Karsenti - Une Autre Approche de La Nation Marcel Mauss

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UNE AUTRE APPROCHE DE LA NATION : MARCEL MAUSS

Bruno Karsenti

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2010/2 n° 36 | pages 283 à 294


ISSN 1247-4819
ISBN 9782707166555
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2010-2-page-283.htm
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Une autre approche de la nation : Marcel Mauss

Bruno Karsenti

On sait que, parmi les livres qu’il projetait d’écrire et qui


devaient demeurer inachevés, on trouve dans les papiers épars de
Marcel Mauss une ébauche consacrée à la nation, commencée peu
après la Première Guerre mondiale. Mauss y dégage une idée de
la nation qui est difficilement audible pour nous, et probablement
déjà pour les lecteurs d’alors. Ce qui nous est difficile à entendre
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est le fait que la nation doive se concevoir à travers une double
opposition : à l’État d’un côté, au nationalisme de l’autre. La nation
contre l’État, la nation contre le nationalisme, c’est cette idée qu’il
nous faut cerner. Idée qui, en l’occurrence, n’est pas posée a priori,
mais dégagée progressivement sur la base d’une vaste enquête
empirique sur le développement des sociétés humaines, considé-
rées sans restriction. En cela, la démarche se veut ethnologique et
sociologique, et nullement de théorie politique. Elle a pourtant une
portée générale, au moins à deux titres. D’une part, on s’aperçoit
rapidement qu’elle est en fait destinée à illustrer et à donner une
certaine épaisseur à la conception que Mauss se faisait de la société
comme telle, ou plutôt du développement nécessaire des sociétés.
En second lieu, elle vise à justifier une prise de position de ce même
sociologue à l’intérieur des sociétés où sa propre analyse se situe : à
l’intérieur des sociétés modernes. En termes clairs, cette définition
de la nation est la pierre angulaire de l’engagement socialiste du
sociologue qu’a voulu être Marcel Mauss.
284 MARCEL MAUSS VIVANT

Mais alors, on doit reconnaître que la perspective adoptée pose


plusieurs problèmes de méthode. En somme, il semble que, dans ces
textes sur la nation, Mauss ait couru consciemment et délibérément
un grand risque : celui d’articuler son travail de savant et son propre
engagement. Qu’il ait éprouvé le besoin de le faire dans un contexte
marqué par la Révolution russe et la Première Guerre mondiale ne
tient évidemment pas du hasard. Si la sociologie mérite plus d’une
heure de peine, comme le dit Durkheim, elle doit servir la pratique
– à condition toutefois que son statut scientifique soit respecté –, et
qu’elle ne se dégrade pas en art politique ou en science appliquée.
Servir la pratique ne veut pas dire être ordonné selon la pratique.
Dans les textes qui nous occupent, Mauss a retenu la leçon, mais il
a voulu aussi la soutenir dans ses ultimes conséquences et la mettre
en quelque sorte à l’épreuve. C’est pourquoi il a tenté d’enraciner
le socialisme dans la rigueur démonstrative de la sociologie.
Louis Dumont, dans ses Essais sur l’individualisme, a entrepris
de définir le lien historique qui unit dès le XIXe siècle la sociologie
et le socialisme. Leur « surgissement parallèle et partiellement
conjoint » ne serait pas tant dû à la révolution industrielle qu’à la
Révolution française : par la sociologie, il s’agit de mettre en œuvre
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la comparaison entre sociétés modernes et sociétés traditionnel-
les, et donc de présenter « au plan d’une discipline spécialisée, la
conscience du tout social qui se trouvait au plan de la conscience
commune dans les sociétés non individualistes » [Dumont, 1983 :
113]. Avec le socialisme, on retrouve la préoccupation du « tout
social », mais elle s’exprime dans le même mouvement où l’on
cherche à conserver le legs de la Révolution, et donc en valorisant
inévitablement des aspects individualistes (en tout premier lieu, dit
Dumont, le concept d’égalité).
Il me semble que ce prisme proposé par Dumont est particu-
lièrement fécond pour évaluer les textes maussiens sur la nation :
orientés vers une justification du socialisme, ils sont en effet com-
mandés par cette double intention de marquer la prégnance de la
conscience du « tout social » dans les sociétés modernes, et de
recueillir en même temps l’impact des idéaux révolutionnaires,
précisément quant à leurs acquis en termes de droits subjectifs. Mais
cela suppose, comme on le verra, une vision internationaliste – une
mise en communication accrues des individualités nationales que
seul le socialisme bien compris est capable d’assurer.
UNE AUTRE APPROCHE DE LA NATION : MARCEL MAUSS 285

Avant d’entrer dans cette pensée de la nation, deux points méri-


tent d’être soulignés.
Le premier est qu’on est ici en mesure de saisir le sens profond
de l’intervention politique qui serait propre au socialisme, et le
distinguerait complètement de toute autre formation idéologique.
Mauss ne cesse d’y revenir. Le socialisme n’est pas une option
politique comme les autres, parce qu’elle prend forme au sein de
la vie sociale, comme l’une de ses tendances constitutives. On sait
que dans ses cours, Durkheim reprochait au socialisme d’être un
cri, une protestation. S’il avait pour lui l’avantage sur les autres
positions politiques d’être effectivement corrélé à un état social
réel, il n’avait pas en lui-même la force de s’élever au-delà de
cette perception, sinon à rejoindre la sociologie et à se résorber
en elle – ce à quoi tendait selon lui le saint-simonisme. Ici, sur un
constat analogue quant à la valeur supérieure du socialisme, on a un
schéma pratiquement inverse : c’est la sociologie qui fait émerger
le socialisme comme la seule politique justifiée théoriquement,
parce que seule à se soutenir d’une vue adéquate du développement
social. Au point qu’on pourrait presque penser que le socialisme
n’est pas une politique, qu’il subvertit le sens de ce qu’on entend
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ordinairement par politique : décider d’être socialiste n’est pas dis-
sociable du fait de comprendre scientifiquement le développement
social. Cette voix de la réalité, sans médiateur interprétatif, dont le
matérialisme historique de type marxien avait rêvé de son côté – la
11e thèse sur Feuerbach ne dit pas autre chose –, c’est maintenant la
sociologie qui est supposée l’apporter. Le socialisme est une vision
naissant dans une forme de vie sociale achevée, il est, en un mot, le
nom politique d’un mode de collectif [Mauss, 1997 : 250-251], qui
advient nécessairement, et dont il faudrait en quelque sorte, avec
toute la tension qu’enferme une telle formule, vouloir la nécessité.
Il semble – j’ai tenté de le montrer par ailleurs [Karsenti, 2006,
chap. VI] – que ce geste spéculatif difficile doive beaucoup aux
travaux du juriste Emmanuel Lévy, grand inspirateur de Mauss sur
ce point. Pour Mauss comme pour Lévy, c’est dévoyer le socialisme
que de l’assigner à représenter une vue politique particulière sur la
société, en surplomb par rapport à celle-ci. De sorte qu’il ne s’agit
pas d’aller du socialisme à la sociologie par une lucidité ou une
connaissance accrues, comme les cours de Durkheim le laissaient
penser. Mais il s’agit d’aller de la sociologie vers le socialisme, de
286 MARCEL MAUSS VIVANT

telle sorte que l’étude des sociétés comprenne l’événement socialiste


comme événement social.
Notons au passage qu’il n’est pas de jugement plus éloigné
de celui-ci que la condamnation de Foucault dans ses cours sur
la Naissance de la biopolitique, qui fait du socialisme une pure
idéologie, accrochée à la vérité a priori d’un texte, incapable par là
même de se développer en mode de gouvernement, immergé dans la
réalité, comme peut l’être le libéralisme. Pour Mauss [1997 : 253-
254], l’accusation ne vaut que pour une apparence de socialisme,
déchiré entre une approche critique et une projection utopique –
ce dont il accuse principalement le marxisme. Mais le socialisme
procède pour lui exactement à l’inverse : il émerge comme une
tendance immanente à la réalité sociale, pour qui sait la lire. Or
la lire correctement, c’est restituer à la nation sa vraie place, en la
dérobant aussi bien à sa captation étatique et à son interprétation
nationaliste.
Seconde remarque, qui découle immédiatement de la précé-
dente : les sociétés deviennent des nations, c’est là un processus
dont Mauss, le fait est assez rare pour qu’on doive le souligner,
admet le caractère évolutif et nécessaire :
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« Les nations sont les dernières et les plus parfaites des formes de la vie
en société. Elles sont économiquement, juridiquement, moralement et
politiquement les plus élevées des sociétés, et assurent mieux qu’aucune
forme précédente le droit, la vie et le bonheur des individus qui les
composent. Et de plus, comme elles sont inégales entre elles, et comme
elles sont fort différentes les unes des autres, il faut concevoir que leur
évolution est loin d’être terminée » [Mauss, 1969 : 627].
On reconnaît dans ce passage les deux traits relevés par Dumont
dans la figure qui croise socialisme et sociologie : défense de l’in-
dividu, et forme de société prise comme un tout. Mais surtout, ce
qui surprend dans cette assertion maussienne, c’est qu’elle paraît
contrevenir au parti pris anti-évolutionniste que Mauss ne manque
jamais d’afficher par ailleurs. Les sociétés humaines dans leur
ensemble sont réinscrites dans une dynamique unitaire, orientée
téléologiquement : un mouvement national, qui les porte vers une
sorte de perfection sociale. Et pourtant, dès qu’on s’efforce de carac-
tériser ce mouvement, on voit qu’il n’est unitaire qu’en surface. S’il
est doté d’une certaine universalité, c’est à condition de comprendre
qu’il engendre en chaque société un mouvement d’individuation qui
UNE AUTRE APPROCHE DE LA NATION : MARCEL MAUSS 287

accentue leur inégalité et leur différence. De sorte que l’évolution


n’aboutit pas à une uniformisation : loin d’indiquer un achèvement
et une stabilisation finale, elle marque plutôt l’apparition d’un
nouveau contexte historique, qui est celui de la composition des
rapports entre des nations dont la différenciation se fait sans cesse
plus forte. Cette composition de rapports définit ce qu’il faut alors
appeler l’internationalisme, qui est à l’opposé du nationalisme,
puisqu’il récuse par principe le fait que la nation puisse être conçue
comme un isolat. Mais il est aussi à l’opposé du cosmopolitisme,
qui table sur une disparition du fait national et méconnaît en cela le
fait que la nation est bien la forme de société parvenue à un certain
point de perfection. Il y a, dans cette dernière affirmation, un point
de vue qui surprend, et qu’on ne peut comprendre semble-t-il qu’en
la resituant dans le contexte particulier de l’entre-deux guerres et de
la construction de la Société des Nations – jugement apparemment
confirmé par l’éloge que fait Mauss du Pacte en quatorze points
du Président Wilson [1969 : 632]. Et pourtant, un autre élément
historique s’avère sans doute prééminent, même si sa compréhen-
sion paraît moins évidente : c’est la volonté de redéfinir sur une
base nationale le sens de l’Internationale socialiste, et donc de lier
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solidement socialisme et internationalisme. Par où l’on retrouve le
danger qu’encourt une vision non sociologique, ignorante du fait
social de la nation, comme l’est selon Mauss le marxisme. Une
telle vision n’est pas apte à comprendre et à fonder une véritable
Internationale socialiste.
Tout repose donc, on le voit, sur une acception sociologique de
la nation. C’est de là qu’il faut partir, ou du moins repartir après la
guerre de 1914 et le conflit des nationalismes dont elle a constitué
le point d’orgue. Or voilà qui suppose un retour critique sur la
façon dont la sociologie durkheimienne elle-même avait cru pou-
voir aborder le problème. Les textes sur la nation contiennent, de
façon discrète mais tout à fait explicite, une critique de Durkheim,
c’est-à-dire aussi une critique que Mauss s’adresse à lui-même
lorsqu’il suivait son maître de trop près – une autocritique, par
conséquent.
En accusant la distinction entre les sociétés polysegmentaires
et les sociétés politiques intégrées, une différence a été manquée à
l’intérieur des sociétés politiques, qui est condition d’apparition de
la nation proprement dite [id. : 581]. C’est qu’une société intégrée
288 MARCEL MAUSS VIVANT

politiquement peut l’être de façon très différente selon qu’on met


l’accent sur l’émergence d’un pouvoir central, ou bien sur le cri-
tère de l’intégration sociale proprement dite. Ce n’est que lorsque
l’intégration sociale atteint un certain degré, indépendamment du
critère politique de concentration du pouvoir souverain, que l’on
peut véritablement parler de nation. Telle est la distinction que
Durkheim a manquée – enclin pour cette raison à confondre nation et
État, et surtout à ne pas voir le caractère hiérarchiquement inférieur
de la forme étatique considérée comme configuration sociale. Dit
en termes plus politiques : la vision durkheimienne est celle des
États-nations, et elle se réfléchit dans sa typologie sociologique. En
somme, il y avait là un présupposé étatiste qui empêchait de voir
la différence spécifique de la nation comme une différence placée
au-delà de l’État. Cela ne veut pas dire, soulignons-le d’emblée,
que la nation exclut l’État. Mais cela veut dire que la définition de
la nation ne tient pas dans l’État, que sa différence spécifique n’est
pas dans le critère étatique – ce que la conception durkheimienne ne
pouvait justement rendre perceptible. Dans les années 1920, c’est
de cette vision que les recherches de Mauss sur la nation cherchent
à nous libérer – retrouvant par là, par le biais qu’on va voir, une
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inspiration plus authentiquement socialiste.
Mauss se fonde pour cela sur Aristote, qui distingue dans les
Politiques les ethnè (les peuples), et les poleis, c’est-à-dire les cités
proprement dites [ibidem]. Pour que les secondes puissent exister,
il ne suffit pas qu’un pouvoir, qu’une archè, parvienne à s’affir-
mer. Il faut encore, dit Mauss, qu’un certain degré de conscience
apparaisse du côté des sujets qui lui appartiennent. La question de
la nation est alors complètement reformulée comme une question
d’appartenance à une forme sociale définie, qui ne passe pas en
premier lieu et à titre exclusif par l’appartenance politique, comme
participation ou implication dans l’État. À cet égard, le texte sur la
nation mérite sans doute d’être lu comme la réécriture maussienne
des Leçons de sociologie de Durkheim, où s’exprimait de la façon
la plus claire la théorie politique du maître de l’école française de
sociologie. Je ne puis ici qu’esquisser la comparaison.
On rappellera que pour Durkheim, l’État n’est pas une force
concentrée sur elle-même, une entité juridico-politique indépen-
dante du développement social. Tout au contraire, il épouse ce
développement, se modifie avec lui, et revêt par là une mission qui
UNE AUTRE APPROCHE DE LA NATION : MARCEL MAUSS 289

n’était pas initialement la sienne lorsqu’il se bornait à défendre et


à imposer les valeurs du groupe comme tel, à l’encontre des pré-
tentions des individualités particulières dont il est composé. Dans
sa forme moderne, l’État assume pour Durkheim un double rôle :
d’un côté, il conserve la fonction externe de défendre la société
nationale, de « maintenir intact l’être collectif » [Durkheim, 1990 :
105] contre les agressions auquel celui-ci est toujours exposé,
dans un monde qui reste composé d’États distincts ; de l’autre, il
remplit la fonction interne de renforcement et d’enrichissement des
idées individualistes, tendance qui est cette fois-ci commune à une
constellation d’États, en tout premier lieu les États européens.
On retrouve une fois encore les deux traits distingués par
Dumont. Tout l’effort durkheimien est de montrer, contre les libé-
raux, que l’État moderne est un État fort, de plus en plus fort sous
certains aspects, même si sa force doit être comprise tout autrement
que lorsqu’elle se ramenait prioritairement, voire exclusivement, à
l’affirmation d’une puissance coercitive et guerrière, expansive à
l’extérieur et répressive à l’intérieur. La définition durkheimienne
tient dans cette formule, à laquelle la définition maussienne de la
nation qu’on a rappelée fait strictement contrepoint : « Les États
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sont aujourd’hui les plus hautes sociétés organisées qui existent »
[ibidem : 108].
La nouvelle force de l’État est celle d’une organisation sociale
complètement déployée : elle se définit en termes d’extension et
de continuité, d’innervation du tissu social, d’attention continue
de la vie interne du corps et d’orientation de ses mouvements. Le
danger, auquel les libéraux ont trop vite cédé, est de croire que
la société et l’État se confondent alors, la première absorbant ou
résorbant le second. Rien n’est plus faux pourtant, puisque le rôle
de l’État reste celui, éminemment spéculatif, de fournir au corps
social une réflexivité et une conscience de soi dont il serait à lui seul
incapable. Il est une « conscience délibérante », puissance intellec-
tuelle de poser des fins, parmi lesquelles ne dominent plus les fins
guerrières et répressives. Loin de se confondre avec la conscience
diffuse, immanente à la vie du corps, l’État élabore sur cette base
une conscience claire, source de représentations et d’idées nouvelles
s’imprimant en retour au substrat dont elle s’est dégagée.
Si tant est qu’il y ait jamais cru, il est certain que Mauss ne
peut plus soutenir cette vision après guerre. Le meilleur de son
290 MARCEL MAUSS VIVANT

œuvre sociologique – à commencer par l’Essai sur le don – peut se


lire à travers cet écart. L’« État-national-social » – pour employer
l’expression qu’a utilisée Robert Castel [1995] pour décrire cette
forme d’État dont la vision durkheimienne avait en quelque sorte
fixé le canon – a été le pourvoyeur des nationalismes qui ont culminé
dans la guerre, dont certains ont même été engendrés par la guerre
elle-même. Il faut se demander pourquoi. De façon à peine voilée,
Mauss s’y attache dans le texte sur la nation, à travers l’histoire
qu’il fait de l’idée de nation dans l’époque moderne.
Celle-ci est marquée par ce que Mauss appelle une « éclipse »
[1969 : 576], à laquelle les historiens du politique n’ont pas prêté
attention, qui figure en somme la grande éclipse du XIXe siècle : c’est
qu’après la promotion révolutionnaire de la souveraineté populaire,
après qu’ont été posés constitutionnellement les principes d’un
gouvernement de la société par elle-même, l’idée de nation a en
fait subi une rechute : elle s’est convertie en idée de nationalité.
C’est là le point le plus difficile à comprendre de l’argument maus-
sien, et c’est là que se loge cependant tout son intérêt. La nation
est pour lui intrinsèquement liée à la démocratie, et l’essor qu’elle
prend à l’époque moderne dépend de cet événement décisif : que
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la Révolution soit parvenue à faire passer la démocratie dans les
faits. Mais, en même temps, la façon dont l’époque révolutionnaire
a effectué ce passage n’a pu permettre à la nation véritable de se
réaliser, et celle-ci s’est plutôt déclinée en nationalisme, c’est-à-
dire en affirmation politique de l’identité nationale reportée sur la
figure de l’État. En somme, au XIXe siècle, l’État s’est substitué à
la pratique sociale de la nation, à cette intégration sociale liée dans
l’esprit de Mauss, non simplement à une idée démocratique, mais à
une vie démocratique – à des pratiques sociales de type démocrati-
que. Car ce sont seulement ces pratiques qui suscitent une véritable
appartenance à ce tout intégré, actif, conscient de sa constitution
interne comme de ses contours sensibles, dont Aristote avait com-
mencé à parler en distinguant poleis et ethnè [1969 : 583]. Il y a
donc un piège de la nation, et c’est un piège politique : il consiste à
compenser le déficit d’intégration sociale de type démocratique par
un étatisme – que cet étatisme soit démocratique, ou non démocra-
tique. Ce piège a un nom : nationalisme. C’est très exactement cela
qu’a produit le XIXe siècle, en accomplissant une série d’inversions
corrélatives de ce déplacement sur l’État. Le sophisme identitaire
UNE AUTRE APPROCHE DE LA NATION : MARCEL MAUSS 291

de type nationaliste en résulte. Il relance les sociétés dans une


guerre d’une violence supérieure à celle que connaissaient les
sociétés polysegmentaires. Ces inversions consistent à croire que la
race fonde la nation, ou que la langue fonde la nation, ou que tout
partage substantiel quelconque a le pouvoir mystique de fonder la
nation : alors qu’en réalité, c’est le mode très spécial d’intégration
réalisé par la prise en charge collective des affaires communes qui
est le fait de la nation, laquelle, inversement, a effectivement la
puissance – qui n’a rien ici de mystique – de fonder des identités
variables, linguistiques, culturelles, et même, Mauss ne craint pas
de le dire, ethniques [idem : 596].
La thèse, dans sa radicalité, a quelque chose de choquant. Aussi
faut-il comprendre exactement en quel sens il y a ici construction
d’ethnicité réelle. Le constat de Mauss est en somme le suivant :
de nouvelles ethnè sont effectivement susceptibles de naître des
synthèses sociales inédites que sont les poleis. En cela, elles ne
sont pas fondatrices, mais fondées. Elles sont des faits politiques
déposés dans la nature sous la forme de synthèses sociales. Ces
synthèses, ajoutons-le, sont alors très fortement individualisées :
les nations, les vraies, sont plus distinctes les unes des autres que
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ne le sont entre elles des sociétés moins intégrées. Il y a plus de
différence selon Mauss entre un Français et un Anglais qu’entre
un Algonkin et un Indien de Californie [ibid. : 594]1. L’intégration
démocratique, prise comme pratique sociale, individue fortement la
vie collective, beaucoup plus fortement qu’on ne le croit lorsqu’on
se borne à raisonner au niveau politique et à envisager la démocratie
comme type de gouvernement représentatif. Mais cette individua-
tion de formes de vie, bien qu’elle puisse aller jusqu’à l’ethnicité
réelle, n’a rien à voir avec le mirage d’individualité auquel cherche
à s’adosser le nationalisme.
L’opposition au nationalisme se conduit donc sur la même ligne
que le combat contre l’étatisme – celui que Mauss voit évidemment
prospérer en Allemagne, mais celui aussi qu’il voit très tôt s’affirmer
en Russie, à partir du moment où les Soviets deviennent des entités
de type strictement politique, et perdent leur dimension première
d’association ouvrière. Il faut alors s’interroger : à quoi doit-on

1. Il est significatif que, lorsqu’il s’agit d’évaluer cette individuation par la nation,
Mauss parle ici d’individus « nationaux », et non d’États.
292 MARCEL MAUSS VIVANT

imputer ces déviations, ces dévoiements de l’idée de nation ? Ici, la


réponse de Mauss se fait extrêmement nuancée. Doit-on dire qu’elle
est due à un déficit démocratique ? Oui, à condition de préciser que
ce déficit est pris au sens d’une pratique sociale insuffisante des
mœurs démocratiques, et en aucun cas au sens d’un déficit quant aux
principes politiques du régime démocratique. Car si l’on considère
le second, le régime, on pourrait presque renverser le diagnostic :
un basculement dans une souveraineté populaire affirmée sur le
plan purement formel du droit politique risque au contraire de
projeter sur l’État toute la force intégratrice qui doit résider dans
la nation elle-même – c’est-à-dire, au fond, dans la société. Dans
le vaste panorama des nations modernes que Mauss dispose sous
nos yeux, très peu de nations véritables existent réellement, et
nombre d’entre elles se pensent dans l’illusion d’elles-mêmes,
se considèrent comme telles alors qu’elles ne le sont pas. Certes,
toutes sont lancées dans une dynamique où elles veulent l’être, et
où il est juste qu’elles le deviennent : mais comme elles ne le sont
pas vraiment de l’intérieur de leurs pratiques sociales, elles vont
chercher des substituts de consciences nationales dans des mythes,
exaspèrent artificiellement leur sensibilité, se jugent en danger, se
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donnent des ennemis. Elles succombent alors à la logique dévoyée
des déplacements et inversions qu’on a soulignés. Le nationalisme,
c’est la pseudo-nation inquiète de n’être pas encore une nation, qui
substantialise son identité et s’en remet à l’exercice d’un pouvoir
coupé de la société.
Il faut pourtant bien s’entendre : seule la promotion révolution-
naire des droits de l’homme a rendu possible une certaine réalisa-
tion du fait national, sur des bases que ne pouvaient pas connaître
les sociétés qui n’avaient pas accédé au principe démocratique
moderne, c’est-à-dire à la souveraineté populaire. Qu’a-t-il donc
manqué pour que la nation ne se laisse pas capturer par l’État ? C’est
ici que la réponse de Mauss se fait rigoureusement socialiste : parmi
les critères de formation de cette vie sociale en laquelle, pour lui,
réside la nation, il en est un qui, sans devoir être isolé ni hypostasié,
lui paraît cependant décisif, et surtout indûment négligé. C’est là
qu’apparaît surtout la carence de l’époque moderne, jusque dans son
inspiration démocratique : il lui a manqué une forme de conscience
de soi qui passe par le plan de l’intégration économique, il lui a
manqué cette sensibilité, cette appartenance et cette citoyenneté
UNE AUTRE APPROCHE DE LA NATION : MARCEL MAUSS 293

développée au niveau des pratiques économiques. Il a manqué, en


bref, aux nations modernes, de penser leur économie à un niveau où
se réalise l’idéal démocratique, seul ferment de ces formes sociales
achevées que Mauss appelle des nations. La socialisation de l’éco-
nomie peut prendre différents biais, emprunter différents chemins,
se poursuivre par de multiples moyens – parmi ceux-ci, on relèvera
tout particulièrement l’importance de la monnaie ou encore du crédit
national, bases d’une confiance où l’appartenance subjective à la
nation peut effectivement se tisser –, une chose reste sûre : elle ne
peut pas être accomplie par d’autres forces que les forces sociales
elles-mêmes, les agents économiques réels, dans les associations
qu’ils forment. Car ce qui se joue alors au niveau économique,
c’est toujours l’intégration de type démocratique. Et c’est encore
s’égarer que d’attendre de l’État la prise en charge de l’organisation
du marché et de la production. Il n’y a de socialisme, pour Mauss,
qu’à travers ce qu’il appelle une « nationalisation de l’économie »
[1997 : 259] – mais à condition de préciser que la nationalisation,
encore une fois, est une auto-organisation des forces productives,
et donc exactement le contraire d’une étatisation.
Il me faut conclure : pour nous, les discours de Mauss dont j’ai
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rappelé la trame et les intentions sont difficilement transposables
aujourd’hui. La charge sémantique dont il veut doter le concept de
nation nous paraît trop lourde pour lui, peut-être parce que la suite
de l’histoire nous a appris que le nationalisme devait se révéler
bien plus puissant que Mauss n’était porté à le croire, et qu’il l’était
suffisamment pour ensevelir avec lui le mot même de nation. Au
moment où la SDN se fonde, on se dit alors qu’un optimisme était
requis, et qu’il était somme toute méritoire. Mais on ne croit plus à
l’adéquation du mot de nation à cette forme pacifique de vie, dans
un ordre international apaisé, c’est-à-dire ramené à ce que Mauss
appelle un ordre « intersocial » [1969 : 606], des formes de société
les plus achevées qui puissent exister.
Et pourtant, sous un autre aspect, la casuistique de Mauss se
présente aussi à nous comme une tâche, si l’on rappelle que sous le
mot de nation, il s’agit de rendre visible et compréhensible un sens
profond et inaperçu par la théorie politique du mot démocratie : la
démocratie, non comme configuration de pouvoir ou type de régime,
mais comme forme de vie, qui repose sur une sensibilité accrue à des
pratiques communes, conscientes d’elles-mêmes dans ce qu’elles
294 MARCEL MAUSS VIVANT

ont précisément de commun, et conscientes du même coup du type


particulier de collectif qu’elles tracent et dont elles actualisent la
forme. Penser ainsi la démocratie, pour Mauss, c’était penser en
socialiste. Par là, il anticipait une exigence qui s’impose peut-être
plus encore aujourd’hui, dans une situation où le socialisme cher-
che sa voix, étouffé entre un étatisme toujours plus accusé, et un
développement économique toujours plus désocialisé.

Références bibliographiques

CASTEL R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.


DUMONT L., 1983, Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil.
DURKHEIM É., 1990, Leçons de sociologie, Paris, PUF.
KARSENTI B., 2006, La société en personnes, Paris, Économica.
MAUSS M., 1969, Œuvres III, Paris,
– 1997, Écrits politiques, Paris, Fayard.
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