Feval Paul - Le Dernier Vivant I
Feval Paul - Le Dernier Vivant I
Feval Paul - Le Dernier Vivant I
LE DERNIER VIVANT
Tome I
PAUL FÉVAL
LE DERNIER VIVANT
Tome I
1871
ISBN—978-2-8247-1452-3
BIBEBOOK
www.bibebook.com
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Credits
Sources :
— E. Dentu
— Bibliothèque Électronique du Québec
Fontes :
— Philipp H. Poll
— Christian Spremberg
— Manfred Klein
Licence
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sous la licence Creatives Commons BY-SA
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1
Au lecteur
J
’ de livrer à la publicité le récit d’un événement
auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon rôle, au milieu
des singulières aventures qui vont être mises sous les yeux du
lecteur, n’eut qu’une importance tardive, mais contribua quelque peu au
dénouement inespéré du drame.
Le malheureux éclat donné par la dernière guerre aux agissements de
certains hommes d’argent, patriotes au point de manger la patrie, a rap-
pelé l’attention publique vers l’origine souvent peu honorable – et parfois
infâme – des fortunes acquises dans les fournitures militaires.
Il ne faut point chercher ailleurs la raison d’être de ce livre, où la
question d’argent tient en apparence peu de place, noyée qu’elle est dans
un véritable océan d’aventures. Chacun a intérêt à bien établir qu’aucun
argent volé n’est entré chez lui, soit anciennement, soit depuis peu, en un
temps où les accusations pleuvent, remplaçant la grêle des balles et des
obus.
Le cours des années, en éclaircissant les rangs des compagnons de ma
jeunesse, avait laissé un cher, un excellent ami, seul juge de la question
de savoir s’il fallait taire à tout jamais cette histoire, plus curieuse que la
plupart des romans.
2
Le dernier vivant I Chapitre
Mon ami a décidé que l’histoire devait être écrite et j’ai pris la plume.
Geoffroy de Rœux.
P. S. Les noms des personnes et ceux des localités sont, comme de
raison, déguisés.
3
Première partie
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Récit préliminaire
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CHAPITRE I
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Le dernier vivant I Chapitre I
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Le dernier vivant I Chapitre I
et il avait fourré ses gros pieds dans des pantoufles de drap écarlate, brodé
d’or.
Une calotte turque, ornée d’une touffe gigantesque, reposait avec co-
quetterie sur ses cheveux très pommadés, mais mal peignés.
Je ne puis prétendre que le premier aspect de M. Louaisot de Méricourt
fût tout à fait à son avantage. Je lui trouvai l’air par moitié d’un souteneur
de libres penseuses, par moitié d’un notaire de campagne effronté, rusé,
âpre à la mauvaise besogne et bravement filou.
Sa face volumineuse, presque aussi fraîche que celle de la Cauchoise,
son nez court, charnu, mais recourbé comme un bec de perroquet entre
ses deux grosses joues, sa petite bouche sans lèvres qui restait volontiers
toute ronde ouverte, comme pour remplir convenablement l’énorme es-
pace que la brièveté du nez laissait au développement du menton, tout
cela aurait poussé au comique ultra-bourgeois et même un peu à la ca-
ricature, sans le regard de deux yeux bien fendus, deux très beaux yeux,
en vérité, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et plein
d’autorité, quoi qu’ils fonctionnassent derrière une paire de lunettes.
Sans ses yeux, M. Louaisot de Méricourt aurait été un pur grotesque.
Avec ses yeux, ce pouvait être un charlatan très déterminé et même
un dangereux coquin.
Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramassées, il paraissait plu-
tôt petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je vis qu’il était de bonne
taille ordinaire, grâce à ses jambes qu’il avait démesurément longues.
— Vous permettez, n’est-ce pas ? me dit-il, continuant de manger un
morceau de veau rôti, sous le pouce, tout en feuilletant avec la pointe de
son couteau un dossier assez compact qui était devant lui sur la table,
chargée de paperasses en désordre. Si vos journées, à vous, ont plus de
vingt-quatre heures, mes sincères compliments ; moi, je n’ai pas même le
temps de brouter en repos : je mange l’avoine dans mon sac comme les
chevaux de citadine… De la part de qui, s’il vous plaît ?
Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne comprenais pas sa
question, il l’expliqua, disant :
— Je me fais l’honneur de vous demander quel est celui de mes hono-
rables amis ou clients qui vous envoie vers moi.
Je prononçai le nom de la personne qui m’avait indiqué sa maison.
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Le dernier vivant I Chapitre I
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Le dernier vivant I Chapitre I
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Le dernier vivant I Chapitre I
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CHAPITRE II
M
. L Méricourt lut ces quatre lignes attentivement.
Il me dit en me rendant le papier :
— Il y a la conscience, monsieur, et sans elle la profession se-
rait ravalée indéfiniment. Je n’ai pas à vous faire subir d’interrogatoire ;
murons la vie privée. Mais la lettre a sept semaines de date : pourquoi ce
temps perdu ?
Au moment où j’allais répondre, il m’arrêta par un de ces regards
coupants qui modifiaient si étrangement l’expression débonnaire de sa
physionomie et reprit :
— Je vous prie de vouloir bien m’excuser et surtout me comprendre.
La conscience implique la minutie dans la délicatesse. C’est la profession
qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler de
cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus exagérée.
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Le dernier vivant I Chapitre II
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Le dernier vivant I Chapitre II
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Le dernier vivant I Chapitre II
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Le dernier vivant I Chapitre II
Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M.
Louaisot me fournit l’adresse de Lucien à la maison de santé du docteur
Chapart.
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CHAPITRE III
Q
à mine d’infirmier m’ouvrit la chambre du n° 9,
il pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la
table à laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu’il était à re-
garder par la fenêtre.
Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu’on
embrasse, par une belle matinée d’été, des vilaines petites croisées, ou-
vertes sur les derrières de la maison de santé du docteur Chapart. (Sys-
tème Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart, pour usage externe. On
donne la brochure.)
Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je
découvrais la ville immense, enveloppée d’une brume diaphane dans un
lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les pavillons
et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux ondes nacrées
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Le dernier vivant I Chapitre III
de gris, de rose et d’or tandis qu’à perte de vue, les campagnes de l’ouest et
du sud relevaient brusquement leurs contours, détachés sur l’azur laiteux
de l’horizon.
Je n’eus qu’un coup d’œil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé
sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se retourna
lentement vers moi.
Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au
sentiment d’angoisse qui s’empara de moi à sa vue.
Angoisse ? Pourquoi ? Ce mot peint-il ma pensée ? Dit-il trop ou ne
dit-il pas assez ?
Je retrouvais Lucien rajeuni,après ces dix années qui faisaient juste le
tiers de notre âge à tous les deux.
L’homme de trente ans m’apparut sous un aspect plus juvénile que
l’adolescent achevant sa vingtième année.
Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le cœur.
Ses traits avaient subi une sorte d’effacement ; son teint était plus clair
et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme amoindri. Il y
avait une insouciance d’enfant dans la souriante placidité de sa physio-
nomie.
Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d’entre nous,
mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute
œuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la per-
fection même de sa beauté.
C’était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d’être joli à ce point-là
n’appartient qu’à l’autre sexe.
Lucien avait la bravoure d’un lionceau. Il était magnifique quand il
se ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui
affectaient de le traiter en demoiselle. J’ai porté de ses marques.
Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l’enfant le plus
doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque
cruel.
Non seulement il n’avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa
trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de s’enlaidir.
Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne
mine, il s’était fait, à l’école de droit, une tête de puritain farouche, ce
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Le dernier vivant I Chapitre III
qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le plus gai que j’aie
rencontré en ma vie.
Mais il était content positivement quand on lui disait qu’il avait la
touched’un mauvais gars.
Aujourd’hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris
fin. Il se laissait être joli.
Je ne dirai pas qu’il était redevenu lui-même, car l’expression de son
regard s’était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux
qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait fait
retour vers l’adolescence.
Rien de tout cela n’était précisément de nature à vous serrer le cœur.
Et pourtant, quand il me regarda, j’éprouvai d’une façon très nette le
contrecoup d’une douleur sourde, mais terrible.
J’eus froid.
Et j’eus peur.
Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille.
Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.
— Te voilà, me dit-il, tu viens tard.
Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les
lumières de son brouillard, il ajouta :
— Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur
la gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves
qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la
semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse
vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l’embrasse d’un coup d’œil.
C’est à la lettre, regarde plutôt ! Il n’y a pas un autre endroit comme celui-
ci : rien ne m’échappe. Je suis venu ici pour la chercher. Penses-tu que je
la retrouverai ?
Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas :
— Comment vas-tu ce matin ?
Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des
gens qui se rencontrent tous les jours.
Je n’avais pas encore ouvert la bouche.
Malgré moi, j’interrogeais son visage et c’était là peut-être ce qui avait
détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de maladie,
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CHAPITRE IV
A
mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui ca-
chait l’âme de Lucien, la porte s’ouvrit sans qu’on eût pris la
peine de sonner ni de frapper.
Un vilain petit homme plus rond qu’une boule, entra dans la chambre en
bourdonnant et en tournant comme une toupie.
Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers,
il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme
une cascade de beurre fondu.
Il avait un gilet de satin noir qui semblait une outre mal remplie, tant
il ballottait drôlement ; il avait enfin un pantalon de bébé, bien large, mais
trop court, qui montrait l’embonpoint tremblant de ses jambes sans che-
villes.
Vous eussiez dit un poupart, sculpté dans de la gelée de viande, habillé
pour un enterrement et monté en toton.
Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit homme était
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Le dernier vivant I Chapitre IV
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Le dernier vivant I Chapitre IV
Ce fut avec une véritable violence qu’il sauta hors de son siège pour
appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et qui tremblait.
— Tu mens ! s’écria-t-il. Je ne suis pas celui-là !
Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion fiévreuse :
— Non ! non ! non ! je ne suis pas celui-là ! Celui-là a condamné une
femme à mort. Si j’étais celui-là, il me faudrait donc tuer cette femme !
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CHAPITRE V
Sommeil - Apparition
L
de Jeanne Péry ? Et pourquoi Lucien
aurait-il tué Jeanne Péry qui était son âme ?
Je n’osais plus interroger parce que je le voyais en proie à une
surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses cheveux s’agitaient
sur son crâne.
Tout à coup sa tête s’inclina si bas que ses deux mains croisées sur ses
genoux furent inondées par les boucles de ses cheveux.
Il dit d’un ton d’accablement :
— Condamner ! tuer ! une femme ! Peut-être que Lucien Thibaut ne
devrait pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je sais qu’il a eu de
grands torts. Êtes-vous encore là, Geoffroy ?
Ma main toucha la sienne.
— Merci, prononça-t-il tout bas et sans se redresser. Je n’aurais pas
été surpris si vous m’aviez abandonné. Écoutez-moi, Geoffroy : En un
jour dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et précisément à l’égard de cette
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Le dernier vivant I Chapitre V
femme, la conduite de Lucien Thibaut ne fût pas celle d’un galant homme.
À ces derniers mots, il s’arrêta pour prêter l’oreille, puis il se redressa
furieusement et me regarda en face, comme si l’accusation fût venue de
moi et non pas de lui-même.
Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main cris-
pée s’agitait. Je crus qu’il allait me frapper au visage.
Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son
front, et me dit avec amertume :
— Je n’ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il
est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez, il
doit la tuer, il la tuera ! voilà.
Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.
Je crus d’abord qu’il éprouvait un spasme ou même un évanouisse-
ment, car son immobilité ne cessait point, mais je m’aperçus bientôt qu’il
dormait tout simplement.
La force de son émotion l’avait brisé comme il arrive aux enfants de
tomber dans le sommeil après la colère ou les larmes.
Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une oppres-
sion soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement l’émoi
qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d’autres commotions
plus anciennes et plus douloureuses aussi.
Une fois il laissa échapper des paroles confuses, entremêlées de san-
glots.
Je crus distinguer deux noms, deux noms de femme : Jeanne, Olympe…
Mᵐᵉ la marquise de Chambray s’appelait Olympe. Je savais cela dès le
collège.
Était-ce cette Olympe qu’il avait condamnée !
Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l’éveiller ni à me retirer. J’avais
pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.
À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur
mon cœur et sur mon intelligence.
Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme
une impossibilité.
Il me sembla que j’étais ici à mon devoir tout naturellement et que j’y
devais rester jusqu’à ce qu’un événement quelconque vint me relever de
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Le dernier vivant I Chapitre V
ma faction.
Faction est bien le mot : je me sentais de garde.
Lucien m’avait appelé ; je le trouvais malheureux et seul ; car je ne sais
si d’autres partagent ce sentiment : c’est surtout dans ces faux hospices,
ouverts par la spéculation, que l’isolement semble navrant.
Je crois que Lucien m’eût paru moins abandonné dans un trou cam-
pagnard ou dans un grenier parisien.
Partout où le docteur Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son
sirop, il y a odeur de séquestration.
Depuis que j’avais passé le seuil de cette cellule, j’étais chargé de Lu-
cien. Je l’entendais, je l’acceptais ainsi.
À la longue, pendant qu’il reposait, ses mains s’étaient écartées, et je
voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux bouclés,
dont bien des femmes eussent envié la finesse et l’abondance.
Était-ce là un homme de trente ans ? un homme que j’avais connu
joyeux, intelligent et fort ?
Quel pouvait être l’étrange mystère de cette décadence ?
Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très vive en ce
moment. J’étais beaucoup plus désolé que curieux.
Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte avec soi
son aiguillon ; mais l’aiguillon ne m’avait pas encore piqué.
La preuve, c’est que je me souviens de l’instant précis où ma curiosité,
soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma tristesse.
Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de
midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées de tièdes parfums
montaient du parterre qui fleurissait sous la fenêtre.
La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la
maison muette. La feuillée des grands arbres assombrissait encore le jour
pâle et gris.
Je dis tout cela parce que tout cela me gênait et m’opprimait.
À force de regarder le sommeil de Lucien, j’avais fermé les yeux moi-
même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir.
J’étais ainsi, n’ayant plus qu’une conscience très vague des choses ex-
térieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la chambre
même, à quelques pas de moi.
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Le dernier vivant I Chapitre V
Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n’avais pas aperçue (ce
n’était pas celle par où le docteur Chapart et moi nous étions entrés) roula
lentement sur ses gonds.
Je regardai mieux, pensant que c’était l’œuvre du vent, car l’orage
commençait à agiter les feuilles ; mais je vis paraître au seuil une jeune
femme d’une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et apparte-
nant, selon les apparences, à ce qu’on appelle la classe distinguée.
Elle ne me vit point, d’abord, parce que son regard inquiet cherchait
Lucien.
Inquiet ne dit certes pas tout ce qu’il y avait dans ce regard, et pourtant
j’hésite à écrire le mot tendre.
Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu’il partait
des plus beaux yeux noirs que j’eusse vus de ma vie.
Quand la dame m’aperçut, elle recula avec un visible effroi.
Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle
joignit aussitôt les mains d’un air suppliant.
Je me levai et j’allai vers elle.
— Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le voir.
Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes.
Elle dit encore :
— C’est l’heure où il sommeille. J’entre un instant, il ne me voit pas.
S’il savait que je suis si près de lui…
Elle s’arrêta. L’accent de ses paroles était douloureusement résigné.
Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse :
— Il n’aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr ceux qu’il
devrait aimer…
Lucien s’agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut derrière la
porte doucement refermée.
Lucien ne s’éveilla pas ; mais il continuait de s’agiter.
Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l’inconnue était d’une
beauté rare.
Je m’étais donc trompé : Lucien n’était pas abandonné.
Pourquoi n’éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela ?
Et qui était cette splendide créature ? Une de ses sœurs ? Non. Jeanne
Péry ? Oh ! certes, on ne pouvait appeler celle-là « ma petite Jeanne ».
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Le dernier vivant I Chapitre V
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CHAPITRE VI
J
L, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur
son front baigné de sueur.
J’hésitai ne sachant s’il fallait parler le premier.
Quand son regard tomba sur moi, il eût l’air profondément surpris.
— Geoffroy ! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Rœux ! à Paris !
Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout
à fait extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette joliesseenfantine et
presque féminine, qui m’avait étonné naguère et surtout chagriné.
C’était un homme, à cette heure. Il avait l’air très souffrant, mais froid
et ferme.
Il me tendit la main.
— Je n’espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai longtemps
attendu.
Manifestement, il ne se souvenait pas de m’avoir vu tout à l’heure.
Ceci rentre dans l’ordre des faits admis scientifiquement.
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— Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont
beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est vrai,
toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir !
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CHAPITRE VII
Jeanne
L
plein de papiers en liasses. La main de Lucien s’y
plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit :
— Laisse-moi te dire ceci qui a son importance : le roman de
Wilkie Collins m’a beaucoup frappé, frappé jusqu’à l’angoisse. Il y a dans
son récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les
remplissais avec ce qui m’appartient de douleurs et de terreurs. Il y a aussi
des invraisemblances si naïves qu’on les croirait préméditées pour prêter
à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces invraisemblances.
Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.
Il mit sur moi son regard fixe et demanda :
— As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre par-
ler d’une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes ? Moi, je suis
comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt
pour monaventure, car je n’en ai eu qu’une seule en toute ma vie. J’y rap-
porte ce que je lis, ce que j’entends, ce que je vois, j’y rapporte tout. Il y a
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CHAPITRE VIII
Assassin
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chose.
Cependant, sa voix resta calme et il continua :
— Je sens que celavient. J’aurai juste le temps de te dire pourquoi je
ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m’interromps pas, je commence :
Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois
l’une l’autre, et c’est la grande misère d’une conscience de magistrat.
Il y a la certitude personnellequi naît de l’intelligence, celle en un mot
qui est humaine, c’est-à-dire commune à tous les hommes.
Et il y a la certitude technique,particulière aux gens du métier, qui a
son origine dans les instruments et agissements judiciaires.
Au palais on regarde cette dernière certitude comme la meilleure, ou
plutôt comme la seule authentique.
Je ne saurais dire si on a raison ou tort.
Je donnai un jour ma démission de juge parce qu’une instruction cri-
minelle conduite avec soin, minutieusement, selon les procédés mathé-
matiques de notre science à nous autres magistrats avait fourni la certi-
tude judiciaire de ce fait que Jeanne Péry, ma chère petite femme, avait
commis un meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des circonstances
qui faisaient d’elle a prioriune fille perdue d’abord, ensuite une sorte de
bête féroce.
Voilà pour la certitude technique : Jeanne était coupable et infâme.
Au contraire, ma certitude personnelle me criait : Jeanne est innocente
et plus pure que les anges.
Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l’une mentait.
Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon cœur. Et j’aimai
Jeanne cent fois, mille fois davantage.
Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J’avais écouté, retenant
ma respiration.
Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait incapable
de livrer passage à un son.
Lucien attendait pourtant une parole. Il fronça le sourcil avec colère.
— Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la voix du
métier plutôt que celle de ta conscience ?
— Dis-moi, dis-moi, m’écriai-je, que tu parvins à la sauver !
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Le dernier vivant I Chapitre VIII
Puis, satisfait de cet examen, il revint vivement vers le coffre, qui res-
tait ouvert.
Cette fois, sans chercher aucunement, il y prit un assez volumineux
dossier, tout bourré de papiers, qu’il tint à la main d’un air indécis.
— Consentez-vous à vous charger de cela ? me demanda-t-il, cessant
de me tutoyer.
— Volontiers, répondis-je.
— C’est un dépôt, reprit-il. Promettez-moi de le défendre s’ils essayent
de vous l’enlever.
— Je le promets, dis-je encore.
Il remit le dossier entre mes mains.
Puis avec une politesse cérémonieuse :
— M. Thibaut vous fait bien tous ses compliments et ses excuses. Il
aura l’honneur de vous écrire dès que sa santé le permettra. Il vous re-
commande ces papiers tout particulièrement, n’en ayant point de double.
Tâchez de vous retrouver là-dedans, c’est difficile, mais votre roman était
encore plus embrouillé. Il y a une dame qu’il faut tuer, vous savez, parce
que la pauvre petite morte ne serait pas en sûreté sans cela. C’est mal-
heureux, mais on ne pouvait les garder toutes les deux, M. Thibaut a dû
choisir entre l’ange et le démon.
Il me salua profondément et de cette façon qui désigne la porte sans
équivoque aucune.
Je sortis. Quelque chose me résista quand je poussai la porte, quelque
chose qui obstruait le seuil.
C’était le docteur Chapart, auteur du sirop, qui venait d’arriver là aux
écoutes et que le battant, en s’ouvrant, avait sévèrement souffleté.
Je refermai aussitôt la porte pour que Lucien ne s’aperçût de rien et
je demandai tout bas :
— Que faisiez-vous là, monsieur ?
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CHAPITRE IX
L
C ne fut pas déconcerté le moins du monde.
Il me tendit la main comme un effronté gros petit homme qu’il
était.
— Bien le bonsoir, me dit-il en portant l’autre main à sa joue, vous avez
failli m’assommer. J’étais là pour ausculter, parbleu ! pour ausculter la
situation à travers le trou de la serrure. Allez-vous me reprocher mon
trop de soins ? Ça s’est vu : les clients sont si drôles !
Je fis un geste pour l’inviter à me livrer passage. Il tenait toute la lar-
geur du corridor.
Mais il ne bougea pas. J’avais cru voir son regard piqué un instant sur
le dossier que j’emportais sous ma redingote où je l’avais dissimulé de
mon mieux pour plaire à Lucien.
Le docteur poursuivit :
— Bien gentil garçon, dites donc, ce pauvre malheureux-là ! Et bien
doux aussi, quoiqu’il ait l’idée de tuer une dame. Excusez, c’est sa ma-
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CHAPITRE X
A
j’avais aperçu la Cauchoise, le souvenir de M.
Louaisot de Méricourt traversait justement mon esprit.
Et ce n’était pas la première fois.
Pourquoi la pensée de cet homme me suivait-elle ainsi ? Je ne lui connais-
sais d’autre lien avec l’affaire Thibaut que le fait d’avoir pu me fournir
l’adresse de ce dernier.
C’était là précisément son métier, et j’étais entré chez lui comme dans
la boutique où s’achètent les choses de cette sorte.
M’aurait-il d’ailleurs fourni l’adresse pour quelques francs s’il avait
eu un intérêt, même minime à séquestrer ou à cacher Lucien ?
Mais les pressentiments et les soupçons vont et viennent. Bien rare-
ment saurait-on dire de quel nuage ils tombent.
Je montai dans un coupé de louage, après avoir indiqué au cocher la
rue du Helder et mon numéro.
Je voulais seulement déposer chez moi mon paquet de papiers avant
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Vous êtes, monsieur, sur le point de faire une folie : une de ces folies
qui ruinent tout un avenir.
La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n’est pas digne
de vous.
Elle n’est digne d’aucun honnête homme.
Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de madame
sa mère, ni des malheursde monsieur son père, il est certain que cette
intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux
étourdi, mais qu’un homme sérieux ne saurait l’admettre à l’honneur de
fonder sa maison.
Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur
mère !
Ses amants ne se comptent plus, bien qu’elle sorte à peine de sa co-
quille.
Je n’aime pas les énumérations, je n’en citerai qu’un seul, auprès de
qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c’est votre ancien cama-
rade de collège, M. Albert de Rochecotte.
Je n’ajoute qu’un mot :
Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec
la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.
C’est une pure fable.
Il n’y a rien, rien, rien – qu’une demi-vertu qui veut faire une fin.
Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la sa-
tisfaction d’avoir rempli mon devoir.
X.1.2 N° 2.
(Cette pièce était de l’écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle portait
la mention suivante : Lere non envoyée à son adresse.)
À M. Geoffroy de Rœux, aaché à l’ambassade française de Vienne (Au-
triche.)
(28 septembre 1864.)
Mon cher Geoffroy,
J’ai longtemps hésité avant de m’adresser à toi, ou plutôt je t’ai déjà
écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après réflexion.
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porte.
Nous l’appelions, tout le monde l’appelait le baron de Marannes, et
c’était bien son nom, mais ce n’était pas tout son nom. En réalité, il se
nommait M. Péry de Marannes.
Ce n’était pas avec moi qu’il était lié là-bas, c’était avec vous, les amis
de la joie. À soixante ans qu’il avait, il était trop jeune pour moi.
Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si précaire qu’elle
ne voulut rien garder de ce qui fait étalage. Elle fut Mᵐᵉ Péry, tout court,
sans titre, Jeanne est Mˡˡᵉ Péry.
Je t’entends d’ici, Geoffroy. Comment ! le baron était marié, lui, le
viveur imperturbable ! le roi des vieux garçons ! Se représente-t-on la
femme du baron ! Et sa fille ! Où diable as-tu été pêcher la fille du baron ?
Voilà ce que tu dis ou du moins ce que tu penses.
Vous l’aimiez assez, comme un drôle de corps qu’il était. Je me sou-
viens de t’avoir reproché à toi personnellement cette accointance dispro-
portionnée. Tu me répondis en riant : « C’est le plus jeune d’entre nous. »
Lui-même il disait cela, et c’était très vrai à un certain point de vue.
Plus tard, j’ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup
mieux que vous ne pouviez le connaître vous-mêmes.
Cela ne m’a pas porté à l’en estimer davantage.
C’était un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu’ils sont
incapables de mûrir. Il y a de belles exceptions dans la nature. Celle-ci est
laide, mais elle plaît jusqu’à un certain point.
On en rit d’ailleurs et cela désarme.
Ces vieux hommes, tout en étant des exceptions ne sont pas rares. On
en trouve partout et partout ils sont les mêmes.
Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec
ceux de leur âge.
Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six générations de
jeunes gens.
C’est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les échappés de collège
les appellent par leur petit nom.
Généralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les
uns pensent qu’elle est la marque d’un bon cœur, quelque peu banal et
doublé d’une intelligence frivole.
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X.1.3 N° 3
(Anonyme,écriture différente du n° 1, mais également contrefaite.)
À monsieurL. ibaut.
30 septembre 1864.
Mon cher Lucien,
Vous avez encore des amis, bien que vous viviez comme un loup. Mais
vous savez, les loups ont beau se cacher au fond du bois, on les relance. Je
viens vous relancer pour vous dire ce que vous paraissez ne pas savoir :
les courtes folies sont les meilleures.
On ne vous demande rien pour cet adage ni pour cette conséquence
qui en découle : la pire de toutes les folies est le mariage, parce que c’est
celle qui dure le plus longtemps.
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Tant que vous n’avez pas sauté le fossé, mon pauvre garçon, il y a
de la ressource, et on peut, on doit essayer de vous arrêter, fût-ce par le
collet. Un bon médecin ne s’occupe pas de savoir si le remède est agréable
à prendre ou non.
Vous êtes entre les pattes de deux aventurières, on vous le dit tout net.
Le proverbe chante : qui se ressemble s’assemble. Le papa et la maman de
votre donzelle se ressemblaient, ils s’assemblèrent.
On parlait déjà dans ce temps-là, et même bien plus qu’à présent, de
la tontine des cinq fournisseurs. Les millions volés à l’État avaient fait des
petits, et la fortune du Dernier Vivant était évaluée à des sommes folles.
Ce coquin idiot, le baron Péry, vint se brûler à la chandelle : il épousa sa
femme parce qu’il la croyait héritière de je ne sais plus quelle portion du
gâteau. La dame de son côté, croyait le baron propriétaire de châteaux, de
moulins, de futaies, etc.
C’est une vieille histoire, mais qui est toujours amusante.
La dame n’avait rien qu’un assez gentil mobilier, conquis sur divers,
et quant au baron, il avait beaucoup de dettes. Qu’arriva-t-il ? Reproches
de s’être mutuellement trompés, scandale, séparation et le reste. Vous
connaissez tout cela mieux que moi, puisque vous avez été l’homme d’af-
faires du vieux drôle.
Ce que vous ignorez peut-être, c’est que d’une pierre vous recevez déjà
deux coups, sans compter les autres, qui ne peuvent manquer de venir.
On vous accuse déjà d’avoir eu vent du fantastique héritage, et de faire
une affaire d’argent, détestable, il est vrai, mais très honteuse aussi.
On vous accuse, en outre, de fermer volontairement les yeux sur le
passé de la petite personne. Elle chasse de race, vous le savez puisque
tout le monde le sait.
C’est comme la loi que nul n’est censé ignorer quand elle a été dûment
affichée.
Vous arrivez après beaucoup d’autres, vous êtes censé le savoir.
Si par impossible vous ne le saviez vraiment pas, écrivez donc un mot
à ce fou de Rochecotte. Sa réponse vous fixera, et je me déclarerai bien
heureux si mon avertissement désintéressé peut vous empêcher de faire
une pareille culbute.
Croyez-moi, écrivez à Rochecotte.
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.4 Noˢ 4, 5, 6, 7 et 8.
Dates échelonnées du 4 au 15 octobre. Toutes lettres anonymes. Écri-
tures diverses, mais contrefaites uniformément.
Note de Geoffroy. –Ces lettres ne contenaient aucun fait nouveau.
Trois d’entre-elles faisaient allusion à l’héritage du dernier vivant et à la
tontine des cinq fournisseurs. Les deux autres engageaient ironiquement
Lucien Thibaut à se renseigner sur le compte de Jeanne auprès d’Albert
de Rochecotte.
X.1.5 N° 9
(Lettre écrite et signée par Lucien.)
À M. le comte Albert de Rochecoe, à Paris.
Yvetot, 15 octobre 1864.
Mon cher Albert.
Je te prie de me répondre courrier pour courrier. La question que je
vais t’adresser te paraîtra singulière. Il m’en coûte beaucoup de te la faire,
surtout par écrit, mais les circonstances me pressent et m’obligent. Je suis
dans l’enfer en attendant ta réponse, qui va décider de mon sort.
Connais-tu Mˡˡᵉ Jeanne Péry, fille de notre ancien compagnon, le baron
Péry de Marannes ?
Je m’adresse à ta loyauté. Ton affirmation fera foi pour moi. Je t’em-
brasse.
X.1.6 N°10
(Écriture d’Albert de Rochecotte. Réponse à la précédente. Lettre si-
gnée et renfermant un billet anonyme qu’on trouvera sous le n° 10 bis.)
Paris, le 17 octobre 1864.
Mon pauvre bon Lucien, je ne comprends rien à la lettre.
Ou plutôt, si fait, je comprends très bien que tu vas faire une sottise,
comme me l’annonce le billet ci-joint, reçu dans le courant de la semaine
et que je t’engage à lire attentivement avant d’achever ma prose…
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X.1.7 N° 10 bis
(Anonyme. Même écriture que le n°3.)
Sans date ni désignation de lieu de départ. Point de timbre postal.
M. le comte de Rochecotte est prévenu que son ancien camarade et
ami L. Thibaut est sur le point d’épouser une jeune personne peu digne
de lui.
Les amis de M. L. Thibaut ont lieu de supposer que M. de Rochecotte
connaît supérieurement ladite jeune personne, et la connaît sous des rap-
ports qui lui permettront d’éclairer la situation d’un seul mot.
Pour tout dire, un desdits amis de M. L. Thibaut a rencontré à Paris,
non pas une fois, mais plusieurs, ladite jeune personne au bras de Roche-
cotte lui-même, et cela dans des endroits où une honnête femme hésiterait
à entrer.
Il est probable que M. L. Thibaut écrira à M. de Rochecotte pour lui
demander des renseignements.
S’il ne le fait pas, il serait peut-être du devoir d’un galant homme
de prendre les devants pour dire à ce malheureux ce qu’est ladite jeune
personne.
La mère et les sœurs de M. L. Thibaut sont dans la consternation.
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.9 N° 11
(Lettre écrite et signée par Mᵐᵉ Thibaut.)
À monsieur Lucien ibaut, à Yvetot.
Dieppe, 20 octobre 1864.
Mon cher enfant,
Nous avons un automne magnifique ici et cette chère Olympe nous
traite si bien que nous prolongeons un peu notre séjour. La richesse ne
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Le dernier vivant I Chapitre X
fait pas le bonheur, c’est vrai, ou du moins on le dit, mais il faut pourtant
être à son aise pour avoir, comme notre Olympe, un château aux portes
de la ville.
Tout ça me fait penser à toi, à ton établissement. Tu sais que mon plus
ardent désir est de te voir marié. Tes sœurs et moi, Dieu merci, nous ne
pensons pas à autre chose. Nous nous réveillons la nuit pour en parler.
Ce n’est pas que j’ajoute foi à ces bruits ridicules qui sont venus jus-
qu’à mon oreille, mais enfin, ces bruits-là, tout bêtes qu’ils sont, ne dimi-
nuent pas mon envie de voir ton sort assuré.
Notre Olympe est admirable pour nous. Ah ! si la chance avait voulu…
enfin, n’importe. Ce qui est certain, c’est que ta nomination t’a donné une
valeur que tu n’avais pas : j’entends au point de vue matrimonial.
Aussi, tes sœurs et moi nous avons renoncé à la pauvre Ida Moreau
que nous aimions de tout notre cœur, mais qui ferait un parti par trop
ordinaire. Nous pouvons maintenant choisir.
Et puis son père et sa mère se portent comme des charmes. Ce qui lui
reste à avoir, elle l’attendra longtemps.
Moi, les espérances,je ne les compte que pour mémoire. (Le mot espé-
rance était souligné au crayon, sans doute de la main de Lucien.)
Il faut que j’en parle encore : oui j’avais fait un beau rêve autrefois,
et je crois qu’il aurait été assez de ton goût, mon coquin ! Notre Olympe
était orpheline, elle avait dix mille livres de rentes en bon bien venu. Avec
ça, jolie comme un cœur ! Et des manières ! Et une éducation ! Et une
conduite ! Enfin tout, quoi ! C’est le gros lot, celle-là.
Mais elle a fait mieux, on ne peut pas dire le contraire. Ce n’est pas
que le marquis de Chambray fût un petit mari bien mignon, mais il avait
son asthme et ses soixante-sept ans. J’appelle ça un placement en viager.
Je suis drôle, pas vrai, mon chéri ?
Eh bien ! après ? est-ce que nous ne sommes pas tous mortels ? Notre
Olympe a soigné son bonhomme mieux qu’une sœur de charité. Et une
conduite ! mais je l’ai déjà dit.
Il aurait été le dernier des misérables s’il ne lui avait pas tout donné à
son décès, puisqu’il n’avait que des neveux à la bretonne.
Maintenant, elle est veuve. Elle a soixante mille livres de rentes, un
château, un hôtel ; elle est plus jeune et plus jolie que jamais.
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sant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est adroit, mais
rend les lettres de ces dames aussi difficiles à déchiffrer qu’un manuscrit
du quatorzième siècle.)
J’arrive à celle que porte ta sœur Célestine, le n° 3 et dernier : Mˡˡᵉ
Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille écus placés en 4 1/2 pour cent
et deux maisons à trois étages, en ville. Est-ce beau ? Il y a un revers. Tu
as connu son père qui était (hélas !) huissier, mais il est mort.
Radicalement orpheline. Tout ce bien là venu. Peu d’orthographe, des
manières plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et mignon-
nette, malgré un léger défaut dans la taille.
Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l’orthographe et sans la
déviation, ce parti-là ne serait pas pour ton nez. Je l’évalue à 20 000 livres
de rentes. Hein, garçon ? Tu roulerais coupé, si tu voulais, et tu aurais ta
campagne.
Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l’enfant. Tu as l’âge de te placer
comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de jeunesse
peuvent gâter une position pour toujours. C’est le coup de pouce sur la
poire. Dans deux ans d’ici il faudra peut-être redégringoler jusqu’à Ida
Moreau.
Réfléchis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons
huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions proposées.
Dès que tu m’auras répondu, je ferai la demande, et puis tu viendras
voir la minette pour ne pas épouser chat en poche.
Et puis encore, six semaines ou deux mois… Ah ! quel agréable mo-
ment ! Lucien, c’est le plus beau jour de la vie.
Je t’embrasse comme je t’aime ; sois sage et décide-toi.
Ta mère, etc.
X.1.10 N° 11 bis
(Petit mot de Mˡˡᵉ Célestine, écrit en travers et signé.)
Mon chéri de Lucien, c’était notre Olympe qui aurait été l’idéal. Quel
cœur ! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle.
Ne va pas croire que je sois si enchantée de cette petite Agathe. C’est une
pensionnaire, et élevée dans une pension-peuple, encore ! Je sais aussi
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X.1.11 N° 11 ter
(Petit mot de Mˡˡᵉ Julie, écrit comme le précédent et signé.)
Mais, du tout, Maria n’est pas ridicule, mon Lucien, seulement Céles-
tine ne voit jamais que l’argent, les visites, les voitures. Il faut autre chose
pour alimenter l’âme.
Je connais Maria et je te connais. Vous vivrez tous deux par le cœur.
En tous cas, tu es libre ; épouse cette bossue dorée d’Agathe, si tu
veux ; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie.
Tu ne sauras jamais comme je pense à ton bonheur. S’il ne fallait que
donner ma vie pour que tu eusses une Olympe… mais ce sont de vains
rêves. Prends Maria.
X.1.12 N°12
(Billet écrit et signé par Mᵐᵉ la marquise de Chambray).
Yvetot, ce mercredi
(sans autre date).
Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre chère
mère et vos sœurs m’avaient chargée d’avoir de vos nouvelles. Comment
puis-je leur en donner si je ne vous vois pas ?
Mᵐᵉ Thibaut est toujours chez moi, là-bas. J’espère aller l’y retrouver
bientôt. Elle paraît préoccupée à votre endroit d’un désir et d’une crainte.
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X.1.13 N° 13
(Lettre écrite et signée par Albert de Rochecotte).
Paris, lundi soir.
(Sans autre date).
Brave Lucien, où en est l’affaire Jeanne ? L’affaire Fanchette périclite
déplorablement. Mon oncle du Havre est mort. J’ai fait un héritage.
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Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma pe-
tite cousine Péry ? J’en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l’incompa-
rable Olympe, m’a dit que ta maman avait tout plein de peine à te marier.
Tu as tort, il n’y a que le mariage, mon bon. J’ai toujours été de cet
avis-là. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir.
Au reçu de la présente, tu es sommé de te rendre à Lillebonne, au
domicile politique et civil de monnotaire, maître Béat-et-son-collègue
(Solange-Alceste), dépositaire de mes papiers de famille.
Ne rions jamais : je vais avoir un notaire à moi, un notaire pour de
bon. Je serai un client. Le petit clerc m’honorera par-devant et me fera
des cornes par-derrière. Oh ! la vie !
Chez ce maître Béat, tu retireras mon acte de naissance, mon di-
plôme de vaccination et généralement toutes les pièces indispensables
pour épouser quelqu’un, autre que ma Fanchonnette.
Ah ! le cher cœur, le délicieux amour ! Comme je l’épouserais plutôt
cent fois qu’une si c’était seulement une chose possible ! Mais c’est de
la voltige, du cancan, de la marche au plafond. La postérité refuserait d’y
croire. Que diable ! on n’épouse pas Fanchette ! (Ne le dis pas, elle a rempli
jadis les fonctions de marchande de plaisirs.)
J’ai vainement cherché un exemple dans l’histoire, un précédent, une
excuse. Il n’y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de
Bavière et mon bottier pour épouser Fanchette. Fanchette elle-même se
moquerait de moi et ce ne serait pas la première fois. (Tu comprends :
marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable !)
Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire ! Le monde est
bête à tuer. Au fait, pourquoi n’épouse-t-on pas Fanchette ?
Voilà. C’est qu’on en épouse une autre. Je suppose que cette raison-là
te paraîtra péremptoire.
Comme je l’aimais ! comme je l’adore ! tu vas me demander : qui donc
épouses-tu comme cela ? Curieux !
Te divertirait-il de savoir que j’ai demandé Olympe ? Tu t’y attendais.
C’est ce qui tombe d’abord sous le sens. On épouse Olympe aussi fatale-
ment qu’on n’épouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle était encore
chaud que j’avais déjà la main à la plume. Pas de réponse. J’ai pris la poste
pour Dieppe. Olympe m’a ri au nez. Très bien. Je suis revenu à Paris.
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X.1.14 N° 14
(De l’écriture de Lucien Thibaut. Non signé. Sans date.)
J’ai besoin de parler. J’en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que
j’étouffe et qui voudrait crier : Je l’aime, je l’aime !
Je l’aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle
est ma vie. Oh ! je l’aime ! En écrivant cela toutes les fibres de mon être
frémissent de volupté.
À qui fais-je mal en l’aimant plus que moi-même ? Quels sont les en-
nemis inconnus qui s’acharnent à torturer mon bonheur ?
Je demandais un frère autrefois. Un frère me dirait que je me perds,
ou peut-être que je le déshonore. Qui sait ? je ne veux pas de frère.
Je t’écris encore, Geoffroy, mais c’est parce que tu ne me répondras
pas. Je n’aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers.
Ce n’est pas à toi que vont mes plaintes, c’est à un Geoffroy que je crée
et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux, capable
de prêter l’oreille au chant délicieux de ma douleur…
Elles demeurent dans une toute petite maison qui dépend d’une ferme,
à laquelle appartient le champ où je la rencontrai pour la première fois.
La ferme s’appelle le Bois-Biot.
La pauvre mère est bien malade, elle s’en va doucement. Jeanne s’ac-
croche à elle et l’enveloppe d’une longue caresse qui s’efforce en vain de
la retenir dans la vie.
J’ai dû te dire que Mᵐᵉ Péry avait l’air d’être encore toute jeune. Elle
est très belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si bien qu’elle
voit sa fin prochaine ! Je l’ai surprise mortellement triste, parce qu’elle ne
se savait pas épiée, et j’ai deviné que l’image de sa Jeanne abandonnée
passait alors devant ses grands yeux, qui n’ont même plus la consolation
des pleurs.
Elle sourit dès qu’on la regarde, mais son sourire est plus triste que sa
tristesse.
Est-ce à cause de Jeanne que je l’aime si profondément, cette douce
mourante, belle comme la résignation ?
Ou plutôt n’est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble à
l’amour infini que sa fille m’inspire ?
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.15 N° 15
(Anonyme, écriture inconnue.)
Paris, 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste).
À M veuve Péry, à la ferme du Bois-Biot, près et par Yvetot.
Madame.
Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup
pour cela. Vous n’avez pas de fortune, mademoiselle votre fille est à ma-
rier, vous essayez de la placer au mieux de vos intérêts, c’est tout simple.
Pour ma part, moi, je suis très éloigné de vous blâmer.
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Le dernier vivant I Chapitre X
Malheureusement (ce qui est bien naturel aussi), vous avez pour ad-
versaires la famille et les amis de l’innocent autour de qui vous tendez
vos filets.
Ceux-là sont plus forts que vous, madame, non seulement parce qu’ils
sont plus riches, mieux posés, plus nombreux, mais encore parce que leur
mobile est plus désintéressé que le vôtre. Vous entraînez un malheureux
vers le fossé où l’on se casse le cou, ils l’arrêtent et le défendent.
Le monde est avec eux contre vous.
En conséquence, vous allez avoir beaucoup d’ennuis, vous allez vous
donner beaucoup de mal, et vous ne réussirez pas.
Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe.
Madame, à votre place, moi, je lâcherais prise et j’irais marier ma fille
ailleurs.
X.1.16 N° 15 bis
(Anonyme, jointe à la précédente. Écriture rappelant celle du N° 1.)
17 octobre 64 (sans lieu de départ ni timbre postal).
Madame,
Il y a deux sortes de lettres anonymes : celles qui sont lâches et celles
qu’un motif généreux a dictées.
La présente appartient à la seconde catégorie, car elle vient d’une per-
sonne désintéressée. Elle ne vous dira point d’injures ; elle vous donnera
au contraire un bon conseil.
Vous êtes mal regardée dans le pays, vous y avez des dettes, la justice a
dû déjà vous dire son mot à différentes reprises, et la mémoire de feu votre
mari n’est pas de celles qui protègent une veuve. – au palais ni ailleurs.
Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une
position si mauvaise ?
On vous fait savoir, madame, que si la salutaire pensée vous venait
de quitter l’arrondissement d’Yvetot sans tambour ni trompette, toutes
facilités vous seraient accordées pour cela.
Vos créanciers eux-mêmes n’y mettraient aucun obstacle.
Si, au contraire, madame, il vous plaisait de rester où vous êtes, malgré
le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez dans ce
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X.1.17 N° 16
Note écrite et signée par Lucien Thibaut.
(Main tremblante, surtout au début.)
Sans adresse ni date.
(Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)
Jamais je n’avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection
morbide du cerveau.
Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie.
Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère,
ou qui viennent à la suite d’une émotion par trop douloureuse.
Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de
deux lettres sans signatures, à moi remises par Mᵐᵉ veuve Péry, j’éprouvai
des symptômes singuliers.
Un peu avant minuit, épuisé que j’étais par l’effort qui torturait ma
pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et le
bonheur, j’éprouvai tout d’un coup une sensation de grand repos comme
quelqu’un qu’on arracherait aux angoisses d’une lutte désespérée.
J’entends d’une lutte physique. La sensation avait lieu dans le corps.Elle
était une détente des muscles et des nerfs.
Je ne dormais pas, j’en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phéno-
mène s’est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent
de s’écouler.
J’analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n’en plus parler
jamais.
Je répète en outre à Geoffroy de Rœux, mon seul ami, entre les mains
de qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont l’en-
semble formera mon histoire – ou mon testament, – je répète à Geoffroy
que j’ai conscience absolue de n’être pas fou.
Le soir dont je parle, j’étais bien portant de corps.
Par comparaison avec la misérable fièvre qui m’avait tenu depuis que
j’avais quitté Jeanne et sa mère, j’étais même très bien portant.
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Le dernier vivant I Chapitre X
Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu’à aucun autre ins-
tant de cette terrible soirée.
Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère personnelleles
deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de Jeanne
elle-même ne m’affectait plus que d’une manière indirecte.
Il en était de même pour la pensée de moi.
Me fais-je bien comprendre ? J’ai peur que non. J’y mets sans doute
trop de ménagements par la frayeur que j’ai de passer pour un homme en
état de démence.
Et n’est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une
amitié que vous ne m’avez jamais jurée ?
Amitié si douteuse, mon Dieu ! à mes propres yeux, que je n’ai pas
encore osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous
seul !
Ô Geoffroy ! mon frère ! mon espoir unique ! si tu me manquais, tout
me manquerait !
Si tu ne m’aimes pas encore comme il faut qu’on m’aime, tâche de
m’aimer. Je mérite d’être aimé autrement que les autres, puisque je souffre
plus que les autres.
Je me dis : Il m’aimera quand il aura lu. Je le crois, je le sais, j’en
suis sûr. C’est ma foi et c’est mon salut. Si tu venais vers moi ! si je me
réchauffais, serré contre ta poitrine !…
Pour toi, donc, je m’explique entièrement, pauvre créature qui a honte
d’elle-même.
La pensée de Jeanne ne me blessait plus le cœur, parce que j’avais un
autre cœur. Je n’étais plus moi.
J’étais un autre.
Est-ce clair, à la fin ?
Ah ! je ne sais. Je désespère d’exprimer cela par des mots.
Essaye de comprendre, Geoffroy, je t’en prie, car c’est bien cela : j’étais
un autre.
Un autre qui ? Un autre moi. Je me sentais ému froidement, comme si
on m’eût raconté l’histoire d’autrui.
Écoute bien : j’arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de souf-
frir au premier degré, je n’avais plus qu’un reflet de souffrance.
89
Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.18 N° 17
(Écriture de Lucien Thibaut.)
Sans date, avec cette mention :
« Pour Geoffroy. »
Je l’ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul.
Hier encore, je souffrais cruellement, c’est vrai, mais j’étais si heu-
reux ! Près d’elle, tout était oublié.
Je ne la verrai plus.
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.19 N° 18
(Lettre de M. Ferrand, président du tribunal de première instance
d’Yvetot, écrite par un secrétaire, mais signée.)
Yvetot, 6 mai 1865.
À madame Veuve Péry de Marannes.
Madame,
Je vous aurais évité un dérangement sans la multiplicité de mes oc-
cupations. Vous voudrez donc bien m’excuser si, dans l’impossibilité où
je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer à mon cabinet pour
recevoir de moi une communication importante.
Cette communication aura un caractère tout officieux. Elle n’entraî-
nera pour vous aucun désagrément. Il est, en effet, à espérer que vous
céderez à des conseils que mon âge et l’intérêt que je porte à mon jeune
collègue L. Thibaut m’autorisent à vous offrir.
Veuillez agréer, madame, mes hommages empressés.
X.1.20 N° 18 bis
(Écrite et signée par Mᵐᵉ veuve Thibaut.)
Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste).
À M veuve Péry de Marannes.
Madame.
Quoique n’ayant en aucune façon l’honneur de vous connaître per-
sonnellement, je prends la liberté de m’adresser à vous pour vous prier
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.21 N° 19
(Écrite et signée par Mᵐᵉ veuve Péry. – Aux soins de la fermière du
Bois-Biot, pour remettre à M. L. Thibaut. Sans date. Ce devait être le 7 ou
le 8 mai.)
Adieu, mon cher enfant, les deux lettres ci-jointes vous donneront les
raisons de notre départ ou plutôt de notre fuite.
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.22 N° 20
(Écriture de Lucien Thibaut, très altéré, avec la mention : « Pour Geof-
froy. » Sans date.)
Je viens d’être bien malade et pendant longtemps. Les médecins disent
que c’est une fièvre nerveuse.
Cela fait souffrir beaucoup, mais les médecins se trompent. Ce ne sont
pas les nerfs qui souffrent dans cette fièvre-là.
Jeanne ! ma pauvre petite Jeanne ! Voilà mon mal. Il est au cœur. Je
souffre de ne plus la voir, de me sentir séparé d’elle à jamais.
Pas une lettre ! pas un mot d’elle ni de sa mère ! Je ne sais pas même
où elles sont.
Sa mère disait : Vous oublierez… Si Jeanne allait m’oublier ! Elle est si
jeune ! et il y en aura tant pour lui parler d’amour.
C’est pour le coup que je…
Note de Geoffroy. –Il y avait ici plusieurs lignes effacées, après les-
quelles le même numéro continuait :
Se peut-il que ce bas monde contienne un homme si heureux que toi,
Geoffroy ? me voilà tout ragaillardi. Je viens de recevoir une lettre de toi.
C’est de l’essence de gaieté. J’essaierai de la respirer quand je serai trop
triste.
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.23 N° 21
(Note écrite au crayon par Lucien.)
Sans date.
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Le dernier vivant I Chapitre X
Olympe est revenue à Yvetot. Je ne pense pas qu’il y ait ici-bas une
femme plus délicieusement belle.
Beauté de marquise ou plutôt beauté de reine. Mes sœurs ont l’air
d’être ses sujettes.
Serait-il vrai qu’elle pût m’aimer ? Que m’importe ?
Maman me l’a dit positivement ce matin. Je n’y crois pas. Qu’y a-t-il
de commun entre ce rayon et mon ombre ?
Elle me parle peu. Je la trouve pâlie.
Mᵐᵉ Péry est sa parente. Si elle pouvait me procurer des nouvelles de
Jeanne.
Je l’interrogerai le plus adroitement que je pourrai…
X.1.24 N° 22
Billet écrit et signé par M. le docteur Schantz. (Tête de lettre imprimée
portant le nom du docteur et cette mention : Spécialité pour les affections
pulmonaires.)
Paris, le 24 juin 1865.
À M. L. ibaut, juge, etc.
Monsieur,
J’ai confessé une pauvre mourante qui va laisser après elle sur la terre
un ange abandonné. Je vous ai rencontré une fois à Paris, au temps où
vous et moi nous étions des étudiants, chez M. le baron de Marannes. Il
s’agit de sa veuve et de sa fille. On ne vous reproche rien, mais on souffre
et on se meurt.
Votre présence ne sauverait pas la malade, monsieur, ma conscience
me force à l’avouer, mais la dernière heure serait adoucie.
Faites selon les conseils de votre honneur et de votre cœur.
X.1.25 N° 23
(Écriture de Mᵐᵉ la marquise de Chambray, hâtive et troublée, sans
date ni signature.)
À M. Louaisot de Méricourt, agent d’affaires, rue Vivienne, à Paris.
Répondez courrier pour courrier.
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Le dernier vivant I Chapitre X
Je suis dans la banlieue d’Yvetot, chez Mᵐᵉ veuve Thibaut, dont le fils
très malade et peut-être fou,vient de s’enfuir.
Il doit être à Paris.
Je jurerais qu’il est à Paris.
Trouvez-le sur-le-champ.
Je dis : coûte que coûte ; trouvez-le, je le veux.
X.1.26 N° 24
(Sans signature, mais écrit sur lettre à tête imprimée, ainsi conçue :
Cabinet de M. Louaisot de Méricourt, consultations, démarches, rensei-
gnements, rue Vivienne, près du passage Colbert, Paris.)
Cinq heures moins le quart. (Pas d’autre date).
À M la marquise de Chambray,etc.
M. L. Thibaut, arrivé ce matin à Paris par train de onze heures.
Descendu chez Mᵐᵉ veuve Péry (baronne de Marannes), rue de Ver-
neuil, 31, à midi moins dix.
Baronne décédée à quatre heures, soir.
X.1.27 N° 25
(Écrite et signée par Mᵐᵉ la marquise de Chambray.)
Yvetot, 28 juin 1865.
À M la supérieure des dames de la Sainte-Espérance, à Paris.
Madame et chère mère,
Vous qui savez consoler tous les deuils, voici une bonne œuvre à ac-
complir.
Mˡˡᵉ Jeanne Péry de Marannes reste absolument seule après la mort de
sa mère à qui j’ai pu faire quelque bien en son vivant. Elle n’a plus que
moi de parente, et encore sommes-nous cousines si éloignées qu’il ne faut
point chercher là l’origine de l’intérêt que je lui porte.
Vous m’avez appris, vénérable et chère mère, à secourir, autant qu’on
le peut, tous ceux qui souffrent, indistinctement. Je voudrais que Mˡˡᵉ Péry
pût trouver un asile et des consolations dans votre sainte maison, au
moins pendant les premiers instants de sa douleur, et je vous prie d’être
98
Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.28 N° 26
(Écrite et signée par Mᵐᵉ veuve Thibaut)
À monsieur Lucien ibaut, etc., à Paris
Yvetot, 3 juillet 65.
Que fais-tu donc là-bas, à Paris, mon pauvre garçon ? As-tu envie de
me faire mourir de chagrin ! Ah ! tu m’en as fait, tu m’en as fait depuis la
mort de ton père qui ne s’en privait pas non plus ! j’entends de me faire
du chagrin.
Voyons, te crois-tu un collégien en vacances ? à ton âge ! Qu’est-ce
que c’est que ces polissonneries-là ? Tu vas perdre ta place, tout uniment,
et par conséquent, ta carrière. Veux-tu me faire mourir de chagrin ? Je l’ai
déjà dit une fois. Tu me fais battre la breloque.
M. le président Ferrand est venu voir si tu étais de retour. Voilà ses
propres paroles : « Si c’est comme ça que votre fils nous récompense
de son avancement sur place ! Nous avons remué ciel et terre pour qu’il
monte juge, et il se comporte comme un paltoquet ! »
Que veux-tu que je lui réponde, à cet homme-là ? Il est bon comme
le bon pain, mais on se lasse, à la fin des fins. Est-ce que je peux lui dire
dans le tuyau de l’oreille : Mon garçon a un coup de marteau ?…
Vois-tu, c’est tout bonnement terrible. Les mères sont trop malheu-
reuses. Quand tu auras été mis à pied, de quoi vivras-tu ? Je vendrai bien
99
Le dernier vivant I Chapitre X
ma chemise pour toi, c’est sûr, mais on ne va pas loin avec ça.
Et M. Ferrand me le disait encore hier : « Qu’il ne se fie pas à l’inamo-
vibilité. Ça peut craquer. » Tu es bien coupable !
Tes sœurs sont furieuses. Si tu n’avais pas notre Olympe pour te dé-
fendre envers et contre tous, même contre moi, ces demoiselles t’écri-
raient des lettres qui t’arracheraient les yeux de la tête.
Quel ange que cette femme-là ! J’entends notre Olympe, car Célestine
et Julie ne sont pas tout à fait des anges.
Écoute donc ! Les partis ne se présentent pas pour elles aussi nom-
breux que les marguerites dans les prés. Et c’est toi qui en es la cause.
Si tu t’étais marié avantageusement comme on t’en a donné les
moyens, leurs relations auraient doublé du coup, et leurs chances de se
placer aussi. Dame ! elles comptaient là-dessus, les pauvres biches. Sais-
tu que Célestine va sur ses vingt-sept ans ? ça commence à n’être plus si
tendre que du poulet. Le matin, quand elle n’est pas encore pomponnée,
on ne peut pas, avec la meilleure volonté du monde, la prendre pour un
enfant.
Les mères sont bien malheureuses ! Tant pis si je l’ai déjà dit.
Julie passera encore plus vite que sa sœur parce qu’elle a des idées
romanesques. Ça ride, à la longue.
Voilà où nous en sommes à cause de toi !
Mais il ne s’agit pas de nous, mon pauvre innocent, les femmes, c’est
bon pour souffrir ; il s’agit de toi, il ne s’agit que de toi. Quinze jours d’ab-
sence sans congé pour une petite Savoyarde qui n’a pas même d’aisance !
Tu crois peut-être qu’on ne sait pas ton histoire ? Raye ça de tes pa-
piers.
Là, tiens, ce n’est pas propre. Ah ! mais non !
Toi qui avais tant de conduite autrefois ! M. Ferrand me le disait encore
avant-hier : « Pour avoir inventé la poudre, non ! mais il ne faisait jamais
de grosses bévues, et quant à la conduite, un cœur ! »
Ah ça ! nigaud, tu n’as donc pas un œil de chaque côté de ton nez ?
Tu ne vois donc rien ! Célestine et Julie s’en rongent le bout des doigts
jusqu’au coude, et moi je dépéris, ma parole. Je sens que ça me conduit
au tombeau.
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.29 N° 26 bis
(Écrite et signée par la supérieure des Dames de la Sainte-Espérance.)
Paris, ce 4 juillet 1865.
À madame la marquise de Chambray, en son château, près et par
Dieppe.
Ma chère fille,
J’ai le regret de vous apprendre que votre charitable intention au sujet
de la demoiselle Jeanne Péry n’a pas eu le résultat qu’elle méritait et que
vous désiriez.
Le nécessaire fut fait en temps pour prendre, rue de Verneuil, 31, et
amener dans notre maison cette jeune personne à laquelle vous aviez la
bonté de vous intéresser.
On lui donna une chambre commode et bien aérée, avec vue sur les
arbres de l’enclos : elle eut la pension de deuxième classe à laquelle on
ajouta quelques douceurs et toutes les consolations imaginables.
Je l’invitai même une fois, à cause de vous, chère fille, à ma modeste
table privée, avec les grandes pensionnaires du premier degré.
Rien n’y a fait. Elle s’est tenue à l’écart pendant tout le temps de son
séjour, rebutant nos mères par son silence boudeur qui ressemblait peu,
en vérité, à la résignation chrétienne.
Puis, le matin du septième jour, elle a pris la clé des champs.
Elle était libre d’aller et de venir. Nous n’avions pas le droit de fermer
sur elle la grille du cloître.
Je vous dirai, chère fille, qu’elle avait des lettres dans son tiroir. Nous
avons cru devoir en parcourir une ou deux. Elles étaient signées de deux
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.30 N° 27
Anonyme. (Écriture inconnue. Main de copiste. Sans date ni lieu de
départ.)
À M. L. ibaut, juge au tribunal civil d’Yvetot, Paris.
Ainsi finit l’histoire ! La minette a sauté par la fenêtre de son couvent
et rôtit le balai quelque part dans le pays latin ou ailleurs.
103
Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.31 N° 28
(Écrite et signée par M. Louaisot de Méricourt, agent d’affaires.)
Ce mercredi (sans autre date).
À M. Lucien ibaut, juge, etc.
Monsieur et cher compatriote,
Je suis, comme vous, de cet excellent pays de Caux, qui peut passer
pour le jardin de la Normandie.
Sans avoir l’honneur d’être personnellement connu de vous, j’ai
nourri des relations que j’oserais dire assez intimes avec plusieurs membres
de votre respectable famille.
À ces titres, j’ose vous prier de m’accorder un rendez-vous d’affaires,soit
chez vous, soit à mon cabinet qui n’est pas sans jouir d’une certaine no-
toriété dans la capitale (rue Vivienne, près du passage Colbert, non loin
du Palais-Royal).
J’aurais à vous communiquer de vive voix des particularités concer-
nant deux personnes dont l’une s’intéresse à vous et dont l’autre vous inté-
resse.
Tout retard pourrait être fâcheux.
X.1.32 N° 29
(Écriture de Lucien. Non signée et non datée.)
Je ne sais pas si je suis éveillé. Je crois plutôt que je rêve. Ce qui m’ar-
rive est tellement étrange que je doute, même après avoir entendu et vu.
Geoffroy ! Je suis bien sûr que tu te serais rendu, comme je l’ai fait, à
l’appel de ce M. Louaisot de Méricourt. Son nom ne m’était pas inconnu. Il
appartenait à une famille de notaires, établi à Méricourt, arrondissement
104
Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
— Bah ! s’écria-t-elle en riant plus fort, pas même ce qui plaît aux
demoiselles ? On nous avait bien dit que vous étiez un agneau. Alors
asseyez-vous et gobez le marmot en pensant à votre bergère. À vous re-
voir.
Elle sortit, claquant la porte à tour de bras.
J’étais seul dans le cabinet de M. Louaisot de Méricourt ; une grande
pièce basse d’étage, avec châssis régnants, chargés de casiers. Des deux
côtés de la cheminée qui supportait une vilaine pendule, il y avait deux
magnifiques consoles, genre Boule, avec bouquets de fleurs et de fruits en
pierres précieuses.
Mais je ne remarquai point cela dans le premier moment parce que
mon attention fut tout de suite attirée vers un assez vaste bureau flanqué
d’un fauteuil de cuir, forme grenouille, sur lequel un véritable fouillis de
pièces de procédure et de dossiers s’éparpillait.
Un mouvement venait de se produire sur ce bureau. Le vent de la
porte brusquement poussée par la Normande, avait soulevé une feuille
de papier blanc posée sur le devant de la tablette.
Et la feuille, en s’envolant, avait découvert un agenda d’où sortait, en
manière de signet, un portrait-carte photographié.
De la cheminée, près de laquelle j’étais, c’est à peine si on pouvait dis-
tinguer la nature de ce dernier objet ; encore bien moins était-il possible
de reconnaître la personne représentée.
Je déclare même que je n’aurais pas su dire, en m’appuyant sur le seul
témoignage de mes yeux, si le portrait représentait un homme ou une
femme.
Et cependant je m’élançai en avant avec un battement de cœur qui
faillit me jeter foudroyé sur le plancher. Je saisis l’agenda, j’en arrachai la
carte, et je reconnus, au travers d’un éblouissement, le sourire bien aimé
de ma petite Jeanne.
Oui, de Jeanne que j’avais tourmentée tant de fois pour avoir son por-
trait, et qui jamais ne me l’avait donné !
L’instant d’auparavant j’aurais cru pouvoir affirmer que Jeanne n’avait
jamais posé devant un photographe.
Mais c’était bien elle, vivante, on peut le dire, et parlante.
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
Il appuya sur ce dernier mot avec une intention comique, mais sans
méchanceté.
Moi, désormais, je gardais le silence, regrettant déjà mon apostrophe
imprudente qui allait mettre obstacle peut-être à l’explication ardemment
souhaitée.
M. Louaisot de Méricourt, sans attendre ma réponse, dépouilla le pale-
tot noisette qu’il portait en surtout, malgré la chaleur, et m’apparut, vêtu
d’un gilet à manches, en tartan marron, d’une cravate blanche mal nouée
et d’un pantalon noir qui gardait de nombreuses traces de boue, en dépit
du beau fixe.
Il avait sous ce pantalon de vastes bottes difformes, chaussant bien à
l’aise les pieds qu’on rêve au Juif-Errant, devenu facteur de la poste : pieds
montagneux, aux orteils pourvus de robustes oignons, les vrais pieds du
fantassin éternel !
Il remarqua sans doute l’attention que j’accordais à sa base, car il me
dit en décrochant dans un coin une robe de chambre à ramages :
— Patience et longueur de temps ! j’éclabousserai les autres, à mon
tour. Je n’aime pas les brosses. Mon pantalon ne sera propre que quand il
roulera cabriolet.
Il endossa sa robe de chambre et revint vers moi en ajoutant :
— Saperlotte ! pas si agneau ! Vous savez, monsieur et cher compa-
triote, je vous demandais tout à l’heure s’il était permis de se mettre à
l’aise chez vous,parce que je vous surprenais travaillant comme chez vous,
la main et le nez dans mes bibelots. Ce n’est pas un reproche. Je suis le
meilleur enfant de la terre. Mais au lieu d’être un peu déconcerté et de
me dire avec politesse : « Pardonnez-moi, mon cher M. Louaisot de Mé-
ricourt, si je touche à vos chiffons, c’est le hasard ou la Providence, ou ci,
ou ça », enfin un mot d’excuse, ah bien ! ouiche ! vous haussez votre tête
à cinquante centimètres au-dessus de vos épaules, et vous me demandez
malhonnêtement où j’ai volé ce qui est bien à moi… Pas si agneau qu’on
me l’avait annoncé, mylord ! Saperlotte, pas si agneau !
Je balbutiai je ne sais quoi. Il se plongea dans son fauteuil de cuir, et
reprit bonnement :
— Mettons ça dans le coin, contre la muraille et n’en parlons plus.
Moi, je n’ai rien à cacher. Je vous aurais montré de moi-même le petit
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Le dernier vivant I Chapitre X
portrait, avec tout plein de plaisir. Pauvre chatte ! un joli brin ! J’ai connu
son papa. Quelle canaille ! Ça vous rembrunit, mon juge ? Dans le coin !
Je n’ai qu’une envie, c’est de vous plaire.
Depuis qu’il était assis, je trouvais M. Louaisot de Méricourt tout
exigu. C’était, en vérité, un drôle de bonhomme, tout en jambes, avec
un buste court et replet, une tête qui hésitait entre l’épicier et le pitre. –
mais des yeux d’aigle !
Ces yeux-là arrêtaient le rire que toute la personne de M. Louaisot
provoquait au premier aspect. Ils regardaient d’autorité, et parfois, sous
le verre de ses lunettes, on voyait fulgurer de véritables éclairs.
— Monsieur, lui dis-je, désirant éviter tout cas de guerre, c’est bien, en
effet le hasard…
Il m’interrompit d’un coup sec de son couteau à papier dont il frappa
ma manche.
— Asseyez-vous, M. Thibaut, fit-il en changeant de ton, je vous tiens
pour incapable d’espionner les gens qui vous ouvrent leur cabinet. Nous
sommes destinés à nous entendre, c’est certain et nécessaire. Ce qui mène
tout chez moi, je suis bien aise de vous le dire, c’est la conscience, jointe à
la minutie dans la délicatesse. Je ne m’en vante pas : la profession l’exige.
Faites-moi l’honneur de vous asseoir.
Je m’assis, il reprit :
— Vous grillez pour l’histoire du petit portrait ? Je conçois ça. La jeu-
nesse ! J’en ai éprouvé, à l’âge voulu, les rêves et les douceurs. Mais ça
n’empêche pas la conscience. Sans elle, dans notre état, on n’aurait pas
de l’eau à boire. Authenticité des renseignements, minutie des informa-
tions, délicatesse des rapports. Je ne parle pas même de la discrétion : c’est
l’air qu’on respire en ces lieux. Moi, j’appelle ça travailler en artiste.
Les avocats, mon cher monsieur, les avoués, les notaires, c’est le
vieux monde. Il en faut pour donner des positions à un tas de fainéants.
D’ailleurs, en Angleterre, on a essayé de détruire les crapauds et il a fallu
en faire revenir de pleines cargaisons du continent. Historique.
Ne détruisez rien de ce que la nature a créé : même les officiers mi-
nistériels, voilà le fond de ma religion.
Mais il ne faut pas non plus mettre les crapauds dans des cages, comme
des jolis oiseaux. Ils ne sont pas institués pour ça. Si vous soumettez aux
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Le dernier vivant I Chapitre X
gens qui ont des diplômes, ou qui achètent leurs charges au marché une
difficulté, – une vraie difficulté comme celle qui menace de vous étrangler,
mon juge. – eh bien ! autant vaudrait vous nouer un pavé à la cravate pour
piquer une tête du haut du parapet du Pont-Neuf !
Ça nous ramène à nos moutons, j’ai le portrait de la belle enfant, là,
sur ma table, au milieu d’une multitude d’autres objets, parce qu’il y a
une personne, homme, femme, ou militaire, qui désire avoir son adresse,
soit à Paris, soit à la campagne…
— Et qui vous offre 3000 francs pour cela ! m’écriai-je avec toute mon
indignation revenue.
— Juste ! 3000 francs comptant, de la main à la main.
— Et vous l’avez cette adresse ?
M. Louaisot de Méricourt m’envoya un signe de tête plein de bien-
veillance.
— Jeunesse ! fit-il d’un air attendri, je t’ai connue à l’époque ! Mon
cabriolet, auquel il était fait allusion tout à l’heure, ne me rendra pas,
quand je l’aurai, tes agréables enivrements !
Causons raison, voulez-vous ? et ne lorgnez plus le portrait de la mi-
nette, ou bien je causerais tout seul.
Mon cher monsieur, vous êtes, sans vous en douter, un de mes
meilleurs clients, et je tiens à vous montrer le bonhomme (moi s’entend)
sous ses aspects les plus flatteurs.
Fin de l’escarmouche préliminaire : j’entre dans le vif. Attention !
Prime, d’abord, M. Thibaut, je vous connais comme ma propre poche.
C’est un point à considérer puisque ça va vous éviter une confession tou-
jours pas mal ridicule. Je vous savais par cœur dès le temps du baron de
Marannes avec qui il m’est arrivé de faire, de ci, de là, quelque petite bri-
cole d’affaire. Bon diable. Pas de tenue. Il a fini comme ça se devait : ni
mieux, ni plus mal. Y a-t-il longtemps que vous n’avez reçu des nouvelles
de notre ami Rochecotte ?…
Je répondis négativement.
— Je pense à lui, reprit M. Louaisot, parce qu’il était de la bande du
baron, et aussi pour autre chose. Le voilà riche, ce bon grand Albert !
Plus riche qu’il ne croit. Avez-vous su qu’il avait des vues sur Mᵐᵉ la
marquise de Chambray ? Oui ? Et ça ne vous fait rien quand on chasse
111
Le dernier vivant I Chapitre X
sur vos terres ?… Bien, bien ! ne nous fâchons jamais. C’est vous qui lui
avez écrit une cocasse de lettre, l’année dernière, à ce bon Albert !
L’étonnement me fit sauter sur mon siège.
— La conscience, dit M. Louaisot, évidemment content de l’effet pro-
duit. Faites-moi penser à vous reparler de ce pauvre Rochecotte, avant la
fin de notre conférence. Il lui est arrivé quelque chose.
Quant à votre lettre, j’en ai fait mention pour que vous pussiez voir à
quel point je suis renseigné. Ah ! Mylord, vous étiez déjà un jeune magis-
trat bien embarrassé ! Et j’aurais pu, dès lors, vous offrir tout un bouquet
d’informations. Mais regardez-moi. Est-ce que j’ai l’air de celui qui court
après les pratiques ?
Il se frotta les mains en clignant de l’œil à mon adresse. Je gardai le
silence.
— Vous me direz, reprit-il : « Si vous ne courez pas après la pratique,
mon cher M. Louaisot, pourquoi m’avez-vous écrit ? » Ah ! voilà ! Ça fait
partie d’une règle de conduite : je cueille les poires de mon jardin quand
elles sont mûres.
Il se mit à rire. Le rire éclairait ses traits vulgaires d’une lueur qu’on
pourrait qualifier d’ignoble.
Mais son bel œil flamboyait héroïquement derrière ses lunettes.
— Après la conscience, reprit-il d’un ton de professeur, ce qu’il faut
dans notre état, c’est la décence. Pélagie vous aura scandalisé. (Pélagie,
c’est mon clerc, vous savez, la Cauchoise ?) Elle a une dégaine un peu fo-
lâtre, et je connais les divers sous-officiers qu’elle fréquente pour le mau-
vais motif. Mais vous aurez beau regarder dans une longue-vue, monsieur,
vous ne verrez rien si la lorgnette n’est pas à votre point. Pélagie fait par-
tie de la règle de conduite ; elle a sa raison d’être… Je suis bête, moi ! Je
n’ai qu’à mettre un papier dessus, parbleu !
Il s’agissait de la photographie que je dévorais toujours des yeux, à ce
qu’il paraît.
M. Louaisot cacha ma pauvre petite Jeanne à l’aide d’une signification
sur timbre à laquelle était encore joint le protêt.
Mon œil, arrêté dans cette direction, reconnut, ou crut reconnaître, au
corps du billet, l’écriture de Mᵐᵉ Péry.
M. Louaisot de Méricourt cligna encore de l’œil et dit d’un air aimable :
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X.1.33 N° 29 bis
(Écriture de Lucien. Suite du précédent.)
On est venu me demander pendant que j’écrivais. Il m’a été remis un
pli jeté dans la boîte du concierge, et contenant une lettre ou plutôt un
fragment de lettre qui ajoute un point d’interrogation à tant d’autres.
Tu le verras. Je continue tandis que j’ai la mémoire fraîche, désirant
terminer aujourd’hui même le récit de mon entrevue avec M. Louaisot.
Cette phrase bizarre : Vous êtes peut-être un millionnaire sans le sa-
voir,glissa sur mon entendement au milieu du flux des paroles dont j’étais
littéralement inondé.
M. Louaisot poursuivit après une pause, destinée sans doute à souli-
gner son allusion à mes prétendus millions :
— Vous n’avez pas, monsieur et cher compatriote, à vous occuper des
réalités ou des rêves sur lesquels je pique mon hypothèque. Ça me re-
garde exclusivement : Je suis majeur. Je prendrai votre promesse pour
bonne, voilà le fait. Pas d’écrit, pas de billet ! à la normande ! Tapez-moi
seulement dans le creux de la main.
Il avança la sienne. Je la touchai du bout de mes doigts.
Je n’espérais pas beaucoup sans doute du moyen mystérieux que M.
Louaisot mettait à ma disposition comme s’il eût été une bonne fée, mais
j’éprouvais une curiosité d’enfant.
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
pauvre fillette. Vous savez mieux que personne d’où elle sort. Et pour
racheter sa naissance, elle n’a que les dettes laissées par ses lamentables
père et mère.
— Mᵐᵉ Péry, voulus-je dire, était une femme…
— Parbleu ! interrompit M. Louaisot, et M. Péry, un homme. Au point
de vue physiologique, il faut cette variété dans les sexes pour constituer
un ménage.
Mais quel homme ! et quelle femme ! Votre fantaisie de grand enfant
pour l’héritière de ce couple, mon cher monsieur, n’aurait pas même pu
faire tort à Mˡˡᵉ Maria, ni à Mˡˡᵉ Agathe, ni à Mˡˡᵉ Sidonie. Jugez donc quand
Mᵐᵉ votre maman l’a flanquée en balance avec la marquise Olympe !
Et encore, votre bonne mère avait à dire ceci : c’est que vous étiez
moins godiche dans votre jeune âge. La susdite marquise Olympe avait
été votre premier rêve. Ne rougissez pas : c’est un fait acquis à l’histoire
générale de notre époque.
Bon ! voici quelque chose de moins vraisemblable : de son côté,
l’éblouissante Olympe en tenait pour vous, mon prince. Sous quel pré-
texte ? Je n’explique pas, je constate. L’Amour a un bandeau dans la my-
thologie, et d’ailleurs, en dehors de l’innocence incurable qui fait le déses-
poir de vos proches, vous êtes diablement joli garçon !
Enfin n’importe, ça y était : Cupidon l’avait piquée de ses flèches. On
pouvait donc chanter : affaire bâclée ! et marchander la corbeille.
Ah ! bien, ouiche ! pas du tout. Obstination inopinée de l’ancien
agneau qui tourne au bélier pour l’entêtement. L’agneau s’acharne après
son second rêve, le mauvais rêve, celui qui n’a pas le sou !
Dame ! maman se fâche, mais là, tout bleu ! Les deux sœurs n’ont plus
une goutte de sang qui ne soit vinaigre… Qu’est-ce que c’est Pélagie ?
La porte par où j’étais entré venait de s’ouvrir, et cette large fleur,
Pélagie, s’épanouissait sur le seuil.
— C’est la dame, dit-elle.
— Quelle dame ? demanda M. Louaisot avec impatience.
— Parbleu ! répliqua Pélagie, la belle, donc ! Celle du pays, et que vous
avez dit d’aller lui chercher des gâteaux jusque chez Félix, si elle veut.
M. Louaisot de Méricourt sourit d’un air discret et fin.
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.34 N° 30
(Écriture de Lucien, suite du précédent.)
J’ai dormi, cela ne m’a pas reposé. J’ai la fièvre.
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Le dernier vivant I Chapitre X
Je devrais placer ici, dans mon dossier, des pièces, selon leur numéro
d’ordre, car elles me sont parvenues hier, mais j’aime mieux achever mon
récit sans le morceler.
Quand M. Louaisot me quitta ainsi brusquement, je ne répondis pas à
son salut et ne songeai même point à me retirer.
Tout ce qui m’avait été dit depuis deux grandes heures tourbillonnait
autour de ma cervelle. L’impression que me laissait l’ensemble de l’entre-
tien était menaçante à un point que je ne peux exprimer.
Il me semblait que le regard affilé de cet homme pesait comme un
couperet sur mon front. Il y laissait une sensation de plaie vive.
Je restais assis à la même place. J’avais encore sur mes genoux la
feuille pliée en quatre qu’il y avait posée. L’agenda, le protêt et la photo-
graphie avaient disparu : M. Louaisot les avait serrés ensemble dans un
tiroir fermant à clé.
Non seulement l’idée de prendre connaissance de l’écrit de M. Louai-
sot ne m’était pas venue, mais je ne l’avais ni touché ni même regardé.
Ce qui m’éveilla, ce fut la sonore chanson de la Normande qui avait
entonné le Sire de Framboisydans l’antichambre, en battant le par-dessus
de son maître, à grand fracas.
Concurremment avec le chant de Pélagie, mon oreille perçut alors le
murmure d’une conversation vive et animée, mais qui très certainement
n’était pas une dispute.
Elle ne ressemblait guère à mon entretien avec M. Louaisot : les ré-
pliques allaient et venaient comme un feu croisé.
Cette conversation ne se tenait point dans la pièce voisine. Je devais
être séparé des interlocuteurs par deux portes dont une restait entrou-
verte.
Je ne distinguais, bien entendu, aucune des paroles prononcées, mais
le timbre des voix m’arrivait assez net.
Il y avait un homme et une femme.
Je savais que la femme était Olympe bien que son nom n’eût point
été prononcé. La pensée d’Olympe me ramena au papier qui était sur mes
genoux.
Je le pris. Je crois pouvoir affirmer que c’était pour le jeter au feu.
Il n’y avait pas de feu dans la cheminée.
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.35 N° 31
(Charmante petite écriture de fillette. Signée « Jeanne » tout court.)
À M. ibaut, juge, etc., à Yvetot :
Prière de faire suivre en cas d’absence.
(Sans indication du lieu de départ.)
7 juillet 1865.
Monsieur et bon ami.
J’espère que ma bien-aimée mère est heureuse aux pieds de Dieu, mais
je suis bien seule depuis qu’elle m’a quittée, et ses conseils me manquent
à ce point que je ne sais plus ni que dire, ni que faire.
Peut-être m’aurait-elle blâmée de vous écrire, et pourtant votre nom
était sur ses lèvres, à l’heure où elle m’a dit au revoir pour un monde
meilleur, et je suis bien sûre de l’avoir entendu dans son dernier baiser.
Elle vous aimait tant ! Je crois bien qu’elle ne sera pas fâchée contre
moi, si elle me voit. Elle avait confiance en vous et je ne peux guère
m’adresser à un autre que vous.
Comment vais-je commencer, cependant ? Je ne sais pas où je suis. Et
quelles paroles employer, puisque j’ai à vous dire que vous êtes la cause
bien innocente de ma captivité inexplicable !
Je suis maintenant à peu près certaine que la lettre n’était pas de vous :
la lettre qui m’a mise hors du couvent de la Sainte-Espérance. De qui est-
elle ? Ma mère avait des ennemis, puisqu’elle recevait des lettres qui l’ont
tuée.
Mais je ne connaissais aucun de ces ennemis.
Et la lettre ne peut être d’un ami, puisqu’elle n’est pas de vous. Je l’ai
gardée, je vous la montrerai, si je dois avoir jamais le bonheur de vous
revoir.
Assurément, je n’aurais pas dû ajouter foi à cette lettre, ni surtout
obéir à ses prescriptions. Il y avait là-dedans trop de choses qui n’étaient
pas vous.
Mais j’ai cru à ma joie, c’est ma joie qui m’a trompée. Ma joie m’avait
rendue folle.
Est-ce qu’un pareil bonheur serait possible ?
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
fermière se fut « mis sa bouteille dans le coffre », comme elle disait, elle
redevint aussi gaie que la veille et me dit :
— Tout ça finira joliment bien, vous verrez, mais M. Thibaut a des
mesures à prendre. On agit dans votre intérêt. Dormez tranquille.
Et en effet, aussitôt remontée en voiture, je me sentis prise d’un as-
soupissement irrésistible. J’avais mangé très peu pourtant, et c’est à peine
si le vin trempé d’eau de mon verre avait touché mes lèvres.
Je dormis jusqu’à la nuit tombée, où il me sembla que nous entrions
dans une ville. Je voyais vaguement beaucoup de lumières et j’entendais
les roues sonner sur le pavé.
À en juger par le temps qu’avait duré notre voyage, nous devions être
déjà bien éloignées de Paris. Je songeai à Rouen, qui est sur la route de
chez nous…
Je ne m’éveillai véritablement qu’après être sortie de la voiture.
On m’avait portée dans une allée qui n’était pas large. Je voyais beau-
coup de clarté derrière moi : dans la rue, sans doute.
Le trouble de mes sens était si complet que ce moment m’a laissé de
très vagues souvenirs.
Un homme, qui n’était pas le cocher, aida la fermière à me faire monter
un escalier ciré et éclairé comme ceux de Paris.
Une porte était toute ouverte au haut de l’escalier. Nous entrâmes, la
métayère, l’homme et moi.
L’homme disparut à l’intérieur de la maison. Dans mes souvenirs, il
est vêtu d’une robe de chambre à ramages et porte des lunettes. Je ne l’ai
plus revu.
Je fus tout de suite introduite par la métayère dans ma chambre ac-
tuelle, que je n’ai point quittée depuis lors.
C’est une cellule assez propre dont la petite fenêtre à jalousies ne voit
rien, sinon un coin du ciel, par-dessus des toitures et des tuyaux de che-
minée.
En montant sur une chaise pour me pencher au-dessus de la garde en
treillage de fer qui coupe ma croisée à la hauteur de mon menton, j’ai pu
apercevoir, non pas une cour, mais un passage vitré qui s’illumine le soir.
La poussière, qui est collée en couche épaisse sur les vitres, m’em-
pêche de bien distinguer au travers, mais le soir, je vois passer des quan-
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.36 N° 31 bis
(Écriture imitant assez habilement celle de L. Thibaut. – Signature du
même, également contrefaite.)
Paris, 1ᵉʳ juillet 1865.
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Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.37 N° 32
Anonyme, écriture assez courante, inconnue, et ne ressemblant point
aux autres lettres sans signature. Seconde feuille d’une lettre pliée en deux
(la première feuille manque) ; papier froissé et maculé, mais très beau. –
Aucune marque de lieu de départ, aucune adresse : un simple fragment
commençant au beau milieu d’une phrase :
… assez bien profité de vos leçons : J’écris maintenant aussi lestement
de la main gauche que de la main droite.
Vous m’avez donné ce talent-là avec tous mes autres talents. Je vous
hais. Sans vous, j’aurais été ignorante et bonne. Si le monde pouvait savoir
que je possède, moi, et que vous m’avez donné, vous ( ! ! !), des talents de
faussaire !
Et tant d’autres habiletés redoutables !
Vous voulez vous arrêter maintenant, vous dites que je vous traite en
esclave, vous parlez de mes exigences ! Vous vous moquez, n’est-ce pas ?
ou vous êtes fou.
Vous arrêter ! Avez-vous donc oublié l’histoire de cet homme qui avait
une jeune fille à sa garde, qui était presque son père, tant elle le respectait
pieusement, et qui entra une fois, la nuit, dans la chambre de l’enfant ?…
Vous êtes le diable, mon bon. Vous n’aviez même pas d’amour !
Il est vrai que vous donnâtes en échange à la jeune fille la science de
la vie magnifique et complète. Vous soulevâtes pour elle, vous déchirâtes
138
Le dernier vivant I Chapitre X
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Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.38 N° 32 bis
(Sans mention d’aucune sorte.)
Devine devinaille !
Le mignon morceau qui précède était adressé au plus vénéré des
hommes par la plus respectée des femmes.
Et jolie, et propre, et gantée !
Où mettre le pied, dites donc, pour ne pas marcher sur les coquines et
les coquins ?
Devine devinaille !
Ce morceau friand a été trouvé à Yvetot (Seine-Inférieure), patrie du
roi de ce nom, de M. Lucien Thibaut et d’autres personnages éminents,
dans le petit vestiaire où MM. les membres du tribunal de première ins-
tance ont l’habitude de changer leur habit de ville contre la toge – et
réciproquement.
Devine devinaille !
Les juges apprennent, à l’usé, l’art de mettre en perce les problèmes les
plus impossibles. Vous êtes juge. Quel est celui de vos honorés collègues
qui a pu perdre ce chiffon-là ?
Allez-y, M. Thibaut.
Devine devinaille !
X.1.39 N° 33
(Écrite et signée par M. Ferrand, président du tribunal civil d’Yvetot.)
À M. Lucien ibaut, juge, etc., à Paris.
Yvetot, 8 juillet 65.
Mon cher et jeune collègue.
Un peu jeune, en effet, décidément, à ce qu’il paraît.
Que faites-vous à Paris ? Rien de bon, répond votre chère mère. Vos
aimables sœurs, rectifiant l’appréciation maternelle, prétendent que vous
y faites beaucoup de mal, surtout à vous-même.
Notre profession exige une tout autre tenue. Les plus fous d’entre nous
ont abandonné la vie de polichinelle en payant le dernier terme de leur
chambre d’étudiant.
140
Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.40 N° 34
Sur papier timbré. Extrait.
Copie d’une requête, à fin de perquisition, adressée par M. Lucien
Thibaut à MM. les président et juges du tribunal de première instance
de la Seine, fondée sur l’articulation de ce fait que la demoiselle Jeanne-
Marguerite-Marie Péry de Marannes, fille mineure, âgée de dix-huit ans,
serait retenue en charte privée et contre sa volonté, au domicile du sieur
Louaisot de Méricourt, agent d’affaires, tenant bureau de renseignements,
rue Vivienne, passage Colbert, à Paris, lequel Louaisot n’est ni le parent,
ni le tuteur, ni le mandataire des parents ou tuteur de ladite demoiselle
Jeanne Péry. – Enregistré.
X.1.41 N° 35
Papier timbré. Extrait.
141
Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.42 N° 36
Sur papier timbré. Extrait.
Copie du procès-verbal de la perquisition opérée par M. Blondet, of-
ficier de paix, délégué par M. le commissaire de police du quartier de
la Bourse, au domicile sus-indiqué, constatant que ledit M. Blondet n’a
trouvé audit domicile ni la demoiselle Jeanne Péry, ni aucune trace de
son séjour ou passage.
X.1.43 N° 36 bis
Annexé au précédent. Papier timbré. Extrait.
Protestation du sieur Louaisot de Méricourt, déclarant qu’il ne connaît
et n’a jamais connu la demoiselle Péry de Marannes (Jeanne-Marguerite-
Marie) et subsidiairement qu’il entend se pourvoir par toutes voies de
droit contre le requérant pour violation de domicile. Enregistré.
X.1.44 N° 37
Anonyme. Écriture déguisée. (Sans date ni autre indication.)
À M. L. ibaut, juge en rupture de ban, à Paris.
Parenthèse de la main de Lucien :
Ce billet ne passa ni par les bureaux de la poste ni par la loge de mon
concierge. Il fut glissé le soir, très tard, dans le trou de ma serrure.)
Fichtre ! fichtre ! agneau que vous êtes, vous avez tapé joliment près
du rond !
Il n’y avait pas un quart d’heure que la colombe était dénichée. J’en
ai encore la chair de poule ! Ah ! fichtre, monsieur, nous l’avons échappé
belle !
Voilà pourtant comme les plus jolies combinaisons peuvent être dé-
jouées par un coup de maladroit ! Je ne me doutais pas que vous alliez vous
142
Le dernier vivant I Chapitre X
X.1.45 N° 38
(De la main d’un écrivain public et signée d’une croix par François
Bochon, valet de chambre.)
Yvetot, 12 juillet 1865.
À M. Lucien ibaut, etc.
Celle-ci est pour faire savoir à monsieur que la maison est en bon état,
et qu’il n’y a rien de nouveau, sinon que tout est sans dessus dessous par
cause de la prise qu’on a faite, dans l’enclos du Bois-Biot, de l’assassine
du pauvre M. de Rochecotte.
Censé, je ne suis pas bien sûr qu’on l’ait prise tout à fait, mais n’em-
pêche, M. le président est malade d’une flexion qui le prit à jouer le bos-
ton à la sous-préfecture, pleine de courants d’air, et l’autre juge a sa dame
prête d’accoucher, en mal d’enfants.
143
Le dernier vivant I Chapitre X
Ça fait qu’on attend monsieur ici, pour commencer ric à rac l’instruc-
tion de l’assassine.
Elle fait clabauder pas mal, j’entends l’absence de monsieur.
C’est jeune, j’entends l’assassine, et bien mignonne, à ce qu’on dit.
Quel dommage ! moi je ne l’ai pas vue. Elle a pincé le portefeuille de son
jeune homme qui venait de toucher la succession de son oncle, un joli
lopin, ils disent ça. Ce n’était donc pas désintéressé de sa part. Et puis en
outre la mauvaise humeur qu’elle avait, qu’il allait se marier en ville, pas
avec elle.
La chose s’est faite avec une paire de ciseaux, pas des grands ciseaux
de couturière, des ciseaux de dame ou de demoiselle, comme dans les
nécessaires, ça fait mal rien que d’y penser.
Mˡˡᵉ Célestine et Mˡˡᵉ Julie sont venues hier avec la bonne ; qu’elles
disaient ceci et ça au vis-à-vis de vous comme toujours, pas mal aigre,
et que vous finiriez bien par finir comme M. de Rochecotte, avec votre
démission comme déserteur, en plus sur le marché, n’ayant pas par-devers
vous un congé réglementaire.
À part quoi, rien de nouveau, hormis la grosse cousine Pélagie Bochon
qui est venue au pays, le soir même de l’assassine. Toujours reluisante
et sur sa bouche. Elle est censé gouvernante ou autre à Paris, chez un
monsieur seul, pas loin du Palais-Royal, qui tient boutique d’espionnages
et cancans pour le commerce.
Il y en a des métiers dans ce Paris ! Elle dit comme ça, la cousine,
s’entend, que vous connaissez bien son maître et aussi l’assassine à M. de
Rochecotte. Mais c’est une langue, faut voir ! Et des couleurs !
En attendant le plaisir de revoir monsieur…
144
CHAPITRE XI
Récit intermédiaire de
Geoffroy
A
de ma lecture, je me redressai en sursaut pour écouter
ma pendule qui grondait les douze coups de minuit.
Les débris de mon pain à thé avaient bien un peu amusé ma
fringale, mais pour un instant seulement, et mon estomac recommençait
à crier détresse. Je n’avais plus que le temps si je voulais trouver un res-
taurant ouvert.
Je repoussai donc brusquement mon dossier, car si j’avais eu le mal-
heur de jeter les yeux sur le numéro suivant, j’étais perdu.
Je sentais cela.
Pour une raison ou pour une autre, la lecture de ces pièces excitait en
moi une curiosité si vive et si pleine d’émotions, que je fus obligé de faire
un véritable effort pour les emprisonner dans un tiroir dont je fermai la
serrure à double tour.
145
Le dernier vivant I Chapitre XI
L’appel timide et si fréquent, fait dans ces pages à une amitié d’en-
fance trop oubliée, m’avait plus d’une fois touché jusqu’à l’angoisse.
Mais à côté de cette impression virile où, Dieu merci, l’élément cordial
dominait et dont la vivacité croissante consolait mes scrupules, il y avait
la pure, la simple envie de savoir.
L’énigme était posée devant moi dans des conditions imprévues. Elle
me provoquait hautement, brutalement.
Une préoccupation me prenait d’assaut. Un besoin qui n’existait pas
hier forçait l’entrée de ma vie et y conquérait une place.
Une place considérable, peut-être énorme.
Je ne m’étais pas interrogé encore sur la question du temps que j’avais
à donner, ni de la brèche que je pouvais faire à mes travaux professionnels,
mais je sentais d’avance que ce devoir nouveau se plaçait lui-même et
d’autorité en première ligne.
À quelque prix que ce fût, il me fallait faire honneur à la lettre de
change que mon pauvre Lucien tirait sur moi.
Je suis de ceux qui n’ont pas des douzaines d’amis, ni même une demi-
douzaine. J’admire les larges cœurs, capables de contenir des foules, mais
je n’en voudrais pas pour amis. Cela sent l’auberge.
Faut-il pousser plus loin ma confession ? Pourquoi non, puisque pré-
cisément je vais faire pénitence ? Je n’avais jamais eu d’ami dans le sens
admirable que j’attache à ce mot.
Eh bien ! ce soir, j’avais un ami. Pour la première fois, mon cœur bat-
tait largement à une pensée qui n’était ni d’ambition ni d’amour.
C’est bien vrai, je me sentais vivre aujourd’hui autrement qu’hier.
Toute mon âme, emportée par un élan inconnu, allait vers ce pauvre être,
ce cher martyr, que j’avais laissé là-bas, à la maison de santé de Belleville,
seul, triste, navré, défiant du monde entier et peut-être de moi-même.
J’avais devant moi sa pâle figure si douce, si belle aussi, mais marquée
au coin d’une si terrible faiblesse, et d’où le malheur avait banni la fierté.
Je le voyais, – et je l’écoutais dans les lignes que je venais de lire. Cette
tendresse timide dont il avait si obstinément entouré mon souvenir s’em-
parait de moi avec plus de puissance qu’une amitié hautement avouée.
Elle avait deviné en moi, cette tendresse, des qualités que je ne
connaissais pas moi-même.
146
Le dernier vivant I Chapitre XI
Lucien s’était-il trompé dans ce rêve non exprimé, mais qui perçait à
chaque page de son récit : ce rêve d’un ami modèle (qui était moi) vaillant,
dévoué, prêt à tout, ne devant reculer devant rien ?
Hier, je ne sais pas. Aujourd’hui, non, Lucien ne s’était pas trompé.
— Je suis tout cela ! m’écriai-je en moi-même, ou du moins, tout cela,
je veux l’être, et je le serai !
Ainsi, songeais-je en descendant l’escalier de mon entresol.
Et en même temps tous les épisodes de mon étrange lecture passaient
tumultueusement devant mes yeux.
Albert de Rochecotte avait été mon plus intime camarade. Au collège,
assurément, j’étais bien plus lié avec lui qu’avec Lucien.
Je le revis jeune homme avec sa mine éveillée et si franche, sa petite
moustache effrontée, son rire communicatif et les grosses boucles blondes
qui dansaient sous sa casquette d’étudiant.
Je n’avais pas ignoré sa mort prématurée, ni ce fait qu’il avait été
assassiné par sa maîtresse, mais je l’avais appris en Turquie, par une lettre
de ma mère. On comprend que les détails manquaient.
Derrière la gaieté de Rochecotte, je revoyais aussi ce jeune, ce déli-
cieux sourire de fillette : « la photographie ».
Rochecotte n’avait pas connu Jeanne Péry. Ses lettres l’affirmaient.
Pourquoi ma pensée associait-elle d’une façon confuse Jeanne Péry et
Rochecotte ?
Et cette femme si belle, si triste qui m’était apparue pendant le som-
meil de Lucien, chez ce charlatan imbécile, le docteur Chapart ?…
Mais tout s’effaçait pour moi devant le personnage dominant de cette
comédie bourgeoise dont je n’avais vu représenter encore que les pre-
mières scènes : M. Louaisot de Méricourt.
Celui-là m’apparaissait comme une grosse araignée en embuscade au
centre de sa toile.
Entre tous, celui-là irritait ma curiosité. Je le mettais même avant Mᵐᵉ
la marquise Olympe de Chambray, sa mystérieuse cliente que certain
fragment de lettre, adressée à je ne sais qui, et fournie au dossier par
Louaisot lui-même essayait de poser en sœur de Méphistophélès.
Au sujet de celle-là je réservais complètement mon appréciation jus-
qu’au moment où je devais découvrir le diabolique professeur qui l’avait
147
Le dernier vivant I Chapitre XI
si bien éduquée.
D’ailleurs M. Louaisot de Méricourt avait des talents calligraphiques
qui me rendaient suspectes les pièces apportées par lui au débat.
Mais lui-même, le nourrisseur d’affaires, je croyais le saisir parfaite-
ment de pied en cap. Il était le côté original, énigmatique de ce prologue
désordonné qui sollicitait ma pensée avec une âpreté inouïe.
Jamais roman, jamais drame n’avaient fouetté plus énergiquement
mon imagination. Au fond, le motif en pouvait être bien simple : j’étais
acteur dans la pièce.
L’émotion de mon entréeme tenait.
Je pris le boulevard pour gagner mon restaurant ordinaire, rue Lepel-
letier. Dans ce court chemin, je ne rencontrai personne de connaissance,
quoique le trottoir fût encombré autant qu’en plein midi.
Arrivé à la porte de mon restaurant, comme j’avançais la main pour
tourner le bouton, une voix de basse-taille dit auprès de moi.
— Tiens ! tiens ! le nouveau client ! votre serviteur, monsieur, j’espère
que l’adresse fournie se sera trouvée exacte ?
Je me retournai. M. Louaisot de Méricourt était auprès de moi, un peu
en arrière, le chapeau à la main, en grande tenue de soirée et coiffé, ma
foi, par le perruquier.
Quoique apprenti diplomate, j’avoue que mon premier mouvement
fut de lui fausser compagnie. Les gens de son espèce sont beaucoup plus
répugnants quand ils sont bien mis.
Mais je me ravisai aussitôt, et je répondis poliment :
— Très exacte, monsieur, je vous remercie.
Mon entréese faisait plus tôt que je ne l’avais pensé.
Précisément à cette heure je quittais la coulisse et j’étais en scène.
M. Louaisot reprit avec moins d’assurance :
— Si je croyais ne pas être indiscret… j’attends ici la sortie de l’Opéra,
et l’idée m’était venue de m’offrir une bavaroise…
Mon regard se tourna pour la première fois vers la façade du théâtre
où le gaz des grandes solennités ruisselait encore malgré l’heure tardive.
— C’est à cause de la représentation de Roger, me dit obligeamment M.
Louaisot. Leurs Majestés y sont, et tout Paris. Il y en a qui sont revenus
des bains de mer tout exprès. Vous avez manqué ça ; je sais pourquoi.
148
Le dernier vivant I Chapitre XI
Moi, j’avais ma stalle, mais dame, c’est trop long. Vous savez, je ne peux
pas tant m’amuser à la fois. Il y a 22 737 francs de recette. Je néglige les
centimes. On ne finira pas avant deux heures du matin.
— Entrons donc, fis-je en m’effaçant.
Malgré sa belle tenue, il avait toujours ses grands souliers montueux,
et le bas de son pantalon noir gardait d’importantes marques de crotte.
— Monsieur, répondit-il fort galamment, je n’en ferai rien. Veuillez
passer le premier. La clientèle avant tout !
J’obéis et j’allai m’asseoir à ma place habituelle, dans le premier salon,
auprès de la fenêtre qui regarde le théâtre.
M. Louaisot de Méricourt s’assit en face de moi, non sans m’en avoir
demandé la permission.
Je fis le menu de mon souper en homme affamé et pressé. M. Louaisot
le remarqua. Il me dit en pendant son chapeau à la patère.
— Ça me prouve que vous n’avez pas encore achevé.
— Achevé quoi ? demandai-je.
Il eut un sourire bienveillant et me répondit :
— Monsieur, j’ai eu tout ça entre les mains avant vous.
Comme je le regardais avec étonnement, il ajouta :
— J’ai même fourni quelques papiers. Vous reconnaîtrez bien les
pièces qui viennent de chez moi. Ce sont les moins insignifiantes.
— Mais les autres ?
— Monsieur, la cachette du pauvre garçon était bien naïve. Le docteur
Chapart est mon client quoique, moi, je me prive de ses bouteilles.
Il s’assit et passa ses grosses mains dans la pommade de ses cheveux,
puis il dit encore :
— Je ne prétends pas qu’il n’y a point au monde une personne – et
peut-être plusieurs – dont l’intérêt serait de détruire ce ramassis de pa-
piers, mais moi, je n’aime pas détruire. Tout sert… Garçon, ma bavaroise,
quand vous aurez servi monsieur, et mes trois petits pains.
Il reprit en se penchant au travers de la table et sur le ton de la confi-
dence la plus intime :
— Le temps est de l’argent, monsieur. Les Anglais comprennent cet
adage, et c’est ce qui place leur patrie à la tête des nations chrétiennes. Je
suis obligé de prendre ma nourriture à bâtons rompus. Il m’arrive parfois
149
Le dernier vivant I Chapitre XI
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Le dernier vivant I Chapitre XI
deviné juste.
— J’aime les bons enfants ! s’écria-t-il. On me gagne tout de suite
quand on ne fait pas de manières. Où en êtes-vous ?
— De mon dépouillement ?
— Oui, répéta-t-il en ricanant, de votre dépouillement.
— J’en suis à la lettre de François Bochon, le domestique.
— Au n° 38 ! fit-il. Allons, allons, ce n’est pas mal travaillé pour un
seul soir. Et commencez-vous à comprendre un peu ?
— Pas beaucoup.
— J’aime la franchise. Vous avez bien dit ça : Pas beaucoup ! Eh bien,
cher monsieur, plus vous avancerez, moins ça se débrouillera.
— Vraiment ?
— Oui, c’est comme j’ai l’honneur de vous le spécifier : ça va toujours
en se brouillant.
— Alors, je ne comprendrai jamais ?
— J’en ai peur… à moins, toutefois, que vous ne trouviez le dévidoir.
— Quel dévidoir ? demandai-je en cessant de manger.
— Mon cher monsieur, répliqua-t-il gravement, il n’y a pas d’écheveau
saccagé par les chats qu’on ne puisse démêler quand on a un outil avec la
manière de s’en servir.
— Et vous avez le bon outil, vous, M. Louaisot ?
— C’est vraisemblable.
— Avec la manière de s’en servir ?
— Peut-être. Il y a tant et tant de marchandises au fond de mes tiroirs !
Je n’ai pas besoin de vous dire, car vous l’avez bien vu, que je suis un peu
dans tout ça… Pas comme vous le croyez ! Non, non, non, non ! jamais
je ne laisserai mon meilleur ami fourrer sa patte dans un trou qui peut
cacher une souricière. Et mon meilleur ami, c’est moi, monsieur !
Il se redressa tout content de m’apprendre cette circonstance, et son
regard sollicita mon approbation.
Je saluai. Il poursuivit :
— Règle générale et de conduite : je reste sur le sentier battu, bras-
dessus bras-dessous avec ma conscience. Ne me cherchez jamais dans les
broussailles. Nous causons, pas vrai ? J’ai déjà eu l’avantage de vous dire
que j’aurais pu jeter au feu tous ces papiers-là aussi facilement que j’avale
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Le dernier vivant I Chapitre XI
sur ma couverture.
Je ne lisais pas encore, mais, je le répète, j’étais au travail.
Pour une œuvre du genre de celle que j’avais entreprise, il faut non
seulement rassembler les éléments, mais encore les retourner entre ses
doigts, les rapprocher, les comparer, les briser même, parfois – pour voir
ce qu’il y a dedans.
Lucien m’avait choisi parce que je suis un peu diplomate et un peu
romancier.
Je lui devais de mettre en œuvre, autant que j’en ai le moyen, les pro-
cédés de l’un et l’autre métier.
Je fermai les yeux avant d’ouvrir le dossier.
Et je regardai en moi-même. J’avais besoin de classer mes souvenirs.
Il y avait d’abord et avant tout M. Louaisot de Méricourt.
Ce soir, en lisant l’entrevue de ce dernier avec mon pauvre Lucien,
je m’étais étonné plus d’une fois de voir que Lucien n’opposait aucune
barrière à la loquacité calculée de l’agent d’affaires.
Je m’étais dit : Si je le tenais, moi, ce Louaisot, il ne m’échapperait pas
comme cela !
Je venais de le tenir, et il m’avait échappé.
Il m’avait échappé depuis la première parole jusqu’à la dernière.
Il avait, ce bonhomme, le singulier talent de parler non pas tout à fait
pour ne rien dire, car il embrouillait, il inquiétait, il déroutait, mais pour
ne jamais dire le mot qui éclaire.
Je fis comparaître M. Louaisot au tribunal de ma mémoire. Je lui de-
mandai : qui es-tu ? que veux-tu ? qui sers-tu ?
Et son ombre évoquée ne me répondit pas plus catégoriquement qu’il
n’eût fait lui-même.
Il me sembla entendre encore cette phraséologie à la fois commune
et bizarre, aiguisant à plaisir l’envie de savoir, comme certaines épices
irritent le besoin de manger ou de boire.
Était-ce un homme fort ou seulement un bavard un peu plus adroit,
un peu moins imprudent que les autres bavards ?
Il y avait ce diabolique regard qui le rehaussait. Je ne peux dire à quel
point les lunettes de ce bonhomme flambaient dans mon souvenir !
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CHAPITRE XII
XII.0.46 N° 39
L
signée par Mᵐᵉ veuve Thibaut.
Ce mercredi
(sans autre désignation de date).
À M la marquise Olympe de Chambray, en son hôtel.
Bonjour, bien aimée. Tout un bouquet de baisers, d’abord. Après ? en-
core des baisers. Mais ça vous ennuie ? Alors, assez.
Ah ! chère divine, quand je pense au bonheur sans mélange qui pour-
rait embellir mon âge mûr, à cet océan de délices où nous nagerions, ces
demoiselles et moi, si certain événement avait lieu, j’ai peur.
Ne me dites pas que j’ai la tête partie. Il y aurait bien de quoi, mais
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XII.0.47 N° 39 bis
Billet de mademoiselle Célestine.
Nous ne savons rien, rien de rien. Maman nous traite comme deux
bébés. Il nous est défendu même de deviner.
On veut vous dire seulement, à la hâte, qu’on vous aime bien, bien,
bien, et encore mieux.
Maman ne veut même pas que nous fassions nos nœuds de tour de
cou comme vous. Ce n’était pourtant pas pour vous ressembler, c’est si
impossible !
Mon frère ne bouge plus du palais. On jurerait qu’il n’a jamais été à
Paris. Moi, je n’ai jamais cru à l’orpheline.
Des baisers, et laissez tomber quelque part une miette de votre grâce,
j’irai la becqueter.
XII.0.48 N° 39 ter
Billet de mademoiselle Julie.
Ma sœur a tout dit, l’égoïste. Le droit d’aînesse est pourtant aboli. Elle
veut jusqu’à la miette. Laissez-en tomber deux.
C’est vrai, pourtant, que nous ne savons rien. L’ignorance ouvre la
porte aux rêves. Moi j’en fais de bien beaux, et vous y êtes toujours.
Quant à Lucien, je ne m’y suis jamais trompée. Des âmes ordinaires
pouvaient concevoir des inquiétudes et se méprendre à cette erreur du
jeune âge, mais moi, je savais quelle empreinte profonde restait gravée
dans le cœur de mon frère. Vous êtes de celles qu’on ne peut oublier,
Olympe, aussi ne craignez pas d’aimer.
XII.0.49 N° 40
(Écrite et signée par la marquise Olympe de Chambray.)
Yvetot, 23 juillet 1865.
À M. Ferrand, président, etc.
Cher et digne ami, pour ce qui me regarde, je vous prie en grâce de
laisser en repos M. L. T… Comme juge, il vous appartient, mais comme
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.50 N° 40 bis
(Mention écrite de la main de Lucien.)
J’ai rapproché la pièce qui précède du n°32 (devine devinaille). Je re-
pousse les pensées que fait naître ce fragment comme on se débarrasse
d’un impur cauchemar.
Je ne juge pas Mᵐᵉ de Chambray que j’ai tant aimée et respectée.
Mais je déclare en conscience que, pour moi, le président Ferrand est
un honnête homme.
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.51 N° 41
(Écriture de M. Louaisot, sans signature.) Pas d’adresse.
Paris, 23 juillet 65.
Je suis étonné de ne rien recevoir de vous. Est-ce que vous dormez ?
Le moment ne serait pas bien choisi.
Je n’ai aucun avis à vous donner, mais si par hasard vous reculez main-
tenant devant l’arrestation et ce qui s’ensuit, que faire de la petite ?
Vous m’avez mis en avant, allez-vous me lâcher ?
Après la visite domiciliaire, pas moyen de reprendre l’enfant à la mai-
son.
La police et la justice pataugent, selon leur habitude. Ça fait plaisir,
mais ça ne mène à rien. Il serait grand temps de leur fournir un point
de départ raisonnable, sous main, s’entend, et de les prendre par la patte
pour les conduire tout doucement sur le chemin de la vérité(ce dernier
mot était souligné au crayon.)
Je vous prie de me répondre courrier pour courrier, ça en vaut la peine.
Je suis très ennuyé de cette histoire, indépendamment même de la des-
cente de police, qui a porté atteinte à la considération dont je jouis dans
mon quartier. Vous aurez à m’en tenir compte.
XII.0.52 N° 42
(Écrite par la marquise de Chambray, non signée. Réponse à la précé-
dente sans date ni adresse.)
Ne précipitez rien. Laissez les choses en l’état. J’éprouve un sentiment
de pitié pour cette jeune fille.
Il paraît revenir à d’autres sentiments. On m’annonce sa visite pour
ce soir même. Je veux attendre et voir.
Demain, je vous enverrai mes instructions.
XII.0.53 N° 43
(Écrite par Lucien Thibaut, non signée.)
Yvetot, 23 juillet 1865, 11 heures du soir.
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Le dernier vivant I Chapitre XII
Pour Geoffroy.
Tu vas recevoir de mes nouvelles. J’ai mis hier une lettre à la poste
pour toi.
Cette lettre va franchir la mer et aller à Constantinople pour répondre
à tes questions amicales sur ma famille et sur moi. Tu y verras notre in-
térieur, car nous demeurons momentanément ensemble, ma mère, mes
sœurs et moi, depuis mon retour de Paris.
Ma lettre d’hier ne te portera aucun mensonge, mais combien elle est
éloignée pourtant de la vérité !
Vas-tu deviner sous le calme de ma prose l’orage que je porte en moi ?
Sur mon honneur, je n’avais jusqu’à aujourd’hui, aucune raison pour
te rien cacher. Je me taisais par timidité ou mauvaise honte, mais derrière
mon silence, il y avait l’ardent désir de t’ouvrir mon âme.
Mais il est bien certain que je ne suis pas complètement mon maître.
Il m’arrive d’agir sous une impulsion qui n’est pas mienne, quoiqu’elle
n’émane pas non plus d’une volonté étrangère.
Je t’ai déjà parlé de cela, et les faits vont expliquer malheureusement
ce que ma parole peut avoir d’obscur.
Aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, j’ai commis une action
dont je me repens. Il y a quelque chose entre moi et ma conscience. Ce
que je n’osais pas t’écrire autrefois, j’oserais encore bien moins te le dire.
Et, cependant, il faut que je me confesse. C’est un impérieux besoin.
J’ai défiance de moi.
Je sais, ou, du moins, je crois encore que ma raison est intacte ; mais
il y a autour de ma raison des murmures et des menaces. Je les entends.
J’en suis troublé. Je voudrais chasser ces ombres qui m’importunent.
Il m’est arrivé d’agir sous la pression d’une force que j’appellerai im-
personnelle. Ce n’est plus une crainte, c’est un remords que j’ai. L’acte
est accompli.
Bien plus, il m’est arrivé d’écrire sous la dictée… Je dis bien : sous la
dictée d’un autre moi que moi.
Je reconnaissais mon écriture, je me voyais tracer les caractères, et les
pensées fixées sur le papier par ma propre main ne m’appartenaient pas.
Non ! Elles allaient même contre les pensées qui m’appartenaient.
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Le dernier vivant I Chapitre XII
Cet autre moi vaut mieux que moi. Il est plus sévère que moi, et plus
juste. Il sait des choses que j’ignore.
Aussi ai-je pris déjà depuis longtemps un biais pour assurer ma
confession.
Il n’y a plus, j’en suis sûr, rien d’extravagant ni même de puéril dans
ce fait de t’écrire journellement des lettres qui ne te sont pas envoyées. Je
les garde toutes pour toi.
J’y joins certaines pièces authentiques et explicatives, recueillies par
moi que je classe autant que possible selon leur ordre chronologique.
Cela forme déjà un dossier,pour employer le langage de ma profession.
Et le dossier est gros.
Avec ce dossier, tu instruiras un jour le procès de ma vie.
Je le veux. C’est mon espoir qui n’est pas sans mélange de crainte. Je
t’ai choisi pour cela entre tous ceux que je connais. Tu ne me refuseras
pas.
Jusqu’à cette heure, cependant, une lacune a existé dans la série de ces
pages en apparence détachées, mais qui forment un tout suffisamment
complet. J’ai supprimé, par un sentiment de pudeur – ou de douleur – les
feuilles écrites par moi quand je ne suis plus moi.
L’idée de passer pour fou me faisait frayeur et honte.
À dater d’aujourd’hui, je ne détournerai plus rien.
Tu nous verras tous deux, moi et mon ombre…
Minuit. –Je me suis arrêté, mon pauvre Geoffroy. J’ai hésité, je tergi-
verse au moment même où je fais parade de ma sincérité future. C’est bien
vrai : toute cette exposition solennelle a pour but d’apporter un retard au
récit des événements de cette soirée.
Trêve de préliminaires ! Je veux parler clairement et brièvement :
Depuis dimanche (nous sommes au jeudi soir), je sais où est ma petite
Jeanne. La façon dont je l’ai appris te semblera singulière.
J’étais arrivé l’avant-veille de Paris, où toutes mes recherches étaient
restées vaines. Le matin du dimanche, au sortir de la messe, je trempais
mes doigts dans le bénitier, suivant d’assez près ma mère et mes sœurs qui
causaient sous le porche avec leurs amies, quand je me sentis coudoyer
brusquement.
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.54 N° 43 bis
(De la main de M. Louaisot, non signée.)
Sans date ni adresse.
Ceci, cher monsieur, est gratis et pro Deo,sauf le picotin de ma mule
qui se trouve par hasard en promenade dans votre localité.
Ne vous évanouissez pas de joie en lisant les lignes suivantes. Votre
tourterelle, à qui ne manque aucun membre et qui jouit même d’une santé
parfaite, est en ce moment au village de Frémetot, site charmant, sur la
route de Lillebonne, dans une maison où Pélagie vous conduira volontiers,
si vous le lui demandez poliment.
Elle irait même, j’en suis certain, car elle est bien bonne fille, jusqu’à
vous prêter la main pour un enlèvement. Est-ce gentil de sa part ?
Soit dit sans vouloir vous effrayer, mon cher monsieur, il ne faut pas
vous amuser à réfléchir. Le cas est diablement grave. Un danger qu’il ne
m’est pas permis de vous spécifier menace la pauvre enfant : un cruel
danger.
Si vous n’avez pas fait usage encore du Sésame ouvre-toi,que j’ai eu
l’honneur de vous céder à crédit, dépêchez-vous. Il n’est que temps, si
vous voulez éviter la catastrophe.
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.55 N° 43 ter
(Suite de la lettre de Lucien.)
Pélagie s’était assise sans façon sur le talus, ses jupes relevées à l’éco-
nomie. Elle me regardait lire d’un air bon enfant. Quand j’eus fini, elle me
dit :
— Faut tout de même qu’on ne soit pas méchant pour être encore vos
bienfaiteurs, après que vous nous avez flanqué le commissaire chez nous,
rue Vivienne, dans une maison qui regorge de l’estime de son quartier. Et
qu’on ne détenait l’enfant que pour son avantage, à seule fin de l’empê-
cher d’aller en prison tout à fait.
— En prison ! m’écriai-je. Et pourquoi irait-elle en prison, grand Dieu !
Pélagie me fit un petit signe de tête caressant.
— Le patron vous appelle toujours comme ça : « l’agneau », dit-elle
au lieu de répondre. Ça vous coiffe assez bien. Mais faut être juste, vous
êtes fièrement joli garçon tout de même pour un juge ! Voyez-vous, si
j’ai parlé prison à propos de la petiote, c’est que tout le monde n’est pas
bonnes gens comme nous. Il y a des traîtres et filous qui peuvent avoir
censément l’idée de la persécuter dans leur propre intérêt pécuniaire.
— Est-elle du moins à l’abri, demandai-je, dans cette maison de la route
de Lillebonne ?
— Pour ça, pas déjà tant, répondit Pélagie : à l’abri comme qui dirait
sous un chêne qu’a perdu ses feuilles, quand il fait de la pluie.
J’entendais, mais j’avais peine à comprendre.
Pélagie reprit en tirant de sa poche un bon gros talon de pain, coupé
en deux et farci moitié beurre, moitié fromage :
— On serait bien bête aussi de se laisser manquer, pas vrai, M. le juge ?
Désormais, je ne déjeunerai guère que dans une heure d’ici. Quant à la
petite, je garantis bien les gens chez qui elle est, mais c’est sous le rapport
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Le dernier vivant I Chapitre XII
qu’ils ne valent pas cher… Oui, oui, pardienne, tout ça vous embarrasse,
vous aimeriez que quelqu’un vous tirerait de cette ornière-là. En plus que
si vous voulez emmener votre bergère, on ne peut pas fabriquer ça en
plein jour, rapport aux mauvaises langues d’Yvetot, qui vous en ont, des
yeux !
— C’est juste, répliquai-je, travaillant avec désespoir à combiner un
plan qui eût le sens commun. Pouvez-vous me dire comment faire, vous,
ma bonne fille ?
Pélagie aurait pu servir de modèle pour peindre l’appétit des consciences
pures. Elle avalait sans effort ni douleur des bouchées véritablement for-
midables.
Un instant, elle resta plantée devant moi à me regarder en silence.
Elle riait bonnement : du beurre à un coin de sa bouche et du fromage à
l’autre.
— Voilà donc ce que c’est, poursuivit-elle tout à coup, je ne peux pas
laisser un jeune homme dans le pétrin, c’est plus fort que moi, risque à la
risque, je vas me fendre ! Vous savez bien, mon frère ?
Jamais je n’avais ouï parler de son frère.
— Mon frère Nicolas ? Il s’est laissé tombé au sort comme un imbécile,
et il nous manque vingt pistoles, comme ils disent ici, pour l’empêcher de
partir soldat. À Paris, ça fait deux cents francs. Si ça vous va d’obliger
notre famille de cette petite somme là, ce soir, à la brune tombée, sans
le moindre dérangement pour vous, je charroierai la petite à la porte de
derrière de chez vous, et vous l’emballerez censé par le jardin, ni vu ni
connu, ça vous chausse-t-il, mon joli magistrat ?
J’acceptai avec empressement, et je lus dans les yeux de Pélagie com-
bien elle regrettait de n’avoir pas demandé davantage.
— Vous payerez bien à souper en sus, pour moi et Nicolas ? ajouta-t-
elle, en me tapant dans la main à la Normande : marché fait ! Vous en êtes
quitte à bon compte. Espérez jusqu’à ce soir, huit heures, et préparez le
dodo de l’enfant.
Elle s’éloigna en dévorant la dernière bouchée de son pain.
Moi, je restai planté comme un mai derrière ma haie.
C’était absurde, mon pauvre Geoffroy, cet arrangement-là, dix fois
plus absurde encore que tu ne peux l’imaginer. Ma maison est toute pe-
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Le dernier vivant I Chapitre XII
tite : juste ce qu’il faut pour un ménage de garçon, et nous étions quatre
là-dedans : ma mère, mes deux sœurs et moi.
Ces dames m’avaient fait l’amitié de s’établir chez moi momentané-
ment, tu devines bien pourquoi. Après la fameuse escapade de Paris, on
voulait me surveiller de près et pousser en même temps le grand projet
de mon mariage.
Où mettre ma Jeanne dans cette maison-là, bon Dieu ! Où la cacher
seulement pendant une heure ? C’était absurde – absurde ! Je le sentais
jusqu’à la détresse.
Mon pauvre petit ange ! Ma Jeanne ! Il me semblait que, du premier
coup, elles allaient flairer sa présence comme une meute évente un gibier.
De toutes les créatures humaines respirant sur la surface du globe,
Jeanne était, après Olympe, celle qui les préoccupait le plus.
Si Olympe était le but, Jeanne était l’obstacle. Pour elle il n’y avait pas
de quartier à espérer.
Et mon étroit logis que ces trois amazones, armées en guerre, parcou-
raient en tous sens du matin au soir, n’avait ni cachette ni recoin.
Et pourtant, Geoffroy, sois juste, pouvais-je reculer ? nécessité fait loi,
il fallait prendre un parti.
Après avoir creusé ma misérable cervelle qui n’a jamais été bien fertile
en expédients, voici tout ce que je trouvai :
Je m’enfermai sous prétexte de travail, et je travaillai en effet à ar-
racher la moitié du contenu de ma paillasse. À l’aide de ces quelques
poignées de paille, avec du linge, avec des habits avec tout ce qui me
tomba sous la main, je fabriquai une manière de lit que je mis… ma foi,
oui, écoute donc, je n’avais pas à choisir, je le mis dans mon cabinet de
toilette.
Ce n’était pas convenable ? à qui le dis-tu ? Va, ce n’était pas trop
commode non plus, mon pauvre ami, car le cabinet de toilette, ne valait
guère mieux qu’une armoire.
Sans lit, on avait peine à s’y retourner ; avec le lit… mais c’est égal, je
fus tout fier de ma trouvaille, et bien heureux surtout.
Il me sembla que le plus fort était fait. J’attendis le soir avec moins
d’inquiétude.
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hé ! hé !
Son rire n’aurait pas plu à tous les moralistes, mais ce n’était, en
somme, qu’une servante.
Elle tourna le bouton du salon en annonçant :
— Une ancienne connaissance que madame la marquise n’attend pas !
Ceci fut dit de ce ton emphatique qui souligne les contre-vérités.
Puis Louette effaça son buste tout rond pour me livrer passage.
Olympe était seule dans un petit salon Louis XV que feu M. le marquis
avait orné pour l’amour d’elle avec un soin tout particulier.
M. de Chambray était connu comme amateur. Avant son mariage il
possédait déjà une riche et nombreuse collection d’objets d’art où il puisa
généreusement pour le salon Louis XV.
Il fit en outre pour ce même salon des dépenses déclarées folles par
les gens sages de l’arrondissement et dont il fut parlé jusqu’à satiété dans
les familles.
La chose certaine, c’est que les étrangers de passage à Yvetot deman-
daient la permission de visiter les salons et la galerie de l’hôtel de Cham-
bray.
Moi, je m’y connais peu, et j’étais d’ailleurs absorbé si profondément
dans la pensée qui m’amenait chez Olympe que je ne fis aucune espèce
d’attention aux merveilles du petit salon Louis XV.
Je ne vis qu’Olympe elle-même, et non loin d’elle, incliné, comme pour
la contempler encore, le portrait de feu M. de Chambray, qui me parut
extraordinairement ressemblant.
Olympe était assise à la place qui devait lui être habituelle, auprès du
guéridon-bijou qui supportait son livre et sa broderie.
Je la vis au travers d’une douce lumière qui se colorait de toutes les
nuances heureusement mêlées, de tous les reflets égarés savamment dans
cette retraite gracieuse, dont l’atmosphère chatouillait les sens comme un
velours fluide.
Louette venait de me dire qu’Olympe avait embelli. C’était vrai. Je la
trouvais belle splendidement.
Et quelque chose en moi, dès le premier moment, se révolta contre
cette splendeur de beauté.
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Je m’assis et je répondis :
— Plus timide.
Il y eut une pause. Olympe aussi avait repris son siège.
C’est une chose singulière à dire, j’avais du sang froid dans mon
trouble. Je choisissais ce moment inopportun pour réfléchir, songeant à
tous les points que j’aurais dû régler avec moi-même avant la visite, et
constatant que je m’étais trompé en croyant me préparer.
Je n’étais pas préparé du tout. Je n’avais pensé à rien de ce qu’il me
fallait avoir et savoir.
Je me souvins à cette heure des soupçons qui m’avaient traversé l’es-
prit à Paris ; je relus en moi-même le « fragment » écrit de la main gauche.
Mais j’eus beau essayer de croire à cela, je ne pus pas.
Le souvenir me revint aussi de ce qui m’avait été suggéré tant de fois
par M. Louaisot, par ma mère, par mes sœurs ; était-il possible que cette
femme, si supérieure à moi sous tous les rapports, fut éprise de moi ?
Et si cela était, que faisais-je chez elle ?
Une autre idée se fit jour, honteusement et malgré moi, M. Louaisot
m’avait dit une fois : « Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir ! »
Olympe avait prouvé déjà qu’elle était ambitieuse…
Oh ! que n’était-ce vrai ? Que n’avais-je des millions, tous les millions
de la terre à lui offrir pour prix du bizarre secours que je venais implorer
d’elle !
En même temps que tout cela roulait dans ma tête, mon regard ne
pouvait se détacher d’Olympe. Je la voyais, même quand mes yeux se
baissaient ou se détournaient d’elle. Je subissais de plus en plus doulou-
reusement l’empire de sa beauté.
Je dis douloureusement parce que, tout en admirant malgré moi et
avec de puériles colères, je comparais ou plutôt je combattais.
L’image de Jeanne était là, plein mon cœur. Pauvre petite vaincue ! Je
la voyais entre Olympe et moi comme une cause de guerre implacable.
Jeanne était belle aussi, mille fois plus belle à mes yeux que cette or-
gueilleuse. C’était vrai, mais ce n’était vrai que pour moi.
J’avais conscience de ce fait qu’entre elles deux moi seul pouvais don-
ner la préférence à Jeanne.
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J’ai beau être faible de caractère et sans doute aussi d’esprit, l’habitude
d’instruire les affaires et d’interroger méthodiquement m’a rompu aux
feintes de la parole ; sans l’avoir étudiée, je connais l’escrime du langage.
Je répliquai après un court silence :
— Ce n’est pas tout à fait cela, madame, ou du moins je ne m’étais
pas dit, en entrant ici, que je vous demanderais la main de votre cousine,
mais, en définitive, cette marche me paraît régulière et je vous remercie
de me l’avoir indiquée.
— Ne me remerciez pas, Lucien, prononça-t-elle tout bas. Vous ne pou-
viez vous adresser plus mal. Mˡˡᵉ Péry de Marannes est en effet ma cousine,
du côté de M. de Chambray ; mais je ne la fréquente pas plus que je ne
fréquentais son père ni sa mère, et je vous prie de croire que je n’ai aucun
droit, – aucun désir non plus, assurément, de me mêler de ses affaires.
Elle fit un geste qui ajouta au dédain exprimé par cette phrase.
Le rouge me monta au front, mais je me contins et je poursuivis :
— Madame la marquise, notre entretien s’égarerait dans cette voie.
Ce n’est pas à vous que je demande la main de votre cousine, mais c’est
sur vous que je compte pour l’obtenir… Permettez ! je ne refuse pas de
m’expliquer, et veuillez croire que mon envie est de ne pas m’écarter un
seul instant du respect qui vous est dû. Mˡˡᵉ Jeanne Péry se trouve dans
une situation…
— Et que m’importe la situation de cette fille ! s’écria Olympe avec
une violence soudaine. Je la connais mieux que vous, sa situation ! je lui
ai déjà fait l’aumône ! Et c’est pure pitié de ma part si je ménage votre
folie en ne vous disant point ce que je sais sur le compte de Mˡˡᵉ Jeanne
Péry !
Ses yeux brûlaient d’un feu sombre et ses lèvres blêmes tremblaient.
Moi, j’écoutais encore, quoiqu’elle eût déjà cessé de parler.
En écoutant, j’avais laissé mon regard monter jusqu’au portrait de feu
M. le marquis.
Il souriait, à ce que je crus.
Ne crains rien, ce n’était pas encore ma folie qui me prenait.
J’écoutais parce que j’étais l’ennemi mortel de cette femme. Que
pouvait-elle inventer contre ma Jeanne ? J’aurais eu plaisir à voir l’éclat
superbe de cette bouche, terni par la calomnie.
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blement de hauteur.
Elle me dit en relevant les yeux sur moi d’un air de froid défi :
— Voyons vos moyens, monsieur Thibaut.
— Je n’en ai qu’un, madame la marquise, répondis-je, mais il est bon :
je sais votre secret.
Elle fit effort pour garder son sourire.
— Vous êtes plus avancé que moi, alors, prononça-t-elle, d’un ton léger
qui n’était plus qu’un reste de fanfaronnade : je ne me connais pas de
secret.
J’avais sur les lèvres les paroles cabalistiques que M. Louaisot de Mé-
ricourt m’avait vendues au prix de 3000 francs, mais quelque chose me
retenait de les laisser tomber.
Ce n’était pas défiance du talisman : depuis que j’avais parlé de secret,
Mᵐᵉ la marquise de Chambray vibrait sous ma main comme une feuille
au vent.
Je sentais le tremblement de sa conscience.
Oh ! certes, cette femme avait un secret, peut-être plusieurs. Les plus
mauvais soupçons que j’avais pu concevoir autrefois d’une façon passa-
gère, revenaient et prenaient racine en moi.
Non, ce n’était pas défiance, c’était plutôt excès de confiance en l’ef-
ficacité du levier que j’avais dans ma main.
L’arme était trop lourde, l’instinct de ma profession me le disait.
J’avais pudeur d’en écraser une femme…
Geoffroy, je viens de faire allusion à mon état de juge. Ce mot me fait
mal à écrire. Je ne me souviens pas d’avoir commis une autre mauvaise
action en toute ma vie. Ceci était une mauvaise action.
Plus mauvaise parce que j’étais un juge.
Ma profession affilait dans ma main l’arme à moi livrée par l’homme
de la rue Vivienne.
Si j’eusse été dans l’exercice public de ma fonction je n’aurais pas
hésité. Dans l’intérêt social qui lui est confié, un magistrat a droit d’agir
autrement qu’un simple citoyen. L’utilité de tous, opposée au désastre
mérité d’un seul est l’éternelle excuse de certains agissements judiciaires.
Comment n’aurait-il pas le champ libre, les coudées franches, la
conscience débridée celui qui cherche la vérité pour le compte de tous
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Le dernier vivant I Chapitre XII
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Le dernier vivant I Chapitre XII
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Le dernier vivant I Chapitre XII
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Le dernier vivant I Chapitre XII
Puis elle appela Louette d’une voix que je ne connaissais pas. Elle dit :
— Je n’y suis pour personne.
— C’est que, objecta Louette qui nous dévisageait tous deux, c’est la
mère… Mᵐᵉ Thibaut.
— Pour personne ! répéta Olympe.
— C’est différent, dit Louette, qui se retira, non sans marquer sa sur-
prise.
Je n’avais ni parlé ni bougé.
Quand Louette fut sortie, Olympe essaya quelques pas. D’abord elle
chancelait, puis elle se raffermit. J’épiais ses yeux. Ils ne se dirigèrent plus
une seule fois vers le portrait.
Après deux tours de salon, elle regagna son siège où elle s’installa
avec une apparente tranquillité.
L’effort qu’elle faisait sur elle-même ne se voyait presque plus. Elle
disposa les plis de sa robe avec la grâce qui lui était ordinaire et me dit
très doucement.
— Lucien, vous m’avez fait beaucoup de mal.
— Je l’ai vu, répondis-je.
— Refuseriez-vous de m’apprendre qui vous a dit cela ?
— Mon Dieu non… commençai-je.
Et le nom de Louaisot me vint à la bouche.
Mais je me ravisai à temps pour achever tout naturellement :
— C’est tout le monde et ce n’est personne. Au palais, nous savons
ainsi beaucoup de choses.
Le mensonge entraîne, c’est certain. Compromettre ma robe en tout
ceci était encore un acte coupable.
Mais ma réponse porta coup. Olympe fut frappée presque aussi vio-
lemment que la première fois.
Seulement, elle garda mieux les apparences.
— Pensez-vous, me demanda-t-elle, que M. le président soit aussi ins-
truit que vous ?
— Je n’en sais rien, répliquai-je.
Elle garda un instant le silence, puis elle reprit :
— M. Thibaut, vous avez été ma première et peut-être ma seule affec-
tion. Répondez-moi sans irritation ni forfanterie. Vous croyez avoir une
195
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.57 N° 45
(Dépêche télégraphique. 23 juillet, onze heures et demie du soir.)
M. Louaisot, rue Viviennen°… Paris.
196
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.58 N° 46
(Écriture de Lucien, mais pénible et difficile à lire. Sans signature. Sans
date ni adresse.)
M. Geoffroy de Rœux a toute raison de s’étonner, mais il est prié de
considérer : 1° que M. Lucien T. n’est pas dans un état de santé normal ;
2°que l’homme de la rue Vivienne avait donné à entendre au même L. T.
que Mᵐᵉ la marquise de C. avait pu faire, de manière ou d’autre, un tort
considérable à Mˡˡᵉ Jeanne.
On croit pouvoir dire que ce tort, en tant que matériel, avait trait à la
succession de M. le marquis. Mˡˡᵉ Jeanne était héritière au degré utile.
La carrière judiciaire de M. L. Thibaut a été de tout point honorable.
Sa vie privée est également sans reproche.
Quant à l’affection cérébrale dont il est atteint, elle n’est pas très bien
définie par la faculté. Quelques médecins la désignent sous le nom de
métapsychie.
Ce n’est pas du tout un genre de folie, mais cela diminue la responsa-
bilité du sujet dans une certaine mesure.
Le fait assurément condamnable qui est confessé ci-dessus par M. L.
T. lui-même, avec une entière franchise, ne doit peut-être pas être jugé
selon la rigueur de la morale ordinaire.
On n’excuse pas ici l’action, qui est mauvaise, on met M. Geoffroy de
Rœux en garde contre l’erreur d’une sévérité absolue.
Il est constant, en effet, que dans les moments de forte émotion les
métapsychiques n’ont pas l’entier usage de leur raison.
D’autre part, la supercherie que M. L. T. s’est laissé entraîner à em-
ployer, s’entoure de circonstances atténuantes que M. Geoffroy de Rœux
saura grouper de lui-même sans qu’on prolonge ici cette plaidoirie.
M. L. T. a été bien cruellement éprouvé depuis lors. On espère que M.
Geoffroy de Rœux ne lui retirera pas son estime.
Note de Geoffroy. –Cette pièce si singulière arrêta un instant ma lec-
ture. Il était quatre heures du matin, et le sommeil rôdait autour de mes
197
Le dernier vivant I Chapitre XII
paupières.
Lucien devait être en état de « métapsychie » quand il avait écrit cela.
Il y parlait de lui-même à la troisième personne, avec la compassion
qu’on éprouve pour un tiers, plus malheureux que coupable.
Après avoir lu cette note, je laissai errer ma pensée en arrière, rappe-
lant à ma mémoire des faits et des impressions oubliés depuis longtemps.
Je revis, mieux que je ne l’avais fait encore, le Lucien de notre enfance,
si bon, si naïf, si généreux !
Parmi nos autres compagnons d’étude et de plaisir y en avait-il un
seul capable de plaider avec tant de timidité une cause gagnée ?
Non, il fallait être mon pauvre, mon cher Lucien Thibaut pour s’ac-
cuser ainsi amèrement et humblement, d’avoir usé du droit de légitime
défense.
Frapper une femme répugne toujours, mais c’était pour défendre une
jeune fille.
Ce que pouvait être cette jeune fille importait peu puisque sa pureté,
pour Lucien, égalait celle des anges.
Je lui donnai mon absolution de bon cœur. S’il faut le dire, même,
cette aventure qu’il avait menée grand train, en définitive, ajouta singu-
lièrement à mon affection pour lui.
Je l’en aimai mieux à la fois pour ses remords et pour son crime.
Les remords prouvaient l’exquise délicatesse de son cœur, mais la ba-
taille avait été rondement livrée – et gagnée, malgré ce dernier geste de
Mᵐᵉ la marquise, cachant sa détresse sous l’insolence et mettant à la porte
son vainqueur.
Je n’étais pas plus sorcier que Lucien par rapport au cas de cette ado-
rable dame : que diable pouvait-il y avoir dans son passé ?
Je m’accuse d’avoir un peu bâillé en songeant ainsi. Morphée était le
plus fort, décidément : et quand je tournai la page, je ne m’en donnais pas
pour un quart d’heure avant de me laisser aller dans ses bras.
Je continuai pourtant :
198
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.59 N° 47
(Écriture de M. Louaisot, non déguisée, sans signature, sans date ni
adresse.)
Bien touché, agneau ! Au milieu du rond ! Vous allez recevoir des nou-
velles de la dame de pique.
Je parie un franc qu’on fera quelque chose de vous. Tenez-vous ferme !
XII.0.60 N° 48
(Écrite et signée par Mᵐᵉ la marquise de Chambray.)
Yvetot, 25 juillet 1865.
À M. Lucien ibaut, en ville.
Je vous prie, mon cher M. Lucien, de vouloir bien m’accorder une
entrevue. J’espère encore qu’elle peut être amicale.
J’aurais quelques explications à vous demander avant d’entamer ce
procès qui pourrait avoir pour vous de si graves conséquences. (Les deux
mots ce procèsremplaçaient les deux autres mots cee guerrequ’on avait
raturés avec soin.)
Veuillez agréer tous mes compliments empressés.
Mention écrite de la main de Lucien au bas de la lettre : « Sans ré-
ponse ».
XII.0.61 N° 49
(Écrite et signée par la marquise de Chambray.)
27 juillet.
Mon cher Lucien,
Cette lettre vous sera remise en mains propres par Louette. Vous vou-
drez bien au moins m’en accuser réception.
J’ai eu vis-à-vis de vous un mouvement de vivacité que je regrette.
Nous aurions mieux fait l’un et l’autre de discuter froidement.
Mais vous me rendrez cette justice que je n’ai pas abusé de votre confi-
dence. Mᵐᵉ Thibaut ignore toujours ce que vous cachez dans votre cabinet
de toilette.
199
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.62 N° 50
(Écrite et signée par Lucien.)
À madame Rouxel, fermière au Bois-Biot, près Yvetot.
27 juillet 1865.
Ma bonne dame, Mˡˡᵉ Jeanne Péry, qui a déjà demeuré chez vous avec
sa mère, désire passer quelques jours dans la petite maison qui est pour
elle si pleine de souvenirs. Préparez, je vous prie, son ancienne chambre.
Je vous la conduirai demain.
Mˡˡᵉ Péry est en grand deuil et comptera sur vous pour lui épargner
les visites importunes.
XII.0.63 N° 51
(Écrite par la marquise de Chambray, mais non signée.)
À M. Louaisot de Méricourt. Paris.
27 juillet 1865.
Sachez au plus vite si votre ancien petit clerc J.-B. Martroy a reparu
en France. Il m’arrive une chose si extraordinaire que j’en perds la tête.
Je ne peux pas vous expliquer cela par écrit.
Répondez, s’il se peut, courrier pour courrier au sujet de Martroy. Il
n’y avait que lui – et vous…
Vous, je ne peux vous soupçonner, puisque votre intérêt…
Mais, brisons là. Il faudrait que vous fussiez atteint de folie. Répondez.
P. S. –Où en est l’instruction pour l’affaire du Point-du-Jour ? J’ai peur
maintenant d’en être réduite à frapper le grand coup.
200
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.64 N° 52
(Écrite et signée par Lucien.)
À monsieur Louaisot de Méricourt, rue Vivienne, à Paris.
Yvetot, 27 juillet 1865.
Monsieur,
Vous m’en avez trop dit, ou vous ne m’en avez pas dit assez. Je suis
sans autre fortune que le petit bien de feu mon père, mais je peux prendre
hypothèque et me procurer une somme assez ronde.
Faites-moi savoir, je vous prie, quel prix vous exigeriez pour me four-
nir un renseignement completau sujet des paroles qui ont produit un si
grand effet sur Mᵐᵉ la marquise O. de C.
J’ai l’honneur de vous saluer.
XII.0.65 N° 53
(Écriture ronde de copiste. Pas de signature.)
Timbrée à Paris, place de la Bourse, levée de six heures, soir, 28 juillet.
À M. L. ibaut.
Mon joli juge, le reste du renseignement vous coûterait dans les trois
ou quatre millions, au bas mot, et ça vaut bien ça.
Le petit bien du défunt papa serait trop court, même au prix où est le
beurre.
Dame, je ne dis pas, c’est une histoire bien curieuse, allez, et qui vous
divertirait comme un bossu. Quand vous serez en possession de vos mou-
lins, de vos étangs, de vos châteaux, polisson de grand propriétaire-sans-
le-savoir, on pourra voir à vous vendre le dénouement de l’anecdote en
question.
Pour le présent, on vous a dit juste ce qu’on voulait vous dire, rien de
plus, rien de moins, et ça suffit.
Vous voyez bien que ça suffit, puisque la princesse de Navarre met les
pouces.
J’ai quelqu’un pour la corbeille de noces. Quand vous en serez là, n’ou-
bliez pas que je réclame la préférence.
201
Le dernier vivant I Chapitre XII
Est-ce que vous n’avez jamais songé à vous faire assurer sur la vie ?
Ça dédommage une pauvre petite veuve. – Mais peut-être que ce sera un
veuf qu’il y aura à consoler.
L’affaire engraisse. Elle a trois mentons. Ah ! quelles marionnettes
nous sommes entre les mains du hasard ! Surtout quand quelqu’un de
moins idiot que ce vieux clampin de Destin prend la peine de tirer nos
ficelles !
Je vous salue d’amitié.
XII.0.66 N° 54
(Écrite et signée par Mᵐᵉ la marquise de Chambray.)
Yvetot, 29 juillet.
À mademoiselle Jeanne Péry, au Bois-Biot.
Mademoiselle et chère cousine,
J’apprends que vous habitez tout auprès de nous et je m’en félicite de
bien bon cœur, puisque cela me donne l’occasion d’entrer en rapport avec
vous.
Des circonstances qui ne provenaient ni de mon fait, ni du vôtre, nous
ont séparées du vivant de vos parents, néanmoins je n’ai jamais cessé
d’avoir pour vous une vive et sincère sympathie.
Je crois vous en avoir donné une preuve aussitôt après la mort de
votre chère mère. C’était peu de chose, il est vrai, mais cela suffisait dans le
premier moment de votre deuil, et par la suite je comptais faire davantage.
J’apprends aujourd’hui seulement le motif qui vous a portée à quitter
la maison de mes respectables amies, les dames de la Sainte-Espérance.
Vous avez voulu vous rapprocher de l’homme que vous aimez et qui vous
a promis mariage.
Je ne suis point de celles qui croient devoir prendre des gants pour
parler de ces choses, mademoiselle et chère cousine. Je suis du parti de
l’amour quand il est honorable et légitime. J’imite en cela Notre-Seigneur
qui protège l’amour pur et le bénit.
Celui qui a su toucher votre cœur est une noble et belle âme : je le
connais depuis plus longtemps que vous. Cela me donne le droit d’entrer
202
Le dernier vivant I Chapitre XII
dans vos affaires à tous les deux plus intimement que s’il ne s’agissait que
de vous.
Car vous ne m’avez rien confié, tandis qu’il m’a rendue dépositaire de
son secret, qui est aussi le vôtre.
Malheureusement, entre vous deux, un obstacle se dresse : la volonté,
ou plutôt le préjugé d’une excellente mère, et l’asile que vous avez choisi
au Bois-Biot, pour attendre des jours plus favorables ne convient, ce me
semble, ni à vous, ni à M. Lucien Thibaut.
Il s’est adressé à moi (et faut-il tout dire, lorsqu’il l’a fait, vous étiez
encore plus mal logée qu’au Bois-Biot) ; il s’est adressé à moi, la compagne
de son enfance, et il m’a dit : Venez à notre secours.
Quoi de plus simple ? Je l’eusse fait pour Lucien tout seul, ma chère
cousine (laissez-moi parler avec cette familiarité qui grandira entre nous,
je l’espère), car j’ai pour lui une véritable affection, mais je le ferai plus
volontiers encore pour vous, – et surtout pour moi.
Pour moi qui, seule ici-bas désormais, ai si grand besoin d’une amie,
d’une sœur !
Je suis votre aînée, j’essaierai de vous guider dans le monde où est
votre place ; le hasard m’a mise à la tête d’une fortune assez considérable,
nous la partagerons ; enfin, je crois avoir sur la famille de Lucien une assez
grande influence : je la consacrerai tout entière à vous concilier l’amitié
de sa mère et de ses sœurs.
Je ne pense pas que vous puissiez repousser des offres si naturelles,
faites si cordialement et avec tant de plaisir.
Venez donc quand vous voudrez, et le plus tôt sera le mieux, ma bien
chère petite cousine. L’hôtel de Chambray vous est tout grand ouvert.
Préférez-vous que j’aille vous chercher ?
On travaille depuis ce matin à disposer les pièces qui seront votre
appartement.
À bientôt. Je vous espère avec impatience, et en attendant le plaisir de
vous recevoir, je vous prie d’accepter mon baiser de grande sœur.
203
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.67 N° 55
Anonyme. Écriture déguisée, la même que celle de plusieurs numéros
anonymes ci-dessus. (Sans date.)
À M. Louaisot, à Paris.
Je vous avais demandé si Martroy, votre ancien clerc, était de retour
en France. Vous ne m’avez même pas répondu.
Serait-ce donc vous qui m’avez porté ce coup, homme terrible, être
inexplicable ?
C’est vous, ce doit être vous. Quelqu’un mourra de cela.
J’ai du feu plein le cœur. Je crois que je l’aimais. Est-ce possible ? non.
Mais cela est. Je l’aime.
Il m’a frappée, savez-vous, avec vigueur et sans miséricorde. Il est
homme, il est fort. Il aime admirablement.
Aussitôt cette lettre reçue, vous ferez le nécessaire auprès du juge qui
tient l’instruction de l’affaire Rochecotte. Que justice se fasse ! Plus de
pitié criminelle ! Cette fille m’a vaincue et perdue. Je la veux morte.
XII.0.68 N° 56
(Écriture de Louaisot, sans signature.)
Pas d’adresse.
Ce vendredi.
Douce madone,
J’ai bien reçu vos deux honorées à leur date, et j’en ai pris bonne note.
Ça chauffe donc ? Vous voilà mordue ? Je plains l’agneau qui a eu le
bonheur de vous plaire. Voilà un métier !
Où diable voulez-vous que je pêche mon Martroy ? Je l’ai cherché plus
d’une fois dans les souterrains de Paris, car il avait son utilité – et son
danger, mais je n’ai jamais trouvé trace de lui.
L’absinthe a dû le régler depuis longtemps.
Quant à vos insinuations sous forme d’invectives, je plane au-dessus
de tout ça. Quel est le fond de la profession ? La conscience. Qu’est-ce qui
en fait l’ornement ? La minutie dans la délicatesse.
204
Le dernier vivant I Chapitre XII
C’est vrai, je nourris l’affaire, mais à qui la faute ? J’avais proposé une
association loyale. On m’a laissé à mes pièces. Je travaille.
J’ai mis un ruban rose autour du cou de l’affaire et je la mène paître
comme un beau petit mouton.
Quant à l’instruction du Point-du-Jour, c’est fait. Vous êtes obéie, ô
belle reine !
Mais il ne faut pas aller là-dedans comme une corneille qui abat des
noix. Le terrain des cours (d’assises) est glissant. J’ai trouvé quelque chose
de plus important que feu Martroy.
Elles avaient vendu la boîte à ouvrage, pendant la dernière maladie de
la mère. Alors, vous comprenez, le détail des ciseaux tombait dans l’eau
et se noyait comme un plomb.
Mais, pensez-vous, souveraine princesse, que j’aie chez moi, dans mes
écuries, une mule pour ne rien traîner ! Pendant que la minette était à la
maison, Pélagie l’a confessée. Nous avons eu le nom du brocanteur qui
avait acheté l’objet. Alors, pas et démarches d’abord infructueux, puis
couronnés de succès.
J’ai la boîte à ouvrage depuis hier. Je l’ai bien reconnue : fabrique
anglaise, jolis petits estampages gravés, marque de la manufactory :un
petit chien entre les deux initiales S. W. – Birmingham.
Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage. La boîte voyagera en
même temps que ma lettre.
Qu’est-ce qu’on offrira à papa pour une attention si mignonne ?
Allons, soyez tranquille, superbe lionne, aimez, détestez, caressez,
écorchez et dormez sur les deux oreilles. Fiez-vous à moi. La petiote n’as-
sassinera plus personne, pas même vous.
P. S. –Vous êtes priée d’envoyer le nerf de la guerre, s. v. p. Confiez
trois ou quatre chiffons à la poste, en attendant que je fasse le compte de
mes frais. Chargez votre lettre pour qu’elle ne passe pas au bureau des
détournements.
Admirons la poste comme institution, mais ne nous fions jamais à ses
pontifes.
205
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.69 N° 57
(Écrite et signée par la marquise de Chambray.)
Yvetot, 1ᵉʳ août 65.
À M. L. ibaut.
Lucien, je ne sais pas pourquoi j’ai mieux aimé capituler devant cette
enfant que devant vous.
Avec elle je n’ai pas eu de peine. Il n’y a rien de sa faute. Sait-elle
seulement le mal qu’elle m’a fait ?
Et vous, Lucien, et vous, saurez-vous jamais à quel point vous m’avez
méconnue ?
On n’est pas frappée deux fois ainsi. Du premier coup vous m’avez
brisée. Hier encore je vivais par l’ambition, par l’amour, partout ce qui
fait vivre, aujourd’hui, je suis morte.
Ambitieuse, ai-je dit ? C’est vrai, mais non pas pour moi : ambitieuse
pour un autre.
À cet autre j’avais lié en rêve mon avenir. Nous sommes des folles, oui,
toutes, même les plus sages. À cet autre j’avais sacrifié ma jeunesse. Pour
lui, pour lui seul je m’étais vendue, presque enfant que j’étais, à l’homme
respectable que j’ai servi, soigné, aimé comme un père.
Cet autre-là, en effet, je le voulais riche, brillant, heureux, le plus riche,
le plus brillant, le plus heureux – tout cela par moi.
On ne doit jamais se vendre. Je suis punie justement. Mais était-ce par
vous que je devais être punie ?
Lucien, ceci est ma dernière plainte. Ne craignez plus rien de moi, pas
même un reproche. Je suis morte – morte. Vous avez brisé tout ce qui était
en moi, espoir ou désir. J’ai l’âme broyée, Lucien. Je n’y saurais même plus
trouver de haine.
Ne vous défiez pas de mes offres à cette enfant. C’est à vous que je
les fais, et c’est de l’obéissance. J’agis selon que vous avez ordonné. Et je
n’ai pas de peine à cela. J’abdique mon restant de jeunesse, ma fortune
qui m’a coûté si cher, ce qu’on appelle mes succès du monde, je renonce
à tout cela, Lucien, en renonçant à ma dernière espérance.
Il n’y avait que cette espérance en moi. Le reste n’est rien, je le donne.
206
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.70 N° 58
(Écrite et signée par M. Amyntas Pivert, substitut.)
Cabinet du procureur impérial.
Yvetot, 1ᵉʳ août 1865.
À monsieur Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de
la Seine, Paris.
Cher Maître,
Je vous ai minuté ce matin la réponse officielle de notre petit parquet
à l’espèce de mission rogatoire dont Vos Hautes Puissances parisiennes
avaient daigné nous investir, pour l’affaire Fanchette. J’y ajoute quelques
lignes moins graves pour me rafraîchir un peu le sang.
Toujours la bienveillance même, notre cher président ! Pensez-vous
qu’il ait eu vingt ans, à l’époque ? Il a la distinction de la momie. Au reçu
de votre seconde lettre, qui réclamait un supplément d’enquête, il a dit :
— Voilà un petit Cressonneau qui va bien ! mazette ! Il veut gagner un
galon dans cette instruction-là. Tâchez de lui lever son gibier, Pivert.
Il a regardé ensuite la carte photographique, jointe au dossier et il a
ajouté :
— Quelle drôle de petite bonne femme ! Ça ne ressemble pourtant
ni à Lacenaire, ni à Papavoine. Les temps sont durs, messieurs ! si ces
demoiselles se mettent à percer leurs Arthurs comme des écumoires avec
leurs ciseaux, le pays latin ne sera plus tenable. Est-elle assez gentille, au
moins, cette perruche !
Il vous dit ces choses-là du ton de Cicéron embêtant Catilina. C’est un
original. Nous le verrons sous peu à la cour d’appel.
207
Le dernier vivant I Chapitre XII
208
Le dernier vivant I Chapitre XII
Ce que je viens de vous dire doit être mis au passé. Il était tout cela,
il ne l’est plus. Pour le présent, il a reçu sur la tête je ne sais quel coup de
mailloche qui le rend propre à s’en aller, et voilà tout.
On peut dire que notre président le soutient ici à bout de bras, car il
est brûlé au palais de la tête aux pieds.
Vous me demanderez quel est son crime ? Il n’y a pas de crime. Ce
qu’il a fait, enfin ? Je n’en sais rien, ou plutôt je le sais mal.
Vous n’êtes pas sans connaître, roué que vous êtes, le danger d’avoir
mis sa jeunesse dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.
Tel est d’abord le cas du pauvre diable. Jusqu’à l’âge de vingt-huit ans,
il a vécu comme un ermite. Encore, les ermites commencent-ils à baisser
dans l’opinion, mais le collègue Thibaut était un ermite du bon temps et
de la bonne sorte.
Première qualité d’ermite !
C’est gandilleux, vous savez ? Un beau jour saint Antoine est tenté, ça
ne manque jamais.
Ça débuta comme un roman champêtre. On se rencontra derrière une
haie. Il y eut des chèvrefeuilles de cueillis, et l’ermite Thibaut, prenant le
mors aux dents, jeta tout à coup son capuchon par-dessus les moulins.
Le modèle de toutes les vertus se mit en goût subit de cabrioles, laissa
de côté sa besogne, planta là son métier et fit des fugues jusqu’à Paris
pour suivre sa bucolique.
Or, il y a une Mᵐᵉ veuve Thibaut qui voudrait bien marier ce grand fils-
là pour le ranger ; et il y a une marquise Olympe de Chambray (ne rions
plus, Cressonneau. Celle-là est une vraie merveille et marquerait même à
Paris), qui ne demanderait pas mieux que de ranger le même grand gars.
On dit cela et ce doit être vrai, car c’est étonnant comme ces innocents
ont toujours les mains pleines d’atouts !
Mais rien n’y fait, l’ancien ermite ne veut absolument pas entendre
raison. Il se cramponne à la bucolique qui jouit d’une réputation détes-
table, et on dit : Voilà le nœud (en latin infandumou chose qui peut pro-
voquer la retraite forcée d’un inamovible), on dit qu’il a pris avec lui la
bucolique et qu’il la cache à tous les yeux dans le grenier de son domicile
légal.
209
Le dernier vivant I Chapitre XII
Je n’y ai pas été voir, et je dois même ajouter que personne n’a vu la
bucolique.
Mais ce bruit court, on ne parle que de cela dans Yvetot. Mᵐᵉ veuve
Thibaut est peut-être la seule qui n’en sache rien.
Cher maître, vous croyez bien, je suppose, que je ne suis pas capable
d’une dénonciation. Je vous répète, à vous qui êtes mon camarade et mon
ami, des choses vraies ou fausses, qui sont littéralement la fable de la
ville…
J’ai été interrompu par l’arrivée d’un renseignement. La bucolique,
qui s’appelle Mˡˡᵉ Jeanne Péry, a quitté le domicile de M. Thibaut pour
se retirer dans une ferme des environs – où elle est, en quelque sorte,
cloîtrée.
M. Thibaut seul est admis à la voir.
Vous voyez qu’il est difficile de se compromettre plus maladroitement.
Arrivons à la conclusion de cette longue lettre qui vous dira au moins
le fond de ma pensée : je n’ai aucun sentiment d’inimitié contre M. L.
Thibaut ; je me regarderais comme le dernier des drôles si je faisais la
moindre des choses, fût-ce un simple nutuspour l’aider à glisser hors de
son siège.
Mais enfin, si les événements tournaient contre lui, comme il y a ap-
parence, s’il était forcé de donner sa démission ou même simplement de
quitter le ressort…
Je vous rappellerais notre vieille amitié dans un billet courtois et bien
senti, en vous disant : « Cher maître, l’heure est venue. Vous qui êtes sur
les lieux, donnez-moi un coup d’épaule. »
XII.0.71 N° 59
(Écrite et signée par Mˡˡᵉ Agathe Desrosiers.)
À mademoiselle Maria Mignet, aux bains de mer d’Étretat (Seine-
inférieure).
Yvetot, le 24 août 1865.
Ma chère Mariquita,
Je vous remercie bien des détails que vous me donnez sur ce paradis
aquatique dont vous devez être le plus joli ange. Je vous vois d’ici sur votre
210
Le dernier vivant I Chapitre XII
grève, avec votre capot rouge et votre lorgnon pince-nez, posé à la crâne
– sur l’oreille. Les Parisiens doivent en devenir fous et les Parisiennes en
mourir de rage.
Figurez-vous que M. Pivert, le substitut précieux qui vous déplaît
parce qu’il s’appelle Amyntas, de son petit nom, nous répète tous les
soirs à la promenade qu’Étretat n’est qu’un petit tas de macadam, pris
entre deux pierres percées.
Vous allez le détester bien davantage.
Il dit que la grève, ou plutôt le galet a été jeté là, après avoir servi
pendant des siècles à l’Opéra-Comique.
Il ajoute que le Casino est une masure et qu’on est obligé de mettre
des sabots pour descendre se baigner.
Enfin, selon lui, faut écrire à Paris quand on veut manger des crevettes
fraîches.
Quant à la société, le même précieux M. Pivert (Amyntas) affirme
qu’elle est poivre et sel, moitié biches,moitié bonnetières.
Quelle mauvaise langue ! Il n’est pas sot. J’aime bien mieux vous
croire, ma chère, puisque vous avez dansé avec un duc.
Mais pour mon compte, si j’avais à me baigner, je préférerais Trou-
ville. Au moins, les journaux publient le nom des ducs qui y dansent.
Nous avons dansé aussi dans notre humble Yvetot, si désert et si terne,
depuis que vous autres élégantes l’avez abandonné. Il y a eu un, deux, trois
bals pour le mariage de Dorothée. Je ne vous parlerai que du troisième,
donné par la vicomtesse.
C’était tout uniment superbe : orchestre complet, tous les orangers
dans l’escalier, on avait loué jusqu’à des lustres. Et des glaces à gogo ! j’en
avais le cœur affadi.
Quand on en mange trop, ce n’est plus bon du tout.
Dorothée avait l’air d’une corbeille. La toilette ne lui va pas.
Son mari n’est pas trop mal pour un blond fade, mais il a les oreilles
désourlées.
Sidonie était en rose passé, avec son matelas de cheveux crépus. Elle
est plus longue que jamais. Elle faisait horreur. M. Pivert a dit qu’elle avait
l’air d’un peuplier qui a un nid de pie. Il est méchant.
211
Le dernier vivant I Chapitre XII
212
Le dernier vivant I Chapitre XII
Faut-il vous aider un peu ? soit. Quand vous vous êtes envolée, la mère
du plus beau des juges à marier avait déjà tourné casaque à vous, à moi et
à l’interminable Sidonie. Célestine, qui était chargée de me monter l’ima-
gination, avait fui comme une ombre, la romanesque Julie, qui avait mis-
sion de vous enflammer, était rentrée dans son nuage. Tous les efforts de
la famille s’étaient tournés contre l’opulente Olympe.
Sous quel prétexte ? D’où leur venait l’espoir d’escalader cette cime
avec leurs courtes jambes ? Était-ce tout simplement la folie particulière
aux mamans enragées ?
Non. Il y avait folie, mais ce n’était pas dans la maison Thibaut. La
maison Thibaut a trop grand faim et trop grand soif pour être folle. La
folie était chez cette femme, qui est la plus riche du pays, sans conteste,
et qui attend, par-dessus le marché un héritage comme il n’y en a pas
ailleurs que dans les contes de fées.
Celle-là qui pourrait prétendre à je ne sais quoi et se faire faire un mari
sur commande s’est amourachée de qui ? Du nigaud dont nous n’avons
pas voulu, vous ni moi, chérie ; elle nourrit, selon le bruit public, depuis
sa première communion, une passion mystérieuse et irrésistible pour ce
dadais de Lucien.
Voilà ce que vous pouviez savoir comme moi.
Mais ce que vous ignorez probablement, c’est que pendant cela, le
dadais nourrissait de son côté, sans faire semblant de rien, une passion
irrésistible et mystérieuse pour une petite personne que maman Thibaut
appelait franchement « une coquine, fille de coquin et de coquine ».
C’était sa phrase. Vous savez qu’elle a le parler gras.
Vous étiez au fait ? Bon ! Je ne me déconcerte pas pour si peu. Il m’en
reste assez à vous apprendre. Vous allez voir qu’une lettre d’Yvetot peut
être aussi bourrée d’événements qu’un courrier d’Étretat.
Patience ! Je suis certaine au moins que vous étiez partie bien avant
les cancans qui coururent touchant le séjour de la petite coquine dans la
propre maison du sage Lucien, où demeuraient justement alors sa mère
et ses sœurs.
Vous dressez l’oreille, pour le coup ? Cela fit un scandale pitoyable.
Un magistrat ! chez lui ! Moi, d’abord, je ne voulais pas y croire.
En ville, c’est déjà bien honnête, mais chez soi, ma chère, chez soi !
213
Le dernier vivant I Chapitre XII
Eh bien ! c’était vrai ! allez donc donner le bon Dieu sans confession
à ces saints-n’y-touche ! Il lui avait fait un dodo devinez où ? Dans son
cabinet de toilette.
M. Pivert a vu le dodo.
Soyez juste, on ne devine pas des inconvenances pareilles, d’autant
mieux qu’une belle après-midi toute la ville sut que M. Lucien Thibaut
s’était rendu en habit noir et en cravate blanche à l’hôtel de Chambray,
où il resta deux heures d’horloge, plutôt plus que moins. – Et les trois
dames Thibaut l’attendaient dans la rue.
Il aurait fallu avoir tué père et mère, n’est-ce pas, pour ne pas conclure
de là que M. Lucien, cédant aux larmes de sa famille, et pour se faire par-
donner ses récents déportements, avait enfin demandé la main de l’amou-
reuse Olympe.
Ma foi, pendant vingt-quatre heures, la ville d’Yvetot, un peu à court
de potins (c’est le mot nouveau de cette année, M. Pivert l’a rapporté de
Paris) se raconta cette anecdote à elle-même.
On en parla à tous les étages de toutes les maisons, et le dodo de la
petite coquine fut relégué au rang des fables…
Mais huit jours après, la nouvelle amie et cousine de Mᵐᵉ la marquise
faisait son entrée à l’hôtel de Chambray, ma chère !
Ma chère, une entrée solennelle ! ! !
Et puis ?… Pourquoi ces trois points d’exclamation ?
Voilà. J’ajoute un mot et vous sautez au plafond :
La nouvelle amie et cousine de Mᵐᵉ la marquise s’appelle Jeanne Péry.
Comprenez-vous ? La demoiselle au dodo, la petite coquine, fille de
coquin et de coquine,selon l’évangile de Mᵐᵉ Thibaut ?
Attention à retomber sur vos chers petits pieds, Mariquita, ma belle,
en revenant du plafond ! Est-ce assez drôlet ? N’aurais-je pas pu en mettre
six au lieu de trois, des points d’exclamation ?
Mais ce n’est rien encore. Nous sommes chez Nicolet.
Cette Mˡˡᵉ Jeanne, tombant des nues, ou du second étage de la maison
Thibaut chez sa cousine, pensez-vous qu’elle y soit en visite ? Erreur. La
demoiselle Jeanne est installée à chaux et à sable ; elle ne s’en ira jamais,
jamais, jamais.
C’est un pacte, une société, quelque chose comme une adoption.
214
Le dernier vivant I Chapitre XII
Mᵐᵉ la marquise est la maman, Mˡˡᵉ Jeanne est le bijou de fille unique.
On s’adore, on ne se quitte pas d’un instant, et il y a déjà dans la tenue
de la superbe Olympe une petite idée de cette majesté, de cette résigna-
tion aussi, – et même de cette mauvaise humeur qui distingue certaines
physionomies de mamans.
Les mamans qui regrettent.
Enfin, je vais écrire un mot qui sera le point sur l’i.
Madame la marquise ne danse plus.
Elle regarde danser Mˡˡᵉ Jeanne.
Qui danse avec M. Lucien !
Ouf ! maintenant, je vais me relire, car j’ai peur d’avoir raté mon effet,
comme dit M. Pivert. Il n’a pas toujours très bon ton.
Et figurez-vous qu’il est aux cent coups, ces jours-ci. Le parquet de Pa-
ris l’accable de besogne. C’est au point qu’il n’a pas encore vu la fameuse
cousine et amie. Il en sèche…
J’ai relu, Mariquita. Je ne suis pas mécontente de ma chronique. Seule-
ment, elle demande à être complétée.
Voilà un grand mois que tout cela dure. Mˡˡᵉ Jeanne règne et gouverne
à l’hôtel de Chambray où M. Lucien Thibaut lui fait la cour ostensible-
ment, officiellement, au su et vu de toute la ville, avec l’approbation des
autorités et de maman Thibaut qui ne l’appelle plus coquine.
On a vu des marquises de cinquante ans qui prenaient chez elle des
héritières. Ça sert de chaufferette.
Mais une marquise de vingt-huit ans ! mais la belle des belles, Olympe
de Chambray ! s’embarrasser d’un semblable outil ! Réchauffer dans son
giron une petite couleuvre qui hérite d’elle dès maintenant, qui lui prend
tout – entre vifs, – tout ! même son grand bêta de Lucien ! Dame !…
Ma chère, il y a quelque chose là-dessous.
Le côté gai, ce sont les trois Thibaudes.
Les premiers jours, elles ne savaient pas du tout si c’était du lard ou
du cochon. Elles flairaient au vent, étonnées, déroutées et très froides.
Mais cela a changé lestement. Mᵐᵉ la marquise a imposé son amie et
cousine, et peu à peu, la maman, les deux sœurs, tout l’élément Thibaut
enfin, a fait avec ensemble un quart de conversion.
215
Le dernier vivant I Chapitre XII
C’est réglé désormais, Mˡˡᵉ Jeanne est l’idole. Mère Thibaut, Célestine
Thibaut, Julie Thibaut, la caressent, l’adorent comme elles caressaient,
comme elles adoraient autrefois la marquise elle-même.
Celle-ci s’est enfoncée d’un cran.
Tout le monde s’y prête, elle la première !
Vous seriez battue comme plâtre si vous parliez dodo ou coquine de-
vant ces dames. Jour de Dieu ! maman Thibaut vous laisserait plutôt tu-
toyer Olympe elle-même !
Vous croyez que j’exagère ? Vous ne les connaissez pas, ces Thibaut !
la bonne dame a déjà levé le pied à moitié hauteur de son ancien fétiche.
Fiez-vous à elle, son pied fera le reste du chemin et passera par-dessus la
tête de l’idole démissionnaire.
Et, en définitive, Mariquita, pourquoi Mᵐᵉ la marquise se laisse-t-elle
faire ? moi, j’ai déjà jeté vingt fois ma langue aux chiens. Nous ne sommes
pas dans le pays des Mille et une nuits.Chez nous, ce qui est a sa raison
d’être.
On s’y perd, surtout ceux qui connaissaient, comme nous, l’ancien
caractère d’Olympe.
Cette petite Jeanne a-t-elle de la corde de pendu ? Ou bien la conscience
de Mᵐᵉ la marquise ?… hein ?
M. Pivert ne veut pas donner son avis là-dessus.
Il n’est pas content, ce pauvre précieux substitut. Le parfait Lucien
branlait dans le manche. Le dodo semblait devoir l’achever et M. Pivert
espérait sa place. Peut-être même qu’il l’avait demandée.
Mais maintenant, voilà que tout est régularisé. On parle très sérieu-
sement de la noce, et Mᵐᵉ la marquise doit faire des avantages au contrat.
Ce n’est pas avoir de la chance, j’entends pour ce pauvre Pivert.
Cherchez donc un peu, chère Mariquita, vous qui avez tant d’esprit
pour deviner les rébus. Moi, de mon côté, je vous promets de me creuser
la cervelle. S’il y avait un drame !…
Celle qui trouvera la première instruira l’autre. Je vous tiendrai au
courant des événements.
Tous mes respects à M. le duc. À vous du meilleur de mon cœur.
P. S. –Est-ce qu’on meurt de bonheur ? Le dadais garde la chambre.
Les actions Pivert remontent.
216
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.72 N° 60
(Écrite et signée par Olympe de Chambray.)
29 août.
À M. L. ibaut.
J’apprends avec plaisir que le docteur vous a permis de vous lever
demain.
Je vous envoie une lettre de notre Jeanne. La chère enfant ne pouvant
plus vous voir a voulu vous écrire.
Êtes-vous content, Lucien ? J’ai fait de mon mieux.
S’il n’y a pas d’indiscrétion, je voudrais voir le passage de la lettre de
Jeanne où elle vous parle de moi. Je pense qu’elle doit vous parler de moi.
Ce n’est pas par curiosité. J’ai besoin de récompense.
XII.0.73 N° 60 bis
Incluse dans la précédente. – Écrite et signée par Jeanne Péry. (Même
date et même adresse.)
Cher Lucien,
Je suis si heureuse qu’il me vient des terreurs. Tout m’effraie. Quand
j’ai appris, avant-hier, que vous étiez souffrant et alité, une crainte égoïste
m’a saisie. Je me suis dit : Si j’allais rester seule !
C’est que je ne comprends rien à mon bonheur. Il y a des moments où
je n’y crois pas, Olympe est pour moi plus qu’une sœur. Il me semble que
ma mère elle-même ne m’entourait pas de si exquises tendresses.
J’avais été élevée à penser qu’elle nous méprisait pour notre infortune.
Comme c’était injuste ! Combien pauvre maman se trompait ! Oh ! si elle
l’avait mieux connue, l’aurait-elle assez aimée !
Lucien, nous serions bien ingrats si nous ne lui donnions pas la pre-
mière place dans notre cœur.
Mais qu’a-t-elle donc à tant souffrir, le savez-vous ? Hier, je l’ai trou-
vée au jardin. C’était dans un endroit obscur et solitaire. Elle ne pouvait
s’attendre à m’y rencontrer. Elle était assise sur un banc, elle avait la tête
entre ses mains. Ce que je voyais de son visage me laissait dans le doute
et je n’aurais pas pu dire si elle était courroucée ou désespérée.
217
Le dernier vivant I Chapitre XII
Au bruit de mes pas, elle a retiré ses mains et j’ai vu qu’elle avait
pleuré.
Elle a voulu sourire et me dire que j’étais folle, mais j’en suis bien sûre,
Lucien, ses pauvres beaux grands yeux étaient rouges de larmes.
Elle ! Olympe ! la marquise de Chambray ! si belle ! si noble ! si enviée !
pleurer !
Que je voudrais avoir le moyen de guérir sa peine ! Savez-vous qui
cause son chagrin ? Il ne se peut pas qu’elle ait des ennemis.
Nous parlons de vous sans cesse, elle sait qu’aucun autre sujet ne me
plaît. Dimanche, elle me disait : « Je l’aime à cause de vous. »
Est ce vrai ? Non. Elle veut dire peut-être qu’elle vous aime encore
davantage ; car elle vous aimait auparavant, puisqu’elle vous connaissait
bien avant de me connaître.
Quelquefois aussi, elle amène la conversation sur ma mère. Elle
m’écoute parler de ma chère morte.
Je l’aime tous les jours davantage. Je souffre à la voir triste, triste
jusqu’au découragement. Et que puis-je pour la consoler, ne connaissant
point son mal ?
L’idée m’est venue que peut-être elle aime. Mais, en ce cas, serait-il
possible qu’elle ne fût point aimée ?
Lucien, mon Lucien, guérissez-vous bien vite et ne restez pas éloigné
de moi. Dès que je ne vous vois plus, je crois faire un rêve. Est-ce bien
croyable, en effet, Lucien ? Vais-je être votre femme ?
Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Mais que d’obstacles
il y avait entre nous ! Pauvre maman qui vous aimait pourtant presque
aussi bien que moi, me défendait toujours d’espérer. Nous voit-elle, Lu-
cien ?
Si elle nous voit, elle doit être heureuse.
Elle nous voit. Il me semble que je l’entends prier longtemps et ar-
demment pour Olympe.
Oh ! priez, mère chérie, portez votre prière jusqu’aux pieds de Dieu.
J’ai beau regarder en arrière, je ne vois qu’Olympe qui m’ait été secou-
rable. Priez, ma mère, payez la dette de votre fille !
C’est si vrai, Lucien ! Sans elle, nous serions encore tout au fond de
notre misère.
218
Le dernier vivant I Chapitre XII
Aussi, dès que je suis seule, une foule de questions se posent au-
dedans de moi-même. La nuit, je les écoute comme des refrains :
Comment ai-je pu mériter de sa part cet intérêt si subit et si profond ?
Cette amitié précieuse qui me relève à mes propres yeux et surtout aux
yeux des autres ? Pourquoi ai-je souffert si longtemps loin d’elle ? Pour-
quoi est-elle venue si soudainement à mon secours ?
Je vous ai interrogé déjà bien des fois, jamais vous ne m’avez répondu.
Je croyais lire pourtant dans vos yeux que vous auriez pu me ré-
pondre…
Mais je cause, je cause et j’oublie le principal objet de ma lettre. Hier,
votre chère maman est venue me voir avec vos sœurs.
Je dis me voir, car c’est moiqu’elles ont demandée.
Cela a fait sourire Olympe, qui n’en a témoigné aucun déplaisir.
Moi, j’en ai été un peu blessée.
Votre bonne mère a été charmante, oh ! charmante. Et vos sœurs,
donc ! moi qui avais tant souhaité avoir une amie ; m’en voici deux. Et
quelles amies ! Les sœurs de mon Lucien – messœurs !
Je vous le dis encore : je suis trop heureuse, cela m’épouvante. Je vou-
drais un petit chagrin pour désarmer la destinée, mais j’ai beau faire, de
quelque côté que je retourne mon regard, partout, partout du bonheur !
À bientôt, mon Lucien. Demain, n’est-ce pas ?
Note de Geoffroy. –Cette lettre avait été lue et relue mille fois. Elle était
presque effacée par les larmes.
Elle portait, au bas, cette mention de la main de Lucien : « Communi-
quée à Olympe selon son désir. »
Et en marge, également de l’écriture de Lucien, mais plus récente,
cette autre mention : « Geoffroy est prié d’en avoir bien soin. J’ai eu de la
peine à m’en séparer. »
XII.0.74 N° 61
(Écriture de la marquise. Sans date ni adresse.)
Je vous renvoie la jolie chère lettre de notre Jeanne. Merci, je suis
récompensée, mais prenez garde à sa curiosité d’enfant.
219
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.75 N° 62
(Écriture inconnue.)
Paris, 29 août 65.
À monsieur L. ibaut, juge, etc.
En envoyant un bon de dix louis sur la poste à l’adresse indiquée, M.
L. Thibaut recevra par le retour du courrier un renseignement qui vaut
pour lui plus de dix mille francs.
M. J.-B. Martroy, rentier, poste restante, à Paris.
XII.0.76 N° 63
(Écrite et signée par Mᵐᵉ veuve Thibaut.)
29 août 1865.
Mademoiselle Jeanne Péry de Marannes, à l’hôtel de Chambray en ville.
Quelle chère petite enchanteresse êtes-vous donc, mademoiselle, pour
m’avoir retournée comme cela, comme un gant ? C’est que je ne passe
pas pour être trop facile à retourner, au moins ! Feu M. Thibaut m’appelait
bien souvent entêtée. Et demandez à notre Lucien – car il est à nous deux,
maintenant, bien plus à vous qu’à moi, – il vous dira si j’ai mon idée dans
ma poche.
Ça se comprend. Quand on est restée veuve de bonne heure avec trois
enfants, une position à soutenir et pas plus de rentes qu’il ne faut, on
apprend à se défendre. Ah ! mais oui, ma pauvre belle, j’ai été à rude école
après le décès du papa ! Mais ce n’est pas tout ça que je veux vous dire :
nous sommes folles de vous, j’entends moi, Célestine et Julie, mais folles !
Voilà le mot lâché, faites-en ce que vous voudrez ; je suis prête à en
témoigner même en justice.
On s’instruit à tout âge, vous le savez, et la preuve c’est que j’avais
d’affreux préjugés contre vous. Je suis si impressionnable ! Je ne dis pas
une pincée de préjugés, non, ni même une poignée, mais un plein panier.
Ils m’en avaient dit, ah ! ils m’en avaient dit sur votre papa, sur votre
maman, sur vous, est-ce que je sais, moi ? la société est si mauvaise
langue ! Quant au papa et à la maman, le malheur est qu’on ne peut plus
220
Le dernier vivant I Chapitre XII
les fréquenter pour les mieux connaître. Je parie qu’il en faut bien ra-
battre ! un quart, un tiers ? Bah ! la moitié, même les trois-quarts, et, peut-
être le tout. La société… tiens ! J’allais redire que la société est si mauvaise
langue !
Mais, pour ce qui est de vous, ma petite, je mets ma main au feu qu’il
n’y a pas un mot de vrai dans tous ces cancans. Pas un traître mot ! Si
ça avait été vrai, est-ce que mon garçon aurait couché dans le jardin, à
la fraîche, quand vous étiez dans le cabinet de toilette, pour ne pas vous
effaroucher la pudeur ? Il faut qu’une jeune personne inspire bien de la
considération pour qu’on risque ainsi des rhumatismes, sans parler des
catarrhes et fluxions de poitrine. Il l’a délicate.
J’ai dit tout de suite : on ne fait pas de ces choses-là pour la pre-
mière venue. Et ces demoiselles aussi : j’entends Célestine et Julie. Et puis
d’ailleurs, vos manières ! Les manières, moi, c’est mon thermomètre pour
savoir le temps qu’il fait sous la camisole d’une jeunesse. Je suis gaie. Je
ne pèse pas mes mots chez l’épicier en passant. Avec des manières comme
vous, pas d’inquiétude pour la conduite !
Je le disais aux minettes, j’entends Célestine et Julie : ces manières-là
ça donnerait envie d’avoir un petit vicomte à lui offrir. Je ne plaisante pas,
je le disais. Mais les vicomtes ne valent pas mieux que les autres, et nous
sommes de la bonne bourgeoisie.
De la vraie, de la vieille. Si nous n’avons pas été aux croisades, c’est
que nous étions libéraux un petit brin déjà dans ce temps-là. Pas des
rouges, mais le drapeau de Voltaire et Louis-Philippe.
Voilà l’authenticité : les Thibaut étaient échevins de Lillebonne sous
Duguesclin. Mon mari en avait vu les titres chez son grand-père ; mal-
heureusement, la Révolution a tout brûlé sous la Terreur.
Je suis, de mon côté, une Pervenchois, de Bléré, près Tours, le jardin de
la France : j’entends la Touraine. Pourquoi M. Thibaut avait été se marier
si loin, c’est que la magistrature voyage et que je lui avais donné dans
l’œil.
D’ailleurs, le garçon est juge. De là à conseiller il n’y a que le saut
d’une puce. Et alors, on est décoré aussi forcément que si on en avait ap-
porté la maladie en naissant. Ça vaudra bien la situation de vos comtesses
et marquises au tas. Quoique je ne méprise pas la noblesse.
221
Le dernier vivant I Chapitre XII
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Le dernier vivant I Chapitre XII
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.77 N° 63 bis
(Mot de mademoiselle Célestine.)
Ma chère… Écrirai-je sœur ?
C’est mon vœu le plus doux. Je n’ai jamais éprouvé pour personne
une si tendre sympathie. Je vous brode un tour de cou, et je vous aime.
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.78 N° 63 ter
(Mot de mademoiselle Julie.)
Ma chère sœur,
Moi, je l’écris tout couramment parce que je le souhaite ardemment.
Si mon frère bien-aimé eût donné son cœur à telle jeune personne que je
pourrais nommer, quel deuil pour mon âme ! mais il a choisi celle vers qui
d’avance toute ma tendresse s’élançait. Ô Jeanne, soyez la plus heureuse
des femmes comme vous étiez la plus jolie, la plus suave des jeunes filles !
Je vous fais des manches au crochet. Il ne me reste que la place d’un baiser,
je l’y dépose.
XII.0.79 N° 64
(Anonyme. – Écriture inconnue. Sans date.)
À monsieur Thibaut,
Vous êtes bien près du précipice, allez-vous y tomber ? Ce ne sera pas
faute d’avoir été averti.
Une dernière fois, prenez garde.Ce mariage sera votre perte.
Il est temps encore.
Ne vous plongez pas vous-même au fond d’un horrible malheur.
XII.0.80 N° 65
(Anonyme. – Écriture de copiste.)
Paris, 29 août.
À M. L. ibaut, juge, etc., etc.
Mon prince, veillez au gain ! Je ne m’appartiens pas, j’appartiens au
nourrissagede l’affaire.
L’engraissage de l’affaire exige que je vous tourne casaque pour aller
un peu du côté de la dame de pique.
C’est une gaillarde, mylord, et vous avez mis un jour votre pied sur sa
gorge. Veillez au grain !
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.81 N° 66
(Écriture de Lucien Thibaut.)
5 septembre 1865.
À Geoffroy.
Je devrais écrire plutôt « à moi-même », car c’est à moi que je parle.
Je me marie demain. C’est demain que je serai le plus heureux des
hommes. Dire comment je l’aime est impossible. Jamais femme ne fut
adorée ainsi. Je crois qu’elle m’aime également du plus profond de son
cœur. Elle a peur, et moi je tremble.
Nous sommes fous. À moins que l’excès de la félicité ne ressemble à
la souffrance.
Olympe est là, devenant tous les jours plus pâle. Ses yeux ont éton-
namment grandi. Elle est belle à inspirer de la terreur.
Ma mère… quelle étrange chose ! peut-on être à la fois bon et mé-
chant ? ma mère a écrit à Jeanne une lettre qui l’a troublée. Jeanne me
l’a communiquée. Elle ne me cache rien. En lisant cette lettre, j’avais le
rouge au front.
Qu’est-ce que Jeanne doit penser de ma mère ?
Mais voilà ce qui me frappe le plus dans cette lettre :
Ma mère semble avoir entrevu quelque chose de la situation où nous
sommes vis-à-vis l’un de l’autre, Olympe et moi.
Comment ? Je n’en sais rien et ne puis le savoir. Ma mère a l’air de
connaître, à tout le moins vaguement, l’oppression que je fais peser sur
Olympe.
Elle était l’esclave d’Olympe. Le mois dernier encore, il n’y avait pour
elle qu’Olympe. Maintenant tout cela est changé du blanc au noir. Elle
abandonne Olympe ouvertement, cruellement, Olympe vaincue ne lui
inspire ni sympathie ni pitié.
Pour un peu, elle l’accablerait.
Loin de s’étonner des bontés peut-être excessives qu’Olympe té-
moigne à Jeanne, ma mère trouve qu’il en faudrait davantage. Elle est
insatiable et impitoyable. Elle ne s’en cache pas, elle s’en vante.
Hier, c’était la signature du contrat. Olympe, accomplissant à la lettre,
ou plutôt bien au-delà de la lettre les conditions dictées par moi dans notre
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Le dernier vivant I Chapitre XII
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Le dernier vivant I Chapitre XII
Et vous aussi, Geoffroy, je vous ai vu. Vous êtes venu dans mon rêve. Je
vous ai reconnu d’abord souriant et heureux, comme vous vous présentez
toujours à ma pensée. – Mais bientôt vos traits se sont rembrunis et vous
vous éloigniez de moi avec une méprisante compassion.
J’avais beau vous crier : « Tout cela n’est qu’une feinte ! » Je vivrai
avec mon traitement comme devant. Nous ne garderons pas une parcelle
du bien d’Olympe…
Vous ne m’écoutiez pas !
Mes mains jointes se tendaient vers vous ; je disais encore : « Il fallait
bien arracher le consentement de ma mère… »
Votre dédaigneux silence m’écrasait…
Oh ! Geoffroy, il y a un mot dégradant que nous connaissons bien,
nous autres magistrats, et qui désigne au palais le plus lâche des crimes.
Dans mon rêve des voix murmuraient ce mot ignominieux autour de
mon oreille.
Faut-il le prononcer ?… Chantage…Moi ! un juge !
Et de quel droit ai-je pesé sur cette femme ? Tous les malheurs sont-ils
donc criminels ? Cette femme a un secret qui n’est peut-être pas coupable.
Il y a des infortunes que l’on cache. Les lépreux marchaient sous un voile.
Et je suis venu vers elle qui a joué avec moi enfant, qui m’a aimé
jeune fille, qui, femme, m’aime encore et davantage, je suis venu – j’ai
posé mon doigt sur son malheur, sensible comme une plaie, j’ai appuyé
– j’ai appuyé sans précaution ni mesure, comme les bourreaux du temps
passé donnaient la question à leurs victimes, jusqu’à ce qu’elle m’ait dit :
« Je suis vaincue ! Ce que vous exigez, je le ferai ! »
Geoffroy, aurais-je donc mieux fait de laisser mourir ma pauvre petite
Jeanne ?… car elle se mourait, croyez-moi, lentement et misérablement.
Si vous pouviez la voir relevée, rafraîchie, ressuscitée, on peut le dire,
comme une fleur expirante à qui le Ciel a versé une goutte de sa rosée !
Elle est joyeuse, elle est heureuse, malgré les pressentiments qui
rôdent autour d’elle et qu’elle traite de chimères.
Seigneur mon Dieu ! s’il faut un châtiment, qu’il soit pour moi, pour
moi tout seul !
Elle n’a rien fait, elle n’a rien su, mon Dieu ! Mon Dieu ! elle est l’in-
nocence même…
228
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.82 N° 67
(Écrite et signée par Mˡˡᵉ Maria Mignet.)
Étretat, 5 septembre 1867.
À mademoiselle Agathe Desrosiers, à Yvetot.
229
Le dernier vivant I Chapitre XII
Ma chère Guéguette,
J’ai supérieurement bien compris vos adorables plaisanteries sachant
par cœur, depuis le couvent, les fables de La Fontaine, et entre autres le
Renard et les raisins.
Étretat est trop vert, bonne petite, voilà tout.
Je me sens incapable de vous exprimer à quel point je déteste votre
précieux substitut. Il s’appelle Pivert : Dieu m’a vengée.
Il n’y a rien de grandiose au monde comme les deux portes, percées
par la tempête dans les falaises d’Étretat. Honni soit qui mal y pense : la
société y est charmante. Pas un seul Pivert ; c’est à peine si on y trouve
trois ou quatre journalistes, dont un est mon duc, je dois bien l’avouer.
C’est un duc littéraire de la Revue des Deux-Mondes.Il a cinq ou six
oncles à l’Académie française, trois au sénat et un à la Caisse d’épargne,
– directeur.
Il ne ressemble en rien à un substitut, espionnant ses collègues pour
passer juge.
Vous trouvez-vous suffisamment payée de votre grève en macadam et
des crevettes pêchées chez Chevet ? Moi, cela m’enchante de vous battre
sur le dos du Pivert.
Quant aux biches,mademoiselle Agathe, il y a des mots que vous
connaissez et que j’ignore. Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire.
Passons à des sujets plus décents, s’il vous plaît.
Tous mes compliments, chère amie, mais cette fois de bon cœur : votre
histoire du beau Thibaut, de Mᵐᵉ la marquise de Chambray et de Mˡˡᵉ
Jeanne Péry est intéressante au suprême degré. Je l’ai lue d’un bout à
l’autre à ces dames, et M. le duc a voulu l’entendre.
Il a applaudi des deux mains. Vous voilà en pied à la Revue,si vous
voulez.
Le fait est que vous racontez de main de maître. À l’unanimité, Étretat
vous a pardonné Pivert et vos impertinences.
C’est un succès. J’attendais impatiemment de nouveaux détails, car il
est impossible que le drame n’ait point marché depuis le temps.
Sont-ils mariés ? La magnifique Olympe a-t-elle piqué une tête dans
un monastère ? Piquer une tête n’est pas de mauvais ton ici, à cause des
bains de mer.
230
Le dernier vivant I Chapitre XII
Je parie que Mˡˡᵉ Célestine et Mˡˡᵉ Julie ont écrit à la petite les deux
fameuses lettres qui commencent l’une par : « Ma chère… oserai-je tracer
le mot sœur ? » Et la seconde par : « Ma chère sœur, moi, j’écris le mot
couramment, parce que je désire la chose ardemment. »
Quelle jolie paire de pestes ! quand je pense qu’elles ont failli nous
monter la tête à toutes les deux – et à toutes deux ensemble encore !
Mais comme les choses se rencontrent, ma chère ! Pendant que j’at-
tendais ici la suite de l’histoire au prochain numéro, l’histoire elle-même
arrivait en tilbury à Étretat, ou du moins un aboutissant de l’histoire.
Si vous n’aviez pas été franche comme l’or avec moi, au sujet des
ruses, mines et souterrains de l’ambitieux Amyntas, je vous aurais tout
uniment foudroyée.
Figurez-vous que nous avons à Étretat un ami, ou plutôt un protec-
teur du cher substitut, si soigneux de son petit avenir, un Parisien, juge
d’instruction, je crois, M. Cressonneau aîné.
Ce M. Cressonneau qui n’est pas trop mal appartient à la jeune école
judiciaire. Il protège les arts, et s’empresse beaucoup autour de M. le duc,
à cause de la revue.La revue,en effet, peut être utile à sa santé (il a pris va-
cance pour sa santé) qui s’appelle Mˡˡᵉ Spiegelmeyer, première chanteuse
du théâtre royal de quelque part.
C’est une jolie blonde, très bien élevée, qui ne fume pas devant le
monde. Elle voudrait un engagement au grand Opéra de Paris.
Vous concevez que M. Cressonneau traite le Pivert terriblement par-
dessous la jambe, mais il a l’air de lui vouloir du bien au fond. Il dit
qu’Amyntas n’est pas plus bête qu’un autre idiot de sa force.
Il ne sait rien, bien entendu, des aventures de Mˡˡᵉ Jeanne dans le ca-
binet de toilette ni à l’hôtel de Chambray, mais il nous a parlé en grand
détail de l’autre affaire : celle pour laquelle le parquet de Paris s’était mis
en rapport avec le parquet d’Yvetot.
Ma chère, voilà un drame ! C’est à faire dresser les cheveux ! N’en-
voyez jamais vos garçons étudier le droit ou la médecine à Paris, si vous
en avez dans vingt ans d’ici. C’est trop dangereux. Quelle ville abomi-
nable !
Vous souvenez-vous de ce beau danseur dont on disait qu’il avait les
mines du Pérou en expectative, M. Albert de Rochecotte ? Vous n’avez pu
231
Le dernier vivant I Chapitre XII
l’oublier, il vous trouvait jolie. Il vint, la dernière fois, passer quinze jours
justement chez Olympe. Il cousinait avec elle.
Que son exemple lamentable serve de leçon à tous les messieurs qui
n’ont pas honte de fréquenter des couturières !
Oh ! Guéguette, ma bonne petite, j’essaye de plaisanter, mais ma main
tremble. Il a été assassiné, chez un traiteur, en dînant, assassiné avec une
paire de ciseaux ! Ça va faire une cause célèbre.
Dire que nos frères et nos… oserais-je écrire fiancés (style Célestine
Thibaut) ne rougissent pas de se promener et même de prendre leur nour-
riture en cabinet particulier avec ces petites guenons-là ! Quel goût ! Les
hommes sont vraiment trop pervers !
L’histoire de M. de Rochecotte en corrigera-t-elle au moins quelques-
uns ? On devrait lui donner une énorme publicité dans l’intérêt des fa-
milles.
Il paraît que dans tout cela l’ambitieux Pivert n’avait pas montré un
coup d’œil comparable à celui du lynx. On avait eu le tort de lui donner
une mission de confiance et il n’a fait que des sottises.
M. Cressonneau dit que l’instruction a marché sans lui, malgré lui,
car cette horreur de fille est cachée quelque part chez vous, on en est à
peu près certain maintenant, et ce Pivert avait affirmé dans sa réponse
au parquet de Paris qu’aucune jeune personne, ni à Yvetot, ni dans les
environs, ne répondait au signalement envoyé.
C’était même mieux qu’un signalement, c’était une photographie de
Nadar.
Sans s’expliquer catégoriquement, car les juges doivent garder une
grande réserve dans ces sortes d’affaires, M. Cressonneau nous a laissé
entrevoir que l’instruction était mûre, et que, sous peu, notre ville d’Yve-
tot serait témoin de l’arrestation de cette épouvantable créature.
Ainsi, my dear,vous allez encore avoir une histoire à raconter.
Vous avez raison de le dire : ce n’est vraiment plus la peine de courir
le monde pour se procurer des émotions, puisque le hasard vous les sert
à domicile.
En grâce, chérie, écrivez-moi, dès qu’il y aura la moindre des choses.
Tenez-moi surtout au courant de l’arrestation de Mˡˡᵉ Fanchette (c’est le
vrai nom de la tigresse qui se cacherait chez vous, dit-on, sous une autre
232
Le dernier vivant I Chapitre XII
étiquette).
Peut-être que vous la connaissez. Elle vous aura peut-être taillé un
corsage ou donné de l’eau bénite à l’église. Non, tenez, ça fait frémir !
Et ne lâchez pas pour cela le drame Thibaut-Péry. La tournure que
prend là-dedans l’incomparable Olympe est tout à fait incompréhensible.
Est-ce qu’elle se serait aussi servie de ses ciseaux, une fois ou l’autre ?
Lucien est juge. Ces messieurs savent tant de choses !
Écrivez-moi beaucoup, beaucoup, sans négliger de bien danser à la
noce. Un mot bien senti sur les toilettes qu’il y aura, s’il vous plaît.
P. S. –On m’apprend à l’instant que M. Cressonneau part pour Paris,
mandé par dépêche télégraphique. Ça brûle.
XII.0.83 N° 68
Extrait du journal le Moustique,courrier de la politique, de la littéra-
ture, du commerce, des arts et des tribunaux .
Imprimé. Signé Midas.
… Et voilà pourquoi l’administration française et généralement tous
nos services publics inspirent une pitié pleine d’admiration à l’Europe
entière !
Rien ne va, rien ne se fait. Nos bureaux sont si pleins d’employés in-
utiles qu’on n’y peut plus bouger.
Dès qu’on donne un ordre, vingt messieurs plus ou moins décorés se
mettent en mouvement, non pas du tout pour exécuter cet ordre, mais
pour trouver un moyen administratif de charger l’exécution comme un
paquet sur les épaules d’un collègue.
Ledit collègue, aussitôt chargé, cherche un voisin sur qui déposer son
sac.
Et ainsi de suite.
Je connais, et vous aussi, un homme de lettres qui a faitle mois dernier
quarante-sept employés, dix-neuf bureaux, seize escaliers et onze corri-
dors au ministère des Finances, pour arriver à savoir qu’il ne saurait rien.
Mais, de temps en temps, nos organes officiels prennent la peine d’éle-
ver leur grande voix pour enseigner au monde cet Évangile : c’est à savoir
233
Le dernier vivant I Chapitre XII
que nos administrations sont parfaites, et que tout va pour le mieux dans
le meilleur des gouvernements possibles !
Ces réflexions nous sont suggérées par le mécontentement public
qui commence à se faire jour par rapport aux lenteurs inexplicables de
la justice dans l’instruction du crime du Point-du-Jour : l’affaire des ci-
seaux,comme on la nomme dans le peuple.
Voilà des mois et des mois que cette instruction dure. Au parquet, on
ne paraît pas être beaucoup plus avancé que le premier jour.
Ah ! s’il s’agissait d’un procès de presse ! à la bonne heure !
En Angleterre dont la mode est de blâmer le système judiciaire, il y a
longtemps que ce serait fini, – mais on croirait en vérité que nos magis-
trats prolongent à plaisir l’émotion malsaine résultant de certains drames
criminels.
Cela amuse le tapis ! disent MM. les profonds politiques.
Voulez-vous savoir comment les choses eussent marché en Angle-
terre ? Le coroner aurait fait la constatation du meurtre et l’enquête, ci :
– un jour.
L’intendant de police, fonctionnaire responsable, aurait institué trois
agents, quatre au plus, – responsables aussi – avec charge spéciale de
mettre la main sur l’accusée, ci : – un jour.
Les agents spéciaux se seraient mis en campagne et la prochaine ses-
sion du comté aurait vu le jury en face d’une coupable ou d’une innocente.
Voilà.
Mais c’est que, à Londres, ils n’ont pas ce congrès de vieilles perruques
immorales qui dorment sur leurs sièges et ne s’éveillent que chez Mabile.
Vous souriez ? Il n’y a pas de quoi. Vous doutez ? Allez-y voir. Hier,
chez ledit Mabile, Mˡˡᵉ Freluche parlait vert entre deux simarres en bour-
geois.
C’est que, à Londres, ils n’ont pas cette nuée de petits jurisprudents
au biberon qui cotillonnent l’hiver et buvottent, l’été, les eaux de toutes
les fontaines mal fréquentées.
Les juges restent chez eux, en Angleterre, chez nous, les plages d’Étre-
tat, de Trouville, de Cabourg sont sablées avec l’argent du budget.
En Angleterre, il y a un homme pour une besogne, en France, il y a
une besogne pour cent paresseux.
234
Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.84 N° 69
(Communication du parquet de Paris.)
5 septembre 1865.
À monsieur le procureur impérial près le tribunal de première instance
d’Yvetot.
Monsieur et cher collègue,
J’ai l’honneur de vous recommander très expressément cette affaire,
qui doit être conduite avec énergie, mais aussi avec discrétion et discer-
nement.
C’est la seconde fois qu’elle vient à votre ressort par délégation. Elle
y avait d’abord été confiée à M. le substitut A. Pivert, dont les recherches
n’eurent pas de résultat.
J’ai le regret de vous dire que ce jeune magistrat nous paraît être la
cause du non succès dont les journaux mal pensants abusent aujourd’hui
si cruellement contre nous.
Sa réponse négative à toutes nos questions a, en effet, dérouté nos
recherches, et la mauvaise presse tout entière, trouvant là une occasion
d’assouvir sa haine, a produit un concert d’aboiements contre nous.
La réponse, dis-je, de M. le substitut A. Pivert, a tourné nos efforts
d’un côté où ils devaient être infructueux. Il nous avait affirmé péremp-
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.85 N° 70
(Copie du mandat d’arrêt, décerné, le 4 septembre, par le parquet de
Paris contre la nommée Fanchette Hulot, accusée de meurtre sur la per-
sonne du sieur Albert de Rochecotte.)
XII.0.86 N° 70 bis
Première pièce annexée au mandat.
(Anonyme. Écriture ronde de copiste. Sans date.)
À monsieur Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de
la Seine, chargé de l’instruction dans l’affaire dite des Ciseaux.
Le Moustiquevous a drôlement éreinté, confrère.
J’éprouve un sentiment d’honorable compassion pour vos embarras.
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Le dernier vivant I Chapitre XII
XII.0.87 N° 70 ter
Deuxième pièce annexée.
(Anonyme. – Écriture inconnue. – Sans date.)
À M. le procureur impérial près le tribunal de la Seine.
Monsieur,
Un ami du malheureux jeune homme, assassiné dans un restaurant
du Point-du-Jour, M. Albert de Rochecotte, passant par-dessus la répu-
gnance qu’éprouve tout galant homme à dénoncer un être humain (sur-
tout une jeune et jolie femme) vous fait savoir que la fille Fanchette Hulot,
se trouve présentement à Yvetot, sous un nom qui n’est pas le sien.
Envoyez sur-le-champ quelqu’un qui la connaisse de vue ou qui soit
nanti de son portrait.
Que ce quelqu’un ait de bons yeux, – et qu’il passe tout uniment en re-
vue les personnes qui assisteront au mariage de M. le juge Lucien Thibaut
avec Mˡˡᵉ Jeanne Péry de Marannes.
Ledit mariage est fixé au 6 septembre courant.
Je vous signe mon billet que votre délégué ne sortira pas de l’église
les mains vides.
XII.0.88 N° 71
(Billet écrit et signé par M. Cressonneau aîné.)
Paris, 5 septembre, matin.
M. A. Pivert, à Yvetot.
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XII.0.89 N° 72
(Écrite et signée par Mˡˡᵉ Agathe Desrosiers.)
Yvetot, le 6 septembre 1865.
À mademoiselle Maria Mignet, à Étretat.
Mariquita, ma chère, je tremble comme la feuille. Voyez comme j’écris,
c’est à peine si je peux tenir ma plume.
Oh ! quelle incroyable aventure ! Qui aurait jamais pu s’attendre à
cela !
Nous cherchions le mot du rébus, nous aurions bien pu chercher cent
ans, mille ans aussi, sans le trouver… mais procédons par ordre :
C’est aujourd’hui, aujourd’hui même qu’a eu lieu la noce de M. Thi-
baut et de la cousine et amie.
Peut-on dire d’abord qu’elle a eu lieu ?
Oui et non, ma chère.
Il serait impossible de prétendre qu’elle n’a pas eu lieu, vous allez voir.
Tout Yvetot était sous les armes. L’église était comble, jamais je ne
l’avais vue si pleine, même un jour de Pâques, et ceux qui n’avaient pu
entrer inondaient la place.
Nous autres, nous avions notre banc réservé, mais nous étions bien
forcées d’attendre l’entrée de la noce pour nous glisser derrière elle dans
l’église.
On se battait sur le parvis.
Était-ce sympathie pour les mariés, tout cet empressement ? Nous
n’aimons pas beaucoup les étrangers à Yvetot, et la petite est étrangère.
Quant à M. Thibaut, c’est un garçon si sage ! On ne s’intéresse pas à ceux
qui ont trop bonne conduite. Non, ce n’était pas sympathie.
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À cause des Thibaudes : une bonne averse pour éteindre leurs rayons.
Je cherchais donc. Eh bien ! en conscience, j’aurais fermé les deux
yeux et mis mes poings dessus si j’avais pu prévoir… mais nous arrivons
à la grande surprise !
J’avais remarqué sur la place, tout en furetant pour le compte d’autrui,
un robuste monsieur, étranger au pays, porteur de lunettes d’or et qui
semblait attiré là comme tout le monde par l’attrait du spectacle.
Sa tournure était celle d’un avoué, oui, il était vraiment moins mal
qu’un huissier, mais cela n’allait pas jusqu’à le pouvoir prendre pour un
avocat.
Ceci n’est pas fabriqué après coup ; je fus frappée dès l’abord par l’as-
pect de cet inconnu. Le soleil brillait singulièrement dans les verres de ses
lunettes, et une fois qu’il se tourna vers nous par hasard, son regard aigu
et coupant comme la lame d’un couteau neuf me creva les yeux.
Il était assez bien couvert, quoiqu’il eût un pardessus noisette, malgré
la chaleur, mais je le trouvais mal chaussé et son pantalon noir gardait de
la crotte jusqu’au dessus de la cheville.
En vérité, je ne saurais vous dire au juste pourquoi je faisais tant d’at-
tention à ce brave homme. Il est certain que, pendant tout le mariage à la
mairie, il m’aida à tuer le temps.
Je me demandais d’où il pouvait sortir, ce qu’il venait faire là, et une
fois… non, je ne le pris pas tout à fait pour Fanchette Hulot, mais enfin, je
le mêlai dans mon esprit de manière ou d’autre à toute cette histoire-là.
Aussi ne fus-je pas étonnée quand je le vis faire un pas en avant au
moment où la noce descendait le perron de la municipalité.
Il se campa bien en évidence au milieu de la place et toussa par deux
fois d’un creux retentissant.
C’était un rôle qui entrait en scène : un rôle mystérieux et à effet.
Plusieurs personnes se retournèrent pour le regarder, entre autres la
marquise Olympe.
Certes, celle-là ne pouvait plus pâlir.
Mais ses traits eurent une contraction quand son regard rencontra les
lunettes d’or de l’inconnu.
Ce fut l’affaire d’une seconde. Les yeux de Mᵐᵉ la marquise se détour-
nèrent tout de suite.
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pas beaucoup.
Ce qui dominait en elle, c’était l’étonnement…
Mais Lucien !… je ne vous ai pas parlé de Lucien. Un lion, ma chère !
Il a rugi, cet ancien mouton ! Il a saisi le commissaire de police à la gorge ;
j’ai vu le moment où il allait l’étrangler.
Il a fallu que le président Ferrand lui-même vint au secours du com-
missaire, prenant M. Thibaut par les deux bras et répétant :
— Du calme, mon jeune collègue et ami, du calme ! cela s’expliquera,
cela s’arrangera. Vous êtes magistrat, vous devez donner l’exemple du
respect aux agents de l’autorité.
Je pense bien que M. Thibaut ne comprenait pas. Vous savez qu’il a le
cerveau entamé. Le docteur prétend qu’il est trois quarts et demi fou.
Il s’est laissé aller dans les bras du président en pleurant comme un
enfant.
Mais ce qui était à peindre, c’était la Thibaudaille ! On leur arrachait le
pain de la bouche à celles-là ! J’ai cru que la maman allait rosser l’autorité,
le public, Olympe, son fils et surtout sa bru, qu’elle a appelée tout de suite
intrigante, coquine et le reste.
La Célestine et la Julie secouaient l’habit de noces de leur lamentable
frère en criant comme des possédées : « Tu déshonores ta famille ! »
Le fait est que ça ne poussera pas à leur établissement. Les voilà bel et
bien emmagasinées dans la cave où moisissent les vieilles filles. Attrape !
Mᵐᵉ la marquise de Chambray, splendidement froide (en voilà une
commère !) les a fait monter dans sa voiture et les a emmenées toujours
hurlant.
M. Thibaut, que le président Ferrand n’a pas abandonné, a suivi sa
femme à la prison.
Je dis sa femme,vous m’entendez bien, car il est marié de pied en cap,
ma chère. L’église n’est que du luxe, c’est la mairie qui fait tout l’ouvrage
aux yeux de la loi.
Moi, je ne pouvais pas le croire, je pensais qu’un pareil événement
cassait tout, mais pas le moins du monde.
C’est fort, un mariage.
M. Pivert, rendu à la vie par son succès, nous a expliqué que ce
mariage-ci était tout aussi bon teint qu’un autre.
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CHAPITRE XIII
Récit intermédiaire de
Geoffroy
J
ce mot guillotinée.Il y avait déjà du temps que ma
pendule avait sonné six heures du matin et que j’avais éteint ma
lampe, car il faisait grand jour.
Depuis une heure, au moins, la passion de savoir luttait en moi contre
le sommeil irrésistible. Dans ce combat, le sommeil n’était pas sans rem-
porter quelques avantages et la péripétie, contenue dans la lettre de Mˡˡᵉ
Agathe, m’arrivait un peu comme en rêve.
Pour excuse, je puis alléguer que je la connaissais d’avance.
Je dois ajouter qu’éveillé ou rêvant, j’étais de plus en plus frappé.
C’était peut-être une jeune personne très recommandable que cette
demoiselle Agathe, mais sa lettre m’avait beaucoup irrité. Elle avait des
prétentions à l’effet épistolaire qui me mettaient hors de moi dans des
circonstances si graves.
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Le dernier vivant I Chapitre XIII
J’en demande bien pardon au lecteur, mais je n’ai pas tout dit encore
sur l’incompatibilité des métiers de romancier et de juge d’instruction.
De même qu’en physique il y a deux puissances opposées, gardant
l’équilibre de notre monde matériel : la force centripète ou attraction, et
la force centrifuge ou vitesse acquise, de même, dans la cage à écureuils où
tournent les conteurs, il y a deux éléments contraires : la vraisemblance
qui attache, l’incroyable qui entraîne.
Ce sont là les deux sources éternelles de l’intérêt dans un récit.
Et comme l’intérêt est identique à la vérité, il doit y avoir, par consé-
quent, pour arriver à la vérité ou à l’intérêt, deux routes dont l’une cor-
respond à la vraisemblance et l’autre à l’imprévu.
Dans notre cas, la vraisemblance condamnait Olympe énergiquement
et sans appel.
Mais l’imprévu plaidait pour elle avec un égal succès.
En admettant purement et simplement qu’Olympe était le mauvais
génie planant au-dessus de tous ces malheurs, la chose allait trop droit.
Ceci n’implique aucune contradiction avec le principe posé par moi
tout à l’heure.
Les deux routes, en effet, ne se côtoient jamais jusqu’au moment où
elles touchent ensemble le même but…
Le vrai sommeil me prit au milieu de ces méditations flottantes comme
des rêves.
Quand vinrent les véritables rêves, fruits de mes agitations et de mon
effort mental, ils furent en quelque sorte plus précis que mes réflexions.
Je me souviens que je vis Lucien et Jeanne – ensemble.
Ils étaient dans un endroit où il y avait du gazon et des fleurs.
Quelque part, à l’entour d’eux, un tumulte se faisait, qui avait trait
au meurtre de Rochecotte. On allait, on venait, on criait. La fenêtre du
restaurant s’ouvrait demi-cachée par les branches d’arbres. J’entrevoyais
la forme d’un mort sur un sopha, auprès d’une table, chargée de liqueurs
et de fruits.
La marquise Olympe se tenait debout, au seuil, et regardait impassible,
comme dans la lettre de Mˡˡᵉ Agathe.
Mais tout cela était lointain et confus.
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Le dernier vivant I Chapitre XIII
Ce qui était tout près de moi, c’était le couple doux et souriant : Lucien
tenant la main de Jeanne et me le montrant comme pour me dire : « Tu
n’as qu’à la bien regarder, tu sauras tout. »
Et je la contemplais en effet de tous mes yeux, de toute mon âme.
J’avais conscience de l’avoir déjà vue, la photographie animée.
C’était elle, la femme voilée qui m’était apparue sous l’auvent de
l’Opéra, et dont j’avais distingué les traits au moment où elle descendait
les marches.
Certes, c’était bien elle…
Les rêves sont ainsi. La forme de Lucien s’effaça. Jeanne resta seule
auprès de moi, ses jolies mains croisées sur sa poitrine, comme une âme
d’Ary Scheffer.
Je me mis à lui parler comme si je l’avais toujours connue.
Je lui demandai tout franchement si elle aimait Lucien Thibaut comme
il croyait être aimé – et si elle était encore digne de la profonde, de l’ad-
mirable tendresse que Lucien Thibaut lui avait vouée.
Elle me regardait en silence avec ses grands yeux bleus, tristes et sou-
riants tout à la fois.
Ses yeux me disaient :
« Ami, vous ne savez pas assez, étudiez encore. Le mystère vous
échappe parce que vous ne me connaissez pas. Le mystère, c’est moi-
même. Je vaux la peine d’être devinée. »
J’aurais peine à exprimer le charme douloureux de ce rêve où j’aimais
Jeanne non plus à cause de Lucien, mais pour elle-même et comme une
chère petite sœur.
Quand je m’éveillai, ma chambre était inondée par le soleil de midi.
Je me sentais las et même un peu malade. Ma tête lourde me brûlait.
Mais ma curiosité, éveillée en même temps que moi et bien plus forte-
ment que la veille, me remit en main les pages du dossier, encore éparses
sur mon lit.
Mon domestique était entré pendant mon sommeil, et il y avait long-
temps, sans doute, car mon chocolat, placé sur ma table de nuit ne fumait
plus.
Dans le plateau se trouvaient mes journaux et plusieurs lettres.
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CHAPITRE XIV
I
une fois cinq fournisseurs qui étaient tous les cinq Nor-
mands du pays de Caux.
C’était à la fin du premier empire, – mais ils n’avaient pas tou-
jours été fournisseurs.
Avant d’être fournisseurs, l’un était un gentillâtre ruiné, l’autre un
mendiant à besace, le troisième un bedeau de paroisse, le quatrième un
maquignon banqueroutier et le cinquième un soldat déserteur.
Vous voyez que MM. les fournisseurs du premier empire étaient déjà
des industriels assez comme il faut. Depuis lors, on a fait mieux.
C’était en 1811, il s’agissait dès lors de monter, d’habiller, de chausser,
d’équiper en un mot la grande armée qui devait geler en Russie.
Il y avait aux Tuileries des embarras de toute sorte qui formaient l’en-
vers d’une immense gloire : entre autres des embarras d’argent.
257
Le dernier vivant I Chapitre XIV
Or, c’est la vraie fête des fournisseurs quand le pouvoir n’a pas d’ar-
gent.
Dans tous les coins de la France et même au fond des campagnes, les
fournisseurs sortirent de terre. Ne croyez pas que notre quart de siècle ait
inventé les cocottes-fournisseuses. Il y eut, en 1811, des demoiselles qui
vendirent à l’État bien des chevaux fourbus et bien des culottes percées.
Ce fut au point que le bon pays de Caux lui-même voulut avoir sa
part du gâteau. Le 12 juin 1811, dans un cabaret de Lillebonne, Jean
Rochecotte-Bocourt, le gentillâtre, réduit au métier de facteur rural, Jean-
Pierre Martin, bedeau de la paroisse, Vincent Malouais, ancien marchand
de chevaux, et Simon Roux, qui se cachait sous le nom de Duchesne, en sa
qualité de déserteur, signèrent, sur papier graisseux, un acte où ils s’as-
sociaient pour fournir au gouvernement tout ce dont le gouvernement
aurait besoin.
Il fut convenu que Jean Rochecotte serait le directeur de la société
et ferait les démarches, parce qu’il parlait et écrivait couramment. On se
cotisa même pour lui fournir un habillement présentable qui fut acheté
seize francs chez un revendeur d’Yvetot.
Avec ce bel habit, Rochecotte devait aller à l’intendance de Rouen et
soumissionner n’importe quoi.
Seulement, l’habit payé, M. le directeur était, il est vrai, superbe, mais
l’association n’avait plus un denier.
Or il fallait un boursicot, non pas pour payer la marchandise (quand
on a la commande, le crédit arrive tout naturellement), mais pour graisser
la patte à quelqu’un et avoir ainsi la commande.
Bien entendu, nous ne plaçons pas ce quelqu’un-là dans les bureaux
de l’intendance. Le plus souvent ! Ça ne s’est jamais vu !
Ah ! par exemple ! un voleur dans les bureaux !…
Les quatre associés cauchois se réunirent de nouveau au cabaret de
Lillebonne. Il y eut une délibération longue et animée dont le résultat fut
qu’il fallait un banquier à l’association.
Où trouver ce banquier ? À eux quatre, ils n’auraient certainement pas
pu cueillir dans l’arrondissement ce qu’il faut de crédit pour emprunter
une pièce de six liards.
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Le dernier vivant I Chapitre XIV
259
Le dernier vivant I Chapitre XIV
Jean Rochecotte et Jean Huroux allèrent cette fois jusqu’à Paris. Tou-
jours même ignorance sur ce qu’ils purent bien faire chez M. le ministre.
Mais ils avaient emporté 25 000 francs et revinrent sans le sou avec un
plein sac de marchés.
Marchés de salaisons, marchés de draps, marchés de chaussures.
Alors, tout le monde se mit à l’œuvre : le bedeau qui avait été savetier
se chargea des souliers, le maquignon qui connaissait tout des chevaux,
même la viande, prit à son compte les salaisons ; le déserteur qui avait
foulé la laine à Saint-Pierre-lès-Louviers, s’occupa des draps, et vogue
la galère ! On eut des domestiques, des commis, un bureau comme M.
l’intendant lui-même.
Si bien que, non pas tout à fait au bout de six mois, mais après avoir
comblé pendant deux ans l’armée française de souliers en papier mâ-
ché, de culottes et de vestes en amadou, de jambons de cheval malade
et généralement de toutes autres espèces de friandises, nos cinq associés
normands avaient leur joli million en belles monnaies sonnantes dans la
caisse tenue par Joseph Huroux.
L’idée leur vint de partager. En apparence, ce n’était pas très difficile.
Un million entre cinq donne à chacun deux cents mille francs.
Un petit enfant pourrait faire le calcul.
Mais deux Normands ne peuvent jamais partager quoi que ce soit,
même une pomme de Chatigny sans l’homme de loi. Jugez quand ils sont
cinq et qu’il s’agit de cinquante mille livres de rentes au denier vingt.
On alla chez le notaire.
Chez le notaire, on se disputa tant et si bien qu’on fut sur le point de
se battre.
Il fallut bien se réconcilier. On ne se réconcilie pas sans boire. Il y
eut un fort repas de corps chez l’aubergiste de Lillebonne, et on invita le
notaire.
Je n’étais pas là, mais j’ai connue quelqu’un qui y était.
L’idée vint du notaire qui espérait avoir le dépôt des fonds.
L’idée de la tontine.
Nous voici donc enfin arrivés à cette tontine vaguement connue, et
dont la mystérieuse célébrité trotte dans un si grand nombre d’imagina-
tions !
260
Le dernier vivant I Chapitre XIV
261
CHAPITRE XV
M
fixés sur la signature de romancier qui ter-
minait ce fragment. Je cherchais en vain à faire la lumière dans
ma pensée. Il me semblait voir derrière cette signature une
personnalité autre que celle du romancier lui-même.
Cela avait odeur d’attaque. Ce n’était pas seulement l’introduction
d’un récit populaire. Je ne sais quoi de savant et de menaçant se cachait
sous ce début de prologue, lestement troussé.
Contre qui allait être dirigée l’attaque ? Rien ne pouvait encore le faire
deviner, à moins que ce fût contre le dernier vivant de la tontine.
Mais quelque chose me disait que cette machine de guerre dont je ne
pouvais encore mesurer ni la portée ni la puissance avait un autre objectif.
Ce ne pouvait être ni Lucien, ni Jeanne. Ils étaient trop complètement
vaincus. Inutile assurément de pointer contre eux cette grosse artillerie.
L’idée me vint que c’était peut-être moi-même qui servait de cible…
Il fallait que le fragment m’eût bien vivement frappé, par ce qu’il di-
262
Le dernier vivant I Chapitre XV
sait, et surtout par ce qu’il promettait de dire, car je ne repris pas la lecture
du dossier de Lucien. Je demeurai là, méditant, cherchant à deviner quel
était le but de l’article, et surtout le but de la communication qui m’en
était faite.
Il y avait trois lettres sur mon plateau : deux de forme ordinaire et une
très grosse qui ne portait pas le timbre de la poste. Par manière d’acquis,
je pris cette dernière et j’en rompis le cachet. Il s’en échappa des papiers
d’imprimerie.
Je sais ce que c’est qu’une « épreuve » ayant corrigé celles de mon
livre, mais je n’avais rien sous presse, et mon premier mouvement fut de
croire que l’imprimeur s’était trompé en m’adressant ce paquet.
Cependant, comme il y avait deux lignes écrites à la main en tête de
la première feuille volante, j’y jetai les yeux pour me bien assurer du fait.
C’était encore la même écriture : celle de la note trouvée par moi à la
troisième page du journal le Pirate.
Cette fois, M. Louaisot de Méricourt (car j’avais parfaitement reconnu
mon attentionné correspondant) me disait :
« J’ai bien pensé, monsieur et cher client, qu’il ne vous serait pas désa-
gréable de devancer la publication du second numéro. Il a du talent, ce
jeune homme-là, hé ! »
Je me jetai aussitôt sur les épreuves comme sur une proie.
263
CHAPITRE XVI
Épreuves du « Pirate »
Suite de l’introduction du
roman
L
de la tontine, disions-nous, existe encore,
si l’on peut appeler existence la misérable végétation de ce ca-
davre animé qui se meurt de soif et de faim auprès de sa mon-
tagne de richesses !
Mais revenons à l’auberge de Lillebonne où nos cinq fournisseurs
fêtaient leur réconciliation par-devant notaire. Le cidre était bon, cette
année-là, on en but beaucoup, et, après le cidre, vint le bourguignon,
comme on dit là-bas.
Au dessert, ils étaient tous les cinq ronds comme des tonneaux.
Voilà que le notaire, au lieu de chanter des chansons, se met à remuer
des chiffres. C’est bien plus amusant. Un million, ce n’est pas grand-chose,
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Le dernier vivant I Chapitre XVI
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Le dernier vivant I Chapitre XVI
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CHAPITRE XVII
D
article, la griffe de M. Louaisot de Méricourt ne se
cachait plus.
Il entamait ici, ou poursuivait une véritable bataille. Je le recon-
naissais derrière l’auteur comme si le terrible rayon de ses lunettes eût
blessé mon regard.
Le nom de son père, car je supposais bien que le vieux Louaisot était
son père, écrit en toutes lettres sans nécessité, proclamait sa volonté de
se mettre en évidence.
Le second article confirmait pour moi le premier. J’avais bien deviné.
Ce roman était une machine de guerre.
Dès les premières pages, cette machine tirait à tort et à travers, sur
beaucoup de gens, des vivants et des morts.
Elle atteignait Jeanne rudement en la plaçant sous le coup de la fa-
meuse maxime juridique : Reus is est cui prodest crimen :« celui-là est le
coupable à qui profite le crime. »
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Le dernier vivant I Chapitre XVII
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Le dernier vivant I Chapitre XVII
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Le dernier vivant I Chapitre XVII
— Nous n’avons pas fait la belle. Il est venu aussi la dame de compa-
gnie de Mᵐᵉ la baronne de Frénoy.
— Connais pas.
— Par exemple ! monsieur a encore moins de mémoire qu’autrefois.
Ce n’est pourtant pas l’âge.
— Ce sont peut-être les infirmités, Guzman. Que voulait la dame de
compagnie ?
— Réponse à la lettre de sa maîtresse.
— Qu’est-ce que c’est que sa maîtresse ?
— Mᵐᵉ la baronne de Frénoy.
— Et qu’est-ce que c’est que Mᵐᵉ la baronne de Frénoy ? fis-je avec
impatience, cette fois.
Guzman, qui avait achevé de brosser mon chapeau, se mit à ramasser
les feuilles du dossier de Lucien, semées sur le parquet.
Il me répondit d’un ton de reproche :
— Monsieur a sorti plus d’une fois chez elle quand il était au lycée.
C’est la mère de feu M. le comte de Rochecotte.
Il m’était tout à fait sorti de l’esprit que la bonne dame avait épousé
en secondes noces M. le baron de Frénoy.
— Elle est re-veuve, continua Guzman, et bien seule, depuis que M.
Albert s’en est allé.
Au lieu de mettre ma redingote, je passai une robe de chambre et je
m’assis à mon bureau.
J’écrivis à Mᵐᵉ la baronne pour lui dire que j’aurais l’honneur de me
présenter à son hôtel le lendemain.
Et j’écrivis à Mᵐᵉ de Chambray pour la prier de m’attendre chez elle,
le soir même, à neuf heures.
— Prenez une voiture, Guzman, et portez ces deux lettres : celle de
Mᵐᵉ la marquise d’abord.
— Ça doit être la plus jeune, fit Guzman.
Je ne le donne pas pour un valet de chambre de la haute espèce.
Il ajouta en sortant :
— J’avais oublié de dire à monsieur que les lunettes d’or reviendront
demain.
— Pourquoi faire ?
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Le dernier vivant I Chapitre XVII
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CHAPITRE XVIII
XVIII.0.90 N° 73
(Billet de Mˡˡᵉ Agathe Desrosiers. Signé.)
6 Septembre, 8 heures du soir.
À Mˡˡ Maria Mignet.
C’est encore moi, ma chère. Vous allez vous étonner de recevoir deux
courriers de moi le même jour, mais ma lettre était déjà à la poste, et il
m’est venu quelque chose de nouveau à vous dire :
Quelque chose de vraiment étonnant. Le détail m’a été donné par M.
Pivert. Vous allez voir comme c’est drôle.
Vous vous souvenez bien des ciseaux ? La police avait fait photogra-
phier les ciseaux de Fanchette comme Fanchette elle-même.
Voilà une invention que les assassins ne doivent pas prôner, la pho-
tographie !
Figurez-vous que ces ciseaux-là n’étaient pas les premiers venus. Ils
sortaient de fabrique anglaise. J’ai vu leur portrait. Ils ont une petite es-
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
fous.
XVIII.0.91 N° 74
(Écrite et signée par Mᵐᵉ veuve Thibaut.)
7 septembre au matin.
Àmonsieur L. ibaut.
Où te caches-tu, malheureux dindon ? Tu n’étais pas chez toi, hier au
soir. Je parie que tu rôdais autour de la prison. C’est heureux que je ne
t’aie pas trouvé, car je t’arrachais les yeux. Je l’avais promis à Célestine
et à Julie.
Oh ! les pauvres, les pauvres mères ! On devrait vous étouffer entre
la paillasse et le matelas de vos berceaux, sacs à chagrin que vous êtes !
Et dire qu’on vous aime tout de même ! c’est trop bête aussi, je veux te
détester et j’y parviendrai.
Si ton père n’était pas mort, et qu’il a bien fait, le cher homme ! je lui
dirais : casse-lui les deux bras et les deux jambes ou je me sépare de corps
et de biens !
Et je le ferais comme je le dis. Mon Dieu ! que je suis malheureuse !
Ah ça ! tu ne voyais donc rien, toi ! Ce n’est pas moi qui ai été trompée.
Dès le premier coup d’œil, j’ai vu que c’était une petite rien de rien. Ça
sautait aux yeux, mon pauvre gars. Il fallait être toi pour la gober. Les
mères devraient…
Mais non ! elles ne peuvent pourtant pas vous noyer.
Moi qui étais si fière de ta conduite ! c’est du propre ! j’en donnerais
douze comme toi pour un mauvais sujet qui aurait le fil et qui ne se lais-
serait pas prendre à la première gourgandine venue déguisée en colombe.
Qu’est-ce que je dis, une gourgandine ! Toutes les gourgandines n’as-
sassinent pas. Mon fils, mon Lucien, un juge, le jeune homme le plus sage
d’Yvetot, a été donner son nom à une abomination de guenon qui tue les
hommes en cabinet particulier !
Il faut te remuer, dis donc, et plus vite que ça ; il faut soulever ciel et
terre, casser le mariage, piétiner dessus, le hacher en miettes, ou bien, si
ça ne se peut pas, la faire guillotiner en deux temps… Miséricorde ! les
mères ! c’est mon nom qu’elle porterait sur l’échafaud !
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.92 N° 74 bis
De mademoiselle Célestine.
La sympathie ne se commande pas. Je la devinais criminelle à la ré-
pugnance qu’elle m’inspirait. As-tu été assez aveugle ! et entêté ! Nous
avons pu t’épargner la malédiction de notre mère.
Nous n’avions pas envie de nous marier ; si nous en avions eu envie,
nous aurions trouvé, Dieu merci, bien des occasions, mais enfin, nous
n’avions pas prononcé de vœux, et nous voilà condamnées à la solitude.
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.93 N° 74 ter
De mademoiselle Julie.
Tu nous a déshonorées, c’est vrai, malheureux frère, mais je fais la
part de ton peu d’intelligence. J’ai souvent souhaité d’être homme pour
te soutenir et te guider dans la vie. Loin de moi la pensée d’écraser ton
infortune, je trouve Célestine trop sévère.
Hier au soir, maman voulait te maudire. Cela appartient à la catégorie
des opinions surannées. Je préère, moi, te tendre une main secourable. Si
tu m’avais demandé mon avis sur cette fille, je t’aurais dit qu’elle n’avait
rien pour elle. Mais il est trop tard. Tu touches au dernier degré de la
honte. Moi seule te reste fidèle.
XVIII.0.94 N° 75
(Écriture de Lucien, sans signature.)
8 septembre 1865, 6 heures du matin.
(Sans suscription.)
Je suis à Paris depuis une heure. J’ai la tête froide et calme. Je me
porte très bien. Je combattrai vaillamment, j’en suis sûr, et je la sauverai,
je l’espère.
Tout conspire pour l’accuser. Son innocence est pour moi claire
comme l’existence même de Dieu.
J’ai été frappé au milieu de mon bonheur. Je n’ai pas ressenti le coup
aussi cruellement qu’on pourrait le penser. Je ne croyais pas à ce bonheur.
D’ailleurs, moi, je ne suis rien, elle est tout : je ne songe qu’à elle.
Quand on l’arrêta, je la suivis à la prison. Elle y entra. On ferma la
porte sur moi. Je m’assis auprès de la porte, parce que mes jambes étaient
faibles sous le poids de mon corps.
M. Ferrand voulut m’emmener chez lui, je le remerciai. Je pensais être
là à ma place.
277
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
Geoffroy, je suis son mari. La loi nous a joints. Rien ne peut briser
cette union que la mort.
C’est là ma consolation, ma joie, mon espérance.
Ils sont venus trop tard. Jeanne est à moi devant les hommes, nous
étions l’un à l’autre déjà devant Dieu.
Je ne suis pas malheureux : Jeanne est ma femme.
Je pensais à cela, sur ma borne, au seuil de la prison où est Jeanne. Je
me disais : Là-dedans, et plus tard, sur le banc des accusés, elle portera
mon nom.
Et je remerciais Dieu.
Pendant cela, il venait des gens de la ville pour me regarder. On ne
m’insulta pas. Je crois au contraire que tout le monde avait pitié de moi.
Ma mère m’a écrit des choses incohérentes et cruelles, mais il y a dans
sa lettre qu’elle m’aime toujours. Elle aurait pu me maudire.
Mais c’est trop vite parler de ma bonne mère : je n’eus sa lettre que
le lendemain, c’est-à-dire hier. Je restai à la porte de la prison très long-
temps – jusqu’à la nuit tombée. M. le président envoya trois fois pour me
chercher.
Louette, la femme de chambre d’Olympe vint aussi – plus de trois fois.
À la nuit noire, je frappai au guichet de la prison. Le concierge vint.
Je lui dis :
— Ce n’est pas pour entrer. Je voudrais savoir à quelle heure les pri-
sonniers se couchent.
Il me répondit :
— Elle est couchée depuis longtemps.
Je le remerciai et je partis.
Je sortis dans la campagne et je pris le chemin qui mène à la ferme de
Bois-Biot. J’allais vite, comme si on m’eût attendu à un rendez-vous.
Dans l’aire de la ferme, les gens étaient rassemblés et causaient tous
à la fois. Quelque chose d’insolite s’était passé, je le vis bien et je m’ap-
prochai.
— C’est M. le juge. Il va nous dire pourquoi on a mis la petite demoi-
selle en prison !
— Parce qu’on l’accuse d’avoir tué quelqu’un, répondis-je.
Ils se mirent à rire.
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
rien de pareil ? Elle m’a dit : « Louette, il faut que tu le voies, ce pauvre M.
Lucien, quand tu devrais entrer par la fenêtre. Et dis-lui bien que je ne lui
en veux pas pour tout l’ennui que ça me procure. » Pensez-vous qu’elle
soit appelée comme témoin dans l’affaire, vous M. Thibaut ? Vous mangez
de bon appétit, oui ! ça va lui faire plaisir de savoir que vous n’avez pas
mal au cœur.
J’appelai mon domestique et je lui dis :
— Tu as eu tort de laisser entrer.
— Alors, vous nous renvoyez ! s’écria Louette. C’est bien fait ! Il ne faut
jamais s’avancer avec certaines gens… À vous revoir tout de même, M.
Thibaut. Quand Mᵐᵉ la marquise me consultera, elle choisira autrement,
voilà tout.
Elle sortit et ne se priva pas de m’appeler grand bêta dans l’anti-
chambre.
Je bus un verre de vin après ma soupe, je voulais être fort.
La visite de Louette m’avait mis dans l’esprit des pensées dont je
n’avais que faire. Je me mis à rêver. D’abord, je songeai à Olympe, ensuite
au président Ferrand, ensuite à l’homme qui m’avait vendu le talisman.
Pourquoi mettais-je ici le président en tiers ?
Je lui gardais de la rancune pour son refus de ce matin, mais quant à
le soupçonner capable d’une mauvaise action, non.
L’accusation vague – le fameux fragment – que tu auras dû trouver
dans le dossier ne s’appliquait pas à lui nommément.
Pourtant, il avait servi de tuteur à Olympe, mais seulement pendant
les derniers mois de sa minorité, et en remplacement du premier tuteur
nommé, qui avait disparu dans une fâcheuse affaire.
J’écartai M. le président.
Restèrent Olympe et M. Louaisot de Méricourt…
J’ai été juge, Geoffroy. J’ai respecté, je respecte encore sincèrement les
magistrats dignes de ce nom, mais je suis payé pour n’avoir pas beaucoup
de foi dans l’infaillibilité des jugements humains.
En somme, je ne savais rien alors de ce que je sais maintenant. Je
regrettais d’avoir été dur envers Louette, c’est-à-dire envers Olympe. Il y
avait un fait certain : la justice se trompait.
Mais pour se tromper, la justice n’a besoin que d’elle-même.
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.95 N° 76
(Écrite par Lucien sans signature ni suscription)
Paris, 8 septembre, midi.
Je sors de chez M. Cressonneau aîné, le juge d’instruction. Il est très
bien logé dans une des maisons neuves de la place Saint-Michel auprès de
la fontaine. Il m’a montré tout son appartement et m’a prié de regarder à
« sa vue ».
Il voit de ses fenêtres le Palais, la Sainte-Chapelle et tout un panorama
de monuments.
Il y a vraiment une grande différence entre un juge comme moi et un
juge comme lui. Il a un boudoir, et sa robe de chambre lui donne l’air d’un
petit duc.
J’avais peur d’arriver trop matin à cause du voyage qu’il venait de
faire, mais il ne m’a pas fait attendre du tout.
Je suis entré dans sa salle à manger où il déjeunait d’un œuf frais et
d’une côtelette.
Il est jeune encore, assez joli garçon, vif, pétulant, spirituel et un peu
bavard. Sous sa calotte de velours il n’y a presque plus de cheveux. Tu
vois si je suis froid, j’ai remarqué tout cela.
— Entrez donc, mon cher collègue, entrez donc, m’a-t-il dit en me
tendant la main sans se lever. On va vous donner un bon fauteuil, car vous
avez passé une mauvaise nuit. Je vous voyais à toutes les gares. Pauvre
cher garçon ! vous me faisiez l’effet d’une âme en peine ! Quel singulier
cas que le vôtre ! Voulez-vous faire comme moi ? un œuf ? une côtelette ?
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arrivera à force de verges. Vous voyez comme je suis sans façon dans mon
langage. Jeune école, Pivert m’a dit : « Puisque M. le président lui servait
de témoin, il aurait bien pu la reconnaître. » Dame ! ça paraît plausible,
mais… à quoi pensez-vous donc, collègue ?
Je pensais à ce qu’il disait. C’était la première fois que j’entendais
parler de cela, car j’eus seulement beaucoup plus tard entre les mains la
lettre où Mˡˡᵉ Agathe racontait le mot prononcé par M. Ferrand à la vue
du portrait de Jeanne.
Mais au lieu d’avouer ma préoccupation, je dis :
— J’attends votre réponse à ma question, monsieur et cher collègue.
— Alors, fit-il, la… distraction de M. le président ne vous frappe pas ?
Tant mieux ! c’est sans doute qu’elle n’a aucune importance. Je vous disais
donc que l’accusée est adorable. Mais ceci n’a pas encore été classé, même
par la jeune école, au nombre des circonstances atténuantes. Mon opinion
sur la situation, judiciaire de l’accusée, je vais vous la dire sans la mâcher.
L’accusée est perdue de fond en comble. Sa culpabilité est plus claire que
le jour, ceci ne serait rien, mais en même temps, ce qui est tout, plus facile
à démontrer que deux et deux font quatre.
Il repoussa son siège et prit un cure-dents.
J’essuyai la sueur de mon front. M. Cressonneau me tendit la main
pour la troisième fois.
— Vous avez voulu savoir et j’ai parlé, me dit-il d’un ton sérieux. Il
est bon de ne pas garder d’illusions. L’affaire est simple comme bonjour.
C’est Fanchette qui a commis le crime, et Jeanne est Fanchette. Voilà tout.
— Et si Jeanne n’était pas Fanchette ? demandai-je.
Il me regarda avec une curiosité qui n’était pas sans inquiétude.
Mais j’avais parlé au hasard.
Il se leva. Je fis aussitôt comme lui. Loin de me renvoyer, il passa son
bras sous le mien, et me conduisit voir ses richesses.
Ses faïences lui donnaient beaucoup de fierté. Il en causait presque
aussi volontiers que de « sa vue ».
– Voyons vos autres questions, me dit-il en toquant une terre cuite
qu’il affirma être de Clodion.
— J’ose à peine formuler le désir que j’ai, murmurai-je. Cette fameuse
photographie, je ne l’ai jamais eue…
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.96 N° 77
(Écrite et signée par Lucien. Copie.)
Paris. 8 septembre 1865.
À monsieur le président du tribunal civil d’Yvetot.
Monsieur le président,
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.97 N° 78
(Copie de la démission de L. Thibaut, adressée au ministre de la jus-
tice.)
XVIII.0.98 N° 79
(Écrite et signée par L. Thibaut. Copie.)
Paris, 8 septembre 1865.
À monsieur le bâtonnier de l’ordre des avocats, à Paris.
Monsieur et très honoré confrère,
En conformité de ma démission envoyée aujourd’hui même à qui de
droit, j’ai l’honneur de solliciter mon inscription au tableau des avocats
près la cour impériale de Paris.
Je joins mon diplôme de licencié en droit.
L’acceptation de M. le garde des Sceaux vous sera ultérieurement
adressée, avec les pièces nécessaires que vous voudriez bien me réclamer.
J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.
XVIII.0.99 N° 80
(Extrait du Moniteur universel.Partie officielle du 8 septembre 1865.)
M. C.-B. Ferrand, président du tribunal de première instance d’Yvetot,
est nommé conseiller près la cour impériale de Paris.
XVIII.0.100 N° 81
(Écriture de femme, sur papier à tête imprimée, portant : « Hôtel de
Dieppe, rue d’Amsterdam, à Paris ».)
10 septembre.
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.101 N° 82
(Écrite par Louaisot. – Sans signature.)
Paris, 11 septembre 65.
À madame la marquise de Chambray.
L’agneau est bien malade, mais il guérira. Il cherche, il brûle. Il m’a
proposé beaucoup d’argent, savez-vous pourquoi ? Pour retrouver Fan-
chee.Je vous dis qu’il brûle.
Ce qui reste à fabriquer doit être mis en main lestement.
Et il ne faut pas, croyez-moi, vous faire des ennemis de ceux qui
peuvent, à leur choix, vous donner un coup de coude ou un coup d’épaule.
Une femme adroite attendrait encore un peu pour être ingrate envers
un vieil esclave comme moi.
XVIII.0.102 N° 83
(Écriture de copiste. Anonyme. Papier écolier.)
(Pressée et à suivre, si M. L. Thibaut est absent.)
Paris, 12 septembre.
À monsieur L. ibaut, à Yvetot.
Une personne qui s’est déjà mise en communication avec M. L. Thi-
baut, en lui proposant des révélations de première importance contre un
envoi de dix louis, poste restante, revient à la charge, poussée par le be-
soin, – et aussi par l’idée qu’elle pourrait empêcher de grands malheurs.
La personne a appris que les événements ont marché. Ce n’est pas sa
faute. Elle avait de quoi sauvegarder ceux qui ont été frappés.
Écrire poste restante à M. J.-B. Martroy, sans même envoyer d’argent.
La personne n’est pas dans une position heureuse. Elle n’a pas non
plus toute liberté dans ses mouvements. Les ennemis de M. L. Thibaut
sont ses ennemis.
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.103 N° 84
(Écriture de Louaisot. Sans signature.)
Paris, 13 septembre 1865.
À madame la marquise de Chambray, en son hôtel, à Yvetot.
Haute et puissante dame, il paraît que vous dédaignez maintenant de
répondre aux missives qu’on se fait l’honneur de vous adresser humble-
ment. Seriez-vous malade comme l’agneau ? Il a bel et bien une pleuro-
pneumonie. Je l’ai fait visiter par mon illustre ami, le docteur Chapart,
qui est le roi des ânes.
Le docteur Chapart avait reconnu du premier coup l’existence d’un
rhume de cerveau, compliqué d’un point de côté qu’il attribuait, sauf
le respect qui vous est dû, à des gaz. Il a ordonné son sirop-Chapart.
L’agneau n’en savait plus bien long, allez !
Mais il se trouve que ma mule, attendrie par sa beauté touchante, a
juré de le sauver. Pélagie est comme ça : elle a des goûts de marquise.
Parmi ses honorables connaissances, elle compte un aide-vétérinaire,
destiné à un bel avenir. Frauduleusement et sans m’en prévenir, elle a
introduit cet artiste à l’hôtel de Dieppe où demeure l’agneau.
Ce qui est bon pour la remonte n’est sans doute pas mauvais pour
l’homme, créé à l’image de Dieu, car après avoir pris son remède de che-
val, l’agneau s’est repiqué à vue d’œil.
Il ne s’agit pas du tout de cela, vous savez, ô reine ! Envoyez du nerf,
comme disait Talleyrand, – de la braisepour employer l’expression favo-
rite de cet ignominieux J.-B. Martroy.
Devinez pourquoi je vous parle de celui-là ?
C’est que j’ai eu la chance d’éteindre, ce matin, le feu qui était déjà
à la maison, madame et chère patronne. Non pas chez l’agneau, mais à
l’hôtel de Chambray.
Que payez-vous aux pompiers ?
Martroy est à Paris.
Non seulement Martroy est à Paris, mais il cherche à se mettre en
relation avec l’agneau.
Et ce n’est pas la première fois à ce qu’il paraît. Du moins sa lettre que
j’ai chipée (cachets intacts, rassurez-vous) sur la table de nuit de l’agneau,
291
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
et lue d’un bout à l’autre avec le plus vif intérêt, se réère à un autre
message dont la date m’est inconnue.
Ce premier message dut rester sans réponse. Pourquoi ? Je n’en sais
rien. Peut-être parce que Martroy demandait 200 fr. J’ai appris que
l’agneau donnait toutes ses petites rentes et une bonne partie de son trai-
tement pour la toilette de ses sœurs. – Et puis, si les gens comme lui sa-
vaient s’y prendre, ne fût-ce qu’un peu, on aurait le cou cassé toutes les
trois enjambées.
Ci-joint copie de la missive de Martroy… Vous avez lu ? Qu’en dites-
vous ?
Ce serait dommage d’échouer quand on est si près du port.
Le vieux dernier vivant baisse, baisse, baisse !
Il ne veut plus manger de crainte de dépenser. Depuis qu’il a chassé
son dernier domestique, il va chercher son sou de lait, lui-même, dans sa
boîte, avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes.
Son chien lui fait peur, sans ça il le tuerait.
Il ramasse des croûtes de pain dans les chiffons.
Pélagie va toujours le voir et lui porte des petits morceaux de sucre.
Il les met en tas dans son armoire. Il en a haut comme moi.
Et il tousse à faire trembler. Ce n’est plus le squelette d’un vieux co-
quin, c’est l’ombre d’un singe.
J’ai l’honneur, madame et incomparable suzeraine, de solliciter vos
instructions. Faut-il tendre une ratière ? Martroy est un retors, mais si
l’argent ne manque pas…
Envoyez donc une bonne fois ce qu’il faut, sans liarder, ô reine !
C’est ce Martroy qui satisferait bien la curiosité de l’agneau au sujet
de Fanchette !…
XVIII.0.104 N° 85
(Anonyme. Écriture complètement déguisée. Sans date.)
À M. Louaisot, à Paris.
Vous aurez été mon mauvais génie depuis mon enfance jusqu’à la fin.
Vous ne manquerez pas d’argent.
Puisque je ne peux pas être heureuse, je veux être riche.
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Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.105 N° 86
(De la main d’un écrivain public, signée d’une croix, par François Bo-
chon, valet de chambre.)
Yvetot, 16 septembre 1865.
À monsieur L. ibaut, démissionnaire, à Paris.
La présente est pour vous faire savoir que ça ne me chausse qu’à moi-
tié de supporter les raisons de madame et de ses demoiselles, du matin
jusqu’au soir, par la mauvaise humeur qu’elles ont de ne pas pouvoir ta-
per sur vous.
J’y mets encore de la patience assez, parce que je ne peux pas dire le
contraire que c’est maladroit à monsieur d’avoir lâché un bon état pour se
mettre à rien faire à la suite d’une bêtise comme celle que monsieur a faite.
N’empêche que, trouvant une bonne place en ville, avec un particulier
seul et garçon, pas marié, je prie bien monsieur de me payer mon compte
en me disant qu’il n’a plus besoin de moi et un certificat.
Rien de nouveau d’ailleurs, si ce n’est que madame et ses deux demoi-
selles parlent du matin au soir de vous faire interdire de vos droits dans la
société. Comme elles n’osent plus sortir dans la rue, rapport à ce qu’elles
croient que les polissons vont les suivre au doigt, elles sont toujours à la
maison, et c’est pour ça que je m’en vas.
Mᵐᵉ la marquise de Chambray est partie hier avec Louette. En voilà
une qui chante partout que monsieur n’a point d’esprit. Dame ! Elle a ses
raisons pour ça, moi, je ne me mêle que de mes affaires. Et bien juste.
Le nouveau M. le président est arrivé. C’est un petit sec, gravé de la
vérette. Il n’y a plus rien pour ceux de Normandie. C’est un Picard.
Quant à la chose de vos noces, ça ne faiblit pas, on en parlera long-
temps.
De cette histoire-là, ils disent que le petit M. Pivert va enfler et se
marier. Ce qui casse les uns raccommode les autres.
Rien autre à vous marquer que mon dévouement et mes gages à me
payer.
293
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.106 N° 87
(Écriture de Lucien, pénible et altérée. – Sans adresse.)
Paris, 22 septembre.
J’ai cru que j’allais mourir. C’est toi Geoffroy à qui j’aurais légué la
continuation de ma tâche. J’avais fait, moi-même, à ma dernière heure de
force, le paquet qui devait t’être adressé.
Je le défais aujourd’hui. Le recueil n’est pas complet. Dieu veut que
j’y ajoute encore.
Pendant ma maladie, je n’ai pas eu une minute de trouble mental. Je
me sentais mourir. J’en éprouvais une grande joie – et un inexprimable
chagrin.
Mon chagrin était pour Jeanne que je laissais en péril.
Ma joie était pour moi. Je m’en repens. J’ai bien souffert, mais je n’ai
pas plus souffert que la plupart des autres hommes. Et j’ai fait mon devoir.
J’ai eu autour de moi, à plusieurs reprises, pendant ma maladie, M.
Louaisot, l’homme de la rue Vivienne, sa gouvernante Pélagie et un mé-
decin qu’il avait amené. Mes papiers étaient à l’abri. Une seule lettre m’a
manqué que j’avais entrevue sur ma table de nuit.
C’était moi qui avais mandé Louaisot, mais je ne l’avais pas appelé en
qualité de garde malade.
Ma mère et mes sœurs ne m’ont pas écrit. Je n’ai aucune nouvelle de
Jeanne, sinon par M. Cressonneau qui, par deux fois, a eu l’obligeance de
me faire dire que la santé de ma femme bien-aimée n’était pas mauvaise.
Je ne suis pas encore bien fort. La plume tremble dans ma main.
Et pourtant Geoffroy, l’heure de travailler arrive. Jeanne m’attend. Je
vais me mettre à l’œuvre. Je sens que je serai courageux et patient.
Dieu est bon de m’avoir conservé pour ma tâche.
Les assises me trouveront prêt, Geoffroy. Jeanne n’y viendra pas seule.
XVIII.0.107 N° 88
(Extrait du Moniteur universel,partie officielle. Numéro du 24 sep-
tembre 1865.)
294
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XVIII.0.108 N° 89
(Extrait de la Gazee des Tribunaux.Numéro du 24 septembre 1863.)
Le tirage du jury pour la prochaine session de la cour d’assises de la
Seine a donné le résultat suivant :
(Liste des jurés.)
C’est à cette session que doit venir, selon toute probabilité, la trop
fameuse affaire du Point-du-Jour dite l’affaire des Ciseaux.
On désigne pour présider la cour d’assises, le conseiller nouvellement
nommé, M. Ferrand, qui passe pour un magistrat de haut savoir et d’ave-
nir.
XVIII.0.109 N° 90
(Du bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, signée par lui, écrite par
un expéditionnaire.)
Paris, 26 septembre 1865.
À monsieur L. ibaut, avocat à la Cour impériale.
(Avis officiel de son inscription au tableau.)
XVIII.0.110 N° 91
(Écrite par un expéditionnaire. Signée par le président des assises.)
Paris, 28 septembre 1865.
À monsieu L. ibaut, avocat et Cie.
(Envoi d’une carte spéciale pour entrer à la prison.)
XVIII.0.111 N° 91 bis
Carte d’admission
Prison de la Conciergerie
295
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
296
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
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297
Table des matières
V Sommeil - Apparition 28
VII Jeanne 39
VIII Assassin 44
298
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
299
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
X.1.32 N° 29 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
X.1.33 N° 29 bis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
X.1.34 N° 30 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128
X.1.35 N° 31 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132
X.1.36 N° 31 bis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
X.1.37 N° 32 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
X.1.38 N° 32 bis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
X.1.39 N° 33 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
X.1.40 N° 34 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
X.1.41 N° 35 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
X.1.42 N° 36 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
X.1.43 N° 36 bis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
X.1.44 N° 37 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
X.1.45 N° 38 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
300
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
XII.0.63N° 51 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
XII.0.64N° 52 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
XII.0.65N° 53 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
XII.0.66N° 54 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202
XII.0.67N° 55 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
XII.0.68N° 56 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
XII.0.69N° 57 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206
XII.0.70N° 58 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
XII.0.71N° 59 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210
XII.0.72N° 60 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
XII.0.73N° 60 bis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
XII.0.74N° 61 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
XII.0.75N° 62 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220
XII.0.76N° 63 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220
XII.0.77N° 63 bis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224
XII.0.78N° 63 ter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
XII.0.79N° 64 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
XII.0.80N° 65 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
XII.0.81N° 66 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226
XII.0.82N° 67 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
XII.0.83N° 68 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233
XII.0.84N° 69 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
XII.0.85N° 70 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
XII.0.86N° 70 bis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
XII.0.87N° 70 ter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
XII.0.88N° 71 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
XII.0.89N° 72 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238
301
Le dernier vivant I Chapitre XVIII
302
Une édition
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