Claude Debussy Et Son Temps

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Bulletin de la Classe des Beaux-Arts

Claude Debussy
Sylvain Vouillemin

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Vouillemin Sylvain. Claude Debussy . In: Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, tome 64, 1982. pp. 199-219;

doi : https://doi.org/10.3406/barb.1982.60305;

https://www.persee.fr/doc/barb_0378-0716_1982_num_64_1_60305;

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DISCOURS

Claude Debussy et son temps


par Sylvain VOUILLEMIN
Directeur de la Classe

En 1965, paraissait en Angleterre un important ouvrage du


musicologue Edward Lockspeiser : Claude Debussy, sa vie, sa
pensée.
Résultat de longues recherches centrées sur l'homme et le
monde musical littéraire et pictural de son temps, cette œuvre,
tout en centralisant ce qui était déjà connu, précise des faits
jusque là douteux, apporte un ensemble de traits nouveaux
accumulés en un travail systématique d'une parfaite objectivité.
Manifestement, Lockspeiser appartient à cette génération assez
récente de musicologues tenant l'exactitude et la vérité des faits
comme plus importantes qu'une thèse destinée à valoriser son
auteur et nous nous en réjouissons. C'est en 1980 que
les Éditions Fayard publient une traduction française de
l'ouvrage.
L'accumulation des détails de la vie courante, des paroles de
l'un ou de l'autre, font de Claude Debussy un être de chair et
de sang, luttant, souffrant, créant son œuvre envers et contre
tout et tous, son époque elle-même éclairée des mille témoi¬
gnages d'une vie aussi intense que prodigieusement intéres¬
sante.

L'ascendance de Debussy, si loin qu'on y remonte, n'est


Sylvain Vouillemin

puis se fixe à Paris où sa femme et lui vivent dans une extrême


pauvreté et l'angoisse du lendemain.
Sans métier ni culture, le père, de caractère aventureux, peu
stable, impulsif, est incapable de faire vivre sa famille de plus
en plus nombreuse. La mère n'élève aucun de ses cinq enfants.
D'après une amie, Adèle Debussy considérait les enfants
comme une responsabilité qui la gênait et faisait tout pour s'en
séparer. La sœur du père s'en occupe. Le jeune Claude n'eut
aucune éducation régulière, ne fréquenta aucune école. Sa
tante, fixée quelque temps à Cannes, lui fait donner des leçons
de piano par un professeur italien.
Rentré à Paris, le petit Claude a la chance insigne d'être
remarqué par une Madame Mauté, pianiste, qui a connu Cho¬
pin. Frappée des dons de l'enfant, elle s'en occupe avec bonté.
Cette Madame Mauté est la mère de l'épouse de Verlaine,
Mathilde ; c'est elle qui accompagne sa fille à Bruxelles dans
l'espoir d'arracher son gendre à Rimbaud, mais, nous le
savons, sans succès.
Dans ses Confessions, Paul Verlaine a dit de sa belle-mère
« C'était une âme charmante, artiste d'instinct et de talent,
musicienne excellente et de goût exquis, intelligente, e
dévouée à qui elle aimait ».
Malgré ses ennuis de famille, Madame Mauté prépare s
bien le petit Claude, extraordinairement doué, qu'il réussit à
10 ans le très difficile examen d'entrée au Conservatoire de
Paris.
Debussy n'oubliera jamais les années sombres et troublées
de son enfance. Paris connaît pendant cette période les événe¬
ments de la Commune où son père, capitaine d'un bataillon,
est fait prisonnier, passe en conseil de guerre et est condamné à
quatre ans de prison.
En outre, les contacts journaliers avec les Mauté, Verlaine,
Rimbaud et leur drame ménager, feront dire à Debussy la
phrase mise dans la bouche de Roderick Uscher par Edgard
Allan Poé « Connaissez-vous des êtres qui peuvent se rappeler
:

leur enfance sans terreur ? ».


Au Conservatoire de Paris, Debussy obtient rapidement un
second prix de piano et promet de devenir un virtuose de

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Claude Debussy et son temps

premier ordre. Mais, très vite, la musique l'intéresse plus que le


piano ; il obtient la première médaille de solfège et, en un an,
un brillant premier prix d'harmonie pratique.
La situation familiale ne s'étant pas améliorée, Claude se
livre à l'enseignement. Au courant de ses difficultés, son pro¬
fesseur Marmontel lui procure durant les vacances des engage¬
ments de pianiste auprès de riches amateurs.
Au cours des mois d'été de 1879 à 1882, un nouveau monde
s'ouvre pour le jeune musicien qui voyage dans toute l'Europe.
Peut-on imaginer ce que représente pour un adolescent le
passage sans transition de la misère familiale au luxe éblouis¬
sant du Château de Chenonceaux, puis aux résidences succes¬
sives de la richissime Madame von Meck, l'égérie de Tchai
kowsky, de la villa Oppenheim de Fiesole à la propriété de
Plechtejvo, près de Moscou ? De sa maison de campagne,
Madame von Meck écrit à Tchaikowsky en 1882 : « Hier, à ma
grande joie est arrivé mon cher Achille Debussy. Maintenant,
je vais avoir beaucoup de musique et il met de la vie dans
toute la maison. Gamin de Paris des pieds à la tête, plein
d'esprit, c'est un merveilleux imitateur ; il singe, entre autres,
Gounod et Ambroise Thomas, de la façon la plus divertissante
du monde. Il est si facile à vivre ! Content de tout, il nous
amuse tous énormément ; un être charmant ».
C'est en décembre 1880 que Debussy entre dans la classe de
composition d'Ernest Guiraud.
Il a deux visages à cette époque : celui de l'élève discipliné
qui écrit des fugues académiques, des œuvres préparatoires au
Concours de Rome, et celui du personnage indépendant qui
veut ouvrir à la musique des libertés nouvelles. Son 1er Grand
Prix de Rome, avec la cantate de « l'Enfant prodigue », est le
résultat d'un travail composé dans le style des maîtres reconnus
du moment : Lalo, Guiraud, Delibes.
Derrière cette façade, Debussy nourrit des idées venues
d'horizons très différents : les poètes parnassiens d'abord,
Théodore de Banville, dans l'œuvre duquel il puisera pour de
nombreuses mélodies, puis, plus tard, Mallarmé. Il se lie avec
la famille d'Ernest Chausson et du peintre Henri Lerolle ; il
figure avec eux dans un grand tableau d'Eugène Carrière.

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Sylvain Vouillemin

Les brouilles soudaines avec ses amis allaient devenir


quentes dans la vie de Debussy, qui ne cesse de se dé
dans des problèmes affectifs et artistiques. Paul Dukas p
à conserver des relations fondées sur une compréhension
chée, mais pleine de sympathie ; il ne devint guère un i
de Debussy qui continue à gagner sa vie en donnant
leçons, comme accompagnateur d'une classe de chant et
chorale, comme pianiste au Chat Noir où il dirige mêm
chœur d'artistes et d'étudiants bohèmes. Il écrit de nombreu
mélodies sur des poèmes d'Alfred de Musset, de Verlaine
Heine et suit toujours de près l'activité littéraire. Sa pre
mélodie sur un texte de Mallarmé « Apparition » date de
l'année de création du poème.
Il connaît personnellement Paul Bourget et sa belle
tresse — « ce n'est pas qu'elle soit tellement belle, comme
il, mais elle a une si délicieuse façon de l'appeler Paul
met en musique « Beau soir » et « Paysage sentimental »
que sept poèmes des « Aveux ». C'est à Bourget que De
doit son intérêt pour les poètes anglais Shelley et Tennysso
Mais c'est dans une pièce de Banville « Hymnis »
trouve sa fameuse réponse au Secrétaire du Conservatoire
lui demande « Mais enfin, quelle règle suivez-vous ? Mon
sir, répond le satanique élève.
De plus en plus, son imagination se nourrit d'images
tiques ; il rejoint Banville qui, dès 1872 déclare que la mu
doit revenir à la fonction qu'elle avait en Grèce et da
anciennes civilisations d'Orient où elle était la sœur jumel
la poésie.
À Rome, Debussy se lie avec le Comte Primoli, un gén
protecteur, qui possède la plus grande collection particu
d'œuvres de Watteau : plus de deux cents à sa mort en 19
Rome aussi, il rencontre Liszt qui prend un bienveillant i
aux jeunes compositeurs de la Villa Médicis. Pierné impr
avec Liszt à deux pianos ; Vidal et Debussy jouent pour
Valses romantiques de Chabrier. Liszt conseille aux j
musiciens d'aller entendre les compositeurs de la Renaissa
Su Maria Maggiore et Sla Maria dell' Anima, ce qui nous
ce commentaire enthousiaste : « J'ai été entendre deux m

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Claude Debussy et son temps

une de Palestina, une autre d'Orlando di Lasso dans une église


appelée l'Anima. Elle me plaît beaucoup étant d'un style très
simple et très pur. C'est vraiment dans ce cadre qu'il faut
entendre cette musique, la seule musique d'église que
j'admette. Ce sont des maîtres, surtout Orlando, plus décoratif,
plus humain que Palestina. Puis, je considère comme un véri¬
table tour de force les effets qu'ils tirent simplement d'une
science énorme du contrepoint, qui est la chose la plus rébar¬
bative qui soit en musique. Or, avec eux, il devient admirable ;
soulignant le sentiment des mots avec une profondeur inouïe et
parfois, il y a des enroulements de dessins mélodiques qui vous
font l'effet d'enluminures de très vieux missels. Cette initiation
à la musique de la Renaissance, conclut Debussy, sont les
seules heures où le monsieur à sensations musicales s'est un
peu réveillé en moi ».
À Rome, Debussy lit avec voracité Huysmans dont il com¬
mande une édition de luxe et Jean Moréas ; il semble impres¬
sionné par la première traduction française des œuvres de
Shelley.
En réaction contre Wagner, il envisage, écrit-il, une musique
qui devrait être souple, adaptable aux fantaisies et aux rêves.
« La musique n'est pas encore partie à l'aventure. Un accord
dissonnant provoquerait presque une révolution, s'exclame-t-il.
Le séjour à Rome devient pour lui un supplice ; il rompt
avec la Villa Médicis comme il rompra bientôt avec l'Académie
et rentre à Paris, sans aucun moyen d'existence ni perspective
de gagner sa vie. Deux mois après son retour, son père est
renvoyé du poste qu'il occupait.
Pour contenter les siens, il écrit deux œuvres de grande
dimension : la Fantaisie pour piano et orchestre et l'opéra
« Rodrigue et Chimène ».
Plusieurs mécènes l'aident : entr'autres, un riche financier,
Étienne Dupin chez qui il loge et le prince André Poniatowski.
Il fait deux voyages à Bayreuth ; en 1888, il entend Parsifal
Sylvain Vouillemin

vie. Pour lui, Parsifal est « l'un des plus beaux monuments
sonores que l'on ait élevé à la gloire imperturbable de la
musique ». Il poursuit : « On y entend là des sonorités orches¬
trales uniques et imprévues, nobles et fortes ». — Il avait à
l'égard de Wagner une attitude complexe, faite d'amour et de
crainte, pleine de contradictions. Lors de la composition du
« Martyre de St Sébastien » et de « Jeux », il est hanté par le
souvenir de Parsifal. « L'orchestration de « Jeux », dit-il à André
Caplet, est censée produire une couleur orchestrale illuminée
comme par derrière, dont il y a de si merveilleux effets dans
Parsifal ».
Debussy ne cesse de s'intéresser à tout le mouvement litté¬
raire et aux peintres, dont Turner, qu'il qualifiera : « le plus
grand créateur de mystère en art ». Il a des relations suivies
avec Paul Valéry ; vers 1900, ils projètent tous deux un ballet
sur le thème orphique. Le résultat sera le solo de flûte intitulé
« Syrinx », aussi exquisement dessiné que le solo de flûte pour

le faune mythologique de Mallarmé.


On sait son intérêt pour la musique et les danses exotiques
qu'il entend à l'Exposition Universelle de Paris en 1889. Il écrit
à Pierre Louys : « Rappelle-toi la musique javanaise qui conte¬
nait toutes les nuances, même celles qu'on ne peut plus nom¬
mer, où la tonique et la dominante n'étaient plus que de vains
fantômes ». Cette exposition suscite un vif intérêt pour les arts
décoratifs de l'Orient, la peinture japonaise et les motifs batik
de Java, ainsi que pour le remarquable mouvement connu sous
le nom d'Art Nouveau.
Le sens extravagant de la décoration jaillissait de sources
symboliques profondes. Maurice Denis devait illustrer l'après
midi d'un faune et Bonnard souhaitait faire les décors de Pel
léas ; ils étaient liés à ce mouvement, ainsi que Toulouse-Lau¬
trec, influencé lui-même par William Morris, Gustave Moreau,
Gaugin, Seurat et Piccasso.
William Morris et l'Art Nouveau, j'ai plaisir à le rappeler,
ont été l'an dernier le thème du remarquable discours de notre
confrère Mark Severin qui a mis l'accent sur une période signi¬
ficative de l'évolution artistique de cette époque aussi bien en
Angleterre qu'en France et en Belgique.

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Claude Debussy et son temps

L'artiste de l'Art Nouveau est fétichiste du bel objet unique,


vase, bijou ou livre exquisement relié, à typographie rare.
L'aspect de l'édition originale de l'Après-midi d'un faune de
Mallarmé stimule autant que son contenu par sa couverture en
feutre japonais liée par des cordelettes de soie nouées
ensemble : le merveilleux ouvrage donne une impression de
douceur veloutée. La sensibilité artistique et musicale de
Debussy reflétait les théories de l'Art Nouveau. Sa conception
de la mélodie en arabesque est la contrepartie directe de ces
théories. Il considère que la musique de Bach dérive entière¬
ment de la « capricieuse » ou « adorable » arabesque. « Le
principe de l'ornement, écrit-il, est la base de tous les modes
d'art. Les primitifs Palestina, Vittoria, Orlando di lasso se ser¬
vaient de cette divine arabesque. Ils en trouvèrent le principe
dans le chant grégorien et en étayèrent les frêles entrelacs par
de résistants contrepoints ». Le premier concert entièrement
consacré à des oeuvres de Debussy fut donné le 1er mars 1894 à
la galerie de la Libre Esthétique, à Bruxelles, alors principal
antre du mouvement Art Nouveau. Cette galerie exposait des
toiles de Pissarro, Renoir, Gauguin, Signac, des affiches de
Toulouse-Lautrec, des livres enluminés par William Morris, des
illustrations, des broches et des bracelets. À ce concert, Eugène
Ysaye dirigeait la « Damoiselle Élue », composée entre 1887 et
1889, production typique de l'Art Nouveau. Dans l'édition,
l'œuvre de Debussy est illustrée par Maurice Denis en noir et
plusieurs tons dorés. La partition vocale, tirée à soixante-dix
exemplaires n'est pas à la portée de tous : elle est réservée aux
rares initiés.
Partisan du caractère unique de la création artistique,
Debussy rêve, dans sa vie personnelle, d'attachements non
moins exclusifs. Avec ses amis, il cultive une amitié intense,
possessive. Il a besoin de solitude, mais avec un ami qui le
rassure à l'arrière plan ; dans l'usage spécial qu'il fait du mot
« sensibilité » — « au nom de la sensibilité, notre mère à tous »
écrit-il, — nous le voyons exceptionnellement conscient de
l'élément physique sous-jacent aux attachements personnels.
Il dit à Robert Godet : « Ma musique n'est pas faite pour
d'autres buts : se mêler aux âmes et choses de bonne volonté.
Sylvain Vouillemin

Son amitié avec Chausson a été idyllique, bien qu'elle ne


dure guère plus de deux ans à partir de 1892. Riche fils de
banquier, Chausson reçoit en son appartement parisien les plus
brillantes personnalités artistiques ; parmi les musiciens, Cha
brier, César Franck et ses disciples, Vincent d'Indy, Henri
Duparc, Gabriel Fauré, Charles Koecklin, Erik Satie, Cortot,
Thibaut, Eugène Ysaye, le parrain généreux et désintéressé de
Debussy.
Chausson manifeste un intérêt paternel à son impécunieux
ami ; il l'introduit dans les milieux aristocratiques du Faubourg
St Germain fréquenté à l'époque par Marcel Proust ; là,
Debussy dirige une chorale d'amateurs, accompagne ses mélo¬
dies, joue du Wagner.
Bientôt le snobisme de cette société l'agace. Dans une lettre
à Chausson, il explose : « Vraiment, il faudrait être d'âme bien
faible pour se laisser prendre par cette glu. Et la bêtise de tout
cela ! ».

Debussy a une fructueuse amitié avec Henri de Régnier,


poète passionné, luxuriant, proche de Mallarmé. Il lui joue
avant sa création, une version pour piano du Prélude à l'Après
midi d'un faune, que Régnier trouve « chaud comme une
étuve » ; une vision indépendante du symbolisme littéraire et
musical les rapproche. Debussy note : « Quand il me parlait de
la dégradation due à l'usage de certains mots de la langue
française, je me disais que cela s'appliquait aussi à certains
accords qui s'étaient vulgarisés de la même façon ».
Les trois nocturnes, au départ, s'inspirent des « Scènes au
crépuscule », 10 poèmes qui font partie des « Poèmes anciens et
romanesques » de Régnier, parus en 1890. À l'époque, Debussy
connaissait Turner et Monet ; « Sirènes » a pu être inspiré par
le poème de Swinburne, «Nocturne » paru en 1876, écrit par
l'auteur en français, mais revu et corrigé par Mallarmé. Ce
nocturne est comme celui de Debussy, un poème de la mer, ou
plutôt de l'amour, symbolisé par une sirène surgie de la mer.
Le goût de Debussy pour Jules Laforgue, « notre « Jules »
comme il l'écrit à Robert Godet, n'est point superficiel. Plus
tard, sondant les couches plus profondes de l'imagination musi¬
cale, il se rapprochera souvent de la vision qu'a Laforgue du

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Claude Debussy et son temps

désespoir : « les usines du néant » et durant les derniers mois


de sa vie, il trouvera refuge dans l'ironie de ces vers de Lafor¬
gue : « Les morts — C'est discret — Ça dort — Bien au frais ».
Pour vivre, Debussy donnait des leçons d'harmonie et de
piano, souvent à des amateurs sans le moindre talent, et faisait
répéter des chanteurs.
Une de ses élèves, Marguerite Vasnier, déclare nettement
qu'il n'avait rien d'un enseignant : sans aucune patience, il
ignorait les besoins les plus élémentaires des élèves. Il attendait
du débutant des connaissances de spécialiste.
Mlle Worms de Romilly, dédicataire du Prélude de la suite
« Pour le piano » reçut une leçon de Debussy le matin de son
mariage avec Rosalie Texier, seul moyen de payer leur
modeste repas de noces. À en juger par les termes sans
ménagements dont il se sert dans sa correspondance pour dési¬
gner ses élèves : « la volaille à laquelle je donne des leçons »,
les relations maître-élève ne devaient pas toujours être faciles.
Aux environs de 1895, Debussy fréquentait la taverne
Weber et le Reynold's. Tout le monde artistique défilait à la
taverne Weber. C'est là que Debussy rencontre Marcel Proust.
Avec sa générosité bien connue, celui-ci propose d'organiser
une réception en l'honneur du musicien. « Excusez-moi, lui
déclare franchement Debussy, en réalité, je ne suis qu'un ours ;
peut-être vaut-il mieux continuer de nous rencontrer par
hasard, comme nous l'avons fait jusqu'ici. ».
Le Reynold's, repaire favori de Toulouse-Lautrec, est le
rendez-vous des jockeys, entraîneurs et cochers vêtus de tweed.
« les gens à carreaux » comme les appelle Debussy. Jamais il
n'oubliera les excentricités, la grosse mais subtile gaieté de la
vie au cirque et au music-hall. « Général Lavine excentric,
Minstrels » et certains morceaux de la « Boîte à joujoux » entre
autres, sont de merveilleuses musiques de cirque.
Ces souvenirs féconderont des couches plus profondes de
l'âme du compositeur. Vers la fin de sa vie, quand au cirque de
Toulouse-Lautrec auront succédé les études de Picasso et de
Rouault, qui plongent au fond du désespoir des clowns, quand
Madame Colette aura écrit son émouvant « Envers du music
hall », Debussy ressuscitera dans les sérénades de ses sonates

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Sylvain Vouillemin

pour violoncelle et violon, ce même Arlequin que dan


prime jeunesse il a vu par les yeux de Watteau, Banvill
Verlaine. Colette a brossé un des plus vivants portraits
Debussy : « À de telles heures, la musique semblait intoxi
Debussy. Son visage de chêvre-pied, ambré, ses mèches to
où l'oeil pouvait chercher la feuille et le pampre, trépida
d'un plaisir intérieur. Dans les moments de fixité intense
prunelles croisaient légèrement leur regard, à la manière
animaux chasseurs que leur propre guet hypnotise. Il
semble qu'il aimait la musique comme la tulipe de cristal
le choc qui tire d'elle un son pur. Debout, il se servait à la
de sa voix, de ses bras, de ses pieds et deux mèches noire
cheveux en spirale dansaient sur son front. Son rire de f
ne répondait pas à nos rires, mais à une sollicitation intéri
et je gravais en moi l'image du grand maître de la mus
française en train d'inventer, devant nous, le jazz-band ».
Debussy partageait avec André Gide et Pierre Louys
admiration pour le second Faust de Goethe. Un person
assez mineur, le veilleur Lyncée dont le rôle consiste à an
cer de sa tour de guet le lever du soleil, est pour Debuss
plus intéressant. Cet humble serviteur a eu la vision d'un
soleil, vision de pure beauté, symbolisant Hélène, qui le b
verse au point de lui faire oublier ses fonctions de veil
L'idée de Goethe est que, seule, la beauté a le pouvoir
soumettre l'homme et que sa recherche doit excuser
même les responsabilités morales. Fauré, en des ouvrages
que son tendre et presque amoureux Requiem partageait
foi ; la découverte par André Gide, de l'infidèle gardie
Goethe, vivant dans le présent, dans l'éternité de l'ins
unique, exerça une grande influence sur ses premières œu
notamment en ses « Nourritures terrestres ».
Debussy, très lié avec Louys et Gide, partageait ces i
Comme pianiste de musique légère, il a fréquenté le Chat
dès 1 882 ; on l'y retrouve après son retour de Rome. C'e
qu'il connaît l'innocent, timide et tracassier Erik Satie, m
cien-enfant doublé d'un musicien prophète, employé co
pianiste dans au moins trois des cabarets de Montmartre.
de la musique, il s'était réfugié dans la frivolité, en partie

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Claude Debussy et son temps

les mêmes raisons que Toulouse-Lautrec. Debussy prend une


attitude paternaliste envers son excentrique ami, attitude qu'il
conserva jusqu'à la fin de ses jours, en dépit des nombreuses
marques d'hostilité de Satie. « Musicien médiéval et doux,
égaré dans notre siècle » ainsi que le décrit affectueusement
Debussy.
Pour avoir conservé dans la vie adulte un regard d'enfant, il
en a connu les épreuves, ce qui le rapproche de Satie. La pau¬
vreté marquait aussi leur vie, pauvreté matérielle, mais en un
sens, spirituelle, car l'on ne satisfait pas toujours impunément
des instincts d'enfant. Ici, Debussy et Satie ont partie liée avec
Verlaine, qui voit dans la pauvreté le prix que doivent en fin
de compte payer tous ceux qui ont tenté de conserver dans
l'âge mûr l'innocence et la candeur première de l'enfant.
Quelque chose de la candeur de Satie imprègne Debussy. Dans
Pelléas, la merveilleuse peinture du petit Yniold, voire l'inno¬
cence de Pelléas et Mélisande, sont parents de la pauvreté en
esprit de Satie et de ses émerveillements d'enfant.
Louys et Debussy, tous deux admirateurs de Mallarmé,
assistent souvent aux célèbres soirées du mardi, rue de Rome.
Debussy emmena Mallarmé
entendre chanter du grégorien à
l'église Saint Gervais. Ils écoutèrent Wagner au Cirque d'Été ;
en 1893, ils étaient ensemble à la première représentation de la
Walkyrie et quelques jours après, à la mémorable création de
Pelléas et Mélisande de Maeterlinck au théâtre des Bouffes
Parisiens.
Debussy avait déjà joué à Mallarmé la partition au piano
du « Prélude à l'Après-midi d'un faune » avant la création à
l'orchestre. Il a décrit dans une lettre la rencontre : « Mallarmé

vint chez moi, fatidique et orné d'un plaid écossais. Après


avoir écouté, il resta silencieux un long moment et me dit : « Je
ne m'attendais pas à pareille chose ! Cette musique prolonge
l'émotion de mon poème et en situe le décor plus passionné¬
ment que la couleur ». À la mort de Mallarmé, Paul Valéry, le
plus proche disciple du poète, écrit à Louys : « Je suis accablé.
Mallarmé est mort hier matin. Prévenez Debussy ».
Dans le « Soleil des morts » de Camille Mauclair, série de
portraits de Mallarmé et de son groupe, Geneviève Mallarmé,

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Sylvain Vouillemin

sa fille, séduit successivement Paul Adam, Debussy et


Louys. Mais aucun d'eux n'ose lui déclarer sa flamme, e
résignent à rester bons amis. Dans cet ouvrage pers
Geneviève est comparée à la Morella d'Edgard Poë ; el
vait la conscience de son père. Une des dernières mélod
Debussy en 1913 «Éventail », illustre un poème de Ma
Pour ce curieux poème, dit par un éventail (en fait, c
Geneviève), Debussy écrit une musique inspirée pour
nière fois par le rêve — non le rêve du sommeil, mais
éveillé, plongeant dans la pure imagination. Mi-ironique
consolateur, l'éventail, en s'ouvrant et se fermant deva
yeux d'une femme, à la fois révèle et cache l'objet du d
finit par presser la spectatrice de refuser la vie avec stoïci
de mentir à la réalité.
« Tu certainement celui de mes amis que j'ai
es
aimé » écrit Debussy à Pierre Louys en 1903. Non seu
Debussy, mais Gide, Valéry, Mallarmé furent séduits
poète, critique et amateur d'art. « Lequel d'entre ce
furent ses amis ne lui doit point beaucoup ? » demande
Il continue : « Le plus illustre, Claude Debussy, trouva
Pierre Louys un appui, des conseils, même un enseignem
des clartés essentielles sur les lettres et en somme le plu
cieux soutien de sa carrière ». Valéry se trouvait bien
pour juger de leurs relations : Louys l'avait séduit lui-mê
son jugement concernant son influence sur Debussy reflé
pure vérité. Entre eux, il s'agissait d'une relation com
embrassant non seulement leurs goûts musicaux et litté
communs, mais des questions pratiques ainsi que leur
tudes affectives envers les femmes et l'argent. Aux y
Debussy, prompt à saisir de lointains symboles, le nom
de son ami, prononcé sans l's final, était identique à celu
pièce d'or de vingt francs, le louis. Pierre Louys était gé
Debussy, pauvre et dépendant. L'argent ne semble po
pas avoir été un sujet de dispute ou de ressentiment
partageait au même titre que leurs confidences sur leu
amoureuses. Chez des artistes dont les conflits r
remontent aisément à la surface, la musique est une f
avec sa chevelure, son regard, les mouvements de son

— 210 —
Claude Debussy et son temps

Debussy écrit : « Il est de fait que les lignes gracieuses, fugi¬


tives, que dessine la musique de Fauré peuvent se comparer au
geste d'une belle femme, sans que l'une ou l'autre ait à souffrir
de la comparaison ».
À partir de 1894, l'éditeur Hartmann se montre généreux en
versant à Debussy un revenu annuel de 6000 francs. « C'est le
ciel qui me l'a envoyé : il a joué son rôle avec une grâce et un
charme assez rare chez les philanthropes » écrit Debussy à
Louys.
Quels que soient les fonds reçus de Hartmann, Louys et
d'autres, il reste incapable de faire face à ses dettes croissantes
et vit presque dans la misère.
Vital Hocquet, humble plombier, grand amateur de
musique, l'un des amis de Debussy au Chat Noir, nous laisse
une description haute en couleur de l'unique chambre qu'il
habitait, 42, rue de Londres. « C'était un genre de mansarde où
dans le plus profond désordre, se trouvaient une table boiteuse,
trois chaises de paille, quelque chose qui ressemblait à un lit et
en location, un magnifique piano Pleyel ».
À cette époque, le musicien ne possédait ni partitions, ni
biliothèque. Il en allait de même pour Verlaine et Rimbaud.
Le personnage de Debussy, Monsieur Croche, inspiré du Mon¬
sieur Teste de Valéry, déclare : « Voilà vingt ans que je n'ai
plus de livres, j'ai brûlé mes papiers aussi... je me souviens de
ce qu'il me faut ». Lorsque Debussy assiste avec Henri de
Régnier, Wistler, Mallarmé, à la première représentation de
Pelléas et Mélisande, Mallarmé et lui sont les seuls à goûter la
philosophie de Pelléas, laquelle admet que la mort, au sein des
rivalités complexes de l'amour, est l'unique certitude de la vie.
Si nous songeons à la fascination exercée sur Debussy par les
contes de Poe, en particulier « La chute de la Maison Uscher »,
par « l'Axel » de Villiers de l'Isle Adam et par le « Parsifal » de
Wagner, nous comprenons la séduction immédiate que
« Pelléas », qui illustre pareillement la psychologie de l'inno¬
cence et de la cruauté, ne pouvait manquer d'exercer aussi.
Louys qui, bien que d'ascendance française, est né à Gand,
raconte en une lettre à son frère Georges, l'entrevue entre
Maeterlinck et Debussy : « Je ne suis retourné à Gand qu'une
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Sylvain Vouillemin

fois en 1892 ou 93, lors d'une visite fameuse où j'accompagnais


Debussy pour demander à Maeterlinck l'autorisation de mettre
en musique Pelléas. J'ai dû parler pour lui car il était trop
intimidé pour ouvrir la bouche. Comme Maeterlinck était plus
intimidé encore et se taisait lui aussi, je devais répondre à sa
place également. Jamais je n'oublierai cette scène ».
Pendant les années 1906-1907, le musicien vit surtout des
ressources financières de sa seconde femme, Emma Bardac;
c'est la seule période de son existence où il est délivré des
angoisses matérielles. Néanmoins, à cette époque, Debussy
donne l'image de l'abattement et de l'agitation mêlés ; on croi¬
rait presque une des humeurs les plus grises de Verlaine
« Une commune pluie, dont je n'aperçois pas très bien le bu
tombe sur Paris ; le calme n'habite pas mon âme ! Est-ce la
faute du paysage fiévreux qu'est ce coin de Paris ? Est-ce que
je ne suis décidément pas fait pour la vie domestique ? Autant
de questions auxquelles je ne me sens pas la force de
répondre ».
À partir 1908 commencent les nombreuses tournées de
de
concerts, mais dès février 1909, les premiers symptômes du
cancer se déclarent. Dorénavant, il ne cessera de lutter contre
la maladie tout en poursuivant dans la mesure du possible une
carrière publique qui l'exténue. Dans ses mémoires, le pianiste
Arnold Bax relate un concert à Londres en 1910 « Jamais je
:

n'oublierai l'impression que me fit cette silhouette gauche


trapue, l'énorme face verdâtre, presque mauresque, sous l'épais
fourré de cheveux noirs et les sombres yeux rêveurs qui sem¬
blaient regarder à travers moi. Tandis qu'il s'avançait, lourd,
vague, tendant une main rembourrée, il avait l'air de quelque
triton sorti de cavernes glauques du Vieil Océan. « Un survi¬
vant de la mythologie », me dis-je ».
Sa réputation s'accroît mais les droits d'auteur restent limi¬
tés. Les dettes qui s'accumulent ne sont point propices à calme
l'angoisse et la maladie commence à faire des ravages. Durant
la première partie de l'année 1911, le compositeur, malade e
sans le sou, travaille sans relâche à l'importante partition de
Saint Sébastien dont André Caplet entreprend l'orchestration
sous sa dictée. Créée en mai, cette énorme machine le laisse épuisé

— 212 —
Claude Debussy et son temps

À la fin de 1913, sans ressources, il est forcé d'hypothéquer


ses futurs droits d'auteur. De plus en plus, il se rend compte
que ses multiples tournées de concerts dévorent les forces des
quelques années qui lui restent. Résolu depuis sa jeunesse à se
retirer du monde extérieur, il se trouve maintenant pris dans le
mécanisme de la ronde des concerts.
Le cataclysme de la lrc guerre mondiale l'affecte profondé¬
ment; il ne compose rien jusqu'à l'été 1915. À la fin de
l'année, il subit une opération dont on ne peut plus espérer
qu'elle apportera la guérison. Le corpus des œuvres écrites
après Pelléas est non seulement abondant, mais d'une extrême
variété.
Chez ce compositeur apparemment indolent, l'adversité a
entraîné la résolution stoïque de surmonter ses handicaps
matériels et physiques grandissants ; dans cette période de
16 années il a produit la plupart de ses plus belles œuvres. En
1912, Diaghilew lui commande la partition du ballet « Jeux » ;
Debussy n'aimait pas le sujet, mais on le paye 10.000 frs or : il
lui faut donc l'écrire. Une fois la décision prise, la partition
complexe de « Jeux » est réalisée en trois semaines. Il écrit à
André Caplet : « Où ai-je trouvé l'oubli des ennuis de ce
monde pour écrire une musique à peu près joyeuse, rythmer des
gestes falots ? Il faut tout de même croire que la nature, si
absurdement marâtre, a quelquefois pitié de ses enfants ».
Lors de la première de « Jeux » le 15 mai 1913, la chorégra¬
phie de Nijinski lui déplait à tel point qu'avant la fin il quitte
sa loge. Il dit de Nijinski : « Cet homme additionne les triples
croches avec ses pieds, fait la preuve avec ses bras, puis, subite¬
ment frappé d'hémiplégie, regarde passer la musique d'un œil
mauvais. Il parait que cela s'appelle la stylisation du geste.
C'est vilain ! ».
Les lettres à Durand montrent que les études pour piano
ont été composées entre le 5 août et le 29 septembre 1915. Le
30 septembre, il écrit : « Hier soir, à minuit, j'ai copié la der¬
nière note des études. La plus minutieuse des estampes japo¬
naises est un jeu d'enfant à côté du graphisme de certaines
pages, mais je suis content, c'est du bon travail ».
André Suarès relate le dernier concert de Debussy à Paris
— 213 —
Sylvain Vouillemin

en 1917 : « non point tant de sa maigreur ou de


Je fus frappé,
sa ruine, que de son air absent et de lassitude grave. Il avait la
couleur de la cire fondue et de la cendre. Ses yeux ne ren¬
daient pas la flamme de la fièvre, mais le reflet lourd des
étangs. Il n'y avait même pas d'amertume dans son sourire
ténébreux : il y avait plutôt un ennui et l'angoisse.
Sa main, qui était ronde, potelée, un peu forte, épiscopale,
pesait à son bras ; son bras à son épaule ; sa tête à tout son
corps ; et à cette tête, la vie, l'unique, l'adorable et si cruelle
vie. Comme il venait de s'asseoir, il regarda les auditeurs, d'un
œil lent, sous la paupière rapide, à la façon de ceux qui
veulent voir sans être vus et qui dérobent par dessous ce que
leur regard semble ne toucher directement qu'à demi. Il était
dévoré de pudeur, dans le dégoût et presque la honte de souf¬
frir ».
En mai 1917, Debussy achève la sonate pour piano et vio¬
lon, sa dernière œuvre dont le finale sera plusieurs fois recom¬
mencé. Il dit à Godet : « Par une contradiction bien humaine,
elle est pleine d'un joyeux tumulte. Défiez-vous à l'avenir des
œuvres qui paraissent planer en-plein ciel ; souvent, elles ont
croupi dans les ténèbres d'un cerveau morose ».
Le 25 mars 1918, Debussy meurt après plusieurs mois
d'inaction et de souffrances.
Nous terminerons, Mesdames, Messieurs, en écoulant quel¬
ques instants celui dont nous venons d'évoquer la vie.
Dans une lettre à Chausson en 1894 :

C'est la faute à Mélisande — aussi, nous pardonnerez


«
nous tous deux ? J'ai passé des jours à poursuivre ces chimères
dont elle est faite. Je n'avais pas le courage de vous parler de
tout cela — d'ailleurs, vous connaissez ces combats. Pour le
moment, c'est Arkel qui me tracasse. Il est d'outre-tombe et il a
ce tendre amour, désintéressé et clairvoyant de ceux qui vont
bientôt disparaître ; tout cela, il faut le dire avec do, ré, mi, fa,
sol, la, si, do, quel métier ! »
Dans une autre lettre à Chausson, il cite les mots mêmes
employés par Baudelaire : « J'ai beau faire, je n'arrive pas à
dérider la tristesse de mon paysage : parfois mes journées sont
fuligineuses, sombres et muettes comme celles d'un héros

— 214 —
Claude Debussy et son temps

d'Edgar Allan Poë et mon âme aussi romanesque qu'une


Ballade de Chopin ». Dans une lettre à Jacques Durand : « Je
me persuade de plus en plus que la musique n'est pas, par son
essence, une chose qui puisse se couler dans une forme rigou¬
reuse et traditionnelle. Elle est de couleurs et de temps ryth¬
més. »
Une lettre à Pierre Lalo, critique du temps « Je ne vous
:

reproche point de n'aimer pas « La mer » ni ne m'en plains.


Peut-être puis-je regretter que vous n'ayez pas compris et
m'étonner de vous voir, pour une fois, partager l'opinion de
vos confrères.
Vous dites que dans ces trois esquisses, vous ne voyez ni ne
sentez la mer. C'est grave. J'adore la mer et je l'ai passionné¬
ment écoutée. Vous admettez que toutes les oreilles ne sont pas
capables de percevoir de la même façon. Bref, vous soutenez
des traditions pour moi périmées ou du moins qui me semblent
appartenir à une époque où elles n'étaient ni aussi belles, ni
aussi vraies qu'on ne le suppose. Si, dans l'avenir, nous conti¬
nuons d'être en désaccord, je n'oublierai pas votre chaleureuse
défense de Pelléas ; c'est en réalité la principale raison qui me
pousse à vous écrire. » En 1906, il écrit à son beau-fils et élève,
Raoul Bardac : « La musique a ceci de supérieur à la peinture,
qu'elle peut réunir toutes sortes de variations de couleur et de
lumière — un point dont on ne parle pas souvent, bien qu'il
saute aux yeux ».
Debussy parle par la voix de Monsieur Croche :
« La musique est un total de forces éparses — on en fait une

chanson spéculative ! J'aime mieux les quelques notes de la


flûte d'un berger égyptien, il collabore au paysage et entend
des harmonies ignorées de vos traités. Les musiciens n'écoutent
que la musique écrite par des mains adroites ; jamais celle qui
est inscrite dans la nature.
Voir le jour lever est plus utile que d'entendre la sympho¬
se
nie pastorale. À quoi bon votre art presque incompréhensible ?
Sylvain Vouillemin

thaïes somptueuses et vous n'êtes que malins ! Quelq


entre le singe et le domestique. »
Weber est assurément avec Chopin, la personn
séduit le plus Debussy ; écoutons-le :
« La musique a seule le pouvoir d'évoquer à son gr
invraisemblables, le monde indubitable et chimérique
vaille secrètement à la poésie mystérieuse des nuits, à
bruits anonymes que font les feuilles caressées par l
de la lune. Tous les moyens de décrire musicalement
tique se trouvent en puissance dans le cerveau de
Marie Weber. L'opéra, dernier effort de son génie,
Obéron. On est fasciné par les trois notes lointa
forment le mélancolique appel du cor, au début
Quel refuge pour un artiste de notre monde ! Seul
quelque chose de comparable à l'éternelle jeunesse d'O
du Freischutz ».
À propos de Wagner : « Tout à coup, surgissent d
inoubliablement belles... C'est aussi irrésistible que la
ne critique pas une œuvre aussi considérable que la
gie... sa trop somptueuse grandeur rend impuissant le
désir d'en saisir les proportions. Wagner, s'il est p
s'exprimer avec un peu de la grandiloquence qui le c
était un merveilleux coucher de soleil que l'on a p
pour une aurore ». Sur Till Eulenspiegel de Richard
dirigé par Nikisch : Ce morceau ressemble à « Une
musique nouvelle chez les fous » ; des clarinettes y
des trajectoires éperdues, des trompettes y sont à jam
chées, et les cors, prévenant un éternuement latent,
chent de leur répondre poliment : « À vos souhait
grosse caisse fait des boum-boum qui semblent so
coup de pied des clowns ; on a envie de rire aux écl
hurler à la mort et l'on s'étonne de retrouver les chos
place habituelle ; car si les contrebasses soufflaient
leur archet, si les trombones frottaient leurs cylind
archet imaginaire et si l'on retrouvait Monsieur Niki
sur les genoux d'une ouvreuse, il n'y aurait rien là d'e
naire. — Cela n'empêche que ce morceau ne soit g
certains côtés et d'abord par sa prodigieuse sûreté o
- 216
Claude Debussy et son temps

et de mouvement frénétique qui nous emporte du commence¬


ment à la fin et nous oblige à passer par toutes les équipées du
héros ».
Laissons un moment Debussy pour passer la parole à
Romain Rolland : « Je n'aime pas beaucoup votre musique
française d'aujourd'hui et je ne suis pas fou de votre Monsieur
Debussy. Mais je n'arrive pas à comprendre qu'étant si pauvres
d'artistes, vous alliez discuter le plus grand que vous ayez.
Quant à la question de savoir s'il sortira de lui une école et ce
que cette école vaudra, il est facile de répondre : tout grand
artiste a une école, toute école est néfaste. Vaudrait-il donc
mieux qu'il n'y eut pas de grand artiste ? »
Mais revenons à Debussy. Durant un séjour à Vienne, le
chef d'orchestre Ferdinand Lowe, ayant félicité Debussy pour
avoir aboli la mélodie, s'attire cette réplique indignée : « Mais
voyons, Monsieur, toute ma musique aspire à n'être que mélo¬
die ! ».
À propos de la musique populaire hongroise :

En écoutant le violoniste tzigane Radies, on est transporté.


«
On respire vraiment l'odeur des forêts ; on entend couler les
ruisseaux ; et il exprime les secrets d'un cœur qui souffre et qui
rit presque en même temps. À mon avis, il ne faut pas toucher
à cette musique. Dans la mesure du possible, il faut la sous¬
traire aux maladresses des spécialistes.
Je veux dire qu'il conviendrait de traiter vos tziganes avec
plus de respect. Ne les prenez pas pour de simples amuseurs
qui donnent de la couleur à une réception et font consommer
du champagne. En vérité, leur musique est aussi belle que vos
broderies et dentelles anciennes.
Alors, pourquoi ne pas la traiter avec le même respect, le
même amour ? Vos jeunes musiciens auraient profit à s'inspirer
de cette musique, non pas en la copiant, mais en trouvant
l'équivalent de sa liberté, de ses qualités d'évocation et de
souffrance, en utilisant certains de ses caractères rythmiques :

la musique populaire de son propre pays doit servir d'inspira¬


tion de base, jamais de modèle. C'est surtout vrai de votre
musique populaire. Aimez-la passionnément, mais ne tentez
jamais de l'attifer à la mode savante. » — À propos de Stra
— 217 —
Sylvain Vouillemin

winsky : Le Sacre du printemps est une chose extraordinaire


«
ment farouche... Si vous voulez, c'est de la musique sauvage
avec le confort moderne ! Il me semble que Strawinsky est en
train d'essayer de faire de la musique avec des moyens non
musicaux, de la même façon que les Allemands prétendent
maintenant faire du bifteck avec de la sciure de bois ».
Dans une lettre à André Caplet : « Il n'y a pas à dire, je suis
dans cet état d'esprit où l'on aimerait être une éponge au fond
de la mer, une potiche sur la cheminée, tout plutôt qu'un
homme de pensée, espèce de machine si fragile, qui ne marche
que lorsqu'elle le veut bien, et contre quoi la volonté de
l'homme n'est rien... On commande à quelqu'un qui ne vous
obéit pas et ce quelqu'un, c'est soi-même ! Comme il est diffi¬
cile de se traiter froidement d'idiot, l'on rêve dans un cercle
vide ; comme de tristes chevaux de bois sans musique et sur
lesquels personne ne monte.
Peut-être est-ce le châtiment de ceux qui aiment trop les
idées mais qui s'acharnent à la poursuite d'une seule d'où
l'idée fixe... prologue à la folie. »
Une autre lettre à André Caplet, en 1913 :
« Le snobisme, tant raillé par les artistes, a fini par les
atteindre et ils en font un usage peut-être plus bête que les
gens du monde, car, pour eux, il suffit qu'une chose n'ait pas
été faite pour qu'elle soit belle. C'est de l'esthétique pour
magasin de nouveautés ! »
Encore d'autres pensées sur la musique :

« Il faut chercher la discipline dans la liberté et non dans les


formules d'une philosophie devenue caduque et bonne pour les
faibles. N'écouter les conseils de personne, sinon du vent qui
passe et nous raconte l'histoire du monde. La musique n'est
pas destinée à une reproduction plus ou moins exacte de la
nature, mais aux concordances mystérieuses entre la nature et
l'imagination.
La musique est un art libre, jaillissant, un art de plein air,
un art à la mesure des éléments, du vent, du ciel, de la mer,
qui déposent en nous de multiples impressions. Et, tout à coup,
sans que l'on y consente le moins du monde, l'un de ces souve¬
nirs se répand hors de nous et s'exprime en langage musical. Il

— 218 —
Claude Debussy et son temps

porte en lui son harmonie, quelque effort que l'on fasse, on


n'en pourra trouver de plus juste, ni de plus sincère. Seule¬
ment ainsi, un cœur destiné à la musique, fait les plus belles
découvertes. La musique est une mathématique mystérieuse
dont les éléments participent de l'infini. Rien n'est plus musical
qu'un coucher de soleil ! Pour qui sait regarder avec émotion,
c'est la plus belle leçon de développement écrite dans un livre,
pas assez fréquenté par les musiciens, je veux dire la nature. Ils
regardent dans les livres, à travers les maîtres, remuant pieuse¬
ment cette vieille poussière sonore ; c'est bien, mais l'art est
peut-être plus loin ».
Et pour finir, sur cette édifiante pensée : « La musique doit
humblement chercher à faire plaisir... Il faut que la beauté soit
sensible, qu'elle nous procure une jouissance immédiate ».

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