Pensée de Eliade Mircea - 1

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Pensée de Eliade Mircea

Le sacré et le profane (1965)

1)Espace sacré et espace profane


A)Universalité du lieu et homogénéité du lieu
Pour l’homme religieux, l'espace n'est pas homogène, il présente des ruptures, des cassures : il y a
des portions d'espace qualitativement différentes des autres, il existe une terre sainte.
Il y a donc un espace sacré, et par conséquent « fort », significatif, et il y a d’autres espaces, non-
consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes.
Par contre, pour l'expérience profane, l’espace est homogène et neutre : aucune rupture ne
différencie qualitativement les diverses parties de sa masse.

C’est cette rupture opérée dans l'espace qui permet la constitution du monde, car c’est elle qui
découvre le « point fixe », l'axe central de toute orientation future, qui permet la révélation d'une
réalité absolue, d’une ontologie du monde, qui s'oppose à la non-réalité de l'immense étendue
environnante.
On voit donc en quelle mesure la découverte de l’espace sacré a une valeur existentielle pour
l’homme religieux : rien ne peut commencer, se faire, sans une orientation préalable, et toute
orientation implique l’acquisition d’un point fixe, qui permet de s'orienter dans l’homogénéité
chaotique de l’espace profane, de « fonder le Monde » et de vivre réellement, car rien ne peut naître
dans le chaos.

Au contraire, l’expérience profane maintient l’homogénéité et donc la relativité de l’espace.


Toute vraie orientation disparaît, car le « point fixe » ne jouit plus d’un statut ontologique unique : il
apparaît et disparaît selon les nécessités quotidiennes.
À vrai dire, il n’y a plus de « Monde », mais seulement des fragments d’un univers brisé, masse
amorphe d’une infinité de « lieux » plus ou moins neutres où l’homme se meut, commandé par les
obligations de toute existence intégrée dans une société industrielle.

Et pourtant, dans cette expérience de l’espace profane, continuent d'intervenir des valeurs qui
rappellent plus ou moins la non-homogénéité qui caractérise l'expérience religieuse de l’espace.
Il subsiste des endroits privilégiés, qualitativement différents des autres : le paysage natal, le site
des premières amours, ou une rue d’une ville étrangère visitée dans la jeunesse.
Tous ces lieux gardent, même pour l’homme le plus franchement non-religieux, une qualité
exceptionnelle, « unique » : ce sont les « lieux saints » de son Univers privé, comme si cet être non-
religieux avait eu la révélation d’une autre réalité que celle à laquelle il participe par son existence
quotidienne.

B)La hiérophanie par le signe


La hiérophanie (manifestation du sacré) se traduit généralement par des signes, des liens entre le
monde matériel et le monde supérieur, une Église par exemple est un signe, un lieu distinct
qualitativement permettant de rejoindre un lieu de transcendance.
C’est que le signe porteur de signification religieuse introduit un élément absolu et met fin à la
relativité et à la confusion, quelque chose qui n’appartient pas à ce monde-ci s’est manifesté d’une
manière apodictique (= universellement vraie).
Lorsque aucun signe ne se manifeste dans les alentours, on le provoque, on pratique, par exemple,
une sorte d’« evocatio » à l’aide des animaux.
Il s’agit en somme d’une évocation des forces ou figures sacrées, ayant comme but immédiat
l'orientation dans l’homogénéité de l’espace, on demande un signe pour mettre fin à la tension
provoquée par la relativité et à l'anxiété nourrie par la désorientation, en somme, pour trouver un
point d'appui absolu.

Le sacré est le réel par excellence, à la fois puissance, efficience, source de vie et de fécondité.
Le désir de l’homme religieux de vivre dans le sacré équivaut, en fait, à son désir de se situer dans
la réalité objective, de ne pas se laisser paralyser par la relativité sans fin des expériences purement
subjectives, de vivre dans un monde réel et efficient, et non pas dans une illusion.
Ce comportement se vérifie dans tous les plans de son existence, mais il est surtout évident dans le
désir de l’homme religieux de se mouvoir dans un monde sanctifié, c'est-à-dire dans un espace
sacré.
C’est pour cette raison que l’on a élaboré des techniques d'orientation, qui sont à proprement parler
techniques de constructions de l’espace sacré.
Mais il ne faut pas croire qu’il s’agit d’un travail humain, que c'est grâce à son effort que l’homme
réussit à consacrer un espace.
En réalité, le rituel par lequel il construit un espace sacré est efficient dans la mesure où il reproduit
l'œuvre des dieux en transformant le Chaos du lieu, en Cosmos.

Cette consécration de l’espace reproduit donc la cosmogonie, on réitère l’œuvre exemplaire des
dieux.
Cela est symbolisé par le feu sacré de certaines tribus, avec un autel d’argile symbolisant la terre,
l’eau par laquelle on le façonne symbolise l’eau primordiale, le feu symbolise l’atmosphère etc

De même, le poteau sacré des Achilpa « soutient » leur monde et assure la communication avec le
Ciel, prototype d’une image cosmologique des piliers cosmiques qui soutiennent le Ciel tout en
ouvrant la voie vers le monde des dieux.
Jusqu’à leur christianisation, les Celtes et les Germains conservaient encore le culte de tels piliers
sacrés, on retrouve la même image cosmologique chez les Romains (Horace, Odes, III, 3), et dans
l’Inde ancienne avec le skambha, et bien d’autres.
Les chrétiens ont eux usé d’un symbole similaire, l’érection de la croix sur les territoires conquis,
consacrant une nouvelle naissance au lieu.

C)Le Centre du Monde


Les trois niveaux cosmiques — Terre, Ciel, régions inférieures — sont rendus communicants par
l’image d’une colonne universelle qui relie et à la fois soutient le Ciel et la Terre, et dont la base se
trouve enfoncée dans le monde d'en bas (ce qu’on appelle « Enfers »).
Une telle colonne cosmique ne peut se situer qu’au centre même de l’Univers, car la totalité du
monde habitable s'étend autour d'elle.
Nous avons donc affaire à un enchaînement de conceptions religieuses et d'images cosmologiques
qui sont solidaires et s’articulent dans un « système » qu'on peut appeler le « système du Monde »
dans lequel l’axe, le pilier du monde se trouve au Centre du monde.

Un nombre considérable de croyances, de mythes et de rites divers dérivent de ce « système du


Monde » traditionnel, nous rencontrons partout le symbolisme du Centre du Monde.
Prenons l’exemple de la Montagne cosmique.
La montagne figure parmi les images exprimant le lien entre le Ciel et la Terre; elle est donc censée
se trouver au Centre du Monde.
En effet, dans de nombreuses cultures on nous parle de telles montagnes, mythiques ou réelles,
situées au Centre du Monde : Meru dans l'Inde, Haraberezaiti en Iran, la montagne mythique en
Mésopotamie, Gerizim en Palestine, qui était nommé d’ailleurs.
Puisque la Montagne sacrée est une Axis mundi, un pilier sacré, qui relie la Terre au Ciel, elle
touche en quelque sorte le Ciel et marque le point le plus haut du Monde; il en résulte que le
territoire qui l’entoure, et qui constitue « notre monde », est considéré comme le pays le plus haut.

C’est ce que proclame la tradition israélite : la Palestine, étant le pays le plus élevé, ne fut pas
submergée par le Déluge.
D'après la tradition islamique, le lieu le plus élevé de la Terre est la Kâ’aba, parce que « l’étoile
polaire témoigne qu'elle se trouve face au centre du Ciel.
Pour les chrétiens, c’est le Golgotha qui se trouve au sommet de la Montagne cosmique.
Toutes ces croyances expriment un même sentiment, profondément religieux : « notre monde » est
une terre sainte parce qu'il est l'endroit le plus proche du Ciel, tout comme le cœur se trouve au
milieu du corps.

D'autre part, parce que la création de l’homme est une réplique de la cosmogonie, le premier
homme a été façonné au « nombril de la Terre » (tradition mésopotamienne), au Centre du Monde
(tradition iranienne), au Paradis situé au « nombril de la Terre » ou à Jérusalem (traditions judéo-
chrétiennes).
Il ne pouvait en être autrement, puisque le Centre est justement la place où s'effectue une rupture de
niveau, où l’espace devient sacré, réel, c’est pourquoi les lieux de culte sont souvent placés au
centre du village.

De tout ce qui précède il résulte que le « vrai monde » se trouve toujours au « milieu », au « Centre
», car c’est à qu'il y a rupture de niveau, communication entre les trois zones cosmiques.
Mais l’homo religiosus sentait le besoin de vivre toujours dans le Centre, pour ne pas s'éloigner du
Centre et rester en communication avec le monde supraterrestre.
En un mot, quelles que soient les dimensions de son espace familier — son pays, sa ville, son
village, sa maison - l’homme des sociétés traditionnelles éprouve le besoin d'exister constamment
dans un monde total et organisé, dans un Cosmos.

S'il nous fallait résumer le résultat des descriptions précédentes, nous dirions que l’expérience de
l’espace sacré rend possible la « fondation du Monde » : là où le sacré se manifeste dans l’espace, le
réel se dévoile, le Monde vient à l’existence.
Mais l’irruption du sacré ne projette pas seulement un point fixe au milieu de la fluidité amorphe de
l’espace profane ; elle effectue également une rupture de niveau, ouvre la communication entre les
niveaux cosmiques (la Terre et le Ciel) et rend possible le passage, d'ordre ontologique, d’un mode
d’être à un autre, rendant ainsi possible l’orientation.

2)Temps sacré et mythes


A)Durée profane et temps sacré
Pas plus que l’espace, le Temps n’est, pour l’homme religieux, homogène ni continu.
Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des fêtes périodiques), il y a,
d'autre part, le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s’inscrivent les actes
dénués de signification religieuse.
Entre ces deux espèces de Temps, il existe, bien entendu, une solution de continuité, par le moyen
des rites.

Une différence essentielle entre ces deux qualités de Temps nous frappe d’abord : le Temps sacré est
par sa nature même réversible, dans le sens qu'il est, à proprement parler, un Temps mythique
primordial rendu présent.
Toute fête religieuse, tout Temps liturgique, consiste dans la réactualisation d’un événement sacré
qui a eu lieu dans un passé mythique, « au commencement », ce temps en quelque sorte ne s’écoule
pas, c’est un temps ontologique, toujours égal à lui-même.
L'homme religieux vit ainsi dans deux espèces de Temps, dont la plus importante, le Temps sacré,
se présente sous l'aspect paradoxal d'un Temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d’éternel
présent mythique que l’on réintègre périodiquement par le truchement des rites.
Ce comportement à l’égard du Temps suffit à distinguer l’homme religieux de l’homme non-
religieux : le premier se refuse de vivre uniquement dans ce qu’en termes modernes on appelle le «
présent historique »; il s'efforce de rejoindre un Temps sacré qui, à certains égards, peut être
homologué à l’Éternité.
L’homme religieux connaît des intervalles « sacrés », qui ne participent pas à la durée temporelle
qui les précède et les suit, qui ont une tout autre structure et une autre « origine », car c’est un
Temps primordial, sanctifié par les dieux et susceptible d’être rendu présent par la fête.
Pour un homme non-religieux, cette qualité trans-humaine du temps liturgique est inaccessible, le
Temps ne peut présenter une rupture totale : il constitue la plus profonde dimension existentielle de
l’homme, il est lié à sa propre existence, donc il a un commencement et une fin, qui est la mort,
l’anéantissement de l'existence.

De même qu’une église constitue une rupture de niveau dans l’espace profane d’une ville moderne,
le service religieux qui se déroule dans son enceinte marque une rupture dans la durée temporelle
profane : ce n’est plus le Temps historique actuel qui est présent, le temps qui est vécu, par exemple,
dans les rues et maisons voisines, mais le Temps dans lequel s’est déroulée l'existence historique de
Jésus-Christ, le Temps sanctifié par sa prédication, par sa passion, sa mort et sa résurrection.
Le Temps sacré, périodiquement réactualisé dans les religions pré-chrétiennes, c’est un Temps
mythique, un Temps primordial, non-identifiable au passé historique, un Temps originel, dans le
sens qu’il a jailli « tout d’un coup », qu’il n'était pas précédé par un autre Temps.

B)Répétition du temps et Cosmos


Le Cosmos est conçu comme une unité vivante qui naît, se développe et s'éteint le dernier jour de
l’Année, pour renaître au Nouvel An.
Ainsi le Cosmos est assimilé au temps qui naît et renaît à la fin d’un cycle perpétuel (ou non).
La solidarité cosmico-temporelle est de nature religieuse : le Cosmos est homologable au Temps
cosmique (l’année), parce que l’un comme l’autre sont des réalités sacrées, des créations divines.

On trouve dans l’Inde un exemple très clair. Nous avons vu que l'élévation d’un autel équivaut à la
répétition de la cosmogonie. Or, les textes ajoutent que l’« autel du feu est l’Année » et expliquent
en ce sens son symbolisme temporel : les 360 briques de clôture correspondent aux 360 nuits de
l’année, et les 360 briques yajusmati aux 360 jours.
En d’autres termes, à chaque construction d’un autel de feu, non seulement on refait le Monde, mais
on « construit l'Année »; on régénère le Temps en le créant de nouveau.

Nous retrouvons un symbolisme temporel analogue intégré dans le symbolisme cosmologique du


Temple de Jérusalem.
D’après Flavius Josèphe (historiographe romain juif du 1er siècle après J.C), les douze pains qui se
trouvaient sur la table signifiaient les douze mois de l’Année, ainsi le nombre douze représente le
parfait Gouvernement (douze apôtres, les douze portes et les douze fondements de la muraille de la
nouvelle Jérusalem)
Puisque le Temple sanctifiait non seulement le Cosmos tout entier, mais aussi la « vie » cosmique,
c’est-à-dire le Temps.

La signification profonde de tous ces faits semble être la suivante : pour l’homme religieux des
cultures archaïques, le Monde se renouvelle annuellement; en d’autres termes, il retrouve à chaque
nouvelle année la « sainteté » originelle, qui était la sienne lorsqu'il sortit des mains du Créateur.
La vie cosmique était imaginée sous la forme d’une trajectoire circulaire, elle s'identifiait avec
l’Année,qui était un cercle fermé avec un commencement et une fin, mais aussi cette particularité
qu’elle pouvait « renaître » sous la forme d’une Nouvelle Année.

Ajoutons que la cosmogonie comporte également la création du Temps, puisque avant la


Cosmogonie, il n’y avait pas de temps cosmique.
Puisque le Nouvel An est une réactualisation de la cosmogonie, il implique la reprise du Temps à
son commencement, c'est-à-dire la restauration du Temps primordial, du Temps « pur », celui qui
existait au moment de la Création.
L'homme religieux réactualise donc la cosmogonie non seulement toutes les fois qu’il « crée »
quelque chose (son « monde à lui » ), mais aussi lorsqu'il veut assurer un règne heureux à un
nouveau Souverain, ou lorsqu'il lui faut sauver les récoltes compromises, ou mener avec succès une
guerre, une expédition maritime, etc et particulièrement lorsqu’il s’agit de purifier l’être humain,
pour cette raison, à l’occasion du Nouvel An, on procède à des purifications et à l'expulsion des
péchés, des démons.

C)Les fêtes religieuses


Puisque le Temps sacré et fort est le Temps de l'origine, l'instant prodigieux où une réalité a été
créée, où elle s’est, pour la première fois, pleinement manifestée, l’homme s’efforcera de rejoindre
périodiquement ce Temps originel.
Cette réactualisation rituelle de la première épiphanie d’une réalité est à la base de tous les
calendriers sacrés : la fête n’est pas la « commémoration » d’un événement mythique, mais sa
réactualisation.
Ainsi, périodiquement, l’homme religieux devient le contemporain des dieux, dans la mesure où il
réactualise le Temps primordial dans lequel se sont accomplies les œuvres divines, ces
réactualisations périodiques des gestes divins, les fêtes religieuses, sont là pour réapprendre aux
humains la sacralité des modèles divins.

Dans la fête on retrouve pleinement la dimension sacrée de la Vie, on expérimente la sainteté de


l’existence humaine en tant que création divine, les fêtes restituent la dimension sacrée de
l'existence, en réapprenant comment les dieux ou les Ancêtres mythiques ont créé l’homme et lui
ont enseigné les divers comportements sociaux et les travaux pratiques.

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