Gaboriau Emile - L Affaire Lerouge
Gaboriau Emile - L Affaire Lerouge
Gaboriau Emile - L Affaire Lerouge
L’AFFAIRE LEROUGE
ÉMILE GABORIAU
L’AFFAIRE LEROUGE
1866
ISBN—978-2-8247-0227-8
BIBEBOOK
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Sources :
— Bibliothèque Électronique du Québec
Fontes :
— Philipp H. Poll
— Christian Spremberg
— Manfred Klein
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L
6 mars 1862, surlendemain du Mardi gras, cinq femmes
du village de La Jonchère se présentaient au bureau de police
de Bougival.
Elles racontaient que depuis deux jours personne n’avait aperçu une de
leurs voisines, la veuve Lerouge, qui habitait seule une maisonnette isolée.
À plusieurs reprises, elles avaient frappé en vain. Les fenêtres comme la
porte étant exactement fermées, il avait été impossible de jeter un coup
d’oeil à l’intérieur. Ce silence, cette disparition les inquiétaient. Redou-
tant un crime, ou tout au moins un accident, elles demandaient que la
« Justice » voulût bien, pour les rassurer, forcer la porte et pénétrer dans
la maison.
Bougival est un pays aimable, peuplé tous les dimanches de cano-
tiers et de canotières ; on y relève beaucoup de délits, mais les crimes y
sont rares. Le commissaire refusa donc d’abord de se rendre à la prière
des solliciteuses. Cependant elles firent si bien, elles insistèrent tant et
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L’affaire Lerouge Chapitre I
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famille, n’avait été surprise. Elle était très bavarde, mais, quand elle avait
bien causé, elle n’avait rien dit que du mal de son prochain. Elle devait
pourtant avoir vu le monde et savait beaucoup de choses. Très défiante,
elle se barricadait chez elle comme dans une forteresse. Jamais elle ne
sortait le soir ; on savait qu’elle s’enivrait régulièrement à son dîner et
qu’elle se couchait après. Rarement on avait vu des étrangers chez elle :
quatre ou cinq fois une dame et un jeune homme, et une autre fois deux
messieurs : un vieux très décoré et un jeune. Ces derniers étaient venus
dans une voiture magnifique.
En somme, on l’estimait peu. Ses propos étaient souvent choquants et
singuliers dans la bouche d’une femme de son âge. On l’avait entendue
donner à une jeune fille les plus détestables conseils. Un charcutier de
Bougival, gêné dans son commerce, lui avait cependant fait la cour. Elle
l’avait repoussé en disant que se marier une fois était suffisant. À diverses
reprises on avait vu venir des hommes chez elle. D’abord un jeune, qui
avait l’air d’un employé du chemin de fer, puis un grand brun assez vieux,
vêtu d’une blouse et qui paraissait très méchant. On supposait que l’un
et l’autre étaient ses amants.
Tout en interrogeant, le commissaire résumait par écrit les déposi-
tions, et il en était là lorsque arriva le juge d’instruction. Il amenait avec
lui le chef de la police de sûreté et un de ses agents.
M. Daburon, que ses amis ont vu avec une profonde surprise don-
ner sa démission pour aller planter ses choux au moment où se dessinait
sa fortune, était alors un homme de trente-huit ans, bien fait de sa per-
sonne, sympathique malgré sa froideur, d’une physionomie douce et un
peu triste. Cette tristesse lui était restée d’une grande maladie qui deux
ans auparavant avait failli l’emporter.
Juge d’instruction depuis 1859, il s’était vite acquis une brillante ré-
putation. Laborieux, patient, doué d’un sens subtil, il savait avec une pé-
nétration rare démêler l’écheveau de l’affaire la plus embrouillée, et, au
milieu de mille fils, saisir le fil conducteur. Nul mieux que lui, armé d’une
implacable logique, ne pouvait résoudre ces terribles problèmes où l’X est
le coupable. Habile à déduire du connu à l’inconnu, il excellait à grouper
les faits et à réunir en un faisceau de preuves accablantes les circonstances
les plus futiles et en apparence les plus indifférentes.
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nomma.
Le hasard seul l’avait-il servi ?
L’aide de camp de Gévrol était, ce jour-là, un ancien repris de jus-
tice réconcilié avec les lois, un gaillard habile dans son métier, fin comme
l’ambre, et jaloux de son chef qu’il jugeait médiocrement fort. On le nom-
mait Lecoq.
Le commissaire de police, que sa responsabilité commençait à gêner,
accueillit le juge d’instruction et les deux agents comme des libérateurs.
Il exposa rapidement les faits et lut son procès-verbal.
— Vous avez fort bien procédé, monsieur, lui dit le juge, tout ceci est
très net ; seulement, il est un fait que vous oubliez.
— Lequel, monsieur ? demanda le commissaire.
— Quel jour a-t-on vu pour la dernière fois la veuve Lerouge, et à
quelle heure ?
— J’allais y arriver, monsieur. On l’a rencontrée le soir du Mardi gras,
à cinq heures vingt minutes. Elle revenait de Bougival avec un panier de
provisions.
— Monsieur le commissaire est sûr de l’heure ? interrogea Gévrol.
— Parfaitement, et voici pourquoi : les deux témoins dont la dépo-
sition me fixe, la femme Tellier et un tonnelier, qui demeurent ici près,
descendaient de l’omnibus américain qui part de Marly toutes les heures,
lorsqu’ils ont aperçu la veuve Lerouge dans le chemin de traverse. Ils ont
pressé le pas pour la rejoindre, ont causé avec elle et ne l’ont quittée qu’à
sa porte.
— Et qu’avait-elle dans son panier ? demanda le juge d’instruction.
– Les témoins l’ignorent. Ils savent seulement qu’elle rapportait deux
bouteilles de vin cacheté et un litre d’eau-de-vie. Elle se plaignait du mal
de tête et leur dit que, bien qu’il fût d’usage de s’amuser le jour du Mardi
gras, elle allait se coucher.
— Eh bien ! s’exclama le chef de la sûreté, je sais où il faut chercher.
— Vous croyez ? fit M. Daburon.
— Parbleu ! c’est assez clair. Il s’agit de trouver le grand brun, le
gaillard à la blouse. L’eau-de-vie et le vin lui étaient destinés. La veuve
l’attendait pour souper. Il est venu, l’aimable galant.
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Tout, ainsi que l’avait constaté le commissaire, semblait avoir été mis
sens dessus dessous par quelque furieux.
Au milieu de la chambre était une table dressée. Une nappe fine,
blanche comme la neige, la recouvrait. Dessus se trouvaient un magni-
fique verre de cristal taillé, un très beau couteau et une assiette de porce-
laine. Il y avait encore une bouteille de vin à peine entamée et une bou-
teille d’eau-de-vie dont on avait bu la valeur de cinq à six petits verres.
À droite, le long du mur, étaient appuyées deux belles armoires de
noyer à serrures ouvragées, une de chaque côté de la fenêtre. L’une et
l’autre étaient vides, et de tous côtés, sur le carreau, le contenu était épar-
pillé. C’étaient des hardes, du linge, des effets dépliés, secoués, froissés.
Au fond, près de la cheminée, un grand placard renfermant de la vais-
selle était resté ouvert. De l’autre côté de la cheminée, un vieux secrétaire
à dessus de marbre avait été défoncé, brisé, mis en morceaux et fouillé
sans doute jusque dans ses moindres rainures. La tablette arrachée pen-
dait, retenue par une seule charnière ; les tiroirs avaient été retirés et jetés
à terre.
Enfin, à gauche, le lit avait été complètement défait et bouleversé. La
paille même de la paillasse avait été retirée.
— Pas la plus légère empreinte, murmura Gévrol contrarié ; il est ar-
rivé avant neuf heures et demie. Nous pouvons entrer sans inconvénient
maintenant.
Il entra et marcha droit au cadavre de la veuve Lerouge, près duquel
il s’agenouilla.
— Il n’y a pas à dire, grogna-t-il, c’est proprement fait. L’assassin n’est
pas un apprenti.
Puis, regardant de droite et de gauche :
— Oh ! oh ! continua-t-il, la pauvre diablesse était en train de faire la
cuisine quand on l’a frappée. Voilà sa poêle par terre, du jambon et des
oeufs. Le brutal n’a pas eu la patience d’attendre le dîner. Monsieur était
pressé, il a fait le coup le ventre vide. De la sorte il ne pourra pas invoquer
pour sa défense la gaieté du dessert.
— Il est évident, disait le commissaire de police au juge d’instruction,
que le vol a été le mobile du crime.
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— C’est probable, répondit Gévrol d’un ton narquois, c’est même pour
cela que vous n’apercevez pas sur la table le plus léger couvert d’argent.
— Tiens ! des pièces d’or dans ce tiroir ! s’exclama Lecoq, qui furetait
de son côté ; il y en a pour trois cent vingt francs.
— Par exemple ! fit Gévrol un peu déconcerté.
Mais il revint vite de son étonnement et continua :
— Il les aura oubliées. On cite plus fort que cela. J’ai vu, moi, un assas-
sin qui, le meurtre accompli, perdit si bien la tête qu’il ne se souvint plus
de ce qu’il était venu faire et s’enfuit sans rien prendre. Notre gaillard
aura été ému. Qui sait s’il n’a pas été dérangé ? On peut avoir frappé à
la porte. Ce qui me le ferait croire volontiers, c’est que le gredin n’a pas
laissé brûler la bougie, il s’est donné la peine de la souffler.
— Bast ! fit Lecoq, cela ne prouve rien. C’était peut-être un homme
économe et soigneux.
Les investigations des deux agents continuèrent par toute la maison,
mais les plus minutieuses recherches ne leur firent rien découvrir absolu-
ment, pas une pièce à conviction, pas le plus faible indice pouvant servir
de point de repère ou de départ. Même, tous les papiers de la veuve Le-
rouge, si elle en possédait, avaient disparu. On ne rencontra ni une lettre,
ni un chiffon de papier, rien.
De temps à autre, Gévrol s’interrompait pour jurer ou pour gromme-
ler :
— Oh ! c’est crânement fait ! voilà de la besogne numéro un. Le gredin
a de la main !
— Eh bien ! messieurs ? demanda enfin le juge d’instruction.
— Refaits, monsieur le juge, répondit Gévrol, nous sommes refaits ! Le
scélérat avait bien pris toutes ses précautions. Mais je le pincerai… Avant
ce soir j’aurai une douzaine d’hommes en campagne. D’ailleurs, il nous
reviendra toujours. Il a emporté de l’argenterie et des bijoux, il est perdu.
— Avec tout cela, fit M. Daburon, nous ne sommes pas plus avancés
que ce matin !
— Dame ! on fait ce qu’on peut, gronda Gévrol.
— Saperlotte ! dit Lecoq entre haut et bas, pourquoi le père Tirauclair
n’est-il pas ici ?
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CHAPITRE II
L
dépositions recueillies par le juge d’instruc-
tion pouvaient enfin donner quelque espérance. Au milieu des
ténèbres, la plus humble veilleuse brille comme un phare.
— Je vais descendre à Bougival, si monsieur le juge le trouve bon, proposa
Gévrol.
— Peut-être ferez-vous bien d’attendre un peu, répondit M. Daburon.
Cet homme a été vu le dimanche matin. Informons-nous de la conduite
de la veuve Lerouge pendant cette journée.
Trois voisines furent appelées. Elles s’accordèrent à dire que la veuve
Lerouge avait gardé le lit tout le jour le dimanche gras. À une de ces
femmes qui s’était informée de son mal, elle avait répondu : « Ah ! j’ai eu
cette nuit un accident terrible. » On n’avait pas alors attaché d’importance
à ce propos.
— L’homme aux boucles d’oreilles devient de plus en plus important,
dit le juge quand les femmes se furent retirées. Le retrouver est indispen-
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plus grand que moi. Et ne dites pas qu’il est monté sur une chaise, car,
en ce cas, il aurait vu et n’aurait point été obligé de toucher. Seriez-vous
stupéfait du parapluie ? Cette motte de terre garde une empreinte admi-
rable non seulement du bout, mais encore de la rondelle de bois qui retient
l’étoffe. Est-ce le cigare qui vous confond ? Voici le bout du trabucos que
j’ai recueilli dans les cendres. L’extrémité est-elle mordillée, a-t-elle été
mouillée par la salive ? Non. Donc celui qui fumait se servait d’un porte-
cigare.
Lecoq dissimulait mal une admiration enthousiaste ; sans bruit il cho-
quait ses mains l’une contre l’autre. Le commissaire semblait stupéfait, le
juge avait l’air ravi. Par contre, la mine de Gévrol s’allongeait sensible-
ment. Quant au brigadier, il se cristallisait.
— Maintenant, reprit le bonhomme, écoutez-moi bien. Voici donc
le jeune homme introduit. Comment a-t-il expliqué sa présence à cette
heure, je ne le sais. Ce qui est sûr, c’est qu’il a dit à la veuve Lerouge qu’il
n’avait pas dîné. La brave femme a été ravie, et tout aussitôt s’est occupée
de préparer un repas. Ce repas n’était point pour elle.
» Dans l’armoire, j’ai retrouvé les débris de son dîner, elle avait mangé
du poisson, l’autopsie le prouvera. Du reste, vous le voyez, il n’y a qu’un
verre sur la table et un seul couteau. Mais quel est ce jeune homme ? Il est
certain que la veuve le considérait comme bien au-dessus d’elle. Dans le
placard est une nappe encore propre. S’en est-elle servie ? Non. Pour son
hôte elle a sorti du linge blanc, et son plus beau. Elle lui destinait ce verre
magnifique, un présent sans doute. Enfin il est clair qu’elle ne se servait
pas ordinairement de ce couteau à manche d’ivoire.
— Tout cela est précis, murmurait le juge, très précis.
— Voilà donc le jeune homme assis. Il a commencé par boire un verre
de vin, tandis que la veuve mettait sa poêle sur le feu. Puis, le coeur lui
manquant, il a demandé de l’eau-de-vie et en a bu la valeur de cinq petits
verres. Après une lutte intérieure de dix minutes, il a fallu ce temps pour
cuire le jambon et les oeufs au point où ils le sont, le jeune homme s’est
levé, s’est approché de la veuve alors accroupie et penchée en avant, et lui
a donné deux coups dans le dos. Elle n’est pas morte instantanément. Elle
s’est redressée à demi, se cramponnant aux mains de l’assassin. Lui, alors,
s’étant reculé, l’a soulevée brusquement et l’a rejetée dans la position où
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vous la voyez.
» Cette courte lutte est indiquée par la posture du cadavre. Accroupie
et frappée dans le dos, c’est sur le dos qu’elle devait tomber. Le meurtrier
s’est servi d’une arme aiguë et fine qui doit être, si je ne m’abuse, un bout
de fleuret démoucheté et aiguisé. En essuyant son arme au jupon de la
victime il nous a laissé cette indication. Il n’a pas d’ailleurs été marqué
dans la lutte. La victime s’est bien cramponnée à ses mains, mais comme
il n’avait pas quitté ses gants gris…
— Mais c’est du roman ! s’exclama Gévrol.
— Avez-vous visité les ongles de la veuve Lerouge, monsieur le chef
de la sûreté ? Non. Eh bien ! allez les inspecter, vous me direz si je me
trompe. Donc, voici la femme morte. Que veut l’assassin ? De l’argent,
des valeurs ? Non, non, cent fois non ! Ce qu’il veut, ce qu’il cherche, ce
qu’il lui faut, ce sont des papiers qu’il sait en la possession de la victime.
Pour les avoir il bouleverse tout, il renverse les armoires, déplie le linge,
défonce le secrétaire dont il n’a pas la clé, et vide la paillasse.
» Enfin il les trouve. Et savez-vous ce qu’il en fait, de ces papiers ? il
les brûle, non dans la cheminée, mais dans le petit poêle de la première
pièce. Son but est rempli désormais. Que va-t-il faire ? Fuir en emportant
tout ce qu’il trouve de précieux pour dérouter les recherches et indiquer
un vol. Ayant fait main basse sur tout, il l’enveloppe dans la serviette dont
il devait se servir pour dîner, et, soufflant la bougie, il s’enfuit, ferme la
porte en dehors et jette la clé dans un fossé… Et voilà.
— Monsieur Tabaret, fit le juge, votre enquête est admirable, et je suis
persuadé que vous êtes dans le vrai.
— Hein ! s’écria Lecoq, est-il assez colossal, mon papa Tirauclair !
— Pyramidal ! renchérit ironiquement Gévrol ; je pense seulement que
ce jeune homme très bien devait être un peu gêné par un paquet enve-
loppé dans une serviette blanche et qui devait se voir de fort loin.
— Aussi ne l’a-t-il pas emporté à cent lieues, répondit le père Tabaret ;
vous comprenez que pour gagner la station du chemin de fer il n’a pas
eu la bêtise de prendre l’omnibus américain. Il s’y est rendu à pied, par
la route plus courte du bord de l’eau. Or, en arrivant à la Seine, à moins
qu’il ne soit plus fort encore que je ne le suppose, son premier soin a été
d’y jeter ce paquet indiscret.
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permettez-moi de vous l’avouer, que vous n’ayez pas déjà entendu parler
de moi.
— Je vous connaissais de réputation sans m’en douter, répondit M.
Daburon, et c’est en entendant célébrer votre talent que j’ai eu l’excellente
idée de vous faire appeler. Je me demande seulement ce qui a pu vous
pousser dans cette voie ?
— Le chagrin, monsieur le juge, l’isolement, l’ennui. Ah ! je n’ai pas
toujours été heureux, allez !…
— On m’a dit que vous étiez riche.
Le bonhomme poussa un gros soupir qui révélait à lui seul les plus
cruelles déceptions.
— Je suis à mon aise, en effet, répondit-il, mais il n’en a pas toujours
été ainsi. Jusqu’à quarante-cinq ans j’ai vécu de sacrifices et de privations
absurdes et inutiles. J’ai eu un père qui a flétri ma jeunesse, gâté ma vie
et fait de moi le plus à plaindre des hommes.
Il est de ces professions dont le caractère est tel qu’on ne parvient
jamais à le dépouiller entièrement. M. Daburon était toujours et partout
un peu juge d’instruction.
— Comment ! monsieur Tabaret, interrogea-t-il, votre père est l’auteur
de toutes vos infortunes ?
— Hélas ! oui, monsieur. Je lui ai pardonné à la longue, autrefois je l’ai
bien maudit. J’ai jadis accablé sa mémoire de toutes les injures que peut
inspirer la haine la plus violente, lorsque j’ai su… Mais je puis bien vous
confier cela. J’avais vingt-cinq ans, et je gagnais deux mille francs par
an au Mont-de-Piété, quand un matin mon père entra chez moi et m’an-
nonce brusquement qu’il est ruiné, qu’il ne lui reste plus de quoi manger.
Il paraissait au désespoir et parlait d’en finir avec la vie. Moi, je l’aimais.
Naturellement je le rassure, je lui embellis ma situation, je lui explique
longuement que, tant que je gagnerai de quoi vivre, il ne manquera de
rien, et, pour commencer, je lui déclare que nous allons demeurer en-
semble. Ce qui fut dit fut fait, et pendant vingt ans je l’ai eu à ma charge,
le vieux…
— Quoi ! vous vous repentez de votre honorable conduite, monsieur
Tabaret ?
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CHAPITRE III
L
père Tabaret n’est pas, en effet, à plus de quatre
minutes de la gare Saint-Lazare. Il possède là un bel immeuble,
soigneusement tenu, et qui doit donner de magnifiques revenus,
bien que les loyers n’y soient pas trop exagérés.
Le bonhomme s’y est mis au large. Il occupe, au premier, sur la rue,
un vaste appartement bien distribué, confortablement meublé et dont le
principal ornement est sa collection de livres. Il vit là simplement, par
goût autant que par habitude, servi par une vieille domestique à laquelle,
dans les grandes occasions, le portier donne un coup de main.
Nul dans la maison n’avait le plus léger soupçon des occupations poli-
cières de monsieur le propriétaire. Il faut au plus infime agent une intelli-
gence dont on le supposait, sur la mine, absolument dépourvu. On prenait
pour un commencement d’idiotisme ses continuelles distractions.
Mais tout le monde avait remarqué la singularité de ses habitudes. Ses
constantes expéditions au-dehors donnaient à ses allures des apparences
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moi donc le plaisir de vous retirer dans votre cuisine et de ne pas repa-
raître avant que j’appelle !
Il devient enragé, pensa Manette en disparaissant au plus vite.
Le père Tabaret s’était rassis. Il avalait à larges cuillerées un potage
complètement froid.
Comment, se disait-il, n’avais-je pas songé à cela ? Pauvre humanité !
Mon esprit vieillit et se fatigue. C’est pourtant clair comme le jour… Les
circonstances tombent sous le sens…
Il frappa sur le timbre placé devant lui ; la servante reparut.
— Le rôti ! demanda-t-il, et laissez-moi seul. Oui ! continuait-il en dé-
coupant furieusement un gigot de pré-salé, oui, il y a un enfant, et voici
l’histoire : la veuve Lerouge est au service d’une grande dame très riche.
Le mari, un marin probablement, part pour un voyage lointain. La femme,
qui a un amant, se trouve enceinte. Elle se confie à la veuve Lerouge et,
grâce à elle, parvient à accoucher clandestinement.
Il sonna de nouveau.
— Manette ! le dessert et sortez !
Certes, un tel maître n’était pas digne d’un tel cordon bleu. Il eût été
bien embarrassé de dire ce qu’on lui avait servi à son dîner et même ce
qu’il mangeait en ce moment ; c’était de la compote de poires.
— Mais l’enfant ! murmurait-il ; l’enfant, qu’est-il devenu ? L’aurait-
on tué ? Non, car la veuve Lerouge, complice d’un infanticide, n’était
presque plus redoutable. L’amant a voulu qu’il vécût ; et on l’a confié à
notre veuve, qui l’a élevé. On a pu lui retirer l’enfant, mais non les preuves
de sa naissance et de son existence. Voilà le joint. Le père, c’est l’homme
à la belle voiture ; la mère n’est autre que la femme qui venait avec un
beau jeune homme. Je crois bien que la chère dame ne manquait de rien !
Il y a des secrets qui valent une ferme en Brie. Deux personnes à faire
chanter. Il est vrai que, ne se refusant pas un amant, sa dépense devait
augmenter tous les ans. Pauvre humanité ! le coeur a ses besoins. Elle a
trop appuyé sur la chanterelle, et l’a cassée. Elle a menacé, on a eu peur,
et on s’est dit : finissons-en ! Mais qui s’est chargé de la commission ? Le
papa ? Non. Il est trop vieux. Parbleu ! c’est le fils. Il a voulu sauver sa
mère, le joli garçon. Il a refroidi la veuve et brûlé les preuves.
Manette, pendant ce temps, l’oreille à la serrure, écoutait de toute son
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âme. De temps à autre, elle récoltait un mot, un juron, le bruit d’un coup
frappé sur la table, mais c’était tout.
Bien sûr, pensa-t-elle, ce sont ses femmes qui lui trottent par la tête.
Elles auront voulu lui faire accroire qu’il est papa.
Elle était si bien sur le gril que, n’y tenant plus, elle se hasarda à en-
trebâiller la porte.
— Monsieur a demandé son café ? fit-elle timidement.
— Non, mais donnez-le-moi, répondit le père Tabaret.
Il voulut l’avaler d’un trait et s’échauda si bien que la douleur le ra-
mena subitement au sentiment le plus exact de la réalité.
— Tonnerre, grogna-t-il, c’est chaud ! Diable d’affaire ! Elle me met
aux champs. On a raison là-bas, je me passionne trop. Mais qui donc
d’entre eux aurait, par la seule force de la logique, rétabli l’histoire en son
entier ? Ce n’est pas Gévrol, le pauvre homme ! Sera-t-il assez humilié,
assez vexé, assez roulé ! Si j’allais trouver monsieur Daburon ? Non, pas
encore… La nuit m’est nécessaire pour creuser certaines particularités,
pour coordonner mes idées. C’est que, d’un autre côté, si je reste ici, seul,
toute cette histoire va me mettre le sang en mouvement, et comme cela,
après avoir beaucoup mangé, je suis capable d’attraper une indigestion.
Ma foi ! je vais aller m’informer de madame Gerdy ; elle était souffrante
ces jours passés, je causerai avec Noël, et cela me dissipera un peu.
Il se leva, passa son pardessus et prit son chapeau et sa canne.
— Monsieur sort ? demanda Manette.
— Oui.
— Monsieur rentrera-t-il tard ?
— C’est possible.
— Mais monsieur rentrera ?
— Je n’en sais rien.
Une minute plus tard le père Tabaret sonnait à la porte de ses amis.
L’intérieur de Mme Gerdy était des plus honorables. Elle possédait l’ai-
sance, et le cabinet de Noël, déjà très occupé, changeait cette aisance en
fortune.
Mme Gerdy vivait très retirée, et à l’exception des amis que Noël in-
vitait parfois à dîner, recevait très peu de monde. Depuis plus de quinze
ans que le père Tabaret venait familièrement dans la maison, il n’y avait
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CHAPITRE IV
L
N le père Tabaret furent assis en face l’un de
l’autre dans la pièce où travaillait l’avocat, une fois la porte soi-
gneusement fermée, le bonhomme eut une inquiétude.
— Et si votre mère avait besoin de quelque chose ? remarqua-t-il.
— Si madame Gerdy sonne, répondit le jeune homme d’un ton sec, la
domestique ira voir.
Cette indifférence, ce froid dédain confondaient le père Tabaret, ha-
bitué aux rapports toujours si affectueux de la mère et du fils.
— De grâce, Noël, dit-il, calmez-vous, ne vous laissez pas dominer par
un mouvement d’irritation. Vous avez eu, je le vois, quelque petite pique
avec votre mère, vous l’aurez oubliée demain. Quittez donc ce ton glacial
que vous prenez en parlant d’elle. Pourquoi cette affectation à l’appeler
madame Gerdy ?
— Pourquoi ? répondit l’avocat d’une voix sourde, pourquoi ?…
Il quitta son fauteuil, fit au hasard quelques pas dans son cabinet, et
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ment grave. Il faut supposer à madame Gerdy une audace et une habi-
leté qu’on trouve rarement réunies chez une femme. Elle a dû être aidée,
conseillée, poussée, peut-être. Quels ont été ses complices ? elle ne pou-
vait agir seule. Son mari lui-même…
— Son mari ! interrompit l’avocat avec un rire amer. Ah ! vous avez
donné dans le veuvage, vous aussi ! Non, il n’y avait pas de mari : feu
Gerdy n’a jamais existé. J’étais bâtard, cher monsieur Tabaret ; très bâ-
tard : Noël, fils de la fille Gerdy et de père inconnu.
— Seigneur ! s’écria le bonhomme, c’est pour cela que votre mariage
avec mademoiselle Levernois n’a pu se faire il y a quatre ans ?
— Oui, c’est pour cela, mon vieil ami. Et que de malheurs il évitait ce
mariage avec une jeune fille que j’aimais ! Pourtant, je n’en ai pas voulu,
alors, à celle que j’appelais ma mère. Elle pleurait, elle s’accusait, elle se
désolait, et moi, naïf, je la consolais de mon mieux, je séchais ses larmes,
je l’excusais à ses propres yeux. Non, il n’y avait pas de mari… Est-ce que
les femmes comme elle ont des maris ! Elle était la maîtresse de mon père,
et le jour où il a été rassasié d’elle, il l’a quittée en lui jetant trois cent mille
francs, le prix des plaisirs qu’elle lui donnait.
Noël aurait continué longtemps sans doute ses déclarations furi-
bondes. Le père Tabaret l’arrêta. Le bonhomme sentait venir une histoire
de tout point semblable à celle qu’il avait imaginée, et l’impatience vani-
teuse de savoir s’il avait deviné lui faisait presque oublier de s’apitoyer
sur les infortunes de Noël.
— Cher enfant, dit-il, ne nous égarons pas. Vous me demandez un
conseil ? Je suis peut-être le seul à pouvoir vous le donner bon. Allons
donc au but. Comment avez-vous appris cela ? Avez-vous des preuves ?
où sont-elles ?
Le ton décidé du bonhomme aurait dû éveiller l’attention de Noël.
Mais il n’y prit pas garde. Il n’avait pas le loisir de s’arrêter à réfléchir. Il
répondit donc :
— Je sais cela depuis trois semaines. Je dois cette découverte au hasard.
J’ai des preuves morales importantes, mais ce ne sont que des preuves
morales. Un mot de la veuve Lerouge, un seul mot les rendait décisives.
Ce mot, elle ne peut plus le prononcer puisqu’on l’a tuée, mais elle me
l’avait dit à moi. Maintenant, madame Gerdy niera tout, je la connais ;
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L’affaire Lerouge Chapitre IV
la tête sur le billot elle nierait. Mon père sans doute se tournera contre
moi… Je suis sûr, j’ai des preuves, ce crime rend vaine ma certitude et
frappe mes preuves de nullité.
— Expliquez-moi bien tout, reprit après un moment de réflexion le
père Tabaret, tout, vous m’entendez bien. Les vieux sont quelquefois de
bon conseil. Nous aviserons après.
— Il y a trois semaines, commença Noël, ayant besoin de quelques
titres anciens, j’ouvris pour les chercher le secrétaire de madame Gerdy.
Involontairement je dérangeai une tablette : des papiers tombèrent de
droite et de gauche et un paquet de lettres me sauta en plein visage. Un
instinct machinal que je ne saurais expliquer me poussa à dénouer cette
correspondance, et, poussé par une invincible curiosité, je lus la première
lettre qui me tomba sous la main.
— Vous avez eu tort, opina le père Tabaret.
— Soit ; enfin, je lus. Au bout de dix lignes, j’étais sûr que cette cor-
respondance était de mon père, dont madame Gerdy, malgré mes prières,
m’avait toujours caché le nom. Vous devez comprendre quelle fut mon
émotion. Je m’emparai du paquet, je vins me renfermer ici, et je dévorai
d’un bout à l’autre cette correspondance.
— Et vous en êtes cruellement puni, mon pauvre enfant !
— C’est vrai, mais à ma place qui donc eût résisté ? Cette lecture m’a
navré, et c’est elle qui m’a donné la preuve de ce que je viens de vous dire.
— Au moins avez-vous conservé ces lettres ?
— Je les ai là, monsieur Tabaret, répondit Noël, et comme pour me
donner un avis en connaissance de cause vous devez savoir, je vais vous
les lire.
L’avocat ouvrit un des tiroirs de son bureau, fit jouer dans le fond un
ressort imperceptible, et d’une cachette pratiquée dans l’épaisseur de la
tablette supérieure, il retira une liasse de lettres.
— Vous comprenez, mon ami, reprit-il, que je vous ferai grâce de
tous les détails insignifiants, détails qui, cependant, ajoutent leur poids
au reste. Je vais prendre seulement les faits importants et qui ont trait
directement à l’affaire.
Le père Tabaret se tassa dans un fauteuil, brûlant de la fièvre de l’at-
tente. Son visage et ses yeux exprimaient la plus ardente attention.
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L’affaire Lerouge Chapitre IV
Après un triage qui dura assez longtemps, l’avocat choisit une lettre
et commença sa lecture, d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme, mais
qui tremblait par moments :
Ma Valérie bien-aimée,
– Valérie, fit-il, c’est madame Gerdy.
— Je sais, je sais, ne vous interrompez pas.
Noël reprit donc :
Ma Valérie bien-aimée,
Aujourd’hui est un beau jour. Ce matin j’ai reçu ta lere chérie, je l’ai
couverte de baisers, je l’ai relue cent fois, et maintenant elle est allée rejoindre
les autres, là, sur mon coeur. Cee lere, ô mon amie, a failli me faire mourir
de joie. Tu ne t’étais donc pas trompée, c’était donc vrai ! Le Ciel enfin propice
couronne notre flamme. Nous aurons un fils.
J’aurai un fils de ma Valérie adorée, sa vivante image. Oh ! pourquoi
sommes-nous séparés par une distance immense ? e n’ai-je des ailes pour
voler à tes pieds et tomber entre tes bras, ivre de la plus douce volupté ! Non !
jamais comme en ce moment je n’ai maudit l’union fatale qui m’a été im-
posée par une famille inexorable et que mes larmes n’ont pu aendrir. Je
ne puis m’empêcher de haïr cee femme qui, malgré moi, porte mon nom,
innocente victime cependant de la barbarie de nos parents. Et pour comble
de douleurs, elle va aussi me rendre père. i dira ma douleur lorsque j’en-
visage l’avenir de ces deux enfants ?
L’un, le fils de l’objet de ma tendresse, n’aura ni père ni famille, ni même
un nom, puisqu’une loi faite pour désespérer les âmes sensibles m’empêche
de le reconnaître. Tandis que l’autre, celui de l’épouse détestée, par le seul fait
de sa naissance, se trouvera riche, noble, entouré d’affections et d’hommages,
avec un grand état dans le monde. Je ne puis soutenir la pensée de cee
terrible injustice. ’imaginer pour la réparer ? Je n’en sais rien, mais sois
sûre que je la réparerai. C’est au tant désiré, au plus chéri, au plus aimé que
doit revenir la meilleure part, et elle lui reviendra, je le veux.
— D’où est datée cette lettre ? demanda le père Tabaret, que le style
devait fixer au moins sur un point.
— Voyez, répondit Noël.
Il tendit la lettre au bonhomme, qui lut : Venise, décembre1828.
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ajouta :
— Elle est morte !
En dépit de son impatience le père Tabaret n’osa souffler mot. Il res-
sentait d’ailleurs vivement la profonde douleur de son jeune ami et la
respectait. Après un assez long silence, Noël releva la tête et reprit la cor-
respondance.
— Toutes les lettres qui suivent, dit-il, portent la trace des préoccu-
pations de mon père pour son bâtard. Je les laisse pourtant de côté. Mais
voici ce qui me frappe dans celle-ci, écrite de Rome, le 5 mars 1829 :
Mon fils, notre fils ! Voilà mon plus cruel et mon unique souci. Comment
lui assurer l’avenir que je rêve pour lui ? Les grands seigneurs d’autrefois
n’avaient pas ces malheureuses préoccupations. Jadis, je serais allé trouver le
roi, qui d’un mot aurait fait à l’enfant un état dans le monde. Aujourd’hui le
roi, qui gouverne avec peine des sujets révoltés, ne peut plus rien. La noblesse
a perdu ses droits, et les plus gens de bien sont traités comme les derniers des
manants.
— Plus bas, maintenant, je vois :
Mon coeur aime à se figurer ce que sera notre fils. De sa mère, il aura
l’âme, l’esprit, la beauté, les grâces, toutes les séductions. Il tiendra de son
père la fierté, la vaillance, les sentiments des grandes races. e sera l’autre ?
Je tremble en y songeant. La haine ne peut engendrer que des monstres. Dieu
réserve la force et la beauté pour les enfants conçus au milieu des transports
de l’amour.
— Le monstre, c’est moi ! fit l’avocat avec une sorte de rage concentrée.
Tandis que l’autre… Mais laissons là, n’est-ce pas, ces préliminaires d’une
action atroce. Je n’ai voulu jusqu’ici que vous montrer l’aberration de la
passion de mon père ; nous arrivons au but.
Le père Tabaret s’étonnait des ardeurs de cet amour dont Noël remuait
les cendres. Peut-être le sentait-il plus vivement sous ces expressions qui
lui rappelaient sa jeunesse. Il comprenait combien doit être irrésistible
l’entraînement d’une telle passion. Il tremblait de deviner.
— Voici, reprit Noël en agitant un papier, non plus une de ces épîtres
interminables dont je vous ai détaché de courts fragments, mais un simple
billet. Il est du commencement de mai et porte le timbre de Venise. Il est
laconique et néanmoins décisif.
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Chère Valérie,
Fixe-moi, je te prie, aussi exactement que possible, sur l’époque probable
de ta délivrance. J’aends ta réponse avec une anxiété que tu comprendrais,
si tu pouvais deviner mes projets au sujet de notre enfant !
– Je ne sais, reprit Noël, si madame Gerdy comprit ; toujours est-il
qu’elle dut répondre immédiatement, car voici ce qu’écrit mon père à la
date du 14 :
Ta réponse, ô ma chérie, est telle, qu’à peine je l’osais espérer. Le projet
que j’ai conçu est maintenant réalisable. Je commence à goûter un peu de
calme et de sécurité. Notre fils portera mon nom, je ne serai pas obligé de me
séparer de lui. Il sera élevé près de moi, dans mon hôtel, sous mes yeux, sur
mes genoux, dans mes bras. Aurai-je assez de force pour ne pas succomber
à cet excès de félicité ?
J’ai une âme pour la douleur, en aurai-je une pour la joie ? Ô femme
adorée, ô enfant précieux, ne craignez rien, mon coeur est assez vaste pour
vous deux ! Je pars demain pour Naples, d’où je t’écrirai longuement. oi
qu’il arrive, dussé-je sacrifier les intérêts puissants qui me sont confiés, je
serai à Paris pour l’heure solennelle. Ma présence doublera ton courage, la
puissance de mon amour diminuera tes douleurs…
— Je vous demande pardon de vous interrompre, Noël, dit le père Ta-
baret ; savez-vous quels graves motifs retenaient votre père à l’étranger ?
— Mon père, mon vieil ami, répondit l’avocat, était en dépit de son
âge un des amis, un des confidents de Charles X, et il avait été chargé
par lui d’une mission secrète en Italie. Mon père est le comte Rhéteau de
Commarin.
— Peste ! fit le bonhomme… et entre ses dents, comme pour mieux
graver ce nom dans sa mémoire, il répéta plusieurs fois : Rhéteau de Com-
marin.
Noël se taisait. Après avoir paru tout faire pour dominer son ressen-
timent, il semblait accablé comme s’il eût pris la détermination de ne rien
tenter pour réparer le coup qui l’atteignait.
— Au milieu du mois de mai, continua-t-il, mon père était donc à
Naples. C’est là que lui, un homme prudent, sensé, un digne diplomate,
un gentilhomme, il ose, dans l’égarement d’une passion insensée, confier
au papier le plus monstrueux des projets. Écoutez bien :
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Mon adorée,
C’est Germain, mon vieux valet de chambre, qui te remera cee lere.
Je le dépêche en Normandie, chargé de la plus délicate des commissions.
C’est un de ces serviteurs auxquels on peut se fier absolument.
Le moment est venu de te dévoiler mes projets touchant mon fils. Dans
trois semaines au plus tard je serai à Paris. Si mes prévisions ne sont pas
déçues, la comtesse et toi devez accoucher en même temps. Trois ou quatre
jours d’intervalle ne peuvent rien changer à mon dessein. Voici ce que j’ai
résolu :
Mes deux enfants sont confiés à deux nourrices de N…, où sont situées
presque toutes mes propriétés. Une de ces femmes, dont Germain répond, et
vers laquelle je l’envoie, sera dans nos intérêts. C’est à cee confidente que
sera remis notre fils, Valérie. Ces deux femmes quieront Paris le même jour,
Germain accompagnant celle qui sera chargée du fils de la comtesse.
Un accident, arrangé à l’avance, forcera ces deux femmes à passer une
nuit en route. Un hasard combiné par Germain les contraindra de coucher
dans la même auberge, dans la même chambre.
Pendant la nuit, notre nourrice, à nous, changera les enfants de berceau.
J’ai tout prévu, ainsi que je te l’expliquerai, et toutes les précautions
sont prises pour que ce secret ne puisse nous échapper. Germain est chargé,
à son passage à Paris, de commander deux layees exactement, absolument
semblables. Aide-le de tes conseils.
Ton coeur maternel, ma douce Valérie, va peut-être saigner à l’idée d’être
privée des innocentes caresses de ton enfant. Tu te consoleras en songeant
au sort que lui assurera ton sacrifice. els prodiges de tendresse lui pour-
raient servir autant que cee réparation ! ant à l’autre, je connais ton
âme tendre, tu le chériras. Ne sera-ce pas m’aimer encore et me le prouver ?
D’ailleurs, il ne saurait être à plaindre. Ne sachant rien, il n’aura rien à
regreer ; et tout ce que la fortune peut procurer ici-bas, il l’aura.
Ne me dis pas que ce que je veux tenter est coupable. Non, ma bien-aimée,
non. Pour que notre plan réussisse, il faut un tel concours de circonstances
si difficiles à accéder ; tant de coïncidences indépendantes de notre volonté,
que, sans la protection évidente de la Providence, nous devons échouer. Si
donc le succès couronne nos voeux, c’est que le Ciel sera pour nous. J’espère.
— Voilà ce que j’attendais, murmura le père Tabaret.
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Un ami cruel comme les vrais amis m’a ouvert les yeux. J’ai douté. Vous
avez été surveillée, et aujourd’hui malheureusement je n’ai plus de doutes.
Vous, Valérie, vous à qui j’ai donné plus que ma vie, vous me trompez, et vous
me trompez depuis bien longtemps ! Malheureuse ! je ne suis plus certain
d’être le père de votre enfant !
— Mais ce billet est une preuve ! s’écria le père Tabaret, une preuve
irrécusable. Qu’importerait au comte le doute ou la certitude de sa pater-
nité, s’il n’avait sacrifié son fils légitime à son bâtard. Oui, vous me l’aviez
dit, il a subi un rude châtiment.
— Madame Gerdy, reprit Noël, essaya de se justifier. Elle écrivit au
comte ; il lui renvoya ses lettres sans les ouvrir. Elle voulut le voir, elle
ne put parvenir jusqu’à lui. Puis elle se lassa de ses tentatives inutiles.
Elle comprit que tout était bien fini le jour où l’intendant du comte lui
apporta pour moi un titre de rente de quinze mille francs. Le fils avait
pris ma place, la mère me ruinait…
Trois ou quatre coups légers frappés à la porte du cabinet interrom-
pirent Noël.
— Qui est là ? demanda-t-il sans se déranger.
— Monsieur, dit à travers la porte la voix de la domestique, madame
voudrait vous parler.
L’avocat parut hésiter.
— Allez, mon enfant, conseilla le père Tabaret, ne soyez pas impi-
toyable, il n’y a que les dévots qui aient ce droit-là.
Noël se leva avec une visible répugnance et passa chez Mme Gerdy.
Pauvre garçon, pensait le père Tabaret resté seul, quelle découverte
fatale, et comme il doit souffrir ! Un si noble jeune homme, un si brave
coeur ! Dans son honnêteté candide, il ne soupçonne même pas d’où part
le coup. Par bonheur, j’ai de la clairvoyance pour deux, et c’est au mo-
ment où il désespère que je suis sûr, moi, de lui faire rendre justice. Grâce
à lui, me voici sur la voie. Un enfant devinerait la main qui a frappé. Seule-
ment, comment cela est-il arrivé ? Il va me l’apprendre sans s’en douter.
Ah ! si j’avais une de ces lettres pour vingt-quatre heures ! C’est qu’il doit
savoir son compte… D’un autre côté, en demander une, avouer mes rela-
tions avec la préfecture… Mieux vaut en prendre une, n’importe laquelle,
uniquement pour comparer l’écriture.
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sirais, je désire mon nom, cela est certain. Mais, à la veille de le reprendre,
je ne voudrais pas le salir. Je cherchais un moyen de tout concilier à bas
bruit, sans scandale.
— Enfin, vous vous êtes décidé ?
— Oui, après quinze jours d’angoisse. Ah ! que j’ai souffert tout ce
temps ! J’avais abandonné toutes mes affaires, rompu avec le travail. Le
jour, par des courses insensées, je cherchais à briser mon corps, espérant
arriver au sommeil par la fatigue. Efforts inutiles ! Depuis que j’ai trouvé
ces lettres, je n’ai pas dormi une heure.
De temps à autre, le père Tabaret tirait sournoisement sa montre.
Monsieur le juge d’instruction sera couché, pensait-il.
— Enfin, un matin, continua Noël, après une nuit de rage, je me dis
qu’il fallait en finir. J’étais dans l’état désespéré de ces joueurs qui, après
des pertes successives, jettent sur le tapis ce qui leur reste pour le risquer
d’un coup. Je pris mon coeur à deux mains, j’envoyai chercher une voiture
et je me fis conduire à l’hôtel Commarin.
Le vieux policier laissa échapper un soupir de satisfaction.
— C’est un des plus magnifiques hôtels du faubourg Saint-Germain,
mon vieil ami ; une demeure princière, digne d’un grand seigneur vingt
fois millionnaire, presque un palais. On entre d’abord dans une cour vaste.
À droite et à gauche sont les écuries où piaffent vingt chevaux de prix, les
remises et les communs. Au fond, s’élève la façade de l’hôtel, majestueux
et sévère avec ses fenêtres immenses et son double perron de marbre.
Derrière, s’étend un grand jardin, je devrais dire un parc, ombragé par les
plus vieux arbres peut-être qui soient à Paris.
Cette description enthousiaste contrariait vivement le père Tabaret.
Mais qu’y faire, comment presser Noël ? Un mot indiscret pouvait éveiller
ses soupçons, lui révéler qu’il parlait non à un ami, mais au collaborateur
de Gévrol.
— On vous a donc fait visiter l’hôtel ? demanda-t-il.
— Non, je l’ai visité moi-même. Depuis que je me sais le seul héritier
des Rhéteau de Commarin, je me suis enquis de ma nouvelle famille. J’ai
étudié son histoire à la bibliothèque ; c’est une noble histoire. Le soir, la
tête en feu, j’allais rôder autour de la demeure de mes pères. Ah ! vous
ne pouvez comprendre mes émotions ! C’est là, me disais-je, que je suis
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CHAPITRE V
D
de Mme Gerdy se trouvait compris, au rez-de-chaussée,
un local qui autrefois servait de remise. Elle en avait fait comme
un capharnaüm où elle entassait toutes les vieilleries du ménage,
meubles inutiles, ustensiles hors de service, objets de rebut ou encom-
brants. On y serrait aussi la provision de bois et de charbon de l’hiver.
Cette ancienne remise avait, sur la rue, une petite porte longtemps
condamnée. Depuis plusieurs années Noël l’avait fait réparer en secret, y
avait adapté une serrure. Il pouvait, par là, entrer et sortir à toute heure,
échappant ainsi au contrôle du concierge, c’est-à-dire de toute la maison.
C’est par cette porte que sortait l’avocat, non sans employer les plus
grandes précautions pour l’ouvrir et pour la refermer.
Une fois dehors, il resta un moment immobile sur le trottoir, comme
s’il eût hésité sur la route à prendre. Il se dirigeait lentement vers la gare
Saint-Lazare, quand un fiacre vint à passer. Il fit signe au cocher, qui retint
son cheval et amena la voiture sur le bord de la chaussée.
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des essais ou des erreurs de la nature. Si belles qu’elles pussent être, tou-
jours elles pèchent par quelque endroit, comme l’oeuvre d’un statuaire
qui, même ayant du génie, aborderait pour la première fois la grande
sculpture.
Elle était petite mais son cou, ses épaules et ses bras avaient des ron-
deurs exquises. Ses mains aux doigts retroussés, aux ongles roses, sem-
blaient des bijoux précieusement caressés. Ses pieds, chaussés de bas de
soie presque aussi épais qu’une toile d’araignée, étaient une merveille. Ils
rappelaient non le pied par trop fabuleux que Cendrillon fourrait dans
une pantoufle de vair, mais le pied très réel, très célèbre et plus palpable
dont une belle banquière aime à donner le modèle en marbre, en plâtre
ou en bronze à ses nombreux admirateurs.
Elle n’était pas belle, ni même jolie ; cependant sa physionomie était
de celles qu’on n’oublie guère, et qui frappent du coup de foudre de Beyle.
Son front était un peu haut et sa bouche trop grande, malgré la provo-
cante fraîcheur des lèvres. Ses sourcils étaient comme dessinés à l’encre
de Chine ; seulement le pinceau avait trop appuyé et ils lui donnaient l’air
dur lorsqu’elle oubliait de les surveiller. En revanche son teint uni avait
une riche pâleur dorée, ses yeux noirs veloutés possédaient une énorme
puissance magnétique, ses dents brillaient de la blancheur nacrée de la
perle et ses cheveux, d’une prodigieuse opulence, étaient fins et noirs,
ondés, avec des reflets bleuâtres.
En apercevant Noël, qui écartait la portière de soie, elle se souleva à
demi, s’appuyant sur son coude.
— Enfin, vous voici, fit-elle d’une voix aigrelette, c’est fort heureux !
L’avocat avait été suffoqué par la température sénégalienne du fu-
moir.
— Quelle chaleur ! dit-il ; on étouffe ici !
— Vous trouvez ? reprit la jeune femme ; eh bien ! moi je grelotte. Il
est vrai que je suis très souffrante. Poser m’est insupportable, me prend
sur les nerfs, et je vous attends depuis hier.
— Il m’a été impossible de venir, objecta Noël, impossible !
— Vous saviez cependant, continua la dame, qu’aujourd’hui est mon
jour d’échéance et que j’avais beaucoup à payer. Les fournisseurs sont
venus, pas un sou à leur donner. On a présenté le billet du carrossier, pas
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mois, prix fixe. S’il fallait vingt sous de plus, vous reprendriez bien vite
votre coeur et votre chapeau pour les porter ailleurs, à côté, à la concur-
rence.
— C’est vrai, répondit froidement l’avocat, je sais compter, et cela
m’est prodigieusement utile ! Cela me sert à savoir au juste où et com-
ment a passé ma fortune.
— Vous le savez, vraiment ? ricana Juliette.
— Et je puis vous le dire, ma chère. D’abord vous avez été peu exi-
geante… mais l’appétit vient en mangeant. Vous avez voulu du luxe, vous
l’avez eu ; un mobilier splendide, vous l’avez ; une maison montée, des
toilettes extravagantes, je n’ai rien su refuser. Il vous a fallu une voiture,
un cheval, j’ai répondu : soit. Et je ne parle pas de mille fantaisies. Je ne
compte ni ce cabinet chinois ni les deux douzaines de bracelets. Ce total
est de quatre cent mille francs.
— Vous en êtes sûr ?
— Comme quelqu’un qui les a eus et qui ne les a plus.
— Quatre cent mille francs, juste ! il n’y a pas de centimes ?
— Non.
— Alors, mon cher, si je vous présentais ma facture, vous seriez en
reste.
La femme de chambre, qui entrait apportant le thé sur un plateau,
interrompit ce duo d’amour dont Noël avait fait plus d’une répétition.
L’avocat se tut à cause de la soubrette. Juliette garda le silence à cause
de son amant, car elle n’avait pas de secret pour Charlotte, qui la servait
depuis trois ans et à laquelle, en bon coeur, elle passait tout, même un
amoureux, joli homme, qui coûtait assez cher.
Mme Juliette Chaffour était parisienne. Elle devait être née, vers 1839,
quelque part, sur les hauteurs du faubourg Montmartre, d’un père com-
plètement inconnu. Son enfance fut une longue alternative de roulées et
de caresses également furieuses. Elle vécut mal, de dragées ou de fruits
avariés ; aussi possédait-elle un estomac à toute épreuve. À douze ans, elle
était maigre comme un clou, verte comme une pomme en juin et plus dé-
pravée que Saint-Lazare. Prudhomme aurait dit que cette précoce coquine
était totalement destituée de moralité.
Elle n’avait pas la plus vague notion de l’idée abstraite que représente
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le pauvre chien qui guette pendant des journées l’instant où ses caresses
ne sont pas importunes. Et il avait la réputation d’être dur, emporté, ca-
pricieux ! Et il l’était !
— Vous me dites bien souvent depuis quelques mois, reprit-il, que je
vous ennuie. Que vous ai-je fait ?
— Rien.
— Eh bien ! alors ?
— Ma vie n’est plus qu’un long bâillement, répondit la jeune femme ;
est-ce ma faute ? Croyez-vous que ce soit un métier récréatif d’être votre
maîtresse ? Examinez-vous donc un peu. Est-il un être aussi triste, aussi
maussade que vous, plus inquiet, plus soupçonneux, dévoré d’une pire
jalousie ?
— Votre accueil, mon amie, hasarda Noël, est fait pour éteindre la
gaieté et glacer l’expansion. Puis on craint toujours quand on aime.
— Joli ! Alors on cherche une femme exprès pour soi, on se la com-
mande sur mesure ; on l’enferme dans sa cave et on se la fait monter une
fois par jour, après le dîner, au dessert, en même temps que le vin de
Champagne, histoire de s’égayer.
— J’aurais aussi bien fait de ne pas venir, murmura l’avocat.
— C’est cela. Je serais restée seule sans autre distraction que ma ci-
garette et quelque bouquin bien endormant ! Vous trouvez que c’est une
existence, vous, de ne bouger de chez soi ?
— C’est la vie de toutes les femmes honnêtes que je connais, répondit
sèchement l’avocat.
— Merci ! je ne leur en fais pas mon compliment. Heureusement, moi,
je ne suis pas une femme honnête et je puis dire que je suis lasse de vivre
plus claquemurée que l’épouse d’un Turc avec votre visage pour unique
distraction.
— Vous vivez claquemurée, vous !
— Certainement, continua Juliette avec une aigreur croissante. Voyons,
avez-vous jamais amené un de vos amis ici ? Non, monsieur me cache.
Quand m’avez-vous offert votre bras pour une promenade ? jamais, la di-
gnité de monsieur serait atteinte si on le voyait en ma compagnie. J’ai une
voiture, y êtes-vous monté six fois ? peut-être, mais alors vous baissiez les
stores. Je sors seule ; je me promène seule…
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avons enterré le carnaval comme deux fous. J’ai fêté le Mardi gras comme
un étudiant. Nous sommes allés au théâtre, j’ai endossé un domino pour
vous accompagner au bal de l’Opéra, j’ai invité deux de mes amis à venir
souper avec nous.
— C’était même bien gai ! répondit la jeune femme en faisant la moue.
— Il me semble que oui.
— Vous trouvez ! c’est que vous n’êtes pas difficile. Nous sommes allés
au Vaudeville, c’est vrai, mais séparément, comme toujours, moi seule en
haut, vous en bas. Au bal, vous aviez l’air de mener le diable en terre. Au
souper, vos amis étaient folâtres comme des bonnets de nuit. J’ai dû, sur
vos ordres, affecter de vous connaître à peine. Vous avez bu comme une
éponge, sans que j’aie pu savoir si vous étiez gris ou non…
— Cela prouve, interrompit Noël, qu’il ne faut pas forcer ses goûts.
Parlons d’autre chose.
Il fit quelques pas dans le fumoir, et tirant sa montre :
— Une heure bientôt, dit-il ; mon amie, je vais vous laisser.
— Comment, vous ne me restez pas ?
— Non, à mon grand regret ; ma mère est dangereusement malade.
Il dépliait et comptait sur la table les billets de banque du père Tabaret.
— Ma petite Juliette, reprit-il, voici non pas huit mille francs mais dix
mille. Vous ne me verrez pas d’ici quelques jours.
— Quittez-vous donc Paris ?
— Non, mais je vais être absorbé par une affaire d’une importance im-
mense pour moi. Oui, immense ! Si elle réussit, mignonne, notre bonheur
est assuré, et tu verras bien si je t’aime.
— Oh ! mon petit Noël, dis-moi ce que c’est ?
— Je ne puis.
— Je t’en prie, fit la jeune femme en se pendant au cou de son amant,
se soulevant sur la pointe des pieds comme pour approcher ses lèvres des
siennes.
L’avocat l’embrassa ; sa résolution sembla chanceler.
— Non ! dit-il enfin, je ne puis, là, sérieusement. À quoi bon te don-
ner une fausse joie… Maintenant, ma chérie, écoute-moi bien. Quoi qu’il
arrive, entends-tu, sous quelque prétexte que ce soit, ne viens pas chez
moi, comme tu as eu l’imprudence de le faire ; ne m’écris même pas. En
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ses études terminées, s’était dit : non, je n’irai pas végéter au fond d’une
campagne, je resterai à Paris, j’y deviendrai célèbre, je serai médecin en
chef d’un hôpital et grand-croix de la Légion d’honneur.
Pour débuter dans cette voie terminée à l’horizon par le plus magni-
fique des arcs de triomphe, le futur académicien s’endetta d’une vingtaine
de mille francs. Il fallait se meubler, s’improviser un intérieur, les loyers
sont chers.
Depuis, armé d’une patience que rien ne peut rebuter, armé d’une
volonté indomptable et sans intermittence, il lutte et il attend. Or, qui
peut imaginer ce que c’est qu’attendre dans certaines conditions ? Il faut
avoir passé par là pour s’en douter. Mourir de faim en habit noir, rasé de
frais et le sourire aux lèvres ! Les civilisations raffinées ont inauguré ce
supplice qui fait pâlir les cruautés du poteau des sauvages. Le docteur qui
commence soigne les pauvres qui ne peuvent pas payer. Puis le malade est
ingrat. Convalescent, il presse sur sa poitrine son médecin en l’appelant :
mon sauveur. Guéri, il raille la faculté, et oublie facilement les honoraires
dus.
Après sept ans d’héroïsme, Hervé voit enfin se grouper une clientèle.
Pendant ce temps il a vécu et payé les intérêts exorbitants de sa dette,
mais il avance. Trois ou quatre brochures, un prix remporté sans trop
d’intrigues ont attiré sur lui l’attention.
Seulement ce n’est plus le vaillant jeune homme plein d’espérance et
de foi de sa première visite. Il veut encore, et plus fortement que jamais,
arriver, réussir, mais il n’espère plus nulle jouissance de son succès. Il les
a escomptées et usées les soirs où il n’avait pas eu de quoi dîner. Si grande
que soit sa fortune dans l’avenir, il l’a payée déjà, et trop cher. Pour lui,
parvenir n’est plus que prendre une revanche. À moins de trente-cinq
ans, il est blasé sur les dégoûts et sur les déceptions et ne croit à rien.
Sous les apparences d’une universelle bienveillance, il cache un universel
mépris. Sa finesse, aiguisée aux meules de la nécessité, lui a nui ; on re-
doute les gens pénétrants : il la dissimule soigneusement sous un masque
de bonhomie et de légèreté joviale.
Et il est bon, et il est dévoué, et il aime ses amis.
Son premier mot en entrant, à peine vêtu, tant il s’était hâté, fut :
— Qu’y a-t-il ?
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L’affaire Lerouge Chapitre V
Noël lui serra silencieusement la main et pour toute réponse lui mon-
tra le lit.
Le docteur, en moins d’une minute, prit la lampe, examina la malade
et revint à son ami.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il brusquement. J’ai besoin de tout
savoir.
L’avocat tressaillit à cette question.
— Savoir quoi ? balbutia-t-il.
— Tout ! répondit Hervé. Nous avons affaire à une encéphalite. Il n’y a
pas à s’y tromper. Ce n’est point une maladie commune, en dépit de l’im-
portance et de la continuité des fonctions du cerveau. Quelles causes l’ont
déterminée ? Ce ne sont pas des lésions du cerveau ni de la boîte osseuse,
ce seront donc de violentes affections de l’âme, un immense chagrin, une
catastrophe imprévue…
Noël interrompit son ami du geste et l’attira dans l’embrasure de la
croisée.
— Oui, mon ami, dit-il à voix basse, madame Gerdy vient d’être
éprouvée par de mortels chagrins ; elle est dévorée d’angoisses affreuses.
Écoute, Hervé, je vais confier à ton honneur, à ton amitié, notre secret :
madame Gerdy n’est pas ma mère ; elle m’a dépouillé, pour faire profiter
son fils de ma fortune et de mon nom. Il y a trois semaines que j’ai décou-
vert cette fraude indigne ; elle le sait, les suites l’épouvantent, et depuis
elle meurt minute par minute.
L’avocat s’attendait à des exclamations, à des questions de son ami.
Mais le docteur reçut sans broncher cette confidence ; il la prenait comme
un renseignement indispensable pour éclairer ses soins.
— Trois semaines, murmura-t-il, tout s’explique. A-t-elle paru souffrir
pendant ce temps ?
— Elle se plaignait de violents maux de tête, d’éblouissements, d’into-
lérables douleurs d’oreille ; elle attribuait tout cela à des migraines. Mais
ne me cache rien, Hervé, je t’en prie ; cette maladie est-elle bien grave ?
— Si grave, mon ami, si habituellement funeste que la médecine en est
à compter les cas bien constatés de guérison.
— Ah ! mon Dieu !
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CHAPITRE VI
O
à la gare Saint-Lazare quand le père Ta-
baret, après avoir serré la main de Noël, quitta sa maison sous
le coup de ce qu’il venait d’entendre. Obligé de se contenir, il
jouissait délicieusement de sa liberté d’impression. C’est en chancelant
qu’il fit les premiers pas dans la rue, semblable au buveur que surprend
le grand air, au sortir d’une salle à manger bien chaude. Il était radieux,
mais étourdi en même temps de cette rapide succession d’événements im-
prévus qui l’avaient brusquement amené, croyait-il, à la découverte de la
vérité.
En dépit de sa hâte d’arriver près du juge d’instruction, il ne prit pas
de voiture. Il sentait le besoin de marcher. Il était de ceux à qui l’exercice
donne la lucidité. Quand il se donnait du mouvement, les idées, dans sa
cervelle, se classaient et s’emboîtaient comme les grains de blé dans un
boisseau qu’on agite.
Sans presser sa marche, il gagna la rue de la Chaussée-d’Antin, tra-
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Le père Tabaret, en artiste habile, avait lancé ces noms avec une len-
teur calculée, comptant bien qu’ils produiraient une énorme impression.
Son attente fut dépassée.
M. Daburon fut frappé de stupeur. Il demeura immobile, les yeux
agrandis par l’étonnement. Machinalement il répétait comme un mot vide
de sens et qu’on s’apprend :
— Albert de Commarin, Albert de Commarin !
— Oui, insista le père Tabaret, le noble vicomte. C’est à n’y pas croire,
je le sais bien.
Mais il s’aperçut de l’altération des traits du juge d’instruction, et, un
peu effrayé, il s’approcha du lit.
— Est-ce que monsieur le juge se trouverait indisposé ? demanda-t-il.
— Non, répondit M. Daburon, sans trop savoir ce qu’il disait, je me
porte très bien ; seulement la surprise, l’émotion…
— Je comprends cela, fit le bonhomme.
— N’est-ce pas, vous comprenez ; j’ai besoin d’être seul un moment.
Mais ne vous éloignez pas ; il nous faut causer de cette affaire longuement.
Veuillez donc passer dans mon cabinet, il doit encore y avoir du feu ; je
vous rejoins à l’instant.
Alors M. Daburon se leva lentement, endossa une robe de chambre ou
plutôt se laissa tomber dans un fauteuil. Son visage auquel, dans l’exer-
cice de ses austères fonctions, il avait su donner l’immobilité du marbre,
reflétait de cruelles agitations et ses yeux trahissaient de rudes angoisses.
C’est que ce nom de Commarin, prononcé à l’improviste, réveillait en
lui les plus douloureux souvenirs et ravivait une blessure mal cicatrisée.
Il lui rappelait, ce nom, un événement qui brusquement avait éteint sa
jeunesse et brisé sa vie. Involontairement, il se reportait à cette époque
comme pour en savourer encore toutes les amertumes. Une heure avant,
elle lui semblait bien éloignée et déjà perdue dans les brumes du passé ;
un mot avait suffi pour qu’elle surgît nette et distincte. Il lui paraissait,
maintenant, que cet événement auquel se mêlait Albert de Commarin da-
tait d’hier. Il y avait deux ans bientôt de cela !
Pierre-Marie Daburon appartient à l’une des vieilles familles du Poi-
tou. Trois ou quatre de ses ancêtres ont rempli successivement les charges
les plus considérables de la province. Comment ne léguèrent-ils pas un
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jamais été malade. Elle est d’une vivacité, d’une activité fatigante, et ne
peut tenir en place que lorsqu’elle dort ou qu’elle joue au piquet, son jeu
favori. Elle fait ses quatre repas par jour, mange comme un vendangeur
et boit sec. Elle professe un mépris non déguisé pour les femmelettes de
notre siècle, qui vivent une semaine sur un perdreau et arrosent d’eau
claire de grands sentiments qu’elles entortillent de longues phrases. En
tout elle a toujours été et est encore très positive. Sa parole est prompte
et imagée. Sa phrase hardie ne recule pas devant le mot propre. S’il sonne
mal à quelque oreille délicate, tant pis ! Ce qu’elle déteste le plus, c’est
l’hypocrisie. Elle croit à Dieu, mais elle croit aussi à M. de Voltaire, de
sorte que sa dévotion est des plus problématiques. Pourtant elle est au
mieux avec son curé, et ordonne de soigner son dîner les jours où elle
lui fait l’honneur de l’admettre à sa table. Elle doit le considérer comme
un subalterne utile à son salut et fort capable de lui ouvrir les portes du
paradis.
Telle qu’elle est, on la fuit comme la peste. On redoute son verbe haut,
son indiscrétion terrible, et le franc-parler qu’elle affecte pour avoir le
droit de dire en face toutes les méchancetés qui lui passent par la tête.
De toute sa famille, il ne lui reste plus que la fille de son fils mort fort
jeune.
D’une fortune très considérable jadis, relevée en partie par l’indem-
nité, mais administrée à la diable, elle n’a su conserver qu’une inscription
de vingt mille francs de rente sur le grand livre, et qui vont diminuant de
jour en jour. Elle est aussi propriétaire du joli petit hôtel qu’elle habite
près des Invalides, situé entre une cour assez étroite et un vaste jardin.
Avec cela, elle se trouve la plus infortunée des créatures de Dieu et
passe la moitié de sa vie à crier misère. De temps à autre, après quelque
folie un peu forte, elle confesse qu’elle redoute surtout de mourir à l’hô-
pital.
Un ami de M. Daburon le présenta chez la marquise d’Arlange. Cet
ami l’avait entraîné en un moment de bonne humeur, en lui disant :
— Venez, je prétends vous montrer un phénomène, une revenante en
chair et en os.
La marquise intrigua fort le magistrat, la première fois qu’il fut admis
à cette fête de lui présenter ses hommages. La seconde fois elle l’amusa
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beaucoup, et pour cette raison il revint. Mais elle ne l’amusait plus depuis
longtemps lorsqu’il restait l’hôte assidu et fidèle du boudoir rose tendre
où elle passait sa vie.
Mme d’Arlange l’avait pris en amitié et se répandait en éloges sur son
compte.
— Un homme délicieux, ce jeune robin, disait-elle, délicat et sensible.
Il est assommant qu’il ne soit pas né. On peut le voir nonobstant, ses pères
étaient fort gens de bien et sa mère était une Cottevise qui a mal tourné.
Je lui veux du bien et je l’avancerai dans le monde de tout mon crédit.
La plus grande preuve d’amitié qu’elle lui donnât était d’articuler son
nom comme tout le monde. Elle avait conservé cette affectation si co-
mique de ne pouvoir retenir le nom des gens qui ne sont pas nés et qui
par conséquent n’existent pas. Elle tenait si fort à les défigurer que si,
par inadvertance, elle prononçait bien, elle se reprenait aussitôt. Dans les
premiers temps, à la grande réjouissance du juge d’instruction, elle avait
estropié son nom de mille manières. Successivement elle avait dit : Tabu-
ron, Dabiron, Maliron, Laliron, Laridon. Au bout de trois mois elle disait
net et franc Daburon, absolument comme s’il eût été duc de quelque chose
et seigneur d’un lieu quelconque.
À certains jours, elle s’efforçait de démontrer au magistrat qu’il était
noble ou devait l’être. Elle eût été ravie de le voir s’affubler d’un titre et
camper un casque sur ses cartes de visite.
— Comment, disait-elle, vos pères, qui furent gens de robes éminents,
n’eurent-ils pas l’idée de se faire décrasser, d’acheter une savonnette à
vilain ? Vous auriez aujourd’hui des parchemins présentables.
— Mes ancêtres ont eu de l’esprit, répondait M. Daburon, ils ont mieux
aimé être les premiers des bourgeois que les derniers des nobles.
Sur quoi la marquise expliquait, démontrait et prouvait qu’entre le
plus gros bourgeois et le plus mince hobereau, il y a un abîme que tout
l’argent du globe ne saurait combler.
Mais ceux que surprenait tant l’assiduité de M. Daburon près de « la
revenante » ne connaissaient pas la petite-fille de la marquise, ou du
moins ne se la rappelaient pas. Elle sortait si rarement ! La vieille dame
n’aimait pas à s’embarrasser, disait-elle, d’une jeune espionne qui la gê-
nait pour causer et conter ses anecdotes.
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L’affaire Lerouge Chapitre VI
Claire d’Arlange venait d’avoir dix-sept ans. C’était une jeune fille
bien gracieuse et bien douce, ravissante de naïve ignorance. Elle avait
des cheveux blond cendré, fins et épais, qu’elle relevait d’habitude négli-
gemment, et qui retombaient en grosses grappes sur son cou du dessin le
plus pur. Elle était un peu svelte encore, mais sa physionomie rappelait
les plus célestes figures du Guide. Ses yeux bleus, ombragés de longs cils
plus foncés que ses cheveux, avaient surtout une adorable expression.
Un certain parfum d’étrangeté ajoutait encore au charme déjà si puis-
sant de sa personne. Cette étrangeté, elle la devait à la marquise. On
admirait avec surprise ses façons d’un autre âge. Elle avait de plus que
sa grand-mère de l’esprit, une instruction suffisante et des notions assez
exactes sur le monde au milieu duquel elle vivait.
Son éducation, sa petite science de la vie réelle, Claire les devait à une
sorte de gouvernante sur qui Mme d’Arlange se déchargeait des soucis
que donnait cette « morveuse ».
Cette gouvernante, Mlle Schmidt, prise les yeux fermés, se trouva,
par le plus grand des hasards, savoir quelque chose et être honnête par-
dessus. Elle était ce qui se voit souvent de l’autre côté du Rhin : tout à la
fois romanesque et positive, d’une sensibilité larmoyante, et cependant
d’une vertu exactement sévère. Cette brave personne sortit Claire du do-
maine de la fantaisie et des chimères où l’entretenait la marquise, et dans
son enseignement, fit preuve d’un bon sens. Elle dévoila à son élève les
ridicules de sa grand-mère, et lui apprit à les éviter sans cesser de les res-
pecter.
Chaque soir, en arrivant chez Mme d’Arlange, M. Daburon était sûr de
trouver Mlle Claire assise près de sa grand-mère, et c’est pour cela qu’il
venait.
Tout en écoutant d’une oreille distraite les radotages de la vieille dame
et ses interminables anecdotes de l’émigration, il regardait Claire comme
un fanatique regarde son idole. Il admirait ses longs cheveux, sa bouche
charmante, ses yeux qu’il trouvait les plus beaux du monde.
Bien souvent, dans son extase, il lui arrivait de ne plus savoir au juste
où il se trouvait. Il oubliait absolument la marquise et n’entendait plus sa
voix de tête qui entrait dans le tympan comme une aiguille à tricoter. Il
répondait alors tout de travers, commettait les plus singuliers quiproquos,
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premier mot par un : non ! fort sec, sur lequel jamais elle ne reviendrait.
Tenter une ouverture, c’est donc risquer, sans chances de réussite, son
bonheur présent qu’il trouvait immense, car l’amour vit de misères.
Une fois repoussé, pensait-il, la maison me sera fermée. Alors, adieu
toute félicité en cette vie, c’en est fait de moi.
D’un autre côté, il se disait fort sensément qu’un autre pouvait très
bien voir Mlle d’Arlange, l’aimer par conséquent, la demander et l’obtenir.
Dans tous les cas, hasardant une demande ou hésitant encore, il devait
sûrement la perdre dans un temps donné. Au commencement du prin-
temps il se décida.
Par un bel après-midi du mois d’avril, il se dirigea vers l’hôtel d’Ar-
lange, ayant certes besoin de plus de bravoure qu’il n’en faut au soldat
qui affronte une batterie. Lui aussi, il se disait : vaincre ou mourir.
La marquise, sortie aussitôt après son premier déjeuner, venait de ren-
trer. Elle était dans une colère épouvantable et poussait des cris d’aigle.
Voici ce qui était arrivé : la marquise avait fait exécuter quelques tra-
vaux par un peintre, son voisin ; il y avait de cela huit ou dix mois. Cent
fois l’ouvrier s’était présenté pour toucher le montant de son mémoire,
cent fois on l’avait congédié en lui disant de repasser. Las d’attendre et
de courir, il avait fait citer en conciliation devant le juge de paix la haute
et puissante dame d’Arlange.
La citation avait exaspéré la marquise ; pourtant elle n’en avait soufflé
mot à personne, ayant décidé dans sa sagesse qu’elle se transporterait
au tribunal, à seule fin de demander justice et de prier le juge de paix
de réprimander vertement le peintre impudent qui avait osé la tracasser
pour une misérable somme d’argent, une vétille.
Le résultat de ce beau projet se devine. Le juge de paix fut obligé de
faire expulser de force de son cabinet l’entêtée marquise. De là sa fureur.
M. Daburon la trouva dans le boudoir rose tendre, à demi déshabillée,
toute décoiffée, plus rouge qu’une pivoine, entourée des débris des porce-
laines et des cristaux tombés sous sa main dans le premier moment. Pour
comble de malheur, Claire et sa gouvernante étaient sorties. Une femme
de chambre était occupée à inonder l’infortunée marquise de toutes sortes
d’eaux propres à calmer les nerfs.
Elle accueillit le magistrat comme un envoyé de la sainte Trinité
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sement triste pour moi qui n’ai rien, et qui suis forcée de m’imposer de si
grands sacrifices pour ma petite-fille…
Le magistrat savait sa marquise sur le bout des doigts. Ce mot sacri-
fices, prononcé par elle, le surprit si fort, qu’involontairement, à demi-
voix, il répéta :
— Des sacrifices ?
— Certainement, reprit Mme d’Arlange. Sans elle, vivrais-je comme je
le fais, me refusant tout pour nouer les deux bouts ? Nenni ! Feu le marquis
m’a souvent parlé des tontines instituées par monsieur de Calonne, où
l’argent rend beaucoup. Il doit en exister encore de pareilles. N’était ma
petite-fille, j’y mettrais tout ce que j’ai à fonds perdus. De cette manière,
j’aurais de quoi manger. Mais je ne m’y déciderai jamais. Je sais, Dieu
merci ! les devoirs d’une mère, et je garde tout mon bien pour ma petite
Claire.
Ce dévouement parut si admirable à M. Daburon qu’il ne trouva pas
un mot à répliquer.
— Ah ! cette chère enfant me tourmente terriblement, continua la mar-
quise. Tenez, Daburon, je puis bien vous l’avouer, il me prend des vertiges
quand je pense à son établissement.
Le juge d’instruction rougit de plaisir. L’occasion lui arrivait au galop,
elle allait passer à sa portée, à lui de l’entrefourcher.
— Il me semble, balbutia-t-il, qu’établir mademoiselle Claire doit être
facile.
— Non, malheureusement. Elle est assez ragoûtante, je l’avoue, quoi-
qu’un peu gringalette, mais cela ne sert de rien ! Les hommes sont deve-
nus d’une vilenie qui me fait mal au coeur. Ils ne s’attachent plus qu’à
l’argent. Je n’en vois pas un qui ait assez d’honnêteté pour prendre une
d’Arlange avec ses beaux yeux en manière de dot.
— Je crois que vous exagérez, madame, fit timidement le juge.
— Point. Fiez-vous à mon expérience, plus vieille que la vôtre. D’ailleurs,
si je marie Claire, mon gendre me suscitera mille tracas, à ce qu’as-
sure mon procureur. On me contraindra, paraît-il, à rendre des comptes,
comme si j’en tenais ! C’est une horreur ! Ah ! Si cette petite Claire avait
bon coeur, elle prendrait bien gentiment le voile dans quelque couvent.
Je me saignerais aux quatre veines pour faire la dot nécessaire. Mais elle
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Il allait pour elle aux nouvelles, il lisait tous les livres nouveaux afin
de trier ceux qu’elle pouvait lire.
Peu à peu, grâce à la plus délicate insistance, il parvint à apprivoiser,
c’est le mot, cette jeune fille si farouche. Il s’aperçut qu’il réussissait, et sa
gaucherie disparut presque. Il remarqua qu’elle ne l’accueillait plus avec
cet air hautain et glacial qu’elle gardait jadis, peut-être pour le tenir à
distance.
Il sentait qu’insensiblement il s’avançait dans sa convenance. Elle rou-
gissait toujours en lui parlant, mais elle osait lui adresser la parole la pre-
mière.
Souvent elle l’interrogeait. Elle avait entendu dire du bien d’une pièce
et voulait en connaître le sujet. Vite, M. Daburon courait la voir et rédi-
geait un compte rendu qu’il lui adressait par la poste. C’était lui écrire ! À
diverses reprises elle lui confia quelques petites commissions. Il n’aurait
pas échangé pour l’ambassade de Russie le plaisir de trotter pour elle.
Une fois, il se hasarda à lui envoyer un magnifique bouquet. Elle l’ac-
cepta avec une certaine surprise inquiète, mais elle le pria de ne pas re-
commencer.
Les larmes lui vinrent aux yeux. Il la quitta navré et le plus désolé des
hommes.
Elle ne m’aime pas, pensait-il ; elle ne m’aimera jamais.
Mais trois jours après, comme il était affreusement triste, elle le pria
de lui chercher certaines fleurs très à la mode dont elle voulait garnir une
petite jardinière. Il envoya de quoi remplir l’hôtel de la cave au grenier.
Elle m’aimera ! se disait-il dans son ravissement. Ces petits événements si
grands n’avaient pas interrompu les parties de piquet. Seulement la jeune
fille paraissait attentive maintenant au jeu. Elle prenait presque toujours
parti pour le juge contre la marquise. Elle ne connaissait pas les règles,
mais quand la vieille joueuse trichait trop effrontément, elle s’en aperce-
vait et disait en riant :
— On vous vole, monsieur Daburon, on vous vole !
Il se serait laissé voler sa fortune pour entendre cette belle voix s’in-
téresser à lui.
On était en été.
Souvent, le soir, elle acceptait son bras, et pendant que la marquise
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restait sur le perron, assise dans son grand fauteuil, ils tournaient autour
de la pelouse, marchant doucement sur l’allée sablée de sable tamisé si
fin que de sa robe traînante elle effaçait les traces de leurs pas. Elle ba-
billait gaiement avec lui comme avec un frère aimé, et il lui fallait se faire
violence pour ne pas déposer un baiser dans cette chevelure si blonde qui
moussait, pour ainsi dire, à la brise et qui s’éparpillait comme des flocons
nuageux.
Alors, au bout d’un sentier délicieux, jonché de fleurs comme les
routes où passent les processions, il aperçoit le but : le bonheur.
Il essaya de parler de ses espérances à la marquise.
— Vous savez ce qui a été convenu, lui répondit-elle. Pas un mot. C’est
bien assez déjà de la voix de ma conscience qui me reproche l’abomina-
tion à laquelle je prête la main. Dire que j’aurai peut-être une petite-fille
qui s’appellera madame Daburon ! Il faudra écrire au roi, mon cher, pour
changer ce nom-là.
Moins enivré de ses rêves, M. Daburon, cet homme si fin, cet observa-
teur si délié, aurait étudié le caractère de Claire. Cette étude l’eût peut-être
mis sur ses gardes. Mais eût-il songé à l’observer, il ne l’eût pu.
Cependant, il remarqua les singulières alternatives de son humeur.
Elle semblait insoucieuse et gaie comme un enfant, à certains jours, puis,
pendant des semaines, elle restait sombre et abattue. En la voyant triste,
le lendemain d’un bal où sa grand-mère avait tenu à la conduire, il osa lui
demander la raison de sa tristesse.
— Oh ! cela, répondit-elle en poussant un profond soupir, c’est mon
secret. Un secret que ma grand-mère elle-même ne connaît pas.
M. Daburon la regardait. Il crut voir une larme entre ses longs cils.
— Un jour peut-être, reprit-elle, je me confierai à vous… Il le faudra
peut-être.
Le juge était aveugle et sourd.
— Moi aussi, répondit-il, j’ai un secret ; moi aussi je veux m’en re-
mettre à votre coeur.
En se retirant après minuit, il se disait : demain je lui avouerai tout. Il y
avait un peu plus de cinquante-cinq jours qu’il se répétait intrépidement :
demain.
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la vieille dame.
— Je disais bien que c’en était fait de mon repos, reprit tristement
Claire. Quand ma grand-mère apprendra que je n’ai pas accueilli votre
hommage, quelle ne sera pas sa colère !…
— Vous me connaissez mal, mademoiselle, interrompit le juge. Je n’ai
rien à dire à madame la marquise ; je me retirerai et tout sera dit. Sans
doute elle pensera que j’ai réfléchi…
— Oh ! vous êtes bon et généreux, je le sais…
— Je m’éloignerai, poursuivit M. Daburon, et bientôt vous aurez oublié
jusqu’au nom du malheureux dont la vie vient d’être brisée.
— Vous ne pensez pas ce que vous dites là ? fit vivement la jeune fille.
— Eh bien ! c’est vrai. Je me berce de cette illusion dernière que mon
souvenir, plus tard, ne sera pas sans douceur pour vous. Quelquefois vous
direz : « Il m’aimait, celui-là. » C’est que je veux quand même rester votre
ami ; oui, votre ami le plus dévoué.
Claire, à son tour, prit avec effusion les mains de M. Daburon.
— Vous avez raison, dit-elle, il faut être mon ami. Oublions ce qui
vient d’arriver, oubliez ce que vous m’avez dit, soyez comme par le passé
le meilleur et le plus indulgent des frères.
L’obscurité était venue ; elle ne pouvait le voir mais elle comprit qu’il
pleurait, car il tarda à répondre.
— Est-ce possible, murmura-t-il enfin, ce que vous me demandez là !
Quoi ! c’est vous qui me parlez d’oublier ! Vous sentez-vous la force d’ou-
blier, vous ! Ne voyez-vous pas que je vous aime mille fois plus que vous
m’aimez…
Il s’arrêta, ne pouvant prendre sur lui de prononcer ce nom de Com-
marin, et c’est avec effort qu’il ajouta :
— Et je vous aimerai toujours… Ils avaient fait quelques pas hors du
berceau et se trouvaient maintenant non loin du perron.
— À cette heure, mademoiselle, reprit le magistrat, permettez-moi
donc de vous dire adieu. Vous me reverrez rarement. Je ne reviendrai que
bien juste ce qu’il faut pour éviter l’apparence d’une rupture.
Sa voix était si tremblante qu’à peine elle était distincte.
— Quoi qu’il advienne, ajouta-t-il, souvenez-vous qu’il y a en ce
monde un malheureux qui vous appartient absolument. Si jamais vous
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avez besoin d’un dévouement, venez à moi, venez à votre ami. Allons,
c’est fini… j’ai du courage, Claire ; mademoiselle… une dernière fois
adieu !
Elle n’était guère moins éperdue que lui. Instinctivement elle avança
la tête et M. Daburon effleura de ses lèvres froides le front de celle qu’il
aimait tant.
Ils gravirent le perron, elle appuyée sur son bras, et entrèrent dans
le boudoir rose où la marquise, qui commençait à s’impatienter, battait
furieusement les cartes en attendant sa victime.
— Allons donc ! juge incorruptible ! cria-t-elle.
Mais M. Daburon était mourant. Il n’aurait pas eu la force de tenir les
cartes. Il balbutia quelques excuses absurdes, parla d’affaires très pressées,
de devoirs à remplir, de malaise subit, et sortit en se tenant aux murs.
Son départ indigna la vieille joueuse. Elle se retourna vers sa petite-
fille, qui était allée cacher son trouble loin des bougies de la table de jeu,
et demanda :
— Qu’a donc ce Daburon, ce soir ?
— Je ne sais, madame, balbutia Claire.
— Il me paraît, continua la marquise, que ce petit juge s’émancipe sin-
gulièrement et se permet des façons impertinentes. Il faudra le remettre
à sa place, car il finirait par se croire notre égal.
Claire essaya de justifier le magistrat. Il lui avait paru très changé et
s’était plaint une partie de la soirée ; ne pouvait-il être malade ?
— Eh bien ! quand cela serait, reprit la marquise, son devoir n’est-il
pas de reconnaître par quelques renoncements la faveur de notre compa-
gnie ? Je crois t’avoir déjà conté l’histoire de notre grand-oncle le duc de
Saint-Huruge. Désigné pour faire la partie du roi au retour d’une chasse, il
joua toute la soirée et perdit le plus galamment du monde deux cent vingt
pistoles. Toute l’assemblée remarqua sa gaieté et sa belle humeur. Le len-
demain seulement, on apprit qu’il était tombé de cheval dans la journée
et qu’il avait tenu les cartes de Sa Majesté ayant une côte enfoncée. On
ne récria point, tant cet acte de respect était naturel. Ce petit juge, s’il
est malade, aurait fait preuve d’honnêteté en se taisant et en restant pour
mon piquet. Mais il se porte comme moi. Qui sait quels brelans il est allé
courir !
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L’affaire Lerouge Chapitre VI
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CHAPITRE VII
M
. D rentra pas chez lui en sortant de l’hôtel d’Ar-
lange. Toute la nuit il erra au hasard, cherchant un peu de
fraîcheur pour sa tête brûlante, demandant un peu de calme
à une lassitude excessive.
Fou que je suis ! se disait-il, mille fois fou d’avoir espéré, d’avoir cru
qu’elle m’aimerait jamais. Insensé ! comment ai-je osé rêver la possession
de tant de grâces, de noblesse et de beauté ! Combien elle était belle, ce
soir, le visage inondé de larmes ! Peut-on imaginer rien de plus angélique !
Quelle expression sublime avaient ses yeux en parlant de lui ! C’est qu’elle
l’aime ! Et moi elle me chérit comme un père ; elle me l’a dit, comme un
père ! En pouvait-il être autrement ? n’est-ce pas justice ? Devait-elle voir
un amant en ce juge sombre et sévère, toujours triste comme son costume
noir ? N’était-il pas honteux de songer à unir tant de virginale candeur à
ma détestable science du monde ? Pour elle, l’avenir est encore le pays
des riantes chimères, et depuis longtemps l’expérience a flétri toutes mes
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L’affaire Lerouge Chapitre VII
illusions. Elle est jeune comme l’innocence, et je suis vieux comme le vice.
L’infortuné magistrat se faisait véritablement horreur. Il comprenait
Claire et l’excusait. Il s’en voulait de l’excès de douleur qu’il lui avait mon-
tré. Il se reprochait d’avoir troublé sa vie. Il ne se pardonnait pas d’avoir
parlé de son amour…
Ne devait-il pas prévoir ce qui était arrivé : qu’elle le repousserait, et
qu’ainsi il allait se priver de cette félicité céleste de la voir, de l’entendre,
de l’adorer silencieusement.
Il faut, poursuivit-il, qu’une jeune fille puisse rêver à son amant. En
lui, elle doit caresser un idéal. Elle se plaît à le parer de toutes les qua-
lités brillantes, à l’imaginer plein de noblesse, de bravoure, d’héroïsme.
Qu’advenait-il, si en mon absence elle songeait à moi ? Son imagination
me représentait drapé d’une robe funèbre, au fond d’un lugubre cachot,
aux prises avec quelque scélérat immonde. N’est-ce pas mon métier de
descendre dans tous les cloaques, de remuer la fange de tous les crimes ?
Ne suis-je pas condamné à laver dans l’ombre le linge sale de la plus cor-
rompue des sociétés ? Ah ! il est des professions fatales ! Est-ce que le
juge comme le prêtre ne devrait pas se condamner à la solitude et au cé-
libat ? L’un et l’autre ils savent tout, ils ont tout entendu. Leur costume
est presque le même. Mais pendant que le prêtre dans les plis de sa robe
noire apporte la consolation, le juge apporte l’effroi. L’un est la miséri-
corde, l’autre le châtiment. Voilà quelles images éveillait mon souvenir,
tandis que l’autre… l’autre…
Cet homme infortuné continuait sa course folle le long des quais dé-
serts.
Il allait, la tête nue, les yeux hagards. Pour respirer plus librement, il
avait arraché sa cravate et l’avait jetée au vent.
Parfois, il croisait, sans le voir, quelque rare passant. Le passant s’ar-
rêtait, touché de pitié, et se détournait pour regarder s’éloigner ce mal-
heureux qu’il supposait privé de raison.
Dans un chemin perdu, près de Grenelle, des sergents de ville s’ap-
prochèrent de lui et essayèrent de l’interroger. Il les repoussa, mais ma-
chinalement, et leur tendit une de ses cartes de visite.
Ils lurent et le laissèrent passer, convaincus qu’il était ivre.
La colère, une colère furibonde, avait remplacé sa résignation pre-
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L’affaire Lerouge Chapitre VII
mière. Dans son coeur, une haine s’élevait plus forte et plus violente que
son amour pour Claire.
Cet autre, ce préféré, ce noble vicomte qui ne savait pas triompher des
obstacles, que ne le tenait-il là sous son genou !
En ce moment, cet homme noble et fier, ce magistrat si sévère pour
lui-même, s’expliqua les délices irrésistibles de la vengeance. Il comprit
la haine qui s’arme d’un poignard, qui s’embusque lâchement dans les
recoins sombres, qui frappe dans les ténèbres, en face ou dans le dos, peu
importe, mais qui frappe, qui tue, qui veut du sang pour son assouvisse-
ment !
En ce moment, précisément, il était chargé d’instruire l’affaire d’une
pauvre fille publique, accusée d’avoir donné un coup de couteau à une de
ses tristes compagnes.
Elle était jalouse de cette femme, qui avait cherché à lui enlever son
amant, un soldat ivrogne et grossier.
M. Daburon se sentait saisi de pitié pour cette misérable créature qu’il
avait commencé d’interroger la veille.
Elle était très laide et vraiment repoussante, mais l’expression de ses
yeux, quand elle parlait de son soldat, revenait à la mémoire du juge.
Elle l’aime véritablement, pensait-il. Si chacun des jurés avait souffert
ce que je souffre, elle serait acquittée. Mais combien d’hommes ont eu
dans leur vie une passion ? Peut-être pas un sur vingt !
Il se promit de recommander cette fille à l’indulgence du tribunal et
d’atténuer autant qu’il le pourrait le crime dont elle s’était rendue cou-
pable.
Lui-même venait de se décider à commettre un crime.
Il était résolu à tuer M. Albert de Commarin.
Pendant le reste de la nuit, il ne fit que s’affermir dans cette résolu-
tion, se démontrant par mille raisons folles, qu’il trouvait solides et indis-
cutables, la nécessité et la légitimité de cette vengeance.
Sur les sept heures du matin, il se trouvait dans une allée du bois de
Boulogne, non loin du lac. Il gagna la porte Maillot, prit une voiture et se
fit conduire chez lui.
Le délire de la nuit continuait, mais sans souffrance. Il ne sentait au-
cune fatigue. Calme et froid, il agissait sous l’empire d’une hallucination,
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Deux mois plus tard, le juge d’instruction avait repris sa vie et ses
travaux habituels. Mais il avait beau faire, il agissait comme un corps sans
âme ; au-dedans de lui, il le sentait, quelque chose était brisé.
Une fois, il voulut aller voir sa vieille amie la marquise. En l’aperce-
vant, elle poussa un cri de terreur. Elle l’avait pris pour un spectre, tant
il était différent de celui qu’elle avait connu.
Comme elle redoutait les figures funèbres, elle le consigna à sa porte.
Claire fut malade une semaine à sa vue.
Comme il m’aimait ! se disait-elle ; il a failli mourir. Albert m’aime-t-il
autant ?
Elle n’osait se répondre. Elle aurait voulu le consoler, lui parler, tenter
quelque chose… Il ne se montra plus.
M. Daburon n’était cependant pas homme à se laisser abattre sans
lutter. Il voulut, comme disait son père, se distraire. Il chercha le plaisir
et trouva le dégoût, mais non l’oubli. Souvent il alla jusqu’au seuil de la
débauche ; toujours une céleste figure, Claire vêtue de blanc, lui barra la
porte.
Alors il se réfugia dans le travail ainsi que dans un sanctuaire. Il se
condamna aux plus rudes labeurs, se défendant de penser à Claire, pareil
au poitrinaire qui s’interdit de songer à son mal. Son âpreté à la besogne,
sa fiévreuse activité lui valurent la réputation d’un ambitieux qui devait
aller loin. Il ne se souciait de rien au monde.
À la longue, il trouva non le repos, mais cet engourdissement exempt
de douleurs qui suit les grandes catastrophes. La convalescence de l’oubli
commençait pour lui.
Voilà quels événements ce nom de Commarin prononcé par le père
Tabaret rappelait à M. Daburon. Il les croyait ensevelis sous la cendre du
temps, et voilà qu’ils surgissaient comme ces caractères qu’on trace avec
une encre sympathique et qui apparaissent si l’on vient à approcher le
papier du feu. En un instant, ils se déroulèrent devant ses yeux, avec cette
merveilleuse instantanéité du songe qui supprime le temps et l’espace.
Pendant quelques minutes, grâce à un phénomène admirable de dé-
doublement, il assista, pour ainsi dire, à la représentation de sa propre
vie. Acteur et spectateur ensemble, il était là, assis dans son fauteuil, et il
paraissait sur le théâtre, il agissait et il se jugeait.
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que toutes mes mesures soient bien prises. Je tiens absolument à voir le
procureur impérial ; je le ferai réveiller s’il faut. Je me rendrai de chez
lui directement au Palais, j’y serai avant huit heures. Je désire, monsieur
Tabaret, vous y trouver à mes ordres.
Le bonhomme remerciait et s’inclinait, quand le domestique du ma-
gistrat parut.
— Voici, monsieur, dit-il à son maître, un pli que vient d’apporter un
gendarme de Bougival. Il attend la réponse dans l’antichambre.
— Très bien ! répondit M. Daburon ; demandez à cet homme s’il n’a
besoin de rien, et dans tous les cas offrez-lui un verre de vin.
En même temps il brisait l’enveloppe de la dépêche.
— Tiens ! fit-il, une lettre de Gévrol !
Et il lut :
Monsieur le juge d’instruction,
J’ai l’honneur de vous faire savoir que je suis sur la trace de l’homme
aux boucles d’oreilles. Je viens d’apprendre de ses nouvelles chez un mar-
chand de vin, où des ivrognes étaient aardés. Notre homme est rentré chez
le marchand de vin dimanche matin en sortant de chez la veuve Lerouge.
Il a commencé par acheter et payer deux litres de vin. Puis il s’est frappé le
front et a dit :« Vieille bête ! j’oubliais que c’est demain la fête du bateau ! »
Il a aussitôt demandé trois autres litres. J’ai consulté l’almanach, le bateau
doit s’appeler Saint-Marin. J’ai appris aussi qu’il était chargé de blé. J’écris
à la préfecture en même temps qu’à vous, pour que des perquisitions soient
faites à Paris et à Rouen. Il est impossible qu’elles n’aboutissent pas.
Je suis en aendant, monsieur…
— Ce pauvre Gévrol ! s’écria le père Tabaret en éclatant de rire, il ai-
guise son sabre et la bataille est gagnée. Est-ce que monsieur le juge ne
va pas arrêter ses recherches ?
— Non, certes ! répondit M. Daburon, négliger la moindre chose est
souvent une faute irréparable. Et qui sait quelles lumières nous peut four-
nir cet inconnu ?
130
CHAPITRE VIII
L
de la découverte du crime de La Jonchère, à l’heure
précisément où le père Tabaret faisait sa démonstration dans la
chambre de la victime, le vicomte Albert de Commarin montait
en voiture pour se rendre à la gare du Nord au-devant de son père.
Le vicomte était fort pâle. Ses traits tirés, ses yeux mornes, ses lèvres
blêmies dénonçaient d’accablantes fatigues, l’abus de plaisirs écrasants
ou de terribles soucis.
Au surplus, tous les domestiques de l’hôtel avaient parfaitement ob-
servé que, depuis cinq jours, leur jeune maître n’était pas dans son assiette
ordinaire. Il ne parlait qu’avec effort, mangeait à peine et avait sévère-
ment interdit sa porte.
Le valet de chambre de monsieur le vicomte fit remarquer que ce
changement, trop rapide pour ne pas être des plus sensibles, était sur-
venu le dimanche matin à la suite de la visite d’un certain sieur Gerdy,
avocat, lequel était resté près de trois heures dans la bibliothèque.
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verra bien d’autres. Bientôt elle en sera réduite à la besace, et les quelques
grands noms qui nous restent finiront sur des enseignes. Et ce sera bien
fait. Ce qui me console, c’est qu’alors le paysan, maître de nos domaines,
sera tout-puissant, et qu’il attellera à ses voitures ces bourgeois qu’il hait
autant que je les exècre moi-même.
La voiture, en ce moment, s’arrêtait dans la cour, après avoir décrit ce
demi-cercle parfait, la gloire des cochers qui ont gardé la bonne tradition.
Le comte descendit le premier et, appuyé sur le bras de son fils, il
gravit les marches du perron.
Dans l’immense vestibule, presque tous les domestiques en grande
livrée formaient la haie.
Le comte leur donna un coup d’oeil en traversant, comme un officier
à ses soldats avant la parade. Il parut satisfait de leur tenue et gagna ses
appartements, situés au premier étage, au-dessus des appartements de
réception.
Jamais, nulle part, maison ne fut mieux ordonnée que celle du comte
de Commarin, maison considérable, car la fortune lui permettait de sou-
tenir un train à éblouir plus d’un principicule allemand.
Il possédait, à un degré supérieur, le talent, il faudrait dire l’art, beau-
coup plus rare qu’on ne le suppose, de commander à une armée de valets.
Selon Rivarol, il est une façon de dire à un laquais : « Sortez ! » qui affirme
mieux la race que cent livres de parchemins.
Les domestiques si nombreux du comte n’étaient pour lui ni une gêne,
ni un souci, ni un embarras. Ils lui étaient nécessaires, le servaient bien,
à sa guise et non à la leur. Il était l’exigence même, toujours prêt à dire :
« J’ai failli attendre », et cependant il était rare qu’il eût un reproche à
adresser.
Chez lui, tout était si bien prévu, même et surtout l’imprévu, si bien
réglé, arrangé à l’avance, d’une manière invariable, qu’il n’avait plus à
s’occuper de rien. Si parfaite était l’organisation de la machine intérieure,
qu’elle fonctionnait sans bruit, sans effort, sans qu’il fût besoin de la re-
monter sans cesse. Un rouage manquait, on le remplaçait et on s’en aper-
cevait à peine. Le mouvement général entraînait le nouveau venu, et au
bout de huit jours il avait pris le pli ou il était renvoyé.
Ainsi, le maître arrivait de voyage, et l’hôtel endormi s’éveillait
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milles, au lieu d’être divisées par des intérêts et des égoïsmes divers, se-
raient unies par une aspiration commune. Chaque maison aurait sa raison
d’État, un testament politique, pour ainsi dire, que se légueraient les aî-
nés.
— Malheureusement, objecta le vicomte, le temps n’est plus guère aux
dévouements.
— Je le sais, monsieur, reprit vivement le comte, je le sais très bien, et
dans ma propre maison j’en ai la preuve. Je vous ai prié, moi, votre père,
je vous ai conjuré de renoncer à épouser la petite-fille de cette vieille folle
de marquise d’Arlange : à quoi cela a-t-il servi ? À rien. Et après trois ans
de luttes, il m’a fallu céder.
— Mon père…, voulut commencer Albert.
— C’est bien, interrompit le comte, vous avez ma parole, brisons. Mais
souvenez-vous de ce que je vous ai prédit. Vous portez le coup mortel à
notre maison. Vous serez, vous, un des grands propriétaires de la France ;
ayez quatre enfants, ils seront à peine riches ; qu’eux-mêmes en aient cha-
cun autant, et vous verrez vos petits-fils dans la gêne.
— Vous mettez tout au pis, mon père.
— Sans doute, et je le dois. C’est le moyen d’éviter les déceptions.
Vous m’avez parlé du bonheur de votre vie ! Misère ! Un homme vraiment
noble songe à son nom avant tout. Mademoiselle d’Arlange est très jolie,
très séduisante, tout ce que vous voudrez, mais elle n’a pas le sou. Je vous
avais, moi, choisi une héritière.
— Que je ne saurais aimer…
— La belle affaire ! Elle vous apportait, dans son tablier, quatre mil-
lions, plus que les rois d’aujourd’hui ne donnent en dot à leurs filles. Sans
compter les espérances…
L’entretien, sur ce sujet, pouvait être interminable ; mais en dépit
d’une contrainte visible, le vicomte restait à cent lieues de discussion.
À peine, de temps à autre et pour ne pas jouer le rôle de confident abso-
lument muet il prononçait quelques syllabes.
Cette absence d’opposition irritait le comte encore plus qu’une contra-
diction obstinée. Aussi fit-il tous ses efforts pour piquer son fils. C’était
sa tactique.
Cependant il prodigua vainement les mots provocants et les allusions
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méchantes. Bientôt il fut sérieusement furieux contre son fils, et sur une
laconique réponse, il s’emporta tout à fait.
— Parbleu ! s’écria-t-il, le fils de mon intendant ne raisonnerait pas
autrement que vous ! Quel sang avez-vous donc dans les veines ! Je vous
trouve bien peuple pour un vicomte de Commarin !
Il est des situations d’esprit où la moindre conversation est extrême-
ment pénible. Depuis une heure, en écoutant son père et en lui répondant,
Albert subissait un intolérable supplice. La patience dont il était armé lui
échappa enfin.
— Eh ! répondit-il, si je suis peuple, monsieur, il y a peut-être de
bonnes raisons pour cela.
Le regard dont le vicomte accentua cette phrase était si éloquent et si
explicite, que le comte eut un brusque haut-le-corps. Toute animation de
l’entretien tomba, et c’est d’une voix hésitante qu’il demanda :
— Que voulez-vous dire, vicomte ? Albert, la phrase lancée, l’avait re-
grettée. Mais il était trop avancé pour reculer.
— Monsieur, répondit-il avec un certain embarras, j’ai à vous entrete-
nir de choses graves. Mon honneur, le vôtre, celui de notre maison sont en
jeu. Je devais avoir avec vous une explication, et je comptais la remettre
à demain, ne voulant pas troubler la soirée de votre retour. Néanmoins,
si vous l’exigez…
Le comte écoutait son fils avec une anxiété mal dissimulée. On eût dit
qu’il devinait où il allait en venir, et qu’il s’épouvantait de l’avoir deviné.
— Croyez, monsieur, continuait Albert, cherchant ses mots, que ja-
mais, quoi que vous ayez fait, ma voix ne s’élèvera pour vous accuser.
Vos bontés constantes pour moi…
C’est tout ce que put supporter M. de Commarin.
— Trêve de préambules, interrompit-il durement. Les faits, sans
phrases…
Albert tarda à répondre. Il se demandait comment et par où commen-
cer.
— Monsieur, dit-il enfin, en votre absence j’ai eu sous les yeux toute
votre correspondance avec madame Valérie Gerdy. Toute, ajouta-t-il, sou-
lignant ce mot déjà si significatif.
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CHAPITRE IX
L
venait de se produire avait beaucoup plus ir-
rité que surpris le comte de Commarin.
Faut-il le dire ! depuis vingt ans il redoutait de voir éclater la
vérité. Il savait qu’il n’est pas de secret si soigneusement gardé qui ne
puisse s’échapper, et son secret, à lui, quatre personnes l’avaient connu,
trois le possédaient encore.
Il n’avait pas oublié qu’il avait commis cette imprudence énorme de
le confier au papier, comme s’il ne se fût plus souvenu qu’il est des choses
qu’on n’écrit pas.
Comment, lui, un diplomate prudent, un politique hérissé de précau-
tions, avait-il pu écrire ! Comment, ayant écrit, avait-il laissé subsister
cette correspondance accusatrice ? Comment n’avait-il pas anéanti, coûte
que coûte, ces preuves écrasantes qui, d’un instant à l’autre, pouvaient se
dresser contre lui ? C’est ce qu’il serait malaisé d’expliquer sans une pas-
sion folle, c’est-à-dire aveugle, sourde et imprévoyante jusqu’au délire.
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Et à cette pensée que Valérie était morte, sans qu’il l’eût revue, il tres-
saillit douloureusement. Son coeur, après une séparation volontaire de
plus de vingt ans, se serra, tant ce premier amour de son adolescence
avait jeté en lui de profondes racines. Il l’avait maudite, en ce moment
il pardonnait. Elle l’avait trompé, c’est vrai, mais ne lui devait-il pas les
seules années de bonheur ? N’avait-elle pas été toute la poésie de sa jeu-
nesse ? Avait-il eu, depuis elle, une heure seulement de joie, d’ivresse ou
d’oubli ? Dans la disposition d’esprit où il se trouvait, son coeur ne rete-
nait que les bons souvenirs, comme un vase qui, une première fois empli
de précieux aromates, en garde le parfum jusqu’à sa destruction.
— Pauvre femme ! murmura-t-il encore.
Il soupira profondément. Trois ou quatre fois ses paupières cligno-
tèrent comme si une larme eût été près de lui venir. Albert le regardait
avec une curiosité inquiète. C’était la première fois, depuis que le vicomte
était homme, qu’il surprenait sur le visage de son père d’autres émotions
que celles de l’ambition ou de l’orgueil vaincus ou triomphants. Mais M.
de Commarin n’était pas d’une trempe à se laisser longtemps aller à l’at-
tendrissement.
— Vous ne m’avez pas dit, vicomte, demanda-t-il, qui vous avait en-
voyé ce messager de malheur ?
— Il venait en son nom, monsieur, ne voulant, il me l’a dit, mêler per-
sonne à cette triste affaire. Ce jeune homme n’était autre que celui dont
j’ai pris la place, votre fils légitime, monsieur Noël Gerdy lui-même.
— Oui ! fit le comte à demi-voix, Noël, c’est bien son nom, je me sou-
viens ; et avec une hésitation évidente il ajouta : Vous a-t-il parlé de sa
mère, de votre mère ?
— À peine, monsieur. Il m’a seulement déclaré qu’il venait à son insu,
que le hasard seul lui avait livré le secret qu’il venait me révéler.
M. de Commarin ne répliqua pas. Il ne lui restait plus rien à apprendre.
Il réfléchissait. Le moment définitif était venu, et il ne voyait qu’un seul
moyen de le retarder.
— Voyons, vicomte, dit-il enfin d’un ton affectueux qui stupéfia Al-
bert, ne restez pas ainsi debout, asseyez-vous là, près de moi, et causons.
Unissons nos efforts pour éviter, s’il se peut, un grand malheur. Parlez-
moi en toute confiance, comme un fils à son père. Avez-vous songé à ce
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Tant que vous n’avez vu dans ma succession qu’un titre illustre et une
douzaine de millions, elle vous a souri. Aujourd’hui elle vous apparaît
grevée d’une lourde faute, d’un crime, si vous voulez, et vous demandez
à ne l’accepter que sous bénéfice d’inventaire. Renoncez à cette folie. Les
enfants, monsieur, sont responsables des pères, et ils le seront tant que
vous honorerez le nom d’un grand homme. Bon gré mal gré vous serez
mon complice, bon gré mal gré vous porterez le fardeau de la situation
telle que je l’ai faite. Et quoi que vous puissiez souffrir, croyez que cela
n’approchera jamais de ce que j’endure, moi, depuis des années.
— Eh ! monsieur ! s’écria Albert, est-ce donc moi, le spoliateur, qui ai
à me plaindre ! n’est-ce pas au contraire le dépossédé ! Ce n’est pas moi
qu’il s’agit de convaincre, mais bien monsieur Noël Gerdy.
— Noël ? demanda le comte.
— Votre fils légitime, oui, monsieur. Vous me traitez en ce moment
comme si l’issue de cette malheureuse affaire dépendait uniquement de
ma volonté. Vous imaginez-vous donc que monsieur Gerdy sera de si fa-
cile composition et se taira ? Et s’il élève la voix, espérez-vous le toucher
beaucoup avec les considérations que vous m’exposez ?
— Je ne le redoute pas.
— Et vous avez tort, monsieur, permettez-moi de vous le dire. Accor-
dez à ce jeune homme, j’y consens, une âme assez haute pour ne désirer ni
votre rang ni votre fortune ; mais songez à tout ce qu’il doit s’être amassé
de fiel dans son coeur. Il ne peut pas ne pas avoir un cruel ressentiment de
l’horrible injustice dont il a été victime. Il doit souhaiter passionnément
une vengeance, c’est-à-dire la réparation.
— Il n’y a pas de preuves.
— Il a vos lettres, monsieur.
— Elles ne sont pas décisives, vous me l’avez dit.
— C’est vrai, monsieur, et, cependant, elles m’ont convaincu, moi qui
avais intérêt à ne pas l’être. Puis, s’il lui faut des témoins, il en trouvera.
— Et qui donc, vicomte ? Vous, sans doute ?
— Vous-même, monsieur. Le jour où il le voudra, vous nous trahirez.
Qu’il vous fasse appeler devant les tribunaux, et que là, sous la foi du
serment, on vous adjure, on vous somme de dire la vérité, que répondrez-
vous ?
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à me soutenir, vous vous tournez contre moi, vous reconnaissez les droits
de cet autre malgré mes volontés ?…
Albert s’inclina. Il était réellement très beau d’émotion et de fermeté.
— Ma résolution est irrévocablement arrêtée, répondit-il, je ne consen-
tirai jamais à dépouiller votre fils.
— Malheureux ! s’écria M. de Commarin, fils ingrat !…
Sa colère était telle que, dans son impuissance à la traduire par des
injures, il passa sans transition à la raillerie.
— Mais non ! continua-t-il, vous êtes grand, vous êtes noble, vous êtes
généreux. C’est très chevaleresque ce que vous faites là, vicomte ; je veux
dire : cher monsieur Gerdy, et tout à fait dans le goût des hommes de
Plutarque. Ainsi, vous renoncez à mon nom, à ma fortune, et vous partez.
Vous allez secouer la poussière de vos souliers sur le seuil de mon hô-
tel et vous lancer dans le monde. Je ne vois pour vous qu’une difficulté :
comment vivrez-vous, monsieur le philosophe stoïque ? Auriez-vous un
état au bout des doigts, comme l’Émile du sieur Jean-Jacques ? ou bien,
excellent monsieur Gerdy, avez-vous réalisé des économies sur les quatre
mille francs que je vous allouais par mois pour votre cire à moustache ?
Vous avez peut-être gagné à la Bourse. Ah çà ! mon nom vous semblait
donc furieusement lourd à porter, que vous le jetiez là avec tant d’empres-
sement ! La boue a donc pour vous bien des attraits que vous descendez
si vite de voiture ! Ne serait-ce pas plutôt que la compagnie de mes pairs
vous gêne et que vous avez hâte de dégringoler pour trouver des égaux !
— Je suis bien malheureux, monsieur, répondit Albert à cette ava-
lanche d’injures, et vous m’accablez.
— Vous, malheureux ! À qui la faute ? Mais j’en reviens à ma question :
comment et de quoi vivrez-vous ?
— Je ne suis pas si romanesque qu’il vous plaît de le dire, monsieur.
Je dois avouer que, pour l’avenir, j’ai compté sur vos bontés. Vous êtes si
riche que cinq cent mille francs ne diminueront pas sensiblement votre
fortune, et, avec les revenus de cette somme, je vivrais tranquille, sinon
heureux.
— Et si je vous refusais cet argent ?…
— Je vous connais assez, monsieur, pour savoir que vous ne le ferez
pas. Vous êtes trop juste pour vouloir que j’expie seul des torts qui ne sont
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L’affaire Lerouge Chapitre IX
pas les miens. Livré à moi-même, j’aurais, à l’âge que j’ai, une position. Il
est tard pour m’en créer une. J’y tâcherai pourtant…
— Superbe, interrompit le comte, il est superbe. Jamais on n’a ouï par-
ler d’un pareil héros de roman… Quel caractère ! C’est du Romain tout
pur, du Spartiate endurci. C’est beau comme toute l’antiquité. Cependant,
dites-moi, qu’attendez-vous de ce surprenant désintéressement ?
— Rien, monsieur.
Le comte haussa les épaules en regardant ironiquement son fils.
— La compensation est mince, fit-il. Est-ce à moi que vous pensez
faire accroire cela ? Non, monsieur, on ne commet pas de si belles actions
pour son plaisir. Vous devez avoir, pour agir si magnifiquement, quelque.
raison qui m’échappe.
— Aucune autre que celles que je vous ai dites.
— Ainsi, c’est entendu, vous renoncez à tout. Vous abandonnez même
vos projets d’union avec mademoiselle Claire d’Arlange. Vous oubliez ce
mariage auquel pendant deux ans je vous ai vainement conjuré de renon-
cer.
— Non, monsieur. J’ai vu mademoiselle Claire, je lui ai expliqué ma
situation cruelle : quoi qu’il arrive, elle sera ma femme, elle me l’a juré.
— Et vous pensez que madame d’Arlange donnera sa petite-fille au
sieur Gerdy ?
— Nous l’espérons, monsieur. La marquise est assez entichée de no-
blesse pour préférer le bâtard d’un gentilhomme au fils de quelque hono-
rable industriel. Si cependant elle refusait, eh bien ! nous attendrions sa
mort sans la désirer.
Le ton toujours calme d’Albert transportait le comte de Commarin.
— Et ce serait là mon fils ! s’écria-t-il ; jamais ! Quel sang, monsieur,
avez-vous donc dans les veines ? Seule, votre digne mère pourrait le dire,
si elle le sait elle-même toutefois…
— Monsieur, interrompit Albert d’un ton menaçant, monsieur, mesu-
rez vos paroles ! Elle est ma mère, et cela suffit. Je suis son fils, et non son
juge. Personne, devant moi, ne lui manquera de respect, je ne le permet-
trai pas, monsieur. Je le souffrirai moins de vous que de tout autre !
Le comte faisait vraiment des efforts héroïques pour ne pas se laisser
emporter par sa colère hors de certaines limites. L’attitude d’Albert le jeta
156
L’affaire Lerouge Chapitre IX
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L’affaire Lerouge Chapitre IX
éclats de la querelle.
— Bon ! disait un vieux valet de pied depuis trente ans dans la maison,
monsieur le comte vient encore de faire une scène pitoyable à son fils. Il
est enragé, ce vieux-là !
— J’avais eu vent de la chose pendant le dîner, reprit un valet de
chambre ; monsieur le comte se tenait à quatre pour ne pas parler devant
le service, mais il roulait des yeux furibonds.
— Que diable peut-il y avoir entre eux ?
— Est-ce qu’on sait ? des bêtises, des riens, quoi ! Monsieur Denis, de-
vant qui ils ne se cachent pas, m’a dit que souvent ils se chamaillent des
heures entières, comme des chiens, pour des choses qu’il ne comprend
même pas.
— Ah ! s’écria un jeune drôle qu’on dressait pour l’avenir au service
des appartements, c’est moi qui, à la place de monsieur le vicomte, remer-
cierais mon père un peu proprement.
— Joseph, mon ami, fit sentencieusement le valet de pied, vous n’êtes
qu’un sot. Que vous envoyiez promener votre papa, vous, c’est tout natu-
rel, vous n’attendez pas cinq sous de lui et vous savez déjà gagner votre
pain sans travailler, mais monsieur le vicomte ! Sauriez-vous me dire à
quoi il est bon et ce qu’il sait faire ? Mettez-le-moi au milieu de Paris avec
ses deux belles mains pour capital, et vous verrez…
— Tiens ! il a le bien de sa mère, riposta Joseph, qui était normand.
— Enfin, reprit le valet de chambre, je ne sais pas de quoi monsieur le
comte peut se plaindre, vu que son fils est un modèle à ce point que je ne
serais pas fâché d’en avoir un pareil. C’était une autre paire de manches
quand j’étais chez le marquis de Courtivois. En voilà un qui avait le droit
de n’être pas content tous les matins. Son aîné, qui vient quelquefois ici,
étant l’ami de monsieur le vicomte, est un vrai puits sans fond pour l’ar-
gent. Il vous grille un billet de mille plus lestement que Joseph une pipe.
— Le marquis n’est pourtant pas riche, fit un petit vieux qui devait pla-
cer ses gages à la quinzaine ; qu’est-ce qu’il peut avoir ? Une soixantaine
de mille livres de rentes, au plus, au plus.
— C’est justement pour cela qu’il enrage. Tous les jours, c’est de nou-
velles histoires au sujet de son aîné. Il a un appartement en ville, il rentre
ou ne rentre pas, il passe les nuits à jouer et à boire, il fait une telle vie de
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L’affaire Lerouge Chapitre IX
polichinelle avec des actrices que la police est obligée de s’en mêler. Sans
compter que moi qui vous parle, j’ai été plus de cent fois forcé d’aider à le
monter dans sa chambre et à le coucher, quand des garçons de restaurant
le ramenaient à l’hôtel dans un fiacre, saoul à ne pas pouvoir dire : pain.
— Bigre ! s’exclama Joseph enthousiasmé, son service doit être crâne-
ment agréable, à cet homme-là.
— C’est selon. Quand il a gagné à la bouillotte, il se déboutonne vo-
lontiers d’un louis, mais il perd toujours, et quand il a bu il a la main
prompte. Il faut lui rendre cette justice qu’il a des cigares fameux. Enfin,
c’est un bandit, quoi ! tandis que monsieur le vicomte est une vraie fille
pour la sagesse. Il est sévère pour les manquements, c’est vrai, mais pas
rageur ni brutal avec les gens. Ensuite il est généreux régulièrement, ce
qui est plus sûr. Je dis donc qu’il est meilleur que le plus grand nombre et
que monsieur le comte n’a pas raison.
Tel était le jugement des domestiques. Celui de la société était peut-
être moins favorable.
Le vicomte de Commarin n’était pas de ces êtres banals qui jouissent
du privilège assez peu enviable et dans tous les cas peu flatteur de plaire
à tout le monde. Il est sage de se défier de ces personnages surprenants
qu’exaltent les louanges unanimes. En y regardant de près, on découvre
souvent que l’homme à succès et à réputation n’est qu’un sot, sans autre
mérite que son insignifiance parfaite. La sottise convenable qui n’offusque
personne, la médiocrité de bon ton qui n’effarouche aucune vanité ont
surtout le don de plaire et de réussir.
Il est de ces individus qu’on ne peut rencontrer sans se dire : je connais
ce visage-là, je l’ai déjà vu quelque part ; c’est qu’ils ont la vulgaire phy-
sionomie de la masse. Bien des gens sont ainsi au moral. Parlent-ils ? on
reconnaît leur esprit, on les a déjà entendus, on sait leurs idées par coeur,
Ceux-là sont bien accueillis partout, parce qu’ils n’ont rien de singulier,
et que la singularité, surtout dans les classes élevées, irrite et offense. On
hait tout ce qui est différent.
Albert était singulier, par suite très discuté et très diversement jugé.
On lui reprochait les choses les plus opposées, et des défauts si contradic-
toires qu’ils semblaient s’exclure. On lui trouvait, par exemple, des idées
bien avancées pour un homme de son rang, et en même temps on se plai-
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de lire, les lignes dansaient devant ses yeux. Alors il songea à écrire à
Claire. Il se mit à table et écrivit :
Ma Claire bien-aimée…
Il lui fut impossible d’aller plus loin ; son cerveau bouleversé ne lui
fournissait pas une phrase.
Enfin, à la pointe du jour, la fatigue l’emporta. Le sommeille surprit
sur un divan où il s’était jeté : un sommeil lourd, peuplé de fantômes.
À neuf heures et demie du matin, il fut éveillé en sursaut par le bruit
de la porte s’ouvrant avec fracas.
Un domestique entra, tout effaré, si essoufflé d’avoir monté les esca-
liers quatre à quatre, qu’à peine il pouvait articuler un son.
— Monsieur, disait-il, monsieur le vicomte, vite, partez, cachez-vous,
sauvez-vous, les voilà, c’est le…
Un commissaire de police, ceint de son écharpe, parut à la porte de la
bibliothèque. Il était suivi de plusieurs hommes, parmi lesquels on aper-
cevait, se faisant aussi petit que possible, le père Tabaret.
Le commissaire s’avança jusqu’à Albert.
— Vous êtes, lui demanda-t-il, Guy-Louis-Marie-Albert de Rhéteau de
Commarin ?
— Oui, monsieur.
Le commissaire étendit la main en même temps qu’il prononçait la
formule sacramentelle :
— Monsieur de Commarin, au nom de la loi, je vous arrête.
— Moi ! monsieur, moi…
Albert, arraché brusquement à des rêves pénibles, paraissait ne rien
comprendre à ce qui se passait. Il avait l’air de se demander : suis-je bien
éveillé ? N’est-ce pas un odieux cauchemar qui se continue ?
Il promenait un regard stupide à force d’étonnement du commissaire
de police à ses hommes et au père Tabaret, qui se tenait comme en arrêt
devant lui.
— Voici le mandat, ajouta le commissaire en développant un papier.
Machinalement Albert y jeta un coup d’oeil.
— Claudine assassinée ! s’écria-t-il.
Et très bas, mais assez distinctement encore pour être entendu du
commissaire de police, d’un agent et du père Tabaret, il ajouta :
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L’affaire Lerouge Chapitre IX
— Je suis perdu !
Pendant que le commissaire de police remplissait les formalités de
l’interrogatoire sommaire qui suit immédiatement toutes les arrestations,
les estafiers s’étaient répandus dans l’appartement et procédaient à une
minutieuse perquisition. Ils avaient reçu l’ordre d’obéir au père Tabaret,
et c’était le bonhomme qui les guidait dans leurs recherches, qui leur fai-
sait fouiller les tiroirs et les armoires, et déranger les meubles. On saisit un
assez grand nombre d’objets à l’usage du vicomte, des titres, des manus-
crits, une correspondance très volumineuse. Mais c’est avec bonheur que
le père Tabaret mit la main sur certains objets qui furent soigneusement
décrits dans leur ordre au procès-verbal :
1° Dans la première pièce, servant d’entrée, garnie de toutes sortes
d’armes, derrière un divan, un fleuret cassé. Cette arme a une poignée
particulière, et comme il ne s’en trouve pas dans le commerce. Elle porte
une couronne de comte avec les initiales A.C. Ce fleuret a été brisé par
le milieu et le bout n’a pu être retrouvé. Le sieur Commarin interpellé a
déclaré ne savoir ce qu’est devenu ce bout ;
2° Dans un cabinet servant de vestiaire : un pantalon de drap noir
encore humide, portant des traces de boue ou plutôt de terre. Tout un
des côtés a des empreintes de mousse verdâtre comme il en vient sur les
murs. Il présente sur le devant plusieurs éraillures et une déchirure de dix
centimètres environ au genou. Le susdit pantalon n’était pas accroché au
porte-manteau, il paraissait avoir été caché entre deux grandes malles
pleines d’effets d’habillement ;
3° Dans la poche du pantalon ci-dessus décrit a été trouvée une paire
de gants gris perle. La paume du gant droit présente une large tache ver-
dâtre produite par de l’herbe ou de la mousse. Le bout des doigts a été
comme usé par un frottement. On remarque sur le dos des deux gants des
éraillures paraissant avoir été faites par des ongles ;
4° Deux paires de bottines, dont une, bien que nettoyée et vernie, en-
core très humide. Un parapluie récemment mouillé, dont le bout est taché
de boue blanche ;
5° Dans une vaste pièce dite « la bibliothèque », une boîte de cigares
nommés trabucos, et sur la cheminée divers porte-cigare en ambre ou en
écume de mer…
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L’affaire Lerouge Chapitre IX
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CHAPITRE X
L
’ dans le dédale de couloirs et d’escaliers du
Palais de Justice, si l’on monte au troisième étage de l’aile
gauche, on arrive à une longue galerie très basse d’étage, mal
éclairée par d’étroites fenêtres, et percée de distance en distance de petites
portes, assez semblable au corridor d’un ministère ou d’un hôtel garni.
C’est un endroit qu’il est difficile de voir froidement ; l’imagination le
montre sombre et triste.
Il faudrait le Dante pour composer l’inscription à placer au-dessus
des marches qui y conduisent. Du matin au soir, les dalles y sonnent sous
les lourdes bottes des gendarmes qui accompagnent les prévenus. On n’y
rencontre guère que de mornes figures. Ce sont les parents ou les amis
des accusés, les témoins, des agents de police. Dans cette galerie, loin de
tous les regards, s’élabore la cuisine judiciaire. Elle est comme la coulisse
du Palais de Justice, ce lugubre théâtre où se dénouent, dans de véritable
sang, des drames trop réels.
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L’affaire Lerouge Chapitre X
Chacune des petites portes, qui a son numéro peint en noir, ouvre sur
le cabinet du juge d’instruction. Toutes ces pièces se ressemblent ; qui en
connaît une les connaît toutes. Elles n’ont rien de terrible ni de lugubre,
et pourtant il est difficile d’y pénétrer sans un serrement de coeur. On
y a froid. Les murs semblent humides de toutes les larmes qui s’y sont
répandues. On frissonne en songeant aux aveux qui y ont été arrachés,
aux confessions qui s’y sont murmurées entrecoupées de sanglots.
Dans le cabinet du juge d’instruction, la justice ne déploie rien de cet
appareil dont elle s’entoure plus tard pour frapper l’esprit des masses.
Elle y est simple encore et presque disposée à la bienveillance. Elle dit au
prévenu : « J’ai de fortes raisons de te croire coupable, mais prouve-moi
ton innocence, et je te lâche. »
On pourrait s’y croire dans la première boutique d’affaires venue. Le
mobilier y est rudimentaire comme celui de tous les endroits où on ne fait
que passer et où s’agitent des intérêts énormes. Qu’importent les choses
extérieures à qui poursuit l’auteur d’un crime ou à qui défend sa tête ?
Un bureau chargé de dossiers pour le juge, une table pour le gref-
fier, un fauteuil et quelques chaises, voilà tout l’ameublement de l’anti-
chambre de la cour d’assises. Les murs sont tendus de papier vert ; les
rideaux sont verts ; à terre se trouve un méchant tapis de même couleur.
Le cabinet de M. Daburon portait le numéro 15.
Dès neuf heures du matin, il y était arrivé et il attendait. Son parti pris,
il n’avait pas perdu une minute, comprenant aussi bien que le père Tabaret
la nécessité d’agir rapidement. Ainsi, il avait vu le procureur impérial et
s’était entendu avec les officiers de la police judiciaire.
Outre le mandat décerné contre Albert, il avait expédié des mandats
de comparution immédiate au comte de Commarin, à Mme Gerdy, à Noël
et à quelques gens au service d’Albert.
Il tenait essentiellement à interroger tout ce monde avant d’arriver à
l’inculpé.
Sur ses ordres, dix agents s’étaient mis en campagne, et il était là, dans
son cabinet, comme un général d’armée qui vient d’expédier ses aides de
camp pour engager la bataille et qui espère la victoire de ses combinai-
sons.
Souvent, à pareille heure, il s’était trouvé dans ce même cabinet avec
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donc, en sortant de table, ayant à peine mangé, elle prit un journal, et par
un hasard bien regrettable, ses yeux s’arrêtent précisément sur les lignes
qui relataient le crime. Aussitôt elle a poussé un grand cri, s’est débattue
une seconde sur un fauteuil et a glissé sur le tapis en murmurant : « Oh !
le malheureux ! le malheureux ! »
— La malheureuse ! vous voulez dire.
— Non, monsieur, j’ai bien dit. Évidemment, cette exclamation ne
s’adressait pas à ma pauvre nourrice.
Sur cette réponse si grave, faite du ton le plus innocent, M. Daburon
leva les yeux sur son témoin. L’avocat baissa la tête.
— Et ensuite ? demanda le juge après un moment de silence pendant
lequel il avait pris quelques notes.
— Ces mots, monsieur, sont les derniers prononcés par madame
Gerdy. Aidé de notre servante, je l’ai portée dans son lit, le médecin a
été appelé, et depuis elle n’a pas repris connaissance. Le docteur, au sur-
plus…
— C’est bien ! interrompit M. Daburon. Laissons cela, au moins pour le
moment. Maintenant, vous, maître Gerdy, connaissez-vous des ennemis
à la veuve Lerouge ?
— Aucun.
— Elle n’avait pas d’ennemis ? Soit. Et dites-moi, existe-t-il à votre
connaissance quelqu’un ayant un intérêt quelconque à la mort de cette
pauvre vieille ?
Le juge d’instruction, en posant cette question, avait les yeux sur les
yeux de Noël ; il ne voulait pas qu’il pût détourner ou baisser la tête.
L’avocat tressaillit et parut vivement impressionné. Il était déconte-
nancé ; il hésitait comme si une lutte se fût établie en lui.
Enfin, d’une voix qui n’était rien moins que ferme, il répondit :
— Non, personne.
— Est-ce bien vrai ? demanda le juge en imprimant plus de fixité à
son regard. Vous ne connaissez personne à qui ce crime profite ou puisse
profiter, personne absolument ?
— Je ne sais qu’une chose, monsieur, répondit Noël, c’est qu’il me
cause à moi un préjudice irréparable.
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Enfin ! pensa M. Daburon, nous voici aux lettres et je n’ai pas com-
promis ce pauvre Tabaret. Il eût été désagréable de lui causer le moindre
chagrin, à ce brave et habile homme.
— Un préjudice à vous, mon cher maître, reprit-il ; vous allez, je l’es-
père, m’expliquer cela.
Le malaise dont Noël avait donné quelques signes reparut beaucoup
plus marqué.
— Je sais, monsieur, répondit-il, que je dois à la justice non seulement
la vérité mais encore toute la vérité. Cependant il est des circonstances si
délicates que la conscience d’un homme d’honneur y voit un péril. Puis il
est bien cruel d’être contraint de soulever le voile qui recouvre des secrets
douloureux et dont la révélation peut quelquefois…
M. Daburon interrompit d’un geste. L’accent triste de Noël l’impres-
sionnait. Sachant d’avance ce qu’il allait entendre, il souffrait pour le
jeune avocat. Il se retourna vers son greffier.
— Constant ! dit-il avec une certaine inflexion de voix.
Cette intonation devait être un signal, car le long greffier se leva mé-
thodiquement, passa sa plume derrière son oreille et sortit d’un pas me-
suré.
Noël parut sensible à la délicatesse du juge d’instruction. Son visage
exprima la plus vive reconnaissance, son regard rendit grâce.
— Combien je vous suis obligé, monsieur, dit-il avec un élan contenu,
de votre généreuse attention ! Ce que j’ai à dire est pénible, mais devant
vous, maintenant, c’est à peine s’il m’en coûtera de parler.
— Soyez sans crainte, reprit le juge, je ne retiendrai de votre déposi-
tion, mon cher maître, que ce qui me semblera tout à fait indispensable.
— Je me sens peu maître de moi, monsieur, commença Noël, soyez in-
dulgent pour mon trouble. Si quelque parole m’échappe qui vous semble
empreinte d’amertume, excusez-la, elle sera involontaire. Jusqu’à ces
jours passés, j’ai cru que j’étais un enfant de l’amour. Je le serais que
je ne rougirais pas de l’avouer. Mon histoire est courte. J’avais une am-
bition honorable, j’ai travaillé. Quand on n’a pas de nom, on doit savoir
s’en faire un. J’ai mené la vie obscure, retirée et austère de ceux qui, partis
de bien bas, veulent arriver haut. J’adorais celle que je croyais ma mère,
j’étais convaincu qu’elle m’aimait. La tache de ma naissance m’avait at-
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sa belle situation.
De cette scène dataient, au jugement de l’avocat, les premières at-
teintes du mal auquel succombait l’ancienne maîtresse de son père.
Noël s’étendit encore sur son entrevue avec le vicomte de Commarin.
Même dans sa narration se glissèrent quelques variantes, mais si lé-
gères qu’il eût été bien difficile de les lui reprocher. Elles n’avaient rien
d’ailleurs de défavorable à Albert.
Il insista, au contraire, sur l’excellente impression qu’il gardait de ce
jeune homme.
Il avait reçu sa révélation avec une certaine défiance, il est vrai, mais
avec une noble fermeté en même temps et comme un brave coeur prêt à
s’incliner devant la justification du droit.
Enfin, il traça un portrait presque enthousiaste de ce rival que n’avaient
point gâté les prospérités, qui l’avait quitté sans un regard de rancune,
vers lequel il se sentait entraîné, et qui après tout était son frère.
M. Daburon avait écouté Noël avec l’attention la plus soutenue, sans
qu’un mot, un geste, un froncement de sourcils trahît ses impressions.
Quand il eut terminé :
— Comment, monsieur, observa le juge, avez-vous pu me dire que,
dans votre opinion, personne n’avait intérêt à la mort de la veuve Le-
rouge ?
L’avocat ne répondit pas.
— Il me semble que la position de monsieur le vicomte de Comma-
rin devient presque inattaquable. Madame Gerdy est folle, le comte niera
tout, vos lettres ne prouvent rien, Il faut avouer que ce crime est des plus
heureux pour ce jeune homme, et qu’il a été commis singulièrement à
propos.
— Oh ! monsieur ! s’écria Noël, protestant de toute son énergie, cette
insinuation est formidable !…
Le juge interrogea sévèrement la physionomie de l’avocat. Parlait-il
franchement, jouait-il une généreuse comédie ? Est-ce que réellement il
n’avait jamais eu de soupçons ? Noël ne broncha pas et presque aussitôt
reprit :
— Quelles raisons pouvait avoir ce jeune homme de trembler, de
craindre pour sa position ! Je ne lui ai pas adressé un mot de menace,
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galeries des juges d’instruction, on ne se serait pas douté qu’il était depuis
bien des années du mauvais côté de la cinquantaine. Lui-même ne s’en
doutait pas. Il ne se souvenait pas d’avoir passé la nuit ; jamais il ne s’était
senti si frais, si dispos, si gaillard ; il avait dans les jambes des ressorts
d’acier.
Il traversa la galerie en deux sauts et entra comme une balle dans le
cabinet du juge d’instruction, bousculant, sans lui demander pardon, lui
si poli ! le méthodique greffier, qui revenait de faire quelques douzaines
de tours dans la salle des pas perdus.
— Enlevé ! s’écria-t-il dès le seuil, pincé, serré, bouclé, ficelé, emballé,
coffré ! Nous tenons l’homme !
Le père Tabaret, plus Tirauclair que jamais, gesticulait avec une si
comique véhémence et de si singulières contorsions, que le long greffier
eut un sourire que d’ailleurs il se reprocha le soir même en se couchant ;
Mais M. Daburon, encore sous le poids de la déposition de Noël, fut
choqué de cette joie intempestive qui pourtant lui apportait la sécurité. Il
regarda sévèrement le père Tabaret en disant :
— Plus bas, monsieur, plus bas, soyez convenable, modérez-vous.
À tout autre moment, le bonhomme eût été consterné d’avoir mérité
cette mercuriale. Elle glissa sur sa jubilation.
— De la modération, répondit-il, je n’en manque pas, Dieu merci ! et je
m’en vante. C’est que jamais on n’a rien vu de pareil. Tout ce que j’avais
annoncé, on l’a trouvé. Fleuret cassé, gants gris perle éraillés, porte-
cigare, rien n’y manque. On va, monsieur, vous apporter tout cela et bien
d’autres choses encore. On a son petit système à soi, et il paraît qu’il n’est
pas mauvais. Voilà le triomphe de ma méthode d’induction dont Gévrol
fait des gorges chaudes. Je donnerais cent francs pour qu’il fût ici. Mais
non, mon Gévrol tient à pincer l’homme aux boucles d’oreilles. Il est, ma
foi ! bien capable de mettre la main dessus. C’est un gaillard, Gévrol, un
lapin, un fameux ! Combien lui donne-t-on par an, pour son habileté ?…
— Voyons, cher monsieur Tabaret, fit le juge, dès qu’il trouva jour à
placer un mot, soyons sérieux, s’il se peut, et procédons avec ordre.
— Bast ! reprit le bonhomme, à quoi bon ! c’est une affaire toisée main-
tenant. Quand on va nous amener notre homme, montrez-lui seulement
les éraillures retirées des ongles de la victime et ses gants à lui, et vous
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L’affaire Lerouge Chapitre X
l’assommez. Moi je parie qu’il va tout avouer hic et nunc. Oui, je parie
ma tête contre la sienne, quoiqu’elle soit bien aventurée. Et encore non,
il sauvera son cou ! Ces poules mouillées du jury sont capables de lui ac-
corder les circonstances atténuantes. C’est moi qui lui en donnerais ! Ah !
ces lenteurs perdent la justice ! Si tout le monde était de mon avis, le châ-
timent des coquins ne traînerait pas si longtemps. Sitôt pris, sitôt pendu.
Et voilà.
M. Daburon s’était résigné à laisser passer cette trombe de paroles.
Quand l’exaltation du bonhomme fut un peu usée, il commença seule-
ment à l’interroger. Il eut encore assez de peine à obtenir des détails précis
sur l’arrestation, détails que devait confirmer le procès-verbal du commis-
saire de police.
Le juge parut très surpris en apprenant qu’Albert, à la vue du mandat,
avait dit : « Je suis perdu ! »
— Voilà, murmura-t-il, une terrible charge.
— Certes ! reprit le père Tabaret. Jamais, dans son état normal, il n’eût
laissé échapper ces mots qui le perdent, en effet. C’est que nous l’avions
saisi mal éveillé. Il ne s’était pas couché. Il dormait d’un mauvais som-
meil sur un canapé quand nous sommes arrivés. J’avais eu soin de laisser
filer en avant et de suivre de très près un domestique dont l’épouvante
l’a démoralisé. Tous mes calculs étaient faits. Mais, soyez sans crainte, il
trouvera pour son exclamation malheureuse une explication plausible. Je
dois ajouter que près de lui, par terre, nous avons trouvé toute froissée
la Gazee de France de la veille, qui contenait la nouvelle de l’assassinat.
Ce sera la première fois qu’un avis dans les journaux aura fait pincer un
coupable.
— Oui, murmura le juge devenu pensif, oui, vous êtes un homme pré-
cieux, monsieur Tabaret.
Et plus haut il ajouta :
— J’ai pu m’en convaincre, car monsieur Gerdy sort d’ici à l’instant.
— Vous avez vu Noël ! s’écria le bonhomme.
En même temps toute sa vaniteuse satisfaction disparut. Un nuage
d’inquiétude voila comme un crêpe sa face rouge et joyeuse.
— Noël, ici ! répéta-t-il.
Et timidement il demanda :
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L’affaire Lerouge Chapitre X
— Et sait-il ?
— Rien, répondit M. Daburon. Je n’ai pas eu besoin de vous faire in-
tervenir. Ne vous ai-je pas d’ailleurs promis une discrétion absolue ?
— Tout va bien ! s’écria le père Tabaret. Et que pense monsieur le juge
de Noël ?
— C’est, j’en suis sûr, un noble et digne coeur, dit le magistrat : une na-
ture à la fois forte et tendre. Les sentiments que je lui ai entendu exprimer
ici et qu’il est impossible de révoquer en doute manifestent une élévation
d’âme malheureusement exceptionnelle. Rarement dans ma vie, j’ai ren-
contré un homme dont l’abord m’ait été aussi sympathique. Je comprends
qu’on soit fier d’être son ami.
— Quand je le disais à monsieur le juge ! voilà l’effet qu’il a produit
à tout le monde. Moi je l’aime comme mon enfant, et quoi qu’il arrive, il
aura toute ma fortune. Oui, je lui laisserai tout après moi, comme il est
dit sur mon testament déposé chez maître Baron, mon notaire. Il y a aussi
un paragraphe pour madame Gerdy, mais je vais le biffer, et vivement !
— Madame Gerdy, monsieur Tabaret, n’aura bientôt plus besoin de
rien.
— Elle ! comment cela ? Est-ce que le comte ?…
— Elle est mourante et ne passera sans doute pas la journée, c’est
monsieur Gerdy qui me l’a dit.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria le bonhomme, que m’apprenez-vous là !
mourante !… Noël va être au désespoir… c’est-à-dire non, puisque ce n’est
plus sa mère, que lui importe ! Mourante ! Je l’estimais beaucoup avant
de la mépriser. Pauvre humanité ! Il paraît que tous les coupables vont y
passer le même jour, car, j’oubliais de vous en informer, au moment où
je quittais l’hôtel de Commarin, j’ai entendu un domestique annoncer à
un autre que le comte, à la nouvelle de l’arrestation de son fils, avait été
frappé d’une attaque.
— Ce serait pour monsieur Gerdy la pire des catastrophes.
— Pour Noël ?
— Je comptais sur la déposition de monsieur de Commarin pour lui
rendre, moi, tout ce dont il est si digne. Le comte mort, la veuve Le-
rouge morte, madame Gerdy mourante ou dans tous les cas folle, qui donc
pourra dire si les papiers ont raison ?
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L’affaire Lerouge Chapitre X
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CHAPITRE XI
C
’ de Commarin, son ombre plutôt. Sa tête qu’il por-
tait si haut penchait sur sa poitrine, sa taille s’était affaissée, ses
yeux n’avaient plus leur flamme, ses belles mains tremblaient. Le
désordre violent de sa toilette rendait plus frappant encore le changement
qu’il avait subi. En une nuit, il avait vieilli de vingt ans.
Ces vieillards robustes ressemblent à ces grands arbres dont le bois
intérieurement s’est émietté et qui ne vivent plus que par l’écorce. Ils pa-
raissent inébranlables, ils semblent défier le temps, un vent d’orage les
jette à terre. Cet homme, hier encore si fier de n’avoir jamais plié, était
brisé. L’orgueil de son nom constituait toute sa force ; humilié, il se sen-
tait anéanti. En lui tout s’était déchiré à la fois, tous les appuis lui avaient
manqué en même temps. Son regard sans chaleur et sans vie disait la
morne stupeur de sa pensée. Il présentait si bien l’image la plus achevée
du désespoir, que le juge d’instruction, à sa vue, éprouva comme un fris-
son. Le père Tabaret eut un mouvement d’épouvante ; le greffier lui-même
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L’affaire Lerouge Chapitre XI
fut ému.
— Constant, dit M. Daburon vivement, allez donc avec monsieur Ta-
baret chercher des nouvelles à la Préfecture.
Le greffier sortit, suivi du bonhomme, qui s’éloignait bien à regret.
Le comte ne s’était pas aperçu de leur présence ; il ne remarqua pas
leur sortie.
M. Daburon lui avança un siège ; il s’assit.
— Je me sens si faible, dit-il, que je ne saurais rester debout.
Il s’excusait, lui, près d’un petit magistrat !
C’est que nous ne sommes plus précisément au temps si regrettable où
la noblesse se croyait bien au-dessus de la loi, et s’y trouvait en effet. Elle
est loin, l’année où la duchesse de Bouillon faisait la nique aux messieurs
du parlement, où les hautes et nobles empoisonneuses du règne de Louis
XIV traitaient avec le dernier mépris les conseillers de la Chambre ar-
dente ! Tout le monde respecte la justice aujourd’hui, et la craint un peu,
même quand elle n’est représentée que par un simple et consciencieux
juge d’instruction.
— Vous êtes peut-être bien indisposé, monsieur le comte, dit le juge,
pour me donner des éclaircissements que j’espérais de vous.
— Je me sens mieux, répondit M. de Commarin, je vous remercie Je
suis aussi bien que je puis l’être après le coup terrible. En apprenant de
quel crime est accusé mon fils et son arrestation, j’ai été foudroyé. Je me
croyais fort, j’ai roulé dans la poussière. Mes domestiques m’ont cru mort.
Que ne le suis-je, en effet ! La vigueur de ma constitution m’a sauvé, à ce
que dit mon médecin, mais je crois que Dieu veut que je vive pour que je
boive jusqu’à la lie le calice des humiliations.
Il s’interrompit ; un flot de sang qui remontait à sa gorge l’étouffait.
Le juge d’instruction se tenait debout près de son bureau, n’osant se per-
mettre un mouvement.
Après quelques instants de repos, le comte éprouva un soulagement,
car il continua :
— Malheureux que je suis ! ne devais-je pas m’attendre à tout cela ?
Est-ce que tout ne se découvre pas, tôt ou tard ! Je suis châtié par où j’ai
péché : par l’orgueil. Je me suis cru au-dessus de la foudre et j’ai attiré
l’orage sur ma maison. Albert, un assassin ! un vicomte de Commarin à
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Mais il n’avait pas de temps à donner à ses réflexions ; les heures vo-
laient. Il tenait à interroger Albert le plus promptement possible, et il avait
encore à recevoir les dépositions de plusieurs domestiques de l’hôtel de
Commarin, et à entendre le rapport du commissaire de police chargé de
l’arrestation.
Les domestiques cités, qui depuis longtemps attendaient leur tour,
furent, sans retard, introduits successivement. Ils n’avaient guère d’éclair-
cissements à donner, et pourtant tous les témoignages étaient autant de
charges nouvelles. Il était aisé de voir que tous croyaient leur maître cou-
pable.
L’attitude d’Albert depuis le commencement de cette fatale semaine,
ses moindres paroles, ses gestes les plus insignifiants furent rapportés,
commentés, expliqués.
L’homme qui vit au milieu de trente valets est comme un insecte dans
une boîte de verre sous la loupe d’un naturaliste.
Aucun de ses actes n’échappe à l’observation ; à peine peut-il avoir
un secret, et encore, si on ne devine quel il est, au moins sait-on lorsqu’il
en a un. Du matin au soir il est le point de mire de trente paires d’yeux
intéressés à étudier les plus imperceptibles variations de sa physionomie.
Le juge eut donc en abondance ces futiles détails qui ne paraissent
rien d’abord, et dont le plus infime peut tout à coup, à l’audience, devenir
une question de vie ou de mort.
En combinant les dépositions, en les rapprochant, en les coordonnant,
M. Daburon put suivre son prévenu heure par heure, à partir du dimanche
matin.
Le dimanche donc, aussitôt après la retraite de Noël, le vicomte avait
sonné pour donner l’ordre de répondre à tous les visiteurs qui se présen-
teraient qu’il venait de partir pour la campagne.
De ce moment, la maison entière s’était aperçue qu’il était « tout
chose », vivement contrarié ou très indisposé.
Il n’était pas sorti de la journée de sa bibliothèque, et s’y était fait
servir à dîner. Il n’avait pris à ce repas qu’un potage et un très mince filet
de sole au vin blanc.
En mangeant, il avait dit à M. Courtois, le maître d’hôtel : « Recom-
mandez donc au chef d’épicer davantage cette sauce, une autre fois. » Puis
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le nombre qui avaient l’air de n’être pas ravis du grand malheur qui frap-
pait la famille. Deux étaient sérieusement attristés, M. Lubin, ayant été
l’objet de bontés particulières, n’était pas de ces derniers.
Le tour du commissaire de police était arrivé. En deux mots, il rendit
compte de l’arrestation déjà racontée par le père Tabaret. Il n’oublia pas
de signaler ce mot : « Perdu ! » échappé à Albert ; à son sens, c’était un
aveu. Il fit ensuite la remise de tous les objets saisis chez le vicomte de
Commarin.
Le juge d’instruction examina attentivement tous ces objets, les com-
parant soigneusement avec les pièces à conviction rapportées de La Jon-
chère.
Il parut alors plus satisfait qu’il ne l’avait été de la journée.
Lui-même il déposa sur son bureau toutes ces preuves matérielles, et
pour les cacher, il jeta dessus trois ou quatre de ces immenses feuilles de
papier qui servent à confectionner des chemises pour les dossiers.
La journée s’avançait et M. Daburon n’avait plus que bien juste le
temps d’interroger le « prévenu » avant la nuit. Quelle hésitation pou-
vait le retenir encore ? Il avait entre les mains plus de preuves qu’il n’en
faut pour envoyer dix hommes en cour d’assises et de là à la place de la
Roquette. Il allait lutter avec des armes si écrasantes de supériorité qu’à
moins de folie Albert ne pouvait songer à se défendre. Et pourtant, à cette
heure pour lui si solennelle, il se sentait défaillir. Sa volonté faiblissait-
elle ? Sa résolution allait-elle l’abandonner ?
Fort à propos il se souvint que depuis la veille il n’avait rien pris, et il
envoya chercher en toute hâte une bouteille de vin et des biscuits. Ce n’est
point de forces qu’avait besoin le juge d’instruction, mais de courage. Tout
en vidant son verre, ses pensées, dans son cerveau, s’arrangèrent en cette
phrase étrange : « Je vais donc comparaître devant le vicomte de Com-
marin. »
À tout autre moment, il aurait ri de cette saillie de son esprit ; en cet
instant, il y voulut voir un avis de la Providence.
Soit, se dit-il, ce sera mon châtiment.
Et, sans se laisser le temps de la réflexion, il donna les ordres néces-
saires pour qu’on amenât le vicomte Albert.
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CHAPITRE XII
E
’ Commarin et « le secret » de la prison, il n’y
avait pas eu, pour ainsi dire, de transition pour Albert.
Arraché à des songes pénibles par cette rude voix du commis-
saire, disant : « Au nom de la loi, je vous arrête ! », son esprit jeté hors du
possible devait être longtemps à reprendre son équilibre.
Tout ce qui suivit son arrestation lui paraissait flotter à peine distinct,
au milieu d’un brouillard épais, comme ces scènes de rêve qu’on joue au
théâtre, derrière un quadruple rideau de gaze.
On l’avait interrogé : il avait répondu sans entendre le son de ses pa-
roles. Puis deux agents l’avaient pris sous les bras et l’avaient soutenu
pour descendre le grand escalier de l’hôtel. Seul il ne l’eût pu. Ses jambes
qui fléchissaient, plus molles que du coton, ne le portaient pas. Une seule
chose l’avait frappé : la voix du domestique annonçant l’attaque d’apo-
plexie du comte. Mais cela aussi, il l’oublia.
On le hissa dans le fiacre qui stationnait dans la cour, au bas du per-
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bout de mon revolver : pourquoi n’ai-je pas lâché la détente ? Est-ce que
je le sais ? Quelle puissance a retenu mon doigt lorsqu’il suffisait d’une
pression presque insensible pour que le coup partît ? Je ne puis le dire.
Que fallait-il pour qu’il fût le juge et moi l’assassin ? Si l’intention était
punie comme le fait, on devrait me couper le cou. Et c’est dans de pareilles
conditions que j’ose l’interroger !…
En repassant devant la porte, il entendit dans la galerie le pas lourd
des gendarmes.
— Le voilà, dit-il tout haut.
Et il regagna précipitamment son fauteuil derrière son bureau, se pen-
chant à l’ombre des cartons, comme s’il eût cherché à se cacher.
Si le long greffier eût eu des yeux, il eût assisté à ce singulier spectacle
d’un juge plus troublé que le prévenu. Mais il était aveugle, et à ce moment
il ne songeait qu’à une erreur de quinze centimes qui s’était glissée dans
ses comptes, et qu’il ne pouvait retrouver.
Albert entra le front haut dans le cabinet du juge. Ses traits portaient
les traces d’une grande fatigue et de veilles prolongées ; il était très pâle,
mais ses yeux étaient clairs et brillants.
Les questions banales qui commencent les interrogatoires donnèrent
à M. Daburon le temps de se remettre.
Heureusement, dans la matinée, il avait trouvé une heure pour pré-
parer un plan ; il n’avait qu’à le suivre.
— Vous n’ignorez pas, monsieur, commença-t-il d’un ton de politesse
parfaite, que vous n’avez aucun droit au nom que vous portez ?
— Je sais, monsieur, répondit Albert, que je suis le fils naturel de mon-
sieur de Commarin. Je sais de plus que mon père ne pourrait me recon-
naître quand il le voudrait, puisque je suis né pendant son mariage.
— Quelle a été votre impression en apprenant cela ?
— Je mentirais, monsieur, si je disais que je n’ai pas ressenti un im-
mense chagrin. Quand on est aussi haut que je l’étais, la chute est terrible
et bien douloureuse. Pourtant, je n’ai pas eu un seul moment la pensée
de contester les droits de monsieur Noël Gerdy. J’étais, comme je le suis
encore, décidé à disparaître. Je l’ai déclaré à monsieur de Commarin.
M. Daburon s’attendait à cette réponse, et elle ne pouvait qu’étayer ses
soupçons. N’entrait-elle pas dans le système de défense qu’il avait prévu ?
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— Vous devez vous tromper. Deux amis étaient venus vous chercher ;
vous leur aviez répondu, avant de vous mettre à table, que vous aviez un
rendez-vous urgent.
— Ce n’était qu’une défaite polie pour me dispenser de les suivre.
— Pourquoi ?
— Ne le comprenez-vous donc pas, monsieur ? J’étais résigné, mais
non consolé. Je m’apprenais à m’accoutumer au coup terrible. Ne cherche-
t-on pas la solitude dans les grandes crises de la vie !
— La prévention suppose que vous vouliez rester seul pour aller à La
Jonchère. Dans la journée vous avez dit : « Elle ne saurait résister. » De
qui parliez-vous ?
— D’une personne à qui j’avais écrit la veille, et qui venait de me
répondre. J’ai dû dire cela ayant encore à la main la lettre qu’on venait
de me remettre.
— Cette lettre était donc d’une femme ?
— Oui.
— Qu’en avez-vous fait, de cette lettre ?
— Je l’ai brûlée.
— Cette précaution donne à penser que vous la considériez comme
compromettante…
— Nullement, monsieur, elle traitait de questions intimes.
Cette lettre, évidemment, venait de Mlle d’Arlange, M. Daburon en
était sûr.
Devait-il néanmoins le demander et s’exposer à entendre prononcer
ce nom de Claire, si terrible pour lui ?
Il l’osa, en se penchant beaucoup sur son bureau, de telle sorte que le
prévenu ne pouvait l’apercevoir.
— De qui venait cette lettre ? interrogea-t-il.
— D’une personne que je ne nommerai pas.
— Monsieur, fit sévèrement le juge en se redressant, je ne vous dissi-
mulerai pas que votre position est des plus mauvaises. Ne l’aggravez pas
par des réticences coupables. Vous êtes ici pour tout dire, monsieur.
— Mes affaires, oui ; celles des autres, non.
Albert fit cette dernière réponse d’un ton sec. Il était étourdi, ahuri,
crispé par l’allure pressante et irritante de cet interrogatoire qui ne lui
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motte de glaise enlevée avec les plus délicates précautions, et voici votre
parapluie. Comparez le dessin des rondelles. Sont-elles semblables, oui ou
non ?
— Ces choses-là, monsieur, essaya Albert, se fabriquent par quantités
énormes.
— Soit, laissons cette preuve. Voyez ce bout de cigare trouvé sur le
théâtre du crime, et dites-moi à quelle espèce il appartient et comment il
a été fumé ?
— C’est un trabucos, et on l’a fumé avec un porte-cigare.
— Comme ceux-ci, n’est-ce pas ? insista le juge en montrant les cigares
et les bouts d’ambre et d’écume saisis sur la cheminée de la bibliothèque.
— Oui ! murmura Albert ; c’est une fatalité, c’est une coïncidence
étrange !
— Patience ! ce n’est rien encore. L’assassin de la veuve Lerouge por-
tait des gants. La victime, dans les convulsions de l’agonie, s’est accrochée
aux mains du meurtrier, et des éraillures de peau sont restées entre ses
ongles. On les a extraites, et les voici. Elles sont d’un gris perle, n’est-il
pas vrai ? Or, on a retrouvé les gants que vous portiez mardi, les voici.
Ils sont gris et ils sont éraillés. Comparez ces débris à vos gants. Ne s’y
rapportent-ils pas ? N’est-ce pas la même couleur, la même peau ?
Il n’y avait pas à nier, ni à équivoquer, ni à chercher des subterfuges.
L’évidence était là, sautant aux yeux. Le fait brutal éclatait. Tout en pa-
raissant s’occuper exclusivement des objets déposés sur son bureau, M.
Daburon ne perdait pas de vue le prévenu. Albert était terrifié. Une sueur
glacée mouillait son front et glissait en gouttelettes le long de ses joues.
Ses mains tremblaient si fort qu’il ne pouvait s’en servir. D’une voix étran-
glée, il répétait :
— C’est horrible ! horrible !
— Enfin, poursuivit l’inexorable juge, voici le pantalon que vous por-
tiez le soir du meurtre. Il est visible qu’il a été mouillé, et à côté de la boue,
il porte des traces de terre. Tenez, ici. De plus, il est déchiré au genou. Que
vous ne vous souveniez plus des endroits où vous êtes allé vous prome-
ner, je l’admets pour un moment, on peut le concevoir, à la rigueur. Mais
à qui ferez-vous entendre que vous ne savez pas où vous avez déchiré
votre pantalon et éraillé vos gants ?
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Certes, il n’avait plus l’ombre d’un doute. Pour lui, Albert était le
meurtrier aussi sûrement que s’il eût tout avoué. Persistât-il dans son
système de négation quand même, jusqu’à la fin de l’instruction, il était
impossible qu’avec les indices existant déjà une ordonnance de non-lieu
fût rendue. Il était donc désormais certain qu’il passerait en cour d’as-
sises. Et il y avait cent à parier contre un qu’à toutes les questions le jury
répondrait affirmativement.
Cependant, livré à lui-même, M. Daburon n’éprouvait pas cette intime
satisfaction non exempte de vanité qu’il ressentait d’ordinaire après une
instruction bien menée, lorsqu’il avait réussi à mettre son « prévenu »
au point où était Albert. Quelque chose en lui remuait et se révoltait. Au
fond de sa conscience, certaines inquiétudes sourdes grouillaient. Il avait
triomphé, et sa victoire ne lui donnait que malaise, tristesse et dégoût.
Une réflexion si simple qu’il ne pouvait comprendre comment elle
ne lui était pas venue tout d’abord augmentait son mécontentement et
achevait de l’irriter contre lui-même.
— Quelque chose me disait bien, murmurait-il, qu’accepter cette af-
faire était mal. Je suis puni de n’avoir pas écouté cette voix intérieure. Il
fallait se récuser. Dans l’état des choses, ce vicomte de Commarin n’en
était ni plus ni moins arrêté, emprisonné, interrogé, confondu, jugé cer-
tainement et probablement condamné. Mais alors, étranger à la cause, je
pouvais reparaître devant Claire. Sa douleur va être immense. Resté son
ami, il m’était permis de compatir à sa douleur, de mêler mes larmes aux
siennes, de calmer ses regrets. Avec le temps, elle se serait consolée, elle
aurait oublié, peut-être. Elle n’aurait pu s’empêcher de m’être reconnais-
sante, et qui sait… Tandis que maintenant, quoi qu’il arrive, je suis pour
elle un objet d’horreur. Jamais elle ne supportera ma vue. Je resterai éter-
nellement pour elle l’assassin de son amant. J’ai, de mes propres mains,
creusé entre elle et moi un de ces abîmes que les siècles ne comblent pas.
Je la perds une seconde fois par ma faute, par ma très grande faute.
Le malheureux juge s’adressait les plus amers reproches. Il était déses-
péré. Jamais il n’avait tant haï Albert, ce misérable qui, souillé d’un crime,
se mettait en travers de son bonheur. Puis encore, combien il maudissait le
père Tabaret ! Seul, il ne se serait pas décidé si vite. Il aurait attendu, mûri
sa décision, et certainement reconnu les inconvénients qu’il découvrait à
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Le juge d’instruction pensa que son vieux volontaire était allé attendre
l’issue de l’interrogatoire chez le marchand de vins du coin ou que sa
cervelle s’était détraquée.
— Malheureusement, dit-il, nous ne nous sommes pas trompés. Il n’est
que trop clairement démontré que monsieur de Commarin est le meur-
trier. Au surplus, si cela peut vous être agréable, demandez à Constant
son procès-verbal et prenez-en connaissance pendant que je remets un
peu d’ordre dans mes paperasses.
— Voyons ! fit le bonhomme avec un empressement fiévreux.
Il s’assit à la place de Constant, et posant ses coudes sur la table, en-
fonçant ses mains dans les cheveux, en moins de rien il dévora le procès-
verbal.
Quand il eut fini, il se releva effaré, pâle, la figure renversée.
— Monsieur, dit-il au juge d’une voix étranglée, je suis la cause invo-
lontaire d’un épouvantable malheur : cet homme est innocent.
— Voyons, voyons ! fit M. Daburon sans interrompre ses préparatifs
de départ, vous perdez la tête, mon cher monsieur Tabaret. Comment,
après ce que vous venez de lire…
— Oui, monsieur, oui, après ce que je viens de lire, je vous crie : « Ar-
rêtez ! », ou nous allons ajouter une erreur à la déplorable liste des erreurs
judiciaires ! Revoyez-le, là, de sang-froid, cet interrogatoire : il n’est pas
une réponse qui ne disculpe cet infortuné, pas un mot qui ne soit un trait
de lumière. Et il est en prison, au secret ?…
— Et il y restera, s’il vous plaît ! interrompit le juge. Est-ce bien vous
qui parlez ainsi, après ce que vous disiez cette nuit, lorsque j’hésitais, moi !
— Mais, monsieur ! s’écria le bonhomme, je vous dis précisément la
même chose. Ah ! malheureux Tabaret, tout est perdu, on ne t’a pas com-
pris. Pardonnez, si je m’écarte du respect dû au magistrat, monsieur le
juge, vous n’avez pas saisi ma méthode. Elle est bien simple, pourtant. Un
crime étant donné, avec ses circonstances et ses détails, je construis pièce
par pièce un plan d’accusation que je ne livre qu’entier et parfait. S’il se
rencontre un homme à qui ce plan s’applique exactement dans toutes ses
parties, l’auteur du crime est trouvé, sinon on a mis la main sur un inno-
cent. Il ne suffit pas que tel ou tel épisode tombe juste ; non, c’est tout ou
rien. Cela est infaillible. Or, ici, comment suis-je arrivé au coupable ? En
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CHAPITRE XIII
A
’ du cabinet du juge d’instruction Noël Gerdy
eut installé le comte de Commarin dans sa voiture, qui station-
nait sur le boulevard en face de la grille du Palais, il parut dis-
posé à s’éloigner.
Appuyé d’une main contre la portière qu’il maintenait entrouverte, il
s’inclina profondément en demandant :
— Quand aurai-je, monsieur, l’honneur d’être admis à vous présenter
mes respects ?
— Montez, dit le vieillard.
L’avocat, sans se redresser, balbutia quelques excuses. Il invoquait,
pour se retirer, des motifs graves. Il était urgent, affirmait-il, qu’il rentrât
chez lui.
— Montez ! répéta le comte d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Noël obéit.
— Vous retrouvez votre père, fit à demi-voix M. de Commarin, mais
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L’affaire Lerouge Chapitre XIII
je dois vous prévenir que du même coup vous perdez votre liberté.
La voiture partit, et alors seulement le comte remarqua que Noël avait
modestement pris place sur la banquette de devant. Cette humilité parut
lui déplaire beaucoup.
— À mes côtés, donc, dit-il ; êtes-vous fou, monsieur ? N’êtes-vous pas
mon fils !
L’avocat, sans répondre, s’assit près du terrible vieillard, se faisant
aussi petit que possible.
Il avait reçu un terrible choc chez M. Daburon, car il ne lui restait rien
de son assurance habituelle, de ce sang-froid un peu raide sous lequel il
dissimulait ses émotions. Par bonheur, la course lui donna le temps de
respirer et de se rétablir un peu.
Entre le Palais de Justice et l’hôtel, pas un mot ne fut échangé entre
le père et le fils.
Lorsque la voiture s’arrêta devant le perron et que le comte en des-
cendit, aidé par Noël, il y eut comme une émeute parmi les domestiques.
Ils étaient, il est vrai, peu nombreux, à peine une quinzaine, presque
toute la livrée ayant été mandée au Palais. Mais le comte et l’avocat
avaient à peine disparu que tous ils se trouvèrent, comme par enchan-
tement, réunis dans le vestibule. Il en était venu du jardin et des écuries,
de la cave et des cuisines. Presque tous avaient le costume de leurs attri-
butions ; un jeune palefrenier même était accouru avec ses sabots pleins
de paille, jurant dans cette entrée dallée de marbre comme un roquet ga-
leux sur un tapis des Gobelins. L’un de ces messieurs avait reconnu Noël
pour le visiteur du dimanche et c’en était assez pour mettre le feu à toutes
ces curiosités altérées de scandale.
Depuis le matin, d’ailleurs, l’événement survenu à l’hôtel Commarin
faisait sur toute la rive gauche un tapage affreux. Mille versions circu-
laient, revues, corrigées et augmentées par la méchanceté et l’envie, les
unes abominablement folles, les autres simplement idiotes. Vingt person-
nages, excessivement nobles et encore plus fiers, n’avaient pas dédaigné
d’envoyer leur valet le plus intelligent pousser une petite visite aux gens
du comte, à la seule fin d’apprendre quelque chose de positif. En somme,
on ne savait rien, et cependant on savait tout.
Explique qui voudra le phénomène fréquent que voici : un crime est
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— Quel scélérat ! s’écria-t-il tout d’abord, quel vil coquin que cet Al-
bert !
Il supprimait carrément le « monsieur » et le « vicomte », et généra-
lement on l’approuva.
— Au reste, ajouta-t-il, je m’en étais toujours douté. Ce garçon-là ne
me revenait qu’à demi. Voilà pourtant à quoi on est exposé tous les jours
dans notre profession, et c’est terriblement désagréable. Le juge ne me l’a
pas caché. « Monsieur Lubin, m’a-t-il dit, il est vraiment bien pénible pour
un homme comme vous d’avoir été au service d’une pareille canaille. »
Car vous savez, outre une vieille femme de plus de quatre-vingts ans, il a
assassiné une petite fille d’une douzaine d’années. La petite fille, m’a dit
le juge, est hachée en morceaux.
— Tout de même, objecta Joseph, il faut qu’il soit bien bête. Est-ce
qu’on fait ces ouvrages-là soi-même quand on est riche, tandis qu’il y a
tant de pauvres diables qui ne demandent qu’à gagner leur vie ?
— Bast ! affirma M. Lubin d’un ton capable, vous verrez qu’il sortira
de là blanc comme neige. Les gens riches se tiennent tous.
— N’importe, dit le cuisinier, je donnerais bien un mois de mes gages
pour être souris et aller écouter ce que disent là-haut monsieur le comte
et le grand brun. Si on allait voir un peu dans les environs de la porte !
Cette proposition n’obtint pas la moindre faveur. Les gens de l’inté-
rieur savaient par expérience que dans les grandes occasions l’espionnage
était parfaitement inutile.
M. de Commarin connaissait les domestiques pour les pratiquer de-
puis son enfance. Son cabinet était à l’abri de toutes les indiscrétions.
La plus subtile oreille collée à la serrure de la porte intérieure ne pou-
vait rien entendre, lors même que le maître était en colère et qu’éclatait
sa voix tonnante. Seul, Denis, « Monsieur le premier », comme on l’ap-
pelait, était à portée de saisir bien des choses, mais on le payait pour être
discret, et il l’était.
En ce moment, M. de Commarin était assis dans ce même fauteuil que
la veille il criblait de coups de poing furieux en écoutant Albert.
Depuis qu’il avait touché le marchepied de son équipage, le vieux gen-
tilhomme avait repris sa morgue.
Il redevenait d’autant plus roide et plus entier, qu’il se sentait humilié
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venez de prononcer le nom de cet infortuné, souffrez que nous nous oc-
cupions de lui.
Le comte attacha sur Noël un regard gros de défiance.
— Que pouvons-nous désormais pour Albert ? demanda-t-il.
— Quoi ? monsieur ! s’écria Noël avec feu, voudriez-vous l’abandon-
ner lorsqu’il ne lui reste plus un ami au monde ? Mais il est votre fils,
monsieur ; il est mon frère, il a porté trente ans le nom de Commarin.
Tous les membres d’une famille sont solidaires. Innocent ou coupable, il
a le droit de compter sur nous et nous lui devons notre concours.
C’était encore une de ses opinions que le comte retrouvait dans la
bouche de son fils, et cette seconde rencontre le toucha.
— Qu’espérez-vous donc, monsieur ? demanda-t-il.
— Le sauver, s’il est innocent, et j’aime à me persuader qu’il l’est. Je
suis avocat, monsieur, et je veux être son défenseur. On m’a dit parfois que
j’avais du talent ; pour une telle cause, j’en aurai. Oui, si fortes que soient
les charges qui pèsent sur lui, je les écarterai ; je dissiperai les doutes ; la
lumière jaillira à ma voix ; je trouverai des accents nouveaux pour faire
passer ma conviction dans l’esprit des juges. Je le sauverai, et ce sera ma
dernière plaidoirie.
— Et s’il avouait, objecta le comte, s’il avait avoué ?
— Alors, monsieur, répondit Noël d’un air sombre, je lui rendrais le
dernier service qu’en un tel malheur je demanderais à mon frère : je lui
donnerais les moyens de ne pas attendre le jugement.
— C’est bien parler, monsieur, dit le comte ; très bien, mon fils !
Et il tendit sa main à Noël, qui la pressa en s’inclinant avec une res-
pectueuse reconnaissance.
L’avocat respirait. Enfin, il avait trouvé le chemin du coeur de ce hau-
tain grand seigneur, il avait fait sa conquête, il lui avait plu.
— Revenons à vous, monsieur, reprit le comte. Je me rends aux raisons
que vous venez de me déduire. Il sera fait ainsi que vous le désirez. Mais
ne prenez cette condescendance que comme une exception. Je ne reviens
jamais sur un parti pris, me fût-il même démontré qu’il est mauvais et
contraire à mes intérêts. Mais du moins rien n’empêche que vous habitiez
chez moi dès aujourd’hui, que vous preniez vos repas avec moi. Nous
allons, pour commencer, voir ensemble où vous loger, en attendant que
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réfléchir.
Voici donc, se disait-il, mon fils légitime. Je suis sûr de la naissance
de celui-ci. Certes, j’aurais mauvaise grâce à le renier, je retrouve en lui
mon portrait vivant lorsque j’avais trente ans. Il est bien, ce Noël ; très
bien même. Sa physionomie prévient en sa faveur. Il est intelligent et fin.
Il a su être humble sans bassesse et ferme sans arrogance. Sa nouvelle
fortune si inattendue ne l’étourdit pas. J’augure bien d’un homme qui
sait tenir tête à la prospérité. Il pense bien, il portera fièrement son nom.
Et pourtant, je ne sens pour lui nulle sympathie ; il me semble que je
regretterai mon pauvre Albert. Jen’ai pas su l’apprécier. Malheureux
enfant ! Commettre un vil crime ! Il avait perdu la raison. Jen’aime
pas l’oeil de celui-ci, il est trop clair. On assure qu’il est parfait. Il montre
au moins les sentiments les plus nobles et les plus convenables. Il est doux
et fort, magnanime, généreux, héroïque. Il est sans rancune et prêt à se
sacrifier pour moi, afin de me récompenser de ce que j’ai fait pour lui.
Il pardonne à madame Gerdy, il aime Albert. C’est à mettre en défiance.
Mais tous les jeunes hommes d’aujourd’hui sont ainsi. Ah ! nous sommes
dans un heureux siècle. Nos fils naissent revenus de toutes les erreurs
humaines. Ils n’ont ni les vices, ni les passions, ni les emportements de
leurs pères. Et ces philosophes précoces, modèles de sagesse et de vertu,
sont incapables de se laisser aller à la moindre folie. Hélas ! Albert aussi
était parfait, et il a assassiné Claudine ! Que fera celui-ci ?…
— N’importe, ajouta-t-il à demi-voix, j’aurais dû l’accompagner chez
Valérie.
Et, bien que l’avocat fût parti depuis dix bonnes, minutes au moins, M.
de Commarin, ne s’apercevant.. pas du temps écoulé, courut à la fenêtre
avec l’espérance de voir Noël dans la cour et de le rappeler…
Mais Noël était déjà loin. En sortant de l’hôtel, il avait pris une voiture
à la station de la rue de Bourgogne, et s’était fait conduire grand train rue
Saint-Lazare.
Arrivé à sa porte, il jeta plutôt qu’il ne donna cinq francs au cocher,
et escalada rapidement les quatre étages.
— Qui est venu pour moi ? demanda-t-il à la bonne.
— Personne, monsieur.
Il parut délivré d’une lourde inquiétude et continua d’un ton plus
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calme :
— Et le docteur ?
— Il a fait une visite ce matin, répondit la domestique, en l’absence de
monsieur, et il n’a pas eu l’air content du tout. Il est revenu tout à l’heure
et il est encore là.
— Très bien ! je vais lui parler. Si quelqu’un me demande, faites entrer
dans mon cabinet dont voici la clé, et appelez-moi.
En entrant dans la chambre de Mme Gerdy, Noël put d’un coup d’oeil
constater qu’aucun mieux n’était survenu pendant son absence.
La malade, les yeux fermés, la face convulsée, gisait étendue sur le
dos. On l’aurait crue morte, sans les brusques tressaillements qui, par in-
tervalles, la secouaient et soulevaient les couvertures.
Au-dessus de sa tête, on avait disposé un petit appareil rempli d’eau
glacée qui tombait goutte à goutte sur son crâne et sur son front marbré
de larges taches bleuâtres.
Déjà la table et la cheminée étaient encombrées de petits pots garnis
de ficelles roses, de fioles à potions et de verres à demi vidés.
Au pied du lit, un morceau de linge taché de sang annonçait qu’on
venait d’avoir recours aux sangsues.
Près de l’âtre, où flambait un grand feu, une religieuse de l’ordre de
Saint-Vincent-de-Paul était accroupie, guettant l’ébullition d’une bouilloire.
C’était une femme encore jeune, au visage replet plus blanc que ses
guimpes. Sa physionomie d’une immobile placidité, son regard morne tra-
hissaient en elle tous les renoncements de la chair et l’abdication de la
pensée. Ses jupes de grosse étoffe grise se drapaient autour d’elle en plis
lourds et disgracieux. À chacun de ses mouvements, son immense chape-
let de buis teint surchargé de croix et de médailles de cuivre s’agitait et
traînait à terre avec un bruit de chaînes.
Sur un fauteuil, vis-à-vis du lit de la malade, le docteur Hervé était
assis, suivant en apparence avec attention les préparatifs de la soeur. Il se
leva avec empressement à l’entrée de Noël.
— Enfin, te voici ! s’exclama-t-il en donnant à son ami une large poi-
gnée de main.
— J’ai été retenu au Palais, dit l’avocat, comme s’il eût senti la nécessité
d’expliquer son absence, et j’y étais, tu peux le penser, sur des charbons
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ardents.
Il se pencha à l’oreille du médecin et, avec un tremblement d’inquié-
tude dans la voix, il demanda :
— Eh bien ?
Le docteur hocha la tête d’un air profondément découragé.
— Elle va plus mal, répondit-il ; depuis ce matin les accidents se suc-
cèdent avec une effrayante rapidité.
Il s’arrêta. L’avocat venait de lui saisir le bras et le serrait à le briser.
Mme Gerdy s’était quelque peu remuée et avait laissé échapper un faible
gémissement.
— Elle t’a entendu, murmura Noël.
— Je le voudrais, fit le médecin, ce serait fort heureux, mais tu dois te
tromper. Au surplus, voyons…
Il s’approcha de Mme Gerdy, et tout en lui tâtant le pouls, l’examina
avec la plus profonde attention. Puis légèrement, du bout du doigt, il lui
souleva la paupière.
L’oeil apparut terne, vitreux, éteint.
— Mais viens, juge toi-même, prends-lui la main, parle-lui !
Noël, tout frissonnant, fit ce que lui demandait son ami. Il s’avança,
et, se penchant sur le lit, de façon que sa bouche touchait presque l’oreille
de la malade, il murmura :
— Ma mère, c’est moi, Noël, ton Noël ; parle-moi, fais-moi signe ;
m’entends-tu, ma mère ?
Rien ! elle garda son effrayante immobilité ; pas un souffle d’intelli-
gence n’agita ses traits.
— Tu vois, fit le docteur, je te le disais bien !
— Pauvre femme ! soupira Noël ; souffre-t-elle ?
— En ce moment, non.
La religieuse s’était relevée et était venue, elle aussi, se placer près du
lit.
— Monsieur le docteur, dit-elle, tout est prêt.
— Alors, ma soeur, appelez la bonne, pour qu’elle nous aide, nous al-
lons envelopper votre malade de sinapismes.
La domestique accourut. Entre les bras des deux femmes, Mme Gerdy
était comme une morte à laquelle on fait sa dernière toilette. À la rigidité
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préère le poursuivre sans trêve et sans relâche pendant dix ans et lui
arracher bribe à bribe ce qui lui est dû.
Il doit demeurer vers le haut de la rue de la Victoire. Il n’a pas de
magasin et pourtant il vend de toutes choses vendables et de quelques
autres encore que la loi ne reconnaît pas comme marchandises, toujours
pour être utile au prochain. Parfois il affirme qu’il n’est pas très riche.
C’est possible. Il est fantasque, plus encore qu’avide, et effroyablement
hardi. Facile à la poche quand on lui convient, il ne prêterait pas cent
sous avec Ferrières en garantie à qui n’a pas l’honneur de lui plaire. Il
risque d’ailleurs ses fonds sur les cartes les plus chanceuses.
Sa clientèle de prédilection se compose de petites dames, de femmes
de théâtre, d’artistes, et de ces audacieux qui abordent les professions qui
ne valent que par celui qui les exerce, tels que les avocats et les médecins.
Il prête aux femmes sur leur beauté présente, aux hommes sur leur
talent à venir. Gages fragiles ! Son flair, on doit l’avouer, jouit d’une ré-
putation énorme. Rarement il s’est trompé. Une jolie fille meublée par
Clergeot doit aller loin. Pour un artiste, devoir à Clergeot est une recom-
mandation préférable au plus chaud feuilleton.
Mme Juliette avait procuré à son amant cette utile et honorable
connaissance.
Noël, qui savait combien ce digne homme est sensible aux préve-
nances et chatouilleux sur l’urbanité, commença par lui offrir un siège
et lui demanda des nouvelles de sa santé. Clergeot donna des détails. La
dent était bonne encore, mais la vue faiblissait. La jambe devenait molle
et l’oreille un peu dure. Le chapitre des doléances épuisé…
— Vous savez, dit-il, pourquoi je viens. Vos billets échoient aujour-
d’hui et j’ai diablement besoin d’argent. Nous disons un de dix, un de
sept et un troisième de cinq mille francs ; total, vingt-deux mille francs.
— Voyons, monsieur Clergeot, répondit Noël, pas de mauvaise plai-
santerie !
— Plaît-il ? fit l’usurier. C’est que je ne plaisante pas du tout !
— J’aime à croire que si. Il y a précisément aujourd’hui huit jours que
je vous ai écrit pour vous prévenir que je ne serais pas en mesure, et pour
vous demander un renouvellement.
— J’ai parfaitement reçu votre lettre.
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vous, elle n’a pas le loisir de souhaiter qu’elle est servie. Sottise ! Quand
une jolie fille désire une chose, il faut la lui laisser désirer longtemps.
De cette façon, elle a l’esprit occupé et ne pense pas à un tas d’autres
bêtises. Quatre bonnes petites envies bien ménagées doivent durer un
an. Vous n’avez pas su soigner votre bonheur. Je sais bien qu’elle a un
diable de regard qui donnerait la colique à un saint de pierre, mais on se
raisonne, saperlotte ! Il n’y a pas à Paris dix femmes entretenues sur ce
pied-là. Pensez-vous qu’elle vous en aime davantage ! Point. Dès qu’elle
vous saura ruiné, elle vous plantera là pour reverdir.
Noël acceptait l’éloquence de son banquier-providence à peu près
comme un homme qui n’a pas de parapluie accepte une averse.
— Où voulez-vous en venir ? dit-il.
— À ceci : que je ne veux pas renouveler vos billets. Comprenez-vous ?
À l’heure qu’il est, en battant ferme le rappel des espèces, vous pouvez
encore mettre en ligne les vingt-deux mille francs en question. Ne froncez
pas le sourcil, vous les trouverez, pour m’empêcher par exemple de vous
faire saisir, non ici, ce qui serait idiot, mais chez votre petite femme, qui
ne serait pas contente du tout, et qui ne vous le cacherait pas.
— Mais elle est chez elle et vous n’avez pas le droit…
— Après ! Elle formera opposition, je m’y attends bien, mais elle vous
fera dénicher les fonds. Croyez-moi, parez ce coup-là. Je veux être payé
maintenant. Je ne veux pas vous accorder un délai, parce que d’ici trois
mois vous aurez usé vos dernières ressources. Ne faites donc pas non,
comme cela. Vous êtes dans une de ces situations qu’on prolonge à tout
prix. Vous brûleriez le bois du lit de votre mère mourante pour lui chauffer
les pieds, à cette créature ! Où avez-vous pris les dix mille francs que vous
lui avez remis l’autre soir ? Qui sait ce que vous allez tenter pour vous
procurer de l’argent ? L’idée de la garder quinze jours, trois jours, un jour
de plus peut vous mener loin. Ouvrez l’oeil. Je connais ce jeu-là, moi.
Si vous ne lâchez pas Juliette, vous êtes perdu. Écoutez un bon conseil,
gratis : il vous faudra toujours la quitter, n’est-ce pas, un peu plus tôt, un
peu plus tard ? Exécutez-vous aujourd’hui même…
Voilà comment il est, ce digne Clergeot, il ne mâche pas la vérité à ses
clients quand ils ne sont pas en mesure. S’ils sont mécontents, tant pis !
sa conscience est en repos. Ce n’est pas lui qui prêterait jamais les mains
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à une folie !
Noël n’en pouvait tolérer davantage ; sa mauvaise humeur éclata.
— En voilà assez ! s’écria-t-il d’un ton résolu. Vous agirez, monsieur
Clergeot, à votre guise ; dispensez-moi de vos avis, je préère la prose de
l’huissier. Si j’ai risqué des imprudences, c’est que je puis les réparer, et de
façon à vous surprendre. Oui, monsieur Clergeot, je puis trouver vingt-
deux mille francs, j’en aurais cent mille demain matin, si bon me semblait ;
il m’en coûterait juste la peine de les demander. C’est ce que je ne ferai
pas. Mes dépenses, ne vous en déplaise, resteront secrètes comme elles
l’ont été jusqu’ici. Je ne veux pas qu’on puisse soupçonner ma gêne. Je
n’irai pas, par amour pour vous, manquer le but que je poursuis, le jour
même où j’y touche !
Il se rebiffe, pensa l’usurier ; il est moins bas percé que je ne croyais !
— Ainsi, continua l’avocat, portez vos chiffons chez l’huissier. Qu’il
poursuive ! Mon portier seul le saura. Dans huit jours, je serai cité au
tribunal de commerce et j’y demanderai les vingt-cinq jours de délai que
les juges accordent à tout débiteur gêné. Vingt-cinq et huit, dans tous
les pays du monde, font trente-trois jours. C’est précisément le répit qui
m’est nécessaire. Résumons-nous : acceptez de suite une lettre de change
de vingt-quatre mille francs à six semaines, ou… serviteur, je suis pressé,
passez chez l’huissier.
— Et dans six semaines, répondit l’usurier, vous serez en mesure exac-
tement comme aujourd’hui. Et quarante-cinq jours de Juliette, c’est des
louis…
— Monsieur Clergeot, répliqua Noël, bien avant ce temps ma position
aura changé du tout au tout. Mais je vous l’ai dit, ajouta-t-il en se levant,
mes instants sont comptés…
— Minute donc, homme de feu ! interrompit le doux banquier. Vous
dites vingt-quatre mille francs à quarante-cinq jours ?
— Oui. Cela fait dans les environs de soixante-quinze pour cent. C’est
gracieux.
— Je ne chicane jamais sur les intérêts, fit M. Clergeot, seulement…
Il regarda finement Noël tout en se grattant furieusement le menton,
geste qui indiquait chez lui un travail intense du cerveau.
— Seulement, reprit-il, je voudrais bien savoir sur quoi vous comptez.
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Noël prêta l’oreille pour être bien sûr que l’usurier s’éloignait décidé-
ment.
Lorsqu’il entendit son pas traînard dans l’escalier :
— Canaille ! s’écria-t-il, misérable, voleur, vieux fesse-Mathieu ! s’est-
il fait assez tirer l’oreille ! C’est qu’il était décidé à poursuivre ! Cela m’au-
rait bien posé dans l’esprit du comte, s’il était venu à savoir !… Vil usurier !
j’ai craint un moment d’être obligé de tout lui dire !…
En continuant de pester et de jurer contre son banquier, l’avocat tira
sa montre.
— Cinq heures et demie, déjà ! fit-il.
Son indécision était très grande. Devait-il aller dîner avec son père ?
Pouvait-il quitter madame Gerdy ? Le dîner de l’hôtel de Commarin lui
tenait bien au coeur, mais, d’un autre côté, abandonner une mourante…
— Décidément, murmura-t-il, je ne puis m’absenter.
Il s’assit devant son bureau et en toute hâte écrivit une lettre d’ex-
cuse à son père. Madame Gerdy, disait-il, pouvait rendre le dernier soupir
d’une minute à l’autre, il tenait à être là pour le recueillir.
Pendant qu’il chargeait sa domestique de remettre ce billet à un com-
missionnaire qui le porterait au comte, il parut frappé d’une idée subite.
— Et le frère de madame, demanda-t-il, sait-il qu’elle est dangereuse-
ment malade ?
— Je l’ignore, monsieur, répondit la bonne ; en tout cas, ce n’est pas
moi qui l’ai prévenu.
— Comment, malheureuse ! en mon absence vous n’avez pas songé à
l’avertir ! Courez chez lui bien vite ; qu’on le cherche, s’il n’y est pas ; qu’il
vienne !
Plus tranquille désormais, Noël alla s’asseoir dans la chambre de la
malade. La lampe était allumée, et la soeur allait et venait comme chez
elle, remettant tout en place, essuyant, arrangeant. Elle avait un air de
satisfaction qui n’échappa point à Noël.
— Aurions-nous quelque lueur d’espoir, ma soeur ? interrogea-t-il.
— Peut-être, répondit la religieuse. Monsieur le curé est venu lui-
même, monsieur ; votre chère maman ne s’est pas aperçue de sa présence ;
mais il reviendra. Ce n’est pas tout : depuis que monsieur le curé est venu,
les sinapismes prennent admirablement, la peau se rubéfie partout ; je suis
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CHAPITRE XIV
P
repoussé avec perte par le juge d’instruction, ha-
rassé d’une journée d’interrogatoire, le père Tabaret ne se tenait
pas pour battu. Le bonhomme était plus entêté qu’une mule :
c’était son défaut ou sa qualité.
À l’excès du désespoir auquel il avait succombé dans la galerie succéda
bientôt cette résolution indomptable qui est l’enthousiasme du danger.
Le sentiment du devoir reprenait le dessus. Était-ce donc le moment de se
laisser aller à un lâche découragement, quand il y avait la vie d’un homme
dans chaque minute ! L’inaction serait impardonnable. Il avait poussé un
innocent dans l’abîme, à lui de l’en tirer seul, si personne ne voulait prêter
son assistance.
Le père Tabaret, aussi bien que le juge, succombait de lassitude. En
arrivant au grand air, il s’aperçut qu’il tombait aussi de besoin. Les émo-
tions de la journée l’avaient empêché de sentir la faim, et depuis la veille
il n’avait pas pris un verre d’eau. Il entra dans un restaurant du boulevard
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L’affaire Lerouge Chapitre XIV
et se fit servir à dîner.
À mesure qu’il mangeait, non seulement le courage, mais encore la
confiance, lui revenaient insensiblement. C’était bien, pour lui, le cas de
s’écrier : « Pauvre humanité ! » Qui ne sait combien peut changer la teinte
des idées, du commencement à la fin d’un repas, si modeste qu’il soit ! Il
s’est trouvé un philosophe pour prouver que l’héroïsme est une affaire
d’estomac.
Le bonhomme envisageait la situation sous un jour bien moins
sombre. N’avait-il pas du temps devant lui ! Que ne fait pas en un mois
un habile homme ! Sa pénétration habituelle le trahirait-elle donc ? Non,
certainement. Son grand regret était de ne pouvoir faire avertir Albert
que quelqu’un travaillait pour lui.
Il était tout autre en sortant de table, et c’est d’un pas allègre qu’il
franchit la distance qui le séparait de la rue Saint-Lazare. Neuf heures
sonnaient lorsque son portier lui tira le cordon.
Il commença par grimper jusqu’au quatrième étage, afin de prendre
des nouvelles de son ancienne amie, de celle qu’il appelait jadis l’excel-
lente, la digne Mme Gerdy.
C’est Noël qui vint lui ouvrir, Noël qui sans doute s’était laissé atten-
drir par les réminiscences du passé, car il paraissait triste comme si celle
qui agonisait eût été véritablement sa mère.
Par suite de cette circonstance imprévue, le père Tabaret ne pouvait se
dispenser d’entrer, ne fût-ce que cinq minutes, quelque contrariété qu’il
éprouvât.
Il sentait fort bien que, se trouvant avec l’avocat, fatalement il allait
être amené à parler de l’affaire Lerouge. Et comment en causer, sachant
tout, comme il le savait bien mieux que son jeune ami lui-même, sans
s’exposer à se trahir ? Un seul mot imprudent pouvait révéler le rôle qu’il
jouait dans ces funestes circonstances. Or, c’est surtout aux yeux de son
cher Noël, désormais vicomte de Commarin, qu’il tenait à rester pur de
toute accointance avec la police.
D’un autre côté, pourtant, il avait soif d’apprendre ce qui avait pu se
passer entre l’avocat et le comte. L’obscurité, sur ce point unique, irri-
tait sa curiosité. Enfin, comme il n’y avait pas à reculer, il se promit de
surveiller sa langue et de rester sur ses gardes.
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Mais, depuis l’entrée du père Tabaret, elle oubliait, pour écouter, ses sem-
piternels orémus. Elle entendait et ne comprenait pas. Sa petite cervelle
travaillait à éclater. Que signifiait cette conversation ? Quelle pouvait
être cette femme, et ce jeune homme qui, n’étant pas son fils, l’appelait
« ma mère », et parlait d’un fils véritable accusé d’être un assassin ? Déjà,
entre Noël et le docteur, elle avait surpris des phrases mystérieuses. Dans
quelle singulière maison était-elle tombée ? Elle avait un peu peur, et sa
conscience était des plus troublées. Ne péchait-elle pas ? Elle promit de
s’ouvrir à monsieur le curé lorsqu’il viendrait.
— Non, disait Noël, non, monsieur Tabaret, Albert n’a pas l’opinion
pour lui. Nous sommes plus forts que cela en France, vous devez le savoir.
Qu’on arrête un pauvre diable, fort innocent peut-être du crime qu’on lui
impute, volontiers nous le lapiderions. Nous réservons toute notre pitié
pour celui qui, très probablement coupable, arrive à la cour d’assises. Tant
que la justice doute, nous sommes avec elle contre le prévenu ; dès qu’il
est avéré qu’un homme est un scélérat, toutes nos sympathies lui sont
acquises… voilà l’opinion. Vous comprenez qu’elle ne me touche guère.
Je la méprise à ce point, que si, comme j’ose l’espérer encore, Albert n’est
pas relâché, c’est moi, entendez-vous, qui serai son défenseur. Oui, je le
disais tantôt à mon père, au comte de Commarin, je serai son avocat et je
le sauverai.
Volontiers le bonhomme eût sauté au cou de Noël. Il mourait d’envie
de lui dire : « Nous serons deux pour le sauver. » Il se contint. L’avocat,
après un aveu, ne le mépriserait-il pas ? Il se promit pourtant de se dé-
voiler, si cela devenait nécessaire et si les affaires d’Albert prenaient une
plus fâcheuse tournure. Pour le moment, il se contenta d’approuver de
toutes ses forces son jeune ami.
— Bravo ! mon enfant, fit-il, voilà qui est d’un noble coeur. J’avais
craint de vous voir gâté par les richesses et les grandeurs ; réparation
d’honneur. Vous resterez, je le sens, ce que vous étiez dans un rang plus
modeste. Mais, dites-moi, vous avez donc vu le comte votre père ?
Alors seulement Noël sembla remarquer les yeux de la soeur qui, allu-
més par la curiosité la plus pressante, brillaient sous ses guimpes, comme
des escarboucles. D’un regard il l’indiqua au bonhomme.
— Je l’ai vu, répondit-il, et tout est arrangé à ma satisfaction… Je vous
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dirai tout, en détail, plus tard, lorsque nous serons plus tranquilles. De-
vant ce lit, je rougis presque de mon bonheur…
Force était au père Tabaret de se contenter de cette réponse et de cette
promesse.
Voyant qu’il n’apprendrait rien ce soir, il parla de s’aller mettre au lit,
se déclarant rompu par suite de certaines courses qu’il avait été obligé de
faire dans la journée. Noël n’insista pas pour le retenir. Il attendait, dit-
il, le frère de Mme Gerdy, qu’on était allé chercher plusieurs fois sans le
rencontrer. Il était fort embarrassé, ajouta-t-il, de se trouver en présence
de ce frère ; il ne savait encore quelle conduite tenir. Fallait-il lui dire tout ?
C’était augmenter sa douleur. D’un autre côté, le silence imposait une
comédie difficile. Le bonhomme fut d’avis que mieux valait se taire, quitte
à tout expliquer plus tard.
— Quel brave garçon que ce Noël ! murmurait le père Tabaret en ga-
gnant le plus doucement possible son appartement.
Depuis plus de vingt-quatre heures il était absent de chez lui, et il
s’attendait à une scène formidable de sa gouvernante.
Manette, effectivement, était hors de ses gonds, ainsi qu’elle le déclara
tout d’abord, et décidée à chercher une autre condition, si monsieur ne
changeait pas de conduite.
Toute la nuit elle avait été sur pied, dans des transes épouvantables,
prêtant l’oreille aux moindres bruits de l’escalier, s’attendant à chaque
minute à voir rapporter sur un brancard son maître assassiné. Par un fait
exprès, il y avait eu beaucoup de mouvement dans la maison. Elle avait
vu descendre M. Gerdy peu de temps après monsieur, elle l’avait aperçu
remontant deux heures plus tard. Puis il était venu du monde, on était allé
quérir le médecin. De telles émotions la tuaient, sans compter que son
tempérament ne lui permettait pas de supporter des factions partielles.
Ce que Manette oubliait, c’est que cette faction n’était ni pour son maître
ni pour Noël, mais pour un pays à elle, un des beaux hommes de la garde
de Paris, qui lui avait promis le mariage, et qu’elle avait attendu en vain,
le traître !
Elle éclatait en reproches pendant qu’elle « faisait la couverture » de
monsieur, trop franche, affirmait-elle, pour rien garder sur le coeur et
pour rester bouche close lorsqu’il s’agissait des intérêts de monsieur, de
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tiens pas. Ce dont me voici sûr, c’est qu’elle n’a pas été assassinée pour
empêcher Noël de rentrer dans ses droits. Elle a dû être supprimée pour
quelque cause analogue, par un solide et éprouvé coquin ayant les mobiles
que je soupçonnais à Albert. C’est dans ce sens que je dois poursuivre. Et
avant tout, il me faut la biographie de cette obligeante veuve, et je l’aurai,
car les renseignements demandés à son lieu de naissance seront proba-
blement au parquet demain.
Revenant alors à Albert, le père Tabaret pesait les charges qui s’éle-
vaient contre ce jeune homme et évaluait les chances qui lui restaient.
— Au chapitre des chances, murmurait-il, je ne vois que le hasard et
moi, c’est-à-dire zéro pour le moment. Quant aux charges, elles sont in-
nombrables. Cependant, ne nous montons pas la tête. C’est moi qui les ai
amassées, je sais ce qu’elles valent : à la fois tout et rien. Que prouvent des
indices, si frappants qu’ils soient, en ces circonstances où on doit se dé-
fier même du témoignage de ses sens ! Albert est victime de coïncidences
inexplicables, mais un mot peut les expliquer. On en a vu bien d’autres !
C’était pis dans l’affaire de mon petit tailleur. À cinq heures il achète un
couteau qu’il montre à dix de ses amis en disant : « Voilà pour ma femme,
qui est une coquine et qui me trompe avec mes garçons. » Dans la soi-
rée, les voisins entendent une dispute terrible entre les époux, des cris,
des menaces, des trépignements, des coups, puis subitement tout se tait.
Le lendemain, le tailleur avait disparu de son domicile et on trouve la
femme morte avec ce même couteau enfoncé jusqu’au manche entre les
deux épaules. Eh bien ! ce n’était pas le mari qui l’y avait planté, c’était
un amant jaloux. Après cela, que croire ? Albert, il est vrai, ne veut pas
donner l’emploi de sa soirée. Cela ne me regarde pas. La question pour
moi n’est pas d’indiquer où il était, mais de prouver qu’il n’était point à
La Jonchère. Peut-être est-ce Gévrol qui est sur la bonne piste. Je le sou-
haite du plus profond de mon coeur. Oui, Dieu veuille qu’il réussisse !
Qu’il m’accable après des quolibets les plus blessants, ma vanité et ma
sotte présomption ont bien mérité ce faible châtiment. Que ne donnerais-
je pas pour le savoir en liberté ! La moitié de ma fortune serait un mince
sacrifice. Si j’allais échouer ! Si, après avoir fait le mal, je me trouvais im-
puissant pour le bien !…
Le père Tabaret se coucha tout frissonnant de cette dernière pensée.
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innocent. Comment n’avait-il pas été guéri par l’affaire du petit tailleur !
Récapitulant les petites satisfactions obtenues dans le passé et les
comparant aux angoisses actuelles, il se jurait qu’on ne l’y prendrait plus.
Albert sauvé, il chercherait des distractions moins périlleuses et plus gé-
néralement appréciées. Il romprait des relations dont il rougissait, et, ma
foi ! la police et la justice s’arrangeraient sans lui.
Enfin, le jour qu’il attendait avec une fébrile impatience parut.
Pour user le temps, il s’habilla lentement, avec beaucoup de soin, s’ef-
forçant d’occuper son esprit à des détails matériels, cherchant à se trom-
per sur l’heure, regardant vingt fois si sa pendule n’était pas arrêtée.
Malgré toutes ces lenteurs, il n’était pas huit heures lorsqu’il se fit an-
noncer chez le juge, le priant d’excuser en faveur de la gravité des motifs
une visite trop matinale pour n’être pas indiscrète.
Les excuses étaient superflues. On ne dérangeait pas M. Daburon à
huit heures du matin. Déjà il était à la besogne. Il reçut avec sa bien-
veillance habituelle le vieux volontaire de la police, et même le plaisanta
un peu de son exaltation de la veille. Qui donc lui aurait cru les nerfs
si sensibles ! Sans doute la nuit avait porté conseil. Était-il revenu à des
idées plus saines, ou bien avait-il mis la main sur le vrai coupable ?
Ce ton léger, chez un magistrat qu’on accusait d’être grave jusqu’à la
tristesse, navra le bonhomme. Ce persiflage ne cachait-il pas un parti pris
de négliger tout ce qu’il pourrait dire ? Il le crut, et c’est sans la moindre
illusion qu’il commença son plaidoyer.
Il y mit plus de calme, cette fois, mais aussi toute l’énergie d’une
conviction réfléchie. il s’était adressé au coeur, il parla à la raison. Mais,
bien que le doute soit essentiellement contagieux, il ne réussit ni à ébran-
ler ni à entamer le juge. Ses plus forts arguments s’émoussaient contre
une conviction absolue comme des boulettes de mie de pain sur une cui-
rasse. Et il n’y avait à cela rien de surprenant.
Le père Tabaret n’avait pour s’appuyer qu’une théorie subtile, des
mots. M. Daburon possédait des témoignages palpables, des faits. Et telle
était cette cause, que toutes les raisons invoquées par le bonhomme pour
justifier Albert pouvaient se retourner contre lui et affirmer sa culpabilité.
Un échec chez le juge entrait trop dans les prévisions du père Tabaret
pour qu’il en parût inquiet ou découragé.
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CHAPITRE XV
L
, dès neuf heures, M. Daburon se disposait à partir
pour le Palais, où il comptait trouver Gévrol et son homme et
peut-être le père Tabaret.
Ses préparatifs étaient presque terminés lorsque son domestique vint le
prévenir qu’une jeune dame, accompagnée d’une femme plus âgée, de-
mandait à lui parler.
Elle n’avait pas voulu donner son nom, disant qu’elle ne le déclinerait
que si cela était absolument indispensable pour être reçue.
— Faites entrer, répondit le juge.
Il pensait que ce devait être quelque parente de l’un des prévenus
dont il instruisait l’affaire lorsque était arrivé le crime de La Jonchère. Il
se promettait d’expédier bien vite l’importune.
Il était debout devant sa cheminée et cherchait une adresse dans une
coupe précieuse remplie de cartes de visite. Au bruit de la porte qui s’ou-
vrait, un froufrou d’une robe de soie glissant le long de l’huisserie, il ne
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sir tout simple et tout naturel qu’elle exprime. Une assurance formelle,
donnée par elle, devait suffire amplement. D’un mot, M. Daburon allait
tout réparer. Le juge se taisait. Il admirait cette sainte ignorance de toute
chose, cette confiance naïve et candide qui ne doute de rien. Elle avait
commencé par le blesser, sans le savoir, il est vrai ; il ne s’en souvenait
plus.
Il était vraiment honnête entre tous, bon entre les meilleurs, et la
preuve, c’est qu’au moment de dévoiler la fatale réalité il frissonnait. Il
hésitait à prononcer les paroles dont le souffle pareil à un tourbillon allait
renverser le fragile édifice du bonheur de cette jeune fille. Lui humilié,
lui dédaigné, il allait avoir sa revanche et il n’éprouvait pas le plus léger
tressaillement d’une honteuse mais trop explicable satisfaction.
— Et si je vous disais, mademoiselle, commença-t-il, que monsieur
Albert n’est pas innocent !
Elle se leva à demi, protestant du geste. Il poursuivit :
— Si je vous disais qu’il est coupable !…
— Oh ! monsieur, interrompit Claire, vous ne le pensez pas !
— Je le pense, mademoiselle, prononça le magistrat d’une voix triste,
et j’ajouterai que j’en ai la certitude morale.
Claire regardait le juge d’instruction d’un air de stupeur profonde.
Était-ce bien lui qui parlait ainsi ? Entendait-elle bien ? Comprenait-elle ?
Certes, elle en doutait. Répondait-il sérieusement ? Ne l’abusait-il pas par
un jeu indigne et cruel ? Elle se le demandait avec une sorte d’égarement,
car tout lui paraissait possible, probable, plutôt que ce qu’il disait.
Lui, n’osant lever les yeux, continuait d’un ton qui exprimait la plus
sincère pitié :
— Je souffre cruellement pour vous, mademoiselle, en ce moment.
Pourtant, j’aurai le désolant courage de vous dire la vérité, et vous ce-
lui de l’entendre. Mieux vaut que vous appreniez tout de la bouche d’un
ami. Rassemblez donc toute votre énergie, affermissez votre âme si noble
contre le plus horrible malheur. Non, il n’y a pas de malentendu ; non, la
justice ne se trompe pas. Monsieur le vicomte de Commarin est accusé
d’un assassinat, et tout, m’entendez-vous, tout prouve qu’il l’a commis.
Comme un médecin qui verse goutte à goutte un breuvage dangereux,
M. Daburon avait prononcé lentement, mot à mot, cette dernière phrase.
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vous vous trompez. Me convaincre n’est rien, il faut encore persuader les
autres. Que je vous croie, moi, c’est tout naturel, je vous connais. Mais les
autres ajouteront-ils foi à votre témoignage quand vous arriverez à eux
avec un récit vrai, je le crois, très vrai, mais enfin invraisemblable ?
Les larmes vinrent aux yeux de Claire.
— Si je vous ai offensé injustement, monsieur, dit-elle, pardonnez-moi,
le malheur rend mauvais.
— Vous ne pouvez m’offenser, mademoiselle, reprit le magistrat, je
vous l’ai dit, je vous appartiens.
— Alors, monsieur, aidez-moi à prouver que ce que j’avance est exact.
Je vais tout vous conter.
M. Daburon était bien convaincu que Claire cherchait à surprendre sa
bonne foi. Cependant son assurance l’étonnait.
Il se demandait quelle fable elle allait imaginer.
— Monsieur, commença Claire, vous savez quels obstacles a rencon-
trés mon mariage avec Albert. Monsieur de Commarin ne voulait pas de
moi pour fille parce que je suis pauvre ; je n’ai rien. Il a fallu à Albert une
lutte de cinq années pour triompher des résistances de son père. Deux fois
le comte a cédé, deux fois il est revenu sur une parole qui lui avait été,
disait-il, extorquée. Enfin, il y a un mois il a donné de son propre mou-
vement son consentement. Cependant ces hésitations, ces lenteurs, ces
ruptures injurieuses avaient profondément blessé ma grand-mère. Vous
savez son caractère susceptible ; je dois reconnaître qu’en cette circons-
tance elle a eu raison. Bien que le jour du mariage fût fixé, la marquise dé-
clara qu’elle ne me compromettrait, ni ne nous ridiculiserait davantage en
paraissant se précipiter au-devant d’une alliance trop considérable pour
qu’on ne nous ait pas souvent accusées d’ambition. Elle décida donc que,
jusqu’à la publication des bans, Albert ne serait plus admis chez elle que
tous les deux jours, deux heures seulement, dans l’après-midi, et en sa pré-
sence. Nous n’avons pu la faire revenir sur sa détermination. Telle était la
situation lorsque le dimanche matin on me remit un mot d’Albert. Il me
prévenait que des affaires graves l’empêcheraient de venir, bien que ce
fût son jour. Qu’arrivait-il qui pût le retenir ? J’appréhendai quelque mal-
heur. Le lendemain je l’attendais avec impatience, avec angoisse, quand
son valet de chambre apporta à Schmidt une lettre pour moi. Dans cette
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la feuille. Par bonheur, il est très leste ; il passa sans se faire mal. Ce qu’il
voulait, monsieur, c’était m’annoncer la catastrophe qui nous frappait.
Nous nous sommes assis d’abord sur le petit banc, vous savez, qui est
devant le bosquet ; puis, comme la pluie tombait, nous nous sommes ré-
fugiés sous le pavillon rustique. Il était plus de minuit quand Albert m’a
quittée, tranquille et presque gai. Il s’est retiré par le même chemin, seule-
ment avec moins de danger, parce que je l’ai forcé de prendre l’échelle du
jardinier, que j’ai couchée le long du mur quand il a été de l’autre côté.
Ce récit, fait du ton le plus simple et le plus naturel, confondait M.
Daburon. Que croire ?
— Mademoiselle, demanda-t-il, la pluie avait-elle commencé lorsque
monsieur Albert a franchi le mur ?
— Pas encore, monsieur. Les premières gouttes sont tombées lorsque
nous étions sur le banc, je me le rappelle fort bien, parce qu’il a ouvert
son parapluie et que j’ai pensé à Paul et Virginie.
— Accordez-moi une minute, mademoiselle, dit le juge.
Il s’assit devant son bureau et rapidement écrivit deux lettres.
Dans la première il donnait des ordres pour qu’Albert fût amené tout
de suite au Palais de Justice, à son cabinet.
Par la seconde, il chargeait un agent de la sûreté de se transporter
immédiatement au faubourg Saint-Germain, à l’hôtel d’Arlange, pour y
examiner le mur du fond du jardin et y relever les traces d’une escalade,
si toutefois elles existaient. Il expliquait que le mur avait été franchi deux
fois, avant et pendant la pluie. En conséquence, les empreintes de l’aller
et du retour devaient être différentes.
Il était enjoint à cet agent de procéder avec la plus grande circonspec-
tion et de chercher un motif plausible pour expliquer ses investigations.
Tout en écrivant, le juge avait sonné son domestique, qui parut.
— Voici, lui dit-il, deux lettres que vous allez porter à Constant, mon
greffier. Vous le prierez de les lire et de faire exécuter à l’instant, vous
comprenez, à l’instant, les ordres qu’elles contiennent. Courez, prenez
une voiture, allez vite. Ah ! un mot : si Constant n’est pas dans mon ca-
binet, faites-le chercher par un garçon, il ne saurait être loin, il m’attend.
Partez, dépêchez-vous.
M. Daburon revint alors à Claire :
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CHAPITRE XVI
M
. D été surpris de la visite de Claire.
M. de Commarin le fut bien davantage lorsque son valet de
chambre, se penchant à son oreille, lui annonça que Mlle d’Ar-
lange demandait à monsieur le comte un instant d’entretien.
M. Daburon avait laissé choir une coupe admirable ; M. de Commarin,
qui était à table, laissa tomber son couteau sur son assiette.
Comme le juge encore, il répéta :
— Claire !
Il hésitait à la recevoir, redoutant une scène pénible et désagréable.
Elle ne pouvait avoir, il ne l’ignorait pas, qu’une très faible affec-
tion pour lui qui l’avait si longtemps repoussée avec tant d’obstination.
Que lui voulait-elle ? Sans doute elle venait pour s’informer d’Albert. Que
répondrait-il ?
Elle aurait probablement une attaque de nerfs, et sa digestion, à lui,
en serait troublée.
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des maîtres, car j’étais si ignorante qu’à peine je savais signer mon nom.
Te rappelles-tu la drôle d’orthographe de ma première lettre ? Ah ! Guy,
que n’étais-tu, en effet, un pauvre étudiant ! Depuis que je te sais si riche,
j’ai perdu ma confiance, mon insouciance et ma gaieté. Si tu allais me
croire avide ! si tu allais imaginer que ta fortune me touche !
» Les hommes qui, comme toi, ont des millions doivent être bien mal-
heureux ! Je comprends qu’ils soient incrédules et pleins de soupçons.
Sont-ils sûrs jamais si c’est eux qu’on aime ou leur argent ! Ce doute af-
freux qui les déchire les rend défiants, jaloux et cruels. Ô mon unique ami,
pourquoi avons-nous quitté notre chère mansarde ? Là nous étions heu-
reux. Que ne m’as-tu laissée toujours où tu m’avais trouvée ! Ne savais-tu
donc pas que la vue du bonheur blesse et irrite les hommes ? Sages, nous
devions cacher le nôtre comme un crime. Tu croyais m’élever, tu m’as
abaissée. Tu étais fier de notre amour, tu l’as affiché. Vainement je te de-
mandais en grâce de rester obscure et inconnue.
» Bientôt toute la ville a su que j’étais ta maîtresse. Il n’était bruit dans
ton monde que de tes prodigalités pour moi. Combien je rougissais de ce
luxe insolent que tu m’imposais ! Tu étais content parce que ma beauté
devenait célèbre ; je pleurais, moi, parce que ma honte le devenait aussi.
On parlait de moi comme de ces femmes qui font métier d’inspirer aux
hommes les plus grandes folies. N’ai-je pas vu mon nom dans un journal !
Tu allais te marier, c’est par ce journal que je l’ai appris. Malheureuse ! je
devais te fuir ; je n’ai pas eu ce courage.
» Je me suis lâchement résignée au plus humiliant, au plus coupable
des partages. Tu t’es marié, et je suis restée ta maîtresse. Oh ! quel sup-
plice, quelle soirée affreuse ! J’étais seule, chez moi, dans cette chambre
toute palpitante de toi, et tu en épousais une autre ! Je me disais : à cette
heure, une chaste et noble jeune fille va se donner à lui. Je me disais : quels
serments fait cette bouche qui s’est si souvent appuyée sur mes lèvres ?
Souvent, depuis l’horrible malheur, je demande au bon Dieu quel crime
j’ai commis pour être si impitoyablement châtiée : le crime, le voilà ! Je
suis restée ta maîtresse, et ta femme est morte. Je ne l’ai vue qu’une fois,
quelques minutes à peine, mais elle t’a regardé, et j’ai compris qu’elle
t’aimait autant que moi, Guy, c’est notre amour qui l’a tuée.
Elle s’arrêta épuisée, mais aucun des assistants ne se permit un mou-
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vement.
Ils écoutaient religieusement, avec une émotion fiévreuse, ils atten-
daient.
Mlle d’Arlange n’avait pas eu la force de rester debout ; elle s’était
laissée glisser à genoux et elle pressait son mouchoir sur sa bouche pour
étouffer ses sanglots. Cette femme n’était-elle pas la mère d’Albert ?
Seule la digne religieuse n’était point émue : elle avait vu, ainsi qu’elle
se le disait, bien d’autres délires. Rien, elle ne comprenait absolument rien
à cette scène.
Ces gens-ci sont fous, pensait-elle, de donner tant d’attention aux di-
vagations d’une insensée.
Elle crut qu’elle devait avoir de la raison pour tous. S’avançant vers
le lit, elle voulait faire rentrer la malade sous ses couvertures.
— Allons, madame, couvrez-vous, vous allez attraper froid.
— Ma soeur, murmurèrent en même temps le médecin et le prêtre.
— Tonnerre de Dieu ! s’écria le vieux soldat, laissez-la donc parler !
— Qui donc, reprit la malade, insensible à tout ce qui se passait autour
d’elle, qui donc a pu te dire que je te trahissais ? Oh ! les infâmes ! On m’a
fait espionner, n’est-ce pas ? et on a découvert que souvent il venait chez
moi un officier. Eh bien ! mais cet officier est mon frère, mon cher Louis !
Comme il venait d’avoir dix-huit ans et que l’ouvrage manquait, il s’est
engagé soldat en disant à ma mère : « Ce sera toujours une bouche de
moins à la maison. » C’est un bon sujet, et ses chefs l’ont aimé tout de
suite. Il a travaillé au régiment ; il s’est instruit, et on l’a fait monter bien
vite en grade. On l’a nommé lieutenant, capitaine, il est devenu chef d’es-
cadron. Il m’a toujours aimée, Louis ; s’il était resté à Paris, je ne serais pas
tombée. Mais notre mère est morte, et je me suis trouvée toute seule au
milieu de cette grande ville. Il était sous-officier quand il a su que j’avais
un amant. J’ai cru qu’il ne me reverrait jamais. Pourtant il m’a pardonné,
en disant que la constance à une faute comme la mienne est sa seule ex-
cuse. Va, mon ami, il était plus jaloux de ton bonheur que toi-même. Il
venait, mais en se cachant. Je l’avais mis dans cette position affreuse de
rougir de sa soeur. Je m’étais, moi, condamnée à ne jamais parler de lui,
à ne pas prononcer son nom. Un noble soldat pouvait-il avouer qu’il était
le frère d’une femme entretenue par un comte ? Pour qu’on ne le vît pas,
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CHAPITRE XVII
A
, préoccupé que possible des révélations de
Mlle d’Arlange, M. Daburon gravissait l’escalier qui conduit aux
galeries des juges d’instruction, lorsqu’il fut croisé par le père
Tabaret. Sa vue l’enchanta et tout aussitôt il l’appela :
— Monsieur Tabaret !…
Mais le bonhomme, qui donnait tous les signes de l’agitation la plus
vive, n’était rien moins que disposé à s’arrêter, à perdre une minute.
— Vous m’excuserez, monsieur, dit-il en saluant, on m’attend chez
moi.
— J’espère cependant…
— Oh ! il est innocent, interrompit le père Tabaret. J’ai déjà quelques
indices, et avant trois jours… Mais vous allez entendre l’homme aux
boucles d’oreilles de Gévrol. Il est très malin, Gévrol, je l’avais mal jugé.
Et sans écouter un mot de plus il reprit sa course, sautant trois
marches à la fois, au risque de se rompre le cou.
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la justice. Ah ! monsieur, quelle peine ! C’est que les Lerouge sont hon-
nêtes de père en fils depuis que le monde est monde. Informez-vous dans
le pays, on vous dira : « Parole de Lerouge vaut écrit d’un autre. » Oui,
c’était une malheureuse, et je lui avais bien dit qu’elle ferait une mauvaise
fin.
— Vous lui aviez dit cela ?
— Plus de cent fois, oui, monsieur.
— Et pourquoi ? Voyons, mon ami, rassurez-vous, votre honneur n’est
point en jeu ici, personne n’en doute. Quand l’aviez-vous avertie si sage-
ment ?
— Ah ! il y a longtemps, monsieur, répondit le mari, plus de trente
ans, pour la première fois. Elle était ambitieuse jusque dans le sang, elle a
voulu se mêler des affaires des grands, c’est ce qui l’a perdue. Elle disait
qu’on gagne de l’or à garder des secrets ; moi, je disais qu’on gagne de
la honte, et voilà tout. Prêter la main aux grands pour cacher leurs vile-
nies en comptant que ça portera bonheur, c’est rembourrer son matelas
d’épines avec l’espoir de bien dormir. Mais elle n’en faisait qu’à sa tête.
— Vous étiez son mari, pourtant, objecta Daburon, vous aviez le droit
de commander.
Le mari hocha la tête et poussa un gros soupir.
— Hélas ! monsieur, c’était moi qui obéissais.
Procéder par brefs interrogatoires avec un témoin lorsqu’on n’a même
pas idée des renseignements qu’il apporte, c’est perdre du temps en cher-
chant à en gagner. On croit l’approcher du fait important, on l’en écarte.
Mieux vaut lui lâcher la bride et se résigner à l’écouter, quitte à le remettre
sur la voie lorsqu’il s’en éloigne trop. C’est encore le plus sûr et le plus
court. C’est à ce parti que s’arrêta M. Daburon, tout en maudissant l’ab-
sence de Gévrol, qui, d’un mot, aurait abrégé de moitié cet interrogatoire,
dont le juge ne soupçonnait pas encore l’importance.
— De quelles affaires s’était donc mêlée votre femme ? demanda le
magistrat. Allons, mon ami, contez-moi cela bien exactement. Ici, vous le
savez, on doit dire non seulement la vérité, mais encore toute la vérité.
Lerouge avait posé son chapeau sur une chaise. Alternativement il se
détirait les doigts, les faisait craquer à les briser, ou se grattait la tête de
toutes ses forces. C’était sa manière d’aller à la rencontre des idées.
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les novices s’y trompent. Pendant deux ans, sauf quelques castilles de
rien, tout alla bien. Claudine me manoeuvrait comme un youyou. Ah !
elle était futée ! elle m’aurait pris, lié, porté au marché et vendu, que je
n’y aurais vu que du feu. Son grand défaut, c’était d’être coquette. Tout
ce que je gagnais, et mes affaires marchaient fort, elle se le mettait sur le
dos. C’étaient tous les dimanches parure nouvelle, robes, joyaux, bonnets,
des affiquets du diable que les marchands inventent pour la perdition des
femmes. Les voisins en jasaient, mais moi, je trouvais cela bien. Pour le
baptême du fils qu’elle m’avait donné, qui fut nommé Jacques, du nom
de mon père, j’avais, pour lui plaire, donné la volée à mes économies de
garçon, plus de trois cents pistoles que je destinais à acheter un pré qui
m’endiablait parce qu’il était enclavé dans des parcelles nous appartenant.
M. Daburon bouillait d’impatience, mais que faire ?
— Allez, allez donc ! disait-il toutes les fois que Lerouge faisait seule-
ment mine de s’arrêter.
– Donc, poursuivit le marin, j’étais content assez, lorsqu’un matin
je vis tourner autour de chez nous un domestique de chez monsieur le
comte de Commarin, dont le château est à un quart de lieue de chez nous,
de l’autre côté du bourg. C’était un particulier qui ne me revenait pas du
tout, un nommé Germain. On prétendait comme cela qu’il s’était mêlé
de la faute de la Thomassine, une belle fille de chez nous qui avait plu
au jeune comte et qui avait disparu. Je demandai à ma femme ce que lui
voulait ce propre à rien ; elle me répondit qu’il était venu lui proposer de
prendre un nourrisson. D’abord je ne voulais pas entendre de cette oreille.
Notre bien permettait à Claudine de garder tout son lait pour notre fils.
Mais la voilà qui se met à dire les meilleures raisons. Elle se repentait,
soi-disant, de sa coquetterie et de ses dépenses. Elle voulait gagner de
l’argent, ayant honte de ne rien faire tandis que je me tuais le corps. Elle
demandait à amasser, à économiser, pour que le petit ne fût pas obligé
plus tard d’aller à la mer. On lui offrait un très bon prix que nous pouvions
mettre de côté pour rattraper en peu de temps les trois cents pistoles. Le
chien de pré dont elle me parla finit par me décider.
— Elle ne vous dit pas, demanda le juge, de quelle commission on
voulait la charger ?
Cette question stupéfia Lerouge. Il pensa que c’est avec raison qu’on
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se trouve qu’il n’y a dans cette auberge que deux chambres à deux lits.
C’était à croire qu’on l’avait fait bâtir exprès. L’aubergiste dit que les deux
nourrices coucheront dans une de ces chambres et Germain et moi dans
l’autre. Comprenez-vous, monsieur le juge ? Ajoutez que toute la soirée
j’avais surpris des signes d’intelligence entre ma femme et ce gredin de
domestique. J’étais furieux.
» C’était la conscience qui parlait et que je faisais taire de force. Je
sentais que j’agissais très mal et je m’en voulais à la mort. Pourquoi n’y
a-t-il que les coquines pour faire virer comme une girouette à tous les
vents de leurs coquineries l’esprit d’un honnête homme ?
M. Daburon répondit par un coup de poing à démolir son bureau.
Lerouge poursuivit plus vite :
— Moi, je repoussai cet arrangement, feignant d’être trop jaloux pour
lâcher ma femme une minute. Il fallait en passer par où je voulais. La nour-
rice étrangère monta se coucher la première ; nous y allâmes, Claudine et
moi, un moment après. Ma femme défit ses hardes et se coucha dans les
draps avec notre fils et le nourrisson ; moi, je ne me déshabillai pas. Sous
prétexte qu’en me couchant j’exposerais les nourrissons, je m’installai sur
une chaise devant le lit, décidé à ouvrir l’oeil et à monter un quart un peu
solide. J’avais soufflé la chandelle afin de laisser les femmes dormir ; moi,
je n’y songeais guère ; mes idées m’ôtaient le sommeil ; je pensais à mon
père et à ce qu’il dirait, s’il apprenait jamais ma conduite. Vers minuit,
voilà que j’entends Claudine faire un mouvement. Je retiens mon souffle.
Elle se levait. Voulait-elle changer les enfants ? Maintenant je sais que
non, alors je crus que oui. Je me dressai hors de moi et, la saisissant par
le bras, je commençai à taper, et rudement, tout en lâchant ce que j’avais
sur le coeur. Je parlais à pleine voix, comme sur mon bateau, quand le
temps est gros, je jurais comme un damné, je menais un tapage affreux.
L’autre nourrice poussait des cris à faire croire qu’on l’égorgeait. À ce va-
carme Germain accourt avec une chandelle allumée. Sa vue m’acheva. Ne
sachant ce que je faisais, je tirai de ma poche un couteau catalan dont je
me servais d’habitude, et empoignant le maudit bâtard, je lui traversai le
bras avec la lame en disant : « Au moins, comme cela, on ne le changera
pas sans que je le sache : il est marqué pour la vie. »
Lerouge n’en pouvait plus.
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gourgandine. Il me dit qu’il n’y a rien à faire. Plaider, c’est publier à son
de trompe son déshonneur, et une séparation n’arrange rien. « Quand
une fois on a donné son nom à une femme, me dit-il, on ne peut plus le
reprendre, il lui appartient pour le restant de ses jours, elle a le droit d’en
disposer. Elle peut le salir, le couvrir de boue, le traîner de musicos en
musicos, le mari n’y peut rien. » Cela étant, mon parti fut vite pris. Le
jour même, je vendis le fatal pré et j’en fis porter l’argent à Claudine, ne
voulant rien garder du pain de la honte. Je fis ensuite dresser un acte qui
l’autorisait à administrer notre petit bien mais qui ne lui permettait ni de
le vendre, ni d’emprunter dessus. Puis je lui écrivis une lettre où je lui
marquais qu’elle n’entendrait plus parler de moi, que je n’étais plus rien
pour elle et qu’elle pouvait se regarder comme veuve. Et dans la nuit, je
partis avec mon fils.
— Et que devint votre femme, après votre départ ?
— Je ne puis le dire, monsieur. Je sais seulement qu’elle quitta le pays
un an après moi.
— Vous ne l’avez jamais revue ?
— Jamais.
— Cependant, vous étiez chez elle trois jours avant le crime ?
— C’est vrai, monsieur, mais c’est qu’il le fallait absolument. J’ai eu
bien de la peine à la retrouver, personne ne savait ce qu’elle était deve-
nue. Heureusement mon notaire a pu se procurer l’adresse de madame
Gerdy, il lui a écrit, et c’est comme cela que j’ai su que Claudine habitait
La Jonchère. J’étais pour lors à Rouen ; le patron Gervais, qui est mon ami,
m’offrit de me remonter à Paris sur son bateau, et j’acceptai. Ah ! mon-
sieur ! quel saisissement lorsque je suis entré chez elle ! Ma femme ne me
reconnaissait pas. À force de dire à tout le monde que j’étais mort, elle
avait sans doute fini par s’en persuader. Quand j’ai dit mon nom, elle est
tombée à la renverse. La malheureuse ! elle n’avait pas changé. Elle avait
près d’elle un verre et une bouteille d’eau-de-vie…
— Tout cela ne m’apprend pas ce que vous veniez faire chez votre
femme.
— C’est pour Jacques, monsieur, que j’y allais. Le petit est devenu
homme, et il veut se marier. Pour cela, il fallait le consentement de la
mère. J’ai donc porté à Claudine un acte que le notaire avait préparé et
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CHAPITRE XVIII
L
T parlait, mais il agissait aussi.
Abandonné par le juge d’instruction à ses seules forces, il se
remit à l’oeuvre sans perdre une minute et ne prit plus un mo-
ment de repos.
L’histoire du cabriolet attelé d’un cheval rapide était exacte.
Prodiguant l’argent, le bonhomme avait recruté une douzaine d’em-
ployés de la police en congé ou de malfaiteurs sans ouvrage, et, à la tête
de ces honorables auxiliaires, secondé par son séide Lecoq, il s’était trans-
porté à Bougival.
Il avait littéralement fouillé le pays, maison par maison, avec l’obsti-
nation et la patience d’un maniaque qui voudrait retrouver une aiguille
dans une charretée de foin.
Ses peines ne furent pas absolument perdues.
Après trois jours d’investigations, voici ce dont il était à peu près cer-
tain :
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veuve Lerouge.
Il ne trouva pas ce dossier, mais dans la galerie il rencontra Gévrol et
son homme.
Le chef de la sûreté triomphait, et triomphait sans pudeur. Dès qu’il
aperçut Tabaret, il l’appela.
— Eh bien ! illustre dénicheur, quoi de neuf ? Avons-nous fait couper
le cou à quelque scélérat depuis l’autre jour ? Ah ! vieux malin, je vois
bien que c’est à ma place que vous en voulez !
Hélas ! le bonhomme était cruellement changé.
La conscience de son erreur le rendait humble et doux. Ces plaisante-
ries qui jadis l’exaspéraient ne le touchaient pas. Bien loin de se rebiffer,
il baissa le nez d’un air si contrit que Gévrol en fut étonné.
— Raillez-moi, mon bon monsieur Gévrol, répondit-il, moquez-vous
de moi impitoyablement, vous aurez raison, je l’ai bien mérité.
— Ah çà ! reprit l’agent, nous avons donc fait quelque nouveau chef-
d’oeuvre, vieux passionné ?
Le père Tabaret branla tristement la tête.
— J’ai livré un innocent, dit-il, et la justice ne veut plus me le rendre.
Gévrol était ravi, il se frottait les mains à s’enlever l’épiderme.
— C’est très fort ; cela, chantonnait-il, c’est très adroit. Faire condam-
ner des coupables, fi donc ! c’est mesquin. Mais faire raccourcir des in-
nocents, bigre ! c’est le dernier mot de l’art. Papa Tirauclair, vous êtes
pyramidal, et je m’incline.
Et en même temps il ôta ironiquement son chapeau.
— Ne m’accablez pas, reprit le bonhomme. Que voulez-vous, malgré
mes cheveux gris, je suis jeune dans le métier. Parce que le hasard m’a
servi trois ou quatre fois, j’en suis devenu bêtement orgueilleux. Je re-
connais trop tard que je ne suis pas ce que je croyais ; je suis un apprenti
à qui le succès a fait tourner la cervelle, tandis que vous, monsieur Gévrol,
vous êtes notre maître à tous. Au lieu de me railler, de grâce, secourez-
moi, aidez-moi de vos conseils et de votre expérience. Seul, je n’en sortirai
pas, au lieu qu’avec vous !…
Gévrol est superlativement vaniteux.
La soumission de Tabaret, qu’au fond il estimait très fort, chatouilla
délicieusement ses prétentions policières.
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Il s’humanisa.
— J’imagine, dit-il d’un ton protecteur, qu’il s’agit de l’affaire de La
Jonchère ?
— Hélas ! oui, cher monsieur Gévrol, j’ai voulu marcher sans vous, et
il m’en cuit.
Le vieux finaud de Tabaret gardait la mine contrite d’un sacristain
surpris à faire gras le vendredi, mais, au fond, il riait, il jubilait.
Niais vaniteux, pensait-il, je te casserai tant d’encensoirs sur le nez
que tu finiras bien par faire tout ce que je voudrai.
M. Gévrol se grattait le nez, tout en avançant la lèvre inférieure et en
faisant : « Euh ! euh ! »
Il feignait d’hésiter, heureux de prolonger la délicate jouissance que
lui procurait la confusion du bonhomme.
— Voyons, dit-il enfin, déridez-vous, papa Tirauclair ; je suis bon gar-
çon, moi, je vous donnerai un coup d’épaule. C’est gentil, hein ? Mais
aujourd’hui je suis trop pressé, on me demande là-bas. Venez me voir de-
main matin, nous causerons. Cependant, avant de nous quitter, je vais
vous allumer une lanterne pour chercher votre chemin. Savez-vous qui
est le témoin que j’amène ?
— Dites, mon bon monsieur Gévrol.
— Eh bien ! ce gaillard sur ce banc qui attend monsieur le juge d’ins-
truction est le mari de la victime de La Jonchère.
— Pas possible ! fit le père Tabaret stupéfié.
Et réfléchissant :
— Vous vous moquez de moi, ajouta-t-il.
— Non, sur ma parole. Allez lui demander son nom, il vous dira qu’il
s’appelle Pierre Lerouge.
— Elle n’était donc pas veuve ?
— Il paraîtrait, répondit Gévrol goguenardant, puisque voilà son heu-
reux époux.
— Oh !… murmura le bonhomme. Et sait-il quelque chose ?
En vingt phrases le chef de la sûreté analysa à son collègue volontaire
le récit que Lerouge allait faire au juge d’instruction.
— Que dites-vous de cela ? demanda-t-il en finissant.
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— Monsieur Gerdy ?
— Mais oui, monsieur, je n’en ai jamais parlé à monsieur, vu qu’il avait
l’air de se cacher. Il ne me demandait pas le cordon, non, pas si bête ! Il
filait par la petite porte de la remise. Moi je me disais : c’est peut-être
pour ne pas me déranger, ce qu’il en fait, cet homme, c’est très délicat de
sa part, et puisque ça lui plaît…
Le portier parlait, l’oeil toujours attaché sur sa pièce.
Lorsqu’il leva la tête pour interroger la physionomie de son seigneur
et maître, le père Tabaret avait disparu.
En voilà bien une autre ! se dit le portier. Cent sous que le patron
court après la superbe créature ! Joue des flûtes, va, vieux roquentin, on
t’en donnera un petit morceau, pas beaucoup, mais c’est très cher.
Le portier ne se trompait pas. Le père Tabaret courait après la dame
au coupé bleu.
Il avait pensé : celle-là me dira tout ; et d’un bond il fut dans la rue.
Il y arriva juste à temps pour voir le coupé bleu tourner le coin de la
rue Saint-Lazare.
— Ciel ! murmura-t-il, je vais la perdre de vue, et cependant la vérité
est là.
Il était dans un de ces états de surexcitation nerveuse qui enfantent
des prodiges.
Il franchit le bout de la rue Saint-Lazare aussi rapidement qu’un jeune
homme de vingt ans.
Ô bonheur ! À cinquante pas, dans la rue du Havre, Il vit le coupé bleu
arrêté au milieu d’un embarras de voitures.
Je l’aurai ! se dit-il.
Ses regards parcouraient les alentours de la gare de l’Ouest, cette rue
où rôdent presque constamment des cochers marrons : pas une voiture !
— Volontiers, comme Richard III, il aurait crié : « Ma fortune pour un
fiacre ! »
Le coupé bleu s’était dégagé et filait bon train vers la rue Tronchet. Le
bonhomme suivait.
Il se maintenait ; le coupé ne gagnait pas trop.
Tout en courant sur le milieu de la chaussée, cherchant de l’oeil une
voiture où se jeter, il se disait : en chasse ! bonhomme, en chasse ! Quand
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on n’a pas de tête, il faut des jambes. Et hop ! et hop ! Pourquoi n’as-tu
pas songé à demander à Clergeot l’adresse de cette femme ? Plus vite que
ça, mon vieux, plus vite ! Quand on veut se mêler d’être mouchard, on se
munit des qualités de l’emploi, le mouchard doit avoir les fuseaux du cerf.
Il ne pensait qu’à rejoindre la maîtresse de Noël, et pas à autre chose.
Mais il perdait, bien évidemment il perdait.
Il n’était pas au milieu de la rue Tronchet, et il n’en pouvait plus ; il
sentait que ses jambes ne le porteraient pas cent mètres plus loin, et le
maudit coupé allait atteindre la Madeleine.
Ô Fortune ! Une remise découverte, marchant dans le même sens que
lui, le dépassa.
Il fit un signe plus désespéré que celui de l’homme qui se noie. Le
signe fut vu. Il rassembla ses dernières forces et d’un bond s’élança dans
la voiture sans le secours du marchepied.
— Là-bas, dit-il, ce coupé bleu, vingt francs !
— Compris ! répondit le cocher en clignant de l’oeil.
Et il enveloppa sa maigre rosse d’un vigoureux coup de fouet en mur-
murant :
— Un bourgeois jaloux qui suit sa femme. Connu ! Hue cocotte !
Pour le père Tabaret, il était temps de s’arrêter, ses forces expiraient.
Après une bonne minute, il n’avait pas repris haleine. On était sur le bou-
levard. Il se dressa dans la voiture, s’appuyant au siège du cocher.
— Je n’aperçois plus le coupé, dit-il.
— Oh ! je le vois bien, moi, bourgeois ; c’est qu’il a un fameux cheval.
— Le tien doit être meilleur ! j’ai dit vingt francs, ce sera quarante.
Le cocher tapa comme un sourd, et tout en frappant il grommelait :
— Il n’y a pas à dire, il faut la rejoindre. Pour vingt francs je la man-
quais : j’aime les femmes, moi, je suis de leur côté. Mais dame ! deux
louis… Peut-on être jaloux quand on est aussi laid que ça ?
Le père Tabaret se donnait mille peines pour occuper son esprit de
choses indifférentes.
Il ne voulait pas réfléchir avant d’avoir vu cette femme, de lui avoir
parlé, de l’avoir habilement questionnée.
Il était sûr que d’un mot elle allait perdre ou sauver son amant.
Quoi ! perdre Noël ! Eh bien ! oui.
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grand prix. La seule garniture de cheminée valait, au bas mot, une ving-
taine de mille francs.
Clergeot, pensait-il, n’a pas exagéré.
L’entrée de Juliette interrompit ses réflexions. Elle avait retiré sa robe
et passé à la hâte un peignoir très ample, noir, avec des garnitures de
satin cerise. Ses admirables cheveux un peu dérangés par son chapeau
retombaient en cascades sur son cou et bouclaient derrière ses délicates
oreilles. Elle éblouit le père Tabaret. Il comprit bien des folies.
— Vous avez demandé à me parler, monsieur ? interrogea-t-elle en
s’inclinant gracieusement.
— Madame, répondit le père Tabaret, je suis un ami de Noël, son
meilleur ami, je puis le dire, et…
— Prenez donc la peine de vous asseoir, monsieur, interrompit la jeune
femme.
Elle-même se posa sur un canapé, lutinant du bout du pied ses mules
pareilles à son peignoir, pendant que le bonhomme prenait place dans un
fauteuil.
— Je viens, madame, reprit-il, pour une affaire grave. Votre présence
chez monsieur Gerdy…
— Quoi ! s’écria Juliette, il sait déjà ma visite ? Mâtin ! il a une police
bien faite.
— Ma chère enfant, commença paternellement Tabaret…
— Bien ! je sais, monsieur, ce que vous venez faire. Vous êtes chargé
par Noël de me gronder. Il m’avait défendu d’aller chez lui, je n’ai pu y
tenir. C’est embêtant, à la fin, d’avoir pour amant un rébus, un homme
dont on ne sait rien, un logogriphe en habit noir et en cravate blanche,
un être lugubre et mystérieux…
— Vous avez commis une imprudence.
— Pourquoi ? parce qu’il va se marier ? Que ne l’avoue-t-il alors ?
— Si ce n’est pas !
— Ça est. Il l’a dit à ce vieux filou de Clergeot, qui me l’a répété. En
tout cas, il doit tramer quelque coup de sa tête ; depuis un mois il est tout
chose, il est changé au point que je ne le reconnais plus.
Le père Tabaret désirait avant tout savoir si Noël ne s’était pas ménagé
un alibi pour le mardi du crime. Là pour lui était la grande question. Oui ;
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CHAPITRE XIX
N
de faire toutes les démarches du monde, de
tenter l’impossible pour obtenir l’élargissement d’Albert.
Il visita en effet quelques membres du parquet et sut se faire
repousser partout.
À quatre heures, il se présentait à l’hôtel Commarin pour apprendre
au comte le peu de succès de ses efforts.
— Monsieur le comte est sorti, lui dit Denis, mais si monsieur veut
prendre la peine de l’attendre…
— J’attendrai, répondit l’avocat.
— Alors, reprit le valet de chambre, je prierai monsieur de vouloir bien
me suivre, j’ai ordre de monsieur le comte d’introduire monsieur dans son
cabinet.
Cette confiance donnait à Noël la mesure de sa puissance nouvelle.
Il était chez lui, désormais, dans cette magnifique demeure ; il y était le
maître, l’héritier. Son regard, qui inventoriait la pièce, s’arrêta sur le ta-
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qu’elle disait. Vous écoutiez, et si vous avez osé entrer lorsqu’un mot de
plus allait vous perdre, c’est que vous aviez caché l’effet de votre présence.
C’est bien à vous que s’adressait sa dernière parole : « Assassin ! »
Peu à peu Noël s’était reculé jusqu’au fond de la pièce, et il s’y te-
nait, adossé à la muraille, le haut du corps rejeté en arrière, les cheveux
hérissés, l’oeil hagard. Un tremblement convulsif le secouait. Son visage
trahissait l’effroi le plus horrible à voir, l’effroi du criminel découvert.
— Je sais tout, vous le voyez, poursuivait le comte, et je ne suis pas
le seul à tout savoir. À cette heure, un mandat d’arrêt est décerné contre
vous.
Un cri de rage, sorte de râle sourd, déchira la poitrine de l’avocat. Ses
lèvres, que la terreur faisait affaissées et pendantes, se crispèrent. Fou-
droyé au milieu du triomphe, il se roidissait contre l’épouvante. Il se re-
dressa avec un regard de défi.
M. de Commarin, sans paraître prendre garde à Noël, s’approcha de
son bureau et ouvrit un tiroir.
— Mon devoir, dit-il, serait de vous livrer au bourreau qui vous attend.
Je veux bien me souvenir que j’ai le malheur d’être votre père. Asseyez-
vous ! écrivez et signez la confession de votre crime. Vous trouverez en-
suite des armes dans ce tiroir. Que Dieu vous pardonne !…
Le vieux gentilhomme fit un mouvement pour sortir. Noël l’arrêta
d’un geste, et sortant de sa poche un revolver à quatre coups :
— Vos armes sont inutiles, monsieur, fit-il ; mes précautions, vous le
voyez, sont prises ; on ne m’aura pas vivant. Seulement…
— Seulement ? interrogea durement le comte.
— Je dois vous déclarer, monsieur, reprit froidement l’avocat, que je
ne veux pas me tuer… au moins en ce moment.
— Ah ! s’écria M. de Commarin d’un ton de dégoût, il est lâche !
— Non, monsieur, non. Mais je ne me frapperai que lorsqu’il me sera
bien démontré que toute issue m’est fermée, que je ne puis pas me sauver.
— Misérable ! fit le comte menaçant, faudra-t-il donc que moi-même !…
Il s’élança vers le tiroir, mais Noëlle referma d’un coup de pied.
— Écoutez-moi, monsieur, dit l’avocat de cette voix rauque et brève
que donne aux hommes l’imminence du danger, ne perdons pas en paroles
vaines le moment de répit qui m’est laissé. J’ai commis un crime, c’est
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ce possible ! Pour qui le crime avait-il été commis ? Pour elle. Qui en eût
recueilli les bénéfices ? Elle. N’était-il pas juste qu’elle portât sa part du
châtiment !
Elle ne m’aime pas, pensait l’avocat avec amertume, elle ne m’a jamais
aimé, elle serait ravie d’être délivrée de moi pour toujours. Elle n’aurait
pas un regret pour moi, je ne lui suis plus nécessaire ; un coffre vide est un
meuble inutile. Juliette est prudente, elle a su se mettre à l’abri une petite
fortune. Riche de mes dépouilles, elle prendra un autre amant, elle m’ou-
bliera, elle vivra heureuse, tandis que moi !… Et je partirais sans elle !…
La voix de la prudence lui criait : « – Malheureux ! traîner une femme
après soi, et une jolie femme, c’est attirer à plaisir les regards sur soi, et
rendre la fuite impossible, c’est se livrer de gaieté de coeur ! – Qu’im-
porte ! répondait la passion, nous nous sauverons ou nous périrons en-
semble. Si elle ne m’aime pas, je l’aime, moi ; il me la faut ! Elle viendra,
sinon… »
Mais comment voir Juliette, lui parler, la décider !
Aller chez elle, c’était s’exposer beaucoup. La police y était déjà, peut-
être.
Non, pensa Noël, personne ne sait qu’elle est ma maîtresse, on ne le
saura pas avant deux ou trois jours de recherches, et d’ailleurs, écrire
serait plus dangereux encore.
Il s’approcha d’une voiture de place, non loin du carrefour de l’Ob-
servatoire, et tout bas il dit au cocher le numéro de cette maison de la rue
de Provence si fatale pour lui.
Étendu sur les coussins du fiacre, bercé par les cahots monotones,
Noël ne songeait point à interroger l’avenir ; il ne se demandait même pas
ce qu’il allait dire à Juliette. Non. Involontairement il repassait les événe-
ments qui avaient amené et précipité la catastrophe, comme un homme
qui, près de mourir, revoit le drame ou la comédie de sa vie.
Il y avait de cela un mois, jour pour jour.
Ruiné, à bout d’expédients, sans ressources, il était déterminé à tout
pour se procurer de l’argent, pour garder encore Mme Juliette, quand le
hasard le rendit maître de la correspondance du comte de Commarin, non
seulement des lettres lues au père Tabaret et communiquées à Albert, mais
encore de celles qui, écrites par le comte lorsqu’il croyait la substitution
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Il venait de lui faire mal, bien mal, et elle n’osait se plaindre de cette
brutalité, la première.
— Oui, je t’aime ! balbutia-t-elle ; ne le sais-tu pas ? pourquoi le de-
mander ?
— Pourquoi ? répondit l’avocat qui abandonna les mains de sa maî-
tresse, pourquoi ? C’est que si tu m’aimes, il s’agit de me le prouver. Si tu
m’aimes, il faut me suivre à l’instant, tout quitter, venir, fuir avec moi, le
temps presse…
La jeune femme avait décidément peur.
– Qu’y a-t-il donc, mon Dieu ?
— Rien ! Je t’ai trop aimée, vois-tu, Juliette. Le jour où je n’ai plus eu
d’argent pour toi, pour ton luxe, pour tes caprices, j’ai perdu la tête. Pour
me procurer de l’argent, j’ai… j’ai commis un crime, entends-tu ? On me
poursuit, je fuis, veux-tu me suivre ?
La stupeur agrandissait les yeux de Juliette, elle doutait.
— Un crime, toi ! commença-t-elle.
— Oui, moi ! Veux-tu savoir ce que j’ai fait ? J’ai tué, j’ai assassiné !
C’était pour toi.
Certes l’avocat était convaincu que Juliette à ces mots allait recu-
ler d’horreur. Il s’attendait à cette épouvante qu’inspire le meurtrier, il
y était résigné à l’avance. Il pensait qu’elle le fuirait d’abord. Peut-être
essayerait-elle une scène… Elle aurait, qui sait ? une attaque de nerfs, elle
crierait, elle appellerait au secours, à la garde, à l’aide… Il se trompait.
D’un bond, Juliette fut sur lui, se liant à lui, entourant son cou de
ses deux mains, l’embrassant à l’étouffer comme jamais elle ne l’avait
embrassé.
— Oui ! je t’aime, disait-elle, oui ! Tu as fait un mauvais coup pour moi,
toi ! c’est que tu m’aimais. Tu as du coeur ; je ne te connaissais pas.
Il en coûtait cher pour inspirer une passion à Mme Juliette, mais Noël
ne réfléchit pas à cela.
Il eut une seconde de joie immense, il lui parut que rien n’était déses-
péré.
Pourtant il eut la force de dénouer les bras de sa maîtresse.
— Partons, reprit-il, le grand malheur est que je ne sais d’où vient le
danger. Qu’on ait pu découvrir la vérité, c’est encore un mystère pour
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moi…
Juliette se rappela l’inquiétante visite de l’après-midi ; elle comprit
tout.
— Malheureuse ! s’écria-t-elle, se tordant les mains de désespoir, c’est
moi qui t’ai livré ! C’était mardi, n’est-ce pas ?
— Oui, c’était mardi.
— Ah ! j’ai tout dit, sans m’en douter, à ton ami, à ce vieux que je
croyais envoyé par toi, monsieur Tabaret.
— Tabaret est venu ici ?
— Oui, tantôt.
— Oh ! viens alors ! s’écria Noël ; vite, bien vite, c’est un miracle qu’il
ne soit pas encore arrivé !
Il lui prit le bras pour l’entraîner ; elle se dégagea lestement.
— Laisse, dit-elle, j’ai une somme en or, des bijoux, je veux les
prendre…
— C’est inutile, laisse tout, j’ai une fortune, Juliette, fuyons…
Déjà elle avait ouvert sa chiffonnière et pêle-mêle elle jetait dans un
petit sac de voyage tout ce qu’elle possédait, tout ce qui avait de la valeur.
— Ah ! tu me perds, répétait Noël, tu me perds !
Il disait cela, mais son coeur était inondé de joie.
Quel dévouement sublime ! Elle m’aimait vraiment, se disait-il ; pour
moi elle renonce sans hésiter à sa vie heureuse, elle me sacrifie tout !…
Juliette avait fini ses préparatifs, elle nouait à la hâte son chapeau ; un
coup de sonnette retentit.
— Eux ! s’écria Noël, devenant, s’il est possible, plus livide.
La jeune femme et son amant demeurèrent plus immobiles que deux
statues, la sueur au front, les yeux dilatés, l’oreille tendue.
Un second coup de sonnette se fit entendre, puis un troisième.
Charlotte parut, s’avançant sur la pointe des pieds.
— Ils sont plusieurs, dit-elle à mi-voix, j’ai entendu qu’on se consultait.
Après avoir sonné, on frappait. Une voix arriva jusqu’au salon ; on
distingua le mot « loi ».
— Plus d’espoir ! murmura Noël.
— Qui sait ! s’écria Juliette, l’escalier de service ?
— Sois tranquille, on ne l’a pas oublié.
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CHAPITRE XX
Q
tard, un soir, chez la vieille Mlle de Goëllo,
madame la marquise d’Arlange, rajeunie de dix ans, racontait
aux douairières, ses amies, les détails du mariage de sa petite-
fille Claire, laquelle venait d’épouser monsieur le vicomte Albert de Com-
marin.
— Le mariage, disait-elle, s’est fait dans nos terres de Normandie, sans
tambour ni trompette. Mon gendre l’a voulu ainsi, en quoi je l’ai désap-
prouvé fortement. L’éclat de la méprise dont il a été victime appelait
l’éclat des fêtes. C’est mon sentiment, je ne l’ai pas caché. Bast ! ce garçon
est aussi têtu que monsieur son père, ce qui n’est pas peu dire ; il a tenu
bon. Et mon effrontée petite-fille, obéissant à son mari par anticipation,
s’est mise contre moi. Du reste, peu importe, je défie aujourd’hui de trou-
ver un individu ayant le courage d’avouer qu’il a douté une seconde de
l’innocence d’Albert. J’ai laissé mes jeunes gens dans l’extase de la lune de
miel, plus roucoulants qu’une paire de tourtereaux. Il faut avouer qu’ils
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L’affaire Lerouge Chapitre XX
ont acheté leur bonheur un peu cher. Qu’ils soient donc heureux et qu’ils
aient beaucoup d’enfants, ils ne seront embarrassés ni pour les nourrir
ni pour les doter. Car, sachez-le, pour la première fois de sa vie et sans
doute la dernière, monsieur de Commarin s’est conduit comme un ange.
Il a donné toute sa fortune à son fils, toute absolument. Il veut aller vivre
seul dans une de ses terres. Je ne crois pas que le pauvre cher homme fasse
de vieux os. Je ne voudrais pas jurer même qu’il a bien toute sa tête de-
puis certaine attaque… Enfin ! ma petite-fille est établie, et bien. Je sais ce
qu’il m’en coûte, et me voici condamnée à une grande économie. Mais je
mésestime les parents qui reculent devant un sacrifice pécuniaire quand
le bonheur de leurs enfants est en jeu.
Ce que la marquise ne racontait pas, c’est que, huit jours avant « la
noce », Albert avait nettoyé sa situation passablement embarrassée et
liquidé un respectable arriéré.
Depuis elle ne lui a emprunté que neuf mille francs ; seulement elle
compte lui avouer un de ces jours combien elle est tracassée par un tapis-
sier, par sa couturière, par trois marchands de nouveautés et par cinq ou
six autres fournisseurs.
Eh bien ! c’est une digne femme : elle ne dit pas de mal de son gendre.
Réfugié en Poitou après l’envoi de sa démission, M. Daburon a trouvé
le calme ; l’oubli viendra. On ne désespère pas, là-bas, de le décider à se
marier.
Mme Juliette, elle, est tout à fait consolée. Les quatre-vingt mille
francs cachés par Noël sous l’oreiller n’ont pas été perdus. Il n’en reste
plus grand-chose. Avant longtemps on annoncera la vente d’un riche mo-
bilier.
Seul, le père Tabaret se souvient.
Après avoir cru à l’infaillibilité de la justice, il ne voit plus partout
qu’erreurs judiciaires.
L’ancien agent volontaire doute de l’existence du crime et soutient
que le témoignage des sens ne prouve rien. Il fait signer des pétitions
pour l’abolition de la peine de mort et organise une société destinée à
venir en aide aux accusés pauvres et innocents.
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L’affaire Lerouge Chapitre XX
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Table des matières
I 1
II 19
III 33
IV 44
V 68
VI 87
VII 114
VIII 131
IX 143
X 166
353
L’affaire Lerouge Chapitre XX
XI 181
XII 199
XIII 220
XIV 245
XV 260
XVI 280
XVII 297
XVIII 317
XIX 335
XX 350
354
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