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Babacar Guèye
Dans Pouvoirs 2009/2 (n° 129), pages 5 à 26
Éditions Le Seuil
ISSN 0152-0768
ISBN 2020986748
DOI 10.3917/pouv.129.0005
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L A D É M O C R AT I E E N A F R I Q U E :
S U C C È S E T R É S I S TA N C E S
1. Samuel Huntington, The Third Wave. Democratization in the Late Twentieth Century,
Norman, University of Oklahoma Press, 1991. Pour rappel, la troisième vague de démocrati-
sation a démarré au Portugal et s’est étendue en Amérique latine, puis en Europe de l’Est.
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d’identifier les succès les plus significatifs du processus ainsi que les résis-
tances qu’il est donné d’observer à la lumière de l’actualité récente.
Des succès
Le retour du pluralisme
Le pluralisme renvoie à la diversité, à la liberté de choix et peut prendre
plusieurs figures (politique, associative, religieuse, etc.)
Le pluralisme politique est l’une des conditions essentielles de la démo-
cratie libérale, laquelle suppose que le peuple choisisse ses gouvernants.
Or il n’y a de choix que si l’on peut se déterminer entre plusieurs pos-
sibilités, plusieurs combinaisons. La démocratie libérale postule donc
la diversité, le pluralisme politique. Michaël Walzer la définit comme
un système qui accepte l’existence et l’exercice de la libre expression de
différentes idées politiques, en particulier la reconnaissance des partis
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La reconnaissance de l’opposition
Le respect de l’opposition est une conséquence de la proclamation des
libertés. Il représente une des vertus cardinales de la démocratie libérale
sur le plan politique. En effet, le jeu de la liberté doit conduire à la diversité
des opinions à propos de la gestion des affaires publiques. La liberté
appelle donc l’existence de partis politiques destinés à se succéder au
10 pouvoir. L’opposition d’aujourd’hui a naturellement vocation à devenir
la majorité de demain. C’est pourquoi elle doit être respectée et pro-
tégée. Elle est une composante essentielle de la démocratie en ce qu’elle
offre aux citoyens une alternative à la politique définie et appliquée par
le régime politique en place. Elle assume au fond une mission de service
public : contrôler et critiquer l’action gouvernementale, proposer des
valeurs, des idées et un projet de société alternatifs à ceux véhiculés et
appliqués par le parti ou la coalition de partis au pouvoir, et briguer les
suffrages des citoyens.
La reconnaissance de l’opposition a été pendant plus de trois décennies
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10. Hans Kelsen, La Démocratie. Sa nature, sa valeur (trad. de Charles Eisenmann), Eco-
nomica, 1988.
11. Art. 58 de la Constitution du Sénégal.
12. Cité par El Hadji Mbodj, op. cit.
13. Loi 07/008 du 4 décembre 2007 portant statut de l’opposition.
14. Loi 95-073 du 15 décembre 1995 portant statut des partis de l’opposition en
République du Mali. Art. 1er : La présente loi a pour objet de conférer un statut juridique à
l’opposition dans un cadre démocratique et pluraliste aux fins de contenir le débat politique
dans les limites de la légalité et d’assurer l’alternance pacifique au pouvoir. Art. 2 : On entend
par opposition politique un ou plusieurs partis distincts du parti ou de la coalition des partis
politiques constituant le gouvernement ou soutenant l’action gouvernementale. Elle constitue
un élément essentiel de la démocratie pluraliste.
15. Ordonnance 99-60 du 20 décembre 1999 portant statut de l’opposition au Niger.
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16. Cour constitutionnelle du Bénin, cité par Ismaila Madior Fall (dir.), Les Décisions et
Avis du Conseil constitutionnel du Sénégal, Credila, 2008.
17. Art. 84 de la Constitution du Gabon.
18. Art. 86 de la Constitution du Gabon.
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21. Jean Gicquel, Jean-Éric Gicquel, op. cit., p. 707. Ce point de vue exprimé à propos du
Cameroun est encore valable pour un grand nombre d’États africains.
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22. Ancien Premier ministre (de 2002 à 2004) du pouvoir d’Abdoulaye Wade, président
du Sénégal, M. Seck a été accusé de détournement, de prévarication et de concussion dans la
gestion des chantiers de Thies, et emprisonné sept mois durant.
23. Philippe Ardant, op. cit., p. 157.
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La remise en cause
de l’encadrement juridique du pouvoir
Pour sauvegarder la sécurité juridique et l’État de droit, il convient d’as-
surer la stabilité de la Constitution. Celle-ci doit être particulièrement
rigide pour ne pas se prêter à des modifications faciles et intempestives.
Or chacun peut constater que plusieurs pays africains ont procédé ces
dernières années à des amendements dont le nombre a tendance à aug-
menter rapidement. Au surplus, ces révisions constitutionnelles sont
souvent inopportunes parce qu’elles ne répondent nullement aux exigences
de l’évolution des sociétés africaines en cause. Elles semblent suggérer
au contraire un retour à une pratique dommageable pour la démocratie
qui avait cours durant la parenthèse sombre des pouvoirs autoritaires
18 en Afrique. Ainsi, entre 2001 et 2008, la Constitution du Sénégal a été
modifiée au moins quatorze fois, soit une révision tous les six mois. De
même, la Charte fondamentale de ce pays a été révisée en 2006 pour pro-
roger le mandat des députés, parce que le parti majoritaire aurait été en
mauvaise posture si les élections législatives s’étaient tenues à date échue.
Plus récemment, en octobre 2008, les autorités sénégalaises n’ont pas hésité
à procéder à une nouvelle modification de la Constitution pour régler un
conflit interne au parti majoritaire (le pds) et obliger le président de l’As-
semblée nationale, Macky Sall, à quitter le perchoir de cette institution 24.
Il résulte de ces révisions faciles et répétées une instabilité institu-
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24. Macky Sall a d’ailleurs démissionné de tous mandats électifs auxquels il avait accédé
grâce à l’investiture du parti du président Wade après avoir été obligé par ce dernier à quitter
la présidence de l’Assemblée.
25. On prête aux présidents Hosni Moubarak, Omar Bongo, Abdoulaye Wade et Blaise
Compaoré l’intention de se faire remplacer par leurs fils pour les trois premiers et par son
frère pour le dernier.
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26. Voir Gérard Conac, « Quelques réflexions sur le renouveau constitutionnel africain »,
communication au symposium international de Bamako, 2000 ; démocratie.francophonie.org/
IMG/pdf/bamako.297.pdf, p. 31.
27. Voir Ismaila Madior Fall (dir.), op. cit., p. 21-22.
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la compétence est strictement limitée par les textes […] et qu’il ne saurait
se prononcer que sur des cas expressément prévus par ces textes 28 ».
Enfin, le caractère restreint du régime de leur saisine est une cause
de la faiblesse quantitative de leurs décisions. Au Sénégal, le Conseil
constitutionnel n’en a rendu qu’une centaine en quinze ans d’existence.
Cette observation vaut également pour le Burkina Faso, le Cameroun,
le Togo, la Guinée…
Cette faiblesse de la jurisprudence constitutionnelle en Afrique est
à la mesure de la modestie de la mission confiée par les régimes poli-
tiques aux juridictions constitutionnelles. Elle révèle en même temps un
déficit de culture démocratique des dirigeants africains à un moment où
l’accent est mis, à l’échelle universelle, sur la valorisation du rôle et de la
responsabilité du juge dans les démocraties contemporaines.
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Persistance des conflits armés et des coups d’État
La démocratie postule normalement l’abandon de tout recours à la
force au profit du dialogue dans les compétitions politiques, le renou-
vellement des élites dirigeantes et la résolution des problèmes sociaux.
Les conflits armés et les coups d’État sont donc incompatibles avec la
démocratie. Au début des années 1990, l’entrée de l’Afrique dans le
train de la démocratie sous l’influence de la convergence d’événements
nationaux et internationaux avait laissé entrevoir l’espoir d’un bannis-
sement de la violence dans les relations sociales. Mais cet espoir a été
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d’identité. De même, les guerres civiles dans les deux Congo confirment
la fragilité de l’expérience démocratique en cours, celle-ci n’étant pas
encore parvenue à extirper la violence du champ des compétitions poli-
tiques et de la résolution des problèmes sociaux. Les conflits de Sierra
Leone, du Liberia et de la Guinée-Bissau ont également éclaté pendant
le processus de démocratisation de ces pays.
Les guerres civiles font encore des ravages en rdc, en Somalie et au
Darfour malgré plusieurs tentatives de faire revenir la paix. Les hosti-
lités ont au demeurant repris avec une violence inouïe en rdc en 2007,
alors que Joseph Kabila venait juste d’être élu au terme d’un scrutin jugé
libre et sincère par tous les observateurs.
Dans les pays affectés par la phase de révolte armée, la guerre civile
pervertit les institutions de l’État. Les forces armées et de sécurité,
l’appareil judiciaire et les organes de régulation qui permettent un fonc- 21
tionnement républicain de l’État sont dépouillés de leur rôle d’intégration
nationale, pour n’être plus que des outils au service de factions ou de
groupes à base ethnique ou régionale. Dans ces conditions le système
démocratique se trouve piégé durablement.
29. Pierre F. Tavares, « Désintégration des souverainetés nationales. Pourquoi tous ces
coups d’État en Afrique ? », Le Monde diplomatique, janvier 2004, p. 16.
30. Daniel Lerner, Richard Robinson, « Swords and Plougshares. The Turkish Army as a
Modernising Force », World Politics, nº 13, 1960, p. 14-19. Parmi les raisons avancées, on note
les capacités d’organisation des forces armées, les qualités morales, le patriotisme des cadres
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Élections imparfaites
La période des élections est l’un des temps forts de la vie politique d’un
pays. L’élection exprime le pluralisme politique, fonde la démocratie
représentative et légitime le pouvoir. Elle est devenue, nous l’avons noté,
« un rite démocratique ». Mais on peut s’interroger sur sa pertinence
lorsqu’elle sert uniquement à légitimer des pouvoirs, à renforcer des
pouvoirs autoritaires par le détournement du suffrage universel par des
clans et des intérêts privés. L’élection présidentielle, notamment, devient
dans ce cas une simple formalité administrative, un simple verni démo- 23
cratique 34 dont certains n’hésitent plus à demander la suppression 35.
Cet appel à l’élimination totale de ce mode de désignation des chefs
de l’État peut paraître excessif, mais il est en vérité l’expression de l’in-
dignation causée par la dévalorisation de l’acte électif, la perte de son
pouvoir de contrôle et de sanction en démocratie.
Son organisation par les pouvoirs en place ne cesse de susciter de vives
contestations, conduisant parfois les oppositions à les rejeter et refuser
d’y participer. Au Sénégal, l’opposition dite significative regroupée au
sein du Front « Siggil Sénégal » a décidé de boycotter les élections légis-
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Cette situation est d’autant plus regrettable que ce pays avait réussi une
alternance démocratique remarquable en 2002. L’opposition regroupée
dans la coalition nationale Arc-en-ciel derrière son leader Mwai Kibaki
avait alors remporté les élections présidentielle et législatives contre le
président sortant Daniel Arap Moi. Tout le monde s’accorde à dire que
les autorités kenyanes pouvaient épargner les centaines de vies humaines
perdues 37, si elles avaient respecté le suffrage populaire issu des urnes.
Plus grave, les violences ont pris une tournure ethnique. Elles ont en
définitive opposé les Kikuyus, ethnie du président Kibaki, aux Louos,
celle de son rival Rayla Ondinga. On a parlé de « nettoyage ethnique »
et les deux camps se sont mutuellement accusés de génocide.
La rétention des résultats du scrutin présidentiel obéit à la même
logique de perpétuation du pouvoir et constitue une forme d’entrave
24 à la libre expression du suffrage populaire et à l’alternance. Ainsi, au
Zimbabwe, plus d’un mois après le scrutin présidentiel du 29 mars
2008, le régime du président Robert Mugabe a usé du subterfuge du
recomptage des voix pour tenter d’inverser les résultats de l’élection,
avant de publier finalement des résultats manifestement préfabriqués.
Ces manœuvres lui permirent de se maintenir pour le second tour contre
l’opposant Morgan Tsvangirai dont le parti avait déjà remporté les
élections législatives avec une confortable majorité. Mais ce dernier, qui
était pourtant arrivé largement en tête à l’issue du premier tour selon
les résultats officiels, fut contraint de se retirer de la course pour mettre
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37. Cette tourmente kenyane a fait plus de 1 000 morts, plus 300 000 réfugiés intérieurs et
mis à genoux l’économie du pays.
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des élections en Afrique sont les signes du refus d’accepter les règles du
jeu démocratique, souvent à l’origine de troubles postélectoraux.
Les pays africains ont certes accompli des progrès significatifs sur la voie
de la démocratisation. Mais l’expérience est encore jeune et fragile, donc
réversible. Les résistances rencontrées démontrent que les perspectives
prometteuses que l’ouverture démocratique au début des années 1990
avait laissé entrevoir semblent être dans une impasse préoccupante.
Mais cette mauvaise passe ne doit pas incliner à l’afro-pessimisme car
la démocratie est une quête permanente. Il reste que, pour qu’elle puisse
se hisser de son état embryonnaire à un niveau plus achevé, elle doit
s’appuyer sur une véritable culture démocratique qui lui fait encore défaut.
Les dirigeants en place n’y ont souvent adhéré que du bout des lèvres,
contraints et forcés par des contingences internationales et nationales. 25
Les individus ne sont pas encore suffisamment éduqués et informés pour
devenir des citoyens avisés et actifs. Dans la plupart des pays africains, la
route est encore longue pour accéder à une démocratie de forte intensité.
r é s u m é
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http://democratie.francophonie.org/IMG/pdf/LOI_no2005-
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