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Liminalités du cadavre : quelques réflexions

anthropologiques
David Le Breton
Dans Corps 2013/1 (N° 11), pages 35 à 44
Éditions CNRS Éditions
ISSN 1954-1228
ISBN 9782271076878
DOI 10.3917/corp1.011.0035
© CNRS Éditions | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 132.203.168.44)

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Liminalités du cadavre :
quelques réflexions anthropologiques
David LE BRETON

« Pour chacun de ceux qu’il fascine, s’empare des autres à la vue du cadavre
le cadavre est l’image de son destin. Il est le recul dans lequel ils rejettent la
témoigne d’une violence qui, non seu- violence, dans lequel ils se séparent de
lement détruit un homme mais aussi la violence » (Bataille, L’Érotisme, Paris,
détruira tous les hommes. L’interdit qui 10-18, 1957 : 50).

Ambiguïté du cadavre
Dans nos sociétés le cadavre est désor- sans pour autant les traiter comme
mais un objet anthropologique non iden- des personnes ; ils sont nimbés d’une
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tifié. Il matérialise une représentation aura, d’un prestige, d’un prestige qui
de la mort, il donne à cette dernière un nous plongent dans la plus grande per-
contenu concret. Mais si pour les uns il plexité. » (2009 : 70) Dans nos sensibilités,
demeure la personne, pour les autres même quand le sujet de droits meurt, le
il n’est qu’un reste, un pur objet éven- cadavre ne devient pas socialement une
tuellement disponible comme ressource chose, il est encore protégé par les lois,
pour des greffes d’organes ou des expé- et par extension sa sépulture elle-même.
rimentations (Le Breton, 2008). Nulle Et pourtant, dans le sillage du droit
part il n’est disponible à la fantaisie romain dont nous sommes les héritiers,
des vivants. Des rites funéraires accom- le corps est juridiquement classé parmi
pagnent le défunt et jalonnent ainsi la les choses. Il n’y a de place que pour les
prise de congé envers lui. Et la dépouille personnes et les choses, le corps ou le
est toujours l’objet du plus grand soin. cadavre sont dans une position ambiguë.
On sait combien son absence rend dif- Si le corps est conçu comme différent de
ficile l’élaboration du deuil. Évoquant la personne, il n’y a aucune autre caté-
les cadavres, B. Edelman écrit : « Nous gorie du droit romain entre personne et
hésitons à les traiter comme des choses chose (Baud, 1993 : 11). Juridiquement

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la mort induit la fin des poursuites pas un corps, il est de chair, la condition
pénales, la succession du patrimoine, humaine est corporelle. Cependant la
même si pourtant la volonté du défunt mort est l’altérité absolue, d’autant plus
se prolonge dans son testament visant troublante que si elle est inaccessible à
la répartition de ses biens, la destination l’entendement le cadavre reste présent,
de sa dépouille notamment. Le secret mais ne dit rien et révèle lui aussi son
médical ou la protection de sa mémoire énigme, il baigne avec insistance dans
demeurent. De la personne, il ne reste la mort mais on peut le toucher, penser
que son cadavre, mais on ne le vend pas, qu’il demeure proche. « Le mort, en un
il n’est pas objet de propriété, on ne peut sens, est parti, et même infiniment loin ;
en faire un usage contraire à sa dignité mais en un autre sens il est resté sur
(nourriture, cosmétique, etc.). Évoquons place. Et d’ailleurs les deux reviennent
aussi le souci de rapatrier les corps après peut-être au même ! Le vivant est parti
un décès survenu loin de chez soi, la sans bouger de son lit (…) Le mort est
volonté fréquente de reposer dans sa encore là et il n’est plus là » (Jankélé-
ville natale, auprès de ses parents, ou de vitch, 1977 : 248). Quand la mort saisit
la compagne ou du compagnon décédé la personne, il reste son corps. Certaines
avant soi, ou dans un paysage particu- langues nomment ce reste : un cadavre.
lier. Des lois le protègent de toute indis- Mais le terme est un abîme anthropolo-
crétion, de toute violation. Les relations gique car aucune signification simple
sexuelles avec lui sont interdites, la pro- n’est en mesure de se refermer sur lui.
fanation de son corps ou de sa sépulture « Quelqu’un a disparu. Une question
tombe également sous le coup de la loi. surgit et resurgit obstinément : existe-t-
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La médecine dispose cependant d’une il encore ? Et où ? En quel ailleurs ? Sous
possibilité d’intervenir sur le cadavre quelle forme invisible à nos yeux ? Visible
soit pour des prélèvements d’organes ou autrement ? (…) La question « Quelle
de tissus dans le cadre de la loi, ou pour sorte d’êtres sont les morts ? » est si insis-
une autopsie pour des raisons médicales tante que même dans nos sociétés sécula-
ou judiciaires, mais obligation est faite risées nous ne savons pas quoi faire des
de restaurer la dignité du corps. morts, c’est-à-dire des cadavres. Nous
Les significations attachées au cadavre ne les jetons pas aux ordures comme
dépendent de la représentation sociale des déchets domestiques que physique-
de la mort, et de ce que l’individu en fait, ment ils sont pourtant » (Ricœur, 2007 :
elle est liée au statut de la personne (Le 32-33). La notion de cadavre marque
Breton, 2008). Elles sont inhérentes au une transformation radicale du statut
contexte social et culturel, et aux acteurs de la personne, son passage de la vie à
en présence qui peuvent ne pas avoir trépas. Vivante elle est corps, morte elle
les mêmes représentations. Toute alté- devient cadavre. Et si le terme corps est
ration de la part corporelle de l’homme réversible en ce qu’il désigne parfois le
est une altération de soi. L’homme n’a cadavre, jamais ce dernier terme n’est

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appliqué de son vivant à une personne. qui ne tient plus. L’individualisation du


Cadavre est un mot dérivé du latin uti- sens amène chacun à avoir une représen-
lisé dans les inscriptions des sépulcres tation propre, et souvent remaniable, de
des premiers Chrétiens et formé des ce qu’il est : reste indifférent ou encore la
initiales ca(ro) da(ta) ver(mibus). C’est-à- personne sous une autre forme. Nous ne
dire : « chair donnée aux vers », référence sommes jamais devant un cadavre, mais
à la formule biblique « Tu retourneras à toujours devant des significations et des
la poussière » (Milanaccio, 2009 : 133). valeurs. Et au-delà encore, le cadavre est
Une autre référence au latin cadere (choir) toujours un fait de relation.
traduit le fait de ce qui est tombé, de ce

Veiller le défunt
Pour les proches le cadavre peut reproches, comme s’il était toujours pré-
n’évoquer en rien une rupture de son sent et participait lui-même à ces opéra-
humanité familière. Le corps allongé sur tions délicates où sa pudeur notamment
son lit de mort est toujours la personne est mise à nue. Dans un contexte familial,
qu’elle fut. Des allusions courantes dans ces paroles ou ces gestes sont un ultime
la bouche des familles ou des soignants adieu, une manière d’échanger avec lui
veillant le défunt ou faisant la toilette des sentiments essentiels. On poursuit
mortuaire, disent l’ambiguïté d’un statut une conversation avec lui, on lui fait des
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maintenant la personnalité, mais l’inscri- confidences, on lui dit son amertume de
vant dans une autre modalité de relation. le voir partir. La personne est réduite
La reconnaissance de sa mort n’implique à son corps, à un cadavre, mais elle est
pas nécessairement la destitution de son perçue comme étant de quelque manière
humanité. La toilette mortuaire est un fait toujours là. Le corps n’est pas détaché
presque universel, elle manifeste le souci comme un reste indifférent comme dans
de la personne devenue inerte et vouée les représentations dualistes, il continue
à des mains de femmes le plus souvent. provisoirement à incarner le sujet. Pour
Elle confère au défunt une ultime dignité nombre de ceux qui y assistent la veillée
pour lui-même et pour les autres aux- et les obsèques se font avec la personne,
quels il sera livré pieds et poings symbo- ils accompagnent un « vivant » dans sa
liquement liés. Elle vise à le purifier pour « dernière demeure ».
le préparer à sa prochaine disparition. La veillée ne se fait pas autour d’un
Les gestes accomplis par la famille ou mannequin, le proche est là et les parti-
les personnes traditionnellement affec- cipants lui témoignent respect, amour,
tées à cette tâche impliquent respect, ten- amitié, voire haine ou colère, il est
dresse, paroles murmurées, ou parfois embrassé, cajolé, touché, regardé comme

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s’il était toujours là pour recueillir les les traitements ont échoué, les mères
marques de tendresse ou les paroles qui serrent leur enfant sur leur ventre comme
lui sont destinées. Sous les auspices de sa pour une autre naissance, dans un geste
dépouille la personne est dans le passage, également d’annulation de la souffrance
cette période de marge qui dure le temps vécue par leur enfant. Elles le reprennent
de la veillée et de la cérémonie funéraire symboliquement en elles. La mort n’in-
où la personne est à la fois morte et vive, terrompt pas l’humanité de l’enfant.
toujours là mais en instance d’enterre- Une personne qui sait bientôt mourir
ment ou de crémation. La justification formule souvent des demandes inso-
de la thanatopraxie tient au fait de pré- lites qui traduisent furtivement le sen-
senter aux familles et aux proches une timent que la mort n’est nullement une
personne sous les allures de la vie (et disparition mais une donnée troublante
non un cadavre), quelles que soient les à l’image de cette femme qui demande
circonstances de sa mort. L’argument à être enterrée avec le châle de sa mère
souvent avancé est de favoriser le deuil car elle craint d’avoir froid ou celle qui
des proches grâce à cette dernière image. souhaite porter sa robe de mariée ou
Certains proches ne supportent guère des vêtements associés à des moments
la présence d’étranger nouant une rela- forts de son existence. La mort est le
tion intime avec leur défunt, et leur atti- seuil d’une autre vie, un voyage, et leur
tude est ambivalente envers le personnel corps sera peut-être de la partie1. Des
des pompes funèbres. Un croquemort personnes âgées entendent être enterrées
explique que la mise en bière est parfois avec un uniforme, des vêtements particu-
perçue comme une forme d’agression liers, ils veulent emporter avec eux l’objet
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par les proches. Sa longue fréquentation transitionnel qui atténue leur angoisse,
des familles et sa sensibilité l’amène, un objet fortement investi dans l’ici bas
s’agissant d’un enfant par exemple, à qui leur rende la vie plus heureuse dans
solliciter les proches pour leur permettre l’au-delà. Même lorsque rien n’a été dit,
un dernier adieu. Et il cherche alors les spontanément, les proches, veillent à
mots pour apaiser les familles et faire de revêtir le défunt de ses plus beaux vête-
la mise en bière un geste d’amour dilué ments ou de ceux qui lui ont été signi-
dans une vie quotidienne qui se pour- ficatifs dans le cours de son existence.
suit. « C’est comme si vous le mettiez Les soignantes de maisons de retraites
au lit. Vous avez l’habitude, lui aussi. II ou de services de long séjour où des
vaut mieux que ce soit vous, moi je suis vieillards sont souvent abandonnés par
un étranger. Presque toujours, dit-il, un leur famille, habillent avec soin le défunt
pâle sourire apparaît sur les visages, un avec des vêtements auxquels il était
acquiescement, et le père ou la mère, dis- attaché et qu’il n’avait parfois pas porté
pose l’enfant dans la bière ». Sur un mode depuis des décennies. Ce n’est pas un
proche, dans les services hospitaliers cadavre que l’on prépare, mais tel pen-
accueillant des enfants cancéreux dont sionnaire dont elles ont accompagné les

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derniers mois de leurs soins. On enterre l’attention dont elle est l’objet. On ne veut
souvent les femmes avec leurs bijoux. pas le voir disparaître sans lui signifier
Des hommes veulent avoir leur pipe ou une dernière fois son attachement. Un « je
une bonne bouteille, leur canne. Ou bien sais bien, mais quand même » interrompt
les proches qui glissent dans le cercueil toute remarque. Moment dramatique du
des objets dont ils savent combien le rite funéraire, la fermeture du cercueil en
défunt leur était attaché : des jouets, des le dérobant à la vue établit la séparation
poupées, des nounours pour des enfants, définitive à la fois réelle et symbolique
des médailles, des livres, des photogra- avec le défunt. Ensuite il glisse dans l’in-
phies (la compagne ou le compagnon, les nommable du feu ou de la terre. L’assi-
petits-enfants, etc.), des images pieuses, milation de la mort au sommeil ou au
des médailles bénies, etc. Un ultime repos atteste également de la connivence
objet symbolise l’existence du disparu et entre le cadavre et la personne qu’il fut.
marque pour la famille tout l’amour qui L’ouverture des tombes pour des raisons
ne pourra plus lui être prodigué… Les judiciaires ou pour des transferts dans un
proches prennent congé dans un geste autre lieu d’inhumation provoque sou-
d’affection qui signe simultanément la vent la même remarque : « Même mort,
séparation nécessaire et la persistance de on n’est jamais tranquille », « On pourrait
la personne dans le cadavre. Sous une le laisser en paix », comme si la personne
forme diffuse la personne est toujours était toujours là, plongée dans un long
là, capable de ressentir encore l’amour et sommeil.
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Ritualiser le passage
À quel moment la mort frappe-t-elle ? pelle-t-il, la mort s’étale dans le temps,
(Hertz, 1970), qu’est ce que la mort ? Quel et le corps, toujours relié à la personne,
statut de l’au-delà, s’il y en a un ? Ce est en quelque sorte en dépôt avant
n’est pas seulement le mot « mort » qui qu’une succession d’activités rituelles ne
ouvre un abîme de sens, mais aussi celui le détache enfin de la société des vivants
de « corps » (Le Breton, 2011 ; 2008). Et pour l’intégrer à la société des ancêtres.
au-delà celui du cadavre. Dans un article Pour ces sociétés évoquées par R. Hertz,
pionnier, R. Hertz rappelle que pour nos la première sépulture est provisoire.
sociétés la mort s’accomplit en un ins- Outre un double spirituel de son corps,
tant, et peut-être identifiée à la seconde la personne possède une âme mobile
près. Les quelques jours entre le décès et et relativement indépendante, « celle-
l’inhumation sont consacrés à l’organisa- ci qui, pendant l’existence terrestre,
tion matérielle des obsèques. La mort est pouvait déjà s’absenter à l’occasion et
corrélée au dernier soupir. Ailleurs, rap- subsister par elle-même, peut aussitôt

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après la mort, vivre d’une vie séparée ; lors infesté par la souillure, les secondes
c’est même justement son départ qui est funérailles le détachent enfin des
la cause de la désagrégation du corps. vivants, cette fois il est mort et il rejoint
Cependant, la solidarité ancienne per- « la société invisible des ancêtres »2, et les
siste : si l’âme gagne immédiatement le endeuillés reprennent une vie ordinaire3.
pays des morts, elle n’est pas sans subir Les rites de passage symbolisent et
le contrecoup de l’état où se trouve le soutiennent le glissement pour la per-
cadavre » (1970 : 27). Selon l’importance sonne d’un statut à un autre. Le corps a
sociale du défunt et les conditions de cessé d’être la personne qu’il incarnait
sa mort, les vivants sont astreints à des et pourtant elle n’est pas encore déta-
devoirs particuliers à son égard. La mort chée de lui. À sa mort elle traverse les
s’inscrit dans la durée et la personne phases du rite de passage décrit par A.
reste solidaire de l’état de son corps, elle Van Gennep. Séparée des vivants, elle
est une transition qui s’achève seulement connaît le temps de marge des funérailles
à l’apparition du corps dur, constitué avant d’être agrégée dans le monde des
par les ossements. « Pendant toute cette morts. Les rites funéraires portent une
période où la mort n’est pas encore ter- dimension performative. Ils accom-
minée, le défunt est traité comme s’il plissent le passage vers la mort tout en
était toujours vivant : on lui apporte à pacifiant les vivants et ils confèrent au
manger, ses parents et amis lui tiennent défunt une ultime reconnaissance. « Ils
compagnie, lui parlent. Il conserve tous sont aussi un ensemble de formules
ses droits sur sa femme et il les garde évocatoires pour susciter, canaliser et
jalousement » (id. : 29). Chez les Dayak domestiquer de puissantes émotions
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de Bornéo qui sont le fil conducteur de telle que la haine, la crainte, l’affection
l’analyse de R. Hertz, il convient de pro- ou la douleur. Ils sont animés d’une
céder au rite définitif qui libère le mort intentionnalité et ont un aspect volitif »
des vivants seulement après que la chair (Turner, 1992 : 47). Ils donnent un cadre
a été totalement décomposée. Ce temps social aux émotions des proches, et un
de dégradation du cadavre est dange- mode d’emploi pour agir. Les faire parts,
reux pour le mort et pour les vivants et les notices nécrologiques, le registre de
des ritualités s’efforcent de contenir les condoléances, la présence au cimetière
menaces. « Si l’on tient tant à ce que la ou au crématorium, les récits autour du
décomposition s’accomplisse pour ainsi défunt, l’apprêt et la déférence dont il est
dire en vase clos, c’est qu’il ne faut pas l’objet, concourent à rappeler de manière
que l’influence mauvaise qui réside insistante la personne qu’il fut. Il est au
dans le cadavre et qui fait corps avec les cœur de la veillée et des funérailles, sous
odeurs puisse se répandre au dehors et son meilleur jour, offert au regard de ses
frapper les survivants » (Hertz, 1970 : 7). proches et de son voisinage.
La dessiccation du cadavre en change Mais il flotte entre deux mondes, incer-
radicalement le statut, il n’est plus dès tain, ni vivant, ni entièrement disparu,

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dans l’attente des derniers moments du manque encore pour fixer la situation du
rite funéraire qui le détachent des vivants cadavre, à la fois ici et ailleurs, exilé entre
et l’agrègent au monde des morts, il chien et loup. Pendant cette liminalité
est ambivalent, en souffrance, comme son approche est dangereuse et induit
dit la langue française de ces situations la crainte. Le cadavre est en position de
d’entre-deux. Il a perdu son ancien dangerosité tant qu’il est inscrit dans
statut de vivant mais il n’est pas encore « un moment dans et hors du temps »
enterré ou incinéré et donc assimilé aux (Turner, 1967 : 97). Toute l’évidence de la
« morts ». En situation liminaire, il « n’est situation a disparu provisoirement. En
plus classé et non encore classé » (Turner, principe le rite de séparation et d’agré-
1967 : 96), le travail du sens est encore en gation remet l’ordre du sens en place. La
mouvement. La liminalité est ambiguïté, situation de cadavre est d’autant plus
et elle est renforcée par le doute sur le difficile à ritualiser qu’elle individualise
fait de savoir s’il est encore la personne le défunt. Il ne dispose pas à son entour
ou juste un reste. Lors de cette transition de pairs susceptibles de rendre sa condi-
entre la vie et le trépas, tout est possible, tion plus commune. La communitas,
les significations sont troublées, une c’est-à-dire la communauté des autres
menace rode. Le cadavre est prisonnier initiés, est impensable, ou alors elle est
du seuil, insaisissable, impensable. seulement faite des endeuillés mais qui
L’indétermination de son état force cependant ne partagent pas sa condition.
une absence de définition de son statut, Le cadavre relève d’un sacré de répulsion
et induit la vive émotion de son contact, à cause de son ambiguïté à demeurer la
l’effroi ou la répulsion, ou encore une personne en ne l’étant plus malgré les
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tendresse passionnée à son égard. apparences. L’enterrement ou l’incinéra-
M. Douglas notamment a pointé com- tion marquent son agrégation au sein de
bien les situations qui échappent aux la communauté des morts. Il n’est plus
classifications culturelles impliquent physiquement là, mais il continue à vivre
des pouvoirs ou des périls. Elles sont dans la mémoire de ses proches. Le rite
sources de désordre. La signification funéraire a modifié son statut.

L’innommable
Nos sociétés veillent à maintenir le thanatopraxie ou bien on le dissimule
cadavre sous le signe du « vivant », en sous un linceul ou un cercueil avant de
s’efforçant de gommer les transforma- le brûler ou de l’enterrer. Le mort doit
tions organiques dont il est l’objet. On rester un « dormeur », enveloppé dans
veille à sa présentation après avoir res- la paix du sommeil. Les premiers signes
tauré les apparences du vivant par la de décomposition du cadavre sont le

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moment d’une métamorphose non seu- bientôt de nature ; notre corps prend
lement organique, qui effraie, mais aussi un autre nom ; même celui de cadavre,
symbolique car alors il devient plus diffi- dit Tertullien, parce qu’il nous montre
cile de se situer face à lui. L’effroi souvent encore quelque forme humaine, ne lui
évoqué à propos de la dépouille ne sur- demeure pas longtemps ; il devient un
vient en fait que lors de la putréfaction je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans
du corps, quand il se défait justement aucune langue. » (Bossuet, 1961 : 173)
de la personne pour devenir radicale- Dans nos sociétés le pourrissement du
ment un innommable même aux yeux corps, s’il est accessible au regard, est un
de ceux qui avaient la conviction qu’il impensable car il dissipe toutes les signi-
demeurait toujours dans son corps dans fications, ne laissant que la physique des
la même dignité. La dégradation orga- éléments organiques. H.-J. Greif rap-
nique du cadavre est un abîme ouvert pelle que l’allemand Kadaver s’applique
dans la liminalité. La décomposition avant tout pour un animal mort. Leiche
ne frappe pas seulement le corps, elle désigne un corps mort, impliquant le
dévore la personne, et par extension elle fait que le cadavre se décompose déjà,
rappelle tragiquement le sort de tout être « il contient du poison, il est dangereux »
humain. Elle incarne un memento mori. (Greif, 2010 : 79). Mais pendant le temps
Ce qui est en proie au pourrissement du rite funéraire la condition du cadavre
est un semblable, et de surcroît infini- est provisoire, figée sous les auspices du
ment proche. « Il semble que le cadavre « vivant », il est la personne qui se survit
condense toute la mort, et c’est cela qui encore pour quelques heures, et, pour
est effrayant, qui rend le mort dange- maintes personnes, il est malaisé de le
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reux pour lui-même et pour autrui. Il considérer comme différent d’elle. La
faut se défaire de la mort du mort, disent sépulture ou la crémation sont la sau-
les Bénin ; il « faut tuer le mort », disent vegarde symbolique qui protègent les
les Mossi » (Thomas, 1985 : 14). Bossuet familles de l’innommable et rend pen-
l’avait dit autrefois : « Notre chair change sable la disparition du défunt.

Polémiques sur le statut du cadavre


Ce dualisme entre l’âme ou l’esprit et corps. Toute l’histoire de l’anatomie dans
le corps, ou entre la dépouille et la per- nos sociétés est marquée par de violents
sonne est-il si partagé dans nos propres conflits entre les anatomistes et les popu-
sociétés ? Non, à la fois historiquement, et lations au sein desquelles sont prélevés
de manière contemporaine, des conflits les cadavres disséqués (Le Breton, 2008).
majeurs ont opposé des catégories Ces dernières années les profanations de
sociales différentes à propos du statut du tombes, et même de cadavres, ont mis à

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mal les sensibilités individuelles et col- suscite la culpabilité de n’avoir su empê-


lectives. Fin 1993, la découverte que les cher la mutilation du corps de la per-
facultés de médecine de Tübingen et sonne aimée ou à l’inverse le regret de
Heidelberg, en Allemagne de l’ouest, n’avoir pu « donner » l’un ou l’autre de
continuaient à utiliser des corps de vic- ses organes. L’écart entre les « donneurs »
times de la période nazie pour les cours potentiels déclarés et la réalité des
d’anatomie, notamment des organes accords obtenus in fine pour les prélève-
conservés sous forme de « préparation », ments signale l’ampleur des résistances
a profondément indigné. Il y a quelques sociales à considérer le cadavre comme
années en France de vifs débats ont été une enveloppe vide et un simple réser-
provoqués par l’utilisation de cadavres voir d’organes. Les troubles personnels
pour des expertises en balistique à vécus par les receveurs empêtrés dans
propos de requêtes judiciaires, ou pour leur dette et leur dépendance à la méde-
la simulation d’accidents de la route. cine, rappellent la complexité de la situa-
Si des millions de visiteurs ont défilé tion l’impossibilité pour tous de gommer
devant les expositions anatomiques de l’humanité du greffon, et au-delà l’ambi-
G. Von Hagens, des pays les ont inter- guïté d’un cadavre chaud, dont le cœur
dites dont la France. Ces exemples, que bat encore et qui continue à respirer (Le
l’on pourrait multiplier, montrent que Breton, 2008).
nos sociétés continuent à être divisées Le mort est là sans être là, il appar-
sur le statut du cadavre humain. Les tient à une autre dimension, inaccessible
prélèvements d’organes, sont une sorte à l’entendement pour qui ne se satis-
d’atelier expérimental de la question fait pas d’une position matérialiste. Le
© CNRS Éditions | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 132.203.168.44)

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du statut du cadavre, la décision des « réel » du cadavre est indécidable car
proches à ce propos connaît parfois des toujours traversé de représentations et
revirements quand il s’agit non plus de valeurs. La relation au cadavre est
d’avoir une position de principe, mais individualisée, elle alimente des signifi-
de décider devant le corps gisant d’un cations personnelles, difficiles souvent à
proche, l’attitude finalement à adopter. expliciter et à transmettre à d’autres. Le
Le flottement face au statut ontologique statut du cadavre se dissout dans les sen-
du cadavre atteint ici son comble. La sibilités individuelles.
personne favorable aux prélèvements ne
l’est soudain plus face au cadavre d’un
Notes
proche, inversement celle qui y était réti-
cente révise soudain sa position afin que 1. A. Van Gennep le rappelle dans de nom-
le proche, l’enfant par exemple, « ne soit breuses régions la coutume était autrefois cou-
pas mort pour rien ». La confrontation rante de mettre dans la bouche ou la main du
mort, dans ses vêtements ou son cercueil, une ou
au cadavre de la personne aimée sou- plusieurs pièces de monnaies de piètre valeur,
lève pour chacun une affectivité difficile « obole qu’il fallait donner à Charon pour passer le
à raisonner. Un sentiment de violation fleuve-limite des Champs-Élysées » ou « présenter

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Corps n° 11, 2013

une offrande en arrivant au ciel ou pour payer sa Déchaux J.-H. 1997, Le Souvenir des morts.
place à saint Pierre » (Van Gennep, 1998 : 616 et
Essai sur le lien de filiation, Paris, PUF.
617).
2. R. Hertz rappelle d’ailleurs que la tradition Edelman B. 2009, Ni chose ni personne. Le corps
chrétienne de la résurrection n’est guère éloignée : humain en question, Paris, Hermann.
« le corps est semé en pleine corruption, il est Greif H.-J. 2010, « Les Cadavres apparents »,
relevé incorruptible. » (Paul, Corinth., 1-15)
3. Pourtant, certains doutent encore de la dis- in Frontières, vol. 23, n° 1, 79-83.
parition réelle du défunt, ils l’imaginent encore Hertz R.1970, « Contribution à une étude sur
susceptible de revenir et de rester auprès de la représentation collective de la mort », in
ses proches. Van Gennep rappelle une série de
Sociologie religieuse et folklore, Paris, PUF.
croyances traditionnelles en ce sens accordant
quelque temps « une sorte de demi-matérialité Jankelevitch V. 1977, La Mort, Paris, Champ-
de l’âme avant qu’elle n’acquière sa vie propre, Flammarion.
par exemple jusqu’à ce que les vers aient com-
Le Breton D. 2008, La Chair à vif. De la leçon
plètement décharné le squelette » (1998 : 675). En
Alsace par exemple on laissait leurs chaussures d’anatomie aux greffes d’organes, Paris,
aux femmes mortes en couches pour qu’elles Métailié.
puissent venir allaiter leur enfant. En travaillant Milanaccio A. 2009, Corpi. Frammenti per una
autrefois à la formation de groupes de médecins
et de soignants autour de l’accompagnement des sociologia, Torino, Celid.
mourants, j’ai souvent entendu des confidences Ricœur P. 2007, Vivant jusqu’à la mort, suivi de
de personnes endeuillées convaincues de main- Fragments, Paris, Seuil.
tenir un contact intime avec le proche disparu,
Thomas L.-V. 1980, Le Cadavre, De la biologie
celui-ci les accompagnait, leur parlait, et elles leur
demandaient conseil, surtout s’agissant de l’édu- à l’anthropologie, Bruxelles, Éditions Com-
cation des enfants. plexe.
Turner V. 1992, Le Phénomène rituel, Paris,
Bibliographie PUF.
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Turner V. 1967, The Forest of Symbols. Aspects
Baud J.-P. 1993, L’Affaire de la main volée, Paris, of Ndembu Ritual, Ithaca, Cornell Univer-
Seuil. sity Press.
Bossuet J.-B. 1961, Oraisons funèbres, Paris, Van Gennep A. 1998, Le Folklore français, Du
Garnier. berceau à la tombe, Paris, Robert Laffont.
Carol A. 2003, Les Médecins et la mort (XIX-XXe
siècle), Paris, Aubier-Flammarion.

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