C. Cerda-Guzman, Qui Écrit La Constitution

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Qui écrit la constitution ?

Carolina Cerda-Guzman
Dans Pouvoirs 2023/4 (N° 187), pages 19 à 30
Éditions Le Seuil
ISSN 0152-0768
ISBN 9782021526271
DOI 10.3917/pouv.187.0019
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Carolina Cerda-Guzman

QUI ÉCRIT LA CONSTITUTION ?

R ares sont les questions auxquelles on peut répondre aisément en


droit. Celle de savoir qui écrit une constitution semble en être
une. Dans une démocratie, une seule réponse s’impose : le peuple. Cette 19
réponse apparaît d’autant plus évidente qu’elle est la conclusion d’un
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raisonnement logique implacable, comme l’aiment les juristes. Dans la
mesure où « une constitution normative est l’œuvre d’un peuple libre[, elle]
devrait donc être élaborée directement par le peuple lui-même1 ».
Pourtant, à l’examen, cette question se révèle bien plus complexe.
Tout d’abord, soyons précis sur les termes. Lorsque l’on affirme que
le peuple doit élaborer la constitution, s’agit-il de l’écrire ? Le verbe
« élaborer » est suffisamment vague pour pouvoir englober une série
d’étapes pourtant distinctes. Habituellement, l’exercice du pouvoir
constituant se matérialise en trois phases : initier, écrire et adopter. Si
l’on considère que le peuple élabore la constitution, il doit donc être
maître de chacune d’entre elles. Or, bien souvent, son rôle se cantonne
à la dernière phase, celle de l’adoption par la voie du référendum. En
cas de majorité de votes positifs, le peuple est alors considéré comme
l’auteur de la constitution. Mais peut-on pour autant considérer qu’il
l’a écrite ? Non, ou alors de manière très indirecte. On constate en effet
que les constitutions ratifiées par référendum contiennent généralement
une liste plus longue de droits fondamentaux que les autres2. Toutefois,
d’un point de vue strictement formel, difficile de pouvoir en tirer la
conclusion que le peuple en est le véritable rédacteur.
Il convient donc de s’en tenir à une définition stricte de l’écriture d’une
constitution, à savoir la mise sur le papier des différents articles de la

1. Élisabeth Zoller et Wanda Mastor, Droit constitutionnel, 3e éd., Paris, puf, 2021, p. 70.
2. Tom Ginsburg, Zachary Elkins et Justin Blount, « Does the Process of Constitution-
Making Matter? », Annual Review of Law and Social Science, vol. 5, n° 5, 2009, p. 217.

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constitution. Dit autrement, il s’agit de savoir qui concrètement tient


la plume, rédige les articles et codifie le tout. Or cette tâche est souvent
confiée à un groupe limité d’individus. Dans le cadre d’une démocratie
représentative, l’idéal est que ce groupe soit désigné directement ou
indirectement par le peuple, formant ainsi une assemblée constituante. Ce
procédé déjà ancien, puisque remontant à la Convention de Philadelphie
de 1787, a traversé les siècles et continue, encore aujourd’hui, à être
fréquemment utilisé.
Mais le summum de l’écriture démocratique d’une constitution a-t-il
déjà été atteint, et ce dès la naissance du constitutionnalisme moderne ?
Depuis la dernière décennie du xxe siècle, des velléités de rédaction plus
citoyenne se font jour. Les citoyens veulent pouvoir proposer, débattre
et finalement décider du contenu des constitutions, et donc écrire leur
20 constitution. Ce tournant délibératif est présenté comme nécessaire
pour s’assurer du caractère véritablement démocratique du texte3 et lui
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donner toute sa légitimité4. Plus encore, cette participation augmen-
terait l’adhésion, et donc l’attachement des citoyens au texte, voire
renforcerait la confiance mutuelle entre eux et les acteurs politiques5.
Bref, l’écriture de la constitution par les citoyens eux-mêmes serait non
seulement possible mais aussi incontournable.
Toutefois, la doctrine ne semble pas entièrement acquise à cette
évolution. D’une part, il est difficile de démontrer le lien entre écriture
et légitimité d’une constitution. Le monde regorge d’exemples de consti-
tutions n’ayant pas associé le peuple à leur rédaction et qui bénéficient
pourtant d’une grande légitimité, comme en Allemagne ou au Japon.
En outre, les échecs de certaines tentatives d’écriture citoyenne de la
constitution renforcent ce scepticisme. Le cas emblématique du Chili
peut ici servir d’illustration. Après un mouvement de révolte sociale en
octobre 2019, ce pays a connu un « moment constituant » particulièrement
unique. Lors d’un référendum, en octobre 2020, le peuple chilien a été
consulté une première fois sur sa volonté de changement de constitution
et sur les modalités d’écriture du texte. Les votants se sont exprimés à

3. Ludvig Beckman, « Democratic Legitimacy Does Not Require Constitutional Refe-


rendum. On “the Constitution” in Theories of Constituent Power », European Constitutional
Law Review, vol. 14, n° 3, 2018, p. 568.
4. Allan C. Hutchinson et Joel Colón-Ríos, « Democracy and Constitutional Change »,
Theoria, vol. 58, n° 27, 2011, p. 51.
5. Aylin Aydin-Cakir, « Duration of the Constitution-Making Process as an Indicator of
Post-Constitutional Political Uncertainty: The Insurance Theory Revisited », Global Consti-
tutionalism, vol. 12, n° 2, 2023, p. 300 et 307.

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79 % en faveur de la mise en place d’une assemblée constituante, laquelle


fut élue au suffrage universel direct les 15 et 16 mai 2021. Durant un
an, l’assemblée a rédigé le texte, mené des audiences citoyennes, fait
des déplacements dans le Nord ou dans le Sud du pays et examiné des
propositions d’articles constitutionnels déposés par les citoyens. Une
fois rédigé, le texte fut soumis à référendum. Mais, le 4 septembre 2022,
il fut rejeté à 62 % des voix. Depuis, le Chili est devenu, aux yeux de
certains6, l’exemple à ne pas suivre, discréditant dans son sillage les
tentatives d’écriture citoyenne de la constitution.
Pour autant, au-delà de ce cas particulier et des raisons contextuelles
expliquant cet échec, la question demeure : les citoyens peuvent-ils
prendre une part active à l’écriture d’une constitution ? La réponse est
complexe. L’écriture reste une étape peu conceptualisée dans les processus
constituants du fait de la grande diversité des pratiques en ce domaine. 21
Néanmoins, il importe de revenir sur ces efforts récents visant à confier
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l’écriture constitutionnelle aux citoyens, afin d’en évaluer la faisabilité
aussi bien juridique que politique.

Confier l’écriture
de la constitution aux citoyens

Le droit constitutionnel connaît des modes. Écrire des constitutions


en est une7. Selon les saisons, cette écriture prend de nouvelles formes.
Depuis le début des années 2000, nous connaissons une vague d’écriture
participative de la constitution, laquelle soulève de nombreux défis.

La diversité des modes de participation citoyenne


Faire des citoyens les rédacteurs de la constitution peut commencer
modestement. L’élection étant la première forme de participation politique,
l’écriture participative peut passer par la désignation de représentants
dévolus à une telle tâche. Rien de nouveau ici à première vue, puisque cela
renvoie au format déjà connu de l’assemblée constituante. Toutefois, les
assemblées constituantes du début du xxie siècle ne sont plus exactement

6. Guillermo Larraín, Gabriel Negretto et Stefan Voigt, « How Not to Write a Constitution:
Lessons from Chile », Public Choice, vol. 194, n° 3‑4, 2023, p. 233‑247. Pour une analyse dif-
férente des raisons de l’échec du référendum, cf. Carolina Cerda-Guzman, « Autopsie d’un
échec. Retour sur le rejet du projet de constitution pour le Chili », Jus Politicum, n° 29, 2023,
p. 111‑147.
7. Jon Elster, « Forces and Mechanisms in the Constitution-Making Process », Duke Law
Journal, vol. 45, n° 2, 1995, p. 368.

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celles de la fin du xixe. Alors qu’elles n’avaient vocation à représenter


que la diversité politique du corps électoral, elles se voient dorénavant
assigner un nouvel objectif : être une copie réduite du peuple, avec ses
diversités sociales, sexuelles, ethniques, religieuses et culturelles. De la
représentation-mandat, on passe à la représentation-miroir.
Cette évolution a débuté par la présence, aux côtés de ces assemblées,
puis en leur sein, de sièges réservés à des communautés spécifiques ou à
des groupes sociaux déterminés. On retrouve ce procédé en Égypte, où
l’assemblée constituante de 2012 était composée de membres du Parlement
et de personnes issues de différentes institutions ou groupes religieux
ou sociaux. Au Chili, cette quête de représentativité est allée encore
plus loin. Non seulement dix-sept sièges (sur les cent cinquante-cinq
que comptait l’assemblée constituante) furent dévolus aux représen-
22 tants des peuples originaires, mais aussi, et surtout, deux règles ont été
adoptées qui eurent des conséquences importantes en matière de repré-
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sentativité. La première fut celle qui visait à faciliter l’établissement de
listes d’indépendants pour l’élection des constituants. Une fois ôté aux
partis politiques le monopole de l’établissement de ces listes, la compo-
sition de l’assemblée s’est révélée bien plus hétérogène que ne l’étaient les
chambres du Parlement jusqu’ici. Composée de « monsieur et madame
Tout-le-monde », cette assemblée renvoyait une image sociologiquement
plus proche de la société que nulle autre institution politique chilienne.
La seconde règle consistait à imposer une parité parfaite entre femmes
et hommes dans la composition de l’assemblée. Ce choix unique dans
l’histoire mondiale des assemblées constituantes repose sur l’idée que la
présence des femmes peut avoir un impact sur le texte final, et notamment
l’inclusion d’un plus grand nombre de droits les concernant. Le contenu
féministe du projet a permis de confirmer cette idée et, au-delà même du
contenu, le processus chilien illustre le rôle croissant des femmes dans
l’élaboration des constitutions, déjà perçu dans les processus ougandais
de 1995, bolivien de 2005 ou népalais de 20088.
À cette transformation des assemblées constituantes s’ajoute une
autre évolution, bien plus puissante encore : la participation directe des
citoyens, à travers des consultations ou des initiatives citoyennes en
matière de normes constitutionnelles. Le recours à la consultation a des
racines anciennes mais il a pris un élan nouveau au Nicaragua. En 1986,
le peuple avait été invité à commenter le projet de nouvelle constitution.

8. Ruth Rubio-Marín, « Women and Participatory Constitutionalism », International Journal


of Constitutional Law, vol. 18, n° 1, 2020, p. 233‑259.

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Pour ce faire, des réunions publiques avaient été organisées et plus de


quatre mille trois cents suggestions recueillies. Le procédé fut ensuite
repris en Ouganda et au Brésil en 1988, mais c’est surtout après l’expé-
rience sud-africaine qu’il est devenu un modèle en soi. Entre 1994 et 1996,
on estime que près de 73 % des Sud-Africains ont participé à ce type
d’échanges. Cette participation massive a souvent été présentée comme
la clé du succès de la transition politique du pays, et explique depuis sa
popularité en Tunisie, au Timor oriental, au Sri Lanka, au Népal ou au
Chili. S’appuyant sur les nouvelles technologies de communication, la
participation du public se trouve facilitée. Les citoyens peuvent même
formellement déposer des propositions d’article en ligne. Ainsi, de
simples consultants constitutionnels, ils deviennent de véritables rédac-
teurs d’articles constitutionnels.
À la croisée de ces deux transformations se trouve le modèle de 23

l’assemblée citoyenne, que l’on a pu voir en Islande ou en Irlande. Ce type


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d’assemblée se distingue des précédents en ce qu’il n’est pas composé de
personnes élues, mais de personnes tirées au sort. Ce critère de sélection
est crucial. Les participants n’étant pas a priori volontaires (puisqu’ils
n’ont pas fait acte de candidature), ils ne sont pas perçus comme les repré-
sentants du peuple (en l’absence d’un mandat explicite), mais davantage
comme son émanation. Si cette modalité d’écriture de constitution reste
encore largement exceptionnelle, elle illustre le tournant délibératif des
processus constituants contemporains.

Les défis pratiques d’une écriture participative


Bien que séduisantes, ces nouvelles formes de participation citoyenne
soulèvent de nombreux problèmes. Certains sont très prosaïques, comme
celui de leur durée. À première vue, une règle simple devrait être appliquée :
plus le processus constituant est long, plus la possibilité d’une délibé-
ration populaire augmente ; ainsi, les consultations citoyennes devraient
être relativement longues. L’idéal-type de la consultation menée en
Afrique du Sud conforte cette règle, puisque le processus a finalement
duré deux ans. Toutefois, les consultations plus récentes tendent à être
relativement courtes. Au Chili, le choix a été fait de contraindre à rédiger
une constitution dans un délai d’un an, de crainte d’un enlisement et
d’une perte d’intérêt de la part de la population. Dans la mesure où,
durant cette période, l’assemblée constituante a dû en parallèle adopter
son règlement intérieur et engager ses propres discussions, le temps
consacré à la consultation citoyenne fut finalement assez réduit : sur

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douze mois, seuls deux ont été laissés au dépôt d’initiatives citoyennes
en matière de normes constitutionnelles.
Une autre question se pose : qui exactement participe à ces consul-
tations et soumet des propositions de norme constitutionnelle ? Ces
mécanismes de démocratie participative ne sont-ils pas réservés à « ceux-
qui-ont-le-temps »9 ? En effet participent à ces consultations bien souvent
des personnes ayant les moyens financiers et culturels de le faire. Cette
barrière d’entrée est encore plus cruelle dans les sociétés fondées sur une
forte inégalité économique et sociale, comme c’est le cas pour la vaste
majorité des pays qui justement se lancent dans une telle aventure. Ce
problème central, pour le moment non résolu, constitue une des grandes
limites de la participation citoyenne.
En outre, l’écriture participative présente en elle-même des incon-
24 vénients non négligeables. L’un d’entre eux serait son inefficience :
elle ne serait pas un moyen idoine pour parvenir à un texte constitu-
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tionnel de qualité. Elle aboutirait à des textes inutilement longs et peu
cohérents. Toutefois, cet argument est peu convaincant puisque des
processus non participatifs ont pu, eux aussi, produire des textes longs
et de faible qualité. Un autre inconvénient serait l’affaiblissement du
rôle des partis politiques que ces procédés engendrent, soit du fait de la
forte présence d’indépendants dans les assemblées constituantes, comme
au Chili, soit du fait du tirage au sort dans les assemblées citoyennes,
comme en Islande ou en Irlande. Or les partis sont perçus comme les
meilleurs leviers pour parvenir à des positions communes et consensuelles.
Cependant, arguer de la nécessité de donner aux partis politiques un rôle
éminent dans l’écriture de la constitution est une erreur sur le plan non
seulement historique mais aussi politique. Historique, car un certain
nombre de constitutions, toujours en vigueur, ont été rédigées sans que
les partis politiques en aient été les principaux rédacteurs, comme aux
États-Unis, ou d’une certaine façon en France avec la Constitution de la
Ve République – pensons également au cas des constitutions internatio-
nalisées10. L’erreur est aussi politique car c’est oublier que ces procédés
ont été créés précisément pour répondre au discrédit dont font l’objet
les partis dans certains pays. Ainsi, appeler à un renforcement de la
politique partisane, dans des contextes où elle n’est plus audible, ne
paraît pas être une solution adaptée.

9. Pierre-Henri Tavoillot, « Contre la démocratie participative », Pouvoirs, n° 175, 2020, p. 54.


10. Carolina Cerda-Guzman, « Repenser les constitutions internationalisées », Revue de
droit public, n° 6, 2015, p. 1567.

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L’argument le plus convaincant en défaveur de l’écriture partici-


pative est en réalité bien plus modeste : il s’agit simplement de mettre en
question le fait que le processus d’écriture doive être rendu parfaitement
transparent. En effet, pour fonctionner, il faut que ce processus se fasse
au grand jour. Les discussions doivent être publiques, les propositions
diffusées et les résultats des votes communiqués. Le manque de transpa-
rence a été l’un des principaux reproches adressés au processus partici-
patif mené en Tunisie au début des années 201011. Mais, à l’inverse, une
complète transparence des échanges peut constituer un handicap pour
parvenir à un texte de compromis. On considère qu’au Chili la publicité
des débats au sein de l’assemblée a rigidifié les positions des constituants,
les empêchant de changer d’avis12. Le bien-fondé d’une certaine opacité
des échanges avait déjà été mis en avant en 1995 par Jon Elster13. Selon
lui, tout processus constituant doit comporter des éléments tenus secrets 25
(comme les discussions en comité) et d’autres rendus publics (lors de
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discussions plénières). Or une telle combinaison est incompatible avec
l’idée même d’écriture participative.
Ainsi, confier l’écriture de la constitution aux citoyens induit des défis
majeurs pour le constitutionnalisme. Mais, imaginons que l’on parvienne
à relever chacun de ces défis, une telle écriture serait-elle pour autant
en mesure d’aboutir ?

Confisquer l’écriture
de la constitution aux citoyens

Malgré les tentatives, parfois très inventives, d’écriture participative, on


constate que ce type d’écriture est systématiquement repris en main par
d’autres instances et que la participation des citoyens demeure finalement
accessoire. Reste à savoir si cette confiscation est inéluctable.

Une confiscation systématique


Une écriture intégralement citoyenne n’existe pas. Désireuses de préserver
leur pouvoir, les assemblées constituantes font encore trop peu de cas
des propositions nées d’initiatives citoyennes en matière de normes.
Au Chili, lors de la première phase du processus, 80 000 initiatives

11. Geoffrey Weichselbaum et Xavier Philippe, « Le processus constituant et la Constitution


tunisienne du 27 janvier 2014 : un modèle à suivre ? », Maghreb-Machrek, n° 223, 2015, p. 49‑69.
12. Guillermo Larraín, Gabriel Negretto et Stefan Voigt, « How Not to Write a Consti-
tution », art. cité, p. 244.
13. « Forces and Mechanisms in the Constitution-Making Process », art. cité, p. 385.

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citoyennes avaient été déposées, mais seules 2 496 ont été considérées
comme admissibles par le secrétariat technique créé au sein de l’assemblée
constituante. Une fois ce filtre passé, les propositions devaient chacune
recueillir au moins quinze mille signatures citoyennes. Finalement, seules
77 initiatives ont atteint ce seuil. Est-ce à dire que 77 articles du projet
de constitution chilienne de 2022 ont été écrits par les citoyens ? Non,
puisque même une fois le seuil atteint, l’assemblée était libre de décider
d’intégrer ou non les propositions. Or, bien souvent, elle a considéré
que ces propositions faisaient déjà partie, d’une façon ou d’une autre,
du projet de constitution ou qu’il n’y avait pas lieu de les intégrer. Dans
les faits, ce mécanisme n’a eu qu’un impact dérisoire. La tendance à
écarter les propositions issues des consultations citoyennes est récur-
rente, et on remarque que, plus le processus est long et chaotique, plus
26 la participation populaire perd de son importance. Ainsi, en Tunisie, au
moment d’élaborer la troisième version du projet de constitution, les
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suggestions formulées par les citoyens n’ont été que rarement reprises
par l’assemblée constituante.
Cette captation de l’écriture participative peut aussi s’opérer plus en
amont ou plus en aval. En amont, elle se fait à travers l’adoption de règles
préconstituantes. Quand sont établis des principes minimums à intégrer
dans le futur projet de constitution, les rédacteurs voient déjà leur champ
du possible réduit. Si ces règles peuvent trouver un sens particulier dans
le cadre d’une rédaction autoritaire, elles soulèvent des questions dans le
cadre d’une rédaction démocratique et, a fortiori, participative. Qui pose
ces règles ? Au mieux, c’est le peuple qui le fait de manière indirecte via
le Parlement ou d’autres instances élues. Au pire, elles lui sont imposées
par un pouvoir non démocratique. Ces limites préconstituantes sont en
réalité très fréquentes. On les retrouve notamment en Afrique du Sud,
en Égypte, aux Fidji et au Chili.
Lorsqu’elle est opérée en aval, la confiscation prend alors une tournure
plus frustrante encore, comme ce fut le cas en Islande. Le projet de consti-
tution élaboré en 2011 par l’assemblée citoyenne n’a pas rencontré un
accueil très chaleureux au Parlement, seule autorité habilitée à le valider.
Pour tenter de le modifier, le Parlement a organisé un référendum consul-
tatif. En posant six questions précises sur le texte, il espérait pouvoir
l’amender. Le résultat du référendum du 20 octobre 2012 a, au contraire,
conforté la version initiale du projet. Pour autant, la volonté de l’amender
a persisté. Mais, incapables de trouver un accord sur l’ampleur des
modifications à opérer, les parlementaires ont préféré jouer la montre
en refusant de voter le texte. Alors que ce projet constituait le document

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s’approchant le plus d’une constitution écrite par des citoyens, il s’est


retrouvé dans les limbes constituants.
Si, en Islande, c’est le Parlement qui a joué le mauvais rôle, cet organe
institutionnel n’est pas le seul fossoyeur des espérances citoyennes en ce
domaine. D’autres peuvent avoir cette même tentation. Qu’il s’agisse de
l’exécutif, comme au Bhoutan, des militaires, comme en Thaïlande, ou
de la communauté internationale, comme au Timor oriental, la plume
constitutionnelle est décidément très convoitée.
Au regard de ces expériences, le constat global se révèle non seulement
décevant mais aussi et surtout fataliste : du fait de l’importance des enjeux
qu’elle présente, la constitution, plus que tout autre texte national, semble
vouée à être écrite par d’autres entités que les citoyens. Ce constat rejoint
celui formulé par les opposants à la démocratie participative en général,
qui considèrent que ce moyen d’élaborer le droit est dangereux en ce 27
qu’il fait courir un risque d’usurpation du nom du peuple14. Le recours
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aux procédures participatives pourrait être alors assimilé à une forme
de populisme.
Cette méfiance est renforcée par l’idée que l’élaboration d’une consti-
tution, en tant que texte juridique, nécessite une certaine expertise.
Même lorsque des assemblées citoyennes sont mises en place, les débats
et les échanges sont toujours pilotés par des commissions composées de
juristes et d’experts. Il existe ainsi en matière d’écriture constitution-
nelle une forme d’épistocratie, parfois particulièrement poussée. Les
« pèlerins constitutionnels » ou les « marchands de constitutions » sont
des figures connues du droit constitutionnel. Qu’il s’agisse de profes-
seurs à titre individuel ou d’instituts de recherche (telle la fondation
Max-Planck pour la paix internationale et l’État de droit, pourvue d’une
capacité déroutante à fabriquer des constitutions sur demande dans le
monde entier), ces experts ne bénéficient d’aucune légitimité démocra-
tique et, pour autant, leur action n’est que rarement questionnée. Bien
au contraire, l’échec de certaines tentatives génère un appel à davantage
d’expertise. Après celui du référendum sur le premier projet de consti-
tution au Chili, la solution proposée par les institutions politiques (et
adoubée par la doctrine15) consistait à remettre les experts au centre du
jeu. Ainsi, la rédaction du second projet de constitution a été confiée en
mars 2023 à une commission composée de vingt-quatre experts désignés

14. Pierre-Henri Tavoillot, « Contre la démocratie participative », art. cité, p. 45.


15. Guillermo Larraín, Gabriel Negretto et Stefan Voigt, « How Not to Write a Consti-
tution », art. cité, p. 246.

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par les deux chambres du Congrès. Elle est chargée de rédiger un avant-
projet qui doit ensuite être transmis pour discussion et amendements
à un « Conseil constitutionnel » aux cinquante et un membres élus au
suffrage universel direct. Ce changement de procédure donne l’étrange
impression que, le temps ayant été laissé au peuple de balbutier un texte,
la rédaction est remise entre les mains des gens de raison.

Une confiscation inéluctable ?


Le retour en force des experts sonne-t-il définitivement le glas d’une
écriture participative de la constitution ? Certains le pensent et aiment
en tirer des généralisations hâtives. Pourtant, en la matière, il demeure
hasardeux de formuler des théories universelles prêtes à l’emploi. L’écriture
des constitutions est un processus particulièrement rétif à toute théori-
28 sation, compte tenu de l’importance du contexte dans lequel il se déroule.
La création d’une constitution est certainement guidée par des idéaux
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mais aussi, et avant tout, par des contraintes. Lorsque la demande de
changement de constitution émane de la rue, la participation du peuple
à l’écriture apparaît incontournable.
En outre, la valorisation à l’extrême du rôle des experts a ceci de
gênant qu’elle repose bien souvent sur des arguments élitistes diffici-
lement audibles. Le ton parfois condescendant utilisé pour décrire les
échanges au sein des assemblées citoyennes et des assemblées consti-
tuantes composées d’indépendants, ou pour décrédibiliser les proposi-
tions faites par les citoyens, conduit à fragiliser la position des opposants
à une écriture participative de la constitution, car derrière ce discours se
cache fréquemment la peur viscérale d’une « plébocratie » (mobocracy)
fantasmée.
Dès lors, quelle position adopter face aux velléités d’écrire de manière
plus participative la constitution ? S’y opposer frontalement apparaît,
dans certains contextes, tout aussi vain que croire à la possibilité d’une
écriture intégrale et exclusive par le peuple. De notre point de vue, la
participation effective des citoyens à l’écriture de la constitution est
possible, et même souhaitable, mais à la condition que soient éclaircis
au préalable deux points. Le premier tient à la nature de ce « peuple ».
Depuis le début de cet article, le terme « peuple » a été utilisé – disons les
choses franchement – de manière très flottante. Non pas par manque de
rigueur scientifique mais parce que ce terme reste largement indéterminé.
Il est employé, aussi bien par la doctrine que par les acteurs politiques,
de manière très aléatoire sans qu’on puisse le saisir totalement. Lorsque
l’on parle d’une participation du peuple à l’écriture de la constitution,

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qui écrit la constitution  ?

de quel « peuple » s’agit-il exactement ? Si, classiquement, on distingue le


peuple-société, le peuple-État et le peuple-opinion, il conviendrait d’en
ajouter d’autres : peuple-électeur, peuple-abstentionniste, peuple-citoyen,
peuples autochtones, peuple manifestant. Cette insaisissabilité du peuple
conduit nécessairement à des malentendus. Pour rendre l’écriture parti-
cipative possible, il est indispensable de s’abstenir de traiter le « peuple »
comme une masse homogène et indéfinie, pour plutôt en identifier au
préalable les contours afin de maintenir une même conception tout au
long du processus constituant. Parler de « peuple » pour qualifier les
votants d’un référendum et recourir au même terme pour qualifier ceux
qui ont déposé une initiative populaire en matière de normes constitu-
tionnelles tend à apporter de la confusion.
Le second point à éclaircir, et qui est tout aussi crucial, est l’objectif
réellement poursuivi par l’écriture de la constitution. Cherche-t-on à 29
aboutir à un texte constitutionnel coûte que coûte, en s’assurant donc
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de son adoption finale, ou à parvenir à un texte idoine, reflétant les
aspirations des citoyens ? L’objectif est-il d’élaborer un texte rassem-
bleur, fonctionnel, transformateur ou acceptable ? C’est souvent à partir
de ces non-dits que naissent les dissensions et les désillusions. Une fois
l’objectif clairement fixé, il sera possible de concevoir les mécanismes
les plus adaptés pour l’atteindre.
Jusqu’à présent, les pays qui se sont lancés dans un processus consti-
tuant participatif n’ont jamais pris le temps de répondre à de telles
questions. Ceux qui sont attachés à leur actuelle constitution, et qui la
pensent éternelle, ne se sentent pas spécialement concernés. Pourtant,
la durée de vie des constitutions est relativement courte : entre dix-neuf
et vingt et un ans en moyenne16. Avec ses 65 ans, la Constitution de la
Ve République fait de la résistance. Il adviendra nécessairement un jour
où il sera question de la changer. Quelles seront alors les modalités appli-
quées ? Impossible de le savoir mais, quoi qu’il en soit, on ne peut que
conseiller aux générations à venir d’examiner, sans mépris ni générali-
sation, l’expérience de ces pays encore trop peu souvent étudiés par la
doctrine, afin d’écrire, à leur tour, leur propre histoire constitutionnelle.

16. Zachary Elkins, Tom Ginsburg et James Melton, The Endurance of National Consti-
tutions, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 131 et 137.

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Le « peuple », en tant que détenteur du pouvoir constituant, devrait être


celui qui écrit la constitution. La solution qui consiste à recourir à une
assemblée constituante, longtemps privilégiée, apparaît aujourd’hui dépassée
par d’autres procédés plus participatifs. Cependant, les expériences contempo-
raines montrent la difficulté de telles entreprises. Non seulement la démarche
employée rencontre de nombreux obstacles pratiques, mais l’analyse comparée
atteste d’une reprise en main systématique de l’écriture par d’autres institu-
tions. Est-ce à dire que les citoyens ne pourront jamais véritablement écrire
leur constitution ?

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