Pensée de Eliade Mircea - 1
Pensée de Eliade Mircea - 1
Pensée de Eliade Mircea - 1
C’est cette rupture opérée dans l'espace qui permet la constitution du monde, car c’est elle qui
découvre le « point fixe », l'axe central de toute orientation future, qui permet la révélation d'une
réalité absolue, d’une ontologie du monde, qui s'oppose à la non-réalité de l'immense étendue
environnante.
On voit donc en quelle mesure la découverte de l’espace sacré a une valeur existentielle pour
l’homme religieux : rien ne peut commencer, se faire, sans une orientation préalable, et toute
orientation implique l’acquisition d’un point fixe, qui permet de s'orienter dans l’homogénéité
chaotique de l’espace profane, de « fonder le Monde » et de vivre réellement, car rien ne peut naître
dans le chaos.
Et pourtant, dans cette expérience de l’espace profane, continuent d'intervenir des valeurs qui
rappellent plus ou moins la non-homogénéité qui caractérise l'expérience religieuse de l’espace.
Il subsiste des endroits privilégiés, qualitativement différents des autres : le paysage natal, le site
des premières amours, ou une rue d’une ville étrangère visitée dans la jeunesse.
Tous ces lieux gardent, même pour l’homme le plus franchement non-religieux, une qualité
exceptionnelle, « unique » : ce sont les « lieux saints » de son Univers privé, comme si cet être non-
religieux avait eu la révélation d’une autre réalité que celle à laquelle il participe par son existence
quotidienne.
Le sacré est le réel par excellence, à la fois puissance, efficience, source de vie et de fécondité.
Le désir de l’homme religieux de vivre dans le sacré équivaut, en fait, à son désir de se situer dans
la réalité objective, de ne pas se laisser paralyser par la relativité sans fin des expériences purement
subjectives, de vivre dans un monde réel et efficient, et non pas dans une illusion.
Ce comportement se vérifie dans tous les plans de son existence, mais il est surtout évident dans le
désir de l’homme religieux de se mouvoir dans un monde sanctifié, c'est-à-dire dans un espace
sacré.
C’est pour cette raison que l’on a élaboré des techniques d'orientation, qui sont à proprement parler
techniques de constructions de l’espace sacré.
Mais il ne faut pas croire qu’il s’agit d’un travail humain, que c'est grâce à son effort que l’homme
réussit à consacrer un espace.
En réalité, le rituel par lequel il construit un espace sacré est efficient dans la mesure où il reproduit
l'œuvre des dieux en transformant le Chaos du lieu, en Cosmos.
Cette consécration de l’espace reproduit donc la cosmogonie, on réitère l’œuvre exemplaire des
dieux.
Cela est symbolisé par le feu sacré de certaines tribus, avec un autel d’argile symbolisant la terre,
l’eau par laquelle on le façonne symbolise l’eau primordiale, le feu symbolise l’atmosphère etc
De même, le poteau sacré des Achilpa « soutient » leur monde et assure la communication avec le
Ciel, prototype d’une image cosmologique des piliers cosmiques qui soutiennent le Ciel tout en
ouvrant la voie vers le monde des dieux.
Jusqu’à leur christianisation, les Celtes et les Germains conservaient encore le culte de tels piliers
sacrés, on retrouve la même image cosmologique chez les Romains (Horace, Odes, III, 3), et dans
l’Inde ancienne avec le skambha, et bien d’autres.
Les chrétiens ont eux usé d’un symbole similaire, l’érection de la croix sur les territoires conquis,
consacrant une nouvelle naissance au lieu.
C’est ce que proclame la tradition israélite : la Palestine, étant le pays le plus élevé, ne fut pas
submergée par le Déluge.
D'après la tradition islamique, le lieu le plus élevé de la Terre est la Kâ’aba, parce que « l’étoile
polaire témoigne qu'elle se trouve face au centre du Ciel.
Pour les chrétiens, c’est le Golgotha qui se trouve au sommet de la Montagne cosmique.
Toutes ces croyances expriment un même sentiment, profondément religieux : « notre monde » est
une terre sainte parce qu'il est l'endroit le plus proche du Ciel, tout comme le cœur se trouve au
milieu du corps.
D'autre part, parce que la création de l’homme est une réplique de la cosmogonie, le premier
homme a été façonné au « nombril de la Terre » (tradition mésopotamienne), au Centre du Monde
(tradition iranienne), au Paradis situé au « nombril de la Terre » ou à Jérusalem (traditions judéo-
chrétiennes).
Il ne pouvait en être autrement, puisque le Centre est justement la place où s'effectue une rupture de
niveau, où l’espace devient sacré, réel, c’est pourquoi les lieux de culte sont souvent placés au
centre du village.
De tout ce qui précède il résulte que le « vrai monde » se trouve toujours au « milieu », au « Centre
», car c’est à qu'il y a rupture de niveau, communication entre les trois zones cosmiques.
Mais l’homo religiosus sentait le besoin de vivre toujours dans le Centre, pour ne pas s'éloigner du
Centre et rester en communication avec le monde supraterrestre.
En un mot, quelles que soient les dimensions de son espace familier — son pays, sa ville, son
village, sa maison - l’homme des sociétés traditionnelles éprouve le besoin d'exister constamment
dans un monde total et organisé, dans un Cosmos.
S'il nous fallait résumer le résultat des descriptions précédentes, nous dirions que l’expérience de
l’espace sacré rend possible la « fondation du Monde » : là où le sacré se manifeste dans l’espace, le
réel se dévoile, le Monde vient à l’existence.
Mais l’irruption du sacré ne projette pas seulement un point fixe au milieu de la fluidité amorphe de
l’espace profane ; elle effectue également une rupture de niveau, ouvre la communication entre les
niveaux cosmiques (la Terre et le Ciel) et rend possible le passage, d'ordre ontologique, d’un mode
d’être à un autre, rendant ainsi possible l’orientation.
Une différence essentielle entre ces deux qualités de Temps nous frappe d’abord : le Temps sacré est
par sa nature même réversible, dans le sens qu'il est, à proprement parler, un Temps mythique
primordial rendu présent.
Toute fête religieuse, tout Temps liturgique, consiste dans la réactualisation d’un événement sacré
qui a eu lieu dans un passé mythique, « au commencement », ce temps en quelque sorte ne s’écoule
pas, c’est un temps ontologique, toujours égal à lui-même.
L'homme religieux vit ainsi dans deux espèces de Temps, dont la plus importante, le Temps sacré,
se présente sous l'aspect paradoxal d'un Temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d’éternel
présent mythique que l’on réintègre périodiquement par le truchement des rites.
Ce comportement à l’égard du Temps suffit à distinguer l’homme religieux de l’homme non-
religieux : le premier se refuse de vivre uniquement dans ce qu’en termes modernes on appelle le «
présent historique »; il s'efforce de rejoindre un Temps sacré qui, à certains égards, peut être
homologué à l’Éternité.
L’homme religieux connaît des intervalles « sacrés », qui ne participent pas à la durée temporelle
qui les précède et les suit, qui ont une tout autre structure et une autre « origine », car c’est un
Temps primordial, sanctifié par les dieux et susceptible d’être rendu présent par la fête.
Pour un homme non-religieux, cette qualité trans-humaine du temps liturgique est inaccessible, le
Temps ne peut présenter une rupture totale : il constitue la plus profonde dimension existentielle de
l’homme, il est lié à sa propre existence, donc il a un commencement et une fin, qui est la mort,
l’anéantissement de l'existence.
De même qu’une église constitue une rupture de niveau dans l’espace profane d’une ville moderne,
le service religieux qui se déroule dans son enceinte marque une rupture dans la durée temporelle
profane : ce n’est plus le Temps historique actuel qui est présent, le temps qui est vécu, par exemple,
dans les rues et maisons voisines, mais le Temps dans lequel s’est déroulée l'existence historique de
Jésus-Christ, le Temps sanctifié par sa prédication, par sa passion, sa mort et sa résurrection.
Le Temps sacré, périodiquement réactualisé dans les religions pré-chrétiennes, c’est un Temps
mythique, un Temps primordial, non-identifiable au passé historique, un Temps originel, dans le
sens qu’il a jailli « tout d’un coup », qu’il n'était pas précédé par un autre Temps.
On trouve dans l’Inde un exemple très clair. Nous avons vu que l'élévation d’un autel équivaut à la
répétition de la cosmogonie. Or, les textes ajoutent que l’« autel du feu est l’Année » et expliquent
en ce sens son symbolisme temporel : les 360 briques de clôture correspondent aux 360 nuits de
l’année, et les 360 briques yajusmati aux 360 jours.
En d’autres termes, à chaque construction d’un autel de feu, non seulement on refait le Monde, mais
on « construit l'Année »; on régénère le Temps en le créant de nouveau.
La signification profonde de tous ces faits semble être la suivante : pour l’homme religieux des
cultures archaïques, le Monde se renouvelle annuellement; en d’autres termes, il retrouve à chaque
nouvelle année la « sainteté » originelle, qui était la sienne lorsqu'il sortit des mains du Créateur.
La vie cosmique était imaginée sous la forme d’une trajectoire circulaire, elle s'identifiait avec
l’Année,qui était un cercle fermé avec un commencement et une fin, mais aussi cette particularité
qu’elle pouvait « renaître » sous la forme d’une Nouvelle Année.