Le Monde GAIA
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Youness Bousenna
otre XXe siècle compte un Galilée oublié. Oui, vous avez bien lu. Et l’affirmation ne vient pas d’un
N
obscur disciple, mais d’une sommité de la pensée écologique : le philosophe Bruno Latour en
personne. Ce Galilée contemporain se nomme James Lovelock, chimiste britannique disparu en 2022,
à 103 ans. « A la Terre qui se meut de Galilée, pour être complet, il fallait ajouter la Terre qui s’émeut
de Lovelock », s’émerveillait Bruno Latour, non pas dans un post de réseau social, mais dans son
grand livre de réflexion écologique Face à Gaïa (La Découverte, 2015).
D’un même geste, il y célèbre comme visionnaire cet ingénieur sulfureux et impose au cœur de la
pensée contemporaine l’objet curieux qu’est Gaïa, dont le succès est à la mesure des controverses qu’il suscite
depuis sa formulation, il y a un demi-siècle. Dénoncée par les biologistes comme antiscientifique, l’hypothèse
Gaïa a pourtant imprégné toutes les sciences de la Terre. Décriée pour la pensée réactionnaire de son auteur, elle a
simultanément changé le regard sur la nature de la planète, inspirant des pensées écologiques majeures, de
l’écoféminisme à celles des philosophes Isabelle Stengers et Bruno Latour.
L’article fondateur paraît en 1974, dans la revue scientifique Tellus. James Lovelock le signe avec Lynn Margulis
(1938-2011), microbiologiste américaine avec qui il mettra au point son hypothèse. « L’ensemble total des
organismes vivants qui constituent la biosphère peut agir comme une seule entité pour réguler la composition
chimique, le pH en surface et possiblement le climat », formalisent les deux chercheurs.
Aussi simple dans sa formulation qu’incalculable dans ses implications, leur vision propose une autre façon de
concevoir la planète Terre et la vie qu’elle abrite. Tout part d’un renversement de perspective. A leurs yeux, la
surface de la Terre n’est plus peuplée d’une multitude d’espèces, mais constituerait une totalité formant un
système aux propriétés qui ne peuvent se résumer à l’addition de ce qui la compose. Comme si la vie formait une
gigantesque créature qui se déploierait à travers la biosphère, l’atmosphère, les océans et les sols, et aurait
façonné la Terre pour la rendre propice à son existence.
L’intuition de cette vaste « créature vivante » leur vient de trois observations. Biologique : les êtres vivants ne
peuvent vivre que dans des conditions physico-chimiques très précises (pH, température, composition de
l’atmosphère…), en dehors desquelles la vie disparaîtrait, et qui persistent depuis plusieurs milliards d’années.
Géologique : la vie a modelé en profondeur son environnement terrestre, suggérant que la biosphère forme une
« machine trop puissante » pour être seulement passive. Climatique : plusieurs exemples laissent penser qu’une
régulation a permis d’amortir des conditions qui auraient pu éteindre la vie – comme la moindre luminosité
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initiale du soleil, laquelle ne s’est pas traduite par une glaciation massive. Pour Lovelock et Margulis, tout
converge donc pour supposer l’existence d’un mégaorganisme qui aurait permis à la vie une stabilité défiant les
milliards d’années.
En 1961, l’agence américaine propose à James Lovelock, alors chercheur en biochimie médicale, de rejoindre un
groupe de scientifiques cherchant à détecter la vie sur Mars. Ce qui pose une question : avec quels instruments ?
Qui en implique une autre : comment définir la vie ?
Une réflexion s’amorce chez Lovelock, frustré par l’étroitesse d’une approche imaginant la vie à partir des
propriétés biochimiques observées sur Terre. Il se tourne vers la physique, inspiré par Erwin Schrödinger (1887-
1961). Dans son célèbre Qu’est-ce que la vie ?, en 1944, ce contributeur essentiel à la théorie quantique soutient
que les organismes vivants auraient comme propriété essentielle de diminuer leur entropie.
Autrement dit, de lutter contre cette loi thermodynamique voulant que la matière aille inéluctablement vers sa
dispersion. Cette intuition, que le physicien autrichien mène à l’échelle des organismes individuels, Lovelock
l’élève à celle de la planète entière. Ce premier pas vers Gaïa mènera au second. Car c’est en exposant ses travaux
lors d’une conférence en 1968 qu’il rencontrera Lynn Margulis.
La jeune chercheuse, docteure en génétique, entame tout juste une carrière qui la conduira à révolutionner les
sciences du vivant. Son étude des micro-organismes (bactéries, protistes, champignons) la conduira à faire de la
symbiose, c’est-à-dire de la coopération entre espèces pour maintenir la vie, le moteur du mécanisme
de l’évolution autant qu’un « puissant facteur de changement sur Terre », résume-t-elle dans son ouvrage
Microcosmos, coécrit avec Dorion Sagan (Wildproject, 2022).
Ce travail la conduira à formuler, dans les années 1990, une approche novatrice de l’organisme pour exprimer
notre réalité biologique : puisque chaque humain ne peut vivre que grâce aux milliers de microbes peuplant ses
différents microbiotes (intestinal, cutané, buccal, vaginal), elle propose de nommer « holobionte » cet ensemble
organique formé par chaque individu. C’est en 1970, avec une lettre de Margulis, que cet infiniment petit croise
l’infiniment grand qui préoccupe Lovelock. Leur collaboration débouche sur les textes fondateurs de l’hypothèse
Gaïa, de l’article de Tellus en 1974 au premier ouvrage de Lovelock, Gaia, a New Look at Life on Earth (« Gaïa, un
nouveau regard sur la vie sur Terre », non traduit, Oxford University Press), en 1979.
En quelques années, l’hypothèse Gaïa est posée. Aussitôt formulée, elle produira plusieurs conflagrations. La
première émerge au sein du monde scientifique : les biologistes de l’évolution s’étranglent devant cette approche
jugée incompatible avec le principe de sélection naturelle. Des sommités telles que Richard Dawkins et Stephen
Jay Gould montent au créneau dans les années 1980. Ils portent une attaque de principe contre Gaïa, réduisant
l’hypothèse de Lovelock à un concept « obscurantiste ». Il faut dire qu’au même moment Gaïa triomphe hors des
cercles académiques.
L’objet dépasse son berceau scientifique pour devenir une nouvelle cosmologie. Festivals et rassemblements
empreints d’une spiritualité New Age célébrant Gaïa, néopaganisme en faisant l’avatar de la déesse mère,
écopsychologie voyant dans Gaïa l’âme du monde évoquée par Platon, cyberspiritualité reliant Gaïa à
l’utopie technologique… Cette « immense appropriation culturelle » stimule même un « mouvement gaïen »
transnational que Lovelock tente de fédérer dans les années 1990 à travers le lancement du Magazine Gaia et de la
Gaia Society, relate Sébastien Dutreuil.
A l’aune de ce contexte, on saisit mieux pourquoi les critiques venues de la science furent particulièrement
« virulentes, voire offensantes à l’encontre de Lovelock et de Margulis », poursuit le chargé de recherche au CNRS,
qui relève que cette « posture méprisante » se prononce peu sur le contenu même de la théorie. Peut-être parce
que celle-ci menace plus qu’une discipline, mais la méthode scientifique elle-même. En particulier son grand
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principe, posé par le philosophe des sciences Karl Popper (1902-1994), voulant qu’une hypothèse puisse être jugée
scientifique à la condition d’être réfutable.
Lovelock lui-même s’y est essayé, du moins conceptuellement. A partir de 1983, il développe le modèle
informatique Daisyworld visant à montrer la possibilité théorique d’un mécanisme de régulation à l’échelle
planétaire. Mais tout semble mener à une impasse : sur quels critères peut-on établir la validité de Gaïa ? Sur
quels contre-exemples l’infirmer ? A chaque fois, la démarche trébuche sur une question fondamentale : cette
régulation de la vie pour elle-même répond-elle à une nécessité ou est-elle un hasard ?
Ce coup de bol, Mars ne l’aurait pas eu : le fonctionnement de sa biomasse primitive aurait provoqué un
refroidissement brutal rendant cette planète inhospitalière à la vie, avançaient des chercheurs français dans
Nature Astronomy en 2022. Pour sortir de l’ornière, Sébastien Dutreuil propose de décaler le regard en ne
considérant plus Gaïa comme une hypothèse, mais comme « un programme de recherche ». Autrement dit,
explorer les questions que cet objet pose plutôt que de s’acharner à le concevoir comme la conclusion d’une
démonstration.
Ce programme éloigne Gaïa de la biologie et la rapproche d’une autre discipline en gestation dans la seconde
moitié du XXe siècle, qui va façonner la façon dont notre XXIe pense toute la question environnementale : les
sciences du système Terre (SST), envisageant le vivant et son environnement terrestre comme un système
fourmillant d’interactions complexes.
A nouveau, les coulisses des SST se jouent au cœur d’un des lieux stratégiques de la guerre froide, la NASA, où
l’obsession spatiale stimule des avancées scientifiques. Celles-ci vont changer la conception de la Terre en
révolutionnant notre regard. Car une rupture visuelle se produit avec les premières images de la Terre grâce au
programme Apollo. Les photos « Le lever de Terre » (1968) et « La bille bleue » (1972) la montrent tel qu’aucun
humain n’avait jamais pu la voir : soudain, notre planète apparaît dans son intégralité, perdue dans l’immensité
noire.
Dans La Terre vue d’en haut (Seuil, 2014), l’historien Sebastian Vincent Grevsmühl montre les ambiguïtés de cette
« invention de l’environnement global ». Côté pile, ces programmes de la NASA ont créé les images iconiques et
les connaissances qui ont nourri l’émergence d’une préoccupation écologique mondiale. Côté face, ces
technologies issues d’une collaboration mêlant l’armée, la recherche et l’industrie furent d’abord conçues au
service d’un « géopouvoir » servant le fantasme d’une maîtrise toute-puissante de la Terre. Ces conceptions se
retrouvent dans les deux grandes métaphores qui vont irriguer la pensée environnementale : celle du « vaisseau
spatial Terre », conçue par l’architecte Buckminster Fuller (1895-1983), donnant aux humains le rôle de pilotes
tout-puissants d’une planète assimilée à une machine ; et Gaïa, qui l’appréhende comme une totalité organique.
Par-delà leur apparente divergence, ces deux visions reposent sur un dénominateur commun. « Ces métaphores
naissent d’une extériorité à la Terre permise par les images spatiales. Cette position nourrit l’idée que la solution
aux problèmes environnementaux viendra des experts et de la technique, plus que de la démocratie », décrypte
Sebastian Vincent Grevshmül.
La politique, voilà le dossier radioactif quand on parle de Lovelock. Car l’homme a accumulé les positions le
situant dans un camp réactionnaire en matière d’écologie : il prône une suspension de la démocratie, déteste le
mouvement écologiste, soutient le nucléaire et la géo-ingénierie… Le trouble s’accroît encore devant son
acharnement à récuser l’impact des chlorofluorocarbures dans le trou de la couche d’ozone et la dangerosité du
DDT, ce pesticide emblématique de l’empoisonnement du monde depuis que Rachel Carson en a fait le cœur de
son livre Printemps silencieux (1962).
Son soutien infaillible à l’industrie se double de conflits d’intérêts constants. Des services secrets britanniques
aux géants de la pétrochimie, la liste donne le vertige par sa longueur. Comme par sa durée : il travaillera, entre
autres, deux décennies avec Shell et trois pour Hewlett-Packard. Lovelock, lui, s’est toujours présenté comme
« scientifique indépendant », au motif que cette prolifération d’intérêts garantissait… son autonomie. A rebours
du cynisme qui transpire d’un tel parcours, l’homme s’est même employé à se tailler une image de Géo Trouvetou
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des campagnes. Retiré l’essentiel de sa vie dans un village reculé du sud-ouest de l’Angleterre, plusieurs clichés
l’immortalisent en grand-père souriant au milieu d’un paysage verdoyant.
Comment expliquer que le concepteur d’une théorie inspirant tant de pensées écologiques ait toute sa vie
défendu des intérêts écocidaires ? Plus qu’un « marchand de doute » corrompu, Sébastien Dutreuil pose
l’hypothèse d’une affinité : « Lovelock partageait les manières de penser des industries pour lesquelles il
travaillait. » Lui-même, qui s’est rendu à deux reprises chez Lovelock et garde le souvenir d’un « bonhomme rieur
et sympathique », rappelle qu’il « stockait chez lui une quantité délirante de produits qui auraient pu faire sauter
sa maison ». Son diagnostic : « Lovelock est bloqué dans une idéologie faisant de la chimie le moteur du progrès. »
Ce curieux mélange de sensibilité à la nature et de déni écologique, peut-être est-ce sa fille qui le résume le mieux.
« Il avait deux passions : la nature et les bombes », confesse Jane Lovelock dans The Many Lives of James Lovelock
(« Les milles vies de James Lovelock »), une biographie à paraître en septembre signée par le journaliste Jonathan
Watts.
Par ses positions, Lovelock lègue un héritage trouble à Gaïa. Car c’est la conception éthique de l’activité humaine
qui est en jeu : à ses yeux, « la pollution est non seulement inévitable et naturelle, mais on s’y adapte et c’est aussi
bon pour les vivants », résume Sébastien Dutreuil. Ce qui conduit l’historienne des sciences Leah Aronowsky à
considérer ce récit comme la « préhistoire du négationnisme climatique », dans une étude publiée en 2021 dans
Critical Inquiry : « Sans cette vision du climat comme un système fondamentalement stable, les affirmations sur
la capacité de la planète à se “remettre” de la pollution auraient été tout simplement incohérentes. »
« Théologie du carbone »
L’historien Jean-Baptiste Fressoz, lui, critique une approche qui absout d’un même geste les activités industrielles
pour « disséminer la responsabilité sur une espèce humaine unifiée ». Contre ces effets politiques conduisant à
ériger une poignée d’experts en « cerveau de Gaïa » en vue de réparer les dégâts d’une humanité inconsciente,
son ouvrage L’Evénement anthropocène (Seuil, 2013), avec Christophe Bonneuil, entendait retracer des « rapports
de pouvoir » à l’œuvre dans une destruction écologique… qui n’était pas tout à fait inconsciente : la connaissance
des grands cycles biochimiques a une histoire plus longue qu’on ne le croit.
Une « théologie du carbone » naît dès le XIXe siècle, rappellent Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher dans Les
Révoltes du ciel (Seuil, 2020). A la découverte par la chimie moderne que la Terre fonctionne comme un vaste
cycle engageant le carbone, qui relie la respiration du règne animal (qui en expulse) et végétal (qui s’en nourrit),
se mêle une vision voyant dans la « circulation incessante des éléments chimiques » un « dessein divin », qui a
fécondé les approches vitalistes en vogue au tournant du XXe siècle.
Gaïa et son théoricien Lovelock, lui-même quaker (une forme de protestantisme), se comprennent mieux à la
lumière de cet arrière-plan. Lequel nuance la radicale nouveauté de sa théorie, appuie Jean-Baptiste Fressoz :
« Penser la Terre comme un grand système autorégulé est une idée déjà très répandue depuis le XIXe siècle. »
Plutôt qu’une innovation, l’émergence de l’hypothèse Gaïa dans les années 1970 marque, en réalité, la fin d’un
oubli. « L’importance du vivant dans les changements globaux avait été occultée depuis plusieurs décennies
quand Gaïa a émergé, c’est ce qui lui a donné son caractère de nouveauté », précise Sébastien Dutreuil.
Cette irruption explique l’importance immédiate de Gaïa, dont l’influence se noue en même temps que sa
malédiction. Les positions de Lovelock et le procès en irrationalité auront rapidement raison de ce label, qui
devient tabou dans la recherche. La prononciation du « mot en G » génère une « apoplexie dans certains cercles
scientifiques », persiflera Lynn Margulis. Le géochimiste Jérôme Gaillardet confirme : « Gaïa, dans les sciences
dures, personne n’en parle ! » Sauf un ancien compère turbulent. « J’invitais souvent Bruno Latour dans des
réunions scientifiques de mon réseau. Son grand jeu consistait à aller voir mes collègues pour leur demander s’ils
étaient “gaïologues”. C’était amusant, mais le résultat était mitigé », sourit ce membre de l’Institut de physique du
globe.
L’occultation se joue dans la décennie 1980, lorsque Gaïa, tout en s’exportant comme un objet pop, disparaît des
sciences dures au profit d’une dénomination plus respectable : les sciences du système Terre, dont le nom
apparaît en 1983 dans… un rapport de la NASA, encore. Rapidement, le domaine se structure à travers un grand
programme de recherche. L’International Geosphere Biosphere Programme (IGBP) est lancé en 1986, deux ans
avant la création du GIEC.
Tout en l’ignorant, les SST héritent en ligne directe de Gaïa, reprenant trois de ses préoccupations majeures : la
Terre comme système, la question de l’habitabilité de la planète et l’influence du vivant sur son fonctionnement.
En guise de précurseur, la figure de Lovelock elle-même est effacée au profit du géochimiste russe Vladimir
Vernadsky (1863-1945), qui a théorisé la notion de biosphère en 1929. « Vernadsky a trouvé des choses fabuleuses,
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en définissant la biosphère comme la pellicule à la surface de la Terre transformée par la vie », s’enthousiasme
Jérôme Gaillardet, qui préfère justement à Gaïa le concept de « zone critique », né au début des années 2000, pour
caractériser cette enveloppe où se déploie le vivant.
« La zone critique intègre la tectonique des plaques et le cycle de l’eau, sans reprendre l’idée de Gaïa d’une vie qui
s’autorégule à tout prix. » Il n’empêche, s’obstine Sébastien Dutreuil : « Tous les concepteurs des SST ont lu et
côtoyé Lovelock, qui a durablement influencé leur travail, et n’ont souvent découvert Vernadsky qu’a posteriori. »
Le travail des SST aura des résonances majeures. Car l’IGBP, jusqu’à son extinction en 2015, aura produit des
concepts devenus capitaux pour formuler la crise environnementale. Ainsi de l’« anthropocène », terme proposé
en 2000 par le chimiste néerlandais Paul Crutzen (1933-2021) pour désigner notre temps où l’humanité serait
devenue la principale force de transformation de la planète, ou encore la notion de « limites planétaires », ces
seuils au-delà desquels un phénomène s’emballe, formulée en 2009 dans un article de Nature qui a fait grand
bruit.
Dans la galaxie de l’IGBP, une autre façon de pratiquer la science s’impose, alternative à celle du GIEC. Quand ce
groupe d’experts avance des causalités linéaires entre l’augmentation du CO2 et ses effets, les SST appréhendent
des dynamiques qui « permettent de penser les ruptures, les transitions abruptes et les catastrophes », décortique
Sébastien Dutreuil. Cette approche renverse le rôle de la recherche : le GIEC produit une expertise se voulant
neutre à destination des décideurs politiques, tandis que les SST assument des adresses « à fort impact » sur la
société.
« Conception bouleversée »
Cette influence sur l’époque se lit dans l’autre séisme intellectuel provoqué par Gaïa : son importance acquise
dans la philosophie. Dès les années 1980, l’objet est approprié par un écoféminisme américain alors naissant. A
l’image de la militante Starhawk, figure de proue de la branche néopaïenne du mouvement, qui évoque Gaïa
comme « un vaste océan de conscience dans lequel nous nageons ». Ou de Carolyn Merchant, dont l’ouvrage
fondateur La Mort de la nature (Wildproject, 2021), publié aux Etats-Unis en 1980, fait de Gaïa l’emblème d’une
conception organique et féminine de la Terre, qui aurait été balayée à l’aube de la modernité par une nouvelle
vision la dévaluant au rang de machine sans âme et passive.
Depuis cette perspective, la crise écologique ne s’explique pas seulement par des pollutions et des dégâts
industriels, mais naît d’abord d’un rapport au monde devenu toxique. « Le mélange d’hypothèse et de mythe
contenu dans Gaïa, qui fait hurler certains collègues, est son aspect le plus intéressant », se réjouit la philosophe
écoféministe Emilie Hache.
Cette dernière a justement mis en œuvre ce programme dans son dernier livre, De la génération (La Découverte,
312 pages, 21 euros), en montrant que les sociétés antiques concevaient leur monde comme un engendrement
perpétuel nécessitant de prendre soin de la Terre, et que ce rapport cosmique a été balayé par le culte de la
production porté par la civilisation moderne. « La crise écologique nous ramène au temps du mythe : nous vivons
un moment indéterminé, où notre conception même de la Terre est bouleversée », considère Emilie Hache.
Là se joue l’« intrusion Gaïa », évoquée dans Au temps des catastrophes (La Découverte, 2009) par la philosophe
belge Isabelle Stengers. C’est elle qui sensibilisera Bruno Latour à Gaïa. Les « huit conférences sur le nouveau
régime climatique » qui composent son maître ouvrage Face à Gaïa achèveront de convertir la théorie de Lovelock
et Margulis en objet philosophique majeur. Gaïa devient un espace-temps, l’intersection d’une géographie – la
zone critique – et d’un moment historique. Alors que les époques passées se déroulaient au milieu d’un paysage
fixe, le sol se dérobe désormais, « comme si le décor était monté sur scène pour partager l’intrigue avec les
acteurs ». Avec Gaïa, un nom est désormais posé sur ce théâtre vertigineux.
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