Gaboriau Emile - L Affaire Lerouge

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ÉMILE GABORIAU

L’AFFAIRE LEROUGE
ÉMILE GABORIAU

L’AFFAIRE LEROUGE

1866

Un texte du domaine public.


Une édition libre.

ISBN—978-2-8247-0227-8

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— Bibliothèque Électronique du Québec

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— Philipp H. Poll
— Christian Spremberg
— Manfred Klein
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CHAPITRE I

L
  6 mars 1862, surlendemain du Mardi gras, cinq femmes
du village de La Jonchère se présentaient au bureau de police
de Bougival.
Elles racontaient que depuis deux jours personne n’avait aperçu une de
leurs voisines, la veuve Lerouge, qui habitait seule une maisonnette isolée.
À plusieurs reprises, elles avaient frappé en vain. Les fenêtres comme la
porte étant exactement fermées, il avait été impossible de jeter un coup
d’oeil à l’intérieur. Ce silence, cette disparition les inquiétaient. Redou-
tant un crime, ou tout au moins un accident, elles demandaient que la
« Justice » voulût bien, pour les rassurer, forcer la porte et pénétrer dans
la maison.
Bougival est un pays aimable, peuplé tous les dimanches de cano-
tiers et de canotières ; on y relève beaucoup de délits, mais les crimes y
sont rares. Le commissaire refusa donc d’abord de se rendre à la prière
des solliciteuses. Cependant elles firent si bien, elles insistèrent tant et

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L’affaire Lerouge Chapitre I

si longtemps, que le magistrat fatigué céda. Il envoya chercher le briga-


dier de gendarmerie et deux de ses hommes, requit un serrurier et, ainsi
accompagné, suivit les voisines de la veuve Lerouge.
La Jonchère doit quelque célébrité à l’inventeur du chemin de fer à
glissement qui, depuis plusieurs années, y fait avec plus de persévérance
que de succès des expériences publiques de son système. C’est un hameau
sans importance, assis sur la pente du coteau qui domine la Seine, entre la
Malmaison et Bougival. Il est à vingt minutes environ de la grande route
qui va de Paris à Saint-Germain en passant par Rueil et Port-Marly. Un
chemin escarpé, inconnu aux ponts et chaussées, y conduit.
La petite troupe, les gendarmes en tête, suivit donc la large chaussée
qui endigue la Seine à cet endroit, et bientôt, tournant à droite, s’engagea
dans le chemin de traverse, bordé de murs et profondément encaissé.
Après quelques centaines de pas, on arriva devant une habitation
aussi modeste que possible, mais d’honnête apparence. Cette maison,
cette chaumière plutôt, devait avoir été bâtie par quelque boutiquier pari-
sien, amoureux de la belle nature, car tous les arbres avaient été soigneu-
sement abattus. Plus profonde que large, elle se composait d’un rez-de-
chaussée de deux pièces, avec un grenier au-dessus. Autour s’étendait un
jardin à peine entretenu, mal protégé contre les maraudeurs par un mur
en pierres sèches d’un mètre de haut environ, qui encore s’écroulait par
places. Une légère grille de bois tournant dans des attaches de fil de fer
donnait accès dans le jardin.
— C’est ici, dirent les femmes.
Le commissaire de police s’arrêta. Pendant le trajet, sa suite s’était
rapidement grossie de tous les badauds et de tous les désoeuvrés du pays.
Il était maintenant entouré d’une quarantaine de curieux.
— Que personne ne pénètre dans le jardin, dit-il.
Et, pour être certain d’être obéi, il plaça les deux gendarmes en faction
devant l’entrée, et s’avança escorté du brigadier de gendarmerie et du
serrurier.
Lui-même, à plusieurs reprises, il frappa très fort avec la pomme de
sa canne plombée, à la porte d’abord, puis successivement à tous les vo-
lets. Après chaque coup il collait son oreille contre le bois et écoutait.
N’entendant rien, il se retourna vers le serrurier.

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L’affaire Lerouge Chapitre I

— Ouvrez, lui dit-il.


L’ouvrier déboucla sa trousse et prépara ses outils. Déjà il avait intro-
duit un de ses crochets dans la serrure, quand une grande rumeur éclata
dans le groupe des badauds.
— La clé ! criait-on, voici la clé !
En effet, un enfant d’une douzaine d’années, jouant avec un de ses
camarades, avait aperçu dans le fossé qui borde la route une clé énorme ;
il l’avait ramassée et l’apportait en triomphe.
— Donne, gamin, lui dit le brigadier, nous allons voir.
La clé fut essayée ; c’était bien celle de la maison. Le commissaire et
le serrurier échangèrent un regard plein de sinistres inquiétudes.
— Ça va mal ! murmura le brigadier.
Et ils entrèrent dans la maison, tandis que la foule, contenue avec
peine par les gendarmes, trépignait d’impatience, tendant le cou et s’al-
longeant sur le mur, pour tâcher de voir, de saisir quelque chose de ce qui
allait se passer.
Ceux qui avaient parlé de crime ne s’étaient malheureusement pas
trompés, le commissaire de police en fut convaincu dès le seuil. Tout, dans
la première pièce, dénonçait avec une lugubre éloquence la présence des
malfaiteurs. Les meubles, une commode et deux grands bahuts, étaient
forcés et défoncés. Dans la seconde pièce, qui servait de chambre à cou-
cher, le désordre était plus grand encore. C’était à croire qu’une main
furieuse avait pris plaisir à tout bouleverser.
Enfin, près de la cheminée, la face dans les cendres, était étendu le
cadavre de la veuve Lerouge. Tout un côté de la figure et les cheveux
étaient brûlés, et c’était miracle que le feu ne se fût pas communiqué aux
vêtements.
— Canailles, va ! murmura le brigadier de gendarmerie, n’auraient-ils
pas pu la voler sans l’assassiner, cette pauvre femme !
— Mais où donc a-t-elle été frappée ? demanda le commissaire, je ne
vois pas de sang.
– Tenez, là, entre les deux épaules, mon commissaire, reprit le gen-
darme. Deux fiers coups, ma foi ! Je parierais mes galons qu’elle n’a pas
seulement eu le temps de faire ouf !
Il se pencha sur le corps et le toucha.

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L’affaire Lerouge Chapitre I

— Oh ! continua-t-il, elle est bien froide. Même il me semble qu’elle


n’est déjà plus très roide ; il y a au moins trente-six heures que le coup est
fait.
Le commissaire, tant bien que mal, écrivit sur un coin de table un
procès-verbal sommaire.
— Il ne s’agit pas de pérorer, dit-il au brigadier, mais bien de trouver
les coupables. Qu’on prévienne le juge de paix et le maire. De plus, il faut
courir à Paris porter cette lettre au parquet. Dans deux heures un juge
d’instruction peut être ici. Je vais en attendant procéder à une enquête
provisoire.
— Est-ce moi qui dois porter la lettre ? demanda le brigadier.
— Non. Envoyez un de vos hommes, vous me serez utile ici, vous, pour
contenir ces curieux et aussi pour me trouver les témoins dont j’aurai
besoin. Il faut tout laisser ici tel quel, je vais m’installer dans la première
chambre.
Un gendarme s’élança au pas de course vers la station de Rueil, et
aussitôt le commissaire commença l’information préalable prescrite par
la loi.
Qui était cette veuve Lerouge, d’où était-elle, que faisait-elle, de quoi
vivait-elle, et comment ? Quelles étaient ses habitudes, ses moeurs, ses
fréquentations ? Lui connaissait-on des ennemis, était-elle avare, passait-
elle pour avoir de l’argent ? Voilà ce qu’il importait au commissaire de
savoir.
Mais pour être nombreux, les témoins n’en étaient pas mieux infor-
més. Les dépositions des voisins, successivement interrogés, étaient vides,
incohérentes, incomplètes. Personne ne savait rien de la victime, étran-
gère au pays. Beaucoup de gens se présentaient, d’ailleurs, qui venaient
bien moins pour donner des renseignements que pour en demander. Une
jardinière qui avait été l’amie de la veuve Lerouge et une laitière chez qui
elle se fournissait purent seules donner quelques renseignements assez
insignifiants mais précis.
Enfin, après trois heures d’interrogatoires insupportables, après avoir
subi tous les on-dit du pays, recueilli les témoignages les plus contra-
dictoires et les plus ridicules commérages, voici ce qui parut à peu près
certain au commissaire de police :

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L’affaire Lerouge Chapitre I

Deux ans auparavant, au commencement de 1860, la femme Lerouge


était arrivée à Bougival avec une grande voiture de déménagement pleine
de meubles, de linge et d’effets. Elle était descendue dans une auberge,
manifestant l’intention de se fixer dans les environs, et aussitôt s’était
mise en quête d’une maison. Ayant trouvé celle-ci à son gré, elle l’avait
louée sans marchander, moyennant trois cent vingt francs payables par
semestre et d’avance, mais n’avait pas consenti à signer de bail.
La maison louée, elle s’y était installée le jour même et avait dépensé
une centaine de francs en réparations. C’était une femme de cinquante-
quatre ou cinquante-cinq ans, bien conservée, forte, et d’une santé ex-
cellente. Nul ne savait pourquoi elle avait choisi pour s’établir un pays
où elle ne connaissait absolument personne. On la supposait Normande,
parce que souvent, le matin, on l’avait aperçue coiffée d’un bonnet de co-
ton. Cette coiffure de nuit ne l’empêchait pas d’être très coquette le jour.
Elle portait d’ordinaire de très jolies robes, mettait force rubans à ses bon-
nets, et se couvrait de bijoux comme une chapelle. Sans doute, elle avait
habité la côte, car la mer et les navires revenaient sans cesse dans ses
conversations.
Elle n’aimait pas à parler de son mari, mort, disait-elle, dans un nau-
frage. Jamais à ce sujet elle n’avait donné le moindre détail. Une fois
seulement elle avait dit à la laitière devant trois personnes : « Jamais une
femme n’a été plus malheureuse que moi dans son ménage. » Une autre
fois, elle avait dit : « Tout nouveau, tout beau : défunt mon homme ne
m’a aimée qu’un an. »
La veuve Lerouge passait pour riche ou du moins pour très à l’aise. Elle
n’était pas avare. Elle avait prêté à une femme de la Malmaison soixante
francs pour son terme et n’avait pas voulu qu’elle les lui rendît. Une autre
fois, elle avait avancé deux cents francs à un pêcheur de Port-Marly. Elle
aimait à bien vivre, dépensait beaucoup pour sa nourriture et faisait ve-
nir du vin par demi-pièce. Son plaisir était de traiter ses connaissances,
et ses dîners étaient excellents. Si on la complimentait d’être riche, elle
ne s’en défendait pas beaucoup. On lui avait souvent entendu dire : « Je
ne possède pas de rentes, mais j’ai tout ce dont j’ai besoin. Si je voulais
davantage, je l’aurais. »
D’ailleurs, jamais la moindre allusion à son passé, à son pays ou à sa

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L’affaire Lerouge Chapitre I

famille, n’avait été surprise. Elle était très bavarde, mais, quand elle avait
bien causé, elle n’avait rien dit que du mal de son prochain. Elle devait
pourtant avoir vu le monde et savait beaucoup de choses. Très défiante,
elle se barricadait chez elle comme dans une forteresse. Jamais elle ne
sortait le soir ; on savait qu’elle s’enivrait régulièrement à son dîner et
qu’elle se couchait après. Rarement on avait vu des étrangers chez elle :
quatre ou cinq fois une dame et un jeune homme, et une autre fois deux
messieurs : un vieux très décoré et un jeune. Ces derniers étaient venus
dans une voiture magnifique.
En somme, on l’estimait peu. Ses propos étaient souvent choquants et
singuliers dans la bouche d’une femme de son âge. On l’avait entendue
donner à une jeune fille les plus détestables conseils. Un charcutier de
Bougival, gêné dans son commerce, lui avait cependant fait la cour. Elle
l’avait repoussé en disant que se marier une fois était suffisant. À diverses
reprises on avait vu venir des hommes chez elle. D’abord un jeune, qui
avait l’air d’un employé du chemin de fer, puis un grand brun assez vieux,
vêtu d’une blouse et qui paraissait très méchant. On supposait que l’un
et l’autre étaient ses amants.
Tout en interrogeant, le commissaire résumait par écrit les déposi-
tions, et il en était là lorsque arriva le juge d’instruction. Il amenait avec
lui le chef de la police de sûreté et un de ses agents.
M. Daburon, que ses amis ont vu avec une profonde surprise don-
ner sa démission pour aller planter ses choux au moment où se dessinait
sa fortune, était alors un homme de trente-huit ans, bien fait de sa per-
sonne, sympathique malgré sa froideur, d’une physionomie douce et un
peu triste. Cette tristesse lui était restée d’une grande maladie qui deux
ans auparavant avait failli l’emporter.
Juge d’instruction depuis 1859, il s’était vite acquis une brillante ré-
putation. Laborieux, patient, doué d’un sens subtil, il savait avec une pé-
nétration rare démêler l’écheveau de l’affaire la plus embrouillée, et, au
milieu de mille fils, saisir le fil conducteur. Nul mieux que lui, armé d’une
implacable logique, ne pouvait résoudre ces terribles problèmes où l’X est
le coupable. Habile à déduire du connu à l’inconnu, il excellait à grouper
les faits et à réunir en un faisceau de preuves accablantes les circonstances
les plus futiles et en apparence les plus indifférentes.

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L’affaire Lerouge Chapitre I

Avec tant et de si précieuses qualités, il ne paraissait cependant pas né


pour ses terribles fonctions. Il ne les exerçait qu’en frémissant, se défiant
de l’entraînement de ses immenses pouvoirs. L’audace lui manquait pour
les coups de théâtre risqués qui font éclater la vérité.
Il avait été long à s’accoutumer à certaines pratiques employées sans
scrupules par les plus rigoristes de ses confrères. Ainsi il lui répugnait de
tromper même un prévenu et de lui tendre des pièges. On disait de lui
au parquet : « C’est un trembleur. » Le fait est qu’au seul souvenir des
erreurs judiciaires connues, ses cheveux se dressaient sur sa tête. Ce qu’il
lui fallait, c’était non la conviction, non les plus probables présomptions,
mais la certitude absolue. Pas de repos pour lui jusqu’au jour où l’accusé
était forcé de courber le front devant l’évidence. Si bien qu’un substitut
lui reprochait en riant de chercher non plus des coupables, mais des in-
nocents.
Le chef de la police de sûreté n’était autre que le célèbre Gévrol, le-
quel ne manquera pas de jouer un rôle important dans les drames de
nos neveux. C’est assurément un habile homme, mais la persévérance lui
manque et il est sujet à se laisser aveugler par une incroyable obstination.
S’il perd une piste, il ne peut consentir à l’avouer, encore moins à revenir
sur ses pas. D’ailleurs, plein d’audace et de sang-froid, il est impossible à
déconcerter. D’une force herculéenne cachée sous des apparences grêles,
il n’a jamais hésité à affronter les plus dangereux malfaiteurs.
Mais sa spécialité, sa gloire, son triomphe, c’est une mémoire des phy-
sionomies, si prodigieuse qu’elle passe les bornes du croyable. A-t-il vu
une figure cinq minutes, c’est fini, elle est casée, elle lui appartient. Par-
tout, en tout temps, il la reconnaîtra. Les impossibilités de lieux, les in-
vraisemblances de circonstances, les plus incroyables déguisements ne le
dérouteront pas. Cela tient, prétend-il, à ce que d’un homme il ne voit,
il ne regarde que les yeux. Il reconnaît le regard sans se préoccuper des
traits.
L’expérience fut tentée il n’y a pas bien des mois à Poissy. On drapa
dans des couvertures trois détenus, afin de déguiser leur taille ; on leur
mit sur la face un voile épais où des trous étaient ménagés pour les yeux,
et en cet état on les présenta à Gévrol.
Sans la moindre hésitation il reconnut trois de ses pratiques et les

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L’affaire Lerouge Chapitre I

nomma.
Le hasard seul l’avait-il servi ?
L’aide de camp de Gévrol était, ce jour-là, un ancien repris de jus-
tice réconcilié avec les lois, un gaillard habile dans son métier, fin comme
l’ambre, et jaloux de son chef qu’il jugeait médiocrement fort. On le nom-
mait Lecoq.
Le commissaire de police, que sa responsabilité commençait à gêner,
accueillit le juge d’instruction et les deux agents comme des libérateurs.
Il exposa rapidement les faits et lut son procès-verbal.
— Vous avez fort bien procédé, monsieur, lui dit le juge, tout ceci est
très net ; seulement, il est un fait que vous oubliez.
— Lequel, monsieur ? demanda le commissaire.
— Quel jour a-t-on vu pour la dernière fois la veuve Lerouge, et à
quelle heure ?
— J’allais y arriver, monsieur. On l’a rencontrée le soir du Mardi gras,
à cinq heures vingt minutes. Elle revenait de Bougival avec un panier de
provisions.
— Monsieur le commissaire est sûr de l’heure ? interrogea Gévrol.
— Parfaitement, et voici pourquoi : les deux témoins dont la dépo-
sition me fixe, la femme Tellier et un tonnelier, qui demeurent ici près,
descendaient de l’omnibus américain qui part de Marly toutes les heures,
lorsqu’ils ont aperçu la veuve Lerouge dans le chemin de traverse. Ils ont
pressé le pas pour la rejoindre, ont causé avec elle et ne l’ont quittée qu’à
sa porte.
— Et qu’avait-elle dans son panier ? demanda le juge d’instruction.
– Les témoins l’ignorent. Ils savent seulement qu’elle rapportait deux
bouteilles de vin cacheté et un litre d’eau-de-vie. Elle se plaignait du mal
de tête et leur dit que, bien qu’il fût d’usage de s’amuser le jour du Mardi
gras, elle allait se coucher.
— Eh bien ! s’exclama le chef de la sûreté, je sais où il faut chercher.
— Vous croyez ? fit M. Daburon.
— Parbleu ! c’est assez clair. Il s’agit de trouver le grand brun, le
gaillard à la blouse. L’eau-de-vie et le vin lui étaient destinés. La veuve
l’attendait pour souper. Il est venu, l’aimable galant.

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L’affaire Lerouge Chapitre I

— Oh ! insinua le brigadier évidemment révolté, elle était bien laide et


terriblement vieille.
Gévrol regarda d’un air goguenard l’honnête gendarme.
— Sachez, brigadier, dit-il, qu’une femme qui a de l’argent est toujours
jeune et jolie, si cela lui convient.
— Peut-être y a-t-il là quelque chose, reprit le juge d’instruction ; pour-
tant ce n’est pas là ce qui me frappe. Ce seraient plutôt ces mots de la
veuve Lerouge : « Si je voulais davantage, je l’aurais. »
— C’est aussi ce qui éveilla mon attention, appuya le commissaire.
Mais Gévrol ne se donnait plus la peine d’écouter. Il tenait sa piste, il
inspectait minutieusement les coins et les recoins de la pièce. Tout à coup
il revint vers le commissaire.
— J’y pense ! s’écria-t-il, n’est-ce pas le mardi que le temps a changé ?…
Il gelait depuis une quinzaine et nous avons eu de l’eau. À quelle heure la
pluie a-t-elle commencé ?
— À neuf heures et demie, répondit le brigadier. Je sortais de souper
et j’allais faire ma tournée dans les bals, quand j’ai été pris par une averse
vis-à-vis de la rue des Pêcheurs. En moins de dix minutes il y avait un
demi-pouce d’eau sur la chaussée.
— Très bien ! dit Gévrol. Donc, si l’homme est venu après neuf heures
et demie, il devait avoir ses souliers pleins de boue… sinon, c’est qu’il est
arrivé avant. On aurait dû voir cela ici, puisque le carreau est frotté. Y
avait-il des empreintes de pas, monsieur le commissaire ?
— Je dois avouer que nous ne nous en sommes pas occupés.
— Ah ! fit le chef de la sûreté d’un ton dépité, c’est bien fâcheux.
— Attendez, reprit le commissaire, il est encore temps d’y voir, non
dans cette pièce mais dans l’autre. Nous n’y avons rien dérangé absolu-
ment. Mes pas et ceux du brigadier seraient aisés à distinguer. Voyons…
Comme le commissaire ouvrait la porte de la seconde chambre, Gévrol
l’arrêta.
— Je demanderai à monsieur le juge, dit-il, de me permettre de tout
bien examiner avant que personne entre, c’est important pour moi.
— Certainement, approuva M. Daburon.
Gévrol passa le premier, et tous, derrière lui, s’arrêtèrent sur le seuil.
Ainsi ils embrassaient d’un coup d’oeil le théâtre du crime.

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L’affaire Lerouge Chapitre I

Tout, ainsi que l’avait constaté le commissaire, semblait avoir été mis
sens dessus dessous par quelque furieux.
Au milieu de la chambre était une table dressée. Une nappe fine,
blanche comme la neige, la recouvrait. Dessus se trouvaient un magni-
fique verre de cristal taillé, un très beau couteau et une assiette de porce-
laine. Il y avait encore une bouteille de vin à peine entamée et une bou-
teille d’eau-de-vie dont on avait bu la valeur de cinq à six petits verres.
À droite, le long du mur, étaient appuyées deux belles armoires de
noyer à serrures ouvragées, une de chaque côté de la fenêtre. L’une et
l’autre étaient vides, et de tous côtés, sur le carreau, le contenu était épar-
pillé. C’étaient des hardes, du linge, des effets dépliés, secoués, froissés.
Au fond, près de la cheminée, un grand placard renfermant de la vais-
selle était resté ouvert. De l’autre côté de la cheminée, un vieux secrétaire
à dessus de marbre avait été défoncé, brisé, mis en morceaux et fouillé
sans doute jusque dans ses moindres rainures. La tablette arrachée pen-
dait, retenue par une seule charnière ; les tiroirs avaient été retirés et jetés
à terre.
Enfin, à gauche, le lit avait été complètement défait et bouleversé. La
paille même de la paillasse avait été retirée.
— Pas la plus légère empreinte, murmura Gévrol contrarié ; il est ar-
rivé avant neuf heures et demie. Nous pouvons entrer sans inconvénient
maintenant.
Il entra et marcha droit au cadavre de la veuve Lerouge, près duquel
il s’agenouilla.
— Il n’y a pas à dire, grogna-t-il, c’est proprement fait. L’assassin n’est
pas un apprenti.
Puis, regardant de droite et de gauche :
— Oh ! oh ! continua-t-il, la pauvre diablesse était en train de faire la
cuisine quand on l’a frappée. Voilà sa poêle par terre, du jambon et des
oeufs. Le brutal n’a pas eu la patience d’attendre le dîner. Monsieur était
pressé, il a fait le coup le ventre vide. De la sorte il ne pourra pas invoquer
pour sa défense la gaieté du dessert.
— Il est évident, disait le commissaire de police au juge d’instruction,
que le vol a été le mobile du crime.

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L’affaire Lerouge Chapitre I

— C’est probable, répondit Gévrol d’un ton narquois, c’est même pour
cela que vous n’apercevez pas sur la table le plus léger couvert d’argent.
— Tiens ! des pièces d’or dans ce tiroir ! s’exclama Lecoq, qui furetait
de son côté ; il y en a pour trois cent vingt francs.
— Par exemple ! fit Gévrol un peu déconcerté.
Mais il revint vite de son étonnement et continua :
— Il les aura oubliées. On cite plus fort que cela. J’ai vu, moi, un assas-
sin qui, le meurtre accompli, perdit si bien la tête qu’il ne se souvint plus
de ce qu’il était venu faire et s’enfuit sans rien prendre. Notre gaillard
aura été ému. Qui sait s’il n’a pas été dérangé ? On peut avoir frappé à
la porte. Ce qui me le ferait croire volontiers, c’est que le gredin n’a pas
laissé brûler la bougie, il s’est donné la peine de la souffler.
— Bast ! fit Lecoq, cela ne prouve rien. C’était peut-être un homme
économe et soigneux.
Les investigations des deux agents continuèrent par toute la maison,
mais les plus minutieuses recherches ne leur firent rien découvrir absolu-
ment, pas une pièce à conviction, pas le plus faible indice pouvant servir
de point de repère ou de départ. Même, tous les papiers de la veuve Le-
rouge, si elle en possédait, avaient disparu. On ne rencontra ni une lettre,
ni un chiffon de papier, rien.
De temps à autre, Gévrol s’interrompait pour jurer ou pour gromme-
ler :
— Oh ! c’est crânement fait ! voilà de la besogne numéro un. Le gredin
a de la main !
— Eh bien ! messieurs ? demanda enfin le juge d’instruction.
— Refaits, monsieur le juge, répondit Gévrol, nous sommes refaits ! Le
scélérat avait bien pris toutes ses précautions. Mais je le pincerai… Avant
ce soir j’aurai une douzaine d’hommes en campagne. D’ailleurs, il nous
reviendra toujours. Il a emporté de l’argenterie et des bijoux, il est perdu.
— Avec tout cela, fit M. Daburon, nous ne sommes pas plus avancés
que ce matin !
— Dame ! on fait ce qu’on peut, gronda Gévrol.
— Saperlotte ! dit Lecoq entre haut et bas, pourquoi le père Tirauclair
n’est-il pas ici ?

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L’affaire Lerouge Chapitre I

— Que ferait-il de plus que nous ? riposta Gévrol en lançant un regard


furieux à son subordonné.
Lecoq baissa la tête et ne souffla mot, enchanté intérieurement d’avoir
blessé son chef.
— Qu’est-ce que ce père Tirauclair ? demanda le juge d’instruction ; il
me semble avoir entendu ce nom-là je ne sais où.
— C’est un rude homme ! s’exclama Lecoq.
— C’est un ancien employé du Mont-de-Piété, ajouta Gévrol ; un vieux
richard dont le vrai nom est Tabaret. Il fait de la police, comme Ancelin
était devenu garde du commerce, pour son plaisir.
— Et augmenter ses revenus, remarqua le commissaire.
— Lui ! répondit Lecoq, il n’y a pas de danger. C’est si bien pour la
gloire qu’il travaille que souvent il en est de sa poche. C’est un amu-
sement, quoi ! Nous l’avons, là-bas, surnommé Tirauclair, à cause d’une
phrase qu’il répète toujours. Ah ! il est fort, le vieux mâtin ! C’est lui qui,
dans l’affaire de la femme de ce banquier, vous savez ? a deviné que la
dame s’est volée elle-même, et qui l’a prouvé.
— C’est vrai, riposta Gévrol. C’est aussi lui qui a failli faire couper
le cou à ce pauvre Derème, ce petit tailleur qu’on accusait d’avoir tué sa
femme, une rien du tout, et qui était innocent…
— Nous perdons notre temps, messieurs, interrompit le juge d’instruc-
tion.
Et s’adressant à Lecoq :
— Allez, dit-il, me chercher le père Tabaret. J’ai beaucoup entendu
parler de lui, je ne serai pas fâché de le voir à l’oeuvre.
Lecoq sortit en courant. Gévrol était sérieusement humilié.
— Monsieur le juge d’instruction, commença-t-il, a bien le droit de
demander les services de qui bon lui semble ; cependant…
— Ne nous fâchons pas, monsieur Gévrol, interrompit M. Daburon. Ce
n’est point d’hier que je vous connais, je sais ce que vous valez ; seulement
aujourd’hui, nous différons complètement d’opinion. Vous tenez absolu-
ment à votre homme brun, et moi je suis convaincu que vous n’êtes pas
sur la voie.
— Je crois que j’ai raison, répondit le chef de la sûreté, et j’espère bien
le prouver. Je trouverai le gredin, quel qu’il soit.

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L’affaire Lerouge Chapitre I

— Je ne demande pas mieux.


— Seulement, que monsieur le juge me permette de donner un… com-
ment dirais-je, sans manquer de respect ? un… conseil.
— Parlez.
— Eh bien ! j’engagerai monsieur le juge à se méfier du père Tabaret.
— Vraiment ! et pourquoi cela ?
— C’est que le bonhomme est trop passionné. Il fait de la police pour
le succès, ni plus ni moins qu’un auteur. Et comme il est orgueilleux plus
qu’un paon, il est sujet à s’emporter, à se monter le coup. Dès qu’il est
en présence d’un crime, comme celui d’aujourd’hui, par exemple, il a la
prétention de tout expliquer sur-le-champ. Et en effet, il invente une his-
toire qui se rapporte exactement à la situation. Il prétend avec un seul fait
reconstruire toutes les scènes d’un assassinat, comme ce savant qui sur
un os rebâtissait les animaux perdus. Quelquefois, il devine juste, sou-
vent aussi il se trompe. Ainsi, dans l’affaire du tailleur, de ce malheureux
Derème, sans moi…
— Je vous remercie de l’avis, interrompit M. Daburon, j’en profiterai.
Maintenant, monsieur le commissaire, continua-t-il, à tout prix il faut tâ-
cher de découvrir de quel pays était la veuve Lerouge.
La procession des témoins amenés par le brigadier de gendarmerie
recommença à défiler devant le juge d’instruction.
Mais aucun fait nouveau ne se révélait. Il fallait que la veuve Lerouge
eût été de son vivant une personne singulièrement discrète pour que de
toutes ses paroles – et elle en prononçait beaucoup en un jour – rien de
significatif ne fût resté dans l’oreille des commères d’alentour.
Seulement, tous les gens interrogés s’obstinaient à faire part au juge
de leurs convictions et de leurs conjectures personnelles. L’opinion pu-
blique se déclarait pour Gévrol. Il n’y avait qu’une voix pour accuser
l’homme à la blouse grise, le grand brun. Celui-là sûrement était le cou-
pable. On se souvenait de son air féroce, qui avait effrayé tout le pays.
Beaucoup, frappés de sa mise suspecte, l’avaient sagement évité. Il avait
un soir menacé une femme, et un autre jour battu un enfant. On ne pou-
vait désigner ni l’enfant ni la femme, mais n’importe, ces actes de brutalité
étaient de notoriété publique.
M. Daburon désespérait de faire jaillir la moindre lumière, lorsqu’on

13
L’affaire Lerouge Chapitre I

lui amena une épicière de Bougival, chez qui se fournissait la victime, et


un enfant de treize ans qui savaient, assurait-on, des choses positives.
L’épicière comparut la première. Elle avait entendu la veuve Lerouge
parler d’un fils à elle, encore vivant.
— En êtes-vous bien sûre ? insista le juge.
— Comme de mon existence, répondit l’épicière, même que, ce soir-
là, c’était un soir, elle était, sauf votre respect, un peu ivre. Elle est restée
dans ma boutique plus d’une heure.
— Et elle disait ?
— Il me semble la voir encore, continua la marchande ; elle était ac-
cotée sur le comptoir près des balances ; elle plaisantait avec un pêcheur
de Marly, le père Husson, qui peut vous le répéter, et elle l’appelait marin
d’eau douce. « Mon mari à moi, disait-elle, était marin, lui, mais pour de
bon, et la preuve, c’est qu’il restait des années en voyage, et toujours il me
rapportait des noix de coco. J’ai un garçon qui est marin, comme défunt
son père, sur un vaisseau de l’État. »
— Avait-elle prononcé le nom de son fils ?
— Pas cette fois-là, mais une autre, qu’elle était, si j’ose dire, très
saoule. Elle nous a conté que son garçon s’appelait Jacques et qu’elle ne
l’avait pas vu depuis très longtemps.
— Disait-elle du mal de son mari ?
— Jamais. Seulement elle disait que le défunt était jaloux et brutal, bon
homme au fond, et qu’il lui faisait une vie pitoyable. Il avait la tête faible et
se forgeait des idées pour un rien. Enfin il était bête par trop d’honnêteté.
— Son fils était-il venu la voir depuis qu’elle habitait La Jonchère ?
— Elle ne m’en a pas parlé.
— Dépensait-elle beaucoup chez vous ?
— C’est selon. Elle nous prenait pour une soixantaine de francs par
mois, quelquefois plus, parce qu’elle voulait du cognac vieux. Elle payait
comptant.
L’épicière, ne sachant plus rien, fut congédiée.
L’enfant qui lui succéda appartenait à des gens aisés de la commune.
Il était grand et fort pour son âge. Il avait l’oeil intelligent, la physionomie
éveillée et narquoise. Le juge ne sembla nullement l’intimider.
— Voyons, mon garçon, lui demanda le juge, que sais-tu ?

14
L’affaire Lerouge Chapitre I

— Monsieur, l’autre avant-hier, le jour du dimanche gras, j’ai vu un


homme sur la porte du jardin de madame Lerouge.
— À quel moment de la journée ?
— De grand matin, j’allais à l’église pour servir la seconde messe.
— Bien ! fit le juge, et cet homme était un grand brun, vêtu d’une
blouse…
— Non, monsieur, au contraire, celui-là était petit, court, très gros et
pas mal vieux.
— Tu ne te trompes pas ?
— Plus souvent ! répondit le gamin. Je l’ai envisagé de près, puisque
je lui ai parlé.
— Alors, voyons, raconte-moi cela.
— Donc, monsieur, je passais, quand je vois ce gros-là sur la porte. Il
avait l’air vexé, oh ! mais vexé comme il n’est pas possible. Sa figure était
rouge, c’est-à-dire violette jusqu’au milieu de la tête, ce qui se voyait très
bien, car il était tête nue et n’avait plus guère de cheveux.
— Et il t’a parlé le premier ?
— Oui, monsieur. En m’apercevant, il m’a appelé : « Eh ! petit ! » Je
me suis approché. « Voyons, me dit-il, tu as de bonnes jambes ? » Moi je
réponds : « Oui. » Alors il me prend l’oreille, mais sans me faire de mal, en
me disant : « Puisque c’est comme ça, tu vas me faire une commission et
je te donnerai dix sous. Tu vas courir jusqu’à la Seine. Avant d’arriver au
quai, tu verras un grand bateau amarré ; tu y entreras et tu demanderas
le patron Gervais. Sois tranquille, il y sera ; tu lui diras qu’il peut parer à
filer, que je suis prêt. » Là-dessus, il m’a mis dix sous dans la main, et je
suis parti.
— Si tous les témoins étaient comme ce petit garçon, murmura le com-
missaire, ce serait un plaisir.
— Maintenant, demanda le juge, dis-nous comment tu as fait ta com-
mission ?
— Je suis allé au bateau, monsieur, j’ai trouvé l’homme, je lui ai dit la
chose, et c’est tout.
Gévrol, qui écoutait avec la plus vive attention, se pencha vers l’oreille
de M. Daburon.

15
L’affaire Lerouge Chapitre I

— Monsieur le juge, fit-il à voix basse, serait-il assez bon pour me


permettre de poser quelques questions à ce mioche ?
— Certainement, monsieur Gévrol.
— Voyons, mon petit ami, interrogea l’agent, si tu voyais cet homme
dont tu nous parles, le reconnaîtrais-tu ?
— Oh ! pour ça, oui.
— Il avait donc quelque chose de particulier ?
— Dame !… sa figure de brique.
— Et c’est tout ?
— Mais oui ! monsieur.
— Cependant, tu sais comme il était vêtu ; avait-il une blouse ?
— Non. C’était une veste. Sous les bras, elle avait de grandes poches,
et de l’une d’elles sortait à moitié un mouchoir à carreaux bleus.
— Comment était son pantalon ?
— Je ne me le rappelle pas.
— Et son gilet ?
— Attendez donc ! répondit l’enfant. Avait-il un gilet ?… Il me semble
que non. Si, pourtant… Mais non, je me souviens, il n’en portait pas, il
avait une longue cravate attachée près du cou avec un gros anneau.
— Ah ! fit Gévrol d’un air satisfait, tu n’es pas un sot, mon garçon,
et je parie qu’en cherchant bien tu vas trouver d’autres renseignements
encore à nous donner.
L’enfant baissa la tête et garda le silence. Aux plis de son jeune front,
on devinait qu’il faisait un violent effort de mémoire.
— Oui ! s’écria-t-il, j’ai encore remarqué une chose.
— Quoi ?
— L’homme avait des boucles d’oreilles très grandes.
— Bravo ! fit Gévrol, voilà un signalement complet. Je le retrouverai,
celui-là ; monsieur le juge peut préparer son mandat de comparution.
— Je crois, en effet, le témoignage de cet enfant de la plus haute im-
portance, répondit M. Daburon.
Et se retournant vers l’enfant :
— Saurais-tu, mon petit ami, demanda-t-il, nous dire de quoi était
chargé le bateau ?
— C’est que je n’en sais rien, monsieur, il était ponté.

16
L’affaire Lerouge Chapitre I

— Montait-il ou descendait-il la Seine ?


— Mais, monsieur, il était arrêté.
— Nous le pensons bien, dit Gévrol ; monsieur le juge te demande de
quel côté était tourné l’avant du bateau. Était-ce vers Paris ou vers Marly ?
— Les deux bouts du bateau m’ont semblé pareils.
Le chef de la sûreté fit un geste de désappointement.
— Ah ! reprit-il en s’adressant à l’enfant, tu aurais bien dû regarder le
nom du bateau ; tu sais lire, je suppose. Il faut toujours regarder le nom
des bateaux sur lesquels on monte.
— Je n’ai pas vu de nom, dit le petit garçon.
— Si ce bateau s’est arrêté à quelques pas du quai, objecta M. Daburon,
il aura probablement été remarqué par des habitants de Bougival.
— Monsieur le juge a raison, approuva le commissaire.
— C’est juste, fit Gévrol. Du reste les mariniers ont dû descendre et
aller au cabaret. Je m’informerai. Mais comment était ce patron Gervais,
mon petit ami ?
— Comme tous les mariniers d’ici, monsieur.
Le petit garçon se préparait à sortir ; le juge le rappela.
— Avant de partir, mon enfant, dis-moi si tu as parlé à quelqu’un de
ta rencontre avant aujourd’hui ?
— Monsieur, j’ai tout dit à maman, le dimanche en revenant de
l’église ; je lui ai même remis les dix sous de l’homme.
— Et tu nous as bien avoué toute la vérité ? continua le juge. Tu sais
que c’est une chose très grave que d’en imposer à la justice. Elle le dé-
couvre toujours, et je dois te prévenir qu’elle réserve des punitions ter-
ribles pour les menteurs.
Le petit témoin devint rouge comme une cerise et baissa les yeux.
— Tu vois, insista M. Daburon, tu nous as dissimulé quelque chose.
Tu ignores donc que la police connaît tout ?
— Pardon ! monsieur ! s’écria l’enfant en fondant en larmes, pardon,
ne me faites pas de mal, je ne recommencerai plus !
— Alors, dis en quoi tu nous as trompés.
— Eh bien ! monsieur, ce n’est pas dix sous que l’homme m’a donnés,
c’est vingt sous. J’en ai avoué la moitié à maman et j’ai gardé le reste pour
m’acheter des billes…

17
L’affaire Lerouge Chapitre I

— Mon petit ami, interrompit le juge, pour cette fois je te pardonne.


Mais que ceci te serve de leçon pour toute ta vie. Retire-toi et souviens-toi
que vainement on cèle la vérité, elle se découvre toujours.

18
CHAPITRE II

L
   dépositions recueillies par le juge d’instruc-
tion pouvaient enfin donner quelque espérance. Au milieu des
ténèbres, la plus humble veilleuse brille comme un phare.
— Je vais descendre à Bougival, si monsieur le juge le trouve bon, proposa
Gévrol.
— Peut-être ferez-vous bien d’attendre un peu, répondit M. Daburon.
Cet homme a été vu le dimanche matin. Informons-nous de la conduite
de la veuve Lerouge pendant cette journée.
Trois voisines furent appelées. Elles s’accordèrent à dire que la veuve
Lerouge avait gardé le lit tout le jour le dimanche gras. À une de ces
femmes qui s’était informée de son mal, elle avait répondu : « Ah ! j’ai eu
cette nuit un accident terrible. » On n’avait pas alors attaché d’importance
à ce propos.
— L’homme aux boucles d’oreilles devient de plus en plus important,
dit le juge quand les femmes se furent retirées. Le retrouver est indispen-

19
L’affaire Lerouge Chapitre II

sable. Cela vous regarde, monsieur Gévrol.


— Avant huit jours je l’aurai, répondit le chef de la sûreté, quand je
devrais moi-même fouiller tous les bateaux de la Seine, de sa source à son
embouchure.
» Je sais le nom du patron : Gervais ; le bureau de la navigation me
donnera bien quelque renseignement…
Il fut interrompu par Lecoq, qui arrivait tout essoufflé.
— Voici le père Tabaret, dit-il ; je l’ai rencontré comme il sortait. Quel
homme ! Il n’a pas voulu attendre le départ du train. Il a donné je ne sais
combien à un cocher, et nous sommes venus ici en cinquante minutes.
Enfoncé le chemin de fer !
Presque aussitôt parut sur le seuil un homme dont l’aspect, il faut bien
l’avouer, ne répondait en rien à l’idée qu’on se pouvait faire d’un agent
de police pour la gloire.
Il avait bien une soixantaine d’années et ne semblait pas les porter
très lestement. Petit, maigre et un peu voûté, il s’appuyait sur un gros
jonc à pomme d’ivoire sculptée.
Sa figure ronde avait cette expression d’étonnement perpétuel mêlé
d’inquiétude qui a fait la fortune de deux comiques du Palais-Royal. Scru-
puleusement rasé, il avait le menton très court, de grosses lèvres bonasses,
et son nez désagréablement retroussé comme le pavillon de certains ins-
truments de M. Sax. Ses yeux, d’un gris terne, petits, bordés d’écarlate,
ne disaient absolument rien, mais ils fatiguaient par une insupportable
mobilité. De rares cheveux plats ombrageaient son front, fuyant comme
celui d’un lévrier, et dissimulaient mal de longues oreilles, larges, béantes,
très éloignées du crâne.
Il était très confortablement vêtu, propre comme un sou neuf, étalant
du linge d’une blancheur éblouissante et portant des gants de soie et des
guêtres. Une longue chaîne d’or très massive, d’un goût déplorable, faisait
trois fois le tour de son cou et retombait en cascades dans la poche de son
gilet.
Le père Tabaret dit Tirauclair salua, dès la porte, jusqu’à terre, ar-
rondissant en arc sa vieille échine. C’est de la voix la plus humble qu’il
demanda :
— Monsieur le juge d’instruction a daigné me faire demander ?

20
L’affaire Lerouge Chapitre II

— Oui ! répondit M. Daburon.


Et tout bas il se disait : si celui-là est un habile homme, en tout cas il
n’y paraît guère à sa mine…
— Me voici, continua le bonhomme, tout à la disposition de la justice.
— Il s’agit de voir, reprit le juge, si, plus heureux que nous, vous par-
viendrez à saisir quelque indice qui puisse nous mettre sur la trace de
l’assassin. On va vous expliquer l’affaire…
— Oh ! j’en sais assez, interrompit le père Tabaret. Lecoq m’a dit la
chose en gros, le long de la route, juste ce qui m’est nécessaire.
— Cependant…, commença le commissaire de police.
— Que monsieur le juge se fie à moi. J’aime à procéder sans rensei-
gnements, afin d’être plus maître de mes impressions. Quand on connaît
l’opinion d’autrui, malgré soi on se laisse influencer, de sorte que… je vais
toujours commencer mes recherches avec Lecoq.
À mesure que le bonhomme parlait, son petit oeil gris s’allumait et
brillait comme une escarboucle. Sa physionomie reflétait une jubilation
intérieure, et ses rides semblaient rire. Sa taille s’était redressée, et c’est
d’un pas presque leste qu’il s’élança dans la seconde chambre.
Il y resta une demi-heure environ, puis il sortit en courant. Il y revint,
ressortit encore, reparut de nouveau et s’éloigna presque aussitôt. Le juge
ne pouvait s’empêcher de remarquer en lui cette sollicitude inquiète et
remuante du chien qui quête… Son nez en trompette lui-même remuait,
comme pour aspirer quelque émanation subtile de l’assassin. Tout en al-
lant et venant, il parlait haut et gesticulait, il s’apostrophait, se disait des
injures, poussait de petits cris de triomphe ou s’encourageait. Il ne laissait
pas une seconde de paix à Lecoq. Il lui fallait ceci ou cela, ou telle autre
chose. Il demandait du papier et un crayon, puis il voulait une bêche. Il
criait pour avoir tout de suite du plâtre, de l’eau et une bouteille d’huile.
Après plus d’une heure, le juge d’instruction, qui commençait à s’im-
patienter, s’informa de ce que devenait son volontaire.
— Il est sur la route, répondit le brigadier, couché à plat ventre dans
la boue, et il gâche du plâtre dans une assiette. Il dit qu’il a presque fini et
qu’il va revenir.
Il revint en effet presque aussitôt, joyeux, triomphant, rajeuni de vingt
ans. Lecoq le suivait, portant avec mille précautions un grand panier.

21
L’affaire Lerouge Chapitre II

— Je tiens la chose, dit-il au juge d’instruction, complètement. C’est


tiré au clair maintenant et simple comme bonjour. Lecoq, mets le panier
sur la table, mon garçon.
Gévrol, lui aussi, revenait d’expédition non moins satisfait.
— Je suis sur la trace de l’homme aux boucles d’oreilles, dit-il. Le ba-
teau descendait. J’ai le signalement exact du patron Gervais.
— Parlez, monsieur Tabaret, dit le juge d’instruction.
Le bonhomme avait vidé sur une table le contenu du panier, une
grosse motte de terre glaise, plusieurs grandes feuilles de papier et trois
ou quatre petits morceaux de plâtre encore humide. Debout, devant cette
table, il était presque grotesque, ressemblant fort à ces messieurs qui, sur
les places publiques, escamotent des muscades et les sous du public. Sa
toilette avait singulièrement souffert. Il était crotté jusqu’à l’échine.
— Je commence, dit-il enfin d’un ton vaniteusement modeste. Le vol
n’est pour rien dans le crime qui nous occupe.
— Non, au contraire ! murmura Gévrol.
— Je le prouverai, poursuivit le père Tabaret, par l’évidence. Je dirai
aussi mon humble avis sur le mobile de l’assassinat, mais plus tard. Donc,
l’assassin est arrivé ici avant neuf heures et demie, c’est-à-dire avant la
pluie. Pas plus que monsieur Gévrol je n’ai trouvé d’empreintes boueuses,
mais sous la table, à l’endroit où se sont posés les pieds de l’assassin, j’ai
relevé des traces de poussière. Nous voilà donc fixés quant à l’heure. La
veuve Lerouge n’attendait nullement celui qui est venu. Elle avait com-
mencé à se déshabiller et était en train de remonter son coucou lorsque
cette personne a frappé.
— Voilà des détails ! fit le commissaire.
— Ils sont faciles à constater, reprit l’agent volontaire : examinez ce
coucou, au-dessus du secrétaire. Il est de ceux qui marchent quatorze à
quinze heures, pas davantage, je m’en suis assuré. Or, il est plus que pro-
bable, il est certain que la veuve le remontait le soir avant de se mettre au
lit.
» Comment donc se fait-il que ce coucou soit arrêté sur cinq heures ?
C’est qu’elle y a touché. C’est qu’elle commençait à tirer la chaîne quand
on a frappé. À l’appui de ce que j’avance, je montre cette chaise au-
dessous du coucou, et sur l’étoffe de cette chaise la marque fort visible

22
L’affaire Lerouge Chapitre II

d’un pied. Puis, regardez le costume de la victime : le corsage de la robe


est retiré. Pour ouvrir plus vite elle ne l’a pas remis, elle a bien vite croisé
ce vieux châle sur ses épaules.
— Cristi ! s’exclama le brigadier, évidemment empoigné.
— La veuve, continua le bonhomme, connaissait celui qui frappait. Son
empressement à ouvrir le fait soupçonner, la suite le prouve. L’assassin a
donc été admis sans difficultés. C’est un homme encore jeune, d’une taille
un peu au-dessus de la moyenne, élégamment vêtu. Il portait, ce soir-là,
un chapeau à haute forme, il avait un parapluie et fumait un trabucos
avec un porte-cigare…
— Par exemple ! s’écria Gévrol, c’est trop fort !
— Trop fort, peut-être, riposta le père Tabaret, en tout cas c’est la vé-
rité. Si vous n’êtes pas minutieux, vous, je n’y puis rien, mais je le suis,
moi. Je cherche et je trouve. Ah ! c’est trop fort ! dites-vous. Eh bien ! dai-
gnez jeter un regard sur ces morceaux de plâtre humide. Ils vous repré-
sentent les talons des bottes de l’assassin dont j’ai trouvé le moule d’une
netteté magnifique près du fossé où on a aperçu la clé. Sur ces feuilles de
papier j’ai calqué l’empreinte entière du pied que je ne pouvais relever ;
car elle se trouve sur du sable.
» Regardez : talon haut, cambrure prononcée, semelle petite et étroite,
chaussure d’élégant à pied soigné, bien évidemment. Cherchez-la, cette
empreinte, tout le long du chemin, vous la rencontrerez deux fois encore.
Puis vous la trouverez répétée cinq fois dans le jardin où personne n’a
pénétré. Ce qui prouve, entre parenthèses, que l’assassin a frappé, non à
la porte, mais au volet sous lequel passait un filet de lumière. À l’entrée
du jardin, mon homme a sauté pour éviter un carré planté, la pointe du
pied plus enfoncée l’annonce. Il a franchi sans peine près de deux mètres :
donc il est leste, c’est-à-dire jeune.
Le père Tabaret parlait d’une petite voix claire et tranchante, et son
oeil allait de l’un à l’autre de ses auditeurs, guettant leurs impressions.
— Est-ce le chapeau qui vous étonne, monsieur Gévrol ? poursuivait
le père Tabaret ; considérez le cercle parfait tracé sur le marbre du secré-
taire, qui était un peu poussiéreux. Est-ce parce que j’ai fixé la taille que
vous êtes surpris ? Prenez la peine d’examiner le dessus des armoires, et
vous reconnaîtrez que l’assassin y a promené ses mains. Donc, il est bien

23
L’affaire Lerouge Chapitre II

plus grand que moi. Et ne dites pas qu’il est monté sur une chaise, car,
en ce cas, il aurait vu et n’aurait point été obligé de toucher. Seriez-vous
stupéfait du parapluie ? Cette motte de terre garde une empreinte admi-
rable non seulement du bout, mais encore de la rondelle de bois qui retient
l’étoffe. Est-ce le cigare qui vous confond ? Voici le bout du trabucos que
j’ai recueilli dans les cendres. L’extrémité est-elle mordillée, a-t-elle été
mouillée par la salive ? Non. Donc celui qui fumait se servait d’un porte-
cigare.
Lecoq dissimulait mal une admiration enthousiaste ; sans bruit il cho-
quait ses mains l’une contre l’autre. Le commissaire semblait stupéfait, le
juge avait l’air ravi. Par contre, la mine de Gévrol s’allongeait sensible-
ment. Quant au brigadier, il se cristallisait.
— Maintenant, reprit le bonhomme, écoutez-moi bien. Voici donc
le jeune homme introduit. Comment a-t-il expliqué sa présence à cette
heure, je ne le sais. Ce qui est sûr, c’est qu’il a dit à la veuve Lerouge qu’il
n’avait pas dîné. La brave femme a été ravie, et tout aussitôt s’est occupée
de préparer un repas. Ce repas n’était point pour elle.
» Dans l’armoire, j’ai retrouvé les débris de son dîner, elle avait mangé
du poisson, l’autopsie le prouvera. Du reste, vous le voyez, il n’y a qu’un
verre sur la table et un seul couteau. Mais quel est ce jeune homme ? Il est
certain que la veuve le considérait comme bien au-dessus d’elle. Dans le
placard est une nappe encore propre. S’en est-elle servie ? Non. Pour son
hôte elle a sorti du linge blanc, et son plus beau. Elle lui destinait ce verre
magnifique, un présent sans doute. Enfin il est clair qu’elle ne se servait
pas ordinairement de ce couteau à manche d’ivoire.
— Tout cela est précis, murmurait le juge, très précis.
— Voilà donc le jeune homme assis. Il a commencé par boire un verre
de vin, tandis que la veuve mettait sa poêle sur le feu. Puis, le coeur lui
manquant, il a demandé de l’eau-de-vie et en a bu la valeur de cinq petits
verres. Après une lutte intérieure de dix minutes, il a fallu ce temps pour
cuire le jambon et les oeufs au point où ils le sont, le jeune homme s’est
levé, s’est approché de la veuve alors accroupie et penchée en avant, et lui
a donné deux coups dans le dos. Elle n’est pas morte instantanément. Elle
s’est redressée à demi, se cramponnant aux mains de l’assassin. Lui, alors,
s’étant reculé, l’a soulevée brusquement et l’a rejetée dans la position où

24
L’affaire Lerouge Chapitre II

vous la voyez.
» Cette courte lutte est indiquée par la posture du cadavre. Accroupie
et frappée dans le dos, c’est sur le dos qu’elle devait tomber. Le meurtrier
s’est servi d’une arme aiguë et fine qui doit être, si je ne m’abuse, un bout
de fleuret démoucheté et aiguisé. En essuyant son arme au jupon de la
victime il nous a laissé cette indication. Il n’a pas d’ailleurs été marqué
dans la lutte. La victime s’est bien cramponnée à ses mains, mais comme
il n’avait pas quitté ses gants gris…
— Mais c’est du roman ! s’exclama Gévrol.
— Avez-vous visité les ongles de la veuve Lerouge, monsieur le chef
de la sûreté ? Non. Eh bien ! allez les inspecter, vous me direz si je me
trompe. Donc, voici la femme morte. Que veut l’assassin ? De l’argent,
des valeurs ? Non, non, cent fois non ! Ce qu’il veut, ce qu’il cherche, ce
qu’il lui faut, ce sont des papiers qu’il sait en la possession de la victime.
Pour les avoir il bouleverse tout, il renverse les armoires, déplie le linge,
défonce le secrétaire dont il n’a pas la clé, et vide la paillasse.
» Enfin il les trouve. Et savez-vous ce qu’il en fait, de ces papiers ? il
les brûle, non dans la cheminée, mais dans le petit poêle de la première
pièce. Son but est rempli désormais. Que va-t-il faire ? Fuir en emportant
tout ce qu’il trouve de précieux pour dérouter les recherches et indiquer
un vol. Ayant fait main basse sur tout, il l’enveloppe dans la serviette dont
il devait se servir pour dîner, et, soufflant la bougie, il s’enfuit, ferme la
porte en dehors et jette la clé dans un fossé… Et voilà.
— Monsieur Tabaret, fit le juge, votre enquête est admirable, et je suis
persuadé que vous êtes dans le vrai.
— Hein ! s’écria Lecoq, est-il assez colossal, mon papa Tirauclair !
— Pyramidal ! renchérit ironiquement Gévrol ; je pense seulement que
ce jeune homme très bien devait être un peu gêné par un paquet enve-
loppé dans une serviette blanche et qui devait se voir de fort loin.
— Aussi ne l’a-t-il pas emporté à cent lieues, répondit le père Tabaret ;
vous comprenez que pour gagner la station du chemin de fer il n’a pas
eu la bêtise de prendre l’omnibus américain. Il s’y est rendu à pied, par
la route plus courte du bord de l’eau. Or, en arrivant à la Seine, à moins
qu’il ne soit plus fort encore que je ne le suppose, son premier soin a été
d’y jeter ce paquet indiscret.

25
L’affaire Lerouge Chapitre II

— Croyez-vous, papa Tirauclair ? demanda Gévrol.


— Je le parierais, et la preuve, c’est que j’ai envoyé trois hommes,
sous la surveillance d’un gendarme, pour fouiller la Seine à l’endroit le
plus rapproché d’ici. S’ils retrouvent le paquet, je leur ai promis une ré-
compense.
— De votre poche, vieux passionné ?
— Oui, monsieur Gévrol, de ma poche.
— Si on trouvait ce paquet, pourtant ! murmura le juge.
Un gendarme entra sur ces mots.
— Voici, dit-il en présentant une serviette mouillée renfermant de l’ar-
genterie, de l’argent et des bijoux, ce que les hommes ont trouvé. Ils ré-
clament cent francs qu’on leur a promis.
Le père Tabaret sortit de son portefeuille un billet de banque, qu’il
remit au gendarme.
— Maintenant, demanda-t-il en écrasant Gévrol d’un regard superbe,
que pense monsieur le juge d’instruction ?
— Je crois que, grâce à votre pénétration remarquable, nous abouti-
rons et…
Il n’acheva pas. Le médecin, mandé pour l’autopsie de la victime, se
présentait.
Le docteur, sa répugnante besogne achevée, ne put que confirmer les
assertions et les conjectures du père Tabaret. Ainsi il expliquait comme
le bonhomme la position du cadavre. À son avis aussi, il devait y avoir
eu lutte. Même, autour du cou de la victime, il fit remarquer un cercle
bleuâtre à peine perceptible, produit vraisemblablement par une étreinte
suprême du meurtrier. Enfin, il déclara que la veuve Lerouge avait mangé
trois heures environ avant d’être frappée.
Il ne restait plus qu’à rassembler quelques pièces à conviction re-
cueillies, qui plus tard pouvaient servir à confondre le coupable.
Le père Tabaret visita avec un soin extrême les ongles de la morte,
et, avec des précautions infinies, il put en extraire les quelques éraillures
de peau qui s’y étaient logées. Le plus grand de ces débris de gant n’avait
pas deux millimètres ; cependant on distinguait très aisément la couleur. Il
mit aussi de côté le morceau de jupon où l’assassin avait essuyé son arme.
C’était, avec le paquet retrouvé dans la Seine et les diverses empreintes

26
L’affaire Lerouge Chapitre II

relevées par le bonhomme, tout ce que le meurtrier avait laissé derrière


lui.
Ce n’était rien, mais ce rien était énorme aux yeux de M. Daburon, et
il avait bon espoir. Le plus grand écueil dans les instructions de crimes
mystérieux est une erreur sur le mobile. Si les recherches prennent une
fausse direction, elles vont s’écartant de plus en plus de la vérité, à mesure
qu’on les poursuit. Grâce au père Tabaret, le juge était à peu près certain
de ne point se tromper.
La nuit était venue ; pendant ce temps, le magistrat n’avait désor-
mais rien à faire à La Jonchère. Gévrol, que poignait le désir de rejoindre
l’homme aux boucles d’oreilles, déclara qu’il restait à Bougival. Il promit
de bien employer sa soirée, de courir tous les cabarets et de dénicher, s’il
se pouvait, de nouveaux témoins.
Au moment de partir, lorsque le commissaire et tout le monde eurent
pris congé de lui, M. Daburon proposa au père Tabaret de l’accompagner.
— J’allais solliciter cet honneur, répondit le bonhomme.
Ils sortirent ensemble, et naturellement le crime qui venait d’être dé-
couvert et qui les préoccupait également devint le sujet de la conversa-
tion.
— Saurons-nous ou ne saurons-nous pas les antécédents de cette
vieille femme ? répétait le père Tabaret, tout est là désormais.
— Nous les connaîtrons, répondait le juge, si l’épicière a dit vrai. Si
le mari de la veuve Lerouge a navigué, si son fils Jacques est embarqué,
le ministère de la Marine nous aura vite donné les éléments qui nous
manquent. J’écrirai ce soir même.
Ils arrivèrent à la station de Rueil et prirent le chemin de fer. Le hasard
les servit bien. Ils se trouvèrent seuls dans un compartiment de première.
Mais le père Tabaret ne causait plus. Il réfléchissait, il cherchait, il
combinait, et sur sa physionomie on pouvait suivre le travail de sa pen-
sée. Le juge le considérait curieusement, intrigué par le caractère de ce
singulier bonhomme, qu’une passion, pour le moins originale, mettait au
service de la rue de Jérusalem.
— Monsieur Tabaret, lui demanda-t-il brusquement, y a-t-il long-
temps, dites-moi, que vous faites de la police ?
— Neuf ans, monsieur le juge, neuf ans passés, et je suis assez surpris,

27
L’affaire Lerouge Chapitre II

permettez-moi de vous l’avouer, que vous n’ayez pas déjà entendu parler
de moi.
— Je vous connaissais de réputation sans m’en douter, répondit M.
Daburon, et c’est en entendant célébrer votre talent que j’ai eu l’excellente
idée de vous faire appeler. Je me demande seulement ce qui a pu vous
pousser dans cette voie ?
— Le chagrin, monsieur le juge, l’isolement, l’ennui. Ah ! je n’ai pas
toujours été heureux, allez !…
— On m’a dit que vous étiez riche.
Le bonhomme poussa un gros soupir qui révélait à lui seul les plus
cruelles déceptions.
— Je suis à mon aise, en effet, répondit-il, mais il n’en a pas toujours
été ainsi. Jusqu’à quarante-cinq ans j’ai vécu de sacrifices et de privations
absurdes et inutiles. J’ai eu un père qui a flétri ma jeunesse, gâté ma vie
et fait de moi le plus à plaindre des hommes.
Il est de ces professions dont le caractère est tel qu’on ne parvient
jamais à le dépouiller entièrement. M. Daburon était toujours et partout
un peu juge d’instruction.
— Comment ! monsieur Tabaret, interrogea-t-il, votre père est l’auteur
de toutes vos infortunes ?
— Hélas ! oui, monsieur. Je lui ai pardonné à la longue, autrefois je l’ai
bien maudit. J’ai jadis accablé sa mémoire de toutes les injures que peut
inspirer la haine la plus violente, lorsque j’ai su… Mais je puis bien vous
confier cela. J’avais vingt-cinq ans, et je gagnais deux mille francs par
an au Mont-de-Piété, quand un matin mon père entra chez moi et m’an-
nonce brusquement qu’il est ruiné, qu’il ne lui reste plus de quoi manger.
Il paraissait au désespoir et parlait d’en finir avec la vie. Moi, je l’aimais.
Naturellement je le rassure, je lui embellis ma situation, je lui explique
longuement que, tant que je gagnerai de quoi vivre, il ne manquera de
rien, et, pour commencer, je lui déclare que nous allons demeurer en-
semble. Ce qui fut dit fut fait, et pendant vingt ans je l’ai eu à ma charge,
le vieux…
— Quoi ! vous vous repentez de votre honorable conduite, monsieur
Tabaret ?

28
L’affaire Lerouge Chapitre II

— Si je m’en repens ! C’est-à-dire qu’il aurait mérité d’être empoi-


sonné par le pain que je lui donnais !
M. Daburon laissa échapper un geste de surprise qui fut remarqué du
bonhomme.
— Attendez avant de me condamner, continua-t-il. Donc, me voilà,
à vingt-cinq ans, m’imposant pour le père les plus rudes privations. Plus
d’amis, plus d’amourettes, rien. Le soir, pour augmenter nos revenus, j’al-
lais copier les rôles chez un notaire. Je me refusais jusqu’à du tabac. J’avais
beau faire, le vieux se plaignait sans cesse, il regrettait son aisance passée,
il lui fallait de l’argent de poche, pour ceci, pour cela ; mes plus grands
efforts ne parvenaient pas à le contenter. Dieu sait ce que j’ai souffert !
» Je n’étais pas né pour vivre et vieillir seul comme un chien. J’ai
la bosse de la famille. Mon rêve aurait été de me marier, d’adorer une
bonne femme, d’en être un peu aimé et de voir grouiller autour de moi des
enfants bien venants. Mais bast… quand ces idées me serraient le coeur à
m’étouffer et me tiraient une larme ou deux, je me révoltais contre moi.
Je me disais : mon garçon, quand on ne gagne que trois mille francs par
an, et qu’on possède un vieux père chéri, on étouffe ses sentiments et on
reste célibataire. Et cependant j’avais rencontré une jeune fille ! Tenez, il
y a trente ans de cela : eh bien ! regardez-moi, je dois ressembler à une
tomate… Elle s’appelait Hortense. Qui sait ce qu’elle est devenue ? Elle
était belle et pauvre. Enfin j’étais un vieillard lorsque mon père est mort,
le misérable, le…
— Monsieur Tabaret ! interrompit le juge ; oh ! monsieur Tabaret !
— Mais puisque je vous affirme que je lui ai donné son absolution,
monsieur le juge ! Seulement, vous allez comprendre ma colère. Le jour
de sa mort, j’ai trouvé dans son secrétaire une inscription de vingt mille
francs de rentes !…
— Comment ! il était riche ?
— Oui, très riche, car ce n’était pas là tout. Il possédait près d’Or-
léans une propriété affermée six mille francs par an. Il avait en outre une
maison, celle que j’habite. Nous y demeurions ensemble, et moi, sot, niais,
imbécile, bête brute, tous les trois mois je payais notre terme au concierge.
— C’était fort ! ne put s’empêcher de dire M. Daburon.
— N’est-ce pas, monsieur ? C’était me voler mon argent dans ma

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L’affaire Lerouge Chapitre II

poche. Pour comble de dérision, il laissait un testament où il déclarait


au nom du Père et du Fils n’avoir en vue, en agissant de la sorte, que mon
intérêt. Il voulait, écrivait-il, m’habituer à l’ordre, à l’économie, et m’em-
pêcher de faire des folies. Et j’avais quarante-cinq ans, et depuis vingt
ans je me reprochais une dépense inutile d’un sou ! C’est-à-dire qu’il avait
spéculé sur mon coeur, qu’il avait… Ah ! c’est à dégoûter de la piété filiale,
parole d’honneur !
La très légitime colère du père Tabaret était si bouffonne, qu’à grand-
peine le juge se retenait de rire, en dépit du fond réellement douloureux
de ce récit.
— Au moins, dit-il, cette fortune dut vous faire plaisir ?
— Pas du tout, monsieur, elle arrivait trop tard. Avoir du pain quand
on n’a plus de dents, la belle avance ! L’âge du mariage était passé. Ce-
pendant je donnai ma démission pour faire place à plus pauvre que moi.
Au bout d’un mois, je m’ennuyais à périr ; c’est alors que, pour remplacer
les affections qui me manquent, je résolus de me donner une passion, un
vice, une manie. Je me mis à collectionner des livres. Vous pensez peut-
être, monsieur, qu’il faut pour cela certaines connaissances, des études…
— Je sais, cher monsieur Tabaret, qu’il faut surtout de l’argent. Je
connais un bibliophile illustre qui doit savoir lire, mais qui à coup sûr
est incapable de signer son nom.
— C’est bien possible. Moi aussi, je sais lire, et je lisais tous les livres
que j’achetais. Je vous dirai que je collectionnais uniquement ce qui de
près ou de loin avait trait à la police. Mémoires, rapports, pamphlets, dis-
cours, lettres, romans, tout m’était bon, et je le dévorais. Si bien que peu
à peu je me suis senti attiré vers cette puissance mystérieuse qui, du fond
de la rue de Jérusalem, surveille et garde la société, pénètre partout, sou-
lève les voiles les plus épais, étudie l’envers de toutes les trames, devine
ce qu’on ne lui avoue pas, sait au juste la valeur des hommes, le prix des
consciences, et entasse dans ses cartons verts les plus redoutables comme
les plus honteux secrets.
» En lisant les mémoires des policiers célèbres, attachants à l’égal des
fables les mieux ourdies, je m’enthousiasmais pour ces hommes au flair
subtil, plus déliés que la soie, souples comme l’acier, pénétrants et rusés,
fertiles en ressources inattendues, qui suivent le crime à la piste, le code

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L’affaire Lerouge Chapitre II

à la main, à travers les broussailles de la légalité, comme les sauvages


de Cooper poursuivent leur ennemi au milieu des forêts de l’Amérique.
L’envie me prit d’être un rouage de l’admirable machine, de devenir aussi,
moi, une providence au petit pied, aidant à la punition du crime et au
triomphe de l’innocence. Je m’essayai, et il se trouve que je ne suis pas
trop impropre au métier.
— Et il vous plaît ?
— Je lui dois, monsieur, mes plus vives jouissances. Adieu l’ennui !
depuis que j’ai abandonné la poursuite du bouquin pour celle de mon
semblable… Ah ! c’est une belle chose ! Je hausse les épaules quand je
vois un jobard payer vingt-cinq francs le droit de tirer un lièvre. La belle
prise ! Parlez-moi de la chasse à l’homme ! Celle-là, au moins, met toutes
les facultés en jeu, et la victoire n’est pas sans gloire. Là, le gibier vaut
le chasseur ; il a comme lui l’intelligence, la force et la ruse ; les armes
sont presque égales. Ah ! si on connaissait les émotions de ces parties de
cache-cache qui se jouent entre le criminel et l’agent de la sûreté, tout le
monde irait demander du service rue de Jérusalem. Le malheur est que
l’art se perd et se rapetisse. Les beaux crimes deviennent rares. La race
forte des scélérats sans peur a fait place à la tourbe de nos filous vulgaires.
Les quelques coquins qui font parler d’eux de loin en loin sont aussi bêtes
que lâches. Ils signent leur crime et ont soin de laisser traîner leur carte
de visite. Il n’y a nul mérite à les pincer. Le coup constaté, on n’a qu’à
aller les arrêter tout droit…
— Il me semble pourtant, interrompit M. Daburon en souriant, que
notre assassin à nous n’était pas si maladroit.
— Celui-là, monsieur, est une exception : aussi serais-je ravi de le dé-
couvrir. Je ferai tout pour cela ; je me compromettrais, s’il le fallait. Car
je dois confesser à monsieur le juge, ajouta-t-il avec une nuance d’em-
barras, que je ne me vante pas à mes amis de mes exploits. Je les cache
même aussi soigneusement que possible. Peut-être me serreraient-ils la
main avec moins d’amitié, s’ils savaient que Tirauclair et Tabaret ne font
qu’un.
Insensiblement le crime revenait sur le tapis. Il fut convenu que, dès
le lendemain, le père Tabaret s’installerait à Bougival. Il se faisait fort de
questionner tout le pays en huit jours. De son côté, le juge le tiendrait au

31
L’affaire Lerouge Chapitre II

courant des moindres renseignements qu’il recueillerait et le rappellerait


dès qu’on se serait procuré le dossier de la femme Lerouge, si toutefois
on parvenait à mettre la main dessus.
— Pour vous, monsieur Tabaret, dit le juge en finissant, je serai tou-
jours visible. Si vous avez à me parler, n’hésitez pas à venir de nuit aussi
bien que le jour. Je sors rarement. Vous me trouverez infailliblement, soit
chez moi, rue Jacob, soit au Palais, à mon cabinet. Des ordres seront don-
nés pour que vous soyez introduit dès que vous vous présenterez.
On entrait en gare en ce moment. M. Daburon ayant fait avancer une
voiture offrit une place au père Tabaret. Le bonhomme refusa.
— Ce n’est pas la peine, répondit-il ; je demeure, comme j’ai eu l’hon-
neur de vous le dire, rue Saint-Lazare, à deux pas.
— À demain donc ! dit M. Daburon.
— À demain ! reprit le père Tabaret ; et il ajouta : Nous trouverons.

32
CHAPITRE III

L
   père Tabaret n’est pas, en effet, à plus de quatre
minutes de la gare Saint-Lazare. Il possède là un bel immeuble,
soigneusement tenu, et qui doit donner de magnifiques revenus,
bien que les loyers n’y soient pas trop exagérés.
Le bonhomme s’y est mis au large. Il occupe, au premier, sur la rue,
un vaste appartement bien distribué, confortablement meublé et dont le
principal ornement est sa collection de livres. Il vit là simplement, par
goût autant que par habitude, servi par une vieille domestique à laquelle,
dans les grandes occasions, le portier donne un coup de main.
Nul dans la maison n’avait le plus léger soupçon des occupations poli-
cières de monsieur le propriétaire. Il faut au plus infime agent une intelli-
gence dont on le supposait, sur la mine, absolument dépourvu. On prenait
pour un commencement d’idiotisme ses continuelles distractions.
Mais tout le monde avait remarqué la singularité de ses habitudes. Ses
constantes expéditions au-dehors donnaient à ses allures des apparences

33
L’affaire Lerouge Chapitre III

mystérieuses et excentriques. Jamais on ne vit jeune débauché plus désor-


donné, plus irrégulier que ce vieillard. Il rentrait ou ne rentrait pas pour
ses repas, mangeait n’importe quoi à n’importe quel moment. Il sortait
à toute heure de jour et de nuit, découchait souvent et disparaissait des
semaines entières. Puis il recevait d’étranges visites : on voyait sonner à
sa porte des drôles à tournure suspecte et des hommes de mauvaise mine.
Cette vie décousue l’avait quelque peu déconsidéré. On croyait voir
en lui un affreux libertin dépensant ses revenus à courir le guilledou. On
disait : « N’est-ce pas une honte, un homme de cet âge ! » Il savait ces can-
cans et en riait. Cela n’empêchait pas plusieurs locataires de rechercher
sa société et de lui faire la cour. On l’invitait à dîner ; il refusait presque
toujours.
Il ne voyait guère qu’une personne de la maison, mais alors dans la
plus grande intimité, si bien qu’il était chez elle plus souvent que chez
lui. C’était une femme veuve qui, depuis plus de quinze ans, occupait un
appartement au troisième étage : Mme Gerdy. Elle demeurait avec son fils
Noël qu’elle adorait.
Noël était un homme de trente-trois ans, plus vieux en apparence que
son âge. Grand, bien fait, il avait une physionomie noble et intelligente,
de grands yeux noirs et des cheveux noirs qui bouclaient naturellement.
Avocat, il passait pour avoir un grand talent, et s’était déjà acquis une
certaine notoriété. C’était un travailleur obstiné, froid et méditatif, pas-
sionné cependant pour sa profession, affichant avec un peu d’ostentation
peut-être une grande rigidité de principes et des moeurs austères.
Chez Mme Gerdy, le père Tabaret se croyait en famille. Il la regardait
comme une parente et considérait Noël comme son fils. Souvent il avait
eu la pensée de demander la main de cette veuve, charmante malgré ses
cinquante ans ; il avait toujours été retenu moins par la peur d’un refus
cependant probable, que par la crainte des conséquences. Faisant sa de-
mande et repoussé, il voyait rompues des relations délicieuses pour lui. En
attendant, il avait, par un bel et bon testament, déposé chez son notaire,
institué pour son légataire universel le jeune avocat, à la seule condition
de fonder un prix annuel de deux mille francs destiné à l’agent de police
ayant « tiré au clair » l’affaire la plus embrouillée.
Si rapprochée que fût sa maison, le père Tabaret mit plus d’un gros

34
L’affaire Lerouge Chapitre III

quart d’heure à y arriver. En quittant le juge, il avait repris le cours de ses


méditations, de sorte qu’il allait dans la rue poussé de droite et de gauche
par les passants affairés, avançant d’un pas, reculant de deux.
Il se répétait pour la cinquième fois les paroles de la veuve Lerouge
rapportées par la laitière : « Si je voulais davantage, je l’aurais. »
— Tout est là, murmura-t-il. La veuve Lerouge possédait quelque se-
cret important que des gens riches et haut placés avaient le plus puissant
intérêt à cacher. Elle les tenait, c’était là sa fortune. Elle les faisait chan-
ter ; elle aura abusé ; ils l’ont supprimée. Mais de quelle nature était ce
secret, et comment le possédait-elle ? Elle a dû, dans sa jeunesse, servir
dans quelque grande maison. Là, elle aura vu, entendu, surpris quelque
chose. Quoi ? Évidemment il y a une femme là-dessous. Aurait-elle servi
les amours de sa maîtresse ? Pourquoi non ? En ce cas, l’affaire se com-
plique. Ce n’est plus seulement la femme qu’il s’agit de retrouver, il faut
encore découvrir l’amant ; car c’est l’amant qui a fait le coup. Ce doit être,
si je ne m’abuse, quelque noble personnage. Un bourgeois aurait payé
des assassins. Celui-ci n’a pas reculé, il a frappé lui-même, évitant ainsi
les indiscrétions ou la bêtise d’un complice. Et c’est un fier mâtin, plein
d’audace et de sang-froid, car le crime a été admirablement accompli.
» Le gaillard n’avait rien laissé traîner de nature à le compromettre sé-
rieusement. Sans moi, Gévrol, croyant à un vol, n’y voyait que du feu. Par
bonheur j’étais là !… Mais non ! continua le bonhomme, ce ne peut être
encore cela. Il faut qu’il y ait pis qu’une histoire d’amour. Un adultère ! le
temps l’efface…
Le père Tabaret entrait sous le porche de sa maison. Le portier, assis
près de la fenêtre de sa loge, l’aperçut à la lumière du bec de gaz.
— Tiens, dit-il, voilà le propriétaire qui rentre…
— Il paraît, remarqua la portière, que sa princesse n’aura pas voulu de
lui ce soir ; il a l’air encore plus chose qu’à l’ordinaire.
— Si ce n’est pas indécent ! opina le portier ; aussi est-il assez décati !
Ses belles le mettent dans un joli état ! Un de ces matins, il faudra le
conduire dans une maison de santé avec la camisole de force !…
— Regarde-le donc, interrompit la portière ; regarde-le donc au milieu
de la cour !
Le bonhomme s’était arrêté à l’extrémité du porche ; il avait ôté son

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L’affaire Lerouge Chapitre III

chapeau, et tout en se parlant il gesticulait.


Non, se disait-il, je ne tiens pas encore l’affaire ; je brûle… mais je n’y
suis pas.
Il monta l’escalier et sonna à sa porte, oubliant qu’il avait son passe-
partout dans sa poche. Sa gouvernante vint ouvrir.
— Comment ! c’est vous, monsieur, à cette heure !…
— Hein ! quoi ? demanda le bonhomme.
— Je dis, répliqua la domestique, qu’il est huit heures et demie passées.
Je croyais que vous ne rentreriez pas ce soir. Avez-vous seulement dîné ?
— Non, pas encore.
— Allons ! heureusement que j’ai tenu le dîner au chaud ; vous pouvez
vous mettre à table.
Le père Tabaret s’assit, se servit de la soupe ; mais, enfourchant de
nouveau son dada, il ne songea plus à manger et resta comme en arrêt
devant une idée, sa cuillère en l’air.
Il devient toqué, pensa Manette ; regardez-moi cet air abruti ! Si ça a
du bon sens de mener une vie pareille !
Elle lui frappa sur l’épaule en criant à son oreille comme s’il eût été
sourd :
— Vous ne mangez donc pas ? Vous n’avez donc pas faim ?
— Si, si, balbutia-t-il, cherchant machinalement à se débarrasser de
cette voix qui bourdonnait à son oreille, j’ai appétit, car depuis ce matin
j’ai été obligé…
Il s’interrompit, restant béant, l’oeil perdu dans le vague.
— Vous étiez obligé ?… répéta Manette.
— Tonnerre ! s’écria-t-il en levant vers le plafond ses poings fermés,
sacré tonnerre ! j’y suis !…
Son mouvement fut si brusque et si violent que la gouvernante eut un
peu peur et se recula jusqu’au fond de la salle à manger, près de la porte.
— Oui ! continua-t-il, c’est certain, il y a un enfant !
Manette se rapprocha vivement.
— Un enfant ? interrogea-t-elle.
Mais le bonhomme s’aperçut que sa servante l’épiait.
— Ah çà ! lui dit-il d’un ton furieux, que faites-vous là ! Qui vous rend
hardie à ce point de venir ramasser les paroles qui m’échappent ! Faites-

36
L’affaire Lerouge Chapitre III

moi donc le plaisir de vous retirer dans votre cuisine et de ne pas repa-
raître avant que j’appelle !
Il devient enragé, pensa Manette en disparaissant au plus vite.
Le père Tabaret s’était rassis. Il avalait à larges cuillerées un potage
complètement froid.
Comment, se disait-il, n’avais-je pas songé à cela ? Pauvre humanité !
Mon esprit vieillit et se fatigue. C’est pourtant clair comme le jour… Les
circonstances tombent sous le sens…
Il frappa sur le timbre placé devant lui ; la servante reparut.
— Le rôti ! demanda-t-il, et laissez-moi seul. Oui ! continuait-il en dé-
coupant furieusement un gigot de pré-salé, oui, il y a un enfant, et voici
l’histoire : la veuve Lerouge est au service d’une grande dame très riche.
Le mari, un marin probablement, part pour un voyage lointain. La femme,
qui a un amant, se trouve enceinte. Elle se confie à la veuve Lerouge et,
grâce à elle, parvient à accoucher clandestinement.
Il sonna de nouveau.
— Manette ! le dessert et sortez !
Certes, un tel maître n’était pas digne d’un tel cordon bleu. Il eût été
bien embarrassé de dire ce qu’on lui avait servi à son dîner et même ce
qu’il mangeait en ce moment ; c’était de la compote de poires.
— Mais l’enfant ! murmurait-il ; l’enfant, qu’est-il devenu ? L’aurait-
on tué ? Non, car la veuve Lerouge, complice d’un infanticide, n’était
presque plus redoutable. L’amant a voulu qu’il vécût ; et on l’a confié à
notre veuve, qui l’a élevé. On a pu lui retirer l’enfant, mais non les preuves
de sa naissance et de son existence. Voilà le joint. Le père, c’est l’homme
à la belle voiture ; la mère n’est autre que la femme qui venait avec un
beau jeune homme. Je crois bien que la chère dame ne manquait de rien !
Il y a des secrets qui valent une ferme en Brie. Deux personnes à faire
chanter. Il est vrai que, ne se refusant pas un amant, sa dépense devait
augmenter tous les ans. Pauvre humanité ! le coeur a ses besoins. Elle a
trop appuyé sur la chanterelle, et l’a cassée. Elle a menacé, on a eu peur,
et on s’est dit : finissons-en ! Mais qui s’est chargé de la commission ? Le
papa ? Non. Il est trop vieux. Parbleu ! c’est le fils. Il a voulu sauver sa
mère, le joli garçon. Il a refroidi la veuve et brûlé les preuves.
Manette, pendant ce temps, l’oreille à la serrure, écoutait de toute son

37
L’affaire Lerouge Chapitre III

âme. De temps à autre, elle récoltait un mot, un juron, le bruit d’un coup
frappé sur la table, mais c’était tout.
Bien sûr, pensa-t-elle, ce sont ses femmes qui lui trottent par la tête.
Elles auront voulu lui faire accroire qu’il est papa.
Elle était si bien sur le gril que, n’y tenant plus, elle se hasarda à en-
trebâiller la porte.
— Monsieur a demandé son café ? fit-elle timidement.
— Non, mais donnez-le-moi, répondit le père Tabaret.
Il voulut l’avaler d’un trait et s’échauda si bien que la douleur le ra-
mena subitement au sentiment le plus exact de la réalité.
— Tonnerre, grogna-t-il, c’est chaud ! Diable d’affaire ! Elle me met
aux champs. On a raison là-bas, je me passionne trop. Mais qui donc
d’entre eux aurait, par la seule force de la logique, rétabli l’histoire en son
entier ? Ce n’est pas Gévrol, le pauvre homme ! Sera-t-il assez humilié,
assez vexé, assez roulé ! Si j’allais trouver monsieur Daburon ? Non, pas
encore… La nuit m’est nécessaire pour creuser certaines particularités,
pour coordonner mes idées. C’est que, d’un autre côté, si je reste ici, seul,
toute cette histoire va me mettre le sang en mouvement, et comme cela,
après avoir beaucoup mangé, je suis capable d’attraper une indigestion.
Ma foi ! je vais aller m’informer de madame Gerdy ; elle était souffrante
ces jours passés, je causerai avec Noël, et cela me dissipera un peu.
Il se leva, passa son pardessus et prit son chapeau et sa canne.
— Monsieur sort ? demanda Manette.
— Oui.
— Monsieur rentrera-t-il tard ?
— C’est possible.
— Mais monsieur rentrera ?
— Je n’en sais rien.
Une minute plus tard le père Tabaret sonnait à la porte de ses amis.
L’intérieur de Mme Gerdy était des plus honorables. Elle possédait l’ai-
sance, et le cabinet de Noël, déjà très occupé, changeait cette aisance en
fortune.
Mme Gerdy vivait très retirée, et à l’exception des amis que Noël in-
vitait parfois à dîner, recevait très peu de monde. Depuis plus de quinze
ans que le père Tabaret venait familièrement dans la maison, il n’y avait

38
L’affaire Lerouge Chapitre III

rencontré que le curé de la paroisse, un vieux professeur de Noël et le


frère de Mme Gerdy, colonel en retraite.
Quand ces trois visiteurs se trouvaient réunis, ce qui arrivait rare-
ment, on jouait au boston. Les autres soirs, on faisait une partie de piquet
ou d’impériale. Noël ne restait guère au salon. Il s’enfermait après le dîner
dans son cabinet, indépendant ainsi que sa chambre de l’appartement de
sa mère, et se plongeait dans les dossiers. On savait qu’il travaillait très
avant dans la nuit. Souvent l’hiver sa lampe ne s’éteignait qu’au petit jour.
La mère et le fils ne vivaient absolument que l’un pour l’autre. Tous
ceux qui les connaissaient se plaisaient à le répéter.
On aimait, on honorait Noël pour les soins qu’il donnait à sa mère,
pour son absolu dévouement filial, pour les sacrifices que, supposait-on,
il s’imposait en vivant, à son âge, comme un vieillard. On se plaisait dans
la maison à opposer la conduite de ce jeune homme si grave à celle du
père Tabaret, cet incorrigible roquentin, ce galantin à perruque.
Quant à Mme Gerdy, elle ne voyait que son fils en ce monde. Son
amour à la longue était devenu comme un culte. En Noël, elle pensait re-
connaître toutes les perfections, toutes les beautés physiques et morales.
Il lui paraissait d’une essence pour ainsi dire supérieure à celle des autres
créatures de Dieu. Parlait-il… elle se taisait et écoutait. Un mot de lui était
un ordre. Ses avis, elle les recevait comme des décrets de la Providence
même. Soigner son fils, étudier ses goûts, deviner ses désirs, l’entretenir
dans une tiède atmosphère de tendresse, telle était son existence. Elle était
mère.
— Madame Gerdy est-elle visible ? demanda le père Tabaret à la bonne
qui lui ouvrit.
Et, sans attendre la réponse, il entra comme chez lui en homme sûr
que sa présence ne saurait être importune et doit être agréable.
Une seule bougie éclairait le salon et il n’était pas dans son ordre ac-
coutumé. Le guéridon à dessus de marbre, toujours placé au milieu de la
pièce, avait été roulé dans un coin. Le grand fauteuil de Mme Gerdy se
trouvait près de la fenêtre. Un journal déplié était tombé sur le tapis.
Le volontaire de la police vit tout cela d’un coup d’oeil.
— Serait-il arrivé quelque accident ? demanda-t-il à la bonne.
— Ne m’en parlez pas, monsieur, nous venons d’avoir une peur… oh !

39
L’affaire Lerouge Chapitre III

mais une peur…


— Qu’est-ce ? dites vite ?…
— Vous savez que madame est très souffrante depuis un mois… Elle
ne mange pour ainsi dire plus. Ce matin même, elle m’avait dit…
— Bien ! bien ! mais ce soir ?
— Après son dîner, madame est venue au salon comme à l’ordinaire.
Elle s’est assise et a pris un des journaux de monsieur Noël. À peine a-
t-elle eu commencé à lire, qu’elle a poussé un grand cri, un cri horrible.
Nous sommes accourus ; madame était tombée sur le tapis, comme morte.
Monsieur Noël l’a prise dans ses bras et l’a portée dans sa chambre. Je
voulais aller chercher le médecin ; monsieur m’a dit que ce n’était pas la
peine, qu’il savait ce que c’était.
— Et comment va-t-elle, maintenant ?
— Elle est revenue. C’est-à-dire je le suppose, car monsieur Noël m’a
fait sortir. Ce que je sais, c’est que tout à l’heure elle parlait, et très fort
même, car je l’ai entendue. Ah ! monsieur, c’est tout de même bien extra-
ordinaire !…
— Quoi ?
— Ce que madame disait à monsieur.
— Ah ! ah ! la belle, ricana le père Tabaret, on écoute donc aux portes ?
— Non, monsieur, je vous jure, mais c’est que madame criait comme
une perdue, elle disait…
— Ma fille ! dit sévèrement le père Tabaret, on entend toujours mal à
travers une porte, demandez plutôt à Manette.
La servante, toute confuse, voulut se disculper.
— Assez ! assez ! fit le bonhomme. Retournez à votre ouvrage. Il est
inutile de déranger monsieur Noël, je l’attendrai très bien ici.
Et, satisfait de la petite leçon qu’il venait de donner, il ramassa le jour-
nal et s’installa au coin du feu, déplaçant la bougie pour lire plus à son
aise.
Une minute ne s’était pas écoulée qu’à son tour il bondit sur le fauteuil
et étouffa un cri de surprise et d’effroi instinctif.
Voici le fait divers qui lui a sauté aux yeux :
Un crime horrible vient de plonger dans la consternation le petit village
de La Jonchère. Une pauvre veuve, nommée Lerouge, qui jouissait de l’estime

40
L’affaire Lerouge Chapitre III

générale et que tout le pays aimait, a été assassinée dans sa maison. La


justice, aussitôt avertie, s’est transportée sur les lieux, et tout nous porte à
croire que la police est déjà sur les traces de l’auteur de ce lâche forfait.
Tonnerre ! se dit le père Tabaret, est-ce que madame Gerdy !…
Ce ne fut qu’un éclair. Il reprit place dans son fauteuil, tout honteux,
haussant les épaules et murmurant :
— Ah çà ! décidément cette affaire me rend stupide. Je ne vais plus
rêver que de la veuve Lerouge maintenant, je vais la voir partout.
Cependant une curiosité irraisonnée lui fit parcourir le journal. Il n’y
trouva rien, à l’exception de ces quelques lignes, qui pût justifier et expli-
quer un évanouissement, un cri, même la plus légère émotion.
C’est cependant singulier, cette coïncidence, pensa l’incorrigible po-
licier.
Alors seulement il remarqua que le journal était légèrement déchiré
vers le bas et froissé par une main convulsive. Il répéta :
— C’est bizarre !…
En ce moment la porte du salon donnant dans la chambre à coucher
de Mme Gerdy s’ouvrit, et Noël parut sur le seuil.
Sans doute l’accident survenu à sa mère l’avait beaucoup ému ; il était
très pâle et sa physionomie si calme d’ordinaire accusait un grand trouble.
Il parut surpris de voir le père Tabaret.
— Ah ! cher Noël ! s’écria le bonhomme, calmez mon inquiétude, com-
ment va votre mère ?
— Madame Gerdy va aussi bien que possible.
— Madame Gerdy ! répéta le bonhomme d’un air étonné.
Mais il continua :
— On voit bien que vous avez eu une frayeur horrible…
— En effet, répondit l’avocat en s’asseyant, je viens d’essuyer une rude
secousse.
Noël faisait visiblement les plus grands efforts pour paraître calme,
pour écouter le bonhomme et lui répondre. Le père Tabaret, tout à son
inquiétude, ne s’en apercevait aucunement.
— Au moins, mon cher enfant, demanda-t-il, dites-moi comment cela
est arrivé ?

41
L’affaire Lerouge Chapitre III

Le jeune homme hésita un moment, comme s’il se fût consulté.


N’étant sans doute pas préparé à cette question à brûle-pourpoint, il ne
savait quelle réponse faire et délibérait intérieurement. Enfin, il répondit :
— Madame Gerdy a été comme foudroyée en apprenant là, tout à coup,
par le récit d’un journal, qu’une femme qu’elle aimait vient d’être assas-
sinée.
— Bah !… s’écria le père Tabaret. Le bonhomme était à ce point stu-
péfait qu’il faillit se trahir, révéler ses accointances avec la police. Encore
un peu, il s’écriait : « Quoi ! votre mère connaissait la veuve Lerouge ! »
Par bonheur il se contint. Il eut plus de peine à dissimuler sa satisfaction,
car il était ravi de se trouver ainsi sans efforts sur la trace du passé de la
victime de La Jonchère.
— C’était, continua Noël, l’esclave de madame Gerdy. Elle lui était
dévouée corps et âme, elle se serait jetée au feu sur un signe de sa main.
— Alors, vous, mon cher ami, vous connaissiez cette brave femme ?
— Je ne l’avais pas vue depuis bien longtemps, répondit Noël dont
la voix semblait voilée par une profonde tristesse, mais je la connais et
beaucoup. Je dois même avouer que je l’aimais tendrement ; elle avait été
ma nourrice.
— Elle !… cette femme !… balbutia le père Tabaret.
Cette fois il était comme pris d’un étourdissement. La veuve Lerouge,
nourrice de Noël ! Il jouait de bonheur. La Providence évidemment le
choisissait pour son instrument et le guidait par la main. Il allait donc
obtenir tous les renseignements qu’une demi-heure avant il désespérait
presque de se procurer. Il restait, devant Noël, muet et interdit. Cependant
il comprit qu’à moins de se compromettre il devait parler, dire quelque
chose.
— C’est un grand malheur, murmura-t-il.
— Pour madame Gerdy, je n’en sais rien, répondit Noël d’un air
sombre, mais pour moi c’est un malheur immense. Je suis atteint en plein
coeur par le coup qui a frappé cette pauvre femme. Cette mort, monsieur
Tabaret, anéantit tous mes rêves d’avenir et renverse peut-être mes plus
légitimes espérances. J’avais à me venger de cruels outrages, cette mort
brise mes armes entre mes mains et me réduit au désespoir de l’impuis-
sance. Ah !… je suis bien malheureux !

42
L’affaire Lerouge Chapitre III

— Vous, malheureux ! s’écria le père Tabaret, singulièrement touché


de cette douleur de son cher Noël ; au nom du Ciel ! que vous arrive-t-il ?
— Je souffre, murmura l’avocat, et bien cruellement. Non seulement
l’injustice ne sera jamais réparée, je le crains, mais encore me voici livré
sans défense aux coups de la calomnie. On pourra dire de moi que j’ai été
un artisan de fourberies, un intrigant ambitieux, sans pudeur et sans foi.
Le père Tabaret ne savait que penser. Entre l’honneur de Noël et le
crime de La Jonchère, il ne voyait nul trait d’union possible. Mille idées
troubles et confuses se heurtaient dans son cerveau.
— Voyons, mon enfant, dit-il, remettez-vous. Est-ce que la calomnie
prendrait jamais sur vous ! Du courage, tonnerre ! n’avez-vous pas des
amis ? Ne suis-je pas là ? Ayez confiance, confiez-moi le sujet de votre
chagrin, et c’est bien le diable si, à nous deux…
L’avocat se leva brusquement, enflammé d’une résolution soudaine.
— Eh bien ! oui, interrompit-il, oui, vous saurez tout. Au fait, je suis
las de porter seul un secret qui m’étouffe. Le rôle que je me suis imposé
m’excède et m’indigne. J’ai besoin d’un ami qui me console. Il me faut
un conseiller dont la voix m’encourage, car on est mauvais juge dans sa
propre cause, et ce crime me plonge dans un abîme d’hésitations.
— Vous savez, répondit simplement le père Tabaret, que je suis tout à
vous comme si vous étiez mon propre fils. Disposez de moi sans scrupule.
— Sachez donc, commença l’avocat… Mais non ! pas ici. Je ne veux
pas qu’on puisse écouter ; passons dans mon cabinet.

43
CHAPITRE IV

L
 N  le père Tabaret furent assis en face l’un de
l’autre dans la pièce où travaillait l’avocat, une fois la porte soi-
gneusement fermée, le bonhomme eut une inquiétude.
— Et si votre mère avait besoin de quelque chose ? remarqua-t-il.
— Si madame Gerdy sonne, répondit le jeune homme d’un ton sec, la
domestique ira voir.
Cette indifférence, ce froid dédain confondaient le père Tabaret, ha-
bitué aux rapports toujours si affectueux de la mère et du fils.
— De grâce, Noël, dit-il, calmez-vous, ne vous laissez pas dominer par
un mouvement d’irritation. Vous avez eu, je le vois, quelque petite pique
avec votre mère, vous l’aurez oubliée demain. Quittez donc ce ton glacial
que vous prenez en parlant d’elle. Pourquoi cette affectation à l’appeler
madame Gerdy ?
— Pourquoi ? répondit l’avocat d’une voix sourde, pourquoi ?…
Il quitta son fauteuil, fit au hasard quelques pas dans son cabinet, et

44
L’affaire Lerouge Chapitre IV

revenant se placer près du bonhomme, il dit :


— Parce que, monsieur Tabaret, madame Gerdy n’est pas ma mère.
Cette phrase tomba comme un coup de bâton sur la tête du vieux
policier. Il fut étourdi.
— Oh ! fit-il de ce ton qu’on prend pour repousser une proposition
impossible… Oh ! songez-vous à ce que vous dites, mon enfant ? Est-ce
croyable, est-ce vraisemblable ?
— Oui ! c’est invraisemblable, répondit Noël avec une certaine em-
phase qui lui était habituelle, c’est incroyable, et cependant c’est vrai.
C’est-à-dire que depuis trente-trois ans, depuis ma naissance, cette femme
joue la plus merveilleuse et la plus indigne des comédies au profit de son
fils, car elle a un fils, et à mon détriment à moi.
— Mon ami…, voulut commencer le père Tabaret, qui dans le lointain
de cette révélation entrevoyait le fantôme de la veuve Lerouge.
Mais Noël ne l’écoutait pas et semblait à peine en état de l’entendre.
Ce garçon si froid et si réservé, si « en dedans », ne contenait plus sa
colère. Au bruit de ses propres paroles, il s’animait comme un bon cheval
au son des grelots de ses harnais.
— Fut-il jamais, continua-t-il, un homme aussi cruellement trompé
que moi et plus misérablement pris pour dupe ! Et moi qui aimais cette
femme, qui ne savais quels témoignages d’affection lui prodiguer, qui lui
sacrifiais ma jeunesse ! Comme elle a dû rire de moi ! Son infamie date
du moment où, pour la première fois, elle m’a pris sur ses genoux. Et
jusqu’à ces jours passés, elle a soutenu, sans une heure de défaillance,
son exécrable rôle. Son amour pour moi, hypocrisie ! son dévouement,
fausseté ! ses caresses, mensonge ! Et je l’adorais ! Ah ! que ne puis-je lui
reprendre tous les baisers que je lui donnais en échange de ses baisers
de Judas. Et pourquoi cet héroïsme de fourberies, tant de soin, tant de
duplicité ? Pour me trahir plus sûrement, pour me dépouiller, me voler,
pour donner à son bâtard tout ce qui m’appartient, à moi : mon nom, un
grand nom ; ma fortune, une fortune immense…
Nous brûlons, pensait Tabaret, en qui se révélait le collaborateur de
Gévrol.
Tout haut il dit :
— C’est bien grave, tout ce que vous dites là, cher Noël, c’est terrible-

45
L’affaire Lerouge Chapitre IV

ment grave. Il faut supposer à madame Gerdy une audace et une habi-
leté qu’on trouve rarement réunies chez une femme. Elle a dû être aidée,
conseillée, poussée, peut-être. Quels ont été ses complices ? elle ne pou-
vait agir seule. Son mari lui-même…
— Son mari ! interrompit l’avocat avec un rire amer. Ah ! vous avez
donné dans le veuvage, vous aussi ! Non, il n’y avait pas de mari : feu
Gerdy n’a jamais existé. J’étais bâtard, cher monsieur Tabaret ; très bâ-
tard : Noël, fils de la fille Gerdy et de père inconnu.
— Seigneur ! s’écria le bonhomme, c’est pour cela que votre mariage
avec mademoiselle Levernois n’a pu se faire il y a quatre ans ?
— Oui, c’est pour cela, mon vieil ami. Et que de malheurs il évitait ce
mariage avec une jeune fille que j’aimais ! Pourtant, je n’en ai pas voulu,
alors, à celle que j’appelais ma mère. Elle pleurait, elle s’accusait, elle se
désolait, et moi, naïf, je la consolais de mon mieux, je séchais ses larmes,
je l’excusais à ses propres yeux. Non, il n’y avait pas de mari… Est-ce que
les femmes comme elle ont des maris ! Elle était la maîtresse de mon père,
et le jour où il a été rassasié d’elle, il l’a quittée en lui jetant trois cent mille
francs, le prix des plaisirs qu’elle lui donnait.
Noël aurait continué longtemps sans doute ses déclarations furi-
bondes. Le père Tabaret l’arrêta. Le bonhomme sentait venir une histoire
de tout point semblable à celle qu’il avait imaginée, et l’impatience vani-
teuse de savoir s’il avait deviné lui faisait presque oublier de s’apitoyer
sur les infortunes de Noël.
— Cher enfant, dit-il, ne nous égarons pas. Vous me demandez un
conseil ? Je suis peut-être le seul à pouvoir vous le donner bon. Allons
donc au but. Comment avez-vous appris cela ? Avez-vous des preuves ?
où sont-elles ?
Le ton décidé du bonhomme aurait dû éveiller l’attention de Noël.
Mais il n’y prit pas garde. Il n’avait pas le loisir de s’arrêter à réfléchir. Il
répondit donc :
— Je sais cela depuis trois semaines. Je dois cette découverte au hasard.
J’ai des preuves morales importantes, mais ce ne sont que des preuves
morales. Un mot de la veuve Lerouge, un seul mot les rendait décisives.
Ce mot, elle ne peut plus le prononcer puisqu’on l’a tuée, mais elle me
l’avait dit à moi. Maintenant, madame Gerdy niera tout, je la connais ;

46
L’affaire Lerouge Chapitre IV

la tête sur le billot elle nierait. Mon père sans doute se tournera contre
moi… Je suis sûr, j’ai des preuves, ce crime rend vaine ma certitude et
frappe mes preuves de nullité.
— Expliquez-moi bien tout, reprit après un moment de réflexion le
père Tabaret, tout, vous m’entendez bien. Les vieux sont quelquefois de
bon conseil. Nous aviserons après.
— Il y a trois semaines, commença Noël, ayant besoin de quelques
titres anciens, j’ouvris pour les chercher le secrétaire de madame Gerdy.
Involontairement je dérangeai une tablette : des papiers tombèrent de
droite et de gauche et un paquet de lettres me sauta en plein visage. Un
instinct machinal que je ne saurais expliquer me poussa à dénouer cette
correspondance, et, poussé par une invincible curiosité, je lus la première
lettre qui me tomba sous la main.
— Vous avez eu tort, opina le père Tabaret.
— Soit ; enfin, je lus. Au bout de dix lignes, j’étais sûr que cette cor-
respondance était de mon père, dont madame Gerdy, malgré mes prières,
m’avait toujours caché le nom. Vous devez comprendre quelle fut mon
émotion. Je m’emparai du paquet, je vins me renfermer ici, et je dévorai
d’un bout à l’autre cette correspondance.
— Et vous en êtes cruellement puni, mon pauvre enfant !
— C’est vrai, mais à ma place qui donc eût résisté ? Cette lecture m’a
navré, et c’est elle qui m’a donné la preuve de ce que je viens de vous dire.
— Au moins avez-vous conservé ces lettres ?
— Je les ai là, monsieur Tabaret, répondit Noël, et comme pour me
donner un avis en connaissance de cause vous devez savoir, je vais vous
les lire.
L’avocat ouvrit un des tiroirs de son bureau, fit jouer dans le fond un
ressort imperceptible, et d’une cachette pratiquée dans l’épaisseur de la
tablette supérieure, il retira une liasse de lettres.
— Vous comprenez, mon ami, reprit-il, que je vous ferai grâce de
tous les détails insignifiants, détails qui, cependant, ajoutent leur poids
au reste. Je vais prendre seulement les faits importants et qui ont trait
directement à l’affaire.
Le père Tabaret se tassa dans un fauteuil, brûlant de la fièvre de l’at-
tente. Son visage et ses yeux exprimaient la plus ardente attention.

47
L’affaire Lerouge Chapitre IV

Après un triage qui dura assez longtemps, l’avocat choisit une lettre
et commença sa lecture, d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme, mais
qui tremblait par moments :
Ma Valérie bien-aimée,
– Valérie, fit-il, c’est madame Gerdy.
— Je sais, je sais, ne vous interrompez pas.
Noël reprit donc :
Ma Valérie bien-aimée,
Aujourd’hui est un beau jour. Ce matin j’ai reçu ta lere chérie, je l’ai
couverte de baisers, je l’ai relue cent fois, et maintenant elle est allée rejoindre
les autres, là, sur mon coeur. Cee lere, ô mon amie, a failli me faire mourir
de joie. Tu ne t’étais donc pas trompée, c’était donc vrai ! Le Ciel enfin propice
couronne notre flamme. Nous aurons un fils.
J’aurai un fils de ma Valérie adorée, sa vivante image. Oh ! pourquoi
sommes-nous séparés par une distance immense ? e n’ai-je des ailes pour
voler à tes pieds et tomber entre tes bras, ivre de la plus douce volupté ! Non !
jamais comme en ce moment je n’ai maudit l’union fatale qui m’a été im-
posée par une famille inexorable et que mes larmes n’ont pu aendrir. Je
ne puis m’empêcher de haïr cee femme qui, malgré moi, porte mon nom,
innocente victime cependant de la barbarie de nos parents. Et pour comble
de douleurs, elle va aussi me rendre père. i dira ma douleur lorsque j’en-
visage l’avenir de ces deux enfants ?
L’un, le fils de l’objet de ma tendresse, n’aura ni père ni famille, ni même
un nom, puisqu’une loi faite pour désespérer les âmes sensibles m’empêche
de le reconnaître. Tandis que l’autre, celui de l’épouse détestée, par le seul fait
de sa naissance, se trouvera riche, noble, entouré d’affections et d’hommages,
avec un grand état dans le monde. Je ne puis soutenir la pensée de cee
terrible injustice. ’imaginer pour la réparer ? Je n’en sais rien, mais sois
sûre que je la réparerai. C’est au tant désiré, au plus chéri, au plus aimé que
doit revenir la meilleure part, et elle lui reviendra, je le veux.
— D’où est datée cette lettre ? demanda le père Tabaret, que le style
devait fixer au moins sur un point.
— Voyez, répondit Noël.
Il tendit la lettre au bonhomme, qui lut : Venise, décembre1828.

48
L’affaire Lerouge Chapitre IV

— Vous sentez, reprit l’avocat, toute l’importance de cette première


lettre. Elle est comme l’exposition rapide qui établit les faits. Mon père,
marié malgré lui, adore sa maîtresse et déteste sa femme. Toutes deux se
trouvent enceintes en même temps, et ses sentiments au sujet des deux
enfants qui vont naître ne sont pas fardés. Sur la fin, on voit presque
poindre l’idée que plus tard il ne craindrait pas de mettre à exécution, au
mépris de toutes les lois divines et humaines…
Il commençait presque une sorte de plaidoyer ; le père Tabaret l’inter-
rompit.
— Ce n’est pas la peine de développer, dit-il. Dieu merci ! ce que vous
lisez est assez explicite. Je ne suis pas un Grec en pareille matière, je suis
simple comme le serait un juré ; pourtant, je comprends admirablement.
— Je passe plusieurs lettres, reprit Noël, et j’arrive à celle-ci, du 23 jan-
vier 1829. Elle est fort longue et pleine de choses complètement étrangères
à ce qui nous occupe. Pourtant j’y trouve deux passages qui attestent le
travail lent et continu de la pensée de mon père :
Les destins, plus puissants que ma volonté, m’enchaînent en ce pays,
mais mon âme est près de toi, ô ma Valérie. Sans cesse ma pensée se repose
sur le gage adoré de notre amour qui tressaille dans ton sein. Veille, mon
amie, veille sur tes jours doublement précieux. C’est l’amant, c’est le père
qui te parle. La dernière page de ta réponse me perce le coeur : N’est-ce pas
me faire injure que de t’inquiéter du sort de notre enfant ? Ô Dieu puissant !
elle m’aime, elle me connaît, et elle s’inquiète !
— Je saute, dit Noël, deux pages de passion pour m’arrêter à ces
quelques lignes de la fin :
La grossesse de la comtesse est de plus en plus pénible. Épouse infortu-
née ! Je la hais, et cependant je la plains. Elle semble deviner les motifs de ma
tristesse et de ma froideur. À sa soumission timide, à son inaltérable dou-
ceur on croirait qu’elle cherche à se faire pardonner notre union. Créature
sacrifiée ! Elle aussi, peut-être, avant d’être traînée à l’autel, avait donné son
coeur. Nos destinées seraient pareilles. Ton bon coeur me pardonnera ma
pitié.
— Celle-là était ma mère, fit l’avocat d’une voix frémissante. Une
sainte ! Et on demande pardon de la pitié qu’elle inspire… Pauvre femme !
Il passa sa main sur ses yeux comme pour repousser ses larmes et

49
L’affaire Lerouge Chapitre IV

ajouta :
— Elle est morte !
En dépit de son impatience le père Tabaret n’osa souffler mot. Il res-
sentait d’ailleurs vivement la profonde douleur de son jeune ami et la
respectait. Après un assez long silence, Noël releva la tête et reprit la cor-
respondance.
— Toutes les lettres qui suivent, dit-il, portent la trace des préoccu-
pations de mon père pour son bâtard. Je les laisse pourtant de côté. Mais
voici ce qui me frappe dans celle-ci, écrite de Rome, le 5 mars 1829 :
Mon fils, notre fils ! Voilà mon plus cruel et mon unique souci. Comment
lui assurer l’avenir que je rêve pour lui ? Les grands seigneurs d’autrefois
n’avaient pas ces malheureuses préoccupations. Jadis, je serais allé trouver le
roi, qui d’un mot aurait fait à l’enfant un état dans le monde. Aujourd’hui le
roi, qui gouverne avec peine des sujets révoltés, ne peut plus rien. La noblesse
a perdu ses droits, et les plus gens de bien sont traités comme les derniers des
manants.
— Plus bas, maintenant, je vois :
Mon coeur aime à se figurer ce que sera notre fils. De sa mère, il aura
l’âme, l’esprit, la beauté, les grâces, toutes les séductions. Il tiendra de son
père la fierté, la vaillance, les sentiments des grandes races. e sera l’autre ?
Je tremble en y songeant. La haine ne peut engendrer que des monstres. Dieu
réserve la force et la beauté pour les enfants conçus au milieu des transports
de l’amour.
— Le monstre, c’est moi ! fit l’avocat avec une sorte de rage concentrée.
Tandis que l’autre… Mais laissons là, n’est-ce pas, ces préliminaires d’une
action atroce. Je n’ai voulu jusqu’ici que vous montrer l’aberration de la
passion de mon père ; nous arrivons au but.
Le père Tabaret s’étonnait des ardeurs de cet amour dont Noël remuait
les cendres. Peut-être le sentait-il plus vivement sous ces expressions qui
lui rappelaient sa jeunesse. Il comprenait combien doit être irrésistible
l’entraînement d’une telle passion. Il tremblait de deviner.
— Voici, reprit Noël en agitant un papier, non plus une de ces épîtres
interminables dont je vous ai détaché de courts fragments, mais un simple
billet. Il est du commencement de mai et porte le timbre de Venise. Il est
laconique et néanmoins décisif.

50
L’affaire Lerouge Chapitre IV

Chère Valérie,
Fixe-moi, je te prie, aussi exactement que possible, sur l’époque probable
de ta délivrance. J’aends ta réponse avec une anxiété que tu comprendrais,
si tu pouvais deviner mes projets au sujet de notre enfant !
– Je ne sais, reprit Noël, si madame Gerdy comprit ; toujours est-il
qu’elle dut répondre immédiatement, car voici ce qu’écrit mon père à la
date du 14 :
Ta réponse, ô ma chérie, est telle, qu’à peine je l’osais espérer. Le projet
que j’ai conçu est maintenant réalisable. Je commence à goûter un peu de
calme et de sécurité. Notre fils portera mon nom, je ne serai pas obligé de me
séparer de lui. Il sera élevé près de moi, dans mon hôtel, sous mes yeux, sur
mes genoux, dans mes bras. Aurai-je assez de force pour ne pas succomber
à cet excès de félicité ?
J’ai une âme pour la douleur, en aurai-je une pour la joie ? Ô femme
adorée, ô enfant précieux, ne craignez rien, mon coeur est assez vaste pour
vous deux ! Je pars demain pour Naples, d’où je t’écrirai longuement. oi
qu’il arrive, dussé-je sacrifier les intérêts puissants qui me sont confiés, je
serai à Paris pour l’heure solennelle. Ma présence doublera ton courage, la
puissance de mon amour diminuera tes douleurs…
— Je vous demande pardon de vous interrompre, Noël, dit le père Ta-
baret ; savez-vous quels graves motifs retenaient votre père à l’étranger ?
— Mon père, mon vieil ami, répondit l’avocat, était en dépit de son
âge un des amis, un des confidents de Charles X, et il avait été chargé
par lui d’une mission secrète en Italie. Mon père est le comte Rhéteau de
Commarin.
— Peste ! fit le bonhomme… et entre ses dents, comme pour mieux
graver ce nom dans sa mémoire, il répéta plusieurs fois : Rhéteau de Com-
marin.
Noël se taisait. Après avoir paru tout faire pour dominer son ressen-
timent, il semblait accablé comme s’il eût pris la détermination de ne rien
tenter pour réparer le coup qui l’atteignait.
— Au milieu du mois de mai, continua-t-il, mon père était donc à
Naples. C’est là que lui, un homme prudent, sensé, un digne diplomate,
un gentilhomme, il ose, dans l’égarement d’une passion insensée, confier
au papier le plus monstrueux des projets. Écoutez bien :

51
L’affaire Lerouge Chapitre IV

Mon adorée,
C’est Germain, mon vieux valet de chambre, qui te remera cee lere.
Je le dépêche en Normandie, chargé de la plus délicate des commissions.
C’est un de ces serviteurs auxquels on peut se fier absolument.
Le moment est venu de te dévoiler mes projets touchant mon fils. Dans
trois semaines au plus tard je serai à Paris. Si mes prévisions ne sont pas
déçues, la comtesse et toi devez accoucher en même temps. Trois ou quatre
jours d’intervalle ne peuvent rien changer à mon dessein. Voici ce que j’ai
résolu :
Mes deux enfants sont confiés à deux nourrices de N…, où sont situées
presque toutes mes propriétés. Une de ces femmes, dont Germain répond, et
vers laquelle je l’envoie, sera dans nos intérêts. C’est à cee confidente que
sera remis notre fils, Valérie. Ces deux femmes quieront Paris le même jour,
Germain accompagnant celle qui sera chargée du fils de la comtesse.
Un accident, arrangé à l’avance, forcera ces deux femmes à passer une
nuit en route. Un hasard combiné par Germain les contraindra de coucher
dans la même auberge, dans la même chambre.
Pendant la nuit, notre nourrice, à nous, changera les enfants de berceau.
J’ai tout prévu, ainsi que je te l’expliquerai, et toutes les précautions
sont prises pour que ce secret ne puisse nous échapper. Germain est chargé,
à son passage à Paris, de commander deux layees exactement, absolument
semblables. Aide-le de tes conseils.
Ton coeur maternel, ma douce Valérie, va peut-être saigner à l’idée d’être
privée des innocentes caresses de ton enfant. Tu te consoleras en songeant
au sort que lui assurera ton sacrifice. els prodiges de tendresse lui pour-
raient servir autant que cee réparation ! ant à l’autre, je connais ton
âme tendre, tu le chériras. Ne sera-ce pas m’aimer encore et me le prouver ?
D’ailleurs, il ne saurait être à plaindre. Ne sachant rien, il n’aura rien à
regreer ; et tout ce que la fortune peut procurer ici-bas, il l’aura.
Ne me dis pas que ce que je veux tenter est coupable. Non, ma bien-aimée,
non. Pour que notre plan réussisse, il faut un tel concours de circonstances
si difficiles à accéder ; tant de coïncidences indépendantes de notre volonté,
que, sans la protection évidente de la Providence, nous devons échouer. Si
donc le succès couronne nos voeux, c’est que le Ciel sera pour nous. J’espère.
— Voilà ce que j’attendais, murmura le père Tabaret.

52
L’affaire Lerouge Chapitre IV

— Et le malheureux ! s’écria Noël, ose invoquer la Providence ! Il lui


faut Dieu pour complice !
— Mais, demanda le bonhomme, comment votre mère… pardon, je
veux dire : comment madame Gerdy prit-elle cette proposition ?
— Elle paraît l’avoir repoussée d’abord, car voici une vingtaine de
pages employées par le comte à la persuader, à la décider. Oh ! cette
femme !…
— Voyons, mon enfant, dit doucement le père Tabaret, essayons de
n’être pas trop injuste. Vous semblez ne vous en prendre, n’en vouloir
qu’à madame Gerdy. De bonne foi ! le comte bien plus qu’elle me paraît
mériter votre colère…
— Oui, interrompit Noël, avec une certaine violence ; oui, le comte
est coupable, très coupable ! Il est l’auteur de la machination infâme, et
pourtant je ne me sens pas de haine contre lui. Il a commis un crime,
mais il a une excuse : la passion. Mon père, d’ailleurs, ne m’a pas trompé,
comme cette misérable femme, à toutes les minutes, pendant trente ans.
Enfin, monsieur de Commarin a été si cruellement puni, qu’à cette heure
je ne puis que lui pardonner et le plaindre.
— Ah ! il a été puni ? interrogea le bonhomme.
— Oui, affreusement, vous le reconnaîtrez : mais laissez-moi pour-
suivre. Vers la fin du mois de mai, vers les premiers jours de juin plutôt,
le comte dut arriver à Paris, car la correspondance cesse. Il revit madame
Gerdy et les dernières dispositions du complot furent arrêtées. Voici un
billet qui enlève à cet égard toute incertitude. Le comte, ce jour-là, était
de service aux Tuileries et ne pouvait quitter son poste. Il a écrit dans le
cabinet même du roi, sur du papier du roi. Voyez les armes. Le marché
est conclu et la femme qui consent à être l’instrument des projets de mon
père est à Paris. Il prévient sa maîtresse :
Chère Valérie,
Germain m’annonce l’arrivée de la nourrice de ton fils, de notre fils.
Elle se présentera chez toi dans la journée. On peut compter sur elle ; une
magnifique récompense nous répond de sa discrétion. Cependant, ne lui parle
de rien. On lui a donné à entendre que tu ignores tout. Je veux rester seul
chargé de la responsabilité des faits, c’est plus prudent. Cee femme est de
N… Elle est née sur nos terres et en quelque sorte dans notre maison. Son

53
L’affaire Lerouge Chapitre IV

mari est un brave et honnête marin ; elle s’appelle Claudine Lerouge.


Du courage, ô ma bien-aimée ! Je te demande le plus grand sacrifice
qu’un amant puisse aendre d’une mère. Le Ciel, tu n’en doutes plus, nous
protège. Tout dépend désormais de notre habileté et de notre prudence, c’est-
à-dire que nous réussirons.
Sur un point, au moins, le père Tabaret se trouvait suffisamment
éclairé ; les recherches sur le passé de la veuve Lerouge devenaient un
jeu. Il ne put retenir un « enfin ! » de satisfaction qui échappa à Noël.
— Ce billet, reprit l’avocat, clôt la correspondance du comte…
— Quoi ! répondit le bonhomme, vous ne possédez plus rien ?
— J’ai encore dix lignes écrites bien des années plus tard, et qui certes
ont leur poids, mais qui enfin ne sont toujours qu’une preuve morale.
— Quel malheur ! murmura le père Tabaret.
Noël replaça sur son bureau les lettres qu’il tenait à la main, et se
retournant vers son vieil ami il le regarda fixement.
— Supposez, prononça-t-il lentement et en appuyant sur chaque syl-
labe, supposez que tous mes renseignements s’arrêtent ici. Admettez pour
un moment que je ne sais rien de plus que ce que vous savez… Quel est
votre avis ?
Le père Tabaret fut quelques minutes sans répondre. Il évaluait les
probabilités résultant des lettres de M. de Commarin.
— Pour moi, dit-il enfin, en mon âme et conscience, vous n’êtes pas le
fils de madame Gerdy.
— Et vous avez raison, reprit l’avocat avec force. Vous pensez bien,
n’est-ce pas, que je suis allé trouver Claudine. Elle m’aimait, cette pauvre
femme qui m’avait donné son lait ; elle souffrait de l’injustice horrible
dont elle me savait victime. Faut-il le dire, l’idée de sa complicité la tour-
mentait ; c’était un remords trop lourd pour sa vieillesse. Je l’ai vue, je l’ai
interrogée, elle a tout avoué. Le plan du comte, simplement et merveilleu-
sement conçu, réussit sans effort. Trois jours après ma naissance, tout
était consommé : j’étais, moi, pauvre et chétif enfant, trahi, dépossédé,
dépouillé par mon protecteur naturel, par mon père ! Pauvre Claudine !
Elle m’avait promis son témoignage pour le jour où je voudrais rentrer
dans mes droits !

54
L’affaire Lerouge Chapitre IV

— Et elle est morte emportant son secret ! murmura le bonhomme


d’un ton de regret.
— Peut-être ! répondit Noël ; j’ai encore un espoir. Claudine possédait
plusieurs lettres qui lui avaient été écrites autrefois, soit par le comte,
soit par madame Gerdy, lettres imprudentes et explicites. On les retrou-
vera, sans doute, et leur production serait décisive. Je les ai tenues entre
mes mains, ces lettres, je les ai lues ; Claudine voulait absolument me les
confier ; que ne les ai-je prises !
Non ! il n’y avait plus d’espoir de ce côté, et le père Tabaret le savait
mieux que personne.
C’est à ces lettres, sans doute, qu’en voulait l’assassin de La Jonchère.
Il les avait trouvées et les avait brûlées avec les autres papiers, dans le
petit poêle. Le vieil agent volontaire commençait à comprendre.
— Avec tout cela, dit-il, d’après ce que je sais de vos affaires, que je
connais comme les miennes, il me semble que le comte n’a guère tenu
les éblouissantes promesses de fortune qu’il faisait pour vous à madame
Gerdy.
— Il ne les a même pas tenues du tout, mon vieil ami.
— Ça, par exemple ! s’écria le bonhomme indigné, c’est plus infâme
encore que tout le reste.
— N’accusez pas mon père, répondit gravement Noël. Sa liaison avec
madame Gerdy dura longtemps encore. Je me souviens d’un homme aux
manières hautaines qui parfois venait me voir au collège, et qui ne pouvait
être que le comte. Mais la rupture vint.
— Naturellement, ricana le père Tabaret, un grand seigneur…
— Attendez pour juger, interrompit l’avocat, monsieur de Commarin
eut ses raisons. Sa maîtresse le trompait, il le sut, et rompit justement
indigné. Les dix lignes dont je vous parlais sont celles qu’il écrivit alors.
Noël chercha assez longtemps parmi les papiers épars sur la table et
enfin choisit une lettre plus fanée et plus froissée que les autres. À l’usure
des plis on devinait qu’elle avait été lue et relue bien des fois. Les carac-
tères mêmes étaient en partie effacés.
— Voici, dit-il d’un ton amer ; madame Gerdy n’est plus la Valérie
adorée.

55
L’affaire Lerouge Chapitre IV

Un ami cruel comme les vrais amis m’a ouvert les yeux. J’ai douté. Vous
avez été surveillée, et aujourd’hui malheureusement je n’ai plus de doutes.
Vous, Valérie, vous à qui j’ai donné plus que ma vie, vous me trompez, et vous
me trompez depuis bien longtemps ! Malheureuse ! je ne suis plus certain
d’être le père de votre enfant !
— Mais ce billet est une preuve ! s’écria le père Tabaret, une preuve
irrécusable. Qu’importerait au comte le doute ou la certitude de sa pater-
nité, s’il n’avait sacrifié son fils légitime à son bâtard. Oui, vous me l’aviez
dit, il a subi un rude châtiment.
— Madame Gerdy, reprit Noël, essaya de se justifier. Elle écrivit au
comte ; il lui renvoya ses lettres sans les ouvrir. Elle voulut le voir, elle
ne put parvenir jusqu’à lui. Puis elle se lassa de ses tentatives inutiles.
Elle comprit que tout était bien fini le jour où l’intendant du comte lui
apporta pour moi un titre de rente de quinze mille francs. Le fils avait
pris ma place, la mère me ruinait…
Trois ou quatre coups légers frappés à la porte du cabinet interrom-
pirent Noël.
— Qui est là ? demanda-t-il sans se déranger.
— Monsieur, dit à travers la porte la voix de la domestique, madame
voudrait vous parler.
L’avocat parut hésiter.
— Allez, mon enfant, conseilla le père Tabaret, ne soyez pas impi-
toyable, il n’y a que les dévots qui aient ce droit-là.
Noël se leva avec une visible répugnance et passa chez Mme Gerdy.
Pauvre garçon, pensait le père Tabaret resté seul, quelle découverte
fatale, et comme il doit souffrir ! Un si noble jeune homme, un si brave
coeur ! Dans son honnêteté candide, il ne soupçonne même pas d’où part
le coup. Par bonheur, j’ai de la clairvoyance pour deux, et c’est au mo-
ment où il désespère que je suis sûr, moi, de lui faire rendre justice. Grâce
à lui, me voici sur la voie. Un enfant devinerait la main qui a frappé. Seule-
ment, comment cela est-il arrivé ? Il va me l’apprendre sans s’en douter.
Ah ! si j’avais une de ces lettres pour vingt-quatre heures ! C’est qu’il doit
savoir son compte… D’un autre côté, en demander une, avouer mes rela-
tions avec la préfecture… Mieux vaut en prendre une, n’importe laquelle,
uniquement pour comparer l’écriture.

56
L’affaire Lerouge Chapitre IV

Le père Tabaret achevait à peine de faire disparaître une de ces lettres


dans les profondeurs de sa poche lorsque l’avocat reparut.
C’était un de ces hommes au caractère fortement trempé, dont les
ressorts plient sans rompre jamais. Il était fort, s’étant depuis longtemps
exercé à la dissimulation, cette indispensable armure des ambitieux.
Rien, lorsqu’il revint, ne pouvait trahir ce qui s’était passé entre Mme
Gerdy et lui. Il était froid et calme absolument comme pendant ses consul-
tations, lorsqu’il écoutait les interminables histoires de ses clients.
— Eh bien ! demanda le père Tabaret, comment va-t-elle ?
— Plus mal, répondit Noël. Maintenant elle a le délire et ne sait ce
qu’elle dit. Elle vient de m’accabler des injures les plus atroces et de me
traiter comme le dernier des hommes ! Je crois positivement qu’elle de-
vient folle.
— On le deviendrait à moins, murmura le bonhomme, et je pense que
vous devriez faire appeler le médecin.
— Je viens de l’envoyer chercher.
L’avocat s’était assis devant son bureau et remettait en ordre, suivant
leurs dates, les lettres éparpillées. Il ne semblait plus se souvenir de l’avis
demandé à son vieil ami ; il ne paraissait nullement disposé à renouer
l’entretien interrompu. Ce n’était pas l’affaire du père Tabaret.
— Plus je songe à votre histoire, mon cher Noël, commença-t-il, plus
elle me surprend. Je ne sais en vérité quel parti je prendrais, ni à quoi je
me résoudrais à votre place.
— Oui, mon ami, murmura tristement l’avocat, il y a là de quoi
confondre des expériences plus profondes encore que la vôtre.
Le vieux policier réprima difficilement le fin sourire qui lui montait
aux lèvres.
— Je le confesse humblement, dit-il, prenant plaisir à charger son air
de niaiserie, mais vous, qu’avez-vous fait ? Votre premier mouvement a
dû être de demander une explication à madame Gerdy ?
Noël eut un tressaillement que ne remarqua pas le père Tabaret, tout
préoccupé du tour qu’il voulait donner à la conversation.
— C’est par là, répondit-il, que j’ai commencé.
— Et que vous a-t-elle dit ?
— Que pouvait-elle dire ? N’était-elle pas accablée d’avance ?

57
L’affaire Lerouge Chapitre IV

— Quoi ! elle n’a pas essayé de se disculper ?


— Si ! elle a tenté l’impossible. Elle a prétendu m’expliquer cette cor-
respondance, elle m’a dit… Eh ! sais-je ce qu’elle m’a dit ? des mensonges,
des absurdités, des infamies…
L’avocat avait achevé de ramasser les lettres, sans s’apercevoir du
vol. Il les lia soigneusement et les replaça dans le tiroir secret de son bu-
reau.
— Oui, continua-t-il en se levant et en arpentant son bureau comme si
le mouvement eût pu calmer sa colère, oui, elle a entrepris de me donner
le change. Comme c’était aisé, avec les preuves que je tiens ! C’est qu’elle
adore son fils, et à l’idée qu’il pouvait être forcé de me restituer ce qu’il
m’a volé, son coeur se brisait. Et moi, imbécile, sot, lâche, qui dans le
premier moment avais presque envie de ne lui parler de rien, je me disais :
il faut pardonner, elle m’a aimé, après tout… Aimé ! non. Elle me verrait
souffrir les plus horribles tortures sans verser une larme, pour empêcher
un seul cheveu de tomber de la tête de son fils.
— Elle a probablement averti le comte, objecta le père Tabaret, pour-
suivant son idée.
— C’est possible. Sa démarche, en ce cas, aura été inutile ; le comte est
absent de Paris depuis plus d’un mois et on ne l’attend guère qu’à la fin
de la semaine.
— Comment savez-vous cela ?
— J’ai voulu voir le comte mon père, lui parler…
— Vous ?
— Moi. Pensez-vous donc que je ne réclamerai pas ? Vous imaginez-
vous que, volé, dépouillé, trahi, je n’élèverai pas la voix ? Quelle considé-
ration m’engagerait donc à me taire ? qui ai-je à ménager ? J’ai des droits,
je les ferai valoir. Que trouvez-vous à cela de surprenant ?
— Rien certainement, mon ami. Ainsi donc vous êtes allé chez mon-
sieur de Commarin ?
— Oh ! je ne m’y suis pas résolu immédiatement, continua Noël. Ma
découverte m’avait fait presque perdre la tête. J’avais besoin de réfléchir.
Mille sentiments divers et opposés m’agitaient. Je voulais et je ne vou-
lais pas, la fureur m’aveuglait et je manquais de courage ; j’étais indécis,
flottant, égaré. Le bruit que peut causer cette affaire m’épouvantait. Je dé-

58
L’affaire Lerouge Chapitre IV

sirais, je désire mon nom, cela est certain. Mais, à la veille de le reprendre,
je ne voudrais pas le salir. Je cherchais un moyen de tout concilier à bas
bruit, sans scandale.
— Enfin, vous vous êtes décidé ?
— Oui, après quinze jours d’angoisse. Ah ! que j’ai souffert tout ce
temps ! J’avais abandonné toutes mes affaires, rompu avec le travail. Le
jour, par des courses insensées, je cherchais à briser mon corps, espérant
arriver au sommeil par la fatigue. Efforts inutiles ! Depuis que j’ai trouvé
ces lettres, je n’ai pas dormi une heure.
De temps à autre, le père Tabaret tirait sournoisement sa montre.
Monsieur le juge d’instruction sera couché, pensait-il.
— Enfin, un matin, continua Noël, après une nuit de rage, je me dis
qu’il fallait en finir. J’étais dans l’état désespéré de ces joueurs qui, après
des pertes successives, jettent sur le tapis ce qui leur reste pour le risquer
d’un coup. Je pris mon coeur à deux mains, j’envoyai chercher une voiture
et je me fis conduire à l’hôtel Commarin.
Le vieux policier laissa échapper un soupir de satisfaction.
— C’est un des plus magnifiques hôtels du faubourg Saint-Germain,
mon vieil ami ; une demeure princière, digne d’un grand seigneur vingt
fois millionnaire, presque un palais. On entre d’abord dans une cour vaste.
À droite et à gauche sont les écuries où piaffent vingt chevaux de prix, les
remises et les communs. Au fond, s’élève la façade de l’hôtel, majestueux
et sévère avec ses fenêtres immenses et son double perron de marbre.
Derrière, s’étend un grand jardin, je devrais dire un parc, ombragé par les
plus vieux arbres peut-être qui soient à Paris.
Cette description enthousiaste contrariait vivement le père Tabaret.
Mais qu’y faire, comment presser Noël ? Un mot indiscret pouvait éveiller
ses soupçons, lui révéler qu’il parlait non à un ami, mais au collaborateur
de Gévrol.
— On vous a donc fait visiter l’hôtel ? demanda-t-il.
— Non, je l’ai visité moi-même. Depuis que je me sais le seul héritier
des Rhéteau de Commarin, je me suis enquis de ma nouvelle famille. J’ai
étudié son histoire à la bibliothèque ; c’est une noble histoire. Le soir, la
tête en feu, j’allais rôder autour de la demeure de mes pères. Ah ! vous
ne pouvez comprendre mes émotions ! C’est là, me disais-je, que je suis

59
L’affaire Lerouge Chapitre IV

né ; là, j’aurais dû être élevé, grandir ; là, je devrais régner aujourd’hui !


Je dévorais ces amertumes inouïes dont meurent les bannis.
» Je comparais, à ma vie triste et besogneuse, les grandes destinées
du bâtard, et il me montait à la tête des bouffées de colère. Il me prenait
des envies folles de forcer les portes, de me précipiter dans le grand salon
pour en chasser l’intrus, le fils de la fille Gerdy : « Hors d’ici, bâtard !
hors d’ici, je suis le maître ! » La certitude de rentrer dans mes droits dès
que je le voudrais me retenait seule. Oui, je la connais, cette habitation de
mes ancêtres ! J’aime ses vieilles sculptures, ses grands arbres, les pavés
mêmes de la cour foulés par les pas de ma mère ! J’aime tout, jusqu’aux
armes étalées au-dessus de la grande porte, fier défi jeté aux idées stupides
de notre époque de niveleurs.
Cette dernière phrase sortait si formellement des idées habituelles de
l’avocat que le père Tabaret détourna un peu la tête pour cacher son sou-
rire narquois.
Pauvre humanité ! pensait-il ; le voici déjà grand seigneur !
— Quand j’arrivai, reprit Noël, le suisse en grande livrée était sur la
porte. Je demandai monsieur le comte de Commarin. Le suisse me répon-
dit que monsieur le comte voyageait, mais que monsieur le vicomte était
chez lui. Cela contrariait mes desseins ; cependant j’étais lancé, j’insistai
pour parler au fils à défaut du père. Le suisse me toisa un bon moment. Il
venait de me voir descendre d’une voiture de remise, il prenait ma mesure.
Il se consultait avant de décider si je n’étais pas un trop mince personnage
pour aspirer à l’honneur de comparaître devant monsieur le vicomte.
— Cependant vous avez pu lui parler !
— Comment cela, sur-le-champ ! répondit l’avocat d’un ton de raillerie
amère ; y pensez-vous, cher monsieur Tabaret ! L’examen pourtant me
fut favorable ; ma cravate blanche et mon costume noir produisirent leur
effet. Le suisse me confia à un chasseur emplumé qui me fit traverser
la cour et m’introduisit dans un superbe vestibule où bâillaient sur des
banquettes trois ou quatre valets de pied. Un de ces messieurs me pria de
le suivre.
» Il me fit gravir un splendide escalier qu’on pourrait monter en voi-
ture, me précéda dans une longue galerie de tableaux, me guida à travers
de vastes appartements silencieux dont les meubles se fanaient sous des

60
L’affaire Lerouge Chapitre IV

housses, et finalement me remit aux mains du valet de chambre de mon-


sieur Albert. C’est le nom que porte le fils de madame Gerdy, c’est-à-dire
mon nom à moi.
— J’entends, j’entends…
— J’avais passé un examen, il me fallut subir un interrogatoire. Le
valet de chambre désirait savoir qui j’étais, d’où je venais, ce que je fai-
sais, ce que je voulais, et le reste. Je répondis simplement que, absolument
inconnu du vicomte, j’avais besoin de l’entretenir cinq minutes pour une
affaire urgente. Il sortit, m’invitant à m’asseoir et attendre. J’attendais de-
puis plus d’un quart d’heure quand il reparut. Son maître daignait consen-
tir à me recevoir.
Il était aisé de comprendre que cette réception était restée sur le coeur
de l’avocat et qu’il la considérait comme un affront. Il ne pardonnait pas
à Albert ses laquais et son valet de chambre. Il oubliait la mort du duc
illustre qui disait : « Je paye mes valets pour être insolents afin de m’épar-
gner le ridicule et l’ennui de l’être. » Le père Tabaret fut surpris de l’amer-
tume de son jeune ami à propos de détails si vulgaires.
Quelle petitesse, pensait-il, et chez un homme d’un génie supérieur !
Est-il donc vrai que c’est dans l’arrogance de la valetaille qu’il faut cher-
cher le secret de la haine du peuple pour des aristocraties aimables et
polies !
— On me fit entrer, continua Noël, dans un petit salon simplement
meublé, et qui n’avait pour ornement que des armes. Il y en a, le long des
murs, de tous les temps et de tous les pays. Jamais je n’ai vu dans un si
petit espace tant de fusils, de pistolets, d’épées, de sabres et de fleurets.
On se serait cru dans l’arsenal d’un maître d’escrime.
L’arme de l’assassin de la veuve Lerouge revenait ainsi naturellement
à la mémoire du vieux policier.
— Le vicomte, dit Noël ralentissant son débit, était à demi couché sur
un divan lorsque j’entrai. Il était vêtu d’une jaquette de velours et d’un
pantalon de chambre pareil, et avait autour du cou un immense foulard de
soie blanche. Je ne lui en veux aucunement, à ce jeune homme, il ne m’a
jamais fait sciemment le moindre mal, il ignorait le crime de notre père,
je puis donc lui rendre justice. Il est bien, il a grand air et porte noblement
le nom qui ne lui appartient pas. Il est de ma taille, brun comme moi et

61
L’affaire Lerouge Chapitre IV

me ressemblerait peut-être s’il ne portait toute sa barbe. Seulement, il a


l’air plus jeune que moi de cinq ou six ans. Cette apparence de jeunesse
s’explique. Il n’a ni travaillé, ni lutté, ni souffert. Il est de ces heureux
arrivés avant de partir, qui traversent la vie sur les coussins moelleux de
leur équipage sans ressentir le plus léger cahot. En me voyant, il se leva
et me salua gracieusement.
— Vous deviez être fameusement ému ? demanda le bonhomme.
— Un peu moins que je le suis en ce moment. Quinze jours d’angoisses
préparatoires usent bien des émotions. J’allai tout d’abord au-devant de
la question que je lus sur ses lèvres : « Monsieur, lui dis-je, vous ne me
connaissez aucunement, mais ma personnalité est la moindre des choses.
Je viens à vous chargé d’une mission bien triste et bien grave, et qui inté-
resse l’honneur du nom que vous portez. » Sans doute, il ne me crut pas,
car c’est d’un ton qui frisait l’impertinence qu’il me répondit : « Sera-ce
long ? » Je dis simplement : « Oui. »
— Je vous en prie, insista le père Tabaret devenu très attentif, n’omet-
tez pas un détail. C’est très important, vous comprenez…
— Le vicomte, continua Noël, parut vivement contrarié. « C’est que,
m’objecta-t-il, j’avais disposé de mon temps. C’est à cette heure que je suis
admis près de la jeune fille que je dois épouser, mademoiselle d’Arlange ;
ne pourrions-nous remettre cet entretien ? »
Bon ! autre femme ! se dit le bonhomme.
— Je répondis au vicomte que notre explication ne souffrait aucun
retard, et comme je le voyais en disposition de m’envoyer promener, je
sortis de ma poche la correspondance du comte et je lui présentai une des
lettres. En reconnaissant l’écriture de son père il s’humanisa. Il me déclara
qu’il allait être à moi, me demandant la permission de faire prévenir là où
il était attendu. Il écrivit un mot à la hâte et le remit à son valet de chambre
en lui ordonnant de le faire porter tout de suite chez madame la marquise
d’Arlange. Il me fit alors passer dans une pièce voisine, sa bibliothèque…
— Un mot seulement, interrompit le bonhomme ; s’était-il troublé en
voyant les lettres ?
— Pas le moins du monde. Après avoir fermé soigneusement la porte,
il me montra un fauteuil, s’assit lui-même et me dit : « Maintenant, mon-
sieur, expliquez-vous. » J’avais eu le temps de me préparer à cette entre-

62
L’affaire Lerouge Chapitre IV

vue dans l’antichambre. J’étais décidé à frapper immédiatement un grand


coup. « Monsieur, lui dis-je, ma mission est pénible. Je vais vous révéler
des faits incroyables. De grâce, ne me répondez rien avant d’avoir pris
connaissance des lettres que voici. Je vous conjure aussi de ne vous point
laisser aller à des violences qui seraient inutiles. » Il me regarda d’un air
extrêmement surpris et répondit : « Parlez, je puis tout entendre. » Je me
levai. « Monsieur, lui dis-je, apprenez que vous n’êtes pas le fils légitime
de monsieur de Commarin. Cette correspondance vous le prouvera. L’en-
fant légitime existe, et c’est lui qui m’envoie. » J’avais les yeux sur les
siens en parlant, et j’y vis passer un éclair de fureur. Je crus un instant
qu’il allait me sauter à la gorge. Il se remit vite. « Ces lettres ? » fit-il d’une
voix brève. Je les lui remis.
— Comment ! s’écria le père Tabaret, ces lettres-là, les vraies ?… Im-
prudent !
— Pourquoi ?
— Et s’il les avait… que sais-je, moi !…
L’avocat appuya sa main sur l’épaule de son vieil ami.
— J’étais là, répondit-il d’une voix sourde, et il n’y avait, je vous le
promets, aucun danger.
La physionomie de Noël prit une telle expression de férocité que le
bonhomme eut presque peur et se recula instinctivement.
Il l’aurait tué ! pensa-t-il.
L’avocat reprit son récit :
— Ce que j’ai fait pour vous ce soir, mon ami, je le fis pour le vi-
comte Albert. Je lui évitai la lecture, au moins immédiate, de ces cent
cinquante-six lettres. Je lui dis de ne s’arrêter qu’à celles qui étaient mar-
quées d’une croix, et de s’attacher spécialement aux passages soulignés
au crayon rouge.
— C’était abréger le supplice.
— Il était assis, continua Noël, devant un petit guéridon trop fragile
pour qu’on pût s’appuyer dessus, et j’étais, moi, resté debout, adossé à
la cheminée, où il y avait du feu. Je suivais ses moindres mouvements
et j’épiais son visage. Non, de ma vie je n’ai vu un spectacle pareil et je
ne l’oublierais pas quand je vivrais mille ans. En moins de cinq minutes,
sa physionomie changea à ce point que son valet de chambre ne l’eût

63
L’affaire Lerouge Chapitre IV

pas reconnu. Il avait saisi son mouchoir de poche, et de temps à autre,


machinalement, il le portait à sa bouche. Il pâlissait à vue d’oeil et ses
lèvres blêmissaient jusqu’à paraître aussi blanches que son mouchoir.
» De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front et ses yeux deve-
naient troubles comme si une taie les eût recouverts. D’ailleurs, pas une
exclamation, pas une parole, pas un soupir, pas un geste, rien. À un mo-
ment il me fit tellement pitié que je faillis lui arracher les lettres des mains,
les lancer dans le feu et le prendre dans mes bras en lui criant : « Va, tu es
mon frère, oublions tout, restons chacun à notre place, aimons-nous ! »
Le père Tabaret prit la main de Noël et la serra.
— Va ! dit-il, je reconnais là mon généreux enfant !
— Si je ne l’ai pas fait, mon ami, c’est que je me suis dit : les lettres
brûlées, me reconnaîtra-t-il encore pour son frère ?
— C’est juste.
— Au bout d’une demi-heure environ, la lecture fut terminée. Le vi-
comte se leva et se plaça debout, bien en face de moi. « Vous avez raison,
monsieur, me dit-il, si ces lettres sont bien de mon père, comme je le crois,
tout tend à prouver que je ne suis pas le fils de la comtesse de Comma-
rin. » Je ne répondis pas. « Cependant, reprit-il, ce ne sont là que des
présomptions. Possédez-vous d’autres preuves ? » Je m’attendais, certes,
à bien d’autres objections. « Germain, dis-je, pourrait parler. » Il m’apprit
que Germain était mort depuis plusieurs années. Alors, je lui parlai de la
nourrice, de la veuve Lerouge. Je lui expliquai combien elle serait facile à
trouver et à interroger. J’ajoutai qu’elle demeurait à La Jonchère.
— Et que dit-il, Noël, à cette ouverture ? demanda avec empressement
le père Tabaret.
— Il garda le silence d’abord et parut réfléchir. Puis, tout à coup, il
se frappa le front en disant : « J’y suis, je la connais ! J’ai accompagné
mon père chez elle trois fois, et devant moi il lui a remis une somme assez
forte. » Je lui fis remarquer que c’était encore une preuve. Il ne répliqua
pas et se mit à arpenter la bibliothèque. Enfin, il revint à moi : « Monsieur,
me dit-il, vous connaissez le fils légitime de monsieur de Commarin ? » Je
répondis : « C’est moi. » Il baissa la tête et murmura : « Je m’en doutais. »
Il me prit la main et ajouta : « Mon frère, je ne vous en veux pas. »
— Il me semble, fit le père Tabaret, qu’il pouvait vous laisser le soin

64
L’affaire Lerouge Chapitre IV

de dire cela, et avec un peu plus de justice et de raison.


— Non, mon ami, car le malheureux aujourd’hui, c’est lui. Je ne suis
pas descendu, moi, je ne savais pas, tandis que lui !…
Le vieux policier hocha la tête ; il ne devait rien laisser deviner de ses
pensées et elles l’étouffaient quelque peu.
— Enfin, poursuivit Noël, après un assez long silence, je lui deman-
dai à quoi il s’arrêtait. « Écoutez, prononça-t-il, j’attends mon père d’ici à
huit ou dix jours. Vous m’accorderez bien ce délai. Aussitôt son retour, je
m’expliquerai avec lui, et justice vous sera rendue, je vous en donne ma
parole d’honneur. Reprenez vos lettres et permettez-moi de rester seul.
Je suis comme un homme foudroyé, monsieur. En un moment je perds
tout : un grand nom que j’ai toujours porté le plus dignement que j’ai
pu, une position unique, une fortune immense, et plus que tout cela peut-
être… une femme qui m’est plus chère que ma vie. En échange, il est vrai,
je retrouverai une mère. Nous nous consolerons ensemble. Et je tâche-
rai, monsieur, de vous faire oublier, car elle doit vous aimer et elle vous
pleurera. »
— Il a véritablement dit cela ?
— Presque mot pour mot.
— Canaille ! gronda le bonhomme entre ses dents.
— Vous dites ? interrogea Noël.
— Je dis que c’est un brave jeune homme, répondit le père Tabaret, et
je serais enchanté de faire sa connaissance.
— Je ne lui ai pas montré la lettre de rupture, ajouta Noël ; il vaut
autant qu’il ignore la conduite de madame Gerdy. Je me suis privé volon-
tairement de cette preuve plutôt que de lui causer un très violent chagrin.
— Et maintenant ?…
— Que faire ? J’attends le retour du comte. Selon ce qu’il dira, j’agirai.
Je passerai demain au parquet pour demander l’examen des papiers de
Claudine. Si les lettres se retrouvent, je suis sauvé, sinon… Mais, je vous
l’ai dit, je n’ai pas de parti pris depuis que je sais cet assassinat. Qui me
conseillera ?
— Le moindre conseil demande de longues réflexions, répondit le bon-
homme, qui songeait à la retraite. Hélas ! mon pauvre enfant, quelle vie
vous avez dû mener !…

65
L’affaire Lerouge Chapitre IV

— Affreuse… Et joignez à cela des inquiétudes d’argent.


— Comment ! vous qui ne dépensez rien…
— J’ai pris des engagements. Puis-je toucher à la fortune commune
que j’administrais jusqu’ici ? Je ne le pense pas.
— Vous ne le devez pas. Et tenez, je suis ravi que vous m’ayez parlé
de cela, vous allez me rendre un service.
— Bien volontiers. Lequel ?
— Imaginez-vous que j’ai dans mon secrétaire douze ou quinze mille
francs qui me gênent abominablement. Vous comprenez, je suis vieux, je
ne suis pas brave, si on venait à se douter…
— Je craindrais…, voulut objecter l’avocat.
— Quoi ! fit le bonhomme. Dès demain je vous les apporte.
Mais, songeant qu’il allait se mettre à la disposition de M. Daburon et
que peut-être il ne serait pas libre quand il voudrait :
— Non ! pas demain, reprit-il, ce soir même. Ce diable d’argent ne
passera pas une nuit de plus chez moi.
Il s’élança dehors et bientôt reparut tenant à la main quinze billets de
mille francs.
— S’ils ne suffisent pas, dit-il en les tendant à Noël, j’en ai d’autres.
— Je vais toujours, proposa l’avocat, vous donner un reçu.
— À moi ! pour quoi faire ? il sera temps demain.
— Et si je meurs cette nuit ?
— Eh bien ! fit le bonhomme, en songeant à son testament, j’hérite-
rai encore de vous. Bonsoir ! Vous m’avez demandé un conseil… il me
faut la nuit pour réfléchir, j’ai présentement la cervelle à l’envers. Je vais
même sortir un peu. Si je me couchais maintenant, j’aurais quelque hor-
rible cauchemar. Allons, mon enfant, patience et courage. Qui sait si, à
l’heure qu’il est, la Providence ne travaille pas pour vous !
Il sortit et Noël laissa sa porte entrouverte, écoutant le bruit des pas
qui se perdait dans l’escalier. Bientôt le cri de : « Cordon, s’il vous plaît ! »
et le claquement de la porte lui apprirent que le père Tabaret était dehors.
Il attendit quelques instants encore et remonta sa lampe. Puis il prit un
petit paquet dans un des tiroirs, glissa dans sa poche les billets de banque
de son vieil ami et quitta son cabinet, dont il ferma la porte à double tour.
Sur le palier, il s’arrêta. Il prêtait l’oreille comme si quelque gémissement

66
L’affaire Lerouge Chapitre IV

de Mme Gerdy eût pu parvenir jusqu’à lui. N’entendant rien, il descendit


sur la pointe du pied. Une minute plus tard, il était dans la rue.

67
CHAPITRE V

D
   de Mme Gerdy se trouvait compris, au rez-de-chaussée,
un local qui autrefois servait de remise. Elle en avait fait comme
un capharnaüm où elle entassait toutes les vieilleries du ménage,
meubles inutiles, ustensiles hors de service, objets de rebut ou encom-
brants. On y serrait aussi la provision de bois et de charbon de l’hiver.
Cette ancienne remise avait, sur la rue, une petite porte longtemps
condamnée. Depuis plusieurs années Noël l’avait fait réparer en secret, y
avait adapté une serrure. Il pouvait, par là, entrer et sortir à toute heure,
échappant ainsi au contrôle du concierge, c’est-à-dire de toute la maison.
C’est par cette porte que sortait l’avocat, non sans employer les plus
grandes précautions pour l’ouvrir et pour la refermer.
Une fois dehors, il resta un moment immobile sur le trottoir, comme
s’il eût hésité sur la route à prendre. Il se dirigeait lentement vers la gare
Saint-Lazare, quand un fiacre vint à passer. Il fit signe au cocher, qui retint
son cheval et amena la voiture sur le bord de la chaussée.

68
L’affaire Lerouge Chapitre V

— Rue du Faubourg-Montmartre, au coin de la rue de Provence, dit


Noël en montant, et bon train !
À l’endroit indiqué, l’avocat descendit du fiacre et paya le cocher.
Quand il le vit assez loin, il s’engagea dans la rue de Provence, et après
une centaine de pas, sonna à la porte d’une des plus belles maisons de la
rue.
Le cordon fut immédiatement tiré.
Lorsque Noël passa devant la loge, le portier lui adressa un salut res-
pectueusement protecteur, amical en même temps : un de ces saluts que
les portiers de Paris tiennent en réserve pour les locataires selon leur
coeur, mortels généreux à la main toujours ouverte.
Arrivé au second étage, l’avocat s’arrêta, tira une clé de sa poche, et
entra comme chez lui dans l’appartement du milieu.
Mais au grincement, bien léger pourtant, de la clé dans la serrure, une
femme de chambre, assez jeune, assez jolie, à l’oeil effronté, était accou-
rue.
— Ah ! monsieur ! s’écria-t-elle.
Cette exclamation lui échappa juste assez haut pour pouvoir être en-
tendue à l’extrémité de l’appartement et servir de signal au besoin. C’était
comme si elle eût crié « Gare ! » Noël ne sembla pas le remarquer.
— Madame est là ? fit-il.
— Oui, monsieur ! et bien en colère après monsieur. Dès ce matin, elle
voulait envoyer chez monsieur. Ce tantôt elle parlait d’y aller elle-même.
J’ai eu bien du mal à l’empêcher de désobéir aux ordres de monsieur.
— C’est bien, dit l’avocat.
— Madame est dans le fumoir, continua la femme de chambre, je lui
prépare une tasse de thé ; monsieur en prendra-t-il une ?
— Oui, répondit Noël. Éclairez-moi, Charlotte.
Il traversa successivement une magnifique salle à manger, un splen-
dide salon doré, style Louis XIV ; et pénétra dans le fumoir.
C’était une pièce assez vaste dont le plafond était remarquablement
élevé. On devait s’y croire à trois mille lieues de Paris, chez quelque opu-
lent sujet du Fils du Ciel. Meubles, tapis, tentures, tableaux, tout venait
bien évidemment en droite ligne de Hong-Kong ou de Shang-Hai.

69
L’affaire Lerouge Chapitre V

Une riche étoffe de soie à personnages vivement enluminés habillait


les murs et se drapait devant les portes. Tout l’empire du Milieu y défilait
dans des paysages vermillon, mandarins pansus, entourés de leurs porte-
lanternes ; lettrés abrutis par l’opium, endormis sous des parasols ; jeunes
filles aux yeux retroussés, trébuchant sur leurs pieds serrés de bandelettes.
Le tapis, d’un tissu dont la fabrication est un secret pour l’Europe,
était semé de fruits et de fleurs d’une perfection à tromper une abeille.
Sur la soie, qui cachait le plafond, quelque grand artiste de Péking avait
peint de fantastiques oiseaux ouvrant sur un fond d’azur leurs ailes de
pourpre et d’or.
Des baguettes de laque, précieusement incrustées de nacre, retenaient
les draperies et dessinaient les angles de l’appartement.
Deux bahuts bizarres occupaient entièrement un des côtés de la pièce.
Des meubles aux formes capricieuses et incohérentes, des tables à des-
sus de porcelaine, des chiffonnières de bois précieux encombraient les
moindres recoins.
Puis c’étaient des étagères achetées chez Lien-Tsi, le Tahan de Sou-
Tchéou, la ville artistique ; mille curiosités impossibles et coûteuses, de-
puis les bâtons d’ivoire qui remplacent nos fourchettes jusqu’aux tasses
de porcelaine plus mince qu’une bulle de savon, miracles du règne de
Kien-Loung.
Un divan très large et très bas, avec des piles de coussins recouverts
en étoffe pareille à la tenture, régnait au fond du fumoir. Il n’y avait pas de
fenêtre, mais bien une grande verrière comme celle des magasins, double
et à panneaux mobiles. L’espace vide, d’un mètre environ, ménagé entre
les glaces de l’intérieur et celles de l’extérieur, était rempli de fleurs les
plus rares. La cheminée absente était remplacée par des bouches de cha-
leur adroitement dissimulées qui entretenaient dans le fumoir une tem-
pérature à faire éclore des vers à soie, véritablement en harmonie avec
l’ameublement.
Quand Noël entra, une femme jeune encore était pelotonnée sur le
divan et fumait une cigarette. En dépit de la chaleur tropicale, elle était
enveloppée de grands châles de cachemire.
Elle était petite, mais seules les femmes petites peuvent réunir toutes
les perfections. Les femmes dont la taille dépasse la moyenne doivent être

70
L’affaire Lerouge Chapitre V

des essais ou des erreurs de la nature. Si belles qu’elles pussent être, tou-
jours elles pèchent par quelque endroit, comme l’oeuvre d’un statuaire
qui, même ayant du génie, aborderait pour la première fois la grande
sculpture.
Elle était petite mais son cou, ses épaules et ses bras avaient des ron-
deurs exquises. Ses mains aux doigts retroussés, aux ongles roses, sem-
blaient des bijoux précieusement caressés. Ses pieds, chaussés de bas de
soie presque aussi épais qu’une toile d’araignée, étaient une merveille. Ils
rappelaient non le pied par trop fabuleux que Cendrillon fourrait dans
une pantoufle de vair, mais le pied très réel, très célèbre et plus palpable
dont une belle banquière aime à donner le modèle en marbre, en plâtre
ou en bronze à ses nombreux admirateurs.
Elle n’était pas belle, ni même jolie ; cependant sa physionomie était
de celles qu’on n’oublie guère, et qui frappent du coup de foudre de Beyle.
Son front était un peu haut et sa bouche trop grande, malgré la provo-
cante fraîcheur des lèvres. Ses sourcils étaient comme dessinés à l’encre
de Chine ; seulement le pinceau avait trop appuyé et ils lui donnaient l’air
dur lorsqu’elle oubliait de les surveiller. En revanche son teint uni avait
une riche pâleur dorée, ses yeux noirs veloutés possédaient une énorme
puissance magnétique, ses dents brillaient de la blancheur nacrée de la
perle et ses cheveux, d’une prodigieuse opulence, étaient fins et noirs,
ondés, avec des reflets bleuâtres.
En apercevant Noël, qui écartait la portière de soie, elle se souleva à
demi, s’appuyant sur son coude.
— Enfin, vous voici, fit-elle d’une voix aigrelette, c’est fort heureux !
L’avocat avait été suffoqué par la température sénégalienne du fu-
moir.
— Quelle chaleur ! dit-il ; on étouffe ici !
— Vous trouvez ? reprit la jeune femme ; eh bien ! moi je grelotte. Il
est vrai que je suis très souffrante. Poser m’est insupportable, me prend
sur les nerfs, et je vous attends depuis hier.
— Il m’a été impossible de venir, objecta Noël, impossible !
— Vous saviez cependant, continua la dame, qu’aujourd’hui est mon
jour d’échéance et que j’avais beaucoup à payer. Les fournisseurs sont
venus, pas un sou à leur donner. On a présenté le billet du carrossier, pas

71
L’affaire Lerouge Chapitre V

d’argent. Ce vieux filou de Clergeot, auquel j’ai souscrit un effet de trois


mille francs, m’a fait un tapage affreux. Comme c’est agréable !
Noël baissa la tête comme un écolier que son professeur gronde le
lundi parce qu’il n’a pas fait les devoirs du dimanche.
— Ce n’est qu’un jour de retard, murmura-t-il.
— Et ce n’est rien, n’est-ce pas ? riposta la jeune femme. Un homme qui
se respecte, mon cher, laisse protester sa signature s’il le faut, mais jamais
celle de sa maîtresse. Pour qui donc voulez-vous que je passe ? Ignorez-
vous que je n’ai à attendre de considérations que de mon argent ? Du jour
où je ne paye plus, bonsoir…
— Ma chère Juliette, prononça doucement l’avocat…
Elle l’interrompit brusquement.
— Oui, c’est fort joli, poursuivit-elle, ma Juliette adorée, tant que vous
êtes ici, c’est charmant, mais vous n’avez pas plus tôt tourné les talons
qu’autant en emporte le vent. Savez-vous seulement, une fois dehors, s’il
existe une Juliette !
— Comme vous êtes injuste ! répondit Noël. N’êtes-vous pas sûre que
je pense toujours à vous ? ne vous l’ai-je pas prouvé des milliers de fois ?
Tenez, je vais vous le prouver encore à l’instant.
Il tira de sa poche le petit paquet qu’il avait pris dans son bureau, et,
le développant, il montra un charmant écrin de velours.
— Voici, dit-il, le bracelet qui vous faisait tant d’envie il y a huit jours
à l’étalage de Beaugran.
Mme Juliette, sans se lever, tendit la main pour prendre l’écrin, l’en-
trouvrit avec la plus nonchalante indifférence, y jeta un coup d’oeil et dit
seulement :
— Ah !
— Est-ce bien celui-ci ? demanda Noël.
— Oui ; mais il me semblait beaucoup plus joli chez le marchand.
Elle referma l’écrin et le jeta sur une petite table placée près d’elle.
— Je n’ai pas de chance ce soir, fit l’avocat avec dépit.
— Pourquoi cela ?
— Je vois bien que ce bracelet ne vous plaît pas.
— Mais si, je le trouve charmant… d’ailleurs il me complète les deux
douzaines.

72
L’affaire Lerouge Chapitre V

Ce fut au tour de Noël de dire :


— Ah !…
Et comme Juliette se taisait, il ajouta :
— S’il vous fait plaisir, il n’y paraît guère.
— Vous y voilà donc ! s’écria la dame. Je ne vous semble pas assez
enflammée de reconnaissance. Vous m’apportez un présent, et je dois im-
médiatement le payer comptant, remplir la maison de cris de joie et me
jeter à vos genoux en vous appelant grand et magnifique seigneur.
Noël ne put retenir un geste d’impatience que Juliette remarqua fort
bien et qui la ravit.
— Cela suffirait-il ? continua-t-elle. Faut-il que j’appelle Charlotte
pour lui faire admirer ce bracelet superbe, monument de votre généro-
sité ? Voulez-vous que je fasse monter le portier et descendre ma cuisi-
nière pour leur dire combien je suis heureuse de posséder un amant si
magnifique ?
L’avocat haussait les épaules en philosophe que ne sauraient toucher
les railleries d’un enfant.
— À quoi bon ces plaisanteries blessantes ? dit-il. Si vous avez contre
moi quelque grief sérieux, mieux vaut le dire simplement et sérieusement.
— Soit, soyons sérieux, répondit Juliette. Je vous dirai, cela étant, que
mieux valait oublier ce bracelet et m’apporter hier soir ou ce matin les
huit mille francs dont j’avais besoin.
— Je ne pouvais venir.
— Il fallait les envoyer ; il y a encore des commissionnaires au coin
des rues.
— Si je ne les ai ni apportés, ni envoyés, ma chère amie, c’est que je
ne les avais pas. J’ai été obligé de beaucoup chercher avant de les trouver,
et on me les avait promis pour demain seulement. Si je les ai ce soir, je le
dois à un hasard sur lequel je ne comptais pas il y a une heure, et que j’ai
saisi aux cheveux, au risque de me compromettre.
— Pauvre homme ! fit Juliette d’un ton de pitié ironique. Vous osez me
dire que vous êtes embarrassé pour trouver dix mille francs, vous !
— Oui, moi.
La jeune femme regarda son amant et partit d’un éclat de rire.
— Vous êtes superbe dans ce rôle de jeune homme pauvre, dit-elle.

73
L’affaire Lerouge Chapitre V

— Ce n’est pas un rôle…


— Que vous dites, mon cher. Mais je vous vois venir. Cet aimable
aveu est une préface. Demain, vous allez vous déclarer très gêné, et après-
demain… C’est l’avarice qui vous travaille. Cette vertu vous manquait. Ne
sentez-vous pas des remords de l’argent que vous m’avez donné ?
— Malheureuse ! murmura Noël révolté.
— Vrai, continua la dame, je vous plains, oh ! mais considérablement.
Amant infortuné ! Si j’ouvrais une souscription pour vous ? À votre place
je me ferais inscrire au bureau de bienfaisance !
La patience échappa à Noël, en dépit de sa résolution de rester calme.
— Vous croyez rire ? s’écria-t-il ; eh bien ! apprenez-le, Juliette, je suis
ruiné et j’ai épuisé mes dernières ressources. J’en suis aux expédients !…
L’oeil de la jeune femme brilla ; elle regarda tendrement son amant.
— Oh ! si c’était vrai, mon gros chat ! dit-elle ; si je pouvais te croire !
L’avocat reçut ce regard en plein dans le coeur. Il fut navré.
Elle me croit, pensa-t-il, et elle est ravie. Elle me déteste.
Il se trompait. L’idée qu’un homme l’avait assez aimée pour se rui-
ner froidement avec elle, sans jamais laisser échapper un reproche, trans-
portait cette fille. Elle se sentait près d’aimer, déchu et sans le sou, celui
qu’elle détestait riche et fier. Mais l’expression de ses yeux changea bien
vite.
— Bête que je suis ! s’écria-t-elle, j’allais pourtant donner là-dedans
et m’attendrir ! Avec cela que vous êtes bien un monsieur à lâcher votre
monnaie à doigts écartés ! À d’autres, mon cher ! Tous les hommes aujour-
d’hui comptent comme des prêteurs sur gages. Il n’y a plus à se ruiner que
de rares imbéciles, quelques moutards vaniteux, et de temps à autre un
vieillard passionné. Or, vous êtes un gaillard très froid, très grave, très
sérieux et surtout très fort.
— Pas avec vous, toujours, murmura Noël.
— Bast ! laissez-moi donc tranquille, vous savez bien ce que vous
faites. En guise de coeur vous avez un gros double zéro comme à Hom-
bourg. Quand vous m’avez prise, vous vous êtes dit : je vais me payer de
la passion pour tant. Et vous vous êtes tenu parole. C’est un placement
comme un autre, dont on reçoit les intérêts en agrément. Vous êtes ca-
pable de toutes les folies du monde à raison de quatre mille francs par

74
L’affaire Lerouge Chapitre V

mois, prix fixe. S’il fallait vingt sous de plus, vous reprendriez bien vite
votre coeur et votre chapeau pour les porter ailleurs, à côté, à la concur-
rence.
— C’est vrai, répondit froidement l’avocat, je sais compter, et cela
m’est prodigieusement utile ! Cela me sert à savoir au juste où et com-
ment a passé ma fortune.
— Vous le savez, vraiment ? ricana Juliette.
— Et je puis vous le dire, ma chère. D’abord vous avez été peu exi-
geante… mais l’appétit vient en mangeant. Vous avez voulu du luxe, vous
l’avez eu ; un mobilier splendide, vous l’avez ; une maison montée, des
toilettes extravagantes, je n’ai rien su refuser. Il vous a fallu une voiture,
un cheval, j’ai répondu : soit. Et je ne parle pas de mille fantaisies. Je ne
compte ni ce cabinet chinois ni les deux douzaines de bracelets. Ce total
est de quatre cent mille francs.
— Vous en êtes sûr ?
— Comme quelqu’un qui les a eus et qui ne les a plus.
— Quatre cent mille francs, juste ! il n’y a pas de centimes ?
— Non.
— Alors, mon cher, si je vous présentais ma facture, vous seriez en
reste.
La femme de chambre, qui entrait apportant le thé sur un plateau,
interrompit ce duo d’amour dont Noël avait fait plus d’une répétition.
L’avocat se tut à cause de la soubrette. Juliette garda le silence à cause
de son amant, car elle n’avait pas de secret pour Charlotte, qui la servait
depuis trois ans et à laquelle, en bon coeur, elle passait tout, même un
amoureux, joli homme, qui coûtait assez cher.
Mme Juliette Chaffour était parisienne. Elle devait être née, vers 1839,
quelque part, sur les hauteurs du faubourg Montmartre, d’un père com-
plètement inconnu. Son enfance fut une longue alternative de roulées et
de caresses également furieuses. Elle vécut mal, de dragées ou de fruits
avariés ; aussi possédait-elle un estomac à toute épreuve. À douze ans, elle
était maigre comme un clou, verte comme une pomme en juin et plus dé-
pravée que Saint-Lazare. Prudhomme aurait dit que cette précoce coquine
était totalement destituée de moralité.
Elle n’avait pas la plus vague notion de l’idée abstraite que représente

75
L’affaire Lerouge Chapitre V

ce substantif. Elle devait supposer l’univers peuplé d’honnêtes gens vi-


vant comme madame sa mère, les amis et les amies de madame sa mère.
Elle ne craignait ni Dieu ni diable, mais elle avait peur des sergents de
ville. Elle redoutait aussi certains personnages mystérieux et cruels, dont
elle entendait parler de temps à autre, qui habitent près du Palais de Jus-
tice et éprouvent un malin plaisir à faire du chagrin aux jolies filles.
Comme sa beauté ne donnait aucune espérance, on allait la mettre
dans un magasin, quand un vieux et respectable monsieur, qui avait
connu sa maman autrefois, lui accorda sa protection. Ce vieillard, prudent
et prévoyant comme tous les vieillards, était un connaisseur et savait que
pour récolter il est indispensable de semer. Il voulut d’abord badigeonner
sa protégée d’un vernis d’éducation. Il lui donna des maîtres, un profes-
seur de musique, un professeur de danse qui, en moins de trois ans, lui
apprirent à écrire, un peu de piano et les premières notions d’un art qui
a fait tourner la tête à plus d’un ambassadeur : la danse.
Ce qu’il ne lui donna pas, c’est un amant. Elle en choisit un elle-même :
un artiste, qui ne lui apprit rien de bien neuf, mais qui l’enleva au vieillard
avisé pour lui offrir la moitié de ce qu’il possédait, c’est-à-dire rien. Au
bout de trois mois, en ayant assez, elle quitta le nid de ses premières
amours avec toute sa garde-robe nouée dans un mouchoir de coton.
Pendant les quatre années qui suivirent, elle vécut peu de la réalité,
beaucoup de cette espérance qui n’abandonne jamais une femme qui se
sait de jolis yeux. Tour à tour elle disparut dans les bas-fonds ou remonta
à fleur d’eau. Deux fois la fortune gantée de frais vint frapper à sa porte,
sans qu’elle eût la présence d’esprit de la retenir par un pan de son paletot.
Elle venait de débuter à un petit théâtre avec l’aide d’un cabotin, et
débitait même assez adroitement ses rôles quand Noël, par le plus grand
des hasards, la rencontra, l’aima, et en fit sa maîtresse.
Son avocat, comme elle disait, ne lui déplaisait pas trop dans les com-
mencements. Après quelques mois il l’assommait. Elle lui en voulait de
ses manières douces et polies, de ses façons d’homme du monde, de sa
distinction, du mépris qu’il dissimulait à peine pour ce qui est bas et vil,
et surtout de son inaltérable patience, que rien ne démontait. Son grand
grief contre lui, c’est qu’il n’était pas drôle, et encore qu’il se refusait ab-
solument à la conduire dans les bons endroits où règne une gaieté sans

76
L’affaire Lerouge Chapitre V

préjugés. Pour se distraire, elle commença à gaspiller de l’argent. Et à me-


sure que grandissait son ambition et que croissaient les sacrifices de son
amant, son aversion pour lui augmentait.
Elle le rendait le plus malheureux des hommes et le traitait comme
un chien. Et ce n’était pas par mauvais naturel, mais de parti pris, par
principe. Elle avait cette persuasion qu’une femme est aimée en raison
directe des soucis qu’elle cause et du mal qu’elle fait.
Juliette n’était pas méchante, et elle se jugeait très à plaindre. Son
rêve aurait été d’être aimée d’une certaine façon, qu’elle sentait bien, mais
qu’elle expliquait mal. Pour ses amants, elle n’avait été qu’un jouet ou
un objet de luxe, elle le comprenait, et, comme elle était impatiente du
mépris, cette idée la rendait enragée. Elle souhaitait un homme qui lui fût
dévoué et qui risquât beaucoup pour elle, un amant descendant jusqu’à
elle et ne cherchant pas à l’élever jusqu’à lui. Elle désespérait de ne le
rencontrer jamais.
Les folies de Noël la laissaient froide comme glace ; elle le supposait
fort riche, et, chose singulière, en dépit de sa très réelle avidité, elle se
souciait fort peu de l’argent. Noël l’aurait peut-être gagnée par une fran-
chise brutale, en lui faisant toucher du doigt sa situation ; il la perdit par
la délicatesse même de sa dissimulation, en lui laissant ignorer l’étendue
des sacrifices qu’il faisait pour elle.
Lui l’adorait. Jusqu’au jour fatal où il la connut, il avait vécu comme
un sage. Cette première passion l’incendia, et du désastre il ne sauva que
les apparences. Les quatre murs restaient debout, mais la maison était
brûlée. Les héros ont leur endroit faible : Achille périt par le talon ; les
plus adroits lutteurs ont des défauts à leur cuirasse ; par Juliette, Noël
était vulnérable et donnait prise à tout et à tous. Pour elle, en quatre ans,
ce jeune homme modèle, cet avocat à réputation immaculée, ce moraliste
austère avait dévoré non seulement sa fortune personnelle, mais celle de
Mme Gerdy.
Il aimait sa Juliette follement, sans réflexion, sans mesure, les yeux
fermés. Près d’elle il oubliait toute prudence et pensait tout haut. Dans son
boudoir il dénouait le masque de sa dissimulation habituelle et ses vices
s’étiraient à l’aise comme les membres dans une étuve. Il se sentait si bien
sans courage et sans forces contre elle que jamais il n’essaya de lutter.

77
L’affaire Lerouge Chapitre V

Elle le possédait. Parfois il avait tenté de se roidir contre des caprices


insensés, elle le faisait plier comme l’osier. Sous les regards noirs de cette
fille, il sentait ses résolutions fondre plus vite que la neige au soleil d’avril.
Elle le torturait, mais elle avait assez de puissance pour tout effacer d’un
sourire, d’une larme et d’un baiser.
Loin de l’enchanteresse, la raison lui revenait par intervalles, et dans
ses moments lucides, il se disait : elle ne m’aime pas, elle se joue de moi !
Mais la foi avait poussé dans son coeur de si profondes racines qu’il ne
pouvait l’en arracher. Il faisait montre d’une jalousie terrible et s’en tenait
à de vaines démonstrations. Il eut à différentes reprises de fortes raisons
de suspecter la fidélité de sa maîtresse, jamais il n’eut le courage d’éclair-
cir ses soupçons. Il faudrait la quitter, pensait-il, si je ne me trompais
pas, ou alors tout accepter dans l’avenir. À l’idée d’abandonner Juliette,
il frémissait et sentait sa passion assez lâche pour passer sous toutes les
fourches caudines. Il préférait des doutes désolants à une certitude plus
affreuse encore.
La présence de la femme de chambre, qui mit assez longtemps à dis-
poser tout ce qui était nécessaire pour prendre le thé, permit à Noël de se
remettre. Il regardait Juliette, et sa colère s’envolait. Déjà, il en était à se
demander s’il n’avait pas été un peu dur pour elle.
Quand Charlotte se fut retirée, il vint s’asseoir sur le divan, près de sa
maîtresse, et, arrondissant son bras, il voulut la prendre par le cou.
— Voyons, disait-il d’une voix caressante, tu as été assez méchante
comme cela ce soir. Si j’ai eu tort, tu m’as suffisamment puni. Faisons la
paix, et embrasse-moi.
Elle le repoussa durement, en disant d’un ton sec :
— Laissez-moi… Combien de fois dois-je vous répéter que je suis très
souffrante ce soir ?
— Tu souffres, mon amie, reprit l’avocat ; où ? Veux-tu qu’on pré-
vienne le docteur ?
— Ce n’est pas la peine. Je connais mon mal, il s’appelle l’ennui. Vous
n’êtes pas du tout le médecin qu’il me faut.
Noël se leva d’un air découragé et alla prendre place de l’autre côté de
la table à thé, en face de sa maîtresse. Sa résignation disait quelle habitude
il avait des rebuffades. Juliette le maltraitait, il revenait toujours, comme

78
L’affaire Lerouge Chapitre V

le pauvre chien qui guette pendant des journées l’instant où ses caresses
ne sont pas importunes. Et il avait la réputation d’être dur, emporté, ca-
pricieux ! Et il l’était !
— Vous me dites bien souvent depuis quelques mois, reprit-il, que je
vous ennuie. Que vous ai-je fait ?
— Rien.
— Eh bien ! alors ?
— Ma vie n’est plus qu’un long bâillement, répondit la jeune femme ;
est-ce ma faute ? Croyez-vous que ce soit un métier récréatif d’être votre
maîtresse ? Examinez-vous donc un peu. Est-il un être aussi triste, aussi
maussade que vous, plus inquiet, plus soupçonneux, dévoré d’une pire
jalousie ?
— Votre accueil, mon amie, hasarda Noël, est fait pour éteindre la
gaieté et glacer l’expansion. Puis on craint toujours quand on aime.
— Joli ! Alors on cherche une femme exprès pour soi, on se la com-
mande sur mesure ; on l’enferme dans sa cave et on se la fait monter une
fois par jour, après le dîner, au dessert, en même temps que le vin de
Champagne, histoire de s’égayer.
— J’aurais aussi bien fait de ne pas venir, murmura l’avocat.
— C’est cela. Je serais restée seule sans autre distraction que ma ci-
garette et quelque bouquin bien endormant ! Vous trouvez que c’est une
existence, vous, de ne bouger de chez soi ?
— C’est la vie de toutes les femmes honnêtes que je connais, répondit
sèchement l’avocat.
— Merci ! je ne leur en fais pas mon compliment. Heureusement, moi,
je ne suis pas une femme honnête et je puis dire que je suis lasse de vivre
plus claquemurée que l’épouse d’un Turc avec votre visage pour unique
distraction.
— Vous vivez claquemurée, vous !
— Certainement, continua Juliette avec une aigreur croissante. Voyons,
avez-vous jamais amené un de vos amis ici ? Non, monsieur me cache.
Quand m’avez-vous offert votre bras pour une promenade ? jamais, la di-
gnité de monsieur serait atteinte si on le voyait en ma compagnie. J’ai une
voiture, y êtes-vous monté six fois ? peut-être, mais alors vous baissiez les
stores. Je sors seule ; je me promène seule…

79
L’affaire Lerouge Chapitre V

— Toujours le même refrain, interrompit Noël, que la colère commen-


çait à gagner ; sans cesse des méchancetés gratuites. Comme si vous en
étiez à apprendre pourquoi il en est ainsi !
— Je n’ignore pas, poursuivit la jeune femme, que vous rougissez de
moi. J’en connais cependant, et de plus huppés que vous, qui montrent
volontiers leur maîtresse. Monsieur tremble pour ce beau nom de Gerdy
que je ternirais, tandis que les fils des plus grandes familles ne craignent
pas de s’afficher dans des avants-cènes avec des grues.
Pour le coup, Noël fut jeté hors de ses gonds, à la grande jubilation de
Mme Chaffour.
— Assez de récriminations ! s’écria-t-il en se levant ; si je cache nos re-
lations, c’est que j’y suis contraint. De quoi vous plaignez-vous ? Je vous
laisse votre liberté et vous en usez si largement que toutes vos actions
m’échappent. Vous maudissez le vide que je fais autour de vous ? À qui
la faute ? Est-ce moi qui me suis lassé d’une douce et modeste existence ?
Mes amis seraient venus dans un appartement respirant une honnête ai-
sance, puis-je les amener ici ? En voyant votre luxe, cet étalage insolent
de ma folie, ils se demanderaient où j’ai pris tout l’argent que je vous ai
donné.
» Je puis avoir une maîtresse, je n’ai pas le droit de jeter par les fe-
nêtres une fortune qui ne m’appartient pas. Qu’on vienne à savoir demain
que c’est moi qui vous entretiens, mon avenir est perdu. Quel client vou-
drait confier ses intérêts à l’imbécile qui s’est ruiné pour une femme dont
tout Paris a parlé. Je ne suis pas un grand seigneur, moi, je n’ai à risquer
ni un nom historique, ni une immense fortune. Je suis Noël Gerdy, avo-
cat ; ma réputation est tout ce que je possède. Elle est menteuse, soit. Telle
qu’elle est il faut que je la garde, et je la garderai.
Juliette, qui savait son Noël par coeur, pensa qu’elle était allée assez
loin. Elle entreprit de ramener son amant.
— Voyons, mon ami, dit-elle tendrement, je n’ai pas voulu vous faire
de peine. Il faut être indulgent… je suis horriblement nerveuse ce soir.
Ce simple changement ravit l’avocat et suffit pour le calmer presque.
— C’est que vous me rendriez fou, reprit-il, avec vos injustices. Moi
qui m’épuise à chercher ce qui peut vous être agréable ! Vous attaquez
perpétuellement ma gravité, et il n’y a pas quarante-huit heures nous

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L’affaire Lerouge Chapitre V

avons enterré le carnaval comme deux fous. J’ai fêté le Mardi gras comme
un étudiant. Nous sommes allés au théâtre, j’ai endossé un domino pour
vous accompagner au bal de l’Opéra, j’ai invité deux de mes amis à venir
souper avec nous.
— C’était même bien gai ! répondit la jeune femme en faisant la moue.
— Il me semble que oui.
— Vous trouvez ! c’est que vous n’êtes pas difficile. Nous sommes allés
au Vaudeville, c’est vrai, mais séparément, comme toujours, moi seule en
haut, vous en bas. Au bal, vous aviez l’air de mener le diable en terre. Au
souper, vos amis étaient folâtres comme des bonnets de nuit. J’ai dû, sur
vos ordres, affecter de vous connaître à peine. Vous avez bu comme une
éponge, sans que j’aie pu savoir si vous étiez gris ou non…
— Cela prouve, interrompit Noël, qu’il ne faut pas forcer ses goûts.
Parlons d’autre chose.
Il fit quelques pas dans le fumoir, et tirant sa montre :
— Une heure bientôt, dit-il ; mon amie, je vais vous laisser.
— Comment, vous ne me restez pas ?
— Non, à mon grand regret ; ma mère est dangereusement malade.
Il dépliait et comptait sur la table les billets de banque du père Tabaret.
— Ma petite Juliette, reprit-il, voici non pas huit mille francs mais dix
mille. Vous ne me verrez pas d’ici quelques jours.
— Quittez-vous donc Paris ?
— Non, mais je vais être absorbé par une affaire d’une importance im-
mense pour moi. Oui, immense ! Si elle réussit, mignonne, notre bonheur
est assuré, et tu verras bien si je t’aime.
— Oh ! mon petit Noël, dis-moi ce que c’est ?
— Je ne puis.
— Je t’en prie, fit la jeune femme en se pendant au cou de son amant,
se soulevant sur la pointe des pieds comme pour approcher ses lèvres des
siennes.
L’avocat l’embrassa ; sa résolution sembla chanceler.
— Non ! dit-il enfin, je ne puis, là, sérieusement. À quoi bon te don-
ner une fausse joie… Maintenant, ma chérie, écoute-moi bien. Quoi qu’il
arrive, entends-tu, sous quelque prétexte que ce soit, ne viens pas chez
moi, comme tu as eu l’imprudence de le faire ; ne m’écris même pas. En

81
L’affaire Lerouge Chapitre V

me désobéissant, tu me causerais peut-être un tort irréparable. S’il t’arri-


vait un accident, dépêche-moi ce vieux drôle de Clergeot. Je dois le voir
après-demain, car il a des billets à moi.
Juliette recula, menaçant Noël d’un geste mutin.
— Tu ne veux rien me dire ? insista-t-elle.
— Pas ce soir, mais bientôt, répondit l’avocat qu’embarrassait le regard
de sa maîtresse.
— Toujours des mystères ! fit Juliette dépitée de l’inutilité de ses chat-
teries.
— Ce sera le dernier, je te le jure.
— Noël, mon bonhomme, reprit la jeune femme d’un ton sérieux, tu
me caches quelque chose. Je te connais, tu le sais ; depuis plusieurs jours,
tu as je ne sais quoi, tu es tout changé.
— Je t’affirme…
— N’affirme rien, je ne te croirais pas. Seulement, pas de mauvaise
plaisanterie, je te préviens, je suis femme à me venger.
L’avocat, bien évidemment, était fort mal à l’aise.
— L’affaire en question, balbutia-t-il, peut aussi bien échouer que
réussir…
— Assez ! interrompit Juliette. Ta volonté sera faite, je te le promets.
Allons, monsieur, embrassez-moi, je vais me mettre au lit.
La porte n’était pas refermée sur Noël que Charlotte était installée
sur le divan près de sa maîtresse. Si l’avocat eût été à la porte, il eût pu
entendre Mme Juliette qui disait :
— Non, décidément, je ne puis plus le souffrir. Quelle scie ! mon enfant,
que cet homme-là ! Ah ! s’il ne me faisait pas si peur, comme je le lâcherais.
C’est qu’il serait capable de me tuer !
La femme de chambre essaya de défendre Noël, mais en vain ; la jeune
femme n’écoutait pas ; elle murmurait :
— Pourquoi s’absente-t-il et que complote-t-il ? Une éclipse de huit
jours, c’est louche. Voudrait-il se marier, par hasard ? Ah ! si je le savais !…
Tu m’ennuies, mon bonhomme, et je compte bien te laisser en plan un de
ces matins, mais je ne te permets pas de me quitter le premier. C’est que
je ne souffrirai pas cela ! On ira aux informations…

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L’affaire Lerouge Chapitre V

Mais Noël n’écoutait pas aux portes. Il descendit la rue de Provence


aussi vite que possible, gagna la rue Saint-Lazare et rentra comme il était
sorti, par la porte de la remise.
Il était à peine installé dans son cabinet depuis cinq minutes lorsqu’on
frappa.
— Monsieur, disait la bonne, au nom du Ciel ! monsieur, parlez-moi !
Il ouvrit la porte en disant avec impatience :
— Qu’est-ce encore ?
— Monsieur, balbutia la domestique tout en pleurs, voici trois fois que
je cogne et que vous ne répondez pas. Venez, je vous en supplie, j’ai peur,
madame va mourir.
L’avocat suivit la bonne jusqu’à la chambre de Mme Gerdy. Il dut la
trouver horriblement changée, car il ne put retenir un mouvement d’ef-
froi.
La malade, sous ses couvertures, se débattait furieusement. Sa face
était d’une pâleur livide, comme si elle n’eût plus eu une goutte de sang
dans les veines, et ses yeux, qui brillaient d’un feu sombre, semblaient
remplis d’une poussière fine. Ses cheveux dénoués tombaient le long de
ses joues et sur ses épaules, contribuant à lui donner un aspect terrifiant.
Elle poussait de temps à autre un gémissement inarticulé ou murmurait
des paroles inintelligibles. Parfois une douleur plus terrible que les autres
lui arrachait un grand cri : « Ah ! que je souffre ! » Elle ne reconnut pas
Noël.
— Vous voyez, monsieur, fit la bonne.
— Oui, qui pouvait se douter que son mal marcherait avec cette ra-
pidité ?… Vite, courez chez le docteur Hervé ; qu’il se lève et qu’il vienne
tout de suite, dites bien que c’est pour moi.
Et il s’assit dans un fauteuil, en face de la malade. Le docteur Hervé
était un des amis de Noël, son ancien condisciple, son compagnon du
quartier latin. L’histoire du docteur Hervé est celle de tous les jeunes gens
qui, sans fortune, sans relations, sans protections, osent se lancer dans la
plus difficile, la plus chanceuse des professions qui soient à Paris, où l’on
voit, hélas ! de jeunes médecins de talent réduits, pour vivre, à se mettre
à la solde d’infâmes marchands de drogues.
Homme vraiment remarquable, ayant conscience de sa valeur, Hervé,

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L’affaire Lerouge Chapitre V

ses études terminées, s’était dit : non, je n’irai pas végéter au fond d’une
campagne, je resterai à Paris, j’y deviendrai célèbre, je serai médecin en
chef d’un hôpital et grand-croix de la Légion d’honneur.
Pour débuter dans cette voie terminée à l’horizon par le plus magni-
fique des arcs de triomphe, le futur académicien s’endetta d’une vingtaine
de mille francs. Il fallait se meubler, s’improviser un intérieur, les loyers
sont chers.
Depuis, armé d’une patience que rien ne peut rebuter, armé d’une
volonté indomptable et sans intermittence, il lutte et il attend. Or, qui
peut imaginer ce que c’est qu’attendre dans certaines conditions ? Il faut
avoir passé par là pour s’en douter. Mourir de faim en habit noir, rasé de
frais et le sourire aux lèvres ! Les civilisations raffinées ont inauguré ce
supplice qui fait pâlir les cruautés du poteau des sauvages. Le docteur qui
commence soigne les pauvres qui ne peuvent pas payer. Puis le malade est
ingrat. Convalescent, il presse sur sa poitrine son médecin en l’appelant :
mon sauveur. Guéri, il raille la faculté, et oublie facilement les honoraires
dus.
Après sept ans d’héroïsme, Hervé voit enfin se grouper une clientèle.
Pendant ce temps il a vécu et payé les intérêts exorbitants de sa dette,
mais il avance. Trois ou quatre brochures, un prix remporté sans trop
d’intrigues ont attiré sur lui l’attention.
Seulement ce n’est plus le vaillant jeune homme plein d’espérance et
de foi de sa première visite. Il veut encore, et plus fortement que jamais,
arriver, réussir, mais il n’espère plus nulle jouissance de son succès. Il les
a escomptées et usées les soirs où il n’avait pas eu de quoi dîner. Si grande
que soit sa fortune dans l’avenir, il l’a payée déjà, et trop cher. Pour lui,
parvenir n’est plus que prendre une revanche. À moins de trente-cinq
ans, il est blasé sur les dégoûts et sur les déceptions et ne croit à rien.
Sous les apparences d’une universelle bienveillance, il cache un universel
mépris. Sa finesse, aiguisée aux meules de la nécessité, lui a nui ; on re-
doute les gens pénétrants : il la dissimule soigneusement sous un masque
de bonhomie et de légèreté joviale.
Et il est bon, et il est dévoué, et il aime ses amis.
Son premier mot en entrant, à peine vêtu, tant il s’était hâté, fut :
— Qu’y a-t-il ?

84
L’affaire Lerouge Chapitre V

Noël lui serra silencieusement la main et pour toute réponse lui mon-
tra le lit.
Le docteur, en moins d’une minute, prit la lampe, examina la malade
et revint à son ami.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il brusquement. J’ai besoin de tout
savoir.
L’avocat tressaillit à cette question.
— Savoir quoi ? balbutia-t-il.
— Tout ! répondit Hervé. Nous avons affaire à une encéphalite. Il n’y a
pas à s’y tromper. Ce n’est point une maladie commune, en dépit de l’im-
portance et de la continuité des fonctions du cerveau. Quelles causes l’ont
déterminée ? Ce ne sont pas des lésions du cerveau ni de la boîte osseuse,
ce seront donc de violentes affections de l’âme, un immense chagrin, une
catastrophe imprévue…
Noël interrompit son ami du geste et l’attira dans l’embrasure de la
croisée.
— Oui, mon ami, dit-il à voix basse, madame Gerdy vient d’être
éprouvée par de mortels chagrins ; elle est dévorée d’angoisses affreuses.
Écoute, Hervé, je vais confier à ton honneur, à ton amitié, notre secret :
madame Gerdy n’est pas ma mère ; elle m’a dépouillé, pour faire profiter
son fils de ma fortune et de mon nom. Il y a trois semaines que j’ai décou-
vert cette fraude indigne ; elle le sait, les suites l’épouvantent, et depuis
elle meurt minute par minute.
L’avocat s’attendait à des exclamations, à des questions de son ami.
Mais le docteur reçut sans broncher cette confidence ; il la prenait comme
un renseignement indispensable pour éclairer ses soins.
— Trois semaines, murmura-t-il, tout s’explique. A-t-elle paru souffrir
pendant ce temps ?
— Elle se plaignait de violents maux de tête, d’éblouissements, d’into-
lérables douleurs d’oreille ; elle attribuait tout cela à des migraines. Mais
ne me cache rien, Hervé, je t’en prie ; cette maladie est-elle bien grave ?
— Si grave, mon ami, si habituellement funeste que la médecine en est
à compter les cas bien constatés de guérison.
— Ah ! mon Dieu !

85
L’affaire Lerouge Chapitre V

— Tu m’as demandé la vérité, n’est-ce pas, je te la dis. Et si j’ai eu


ce triste courage, c’est que je sais que cette pauvre femme n’est pas ta
mère. Oui, à moins d’un miracle, elle est perdue. Mais ce miracle, on peut
l’espérer, le préparer. Et maintenant, à l’oeuvre !

86
CHAPITRE VI

O
   à la gare Saint-Lazare quand le père Ta-
baret, après avoir serré la main de Noël, quitta sa maison sous
le coup de ce qu’il venait d’entendre. Obligé de se contenir, il
jouissait délicieusement de sa liberté d’impression. C’est en chancelant
qu’il fit les premiers pas dans la rue, semblable au buveur que surprend
le grand air, au sortir d’une salle à manger bien chaude. Il était radieux,
mais étourdi en même temps de cette rapide succession d’événements im-
prévus qui l’avaient brusquement amené, croyait-il, à la découverte de la
vérité.
En dépit de sa hâte d’arriver près du juge d’instruction, il ne prit pas
de voiture. Il sentait le besoin de marcher. Il était de ceux à qui l’exercice
donne la lucidité. Quand il se donnait du mouvement, les idées, dans sa
cervelle, se classaient et s’emboîtaient comme les grains de blé dans un
boisseau qu’on agite.
Sans presser sa marche, il gagna la rue de la Chaussée-d’Antin, tra-

87
L’affaire Lerouge Chapitre VI

versa le boulevard, dont les cafés resplendissaient, et s’engagea dans la


rue de Richelieu.
Il allait, sans conscience du monde extérieur, trébuchant aux aspérités
du trottoir ou glissant sur le pavé gras. S’il suivait le bon chemin, c’était
par un instinct purement machinal ; la bête le guidait. Son esprit courait
les champs des probabilités et suivait dans les ténèbres le fil mystérieux
dont il avait, à La Jonchère, saisi l’imperceptible bout.
Comme tous ceux que de fortes émotions remuent, sans s’en douter il
parlait haut, se souciant peu des oreilles indiscrètes où pouvaient tomber
ses exclamations et ses lambeaux de phrases. À chaque pas on rencontre
ainsi, dans Paris, de ces gens qu’isole, au milieu de la foule, leur passion du
moment, et qui confient aux quatre vents du ciel leurs plus chers secrets
pareils à des vases fêlés qui laissent se répandre leur contenu. Souvent
les passants prennent pour des fous ces monologueurs bizarres. Parfois
aussi des curieux les suivent, qui s’amusent à recueillir d’étranges confi-
dences. C’est une indiscrétion de ce genre qui apprit la ruine de Riscara,
ce banquier si riche. Lambreth, l’assassin de la rue de Venise, se perdit
ainsi.
— Quelle veine ! disait le père Tabaret, quelle chance incroyable ! Gé-
vrol a beau dire, le hasard est encore le plus grand des agents de po-
lice. Qui aurait imaginé une pareille histoire ! J’avais flairé un enfant
là-dessous. Mais comment soupçonner une substitution ? un moyen si
usé que les dramaturges n’osent plus s’en servir au boulevard. Voilà qui
prouve bien le danger des idées préconçues en police. On s’effraye de l’in-
vraisemblance, et c’est l’invraisemblance qui est vraie. On recule devant
l’absurde, et c’est à l’absurde qu’il faut pousser. Tout est possible.
» Je ne donnerais pas ma soirée pour mille écus. Je fais d’une pierre
deux coups : je livre le coupable et je donne à Noël un fier coup d’épaule
pour reconquérir son état civil. En voilà un qui certes est digne de sa
bonne fortune ! Pour une fois, je ne serais pas fâché de voir arriver un
garçon élevé à l’école du malheur. Bast ! il sera comme les autres. La pros-
périté lui tournera la tête. Ne parlait-il pas déjà de ses ancêtres… Pauvre
humanité ! Il était à pouffer de rire… C’est cette Gerdy qui me surprend le
plus. Une femme à qui j’aurais donné le bon Dieu sans confession ! Quand
je pense que j’ai failli la demander en mariage, l’épouser ! Brrr…

88
L’affaire Lerouge Chapitre VI

À cette idée le bonhomme frissonna. Il se vit marié, découvrant tout à


coup le passé de Mme Tabaret, mêlé à un procès scandaleux, compromis,
ridiculisé.
— Quand je pense, poursuivit-il, que mon Gévrol court après l’homme
aux boucles d’oreilles ! Trime, mon garçon, trime, les voyages forment
la jeunesse. Sera-t-il assez vexé ! Il va m’en vouloir à la mort. Je m’en
moque un peu ! Si on voulait me faire des misères, monsieur Daburon me
protégerait. En voilà un à qui je vais tirer une épine du pied. Je le vois
d’ici, ouvrant des yeux comme des soucoupes, quand je lui dirai : « Je le
tiens ! » Il pourra se vanter de me devoir une fière chandelle. Ce procès
va lui faire honneur ou la justice n’est pas la justice. On va le nommer
au moins officier de la Légion d’honneur. Tant mieux ! Il me revient, ce
juge-là. S’il dort, je vais lui servir un agréable réveil. Va-t-il m’accabler de
questions ! Il voudra connaître des fins, trouver la petite bête…
Le père Tabaret, qui traversait le pont des Saints-Pères, s’arrêta brus-
quement.
— Des détails ! dit-il, c’est que je n’en ai pas ; je ne sais la chose qu’en
gros.
Il se remit à marcher en continuant :
— Ils ont raison, là-bas, je suis trop passionné ; je m’emballe, comme
dit Gévrol. Tandis que je tenais Noël, je devais lui tirer les vers du nez,
lui extraire une infinité de renseignements utiles ; je n’y ai pas seulement
songé… Je buvais ses paroles ; j’aurais voulu qu’il me les racontât toutes
en deux mots. C’est cependant naturel, cela ; quand on poursuit un cerf,
on ne s’arrête pas à tirer un merle. C’est égal, je n’ai pas su mener cet in-
terrogatoire. D’un autre côté, en insistant, je pouvais éveiller la défiance
de Noël, le mettre à même de deviner que je travaille pour la rue de Jéru-
salem. Certes, je n’en rougis pas, j’en tire même vanité, cependant j’aime
autant qu’on ne s’en doute pas. Les gens sont si bêtes qu’ils ne peuvent
pas sentir la police qui les protège et qui les garde. Maintenant, du calme
et de la tenue, nous voici arrivé.
M. Daburon venait de se mettre au lit, mais il avait laissé des ordres à
son domestique. Le père Tabaret n’eut qu’à se nommer pour être aussitôt
introduit dans la chambre à coucher du magistrat.
À la vue de son agent volontaire, le juge se dressa vivement.

89
L’affaire Lerouge Chapitre VI

— Il y a quelque chose d’extraordinaire, dit-il ; qu’avez-vous décou-


vert ? tenez-vous un indice ?
— Mieux que cela, répondit le bonhomme souriant d’aise.
— Dites vite…
— Je tiens le coupable !
Le père Tabaret dut être content ; il produisait son effet, un grand ef-
fet ; le juge avait bondi dans son lit.
— Déjà ! fit-il ; est-ce possible ?
— J’ai l’honneur de répéter à monsieur le juge d’instruction, reprit le
bonhomme, que je connais l’auteur du crime de La Jonchère.
— Et moi, fit le juge, je vous proclame le plus habile de tous les
agents passés et futurs. Je ne ferai certes plus une instruction sans votre
concours.
— Monsieur le juge est trop bon ; je ne suis que pour bien peu de chose
dans cette trouvaille, le hasard seul…
— Vous êtes modeste, monsieur Tabaret : le hasard, voyez-vous, ne
sert que les hommes forts, et c’est ce qui indigne les sots. Mais je vous en
prie, asseyez-vous et parlez.
Alors, avec une lucidité et une précision dont on l’aurait cru incapable,
le vieux policier rapporta au juge d’instruction tout ce que lui avait appris
Noël. Il cita de mémoire les lettres sans presque y changer une expression.
— Et ces lettres, ajouta-t-il, je les ai vues, et j’en ai même escamoté
une pour faire vérifier l’écriture. La voici.
— Oui ! murmura le magistrat, oui, monsieur Tabaret, vous connaissez
le coupable. L’évidence est là qui brille à aveugler. Dieu l’a voulu ainsi : le
crime engendre le crime. La faute énorme du père a fait du fils un assassin.
— Je vous ai tu les noms, monsieur, reprit le père Tabaret, je voulais
avant connaître votre pensée…
— Oh ! vous pouvez les dire, interrompit le juge avec une certaine
animation ; si haut qu’il faille frapper, un magistrat français n’a jamais
hésité.
— Je le sais, monsieur, mais c’est haut, allez, cette fois. Le père qui a
sacrifié son fils légitime à son bâtard est le comte Rhéteau de Comma-
rin, et l’assassin de la veuve Lerouge est le bâtard, le vicomte Albert de
Commarin.

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

Le père Tabaret, en artiste habile, avait lancé ces noms avec une len-
teur calculée, comptant bien qu’ils produiraient une énorme impression.
Son attente fut dépassée.
M. Daburon fut frappé de stupeur. Il demeura immobile, les yeux
agrandis par l’étonnement. Machinalement il répétait comme un mot vide
de sens et qu’on s’apprend :
— Albert de Commarin, Albert de Commarin !
— Oui, insista le père Tabaret, le noble vicomte. C’est à n’y pas croire,
je le sais bien.
Mais il s’aperçut de l’altération des traits du juge d’instruction, et, un
peu effrayé, il s’approcha du lit.
— Est-ce que monsieur le juge se trouverait indisposé ? demanda-t-il.
— Non, répondit M. Daburon, sans trop savoir ce qu’il disait, je me
porte très bien ; seulement la surprise, l’émotion…
— Je comprends cela, fit le bonhomme.
— N’est-ce pas, vous comprenez ; j’ai besoin d’être seul un moment.
Mais ne vous éloignez pas ; il nous faut causer de cette affaire longuement.
Veuillez donc passer dans mon cabinet, il doit encore y avoir du feu ; je
vous rejoins à l’instant.
Alors M. Daburon se leva lentement, endossa une robe de chambre ou
plutôt se laissa tomber dans un fauteuil. Son visage auquel, dans l’exer-
cice de ses austères fonctions, il avait su donner l’immobilité du marbre,
reflétait de cruelles agitations et ses yeux trahissaient de rudes angoisses.
C’est que ce nom de Commarin, prononcé à l’improviste, réveillait en
lui les plus douloureux souvenirs et ravivait une blessure mal cicatrisée.
Il lui rappelait, ce nom, un événement qui brusquement avait éteint sa
jeunesse et brisé sa vie. Involontairement, il se reportait à cette époque
comme pour en savourer encore toutes les amertumes. Une heure avant,
elle lui semblait bien éloignée et déjà perdue dans les brumes du passé ;
un mot avait suffi pour qu’elle surgît nette et distincte. Il lui paraissait,
maintenant, que cet événement auquel se mêlait Albert de Commarin da-
tait d’hier. Il y avait deux ans bientôt de cela !
Pierre-Marie Daburon appartient à l’une des vieilles familles du Poi-
tou. Trois ou quatre de ses ancêtres ont rempli successivement les charges
les plus considérables de la province. Comment ne léguèrent-ils pas un

91
L’affaire Lerouge Chapitre VI

titre et des armes à leurs descendants ?


Le père du magistrat réunit, assure-t-on, autour du vilain castel mo-
derne qu’il habite, pour plus de huit cent mille francs de bonnes terres. Par
sa mère, une Cottevise-Luxé, il tient à toute la haute noblesse poitevine,
une des plus exclusives qui soit en France, comme chacun sait.
Lorsqu’il fut nommé à Paris, sa parenté lui ouvrit tout d’abord cinq
ou six salons aristocratiques et il ne tarda pas à étendre le cercle de ses
relations.
Il n’avait pourtant aucune des précieuses qualités qui fondent et as-
surent les réputations de salon. Il était froid, d’une gravité touchant à
la tristesse, réservé et, de plus, timide à l’excès. Son esprit manquait de
brillant et de légèreté ; il n’avait pas la repartie vive, et souvent l’à-propos
le trahissait. Il ignorait absolument l’art aimable de causer sans rien dire ;
il ne savait ni mentir ni lancer avec grâces un fade compliment. Comme
tous les hommes qui sentent vivement et profondément, il était inhabile à
traduire sur-le-champ ses impressions. Il lui fallait la réflexion et le retour
sur soi-même.
Cependant, on le rechercha pour des qualités plus solides : pour la
noblesse de ses sentiments, pour son caractère, pour la sûreté de ses rela-
tions. Ceux qui le virent dans l’intimité apprécièrent vite la rectitude de
son jugement, son bon sens sain et vif arrivant sans effort au piquant. On
découvrit sous une écorce un peu froide un coeur chaud pour ses amis,
une sensibilité excessive, une délicatesse presque féminine. Enfin, si dans
un salon peuplé d’indifférents et de niais il était éclipsé, il triomphait dans
un petit cercle où il se sentait réchauffé par une atmosphère sympathique.
Insensiblement, il s’habitua à sortir beaucoup. Il ne croyait pas que
ce fût du temps perdu. Il estimait, sagement peut-être, qu’un magistrat
a mieux à faire qu’à rester enfermé dans son cabinet, en compagnie des
livres de la loi. Il pensait qu’un homme appelé à juger les autres doit les
connaître, et, pour cela, les étudier. Observateur attentif et discret, il exa-
minait autour de lui le jeu des intérêts et des passions, s’exerçant à dé-
mêler et à manoeuvrer au besoin les ficelles des pantins qu’il voyait se
mouvoir autour de lui. Pièce à pièce, pour ainsi dire, il tâchait de démon-
ter cette machine compliquée et si complexe qui s’appelle la société et
dont il était chargé de surveiller les mouvements, de régler les ressorts et

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

d’entretenir les rouages.


Tout à coup, vers le commencement de l’hiver de 1860 à 1861, M. Da-
buron disparut. Ses amis le cherchaient, on ne le rencontrait nulle part.
Que devenait-il ? On s’enquit, on s’informa, et on apprit qu’il passait
presque toutes ses soirées chez madame la marquise d’Arlange.
La surprise fut grande ; elle était naturelle.
Cette chère marquise était, ou plutôt est, car elle est encore de ce
monde, une personne qu’on trouvait arriérée et rococo dans le cercle des
douairières de la princesse de Southenay. Elle est à coup sûr le legs le
plus singulier fait par le dix-huitième siècle au nôtre. Comment, par quel
procédé merveilleux a-t-elle été conservée telle que nous la voyons ? On
s’interroge en vain. On jurerait à l’entendre qu’elle était hier à l’une de
ces soirées de la reine où on jouait si gros jeu, au grand désespoir de
Louis XVI, et où les grandes dames trichaient ouvertement à qui mieux
mieux. Moeurs, langage, habitudes, costume presque, elle a tout gardé de
ce temps sur lequel on n’a guère écrit que pour les défigurer. Sa seule vue
en dit plus qu’un long article de revue, une heure de sa conversation plus
qu’un volume.
Elle est née dans une petite principauté allemande où s’étaient réfu-
giés ses parents en attendant le châtiment et le repentir d’un peuple égaré
et rebelle. Elle a été élevée, elle a grandi sur les genoux de vieux émigrés,
dans quelque salon très antique et très doré, comme dans un cabinet de
curiosités. Son esprit s’était éveillé au bruit de conversations antédilu-
viennes, son imagination avait été frappée de raisonnements à peu près
aussi concluants que ceux d’une assemblée de sourds convoqués pour ju-
ger une oeuvre de Félicien David. Là elle avait puisé un fond d’idées qui,
appliquées à la société actuelle, sont grotesques, comme le seraient celles
d’un enfant enfermé jusqu’à vingt ans dans un musée assyrien.
L’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, la Seconde Répu-
blique, le Second Empire ont défilé sous ses fenêtres sans qu’elle ait pris
la peine de les ouvrir. Tout ce qui s’est passé depuis 89, elle le considère
comme non avenu. C’est un cauchemar, et elle attend le réveil. Elle a tout
regardé, elle regarde tout avec ses jolies bésicles qui font voir ce qu’on
veut et non ce qui est, et qu’on vend chez les marchands d’illusions.
À soixante-huit ans bien sonnés, elle se porte comme un arbre, et n’a

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

jamais été malade. Elle est d’une vivacité, d’une activité fatigante, et ne
peut tenir en place que lorsqu’elle dort ou qu’elle joue au piquet, son jeu
favori. Elle fait ses quatre repas par jour, mange comme un vendangeur
et boit sec. Elle professe un mépris non déguisé pour les femmelettes de
notre siècle, qui vivent une semaine sur un perdreau et arrosent d’eau
claire de grands sentiments qu’elles entortillent de longues phrases. En
tout elle a toujours été et est encore très positive. Sa parole est prompte
et imagée. Sa phrase hardie ne recule pas devant le mot propre. S’il sonne
mal à quelque oreille délicate, tant pis ! Ce qu’elle déteste le plus, c’est
l’hypocrisie. Elle croit à Dieu, mais elle croit aussi à M. de Voltaire, de
sorte que sa dévotion est des plus problématiques. Pourtant elle est au
mieux avec son curé, et ordonne de soigner son dîner les jours où elle
lui fait l’honneur de l’admettre à sa table. Elle doit le considérer comme
un subalterne utile à son salut et fort capable de lui ouvrir les portes du
paradis.
Telle qu’elle est, on la fuit comme la peste. On redoute son verbe haut,
son indiscrétion terrible, et le franc-parler qu’elle affecte pour avoir le
droit de dire en face toutes les méchancetés qui lui passent par la tête.
De toute sa famille, il ne lui reste plus que la fille de son fils mort fort
jeune.
D’une fortune très considérable jadis, relevée en partie par l’indem-
nité, mais administrée à la diable, elle n’a su conserver qu’une inscription
de vingt mille francs de rente sur le grand livre, et qui vont diminuant de
jour en jour. Elle est aussi propriétaire du joli petit hôtel qu’elle habite
près des Invalides, situé entre une cour assez étroite et un vaste jardin.
Avec cela, elle se trouve la plus infortunée des créatures de Dieu et
passe la moitié de sa vie à crier misère. De temps à autre, après quelque
folie un peu forte, elle confesse qu’elle redoute surtout de mourir à l’hô-
pital.
Un ami de M. Daburon le présenta chez la marquise d’Arlange. Cet
ami l’avait entraîné en un moment de bonne humeur, en lui disant :
— Venez, je prétends vous montrer un phénomène, une revenante en
chair et en os.
La marquise intrigua fort le magistrat, la première fois qu’il fut admis
à cette fête de lui présenter ses hommages. La seconde fois elle l’amusa

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

beaucoup, et pour cette raison il revint. Mais elle ne l’amusait plus depuis
longtemps lorsqu’il restait l’hôte assidu et fidèle du boudoir rose tendre
où elle passait sa vie.
Mme d’Arlange l’avait pris en amitié et se répandait en éloges sur son
compte.
— Un homme délicieux, ce jeune robin, disait-elle, délicat et sensible.
Il est assommant qu’il ne soit pas né. On peut le voir nonobstant, ses pères
étaient fort gens de bien et sa mère était une Cottevise qui a mal tourné.
Je lui veux du bien et je l’avancerai dans le monde de tout mon crédit.
La plus grande preuve d’amitié qu’elle lui donnât était d’articuler son
nom comme tout le monde. Elle avait conservé cette affectation si co-
mique de ne pouvoir retenir le nom des gens qui ne sont pas nés et qui
par conséquent n’existent pas. Elle tenait si fort à les défigurer que si,
par inadvertance, elle prononçait bien, elle se reprenait aussitôt. Dans les
premiers temps, à la grande réjouissance du juge d’instruction, elle avait
estropié son nom de mille manières. Successivement elle avait dit : Tabu-
ron, Dabiron, Maliron, Laliron, Laridon. Au bout de trois mois elle disait
net et franc Daburon, absolument comme s’il eût été duc de quelque chose
et seigneur d’un lieu quelconque.
À certains jours, elle s’efforçait de démontrer au magistrat qu’il était
noble ou devait l’être. Elle eût été ravie de le voir s’affubler d’un titre et
camper un casque sur ses cartes de visite.
— Comment, disait-elle, vos pères, qui furent gens de robes éminents,
n’eurent-ils pas l’idée de se faire décrasser, d’acheter une savonnette à
vilain ? Vous auriez aujourd’hui des parchemins présentables.
— Mes ancêtres ont eu de l’esprit, répondait M. Daburon, ils ont mieux
aimé être les premiers des bourgeois que les derniers des nobles.
Sur quoi la marquise expliquait, démontrait et prouvait qu’entre le
plus gros bourgeois et le plus mince hobereau, il y a un abîme que tout
l’argent du globe ne saurait combler.
Mais ceux que surprenait tant l’assiduité de M. Daburon près de « la
revenante » ne connaissaient pas la petite-fille de la marquise, ou du
moins ne se la rappelaient pas. Elle sortait si rarement ! La vieille dame
n’aimait pas à s’embarrasser, disait-elle, d’une jeune espionne qui la gê-
nait pour causer et conter ses anecdotes.

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

Claire d’Arlange venait d’avoir dix-sept ans. C’était une jeune fille
bien gracieuse et bien douce, ravissante de naïve ignorance. Elle avait
des cheveux blond cendré, fins et épais, qu’elle relevait d’habitude négli-
gemment, et qui retombaient en grosses grappes sur son cou du dessin le
plus pur. Elle était un peu svelte encore, mais sa physionomie rappelait
les plus célestes figures du Guide. Ses yeux bleus, ombragés de longs cils
plus foncés que ses cheveux, avaient surtout une adorable expression.
Un certain parfum d’étrangeté ajoutait encore au charme déjà si puis-
sant de sa personne. Cette étrangeté, elle la devait à la marquise. On
admirait avec surprise ses façons d’un autre âge. Elle avait de plus que
sa grand-mère de l’esprit, une instruction suffisante et des notions assez
exactes sur le monde au milieu duquel elle vivait.
Son éducation, sa petite science de la vie réelle, Claire les devait à une
sorte de gouvernante sur qui Mme d’Arlange se déchargeait des soucis
que donnait cette « morveuse ».
Cette gouvernante, Mlle Schmidt, prise les yeux fermés, se trouva,
par le plus grand des hasards, savoir quelque chose et être honnête par-
dessus. Elle était ce qui se voit souvent de l’autre côté du Rhin : tout à la
fois romanesque et positive, d’une sensibilité larmoyante, et cependant
d’une vertu exactement sévère. Cette brave personne sortit Claire du do-
maine de la fantaisie et des chimères où l’entretenait la marquise, et dans
son enseignement, fit preuve d’un bon sens. Elle dévoila à son élève les
ridicules de sa grand-mère, et lui apprit à les éviter sans cesser de les res-
pecter.
Chaque soir, en arrivant chez Mme d’Arlange, M. Daburon était sûr de
trouver Mlle Claire assise près de sa grand-mère, et c’est pour cela qu’il
venait.
Tout en écoutant d’une oreille distraite les radotages de la vieille dame
et ses interminables anecdotes de l’émigration, il regardait Claire comme
un fanatique regarde son idole. Il admirait ses longs cheveux, sa bouche
charmante, ses yeux qu’il trouvait les plus beaux du monde.
Bien souvent, dans son extase, il lui arrivait de ne plus savoir au juste
où il se trouvait. Il oubliait absolument la marquise et n’entendait plus sa
voix de tête qui entrait dans le tympan comme une aiguille à tricoter. Il
répondait alors tout de travers, commettait les plus singuliers quiproquos,

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

qu’il tâchait après d’expliquer. Ce n’était pas la peine. Mme d’Arlange ne


s’apercevait pas des absences de son courtisan. Ses demandes étaient si
longues que les réponses lui importaient peu. Ayant un auditoire, elle se
tenait satisfaite, pourvu que, de temps en temps, il donnât signe de vie.
Lorsqu’il fallait s’asseoir à la table de piquet, il l’appelait tout bas le
banc des travaux forcés ; le magistrat maudissait le jeu et son détestable
inventeur. Il n’en était pas plus attentif à ses cartes. Il se trompait à tout
moment, écartait sans voir et oubliait de couper. La vieille dame se plai-
gnait de ces distractions continuelles, mais elle en profitait sans vergogne.
Elle regardait l’écart, changeait les cartes qui lui déplaisaient, comptait
audacieusement des points fantastiques, et, à la fin, empochait sans pu-
deur ni remords l’argent ainsi gagné.
La timidité de M. Daburon était extrême. Claire était farouche à l’ex-
cès ; ils ne se parlaient jamais. Pendant tout l’hiver, le juge n’adressa pas
dix fois la parole directement à la jeune fille. Encore, à chaque fois, avait-il
appris par coeur, mécaniquement, la phrase qu’il se proposait de lui dire,
sachant bien que sans cette précaution il s’exposait à rester court.
Mais au moins il la voyait, il respirait le même air qu’elle, il entendait
sa voix harmonieuse et pure comme les vibrations du cristal, il s’enivrait
d’une odeur très douce qu’elle portait, et qu’il comparait aux plus célestes
parfums.
Jamais il n’avait pu prendre sur lui de lui demander le nom de cette
odeur, mais après mille recherches qui le firent passer pour un fou chez
trois ou quatre parfumeurs, il l’avait enfin trouvée. Il en avait tout impré-
gné chez lui, jusqu’aux dossiers qui s’amoncelaient sur son bureau.
À force de regarder les yeux qu’il trouvait sublimes, il avait fini par
en connaître toutes les expressions. Il croyait y lire toutes les pensées
de celle qu’il adorait, et par là regarder dans son âme comme par une
fenêtre ouverte. Elle est contente, aujourd’hui, se disait-il ; alors il était
gai. D’autres fois il pensait : elle a eu quelque chagrin dans la journée.
Aussitôt il devenait triste.
L’idée de demander la main de Claire s’était, à bien des reprises, pré-
sentée à l’esprit de M. Daburon ; jamais il n’avait osé s’y arrêter. Connais-
sant les principes de la marquise, la sachant affolée de sa noblesse, in-
traitable sur l’article mésalliance, il était convaincu qu’elle l’arrêterait au

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

premier mot par un : non ! fort sec, sur lequel jamais elle ne reviendrait.
Tenter une ouverture, c’est donc risquer, sans chances de réussite, son
bonheur présent qu’il trouvait immense, car l’amour vit de misères.
Une fois repoussé, pensait-il, la maison me sera fermée. Alors, adieu
toute félicité en cette vie, c’en est fait de moi.
D’un autre côté, il se disait fort sensément qu’un autre pouvait très
bien voir Mlle d’Arlange, l’aimer par conséquent, la demander et l’obtenir.
Dans tous les cas, hasardant une demande ou hésitant encore, il devait
sûrement la perdre dans un temps donné. Au commencement du prin-
temps il se décida.
Par un bel après-midi du mois d’avril, il se dirigea vers l’hôtel d’Ar-
lange, ayant certes besoin de plus de bravoure qu’il n’en faut au soldat
qui affronte une batterie. Lui aussi, il se disait : vaincre ou mourir.
La marquise, sortie aussitôt après son premier déjeuner, venait de ren-
trer. Elle était dans une colère épouvantable et poussait des cris d’aigle.
Voici ce qui était arrivé : la marquise avait fait exécuter quelques tra-
vaux par un peintre, son voisin ; il y avait de cela huit ou dix mois. Cent
fois l’ouvrier s’était présenté pour toucher le montant de son mémoire,
cent fois on l’avait congédié en lui disant de repasser. Las d’attendre et
de courir, il avait fait citer en conciliation devant le juge de paix la haute
et puissante dame d’Arlange.
La citation avait exaspéré la marquise ; pourtant elle n’en avait soufflé
mot à personne, ayant décidé dans sa sagesse qu’elle se transporterait
au tribunal, à seule fin de demander justice et de prier le juge de paix
de réprimander vertement le peintre impudent qui avait osé la tracasser
pour une misérable somme d’argent, une vétille.
Le résultat de ce beau projet se devine. Le juge de paix fut obligé de
faire expulser de force de son cabinet l’entêtée marquise. De là sa fureur.
M. Daburon la trouva dans le boudoir rose tendre, à demi déshabillée,
toute décoiffée, plus rouge qu’une pivoine, entourée des débris des porce-
laines et des cristaux tombés sous sa main dans le premier moment. Pour
comble de malheur, Claire et sa gouvernante étaient sorties. Une femme
de chambre était occupée à inonder l’infortunée marquise de toutes sortes
d’eaux propres à calmer les nerfs.
Elle accueillit le magistrat comme un envoyé de la sainte Trinité

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

même. En un peu plus d’une demi-heure avec force interjections et plus


d’imprécations encore, elle narra son odyssée.
— Comprenez-vous ce juge ! s’écria-t-elle. Ce doit être quelque fréné-
tique jacobin, quelque fils des forcenés qui ont trempé leurs mains dans
le sang du roi ! Oui, mon ami, je lis la stupeur et l’indignation sur votre
visage… il a donné raison à cet impudent drôle à qui je faisais gagner sa
vie en lui donnant du travail ! Et comme je lui adressais de sévères re-
montrances, ainsi qu’il était de mon devoir, il m’a fait chasser. Chasser !
moi !…
À ce souvenir si pénible, elle fit du bras un geste terrible de menace.
Dans son brusque mouvement, elle atteignit un flacon que tenait la femme
de chambre, un flacon superbe qui alla se briser à l’extrémité du boudoir.
— Bête ! maladroite ! sotte ! cria la marquise.
M. Daburon, tout étourdi d’abord, entreprit de calmer un peu l’exas-
pération de Mme d’Arlange. Elle ne lui laissa pas prononcer trois paroles.
— Heureusement, vous voilà, continua-t-elle. Vous m’êtes tout acquis,
je le sais. Je compte que vous allez vous mettre en mouvement, et que,
grâce à votre crédit et à vos amis, ce croquant de peintre et ce noir scélé-
rat de juge seront jetés dans quelque basse fosse pour leur apprendre le
respect que l’on doit à une femme de ma sorte.
Le magistrat ne se permit pas même de sourire à cette demande im-
prévue. Il avait entendu bien d’autres énormités sortir de la bouche de
Mme d’Arlange, sans se moquer jamais ; n’était-elle pas la grand-mère
de Claire ? Pour cela, il la chérissait et la vénérait. Il la bénissait de sa
petite-fille, comme parfois un promeneur bénit Dieu pour la petite fleur
au parfum sauvage qu’il cueille près d’un buisson.
Les fureurs de la vieille dame étaient terribles ; elles étaient longues
aussi. Elles pouvaient, comme la colère d’Achille, durer cent chapitres. Au
bout d’une heure pourtant, elle était ou semblait complètement apaisée.
On avait relevé ses cheveux, réparé le désordre de sa toilette et ramassé
les tessons.
Vaincue par sa violence même, la réaction s’en mêlant, elle gisait épui-
sée et geignante dans son fauteuil.
Ce résultat magnifique, et qui surprenait bien la femme de chambre,
était dû au magistrat. Pour l’obtenir, il avait eu recours à toute son habi-

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

leté, déployé une angélique patience et usé de ménagements infinis.


Son triomphe était d’autant plus méritoire qu’il arrivait fort mal pré-
paré à cette bataille. Cet incident baroque renversait ses projets. Pour
une fois qu’il s’était senti la résolution de parler, l’événement se décla-
rait contre lui. Il fit contre mauvaise fortune bon coeur.
S’armant de sa grande éloquence de Palais, il versa des douches gla-
cées sur le cerveau de l’irritable marquise. Il lui administra à hautes doses
ces périodes interminables qui sont les pelotes de ficelles du style et la
gloire de nos avocats généraux. Il n’était pas si fou de la contredire ; il
caressa au contraire sa marotte.
Il fut tour à tour pathétique et railleur. Il parla comme il faut de la
Révolution, maudit ses erreurs, déplora ses crimes et s’attendrit sur ses
suites si désastreuses pour les honnêtes gens. De l’infâme Marat, grâce à
d’habiles transitions, il arriva au coquin de juge de paix. Il flétrit en termes
énergiques la scandaleuse conduite de ce magistrat et blâma hautement
ce croquant de peintre. Cependant il était d’avis de leur faire grâce de la
prison. Ses conclusions furent qu’il serait peut-être prudent, sage, noble
même de payer.
Ces deux malencontreuses syllabes, payer, n’étaient pas prononcées
que Mme d’Arlange se trouvait debout dans la plus fière attitude.
— Payer ! dit-elle, pour que ces scélérats persistent dans leur endur-
cissement ! Les encourager par une faiblesse coupable ! Jamais ! D’ailleurs
pour payer, il faut de l’argent et je n’en ai pas.
— Oh ! fit le juge, il s’agit de quatre-vingt-sept francs.
— Ce n’est donc rien, cela ! répondit la marquise. Vous en parlez bien à
votre aise, monsieur le magistrat. On voit bien que vous avez de l’argent.
Vos pères étaient des gens de rien et la Révolution a passé à cent pieds
au-dessus de leur tête. Qui sait même si elle ne leur a pas profité ! Elle a
tout pris aux d’Arlange. Que me fera-t-on, si je ne paye pas ?
— Mais, madame la marquise, bien des choses. On vous ruinera en
frais ; vous recevrez du papier timbré, les huissiers viendront, on vous
saisira.
— Hélas ! s’écria la vieille dame, la Révolution n’est pas finie. Nous y
passerons tous, mon pauvre Daburon ! Ah ! vous êtes bien heureux d’être
peuple, vous ! Je vois bien qu’il me faudra payer sans délai, et c’est affreu-

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

sement triste pour moi qui n’ai rien, et qui suis forcée de m’imposer de si
grands sacrifices pour ma petite-fille…
Le magistrat savait sa marquise sur le bout des doigts. Ce mot sacri-
fices, prononcé par elle, le surprit si fort, qu’involontairement, à demi-
voix, il répéta :
— Des sacrifices ?
— Certainement, reprit Mme d’Arlange. Sans elle, vivrais-je comme je
le fais, me refusant tout pour nouer les deux bouts ? Nenni ! Feu le marquis
m’a souvent parlé des tontines instituées par monsieur de Calonne, où
l’argent rend beaucoup. Il doit en exister encore de pareilles. N’était ma
petite-fille, j’y mettrais tout ce que j’ai à fonds perdus. De cette manière,
j’aurais de quoi manger. Mais je ne m’y déciderai jamais. Je sais, Dieu
merci ! les devoirs d’une mère, et je garde tout mon bien pour ma petite
Claire.
Ce dévouement parut si admirable à M. Daburon qu’il ne trouva pas
un mot à répliquer.
— Ah ! cette chère enfant me tourmente terriblement, continua la mar-
quise. Tenez, Daburon, je puis bien vous l’avouer, il me prend des vertiges
quand je pense à son établissement.
Le juge d’instruction rougit de plaisir. L’occasion lui arrivait au galop,
elle allait passer à sa portée, à lui de l’entrefourcher.
— Il me semble, balbutia-t-il, qu’établir mademoiselle Claire doit être
facile.
— Non, malheureusement. Elle est assez ragoûtante, je l’avoue, quoi-
qu’un peu gringalette, mais cela ne sert de rien ! Les hommes sont deve-
nus d’une vilenie qui me fait mal au coeur. Ils ne s’attachent plus qu’à
l’argent. Je n’en vois pas un qui ait assez d’honnêteté pour prendre une
d’Arlange avec ses beaux yeux en manière de dot.
— Je crois que vous exagérez, madame, fit timidement le juge.
— Point. Fiez-vous à mon expérience, plus vieille que la vôtre. D’ailleurs,
si je marie Claire, mon gendre me suscitera mille tracas, à ce qu’as-
sure mon procureur. On me contraindra, paraît-il, à rendre des comptes,
comme si j’en tenais ! C’est une horreur ! Ah ! Si cette petite Claire avait
bon coeur, elle prendrait bien gentiment le voile dans quelque couvent.
Je me saignerais aux quatre veines pour faire la dot nécessaire. Mais elle

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L’affaire Lerouge Chapitre VI

n’a aucune affection pour moi.


M. Daburon comprit que le moment de parler était venu. Il rassembla
tout son courage, comme un cavalier rassemble son cheval au moment de
lui faire franchir un fossé, et d’une voix assez ferme, il commença :
— Eh bien ! madame la marquise, je connais, je crois, un parti pour
mademoiselle Claire. Je sais un honnête homme qui l’aime et qui ferait
tout au monde pour la rendre heureuse.
— Ça, dit Mme d’Arlange, c’est toujours sous-entendu.
— L’homme dont je vous parle, continua le juge, est encore jeune et
riche. Il serait trop heureux de recevoir mademoiselle Claire sans dot. Non
seulement il ne vous demanderait pas de comptes, mais il vous supplierait
de disposer de votre bien à votre guise.
— Peste ! Daburon, mon ami, vous n’êtes point une bête, vous ! s’ex-
clama la vieille dame.
— S’il vous en coûtait de placer votre fortune en viager, ajouta le ma-
gistrat, votre gendre vous servirait une rente suffisante pour combler la
différence…
— Ah ! j’étouffe, interrompit la marquise. Comment, vous connaissez
un homme comme ça et vous ne m’en avez jamais parlé ! vous devriez
déjà me l’avoir présenté !
— Je n’osais, madame, je craignais…
— Vite ! quel est ce gendre admirable, ce merle blanc ? où niche-t-il ?
Le juge eut le coeur serré d’une angoisse terrible. Il allait jouer son
bonheur sur un mot.
Enfin, comme s’il eût senti qu’il disait une énormité, il balbutia :
— C’est moi, madame…
Sa voix, son regard, son geste suppliaient. Il était épouvanté de son au-
dace, étourdi d’avoir su vaincre sa timidité. Il était sur le point de tomber
aux pieds de la marquise.
Elle riait, elle, la vieille dame, elle riait aux larmes, et tout en haussant
les épaules, elle répétait :
— Ce cher Daburon, il est trop bouffon, en vérité, il me fera mourir de
rire ! Est-il plaisant, ce pauvre Daburon !
Mais tout à coup, au plus fort de son accès d’hilarité, elle s’arrêta et
prit son grand air de dignité.

102
L’affaire Lerouge Chapitre VI

— Est-ce sérieux, ce que vous venez de me dire ? demanda-t-elle.


— J’ai dit la vérité, murmura le magistrat.
— Vous êtes donc bien riche ? interrogea la marquise.
— J’ai, madame, du chef de ma mère, vingt mille livres de rentes en-
viron. Un de mes oncles, mort l’an passé, m’a laissé un peu plus de cent
mille écus. Mon père n’a pas loin d’un million. Si je lui en demandais la
moitié demain, il me la donnerait ; il me donnerait toute sa fortune s’il le
fallait pour mon bonheur, et serait trop content si je lui en laissais l’ad-
ministration.
Mme d’Arlange fit signe au magistrat de se taire, et pendant cinq
bonnes minutes au moins, elle resta plongée dans ses réflexions, le front
caché entre ses mains. Enfin, relevant la tête :
— Écoutez-moi, dit-elle. Si vous aviez jamais été assez hardi pour faire
une proposition pareille au père de Claire, il vous aurait fait reconduire
par ses gens. Je devrais pour notre nom agir de même ; je ne saurais m’y
résoudre. Je suis vieille et délaissée, je suis pauvre, ma petite-fille m’in-
quiète, voilà mon excuse. Pour rien au monde, je ne consentirais à parler
à Claire de cette horrible mésalliance. Ce que je puis vous promettre, et
c’est trop, c’est de n’être pas contre vous. Prenez vos mesures, faites votre
cour à mademoiselle d’Arlange, décidez-la. Si elle dit oui de bon coeur, je
ne dirai pas non.
M. Daburon, transporté de bonheur, voulait embrasser les mains de
la marquise. Il la trouvait la meilleure, la plus excellente des femmes, ne
songeant pas à la facilité avec laquelle venait de céder cette âme si fière.
Il délirait, il était fou.
— Oh ! attendez, fit la vieille dame, votre procès n’est pas encore ga-
gné. Votre mère, il faut bien que je l’excuse de s’être si piètrement mariée,
était une Cottevise, mais votre père est le sieur Daburon. Ce nom, mon
cher enfant, est horriblement ridicule. Croyez-vous qu’il soit facile de dé-
cider à s’affubler de Daburon une jeune fille qui, jusqu’à dix-huit ans, s’est
appelée d’Arlange ?
Ces objections ne semblaient nullement préoccuper le juge.
— Enfin, continua la vieille dame, votre père a eu une Cottevise, vous
auriez une d’Arlange. À force de faire se mésallier les filles de bonne mai-
son de père en fils, les Daburon finiront peut-être par s’anoblir. Un der-

103
L’affaire Lerouge Chapitre VI

nier avis : vous voyez Claire timide, douce, obéissante ? Détrompez-vous.


Avec son air de sainte-nitouche, elle est hardie, fière et entêtée comme feu
le marquis son père, qui rendait des points aux mules d’Auvergne. Vous
voilà prévenu, et un bon averti en vaut deux. Nos conditions sont faites,
n’est-ce pas ? Ne parlons plus de rien. Je souhaite presque votre succès.
Cette scène était si présente à l’esprit du juge d’instruction, que là,
chez lui, dans son fauteuil, après tant de mois écoulés, il lui semblait en-
core entendre la voix de la marquise d’Arlange, et ce mot de succès sonnait
à son oreille.
Il sortit comme un triomphateur de cet hôtel d’Arlange où il était entré
le coeur gonflé d’anxiété.
Il s’en allait, le front haut, la poitrine dilatée, respirant l’air à pleins
poumons.
Il était si heureux ! Le ciel lui semblait plus bleu, le soleil plus brillant.
Il avait, ce grave magistrat, des envies folles d’arrêter les passants, de
les serrer dans ses bras, de leur crier :
— Vous ne savez pas ? La marquise consent !
Il marchait, et il lui semblait que la terre bondissait sous ses pas, qu’elle
était trop petite pour porter tant de bonheur ou qu’il devenait si léger qu’il
allait s’envoler vers les étoiles.
Que de châteaux en Espagne sur cette parole de la marquise ! Il don-
nait sa démission, il bâtissait sur les bords de la Loire, non loin de Tours,
une villa enchantée. Il la voyait riante, avec sa façade au soleil levant, as-
sise au milieu des fleurs, ombragée de grands arbres. Il la meublait, cette
maison, d’étoffes fantastiques ouvragées par des fées. Il voulait un mer-
veilleux écrin pour cette perle dont il allait devenir le possesseur.
Car il n’eut pas un doute, pas un nuage n’obscurcit l’horizon radieux
de ses espérances, pas une voix, du fond de son coeur, ne s’éleva en disant :
« Prends garde ! »
De ce jour, M. Daburon devint plus assidu encore chez la marquise. À
bien dire, il y passa sa vie.
Tout en restant respectueux et réservé près de Claire, il chercha, avec
un empressement habile, à être quelque chose dans sa vie. L’amour vrai
est ingénieux. Il sut vaincre sa timidité pour parler à cette bien-aimée de
son âme, pour la faire causer, pour l’intéresser.

104
L’affaire Lerouge Chapitre VI

Il allait pour elle aux nouvelles, il lisait tous les livres nouveaux afin
de trier ceux qu’elle pouvait lire.
Peu à peu, grâce à la plus délicate insistance, il parvint à apprivoiser,
c’est le mot, cette jeune fille si farouche. Il s’aperçut qu’il réussissait, et sa
gaucherie disparut presque. Il remarqua qu’elle ne l’accueillait plus avec
cet air hautain et glacial qu’elle gardait jadis, peut-être pour le tenir à
distance.
Il sentait qu’insensiblement il s’avançait dans sa convenance. Elle rou-
gissait toujours en lui parlant, mais elle osait lui adresser la parole la pre-
mière.
Souvent elle l’interrogeait. Elle avait entendu dire du bien d’une pièce
et voulait en connaître le sujet. Vite, M. Daburon courait la voir et rédi-
geait un compte rendu qu’il lui adressait par la poste. C’était lui écrire ! À
diverses reprises elle lui confia quelques petites commissions. Il n’aurait
pas échangé pour l’ambassade de Russie le plaisir de trotter pour elle.
Une fois, il se hasarda à lui envoyer un magnifique bouquet. Elle l’ac-
cepta avec une certaine surprise inquiète, mais elle le pria de ne pas re-
commencer.
Les larmes lui vinrent aux yeux. Il la quitta navré et le plus désolé des
hommes.
Elle ne m’aime pas, pensait-il ; elle ne m’aimera jamais.
Mais trois jours après, comme il était affreusement triste, elle le pria
de lui chercher certaines fleurs très à la mode dont elle voulait garnir une
petite jardinière. Il envoya de quoi remplir l’hôtel de la cave au grenier.
Elle m’aimera ! se disait-il dans son ravissement. Ces petits événements si
grands n’avaient pas interrompu les parties de piquet. Seulement la jeune
fille paraissait attentive maintenant au jeu. Elle prenait presque toujours
parti pour le juge contre la marquise. Elle ne connaissait pas les règles,
mais quand la vieille joueuse trichait trop effrontément, elle s’en aperce-
vait et disait en riant :
— On vous vole, monsieur Daburon, on vous vole !
Il se serait laissé voler sa fortune pour entendre cette belle voix s’in-
téresser à lui.
On était en été.
Souvent, le soir, elle acceptait son bras, et pendant que la marquise

105
L’affaire Lerouge Chapitre VI

restait sur le perron, assise dans son grand fauteuil, ils tournaient autour
de la pelouse, marchant doucement sur l’allée sablée de sable tamisé si
fin que de sa robe traînante elle effaçait les traces de leurs pas. Elle ba-
billait gaiement avec lui comme avec un frère aimé, et il lui fallait se faire
violence pour ne pas déposer un baiser dans cette chevelure si blonde qui
moussait, pour ainsi dire, à la brise et qui s’éparpillait comme des flocons
nuageux.
Alors, au bout d’un sentier délicieux, jonché de fleurs comme les
routes où passent les processions, il aperçoit le but : le bonheur.
Il essaya de parler de ses espérances à la marquise.
— Vous savez ce qui a été convenu, lui répondit-elle. Pas un mot. C’est
bien assez déjà de la voix de ma conscience qui me reproche l’abomina-
tion à laquelle je prête la main. Dire que j’aurai peut-être une petite-fille
qui s’appellera madame Daburon ! Il faudra écrire au roi, mon cher, pour
changer ce nom-là.
Moins enivré de ses rêves, M. Daburon, cet homme si fin, cet observa-
teur si délié, aurait étudié le caractère de Claire. Cette étude l’eût peut-être
mis sur ses gardes. Mais eût-il songé à l’observer, il ne l’eût pu.
Cependant, il remarqua les singulières alternatives de son humeur.
Elle semblait insoucieuse et gaie comme un enfant, à certains jours, puis,
pendant des semaines, elle restait sombre et abattue. En la voyant triste,
le lendemain d’un bal où sa grand-mère avait tenu à la conduire, il osa lui
demander la raison de sa tristesse.
— Oh ! cela, répondit-elle en poussant un profond soupir, c’est mon
secret. Un secret que ma grand-mère elle-même ne connaît pas.
M. Daburon la regardait. Il crut voir une larme entre ses longs cils.
— Un jour peut-être, reprit-elle, je me confierai à vous… Il le faudra
peut-être.
Le juge était aveugle et sourd.
— Moi aussi, répondit-il, j’ai un secret ; moi aussi je veux m’en re-
mettre à votre coeur.
En se retirant après minuit, il se disait : demain je lui avouerai tout. Il y
avait un peu plus de cinquante-cinq jours qu’il se répétait intrépidement :
demain.

106
L’affaire Lerouge Chapitre VI

C’était un soir du mois d’août ; la chaleur, toute la journée, avait été


accablante ; vers la nuit, la brise s’était levée, les feuilles bruissaient ; il y
avait dans l’air des frémissements d’orage.
Ils étaient assis tous deux au fond du jardin, sous le berceau garni de
plantes exotiques, et à travers les branches, ils apercevaient le peignoir
flottant de la marquise qui se promenait après son souper.
Ils étaient restés longtemps sans se parler, émus de l’émotion de la
nature, oppressés par les parfums pénétrants des fleurs de la pelouse. M.
Daburon osa prendre la main de la jeune fille.
C’était la première fois, et cette peau si fine et si douce lui donna une
commotion terrible qui lui fit affluer tout son sang au cerveau.
— Mademoiselle, balbutia-t-il, Claire…
Elle arrêta sur lui ses beaux yeux surpris.
— Pardonnez-moi, continua-t-il, pardonnez-moi. Je me suis adressé
à votre grand-mère avant d’élever mes regards jusqu’à vous. Ne me
comprenez-vous donc pas ? Un mot de votre bouche va décider de mon
malheur ou de ma félicité. Claire, mademoiselle, ne me repoussez pas : je
vous aime !
Pendant que parlait le magistrat, Mlle d’Arlange le regardait comme
si elle eût douté du témoignage de ses sens. Mais à ces mots : « Je vous
aime », prononcés avec le frissonnement contenu de la passion la plus
vive, elle dégagea brusquement sa main en étouffant un cri.
— Vous ! murmura-t-elle, est-ce bien vous…
M. Daburon, quand il se serait agi de sa vie, n’aurait pu trouver une
parole. Le pressentiment d’un immense malheur serrait son coeur comme
dans un étau. Que devint-il quand il vit Claire fondre en larmes…
Elle avait caché son visage entre ses mains et répétait :
— Je suis bien malheureuse ! bien malheureuse !…
— Malheureuse ! vous ! s’écria le magistrat, et par moi ! Claire, vous
êtes cruelle ! Au nom du Ciel ! qu’ai-je fait ? qu’y a-t-il ? parlez ! Tout,
plutôt que cette anxiété qui me tue.
Il se mit à genoux devant elle, sur le sable du berceau, et de nouveau
essaya de prendre sa main si blanche. Elle le repoussa d’un geste atten-
drissant de douceur.

107
L’affaire Lerouge Chapitre VI

— Laissez-moi pleurer, disait-elle, je souffre. Vous allez me haïr, je le


sens. Qui sait ! vous me mépriserez peut-être, et pourtant, je le jure devant
Dieu, ce que vous venez de me dire, je l’ignorais, je ne le soupçonnais
même pas.
M. Daburon restait à genoux, affaissé sur lui-même, attendant le coup
de grâce.
— Oui, continuait Claire, vous croirez à une coquetterie détestable. J’y
vois maintenant et je comprends tout. Est-ce que, sans un amour profond,
un homme peut être ce que vous avez été pour moi ? Hélas ! je n’étais
qu’une enfant, je me suis abandonnée au bonheur si grand d’avoir un
ami. Ne suis-je pas seule en ce monde et comme perdue dans un désert ?
Folle et imprudente, je me livrais à vous sans réflexion comme au meilleur,
au plus indulgent des pères.
Ce mot révélait à l’infortuné juge toute l’étendue de son erreur.
Comme un marteau d’acier, il faisait voler en mille pièces le fragile édi-
fice de ses espérances. Il se releva lentement et d’un ton d’involontaire
reproche il répéta :
— Votre père !…
Mlle d’Arlange comprit combien elle affligeait, combien elle blessait
même cet homme dont elle n’osait mesurer l’immense amour.
— Oui, reprit-elle, je vous aimais comme un père, comme un frère,
comme toute la famille que je n’ai plus. En vous voyant, vous si grave, si
austère, devenir pour moi si bon, si faible, je remerciais Dieu de m’avoir
envoyé un protecteur pour remplacer ceux qui sont morts.
M. Daburon ne put retenir un sanglot ; son coeur se brisait.
— Un mot, continua Claire, un seul mot m’eût éclairée. Que ne l’avez-
vous prononcé ! C’est avec tant de douceur que je m’appuyais sur vous
comme l’enfant sur sa mère ! Avec quelle joie intime, je me disais : je suis
sûre d’un dévouement, j’ai un coeur où verser le trop-plein du mien ! Ah !
pourquoi ma confiance n’a-t-elle pas été plus grande encore ? Pourquoi ai-
je eu un secret pour vous ? Je pouvais éviter cette soirée affreuse. Je devais
vous l’avouer : je ne m’appartiens plus ; librement, et avec bonheur, j’ai
donné ma vie à un autre.
Planer dans l’azur et tout à coup retomber rudement à terre ! La souf-
france du juge d’instruction ne peut se décrire.

108
L’affaire Lerouge Chapitre VI

— Mieux eût valu parler, répondit-il, et encore… non. Je dois à votre


silence, Claire, six mois d’illusions délicieuses, six mois de rêves enchan-
teurs. Ce sera ma part de bonheur en ce monde.
Un reste de jour permettait encore au magistrat de distinguer Mlle
d’Arlange. Son beau visage avait la blancheur et l’immobilité du marbre.
De grosses larmes glissaient, pressées et silencieuses, le long de ses joues.
Il semblait à M. Daburon qu’il lui était donné de contempler ce spectacle
effrayant d’une statue qui pleure.
— Vous en aimez un autre, reprit-il enfin, un autre ! Et votre grand-
mère l’ignore… Claire, vous ne pouvez avoir choisi qu’un homme digne
de vous ; comment la marquise ne le reçoit-elle pas ?
— Il y a des obstacles, murmura Claire, des obstacles qui peut-être ne
seront jamais levés. Mais une fille comme moi n’aime qu’une fois dans sa
vie. Elle est l’épouse de celui qu’elle aime, sinon… il reste Dieu.
— Des obstacles ! fit M. Daburon d’une voix sourde. Vous aimez un
homme, vous, il le sait, et il rencontre des obstacles ?
— Je suis pauvre, répondit Mlle d’Arlange, et sa famille est immensé-
ment riche. Son père est dur, inexorable.
— Son père ! s’écria le magistrat avec une amertume qu’il ne songeait
pas à cacher, son père, sa famille ! Et cela le retient ! Vous êtes pauvre, il
est riche, et cela l’arrête ! Et il se sait aimé de vous !… Ah ! que ne suis-je
à sa place, et que n’ai-je contre moi l’univers entier ! Quel sacrifice peut
coûter à l’amour tel que je le comprends ! Ou plutôt, est-il des sacrifices !
Celui qui paraît le plus immense, est-il autre chose qu’une immense joie !
Souffrir ! lutter, attendre quand même, espérer toujours, se dévouer avec
ivresse… C’est là aimer.
— C’est ainsi que j’aime, dit simplement Mlle d’Arlange.
Cette réponse foudroya le magistrat. Il était digne de la comprendre.
Tout était bien fini pour lui sans espoir. Mais il éprouvait une sorte de
volupté affreuse à se torturer encore, à se prouver son malheur par l’in-
tensité de la souffrance.
— Mais, insista-t-il, comment avez-vous pu le connaître, lui parler ?
Où ? Quand ? madame la marquise ne reçoit personne…
— Je dois maintenant tout vous dire, monsieur, répondit Claire d’un
ton digne. Il y a longtemps que je le connais. C’est chez une amie de ma

109
L’affaire Lerouge Chapitre VI

grand-mère, sa cousine à lui, la vieille demoiselle de Goëllo, que je l’ai


aperçu pour la première fois. Là nous nous sommes parlé, là je le vois
encore…
— Ah ! s’écria M. Daburon, illuminé d’une lueur soudaine, je me rap-
pelle, à présent. Lorsque vous deviez aller chez mademoiselle de Goëllo,
trois ou quatre jours à l’avance vous étiez plus gaie que de coutume… et
vous en reveniez bien souvent triste.
— C’est que je voyais combien il souffre des résistances qu’il ne peut
vaincre.
— Sa famille est donc bien illustre, fit le magistrat d’un ton dur, qu’elle
repousse une alliance avec votre maison !
— Vous eussiez tout su sans questions, monsieur, répondit Mlle d’Ar-
lange, jusqu’à son nom. Il s’appelle Albert de Commarin.
La marquise, en ce moment, jugeant sa promenade assez longue, se
disposait à regagner son boudoir rose tendre. Elle s’approcha du berceau.
— Magistrat intègre ! s’écria-t-elle de sa grosse voix, le piquet est
dressé.
Sans se rendre compte de son mouvement, le magistrat se leva, bal-
butiant :
— J’y vais.
Claire le retint par le bras.
— Je ne vous ai pas demandé le secret, monsieur, dit-elle.
— Oh ! mademoiselle !… fit le juge, blessé de cette apparence de doute.
— Je sais, reprit Claire, que je puis compter sur vous. Mais, quoi qu’il
arrive, ma tranquillité est perdue.
M. Daburon la regarda d’un air surpris ; son oeil interrogeait.
— Il est certain, ajouta-t-elle, que ce que moi, jeune fille sans expé-
rience, je n’ai pas su voir, ma grand-mère l’a vu ; si elle a continué à vous
recevoir, si elle ne m’a rien dit, c’est qu’elle vous est favorable, c’est que
tacitement elle encourage votre recherche, que je considère, permettez-
moi de vous le dire, comme très honorable pour moi.
— Je vous l’avais dit en commençant, mademoiselle, répondit le ma-
gistrat. Madame la marquise a daigné autoriser mes espérances.
Et brièvement il dit son entretien avec Mme d’Arlange, ayant la délica-
tesse d’écarter absolument la question d’argent qui avait si fort influencé

110
L’affaire Lerouge Chapitre VI

la vieille dame.
— Je disais bien que c’en était fait de mon repos, reprit tristement
Claire. Quand ma grand-mère apprendra que je n’ai pas accueilli votre
hommage, quelle ne sera pas sa colère !…
— Vous me connaissez mal, mademoiselle, interrompit le juge. Je n’ai
rien à dire à madame la marquise ; je me retirerai et tout sera dit. Sans
doute elle pensera que j’ai réfléchi…
— Oh ! vous êtes bon et généreux, je le sais…
— Je m’éloignerai, poursuivit M. Daburon, et bientôt vous aurez oublié
jusqu’au nom du malheureux dont la vie vient d’être brisée.
— Vous ne pensez pas ce que vous dites là ? fit vivement la jeune fille.
— Eh bien ! c’est vrai. Je me berce de cette illusion dernière que mon
souvenir, plus tard, ne sera pas sans douceur pour vous. Quelquefois vous
direz : « Il m’aimait, celui-là. » C’est que je veux quand même rester votre
ami ; oui, votre ami le plus dévoué.
Claire, à son tour, prit avec effusion les mains de M. Daburon.
— Vous avez raison, dit-elle, il faut être mon ami. Oublions ce qui
vient d’arriver, oubliez ce que vous m’avez dit, soyez comme par le passé
le meilleur et le plus indulgent des frères.
L’obscurité était venue ; elle ne pouvait le voir mais elle comprit qu’il
pleurait, car il tarda à répondre.
— Est-ce possible, murmura-t-il enfin, ce que vous me demandez là !
Quoi ! c’est vous qui me parlez d’oublier ! Vous sentez-vous la force d’ou-
blier, vous ! Ne voyez-vous pas que je vous aime mille fois plus que vous
m’aimez…
Il s’arrêta, ne pouvant prendre sur lui de prononcer ce nom de Com-
marin, et c’est avec effort qu’il ajouta :
— Et je vous aimerai toujours… Ils avaient fait quelques pas hors du
berceau et se trouvaient maintenant non loin du perron.
— À cette heure, mademoiselle, reprit le magistrat, permettez-moi
donc de vous dire adieu. Vous me reverrez rarement. Je ne reviendrai que
bien juste ce qu’il faut pour éviter l’apparence d’une rupture.
Sa voix était si tremblante qu’à peine elle était distincte.
— Quoi qu’il advienne, ajouta-t-il, souvenez-vous qu’il y a en ce
monde un malheureux qui vous appartient absolument. Si jamais vous

111
L’affaire Lerouge Chapitre VI

avez besoin d’un dévouement, venez à moi, venez à votre ami. Allons,
c’est fini… j’ai du courage, Claire ; mademoiselle… une dernière fois
adieu !
Elle n’était guère moins éperdue que lui. Instinctivement elle avança
la tête et M. Daburon effleura de ses lèvres froides le front de celle qu’il
aimait tant.
Ils gravirent le perron, elle appuyée sur son bras, et entrèrent dans
le boudoir rose où la marquise, qui commençait à s’impatienter, battait
furieusement les cartes en attendant sa victime.
— Allons donc ! juge incorruptible ! cria-t-elle.
Mais M. Daburon était mourant. Il n’aurait pas eu la force de tenir les
cartes. Il balbutia quelques excuses absurdes, parla d’affaires très pressées,
de devoirs à remplir, de malaise subit, et sortit en se tenant aux murs.
Son départ indigna la vieille joueuse. Elle se retourna vers sa petite-
fille, qui était allée cacher son trouble loin des bougies de la table de jeu,
et demanda :
— Qu’a donc ce Daburon, ce soir ?
— Je ne sais, madame, balbutia Claire.
— Il me paraît, continua la marquise, que ce petit juge s’émancipe sin-
gulièrement et se permet des façons impertinentes. Il faudra le remettre
à sa place, car il finirait par se croire notre égal.
Claire essaya de justifier le magistrat. Il lui avait paru très changé et
s’était plaint une partie de la soirée ; ne pouvait-il être malade ?
— Eh bien ! quand cela serait, reprit la marquise, son devoir n’est-il
pas de reconnaître par quelques renoncements la faveur de notre compa-
gnie ? Je crois t’avoir déjà conté l’histoire de notre grand-oncle le duc de
Saint-Huruge. Désigné pour faire la partie du roi au retour d’une chasse, il
joua toute la soirée et perdit le plus galamment du monde deux cent vingt
pistoles. Toute l’assemblée remarqua sa gaieté et sa belle humeur. Le len-
demain seulement, on apprit qu’il était tombé de cheval dans la journée
et qu’il avait tenu les cartes de Sa Majesté ayant une côte enfoncée. On
ne récria point, tant cet acte de respect était naturel. Ce petit juge, s’il
est malade, aurait fait preuve d’honnêteté en se taisant et en restant pour
mon piquet. Mais il se porte comme moi. Qui sait quels brelans il est allé
courir !

112
L’affaire Lerouge Chapitre VI

113
CHAPITRE VII

M
. D  rentra pas chez lui en sortant de l’hôtel d’Ar-
lange. Toute la nuit il erra au hasard, cherchant un peu de
fraîcheur pour sa tête brûlante, demandant un peu de calme
à une lassitude excessive.
Fou que je suis ! se disait-il, mille fois fou d’avoir espéré, d’avoir cru
qu’elle m’aimerait jamais. Insensé ! comment ai-je osé rêver la possession
de tant de grâces, de noblesse et de beauté ! Combien elle était belle, ce
soir, le visage inondé de larmes ! Peut-on imaginer rien de plus angélique !
Quelle expression sublime avaient ses yeux en parlant de lui ! C’est qu’elle
l’aime ! Et moi elle me chérit comme un père ; elle me l’a dit, comme un
père ! En pouvait-il être autrement ? n’est-ce pas justice ? Devait-elle voir
un amant en ce juge sombre et sévère, toujours triste comme son costume
noir ? N’était-il pas honteux de songer à unir tant de virginale candeur à
ma détestable science du monde ? Pour elle, l’avenir est encore le pays
des riantes chimères, et depuis longtemps l’expérience a flétri toutes mes

114
L’affaire Lerouge Chapitre VII

illusions. Elle est jeune comme l’innocence, et je suis vieux comme le vice.
L’infortuné magistrat se faisait véritablement horreur. Il comprenait
Claire et l’excusait. Il s’en voulait de l’excès de douleur qu’il lui avait mon-
tré. Il se reprochait d’avoir troublé sa vie. Il ne se pardonnait pas d’avoir
parlé de son amour…
Ne devait-il pas prévoir ce qui était arrivé : qu’elle le repousserait, et
qu’ainsi il allait se priver de cette félicité céleste de la voir, de l’entendre,
de l’adorer silencieusement.
Il faut, poursuivit-il, qu’une jeune fille puisse rêver à son amant. En
lui, elle doit caresser un idéal. Elle se plaît à le parer de toutes les qua-
lités brillantes, à l’imaginer plein de noblesse, de bravoure, d’héroïsme.
Qu’advenait-il, si en mon absence elle songeait à moi ? Son imagination
me représentait drapé d’une robe funèbre, au fond d’un lugubre cachot,
aux prises avec quelque scélérat immonde. N’est-ce pas mon métier de
descendre dans tous les cloaques, de remuer la fange de tous les crimes ?
Ne suis-je pas condamné à laver dans l’ombre le linge sale de la plus cor-
rompue des sociétés ? Ah ! il est des professions fatales ! Est-ce que le
juge comme le prêtre ne devrait pas se condamner à la solitude et au cé-
libat ? L’un et l’autre ils savent tout, ils ont tout entendu. Leur costume
est presque le même. Mais pendant que le prêtre dans les plis de sa robe
noire apporte la consolation, le juge apporte l’effroi. L’un est la miséri-
corde, l’autre le châtiment. Voilà quelles images éveillait mon souvenir,
tandis que l’autre… l’autre…
Cet homme infortuné continuait sa course folle le long des quais dé-
serts.
Il allait, la tête nue, les yeux hagards. Pour respirer plus librement, il
avait arraché sa cravate et l’avait jetée au vent.
Parfois, il croisait, sans le voir, quelque rare passant. Le passant s’ar-
rêtait, touché de pitié, et se détournait pour regarder s’éloigner ce mal-
heureux qu’il supposait privé de raison.
Dans un chemin perdu, près de Grenelle, des sergents de ville s’ap-
prochèrent de lui et essayèrent de l’interroger. Il les repoussa, mais ma-
chinalement, et leur tendit une de ses cartes de visite.
Ils lurent et le laissèrent passer, convaincus qu’il était ivre.
La colère, une colère furibonde, avait remplacé sa résignation pre-

115
L’affaire Lerouge Chapitre VII

mière. Dans son coeur, une haine s’élevait plus forte et plus violente que
son amour pour Claire.
Cet autre, ce préféré, ce noble vicomte qui ne savait pas triompher des
obstacles, que ne le tenait-il là sous son genou !
En ce moment, cet homme noble et fier, ce magistrat si sévère pour
lui-même, s’expliqua les délices irrésistibles de la vengeance. Il comprit
la haine qui s’arme d’un poignard, qui s’embusque lâchement dans les
recoins sombres, qui frappe dans les ténèbres, en face ou dans le dos, peu
importe, mais qui frappe, qui tue, qui veut du sang pour son assouvisse-
ment !
En ce moment, précisément, il était chargé d’instruire l’affaire d’une
pauvre fille publique, accusée d’avoir donné un coup de couteau à une de
ses tristes compagnes.
Elle était jalouse de cette femme, qui avait cherché à lui enlever son
amant, un soldat ivrogne et grossier.
M. Daburon se sentait saisi de pitié pour cette misérable créature qu’il
avait commencé d’interroger la veille.
Elle était très laide et vraiment repoussante, mais l’expression de ses
yeux, quand elle parlait de son soldat, revenait à la mémoire du juge.
Elle l’aime véritablement, pensait-il. Si chacun des jurés avait souffert
ce que je souffre, elle serait acquittée. Mais combien d’hommes ont eu
dans leur vie une passion ? Peut-être pas un sur vingt !
Il se promit de recommander cette fille à l’indulgence du tribunal et
d’atténuer autant qu’il le pourrait le crime dont elle s’était rendue cou-
pable.
Lui-même venait de se décider à commettre un crime.
Il était résolu à tuer M. Albert de Commarin.
Pendant le reste de la nuit, il ne fit que s’affermir dans cette résolu-
tion, se démontrant par mille raisons folles, qu’il trouvait solides et indis-
cutables, la nécessité et la légitimité de cette vengeance.
Sur les sept heures du matin, il se trouvait dans une allée du bois de
Boulogne, non loin du lac. Il gagna la porte Maillot, prit une voiture et se
fit conduire chez lui.
Le délire de la nuit continuait, mais sans souffrance. Il ne sentait au-
cune fatigue. Calme et froid, il agissait sous l’empire d’une hallucination,

116
L’affaire Lerouge Chapitre VII

à peu près comme un somnambule.


Il réfléchissait et raisonnait, mais ce n’était pas avec sa raison.
Chez lui, il se fit habiller avec soin, comme autrefois lorsqu’il devait
aller chez la marquise d’Arlange, et sortit.
Il passa d’abord chez un armurier et acheta un petit revolver qu’il fit
charger avec soin sous ses yeux et qu’il mit dans sa poche. Il se rendit
ensuite chez les personnes qu’il supposait capables de lui apprendre de
quel club était le vicomte. Nulle part on ne s’aperçut de l’étrange situation
de son esprit, tant sa conversation et ses manières étaient naturelles.
Dans l’après-midi seulement, un jeune homme de ses amis lui nomma
le cercle de M. de Commarin fils et lui proposa de l’y conduire, en faisant
partie lui-même.
M. Daburon accepta avec empressement et suivit son ami.
Le long de la route, il serrait avec frénésie le bois du revolver qu’il
tenait caché. Il ne pensait qu’au meurtre qu’il voulait commettre, et au
moyen de ne pas manquer son coup.
Cela va faire, se disait-il froidement, un scandale affreux, surtout si
je ne réussis pas à me brûler la cervelle aussitôt. On m’arrêtera, on me
mettra en prison, je passerai en cour d’assises. Voilà mon nom déshonoré.
Bast ! que m’importe ! Je ne suis pas aimé de Claire, que me fait le reste !
Mon père mourra sans doute de douleur, mais il faut que je me venge !…
Arrivés au club, son ami lui montra un jeune homme très brun, à l’air
hautain à ce qu’il lui parut, qui, accoudé à une table, lisait une revue.
C’était le vicomte.
M. Daburon marcha sur lui sans sortir son revolver. Mais, arrivé à
deux pas, le coeur lui manqua. Il tourna brusquement les talons et s’enfuit,
laissant son ami stupéfié d’une scène dont il lui était impossible de se
rendre compte.
M. Albert de Commarin ne verra jamais la mort d’aussi près qu’une
fois.
Arrivé dans la rue, M. Daburon sentit que la terre fuyait sous ses pas.
Tout tournait autour de lui. Il voulut crier et ne le put. Il battit l’air de
ses mains, chancela un instant et enfin tomba comme une masse sur le
trottoir.

117
L’affaire Lerouge Chapitre VII

Des passants accoururent et aidèrent les sergents de ville à le relever.


Dans une de ses poches, on trouva son adresse ; on le porta à son domicile.
Quand il reprit ses sens, il était couché, et il aperçut son père au pied
de son lit.
Que s’était-il donc passé ?
On lui apprit, avec bien des ménagements, que pendant six semaines
il avait flotté entre la vie et la mort. Les médecins le déclaraient sauvé ;
maintenant il était remis, il allait bien.
Cinq minutes de conversation l’avaient épuisé. Il ferma les yeux et
chercha à recueillir ses idées, qui s’étaient éparpillées comme les feuilles
d’un arbre en automne par une tempête. Le passé lui semblait noyé dans
un brouillard opaque ; mais au milieu de ces ténèbres, tout ce qui concer-
nait Mlle d’Arlange se détachait précis et lumineux. Toutes ses actions, à
partir du moment où il avait embrassé Claire, il les revoyait comme un
tableau fortement éclairé. Il frémit, et ses cheveux en un moment furent
trempés de sueur.
Il avait failli devenir assassin !
Et la preuve qu’il était vraiment remis et qu’il avait repris la pleine
possession de ses facultés, c’est qu’une question de droit criminel traversa
son cerveau.
Le crime commis, se dit-il, aurais-je été condamné ? Oui. Étais-je res-
ponsable ? Non. Le crime serait-il une forme de l’aliénation mentale ?
Étais-je fou, étais-je dans l’état particulier qui doit précéder un attentat ?
Qui saura me répondre ? Pourquoi tous les juges n’ont-ils pas traversé
une incompréhensible crise comme la mienne ? Mais qui me croirait, si je
racontais ce qui m’est arrivé ?
Quelques jours plus tard, le mieux se soutenant, il le conta à son père,
qui haussa les épaules et lui assura que c’était là une mauvaise réminis-
cence de délire.
Ce père, qui était bon, fut ému au récit des amours si tristes de son
fils, sans y voir cependant un malheur irréparable. Il lui conseilla la dis-
traction, mit à sa disposition toute sa fortune et l’engagea fort à épouser
une bonne grosse héritière poitevine, gaie et bien portante, qui lui ferait
des enfants superbes. Puis, comme ses terres souffraient de son absence,
il repartit pour sa province.

118
L’affaire Lerouge Chapitre VII

Deux mois plus tard, le juge d’instruction avait repris sa vie et ses
travaux habituels. Mais il avait beau faire, il agissait comme un corps sans
âme ; au-dedans de lui, il le sentait, quelque chose était brisé.
Une fois, il voulut aller voir sa vieille amie la marquise. En l’aperce-
vant, elle poussa un cri de terreur. Elle l’avait pris pour un spectre, tant
il était différent de celui qu’elle avait connu.
Comme elle redoutait les figures funèbres, elle le consigna à sa porte.
Claire fut malade une semaine à sa vue.
Comme il m’aimait ! se disait-elle ; il a failli mourir. Albert m’aime-t-il
autant ?
Elle n’osait se répondre. Elle aurait voulu le consoler, lui parler, tenter
quelque chose… Il ne se montra plus.
M. Daburon n’était cependant pas homme à se laisser abattre sans
lutter. Il voulut, comme disait son père, se distraire. Il chercha le plaisir
et trouva le dégoût, mais non l’oubli. Souvent il alla jusqu’au seuil de la
débauche ; toujours une céleste figure, Claire vêtue de blanc, lui barra la
porte.
Alors il se réfugia dans le travail ainsi que dans un sanctuaire. Il se
condamna aux plus rudes labeurs, se défendant de penser à Claire, pareil
au poitrinaire qui s’interdit de songer à son mal. Son âpreté à la besogne,
sa fiévreuse activité lui valurent la réputation d’un ambitieux qui devait
aller loin. Il ne se souciait de rien au monde.
À la longue, il trouva non le repos, mais cet engourdissement exempt
de douleurs qui suit les grandes catastrophes. La convalescence de l’oubli
commençait pour lui.
Voilà quels événements ce nom de Commarin prononcé par le père
Tabaret rappelait à M. Daburon. Il les croyait ensevelis sous la cendre du
temps, et voilà qu’ils surgissaient comme ces caractères qu’on trace avec
une encre sympathique et qui apparaissent si l’on vient à approcher le
papier du feu. En un instant, ils se déroulèrent devant ses yeux, avec cette
merveilleuse instantanéité du songe qui supprime le temps et l’espace.
Pendant quelques minutes, grâce à un phénomène admirable de dé-
doublement, il assista, pour ainsi dire, à la représentation de sa propre
vie. Acteur et spectateur ensemble, il était là, assis dans son fauteuil, et il
paraissait sur le théâtre, il agissait et il se jugeait.

119
L’affaire Lerouge Chapitre VII

Sa première pensée, il faut l’avouer, fut une pensée de haine, suivie


d’un détestable sentiment de satisfaction. Le hasard lui livrait cet homme
préféré par Claire. Ce n’était plus un hautain gentilhomme illustré par
sa fortune et par ses aïeux, c’était un bâtard, le fils d’une femme galante.
Pour garder un nom volé, il avait commis le plus lâche des assassinats. Et
lui, le juge, il allait éprouver cette volupté infinie de frapper son ennemi
avec le glaive de la loi.
Mais ce ne fut qu’un éclair. La conscience de l’honnête homme se
révolta et fit entendre sa voix toute-puissante.
Est-il rien de plus monstrueux que l’association de ces deux idées :
la haine et la justice ! Un juge peut-il, sans se mépriser plus que les êtres
vils qu’il condamne, se souvenir qu’un coupable dont le sort est entre ses
mains a été son ennemi ? Un juge d’instruction a-t-il le droit d’user de ses
exorbitants pouvoirs contre un prévenu, tant qu’au fond de son coeur il
reste une goutte de fiel ?
M. Daburon se répéta ce que tant de fois depuis un an il s’était dit
en commençant une instruction : et moi aussi, j’ai failli me souiller d’un
meurtre abominable.
Et voilà que, précisément, il allait avoir à faire arrêter, à interroger, à
livrer à la cour d’assises celui qu’il avait eu la ferme volonté de tuer.
Tout le monde, certes, ignorait ce crime de pensée et d’intention, mais
pouvait-il, lui, l’oublier ? N’était-ce pas ou jamais le cas de se récuser, de
donner sa démission ? Ne devait-il pas se retirer, se laver les mains du sang
répandu, laissant à un autre le soin de le venger au nom de la société ?
— Non ! prononça-t-il, ce serait une lâcheté indigne de moi.
Un projet de générosité folle lui vint.
— Si je le sauvais ? murmura-t-il. Si, pour Claire, je lui laissais l’hon-
neur et la vie ? Mais comment le sauver ? Je devrais pour cela ne tenir au-
cun compte des découvertes du père Tabaret et lui imposer la complicité
du silence. Il faudra volontairement faire fausse route, courir avec Gévrol
après un meurtrier chimérique. Est-ce praticable ? D’ailleurs, épargner
Albert, c’est déchirer les titres de Noël ; c’est assurer l’impunité de la plus
odieuse des trahisons. Enfin, c’est encore et toujours sacrifier la justice à
ma passion !
Le magistrat souffrait.

120
L’affaire Lerouge Chapitre VII

Comment prendre un parti au milieu de tant de perplexités, tiraillé


par des intérêts divers ?
Il flottait indécis entre les déterminations les plus opposées, son esprit
oscillait d’un extrême à l’autre.
Que faire ? Sa raison, après un nouveau choc si imprévu, cherchait en
vain son équilibre. Reculer, se disait-il ; où donc serait mon courage ?
Ne dois-je pas rester le représentant de la loi que rien n’émeut et que
rien ne touche ? Suis-je si faible qu’en revêtant ma robe je ne sache pas
me dépouiller de ma personnalité ? Ne puis-je, pour le présent, faire abs-
traction du passé ? Mon devoir est de poursuivre l’enquête. Claire elle-
même m’ordonnerait d’agir ainsi. Voudrait-elle d’un homme souillé d’un
soupçon ? Jamais. S’il est innocent, qu’il soit sauvé ; s’il est coupable, qu’il
périsse !
C’était fort bien raisonné, mais, au fond de son coeur, mille inquié-
tudes dardaient leurs épines. Il avait besoin de se rassurer.
Est-ce que je le hais encore, cet homme ? continua-t-il ; non, certes.
Si Claire l’a préféré à moi qu’il ne connaît pas, c’est à elle et non à lui
que je dois en vouloir. Ma fureur n’a été qu’un accès passager de délire.
Je le prouverai. Je veux qu’il trouve en moi autant un conseiller qu’un
juge. S’il n’est pas coupable, il disposera, pour établir ses preuves, de tout
cet appareil formidable d’agents et de moyens qui est entre les mains du
parquet. Oui, je puis être le juge. Dieu, qui lit au fond des consciences, voit
que j’aime assez Claire pour souhaiter de toutes mes forces l’innocence
de son amant.
Alors seulement, M. Daburon se rendit vaguement compte du temps
écoulé.
Il était près de trois heures du matin.
— Ah ! mon Dieu ! et le père Tabaret qui m’attend ! Je vais le trouver
endormi…
Mais le père Tabaret ne dormait pas, et il n’avait guère plus que le
juge senti glisser les heures.
Dix minutes lui avaient suffi pour dresser l’inventaire du cabinet de
M. Daburon, qui était vaste et d’une magnificence sévère, tout à fait en
rapport avec la position du magistrat. Armé d’un flambeau, il s’appro-
cha des six tableaux de maîtres qui rompaient la nudité de la boiserie et

121
L’affaire Lerouge Chapitre VII

les admira. Il examina curieusement quelques bronzes rares placés sur la


cheminée et sur une console, et il donna à la bibliothèque un coup d’oeil
de connaisseur.
Après quoi, prenant sur la table un journal du soir, il se rapprocha du
foyer et se plongea dans une vaste bergère.
Il n’avait pas seulement lu le tiers du premier-Paris, lequel, comme
tous les premier-Paris d’alors, s’occupait exclusivement de la question ,
que, lâchant le journal, il s’absorbait dans ses méditations. L’idée fixe, plus
forte que la volonté, bien autrement intéressante pour lui que la politique,
le ramenait invinciblement à La Jonchère, près du cadavre de la veuve
Lerouge. Comme l’enfant qui mille et mille fois brouille et remet en ordre
son jeu de patience, il mêlait et reprenait la série de ses inductions et de
ses raisonnements.
Certes, il n’y avait plus rien de douteux pour lui dans cette triste af-
faire. De A à Z, il croyait connaître tout. Il savait à quoi s’en tenir, et M.
Daburon, il l’avait vu, partageait ses opinions. Cependant, que de diffi-
cultés encore !
C’est qu’entre le juge d’instruction et le prévenu se trouve un tribunal
suprême, institution admirable qui est notre garantie à tous tant que nous
sommes, pouvoir essentiellement modérateur : le jury.
Et le jury, Dieu merci ! ne se contente pas d’une conviction banale.
Les plus fortes probabilités peuvent l’émouvoir et l’ébranler, elles ne lui
arrachent pas un verdict affirmatif. Placé sur un terrain neutre, entre la
prévention qui expose sa thèse et la défense qui développe son roman, il
demande des preuves matérielles et exige qu’on les lui fasse toucher du
doigt. Là où des magistrats condamneraient vingt fois pour une, en toute
sécurité de conscience, et justement, qui plus est, il acquitte, parce que
l’évidence n’a pas lui.
La déplorable exécution de Lesurques a assuré l’impunité de bien des
crimes, et, il faut le dire, elle justifie cette impunité.
Le fait est que, sauf les cas de flagrant délit ou d’aveu, il n’y a pas d’af-
faire sûre pour le ministère public. Parfois il est aussi anxieux que l’ac-
cusé lui-même. Presque tous les crimes ont même pour la justice et pour
la police un côté mystérieux et en quelque sorte impénétrable. Le génie
de l’avocat est de deviner cet endroit faible et d’y concentrer ses efforts.

122
L’affaire Lerouge Chapitre VII

Par là, il insinue le doute. Un incident habilement soulevé à l’audience, au


dernier moment, peut changer la face d’un procès. Cette incertitude d’un
résultat explique le caractère de passion que revêtent souvent les débats.
Et à mesure que monte le niveau de la civilisation, les jurés, dans
les causes graves, deviennent plus timides et plus hésitants. C’est avec
une inquiétude croissante qu’ils portent le fardeau de leur responsabi-
lité. Déjà bon nombre d’entre eux reculent devant l’idée de la peine de
mort. S’il se trouve qu’elle est appliquée, ils demandent à se laver du sang
du condamné. On en a vu signer un recours en grâce, et pour qui ? Pour
un parricide. Chaque juré, au moment d’entrer dans la salle de délibé-
rations, songe infiniment moins à ce qu’il vient d’entendre, qu’au risque
qu’il court de préparer à ses nuits d’éternels remords. Il n’en est pas un
qui, plutôt que de s’exposer à retenir un innocent, ne soit résolu à lâcher
trente scélérats.
L’accusation doit donc arriver devant le jury armée de toutes pièces
et les mains pleines de preuves. C’est au juge d’instruction à forger ces
armes et à condenser ces preuves. Tâche délicate, hérissée de difficultés,
souvent très longue. Il arrive que le prévenu ait du sang-froid, qu’il soit
certain de n’avoir pas laissé de traces ; alors, du fond de son cachot, au
secret, il défie tous les assauts de la justice. C’est une lutte terrible et qui
fait frémir si l’on vient à songer qu’après tout cet homme, enfermé sans
conseil et sans défense, peut être innocent. Le juge saura-t-il résister aux
entraînements de sa conviction intime ?
Bien souvent la justice est réduite à s’avouer vaincue. Elle est persua-
dée qu’elle a trouvé le coupable ; la logique le lui montre, le bon sens le
lui indique, et cependant elle doit renoncer aux poursuites faute de té-
moignages suffisants.
Il est malheureusement des crimes impunis. Un ancien avocat général
avouait un jour qu’il connaissait jusqu’à trois assassins riches, heureux,
honorés, qui, à moins de circonstances improbables, finiraient dans leur
lit, entourés de leur famille, et auraient un bel enterrement avec une ma-
gnifique épitaphe sur leur tombe.
À cette idée qu’un meurtrier peut éviter l’action de la justice, se déro-
ber à la cour d’assises, le sang du père Tabaret bouillait dans ses veines,
comme au souvenir d’une cruelle injure personnelle.

123
L’affaire Lerouge Chapitre VII

Une telle monstruosité, à son avis, ne pouvait provenir que de l’ineptie


des magistrats chargés de l’enquête sommaire, de la maladresse des agents
de la police ou de l’incapacité et de la mollesse du juge d’instruction.
— Ce n’est pas moi, marmottait-il avec la vaniteuse satisfaction du
succès, qui lâcherais jamais ma proie. Il n’est pas de crime bien constaté
dont l’auteur ne soit trouvable, à moins pourtant que cet auteur ne soit
un fou, dont le mobile échappe au raisonnement. Je passerais ma vie à la
recherche d’un coupable, et je périrais avant de m’avouer vaincu, comme
cela est arrivé tant de fois à Gévrol.
Cette fois encore le père Tabaret, le hasard aidant, avait réussi, il se
le répétait. Mais quelles preuves fournir à la prévention, à ce maudit jury
si méticuleux, si formaliste et si poltron ? Qu’imaginer pour forcer à se
découvrir un homme fort, parfaitement sur ses gardes, couvert par sa po-
sition et sans doute par ses précautions prises ? Quel traquenard préparer,
à quel stratagème neuf et infaillible avoir recours ?
Le volontaire de la police s’épuisait en combinaisons subtiles mais im-
praticables, toujours arrêté par cette fatale légalité si nuisible aux emplois
des chevaliers de la rue de Jérusalem.
Il s’appliquait si fort à ses conceptions, tantôt ingénieuses et tantôt
grossières, qu’il n’entendit pas ouvrir la porte du cabinet et ne s’aperçut
nullement de la présence du juge d’instruction.
Il fallut, pour l’arracher à ses problèmes, la voix de M. Daburon, qui
disait avec un accent encore ému :
— Vous m’excuserez, monsieur Tabaret, de vous avoir laissé si long-
temps seul…
Le bonhomme se leva pour dessiner un respectueux salut de quarante-
cinq au degré.
— Ma foi ! monsieur, répondit-il, je n’ai pas eu le loisir de m’apercevoir
de ma solitude.
M. Daburon avait traversé la pièce et était allé s’asseoir en face de
son agent, devant un guéridon encombré des papiers et des documents se
rattachant au crime. Il paraissait très fatigué.
— J’ai beaucoup réfléchi, commença-t-il, à toute cette affaire…
— Et moi donc ! interrompit le père Tabaret. Je m’inquiétais, mon-
sieur, lorsque vous êtes entré, de l’attitude probable du vicomte de Com-

124
L’affaire Lerouge Chapitre VII

marin au moment de son arrestation. Rien de plus important, selon moi.


S’emportera-t-il ? essayera-t-il d’intimider les agents ? les menacera-t-il
de les jeter dehors ? C’est assez la tactique des criminels huppés. Je crois
pourtant qu’il restera calme et froid. C’est dans la logique du caractère
que se relève la perpétration du crime. Il fera montre, vous le verrez, d’une
assurance superbe. Il jugera qu’il est sans doute victime de quelque mal-
entendu. Il insistera pour voir immédiatement le juge d’instruction, afin
de tout éclaircir au plus vite.
Le bonhomme parlait si bien de ses suppositions comme d’une réa-
lité, il avait un tel ton d’assurance que M. Daburon ne put s’empêcher de
sourire.
— Nous n’en sommes pas encore là, dit-il.
— Mais nous y serons dans quelques heures, reprit vivement le père
Tabaret. Je suppose que, dès qu’il fera jour, monsieur le juge d’instruction
donnera des ordres pour que monsieur de Commarin fils soit arrêté ?
Le juge tressaillit comme le malade qui voit son chirurgien déposer,
en entrant, sa trousse sur un meuble.
Le moment d’agir arrivait. Il mesurait la distance incommensurable
qui sépare l’idée du fait, la décision de l’acte.
— Vous êtes prompt, monsieur Tabaret, fit-il, vous ne connaissez pas
d’obstacles.
— Puisqu’il est coupable ! Je le demanderai à monsieur le juge, qui
aurait commis ce crime sinon lui ? Qui avait intérêt à supprimer la veuve
Lerouge, son témoignage, ses papiers, ses lettres ? Lui, uniquement lui.
Mon Noël, qui est bête comme un honnête homme, l’a prévenu : il a agi.
Que sa culpabilité ne soit pas établie, il reste plus Commarin que jamais,
et mon avocat est Gerdy jusqu’au cimetière.
— Oui, mais…
Le bonhomme fixa sur le juge un regard stupéfait.
— Monsieur le juge voit donc des difficultés ? demanda-t-il.
— Eh ! sans doute ! répondit M. Daburon : cette affaire est de celles qui
commandent la plus grande circonspection. Dans des cas pareils à celui-
ci, on ne doit frapper qu’à coup sûr, et nous n’avons que des présomp-
tions… les plus concluantes, je le sais, mais enfin des présomptions. Si
nous nous trompions ! La justice, malheureusement, ne peut jamais répa-

125
L’affaire Lerouge Chapitre VII

rer complètement ses erreurs. Sa main posée injustement sur un homme


laisse une empreinte qui ne s’efface plus. Elle reconnaît qu’elle s’est trom-
pée, elle l’avoue hautement, elle le proclame… en vain. L’opinion absurde,
idiote, ne pardonne pas à un homme d’avoir pu être soupçonné.
C’est en poussant de gros soupirs que le père Tabaret écoutait ces
réflexions. Ce n’est pas lui qui eût été retenu par de si mesquines consi-
dérations.
— Nos soupçons sont fondés, continua le juge, j’en suis persuadé. Mais
s’ils étaient faux ? Notre précipitation serait pour ce jeune homme un af-
freux malheur. Et encore, quel éclat, quel scandale ! Y avez-vous songé ?
Vous ne savez pas tout ce qu’une démarche risquée peut coûter à l’auto-
rité, à la dignité de la justice, au respect qui constitue sa force… L’erreur
appelle la discussion, provoque l’examen, enfin éveille la méfiance à une
époque où tous les esprits ne sont que trop disposés à se défier des pou-
voirs constitués.
Il s’appuya sur le guéridon et parut réfléchir profondément.
Pas de chance, pensait le père Tabaret, j’ai affaire à un trembleur. Il
faudrait agir, il parle ; signer des mandats, il pousse des théories. Il est
étourdi de ma découverte et il a peur. Je supposais en accourant ici qu’il
serait ravi, point. Il donnerait bien un louis de sa poche pour ne m’avoir
pas fait appeler ; il ne saurait rien et dormirait du sommeil épais de l’igno-
rance. Ah ! voilà ! On voudrait bien avoir dans son filet des tas de petits
poissons, mais on ne se soucie pas des gros. Les gros sont dangereux, on
les lâcherait volontiers…
— Peut-être, dit à haute voix M. Daburon, peut-être suffirait-il d’un
mandat de perquisition et d’un autre de comparution…
— Alors tout est perdu ! s’écria le père Tabaret.
— En quoi, s’il vous plaît ?
— Hélas ! monsieur le juge le sait mieux que moi, qui ne suis qu’un
pauvre vieux. Nous sommes en face de la préméditation la plus habile et
la plus raffinée. Un hasard miraculeux nous a mis sur la trace de l’ennemi.
Si nous lui laissons le temps de respirer, il nous échappe.
Le juge, pour toute réponse, inclina la tête, peut-être en signe d’as-
sentiment.
— Il est évident, continua le père Tabaret, que notre adversaire est

126
L’affaire Lerouge Chapitre VII

un homme de première force, d’un sang-froid surprenant, d’une habileté


consommée. Ce gaillard-là doit avoir tout prévu, tout absolument, jus-
qu’à la possibilité improbable d’un soupçon s’élevant jusqu’à lui. Oh ! ses
précautions sont prises. Si monsieur le juge se contente d’un mandat de
comparution, le gredin est sauvé. Il comparaîtra tranquille comme Bap-
tiste, absolument comme s’il s’agissait d’un duel. Il nous arrivera nanti
du plus magnifique alibi qui se puisse voir, d’un alibi irrécusable. Il va
prouver qu’il a passé la soirée et la nuit du mardi et de mercredi avec les
personnages les plus considérables. Il aura dîné avec le comte Machin,
joué avec le marquis Chose, soupé avec le duc Untel ; la baronne de Ci et
la vicomtesse de Là ne l’auront pas perdu de vue une minute… Enfin, le
coup sera si bien monté, tous les trucs joueront si bien, qu’il faudra lui
ouvrir la porte, et encore lui présenter des excuses sur l’escalier. Il n’est
qu’un moyen de le convaincre, c’est de le surprendre par une rapidité
contre laquelle il est impossible qu’il soit en garde. On doit tomber chez
lui comme la foudre, l’arrêter au réveil, l’entraîner encore tout abasourdi,
et l’interroger là, sur-le-champ, hic et nunc, tout chaud encore de son lit.
C’est la seule chance qu’il soit de surprendre quelque chose. Ah ! que ne
suis-je, pour un jour, juge d’instruction !
Le père Tabaret s’arrêta court, saisi de la crainte de manquer de res-
pect au magistrat. Mais M. Daburon n’avait nullement l’air choqué.
— Poursuivez, dit-il d’un ton encourageant, poursuivez !
— Donc, reprit le bonhomme, je suis juge d’instruction. Je fais arrêter
mon bonhomme, et vingt minutes plus tard il est dans mon cabinet. Je ne
m’amuse point à lui poser des questions plus ou moins captieuses. Non ;
je vais droit au but. Je l’accable tout d’abord du poids de ma certitude.
Quel pavé ! Je lui prouve que je sais tout, si évidemment, si clairement,
si péremptoirement qu’il se rend, ne pouvant agir autrement. Non, je ne
l’interroge pas. Je ne lui laisse pas ouvrir la bouche, je parle le premier. Et
voici mon discours : « Mon bonhomme, vous m’apportez un alibi ! C’est
fort bien. Mais nous connaissons ce moyen, l’ayant pratiqué. Il est usé. On
est fixé sur les pendules qui retardent ou avancent. Donc, cent personnes
ne vous ont pas perdu de vue, c’est admis.
» Cependant voici ce que vous avez fait : à huit heures vingt minutes,
vous avez filé adroitement. À huit heures trente-cinq minutes, vous pre-

127
L’affaire Lerouge Chapitre VII

niez le chemin de fer, rue Saint-Lazare. À neuf heures, vous descendiez à


la gare de Rueil et vous vous élanciez sur la route de La Jonchère. À neuf
heures un quart, vous frappiez au volet de la veuve Lerouge, qui vous ou-
vrait et à qui vous demandiez à manger un morceau et surtout à boire un
coup. À neuf heures vingt-cinq, vous lui plantiez un morceau de fleuret
bien aiguisé entre les épaules, vous bouleversiez tout dans la maison et
vous brûliez certains papiers, vous savez. Après quoi, enveloppant dans
une serviette tous les objets précieux pour faire croire à un vol, vous sor-
tiez en fermant la porte à double tour.
» Arrivé à la Seine, vous avez jeté votre paquet dans l’eau, vous avez
regagné la station du chemin de fer à pied, et à onze heures vous repa-
raissiez frais et dispos.
» C’est bien joué. Seulement vous avez compté sans deux adversaires :
un agent de police assez madré, surnommé Tirauclair, et un autre plus
capable encore, qui a nom le hasard. À eux deux, ils vous font perdre la
partie. D’ailleurs, vous avez eu le tort de porter des bottes trop fines, de
conserver vos gants gris perle, et de vous embarrasser d’un chapeau de
soie et d’un parapluie. Maintenant, avouez, ce sera plus court, et je vous
donnerai la permission de fumer dans votre prison de ces excellents tra-
bucos que vous aimez et que vous brûlez toujours avec un bout d’ambre. »
Le père Tabaret avait grandi de deux pouces tant était grand son en-
thousiasme. Il regarda le magistrat comme pour quêter un sourire appro-
bateur.
— Oui, continua-t-il après avoir repris haleine, je lui dirais cela et non
autre chose. Et, à moins que cet homme ne soit mille fois plus fort que
je ne le suppose, à moins qu’il ne soit de bronze, de marbre, d’acier, je le
verrais à mes pieds et j’obtiendrais un aveu…
— Et s’il était de bronze, en effet, dit M. Daburon, s’il ne tombait pas
à vos pieds ! Que feriez-vous ?
La question, évidemment, embarrassa le bonhomme.
— Dame ! balbutia-t-il, je ne sais, je verrais, je chercherais… mais il
avouerait.
Après un assez long silence, M. Daburon prit une plume et écrivit
quelques lignes à la hâte.
— Je me rends, dit-il. Monsieur Albert de Commarin va être arrêté,

128
L’affaire Lerouge Chapitre VII

c’est maintenant décidé. Mais les formalités et les perquisitions prendront


un certain temps qui, d’un autre côté, m’est nécessaire. Je veux interroger,
avant le prévenu, son père, le comte de Commarin, et encore ce jeune
avocat, votre ami, monsieur Noël Gerdy. Les lettres qu’il possède me sont
indispensables.
À ce nom de Gerdy, la figure du père Tabaret s’assombrit et exprima
la plus comique inquiétude.
— Sapristi ! s’exclama-t-il, voilà ce que je redoutais !
— Quoi ? demanda M. Daburon.
— Eh ! la nécessité des lettres de Noël… Naturellement, il va savoir qui
a mis la justice sur les traces du crime. Me voilà dans de beaux draps !
C’est à moi qu’il devra la reconnaissance de ses droits, n’est-ce pas ?
Pensez-vous qu’il me sera reconnaissant ! Point, il me méprisera. Il me
fuira quand il saura que Tabaret, rentier, et Tirauclair, l’agent, se coiffent
dans le même bonnet de coton. Pauvre humanité ! Avant huit jours mes
plus vieux amis me refuseront la main. Comme si ce n’était pas un bon-
heur de servir la justice !… Je vais être réduit à changer de quartier, à
prendre un faux nom…
Il pleurait presque, tant sa peine était grande. Le magistrat en fut tou-
ché.
— Rassurez-vous, cher monsieur Tabaret, lui dit-il, je ne mentirai pas
mais je m’arrangerai de telle sorte que votre fils d’adoption, votre Benja-
min, ne saura rien. Je lui laisserai entrevoir que je suis arrivé jusqu’à lui
par des papiers trouvés chez la veuve Lerouge.
Le bonhomme, transporté, saisit la main du juge et la porta à ses
lèvres.
— Oh ! merci, monsieur ! s’écria-t-il, merci mille fois ! Vous êtes grand,
vous êtes… Et moi qui tout à l’heure… mais, suffit ! je me trouverai, si
vous le permettez, à l’arrestation ; je serais très satisfait d’assister aux
perquisitions.
— Je comptais vous le demander, monsieur Tabaret, répondit le juge.
Les lampes pâlissaient et devenaient fumeuses, le toit des maisons
blanchissait, le jour se levait. Déjà, dans le lointain, on entendait le rou-
lement des voitures matinales ; Paris s’éveillait.
— Je n’ai pas de temps à perdre, poursuivit M. Daburon, si je veux

129
L’affaire Lerouge Chapitre VII

que toutes mes mesures soient bien prises. Je tiens absolument à voir le
procureur impérial ; je le ferai réveiller s’il faut. Je me rendrai de chez
lui directement au Palais, j’y serai avant huit heures. Je désire, monsieur
Tabaret, vous y trouver à mes ordres.
Le bonhomme remerciait et s’inclinait, quand le domestique du ma-
gistrat parut.
— Voici, monsieur, dit-il à son maître, un pli que vient d’apporter un
gendarme de Bougival. Il attend la réponse dans l’antichambre.
— Très bien ! répondit M. Daburon ; demandez à cet homme s’il n’a
besoin de rien, et dans tous les cas offrez-lui un verre de vin.
En même temps il brisait l’enveloppe de la dépêche.
— Tiens ! fit-il, une lettre de Gévrol !
Et il lut :
Monsieur le juge d’instruction,
J’ai l’honneur de vous faire savoir que je suis sur la trace de l’homme
aux boucles d’oreilles. Je viens d’apprendre de ses nouvelles chez un mar-
chand de vin, où des ivrognes étaient aardés. Notre homme est rentré chez
le marchand de vin dimanche matin en sortant de chez la veuve Lerouge.
Il a commencé par acheter et payer deux litres de vin. Puis il s’est frappé le
front et a dit :« Vieille bête ! j’oubliais que c’est demain la fête du bateau ! »
Il a aussitôt demandé trois autres litres. J’ai consulté l’almanach, le bateau
doit s’appeler Saint-Marin. J’ai appris aussi qu’il était chargé de blé. J’écris
à la préfecture en même temps qu’à vous, pour que des perquisitions soient
faites à Paris et à Rouen. Il est impossible qu’elles n’aboutissent pas.
Je suis en aendant, monsieur…
— Ce pauvre Gévrol ! s’écria le père Tabaret en éclatant de rire, il ai-
guise son sabre et la bataille est gagnée. Est-ce que monsieur le juge ne
va pas arrêter ses recherches ?
— Non, certes ! répondit M. Daburon, négliger la moindre chose est
souvent une faute irréparable. Et qui sait quelles lumières nous peut four-
nir cet inconnu ?

130
CHAPITRE VIII

L
   de la découverte du crime de La Jonchère, à l’heure
précisément où le père Tabaret faisait sa démonstration dans la
chambre de la victime, le vicomte Albert de Commarin montait
en voiture pour se rendre à la gare du Nord au-devant de son père.
Le vicomte était fort pâle. Ses traits tirés, ses yeux mornes, ses lèvres
blêmies dénonçaient d’accablantes fatigues, l’abus de plaisirs écrasants
ou de terribles soucis.
Au surplus, tous les domestiques de l’hôtel avaient parfaitement ob-
servé que, depuis cinq jours, leur jeune maître n’était pas dans son assiette
ordinaire. Il ne parlait qu’avec effort, mangeait à peine et avait sévère-
ment interdit sa porte.
Le valet de chambre de monsieur le vicomte fit remarquer que ce
changement, trop rapide pour ne pas être des plus sensibles, était sur-
venu le dimanche matin à la suite de la visite d’un certain sieur Gerdy,
avocat, lequel était resté près de trois heures dans la bibliothèque.

131
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

Le vicomte, gai comme un pinson à l’arrivée de ce personnage, avait,


à sa sortie, l’air d’un déterré, et il n’avait plus quitté cette mine affreuse.
Au moment de se faire conduire au chemin de fer, le vicomte parais-
sait se traîner avec tant de peine que M. Lubin, son valet de chambre,
l’exhorta beaucoup à ne pas sortir. S’exposer au froid, c’était commettre
une imprudence gratuite. Il serait plus sage à lui de se coucher et d’avaler
une bonne tasse de tisane.
Mais le comte de Commarin n’entendait point raillerie sur le cha-
pitre des devoirs filiaux. Il était homme à pardonner à son fils les plus
incroyables folies, les pires débordements, plutôt que ce qu’il appelait un
manque de révérence. Il avait annoncé son arrivée par le télégraphe vingt-
quatre heures à l’avance, donc l’hôtel devait être sous les armes, donc
l’absence d’Albert à la gare l’eût choqué comme la plus outrageante des
inconvenances.
Le vicomte se promenait depuis cinq minutes dans la salle d’attente
quand la cloche signala l’arrivée du train. Bientôt les portes qui donnent
sur le quai s’ouvrirent et furent encombrées de voyageurs.
La presse un peu dissipée, le comte apparut, suivi d’un domestique
portant une immense pelisse de voyage, garnie de fourrures précieuses.
Le comte de Commarin annonçait bien dix bonnes années de moins
que son âge. Sa barbe et ses cheveux encore abondants grisonnaient à
peine. Il était grand et maigre, marchait le corps droit et portait la tête
haute, sans avoir rien cependant de cette disgracieuse roideur britan-
nique, l’admiration et l’envie de nos jeunes gentilshommes. Sa tournure
était noble, sa démarche aisée. Il avait de fortes mains, très belles, les
mains d’un homme dont les ancêtres ont pendant des siècles donné de
grands coups d’épée. Sa figure régulière présentait un contraste singulier
pour celui qui l’étudiait : tous ses traits respiraient une facile bonhomie, sa
bouche était souriante, mais dans ses yeux clairs éclatait la plus farouche
fierté.
Ce contraste traduisait le secret de son caractère.
Tout aussi exclusif que la marquise d’Arlange, il avait marché avec
son siècle, ou du moins il paraissait avoir marché.
Autant que la marquise, il méprisait absolument tout ce qui n’était
pas noble, seulement son mépris s’exprimait d’une façon différente. La

132
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

marquise affichait hautement et brutalement ses dédains ; le comte les


dissimulait sous les recherches d’une politesse humiliante à force d’être
excessive. La marquise aurait volontiers tutoyé ses fournisseurs ; le comte,
chez lui, un jour que son architecte avait laissé tomber son parapluie,
s’était précipité pour le ramasser.
C’est que la vieille dame avait les yeux bandés, les oreilles bouchées,
tandis que le comte avait beaucoup vu avec de bons yeux, beaucoup en-
tendu avec une ouïe très fine. Elle était sotte et sans l’ombre du sens
commun ; il avait de l’esprit, des vues presque larges, et des idées. Elle
rêvait le retour de tous les usages saugrenus, la restauration des niaise-
ries monarchiques, s’imaginant qu’on fait reculer les années comme les
aiguilles d’une pendule ; il aspirait, lui, à des choses positives ; au pouvoir,
par exemple, sincèrement persuadé que son parti pouvait encore le ressai-
sir et le garder, et reconquérir sourdement et lentement, mais sûrement,
tous les privilèges perdus.
Mais, au fond, ils devaient s’entendre.
Pour tout dire, le comte était le portrait flatté d’une certaine fraction
de la société, et la marquise en était la caricature.
Il faut ajouter qu’avec ses égaux, M. de Commarin savait se départir
de son écrasante urbanité. Il reprenait alors son caractère vrai, hautain,
entier, intraitable, supportant la contradiction à peu près comme un éta-
lon la piqûre d’une mouche.
Dans sa maison, c’était un despote.
En apercevant son père, Albert s’avança vers lui avec empressement.
Ils se serrèrent la main, s’embrassèrent d’un air aussi noble que cérémo-
nieux, et en moins d’une minute expédièrent la phraséologie banale des
informations de retour et des compliments de voyage.
Alors seulement M. de Commarin parut s’apercevoir de l’altération,
si visible, du visage de son fils.
— Vous êtes souffrant, vicomte ? demanda-t-il.
— Non, monsieur, répondit laconiquement Albert.
Le comte fit un : « Ah ! » accompagné d’un certain mouvement de tête,
qui était chez lui comme un tic et exprimait la plus parfaite incrédulité ;
puis il se retourna vers son domestique et lui donna brièvement quelques
ordres.

133
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

— Maintenant, reprit-il en revenant à son fils, rentrons vite à l’hôtel.


J’ai hâte de me sentir chez moi, et de plus je mangerai avec plaisir, n’ayant
rien pris aujourd’hui qu’une tasse de détestable bouillon, à je ne sais quel
buffet.
M. de Commarin arrivait à Paris d’une humeur massacrante. Son
voyage en Autriche n’avait pas amené les résultats qu’il espérait.
Pour comble, s’étant arrêté chez un de ses anciens amis, il avait eu
avec lui une discussion si violente qu’ils s’étaient séparés sans se donner
la main.
À peine installé sur les coussins de sa voiture, qui partit au galop, le
comte ne put s’empêcher de revenir sur ce sujet qui lui tenait fort à coeur.
— Je suis brouillé avec le duc de Sairmeuse, dit-il à son fils.
— Il me semble, monsieur, répondit Albert sans la moindre intention
de raillerie, que c’est ce qui ne manque jamais d’arriver lorsque vous res-
tez plus d’une heure ensemble.
— C’est vrai, mais cette fois c’est définitif. J’ai passé quatre jours chez
lui dans un état inconcevable d’exaspération. Maintenant, je lui ai retiré
mon estime. Sairmeuse, vicomte, vend Gondresy, une des belles terres du
nord de la France. Il coupe les bois, met à l’encan le château où il est,
une demeure princière qui va devenir une sucrerie. Il fait argent de tout,
pour augmenter, à ce qu’il dit, ses revenus, pour acheter de la rente, des
actions, des obligations !…
— Et c’est la raison de votre rupture ? demanda Albert sans trop de
surprise.
— Sans doute. N’est-elle pas légitime ?
— Mais, monsieur, vous savez que le duc a une famille nombreuse ; il
est loin d’être riche.
— Et ensuite ! reprit le comte. Qu’importe cela ? On se prive, monsieur,
on vit de sa terre sur sa terre, on porte des sabots tout l’hiver, on fait
donner de l’éducation à son aîné seulement, et on ne vend pas. Entre amis,
on se doit la vérité, surtout quand elle est désagréable. J’ai dit à Sairmeuse
ma pensée. Un noble qui vend ses terres commet une indignité, il trahit
son parti.
— Oh ! monsieur ! fit Albert, essayant de protester.

134
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

— J’ai dit traître, continua le comte avec véhémence, je maintiens ce


mot. Retenez bien ceci, vicomte : la puissance a été, est et sera toujours à
qui possède la fortune, à plus forte raison à qui détient le sol. Les hommes
de 93 ont bien compris cela. En ruinant la noblesse, ils ont détruit son
prestige bien plus sûrement qu’en abolissant les titres. Un prince à pied et
sans laquais est un homme comme un autre. Le ministre de Juillet qui a dit
aux bourgeois : « Enrichissez-vous » n’était point un sot. Il leur donnait la
formule magique du pouvoir. Les bourgeois ne l’ont pas compris, ils ont
voulu aller trop vite, ils se sont lancés dans la spéculation. Ils sont riches
aujourd’hui, mais de quoi ? de valeurs de Bourse, de titres de portefeuille,
de papiers, de chiffons enfin.
» C’est de la fumée qu’ils cadenassent dans leurs coffres. Ils pré-
èrent le mobilier qui rapporte huit, aux prés, aux vignes, aux bois, qui
ne rendent pas trois du cent. Le paysan n’est pas si fou. Dès qu’il a de la
terre grand comme un mouchoir de poche, il en veut grand comme une
nappe, puis grand comme un drap. Le paysan est lent comme le boeuf de
sa charrue, mais il a sa ténacité, son énergie patiente, son obstination. Il
marche droit vers son but, poussant ferme sur le joug, et sans que rien
l’arrête ni le détourne. Pour devenir propriétaire, il se serre le ventre, et
les imbéciles rient. Qui sera bien surpris quand il fera, lui aussi, son 89 ?
Le bourgeois et aussi les barons de la féodalité financière.
— Eh bien ? interrogea le vicomte.
— Vous ne comprenez pas ? Ce que fait le paysan, la noblesse le devait
faire. Ruinée, son devoir était de reconstituer sa fortune. Le commerce lui
est interdit, soit. L’agriculture lui reste. Au lieu de bouder niaisement, de-
puis un demi-siècle, au lieu de s’endetter pour soutenir un train d’une
ridicule mesquinerie, elle devait s’enfermer dans ses châteaux, en pro-
vince, et là travailler, se priver, économiser, acheter, s’étendre, gagner de
proche en proche. Si elle avait pris ce parti, elle posséderait la France.
Sa richesse serait énorme, car le prix de la terre s’élève de jour en jour.
Sans effort, j’ai doublé ma fortune depuis trente ans. Blanlaville, qui a
coûté à mon père cent mille écus en 1817, vaut maintenant plus d’un
million. Ainsi, quand j’entends la noblesse se plaindre, gémir, récrimi-
ner, je hausse les épaules. Tout augmente, dit-elle, et ses revenus restent
stationnaires. À qui la faute ? Elle s’appauvrit d’année en année. Elle en

135
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

verra bien d’autres. Bientôt elle en sera réduite à la besace, et les quelques
grands noms qui nous restent finiront sur des enseignes. Et ce sera bien
fait. Ce qui me console, c’est qu’alors le paysan, maître de nos domaines,
sera tout-puissant, et qu’il attellera à ses voitures ces bourgeois qu’il hait
autant que je les exècre moi-même.
La voiture, en ce moment, s’arrêtait dans la cour, après avoir décrit ce
demi-cercle parfait, la gloire des cochers qui ont gardé la bonne tradition.
Le comte descendit le premier et, appuyé sur le bras de son fils, il
gravit les marches du perron.
Dans l’immense vestibule, presque tous les domestiques en grande
livrée formaient la haie.
Le comte leur donna un coup d’oeil en traversant, comme un officier
à ses soldats avant la parade. Il parut satisfait de leur tenue et gagna ses
appartements, situés au premier étage, au-dessus des appartements de
réception.
Jamais, nulle part, maison ne fut mieux ordonnée que celle du comte
de Commarin, maison considérable, car la fortune lui permettait de sou-
tenir un train à éblouir plus d’un principicule allemand.
Il possédait, à un degré supérieur, le talent, il faudrait dire l’art, beau-
coup plus rare qu’on ne le suppose, de commander à une armée de valets.
Selon Rivarol, il est une façon de dire à un laquais : « Sortez ! » qui affirme
mieux la race que cent livres de parchemins.
Les domestiques si nombreux du comte n’étaient pour lui ni une gêne,
ni un souci, ni un embarras. Ils lui étaient nécessaires, le servaient bien,
à sa guise et non à la leur. Il était l’exigence même, toujours prêt à dire :
« J’ai failli attendre », et cependant il était rare qu’il eût un reproche à
adresser.
Chez lui, tout était si bien prévu, même et surtout l’imprévu, si bien
réglé, arrangé à l’avance, d’une manière invariable, qu’il n’avait plus à
s’occuper de rien. Si parfaite était l’organisation de la machine intérieure,
qu’elle fonctionnait sans bruit, sans effort, sans qu’il fût besoin de la re-
monter sans cesse. Un rouage manquait, on le remplaçait et on s’en aper-
cevait à peine. Le mouvement général entraînait le nouveau venu, et au
bout de huit jours il avait pris le pli ou il était renvoyé.
Ainsi, le maître arrivait de voyage, et l’hôtel endormi s’éveillait

136
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

comme sous la baguette d’un magicien. Chacun se trouvait à son poste,


prêt à reprendre la besogne interrompue six semaines auparavant. On sa-
vait que le comte avait passé la journée en wagon, donc il pouvait avoir
faim : le dîner avait été avancé. Tous les gens, jusqu’au dernier marmiton,
avaient présent à l’esprit l’article premier de la charte de l’hôtel : « Les
domestiques sont faits, non pour exécuter des ordres, mais pour épargner
la peine d’en donner. »
M. de Commarin finissait de réparer sur sa personne le désordre du
voyage et de changer de vêtements, quand le maître d’hôtel en bas de soie
parut et annonça que monsieur le comte était servi.
Il descendit presque aussitôt, et le père et le fils se rencontrèrent sur
le seuil de la salle à manger.
C’est une vaste pièce, très haute de plafond comme tout le rez-de-
chaussée de l’hôtel, et d’une simplicité magnifique. Un seul des quatre
dressoirs qui la décorent encombrerait un de ces vastes appartements que
les millionnaires de la dernière liquidation louent quinze mille francs au
boulevard Malesherbes. Un collectionneur pâmerait devant ces dressoirs,
chargés à rompre d’émaux rares, de faïences merveilleuses et de porce-
laines à faire verdir de jalousie un roi de Saxe.
Le service de la table où prirent place le comte et Albert, dressée milieu
de la salle, répondait à ce luxe grandiose. L’argenterie et les cristaux y
resplendissaient.
Le comte était un grand mangeur. Parfois il tirait vanité de cet ap-
pétit énorme qui eût été pour un pauvre diable une véritable infirmité.
Il aimait à rappeler les grands hommes dont l’estomac est resté célèbre,
Charles Quint dévorait des montagnes de viande. Louis XIV engloutis-
sait à chaque repas la nourriture de six hommes ordinaires. Il soutenait
volontiers à table qu’on peut presque juger les hommes à leur capacité
digestive ; il les comparait à des lampes dont le pouvoir éclairant est en
raison de l’huile qu’elles consument.
La première demi-heure du dîner fut silencieuse. M. de Commarin
mangeait en conscience, ne s’apercevant pas ou ne voulant pas s’aperce-
voir qu’Albert remuait sa fourchette et son couteau par contenance et ne
touchait à aucun des mets placés sur son assiette. Mais avec le dessert, la
mauvaise humeur du vieux gentilhomme reparut, fouettée par un certain

137
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

vin de Bourgogne qu’il affectionnait, et dont il buvait presque exclusive-


ment depuis de longues années.
Il ne détestait pas d’ailleurs se mettre la bile en mouvement après le
dîner, professant cette théorie qu’une discussion modérée est un parfait
digestif. Une lettre qui lui avait été remise à son arrivée et qu’il avait
trouvé le temps de parcourir fut son prétexte et son point de départ.
— J’arrive il y a une heure, dit-il à son fils, et j’ai déjà une homélie de
Broisfresnay.
— Il écrit beaucoup, observa Albert.
— Trop ! Il se dépense en encre. Encore des plans, des projets, des espé-
rances, véritables enfantillages. Il porte la parole au nom d’une douzaine
de politiques de sa force. Ma parole d’honneur, ils ont perdu le sens. Ils
parlent de soulever le monde ; il ne leur manque qu’un levier et un point
d’appui. Je les trouve, moi qui les aime, à mourir de rire.
Et pendant dix minutes, le comte chargea des plus piquantes injures et
des épigrammes les plus vives ses meilleurs amis, sans paraître se douter
que bon nombre de leurs ridicules étaient un peu les siens.
— Si encore, continua-t-il plus sérieusement, s’ils avaient quelque
confiance en eux, s’ils montraient une ombre d’audace ! Mais non. La foi
même leur manque. Ils ne comptent que sur autrui, tantôt sur celui-ci
et tantôt sur cet autre. Il n’est pas une de leurs démarches qui ne soit un
aveu d’impuissance, une déclaration prématurée d’avortement. Je les vois
continuellement en quête d’un mieux monté qui consente à les prendre
en croupe. Ne trouvant personne, c’est qu’ils sont embarrassants ! ils en
reviennent toujours au clergé comme à leurs premières amours.
» Là, pensent-ils, sont le salut et l’avenir. Le passé l’a bien prouvé. Ah !
ils sont adroits ! En somme, nous devons au clergé la chute de la Restaura-
tion. Et maintenant, en France, aristocratie et dévotion sont synonymes.
Pour sept millions d’électeurs, un petit-fils de Louis XIV ne peut marcher
qu’à la tête d’une armée de robes noires, escorté de prédicants, de moines
et de missionnaires, avec un état-major d’abbés, le cierge au vent. Et on
a beau dire, le Français n’est pas dévot, et il hait les jésuites. N’est-ce pas
votre avis, vicomte ?
Albert ne put qu’incliner la tête en signe d’assentiment. Déjà M. de
Commarin continuait :

138
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

— Ma foi ! je le déclare, je suis las de marcher à la remorque de ces


gens-là. Je perds patience quand je vois sur quel ton ils le prennent avec
nous, et à quel prix ils mettent leur alliance. Ils n’étaient pas si grands
seigneurs jadis ; un évêque à la cour faisait une mince figure. Aujourd’hui,
ils se sentent indispensables. Moralement, nous n’existons que par eux.
Et quel rôle jouons-nous à leur profit ? Nous sommes le paravent derrière
lequel ils jouent leur comédie. Quelle duperie ! Est-ce que nos intérêts
sont les leurs ?
» Ils se soucient de nous, monsieur, comme de l’an VIII. Leur capi-
tale est Rome, et c’est là que trône leur seul roi. Depuis je ne sais combien
d’années, ils crient à la persécution, et jamais ils n’ont été si véritablement
puissants. Enfin, si nous n’avons pas le sou, ils sont immensément riches.
Les lois qui frappent les fortunes particulières ne les atteignent pas. Ils
n’ont point d’héritiers qui se partagent leurs trésors et les divisent à l’in-
fini. Ils possèdent la patience et le temps qui élèvent des montagnes avec
des grains de sable. Tout ce qui va au clergé reste au clergé.
— Rompez avec eux, alors, monsieur, dit Albert.
— Peut-être le faudrait-il, vicomte. Mais aurions-nous les bénéfices de
la rupture ? Et d’abord, y croirait-on ?
On venait de servir le café. Le comte fit un signe, les domestiques
sortirent.
— Non, poursuivit-il, on n’y croirait pas. Puis ce serait la guerre et
la trahison dans nos ménages. Ils nous tiennent par nos femmes et nos
filles, otages de notre alliance. Je ne vois plus pour l’aristocratie française
qu’une planche de salut ; une bonne petite loi autorisant les majorats.
— Vous ne l’obtiendrez jamais, monsieur.
— Croyez-vous ? demanda M. de Commarin ; vous y opposeriez-vous
donc, vicomte ?
Albert savait par expérience combien était brûlant ce terrain où l’at-
tirait son père, il ne répondit pas.
— Mettons donc que je rêve l’impossible, reprit le comte ; alors, que
la noblesse fasse son devoir. Que toutes les filles de grande maison, que
tous les cadets se dévouent. Qu’ils laissent pendant cinq générations le
patrimoine entier à l’aîné et se contentent chacun de cent louis de rentes.
De cette façon encore, on peut reconstruire les grandes fortunes. Les fa-

139
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

milles, au lieu d’être divisées par des intérêts et des égoïsmes divers, se-
raient unies par une aspiration commune. Chaque maison aurait sa raison
d’État, un testament politique, pour ainsi dire, que se légueraient les aî-
nés.
— Malheureusement, objecta le vicomte, le temps n’est plus guère aux
dévouements.
— Je le sais, monsieur, reprit vivement le comte, je le sais très bien, et
dans ma propre maison j’en ai la preuve. Je vous ai prié, moi, votre père,
je vous ai conjuré de renoncer à épouser la petite-fille de cette vieille folle
de marquise d’Arlange : à quoi cela a-t-il servi ? À rien. Et après trois ans
de luttes, il m’a fallu céder.
— Mon père…, voulut commencer Albert.
— C’est bien, interrompit le comte, vous avez ma parole, brisons. Mais
souvenez-vous de ce que je vous ai prédit. Vous portez le coup mortel à
notre maison. Vous serez, vous, un des grands propriétaires de la France ;
ayez quatre enfants, ils seront à peine riches ; qu’eux-mêmes en aient cha-
cun autant, et vous verrez vos petits-fils dans la gêne.
— Vous mettez tout au pis, mon père.
— Sans doute, et je le dois. C’est le moyen d’éviter les déceptions.
Vous m’avez parlé du bonheur de votre vie ! Misère ! Un homme vraiment
noble songe à son nom avant tout. Mademoiselle d’Arlange est très jolie,
très séduisante, tout ce que vous voudrez, mais elle n’a pas le sou. Je vous
avais, moi, choisi une héritière.
— Que je ne saurais aimer…
— La belle affaire ! Elle vous apportait, dans son tablier, quatre mil-
lions, plus que les rois d’aujourd’hui ne donnent en dot à leurs filles. Sans
compter les espérances…
L’entretien, sur ce sujet, pouvait être interminable ; mais en dépit
d’une contrainte visible, le vicomte restait à cent lieues de discussion.
À peine, de temps à autre et pour ne pas jouer le rôle de confident abso-
lument muet il prononçait quelques syllabes.
Cette absence d’opposition irritait le comte encore plus qu’une contra-
diction obstinée. Aussi fit-il tous ses efforts pour piquer son fils. C’était
sa tactique.
Cependant il prodigua vainement les mots provocants et les allusions

140
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

méchantes. Bientôt il fut sérieusement furieux contre son fils, et sur une
laconique réponse, il s’emporta tout à fait.
— Parbleu ! s’écria-t-il, le fils de mon intendant ne raisonnerait pas
autrement que vous ! Quel sang avez-vous donc dans les veines ! Je vous
trouve bien peuple pour un vicomte de Commarin !
Il est des situations d’esprit où la moindre conversation est extrême-
ment pénible. Depuis une heure, en écoutant son père et en lui répondant,
Albert subissait un intolérable supplice. La patience dont il était armé lui
échappa enfin.
— Eh ! répondit-il, si je suis peuple, monsieur, il y a peut-être de
bonnes raisons pour cela.
Le regard dont le vicomte accentua cette phrase était si éloquent et si
explicite, que le comte eut un brusque haut-le-corps. Toute animation de
l’entretien tomba, et c’est d’une voix hésitante qu’il demanda :
— Que voulez-vous dire, vicomte ? Albert, la phrase lancée, l’avait re-
grettée. Mais il était trop avancé pour reculer.
— Monsieur, répondit-il avec un certain embarras, j’ai à vous entrete-
nir de choses graves. Mon honneur, le vôtre, celui de notre maison sont en
jeu. Je devais avoir avec vous une explication, et je comptais la remettre
à demain, ne voulant pas troubler la soirée de votre retour. Néanmoins,
si vous l’exigez…
Le comte écoutait son fils avec une anxiété mal dissimulée. On eût dit
qu’il devinait où il allait en venir, et qu’il s’épouvantait de l’avoir deviné.
— Croyez, monsieur, continuait Albert, cherchant ses mots, que ja-
mais, quoi que vous ayez fait, ma voix ne s’élèvera pour vous accuser.
Vos bontés constantes pour moi…
C’est tout ce que put supporter M. de Commarin.
— Trêve de préambules, interrompit-il durement. Les faits, sans
phrases…
Albert tarda à répondre. Il se demandait comment et par où commen-
cer.
— Monsieur, dit-il enfin, en votre absence j’ai eu sous les yeux toute
votre correspondance avec madame Valérie Gerdy. Toute, ajouta-t-il, sou-
lignant ce mot déjà si significatif.

141
L’affaire Lerouge Chapitre VIII

Le comte ne laissa pas à Albert le temps d’achever sa phrase. Il s’était


levé comme si un serpent l’eût mordu, si violemment que sa chaise alla
rouler à quatre pas.
— Plus un mot ! s’écria-t-il d’une voix terrible, plus une syllabe, je
vous le défends !
Mais il eut honte, sans doute, de ce premier mouvement, car presque
aussitôt il reprit son sang-froid. Il releva même sa chaise avec une affec-
tation visible de calme, et la replaça devant la table.
— Qu’on vienne donc encore nier les pressentiments ! reprit-il d’un
ton qu’il essayait de rendre léger et railleur. Il y a deux heures, au che-
min de fer, en apercevant votre face blême, j’ai flairé quelque méchante
aventure. J’ai deviné que vous saviez peu ou beaucoup de cette histoire,
je l’ai senti, j’en ai été sûr.
Il y eut un long moment de ce silence si pesant de deux interlocuteurs,
de deux adversaires qui se recueillent avant d’entamer de redoutables ex-
plications.
D’un commun accord, le père et le fils détournaient les yeux et évi-
taient de laisser se croiser et se rencontrer leurs regards peut-être trop
éloquents.
À un bruit qui se fit dans l’antichambre, le comte se rapprocha d’Al-
bert.
— Vous l’avez dit, monsieur, prononça-t-il, l’honneur commande. Il
importe d’arrêter une ligne de conduite et de l’arrêter sans retard : veuillez
me suivre chez moi.
Il sonna ; un valet parut aussitôt.
— Prévenez, lui dit-il, que ni monsieur le vicomte ni moi n’y sommes
pour personne au monde.

142
CHAPITRE IX

L
   venait de se produire avait beaucoup plus ir-
rité que surpris le comte de Commarin.
Faut-il le dire ! depuis vingt ans il redoutait de voir éclater la
vérité. Il savait qu’il n’est pas de secret si soigneusement gardé qui ne
puisse s’échapper, et son secret, à lui, quatre personnes l’avaient connu,
trois le possédaient encore.
Il n’avait pas oublié qu’il avait commis cette imprudence énorme de
le confier au papier, comme s’il ne se fût plus souvenu qu’il est des choses
qu’on n’écrit pas.
Comment, lui, un diplomate prudent, un politique hérissé de précau-
tions, avait-il pu écrire ! Comment, ayant écrit, avait-il laissé subsister
cette correspondance accusatrice ? Comment n’avait-il pas anéanti, coûte
que coûte, ces preuves écrasantes qui, d’un instant à l’autre, pouvaient se
dresser contre lui ? C’est ce qu’il serait malaisé d’expliquer sans une pas-
sion folle, c’est-à-dire aveugle, sourde et imprévoyante jusqu’au délire.

143
L’affaire Lerouge Chapitre IX

Le propre de la passion est de si bien croire à sa durée, qu’à peine elle


se trouve satisfaite de la perspective de l’éternité. Absorbée complètement
dans le présent, elle ne prend nul souci de l’avenir.
Quel homme d’ailleurs songe jamais à se mettre en garde contre la
femme dont il est épris ? Toujours Samson amoureux livrera, sans dé-
fense, sa chevelure aux ciseaux de Dalila.
Tant qu’il avait été l’amant de Valérie, le comte n’avait pas eu l’idée
de redemander ses lettres à cette complice adorée. Si elle lui fût venue,
cette idée, il l’eût repoussée comme outrageante pour le caractère d’un
ange.
Quels motifs pouvaient lui faire suspecter la discrétion de sa maî-
tresse ? Aucun. Il devait la supposer bien plus que lui intéressée à faire
disparaître jusqu’à la plus légère trace des événements passés. N’était-ce
pas elle, en définitive, qui avait recueilli les bénéfices de l’acte odieux ?
Qui avait usurpé le nom et la fortune d’un autre ? N’était-ce pas son fils ?
Lorsque, huit années plus tard, se croyant trahi, le comte rompit une
liaison qui avait fait son bonheur, il songea à rentrer en possession de
cette funeste correspondance.
Il ne sut quels moyens employer. Mille raisons l’empêchaient d’agir.
La principale est qu’à aucun prix il ne voulait se retrouver en présence
de cette femme jadis trop aimée. Il ne se sentait assez sûr ni de sa colère
ni de sa résolution pour affronter les larmes qu’elle ne manquerait pas
de répandre. Pourrait-il sans faiblir soutenir les regards suppliants de ces
beaux yeux qui si longtemps avaient eu tout empire sur son âme !
Revoir cette maîtresse de sa jeunesse, c’était s’exposer à pardonner, et
il avait été trop cruellement blessé dans son orgueil et dans son affection
pour admettre l’idée de retour.
D’un autre côté, se confier à un tiers était absolument impraticable. Il
s’abstint donc de toute démarche, s’ajournant indéfiniment.
Je la verrai, se disait-il, mais quand je l’aurai si bien arrachée de mon
coeur qu’elle me sera devenue indifférente. Je ne veux pas lui donner la
joie de ma douleur.
Ainsi, les mois et les années se passèrent, et il en vint à se dire, à se
prouver qu’il était désormais trop tard.
En effet, il est des souvenirs qu’il est imprudent de réveiller. Il est

144
L’affaire Lerouge Chapitre IX

des circonstances où une défiance injuste devient la plus maladroite des


provocations.
Demander à qui est armé de rendre ses armes, n’est-ce pas le pousser à
s’en servir ? Après si longtemps, venir réclamer ces lettres, c’était presque
déclarer la guerre. D’ailleurs, existaient-elles encore ? Qui le prouverait ?
Qui garantissait que Mme Gerdy ne les avait pas anéanties, comprenant
que leur existence était un péril et que leur destruction seule assurait
l’usurpation de son fils ?
M. de Commarin ne s’aveugla pas, mais, se trouvant dans une impasse,
il pensa que la suprême sagesse était de s’en remettre au hasard, et il
laissa pour sa vieillesse cette porte ouverte à l’hôte qui vient toujours : le
malheur.
Et, cependant, depuis plus de vingt années, jamais un jour ne s’était
écoulé sans qu’il maudît l’inexcusable folie de sa passion.
Jamais il ne put prendre sur lui d’oublier qu’au-dessus de sa tête un
danger plus terrible que l’épée de Damoclès était suspendu par un fil que
le moindre accident pouvait rompre.
Aujourd’hui ce fil était brisé.
Maintes fois, rêvant à la possibilité d’une catastrophe, il s’était de-
mandé comment parer un coup si fatal. Souvent il s’était dit : que resterait-
il à faire, si tout se découvrait ?
Il avait conçu et rejeté bien des plans ; il s’était bercé, à l’exemple des
hommes d’imagination, de bien des projets chimériques, et voilà que la
réalité le prenait comme au dépourvu.
Albert resta respectueusement debout, pendant que son père s’as-
seyait dans son grand fauteuil armorié, précisément au-dessous d’un
cadre immense où l’arbre généalogique de l’illustre famille de Rhéteau
de Commarin étalait ses luxuriants rameaux.
Le vieux gentilhomme ne laissait rien voir des appréhensions cruelles
qui l’étreignaient. Il ne semblait ni irrité ni abattu. Seulement ses yeux
exprimaient une hauteur encore plus dédaigneuse qu’à l’ordinaire, une
assurance pleine de mépris à force d’être imperturbable.
— Maintenant, vicomte, commença-t-il d’une voix ferme, expliquez-
vous. Je ne vous dirai rien de la situation d’un père condamné à rougir de-
vant son fils, vous êtes fait pour la comprendre et la plaindre. Épargnons-

145
L’affaire Lerouge Chapitre IX

nous mutuellement et tâchez de rester calme. Parlez, comment avez-vous


eu connaissance de ma correspondance ?
Albert, lui aussi, avait eu le temps de se recueillir et de se préparer
à la lutte présente, depuis quatre jours qu’il attendait cet entretien avec
une mortelle impatience.
Le trouble qui s’était emparé de lui aux premiers mots avait fait place à
une contenance digne et fière. Il s’exprimait purement et nettement, sans
s’égarer dans ces détails si fatigants lorsqu’il s’agit d’une chose grave et
qui reculent inutilement le but.
— Monsieur, répondit-il, dimanche matin un jeune homme s’est pré-
senté ici, affirmant qu’il était chargé pour moi d’une mission de la plus
haute importance, et qui devait rester secrète. Je l’ai reçu. C’est lui qui
m’a révélé que je ne suis, hélas ! qu’un enfant naturel substitué par votre
affection à l’enfant légitime que vous avez eu de madame de Commarin.
— Et vous n’avez pas fait jeter cet homme à la porte ! s’exclama le
comte.
— Non, monsieur. J’allais répliquer fort vivement, sans doute, lorsque,
me présentant une liasse de lettres, il me pria de les lire avant de rien
répondre.
— Ah ! s’écria M. de Commarin, il fallait les lancer au feu ! vous aviez
du feu, j’imagine ! Quoi ! vous les avez tenues entre vos mains et elles
subsistent encore ! Que n’étais-je là, moi !
— Monsieur !… fit Albert d’un ton de reproche.
Et se souvenant de la façon dont Noël s’était placé devant la cheminée,
et de l’air qu’il avait en s’y plaçant, il ajouta :
— Cette pensée me fût venue qu’elle eût été irréalisable. D’ailleurs,
j’avais au premier coup d’oeil reconnu votre écriture. J’ai donc pris les
lettres et je les ai lues.
— Et alors ?
— Alors, monsieur, j’ai rendu cette correspondance à ce jeune homme,
et je lui ai demandé un délai de huit jours. Non pour le consulter, il n’en
était pas besoin, mais parce que je jugeais un entretien avec vous indis-
pensable. Aujourd’hui donc, je viens vous adjurer de me dire si cette sub-
stitution a en effet eu lieu.

146
L’affaire Lerouge Chapitre IX

— Certainement, répondit le comte avec violence ; oui, certainement,


par malheur. Vous le savez bien, puisque vous avez lu que j’écrivais à
madame Gerdy, à votre mère.
Cette réponse, Albert la connaissait à l’avance, il l’attendait. Elle l’ac-
cabla pourtant.
Il est de ces infortunes si grandes qu’il faut pour y croire les apprendre
pour ainsi dire plusieurs fois. Cette défaillance dura moins qu’un éclair.
— Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, j’avais une conviction, mais
non pas une assurance formelle. Toutes les lettres que j’ai lues disent
nettement vos intentions, détaillent minutieusement votre plan, aucune
n’indique, ne prouve du moins l’exécution de votre projet.
Le comte regarda son fils d’un air de surprise profonde. Il avait en-
core toutes ses lettres présentes à la mémoire, et il se rappelait que vingt
fois, écrivant à Valérie, il s’était réjoui du succès, la remerciant de s’être
soumise à ses volontés.
— Vous n’êtes donc pas allé jusqu’au bout, vicomte ? dit-il ; vous
n’avez donc pas tout lu ?
— Tout, monsieur, et avec une attention que vous devez comprendre.
Je puis vous affirmer que la dernière lettre qui m’a été montrée annonce
simplement à madame Gerdy l’arrivée de Claudine Lerouge, de la nour-
rice qui a été chargée d’accomplir l’échange. Je ne savais rien au-delà.
— Pas de preuves matérielles ! murmura le comte. On peut concevoir
un dessein, le caresser longtemps, puis au dernier moment l’abandonner ;
cela se voit souvent.
Il se reprochait d’avoir été si prompt à répondre. Albert avait des soup-
çons sérieux, il venait de les changer en certitude. Quelle maladresse !
Il n’y a pas de doute possible, se disait-il, Valérie a détruit les lettres les
plus concluantes, celles qui lui ont paru les plus dangereuses, celles que
j’écrivais après. Mais pourquoi avoir conservé les autres, déjà si compro-
mettantes, et, les ayant gardées, comment a-t-elle pu s’en dessaisir ?
Albert restait toujours debout, immobile, attendant un mot du comte.
Quel serait-il ? Son sort, sans doute, se décidait en ce moment dans l’esprit
du vieillard.
— Peut-être est-elle morte ! dit à haute voix M. de Commarin.

147
L’affaire Lerouge Chapitre IX

Et à cette pensée que Valérie était morte, sans qu’il l’eût revue, il tres-
saillit douloureusement. Son coeur, après une séparation volontaire de
plus de vingt ans, se serra, tant ce premier amour de son adolescence
avait jeté en lui de profondes racines. Il l’avait maudite, en ce moment
il pardonnait. Elle l’avait trompé, c’est vrai, mais ne lui devait-il pas les
seules années de bonheur ? N’avait-elle pas été toute la poésie de sa jeu-
nesse ? Avait-il eu, depuis elle, une heure seulement de joie, d’ivresse ou
d’oubli ? Dans la disposition d’esprit où il se trouvait, son coeur ne rete-
nait que les bons souvenirs, comme un vase qui, une première fois empli
de précieux aromates, en garde le parfum jusqu’à sa destruction.
— Pauvre femme ! murmura-t-il encore.
Il soupira profondément. Trois ou quatre fois ses paupières cligno-
tèrent comme si une larme eût été près de lui venir. Albert le regardait
avec une curiosité inquiète. C’était la première fois, depuis que le vicomte
était homme, qu’il surprenait sur le visage de son père d’autres émotions
que celles de l’ambition ou de l’orgueil vaincus ou triomphants. Mais M.
de Commarin n’était pas d’une trempe à se laisser longtemps aller à l’at-
tendrissement.
— Vous ne m’avez pas dit, vicomte, demanda-t-il, qui vous avait en-
voyé ce messager de malheur ?
— Il venait en son nom, monsieur, ne voulant, il me l’a dit, mêler per-
sonne à cette triste affaire. Ce jeune homme n’était autre que celui dont
j’ai pris la place, votre fils légitime, monsieur Noël Gerdy lui-même.
— Oui ! fit le comte à demi-voix, Noël, c’est bien son nom, je me sou-
viens ; et avec une hésitation évidente il ajouta : Vous a-t-il parlé de sa
mère, de votre mère ?
— À peine, monsieur. Il m’a seulement déclaré qu’il venait à son insu,
que le hasard seul lui avait livré le secret qu’il venait me révéler.
M. de Commarin ne répliqua pas. Il ne lui restait plus rien à apprendre.
Il réfléchissait. Le moment définitif était venu, et il ne voyait qu’un seul
moyen de le retarder.
— Voyons, vicomte, dit-il enfin d’un ton affectueux qui stupéfia Al-
bert, ne restez pas ainsi debout, asseyez-vous là, près de moi, et causons.
Unissons nos efforts pour éviter, s’il se peut, un grand malheur. Parlez-
moi en toute confiance, comme un fils à son père. Avez-vous songé à ce

148
L’affaire Lerouge Chapitre IX

que vous avez à faire ? Avez-vous pris quelque détermination ?


— Il me semble, monsieur, qu’il n’y a pas d’hésitation possible.
— Comment l’entendez-vous ?
— Mon devoir, mon père, est, ce me semble, tout tracé. Devant votre
fils légitime, je dois me retirer sans plainte, sinon sans regrets. Qu’il
vienne, je suis prêt à lui rendre tout ce que, sans m’en douter, je lui ai
pris trop longtemps : l’affection d’un père, sa fortune et son nom.
Le vieux gentilhomme, à cette réponse si digne, ne sut pas garder le
calme qu’en commençant il avait recommandé à son fils. Son visage de-
vint pourpre et il ébranla la table du plus furieux coup de poing qu’il eût
donné en sa vie. Lui toujours si mesuré, si convenable en toutes occasions,
il s’emporta en jurons que n’eût pas désavoués un vieux sous-officier de
cavalerie.
— Et moi, monsieur, je vous déclare que ce que vous rêvez là n’arri-
vera jamais. Non, cela ne sera pas, je vous le jure. Ce qui est fait est bien
fait. Quoi qu’il advienne, entendez-vous, monsieur, les choses resteront ce
qu’elles sont, parce que telle est ma volonté. Vicomte de Commarin vous
êtes, vicomte de Commarin vous resterez, et malgré vous, s’il le faut. Vous
le serez jusqu’à la mort, ou du moins jusqu’à la mienne ; car jamais, moi
vivant, votre projet insensé ne s’accomplira.
— Cependant, monsieur…, commença timidement Albert.
— Je vous trouve bien osé, monsieur, de m’interrompre quand je
parle ! s’exclama le comte. Ne sais-je pas d’avance toutes vos objections !
Vous m’allez dire, n’est-ce pas, que c’est une injustice révoltante, une
odieuse spoliation ? J’en conviens, et plus que vous j’en gémis. Pensez-
vous donc que d’aujourd’hui seulement je me repens de l’égarement fatal
de ma jeunesse ? Il y a vingt ans, monsieur, que je regrette mon fils lé-
gitime ; vingt ans que je me maudis de l’iniquité dont il est victime. Et
cependant j’ai su me taire et cacher les chagrins et les remords qui hé-
rissent d’épines mon oreiller. En un moment votre stupide résignation
rendrait mes longues souffrances inutiles ! Non. Je ne le permettrai pas.
Le comte lut une réplique sur les lèvres de son fils, il l’arrêta d’un
regard foudroyant.
— Croyez-vous donc, poursuivit-il, que je n’ai pas pleuré au souvenir
de mon fils légitime usant sa vie à lutter contre la médiocrité ? Pensez-

149
L’affaire Lerouge Chapitre IX

vous qu’il ne m’est pas venu d’ardents désirs de réparation ? Il y a eu


des jours, monsieur, où j’aurais donné la moitié de ma fortune seulement
pour embrasser cet enfant d’une femme que j’ai su trop tard apprécier.
La crainte de faire planer sur votre naissance l’ombre d’un soupçon m’a
retenu. Je me suis sacrifié à ce grand nom de Commarin que je porte. Je
l’ai reçu sans tache de mes pères, tel vous le léguerez à vos fils. Votre
premier mouvement a été bon, généreux, chevaleresque, mais il faut l’ou-
blier. Songez-vous au scandale, si jamais notre secret était livré au public ?
Ne devinez-vous pas la joie de nos ennemis, de cette tourbe de parvenus
qui nous environne ? Je frémis en songeant à l’odieux et au ridicule qui
jailliraient sur notre nom. Trop de familles déjà ont des taches de boue
sur leur blason, je n’en veux pas au mien.
M. de Commarin s’interrompit quelques minutes sans qu’Albert osât
prendre la parole, tant, depuis son enfance, il était habitué à respecter les
moindres volontés du terrible gentilhomme.
— Nous chercherions vainement, reprit le comte : il n’est pas de tran-
saction possible. Puis-je, demain, vous renier et présenter Noël pour mon
fils ? dire : « Excusez, celui-ci n’est pas le vicomte, c’est cet autre ? » Ne
faut-il pas que les tribunaux interviennent ? Qu’importe que ce soit tel
ou tel qui se nomme ou Benoît, ou Durand, ou Bernard ! Mais quand on
s’est appelé Commarin un seul jour, c’est ensuite pour la vie. La morale
n’est pas la même pour tous, parce que tous n’ont pas le même devoir.
Dans notre situation, les erreurs sont irréparables. Armez-vous donc de
courage, et montrez-vous digne de ce nom que vous portez. L’orage vient,
tenons tête à l’orage.
L’impassibilité d’Albert ne contribuait pas peu à augmenter l’irrita-
tion de M. de Commarin. Fortifié dans une résolution immuable, le vi-
comte écoutait comme on remplit un devoir, et sa physionomie ne reflé-
tait aucune émotion. Le comte comprenait qu’il ne l’ébranlait pas.
— Qu’avez-vous à répondre ? lui dit-il.
— Qu’il me semble, monsieur, que vous ne soupçonnez même pas
tous les périls que j’entrevois. Il est malaisé de maîtriser les révoltes de sa
conscience…
— Vraiment ! interrompit railleusement le comte, votre conscience se
révolte ! Elle choisit mal, son moment. Vos scrupules viennent trop tard.

150
L’affaire Lerouge Chapitre IX

Tant que vous n’avez vu dans ma succession qu’un titre illustre et une
douzaine de millions, elle vous a souri. Aujourd’hui elle vous apparaît
grevée d’une lourde faute, d’un crime, si vous voulez, et vous demandez
à ne l’accepter que sous bénéfice d’inventaire. Renoncez à cette folie. Les
enfants, monsieur, sont responsables des pères, et ils le seront tant que
vous honorerez le nom d’un grand homme. Bon gré mal gré vous serez
mon complice, bon gré mal gré vous porterez le fardeau de la situation
telle que je l’ai faite. Et quoi que vous puissiez souffrir, croyez que cela
n’approchera jamais de ce que j’endure, moi, depuis des années.
— Eh ! monsieur ! s’écria Albert, est-ce donc moi, le spoliateur, qui ai
à me plaindre ! n’est-ce pas au contraire le dépossédé ! Ce n’est pas moi
qu’il s’agit de convaincre, mais bien monsieur Noël Gerdy.
— Noël ? demanda le comte.
— Votre fils légitime, oui, monsieur. Vous me traitez en ce moment
comme si l’issue de cette malheureuse affaire dépendait uniquement de
ma volonté. Vous imaginez-vous donc que monsieur Gerdy sera de si fa-
cile composition et se taira ? Et s’il élève la voix, espérez-vous le toucher
beaucoup avec les considérations que vous m’exposez ?
— Je ne le redoute pas.
— Et vous avez tort, monsieur, permettez-moi de vous le dire. Accor-
dez à ce jeune homme, j’y consens, une âme assez haute pour ne désirer ni
votre rang ni votre fortune ; mais songez à tout ce qu’il doit s’être amassé
de fiel dans son coeur. Il ne peut pas ne pas avoir un cruel ressentiment de
l’horrible injustice dont il a été victime. Il doit souhaiter passionnément
une vengeance, c’est-à-dire la réparation.
— Il n’y a pas de preuves.
— Il a vos lettres, monsieur.
— Elles ne sont pas décisives, vous me l’avez dit.
— C’est vrai, monsieur, et, cependant, elles m’ont convaincu, moi qui
avais intérêt à ne pas l’être. Puis, s’il lui faut des témoins, il en trouvera.
— Et qui donc, vicomte ? Vous, sans doute ?
— Vous-même, monsieur. Le jour où il le voudra, vous nous trahirez.
Qu’il vous fasse appeler devant les tribunaux, et que là, sous la foi du
serment, on vous adjure, on vous somme de dire la vérité, que répondrez-
vous ?

151
L’affaire Lerouge Chapitre IX

Le front de M. de Commarin se rembrunit encore à cette supposition


si naturelle. Il délibérait ainsi avec l’honneur si puissant en lui.
— Je sauverais le nom de mes ancêtres, dit-il enfin. Albert secoua la
tête d’un air de doute.
— Au prix d’un faux serment, mon père, dit-il, c’est ce que je ne croirai
jamais. Supposons-le pourtant. Alors il s’adressera à madame Gerdy.
— Oh ! je puis répondre d’elle ! s’écria le comte. Son intérêt la fait notre
alliée. Au besoin je la verrai. Oui, ajouta-t-il avec effort, j’irai chez elle, je
lui parlerai, et je vous garantis qu’elle ne nous trahira pas.
— Et Claudine, continua le jeune homme, se taira-t-elle aussi ?
— Pour de l’argent, oui, et je lui donnerai ce qu’elle voudra.
— Et vous vous fiez, mon père, à un silence payé, comme si on pouvait
être sûr d’une conscience achetée. Qui s’est vendu à vous peut se vendre
à un autre. Une certaine somme lui fermera la bouche, une plus forte la
lui fera ouvrir.
— Je saurai l’effrayer.
— Vous oubliez, mon père, que Claudine Lerouge a été la nourrice de
monsieur Gerdy, qu’elle s’intéresse à son bonheur, qu’elle l’aime. Savez-
vous s’il ne s’est pas assuré son concours ? Elle demeure à Bougival, j’y
suis allé, je me le rappelle, avec vous. Sans doute, il la voyait souvent ; c’est
peut-être elle qui l’a mis sur la trace de votre correspondance. Il m’a parlé
d’elle en homme bien certain de son témoignage. Il m’a presque proposé
d’aller me renseigner près d’elle.
— Hélas ! s’écria le comte, que n’est-ce Claudine qui est morte, à la
place de mon fidèle Germain !
— Vous le voyez, monsieur, conclut Albert, Claudine Lerouge seule
rendrait vains tous vos projets.
— Eh bien ! non ! s’écria M. de Commarin, je trouverai un expédient !…
L’entêté gentilhomme ne voulait pas se rendre à l’évidence dont les
clartés l’aveuglaient. Depuis une heure il divaguait absolument et diva-
guait de bonne foi. L’orgueil de son sang paralysait en lui un bon sens
pratique très exercé et obscurcissait une lucidité remarquable. S’avouer
vaincu par une nécessité de la vie l’humiliait et lui paraissait honteux, in-
digne de lui. Il ne se souvenait pas d’avoir en sa longue carrière rencontré
de résistance invincible ni d’obstacle absolu.

152
L’affaire Lerouge Chapitre IX

Il était un peu comme ces hercules qui, n’ayant pas expérimenté la


limite de leurs forces, se persuadent qu’ils soulèveraient des montagnes,
si la fantaisie leur en venait.
Il avait aussi le malheur de tous les hommes d’imagination qui
s’éprennent de leurs chimères, qui prétendent toujours les faire triom-
pher, comme s’il suffisait de vouloir fortement pour changer les rêveries
en réalités.
C’est Albert, cette fois, qui rompit un silence dont la durée menaçait
de se prolonger.
— Je crois m’être aperçu, monsieur, dit-il, que vous redoutez surtout
la publicité de cette lamentable histoire. Le scandale possible vous déses-
père. Eh bien, c’est surtout si nous nous obstinons à lutter que le tapage
sera effroyable ! Que demain une instance s’entame, notre procès sera
dans quatre jours le sujet de conversation de l’Europe. Les journaux s’em-
pareront des faits, et Dieu sait de quels commentaires ils les accompa-
gneront ! L’hypothèse d’une lutte admise, notre nom, quoi qu’il arrive,
traînera dans tous les papiers de l’univers. Si encore nous étions sûrs
de gagner ! Mais nous devons perdre, mon père, nous perdrons. Alors,
représentez-vous l’éclat ! Songez à la flétrissure imprimée par l’opinion
publique !…
— Je songe, dit le comte, que pour parler ainsi il faut que vous n’ayez
ni respect ni affection pour moi.
— C’est qu’il est de mon devoir, monsieur, de vous montrer tous les
malheurs que je redoute pendant qu’il est encore temps de les éviter. Mon-
sieur Noël Gerdy est votre fils légitime, reconnaissez-le, accueillez ses
justes prétentions. Qu’il vienne… Nous pouvons, à bas bruit, faire rec-
tifier les états civils. Il sera facile de mettre l’erreur sur le compte d’une
nourrice, de Claudine Lerouge, par exemple. Toutes les parties étant d’ac-
cord, il n’y aura pas la moindre objection. Alors, qui empêche le nouveau
vicomte de Commarin de quitter Paris, de se faire perdre de vue ? Il peut
voyager en Europe pendant quatre ou cinq ans ; au bout de ce temps tout
sera oublié et personne ne se souviendra plus de moi.
M. de Commarin n’écoutait pas, il réfléchissait.
— Mais au lieu de lutter, vicomte ! s’écria-t-il, on peut transiger ! Ces
lettres, on peut les racheter. Que veut-il, ce jeune homme ? une position

153
L’affaire Lerouge Chapitre IX

et de la fortune. Je lui assurerai l’une et l’autre. Je le ferai aussi riche qu’il


l’exigera. Je lui donnerai un million, s’il le faut, deux, trois, la moitié de
ce que je possède. Avec de l’argent, voyez-vous, beaucoup d’argent !…
— Épargnez-le, monsieur, il est votre fils.
— Malheureusement ! et je le voudrais aux cinq cents diables ! Je me
montrerai, il transigera. Je lui prouverai que, pot de terre, il a tort de lutter
contre le pot de fer, et s’il n’est pas un sot, il comprendra.
Le comte se frottait les mains en parlant. Il était ravi de cette belle
idée de transaction. Elle ne pouvait manquer de réussir ; une foule d’ar-
guments se présentaient à son esprit pour le lui prouver. Il allait donc
acheter sa tranquillité perdue.
Mais Albert ne semblait pas partager les espérances de son père.
— Vous allez peut-être m’en vouloir, monsieur, dit-il d’un ton triste,
de vous arracher cette illusion dernière ; mais il le faut. Ne vous bercez
pas de ce songe d’un arrangement amiable, le réveil vous serait trop cruel.
J’ai vu monsieur Gerdy, mon père, et ce n’est pas, je vous l’affirme, un de
ces hommes qu’on intimide. S’il est une nature énergique, c’est la sienne.
Il est bien votre fils, celui-là, et son regard, comme le vôtre, annonce une
volonté de fer qu’on brise, mais qui ne fléchit pas. J’entends encore sa voix
frémissante de ressentiment, tandis qu’il me parlait ; je vois encore le feu
sombre de ses yeux. Non, il ne transigera pas. Il veut tout ou rien, et je
ne puis dire qu’il a tort. Si vous résistez, il vous attaquera sans que nulle
considération l’en empêche. Fort de ses droits, il s’attachera à vous avec
le plus terrible acharnement, il vous traînera de juridiction en juridiction,
il ne s’arrêtera qu’après une défaite définitive ou un triomphe complet.
Habitué à l’obéissance absolue, presque passive, de son fils, le vieux
gentilhomme s’étonnait de cette opiniâtreté inattendue.
— Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il.
— À ceci, monsieur, que je me mépriserais, si je n’épargnais pas les
plus grandes calamités à votre vieillesse. Votre nom ne m’appartient pas,
je reprendrai le mien. Je suis votre fils naturel, je céderai la place à votre
fils légitime. Permettez-moi de me retirer avec les honneurs du devoir
librement accompli ; souffrez que je n’attende pas un arrêt du tribunal
qui me chasserait honteusement.
— Quoi ! dit le comte abasourdi, vous m’abandonnez, vous renoncez

154
L’affaire Lerouge Chapitre IX

à me soutenir, vous vous tournez contre moi, vous reconnaissez les droits
de cet autre malgré mes volontés ?…
Albert s’inclina. Il était réellement très beau d’émotion et de fermeté.
— Ma résolution est irrévocablement arrêtée, répondit-il, je ne consen-
tirai jamais à dépouiller votre fils.
— Malheureux ! s’écria M. de Commarin, fils ingrat !…
Sa colère était telle que, dans son impuissance à la traduire par des
injures, il passa sans transition à la raillerie.
— Mais non ! continua-t-il, vous êtes grand, vous êtes noble, vous êtes
généreux. C’est très chevaleresque ce que vous faites là, vicomte ; je veux
dire : cher monsieur Gerdy, et tout à fait dans le goût des hommes de
Plutarque. Ainsi, vous renoncez à mon nom, à ma fortune, et vous partez.
Vous allez secouer la poussière de vos souliers sur le seuil de mon hô-
tel et vous lancer dans le monde. Je ne vois pour vous qu’une difficulté :
comment vivrez-vous, monsieur le philosophe stoïque ? Auriez-vous un
état au bout des doigts, comme l’Émile du sieur Jean-Jacques ? ou bien,
excellent monsieur Gerdy, avez-vous réalisé des économies sur les quatre
mille francs que je vous allouais par mois pour votre cire à moustache ?
Vous avez peut-être gagné à la Bourse. Ah çà ! mon nom vous semblait
donc furieusement lourd à porter, que vous le jetiez là avec tant d’empres-
sement ! La boue a donc pour vous bien des attraits que vous descendez
si vite de voiture ! Ne serait-ce pas plutôt que la compagnie de mes pairs
vous gêne et que vous avez hâte de dégringoler pour trouver des égaux !
— Je suis bien malheureux, monsieur, répondit Albert à cette ava-
lanche d’injures, et vous m’accablez.
— Vous, malheureux ! À qui la faute ? Mais j’en reviens à ma question :
comment et de quoi vivrez-vous ?
— Je ne suis pas si romanesque qu’il vous plaît de le dire, monsieur.
Je dois avouer que, pour l’avenir, j’ai compté sur vos bontés. Vous êtes si
riche que cinq cent mille francs ne diminueront pas sensiblement votre
fortune, et, avec les revenus de cette somme, je vivrais tranquille, sinon
heureux.
— Et si je vous refusais cet argent ?…
— Je vous connais assez, monsieur, pour savoir que vous ne le ferez
pas. Vous êtes trop juste pour vouloir que j’expie seul des torts qui ne sont

155
L’affaire Lerouge Chapitre IX

pas les miens. Livré à moi-même, j’aurais, à l’âge que j’ai, une position. Il
est tard pour m’en créer une. J’y tâcherai pourtant…
— Superbe, interrompit le comte, il est superbe. Jamais on n’a ouï par-
ler d’un pareil héros de roman… Quel caractère ! C’est du Romain tout
pur, du Spartiate endurci. C’est beau comme toute l’antiquité. Cependant,
dites-moi, qu’attendez-vous de ce surprenant désintéressement ?
— Rien, monsieur.
Le comte haussa les épaules en regardant ironiquement son fils.
— La compensation est mince, fit-il. Est-ce à moi que vous pensez
faire accroire cela ? Non, monsieur, on ne commet pas de si belles actions
pour son plaisir. Vous devez avoir, pour agir si magnifiquement, quelque.
raison qui m’échappe.
— Aucune autre que celles que je vous ai dites.
— Ainsi, c’est entendu, vous renoncez à tout. Vous abandonnez même
vos projets d’union avec mademoiselle Claire d’Arlange. Vous oubliez ce
mariage auquel pendant deux ans je vous ai vainement conjuré de renon-
cer.
— Non, monsieur. J’ai vu mademoiselle Claire, je lui ai expliqué ma
situation cruelle : quoi qu’il arrive, elle sera ma femme, elle me l’a juré.
— Et vous pensez que madame d’Arlange donnera sa petite-fille au
sieur Gerdy ?
— Nous l’espérons, monsieur. La marquise est assez entichée de no-
blesse pour préférer le bâtard d’un gentilhomme au fils de quelque hono-
rable industriel. Si cependant elle refusait, eh bien ! nous attendrions sa
mort sans la désirer.
Le ton toujours calme d’Albert transportait le comte de Commarin.
— Et ce serait là mon fils ! s’écria-t-il ; jamais ! Quel sang, monsieur,
avez-vous donc dans les veines ? Seule, votre digne mère pourrait le dire,
si elle le sait elle-même toutefois…
— Monsieur, interrompit Albert d’un ton menaçant, monsieur, mesu-
rez vos paroles ! Elle est ma mère, et cela suffit. Je suis son fils, et non son
juge. Personne, devant moi, ne lui manquera de respect, je ne le permet-
trai pas, monsieur. Je le souffrirai moins de vous que de tout autre !
Le comte faisait vraiment des efforts héroïques pour ne pas se laisser
emporter par sa colère hors de certaines limites. L’attitude d’Albert le jeta

156
L’affaire Lerouge Chapitre IX

hors de lui. Quoi ! il se révoltait, il osait le braver en face, il le menaçait !


Le vieillard s’élança de son fauteuil et marcha sur son fils comme pour le
frapper.
— Sortez ! criait-il d’une voix étranglée par la fureur, sortez ! Retirez-
vous dans votre appartement et gardez-vous d’en sortir sans mes ordres.
Demain je vous ferai connaître mes volontés.
Albert salua respectueusement, mais sans baisser les yeux, et gagna
lentement la porte. Il l’ouvrait déjà, quand M. de Commarin eut un de ces
retours si fréquents chez les natures violentes.
— Albert, dit-il, revenez, écoutez-moi.
Le jeune homme se retourna, singulièrement touché de ce change-
ment de ton.
— Vous ne sortirez pas, reprit le comte, sans que je vous aie dit ce que
je pense. Vous êtes digne d’être l’héritier d’une grande maison, monsieur.
Je puis être irrité contre vous, je ne puis pas ne vous pas estimer. Vous
êtes un honnête homme. Albert, donnez-moi votre main.
Ce fut un doux moment pour ces deux hommes, et tel qu’ils n’en
avaient guère rencontré dans leur vie réglée par une triste étiquette. Le
comte se sentait fier de ce fils, et il se reconnaissait en lui tel qu’il était
à cet âge. Pour Albert, le sens de la scène qu’il venait d’avoir avec son
père éclatait à ses yeux ; il lui avait jusqu’alors échappé. Longtemps leurs
mains restèrent unies, sans qu’ils eussent la force, ni l’un ni l’autre, de
prononcer une parole.
Enfin, M. de Commarin revint prendre sa place sous le tableau généa-
logique.
— Je vous demanderai de me laisser, Albert, reprit-il doucement. J’ai
besoin d’être seul pour réfléchir, pour tâcher de m’accoutumer au coup
terrible.
Et comme le jeune homme refermait la porte, il ajouta, répondant à
ses plus secrètes pensées :
— Si celui-ci me quitte, en qui j’ai mis tout mon espoir, que deviendrai-
je, ô mon Dieu ! Et que sera l’autre !…
Les traits d’Albert, lorsqu’il sortit de chez le comte, portaient la trace
des violentes émotions de la soirée. Les domestiques devant lesquels il
passa y firent d’autant plus attention qu’ils avaient entendu quelques

157
L’affaire Lerouge Chapitre IX

éclats de la querelle.
— Bon ! disait un vieux valet de pied depuis trente ans dans la maison,
monsieur le comte vient encore de faire une scène pitoyable à son fils. Il
est enragé, ce vieux-là !
— J’avais eu vent de la chose pendant le dîner, reprit un valet de
chambre ; monsieur le comte se tenait à quatre pour ne pas parler devant
le service, mais il roulait des yeux furibonds.
— Que diable peut-il y avoir entre eux ?
— Est-ce qu’on sait ? des bêtises, des riens, quoi ! Monsieur Denis, de-
vant qui ils ne se cachent pas, m’a dit que souvent ils se chamaillent des
heures entières, comme des chiens, pour des choses qu’il ne comprend
même pas.
— Ah ! s’écria un jeune drôle qu’on dressait pour l’avenir au service
des appartements, c’est moi qui, à la place de monsieur le vicomte, remer-
cierais mon père un peu proprement.
— Joseph, mon ami, fit sentencieusement le valet de pied, vous n’êtes
qu’un sot. Que vous envoyiez promener votre papa, vous, c’est tout natu-
rel, vous n’attendez pas cinq sous de lui et vous savez déjà gagner votre
pain sans travailler, mais monsieur le vicomte ! Sauriez-vous me dire à
quoi il est bon et ce qu’il sait faire ? Mettez-le-moi au milieu de Paris avec
ses deux belles mains pour capital, et vous verrez…
— Tiens ! il a le bien de sa mère, riposta Joseph, qui était normand.
— Enfin, reprit le valet de chambre, je ne sais pas de quoi monsieur le
comte peut se plaindre, vu que son fils est un modèle à ce point que je ne
serais pas fâché d’en avoir un pareil. C’était une autre paire de manches
quand j’étais chez le marquis de Courtivois. En voilà un qui avait le droit
de n’être pas content tous les matins. Son aîné, qui vient quelquefois ici,
étant l’ami de monsieur le vicomte, est un vrai puits sans fond pour l’ar-
gent. Il vous grille un billet de mille plus lestement que Joseph une pipe.
— Le marquis n’est pourtant pas riche, fit un petit vieux qui devait pla-
cer ses gages à la quinzaine ; qu’est-ce qu’il peut avoir ? Une soixantaine
de mille livres de rentes, au plus, au plus.
— C’est justement pour cela qu’il enrage. Tous les jours, c’est de nou-
velles histoires au sujet de son aîné. Il a un appartement en ville, il rentre
ou ne rentre pas, il passe les nuits à jouer et à boire, il fait une telle vie de

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L’affaire Lerouge Chapitre IX

polichinelle avec des actrices que la police est obligée de s’en mêler. Sans
compter que moi qui vous parle, j’ai été plus de cent fois forcé d’aider à le
monter dans sa chambre et à le coucher, quand des garçons de restaurant
le ramenaient à l’hôtel dans un fiacre, saoul à ne pas pouvoir dire : pain.
— Bigre ! s’exclama Joseph enthousiasmé, son service doit être crâne-
ment agréable, à cet homme-là.
— C’est selon. Quand il a gagné à la bouillotte, il se déboutonne vo-
lontiers d’un louis, mais il perd toujours, et quand il a bu il a la main
prompte. Il faut lui rendre cette justice qu’il a des cigares fameux. Enfin,
c’est un bandit, quoi ! tandis que monsieur le vicomte est une vraie fille
pour la sagesse. Il est sévère pour les manquements, c’est vrai, mais pas
rageur ni brutal avec les gens. Ensuite il est généreux régulièrement, ce
qui est plus sûr. Je dis donc qu’il est meilleur que le plus grand nombre et
que monsieur le comte n’a pas raison.
Tel était le jugement des domestiques. Celui de la société était peut-
être moins favorable.
Le vicomte de Commarin n’était pas de ces êtres banals qui jouissent
du privilège assez peu enviable et dans tous les cas peu flatteur de plaire
à tout le monde. Il est sage de se défier de ces personnages surprenants
qu’exaltent les louanges unanimes. En y regardant de près, on découvre
souvent que l’homme à succès et à réputation n’est qu’un sot, sans autre
mérite que son insignifiance parfaite. La sottise convenable qui n’offusque
personne, la médiocrité de bon ton qui n’effarouche aucune vanité ont
surtout le don de plaire et de réussir.
Il est de ces individus qu’on ne peut rencontrer sans se dire : je connais
ce visage-là, je l’ai déjà vu quelque part ; c’est qu’ils ont la vulgaire phy-
sionomie de la masse. Bien des gens sont ainsi au moral. Parlent-ils ? on
reconnaît leur esprit, on les a déjà entendus, on sait leurs idées par coeur,
Ceux-là sont bien accueillis partout, parce qu’ils n’ont rien de singulier,
et que la singularité, surtout dans les classes élevées, irrite et offense. On
hait tout ce qui est différent.
Albert était singulier, par suite très discuté et très diversement jugé.
On lui reprochait les choses les plus opposées, et des défauts si contradic-
toires qu’ils semblaient s’exclure. On lui trouvait, par exemple, des idées
bien avancées pour un homme de son rang, et en même temps on se plai-

159
L’affaire Lerouge Chapitre IX

gnait de sa morgue. On l’accusait de traiter avec une légèreté insultante


les questions les plus sérieuses, pendant qu’on blâmait son affectation de
gravité. On s’entendait assez bien cependant pour ne l’aimer guère, mais
on le jalousait et on le craignait.
Il portait dans les salons un air passablement maussade qu’on trou-
vait du plus mauvais goût. Forcé par ses relations, par son père, de sortir
beaucoup, il ne s’amusait pas dans le monde et avait l’impardonnable tort
de le laisser deviner. Peut-être avait-il été dégoûté par toutes les avances
qui lui avaient été faites, par les prévenances un peu plates qu’on n’épar-
gnait pas au noble héritier d’un des plus riches propriétaires de France.
Ayant tout ce qu’il faut pour briller, il le dédaignait et ne prenait nulle
peine pour séduire. Terrible grief ! il n’abusait d’aucun de ses avantages.
Et on ne lui connaissait pas d’aventures.
Il avait eu, dans le temps, disait-on, un goût fort vif pour Mme de
Prosny, la plus laide peut-être, la plus méchante à coup sûr des femmes
du faubourg, et c’était tout. Les mères ayant une fille à placer l’avaient
soutenu autrefois ; elles s’étaient tournées contre lui depuis deux ans que
son amour pour Mlle d’Arlange était devenu un fait notoire.
Au club on le plaisantait de sa sagesse. Il avait pourtant eu comme
les autres ses veines de folies, seulement il s’était promptement dégoûté
de ce qu’on est convenu d’appeler le plaisir. Le métier si noble de viveur
lui avait paru très insipide et fatigant. Il n’estimait pas qu’il soit plaisant
de passer les nuits à manier des cartes et il n’appréciait aucunement la
société des quelques femmes faciles qui, à Paris, font un nom à leur amant.
Il disait qu’un gentilhomme n’est pas ridicule pour ne pas s’afficher avec
des drôlesses dans les avant-scènes. Enfin, jamais ses amis n’avaient pu
lui inoculer la passion des chevaux de courses.
Comme l’oisiveté lui pesait, il avait essayé ni plus ni moins qu’un
parvenu de donner par le travail un sens à sa vie. Il comptait plus tard
prendre part aux affaires publiques, et comme souvent il avait été frappé
de la crasse ignorance de certains hommes qui arrivent au pouvoir, il ne
voulait pas leur ressembler. Il s’occupait de politique, et c’était la cause
de toutes ses querelles avec son père. Le seul mot de libéral faisait tomber
le comte en convulsions, et il soupçonnait son fils de libéralisme depuis
certain article publié par le vicomte dans la Revue des deux mondes.

160
L’affaire Lerouge Chapitre IX

Ses idées ne l’empêchaient pas de tenir grandement son rang. Il dé-


pensait le plus noblement du monde le revenu que lui assignait son père
et même un peu au-delà. Sa maison, distincte de celle du comte, était or-
donnée comme le doit être celle d’un gentilhomme très riche. Ses livrées
ne laissaient rien à désirer, et on citait ses chevaux et ses équipages. On
se disputait les lettres d’invitation pour les grandes chasses que tous les
ans, vers la fin d’octobre, il organisait à Commarin, propriété admirable,
entourée de bois immenses.
L’amour d’Albert pour Mlle d’Arlange, amour profond et réfléchi,
n’avait pas peu contribué à l’éloigner des habitudes et de la vie des ai-
mables et élégants oisifs ses amis. Un noble attachement est un admirable
préservatif. En luttant contre les désirs de son fils, M. de Commarin avait
tout fait pour en augmenter l’intensité et la durée. Cette passion contra-
riée fut pour le vicomte la source des émotions les plus vives et les plus
fortes. L’ennui fut banni de son existence.
Toutes ses pensées prirent une direction constante, toutes ses actions
eurent un but unique. S’arrête-t-on à regarder à droite et à gauche quand,
au bout du chemin, on aperçoit la récompense ardemment souhaitée ? Il
s’était juré qu’il n’aurait pas d’autre femme que Claire ; son père repous-
sait absolument ce mariage ; les péripéties de cette lutte si palpitante pour
lui remplissaient ses journées. Enfin, après trois ans de persévérance, il
avait triomphé, le comte avait consenti. Et c’est alors qu’il était tout entier
au bonheur du succès que Noël était arrivé, implacable comme la fatalité,
avec ces lettres maudites.
C’est vers Claire encore que volait la pensée d’Albert en quittant M. de
Commarin et en remontant lentement l’escalier qui conduisait à ses ap-
partements. Que faisait-elle à cette heure ? Elle songeait à lui, sans doute.
Elle savait que ce soir-là même ou le lendemain au plus tard aurait lieu la
crise décisive. Elle devait prier.
En ce moment Albert se sentait brisé, il souffrait. Il avait des éblouis-
sements, la tête lui semblait près d’éclater. Il sonna et demanda du thé.
— Monsieur le vicomte a bien tort de ne pas envoyer chercher le doc-
teur, lui dit son valet de chambre, je devrais désobéir à monsieur et l’aller
chercher.
— Ce serait bien inutile, répondit tristement Albert, il ne pourrait rien

161
L’affaire Lerouge Chapitre IX

contre mon mal.


Au moment où le domestique se retirait, il ajouta :
— Ne dites rien à personne que je suis souffrant, Lubin, cela ne sera
rien. Si je me trouvais plus indisposé, je sonnerais.
C’est qu’en ce moment, voir quelqu’un, entendre une voix, être obligé
de répondre lui paraissait insupportable. Il lui fallait le silence pour
s’écouter.
Après les cruelles émotions de son explication avec son père, il ne
pouvait songer à dormir. Il ouvrit une des fenêtres de la bibliothèque et
s’accouda sur la balustrade.
Le temps s’était remis au beau, et il faisait un clair de lune magni-
fique. Vus à cette heure, aux clartés douces et tremblantes de la nuit, les
jardins de l’hôtel paraissaient immenses. La cime immobile des grands
arbres se déroulait comme une plaine immense cachant les maisons voi-
sines. Les corbeilles du parterre, garnies d’arbustes verts, apparaissaient
comme de grands dessins noirs, tandis que dans les allées soigneusement
sablées scintillaient les débris de coquilles, les petits morceaux de verre et
les cailloux polis. À droite, dans les communs, encore éclairés, on enten-
dait aller et venir les domestiques ; les sabots des palefreniers sonnaient
sur le bitume de la cour. Les chevaux piétinaient dans les écuries et on
distinguait le grincement de la chaîne de leur licol glissant le long des
tringles du râtelier. Dans les remises on dételait la voiture qu’on tenait
prête toute la soirée pour le cas où le comte voudrait sortir.
Albert avait là, sous les yeux, le tableau complet de sa magnifique
existence. Il soupira profondément.
— Fallait-il donc perdre tout cela ? murmura-t-il. Déjà, pour moi seul,
je n’aurais pu abandonner sans regrets tant de splendeurs ; le souvenir
de Claire m’aura désespéré. N’ai-je pas rêvé pour elle une de ces vies
heureuses et exceptionnelles, presque impossibles sans une immense for-
tune !
Minuit sonna à Sainte-Clotilde, dont il pouvait, en se penchant un
peu, apercevoir les flèches jumelles. Il frissonna, il avait froid.
Il referma sa fenêtre et vint s’asseoir près du feu qu’il aviva. Dans
l’espoir d’obtenir une trêve de ses pensées, il prit un journal du soir, le
journal où était relaté l’assassinat de La Jonchère, mais il lui fut impossible

162
L’affaire Lerouge Chapitre IX

de lire, les lignes dansaient devant ses yeux. Alors il songea à écrire à
Claire. Il se mit à table et écrivit :
Ma Claire bien-aimée…
Il lui fut impossible d’aller plus loin ; son cerveau bouleversé ne lui
fournissait pas une phrase.
Enfin, à la pointe du jour, la fatigue l’emporta. Le sommeille surprit
sur un divan où il s’était jeté : un sommeil lourd, peuplé de fantômes.
À neuf heures et demie du matin, il fut éveillé en sursaut par le bruit
de la porte s’ouvrant avec fracas.
Un domestique entra, tout effaré, si essoufflé d’avoir monté les esca-
liers quatre à quatre, qu’à peine il pouvait articuler un son.
— Monsieur, disait-il, monsieur le vicomte, vite, partez, cachez-vous,
sauvez-vous, les voilà, c’est le…
Un commissaire de police, ceint de son écharpe, parut à la porte de la
bibliothèque. Il était suivi de plusieurs hommes, parmi lesquels on aper-
cevait, se faisant aussi petit que possible, le père Tabaret.
Le commissaire s’avança jusqu’à Albert.
— Vous êtes, lui demanda-t-il, Guy-Louis-Marie-Albert de Rhéteau de
Commarin ?
— Oui, monsieur.
Le commissaire étendit la main en même temps qu’il prononçait la
formule sacramentelle :
— Monsieur de Commarin, au nom de la loi, je vous arrête.
— Moi ! monsieur, moi…
Albert, arraché brusquement à des rêves pénibles, paraissait ne rien
comprendre à ce qui se passait. Il avait l’air de se demander : suis-je bien
éveillé ? N’est-ce pas un odieux cauchemar qui se continue ?
Il promenait un regard stupide à force d’étonnement du commissaire
de police à ses hommes et au père Tabaret, qui se tenait comme en arrêt
devant lui.
— Voici le mandat, ajouta le commissaire en développant un papier.
Machinalement Albert y jeta un coup d’oeil.
— Claudine assassinée ! s’écria-t-il.
Et très bas, mais assez distinctement encore pour être entendu du
commissaire de police, d’un agent et du père Tabaret, il ajouta :

163
L’affaire Lerouge Chapitre IX

— Je suis perdu !
Pendant que le commissaire de police remplissait les formalités de
l’interrogatoire sommaire qui suit immédiatement toutes les arrestations,
les estafiers s’étaient répandus dans l’appartement et procédaient à une
minutieuse perquisition. Ils avaient reçu l’ordre d’obéir au père Tabaret,
et c’était le bonhomme qui les guidait dans leurs recherches, qui leur fai-
sait fouiller les tiroirs et les armoires, et déranger les meubles. On saisit un
assez grand nombre d’objets à l’usage du vicomte, des titres, des manus-
crits, une correspondance très volumineuse. Mais c’est avec bonheur que
le père Tabaret mit la main sur certains objets qui furent soigneusement
décrits dans leur ordre au procès-verbal :
1° Dans la première pièce, servant d’entrée, garnie de toutes sortes
d’armes, derrière un divan, un fleuret cassé. Cette arme a une poignée
particulière, et comme il ne s’en trouve pas dans le commerce. Elle porte
une couronne de comte avec les initiales A.C. Ce fleuret a été brisé par
le milieu et le bout n’a pu être retrouvé. Le sieur Commarin interpellé a
déclaré ne savoir ce qu’est devenu ce bout ;
2° Dans un cabinet servant de vestiaire : un pantalon de drap noir
encore humide, portant des traces de boue ou plutôt de terre. Tout un
des côtés a des empreintes de mousse verdâtre comme il en vient sur les
murs. Il présente sur le devant plusieurs éraillures et une déchirure de dix
centimètres environ au genou. Le susdit pantalon n’était pas accroché au
porte-manteau, il paraissait avoir été caché entre deux grandes malles
pleines d’effets d’habillement ;
3° Dans la poche du pantalon ci-dessus décrit a été trouvée une paire
de gants gris perle. La paume du gant droit présente une large tache ver-
dâtre produite par de l’herbe ou de la mousse. Le bout des doigts a été
comme usé par un frottement. On remarque sur le dos des deux gants des
éraillures paraissant avoir été faites par des ongles ;
4° Deux paires de bottines, dont une, bien que nettoyée et vernie, en-
core très humide. Un parapluie récemment mouillé, dont le bout est taché
de boue blanche ;
5° Dans une vaste pièce dite « la bibliothèque », une boîte de cigares
nommés trabucos, et sur la cheminée divers porte-cigare en ambre ou en
écume de mer…

164
L’affaire Lerouge Chapitre IX

Ce dernier article enregistré, le père Tabaret s’approcha du commis-


saire de police.
— J’ai tout ce que je pouvais désirer, lui dit-il à l’oreille.
— Moi, j’ai fini, répondit le commissaire. Il ne sait pas se tenir, ce
garçon. Vous avez entendu ? Il s’est vendu du premier coup. Après ça,
vous me direz : le manque d’habitude…
— Dans la journée, reprit toujours à voix basse l’agent volontaire, il
n’aurait pas été mou comme cela. Mais le matin, réveillé en sursaut !… Il
faut toujours servir les gens à jeun, au saut du lit.
— J’ai fait parler trois ou quatre domestiques, leurs dépositions sont
singulières…
— Très bien ! on verra. Je cours, moi, trouver monsieur le juge d’ins-
truction, qui attend les pieds dans le feu.
Albert commençait à revenir un peu de la stupeur où l’avait plongé
l’entrée du commissaire de police.
— Monsieur, lui demanda-t-il, me sera-t-il permis de dire devant vous
quelques mots à monsieur le comte de Commarin ? Je suis victime d’une
erreur qui sera vite reconnue…
— Toujours des erreurs ! murmura le père Tabaret.
— Ce que vous me demandez n’est pas possible, répondit le commis-
saire. J’ai des ordres spéciaux les plus sévères. Vous ne devez désormais
communiquer avec âme qui vive. Nous avons une voiture en bas ; si vous
voulez descendre…
En traversant le vestibule, Albert put remarquer l’agitation des gens.
Ils avaient tous l’air d’avoir perdu la tête. M. Denis donnait des ordres
d’une voix brève et impérative. Enfin il crut entendre que le comte de
Commarin venait d’être frappé d’une attaque d’apoplexie.
On le porta presque dans le fiacre, qui partit au trot de ses deux petites
rosses. Une voiture plus rapide emportait le père Tabaret.

165
CHAPITRE X

L
’   dans le dédale de couloirs et d’escaliers du
Palais de Justice, si l’on monte au troisième étage de l’aile
gauche, on arrive à une longue galerie très basse d’étage, mal
éclairée par d’étroites fenêtres, et percée de distance en distance de petites
portes, assez semblable au corridor d’un ministère ou d’un hôtel garni.
C’est un endroit qu’il est difficile de voir froidement ; l’imagination le
montre sombre et triste.
Il faudrait le Dante pour composer l’inscription à placer au-dessus
des marches qui y conduisent. Du matin au soir, les dalles y sonnent sous
les lourdes bottes des gendarmes qui accompagnent les prévenus. On n’y
rencontre guère que de mornes figures. Ce sont les parents ou les amis
des accusés, les témoins, des agents de police. Dans cette galerie, loin de
tous les regards, s’élabore la cuisine judiciaire. Elle est comme la coulisse
du Palais de Justice, ce lugubre théâtre où se dénouent, dans de véritable
sang, des drames trop réels.

166
L’affaire Lerouge Chapitre X

Chacune des petites portes, qui a son numéro peint en noir, ouvre sur
le cabinet du juge d’instruction. Toutes ces pièces se ressemblent ; qui en
connaît une les connaît toutes. Elles n’ont rien de terrible ni de lugubre,
et pourtant il est difficile d’y pénétrer sans un serrement de coeur. On
y a froid. Les murs semblent humides de toutes les larmes qui s’y sont
répandues. On frissonne en songeant aux aveux qui y ont été arrachés,
aux confessions qui s’y sont murmurées entrecoupées de sanglots.
Dans le cabinet du juge d’instruction, la justice ne déploie rien de cet
appareil dont elle s’entoure plus tard pour frapper l’esprit des masses.
Elle y est simple encore et presque disposée à la bienveillance. Elle dit au
prévenu : « J’ai de fortes raisons de te croire coupable, mais prouve-moi
ton innocence, et je te lâche. »
On pourrait s’y croire dans la première boutique d’affaires venue. Le
mobilier y est rudimentaire comme celui de tous les endroits où on ne fait
que passer et où s’agitent des intérêts énormes. Qu’importent les choses
extérieures à qui poursuit l’auteur d’un crime ou à qui défend sa tête ?
Un bureau chargé de dossiers pour le juge, une table pour le gref-
fier, un fauteuil et quelques chaises, voilà tout l’ameublement de l’anti-
chambre de la cour d’assises. Les murs sont tendus de papier vert ; les
rideaux sont verts ; à terre se trouve un méchant tapis de même couleur.
Le cabinet de M. Daburon portait le numéro 15.
Dès neuf heures du matin, il y était arrivé et il attendait. Son parti pris,
il n’avait pas perdu une minute, comprenant aussi bien que le père Tabaret
la nécessité d’agir rapidement. Ainsi, il avait vu le procureur impérial et
s’était entendu avec les officiers de la police judiciaire.
Outre le mandat décerné contre Albert, il avait expédié des mandats
de comparution immédiate au comte de Commarin, à Mme Gerdy, à Noël
et à quelques gens au service d’Albert.
Il tenait essentiellement à interroger tout ce monde avant d’arriver à
l’inculpé.
Sur ses ordres, dix agents s’étaient mis en campagne, et il était là, dans
son cabinet, comme un général d’armée qui vient d’expédier ses aides de
camp pour engager la bataille et qui espère la victoire de ses combinai-
sons.
Souvent, à pareille heure, il s’était trouvé dans ce même cabinet avec

167
L’affaire Lerouge Chapitre X

des conditions identiques. Un crime avait été commis, il pensait avoir


découvert le coupable, il avait donné l’ordre de l’arrêter. N’était-ce pas
son métier ? Mais jamais il n’avait éprouvé cette trépidation intérieure
qui l’agitait. Maintes fois, cependant, il avait lancé des mandats d’amener
sans posséder la moitié seulement des indices qui l’éclairaient sur l’affaire
présente. Il se répétait cela et ne réussissait pas à calmer une préoccupa-
tion anxieuse qui ne lui permettait pas de tenir en place.
Il trouvait que ses gens tardaient bien à reparaître. Il se promenait de
long en large, comptant les minutes, tirant sa montre trois fois par quart
d’heure pour la comparer à la pendule. Involontairement, lorsqu’un pas
résonnait dans la galerie, presque déserte à cette heure, il se rapprochait
de l’entrée, s’arrêtait et prêtait l’oreille.
On frappa à la porte. C’était son greffier qu’il avait fait prévenir.
Celui-ci n’avait rien de particulier ; il était long plutôt que grand et
très maigre. Ses allures étaient compassées, ses gestes méthodiques, sa
figure était aussi impassible que si elle eût été sculptée dans un morceau
de bois jaune.
Il avait trente-quatre ans, et depuis treize ans avait écrit successive-
ment les interrogatoires de quatre juges d’instruction. C’est dire qu’il pou-
vait entendre sans sourciller les choses les plus monstrueuses. Un juris-
consulte spirituel a ainsi défini le greffier : « Plume du juge d’instruction.
Personnage qui est muet et qui parle, qui est aveugle et qui écrit, qui est
sourd et qui entend. » Celui-ci remplissait le programme, et de plus s’ap-
pelait Constant.
Il salua « son juge » et s’excusa sur son retard. Il était à sa tenue de
livres, qu’il faisait tous les matins, et il avait fallu que sa femme l’envoyât
chercher.
— Vous arrivez encore à temps, lui dit M. Daburon, mais nous allons
avoir de la besogne, vous pouvez préparer votre papier.
Cinq minutes plus tard, l’huissier de service introduisait M. Noël
Gerdy.
Il entra d’un air aisé, en avocat qui a pratiqué son Palais et en sait
les détours. Il ne ressemblait en rien, ce matin, à l’ami du père Tabaret.
Encore moins aurait-on pu reconnaître l’amant de Mme Juliette. Il était
tout autre, ou plutôt il avait repris son rôle habituel.

168
L’affaire Lerouge Chapitre X

C’était l’homme officiel qui se présentait, tel que le connaissaient ses


confrères, tel que l’estimaient ses amis, tel qu’on l’aimait dans le cercle
de ses relations.
À sa tenue correcte, à sa figure reposée, jamais on ne se serait imaginé
qu’après une soirée d’émotions et de violences, après une visite furtive à
sa maîtresse, il avait passé la nuit au chevet d’une mourante. Et quelle
mourante ! Sa mère, ou du moins la femme qui lui en avait tenu lieu.
Quelle différence entre lui et le juge !
Le juge non plus n’avait pas dormi, mais on le voyait du reste à son
affaissement, à sa mine soucieuse, à ses yeux largement cernés de bistre.
Le devant de sa chemise était abominablement froissé, ses manchettes
n’étaient pas fraîches. Emportée à la suite des événements, l’âme avait
oublié la bête. Le menton bien rasé de Noël s’appuyait sur une cravate
blanche irréprochable, son faux col n’avait pas un pli, ses cheveux et ses
favoris étaient soigneusement peignés. Il salua M. Daburon et tendit sa
citation.
— Vous m’avez fait appeler, monsieur, dit-il ; me voici à vos ordres.
Le juge d’instruction n’était pas sans avoir rencontré le jeune avocat
dans les couloirs du Palais ; il le connaissait de vue. Puis il se rappelait
avoir entendu parler de maître Gerdy comme d’un homme de talent et
d’avenir et dont la réputation commençait à sortir de pair. Il l’accueillit
donc en habitué de la boutique – la barrière est si légère entre le parquet
et le barreau ! – et il l’invita à s’asseoir.
Les préliminaires de toute audition de témoins terminés, les nom, pré-
noms, âge, lieu de naissance, etc., enregistrés, le juge, qui suivait son gref-
fier de l’oeil pendant qu’il écrivait, se retourna vers Noël.
— On vous a dit, maître Gerdy, commença-t-il, l’affaire à laquelle vous
devez l’ennui de comparaître ?
— Oui, monsieur, l’assassinat de cette pauvre vieille, à La Jonchère.
— Précisément, répondit M. Daburon.
Et se souvenant fort à propos de sa promesse au père Tabaret, il
ajouta :
— Si la justice est arrivée à vous si promptement, c’est que nous avons
trouvé votre nom mentionné souvent dans les papiers de la veuve Le-
rouge.

169
L’affaire Lerouge Chapitre X

— Je n’en suis pas surpris, répondit l’avocat, nous nous intéressions à


cette bonne femme, qui a été ma nourrice, et je sais que madame Gerdy
lui écrivait assez souvent.
— Fort bien ! Vous allez donc pouvoir nous donner des renseigne-
ments.
— Ils seront, je le crains, monsieur, fort incomplets. Je ne sais pour
ainsi dire rien de cette pauvre mère Lerouge. Je lui ai été repris de très
bonne heure ; et depuis que je suis homme, je ne me suis occupé d’elle
que pour lui envoyer de temps à autre quelques secours.
— Vous n’alliez jamais la visiter ?
— Pardonnez-moi. J’y suis allé plusieurs fois, mais je ne restais chez
elle que quelques minutes. Madame Gerdy, qui la voyait souvent et à qui
elle confiait toutes ses affaires, vous aurait éclairé bien mieux que moi.
— Mais, fit le juge, je compte bien voir madame Gerdy, elle a dû rece-
voir une citation.
— Je le sais, monsieur, mais il lui est impossible de répondre, elle est
au lit, malade…
— Gravement ?
— Si gravement qu’il est prudent, je crois, de renoncer à son témoi-
gnage. Elle est atteinte d’une affection qui, au dire de mon ami, le docteur
Hervé, ne pardonne jamais. C’est quelque chose comme une inflamma-
tion du cerveau, une encéphalite, si je ne m’abuse. Il peut arriver qu’on
lui rende la vie, on ne lui rendra pas la raison. Si elle ne meurt pas, elle
sera folle.
M. Daburon parut vivement contrarié.
— Voilà qui est bien fâcheux, murmura-t-il. Et vous croyez, mon cher
maître, qu’il est impossible de rien obtenir d’elle ?
— Il ne faut même pas y songer. Elle a complètement perdu la tête.
Elle était, lorsque je l’ai quittée, dans un état de prostration à faire croire
qu’elle ne passera pas la journée.
— Et quand a-t-elle été prise de cette maladie ?
— Hier soir.
— Tout à coup ?
— Oui, monsieur, en apparence, du moins, car pour moi j’ai de fortes
raisons de croire qu’elle souffrait depuis au moins trois semaines. Hier

170
L’affaire Lerouge Chapitre X

donc, en sortant de table, ayant à peine mangé, elle prit un journal, et par
un hasard bien regrettable, ses yeux s’arrêtent précisément sur les lignes
qui relataient le crime. Aussitôt elle a poussé un grand cri, s’est débattue
une seconde sur un fauteuil et a glissé sur le tapis en murmurant : « Oh !
le malheureux ! le malheureux ! »
— La malheureuse ! vous voulez dire.
— Non, monsieur, j’ai bien dit. Évidemment, cette exclamation ne
s’adressait pas à ma pauvre nourrice.
Sur cette réponse si grave, faite du ton le plus innocent, M. Daburon
leva les yeux sur son témoin. L’avocat baissa la tête.
— Et ensuite ? demanda le juge après un moment de silence pendant
lequel il avait pris quelques notes.
— Ces mots, monsieur, sont les derniers prononcés par madame
Gerdy. Aidé de notre servante, je l’ai portée dans son lit, le médecin a
été appelé, et depuis elle n’a pas repris connaissance. Le docteur, au sur-
plus…
— C’est bien ! interrompit M. Daburon. Laissons cela, au moins pour le
moment. Maintenant, vous, maître Gerdy, connaissez-vous des ennemis
à la veuve Lerouge ?
— Aucun.
— Elle n’avait pas d’ennemis ? Soit. Et dites-moi, existe-t-il à votre
connaissance quelqu’un ayant un intérêt quelconque à la mort de cette
pauvre vieille ?
Le juge d’instruction, en posant cette question, avait les yeux sur les
yeux de Noël ; il ne voulait pas qu’il pût détourner ou baisser la tête.
L’avocat tressaillit et parut vivement impressionné. Il était déconte-
nancé ; il hésitait comme si une lutte se fût établie en lui.
Enfin, d’une voix qui n’était rien moins que ferme, il répondit :
— Non, personne.
— Est-ce bien vrai ? demanda le juge en imprimant plus de fixité à
son regard. Vous ne connaissez personne à qui ce crime profite ou puisse
profiter, personne absolument ?
— Je ne sais qu’une chose, monsieur, répondit Noël, c’est qu’il me
cause à moi un préjudice irréparable.

171
L’affaire Lerouge Chapitre X

Enfin ! pensa M. Daburon, nous voici aux lettres et je n’ai pas com-
promis ce pauvre Tabaret. Il eût été désagréable de lui causer le moindre
chagrin, à ce brave et habile homme.
— Un préjudice à vous, mon cher maître, reprit-il ; vous allez, je l’es-
père, m’expliquer cela.
Le malaise dont Noël avait donné quelques signes reparut beaucoup
plus marqué.
— Je sais, monsieur, répondit-il, que je dois à la justice non seulement
la vérité mais encore toute la vérité. Cependant il est des circonstances si
délicates que la conscience d’un homme d’honneur y voit un péril. Puis il
est bien cruel d’être contraint de soulever le voile qui recouvre des secrets
douloureux et dont la révélation peut quelquefois…
M. Daburon interrompit d’un geste. L’accent triste de Noël l’impres-
sionnait. Sachant d’avance ce qu’il allait entendre, il souffrait pour le
jeune avocat. Il se retourna vers son greffier.
— Constant ! dit-il avec une certaine inflexion de voix.
Cette intonation devait être un signal, car le long greffier se leva mé-
thodiquement, passa sa plume derrière son oreille et sortit d’un pas me-
suré.
Noël parut sensible à la délicatesse du juge d’instruction. Son visage
exprima la plus vive reconnaissance, son regard rendit grâce.
— Combien je vous suis obligé, monsieur, dit-il avec un élan contenu,
de votre généreuse attention ! Ce que j’ai à dire est pénible, mais devant
vous, maintenant, c’est à peine s’il m’en coûtera de parler.
— Soyez sans crainte, reprit le juge, je ne retiendrai de votre déposi-
tion, mon cher maître, que ce qui me semblera tout à fait indispensable.
— Je me sens peu maître de moi, monsieur, commença Noël, soyez in-
dulgent pour mon trouble. Si quelque parole m’échappe qui vous semble
empreinte d’amertume, excusez-la, elle sera involontaire. Jusqu’à ces
jours passés, j’ai cru que j’étais un enfant de l’amour. Je le serais que
je ne rougirais pas de l’avouer. Mon histoire est courte. J’avais une am-
bition honorable, j’ai travaillé. Quand on n’a pas de nom, on doit savoir
s’en faire un. J’ai mené la vie obscure, retirée et austère de ceux qui, partis
de bien bas, veulent arriver haut. J’adorais celle que je croyais ma mère,
j’étais convaincu qu’elle m’aimait. La tache de ma naissance m’avait at-

172
L’affaire Lerouge Chapitre X

tiré quelques humiliations, je les méprisais. Comparant mon sort à celui


de tant d’autres, je me trouvais encore parmi les privilégiés, quand la Pro-
vidence a fait tomber entre mes mains toutes les lettres que mon père, le
comte de Cornmarin, écrivait à madame Gerdy au moment de leur liai-
son. De la lecture de ces lettres, j’ai tiré cette conviction que je ne suis pas
ce que je croyais être, que madame Gerdy n’est pas ma mère.
Et sans laisser à M. Daburon le temps de répliquer, il exposa les évé-
nements que douze heures plus tôt il racontait au père Tabaret.
C’était bien la même histoire, avec les mêmes circonstances, la même
abondance de détails précis et concluants, mais le ton était changé. Autant
chez lui la veille le jeune avocat avait été emphatique et violent, autant à
cette heure, dans le cabinet du juge d’instruction, il était contenu et sobre
d’impressions fortes.
On aurait pu s’imaginer qu’il mesurait son récit à la portée de ses
auditeurs, de façon à les frapper également l’un et l’autre, avec une forme
différente.
Au père Tabaret, esprit vulgaire, l’exagération de la colère ; à M. Da-
buron, intelligence supérieure, l’exagération de la modération.
Autant il s’était révolté contre une injuste destinée, autant il semblait
s’incliner, armé de résignation devant une aveugle fatalité.
Avec une réelle éloquence et un bonheur rare d’expressions, il exposa
sa situation au lendemain de sa découverte, sa douleur, ses perplexités,
ses doutes.
Pour étayer sa certitude morale, il fallait un témoignage positif.
Pouvait-il espérer celui du comte ou de Mme Gerdy, complices intéressés
à taire la vérité ? Non. Mais il comptait sur celui de sa nourrice, pauvre
vieille qui l’affectionnait et qui, arrivée au terme de sa vie, était heureuse
de décharger sa conscience d’un aussi lourd fardeau. Elle morte, les lettres
devenaient comme un chiffon entre ses mains.
Puis il passa à son explication avec Mme Gerdy et fut pour le juge
plus prodigue de détails que pour son vieux voisin.
Elle avait, dit-il, tout nié d’abord, mais il donna à entendre que, pres-
sée de questions, accablée par l’évidence, dans un moment de désespoir,
elle avait avoué, déclarant toutefois que cet aveu elle le rétracterait et le
nierait, étant disposée à tout faire au monde pour que son fils conservât

173
L’affaire Lerouge Chapitre X

sa belle situation.
De cette scène dataient, au jugement de l’avocat, les premières at-
teintes du mal auquel succombait l’ancienne maîtresse de son père.
Noël s’étendit encore sur son entrevue avec le vicomte de Commarin.
Même dans sa narration se glissèrent quelques variantes, mais si lé-
gères qu’il eût été bien difficile de les lui reprocher. Elles n’avaient rien
d’ailleurs de défavorable à Albert.
Il insista, au contraire, sur l’excellente impression qu’il gardait de ce
jeune homme.
Il avait reçu sa révélation avec une certaine défiance, il est vrai, mais
avec une noble fermeté en même temps et comme un brave coeur prêt à
s’incliner devant la justification du droit.
Enfin, il traça un portrait presque enthousiaste de ce rival que n’avaient
point gâté les prospérités, qui l’avait quitté sans un regard de rancune,
vers lequel il se sentait entraîné, et qui après tout était son frère.
M. Daburon avait écouté Noël avec l’attention la plus soutenue, sans
qu’un mot, un geste, un froncement de sourcils trahît ses impressions.
Quand il eut terminé :
— Comment, monsieur, observa le juge, avez-vous pu me dire que,
dans votre opinion, personne n’avait intérêt à la mort de la veuve Le-
rouge ?
L’avocat ne répondit pas.
— Il me semble que la position de monsieur le vicomte de Comma-
rin devient presque inattaquable. Madame Gerdy est folle, le comte niera
tout, vos lettres ne prouvent rien, Il faut avouer que ce crime est des plus
heureux pour ce jeune homme, et qu’il a été commis singulièrement à
propos.
— Oh ! monsieur ! s’écria Noël, protestant de toute son énergie, cette
insinuation est formidable !…
Le juge interrogea sévèrement la physionomie de l’avocat. Parlait-il
franchement, jouait-il une généreuse comédie ? Est-ce que réellement il
n’avait jamais eu de soupçons ? Noël ne broncha pas et presque aussitôt
reprit :
— Quelles raisons pouvait avoir ce jeune homme de trembler, de
craindre pour sa position ! Je ne lui ai pas adressé un mot de menace,

174
L’affaire Lerouge Chapitre X

même indirect. Je ne me suis pas présenté comme un dépossédé furibond


qui veut qu’on lui restitue là, sur-le-champ, tout ce qu’on lui a pris. J’ai
exposé les faits à Albert en lui disant : « Voilà : que pensez-vous ? que
décidons-nous ? Soyez juge. »
— Et il vous a demandé du temps ?
— Oui. Je lui ai pour ainsi dire proposé de m’accompagner chez la
mère Lerouge, dont le témoignage pouvait lever tous ses doutes ; il n’a pas
semblé me comprendre. Cependant il la connaissait bien, étant allé chez
elle avec le comte qui lui donnait, je l’ai su depuis, beaucoup d’argent.
— Cette générosité ne vous a pas paru singulière ?
— Non.
— Vous expliquez-vous pourquoi le vicomte n’a pas paru disposé à
vous suivre ?
— Certainement. Il venait de me dire qu’il voulait avant tout avoir une
explication avec son père, absent pour le moment, mais qui devait revenir
sous peu de jours.
La vérité, tout le monde le sait et se plaît à le proclamer, a un accent
auquel personne ne se trompe. M. Daburon n’avait plus le moindre doute
sur la bonne foi de son témoin. Noël continuait avec une candeur ingénue,
celle d’un coeur honnête que les soupçons n’ont jamais effleuré de leur
aile de chauve-souris :
— Moi, cela me convenait fort, d’avoir immédiatement à traiter avec
mon père. Je tenais d’autant plus à laver ce linge sale en famille, que je n’ai
jamais désiré qu’un arrangement amiable. Les mains pleines de preuves,
je reculerais devant un procès.
— Vous n’auriez pas plaidé ?
— Jamais, monsieur, à aucun prix. Il aurait donc fallu, ajouta-t-il d’un
ton fier, pour reprendre un nom qui m’appartient, commencer par le
déshonorer ?
Pour le coup, M. Daburon ne put dissimuler une très sincère admira-
tion.
— Voilà un beau désintéressement, monsieur, dit-il.
— Je pense, répondit Noël, qu’il n’est que raisonnable. Oui, au pis aller,
je me déciderais à laisser mon titre à Albert. Certes le nom de Commarin
est illustre, cependant j’espère que dans dix ans le mien sera plus connu.

175
L’affaire Lerouge Chapitre X

Seulement j’exigerais de larges compensations. Je n’ai rien, et souvent


j’ai été entravé dans ma carrière par de misérables questions d’argent.
Ce que madame Gerdy devait à la générosité de mon père a été presque
entièrement dissipé. Mon éducation en a absorbé une grande partie, et il
n’y a pas longtemps que mon cabinet couvre mes dépenses.
» Nous vivons, madame Gerdy et moi, très modestement ; par mal-
heur, bien que simple dans ses goûts, elle manque d’économie et d’ordre,
et jamais on ne s’imaginerait ce qui s’engloutissait dans notre ménage.
Enfin, je n’ai rien à me reprocher : advienne que pourra. Sur le premier
moment, je n’ai pas su dominer ma colère, mais maintenant je n’ai plus
de rancune. En apprenant la mort de ma nourrice, j’ai jeté toutes mes
espérances à la mer.
— Et vous avez eu tort, mon cher maître, prononça le juge. Maintenant,
c’est moi qui vous le dis : espérez. Peut-être avant la fin de la journée
serez-vous rentré en possession de vos droits. La justice, je ne vous le
cache pas, croit connaître l’assassin de la veuve Lerouge. À l’heure qu’il
est, le vicomte Albert doit être arrêté.
— Quoi ! s’exclama Noël avec une sorte de stupeur, c’est donc vrai !…
Je ne m’étais donc pas mépris, monsieur, au sens de vos paroles ! J’avais
craint de comprendre…
— Et vous aviez compris, maître Gerdy, interrompit M. Daburon. Je
vous remercie de vos sincères et loyales explications, elles facilitent singu-
lièrement ma tâche. Demain, car aujourd’hui mes minutes sont comptées,
nous mettrons en règle votre déposition… ensemble, si cela vous convient.
Il ne me reste plus qu’à vous demander communication des lettres que
vous possédez et qui me sont indispensables.
— Avant une heure, monsieur, vous les aurez, répondit Noël.
Et il sortit, après avoir chaudement exprimé sa gratitude au juge d’ins-
truction.
Moins préoccupé, l’avocat eût aperçu à l’extrémité de la galerie le père
Tabaret, qui arrivait à fond de train, empressé et joyeux, comme un por-
teur de grandes nouvelles qu’il était.
Sa voiture n’était pas arrêtée devant la grille du Palais de Justice que
déjà il était dans la cour et s’élançait sous le porche. À le voir grimper,
plus leste qu’un cinquième clerc d’avoué le roide escalier qui conduit aux

176
L’affaire Lerouge Chapitre X

galeries des juges d’instruction, on ne se serait pas douté qu’il était depuis
bien des années du mauvais côté de la cinquantaine. Lui-même ne s’en
doutait pas. Il ne se souvenait pas d’avoir passé la nuit ; jamais il ne s’était
senti si frais, si dispos, si gaillard ; il avait dans les jambes des ressorts
d’acier.
Il traversa la galerie en deux sauts et entra comme une balle dans le
cabinet du juge d’instruction, bousculant, sans lui demander pardon, lui
si poli ! le méthodique greffier, qui revenait de faire quelques douzaines
de tours dans la salle des pas perdus.
— Enlevé ! s’écria-t-il dès le seuil, pincé, serré, bouclé, ficelé, emballé,
coffré ! Nous tenons l’homme !
Le père Tabaret, plus Tirauclair que jamais, gesticulait avec une si
comique véhémence et de si singulières contorsions, que le long greffier
eut un sourire que d’ailleurs il se reprocha le soir même en se couchant ;
Mais M. Daburon, encore sous le poids de la déposition de Noël, fut
choqué de cette joie intempestive qui pourtant lui apportait la sécurité. Il
regarda sévèrement le père Tabaret en disant :
— Plus bas, monsieur, plus bas, soyez convenable, modérez-vous.
À tout autre moment, le bonhomme eût été consterné d’avoir mérité
cette mercuriale. Elle glissa sur sa jubilation.
— De la modération, répondit-il, je n’en manque pas, Dieu merci ! et je
m’en vante. C’est que jamais on n’a rien vu de pareil. Tout ce que j’avais
annoncé, on l’a trouvé. Fleuret cassé, gants gris perle éraillés, porte-
cigare, rien n’y manque. On va, monsieur, vous apporter tout cela et bien
d’autres choses encore. On a son petit système à soi, et il paraît qu’il n’est
pas mauvais. Voilà le triomphe de ma méthode d’induction dont Gévrol
fait des gorges chaudes. Je donnerais cent francs pour qu’il fût ici. Mais
non, mon Gévrol tient à pincer l’homme aux boucles d’oreilles. Il est, ma
foi ! bien capable de mettre la main dessus. C’est un gaillard, Gévrol, un
lapin, un fameux ! Combien lui donne-t-on par an, pour son habileté ?…
— Voyons, cher monsieur Tabaret, fit le juge, dès qu’il trouva jour à
placer un mot, soyons sérieux, s’il se peut, et procédons avec ordre.
— Bast ! reprit le bonhomme, à quoi bon ! c’est une affaire toisée main-
tenant. Quand on va nous amener notre homme, montrez-lui seulement
les éraillures retirées des ongles de la victime et ses gants à lui, et vous

177
L’affaire Lerouge Chapitre X

l’assommez. Moi je parie qu’il va tout avouer hic et nunc. Oui, je parie
ma tête contre la sienne, quoiqu’elle soit bien aventurée. Et encore non,
il sauvera son cou ! Ces poules mouillées du jury sont capables de lui ac-
corder les circonstances atténuantes. C’est moi qui lui en donnerais ! Ah !
ces lenteurs perdent la justice ! Si tout le monde était de mon avis, le châ-
timent des coquins ne traînerait pas si longtemps. Sitôt pris, sitôt pendu.
Et voilà.
M. Daburon s’était résigné à laisser passer cette trombe de paroles.
Quand l’exaltation du bonhomme fut un peu usée, il commença seule-
ment à l’interroger. Il eut encore assez de peine à obtenir des détails précis
sur l’arrestation, détails que devait confirmer le procès-verbal du commis-
saire de police.
Le juge parut très surpris en apprenant qu’Albert, à la vue du mandat,
avait dit : « Je suis perdu ! »
— Voilà, murmura-t-il, une terrible charge.
— Certes ! reprit le père Tabaret. Jamais, dans son état normal, il n’eût
laissé échapper ces mots qui le perdent, en effet. C’est que nous l’avions
saisi mal éveillé. Il ne s’était pas couché. Il dormait d’un mauvais som-
meil sur un canapé quand nous sommes arrivés. J’avais eu soin de laisser
filer en avant et de suivre de très près un domestique dont l’épouvante
l’a démoralisé. Tous mes calculs étaient faits. Mais, soyez sans crainte, il
trouvera pour son exclamation malheureuse une explication plausible. Je
dois ajouter que près de lui, par terre, nous avons trouvé toute froissée
la Gazee de France de la veille, qui contenait la nouvelle de l’assassinat.
Ce sera la première fois qu’un avis dans les journaux aura fait pincer un
coupable.
— Oui, murmura le juge devenu pensif, oui, vous êtes un homme pré-
cieux, monsieur Tabaret.
Et plus haut il ajouta :
— J’ai pu m’en convaincre, car monsieur Gerdy sort d’ici à l’instant.
— Vous avez vu Noël ! s’écria le bonhomme.
En même temps toute sa vaniteuse satisfaction disparut. Un nuage
d’inquiétude voila comme un crêpe sa face rouge et joyeuse.
— Noël, ici ! répéta-t-il.
Et timidement il demanda :

178
L’affaire Lerouge Chapitre X

— Et sait-il ?
— Rien, répondit M. Daburon. Je n’ai pas eu besoin de vous faire in-
tervenir. Ne vous ai-je pas d’ailleurs promis une discrétion absolue ?
— Tout va bien ! s’écria le père Tabaret. Et que pense monsieur le juge
de Noël ?
— C’est, j’en suis sûr, un noble et digne coeur, dit le magistrat : une na-
ture à la fois forte et tendre. Les sentiments que je lui ai entendu exprimer
ici et qu’il est impossible de révoquer en doute manifestent une élévation
d’âme malheureusement exceptionnelle. Rarement dans ma vie, j’ai ren-
contré un homme dont l’abord m’ait été aussi sympathique. Je comprends
qu’on soit fier d’être son ami.
— Quand je le disais à monsieur le juge ! voilà l’effet qu’il a produit
à tout le monde. Moi je l’aime comme mon enfant, et quoi qu’il arrive, il
aura toute ma fortune. Oui, je lui laisserai tout après moi, comme il est
dit sur mon testament déposé chez maître Baron, mon notaire. Il y a aussi
un paragraphe pour madame Gerdy, mais je vais le biffer, et vivement !
— Madame Gerdy, monsieur Tabaret, n’aura bientôt plus besoin de
rien.
— Elle ! comment cela ? Est-ce que le comte ?…
— Elle est mourante et ne passera sans doute pas la journée, c’est
monsieur Gerdy qui me l’a dit.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria le bonhomme, que m’apprenez-vous là !
mourante !… Noël va être au désespoir… c’est-à-dire non, puisque ce n’est
plus sa mère, que lui importe ! Mourante ! Je l’estimais beaucoup avant
de la mépriser. Pauvre humanité ! Il paraît que tous les coupables vont y
passer le même jour, car, j’oubliais de vous en informer, au moment où
je quittais l’hôtel de Commarin, j’ai entendu un domestique annoncer à
un autre que le comte, à la nouvelle de l’arrestation de son fils, avait été
frappé d’une attaque.
— Ce serait pour monsieur Gerdy la pire des catastrophes.
— Pour Noël ?
— Je comptais sur la déposition de monsieur de Commarin pour lui
rendre, moi, tout ce dont il est si digne. Le comte mort, la veuve Le-
rouge morte, madame Gerdy mourante ou dans tous les cas folle, qui donc
pourra dire si les papiers ont raison ?

179
L’affaire Lerouge Chapitre X

— C’est vrai ! murmura le père Tabaret, c’est vrai ! Et je ne voyais


pas cela, moi ! Quelle fatalité ! Car je ne me suis pas trompé, j’ai bien
entendu…
Il n’acheva pas. La porte du cabinet de M. Daburon s’ouvrit, et le
comte de Commarin lui-même parut dans l’encadrement, roide comme
un de ces vieux portraits qu’on dirait glacés dans leur bordure dorée.
Le vieux gentilhomme fit un signe de la main, et les deux domestiques
qui l’avaient aidé à monter jusqu’à la galerie en le soutenant sous les bras
se retirèrent.

180
CHAPITRE XI

C
’   de Commarin, son ombre plutôt. Sa tête qu’il por-
tait si haut penchait sur sa poitrine, sa taille s’était affaissée, ses
yeux n’avaient plus leur flamme, ses belles mains tremblaient. Le
désordre violent de sa toilette rendait plus frappant encore le changement
qu’il avait subi. En une nuit, il avait vieilli de vingt ans.
Ces vieillards robustes ressemblent à ces grands arbres dont le bois
intérieurement s’est émietté et qui ne vivent plus que par l’écorce. Ils pa-
raissent inébranlables, ils semblent défier le temps, un vent d’orage les
jette à terre. Cet homme, hier encore si fier de n’avoir jamais plié, était
brisé. L’orgueil de son nom constituait toute sa force ; humilié, il se sen-
tait anéanti. En lui tout s’était déchiré à la fois, tous les appuis lui avaient
manqué en même temps. Son regard sans chaleur et sans vie disait la
morne stupeur de sa pensée. Il présentait si bien l’image la plus achevée
du désespoir, que le juge d’instruction, à sa vue, éprouva comme un fris-
son. Le père Tabaret eut un mouvement d’épouvante ; le greffier lui-même

181
L’affaire Lerouge Chapitre XI

fut ému.
— Constant, dit M. Daburon vivement, allez donc avec monsieur Ta-
baret chercher des nouvelles à la Préfecture.
Le greffier sortit, suivi du bonhomme, qui s’éloignait bien à regret.
Le comte ne s’était pas aperçu de leur présence ; il ne remarqua pas
leur sortie.
M. Daburon lui avança un siège ; il s’assit.
— Je me sens si faible, dit-il, que je ne saurais rester debout.
Il s’excusait, lui, près d’un petit magistrat !
C’est que nous ne sommes plus précisément au temps si regrettable où
la noblesse se croyait bien au-dessus de la loi, et s’y trouvait en effet. Elle
est loin, l’année où la duchesse de Bouillon faisait la nique aux messieurs
du parlement, où les hautes et nobles empoisonneuses du règne de Louis
XIV traitaient avec le dernier mépris les conseillers de la Chambre ar-
dente ! Tout le monde respecte la justice aujourd’hui, et la craint un peu,
même quand elle n’est représentée que par un simple et consciencieux
juge d’instruction.
— Vous êtes peut-être bien indisposé, monsieur le comte, dit le juge,
pour me donner des éclaircissements que j’espérais de vous.
— Je me sens mieux, répondit M. de Commarin, je vous remercie Je
suis aussi bien que je puis l’être après le coup terrible. En apprenant de
quel crime est accusé mon fils et son arrestation, j’ai été foudroyé. Je me
croyais fort, j’ai roulé dans la poussière. Mes domestiques m’ont cru mort.
Que ne le suis-je, en effet ! La vigueur de ma constitution m’a sauvé, à ce
que dit mon médecin, mais je crois que Dieu veut que je vive pour que je
boive jusqu’à la lie le calice des humiliations.
Il s’interrompit ; un flot de sang qui remontait à sa gorge l’étouffait.
Le juge d’instruction se tenait debout près de son bureau, n’osant se per-
mettre un mouvement.
Après quelques instants de repos, le comte éprouva un soulagement,
car il continua :
— Malheureux que je suis ! ne devais-je pas m’attendre à tout cela ?
Est-ce que tout ne se découvre pas, tôt ou tard ! Je suis châtié par où j’ai
péché : par l’orgueil. Je me suis cru au-dessus de la foudre et j’ai attiré
l’orage sur ma maison. Albert, un assassin ! un vicomte de Commarin à

182
L’affaire Lerouge Chapitre XI

la cour d’assises ! Ah ! monsieur, punissez-moi aussi, car seul j’ai pré-


paré le crime autrefois. Avec moi, quinze siècles de la gloire la plus pure
s’éteignent dans l’ignominie.
M. Daburon jugeait impardonnable la conduite du comte de Comma-
rin : aussi s’était-il formellement promis de ne pas lui ménager le blâme.
Il pensait voir arriver un grand seigneur hautain, presque intraitable,
et il s’était juré de faire tomber toute sa morgue.
Peut-être le plébéien traité de si haut jadis par la marquise d’Arlange
gardait-il, sans s’en douter, un grain de rancune contre l’aristocratie…
Il avait vaguement préparé certaine allocution un peu plus que sévère
qui ne pouvait manquer d’atterrer le vieux gentilhomme et de le faire
rentrer en lui-même.
Mais voilà qu’il se trouvait en présence d’un si immense repentir, que
son indignation se changeait en pitié profonde, et qu’il se demandait com-
ment adoucir cette douleur.
— Écrivez, monsieur, poursuivait le comte avec une exaltation dont
on ne l’eût pas cru capable dix minutes plus tôt, écrivez mes aveux sans
y retrancher rien. Je n’ai plus besoin de grâce ni de ménagements. Que
puis-je craindre désormais ? La honte n’est-elle pas publique ! Ne faudra-
t-il pas dans quelques jours que moi, le comte Rhéteau de Commarin, je
paraisse devant le tribunal pour proclamer l’infamie de notre maison !
Ah ! tout est perdu, maintenant, même l’honneur ! Écrivez, monsieur, ma
volonté est que tout le monde sache que je fus le premier coupable. Mais
on saura aussi que déjà la punition avait été terrible, et qu’il n’était pas
besoin de cette dernière et mortelle épreuve.
Le comte s’arrêta pour rassembler et condenser ses souvenirs. Il reprit
ensuite d’une voix plus ferme et qui trouvait ses vibrations à mesure qu’il
parlait :
— À l’âge qu’a maintenant Albert, monsieur, mes parents me firent
épouser, malgré mes supplications, la plus noble et la plus pure des jeunes
filles. Je l’ai rendue la plus infortunée des femmes. Je ne pouvais l’aimer.
J’éprouvais alors la plus vive passion pour une maîtresse qui s’était don-
née à moi sage et que j’avais depuis plusieurs années. Je la trouvais ado-
rable de beauté, de candeur et d’esprit. Elle se nommait Valérie. Tout est
mort en moi, monsieur ; eh bien ! ce nom, quand je le prononce, me re-

183
L’affaire Lerouge Chapitre XI

mue encore. Malgré mon mariage, je ne pus me résigner à rompre avec


elle. Je dois dire qu’elle le voulait. L’idée d’un partage honteux la révoltait.
Sans doute elle m’aimait alors. Nos relations continuèrent. Ma femme et
ma maîtresse devinrent mères presque en même temps. Cette coïncidence
éveilla en moi l’idée funeste de sacrifier mon fils légitime à mon bâtard. Je
communiquai ce projet à Valérie. À ma grande surprise, elle le repoussa
avec horreur. En elle déjà l’instinct de la maternité s’était éveillé, elle ne
voulait pas se séparer de son enfant. J’ai conservé, comme un monument
de ma folie, les lettres qu’elle m’écrivait en ce temps ; je les relisais cette
nuit même. Comment ne me suis-je rendu ni à ses raisons ni à ses prières ?
C’est que j’étais frappé de vertige. Elle avait comme le pressentiment du
malheur qui m’accable aujourd’hui. Mais je vins à Paris, mais j’avais sur
elle un empire absolu : je menaçai de la quitter, de ne jamais la revoir,
elle céda. Un valet à moi et Claudine Lerouge furent chargés de cette cou-
pable substitution. C’est donc le fils de ma maîtresse qui porte le titre de
vicomte de Commarin et qu’on est venu arrêter il y a une heure.
M. Daburon n’espérait pas une déclaration si nette, ni surtout si
prompte. Intérieurement il se réjouit pour le jeune avocat, dont les nobles
sentiments avaient fait sa conquête.
— Ainsi, monsieur le comte, dit-il, vous reconnaissez que monsieur
Noël Gerdy est né de votre légitime mariage et que seul il a le droit de
porter votre nom ?
— Oui, monsieur. Hélas ! autrefois je me suis réjoui du succès de mes
projets comme de la plus heureuse victoire. J’étais si enivré de la joie
d’avoir là, près de moi, l’enfant de ma Valérie, que j’oubliais tout. J’avais
reporté sur lui une partie de mon amour pour sa mère, ou plutôt je l’ai-
mais davantage encore, s’il est possible. La pensée qu’il porterait mon
nom, qu’il hériterait de tous mes biens, au détriment de l’autre, me trans-
portait de ravissement. L’autre, je le détestais, je ne pouvais le voir. Je ne
me souviens pas de l’avoir embrassé deux fois. C’est au point que souvent
Valérie, qui était très bonne, me reprochait ma dureté. Un seul mot trou-
blait mon bonheur. La comtesse de Commarin adorait celui qu’elle croyait
son fils, sans cesse elle voulait l’avoir sur ses genoux. Ce que je souffrais
en voyant ma femme couvrir de baisers et de caresses l’enfant de ma maî-
tresse, je ne saurais l’exprimer. Autant que je le pouvais, je l’éloignais

184
L’affaire Lerouge Chapitre XI

d’elle, et elle, ne pouvant comprendre ce qui se passait en moi, s’imagi-


nait que je faisais tout pour empêcher son fils de l’aimer. Elle mourut,
monsieur, avec cette idée qui empoisonna ses derniers jours. Elle mourut
de chagrin, mais, comme les saintes, sans une plainte, sans un murmure,
le pardon sur les lèvres et dans le coeur.
Bien que pressé par l’heure, M. Daburon n’osait interrompre le comte
et l’interroger brièvement sur les faits directs de la cause.
Il pensait que la fièvre seule lui donnait cette énergie factice à laquelle,
d’un moment à l’autre, pouvait succéder la plus complète prostration ; il
craignait, si une fois on l’arrêtait, qu’il n’eût plus la force de reprendre.
— Je n’eus pas, continua le comte, une larme pour elle. Qu’avait-elle
été dans ma vie ? Un chagrin et un remords. Mais la justice de Dieu, en
avance sur celle des hommes, allait prendre une terrible revanche. Un
jour, on vint m’avertir que Valérie se jouait de moi et me trompait depuis
longtemps. Je ne voulus pas le croire d’abord ; cela me paraissait impos-
sible, insensé. J’aurais plutôt douté de moi que d’elle. Je l’avais prise dans
une mansarde, s’épuisant seize heures pour gagner trente sous ; elle me
devait tout. J’en avais si bien fait, à la longue, une chose à moi, qu’une
trahison d’elle répugnait en quelque sorte à ma raison. Je ne pouvais pas
prendre sur moi d’être jaloux. Cependant, je m’informai, je la fis sur-
veiller, je descendis jusqu’à l’épier. On avait dit vrai. Cette malheureuse
avait un amant, et elle l’avait depuis plus de dix ans. C’était Un officier de
cavalerie. Il venait chez elle en s’entourant de précautions. D’ordinaire il
se retirait vers minuit, mais il lui arrivait aussi de passer la nuit, et, en ce
cas, il s’échappait de grand matin. Envoyé en garnison loin de Paris, il ob-
tenait des permissions pour la venir visiter, et, pendant ces permissions, il
restait enfermé chez elle sans bouger. Un soir, mes espions me prévinrent
qu’il y était. J’accourus. Ma présence ne la troubla pas. Elle m’accueillit
comme toujours en me sautant au cou. Je crus qu’on m’abusait, et j’al-
lais tout lui dire, quand, sur le piano, j’aperçus des gants de daim comme
en portent les militaires. Ne voulant pas d’éclat, ne sachant à quel excès
pourrait me porter ma colère, je m’enfuis sans prononcer une parole. De-
puis, je ne l’ai pas revue. Elle m’a écrit, je n’ai pas ouvert ses lettres. Elle a
essayé de pénétrer jusqu’à moi, de se trouver sur mon passage ; en vain :
mes domestiques avaient une consigne que pas un n’eût osé enfreindre.

185
L’affaire Lerouge Chapitre XI

C’était à douter si c’était bien le comte de Commarin, cet homme


d’une hauteur glacée, d’une réserve si pleine de dédain qui parlait ainsi,
qui livrait sa vie entière sans restrictions, sans réserve, et à qui ? À un
Inconnu.
C’est qu’il était dans une de ces heures désespérées, proches de l’éga-
rement, où toute réflexion manque, où il faut quand même une issue à
l’émotion trop forte.
Que lui importait ce secret si courageusement porté pendant tant
d’années ? Il s’en débarrassait comme le misérable qui, accablé par un far-
deau trop lourd, le jette à terre sans se soucier où il tombe ni s’il tentera
la cupidité des passants.
— Rien, continua-t-il, non, rien n’approche de ce que j’endurai alors.
Je tenais à cette femme par le fond de mes entrailles. Elle était comme une
émanation de moi-même. En me séparant d’elle, il me semblait que j’arra-
chais quelque chose de ma propre chair. Je ne saurais dire quelles passions
furieuses son souvenir attisait en moi. Je la méprisais et je la désirais avec
une égale violence. Je la haïssais et je l’aimais. Et partout j’ai traîné sa
détestable image. Rien n’a pu me la faire oublier. Je ne me suis jamais
consolé de sa perte. Et ce n’est rien encore. Des doutes affreux m’étaient
venus au sujet d’Albert. Étais-je réellement son père ? Comprenez-vous
quel supplice était le mien, lorsque je me disais : c’est peut-être à l’enfant
d’un étranger que j’ai sacrifié le mien ! Ce bâtard qui s’appelait Comma-
rin me faisait horreur. À mon amitié si vive avait succédé une invincible
répulsion. Que de fois, en ce temps, j’ai lutté contre une envie folle de le
tuer ! Plus tard, j’ai su maîtriser mon aversion, je n’en ai jamais complète-
ment triomphé. Albert, monsieur, était le meilleur des fils ; néanmoins, il
y avait entre lui et moi une barrière de glace qu’il ne pouvait s’expliquer.
Souvent j’ai été sur le point de m’adresser aux tribunaux, de tout avouer,
de réclamer mon héritier légitime : le respect qu’on doit à son rang m’a
retenu. Je reculais devant le scandale. Je m’effrayais pour mon nom du
ridicule ou du blâme, et je n’ai pu le sauver de l’infamie.
La voix du vieux gentilhomme expirait sur ces derniers mots. D’un
geste désolé, il voila sa figure de ses deux mains. Deux grosses larmes
presque aussitôt séchées roulèrent silencieusement le long de ses joues
ridées.

186
L’affaire Lerouge Chapitre XI

Cependant, la porte du cabinet s’entrebâilla, et la tête du long greffier


apparut.
M. Daburon lui fit signe de reprendre sa place, a s’adressant à M. de
Commarin :
— Monsieur, dit-il d’une voix que la compassion faisait plus douce,
aux yeux de Dieu comme aux yeux de la société, vous avez commis une
grande faute, et les suites, vous le voyez, sont désastreuses. Cette faute, il
est de votre devoir de la réparer autant qu’il est en vous.
— Telle est mon intention, monsieur, et, vous le dirai-je ? mon plus
cher désir.
— Vous me comprenez, sans doute, insista M. Daburon.
— Oui, monsieur, répondit le vieillard, oui, je vous comprends.
— Ce sera une consolation pour vous, ajouta le juge, d’apprendre que
monsieur Noël Gerdy est digne à tous égards de la haute position que vous
allez lui rendre. Peut-être reconnaîtrez-vous que son caractère s’est plus
fortement trempé que s’il eût été élevé près de vous. Le malheur est un
maître dont toutes les leçons portent. C’est un homme d’un grand talent,
et le meilleur et le plus digne que je sache. Vous aurez un fils digne de ses
ancêtres. Enfin, nul de votre famille n’a failli, monsieur, le vicomte Albert
n’est pas un Commarin.
— Non ! n’est-ce pas ? répliqua vivement le comte. Un Commarin,
ajouta-t-il, serait mort à cette heure, et le sang lave tout.
Cette explication du vieux gentilhomme fit profondément réfléchir le
juge d’instruction.
— Seriez-vous donc sûr, monsieur, demanda-t-il, de la culpabilité du
vicomte ?
M. de Commarin arrêta sur le juge un regard où éclatait l’étonnement.
— Je ne suis à Paris que d’hier soir, répondit-il, et j’ignore tout ce
qui a pu se passer. Je sais seulement qu’on ne procède pas à la légère
contre un homme dans la situation qu’occupait Albert. Si vous l’avez fait
arrêter, c’est qu’évidemment vous avez plus que des soupçons, c’est que
vous possédez des preuves positives.
M. Daburon se mordit les lèvres et ne put dissimuler un mouvement
de mécontentement. Il venait de manquer de prudence, il avait voulu aller
trop vite. Il avait cru l’esprit du comte complètement bouleversé, et il

187
L’affaire Lerouge Chapitre XI

venait d’éveiller sa défiance. Toute l’habileté du monde ne répare pas une


pareille maladresse.
Au bout d’un interrogatoire dont on attend beaucoup, elle peut stéri-
liser toutes les combinaisons.
Un témoin sur ses gardes n’est plus un témoin sur lequel on peut
compter ; il tremble de se compromettre, mesure la portée des questions
et marchande ses réponses.
D’autre part, la justice comme la police est disposée à douter de tout,
à tout supposer, à soupçonner tout le monde.
Jusqu’à quel point le comte était-il étranger au crime de La Jonchère ?
Évidemment, quelques jours auparavant, bien que doutant de sa pater-
nité, il eût fait les plus grands efforts pour sauver la situation d’Albert. Il
y croyait son honneur intéressé, son récit le démontrait.
N’était-il pas un homme à supprimer par tous les moyens un témoi-
gnage gênant ? Voilà ce que se disait M. Daburon.
Enfin, il ne voyait pas clairement où se trouvait dans cette affaire l’in-
térêt du comte de Commarin, et cette incertitude l’inquiétait. De là sa vive
contrariété.
— Monsieur, reprit-il plus posément, quand avez-vous été informé de
la découverte de votre secret ?
— Hier soir, par Albert lui-même. Il m’a parlé de cette déplorable his-
toire d’une façon que maintenant je cherche en vain à m’expliquer. À
moins que…
Le comte s’arrêta court, comme si sa raison eût été choquée de l’in-
vraisemblance de la supposition qu’il allait formuler.
— À moins que ?… interrogea avidement le juge d’instruction.
— Monsieur, dit le comte sans répondre directement, Albert serait un
héros, s’il n’était pas coupable.
— Ah ! fit vivement le juge, avez-vous donc, monsieur, des raisons de
croire à son innocence ?
Le dépit de M. Daburon perçait si bien sous le ton de ses paroles, que
M. de Commarin pouvait et devait y voir une apparence d’intention in-
jurieuse. Il tressaillit, vivement piqué, et se redressa en disant :
— Je ne suis pas plus maintenant un témoin à décharge que je n’étais
un témoin à charge tout à l’heure. Je cherche à éclairer la justice, comme

188
L’affaire Lerouge Chapitre XI

c’est mon devoir, et voilà tout.


Allons, bon ! se dit M. Daburon, voici que je l’ai blessé, à présent. Est-
ce que je vais aller comme cela de faute en faute !
— Voici les faits, reprit le comte. Hier soir, après avoir parlé de ces
maudites lettres, Albert a commencé par me tendre un piège pour savoir
la vérité, car il doutait encore, ma correspondance n’étant pas arrivée
entière à monsieur Gerdy. Une discussion aussi vive que possible s’est
alors élevée entre mon fils et moi. Il m’a déclaré qu’il était résolu à se
retirer devant Noël. Je prétendais, moi, au contraire, transiger coûte que
coûte. Albert a osé me tenir tête. Tous mes efforts pour l’amener à mes
vues ont été superflus. Vainement j’ai essayé de faire vibrer en lui les
cordes que je supposais les plus sensibles. Il m’a répété fermement qu’il se
retirait malgré moi, se déclarant satisfait, si je consentais à lui assurer une
modeste aisance. J’ai encore tenté de le faire revenir en lui démontrant
qu’un mariage qu’il souhaite ardemment depuis deux ans manquerait de
ce coup ; il m’a répondu qu’il s’était assuré l’assentiment de sa fiancée,
mademoiselle d’Arlange.
Ce nom éclata comme la foudre aux oreilles du juge d’instruction. Il
bondit sur son fauteuil.
Sentant qu’il devenait cramoisi, il prit au hasard sur son bureau un
énorme dossier, et, pour dissimuler son trouble, il l’éleva à la hauteur de
sa figure comme s’il eût cherché à déchiffrer un mot illisible.
Il commençait à comprendre de quelle tâche il s’était chargé. Il sentait
qu’il se troublait comme un enfant, qu’il n’avait ni son calme ni sa luci-
dité habituels. Il s’avouait qu’il était capable de commettre les plus fortes
bévues. Pourquoi s’être chargé de cette instruction ? Possédait-il son libre
arbitre ? Dépendait-il de sa volonté d’être impartial ?
Volontiers il eût renvoyé à un autre moment la suite de la déposition
du comte ; le pouvait-il ? Sa conscience de juge d’instruction lui criait que
ce serait une maladresse nouvelle. Il reprit donc cet interrogatoire si pé-
nible.
— Monsieur, dit-il, les sentiments exprimés par le vicomte sont fort
beaux sans doute, mais ne vous a-t-il pas parlé de la veuve Lerouge ?
— Si, répondit le comte qui parut soudain éclairé par le souvenir d’un
détail inaperçu ; si, certainement.

189
L’affaire Lerouge Chapitre XI

— Il a dû vous montrer que le témoignage de cette femme rendait


impossible une lutte avec monsieur Gerdy ?
— Précisément, monsieur, et, écartant la question de bonne foi, c’est
là-dessus qu’il se basait pour se refuser à suivre mes volontés.
— Il faudrait, monsieur le comte, me raconter bien exactement ce qui
s’est passé entre le vicomte et vous. Faites donc, je vous prie, un appel à
vos souvenirs, et tâchez de me rapporter aussi exactement que possible
ses paroles.
M. de Commarin put obéir sans trop de difficulté. Depuis un moment,
une salutaire réaction s’opérait en lui. Son sang, fouetté par les insistances
de l’interrogatoire, reprenait son cours accoutumé. Son cerveau se déga-
geait.
La scène de la soirée précédente était admirablement présente à sa
mémoire jusque dans ses plus insignifiants détails. Il avait encore dans
l’oreille l’intonation des paroles d’Albert, il revoyait sa mimique expres-
sive.
À mesure que s’avançait son récit, vivant de clarté et d’exactitude, la
conviction de M. Daburon s’affermissait.
Le juge retournait contre Albert précisément ce qui la veille avait fait
l’admiration du comte.
Quelle surprenante comédie ! pensait-il. Tabaret a décidément une
double vue. À son incompréhensible audace, ce jeune homme joint une
infernale habileté. Le génie du crime lui-même l’inspire. C’est un miracle
que nous puissions le démasquer. Comme il avait bien tout prévu et pré-
paré ! Comme cette scène avec son père est merveilleusement combinée
pour donner le change en cas d’accident !
» Il n’y a pas une phrase qui ne souligne une intention, qui n’aille
au-devant d’un soupçon. Quel fini d’exécution ! Quel soin méticuleux des
détails !
» Rien n’y manque, pas même le grand duo avec la femme aimée.
A-t-il réellement prévenu Claire ? Probablement !
» Je pourrais le savoir, mais il faudrait la revoir, lui parler ! Pauvre
enfant ! aimer un pareil homme ! Mais son plan maintenant saute aux
yeux.

190
L’affaire Lerouge Chapitre XI

» Cette discussion avec le comte, c’est sa planche de salut. Elle ne


l’engage à rien et lui permet de gagner du temps.
» Il aurait probablement traîné les choses en longueur, puis il aurait
fini par se ranger à l’avis de son père. Il se serait encore fait un mérite de
sa condescendance et aurait demandé des récompenses pour sa faiblesse.
Et lorsque Noël serait revenu à la charge, il se serait trouvé en face du
comte, qui aurait tout nié bravement, qui l’aurait éconduit poliment, et
au besoin l’aurait chassé comme un imposteur et un faussaire.
Chose étrange, mais cependant explicable, M. de Commarin, tout en
parlant, arrivait précisément aux idées du juge, à des conclusions presque
identiques.
Dans le fait, pourquoi cette insistance au sujet de Claudine ? Il se rap-
pelait fort bien que dans sa colère il avait dit à son fils : « On ne commet
pas de si belles actions pour son plaisir. » Ce sublime désintéressement
s’expliquait.
Lorsque le comte eut terminé :
— Je vous remercie, monsieur, dit M. Daburon. Je ne saurais vous rien
dire encore de positif, mais la justice a de fortes raisons de croire que,
dans la scène que vous venez de me rapporter, le vicomte Albert jouait en
comédien consommé un rôle appris à l’avance.
— Et bien appris, murmura le comte, car il m’a trompé, moi !…
Il fut interrompu par Noël qui entrait, une serviette de chagrin noir à
son chiffre sous le bras.
L’avocat s’inclina devant le vieux gentilhomme qui, de son côté, se
leva et se retira, par discrétion, à l’extrémité de la pièce.
— Monsieur, dit Noël à demi-voix au juge, vous trouverez toutes les
lettres dans ce portefeuille. Je vous demanderai la permission de vous
quitter bien vite, l’état de madame Gerdy devient d’heure en heure plus
alarmant.
Noël avait quelque peu haussé la voix en prononçant ces derniers
mots ; le comte les entendit. Il tressaillit et dut faire un grand effort pour
étouffer la question qui de son coeur montait à ses lèvres.
— Il faut pourtant, mon cher maître, que vous m’accordiez une minute,
répondit le juge.

191
L’affaire Lerouge Chapitre XI

M. Daburon quitta alors son fauteuil, et prenant l’avocat par la main


il l’amena devant le comte.
— Monsieur de Commarin, prononça-t-il, j’ai l’honneur de vous pré-
senter monsieur Noël Gerdy.
M. de Commarin s’attendait probablement à quelque péripétie de ce
genre, car pas un des muscles de son visage ne bougea ; il demeura imper-
turbable. Noël, lui, fut comme un homme qui reçoit un coup de marteau
sur le crâne : il chancela et fut obligé de chercher un point d’appui sur le
dossier d’une chaise.
Puis, tous deux, le père et le fils, ils restèrent face à face, abîmés en ap-
parence dans leurs réflexions, en réalité s’examinant avec une sombre mé-
fiance, chacun s’efforçant de saisir quelque chose de la pensée de l’autre.
M. Daburon avait espéré mieux d’un coup de théâtre qu’il méditait
depuis l’entrée du comte dans son cabinet. Il se flattait d’amener par cette
brusque présentation une scène pathétique très vive qui ne laisserait pas
à ses clients le loisir de la réflexion.
Le comte ouvrirait les bras, Noël s’y précipiterait, et la reconnaissance,
pour être parfaite, n’aurait plus qu’à attendre la consécration des tribu-
naux.
La roideur de l’un, le trouble de l’autre déconcertaient ses prévisions.
Il se crut obligé à une intervention plus pressante.
— Monsieur le comte, dit-il d’un ton de reproche, vous reconnaissiez,
il n’y a qu’un instant, que monsieur Gerdy était votre fils légitime.
M. de Commarin ne répondit pas ; on pouvait douter, à son immobilité,
qu’il eût entendu. C’est Noël qui, rassemblant tout son courage, osa parler
le premier.
— Monsieur, balbutia-t-il, je ne vous en veux pas…
— Vous pouvez dire : « mon père », interrompit le hautain vieillard
d’un ton qui n’avait certes rien d’ému ni rien de tendre.
Puis s’adressant au juge :
— Vous suis-je encore de quelque utilité, monsieur ? demanda-t-il.
— Il vous reste, répondit M. Daburon, à écouter la lecture de votre
déposition et à signer, si vous trouvez la rédaction conforme. Allez,
Constant, ajouta-t-il.

192
L’affaire Lerouge Chapitre XI

Le long greffier fit exécuter à sa chaise un demi-tour et commença. Il


avait une façon à lui toute particulière de bredouiller ce qu’il avait gri-
bouillé. Il lisait très vite, tout d’un trait, sans tenir compte ni des points,
ni des virgules, ni des demandes, ni des réponses ; il lisait tant que durait
son haleine.
Quand il n’en pouvait plus, il respirait et ensuite repartait de plus
belle. Involontairement il faisait songer aux plongeurs qui, de moment
en moment, élèvent la tête au-dessus de l’eau, font leur provision d’air
et disparaissent. Noël fut le seul à écouter avec attention cette lecture
rendue comme à dessein inintelligible. Elle lui apprenait des choses qu’il
lui importait de savoir.
Enfin, Constant prononça les paroles sacramentelles : en foi de quoi,
etc., qui terminent tous les procès-verbaux de France.
Il présenta la plume au comte, qui signa sans hésitation et sans élever
la moindre objection.
Le vieux gentilhomme alors se tourna vers Noël.
— Je ne suis pas bien solide, dit-il ; il faut donc, mon fils – ce mot fut
souligné – que vous souteniez votre père jusqu’à sa voiture.
Le jeune avocat s’avança avec empressement. Sa figure rayonnait,
pendant qu’il passait le bras de M. de Commarin sous le sien.
Quand ils furent sortis, M. Daburon ne put résister à un mouvement
de curiosité.
Il courut à la porte, qu’il entrouvrit, et, tenant le corps en arrière, afin
de n’être pas aperçu, il allongea la tête, explorant d’un coup d’oeil la ga-
lerie.
Le comte et Noël n’étaient pas encore parvenus à l’extrémité. Ils al-
laient lentement.
Le comte paraissait se traîner pesamment et avec peine ; l’avocat, lui,
marchait à petits pas, légèrement incliné du côté du vieillard, et tous ses
mouvements étaient empreints de la plus vive sollicitude.
Le juge resta à son poste jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vue au
tournant de la galerie. Puis il regagna sa place en poussant un profond
soupir.
Du moins, pensa-t-il, j’aurai contribué à faire un heureux. La journée
ne sera pas complètement mauvaise.

193
L’affaire Lerouge Chapitre XI

Mais il n’avait pas de temps à donner à ses réflexions ; les heures vo-
laient. Il tenait à interroger Albert le plus promptement possible, et il avait
encore à recevoir les dépositions de plusieurs domestiques de l’hôtel de
Commarin, et à entendre le rapport du commissaire de police chargé de
l’arrestation.
Les domestiques cités, qui depuis longtemps attendaient leur tour,
furent, sans retard, introduits successivement. Ils n’avaient guère d’éclair-
cissements à donner, et pourtant tous les témoignages étaient autant de
charges nouvelles. Il était aisé de voir que tous croyaient leur maître cou-
pable.
L’attitude d’Albert depuis le commencement de cette fatale semaine,
ses moindres paroles, ses gestes les plus insignifiants furent rapportés,
commentés, expliqués.
L’homme qui vit au milieu de trente valets est comme un insecte dans
une boîte de verre sous la loupe d’un naturaliste.
Aucun de ses actes n’échappe à l’observation ; à peine peut-il avoir
un secret, et encore, si on ne devine quel il est, au moins sait-on lorsqu’il
en a un. Du matin au soir il est le point de mire de trente paires d’yeux
intéressés à étudier les plus imperceptibles variations de sa physionomie.
Le juge eut donc en abondance ces futiles détails qui ne paraissent
rien d’abord, et dont le plus infime peut tout à coup, à l’audience, devenir
une question de vie ou de mort.
En combinant les dépositions, en les rapprochant, en les coordonnant,
M. Daburon put suivre son prévenu heure par heure, à partir du dimanche
matin.
Le dimanche donc, aussitôt après la retraite de Noël, le vicomte avait
sonné pour donner l’ordre de répondre à tous les visiteurs qui se présen-
teraient qu’il venait de partir pour la campagne.
De ce moment, la maison entière s’était aperçue qu’il était « tout
chose », vivement contrarié ou très indisposé.
Il n’était pas sorti de la journée de sa bibliothèque, et s’y était fait
servir à dîner. Il n’avait pris à ce repas qu’un potage et un très mince filet
de sole au vin blanc.
En mangeant, il avait dit à M. Courtois, le maître d’hôtel : « Recom-
mandez donc au chef d’épicer davantage cette sauce, une autre fois. » Puis

194
L’affaire Lerouge Chapitre XI

il avait ajouté en aparté : « Bast ! À quoi bon ! » Le soir il avait donné


congé à tous les gens de son service, en disant : « Allez vous amuser, al-
lez ! » Il avait expressément défendu qu’on entrât chez lui, à moins qu’il
ne sonnât.
Le lendemain lundi, il ne s’était levé, lui ordinairement matinal, qu’à
midi. Il se plaignait d’un violent mal de tête et d’envies de vomir. Il prit
cependant une tasse de thé. Il demanda son coupé ; mais presque aussitôt
il le décommanda. Lubin, son valet de chambre, lui avait entendu dire :
« C’est trop hésiter », et quelques moments plus tard : « Il faut en finir. »
Peu après, il s’était mis à écrire.
Lubin avait été chargé de porter une lettre à Mlle Claire d’Arlange,
avec ordre de ne la remettre qu’à elle-même ou à Mlle Schmidt, l’institu-
trice.
Une seconde lettre, avec deux billets de mille francs, furent confiés à
Joseph pour être portés au club. Joseph ne se rappelait plus le nom du
destinataire ; ce n’était pas un homme titré.
Le soir, Albert n’avait pris qu’un potage et s’était enfermé chez lui.
Il était debout de grand matin, le mardi. Il allait et venait dans l’hôtel
comme une âme en peine, ou comme quelqu’un qui attend avec impa-
tience une chose qui n’arrive pas.
Étant allé dans le jardin, le jardinier lui demanda son avis pour le
dessin d’une pelouse. Il répondit : « Vous consulterez monsieur le comte
à son retour. » Il avait déjeuné comme la veille.
Vers une heure, il était descendu aux écuries et avait, d’un air triste,
caressé Norma, sa jument de prédilection. En la flattant, il disait : « Pauvre
bête ! ma pauvre vieille ! » À trois heures, un commissionnaire médaillé
s’était présenté avec une lettre.
Le vicomte l’avait prise et ouverte précipitamment. Il se trouvait alors
devant le parterre.
Deux valets de pied l’entendirent distinctement dire : « Elle ne saurait
résister. » Il était rentré et avait brûlé la lettre au grand poêle du vestibule.
Comme il se mettait à table, à six heures, deux de ses amis, M. de Cour-
tivois et le marquis de Chouzé, forçant la consigne, arrivèrent jusqu’à lui.
Il parut on ne peut plus contrarié.
Ces messieurs voulaient absolument l’entraîner dans une partie de

195
L’affaire Lerouge Chapitre XI

plaisir ; il refusa, affirmant qu’il avait un rendez-vous pour une affaire


très importante.
Il mangea, à son dîner, un peu plus que les jours précédents. Il de-
manda même au sommelier une bouteille de château-lafite qu’il but en-
tièrement.
En prenant son café, il fuma un cigare dans la salle à manger, ce qui
est contraire à la règle de l’hôtel.
À sept heures et demie, selon Joseph et deux valets de pied, à huit
heures seulement, suivant le suisse et Lubin, le vicomte était sorti à pied
avec un parapluie.
Il était rentré à deux heures du matin, et avait renvoyé son valet de
chambre qui l’attendait, comme c’était son service.
Le mercredi, en entrant chez le vicomte, le valet de chambre avait été
frappé de l’état des vêtements de son maître. Ils étaient humides et souillés
de terre, le pantalon était déchiré. Il avait hasardé une remarque ; Albert
avait répondu d’un ton furieux : « Jetez cette défroque dans un coin en
attendant qu’on la donne. » Il paraissait aller mieux ce jour-là. Pendant
qu’il déjeunait d’assez bon appétit, le maître d’hôtel lui avait trouvé l’air
gai. Il avait passé l’après-midi dans la bibliothèque et avait brûlé des tas
de papiers.
Le jeudi, il semblait de nouveau très souffrant. Il avait failli ne pouvoir
aller au-devant du comte. Le soir, après sa scène avec son père, il était
remonté chez lui dans un état à faire pitié. Lubin voulait courir chercher
le médecin, il le lui avait défendu, de même que de dire à personne son
indisposition.
Tel est l’exact résumé des vingt grandes pages qu’écrivit le long gref-
fier sans détourner une seule fois la tête pour regarder les témoins en
grande livrée qui défilaient.
Ces témoignages, M. Daburon avait su les obtenir en moins de deux
heures.
Bien qu’ayant la conscience de l’importance de leurs paroles, tous ces
valets avaient la langue extrêmement déliée. Le difficile était de les ar-
rêter une fois lancés. Et pourtant, de tout ce qu’ils disaient, il ressortait
clairement qu’Albert était un très bon maître, facile à servir, bienveillant
et poli pour ses gens. Chose étrange, incroyable ! il s’en trouva trois dans

196
L’affaire Lerouge Chapitre XI

le nombre qui avaient l’air de n’être pas ravis du grand malheur qui frap-
pait la famille. Deux étaient sérieusement attristés, M. Lubin, ayant été
l’objet de bontés particulières, n’était pas de ces derniers.
Le tour du commissaire de police était arrivé. En deux mots, il rendit
compte de l’arrestation déjà racontée par le père Tabaret. Il n’oublia pas
de signaler ce mot : « Perdu ! » échappé à Albert ; à son sens, c’était un
aveu. Il fit ensuite la remise de tous les objets saisis chez le vicomte de
Commarin.
Le juge d’instruction examina attentivement tous ces objets, les com-
parant soigneusement avec les pièces à conviction rapportées de La Jon-
chère.
Il parut alors plus satisfait qu’il ne l’avait été de la journée.
Lui-même il déposa sur son bureau toutes ces preuves matérielles, et
pour les cacher, il jeta dessus trois ou quatre de ces immenses feuilles de
papier qui servent à confectionner des chemises pour les dossiers.
La journée s’avançait et M. Daburon n’avait plus que bien juste le
temps d’interroger le « prévenu » avant la nuit. Quelle hésitation pou-
vait le retenir encore ? Il avait entre les mains plus de preuves qu’il n’en
faut pour envoyer dix hommes en cour d’assises et de là à la place de la
Roquette. Il allait lutter avec des armes si écrasantes de supériorité qu’à
moins de folie Albert ne pouvait songer à se défendre. Et pourtant, à cette
heure pour lui si solennelle, il se sentait défaillir. Sa volonté faiblissait-
elle ? Sa résolution allait-elle l’abandonner ?
Fort à propos il se souvint que depuis la veille il n’avait rien pris, et il
envoya chercher en toute hâte une bouteille de vin et des biscuits. Ce n’est
point de forces qu’avait besoin le juge d’instruction, mais de courage. Tout
en vidant son verre, ses pensées, dans son cerveau, s’arrangèrent en cette
phrase étrange : « Je vais donc comparaître devant le vicomte de Com-
marin. »
À tout autre moment, il aurait ri de cette saillie de son esprit ; en cet
instant, il y voulut voir un avis de la Providence.
Soit, se dit-il, ce sera mon châtiment.
Et, sans se laisser le temps de la réflexion, il donna les ordres néces-
saires pour qu’on amenât le vicomte Albert.

197
L’affaire Lerouge Chapitre XI

198
CHAPITRE XII

E
 ’  Commarin et « le secret » de la prison, il n’y
avait pas eu, pour ainsi dire, de transition pour Albert.
Arraché à des songes pénibles par cette rude voix du commis-
saire, disant : « Au nom de la loi, je vous arrête ! », son esprit jeté hors du
possible devait être longtemps à reprendre son équilibre.
Tout ce qui suivit son arrestation lui paraissait flotter à peine distinct,
au milieu d’un brouillard épais, comme ces scènes de rêve qu’on joue au
théâtre, derrière un quadruple rideau de gaze.
On l’avait interrogé : il avait répondu sans entendre le son de ses pa-
roles. Puis deux agents l’avaient pris sous les bras et l’avaient soutenu
pour descendre le grand escalier de l’hôtel. Seul il ne l’eût pu. Ses jambes
qui fléchissaient, plus molles que du coton, ne le portaient pas. Une seule
chose l’avait frappé : la voix du domestique annonçant l’attaque d’apo-
plexie du comte. Mais cela aussi, il l’oublia.
On le hissa dans le fiacre qui stationnait dans la cour, au bas du per-

199
L’affaire Lerouge Chapitre XII

ron, tout honteux de se trouver en pareil endroit, et on l’installa sur la


banquette du fond. Deux agents prirent place sur la banquette de devant,
tandis qu’un troisième montait sur le siège à côté du cocher. Pendant le
trajet, il ne revint pas à la notion exacte de la situation. Il gisait, dans cette
sale et graisseuse voiture, comme une chose inerte. Son corps, qui suivait
tous les cahots à peine amortis par les ressorts usés, allait ballotté d’un
côté sur l’autre, et sa tête oscillait sur ses épaules comme si les muscles
de son cou eussent été brisés. Il songeait alors à la veuve Lerouge. Il la
revoyait telle qu’elle était lorsqu’il avait suivi son père à La Jonchère. On
était au printemps, et les aubépines fleuries du chemin de traverse em-
baumaient. La vieille femme, en coiffe blanche, était debout sur la porte
de son jardinet ; elle avait en parlant l’air suppliant. Le comte l’écoutait
avec des yeux sévères, puis tirant de l’or de son porte-monnaie, il le lui
remettait.
On le descendit du fiacre comme on l’y avait monté.
Pendant les formalités de l’écrou, dans la salle sombre et puante du
greffe, tout en répondant machinalement, il se livrait avec délices aux
émotions du souvenir de Claire. C’était dans le temps de leurs premières
amours, alors qu’il ne savait pas si jamais il aurait ce bonheur d’être aimé
d’elle. Ils se rencontraient chez Mlle de Goëllo. Elle avait, cette vieille
fille, un certain salon jonquille célèbre sur la rive gauche, d’un effet ex-
travagant. Sur tous les meubles et jusque sur la cheminée, dans des poses
variées, s’étalaient les douze ou quinze chiens d’espèces différentes qui,
ensemble ou successivement, l’avaient aidée à traverser les steppes du cé-
libat. Elle aimait à conter l’histoire de ces fidèles, dont l’affection ne trahit
jamais. Il y en avait de grotesques et d’affreux. Un surtout, outrageuse-
ment gonflé d’étoupe, semblait près d’éclater. Que de fois il en avait ri
aux larmes avec Claire !
On le fouillait en ce moment.
À cette humiliation suprême, de mains cyniques se promenant tout le
long de son corps, il revint un peu à lui et sa colère s’éveilla.
Mais c’était fini déjà, et on l’entraînait le long des corridors sombres,
dont le carreau était gras et glissant. On ouvrit une porte et on le poussa
dans une sorte de cellule. Il entendit derrière lui un bruit de ferrures qui
s’entrechoquaient et de serrures qui grinçaient.

200
L’affaire Lerouge Chapitre XII

Il était prisonnier, et, en vertu d’ordres spéciaux, prisonnier au secret.


Immédiatement il éprouva une sensation marquée de bien-être. Il était
seul. Plus de chuchotements étouffés à ses oreilles, plus de voix aigres,
plus de questions acharnées. Un silence, profond à donner l’idée du néant,
se faisait autour de lui. Il lui sembla qu’il était à tout jamais retranché de
la société, et il s’en réjouit. Il put croire qu’il lui était donné de subir une
épreuve de la tombe. Son corps, aussi bien que son esprit, était accablé de
lassitude. Il cherchait à s’asseoir quand il aperçut une maigre couchette,
à droite, en face de la fenêtre grillée munie de son abat-jour. Ce lit lui
donna autant de joie qu’une planche au nageur qui coule. Il s’y précipita et
s’étendit avec délices. Cependant il sentait des frissons. Il défit la grossière
couverture de laine, s’en enveloppa et s’endormit d’un sommeil de plomb.
Dans le corridor, deux agents de la police de sûreté, l’un jeune encore,
l’autre grisonnant déjà, appliquaient alternativement l’oeil et l’oreille au
judas pratiqué dans la porte.
Ils épiaient tous les mouvements du prisonnier, regardant et écoutant
de toutes leurs forces.
— Dieu ! est-il chiffe, cet homme-là, murmurait le jeune policier.
Quand on n’a pas plus de nerf que cela, on devrait bien rester honnête.
En voilà un qui ne songera guère à faire sa tête, le matin de sa toilette !
N’est-ce pas, monsieur Balan ?
— C’est selon, répondit le vieil agent, il faudra voir. Lecoq m’a dit que
c’est un rude mâtin.
— Tiens ! voilà monsieur qui arrange son lit et qui se couche !
Voudrait-il dormir, par hasard ? Elle serait bonne, celle-là ! Ce serait la
première fois que je verrais ça !
— C’est que vous n’avez eu de relations qu’avec des coquins subal-
ternes, mon camarade. Tous les gredins huppés, et j’en ai serré plus d’un,
sont dans ce style. Au moment de l’arrestation, bonsoir, plus personne, le
coeur leur tourne. Ils se relèvent le lendemain.
— Ma parole sacrée, on dirait qu’il dort ! Est-ce drôle au moins !
— Sachez, mon cher, ajouta sentencieusement le vieil agent, que rien
n’est au contraire si naturel. Je suis sûr que depuis son coup cet enfant-là
ne vivait plus ; il avait le feu dans le ventre. Maintenant il sait que son
affaire est toisée, et le voilà tranquille.

201
L’affaire Lerouge Chapitre XII

— Farceur de monsieur Balan ! il appelle cela être tranquille !


— Certainement ! Il n’y a pas, voyez-vous, de plus grand supplice que
l’anxiété ; tout est préférable. Si vous aviez seulement dix mille livres de
rente, je vous indiquerais un moyen pour en juger. Je vous dirais : Filez à
Hombourg et risquez-moi toute votre fortune d’un coup, à rouge et noir.
Vous me conteriez après des nouvelles de ce qu’on éprouve tant que la
bille tourne. C’est, voyez-vous, comme si l’on tenaillait la cervelle, comme
si on vous coulait du plomb fondu dans les os en guise de moelle. C’est si
fort que, même quand on a tout perdu, on est content, on est soulagé, on
respire. On se dit : ah ! c’est donc fini ! On est ruiné, nettoyé, rasé, mais
c’est fini.
— Vrai, monsieur Balan, on croirait que vous avez passé par là.
— Hélas ! soupira le vieux policier, c’est à mon amour pour la dame de
pique, amour malheureux, que vous devez l’honneur de regarder en ma
compagnie par ce vasistas. Mais notre gaillard en a pour deux heures à
faire son somme, ne le perdez pas de vue, je vais fumer une cigarette dans
la cour.
Albert dormit quatre heures. Il se sentait, en s’éveillant, la tête plus
libre qu’il ne l’avait eue depuis son entrevue avec Noël. Ce fut pour lui un
moment affreux que celui où pour la première fois il envisagea froidement
sa situation.
— C’est maintenant, murmura-t-il, qu’il s’agit de ne pas se laisser
abattre.
Il aurait vivement souhaité voir quelqu’un, parler, être interrogé, s’ex-
pliquer. Il eut envie d’appeler.
À quoi bon ! se dit-il, on va sans doute venir.
Il voulut regarder l’heure qu’il était et s’aperçut qu’on lui avait enlevé
sa montre. Ce petit détail lui fut extrêmement sensible. On le traitait, lui,
comme le dernier des scélérats. Il chercha dans ses poches, elles avaient
toutes été scrupuleusement vidées. Il songea alors à l’état dans lequel il
se trouvait et, se jetant à bas de la couchette, il répara, autant qu’il était
en lui, le désordre de sa toilette. Il rajusta ses vêtements et les épousseta,
il redressa son faux col et tant bien que mal refit le noeud de sa cravate.
Versant ensuite de l’eau sur le coin de son mouchoir, il le passa sur sa
figure, tamponnant ses yeux dont les paupières lui faisaient mal. Enfin, il

202
L’affaire Lerouge Chapitre XII

s’efforça de faire reprendre leur pli à sa barbe et à ses cheveux. Il ne se


doutait guère que quatre yeux de lynx étaient fixés sur lui.
— Bon ! murmurait l’apprenti policier, voilà notre coq qui relève la
crête et qui lisse ses plumes !
— Je vous disais bien, objecta M. Balan, qu’il n’était qu’engourdi…
Chut !… il a parlé, je crois.
Mais ils ne surprirent ni un de ces gestes désordonnés ni une de ces
paroles incohérentes qui presque toujours échappent aux faibles que la
frayeur agite, ou aux imprudents qui croient à la discrétion des « se-
crets ». Une fois seulement, le mot « honneur », prononcé par Albert,
arriva jusqu’à l’oreille des deux espions.
— Ces mâtins de la haute, grommela M. Balan, ont sans cesse ce mot
à la bouche, dans les commencements. Ce qui les tracasse surtout, c’est
l’opinion d’une douzaine d’amis et des cent mille inconnus qui lisent la
Gazee des tribunaux.Ils ne songent à leur tête que plus tard.
Quand les gendarmes arrivèrent pour chercher Albert et le conduire
à l’instruction, ils le trouvèrent assis sur le bord de sa couchette, les pieds
appuyés sur la barre de fer, les coudes aux genoux et la tête cachée entre
ses mains.
Il se leva dès qu’ils entrèrent et fit quelques pas vers eux.
Mais sa gorge était si sèche qu’il comprit qu’il lui serait impossible de
parler.
Il demanda un instant, et, revenant vers la petite table du secret, il se
versa et but coup sur coup deux grands verres d’eau.
— Je suis prêt ! dit-il aussitôt après.
Et d’un pas ferme, il suivit les gendarmes le long du passage qui
conduit au Palais.
M. Daburon était alors au supplice. Il arpentait furieusement son ca-
binet et attendait son prévenu. Une fois encore, la vingtième depuis le
matin, il regrettait de s’être engagé dans cette affaire.
Qu’il soit maudit, pensait-il, l’absurde point d’honneur auquel j’ai
obéi ! J’ai beau essayer de me rassurer à force de sophismes, j’ai eu tort
de ne me point récuser. Rien au monde ne peut changer ma situation vis-
à-vis de ce jeune homme. Je le hais. Je suis son juge, et il n’en est pas
moins vrai que très positivement j’ai voulu l’assassiner. Je l’ai tenu au

203
L’affaire Lerouge Chapitre XII

bout de mon revolver : pourquoi n’ai-je pas lâché la détente ? Est-ce que
je le sais ? Quelle puissance a retenu mon doigt lorsqu’il suffisait d’une
pression presque insensible pour que le coup partît ? Je ne puis le dire.
Que fallait-il pour qu’il fût le juge et moi l’assassin ? Si l’intention était
punie comme le fait, on devrait me couper le cou. Et c’est dans de pareilles
conditions que j’ose l’interroger !…
En repassant devant la porte, il entendit dans la galerie le pas lourd
des gendarmes.
— Le voilà, dit-il tout haut.
Et il regagna précipitamment son fauteuil derrière son bureau, se pen-
chant à l’ombre des cartons, comme s’il eût cherché à se cacher.
Si le long greffier eût eu des yeux, il eût assisté à ce singulier spectacle
d’un juge plus troublé que le prévenu. Mais il était aveugle, et à ce moment
il ne songeait qu’à une erreur de quinze centimes qui s’était glissée dans
ses comptes, et qu’il ne pouvait retrouver.
Albert entra le front haut dans le cabinet du juge. Ses traits portaient
les traces d’une grande fatigue et de veilles prolongées ; il était très pâle,
mais ses yeux étaient clairs et brillants.
Les questions banales qui commencent les interrogatoires donnèrent
à M. Daburon le temps de se remettre.
Heureusement, dans la matinée, il avait trouvé une heure pour pré-
parer un plan ; il n’avait qu’à le suivre.
— Vous n’ignorez pas, monsieur, commença-t-il d’un ton de politesse
parfaite, que vous n’avez aucun droit au nom que vous portez ?
— Je sais, monsieur, répondit Albert, que je suis le fils naturel de mon-
sieur de Commarin. Je sais de plus que mon père ne pourrait me recon-
naître quand il le voudrait, puisque je suis né pendant son mariage.
— Quelle a été votre impression en apprenant cela ?
— Je mentirais, monsieur, si je disais que je n’ai pas ressenti un im-
mense chagrin. Quand on est aussi haut que je l’étais, la chute est terrible
et bien douloureuse. Pourtant, je n’ai pas eu un seul moment la pensée
de contester les droits de monsieur Noël Gerdy. J’étais, comme je le suis
encore, décidé à disparaître. Je l’ai déclaré à monsieur de Commarin.
M. Daburon s’attendait à cette réponse, et elle ne pouvait qu’étayer ses
soupçons. N’entrait-elle pas dans le système de défense qu’il avait prévu ?

204
L’affaire Lerouge Chapitre XII

À lui maintenant de chercher un joint pour désarticuler cette défense dans


laquelle le prévenu allait se renfermer comme dans une carapace.
— Vous ne pouviez entreprendre, reprit le juge, d’opposer une fin de
non-recevoir à monsieur Gerdy. Vous aviez bien pour vous le comte et
votre mère, mais monsieur Gerdy avait pour lui un témoignage qui vous
eût fait succomber : celui de la veuve Lerouge.
— Je n’en ai jamais douté, monsieur.
— Eh bien ! reprit le juge en cherchant à voiler le regard dont il en-
veloppait Albert, la justice suppose que, pour anéantir la seule preuve
existante, vous avez assassiné la veuve Lerouge.
Cette accusation terrible, terriblement accentuée, ne changea rien à
la contenance d’Albert. Il garda son maintien ferme sans forfanterie ; pas
un pli ne parut sur son front.
— Devant Dieu, répondit-il, et sur tout ce qu’il y a de plus sacré au
monde, je vous le jure, monsieur, je suis innocent ! Je suis, à cette heure,
prisonnier, au secret, sans communication avec le monde extérieur, réduit
par conséquent à l’impuissance la plus absolue : c’est en votre loyauté que
j’espère pour arriver à démontrer mon innocence.
Quel comédien ! pensait le juge ; se peut-il que le crime ait cette force
prodigieuse !
Il parcourait ses dossiers, relisant quelques passages des dépositions
précédentes, cornant certaines pages qui contenaient des indications im-
portantes pour lui. Tout à coup il reprit :
— Quand vous avez été arrêté, vous vous êtes écrié : « Je suis perdu ! »
Qu’entendiez-vous par là ?
— Monsieur, répondit Albert, je me rappelle, en effet, avoir dit cela.
Lorsque j’ai su de quel crime on m’accusait, en même temps que j’étais
frappé de consternation, mon esprit a été comme illuminé par un éclair
de l’avenir. En moins d’une seconde j’ai entrevu tout ce que ma situation
avait d’affreux ; j’ai compris la gravité de l’accusation, sa vraisemblance
et les difficultés que j’aurais à me défendre. Une voix m’a crié : « Qui donc
avait intérêt à la mort de Claudine ? » Et la conviction de l’imminence du
péril m’a arraché l’exclamation que vous dites.
L’explication était plus que plausible, possible et même vraisemblable.
Elle avait encore cet avantage d’aller au-devant d’une question si natu-

205
L’affaire Lerouge Chapitre XII

relle qu’elle a été formulée en axiome : « Cherche à qui le crime profite. »


Tabaret avait prévu qu’on ne prendrait pas le prévenu sans vert.
M. Daburon admira la présence d’esprit d’Albert et les ressources de
cette imagination perverse.
— En effet, reprit le juge, vous paraissez avoir eu le plus pressant inté-
rêt à cette mort. C’est d’autant plus vrai que nous sommes sûrs, entendez-
vous, bien sûrs que le crime n’avait pas le vol pour mobile. Ce qu’on avait
jeté à la Seine a été retrouvé. Nous savons aussi qu’on a brûlé tous les
papiers. Compromettraient-ils une autre personne que vous ? Si vous le
savez, dites-le.
— Que puis-je vous répondre, monsieur ? Rien.
— Êtes-vous allé souvent chez cette femme ?
— Trois ou quatre fois, avec mon père.
— Un des cochers de l’hôtel prétend vous y avoir conduits au moins
dix fois.
— Cet homme se trompe. D’ailleurs, qu’importe le nombre des visites ?
— Connaissez-vous la disposition des lieux ? vous les rappelez-vous ?
— Parfaitement, monsieur, il y a deux pièces. Claudine couchait dans
celle du fond.
— Vous n’étiez pas un inconnu pour la veuve Lerouge, c’est entendu.
Si vous étiez allé frapper un soir à son volet, pensez-vous qu’elle vous eût
ouvert ?
– Certes, monsieur, et avec empressement.
— Vous avez été malade, ces jours-ci ?
— Très indisposé, au moins, oui monsieur. Mon corps fléchissait sous
le poids d’une épreuve bien lourde pour mes forces. Je n’ai cependant pas
manqué de courage !
— Pourquoi avoir défendu à votre valet de chambre Lubin d’aller cher-
cher le médecin ?
— Eh ! monsieur, que pouvait le docteur à mon mal ! Toute sa science
m’aurait-elle rendu le fils légitime de monsieur de Commarin ?
— On vous a entendu tenir de singuliers propos. Vous sembliez ne
plus vous intéresser à rien de la maison. Vous avez détruit des papiers,
des correspondances.

206
L’affaire Lerouge Chapitre XII

— J’étais décidé à quitter l’hôtel, monsieur : ma résolution vous ex-


plique tout.
Aux questions du juge, Albert répondait vivement, sans le moindre
embarras, d’un ton assuré. Sa voix, d’un timbre sympathique, ne tremblait
pas ; nulle émotion ne la voilait ; elle gardait son éclat pur et vibrant.
M. Daburon crut prudent de suspendre l’interrogatoire. Avec un ad-
versaire de cette force, évidemment il faisait fausse route. Procéder par
détail était folie, on n’arriverait ni à l’intimider ni à le faire se couper. Il
fallait en venir aux grands coups.
— Monsieur, dit brusquement le juge, donnez-moi bien exactement, je
vous prie, l’emploi de votre temps pendant la soirée de mardi dernier, de
six heures à minuit.
Pour la première fois, Albert parut se déconcerter. Son regard, qui
jusque-là allait droit au juge, vacilla.
— Pendant la soirée de mardi…, balbutia-t-il, répétant la phrase
comme pour gagner du temps.
Je le tiens ! pensa Daburon, qui eut un tressaillement de joie. Et tout
haut il insista :
— Oui, de six heures à minuit ?
— Je vous avoue, monsieur, répondit Albert, qu’il m’est difficile de
vous satisfaire ; je ne suis pas bien sûr de ma mémoire…
— Oh ! ne dites pas cela, interrompit le juge. Si je vous demandais ce
que vous faisiez il y a trois mois, tel soir, à telle heure, je concevrais votre
hésitation. Mais il s’agit de mardi, et nous sommes aujourd’hui vendredi.
De plus, ce jour si proche était le dernier du carnaval, c’était le Mardi gras.
Cette circonstance doit aider vos souvenirs.
— Ce soir-là, je suis sorti, murmura Albert.
— Voyons, poursuivit le juge, précisons. Où avez-vous dîné ?
— À l’hôtel, comme à l’ordinaire.
— Non, pas comme à l’ordinaire. À la fin de votre repas, vous avez
demandé une bouteille de vin de Bordeaux et vous l’avez vidée. Vous aviez
sans doute besoin de surexcitation pour vos projets ultérieurs…
— Je n’avais pas de projets, répondit le prévenu avec une très appa-
rente indécision.

207
L’affaire Lerouge Chapitre XII

— Vous devez vous tromper. Deux amis étaient venus vous chercher ;
vous leur aviez répondu, avant de vous mettre à table, que vous aviez un
rendez-vous urgent.
— Ce n’était qu’une défaite polie pour me dispenser de les suivre.
— Pourquoi ?
— Ne le comprenez-vous donc pas, monsieur ? J’étais résigné, mais
non consolé. Je m’apprenais à m’accoutumer au coup terrible. Ne cherche-
t-on pas la solitude dans les grandes crises de la vie !
— La prévention suppose que vous vouliez rester seul pour aller à La
Jonchère. Dans la journée vous avez dit : « Elle ne saurait résister. » De
qui parliez-vous ?
— D’une personne à qui j’avais écrit la veille, et qui venait de me
répondre. J’ai dû dire cela ayant encore à la main la lettre qu’on venait
de me remettre.
— Cette lettre était donc d’une femme ?
— Oui.
— Qu’en avez-vous fait, de cette lettre ?
— Je l’ai brûlée.
— Cette précaution donne à penser que vous la considériez comme
compromettante…
— Nullement, monsieur, elle traitait de questions intimes.
Cette lettre, évidemment, venait de Mlle d’Arlange, M. Daburon en
était sûr.
Devait-il néanmoins le demander et s’exposer à entendre prononcer
ce nom de Claire, si terrible pour lui ?
Il l’osa, en se penchant beaucoup sur son bureau, de telle sorte que le
prévenu ne pouvait l’apercevoir.
— De qui venait cette lettre ? interrogea-t-il.
— D’une personne que je ne nommerai pas.
— Monsieur, fit sévèrement le juge en se redressant, je ne vous dissi-
mulerai pas que votre position est des plus mauvaises. Ne l’aggravez pas
par des réticences coupables. Vous êtes ici pour tout dire, monsieur.
— Mes affaires, oui ; celles des autres, non.
Albert fit cette dernière réponse d’un ton sec. Il était étourdi, ahuri,
crispé par l’allure pressante et irritante de cet interrogatoire qui ne lui

208
L’affaire Lerouge Chapitre XII

laissait pas le temps de respirer. Les questions du juge tombaient sur sa


tête plus dru que les coups de marteau du forgeron sur le fer rouge qu’il
se hâte de façonner.
Ce semblant de rébellion de son « prévenu » inquiéta sérieusement
M. Daburon. Il était, en outre, extrêmement surpris de trouver en défaut
la perspicacité du vieux policier, absolument comme si Tabaret eût été
infaillible.
Tabaret avait prédit un alibi irrécusable, et cet alibi n’arrivait pas.
Pourquoi ? Ce subtil coupable avait-il donc mieux que cela ? Quelle ruse
gardait-il au fond de son sac ? Sans doute il tenait en réserve quelque coup
imprévu, peut-être irrésistible !
Doucement, pensa le juge, je ne le tiens pas encore.
Et vivement, il reprit :
— Poursuivons… Après dîner, qu’avez-vous fait ?
— Je suis sorti.
— Pas immédiatement… La bouteille bue, vous avez fumé dans la salle
à manger, ce qui a semblé assez extraordinaire pour être remarqué. Quelle
espèce de cigares fumez-vous habituellement ?
— Des trabucos.
— Ne vous servez-vous pas d’un porte-cigare, pour éviter à vos lèvres
le contact du tabac ?
— Si, monsieur, répondit Albert, assez surpris de cette série de ques-
tions.
— À quelle heure êtes-vous sorti ?
— À huit heures environ.
— Aviez-vous un parapluie ?
— Oui.
— Où êtes-vous allé ?
— Je me suis promené.
— Seul, sans but, toute la soirée ?
— Oui, monsieur.
— Alors, tracez-moi votre itinéraire bien exactement.
— Hélas ! monsieur, cela même m’est fort difficile. J’étais sorti pour
sortir, pour me donner du mouvement, pour secouer la torpeur qui m’ac-
cablait depuis trois jours. Je ne sais si vous vous rendez un compte exact

209
L’affaire Lerouge Chapitre XII

de ma situation : j’avais la tête perdue. J’ai marché au hasard, le long des


quais, j’ai erré dans les rues…
— Tout cela est bien improbable, interrompit le juge.
M. Daburon devait pourtant savoir que cela était du moins possible.
N’avait-il pas eu, lui aussi, une nuit de courses folles à travers Paris ?
Qu’eût-il répondu à qui lui eût demandé, au matin : « – Où êtes-vous
allé ? – Je ne sais », ne le sachant pas, en effet. Mais il avait oublié, et ses
angoisses du début étaient bien loin. L’interrogatoire commencé, il avait
été pris de la fièvre de l’inconnu. Il se retrempait aux émotions de la lutte ;
la passion de son métier le reprenait.
Il était redevenu juge d’instruction, comme ce maître d’escrime qui,
faisant des armes avec son meilleur ami, s’enivre au cliquetis du fer,
s’échauffe, s’oublie et le tue.
— Ainsi, reprit M. Daburon, vous n’avez rencontré absolument per-
sonne qui puisse venir affirmer ici qu’il vous a vu ? Vous n’avez parlé à
âme qui vive ? Vous n’êtes entré nulle part, ni dans un café ni dans un
théâtre, pas même chez un marchand de tabac pour allumer un de vos
trabucos ?
— Je ne suis entré nulle part.
— Eh bien ! monsieur, c’est un grand malheur pour vous, oui, un mal-
heur immense, car je dois vous le dire, c’est précisément pendant cette
soirée de mardi, entre huit heures et minuit, que la veuve Lerouge a été
assassinée. La justice peut préciser l’heure. Encore une fois, monsieur,
dans votre intérêt, je vous engage à réfléchir, à faire un énergique appel
à votre mémoire.
L’indication du jour et de l’heure du meurtre parut consterner Albert.
Il porta sa main à son front d’un geste désespéré. C’est cependant d’une
voix calme qu’il répondit :
— Je suis bien malheureux, monsieur, mais je n’ai pas de réflexions à
faire.
La surprise de M. Daburon était profonde. Quoi ! pas d’alibi ! rien ! Ce
ne pouvait être un piège ni un système de défense… Était-ce donc là cet
homme si fort ? Sans doute. Seulement il était pris au dépourvu. Jamais il
ne s’était imaginé qu’il fût possible de remonter jusqu’à lui. Et pour cela,
en effet, il avait fallu quelque chose comme un miracle.

210
L’affaire Lerouge Chapitre XII

Le juge enlevait lentement et une à une les grandes feuilles de papier


qui recouvraient les pièces à conviction saisies chez Albert.
— Nous allons passer, reprit-il, à l’examen des charges qui pèsent sur
vous ; veuillez vous approcher. Reconnaissez-vous ces objets pour vous
appartenir ?
— Oui, monsieur, tout ceci est à moi.
— Bien. Prenons d’abord ce fleuret. Qui l’a brisé ?
— Moi, monsieur, en faisant assaut avec monsieur de Courtivois, qui
pourra en témoigner.
— Il sera entendu. Et qu’est devenu le bout cassé ?
— Je ne sais. Il faudrait sur ce point interroger Lubin, mon valet de
chambre.
— Précisément. Il a déclaré avoir cherché ce morceau sans parvenir à
le retrouver. Je vous ferai remarquer que la victime a dû être frappée avec
un bout de fleuret démoucheté et aiguisé. Ce morceau d’étoffe sur lequel
l’assassin a essuyé son arme en est une preuve.
— Je vous prierais, monsieur, d’ordonner, à cet égard, les recherches
les plus minutieuses. Il est impossible qu’on ne retrouve pas l’autre moitié
de ce fleuret.
— Des ordres seront donnés. Voici, maintenant, calquée sur ce pa-
pier, l’empreinte exacte des pas du meurtrier. J’applique dessus une de
vos bottines, et la semelle, vous pouvez le voir, s’y adapte avec la der-
nière précision. Le morceau de plâtre a été coulé dans le creux du talon,
vous remarquerez qu’il est en tout pareil à vos propres talons. J’y aperçois
même la trace d’une cheville que je rencontre ici.
Albert suivait avec une sollicitude marquée tous les mouvements du
juge. Il était manifeste qu’il luttait contre une terreur croissante. Était-il
envahi par cette épouvante qui stupéfie les criminels lorsqu’ils sont près
d’être confondus ? À toutes les remarques du magistrat, il répondait d’une
voix sourde :
— C’est vrai, c’est parfaitement vrai.
— En effet, continua M. Daburon ; néanmoins, attendez encore avant
de vous récrier. Le coupable avait un parapluie. Le bout de ce parapluie
s’étant enfoncé dans la terre glaise détrempée, la rondelle de bois ouvragé
qui arrête l’étoffe à l’extrémité s’est trouvée moulée en creux. Voici la

211
L’affaire Lerouge Chapitre XII

motte de glaise enlevée avec les plus délicates précautions, et voici votre
parapluie. Comparez le dessin des rondelles. Sont-elles semblables, oui ou
non ?
— Ces choses-là, monsieur, essaya Albert, se fabriquent par quantités
énormes.
— Soit, laissons cette preuve. Voyez ce bout de cigare trouvé sur le
théâtre du crime, et dites-moi à quelle espèce il appartient et comment il
a été fumé ?
— C’est un trabucos, et on l’a fumé avec un porte-cigare.
— Comme ceux-ci, n’est-ce pas ? insista le juge en montrant les cigares
et les bouts d’ambre et d’écume saisis sur la cheminée de la bibliothèque.
— Oui ! murmura Albert ; c’est une fatalité, c’est une coïncidence
étrange !
— Patience ! ce n’est rien encore. L’assassin de la veuve Lerouge por-
tait des gants. La victime, dans les convulsions de l’agonie, s’est accrochée
aux mains du meurtrier, et des éraillures de peau sont restées entre ses
ongles. On les a extraites, et les voici. Elles sont d’un gris perle, n’est-il
pas vrai ? Or, on a retrouvé les gants que vous portiez mardi, les voici.
Ils sont gris et ils sont éraillés. Comparez ces débris à vos gants. Ne s’y
rapportent-ils pas ? N’est-ce pas la même couleur, la même peau ?
Il n’y avait pas à nier, ni à équivoquer, ni à chercher des subterfuges.
L’évidence était là, sautant aux yeux. Le fait brutal éclatait. Tout en pa-
raissant s’occuper exclusivement des objets déposés sur son bureau, M.
Daburon ne perdait pas de vue le prévenu. Albert était terrifié. Une sueur
glacée mouillait son front et glissait en gouttelettes le long de ses joues.
Ses mains tremblaient si fort qu’il ne pouvait s’en servir. D’une voix étran-
glée, il répétait :
— C’est horrible ! horrible !
— Enfin, poursuivit l’inexorable juge, voici le pantalon que vous por-
tiez le soir du meurtre. Il est visible qu’il a été mouillé, et à côté de la boue,
il porte des traces de terre. Tenez, ici. De plus, il est déchiré au genou. Que
vous ne vous souveniez plus des endroits où vous êtes allé vous prome-
ner, je l’admets pour un moment, on peut le concevoir, à la rigueur. Mais
à qui ferez-vous entendre que vous ne savez pas où vous avez déchiré
votre pantalon et éraillé vos gants ?

212
L’affaire Lerouge Chapitre XII

Quel courage résisterait à de tels assauts ? La fermeté et l’énergie d’Al-


bert étaient à bout. Le vertige le prenait. Il se laissa tomber lourdement
sur une chaise en disant :
— C’est à devenir fou !
— Reconnaissez-vous, insista le juge dont le regard devenait d’une
insupportable fixité, reconnaissez-vous que la veuve Lerouge n’a pu être
frappée que par vous ?
— Je reconnais, protesta Albert, que je suis victime d’un de ces pro-
diges épouvantables qui font qu’on doute de sa raison. Je suis innocent.
— Alors, dites où vous avez passé la soirée de mardi ?
— Eh ! monsieur ! s’écria le prévenu, il faudrait…
Mais se reprenant presque aussitôt, il ajouta d’une voix éteinte :
— J’ai répondu comme je pouvais le faire. M. Daburon se leva, il arri-
vait à son grand effet.
— C’est donc à moi, dit-il avec une nuance d’ironie, à suppléer à votre
défaillance de mémoire. Ce que vous avez fait, je vais vous le rappeler.
Mardi soir, à huit heures, après avoir demandé à l’alcool une affreuse
énergie, vous êtes sorti de votre hôtel. À huit heures trente-cinq, vous
preniez le chemin de fer à la gare de Saint-Lazare ; à neuf heures, vous
descendiez à la gare de Rueil, etc., etc.
Et, s’emparant sans vergogne des idées du père Tabaret, le juge d’ins-
truction répéta presque mot pour mot la tirade improvisée la nuit précé-
dente par le bonhomme.
Et il avait tout lieu, en parlant, d’admirer la pénétration du vieil agent.
De sa vie son éloquence n’avait produit cette formidable impression.
Toutes les phrases, tous les mots portaient. L’assurance déjà ébranlée du
prévenu tombait pièce à pièce, pareille à l’enduit d’une muraille qu’on
crible de balles.
Albert était, et le juge le voyait, comme un homme qui, roulant au fond
d’un précipice, voit céder toutes les branches, manquer tous les points
d’appui qui pouvaient retarder sa chute, et qui ressent une nouvelle et
plus douloureuse meurtrissure à chacune des aspérités contre lesquelles
heurte son corps.
— Et maintenant, conclut le juge d’instruction, écoutez un sage
conseil. Ne persistez pas dans un système de négation impossible à sou-

213
L’affaire Lerouge Chapitre XII

tenir. Rendez-vous ! La justice, persuadez-le-vous bien, n’ignore rien de


ce qu’il lui importe de savoir. Croyez-moi : efforcez-vous de mériter l’in-
dulgence du tribunal, entrez dans la voie des aveux.
M. Daburon ne supposait pas que son prévenu osât nier encore. Il le
voyait écrasé, terrassé, se jetant à ses pieds pour demander grâce. Il se
trompait.
Si grande que parût la prostration d’Albert, il trouva dans un suprême
effort de sa volonté assez de vigueur pour se redresser et protester encore.
— Vous avez raison, monsieur, dit-il d’une voix triste, mais cependant
ferme, tout semble prouver que je suis coupable. À votre place, je parlerais
comme vous le faites. Et pourtant, je le jure, je suis innocent.
— Voyons ! de bonne foi !… commença le juge.
— Je suis innocent, interrompit Albert, et je le répète sans le moindre
espoir de changer en rien votre conviction. Oui, tout parle contre moi,
tout, jusqu’à ma contenance devant vous. C’est vrai, mon courage a chan-
celé devant des coïncidences incroyables, miraculeuses, accablantes. Je
suis anéanti, parce que je sens l’impossibilité d’établir mon innocence.
Mais je ne désespère pas. Mon honneur et ma vie sont entre les mains
de Dieu. À cette heure même où je dois vous paraître perdu, car je ne
m’abuse pas, monsieur, je ne renonce pas à une éclatante justification. Je
l’attends avec confiance…
— Que voulez-vous dire ? interrompit le juge.
— Rien d’autre que ce que je dis, monsieur.
— Ainsi vous persistez à nier ?
— Je suis innocent.
— Mais c’est de la folie…
— Je suis innocent.
— C’est bien, fit M. Daburon, pour aujourd’hui en voilà assez. Vous
allez entendre la lecture du procès-verbal et on vous reconduira au se-
cret. Je vous exhorte à réfléchir. La nuit vous inspirera peut-être un
bon mouvement ; si le désir de me parler vous venait, quelle que soit
l’heure, envoyez-moi chercher, je viendrai. Des ordres seront donnés. Li-
sez, Constant.
Quand Albert fut sorti avec les gendarmes :
— Voilà, fit le juge à demi-voix, un obstiné coquin !

214
L’affaire Lerouge Chapitre XII

Certes, il n’avait plus l’ombre d’un doute. Pour lui, Albert était le
meurtrier aussi sûrement que s’il eût tout avoué. Persistât-il dans son
système de négation quand même, jusqu’à la fin de l’instruction, il était
impossible qu’avec les indices existant déjà une ordonnance de non-lieu
fût rendue. Il était donc désormais certain qu’il passerait en cour d’as-
sises. Et il y avait cent à parier contre un qu’à toutes les questions le jury
répondrait affirmativement.
Cependant, livré à lui-même, M. Daburon n’éprouvait pas cette intime
satisfaction non exempte de vanité qu’il ressentait d’ordinaire après une
instruction bien menée, lorsqu’il avait réussi à mettre son « prévenu »
au point où était Albert. Quelque chose en lui remuait et se révoltait. Au
fond de sa conscience, certaines inquiétudes sourdes grouillaient. Il avait
triomphé, et sa victoire ne lui donnait que malaise, tristesse et dégoût.
Une réflexion si simple qu’il ne pouvait comprendre comment elle
ne lui était pas venue tout d’abord augmentait son mécontentement et
achevait de l’irriter contre lui-même.
— Quelque chose me disait bien, murmurait-il, qu’accepter cette af-
faire était mal. Je suis puni de n’avoir pas écouté cette voix intérieure. Il
fallait se récuser. Dans l’état des choses, ce vicomte de Commarin n’en
était ni plus ni moins arrêté, emprisonné, interrogé, confondu, jugé cer-
tainement et probablement condamné. Mais alors, étranger à la cause, je
pouvais reparaître devant Claire. Sa douleur va être immense. Resté son
ami, il m’était permis de compatir à sa douleur, de mêler mes larmes aux
siennes, de calmer ses regrets. Avec le temps, elle se serait consolée, elle
aurait oublié, peut-être. Elle n’aurait pu s’empêcher de m’être reconnais-
sante, et qui sait… Tandis que maintenant, quoi qu’il arrive, je suis pour
elle un objet d’horreur. Jamais elle ne supportera ma vue. Je resterai éter-
nellement pour elle l’assassin de son amant. J’ai, de mes propres mains,
creusé entre elle et moi un de ces abîmes que les siècles ne comblent pas.
Je la perds une seconde fois par ma faute, par ma très grande faute.
Le malheureux juge s’adressait les plus amers reproches. Il était déses-
péré. Jamais il n’avait tant haï Albert, ce misérable qui, souillé d’un crime,
se mettait en travers de son bonheur. Puis encore, combien il maudissait le
père Tabaret ! Seul, il ne se serait pas décidé si vite. Il aurait attendu, mûri
sa décision, et certainement reconnu les inconvénients qu’il découvrait à

215
L’affaire Lerouge Chapitre XII

cette heure. Ce bonhomme emporté comme un limier mal dressé, avec sa


passion stupide, l’avait enveloppé dans un tourbillon, ahuri, circonvenu,
entraîné.
C’est précisément ce favorable quart d’heure que choisit le père Ta-
baret pour faire son apparition chez le juge.
On venait de lui apprendre la fin de l’interrogatoire, et il arrivait
grillant de savoir ce qui s’était passé, haletant de curiosité, le nez au vent,
gonflé du doux espoir d’avoir deviné juste.
— Qu’a-t-il répondu ? demanda-t-il avant même d’avoir refermé la
porte.
— Il est coupable, évidemment, répondit le juge avec une brutalité bien
éloignée de son caractère.
Le père Tabaret demeura tout interdit de ce ton. Lui qui arrivait pour
récolter des éloges à panier ouvert ! Aussi est-ce avec une timidité très
hésitante qu’il offrit ses humbles services.
— Je venais, dit-il modestement, afin de savoir de monsieur le juge si
quelques investigations ne seraient pas nécessaires pour démolir l’alibi
invoqué par le prévenu.
— Il n’a pas d’alibi, répondit sèchement le magistrat.
— Comment ! s’écria le bonhomme, il n’a pas d’a… Bête que je suis,
ajouta-t-il, monsieur le juge l’a fait mat en trois questions. Il a tout avoué.
— Non, fit avec impatience le juge, il n’avoue rien. Il reconnaît que les
preuves sont décisives ; il ne peut donner l’emploi de son temps ; mais il
proteste de son innocence.
Au milieu du cabinet, le bonhomme Tabaret, bouche béante, les yeux
prodigieusement écarquillés, demeurait debout dans la plus grotesque at-
titude que puisse affecter l’étonnement.
Littéralement les bras lui tombaient.
En dépit de sa colère, M. Daburon ne put retenir un sourire, et
Constant dessina la grimace qui, sur ses lèvres, indique une hilarité at-
teignant son paroxysme.
— Pas d’alibi ! murmurait le bonhomme, rien, pas d’explications, un
pareil coquin ! Cela ne se conçoit ni ne se peut. Pas d’alibi ! Il faut que
nous nous soyons mépris ; celui-ci alors ne serait pas le coupable ; ce ne
peut être lui, ce n’est pas lui…

216
L’affaire Lerouge Chapitre XII

Le juge d’instruction pensa que son vieux volontaire était allé attendre
l’issue de l’interrogatoire chez le marchand de vins du coin ou que sa
cervelle s’était détraquée.
— Malheureusement, dit-il, nous ne nous sommes pas trompés. Il n’est
que trop clairement démontré que monsieur de Commarin est le meur-
trier. Au surplus, si cela peut vous être agréable, demandez à Constant
son procès-verbal et prenez-en connaissance pendant que je remets un
peu d’ordre dans mes paperasses.
— Voyons ! fit le bonhomme avec un empressement fiévreux.
Il s’assit à la place de Constant, et posant ses coudes sur la table, en-
fonçant ses mains dans les cheveux, en moins de rien il dévora le procès-
verbal.
Quand il eut fini, il se releva effaré, pâle, la figure renversée.
— Monsieur, dit-il au juge d’une voix étranglée, je suis la cause invo-
lontaire d’un épouvantable malheur : cet homme est innocent.
— Voyons, voyons ! fit M. Daburon sans interrompre ses préparatifs
de départ, vous perdez la tête, mon cher monsieur Tabaret. Comment,
après ce que vous venez de lire…
— Oui, monsieur, oui, après ce que je viens de lire, je vous crie : « Ar-
rêtez ! », ou nous allons ajouter une erreur à la déplorable liste des erreurs
judiciaires ! Revoyez-le, là, de sang-froid, cet interrogatoire : il n’est pas
une réponse qui ne disculpe cet infortuné, pas un mot qui ne soit un trait
de lumière. Et il est en prison, au secret ?…
— Et il y restera, s’il vous plaît ! interrompit le juge. Est-ce bien vous
qui parlez ainsi, après ce que vous disiez cette nuit, lorsque j’hésitais, moi !
— Mais, monsieur ! s’écria le bonhomme, je vous dis précisément la
même chose. Ah ! malheureux Tabaret, tout est perdu, on ne t’a pas com-
pris. Pardonnez, si je m’écarte du respect dû au magistrat, monsieur le
juge, vous n’avez pas saisi ma méthode. Elle est bien simple, pourtant. Un
crime étant donné, avec ses circonstances et ses détails, je construis pièce
par pièce un plan d’accusation que je ne livre qu’entier et parfait. S’il se
rencontre un homme à qui ce plan s’applique exactement dans toutes ses
parties, l’auteur du crime est trouvé, sinon on a mis la main sur un inno-
cent. Il ne suffit pas que tel ou tel épisode tombe juste ; non, c’est tout ou
rien. Cela est infaillible. Or, ici, comment suis-je arrivé au coupable ? En

217
L’affaire Lerouge Chapitre XII

procédant par induction du connu à l’inconnu. J’ai examiné l’oeuvre et j’ai


jugé l’ouvrier. Le raisonnement et la logique nous conduisent à qui ? À un
scélérat déterminé, audacieux et prudent, rusé comme le bagne. Et vous
pouvez croire qu’un tel homme a négligé une précaution que n’omettrait
pas le plus vulgaire coquin ! C’est invraisemblable. Quoi ! cet homme est
assez habile pour ne laisser que des indices si faibles qu’ils échappent à
l’oeil exercé de Gévrol, et vous voulez qu’il ait comme à plaisir préparé sa
perte en disparaissant une nuit entière ! C’est impossible. Je suis sûr de
mon système comme d’une soustraction dont on a fait la preuve. L’assas-
sin de La Jonchère a un alibi. Albert n’en invoque pas, donc il est innocent.
M. Daburon examinait le vieil agent avec cette attention ironique
qu’on accorde au spectacle d’une monomanie singulière. Quand il s’ar-
rêta :
— Excellent monsieur Tabaret, lui dit-il, vous n’avez qu’un tort : vous
pêchez par excès de subtilité. Vous accordez trop libéralement à autrui
la prodigieuse finesse dont vous êtes doué. Notre homme a manqué de
prudence parce qu’il se croyait au-dessus du soupçon.
— Non, monsieur, non, mille fois non. Mon coupable à moi, le vrai,
celui que nous avons manqué, craignait tout. Voyez d’ailleurs si Albert
se défend. Non. Il est anéanti parce qu’il reconnaît des concordances si
fatales qu’elles semblent le condamner sans retour. Cherche-t-il à se dis-
culper ? Non. Il répond simplement : « C’est terrible. » Et cependant, d’un
bout à l’autre, je sens comme une réticence que je ne m’explique pas.
— Je me l’explique fort bien, moi, et je suis aussi tranquille que s’il
avait tout confessé. J’ai assez de preuves pour cela.
— Hélas ! monsieur, des preuves ! Il y en a toujours contre ceux qu’on
arrête. Il y en avait contre tous les innocents qui ont été condamnés. Des
preuves !… J’en avais relevé bien d’autres contre Kaiser, ce pauvre petit
tailleur…
— Alors, interrompit le juge impatienté, si ce n’est pas lui, ayant tout
intérêt au crime, qui l’a commis, qui donc est-ce ? son père, le comte de
Commarin !
— Non, mon assassin est jeune.
M. Daburon avait rangé ses papiers et terminé ses préparatifs. Il prit
son chapeau et, s’apprêtant à sortir :

218
L’affaire Lerouge Chapitre XII

— Vous voyez donc bien ! répondit-il. Allons, jusqu’au revoir, mon-


sieur Tabaret, et changez-moi vos fantômes. Demain nous recauserons de
tout cela, pour ce soir je succombe de fatigue. Constant, ajouta-t-il, passez
au greffe pour le cas où le prévenu Commarin désirerait me parler.
Il gagnait la porte ; le père Tabaret lui barra le passage.
— Monsieur, disait le bonhomme, au nom du Ciel ! écoutez-moi. Il
est innocent, je vous le jure ; aidez-moi à trouver le coupable. Monsieur,
songez à vos remords, si nous faisions couper le cou à…
Mais le magistrat ne voulait plus rien entendre ; il évita lestement le
père Tabaret et s’élança dans la galerie.
Le bonhomme, alors, se retourna vers Constant. Il voulait le convaincre,
le persuader, lui prouver… Peines perdues ! Le long greffier se hâtait de
plier bagage, songeant à sa soupe qui se refroidissait.
Mis à la porte du cabinet, bien malgré lui, le père Tabaret se trouva
seul dans la galerie obscure à cette heure. Tous les bruits du Palais avaient
cessé, on pouvait se croire dans une vaste nécropole. Le vieux policier, au
désespoir, s’arrachait les cheveux à pleines mains.
— Malheur ! disait-il, Albert est innocent, et c’est moi qui l’ai livré !
C’est moi, vieux fou, qui ai fait entrer dans l’esprit obtus de ce juge une
conviction que je n’en puis plus arracher. Il est innocent et il endure les
plus terribles angoisses. S’il allait se suicider ! On a des exemples de mal-
heureux qui, désespérés d’être faussement accusés, se sont tués dans leur
prison. Pauvre humanité ! Mais je ne l’abandonnerai pas. Je l’ai perdu, je
le sauverai. Il me faut le coupable, je l’aurai. Et il payera cher mon erreur,
le brigand !

219
CHAPITRE XIII

A
 ’  du cabinet du juge d’instruction Noël Gerdy
eut installé le comte de Commarin dans sa voiture, qui station-
nait sur le boulevard en face de la grille du Palais, il parut dis-
posé à s’éloigner.
Appuyé d’une main contre la portière qu’il maintenait entrouverte, il
s’inclina profondément en demandant :
— Quand aurai-je, monsieur, l’honneur d’être admis à vous présenter
mes respects ?
— Montez, dit le vieillard.
L’avocat, sans se redresser, balbutia quelques excuses. Il invoquait,
pour se retirer, des motifs graves. Il était urgent, affirmait-il, qu’il rentrât
chez lui.
— Montez ! répéta le comte d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Noël obéit.
— Vous retrouvez votre père, fit à demi-voix M. de Commarin, mais

220
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

je dois vous prévenir que du même coup vous perdez votre liberté.
La voiture partit, et alors seulement le comte remarqua que Noël avait
modestement pris place sur la banquette de devant. Cette humilité parut
lui déplaire beaucoup.
— À mes côtés, donc, dit-il ; êtes-vous fou, monsieur ? N’êtes-vous pas
mon fils !
L’avocat, sans répondre, s’assit près du terrible vieillard, se faisant
aussi petit que possible.
Il avait reçu un terrible choc chez M. Daburon, car il ne lui restait rien
de son assurance habituelle, de ce sang-froid un peu raide sous lequel il
dissimulait ses émotions. Par bonheur, la course lui donna le temps de
respirer et de se rétablir un peu.
Entre le Palais de Justice et l’hôtel, pas un mot ne fut échangé entre
le père et le fils.
Lorsque la voiture s’arrêta devant le perron et que le comte en des-
cendit, aidé par Noël, il y eut comme une émeute parmi les domestiques.
Ils étaient, il est vrai, peu nombreux, à peine une quinzaine, presque
toute la livrée ayant été mandée au Palais. Mais le comte et l’avocat
avaient à peine disparu que tous ils se trouvèrent, comme par enchan-
tement, réunis dans le vestibule. Il en était venu du jardin et des écuries,
de la cave et des cuisines. Presque tous avaient le costume de leurs attri-
butions ; un jeune palefrenier même était accouru avec ses sabots pleins
de paille, jurant dans cette entrée dallée de marbre comme un roquet ga-
leux sur un tapis des Gobelins. L’un de ces messieurs avait reconnu Noël
pour le visiteur du dimanche et c’en était assez pour mettre le feu à toutes
ces curiosités altérées de scandale.
Depuis le matin, d’ailleurs, l’événement survenu à l’hôtel Commarin
faisait sur toute la rive gauche un tapage affreux. Mille versions circu-
laient, revues, corrigées et augmentées par la méchanceté et l’envie, les
unes abominablement folles, les autres simplement idiotes. Vingt person-
nages, excessivement nobles et encore plus fiers, n’avaient pas dédaigné
d’envoyer leur valet le plus intelligent pousser une petite visite aux gens
du comte, à la seule fin d’apprendre quelque chose de positif. En somme,
on ne savait rien, et cependant on savait tout.
Explique qui voudra le phénomène fréquent que voici : un crime est

221
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

commis, la justice arrive s’entourant de mystère, la police ignore encore


à peu près tout, et déjà cependant des détails de la dernière exactitude
courent les rues.
— Comme cela, disait un homme de la cuisine, ce grand brun avec des
favoris serait le vrai fils du comte !
— Vous l’avez dit, répondait un des valets qui avait suivi M. de Com-
marin ; quant à l’autre, il n’est pas plus son fils que Jean que voici, et qui
sera fourré à la porte si on l’aperçoit ici avec ses escarpins en cuir de
brouette.
— Voilà une histoire ! s’exclama Jean, peu soucieux du danger qui le
menaçait.
— Il est connu qu’il en arrive tous les jours comme ça dans les grandes
maisons, opina le cuisinier.
— Comment diable cela s’est-il fait ?
— Ah ! voilà ! Il paraîtrait qu’autrefois, un jour que madame défunte
était allée se promener avec son fils âgé de six mois, l’enfant fut volé
par des bohémiens. Voilà une pauvre femme bien en peine, vu surtout la
frayeur qu’elle avait de son mari, qui n’est pas bon. Pour lors, que fait-
elle ? Ni une ni deux, elle achète le moutard d’une marchande des quatre
saisons qui passait, et ni vu ni connu je t’embrouille, monsieur n’y a vu
que du feu.
— Mais l’assassinat ! l’assassinat !
— C’est bien simple. Quand la marchande a vu son mioche dans une
bonne position, elle l’a fait chanter, cette femme, oh ! mais chanter à lui
casser la voix. Monsieur le vicomte n’avait plus un sou à lui. Tant et tant
qu’il s’est lassé à la fin, et qu’il lui a réglé son compte définitif.
— Et l’autre qui est là, le grand brun ?
L’orateur allait, sans nul doute, continuer et donner les explications
les plus satisfaisantes, lorsqu’il fut interrompu par l’entrée de M. Lubin,
qui revenait du Palais en compagnie du jeune Joseph. Son succès assez vif
jusque-là fut coupé net comme l’effet d’un chanteur simplement estimé
lorsque le ténor-étoile entre en scène. L’assemblée entière se tourna vers
le valet de chambre d’Albert, tous les yeux le supplièrent. Il devait savoir,
il devenait l’homme de la situation. Il n’abusa pas de ses avantages et ne
fit pas trop languir son monde.

222
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

— Quel scélérat ! s’écria-t-il tout d’abord, quel vil coquin que cet Al-
bert !
Il supprimait carrément le « monsieur » et le « vicomte », et généra-
lement on l’approuva.
— Au reste, ajouta-t-il, je m’en étais toujours douté. Ce garçon-là ne
me revenait qu’à demi. Voilà pourtant à quoi on est exposé tous les jours
dans notre profession, et c’est terriblement désagréable. Le juge ne me l’a
pas caché. « Monsieur Lubin, m’a-t-il dit, il est vraiment bien pénible pour
un homme comme vous d’avoir été au service d’une pareille canaille. »
Car vous savez, outre une vieille femme de plus de quatre-vingts ans, il a
assassiné une petite fille d’une douzaine d’années. La petite fille, m’a dit
le juge, est hachée en morceaux.
— Tout de même, objecta Joseph, il faut qu’il soit bien bête. Est-ce
qu’on fait ces ouvrages-là soi-même quand on est riche, tandis qu’il y a
tant de pauvres diables qui ne demandent qu’à gagner leur vie ?
— Bast ! affirma M. Lubin d’un ton capable, vous verrez qu’il sortira
de là blanc comme neige. Les gens riches se tiennent tous.
— N’importe, dit le cuisinier, je donnerais bien un mois de mes gages
pour être souris et aller écouter ce que disent là-haut monsieur le comte
et le grand brun. Si on allait voir un peu dans les environs de la porte !
Cette proposition n’obtint pas la moindre faveur. Les gens de l’inté-
rieur savaient par expérience que dans les grandes occasions l’espionnage
était parfaitement inutile.
M. de Commarin connaissait les domestiques pour les pratiquer de-
puis son enfance. Son cabinet était à l’abri de toutes les indiscrétions.
La plus subtile oreille collée à la serrure de la porte intérieure ne pou-
vait rien entendre, lors même que le maître était en colère et qu’éclatait
sa voix tonnante. Seul, Denis, « Monsieur le premier », comme on l’ap-
pelait, était à portée de saisir bien des choses, mais on le payait pour être
discret, et il l’était.
En ce moment, M. de Commarin était assis dans ce même fauteuil que
la veille il criblait de coups de poing furieux en écoutant Albert.
Depuis qu’il avait touché le marchepied de son équipage, le vieux gen-
tilhomme avait repris sa morgue.
Il redevenait d’autant plus roide et plus entier, qu’il se sentait humilié

223
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

de son attitude devant le juge, et qu’il s’en voulait mortellement de ce


qu’il considérait comme une inqualifiable faiblesse.
Il en était à se demander comment il avait pu céder à un moment
d’attendrissement, comment sa douleur avait été si bassement expansive.
Au souvenir des aveux arrachés par une sorte d’égarement, il rougis-
sait et s’adressait les pires injures.
Comme Albert la veille, Noël, rentré en pleine possession de soi-
même, se tenait debout, froid comme un marbre, respectueux, mais non
plus humble.
Le père et le fils échangeaient des regards qui n’avaient rien de sym-
pathique ni d’amical.
Ils s’examinaient, ils se toisaient presque, comme deux adversaires qui
se tâtent de l’oeil avant d’engager le fer.
— Monsieur, dit enfin le comte d’un ton sévère, désormais cette mai-
son est la vôtre. À dater de cet instant vous êtes le vicomte de Commarin,
vous rentrez dans la plénitude des droits dont vous aviez été frustré. Oh !
attendez avant de me remercier. Je veux, pour débuter, vous affranchir
de toute reconnaissance. Pénétrez-vous bien de ceci, monsieur : maître
des événements, jamais je ne vous eusse reconnu. Albert serait resté où
je l’avais placé.
— Je vous comprends, monsieur, répondit Noël. Je crois que jamais je
ne me serais décidé à un acte comme celui par lequel vous m’avez privé
de ce qui m’appartient. Mais je déclare que, si j’avais eu le malheur de
le commettre, j’aurais ensuite agi comme vous. Votre situation est trop
en vue pour vous permettre un retour volontaire. Mieux valait mille fois
souffrir une injustice cachée qu’exposer le nom à un commentaire mal-
veillant.
Cette réponse surprit le comte, et bien agréablement. L’avocat expri-
mait ses propres idées. Pourtant il ne laissa rien voir de sa satisfaction, et
c’est d’une voix plus rude encore qu’il reprit :
— Je n’ai aucun droit, monsieur, à votre affection ; je n’y prétends pas,
mais j’exigerai toujours la plus extrême déférence. Ainsi, il est de tradi-
tion, dans notre maison, qu’un fils n’interrompe point son père quand
celui-ci parle. C’est ce que vous venez de faire. Les enfants n’y jugent pas
non plus leurs parents, ce que vous avez fait. Lorsque j’avais quarante

224
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

ans, mon père était tombé en enfance ; je ne me souviens cependant pas


d’avoir élevé la voix devant lui. Ceci dit, je continue. Je subvenais à la
dépense considérable de la maison d’Albert, complètement distincte de
la mienne, puisqu’il avait ses gens, ses chevaux, ses voitures, et de plus
je donnais à ce malheureux quatre mille francs par mois. J’ai décidé, afin
d’imposer silence à bien des sots propos et pour vous poser de mon mieux,
que vous devez tenir un état de maison plus important ; ceci me regarde.
En outre, je porterai votre pension mensuelle à six mille francs, que je
vous engage à dépenser le plus noblement possible, en vous donnant le
moins de ridicule que vous pourrez. Je ne saurais trop vous exhorter à la
plus grande circonspection. Surveillez-vous, pesez vos paroles, raisonnez
vos moindres démarches. Vous allez devenir le point de mire des milliers
d’oisifs impertinents qui composent notre monde ; vos bévues feraient
leurs délices. Tirez-vous l’épée ?
— Je suis de seconde force.
— Parfait ! Montez-vous à cheval ?
— Du tout, mais dans six mois je serai bon cavalier ou je me serai cassé
le cou.
— Il faut devenir cavalier et ne se rien casser. Poursuivons… Natu-
rellement vous n’occuperez pas l’appartement d’Albert, il sera muré dès
que je serai débarrassé des gens de police. Dieu merci ! l’hôtel est vaste.
Vous habiterez l’autre aile et on arrivera chez vous par un autre escalier.
Gens, chevaux, voitures, mobilier, tout ce qui était au service ou à l’usage
du vicomte va, coûte que coûte, être remplacé d’ici quarante-huit heures.
Il faut que le jour où on vous verra, vous ayez l’air installé depuis des
siècles. Ce sera un esclandre affreux ; je ne sais pas de moyen de l’éviter.
Un père prudent vous enverrait passer quelques mois à la cour d’Autriche
ou à celle de Russie ; la prudence ici serait folie. Mieux vaut une horrible
clameur qui tombe vite que de sourds murmures qui s’éternisent. Allons
au-devant de l’opinion, et au bout de huit jours on aura épuisé tous les
commentaires, et parler de cette histoire sera devenu provincial. Ainsi,
à l’oeuvre ! Ce soir même les ouvriers seront ici. Et, pour commencer, je
vais vous présenter mes gens.
Et passant du projet à l’action, le comte fit un mouvement pour at-
teindre le cordon de la sonnette. Noël l’arrêta.

225
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

Depuis le commencement de cet entretien, l’avocat voyageait au mi-


lieu du pays des Mille et une Nuits, une lampe merveilleuse à la main. Une
réalité féerique rejetait dans l’ombre ses rêves les plus splendides. Aux
paroles du comte, il ressentait comme des éblouissements, et il n’avait
pas trop de toute sa raison pour lutter contre le vertige des hautes for-
tunes qui lui montait à la tête. Touché par une baguette magique, il sen-
tait s’éveiller en lui mille sensations nouvelles et inconnues. Il se roulait
dans la pourpre, il prenait des bains d’or.
Mais il savait rester impassible. Sa physionomie avait contracté l’habi-
tude de garder le secret des plus violentes agitations intérieures. Pendant
qu’en lui toutes les passions vibraient, il écoutait en apparence avec une
froideur triste et presque indifférente.
— Daignez permettre, monsieur, dit-il au comte, que, sans m’écarter
des bornes du plus profond respect, je vous présente quelques observa-
tions. Je suis touché, plus que je ne saurais l’exprimer, de vos bontés, et
cependant je vous prie en grâce d’en retarder la manifestation. Mes sen-
timents vous paraîtront peut-être justes. Il me semble que la situation
me commande la plus grande modestie. Il est bon de mépriser l’opinion,
mais non de la défier. Tenez pour certain qu’on va me juger avec la der-
nière sévérité. Si je m’installe ainsi chez vous, presque brutalement, que
ne dira-t-on pas ? J’aurai l’air du conquérant vainqueur qui se soucie peu,
pour arriver, de passer sur le cadavre du vaincu. On me reprochera de
m’être couché dans le lit encore chaud de votre autre fils. On me raillera
amèrement de mon empressement à jouir. On me comparera sûrement
à Albert, et la comparaison sera toute à mon désavantage, parce que je
paraîtrai triompher quand un grand désastre atteint notre maison.
Le comte écoutait sans marque désapprobative, frappé peut-être de la
justesse de ces raisons.
Noël crut s’apercevoir que sa dureté était beaucoup plus apparente
que réelle. Cette persuasion l’encouragea.
— Je vous conjure donc, monsieur, poursuivit-il, de souffrir que pour
le moment je ne change rien à ma manière de vivre. En ne me montrant
pas, je laisse les propos méchants tomber dans le vide. Je permets de plus
à l’opinion de se familiariser avec l’idée du changement à venir. C’est
beaucoup déjà que de ne pas surprendre son monde. Attendu, je n’aurai

226
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

pas l’air d’un intrus en me présentant. Absent, j’ai le bénéfice qu’on a de


tout temps accordé à l’inconnu, je me concilie le suffrage de tous ceux qui
ont envié Albert, je me donne pour défenseurs tous les gens qui m’atta-
queraient demain, si mon élévation les offusquait subitement. En outre,
grâce à ce délai, je saurai m’accoutumer à mon brusque changement de
fortune. Je ne dois pas porter dans votre monde, devenu le mien, les fa-
çons d’un parvenu. Il ne faut pas que mon nom me gêne comme un habit
neuf qui n’aurait pas été fait à ma taille. Enfin, de cette façon, il me sera
possible d’obtenir sans bruit, presque sous le manteau de la cheminée, les
rectifications de l’état civil.
— Peut-être, en effet, serait-ce plus sage, murmura le comte.
Cet assentiment, si aisément obtenu, surprit Noël. Il eut comme l’idée
que le comte avait voulu l’éprouver, le tenter. En tout cas, qu’il eût triom-
phé, grâce à son éloquence, ou qu’il eût simplement évité un piège, il était
supérieur. Son assurance en augmenta ; il devint tout à fait maître de soi.
— Je dois ajouter, monsieur, continua-t-il, que j’ai moi-même certaines
transitions à ménager. Avant de me préoccuper de ceux que je vais trouver
en haut, je dois m’inquiéter de ce que je laisse en bas. J’ai des amis et
des clients. Cet événement vient me surprendre lorsque je commence à
recueillir les fruits de dix ans de travaux et de persévérance. Je n’ai fait
encore que semer, j’allais récolter. Mon nom surnage déjà ; j’arrive à une
petite influence. J’avoue, sans honte, que j’ai jusqu’ici professé des idées
et des opinions qui ne seraient pas de mise à l’hôtel de Commarin, et il
est impossible que du jour au lendemain…
— Ah ! interrompit le comte d’un ton narquois, vous êtes libéral ? C’est
une maladie à la mode. Albert aussi était fort libéral.
— Mes idées, monsieur, dit vivement Noël, étaient celles de tout
homme intelligent qui veut parvenir.. Au surplus, tous les partis n’ont-
ils pas un seul et même but, qui est le pouvoir ? Ils ne dièrent que par
les moyens d’y arriver. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet. Soyez
sûr, monsieur, que je saurai porter mon nom, et penser et agir comme un
homme de mon rang.
— Je l’entends bien ainsi, dit M. de Commarin, et j’espère n’avoir ja-
mais lieu de regretter Albert.
— Au moins, monsieur, ne serait-ce pas ma faute. Mais, puisque vous

227
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

venez de prononcer le nom de cet infortuné, souffrez que nous nous oc-
cupions de lui.
Le comte attacha sur Noël un regard gros de défiance.
— Que pouvons-nous désormais pour Albert ? demanda-t-il.
— Quoi ? monsieur ! s’écria Noël avec feu, voudriez-vous l’abandon-
ner lorsqu’il ne lui reste plus un ami au monde ? Mais il est votre fils,
monsieur ; il est mon frère, il a porté trente ans le nom de Commarin.
Tous les membres d’une famille sont solidaires. Innocent ou coupable, il
a le droit de compter sur nous et nous lui devons notre concours.
C’était encore une de ses opinions que le comte retrouvait dans la
bouche de son fils, et cette seconde rencontre le toucha.
— Qu’espérez-vous donc, monsieur ? demanda-t-il.
— Le sauver, s’il est innocent, et j’aime à me persuader qu’il l’est. Je
suis avocat, monsieur, et je veux être son défenseur. On m’a dit parfois que
j’avais du talent ; pour une telle cause, j’en aurai. Oui, si fortes que soient
les charges qui pèsent sur lui, je les écarterai ; je dissiperai les doutes ; la
lumière jaillira à ma voix ; je trouverai des accents nouveaux pour faire
passer ma conviction dans l’esprit des juges. Je le sauverai, et ce sera ma
dernière plaidoirie.
— Et s’il avouait, objecta le comte, s’il avait avoué ?
— Alors, monsieur, répondit Noël d’un air sombre, je lui rendrais le
dernier service qu’en un tel malheur je demanderais à mon frère : je lui
donnerais les moyens de ne pas attendre le jugement.
— C’est bien parler, monsieur, dit le comte ; très bien, mon fils !
Et il tendit sa main à Noël, qui la pressa en s’inclinant avec une res-
pectueuse reconnaissance.
L’avocat respirait. Enfin, il avait trouvé le chemin du coeur de ce hau-
tain grand seigneur, il avait fait sa conquête, il lui avait plu.
— Revenons à vous, monsieur, reprit le comte. Je me rends aux raisons
que vous venez de me déduire. Il sera fait ainsi que vous le désirez. Mais
ne prenez cette condescendance que comme une exception. Je ne reviens
jamais sur un parti pris, me fût-il même démontré qu’il est mauvais et
contraire à mes intérêts. Mais du moins rien n’empêche que vous habitiez
chez moi dès aujourd’hui, que vous preniez vos repas avec moi. Nous
allons, pour commencer, voir ensemble où vous loger, en attendant que

228
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

vous occupiez officiellement l’appartement qu’on va préparer pour vous…


Noël eut la hardiesse d’interrompre encore le vieux gentilhomme.
— Monsieur, dit-il, lorsque vous m’avez ordonné de vous suivre, j’ai
obéi comme c’était mon devoir. Maintenant il est un autre devoir sacré qui
m’appelle. Madame Gerdy agonise en ce moment. Puis-je abandonner à
son lit de mort celle qui m’a servi de mère ?
— Valérie ! murmura le comte.
Il s’accouda sur le bras de son grand fauteuil, le front dans ses mains ;
il songeait à ce passé tout à coup ressuscité.
— Elle m’a fait bien du mal, reprit-il, répondant à ses pensées ; elle a
troublé ma vie, mais dois-je être implacable ? Elle meurt de l’accusation
qui pèse sur Albert, sur notre fils. C’est moi qui l’ai voulu ! Sans doute, à
cette heure suprême, un mot de moi serait pour elle une immense conso-
lation. Je vous accompagnerai, monsieur.
Noël tressaillit à cette proposition inouïe.
— Oh ! monsieur, fit-il vivement, épargnez-vous, de grâce, un spec-
tacle déchirant ! Votre démarche serait inutile. Madame Gerdy existe pro-
bablement encore, mais son intelligence est morte. Son cerveau n’a pu ré-
sister à un choc trop violent. L’infortunée ne saurait ni vous reconnaître
ni vous entendre.
— Allez donc seul, soupira le comte ; allez, mon fils !
Ce mot « mon fils » prononcé avec une intonation notée sonna comme
une fanfare de victoire aux oreilles de Noël sans que sa réserve compassée
se démentît.
Il s’inclina pour prendre congé ; le gentilhomme lui fit signe d’at-
tendre.
— Dans tous les cas, ajouta-t-il, votre couvert sera mis ici. Je dîne à
six heures et demie précises, je serai content de vous voir.
Il sonna ; « monsieur le premier » parut.
— Denis, lui dit-il, aucune des consignes que je donnerai ne regardera
monsieur. Vous préviendrez les gens. Monsieur est ici chez lui.
L’avocat sorti, le comte de Commarin éprouva de se trouver seul un
bien-être immense.
Depuis le matin, les événements s’étaient précipités avec une si ver-
tigineuse rapidité que sa pensée n’avait pu les suivre. Il pouvait enfin

229
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

réfléchir.
Voici donc, se disait-il, mon fils légitime. Je suis sûr de la naissance
de celui-ci. Certes, j’aurais mauvaise grâce à le renier, je retrouve en lui
mon portrait vivant lorsque j’avais trente ans. Il est bien, ce Noël ; très
bien même. Sa physionomie prévient en sa faveur. Il est intelligent et fin.
Il a su être humble sans bassesse et ferme sans arrogance. Sa nouvelle
fortune si inattendue ne l’étourdit pas. J’augure bien d’un homme qui
sait tenir tête à la prospérité. Il pense bien, il portera fièrement son nom.
Et pourtant, je ne sens pour lui nulle sympathie ; il me semble que je
regretterai mon pauvre Albert. Jen’ai pas su l’apprécier. Malheureux
enfant ! Commettre un vil crime ! Il avait perdu la raison. Jen’aime
pas l’oeil de celui-ci, il est trop clair. On assure qu’il est parfait. Il montre
au moins les sentiments les plus nobles et les plus convenables. Il est doux
et fort, magnanime, généreux, héroïque. Il est sans rancune et prêt à se
sacrifier pour moi, afin de me récompenser de ce que j’ai fait pour lui.
Il pardonne à madame Gerdy, il aime Albert. C’est à mettre en défiance.
Mais tous les jeunes hommes d’aujourd’hui sont ainsi. Ah ! nous sommes
dans un heureux siècle. Nos fils naissent revenus de toutes les erreurs
humaines. Ils n’ont ni les vices, ni les passions, ni les emportements de
leurs pères. Et ces philosophes précoces, modèles de sagesse et de vertu,
sont incapables de se laisser aller à la moindre folie. Hélas ! Albert aussi
était parfait, et il a assassiné Claudine ! Que fera celui-ci ?…
— N’importe, ajouta-t-il à demi-voix, j’aurais dû l’accompagner chez
Valérie.
Et, bien que l’avocat fût parti depuis dix bonnes, minutes au moins, M.
de Commarin, ne s’apercevant.. pas du temps écoulé, courut à la fenêtre
avec l’espérance de voir Noël dans la cour et de le rappeler…
Mais Noël était déjà loin. En sortant de l’hôtel, il avait pris une voiture
à la station de la rue de Bourgogne, et s’était fait conduire grand train rue
Saint-Lazare.
Arrivé à sa porte, il jeta plutôt qu’il ne donna cinq francs au cocher,
et escalada rapidement les quatre étages.
— Qui est venu pour moi ? demanda-t-il à la bonne.
— Personne, monsieur.
Il parut délivré d’une lourde inquiétude et continua d’un ton plus

230
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

calme :
— Et le docteur ?
— Il a fait une visite ce matin, répondit la domestique, en l’absence de
monsieur, et il n’a pas eu l’air content du tout. Il est revenu tout à l’heure
et il est encore là.
— Très bien ! je vais lui parler. Si quelqu’un me demande, faites entrer
dans mon cabinet dont voici la clé, et appelez-moi.
En entrant dans la chambre de Mme Gerdy, Noël put d’un coup d’oeil
constater qu’aucun mieux n’était survenu pendant son absence.
La malade, les yeux fermés, la face convulsée, gisait étendue sur le
dos. On l’aurait crue morte, sans les brusques tressaillements qui, par in-
tervalles, la secouaient et soulevaient les couvertures.
Au-dessus de sa tête, on avait disposé un petit appareil rempli d’eau
glacée qui tombait goutte à goutte sur son crâne et sur son front marbré
de larges taches bleuâtres.
Déjà la table et la cheminée étaient encombrées de petits pots garnis
de ficelles roses, de fioles à potions et de verres à demi vidés.
Au pied du lit, un morceau de linge taché de sang annonçait qu’on
venait d’avoir recours aux sangsues.
Près de l’âtre, où flambait un grand feu, une religieuse de l’ordre de
Saint-Vincent-de-Paul était accroupie, guettant l’ébullition d’une bouilloire.
C’était une femme encore jeune, au visage replet plus blanc que ses
guimpes. Sa physionomie d’une immobile placidité, son regard morne tra-
hissaient en elle tous les renoncements de la chair et l’abdication de la
pensée. Ses jupes de grosse étoffe grise se drapaient autour d’elle en plis
lourds et disgracieux. À chacun de ses mouvements, son immense chape-
let de buis teint surchargé de croix et de médailles de cuivre s’agitait et
traînait à terre avec un bruit de chaînes.
Sur un fauteuil, vis-à-vis du lit de la malade, le docteur Hervé était
assis, suivant en apparence avec attention les préparatifs de la soeur. Il se
leva avec empressement à l’entrée de Noël.
— Enfin, te voici ! s’exclama-t-il en donnant à son ami une large poi-
gnée de main.
— J’ai été retenu au Palais, dit l’avocat, comme s’il eût senti la nécessité
d’expliquer son absence, et j’y étais, tu peux le penser, sur des charbons

231
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

ardents.
Il se pencha à l’oreille du médecin et, avec un tremblement d’inquié-
tude dans la voix, il demanda :
— Eh bien ?
Le docteur hocha la tête d’un air profondément découragé.
— Elle va plus mal, répondit-il ; depuis ce matin les accidents se suc-
cèdent avec une effrayante rapidité.
Il s’arrêta. L’avocat venait de lui saisir le bras et le serrait à le briser.
Mme Gerdy s’était quelque peu remuée et avait laissé échapper un faible
gémissement.
— Elle t’a entendu, murmura Noël.
— Je le voudrais, fit le médecin, ce serait fort heureux, mais tu dois te
tromper. Au surplus, voyons…
Il s’approcha de Mme Gerdy, et tout en lui tâtant le pouls, l’examina
avec la plus profonde attention. Puis légèrement, du bout du doigt, il lui
souleva la paupière.
L’oeil apparut terne, vitreux, éteint.
— Mais viens, juge toi-même, prends-lui la main, parle-lui !
Noël, tout frissonnant, fit ce que lui demandait son ami. Il s’avança,
et, se penchant sur le lit, de façon que sa bouche touchait presque l’oreille
de la malade, il murmura :
— Ma mère, c’est moi, Noël, ton Noël ; parle-moi, fais-moi signe ;
m’entends-tu, ma mère ?
Rien ! elle garda son effrayante immobilité ; pas un souffle d’intelli-
gence n’agita ses traits.
— Tu vois, fit le docteur, je te le disais bien !
— Pauvre femme ! soupira Noël ; souffre-t-elle ?
— En ce moment, non.
La religieuse s’était relevée et était venue, elle aussi, se placer près du
lit.
— Monsieur le docteur, dit-elle, tout est prêt.
— Alors, ma soeur, appelez la bonne, pour qu’elle nous aide, nous al-
lons envelopper votre malade de sinapismes.
La domestique accourut. Entre les bras des deux femmes, Mme Gerdy
était comme une morte à laquelle on fait sa dernière toilette. À la rigidité

232
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

près, c’était un cadavre. Elle avait dû beaucoup souffrir, la pauvre femme,


et depuis longtemps, car elle était d’une maigreur qui faisait pitié à voir.
La soeur elle-même en était émue, et pourtant elle était bien habituée au
spectacle de la souffrance. Combien de malades avaient rendu le dernier
soupir entre ses bras, depuis quinze ans qu’elle allait s’asseyant de chevet
en chevet !
Noël, pendant ce temps, s’était retiré dans l’embrasure de la croisée,
et il appuyait contre les vitres son front brûlant.
À quoi songeait-il, tandis que se mourait, là, à deux pas de lui, celle qui
avait donné tant de preuves de maternelle tendresse, d’ingénieux dévoue-
ment ? La regrettait-il ? Ne pensait-il pas plutôt à cette grande et fastueuse
existence qui l’attendait là-bas, de l’autre côté de l’eau, au faubourg Saint-
Germain ? Il se retourna brusquement en entendant à son oreille la voix
de son ami.
— Voilà qui est fini, disait le docteur, nous allons attendre l’effet des
sinapismes. Si elle les sent, ce sera bon signe ; s’ils n’agissent pas, nous
essayerons les ventouses.
— Et si elles n’agissent pas non plus ?
Le médecin ne répondit que par ce geste d’épaules qui traduit la
conviction d’une impuissance absolue.
— Je comprends ton silence, Hervé, murmura Noël. Hélas ! tu me l’as
dit cette nuit : elle est perdue.
— Scientifiquement, oui. Pourtant, je ne désespère pas encore. Tiens,
il n’y a pas un an, le beau-père d’un de nos camarades s’est tiré d’un cas
identique. Et je l’ai vu bien autrement bas : la suppuration avait com-
mencé.
— Ce qui me navre, reprit Noël, c’est de la voir en cet état. Faudra-
t-il donc qu’elle meure sans recouvrer un instant sa raison ? Ne me
reconnaîtra-t-elle pas, ne prononcera-t-elle plus une parole ?
— Qui sait ! Cette maladie, mon pauvre vieux, est faite pour déconcer-
ter toutes les prévisions. D’une minute à l’autre, les phénomènes peuvent
varier, suivant que l’inflammation affecte telle ou telle partie de la masse
encéphalique. Elle est dans une période d’abolition des sens, d’anéantisse-
ment de toutes les facultés intellectuelles, d’assoupissement, de paralysie ;
il se peut que demain elle soit prise de convulsions, accompagnées d’une

233
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

exaltation folle des fonctions du cerveau, d’un délire furieux.


— Et elle parlerait alors ?
— Sans doute ; mais cela ne modifierait ni la nature ni la gravité du
mal.
— Et… aurait-elle sa raison ?
— Peut-être, répondit le docteur en regardant fixement son ami. Mais
pourquoi me demandes-tu cela ?
— Eh ! mon cher Hervé, un mot de madame Gerdy, un seul me serait
si nécessaire !
— Pour ton affaire, n’est-ce pas ? Eh bien ! je ne puis rien te dire à
cet égard, rien te promettre. Tu as autant de chances pour toi que contre
toi, seulement, ne t’éloigne pas. Si son intelligence revient, ce ne sera
qu’un éclair, tâche d’en profiter. Allons, je me sauve, ajouta le docteur ;
j’ai encore trois visites à faire.
Noël accompagna son ami. Quand ils furent sur le palier…
— Tu reviendras ? lui demanda-t-il.
— Ce soir à neuf heures. Rien à tenter d’ici là. Tout dépend de la garde-
malade. Par bonheur, je t’en ai choisi une qui est une perle. Je la connais.
— C’est donc toi qui as fait venir cette religieuse ?
— Moi-même, sans ta permission. En serais-tu fâché ?
— Pas le moins du monde. Seulement, j’avoue…
— Quoi ! tu fais la grimace ! Est-ce que par hasard tes opinions poli-
tiques te défendraient de faire soigner ta mère, pardon !… madame Gerdy,
par une fille de Saint-Vincent ?
— Tu sauras, mon cher Hervé…
— Bon ! je te vois venir, avec l’éternelle rengaine : elles sont adroites,
insinuantes, dangereuses, c’est connu. Si j’avais un vieil oncle à succes-
sion, je ne les introduirais pas chez lui. On charge parfois ces bonnes filles
de commissions étranges. Mais qu’as-tu à craindre de celle-ci ? Laisse
donc dire les sots. Héritage à part, les bonnes soeurs sont les premières
gardes-malades du monde ; je t’en souhaite une à ta dernière tisane. Sur
quoi, salut, je suis pressé.
En effet, sans souci de la gravité médicale, le docteur se lança dans
l’escalier, pendant que Noël tout pensif, le front chargé d’inquiétudes, re-
gagnait l’appartement de Mme Gerdy.

234
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

Sur le seuil de la chambre de la malade, la religieuse épiait le retour


de l’avocat.
— Monsieur, fit-elle, monsieur !
— Vous désirez quelque chose, ma soeur ?
— Monsieur, la bonne m’a dit de m’adresser à vous pour de l’argent,
elle n’en a plus, elle a pris à crédit chez le pharmacien…
— Excusez-moi, ma soeur, interrompit Noël d’un air vivement contra-
rié ; excusez-moi, ma soeur, de n’avoir pas prévenu votre demande… je
perds un peu la tête, voyez-vous !
Et, sortant de son portefeuille un billet de cent francs il le posa sur la
cheminée.
— Merci ! monsieur, dit la soeur, j’inscrirai toutes les dépenses. Nous
faisons toujours comme cela, ajouta-t-elle, c’est plus commode pour les
familles. On est si troublé quand on voit ceux qu’on aime malades ! Ainsi,
vous n’avez peut-être pas songé à donner à cette pauvre dame la douceur
des secours de notre sainte religion ? À votre place, monsieur, j’enverrais,
sans tarder, chercher un prêtre…
— Maintenant, ma soeur ! Mais voyez donc en quel état elle se trouve !
Elle est morte, hélas ! ou autant dire. Vous avez vu qu’elle n’a même pas
entendu ma voix.
— Peu importe, monsieur, reprit la soeur, vous aurez toujours fait
votre devoir. Elle ne vous a pas répondu, mais savez-vous si elle ne ré-
pondra pas au prêtre ? Ah ! vous ne connaissez pas toute la puissance des
derniers sacrements. On a vu des agonisants retrouver leur intelligence et
leurs forces pour faire une bonne confession et recevoir le corps sacré de
Notre Seigneur Jésus-Christ. J’entends souvent des familles dire qu’elles
ne veulent pas effrayer leur malade, que la vue du ministre du Seigneur
peut inspirer une terreur qui hâte la fin. C’est une bien funeste erreur.
Le prêtre n’épouvante pas, il rassure l’âme au seuil du grand passage. Il
parle au nom du Dieu des miséricordes qui vient pour sauver et non pour
perdre. Je pourrais vous citer bien des exemples de mourants qui ont été
guéris rien qu’au contact des saintes huiles.
La bonne soeur parlait d’un ton morne comme son regard. Le coeur,
évidemment, n’entrait pour rien dans les paroles qu’elle prononçait.
C’était comme une leçon qu’elle débitait. Sans doute elle l’avait apprise

235
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

autrefois lorsqu’elle était entrée au couvent. Alors elle exprimait quelque


chose de ce qu’elle éprouvait. Elle traduisait ses propres impressions. Mais
depuis ! elle l’avait tant et tant répétée aux parents de tous ses malades
que le sens finissait par lui échapper. Ce n’était plus désormais qu’une
suite de mots banals qu’elle égrenait comme les dizaines latines de son
chapelet. Cela désormais faisait partie de ses devoirs de garde-malade,
comme la préparation de tisanes et la confection des cataplasmes.
Noël ne l’écoutait pas, son esprit était bien loin.
— Votre chère maman, poursuivait la soeur, cette bonne dame que
vous aimez tant, devait tenir à sa religion, voudrez-vous exposer son
âme ? Si elle pouvait parler, au milieu de ses cruelles souffrances…
L’avocat allait répliquer lorsque la domestique lui annonça qu’un
monsieur qui ne voulait pas dire son nom demandait à lui parler pour
une affaire.
— J’y vais, répondit-il vivement.
— Que décidez-vous, monsieur ? insista la religieuse.
— Je vous laisse libre, ma soeur, vous ferez ce que vous jugerez conve-
nable.
La digne fille commença la leçon du remerciement, mais inutilement.
Noël avait disparu d’un air mécontent et presque aussitôt elle entendit sa
voix dans l’antichambre. Il disait :
— Enfin, vous voici, monsieur Clergeot ; je renonçais presque à vous
voir.
Ce visiteur qu’attendait l’avocat est un personnage bien connu dans
la rue Saint-Lazare, du côté de la rue de Provence, dans les parages de
Notre-Dame-de-Lorette, et tout le long des boulevards extérieurs, depuis
la chaussée des Martyrs jusqu’au rond-point de l’ancienne barrière de
Clichy.
M. Clergeot n’est pas plus usurier que le père de M. Jourdain n’était
marchand. Seulement, comme il a beaucoup d’argent et qu’il est fort obli-
geant, il en prête à ses amis, et, en récompense de ce service, il consent
à recevoir des intérêts qui peuvent varier entre quinze et cinq cents pour
cent.
Excellent homme, il affectionne positivement ses pratiques, et sa pro-
bité est généralement appréciée. Jamais il n’a fait saisir un débiteur ; il

236
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

préère le poursuivre sans trêve et sans relâche pendant dix ans et lui
arracher bribe à bribe ce qui lui est dû.
Il doit demeurer vers le haut de la rue de la Victoire. Il n’a pas de
magasin et pourtant il vend de toutes choses vendables et de quelques
autres encore que la loi ne reconnaît pas comme marchandises, toujours
pour être utile au prochain. Parfois il affirme qu’il n’est pas très riche.
C’est possible. Il est fantasque, plus encore qu’avide, et effroyablement
hardi. Facile à la poche quand on lui convient, il ne prêterait pas cent
sous avec Ferrières en garantie à qui n’a pas l’honneur de lui plaire. Il
risque d’ailleurs ses fonds sur les cartes les plus chanceuses.
Sa clientèle de prédilection se compose de petites dames, de femmes
de théâtre, d’artistes, et de ces audacieux qui abordent les professions qui
ne valent que par celui qui les exerce, tels que les avocats et les médecins.
Il prête aux femmes sur leur beauté présente, aux hommes sur leur
talent à venir. Gages fragiles ! Son flair, on doit l’avouer, jouit d’une ré-
putation énorme. Rarement il s’est trompé. Une jolie fille meublée par
Clergeot doit aller loin. Pour un artiste, devoir à Clergeot est une recom-
mandation préférable au plus chaud feuilleton.
Mme Juliette avait procuré à son amant cette utile et honorable
connaissance.
Noël, qui savait combien ce digne homme est sensible aux préve-
nances et chatouilleux sur l’urbanité, commença par lui offrir un siège
et lui demanda des nouvelles de sa santé. Clergeot donna des détails. La
dent était bonne encore, mais la vue faiblissait. La jambe devenait molle
et l’oreille un peu dure. Le chapitre des doléances épuisé…
— Vous savez, dit-il, pourquoi je viens. Vos billets échoient aujour-
d’hui et j’ai diablement besoin d’argent. Nous disons un de dix, un de
sept et un troisième de cinq mille francs ; total, vingt-deux mille francs.
— Voyons, monsieur Clergeot, répondit Noël, pas de mauvaise plai-
santerie !
— Plaît-il ? fit l’usurier. C’est que je ne plaisante pas du tout !
— J’aime à croire que si. Il y a précisément aujourd’hui huit jours que
je vous ai écrit pour vous prévenir que je ne serais pas en mesure, et pour
vous demander un renouvellement.
— J’ai parfaitement reçu votre lettre.

237
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

— Que dites-vous donc, cela étant ?


— Ne vous répondant pas, j’ai supposé que vous comprendriez que
je ne pouvais satisfaire votre demande. J’espérais que vous vous seriez
remué pour trouver la somme.
Noël laissa échapper un geste d’impatience.
— Je ne l’ai pas fait, dit-il. Ainsi, prenez-en votre parti, je suis sans le
sou.
— Diable !… Savez-vous que voilà quatre fois déjà que je les renou-
velle, ces billets ?
— Il me semble que les intérêts ont été bien et dûment payés, et à un
taux qui vous permet de ne pas trop regretter le placement.
Clergeot n’aime pas à entendre parler des intérêts qu’on lui donne.
Il prétend que cela l’humilie.
C’est d’un ton sec qu’il répondit :
— Je ne me plains pas. Je tiens seulement à vous faire remarquer que
vous en prenez par trop à l’aise avec moi. Si j’avais mis votre signature
en circulation, tout serait payé à l’heure qu’il est.
— Pas davantage.
— Si fait. Le conseil de votre ordre ne badine pas, et vous auriez trouvé
le moyen d’éviter les poursuites. Mais vous dites : « Le père Clergeot est
bon enfant. » C’est la vérité. Pourtant, je ne le suis qu’autant que cela ne
me cause pas trop de préjudice. Or, aujourd’hui, j’ai absolument besoin
de mes fonds. Ab-so-lu-ment, ajouta-t-il, scandant les syllabes.
L’air décidé du bonhomme parut inquiéter l’avocat.
— Faut-il vous le répéter ? dit-il, je suis complètement à sec, com-plè-
te-ment.
— Vrai ! reprit l’usurier, c’est fâcheux pour vous. Je me vois obligé de
porter mes papiers chez l’huissier.
— À quoi bon ? Jouons cartes sur table, monsieur Clergeot. Tenez-
vous à grossir les revenus de messieurs les huissiers ? Non, n’est-ce pas ?
Quand vous m’aurez fait beaucoup de frais, cela vous donnera-t-il un
centime ? Vous obtiendrez un jugement contre moi. Soit ! Après ? Songez-
vous à me saisir ? Je ne suis pas ici chez moi, le bail est au nom de madame
Gerdy.

238
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

— On sait cela. Et quand même, la vente de tout ce qui est ici ne me


couvrirait pas.
— C’est donc que vous comptez me faire fourrer à Clichy ? Mauvaise
spéculation, je vous en préviens ; mon état serait perdu, et, plus d’état,
plus d’argent.
— Bon ! s’écria l’honnête prêteur, voilà que vous me chantez des sot-
tises… Vous appelez cela être franc ? À d’autres ! Si vous me supposiez
capable de la moitié des méchancetés que vous dites, mon argent serait
là, dans votre tiroir.
— Erreur ! je ne saurais où le prendre, et à moins de le demander à
madame Gerdy, ce que je ne veux pas faire…
Un petit rire sardonique et des plus crispants, particulier au père Cler-
geot, interrompit Noël.
— Ce n’est pas la peine de frapper à cette porte, dit l’usurier, il y a
longtemps que le sac de maman est vide, et si la chère dame venait à
trépasser – on m’a dit qu’elle est très malade – je ne donnerais pas deux
cents louis de sa succession.
L’avocat rougit de colère, ses yeux brillèrent ; il dissimula pourtant et
protesta avec une certaine vivacité.
— On sait ce qu’on sait, continua tranquillement Clergeot. Écoutez
donc : avant de risquer ses sous, on s’informe, ce n’est que juste. Les der-
nières valeurs de maman ont été lavées en octobre dernier. Ah ! la rue de
Provence coûte bon. J’ai établi le devis, il est chez moi. Juliette est une
femme charmante, c’est sûr ; elle n’a pas sa pareille, j’en conviens ; mais
elle est chère. Elle est même diablement chère !
Noël enrageait d’entendre ainsi traiter sa Juliette par cet honorable
personnage. Mais que répondre ? D’ailleurs on n’est pas parfait, et M.
Clergeot a le défaut de ne pas estimer les femmes, ce qui tient sans doute
à ce que son commerce ne lui en a pas fait rencontrer d’estimables. Il est
charmant avec ses pratiques du beau sexe, prévenant et même galantin,
mais les plus grossières injures seraient moins révoltantes que sa flétris-
sante familiarité.
— Vous avez marché trop rondement, poursuivit-il sans daigner re-
marquer le dépit de son client, et je vous l’ai dit dans le temps. Mais bast !
vous êtes fou de cette femme. Jamais vous n’avez su lui rien refuser. Avec

239
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

vous, elle n’a pas le loisir de souhaiter qu’elle est servie. Sottise ! Quand
une jolie fille désire une chose, il faut la lui laisser désirer longtemps.
De cette façon, elle a l’esprit occupé et ne pense pas à un tas d’autres
bêtises. Quatre bonnes petites envies bien ménagées doivent durer un
an. Vous n’avez pas su soigner votre bonheur. Je sais bien qu’elle a un
diable de regard qui donnerait la colique à un saint de pierre, mais on se
raisonne, saperlotte ! Il n’y a pas à Paris dix femmes entretenues sur ce
pied-là. Pensez-vous qu’elle vous en aime davantage ! Point. Dès qu’elle
vous saura ruiné, elle vous plantera là pour reverdir.
Noël acceptait l’éloquence de son banquier-providence à peu près
comme un homme qui n’a pas de parapluie accepte une averse.
— Où voulez-vous en venir ? dit-il.
— À ceci : que je ne veux pas renouveler vos billets. Comprenez-vous ?
À l’heure qu’il est, en battant ferme le rappel des espèces, vous pouvez
encore mettre en ligne les vingt-deux mille francs en question. Ne froncez
pas le sourcil, vous les trouverez, pour m’empêcher par exemple de vous
faire saisir, non ici, ce qui serait idiot, mais chez votre petite femme, qui
ne serait pas contente du tout, et qui ne vous le cacherait pas.
— Mais elle est chez elle et vous n’avez pas le droit…
— Après ! Elle formera opposition, je m’y attends bien, mais elle vous
fera dénicher les fonds. Croyez-moi, parez ce coup-là. Je veux être payé
maintenant. Je ne veux pas vous accorder un délai, parce que d’ici trois
mois vous aurez usé vos dernières ressources. Ne faites donc pas non,
comme cela. Vous êtes dans une de ces situations qu’on prolonge à tout
prix. Vous brûleriez le bois du lit de votre mère mourante pour lui chauffer
les pieds, à cette créature ! Où avez-vous pris les dix mille francs que vous
lui avez remis l’autre soir ? Qui sait ce que vous allez tenter pour vous
procurer de l’argent ? L’idée de la garder quinze jours, trois jours, un jour
de plus peut vous mener loin. Ouvrez l’oeil. Je connais ce jeu-là, moi.
Si vous ne lâchez pas Juliette, vous êtes perdu. Écoutez un bon conseil,
gratis : il vous faudra toujours la quitter, n’est-ce pas, un peu plus tôt, un
peu plus tard ? Exécutez-vous aujourd’hui même…
Voilà comment il est, ce digne Clergeot, il ne mâche pas la vérité à ses
clients quand ils ne sont pas en mesure. S’ils sont mécontents, tant pis !
sa conscience est en repos. Ce n’est pas lui qui prêterait jamais les mains

240
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

à une folie !
Noël n’en pouvait tolérer davantage ; sa mauvaise humeur éclata.
— En voilà assez ! s’écria-t-il d’un ton résolu. Vous agirez, monsieur
Clergeot, à votre guise ; dispensez-moi de vos avis, je préère la prose de
l’huissier. Si j’ai risqué des imprudences, c’est que je puis les réparer, et de
façon à vous surprendre. Oui, monsieur Clergeot, je puis trouver vingt-
deux mille francs, j’en aurais cent mille demain matin, si bon me semblait ;
il m’en coûterait juste la peine de les demander. C’est ce que je ne ferai
pas. Mes dépenses, ne vous en déplaise, resteront secrètes comme elles
l’ont été jusqu’ici. Je ne veux pas qu’on puisse soupçonner ma gêne. Je
n’irai pas, par amour pour vous, manquer le but que je poursuis, le jour
même où j’y touche !
Il se rebiffe, pensa l’usurier ; il est moins bas percé que je ne croyais !
— Ainsi, continua l’avocat, portez vos chiffons chez l’huissier. Qu’il
poursuive ! Mon portier seul le saura. Dans huit jours, je serai cité au
tribunal de commerce et j’y demanderai les vingt-cinq jours de délai que
les juges accordent à tout débiteur gêné. Vingt-cinq et huit, dans tous
les pays du monde, font trente-trois jours. C’est précisément le répit qui
m’est nécessaire. Résumons-nous : acceptez de suite une lettre de change
de vingt-quatre mille francs à six semaines, ou… serviteur, je suis pressé,
passez chez l’huissier.
— Et dans six semaines, répondit l’usurier, vous serez en mesure exac-
tement comme aujourd’hui. Et quarante-cinq jours de Juliette, c’est des
louis…
— Monsieur Clergeot, répliqua Noël, bien avant ce temps ma position
aura changé du tout au tout. Mais je vous l’ai dit, ajouta-t-il en se levant,
mes instants sont comptés…
— Minute donc, homme de feu ! interrompit le doux banquier. Vous
dites vingt-quatre mille francs à quarante-cinq jours ?
— Oui. Cela fait dans les environs de soixante-quinze pour cent. C’est
gracieux.
— Je ne chicane jamais sur les intérêts, fit M. Clergeot, seulement…
Il regarda finement Noël tout en se grattant furieusement le menton,
geste qui indiquait chez lui un travail intense du cerveau.
— Seulement, reprit-il, je voudrais bien savoir sur quoi vous comptez.

241
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

— C’est ce que je ne vous dirai pas. Vous le saurez, comme tout le


monde, avant peu.
— J’y suis ! s’écria M. Clergeot, j’y suis ! Vous allez vous marier ! Par-
bleu ! vous avez déniché une héritière. Votre petite Juliette m’avait dit
quelque chose dans ce goût-là ce matin. Ah ! vous épousez ! Et est-elle
jolie ? Peu importe. Elle a le sac, n’est-il pas vrai ? Vous ne la prendriez
pas sans cela. Donc, vous entrez en ménage ?
— Je ne dis pas cela.
— Bien ! bien ! faites le discret, on entend à demi-mot. Un avis pour-
tant : veillez au grain ; votre petite femme a un pressentiment de la chose.
Vous avez raison, il ne faut pas chercher d’argent. La moindre démarche
suffirait pour mettre le beau-père sur la piste de votre situation financière
et vous n’auriez pas la fille. Mariez-vous et soyez sage. Surtout, lâchez Ju-
liette, ou je ne donne pas cent sous de la dot. Ainsi, c’est convenu, préparez
une lettre de change de vingt-quatre mille francs, je la prendrai lundi en
vous rapportant vos billets.
— Vous ne les avez donc pas sur vous ?
— Non. Et pour être franc, je vous avouerai que, sachant bien que je
ferais chou blanc, je les ai remis hier avec d’autres à mon huissier. Ce-
pendant, dormez tranquille, vous avez ma parole.
M. Clergeot fit mine de se retirer, mais au moment de sortir il se re-
tourna brusquement.
— J’oubliais, dit-il ; pendant que vous y serez, faites la lettre de change
de vingt-six mille francs. Votre petite femme m’a demandé quelques chif-
fons que je me propose de lui porter demain : de la sorte ils se trouveront
soldés.
L’avocat essaya de se récrier. Certes, il ne refusait pas de payer, seule-
ment il tenait à être consulté pour les achats. Il ne pouvait tolérer qu’on
disposât ainsi de sa caisse.
— Farceur ! va, fit l’usurier en haussant les épaules. Voudriez-vous
donc la contrarier pour une misère, cette femme ! Elle vous en fera voir
bien d’autres. Comptez qu’elle avalera la dot ! Et vous savez, s’il vous faut
quelques avances pour la noce, donnez-moi des assurances ; faites-moi
parler au notaire, et nous nous arrangerons. Allons, je file ! À lundi, n’est-
ce pas ?

242
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

Noël prêta l’oreille pour être bien sûr que l’usurier s’éloignait décidé-
ment.
Lorsqu’il entendit son pas traînard dans l’escalier :
— Canaille ! s’écria-t-il, misérable, voleur, vieux fesse-Mathieu ! s’est-
il fait assez tirer l’oreille ! C’est qu’il était décidé à poursuivre ! Cela m’au-
rait bien posé dans l’esprit du comte, s’il était venu à savoir !… Vil usurier !
j’ai craint un moment d’être obligé de tout lui dire !…
En continuant de pester et de jurer contre son banquier, l’avocat tira
sa montre.
— Cinq heures et demie, déjà ! fit-il.
Son indécision était très grande. Devait-il aller dîner avec son père ?
Pouvait-il quitter madame Gerdy ? Le dîner de l’hôtel de Commarin lui
tenait bien au coeur, mais, d’un autre côté, abandonner une mourante…
— Décidément, murmura-t-il, je ne puis m’absenter.
Il s’assit devant son bureau et en toute hâte écrivit une lettre d’ex-
cuse à son père. Madame Gerdy, disait-il, pouvait rendre le dernier soupir
d’une minute à l’autre, il tenait à être là pour le recueillir.
Pendant qu’il chargeait sa domestique de remettre ce billet à un com-
missionnaire qui le porterait au comte, il parut frappé d’une idée subite.
— Et le frère de madame, demanda-t-il, sait-il qu’elle est dangereuse-
ment malade ?
— Je l’ignore, monsieur, répondit la bonne ; en tout cas, ce n’est pas
moi qui l’ai prévenu.
— Comment, malheureuse ! en mon absence vous n’avez pas songé à
l’avertir ! Courez chez lui bien vite ; qu’on le cherche, s’il n’y est pas ; qu’il
vienne !
Plus tranquille désormais, Noël alla s’asseoir dans la chambre de la
malade. La lampe était allumée, et la soeur allait et venait comme chez
elle, remettant tout en place, essuyant, arrangeant. Elle avait un air de
satisfaction qui n’échappa point à Noël.
— Aurions-nous quelque lueur d’espoir, ma soeur ? interrogea-t-il.
— Peut-être, répondit la religieuse. Monsieur le curé est venu lui-
même, monsieur ; votre chère maman ne s’est pas aperçue de sa présence ;
mais il reviendra. Ce n’est pas tout : depuis que monsieur le curé est venu,
les sinapismes prennent admirablement, la peau se rubéfie partout ; je suis

243
L’affaire Lerouge Chapitre XIII

sûre qu’elle les sent.


— Dieu vous entende, ma soeur !
— Oh ! je l’ai déjà bien prié, allez ! L’important est de ne pas la laisser
seule une minute. Je me suis entendue avec la bonne. Quand le docteur
sera venu, j’irai me coucher, et elle veillera jusqu’à une heure du matin.
Je la relèverai alors…
— Vous vous reposerez, ma soeur, interrompit Noël d’une voix triste.
C’est moi, qui ne saurais trouver une heure de sommeil, qui passerai la
nuit.

244
CHAPITRE XIV

P
   repoussé avec perte par le juge d’instruction, ha-
rassé d’une journée d’interrogatoire, le père Tabaret ne se tenait
pas pour battu. Le bonhomme était plus entêté qu’une mule :
c’était son défaut ou sa qualité.
À l’excès du désespoir auquel il avait succombé dans la galerie succéda
bientôt cette résolution indomptable qui est l’enthousiasme du danger.
Le sentiment du devoir reprenait le dessus. Était-ce donc le moment de se
laisser aller à un lâche découragement, quand il y avait la vie d’un homme
dans chaque minute ! L’inaction serait impardonnable. Il avait poussé un
innocent dans l’abîme, à lui de l’en tirer seul, si personne ne voulait prêter
son assistance.
Le père Tabaret, aussi bien que le juge, succombait de lassitude. En
arrivant au grand air, il s’aperçut qu’il tombait aussi de besoin. Les émo-
tions de la journée l’avaient empêché de sentir la faim, et depuis la veille
il n’avait pas pris un verre d’eau. Il entra dans un restaurant du boulevard

245
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

et se fit servir à dîner.
À mesure qu’il mangeait, non seulement le courage, mais encore la
confiance, lui revenaient insensiblement. C’était bien, pour lui, le cas de
s’écrier : « Pauvre humanité ! » Qui ne sait combien peut changer la teinte
des idées, du commencement à la fin d’un repas, si modeste qu’il soit ! Il
s’est trouvé un philosophe pour prouver que l’héroïsme est une affaire
d’estomac.
Le bonhomme envisageait la situation sous un jour bien moins
sombre. N’avait-il pas du temps devant lui ! Que ne fait pas en un mois
un habile homme ! Sa pénétration habituelle le trahirait-elle donc ? Non,
certainement. Son grand regret était de ne pouvoir faire avertir Albert
que quelqu’un travaillait pour lui.
Il était tout autre en sortant de table, et c’est d’un pas allègre qu’il
franchit la distance qui le séparait de la rue Saint-Lazare. Neuf heures
sonnaient lorsque son portier lui tira le cordon.
Il commença par grimper jusqu’au quatrième étage, afin de prendre
des nouvelles de son ancienne amie, de celle qu’il appelait jadis l’excel-
lente, la digne Mme Gerdy.
C’est Noël qui vint lui ouvrir, Noël qui sans doute s’était laissé atten-
drir par les réminiscences du passé, car il paraissait triste comme si celle
qui agonisait eût été véritablement sa mère.
Par suite de cette circonstance imprévue, le père Tabaret ne pouvait se
dispenser d’entrer, ne fût-ce que cinq minutes, quelque contrariété qu’il
éprouvât.
Il sentait fort bien que, se trouvant avec l’avocat, fatalement il allait
être amené à parler de l’affaire Lerouge. Et comment en causer, sachant
tout, comme il le savait bien mieux que son jeune ami lui-même, sans
s’exposer à se trahir ? Un seul mot imprudent pouvait révéler le rôle qu’il
jouait dans ces funestes circonstances. Or, c’est surtout aux yeux de son
cher Noël, désormais vicomte de Commarin, qu’il tenait à rester pur de
toute accointance avec la police.
D’un autre côté, pourtant, il avait soif d’apprendre ce qui avait pu se
passer entre l’avocat et le comte. L’obscurité, sur ce point unique, irri-
tait sa curiosité. Enfin, comme il n’y avait pas à reculer, il se promit de
surveiller sa langue et de rester sur ses gardes.

246
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

L’avocat introduisit le bonhomme dans la chambre de Mme Gerdy.


Son état, depuis l’après-midi, avait quelque peu changé, sans qu’il fût
possible de dire si c’était un bien ou un mal. Un fait patent, c’est que
l’anéantissement était moins profond. Ses yeux restaient fermés, mais on
pouvait constater quelques clignotements des paupières ; elle s’agitait sur
ses oreillers et geignait faiblement.
— Que dit le docteur ? demanda le père Tabaret, de cette voix chucho-
tante qu’on prend involontairement dans la chambre d’un malade.
— Il sort d’ici, répondit Noël ; avant peu ce sera fini.
Le bonhomme s’avança sur la pointe du pied et considéra la mourante
avec une visible émotion.
— Pauvre femme ! murmura-t-il, le bon Dieu lui fait une belle grâce,
de la prendre. Elle souffre peut-être beaucoup, mais que sont ces dou-
leurs comparées à celle qu’elle endurerait, si elle savait que son fils, son
véritable fils, est en prison accusé d’un assassinat !
— C’est ce que je me répète, reprit Noël, pour me consoler un peu de la
voir sur ce lit. Car je l’aime toujours, mon vieil ami ; pour moi c’est encore
une mère. Vous m’avez entendu la maudire, n’est-il pas vrai ? Je l’ai dans
deux circonstances traitée bien durement, j’ai cru la haïr, mais voilà qu’au
moment de la perdre j’oublie tous ses torts pour ne me souvenir que de
ses tendresses. Oui, mieux vaut la mort pour elle. Et pourtant, non, je ne
crois pas, non, je ne puis croire que son fils soit coupable.
— Non ! n’est-ce pas, vous non plus !…
Le père Tabaret mit tant de chaleur, une telle vivacité dans cette ex-
clamation, que Noël le regarda avec une sorte de stupéfaction. Il sentit le
rouge lui monter aux joues et il se hâta de s’expliquer.
— Je dis : vous non plus, poursuivit-il, parce que moi, grâce à mon in-
expérience peut-être, je suis persuadé de l’innocence de ce jeune homme.
Je ne m’imagine pas du tout un garçon de ce rang méditant et accom-
plissant un si lâche attentat. J’ai causé avec beaucoup de personnes de
cette affaire qui fait un bruit d’enfer, tout le monde est de mon avis. Il a
l’opinion pour lui, c’est déjà quelque chose.
Assise près du lit, assez loin de la lampe pour rester dans l’ombre,
la religieuse tricotait avec fureur des bas destinés aux pauvres. C’était
un travail purement machinal, pendant lequel ordinairement elle priait.

247
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

Mais, depuis l’entrée du père Tabaret, elle oubliait, pour écouter, ses sem-
piternels orémus. Elle entendait et ne comprenait pas. Sa petite cervelle
travaillait à éclater. Que signifiait cette conversation ? Quelle pouvait
être cette femme, et ce jeune homme qui, n’étant pas son fils, l’appelait
« ma mère », et parlait d’un fils véritable accusé d’être un assassin ? Déjà,
entre Noël et le docteur, elle avait surpris des phrases mystérieuses. Dans
quelle singulière maison était-elle tombée ? Elle avait un peu peur, et sa
conscience était des plus troublées. Ne péchait-elle pas ? Elle promit de
s’ouvrir à monsieur le curé lorsqu’il viendrait.
— Non, disait Noël, non, monsieur Tabaret, Albert n’a pas l’opinion
pour lui. Nous sommes plus forts que cela en France, vous devez le savoir.
Qu’on arrête un pauvre diable, fort innocent peut-être du crime qu’on lui
impute, volontiers nous le lapiderions. Nous réservons toute notre pitié
pour celui qui, très probablement coupable, arrive à la cour d’assises. Tant
que la justice doute, nous sommes avec elle contre le prévenu ; dès qu’il
est avéré qu’un homme est un scélérat, toutes nos sympathies lui sont
acquises… voilà l’opinion. Vous comprenez qu’elle ne me touche guère.
Je la méprise à ce point, que si, comme j’ose l’espérer encore, Albert n’est
pas relâché, c’est moi, entendez-vous, qui serai son défenseur. Oui, je le
disais tantôt à mon père, au comte de Commarin, je serai son avocat et je
le sauverai.
Volontiers le bonhomme eût sauté au cou de Noël. Il mourait d’envie
de lui dire : « Nous serons deux pour le sauver. » Il se contint. L’avocat,
après un aveu, ne le mépriserait-il pas ? Il se promit pourtant de se dé-
voiler, si cela devenait nécessaire et si les affaires d’Albert prenaient une
plus fâcheuse tournure. Pour le moment, il se contenta d’approuver de
toutes ses forces son jeune ami.
— Bravo ! mon enfant, fit-il, voilà qui est d’un noble coeur. J’avais
craint de vous voir gâté par les richesses et les grandeurs ; réparation
d’honneur. Vous resterez, je le sens, ce que vous étiez dans un rang plus
modeste. Mais, dites-moi, vous avez donc vu le comte votre père ?
Alors seulement Noël sembla remarquer les yeux de la soeur qui, allu-
més par la curiosité la plus pressante, brillaient sous ses guimpes, comme
des escarboucles. D’un regard il l’indiqua au bonhomme.
— Je l’ai vu, répondit-il, et tout est arrangé à ma satisfaction… Je vous

248
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

dirai tout, en détail, plus tard, lorsque nous serons plus tranquilles. De-
vant ce lit, je rougis presque de mon bonheur…
Force était au père Tabaret de se contenter de cette réponse et de cette
promesse.
Voyant qu’il n’apprendrait rien ce soir, il parla de s’aller mettre au lit,
se déclarant rompu par suite de certaines courses qu’il avait été obligé de
faire dans la journée. Noël n’insista pas pour le retenir. Il attendait, dit-
il, le frère de Mme Gerdy, qu’on était allé chercher plusieurs fois sans le
rencontrer. Il était fort embarrassé, ajouta-t-il, de se trouver en présence
de ce frère ; il ne savait encore quelle conduite tenir. Fallait-il lui dire tout ?
C’était augmenter sa douleur. D’un autre côté, le silence imposait une
comédie difficile. Le bonhomme fut d’avis que mieux valait se taire, quitte
à tout expliquer plus tard.
— Quel brave garçon que ce Noël ! murmurait le père Tabaret en ga-
gnant le plus doucement possible son appartement.
Depuis plus de vingt-quatre heures il était absent de chez lui, et il
s’attendait à une scène formidable de sa gouvernante.
Manette, effectivement, était hors de ses gonds, ainsi qu’elle le déclara
tout d’abord, et décidée à chercher une autre condition, si monsieur ne
changeait pas de conduite.
Toute la nuit elle avait été sur pied, dans des transes épouvantables,
prêtant l’oreille aux moindres bruits de l’escalier, s’attendant à chaque
minute à voir rapporter sur un brancard son maître assassiné. Par un fait
exprès, il y avait eu beaucoup de mouvement dans la maison. Elle avait
vu descendre M. Gerdy peu de temps après monsieur, elle l’avait aperçu
remontant deux heures plus tard. Puis il était venu du monde, on était allé
quérir le médecin. De telles émotions la tuaient, sans compter que son
tempérament ne lui permettait pas de supporter des factions partielles.
Ce que Manette oubliait, c’est que cette faction n’était ni pour son maître
ni pour Noël, mais pour un pays à elle, un des beaux hommes de la garde
de Paris, qui lui avait promis le mariage, et qu’elle avait attendu en vain,
le traître !
Elle éclatait en reproches pendant qu’elle « faisait la couverture » de
monsieur, trop franche, affirmait-elle, pour rien garder sur le coeur et
pour rester bouche close lorsqu’il s’agissait des intérêts de monsieur, de

249
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

sa santé et de sa réputation. Monsieur se taisait, n’étant pas en train d’ar-


gumenter ; il baissait la tête sous la rafale, faisant le gros dos à la grêle.
Mais dès que Manette eut achevé ses préparatifs, il la mit à la porte sans
façon et donna un double tour à la serrure.
Il s’agissait pour lui de dresser un nouveau plan de bataille et d’arrê-
ter des mesures promptes et décisives. Rapidement il analysa sa situation.
S’était-il trompé dans ses investigations ? Non. Ses calculs de probabili-
tés étaient-ils erronés ? Non. Il était parti d’un fait positif, le meurtre, il
en avait reconnu les circonstances, ses prévisions s’étaient réalisées, il
devait nécessairement arriver à un coupable tel qu’il l’avait prédit. Et ce
coupable ne pouvait être le prévenu de M. Daburon. Sa confiance en un
axiome judiciaire l’avait abusé lorsqu’il avait désigné Albert.
Voilà, pensait-il, où conduisent les opinions reçues et ces absurdes
phrases toutes faites qui sont comme les jalons du chemin des imbéciles.
Livré à mes inspirations, j’aurais creusé plus profondément cette cause,
je ne me serais pas fié au hasard. La formule « Cherche à qui le crime
profite » peut être aussi absurde que juste. Les héritiers d’un homme as-
sassiné ont en réalité tout le bénéfice du meurtre, tandis que l’assassin
recueille tout au plus la montre et la bourse de la victime. Trois personnes
avaient intérêt à la mort de la veuve Lerouge : Albert, Mme Gerdy et le
comte de Commarin. Il m’est démontré qu’Albert ne peut être coupable,
ce n’est pas Mme Gerdy, que l’annonce inopinée du crime de La Jonchère
tue ; reste le comte. Serait-ce lui ? Alors ; il n’a pas agi lui-même. Il a payé
un misérable, et un misérable de bonne compagnie, s’il vous plaît, portant
fines bottes vernies d’un bon faiseur et fumant des trabucos avec un bout
d’ambre. Ces gredins si bien mis manquent de nerf ordinairement. Ils fi-
loutent, ils risquent des faux, ils n’assassinent pas. Admettons pourtant
que le comte ait rencontré un lapin à poil . Il aurait tout au plus remplacé
un complice par un autre plus dangereux. Ce serait idiot, et le comte est
un maître homme. Donc il n’est pour rien dans l’affaire. Pour l’acquit de
ma conscience je verrai cependant de ce côté.
Autre chose : la veuve Lerouge, qui changeait si bien les enfants en
nourrice, pouvait fort bien accepter quantité d’autres commissions pé-
rilleuses. Qui prouve qu’elle n’a point obligé d’autres personnes ayant
aujourd’hui intérêt à s’en défaire ? Il y a un secret, je brûle, mais je ne le

250
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

tiens pas. Ce dont me voici sûr, c’est qu’elle n’a pas été assassinée pour
empêcher Noël de rentrer dans ses droits. Elle a dû être supprimée pour
quelque cause analogue, par un solide et éprouvé coquin ayant les mobiles
que je soupçonnais à Albert. C’est dans ce sens que je dois poursuivre. Et
avant tout, il me faut la biographie de cette obligeante veuve, et je l’aurai,
car les renseignements demandés à son lieu de naissance seront proba-
blement au parquet demain.
Revenant alors à Albert, le père Tabaret pesait les charges qui s’éle-
vaient contre ce jeune homme et évaluait les chances qui lui restaient.
— Au chapitre des chances, murmurait-il, je ne vois que le hasard et
moi, c’est-à-dire zéro pour le moment. Quant aux charges, elles sont in-
nombrables. Cependant, ne nous montons pas la tête. C’est moi qui les ai
amassées, je sais ce qu’elles valent : à la fois tout et rien. Que prouvent des
indices, si frappants qu’ils soient, en ces circonstances où on doit se dé-
fier même du témoignage de ses sens ! Albert est victime de coïncidences
inexplicables, mais un mot peut les expliquer. On en a vu bien d’autres !
C’était pis dans l’affaire de mon petit tailleur. À cinq heures il achète un
couteau qu’il montre à dix de ses amis en disant : « Voilà pour ma femme,
qui est une coquine et qui me trompe avec mes garçons. » Dans la soi-
rée, les voisins entendent une dispute terrible entre les époux, des cris,
des menaces, des trépignements, des coups, puis subitement tout se tait.
Le lendemain, le tailleur avait disparu de son domicile et on trouve la
femme morte avec ce même couteau enfoncé jusqu’au manche entre les
deux épaules. Eh bien ! ce n’était pas le mari qui l’y avait planté, c’était
un amant jaloux. Après cela, que croire ? Albert, il est vrai, ne veut pas
donner l’emploi de sa soirée. Cela ne me regarde pas. La question pour
moi n’est pas d’indiquer où il était, mais de prouver qu’il n’était point à
La Jonchère. Peut-être est-ce Gévrol qui est sur la bonne piste. Je le sou-
haite du plus profond de mon coeur. Oui, Dieu veuille qu’il réussisse !
Qu’il m’accable après des quolibets les plus blessants, ma vanité et ma
sotte présomption ont bien mérité ce faible châtiment. Que ne donnerais-
je pas pour le savoir en liberté ! La moitié de ma fortune serait un mince
sacrifice. Si j’allais échouer ! Si, après avoir fait le mal, je me trouvais im-
puissant pour le bien !…
Le père Tabaret se coucha tout frissonnant de cette dernière pensée.

251
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

Il s’endormit, et il eut un épouvantable cauchemar.


Perdu dans la foule ignoble, qui, les jours où la société se venge, se
presse sur la place de la Roquette et se fait un spectacle des dernières
convulsions d’un condamné à mort, il assistait à l’exécution d’Albert. Il
apercevait le malheureux, les mains liées derrière le dos, le col de sa che-
mise rabattu, gravissant appuyé sur un prêtre les roides degrés de l’échelle
de l’échafaud. Il le voyait debout sur la plate-forme fatale, promenant son
fier regard sur l’assemblée terrifiée. Bientôt les yeux du condamné ren-
contraient les siens, et, ses cordes se brisant, il le désignait, lui, Tabaret, à
la foule, en disant d’une voix forte : « Celui-là est mon assassin ! » Aus-
sitôt une clameur immense s’élevait pour le maudire. Il voulait fuir, mais
ses pieds étaient cloués au sol ; il essayait de fermer au moins les yeux, il
ne pouvait, une force inconnue et irrésistible le contraignait à regarder.
Puis Albert s’écriait encore : « Je suis innocent, le coupable est… ! » Il
prononçait un nom, la foule répétait ce nom, et il ne l’entendait pas, il lui
était impossible de le retenir. Enfin la tête du condamné tombait…
Le bonhomme poussa un grand cri et s’éveilla trempé d’une sueur
glacée. Il lui fallut un peu de temps pour se convaincre que rien n’était
réel de ce qu’il venait de voir et d’entendre, et qu’il se trouvait bien chez
lui, dans son lit. Ce n’était qu’un rêve ! Mais les rêves, parfois, sont, dit-
on, des avertissements du Ciel. Son imagination était à ce point frappée,
qu’il fit des efforts inouïs pour se rappeler le nom du coupable prononcé
par Albert. N’y parvenant pas, il se leva et ralluma sa bougie ; l’obscurité
lui faisait peur, la nuit se peuplait de fantômes. Il n’était plus pour lui
question de sommeil. Obsédé par ses inquiétudes, il s’accablait des plus
fortes injures et se reprochait amèrement des occupations qui jusqu’alors
avaient fait ses délices. Pauvre humanité !
Il était fou à lier évidemment le jour où il s’était mis en tête d’aller
chercher de l’ouvrage rue de Jérusalem. Belle et noble besogne, en vérité,
pour un homme de son âge, bon bourgeois de Paris, riche et estimé de
tous ! Et dire qu’il avait été fier de ses exploits, qu’il s’était glorifié de
sa subtilité, qu’il avait vanté la finesse de son flair, qu’il tirait vanité de
ce sobriquet ridicule de Tirauclair ! Vieil idiot ! qu’avait-il à gagner à ce
métier de chien de chasse ! Tous les désagréments du monde et le mépris
de ses amis, sans compter le danger de contribuer à la condamnation d’un

252
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

innocent. Comment n’avait-il pas été guéri par l’affaire du petit tailleur !
Récapitulant les petites satisfactions obtenues dans le passé et les
comparant aux angoisses actuelles, il se jurait qu’on ne l’y prendrait plus.
Albert sauvé, il chercherait des distractions moins périlleuses et plus gé-
néralement appréciées. Il romprait des relations dont il rougissait, et, ma
foi ! la police et la justice s’arrangeraient sans lui.
Enfin, le jour qu’il attendait avec une fébrile impatience parut.
Pour user le temps, il s’habilla lentement, avec beaucoup de soin, s’ef-
forçant d’occuper son esprit à des détails matériels, cherchant à se trom-
per sur l’heure, regardant vingt fois si sa pendule n’était pas arrêtée.
Malgré toutes ces lenteurs, il n’était pas huit heures lorsqu’il se fit an-
noncer chez le juge, le priant d’excuser en faveur de la gravité des motifs
une visite trop matinale pour n’être pas indiscrète.
Les excuses étaient superflues. On ne dérangeait pas M. Daburon à
huit heures du matin. Déjà il était à la besogne. Il reçut avec sa bien-
veillance habituelle le vieux volontaire de la police, et même le plaisanta
un peu de son exaltation de la veille. Qui donc lui aurait cru les nerfs
si sensibles ! Sans doute la nuit avait porté conseil. Était-il revenu à des
idées plus saines, ou bien avait-il mis la main sur le vrai coupable ?
Ce ton léger, chez un magistrat qu’on accusait d’être grave jusqu’à la
tristesse, navra le bonhomme. Ce persiflage ne cachait-il pas un parti pris
de négliger tout ce qu’il pourrait dire ? Il le crut, et c’est sans la moindre
illusion qu’il commença son plaidoyer.
Il y mit plus de calme, cette fois, mais aussi toute l’énergie d’une
conviction réfléchie. il s’était adressé au coeur, il parla à la raison. Mais,
bien que le doute soit essentiellement contagieux, il ne réussit ni à ébran-
ler ni à entamer le juge. Ses plus forts arguments s’émoussaient contre
une conviction absolue comme des boulettes de mie de pain sur une cui-
rasse. Et il n’y avait à cela rien de surprenant.
Le père Tabaret n’avait pour s’appuyer qu’une théorie subtile, des
mots. M. Daburon possédait des témoignages palpables, des faits. Et telle
était cette cause, que toutes les raisons invoquées par le bonhomme pour
justifier Albert pouvaient se retourner contre lui et affirmer sa culpabilité.
Un échec chez le juge entrait trop dans les prévisions du père Tabaret
pour qu’il en parût inquiet ou découragé.

253
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

Il déclara que pour le moment il n’insisterait pas davantage ; il avait


pleine confiance dans les lumières et dans l’impartialité de monsieur le
juge d’instruction ; il lui suffisait de l’avoir mis en garde contre des pré-
somptions que lui-même, malheureusement, avait pris à tâche d’inspirer.
Il allait, ajouta-t-il, s’occuper de recueillir de nouveaux indices. On
n’était qu’au début de l’instruction et on ignorait bien des choses, jus-
qu’au passé de la veuve Lerouge. Que de faits pouvaient se révéler !
Savait-on quel témoignage apporterait l’homme aux boucles d’oreilles
poursuivi par Gévrol ? Tout en enrageant au fond, et en mourant d’envie
d’injurier et de battre celui qu’intérieurement il qualifiait de « magistrat
inepte », le père Tabaret se faisait humble et doux. C’est qu’il voulait res-
ter au courant des démarches de l’instruction et être informé du résultat
des interrogatoires à venir. Enfin, il termina en demandant la grâce de
communiquer avec Albert ; il pensait que ses services avaient pu mériter
cette faveur insigne. Il souhaitait l’entretenir sans témoins dix minutes
seulement.
M. Daburon rejeta cette prière. Il déclara que pour le moment le pré-
venu continuerait à rester au secret le plus absolu.
En manière de consolation, il ajouta que dans trois ou quatre jours
peut-être il serait possible de revenir sur cette décision, les motifs qui la
déterminaient n’existant plus.
— Votre refus m’est cruel, monsieur, dit le père Tabaret, cependant je
le comprends et je m’incline.
Ce fut sa seule plainte, et presque aussitôt il se retira, craignant de ne
plus rester maître de son irritation.
Il sentait qu’outre l’immense bonheur de sauver un innocent com-
promis par son imprudence, il éprouverait une jouissance indicible à se
venger de l’entêtement du juge.
— Trois ou quatre jours, murmurait-il, c’est-à-dire trois ou quatre
siècles pour l’infortuné qui est en prison. Il en parle bien à l’aise, le cher
magistrat ! Il faut que d’ici là j’aie fait éclater la vérité.
Oui, trois ou quatre jours, M. Daburon n’en demandait pas davantage
pour arracher un aveu à Albert, ou tout au moins pour le forcer à se dé-
partir de son système.
Le malheur de la prévention était de ne pouvoir produire aucun té-

254
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

moin ayant aperçu le prévenu dans la soirée du Mardi gras.


Une seule déposition en ce sens devait avoir une importance si ca-
pitale, que M. Daburon, dès que le père Tabaret l’eut laissé libre, tourna
tous ses efforts de ce côté.
Il pouvait espérer beaucoup encore ; on était seulement au samedi, le
jour du meurtre était assez remarquable pour préciser les souvenirs, et on
n’avait pas eu le temps de procéder à une enquête en règle.
Cinq des plus habiles limiers de la brigade de sûreté furent dirigés
sur Bougival, munis de cartes photographiées d’Albert. Ils devaient battre
tout le pays entre Rueil et La Jonchère, chercher, s’informer, interroger,
se livrer aux plus exactes et aux plus minutieuses investigations. Les pho-
tographies facilitaient singulièrement leur tâche. Ils avaient ordre de les
montrer partout et à tous et même d’en laisser une douzaine dans le pays,
puisqu’on en possédait une assez grande quantité. Il était impossible que
par une soirée où il y a tant de monde dehors, personne n’eût rencontré
l’original du portrait, soit à la gare de Rueil, soit enfin sur un des che-
mins qui conduisent à La Jonchère, la grande route et le sentier du bord
de l’eau.
Ces dispositions arrêtées, le juge d’instruction se rendit au Palais et
envoya chercher son prévenu.
Déjà, dans la matinée, il avait reçu un rapport l’informant, heure par
heure, des faits, gestes et dires du prisonnier habilement espionné. Rien
en lui, déclarait le compte rendu, ne décelait le coupable. Il avait paru
fort triste, mais non accablé. Il n’avait point crié, ni menacé, ni maudit
la justice, ni même parlé d’erreur fatale. Après avoir mangé légèrement,
il s’était approché de la fenêtre de sa cellule et y était resté appuyé plus
d’une grande heure. Ensuite il s’était couché et avait paru dormir paisi-
blement.
Quelle organisation de fer ! pensa M. Daburon, quand le prévenu entra
dans son cabinet.
C’est qu’Albert n’avait plus rien du malheureux qui la veille, étourdi
par la multiplicité des charges, surpris par la rapidité des coups, se dé-
battait sous le regard du juge d’instruction et semblait près de défaillir.
Innocent ou coupable, son parti était pris. Sa physionomie ne laissait au-
cun doute à cet égard. Ses yeux exprimaient bien cette résolution froide

255
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

d’un sacrifice librement consenti, et une certaine hauteur qu’on pouvait


prendre pour du dédain, mais qu’expliquait un généreux ressentiment de
l’injure. En lui on retrouvait l’homme sûr de lui que le malheur fait chan-
celer, mais qu’il ne renverse pas.
À cette contenance, le juge comprit qu’il devait changer ses batte-
ries. Il reconnaissait une de ces natures que l’attaque provoque à la ré-
sistance et que la menace affermit. Renonçant à l’effrayer, il essaya de
l’attendrir. C’est une tactique banale, mais qui réussit toujours, comme
au théâtre certains effets larmoyants. Le coupable qui a bandé son éner-
gie pour soutenir le choc de l’intimidation se trouve sans force contre les
patelinages d’une indulgence d’autant plus grande qu’elle est moins sin-
cère. Or, l’attendrissement était le triomphe de M. Daburon. Que d’aveux
il avait su soutirer avec quelques pleurs ! Pas un comme lui ne savait pin-
cer ces vieilles cordes qui vibrent encore dans les coeurs les plus pourris :
l’honneur, l’amour, la famille.
Pour Albert, il devint doux et bienveillant, tout ému de la compas-
sion la plus vive. Infortuné ! combien il devait souffrir, lui dont la vie
entière avait été comme un long enchantement ! Que de ruines tout à
coup autour de lui ! Qui donc aurait pu prévoir cela, autrefois, lorsqu’il
était l’espérance unique d’une opulente et illustre maison ? Évoquant le
passé, le juge s’arrêtait à ces réminiscences si touchantes de la première
jeunesse et remuait les cendres de toutes les affections éteintes. Usant et
abusant de ce qu’il savait de la vie du prévenu, il le martyrisait par les plus
douloureuses allusions à Claire. Comment s’obstinait-il à porter seul son
immense infortune ; n’avait-il donc en ce monde une personne qui s’esti-
merait heureuse de l’adoucir ? Pourquoi ce silence farouche ? Ne devait-il
pas se hâter de rassurer celle dont la vie était suspendue à la sienne ? Que
fallait-il pour cela ? Un mot. Alors il serait, sinon libre, du moins rendu au
monde, la prison deviendrait un séjour habitable, plus de secret, ses amis
le visiteraient, il recevrait qui bon lui semblerait.
Ce n’était plus le juge qui parlait, c’était un père qui pour son enfant
garde quand même au fond de son coeur des trésors d’indulgence.
M. Daburon fit plus encore. Il voulut, pour un moment, se supposer
à la place d’Albert. Qu’aurait-il fait après la terrible révélation ? C’est à
peine s’il osait s’interroger. Il comprenait le meurtre de la veuve Lerouge,

256
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

il se l’expliquait, il l’excusait presque. Autre traquenard. C’était un de ces


crimes que la société peut, sinon oublier, du moins pardonner jusqu’à un
certain point, parce que le mobile n’a rien de honteux. Quel tribunal ne
trouverait des circonstances pour une heure de délire si compréhensible ?
Puis, le premier, le plus grand coupable n’était-il pas le comte de Comma-
rin ? N’était-ce pas lui dont la folie avait préparé ce terrible dénouement ?
Son fils était victime de la fatalité, et il fallait surtout le plaindre.
Sur ce texte, M. Daburon parla longtemps, cherchant les choses les
plus propres, selon lui, à amollir le coeur endurci d’un assassin. Et tou-
jours la conclusion était qu’il serait sage d’avouer. Mais il prodigua sa rhé-
torique absolument comme le père Tabaret avait prodigué la sienne, en
pure perte. Albert ne paraissait aucunement touché ; ses réponses étaient
d’un laconisme extrême. Il commença et finit de même que la première
fois en protestant de son innocence.
Une épreuve qu’on a vue souvent donner des résultats restait à tenter.
Dans cette même journée du samedi, Albert fut mis en présence du
cadavre de la veuve Lerouge. Il parut impressionné par ce lugubre spec-
tacle, mais non plus que le premier venu forcé de contempler la victime
d’un assassinat quatre jours après le crime. Un des assistants ayant dit :
— Ah ! si elle pouvait parler !
Il répondit :
— Ce serait un grand bonheur pour moi.
Depuis le matin, M. Daburon n’avait pas obtenu le moindre avan-
tage. Il en était à s’avouer l’insuccès de sa comédie, et voilà que cette
dernière tentative échouait. L’impassible résignation du prévenu mit le
comble à l’exaspération de cet homme si sûr de son fait. Son dépit fut
visible pour tous, lorsque, quittant subitement son patelinage, il donna
durement l’ordre de reconduire le prévenu en prison.
— Je saurai bien le contraindre à avouer ! grondait-il entre ses dents.
Peut-être regrettait-il ces gentils instruments d’instruction du moyen
âge, qui faisaient dire au prévenu tout ce qu’on voulait. Jamais, pensait-
il, on n’avait rencontré de coupable de cette trempe. Que pouvait-il rai-
sonnablement attendre de son système de dénégation à outrance ? Cette
obstination, absurde en présence de preuves acquises, agaçait le juge jus-
qu’à la fureur. Albert confessant son crime l’aurait trouvé disposé à la

257
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

commisération ; le niant, il se heurtait à un implacable ennemi.


C’est que la fausseté de la situation dominait et aveuglait ce magistrat
si naturellement bon et généreux. Après avoir souhaité Albert innocent,
il le voulait absolument coupable à cette heure. Et cela pour cent raisons
qu’il était impuissant à analyser. Il se souvenait trop d’avoir eu le vicomte
de Commarin comme rival et d’avoir failli l’assassiner. Ne s’était-il pas
repenti jusqu’au remords d’avoir signé le mandat d’arrestation et d’être
resté chargé de l’instruction ? L’incompréhensible revirement de Tabaret
était encore un grief.
Tous ces motifs réunis inspiraient à M. Daburon une animosité fié-
vreuse et le poussaient dans la voie où il s’était engagé. Désormais c’était
moins la preuve de la culpabilité d’Albert qu’il poursuivait que la justifica-
tion de sa conduite à lui, juge. L’affaire s’envenimait comme une question
personnelle.
En effet, le prévenu innocent, il devenait inexcusable à ses propres
yeux. Et à mesure qu’il se faisait des reproches plus vifs, et que gran-
dissait le sentiment de ses torts, il était plus disposé à tout tenter pour
convaincre cet ancien rival, à abuser même de son pouvoir. La logique
des événements l’entraînait. Il semblait que son honneur même fût en
jeu, et il déployait une activité passionnée qu’on ne lui avait jamais vue
pour aucune autre instruction.
Toute la journée du dimanche, M. Daburon la passa à écouter les rap-
ports des agents à Bougival.
Ils s’étaient donné, affirmaient-ils, beaucoup de mal ; pourtant, ils ne
rapportaient aucun renseignement nouveau.
Ils avaient bien ouï parler d’une femme qui prétendait, disait-on, avoir
vu l’assassin sortir de chez la veuve Lerouge ; mais cette femme, personne
n’avait pu la leur désigner positivement ni leur dire son nom.
Mais tous croyaient de leur devoir d’apprendre au juge qu’une en-
quête se poursuivait en même temps que la leur. Elle était dirigée par le
père Tabaret, qui parcourait le pays en tous sens dans un cabriolet attelé
d’un cheval très rapide. Il avait dû agir avec une furieuse promptitude,
car partout où ils s’étaient présentés on l’avait déjà vu. Il paraissait avoir
sous ses ordres une douzaine d’hommes dont quatre au moins apparte-
naient pour sûr à la rue de Jérusalem. Tous les agents l’avaient rencontré,

258
L’affaire Lerouge Chapitre XIV

et il avait parlé à tous. À l’un il avait dit :


— Comment diable montrez-vous ainsi cette photographie ? Dans
quatre jours vous allez être accablé de témoins qui, pour gagner trois
francs, vous dépeindront à qui mieux mieux votre portrait.
Il avait appelé un autre agent sur la grand-route et s’était moqué de
lui.
— Vous êtes naïf ! lui avait-il crié, de chercher un homme qui se cache
sur le chemin de tout le monde : regardez donc à côté, et vous trouverez.
Enfin, il en avait accosté deux qui se trouvaient ensemble dans un café
de Bougival et il les avait pris à part.
— Je le tiens, leur avait-il dit. Le gars est fin, il est venu par Chatou.
Trois personnes l’ont vu, deux facteurs du chemin de fer et une troisième
personne dont le témoignage sera décisif, car elle lui a parlé. Il fumait.
M. Daburon entra dans une telle colère contre le père Tabaret que,
sur-le-champ, il partit pour Bougival, bien décidé à ramener à Paris le
trop zélé bonhomme, se réservant, en outre, de lui faire plus tard donner
sur les doigts par qui de droit. Ce voyage fut inutile. Tabaret, le cabriolet,
le cheval rapide et les douze hommes avaient disparu ou du moins furent
introuvables.
En rentrant chez lui, très fatigué et aussi mécontent que possible, le
juge d’instruction trouva cette dépêche du chef de la brigade de sûreté ;
elle disait beaucoup en peu de mots :
Rouen, dimanche.
L’homme est trouvé. Ce soir, partons pour Paris. Témoignage précieux.
Gévrol.

259
CHAPITRE XV

L
  , dès neuf heures, M. Daburon se disposait à partir
pour le Palais, où il comptait trouver Gévrol et son homme et
peut-être le père Tabaret.
Ses préparatifs étaient presque terminés lorsque son domestique vint le
prévenir qu’une jeune dame, accompagnée d’une femme plus âgée, de-
mandait à lui parler.
Elle n’avait pas voulu donner son nom, disant qu’elle ne le déclinerait
que si cela était absolument indispensable pour être reçue.
— Faites entrer, répondit le juge.
Il pensait que ce devait être quelque parente de l’un des prévenus
dont il instruisait l’affaire lorsque était arrivé le crime de La Jonchère. Il
se promettait d’expédier bien vite l’importune.
Il était debout devant sa cheminée et cherchait une adresse dans une
coupe précieuse remplie de cartes de visite. Au bruit de la porte qui s’ou-
vrait, un froufrou d’une robe de soie glissant le long de l’huisserie, il ne

260
L’affaire Lerouge Chapitre XV

prit pas la peine de se déranger et ne daigna même pas tourner la tête. Il


se contenta de jeter dans la glace un regard indifférent.
Mais aussitôt il recula avec un mouvement d’effroi, comme s’il eût en-
trevu un fantôme. Dans son trouble, il lâcha la coupe, qui tomba bruyam-
ment sur le marbre du foyer où elle se brisa en mille morceaux.
— Claire ! balbutia-t-il. Claire !…
Et, comme s’il eût craint également, et d’être le jouet d’une illusion,
et de voir celle dont il prononçait le nom, il se retourna lentement.
C’était bien Mlle d’Arlange.
Cette jeune fille si fière et si farouche à la fois avait pu s’enhardir
jusqu’à venir chez lui, seule ou autant dire, car sa gouvernante, qu’elle
laissait dans l’antichambre, ne pouvait compter. Elle obéissait à un senti-
ment bien puissant, puisqu’il lui faisait oublier sa timidité habituelle.
Jamais, même en ce temps où la voir était son bonheur, elle ne lui avait
paru plus sublime. Sa beauté, voilée d’ordinaire par une douce mélanco-
lie, rayonnait et resplendissait. Ses traits avaient une animation qu’il ne
leur connaissait pas. Dans ses yeux, rendus plus brillants par des larmes
récentes mal essuyées encore, éclatait la plus généreuse résolution. On
sentait qu’elle avait la conscience d’accomplir un grand devoir et qu’elle
le remplissait noblement, sinon avec joie, du moins avec cette simplicité
qui à elle seule est de l’héroïsme.
Elle s’avança calme et digne, et tendit sa main au magistrat selon cette
mode anglaise que certaines femmes peuvent faire si gracieuse.
— Nous sommes toujours amis, n’est-ce pas ? dit-elle avec un triste
sourire.
Le magistrat n’osa pas prendre cette main qu’on lui tendait dégantée.
C’est à peine s’il l’effleura du bout de ses doigts comme s’il eût craint une
commotion trop forte.
— Oui, répondit-il à peine distinctement ; je vous suis toujours dévoué.
Mlle d’Arlange s’assit dans la vaste bergère où deux nuits auparavant
le père Tabaret combinait l’arrestation d’Albert. M. Daburon demeura de-
bout, appuyé contre la haute tablette de son bureau.
— Vous savez pourquoi je viens ? interrogea la jeune fille.
De la tête il fit signe que oui.

261
L’affaire Lerouge Chapitre XV

Il ne le devinait que trop en effet, et il se demandait s’il saurait résister


aux supplications d’une telle bouche. Qu’allait-elle vouloir de lui ? que
pouvait-il lui refuser ? Ah ! s’il avait prévu !… Il ne revenait pas de sa
surprise.
— Je ne sais cette horrible histoire que d’hier, poursuivit Claire ; on
avait jugé prudent de me la cacher, et sans ma dévouée Schmidt, j’igno-
rerais tout encore. Quelle nuit j’ai passée ! D’abord j’ai été épouvantée,
mais lorsqu’on m’a dit que tout dépendait de vous, mes terreurs ont été
dissipées. C’est pour moi, n’est-ce pas, que vous vous êtes chargé de cette
affaire ? Oh ! vous êtes bon, je le sais. Comment pourrai-je jamais vous
exprimer toute ma reconnaissance…
Quelle humiliation pour l’honnête magistrat que ce remerciement si
plein d’effusion ! Oui, il avait au début pensé à Mlle d’Arlange, mais de-
puis !… Il baissa la tête pour éviter ce beau regard de Claire, si candide et
si hardi.
— Ne me remerciez pas, mademoiselle, balbutia-t-il, je n’ai pas les
droits que vous croyez à votre gratitude.
Claire avait été tout d’abord trop troublée elle-même pour remarquer
l’agitation du magistrat. Le tremblement de sa voix attira son attention ;
seulement elle ne pouvait en soupçonner la cause. Elle pensa que sa pré-
sence réveillait les plus douloureux souvenirs ; que sans doute il l’aimait
encore et qu’il souffrait. Cette idée l’affligea et la rendit honteuse.
— Et moi, monsieur, reprit-elle, je veux vous bénir quand même. Qui
sait si j’aurais pu prendre sur moi d’aller voir un autre juge, de parler à
un inconnu ! Puis, quel compte, cet autre ne me connaissant pas, aurait-il
tenu de mes paroles ? Tandis que vous, si généreux, vous allez me rassurer,
me dire par quel affreux malentendu il a été arrêté comme un malfaiteur
et mis en prison.
— Hélas ! soupira le magistrat si bas que Claire l’entendit à peine et
ne comprit pas le sens terrible de cette exclamation.
— Avec vous, continua-t-elle, je n’ai pas peur. Vous êtes mon ami, vous
me l’avez dit. Vous ne repousserez pas ma prière. Rendez-lui la liberté bien
vite. Je ne sais pas au juste de quoi on l’accuse, mais je vous jure qu’il est
innocent.
Claire parlait en personne sûre de soi, qui ne voit nul obstacle au dé-

262
L’affaire Lerouge Chapitre XV

sir tout simple et tout naturel qu’elle exprime. Une assurance formelle,
donnée par elle, devait suffire amplement. D’un mot, M. Daburon allait
tout réparer. Le juge se taisait. Il admirait cette sainte ignorance de toute
chose, cette confiance naïve et candide qui ne doute de rien. Elle avait
commencé par le blesser, sans le savoir, il est vrai ; il ne s’en souvenait
plus.
Il était vraiment honnête entre tous, bon entre les meilleurs, et la
preuve, c’est qu’au moment de dévoiler la fatale réalité il frissonnait. Il
hésitait à prononcer les paroles dont le souffle pareil à un tourbillon allait
renverser le fragile édifice du bonheur de cette jeune fille. Lui humilié,
lui dédaigné, il allait avoir sa revanche et il n’éprouvait pas le plus léger
tressaillement d’une honteuse mais trop explicable satisfaction.
— Et si je vous disais, mademoiselle, commença-t-il, que monsieur
Albert n’est pas innocent !
Elle se leva à demi, protestant du geste. Il poursuivit :
— Si je vous disais qu’il est coupable !…
— Oh ! monsieur, interrompit Claire, vous ne le pensez pas !
— Je le pense, mademoiselle, prononça le magistrat d’une voix triste,
et j’ajouterai que j’en ai la certitude morale.
Claire regardait le juge d’instruction d’un air de stupeur profonde.
Était-ce bien lui qui parlait ainsi ? Entendait-elle bien ? Comprenait-elle ?
Certes, elle en doutait. Répondait-il sérieusement ? Ne l’abusait-il pas par
un jeu indigne et cruel ? Elle se le demandait avec une sorte d’égarement,
car tout lui paraissait possible, probable, plutôt que ce qu’il disait.
Lui, n’osant lever les yeux, continuait d’un ton qui exprimait la plus
sincère pitié :
— Je souffre cruellement pour vous, mademoiselle, en ce moment.
Pourtant, j’aurai le désolant courage de vous dire la vérité, et vous ce-
lui de l’entendre. Mieux vaut que vous appreniez tout de la bouche d’un
ami. Rassemblez donc toute votre énergie, affermissez votre âme si noble
contre le plus horrible malheur. Non, il n’y a pas de malentendu ; non, la
justice ne se trompe pas. Monsieur le vicomte de Commarin est accusé
d’un assassinat, et tout, m’entendez-vous, tout prouve qu’il l’a commis.
Comme un médecin qui verse goutte à goutte un breuvage dangereux,
M. Daburon avait prononcé lentement, mot à mot, cette dernière phrase.

263
L’affaire Lerouge Chapitre XV

Il épiait de l’oeil les conséquences, prêt à s’arrêter si l’effet en était trop


fort. Il ne supposait pas que cette jeune fille craintive à l’excès, d’une sen-
sibilité presque maladive, pût écouter sans faiblir une pareille révélation.
Il s’attendait à une explosion de désespoir, à des larmes, à des cris déchi-
rants. Peut-être s’évanouirait-elle, et il se tenait prêt à appeler la bonne
Schmidt.
Il se trompait. Claire se leva comme mue par un ressort, admirable
d’énergie et de vaillance. La flamme de l’indignation empourprait sa joue
et avait séché ses larmes.
— C’est faux ! s’écria-t-elle, et ceux qui disent cela ont menti. Il ne
peut pas… non, il ne peut pas être un assassin. Il serait là, monsieur, et
lui-même il me dirait : « C’est vrai ! » que je refuserais de le croire, je
crierais encore : « C’est faux !… »
— Il n’a pas encore avoué, continua le juge, mais il avouera. Et quand
même !… Il y a plus de preuves qu’il n’en faut pour le faire condamner.
Les charges qui s’élèvent contre lui sont aussi impossibles à nier que le
jour qui nous éclaire…
— Eh bien ! moi, interrompit Mlle d’Arlange d’une voix où vibrait
toute son âme, je vous affirme, je vous répète que la justice se trompe.
Oui, insista-t-elle en surprenant un geste de dénégation du juge, oui, il
est innocent. J’en serais sûre et je le proclamerais alors même que toute
la terre se lèverait pour l’accuser avec vous. Ne voyez-vous donc pas que
je le connais mieux qu’il ne peut se connaître lui-même, que ma foi en lui
est absolue comme celle que j’ai en Dieu, que je douterais de moi avant
de douter de lui !…
Le juge d’instruction essaya timidement une objection. Claire lui
coupa la parole.
— Faut-il donc, monsieur, dit-elle, que pour vous convaincre j’oublie
que je suis une jeune fille, et que ce n’est pas à ma mère que je parle,
mais à un homme ! Pour lui je le ferai. Il y a quatre ans, monsieur, que
nous nous aimons et que nous nous le sommes dit. Depuis ce temps, je
ne lui ai pas dissimulé une seule de mes pensées, il ne m’a pas caché une
des siennes. Depuis quatre ans, nous n’avons pas eu l’un pour l’autre de
secret ; il vivait en moi comme je vivais en lui. Seule, je puis dire combien
il est digne d’être aimé. Seule, je sais tout ce qu’il y a de grandeur d’âme, de

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L’affaire Lerouge Chapitre XV

noblesse de pensée, de générosité de sentiments en celui que vous faites si


facilement un assassin. Et je l’ai vu bien malheureux cependant, lorsque
tout le monde enviait son sort. Il est comme moi, seul en ce monde ; son
père ne l’a jamais aimé. Appuyés l’un sur l’autre, nous avons traversé de
tristes jours. Et c’est à cette heure que nos épreuves finissent qu’il serait
devenu criminel ! Pourquoi, dites-le-moi, pourquoi ?
— Ni le nom ni la fortune du comte de Commarin ne lui appartenaient,
mademoiselle, et il l’a su tout à coup. Seule, une vieille femme pouvait le
dire. Pour garder sa situation, il l’a tuée.
— Quelle infamie ! s’écria la jeune fille, quelle calomnie honteuse et
maladroite ! Je la sais, monsieur, cette histoire de grandeur écroulée ; lui-
même est venu me l’apprendre. C’est vrai, depuis trois jours ce mal-
heur l’accablait. Mais, s’il était consterné, c’était pour moi bien plus que
pour lui. Il se désolait en pensant que peut-être je serais affligée quand il
m’avouerait qu’il ne pouvait plus me donner tout ce que rêvait son amour.
Moi affligée ! Eh ! que me font ce grand nom et cette fortune immense !
Je leur ai dû le seul malheur que je connaisse. Est-ce donc pour cela que
je l’aime ! Voilà ce que j’ai répondu. Et lui, si triste, il a aussitôt recou-
vré sa gaieté. Il m’a remerciée disant : « Vous m’aimez, le reste n’est plus
rien. » Je lui ai fait alors une querelle pour avoir douté de moi. Et après
cela il serait allé assassiner lâchement une vieille femme ! Vous n’oseriez
le répéter.
Mlle d’Arlange s’arrêta, un sourire de victoire sur les lèvres. Il signi-
fiait, ce sourire : « Enfin, je l’emporte, vous êtes vaincu ; à tout ce que je
viens de vous dire, que répondre ? »
Le juge d’instruction ne laissa pas longtemps cette riante illusion à la
malheureuse enfant. Il ne s’apercevait pas de ce que son insistance avait
de cruel et de choquant. Toujours la même idée ! Persuader Claire, c’était
justifier sa conduite !
— Vous ne savez pas, mademoiselle, reprit-il, quels vertiges peuvent
faire chanceler la raison d’un honnête homme. C’est à l’instant où une
chose nous échappe que nous comprenons bien l’immensité de sa perte.
Dieu me préserve de douter de ce que vous me dites ! mais représentez-
vous la grandeur de la catastrophe qui frappait monsieur de Commarin.
Savez-vous si, en vous quittant, il n’a pas été pris du désespoir, et à quelles

265
L’affaire Lerouge Chapitre XV

extrémités il l’a conduit ! Il peut avoir eu une heure d’égarement et agir


sans la conscience de son action… Peut-être est-ce ainsi qu’il faut expli-
quer le crime.
Le visage de Mlle d’Arlange se couvrit d’une pâleur mortelle et ex-
prima la plus profonde terreur. Le juge put croire que le doute effleurait
enfin ses nobles et pures croyances.
— Il aurait donc été fou ! murmura-t-elle.
— Peut-être, répondit le juge, et cependant les circonstances du crime
dénotent une savante préméditation. Croyez-moi donc, mademoiselle,
doutez. Attendez en priant l’issue de cette affreuse affaire. Écoutez ma
voix, c’est celle d’un ami. Jadis vous avez eu en moi la confiance qu’une
fille accorde à son père, vous me l’avez dit : ne repoussez pas mes conseils.
Gardez le silence, attendez. Cachez à tous votre légitime douleur, vous
pourriez plus tard vous repentir de l’avoir laissée éclater. Jeune, sans ex-
périence, sans guide, sans mère, hélas ! vous avez mal placé vos premières
affections…
— Non, monsieur, non, balbutia Claire. Ah ! ajouta-t-elle, vous parlez
comme le monde, ce monde prudent et égoïste que je méprise et que je
hais.
— Pauvre enfant ! continua M. Daburon, impitoyable avec sa compas-
sion, malheureuse jeune fille ! Voici votre première déception. On n’en
saurait imaginer de plus terrible ; peu de femmes sauraient l’accepter.
Mais vous êtes jeune, vous êtes vaillante, votre vie ne sera point brisée.
Plus tard, vous aurez horreur du crime. Il n’est pas, je le sais par moi-
même, de blessure que le temps ne cicatrise…
Claire avait beau prêter toute son attention aux paroles du juge, elles
arrivaient à son esprit comme un bruit confus, et le sens lui en échappait.
— Je ne vous comprends plus, monsieur, interrompit-elle ; quel conseil
me donnez-vous donc ?
— Le seul que dicte la raison et que me puisse inspirer mon affection
pour vous, mademoiselle. Je vous parle en frère tendre et dévoué. Je vous
dis : courage, Claire, résignez-vous au plus douloureux, au plus immense
sacrifice que puisse exiger l’honneur d’une jeune fille. Pleurez, oui, pleu-
rez votre amour profané, mais renoncez-y. Priez Dieu qu’Il vous envoie
l’oubli. Celui que vous avez aimé n’est plus digne de vous.

266
L’affaire Lerouge Chapitre XV

Le juge s’arrêta un peu effrayé. Mlle d’Arlange était devenue livide.


Mais, si le corps ployait, l’âme tenait bon encore.
— Vous disiez tout à l’heure, murmura-t-elle, qu’il n’a pu commettre
ce forfait que dans un moment d’égarement, dans un accès de folie…
— Oui, cela est admissible.
— Mais alors, monsieur, n’ayant su ce qu’il faisait, il ne serait pas cou-
pable.
Le juge d’instruction oublia certaine question inquiétante qu’il se po-
sait un matin, dans son lit, après sa maladie.
— Ni la justice ni la société, mademoiselle, répondit-il, ne peuvent ap-
précier cela. À Dieu seul, qui voit au fond des coeurs, il appartient de
juger, de décider ces questions qui passent l’entendement humain. Pour
nous, monsieur de Commarin est criminel. Il se peut qu’en raison de
certaines considérations on adoucisse le châtiment, l’effet moral sera le
même. Il se peut qu’on l’acquitte, et je le désire sans l’espérer, il n’en res-
tera pas moins indigne. Toujours il gardera la flétrissure, la tache du sang
lâchement versé. Résignez-vous donc.
Mlle d’Arlange arrêta le magistrat d’un regard qu’enflammait le plus
vif ressentiment.
— C’est-à-dire ! s’écria-t-elle, que vous me conseillez de l’abandon-
ner à son malheur ! Tout le monde va s’éloigner de lui et votre prudence
m’engage à faire comme tout le monde. Les amis agissent ainsi, m’a-t-on
dit, quand un de leurs amis est tombé, les femmes non. Regardez autour
de vous ; si humilié, si malheureux, si déchu que soit un homme, près de
lui vous trouverez la femme qui soutient et console. Quand le dernier des
amis s’est enfui courageusement, quand le dernier des parents s’est retiré,
la femme reste.
Le juge regrettait de s’être laissé entraîner un peu loin peut-être :
l’exaltation de Claire l’effrayait. Il essaya, mais en vain, de l’interrompre.
— Je puis être timide, continuait-elle avec une énergie croissante, je ne
suis pas lâche. J’ai choisi Albert entre tous, librement ; quoi qu’il advienne,
je ne le renierai pas. Non, jamais je ne dirai : « Je ne connais pas cet
homme. » Il m’aurait donné la moitié de ses prospérités et de sa gloire, je
prendrais, qu’il le veuille ou non, la moitié de sa honte et de ses malheurs !
À deux, le fardeau sera moins lourd. Frappez ; je me serrerai si fortement

267
L’affaire Lerouge Chapitre XV

contre lui que pas un coup ne l’atteindra sans m’atteindre moi-même.


Vous qui me conseillez l’oubli, enseignez-moi donc où le trouver ! Moi
l’oublier ! Est-ce que je le pourrais, quand je le voudrais ? Mais je ne le
veux pas. Je l’aime ; il n’est pas plus en mon pouvoir de cesser de l’aimer
que d’arrêter par le seul effort de ma volonté les battements de mon coeur.
Il est prisonnier, accusé d’un assassinat, soit : je l’aime. Il est coupable !
qu’importe ? je l’aime. Vous le condamnerez, vous le flétrirez : flétri et
condamné, je l’aimerai encore. Vous l’enverrez au bagne, je l’y suivrai, et
au bagne, sous la livrée des forçats, je l’aimerai toujours. Qu’il roule au
fond de l’abîme, j’y roulerai avec lui. Ma vie est à lui, qu’il en dispose.
Non, rien ne me séparera de lui, rien que la mort, et, s’il faut qu’il monte
sur l’échafaud, je mourrai, je le sens bien, du coup qui le frappera.
M. Daburon avait caché son visage entre ses mains ; il ne voulait pas
que Claire pût y suivre la trace des émotions qui le remuaient.
Comme elle l’aime ! se disait-il, comme elle l’aime !
Il était certes à mille lieues de la situation présente. Son esprit s’abî-
mait dans les plus noires réflexions. Tous les aiguillons de la jalousie le
déchiraient.
Quels ne seraient pas ses transports, s’il était l’objet d’une passion
irrésistible comme celle qui éclatait devant lui ! Que ne donnerait-il pas
en retour ! Il avait, lui aussi, une âme jeune et ardente, une soif brûlante
de tendresse. Qui s’en était inquiété ? Il avait été estimé, respecté, craint
peut-être, non aimé, et il ne le serait jamais. N’en était-il donc pas digne !
Pourquoi tant d’hommes traversent-ils la vie déshérités d’amour, tandis
que d’autres, les êtres les plus vils, parfois, semblent posséder un mys-
térieux pouvoir qui charme, séduit, entraîne, qui inspire ces sentiments
aveugles et furieux qui, pour s’affirmer, vont au-devant du sacrifice et
l’appellent ? Les femmes n’ont-elles donc ni raison ni discernement ?
Le silence de Mlle d’Arlange ramena le juge à la réalité.
Il leva les yeux sur elle. Brisée par la violence de son exaltation, elle
était retombée sur son fauteuil et respirait avec tant de difficulté que M.
Daburon crut qu’elle se trouvait mal. Il allongea vivement la main vers le
timbre placé sur son bureau pour demander du secours. Mais, si prompt
qu’eût été son mouvement, Claire le prévint et l’arrêta.
— Que voulez-vous faire ? demanda-t-elle.

268
L’affaire Lerouge Chapitre XV

— Vous me paraissiez si souffrante, balbutia-t-il, que je voulais…


— Ce n’est rien, monsieur, répondit-elle. On me croirait faible à me
voir, il n’en est rien ; je suis forte, sachez-le bien, très forte. Il est vrai que
je souffre comme je n’imaginais pas qu’on pût souffrir. C’est qu’il est cruel
pour une jeune fille de faire violence à toutes ses pudeurs. Vous devez être
content, monsieur, j’ai déchiré tous les voiles et vous avez pu lire jusqu’au
fond de mon coeur. Je ne le regrette pourtant pas, c’était pour lui. Ce dont
je me repens, c’est de m’être abaissée jusqu’à le défendre. Votre assurance
m’avait éblouie. Il me pardonnera cette offense à son caractère. On ne
défend pas un homme comme lui, on prouve son innocence. Dieu aidant,
je la prouverai.
Mlle d’Arlange se leva à demi comme pour se retirer ; M. Daburon la
retint d’un signe.
Dans son aberration, il pensait qu’il serait mal à lui de laisser à cette
pauvre jeune fille l’ombre d’une illusion. Ayant tant fait que de commen-
cer, il se persuadait que son devoir lui commandait d’aller jusqu’au bout.
Il se disait de bonne foi qu’ainsi il sauvait Claire d’elle-même et lui épar-
gnait pour l’avenir de cuisants regrets. Le chirurgien qui a commencé une
opération terrible ne la laisse pas inachevée parce que le malade se débat,
souffre et crie.
— Il est pénible, mademoiselle…, commença-t-il.
Claire ne le laissa pas achever.
— Il suffit, monsieur, dit-elle ; tout ce que vous pouvez dire encore est
inutile. Je respecte votre malheureuse conviction ; je vous demande en
retour quelques égards pour la mienne. Si vous étiez vraiment mon ami,
je vous dirais : « Aidez-moi dans la tâche de salut à laquelle je vais me
dévouer. » Mais vous ne le voudriez pas, sans doute.
Il était dit que Claire ferait tout pour irriter le malheureux magistrat.
Voici maintenant que sa passion arrivait à s’exprimer comme la logique
du père Tabaret. Les femmes n’analysent ni ne raisonnent, elles sentent
et croient. Au lieu de discuter, elles affirment. De là, peut-être, leur supé-
riorité. Pour Claire, M. Daburon ne sentait pas comme elle devenait son
ennemie, et elle le traitait comme tel.
Le juge d’instruction ressentit vivement l’injure. Tiraillé par les scru-
pules d’une conscience étroite d’un côté, par ses convictions de l’autre,

269
L’affaire Lerouge Chapitre XV

ballotté entre le devoir et la passion, entortillé dans le harnais de sa pro-


fession, il était incapable de la réflexion la plus simple. Il agissait depuis
trois jours comme un enfant qui s’entête dans sa sottise. Pourquoi cette
obstination à ne pas convenir qu’Albert pouvait être innocent ? Les in-
vestigations dans tous les cas arrivaient au même but. Lui, toujours favo-
rable aux prévenus, il n’admettait pas la possibilité d’une erreur à l’égard
de celui-ci.
— Si vous connaissiez les preuves que j’ai entre les mains, mademoi-
selle, dit-il de ce ton froid qui annonce la détermination de ne pas se laisser
aller à la colère, si je vous les exposais, vous n’espéreriez plus.
— Parlez, monsieur, fit impérieusement Claire.
— Vous le voulez, mademoiselle ? soit ! Je vous détaillerai, si vous l’exi-
gez, toutes les charges recueillies par la justice ; je vous appartiens entiè-
rement, vous le savez. Mais à quoi bon énumérer ces présomptions ! Il en
est une qui, à elle seule, est décisive. Le meurtre a été commis le soir du
Mardi gras, et il est impossible au prévenu de déterminer l’emploi de cette
soirée. Il est sorti, cependant, et il n’est rentré chez lui qu’à deux heures
du matin, ses vêtements souillés et déchirés, ses gants éraillés…
— Oh ! assez, monsieur, assez ! interrompit Claire, dont les yeux
rayonnèrent tout à coup de bonheur. C’était, dites-vous, le soir du Mardi
gras ?
— Oui, mademoiselle.
— Ah ! j’en étais bien sûre ! s’écria-t-elle avec l’accent du triomphe. Je
vous disais bien, moi, qu’il ne pouvait être coupable !
Elle joignit les mains, et au mouvement de ses lèvres il fut facile de
voir qu’elle priait.
L’expression de la foi la plus vive, rencontrée par quelques peintres
italiens, illuminait son beau visage, pendant qu’elle rendait grâce à Dieu
dans l’effusion de sa reconnaissance.
Le magistrat était si décontenancé qu’il oubliait d’admirer. Il attendait
une explication.
— Eh bien ? demanda-t-il, n’y tenant plus.
— Monsieur, répondit Claire, si c’est là votre plus forte preuve, elle
n’existe plus. Albert a passé près de moi toute la soirée que vous dites.
— Près de vous ? balbutia le juge.

270
L’affaire Lerouge Chapitre XV

— Oui, avec moi, à l’hôtel.


M. Daburon fut abasourdi. Rêvait-il ? Les bras lui tombaient.
— Quoi ! interrogea-t-il, le vicomte était chez vous ; votre grand-mère,
votre gouvernante, vos domestiques l’ont vu, lui ont parlé ?
— Non, monsieur, il est venu et s’est retiré en secret. Il tenait à n’être
vu de personne, il voulait se trouver seul avec moi.
— Ah !… fit le juge avec un soupir de soulagement.
Il signifiait, ce soupir : « Tout s’explique. C’était aussi par trop fort.
Elle veut le sauver, au risque de compromettre sa réputation. Pauvre fille !
Mais cette idée lui est-elle venue subitement ? »
Ce « Ah ! » fut interprété bien différemment par Mlle d’Arlange. Elle
pensa que M. Daburon s’étonnait qu’elle eût consenti à recevoir Albert.
— Votre surprise est une injure, monsieur, dit-elle.
— Mademoiselle !…
— Une fille de mon sang, monsieur, peut recevoir son fiancé sans dan-
ger, sans qu’il se passe rien dont elle puisse avoir à rougir.
Elle disait cela, et en même temps elle était cramoisie, de honte, de
douleur et de colère.
Elle se prenait à haïr M. Daburon.
— Je n’ai point eu l’offensante pensée que vous croyez, mademoiselle,
dit le magistrat. Je me demande seulement comment monsieur de Com-
marin est allé chez vous en cachette, lorsque son mariage prochain lui
donnait le droit de s’y présenter ouvertement à toute heure. Je me de-
mande encore comment dans cette visite il a pu mettre ses vêtements
dans l’état où nous les avons trouvés.
— C’est-à-dire, monsieur, reprit Claire avec amertume, que vous dou-
tez de ma parole !
— Il est des circonstances, mademoiselle…
— Vous m’accusez de mensonge, monsieur. Sachez que, si nous étions
coupables, nous ne descendrions pas jusqu’à nous justifier. On ne nous
verra jamais ni prier ni demander grâce.
Le ton hautain et méchant de Mlle d’Arlange ne pouvait qu’indigner
le juge. Comme elle le traitait ! Et cela parce qu’il ne consentait pas à
paraître sa dupe…

271
L’affaire Lerouge Chapitre XV

— Avant tout, mademoiselle, répondit-il sévèrement, je suis magistrat


et j’ai un devoir à remplir. Un crime est commis, tout me dit que monsieur
Albert de Commarin est coupable, je l’arrête. Je l’interroge et je relève
contre lui des indices accablants. Vous venez me dire qu’ils sont faux,
cela ne suffit pas. Tant que vous vous êtes adressée à l’ami, vous m’avez
trouvé bienveillant et attendri. Maintenant c’est au juge que vous parlez,
et c’est le juge qui vous répond : prouvez !
— Ma parole, monsieur…
— Prouvez !…
Mlle d’Arlange se leva lentement, attachant sur le juge un regard plein
d’étonnement et de soupçons.
— Seriez-vous donc heureux, monsieur, demanda-t-elle, de trouver
Albert coupable ? Vous serait-il donc bien doux de le faire condamner ?
Auriez-vous de la haine contre cet accusé dont le sort est entre vos mains,
monsieur le juge ? C’est qu’on le dirait presque… Pouvez-vous répondre
de votre impartialité ? Certains souvenirs ne pèsent-ils pas lourdement
dans votre balance ? Est-il sûr que ce n’est pas un rival que vous poursui-
vez armé de la loi ?
— C’en est trop ! murmurait le juge, c’en est trop !
— Savez-vous, poursuivait Claire froidement, que notre situation est
rare et périlleuse en ce moment ? Un jour, il m’en souvient, vous m’avez
déclaré votre amour. Il m’a paru sincère et profond ; il m’a touchée. J’ai
dû le repousser parce que j’en aimais un autre, et je vous ai plaint. Voici
maintenant que cet autre est accusé d’un assassinat, et c’est vous qui êtes
son juge ; et je me trouve moi entre vous deux, vous priant pour lui. Ac-
cepter d’être juge, c’était consentir à être tout pour lui, et on dirait que
vous êtes contre !
Chacune des phrases de Claire tombait sur le coeur de M. Daburon,
comme des soufflets sur sa joue.
Était-ce bien elle qui parlait ? D’où lui venait cette audace soudaine
qui lui faisait rencontrer toutes ces paroles qui trouvaient un écho en
lui ?
— Mademoiselle, dit-il, la douleur vous égare. À vous seule je puis
pardonner ce que vous venez de dire. Votre ignorance des choses vous
rend injuste. Vous pensez que le sort d’Albert dépend de mon bon plaisir,

272
L’affaire Lerouge Chapitre XV

vous vous trompez. Me convaincre n’est rien, il faut encore persuader les
autres. Que je vous croie, moi, c’est tout naturel, je vous connais. Mais les
autres ajouteront-ils foi à votre témoignage quand vous arriverez à eux
avec un récit vrai, je le crois, très vrai, mais enfin invraisemblable ?
Les larmes vinrent aux yeux de Claire.
— Si je vous ai offensé injustement, monsieur, dit-elle, pardonnez-moi,
le malheur rend mauvais.
— Vous ne pouvez m’offenser, mademoiselle, reprit le magistrat, je
vous l’ai dit, je vous appartiens.
— Alors, monsieur, aidez-moi à prouver que ce que j’avance est exact.
Je vais tout vous conter.
M. Daburon était bien convaincu que Claire cherchait à surprendre sa
bonne foi. Cependant son assurance l’étonnait.
Il se demandait quelle fable elle allait imaginer.
— Monsieur, commença Claire, vous savez quels obstacles a rencon-
trés mon mariage avec Albert. Monsieur de Commarin ne voulait pas de
moi pour fille parce que je suis pauvre ; je n’ai rien. Il a fallu à Albert une
lutte de cinq années pour triompher des résistances de son père. Deux fois
le comte a cédé, deux fois il est revenu sur une parole qui lui avait été,
disait-il, extorquée. Enfin, il y a un mois il a donné de son propre mou-
vement son consentement. Cependant ces hésitations, ces lenteurs, ces
ruptures injurieuses avaient profondément blessé ma grand-mère. Vous
savez son caractère susceptible ; je dois reconnaître qu’en cette circons-
tance elle a eu raison. Bien que le jour du mariage fût fixé, la marquise dé-
clara qu’elle ne me compromettrait, ni ne nous ridiculiserait davantage en
paraissant se précipiter au-devant d’une alliance trop considérable pour
qu’on ne nous ait pas souvent accusées d’ambition. Elle décida donc que,
jusqu’à la publication des bans, Albert ne serait plus admis chez elle que
tous les deux jours, deux heures seulement, dans l’après-midi, et en sa pré-
sence. Nous n’avons pu la faire revenir sur sa détermination. Telle était la
situation lorsque le dimanche matin on me remit un mot d’Albert. Il me
prévenait que des affaires graves l’empêcheraient de venir, bien que ce
fût son jour. Qu’arrivait-il qui pût le retenir ? J’appréhendai quelque mal-
heur. Le lendemain je l’attendais avec impatience, avec angoisse, quand
son valet de chambre apporta à Schmidt une lettre pour moi. Dans cette

273
L’affaire Lerouge Chapitre XV

lettre, monsieur, Albert me conjurait de lui accorder un rendez-vous. Il


fallait, me disait-il, qu’il me parlât longuement, à moi seule, sans délai.
Notre avenir, ajoutait-il, dépendait de cette entrevue. Il me laissait le choix
du jour et de l’heure, me recommandant bien de ne me confier à personne.
Je n’hésitai pas. Je lui répondis de se trouver le mardi soir à la petite porte
du jardin qui donne sur une rue déserte. Pour m’avertir de sa présence, il
devait frapper quand neuf heures sonneraient aux Invalides. Ma grand-
mère, je le savais, avait pour ce soir-là invité plusieurs de ses amies ; je
pensais qu’en feignant d’être souffrante il me serait permis de me reti-
rer, et qu’ainsi je serais libre. Je comptais bien que madame d’Arlange
retiendrait Schmidt près d’elle…
— Pardon ! mademoiselle, interrompit M. Daburon, quel jour avez-
vous écrit à monsieur Albert ?
— Le mardi dans la journée.
— Pouvez-vous préciser l’heure ?
— J’ai dû envoyer cette lettre entre deux et trois heures.
— Merci ! mademoiselle ; continuez, je vous prie.
— Toutes mes prévisions, reprit Claire, se réalisèrent. Le soir je me
trouvai libre et je descendis au jardin un peu avant le moment fixé. J’avais
réussi à me procurer la clé de la petite porte ; je m’empressai de l’es-
sayer. Malheur ! il m’était impossible de la faire jouer, la serrure était
trop rouillée ; j’employai inutilement toutes mes forces. Je me désespérais
quand neuf heures sonnèrent. Au troisième coup Albert frappa. Aussitôt
je lui fis part de l’accident et je lui jetai la clé pour qu’il essayât, d’ouvrir.
Il le tenta vainement. Je ne pouvais que le prier de remettre notre entre-
vue au lendemain. Il me répondit que c’était impossible, que ce qu’il avait
à me dire ne souffrait pas de délai. Depuis deux jours qu’il hésitait à me
communiquer cette affaire il endurait le martyre, il ne vivait plus. Nous
nous parlions, vous comprenez, à travers la porte. Enfin il me déclara qu’il
allait passer par-dessus le mur. Je le conjurai de n’en rien faire, redoutant
un accident. Il est assez haut, le mur, vous le connaissez, et le chaperon est
tout garni de morceaux de verre cassé ; de plus les branches des acacias
font comme une haie dessus. Mais il se moqua de mes craintes et me dit
qu’à moins d’une défense expresse de ma part il allait tenter l’escalade. Je
n’osais pas dire non, et il se risqua. J’avais bien peur, je tremblais comme

274
L’affaire Lerouge Chapitre XV

la feuille. Par bonheur, il est très leste ; il passa sans se faire mal. Ce qu’il
voulait, monsieur, c’était m’annoncer la catastrophe qui nous frappait.
Nous nous sommes assis d’abord sur le petit banc, vous savez, qui est
devant le bosquet ; puis, comme la pluie tombait, nous nous sommes ré-
fugiés sous le pavillon rustique. Il était plus de minuit quand Albert m’a
quittée, tranquille et presque gai. Il s’est retiré par le même chemin, seule-
ment avec moins de danger, parce que je l’ai forcé de prendre l’échelle du
jardinier, que j’ai couchée le long du mur quand il a été de l’autre côté.
Ce récit, fait du ton le plus simple et le plus naturel, confondait M.
Daburon. Que croire ?
— Mademoiselle, demanda-t-il, la pluie avait-elle commencé lorsque
monsieur Albert a franchi le mur ?
— Pas encore, monsieur. Les premières gouttes sont tombées lorsque
nous étions sur le banc, je me le rappelle fort bien, parce qu’il a ouvert
son parapluie et que j’ai pensé à Paul et Virginie.
— Accordez-moi une minute, mademoiselle, dit le juge.
Il s’assit devant son bureau et rapidement écrivit deux lettres.
Dans la première il donnait des ordres pour qu’Albert fût amené tout
de suite au Palais de Justice, à son cabinet.
Par la seconde, il chargeait un agent de la sûreté de se transporter
immédiatement au faubourg Saint-Germain, à l’hôtel d’Arlange, pour y
examiner le mur du fond du jardin et y relever les traces d’une escalade,
si toutefois elles existaient. Il expliquait que le mur avait été franchi deux
fois, avant et pendant la pluie. En conséquence, les empreintes de l’aller
et du retour devaient être différentes.
Il était enjoint à cet agent de procéder avec la plus grande circonspec-
tion et de chercher un motif plausible pour expliquer ses investigations.
Tout en écrivant, le juge avait sonné son domestique, qui parut.
— Voici, lui dit-il, deux lettres que vous allez porter à Constant, mon
greffier. Vous le prierez de les lire et de faire exécuter à l’instant, vous
comprenez, à l’instant, les ordres qu’elles contiennent. Courez, prenez
une voiture, allez vite. Ah ! un mot : si Constant n’est pas dans mon ca-
binet, faites-le chercher par un garçon, il ne saurait être loin, il m’attend.
Partez, dépêchez-vous.
M. Daburon revint alors à Claire :

275
L’affaire Lerouge Chapitre XV

— Auriez-vous conservé, mademoiselle, la lettre où monsieur Albert


vous demande un rendez-vous ?
— Oui, monsieur, je dois même l’avoir sur moi.
Elle se leva, chercha dans sa poche et en sortit un papier très froissé.
— La voici !
Le juge d’instruction la prit. Un soupçon lui venait. Cette lettre com-
promettante se trouvait bien à propos dans la poche de Claire. Les jeunes
filles d’ordinaire ne promènent pas ainsi les demandes de rendez-vous.
D’un regard il parcourut les dix lignes de ce billet.
— Pas de date, murmura-t-il, pas de timbre, rien…
Claire ne l’entendit pas ; elle se torturait l’esprit à chercher des
preuves de cette entrevue.
— Monsieur, dit-elle tout à coup, c’est souvent lorsqu’on désire et
qu’on pense être seul qu’on est observé. Mandez, je vous prie, tous les
domestiques de ma grand-mère et interrogez-les, il se peut que l’un d’eux
ait vu Albert.
— Interroger vos gens !… y songez-vous, mademoiselle !
— Quoi ! monsieur, vous vous dites que je serai compromise… Qu’im-
porte, pourvu qu’il soit libre !
M. Daburon ne pouvait qu’admirer.
Quel dévouement sublime chez cette jeune fille, qu’elle dît ou non la
vérité ! Il pouvait apprécier la violence qu’elle se faisait depuis une heure,
lui qui connaissait si bien son caractère.
— Ce n’est pas tout, ajouta-t-elle ; la clé de la petite porte que j’ai jetée
à Albert, il ne me l’a pas rendue ; je me le rappelle bien, nous l’avons ou-
bliée. Il doit l’avoir serrée. Si on la trouve en sa possession, elle prouvera
bien qu’il est venu dans le jardin…
— Je donnerai des ordres, mademoiselle.
— Il y a encore un moyen, reprit Claire ; pendant que je suis ici, en-
voyez vérifier le mur…
Elle pensait à tout.
— C’est fait, mademoiselle, continua M. Daburon. Je ne vous cacherai
pas qu’une des lettres que je viens d’expédier ordonne une enquête chez
votre grand-mère, enquête secrète, bien entendu.

276
L’affaire Lerouge Chapitre XV

Claire se leva rayonnante, et pour la seconde fois tendit sa main au


juge.
— Oh merci ! dit-elle, merci mille fois ! Maintenant je vois bien que
vous êtes avec nous. Mais voici encore une idée : ma lettre du mardi,
Albert doit l’avoir.
— Non, mademoiselle, il l’a brûlée.
Les yeux de Claire se voilèrent, elle se recula.
Elle croyait sentir de l’ironie dans la réponse du juge. Il n’y en avait
pas. Le magistrat se rappelait la lettre jetée dans le poêle par Albert dans
l’après-midi du mardi. Ce ne pouvait être que celle de la jeune fille. C’était
donc à elle que s’appliquaient ces mots : « Elle ne saurait me résister. » Il
comprit le mouvement et expliqua la phrase.
— Comprenez-vous, mademoiselle, demanda-t-il ensuite, que mon-
sieur de Commarin ait laissé s’égarer la justice, m’ait exposé, moi, à une
erreur déplorable, lorsqu’il était si simple de me dire tout cela ?
— Il me semble, monsieur, qu’un honnête homme ne peut pas avouer
qu’il a obtenu un rendez-vous d’une femme tant qu’il n’en a pas l’auto-
risation expresse. Il doit exposer sa vie plutôt que l’honneur de celle qui
s’est confiée à lui. Mais croyez qu’Albert comptait sur moi.
Il n’y avait rien à redire à cela, et le sentiment exprimé par Mlle d’Ar-
lange donnait un sens à une phrase de l’interrogatoire du prévenu.
— Ce n’est pas tout encore, mademoiselle, reprit le juge, tout ce que
vous venez de me dire là, il faudra venir me le répéter dans mon cabi-
net, au Palais de Justice. Mon greffier écrira votre déposition et vous la
signerez. Cette démarche vous sera pénible, mais c’est une formalité né-
cessaire.
— Eh ! monsieur, c’est avec joie que je m’y rendrai. Quel acte peut
me coûter avec cette idée qu’il est en prison ? N’étais-je pas résolue à
tout ? Si on l’avait traduit en cour d’assises, j’y serais allée. Oui, je m’y
serais présentée, et là, tout haut, devant tous, j’aurais dit la vérité. Sans
doute, ajouta-t-elle d’un ton triste, j’aurais été bien affichée, on m’aurait
regardée comme une héroïne de roman, mais que m’importe l’opinion, le
blâme ou l’approbation du monde, puisque je suis sûre de son amour !
Elle se leva, rajustant son manteau et les brides de son chapeau.

277
L’affaire Lerouge Chapitre XV

— Est-il nécessaire, demanda-t-elle, que j’attende le retour des gens


qui sont allés examiner le mur ?
— C’est inutile, mademoiselle.
— Alors, reprit-elle de la voix la plus douce, il ne me reste plus, mon-
sieur, qu’à vous prier – elle joignit les mains –, qu’à vous conjurer – ses
yeux suppliaient – de laisser sortir Albert de la prison.
— Il sera remis en liberté dès que cela se pourra, je vous en donne ma
parole.
— Oh ! aujourd’hui même, cher monsieur Daburon, aujourd’hui, je
vous en prie, tout de suite. Puisqu’il est innocent, voyons, laissez-vous
attendrir, puisque vous êtes notre ami… Voulez-vous que je me mette à
genoux ?
Le juge n’eut que le temps bien juste d’étendre les bras pour la retenir.
Il étouffait, le malheureux !
Ah ! combien il enviait le sort de ce prisonnier !
— Ce que vous me demandez est impossible, mademoiselle, dit-il
d’une voix éteinte, impraticable, sur mon honneur ! Ah ! si cela ne dé-
pendait que de moi !… je ne saurais, fût-il coupable, vous voir pleurer et
résister…
Mlle d’Arlange, si ferme jusque-là, ne put retenir un sanglot.
— Malheureuse ! s’écria-t-elle, il souffre, il est en prison, je suis libre
et je ne puis rien pour lui ! Grand Dieu ! inspire-moi de ces accents qui
touchent le coeur des hommes. Aux pieds de qui aller me jeter pour avoir
sa grâce !…
Elle s’interrompit, surprise du mot qu’elle venait de prononcer.
— J’ai dit sa grâce, reprit-elle fièrement, il n’a pas besoin de grâce.
Pourquoi ne suis-je qu’une femme ! Je ne trouverai donc pas un homme
qui m’aide ! Si, dit-elle, après un moment de réflexion, il est un homme
qui se doit à Albert, puisque c’est lui qui l’a précipité là où il est : c’est le
comte de Commarin. Il est son père et il l’a abandonné ! Eh bien ! moi, je
vais aller lui rappeler qu’il a un fils.
Le magistrat se leva pour la reconduire, mais déjà elle s’enfuyait, en-
traînant la bonne Schmidt.
M. Daburon, plus mort que vif, se laissa retomber dans son fauteuil.
Ses yeux étaient brillants de larmes.

278
L’affaire Lerouge Chapitre XV

— Voilà donc ce qu’elle est ! murmurait-il. Ah ! je n’avais pas fait un


choix vulgaire. J’avais su deviner et comprendre toutes ses grandeurs.
Jamais il ne l’avait tant aimée, et il sentait que jamais il ne se conso-
lerait de n’avoir pu s’en faire aimer.
Mais au plus profond de ses méditations, une pensée aiguë comme
une flèche traversa son cerveau.
Claire avait-elle dit vrai ? n’avait-elle pas joué un rôle appris de longue
main ? Non, certainement, non.
Mais on pouvait l’avoir abusée, elle pouvait être la dupe de quelque
fourberie savante.
Alors la prédiction du père Tabaret se trouvait réalisée.
Tabaret avait dit : « Attendez-vous à un irrécusable alibi. »
Comment démontrer la fausseté de celui-ci, machiné à l’avance, af-
firmé par Claire abusée ?
Comment déjouer un plan si habilement calculé que le prévenu avait
pu sans danger attendre les bras croisés, sans s’en mêler, les résultats pré-
vus ?…
Et si pourtant le récit de Claire était exact, si Albert était innocent !…
Le juge se débattait au milieu d’inextricables difficultés, sans un projet,
sans une idée.
Il se leva.
— Allons ! dit-il à haute voix, comme pour s’encourager, au Palais tout
se débrouillera.

279
CHAPITRE XVI

M
. D  été surpris de la visite de Claire.
M. de Commarin le fut bien davantage lorsque son valet de
chambre, se penchant à son oreille, lui annonça que Mlle d’Ar-
lange demandait à monsieur le comte un instant d’entretien.
M. Daburon avait laissé choir une coupe admirable ; M. de Commarin,
qui était à table, laissa tomber son couteau sur son assiette.
Comme le juge encore, il répéta :
— Claire !
Il hésitait à la recevoir, redoutant une scène pénible et désagréable.
Elle ne pouvait avoir, il ne l’ignorait pas, qu’une très faible affec-
tion pour lui qui l’avait si longtemps repoussée avec tant d’obstination.
Que lui voulait-elle ? Sans doute elle venait pour s’informer d’Albert. Que
répondrait-il ?
Elle aurait probablement une attaque de nerfs, et sa digestion, à lui,
en serait troublée.

280
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

Cependant il songea à l’immense douleur qu’elle avait dû éprouver,


et il eut un bon mouvement.
Il se dit qu’il serait mal et indigne de son caractère de se celer pour
celle qui aurait été sa fille, la vicomtesse de Commarin.
Il donna l’ordre de la prier d’attendre un moment dans un des petits
salons du rez-de-chaussée.
Il ne tarda pas à s’y rendre, son appétit ayant été coupé par la seule
annonce de cette visite. Il était préparé à tout ce qu’il y a de plus fâcheux.
Dès qu’il parut, Claire s’inclina devant lui avec une de ces belles révé-
rences de dignité première qu’enseignait madame la marquise d’Arlange.
— Monsieur le comte…, commença-t-elle.
— Vous venez, n’est-il pas vrai, ma pauvre enfant, chercher des nou-
velles de ce malheureux ? demanda M. de Commarin.
Il interrompait Claire et allait droit au but pour en finir au plus vite.
— Non, monsieur le comte, répondit la jeune fille, je viens vous en
donner au contraire. Vous savez qu’il est innocent ?
Le comte la regarda bien attentivement, persuadé que la douleur lui
avait troublé sa raison. Sa folie, en ce cas, était fort calme.
— Je n’en avais jamais douté, continua Claire, mais maintenant j’en ai
la preuve la plus certaine.
— Songez-vous bien à ce que vous avancez, mon enfant ? interrogea
le comte, dont les yeux trahissaient la défiance.
Mlle d’Arlange comprit les pensées du vieux gentilhomme. Son entre-
tien avec M. Daburon lui avait donné de l’expérience.
— Je n’avance rien qui ne soit de la dernière exactitude, répondit-elle,
et facile à vérifier. Je sors à l’instant de chez le juge d’instruction, mon-
sieur Daburon, qui est des amis de ma grand-mère, et après ce que je lui
ai révélé, il est persuadé qu’Albert n’est pas coupable.
— Il vous l’a dit, Claire ! s’exclama le comte. Mon enfant, en êtes-vous
sûre, ne vous trompez-vous pas ?
— Non, monsieur. Je lui ai appris une chose que tout le monde igno-
rait ; qu’Albert, qui est un gentilhomme, ne pouvait lui dire. Je lui ai appris
qu’Albert a passé avec moi, dans le jardin de ma grand-mère, toute cette
soirée où le crime a été commis. Il m’avait demandé un rendez-vous…
— Mais votre parole ne peut suffire.

281
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

— Il y a des preuves, et la justice les a maintenant.


— Est-ce bien possible, grand Dieu ! s’écria le comte hors de lui.
— Ah ! monsieur le comte, fit amèrement Mlle d’Arlange, vous êtes
comme le juge, vous avez cru l’impossible. Vous êtes son père et vous
l’avez soupçonné. Vous ne le connaissez donc pas ! Vous l’abandonniez
sans chercher à le défendre ! Ah ! je n’ai pas hésité, moi !
On croit aisément à la vraisemblance de ce qu’on désire de toute son
âme. M. de Commarin ne devait pas être difficile à convaincre. Sans rai-
sonnements, sans discussion, il ajouta foi aux assertions de Claire. Il par-
tagea son assurance sans se demander si cela était sage et prudent.
Oui, il avait été accablé par la certitude du juge, il s’était dit que l’in-
vraisemblance était vraie et il avait courbé le front. Un mot d’une jeune
fille le ramenait. Albert innocent ! Cette pensée descendait sur son coeur
comme une rosée céleste.
Claire lui apparaissait ainsi qu’une messagère de bonheur et d’espoir.
Depuis trois jours seulement, il avait mesuré la grandeur de son affec-
tion pour Albert. Il l’avait tendrement aimé, puisque jamais, malgré ses
affreux soupçons sur sa paternité, il n’avait pu se résigner à l’éloigner de
lui.
Depuis trois jours, le souvenir du crime imputé à ce malheureux, l’idée
du châtiment qui l’attendait le tuaient. Et il était innocent !
Plus de honte, plus de procès scandaleux, plus de boue sur l’écusson ;
le nom de Commarin ne retentirait pas devant les tribunaux.
— Mais alors, mademoiselle, demanda le comte, on va le relâcher ?
— Hélas ! monsieur, je demandais, moi, qu’on le mît en liberté à l’ins-
tant même. C’est juste, n’est-ce pas, puisqu’il n’est pas coupable ? Mais le
juge m’a répondu que ce n’était pas possible, qu’il n’est pas le maître, que
le sort d’Albert dépend de beaucoup de personnes. C’est alors que je me
suis décidée à venir vous demander assistance.
— Puis-je donc quelque chose ?
— Je l’espère, du moins. Je ne suis qu’une pauvre fille bien ignorante,
moi, et je ne connais personne au monde. Je ne sais pas ce qu’on peut
faire pour qu’on ne le retienne plus en prison. Il doit cependant y avoir
un moyen de se faire rendre justice. Est-ce que vous n’allez pas tout tenter,
monsieur le comte, vous qui êtes son père ?

282
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

— Si, répondit vivement M. de Commarin, si, et sans perdre une mi-


nute.
Depuis l’arrestation d’Albert, le comte était resté plongé dans une
morne stupeur. Dans sa douleur profonde, ne voyant autour de lui que
ruines et désastres, il n’avait rien fait pour secouer l’engourdissement de
sa pensée. Cet homme, si actif d’ordinaire, remuant jusqu’à la turbulence,
avait été stupéfié. Il se plaisait dans cet état de paralysie cérébrale qui
l’empêchait de sentir la vivacité de son malheur. La voix de Claire sonna
à son oreille comme la trompette de la résurrection. La nuit affreuse se
dissipait, il entrevoyait une lueur à l’horizon, il retrouva l’énergie de sa
jeunesse.
— Marchons, dit-il.
Mais soudain sa physionomie rayonnante se voila d’une tristesse mê-
lée de colère.
— Mais encore, reprit-il, où ? À quelle porte frapper sûrement ? Dans
un autre temps, je serais allé trouver le roi. Mais aujourd’hui !… Votre em-
pereur lui-même ne saurait se mettre au-dessus de la loi. Il me répondrait
d’attendre la décision de ces messieurs du tribunal, et qu’il ne peut rien.
Attendre !… Et Albert compte les minutes avec une mortelle angoisse !
Certainement on obtient justice, seulement, se la faire rendre prompte-
ment est un art qui s’enseigne dans des écoles que je n’ai pas fréquentées.
— Essayons toujours, monsieur, insista Claire, allons trouver les juges,
les généraux, les ministres, que sais-je, moi ! Conduisez-moi simplement,
je parlerai, moi, et vous verrez si nous ne réussissons pas !
Le comte prit entre ses mains les petites mains de Claire et les retint
un moment, les pressant avec une paternelle tendresse.
— Brave fille ! s’écria-t-il, vous êtes une brave et courageuse fille,
Claire ! Bon sang ne peut mentir. Je ne vous connaissais pas. Oui, vous
serez ma fille, et vous serez heureux, Albert et vous… Mais nous ne pou-
vons pourtant pas nous lancer comme des étourneaux. Il nous faudrait,
pour m’indiquer à qui je dois m’adresser, un guide quelconque, un avocat,
un avoué. Ah ! s’écria-t-il, nous tenons notre affaire, Noël !…
Claire leva sur le comte ses beaux yeux surpris.
— C’est mon fils, répondit M. de Commarin, visiblement embarrassé,
mon autre fils, le frère d’Albert. Le meilleur et le plus digne des hommes,

283
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

ajouta-t-il, rencontrant fort à propos une phrase toute faite de M. Dabu-


ron. Il est avocat, il sait son Palais sur le bout du doigt, il nous renseignera.
Ce nom de Noël, ainsi jeté au milieu de cette conversation qu’enchan-
tait l’espérance, serra le coeur de Claire.
Le comte s’aperçut de son effroi.
— Soyez sans inquiétude, chère enfant, reprit-il. Noël est bon, et je
vous dirai plus, il aime Albert. Ne hochez pas la tête ainsi, jeune sceptique,
Noël m’a dit ici même qu’il ne croyait pas à la culpabilité d’Albert. Il m’a
déclaré qu’il allait tout faire pour dissiper une erreur fatale, et qu’il voulait
être son avocat.
Ces affirmations ne semblèrent pas rassurer la jeune fille. Elle se di-
sait : qu’a-t-il donc fait pour Albert, ce Noël ? Pourtant elle ne répliqua
pas.
— Nous allons l’envoyer chercher, continua M. de Commarin ; il est
en ce moment près de la mère d’Albert, qui l’a élevé et qui se meurt.
— La mère d’Albert !
— Oui, mon enfant. Albert vous expliquera ce qui peut vous paraître
une énigme. En ce moment le temps nous presse. Mais j’y pense…
Il s’arrêta brusquement. Il pensait qu’au lieu d’envoyer chercher Noël
chez Mme Gerdy il pouvait s’y rendre. Ainsi il verrait Valérie ; et depuis
si longtemps il désirait la revoir !
Il est de ces démarches auxquelles le coeur pousse, et qu’on n’ose ris-
quer cependant, parce que mille raisons subtiles ou intéressées arrêtent.
On souhaite, on a envie, on voudrait, et pourtant on lutte, on combat,
on résiste. Mais vienne une occasion, on est tout heureux de la saisir aux
cheveux. Alors, vis-à-vis de soi, on a une excuse.
Tout en cédant à l’impulsion de sa passion, on peut se dire : ce n’est
pas moi qui l’ai voulu, c’est le sort.
— Il serait plus court, observa le comte, d’aller trouver Noël.
— Partons, monsieur.
— C’est que, ma chère enfant, dit en hésitant le vieux gentilhomme,
c’est que je ne sais si je puis, si je dois vous emmener. Les convenances…
— Eh ! monsieur, il s’agit bien de convenances ! répliqua impétueuse-
ment Claire. Avec vous et pour lui, ne puis-je pas aller partout ? N’est-il

284
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

pas indispensable que je donne des explications ? Envoyez seulement pré-


venir ma grand-mère par Schmidt, qui reviendra ici attendre notre retour.
Je suis prête, monsieur.
— Soit ! dit le comte.
Et sonnant à tout rompre, il cria :
— Ma voiture !…
Pour descendre le perron, il voulut absolument que Claire prît son
bras. Le galant et élégant gentilhomme du comte d’Artois reparaissait.
— Vous m’avez ôté vingt ans de dessus la tête, disait-il, il est bien juste
que je vous fasse hommage de la jeunesse que vous me rendez.
Lorsque Claire fut installée…
— Rue Saint-Lazare, dit-il au valet de pied, et vite !
Quand le comte disait en montant en voiture : « Et vite ! », les passants
n’avaient qu’à bien se garer. Le cocher était un habile homme, on arriva
sans accident.
Aidés des indications du portier, le comte et la jeune fille se dirigèrent
vers l’appartement de Mme Gerdy.
Le comte monta lentement, se tenant fortement à la rampe, s’arrê-
tant à tous les paliers pour respirer. Il allait donc la revoir ! L’émotion lui
serrait le coeur comme dans un étau.
— Monsieur Noël Gerdy ? demanda-t-il à la domestique.
L’avocat venait de sortir à l’instant. On ne savait où il était allé, mais
il avait dit qu’il ne serait pas absent plus d’une demi-heure.
— Nous l’attendrons donc, dit le comte.
Il s’avança, et la bonne s’effaça pour le laisser passer ainsi que Claire.
Noël avait formellement défendu d’admettre qui que ce fût, mais l’as-
pect du comte de Commarin était de ceux qui font oublier aux domes-
tiques toutes leurs consignes.
Trois personnes se trouvaient dans le salon où la bonne introduisit le
comte et Mlle d’Arlange.
C’était le curé de la paroisse, le médecin et un homme de haute stature,
officier de la Légion d’honneur, dont la tenue et la tournure trahissaient
l’ancien soldat.
Ils causaient, debout près de la cheminée, et l’arrivée d’étrangers parut
les étonner beaucoup.

285
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

Tout en s’inclinant pour répondre au salut de M. de Commarin et de


Claire, ils s’interrogeaient et se consultaient du regard.
Ce mouvement d’hésitation fut court.
Le militaire dérangea un fauteuil qu’il roula près de Mlle d’Arlange.
Le comte crut comprendre que sa présence était importune.
Il ne pouvait se dispenser de se présenter lui-même et d’expliquer sa
visite.
— Vous m’excuserez, messieurs, dit-il, si je suis indiscret. Je ne pensais
pas l’être en demandant à attendre Noël, que j’ai le plus pressant besoin
de voir. Je suis le comte de Commarin.
À ce nom, le vieux soldat lâcha le fauteuil dont il tenait encore le
dossier et se redressa de toute la hauteur de sa taille. Un éclair de colère
brilla dans ses yeux, et il eut un geste menaçant. Ses lèvres se remuèrent
pour parler, mais il se contint et se retira, la tête baissée, près de la fenêtre.
Ni le comte ni les deux autres hommes ne remarquèrent ces divers
mouvements. Ils n’échappèrent pas à Claire.
Pendant que Mlle d’Arlange s’asseyait, passablement interdite, le
comte, assez embarrassé lui-même de sa contenance, s’approcha du prêtre
et à voix basse demanda :
— Quel est, je vous prie, monsieur l’abbé, l’état de madame Gerdy ?
Le docteur, qui avait l’oreille fine, entendit la question et s’avança
vivement.
Il était bien aise de parler à un personnage presque célèbre comme le
comte de Commarin et d’entrer en relation avec lui.
— Il est à croire, monsieur le comte, répondit-il, qu’elle ne passera pas
la journée.
Le comte appuya sa main sur son front comme s’il y eût ressenti une
douleur. Il hésitait à interroger encore.
Après un moment de silence glacial, il se décida pourtant.
— A-t-elle repris connaissance ? murmura-t-il.
— Non, monsieur. Depuis hier soir cependant nous avons de grands
changements. Elle a été fort agitée ; toute la nuit, elle a eu des moments de
délire furieux. Il y a une heure, on a pu supposer que la raison lui revenait,
et on a envoyé chercher monsieur le curé.

286
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

— Oh ! bien inutilement, répondit le prêtre, et c’est un grand malheur.


La tête n’y est plus du tout. Pauvre femme ! il Y a dix ans que je la connais,
je venais la voir presque toutes les semaines, il est impossible d’en ima-
giner une plus excellente.
— Elle doit souffrir horriblement, dit le docteur. Presque aussitôt, et
comme pour donner raison au médecin, on entendit des cris étouffés par-
tant de la chambre voisine, dont la porte était restée ouverte.
— Entendez-vous ! dit le comte en tressaillant de la tête aux pieds.
Claire ne comprenait rien à cette scène étrange. De sinistres pressen-
timents l’oppressaient ; elle se sentait comme enveloppée par une atmo-
sphère de malheur. La frayeur la prenait. Elle se leva et s’approcha du
comte.
— Elle est sans doute là ? demanda M. de Commarin.
— Oui, monsieur, répondit d’une voix dure le vieux soldat, qui s’était
avancé, lui aussi.
À tout autre moment le comte aurait remarqué le ton de ce vieillard et
s’en serait choqué. Il ne leva pas même les yeux sur lui. Il restait insensible
à tout. N’était-elle pas là, à deux pas de lui ! Sa pensée anéantissait. le
temps. Il lui semblait que c’était hier qu’il l’avait quittée pour la dernière
fois.
— Je voudrais bien la voir, demanda-t-il presque timidement.
— Cela est impossible, répondit le militaire.
— Pourquoi ? balbutia le comte.
— Au moins, reprit le soldat, laissez-la mourir en paix, monsieur de
Commarin !
Le comte se recula comme s’il eût été menacé. Ses yeux rencontrèrent
ceux du vieux soldat ; il les baissa ainsi qu’un coupable devant son juge.
— Mais rien ne s’oppose à ce que monsieur entre chez madame Gerdy,
reprit le médecin, qui voulut ne rien voir. Elle ne s’apercevra probable-
ment pas de sa présence, et quand même…
— Oh ! elle ne s’apercevra de rien, appuya le prêtre, je viens de lui
parler, de lui prendre la main, elle est restée insensible.
Le vieux soldat réfléchissait profondément.
— Entrez, dit-il enfin au comte, peut-être est-ce Dieu qui le veut.

287
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

Il chancelait à ce point que le docteur voulait le soutenir. Il le repoussa


doucement.
Le médecin et le prêtre étaient entrés en même temps que lui ; Claire
et le vieux soldat restaient sur le seuil de la porte placée en face du lit.
Le comte fit trois ou quatre pas et fut contraint de s’arrêter. Il voulait,
mais il ne pouvait aller plus loin.
Cette mourante, était-ce bien Valérie ?
Il avait beau fouiller ses souvenirs, rien dans ces traits flétris, rien
sur ce visage bouleversé ne lui rappelait la belle, l’adorée Valérie de sa
jeunesse. Il ne la reconnaissait pas.
Elle le reconnut bien, elle, ou plutôt elle le devina ; elle se dressa, dé-
couvrant ses épaules et ses bras amaigris. D’un geste violent, elle repoussa
le bandeau de glace pilée posé sur son front, rejetant en arrière sa che-
velure abondante encore, trempée d’eau et de sueur, qui s’éparpilla sur
l’oreiller.
— Guy ! s’écria-t-elle, Guy !
Le comte frémit jusqu’au fond de ses entrailles.
Il demeurait plus immobile que ces malheureux qui, selon la croyance
populaire, frappés de la foudre, restent debout, mais tombent en poussière
dès qu’on les touche.
Il ne put apercevoir ce que virent les personnes présentes : la transfi-
guration de la malade. Ses traits contractés se détendirent, une joie céleste
inonda son visage, et ses yeux creusés par la maladie prirent une expres-
sion de tendresse infinie.
— Guy, disait-elle d’une voix navrante de douceur, te voici donc enfin !
Comme il y a longtemps, mon Dieu, que je t’attends ! Tu ne peux pas
savoir tout ce que ton absence m’a fait souffrir. Je serais morte de douleur,
sans l’espérance de te revoir qui me soutenait. On t’a retenu loin de moi ?
Qui ? Tes parents, encore ? Les méchantes gens ! Tu ne leur as donc pas
dit que nul ici-bas ne t’aime autant que moi ! Non, ce n’est pas cela ; je me
souviens… N’ai-je pas vu ton air irrité lorsque tu es parti ? Tes amis ont
voulu te séparer de moi ; ils t’ont dit que je te trahissais pour un autre. À
qui donc ai-je fait du mal pour avoir des ennemis ? C’est que mon bonheur
blessait l’envie. Nous étions si heureux ! Mais tu ne l’as pas crue, cette
calomnie absurde, tu l’as méprisée, puisque te voici !

288
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

La religieuse, qui s’était levée en voyant tout le monde envahir la


chambre de sa malade, ouvrait de grands yeux ahuris.
— Moi te trahir ! continuait la mourante, il faudrait être fou pour le
croire. Est-ce que je ne suis pas ton bien, ta propriété, quelque chose de
toi ! Pour moi tu es tout, et je ne saurais rien attendre ni espérer d’un autre
que tu ne m’aies donné déjà. Ne t’ai-je pas appartenu corps et âme dès le
premier jour ! Je n’ai pas lutté, va, pour me donner à toi tout entière ; je
sentais que j’étais née pour toi, Guy ! te souviens-tu de cela ? Je travaillais
pour une dentellière et je ne gagnais pas de quoi vivre, toi tu m’avais dit
que tu faisais ton droit et que tu n’étais pas riche. Je croyais que tu te
privais pour m’assurer un peu de bien-être. Tu avais voulu faire arranger
notre petite mansarde du quai Saint-Michel. Était-elle jolie avec ce frais
papier à bouquets que nous avions collé nous-mêmes !
» Comme elle était gaie ! De la fenêtre, on apercevait ces grands arbres
des Tuileries, et en nous penchant un peu, nous pouvions voir sous les
arches des ponts le coucher du soleil. Le bon temps ! La première fois
que nous sommes allés à la campagne ensemble, un dimanche, tu m’avais
apporté une belle robe comme je n’osais en rêver et des bottines si mi-
gnonnes que je trouvais qu’il était dommage de les mettre pour marcher
dehors ! Mais tu m’avais trompée !
» Tu n’étais pas un pauvre étudiant. Un jour, en allant porter mon
ouvrage, je te rencontrai dans une voiture superbe, derrière laquelle se
tenaient de grands laquais chamarrés d’or. Je ne pouvais en croire mes
yeux. Le soir, tu m’as dit la vérité, que tu étais noble, immensément riche.
Oh ! mon bien-aimé ! Pourquoi m’avoir avoué cela !…
Avait-elle sa raison, était-ce le délire qui parlait ?
De grosses larmes roulaient sur le visage ridé du comte de Commarin,
et le médecin et le prêtre étaient émus de ce spectacle si douloureux d’un
vieillard qui pleure comme un enfant.
La veille encore, le comte croyait son coeur bien mort, et il suffisait
de cette voix pénétrante pour lui rendre les fraîches et fortes sensations
de la jeunesse. Combien d’années pourtant s’étaient écoulées depuis !…
— Alors ! poursuivait Mme Gerdy, il fallut abandonner le quai Saint-
Michel. Tu le voulais ; j’obéis malgré mes pressentiments. Tu me dis que,
pour te plaire, je devais ressembler à une grande dame. Tu m’avais donné

289
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

des maîtres, car j’étais si ignorante qu’à peine je savais signer mon nom.
Te rappelles-tu la drôle d’orthographe de ma première lettre ? Ah ! Guy,
que n’étais-tu, en effet, un pauvre étudiant ! Depuis que je te sais si riche,
j’ai perdu ma confiance, mon insouciance et ma gaieté. Si tu allais me
croire avide ! si tu allais imaginer que ta fortune me touche !
» Les hommes qui, comme toi, ont des millions doivent être bien mal-
heureux ! Je comprends qu’ils soient incrédules et pleins de soupçons.
Sont-ils sûrs jamais si c’est eux qu’on aime ou leur argent ! Ce doute af-
freux qui les déchire les rend défiants, jaloux et cruels. Ô mon unique ami,
pourquoi avons-nous quitté notre chère mansarde ? Là nous étions heu-
reux. Que ne m’as-tu laissée toujours où tu m’avais trouvée ! Ne savais-tu
donc pas que la vue du bonheur blesse et irrite les hommes ? Sages, nous
devions cacher le nôtre comme un crime. Tu croyais m’élever, tu m’as
abaissée. Tu étais fier de notre amour, tu l’as affiché. Vainement je te de-
mandais en grâce de rester obscure et inconnue.
» Bientôt toute la ville a su que j’étais ta maîtresse. Il n’était bruit dans
ton monde que de tes prodigalités pour moi. Combien je rougissais de ce
luxe insolent que tu m’imposais ! Tu étais content parce que ma beauté
devenait célèbre ; je pleurais, moi, parce que ma honte le devenait aussi.
On parlait de moi comme de ces femmes qui font métier d’inspirer aux
hommes les plus grandes folies. N’ai-je pas vu mon nom dans un journal !
Tu allais te marier, c’est par ce journal que je l’ai appris. Malheureuse ! je
devais te fuir ; je n’ai pas eu ce courage.
» Je me suis lâchement résignée au plus humiliant, au plus coupable
des partages. Tu t’es marié, et je suis restée ta maîtresse. Oh ! quel sup-
plice, quelle soirée affreuse ! J’étais seule, chez moi, dans cette chambre
toute palpitante de toi, et tu en épousais une autre ! Je me disais : à cette
heure, une chaste et noble jeune fille va se donner à lui. Je me disais : quels
serments fait cette bouche qui s’est si souvent appuyée sur mes lèvres ?
Souvent, depuis l’horrible malheur, je demande au bon Dieu quel crime
j’ai commis pour être si impitoyablement châtiée : le crime, le voilà ! Je
suis restée ta maîtresse, et ta femme est morte. Je ne l’ai vue qu’une fois,
quelques minutes à peine, mais elle t’a regardé, et j’ai compris qu’elle
t’aimait autant que moi, Guy, c’est notre amour qui l’a tuée.
Elle s’arrêta épuisée, mais aucun des assistants ne se permit un mou-

290
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

vement.
Ils écoutaient religieusement, avec une émotion fiévreuse, ils atten-
daient.
Mlle d’Arlange n’avait pas eu la force de rester debout ; elle s’était
laissée glisser à genoux et elle pressait son mouchoir sur sa bouche pour
étouffer ses sanglots. Cette femme n’était-elle pas la mère d’Albert ?
Seule la digne religieuse n’était point émue : elle avait vu, ainsi qu’elle
se le disait, bien d’autres délires. Rien, elle ne comprenait absolument rien
à cette scène.
Ces gens-ci sont fous, pensait-elle, de donner tant d’attention aux di-
vagations d’une insensée.
Elle crut qu’elle devait avoir de la raison pour tous. S’avançant vers
le lit, elle voulait faire rentrer la malade sous ses couvertures.
— Allons, madame, couvrez-vous, vous allez attraper froid.
— Ma soeur, murmurèrent en même temps le médecin et le prêtre.
— Tonnerre de Dieu ! s’écria le vieux soldat, laissez-la donc parler !
— Qui donc, reprit la malade, insensible à tout ce qui se passait autour
d’elle, qui donc a pu te dire que je te trahissais ? Oh ! les infâmes ! On m’a
fait espionner, n’est-ce pas ? et on a découvert que souvent il venait chez
moi un officier. Eh bien ! mais cet officier est mon frère, mon cher Louis !
Comme il venait d’avoir dix-huit ans et que l’ouvrage manquait, il s’est
engagé soldat en disant à ma mère : « Ce sera toujours une bouche de
moins à la maison. » C’est un bon sujet, et ses chefs l’ont aimé tout de
suite. Il a travaillé au régiment ; il s’est instruit, et on l’a fait monter bien
vite en grade. On l’a nommé lieutenant, capitaine, il est devenu chef d’es-
cadron. Il m’a toujours aimée, Louis ; s’il était resté à Paris, je ne serais pas
tombée. Mais notre mère est morte, et je me suis trouvée toute seule au
milieu de cette grande ville. Il était sous-officier quand il a su que j’avais
un amant. J’ai cru qu’il ne me reverrait jamais. Pourtant il m’a pardonné,
en disant que la constance à une faute comme la mienne est sa seule ex-
cuse. Va, mon ami, il était plus jaloux de ton bonheur que toi-même. Il
venait, mais en se cachant. Je l’avais mis dans cette position affreuse de
rougir de sa soeur. Je m’étais, moi, condamnée à ne jamais parler de lui,
à ne pas prononcer son nom. Un noble soldat pouvait-il avouer qu’il était
le frère d’une femme entretenue par un comte ? Pour qu’on ne le vît pas,

291
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

je prenais les plus minutieuses précautions. À quoi ont-elles servi, hélas !


À te faire douter de moi. Quand il a su ce qu’on disait, il voulait, dans son
aveugle colère, te provoquer en duel. Et alors il m’a fallu lui prouver qu’il
n’avait même pas le droit de me défendre. Quelle misère ! Ah ! j’ai payé
bien cher mes années de bonheur volé ! Mais te voici, tout est oublié. Car
tu me crois, n’est-il pas vrai, Guy ? J’écrirai à Louis : il viendra, il te dira
que je ne mens pas, et tu ne douteras pas de sa parole, à lui, un soldat !…
— Oui, sur mon honneur, prononça le vieux soldat, ce que ma soeur
dit est la vérité.
La mourante ne l’entendit pas ; elle continuait d’une voix que la las-
situde faisait haleter :
— Comme ta présence me fait du bien ! Je sens que je renais. J’ai failli
tomber malade. Je ne dois pas être jolie, aujourd’hui, n’importe, embrasse-
moi…
Elle tendait les bras et avançait les lèvres comme pour donner des
baisers.
— Mais c’est à une condition, Guy, tu me laisseras mon enfant. Oh !
je t’en supplie, je t’en conjure, ne me le prends pas, laisse-le-moi ! Une
mère sans son enfant, que veux-tu qu’elle devienne ? Tu me le demandes
pour lui donner un nom illustre et une fortune immense ; non ! Tu me
dis que ce sacrifice fera son bonheur ; non ! Mon enfant est à moi, je le
garderai. La terre n’a ni honneurs ni richesses qui puissent remplacer une
mère veillant sur un berceau. Tu veux, en échange, me donner l’enfant
de l’autre ; jamais ! Quoi ! c’est cette femme qui embrasserait mon fils !
C’est impossible ! Retirez d’auprès de moi cet enfant étranger, il me fait
horreur, je veux le mien. Malheureux ! n’insiste pas, ne me menace pas de
ta colère, de ton abandon, je céderais et je mourrais après. Guy, renonce
à ce projet fatal, la pensée seule est un crime. Quoi ! mes prières, mes
pleurs, rien ne t’émeut ! Eh bien ! Dieu nous punira. Tremble pour notre
vieillesse. Tout se sait. Un jour viendra où les enfants nous demanderont
des comptes terribles. Ils se lèveront pour nous maudire. Guy ! j’entrevois
l’avenir. Je vois mon fils justement irrité s’avancer vers moi. Que dit-il,
grand Dieu ! Oh ! ces lettres, ces lettres, cher souvenir de nos amours !
Mon fils ! Il me menace, il me frappe ! À moi ! À l’aide ! Un fils frapper
sa mère… Ne le dites à personne, au moins ! Dieu ! que je souffre ! Il sait

292
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

pourtant bien que je suis sa mère, il feint de ne pas me croire. Seigneur,


c’est trop souffrir. Guy ! pardon ! ô mon unique ami ! je n’ai ni la force de
résister ni le courage d’obéir.
À ce moment, la seconde porte de la chambre donnant sur le palier
s’ouvrit, et Noël parut, pâle comme à l’ordinaire, mais calme et tranquille.
La mourante le vit et éprouva comme un choc électrique.
Une secousse terrible ébranla son corps ; ses yeux s’agrandirent dé-
mesurément, ses cheveux se dressèrent.
Elle se souleva sur ses oreillers, roidissant son bras dans la direction
de Noël, et d’une voix forte, elle cria :
— Assassin !…
Une convulsion la rabattit sur son lit. On s’approcha, elle était morte.
Un grand silence se fit.
Telle est la majesté de la mort et la terreur qui s’en dégage, que devant
elle les plus forts et les plus sceptiques courbent le front et s’inclinent.
Pour un moment, les passions et les intérêts se taisent. Involontaire-
ment nous nous recueillons, lorsqu’en notre présence s’exhale le dernier
soupir d’un d’entre nous.
Tous les assistants, d’ailleurs, étaient profondément émus de cette
scène déchirante, de cette confession suprême arrachée au délire et à la
douleur.
Mais ce mot « assassin », le dernier de Mme Gerdy, ne surprit per-
sonne.
Tous, à l’exception de la soeur, savaient l’affreuse accusation qui pe-
sait sur Albert.
À lui s’adressait la malédiction de cette mère infortunée.
Noël paraissait navré. Agenouillé près du lit de celle qui lui avait servi
de mère, il avait pris une de ses mains et la tenait collée sur ses lèvres.
— Morte ! gémissait-il, elle est morte !
Près de lui, la religieuse et le prêtre s’étaient mis à genoux et récitaient
à demi-voix les prières des morts.
Ils imploraient de Dieu, pour l’âme de la trépassée, sa paix et sa mi-
séricorde.
Ils demandaient un peu de bonheur au Ciel pour celle qui avait tant
souffert sur cette terre.

293
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

Renversé sur un fauteuil, la tête en arrière, le comte de Commarin


était plus défait et plus livide que cette morte, sa maîtresse, autrefois si
belle.
Claire et le docteur s’empressaient autour de lui.
Il avait fallu retirer sa cravate et dénouer le col de sa chemise, il suf-
foquait.
Avec l’aide du vieux soldat, dont les yeux rouges et gonflés disaient la
douleur comprimée, on avait roulé le fauteuil du comte près de la fenêtre
entrouverte pour lui donner un peu d’air. Trois jours auparavant, cette
scène l’aurait tué.
Mais le coeur s’endurcit au malheur comme les mains au travail.
— Les larmes l’ont sauvé, dit le docteur à l’oreille de Claire.
M. de Commarin, en effet, reprenait peu à peu ses sens, et avec la
netteté de la pensée la faculté de souffrir lui revenait.
L’anéantissement suit les grandes secousses de l’âme ; il semble que
la nature se recueille pour soutenir le malheur ; on n’en sent pas d’abord
toute la violence, c’est après seulement qu’on sonde l’étendue et la pro-
fondeur du mal.
Les regards du comte s’arrêtaient sur ce lit où gisait le corps de Valérie.
C’était donc là tout ce qui restait d’elle. L’âme, cette âme si dévouée et si
tendre, s’était envolée.
Que n’eût-il pas donné pour que Dieu rendît à cette infortunée un
jour, une heure seulement de vie et de raison ! Avec quels transports de
repentir il se serait jeté à ses pieds pour lui demander grâce, pour lui
dire combien il avait horreur de sa conduite passée ! Comment avait-il
reconnu l’inépuisable amour de cet ange ! Sur un soupçon, sans daigner
s’informer, sans l’entendre, il l’avait accablée du plus froid mépris. Que ne
l’avait-il revue ! Il se serait épargné vingt ans de doutes affreux au sujet
de la naissance d’Albert. Au lieu d’une existence d’isolement, il pouvait
avoir une vie heureuse et douce.
Alors il se rappelait la mort de la comtesse. Celle-là aussi l’avait aimé,
et jusqu’à en mourir.
Il ne les avait pas comprises, il les avait tuées toutes deux.
L’heure de l’expiation était venue, et il ne pouvait pas dire : « Seigneur,
le châtiment est trop grand. »

294
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

Et quelle punition, cependant ! Que de malheurs depuis cinq jours !


— Oui, balbutia-t-il, oui, elle me l’avait prédit ; que ne l’ai-je écoutée !
Le frère de Mme Gerdy eut pitié de ce vieillard si impitoyablement
éprouvé.
Il lui tendit la main.
— Monsieur de Commarin, dit-il d’une voix grave et triste, il y a long-
temps que ma soeur vous a pardonné, si toutefois elle vous en a jamais
voulu ; aujourd’hui c’est moi qui vous pardonne.
— Merci ! monsieur, balbutia le comte, merci !…
Et il ajouta :
— Quelle mort, grand Dieu !
— Oui, murmura Claire, elle a rendu le dernier soupir avec cette idée
que son fils a commis un crime. Et n’avoir pu la détromper !…
— Au moins ! s’écria le comte, faut-il que son fils soit libre pour lui
rendre les derniers devoirs ; oui, il le faut… Noël !…
L’avocat s’était rapproché de son père et avait entendu.
— Je vous ai promis, mon père, répondit-il, de le sauver.
Pour la première fois Mlle d’Arlange envisagea Noël, leurs regards se
croisèrent, et elle ne fut pas maîtresse d’un mouvement de répulsion qui
fut vu de l’avocat.
— Albert est maintenant sauvé, dit-elle fièrement. Ce que nous de-
mandons, c’est qu’on nous fasse prompte justice, c’est qu’il soit remis en
liberté à l’instant. Le juge sait maintenant la vérité.
— Comment, la vérité ? interrogea l’avocat.
— Oui ! Albert a passé chez moi, avec moi, la nuit du crime.
Noël la regarda d’un air surpris ; un aveu si singulier dans une telle
bouche, sans explications, avait bien de quoi surprendre.
Elle se redressa magnifique d’orgueil.
— Je suis mademoiselle Claire d’Arlange, monsieur, dit-elle.
M. de Commarin raconta alors rapidement tous les incidents rappor-
tés par Claire.
Quand il eut terminé :
— Monsieur, répondit Noël, vous voyez ma situation en ce moment,
dès demain…

295
L’affaire Lerouge Chapitre XVI

— Demain ! interrompit le comte d’une voix indignée ; vous parlez,


je crois, d’attendre à demain ! L’honneur commande, monsieur, il faut
agir aujourd’hui même, à l’instant. Le moyen, pour vous, d’honorer cette
pauvre femme, n’est pas de prier pour elle… délivrez son fils.
Noël s’inclina profondément.
— Entendre votre volonté, monsieur, dit-il, c’est obéir. Je pars. Ce soir,
à l’hôtel, j’aurai l’honneur de vous rendre compte de mes démarches.
Peut-être me sera-t-il donné de vous ramener Albert.
Il dit, et, embrassant une dernière fois la morte, il sortit.
Bientôt le comte et Mlle d’Arlange se retirèrent.
Le vieux soldat était allé à la mairie faire sa déclaration de décès et
remplir les formalités indispensables.
La religieuse resta seule en attendant le prêtre que le curé avait promis
d’envoyer pour « garder le corps ».
La fille de Saint-Vincent n’éprouvait ni crainte ni embarras. Tant de
fois elle s’était trouvée dans des circonstances pareilles !
Ses prières dites, elle s’était relevée, et déjà elle allait et venait dans la
chambre, disposant tout comme on doit le faire quand un malade a rendu
le dernier soupir.
Elle faisait disparaître les traces de la maladie, cachait les fioles et les
petits pots, brûlait du sucre sur une pelle rougie, et sur une table recou-
verte d’une serviette blanche, à la tête du lit, elle allumait des bougies et
plaçait un crucifix avec un bénitier et la branche de buis bénit.

296
CHAPITRE XVII

A
 ,  préoccupé que possible des révélations de
Mlle d’Arlange, M. Daburon gravissait l’escalier qui conduit aux
galeries des juges d’instruction, lorsqu’il fut croisé par le père
Tabaret. Sa vue l’enchanta et tout aussitôt il l’appela :
— Monsieur Tabaret !…
Mais le bonhomme, qui donnait tous les signes de l’agitation la plus
vive, n’était rien moins que disposé à s’arrêter, à perdre une minute.
— Vous m’excuserez, monsieur, dit-il en saluant, on m’attend chez
moi.
— J’espère cependant…
— Oh ! il est innocent, interrompit le père Tabaret. J’ai déjà quelques
indices, et avant trois jours… Mais vous allez entendre l’homme aux
boucles d’oreilles de Gévrol. Il est très malin, Gévrol, je l’avais mal jugé.
Et sans écouter un mot de plus il reprit sa course, sautant trois
marches à la fois, au risque de se rompre le cou.

297
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

M. Daburon, désappointé, hâta le pas.


Dans la galerie, devant la porte de son cabinet, sur le banc de bois
grossier, Albert assis près d’un garde de Paris attendait.
— On va vous appeler à l’instant, monsieur, dit le juge au prévenu en
ouvrant sa porte.
Dans le cabinet, Constant causait avec un petit homme à figure cha-
fouine qu’on aurait pu prendre à sa tenue pour un petit rentier des Ba-
tignolles, sans l’énorme épingle « en faux » qui constellait sa cravate et
trahissait l’agent de la sûreté.
— Vous avez reçu mes lettres ? demanda M. Daburon à son greffier.
— Monsieur, vos ordres sont exécutés, le prévenu est là, et voici mon-
sieur Martin qui arrive à l’instant du quartier des Invalides.
— Tout est donc pour le mieux, fit le magistrat d’un ton satisfait.
Et se retournant vers l’agent :
— Eh bien ! monsieur Martin, demanda-t-il, qu’avez-vous vu ?
— Monsieur, il y a eu escalade.
— y a-t-il longtemps ?
— Cinq ou six jours.
— Vous en êtes sûr ?
— Non moins que je le suis de voir en ce moment monsieur Constant
tailler une plume.
— Les traces sont visibles ?
— Autant, monsieur, que le nez au milieu du visage, si j’ose m’ex-
primer ainsi. Le voleur – il s’agit d’un voleur, je suppose, continua M.
Martin qui était un beau parleur – a pénétré avant la pluie et s’est retiré
après, ainsi que l’avait conjecturé monsieur le juge d’instruction. Cette
circonstance est facile à déterminer quand on compare, le long du mur,
du côté de la rue, les empreintes de la montée et celles de la descente. Ces
empreintes sont des éraillures faites par le bout des pieds. Les unes sont
nettes, les autres boueuses. Le gaillard – il est leste, ma foi ! – est entré à
la force du poignet, mais, pour sortir, il s’est donné le luxe d’une échelle
qu’il aura jetée à terre une fois en haut. On voit très bien où elle a été
appliquée : en bas, à cause des trous, creusés par les montants ; en haut,
parce que la chaux est dégradée.
— Est-ce là tout ? demanda le juge.

298
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

— Pas encore, monsieur. Ainsi, trois culs de bouteille qui garnissent


la crête du mur ont été arrachés. Plusieurs branches des acacias qui
s’étendent au-dessus du même mur ont été tortillées ou brisées. Même,
aux épines de l’une de ces branches, j’ai recueilli un petit fragment de
peau grise que voici, et qui me paraît provenir d’un gant.
Le juge prit ce fragment avec empressement.
C’était bien un petit morceau de gant gris.
— Vous vous êtes arrangé, je l’espère, monsieur Martin, dit M. Dabu-
ron, pour ne point éveiller l’attention dans la maison où vous avez fait
cette enquête ?
— Certes, monsieur. J’ai d’abord examiné l’extérieur à mon aise. Après
quoi, déposant mon chapeau chez le marchand de vins du coin, je me
suis présenté chez la marquise d’Arlange, en me donnant pour l’intendant
d’une duchesse du voisinage, au désespoir d’avoir laissé échapper un per-
roquet adoré et éloquent, si je puis employer ce terme. On m’a donné de
très bonne grâce la permission de fouiller le jardin, et comme j’ai dit le
plus grand mal de ma prétendue maîtresse, on m’aura indubitablement
pris pour un domestique…
— Vous êtes un homme adroit et expéditif, monsieur Martin, inter-
rompit le juge, je suis très satisfait de vous et je le ferai savoir à qui de
droit.
Il sonna pendant que l’agent, fier des éloges reçus, gagnait la porte à
reculons et courbé en arc de cercle.
Albert fut introduit.
— Vous êtes-vous décidé, monsieur, demanda sans préambule le juge
d’instruction, à donner l’emploi de votre soirée de mardi ?
— Je vous l’ai donné, monsieur.
— Non, monsieur, non, et je regrette d’être obligé de vous dire que
vous m’avez menti.
Albert, à cette injure, devint pourpre, et ses yeux étincelèrent.
— Ce que vous avez fait ce soir-là, continua le juge, je le sais, parce
que la justice, je vous l’ai déjà dit, n’ignore rien de ce qu’il lui importe de
connaître.
Il chercha le regard d’Albert, le rencontra, et lentement dit :
— J’ai vu mademoiselle Claire d’Arlange.

299
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

À ce nom, les traits du prévenu, contractés par une ferme volonté de


ne pas se laisser abattre, se détendirent.
On eût dit qu’il éprouvait une immense sensation de bien-être, comme
un homme qui, par miracle, échappe à un péril imminent qu’il désespérait
de conjurer.
Pourtant il ne répondit pas.
— Mademoiselle d’Arlange, reprit le magistrat, m’a dit où vous étiez
mardi soir.
Albert hésitait encore.
— Je ne vous tends pas de piège, ajouta M. Daburon, je vous en donne
ma parole d’honneur. Elle m’a tout dit, entendez-vous ?
Cette fois, Albert se décida à parler.
Ses explications concordaient de point en point avec celles de Claire,
pas un détail de plus. Désormais le doute devenait impossible.
La bonne foi de Mlle d’Arlange ne pouvait avoir été surprise. Ou Al-
bert était innocent, ou elle était sa complice.
Pouvait-elle être sciemment la complice de ce crime odieux ? Non, elle
ne pouvait même être soupçonnée.
Mais alors, où chercher l’assassin ?
Car à la justice, lorsqu’elle découvre un crime, il faut un criminel.
— Vous le voyez, monsieur, dit sévèrement le juge à Albert, vous
m’aviez trompé. Vous risquiez votre tête, monsieur, et ce qui est bien au-
trement grave, vous m’exposiez, vous exposiez la justice à une déplorable
erreur. Pourquoi n’avoir pas dit d’abord la vérité ?
— Monsieur, répondit Albert, mademoiselle d’Arlange, en acceptant
de moi un rendez-vous, m’avait confié son honneur…
— Et vous seriez mort plutôt que de parler de cette entrevue ? inter-
rompit M. Daburon avec une nuance d’ironie ; cela est beau, monsieur, et
digne des anciens jours de la chevalerie…
— Je ne suis pas le héros que vous supposez, monsieur, dit simplement
le prévenu. Si je vous disais que je ne comptais pas sur Claire, je mentirais.
Je l’attendais. Je savais qu’en apprenant mon arrestation elle braverait
tout pour me sauver. Mais on pouvait lui cacher ce malheur, et c’est là ce
que je redoutais. En ce cas, autant qu’on peut répondre de soi, je crois que
je n’aurais pas prononcé son nom.

300
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

Il n’y avait là nulle apparence de bravade. Ce qu’Albert disait, il le


pensait et le sentait. M. Daburon regretta son ton ironique.
— Monsieur, reprit-il d’une voix bienveillante, on va vous reconduire
en prison. Je ne puis rien vous dire encore, cependant vous ne serez plus
au secret. On vous traitera avec tous les égards dus à un prisonnier dont
l’innocence peut paraître probable.
Albert s’inclina et remercia. Son gardien revint le prendre.
— Qu’on fasse venir Gévrol, maintenant, dit le juge à son greffier.
Le chef de la sûreté était absent, on venait de le mander à la préfecture,
mais son témoin, l’homme aux boucles d’oreilles, attendait dans la galerie.
On lui dit d’entrer chez le juge.
C’était un de ces hommes courts et ramassés sur eux-mêmes, robustes
comme les chênes, bâtis à chaux et à sable, qui peuvent porter jusqu’à trois
pochées de blé sur leurs épaules bombées.
Ses cheveux et ses favoris blancs faisaient paraître plus dur et plus
foncé son teint hâlé, grillé, tanné par les intempéries des saisons, par le
vent de la mer et par le soleil des tropiques.
Il avait de larges mains, noires, dures, calleuses, avec de gros doigts
noueux qui devaient avoir la puissance de pression d’un étau.
À ses oreilles, de grandes boucles d’oreilles pendaient, soutenant un
découpage en forme d’ancre.
Il portait le costume des pêcheurs aisés de la Normandie, lorsqu’ils
s’habillent pour aller à la ville ou au marché.
L’huissier fut obligé de le pousser dans le cabinet.
Ce loup de la côte était intimidé et interdit.
Il s’avança en se balançant d’une jambe sur l’autre avec cette dé-
marche déhanchée des matelots qui, rompus au roulis et au tangage, sont
surpris de trouver sous leurs pieds l’immobile plancher des vaches.
Pour se donner une contenance, il tracassait son chapeau de feutre
souple, décoré de petites médailles de plomb, ni plus ni moins que l’au-
guste casquette du roi Louis XI, de dévote mémoire, et orné encore d’une
de ces ganses de laine rondes, que fabriquent les filles de campagne sur
un métier primitif composé de quatre ou cinq épingles fichées dans un
bouchon percé.
M. Daburon le détailla et l’évalua d’un coup d’oeil.

301
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

On ne pouvait s’y tromper, c’était bien l’homme à figure de brique


dépeint par le petit témoin de La Jonchère.
Impossible également de méconnaître l’honnête homme. Sa physio-
nomie respirait la franchise et la bonté.
— Votre nom ? demanda le juge d’instruction.
— Marie-Pierre Lerouge.
— Êtes-vous donc parent de Claudine Lerouge ?
— Je suis son mari, monsieur.
Quoi ! le mari de la victime vivait, et la police ignorait son existence !
Voilà ce que pensa M. Daburon.
À quoi donc servent les surprenants progrès de l’industrie humaine ?
Aujourd’hui, lorsque la justice hésite, il lui faut, tout comme il y a
vingt ans, une énorme perte de temps et d’argent pour obtenir le moindre
renseignement. Il faut la croix et la bannière, en beaucoup de cas, pour se
procurer l’état civil d’un témoin ou d’un prévenu.
Le vendredi, dans la journée, on avait écrit pour demander le dossier
de Claudine, on était au lundi, et la réponse n’était pas arrivée.
Cependant la photographie existe, on a le télégraphe électrique, on
dispose de mille moyens jadis inconnus et on ne les utilise pas.
— Tout le monde, reprit le juge, la croyait veuve ; elle-même prétendait
l’être.
— C’est que, de cette manière, elle excusait un peu sa conduite. C’était
d’ailleurs comme convenu entre nous. Je lui avais dit que je n’existais plus
pour elle.
— Ah !… Vous savez qu’elle est morte victime d’un crime odieux ?
— Le monsieur de la police qui est venu me chercher me l’a dit, mon-
sieur, répondit le marin dont le front se plissa. C’était une malheureuse !
ajouta-t-il d’une voix sourde.
— Comment ! c’est vous, un mari, qui l’accusez ?
— Je n’en ai que trop le droit, monsieur. Ah ! défunt mon père, qui s’y
connaissait au temps, m’avait averti. Je riais, quand il me disait : « Prends
garde, elle nous déshonorera tous. » Il avait raison. J’ai été, moi, à cause
d’elle, poursuivi par la police, ni plus ni moins qu’un voleur qui se cache
et qu’on cherche. Partout où on me demandait avec une citation, les gens
devaient se dire : tiens ! il a donc fait un mauvais coup ! Et me voici devant

302
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

la justice. Ah ! monsieur, quelle peine ! C’est que les Lerouge sont hon-
nêtes de père en fils depuis que le monde est monde. Informez-vous dans
le pays, on vous dira : « Parole de Lerouge vaut écrit d’un autre. » Oui,
c’était une malheureuse, et je lui avais bien dit qu’elle ferait une mauvaise
fin.
— Vous lui aviez dit cela ?
— Plus de cent fois, oui, monsieur.
— Et pourquoi ? Voyons, mon ami, rassurez-vous, votre honneur n’est
point en jeu ici, personne n’en doute. Quand l’aviez-vous avertie si sage-
ment ?
— Ah ! il y a longtemps, monsieur, répondit le mari, plus de trente
ans, pour la première fois. Elle était ambitieuse jusque dans le sang, elle a
voulu se mêler des affaires des grands, c’est ce qui l’a perdue. Elle disait
qu’on gagne de l’or à garder des secrets ; moi, je disais qu’on gagne de
la honte, et voilà tout. Prêter la main aux grands pour cacher leurs vile-
nies en comptant que ça portera bonheur, c’est rembourrer son matelas
d’épines avec l’espoir de bien dormir. Mais elle n’en faisait qu’à sa tête.
— Vous étiez son mari, pourtant, objecta Daburon, vous aviez le droit
de commander.
Le mari hocha la tête et poussa un gros soupir.
— Hélas ! monsieur, c’était moi qui obéissais.
Procéder par brefs interrogatoires avec un témoin lorsqu’on n’a même
pas idée des renseignements qu’il apporte, c’est perdre du temps en cher-
chant à en gagner. On croit l’approcher du fait important, on l’en écarte.
Mieux vaut lui lâcher la bride et se résigner à l’écouter, quitte à le remettre
sur la voie lorsqu’il s’en éloigne trop. C’est encore le plus sûr et le plus
court. C’est à ce parti que s’arrêta M. Daburon, tout en maudissant l’ab-
sence de Gévrol, qui, d’un mot, aurait abrégé de moitié cet interrogatoire,
dont le juge ne soupçonnait pas encore l’importance.
— De quelles affaires s’était donc mêlée votre femme ? demanda le
magistrat. Allons, mon ami, contez-moi cela bien exactement. Ici, vous le
savez, on doit dire non seulement la vérité, mais encore toute la vérité.
Lerouge avait posé son chapeau sur une chaise. Alternativement il se
détirait les doigts, les faisait craquer à les briser, ou se grattait la tête de
toutes ses forces. C’était sa manière d’aller à la rencontre des idées.

303
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

— C’est pour vous dire, commença-t-il, qu’il y aura de cela trente-cinq


ans à la Saint-Jean. Je devins amoureux de Claudine. Dame ! c’était une
jolie fille, propre, avenante, avec une voix plus douce que le miel. C’était
la plus belle du pays, droite comme un mât, souple comme l’osier, fine
et forte comme un canot de course. Ses yeux pétillaient comme du vieux
cidre ; elle avait des cheveux noirs, les dents blanches, et son haleine était
plus fraîche que la brise du large. Le malheur est qu’elle n’avait rien, tan-
dis que nous étions à l’aise. Sa mère, une veuve de trente-six maris, était,
sauf votre respect, une pas grand-chose et mon père était l’honnêteté vi-
vante. Quand je parlai au bonhomme d’épouser la Claudine, il jura son
grand juron, et huit jours après il m’embarquait pour Porto sur la goé-
lette d’un voisin à nous, histoire de changer d’air. Je revins au bout de
six mois, plus maigre qu’un tolet, mais plus amoureux qu’avant. Le sou-
venir de Claudine me desséchait à petit feu. C’est que j’en étais fou à
perdre le boire et le manger, et sans vous commander m’est avis qu’elle
m’aimait un brin, vu que j’étais un solide gars et que plus d’une fille me
reluquait. Pour lors le père, voyant que rien n’y faisait, que je dépérissais
sans dire ouf et que je m’en allais tout doucettement rejoindre ma défunte
mère au cimetière, se décida à me laisser passer ma folie. Un soir, comme
nous revenions de la pêche et que je ne touchais pas au souper, il me dit :
« Épouse-la donc, ta carogne, et que ça finisse ! » Je me rappelle bien cela,
parce que, en entendant le vieux traiter mon amoureuse de ce nom, j’eus
comme un éblouissement. J’aurais voulu le tuer. Ça ne porte pas bonheur
de se marier malgré ses parents.
Le brave marin s’égarait au milieu de ses souvenirs. Il ne causait plus,
il dissertait.
Le juge d’instruction essaya de le faire rentrer dans le bon chemin.
— Arrivons à l’affaire, dit-il.
— J’y suis, monsieur le juge, mais il fallait bien commencer par le
commencement. Je me mariai donc. Le soir, après la noce, les parents et les
invités partis, j’allais rejoindre ma femme quand j’aperçus mon père tout
seul dans un coin qui pleurait. Ça me serra le coeur et j’eus un mauvais
pressentiment. Il passa vite. C’est si beau, les six premiers mois qu’on
a une femme qu’on aime ! On la voit comme à travers ces brouillards
qui changent en palais et en églises les rochers de la côte, si bien que

304
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

les novices s’y trompent. Pendant deux ans, sauf quelques castilles de
rien, tout alla bien. Claudine me manoeuvrait comme un youyou. Ah !
elle était futée ! elle m’aurait pris, lié, porté au marché et vendu, que je
n’y aurais vu que du feu. Son grand défaut, c’était d’être coquette. Tout
ce que je gagnais, et mes affaires marchaient fort, elle se le mettait sur le
dos. C’étaient tous les dimanches parure nouvelle, robes, joyaux, bonnets,
des affiquets du diable que les marchands inventent pour la perdition des
femmes. Les voisins en jasaient, mais moi, je trouvais cela bien. Pour le
baptême du fils qu’elle m’avait donné, qui fut nommé Jacques, du nom
de mon père, j’avais, pour lui plaire, donné la volée à mes économies de
garçon, plus de trois cents pistoles que je destinais à acheter un pré qui
m’endiablait parce qu’il était enclavé dans des parcelles nous appartenant.
M. Daburon bouillait d’impatience, mais que faire ?
— Allez, allez donc ! disait-il toutes les fois que Lerouge faisait seule-
ment mine de s’arrêter.
– Donc, poursuivit le marin, j’étais content assez, lorsqu’un matin
je vis tourner autour de chez nous un domestique de chez monsieur le
comte de Commarin, dont le château est à un quart de lieue de chez nous,
de l’autre côté du bourg. C’était un particulier qui ne me revenait pas du
tout, un nommé Germain. On prétendait comme cela qu’il s’était mêlé
de la faute de la Thomassine, une belle fille de chez nous qui avait plu
au jeune comte et qui avait disparu. Je demandai à ma femme ce que lui
voulait ce propre à rien ; elle me répondit qu’il était venu lui proposer de
prendre un nourrisson. D’abord je ne voulais pas entendre de cette oreille.
Notre bien permettait à Claudine de garder tout son lait pour notre fils.
Mais la voilà qui se met à dire les meilleures raisons. Elle se repentait,
soi-disant, de sa coquetterie et de ses dépenses. Elle voulait gagner de
l’argent, ayant honte de ne rien faire tandis que je me tuais le corps. Elle
demandait à amasser, à économiser, pour que le petit ne fût pas obligé
plus tard d’aller à la mer. On lui offrait un très bon prix que nous pouvions
mettre de côté pour rattraper en peu de temps les trois cents pistoles. Le
chien de pré dont elle me parla finit par me décider.
— Elle ne vous dit pas, demanda le juge, de quelle commission on
voulait la charger ?
Cette question stupéfia Lerouge. Il pensa que c’est avec raison qu’on

305
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

affirme que la justice voit tout et sait tout.


— Pas encore, répondit-il. Mais vous allez voir. Huit jours après, le
piéton lui apporte une lettre où on lui demandait de venir à Paris cher-
cher l’enfant. C’était un soir. « Bon, dit-elle, je partirai demain par la dili-
gence. » Moi, je ne souillai mot ; seulement au matin, quand elle fut parée
pour le passage de la diligence, je déclarai que je l’accompagnerais. Elle
ne parut pas fâchée, au contraire. Elle m’embrassa, et je fus ravi. À Pa-
ris, ma femme devait aller prendre le petit chez une madame Gerdy qui
demeurait sur le boulevard. Nous convînmes avec Claudine qu’elle se pré-
senterait seule et que je l’attendrais à notre auberge. Mais, elle partie, je
me mangeais le foie dans cette chambre. Je sortis au bout d’une heure et
j’allai rôder aux environs de la maison de cette dame. Je m’informai à des
domestiques, à des gens qui sortaient, et j’appris qu’elle était la maîtresse
du comte de Commarin. Cela me déplut si fort que, si j’avais été le maître,
ma femme serait revenue sans ce bâtard. Je ne suis qu’un pauvre marin,
moi, et je sais bien qu’un homme peut s’oublier. On est monté par la bois-
son. Quelquefois on est entraîné par les camarades, mais qu’un homme
ayant femme et enfants fasse ménage avec une autre et lui donne le bien
des siens, je trouve cela mal, très mal. N’est-il pas vrai, monsieur ?
Le juge d’instruction se démenait rageusement sur son fauteuil. Il pen-
sait : cet homme n’en finira donc pas !
— Oui ! vous avez raison mille fois, répondit-il, mais trêve de ré-
flexions, avancez, avancez !…
— Claudine, monsieur, était plus entêtée qu’une mule. Après trois
jours de discussions elle m’arracha un Amenentre deux baisers. Alors elle
m’annonça que nous ne retournerions pas chez nous par la diligence. La
dame, qui craignait pour son petit la fatigue du voyage, avait arrangé
qu’on nous reconduirait à petites journées dans sa voiture, et avec ses
chevaux. C’est qu’elle était entretenue dans le grand genre ! J’eus la bê-
tise de me réjouir parce que cela me permettrait de voir le pays à mon
aise. Nous voilà donc bien installés, avec les enfants, le mien et l’autre,
dans un beau carrosse, attelé de bêtes superbes, conduit par un cocher en
livrée. Ma femme était folle de joie. Elle m’embrassait comme du pain et
faisait sonner des poignées de pièces d’or. Moi, j’étais sot comme un hon-
nête mari, qui trouve dans son ménage de l’argent qu’il n’y a pas apporté.

306
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

C’est en voyant ma mine que Claudine, espérant me dérider, se risqua à


me découvrir la vérité vraie. « Tiens », me dit-elle…
Lerouge s’interrompit, et, changeant de ton :
— Vous comprenez, dit-il, que c’est ma femme qui parle.
— Oui, oui… Poursuivez.
— Elle me dit donc en secouant sa poche : « Tiens, mon homme, nous
en aurons comme ça jusqu’à plus soif, et voici pourquoi : monsieur le
comte, qui a un fils légitime en même temps que celui-ci, veut que ce soit
ce bâtard qui porte son nom. Cela se peut, grâce à moi. En route nous
allons trouver dans l’auberge où nous coucherons monsieur Germain et
la nourrice à qui on a confié le fils légitime. On nous mettra dans la même
chambre, et, pendant la nuit, je dois changer les petits qu’on a exprès
habillés l’un comme l’autre. Monsieur le comte donne pour cela huit mille
francs comptant et une rente viagère de mille francs. »
— Et vous ! s’écria le juge, vous qui vous dites un honnête homme,
vous avez souffert un tel crime lorsqu’il suffisait d’un mot pour l’en em-
pêcher !
— Monsieur, de grâce, supplia Lerouge, monsieur, laissez-moi finir…
— Soit, allez !
— Je n’eus pas, d’abord, la force de rien dire, tant la colère m’étranglait.
Je devais être effrayant. Mais elle, qui pourtant avait peur de moi quand
je me montais, partit d’un éclat de rire qui me déconcerta. « Que tu es
bête, me dit-elle ; écoute-moi donc avant de t’enlever comme une soupe
au lait. C’est le comte, entends-tu, qui enrage d’avoir son bâtard chez lui,
c’est le comte qui paye pour le changer. Sa maîtresse, la mère de celui-ci,
ne veut pas de ça. Si elle a eu l’air de consentir à la chose, cette femme,
c’est qu’elle tenait à ne pas se brouiller avec son amant et qu’elle avait son
plan. Elle m’a prise à part, dans la chambre, et après m’avoir fait jurer le
secret sur un crucifix, elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas s’habituer à l’idée
de se séparer pour toujours de son enfant et d’élever l’enfant d’une autre.
Elle a ajouté que si je consentais à ne pas changer les nourrissons sans
en rien dire au comte, elle me donnerait à l’instant dix mille francs et me
garantirait une rente égale à celle du père. Elle m’a encore déclaré qu’elle
saurait bien si je tenais ma parole, ayant fait faire à son petit un signe
de reconnaissance ineffaçable. Elle ne me l’a pas montré, ce signe, et j’ai

307
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

eu beau le chercher, je ne l’ai pas trouvé. Comprends-tu maintenant ? Je


garde simplement ce petit bourgeois que voici ; j’affirme au comte que
j’ai fait l’échange, nous empochons des deux côtés, et voilà Jacques riche.
Embrasse ta petite femme qui a plus d’esprit que toi, mon homme ! »Voilà,
monsieur, mot pour mot, ce que me dit Claudine.
Le rude matelot tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux
bleus et se moucha à faire trembler les vitres. C’était sa façon de pleurer.
M. Daburon restait confondu.
Depuis le commencement de cette malheureuse affaire, il marchait
d’étonnements en étonnements. À peine avait-il mis ordre à ses idées sur
un point que toute son attention était appelée sur un autre.
Il se sentait dérouté. Qu’était-ce que ce nouvel incident si grave ?
qu’allait-il apprendre ?
Il brûlait d’interroger vivement, mais Lerouge, on le voyait, contait
péniblement, démêlant laborieusement ses souvenirs ; un fil bien ténu
le guidait, la moindre interruption pouvait rompre ce fil et embrouiller
l’écheveau.
— Ce que me proposait Claudine, continua le marin, était une abo-
mination, et je suis un honnête homme. Mais cette femme me pétrissait
à volonté, comme la pâte du pétrin. Elle me chavirait le coeur. Elle me
faisait voir blanc comme neige ce qui était noir comme de l’encre. Je l’ai-
mais, quoi ! Elle me prouva que nous ne faisions de tort à personne et
que nous assurions la fortune de Jacques, je me tus. Le soir, nous arri-
vions à un village, et le cocher nous dit, en arrêtant la voiture devant une
auberge, que c’est là que nous coucherons. Nous entrons et nous voyons
qui ? Cette canaille de Germain avec une femme portant un nourrisson si
exactement habillé comme le nôtre que j’eus peur. Ils voyageaient comme
nous dans une voiture du comte. Un soupçon me vint. Qui m’assurait que
Claudine n’avait pas inventé la seconde histoire pour me calmer ? Elle en
était certes capable. J’étais fou. Je consentais à une chose qui était mal,
mais non à une certaine autre. Je me promis bien de ne pas perdre de vue
notre petit bâtard, me jurant bien qu’on ne me l’escamoterait pas. En ef-
fet, je le gardai toute la soirée sur mes genoux, et, pour plus de sûreté, je
lui avais noué mon mouchoir autour des reins en guise de remarque. Ah !
le coup avait été bien monté. Après souper, on parla de se coucher, et il

308
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

se trouve qu’il n’y a dans cette auberge que deux chambres à deux lits.
C’était à croire qu’on l’avait fait bâtir exprès. L’aubergiste dit que les deux
nourrices coucheront dans une de ces chambres et Germain et moi dans
l’autre. Comprenez-vous, monsieur le juge ? Ajoutez que toute la soirée
j’avais surpris des signes d’intelligence entre ma femme et ce gredin de
domestique. J’étais furieux.
» C’était la conscience qui parlait et que je faisais taire de force. Je
sentais que j’agissais très mal et je m’en voulais à la mort. Pourquoi n’y
a-t-il que les coquines pour faire virer comme une girouette à tous les
vents de leurs coquineries l’esprit d’un honnête homme ?
M. Daburon répondit par un coup de poing à démolir son bureau.
Lerouge poursuivit plus vite :
— Moi, je repoussai cet arrangement, feignant d’être trop jaloux pour
lâcher ma femme une minute. Il fallait en passer par où je voulais. La nour-
rice étrangère monta se coucher la première ; nous y allâmes, Claudine et
moi, un moment après. Ma femme défit ses hardes et se coucha dans les
draps avec notre fils et le nourrisson ; moi, je ne me déshabillai pas. Sous
prétexte qu’en me couchant j’exposerais les nourrissons, je m’installai sur
une chaise devant le lit, décidé à ouvrir l’oeil et à monter un quart un peu
solide. J’avais soufflé la chandelle afin de laisser les femmes dormir ; moi,
je n’y songeais guère ; mes idées m’ôtaient le sommeil ; je pensais à mon
père et à ce qu’il dirait, s’il apprenait jamais ma conduite. Vers minuit,
voilà que j’entends Claudine faire un mouvement. Je retiens mon souffle.
Elle se levait. Voulait-elle changer les enfants ? Maintenant je sais que
non, alors je crus que oui. Je me dressai hors de moi et, la saisissant par
le bras, je commençai à taper, et rudement, tout en lâchant ce que j’avais
sur le coeur. Je parlais à pleine voix, comme sur mon bateau, quand le
temps est gros, je jurais comme un damné, je menais un tapage affreux.
L’autre nourrice poussait des cris à faire croire qu’on l’égorgeait. À ce va-
carme Germain accourt avec une chandelle allumée. Sa vue m’acheva. Ne
sachant ce que je faisais, je tirai de ma poche un couteau catalan dont je
me servais d’habitude, et empoignant le maudit bâtard, je lui traversai le
bras avec la lame en disant : « Au moins, comme cela, on ne le changera
pas sans que je le sache : il est marqué pour la vie. »
Lerouge n’en pouvait plus.

309
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, glissaient le long


de ses joues et s’arrêtaient dans les rides profondes de son visage.
Il haletait, mais le regard impérieux du juge le pressait, le harcelait,
comme le fouet qui cingle les reins du nègre écrasé de fatigue.
— La blessure du petit était terrible, poursuivit-il ; elle saignait affreu-
sement, il pouvait en mourir. Je ne m’inquiétais que de l’avenir, de ce qui
arriverait peut-être plus tard. Je déclarai que j’allais écrire ce qui venait
de se passer et que nous signerions tous. Ce fut fait. Nous savions écrire
tous quatre. Germain n’osa pas résister, je parlais mon couteau à la main.
Il mit son nom le premier, me conjurant seulement de ne rien dire au
comte, jurant que pour sa part il ne souillerait mot, faisant promettre à
l’autre nourrice de se taire.
— Et vous avez gardé cette déclaration ? demanda M. Daburon.
— Oui, monsieur, et comme l’homme de la police à qui j’ai tout avoué
m’a recommandé de la prendre avec moi, je suis allé la retirer de l’endroit
où je l’avais cachée, et je l’ai là.
— Donnez.
Lerouge sortit de la poche de sa veste un vieux portefeuille de parche-
min attaché avec une lanière de cuir, et en tira un pli jauni par les années
et soigneusement cacheté.
— Voici, dit-il. Le papier n’a pas été ouvert depuis cette nuit maudite.
En effet, lorsque le juge le déplia, il vit tomber la cendre jetée sur les
caractères fraîchement tracés pour les empêcher de s’effacer.
C’était bien le récit bref de la scène décrite par le vieux marin. Les
quatre signatures y étaient.
— Que sont devenus, murmura le juge, se parlant à lui-même, les té-
moins qui ont signé cette déclaration ?
Lerouge crut qu’on l’interrogeait.
— Germain est mort, répondit-il, on m’a dit qu’il s’était noyé dans une
partie de plaisir. Claudine vient d’être assassinée, mais l’autre nourrice
vit encore. Même je sais qu’elle a parlé de la chose à son mari, car il m’en
a touché un mot. C’est un nommé Brossette, qui demeure au village de
Commarin même.
— Et ensuite ? demanda le juge qui avait pris le nom et l’adresse de
cette femme.

310
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

— Le lendemain, monsieur, Claudine parvint à me calmer et à m’ex-


torquer le serment de garder le silence. L’enfant fut à peine malade, mais
il garda une énorme cicatrice au bras.
— Madame Gerdy a-t-elle été avertie de ce qui s’était passé ?
— Je ne le crois pas, monsieur, cependant j’aime mieux dire que je
l’ignore.
— Comment, vous l’ignorez !
— Oui, je vous le jure, monsieur le juge ; cela vient de ce qui est arrivé
après.
— Qu’est-il donc arrivé ?
Le marin hésita.
— C’est que, monsieur, dit-il, c’est des affaires à moi, et…
— Mon ami, interrompit le juge, vous êtes un honnête homme, je le
crois, j’en suis sûr. Mais une fois en votre vie, poussé par une mauvaise
femme, vous avez failli, vous êtes devenu le complice d’une bien coupable
action. Réparez votre faute en parlant sincèrement. Tout ce qui se dit ici, et
qui n’a pas trait directement au crime, reste secret ; moi-même je l’oublie
aussitôt. Ne craignez donc rien, et si vous éprouvez quelque humiliation,
dites-vous que c’est la punition du passé.
— Hélas ! monsieur le juge, répondit le marin, j’ai été bien puni déjà,
et il y a longtemps que ma peine a commencé. Argent mal acquis ne porte
pas profit. En arrivant chez nous, j’achetai le malheureux pré plus cher
que sa valeur. Le jour où je me suis promené dessus en me disant : il est
à moi, j’ai eu mon dernier contentement. Claudine était coquette mais
elle avait encore bien d’autres vices. Quand elle nous vit tant d’argent,
ils éclatèrent tous comme un incendie qui couve à fond de cale quand on
ouvre un panneau. D’un peu gourmande qu’elle était, elle devint portée
sur sa bouche, sauf votre respect, à faire horreur. C’était chez nous une
ripaille qui n’avait ni fin ni cesse. Dès que j’embarquais, elle s’attablait
avec les plus mauvaises gredines du pays, et il n’y avait rien de trop bon
ni de trop cher pour elles. Elle se prenait de boisson au point qu’il fallait
la coucher. Là-dessus, voilà qu’une nuit qu’elle me croyait à Rouen, je
reviens sans être attendu. J’entre, et je la trouve avec un homme. Et quel
homme, monsieur ! Un méchant gringalet honni de tout le pays, laid, sale,
puant : enfin le clerc de l’huissier du bourg. J’aurais dû le tuer, c’était mon

311
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

droit, comme une vermine qu’il était ; il me fit pitié. Je l’empoignai par le


cou et je le jetai par la fenêtre sans l’ouvrir. Il n’en est pas mort. Alors, je
tombai sur ma femme, et quand je cessai de frapper elle ne bougeait plus.
Lerouge parlait d’une voix rauque, et de temps à autre enfonçait sur
ses yeux ses poings crispés.
— Je pardonnai, continua-t-il, mais l’homme qui a battu sa femme
et qui lui a fait grâce est perdu. Désormais, elle prit mieux ses précau-
tions, elle devint plus hypocrite, et voilà tout. Dans l’intervalle, madame
Gerdy retira son petit. Claudine ne fut plus retenue par rien. Protégée et
conseillée par sa mère, qu’elle avait prise avec nous et qui était censée
soigner notre Jacques, elle put me tromper pendant plus d’un an. Je la
croyais revenue à de meilleurs sentiments, et pas du tout, elle menait une
vie effroyable. Ma maison était devenue le mauvais lieu du pays, et c’est
chez moi que les vauriens se rendaient après boire. Ils y buvaient pourtant
encore, car ma femme faisait venir des paniers de vin et d’eau-de-vie, et
tant que j’étais à la mer, on se soûlait pêle-mêle. Quand l’argent lui man-
quait, elle écrivait au comte ou à sa maîtresse, et ses orgies continuaient.
Quelquefois j’avais des doutes qui me travaillaient ; alors, sans raison,
pour un non, pour un oui, je la battais jusqu’à plus soif, puis je pardon-
nais encore, comme un lâche, comme un imbécile. C’était une existence
d’enfer. Je ne sais pas ce qui me procurait le plus de plaisir : de l’embrasser
ou de la rouer de coups. Tout le monde, dans le bourg, me méprisait et me
tournait le dos ; on me croyait complice ou involontairement dupe. J’ai su
plus tard qu’on supposait que je tirais profit de la conduite de ma femme,
tandis qu’au contraire elle payait ses amants. En tout cas, on se demandait
d’où venait tout l’argent qui se dépensait chez nous. Pour me distinguer
d’un de mes cousins nommé Lerouge, on avait joint à mon nom un mot
infâme. Quelle honte, monsieur ! Et je ne savais rien de tant de scandales,
non, rien ! N’étais-je pas le mari ! Par bonheur, mon père était mort.
M. Daburon eut pitié.
— Reposez-vous, mon ami, dit-il, remettez-vous.
— Non, répondit le marin, j’aime mieux faire vite. Un homme eut la
charité de me prévenir : le curé. Si jamais celui-là a besoin de Lerouge !…
Sans perdre une minute, j’allai trouver un homme de loi, lui demandant
comment doit agir un honnête marin qui a eu le malheur d’épouser une

312
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

gourgandine. Il me dit qu’il n’y a rien à faire. Plaider, c’est publier à son
de trompe son déshonneur, et une séparation n’arrange rien. « Quand
une fois on a donné son nom à une femme, me dit-il, on ne peut plus le
reprendre, il lui appartient pour le restant de ses jours, elle a le droit d’en
disposer. Elle peut le salir, le couvrir de boue, le traîner de musicos en
musicos, le mari n’y peut rien. » Cela étant, mon parti fut vite pris. Le
jour même, je vendis le fatal pré et j’en fis porter l’argent à Claudine, ne
voulant rien garder du pain de la honte. Je fis ensuite dresser un acte qui
l’autorisait à administrer notre petit bien mais qui ne lui permettait ni de
le vendre, ni d’emprunter dessus. Puis je lui écrivis une lettre où je lui
marquais qu’elle n’entendrait plus parler de moi, que je n’étais plus rien
pour elle et qu’elle pouvait se regarder comme veuve. Et dans la nuit, je
partis avec mon fils.
— Et que devint votre femme, après votre départ ?
— Je ne puis le dire, monsieur. Je sais seulement qu’elle quitta le pays
un an après moi.
— Vous ne l’avez jamais revue ?
— Jamais.
— Cependant, vous étiez chez elle trois jours avant le crime ?
— C’est vrai, monsieur, mais c’est qu’il le fallait absolument. J’ai eu
bien de la peine à la retrouver, personne ne savait ce qu’elle était deve-
nue. Heureusement mon notaire a pu se procurer l’adresse de madame
Gerdy, il lui a écrit, et c’est comme cela que j’ai su que Claudine habitait
La Jonchère. J’étais pour lors à Rouen ; le patron Gervais, qui est mon ami,
m’offrit de me remonter à Paris sur son bateau, et j’acceptai. Ah ! mon-
sieur ! quel saisissement lorsque je suis entré chez elle ! Ma femme ne me
reconnaissait pas. À force de dire à tout le monde que j’étais mort, elle
avait sans doute fini par s’en persuader. Quand j’ai dit mon nom, elle est
tombée à la renverse. La malheureuse ! elle n’avait pas changé. Elle avait
près d’elle un verre et une bouteille d’eau-de-vie…
— Tout cela ne m’apprend pas ce que vous veniez faire chez votre
femme.
— C’est pour Jacques, monsieur, que j’y allais. Le petit est devenu
homme, et il veut se marier. Pour cela, il fallait le consentement de la
mère. J’ai donc porté à Claudine un acte que le notaire avait préparé et

313
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

qu’elle a signé. Le voici.


M. Daburon prit l’acte et sembla le lire attentivement. Au bout d’un
moment :
— Vous êtes-vous demandé, interrogea-t-il, qui pouvait avoir assas-
siné votre femme ?
Lerouge ne répondit pas.
— Avez-vous eu des soupçons sur quelqu’un ? insista le juge.
— Dame ! monsieur, répondit le marin, que voulez-vous que je vous
dise ! J’ai pensé que Claudine avait fini par lasser les gens de qui elle tirait
de l’argent comme de l’eau d’un puits, ou bien qu’étant soûle elle avait
parlé trop.
Les renseignements étaient aussi complets que possible. Daburon
congédia Lerouge en lui recommandant d’attendre Gévrol qui le condui-
rait à un hôtel où il se tiendrait jusqu’à nouvel ordre à la disposition de
la justice.
— Vous serez indemnisé de vos dépenses, ajouta le juge.
Lerouge avait à peine tourné les talons qu’un fait grave, prodigieux,
inouï, sans précédent se produisit dans le cabinet du juge d’instruction.
Constant, le sérieux, l’impassible, l’immobile, le sourd-muet Constant
se leva et parla.
Il rompit un silence de quinze années, il s’oublia jusqu’à émettre une
opinion.
Il dit :
— Voilà, monsieur, une surprenante affaire !
Bien surprenante, en effet, pensait M. Daburon, et bien faite pour dé-
router toutes les prévisions, pour renverser toutes les opinions précon-
çues.
Pourquoi, lui juge, avait-il agi avec cette déplorable précipitation ?
Pourquoi, avant de rien risquer, n’avait-il pas attendu de bien posséder
tous les éléments de cette grave affaire, de tenir tous les fils de cette trame
compliquée ?
On accuse la justice de lenteur, mais c’est cette lenteur même qui fait
sa force et sa sûreté, qui constitue sa presque infaillibilité.
On ne sait pas assez tout le temps que les témoignages mettent à se
produire.

314
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

On ignore ce que peuvent révéler de faits des investigations inutiles


en apparence.
Les drames de la cour d’assises n’observent pas les trois unités, il s’en
manque de beaucoup.
Quand l’enchevêtrement des passions et des mobiles semble inextri-
cable, un personnage inconnu, venu on ne sait d’où, se présente, et c’est
lui qui apporte le dénouement.
M. Daburon, le plus prudent des hommes, avait cru simple la plus
complexe des affaires. Il avait agi comme pour un cas de flagrant dé-
lit dans un crime mystérieux qui réclamait les plus grandes précautions.
Pourquoi ? C’est que ses souvenirs ne lui avaient pas laissé la liberté de
délibération, de jugement et de décision. Il avait craint également de pa-
raître faible et de se montrer violent. Se croyant sûr de son fait, l’animosité
l’avait emporté. Et cependant bien des fois il s’était dit : où est le devoir ?
Mais, quand on en est réduit à ne plus distinguer clairement le devoir,
c’est qu’on fait fausse route.
Le singulier dans tout cela, c’est que les fautes du juge d’instruction
provenaient de son honnêteté même. Il avait été égaré par une trop grande
délicatesse de conscience, les scrupules qui le tracassaient lui avaient rem-
pli l’esprit de fantômes et l’avaient poussé à l’animosité passionnée par
lui déployée à un certain moment.
Devenu plus calme, il examinait sainement les choses. En somme,
grâce à Dieu ! rien n’était irréparable. Il ne s’en adressait pas moins les
plus dures admonestations. Le hasard seul l’avait arrêté. En ce moment
même, il se jurait bien que cette instruction serait pour lui la dernière. Sa
profession lui inspirait désormais une invincible horreur. Puis, son entre-
tien avec Claire avait rouvert toutes les blessures de son coeur, et elles
saignaient plus douloureuses que jamais. Il reconnaissait avec accable-
ment que sa vie était brisée, finie. Un homme peut se dire cela quand
toutes les femmes ne lui sont rien, hormis une seule qu’il ne peut espérer
posséder.
Trop religieux pour songer au suicide, il se demandait avec angoisse
ce qu’il deviendrait plus tard, quand il aurait jeté aux orties sa robe de
juge.
Puis il revenait à l’affaire présente. Dans tous les cas, innocent ou

315
L’affaire Lerouge Chapitre XVII

coupable, Albert était bien le vicomte de Commarin, le fils légitime du


comte. Mais était-il coupable ? Évidemment non.
— J’y songe ! s’écria tout à coup le juge, il faut que je parle au comte
de Commarin. Constant, faites passer à son hôtel, qu’il vienne à l’instant ;
s’il n’est pas chez lui, qu’on le cherche.
M. Daburon allait avoir un moment difficile. Il allait être forcé de dire
à ce vieillard : « Monsieur, votre fils légitime n’est pas celui que je vous ai
dit, c’est l’autre. » Quelle situation ! non seulement pénible, mais voisine
du ridicule. Le correctif, c’est que cet autre, Albert, était innocent.
À Noël aussi il faudrait apprendre la vérité, le précipiter à terre après
l’avoir élevé jusqu’aux nues. Quelle désillusion ! Mais sans doute le comte
trouverait pour lui quelque compensation, il la lui devait bien.
— Maintenant, murmurait le juge, quel serait le coupable ?
Une idée traversa son cerveau, qui d’abord lui parut invraisemblable.
Il la rejeta, puis la reprit. Il la tourna, la retourna, l’examina sous toutes
ses faces. Il s’y était presque arrêté lorsque M. de Commarin entra.
Le messager de M. Daburon lui était arrivé comme il allait descendre
de voiture, revenant avec Claire de chez Mme Gerdy.

316
CHAPITRE XVIII

L
  T parlait, mais il agissait aussi.
Abandonné par le juge d’instruction à ses seules forces, il se
remit à l’oeuvre sans perdre une minute et ne prit plus un mo-
ment de repos.
L’histoire du cabriolet attelé d’un cheval rapide était exacte.
Prodiguant l’argent, le bonhomme avait recruté une douzaine d’em-
ployés de la police en congé ou de malfaiteurs sans ouvrage, et, à la tête
de ces honorables auxiliaires, secondé par son séide Lecoq, il s’était trans-
porté à Bougival.
Il avait littéralement fouillé le pays, maison par maison, avec l’obsti-
nation et la patience d’un maniaque qui voudrait retrouver une aiguille
dans une charretée de foin.
Ses peines ne furent pas absolument perdues.
Après trois jours d’investigations, voici ce dont il était à peu près cer-
tain :

317
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

L’assassin n’avait pas quitté le chemin de fer à Rueil comme le font


tous les gens de Bougival, de La Jonchère et de Marly. Il avait poussé
jusqu’à Chatou.
Tabaret pensait le reconnaître dans un homme encore jeune, brun et
avec d’épais favoris noirs, chargé d’un pardessus et d’un parapluie, que
lui avaient dépeint les employés de la station.
Ce voyageur, arrivé par le train qui part de Paris à Saint-Germain à
huit heures trente-cinq du soir, avait paru fort pressé.
En quittant la gare, il s’était élancé au pas de course sur la route qui
conduit à Bougival. Sur la chaussée, deux hommes de Marly et une femme
de La Malmaison l’avaient remarqué à cause de ses allures rapides. Il fu-
mait tout en courant.
Au passage du pont qui, à Bougival, joint les deux rives de la Seine, il
avait été mieux observé encore.
On paye pour traverser ce pont, et l’assassin présumé avait sans doute
oublié cette circonstance.
Il avait passé franc, toujours au pas de gymnastique, les coudes au
corps, ménageant son haleine, et le gardien du pont avait été obligé de
s’élancer à sa poursuite en le hélant, pour se faire payer.
Il avait paru très contrarié de cette circonstance, avait jeté une pièce
de dix sous et avait continué sa route sans attendre les quarante-cinq cen-
times qui lui revenaient.
Ce n’est pas tout.
Le contrôleur de Rueil se souvenait que deux minutes avant le train de
dix heures et quart, un voyageur s’était présenté, très ému et si essoufflé
qu’à peine il pouvait se faire comprendre en demandant son billet, un
billet de seconde, pour Paris.
Le signalement de cet homme répondait exactement au portrait décrit
par les employés de Chatou et par le gardien du pont.
Enfin, le bonhomme se croyait sur la trace d’un individu qui avait dû
monter dans le même compartiment que ce voyageur essoufflé.
On lui avait indiqué un boulanger d’Asnières auquel il avait écrit en
lui demandant un rendez-vous.
Tel était le bilan du père Tabaret, quand le lundi matin il se présenta
au Palais de Justice afin de voir si on n’aurait pas reçu le dossier de la

318
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

veuve Lerouge.
Il ne trouva pas ce dossier, mais dans la galerie il rencontra Gévrol et
son homme.
Le chef de la sûreté triomphait, et triomphait sans pudeur. Dès qu’il
aperçut Tabaret, il l’appela.
— Eh bien ! illustre dénicheur, quoi de neuf ? Avons-nous fait couper
le cou à quelque scélérat depuis l’autre jour ? Ah ! vieux malin, je vois
bien que c’est à ma place que vous en voulez !
Hélas ! le bonhomme était cruellement changé.
La conscience de son erreur le rendait humble et doux. Ces plaisante-
ries qui jadis l’exaspéraient ne le touchaient pas. Bien loin de se rebiffer,
il baissa le nez d’un air si contrit que Gévrol en fut étonné.
— Raillez-moi, mon bon monsieur Gévrol, répondit-il, moquez-vous
de moi impitoyablement, vous aurez raison, je l’ai bien mérité.
— Ah çà ! reprit l’agent, nous avons donc fait quelque nouveau chef-
d’oeuvre, vieux passionné ?
Le père Tabaret branla tristement la tête.
— J’ai livré un innocent, dit-il, et la justice ne veut plus me le rendre.
Gévrol était ravi, il se frottait les mains à s’enlever l’épiderme.
— C’est très fort ; cela, chantonnait-il, c’est très adroit. Faire condam-
ner des coupables, fi donc ! c’est mesquin. Mais faire raccourcir des in-
nocents, bigre ! c’est le dernier mot de l’art. Papa Tirauclair, vous êtes
pyramidal, et je m’incline.
Et en même temps il ôta ironiquement son chapeau.
— Ne m’accablez pas, reprit le bonhomme. Que voulez-vous, malgré
mes cheveux gris, je suis jeune dans le métier. Parce que le hasard m’a
servi trois ou quatre fois, j’en suis devenu bêtement orgueilleux. Je re-
connais trop tard que je ne suis pas ce que je croyais ; je suis un apprenti
à qui le succès a fait tourner la cervelle, tandis que vous, monsieur Gévrol,
vous êtes notre maître à tous. Au lieu de me railler, de grâce, secourez-
moi, aidez-moi de vos conseils et de votre expérience. Seul, je n’en sortirai
pas, au lieu qu’avec vous !…
Gévrol est superlativement vaniteux.
La soumission de Tabaret, qu’au fond il estimait très fort, chatouilla
délicieusement ses prétentions policières.

319
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

Il s’humanisa.
— J’imagine, dit-il d’un ton protecteur, qu’il s’agit de l’affaire de La
Jonchère ?
— Hélas ! oui, cher monsieur Gévrol, j’ai voulu marcher sans vous, et
il m’en cuit.
Le vieux finaud de Tabaret gardait la mine contrite d’un sacristain
surpris à faire gras le vendredi, mais, au fond, il riait, il jubilait.
Niais vaniteux, pensait-il, je te casserai tant d’encensoirs sur le nez
que tu finiras bien par faire tout ce que je voudrai.
M. Gévrol se grattait le nez, tout en avançant la lèvre inférieure et en
faisant : « Euh ! euh ! »
Il feignait d’hésiter, heureux de prolonger la délicate jouissance que
lui procurait la confusion du bonhomme.
— Voyons, dit-il enfin, déridez-vous, papa Tirauclair ; je suis bon gar-
çon, moi, je vous donnerai un coup d’épaule. C’est gentil, hein ? Mais
aujourd’hui je suis trop pressé, on me demande là-bas. Venez me voir de-
main matin, nous causerons. Cependant, avant de nous quitter, je vais
vous allumer une lanterne pour chercher votre chemin. Savez-vous qui
est le témoin que j’amène ?
— Dites, mon bon monsieur Gévrol.
— Eh bien ! ce gaillard sur ce banc qui attend monsieur le juge d’ins-
truction est le mari de la victime de La Jonchère.
— Pas possible ! fit le père Tabaret stupéfié.
Et réfléchissant :
— Vous vous moquez de moi, ajouta-t-il.
— Non, sur ma parole. Allez lui demander son nom, il vous dira qu’il
s’appelle Pierre Lerouge.
— Elle n’était donc pas veuve ?
— Il paraîtrait, répondit Gévrol goguenardant, puisque voilà son heu-
reux époux.
— Oh !… murmura le bonhomme. Et sait-il quelque chose ?
En vingt phrases le chef de la sûreté analysa à son collègue volontaire
le récit que Lerouge allait faire au juge d’instruction.
— Que dites-vous de cela ? demanda-t-il en finissant.

320
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

— Ce que je dis, balbutia le père Tabaret, dont la physionomie dénotait


une surprise voisine de l’hébétement, ce que je dis ?… je ne dis rien. Je
pense… mais non, je ne pense rien.
— Une tuile, quoi ! fit Gévrol radieux.
— Dites un coup de massue, plutôt, répliqua Tabaret.
Mais subitement il se redressa, se donnant sur le front un furieux coup
de poing.
— Et mon boulanger ! s’écria-t-il. À demain, monsieur Gévrol.
Il est fêlé ! pensa le chef de la sûreté.
Le bonhomme était fort sain d’esprit, seulement il s’était tout à coup
souvenu du boulanger d’Asnières, qu’il avait prié de passer chez lui. L’y
trouverait-il encore ?
Dans l’escalier, il rencontra M. Daburon ; c’est à peine s’il daigna lui
répondre.
Bientôt il fut dehors et s’élança le long du quai, trottant comme un
chat maigre.
Là, causons, se disait-il ; voilà mon Noël redevenu, Gros-Jean comme
devant. Il ne va pas rire, lui qui était si heureux d’avoir un nom. Bast ! s’il
le veut, je l’adopterai. Tabaret ne sonne pas comme Commarin, mais en-
fin, c’est un nom. N’importe, l’histoire de Gévrol ne modifie en rien la si-
tuation d’Albert ni mes convictions. Il est le fils légitime, tant mieux pour
lui ! Cela ne m’affirmerait en rien son innocence, si j’en doutais. Évidem-
ment, non plus que son père, il ne connaissait rien de ces circonstances si
surprenantes. Il devait, aussi bien que le comte, croire à une substitution.
Ces faits, madame Gerdy les ignorait aussi, on aura inventé quelque his-
toire pour expliquer la cicatrice. Oui, mais madame Gerdy savait à n’en
pas douter que Noël était bien son fils à elle. En le reprenant, elle a dû
vérifier les signes. Quand Noël a trouvé les lettres du comte, elle se sera
empressée de lui expliquer…
Le père Tabaret s’arrêta aussi court que si son chemin eût été barré
par le plus effroyable reptile.
Il était épouvanté de sa conclusion, qui disait : « Noël aurait donc
assassiné la femme Lerouge pour l’empêcher de confesser que la substi-
tution n’avait pas eu lieu, et il aurait brûlé les lettres et les papiers qui le
prouvaient ! »

321
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

Mais il repoussa avec horreur cette probabilité, comme un honnête


homme chasse une détestable pensée qui, par hasard, sillonne son esprit.
— Vieux crétin que je suis ! exclamait-il en reprenant sa course,
voilà pourtant la conséquence de l’affreux métier que je me faisais
gloire d’exercer ! Soupçonner Noël, mon enfant, mon légataire univer-
sel, la vertu et l’honneur incarnés ici-bas ! Noël, que dix ans de relations
constantes, de vie presque commune, m’ont appris à estimer, à admirer
au point que je répondrais de lui comme de moi-même ! Il faut de ter-
ribles passions pour pousser, à verser le sang, les hommes d’une certaine
condition, et je n’ai jamais connu à Noël que deux passions : sa mère et le
travail. Et j’ose effleurer d’un soupçon ce caractère si noble ! Je devrais me
battre ! Vieille bête ! tu ne trouves sans doute pas assez terrible la leçon
que tu viens de recevoir ! Que faut-il donc pour te rendre plus circons-
pect ?
Il raisonnait ainsi, s’efforçant de refouler ses inquiétudes, contrai-
gnant ses habitudes d’investigation, mais au fond de lui-même une voix
taquinante murmurait : « Si c’était Noël ? »
Le père Tabaret était arrivé rue Saint-Lazare.
Devant sa porte stationnait le plus élégant coupé bleu attelé d’un che-
val magnifique. Machinalement il s’arrêta.
— Bel animal ! dit-il ; mes locataires reçoivent des gens bien…
Ils recevaient des gens mal aussi, car il formulait à peine cette réflexion
qu’il vit sortir M. Clergeot, l’honnête M. Clergeot, dont la présence dans
une maison y trahit une ruine aussi sûrement que la présence des em-
ployés des pompes funèbres y annonce une mort.
Le vieux policier, qui connaît toute la terre, connaissait admirable-
ment l’honnête banquier. Même il avait eu des relations avec lui, autre-
fois, lorsqu’il collectionnait des livres. Il l’arrêta.
— Vous voilà ! vieux crocodile, lui dit-il, vous avez donc des pratiques
dans ma maison ?
— Il paraît, répondit sèchement Clergeot, qui n’aime pas à être traité
familièrement.
— Tiens ! tiens ! fit le père Tabaret.
Et, poussé par une curiosité bien naturelle chez un propriétaire qui
doit avant tout redouter de loger des gens gênés, il ajouta :

322
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

— Qui diable êtes-vous en train de me ruiner ?


— Je ne ruine personne, riposta M. Clergeot d’un air de dignité offen-
sée. Avez-vous eu à vous plaindre de nos relations ? Je ne le pense pas.
Parlez de moi, s’il vous plaît, au jeune avocat qui fait des affaires avec
moi, il vous dira s’il a lieu de regretter de me connaître.
Tabaret fut péniblement impressionné.
Quoi ! Noël, le sage Noël était le client de Clergeot ! Que voulait dire
cela ? Peut-être n’y avait-il aucun mal. Cependant les quinze mille francs
de jeudi lui revenaient à la mémoire.
— Oui, dit-il, désireux de se renseigner, je sais que monsieur Gerdy
mène l’argent assez rondement.
Clergeot a la délicatesse de ne jamais laisser attaquer ses pratiques
sans les défendre.
— Ce n’est pas lui personnellement, objecta-t-il, qui fait danser les
écus, c’est sa petite femme chérie. Elle est grosse comme le pouce, mais
elle mangerait le diable, ongles, cornes et tout.
Quoi ! Noël entretenait une femme, une créature que Clergeot lui-
même, l’ami des petites dames, trouvait dépensière ! Cette révélation, en
ce moment, atteignait le bonhomme en plein coeur. Pourtant il dissimula.
Un geste, un regard pouvaient éveiller la défiance de l’usurier et lui fermer
la bouche.
— On sait cela, reprit-il du ton le plus dégagé qu’il put. Bast ! il faut
que jeunesse se passe. Que croyez-vous donc qu’elle lui coûte par an, cette
coquine ?
— Ma foi, je ne sais pas. Il a eu le tort de ne pas lui assigner un fixe. À
mon calcul, elle doit bien, depuis quatre ans qu’il l’a, lui avoir avalé dans
les environs de cinq cent mille francs.
Quatre ans ! cinq cent mille francs !
Ces mots, ces chiffres éclatèrent comme des obus dans la cervelle du
père Tabaret.
Un demi-million !
En ce cas Noël était ruiné de fond en comble. Mais alors…
— C’est beaucoup, dit-il, réussissant, grâce à d’héroïques efforts, à ca-
cher sa souffrance, c’est énorme même ! Il faut remarquer cependant que
monsieur Gerdy a des ressources…

323
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

— Lui ! interrompit l’usurier en haussant les épaules. Tenez, pas ça !


ajouta-t-il en faisant claquer sous ses dents l’ongle de son pouce. Il est
nettoyé à fond. Cependant, s’il vous doit de l’argent, soyez sans crainte.
C’est un malin. Il va se marier. Tel que vous me voyez, je viens de lui
renouveler des billets pour vingt-six mille francs. Au revoir, monsieur
Tabaret.
L’usurier s’éloigna d’un pas leste, laissant le pauvre bonhomme planté
comme une borne au milieu du trottoir.
Il ressentait quelque chose de pareil à la douleur immense qui doit
briser le coeur d’un père lorsqu’on lui laisse entrevoir que son fils bien-
aimé est peut-être le dernier des scélérats.
Et, pourtant, telle était sa croyance en Noël qu’il violentait sa raison
pour repousser encore les soupçons qui le poignaient. Pourquoi cet usu-
rier n’aurait-il pas calomnié l’avocat ?
Ces gens qui prêtent à plus de dix pour cent sont capables de tout.
Évidemment il avait exagéré le chiffre des folies de son client.
Et quand même ! Combien d’hommes n’ont pas fait pour des femmes
les plus grandes insanités sans cesser d’être honnêtes !
Il voulut entrer.
Un tourbillon de soie, de dentelles et de velours, lui barra le passage.
C’était une jolie jeune femme brune qui sortait.
Elle s’élança, légère comme l’oiseau, dans le coupé bleu.
Le père Tabaret était gaillard, la jeune femme était ravissante, pour-
tant il n’eut pas un regard pour elle.
Il entra, et sous la voûte il trouva son portier debout, sa casquette à la
main, considérant d’un oeil attendri une pièce de vingt francs.
— Ah ! monsieur, lui dit cet homme, la jolie dame, et combien elle est
comme il faut ! Que n’êtes-vous arrivé cinq minutes plus tôt ?
— Quelle dame ?… pourquoi ?
— Cette dame si distinguée qui sort, elle venait, monsieur, chercher
des renseignements sur monsieur Gerdy. Elle m’a donné vingt francs pour
répondre à ses questions. Il paraîtrait que monsieur Gerdy se marie. Elle
avait l’air tout à fait vexée. Superbe créature ! J’ai dans l’idée que ce doit
être sa maîtresse. Je comprends maintenant pourquoi il sortait toutes les
nuits.

324
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

— Monsieur Gerdy ?
— Mais oui, monsieur, je n’en ai jamais parlé à monsieur, vu qu’il avait
l’air de se cacher. Il ne me demandait pas le cordon, non, pas si bête ! Il
filait par la petite porte de la remise. Moi je me disais : c’est peut-être
pour ne pas me déranger, ce qu’il en fait, cet homme, c’est très délicat de
sa part, et puisque ça lui plaît…
Le portier parlait, l’oeil toujours attaché sur sa pièce.
Lorsqu’il leva la tête pour interroger la physionomie de son seigneur
et maître, le père Tabaret avait disparu.
En voilà bien une autre ! se dit le portier. Cent sous que le patron
court après la superbe créature ! Joue des flûtes, va, vieux roquentin, on
t’en donnera un petit morceau, pas beaucoup, mais c’est très cher.
Le portier ne se trompait pas. Le père Tabaret courait après la dame
au coupé bleu.
Il avait pensé : celle-là me dira tout ; et d’un bond il fut dans la rue.
Il y arriva juste à temps pour voir le coupé bleu tourner le coin de la
rue Saint-Lazare.
— Ciel ! murmura-t-il, je vais la perdre de vue, et cependant la vérité
est là.
Il était dans un de ces états de surexcitation nerveuse qui enfantent
des prodiges.
Il franchit le bout de la rue Saint-Lazare aussi rapidement qu’un jeune
homme de vingt ans.
Ô bonheur ! À cinquante pas, dans la rue du Havre, Il vit le coupé bleu
arrêté au milieu d’un embarras de voitures.
Je l’aurai ! se dit-il.
Ses regards parcouraient les alentours de la gare de l’Ouest, cette rue
où rôdent presque constamment des cochers marrons : pas une voiture !
— Volontiers, comme Richard III, il aurait crié : « Ma fortune pour un
fiacre ! »
Le coupé bleu s’était dégagé et filait bon train vers la rue Tronchet. Le
bonhomme suivait.
Il se maintenait ; le coupé ne gagnait pas trop.
Tout en courant sur le milieu de la chaussée, cherchant de l’oeil une
voiture où se jeter, il se disait : en chasse ! bonhomme, en chasse ! Quand

325
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

on n’a pas de tête, il faut des jambes. Et hop ! et hop ! Pourquoi n’as-tu
pas songé à demander à Clergeot l’adresse de cette femme ? Plus vite que
ça, mon vieux, plus vite ! Quand on veut se mêler d’être mouchard, on se
munit des qualités de l’emploi, le mouchard doit avoir les fuseaux du cerf.
Il ne pensait qu’à rejoindre la maîtresse de Noël, et pas à autre chose.
Mais il perdait, bien évidemment il perdait.
Il n’était pas au milieu de la rue Tronchet, et il n’en pouvait plus ; il
sentait que ses jambes ne le porteraient pas cent mètres plus loin, et le
maudit coupé allait atteindre la Madeleine.
Ô Fortune ! Une remise découverte, marchant dans le même sens que
lui, le dépassa.
Il fit un signe plus désespéré que celui de l’homme qui se noie. Le
signe fut vu. Il rassembla ses dernières forces et d’un bond s’élança dans
la voiture sans le secours du marchepied.
— Là-bas, dit-il, ce coupé bleu, vingt francs !
— Compris ! répondit le cocher en clignant de l’oeil.
Et il enveloppa sa maigre rosse d’un vigoureux coup de fouet en mur-
murant :
— Un bourgeois jaloux qui suit sa femme. Connu ! Hue cocotte !
Pour le père Tabaret, il était temps de s’arrêter, ses forces expiraient.
Après une bonne minute, il n’avait pas repris haleine. On était sur le bou-
levard. Il se dressa dans la voiture, s’appuyant au siège du cocher.
— Je n’aperçois plus le coupé, dit-il.
— Oh ! je le vois bien, moi, bourgeois ; c’est qu’il a un fameux cheval.
— Le tien doit être meilleur ! j’ai dit vingt francs, ce sera quarante.
Le cocher tapa comme un sourd, et tout en frappant il grommelait :
— Il n’y a pas à dire, il faut la rejoindre. Pour vingt francs je la man-
quais : j’aime les femmes, moi, je suis de leur côté. Mais dame ! deux
louis… Peut-on être jaloux quand on est aussi laid que ça ?
Le père Tabaret se donnait mille peines pour occuper son esprit de
choses indifférentes.
Il ne voulait pas réfléchir avant d’avoir vu cette femme, de lui avoir
parlé, de l’avoir habilement questionnée.
Il était sûr que d’un mot elle allait perdre ou sauver son amant.
Quoi ! perdre Noël ! Eh bien ! oui.

326
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

Cette idée de Noël assassin le fatiguait, le harcelait, bourdonnait dans


son cerveau comme la mouche agaçante qui mille et mille fois vient, re-
vient se heurter à la vitre où brille un rayon.
On venait de dépasser la Chaussée-d’Antin, le coupé bleu n’était guère
qu’à une trentaine de pas. Le cocher de remise se retourna :
— Bourgeois, notre coupé s’arrête.
— Arrête aussi et ne le perds pas de l’oeil, pour repartir en même
temps que lui.
Le père Tabaret se pencha tant qu’il put hors de sa voiture.
La jeune femme descendait du coupé, traversait le trottoir et entrait
dans un magasin où on vend des cachemires et des dentelles.
Voilà donc, pensait le père Tabaret, où vont les billets de mille francs !
Un demi-million en quatre ans ! Que font donc ces créatures de l’argent
qu’on leur jette à pleines mains ; le mangent-elles ? Au feu de quels ca-
prices fondent-elles les fortunes ? Elles ont des philtres endiablés, bien
sûr, qu’elles donnent à boire aux imbéciles qui se ruinent pour elles. Il
faut qu’elles possèdent un art particulier de cuisiner et d’épicer le plaisir,
puisque une fois qu’elles tiennent un homme il sacrifie tout avant de les
abandonner.
La remise se remit en route, mais bientôt s’arrêta.
Le coupé faisait une nouvelle pause devant un magasin de curiosités.
Cette créature veut donc acheter tout Paris ! se disait avec rage le
bonhomme. Oui, c’est elle qui a poussé Noël, si Noël a commis le crime.
C’est mes quinze mille francs qu’elle fricasse en ce moment. Combien de
jours dureront-ils ? Ce serait pour avoir de l’argent que Noël aurait tué la
femme Lerouge. Oh ! alors il serait le dernier, le plus infâme des hommes.
Quel monstre de dissimulation et d’hypocrisie ! Et penser que si je mou-
rais ici de fureur, il serait mon héritier ! Car c’est écrit en toutes lettres :
« Je lègue à mon fils Noël Gerdy… » Si ce garçon était coupable, il n’y au-
rait pas d’assez grands supplices pour lui… Mais cette femme ne rentrera
donc pas !
Cette femme n’était pas pressée, le temps était beau, sa toilette était
ravissante, elle se montrait. Elle visita trois ou quatre magasins encore,
et en dernier lieu s’arrêta chez un pâtissier, où elle resta plus d’un quart
d’heure.

327
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

Le bonhomme, dévoré d’angoisses, bondissait et trépignait dans sa


voiture.
Être séparé du mot d’une énigme terrible par le caprice d’une drôlesse,
quelle torture ! Il mourait d’envie de s’élancer sur ses pas, de la prendre
par le bras et de lui crier : « Rentre donc, malheureuse ! rentre donc chez
toi ! Que fais-tu là ? Ne sais-tu pas qu’à cette heure ton amant, celui que tu
as ruiné, est soupçonné d’un assassinat ! Rentre donc que je te questionne,
que je sache de toi s’il est innocent ou coupable ! Car tu me le diras, sans
t’en douter. Je t’ai préparé un traquenard où tu te prendras. Rentre donc,
l’anxiété me tue ! »
Elle rentra.
Le coupé bleu reprit sa course, remonta la rue du Faubourg-Montmartre,
tourna dans la rue de Provence, déposa la jolie promeneuse à sa porte et
repartit.
— Elle demeure là, dit le père Tabaret avec un soupir de soulagement.
Il descendit de voiture, donna au cocher les deux louis en lui ordon-
nant de l’attendre, et s’élança sur les traces de la jeune femme.
Il est patient, le bourgeois, pensa le cocher, mais la petite dame brune
est pincée.
Le bonhomme avait ouvert la porte de la loge du concierge.
— Le nom de cette dame qui vient de rentrer ? demanda-t-il.
Le portier ne parut rien moins que disposé à répondre.
— Son nom ? insista le vieux policier.
Le ton était si bref, si impérieux que le portier fut ébranlé.
— Madame Juliette Chaffour, répondit-il.
— À quel étage ?
— Au second, la porte en face.
Une minute après, le bonhomme attendait dans le salon de Mme Ju-
liette. Madame se déshabillait, lui avait répondu la femme de chambre, et
allait venir à l’instant.
Le père Tabaret était stupéfié du luxe de ce salon. Il n’avait rien d’in-
solent pourtant, ni de brutal, ni même de mauvais goût. On ne se serait ja-
mais cru chez une femme entretenue. Mais le bonhomme, qui s’y connais-
sait en beaucoup de choses, jugea bien que tout dans cette pièce était de

328
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

grand prix. La seule garniture de cheminée valait, au bas mot, une ving-
taine de mille francs.
Clergeot, pensait-il, n’a pas exagéré.
L’entrée de Juliette interrompit ses réflexions. Elle avait retiré sa robe
et passé à la hâte un peignoir très ample, noir, avec des garnitures de
satin cerise. Ses admirables cheveux un peu dérangés par son chapeau
retombaient en cascades sur son cou et bouclaient derrière ses délicates
oreilles. Elle éblouit le père Tabaret. Il comprit bien des folies.
— Vous avez demandé à me parler, monsieur ? interrogea-t-elle en
s’inclinant gracieusement.
— Madame, répondit le père Tabaret, je suis un ami de Noël, son
meilleur ami, je puis le dire, et…
— Prenez donc la peine de vous asseoir, monsieur, interrompit la jeune
femme.
Elle-même se posa sur un canapé, lutinant du bout du pied ses mules
pareilles à son peignoir, pendant que le bonhomme prenait place dans un
fauteuil.
— Je viens, madame, reprit-il, pour une affaire grave. Votre présence
chez monsieur Gerdy…
— Quoi ! s’écria Juliette, il sait déjà ma visite ? Mâtin ! il a une police
bien faite.
— Ma chère enfant, commença paternellement Tabaret…
— Bien ! je sais, monsieur, ce que vous venez faire. Vous êtes chargé
par Noël de me gronder. Il m’avait défendu d’aller chez lui, je n’ai pu y
tenir. C’est embêtant, à la fin, d’avoir pour amant un rébus, un homme
dont on ne sait rien, un logogriphe en habit noir et en cravate blanche,
un être lugubre et mystérieux…
— Vous avez commis une imprudence.
— Pourquoi ? parce qu’il va se marier ? Que ne l’avoue-t-il alors ?
— Si ce n’est pas !
— Ça est. Il l’a dit à ce vieux filou de Clergeot, qui me l’a répété. En
tout cas, il doit tramer quelque coup de sa tête ; depuis un mois il est tout
chose, il est changé au point que je ne le reconnais plus.
Le père Tabaret désirait avant tout savoir si Noël ne s’était pas ménagé
un alibi pour le mardi du crime. Là pour lui était la grande question. Oui ;

329
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

il était coupable certainement. Non ; il pouvait encore être innocent. Mme


Juliette devait, il n’en doutait pas, l’éclairer sur ce point décisif.
En conséquence, il était arrivé avec sa leçon toute préparée, son petit
traquenard tendu.
La vivacité de la jeune femme le dérouta un peu ; pourtant il poursui-
vit, se fiant aux hasards de la conversation :
– Empêcheriez-vous donc le mariage de Noël ?
— Son mariage ! s’écria Juliette en éclatant de rire ; ah ! le pauvre gar-
çon ! s’il ne rencontre pas d’autre obstacle que moi, son affaire est conclue.
Qu’il se marie, ce cher Noël, au plus vite, et que je n’entende plus parler
de lui.
— Vous ne l’aimez donc pas ? demanda le bonhomme un peu surpris
de cette aimable franchise.
— Écoutez, monsieur, je l’ai beaucoup aimé, mais tout s’use. Depuis
quatre ans, je mène, moi qui suis folle de plaisirs, une existence intolé-
rable. Si Noël ne me quitte pas, c’est moi qui le lâcherai. Je suis excédée,
à la fin, d’avoir un amant qui rougit de moi et qui me méprise.
— S’il vous méprise, belle dame, il n’y paraît guère, répondit le père
Tabaret en promenant autour du salon un regard des plus significatifs.
— Vous voulez dire, riposta la dame en se levant, qu’il dépense beau-
coup pour moi. C’est vrai. Il prétend qu’il s’est ruiné pour moi, c’est fort
possible. Qu’est-ce que cela me fait ? Je ne suis pas une femme intéres-
sée, sachez-le. J’aurais préféré moins d’argent et plus d’égards. Mes folies
m’ont été inspirées par la colère et le désoeuvrement. Monsieur Gerdy
me traite en fille, j’agis en fille. Nous sommes quittes.
— Vous savez bien qu’il vous adore…
— Lui ! Puisque je vous dis qu’il a honte de moi. Il me cache comme une
maladie secrète. Vous êtes le premier de ses amis à qui je parle. Demandez-
lui s’il m’a jamais sortie ! On dirait que mon contact est déshonorant.
Tenez, mardi dernier, pas plus tard, nous sommes allés au théâtre. Il avait
loué une loge entière. Vous croyez qu’il est resté près de moi ? Erreur,
monsieur s’est esquivé et je ne l’ai plus revu de la soirée.
— Comment ! vous avez été forcée de revenir seule ?
— Non. À la fin du spectacle, vers minuit, monsieur a daigné repa-
raître. Nous devions aller au bal de l’Opéra et de là souper. Ah ! ce fut

330
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

amusant ! Au bal, monsieur n’a osé ni relever son capuchon, ni retirer


son masque. Au souper, j’ai dû, à cause de ses amis, le traiter comme un
étranger.
L’alibi préparé en cas de malheur apparaissait.
Moins emportée, Juliette aurait remarqué l’état du père Tabaret et cer-
tainement se serait tue.
Il était devenu livide et tremblait comme une feuille.
— Bast ! reprit-il en faisant un effort surhumain pour articuler ses
mots, le souper n’en a pas été moins gai.
— Gai ! répéta la jeune femme en haussant les épaules, vous ne
connaissez guère votre ami. Si vous l’invitez jamais à dîner, gardez-vous
bien de le laisser boire. Il a le vin réjouissant comme un convoi de der-
nière classe. À la seconde bouteille, il était plus gris qu’un bouchon, si
gris qu’il a perdu toutes ses affaires : paletot, parapluie, porte-monnaie,
étui à cigares…
Le père Tabaret n’eut pas la force d’en écouter davantage : il se dressa
sur ses pieds avec des gestes de fou furieux.
— Misérable ! s’écria-t-il, infâme scélérat… C’est lui, mais je le tiens !
Et il s’enfuit, laissant Juliette si épouvantée qu’elle appela sa bonne.
— Ma fille, lui dit-elle, je viens de faire quelque affreuse boulette, de
casser quelque carreau. Pour sûr, j’ai causé un malheur, je le devine, je
le sens. Ce vieux drôle n’est pas un ami de Noël, il est venu pour m’en-
tortiller, pour me tirer les vers du nez, et il a réussi.. Sans m’en douter
j’aurai parlé contre Noël. Qu’ai-je pu dire ? J’ai beau chercher, je ne le
vois pas ; mais c’est égal, il faut le prévenir. Je vais lui écrire un mot ; toi,
cours chercher un commissionnaire.
Remonté en voiture, le père Tabaret galopait vers la préfecture de
police. Noël assassin ! Sa haine était sans bornes comme autrefois sa
confiante amitié.
Avait-il été assez cruellement joué, assez indignement pris pour dupe
par le plus vil et le plus criminel des hommes ! Il avait soif de vengeance ;
il se demandait quel châtiment ne serait pas trop au-dessous du crime.
Car non seulement il a assassiné Claudine, pensait-il, mais il a tout
disposé pour faire accuser un innocent. Et qui dit qu’il n’a pas tué sa
pauvre mère !…

331
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

Il regrettait alors l’abolition de la torture, les raffinements des bour-


reaux du moyen âge, l’écartèlement, le bûcher, la roue.
La guillotine va si vite que c’est à peine si le condamné a le temps
de sentir le froid de l’acier tranchant les muscles, ce n’est plus qu’une
chiquenaude sur le cou.
À force de vouloir adoucir la peine de mort, on en a fait une plaisan-
terie, elle n’a plus de raison d’être.
Seule la certitude de confondre Noël, de le livrer à la justice, de se
venger soutenait le père Tabaret.
— Il est clair, murmura-t-il, que c’est au chemin de fer, dans sa hâte de
rejoindre sa maîtresse au théâtre, que ce misérable a oublié ses effets. Les
retrouvera-t-on ? S’il a eu la prudence d’être assez imprudent pour aller
les retirer sous un faux nom, je n’aperçois plus de preuves. Le témoignage
de cette madame Chaffour n’en est pas un pour moi. La drôlesse, voyant
son amant menacé, reviendra sur ce qu’elle a dit ; elle affirmera que Noël
l’a quittée bien après dix heures. Mais il n’aura pas osé aller au chemin
de fer !
Vers le milieu de la rue de Richelieu, le père Tabaret fut pris d’un
éblouissement.
Je vais avoir une attaque, pensa-t-il. Si je meurs, Noël échappe et il
reste mon héritier… Quand on a fait un testament, on devrait bien le por-
ter toujours sur soi pour le déchirer au besoin.
Vingt pas plus loin, apercevant la plaque d’un médecin, il fit arrêter
la voiture et s’élança dans la maison.
Il était si défait, si hors de soi, ses yeux avaient une telle expression
d’égarement, que le docteur eut presque peur de ce singulier client qui lui
dit d’une voix rauque :
— Saignez-moi !
Le médecin essaya une objection mais déjà le bonhomme avait retiré
sa redingote et relevé une des manches de sa chemise.
— Saignez-moi donc ! répéta-t-il ; voulez-vous me tuer ?…
Sur cette instance, le médecin se décida et le père Tabaret descendit,
rassuré et soulagé.
Une heure plus tard, muni des pouvoirs nécessaires et suivi d’un of-
ficier de paix, il procédait, au bureau des objets perdus au chemin de fer,

332
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

aux recherches indiquées.


Ses perquisitions eurent le résultat qu’il avait prévu.
Bientôt il sut que le soir du Mardi gras on avait trouvé dans un com-
partiment de seconde du train 45 un paletot et un parapluie.
On lui représenta ces objets et il les reconnut pour appartenir à Noël.
Dans une des poches du paletot se trouvait une paire de gants gris
perle éraillés et déchirés, et un billet de retour de Chatou qui n’avait pas
été utilisé.
En s’élançant à la poursuite de la vérité, le père Tabaret ne savait que
trop ce qu’elle était.
Sa conviction, involontairement formée lorsque Clergeot lui avait ré-
vélé les folies de Noël, s’était depuis fortifiée de mille circonstances ; chez
Juliette il avait été sûr, et pourtant, à ce dernier moment, lorsque le doute
devenait absolument impossible, en voyant éclater l’évidence, il fut at-
terré.
— Allons ! s’écria-t-il enfin, il s’agit maintenant de le prendre !
Et sans perdre une minute, il se fit conduire au Palais de Justice où il
espérait rencontrer le juge d’instruction.
Malgré l’heure, en effet, M. Daburon n’avait pas encore quitté son
cabinet.
Il causait avec le comte de Commarin, qu’il venait de mettre au fait des
révélations de Pierre Lerouge, que le comte croyait mort depuis plusieurs
années.
Le père Tabaret entra comme un tourbillon, trop éperdu pour faire
attention à la présence d’un étranger.
— Monsieur ! s’écria-t-il, bégayant de rage, monsieur, nous tenons
l’assassin véritable ! C’est lui, c’est mon fils d’adoption, mon héritier, c’est
Noël !
— Noël !… répéta M. Daburon en se levant.
Et plus bas il ajouta :
— Je l’avais deviné.
— Ah ! il faut un mandat bien vite, continua le bonhomme ; si nous
perdons une minute, il nous file entre les doigts ! Il se sait découvert,
si sa maîtresse l’a prévenu de ma visite. Hâtons-nous, monsieur le juge,
hâtons-nous !

333
L’affaire Lerouge Chapitre XVIII

M. Daburon ouvrit la bouche pour demander une explication, mais le


vieux policier poursuivit :
— Ce n’est pas tout encore : un innocent, Albert, est en prison…
— Il n’y sera plus dans une heure, répondit le magistrat ; un moment
avant votre arrivée, j’ai pris toutes mes dispositions pour sa mise en li-
berté ; occupons-nous de l’autre.
Ni le père Tabaret ni M. Daburon ne remarquèrent la disparition du
comte de Commarin.
Au nom de Noël, il avait gagné doucement la porte et s’était élancé
dans la galerie.

334
CHAPITRE XIX

N
   de faire toutes les démarches du monde, de
tenter l’impossible pour obtenir l’élargissement d’Albert.
Il visita en effet quelques membres du parquet et sut se faire
repousser partout.
À quatre heures, il se présentait à l’hôtel Commarin pour apprendre
au comte le peu de succès de ses efforts.
— Monsieur le comte est sorti, lui dit Denis, mais si monsieur veut
prendre la peine de l’attendre…
— J’attendrai, répondit l’avocat.
— Alors, reprit le valet de chambre, je prierai monsieur de vouloir bien
me suivre, j’ai ordre de monsieur le comte d’introduire monsieur dans son
cabinet.
Cette confiance donnait à Noël la mesure de sa puissance nouvelle.
Il était chez lui, désormais, dans cette magnifique demeure ; il y était le
maître, l’héritier. Son regard, qui inventoriait la pièce, s’arrêta sur le ta-

335
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

bleau généalogique suspendu près de la cheminée. Il s’en approcha et lut.


C’était comme une page, et des plus belles, arrachée au livre d’or de la
noblesse française. Tous les noms qui dans notre histoire ont un chapitre
ou un alinéa s’y retrouvaient. Les Commarin, avaient mêlé leur sang à
toutes les grandes maisons. Deux d’entre eux avaient épousé des filles de
familles régnantes.
Une chaude bouffée d’orgueil gonfla le coeur de l’avocat, ses tempes
battirent plus vite, il releva fièrement la tête en murmurant :
— Vicomte de Commarin !
La porte s’ouvrit ; il se retourna, le comte entrait.
Déjà Noël s’inclinait respectueusement : il fut pétrifié par le regard
chargé de haine, de colère et de mépris de son père.
Un frisson courut dans ses veines, ses dents claquèrent, il se sentit
perdu.
— Misérable ! s’écria le comte.
Et redoutant sa propre violence, le vieux gentilhomme jeta sa canne
dans un coin.
Il ne voulait pas frapper son fils, il le jugeait indigne d’être frappé de
sa main.
Puis il y eut entre eux une minute de silence mortel qui leur parut à
tous deux durer un siècle.
L’un et l’autre, en un instant, furent illuminés de réflexions qu’il fau-
drait un volume pour traduire.
Noël osa parler le premier.
— Monsieur…, commença-t-il.
— Ah ! taisez-vous, au moins, fit le comte d’une voix sourde, taisez-
vous ! Se peut-il, grand Dieu ! que vous soyez mon fils ! Hélas ! je n’en
puis douter, maintenant. Malheureux, vous saviez bien que vous étiez le
fils de madame Gerdy ! Infâme ! Non seulement vous avez tué, mais vous
avez mis tout en oeuvre pour faire retomber votre crime sur un innocent !
Parricide ! vous avez tué votre mère !
L’avocat essaya de balbutier une protestation.
— Vous l’avez tuée, poursuivit le comte avec plus d’énergie, sinon par
le poison, du moins par votre crime. Je comprends tout maintenant. Elle
n’avait plus le délire, ce matin… Mais vous savez aussi bien que moi ce

336
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

qu’elle disait. Vous écoutiez, et si vous avez osé entrer lorsqu’un mot de
plus allait vous perdre, c’est que vous aviez caché l’effet de votre présence.
C’est bien à vous que s’adressait sa dernière parole : « Assassin ! »
Peu à peu Noël s’était reculé jusqu’au fond de la pièce, et il s’y te-
nait, adossé à la muraille, le haut du corps rejeté en arrière, les cheveux
hérissés, l’oeil hagard. Un tremblement convulsif le secouait. Son visage
trahissait l’effroi le plus horrible à voir, l’effroi du criminel découvert.
— Je sais tout, vous le voyez, poursuivait le comte, et je ne suis pas
le seul à tout savoir. À cette heure, un mandat d’arrêt est décerné contre
vous.
Un cri de rage, sorte de râle sourd, déchira la poitrine de l’avocat. Ses
lèvres, que la terreur faisait affaissées et pendantes, se crispèrent. Fou-
droyé au milieu du triomphe, il se roidissait contre l’épouvante. Il se re-
dressa avec un regard de défi.
M. de Commarin, sans paraître prendre garde à Noël, s’approcha de
son bureau et ouvrit un tiroir.
— Mon devoir, dit-il, serait de vous livrer au bourreau qui vous attend.
Je veux bien me souvenir que j’ai le malheur d’être votre père. Asseyez-
vous ! écrivez et signez la confession de votre crime. Vous trouverez en-
suite des armes dans ce tiroir. Que Dieu vous pardonne !…
Le vieux gentilhomme fit un mouvement pour sortir. Noël l’arrêta
d’un geste, et sortant de sa poche un revolver à quatre coups :
— Vos armes sont inutiles, monsieur, fit-il ; mes précautions, vous le
voyez, sont prises ; on ne m’aura pas vivant. Seulement…
— Seulement ? interrogea durement le comte.
— Je dois vous déclarer, monsieur, reprit froidement l’avocat, que je
ne veux pas me tuer… au moins en ce moment.
— Ah ! s’écria M. de Commarin d’un ton de dégoût, il est lâche !
— Non, monsieur, non. Mais je ne me frapperai que lorsqu’il me sera
bien démontré que toute issue m’est fermée, que je ne puis pas me sauver.
— Misérable ! fit le comte menaçant, faudra-t-il donc que moi-même !…
Il s’élança vers le tiroir, mais Noëlle referma d’un coup de pied.
— Écoutez-moi, monsieur, dit l’avocat de cette voix rauque et brève
que donne aux hommes l’imminence du danger, ne perdons pas en paroles
vaines le moment de répit qui m’est laissé. J’ai commis un crime, c’est

337
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

vrai, et je ne cherche pas à me justifier, mais qui donc l’avait préparé,


sinon vous ? Maintenant vous me faites la faveur de m’offrir un pistolet :
merci ! je refuse. Cette générosité n’est pas à mon adresse. Avant tout,
vous voulez éviter le scandale de mon procès et la honte qui ne manquera
pas de rejaillir sur votre nom.
Le comte voulut répliquer.
— Laissez donc ! interrompit Noël d’un ton impérieux. Je ne veux
pas me tuer. Je veux sauver ma tête, s’il est possible. Fournissez-moi les
moyens de fuir, et je vous promets que je serai mort avant d’être pris. Je
dis : fournissez-moi les moyens, parce que je n’ai pas vingt francs à moi.
Mon dernier billet de mille étant flambé le jour où… vous m’entendez. Il
n’y a pas chez ma mère de quoi la faire enterrer. Donc, de l’argent !
— Jamais !
— Alors je vais me livrer, et vous verrez ce qui en résultera pour ce
nom qui vous est si cher.
Le comte, ivre de colère, bondit jusqu’à son bureau pour y prendre
une arme. Noël se plaça devant lui.
— Oh ! pas de lutte, dit-il froidement, je suis le plus fort.
M. de Commarin recula.
En parlant de jugement, de scandale, de honte, l’avocat avait frappé
juste.
Pendant un moment, pris entre le respect de son nom et le désir brû-
lant de voir punir ce misérable, le vieux gentilhomme demeura indécis.
Enfin le sentiment de la noblesse l’emporta.
— Finissons, prononça-t-il d’une voix frémissante et empreinte du
plus atroce mépris, finissons cette discussion ignoble… Qu’exigez-vous ?
— Je vous l’ai dit, de l’argent, tout ce que vous avez ici, mais décidez-
vous vite !
Dans la journée du samedi le comte avait fait prendre chez son ban-
quier des fonds destinés à monter la maison de celui qu’il croyait son fils
légitime.
— J’ai quatre-vingt mille francs ici, reprit-il.
— C’est peu, fit l’avocat, cependant donnez. Je vous préviens que j’ai
compté sur vous pour cinq cent mille francs. Si je réussis à déjouer les
poursuites dont je suis l’objet, vous aurez à tenir à ma disposition quatre

338
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

cent vingt mille francs. Vous engagez-vous à me les donner à ma première


réquisition ? Je trouverai un moyen de vous les faire demander sans risque
pour moi. À ce prix, jamais vous n’entendrez parler de moi.
Pour toute réponse le comte ouvrit un petit coffre de fer scellé dans le
mur et en tira une liasse de billets de banque qu’il jeta aux pieds de Noël.
Un éclair de fureur brilla dans les yeux de l’avocat ; il fit un pas vers
son père :
— Oh ! ne me poussez pas, menaça-t-il, les gens qui comme moi n’ont
plus rien à perdre sont dangereux. Je puis me livrer…
Il se baissa cependant et ramassa le paquet.
— Me donnez-vous votre parole, continua-t-il, de me faire tenir le
reste ?
— Oui.
— Alors, je pars. Soyez sans crainte, je serai fidèle à notre traité ; on
ne m’aura pas vivant. Adieu, mon père ! en tout ceci vous êtes le vrai
coupable, seul vous ne serez pas puni. Le Ciel n’est pas juste. Je vous
maudis…
Quand, une heure plus tard, les domestiques pénétrèrent dans le ca-
binet du comte, ils le trouvèrent étendu à terre, la face contre le tapis,
donnant à peine signe de vie.
Cependant Noël était sorti de l’hôtel Commarin et remontait la rue de
l’Université, chancelant sous le souffle du vertige.
Il lui semblait que les pavés oscillaient sous ses pas et que tout autour
de lui tournait.
Il avait la bouche sèche, les yeux lui cuisaient, et de temps à autre une
nausée soulevait son estomac.
Mais en même temps, phénomène étrange, il ressentait un soulage-
ment incroyable, presque du bien-être.
La théorie de l’honnête M. Balan avait raison.
C’en était donc fait, tout était fini, perdu. Plus d’angoisses désormais,
de transes inutiles, de folles terreurs, plus de dissimulation, de luttes. Rien,
il n’y avait plus rien à redouter désormais. Son horrible rôle achevé, il
pouvait retirer son masque et respirer à l’aise.
Un irrésistible affaissement succédait à l’exaltation enragée qui de-
vant le comte soutenait, transportait sa cynique arrogance. Tous les res-

339
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

sorts de son organisation, bandés outre mesure depuis une semaine, se


détendaient et fléchissaient. La fièvre qui, pendant huit jours, l’avait gal-
vanisé tombait, et il sentait avec la fatigue un impérieux besoin de repos.
Il éprouvait un vide immense, une indifférence sans bornes pour tout.
Son insensibilité avait quelque analogie avec celle des gens anéantis
par le mal de mer, que rien ne touche plus, que nul sentiment n’est ca-
pable d’émouvoir, qui n’ont plus ni la force ni le courage de penser et que
l’imminence d’un grand péril, de la mort même, ne saurait tirer de leur
morne insouciance.
On serait venu l’arrêter en ce moment, qu’il n’aurait songé ni à résis-
ter ni à se débattre ; il n’aurait pas fait une enjambée pour se cacher, pour
fuir, pour sauver sa tête.
Bien plus, il eut un moment comme l’idée d’aller se constituer prison-
nier, pour avoir la paix, pour être tranquille, pour se délivrer de l’inquié-
tude du salut.
Mais son énergie se révolta contre cette morne hébétude. La réaction
vint, secouant ces défaillances de l’esprit et du corps. La conscience de
la situation et du danger lui revint, il entrevit avec horreur l’échafaud
comme on aperçoit l’abîme aux lueurs de la foudre.
Il faut défendre sa vie, pensa-t-il. Mais comment ?
Les transes mortelles qui ôtent aux assassins jusqu’au plus simple bon
sens le faisaient frissonner.
Il regarda vivement autour de lui et crut remarquer que trois ou quatre
passants l’examinaient curieusement. Son effroi s’en accrut.
Il se mit à courir dans la direction du quartier latin, sans projet, sans
but, courant pour courir, pour s’éloigner, comme le Crime, que la peinture
représente fuyant sous le fouet des Furies.
Il ne tarda pas à s’arrêter, frappé de cette idée que cette course désor-
donnée devait éveiller l’attention.
Il lui semblait que tout en lui dénonçait le meurtre ; il croyait lire le
mépris et l’horreur sur tous les visages, le soupçon dans tous les yeux.
Il allait, se répétant instinctivement : « Il faut prendre un parti. »
Mais dans son horrible agitation, il était incapable de rien voir, de
délibérer, de comparer, de résoudre, de décider.

340
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

Lorsqu’il hésitait encore à frapper, il s’était dit : je puis être décou-


vert. Et dans cette prévision il avait bâti tout un plan qui devait le mettre
sûrement à l’abri des recherches. Il devait faire ceci et cela, il aurait re-
cours à cette ruse, il prendrait telle précaution. Prévoyance inutile ! Rien
de ce qu’il avait imaginé ne lui semblait exécutable. On le cherchait, et il
ne voyait nul endroit” du monde entier où il pût se croire en sûreté.
Il était près de l’Odéon, quand une réflexion plus rapide que l’éclair
illumina les ténèbres de son cerveau.
Il songea que sans aucun doute on le cherchait déjà, son signalement
devait être donné partout ; sa cravate blanche et ses favoris si bien soignés
le trahissaient comme une affiche.
Avisant la boutique d’un coiffeur, il s’avança jusqu’à la porte, mais au
moment de tourner le bouton, il eut peur.
Ne trouverait-on pas singulier qu’il fit couper sa barbe ? Si on allait le
questionner !
Il passa outre.
Il vit une autre boutique, les mêmes hésitations l’arrêtèrent.
Peu à peu la nuit était venue, et avec l’obscurité Noël sentait renaître
son assurance et son audace.
Après cet immense naufrage au port, l’espérance surnageait. Pourquoi
ne se sauverait-il pas ?
On sait d’autres exemples. On passe à l’étranger, on change de nom,
on se refait un état civil, on entre dans la peau d’un autre homme. Il avait
de l’argent c’était le principal.
Un homme dans sa situation, au milieu de Paris, avec quatre-vingt
mille francs en poche, est un imbécile, s’il se laisse prendre.
Et encore, ces quatre-vingt mille francs épuisés, il avait la certitude
d’en avoir, au premier signe, cinq ou six fois autant.
Déjà il se demandait quel déguisement prendre et vers quelle frontière
se diriger, quand le souvenir de Juliette, pareil à un fer rouge, traversa son
coeur.
Allait-il s’éloigner sans elle, partir avec la certitude de ne la revoir
jamais !
Quoi ! il fuirait, poursuivi par toutes les polices du monde civilisé,
traqué comme une bête fauve, et elle resterait paisiblement à Paris ! Était-

341
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

ce possible ! Pour qui le crime avait-il été commis ? Pour elle. Qui en eût
recueilli les bénéfices ? Elle. N’était-il pas juste qu’elle portât sa part du
châtiment !
Elle ne m’aime pas, pensait l’avocat avec amertume, elle ne m’a jamais
aimé, elle serait ravie d’être délivrée de moi pour toujours. Elle n’aurait
pas un regret pour moi, je ne lui suis plus nécessaire ; un coffre vide est un
meuble inutile. Juliette est prudente, elle a su se mettre à l’abri une petite
fortune. Riche de mes dépouilles, elle prendra un autre amant, elle m’ou-
bliera, elle vivra heureuse, tandis que moi !… Et je partirais sans elle !…
La voix de la prudence lui criait : « – Malheureux ! traîner une femme
après soi, et une jolie femme, c’est attirer à plaisir les regards sur soi, et
rendre la fuite impossible, c’est se livrer de gaieté de coeur ! – Qu’im-
porte ! répondait la passion, nous nous sauverons ou nous périrons en-
semble. Si elle ne m’aime pas, je l’aime, moi ; il me la faut ! Elle viendra,
sinon… »
Mais comment voir Juliette, lui parler, la décider !
Aller chez elle, c’était s’exposer beaucoup. La police y était déjà, peut-
être.
Non, pensa Noël, personne ne sait qu’elle est ma maîtresse, on ne le
saura pas avant deux ou trois jours de recherches, et d’ailleurs, écrire
serait plus dangereux encore.
Il s’approcha d’une voiture de place, non loin du carrefour de l’Ob-
servatoire, et tout bas il dit au cocher le numéro de cette maison de la rue
de Provence si fatale pour lui.
Étendu sur les coussins du fiacre, bercé par les cahots monotones,
Noël ne songeait point à interroger l’avenir ; il ne se demandait même pas
ce qu’il allait dire à Juliette. Non. Involontairement il repassait les événe-
ments qui avaient amené et précipité la catastrophe, comme un homme
qui, près de mourir, revoit le drame ou la comédie de sa vie.
Il y avait de cela un mois, jour pour jour.
Ruiné, à bout d’expédients, sans ressources, il était déterminé à tout
pour se procurer de l’argent, pour garder encore Mme Juliette, quand le
hasard le rendit maître de la correspondance du comte de Commarin, non
seulement des lettres lues au père Tabaret et communiquées à Albert, mais
encore de celles qui, écrites par le comte lorsqu’il croyait la substitution

342
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

accomplie, l’établissaient évidemment.


Cette lecture lui donna une heure de joie folle.
Il se crut le fils légitime. Bientôt sa mère le détrompa, lui apprit la
vérité, la lui prouva par vingt lettres de la femme Lerouge, la lui fit attester
par Claudine, la lui démontra par le signe qu’il portait.
Mais un homme qui se noie ne choisit pas les branches auxquelles il
se raccroche. Noël songea à utiliser ces lettres quand même.
Il essaya d’user de son ascendant sur sa mère, pour la décider à laisser
croire au comte que l’échange avait eu lieu, se chargeant d’obtenir une
forte compensation. Mme Gerdy repoussa cette proposition avec horreur.
Alors l’avocat fit l’aveu de toutes ses folies, mit à nu sa situation finan-
cière, se montra tel qu’il était, perdu de dettes, et conjura sa mère d’avoir
recours à M. de Commarin.
Cela aussi, elle le refusa, et prières et menaces échouèrent contre sa
résolution. Pendant quinze jours ce fut entre la mère et le fils une lutte
horrible dans laquelle l’avocat fut vaincu.
C’est à ce moment qu’il s’arrêta à l’idée de tuer Claudine.
La malheureuse n’avait pas été plus franche avec Mme Gerdy qu’avec
les autres, Noël devait la croire et la croyait veuve. Son témoignage sup-
primé, qui avait-il contre lui ?
Mme Gerdy et peut-être le comte.
Il les redoutait peu.
À Mme Gerdy parlant, il pouvait toujours répondre : « Après avoir
donné mon nom à votre fils, vous faites tout au monde pour qu’il le
garde. »
Mais comment se défaire de Claudine sans danger ?
Après de longues réflexions, l’avocat s’avisa d’un stratagème diabo-
lique.
Il brûla toutes les lettres du comte établissant la substitution et
conserva seulement celles qui la laissaient soupçonner.
Ces dernières, il alla les montrer à Albert en se disant que, si la justice
arrivait à pénétrer quelque chose des causes de la mort de Claudine, na-
turellement elle soupçonnerait celui qui paraîtrait y avoir tant d’intérêt.
Ce n’est pas qu’il songeât à faire retomber le crime sur Albert… C’était
une simple précaution qu’il prenait. Il comptait agir de telle sorte que la

343
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

police perdrait ses peines à la poursuite d’un scélérat imaginaire.


Il ne pensait pas non plus à se substituer au vicomte de Commarin.
Son plan était simple : son crime commis il attendrait ; les choses traî-
neraient en longueur, il y aurait des pourparlers, enfin il transigerait au
prix d’une fortune.
Il se croyait sûr du silence de sa mère, si jamais elle le soupçonnait
d’un assassinat.
Ces mesures prises, il s’était résolu à frapper le jour du Mardi gras.
Pour ne rien négliger, il avait ce soir-là même conduit Juliette au
théâtre et de là à l’Opéra. Il fondait ainsi, en cas de malheur, un alibi
irrécusable.
La perte de son paletot ne l’avait inquiété que sur le premier moment.
À la réflexion, il s’était rassuré, se disant : bast ! qui saura jamais ?
Tout avait réussi selon ses calculs ; ce n’était dans son opinion qu’une
affaire de patience.
Quand le récit du meurtre tomba sous les yeux de Mme Gerdy, la mal-
heureuse femme devina la main de son fils, et dans le premier transport
de sa douleur, elle déclara qu’elle allait le dénoncer.
Il eut peur. Un délire affreux s’était emparé de sa mère, un mot pouvait
le perdre. Payant d’audace, il prit les devants et joua le tout pour le tout.
Mettre la police sur la trace d’Albert, c’était se garantir l’impunité,
c’était s’assurer, en cas de succès probable, le nom et la fortune du comte
de Commarin.
Les circonstances et la frayeur firent sa hardiesse et son habileté.
Le père Tabaret arriva à point nommé.
Noël savait ses relations avec la police ; il comprit que le bonhomme
serait un merveilleux confident.
Tant que vécut Mme Gerdy, Noël trembla. La fièvre est indiscrète et ne
se raisonne pas. Quand elle eut rendu le dernier soupir, il se crut sauvé ;
il avait beau chercher, il ne voyait plus d’obstacles, il triompha.
Et voilà que tout avait été découvert comme il touchait au but. Com-
ment ? Par qui ? Quelle fatalité avait ressuscité un secret qu’il croyait en-
seveli avec Mme Gerdy ?
Mais à quoi bon, quand on est au fond de l’abîme, savoir quelle pierre
a fait trébucher, se demander par quelle pente on y a roulé ?

344
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

Le fiacre s’arrêta rue de Provence.


Noël allongea la tête à la portière, explorant les environs, sondant du
regard les profondeurs du vestibule de la maison.
Ne découvrant rien, il paya la course sans sortir de la voiture, par le
carreau du devant, et, franchissant d’un bond le trottoir, il s’élança dans
l’escalier.
Charlotte, à sa vue, eut une exclamation de joie.
— C’est monsieur ! s’écria-t-elle ; ah ! madame attendait monsieur
avec une fameuse impatience, elle était joliment inquiète !
Juliette attendre ? Juliette inquiète ?
L’avocat ne songeait pas à interroger. Il semblait qu’en touchant ce
seuil il eût subitement recouvré tout son sang-froid. Il mesurait son im-
prudence, il sentait la valeur exacte des minutes.
— Si on sonne, dit-il à Charlotte, n’ouvrez pas. Quoi qu’on fasse ou
qu’on dise, n’ouvrez pas !
À la voix de Noël, Mme Juliette était accourue. Il la repoussa brusque-
ment dans le salon et l’y suivit en refermant la porte.
Là seulement la jeune femme put voir le visage de son amant.
Il était si changé, sa physionomie était à ce point bouleversée qu’elle
ne put retenir un cri :
— Qu’y a-t-il ?
Noël ne répondit pas ; il s’avança vers elle et lui prit la main.
— Juliette, demanda-t-il d’une voix rauque en la fixant avec des yeux
enflammés, Juliette, sois sincère, m’aimes-tu ?
Elle devinait, elle sentait qu’il se passait quelque chose d’extraordi-
naire, elle respirait une atmosphère de malheur ; cependant elle voulut
minauder encore.
— Méchant, répondit-elle en allongeant ses lèvres provocantes, vous
mériteriez bien…
— Oh ! assez ! interrompit Noël en frappant du pied avec une violence
inouïe. Réponds, poursuivit-il en serrant à les briser les jolies mains de sa
maîtresse, un oui ou un non, m’aimes-tu ?
Cent fois elle avait joué avec la colère de son amant, . se plaisant à
l’exciter jusqu’à la fureur pour savourer le plaisir de l’apaiser d’un mot,
mais jamais elle ne l’avait vu ainsi.

345
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

Il venait de lui faire mal, bien mal, et elle n’osait se plaindre de cette
brutalité, la première.
— Oui, je t’aime ! balbutia-t-elle ; ne le sais-tu pas ? pourquoi le de-
mander ?
— Pourquoi ? répondit l’avocat qui abandonna les mains de sa maî-
tresse, pourquoi ? C’est que si tu m’aimes, il s’agit de me le prouver. Si tu
m’aimes, il faut me suivre à l’instant, tout quitter, venir, fuir avec moi, le
temps presse…
La jeune femme avait décidément peur.
– Qu’y a-t-il donc, mon Dieu ?
— Rien ! Je t’ai trop aimée, vois-tu, Juliette. Le jour où je n’ai plus eu
d’argent pour toi, pour ton luxe, pour tes caprices, j’ai perdu la tête. Pour
me procurer de l’argent, j’ai… j’ai commis un crime, entends-tu ? On me
poursuit, je fuis, veux-tu me suivre ?
La stupeur agrandissait les yeux de Juliette, elle doutait.
— Un crime, toi ! commença-t-elle.
— Oui, moi ! Veux-tu savoir ce que j’ai fait ? J’ai tué, j’ai assassiné !
C’était pour toi.
Certes l’avocat était convaincu que Juliette à ces mots allait recu-
ler d’horreur. Il s’attendait à cette épouvante qu’inspire le meurtrier, il
y était résigné à l’avance. Il pensait qu’elle le fuirait d’abord. Peut-être
essayerait-elle une scène… Elle aurait, qui sait ? une attaque de nerfs, elle
crierait, elle appellerait au secours, à la garde, à l’aide… Il se trompait.
D’un bond, Juliette fut sur lui, se liant à lui, entourant son cou de
ses deux mains, l’embrassant à l’étouffer comme jamais elle ne l’avait
embrassé.
— Oui ! je t’aime, disait-elle, oui ! Tu as fait un mauvais coup pour moi,
toi ! c’est que tu m’aimais. Tu as du coeur ; je ne te connaissais pas.
Il en coûtait cher pour inspirer une passion à Mme Juliette, mais Noël
ne réfléchit pas à cela.
Il eut une seconde de joie immense, il lui parut que rien n’était déses-
péré.
Pourtant il eut la force de dénouer les bras de sa maîtresse.
— Partons, reprit-il, le grand malheur est que je ne sais d’où vient le
danger. Qu’on ait pu découvrir la vérité, c’est encore un mystère pour

346
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

moi…
Juliette se rappela l’inquiétante visite de l’après-midi ; elle comprit
tout.
— Malheureuse ! s’écria-t-elle, se tordant les mains de désespoir, c’est
moi qui t’ai livré ! C’était mardi, n’est-ce pas ?
— Oui, c’était mardi.
— Ah ! j’ai tout dit, sans m’en douter, à ton ami, à ce vieux que je
croyais envoyé par toi, monsieur Tabaret.
— Tabaret est venu ici ?
— Oui, tantôt.
— Oh ! viens alors ! s’écria Noël ; vite, bien vite, c’est un miracle qu’il
ne soit pas encore arrivé !
Il lui prit le bras pour l’entraîner ; elle se dégagea lestement.
— Laisse, dit-elle, j’ai une somme en or, des bijoux, je veux les
prendre…
— C’est inutile, laisse tout, j’ai une fortune, Juliette, fuyons…
Déjà elle avait ouvert sa chiffonnière et pêle-mêle elle jetait dans un
petit sac de voyage tout ce qu’elle possédait, tout ce qui avait de la valeur.
— Ah ! tu me perds, répétait Noël, tu me perds !
Il disait cela, mais son coeur était inondé de joie.
Quel dévouement sublime ! Elle m’aimait vraiment, se disait-il ; pour
moi elle renonce sans hésiter à sa vie heureuse, elle me sacrifie tout !…
Juliette avait fini ses préparatifs, elle nouait à la hâte son chapeau ; un
coup de sonnette retentit.
— Eux ! s’écria Noël, devenant, s’il est possible, plus livide.
La jeune femme et son amant demeurèrent plus immobiles que deux
statues, la sueur au front, les yeux dilatés, l’oreille tendue.
Un second coup de sonnette se fit entendre, puis un troisième.
Charlotte parut, s’avançant sur la pointe des pieds.
— Ils sont plusieurs, dit-elle à mi-voix, j’ai entendu qu’on se consultait.
Après avoir sonné, on frappait. Une voix arriva jusqu’au salon ; on
distingua le mot « loi ».
— Plus d’espoir ! murmura Noël.
— Qui sait ! s’écria Juliette, l’escalier de service ?
— Sois tranquille, on ne l’a pas oublié.

347
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

En effet, Juliette revint l’air morne, consternée.


Elle avait surpris sur le palier des piétinements de pas lourds qu’on
cherchait à étouffer.
— Il doit y avoir un moyen ! fit-elle avec fureur.
— Oui, reprit Noël, c’est une seconde de courage. J’ai donné ma parole.
On crochète la serrure… fermez toutes les portes et laissez enfoncer, cela
me fera gagner du temps.
Juliette et Charlotte s’élancèrent. Alors, Noël, s’adossant à la chemi-
née du salon, sortit son revolver et l’appuya sur sa poitrine.
Mais Juliette, qui rentrait déjà, aperçut le mouvement ; elle se jeta sur
son amant à corps perdu, si vivement qu’elle fit dévier l’arme. Le coup
partit et la balle traversa le ventre de Noël. Il poussa un effroyable cri.
Juliette faisait de sa mort un supplice affreux ; elle prolongeait son
agonie.
Il chancela, mais il resta debout, toujours appuyé à la tablette, perdant
du sang en abondance.
Juliette s’était cramponnée à lui et s’efforçait de lui arracher le revol-
ver.
— Tu ne te tueras pas, disait-elle, je ne veux pas, tu es à moi, je t’aime !
Laisse-les venir. Qu’est-ce que cela te fait ? S’ils te mettent en prison, tu te
sauveras. Je t’aiderai, nous donnerons de l’argent aux gardiens. Va, nous
vivrons tous deux bien heureux, n’importe où, bien loin, en Amérique,
personne ne nous connaîtra…
La porte d’entrée avait cédé ; on crochetait maintenant la porte de
l’antichambre.
— Finissons ! râla Noël, il ne faut pas qu’on m’ait vivant.
Et dans un effort suprême, triomphant d’une souffrance horrible, il se
dégagea et repoussa Juliette qui alla tomber près du canapé.
Puis, armant son revolver, il l’appuya de nouveau à l’endroit où il sen-
tait les battements de son coeur, lâcha la détente et roula à terre.
Il était temps, la police entrait.
La première pensée des agents fut que Noël, avant de se frapper, avait
frappé sa maîtresse.
On sait des gens qui tiennent à quitter ce bas monde en compagnie.
N’avait-on pas entendu deux explosions ? Mais déjà Juliette était debout.

348
L’affaire Lerouge Chapitre XIX

— Un médecin, disait-elle, un médecin, il ne peut être mort !


Un agent sortit en courant, tandis que les autres, sous la direction du
père Tabaret, transportaient le corps de l’avocat sur le lit de Mme Juliette.
— Puisse-t-il ne pas s’être manqué ! murmurait le bonhomme, dont
la colère ne tenait pas devant ce spectacle ; je l’ai aimé comme mon fils,
après tout, son nom est encore sur mon testament.
Le père Tabaret s’interrompit. Noël venait de laisser échapper une
plainte, il ouvrait les yeux.
— Vous voyez bien qu’il vivra ! s’écria Juliette.
L’avocat fit un faible signe de tête, et pendant un moment, il s’agita
péniblement sur son lit, promenant sa main droite alternativement sous
sa redingote et sous l’oreiller.
Il réussit même à se tourner à demi du côté du mur, puis à se retourner.
Sur un signe qui fut compris, on glissa sous sa tête un oreiller.
Alors, d’une voix entrecoupée et sifflante, il prononça quelques pa-
roles.
— Je suis l’assassin, dit-il ; écrivez, je signerai, ça fera plaisir à Albert ;
je lui dois bien cela.
Pendant qu’on écrivait, il attira la tête de Juliette jusqu’à sa bouche.
— Ma fortune est sous l’oreiller, murmura-t-il, je te la donne.
Un flot de sang monta à sa bouche, et on crut qu’il allait passer.
Pourtant, il eut encore la force de signer sa déclaration et de décocher
une raillerie au père Tabaret.
— Eh bien ! vieux papa, dit-il, on se mêle donc de police ! C’est agréable
de pincer soi-même ses amis ! Ah ! j’ai eu une belle partie, mais avec trois
femmes dans son jeu on perd toujours…
Il entra en agonie et, quand le médecin arriva, il ne put que constater
le décès du sieur Noël Gerdy, avocat.

349
CHAPITRE XX

Q
   tard, un soir, chez la vieille Mlle de Goëllo,
madame la marquise d’Arlange, rajeunie de dix ans, racontait
aux douairières, ses amies, les détails du mariage de sa petite-
fille Claire, laquelle venait d’épouser monsieur le vicomte Albert de Com-
marin.
— Le mariage, disait-elle, s’est fait dans nos terres de Normandie, sans
tambour ni trompette. Mon gendre l’a voulu ainsi, en quoi je l’ai désap-
prouvé fortement. L’éclat de la méprise dont il a été victime appelait
l’éclat des fêtes. C’est mon sentiment, je ne l’ai pas caché. Bast ! ce garçon
est aussi têtu que monsieur son père, ce qui n’est pas peu dire ; il a tenu
bon. Et mon effrontée petite-fille, obéissant à son mari par anticipation,
s’est mise contre moi. Du reste, peu importe, je défie aujourd’hui de trou-
ver un individu ayant le courage d’avouer qu’il a douté une seconde de
l’innocence d’Albert. J’ai laissé mes jeunes gens dans l’extase de la lune de
miel, plus roucoulants qu’une paire de tourtereaux. Il faut avouer qu’ils

350
L’affaire Lerouge Chapitre XX

ont acheté leur bonheur un peu cher. Qu’ils soient donc heureux et qu’ils
aient beaucoup d’enfants, ils ne seront embarrassés ni pour les nourrir
ni pour les doter. Car, sachez-le, pour la première fois de sa vie et sans
doute la dernière, monsieur de Commarin s’est conduit comme un ange.
Il a donné toute sa fortune à son fils, toute absolument. Il veut aller vivre
seul dans une de ses terres. Je ne crois pas que le pauvre cher homme fasse
de vieux os. Je ne voudrais pas jurer même qu’il a bien toute sa tête de-
puis certaine attaque… Enfin ! ma petite-fille est établie, et bien. Je sais ce
qu’il m’en coûte, et me voici condamnée à une grande économie. Mais je
mésestime les parents qui reculent devant un sacrifice pécuniaire quand
le bonheur de leurs enfants est en jeu.
Ce que la marquise ne racontait pas, c’est que, huit jours avant « la
noce », Albert avait nettoyé sa situation passablement embarrassée et
liquidé un respectable arriéré.
Depuis elle ne lui a emprunté que neuf mille francs ; seulement elle
compte lui avouer un de ces jours combien elle est tracassée par un tapis-
sier, par sa couturière, par trois marchands de nouveautés et par cinq ou
six autres fournisseurs.
Eh bien ! c’est une digne femme : elle ne dit pas de mal de son gendre.
Réfugié en Poitou après l’envoi de sa démission, M. Daburon a trouvé
le calme ; l’oubli viendra. On ne désespère pas, là-bas, de le décider à se
marier.
Mme Juliette, elle, est tout à fait consolée. Les quatre-vingt mille
francs cachés par Noël sous l’oreiller n’ont pas été perdus. Il n’en reste
plus grand-chose. Avant longtemps on annoncera la vente d’un riche mo-
bilier.
Seul, le père Tabaret se souvient.
Après avoir cru à l’infaillibilité de la justice, il ne voit plus partout
qu’erreurs judiciaires.
L’ancien agent volontaire doute de l’existence du crime et soutient
que le témoignage des sens ne prouve rien. Il fait signer des pétitions
pour l’abolition de la peine de mort et organise une société destinée à
venir en aide aux accusés pauvres et innocents.

351
L’affaire Lerouge Chapitre XX

352
Table des matières

I 1

II 19

III 33

IV 44

V 68

VI 87

VII 114

VIII 131

IX 143

X 166

353
L’affaire Lerouge Chapitre XX

XI 181

XII 199

XIII 220

XIV 245

XV 260

XVI 280

XVII 297

XVIII 317

XIX 335

XX 350

354
Une édition

BIBEBOOK
www.bibebook.com

Achevé d’imprimer en France le 6 novembre 2016.

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