d’assister à ce moment d’intimité, je m’éclaircis la gorge et
souffle :
— Erwan propose d’organiser un concert ce soir. Il voudrait voir avec
v… avec toi et avec Yvonne les chansons qui vous feraient plaisir.
Madeleine ne relève pas mon erreur de vouvoiement et acquiesce :
— C’est très gentil de sa part. J’arrive.
Elle caresse avec une tendresse infinie la joue de Raymond, puis me
rejoins dans le couloir. Je profite de notre marche jusqu’à l’ascenseur pour
lui glisser :
— Tu aurais dû m’en parler.
— Te parler de quoi ?
Je désigne d’un geste vague de la main :
— De ça. De l’EHPAD. De Raymond.
Madeleine appuie sur le bouton d’appel de l’ascenseur et hausse ses
frêles épaules :
— Est-ce que cela aurait changé quelque chose ?
Si elle m’avait expliqué qu’elle cherchait quelqu’un pour la conduire
jusqu’à l’EHPAD de son mari, bien sûr que j’aurais été moins récalcitrante
à la prendre en stop. Je tiens à ce qu’elle comprenne que je partage sa peine.
— Je suis désolée, Maddie.
— Tu n’as pas à l’être. Tu sais, Serge Reggiani a écrit dans une de ses
chansons que la vie c’est comme une dent.
Je ne la corrige pas, même si je sais que ces paroles ne sont pas de
Reggiani à la base mais de Boris Vian. Madeleine continue :
— D’abord on n’y a pas pensé, on s’est contenté de mâcher, et puis ça se
gâte soudain. Eh bien, ça s’est gâté pour nous quand Alzheimer est venu
pourrir la mémoire de Raymond en même temps que notre vie.
Nous pénétrons dans l’ascenseur et Madeleine ajoute en appuyant sur le
bouton du rez-de-chaussée :
— Cette foutue maladie a grignoté la cervelle de mon Raymond jusqu’à
ce qu’il n’en reste rien. Il y a trois ans, il a commencé à me confondre avec
sa mère. Tu ne peux pas savoir comme cela fait mal quand l’homme que tu
aimes ne te reconnaît plus. Et cela fait près de deux ans qu’il ne parle plus,
qu’il ne réagit même plus.
Elle secoue la tête :
— J’ai compris que c’était grave et que je devais agir quand je me suis
levée une nuit pour aller aux toilettes et que j’ai senti l’odeur du gaz. Il
avait laissé les boutons de la cuisinière ouverts. Craquer une allumette
aurait suffi à faire exploser notre maison. Le lendemain, j’ai appelé nos fils
pour leur faire part de l’urgence de la situation. Ils ont trouvé une place
dans cet établissement. Et ce qui ne devait être que temporaire au départ est
devenu permanent. Je ne leur en veux pas vraiment. Ils ont leur vie, mon
grand vit avec sa famille au Brésil et mon deuxième habite en Suisse. Ils ont
autre chose à faire qu’emmener leur vieille mère rendre visite au fantôme
de leur père.
Je hasarde :
— Et tes petits-enfants ?
— Ils font leurs études, parcourent le monde ou fondent leur famille.
Venir voir Mamie Dingo ou Papi Zinzin ne leur fait pas très envie, et je le
comprends.
Au moment de sortir de la cabine d’ascenseur, Madeleine se tourne vers
moi et ajoute avec un sanglot dans la voix :
— Si tu savais comme je regrette parfois de m’être levée cette nuit-là. Si
j’étais restée couchée bien sagement, si je n’avais pas senti cette odeur de
gaz, Raymond et moi, nous nous serions endormis pour l’éternité tous les
deux, blottis l’un contre l’autre, au chaud dans notre lit.
Je l’attrape par la main au moment où elle s’apprête à sortir de la cage
d’ascenseur :
— Madeleine, tu ne peux pas dire ça. La vie est un cadeau trop précieux
pour être gâché.
Elle plisse les yeux et penche la tête sur le côté.
— Ah, oui ? Parce que tu penses être une experte en carpe diem ?
Je me balance d’un pied sur l’autre et bafouille :
— Eh bien, euh… Pas vraiment…
Madeleine débite :
— Raymond a perdu la mémoire. Il a été placé dans ce mouroir à des
centaines de kilomètres de notre maison, et maintenant j’espère presque sa
fin parce que ce qu’il vit depuis quelques années ce n’est pas une vie.
Madeleine reprend son souffle :
— Tu sais, Rose, les emmerdes, c’est comme les avions de chasse, elles
se promènent toujours en escadrons. Mais comme pour les avions de
chasse, soit tu choisis de te couvrir les oreilles en attendant qu’ils passent,
soit tu fais comme si de rien n’était. Moi, j’ai choisi de continuer à vivre
malgré tout. Tu ferais bien d’en faire autant.
Sur ce, elle appuie sur le bouton d’ouverture des portes et je la regarde
s’éloigner.
Les portes de l’ascenseur se referment et s’ouvrent à nouveau quelques
secondes après sur une infirmière avec un bloc-notes à la main.
— Vous montez ?
Je fais non de la tête et je traverse la pièce commune où flottent les
relents du repas du soir servi aux habitants de l’EHPAD. J’ai goûté du bout
des lèvres à la purée de salsifis et au steak haché en bouillie, histoire d’avoir
quelque chose dans le ventre. On peut dire que le niveau des cuisines est
digne d’un tripot fermé suite au passage des services d’hygiène.
Ce n’est pourtant pas ce qui m’amène à me réfugier dans les toilettes du
rez-de-chaussée. Les mots de Madeleine m’ont remuée, une fois encore. Je
m’appuie au lavabo et ferme les yeux pour tenter de remettre de l’ordre
dans mes pensées. Que sait cette vieille dame de ma vie ? Je lève un visage
timide vers mon reflet dans le miroir. J’essaie de sourire à la jeune femme
au regard éteint et aux traits tirés qui me fait face. Depuis quand la Rose
pétillante et heureuse de vivre a-t-elle disparue ? J’ai la réponse à cette
question : il y a trois ans de cela, le 28 janvier exactement.
Je m’asperge la figure d’eau pour noyer mes larmes et chasser les
souvenirs douloureux. Je tamponne mes cernes avec une serviette en papier,
je prends une inspiration et je lance à mon reflet dans le miroir :
— Madeleine a raison : tu dois reprendre pied, tu ne peux pas rester
engluée dans le passé, il faut aller de l’avant.
Je sursaute quand quelqu’un tambourine à la porte :
— Excusez-moi ! Vous en avez pour longtemps ?
J’ouvre la porte et tombe sur un vieillard qui se tient l’entrejambe.
— Désolé de vous chasser mais la prostate n’attend pas !
Il m’adresse un sourire édenté et se précipite dans les toilettes avant de
me fermer la porte au nez.
Dans la pièce commune, deux aides-soignantes sont en train d’aligner des
chaises. Sur la minuscule estrade, Erwan s’assied sur un tabouret haut et
place sa guitare sur une cuisse. Je n’ai jamais connu un homme qui joue de
la musique et je trouve ça incroyablement sexy, la façon qu’il a d’ajuster les
cordes de sa guitare avec son air concentré. Il m’adresse un sourire quand je
passe près de lui. Un de ses sourires qui me donne des coups de chaud. Je
réponds à peine à son salut et j’accélère le pas vers la table où se trouvent
Yvonne et Madeleine.
Les deux vieilles dames prennent leur rôle très à cœur, elles discutent
vivement du choix de la programmation musicale. Je me penche par-dessus
leurs épaules et découvre sur la table la liste des chansons que Madeleine
couche sur le papier d’une écriture déliée légèrement inclinée. Yvonne pose
aussitôt un bras sur la feuille, comme un élève qui craint que l’on copie sur
lui, et se tourne vers moi :
— Ah, non, mademoiselle ! Interdiction de voir. C’est une surprise !
Allez donc passer une tenue plus convenable pour cette soirée que ce jean
immonde.
Je baisse les yeux. Qu’est-ce qui ne va pas avec mon pantalon slim ? Je
trouve qu’il me va plutôt bien et Bertrand l’apprécie parce qu’il me fait un
joli fessier.
— C’est vrai, soupire Madeleine en posant son stylo.
Elle m’attrape par le bras et m’entraîne vers la chambre double inoccupée
que Lucie, la jeune aide-soignante qui nous a accueillis à notre arrivée, nous
a proposée à Erwan et à moi pour la nuit.
— Venez, on va voir ce que vous avez de valable dans votre valise.
De valable ? Parce qu’un jean Ralph Lauren à 200 € n’est pas valable ?
18
Erwan

Maddie, en robe à fleurs, pousse le fauteuil roulant dans lequel est


installé Raymond et le place au premier rang avant de s’asseoir sur la chaise
en plastique à côté de lui. Elle a peigné ses cheveux mauves et ses lèvres
fines sont rehaussées de rouge à lèvres. Elle rajuste ses lunettes
asymétriques sur son nez et me fait coucou de la main. Yvonne, maquillée
et coiffée d’un large chapeau comme si elle allait assister à un mariage,
s’installe à ses côtés. Derrière elle, un vieux monsieur au crâne dégarni
râle :
— Je ne vais rien voir !
— Qu’est-ce que tu insinues, André ?
Le vieillard croise les bras sur sa poitrine et ronchonne :
— Tu le sais très bien.
— Oh, je vois. Ma silhouette gracile risque d’obstruer ta vue, c’est ça ?
Le vieil homme soupire en levant les yeux vers le faux plafond où un
néon grésille.
— Tu es vraiment impossible, Yvonne.
— Et toi, tu as toujours autant de tact.
Elle lui tourne le dos et André se déplace d’une chaise sur la droite.
La salle commune, transformée en salle de concert de fortune, se remplit
peu à peu. Les habitants de l’EHPAD ont exhumé de leur garde-robe les
costumes et les robes qui sentent la naphtaline et qu’ils ne portent
maintenant qu’à l’occasion d’un enterrement. Une vieille dame fait rouler
son déambulateur jusqu’au deuxième rang. Un homme en chemise et
cravate lui cède sa place avec un sourire et l’aide à s’asseoir. Un autre
vieillard en pyjama à carreaux s’avance, en s’appuyant d’une main au bras
d’une aide-soignante et en s’agrippant de l’autre à sa potence de perfusion.
J’agite mon pied à mesure que les chaises en plastique se remplissent et
que je ne vois toujours pas paraître Rose. Je guette son arrivée depuis tout à
l’heure mais elle ne se montre pas.
Lucie monte sur l’estrade à mes côtés et annonce :
— Bien, mesdames et messieurs, je vous prie de bien vouloir applaudir
chaleureusement Erwan qui a accepté de vous interpréter quelques chansons
ce soir.
Les personnes les plus valides applaudissent bruyamment. Yvonne met
même deux doigts dans sa bouche pour siffler. Pour les autres, les
applaudissements se font plus mous, voire inexistants.
— Et maintenant, place à la musique !
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? demande un vieil homme avec une voix aussi
tremblante que ses deux mains posées sur la canne calée entre ses jambes.
Yvonne se penche vers lui et lui hurle à l’oreille :
— Elle dit que ça va commencer !
Lucie me chuchote :
— Ne vous offusquez pas si certains ne vous écoutent pas.
Puis elle quitte l’estrade et les néons s’éteignent. Seul un luminaire sur
pied éclaire faiblement la partition fixée sur le présentoir face à moi. Dans
le flou derrière la partition, des cheveux blancs clairsemés, des visages
ridés, des regards voilés par la cataracte, des sourires édentés. Je n’ai jamais
joué ni chanté devant un tel public et j’ai le trac, même si l’enjeu est
seulement de les divertir le temps d’une soirée avant de regagner leur
chambre à l’odeur rance et leur lit médicalisé.
Maddie m’encourage d’un sourire. Je jette un dernier regard vers le fond
de la salle où j’espère voir apparaître Rose. Je ferme même les paupières
quelques secondes mais quand je les rouvre, l’apparition que j’attends n’a
pas eu lieu. Je prends une inspiration, puis je commence à gratter les cordes
de ma guitare.
— Aznavour, La bohème ! hurle André.
Yvonne lève les yeux au ciel puis se tourne vers l’homme qui l’accusait
de lui boucher la vue :
— C’est un concert, André, pas un blind test !
Puis elle se retourne et j’arrive à lire sans mal sur ses lèvres :
— Quelle andouille !
Si ça commence comme ça, je vais être incapable de me concentrer. Je
suis habitué à chanter dans les bars où le public ne vous calcule pas, dans
les restaurants où les gens râlent parce qu’ils ne s’entendent pas parler, dans
le métro où les passants évitent votre regard, mais pas dans un EHPAD où
les petits vieux vous coupent la parole. Je ferme les yeux et commence à
chanter :
— Je vous parle d’un temps, que les moins de vingt ans ne peuvent pas
connaître…
Au moment du refrain, je suis surpris quand plusieurs voix se joignent à
moi :
— La bohème, la bohème, ça voulait dire on est heureux.
J’ouvre les paupières et je souris à mon auditoire qui pousse la
chansonnette. Je les encourage à chanter avec moi, content de partager ce
moment avec eux. Et comme à chaque fois, j’en ai des frissons. Je ne me
lasserai jamais de la scène. Même si c’est dur. Même si c’est parfois ingrat.
L’enthousiasme des résidents me galvanise et j’embraye sur la chanson
de Léo Ferré qui tient à cœur à Maddie :
— Avec le temps, avec le temps, va, tout s’en va. On oublie le visage et
l’on oublie la voix. Le cœur, quand ça bat plus, c’est pas la peine d’aller
chercher plus loin…
Et c’est à ce moment que je la vois, adossée au chambranle de la porte,
cachée à l’abri des regards dans les ténèbres au fond de la salle. Je rate une
note. Du coin de l’œil, j’aperçois Maddie qui suit mon regard et se retourne.
Elle a une moue appréciative quand elle découvre Rose. La jeune femme a
troqué son jean et son chemisier pour une longue robe noire au décolleté
carré et elle a relevé ses cheveux en un chignon flou.
Elle surprend mes yeux posés sur elle et avance timidement. Lucie, restée
en retrait près d’un papi somnolent, se saisit d’une chaise inoccupée au
dernier rang et la place à côté de Maddie. Rose s’y assied et m’adresse un
regard crispé.
Je termine Avec le temps en remplaçant parfois le texte par des paroles
approximatives. Maddie, au lieu de s’offusquer, sourit de mon trouble et me
fait un clin d’œil. J’arrive aux derniers mots de la chanson avec la gorge
aussi sèche que celle d’un aventurier perdu dans le désert de Gobi. Je
prends une gorgée de la bouteille d’eau posée au pied de mon tabouret en
tentant d’éviter de regarder le décolleté de Rose qui, de près et légèrement
en contrebas, pourrait me faire tourner la tête.
— Erwan, tu peux faire celle que je t’ai demandée, s’il te plaît ? réclame
Yvonne.
Je fais oui de la tête et je tourne les pages devant moi jusqu’à trouver la
partition que je cherche. Mes mains tremblent presque autant que celles du
vieil homme à la canne. Je serre les poings pour contrôler les tremblements
de mes doigts, puis je les pose sur les cordes de ma guitare.
Dès les premières notes, je sens un frisson parcourir mon auditoire et les
yeux de ceux qui sont encore sensibles à ce qui se passe autour d’eux
commencent à briller d’émotion.
— On peut vivre sans richesse, presque sans le sou. Des seigneurs et des
princesses, y’en a plus beaucoup. Mais vivre sans tendresse, on ne le
pourrait pas…
Le public reprend avec des trémolos dans la voix :
— Non, non, non, non, on ne le pourrait pas.
Maddie, les yeux embués, serre la main de Raymond dans la sienne.
L’homme qui a cédé sa place tout à l’heure à la femme en déambulateur
passe un bras sur le dossier dans son dos. André s’avance sur sa chaise,
glisse une main sur l’épaule d’Yvonne et elle appuie sa joue dessus. Et le
vieil homme somnolent pose sa tête sur l’épaule de Lucie.
— Dans votre immense sagesse, immense ferveur, faites donc pleuvoir
sans cesse au fond de nos cœurs des torrents de tendresse pour que règne
l’amour, règne l’amour, jusqu’à la fin des jours.
L’ambiance est lourde lorsque je gratte les dernières notes de la chanson
de Bourvil. J’ai moi-même la gorge nouée. Difficile d’enchaîner quand les
cœurs ont vibré à l’unisson.
Yvonne se lève, chasse un grain d’émotion au coin de sa paupière et
lance :
— Bravo, Erwan, c’était magnifique !
Elle commence à battre des mains, les aides-soignantes et la plupart des
résidents se joignent à ses applaudissements.
— Bien ! À mon tour, maintenant.
Comment ça ? Ce n’était pas prévu du tout !
Yvonne monte sur scène. Je recule mon tabouret autant que je peux pour
lui faire de la place et déplace le présentoir des partitions. Je me penche
vers son oreille alors qu’elle fait ses vocalises :
— Qu’est-ce que vous comptez chanter ? Je ne sais pas si je vais être
capable de vous accompagner à la guitare.
Elle me bouscule et manque de me faire tomber de la scène quand elle se
tourne vers moi :
— Mon bichon, c’est gentil, mais vous avez déjà beaucoup fait. Profitez
donc vous aussi de la soirée.
Elle m’invite à descendre de scène — ou disons-le carrément, elle me
chasse d’un geste de la main comme un moucheron indésirable sur un
quartier de pomme. J’abandonne ma guitare au pied du tabouret et
m’installe sur la chaise occupée par Yvonne il y a une minute à peine.
Dès que la vieille dame au chapeau ouvre la bouche, elle fait taire les
protestations du public :
— Je l’ai trouvée devant ma porte un soir que je rentrais chez moi,
partout elle me fait escorte.
Je suis subjugué par sa voix mélodieuse. Et pourtant, interpréter La
solitude de Barbara n’est pas facile.
— Je n’ai pas le goût du malheur. Va-t’en voir ailleurs si j’y suis.
Yvonne incarne le texte à la perfection. Peut-être parce que la solitude à
laquelle elle s’adresse et qu’elle essaie de chasser, elle ne la connaît que
trop bien entre les quatre murs de l’EHPAD.
— Je veux encore rouler des hanches. Je veux me saouler de printemps.
Je veux m’en payer des nuits blanches.
Elle se met à onduler ses formes généreuses sur la scène et jette son
chapeau en direction du public. Je me baisse de justesse et c’est André qui
l’attrape au vol, pas peu fier de son exploit.
— Elle est revenue, elle est là, la solitude, la solitude…
Yvonne souffle les dernières paroles, la tête baissée, les yeux clos. Après
les quelques secondes de silence qui suivent la fin de la chanson, des
tonnerres d’applaudissements agitent la salle commune. Même le vieillard
endormi sur l’épaule de Lucie relève la tête.
Toujours debout en train d’applaudir, j’encourage Yvonne :
— Une autre ! Une autre ! Une autre !
Je suis vite rejoint par Maddie, par Rose et par d’autres. Yvonne s’évente
avec une partition et joue les fausses modestes :
— Ce n’était pas grand-chose. Vous en voulez une autre ?
Nous acquiesçons vivement. Elle roule des yeux et répète, plus fort cette
fois-ci :
— Je n’ai pas bien entendu… Vous en voulez une autre ?
— Ouiiiii !
Elle remet en place une mèche de sa mise en plis sous son chapeau et
annonce :
— Je souhaiterais rendre hommage à une personne parmi nous…
André se redresse et bombe le torse.
— Une personne sans qui Maddie ne serait pas là, et sans qui Erwan ne
serait pas là non plus…
André se dégonfle comme un soufflé à la sortie du four.
— Je veux bien sûr parler de… Rose !
Elle désigne la jeune femme au premier rang qui tourne la tête en tous
sens, comme si elle cherchait une issue de secours par laquelle s’enfuir.
Yvonne ferme les yeux pour se concentrer et commence :
— Quand il la prend dans ses bras, qu’il lui parle tout bas, elle voit la
vie en rose.
Tiens, pourquoi a-t-elle modifié les paroles et ne chante-t-elle pas à la
première personne ?
Yvonne tend sa main, paume ouverte, vers Rose qui pique un fard.
— Il lui dit des mots d’amour, des mots de tous les jours, et ça lui fait
quelque chose.
La chanteuse du soir me regarde à présent avec insistance.
— C’est lui pour elle, elle pour lui dans la vie.
La paume de la main tournée vers le plafond, elle désigne Rose et moi à
tour de rôle.
Qu’est-ce que c’est que ce traquenard ?
Maddie se lève et prend ma main, puis elle me force à me mettre debout
à mon tour et à inviter Rose à danser. La jeune femme refuse
vigoureusement de la tête :
— Rose, rappelle-toi ce que je t’ai dit tout à l’heure dans l’ascenseur ! la
tance la vieille dame.
Qu’est-ce que Maddie a bien pu lui dire ?
Je n’en sais rien mais Rose attrape ma main et se lève de mauvaise grâce.
Je me sens mal à l’aise. Il n’est pas question que je force une femme qui
n’en a pas envie à danser avec moi, qui plus est un slow, le genre de danse
qui contraint au rapprochement physique.
Maddie lève les yeux au ciel :
— Ah, les jeunes, de nos jours… Il faut tout leur dire…
Elle nous rapproche l’un de l’autre et mon menton heurte le nez de Rose.
— Désolé.
Je m’écarterai bien mais la poigne ferme de Maddie m’en empêche et je
reçois un coup dans le mollet.
— Dansez donc ! fait le vieil homme à la canne. Dansez pour nous qui ne
le pouvons plus.
Rose et moi abdiquons sous la pression de tous ces petits vieux. Les
mains sur sa taille, le tissu satiné de sa robe glisse sous mes doigts. Son
souffle chaud dans mon cou me fait frissonner, autant que ses mains qui se
posent sur mon torse. Nous esquissons quelques pas de danse maladroits.
Maddie attrape le fauteuil de Raymond et l’entraîne dans une valse.
D’autres couples se forment peu à peu et je commence à me détendre
seulement lorsque sonnent les dernières paroles.
— Son cœur qui baaaaaaat !
Rose se détache lentement de moi quand arrivent les notes finales. Je
voudrais la ramener avec douceur contre moi. Je voudrais continuer à
m’enivrer de son parfum vanillé. Je voudrais continuer à sentir ses longs
cils chatouiller la peau de mon cou. Je voudrais la supplier de me laisser
une chance, de nous laisser une chance. Au lieu de cela, je murmure à son
oreille :
— Merci.
Et je fuis comme un lâche. Je remonte sur scène et j’attrape ma guitare.
Je prends quelques secondes afin d’accorder inutilement une ou deux
cordes, simplement pour mettre à distance les sentiments que je sens naître
en moi, pour les oublier et les étouffer avant qu’ils ne me consument.
— Terminées ces musiques déprimantes ! clôt Yvonne qui n’a pas lâché
le micro.
Elle me chuchote un titre de Beyoncé dont je trouve la partition sur mon
téléphone et elle lance :
— On va mettre le feu !
Sur ce, elle se met à twerker* sur scène, provoquant des réactions
diverses sur les spectateurs : certains pensionnaires de l’EHPAD affichent
des mines scandalisées alors que d’autres éclatent de rire. Secoué par les
soubresauts de mon hilarité, je commets quelques fausses notes. Quant à
André, il observe s’agiter le popotin rebondi d’Yvonne, tout sourire.
14 FÉVRIER

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,


Les souvenirs et les regrets aussi,
Et le vent du nord les emporte,
Dans la nuit froide de l’oubli.

Jacques Prévert,
Les feuilles mortes
19
Rose

Le bruit d’une porte qui claque dans le couloir me tire d’un mauvais rêve.
Je n’ai trouvé le sommeil que tard dans la nuit. Sans doute parce que la
literie de l’EHPAD est loin d’offrir le même confort que le matelas à
mémoire de forme qui occupe notre chambre à coucher à Bertrand et moi à
Sainte-Adresse. Ou peut-être parce que la danse que j’ai partagée avec
Erwan me hante encore.
Un coup d’œil au lit à côté du mien m’indique qu’il est déjà sorti. Tant
mieux, je n’aurai pas à trouver un stratagème pour lui épargner la vue de
mes yeux bouffis et de mes cheveux en pétard. Je n’ai pas besoin de me
sentir gênée lorsque je rejoins la salle de bain attenante à la chambre. Le
néon au-dessus du lavabo hésite quelques secondes avant de s’allumer
enfin. La lumière me confère un teint blafard et ces sanitaires lugubres ne
me donnent pas envie de m’attarder. Après une toilette vite faite, je me
maquille légèrement, puis je mets de l’ordre dans ma valise.
Je plie mes vêtements de la veille, referme ma trousse de toilette et
débranche mon smartphone que j’ai mis à charger pour la nuit. C’est au
moment où je range mon téléphone que mon sac à main me paraît bien vide.
J’ai pourtant mon portefeuille, mon trousseau de clés, mon…
Oh ! Mon ! Dieu !
Je comprends ce qu’il me manque. Mon cœur se met à battre la chamade.
C’est impossible, elle n’a pas pu disparaître. Je renverse le contenu de mon
sac sur le sol en linoléum de la chambre. Même si je sais que c’est inutile.
Parce que ce que je cherche est bien trop gros pour que je ne le trouve pas
au premier coup d’œil dans mon sac à main.
Je dois me rendre à l’évidence. Elle n’est pas là. Elle n’est plus là.
Je me relève, en m’appuyant au mur d’une main. J’ai la tête qui tourne,
des étoiles dansent devant mes yeux comme si un filtre à paillettes se
superposait à ma vue de la chambre. J’ai l’impression que je vais tomber
dans les pommes. Je m’assieds au bord du lit et, les yeux fermés, je tente de
reprendre mes esprits. Quand je rouvre les paupières, mon regard tombe sur
le contenu de mon sac à main répandu sur le sol. L’absence de mon bien le
plus précieux me saute aux yeux. Je refrène une montée de larmes.
Je n’ai pas pu la perdre. C’est impossible. Elle ne quitte jamais mon sac.
Jamais.
Cela signifie donc que quelqu’un me l’a prise. Comment est-ce possible ?
Qui ? Pourquoi ?
Serait-ce Erwan qui l’aurait subtilisée pendant mon sommeil ? Je ne vois
personne d’autre qui aurait pu avoir accès à notre chambre pendant la nuit.
Et s’il l’a ouverte ? Et s’il a vu ce qu’il y a à l’intérieur ? Que va-t-il
s’imaginer ?
Des coups discrets frappés à la porte me font sursauter.
— Rose ?
C’est la voix d’Erwan derrière la porte. Pourvu qu’il n’ouvre pas… Je
retiens mon souffle.
— Oui ?
— Le petit déjeuner va être servi.
J’hésite un instant à lui faire passer un interrogatoire mais je dois me
raisonner. Ce n’est ni le lieu ni le moment.
— Vous souhaitez un thé ou un café ?
Je place une main sur ma poitrine pour tenter d’apaiser les battements de
mon cœur.
— Un thé, s’il vous plaît.
J’entends ses pas s’éloigner dans le couloir. Je me dépêche de fourrer ce
que j’ai vidé à nouveau dans mon sac. Puis, je sors de la chambre, des
étoiles valsant toujours devant mes yeux. Je rejoins la salle commune, un
sourire forcé aux lèvres, et m’assieds à la table où m’attendent Madeleine,
Erwan et Yvonne.
— Rose, tout va bien ? s’inquiète Erwan.
Le salaud. Il joue sacrément bien la comédie.
J’acquiesce d’un hochement de la tête et porte la tasse de thé à mes
lèvres. Un thé vert à la menthe bas de gamme. Tout juste chaud.
— Mangez donc quelque chose, vous êtes pâle à faire peur.
Je ne remercie pas Yvonne pour son compliment. Je me contente d’ouvrir
le sachet en plastique qu’elle me tend et de mâcher le biscuit.
Heureusement, la galette est aussi dure et sèche qu’un pavé de bois, ce qui
justifie mon silence.
Erwan me fixe, les sourcils froncés par l’inquiétude. Yvonne aussi
m’observe, d’un air préoccupé. Seule Madeleine évite mon regard. Elle,
d’ordinaire si volubile, reste silencieuse. Elle verse un nuage de lait dans
son café et le remue consciencieusement. Puis, elle ajoute un morceau de
sucre dans sa tasse, en évitant toujours soigneusement de croiser mon
regard. Et le bruit de sa petite cuillère qui racle le fond de sa tasse
accompagne notre petit déjeuner.
Le soin qu’elle emploie à ne pas lever les yeux vers moi. Son attitude
fuyante. Son silence inhabituel. C’est bon, j’ai compris. C’est elle la
voleuse.
Je ne vais pas la confondre maintenant. D’une part, parce que je ne
souhaite pas la mettre mal à l’aise devant Erwan et Yvonne. D’autre part,
parce que je n’ai pas envie d’étaler ma vie privée devant eux.
Je ronge mon frein en attendant le moment propice pour m’entretenir en
tête-à-tête avec Madeleine. Je compte profiter de la montée en ascenseur
pour la mettre au pied du mur, mais une infirmière entre juste au moment où
les portes de la cabine se referment sur nous. Je suis sur le point d’aborder
le sujet dans la chambre de Raymond lorsqu’une aide-soignante fait son
apparition. J’essaie de la coincer devant la porte de l’EHPAD mais Erwan
nous rejoint alors que je m’apprête à ouvrir la bouche.
Bref, quand l’heure des au revoir a sonné, l’ongle de mon pouce droit a
perdu trois millimètres à force de le ronger mais je n’ai pas réussi à
m’entretenir avec Madeleine. Il n’est pourtant pas question que je quitte cet
endroit sans avoir récupéré ce qui m’appartient.
Erwan et moi nous tenons debout devant les portes de l’EHPAD, ma
valise, sa guitare et son sac à dos à nos pieds. À mon épaule, mon sac à
main est anormalement léger. Mon cerveau fonctionne à plein régime pour
trouver un moyen d’acculer Madeleine.
— C’est donc vous, mademoiselle Rose, qui allez ramener Maddie chez
elle dans quelques jours ? demande Lucie, l’aide-soignante.
Je lui rétorquerais bien que cette vieille folle n’a qu’à aller se faire voir.
Au lieu de cela, la bienséance m’oblige à répondre avec un sourire forcé :
— Bien sûr. Elle n’aura qu’à m’appeler.
Je griffonne mon numéro de téléphone sur le calepin dans mon sac,
déchire la page et la tends à Madeleine. J’essaie de l’interroger des yeux,
mais ce n’est pas aisé de demander avec un simple regard : Qu’as-tu fait de
ce qui m’appartient, bon sang ? Et quand vas-tu me le rendre ? Est-ce
qu’au moins tu as l’intention de…
— Attends, donne-moi ton numéro.
Erwan interrompt mon interrogatoire silencieux. Il sort son téléphone et
tape le numéro que lui dicte la vieille dame.
— Je te fais sonner. Comme ça, tu auras le mien. Tu pourras nous joindre
quand tu le souhaites et nous aussi, nous pourrons prendre de tes nouvelles.
Madeleine attrape le bout de papier que je lui tends toujours et le range
dans une poche de son énorme sac en cuir :
— Merci, vous avez rendu ce voyage inoubliable.
Elle enlace Erwan qui lui tapote le dos :
— Pour nous aussi, Maddie, ces quelques jours en ta compagnie resteront
gravés dans notre mémoire. Mais ne t’en fais pas, nous nous reverrons.
Il s’écarte d’elle et lui fait un clin d’œil.
Je suis tellement stressée que j’en ai des vertiges. Vite, je dois trouver une
solution !
Madeleine rajuste sa veste en tweed et s’avance vers moi. Elle me serre
dans ses bras :
— Merci, Rose, mille fois merci.
Mon regard se brouille. À cause des vertiges. À cause de ce bien précieux
qui ne semble pas vouloir réapparaître. À cause de ces au revoir qui me
remuent davantage que j’aurais pensé.
Madeleine profite de nos embrassades pour placer ses lèvres tout près de
mon oreille :
— Tiens, tu en as plus besoin que moi.
Je sens qu’elle glisse quelque chose entre nous. Je reconnais le métal
froid sous mes doigts.
— Tu as réussi à me couper l’appétit.
Un éclat de rire étouffé s’échappe de ma bouche. Je frôle la main ridée de
Madeleine quand elle fourre la boîte en forme de cœur dans mon sac. La
vieille dame me presse contre elle un peu plus fort et me chuchote :
— Parfois, il faut accepter de laisser en paix ceux qui sont partis pour
pouvoir aller de l’avant.
Je respire le parfum à l’odeur de lavande de Madeleine une dernière fois,
comme pour me donner du courage et m’imprégner de ses mots. Quand je
me détache d’elle, je pleure pour de bon. Les yeux brillants, Madeleine
attrape de l’index une grosse larme qui roule sur ma joue.
— Allons, garde ton chagrin pour les moments vraiment importants.
Nous ne devrions verser des larmes que lorsque le désespoir et la douleur
ont vaincu.
Maddie m’adresse un clin d’œil humide et ses lèvres fanées s’étirent en
un sourire que je connais bien maintenant :
— Le passé, c’est douloureux. Mais à mon sens, on peut soit le fuir,
soit… tout en apprendre !
— C’est de vous ? demandé-je en reniflant.
— Non, c’est ce que Rafiki dit à Simba.
Elle attrape une canne abandonnée contre la façade de l’EHPAD et me
donne un coup sur la tête.
— Aïe ! Mais ça fait mal !
Je me frotte le crâne en me demandant quelle mouche l’a piquée.
— Désolée, s’excuse Maddie avec un grand sourire, mais c’était juste
pour parfaire la ressemblance avec le dessin animé.
C’est vrai que cette mamie est aussi attachante et cinglée que le babouin
du Roi lion !
20
Rose

Le silence est lourd dans la voiture. Je reste encore troublée par les
derniers mots que Madeleine m’a adressés : Il faut accepter de laisser en
paix ceux qui sont partis pour pouvoir aller de l’avant.
Que sait-elle ? Comment a-t-elle eu ces informations ? Après tout, peut-
être que la psychose me gagne. La vieille dame m’a dit ça comme elle
m’aurait dit de prendre soin de moi et de profiter de la vie parce qu’elle est
trop courte. Des banalités que l’on se sent obligé de partager.
Erwan et moi n’avons presque pas échangé de mots depuis notre départ
de l’EHPAD. Maintenant que la volubile Madeleine n’est plus là, Erwan a
pris sa place sur le siège passager. Et ce rapprochement me met mal à l’aise.
Bien plus mal à l’aise que lors de notre slow de la veille. Je me tiens le plus
possible contre ma portière. Autant que la conduite me le permet. De peur
de frôler sa main quand je passe une vitesse. De peur d’être incapable de ne
pas me pencher vers lui pour respirer son parfum musqué. De peur de me
brûler les ailes, tout simplement.
Il n’est pas encore 11 heures du matin lorsque nous entrons dans Paris.
J’ai prévu de ne rejoindre Bertrand que ce soir. Je ne sais pas comment nous
allons occuper ces longues heures, Erwan et moi…
Mon compagnon de route se racle la gorge et lance, alors que nous
attendons à un feu rouge :
— Il y a quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps et avec qui
j’aimerais passer un moment.
Quelqu’un ? Qui ? Je me mords la lèvre inférieure, je n’ai aucune raison
de me montrer intrusive, et encore moins jalouse.
— Si cela ne vous dérange pas…
Au feu vert, je passe la première et démarre :
— Pas du tout.
Il consulte son téléphone et demande :
— Vous pourriez me déposer ?
Le déposer ? Cela veut dire qu’il ne souhaite pas ma présence à ce
rendez-vous. Très bien, je n’ai aucune raison de me montrer vexée, et
encore moins blessée.
— Bien sûr.
Erwan rentre une adresse située dans le centre-ville de Paris sur le GPS
de la voiture.
— À la prochaine intersection, tournez à droite.
Si le silence était pesant jusque-là, il est maintenant épais comme de la
mélasse. Je me concentre sur la voix du GPS qui me guide, cette voix aussi
calme qu’agaçante.
— Vous êtes arrivé à destination.
Fébrile, je m’y reprends à trois fois avant de réussir mon créneau. Erwan
va régler à l’horodateur et revient vers la voiture. Il ouvre sa portière,
attrape son sac à dos, et comme je ne bouge pas, il me demande :
— Vous ne sortez pas ?
J’évite son regard et je bafouille :
— Eh bien… euh… Je ne sais pas si ma présence est souhaitée. Je ne
veux pas…
Il pose une main sur mon bras.
— Rose.
Je tourne la tête vers lui.
— Bien sûr que votre présence est souhaitée.
Il contourne le véhicule, ouvre ma portière et me tend la main. Je lui
souris faiblement, j’attrape mon sac sur la banquette arrière et j’accepte sa
main tendue.
— Vous serez toujours la bienvenue dans ma vie.
Oh, non. Pas ça. Pas ce sourire à griller les ailes du pauvre papillon que
je suis. Pas ce regard couleur miel dans lequel je m’englue aussitôt.
Et d’abord, qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Vous serez toujours la
bienvenue dans ma vie. Il faudrait qu’ils arrêtent tous de parler par
énigmes…
Nous faisons une cinquantaine de mètres et nous nous arrêtons face à un
bâtiment à la porte peinte en rouge. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont
grillagées. Un panneau bleu blanc rouge avec la mention Liberté, égalité,
fraternité orne la façade en pierre. Où sommes-nous ? Devant un centre
pénitentiaire ?
Des badauds attendent sur le trottoir près de nous. Une femme avec un
bébé dans une écharpe de portage bariolée. Un couple avec une poussette.
Un homme en costume qui consulte sa montre pour la troisième fois en
moins de cinq minutes.
Le téléphone d’Erwan se met à sonner dans sa poche. Il décroche
aussitôt. Je n’entends pas son interlocuteur.
— Oui… Je suis devant… Oui, je l’emmène manger un bout et je la
ramène après… Ne t’inquiète pas… Moi aussi…
Il raccroche au moment où une sonnerie assourdie en provenance du
bâtiment se fait entendre. Quelques minutes plus tard, les battants de la
porte rouge s’ouvrent en grand et laissent s’échapper une nuée de mômes.
L’homme à la montre rejoint sa voiture garée en double file en tirant
derrière lui un garçonnet de sept ou huit ans. La femme à l’écharpe
accueille dans ses bras deux fillettes qui pourraient passer pour des jumelles
si vingt centimètres ne les séparaient pas. Le père lâche la poussette et
soulève au-dessus de sa tête un garçon qui rit aux éclats alors que la maman
se baisse pour embrasser une petite fille qui a la même chevelure brune et
bouclée qu’elle.
— Papa !
Une fillette de six ou sept ans se jette dans les bras d’Erwan avant que
j’aie le temps d’apercevoir son visage.
Papa ?
— Ma chérie !
Erwan s’accroupit pour se mettre à la hauteur de sa fille. Un immense
sourire mange le visage de la fillette qui rayonne de bonheur.
— C’est trop bien que tu sois venu. Maman m’avait pas dit que c’est toi
qui venais me chercher aujourd’hui.
— C’est parce que c’est une surprise.
Erwan lui prend la main et lui dit :
— Il faut que je te présente quelqu’un. Emma, voici Rose.
La fillette lève le nez vers moi. Elle a hérité des yeux de son père. Elle
plisse le front et me demande, faisant apparaître une incisive manquante :
— T’es l’amoureuse de Papa ?
— Oh ! Non. Pas du tout !
Il ne manquerait plus que cette petite croie que je suis là pour lui voler
son père ! Emma baisse la tête et secoue ses couettes brunes.
— Dommage.
Son ton déçu ne m’échappe pas. À Erwan non plus. Il essaie de l’égayer :
— Aujourd’hui, on va manger des tacos !
La fillette oublie aussitôt sa déception et s’écrie :
— Trop bien ! T’es le meilleur des papas de la Terre entière !
Puis elle attrape la main de son père et l’entraîne sur le trottoir.
Pendant le trajet, je me tiens légèrement en retrait, laissant le père et la
fille goûter leurs retrouvailles. Ces deux-là ne semblent pas se voir très
souvent, pourtant leur complicité transpire dans leurs éclats de rire et les
regards qu’ils échangent. Erwan joue les majordomes. Il tient la porte du
restaurant et fait une révérence pour inviter Emma à entrer :
— Mademoiselle, bienvenue. Comme vous le savez, les tacos…
— … c’est la vie ! finit Emma en éclatant de rire avant de pénétrer dans
l’établissement.
Erwan se redresse lorsque je me présente devant lui et me tend le bras :
— Si vous voulez bien vous donner la peine, mademoiselle…
Son sourire se fane sur ses lèvres.
— Ou devrais-je dire madame, peut-être ? fait-il en haussant un sourcil
interrogateur.
Sa bouille craquante pardonne sa curiosité. J’envisage même un instant
de répondre à son invitation et de me pendre à son bras, lorsque mes yeux
tombent sur Emma qui nous observe. Je pique un fard, baisse la tête et
passe devant lui en prenant soin de ne pas le frôler :
— Non, mademoiselle…
Nous nous installons sur une banquette. Le dessous de table en papier
sert de carte. Dois-je avouer que je n’ai jamais mangé de tacos ? Alors que
je suis perdue au milieu de la liste infinie des viandes, accompagnements et
sauces possibles, Emma se met à déchiffrer le menu, en détachant les
syllabes de chaque mot :
— Pou-let, poulet ! Di… Din-de, dinde ! Bo-euf ? Bœuf ! Nu-gue-jet…
Elle fronce le nez et répète à voix basse :
— Nu-gue-jets…
Je m’apprête à lui souffler la réponse à l’oreille lorsqu’elle s’écrie :
— Nuggets !
Elle s’attelle ensuite à décoder les accompagnements :
— Po, poi-vr-ons, poivrons ! To-ma-tes, tomates ! Fri-tes, frites !
Une serveuse, la cinquantaine passée, nous apporte une carafe d’eau alors
qu’Emma n’a pas encore lu la liste des différentes sauces.
— Vous avez fait votre choix ?
Erwan et Emma annoncent leur commande. Ils connaissent la carte par
cœur, à n’en pas douter. La serveuse relève du poignet une mèche de
cheveux sur son front et se tourne vers moi :
— Et pour la maman ?
La maman. Ce mot me donne un électrochoc. Je déglutis avec difficulté
et la paume de mes mains devient moite sur le tissu de mon pantalon.
Erwan, sentant mon malaise, tente de me venir en aide :
— Euh, ce n’est pas la maman…
La serveuse hausse les épaules et souffle :
— Ah ! La famille de nos jours, c’est compliqué…
Elle se met à mâchouiller son chewing-gum et me demande en levant les
sourcils :
— Et donc, que prendra… la dame ?
La dame ? J’ai l’impression d’avoir pris vingt ans.
— Euh, je prendrai… un taco végétarien, s’il vous plaît.
Elle griffonne la commande sur son calepin et s’éloigne en faisant éclater
une bulle de chewing-gum.
— Alors, Rose, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
Ce n’est pas Erwan qui m’interroge, non, c’est sa fille, du haut de ses six
ou sept ans.
— Je suis architecte d’intérieur. Je propose à mes clients de redécorer
leur maison.
Emma fait la moue :
— Ils ont besoin de quelqu’un pour ne pas se perdre à Ikea ?
J’éclate de rire alors qu’Erwan la rabroue gentiment :
— Emma, voyons, c’est un vrai métier.
La fillette ignore son père et continue :
— Et c’est le métier que tu voulais faire ?
Je suis toujours épatée par les questions sans ambages des enfants. C’est
direct, sans fioritures. Je me mets à me dandiner sur la banquette, face à
Erwan et à Emma. Son père semble aussi impatient qu’elle d’entendre ma
réponse :
— Eh bien, avant, j’étais décoratrice-étalagiste.
Je devance la grimace de la fille et de son père en expliquant :
— J’agençais les vitrines des magasins, je les décorais, je créais des
mises en scène pour donner envie aux clients d’entrer dans la boutique. Au
printemps, j’égayais les devantures avec des éléments floraux alors qu’à
Noël, je faisais la part belle aux jouets animés et aux sapins poudrés de
blancs.
— Et pourquoi as-tu arrêté si cela te plaisait ?
C’est un comble de devoir nous retrouver en présence de sa fillette pour
qu’Erwan s’intéresse à moi, qu’il s’enquière de mon travail et passe au
tutoiement, alors que nous avons parcouru ce matin des centaines de
kilomètres sans échanger un mot.
Je m’applique à plier en angle droit un coin du dessous de table, avant de
répondre :
— Parce que Bertrand trouve que travailler pour des bourgeois fortunés
en manque d’inspiration est plus lucratif que de redécorer les vitrines de
petites boutiques sans envergure.
Je lève un œil timide pour observer la réaction d’Erwan. Il me semble
apercevoir sa mâchoire se contracter imperceptiblement mais déjà Emma
demande en se tournant vers son père :
— Qu’est-ce que ça veut dire lucratif ?
— Cela veut dire que cela rapporte plus d’argent.
La fillette reste silencieuse un moment, s’amusant à faire glisser le fond
de son verre vide sur le dessous de table, puis ajoute :
— Donc, toi, papa, on peut dire que ton travail de chanteur n’est pas très
lucratif.
Erwan rigole :
— Exactement !
Emma lève les yeux vers le sombrero accroché au mur, les lèvres
pincées, semblant réfléchir :
— Est-ce qu’il vaut mieux avoir un métier qui rapporte plein d’argent ou
un métier qu’on aime ?
Son père et moi éclatons de rire. Erwan dépose un baiser sur la tête de sa
fille :
— Il faudra penser à proposer ta question au prochain bac de philo.
21
Erwan

— À bientôt, Papa ! Au revoir, Rose !


Emma nous adresse un signe de la main, puis se retourne. Mon cœur se
sert quand elle disparaît au milieu du flot des élèves qui rentrent à l’école à
13 h 20. J’attends que les portes rouges se referment. Je fourre les mains
dans mes poches et je me mets à marcher sur le trottoir, Rose à mes côtés.
Je voudrais pouvoir la remercier de m’avoir permis de passer ce moment
inattendu avec ma fille mais ma gorge nouée m’en empêche. Ce n’est
qu’une fois dans la voiture que je parviens à articuler :
— Merci.
Rose place une paume délicate sur mon avant-bras.
— Tu n’as pas à me remercier.
Je note son passage au tutoiement et cela dissout la boule de tristesse qui
commençait à se loger au creux de mon ventre depuis que j’ai quitté Emma.
— Je ne la vois pas souvent. Sa mère et moi, nous étions jeunes. Un oubli
de pilule. Je pourrais dire que c’est une erreur de jeunesse, mais Emma est
tout sauf une erreur.
Rose accentue la pression de sa main sur mon bras. Je ne vois que ses
doigts graciles sur le tissu de mon pull. De longs doigts fins. Elle aurait pu
faire du piano. Peut-être en joue-t-elle, d’ailleurs.
Tout à l’heure, au restaurant, je me suis rendu compte à quel point je ne
sais rien de sa vie. Il a fallu que ce soit Emma qui lui pose les questions
pour que j’apprenne à connaître la jeune femme avec qui je cohabite depuis
deux jours. J’ai honte de ne pas lui avoir posé moi-même ces questions plus
tôt. Quel est son métier ? Où vit-elle ? Est-elle mariée ? Quelles sont ses
passions ? J’en sais un peu plus sur elle maintenant, et pourtant j’en connais
toujours moins qu’un mec qui tchate avec une inconnue sur une application
de rencontres depuis une heure.
C’est l’envol des doigts de Rose sur le volant qui me rappelle au moment
présent.
— Ça va aller ? Nous pouvons y aller ?
Je hoche affirmativement de la tête et elle démarre le moteur.
L’horloge digitale sur le tableau de bord indique qu’il est 14 heures
passées. Rose a prévu de retrouver Bertrand au repas sur la péniche à
19 heures. Elle pense qu’il s’agit d’un dîner entre collègues mais j’en doute.
Ou alors avec une collègue en particulier, à en croire les échanges que
Maddie a surpris sur le portable de Rose. C’est moi qui ai tenu à les effacer,
Maddie voulait les conserver. À quoi bon cela aurait-il servi ? À faire du
mal à Rose ? Comment aurait-elle réagi en découvrant les textos que
Bertrand envoie à sa Gisèle ?
Maddie a copieusement insulté Bertrand au téléphone hier avant de
raccrocher. Depuis, Rose n’a fait aucun commentaire, ce qui me laisse à
penser que ce gros porc n’a pas essayé de la joindre à nouveau. J’en conclus
que Rose et lui ne doivent pas s’envoyer de messages pour se souhaiter
bonne nuit car la jeune femme ne semble pas s’inquiéter du silence de
l’homme qui partage sa vie.
Il me reste donc quelques heures pour dissuader Rose de faire une
surprise à Bertrand. Même si je n’ai pas encore la moindre idée de la façon
dont je vais m’y prendre. Même si pour le moment, ma seule piste consiste
à gagner du temps. Je refuse que ce salaud qui dirige la vie de Rose en lui
disant quel job faire ou non lui brise aussi le cœur. Bien sûr qu’elle va avoir
le cœur brisé quand elle découvrira qu’en plus d’être un gros con, c’est un
gros con qui la fait cocue. Je ne sais pas encore comment je vais aborder le
sujet. Mais comme le dit Maddie, il vaut mieux retirer le sparadrap d’un
coup sec, quitte à souffrir, plutôt que de faire durer la douleur.
***
Moi qui voulais gagner du temps, je suis servi. Le hasard, le destin, Dieu
— appelez-le comme vous voulez — ont daigné me venir en aide. Cela fait
plus de trois heures que nous allons d’hôtel en hôtel à la recherche de
chambres libres. Or, tous les hôtels parisiens affichent complet. Nous
aurions dû nous douter qu’il ne serait pas facile de nous loger à la dernière
minute le soir de la Saint-Valentin à Paris, la capitale de l’amour aux yeux
des Français mais surtout des étrangers.
Rose conduit pendant que j’explore les sites de réservation sur Internet.
Booking, Hotel.com, Trivago… Tout est complet ou alors les établissements
affichent des prix équivalents au PIB de l’Ouzbékistan pour une nuit. Et
c’est la même chose sur les sites de location entre particuliers.
— On devrait bientôt arriver devant un hôtel.
Maps est ouvert sur mon smartphone et j’ai fait apparaître tous les hôtels
sur l’application. Je remplis du mieux que je peux mon rôle de copilote et je
guide Rose à travers les rues encombrées de la capitale. Je repère le
panneau indiquant l’établissement.
— Là !
Rose ralentit devant l’édifice à la façade récemment rénovée, la voiture
derrière nous klaxonne.
— Alors ? fait Rose en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur.
Toujours la même pancarte sur la porte vitrée de l’hôtel : Complet.
— Non, ce n’est pas bon.
Le véhicule klaxonne à nouveau derrière nous. Rose soupire, réaccélère
doucement. Trop doucement au goût de l’automobiliste pressé qui nous
dépasse et se rabat devant notre voiture avec une queue de poisson et en
klaxonnant furieusement.
Rose prend une inspiration :
— OK. Où se trouve le suivant ?
D’un mouvement du pouce et de l’index, j’élargis la carte sur l’écran de
mon téléphone. À force de fixer mon smartphone, j’en ai les yeux qui
louchent et je commence à avoir la nausée.
— Prends la prochaine à gauche.
La nuit ne va pas tarder à tomber et les bouchons de fin de journée
rendent la circulation difficile, surtout pour des non-initiés à la conduite
parisienne, sportive et agressive. J’entrouvre la vitre de ma portière pour
chasser ma nausée. Rose me jette un regard en coin et roule des yeux :
— Oh, ça va !
Pardon ?
— Dis tout de suite que ma façon de conduire te rend malade.
Je perçois une certaine animosité dans la voix de Rose. Elle enclenche le
clignotant, jette un coup d’œil au rétroviseur, les doigts crispés sur le
volant. Elle souffle longuement quand la camionnette derrière notre
véhicule lance des appels de phares exaspérés destinés à nous faire dégager
au plus vite.
Je comprends l’irascibilité de Rose, je serais tout autant sur les nerfs à sa
place. Je m’abstiens de répondre et continue à la guider. Une rue barrée
pour travaux nous oblige à rebrousser chemin. Je sens la tension monter
d’un cran quand Rose doit effectuer une marche arrière avant de retrouver
un axe praticable.
Nous avons fait tellement de tours et de détours que j’ai du mal à savoir
où nous nous trouvons, malgré l’application GPS ouverte sur mes genoux.
Dans la nuit tombante, j’aperçois le Moulin rouge et les néons clignotants
du quartier de Pigalle, puis nous empruntons la rue Caulinquourt qui
traverse le cimetière de Montmartre (merci Maps).
— OK, à droite à la prochaine, puis la deuxième à droite, après une
laverie.
Nous nous engageons sur une ruelle mal éclairée en sens unique. Rose a
de bons réflexes car elle parvient à éviter de justesse une trottinette qui
arrive à toute balle en sens inverse.
— Ralentis, nous devrions bientôt passer devant.
J’en viens à espérer que nous ne trouverons nulle part où nous loger et
que nous devrons nous éloigner du centre-ville de la capitale. Ainsi, Rose
n’aura pas le temps de se rendre à ce dîner avec Bertrand et il n’aura pas
l’occasion de lui briser le cœur en se montrant au bras de sa Gisèle.
Pourtant, je scrute les façades sombres. Je repère au dernier moment
l’écriteau apposé à la verticale à l’angle d’un bâtiment.
— Là !
J’abaisse la vitre, comme si cela me permettra de mieux voir. Et malgré
mes réticences à trouver un hébergement disponible, j’ai l’impression
d’avoir décroché le gros lot. Là, sur la vitre opaque de la porte de l’hôtel,
une pancarte annonce en lettres penchées : Chambres disponibles ! Rooms
available here !
— Oui ! C’est bon.
Rose, qui s’attendait à une énième déconvenue, saute de joie sur son
siège.
— C’est parfait ! Je te dépose. Tu nous prends deux chambres pendant
que je cherche une place où me garer.
Je dois lui parler. Je dois lui dire. Maintenant.
Je me tourne vers elle, la bouche déjà entrouverte, prêt à lui avouer ce
que j’ai appris concernant l’infidélité de Bertrand. Et pourtant, je m’arrête.
À cause de ses joues rosies par l’enthousiasme. À cause de son regard
pétillant de joie. Je ne peux pas doucher son euphorie maintenant, alors que
je ne lui ai rien dit de tout le trajet depuis Le Mans. Sa gaieté est
communicative.
Je laisse tomber l’idée de lui dire quoi que ce soit sur Bertrand. J’attrape
mon sac à dos, je sors du véhicule en claquant la portière derrière moi et je
me précipite vers l’hôtel où je suis accueilli par une moquette défraîchie au
sol et un homme aux cheveux gras derrière le comptoir.
— Bonsoir, Monsieur. Je voudrais deux chambres pour ce soir.
L’homme me scrute par-dessus ses verres crasseux, remonte les lunettes
sur son nez et annonce sans un bonjour :
— Ce serait pour qui ?
Son haleine me fait reculer d’un pas. Je comprends mieux pourquoi il ne
salue pas ses clients, il les ferait fuir en ouvrant la bouche.
— Pour moi et pour… pour une amie.
Il penche la tête en avant. Nouveau regard scrutateur par-dessus ses
carreaux sales.
— Vous et une amie ? Il vous faut donc une chambre, c’est ça ?
— Non, nous souhaiterions deux chambres séparées.
L’homme hausse un sourcil, humidifie son index d’un coup de langue et
tourne une page de son registre aussi vieux et imposant que le Nouveau
Testament.
— Tsss tsss tsss.
Il se met à secouer la tête de droite et de gauche. Mon peu
d’enthousiasme prend une douche froide.
— Cela ne va pas être possible.
Je rectifie : glacée, la douche. J’en ai littéralement des sueurs froides. Je
bégaie, en désignant du pouce le panneau accroché à la porte derrière moi :
— Mais, enfin, vous indiquez que vous avez des chambres disponibles.
L’homme m’adresse un sourire salace qui me donne envie de prendre
mes jambes à mon cou :
— C’était avant l’arrivée d’un groupe de clients tout à l’heure. Vous
n’êtes pas sans savoir que nous sommes à deux pas du quartier de Pigalle.
Et ce qui se passe à Pigalle…
Je tente une plaisanterie pour détendre l’atmosphère, autant que moi :
— … reste à Pigalle ?
L’homme éclate d’un rire gras.
— Reste surtout dans nos draps !
OK, je vais gerber. Là, sur le tapis où une auréole jaunâtre me nargue
depuis tout à l’heure et que je prends soin d’éviter en ne posant pas la
semelle de ma basket dessus.
Je déguerpirais bien mais Rose et moi n’avons plus le choix. Alors,
j’insiste :
— Vous n’auriez pas une chambre, même petite, avec des lits séparés ?
L’homme se replonge dans la consultation de son registre :
— Il m’en resterait bien une…
— OK, parfait, je prends !
Je dégaine ma carte bancaire avant qu’il ait le temps d’ajouter quoi que
ce soit. Ses prunelles brillent en voyant l’argent qui se profile à l’horizon. Je
paie une somme exorbitante pour une nuit dans cet hôtel miteux, mais tant
pis.
L’homme me tend un trousseau de clés digne de Passe-Partout au
moment où Rose pousse la porte :
— Cela a été un enfer pour me garer…
Elle laisse tomber sa valise à ses pieds et s’interrompt lorsque ses yeux
rencontrent ceux du réceptionniste aux cheveux gras. Quand son regard
revient sur moi, je lui offre une moue désolée et un haussement d’épaules.
— Ah, voici la petite dame. Bienvenue dans notre établissement ! fait
l’homme en désignant d’un geste du bras la moquette tachée, la tapisserie
qui se décolle des murs et le fauteuil élimé de l’accueil.
Je saisis les clés sur le comptoir, repasse mon sac sur l’épaule, attrape
Rose d’une main et sa valise de l’autre :
— Merci, Monsieur. Bonne soirée.
J’entraîne Rose dans les escaliers recouverts de moquette à la teinte
indéfinissable jusqu’au troisième étage. Je mets deux bonnes minutes avant
de trouver la clé qui ouvre la porte de la chambre et j’actionne
l’interrupteur.
L’ampoule privée d’abat-jour au plafond clignote avant de s’allumer tout
à fait. La lumière blafarde éclaire un grand lit recouvert d’un plaid
molletonné mité et une table de nuit poussiéreuse. La porte ouverte de la
salle d’eau nous laisse apercevoir une cabine de douche minuscule et la
vasque ébréchée du lavabo. On peut dire que c’est spartiate comme confort.
Surtout pour la somme que j’ai payée. Je m’approche de la fenêtre et
j’écarte les rideaux du bout des doigts. Ce n’est pas la vue sur les poubelles
de l’arrière-cour qui contribue à donner du charme à cette chambre d’hôtel.
Rose s’assied sur la chaise en osier dans un coin de la pièce pour retirer
ses escarpins et demande :
— Il n’avait plus de lits séparés ?
— Si, normalement. On doit pouvoir écarter les deux sommiers.
Je soulève les draps et la couverture à la propreté douteuse. Le lit est bel
et bien un lit double. Je passe une main sur mon visage et je me redresse :
— Je suis désolé, je ne savais…
Rose se lève et me coupe :
— Erwan, tu n’as pas à être désolé. Nous avons déjà trouvé un endroit où
passer la nuit, c’est toujours mieux que de dormir dans la voiture.
Elle relève ses cheveux et les attache en un chignon haut, découvrant un
cou gracile.
— Je vais prendre une douche. Je n’ai plus beaucoup de temps pour me
rendre présentable.
Je me retiens de lui rétorquer qu’elle serait présentable même avec un sac
poubelle en guise de robe. Elle ouvre sa valise sur le lit et fouille dans ses
vêtements, sans doute à la recherche d’une tenue pour émoustiller ce salaud
de Bertrand. J’en ai des haut-le-cœur. Quel gâchis. Une femme si belle, si
douce, énamourée d’un homme qui non seulement ne la mérite pas mais la
trompe en plus.
Je ne sais pas pourquoi je fais cela — peut-être les effluves de son
parfum vanillé qui viennent me chatouiller les narines, peut-être cette
mèche rebelle qui s’est échappée de son chignon et pend derrière son
oreille, peut-être la peau diaphane de son cou — mais au moment où elle
passe devant moi pour rejoindre la salle de bain, je la retiens par le poignet :
— Ne fais pas ça.
Son froncement de sourcils lui donne cet air adorable de femme piquée :
— Ne pas faire quoi ?
— Tu ne devrais pas te rendre à ce repas.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce qu’il ne te mérite pas.
Elle se campe devant moi, les mains sur les hanches.
— Ah bon ? Et tu aurais une autre raison ? Valable, j’entends bien.
J’arrime mes yeux aux siens :
— Parce qu’il te trompe.
22
Rose

— N’importe quoi !
Je retire mon poignet de sa main et je m’enferme dans la salle de bain.
J’entends Erwan soupirer derrière la porte :
— Rose…
Je l’ignore, je me déshabille en vitesse, je me faufile derrière le rideau de
douche en prenant garde de ne pas l’effleurer et j’ouvre le robinet en me
répétant, comme pour tenter de me convaincre :
— N’importe quoi…
Le jet glacé m’arrache un cri.
— Rose ? Ça va ? s’inquiète Erwan de l’autre côté de la porte.
Je tourne à fond le robinet d’eau chaude en ronchonnant :
— Oui, ça va…
Quand l’eau a atteint une température acceptable, je passe la tête sous le
jet.
Je sens bien depuis le départ qu’Erwan n’apprécie pas Bertrand alors
qu’il ne le connaît même pas. Mais de là à inventer qu’il me trompe…
— Rose, je ne veux pas que tu sois triste…
Moi, triste ? Pourquoi le serais-je ? Je n’ai aucune raison de l’être.
Alors, pourquoi est-ce que des larmes se mêlent à l’eau qui ruisselle sur
mon visage ?
— Rose…
À la manière dont me parvient sa voix, j’imagine Erwan tout contre la
porte. J’ai envie de le chasser, comme on chasse un gamin envahissant ou
un chien un peu trop collant. Je réprime un sanglot et lance de la voix la
plus assurée possible :
— Erwan, c’est bon, je n’ai pas besoin de toi pour me dire quoi faire.
— Tu n’as pas non plus besoin de Bertrand pour te dire quel métier tu
dois faire ou non.
OK. Il veut jouer à ce petit jeu-là ?
— Écoute, je n’ai pas l’intention de m’engager sur ce terrain-là.
Je me frictionne les bras, un peu trop vigoureusement, car ma peau rougit
par endroits.
— Ce mec ne te mérite pas.
Il est sacrément gonflé !
— Comment peux-tu le savoir ? Tu ne le connais même pas !
— Tu n’es pas faite pour lui.
Cette dispute a au moins le mérite de remplacer la tristesse par la colère
et de détourner mon attention des taches de moisissures sur les murs. Je
contre-attaque :
— Ah oui ? Et je suis faite pour qui alors ? Pour toi peut-être ?
Ouh là, je ne sais même pas pourquoi j’ai sorti ça. La colère, sans doute.
Après une longue minute de silence, Erwan soupire :
— Je n’ai pas dit ça…
— Je pense que tu ferais mieux de te taire, alors.
Mon ton est sans appel. Je crois avoir gagné la partie mais c’est sans
compter sur cette tête de mule d’Erwan :
— Non, je ne me tairai pas.
Je me shampooine les cheveux et crie à travers l’eau qui coule sur mes
lèvres :
— D’accord, très bien. Parle mais je ne t’écouterai pas.
— Si, tu vas m’écouter parce que tu n’as pas d’autre choix.
Je me mets à chantonner très faux :
— La la la lalalalaaa, lala lala lala lalalalalalaaaaaala !
— Bien, Rose, je…
Je continue à chanter à tue-tête pour couvrir sa voix :
— Quand il me prend dans ses bras, qu’il me parle tout bas…
Je m’arrête aussitôt. Pourquoi est-ce que j’ai choisi La vie en rose ?
Quelle nouille ! Erwan va croire que c’est une invitation à me parler tout
bas !
— Je suis désolé, mais ce ne sont pas des mots d’amour que je vais te
dire. J’ai découvert totalement par hasard que Bertrand te trompe. C’est
Maddie qui a vu des messages s’afficher sur ton téléphone, l’autre jour, à la
station-service.
Je manque de m’étrangler sous l’eau.
— Parce que vous vous êtes permis de fouiller mon téléphone ?
Erwan soupire à nouveau.
— Je n’ai rien fait du tout. C’est Maddie qui a vu les textos apparaître et
qui me les a mis sous le nez.
Cela n’a aucun sens. Je n’ai jamais lu ces SMS.
— Et comment cela se fait-il que je n’aie pas vu ces messages depuis ?
— Parce que je les ai effacés.
Cette fois-ci, je bois la tasse pour de bon. Je parviens à demander d’une
voix étranglée :
— Pardon ?!
— Maddie n’était pas pour. Moi, je voulais te protéger.
OK, il n’a aucune preuve de ce qu’il avance. Il raconte n’importe quoi,
même si je ne sais pas encore pour quelle raison. Je ne comprends d’ailleurs
pas comment j’ai pu douter un instant de Bertrand et imaginer que ce
qu’Erwan invente est vrai.
Derrière la porte, il reprend :
— Il échangeait des textos avec une de ces collègues, une certaine
Gisèle.
Gisèle, sa secrétaire ? J’étouffe un ricanement. Elle a plus de cinquante
ans, des varices aux mollets et plus de bourrelets que le Bibendum de
Michelin. Ce n’est certainement pas le type de femme qu’apprécie Bertrand.
Il les aime plus minces et surtout plus jeunes. Pourquoi est-ce que j’emploie
le pluriel ? Rectificatif : il m’aime, tout court, moi, Rose, avec ma taille
fine, mes cheveux blonds et mes vingt-neuf ans.
Je me rince et je sors de la douche. Pouah, quelle horreur ! Dans ma
précipitation et mon énervement, j’effleure le rideau en plastique qui me
colle aussitôt au corps. Je m’écarte vivement et attrape sur l’étagère une
serviette rêche dont un coin s’effiloche.
Derrière la porte, Erwan s’est tu. J’hésite entre deux tenues suspendues
au porte-manteau accroché au mur : ma combinaison ou ma robe de soirée,
dorées toutes les deux, la couleur préférée de Bertrand — c’est d’ailleurs lui
qui m’a offert ces deux tenues. J’opte pour la robe longue de couleur gold,
plissée, qui ressemble à s’y méprendre à celle de Marylin dans Les hommes
préfèrent les blondes. Parce que Bertrand préfère forcément la blondeur de
ma chevelure à la teinture auburn qui masque les cheveux grisonnants de
Gisèle.
Je n’ai jamais porté cette robe, à cause du décolleté en V vertigineux qui
ne me met pas très à l’aise. Mais ce soir, tant pis. Aux grands maux, les
grands remèdes. Même si je suis certaine, ou presque, que je m’alarme pour
rien.
J’enfile la robe en tentant de chasser ce ou presque. Je détache mon
chignon et laisse mes boucles blondes pleuvoir sur mes épaules. Je me
maquille légèrement, un nuage de fond de teint, un soupçon de blush, un
trait de mascara, un peu d’ombre à paupières, une pointe de rouge à lèvres,
quelques gouttes de parfum. Dommage que je ne puisse pas m’asperger de
confiance en moi.
J’ouvre la porte de la salle de bain et manque de renverser Erwan qui se
tient toujours là. Je passe devant lui et m’assieds sur le lit pour chausser
mes escarpins, en tentant d’ignorer son regard posé sur moi.
Respire, Rose, respire.
J’enfile un blazer noir, noue autour de mon cou le foulard rouge que
Bertrand m’a offert pour mon dernier anniversaire, attrape mon sac à main,
claque la porte et je m’engage dans les escaliers. Zut, je n’ai même pris la
clé ! Tant pis, je suppose qu’Erwan sera là à mon retour, il ne va pas
s’envoler. Et puis, j’espère bien finir la soirée dans les bras de Bertrand.
— Bonne soirée, Mademoiselle ! me lance l’homme aux cheveux gras
lorsque je passe devant la réception.
Ce n’est qu’une fois dans la rue mal éclairée que je me rends compte que
je n’ai aucune idée de la façon dont je vais rejoindre Bertrand. Je m’engage
dans une rue au hasard. Je frissonne. À cause du crachin qui tombe sur mes
épaules tout juste couvertes de mon blazer. Et de ce sentiment dérangeant
d’insécurité, parce que je ne sais pas où je suis ni où je vais. Je sors mon
smartphone de mon sac à main pour ouvrir une application GPS. Je tords le
nez à l’approche des poubelles qui encombrent le trottoir et dégagent une
odeur pestilentielle. Des bruits suspects en provenance d’un container me
font lever la tête. Je sursaute et je refrène un cri quand un énorme rat surgit
d’un sac poubelle à moitié éventré et s’enfuit en passant à quelques
centimètres de mes escarpins.
Je pousse un soupir. Un rat, ce n’était qu’un rat. Puis je remonte le col de
ma veste sous mon menton et je serre un peu plus fort mon sac à main
contre moi, jusqu’à sentir à travers le cuir la boîte à biscuits en forme de
cœur. Je regrette presque qu’Erwan n’ait pas insisté davantage pour
m’accompagner. Ou pour me retenir.
Je croise un homme qui promène son chien, un bull-terrier au museau
allongé. L’animal lève la patte et se soulage sur la roue d’une voiture
stationnée le long du trottoir. Le mégot de cigarette allumé n’éclaire que
faiblement le visage de l’homme caché sous sa capuche. La paranoïa me
gagne. Je suis une femme, seule, dans une rue déserte et mal éclairée. Mon
pouls s’accélère lorsque l’individu me hèle. Je fais mine de ne pas l’avoir
entendu, je change de trottoir et je presse le pas. Heureusement, j’arrive
bientôt dans un quartier plus animé. Je peux enfin souffler.
Je reconnais la place du Tertre et son agitation. La pluie fine chasse les
aquarellistes et les portraitistes qui remballent chevalets, pinceaux et
crayons. Les guirlandes des guinguettes éclairent des armées de serveurs
qui courent en tous sens, là pour dresser une table sous une terrasse
chauffée, ici pour afficher le menu du soir sur l’ardoise, plus loin pour
accueillir un groupe de touristes japonais.
Je passe devant la silhouette imposante du Sacré-Cœur et je descends les
escaliers qui traversent le square Louise Michel. En bas des marches, je
m’arrête face à un carrousel. Le lieu est vivant, familial, rassurant. Les cris
des enfants qui grimpent sur les chevaux de bois, la sonnerie qui indique le
départ, les parents qui dégainent leur téléphone pour filmer leur
progéniture, la musique du manège quand il se met à tourner, La vie en rose
— encore une fois, Édith Piaf me poursuit où que j’aille.
J’en profite pour consulter le plan du métro parisien sur mon smartphone.
Ligne 2 jusqu’à Charles de Gaulle Étoile, puis ligne 6 direction Nation où
je n’aurai que trois stations avant de descendre. Le dîner en péniche doit
débuter au pied de la tour Eiffel avant d’effectuer une croisière sur la Seine.
Quelques recherches supplémentaires me permettent de trouver le point
exact d’embarquement, en bas des jardins du Trocadéro, à l’angle du pont
d’Iéna.
Après tout, si Bertrand m’a parlé de ce dîner avant son départ pour son
séminaire, c’est bien parce qu’il s’agit d’un repas entre collègues. Il ne
m’en aurait jamais parlé s’il prévoyait de retrouver une vieille poufiasse aux
seins qui tombent et à la peau flasque — désolée, Gisèle, mais je prie pour
que ce soit le cas. Je secoue la tête pour mieux chasser cette idée de mon
esprit. Non, Bertrand ne ferait jamais ça. Et puis, s’il m’a parlé de ce dîner,
de l’endroit et de l’heure exacts où il aurait lieu, c’est bien qu’il n’avait pas
de mauvaises intentions. Au contraire, c’était sans doute un appel du pied,
une manière de me demander de le rejoindre le soir de la Saint-Valentin.
Même s’il ne l’a jamais beaucoup montré jusque-là, Bertrand est peut-être
un grand romantique, finalement ?
Je replace mon téléphone dans mon sac à main et lorsque je relève le nez,
je le vois. Debout, de dos au carrousel. Éclairé par les dorures scintillantes
du manège et par les ampoules accrochées autour du plafond de velours
rouge. Immobile devant les chevaux qui montent et descendent
inlassablement, et tournent en rond au son de l’orgue de Barbarie. Une
silhouette auréolée par les lumières du carrousel. Il est beau,
incroyablement beau. On croirait presque à une apparition, comme dans ces
comédies romantiques que je regarde en cachette quand Bertrand est absent
ou qu’il va se coucher avant moi.
Pour une raison que je ne m’explique pas, je me sens soulagée. Il est là. Il
est venu. Pour moi.
Le soulagement est de courte durée car lorsqu’il s’approche de moi à
grandes enjambées, je remarque sa mâchoire crispée et un éclair de colère
traverse ses yeux.
— À quoi tu joues ?
23
Erwan

Je répète un peu plus fort, attirant l’attention des badauds qui tournent la
tête dans notre direction :
— À quoi tu joues ?
Mon ton dur la fait reculer. Je fais un pas vers elle et l’attrape par les
épaules, me contrôlant difficilement pour ne pas la secouer :
— Hein ? Dis-moi ? À quoi tu joues ?
Elle agite la tête de gauche à droite et bégaie :
— Mais… à… à rien.
Je devrais parler moins fort. Mais je me fous de ce que peuvent penser
ces gens autour de nous. Rose s’est montrée têtue, inconsciente,
imprudente. On ne se balade pas seule, en robe de soirée et chaussures à
talon, dans les ruelles sombres d’une grande ville, sous la pluie, sans savoir
où l’on va. Ce n’est pas de la misogynie, je ne dis pas qu’une femme
désirable moulée dans une tenue qui ne cache rien de ses formes mérite
d’être harcelée, bien au contraire. Mais je connais trop bien l’espèce
masculine pour savoir que ce n’est pas une bonne idée.
— Qu’est-ce que tu cherches ? À te mettre en danger ?
L’expression apeurée de Rose change tout à coup quand elle intercepte
mon regard qui se perd malgré moi une fraction de seconde dans son
décolleté. Ses yeux me lancent des éclairs :
— Parce qu’une femme n’a pas le droit de sortir si elle n’est pas couverte
de la tête aux pieds, c’est ça ?
— Ce n’est pas ce que je dis, soufflé-je entre mes dents serrées.
Je ne suis pas dupe. J’ai bien remarqué son pas pressé quand elle a croisé
l’homme au mégot tout à l’heure. J’ai vu ses épaules frémir quand elle s’est
approchée du chien. Je l’ai vue changer de trottoir quand l’inconnu lui a
lancé un « Mademoiselle, vous êtes charmante ! » lubrique.
Rose a repris de l’aplomb depuis. Elle me défie du regard et rapproche sa
bouche de mon visage :
— Et puis, nous sommes à Montmartre. Jack l’Éventreur ne fréquente
pas le quartier, à ce que je sache.
Elle a du cran. Heureusement que je suis suffisamment en colère pour ne
pas rire à sa plaisanterie. Elle hausse un sourcil, attendant une réponse de
ma part. Je ne sais pas si c’est son air de femme piquée dans son orgueil,
son joli nez en trompette, ou la peur que j’ai éprouvée pour elle il y a
quelques minutes de cela, mais je meurs d’envie de la serrer dans mes bras,
d’enfouir mon visage dans ses cheveux pour respirer son parfum et de ne
plus jamais la laisser s’éloigner de moi. Je réfrène cette envie et lâche :
— Jack l’Éventreur, non, mais les pickpockets, oui. Et je crois savoir que
tu as là-dedans une chose à laquelle tu tiens.
D’un coup d’œil, je désigne la boîte en forme de cœur qui dépasse de son
sac à main sous son épaule. J’ai marqué un point car je la sens tressaillir
sous mes doigts. Même si je me doute que cela fait longtemps qu’il n’y a
plus de chocolats à l’intérieur, je ne sais pas ce qu’elle cache là-dedans. Ses
petits trésors amassés depuis l’enfance ? Des souvenirs glanés au fil des
années ? Des lettres d’amour enflammées écrites par Bertrand ? Les reliques
d’un passé envolé ?
Rose frissonne à nouveau. Je retire mon blouson et le pose sur ses
épaules.
— Pourquoi est-ce que tu m’as suivie ?
Sa question n’est pas un reproche. Je regarde un instant les chevaux sur
le carrousel reprendre leur valse infinie, lentement tout d’abord, puis un peu
plus vite.
— Pour que je sois là. Au cas où tu aies besoin de moi.
À mes côtés, Rose hoche doucement la tête, les yeux perdus dans le flou
des dorures et des ampoules éclairées du manège. Je tressaille au moment
où ses doigts s’enroulent autour des miens et qu’elle souffle :
— Merci.
Je m’éclaircis la gorge :
— Bien. Où allons-nous ?
Rose m’indique le lieu du dîner et nous marchons jusqu’à la station de
métro la plus proche. Je connais suffisamment bien le métro parisien pour
nous diriger dans les couloirs et sur les voies.
— Tu te déplaces ici comme un poisson dans l’eau, fait Rose pour briser
le silence pendant notre attente sur le quai. Tu as vécu à Paris ?
Nous montons dans la rame et le train démarre.
— Oui. J’étais monté à la capitale pour me faire un nom dans la musique.
Contrairement aux success-stories des artistes débarqués de province et qui
ont cartonné une fois arrivés à Paris, ça n’a pas été le cas pour moi. Avec
mon DNSPM…
Rose fronce les sourcils, alors je précise :
— Avec mon diplôme de musicien en poche, j’ai écumé les auditions. En
vain. J’ai vécu presque cinq ans en chantant dans le métro. Je gagnais pas
trop mal ma vie. Et puis j’ai rencontré Cyndi. Et Emma est arrivée très vite.
Le train freine brutalement et Rose se retrouve contre mon torse.
— Je suis désolée, fait-elle en rougissant.
À mon grand regret, elle s’écarte de moi et agrippe la barre verticale à
côté d’elle.
— Tu disais qu’Emma est arrivée. Et après ?
Je soupire.
— Cyndi et moi étions jeunes. Et devenir parents si vite ne faisait pas
partie de nos projets. J’ai essayé de trouver un job alimentaire, j’allais
bosser sans envie et cela me frustrait de ne plus vivre de ma passion. Je me
sentais prisonnier d’une vie que je ne voulais pas. La mère d’Emma me
reprochait de ne penser qu’à moi. On s’est déchiré et on a décidé de faire un
break.
Rose m’écoute attentivement, et les émotions provoquées par mon
histoire défilent dans ses yeux au fil de mon récit.
— Je suis retourné quelques jours chez mes parents qui vivaient déjà à
Honfleur à ce moment-là. Très vite, Cyndi et moi nous sommes rendus
compte que cette vie ne nous convenait pas. Elle est partie vivre avec
Emma chez sa mère qui habitait un magnifique appartement haussmannien
en plein centre de Paris. Et moi, j’ai décidé de partir sur les routes avec ma
guitare en bandoulière.
Rose se décale près de moi à la station suivante où un groupe de jeunes
gens déjà passablement éméchés monte à bord. Je place mon bras autour de
ses épaules en un geste protecteur. Elle ne se dérobe pas et me souffle :
— Et ensuite ?
— C’est toujours ce que je fais. Je vais de ville en ville, là où l’on veut
bien me laisser ma chance pour donner un concert. Je ne roule pas sur l’or
mais je me sens vivant parce que je vis de ma passion.
D’un rire jaune, j’ajoute :
— Tu dois me prendre pour la vilaine cigale de la fable de La Fontaine
qui passe ses journées à chanter plutôt qu’à trimer comme la fourmi.
Comme Cyndi. Comme mes parents qui désespèrent de me voir un jour
me poser et endosser un métier « normal ».
— Non, pas du tout.
Je reste suspendu aux lèvres de Rose :
— Je trouve ça beau de vivre de sa passion, de faire ce que l’on aime.
J’aperçois le panneau accroché au mur de la station alors que la sonnerie
indiquant la fermeture imminente des portes retentit. J’attrape Rose par le
bras et nous bousculons les jeunes qui braillent pour nous retrouver sur le
quai, juste au moment où les portes se referment.
Je n’ai pas vu passer les trente minutes de trajet. Nous sortons place du
Trocadéro où une armée de marchands nous assaille pour nous refourguer
une tour Eiffel en métal, grise, dorée ou noire. Je prends Rose par la main
pour nous éloigner des draps couverts de babioles des vendeurs à la
sauvette mais elle me retient.
— C’est si beau…
Je quitte des yeux la mosaïque de marbre qui recouvre le sol de
l’esplanade et lorsque je relève la tête, je tombe sur le visage de Rose, ses
prunelles brillantes et le sourire admiratif qu’esquissent ses lèvres. Je suis
son regard vers la vue plongeante qu’offre l’esplanade du Trocadéro. La
tour Eiffel illuminée, les rues de Paris éclairées, la surface de la Seine qui
sert de miroir à toutes ces lumières. La pluie fine s’est arrêtée, comme pour
nous permettre de profiter de ce moment.
Un touriste m’arrache à ma contemplation, il me demande dans un
anglais hésitant si je peux les prendre en photo, son amie et lui. Il me met
d’emblée son smartphone dans les mains, sans attendre ma réponse.
J’immortalise le couple — espagnol, ou italien, je n’en sais rien, j’ai
toujours été mauvais pour reconnaître les accents. Quand j’ai terminé, sa
compagne me propose de nous prendre nous aussi en photo. Je n’ai pas le
temps d’interroger Rose qu’elle accepte déjà avec un sourire et leur tend
son téléphone. Sans hésitation, elle place son flanc tout contre le mien, alors
que je passe maladroitement un bras autour de sa taille. J’essaie de paraître
détendu mais je suis sûr que mon sourire est aussi peu naturel que celui
d’une RH qui vient de virer un ouvrier qui travaille depuis vingt ans dans
l’entreprise.
— Is it OK ?
La jeune femme rend le téléphone à Rose qui la remercie. Rose fait
défiler les clichés pris. Elle est magnifique. Une Marilyn Monroe touchante,
mélange de grâce éternelle et de fragilité. Quant à moi, je n’ai pas le rictus
crispé que j’attendais. Non, j’affiche un sourire franc et béat, comme un ado
qui pose à côté de sa première petite amie trop belle pour lui.
À ce moment-là, je me fais la réflexion que Rose et moi ressemblons à
tous ces couples autour de nous qui ont le nez penché vers l’écran de leur
téléphone et évaluent le degré de réussite de leurs selfies. À la différence
près que nous ne sommes pas un couple.
— Je te les envoie.
La vibration de mon portable dans ma poche m’indique l’arrivée des
photos.
— Rose…
Elle relève son joli visage vers moi. Je ne m’étais pas rendu compte que
regarder les photos sur son téléphone nous avait tant rapprochés,
physiquement parlant. Son épaule touche la mienne. Son souffle vient
caresser ma joue. Ses cils papillonnent sur le bleu de ses yeux, comme pour
m’inciter à lâcher ce que j’ai à dire. Je continue, d’une voix un peu trop
rauque :
— Nous devons nous dépêcher… La péniche doit partir dans dix
minutes.
Serait-ce une lueur de déception que j’intercepte dans son regard ?
S’attendait-elle à ce que je lui dise autre chose ? En silence, elle range son
téléphone dans son sac à main, en se mordillant la lèvre inférieure, puis
nous reprenons notre chemin. Son talon dérape sur le sol de marbre rendu
glissant par la pluie et je la rattrape in extremis. Elle ne lâche pas mon bras
pendant tout le temps que dure notre descente à travers les jardins du
Trocadéro.
Arrivés sur les quais de Seine, les distributeurs de flyers pour les
croisières en bateaux-mouches nous accostent. Après quelques essais
infructueux, nous tombons finalement sur un jeune garçon boutonneux qui
nous indique où embarquer à bord de La péniche d’or, le bateau-mouche où
doit avoir lieu le repas entre collègues de Bertrand.
— Dépêchez-vous, il ne reste que quelques places et le bateau part dans
cinq minutes ! nous lance-t-il alors que Rose a quitté mon bras et s’élance
déjà dans la direction qu’il nous a donnée.
À l’angle du pont d’Iéna, je dévale à sa suite l’escalier de pierre qui
descend sur le port Debilly. Un premier bateau-mouche, Paris en Seine.
Une deuxième, Le bateau ivre. Un troisième, La péniche d’or.
Rose s’arrête, à bout de souffle, et guette les passagers qui embarquent.
Des couples, jeunes ou moins jeunes, parés de leurs plus beaux atours. Une
famille, deux parents avec leurs adolescents. Quelques groupes d’amis qui
montent à bord en s’esclaffant ou en mitraillant le bateau-mouche avec
l’appareil photo de leur smartphone.
Je n’ai aucune idée de ce à quoi ressemble Bertrand. Je ne sais pas s’il est
chauve, s’il a de la bedaine et un double menton comme je me plaisais à
l’imaginer hier. Je m’en veux presque de ne pas avoir épluché les photos sur
le smartphone de Rose quand Maddie a intercepté les messages. Je me mets
à douter. Peut-être que Bertrand n’a rien à se reprocher. Après tout, Maddie
ne lui a pas laissé le temps de s’expliquer au téléphone.
Je sens Rose se raidir tout à coup à côté de moi. Elle se recule contre le
mur, dans l’ombre des arbres sans feuilles au-dessus de nous, et observe un
homme qui s’avance sur la passerelle d’accès au bateau. À la façon dont
elle le regarde, il n’y a pas de doute. Il s’agit bien de Bertrand. Mais je
constate qu’il n’a ni crâne dégarni ni embonpoint. La cinquantaine, les
cheveux gris taillés en brosse, il porte plutôt bien son costume sombre. Il a
même une certaine classe quand il tire sur la manche de sa veste pour
remettre un bouton.
Un coup d’œil vers Rose à côté de moi. Elle observe l’homme sans ciller,
les lèvres entrouvertes, avec le regard enamouré d’une adolescente qui
meurt d’amour pour un acteur américain qui a le double de son âge.
Le goût amer de la jalousie envahit ma bouche et se répand dans mes
veines. Je regretterais presque que Bertrand ne se montre pas au bras de sa
secrétaire. Je ne suis qu’un sale égoïste. Je devrais penser au bonheur de
Rose avant tout, pas au mien.
Mais comment vais-je réussir à éteindre l’étincelle que Rose a allumée en
moi depuis quelques jours ?
24
Rose

Anxieuse, j’observe les passagers monter à bord. Parmi la file qui se


presse au bas de la passerelle, je reconnais Sébastien et Léonard, deux
collègues de Bertrand. Puis, je le vois, lui. Bertrand.
Il n’y a pas à dire, il a de l’allure. Il s’arrête au milieu de la passerelle,
sort son téléphone de sa poche, le consulte un instant, puis le glisse à
nouveau dans la poche intérieure de sa veste. Il tire sur les pans de son
costume et ajuste le col de sa chemise. Ses gestes trahissent un début de
nervosité.
Il s’accoude à la rambarde, semblant attendre visiblement quelqu’un,
mais un membre de l’équipage l’invite à avancer. Il jette des coups d’œil de
droite et de gauche, paraît hésiter, consulte la montre à son poignet.
Je tressaille quand Erwan pose une main sur mon épaule. Il s’éclaircit la
gorge et souffle, comme si cela lui coûtait de dire cela :
— Il t’attend.
Je ferais bien une danse de la joie, là, ici, tout de suite, comme un pied de
nez à toutes les ignominies qu’il a voulu me faire croire. Mais le regard
triste d’Erwan me retient. Il fait glisser son blouson de mes épaules et je
frissonne dans l’air froid parisien. Il m’encourage d’un signe de tête en
direction du bateau-mouche :
— Vas-y.
Déjà, le deuxième membre d’équipage sur le quai traverse la passerelle et
enjoint Bertrand à le suivre. Je commence à me diriger vers l’embarcation
quand un cri sur ma droite m’arrête :
— Attendez ! Attendez-moi !
Une petite femme rondelette trottine sur le quai en tenant son foulard
rouge qui flotte derrière elle d’une main. Je me fige quand elle répète :
— Bertrand, attends-moi !
Elle monte à bord in extremis, juste au moment où la passerelle allait être
remontée. Le visage de Bertrand se fend d’un large sourire et il ouvre les
bras pour accueillir celle qu’il attendait. Et qui visiblement n’est pas moi.
Les tacos avalés à midi remontent dans mon œsophage lorsque je le vois
dévorer avec avidité la bouche barbouillée de rouge de Gisèle. J’ai envie de
vomir mon repas et ma désillusion sur le quai.
Il passe un bras autour des épaules de sa secrétaire qui émet des
grognements de cochon aux plaisanteries — ou aux insanités — qu’il lui
glisse à l’oreille et ils embarquent.
Je me recule dans l’ombre du mur et je ne m’arrête que lorsque mon dos
rencontre la surface rêche du tronc d’un platane. Je m’adosse à l’arbre, une
main sur le thorax pour empêcher mon cœur de sortir de ma poitrine et de
se briser en mille morceaux sur les pavés.
Ce n’est pas possible. J’ai l’impression de me trouver dans une mauvaise
comédie, un de ces films français qui vous donnent envie de vous pendre
parce que le réalisateur préfère le drame au happy end.
Je me sens blessée, humiliée, meurtrie, écœurée. Mon amour-propre est
dans le même état qu’un mégot jeté sur le trottoir, que l’on aurait écrasé de
la semelle de sa chaussure et poussé du pied dans le caniveau.
Je sursaute quand Erwan s’approche et se poste devant moi. Par-dessus
son épaule, je peux voir le bateau-mouche s’écarter de la rive.
Bertrand, infidèle ? Avec Gisèle, sa secrétaire ? Un classique digne d’un
mauvais vaudeville !
Je me rends compte que je pleure seulement quand Erwan essuie de la
pulpe du pouce une larme qui s’est échappée de mes paupières et roule sur
ma joue.
— Rose ?
Depuis quand me trompe-t-il ? Avec une femme qui n’est même pas plus
jeune ou plus jolie que moi ?
— Rose ?
La voix d’Erwan me rappelle à la réalité. Je m’échappe et cours sur le
quai, aussi vite que me le permettent mes escarpins.
— Rose !
Je me retourne et j’ai le temps de voir Erwan qui se lance à ma poursuite.
J’intercepte le regard affolé de Bertrand, alerté par le cri d’Erwan, qui
m’observe avec des yeux exorbités.
Je monte les escaliers quatre à quatre. Erwan arrive à ma hauteur quand
j’atteins le pont et il tente de me retenir par le bras :
— Rose !
Je me dégage de son étreinte et poursuis ma course jusqu’au milieu du
pont, à bout de souffle.
— Rose, ne fais pas de bêtise ! hurle Erwan qui me rejoint en quelques
foulées.
Je m’agrippe des deux mains au muret de pierre qui borde le pont et
Erwan passe ses bras autour de moi.
— Laisse-moi tranquille !
Je me débats comme un beau diable. Tant pis si je passe pour une folle,
avec mon mascara qui a dû couler et mes cheveux en bataille. Je me fiche
des regards curieux des badauds qui se promènent sur le pont. Je me fiche
de la pluie qui se met à tomber. Je me fiche de mes mèches de cheveux qui
me barrent le visage. Je me fiche de mon blazer que ma course a fait glisser
de mes épaules.
— Mais laisse-moi à la fin ! Je n’ai pas l’intention de sauter !
Erwan relâche aussitôt son étreinte.
— Et tu as l’intention de faire quoi alors ?
Sa question me prend au dépourvu. Je n’en ai pas la moindre idée. Ou
plutôt, j’en ai plein : étrangler Bertrand, l’insulter, le gifler, l’émasculer, lui
broyer les…
— Rose ?
Mon regard s’englue dans le miel des yeux d’Erwan. Mais seulement
pour une seconde.
La péniche d’or s’avance vers le pont. À l’arrière, je distingue sans mal
Bertrand avec sa poule au bras qui m’observent, le nez en l’air, lui avec la
tête du mari infidèle qui s’est fait prendre sur le fait, elle avec la moue
ennuyée de l’amante qui se retrouve nez à nez avec l’épouse trompée.
— Joyeuse Saint-Valentin !
Je fais une boule du foulard noué autour de mon cou — ironie du sort,
Bertrand a dû offrir le même à Gisèle car elle porte un foulard identique —
et je l’envoie dans la direction de Bertrand.
— Tiens, reprends tes cadeaux, je n’en veux pas !
Le tissu s’envole dans la nuit parisienne et va tacher de rouge la surface
de la Seine un peu plus loin.
De colère, j’attrape le paquet de mouchoirs en papier qui traîne au fond
de mon sac à main et je le jette en direction de Bertrand mais il finit sur le
toit de l’espace de pilotage de la péniche. Alors que je ne savais pas un
instant plus tôt que j’étais capable d’éprouver une telle haine, je pousse un
hurlement de rage, un cri animal, entre la plainte et le grognement.
Je me retourne, à la recherche d’un projectile. J’arrache une poignée de
flyers pour un cinéma à une jeune fille soulagée de s’en être débarrassée.
— Tu n’es qu’un sale égoïste ! Un lâche ! Un traître !
Les prospectus s’envolent et vont consteller le pont du bateau de taches
multicolores, aussi appropriés qu’une poignée de confettis qu’on lancerait à
un enterrement. Tous les occupants de la péniche se pressent sur le pont
arrière, seul endroit du bateau qui ne soit pas couvert, pour assister à la
scène dont je suis une des actrices principales.
— Rose, calme-toi…
Pardon ? C’est lui qui me demande de me calmer ? Ce sale con qui me
trompe avec cette… cette poufiasse ?!
— Non, je ne me calmerai pas !
Je hurle, à m’en arracher les cordes vocales. Les badauds curieux affluent
autour de nous et s’arrêtent sur le pont. Qu’ils regardent, qu’ils écoutent,
qu’ils filment avec leur smartphone, je n’en ai rien à faire !
— Et dire que je te pensais au travail avec tes collègues ! Alors qu’en
fait, tu en profites pour sauter ta secrétaire !
Des oh outrés s’élèvent des passants autour de nous. Je lâche les vannes
et je déverse toute ma rancœur, mes illusions perdues et mon sentiment
d’humiliation.
— Tu n’es qu’un gros porc !
Et encore, c’est une insulte pour les cochons qui n’ont rien demandé à
personne.
— T’es un tocard ! Un bouffon ! Un connard ! Un salaud ! Un gros…
Alors que je suis en panne d’inspiration, un passant me souffle :
— Un trou du cul.
— Un trou du cul !
Une autre ajoute :
— Un fils de pute.
Non, je ne peux pas prononcer cette insulte, désolée. La mère de
Bertrand est casse-bonbon, certes, mais je ne peux pas la traiter de
prostituée.
Je me tourne vers la jeune fille au piercing dans le nez qui vient de me
souffler l’idée. C’est à elle que j’ai arraché les flyers il y a quelques
minutes. Me voyant hésiter, elle mâchouille quelques secondes son
chewing-gum et propose :
— Une tête de bite ?
— Une tête de bite !
La proue de la péniche passe sous le pont.
Le bateau va s’éloigner avant que j’aie pu dire à Bertrand ce que j’ai à
lui dire, je dois faire vite !
— J’ai cru en toi. J’ai cru en nous. J’ai suivi tes conseils, parce que je
pensais que c’était pour mon bien, parce que je croyais que tu voulais mon
bonheur. Comment peux-tu me faire ça alors que tu sais ce qui m’est
arrivé ?
J’efface les larmes qui inondent mes joues et je renifle :
— J’ai cru que tu allais me réparer mais en fait, tu n’as fait que briser ce
qu’il restait de mon cœur. Tu l’as pris et tu l’as piétiné jusqu’à le réduire en
miettes !
En dessous, Bertrand m’observe, coi, alors que Gisèle se tourne vers lui,
l’air interrogateur, puis ils disparaissent sous le pont. Je me précipite de
l’autre côté, suivi par Erwan, par la jeune fille au chewing-gum et par bon
nombre de passants. Quand le bateau réapparaît, la fille aux flyers s’écrie :
— Va te faire cuire le cul avec ta grognasse !
Agrippée au muret à ma gauche, elle inspire profondément par le nez,
puis crache en direction de Bertrand. Je l’imite mais je n’arrive qu’à sortir
quelques postillons. À ma droite, Erwan fait beaucoup mieux et atteint
même la veste de Bertrand, en plein dans le mille ! Je ne me suis jamais
sentie aussi libre qu’en cet instant.
Les badauds se penchent par-dessus le garde-corps et invectivent
Bertrand. Je n’en éprouve aucun regret. Il a ce qu’il mérite, un lynchage en
place publique pour tromperie aggravée.
Un homme balance son gobelet Starbucks rempli de café brûlant sur le
bateau. Bertrand recule pour l’éviter mais le projectile rebondit sur le pont
et le café vient tacher sa chemise immaculée. Il lève un poing menaçant
dans notre direction. La jeune fille au chewing-gum, Erwan et moi lui
répondons par trois doigts d’honneur que Bertrand a juste le temps
d’apercevoir avant de se réfugier avec Gisèle à l’intérieur de l’embarcation.
Les badauds se dispersent à mesure que la péniche s’éloigne sur la Seine.
Je ne veux plus jamais entendre parler de soirée romantique à bord d’un
bateau-mouche. Et surtout, je ne veux plus jamais entendre parler de cette
foutue Saint-Valentin ! Ja-mais !
Après l’euphorie du défoulement, je sens l’enthousiasme descendre aussi
vite qu’il est arrivé, comme un junkie en bad après un trip qui l’a fait se
sentir vivant et fort comme jamais. Mon cœur est en morceaux, comme une
pièce de porcelaine qui se serait écrasée sur le sol. Apportez-moi la pelle et
la balayette, que je ramasse ce que je peux sauver.
Le claquement d’une bulle de chewing-gum me ramène à moi. La jeune
fille sort un flyer de sa poche et me le tend :
— Tenez, celui-ci vous ne le balancerez pas sur ce connard.
Le prospectus fait la publicité pour une nuit marathon de films d’amour
au cinéma Le Chaplin. J’ai un haut-le-cœur et je rends le papier à la fille :
— Non merci.
Elle refuse de rependre le flyer et repousse ma main vers moi :
— Franchement, pour soigner les chagrins d’amour, il n’y a rien de
mieux qu’une bonne comédie romantique. Croyez-en mon expérience.
Quel âge a-t-elle ? Dix-sept ? Dix-huit ? Vingt ans tout au plus. Preuve
que l’on ne peut pas juger le nombre de chagrins d’amour au nombre des
années passées. Les plus chanceux atteignent l’âge de la retraite sans en
avoir connu un seul. La jeune fille face à moi ne paraît pas faire partie de
cette catégorie. Elle semble plutôt appartenir au gang des cœurs d’artichaut
qui s’entichent de tous les hommes, sauf du bon.
Quelques bruits de mastication, puis une autre bulle de chewing-gum
éclate.
— Pour que le remède soit complet, je vous conseille de regarder un film
d’amour qui se termine vraiment mal avec un pot de glace au chocolat.
Personnellement, ma préférence va aux Häagen Dazs plutôt qu’au Ben &
Jerry’s, mais c’est vous qui voyez.
Elle parvient à m’arracher un sourire. Mais je doute que cela soit la
solution pour recoller mon cœur en miettes. Erwan me prend le flyer des
mains.
— Excellente idée. Nous allons suivre votre conseil, merci.
La jeune fille l’observe pendant de longues secondes, puis elle hausse un
sourcil et s’approche de moi pour me souffler :
— Oubliez la soirée comédies romantiques. Si j’étais vous, je mettrais ce
type canon dans mon lit.
Elle m’adresse un clin d’œil appuyé, se retourne et me lance :
— En plus, vous y gagnez grave au change. L’autre était vieux et
cheum* !
Erwan qui n’a pas tout suivi de notre conversation demande :
— Qu’est-ce qu’elle dit ?
Je me tourne vers lui. Les lumières clignotantes de la tour Eiffel se
reflètent dans le miel de ses yeux. C’est vrai qu’il est très beau. Je
bafouille :
— R… rien.
— Bien, allons-y.
Erwan m’attrape par la main et m’entraîne en direction du champ de
Mars.
— Qu’allons-nous faire ?
— Réparer ton cœur.
J’éclate de rire malgré moi.
— Et comment comptes-tu t’y prendre ? Même en dévalisant un magasin
de bricolage de tous ses pots de colle extra-forte, tu n’y arriverais pas.
— Détrompe-toi. Pas besoin de glu ou de pansement. Nous allons suivre
les conseils avisés de cette jeune fille.
— Tu n’y penses pas !
Comme Erwan continue à avancer d’un bon pas, j’insiste :
— Tu n’es pas sérieux ?
— Bien sûr que si, je suis on ne peut plus sérieux. Nous allons nous
vautrer dans un fauteuil de cinéma et nous allons nous gaver de glace au
chocolat et d’amour jusqu’à en crever.
Son clin d’œil à la réplique de Love Actually me procure un petit je-ne-
sais-quoi, comme le disent si bien les étrangers. Je serre la main d’Erwan
dans la mienne et je me laisse guider. Je ne sais pas si cette soirée suffira à
réparer mon cœur mais à en recoller quelques morceaux éparpillés, c’est
possible.
15 FÉVRIER

Sous le pont Mirabeau coule la Seine


Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine.
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure.

Guillaume Apollinaire,
Le pont Mirabeau
(Alcools)
25
Erwan

Ils auraient dû préciser sur le prospectus que la personne chargée de la


programmation du cinéma était fan de Leonardo DiCaprio, a priori surtout
dans ses jeunes années. Sinon, expliquez-moi pourquoi après Titanic et
Roméo + Juliet, la nuit s’est finie avec la projection de La plage ? Nous
avons donc écourté le marathon et nous avons quitté le cinéma aux
alentours de deux heures du matin.
Je ne sais pas si c’est l’overdose de glace au chocolat — Häagen Dazs,
car c’était la marque vendue au Chaplin —, ou l’overdose de DiCaprio, ou
les deux, mais cela a eu le mérite de mettre du baume sur les blessures au
cœur de Rose. Sur le chemin du retour, elle a été intarissable sur l’acteur
vedette des films de la soirée. Sa mèche de cheveux par-ci, son sourire par-
là, et son regard à tomber par terre, « Non mais, tu as vu ses yeux ? ». Bref,
je fais une indigestion de DiCaprio. Je jure solennellement de ne plus
jamais visionner un de ses films pendant les dix prochaines années.
Qu’est-ce qu’ils ont ses yeux, d’abord ? Certes, ils sont plus bleus que les
miens. Et ses cheveux incontestablement plus blonds, comparés à mes
cheveux très bruns…
Devant la glace de la salle de bain, je suis des doigts la ligne du bouc qui
entoure ma bouche, puis j’enfonce mon bonnet sur la tête en soupirant. Je
n’ai rien à voir avec Leo — oui, j’appelle DiCaprio Leo, parce que j’estime
qu’après avoir passé toute la soirée avec lui, nous sommes maintenant
suffisamment proches pour que je puisse me permettre de l’appeler par son
prénom. S’il faut ressembler à la coqueluche d’Hollywood pour plaire à
Rose, c’est foutu. Quoique… Bertrand avec ses cheveux gris ne ressemblait
beaucoup plus à Leo. Dommage que je ne l’aie pas vu de plus près pour
distinguer la couleur de ses yeux…
Au moment où je reviens dans la chambre, Rose est en train de boucler sa
valise. Elle a délaissé sa robe à la Marilyn de la veille pour un pantalon slim
en cuir noir et pour un pull écru ample. Son téléphone se met à sonner sur la
table de chevet. Elle se précipite pour l’éteindre et le fourre dans son sac à
main. Pas besoin d’explications, je devine qu’il s’agit d’un appel de
Bertrand quand elle relève la tête vers moi, le regard voilé par l’ombre de la
tristesse. Oubliées l’euphorie du lynchage de Bertrand et la soirée cinéma.
Cela me rend malade de la voir dans cet état. Pour un mec qui ne la méritait
pas.
Comment peut-on tromper une femme aussi douce et belle avec sa
secrétaire ? Moi, si j’avais la chance de faire partie de la vie de Rose, je ne
la lâcherais pour rien au monde. Je ferais tout pour ne pas l’égratigner et
j’en prendrais soin comme d’un trésor très précieux, comme le Petit Prince
de sa rose. À la différence près que je ne l’abandonnerais jamais et que je ne
la mettrais pas sous une cloche de verre. Je ferais en sorte de la rendre
heureuse chaque jour, de faire pétiller ses yeux et surtout, de la faire rire
pour entendre encore et encore ses éclats de rire qui suffisent à faire battre
mon cœur un peu plus fort.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Sa voix éraillée de chagrin me retourne l’estomac. Qu’est-ce qu’on fait ?
Je n’en sais rien. Enfin si, je sais : je vais faire tout mon possible pour lui
faire oublier ce salaud. Il va falloir que je me montre à la hauteur. Je n’ai
pas la moindre idée de ce à quoi va ressembler cette journée mais je
promets d’en faire des souvenirs inoubliables.
Vite, une idée…
— On va apprendre à accepter la vie comme elle vient. Pour que chaque
jour compte.
Rose hausse un sourcil et esquisse un sourire. Ma reprise de la réplique
de Jack dans Titanic semble avoir fait mouche.
Merci, Leo. Malgré ta tronche de beau gosse, finalement, je ne t’en veux
pas tant que ça.
J’attrape la main de Rose et nous quittons cet hôtel miteux sans regret.
Nous déposons nos sacs dans le coffre de sa voiture et je l’entraîne dans les
rues de Paris. Comme si j’avais la moindre idée de ce que je faisais et d’où
j’allais…
J’emprunte des rues au hasard. Droite. Encore à droite. Nous arrivons
près d’un cimetière. J’essaie de ne pas y voir un mauvais présage, je tire sur
le bras de Rose et l’entraîne à gauche. Droite, gauche, gauche, droite. Nous
descendons la butte de Montmartre et nous traversons la place Émile
Goudeau où un écriteau nous indique que Picasso, Modigliani et d’autres
artistes ont foulé ses pavés. Nos pas nous mènent ensuite dans un square
place des Abbesses. Nous nous arrêtons quelques instants devant un mur
émaillé de carreaux noirs. En nous approchant, nous remarquons que ces
carreaux sont couverts d’inscriptions blanches dans toutes les langues.
Negligevapse. M’bi fè. Taim i' ngra leat. Obicham te. Jeg Elsker Dig. Ich
liebe dich. Mi amas vin. Ti amo. Te quiero. I love you.
Pas besoin d’être un expert en langues étrangères pour comprendre que
nous sommes devant un mur qui répertorie des centaines de façons de dire
« Je t’aime » de par le monde. Je me tourne vers Rose dont le visage est
devenu blême.
Je l’attrape par la main et la tire de sa contemplation. Nous descendons
vers Pigalle, son Moulin rouge et les enseignes clignotantes de ses sex-
shops. J’ai l’impression que la ville de l’amour se ligue contre moi et
m’empêche de faire oublier les événements de la veille à Rose. Hagards,
nous errons dans les rues de la capitale, main dans la main. Je finis par
entraîner Rose vers une bouche de métro. J’achète deux tickets à une
machine et nous montons dans une rame de métro. Ligne 2, puis ligne 6.
Pourquoi est-ce que je nous ramène sur les lieux de la veille ? Arrivés à la
station du Trocadéro, au lieu de sortir sur le parvis de l’esplanade, nous
empruntons la ligne 9, avec pour seul guide le hasard. Même si Rose me
suit en pensant que je maîtrise la situation et que j’ai une idée en tête.
— Où m’emmènes-tu ? demande-t-elle alors que nous descendons
quelques stations plus loin.
Je parcours des yeux l’affiche des lignes du métro parisien, à la recherche
d’une quelconque inspiration.
— Que dirais-tu d’aller aux États-Unis ?
Elle fronce le nez :
— En métro ?
— Et pourquoi pas ?
Rose hausse les épaules, comme si cela n’avait pas d’importance.
Comme si plus rien n’avait de sens de toute façon.
Un changement de métro et un arrêt plus loin, nous sortons enfin à l’air
libre. Le soleil, timide tout à l’heure, est maintenant de la partie. Nous
traversons le quai Louis Blériot et nous nous avançons sur un pont
métallique que le temps a teinté de vert.
Le smartphone de Rose se met à nouveau à sonner. Ce connard de
Bertrand la harcèle depuis ce matin. Si je ne me retenais pas, je balancerais
son téléphone dans la Seine. Elle le sort de son sac, lâche un nuage de buée
en soupirant quand elle jette un œil au nom de l’émetteur, puis elle met son
portable en mode silencieux et le range au fond de son sac.
Nous nous accoudons à la rambarde où les cristaux de gel fondent sous
les manches de nos manteaux. Un peu nerveux, je jette un coup d’œil à
Rose. Elle a le visage baissé vers l’eau qui s’écoule sous nos pieds. Elle
murmure, comme pour elle-même :
— Sous le pont Mirabeau coule la Seine et nos amours, faut-il qu’il m’en
souvienne.
Elle s’arrête, le regard toujours posé sur le fleuve. Je complète les vers du
poème d’Apollinaire :
— La joie venait toujours après la peine.
Rose relève enfin ses yeux embués de larmes vers moi et m’offre un
pauvre sourire. Je passe un bras autour de ses épaules :
— Allez, viens, je t’ai promis de t’emmener à New York.
De l’autre côté du pont, nous tombons sur la guérite des Croisières
privées de l’Hudson. J’achète deux tickets (hors de prix) à un bonhomme
jovial qui porte un béret pour appâter les touristes étrangers. Puis, nous
montons à bord d’une navette en bois laqué.
— Tu m’avais promis les États-Unis, mais j’ai plutôt l’impression de me
retrouver à Venise, me taquine Rose en prenant place sur la banquette à
l’arrière du bateau.
Je refuse la main tendue du capitaine en livrée et saute sur le pont :
— Tu plaisantes ? Nous sommes à bord du Brooklyn. Si ça ne sonne pas
américain, je ne sais pas ce qu’il te faut.
Elle laisse échapper un petit éclat de rire qui me réchauffe les entrailles.
Si je parviens à la dérider, c’est bon signe. Je me promets de la faire rire aux
éclats d’ici la fin de la journée.
On nous sert des mimosas, des coupes de jus d’orange agrémenté de
Champagne, alors qu’il n’est pas encore 11 heures du matin, et que nous
n’avons rien avalé au petit déjeuner, puis le bateau démarre.
— Regarde, on voit déjà la statue de la Liberté. En toute petite bien sûr !
Je ne sais pas ce qui la fait rire autant, mon accent italien à couper à la
roulette à pizza ou mon énième réplique de Titanic, mais Rose a les larmes
aux yeux. Et pas de tristesse, cette fois-ci. Elle me donne une tape sur le
bras et rit :
— Tu dis n’importe quoi !
J’affiche un faux air outré :
— Mais pas du tout ! Regarde !
Je pointe mon index vers le pont de Grenelle. Les yeux de Rose
s’agrandissent quand elle aperçoit au bout de l’île aux Cygnes la statue de la
femme drapée dans une toge qui brandit fièrement sa torche vers le ciel
parisien.
J’allonge les jambes devant moi, content de mon petit effet.
— Je t’avais bien dit que je t’emmènerais en Amérique.
J’essaie d’imiter l’air sûr de lui de Jack Dawson, mais je ne suis pas
certain que ce soit une réussite, et je demande :
— Et où allons-nous maintenant, mademoiselle ?
Rose se rapproche de moi, cale sa tête sur mon épaule et souffle :
— Dans les étoiles.
Je rêve où elle vient de me sortir la réplique de Rose dans Titanic avant
la scène ultra hot de la voiture ?
Elle a dû sentir mon hébétement car elle se redresse et s’écarte aussitôt :
— Oh, pardon… Désolée…
Elle cache son visage honteux dans la paume de ses mains.
— Tu vas croire que je te fais du rentre-dedans.
— Mais non, pas du tout.
Enfin, un peu quand même. Je me redresse à mon tour et je prends une
gorgée de mon mimosa pour me redonner une contenance et un peu de
courage. Est-ce que c’est le moment où je dois lui avouer que je rêverais
qu’elle me fasse du rentre-dedans ?
Elle secoue la tête, le visage toujours à couvert :
— Mais ce n’est pas du tout le cas.
Je remballe ma déclaration et j’attrape ses poignets :
— Rose, c’est bon.
Elle se mord la lèvre inférieure, mortifiée.
— J’ai honte, si tu pouvais savoir à quel point.
— Pas moi.
26
Rose

Mon regard qui voudrait fuir s’attarde pourtant dans le sien.


Heureusement, le capitaine me sort de l’embarras et annonce :
— Nous voilà arrivés à destination !
Il entame sa manœuvre et la navette vient doucement s’approcher de la
rive. J’avale d’un trait mon verre de jus d’orange auquel je n’ai pas touché.
Je ne m’attendais pas à ce que des bulles de Champagne viennent me
chatouiller les papilles. Surprise, je toussote et descends du bateau.
Dire qu’un sentiment de gêne s’est installé entre Erwan et moi est un
euphémisme. J’ai envie de disparaître sous les pavés du quai. Je monte la
volée de marches en apnée. En haut, la tour Eiffel me toise.
Là, je suis prise dans un kaléidoscope d’images, de bruits et d’odeurs. Le
vrombissement des voitures sur le quai Jacques Chirac. Les passants qui
envahissent le trottoir, leur smartphone à bout de bras pour prendre une
photo de la dame de fer. Les cris des enfants. La musique du carrousel. Les
distributeurs de flyers. Les marchands ambulants qui vendent roses, mini
tours Eiffel ou ballons en forme de cœur. Le stand de hot-dogs et son fumet
de saucisses bas de gamme cuites à la vapeur. Les flots de badauds qui se
croisent. Et les derniers mots d’Erwan, « Pas moi » qui tournent en boucle
dans ma tête.
Je devrais fuir toute cette agitation, me réfugier au calme, reprendre mes
esprits. Au lieu de cela, je reste figée, à regarder le carrousel tourner au
rythme de la musique. Je sens le bras d’Erwan effleurer mon épaule
lorsqu’il se poste à mes côtés.
— Tu voudrais faire un tour ?
J’émets un rire qui s’apparente davantage à un ricanement et je me tourne
vers lui :
— Tu plaisantes ?
Non, il ne plaisante pas. Il n’y a qu’à voir son petit sourire et son sourcil
haussé, prêt à disparaître sous la bordure de son bonnet.
— Cap ou pas cap ?
Il veut jouer à ce petit jeu ? Très bien, je ne me débinerai pas. J’avance
d’un pas décidé vers la guérite et j’achète deux billets. Je m’attends à ce que
la femme aux lèvres pincées derrière la vitre me fasse une remarque, en me
demandant où sont mes enfants, mais elle me tend les tickets sans ciller.
J’en donne un à Erwan et je monte sur un cheval de bois. Il prend place sur
celui à côté du mien.
Autour de nous, des parents qui aident leurs enfants à s’installer sur leur
monture, des grands-parents qui attachent les ceintures de sécurité autour du
ventre de leurs petits-enfants. C’est ridicule. Nous sommes ridicules. Je suis
ridicule. Heureusement, deux jeunes filles se filment avec leur téléphone et
prennent la pause dans un carrosse aux couleurs pastel.
Lorsque le manège s’ébranle, je me retiens à la crinière de bois de mon
cheval. Mais ce n’est rien comparé à Erwan qui s’agrippe de toutes ses
forces à la barre dorée devant lui. De pâle, il passe à blême quand sa
monture se met à monter et descendre sur son axe.
— Ça va ?
Erwan ne répond pas. Il se contente de hocher faiblement la tête, en
fixant un point devant lui.
— Explique-moi pourquoi tu m’as demandé de faire un tour de manège
si tu ne supportes pas ça ?
Crispé, il souffle :
— Parce que je pensais que tu ne le ferais pas…
S’il n’avait pas ce teint olive, j’engagerais bien un début de dispute.
Comment ça ? Il ne me croyait pas capable de monter sur un carrousel ? Il
m’imagine si coincée que ça ? Je suis bien décidée à lui prouver le
contraire.
— Quand est-ce que ça se finit ce truc… ronchonne Erwan entre ses
dents.
Je n’ai pas la force de lui en vouloir. Je lui tapote l’épaule en guise de
réconfort.
Tu me fais tourner la tête,
Mon manège à moi c’est toi…
Quand Édith Piaf a terminé de chanter, Erwan va s’asseoir sur un banc. Je
reviens quelques minutes plus tard avec deux hot-dogs achetés au stand
juste à côté et je demande :
— Moutarde ou ketchup ?
— Ketchup, s’il te plaît.
Alors que je m’apprête à prendre place moi aussi sur le banc, Erwan se
lève :
— Non, attends. On va aller pique-niquer au pied de la tour Eiffel, ce
sera plus sympa.
J’ai bien envie de lui répondre que nous y sommes, au pied de la tour
Eiffel, mais je me laisse guider jusqu’à l’étendue d’herbe au pied de la
grande dame. Erwan étend son blouson sur le gazon et nous nous installons
sur les pelouses du Champ-de-Mars. L’air est un peu frais mais le soleil qui
brille dans le ciel du bleu pur de l’hiver nous réchauffe. Nous mangeons nos
sandwichs en silence, l’un à côté de l’autre, serrés sur le cuir de son
blouson.
Une fois son repas terminé, Erwan s’allonge, l’avant-bras sur le front
pour protéger ses yeux de la lumière. J’attrape mes lunettes de soleil dans
mon sac et je m’étends à côté de lui. Je sens l’humidité de l’herbe à travers
le cuir de mon pantalon.
— Regarde, fait Erwan en pointant quelque chose dans le ciel, on dirait
une barbe à papa.
— Normal, c’est un nuage. Tous les nuages ressemblent à des barbes à
papa.
Erwan s’offusque :
— Permets-moi de te dire que je ne suis pas du tout d’accord avec toi.
Tiens, celui-ci, on dirait un ours.
Je plisse les yeux :
— Moi, je dirais un lapin, un ours n’a pas de si grandes oreilles.
L’épaule d’Erwan contre la mienne bouge au rythme de son éclat de rire
grave.
— Un lapin qui aurait pris des amphétamines, alors.
— Là, regarde, on dirait une caravelle !
— Moi, je trouve que cela ressemble au continent américain. Mais celui
qui est là-bas ressemble vachement à un chien.
J’incline la tête et je fais la moue.
— Moi, je dirais plutôt à un dragon.
— On va dire au dragon à tête de chien de L’Histoire sans fin, alors ?
J’acquiesce d’un mouvement de tête.
— Oh, et là, on dirait un cœur, regarde !
Erwan pointe un point blanc de l’index. Je lui fais remarquer :
— Il est un peu atrophié ce cœur, il a une toute petite moitié et une autre
bien plus grande.
— C’est peut-être le cœur de quelqu’un qui est avare d’amour et ne sait
pas aimer pleinement ?
— Ou alors, c’est quelqu’un qui s’est fait voler la moitié de son cœur par
une personne qui n’en valait pas la peine.
Je me mords la lèvre inférieure, et je regarde les deux pans du nuage se
disloquer en deux longs filets blancs, comme un voile de coton que l’on
déchire.
Des voix aigües et des éclats de rire stridents nous arrachent à notre
moment hors du temps.
Près de nous, trois jeunes filles qui n’étaient pas là une minute auparavant
prennent la pose devant l’objectif de leur smartphone. Elles ne doivent pas
avoir encore vingt ans. La tête rejetée sur un côté, une main sur la hanche,
le dos cambré, la poitrine bombée, la bouche en avant.
Erwan se penche vers mon oreille, son souffle chaud caresse ma nuque et
me fait frissonner :
— Cap ou pas cap de prendre la pose comme elles ?
Il désigne les trois filles d’un geste du menton, un sourire aux lèvres.
Comme j’hésite, il hausse un sourcil. Je me lève, bien décidée à lui prouver
que je ne suis pas la fille coincée qu’il imagine. Je ramène mes cheveux
blonds sur une épaule et je souris à l’objectif.
Erwan prend une photo et me lance :
— Bof.
Je relève mes lunettes de soleil sur mon front et je lève un bras vers le
sommet de la tour Eiffel.
— Has been ! crie Erwan.
J’écarte largement les bras.
— Tu te prends pour le Christ rédempteur du Corcovado à Rio ? fait
Erwan, goguenard.
On ne devient pas mannequin ou influenceuse Instagram en un
claquement de doigts. Agacée, je jette un regard aux filles et j’observe leurs
poses aguicheuses pour les imiter.
— Fais une Bambi pose, lance la brune à une de ses copines.
La rousse s’exécute, elle s’agenouille et cambre le dos, les fesses en
arrière, un index posé sur ses lèvres ramenées en cul de poule.
Je n’aurai jamais l’air naturel, et encore moins décontracté, en adoptant
ce genre de posture. Je prends une inspiration, je place une main sur la
hanche et je pose le bout de ma chaussure sur l’herbe.
— Mouais. Peut mieux faire, souffle Erwan.
Je soupire. Je n’y arriverai pas, je ne sais pas faire ça… J’ai tout à coup
une idée. Je me campe sur mes jambes, je déboutonne mon manteau Chanel
et je le laisse glisser doucement le long de mes épaules, en fixant
intensément l’objectif des yeux. L’espace d’une seconde, Erwan semble
déstabilisé, puis il reprend contenance et immortalise l’instant avant que ma
veste ne tombe dans l’herbe à mes pieds. Tant pis pour les taches et le prix
que je vais devoir payer au pressing pour les enlever.
Le dos droit, je pose une main sur ma hanche et je relève le menton, sans
regarder le smartphone, mes lunettes de soleil tenues nonchalamment dans
l’autre main.
— Il y a du mieux, apprécie Erwan.
Un bras levé, je croise les jambes et lance un regard plein d’aplomb vers
l’objectif. Je prends finalement de l’assurance et j’avance vers Erwan, en
croisant exagérément les jambes, comme un top model lors d’un défilé.
— Waouh ! Emily Ratajkowski peut aller se rhabiller, souffle Erwan en
se levant lorsque j’arrive à sa hauteur.
J’ignore qui est cette Emily. Je me prends au jeu. Je rapproche les mains
de mon visage et j’adresse un regard mutin à l’objectif. Tant que je ne
regarde pas Erwan, ça va. Mais cela devient difficile car il est maintenant
debout, tout près de moi. Du bout des doigts, il ramène une mèche sur mon
front. La bouche entrouverte, je prends soin de ne pas croiser ses yeux.
Même quand il approche encore son smartphone et prend en gros plan mon
visage à moitié caché par mes boucles blondes. Mon regard s’accroche au
sien quand il abaisse son téléphone.
Pendant une seconde qui me semble s’étirer à l’infini, nous restons
silencieux, debout l’un face à l’autre. C’est Erwan qui brise le charme de
l’instant le premier. Il baisse le nez et consulte les clichés qu’il vient de
prendre avec son smartphone. Il bafouille :
— Tu… tu as assuré.
Il tourne l’écran face à moi. Je ne savais pas qu’il avait activé le mode en
noir et blanc qui confère ce charme intemporel aux photos.
— Tu es doué, elles sont vraiment très belles.
— Non, c’est toi qui es belle.
Je ne relève pas son compliment. Pour dissiper le malaise qui s’insinue,
j’attrape son téléphone :
— À ton tour maintenant !
Il se défend :
— Mais je ne sais pas faire ça !
— Parce que je sais le faire, peut-être ?
— Tu t’es super bien débrouillée. Avoue que tu as fait ça toute ta vie, me
taquine-t-il.
Je le repousse du plat de la main.
— Allez, allez ! À toi !
Il écarte les bras en signe d’impuissance :
— Tu ne veux quand même pas que je pose avec les fesses en arrière et la
bouche en cul de poule ?
Il imite la posture d’une des filles à côté qui le foudroie du regard quand
elle l’entend. Il adopte des poses plus grotesques les unes que les autres.
J’ai du mal à faire le point avec l’objectif car les éclats de rire secouent ma
main.
— Prends une position que je puisse immortaliser sans rire, sinon on ne
va pas y arriver !
Il lève alors les bras, prend un peu d’élan et bascule pour faire le poirier.
En équilibre sur les mains, il demande :
— C’est mieux, là ?
Tu veux dire, si j’arrive à faire abstraction du fait que tu es à moitié nu
devant moi ?
Son pull et son tee-shirt sont descendus sous ses aisselles et laissent
apparaître ses abdominaux gainés par l’effort.
— Rose, qu’est-ce que tu en dis ?
J’en dirais bien beaucoup de choses mais mieux vaut les taire.
— Je ne vais pas tenir comme ça des heures, dis-moi si c’est mieux !
Je détache mes yeux de son ventre et de son torse et je réponds d’une
voix faible :
— Oui, oui…
Je prends quelques photos et Erwan retrouve aussitôt une position
normale. Il rabat ses vêtements alors que je fixe encore le filet de poils qui
part de son nombril et disparaît sous la bordure de son jean.
27
Erwan

Je rêve ou elle me mate ? J’avoue que j’en tire une certaine fierté. Rose
bafouille en repassant son manteau :
— Il fait frais, non ? On y va ?
Ses joues qui rosissent semblent dire le contraire. Je souris à sa tentative
de détourner mon attention. Ne souhaitant pas la mettre plus mal à l’aise,
j’enlève un brin d’herbe accroché à sa veste et je l’entraîne par la main dans
les rues de Paris, laissant le hasard guider nos pas. Au rond-point de
l’Étoile, nous prenons une bouffée de gaz d’échappement de tous ces
véhicules qui tournent en rond, comme s’ils faisaient partie d’un vaste
carrousel dominé par l’Arc de Triomphe. Puis nous marchons le long des
deux kilomètres des Champs Élysées, la plus belle avenue du monde pour
ceux qui ont le porte-monnaie bien rempli, jusqu’à la place de la Concorde
et son obélisque pointé vers le ciel.
Nous faisons une pause dans le jardin des Tuileries, sur un des bancs qui
entourent un bassin octogonal.
— Un dessert, ça te dit ?
Méfiante, Rose fronce le nez et demande :
— Ce n’est pas encore un de tes cap ou pas cap ?
Je secoue la tête négativement.
— Non, rassure-toi. Je n’ai pas l’intention de te faire manger un œuf de
cent ans ou un truc dans le genre !
Je lui tire la langue et je m’avance vers le kiosque du glacier. Aux sorbets
et aux crèmes glacées, je préfère deux énormes cookies. Je me laisse tomber
sur le banc à côté de Rose et lui en tends un avec un clin d’œil :
— Cap ou pas cap ?
Elle le renifle, l’air suspicieux :
— C’est à quoi ?
— Pépites de chocolat fondant. Mais la question est : arriveras-tu à le
manger en entier ?
— Plutôt deux fois qu’une, fait Rose en mordant dans le gâteau.
Un héron vient se poser sur le bord de la fontaine. Nous restons
immobiles pour ne pas le déranger, activant seulement nos mâchoires pour
manger nos cookies. L’oiseau avance sur le rebord du bassin, scrute la
surface de l’eau de son œil rond un moment, puis plonge tout à coup le bec
et lève le cou pour gober un poisson. Satisfait, il secoue la mèche de plumes
noires sur le haut de son crâne, déploie ses larges ailes et prend son envol.
Nous baissons la tête par réflexe quand il passe au-dessus de nous.
Rose, qui a terminé son cookie avant moi, se lève et me lance, avec un air
de défi :
— Cap ou pas cap ?
— De faire quoi ?
Elle désigne du doigt le grand bras métallique de la fête foraine derrière
nous. Je fais non énergiquement de la tête.
— Alors là, ce sera sans moi. J’avoue, pas cap !
Je lève les bras en signe de reddition. Un éclair de déception semble
traverser son visage, et je suis meurtri d’en être la cause, mais jamais, au
grand jamais, je ne monterai dans ce genre de manège à sensations fortes.
Rose finit par m’attraper par la main, elle me force à me mettre debout et
m’entraîne vers la fête foraine.
— Cap ou pas cap ?
Je lève les yeux vers les chaises volantes et je fais une grimace :
— Désolé, mais pas cap.
Elle désigne une attraction sur notre droite :
— Cap ou pas cap ?
Deux pistes de toboggans en parallèle, des tapis en mousse. Cela n’a pas
l’air bien sorcier.
— Cap.
J’achète deux tickets au guichetier. Un jeune garçon en short et casquette
— comme si la météo de février à Paris permettait ce genre de tenue
estivale — nous tend des tapis et nous explique :
— Là-haut, vous vous mettez en place et quand le voyant devient vert,
vous vous allongez sur le tapis et vous poussez fort sur vos pieds.
Je devance Rose dans les escaliers et lui lance par-dessus mon épaule :
— Le dernier en bas a perdu !
Nous nous préparons au départ, les genoux sur le tapis, les mains
agrippées aux barres qui en relèvent le bout. Rose me lance un regard qui en
dit long sur son esprit de compétition. Je détourne les yeux pour fixer le
voyant lumineux à ma gauche. Dès qu’il passe au vert, je donne une forte
impulsion sur mes jambes et m’allonge sur le tapis. J’ai l’impression de
m’envoler à la première chute, je rebondis et je tente d’amortir le choc avec
mes avant-bras. J’ai le temps de voir Rose qui a déjà une bonne longueur
d’avance sur moi alors que je n’arrive qu’à la deuxième chute. Je termine
deux longues secondes après Rose qui sautille et exulte de joie :
— J’ai gagné ! J’ai gagné ! J’ai gagné !
Je me baisse pour attraper mon tapis et je relève les yeux vers l’écran qui
indique le temps de la descente au-dessus de nous. 5 secondes et
33 centièmes. Rose arrête de se dandiner quand elle aperçoit que le
chronomètre au-dessus de sa ligne n’affiche rien et fronce le nez :
— Pourquoi est-ce que je n’ai pas mon score, moi ?
Le garçon qui nous a donné les tapis un instant plus tôt lui répond :
— Parce que vous êtes partie avant le voyant vert.
— Comment ça ? Bien sûr que si, je suis partie au vert !
— Non, vous êtes partie avant. Le voyant est rouge, puis orange, et
seulement ensuite vert.
Un éclair de doute traverse le regard de Rose mais elle continue à
s’entêter :
— Votre orange ressemblait drôlement au vert, alors !
Sa mauvaise foi me fait sourire. Je lui prends des mains son tapis que je
tends au jeune garçon et je la taquine :
— Tu as cherché à tricher ?
Le joli minois de Rose se renfrogne. Elle croise les bras sur sa poitrine et
lève le menton :
— Sûrement pas !
Son attitude de petite fille vexée me fait fondre. Je remercie le garçon, je
passe un bras autour des épaules de Rose et je lui souffle :
— Tu n’as plus qu’à avouer que tu as perdu.
— Non, pas du tout, se défend-elle. Il n’avait qu’à préciser que le voyant
passait à l’orange avant de passer au vert. Tu imagines si c’était pareil pour
les feux de circulation ? Attention, c’est orange, vous pouvez enlever le
frein et commencer à placer votre pied sur la pédale d’embrayage parce
que bientôt vous allez pouvoir y aller ?
Elle a dû sentir mon corps secoué d’éclats de rire silencieux parce qu’elle
me donne un coup de coude dans les côtes :
— Et ne ris pas, ce n’est pas marrant.
— OK, très bien !
Nous évitons un frère et sa sœur qui se chamaillent pour savoir lequel des
deux montera sur le trampoline en premier. Devant le train fantôme, je
demande :
— Cap ou pas cap ?
Rose hausse les épaules :
— Cap.
Nous prenons deux tickets et montons à bord d’un wagonnet dont le
siège a dû être dimensionné pour accueillir un adulte et un enfant. Nous
sommes collés serrés, ce qui n’est pas pour me déplaire. Ce dont je me
serais bien passé en revanche, ce sont les cris — ou plutôt les hurlements
stridents — que pousse Rose dès qu’une toile d’araignée synthétique nous
effleure dans le noir ou que le bruit d’une tronçonneuse retentit.
Quand le tour est terminé, je cligne des paupières pour me réhabituer à la
lumière du jour. Rose, le visage enfoui dans ses mains cachées sous ses
cheveux, demande :
— C’est bon, on est sorti ?
— Oui.
— Sûr ?
Je soupire avec un sourire dans la voix :
— Sûr et certain.
Rose écarte ses doigts devant ses yeux. Rassurée, elle ramène ses boucles
blondes en arrière et descend du wagonnet à ma suite :
— Ça va, ça ne faisait pas tant peur que ça.
— C’est sans doute parce que ce n’était pas si effrayant que j’ai perdu un
tympan.
Rose m’adresse un sourire plein de mauvaise foi :
— Exactement.
Malgré notre cookie pas encore digéré, nous achetons à un stand deux
pommes d’amour que Rose tient pendant que je range ma monnaie au fond
de ma poche.
— Cap ou pas cap ?
Je lève les yeux vers la grande roue, puis les redescends vers le panneau à
l’entrée de la queue. Je pointe du doigt les pictogrammes indiquant que la
nourriture est interdite à bord et je me tourne vers Rose qui attend ma
réponse. C’est cette même femme, polie, respectueuse des limitations de
vitesse, et dont les gros mots écorchent la bouche, qui m’adresse un sourire
malicieux, comme si elle s’apprêtait à transgresser le plus gros interdit de sa
vie. Elle répète :
— Cap ou pas cap ?
Ce n’est pas la perspective de monter à des dizaines de mètres au-dessus
du sol qui me fait envie, mais comment voulez-vous que je lui dise non ?
28
Rose

L’homme qui nous a fait monter dans la nacelle nous rabroue quand il
nous voit sortir avec nos pommes d’amour à moitié mangées à la main.
Nous nous enfuyons en courant. C’est en riant aux éclats que nous arrivons
devant la pyramide du Louvre. Pantelante, enivrée par l’adrénaline, je mets
quelques minutes à reprendre mon souffle.
— C’était… c’était génial ! haleté-je.
— La vue depuis là-haut ou la course en sortant ? demande Erwan, un
peu essoufflé, en désignant d’un geste la grande roue.
La vue sur le jardin des Tuileries, sur les toits de Paris et sur le Louvre
avec les tours de Notre-Dame en fond, était magique. Un instant suspendu
volé au présent. Et j’avoue que la transgression de l’interdit et notre course
ensuite jusqu’ici me grisent.
— On dirait Calamity Jane qui viendrait de braquer une banque, sourit
Erwan.
Son ton n’est ni moqueur ni condescendant. Et je lui en suis
reconnaissante.
Nous nous asseyons côte à côte sur le muret qui borde les fontaines sur le
parvis du musée. Je croque à nouveau dans le fruit défendu enrobé de sucre
cristallisé.
— Ch’est immangeable che truc, se plaint Erwan, la bouche pleine.
— Mouais, ch’est plus joli que bon.
— Ch’est un attrape-tourichtes.
Nous nous appliquons à terminer nos pommes d’amour. À ma gauche, un
jeune papa retient du bras son fils de deux ou trois ans qui a les mains dans
l’eau de la fontaine. Quand le bambin trop enthousiaste de jouer avec l’eau
m’éclabousse de quelques gouttes, je m’écarte et me retrouve la hanche
collée à celle d’Erwan. Son souffle dans mon cou me fait sursauter :
— Cap ou pas cap ?
Je mâche mon dernier morceau de pomme d’amour avec une application
et une lenteur qui font hausser les sourcils d’Erwan jusqu’à la bordure de
son bonnet. J’avale et demande :
— De faire quoi ?
— De marcher dans la fontaine ?
Je me recule :
— Tu plaisantes ? Elle doit être gelée !
— Pas autant que l’eau dans laquelle Rose et Jack ont dû patauger, sourit
Erwan.
J’appuie un index sur son torse :
— Je te rappelle que Jack est mort de froid.
— Rose n’avait qu’à lui faire de la place sur sa porte.
Je roule des yeux :
— Le film n’aurait eu aucun intérêt. Comme si Roméo et Juliette ne
mouraient pas et vivaient heureux jusqu’à la fin des temps.
— Parce que les histoires d’amour doivent forcément se finir mal ?
— Toi et moi savons que c’est souvent le cas.
Erwan écarte ma remarque d’un haussement d’épaules. Je secoue la tête.
— Non, parce que l’on préfère le drame aux happy ends.
— Faux ! contre Erwan. La preuve : les comédies hollywoodiennes se
terminent bien.
— Mais c’est le drame qui marque les esprits. Jack et Rose. Roméo et
Juliette. Tristan et Iseut. Adam et Eve. Païkan et Éléa. Augustus et Hazel.
De la Bible jusqu’aux romans et au cinéma contemporains, en passant par la
littérature courtoise du Moyen-Âge et la tragédie grecque, ce sont les
drames que l’on retient.
— Faux.
— Ah, oui ? Donne-moi des exemples. Vas-y, je t’écoute.
Je croise les bras alors qu’Erwan sort le bâtonnet de sa bouche.
— Des exemples ? Mais j’en ai des tonnes !
Mon regard s’accroche au bâtonnet qu’il tapote sur sa lèvre inférieure, les
yeux levés vers le sommet de la pyramide.
— Harry et Sally. Bella et Edward. Lyv Tyler et Ben Affleck dans
Armageddon.
— Tu oublies que le prix à payer, c’est la mort de Bruce Willis, le père de
Lyv Tyler dans le film.
— Oui, mais les deux tourtereaux finissent ensemble quand même.
Je fais la moue et le laisse poursuivre :
— Elizabeth Bennet et Mr Darcy. La Belle et le Clochard. La Belle et la
Bête.
J’éclate de rire :
— Tu vas vraiment me citer tous les films de Disney ?
Il continue, un sourire aux lèvres :
— La Belle au bois dormant et son prince. Fiona et Shrek.
Je roule des yeux :
— Ce sont des ogres !
— Jasmine et Aladdin. Anna et Sven.
Je soupire :
— Pfff ! Dans La reine de neiges, Sven, c’est le renne !
— Oups, pardon. Anna et Kristoff. Ariel et Cédric. Pocahontas et John.
— Faux ! John retourne en Angleterre alors que la belle Indienne reste en
Amérique !
— Non, dans le 2, elle finit avec un autre mec qui s’appelle John Rolfe.
J’agrandis les yeux, impressionnée :
— Tu es un expert en films Disney ?
— Avoir une fille de sept ans implique de visionner des dessins animés
jusqu’à l’overdose.
Pendant une minute, on n’entend plus que les bavardages des passants
autour de nous, la rumeur de la ville, les moteurs des voitures et le clapotis
de l’eau.
— Mais cela ne répond pas à ma question.
Son demi-sourire me fait frissonner. Non pas de peur. Non pas de froid.
Mais de plaisir. Le plaisir de partager un moment à deux où se mêlent la
complicité et l’attachement. Je ne sais pas si savoir que je m’attache à
Erwan est une bonne nouvelle. Pour l’heure, seul importe l’instant présent.
On verra plus tard les problèmes.
— Quelle question ?
— Cap ou pas cap ?
Sans quitter Erwan des yeux, je retire mes tennis, je pose mes chaussettes
dessus, j’enroule le bas de mon pantalon et je me mets debout sur le muret.
Je retiens un cri lorsque je tâte la température de l’eau du bout de mes
orteils. Je mets complètement les pieds dans la fontaine avec l’impression
de plonger dans de l’azote liquide.
— Je suis sûr que tu exagères et qu’elle n’est pas si froide que ça, me
taquine Erwan qui fourre ses chaussettes au fond de ses baskets.
Je fais quelques pas dans l’eau :
— On verra ce que tu diras quand tu seras dedans.
Il se mord le poing quand il entre dans l’eau :
— Mais elle est gelée, pu…
Je fronce les sourcils et jette un regard en direction du petit garçon dans
les bras de son père. Erwan s’arrête aussitôt et se reprend :
— Punaise ! Elle est carrément glacée !
Il patauge jusqu’à moi, plus en sautillant qu’en marchant réellement, et
fait la grimace sous la morsure du froid. Le garçonnet sur le bord nous
observe de ses grands yeux, la bouche entrouverte. Nous devons constituer
pour lui une sorte de divinités ou de super-héros.
— Veux fai’e comme la dame et le monsieur ! dit-il à son père en nous
pointant du doigt.
L’homme, qui nous tourne le dos, explique :
— Non, c’est interdit.
— Pou’quoi ils y sont alo’s ?
Le père nous gratifie d’un regard mauvais par-dessus son épaule et dit, en
s’adressant autant à nous qu’à son fils :
— C’est hors-la-loi.
— C’est des ho’s-la-loi, comme dans les weste’ns, alo’s ? fait le
garçonnet avec des yeux brillants.
Le père se met debout et tend sa main au garçon :
— Allez, on y va.
— Non, veux y aller aussi !
— J’ai dit non.
L’homme part avec son fils hurlant à l’injustice dans les bras. Erwan se
penche à mon oreille :
— Tu as vu ? Il a dit qu’on était des hors-la-loi.
Nous partons d’un grand éclat de rire.
— On devrait peut-être sortir.
Je souris :
— Pourquoi ? Ça ne te plaît pas d’être un hors-la-loi ?
— C’est plutôt parce qu’on va finir par attraper la crève avec tes bêtises.
Je le suis vers le bord du bassin en lui rappelant :
— Eh, je te signale que c’était ton idée, le cap ou pas cap. Et ce défi de
marcher dans de l’eau en plein hiver aussi !
Erwan saute déjà en bas de la fontaine et enfile ses chaussettes :
— Tu n’étais pas obligée de l’accepter.
— Jamais je ne…
Au moment où je sors du bassin, mon pied glisse sur la surface mouillée
du muret qui entoure la fontaine, je perds l’équilibre et je tombe… dans les
bras d’Erwan.
— Rose, ça va ?
L’inquiétude teinte l’iris de ses yeux de taches mordorées. Je suis bien,
calée contre son torse, enveloppée par la chaleur de ses bras et son parfum
boisé.
— Oui, oui, ça va, bredouillé-je.
Je me redresse à regret et je pose mon pied sur les pavés de l’esplanade
devant le Louvre. J’effectue plusieurs rotations de cheville pour m’assurer
qu’elle n’est pas douloureuse et que je peux reprendre appui dessus.
— Je peux te lâcher ?
J’ai envie de lui répondre que je voudrais qu’il ne me lâche jamais.
Pourtant, je dis d’une voix faible :
— Oui, tu peux…
29
Erwan

Je relâche mon étreinte, en regrettant presque que Rose ne se soit pas fait
mal à la cheville. Parce que cela m’aurait permis de la garder encore près de
moi. Que ses cheveux chatouillent mon cou. Que son parfum vanillé titille
mes narines. Que son corps reste pressé contre le mien.
Pour dissiper la tension entre nous, je lui demande, avec un demi-
sourire :
— Tu disais ? Avant que tu ne tombes ?
Elle se chausse en silence, se redresse, remet une mèche de cheveux
derrière son oreille et darde son regard dans le mien avec un air de défi :
— Jamais je ne me défilerai à un de tes paris.
Elle passe son sac à main sur l’épaule et s’éloigne avec un sourire
satisfait. Je ne sais pas jusqu’où nous mènera cette journée, mais j’emboîte
le pas à Rose.
— Où allons-nous ?
— Voir mon tableau préféré.
J’allonge le pas pour me retrouver à sa hauteur.
— Je te signale que le musée du Louvre se situe derrière nous.
— Je sais.
Elle se tourne vers moi :
— Ce n’est pas là que le tableau se trouve.
Je comprends où nous nous dirigeons quand nous traversons le pont du
Carrousel et que nous nous retrouvons sur la rive gauche de la Seine. Nous
longeons le quai Anatole France, passons devant l’horloge de l’ancienne
gare et rejoignons l’esplanade et ses statues d’animaux en fonte. Nous
faisons la queue sous la marquise impressionnante et achetons deux billets,
puis nous pénétrons dans le hall du musée d’Orsay, sous une magnifique
verrière.
Rose se plante devant la statue en plâtre laqué de Carpeaux, Les quatre
parties du monde soutenant la sphère céleste, et me demande :
— Cap ou pas cap de trouver mon tableau préféré ?
J’arrondis les yeux et désigne le vaste espace d’un geste du bras :
— Mais c’est immense !
— Je te donne un indice : c’est le tableau d’un impressionniste.
Je soupire :
— Tu parles d’un indice ! Est-ce que tu sais que c’est le musée qui
détient la plus grande collection d’œuvres impressionnistes au monde ?
Je n’en savais rien avant d’avoir lu le descriptif sur le dépliant distribué à
l’entrée.
— Allez, je vais t’aider. C’est facile, c’est ici, au rez-de-chaussée. Là, tu
es froid.
Je consulte le plan que le guichetier nous a donné. Dix-huit ! Il y a dix-
huit salles ! Je raie mentalement celles où je n’aurai pas à me rendre. Rose a
dit qu’il s’agissait d’un tableau, j’élimine donc les expositions consacrées à
la photographie et aux arts graphiques. Elle a aussi indiqué que c’est
l’œuvre d’un impressionniste. Par conséquent, je traverse rapidement la
première partie de la nef, délaissant les toiles de Courbet et de Millet, sans
même un regard pour les sculptures de l’allée centrale.
— Tu commences à tiédir, me lance Rose derrière moi.
J’avance en direction de la grosse horloge et je m’approche d’une salle
qui expose des œuvres de Cézanne. Je me tourne vers Rose :
— Ici ?
Elle secoue la tête de droite et de gauche. Un coup d’œil au plan et je me
dirige vers la salle suivante consacrée à Degas :
— Là ?
— Non, mais tu chauffes.
Je traverse le hall en diagonale :
— C’est un tableau de Manet ?
— Non. Mais tu y es presque.
J’avance vers la salle 18, la dernière du rez-de-chaussée, qui est
consacrée à plusieurs peintres : Frédéric Bazille, Eugène Boudin et Claude
Monet.
— Tu es bouillant !
Je lance un regard circulaire aux toiles accrochées aux murs. Et là, je n’ai
aucun doute. La couleur. La lumière. L’atmosphère calme et sereine qui se
dégage du tableau. Ce paysage qui semble éclairé par le soleil levant. Cette
neige qui fait ployer les branches des arbres et que l’on pourrait presque
entendre crisser sous nos pas. Cette pie posée sur une barrière de bois,
comme une note de musique sur une portée. Je m’en approche à pas feutrés,
comme si je risquais de faire s’envoler l’oiseau. De près, le tableau est un
amas de coups de pinceau et de plâtras de peinture que j’aimerais pouvoir
effleurer du bout des doigts. Le petit écriteau accroché au mur à la droite de
l’œuvre indique : Claude Monet, La pie, huile sur toile.
Je me recule et je m’assieds sur le siège en forme de pavé anthracite au
milieu de la pièce. Rose se glisse près de moi et me souffle :
— Tu brûles.
Nous restons un moment en silence à admirer le tableau.
— Tu étais déjà venu ? demande Rose.
Je fais signe que non.
— Non, jamais. J’ai honte. J’ai vécu des années à Paris et je n’avais
jamais mis les pieds ici avant aujourd’hui.
— Il faut remédier à ça.
Elle attrape ma main et m’entraîne dans le musée. Nous allons de salle en
salle, passant de La nuit étoilée de Van Gogh aux Glaneuses de Millet, de
L’origine du monde de Courbet au Déjeuner sur l’herbe de Manet, des
Coquelicots de Monet au Bal au moulin de la Galette de Renoir. Lorsque
nous ressortons, les couleurs dansent encore devant mes yeux.
Je me laisse guider par Rose, auréolée par la lumière de la fin d’après-
midi. Je m’aperçois que nous traversons le pont des Arts quand elle
demande avec une moue contrariée :
— Ce n’est pas ici que les amoureux du monde entier viennent accrocher
leur cadenas ? Je pensais qu’il y en avait beaucoup plus…
— Si, mais comme leur poids menaçait de faire s’effondrer le pont, ils
ont été enlevés il y a quelques années.
Rose fronce le front :
— Ce ne sont pas quelques dizaines de cadenas qui constituaient une
menace, si ?
— Ce n’étaient pas quelques dizaines mais des centaines de milliers. On
raconte que cela représentait le poids de sept cents éléphants, tu te rends
compte ?
Rose observe les quelques cadenas gravés d’initiales attachés aux garde-
corps du pont.
— C’est interdit d’y mettre un cadenas ?
Mon cœur se met à battre un peu plus rapidement. Pourquoi voudrait-elle
accrocher un cadenas sur ce pont ? Son histoire avec Bertrand est terminée.
Serait-ce un cadenas pour… nous ? Je m’éclaircis la gorge :
— Non, ce n’est pas interdit. Mais il sera enlevé.
— Alors, cela veut dire que si l’on attache un cadenas, il sera enlevé tout
de suite ?
— Non… Je ne pense pas. Il sera retiré dans quelque temps. Quelques
semaines ou quelques mois, quelques jours peut-être.
Rose, les yeux toujours rivés sur les cadenas accrochés au pont, médite :
— Donc, cela veut dire qu’il restera quand même un moment…
Un vendeur ambulant passe justement à côté de nous et nous propose
d’acheter un cadenas en forme de cœur.
— Pas cher ! Le stylo est même fourni ! fait-il en brandissant un feutre.
Rose paie la somme demandée. Et moi, je reste les bras ballants. Qu’est-
ce qu’elle compte bien inscrire ? Nos initiales ?
Elle coince le bouchon du feutre entre ses dents et se met à écrire sur le
cadenas dans le creux de sa main en s’appliquant à me tourner le dos.
Pourquoi met-elle aussi longtemps ? Elle pourrait simplement écrire nos
initiales, pas nos prénoms en entier. Et encore, il ne faut pas une longue
minute pour inscrire nos deux prénoms, neuf lettres en tout.
Rose se tourne vers moi et brandit fièrement le cadenas sur lequel elle a
marqué d’une écriture cursive soignée, presque celle d’une maîtresse
d’école : Pour que ce jour compte.
Je souris. Même si je suis un peu déçu. Même si j’aurais préféré y voir
R+E. Même si mon enthousiasme d’adolescent enamouré en prend un coup.
30
Rose

Je ferme le cadenas autour d’une barre de métal du garde-corps.


— Qu’est-ce que l’on fait de la clé ?
Ma question semble sortir Erwan de sa torpeur. Il hausse les épaules :
— On la jette dans l’eau ?
Je me penche au-dessus du fleuve dont la surface miroite sous les rayons
du soleil couchant.
— Tu penses que l’on a le droit ?
Erwan émet un de ses éclats de rire graves et dit :
— Tu crois que Rose s’est posé la question de savoir si c’était bien de
balancer le Cœur de l’océan, un diamant qui vaut des millions d’euros, dans
la flotte ?
Je ris :
— Non, ce n’est pas ça. Je me disais que la Seine est peut-être déjà assez
sale comme ça, tu ne crois pas ?
— Rose, tu te poses trop de questions.
Erwan attrape la clé dans ma main et la lance de toutes ses forces.
Éblouis par le soleil face à nous, nous ne voyons même pas la clé atteindre
la surface de l’eau et disparaître dans le fleuve.
Nous reprenons notre chemin. Arrivés de l’autre côté de la rive, nous
longeons la Seine. Nous flânons un instant près des bouquinistes du quai du
Louvre, puis nous gagnons l’Île de la Cité et Notre-Dame, avec son
architecture gothique, ses deux tours et sa rosace. La cathédrale a rouvert
depuis peu, suite à l’incendie de 2019 qui l’a privée de sa flèche. Nous en
profitons pour flâner le long de la nef, au bruit des chuchotements des
touristes de passage et au claquement de nos pas qui résonnent sur la pierre.
Fourbus d’avoir tant marché, nous nous arrêtons avant d’arriver au transept
et nous faisons une halte sur un banc dont le bois grince quand nous nous
asseyons. Nous restons un moment, assis l’un à côté de l’autre, enveloppés
par l’odeur de l’encens et des cierges qui brûlent.
Erwan souffle dans ses mains et les frotte pour les réchauffer avant de
m’offrir son bras. Nous remontons la nef, bras dessus bras dessous, comme
deux jeunes mariés. À la différence près que nous nous dirigeons vers la
sortie plutôt que vers l’autel. Dehors, la nuit est tombée.
Erwan nous entraîne dans les rues de l’Île de la Cité. Nous traversons la
place Dauphine, puis un square où des pigeons picorent les restes d’un
sandwich abandonné sous un banc, avant de rejoindre l’extrémité de l’île.
Nous nous asseyons sur les pavés au bord de l’eau, les pieds dans le vide à
quelques dizaines de centimètres des eaux tranquilles du fleuve. Un énorme
saule pleureur étend ses branches nues et décharnées au-dessus de nos têtes.
La Seine sert de miroir à la ville, les lumières de Paris miroitent à sa
surface, comme des centaines de confettis dorés rendus mouvants par les
eaux du fleuve.
Je devrais avoir cette ville en horreur parce que c’est ici que j’ai
découvert l’infidélité de Bertrand. Parce que c’est ici que j’ai pris
conscience que je n’ai été qu’un objet qu’il façonnait à sa guise, avec ses
cadeaux et ses conseils quant à mon travail. Parce que je ne sais pas à quoi
va ressembler ma vie dans les prochains jours. Parce que je n’ai aucune idée
de mon avenir.
Et pourtant, j’ai un pincement au cœur à la pensée que cette journée va
bientôt prendre fin. Je voudrais qu’elle ne finisse jamais. Je grave dans ma
mémoire tout ce que j’ai vécu aujourd’hui avec Erwan : nos déambulations
dans les rues de la capitale, notre croisière en bateau, nos défis cap ou pas
cap, nos références à Titanic, notre recueillement devant La pie au musée
d’Orsay, nos taquineries, nos éclats de rire, nos mains qui se sont rarement
quittées.
Je baisse les yeux vers nos mains encore accrochées l’une à l’autre sur la
cuisse d’Erwan.
— On dirait que l’on est transporté dans le tableau de Van Gogh, souffle-
t-il, absorbé dans la contemplation des lumières qui dansent à la surface de
l’eau. Tu sais, celui que nous avons vu au musée d’Orsay tout à l’heure ?
Il tourne son visage vers moi. La surface scintillante du fleuve se reflète
dans ses iris. La bouche sèche, je parviens tout juste à articuler en hochant
la tête :
— La nuit étoilée.
— C’est ça, sourit Erwan en se tournant à nouveau vers la vue digne
d’une carte postale qui s’offre à nous.
Je devrais lui dire que je ne sais pas comment je vais réussir à vivre sans
lui. Je devrais lui dire que tant qu’il est avec moi, tout semble facile. Je
devrais lui dire que je n’ai aucune idée de ce que je vais être capable de
faire après, quand je me retrouverai seule, sans lui.
J’ouvre la bouche mais ce n’est pas ce que je souhaiterais qui en sort :
— On va dîner ?
Erwan opine du chef et m’aide à me relever. Nous empruntons le pont
Neuf en silence. Puis, nous nous dirigeons vers le Centre Pompidou avec sa
façade vitrée agrémentée de tuyaux et d’escalators extérieurs. Nous ne
cherchons même pas à prendre le métro, comme pour faire durer un peu
plus longtemps cette journée.
Je suis écrasée par la tristesse à mesure que nous remontons vers la
colline de Montmartre. Comment disait Maddie déjà ? Ah, oui ! J’ai le
seum*. Voilà, c’est exactement ça. Cette mélancolie, ce spleen, cet
abattement, cette impression de n’être plus qu’une coquille vide. Erwan
reste silencieux à mes côtés, me jetant des regards en coin de temps en
temps, auxquels je n’ai pas la force de répondre.
— Cap ou pas cap d’acheter un ballon ?
Habituée au silence qui s’est installé entre nous, je sursaute. Je suis des
yeux l’index qu’Erwan pointe vers l’entrée du musée Grévin. Un jeune
homme d’origine indienne ou pakistanaise vend des ballons en forme de
cœur — sans doute, les invendus de la veille.
— Tu m’as déjà fait faire bien pire.
— Je te préviens, tu devras le porter au poignet.
Je m’approche du vendeur. Après quelques négociations, j’achète tout
son stock, soit une vingtaine de ballons, contre une poignée de billets. Avec
ce tas de cœurs rouges qui flottent au-dessus de ma tête, je rejoins Erwan
sur le trottoir.
— Je suis magnanime, je peux même t’en donner un.
Je tends une ficelle dans sa direction mais il court vers le vendeur qui
repart avec sa liasse de billets à la main et sa bonbonne d’hélium sous le
bras. Un couple me bouscule au moment où Erwan réalise sa transaction
avec le vendeur. Je le vois revenir vers moi, avec un sourire mi-
machiavélique, mi-enjôleur.
— Bonsoir, mademoiselle !
Je pouffe quand j’entends sa voix aiguë de personnage de dessin animé.
— T’en veux ?
Il reprend une bouchée d’hélium et me tend la bouteille. Je regarde de
droite et de gauche, de peur qu’un policier vienne à passer par là.
— Cache ça…
— On ne va pas nous arrêter pour détention de produit illicite, si c’est
cela qui t’inquiète.
— Tu es sûr que ce n’est pas dangereux ?
— Rose, je ne suis pas en train de te proposer de la cocaïne ou de
l’héroïne.
Malgré ses yeux levés vers le ciel noir, avec sa voix déformée par
l’hélium, il est difficile de le prendre au sérieux.
— Il paraît que ce truc fait des ravages chez les ados.
— Ça tombe bien, soupire Erwan. On n’est plus des ados depuis pas mal
de temps, non ?
J’accepte la bonbonne tendue et j’inhale une bouchée d’hélium en
fermant les yeux.
— Ça va ? me demande Erwan.
— Oui, ça va.
Je porte une main à ma bouche lorsque j’entends ma voix de cartoon. Et
je baisse la tête sous le regard réprobateur qu’une passante me jette par-
dessus son cache-nez. Erwan, un sourire jusqu’aux oreilles, m’entraîne par
la main.
Au moment où nous arrivons dans le quartier de Pigalle, la bouteille
d’hélium est vide depuis longtemps et j’en ai mal au ventre d’avoir tant ri.
— Cap ou pas cap d’entrer dans cette boutique et d’y acheter quelque
chose ? me lance Erwan qui n’a pas encore tout à fait retrouvé sa voix.
— Pourquoi ne serais-je pas cap d’entr…
Je me fige lorsque je découvre l’enseigne du commerce en question.
L’inscription rose Sex shop clignote au milieu d’un néon bleu en forme de
préservatif. Je n’ai pas besoin d’hélium pour m’écrier avec une voix
suraiguë :
— Non ! Jamais de la vie !
Erwan approche son visage du mien et hausse un sourcil :
— Je croyais que tu ne te défilerais jamais devant un de mes cap ou pas
cap…
Oui, je sais, j’ai dit ça. Mais là, c’est trop. J’ai beau me sentir euphorique
après notre overdose d’hélium, je ne suis pas capable de faire ça. Pourquoi
donc est-ce que je fourre les ficelles des ballons dans les mains d’Erwan et
que je pousse la porte de ce sex shop, alors ?
À l’intérieur, j’ai du mal à ne pas rougir devant l’étalage de lingerie sexy,
de tenues affriolantes, de vibromasseurs aux formes étranges et
d’accessoires dont j’ignore l’utilité — et que je préfère ne pas connaître.
Je me retourne, cherchant Erwan des yeux, comme si sa présence pouvait
me servir de soutien mais je m’aperçois qu’il est resté sur le trottoir.
J’avance lentement. Au fond du magasin, un mur entier est couvert de
DVD. Sur les couvertures des pochettes, les actrices apparaissent en tenue
d’Eve ou à peine couvertes. À l’heure d’Internet, je me demande qui achète
encore ces films érotiques… J’ai la réponse à ma question lorsque je vois
un homme prendre un DVD et consulter son contenu. Sa femme,
décomplexée, sort de la cabine d’essayage en body transparent qui ne cache
rien de sa nudité et lui demande :
— Qu’est-ce que t’en penses ?
Son compagnon repose le DVD à sa place et approuve d’un hochement
de tête blasé :
— Ouais, c’est pas mal.
Vite, je dois trouver quelque chose, payer et prendre mes jambes à mon
cou !
Lorsque la vendeuse m’interpelle, j’attrape un vibromasseur au hasard
sur une étagère et je me rends à la caisse. Je paie en rougissant jusqu’aux
oreilles, puis je fonce tête baissée vers la moquette rouge au sol et la sortie.
Au moment où je me retrouve sur le trottoir, je prends une large
inspiration, comme si j’étais restée en apnée tout le temps passé à
l’intérieur. Quand j’ai recouvré mon souffle, je brandis le canard vibrant à
plumes sous le nez d’Erwan qui m’observe, immobile, avec de grands yeux
et les lèvres entrouvertes.
J’appuie sous son menton pour refermer sa bouche et je plaisante :
— Fais gaffe, ta mâchoire risquerait bien de tomber par terre.
Il semble reprendre ses esprits :
— Waouh, alors là, tu m’impressionnes.
Il mime une courbette et enlève son bonnet avant de le remettre sur sa
tête :
— Chapeau bas !
— Tu reconnais ta défaite ?
Il sourit :
— Je suis bien obligé de m’incliner. Même si la soirée n’est pas
terminée…
31
Erwan

Dans le funiculaire pour Montmartre, j’observe à travers le bouquet de


ballons la mine satisfaite que Rose arbore depuis plusieurs minutes. Je dois
bien avouer que cette fille est épatante. Nous admirons une dernière fois la
vue sur Paris illuminée depuis le parvis du Sacré-Cœur.
— On pourrait faire un selfie pour Madeleine, non ? propose Rose.
Je sors mon téléphone et Rose vient coller sa joue contre la mienne.
— Prête ? Un, deux, trois ! Maddiiiiiiiiie !
— Fais voir !
J’ouvre la galerie photos. Sur le selfie, nous affichons le sourire béat de
deux ados qui goûtent pour la première fois à la liberté, avec en fond le
Sacré-Cœur éclairé par les projecteurs, surmonté de notre bouquet de cœurs
brillants.
J’envoie le cliché à Maddie avec un petit mot :
Bises de Paris.
Puis Rose et moi nous dirigeons vers la place du Tertre. Nous flânons
devant les aquarelles des peintres qui n’ont pas encore rangé pinceaux et
chevalets. Un peu plus loin, un couple pose sous les yeux d’un dessinateur
talentueux. Rose me donne un coup de coude :
— Cap ou pas cap de te faire tirer le portrait ?
Je n’ai pas le temps de lui répondre qu’un artiste nous hèle :
— Un dessin, les amoureux ?
Je ne rectifie pas son erreur et entraîne Rose par la main sur les tabourets
face à lui.
— Avec plaisir.
Je ne sais pas ce qui est le plus dangereux à Montmartre, les pickpockets
ou les attrape-touristes. Nous sommes clairement tombés dans le second
piège. En plus, quand je vois les caricatures aux mentons en galoche et aux
nez épatés affichées autour du stand de l’artiste, cela m’inquiète quant au
rendu final. Mais il est trop tard pour me dire que j’aurais peut-être dû
demander les tarifs avant de me jeter dans la gueule du loup…
— Rapprochez-vous. Oui, c’est bien, comme ça.
Assis sur deux tabourets placés côte à côte, le bouquet de ballons voletant
au-dessus de nos têtes au gré de la brise, nous faisons face à l’artiste qui
sort ses fusains et en cale un derrière son oreille. Il commence à tracer des
traits sur sa feuille que nous ne voyons pas.
Je ne me sens pas très à l’aise dans cet exercice, avec le flot de touristes
qui défile sur la place. Certains s’arrêtent quelques minutes derrière le
caricaturiste et je meurs d’envie de les interpeler et de leur demander si je
n’ai pas un sourire trop crispé. Rose remue sur son tabouret, faisant tanguer
les cœurs rouges au-dessus de nous.
Anatole, notre dessinateur, lui, reste impassible :
— Détendez-vous.
Ses yeux naviguent de nos visages à sa feuille. Une mèche de cheveux se
prend dans ses cils quand il relève la tête vers nous. Mais avec ses cheveux
blancs et son front creusé de rides profondes, il n’a pas grand-chose à voir
avec Leonardo DiCaprio.
Après une bonne demi-heure de pose, j’ai des fourmis dans les jambes et
je suis frigorifié. Heureusement, Anatole annonce bientôt en tournant la
feuille vers nous :
— J’ai fini !
Je dois reconnaître qu’il a bien su croquer nos portraits. Il a accentué
mon visage en V, mes sourcils foncés à la lisière de mon bonnet et le bouc
qui entoure mes lèvres charnues. Quant à Rose, il a exagéré la hauteur de
ses pommettes, son nez en trompette et la longueur de ses cils. Au-dessus
de nous, les ballons en forme de cœur sont le seul élément coloré du dessin,
Anatole les a rehaussés d’aquarelle rouge. Mais ce qui saute aux yeux, ce
sont les étincelles qui animent nos regards à tous les deux.
Nous payons et remercions Anatole.
— On est trop beaux !
Rose admire à nouveau notre portrait et éclate de son rire cristallin. J’ai
envie d’attraper son éclat de rire et de le mettre bien au chaud au fond de
ma poche pour le ressortir les jours d’hiver.
— Tu viens ?
Je la suivrais au bout du monde s’il le fallait. Je m’attends à ce qu’elle se
dirige vers les rangées de restaurants qui entourent la place mais elle
accoste une fillette emmitouflée dans une doudoune, un bonnet et une
écharpe rose. Elle lui tend un ballon que la petite fille accepte avec joie.
Pendant près d’un quart d’heure, Rose s’applique à distribuer les ballons
aux enfants. Certains acceptent avec un sourire radieux. D’autres, plus
méfiants, cherchent d’un regard l’approbation de leurs parents. Quand il ne
lui en reste plus qu’un seul, elle revient vers moi et s’exclame :
— Je meurs de faim ! Où est-ce que l’on mange ?
Nous choisissons une guinguette au hasard, attirés par la jolie marquise
au-dessus de la porte et l’enseigne à la typographie du métropolitain, À la
bonne franquette. À l’intérieur, nappe Vichy sur les tables, guirlande
lumineuse aux couleurs du drapeau français suspendue au plafond et air de
musette en fond sonore. Un serveur en béret nous accueille et nous installe
à une table minuscule coincée entre deux autres tables. Affamés, nous
commandons une pièce de bœuf pour deux personnes, accompagnée de
frites et de salade, et une bouteille de vin rouge.
Nous avons le temps de boire la moitié de la bouteille avant de revoir le
serveur. J’ai déjà la tête qui commence à tourner quand nous sommes enfin
servis. Nous nous jetons sur nos assiettes et dévorons notre repas. Le
brouhaha ambiant est si présent qu’il est difficile de s’entendre. Je vide le
fond de la bouteille dans nos deux coupes et je lève mon verre :
— Nous n’avons même pas trinqué.
Rose lève son verre à son tour :
— À cette belle journée.
Elle plonge ses yeux dans les miens :
— Merci, Erwan. Sans toi, je n’aurais jamais réussi à remonter la pente si
vite et cette journée aurait pu être bien différente. Je… Je pense que je viens
de passer l’un des plus merveilleux jours de ma vie.
La sincérité qui transpire dans sa voix tremblante et ses remerciements
me touchent. Nous entrechoquons nos verres et je peine à avaler ma gorgée
de vin à cause de la boule qui s’est formée dans ma gorge. Notre journée
idéale de deux touristes à Paris prend hélas fin. Nous allons faire route vers
Aubagne et nos chemins se sépareront.
Je devrais lui dire que je ne sais pas comment je vais réussir à vivre sans
elle. Je devrais lui dire que tant qu’elle est avec moi, tout semble facile. Je
devrais lui dire que je n’ai aucune idée de ce que je vais être capable de
faire après, quand je me retrouverai seul.
Au lieu de cela, je demande en désignant le ballon attaché au dossier de
sa chaise derrière elle :
— Qu’est-ce que tu comptes faire de ça ?
Rose, son verre à la main, lève les yeux vers la cocarde bleu blanc rouge
accrochée au mur au-dessus d’une photo en sépia des festivités qui ont eu
lieu après la libération de Paris à l’été 1944. Elle réfléchit un moment, puis
elle pose son verre, fouille son sac et en retire un stylo. Elle me sourit
finalement :
— J’ai une idée.
Elle attrape la carte de visite du restaurant posée sur l’addition déchirée
et y inscrit quelque chose. Elle me la tend :
— À ton tour.
Je griffonne mon nom et mon adresse e-mail sous la sienne. Puis Rose
entreprend de percer la carte de visite et de l’attacher au bout de la ficelle
du ballon.
— Il est temps de lui rendre sa liberté.
Nous sortons du restaurant. La fraîcheur extérieure me fait frissonner,
autant que la perspective de voir cette journée toucher à sa fin. Rose trouve
un endroit dégagé et attrape ma main. Puis elle lâche le ballon qui s’envole
dans la nuit, devenant rapidement un point rouge avant de disparaître
complètement dans le ciel noir. J’y vois la métaphore de la fin de notre jolie
aventure.
Je n’ai pas bu assez d’alcool pour chasser la nostalgie qui m’assaille et
j’ai le cœur lourd quand nous reprenons notre chemin. Je serais prêt à tout
pour prolonger encore cette journée. Je jette un regard à la ronde. À ce
groupe de touristes qui se presse autour de la carte d’un restaurant. À cet
aquarelliste qui ajoute quelques touches de couleur à son tableau du bout de
son pinceau. À ce couple qui se bécote contre le tronc d’un arbre. À cet
accordéoniste qui joue la mélodie d’Amélie Poulain sous un réverbère.
— Cap ou pas cap de m’accorder une danse ?
Je mime une révérence et offre une main que Rose attrape avec un
sourire.
— Je t’ai dit que je ne me défilerai devant aucun de tes défis.
Je place une main sur sa taille et nous esquissons quelques pas de danse
maladroits. Pour oublier les regards étonnés des passants autour de nous, je
souffle à Rose :
— Nous n’avons pas fait le compte. Qui a gagné ?
Elle lève un sourcil :
— C’est moi, bien entendu !
J’adore la taquiner :
— Ah, oui ? Tu es sûre ?
De la main posée sur mon épaule, Rose se met à énumérer nos défis :
— Le carrousel, les photos devant la tour Eiffel, les fontaines du Louvre,
les ballons, le sex-shop. Sans compter que tu as refusé de faire les manèges
à sensations de la fête foraine du jardin des Tuileries. J’appelle ça une
victoire par K.O. !
Son sourire. L’étincelle dans ses yeux. Et son éclat de rire qui résonne
contre ma poitrine. C’est tout cela qui me met K.O., complètement,
totalement, assurément. Mon cœur gît sur les pavés à nos pieds, il faudrait
faire attention à ne pas le piétiner.
Rose, la tête posée contre mon torse, danse lentement. Mon cœur bat si
fort dans ma cage thoracique, que je crains qu’elle l’entende.
L’accordéoniste va bientôt arriver à la fin de Mon amant de Saint-Jean, il
faut que je me lance. Je dois me jeter à l’eau.
— Rose, je me demandais… Qu’est-ce que tu comptes faire ? Pour la
suite, je veux dire ? De quoi tu aurais envie ?
Elle répond sans une once d’hésitation :
— Aller voir la mer là où elle n’est pas grise.
Je me mords la lèvre. Elle n’a pas saisi ma question. Alors que je cherche
une autre formulation, Rose trébuche, le pied pris entre deux pavés
disjoints, elle vacille et je la rattrape quand je sens qu’elle se dérobe dans
mes bras.
— Rose, ça va ?
Je n’ai pas fait exprès. Tout ça : ma voix un peu trop rauque, mon visage
si près du sien, mon corps penché au-dessus d’elle, je ne l’ai pas voulu. Et
pourtant, c’est ce baiser que j’ai tant attendu. Rose, le dos calé dans le creux
de mon bras papillonne, puis elle pose ses lèvres sur les miennes et
m’embrasse avec une douceur infinie, faisant fi des cris et des
applaudissements de la foule autour de nous.
16 FÉVRIER

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,


Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Victor Hugo,
Demain, dès l’aube
(Les Contemplations)
32
Erwan

Nous avons quitté Paris après notre folle journée et depuis, nous roulons
en direction du Sud en nous relayant pour dormir. Après un échange de
volant à Auxerre, j’ai pris la place du conducteur jusqu’à Mâcon. Rose a
ensuite conduit une petite heure jusqu’à Lyon où j’ai repris le volant.
Cela fait maintenant sept heures que nous avons pris la route. Ce ne sont
pas les courts moments de demi-sommeil qui m’ont permis de me reposer
réellement, je roule depuis plus de deux heures trente et la fatigue
commence à se faire sentir. Pas question d’allumer la radio, au risque de
réveiller Rose.
À la faveur d’un lampadaire, je jette un coup d’œil au siège passager où
la jolie Rose dort à poings fermés, lovée sous son manteau. Même avec la
bouche entrouverte et une mèche de cheveux qui barre son front, je la
trouve belle. Lorsque je me suis arrêté au sud de Vienne pour faire le plein,
elle a bredouillé dans un état de semi-conscience que je pouvais utiliser sa
carte bleue, avant de sombrer à nouveau dans le sommeil.
Que restera-t-il de notre baiser à notre arrivée dans le Sud ? Est-ce que
Rose voudra gommer ce souvenir comme le ressac efface les traces de nos
pas sur le sable ? N’était-ce qu’une étincelle de plus, créée par l’euphorie de
cette journée magique, et qui disparaîtra avec le lever du jour ?
Dans le silence de l’habitacle, les deux brèves vibrations indiquant
l’arrivée d’un message sur mon téléphone m’extirpent de mes pensées.
Quelques minutes plus tard, deux nouvelles vibrations arrachent un faible
grognement à Rose. Qui peut bien chercher à me joindre alors qu’il n’est
que 6 heures du matin ?
Quand mon smartphone se met à vibrer pour la troisième fois, je
maintiens le volant de la main gauche et je tends mon bras droit vers la
banquette arrière. Je retiens un juron lorsque la voiture fait une légère
embardée, je redresse le véhicule et je tire d’un coup sec sur la sangle de
mon sac que j’ai réussi à choper. Mon Eastpak posé près du pommeau de
vitesse, je farfouille à l’aveugle à l’intérieur, à la recherche de mon
téléphone. Les appels de phare du poids-lourd derrière moi me rappellent à
l’ordre alors que les roues de la New Beetle rognent la ligne blanche de la
bande d’arrêt d’urgence.
Je prends la première sortie qui se présente, en direction de Rognac. Une
pause ne me fera pas de mal. Et je pourrai voir qui a essayé de me joindre à
une heure si matinale. Le petit parking désert après le péage ne me dit rien
qui vaille. Je roule encore une dizaine de minutes et je m’arrête au bord de
l’Étang de Berre.
Je trouve enfin mon téléphone. Le nom de Maddie apparaît sur mon
écran.
J’ai quelque chose d’important à te dire.
Cela concerne Rose.
Rappelle-moi au plus vite.
On peut dire qu’elle sait piquer ma curiosité. Je fronce les sourcils au
moment où je m’apprête à appuyer sur son nom pour la rappeler. Qu’est-ce
qu’elle fait déjà debout à cette heure-là ?
— On est arrivé ? demande Rose d’une voix pâteuse.
— Non, je fais une petite pause.
Elle bâille et me souffle, les yeux toujours fermés :
— Tu me diras quand tu voudras que je reprenne le volant.
Elle me propose cela juste pour la forme car elle remonte son manteau
qui a glissé sur son épaule et retombe aussitôt dans les bras de Morphée.
Mon smartphone se met à vibrer au creux de ma main. J’attrape mon
blouson sur la banquette arrière et je sors de la voiture en chuchotant :
— Allô ?
— Ah ! Erwan ! Enfin ! J’ai cru que tu n’allais jamais répondre.
Je soupire, ce qui crée une bulle de vapeur qui s’évapore dans l’air froid
de ce mois de février.
— C’est-à-dire que j’étais pas mal occupé.
— J’ai vu ça ! rigole Maddie à l’autre bout du fil. C’est bien, mon
garçon, tu n’as pas perdu de temps.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…
De l’autre côté du combiné, je reconnais la voix d’Yvonne qui demande à
Maddie :
— C’est le beau gosse à la guitare de l’autre soir ?
Mais qu’est-ce qu’elles font debout toutes les deux à six heures et demie
du matin ? Une soirée pyjama qui s’est éternisée à l’EHPAD ? Ou un petit
déjeuner ultra matinal à base de biscottes et de marmelade sans saveur ?
Nouveau soupir, nouveau nuage de vapeur.
— Maddie, nous conduisons depuis Paris.
— Je sais, Rose m’a envoyé un message pour me le dire en même temps
qu’une photo de vous deux dans un restaurant de Montmartre. Soit dit en
passant, vous êtes très mignons tous les deux. À ce que je vois, les choses
avancent bien entre vous !
Maddie et Yvonne ricanent comme deux adolescentes à l’autre bout du
fil.
— Bien, fait Maddie en se reprenant, je ne t’appelais pas seulement pour
te féliciter. Rose ne nous écoute pas ?
La voix soudain sérieuse de la vieille dame me glace le sang autant que
l’air glacial de l’hiver. Je baisse mon bonnet pour couvrir mon oreille droite
qui n’est pas au chaud sous mon smartphone et je jette un coup d’œil à Rose
toujours profondément endormie sur le siège passager.
— Non, c’est bon, fais-je en m’adossant à la voiture.
— Très bien. Où êtes-vous ?
— Je me suis arrêté au bord de l’Étang de Berre. Pourquoi ?
— Parfait, vous n’êtes donc plus très loin du point de rendez-vous.
— Du point de rendez-vous ? Quel rendez-vous ?
— Erwan, soupire Maddie, si tu m’interromps à chaque phrase, on ne va
pas s’en sortir.
— OK, je t’écoute.
Maddie prend une inspiration et se lance :
— Rose devra se trouver à l’endroit que je vais t’indiquer à 8 heures ce
matin. Il vous reste donc une heure trente pour vous y rendre, c’est
largement suffisant. Je vais te donner des coordonnées GPS qui vous
conduiront à un belvédère sur la route D141, entre Cassis et La Ciotat. Tu
prétendras que tu as trouvé le plus joli point de vue sur la Côte, mais sans
lui dévoiler la destination exacte. C’est compris ?
J’acquiesce d’un mouvement de tête que Maddie ne peut pas voir :
— OK.
— Tu peux noter les coordonnées GPS ?
Je rentre dans la voiture et ferme la portière en faisant le moins de bruit
possible. Je cale mon téléphone entre mon épaule et mon oreille, et appuie
sur la tablette tactile insérée sur le tableau de bord du bout de mes doigts
gelés. Je souffle dans mes mains et les frotte l’une contre l’autre pour les
réchauffer. Puis, je rentre les coordonnées que me dicte Maddie sur le GPS :
43,180 402, 5,572 241.
— Il faudrait que tu réveilles Rose, maintenant. Ce serait bien qu’elle
n’arrive pas à son rendez-vous la tête dans le cul.
Pourquoi ? Qui doit-elle rejoindre ?
Et puis, je ne me vois pas réveiller Rose d’un baiser, comme le prince
avec Blanche Neige ou la Belle au bois dormant. Il n’y a que dans les
contes que le preux chevalier réveille une jeune femme endormie en lui
roulant une pelle. Dans la réalité, il finirait au tribunal et serait fiché sur les
réseaux sociaux avec #balancetonporc. J’opte donc pour une méthode plus
conventionnelle. Je relève la mèche de cheveux sur le front de ma belle et
murmure :
— Rose.
Je secoue doucement son épaule et répète un peu plus fort :
— Rose !
Mais rien n’y fait, elle est profondément endormie et ne pousse qu’un
faible gémissement.
— Erwan, grouille-toi ! m’encourage Maddie à l’autre bout du fil.
Je siffle dans le téléphone, aussi bas que je peux :
— Je ne vais quand même pas la secouer comme un prunier. Je continue
à conduire un moment, je la réveillerai un peu plus tard.
J’appuie sur l’écran du GPS pour valider la destination.
— La route est prête, vous pouvez conduire en toute sécurité. Allons-y !
Sandie, la voix du GPS, réveille Rose qui ouvre de grands yeux. Je
m’empresse de raccrocher et je glisse mon téléphone dans la poche de mon
blouson. Tant pis, je n’aurai pas eu le temps de demander de plus amples
informations à Maddie, alors que j’en crève d’envie.
— Nous sommes arrivés ? s’étonne Rose en se frottant les paupières dans
un geste adorable.
— Euh… Non. Je me sentais un peu fatigué, j’ai voulu faire une pause…
— Oh, regarde ! Des flamants roses !
Rose pointe du doigt des silhouettes graciles dans l’étang devant nous,
alors que l’horizon se teinte de l’indigo et du mauve annonciateurs du lever
du soleil. Même si dans la semi-obscurité il nous est impossible de
discerner leur joli plumage rosé, nous restons de longues minutes à admirer
les échassiers évoluer dans l’étang. Rose rompt tout à coup ce silence :
— Tu conduis depuis trop longtemps. À mon tour de prendre le volant.
Nous sortons du véhicule. Je frémis quand ma main frôle la sienne en
contournant la voiture et Rose m’adresse un regard gêné avant de baisser la
tête. Mon cœur se serre à l’idée que notre baiser de la veille n’ait été qu’un
moment d’égarement de sa part.
Je suis encore chamboulé par sa distance quand elle s’installe sur le siège
passager et règle les rétroviseurs. Elle se penche vers le GPS et demande :
— Tu as rentré une destination finale ?
Je me racle la gorge, mal à l’aise de lui mentir :
— Oui, j’ai trouvé le plus joli endroit pour admirer la mer là où elle n’est
pas grise.
La sincérité dans le sourire et la voix de Rose me bouleverse :
— Merci.
33
Rose

À peine s’est-il assis sur le siège passager qu’Erwan est tombé dans un
profond sommeil. Je m’en veux de l’avoir laissé conduire pendant si
longtemps. Il aurait pu s’assoupir au volant. Prendre la route après notre
journée intense dans la capitale n’était peut-être pas la meilleure idée qui
soit mais Erwan doit se rendre à Aubagne où il donne un concert dans un
bar ce soir. Et puis, j’ai honte de l’avouer mais le fait qu’il se soit endormi
me rassure. Pas besoin de se forcer à faire la conversation. Pas besoin de
craindre d’effleurer sa main au moment d’augmenter le chauffage ou de
passer une vitesse.
Après notre baiser d’hier soir, je ne sais pas comment réagir. Peut-être
qu’Erwan préfèrerait que nous oubliions cet événement et que nous
reprenions le cours normal de nos vies. Si tant est que je puisse reprendre
une vie normale. J’ignore les appels répétés de Bertrand depuis hier matin
et j’efface ses messages avant même de les lire. Je ne veux pas entendre ses
excuses fallacieuses et ses justifications bidon. Non pas parce que je refuse
de faire face à la vérité. Non, simplement parce que je crains d’être faible et
de me laisser attendrir. Et il n’en est pas question. Je ne retomberai pas dans
une relation toxique.
Il n’en est pas question.
J’ai dû penser tout fort. Ou alors c’est mon coup de poing sur le volant
qui a dérangé Erwan dans son sommeil. Il se retourne sur le siège passager
qu’il a placé en position horizontale. Je retiens ma respiration, de peur de
l’avoir réveillé, mais il se remet en chien de fusil, une main sous la joue.
Avec son bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils et ses paupières fermées, je
m’attendris devant sa bouille attachante de petit garçon endormi avant de
reporter mes yeux sur la route.
Je prends la sortie 8, tout en farfouillant de la main droite dans mon sac
posé aux pieds d’Erwan. Je paie le péage et je repose mon portefeuille entre
les deux sièges, entre le tableau de bord et le levier de vitesse. Puis,
j’emprunte la D559. À la sortie de Cassis, je bifurque à droite vers la route
des Crêtes que je connais bien pour l’avoir parcourue de nombreuses fois.
Au détour d’un virage, une vue panoramique sur la Méditerranée s’offre à
moi avec pour toile de fond le dégradé du ciel allant du bleu au rose, sur
lequel flottent quelques filets de nuages épars. À ma gauche, le jaune des
montagnes rocheuses de l’arrière-pays marseillais. À ma droite, le bleu
profond de la mer encore endormie. Devant moi, une route sinueuse qui
mène vers La Ciotat et vers de sombres souvenirs.
Mon cœur s’affole à mesure que j’enchaîne les virages. Mes mains
moites glissent sur le volant. Je ralentis l’allure et je roule maintenant à la
vitesse d’un escargot sous sédatifs. Un coup d’œil au rétroviseur m’indique
qu’heureusement je ne gêne personne, aucun véhicule ne me suit. Il faut
dire que cet itinéraire, très emprunté par les vacanciers, est désert en ce
matin de février, même s’il est encore plus féérique à l’aube qu’au grand
jour.
Le GPS mis en sourdine pour permettre à Erwan de prendre un repos
bien mérité me signale que je suis arrivée à destination. Je me gare sur le
parking du belvédère, me demandant quel hasard malheureux a fait choisir
à Erwan ce lieu précisément. J’aimerais lui poser la question mais il dort du
sommeil du juste et je n’ose le réveiller après cette nuit de route.
Je le laisse donc dormir encore un moment. Pour qu’il se repose. Et pour
que je profite seule quelques instants de cet endroit empreint de nostalgie.
C’est peut-être égoïste, mais c’est ainsi. J’ai besoin de quelques minutes
pour revoir ces lieux qui me tordent le ventre, malgré la beauté du paysage.
Ce ne sera pas de trop pour cacher à Erwan le trouble que provoque en moi
mon retour ici et pour enfouir les souvenirs douloureux qui se rappellent à
moi.
Je coupe le moteur, attrape mon sac à main, referme délicatement la
portière et m’approche de la falaise. Je n’ai pas le courage de m’avancer
tout de suite entre les roches calcaires du belvédère. Je tourne à droite et je
fais quelques pas sur le chemin caillouteux qui court le long de la falaise
entre les plantes basses et les buissons, alors que l’aurore commence à
poindre à l’horizon. Machinalement, je baisse les yeux à la recherche de
bruyère. J’en trouve sans mal et je rassemble quelques brins verts en un
bouquet avant de faire demi-tour. Je m’assieds sur un rocher et je me mets à
tresser les brins de bruyère en une couronne, comme je l’ai fait si souvent
pour mon petit prince. Combien de fois ai-je répété ce rituel pendant mes
années lumineuses ? Je n’en sais rien. On ne compte pas les moments de
joie, alors qu’on liste nos peines.
Je ferme la couronne en nouant deux brins ensemble. Malgré les années
passées, je n’ai pas perdu le coup de main.
Un premier rayon de soleil joue à saute-mouton par-dessus le belvédère
et vient me chatouiller les paupières. Il est bientôt rejoint par d’autres, et les
rayons d’un soleil orangé embrasent l’horizon à l’est.
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai.
Je me recueille quelques instants face à l’horizon, face à cette mer qui est
tout sauf grise et qui m’a tant manqué depuis trois ans maintenant. Puis
j’entreprends de grimper parmi les roches blanches, en longeant le garde-
corps de métal.
Vois-tu, je sais que tu m’attends.
Je crapahute parmi les rochers et je rejoins le sommet du promontoire, le
pas aussi lourd que le cœur.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Il faut monter tout en haut du pic rocheux, là où la flore bravache
s’attache à la falaise, malgré le vent et la rudesse des éléments.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Et là, je la vois, abritée par un buisson de passerine, tout près d’une
cinéraire qui n’est pas encore en fleurs. Une petite croix de bois blanche
patinée par les années, par le vent, par le sel et par les larmes que j’y ai
versées.
Il est là, mon petit prince.
J’écarte quelques brins de passerine. La croix est un peu de guingois mais
l’inscription gravée dessus est toujours visible.
Léopold
Je glisse la couronne de bruyère autour de la croix sans me rendre
compte que mes joues sont inondées de larmes que la brise marine ne
parvient pas à sécher.
34
Erwan

Habitué au ronronnement du moteur, c’est le silence qui me réveille tout


à coup. Je me giflerais ! Je m’étais juré de m’assoupir seulement quelques
instants et en fait, j’ai sombré dans un profond sommeil depuis notre départ
de l’Étang de Berre. Je commence à paniquer quand je comprends que la
voiture est arrêtée et que Rose ne se trouve plus derrière le volant. Mon
sang ne fait qu’un tour lorsque j’avise les falaises à proximité. Mon pouls
s’accélère au moment où je remarque son portefeuille abandonné sous le
tableau de bord. Puis je respire à nouveau à l’instant où je vois que son sac
n’est plus là. On ne se suicide pas avec son sac à main, si ?
Je cherche Rose des yeux sur le belvédère qui surplombe le parking. Je
n’ai pas le temps de m’attarder sur le panorama époustouflant de la
Méditerranée au point du jour car je distingue la silhouette de Rose,
accroupie au bout du piton rocheux. Je m’apprête à sauter du véhicule et à
courir la rejoindre quand une voiture se gare à côté de la New Beetle. Un
homme en sort. La trentaine, la mâchoire carrée, des cheveux blond foncé.
Un coup d’œil à la montre à mon poignet m’indique qu’il est 8 heures pile.
On peut dire qu’il est ponctuel, s’il s’agit bien du rendez-vous de Rose. Nos
regards se croisent à travers la vitre de ma portière, il m’adresse un signe de
la tête, puis il se lance à l’assaut du belvédère.
Qui est cet homme ? Pourquoi est-il venu ? Comment Madeleine savait-
elle qu’il viendrait ici aujourd’hui à cette heure-ci ?
Il rejoint Rose en quelques enjambées. Elle se relève lorsqu’elle voit cet
homme s’approcher d’elle. Il ne paraît pas lui être inconnu car elle lui offre
un faible sourire. Puis elle cache son visage dans ses mains et il me semble
que le corps de Rose tressaute doucement, comme secoué de sanglots.
Mais qu’est-ce qu’il se passe, bon sang ? Qui est ce type ? Que fait-il
avec Rose ? Pourquoi est-elle aussi bouleversée ?
J’ai l’impression de me trouver dans la peau d’un gamin paumé au milieu
des conversations des grands et qui ne comprend rien à leurs réactions. Je
ne me vois pas me pointer devant Rose et cet inconnu pour leur demander
ce qu’ils font ici et si quelqu’un aurait l’amabilité de bien vouloir
m’expliquer ce qui se passe.
Mes yeux glissent vers son portefeuille abandonné près du levier de
vitesse. Je me mords le poing, en proie à un conflit de loyauté. Puis j’envoie
bouler mes états d’âme et j’ouvre son portefeuille, à la recherche d’un
indice quelconque.
Je trouve une carte de visite au nom de Rose Trémier, Décoratrice
d’intérieur. Je tique une seconde sur ce nom, puis je passe à la suite. Un
ticket de caisse. Des cartes de fidélité. Un cliché où Rose pose aux côtés de
Bertrand. La photo un peu jaunie d’un petit garçon de deux ou trois ans, aux
cheveux clairs. Je la retourne. Au dos, aucune indication. Je fouille dans
l’intimité de Rose avec mauvaise conscience, mais mu par la curiosité et
l’envie de savoir, de comprendre. Une carte d’identité. Je relis à deux fois le
nom qui y figure. Se pourrait-il…
Mon téléphone vibre dans ma poche, m’arrachant à mon enquête pas très
légale. Je l’attrape d’un geste distrait et décroche :
— Allô ?
— Erwan ?
J’ai l’impression d’entendre Maddie se redresser sur sa chaise au bout du
fil :
— Il est venu ?
— Si on parle d’un mec blond, oui, il est là.
— Très bien.
Je laisse le portefeuille éventré de Rose sur le siège conducteur.
— Maddie, est-ce que tu veux bien m’expliquer ce qui se passe ?
— Rose fait face à son passé.
Ma mâchoire se crispe. Je ne peux m’empêcher d’emprunter un ton
narquois :
— C’est pour cette raison qu’elle est en larmes ?
Maddie souffle dans le combiné.
— Je me doutais que revenir sur ces lieux allait la chambouler.
Mon ventre se tord. J’observe l’inconnu qui passe un bras autour des
épaules de Rose.
— Qui est ce type ? Il lui a fait du mal ?
— Non, non, pas du tout.
L’étau se desserre un peu autour de ma gorge, mais seulement pendant
quelques secondes car la vieille dame reprend :
— D’ailleurs, si tu regardes bien, il pleure lui aussi.
J’ai l’impression de me trouver dans un film d’espionnage ou dans un
polar. Comment Maddie peut-elle savoir que Rose et cet homme pleurent
tous les deux ? Je me tourne vers la banquette arrière, m’apprêtant presque à
y trouver Madeleine qui me crierait : « Surprise ! » Mais il n’y a personne.
Je me passe une main sur le visage.
— Erwan, tu ne connais pas tout du passé de Rose.
— Mais bien sûr que non !
Je viens de hurler et mes doigts se crispent autour du téléphone. Je dois
me calmer. Il faut que je me calme. Je tire sur le col de mon pull et je tente
de reprendre sur un ton plus courtois :
— Évidemment que je ne connais pas si bien Rose que ça.
Même s’il se pourrait bien que je l’aie connue dans une autre vie.
— Mais explique-moi. Comment peux-tu la connaître mieux que moi
alors que tu ne l’avais jamais rencontrée avant qu’elle ne te prenne en stop ?
Maddie soupire :
— Parce que je m’intéresse aux gens que je rencontre et que j’ai enquêté
sur Rose.
Je manque de m’étrangler. Est-elle sérieuse ? Elle fouine vraiment dans le
passé de tous ceux qui croisent sa route ? Je sais qu’elle a été flic, mais cela
ne lui octroie pas le droit de fouiller dans les affaires intimes des uns et des
autres.
— Tu plaisantes ?
Je vois d’ici Maddie prendre ses airs de sainte-nitouche et je l’entends
pincer les lèvres :
— Non. Je me suis simplement un peu renseignée sur elle.
Les images d’un mauvais film d’action défilent devant mes yeux. Rose
arrêtée par la police. Rose qui s’évade de prison dans les bras de cet
inconnu. Rose en cavale avec ce beau blond.
Je ferme les paupières quelques secondes. C’est impossible. Impossible.
Je ne peux pas imaginer un seul instant cette jeune femme commettre un
quelconque délit ou enfreindre la moindre loi, elle qui semblait grisée par
nos simples défis cap ou pas cap ?
— Ce n’est pas de ma faute. L’autre jour, j’ai eu une petite fringale et je
me suis permis de lui demander si je pouvais prendre un chocolat dans la
boîte qu’elle garde dans son sac à main.
— Pardon ?!
On parle bien de la boîte en forme de cœur qui ne quitte jamais Rose ?
Comment Maddie a-t-elle pu croire un seul instant qu’elle pouvait encore
contenir des chocolats ?
— Écoute, minimise la vieille dame, c’était au début de notre voyage. Je
ne savais pas encore qu’elle la trimballait de partout. J’ai soupçonné que
Rose me cachait quelque chose car elle s’est emportée tout de suite. Bref, je
l’ai ouverte un peu plus tard et j’ai découvert quelque chose que je n’aurais
pas dû voir. Mais depuis, cela m’a travaillé. Alors, j’ai cherché à
comprendre.
— Et qu’est-ce que tu as compris ?
— Que Rose reste engluée dans ses souvenirs. Et qu’elle doit oser
affronter son passé pour l’accepter et pouvoir enfin passer à autre chose.
Ma gorge est si sèche que j’ai du mal à demander :
— Qu’est-ce que tu as trouvé ?
Je marque un temps pour lui laisser la parole, mais Maddie ne répondant
pas, j’insiste :
— Concrètement ?
Ma tête se met à tourner, tant je crains la réponse à ma question. La
vieille dame se met à balbutier :
— Je… J’ai trouvé un livret de famille scotché au couvercle.
En apnée, je la relance :
— Et ?
— Et j’ai découvert que Rose avait été mariée.
J’avais vu juste, Rose porte bien le poids d’un amour perdu dans cette
fameuse boîte en forme de cœur. Je laisse néanmoins Maddie poursuivre :
— J’ai contacté cet homme par le biais des réseaux sociaux.
Même si je me doute de la réponse, je demande quand même :
— C’est lui qui se trouve en ce moment même avec Rose ?
— Oui.
Tout en surveillant l’inconnu qui a pris Rose dans ses bras, j’articule
péniblement :
— Comment s’appelle-t-il ?
— Joachim Blanchet.
— Depuis quand sont-ils séparés ?
— Leur divorce date d’il y a un peu plus de deux ans.
Je détaille leurs deux silhouettes qui se fondent maintenant en une seule,
statue fragile en équilibre au sommet du belvédère. Je déglutis avec
difficulté. La façon dont Joachim enlace Rose me laisse douter de la
disparition de leurs sentiments communs.
Même si je suis terrorisé par la réponse de Maddie, je dois savoir :
— Et un lien les unit encore ?
— Oui, c’est le père de son fils.
Son fils ? Maddie doit faire erreur. Rose n’a jamais mentionné le fait
qu’elle était mère, et n’a jamais fait allusion à son fils.
À moins que la photo de ce petit garçon dans son portefeuille…
Maddie murmure dans le combiné avant de raccrocher :
— C’est lui que Rose garde près d’elle dans cette boîte en forme de cœur,
Léopold.
35
Rose

— Tu l’as avec toi ? me demande Joachim.


J’acquiesce d’un faible signe de tête. Le sac à mon épaule me semble
maintenant peser des tonnes. J’en sors délicatement ma précieuse boîte.
— Je ne sais pas si je vais être capable de faire ça… murmuré-je entre
deux sanglots.
Joachim, qui a passé son bras autour de mes épaules, m’attire contre lui,
comme pour me communiquer de sa force qui me fait défaut.
— Rose, souffle-t-il à mon oreille, tu ne peux pas rester enfermée dans
un passé qui te pèse et t’empêche d’avancer.
Je prends une inspiration, j’ouvre la boîte et j’observe son contenu un
instant. Puis je tends le bras et je répands les bouts d’étoile brisée de mon
petit prince parti trop tôt. Dessinant des volutes que font scintiller les rayons
de l’aurore, une brise légère emporte les cendres vers la mer. Cette mer où il
aimait tant jouer dans les vagues, ses brassards aux bras. Cette mer qui le
faisait rire aux éclats quand elle venait lui lécher les pieds sur la plage.
Cette mer qui me l’a pris et ne m’a rendu qu’un corps sans vie.
Je souris entre mes larmes. Mon petit prince va rejoindre les poissons
qu’il essayait vainement d’attraper dans ses petits poings. Il va rejoindre les
grains de sable qui dorent au soleil, les coquillages qu’il m’offrait comme
des trésors très précieux et la mousse des vagues qu’il regardait disparaître
dans le creux de ses paumes avec émerveillement.
Quand cette poussière d’étoiles a fini de se disperser, je parviens à
articuler :
— C’était un accident.
— Je sais, Rose, je sais.
Joachim pose sa joue sur ma tête. Je renifle et reprends en montrant la
petite croix blanche de l’index :
— Il était là, et l’instant suivant il n’était plus là. Il a glissé. Je n’ai rien
pu faire.
— Je sais, fait Joachim en pressant mon épaule de sa main.
J’ajoute entre deux hoquets :
— Quand je l’ai entendu hurler, c’était trop tard.
Je ferme les yeux et je revois son petit corps tomber dans le vide, ses bras
qui battent l’air dans l’espoir de se raccrocher au fil de la vie. Et son cri, son
long cri qui hante encore mes nuits et déchire parfois mon sommeil.
— Je suis désolée.
Les mots s’étranglent dans ma gorge. Je cache mon visage dans mes
paumes et j’éclate en sanglots. Jamais on ne vient à bout de ses larmes. La
tristesse est un lac sans fond que l’on ne peut tarir, j’en sais quelque chose.
Quand on pense avoir versé toutes les larmes de son corps, d’autres
viennent déjà perler à vos paupières.
Joachim me caresse le dos alors que je sais qu’il a enduré le même
chagrin que moi. J’ai honte de lui infliger encore tant de peine.
— Rose, tu sais bien que je ne t’ai jamais tenue pour responsable de quoi
que ce soit. Comme tu l’as dit, c’était un accident. Et malgré toute
l’attention et la surveillance dont on peut faire preuve, on ne peut rien faire
contre les accidents. Il aurait pu glisser et se fendre le crâne sur un rocher
lors d’une promenade. Il aurait pu s’étrangler en avalant de travers. Il aurait
pu attraper une mauvaise bronchiolite dont il ne se serait pas remis. Il aurait
pu mourir de mille façons.
Je reçois un coup de poignard à chaque fois que j’entends que Léopold
est mort. Je prends garde de ne jamais utiliser ce terme quand je suis
obligée d’aborder le sujet. Pour moi, il a disparu, il est tombé comme le
Petit Prince mordu par le serpent dans le désert.
C’est ce qui nous a séparé Joachim et moi. Lui a été capable d’affronter
la réalité dans toute son horreur, alors que j’ai préféré la nier. Il disait qu’il
fallait aller de l’avant quand moi je culpabilisais d’avancer sans notre fils. Il
m’incitait à tourner la page quand je voulais rester dans le passé, comme si
cela permettait à Léopold de ne pas disparaître tout à fait. Parce que
l’oublier, cela aurait été le tuer une seconde fois.
Comme en réponse à mes tourments, Joachim reprend doucement :
— Je ne t’ai jamais demandé de l’oublier. Mais rester emprisonnée dans
le passé ne sert à rien. Ce n’est pas en te ligotant au chagrin que tu le feras
revenir.
Côte à côte, nous regardons tous les deux dans la même direction, vers
cette mer qui maintenant rougeoie sous le soleil levant. Je renifle :
— J’ai essayé de mettre des kilomètres entre la douleur et moi, sans y
parvenir.
— Partir loin d’ici n’a été qu’un leurre, ce n’est pas la distance qui soigne
le chagrin ou permet de faire son deuil.
J’attrape un mouchoir dans mon sac, me mouche et sanglote :
— On dit que le temps soigne les blessures mais c’est faux, il ne fait
guère mieux que la distance.
— Parce qu’il est des blessures qui sont plus longues à cicatriser que
d’autres. Les années n’effacent pas la douleur mais elles l’atténuent.
Devant nous, la Méditerranée, calme sous un ciel sans nuages, semble
indifférente à nos émois. J’en veux à la mer de se montrer insensible à notre
chagrin. À moins qu’elle ne charrie les larmes de tous ceux qui souffrent.
Je murmure :
— Et toi, comment as-tu fait ?
Joachim et moi nous sommes séparés dans les mois qui ont suivi la
disparition de Léopold. J’ai conscience que j’ai été un poids à ce moment-
là. Lui, qui venait de perdre son fils, n’avait pas besoin d’avoir à porter à
bout de bras une femme morte de chagrin.
Je sens Joachim se tendre à mon côté :
— J’ai dû te paraître fort mais c’est seulement parce que je ne pouvais
pas m’écrouler. J’avais perdu un fils et je voyais chaque jour la femme que
j’aimais s’éloigner un peu plus de moi en se murant dans la douleur du
deuil.
Je tourne mon visage baigné de larmes vers le sien, vers ses yeux rougis
par la tristesse et sa voix qui tremble quand il ajoute :
— Tu sais, je t’aurais attendue, le temps qu’il aurait fallu. Mais tu as fait
de ton chagrin une forteresse dont tu ne m’as pas donné la clé.
J’étouffe un sanglot dans la paume de ma main.
— Je ne t’en veux pas, Rose. J’ai réappris à vivre depuis. J’ai rencontré
Manon il y a deux ans. Nous attendons une petite fille pour le mois de mai.
Nous suivons de loin nos vies respectives via les réseaux sociaux. J’avais
remarqué une jeune femme au sourire franc à ses côtés sur quelques clichés.
J’espère qu’elle lui apporte toute la joie dont je l’ai privé.
Je lui souris :
— C’est formidable.
Il hoche doucement le menton.
— Et toi, où en es-tu ?
Nulle part. Toujours prisonnière du donjon de ma propre forteresse aux
murs de chagrin.
— Toujours avec Bertrand ?
Je secoue la tête.
— C’est compliqué.
— Rose, ce n’est pas en t’engageant dans une relation malsaine où tu
laisses quelqu’un penser et prendre les décisions à ta place qui te permettra
d’aller de l’avant.
Face à l’immensité de la mer, avec mon sac un peu plus léger à l’épaule,
je me rends compte que ma vie ces trois dernières années n’a été qu’un
énorme gâchis.
— Et lui, qui est-ce ?
Je suis des yeux le mouvement de tête de Joachim vers ma voiture en
contrebas. Erwan est adossé à la carrosserie et nous observe d’un air grave.
Je cherche mes mots. Comment qualifier la relation que j’entretiens avec
Erwan ? Il n’est plus seulement cet inconnu pris en auto-stop sur une aire
d’autoroute. Il est davantage qu’un ancien camarade de classe qui s’ignore.
C’est quelqu’un avec qui j’ai passé de merveilleux moments et qui m’a
soutenu dans des instants plus difficiles. Il a été une épaule sur laquelle
m’appuyer. Je peux compter sur lui, c’est un ami.
Un ami que tu as embrassé, me rappelle une petite voix dans ma tête que
je fais taire en répondant :
— Un ami.
Joachim, le regard toujours tourné vers Erwan, hoche la tête.
— Il semble être quelqu’un de bien. Tu devrais lui laisser une chance
d’entrer dans ta vie.
36
Erwan

Lorsque Rose a regagné la voiture, elle s’est assise sur le siège passager
sans un mot. J’ai fait comme si je n’avais pas vu ses yeux rougis ni les
sillons brillants laissés par les pleurs sur ses joues, et j’ai pris le volant.
Conduisant un peu au hasard, j’ai finalement rejoint la presqu’île de Cassis,
dans l’espoir qu’une petite balade changerait les idées de Rose en même
temps que le mistral sécherait ses larmes. Quand j’étais enfant, j’habitais
tout près, à Roquefort-la-Bédoule (un nom pareil, cela ne s’invente pas), un
village tout près de Cassis. Je connais donc bien les sentiers du littoral pour
les avoir souvent parcourus avec mes parents.
J’ai garé la voiture sur un parking et j’ai invité Rose à me suivre en lui
ouvrant la portière. Nous avons marché côte à côte sur le sentier jusqu’au
point de vue sur la calanque de Port-Miou et ses voiliers au repos. Puis,
nous avons poursuivi notre route sur le chemin caillouteux qui sillonne
entre les arbres. Le parfum des pins se mêlait aux fragrances iodées de la
mer toute proche. Les chants mélodieux des monticoles bleus et des
rougequeues noirs nous ont accompagnés jusqu’à la plage des Pierres
blanches.
Là, nous nous sommes assis sur une large roche plate, juste au bord de la
mer. Et sans même nous concerter, nous avons retiré tous les deux nos
chaussures et nos chaussettes et nous avons plongé nos pieds dans l’eau en
contrebas. J’ai grimacé lorsque les vaguelettes sont venues me lécher les
pieds. Rose, les jambes immergées jusqu’à la cheville, a penché la tête au-
dessus de la surface. Un banc de minuscules poissons translucides s’est
approché de nos pieds. Nous sommes restés tous les deux immobiles.
Quand les poissons curieux se sont éloignés, nous les avons suivis des yeux
jusqu’à ce qu’ils disparaissent.
C’est alors que Rose a ouvert la bouche pour la première fois depuis que
nous avions quitté la route des Crêtes. Les yeux rivés sur la surface de
l’eau, elle m’a tout raconté. Sa rencontre avec Joachim. La naissance de
Léopold, son petit prince. Les années heureuses. L’accident. Le deuil. Cette
douleur qui n’en finit pas. Ce sentiment de culpabilité qui la ronge encore.
Cette impression d’être perdue. De ne pas savoir où elle va. Parce que plus
rien n’est comme avant. Parce que plus rien ne semble compter.
Même si par téléphone Maddie m’avait résumé en substance cet
événement tragique de la vie de Rose, son histoire m’a chamboulé.
Comment réagirais-je si je perdais Emma ? Je préfère ne pas y penser. C’est
le genre de tragédie que l’on ne peut pas envisager. Que l’on ne veut pas
envisager. Quel parent pourrait se figurer de perdre un jour son enfant ?
C’est inimaginable. Parce que ce n’est pas dans l’ordre des choses. Et parce
que cela ne devrait jamais se produire. Mais la vie peut être cruelle et
l’impensable arrive parfois.
J’ai écrasé une larme au coin de mon œil. Mais j’avais mille excuses pour
ça : le soleil qui se réverbérait sur les pierres blanches, le petit air de mistral
qui soufflait au bord de l’eau, les embruns apportés par le vent, un grain de
sable qui se serait égaré.
Au moment où Rose est redevenue silencieuse, je n’ai pas su comment
réagir. Lui dire que j’imaginais sa peine aurait été un mensonge parce qu’il
s’agit du genre de douleur incommensurable. Alors, comme le langage
trouve parfois ses limites, je me suis passé de mots et j’ai enroulé un bras
autour de sa taille, lui caressant maladroitement le dos.
— Merci, a murmuré Rose, sans me regarder.
J’ai arrêté le mouvement de ma main dans son dos :
— Merci pour quoi ?
— Merci d’être là.
J’aurais pu passer la journée à admirer le ciel bleu miroiter sur la surface
de la Méditerranée, à protéger Rose dans le creux de mon bras. Mais la
fatigue a vite eu raison de nous et nous avons bientôt bayé aux corneilles.
Nous avons rejoint le chemin où se trouvait un panneau d’informations
sur les calanques. J’ai senti Rose se tendre à mes côtés à la lecture de
l’intitulé : le Sentier du Petit Prince. J’étais pourtant certain que lorsque
j’étais enfant, aucun panneau ne jalonnait cette randonnée facile sur la
presqu’île.
J’ai tenté d’entraîner Rose avec moi mais elle est restée figée devant la
pancarte qui indiquait que nous nous trouvions face au plus beau et au plus
triste paysage du monde, mots empruntés à l’ouvrage bien connu d’Antoine
de Saint-Exupéry. C’est ici, au large de Cassis, que l’aviateur a disparu en
1944, lors d’une mission de reconnaissance pour préparer le débarquement
en Provence.
J’ai emboîté le pas à Rose lorsqu’elle s’est remise en route. Elle a glissé
sur des épines de pin, et je l’ai rattrapée de justesse. Elle n’a pas lâché ma
main jusqu’au parking.
Nous avons avalé un sandwich avant de reprendre la route. Puis, nous
avons réussi à dénicher un petit hôtel à Aubagne où le gérant nous a lancé
un regard suspicieux par-dessus ses énormes lunettes, avant d’accepter de
nous louer une chambre à la journée. Il a dû s’imaginer mille et une choses
mais certainement rien qui ne ressemble à la réalité. Rose et moi avons
dormi tout l’après-midi, enlacés l’un contre l’autre.
— Tu as bientôt fini avec la salle de bain ?
La voix de Rose me sort de ma torpeur. Je coupe l’eau du robinet et
j’attrape une serviette éponge :
— Presque. Une minute.
Je me sèche à la hâte, j’enfile des vêtements propres — un jean et un tee-
shirt noir — et je sors de la salle de bain. Rose s’y engouffre aussitôt :
— Je n’en ai pas pour longtemps.
Elle en ressort quelques minutes plus tard, avec un maquillage léger.
— Tu es prêt ? me demande-t-elle, occupée à mettre ses boucles d’oreille.
— Oui, je crois.
— Eh bien, allons-y !
Le bar dans lequel je chante ce soir appartient à Guillaume, un ami que
j’ai gardé depuis nos années à l’école primaire.
— Salut, Erwan, ça fait un bail ! m’accueille Guillaume avec une tape
virile dans le dos. Tu es d’attaque ?
— J’espère bien, oui. Guillaume, je te présente Rose, une amie.
— Bonjour.
Elle lui tend la main. Un éclair traverse le regard de Guillaume quand il
pose les yeux sur Rose, confirmant mes doutes. Il se pourrait bien que Rose
soit la petite fille blonde que j’ai connue à l’école et à qui j’écrivais des
poèmes d’amour.
Guillaume met une seconde avant d’attraper la main de Rose et de la
serrer. J’ai beau scruter le visage de la jeune femme, elle ne laisse rien
paraître et ne semble pas le reconnaître. Il faut dire qu’il a un an de plus
qu’elle et se trouvait donc dans la classe supérieure. C’est parce que j’ai
redoublé que je le connais, Guillaume et moi étions toujours fourrés
ensemble ma première année de CP.
Il se tourne vers moi. Le tact n’étant pas son fort, je m’attends à ce qu’il
me pose des questions ou fasse une réflexion, mais il lance simplement :
— Tu peux t’installer, la scène est à toi !
J’adore faire un concert mais je déteste l’heure qui précède. J’ai la gorge
si nouée que je crains que mes cordes vocales se fassent la malle. Alors j’ai
mon petit rituel. Je sors ma guitare de son étui, je la tourne sous la lumière
qui se reflète sur le bois verni, je caresse ses formes généreuses, puis je
ferme les yeux trois secondes, la main posée sur les cordes. J’inspire. 1, 2,
3. Puis je souffle lentement.
— Guillaume m’a donné ça pour toi, fait Rose en soulevant le tabouret
dans ses mains. Où veux-tu que je le mette ?
Je désigne le milieu de la scène d’un signe de la tête.
— Par là. Merci.
Je m’assieds sur le tabouret haut, appuie ma guitare sur une cuisse et
l’accorde.
— Tu es gaucher ? fait Rose.
— Oui.
— Je n’avais pas remarqué l’autre soir, à l’EHPAD, que tu tenais ta
guitare dans ce sens.
Je gratte une corde et tends l’oreille.
— Et ce n’est pas gênant pour en jouer ?
— Non.
Je tourne un bouton et fais vibrer à nouveau la corde.
— Bien, fait Rose en se tordant les doigts. Tu es occupé, je vais te laisser.
Elle saute de la scène et s’échappe entre les rangées de tables. J’aurais
aimé la retenir mais j’en suis incapable. Le trac me tord les entrailles. Ce
soir encore plus que d’ordinaire. Justement parce que Rose est là. Et que je
suis à peu près certain que nous nous connaissons d’une autre vie. Se
souvient-elle de moi ? Apparemment non, puisqu’elle n’a jamais fait
allusion à notre enfance commune sur les bancs de l’école de Roquefort-la-
Bédoule. Ou alors elle fait semblant de ne pas savoir qui je suis. Se
rappelle-t-elle le poème que je lui avais écrit et que j’avais glissé dans son
bureau ?
Je secoue la tête pour chasser mes questionnements. Ce n’est absolument
pas le moment de me poser ce genre de question. Quelques clients
commencent déjà à s’installer aux tables, guidés par une serveuse qui
semble en lévitation. Un coup d’œil à ses chaussures m’apprend qu’elle ne
vole pas, elle se déplace simplement en rollers. Je ne sais pas comment elle
fait pour zigzaguer avec autant de grâce entre les tables serrées de la salle.
Je descends de scène et me dirige vers le bar où un barman, un torchon
propre sur l’épaule, remplit des chopes à la tireuse à bière.
— Une pression ? me propose-t-il.
— Non, de l’eau, s’il vous plaît.
Il remue sa moustache, tout en me servant un verre d’eau.
— Vous, les jeunes, vous êtes trop raisonnables.
J’avale mon verre d’un trait et il m’en verse un autre.
— Je n’ai pas le choix, je monte sur scène dans dix minutes.
— Oh. C’est toi le chanteur ce soir ?
— Oui.
— Et tu chantes quel genre de chanson ?
Je n’ai pas le temps de lui répondre car un larsen nous vrille les tympans.
Guillaume, qui installe un micro sur pied sur la scène, arbore un air contrit.
Il tapote sur le micro pour s’assurer qu’il fonctionne bien et s’excuse :
— Désolé !
Puis il ajoute :
— Mesdames et messieurs, je suis ravi d’accueillir ce soir un jeune
chanteur que j’ai la chance de connaître depuis pas mal d’années
maintenant. Je suis certain que ses titres poétiques vont vous enchanter. Je
vous demande donc de faire un tonnerre d’applaudissements pour…
Erwan !
Il tend le bras dans ma direction et la salle se met à battre des mains.
Dans mon dos, le barman abat sa paume sur mon épaule et me lance :
— Bonne chance, mon gars.
J’avance d’un pas mécanique vers la scène. Les applaudissements ne sont
qu’un bourdonnement à mes oreilles et ma vue se brouille, comme si je
risquais de tomber dans les pommes à tout instant.
Respire, Erwan, respire. Quand tu auras commencé à chanter, ça ira
mieux.
J’attrape ma guitare, tentant de ne pas me focaliser sur Rose, attablée
avec Guillaume, au fond de la salle. Heureusement, lorsque je me mets à
chanter, tout redevient net. Ma voix est claire. Les notes sont justes. Et je
me laisse emporter par l’enthousiasme du public. C’est toujours une petite
victoire quand j’aperçois du coin de l’œil un client happé par ma musique,
jusqu’à en oublier de manger son repas qui refroidit dans son assiette.
Après avoir interprété une dizaine de titres de mon répertoire, je salue le
public qui applaudit à tout rompre. Certains se mettent à scander mon nom,
réclamant une dernière chanson. Sentant déjà le concert-blues pointer le
bout de son nez, je ne me fais pas prier pour remonter sur scène et chanter
quelques titres plus intimistes.
— Je voudrais terminer par une chanson pour une personne qui se trouve
ici ce soir.
Des murmures s’élèvent de la salle et les clients du bar se tournent pour
essayer de deviner de qui il s’agit. Ma voix tremble presque quand arrivent
les dernières paroles que je jette comme une bouteille à la mer :
Je voudrais que tu sois celle
Qui berce mon sommeil
Avec ton sourire à faire pâlir le soleil.
Je voudrais que ce soit toi,
Juste toi plus moi,
Avec tes éclats de rire, à faire frémir les étoiles.
17 FÉVRIER

Puis tu te sentiras la joue égratignée…


Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…
Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête,
— Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
— Qui voyage beaucoup…

Arthur Rimbaud,
Rêvé pour l’hiver
(Poésies)
37
Rose

J’ouvre un œil et je repousse d’un doigt le bord de la capuche qui me


couvre le visage. J’ouvre un deuxième œil. Les vitres de la voiture,
tapissées de buées, m’empêchent de voir l’extérieur. Je souffle un nuage de
vapeur lorsque j’émerge de sous mon manteau qui m’a servi de couverture.
Sur le siège conducteur, Erwan, profondément endormi, me tourne le dos.
Il semblerait que depuis quelques jours, nous nous soyons transformés en
oiseaux de nuit. Nous avons pris la route du retour hier soir, dès que le
concert a été terminé, nous relayant pour conduire, comme la nuit
précédente. Mais contrairement à la dernière fois, nous avons préféré les
itinéraires secondaires à l’autoroute. Perclus de fatigue, nous avons fait un
arrêt au bord d’une route de campagne, près de Clermont-Ferrand. Pourtant,
il semblerait bien que nous n’étions pas suffisamment éreintés pour dormir.
Je ne sais pas exactement comment cela est arrivé mais mes lèvres se sont
retrouvées sur la bouche d’Erwan, ses mains se sont glissées sous mon pull
et j’ai fini sur ses genoux. Les images de la nuit dernière contribuent à me
réchauffer, malgré la fraîcheur de l’air de l’habitacle. Heureusement
qu’Erwan ne me voit pas en cet instant car je rougis rien qu’au souvenir de
notre rapprochement.
Il se met à remuer sur le siège conducteur. Il bascule sur le dos et étire ses
bras au-dessus de la tête en poussant un bâillement sonore. Je panique.
Comment dois-je réagir ? Il se tourne dans ma direction et quand ses yeux
tombent sur moi, il me sourit avec une tendresse à faire monter de quelques
degrés la température glaciale de l’habitacle. Il me demande avec sa voix
éraillée de sommeil :
— Bonjour, ma jolie Rose. Tu as bien dormi ?
J’acquiesce d’un signe de tête, un sourire niais aux lèvres. Je crois que
j’avais oublié ce que c’était que de tomber amoureuse. Je me fustige
aussitôt d’avoir ce genre de pensée : je ne peux pas m’attacher à Erwan car
je sais que dans quelques heures nos chemins vont se séparer.
Pour cacher mon trouble qui fait s’évanouir mon sourire, j’avance au
bord de mon siège et je me mets à frotter le parebrise de la main pour
chasser la buée. En découvrant la vue qui s’offre à nous, je ne peux
m’empêcher de pousser un cri de ravissement :
— Oh…
Devant nous, la campagne s’éveille sous une épaisse couche de neige
tombée pendant que nous dormions. L’aube colore de rose la surface
blanche scintillante. Le pré, que nous avions aperçu à la faveur des phares
de la voiture en nous garant cette nuit, est couvert d’un manteau blanc
immaculé. La clôture, faite de piquets de bois plantés de guingois et de fil
de fer tordu, ploie sous la couche de poudreuse, tout comme les branches
des frênes de la haie.
Les premiers mots d’un poème de Maurice Carême appris à l’école me
viennent aussitôt :
— Il a neigé dans l’aube rose…
— Si doucement neigé, que le chaton croit rêver.
Je me tourne vers Erwan qui vient de réciter la suite de la poésie :
— Tu connais ce poème, toi aussi ?
— Bien sûr, nous l’avons appris à l’école.
Je plisse les yeux, et l’observe, la tête penchée sur le côté :
— Nous ?
Gêné, Erwan se reprend :
— Eh bien, oui, je suppose que c’est un classique que tous les écoliers de
France apprennent un jour ou un autre…
Son haussement d’épaules ne réussit pas à me convaincre. Est-ce qu’il
ignore réellement que nous avons passé plusieurs années de notre enfance
sur les mêmes bancs de l’école ? Ou alors, feint-il de ne pas savoir que nous
nous connaissons d’une autre vie ? Si c’est le cas, à quel jeu joue-t-il ?
Je n’ai pas le loisir de lui poser de plus amples questions, Erwan sort de
la voiture et vient ouvrir ma portière. Un froid polaire envahit aussitôt
l’habitacle. Il enfonce son bonnet noir sur ses oreilles et me tend une main :
— Je te conseille de mettre ton manteau, ça caille !
Nous avançons main dans la main. Aucune habitation en vue. Aucun
véhicule sur la route. Ce paysage, dans ce silence que rien ne vient troubler,
si ce n’est la neige qui crisse sous nos pas, est un enchantement. Nous
restons immobiles, côte à côte, à admirer la beauté brute de la nature dans
cette atmosphère feutrée. J’ai l’impression de me réchauffer à mesure que
les rayons du soleil avancent sur la surface blanche qui recouvre le sol, la
faisant étinceler de milliers de diamants minuscules.
Tout à coup, un oiseau vient se poser sur la clôture face à nous. Je plisse
les yeux pour identifier ce plumage brun. Il ne s’agit assurément pas d’une
pie, comme dans le tableau de Monet. La ressemblance aurait trop été
parfaite. Une partie des ailes du volatile est recouverte d’un bleu vif strié de
noir et de blanc. Un geai ! Je remercie mentalement mon grand-père
passionné d’ornithologie qui m’a souvent emmenée en balade en forêt et
qui m’a appris à observer les passereaux.
Le temps semble s’être arrêté. Émerveillés, nous osons à peine respirer,
de peur de déranger l’oiseau qui n’a pas fait attention à notre présence. Posé
comme une note de musique sur une ligne de partition, il nous tourne le
dos, semblant contempler lui aussi le paysage enneigé baigné de la lumière
rosée de l’aube.
C’est le bruit sourd d’une motte de neige tombant d’une branche à
proximité qui le fait s’envoler tout à coup. Le départ de l’oiseau me ramène
à la réalité. Bientôt, c’est Erwan qui me quittera pour retourner à sa propre
vie. Je frissonne à l’idée de ce qui m’attend : affronter Bertrand — je ne
pourrai ignorer éternellement ses appels incessants —, déménager,
reconstruire une autre vie quelque part. Mon avenir ressemble à une
ribambelle de points d’interrogation. Si certains sont attirés par l’inconnu,
moi, il m’effraie.
Erwan tire sur ma main qu’il tient dans la sienne et me fait pivoter vers
lui.
— C’est magique, n’est-ce pas ?
Son sourire s’efface et son front se plisse lorsqu’il remarque mon trouble.
— Que t’arrive-t-il ?
Je fuis son regard. Comment mettre des mots sur ce que je ressens ?
Comment expliquer que mes entrailles se nouent à la pensée que nous
allons nous quitter ? Comment lui dire que je me sens incapable de survivre,
après cette parenthèse enchantée que nous avons vécue et qui va bientôt
prendre fin ?
La gorge sèche, je parviens à souffler :
— J’en ai déjà mal au ventre de ton absence.
Erwan m’attire contre lui et murmure :
— Alors, pourquoi nous quitter, Rosalie ?
Je me détache de son étreinte :
— Comment m’as-tu appelée ?
Erwan, tout penaud, les yeux fixés sur ses baskets qui prennent l’eau
dans la neige, répète du bout des lèvres :
— Rosalie.
Je recule d’un pas. Il m’a appelée par mon prénom. Pas par mon
diminutif, non, par mon prénom. Ce prénom que j’avais du mal à porter
étant enfant, car je trouvais que cela faisait prénom de grand-mère. J’ai
donc imposé mon diminutif, Rose, très tôt à mon entourage, alors que je ne
devais avoir que cinq ou six ans. Seul Monsieur Isengard, notre instituteur
en classe de CM1-CM2, ne s’était pas résolu à l’utiliser et avait toujours
tenu à m’appeler par mon prénom entier : Rosalie. Si Erwan le connaît,
c’est qu’il sait que nous nous sommes connus étant enfants.
— Dis-moi, tu viens de te rappeler tout à coup que nous nous
connaissons depuis longtemps ?
Erwan tente d’attraper ma main mais je l’esquive. Il soupire :
— Je ne l’ai compris qu’il y a peu.
Campée face à lui, je plante mes poings sur les hanches :
— Ah, oui ? Et depuis quand ?
— Depuis hier matin. Quand je me suis réveillé et que j’ai vu que tu
n’étais plus dans la voiture, j’ai eu peur qu’il te soit passé une mauvaise
idée par la tête. Je suis tombé sur ta carte d’identité dans ton portefeuille…
— Ah, parce qu’en plus, tu as fouillé dans mes papiers d’identité ?
Erwan se passe une main sur le visage :
— Écoute, je cherchais une piste, un indice, quelque chose qui
m’expliquerait ce qui était en train de se passer…
Il lève les bras en signe d’apaisement :
— OK, je n’aurais pas dû fouiller dans tes affaires. Je suis désolé. Mais
toi non plus, tu n’as rien dit. Depuis quand sais-tu que nous nous sommes
connus pendant notre enfance ?
Je botte en touche :
— Depuis un petit moment.
— C’est-à-dire ? fait Erwan avec une moue que j’aurais trouvée adorable
il y a seulement quelques minutes.
Je me renfrogne et je croise les bras sur ma poitrine :
— Depuis que tu es monté dans ma voiture.
Erwan laisse tomber ses bras le long de ses flancs et avance la tête à la
façon d’une tortue :
— Pardon ?
Je joue avec le bout de la ceinture de mon manteau :
— Quand je t’ai pris en stop, il m’a semblé que ton visage m’était
familier…
Erwan éclate d’un rire jaune :
— C’est ce qui explique les coups d’œil insistants dans le rétroviseur ?
Moi qui croyais que je t’avais tapé dans l’œil !
Je me retiens de rire à sa plaisanterie accompagnée de son sourire en
coin.
— Et tu pensais me le dire quand ?
Je refuse de lui répondre que je ne comptais absolument pas lui
remémorer notre enfance commune. Parce que cela aurait été gênant de
rappeler à son souvenir le poème d’amour qu’il avait glissé dans mon
bureau et que j’avais ignoré.
Face à mon silence, Erwan s’exclame, abasourdi :
— Parce que tu ne comptais même pas me le dire ?!
— À quoi bon ?
Désabusé, il secoue la tête de droite et de gauche :
— Mais enfin, parce que la sincérité et la confiance sont essentielles,
surtout au début d’une relation !
Je le défie du regard :
— Ah, oui ? Alors il a fallu que tu couches avec moi pour te rendre
compte qu’il fallait peut-être que tu me dises que je ne suis pas une totale
inconnue pour toi ?
Je sais que je suis injuste, mais je ne peux pas m’en empêcher.
— Tu sais que ça n’a rien à voir… souffle Erwan.
La colère me brouille la vue et annihile mon sens de l’empathie. J’ai
envie de frapper là où ça fait mal.
— Tu n’as même pas été fichu de me reconnaître alors que nous avons
passé cinq ans ensemble sur les bancs de l’école !
Erwan écarte les bras :
— Comment aurais-je pu te reconnaître ? Tu n’as plus rien à voir avec la
petite blondinette un peu ronde et joviale que j’ai connue.
Il devient muet tout à coup, conscient d’avoir commis un impair, et se
reprend :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
J’avance vers la voiture à grandes enjambées :
— Si, si, j’ai compris. La petite fille rigolote que j’étais s’est transformée
en une adulte taciturne et renfermée. C’est bon, n’en jette plus.
— Écoute…
— Non, c’est toi qui vas écouter ! Tout ça, fais-je en balayant l’air devant
moi de la main, c’est à cause de la vie qui n’a pas toujours été tendre,
comme tu le sais. Alors, désolée de ne plus être la gamine drôle et
insouciante que j’étais.
Je ravale mes larmes.
— Rose…
— Ah, parce que maintenant je suis redevenue Rose, pas Rosalie ?
Mes cris sont couverts par le passage d’un chasse-neige sur la route, qui
balaie la neige, en même temps que notre courte idylle. Le chauffeur nous
adresse un salut de la tête auquel je ne prends pas la peine de répondre. Je
me glisse derrière le volant de ma voiture et lance avant de claquer la
portière :
— Ne t’en fais pas, tu vas bientôt être débarrassé de l’adulte rabat-joie et
austère que je suis devenue !
38
Erwan

Dire que l’ambiance entre Rose et moi est tendue est un euphémisme.
Nous n’avons pas échangé un mot pendant les quatre heures de route
jusqu’au Mans. Enfin, presque. Je lui ai proposé de prendre le volant alors
qu’elle conduisait depuis trois heures — avec une légère tendance à un peu
trop se défouler sur l’accélérateur. Elle m’a envoyé sur les roses, en
bougonnant du bout des lèvres qu’elle n’avait pas besoin de moi. Ce à quoi
je me suis abstenu de répondre, si ce n’est par un soupir. Sa réponse m’a
blessé, plus que je ne devrais l’admettre. J’aimerais tellement qu’elle ait
besoin de moi, comme moi j’ai besoin d’elle.
Nous arrivons en début d’après-midi à La maison des Ormes. Maddie,
accompagnée d’Yvonne, nous attend sur le perron de l’EHPAD, son bagage
posé à ses pieds. Quand elle aperçoit la New Beetle s’approcher, elle claque
une bise à sa copine, s’empare de son sac et dévale les escaliers d’un pas
alerte.
— Salut, les jeunes !
Je m’empresse de sortir du véhicule pour charger son sac dans le coffre
pendant que Maddie embrasse Rose qui est elle aussi descendue de voiture.
— Vous… Tu ne penses pas que nous devrions aller dire bonjour à
Raymond ? se reprend la jeune femme quand la vieille dame relâche son
étreinte.
Maddie hausse les épaules :
— Oh, tu sais, il n’y fera pas attention. Allez, on s’arrache !
Derrière les portes vitrées, Lucie nous adresse un sourire et un signe de la
main que je lui rends. Pendant que je tournais la tête, Maddie s’est glissée
sur la banquette arrière.
— Non, attends. Passe devant, je t’en prie.
— C’est bon, ne t’inquiète pas. Je laisse les petits jeunes roucouler, fait-
elle avec un clin d’œil appuyé.
Ma grimace ne lui échappe pas ni l’air contrarié de Rose quand elle
reprend place derrière le volant.
— Eh bien, vous faites une de ces tronches ! Je quitte une bande de
grabataires pour deux gamins qui affichent des têtes d’enterrement, je vais
finir en PLS* !
Maddie rigole toute seule à sa plaisanterie. Rose lance le moteur et je
passe ma ceinture en me raclant la gorge.
— Ouh là, je vois que l’ambiance est éclatée au sol* ! Il semblerait que
l’on ait bien besoin de ma bonne humeur légendaire par ici ! ricane la vieille
dame.
— C’est le moins que l’on puisse dire…
Rose m’adresse un regard assassin, puis elle démarre dans un crissement
de pneus, faisant sursauter Yvonne qui nous salue de la main sur le perron.
— Waouh ! On se le joue Fast and furious pour le retour, c’est ça ?
plaisante Maddie alors que je m’accroche à la poignée au-dessus de la
portière.
J’écrase par réflexe mon pied droit sous la boîte à gants, comme si je
pouvais freiner depuis le siège passager. Nous roulons bien trop vite dans
cette rue trop étroite. Et même si nous ne croisons pas grand monde en ce
début d’après-midi, nous n’aurions aucune chance d’éviter un accident si un
gamin ou un chien venait à traverser devant le capot. Je siffle entre mes
dents :
— Ce n’est pas la peine d’essayer de nous tuer.
Rose m’a parfaitement entendu car je vois le compteur monter de
quelques kilomètres-heure supplémentaires.
— Attendez, j’en ai une bonne ! lance Maddie qui se tord déjà de rire et
ne paraît nullement perturbée par notre vitesse excessive. J’accuse
Mademoiselle Rose d’avoir tué le docteur Lenoir dans la bibliothèque avec
le chandelier !
J’émets un nouveau raclement de gorge, en jetant un coup d’œil dans la
direction de Rose qui ne fait même pas semblant de sourire. J’imagine
qu’on a dû lui faire cette blague une centaine de fois.
— Bon, eh bien, on dirait que j’ai fait un flop ! fait Maddie qui tamponne
ses larmes de rire avec un mouchoir. J’ai fait une bonne dizaine de parties
de Cluedo hier et j’ai gagné à chaque fois haut la main. Il faut dire que face
à une bande de vieillards gâteux, je n’avais pas beaucoup de mérite… Il n’y
a qu’Yvonne qui a encore toute sa tête mais elle s’est trompée dans ses
médicaments, elle a pris un cachet pour dormir au déjeuner, elle n’a émergé
qu’en début de soirée. L’avantage, c’est que l’on a pu passer la nuit à refaire
le monde dans sa chambre. J’avais caché une bonne bouteille dans mon
sac…
Je suis bien trop obnubilé par le paysage qui défile beaucoup trop vite
derrière la vitre de ma portière pour écouter la logorrhée de Maddie. Je
comprends que Rose m’en veuille — et encore, il ne me semble pas que je
sois davantage fautif qu’elle.
Je n’ai jamais insinué que je ne l’avais pas reconnue à cause de son
caractère plus renfermé et de son visage voilé de tristesse. C’est vrai qu’elle
était une gamine enjouée et parfois exubérante. Mais la différence
fondamentale, c’est qu’elle a tellement changé physiquement que je mets au
défi quiconque l’ayant connue enfant de la reconnaître maintenant.
Comment aurais-je pu faire le lien entre sa silhouette élancée et la petite
fille boulotte qu’elle était ?
Je coule un regard vers elle. Ses boucles blondes qui tombent sur ses
épaules, ses iris bleus fixés sur la route devant elle. À ce moment-là, j’ai un
flash. Je la revois en classe de CM2. Nous partagions le même bureau. Et à
cette époque déjà, je me plaisais à l’observer à la dérobée quand elle était
concentrée sur un exercice. J’adorais les jours où les rayons de soleil
venaient jouer dans ses mèches blondes, l’obligeant parfois à plisser les
yeux. Je la contemplais jusqu’à ce qu’elle sente mon regard posé sur elle et
qu’elle tourne la tête vers moi. Le petit garçon timide que j’étais alors
piquait un fard et faisait mine de se passionner pour les divisions ou les
compléments circonstanciels. Après le CM2, j’ai déménagé et je ne l’ai plus
jamais revue, jusqu’à ce que je tombe par hasard sur elle sur cette aire
d’autoroute.
Je me rends compte que je n’ai jamais oublié cette fille que je pensais ne
jamais revoir jusqu’à ce que le destin fasse en sorte que nos routes se
croisent à nouveau. Comment faire pour la retenir cette fois-ci ? J’ai bien
conscience que si nous nous quittons maintenant, nous ne nous reverrons
jamais. Le destin ne fait pas bien les choses à deux reprises. Il est des
hasards qu’il faut savoir attraper au vol et garder en les serrant bien fort au
creux de la main. Un instant d’inattention et hop, ils risqueraient de
s’échapper pour toujours. Je n’ai pas envie de voir cette chance s’envoler
comme on regarde, impuissant, un ballon de baudruche lâché par
inadvertance s’envoler dans le ciel.
Ma préoccupation du moment, c’est déjà de faire en sorte que nous
restions en vie. Et pour cela, il faudrait que Rose arrête de prendre
l’accélérateur pour un défouloir. Si seulement j’arrivais à la raisonner…
Mais elle est têtue comme une mule.
— Pressée de retourner au Havre ? lance Maddie, qui a passé sa tête entre
nos deux sièges.
La réaction de la jeune femme ne se fait pas attendre. Elle lève
immédiatement le pied et la voiture se met à rouler à une vitesse
raisonnable. Si j’avais su qu’une remarque aussi simple que celle-ci lui
rendrait la raison, je l’aurais fait depuis longtemps !
Maddie, satisfaite, se recale au fond de son siège et demande :
— Alors, qu’y a-t-il de nouveau ?
Si j’osais me retourner, je lui enverrais un regard de détresse mais… Trop
tard. Rose ouvre la bouche et moi, j’aimerais pouvoir me cacher sous le
tapis de sol.
— Bertrand me trompe. J’ai revu le père de Léopold. Je me suis
recueillie sur la tombe de mon fils. Et j’ai répandu ses cendres.
L’ambiance est électrique et j’ai peur de servir de paratonnerre à la colère
de Rose.
— Mais vous savez déjà tout ça, non ? assène Rose d’un ton acerbe en
lançant un regard sombre à Maddie par le biais du rétroviseur.
Si j’étais la vieille dame, j’essaierais de me cacher dans le coffre. Mais
c’est mal connaître Maddie.
— Allons, allons, tu oublies de me tutoyer quand tu es fâchée.
Je m’attends à ce que la remarque de Madeleine mette encore davantage
en rogne Rose. Pourtant, elle reste étonnamment silencieuse. Maddie, par
contre, poursuit :
— Je suis désolée. Je suis tombée par hasard sur le contenu de ta boîte en
cœur.
Rose l’interroge d’un regard dans le rétroviseur.
— Bon, OK, ce n’est pas tout à fait par hasard. Mais ce n’est pas de ma
faute, c’est la faute de ma gloutonnerie ! s’excuse Maddie en levant les
deux mains.
Les confessions de la vieille dame parviennent à dérider Rose.
— Et je suis désolée d’avoir ensuite fouillé ton passé pour chercher à
comprendre. Mais ça, c’est la faute de ma curiosité insatiable. Que veux-tu,
je suis une commissaire de police à la retraire en manque de piste à flairer !
Rose esquisse un sourire. Maddie poursuit, très sérieuse :
— Je suis surtout désolée si je t’ai fait du mal en remuant des souvenirs
douloureux.
Je reste immobile sur mon siège, comme si je tentais de me rendre
invisible, pour ne pas déranger ces deux femmes dans une conversation
intime.
— Et puis, ajoute la vieille dame, je ne suis pas une poucave*, mais il a
bien fallu que je raconte ton histoire à Erwan hier matin pour qu’il
comprenne.
— Merci.
J’ose à peine regarder Rose. Lorsque je le fais enfin, je remarque qu’une
larme dévale sa joue.
— Je ne sais pas si j’aurais pu faire la paix avec mes démons du passé
toute seule. Merci de m’avoir aidée à franchir le pas. Merci d’avoir été là
pour moi.
Elle lance un regard à Maddie à travers le rétroviseur, puis elle me jette
un coup d’œil timide avant d’attraper ma main gauche et de la serrer entre
ses doigts.
Je déglutis difficilement. Encore cette foutue boule dans ma gorge. Et
cette poussière qui me fait cligner des yeux. Et mon cœur qui semble peser
aussi lourd qu’une enclume dans ma poitrine.
39
Erwan

Rose s’est plainte d’un début de céphalée. Quant à moi, j’ai prétexté que
j’étais trop fatigué pour prendre le volant. Seule Maddie a été honnête en
nous avouant qu’elle n’était pas contre une dernière soirée tous les trois car
elle n’était pas pressée de rentrer.
Nous voilà donc dans un hôtel d’une grande chaîne alors que nous nous
trouvons à moins d’une heure du Havre. L’établissement sans charme offre
un confort tout à fait acceptable. J’en regretterais presque que Rose et moi
ne soyons pas contraints de partager une chambre, même si l’ambiance
entre elle et moi reste étrange.
Après une douche rapide, je rejoins Maddie dans le lobby. Occupée à
pianoter sur son téléphone, elle ne remarque ma présence que lorsque je
m’assieds sur le canapé à l’assise trop dure à côté d’elle.
— Alors, est-ce que Rose a arrêté de ne même plus te calculer* ?
demande-t-elle sans même lever les yeux de son écran.
— C’est compliqué…
Elle abandonne son smartphone sur la table basse en verre devant nous et
se tourne vers moi.
— Tu ne vas quand même pas la laisser s’envoler sans rien faire ?!
Ses yeux bleus délavés me transpercent. Je détourne le regard et me
laisse aller contre le dossier en tissu du sofa :
— Que veux-tu que je fasse ? Que je la contraigne à bien vouloir me
laisser une chance ? Je ne sais même pas si elle veut de moi dans sa vie.
Maddie soupire comme un cheval qui renâcle :
— Pffff… Tu ne connais vraiment rien aux femmes, mon garçon. Bien
sûr qu’elle est prête à te faire une place dans sa vie, ça crève les yeux !
Je triture nerveusement un fil qui dépasse de l’accoudoir.
— Je n’en suis pas si sûr…
— Tu n’as qu’à mettre les choses au clair avec elle.
Avec Maddie, tout a l’air tellement facile.
— Ce n’est pas si simple…
La vieille dame renâcle en secouant ses cheveux mauves de droite et de
gauche.
— Va lui parler !
— Je devrais peut-être essayer…
Maddie m’attrape par les épaules et m’oblige à affronter son regard.
— Non, Erwan. N’essaie pas. Fais-le ou ne le fais pas. Il n’y a pas
d’essai.
Je souris malgré son air sévère de coach qui remonte le moral de son
poulain sur un ring de boxe.
— C’est de qui ? Rocky Balboa ou Jean-Claude Van Damme ?
— Ni l’un ni l’autre. Maître Yoda, fait-elle, tout à fait sérieusement.
J’éclate de rire, puis me fige lorsque Rose fait son apparition. Elle prend
place dans un fauteuil en patchwork à droite de Maddie et dépose son sac à
main à ses pieds.
— Qu’est-ce qui provoque cette hilarité ?
— Oh rien, fait la vieille dame en levant les yeux au ciel. Encore une
citation philosophique qu’Erwan ne prend pas vraiment au sérieux alors
qu’elle est pleine de bon sens.
Elle frappe ses paumes sur ses genoux et passe du coq à l’âne :
— Bien, j’ai une nouvelle à vous annoncer.
Elle ménage son effet, appréciant de voir que Rose et moi sommes
suspendus à ses lèvres :
— Je vais aller habiter au Mans !
— À l’EHPAD ? m’étonné-je.
— Non, j’ai trouvé un appartement en location à quelques minutes à pied
seulement de La maison des Ormes. J’ai rencontré hier Teddy, le petit-fils
d’Yvonne, qui est agent immobilier dans le secteur du Mans.
— Et que vas-tu faire de ta maison au Havre ? s’enquiert Rose.
— Je vais la mettre en vente. Teddy m’a assuré que je n’aurai aucun mal
à la vendre. Elle est trop grande pour moi de toute façon. Après tout, les
souvenirs ne sont pas dans les objets, mais dans nos cœurs.
Après quelques secondes de silence, Rose glisse :
— C’est une excellente nouvelle. Tu vas pouvoir te rapprocher de
Raymond.
Je donne un coup de coude amical à Maddie :
— Et puis, tu vas pouvoir continuer à battre à plate couture les résidents
de l’EHPAD au Cluedo.
— Oh, en parlant de ça…
Maddie se penche vers son sac posé entre le canapé et le fauteuil où Rose
s’est assise.
— Tiens, voilà un cadeau pour toi.
Elle me tend une boîte de Cluedo.
— J’espère bien pouvoir te battre toi aussi. Rappelle-toi que je suis une
ancienne flic à la retraite, j’ai toujours un coup d’avance sur mes
adversaires, fait-elle en me gratifiant d’un clin d’œil.
Je suis touché que Maddie ait l’intention de me revoir. Si seulement il
pouvait en être de même pour Rose…
— Tu n’avais pas besoin de m’offrir quoi que ce soit.
— Oh, je sais. Mais sachez tous les deux que mes cadeaux sont
totalement intéressés parce que je vais avoir besoin de vous pour m’aider à
préparer mon déménagement !
Nous rions tous les trois à l’unisson. Puis la vieille dame tend un sac en
papier kraft à Rose :
— Et voilà pour toi.
La jeune femme écarte les deux anses du sac et plisse le nez :
— Que veux-tu que je fasse de ça ?
Je donnerais cher pour voir l’intérieur du sac.
— C’est pour te couper les ongles des pieds, répond Maddie en levant les
yeux au ciel.
Rose sort du papier kraft une cible et une dizaine de fléchettes.
— Voyons, c’est un jeu de fléchettes ! s’impatiente notre vieille amie.
— C’est ce que je vois, fait Rose en fronçant les sourcils. Mais pour quoi
faire ?
— Tu n’as jamais fait une partie de fléchettes avec les photos de tes ex ?
Rose observe maintenant la vieille dame avec des yeux ronds.
— Euh… Non…
— Eh bien, il y a un commencement à tout ! Tu as une photo de
Bertrand ?
La jeune femme hésite un instant, puis elle se penche vers son sac à main
et tend son portefeuille à Maddie qui en sort la photo sur laquelle Bertrand
pose aux côtés de Rose. Le cliché a dû être pris au cours d’un mariage ou
d’une réception mondaine car ce gros porc est engoncé dans un costume
hors de prix. Il porte sa veste sur un bras et l’on aperçoit des auréoles sur sa
chemise. Son autre bras est passé autour de la taille de Rose qui offre un
sourire mélancolique à l’objectif. Moi, si j’avais la chance de l’avoir à mon
bras, je vous assure que je ferais tout pour remplacer la tristesse dans ses
yeux par des éclats de rire.
Maddie déchire la photo en deux sous nos yeux médusés. Elle me tend la
moitié où apparaît Rose, je la glisse dans la poche intérieure de mon
blouson. Puis elle fixe la seconde moitié sur la cible à l’aide de quatre
fléchettes.
— Erwan, il va falloir te pousser.
Je m’exécute et me lève aussitôt. Maddie pose la cible sur le canapé et
met une fléchette dans les mains de Rose.
— À toi l’honneur.
La jeune femme, sonnée, quitte peu à peu son état léthargique et se lève.
Elle prend place devant la cible, baisse la tête vers la fléchette au creux de
sa main, puis pose ses yeux sur la photo de Bertrand. Et là, sans crier gare,
d’un geste rageur, elle jette la fléchette qui termine sa course à côté de la
photo.
Elle attrape une seconde fléchette et la lance en lâchant un « Connard ! »
du bout des lèvres. Cette fois-ci, la fléchette arrive juste en dessous de la
photo.
Maddie lui tend une troisième fléchette. Rose ferme les paupières une
seconde, inspire, plisse les yeux pour mieux se concentrer et lance la
fléchette en plein milieu du ventre de Bertrand. Elle bat des mains et
sautille sur place :
— Je l’ai eu ! Je l’ai eu !
— Bien joué ! applaudit Maddie.
Je m’avance vers Rose.
— Tu permets ?
Elle acquiesce d’un mouvement de tête et je saisis une fléchette. Même si
je ne suis pas un adepte de la violence, je reconnais que si Bertrand se tenait
devant moi, je lui ferais bien la tête au carré. Alors je me contente de ce que
j’ai et je lance la fléchette qui se plante pile entre ses deux yeux.
— En plein dans le mille ! jubile Maddie.
Rose me tape dans la main et son sourire me réchauffe le cœur :
— Bravo !
— Allez, à mon tour ! fait Maddie.
Elle recale ses lunettes sur son nez et fixe la cible avec une telle attention
qu’un bout de langue dépasse de ses lèvres. Elle lance la fléchette qui va se
planter dans le dossier du canapé.
— L’adresse, ça n’a jamais été mon truc, soupire-t-elle.
— Eh ! Vous, là-bas !
Le réceptionniste contourne le comptoir et se dirige à grandes enjambées
vers nous.
— Oh, oh, on dirait bien que la fin des réjouissances a sonné, souffle
Maddie.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Quand l’homme aperçoit la cible et la fléchette plantée dans le divan, il
n’est pas loin de la syncope.
— Non, mais vous êtes malades, ma parole !
Il déchire à moitié le sac en papier kraft en fourrant la cible à l’intérieur.
— Fichez-moi le camp d’ici !
Nous récupérons nos affaires sans demander notre reste. Alors que nous
nous engouffrons dans l’ascenseur, il nous rappelle à l’ordre :
— Et je vous signale qu’il est strictement interdit de jouer aux fléchettes
dans les chambres de l’hôtel également !
— Quel rabat-joie ! ronchonne Maddie lorsque les portes se referment sur
le visage cramoisi de colère de l’employé.
La montée se fait en silence. Arrivée sur le palier, Maddie bifurque à
gauche et lance sans même se retourner :
— On se donne rendez-vous dans une demi-heure au restaurant de l’hôtel
pour le dîner !
Rose prend à droite. Alors que je regarde sa silhouette s’éloigner dans le
couloir, les mots de Maddie — ou plutôt de Yoda — me reviennent en
mémoire : Fais-le ou ne le fais pas. Il n’y a pas d’essai.
Je me mets à courir dans la direction de Rose au moment où elle arrive
devant la porte de sa chambre et je me plante derrière elle, haletant, malgré
le peu de mètres parcourus. Je ne sais pas comment font les personnages de
comédie romantique pour courir pendant des kilomètres en gardant
suffisamment de souffle pour ensuite embrasser l’héroïne pendant trois
minutes en apnée.
— Ta chambre ne se trouve pas de l’autre côté ? demande Rose, surprise.
— Si.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, et pas seulement à cause du
sprint que je viens de piquer. Nous restons face à face, en silence. Les mots
se bousculent dans ma tête en phrases incohérentes. Bon sang, pourquoi est-
ce si facile de coucher les mots sur le papier pour écrire mes textes et si
difficile quand il s’agit de la vraie vie ?
Rose semble attendre quelque chose de moi qui ne vient pas. Lassée, et
peut-être un peu peinée aussi, elle se tourne et glisse sa carte dans la porte
pour la déverrouiller. Je pose ma main sur la poignée :
— Non, attends !
Je me gratte le front sous mon bonnet. J’ai les paumes moites. Et le cœur
au bord des lèvres.
— Tu sais que le ballon que nous avons laissé s’envoler à Montmartre
l’autre soir a été retrouvé ?
J’ai réussi à piquer la curiosité de Rose. Un bon point pour moi.
— Ah oui ?
— Il a atterri dans un arbre dans la cour de récréation de l’école d’Emma.
— Oh !
— C’est dingue, non ?
— Mais oui !
Bien, bien, bien…
L’enthousiasme et l’intérêt redescendent déjà et le sentiment de malaise
remonte en flèche. Incapable de construire une phrase originale à la hauteur
de ce que je ressens, je fais appel à Leo pour me sauver.
— Rose, tu n’es pas un cadeau.
Elle lève les yeux vers moi.
— C’est vrai, tu es une petite fille pourrie gâtée.
Elle fronce les sourcils. Zut, j’aurais peut-être dû couper la réplique…
— Mais à l’intérieur, tu es la plus époustouflante, la plus incroyable, la
plus merveilleuse fille… femme, que j’ai jamais connue.
Rose m’offre un sourire mutin et je fonds de l’intérieur.
— À force, tu vas épuiser ton stock de répliques de Titanic.
Je me passe une main dans la nuque :
— Oui, je sais. Je crois que je vais me ruiner avec les royalties que je
dois à DiCaprio…
Elle éclate de ce rire qui fait pétiller mon cœur et approche ses lèvres de
mon oreille :
— Dommage que tu ne saches pas dessiner parce que sinon, tu aurais pu
me dessiner comme une de ses Françaises.
Je parviens tout juste à articuler :
— Si ce n’est que ça, on peut s’arranger…
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase qu’elle m’embrasse et m’attire à
elle en poussant la porte de sa chambre avant de la refermer derrière nous.
Maddie va devoir nous attendre. Nous ne serons pas au restaurant de
l’hôtel à l’heure convenue.
18 FÉVRIER

Se voir le plus possible et s’aimer seulement,


Sans ruse et sans détours, sans honte ni mensonge,
Sans qu’un désir nous trompe, ou qu’un remords nous ronge,
Vivre à deux et donner son cœur à tout moment.

Alfred de Musset,
Se voir le plus possible
(Poésies nouvelles)
40
Rose

— Je suis désolé. Tellement désolé.


Pas moi.
J’écoute d’une oreille distraite les excuses bidon de Bertrand, je préfère
consacrer mon énergie à faire mon sac. Plus vite il sera bouclé, plus vite je
pourrai quitter cet endroit. Je jette dans une valise quelques-uns de mes
effets personnels qui ne sont pas nombreux dans cette maison où je ne me
suis jamais sentie chez moi : mon MacBook, quelques bouquins, mes
bijoux, ma tasse à thé fleurie.
— Je n’aurais pas dû te tromper. Mais tu sais, Gisèle n’était qu’une
passade.
Une passade qui dure depuis plusieurs mois. Je garde les lèvres scellées
pour ne pas apporter de l’eau à son moulin à paroles qui n’en finit plus de
tourner.
— J’ai fait une erreur. Pardonne-moi.
Il n’en est pas question. Et il le sait. Je le lui ai clairement signifié
lorsque j’ai sonné à la porte tout à l’heure.
Je me rends dans la salle de bain pour y récupérer ma brosse à dents et
mon flacon de parfum, Bertrand sur les talons.
— Laisse-nous une chance.
C’est fini. Il n’y a plus de nous.
J’entre ensuite dans mon dressing, claquant la porte au nez de Bertrand.
— Rose, s’il te plaît…
Je laisse mon regard s’attarder un instant sur toutes ces tenues que
Bertrand m’a offertes et que je ne porterai plus. Puis, je me baisse pour
attraper au fond de mon armoire mon bien le plus précieux : l’album photo
de Léopold que je garde caché sous une pile de pulls que je ne porte plus.
De l’autre côté de la porte, Bertrand poursuit son monologue larmoyant :
— Je ne peux pas vivre sans toi. Tu es ma raison d’être.
Je lève les yeux vers la reproduction de La pie accrochée au mur. Tant
pis, malgré mon adoration pour cette œuvre de Monet, je la laisse. Un
tableau serait trop encombrant dans ma petite New Beetle, et puis il me
rappellerait trop Bertrand car c’est lui qui me l’a offert.
J’ouvre la porte, manquant de renverser Bertrand qui s’appuie au
chambranle de tout le poids de ses remords.
— Rose, on peut tout oublier et repartir de zéro.
Facile à dire pour lui !
Je fulmine, mes doigts tremblent lorsque je place l’album photo dans ma
valise et que j’y empile quelques vêtements arrachés à ma penderie à la va-
vite.
— Enfin, sois raisonnable !
Raisonnable ? C’est lui qui ose me dire ça ?
Cette fois-ci, n’y tenant plus, j’explose :
— Raisonnable ? C’est à moi que tu demandes ça ? Alors que c’est toi
qui t’envoies en l’air avec ta secrétaire ? Il fallait y penser avant !
— Et alors, quel homme ne trompe pas sa femme ?
J’éclate d’un rire nerveux.
— Alors là, chapeau, le coup de la testostérone pour se justifier d’être un
queutard* !
Zut ! Maddie et son langage jeune et fleuri m’ont déteint dessus. Cela a
au moins le mérite de couper la chique l’espace de trois secondes à Bertrand
qui me regarde avec des yeux ronds :
— D’être un quoi ?
— Un queutard, tu as très bien entendu. Un coureur de jupons, si tu
préfères.
Le bout des oreilles de Bertrand vire au rouge.
— C’est comme ça que tu me vois ?
Malgré mon pouls qui s’accélère, je tente de conserver mon calme :
— Disons que c’est simplement l’image que tu renvoies lorsque tu te
pavanes au bras de ta secrétaire.
Pendant les secondes qui suivent, on n’entend que le bruit de la fermeture
éclair de ma valise que je zippe.
— Alors, c’est décidé, tu pars.
Sa question n’en est pas une, c’est une simple constatation. Je fais rouler
la valise sur le sol en béton ciré de cette maison sans âme dont je n’ai été
moi aussi qu’un objet, comme le canapé en cuir six places où j’avais
interdiction de boire mon thé de peur de le tacher ou le tapis hors de prix du
salon sur lequel il fallait prendre garde de ne pas mettre les pieds.
Bertrand me suit jusque dans l’entrée, abandonnant au passage son air
suppliant pour un ton menaçant :
— Tu sais que tu as besoin de moi. Tu ne peux pas vivre sans moi.
Chassez le naturel et il revient au galop. Comment ai-je pu être aveugle
pendant si longtemps ? Je me retiens de le gifler. Cela ne ferait
qu’envenimer la situation. Vite, que je fiche le camp d’ici. J’ouvre la porte
mais Bertrand tente de me retenir.
— Tu sais que tu n’es rien sans moi.
Ses paroles s’insinuent en moi comme un lent poison. Comme la proie
malheureuse d’un serpent, je me dégage d’entre ses bras et pousse la porte
de toutes mes forces. Bertrand s’apprête à la refermer mais arrête tout à
coup son geste.
— Qui c’est ?
Je suis son regard et je soupire de soulagement en apercevant Erwan qui
veille sur moi depuis la rue, adossé à la carrosserie de ma voiture.
— Lui ? C’est Erwan.
— Tu couches avec lui ?
J’ignore sa question et je commence à descendre les escaliers qui mènent
à la rue, les jambes chancelantes. Je ne dois pas montrer à Bertrand que j’ai
peur. Il sent la peur, comme un malinois dressé pour le combat qui n’attend
que ça pour attaquer.
— Réponds-moi ! Tu couches avec lui ? s’étrangle Bertrand derrière moi.
Je pose ma valise sur une marche et me retourne :
— Oui ! Et alors ?
— Et qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? Il fait la plonge dans un resto bas
de gamme ? Il astique les chiottes dans un hôtel miteux ? Il ramasse les
merdes de chien dans les rues ?
Voilà bien le Bertrand que je connais : condescendant avec les petites
gens et tous ceux qui n’ont pas amassé autant d’argent que lui sur leur
compte en banque.
— Il est musicien.
Bertrand éclate de rire. J’ai l’impression de faire face à un fou en pleine
crise de démence. Je saisis la poignée de ma valise et poursuis mon chemin
dans l’allée aux dalles grises parfaitement alignées.
— Alors, tu me quittes pour un saltimbanque ? Tu imagines la vie qu’il
va t’offrir ? Vous comptez vivre d’amour et d’eau fraîche, peut-être ?
Arrivée à la hauteur du portillon qui donne sur la rue, je me retourne :
— Cela vaudra toujours mieux que de vivre de mensonge et de trahison.
J’appuie sur la poignée et j’éprouve un soulagement immense lorsque je
me retrouve sur le trottoir, comme libérée d’un poids qui pesait sur ma vie
depuis trop longtemps. Comme un kyste avec lequel on vit sans
s’apercevoir qu’il nous pourrit l’existence.
— Va te faire foutre, salope !
Je laisse Bertrand m’insulter copieusement et souris à Erwan qui
m’attend de l’autre côté de la rue. Alors que je m’apprête à traverser pour le
rejoindre, quelqu’un me tapote l’épaule :
— Dites, vous pourriez m’aider à ramasser la crotte de Pépite ?
Je me tourne et découvre Madame Delpierre avec son roquet dans les
bras. L’animal grogne avant de me lancer un jappement hargneux.
— Non, désolée.
— Mais vous n’avez rien à foutre ! Merde !
— Si, j’ai toute une vie qui m’attend. Bonne journée, Madame
Delpierre !
Ses insultes viennent se mêler aux noms d’oiseaux que Bertrand vocifère
toujours à mon encontre. Et cela me va bien. Je me sens aussi légère qu’une
mésange, aussi gaie qu’un pinson, aussi libre que l’hirondelle. Prête à
m’envoler pour la nouvelle vie qui m’attend comme la pie de Monet.
ÉPILOGUE
8 mois plus tard

Le temps a laissé son manteau


De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau.

Charles d’Orléans,
Le temps a laissé son manteau
(Rondeaux)
41
Maddie

J’abaisse le store de notre chambre, comme un rideau qui se ferme sur les
acteurs à la fin d’une pièce de théâtre. À la différence près que je suis la
seule actrice encore en scène. Une actrice bien esseulée, sans mari ni
enfants. J’écrase une larme qui pointe au bord de ma paupière et je me
dirige vers le palier où les vieilles lattes de bois du plancher couinent sous
mes pas.
— C’est bon, le dernier carton a été chargé dans le camion de
déménagement, lance Erwan depuis le rez-de-chaussée.
Je chasse de la main la poussée de mélancolie qui me guette et je
m’agrippe à la rampe de l’escalier. Je descends les marches, le cœur lourd.
Malgré la sagesse de ma décision, quitter ces lieux où j’ai vu grandir mes
fils, où j’ai partagé des fous rires avec Raymond, où j’ai vécu en somme, est
aussi difficile que je le pensais. L’avant-dernière marche émet un
grincement à réveiller les fantômes du temps passé tapis dans les recoins de
cette maison lorsque je pose le pied dessus. Je souris au souvenir de mes fils
à l’adolescence que j’accueillais en haut des escaliers, en robe de chambre,
les bras croisés, les sourcils foncés, prête à leur passer le savon qu’ils
méritaient pour ne pas avoir respecté l’heure de retour convenue. Derrière
ma colère et mes cheveux en bataille se cachait mon soulagement de les
voir revenir, même si je ne le leur ai jamais avoué. Ils l’ont sans doute
compris lorsqu’ils sont devenus parents à leur tour.
— Maddie ?
— J’arrive.
Je ne sais pas si Erwan a perçu les accents éraillés de ma voix. Il a en tout
cas la délicatesse de ne pas les relever et ajoute :
— Prends ton temps, on t’attend dehors.
Je passe par la cuisine qui paraît bien silencieuse, sans le ronronnement
du frigo. Je prends garde de ne pas me prendre le pied dans une tommette
qui dépasse. C’est Raymond qui a tenu à les poser, arguant qu’il ferait aussi
bien qu’un carreleur. Il a beaucoup de talents, mais le bricolage n’en a
jamais fait partie. Preuve en est, les tommettes disjointes contre lesquelles
j’ai pesté au cours des soixante dernières années mais qui font le charme de
la cuisine et qui ont fait complètement craquer les nouveaux acheteurs.
Dans le salon, les murs portent les marques plus claires des tableaux
décrochés. On peut même distinguer la silhouette imposante de l’armoire
normande que Raymond avait héritée d’un grand-oncle et qui a rejoint le
camion de déménagement. Voir cette pièce vide me file le bourdon.
Pourtant, ce n’est pas comme si elle avait été très vivante ces dernières
années. Ce ne sont pas les visites sporadiques de mes fils et de leur famille
ou la venue exceptionnelle d’une vieille connaissance qui ont beaucoup
égayé les lieux dernièrement. Heureusement que Dylan était là pour amener
un peu de jeunesse. Il n’arrêtait d’ailleurs pas de me dire que la décoration
de mon salon lui rappelait celle du manoir hanté à Disneyland, avec le tic-
tac de l’horloge comtoise, les fleurs séchées dans le grand vase chinois que
je détestais mais que je n’osais pas jeter car il m’avait été offert par ma
belle-mère et les napperons sur le guéridon de l’entrée.
J’ai tout à coup un doute. L’aurais-je oubliée ? Je me dirige à grands pas
vers l’entrée et lève les yeux vers la minuscule étagère accrochée dans un
coin, à l’angle formé par le mur du vestibule et celui du salon. Je me hisse
sur la pointe des pieds et j’attrape le cadre. Je souffle sur la poussière qui le
recouvre et caresse la photo protégée par le verre.
— Maddie ?
Rose passe une tête dans l’entrée.
— Tout va bien ? fait Erwan en passant la tête au-dessus de l’épaule de la
jeune femme.
J’acquiesce d’un faible mouvement de tête.
— Oh, Maddie !
— Il ne faut pas te mettre dans ces états.
Erwan et Rose se placent chacun d’un côté de moi et m’enlacent.
— Arrêtez, vous allez réussir à me faire chialer !
Je les repousse pour la forme.
— C’est toi sur la photo ? demande Erwan en désignant du menton le
cadre que je tiens toujours dans les mains.
— Non, c’est la Reine d’Angleterre.
Rose lève un sourcil interrogateur.
— Bien sûr que c’est moi ! Qui voulez-vous donc que ce soit ?
— Dis donc, tu étais pas mal ! siffle Erwan.
Flattée, je repousse son compliment d’un haussement d’épaules.
— Et Raymond aussi, fait Rose. On dirait Jean Gabin.
Je ne peux m’empêcher de m’enorgueillir de sa remarque.
— Il avait un succès fou, mon Raymond, mais c’est moi qu’il a choisie.
— C’est une photo prise lors de votre mariage ? demande Erwan.
— Oui. Et ce que l’on ne voit pas, c’est que ma robe avait un décolleté
vertigineux dans le dos. Cela avait scandalisé ma belle-mère prout-prout.
— Tu étais une féministe avant l’heure, songe Rose à voix haute.
— Tout à fait. Pour moi, être féministe, ce n’est pas montrer ses seins
dans la rue ou en vouloir à tous les hommes de la Terre, c’est faire des
choix de vie et de carrière, sans se poser la question de ce que va en penser
la société.
Je suis interrompue par un gamin aussi grand que moi qui se jette contre
moi. Heureusement que Rose et Erwan m’entourent, sinon j’aurais fini sur
le carrelage, les pattes en l’air, façon tortue retournée sur sa carapace. Le
gosse me serre dans ses bras à m’en étouffer.
— Maddie ! Tu es là ! J’avais peur que tu sois partie avant que je rentre.
Je caresse les cheveux de Dylan et prends une bouffée de son odeur de
jeune adolescent qui pense que le déodorant permet de se passer de gel
douche. Sa voix d’adolescent déraille sous les effets de l’émotion autant que
des hormones :
— Tu vas trop me manquer.
— Ah, non, stop ! Vous allez finir par réussir à me faire chialer !
Dylan se détache de moi et je dois réunir tout ce qu’il me reste de
courage pour ne pas craquer lorsque je vois ses yeux un peu trop brillants.
— Tiens, c’est pour toi.
J’ouvre le sachet en papier qu’il me tend et j’en sors un livre, Comment
gagner aux jeux de société sans tricher ?
— Dis donc, jeune homme, est-ce que tu insinues que je triche ?
— Pas le moins du monde, fait Dylan avec un demi-sourire qui vient
illuminer son visage.
— Cela expliquerait pourquoi ni Erwan ni moi n’avons réussi à te battre
au Cluedo, remarque Rose.
J’affiche un air outré :
— Pas du tout ! C’est parce que j’ai des années d’enquêtes à mon actif. Je
te rappelle, jeune fille, que j’ai été flic, fais-je en agitant mon index sous le
nez de Rose.
Erwan fait la moue :
— Mouais…
Si jeter un petit coup d’œil aux feuilles ou aux cartes de ses voisins c’est
tricher, où va le monde ?
— C’est parce que vous êtes nuls, c’est tout ! Allez ! Ouste ! Tout le
monde dehors !
Erwan et Rose sortent dans la cour. Dylan reste face à moi, les bras
ballants, l’air emprunté.
— Je dois y aller. Mon père m’attend.
Du pouce, il pointe par-dessus son épaule la voiture avec les warnings
stationnée à cheval sur le trottoir.
— Tu vas me manquer.
Un peu gauche, il me serre à nouveau dans ses bras. Je ravale la boule de
chagrin coincée dans ma gorge et je souffle :
— Toi aussi.
Il s’éloigne sans lever les yeux vers moi. Arrivé sur le seuil de la porte, il
se retourne et brandit son téléphone :
— Et tu n’oublies pas. On se fait une visio tous les mercredis soir.
— Je serai au rendez-vous. Sans faute.
Je lui adresse un clin d’œil, lui, un dernier signe de la main et il file vers
la voiture qui l’attend.
Quelle idée m’a pris de demander de l’aide pour mon déménagement ?
Si j’avais été seule, tout aurait été bien plus simple. Se séparer des objets
qui ont accompagné notre vie, c’est dur mais cela se fait. Par contre, quitter
les gens que l’on aime en est une autre.
Je claque une dernière fois cette porte que j’ai si souvent ouverte et
fermée au cours des soixante dernières années. Il faut bien lever la poignée
à la verticale pour que la clé puisse tourner à l’intérieur de la serrure. Je ne
l’ai pas précisé au couple d’acheteurs lors de la signature de la vente, ils le
découvriront bien assez vite. Peut-être aurais-je aussi dû leur dire que le
chauffe-eau est un peu capricieux en hiver. Et qu’il ne faut pas tailler les
rosiers trop tôt à l’automne pour que la floraison soit belle au printemps
suivant.
Un coup de klaxon chasse ces futilités de mon esprit. Erwan, derrière le
volant de la camionnette, a abaissé la vitre et me sourit :
— Bon, ça vient ? On attend, nous !
Je râle pour la forme :
— J’arrive ! J’arrive !
Je trottine jusqu’au camion de déménagement sans me retourner vers ma
vie passée.
— Prête ? me demande Rose en ouvrant la portière côté passager.
— Plus que jamais.
Elle m’offre son bras pour m’aider à me hisser sur le siège du milieu,
puis elle prend place à ma droite et lance :
— C’est parti, mon kiki !
Je lève les yeux au ciel.
— Rose, il va vraiment falloir que je te donne des cours de langage
jeune.
— Pourquoi ? Je n’en ai pas besoin, ronchonne-t-elle en croisant les bras.
J’adore quand elle arbore sa moue boudeuse, elle est encore plus
adorable. Et à voir le regard pétillant d’Erwan posé sur elle, il faut croire
que je ne suis pas la seule.
— Merci à tous les deux.
Je leur passe un bras autour du cou et je leur colle un baiser mouillé sur
la joue à chacun. Je sais qu’ils aiment bien ça, même s’ils font semblant de
détester cette manie et s’essuient le visage du revers de leur pull en râlant.
— Allons-y !
— On the road again ! crie Erwan en allumant le moteur.
Je les aime ces gamins. Je leur souhaite une belle vie.
Et à moi aussi.
GLOSSAIRE

Snap : abréviation de Snapchat, réseau social.


scroller : faire défiler un contenu sur Internet ou sur un réseau social.
grailler : manger.
le daron : le père.
s’enjailler : s’amuser.
yeuve : « vieux » en verlan.
boomer : vieux-jeu, rétrograde.
un boloss : une personne naïve au comportement stupide, un blaireau.
un sexto : abréviation de « sexe » et de « texto », message à caractère
sexuel.
hot : érotique.
crécher : dormir.
pécho : « choper » en verlan, réussir à séduire quelqu’un.
avoir un crush pour quelqu’un : avoir le béguin pour quelqu’un.
le boule : les fesses.
vénère : « énervé » en verlan.
matcher : correspondre, bien aller ensemble.
ken : « niquer » en verlan.
twerker : danser de manière osée et provocante, en secouant les fesses.
cheum : « moche » en verlan.
avoir le seum : éprouver du dépit et du ressentiment, éprouver un
sentiment de colère, de frustration et de dégoût.
être en PLS : ne pas se sentir bien, ne pas se sentir à l’aise.
éclaté au sol : désigne quelque chose de nul, de mauvaise qualité.
une poucave : un traître, une balance.
ne pas calculer quelqu’un : ne pas prêter attention à quelqu’un.
un queutard : un homme porté sur le sexe, un coureur de jupons.
Remerciements

Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit, sed do eiusmod
tempor incididunt ut labore et dolore magna aliqua. Ut enim ad minim
veniam, quis nostrud exercitation ullamco laboris.
Livres de cet auteur
Comment faire de sa vie des licornes en papier
Chloé s’est séparée de celui qu’elle croyait être l’homme de sa vie non pas
parce qu’ils ne s’aiment plus mais parce qu’ils n’envisagent pas l’avenir de
la même façon. Depuis, ses journées ont un goût fade, malgré la sortie de
son premier roman en librairie. C’est décidé, elle doit trouver celui qui
mettra des paillettes dans son quotidien devenu morne et gris !

Le hasard faisant bien les choses, elle va croiser le chemin d’Alex,


professeur d’anglais nonchalant, amateur de relations éphémères et de
grasses matinées, et adepte des bouquets d’hortensias en guise d’excuses.

Se pourrait-il qu’il soit celui qui fera de sa vie des licornes en papier ?

Si vous aimez les situations rocambolesques, les chansons des groupes de


rock anglo-saxons et les chaussons licorne, ce roman est pour vous !

Un jour, j'irai toucher les nuages


Margot, une jeune femme au caractère bien affirmé, part pour un stage de
survie dans la forêt tropicale guyanaise. Alors qu’elle s’attendait à un
groupe viril exsudant la testostérone, elle découvre qu’elle va former avec
les cinq autres apprentis aventuriers une belle bande de bras cassés. C’était
sans compter sur Shakib, leur guide peu loquace, qui a la fâcheuse habitude
de dispenser ses leçons trop tard et que Margot prendra un plaisir certain à
pousser à bout.

La semaine ne va hélas pas se passer comme prévu. Le groupe se retrouve


rapidement perdu en forêt et la survie ne devient plus un simple jeu. Les
épreuves pourraient bien révéler au grand jour la personnalité et les failles
de chacun.
Comment Margot et ses compagnons vont-ils s’en sortir ? Comment va-t-
elle résister à la folle envie d’étrangler ce guide au demi-sourire à fossette
aussi exaspérant que désarmant ? Et quel est le secret qu’elle tente si bien
de cacher et qui l’a poussée à participer à cette expédition ?

Si vous avez envie d’une aventure pimentée dans la végétation luxuriante


de la forêt tropicale en compagnie de personnages hauts en couleur, ce
roman est pour vous !

La vie est plus belle autour du monde


Pauline est poissarde et a une vie sociale aussi exaltante que le Yéti. Alors
qu’elle fête son vingt-neuvième anniversaire en tête-à-tête avec son plat
industriel réchauffé et Joséphine, sa plante verte, elle décide de s’inscrire à
un tour du monde express qui lui fera parcourir quatre continents en un
mois.
En l’espace de quelques semaines, Pauline ne va pas seulement découvrir
les beautés du monde mais elle va aussi faire la connaissance d’une bande
de compagnons de voyage hauts en couleur. Il se pourrait même qu’elle
découvre le goût du bonheur et qu’elle se mette à vivre pour de bon.

Si vous avez envie de soleil, de cocktails aux saveurs de bout du monde, de


plages aux eaux turquoise et d’un brin d’aventure, ce roman est pour vous !

Comme dans une comédie romantique de Noël


Violette, libraire dans une petite ville de province, est une fan
inconditionnelle de Noël. Alors, quand Lucas, auteur de polars qui a la
phobie des festivités de fin d’année, emménage à quelques pas de chez elle,
l’occasion est trop belle : elle se met en tête de lui faire aimer Noël.
Comment ? En mettant en pratique les connaissances qu’elle a acquises au
cours de ses lectures assidues de comédies romantiques !

Comment ces deux-là vont-ils faire pour s’entendre ? Pour quelle raison
Lucas a-t-il cette période de l’année en horreur ? Est-ce que Violette
réussira son pari et parviendra à lui faire découvrir la magie de Noël ?
Si vous aimez l’odeur du chocolat chaud à la cannelle, si les étagères de
votre bibliothèque craquent sous le poids des comédies romantiques que
vous y entassez, et si vous connaissez les dialogues de Love Actually par
cœur, ce roman est pour vous !

Clémentine, Cacahouète et compagnie


Clémentine a un faible pour les friandises, les moments passés avec ses
amies, les séances de psychanalyse chez son coiffeur Nicola et les films
catastrophe.
Cacahouète, sa minette et colocataire, adore les gratouilles derrière les
oreilles, la nourriture pour chat sous toutes ses formes, les parties de cache-
cache et l’escalade de tout ce qui se présente.

Clémentine découvre un jour son prénom gravé sur le banc d’une place
dans la ville où elle a fait ses années de lycée. Elle décide alors de partir à la
recherche de celui qui a écrit son nom il y a une dizaine d’années de cela.
Avec sa devise pour credo, Il faut y croire quitte à être déçue !, Clémentine
va partir sur les traces de cet inconnu, allant d’idées loufoques en
malentendus et de déceptions en éclats de rire.
Jusqu’où sa love list la mènera-t-elle ?

Si vous aimez les héroïnes un brin déjantées, les chats au caractère bien
trempé, le parfum des souvenirs de l’enfance et les aventures improbables,
ce roman est pour vous !
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