Girl in Pieces Kathleen Glasgow
Girl in Pieces Kathleen Glasgow
Girl in Pieces Kathleen Glasgow
GIRL IN PIECES
Titre original :
GIRL IN PIECES
Publié par Delacorte Press, une filiale de Random House Children’s Books,
une division de Penguin Random House LLC, New York
ISBN : 978-2-3808-2314-1
© Kathleen Glasgow, 2016 (tous droits réservés)
© S. N. Éditions Anne Carrière, Paris, 2023, pour la traduction française
www.anne-carriere.fr
Pour ma mère, M.E.
Et ma sœur, Weasie
1
1. Paroles extraites de Star – le premier album du groupe de rock alternatif Belly –, que l’on
pourrait traduire par : « Avec un corps comme le mien, impossible de gagner. » (Toutes les notes sont
de la traductrice.)
COMME UN BÉBÉ PHOQUE, JE SUIS TOUTE BLANCHE. Mes avant-bras, recouverts
d’un épais bandage, sont aussi lourds que des clubs de golf. Mes cuisses
sont bien emmaillotées elles aussi. De la gaze blanche dépasse de mon short
que l’infirmière Ava a récupéré aux objets trouvés.
Comme une orpheline, je suis arrivée ici sans aucun vêtement. Comme
une orpheline, on m’a laissée, enveloppée dans un drap, sur la pelouse du
Regions Hospital trempée par la neige fondue. Le drap à motif fleuri était
imbibé de sang.
L’agent de sécurité qui m’a trouvée empestait la clope – des menthols – et
l’odeur fade d’une machine à café. Une touffe de poils frisés, pareille à une
épaisse forêt d’épineux, dépassait de ses narines.
En me voyant, il s’est exclamé : « Sainte mère de Dieu, qu’est-ce qui t’est
arrivé ? »
Ma mère n’est pas venue me chercher.
Mais je me souviens des étoiles cette nuit-là. Le ciel paraissait saupoudré
de cristaux de sel, comme si quelqu’un avait renversé une salière sur un
tissu très noir.
Cette beauté purement accidentelle était importante pour moi. C’était
peut-être la dernière chose que je verrais avant de mourir dans l’herbe
froide et mouillée.
LES FILLES, ICI, ESSAIENT DE ME FAIRE PARLER. Elles veulent savoir : Qu’est-
ce qui t’est arrivé, jolie poupée ? Allez, mon chou, raconte-moi tout. Elles
racontent toutes leur histoire, tout le temps, tous les jours – à l’occasion des
séances de thérapie de groupe, pendant le déjeuner, l’atelier de loisirs
créatifs, le petit déjeuner, le dîner, ça n’arrête jamais. Les mots fusent, les
mauvais souvenirs, impossible de les arrêter. Leurs histoires les dévorent
toutes crues. Elles sont incapables de se taire.
Moi, je ne parle plus. Mon cœur est trop plein.
JE PARTAGE MA CHAMBRE AVEC LOUISA. Louisa est plus vieille que moi et ses
cheveux d’un roux flamboyant déferlent le long de son dos, on dirait un
océan déchaîné. Ils sont si épais qu’elle ne peut ni les tresser ni les
rassembler en chignon ou même en queue-de-cheval. Ils sentent la fraise ; et
elle, elle sent meilleur que toutes les filles que j’ai connues. Je pourrais
passer mon temps à la sentir.
Le soir de mon arrivée, quand elle a retiré son chemisier pour se coucher,
juste avant que cette masse de cheveux fous retombe et cache son corps –
telle une véritable armure –, j’ai vu, j’ai tout vu, et j’ai dû retenir mon
souffle.
Elle m’a alors dit : « N’aie pas peur, mon p’tit loup. »
Je n’avais pas peur. C’est juste que je n’avais encore jamais vu une fille
dont la peau ressemblait à la mienne.
CHAQUE INSTANT EST DÉDIÉ À UNE ACTIVITÉ PARTICULIÈRE. On se lève
à 6 heures du matin. On a quarante-cinq minutes pour boire un café tiède ou
un jus de fruit coupé avec de l’eau. On passe les trente minutes suivantes
à tenter d’étaler du fromage à tartiner sur des bagels aussi durs que du
carton, ou à engouffrer des morceaux d’omelette jaune pâle, ou encore
à avaler des céréales toutes ramollies. À 7 h 15, on peut se doucher dans nos
chambres. Les douches n’ont pas de porte. Et je ne sais pas en quoi sont
faits les miroirs, en tout cas, pas en verre – quand on se brosse les dents ou
qu’on se coiffe, nos visages sont flous. Si on veut se raser les jambes, il faut
le faire en présence d’une infirmière ou d’une aide-soignante ; et comme
aucune de nous n’accepte de telles conditions, nos jambes sont aussi poilues
que celles des garçons. Quand arrive 8 h 30, on se retrouve toutes pour la
thérapie de groupe. C’est là que les histoires et les larmes fusent, et que
certaines des filles hurlent et d’autres gémissent. Moi, je fais seulement de
la présence, je reste assise, c’est tout ; et tous les jours, cette horrible fille,
plus vieille que nous toutes, Blue, avec ses dents pourries, dit : Sue la
Taiseuse, tu es d’accord pour parler aujourd’hui ? J’aimerais bien entendre
Sue la Taiseuse aujourd’hui, pas toi, Casper ?
Casper lui dit de la fermer. Casper nous dit de respirer, d’imiter un
accordéon en ouvrant grand, très grand nos bras, avant de les refermer en
poussant, poussant, poussant, puis de recommencer. « Vous ne vous sentez
pas déjà mieux, rien qu’en respirant ? » demande-t-elle.
Après la séance, c’est l’heure de la distribution de médicaments, puis du
déjeuner, de l’atelier de loisirs créatifs, et celle de la séance de thérapie
individuelle : ça, c’est quand t’es assise avec ton médecin et que tu pleures
encore plus. À 17 heures, dîner : encore de la bouffe tiède ; et Blue, encore
elle : Tu aimes les macaronis au fromage, Sue la Taiseuse ? Quand est-ce
que tu enlèves ces pansements, Sue ? Ensuite, Temps Libre. Et après le
Temps Libre, c’est l’heure des appels téléphoniques, et des pleurs, encore
des pleurs. À 21 heures, on va se coucher. Les filles s’énervent, elles se
plaignent de cet emploi du temps, de la nourriture, de la thérapie de groupe,
des médicaments, de tout, mais moi je m’en fous. J’ai de la nourriture, un
lit, il fait chaud, je ne suis pas à la rue, je suis en sécurité.
Je ne m’appelle pas Sue.
JEN S. EST UNE BRODEUSE : des cicatrices en forme de petites brindilles
courent tout le long de ses bras et de ses jambes. Elle porte un short de sport
en tissu synthétique ; et elle est plus grande que tout le monde ici, à part
Doc Dooley. Elle dribble avec un ballon invisible en arpentant le couloir
beige dans un sens puis dans l’autre et fait semblant de lancer le ballon dans
un panier. Francie, quant à elle, est un coussin à épingles humain. Elle se
troue la peau avec des aiguilles à tricoter, des bouts de bois, des épingles,
tout ce qu’elle peut trouver. Elle a des yeux en colère et elle crache par
terre. Sasha est une grosse bonbonne d’eau : elle pleure pendant la thérapie
de groupe, elle pleure pendant les repas, elle pleure dans sa chambre. Rien
ne tarira jamais ses pleurs. Elle s’inflige des incisions selon la méthode
classique : de fines lignes rouge pâle hachurent ses poignets. Elle ne se
mutile qu’en surface. Isis est pyromane. Elle s’inflige des brûlures. Ses bras
sont couverts d’épaisses croûtes circulaires. Au cours de la thérapie de
groupe, on l’a entendue parler d’une corde, de cousins, d’un sous-sol, mais
j’ai préféré rester sourde à tout ça et j’ai mis en route ma petite musique
intérieure. Blue est un oiseau rare ; elle coche toutes les cases : un vilain
papa, des dents rongées par les amphètes, des brûlures de cigarette,
des marques de rasoir. Linda/Katie/Câlins porte des blouses de grand-mère.
Ses chaussons puent. Son cas est si compliqué qu’il est impossible de
suivre ; ses cicatrices sont intérieures. Je ne sais pas pourquoi elle est ici
avec nous, mais le fait est qu’elle y est. Au réfectoire, elle se barbouille le
visage de purée. Parfois, elle vomit sans raison. Et, même quand elle se
tient tranquille, on sait qu’il se passe beaucoup de choses dans son corps, et
que c’est rien de bien.
J’ai connu des gens comme elle ; je préfère ne pas l’approcher.
DANS CE PUTAIN DE LIEU, J’ÉTOUFFE PARFOIS ; c’est comme si j’avais du sable
dans les poumons. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je suis restée
dehors et j’ai eu froid trop longtemps. Je ne comprends pas que les draps
soient propres, je ne comprends pas l’odeur sucrée du dessus-de-lit, la
nourriture posée devant moi au réfectoire, chaude, magique. Et je
commence à paniquer, trembler, suffoquer. Je me suis réfugiée dans un coin
de la chambre ; Louisa s’approche de moi – vraiment tout près. Elle me
souffle son haleine mentholée dans le nez. Elle prend gentiment mon visage
dans ses mains, mais même ça me fait tressaillir. Elle dit : « P’tit loup, ici tu
es en famille. »
LA NUIT, LA CHAMBRE EST TROP PAISIBLE. Je me promène donc dans les
couloirs. Ma poitrine me fait mal, je marche lentement.
Tout est trop silencieux. Je fais courir mon doigt le long des murs.
Pendant des heures. Je sais qu’ils pensent à m’abrutir de somnifères quand
les blessures auront cicatrisé et que j’aurai arrêté les antibiotiques. Mais je
ne veux pas. J’ai besoin de rester éveillée. Il ne faut pas que je dorme.
Il peut être partout. Il peut être ici.
ON POURRAIT DIRE DE LOUISA QU’ELLE EST LA REINE. Elle est ici depuis
toujours. Elle me raconte : « Putain, c’est moi qui suis arrivée ici la
première, à l’époque où ils ont ouvert ce centre. » Elle passe son temps
à écrire dans un cahier ligné noir et blanc ; elle ne vient jamais aux séances
de thérapie de groupe. Ici, la plupart des filles portent des pantalons et des
T-shirts de yoga, des vêtements informes. Mais Louisa, elle, s’habille avec
soin tous les jours : des collants noirs, des chaussures plates vernies, des
robes vintage années 1940, et elle est toujours coiffée avec extravagance.
Elle a des valises entièrement remplies de foulards, de chemises de nuit
vaporeuses, de crèmes de beauté et de tubes de rouge à lèvres carmin.
On dirait que Louisa est ici en visite, mais sans avoir aucune envie de
repartir.
Elle me raconte qu’elle chante dans un groupe. « Mais je suis trop
nerveuse, dit-elle doucement. C’est ça mon problème, c’est ce qui
m’empêche de réussir. »
Louisa a des brûlures concentriques autour du nombril. Elle a des marques
enchevêtrées, telles des racines, à l’intérieur des bras. Ses jambes sont
couvertes de brûlures et ses entailles sont précises, nettes, bien dessinées.
Son dos est couvert de tatouages.
Chez Louisa, tout l’espace est occupé.
CASPER COMMENCE chaque séance de thérapie de groupe par les mêmes
exercices : faire l’accordéon, respirer, allonger son cou, se pencher pour
toucher ses orteils. Casper est minuscule et toute ronde. Elle porte des
sabots avec des talons magiques qui ne font pas de bruit. Tous les autres
médecins ici portent des chaussures à bout pointu dont les talons martèlent
le sol et font du bruit même sur la moquette. Elle a une peau très pâle. Ses
yeux sont énormes, ronds, et très bleus. Elle est tout en rondeurs, rien de
tranchant chez elle.
Elle embrasse la salle du regard et nous sourit gentiment. Elle dit : « Votre
boulot ici, c’est vous. Vous êtes toutes ici pour aller mieux, n’est-ce pas ? »
Ce qui veut dire : en attendant, vous êtes toutes dans un état merdique.
Mais ça, nous le savions déjà.
ELLE NE S’APPELLE PAS VRAIMENT CASPER. On l’appelle comme ça à cause de
ces gros yeux bleus, et parce qu’elle ne fait jamais de bruit. Certains matins,
sans que je l’entende, tel un fantôme, elle apparaît à mon chevet pour une
consultation rapide, glissant ses doigts chauds, d’un centimètre à peine,
sous le bord de mes pansements pour prendre mon pouls. Quand elle baisse
la tête vers moi allongée dans mon lit, on voit son double menton, et c’est
adorable. Et parfois, là encore sans faire de bruit, tel un fantôme, elle
apparaît derrière moi dans le couloir ; et quand, surprise, je me retourne,
elle me demande en souriant : Comment tu vas ?
Elle a un immense aquarium dans son bureau avec une grosse tortue qui
se déplace lentement, qui pagaie, pagaie, pagaie encore et avance à peine.
Je passe mon temps à regarder cette pauvre conne de tortue ; je pourrais la
regarder pendant des heures, des jours. Je la trouve si patiente, à s’escrimer
pour rien, car ce n’est pas comme si elle allait bientôt sortir de ce putain
d’aquarium, n’est-ce pas ?
Et Casper me regarde regarder la tortue.
CASPER SENT BON. Elle est toujours propre, ses vêtements froufroutent
doucement. Elle n’élève jamais la voix. Quand Sasha sanglote tellement
fort qu’elle suffoque, Casper lui frotte le dos. Et quand quelqu’un de
méchant s’échappe, elle fait barrière de ses bras, comme un gardien de but,
pour protéger Linda/Katie/Câlins. Je l’ai même vue dans la chambre de
Blue, un jour où Blue avait reçu un gros carton de livres que lui avait
envoyé sa mère ; elle feuilletait les livres en souriant à Blue. Un sourire qui
a fait fondre Blue, un peu, juste un peu ; je l’ai vu.
Casper pourrait être la mère de l’une d’entre nous. Elle devrait être ma
mère.
NOUS NE SOMMES JAMAIS DANS LE NOIR. Dans toutes les chambres, de petites
lumières encastrées dans les murs s’allument avec un cling à 16 heures,
pour s’éteindre, toujours avec un cling, à 6 heures du matin. Ce sont de
petits spots mais de forte intensité. Louisa n’aime pas la lumière. Nous
avons des rideaux au tissu rêche et, tous les soirs avant de se coucher, elle
s’assure de les fermer hermétiquement, pour occulter les carrés de lumière
jaune qui filtrent depuis l’immeuble de bureaux d’à côté. Et pour faire
bonne mesure, elle remonte le drap par-dessus sa tête.
Ce soir-là, dès qu’elle est endormie, je repousse mes draps et écarte les
pans du rideau. Peut-être que je cherche les cristaux de sel dans le ciel ; je
ne sais pas.
Je pisse dans la cuvette en métal des toilettes en regardant Louisa – une
bosse silencieuse sous l’épaisse couche de couvertures. Dans le miroir
bizarre, mes cheveux ressemblent à des serpents. Ils sont tellement
emmêlés, pleins de nœuds, qu’on dirait des tresses. J’y passe les doigts. Ils
sentent encore la terre et le ciment, le grenier, la poussière, et cette odeur
me donne la nausée.
Je suis ici depuis combien de temps ? Je me réveille de quelque chose.
Je reviens de quelque part. Un monde obscur.
Les ampoules dans le couloir ressemblent à des rivières scintillantes.
Je jette un coup d’œil dans les autres chambres à mesure que j’avance.
Seule Blue est réveillée ; pour pouvoir lire, elle tient son livre à la hauteur
du spot qui fait cling.
Pas de porte, pas de lampe, pas de verre, pas de rasoir, rien que de la
nourriture molle, qu’on peut manger à la petite cuillère, et du café à peine
chaud. Ici, impossible de se blesser.
Postée devant le bureau de l’infirmerie, j’attends en tapotant du bout des
doigts sur le comptoir et j’ai l’impression que tout bouge à l’intérieur de
moi, que rien n’est bien fixé. Je fais tinter la petite sonnette, qui résonne
affreusement dans le hall désert.
Barbero arrive, la bouche pleine de quelque chose qui croustille. En me
voyant il fronce les sourcils. Barbero est un ancien lutteur, au cou épais, qui
vient de Menominee, Michigan. Il sent encore vaguement la pommade et la
magnésie. Il n’aime que les jolies filles. Je le sais car Jen S. est très jolie,
avec ses longues jambes et son nez parsemé de taches de rousseur, et il est
tout le temps en train de lui sourire. D’ailleurs, elle est la seule fille ici à qui
il sourit.
Il met ses pieds sur le bureau et engouffre une poignée de chips dans sa
bouche. « Eh ! Toi ! fait-il en crachotant des postillons salés sur sa blouse
bleue. Qu’est-ce que tu viens m’emmerder à une heure pareille ? »
J’attrape un tas de Post-it et un stylo posés sur le comptoir et j’écris
à toute vitesse. Je lève le Post-it à la hauteur de ses yeux. « JE SUIS LÀ DEPUIS
COMBIEN DE TEMPS ? »
Il regarde le Post-it et secoue la tête. « Euh… euh… Devine. »
J’écris : « NON. DIS-MOI. »
« Impossible, Sue la Taiseuse. » Barbero froisse le sac de chips et le
balance à la poubelle. « Il va falloir que tu ouvres ta putain de petite bouche
et que tu parles, comme une grande. »
Barbero pense que j’ai peur de lui, ce qui n’est pas le cas. Je n’ai peur que
d’une seule personne, quelqu’un qui est loin, de l’autre côté du fleuve, et
qui ne peut pas venir me chercher ici.
Tout au moins, je ne pense pas qu’il puisse venir ici.
Un autre Post-it. « DIS-LE-MOI, ALLEZ, ESPÈCE DE CRÉTIN. » Mes mains
tremblent un peu quand je lui montre le papier.
Barbero éclate de rire. Des morceaux de chips sont coincés entre ses
dents.
Des étoiles dansent devant mes yeux et ma musique interne est de plus en
plus forte. Je m’éloigne alors du poste des infirmiers et ma peau est comme
engourdie. J’aimerais respirer comme le dit Casper, mais je ne peux pas, ça
ne marche pas, pas avec moi, pas quand je suis en colère et que la musique
a démarré. Soudain, ma peau cesse d’être comme engourdie, elle me
démange vraiment. Alors je tourne en rond en cherchant quelque chose ; ça
dure un bon moment et quand, finalement, je trouve et fais demi-tour,
Barbero ne rigole plus. Il est du genre Oh, merde, et fait profil bas.
La chaise en plastique rebondit contre le comptoir du poste des infirmiers.
La boîte avec des stylos sur lesquels sont collées des fleurs en plastique
tombe par terre – les stylos s’éparpillent sur la moquette beige. Cette
moquette beige qui n’en finit pas, qu’on retrouve partout. Je me mets
à donner des coups de pied, ce qui fait mal car je suis pieds nus, mais la
douleur est agréable et je continue. Barbero est debout maintenant, mais
j’attrape de nouveau la chaise et il lève les mains comme en signe de
reddition. « Calme-toi, pauvre débile. » Il dit ça à voix basse, comme s’il
avait un peu peur de moi à présent. Et je ne sais pas pourquoi mais ça me
met encore plus en colère.
Je brandis de nouveau la chaise quand, tout à coup, Doc Dooley se pointe.
SI J’AI DÉÇU CASPER, ELLE NE LE MONTRE PAS. Elle me regarde juste regarder
la tortue, et la tortue fait ce qu’elle a à faire. J’aimerais être comme elle,
sous l’eau, sans rien dire, et personne dans les parages. C’est une vie
sacrément paisible que mène cette tortue.
« Pour répondre à la question que tu as posée à Bruce cette nuit, tu es ici,
au Creeley Center, depuis six jours. Tu as été soignée à l’hôpital et gardée
en observation pendant une semaine avant d’être transférée ici. Tu savais
que tu avais eu une pneumonie ? En fait, tu l’as toujours, mais les
antibiotiques devraient aider », dit Casper.
Elle attrape un truc volumineux dans l’un de ses tiroirs et le fait glisser
vers moi. C’est l’un de ces éphémérides de bureau. Je ne suis pas sûre de ce
que je suis censée y voir, mais je comprends en regardant en haut de la page
que j’ai sous les yeux.
Avril. Nous sommes mi-avril.
Casper ajoute : « Tu as raté les fêtes de Pâques à Creeley. Tu étais un peu
dans les vapes. Mais tu n’as pas manqué grand-chose en fait. On ne peut
pas sérieusement avoir un lapin géant bondissant partout dans un service
psychiatrique, n’est-ce pas ? » Elle sourit. « Désolée. C’est du pseudo-
humour de thérapeute. Mais nous avons organisé une chasse aux œufs. Pour
Thanksgiving, on fait beaucoup mieux : de la dinde trop sèche et de la sauce
pleine de grumeaux. On s’amuse bien. »
Je sais qu’elle essaie de me remonter le moral et de m’encourager à parler.
Je tourne légèrement la tête vers elle, mais dès que mon regard croise le
sien, j’ai les larmes aux yeux et je reporte vite mon attention sur la tortue.
C’est comme si je venais de me réveiller tout en replongeant dans le noir.
Casper se penche vers moi : « Tu ne te souviens pas d’être allée au
Regions Hospital ? »
Je me souviens de l’agent de sécurité et de la touffe de poils dans ses
narines. Je me souviens des lampes au-dessus de moi, aussi aveuglantes que
la lumière du soleil, et des bips qui ne cessaient jamais. Je me souviens
d’avoir eu envie de me défendre dès qu’on a posé les mains sur moi, quand
on a découpé mes vêtements et mes bottes. Je me souviens de mes poumons
qui me paraissaient si lourds, comme s’ils étaient remplis de boue.
Je me souviens d’avoir eu très peur que Frank le Salopard apparaisse dans
l’encadrement de la porte pour me ramener à Seed House, dans la chambre
où les filles pleuraient.
Je me souviens d’avoir pleuré. Je me souviens d’avoir éclaboussé de vomi
les chaussures de l’infirmière, et de son visage impassible – comme si ça lui
arrivait tout le temps. J’avais alors eu envie de lui demander pardon avec
les yeux car je n’avais pas de mots pour le dire, mais son visage, là encore,
était resté impassible.
Et après, plus rien. Rien. Jusqu’à Louisa.
« Ça n’a pas d’importance si tu n’arrives pas à te souvenir. Notre
subconscient est particulièrement malin. Parfois, il sait quand nous
emmener loin de là où nous sommes, comme pour nous protéger. J’espère
que tu comprends ce que je veux dire ? » dit Casper.
J’aimerais savoir comment lui expliquer que mon subconscient ne
fonctionne pas, car il ne m’a jamais emmenée loin quand Frank le Salopard
me menaçait, ou quand cet homme a essayé de me faire mal dans le passage
souterrain.
Mon gros orteil est cassé et me lance sous l’attelle à l’intérieur de cet
étrange bottillon en plâtre que m’a posé Doc Dooley. Maintenant, quand je
marche, j’ai l’air d’une vraie tarée ; j’ai non seulement les cheveux en
bataille – on dirait un nid d’oiseau –, les bras emmaillotés et les jambes
bandées – on dirait des clubs de golf –, mais en plus je boite.
Que va-t-il m’arriver ?
« Je pense que tu as besoin d’avoir un projet », dit Casper.
CE N’EST PAS VRAI que j’aimerais ressembler à la tortue et être seule. Ce qui
est vrai, c’est que j’aimerais qu’Ellis revienne, mais elle ne pourra jamais
revenir, plus jamais. En tout cas, pas comme avant. Et c’est vrai que Mikey
et DannyBoy me manquent ; même Evan et Dump me manquent et, parfois,
ma mère me manque elle aussi, bien que ce manque s’apparente plus à de
colère que de la tristesse, celle que je ressens quand je pense à Ellis. Mais
même ça, en fait, ce n’est pas vrai, car quand je dis tristesse, je pense plutôt
à un trou noir à l’intérieur de moi rempli de clous, de cailloux, d’éclats de
verre et de mots que je n’ai plus.
Ellis, Ellis.
ET S’IL EST VRAI QUE MES VÊTEMENTS viennent d’un carton aux objets
trouvés, ce n’est pas entièrement vrai que je n’ai rien. En fait, j’ai bel et
bien quelque chose, c’est juste qu’ils me l’ont pris. Je m’en suis rendu
compte le jour où, pendant le film à l’heure du Temps Libre, Doc Dooley
est venu me chercher pour que j’aille au poste des infirmiers. Arrivés là, il
a sorti un sac à dos, mon sac à dos, de dessous le bureau. Doc Dooley est
super grand, et séduisant ; on sait d’ailleurs qu’il sait qu’il l’est, et c’est ce
qui le rend séduisant. Grâce à ça, sa vie est plus facile ; il a donc tendance
à être plutôt décontracté avec nous, qui sommes moches. Aussi, quand il
a expliqué : « Deux garçons ont déposé ça. Ça te dit quelque chose ? », j’ai
d’abord été momentanément aveuglée par la blancheur de ses dents et
fascinée par l’apparence veloutée de sa barbe naissante.
J’ai attrapé mon sac et suis tombée à genoux pour en ouvrir la fermeture
Éclair et fouiller à l’intérieur. C’était là. J’ai refermé mes mains dessus, et
soupiré de soulagement car Doc Dooley a dit : « Calme-toi. Nous l’avons
vidée. »
J’ai sorti ma boîte à bobos, un kit de secours de l’armée que j’avais trouvé
quand j’avais quatorze ans et que je traînais avec Ellis dans le magasin
d’occasions de St. Vincent de Paul sur la 7e Rue Ouest. La boîte en métal
était cabossée, et la peinture de la croix rouge sur le couvercle éraflée.
Avant, ma boîte à bobos contenait tout : ma pommade, de la gaze, des
éclats de verre, provenant d’un bocal, dans une petite pochette en velours
bleu, mes cigarettes, mes allumettes et mon briquet, des boutons, des
bracelets, des photos enveloppées dans du tissu.
La boîte n’a fait aucun bruit quand je l’ai secouée. J’ai alors fouillé tout
au fond de mon sac à dos mais là aussi c’était vide. Pas de chaussettes ni de
sous-vêtements de rechange, pas de rouleau de papier toilette, pas de boîte
de film photo remplie de monnaie gagnée en faisant la manche, pas de
sachet avec des cachetons, pas de couverture en laine roulée serré. Mon
carnet de croquis avait disparu, de même que ma trousse avec des crayons
et des fusains. Disparu aussi mon Land Camera, mon appareil photo
à développement automatique. J’ai levé la tête vers Doc Dooley.
« Pour ton bien, nous avons dû tout vider. » Il m’a tendu la main pour
m’aider à me relever, et même sa main était sexy, avec ses doigts fins et ses
ongles polis. Je l’ai ignoré, et me suis remise debout toute seule, serrant
contre moi ma boîte à bobos et mon sac à dos. « Il faut que tu me rendes la
boîte et le sac. Nous devons les garder jusqu’à ce que tu puisses sortir
d’ici. »
Il s’est penché pour attraper mon sac à dos et me prendre des mains ma
boîte à bobos. Il les a rangés derrière le bureau. « Mais tu peux garder ça. »
Doc Dooley a glissé le morceau de tissu dans ma main. À l’intérieur,
protégées par la douceur du coton, il y avait des photos de nous : Ellis et
moi, Mikey et DannyBoy, tous parfaits, tous ensemble, avant que tout
explose.
Tandis que je repartais, pressant les photos contre ma poitrine, Doc
Dooley m’a lancé : « Les garçons. Ils ont dit qu’ils étaient désolés. »
J’ai continué à marcher mais, à l’intérieur de moi, quelque chose s’est
arrêté, juste une seconde.
LE LENDEMAIN DE L’ACCIDENT D’ORTEIL, AU MOMENT OÙ JEN S. vient me
chercher, je suis occupée à regarder mes photos. Je les passe en revue, avec
avidité, comme toujours quand je m’autorise à penser à Ellis. J’observe
attentivement les clichés noir et blanc de nous quatre dans le cimetière,
prenant des poses ridicules, comme des rock stars, la cigarette au coin des
lèvres, le bec-de-lièvre de DannyBoy passant presque inaperçu, l’acné
d’Ellis se remarquant à peine. DannyBoy disait que les gens sont toujours
à leur avantage sur les photos en noir et blanc, et il avait raison. Les photos
sont petites et carrées ; l’appareil Land Camera ne datait pas d’hier mais des
années 1960, le premier modèle d’appareil photo à développement
automatique, une sorte de Polaroid. C’est ma grand-mère qui me l’avait
offert. C’était un appareil à soufflet qui me donnait l’impression d’être cool.
On avait trouvé des films dans un magasin de photo près de Macalester
College. C’était une recharge ; il fallait la glisser dans l’appareil, prendre la
photo, arracher la languette sur le côté de l’appareil, extraire le film et
mettre en marche le petit minuteur. Quand il sonnait, on séparait la photo de
son négatif et nous apparaissions, en noir et blanc, élégants, comme au bon
vieux temps. Ellis tellement belle avec ses cheveux noirs. Et moi, pauvre
petite idiote, les bras croisés sur ma poitrine avec mon pull troué et mes
cheveux gras qui, en vrai dans le monde en couleur, étaient teints en rouge
et bleu mais qui paraissaient marronnasses sur la photo en noir et blanc.
À côté d’Ellis, n’importe qui aurait eu l’air moche.
« Cool. » Jen S. se penche pour mieux voir mais je remballe les photos
dans le tissu et les glisse sous mon oreiller. « Allez, mec, montre, fait-elle
en soupirant. Bon, d’accord, comme tu voudras. Alors suis-moi, Barbero
t’attend dans la salle de jeux. On a une surprise pour toi. »
La salle de jeux sent encore le pop-corn que nous avons mangé pendant le
film plus tôt dans la journée ; on y a laissé le saladier vide sur la table
ronde. Jen S. en essuie le bord d’un doigt mouillé qu’elle suce pour
récupérer le sel et des restes de beurre solidifié, grognant de plaisir. Barbero
retrousse ses lèvres molles. « Schumacher, dit-il. Tu me tues. » Elle hausse
les épaules, essuyant son doigt sur l’ourlet de son T-shirt vert informe.
Elle plonge la main dans l’un des bacs fourre-tout pour fouiller et en sortir
son jeu de cartes préféré. Les bacs de toutes les couleurs sont empilés les
uns sur les autres contre les murs beiges de la salle de jeux. On y trouve des
cartes à jouer, des boîtes abîmées de crayons de couleur, de feutres, de jeux.
Trois ordinateurs sont alignés le long d’un mur. Barbero en allume un et
agite un doigt dans ma direction pendant qu’il entre le mot de passe.
« Le deal est le suivant, espèce de débile. » Il me balance une brochure ; je
dois me baisser pour la ramasser. Il commence à taper sur le clavier. Une
annonce – « L’ENSEIGNEMENT ALTERNATIF. LE MEILLEUR ENDROIT POUR
APPRENDRE » – apparaît à l’écran. « Le gentil docteur pense que tu as besoin
d’une activité qui te permette de canaliser ta colère, les crises qui sont
apparemment fréquentes, mais aussi ton habitude bizarre de ne pas dormir.
Et donc, on dirait bien que c’est le moment de retourner à l’école, abrutie. »
Je regarde Jen S., qui sourit tout en battant ses cartes. « Et c’est moi qui
suis censée te servir de prof », dit-elle en gloussant.
Barbero claque des doigts sous mon nez. « Hé, concentre-toi. Regarde-
moi. Je suis là ! »
Je lui lance un regard furieux.
Il compte sur ses doigts : « Le deal est le suivant : tu ne te sers de
l’ordinateur que pour les cours. Tu n’utilises pas tes comptes Facebook ou
Twitter, tu ne regardes pas tes e-mails. Rien d’autre que les cours en ligne.
Ton amie Schumacher s’est portée volontaire pour te servir de prof et elle
corrigera tes interros et tout ce genre de conneries à la fin de chaque
cours. » Il me regarde droit dans les yeux et je soutiens son regard. « Si tu
refuses, le gentil docteur dit que tu devras commencer à prendre des médocs
le soir pour dormir et j’ai comme l’impression que tu n’es pas d’accord
avec ça. Elle préfère que tu sois ici plutôt que tu traînes dans les couloirs
comme t’as l’habitude de le faire. Parce que ça, pour le coup, c’est
franchement bizarre. »
Je ne veux pas prendre de sédatifs, surtout le soir, quand j’ai le plus la
trouille et le plus besoin d’être aux aguets. Les médecins m’ont bourrée de
médicaments de l’âge de huit ans jusqu’à mes treize ans. La Ritaline n’a pas
marché. Je me cognais contre les murs et j’ai même poignardé Alison
Jablonsky d’un coup de stylo dans le ventre. Avec l’Adderall, je me suis
chié dessus en quatrième ; ma mère m’a alors retirée du collège pour le
restant de l’année scolaire. Elle me préparait de quoi déjeuner, emballé dans
du film plastique, qu’elle laissait au réfrigérateur : des sandwichs à la
viande, spongieux, et de la salade d’œuf qui pue sur des toasts mous.
Le Zoloft me donnait l’impression d’avaler de l’air très lourd et d’être
incapable d’inspirer pendant plusieurs jours. Ici, la plupart des filles sont
shootées jusqu’à la moelle ; elles acceptent toutes les pilules qu’on leur file
sans broncher, elles sont énervantes.
Je m’assieds et tape mon nom dans la case ENTRER VOTRE NOM.
« Bravo, dingo.
— Merde, Bruce, fait Jen S., exaspérée. T’as manqué la classe le jour où,
à l’école des infirmiers, on expliquait comment se comporter avec les
malades ?
— Je sais comment me comporter, bébé. Je peux te le prouver quand tu
voudras. » Il se laisse tomber sur le canapé marron aux ressorts grinçants et
sort son iPod de sa poche.
L’un des murs est occupé par une grande baie vitrée. Les rideaux sont
ouverts. Il fait nuit dehors, il doit être 22 heures passées. L’aile dans
laquelle nous sommes est au quatrième étage ; le whoosh des pneus sur
l’asphalte mouillé de Riverside Avenue monte jusqu’ici. Si je suis des
cours, Casper sera contente de moi. La dernière fois que je suis allée
à l’école, j’étais en première et j’ai été renvoyée au milieu de l’année
scolaire. J’ai l’impression que ça fait des siècles.
Je fixe l’écran et essaie de lire un paragraphe, mais tout ce qui me vient
à l’esprit ce sont les mots connasse et salope griffonnés sur mon casier. J’ai
encore le goût âcre de l’eau des toilettes dans ma bouche, je me revois lutter
pour me libérer, je sens des mains sur ma nuque, j’entends des rires.
Les doigts me picotent et j’ai du mal à respirer. C’est quand j’ai été
renvoyée du lycée que tout a commencé à dérailler. Encore plus qu’avant.
Je regarde autour de moi. Telle une petite souris affairée, la question de
savoir qui paie pour tout ça me turlupine, me grignote l’esprit, et je
m’efforce de ne pas y penser. Chaque soir au dîner, et pendant des années
avant même que tout parte en vrille, ma mère a préparé des pains de viande
aux oignons, avec du ketchup, accompagnés de montagnes de purée de
pommes de terre. On n’a pas d’argent ; on fait partie des gens qui raclent le
fond de leurs porte-monnaie et de leurs sacs pour y récupérer un peu de
monnaie et qui mangent des nouilles au beurre quatre soirs par semaine.
Qu’il me soit permis de rester ici m’angoisse et me fait peur.
Je pense : Ici, je ne suis pas dehors, je n’ai pas froid, alors si ça me
permet de rester, je suis d’accord pour faire ce qu’on me demande. C’est la
seule chose qui importe désormais. Obéir au règlement afin de pouvoir
rester ici.
Jen S. bat les cartes. Ses doigts font le même bruit que celui d’un pivert
qui pille un arbre.
CASPER DEMANDE : « Comment te sens-tu ? »
Elle me pose la question tous les jours. Et une fois par semaine, quelqu’un
d’autre me pose la même question – Doc Dooley, s’il travaille de jour, ou
celle à la voix rauque et aux cheveux raides, qui met trop de mascara.
Elle s’appelle Helen, je crois. Je ne l’aime pas ; elle me glace le sang. Un
seul jour par semaine, le dimanche, personne ne nous demande comment
nous nous sentons et, du coup, certaines d’entre nous se sentent perdues.
Alors Jen S., moqueuse, dira : « J’ai un trop-plein d’émotions ! J’ai besoin
d’en parler à quelqu’un ! »
Casper attend. Je peux sentir qu’elle attend. Je prends une décision.
J’écris ce que je ressens et fais glisser le papier vers elle. Mon corps est
tout le temps en feu ; ça me consume nuit et jour. Il faut que je supprime
cette chaleur noire en la découpant. Quand je me purifie, me lave et me
répare, je me sens mieux. J’ai moins chaud à l’intérieur, et je me sens plus
calme. Comme avec la mousse quand on s’enfonce profondément dans la
forêt.
Ce que je n’écris pas : je suis si seule au monde que je voudrais me
dépouiller de toute ma chair, n’être plus qu’os et tendons, et marcher
jusqu’au fleuve pour qu’elle m’avale, comme l’a fait mon père.
Avant qu’il ne soit vraiment malade, il avait pris l’habitude de
m’emmener en voiture pour de longs trajets vers le nord. Nous nous garions
et partions marcher le long des sentiers qui traversaient des forêts de pins
odorants et d’épicéas luxuriants pour nous y enfoncer si profondément que
nous ne pouvions plus voir le ciel. J’étais petite et je trébuchais souvent sur
les pierres, et atterrissais en tombant sur le tapis de mousse. Je n’ai jamais
oublié la sensation réconfortante de la mousse fraîche sous mes doigts. Mon
père pouvait marcher pendant des heures. Il disait : « Je veux juste être au
calme. » Et nous marchions, marchions, à la recherche de ce calme. Mais la
forêt n’est pas aussi calme qu’on le pense.
Après sa mort, ma mère s’est mise à ressembler à un crabe. Elle s’est
repliée sur elle-même et il n’est plus resté que sa carapace.
Casper finit de lire ce que j’ai écrit et plie le papier soigneusement avant
de le ranger dans un classeur derrière son bureau. « Mousse fraîche. »
Elle sourit. « C’est une sensation agréable. Si seulement tu pouvais la
retrouver sans te faire du mal. Comment pourrions-nous y parvenir ? »
Casper a toujours pour moi des feuilles vierges sur son bureau. J’écris et
glisse de nouveau le papier vers elle. Elle fronce les sourcils. Elle sort un
dossier de son tiroir et d’un doigt en parcourt une page.
« Non, je ne vois pas de carnet de croquis sur la liste des objets qui étaient
dans ton sac à dos. » Elle me regarde.
Je gémis doucement. Tout était dans mon carnet de croquis, tout mon petit
monde à moi. Des dessins d’Ellis, de Mikey, des petites bandes dessinées de
la rue, d’Evan, Dump et moi.
J’ai les doigts qui me picotent. J’ai besoin de dessiner. J’ai besoin de
m’ensevelir. Je gémis de nouveau.
Casper referme le dossier. « Laisse-moi en parler à Mademoiselle Joni.
Voyons ce qu’elle peut faire. »
MON PÈRE, C’ÉTAIT DES CIGARETTES et des canettes de bière rouge et blanc.
C’était des T-shirts blancs, sales, un fauteuil à bascule marron, des yeux
bleus et des joues mal rasées, des Oh, Misty quand ma mère le regardait en
fronçant les sourcils. C’était des journées entières sans se lever de son
fauteuil, et moi par terre à ses pieds, remplissant des tas de feuilles avec des
soleils, des maisons, des têtes de chat, à l’aide de crayons de couleur, de
crayons à papier et de stylos. C’était plusieurs jours d’affilée avec le même
T-shirt et le silence, ou, au contraire, plusieurs jours d’affilée passés à trop
rire, un rire étrange qui paraissait le déchirer de l’intérieur jusqu’à ce qu’il
n’y ait plus de rire, mais des pleurs ; et des larmes qui coulaient le long de
mes joues quand je grimpais sur ses genoux et me balançais avec lui,
d’avant en arrière, d’avant en arrière, au rythme des battements de cœur,
à mesure que la lumière au-dehors changeait et que le monde autour de
nous s’assombrissait.
LOUISA DIT : « TU ES SI SILENCIEUSE. Je suis tellement contente qu’on ait mis
quelqu’un de silencieux dans ma chambre ; tu ne peux pas savoir comme
c’est pénible d’écouter quelqu’un qui parle tout le temps à voix haute. »
Elle ne disait rien depuis si longtemps que je pensais qu’elle dormait.
Elle ajoute : « En fait, je te parle tout le temps, tu le sais ? Dans ma tête.
Je te raconte des tas de choses dans ma tête, parce que j’ai comme
l’impression que tu sais écouter. Mais je ne veux pas envahir ton espace
mental. Si tu vois ce que je veux dire. »
Elle fait un bruit étouffé, comme si elle allait dormir. Puis : « Je vais te
raconter toute mon histoire. Tu es une chic fille, on peut compter sur toi. »
Une chic fille sur laquelle on peut compter, une chic fille sur laquelle on
peut compter – un air de berceuse pour fille qui s’automutile.
PENDANT LA THÉRAPIE DE GROUPE, CASPER N’AIME PAS QU’ON utilise les mots
scarifier ou scarification, ni brûlure ou encore coup de couteau. Elle dit que
peu importe ce que vous faites ou comment vous le faites : c’est du pareil au
même. Vous pouvez boire, prendre des amphètes, sniffer de la coke, vous
infliger des brûlures, incisions, coupures, coups de couteau, vous arracher
les cils, ou baiser jusqu’au sang, c’est la même chose : automutilation.
Elle dit que si des gens nous ont fait du mal, ou ont fait en sorte que nous
nous sentions mal ou encore salies, ou nous donnent l’impression que nous
ne valons rien, plutôt que d’en tirer des conclusions logiques en comprenant
que ces gens-là sont des salauds ou des psychopathes et qu’il faudrait les
buter ou les pendre haut et court et que, putain, le mieux serait de ne pas
les fréquenter, nous intériorisons ces sévices et commençons à nous
accuser et nous punir. Et bizarrement, une fois que nous commençons
à scarifier, brûler ou baiser parce que nous nous sentons merdiques, moins
que rien, notre corps commence à produire cette merde qui donne une
sensation de bien-être et qu’on appelle les endorphines ; on est alors
tellement défoncé que le monde ressemble à la barbe à papa de la plus belle
fête foraine du monde, mais une barbe à papa sanguinolente et bourrée de
virus. Ce qui déconne vraiment dans tout ça, c’est qu’une fois qu’on
commence à s’automutiler, on ne peut plus être qu’un monstre glauque,
pour toujours, car tout notre corps est devenu un champ de bataille couvert
de cicatrices et carbonisé. Or personne n’aime ça pour une fille, personne
n’aimera jamais ça et donc, nous toutes sans exception, sommes foutues,
dedans comme dehors. Lave, rince, et recommence, putain.
J’ESSAIE DE SUIVRE LES RÈGLES. J’essaie d’aller là où je suis censée aller et
quand je suis censée y aller, et de rester assise comme une gentille fille,
même si je ne dis rien parce que ma gorge est pleine de clous. J’essaie
d’obéir, de suivre les règles, parce que ne pas le faire c’est prendre le risque
de se retrouver DEHORS.
DOC DOOLEY M’A DIT QUE DEUX GARÇONS avaient déposé mon sac à dos,
non ? Ces garçons m’ont sauvé la vie, une ou deux fois, je crois. Et il m’a
raconté qu’ils lui avaient dit qu’ils étaient désolés, n’est-ce pas ? Alors j’ai
beaucoup pensé à ça.
Evan et Dump. Étaient-ils désolés parce qu’ils m’avaient sauvée des
griffes de cet homme qui essayait de me tripoter dans le passage
souterrain ? Étaient-ils désolés quand il avait fait si froid cet hiver-là dans le
Minnie-Soh-Tah qu’ils n’avaient pas pu ne pas nous emmener vivre chez
Frank le Salopard ? J’étais malade. Nous ne pouvions pas vivre plus
longtemps dans la camionnette. Evan avait besoin de ses médicaments.
Et Dump allait là où Evan allait. Étaient-ils désolés que je ne veuille pas
faire ce que Frank le Salopard me demandait de faire ? (Ce qu’il demandait
de faire à toutes les filles de Seed House si elles voulaient rester.) Étaient-ils
désolés de ne pas m’avoir laissée mourir dans le grenier de Seed House ?
Désolésdésolésdésolésdésolésdésolésdésolésdésolésdésolés.
J’ai aussi retranché ce mot-là, mais il continue à grossir, de plus en plus
dur et méchant.
LOUISA NE PARTICIPE PAS aux séances de thérapie de groupe. Louisa voit
Casper tous les soirs. Louisa reçoit des appels téléphoniques tard le soir ;
alors elle s’adosse à un mur dans la salle de jeux et entortille le cordon du
téléphone entre ses doigts, caressant doucement la moquette de la pointe de
ses ballerines. Louisa peut aller et venir à sa guise, elle n’a pas besoin d’une
autorisation de semi-liberté. Louisa chuchote dans le noir : « Il faut que je te
dise, tu n’es pas comme nous, n’est-ce pas ? Regarde. Ces draps, ce lit, les
médicaments, les médecins. Tout ça pue le fric. Tu m’écoutes ? » Son lit
grince quand elle se tourne vers moi, appuyée sur un coude. Dans la
pénombre, ses yeux sont ovales, soulignés de cernes. « Il faut te préparer,
c’est tout ce que j’ai à dire. »
Mais je laisse les mots glisser sur moi, ils sont doux et chauds. Puis elle
me tourne le dos. Le fric, le fric. Je ne veux pas penser à qui paie ou ne paie
pas.
Je veux juste qu’elle se rendorme pour que je puisse manger le sandwich
à la dinde que j’ai caché sous mon lit.
LA PORTE DE LA SALLE DE THÉRAPIE DE GROUPE chuinte en s’ouvrant. Casper
se faufile à l’intérieur, s’assied à côté de Sasha qui, en la voyant, sourit et
frétille comme un jeune chiot. Casper porte un pantalon marron et ses
sabots de lutin. Un bandana rouge retient ses cheveux presque jaunes à la
manière d’un serre-tête. Et avec ses boucles d’oreilles couleur de lune et ses
joues roses, on dirait un super arc-en-ciel.
Je me demande de quoi elle avait l’air au lycée. Elle devait être bien
élevée, du genre à tenir ses livres serrés contre sa poitrine, à être toujours
bien coiffée et à se mordre les lèvres pendant les examens. Elle figurait
probablement dans l’annuaire du lycée, et était sans doute membre du club
de maths ou du groupe de discussion.
Mais sous la surface en apparence bien lisse, il doit y avoir chez Casper
quelque chose qu’on ne peut pas voir, comme une blessure cachée, un
tendre secret ou un truc de ce genre ; sinon, pourquoi aurait-elle choisi de
nous consacrer sa putain de vie ?
Elle nous fait passer des feuilles et des feutres et nous nous raidissons
toutes. Les fois où nous devons écrire, nous savons que la séance va être
difficile.
Elle nous demande d’abord de poser les feuilles et les feutres par terre et
de commencer nos exercices de respiration accordéon. Je suis incapable de
me concentrer. Je regarde l’heure à l’horloge murale ; il faut que je parte
bientôt. C’est le jour où on m’enlève mes bandages. Rien que d’y penser me
retourne l’estomac.
Casper dit : « J’aimerais que vous écriviez à quoi vous pensez avant de
vous faire du mal. »
Blue pousse un grognement, fait le tour de sa bouche avec sa langue et
fléchit les orteils de ses pieds nus. Elle ne porte jamais de chaussures. Des
anneaux en argent brillent à trois de ses orteils. De loin, elle paraît aussi
jeune que n’importe laquelle d’entre nous mais, de près, au réfectoire ou
dans la salle de jeux, de profondes rides creusent le coin de ses yeux. Je n’ai
pas dessiné depuis très longtemps – je vais rarement à l’atelier de loisirs
créatifs –, alors regarder Blue est difficile car ça me donne envie de prendre
mes crayons et mes fusains. Il y a quelque chose en elle que j’aimerais
dessiner.
D’abord, je n’écris rien, je trace simplement des lignes avec mon feutre
rouge et je jette des coups d’œil furtifs à Blue pour faire son portrait,
à grands traits à peine esquissés. C’est agréable, le feutre dans ma main qui
suit les contours de ses yeux méchants, de ses lèvres bien dessinées. C’est
un peu difficile avec la feuille posée en équilibre sur ma cuisse, mais mes
doigts n’ont pas oublié comment faire. Comme s’ils avaient juste attendu
que je m’y remette.
Les lèvres de Blue sont pleines. Alors que ma bouche à moi est plutôt très
fine. Ellis disait : Tu dois la souligner. Elle prenait alors mon menton entre
ses doigts et appliquait le bâton de rouge sur mes lèvres. Mais ça ne
marchait jamais. Sur moi, ça paraissait ridicule. En me regardant, je ne
voyais pas quelqu’un avec une belle bouche mais plutôt quelqu’un avec une
tache rouge au milieu du visage.
Mon cerveau tourne en rond même pendant que j’essaie de dessiner Blue.
Il se passe des choses auxquelles je ne veux pas penser maintenant. Des
mots me viennent à l’esprit, tels que désolé, grenier, passage souterrain, me
faire du mal.
Sasha renifle. Francie se racle la gorge.
Mon stylo écrit ÉLIMINER. SUPPRIMER. TOUT COUPER. Je barre le visage de
Blue d’une grande croix rouge, froisse la feuille de papier, et la fourre sous
mes cuisses.
« Isis. » Casper croise les mains, attend qu’Isis lise ce qu’elle a écrit.
Isis se cure le nez, elle rougit. « D’accord », dit-elle finalement. Et, d’une
voix à peine audible, elle lâche : « Tu ne seras donc jamais capable d’en
tirer des leçons ? Tiens, ça t’apprendra. » Elle ferme les yeux.
Francie dit : « Personne. Le vide. Qu’importe. » Et déchire son papier en
deux.
À force de pleurer, le corps de Sasha est si brûlant qu’il s’en dégage
d’étranges ondes de chaleur et j’éloigne un peu ma chaise. Je sens les yeux
de Blue posés sur moi.
Sasha baisse la tête pour lire son papier et dit en suffoquant : « Toi.
Putain. De. Gros. Cul. »
Aussi vive qu’un moineau, Blue se lève et se dirige vers moi pour
arracher la feuille de papier de dessous mes cuisses. Debout au milieu du
cercle, elle me jette un coup d’œil furieux.
Casper la regarde calmement. « Blue. » Un avertissement.
Blue défroisse le papier, le lisse. Elle le regarde attentivement et un
sourire se dessine lentement sur ses lèvres. « C’est moi ? C’est pas mal du
tout, Sue la Taiseuse. Ça me plaît que tu aies barré mon visage. »
Elle montre la feuille à tout le monde. « Elle m’a effacée. » Elle froisse le
papier et le lance vers moi ; il atterrit sur mes genoux avant de tomber par
terre. Alors qu’elle retourne s’asseoir, elle dit à Casper : « Elle a exprimé
les choses mieux que je ne pourrais le faire. C’est en gros ce que je pense
quand je me mutile. Je pense à m’effacer. »
Casper se tourne vers Sasha, mais avant même que Sasha puisse parler
Blue continue : « Vous savez, docteur, c’est injuste.
— Qu’est-ce qui est injuste ? » demande Casper.
Mes joues me brûlent. Je regarde de nouveau l’horloge. Il ne reste plus
que quelques minutes avant que je puisse me lever et partir pour qu’on me
libère du poids de ces clubs de golf.
« On ne lui demande jamais de parler. Alors que nous toutes, nous devons
parler, déballer nos putain de tripes sur la table, elle, elle n’est pas obligée
de parler. Peut-être même qu’elle se réjouit du spectacle.
— La thérapie de groupe fonctionne sur le bon vouloir de chacune, Blue.
Si quelqu’un ne veut pas parler, il n’y est pas obligé. Dans…
— Dis-leur ce que tu as écrit, Sue la Taiseuse, lance Blue. Non ?
D’accord. Alors c’est moi qui vais le dire. Elle a écrit ÉLIMINER. SUPPRIMER.
TOUT COUPER. Couper quoi, Sue ? Allez, toi aussi tu dois raquer. C’est le
moment de passer à la caisse. »
Frank le Salopard portait à chaque main de lourdes bagues en argent, en
forme de têtes de mort à l’air mauvais, qu’il ne cessait de frotter sur sa
chemise jusqu’à ce qu’elles soient parfaitement polies. Ses doigts étaient
tachés, brûlés par les briquets ; il les enfonçait dans mon cou pour me
soulever de terre dans le grenier. Evan et Dump miaulaient comme des
chatons derrière moi, mais ce n’étaient que deux drogués en manque.
Il gelait dehors. La neige qui était tombée de manière si inattendue en avril
s’était transformée en pluie verglaçante. Le pire temps pour ceux qui vivent
dehors : le visage gercé par une pluie glacée et les doigts comme rongés
jusqu’à l’os, raidis par le gel.
Quand Frank le Salopard nous a recueillis, j’aurais dû deviner que mon
séjour ne serait pas gratuit. Quand Evan et Dump m’ont portée jusque-là,
j’aurais dû regarder de plus près le visage des filles assises sur le canapé
déchiré. Hébétée, mes poumons pareils à du ciment, et alors que je voyais
flou, j’ai cru qu’elles étaient juste défoncées, le regard perdu dans le vague.
Mais maintenant, je sais que leurs yeux étaient morts.
Ce soir-là, « Fais-le », m’a dit Frank le Salopard, ma respiration
disparaissant sous la crispation de ses doigts. « Fais-le, comme les autres
filles. Ou alors c’est moi qui vais m’occuper de toi. »
Si on était une fille hébergée à Seed House et qu’on voulait y rester, il y
avait une pièce au sous-sol occupée uniquement par des matelas. Frank
enfermait les filles dans cette pièce. Des hommes venaient, et payaient
Frank pour pouvoir y entrer.
ÉLIMINER. SUPPRIMER. TOUT COUPER. Retrancher mon père. Retrancher ma
mère. Retrancher Ellis. Retrancher l’homme dans le passage souterrain,
retrancher Frank le Salopard, les hommes au sous-sol, les gens dans la rue
qui ont trop de gens à l’intérieur d’eux-mêmes, se débarrasser de la faim, de
la tristesse et de la fatigue et être personne, moche, mal aimée, se
débarrasser de tout ça, devenir de plus en plus petite jusqu’à n’être plus
rien.
C’était ce qui m’est passé par la tête dans le grenier quand j’ai pris un
morceau de verre coupant dans ma boîte à bobos et que j’ai commencé à me
découper en tout petits morceaux. J’ai toujours fait ça, pendant des années,
mais cette fois-là devait être la dernière. J’irais encore plus loin qu’Ellis.
Je ne foirerais pas comme l’avait fait Ellis : je mourrais, je ne finirais pas
à moitié vivante.
Cette fois-là, putain, j’ai vraiment essayé de mourir.
Mais je suis ici, finalement.
La musique dans ma tête me brouille la vue. C’est à peine si je vois Blue
avec son air de faux cul et ses dents pourries mais, en avançant vers elle, je
peux presque sentir ce que ça ferait d’écraser ce visage sur le sol de la salle
de thérapie de groupe. J’ai l’impression d’être à la fois très lourde et très
légère, comme si une partie de mon corps se détachait et flottait au loin –
Casper appelle ça dissociation –, mais je continue à avancer vers Blue en
trébuchant, bien que je l’entende rire nerveusement et dire « Merde alors »
en se levant, sur ses gardes.
Jen S. se lève à son tour et dit : « Je t’en prie, arrête. »
Dans la rue, là où je vivais, j’appelais ça mon instinct de rue. C’était
comme si un réseau serré de câbles électriques traversait tout mon corps.
Ce qui signifiait que je pouvais serrer les poings et me battre contre deux
femmes adultes pour récupérer un sac de couchage oublié au bord du
fleuve. Ce qui signifiait que je pouvais faire beaucoup de choses pour
survivre pendant la nuit, pour tenir jusqu’au petit matin d’un autre jour sans
fin passé à marcher, encore marcher, toujours marcher.
La voix de Casper est calme et claire. « Charlie. Une bagarre de plus et je
ne pourrai plus rien pour toi. »
Je m’arrête net. Charlie. Charlie Davis. Cette nuit-là dans le grenier, Evan,
bourré, les yeux brillants, des traces de mon sang sur sa joue, a dit :
« Charlotte. Quel joli prénom. » Et il a couvert ma tête de baisers. « Je t’en
prie, Charlotte, nous quitte pas. »
Mon père m’a appris à lire l’heure en m’expliquant combien de temps il
restait. « La grande aiguille est ici, et la petite aiguille est là. Quand la petite
aiguille sera là et la grande aiguille ici, ce sera l’heure à laquelle maman
rentrera à la maison. » Il allumait une cigarette, content de lui, et se
balançait dans son fauteuil à bascule.
Les aiguilles sur l’horloge murale m’indiquent qu’il est l’heure d’aller me
faire enlever mes bandages.
Avec ce bottillon en plâtre qui s’accroche bêtement dans le tapis, j’avance
en trébuchant jusqu’à la porte, que je referme en la claquant derrière moi.
C’EST L’UN DES INFIRMIERS DE JOUR, Vinnie, qui s’en occupe, de ses mains
gercées et méthodiques. Il fait un peu froid dans la salle de soins et tout y
est très bien rangé. Le papier sur la table d’examen se froisse quand je m’y
installe. Je regarde les bocaux remplis de grands cotons-tiges, les flacons
d’alcool, les tiroirs soigneusement étiquetés. Vinnie a un plateau en inox
déjà prêt avec des ciseaux, des pinces, des ôte-agrafes médicales,
des crèmes.
Il marque une pause avant de commencer à dérouler les bandages qui sont
autour de mes bras. « Tu veux que quelqu’un soit là avec toi ? Doc Stinson
en aura terminé avec la thérapie de groupe dans un quart d’heure. » Il parle
de Casper.
Il m’adresse son sourire spécial, la bouche grande ouverte, les lèvres
retroussées. Chaque dent paraît enchâssée, comme un tableau ou une photo,
dans un cadre doré. Il me prend une envie pressante de toucher l’une de ces
dents étincelantes.
Vinnie rit. « Tu aimes mes dents gourmandes ? Ça coûte cher d’avoir un
sourire pareil, c’est pas donné, si tu vois ce que je veux dire. Tu veux voir la
toubib, oui ou non ? »
Je secoue la tête, Non.
« D’accord. Tu es une dure à cuire, Davis. »
Avec application, il déroule la gaze qui entoure chacun de mes bras.
Il enlève d’abord la longue bande de coton de mon bras gauche. Puis celle
de mon bras droit. Et quand il les jette dans la poubelle en métal, ça fait un
bruit mouillé, étouffé. Mon cœur bat plus vite. J’attends encore un peu
avant de regarder.
Vinnie se penche sur moi pour attraper et retirer les points de suture. Il a
une odeur tout à la fois soyeuse et rêche, comme un mélange d’huile
capillaire et de café. Je fixe les néons au plafond avec une telle intensité que
des nuages noirs apparaissent devant mes yeux. Sur l’un des panneaux au
plafond, je vois une tache en forme de haricot, de la couleur du beurre resté
trop longtemps dans la poêle.
« Je te fais mal ? demande Vinnie. Je fais de mon mieux, jeune fille. »
J’entends de l’eau couler. Vinnie se lave les mains.
Je lève mes bras. Ils sont pâles, la peau toute plissée, à force d’avoir été
emmaillotés pendant si longtemps. En les retournant, je vois les cicatrices
rouges et visqueuses, suppurantes, qui courent de mes poignets jusqu’à mes
coudes. Je les caresse délicatement. Vinnie fredonne. Un air joyeux, rythmé.
Pour lui, c’est une journée comme les autres et je ne suis qu’une fille laide
parmi d’autres.
« Ça va ? » Il enduit ses mains de crème avant de les lever haut.
Sous ces nouvelles cicatrices, j’en devine d’autres plus anciennes.
Ces cicatrices sont comme un barrage, en quelque sorte. Le castor continue
juste à pousser de nouvelles branches et brindilles par-dessus les autres.
Je hoche la tête pour répondre à Vinnie. La crème qui s’est réchauffée
quand il s’est frotté les mains est agréable sur ma peau.
La toute première fois où je me suis scarifiée, le meilleur moment a été
après avoir tamponné l’incision avec une boule de coton pour sécher la
plaie en l’inspectant sous toutes les coutures, avant de presser mon bras en
un geste protecteur contre mon ventre. Là, là.
Je coupe car je ne peux pas faire autrement. C’est aussi simple que ça.
Le monde devient un océan, l’océan me submerge, le bruit des vagues est
assourdissant, mon cœur se noie, je suis prise d’une panique planétaire. J’ai
besoin d’être libérée, j’ai besoin de me faire plus de mal que le monde ne
pourrait m’en faire, et de pouvoir ainsi me réconforter.
Là, là.
Casper nous a dit : « C’est paradoxal, non ? Penser que vous faire du mal
puisse vous faire du bien. Et que, d’une certaine manière, vous ne souffrirez
plus parce que vous vous faites souffrir. »
Le problème c’est : après.
Comme avec ce qui se passe maintenant. Encore plus de cicatrices, encore
plus de dégâts. Un cercle vicieux : plus de cicatrices = plus de honte = plus
de souffrance.
Le bruit de l’eau quand Vinnie se lave les mains me ramène au présent.
Regarder ma peau me retourne l’estomac.
Il se tourne vers moi. « Deuxième round : tu es sûre de ne vouloir
personne avec toi ? »
Je secoue la tête. Il me tend un drap et me dit de me réinstaller sur la table
d’examen et d’enlever mon short. Je m’en débarrasse furtivement, en
retenant mon souffle, en gardant le drap plaqué sur ma culotte. Mes cuisses
me picotent ; il ne fait pas chaud dans cette pièce, et j’ai la chair de poule.
Je ne pense pas avoir peur de Vinnie, mais je surveille attentivement
chacun de ses gestes et active mon instinct de rue juste au cas où. Quand
j’étais petite et que je ne pouvais pas dormir, je frottais le tissu de mon drap
entre mon index et mon pouce. Et là, c’est ce que je fais avec ma culotte, le
coton doux de ma culotte rose, toute neuve, qu’on avait laissée sur mon lit
avec une petite carte. Sept ensembles de sous-vêtements, un par jour. Sans
trou, sans tache, et qui sentaient encore le plastique dans lequel ils avaient
été enveloppés, et non la sueur, la pisse ou le sang menstruel. Penser à mes
sous-vêtements, sentir le coton propre sous mes doigts, ça fait bouger les
choses à l’intérieur de moi – comme un tas de pierres quand on retire celle
en bas de la pile et qui laisse alors entendre un grondement, un rajustement,
un souffle d’air…
« L’infirmière. Ava. M’a. Acheté. Ça. Cette culotte. »
Je ne sais pas pourquoi je parle à voix basse. Je ne sais pas d’où vient
cette voix. Je ne sais pas pourquoi, à ce moment-là, des mots se sont
formés, ni pourquoi ces mots-là. Ma voix est rauque de ne pas avoir servi
depuis longtemps. Elle ressemble au coassement d’une grenouille. C’est
une longue phrase, la première depuis je ne sais combien de jours, et je suis
parfaitement consciente que Vinnie va consciencieusement noter ça dans le
journal de bord : C. Davis a prononcé une phrase entière pendant qu’on lui
enlevait ses bandages. C. Davis a raconté qu’elle n’avait pas de culotte en
arrivant. Habituellement la patiente refuse de parler ; mutisme sélectif.
« C’était sacrément gentil de sa part. Tu l’as remerciée ? »
Je secoue la tête.
Quand je me suis scarifiée dans le grenier, je portais un T-shirt, une
culotte, des chaussettes et des boots. Je saignais tellement qu’Evan et Dump
n’avaient pas su quoi faire. Ils m’avaient alors enveloppée dans un drap.
« Tu devrais la remercier. »
Je suis arrivée à Creeley vêtue d’une blouse d’hôpital et chaussée de
sabots d’hôpital. L’infirmière Ava m’a trouvé des vêtements. L’infirmière
Ava m’a acheté des culottes propres.
Je devrais la remercier.
La gaze et le coton autour de mes cuisses ressemblent à des serpentins
sales quand Vinnie les tient en l’air et les jette dans la poubelle. Il tire et
coupe avec les pinces.
C’est comme pour les bras ; quand il retire les points de suture, je n’ai pas
mal, mais quand il utilise les pinces pour attraper et tirer les fils, ma peau
me tiraille, picote.
Et soudain, ça revient. Mais, cette fois, je me souviens de ce qu’on ressent
en se scarifiant en profondeur. La manière dont on doit enfoncer le verre,
sans hésiter, pour percer la peau, et ensuite racler ; racler avec acharnement,
pour creuser une rivière dans laquelle on puisse se noyer.
Oh, ça fait mal de creuser cette rivière. Une douleur tout à la fois vive et
floue ; un voile tombe sur vos yeux et des bulles d’air sortent de vos
narines.
Putain ce que ça fait mal, très mal, vraiment mal. Mais quand le sang se
met à couler, tout devient plus chaud, et plus calme.
Ma respiration s’est accélérée et Vinnie me jette un coup d’œil. Il sait ce
qui se passe.
« Terminé. » Il me regarde attentivement pendant que je m’assieds.
Le papier sous moi se déchire.
Des échelles. Les cicatrices sur mes cuisses ressemblent à des barreaux
d’échelle. Un petit renflement, puis un autre, encore un autre sous mes
doigts quand je les fais glisser en remontant de mes genoux jusqu’à
l’intérieur de mes cuisses. Les mains pleines de crème de Vinnie paraissent
sombres contre ma peau pâle. C’est joli. Quand il en a fini avec mes
cuisses, il m’invite d’un geste à remettre mon short et me tend le tube de
crème bleu et blanc. « Tu en mets deux fois par jour. Cette merde va
sacrément te démanger maintenant que c’est à l’air. Ça va tirailler et
piquer. »
Je presse le tube contre ma poitrine. Je sens encore ses mains sur mes
cuisses, la douceur de ses doigts sur ma laideur. J’ai presque envie qu’il me
touche de nouveau, mais cette fois ses mains suivraient les courbes de mon
corps, et avec tellement de légèreté que je pourrais laisser tomber ma tête
contre sa poitrine et je resterais là un moment, ma respiration se mêlant à la
sienne, rien de grave, juste mon cœur qui bat contre le sien, comme avec
mon père. La pression des larmes derrière mes paupières.
J’essuie mes joues, sans prêter attention à mes mains qui tremblent.
Chaud. Mon corps devient chaud. J’ai peur.
Vinnie s’éclaircit la voix : « Tout le monde est parti à la séance de loisirs
créatifs. Tu veux que je t’y conduise ?
— Ma chambre. » Je tiens le tube de crème serré contre ma poitrine. « Ma
chambre.
— D’accord, bébé. D’accord. » Vinnie a l’air triste.
Louisa n’est pas dans notre chambre. Tout le monde participe à l’atelier de
loisirs créatifs, penché sur des bâtons de sucettes poisseux, des sacs de
boutons et de fils, des pages de stickers en forme d’étoiles scintillantes.
Mes yeux sont pleins d’eau et j’enfonce ma tête dans l’oreiller pour que
personne ne puisse m’entendre. Là où je me suis scarifiée en profondeur,
mon corps me fait mal. Je veux Ellis, l’Ellis qui tamponnait mes plaies avec
du coton et qui volait du vin à son père pour que nous puissions pleurer
ensemble dans sa chambre en buvant directement à la bouteille et en
écoutant de la musique, tout en regardant sa veilleuse en forme de système
solaire tourner sur elle-même et se refléter au plafond. Car lorsque vous
avez mal et que quelqu’un vous aime, ce quelqu’un est censé vous aider,
non ? Quand vous avez mal et que quelqu’un vous aime, ce quelqu’un vous
embrasse tendrement, et porte la bouteille à vos lèvres, et caresse vos
cheveux, non ? Casper serait fière de mes pensées rationnelles.
Je suis dans un endroit rempli de filles pleines d’envie d’aimer, mais je ne
veux aucune d’entre elles. Je veux celle que je ne peux pas avoir, celle qui
ne reviendra jamais.
Où puis-je les mettre, les morts, les vivants, ces gens qui planent au-
dessus de moi comme des fantômes ? Un jour, Ellis a dit : « Tu étais trop
jeune pour perdre un père. »
Il y a de ça un peu plus d’un an, Mikey m’a crié dessus au téléphone.
« Elle ne s’était jamais automutilée. Ce n’était pas son truc. Pourquoi elle
a fait ça ? Tu étais là avec elle. » Mais il était à des kilomètres de moi, dans
un autre État, à la fac, et il ne savait rien de ce qui s’était passé entre Ellis et
moi. C’est la dernière fois où nous nous sommes parlé ; après ça, je me suis
retrouvée à la rue, et suis moi-même devenue un fantôme.
Ma mère est vivante, mais elle aussi n’est plus qu’un fantôme, ses yeux
enfoncés dans leurs orbites me regardant de loin, son corps parfaitement
immobile.
Il y a tant de gens qui ne reviendront jamais.
QUAND C’EST FINI, QUAND MON CORPS est totalement épuisé, vanné d’avoir
trop pleuré, je me lève et repars dans le hall trop éclairé jusqu’au poste des
infirmiers, en chancelant. Vinnie avait raison, mes cicatrices me démangent
terriblement.
Ma peau est en feu et, à l’intérieur, je suis vide, vide. Je ne peux pas me
scarifier, mais j’ai besoin qu’on me soulage de quelque chose.
Vinnie m’adresse son sourire en or depuis le comptoir du poste des
infirmiers. Des photos sont punaisées à la cloison derrière le bureau. Des
gosses, plein de gosses, potelés ou, au contraire, maigrichons, des
adolescents renfrognés, et des chiens, plein de photos de chiens. Les filles
dans des robes blanches à froufrous, avec des cheveux très noirs comme les
siens, doivent être celles de Vinnie.
Je pointe du doigt mes cheveux, un affreux nid d’oiseau. Rien que l’odeur
me rend malade tout à coup. Ce dernier petit bout de moi qui dépasse
à l’extérieur, je veux que ça disparaisse.
« On coupe », dis-je d’une voix rauque.
Vinnie lève les mains en un geste d’impuissance. « Pas question. Tu dois
attendre d’être en semi-liberté, jeune fille. Alors tu pourras sortir avec les
autres et aller chez Super Coupe, Super Ciseaux ou un truc comme ça. Je ne
touche pas aux cheveux des filles. »
Je tape du poing en me penchant par-dessus le comptoir. « Maintenant.
Il faut que ce soit maintenant.
— Puta madre », dit-il entre ses dents.
Il me fait signe de le suivre dans la salle de soins. « Viens. Allez, viens.
Et après, pas la peine de pleurer. Avec des cheveux comme ça, y a qu’une
seule chose à faire. »
À LA CAFÉTÉRIA, C’EST ISIS QUI PARLE EN PREMIER. Elle ouvre sa petite
bouche et des macaronis et du fromage retrouvent le chemin de son assiette.
« Merde alors ! Putain, Chuck, regarde-toi. »
Blue s’esclaffe, un rire qui vient de loin, contagieux, qui surprend Francie
assise à côté d’elle et qui ne mange jamais. Francie sourit. Blue dit : « Je te
hais, Sue la Taiseuse, mais t’es mille fois mieux comme ça, putain ! T’es
presque humaine. »
Même Vinnie avait sifflé en passant la tondeuse sur mon crâne, quand mes
cheveux tombaient en lourdes mèches sur le sol. « Un visage. Cette fille
a un visage. »
Je m’étais alors regardée dans le miroir de la salle de soins, un vrai miroir
cette fois, un miroir en pied sur la porte. J’avais gardé les yeux à hauteur de
mes épaules, jetant simplement un coup d’œil à mon visage, mais pas trop
longtemps parce qu’en me voyant je m’étais de nouveau sentie triste.
Quand je commence à manger, les filles se taisent. On ne croirait pas que
c’est bizarre de montrer ses cicatrices à un groupe de filles qui, elles-
mêmes, ne sont rien d’autre que des cicatrices, et pourtant ça l’est. Je garde
les yeux baissés sur mon assiette.
Je vais aller fouiller aux objets trouvés pour dénicher une chemise
à manches longues. Je me sens exposée et j’ai froid. Mon gilet jaune
moutarde miteux que je portais avant de partir de la maison me manque.
Il me permettait de me cacher et de me sentir en sécurité. Tous mes
vêtements me manquent. Pas ceux que je portais quand je vivais dans la rue,
mais mes vêtements d’avant, d’il y a longtemps, mes T-shirts à l’effigie de
groupes de musiciens, mes pantalons à carreaux et mes bonnets en laine.
Isis avale. « Merde, Chuck, comment t’as fait ? T’es vraiment allée en
ville, alors ? »
Isis a un visage de chien terrier, fin et nerveux. Elle entortille les bouts
hirsutes de ses tresses autour de ses doigts. Les autres attendent. À l’autre
bout de la table, Louisa me sourit discrètement.
J’aimais le morceau de verre provenant du bocal brisé. Il fallait appuyer
fort car il était épais. Au contraire d’autres verres, celui d’un bocal se brise
en gros morceaux courbes et tranchants qui laissent des marques profondes.
Il se lavait et se réutilisait facilement, avant d’être rangé dans ma petite
pochette en velours que je cachais dans ma boîte à bobos jusqu’à la fois
suivante.
Y penser me donne des frissons, comme quand j’étais dans la salle de
soins – ce qui est inacceptable, dirait Casper, un détonateur. Je vois les
autres maintenant, comme la pâle Sasha avec ses yeux bleu outremer, qui
commence à froncer les sourcils. Blue et Jen S. attendent, leurs visages
dénués d’expression, leurs cuillères-fourchettes en suspens.
Je pense que j’ai envie de leur raconter, je pense que j’ai envie de parler.
Je sens un fredonnement dans ma poitrine et je me dis que j’ai peut-être
encore quelques mots à moi, même si je ne suis pas sûre de savoir les
aligner ou d’en comprendre le sens. J’ouvre la bouche…
À l’autre bout de la table, Louisa prend la parole. Sa voix est rauque et
profonde ; le groupe dans lequel elle chantait s’appelait Loveless. « Du
verre. » Louisa rassemble ses couverts. Elle a un appétit d’oiseau ; elle se
contente de picorer et elle ne reste jamais longtemps à table. « Elle utilisait
du verre. Le petit déjeuner des champions du désespoir. » Elle hausse les
épaules et va jusqu’à la poubelle avec son gobelet en carton, son assiette et
sa cuillère-fourchette en plastique.
L’ambiance change autour de la table. Les filles se raidissent. Chacune
repense à ses instruments d’automutilation préférés. Puis la tension se
relâche.
Isis continue à manger. « C’est hardcore, t’es une vraie dure, Chuck. »
Je garde les yeux baissés sur mon tas de macaronis huileux, les quelques
haricots verts et la flaque marronnasse de compote de pommes dans mon
assiette.
« Je ne m’appelle pas Chuck, Isis. Je m’appelle Charlie. Charlie Davis. »
Ma voix n’est plus éraillée ; elle est aussi claire que du cristal.
Jen S. s’écrie : « Waouh ! Ce quelqu’un a une voix. »
Blue hoche la tête en me regardant droit dans les yeux. « Ce qui se passe
ici va commencer à devenir intéressant », dit-elle en sirotant son café d’un
air pensif.
CASPER ME SOURIT. « SACRÉ CHANGEMENT, DIT-ELLE. PARLER. Cheveux
coupés. Sans bandages. Comment te sens-tu ? »
Je m’apprête à attraper une feuille de papier et le stylo-bille bleu mais elle
dit : « Non. »
La tortue marque une pause dans son aquarium, comme si elle aussi
attendait que je parle. Son corps minuscule se balance doucement dans
l’eau. Aime-t-elle le petit bateau posé au fond, celui qui a un trou assez gros
pour qu’elle puisse passer à travers en nageant ? Aime-t-elle le rocher sur
lequel elle peut grimper pour se reposer ? A-t-elle parfois envie de sortir de
l’aquarium ?
Je me recroqueville dans le sweat à capuche que j’ai récupéré aux objets
trouvés et resserre la capuche autour de mon visage.
« Laid, lui dis-je, ma voix assourdie, le visage caché. Laid. J’ai encore le
sentiment que c’est laid. »
CE N’EST PAS COMME SI JE N’AVAIS PAS REMARQUÉ QUE JEN S. disparaissait tous
les soirs dès que Barbero s’endormait sur le canapé de la salle de jeux.
Elle me prévenait. Elle disait : « Je vais aux toilettes », avec sa longue
queue-de-cheval qui tombait par-dessus son épaule quand elle se penchait
pour voir ce que je faisais sur l’ordinateur. « J’ai vraiment mal au ventre.
J’en aurai peut-être pour un bon moment. » Ou encore : « Je vais faire un
petit tour dans les couloirs en courant. J’ai besoin de me détendre. Sois
sage. » Et elle filait.
Bizarrement, je m’étais prise au jeu avec ces cours en ligne. J’avais déjà
obtenu douze unités de valeur, et je n’étais pas loin d’avoir rattrapé le
niveau d’une mythique classe de terminale. C’était plutôt satisfaisant de
cliquer sur SOUMETTRE et attendre que Jen S. revienne et valide mon travail
en entrant le mot de passe. En fait, l’école, c’est super facile une fois qu’on
s’est débarrassé des autres gosses, de ces connards de profs et de tous les
trucs merdiques qui vont avec.
Et donc je l’attends, longtemps, et en voyant Barbero ronfler sur le
canapé, il me vient à l’esprit qu’elle n’est peut-être pas en train de faire ce
qu’elle m’a dit qu’elle allait faire. Mais avant même que je puisse y
réfléchir, je pense à ce que moi je pourrais faire en son absence, pendant
que Barbero comate.
Ça ne me prend que quelques minutes. J’ouvre une autre fenêtre sur
l’écran, me crée un compte Gmail, je fouille dans mon cerveau pour
retrouver sa dernière adresse mail connue, la tape en croisant les doigts et
ouvre la boîte de dialogue. Je ne lui ai pas parlé depuis plus d’un an. Peut-
être est-il là, peut-être pas.
Je tape : Salut !
J’attends en me grattant le menton. Sans mes cheveux, j’ai un peu froid
à la tête. Je relève ma capuche. Il doit être en ligne car je n’ai pas de
notification disant Michael n’est pas connecté ni quoi que ce soit.
Et le voilà.
OMFG, C vraiment toi
Oui
Tu vas bien
Non. Oui. Je suis chez les fous.
Je sais. Ma mère m’a dit. Ta mère lui a dit
Je porte des vêtements récupérés aux objets trouvés
Je suis à un concert
Qui ?
Firemouth Club, qu’on appelle Gobe-Mouche, tu connais Firemouth ?
Tu devrais aimer.
Mes doigts pianotent sur le clavier. Tu me manques.
Rien. J’ai des crampes d’estomac. Un peu de mes anciennes émotions
remontent à la surface : à quel point j’aime-aimais Mikey, combien j’avais
été déconcertée qu’il préfère Ellis alors même qu’elle ne l’aimait pas
comme moi je l’aimais. Mais Ellis n’est plus là. Je me mords les lèvres.
Je reporte mon attention sur Barbero. L’une de ses jambes pend dans le
vide.
Apparaît sur l’écran : Michael tape un message puis : Je vais demander
à ma mère de t’apporter quelques-uns des vêtements de T.
Sa sœur, Tanya. Elle doit avoir quitté la fac maintenant. Il faisait toujours
chaud chez Mikey. L’hiver, sa mère préparait de gros pains moelleux et de
grands faitouts de soupe.
La boîte de dialogue indique : Michael tape un message. Il ne m’a pas dit
que je lui manquais ni rien. Je respire un bon coup, et j’essaie de faire taire
cette petite voix grondeuse dans ma tête qui me dit : Idiote, tu es sale,
répugnante. Pourquoi quelqu’un aurait envie de toi ?
Je viens en mai pour un concert au 7th Street Entry avec le groupe pour
lequel je travaille. Je serai là pendant deux jours. Tu pourrais pas
m’inscrire sur la liste des visiteurs ou un truc comme ça, non ?
Oui ! Je souris maintenant comme une dingue. L’idée de voir Mikey –
mon Mikey – me rend aussi légère qu’un paquet de plumes.
Michael tape : Je dois y aller c’est la fin du concert et j’ai cours demain.
Je n’en reviens pas que ce soit toi. Tu as un n° de tél ? Je me lève d’un bond
et cours jusqu’au téléphone mural de la salle de jeux sur lequel le numéro
est écrit en gros et en noir, accompagné d’une précision : PAS D’APPEL APRÈS
9 H DU SOIR. PAS D’APPEL AVANT 6 H DU MATIN. Je reviens à l’ordi en courant,
répétant le numéro dans ma tête, quand mon bottillon en plâtre se prend
dans le pied d’une chaise en plastique ; je rampe pour avancer. Barbero est
debout en un clin d’œil – je ne l’avais jamais vu bouger aussi vite, et retire
les écouteurs de ses oreilles. Il survole la pièce du regard. « Où est
Schumacher ? Putain, où est Schumacher ? » Tandis que j’essaie de me
relever, il lit ce qui apparaît sur l’écran de l’ordinateur.
De son gros doigt, il appuie sur une touche et l’écran devient noir. Mikey
disparaît.
« Tu retournes dans ton clapier, mon lapin. Il faut que j’aille à la chasse
pour retrouver ta copine. »
BARBERO ET L’INFIRMIÈRE AVA ont retrouvé Jen S. dans l’escalier de
secours. Elle n’avait pas mal au ventre et elle ne courait pas dans les
couloirs. Comme me l’a raconté Louisa plus tard, Jen S. courait après Doc
Dooley.
Je suis allongée sous le drap. Quand je cligne des yeux, mes cils frottent
contre le tissu. Je réponds à Louisa par un grognement.
« Ils baisent ensemble depuis longtemps, chuchote-t-elle. Je suis même
étonnée qu’on ne les ait pas surpris avant. »
Au bout du couloir règne une grande agitation : on passe des coups de fil,
Jen S. pleure dans le bureau des infirmiers. Louisa ajoute : « C’est vraiment
moche. Elle va être expulsée et lui va être viré. À moins qu’il ne reçoive
qu’un avertissement. Il n’est ici qu’à titre de résident. Ils merdent tous. »
Elle marque une pause avant de continuer : « J’espère que Jen ne croit pas
qu’ils se reverront à l’extérieur, car ça ne risque pas d’arriver. » Elle soulève
mon drap. « Tu es jeune, tu ne peux donc pas vraiment comprendre. »
Elle ne s’est pas démaquillée. Son mascara a coulé. « Il l’a choisie elle
parce que c’était facile. Nous sommes toutes des proies faciles, n’est-ce
pas ? Merde, pourtant j’avais bien cru avoir trouvé le bon. »
Timidement, je dis : « Peut-être qu’il l’aime vraiment bien. C’est possible,
non ? Doc Dooley est un prince charmant, il n’a pas besoin de filles
abîmées. Il peut avoir qui il veut. »
Une petite lueur danse dans les yeux de Louisa. « Les mecs sont bizarres,
mon p’tit loup. On ne sait jamais ce qui les excite. » Elle remet mon drap en
place et grimpe sur son lit. Sa voix est assourdie maintenant, comme si elle
aussi avait rabattu son drap par-dessus sa tête. « Un jour, j’ai accepté qu’un
mec – que je trouvais tellement beau, et gentil – me prenne en photo. Mais
il m’a laissée tomber et a vendu les photos à un site Internet spécialisé dans
les phénomènes de foire. »
Est-ce qu’elle pleure ? Je me le demande. Jen S., elle, pleure à gros
bouillons maintenant et j’entends Sasha dans sa chambre qui s’y met elle
aussi – un miaulement étouffé.
Cet endroit est maintenant plein de filles en pleurs.
Louisa pleure, en effet. Tout ce putain de couloir pleure, sauf moi, parce
que je suis vidée de tous mes pleurs. Je rejette mon drap et me lève. Mikey
était si proche et je l’ai perdu. Je l’ai perdu.
Louisa marmonne : « Dès qu’on arrive ici, on devrait nous le dire, que de
tels souhaits sont impossibles. Après ce que nous avons fait, personne ne
nous aimera. En tout cas pas de manière normale. »
Ses doigts se faufilent à l’extérieur du drap et avancent à tâtons. Je glisse
les miens dans le creux de sa main. Ses ongles sont peints d’un bleu brillant
émaillé de petits éclats rouges. Un sanglot reste coincé dans sa gorge.
« Il faut que tu comprennes, mon p’tit loup. Est-ce que tu comprends ce
qui t’attend ? »
Je fais ce que les gens disent de faire quand une personne souffre et
a besoin d’aide, afin qu’elle sache qu’elle est aimée. Je m’assieds sur le lit
de Louisa, sur son dessus-de-lit Hello Kitty. Elle est la seule à avoir son
propre dessus-de-lit, ses taies d’oreillers et un assortiment de pantoufles qui
pointent sous son sommier. Je fais glisser le haut de son drap rose et blanc
tout doucement, juste assez pour pouvoir lui caresser les cheveux, ces
merveilleux cheveux en bataille.
PLUS TARD, QUAND LE COULOIR est de nouveau calme et qu’on l’a reconduite
dans sa chambre pour qu’elle fasse ses bagages et attende, je repense
à Jen S. Pendant tout ce temps, elle avait donc baisé avec Doc Dooley. Où
allaient-ils ? Utilisaient-ils la salle de soins où ils auraient étalé le papier
gaufré par terre ? Baisaient-ils sur la table d’examen ou toujours dans
l’escalier ? Faisait-il froid ? De quoi parlaient-ils ? Tous les deux sont
grands, beaux, sexy, avec un visage parfait. Je les imagine, leurs corps
emboîtés l’un dans l’autre, et l’intérieur de mes cuisses se réchauffe.
Je pense alors à Mikey avec ses douces dreads blondes qui ne sentaient
jamais mauvais ; dans sa chambre, installé dans une chaise longue, il nous
souriait à Ellis et moi et nous laissait faire les folles et écouter de la
musique aussi fort que nous le voulions. Je n’ai jamais fait ça avec Mikey,
mais j’aurais pu essayer, j’en avais eu envie, tellement envie ; mais c’était
Ellis qu’il aimait. Les garçons que je trouvais sentaient le verre brûlé et la
colère. Leur peau était encrassée de terre, marquée par des tatouages et de
l’acné. Ils vivaient dans des garages ou des voitures. Je savais que ces
garçons n’étaient jamais les bons. Ils étaient fuyants ; ils filaient dès que
nous en avions fini, tout de suite après l’avoir fait dans les coulisses
crasseuses d’une salle de concert ou dans des toilettes en sous-sol au cours
d’une soirée.
Ellis avait un mec. Il avait des dents de loup et portait un long manteau
noir. Il la baisait dans le sous-sol de ses parents sur le tapis rose et
spongieux. À l’abri dans un sac de couchage à l’autre bout de la pièce, je les
entendais. Il lui offrait des babioles : des bracelets en argent, des bas
transparents, des poupées russes remplies de pilules rondes et bleues.
Quand il n’appelait pas, elle pleurait jusqu’à en avoir la gorge irritée. Quand
elle prononçait son nom, Mikey regardait ailleurs, les muscles de sa
mâchoire crispés, le visage sombre.
Penser à des corps qui s’emboîtent me rend triste et me donne faim de
quelque chose. Je roule sur le ventre et enfonce mon visage dans l’oreiller,
en essayant de ne plus penser à rien et d’oublier les cicatrices qui me
démangent.
Louisa ne cesse de soupirer dans son sommeil.
Je refuse de croire qu’elle a raison.
LA MÈRE DE JEN S. EST BOULOTTE ET JOUFFLUE, les lèvres pincées. Son père
est gras, la fermeture Éclair de son blouson de sport tendue sur son ventre.
Ses parents attendent dans le couloir en nous regardant avec appréhension.
L’infirmier Vinnie nous conduit toutes dans la salle de jeux et ferme la
porte. Il ne nous est pas permis de dire au revoir à Jen. Les filles
s’éparpillent dans la pièce, elles fouillent dans les bacs et en sortent des
cartes et des jeux avant de s’installer avec Vinnie autour de la table ronde.
Blue reste debout à la fenêtre. Aujourd’hui, ses cheveux blond sale sont
rassemblés en un nœud désordonné ; son tatouage d’hirondelle brille
légèrement dans son cou. Au bout d’un moment, elle dit à voix basse :
« La voilà partie. »
Nous nous précipitons à la fenêtre. Sur le parking, le père de Jen soulève
deux grosses valises vertes pour les fourrer dans le coffre de sa Subaru
noire. C’est un jour gris et froid. Il se glisse à l’avant, à la place du
chauffeur, et la carrosserie s’affaisse sous son poids. Jen est plus grande que
sa mère, elle se dresse au-dessus d’elle comme un brin de paille souple. Sa
mère lui tapote le bras, une seule fois, et ouvre la portière arrière, laissant le
siège passager à Jen qui s’assied à côté de son père.
À aucun moment Jen ne lève les yeux vers nous.
La voiture se fond dans la circulation et glisse le long des cafés, des
restaurants et des boutiques de bimbeloterie du Moyen-Orient et, avant de
disparaître, passe devant cet endroit où ils vendent vingt-deux sortes de hot-
dogs. Mikey y a travaillé un été ; sa peau sentait les épices et la choucroute.
Le ciel est gonflé de nuages sombres. Récemment, on a eu de nombreux
orages, ce qui est inhabituel en avril. La voix de Blue me ramène à la
réalité. « Pauvre Bruce », dit-elle doucement en montrant du doigt ce qui se
passe dehors.
Barbero est planté dans un coin du parking. Aujourd’hui, il n’a pas revêtu
sa blouse d’infirmier ; il porte une veste à capuche bleu layette, une
chemise, un jean et des tennis blancs, comme n’importe qui.
« Oh, dis-je. Oh. »
Il aimait bien Jen. Il s’appelle donc Bruce.
Il a de petites lunettes à monture métallique et il n’a plus l’air si beauf que
ça ; il serait même plutôt pas mal. Blue et moi le regardons tandis qu’il se
sèche les yeux, monte dans sa voiture, une petite berline rouillée, et
démarre.
« Pauvre, pauvre Bruce », répète Blue.
Les corps s’emboîtent. Et parfois pas.
ISIS MÉLANGE LES LETTRES DU SCRABBLE. Ses ongles sont rongés encore plus
que les miens. Sa langue pointe et s’agite au coin de sa bouche.
« Presque prête, Chuck, dit-elle. » Elle attrape un jeton. « Presque. »
Je tripote mon T-shirt décoloré et ma jupe hippie à fleurs. La mère de
Mikey est venue m’apporter un carton de vieux vêtements ayant appartenu
à Tanya, datant de son époque Deadhead1 : des chemises décolorées, des
jupes légères froufroutantes, des sandales en chanvre et des châles de
grand-mère. Il y avait aussi de vieux trucs tricotés et, aujourd’hui, je porte
le plus beau : un cardigan jacquard bleu avec des boutons argentés en forme
de glands. Je n’ai pas pu parler à la mère de Mikey. Si vous n’êtes pas sur la
liste des visiteurs, vous ne pouvez pas entrer. Et comme je n’ai pas respecté
le règlement, je n’ai pas la possibilité de recevoir d’éventuels visiteurs. De
toute façon, à part Mikey – et ce n’est pas pour maintenant –, je ne sais pas
qui viendrait. Même si Casper m’a promis qu’elle mettrait son nom sur la
liste. Sinon, je sais qu’il n’y a qu’un seul nom sur cette liste, celui de ma
mère. Mais je ne m’attends pas à ce qu’elle vienne, et Casper n’en parle
pas.
Quand le téléphone sonne dans la salle de jeux, tout le monde cherche
Barbero des yeux. Le téléphone ne sonne ici que si l’appel provient de
quelqu’un qui est sur la liste principale des correspondants autorisés et
filtrés par le standard en bas. Cette liste doit être validée par votre médecin,
selon son bon vouloir.
Pour autant, nous ne sommes pas autorisées à répondre par nous-mêmes.
« Il a dû aller aux chiottes », dit Blue en haussant les épaules.
Le téléphone continue de sonner. Francie donne un coup de coude
à Sasha. « Décroche.
— Vas-y, toi. » Sasha joue à Puissance 4. Personne n’aime jouer avec elle.
Elle triche.
Blue se lève du canapé. « Trouillards, les Bloody Cupcakes ! » lance-t-
elle. C’est comme ça qu’elle nous appelle de temps en temps : petits choux
au sang. « Nous pourrions toutes être si mignonnes, vous ne trouvez pas,
avait-elle dit un jour au cours de la thérapie de groupe. Si nous n’avions pas
l’air de putain de zombies ! » Elle avait levé un bras. Ses cicatrices lui
donnaient des allures de poupée de chiffon affreusement mal recousue.
« Ici La Maison des Oufs. Qui est à l’appareil ? » Elle entortille le cordon
du téléphone autour de ses doigts. Puis lâche le combiné, qui cogne contre
le mur et pend dans le vide. « C’est ta mère, Sue la Taiseuse. » Elle se
replonge dans son livre de poche, s’enfonçant dans le canapé.
J’arrête de respirer. Isis pose ses lettres sur le plateau de jeu tout en
marmonnant. Francie regarde un film.
Ma mère. Pourquoi appellerait-elle ? Elle n’est même pas venue me voir.
Je vais jusqu’au téléphone en traînant les pieds. Je presse le combiné
contre mon oreille et tourne le dos à la salle, face au mur. Mon cœur
s’emballe comme un fou : « Maman », dis-je tout bas, d’une voix pleine
d’espoir.
La respiration est lourde, rauque. « Nan, Charlie. Devine. » La voix
trouve son chemin en moi.
Evan.
« Je me suis fait passer pour ta mère ! J’ai lu son nom dans les affaires qui
étaient dans ton sac à dos. » Il marque une pause, rigole et change
brusquement de ton ; il parle alors d’une voix haut perchée et doucereuse.
« Bonjour, je voudrais parler à ma fille, s’il vous plaît. Mademoiselle
Charlie Davis. »
Je ne dis rien. Je ne sais pas si je suis soulagée ou déçue.
« On a été obligés de te piquer ton fric, Charlie. » Il tousse – une toux
pleine de glaires. « Tu sais comment c’est. »
Les petites boîtes de film vides dans mon sac à dos, celui qu’il est venu
déposer ici avec Dump. Les boîtes dans lesquelles je rangeais le peu
d’argent que je gagnais en faisant la manche.
Evan est asthmatique et les drogues et la rue sont mauvaises pour lui.
Je l’ai vu se rouler en boule, la respiration sifflante, devenir violet, se
pissant dessus en s’efforçant de ne pas s’évanouir. Le dispensaire ne fournit
des inhalateurs qu’après examen médical ; on refuse de vous examiner si
vous êtes défoncé et Evan ne vivait que pour être défoncé. Il est originaire
d’Atlanta. Je ne sais pas comment il est arrivé jusqu’ici.
Je reste plaquée contre le mur afin que les filles ne puissent pas
m’entendre. La voix d’Evan me renvoie dans les ténèbres. J’essaie de
respirer régulièrement pour rester ancrée dans le moment présent, comme
dit Casper.
Je réponds prudemment : « Oui, je sais. »
Je dis : « Pas de problème. »
J’ajoute : « Merci d’avoir rapporté mon sac à dos. »
Il tousse de nouveau. « T’étais plutôt mal en point dans le grenier, tu sais.
J’ai bien cru qu’on allait chier dans nos frocs, Dump et moi. Y avait
tellement de sang. »
Je dis : « Ouais. »
Il parle si doucement que je l’entends à peine. « C’était Frank le
Salopard ? Il s’en est finalement pris à toi ? C’est pour ça ? »
Je gratte le mur avec ce qui reste de mes ongles. Frank le Salopard, ses
yeux noirs et ses bagues. Seed House et la porte rouge par laquelle les filles
disparaissaient. Il avait des boîtes de céréales sucrées sur des étagères, de la
bière et des sodas au frigo, et des drogues dans des boîtes spéciales
cadenassées. Il avait une peau dégueulasse mais des dents pareilles à des
perles.
Les hommes venaient à Seed House pour se rendre dans la pièce à la porte
rouge, leurs yeux affamés, des yeux avec des dents qui grignotaient, vous
dévoraient, vous dépeçaient. C’est la raison pour laquelle je m’étais cachée
dans le grenier pendant longtemps. Comme une souris ; en retenant ma
respiration afin que personne ne me remarque.
Je dis : « Non. Non, il ne s’en est pas pris à moi. »
Evan soupire, soulagé. « Ah, d’accord. C’est bien, ouais.
— Evan.
— Ouais ?
— Mais ce que j’ai fait, c’est en partie à cause de lui. D’accord ? Du
genre la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Tu comprends ? »
Evan ne répond d’abord pas, puis il dit : « Ouais. »
Je me demande d’où il appelle – Evan le maigrichon, Evan et ses mauvais
poumons, et ses pantalons déchirés, Evan avec sa drôle de veste de sport au
motif pied-de-poule.
Je lui demande comment il m’a retrouvée.
Il m’explique que c’est ici qu’on envoie toutes les filles qui sont cinglées.
Il me raconte que Dump et lui ont fait du stop jusqu’à Portland.
La nuit où ils m’ont secourue dans le passage souterrain, Dump a cassé
une bouteille sur la tête de l’homme. Tout s’est passé en un quart de
seconde. J’ai vu les yeux terrifiés d’un jeune garçon apparaître au-dessus de
l’épaule de l’homme et l’éclat d’une bouteille dans la lumière jaune des
réverbères. Après coup, j’ai trouvé des morceaux de verre dans mes
cheveux pendant plusieurs jours.
Dump avait été fasciné par le verre qui étincelait dans sa paume de main.
Il avait levé les yeux vers moi, et un grand sourire, telle une large déchirure,
retroussait la commissure de ses lèvres. Des éclats de verre couverts de sang
scintillaient sur le dessus de ses bottes noires.
L’homme qui m’avait alpaguée était couché à l’autre bout du passage
souterrain – un tas de vêtements sombres, immobile. Evan m’avait
enveloppée dans sa veste.
« Je voulais juste m’assurer que tu allais bien, d’accord ? » me dit-il.
Ce jour-là, ils avaient dit : « Nom de Dieu de bordel de merde. »
Ils avaient dit : « Putain, on a intérêt à se casser d’ici. » Ils avaient dit :
« Et toi, pauvre folle, tu ne peux pas rester là toute seule. »
« Tu étais plutôt sympa, pour une barge. » Des rires et une toux.
Ils m’avaient portée en me traînant jusqu’à une camionnette et m’avaient
hissée à l’arrière. La banquette avait été retirée ; le plancher était humide et
des bouts de moquette recouvraient les endroits rongés par la rouille. Evan
et Dump étaient surexcités, les yeux exorbités, les mains tremblantes.
« Putain, tu crois qu’on l’a tué le mec ? »
Je suis restée avec eux pendant sept mois.
Un jour, Evan mourra dans la rue, quelque part. J’ai vu ce qu’il était prêt
à faire pour être défoncé. J’ai vu la tristesse s’afficher sur son visage –
quand il croit que personne ne le regarde.
« Donc, ouais, je voulais te dire, heu… je suis désolé, mais j’ai pris tes
dessins. » Evan s’éclaircit la voix. « Tu sais, cette BD que tu as créée. Je…
c’est juste que je l’aime bien. C’est sympa, tu sais, pour moi de me voir
dedans. Comme si j’étais célèbre, un truc comme ça. J’en lis un peu tous les
jours. »
Mon carnet de croquis, c’est lui qui a mon carnet de croquis. Dump
disait : « Assure-toi de m’avoir donné un super-pouvoir, du genre une vision
laser, d’accord ? J’voudrais voir à travers les vêtements des nanas. »
Mes battements de cœur s’accélèrent. « Evan, j’en ai besoin. S’il te plaît.
Evan ? »
Il tousse et ne répond pas. Puis : « Heu… je vais essayer de voir si on peut
venir jusque-là mais… heu… je ne sais pas. On doit partir bientôt. C’est
juste que… j’aime vraiment cette BD. Comment dire… me voir dedans, ça
me donne l’impression d’exister, ça me rend réel. »
Evan, dis-je, mais seulement dans ma tête.
« Quand tu sortiras, viens à Portland, d’accord ? Tu fonces sur les quais et
tu demandes après moi. On était bien ensemble, non ? »
Je dis : « Bien sûr, Evan.
— À plus tard, Balthazar. » Il a raccroché.
Isis mordille une lettre du Scrabble. Je croise mes mains sur mes genoux.
Ce sont mes mains. Elles ont fouillé dans des bennes à ordures pour y
trouver de la nourriture. Elles se sont battues pour défendre un endroit où
dormir et des couvertures sales. Elles ont eu une vie entièrement différente
de celle qu’elles mènent ici, quand elles jouent dans une pièce où il fait
chaud, tandis que la nuit se déroule loin de moi, dehors, derrière la vitre.
Isis demande : « Comment va ta mère ? Ça a dû te faire bizarre, hein ? »
Elle a composé le mot balle. Il lui a fallu dix minutes pour composer le
mot balle.
Je glisse mes mains sous mes cuisses en appuyant dessus de tout mon
poids. La pression sur mes os est agréable. Il a mon carnet de croquis mais
j’ai à manger et un lit.
« Elle va très bien. » Ma voix est calme, sans émotion. « Elle part en
vacances. Dans l’Oregon. »
1. Deadhead ou Dead Head est le nom donné aux fans du groupe rock Grateful Dead.
QUAND J’AI DIT À CASPER QUE C’ÉTAIT LAID, savez-vous ce qu’elle a dit ?
Elle a dit : « C’est laid ou tu te sens laide, Charlie ? Parce que ce n’est pas
la même chose, et je veux que tu réfléchisses en quoi c’est différent. C’est
essentiel pour que tu puisses guérir. »
Putain, on vous en demande beaucoup ici.
PENDANT LA THÉRAPIE DE GROUPE, Casper nous demande : Qui sont vos
amis ? Appartenez-vous à une association ? Y a-t-il quelqu’un à qui vous
pouvez parler, et avec qui vous vous sentiriez en sécurité, à l’extérieur
d’ici ?
Elle demande : Qui est le gardien de vos secrets ?
VOUS SAVEZ, JE SAIS QUI JE SUIS. C’est-à-dire, je ne sais pas vraiment, parce
que je n’ai que dix-sept ans, mais je sais qui je suis quand je suis avec des
gens ou quand les gens me regardent et me rangent dans un coin de leur
tête. Si vous aviez l’une de mes photos de classe, je parie que vous me
reconnaîtriez facilement. Ce ne serait pas difficile. Qui est la fille qui ne
sourit pas ? Qui est celle qui, même debout entre deux autres gosses, a l’air
d’être toute seule, parce que les deux autres se tiennent légèrement
à l’écart ? Ses vêtements sont-ils plutôt simples ? sales ? amples ? À moins
qu’ils ne ressemblent à rien ? Je parie que vous ne vous souvenez même pas
de son nom. Vous repérez les filles qui ont le beau rôle. Je n’ai pas besoin
de vous les décrire. Vous repérez les filles qui passent pour être
intelligentes. Vous repérez les filles qui s’en sortiront parce qu’elles sont
coriaces, ou athlétiques. Et puis, il y a moi, cette gosse débraillée (pauvre
gosse, vous pouvez le dire), qui ne fait jamais rien de bien, qui reste toute
seule à la cafétéria, et dessine tout le temps, ou qu’on malmène dans les
couloirs, et qu’on insulte, parce que c’est ce qu’elle mérite, et parfois elle
devient dingue et tape, car que peut-elle faire d’autre ? Aussi quand Casper
dit : Qui est le gardien de vos secrets ? Je pense : Personne. Personne.
Personne avant Ellis. Elle a été ma seule et unique chance et elle m’a
choisie, moi. Vous ne savez sûrement pas ce que ça fait, parce que vous êtes
habitué à avoir des amis. Vous avez probablement un père et une mère, ou
au moins l’un des deux qui n’est pas mort et qui ne vous frappe pas.
Personne ne s’écarte de vous pour la photo de classe. Et donc vous ne savez
pas ce que ça fait de se sentir tous les jours, chaque putain de jour, si seule
que ce trou noir à l’intérieur de vous est prêt à vous avaler, jusqu’au jour où
une personne, une personne vraiment belle, arrive dans votre école, une fille
à qui, semble-t-il, il importe peu que tout le monde la regarde, avec sa robe
noire en velours, ses bas résille, ses bottes hautes, noires, ses cheveux
violets en bataille et sa bouche rouge, si rouge. Elle arrive à l’entrée de la
cafétéria le premier jour et ne fait même pas la queue pour prendre un
plateau. Elle jette juste un coup d’œil à la ronde sur ce putain de zoo du
deuxième service et, soudain, cette grande fille à la bouche rouge qui sourit
se dirige vers vous, et elle balance son gros sac à dos sur la table, en sort
des Pixy Stix1 et des Candy Buttons2 et les fait glisser vers vous, vous (qui
gardez votre crayon suspendu dans les airs au-dessus de votre carnet de
croquis parce que ce doit être une blague, un mauvais plan fomenté par des
petits malins, mais non), et elle dit : « Nom d’un chien, tu es la seule
personne normale dans ce trou à rats. Je meurs d’envie de me défoncer. Ça
te dit de venir chez moi après les cours et de te défoncer ? Merde alors,
j’adore tes cheveux. Et ton T-shirt. Tu l’as trouvé ici ou sur Internet ?
Ce que tu dessines est sacrément angélique. » Elle qualifiait les choses
qu’elle aimait d’angéliques. Ce joint est absolument angélique. Charlie, ce
groupe est angélique. Et, à partir de cet instant, ce fut comme si le monde
était recouvert d’or. Il étincelait. En fait, c’était toujours rien que de la
merde, mais une merde meilleure, vous comprenez ? Et j’ai appris des
secrets. J’ai appris que sous une épaisse couche de maquillage blanc, son
visage était couvert d’acné – elle en pleurait. Elle m’a montré les paquets de
junk food dans son placard et comment elle vomissait quand elle en
mangeait trop. Elle m’a raconté que son père avait eu une liaison avec sa
tante et que c’est pour ça qu’ils avaient déménagé, et que ses parents
essayaient encore de travailler sur ce problème. Et elle ne s’appelait pas
vraiment Ellis, mais Eleanor, et quand elle avait déménagé elle avait décidé
d’essayer un truc nouveau. Mais oh mon Dieu, ne le dites jamais en
présence de sa mère – parce que sa grand-mère s’appelait Eleanor et qu’elle
était morte récemment, et sa mère piquerait une crise, une vraie crise, et
« Oh, waouh Charlie, tes bras ! C’est toi qui as fait ça ? C’est assez beau.
Ça me fout un peu la trouille, mais c’est plutôt beau. J’ai rencontré un mec
qui s’appelle Mikey, hier chez Hymie. Le disquaire. T’y es déjà allée ? Oui,
évidemment, il suffit de te regarder. Il nous invite chez lui. Il a des yeux
bleus du genre angéliques. »
Et dans sa chambre, avec les murs très bleus, des tonnes de posters et son
système solaire au plafond, je pouvais tout lui raconter, et je l’ai fait.
Charlie, Charlie, tu es si belle, tellement angélique. Sa main dans la
mienne. Elle portait des pyjamas en flanelle blancs avec des têtes de mort
imprimées.
Et c’était ça. Ma gardienne secrète.
1. En forme de paille, cette petite friandise sucrée, en poudre et légèrement acidulée, se verse
directement dans la bouche.
2. Boutons de sucre colorés à faire fondre.
ET IL Y AVAIT AUSSI EU CETTE PROF, quand j’étais en CM1. Elle était
vraiment gentille, même avec les brutes. Elle ne criait jamais. Elle me
laissait tranquille, elle ne m’obligeait jamais à aller en récré ni à la gym si je
ne voulais pas y aller. Elle m’autorisait à rester dans la salle de classe pour
dessiner ou regarder par les grandes fenêtres carrées pendant qu’elle
corrigeait les devoirs. Un jour, elle m’a dit : « Charlotte, je sais que les
choses sont difficiles en ce moment, mais ça va s’arranger. Parfois, ça prend
du temps de trouver une vraie amie, mais tu trouveras. Tiens, moi par
exemple, je ne pense pas avoir eu une vraie meilleure amie avant le lycée. »
Elle avait alors tripoté le petit cœur en or au bout de la chaîne accrochée
à son cou.
Elle avait raison. J’ai fini par trouver ma vraie amie. Mais personne ne
m’avait dit qu’elle allait se tuer.
TOUTES LES NUITS, LOUISA GRIFFONNE dans l’un de ses cahiers lignés noir et
blanc. Quand elle a fini, elle rebouche son stylo, ferme le cahier et se
penche par-dessus le bord de son lit ; alors ses cheveux déferlent telle une
cascade par-dessus sa tête et je découvre sa nuque, sans cicatrice, à la peau
blanche légèrement ombrée par du duvet. Elle glisse le cahier sous son
sommier, me souhaite une bonne nuit et rabat le couvre-lit sur sa tête.
Ce soir, j’attends que sa respiration se calme et qu’elle soit endormie
avant de me glisser sans bruit hors de mon lit et de m’agenouiller.
Je jette un rapide coup d’œil sous l’un des coins du couvre-lit. Sous le
sommier sont cachés des douzaines de ces cahiers, avec tous ses secrets
empilés soigneusement en des tas noir et blanc.
JE VOUDRAIS RECTIFIER UNE CHOSE. Je ne veux pas être mal comprise. Je dis
qu’Ellis s’est tuée, mais elle n’est pas morte morte. Elle n’est pas enterrée,
je ne peux pas me rendre sur une tombe et déposer des pâquerettes sur du
gazon bien entretenu ou marquer une date anniversaire sur un calendrier.
Il y a eu des drogues, le garçon loup, et elle s’est éloignée de moi, le loup
lui dévorant peu à peu le cœur tellement il était gourmand. Et quand le loup
a été repu, il s’est léché les pattes et l’a abandonnée ; elle était décharnée,
mon Ellis, ma pulpeuse et rayonnante amie, il l’avait dépouillée de toute sa
lumière. Elle a alors essayé de me ressembler. Elle a essayé de se purger, de
se rapetisser, sauf qu’elle a merdé. Comme l’a dit Mikey, s’automutiler,
c’était pas son truc. J’imagine sa chambre pleine de sang, des rivières de
sang, ses parents luttant à contre-courant pour arriver jusqu’à elle. Mais
c’était trop, vous comprenez ? On risque de perdre trop de sang, de priver
son cerveau d’oxygène pendant trop longtemps, ou encore de souffrir d’une
lésion cérébrale anoxique après un choc hémorragique, et c’est ce qui
a vidé mon amie et ne lui a laissé que son corps. Ses parents l’ont envoyée
quelque part, un endroit comme celui dans lequel je suis, mais loin, très
loin, dans un autre État, et l’ont cachée, dans un nouveau foyer plein de
draps douillets et d’embûches, de promenades quotidiennes et de bave.
Et pour Ellis, fini les cheveux teints, fini la baise, fini les drogues, fini
l’iPod, fini les bottes qui font du bruit, fini les bas résille, les purges, le
cœur brisé, fini moi. Rien que des jours remplis de rien, de vide, de
pantalons qui se ferment avec du Velcro et de couches-culottes. Et je ne
peux pas, ne peux pas, ne peux vraiment pas faire ce que je suis censée
faire : la toucher, pour que ça aille mieux, écarter ses cheveux ébouriffés de
son visage, lui dire à voix basse
désoléedésoléedésoléedésoléedésoléedésolée.
IL FAUT QUE JE FASSE QUELQUE CHOSE sinon je vais exploser.
Parler à Evan, trouver Mikey, attendre qu’il me rende visite, penser à Ellis
qui me manque, me manque, me manque tellement.
Je les retrouve toutes à l’atelier de loisirs créatifs, penchées sur les
longues tables en plastique, entre lesquelles passe Mademoiselle Joni qui
parle de sa voix chaude, profonde. Mademoiselle Joni porte des turbans
violets et d’épaisses chemises à carreaux. Quand je suis venue la première
fois à l’atelier de loisirs créatifs et que je suis restée assise sans rien faire,
elle a seulement dit : « Rester assise n’est pas un problème, jeune fille.
Tu peux rester assise aussi longtemps que tu le souhaites. »
Je ne suis pas restée assise sans rien faire juste parce que je ne voulais pas
coller des étoiles sur du papier de couleur ou mélanger des peintures
à l’eau, je suis restée là à ne rien faire parce que j’avais mal aux bras. Mes
bras me faisaient mal tout du long jusqu’au bout des doigts et ils étaient très
lourds à cause des bandages.
Ils me font encore mal. Mais aujourd’hui, quand Mademoiselle Joni dit :
« J’ai eu une petite conversation avec le Dr Stinson », et qu’elle me tend un
bloc de beau papier à dessin blanc, et un fusain n’ayant encore jamais servi,
je les serre entre mes doigts avec gourmandise. De petites étincelles de
douleur jaillissent le long de mon avant-bras. Mes cicatrices sont encore
sensibles et tendues et le resteront pendant très longtemps, mais peu
importe. Je respire à fond. Je m’applique. Mes doigts prennent soin de moi.
Ça fait longtemps, mais ils savent ce qu’ils ont à faire.
Je la dessine. Je les dessine. Je remplis ma feuille avec des dessins d’Ellis
et de Mikey, d’Evan et Dump, et même de DannyBoy. Je remplis chaque
recoin de la feuille jusqu’à ce que je finisse par créer un monde entier de
manquants.
Quand je relève la tête, elles sont toutes parties sauf Mademoiselle Joni.
Elle a allumé ; il fait nuit dehors. Elle boit de petites gorgées de café dans
un gobelet en carton et fait défiler l’écran de son téléphone à coque rose.
Elle lève la tête elle aussi et sourit. « Ça va mieux ? » demande-t-elle.
J’acquiesce. « Ça va mieux. »
AUJOURD’HUI, JE SUIS EXCITÉE à l’idée de voir Casper. Je veux lui raconter
ce qui s’est passé pendant l’atelier de loisirs créatifs, ce que j’ai dessiné et
ce que dessiner signifie pour moi. Je pense qu’elle sera contente. Mais
quand je pousse la porte, elle n’est pas seule. Le Dr Helen est avec elle.
La tortue se cache à l’intérieur du bateau échoué au fond de l’aquarium.
Quand j’entre dans la pièce, le Dr Helen se tourne vers moi et dit : « Ah,
Charlotte, assieds-toi, je t’en prie. » Et elle tapote la chaise marron sur
laquelle je m’assieds toujours. Je regarde Casper, mais son sourire n’est pas
aussi rayonnant que d’habitude. Il a l’air… plus petit.
Le Dr Helen, avec ses rides au coin des yeux et son rouge à lèvres trop
foncé pour sa peau, est beaucoup plus âgée que Casper.
« Avec le Dr Stinson, nous avons parlé des progrès que tu as faits,
Charlotte. Je suis heureuse de voir que tu as avancé à grands pas en très peu
de temps. »
Je ne sais pas si je suis censée lui répondre, lui sourire ou quoi, donc je ne
dis rien. Je me mets à me pincer les cuisses à travers ma jupe à fleurs, mais
Casper s’en aperçoit, fronce les sourcils, et donc j’arrête.
« Tu as traversé tellement d’épreuves, et tu es si jeune, je… » Et alors,
bizarrement, elle s’arrête, et serre les dents pour dire à Casper, très
sèchement : « Tu ne peux donc pas m’aider, Bethany ? Dis quelque chose. »
Je suis encore en train de penser au prénom de Casper, Bethany, Bethany,
Bethany, et du coup il me faut du temps avant de comprendre ce qu’elle me
raconte.
Je dis : « Quoi ? »
Casper répète : « On va te signer une décharge, tu es libre de partir. »
Le Dr Helen reprend la parole et parle d’un traitement psychiatrique
spécial qui me permettra d’être soignée à l’hôpital, et de ma mère qui a dû
rencontrer un juge et signer des papiers parce que « tu étais dangereuse pour
toi et pour les autres », et d’une assurance, mais aussi de ma grand-mère
à laquelle je n’avais pas pensé depuis longtemps. C’est comme si les mots
se bousculaient en rebondissant dans mon cerveau tandis que mon cœur se
rétracte pour ne devenir qu’une chose minuscule. Quand je demande des
nouvelles de ma mère, je bredouille. Je me mords la langue jusqu’au sang
pour en sentir le goût légèrement métallique.
Casper dit : « Ta mère ne travaille pas en ce moment et elle n’a donc pas
de couverture sociale. Si j’ai bien compris, une partie de ton séjour ici a été
prise en charge par ta grand-mère, mais elle ne peut pas faire plus, en raison
de ses propres problèmes de santé et de sa situation financière.
— Il est arrivé quelque chose à ma grand-mère ?
— Je ne sais pas, répond Casper.
— Vous avez parlé à ma mère ? »
Casper hoche la tête.
« Elle a dit… Elle a parlé de moi ? »
Casper jette un coup d’œil au Dr Helen, qui répond : « Nous nous
efforçons de trouver des moyens de t’aider. D’ailleurs, Bethany, dis-moi…
où en est-on du lit dans ce foyer vers Palace ? »
Casper ne répond pas et le Dr Helen feuillette la pile de papiers posée sur
ses genoux. « Il y a un foyer de transition qui pourrait avoir une chambre
pour toi, peut-être même dès le mois prochain. Ils sont spécialisés dans le
traitement des toxicomanies, mais ce n’est pas le gros du problème pour toi.
Entre-temps, tu vas devoir vivre avec ta mère, bien évidemment, puisqu’on
ne peut pas te garder ici. Personne n’a envie que tu te retrouves dans la
même situation qu’avant, personne. »
La situation d’avant : c’est-à-dire la rue. C’est-à-dire les bennes à ordures.
C’est-à-dire avoir froid, tomber malade, Frank le Salopard et les hommes
qui baisent des filles.
Je regarde la tortue. Elle agite ses pattes, comme si elle haussait les
épaules à mon intention. Qu’est-ce que tu attends de moi ? Je ne suis
qu’une foutue tortue coincée dans un aquarium.
Dehors, la lumière devient grise et dure. Frank le Salopard. Un centre de
transition. On me renvoie à la rue.
Quand je parle, ma voix est celle d’un bébé, ce qui me rend encore plus
furieuse. « Il fait encore froid dehors. »
Le Dr Helen insiste : « Nous faisons tout ce que nous pouvons. Mais une
réconciliation à long terme avec ta mère est-elle vraiment inenvisageable,
même avec un suivi psychologique ? Elle est d’accord pour t’héberger le
temps qu’un lit se libère dans le centre de transition. Il me semble que c’est
bon signe, elle fait des efforts. »
Je jette un coup d’œil désespéré à Casper. Je pense que ses yeux sont la
chose la plus triste que j’aie vue depuis longtemps.
Très, très lentement, elle secoue la tête, de droite à gauche, de gauche
à droite. « Je ne vois pas d’autre solution, Charlotte. Je suis vraiment
désolée. »
Un jour, ma mère m’a giflée si fort que j’ai entendu un train siffler
pendant une semaine. Je me lève pour sortir.
J’entends Casper dire : « On ne t’abandonne pas, Charlotte. On a envisagé
toutes les solutions…
— Non. » J’ouvre la porte. « Merci. Je retourne dans ma chambre. »
Casper m’appelle mais je continue à avancer. Mes oreilles bourdonnent
telle une ruche remplie d’abeilles. Nos chambres sont au quatrième étage,
l’aile Dinnaken. Je passe devant Louisa et vais dans la salle de bains ; j’y
reste un bon moment. Louisa m’appelle par mon prénom.
Je monte dans le bac de douche et tape ma tête contre le mur jusqu’à ce
que les abeilles meurent.
Casper arrive en courant, me ceinture pour que j’arrête. J’attrape alors ses
cheveux jaune pâle comme le duvet d’un poussin et tire si fort qu’elle crie
et me lâche. Je me laisse glisser par terre, du sang chaud coule jusqu’à ma
bouche.
Je dis désoléedésoléedésoléedésoléedésoléedésolée.
De fines mèches de cheveux s’échappent de mes mains. Je ne serai jamais
belle ni normale comme Casper ; alors, en m’en rendant soudain compte, ça
sort tout seul, tout ce qu’elle ne m’a jamais demandé de raconter.
Et je lui raconte : après la mort de mon père, ma mère s’est roulée en
boule, une boule dure et affreuse ; il n’y a plus jamais eu de musique dans
la maison, elle ne m’a plus jamais touchée, elle n’était plus qu’un fantôme
qui bougeait et fumait. Et si je me trouvais sur son chemin, si l’école
appelait, si je prenais de l’argent dans son porte-monnaie, si j’étais moi, tout
simplement, elle se mettait à hurler. Elle a hurlé pendant des années.
Et quand elle en a eu marre de hurler, elle s’est mise à taper.
Casper nettoie mon visage avec un gant de toilette pendant que je parle.
Louisa, dans l’encadrement de la porte, se tord les mains. Les filles se
massent derrière elle, poussant pour essayer de voir ce qui se passe.
Je dis : Elle m’a tapée pendant longtemps. Je dis : Et je me suis mise
à rendre les coups.
Je dis : Je vous en prie, ne me renvoyez pas à la rue. Je lui raconte
l’homme dans le passage souterrain, il m’a cassé une dent, il m’a brisée. Ça
fait mal de raconter tout ça, mais tous ces mots affreux que renferme mon
cœur – Ellis, Frank le Salopard –, je les lui donne.
Je m’arrête. Elle a les larmes aux yeux. Je lui en ai trop donné. Deux
aides-soignants jouent des muscles pour se frayer un chemin à travers le
groupe de filles. De petites gouttes de sang parsèment le cuir chevelu de
Casper, de petits points rouges au milieu du jaune. Ils l’aident à se relever ;
elle ne me dit rien et s’éloigne en clopinant.
CHRONOLOGIE
Quand Ellis m’a amenée chez elle pour la première fois, c’était l’automne,
on était en troisième, on ne se connaissait que depuis une semaine et elle
n’a pas eu l’air étonnée de trouver un garçon, plus vieux que nous, déjà là
dans le sous-sol, en train de lire des BD d’une main, l’autre plongée dans un
sac de bretzels salés, souriant. « Ta mère m’a laissé entrer. C’est qui ? »
Il portait un T-shirt des Black Flag. Avant que je puisse me retenir, j’ai
dit : « Je vais piquer une crise. »
Il a posé sa BD. « J’ai vraiment mal à la tête », a-t-il répondu. Puis il
a attendu, les yeux brillants.
« Si je ne trouve pas le moyen de sortir d’ici ! » ai-je crié, ce qui a fait
sursauter Ellis près du bar. Elle m’a jeté un regard noir.
Le garçon a éclaté de rire et a crié en retour : « Je vais piquer une crise. »
Nous avons chanté le reste de la chanson pendant qu’Ellis fouillait dans le
mini-frigo de ses parents. Il était clair qu’elle était un peu vexée.
Elle n’aimait pas ce genre de musique punk. Elle préférait les trucs
gothiques et glauques, comme Bauhaus ou le Velvet Underground.
Personne d’autre que moi au collège n’était capable de chanter les paroles
de « Nervous Breakdown », ça j’en étais sûre.
Mais elle n’aurait pas dû s’inquiéter. C’est elle que Mikey a toujours
aimée le plus.
« Oh », font Sasha et Francie en chœur tandis qu’elles se plaquent contre
la vitre.
Je remonte les manches de mon pull et presse mes bras contre la vitre.
D’en bas, peut-il voir mes cicatrices ?
Mikey cache son visage dans ses mains. Je me souviens de ce geste.
Il avait l’habitude de faire ça souvent, quand Ellis et moi faisions des
choses qui le dépassaient. Alors il disait : « Hé, les mecs, arrêtez ça. »
Vinnie rejoint Blue à la fenêtre et râle. « Merde. »
« Les filles…, marmonne-t-il en râlant. Les filles et les garçons font
chier. » Il tape brutalement sur la vitre, ce qui fait sursauter Sasha.
« Va-t’en ! » crie-t-il à Mikey à travers la vitre. Et, entre ses dents, il
marmonne : « Ne m’oblige pas à appeler quelqu’un, fiston. »
Il se tourne vers moi. « Et toi, baisse ton bras, merde.
— C’est comme ce film ! » s’exclame Francie.
J’attends que Mikey découvre son visage. Son T-shirt est trempé par la
pluie.
Sasha se met à pleurer. « Personne ne vient jamais me voir », beugle-t-
elle. Vinnie lance à voix basse « Merde » tandis qu’il appuie sur les touches
de son pager. Blue a les doigts crispés sur mon épaule.
« Ferme ta gueule, dit Francie à Sasha. Personne ne vient jamais me voir
moi non plus, putain. » Elle se gratte le menton jusqu’au sang.
Blue, calmement, dit : « Regarde. »
Mikey a ouvert sa sacoche et griffonne furieusement sur un carnet posé
sur ses genoux. Il le lève à mon intention. Je plisse les yeux pour lire
à travers la vitre, à travers la pluie.
SURTOUT
Il laisse tomber le papier, qui s’envole et atterrit sur le sol mouillé, près de
ses baskets. Il arrache une autre page de son carnet.
NE
Vinnie l’infirmier tape son pager contre la vitre tandis que les pleurs de
Sasha s’amplifient.
Francie lui dit : « Ferme-la. » Et la pince, ce qui ne fait que redoubler les
pleurs de Sasha.
« J’ai un problème. » Vinnie téléphone.
Mikey se bat avec sa feuille ; la page est coincée dans la spirale de son
carnet de notes. Deux aides-soignants traversent le parking et crient après
Mikey ; il relève la tête au moment même où la page se détache et s’envole.
En courant après, il glisse dans une flaque d’eau et tombe.
Blue retient sa respiration. Nous nous regardons. Ses yeux brillent.
« Remarquable, chuchote-t-elle. Absolument remarquable. » Elle entrelace
ses doigts aux miens contre la vitre. « C’est le signe d’un dévouement total,
Sue la Taiseuse. Tu le sais, non ? » ajoute-t-elle.
Les deux hommes, en fait des étudiants en fac qui travaillent le week-end,
aux muscles des bras soigneusement dessinés et aux cheveux bien coupés,
passent leurs mains sous les aisselles de Mikey et le soulèvent pour le
remettre debout. Il se débat, les semelles de ses tennis dérapent dans la
flaque d’eau. Il pleure, des larmes de honte. Ils le font asseoir, leur
agacement cédant la place à la curiosité. C’est bizarre de le voir, lui qui est
plutôt petit, avec ses dreadlocks en bataille et ses vêtements trouvés dans
une friperie, à côté de deux aides-soignants plutôt costauds dans leur
uniforme d’un blanc aveuglant. Ils ont presque le même âge et ils sont
pourtant à des années-lumière de Mikey.
« Espèces de sales petits merdeux ! » Vinnie hurle. « Sales petits
merdeux. Ne le laissez pas faire, putain ! »
Les aides-soignants haussent les épaules en direction de Vinnie, furieux
derrière la vitre du quatrième étage.
Mikey lève la feuille mouillée.
MEURS PAS.
Surtout ne meurs pas. L’encre bave sous la pluie.
Sasha se tape mollement la tête contre la vitre. Vinnie la tire en arrière, lui
tapotant gentiment les bras, aussi proche d’elle qu’il l’est permis.
L’infirmière Ava qui, elle, prend tout le monde dans ses bras sans
s’embarrasser du règlement, est arrivée dans la salle et laisse Francie se
blottir contre elle, ses pleurs étouffés contre sa blouse blanche. Blue et moi
regardons les étudiants essuyer la pluie sur leurs bras nus et faire un geste
du menton en direction de Mikey. À côté d’eux, il a l’air de n’avoir que dix-
sept ans. Il en a vingt et un maintenant, et il a fait tout ce trajet pour venir
me voir. Je voudrais me jeter contre la vitre, la briser, m’envoler jusqu’au
parking et laisser Mikey me prendre dans ses bras. Dévouement total, a dit
Blue. Peut-être que maintenant, si c’est juste nous deux, Mikey pourra
m’aimer.
Mon corps se remplit d’espoir.
Il essuie son visage, range son carnet mouillé dans sa sacoche. Il lève une
main dans ma direction.
Au revoir.
Les garçons le poussent vers la sortie. Il part en trébuchant le long du
trottoir mouillé et disparaît.
TOUT VA TRÈS VITE.
Je fixe l’écran de l’ordinateur. Je suis sur la page de mes cours en ligne
bien que je n’aie pas l’intention de travailler. Je pars demain dans la
matinée ; je vais chez ma mère. Il n’y a pas de lit disponible dans le foyer
de transition avant des semaines.
Après qu’on a chanté la chanson des Black Flag, Mikey et moi, Ellis
a gardé les lèvres pincées. Elle nous a tourné le dos et a posé un disque sur
la platine. Comme moi, elle avait un électrophone et des vinyles, beaucoup
de vinyles, rien à voir avec l’habituel fouillis de CD ou le méli-mélo de
musiques téléchargées sur les iPod ou les téléphones des autres gosses. Des
albums de blues encadrés et des posters du Velvet Underground et des
Doors étaient accrochés aux murs. Un canapé en daim taché, miteux,
s’affaissait le long des lambris ; un muret de fausses briques servait de bar,
avec trois tabourets hauts et un mini-frigo au moteur ronronnant. Le sous-
sol était bas de plafond, humide et sentait le moisi. J’aimais bien cet endroit
exigu et confortable à la fois. On s’y sentait à l’aise, au contraire de
l’appartement de ma mère qui était sombre, jonché de magazines et de
cendriers pleins. Ellis a posé trois canettes de bière sur le bar.
Je me demandais pourquoi elle m’avait choisie comme amie : moi, avec
mes cheveux noir et rouge coupés n’importe comment, mes cardigans
pleins de trous et des jeans déchirés qui cachaient des trucs qu’Ellis ignorait
encore. Au collège, j’avais l’habitude de me tenir à l’écart, ne prêtant pas
attention aux mots méchants griffonnés sur mon casier, serrant les dents
quand on me poussait dans les toilettes, mais elle m’avait quand même
choisie, cette créature aux robes de velours, aux collants à rayures, avec ses
bottes Frankenstein, son visage couvert de poudre blanche et son rouge
à lèvres violet foncé. Je regardais ce garçon plus âgé qui regardait Ellis.
L’intensité de son regard m’intéressait et me décevait tout à la fois.
Ellis a englouti une grosse gorgée de bière à la manière d’un ours, essuyé
sa bouche et secoué sa tête, ses cheveux récemment teints en noir corbeau
caressant ses joues poudrées. « Mikey vit au bout de la rue mais il va en
cours dans une école privée libérale un peu dingue. »
Le rythme lancinant des Smiths, cette musique savante et entraînante
à laquelle je ne pouvais pas résister, même si je préférais les groupes qui me
vrillaient le cerveau et semaient la tempête dans mon cœur, atteignait son
apogée dès les paroles d’ouverture : « I left the North / I traveled South…
1»
Mikey s’est levé, mettant de côté sa BD, pour attraper la main d’Ellis.
Ils ont pogoté, sautant dans tous les sens et chantant en chœur « I found
a tiny house / And I can’t help the way I feel ». Ellis et Mikey m’ont tendu
la main, Ellis grisée, le visage rougi par l’excitation.
Sur le chemin qui nous conduisait chez elle, cet après-midi-là, elle avait
dit : « Le seul moyen pour moi de réussir à survivre à ces journées à la con,
c’est de savoir que je peux rentrer chez moi et me défoncer. »
À cause de la bière, c’était comme les montagnes russes dans mon
estomac ; et la musique pop se glissait sous ma peau. Une odeur de vieux
bois et de pop-corn froid se mêlait à celle de stupre du tapis rose – sale, qui
servait pour baiser – et flottait dans l’air du sous-sol. Pendant des années,
personne n’avait voulu de moi. Depuis des années on me repoussait, on me
criait dessus, on se moquait de moi, et maintenant, maintenant, deux
personnes, très belles, m’avaient choisie, moi.
Je les laissais m’entraîner avec eux.
1. The Great Atlantic and Pacific Tea Company, plus connue sous les initiales A&P, était une
chaîne de supermarchés à travers les États-Unis et le Canada jusqu’en 2015.
CASPER DIT : « ÇA NE ME PLAÎT PAS de te laisser partir avec ta boîte même si
elle est vide. »
Je suis assise sur le bord de mon lit. Mon sac à dos, avec à l’intérieur ma
boîte à bobos vide, est posé à mes pieds. Louisa m’a passé sa valise, un
modèle carré, solide et démodé qu’elle a recouvert de têtes de mort et de
roses au pochoir. En me la donnant, elle a haussé les épaules. « De toute
façon, je ne vais pas bouger pendant un bon moment. »
Son maigre sourire m’a inquiétée ; elle se contentait de caresser les
pointes de ses cheveux. Elle s’est avancée pour effleurer ma joue d’un
baiser. Et elle a dit tout bas : « J’aurais aimé que tu restes plus longtemps.
J’avais tellement de choses à te raconter. Je sais que tu aurais compris. »
Ils m’ont tout rendu. J’ai tout fourré dans la valise : mon appareil Land
Camera, mes chaussettes, ma trousse avec mes fusains et mes crayons.
Mademoiselle Joni m’a donné un carnet à dessin tout neuf, super beau,
qu’elle a sûrement acheté avec son argent à elle, et je me sens un peu
coupable.
Casper est perchée en face de moi sur une chaise pliante qui vient de la
salle de jeux. Les médecins ne sont pas autorisés à s’asseoir sur le lit des
patients.
Ses énormes yeux bleus sont gentils. Je me sens si mal après ce que je lui
ai fait.
Les mains levées, elle dessine ma silhouette. Quand ses doigts arrivent
à hauteur de mes boots, elle dit : « Tu t’appartiens, Charlie. Chaque petite
partie de ton corps est à toi. » Elle marque une pause. « Tu comprends ce
qui va se passer, n’est-ce pas ? »
Je déglutis avec difficulté. « Je retourne vivre avec ma mère. »
Casper m’a donné un papier sur lequel sont inscrits les numéros de
téléphone du foyer de transition, d’un groupe d’entraide, celui d’une
hotline, et son adresse mail. Le papier est rangé tout au fond de mon sac
à dos.
« Ne pas se droguer, ne pas boire d’alcool, parler. Il va falloir faire de gros
efforts, Charlie, pour te débarrasser de tes vieilles habitudes. Les vieilles
habitudes sont confortables, même quand on sait qu’elles peuvent vous faire
du mal. Tu pars vers l’inconnu. »
Je pose le sac à dos sur mes genoux et le serre dans mes bras. Je suis
incapable de regarder Casper. Je me concentre sur le tissu plastifié du sac.
Mamanmamanmaman.
Casper dit : « Mousse fraîche », en me souriant. Je ne réponds pas.
Elle essaie de nouveau. « Tu ressembles à un fermier, Charlotte. Un
fermier très perturbé, aux cheveux clairsemés. »
Je baisse les yeux sur les vêtements de la sœur de Mikey, le T-shirt des
Dead et le caban miteux que sa mère avait mis dans un carton. J’agite mes
orteils dans mes boots. Mes boots m’avaient manqué, leur poids qui les
rend si concrètes. Quand Vinnie me les a apportées, je les ai serrées contre
moi pendant un bon moment.
En passant devant la salle de jeux, dans le couloir, nous restons
silencieuses. J’entends le brouhaha à l’intérieur. Comme pour Jen S., on ne
leur permet pas de me dire au revoir. Tandis que l’ascenseur descend, la
chaleur dans mon ventre crée une énorme boule. Mes mots recommencent
à fuir. Les portes s’ouvrent.
Elle est là, devant le bureau, une liasse de documents et une enveloppe
à la main. Elle est toute grise : un blouson gris, un jean gris troué au genou,
des tennis grises, un bonnet gris.
La seule touche de couleur chez ma mère, ce sont ses cheveux. Comme
s’ils étaient en feu, un rouge profond qu’elle a rassemblé en une queue-de-
cheval trop lâche.
Mes cheveux blond foncé sont fourrés sous une casquette en laine ayant
appartenu à la sœur de Mikey – à peine quelques mèches, puisque j’avais
taillé ras la broussaille teinte en noir de l’époque où je vivais dans la rue.
Ma mère ne sourit pas, mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle le fasse.
Pourtant, l’espace d’une seconde, j’ai vu quelque chose, comme un signe,
une onde qui aurait traversé son regard.
Puis aurait disparu.
Dans mes poches, mes mains tremblent. Je serre les poings, autant que
possible. Je ne l’avais pas revue depuis presque un an.
Casper, professionnelle, va à la rencontre de ma mère. « Merci d’être
venue, Misty. » Elle se retourne et me fait signe d’approcher. « Charlie,
c’est l’heure. »
Plus je m’approche, moins je suis moi-même. Je m’échappe – ça
recommence, ce que Casper appelle dissociation. Si seulement ma mère
souriait, me touchait ou je ne sais quoi.
Elle me jette juste un rapide coup d’œil avant de s’adresser à Casper.
« Je suis contente de vous rencontrer enfin. Merci pour tout ce que vous
avez fait. Pour Charlotte, tout ça.
— Je vous en prie. Charlie, prends soin de toi. »
Casper ne sourit pas, elle ne fronce pas les sourcils, elle me touche juste le
bras, puis me pousse très légèrement en avant et repart en direction des
ascenseurs.
Ma mère s’apprête à sortir ; sa queue-de-cheval pend mollement dans son
dos et, arrivée aux portes vitrées de l’hôpital, sans se retourner, elle dit :
« Tu viens ? »
Dehors, le ciel est un patchwork de nuages gonflés d’eau. Les tennis bon
marché de ma mère couinent sur le trottoir. « Je n’ai pas de voiture en ce
moment », marmonne-t-elle, et elle allume une cigarette tout en marchant.
Je me demande comment elle est venue jusqu’à l’hôpital, et si quelqu’un l’a
déposée. Elle a toujours détesté le bus.
Il fait chaud dehors ; le bout de son nez brille. Je sais déjà que j’aurai trop
chaud avec mon caban. Arrivée au coin de l’hôpital, je me retourne ; elles
sont toutes derrière la fenêtre du quatrième étage, alignées telle une
ribambelle de poupées, qui me regardent, les mains de Blue pressées contre
la vitre.
Ma mère disparaît au coin de la rue.
Je dois courir pour la rattraper. Je commence à raconter ce que nous avons
répété avec Casper. J’essaie de rendre ça plausible car je connais
l’alternative. « Je vais respecter les règles, Ma. Tout ce que tu voudras.
Trouver un boulot, tout ça, d’accord ? »
Elle s’arrête si soudainement que je lui heurte l’épaule. Je suis désormais
presque aussi grande qu’elle, c’est-à-dire pas très grande. Nous sommes
toutes les deux petites.
Elle me tend l’enveloppe. « Tiens, c’est à toi, ticket de bus, certificat de
naissance, toute cette merde. »
Je ne comprends pas : « Quoi ? »
Comme je ne prends pas l’enveloppe, elle attrape ma main et replie mes
doigts dessus. « Je m’arrête là, Charlotte. Il y a tout ce qu’il te faut là-
dedans, d’accord ?
— Je pensais… je pensais que je rentrais à la maison. Avec toi. »
En la regardant fumer, je remarque à quel point ses mains sont sèches,
gercées. Elle tire une dernière fois sur sa cigarette et l’écrase sous ses
tennis.
Je lui jette un coup d’œil furtif, et je vois la petite bosse sur l’arête de son
nez. Le nez que j’ai cassé avec une poêle. Ses lèvres bougent tandis qu’elle
regarde passer les voitures. Elle refuse de croiser mon regard, et moi, je ne
peux pas la regarder trop longtemps.
Il y a tant de choses de cassées entre nous. Ma vue se brouille.
« Ton ami Mike est passé hier soir tard. On sait tous très bien que toi et
moi, c’est impossible ; et même toi, dans ce putain de foyer de transition
pour ados, ça ne marchera pas. C’est pas toi, Charlotte. Je ne sais pas ce que
c’est, toi, mais c’est pas moi, et je suis quasi certaine qu’un logement avec
couvre-feu, ça l’est pas non plus. La mère de Mike t’a acheté un ticket de
bus pour aller jusqu’en Arizona. Là-bas, tu seras hébergée chez lui. Il dit
qu’il t’aidera. »
Elle fouille dans sa poche pour y piocher une autre cigarette. « Il a laissé
une lettre pour toi. Tu seras seule pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’il
rentre de voyage. Je crois qu’il est roadie, machiniste pour un groupe, non ?
Mike est un type bien, Charlotte. Essaie de ne pas merder. »
Mikey avait donc fait quelque chose après avoir eu mon message. Je ne
vais pas vivre avec ma mère. Je vais monter dans un putain de bus pour
aller dans ce putain de désert. Loin, très loin de Frank le Salopard, de ce
putain de fleuve, de tout ça.
Je suis heureuse mais j’ai si peur, et je suis si déconcertée que je ne sais
pas quoi faire.
Doucement, les mains tremblantes, j’ouvre l’enveloppe et passe en revue
le ticket de bus, mon ancienne carte d’identité et mon certificat de
naissance. Je trouve aussi une lettre pliée – ça doit être celle de Mikey – et
un truc qui me donne un coup au cœur.
Une liasse de billets entourée d’un élastique et enveloppée dans du film
alimentaire. Je n’en crois pas mes yeux, jusqu’à ce que je comprenne de
quoi il s’agit. « Tu as eu ça où ? »
Ma mère tire une longue taffe sur sa cigarette. « La mère d’Eleanor
a trouvé ça, il y a un p’tit moment déjà. Ils vendent la maison et partent
dans l’Ouest. Pour être plus près d’elle. Elle est dans l’Idaho, tu sais. »
Paris, Londres, l’Islande. Juste n’importe où ailleurs. Avec Ellis, on
tondait des pelouses et on avait aidé Mme Hampl, là-bas à Sherburne,
à vider son garage. Ça avait été long et difficile. Mme Hampl était autrice,
un truc comme ça, et avait gardé tout un tas de dossiers avec des articles de
presse et des vieux magazines. À cette époque-là, nous faisions tout ce que
nous pouvions pour gagner de l’argent.
« Judy a pensé que ça te revenait. »
J’ai fourré l’argent dans la poche de mon caban et me suis essuyé les yeux
furtivement. Je ne veux pas que ma mère me voie pleurer.
Quelque chose me remonte dans la gorge – désoléedésolée‐
désoléetumemanques – mais ça reste coincé là, en silence. « Il faut que je
file maintenant, Charlotte. J’ai un rendez-vous », me dit ma mère.
Elle s’éloigne de quelques pas avant de soudain se retourner et de
m’enlacer si fort que je peux à peine respirer, si fort que je vois un halo
rouge autour des nuages. Elle colle sa bouche contre mon oreille. Et elle
murmure : « Putain, ne crois pas que je n’ai pas le cœur brisé. »
Sur ce, elle part, et j’ai froid, de plus en plus froid, plantée là au
croisement de Riverside et de la 22e Rue, face au vide tout à la fois
immense et tout petit du monde. La gare routière est loin. Je ne sais même
pas quelle heure il est.
Je regarde mon ticket. Départ : Minneapolis, Minnesota ; arrivée : Tucson,
Arizona. Je jette un coup d’œil au reste, et les noms des villes dans
lesquelles nous allons nous arrêter deviennent flous. Le désert.
Quand j’avais demandé à Mikey de me sauver, il n’avait d’abord rien
répondu puis avait finalement tapé : Je m’en occupe, avant de se
déconnecter.
Je pars dans le désert. Je m’apprête à voyager seule en bus et à traverser
Dieu sait combien d’États, pour vivre avec Mikey quelque part où je ne suis
jamais allée de ma vie. Et comment je suis censée me rendre à la gare
routière ? Quelle heure est-il ? Je jette un coup d’œil à l’hôpital derrière moi
et me demande si je dois y retourner, mais me rends compte que c’est
impossible. Ils croient que je suis partie avec ma mère. Et qu’est-ce que je
vais faire en arrivant là-bas ? Mikey sera absent pendant combien de
temps ? Je vais rester seule longtemps ?
Tout va trop vite et je n’arrive pas à respirer. J’ai trop chaud avec mon
caban.
« Tu as besoin d’un chauffeur, mademoiselle Dure à Cuire ? »
Je me retourne et vois la camionnette blanche avec le logo de l’hôpital
arrêtée à côté de moi. Vinnie jette sa cigarette par la vitre. « Monte. »
Je monte et il dit : « Tout ce que je sais, c’est que je suis en route pour
aller chercher des anorexiques dont c’est le jour de sortie au Mall of
America, tu piges ? Je ne conduis pas une mineure, non accompagnée par
son tuteur légal, à une adresse non communiquée. » Il démarre. « Mets ta
ceinture ! Il ne manquerait plus que je me retrouve avec une fille morte sur
les bras. Où on va ? »
Je lui explique. On ne se parle plus jusqu’à ce qu’on arrive à la gare
routière Greyhound. Quelques personnes sont déjà là, entourées de valises
et de boîtes, de sacs en papier et de sacs plastique. Il fouille dans la poche
de son manteau noir et me fourre quelques billets dans la main. « Je ne veux
plus jamais te revoir par ici, Charlie Girl. »
Je hoche la tête, la vue brouillée par les larmes.
« Qui que ce soit ou quoi que ce soit de bousillé peut être réparé. Voilà ce
que je pense. » Il jette un coup d’œil à la gare routière. « C’est l’heure,
jeune fille ; et quand tu monteras dans le bus, assieds-toi à l’avant, ne
t’installe pas à l’arrière. À l’arrière, c’est la zone. T’en approche pas.
N’accepte aucune cigarette si on t’en propose, ni rien à boire sauf si ça sort
d’une machine. Reste comme tu es. Verrouillée. » Il s’étreint lui-même avec
force. « Et quand tu arriveras là où tu vas, le soleil ne cessera plus jamais de
briller, il fera beau tous les jours, non ? Ne me demande pas comment je le
sais, je le sais, c’est tout. Je sais comment m’y prendre pour savoir des
choses sur les filles. Allez, vas-y. » Il se penche et ouvre ma portière
à l’aide de son coude.
Il sent les cigarillos Swisher parfumés à la fraise, et le lait chaud, il sent
l’odeur de la rue, une odeur familière.
J’inspire une bonne bouffée de cette odeur, au cas où ce serait la seule
douceur que je connaîtrais pendant plusieurs jours, puis je descends de la
camionnette, en traînant la valise de Louisa et mon sac à dos derrière moi.
2
1. « Je ferai n’importe quoi dans ce monde créé par la toute-puissance de Dieu, / Si tu me laisses te
suivre. »
LE BUS EST UN MONSTRE GÉANT, un lourdaud rempli de tristesse et d’air
vicié. Dans chaque ville, il s’arrête pour nous chier : nous en descendons et,
pendant vingt minutes, deux ou trois heures, peu importe, c’est toujours la
même chose : un restaurant, une supérette, des ordures dans les toilettes, des
ordures dans les caniveaux. Je cache l’argent que Vinnie m’a donné au fond
de mes poches et ne l’utilise que pour acheter des barres chocolatées, des
sodas, des chips salées et, une fois, un sandwich aux œufs dont la date de
péremption avait été effacée. Le goût du chocolat dans ma bouche
s’apparente à une pure extase.
Je ne parle pas aux gens qui s’assoient à côté de moi. Ils montent à bord,
sentent la fumée ou la saleté, et débarquent à l’arrêt suivant. Au Kansas, le
bus tombe en panne en plein milieu de la nuit dans une ville où Noël est
encore présent à la mi-mai : des guirlandes fanées sur les façades sombres
des magasins, de grosses lumières qui scintillent dans la devanture d’une
station-service. La femme à côté de moi enfouit son menton dans le col de
son manteau en fausse fourrure, comme dans une épaisse coquille, et
marmonne des prières tandis que nous descendons du bus et nous
éparpillons sur le parking d’un restaurant à la devanture condamnée.
Les hommes qui étaient assis à l’arrière se contentent de déplacer leur jeu
de bonneteau à l’extérieur, dans une ruelle, tandis que le chauffeur fait les
cent pas en attendant de l’aide. Je m’assieds sur un trottoir à l’écart ; j’ai
toujours aussi chaud avec mon caban. Mon billet précise que nous allons
traverser six États avant d’arriver en Arizona et que la durée du voyage est
d’une journée, plus vingt et une heures et quarante-cinq minutes.
Le chauffeur nous annonce qu’il ne sait pas dans combien de temps un bus
de remplacement arrivera.
Dans les toilettes, en regardant l’argent qu’Ellis et moi avons gagné, je
pleure à chaudes larmes et le col de mon manteau est trempé. Je vais enfin
quelque part – peut-être dans un meilleur endroit – mais elle n’est pas avec
moi, et ça fait mal. Tout me fait mal à nouveau, tout est tranchant et
effrayant contre ma peau – qui fout la trouille, elle aussi. J’essaie juste de
penser à Mikey, en me disant que ce sera vraiment bien d’être avec lui ; et
peut-être en étant un peu plus que de simples amis, cette fois.
Nous arrivons au milieu de la nuit. Le cri soudain et joyeux du chauffeur,
Toooo… suuuun1… !, remplit le bus et réveille plusieurs d’entre nous en
sursaut. Je rejoins la file de passagers endormis qui trébuchent en
descendant pour atterrir dans une nuit noire et chaude.
Parmi nous, quelques-uns sont accueillis par des étreintes et des
embrassades. Personne n’est là pour moi ; pour ne pas me sentir seule, je
sors l’enveloppe de Mikey.
Dans le car, j’ai relu et re-relu la lettre, juste pour ne pas oublier que tout
ça était réel, que j’allais vraiment m’en sortir.
Pour moi, ils ne ressemblent pas à des oiseaux, mais ils sont lumineux, ils
scintillent dans l’air de la nuit, leurs ailes féroces grandes ouvertes.
La maison d’hôtes est à l’arrière. Je trouve la clé sous le pot. Un vélo jaune
avec un panier neuf en osier est attaché à un poteau de corde à linge.
Je déverrouille la porte et cherche à tâtons l’interrupteur le long du mur,
avant de cligner des yeux à cause de l’éclat soudain de la lumière. Les murs
intérieurs sont peints en violet, eux aussi.
Je n’ai aucune idée de ce qu’il faut faire. La propriétaire est-elle là ? M’a-
t-elle entendue arriver ?
Il n’y a pas de petits spots qui font cling ici. Pas de moquette beige
partout. Pas de filles qui pleurent. Pas de pièce secrète.
Je suis seule. Pour la première fois depuis des mois et des mois, je suis
complètement seule. Pas d’Evan, pas de Dump, pas de Casper, pas même
l’irritante Isis. Pendant une minute, je suis prise de panique : si quelque
chose m’arrive entre maintenant et le retour de Mikey, qui le saura ? Qui
s’en inquiétera ? Je me retrouve brièvement propulsée dans le passé : ces
jours terrifiants dans la rue avant qu’Evan et Dump me trouvent, quand
chaque jour était un battement de cœur intensifié et que les nuits duraient
des années, à attendre la lumière de l’aube, à sursauter à chaque bruit,
à essayer de trouver un endroit sûr où me cacher.
Il y a être seule, et puis il y a être isolée, toute seule. Ce n’est pas du tout
la même chose.
Respire, Charlie. Respire, comme Casper disait. Je glisse mes doigts sous
mon manteau et me pince les cuisses, en espérant que la douleur me
recadrera. Petit à petit, ma panique s’apaise.
Mon estomac gargouille bruyamment. Reconnaissante d’avoir autre chose
sur quoi me concentrer, j’explore le mini-frigo casé dans un coin. Il contient
quelques bouteilles d’eau et des bananes molles. Je mange une banane et
bois d’un trait l’eau d’une bouteille entière. Il y a aussi deux morceaux de
pizza dans une petite boîte en carton. Ils sont tellement raides et rassis
qu’ils se brisent quand je les mets dans ma bouche, mais je m’en fiche.
Je suis affamée. Lentement, la panique s’estompe et fait place
à l’épuisement qui me submerge.
Le quartier est silencieux. Quelle heure est-il ? Une grosse malle est posée
dans un coin de la pièce et je la pousse devant la porte, au cas où. Tout mon
corps est endolori par le voyage en bus et je tiens à peine debout. J’éteins la
lumière. Bien que mon corps soit couvert de sueur, je n’enlève pas mon
manteau. L’enlever me donnerait le sentiment d’être encore plus exposée et
fragile que je ne le suis déjà. J’ai besoin d’une petite armure de protection,
juste au cas où.
Je m’installe sur le futon, le futon de Mikey, à même le sol. Je sens un
poids se soulever, disparaître dans le silence qui m’entoure. Je n’ai pas
à écouter la tristesse de plusieurs filles vivant le long d’un couloir. Frank le
Salopard est loin, très loin, et là où je suis ses mains ne peuvent pas me
trouver. J’ai un peu d’argent dans mon sac à dos. Mon corps devient de plus
en plus léger.
Le sommeil : je le sens enfin, après des mois et des mois à lutter contre
lui, et je m’enfonce plus profondément dans le manteau, dans le futon.
J’enfouis mon visage dans l’oreiller et c’est là que je trouve enfin l’odeur de
Mikey, des effluves de cannelle. Je la respire aussi profondément que je
peux, la laissant s’immiscer dans tous les replis de mon corps et me bercer
jusqu’à ce que je m’endorme.
1. Too sun pour Tucson : littéralement, trop ensoleillé / trop de soleil, en référence aux
températures excessives de la région.
2. Le Mod Podge, à la fois colle, produit d’étanchéité et vernis, fournit une couche protectrice.
PENDANT DEUX JOURS, JE DORS ET JE DESSINE, grignotant les crackers et le
fromage, en buvant toutes les bouteilles d’eau jusqu’à ce qu’elles soient
toutes vides et que je doive les remplir au robinet.
Le troisième jour, je dessine avec une paire d’écouteurs de Mikey sur les
oreilles. Morrissey chante gentiment pour moi quand j’entends un
martèlement sourd. J’enlève les écouteurs, mon cœur bat la chamade, et la
porte s’ouvre. Mikey ? Il est déjà de retour ? Je me lève d’un bond.
La femme qui apparaît sur le seuil est grande, et ses mains fines agrippent
les montants de la porte. Ses cheveux sont blancs et raides, coupés juste en
dessous de ses oreilles. Je porte une salopette, mais mes bras sont nus dans
mon T-shirt à manches courtes, alors je les cache derrière mon dos. Je suis
déçue, ce n’est pas Mikey – mes battements de cœur ralentissent.
Elle me regarde en plissant les yeux. « Myope comme une putain de
taupe. J’ai oublié mes lunettes dans la maison. Michael m’a envoyé un
message. Il veut savoir si tu vas bien. Au cas où tu ne l’aurais pas compris,
je suis la propriétaire. »
Sa voix est légèrement rocailleuse, une sorte d’accent que je n’arrive pas
à situer. Elle a le visage marqué, le genre de visage que les gens qualifient
de buriné. Le genre qui est beau, intimidant et légèrement effrayant. Je me
demande toujours à quoi ressemblaient ces femmes quand elles étaient
enfants.
Je hoche prudemment la tête. Je suis toujours méfiante avec les nouvelles
personnes, surtout les adultes. On ne sait jamais comment ils vont être.
« Michael ne m’a pas dit que tu étais muette. Tu es muette ? » Les bagues
turquoise à ses doigts tapotent l’encadrement de la porte. « Alors, ça va, ou
ça ne va pas ? »
Je hoche encore la tête, je déglutis.
« Pipeau. »
Elle se déplace rapidement, passe derrière moi pour attraper mes poignets.
Elle me retourne les bras pour que les lignes en relief soient visibles.
Instinctivement, je me raidis et tente de retirer mes mains, mais elle resserre
sa prise. Le bout de ses doigts est calleux.
Elle émet un grognement. « Les filles d’aujourd’hui… Putain… Vous me
rendez tellement triste. Le monde nous fait assez de mal comme ça. Putain !
Pourquoi courir après ? »
Le souffle qui sort de mes narines est bouillant, je panique. Un Lâchez-
moi, putain ! caracole dans ma tête comme une boule de flipper et sort de
ma bouche. Je suis surprise par le son de ma propre voix et elle doit l’être
aussi, car elle desserre sa prise et lâche mes bras.
Je me frotte les poignets et envisage de lui cracher dessus.
« Une fille avec des dents. » Sa voix est étrangement satisfaite. « Ça joue
en ta faveur. »
L’encadrement de la porte frôle mon épaule ; dans ma tête, je lui claque la
porte au nez. Je m’éloigne d’elle pour éviter que ça ne devienne réel. Qui
est cette garce ?
« Je suis Ariel. Tiens. » Elle presse un morceau de papier contre ma
poitrine. « J’ai une amie qui tient une boutique sur l’avenue. Elle a besoin
d’aide, d’une vendeuse. Et dis-lui que je l’emmènerai boire des Appletini1
vendredi. »
Arrivée à mi-chemin dans la cour broussailleuse, elle se retourne, une
main en visière devant ses yeux. « Trouve du travail, amie de Michael.
Trouve-toi de quoi te loger. Tu n’es ici que pour deux semaines, pas un jour
de plus. »
Quand j’arrive chez Mikey, la maison d’Ariel est plongée dans le noir,
alors je décide de m’asseoir dans le jardin pendant un petit moment.
Je trouve une rallonge et la branche à la seule lampe de Mikey, la traîne
dehors et la plante dans la terre. Je dispose mon carnet de croquis et mes
fusains autour de moi. J’enlève mes boots et mes chaussettes, et je fronce le
nez à cause de l’odeur. Ça fait maintenant une semaine que je ne me suis
pas lavée. Pas étonnant que tout le monde dans la coopérative m’ait
regardée : je pue. Je renifle mes aisselles. Il va falloir que je prenne une
douche. Mais pas tout de suite. Je suis déjà restée plus longtemps que ça
sans me laver.
De quelque part, non loin de là, me parvient le son d’une guitare et d’une
batterie, une musique qui soudain s’emballe, puis le silence – un groupe qui
s’entraîne.
J’écoute les yeux fermés, les orteils enfoncés dans le sol sablonneux.
Le bassiste frette et décale ses doigts hésitants ; le batteur joue
à contretemps. Le chanteur est frustré par la maladresse de chacun. Sa voix
se brise alors qu’il essaie de marquer le rythme, de faire le pont. Le groupe
s’arrête brusquement de jouer, la basse s’efface progressivement ; le
chanteur aboie Un deux trois et ils se lancent à nouveau, se cherchent.
Mikey me manque encore plus ; il nous emmenait toujours, Ellis et moi,
voir ses amis répéter dans des garages et des sous-sols. C’était électrique et
réel, de regarder un gars qui essayait de comprendre un accord encore et
encore, ou une fille qui tapait sur la batterie. Ellis s’ennuyait toujours assez
vite et sortait son téléphone, mais regarder et écouter quelque chose en train
de se créer pouvait me nourrir pendant des jours entiers.
Petit à petit, les doigts et les voix s’unissent, la musique se dessine ; les
paroles naissent en écho à la musique :
1. « Alors nous nous asseyions sur notre étoile et nous rêvions à ce que nous étions et à ce que nous
devrions être… »
2. « Oh je ne veux pas être objet de pitié / Je veux juste que tu voies mon vrai visage / Tu peux
faire ça pour moi / Ça va prendre deux minutes, ou trois / Oh, tu peux faire ça pour moi ? »
J’ATTENDS EN FACE DU CAFÉ pendant dix bonnes minutes. Je suis debout
depuis 4 heures du matin ; j’avais pourtant réglé sur 5 heures le petit réveil
de voyage que j’avais trouvé dans la malle de Mikey. J’ai dessiné et me suis
exhortée à avoir le courage de venir ici. Il est presque 6 heures du matin et
la 4e Avenue commence à s’animer, les magasins ouvrent leurs portes, les
gens traînent des tables sur le trottoir.
L’enseigne au néon TRUE GRIT est de travers, et le U clignote.
Je traverse la rue en prenant de grandes inspirations. Juste au moment où
je m’apprête à frapper à la lourde porte d’entrée du café, la porte
moustiquaire verte un peu plus loin, celle par laquelle Riley est sorti hier,
s’ouvre.
Et il est là, déjà en train de fumer. Et souriant.
« Strange Girl, dit-il aimablement. C’est le début d’une nouvelle vie pour
toi. Bienvenue. Entre. »
Une femme aux pointes de cheveux teintes en rose arrive sur un vélo bleu.
Elle nous regarde d’un air étonné. Elle est plus âgée, corpulente, avec un
sweat-shirt déchiré et une longue jupe à pompons.
« Quoi de neuf, R ? Qu’est-ce qui se passe ? » Elle me sourit gentiment en
attachant son vélo.
« Plongeuse intérimaire, je te présente Linus. Hé, dit-il en me regardant de
haut. Je crois bien que je ne connais pas ton nom, Strange Girl.
— Je m’appelle Charlie, dis-je, d’une voix à peine audible. Charlie
Davis. »
Il me tend la main. « Eh bien, je suis ravi de te rencontrer, Charlie, Charlie
Davis. Et moi c’est Riley. Riley West. »
J’hésite un peu, puis je prends sa main. Elle est chaude. Je n’ai pas touché
quelqu’un gentiment depuis que j’ai caressé les cheveux de Louisa. Mon
corps est soudain traversé par une onde de chaleur et je retire ma main.
« Bien, fait-il gaiement. Revenons-en au sujet qui nous intéresse.
D’accord ? Vaisselle sale, café, clients ingrats, et la longue marche vers la
mort. »
Linus éclate de rire.
Nous passons la porte verte qui, selon Riley, est l’entrée de service. Une
pointeuse grise, d’aspect industriel, est fixée au mur, flanquée d’un tableau
avec des fentes remplies de cartes de pointage. Linus se dirige vers la salle
et, au bout de quelques minutes, j’entends le bruit du moulin à café ; l’air
s’emplit d’une odeur épaisse, presque sucrée – celle des grains fraîchement
moulus.
Riley me montre comment charger le lave-vaisselle, sur quels boutons
appuyer, où empiler les plateaux, où rincer et ranger les bacs. Le coin
cuisine est imprégné d’une chaleur humide, le revêtement de sol est couvert
d’eau savonneuse et de restes gluants de nourriture. L’évier est rempli de
casseroles, de poêles, de vaisselle encrassées. Riley fronce les sourcils.
« Je suppose que les filles n’ont pas fait le grand ménage hier soir. »
Linus se faufile entre Riley et moi pour prendre quelque chose dans la
zone de cuisson : « Bienvenue dans notre maison de fous, petite », dit-elle
en souriant, et elle retourne au comptoir d’un pas alerte. Elle trie les CD.
Riley me lance un tablier crasseux et entreprend de découper des poivrons
et des oignons, qu’il balance ensuite dans un bac en acier inoxydable.
Je passe le tablier par-dessus ma tête et j’essaie de le nouer dans le dos.
Il est trop grand, alors je dois faire un tour de plus avec les liens et
l’attacher devant.
Du coin de l’œil, je vois Riley faire une pause en attendant de savoir ce
que Linus va mettre comme musique. Elle appuie sur un bouton et c’est
parti, Astral Weeks, plaintif et triste. Il hoche la tête, comme s’il approuvait,
et met du pain sur le gril.
Je me tourne vers l’évier, contemple les piles de vaisselle et de casseroles.
J’ouvre le robinet et je me dis : C’est pour ça que tu es venue ici. Au travail.
Environ une heure plus tard, Linus déverrouille la porte d’entrée. On n’a
pas longtemps à attendre avant que les clients arrivent, un essaim de voix et
de fumée de cigarette. Certains me saluent d’un signe de tête, mais la
plupart se contentent de parler à Riley et Linus. Ça ne me dérange pas. Ça
ne m’a jamais dérangée d’écouter. Je suis plus douée pour écouter que pour
parler, de toute façon.
Je passe la matinée à charger le lave-vaisselle, à attendre, à en vider les
bacs et à ranger les assiettes à leur place avant qu’elles ne servent
à nouveau. Pour ranger la vaisselle, je dois passer derrière Riley et me
hisser sur la pointe des pieds afin d’atteindre les étagères. Le poste de
cuisson est petit et donne directement sur la plonge. On y trouve un gril,
une friteuse, un four, un réfrigérateur à deux portes en acier inoxydable, un
comptoir pour les planches à découper et un petit îlot central.
En écoutant Riley parler aux serveurs, j’apprends quels plats, plutôt
modestes, on sert chez True Grit et qui y travaille. Beaucoup d’employés
semblent être des musiciens qui jouent dans des groupes ou des étudiants.
Le vrombissement vigoureux et crépitant de la machine à expresso est
toujours en arrière-fond. J’ai soif, mais j’ai peur de demander quoi que ce
soit. Faut-il payer les boissons ici ? Je n’ai pas apporté d’argent. Il faut que
je garde tout ce qu’Ellis et moi avons gagné pour me payer un logement.
Quand je pense que personne ne regarde, je prends un verre et je bois l’eau
du robinet. Mais, très vite, mon estomac gargouille, et avoir à racler les
restes de nourriture pour les jeter dans la poubelle devient assez pénible.
J’envisage de mettre de côté des moitiés de sandwichs entamés et je note
mentalement de trouver un endroit où les cacher.
Alors que je reviens une fois de plus dans la cuisine avec de la vaisselle et
des couverts sales, Riley n’est plus en train de travailler. Il me regarde
attentivement ; embarrassée, j’ai la chair de poule.
« D’où viens-tu, Strange Girl ?
— Minnesota », je réponds, méfiante. Je me glisse devant lui pour mettre
des plats sur l’étagère au-dessus du plan de travail. Il ne bouge pas pour me
faire de la place et mon dos frôle donc son ventre.
« Oh. Intéressant. Minnie-Soh-Tah. Ben dis donc. J’ai joué un jour au 7th
Street Entry à Minneapolis. Tu y es déjà allée ? »
Je secoue la tête. Les punks l’avaient qualifié de semi-célèbre. Le 7th
Street Entry est un club dans le centre de Minneapolis où jouent des
groupes cool. Riley joue… jouait dans un groupe ?
« Tu as déménagé ici pour un garçon, je parie, hein ? » Il sourit
malicieusement.
« Non », je réplique d’une voix empreinte de colère. Pas vraiment, me
dis-je. Peut-être. Si ? « Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Tu es un peu bizarre, tu sais. »
Je ne réponds pas. L’attention qu’il me prête me fait peur. Je ne sais pas
s’il est vraiment gentil ou s’il essaie de m’appâter. Parfois, avec les gens, on
ne peut pas savoir. Finalement, je bredouille : « Peu importe.
— N’hésite pas à me parler si tu en as envie, Strange Girl. Je ne mords
pas, tu sais. »
Linus a collé un bon de commande sur le passe-plat. « Pas en ce moment,
non, en effet », lâche-t-elle.
Riley lui lance une croûte de pain et elle esquive.
1. The Lonely Doll est le premier d’une série de livres pour enfants de la photographe et autrice
Dare Wright. L’histoire d’une poupée solitaire est racontée à travers des textes et des photographies.
LE LENDEMAIN MATIN, Linus m’attend devant le café ; elle attache ses
cheveux roses avec un chouchou. Sa lèvre inférieure est gonflée.
« Tu n’aurais pas vu Riley, par hasard ? »
Quand je secoue la tête, elle fronce les sourcils. « Merde. Bon, on y va. »
Elle déverrouille la porte du café, appuie sur les boutons de l’alarme de
sécurité, avant d’accrocher ses affaires à une patère. « Julie a été retenue
à Sedona. Elle risque d’être en retard. Elle ne porte pas de montre. Tout va
bien. Elle a une sorte d’énergie un peu folle, pas comme nous tous. En
attendant, tu peux m’aider pour la mise en place. J’ai entendu dire que Peter
Lee et Tanner avaient fait la fermeture du Tap Room la nuit dernière, ils ne
seront donc pas à l’heure. C’est un bar dans le centre-ville. Tu as l’air un
peu jeune pour connaître ce genre d’endroit. »
Elle sort les tabliers du lave-vaisselle, ils sont humides et elle m’en lance
un en grimaçant. « Je suppose que Riley ne t’a pas donné les informations
destinées aux nouveaux employés. Alors je t’explique les grandes lignes : tu
peux avoir du café ordinaire gratuitement, autant que tu veux, et presque
toutes les boissons chaudes, dans les limites du raisonnable. Mais si tu
sembles en prendre trop, alors Julie commencera à te faire payer. Tu es
censée payer pour tout ce que tu manges, mais encore une fois, ça peut
devenir douteux. Genre, et si je m’étais trompée de commande ? Tu vois ce
que je veux dire ? Les pauses cigarette sont à l’extérieur, mais parfois on
peut fumer dans la salle de détente… » Elle sourit en montrant un couloir
sombre jonché de serpillières, de balais et de seaux, derrière le gril et le
coin cuisine. « Mais fais gaffe à ce que Julie ne t’y prenne pas. Son bureau
est là-bas et elle déteste l’odeur de la fumée. »
Elle marque une pause. « Et puis il y a Riley. Il y a toutes sortes de règles
pour Riley, et Riley enfreint toutes les règles, mais Julie le laisse faire,
parce que c’est son frère et qu’elle a des notions tordues de ce qu’est
l’amour. Ce qui signifie pour toi… heu… Parfois, quand elle n’est pas là, il
fume quand il cuisine. Et il boit aussi. Bon, puisque tu es en cuisine, donc
dans le fond du café avec lui et que je suis habituellement ici, devant, c’est
un peu ton boulot de garder un œil sur lui, et de me dire si les choses
semblent aller de travers. Si tu vois ce que je veux dire. » Elle me regarde
attentivement. « Ça marche ? »
Je hoche la tête.
« Ok, on y va. Pour commencer, on prépare le café. »
Elle m’emmène à la machine à expresso, me montre les percolateurs qui
contiennent cinq types de café différents, la vitrine des pâtisseries qui fait
face à la salle.
« Mais tout d’abord, dit-elle, on choisit la musique. » Elle passe en revue
les piles de CD et de cassettes sur le comptoir. D’autres CD sont fourrés
dans le meuble du bas, au milieu de carnets de commandes, de boîtes de
crayons et de stylos, de rouleaux de caisse enregistreuse et d’une bouteille
de bourbon, ce qui fait soupirer Linus. Elle la cache dans un coin du
meuble, hors de vue.
Elle lève les yeux vers moi. « Nous choisissons en fonction de notre
humeur. Plus tard, nous choisirons en fonction de la clientèle, sauf si nous
la détestons. Ce matin, on se sent très… » Elle hésite. « Triste. Trop de non-
dits dans ma vie. Je suis sûre que tu es trop jeune pour comprendre, non ? »
Elle me fait un clin d’œil. « Allons-y pour Van Morrison. T.B. Sheets. Ça te
dit quelque chose ? Je suis un peu d’humeur Morrison en ce moment. »
J’acquiesce, mais je me crispe un peu, à cause de mon père. Toutefois,
quand les premières notes envahissent l’espace, je commence à me
détendre ; la musique est familière, et apaisante, et j’essaie de penser que
c’est peut-être mon père qui, d’une manière bizarre, est ici avec moi.
Elle passe en revue les grains de café à l’aspect huileux dans les bacs
transparents : Kona de Hawaï, guatémaltèque, éthiopien, Blue Mountain,
kényan. Les thés sont posés en vrac sur des tablettes coulissantes en bois.
Ils ressemblent à de petits tas de brindilles odorantes. Par l’immense
devanture qui donne sur la 4e Avenue, on voit d’autres boutiques ouvrir
aussi : on y lave les vitres, on installe des présentoirs sur les trottoirs, on
sort les tables. La journée commence pour tout le monde, y compris, je
m’en rends compte, pour moi. J’ai un boulot. Un peu sale, mais c’est le
mien. Je fais partie de quelque chose. J’ai gravi au moins un échelon.
J’aimerais que Casper soit là. Elle me ferait probablement un de ses high-
five maladroits ou un truc du genre. Je suis si fière de moi que je la
laisserais sûrement faire.
Une silhouette apparaît à la devanture de True Grit, bloquant la lumière.
Linus me donne un coup de coude et imite le mouvement des aiguilles
d’une montre à l’intention d’un homme au visage sale sur le trottoir : elle
tape dix fois sur son poignet, ce qui signifie probablement qu’il doit
attendre dix minutes de plus. Il acquiesce, le bord de son chapeau de paille
rabattu sur ses yeux. Il s’appuie sur le rack à vélos, cale son journal sous
son bras. Il commence une conversation complexe avec lui-même.
Linus se remet à moudre le café, criant par-dessus le bruit des grains
écrasés. « C’est M. Je-Chie-Quinze-Minutes. Il est là tous les jours
à l’ouverture. Il apporte un journal et un seau. Il part chier derrière pendant
un quart d’heure et ensuite on le laisse récupérer le vieux marc de café dans
un seau. » Elle montre du doigt un seau à cornichons de vingt litres vide.
Je la regarde, les yeux écarquillés. Je dois crier par-dessus le bruit du
moulin à café. « Pour de vrai ? Genre, il chie pendant quinze minutes ? »
Elle acquiesce. « Pour de vrai. Et ce sera ton travail, en tant que
responsable de la plonge, d’y aller après qu’il a fini et de t’assurer que tout
est propre. » Elle fait un clin d’œil. « Mais tu sais, il utilise le marc de café
pour son jardin sur la 6e Avenue et putain, le moins qu’on puisse dire, c’est
que c’est foutrement beau. Des putain de tournesols aussi grands que moi et
des tomates de la taille de mes nichons. »
Je ris, sans même réfléchir, un gros rire gras, et je me couvre rapidement
la bouche d’une main. Linus dit : « C’est bon ! Tu as le droit de rire. Je suis
sacrément drôle, n’est-ce pas ? » Elle me donne de nouveau un coup de
coude.
Je laisse retomber ma main. Je lui souris en retour.
« C’est mieux comme ça. Ça me plaît. » Elle remplit un percolateur d’eau
et me tend le filtre de grains éthiopiens, en baissant la tête pour que nos
yeux soient au même niveau. Il y a un léger duvet noir entre ses sourcils.
« Julie va t’adorer, ne t’inquiète pas. Elle aime les cabossés, les esquintés
de la vie, et tu empestes ça. Ne le prends pas mal ou quoi que ce soit.
Bizarrement, ici, c’est une bonne chose. Nous sommes tous cabossés ; un
échantillon d’une quinzaine de cabossés. » Elle remplit deux mugs de café
et m’en tend un. « À présent, va faire entrer M. Je-Chie-Quinze-Minutes. »
À 8 h 30, le visage de Linus est rouge écarlate et elle jure dans sa barbe,
courant de l’avant du café au gril à l’arrière, coupant des bagels en deux
avant de les mettre à toaster. Les serveurs sont en retard, et Riley n’est
toujours pas arrivé. Il était censé venir à 6 heures pour préparer les
accompagnements des petits déjeuners : les sauces chili et les frites maison.
Elle m’a déjà demandé de m’occuper des pommes de terre, puis m’a
engueulée quand j’ai oublié de les retourner à intervalles réguliers.
« Il va falloir que tu ailles le chercher », dit-elle finalement, enfournant
une fourchette de tofu brouillé dans sa bouche.
En la regardant, mon estomac gargouille. J’ai oublié de manger avant de
partir ce matin.
« Il n’a pas de téléphone et je ne peux pas quitter ou fermer le café. Julie
me tuerait, putain. » Elle griffonne une adresse et des indications sur un
morceau de papier. Elle me dit de demander à l’un des joueurs de go au
visage lunaire de servir pendant qu’elle cuisine. « Dis-lui que le café sera
gratuit pour le reste de la journée. »
Dehors, je regarde l’adresse qu’elle m’a donnée. C’est dans le centre-
ville, pas loin, me semble-t-il, en traversant le passage souterrain.
Je déverrouille le cadenas de mon vélo et je pars.
Il vit au coin d’une banque de sang, dans une petite maison individuelle
bleu pâle, en retrait derrière quelques peupliers baveux, dans une rue aux
habitations peintes de couleurs funky et aux vieilles voitures avec des
stickers de groupes de musique décollés. Sous le porche de devant, je passe
à côté d’un cendrier plein et d’une bouteille de bière vide, et d’une chaise
Adirondack verte sur laquelle sont empilés des livres de poche cornés.
Personne ne répond à mes coups et je vois que la porte moustiquaire n’est
pas verrouillée. Quand je la pousse, juste un peu, elle cède. J’appelle,
doucement : « Hé, y a quelqu’un ? T’es en retard pour aller bosser… »
Pas de réponse. J’hésite pendant quelques secondes, jetant un coup d’œil
depuis le seuil. Je ne veux pas le trouver nu dans un lit avec une nana, mais
je ne veux pas avoir à retourner auprès de Linus sans même avoir essayé de
le trouver. Et je suis aussi un peu curieuse de savoir ce que fait Riley,
exactement. À quoi ressemble sa vie, ce type qui a joué dans un groupe et
qui maintenant bosse dans un café.
J’ouvre la porte en grand et entre, en repoussant du pied une paire de
Converse noires délavées. La pièce principale est remplie de livres, empilés
sur le sol et entassés dans une bibliothèque en chêne vitrée qui s’élève du
sol au plafond.
Un canapé défoncé en velours bordeaux est installé contre le mur du fond,
sous une fenêtre ouverte, sans rideau.
Je passe dans la cuisine, et le calendrier sur le mur attire mon attention.
Des pin-up des années 1940 aux cheveux gorgés de soleil et aux longues
jambes, les seins palpitant sous le tissu de leurs maillots de bain. Il est
ouvert au mois de novembre.
Aujourd’hui, c’est le dernier jour du mois de mai.
Au cours des quarante-cinq derniers jours, j’ai essayé de me suicider, j’ai
été placée dans une unité psychiatrique, j’ai été expédiée en bus à travers
tout le pays, j’ai trouvé un emploi de plongeuse dans un café minable et,
à présent, je rôde dans la maison d’un cinglé qui semble avoir un problème
avec l’alcool. Un drôle de type, mignon, mais un drôle de type.
Même Ellis ne pourrait pas rendre tout ça angélique.
Je marche dans un couloir sombre et pousse lentement une porte. Une
minuscule salle de bains, peinte en blanc. Une baignoire sur pieds avec une
pomme de douche. Une armoire à pharmacie avec une porte miroir sale.
Une carte postale encadrée avec une photo de Bob Dylan devant une
Studebaker. Woodstock, 1968, dit la légende. J’examine la carte postale
avec nostalgie. Mon père adorait écouter Nashville Skyline. Il m’avait
raconté que Bob avait eu un grave accident de moto et qu’il avait ensuite
arrêté de boire et de fumer, et que c’était pour cette raison que sa voix était
pure et profonde sur cet album. Dieu est revenu vers Dylan. C’est ce que
mon père m’a dit.
Une autre porte est entrouverte. J’hésite avant de frapper. Le cœur battant,
je tape doucement sur le montant puis la pousse avec précaution, les yeux
à moitié fermés, juste au cas où.
Il est allongé sur le dos, sur le lit, tout habillé comme il l’était hier : le T-
shirt blanc taché de nourriture, le pantalon marron trop large. Ses bras sont
derrière sa tête et ses yeux sont fermés. Il utilise un édredon plié comme
oreiller. Des vêtements sont jetés sur un fauteuil en cuir rembourré. Sur le
sol, à côté du lit, il y a un cendrier archi-plein et deux paquets de cigarettes
froissés. La pièce sent le tabac froid et la sueur.
Le cœur battant la chamade, je respire et l’appelle par son prénom.
Pas de réponse.
Est-il mort ? Je m’approche, je regarde sa poitrine, j’essaie de voir si elle
se soulève et s’abaisse, même légèrement. « Riley. »
Une curieuse odeur émane de son corps. Ce n’est pas celle de l’alcool, ni
celle de la sueur ou de la fumée. C’est quelque chose d’autre. Je me penche
et je renifle.
Il ouvre brusquement les yeux et se redresse.
Avant que je puisse bondir en arrière, il attrape mon poignet, me tire entre
ses jambes et me bloque à l’aide de ses genoux. J’en ai le souffle coupé.
Une vague d’adrénaline me traverse tout entière.
Mon cerveau disjoncte, brouillé par des images du visage horrible de
Frank le Salopard. Le souffle de Riley est chaud contre mon oreille. Je me
débats, mais il me serre trop fort, même si je crie : « Lâche-moi ! Lâche-
moi ! »
Sa voix est enrouée, légèrement rauque. « Qui es-tu, Strange Girl ?
Qu’est-ce que tu fais à rôder dans ma maison ? Tu viens me cambrioler ?
— Va te faire foutre. » Je fais des efforts pour ne pas paniquer, pour rester
dans le moment présent, pour ne pas partir à la dérive. Je ne comprends pas
pourquoi il fait ça. Il avait l’air si gentil avant. Je plie mon coude et essaie
de lui donner un coup dans le ventre, mais ses doigts sont si serrés sur mes
poignets que ma peau commence à brûler, et je ne peux pas bouger.
« Putain, lâche-moi. » Je suffoque.
Son souffle balaie ma joue et mon cou et, à présent, Frank le Salopard est
parti et c’est l’homme dans le passage souterrain qui me revient, un sombre
souvenir de peur qui déclenche à nouveau mon instinct de la rue, quelque
chose que je pensais avoir laissé derrière moi. « Non ! » je hurle.
J’utilise toute ma force pour basculer mes hanches et faire levier, et puis
je tape sur son putain de pied aussi fort que je peux. Il crie, relâche ses bras,
me libérant. Je me précipite vers la porte ouverte, à une distance de lui
assez sûre. Il tient son pied nu, le visage crispé par la douleur. Je frotte mes
poignets douloureux, en le regardant fixement.
« Nom de Dieu, je déconnais, c’est tout. » Il me jette un regard noir.
« Tu pensais que j’allais te faire du mal, ou quoi ?
— Connard. » Je reprends mon souffle, essayant de faire descendre l’air
suffisamment pour éteindre la tornade qui gronde à l’intérieur de moi.
« Tu es tellement horrible. Ce n’est pas drôle. Pourquoi tu penses que c’est
drôle ? Bouge ton cul pour aller bosser. »
Je continue à avaler de l’air mais, à présent, j’ai le hoquet et les larmes
coulent sur mon visage, ce qui est la dernière chose que je souhaite.
« Nom de Dieu, ma puce, dit Riley, soudain sérieux. Je suis désolé. »
Je m’essuie le visage avec colère. Putain d’enfer. Putain de gens. Pleurer
devant lui.
Riley ne me lâche pas du regard ; les cercles sous ses yeux dessinent des
demi-lunes noires. Quoi que ce soit qui a causé ces taches sombres, ce n’est
pas juste l’alcool, j’en suis sûre.
« Je suis désolé. Je suis vraiment désolé. Je suis un connard, vraiment. Ne
pleure pas. Je ne voulais pas te faire pleurer. » Sa voix est différente
à présent, plus douce.
Nos regards se croisent et je vois quelque chose passer sur son visage, une
tristesse, une prise de conscience de moi qui me donne envie de pleurer
encore plus fort, parce qu’il sait, il le sait à présent, il sait que quelque
chose m’est arrivé, et que m’attraper comme il l’a fait, ce n’est pas bien.
Il a l’air d’avoir honte.
« Linus… Linus a dit qu’il était temps que tu bouges ton cul et ailles
bosser. » Je sors de la chambre en courant. Je quitte la maison, claque la
porte derrière moi, et m’éloigne sur mon vélo aussi vite que je peux. En
chemin, en passant par le passage souterrain de la 4e Avenue, quelque part
dans ce soudain tunnel d’obscurité qui remplace l’imposante lumière
blanche du soleil, je me dis qu’il savait que Linus ne pourrait pas venir.
Il savait que j’irais travailler au café, que c’est moi qui devrais venir le
chercher.
Il ne dormait pas du tout. Il m’attendait. Je pensais qu’il était gentil, et je
m’en souviens, à présent : Les gens ne sont pas gentils, les gens ne sont pas
gentils, tu devrais le savoir maintenant.
J’arrête de pédaler. Je pourrais faire demi-tour, retourner chez Mikey,
fermer la porte, pousser la malle devant, récupérer ma boîte à bobos. Ne pas
retourner chez Grit. Ne pas avoir à l’affronter. Ne pas avoir à faire face.
Mais alors je perdrais le peu que j’ai gagné. Je respire à fond, je ferme les
yeux. J’ai le cafard. Ce qui s’est passé, ça a à voir avec les céréales ?
Une voiture me klaxonne, me ramène à la réalité. Avant même que j’aie le
temps de penser, je pédale à nouveau vers le café.
À l’extérieur de True Grit, les tables sont déjà pleines, les joueurs de go
renfrognés devant leurs tasses de café vides, et les gens s’éventent avec les
menus. Le bourdonnement aigu des clients éclate lorsque je franchis la
porte moustiquaire et me précipite pour enfiler mon tablier.
Linus jette la spatule qu’elle tient à la main et jure quand elle me voit
revenir seule. « Merde. Je le savais. D’habitude, il est juste bourré. Mais
quand il est autant en retard ? Ça veut dire qu’il s’est camé. Je le savais. »
Avant que je puisse lui demander ce qu’il en est de la came, un type avec
des tatouages dans le cou fait irruption par la double porte et crie « Ma
commande ! » en claquant la feuille sur l’îlot de cuisson devant Linus.
Il repart en salle pour prendre d’autres commandes pendant que Linus se
presse autour du gril, faisant glisser les œufs dans les assiettes et toaster les
bagels. Je m’affaire avec le lave-vaisselle, enveloppée de vapeur. Ce que
Linus a dit à propos de Riley me trotte dans la tête.
Avant de se jeter dans le ruisseau de Mears Park et de manquer de se
noyer, DannyBoy avait commencé à arpenter Rice Street pour y trouver un
homme au visage maigre vêtu d’une veste en vinyle noir agrémentée d’un
passepoil violet. Quoi que DannyBoy ait pris, il devenait d’abord tout gris,
et son ventre se creusait ; et après ça, il était comme un bébé.
Mais l’odeur bizarre de Riley, la force avec laquelle il m’a attrapée…
Quoi qu’il ait pris, ce n’était pas ce que DannyBoy prenait. DannyBoy
devenait tout chaud, et n’était plus que soupirs. Quoi que Riley ait fait la
nuit dernière, ça l’a rendu méchant.
LE RUSH DU PETIT DÉJEUNER EST PASSÉ et j’ai les mains plongées jusqu’aux
coudes dans les bacs de vaisselle et de tasses à café sales quand la porte
moustiquaire s’ouvre. Je jette un coup d’œil derrière moi pour voir Riley
faire des courbettes devant une femme imposante habillée comme une sorte
de tipi féminin dans un long et ample tissu marron. Elle regarde autour
d’elle et secoue la tête en direction de Linus derrière le gril, qui s’empresse
de trouver un tablier pour cacher son T-shirt sale. Riley s’est douché : ses
cheveux sont moins emmêlés et ses vêtements, bien qu’il s’agisse
à nouveau d’un T-shirt blanc et d’un pantalon marron, comme hier,
paraissent plus propres.
Il me regarde, amusé, avec une lueur malicieuse dans l’œil. « Bon.
On dirait que tu vas finalement l’avoir, ton entretien d’embauche. »
Il dit ça comme si rien ne s’était passé. Il y a encore de légères marques
rouges autour de mes poignets, là où il a serré très fort.
La femme fait un signe de tête en direction du long couloir et je la suis,
sans enlever mon tablier humide. Au milieu du couloir, je me retourne pour
faire face à Riley, qui me talonne à grands pas. Je marmonne entre mes
dents : « Tu crains.
— Ce n’est pas la première fois que j’entends ça, mon chou. »
La femme se laisse lourdement tomber dans un fauteuil pivotant derrière
un bureau couvert de papiers, de reçus, de dossiers, de tasses remplies de
stylos et de crayons et d’un bol de pierres bleues lumineuses. Elle pose son
front sur le bureau. « Je suis si fatiguée. »
Sur le mur grisâtre derrière elle, il y a un portrait encadré d’une équipe
féminine de softball aux visages bronzés et aux cheveux décolorés par le
soleil, attachés sous des casquettes vertes. Je regarde la constellation de
sombres taches de rousseur sur le visage de la femme. Elle est facile
à repérer sur la photo, tout à fait à droite, la batte contre son épaule, les
cuisses débordant de l’ourlet de son short.
Sa main cherche quelque chose sur le bureau, en tapotant fébrilement.
Elle a l’air complètement à l’ouest, mais d’une manière amusante et
plaisante.
Riley s’est allongé sur le canapé et a fermé les yeux. Je ne sais pas quoi
faire, alors je reste debout près de la porte, le dos appuyé contre le mur.
« Tu n’as pas apporté de café, dit-elle à Riley.
— Tu ne m’as pas dit d’apporter du café.
— Eh bien, va m’en chercher. »
Elle lève la tête dans ma direction. « Julie. Julie Baxter. Et tu es ? »
Elle repose sa tête sur le bureau et gémit.
Je me demande pourquoi elle et Riley n’ont pas le même nom de famille.
Peut-être qu’elle est mariée ?
« Riley ? Pourquoi tu ne vas pas chercher mon café ? » La tête toujours
posée sur le bureau, la voix de Julie nous parvient étouffée.
Riley se lève du canapé en traînant les pieds. Il s’arrête près de moi.
« Tu veux un café ? »
Je secoue la tête. Je suis toujours en colère, et effrayée par ce qu’il a fait.
Il a l’air fatigué, mais paraît agité, et il sort de la pièce en bougeant d’une
drôle de façon. J’attends qu’il ait passé la porte avant de me tourner vers
Julie. Je réponds d’une toute petite voix : « Je m’appelle Charlie. »
Julie s’est redressée. On dirait qu’elle ne m’a pas entendue. « Heu… c’est
curieux », dit-elle doucement. Elle lève les yeux au plafond, la bouche
légèrement entrouverte. Puis elle ajoute, en me regardant droit dans les
yeux : « Tu vois, un Riley normal ne t’aurait jamais demandé si tu voulais
du café. Un Riley normal t’aurait juste apporté un café, probablement
quelque chose d’extravagant, comme un mokaccino avec de la crème
fouettée et des éclats de fraise. Parce qu’un Riley normal doit flirter avec
toutes les femmes. Jeunes, vieilles, entre les deux, grosses, minces,
moyennement grosses. Ça n’a pas d’importance. Il t’aurait rapporté son joli
cadeau et tu aurais flirté et ricané et il se serait assuré d’avoir une alliée de
plus. Bien que, pour être honnête, tu ne sembles pas être du genre
à papillonner. »
Elle fait une pause et croise les mains. « Pas nécessairement une conquête,
mais certainement une alliée. Il se nourrit de l’affection des masses, même
s’il semble vouloir la repousser. C’est donc intéressant. Très intéressant.
Quelque chose s’est passé entre vous deux. » Elle fait rouler un crayon
entre ses mains. « Je le sens. Je suis très intuitive. »
Ses yeux noisette se posent sur mon visage, mais je garde le silence. Je ne
vais pas lui raconter ce qui s’est passé. Elle pourrait ne pas vouloir me
garder. Je vais juste essayer de rester à l’écart de Riley.
Elle ouvre la bouche pour dire autre chose, mais Riley est revenu avec
deux tasses de café. Elle lui jette le même regard interrogateur et attentif
qu’à moi.
« Quoi ? demande-t-il, l’air contrarié. Pourquoi tu me regardes comme
ça ?
— Intuition. Il faudra que je développe ma théorie. » Elle croise
avidement ses mains autour de sa tasse. « Bref ! Alors. Charlie ! Tu vois ?
J’écoutais. Je parie que tu pensais que je n’écoutais pas. Tu as une cicatrice
sur le front à la suite d’une blessure sans doute très douloureuse et tu portes
une salopette en plein désert, deux choses qui me semblent à la fois
intéressantes et tristes. » Elle avale une longue gorgée de son café.
« Pourquoi es-tu ici ? »
Instinctivement, je regarde Riley, mais il se contente de hausser les
épaules et se réinstalle sur le canapé, sa tasse de café serrée contre sa
poitrine.
Je croise mes doigts derrière mon dos. « Pour gagner de l’argent ?
— Non, pourquoi es-tu ici ? » Julie ferme brièvement les yeux, comme si
elle était très agacée.
« C’est-à-dire, du genre… sur cette planète ?
— Juste en Arizona. Nous parlerons de la planète plus tard. C’est une
question beaucoup plus complexe. » Elle me regarde en plissant les yeux
tout en buvant son café.
« Pourquoi j’ai déménagé ici ? Pourquoi j’ai quitté le Minnesota ? » Que
dois-je dire de plus ?
« Pour un garçon, probablement, intervient Riley en riant.
— Ferme-la, je m’énerve. Pourquoi tu bloques là-dessus ? Ce n’est même
pas vrai.
— Alors, qu’est-ce qui est vrai ? » demande Julie.
Et avant que je puisse m’en empêcher, parce que toute la matinée a été un
désastre qui inclut maintenant cet étrange entretien d’embauche, je lâche :
« J’ai essayé de me suicider, ok ? J’ai merdé, et me voilà. Et j’ai une putain
de faim, et j’ai besoin d’argent. J’ai besoin d’un boulot à la con. » À peine
j’ai fini de parler que j’ai désespérément envie de rassembler les mots et de
les remettre dans ma bouche. Elle doit penser que je suis un monstre.
Instinctivement, je cherche les manches de ma chemise, pour m’assurer
qu’elles cachent suffisamment mes bras.
Je peux sentir les yeux de Riley posés sur moi. Je m’efforce de ne pas le
regarder.
Brusquement, il se lève du canapé et quitte le bureau.
Julie plisse les yeux à plusieurs reprises, comme si elle essayait d’en
évacuer une poussière inopinée. Mon estomac se retourne. Elle va me dire
de partir. Il n’y a aucune chance qu’elle me garde à présent. Je commence
à détacher mon tablier.
Au lieu de ça, elle tourne la tête vers moi. Son regard est gentil et triste.
« Il y a beaucoup de trucs ici, n’est-ce pas ? » Comme un oiseau, sa main
volette devant sa poitrine, près de son cœur.
Elle hoche la tête en touchant le bol de pierres bleues sur son bureau.
« Oui, c’est ce que je fais. J’aime parler aux gens. Ça me donne une bien
meilleure idée d’eux que de vouloir savoir s’ils ont déjà fait la plonge ou
s’ils savent servir une assiette pleine ou manier une serpillière ou encore ce
qu’ils ont étudié à l’école. » Elle me regarde droit dans les yeux, son visage
couvert de taches de rousseur ouvert, le regard clair. « Viens ici », dit-elle.
Je m’avance et elle prend mes mains dans les siennes. Ses yeux sont deux
petits étangs de chaleur. Ses mains sont sûres et douces, maternelles. Tap,
tap, tap. Sa peau exhale une odeur d’essence de lavande.
Elle ferme les yeux. « Là, je te sens vraiment bien. »
Lorsqu’elle ouvre les yeux, elle me lâche les mains, fouille dans l’un des
bols et presse une pierre contre ma paume, en refermant ses doigts autour.
La pierre dégage une curieuse chaleur.
« Lapis-lazuli, me dit-elle. Elles ont une capacité de guérison
étonnamment forte, tu sais. Leur pouvoir est de creuser un chemin profond
à travers la confusion et les troubles émotionnels. Ça m’aide vraiment à me
sortir de la merde parfois. Tu t’y connais en pierres ?
— Je n’y connais rien », dis-je d’une toute petite voix. Comment une
petite pierre peut-elle avoir autant de pouvoir ? Je referme mes doigts
autour. « Est-ce que vous priez, ou quelque chose comme ça ? » Parler aux
pierres. Avec un truc comme ça, Blue s’en donnerait à cœur joie.
« Oui, si tu veux, sourit Julie. Ou tu peux simplement la tenir, et fermer
les yeux, et t’autoriser à sentir son énergie, et croire que l’énergie de la
pierre te sentira. »
Elle se met à écrire sur un bloc de papier. « C’est un savoir vraiment
magnifique, les pierres. Tu devrais y réfléchir. Demain, j’apporterai de
l’aloe vera pour cette cicatrice sur ton front. Garde la pierre. Elle est à toi. »
Elle fait glisser quelques formulaires vers moi. « Tiens. Il faut remplir ça
pour les impôts et le salaire. Rapporte-les demain avec ta carte d’identité et
nous t’inscrirons sur les registres. »
Je prends les papiers et les plie pour les ranger dans la poche de ma
salopette.
Elle me tend une feuille, avec des jours et des heures écrits dessus. Quatre
jours par semaine, de 7 heures à 15 heures. « C’est ton emploi du temps,
Charlie. Mon frère peut être un vrai connard, mais c’est mon frère. Il tombe,
je le ramasse, il me repousse, il tombe, je le ramasse, et ainsi de suite. »
Le téléphone sonne, et elle se retourne pour répondre. Je reste là un
moment avant de réaliser que je dois sortir du bureau.
Je remonte lentement le couloir, la pierre toujours dans ma main. Quand
je vois Riley dans le coin cuisine, en train d’essuyer le plan de travail, je
détourne rapidement le regard, glissant la pierre dans ma poche.
Je commence à sortir les tasses à café du lave-vaisselle, à jeter les
serviettes détrempées et les touillettes tordues. Riley s’approche et prend
une tasse, l’inclinant pour que je puisse en voir l’intérieur.
« Tu vois les taches de café ? Il faut les faire tremper. Fais-les tremper une
fois par semaine environ, avec deux bouchons d’eau de Javel dans de l’eau
chaude. Remplis juste un des éviers ou un seau à cornichons vide. Dès que
tu vois des taches. Julie aime que les tasses soient bien propres. »
Je hoche la tête sans le regarder.
Riley murmure : « Je suis nul. Mais tu le sais déjà. »
Comme je ne dis rien, il appuie un doigt sur ma manche, juste au-dessus
de mon poignet. Il se penche plus près de moi. « Tu n’avais pas besoin de
me mentir en me parlant d’un chat. Je sais ce que c’est que de merder. »
« Riley ! crie le gars tatoué depuis la salle. Raconte-nous la fois où tu as
vomi sur les chaussures d’Adam Levine !
— Oh ça, c’en est une bonne. » Linus rit très fort, comme un cheval de
dessin animé. Je me retourne et elle me fait un clin d’œil.
Riley allume une cigarette et inspire profondément, la fumée s’échappant
de ses narines alors qu’il se remet aux fourneaux. « Allons, allons. Vomir
n’est pas rare dans le rock’n’roll. C’est une sorte d’habitude, en fait.
Je n’étais pas le premier et je suis sûr que je ne serai pas le dernier à vomir
sur M. Levine. Mais je tiens à vous rappeler que ce n’était pas seulement
ses chaussures, c’était M. Levine lui-même qui était la cible insoupçonnée
de ma soudaine vulgarité digestive. Ça commence ainsi… »
Je retourne à la plonge, écoutant Riley raconter son histoire, suivant les
accents et les cadences de sa voix rocailleuse, mais je pense aussi à ce qu’il
a dit : Je sais ce que c’est que de merder.
Même si je n’en ai pas envie, ce qu’il a dit me touche un peu. Ce qu’il
a dit, je devrais le faire imprimer sur un putain de T-shirt, parce que c’est
aussi la devise de ma vie. Ce qui veut dire que même s’il a été horrible ce
matin, et même s’il est gentil avec moi en ce moment, et très drôle en
racontant cette histoire, lui et moi sommes plus proches que je ne voudrais
l’admettre.
Je rougis en glissant une main dans ma poche pour l’enrouler autour de la
pierre, voulant qu’elle me dise d’arrêter de penser ce que je pense, mais la
pierre reste silencieuse.
Le bruit du minuteur me fait lâcher la souris. Une grande femme aux bras
charnus me pousse de la chaise, me laissant à peine le temps de me
déconnecter.
Je sors de la bibliothèque pour me rendre sur la place. Le soleil commence
à se coucher, le ciel prend de jolies teintes de rose et de lilas.
Pourquoi Blue voulait-elle me retrouver ? Elle ne m’aimait même pas
à Creeley. Du moins, ça n’en avait pas l’air.
Je veux que ce monde-là reste caché. Je veux que ce monde reste à 2
500 kilomètres d’ici. Je veux un nouveau départ.
Trois types crasseux sur la pelouse de la bibliothèque attirent mon
attention. Assis adossés à leurs sacs à dos sales, ils roulent des cigarettes.
Je serre les dents. Je n’ai pas envie de leur parler, mais je vais le faire, car
ils ont probablement les informations dont j’ai besoin.
Deux d’entre eux grognent lorsque je demande où se trouve la banque
alimentaire, mais le troisième me montre du doigt la rue et me donne le
nom de l’endroit. Un autre dit : « Oui, mais tu ne pourras pas entrer, ma
fille. Il faut faire la queue pratiquement dès l’aube et, ces derniers temps, il
n’y a que des bébés et leurs mamans. Tu ne peux pas avoir une assiette de
nourriture qui pourrait être pour un bébé, ma fille. »
Je dis merci et déverrouille mon vélo. Sur le chemin du retour, j’attrape
une couverture à carreaux humide accrochée à une clôture. Quelqu’un a dû
la laisser sécher dehors. La prochaine étape de ma liste pour un nouveau
départ est de trouver un endroit où me loger. La couverture me sera utile.
LE LENDEMAIN MATIN, JE SUIS DEBOUT avant le lever du soleil, et je dessine
dans la pénombre, en mangeant un morceau de pain avec du beurre de
cacahuète. Je dessine Ellis, ce dont je me souviens. Elle aimait que je lui
parle quand elle prenait son bain, sa peau humide et satinée. J’aimais sa
peau, sa douceur, belle et sans cicatrices.
Au travail, Riley est à l’heure, mais il a une mine affreuse, le visage au
teint de cendre et les yeux sombres. Il retrouve un peu de couleur après
avoir piqué une bière dans le frigo. Je fais semblant de ne rien voir, mais je
pense qu’il sait que je sais. La plupart du temps, je reste silencieuse et lui
aussi. J’ai l’impression qu’il faut souvent marcher sur des œufs avec lui.
Après le travail, je retourne en ville à vélo. Je trouve le refuge et la
banque alimentaire ; les hommes avaient raison. Des files de femmes à l’air
résigné et d’enfants aux yeux agités campent sous des bâches, à l’abri du
soleil, en attendant que la cuisine ouvre pour le dîner. À l’arrière du
bâtiment, des bacs de vêtements et d’articles ménagers sont installés sous
une longue tente grise. Une employée lit un magazine pendant que je fouille
dans les bacs, prenant quelques assiettes et des tasses tachées de café, des
ustensiles, un bol rose ébréché.
Je trouve un bac rempli de paquets de serviettes hygiéniques et de boîtes
de tampons. L’employée me tend deux rouleaux de papier toilette et me dit
que c’est le maximum qu’elle puisse me donner. Elle me propose aussi une
trousse de toilette contenant une brosse à dents, du fil dentaire, deux
préservatifs, un tube de dentifrice ; elle me tend un prospectus avec
l’adresse d’une épicerie qui semble très éloignée, une pile de brochures sur
les MST et des bons d’alimentation. Je lui dis merci et elle sourit un peu.
Venir ici ne me gêne pas. Evan considérait ce genre d’endroits comme une
aubaine, une bénédiction. Et c’est bien ça. Je rapporte mes maigres
provisions chez Mikey et je dessine jusqu’à ce que la nuit tombe.
Il est 22 heures passées quand je roule jusqu’à la 4e Avenue et que je
prends la ruelle derrière la Food Conspiracy. J’y pense depuis que je suis
venue à la coopérative la première fois – ce pourrait être l’endroit idéal pour
récupérer des légumes et des fruits dans la benne à ordures. Je suis toujours
contre l’idée de dépenser l’argent qu’Ellis et moi avons gagné. Si je le
dépense, ce sera pour payer un logement, et mon salaire chez Grit est tout
petit. J’ai un peu mal au ventre à cause de tous les sandwichs au beurre de
cacahuète que j’ai mangés. J’ai besoin de me nourrir différemment.
Je me dépêche, remplissant mon sac à dos de pommes talées, de pêches
cabossées, de céleri trop mou. Au moment où je le referme, je remarque une
silhouette, à l’autre bout de la ruelle, qui m’observe en titubant légèrement.
Tout à l’heure, j’ai pris une fourchette pour me protéger et l’ai glissée
dans ma poche. Mes doigts s’en emparent alors que je regarde la silhouette
se faufiler dans la ruelle. Mais très vite je me détends et lâche mon arme de
fortune.
Riley tire une taffe. Avant que je puisse m’arrêter, mes mots sont sortis,
hésitants, pour rouler jusqu’à lui. « Riley ! Hé, salut ! »
J’ai envie qu’il me parle, mais il se contente de tirer sur sa cigarette et
continue de marcher. Je lui lance un au revoir mais il ne se retourne pas.
Au travail, le lendemain matin, j’attends qu’il fasse allusion à la scène de
la veille au soir, mais il n’en fait rien. En fait, il ne dit pas grand-chose de
toute la journée.
Mais quand je vais pointer, il apparaît avec un sac en papier kraft. Ses
yeux sont soulignés de cernes. « Si tu as faim, dit-il, demande. Je ne veux
plus te voir dans les ruelles le soir, Strange Girl. D’accord ? »
Il retourne vers le poste de cuisson sans attendre ma réponse.
JE SUIS ASSISE DEHORS PENDANT MA PAUSE, à côté des joueurs de go, quand je
me rends compte que le genre de propriétaire qui me louera un logement, le
genre de logement dont je pourrais probablement à peine me permettre de
payer le loyer, n’est pas du genre à passer une annonce dans un journal
comme le Tucson Weekly ou sur le tableau de la coopérative Food
Conspiracy. Vérification de crédit, deux mois de loyer, dépôt de garantie et,
comme un joueur de go me le dit utilement en lisant les annonces par-
dessus mon épaule : « Si tu n’as jamais vécu à Tucson avant et que tu n’as
jamais eu recours au service public en ton nom, tu devras payer deux cent
quarante dollars juste pour que le gaz soit branché. Ils appellent ça un
acompte.
— Soixante-quinze dollars pour être relié au réseau électrique », ajoute un
autre.
Ils commencent tous à râler à propos des loyers et de l’économie du pays.
Je me demande où ils vivent et ce qu’ils font, car ils ne semblent pas avoir
de travail. Ils viennent ici tous les jours, y passent la journée, boivent du
café et mangent des bagels, puis rentrent chez eux, laissant leurs tasses
à café sales, remplies de mégots de cigarettes, que je dois laver.
Evan.
Evan aimait être en maraude près des restaurants et des bars qui avaient
des tables à l’extérieur, attrapant des cigarettes à moitié fumées dans les
cendriers. Il nous guidait à travers les rues les plus étroites de St. Paul, où
les gens au regard apathique étaient accoudés aux fenêtres d’appartements
haut perchés et étouffants, ou affalés sous des vérandas. Si nous trouvions
de l’argent, nous pouvions parfois louer une chambre pour nous trois
pendant une semaine ou plus dans une maison minable, en barricadant une
porte minable contre les camés qui venaient demander la charité tard dans
la nuit. Toutefois, c’était bien d’être dans une chambre, au lieu de
crapahuter ensemble dans une ruelle, ou d’essayer de trouver un bon spot au
bord du fleuve avec d’autres sans-abri.
L’endroit où je pourrai loger ne nécessitera pas de dépôt de garantie, ni de
caution. Ce ne sera même pas dans le journal. Je jette le Weekly sur une
chaise et me remets au travail.
Pour grimper les seize marches avec le futon, il faut l’aide de l’un des
types ivres assis sous le porche, mais quand nous en avons terminé, Mikey
a l’air satisfait et heureux. Il essuie ses mains sur son pantalon.
« Charlie », dit-il doucement.
Il me regarde gentiment et je vais vers lui. C’est si bon d’être avec lui
après tout ce temps, c’est comme être hors de danger. Ça fait plus de deux
semaines que je le tiens dans mes bras, que je le respire via son oreiller, que
j’attends qu’il revienne. Il me connaît déjà ; peut-être qu’il ne se souciera
pas de mes cicatrices.
Je pose ma main sur sa ceinture, à peine, et je retiens ma respiration. C’est
faux ce que Louisa a dit, non ? Que personne de normal ne nous aimera
jamais. Ça deviendra faux.
Il laisse échapper un rire maladroit, mais ne me regarde pas dans les yeux.
Au lieu de quoi, il me prend dans ses bras et parle dans mes cheveux.
« Je dois filer, Charlie. Il est presque 2 heures du matin et je travaille
demain chez Magpies. Mais tout va bien se passer maintenant, d’accord ?
Je vais t’aider, tu le sais, non ? Je suis pas mal occupé entre le groupe, le
travail et d’autres trucs encore, mais je suis là à présent. Je suis là. Et c’est
vraiment cool que tu aies déjà trouvé du boulot. C’est un bon début. »
J’écoute les battements de son cœur sous sa chemise, la déception résonne
dans ma poitrine. « Ok, Mikey. » J’aimerais qu’il reste. Je me demande ce
qu’il entend par « trucs », et si ça a un rapport avec l’enveloppe et le CD.
Il me fait un petit signe de la main en partant.
La porte se referme derrière lui. Je me barricade avec le fauteuil qui sent
le vin séché et le chat mal aimé. Le bric-à-brac que nous avons trouvé est
empilé dans la pièce, avec le reste, des choses stupides dont on est censé
remplir sa maison. Ce soir, les gens dans l’immeuble sont tranquilles : de
l’eau coule dans les éviers, on chuchote au téléphone.
La température extérieure a baissé, alors je ferme la fenêtre au-dessus de
l’évier du coin cuisine, et je m’enveloppe dans la couverture à carreaux ; je
sors mon carnet de croquis et ma trousse de crayons et de fusains. Mes
doigts trouvent un motif à inscrire sur la page ; je rejoue la soirée en boucle
dans ma tête, devant mes yeux.
Whoosh. Cet éclair de chaleur électrisante me frappe à nouveau alors que
des morceaux du visage de Riley apparaissent sous mes doigts, l’ébauche
d’une personne sur le papier.
Riley titubant, quand il a disparu dans la ruelle, je sais ce que c’est.
Ce n’était pas que l’alcool. C’est ce qui arrive quand le « un peu trop » se
transforme en « totale déconnade ». Tituber, c’est ce qui se passe quand
quelqu’un a commencé à se vider de ce qu’il est, sans se soucier
suffisamment de remettre chaque chose en place, ou de remplacer ce qui
a été perdu.
J’ai parfois l’impression de marcher comme ça, moi aussi.
Je regarde le dessin. Son visage est plus usé que celui qui apparaît sur la
vidéo datant d’il y a quelques années. Il a l’air plus fatigué que sexy
désormais. Quelque chose a disparu. Et il y a aussi un tranchant que je
n’arrive pas à cerner.
Quoi qu’il soit, ou quoi qu’il lui soit arrivé, je ne veux pas en faire partie,
même si mon corps se met à disjoncter quand il est près de moi. Je prends
une feuille vierge. Je dessine des champs de dreadlocks, des nids de
cheveux complexes, le doux relief du visage de Mikey, un cœur ouvert.
LE LENDEMAIN MATIN, Riley ne fait aucune allusion à la veille au soir quand
il nous a rencontrés, Mikey et moi, dans la ruelle. Il devait être déjà
tellement à l’ouest, ou l’avoir été après, qu’il ne s’en souvient pas. À moins
qu’il s’en moque. C’est difficile à dire avec lui. Il est super bavard avec
Linus et le personnel, mais pas avec moi, bien qu’il me glisse la moitié d’un
sandwich au fromage grillé à l’heure du déjeuner.
Après le travail, je vais à la bibliothèque. Tous les ordinateurs sont pris,
alors je campe à l’étage, dans la section des beaux-arts. Ellis trouvait ça
bizarre que j’aime regarder les tableaux anciens, comme ceux de Rubens
avec toutes ces femmes aux cheveux soyeux et aux joues rouges. J’aime
aussi Frida Kahlo ; elle a l’air tellement énervée, et ses couleurs sont toutes
en colère. Il y a comme un million d’histoires dans ses peintures. Même si
Evan a dit que mes bandes dessinées le faisaient se sentir bien, et célèbre,
elles m’apparaissent comme stupides, juste des trucs stupides sur des
enfants des rues paumés, défoncés, dansant dans des capes sombres et
prétendant être des super-héros.
Ces œuvres d’art là sont importantes. Elles sont reproduites dans les
livres. Elles durent dans le temps. Je dois apprendre, je veux apprendre,
à faire quelque chose de grand, de génial. Je veux que mes dessins soient
géniaux.
Avant de partir, je m’installe à l’un des ordinateurs. J’ai reçu un e-mail de
Casper.
Chère Charlie,
Je craignais que quelque chose comme ça arrive. Je n’avais pas
entièrement confiance dans la capacité de ta mère à t’aider. Je suis
heureuse de savoir que tu es en sécurité, semble-t-il, et que tu aies un
ami qui veille sur toi. J’espère que tu respectes les règles que je t’ai
fixées et que tu cherches de l’aide. Il y a peut-être des consultations
gratuites dont tu pourrais bénéficier, ou une thérapie de groupe
à laquelle tu pourrais participer. Peut-être que ton ami pourrait t’aider
à trouver quelque chose comme ça ?
Je veux que tu sois en sécurité, Charlie. Parfois on peut être trop
confiant quand les choses semblent aller bien, et on est incapable de
reconnaître le danger et les signes qui pourraient compromettre les
progrès qu’on a faits. Vas-y lentement, Charlie, et une chose à la fois,
d’accord ? Ta priorité, c’est TOI.
Je pense que c’est merveilleux que tu aies trouvé un travail. Un emploi
peut conduire à un important gain de confiance. Bien joué !
Tu as demandé des nouvelles de Louisa. J’aimerais pouvoir te parler de
Louisa, Charlie, mais je ne peux pas. Le secret médical et tout ce « bla-
bla que dalle » comme Blue aime le dire. Porte-toi bien, et j’espère
avoir de tes nouvelles bientôt.
PS. Au fait, je suis au courant pour les surnoms, comme « Casper » et
« Doc Fantôme ». Juste pour info, comme vous dites, les filles.
Chère Blue,
Je suis mon pire ennemi. J’ai fait quelque chose de stupide à quelqu’un.
Je voulais juste me sentir mieux. Mon propre corps est mon plus grand
ennemi. Il veut, il veut, il veut, et quand il n’obtient pas ce qu’il veut, il
crie, crie, et je le punis. Comment peut-on vivre dans la peur de son
propre corps ? Que va-t-il nous arriver, Blue ?
Blue… C’est bien que tu aies écouté Casper. Qu’est-ce que tu pourrais
faire d’autre, hein ? Le désert, il y fait sacrément chaud – si tu viens,
apporte tes dos nus, tes lunettes de soleil et beaucoup de crème solaire,
car chaque jour est comme une brûlure sur ta peau. Je ne suis pas sûre
de ce que je fais vraiment ici, mais je suis là, donc j’y reste. J’ai un
boulot, je fais la plonge dans un café et ce n’est pas si mal. Que se
passe-t-il avec Louisa ? Avant de partir, dis-lui qu’elle me manque,
d’accord ? Tu pourrais peut-être lui donner mon adresse e-mail, un truc
comme ça. Je ne suis pas sage, je fais tout mal.
Charlie
1. Alateen s’adresse aux jeunes entre 12 et 18 ans affectés par l’alcoolisme d’une personne proche.
QUELQUES JOURS PLUS TARD, par-dessus le bruit du lave-vaisselle, Riley
lance : « J’ai entendu dire que ton copain partait en tournée avec son groupe
sur la côte Ouest. Tu vas te sentir super seule pendant tous ces prochains
mois ! »
Je manœuvre brusquement le levier d’arrêt du lave-vaisselle. « Quoi ? » je
souffle pour chasser la vapeur de mon visage. Le climatiseur de la cuisine
est cassé et il fait une chaleur apocalyptique dehors, ce qui signifie qu’il fait
encore plus chaud près du lave-vaisselle, de la friteuse et du gril. Riley dit
que cette chaleur est inhabituelle pour le mois de juin. Des ventilateurs ont
été installés et il y en a un fixé au mur, mais son visage est couvert de sueur
et de taches rouges près du nez et sur le haut du front. Il cache une canette
de bière couverte de condensation sous le comptoir et fume une cigarette
dont les cendres tombent sur le sol. Il les balaie avec ses boots.
Il fait semblant de s’étouffer avec une gorgée de bière. « Oups. Ai-je
craché le morceau qui n’était pas encore prêt à être craché ? On dirait que
Michael est tombé en disgrâce. »
Je cligne des yeux. « Mikey ?
— Michael. C’est un homme, appelle-le par son prénom d’adulte. »
Je me demande s’il emmène Bunny. Je me demande s’il l’a dit à Bunny.
Je viens à peine d’arriver, me dis-je, morose, en plongeant des gobelets
à eau en plastique dans l’eau sale savonneuse. Et il part déjà.
Mais ensuite je me souviens de ce que Mikey a dit : Ce ne sera plus
comme avant, et je pense que ça n’a pas d’importance. Mon seul ami :
parti, déjà.
Riley gratte un agrégat de morceaux de pommes de terre rissolées sur le
gril en faisant tourner la spatule dans sa main. Sa cigarette repose sur le
bord de sa canette de bière. Julie est absente pour une semaine. « À Ouray
dans le Colorado, a dit Linus ce matin. Elle apprend à connaître ses
doshas. » Depuis qu’elle est partie, on dirait que Riley est encore plus
négligent que d’habitude sur la consommation d’alcool au travail.
Il finit de tirer sur sa cigarette, jette le mégot dans la canette qu’il balance,
en la lançant par-dessus ma tête, dans la poubelle. « Et arrête de porter ces
chemises à manches longues, Charlie Girl. Tu me donnes encore plus chaud
rien qu’en te regardant. Achète des putain de T-shirts. »
Je ne lui réponds pas. Au lieu de ça, je jette de la nourriture sur sa canette
de bière dans la poubelle.
JE TÂTE DU BOUT DES DOIGTS la liasse de billets dans la poche de ma
salopette en parcourant les allées d’un magasin d’art graphique près du
café. Des fusains, les poils doux et aériens des pinceaux pour aquarelle.
J’appuie sur les piles de papier à dessin relié, je sens les spirales en relief
sous les couvertures en plastique. D’élégantes peintures Winsor & Newton
dans de petits pots immaculés, alignés en rangs parfaits : LAQUE ÉCARLATE,
POURPRE GARANCE, JAUNE CITRON. Ils ont des blocs de modèles de planches de
BD avec les cases déjà en place ; plus besoin d’utiliser une règle et un
crayon finement taillé, comme je le faisais. Je vois beaucoup de filles dans
le magasin avec des besaces en toile, des pantalons de l’armée taille basse
et des foulards vaporeux autour du cou. Les garçons ressemblent tous à des
mécaniciens en sandales, avec de légères touffes de poils sur le menton.
Je me demande si certains d’entre eux suivent les cours d’Ariel à la fac. Son
atelier commence le mois prochain. Je n’ai toujours pas décidé si j’irais. Art
School Tools, c’est ainsi que Linus appelle une tablée de jeunes aux
pantalons couverts de peinture et aux lunettes à monture d’écaille. Ils ont
des sacs en bandoulière pleins à craquer et des portfolios noirs scotchés
ensemble. Ils boivent tasse après tasse de thé et de café. Ils laissent des
pourboires de pièces de un cent empilées et de cigarettes roulées à la main,
parfois un croquis de l’un des serveurs sur une serviette de table. Je vérifie
les prix des fusains, du graphite et du papier. Je dois acheter du savon et du
papier toilette, des tampons et des sous-vêtements. Les semelles de mes
boots sont usées : je sens les inégalités du pavé sous mes pieds quand je
marche ; et il fait si chaud dehors que je devrais peut-être acheter des
baskets ou autre chose à la place, des chaussures plus légères et qui tiennent
moins chaud. Je dois payer le loyer à Leonard, mais je ne sais pas quand je
recevrai un chèque de Julie. Et, soudain, je me demande : Où vais-je
encaisser ce chèque ? Je n’ai pas de compte en banque. J’essaie d’ajouter
quelques chiffres dans ma tête, mais les additions se compliquent, je les
perds de vue, je m’y perds. Tout le monde ici semble savoir exactement ce
dont il a besoin, mais je sors du magasin sans rien avoir acheté.
MIKEY BAISSE LES YEUX sur son assiette de frites de patate douce et de
haricots verts au vinaigre. « Oui, je serai parti environ trois mois. C’est
l’été, donc je ne manquerai pas les cours. C’est une grande chance pour le
groupe. Et je suis le manager, non ? Manager slash chauffeur, devrais-je
dire. Bon, je ne suis pas payé ni rien, mais peut-être que ça va aboutir
à quelque chose. Peut-être un disque. Tout ça est super positif. » Il pousse
l’assiette vers moi. « Ça va aller, hein ? » Il me regarde avec un regard qui
dit vraiment qu’il faut que je sois cool, que j’aille bien.
Les frites que j’ai empilées ressemblent à une petite cabane en rondins
orange. Il y a un bourdonnement dans l’air ; certaines des lumières
suspendues sur la terrasse du restaurant s’éteignent.
Je compte dans ma tête : trois mois. Juin, juillet, août.
« C’est long, trois mois. » Il prend une frite et la cabane s’effondre. Le sel
brille sur ses lèvres. « Un ami sous-loue mon appartement. »
Je ne peux m’empêcher de penser que, lorsqu’il partira, je serai à nouveau
seule.
« Tu vas participer à l’atelier d’Ariel ? Ce serait vraiment bien pour toi.
Tu pourrais aussi y rencontrer des gens. »
Je pioche dans mon assiette. « Elle a dit que les participants étaient tous
des vieux.
— Elle plaisantait. Je lui ai donné un coup de main l’été dernier.
Ils n’étaient pas tous vieux. Et je pense que si elle veut t’aider, tu devrais la
laisser faire, non ? Ça pourrait l’aider elle aussi. »
Énervée, tout à coup, je pose ma fourchette. « L’aider ? Comment
pourrais-je l’aider ? Hello, regarde-moi. »
Mikey fronce les sourcils. « Ne sois pas comme ça. Je veux juste dire… »
Il prend une inspiration. « Son fils est mort. Il y a deux ans, avant que
j’emménage dans la petite maison violette. Une overdose. Je crois… Je ne
connais pas vraiment tous les détails, mais elle n’avait plus de nouvelles de
lui depuis longtemps. Elle me parle tout le temps de toi. Je pense que son
désir de t’aider… la rend peut-être plus optimiste ? Elle a vraiment été dans
une mauvaise passe pendant longtemps. »
Je souffle un bon coup. Le fils d’Ariel est mort. Une overdose. Et moi qui
pensais qu’elle avait une vie si parfaite, si jolie, remplie d’activités
artistiques et de choses intéressantes, tout le temps. À présent, je sais ce
qu’elle a voulu dire à la galerie. Pourquoi elle a dit : « Je te connais. »
Pourquoi ce nuage a voilé son regard.
Y penser me remplit d’une étrange lourdeur. Est-ce pour cette raison
qu’elle a tant insisté pour que je trouve un logement, un travail, et pour que
je suive son cours ? Pour s’assurer que je ne devienne pas… comme son
fils ? que je ne disparaisse pas, moi aussi ?
Je pense aux tableaux dans sa maison. Si sombres, avec juste un peu de
lumière, une lumière qui nous détourne de l’obscurité.
« Ses tableaux… Ceux qui sont si sombres, chez elle. Quand je les ai vus,
je me suis dit que seule une personne vraiment triste pouvait les avoir
peints », j’articule lentement.
Il hoche la tête. « Elle n’a rien peint depuis. Ces tableaux-là, elle les
a faits dans la précipitation, juste après la mort de son fils, puis elle a arrêté.
Que dalle. Rien. »
Prudemment, il ajoute : « Si tu as besoin de quoi que ce soit, Bunny sera
aussi dans les parages. Ça ne te tuerait pas d’apprendre à la connaître. »
À la mention de Bunny, c’est comme si j’étais poignardée. Je déchire ma
serviette, rassemble les morceaux tachés en un monticule sur la table,
souffle dessus, on dirait des flocons de neige. Mikey sourit. Michael sourit.
« Sérieux. Elle est vraiment cool. Je veux dire, tu n’as pas besoin d’être
aussi pisse-froid, d’accord ? »
Mon visage se colore. « Pisse-froid ? De quoi tu parles, putain ?
— Tu sais, Charlie, c’est juste… eh bien, tu sais. Je veux dire, tu n’es pas
la personne la plus extravertie qui soit, n’est-ce pas ? Tu étais toujours un
peu… distante, pas vrai, à l’époque ? Maintenant, tu es plus ou moins, je ne
sais pas…, bredouille Mikey, avant de soupirer. Je veux dire, plein de gens
pourraient t’aimer bien, mais tu ne leur en donnes même pas la possibilité.
C’est l’occasion, ici et maintenant, de changer certaines choses. De te faire
des amis, les bons.
— Me faire des amis, les bons ? De quoi tu parles, Michael ? » Se faire
des amis, les bons ? J’ai l’impression que notre conversation a pris une
tournure bizarre.
« Charlie. » Sa voix se fait moins chaleureuse. « Écoute. Bunny dit qu’elle
t’a vue en compagnie de Riley West. Tu sais qu’elle travaille chez Caruso,
non ? En face du Grit ? Un matin, elle vous a vus arriver ensemble chez
Grit. »
Je fais tourner une frite entre mes lèvres avec ma langue et je l’agite vers
lui. Je suis furieuse, et effrayée, à l’idée qu’il va partir, et je veux être
méchante avec lui.
« Qu’est-ce qui se passe, Charlie ?
— Pourquoi ça t’intéresse ? »
Il attrape la frite de ma bouche et l’écrase contre mon assiette, une petite
bouillie de tripes de patate douce. « Riley West avait énormément de talent.
Mais à présent, c’est un déchet. Ne t’y frotte pas. Il a une… histoire. Tu ne
devrais pas te retrouver embringuée dans cette histoire avec lui alors que tu
devrais travailler à ta propre guérison. C’est ce que je veux dire par se faire
les bons amis.
— Il m’a donné du travail. Un putain de boulot où je fais la plonge. »
Je repousse l’assiette avec colère. « Il ne peut pas se lever le matin, alors je
vais le chercher. Ne t’inquiète pas, Michael, je lui sers juste de réveil.
Et quoi ? Qui voudrait me baiser avec toutes ces cicatrices et toute cette
merde ? Certainement pas toi, hein ? Tu t’es même essuyé la bouche après
qu’on s’est embrassés. »
Mikey rougit. « Tu avais le goût de la bière, c’est pour ça que je me suis
essuyé la bouche. Je ne bois pas, tu avais un goût de bière et j’ai une
copine. »
Je ne peux pas m’en empêcher : tout sort comme de la lave chaude,
à toute vitesse. « Michael, quel genre de conversation devrai-je avoir avec
mon prétendant potentiel, quand il me demandera comment j’ai passé
l’année dernière ? Dois-je lui dire que je l’ai passée à manger de la
nourriture avariée ? ou à aider mes amis à dévaliser des mecs dans un parc ?
Tu le savais, Michael ? Tu es parti et j’ai perdu Ellis. J’étais seule et j’ai fait
ce que je devais faire. Et j’ai l’air d’un monstre à présent. Et je me sens
comme un monstre. Je ne pense pas que tu doives t’inquiéter de ma vie
amoureuse. »
Il devient écarlate. « Je suis désolé, Charlie. Ce n’est pas… Garde ton
sang-froid, d’accord ? Le but est d’avancer, pas de reculer, d’accord ? Je ne
veux pas qu’on te fasse du mal. Qu’on te fasse encore plus de mal. » Il se
penche vers moi et prend ma main. J’essaie de la retirer, mais il la serre fort.
« Il n’y a rien qui cloche chez toi, Charlie. Pas une seule chose. Tu ne le
vois donc pas ? »
Mais c’est un mensonge, n’est-ce pas ? Parce qu’il y a tellement de choses
qui clochent chez moi ; c’est évident. Ce que je veux que Mikey dise, c’est :
il y a tellement de choses qui clochent chez toi mais ça n’a pas
d’importance.
J’ai une main sur la pierre dans ma poche et l’autre coincée dans celles de
Mikey. Ce que je veux lui dire, c’est : Un jour, tu es parti, et regarde ce qui
s’est passé, et maintenant tu repars, et j’ai peur, parce que je ne sais pas
comment être avec les gens, mais je ne sais pas non plus comment être
seule, et je pensais que je ne serais plus jamais seule ici.
Et comment est-il possible d’être plus mal que je ne l’ai été l’année
dernière ?
Mais tout ce que je dis, c’est : « Tu vas me manquer, Mikey. Je vais m’en
sortir. Je te le promets. »
Quand je rentre, j’attends qu’il fasse nuit et j’enfourche mon vélo jusqu’à
la maison d’Ariel. Je ne reste pas et donc, en arrivant, je n’attache pas mon
vélo. Il n’y a pas de lumière allumée chez elle, mais je peux voir une lueur
blanchâtre provenant du jardin, là où elle a accroché quelques guirlandes.
Je monte rapidement les marches et pose le petit sac en papier kraft contre
la porte moustiquaire. À l’intérieur, il y a la croix rouge et pailletée, et un
petit mot qui dit Je suis désolée.
LE SERVICE EST LENT. Linus et Tanner, le serveur avec les tatouages dans le
cou, discutent de reprises de chansons. Tanner est un gars trapu avec des
cheveux courts violets ; quand il rit, on dirait qu’il aboie.
Des mèches humides collent à mon front. Pisse-froid. C’est ce que Mikey
a dit. Chaque jour, quand je viens ici pour faire la plonge, je les écoute tous
bavarder, se taquiner, crier, parler de choses stupides et fumer. Je les ai
surpris à me lancer des regards en coin, des regards curieux. Ellis prenait
toujours les devants lorsque nous rencontrions des gens à une fête ou dans
la rue ; j’étais sa silencieuse acolyte. « Putain, tu es si silencieuse », m’a un
jour lancé en grommelant un garçon chez Dunkin’ Donuts, le lendemain
matin d’une fête avec un after qui nous avait mis la tête à l’envers. Ellis
nous avait tous traînés là-bas, avait acheté une douzaine de beignets à la
gelée et des tasses de café brûlant. Le visage du garçon était boutonneux et
pâle. « Qu’est-ce que tu es ? On dirait que tu es faite de pierre ou quelque
chose comme ça. » Lui et son ami avaient rigolé. Une goutte de gelée était
restée posée sur ma langue. J’avais tendu la main et pris un autre beignet,
écrasant la pâte grumeleuse contre le visage abasourdi du garçon. Son ami
avait continué à rire tandis qu’il crachait et levait les mains sur ses joues
sucrées. Ellis avait alors détourné le regard du comptoir où elle flirtait avec
le caissier et avait soupiré. « On y va ! » m’avait-elle lancé, et nous étions
parties en courant.
J’ai observé Mikey. J’ai observé les gens à l’école. J’ai observé tout le
monde à Creeley. J’ai observé les gens ici ; on dirait que pour certains, se
faire des amis, c’est comme dénicher un T-shirt ou un chapeau : il suffit de
trouver la couleur que l’on veut, de voir si ça nous va, puis de le ramener
à la maison en espérant que tout le monde l’aime et vous aime aussi. Mais
ça n’a jamais été comme ça pour moi. J’ai toujours été en marge depuis que
je suis petite, en colère à l’école et harcelée. Avec tout ce qui s’était déjà
passé, j’étais abîmée. Il n’y avait pas moyen de revenir en arrière, du moins
jusqu’à l’arrivée d’Ellis, et nous avons gardé ça pour nous. Je ne dis jamais
ce qu’il faut dire, si tant est que je parvienne à parler. J’ai toujours eu
l’impression d’être un parasite, une énorme tache, une erreur. Ma mère me
disait toujours de me taire, de ne pas déranger. « Ça n’intéresse personne,
Charlotte ! »
Ça intéressait Ellis. Et elle m’a amené Mikey, et DannyBoy.
Je respire à fond. Pisse-froid. Je ne suis pas pisse-froid. Je pense juste que
je ne compte pas.
Je veux compter pour quelque chose. Et même si Ellis n’est pas là avec
moi, peut-être peut-elle m’aider à trouver un moyen de ne pas rester
à l’écart.
« Hé ! » dis-je, peut-être un peu trop fort. Ma voix est légèrement éraillée
et je dois m’éclaircir la gorge. « Mon amie a eu un jour une idée géniale
pour, genre, une reprise country de “You’re the one that I want”. »
Linus et Tanner-le-tatoué-dans-le-cou me regardent en clignant des yeux.
La seule personne à qui je parle vraiment est Riley, et encore, pas beaucoup,
et le plus souvent le matin, quand nous nous rendons ensemble au travail.
Il a été très prudent avec moi depuis qu’il a vomi dans la poubelle.
Ils se regardent l’un l’autre, puis me regardent à nouveau. « Tu veux dire
cette chanson dans Grease ? » Tanner enveloppe des fourchettes et des
couteaux dans des serviettes en papier, les enroulant en petits paquets
serrés, comme des saucisses.
« Ouais. Attendez, je bafouille en tripotant l’ourlet de mon tablier.
Imaginez juste quelques accords lents en plus, juste la guitare et le chanteur
et, à ce moment-là dans le refrain où ils chantent tous “Ouh, ouh, ouh…” »
Je rougis, je perds le fil de ce que j’essayais de dire, et la raison pour
laquelle c’était si important. Tu as la voix la plus merdique qui soit quand tu
chantes, dirait Ellis en se marrant. Pas étonnant que tu aimes toutes les
musiques où les gens ne font que crier. J’ouvre le robinet d’eau chaude,
passe rapidement une main dessous pour me forcer à revenir au présent.
« Oh mon Dieu. » Linus acquiesce, plisse les yeux. « Oui, je le vois.
Je veux dire, je l’entends. »
Personne ne s’est moqué de moi. Je souffle. Ce n’était pas si mal. Ça
a marché.
« Tu pourrais faire des trucs acoustiques géniaux avec ça. » Tanner
réfléchit puis chante doucement, faisant sonner le Ouh ouh ouh comme
Owh owh owh, un lent grondement de félin.
Riley secoue la tête. « Non, non. Il n’y a aucun moyen d’effacer le côté
kitsch de cette chanson. Aucun. » Il bégaie un peu et Linus fronce les
sourcils.
« Riley, c’est la quatrième depuis ce matin, lui dit-elle.
— Cinquième, mon chou. C’est possible. » Il baisse sa canette de bière
hors de sa vue. « Notre secret. »
Il se cogne à moi, passe les couteaux sous l’eau chaude, prenant plus de
temps que nécessaire. Linus regarde le dos de Riley comme si elle voulait
qu’il se retourne. Mais ce n’est pas le cas, et elle s’en va, la porte
moustiquaire claquant derrière elle quand elle sort.
L’eau s’égoutte des couteaux mouillés dans les mains de Riley et tombe
sur les tapis de sol sales, usés, dans lesquels il se prend les pieds alors qu’il
retourne s’occuper du gril.
Quand je l’entends ouvrir une autre bière fraîche, j’hésite. Je devrais sortir
et dire à Linus que ça va trop loin, mais je reste sur place en l’écoutant en
avaler une grande gorgée. Je veux dire, quelle importance ça aura ? Elle le
renverra chez lui, mais il reviendra demain. Comme Julie l’a dit, elle le
protégera toujours. Et si je le dis à Linus ? Et si c’est moi qui ai des ennuis
et qui perds mon travail ?
À la place, je l’aide. Quand les tranches de pain commencent à lui glisser
des mains et tombent par terre, je les ramasse et les jette, et il recommence.
Quand les commandes arrivent plus vite et qu’il est débordé, je l’aide
à préparer les assiettes, à retourner les pommes de terre sur le gril, à servir
le tofu brouillé et à toaster les bagels. Je suis sympa, non ? Il m’a donné du
travail. Je ne suis pas pisse-froid.
Et cet après-midi-là, je reçois un sac en papier kraft rempli d’un sandwich
à la dinde et au fromage avec un bagel à l’oignon, assaisonné de moutarde
et de mayonnaise, et une tranche de gâteau au citron rassis soigneusement
emballée dans du papier d’aluminium. Il y a de minuscules amas de cendres
sur le glaçage jaune sucré, mais je les chasse du doigt avant de mordre
dedans.
IL FAIT SI CHAUD DEHORS que je dégouline de sueur en arrivant à la
bibliothèque. Je passe un moment à m’éponger dans les toilettes. Il fait trop
chaud pour rester dans ma chambre, l’immeuble est trop bruyant avec tous
ces gens qui font tourner des ventilateurs et des climatiseurs et qui écoutent
de la musique trop fort.
Sur l’ordinateur, je tape Ariel Levertoff + artiste. Un tas d’articles
s’affichent, ainsi que des galeries qui vendent ses œuvres. Je fais défiler
l’écran, sans trop savoir ce que je cherche, jusqu’à ce que je voie un article
ayant pour titre : « La mort et la disparition d’Ariel Levertoff. » C’est un
long article, dans un magazine d’art chic, avec des tonnes de mots énormes
et une photo en noir et blanc d’Ariel et d’un petit garçon aux cheveux noirs
lui tombant dans les yeux. Ils sont entourés de toiles peintes. Il lève ses
mains, heureux. Elles dégoulinent de peinture. Ariel rit.
Son fils est mort après avoir avalé un mélange de médicaments et
d’alcool. Son corps a été retrouvé dans une ruelle de Brooklyn. Alexander.
Il était en échec scolaire, bipolaire, elle avait perdu le contact avec lui et
avait même engagé un détective, mais elle n’avait pu le retrouver. Après sa
mort, elle a annulé des expos, et a arrêté de peindre.
Il avait disparu. Ils l’ont trouvé dans la rue.
Un petit trou commence à brûler à l’intérieur de moi.
Je m’interroge soudain sur ses tableaux, les minuscules, minuscules rais
de lumière dans toute cette obscurité orageuse. L’autre soir à la galerie, elle
m’a dit qu’une couleur peut parfois raconter aussi une histoire, mais une
histoire différente. Son fils est-il l’ombre ou la lumière dans les tableaux ?
Laquelle est Ariel ? Je m’efforce de comprendre, mais c’est difficile, alors
je ferme l’article. Ellis me manque tellement que c’est comme une énorme
caverne sombre à l’intérieur de mon cœur. Une sensation qui doit être
amplifiée un million de fois pour Ariel quand elle pense à son fils.
Est-ce que ma mère s’affole en pensant à moi, en se demandant où je
suis ? Ou chaque jour est-il un jour comme un autre pour elle, un jour où je
suis partie et où je ne suis plus son problème ? A-t-elle été soulagée d’avoir
des nouvelles de l’hôpital, même si elle n’est pas venue tout de suite ? Est-
ce qu’elle pense aux fois où elle m’a frappée ?
Elle s’énervait encore plus après m’avoir frappée, en levant la main
comme si elle brûlait et en me regardant fixement. Parce que j’essayais de
me cacher, surtout quand j’étais enfant. C’est comme ça que j’ai appris à me
faire toute petite, en rampant sous une table ou en me cachant dans le coin
d’un placard.
Avait-elle peur que je raconte tout ça quand j’étais à l’hôpital ?
Je détourne les yeux de l’ordinateur, je regarde mes genoux, mes doigts
qui s’affairent à pincer mes cuisses pour m’empêcher de partir à la dérive.
Avant même de pouvoir réfléchir, j’ouvre ma messagerie et je tape son
adresse e-mail, ou du moins la dernière que je connais. J’écris : Je vais bien.
Mon doigt reste en suspens au-dessus de la touche Envoyer. Elle aimerait
le savoir, non ? Savoir au moins que je suis en vie ?
Elle a le numéro de Mikey. Ils se sont parlé dans le Minnesota. Mais elle
ne l’a pas appelé, et n’a rien fait pour savoir comment j’allais.
Parfois, quand Frank le Salopard était très défoncé, il nous disait, à nous
toutes dans la maison : « Où sont papa et maman maintenant, hein ? Sont-ils
à la porte d’entrée, vous suppliant de rentrer à la maison ? » La fumée
flottait sur son visage, ses yeux brûlaient comme du charbon parmi les
panaches blancs. « Je suis tout ce qui vous reste à présent. Je suis votre
putain de famille, ne l’oubliez pas. »
Ma mère n’a pas appelé Mikey. Ni Casper. Ou fait quoi que ce soit. Mikey
s’en va. Ellis est un fantôme. Evan est en route pour Portland. Je supprime
l’e-mail destiné à ma mère.
Je suis complètement seule.
MIKEY PART AU MILIEU DE LA NUIT une semaine plus tard, fin juin, et gare la
camionnette du groupe devant mon immeuble à 2 heures du matin.
Il frappe doucement à ma porte en m’appelant. Quand j’ouvre, il me dit :
« On doit partir tôt. C’est fou, on a un planning de dingue, on joue dès
demain. » Il est agité, excité. Je sens l’énergie nerveuse qui se dégage de
lui.
Il pose un bout de papier sur la table pliante. Il a noté son numéro de
portable, les numéros de Bunny et d’Ariel, et le programme de sa tournée.
« Je sais que tu n’as pas de téléphone, mais tu peux utiliser celui de Leonard
ou celui du travail en cas d’urgence, d’accord ? Et tu peux m’envoyer un
mail depuis la bibliothèque. »
Mikey se penche vers moi, de sorte que je peux presque sentir sa joue
contre la mienne.
« Ça va vraiment être quelque chose, on dirait, ajoute-t-il. Je crois qu’on
a la possibilité d’enregistrer un disque dans un studio en Californie du
Nord. Je veux dire, ce serait sacrément génial, pas vrai, Charlie ? »
Je me défile, mais il m’attrape dans ses bras. Je compte dans ma tête
jusqu’à vingt, très lentement. Il embrasse mon front. « Garde la tête froide
et sois forte », me murmure-t-il à l’oreille.
JE M’ESSUIE LE VISAGE avec un torchon frais, essayant d’en effacer la
vapeur et la chaleur qui émanent de la cuisine. De petites gouttes de sueur
tombent de mon menton dans l’eau chaude de l’évier. Riley sort du bureau,
un dossier contenant des papiers à la main. Depuis le couloir, il m’aperçoit
et fronce les sourcils. Il a l’air mieux aujourd’hui. Il est presque 11 heures et
il n’a pas encore bu une seule bière.
« Oh, bordel de merde. Qu’est-ce que je t’ai dit pour les chemises ? Il fait
chaud ici, mon p’tit cœur. Je n’ai pas envie que tu meures d’une insolation,
me lance-t-il.
— Je n’ai rien d’autre. » Je m’affaire à remplir d’assiettes le lave-
vaisselle.
« Eh bien, quand tu auras fini, va chez Goodwill et achète-toi des T-
shirts. » Il pose le dossier de factures sur la planche à découper. « Retrousse
au moins tes putain de manches. Juste pour moi. »
Je repousse le compartiment à assiettes dans la machine dont je ferme la
porte, et j’attrape une pleine poignée de couverts mouillés dans l’évier pour
ne pas avoir à le regarder.
La voix de Riley se fait plus ferme. « Retrousse tes manches, Strange
Girl. »
Il est tout près de moi à présent. Je sens son odeur à travers le fumet des
plats qui cuisent, un mélange de sueur et d’épices, de café et de fumée.
Je reste immobile.
Riley jette un coup d’œil à la salle, où Linus s’affaire à nettoyer la vitrine
à pâtisseries. Il desserre mes doigts pour que les couverts retombent dans
l’évier. Lentement, il remonte une manche de ma chemise, d’abord au-
dessus du poignet, puis jusqu’au coude. Il fait tourner mon avant-bras.
Je sens plus que je ne vois sa poitrine se soulever, puis se creuser,
profondément. Je me concentre sur la nourriture sale qui flotte dans l’évier,
les morceaux de viande et de pain détrempés, les filaments d’œufs brouillés,
mais mon cœur bégaie.
Il se passe quelque chose pendant qu’il me touche, quelque chose de
déroutant : une onde électrique qui passe sous ma peau.
Il redescend la manche. Il examine mon autre bras. Ses doigts sont chauds
et doux.
« Tu as connu les ténèbres, Strange Girl. » Il coince le dossier sous son
bras, fait glisser le paquet de cigarettes de sa poche de chemise. Il aime
s’asseoir et fumer avec les hommes qui jouent au go. « Je me souviens que
tu as dit que tu avais essayé de te suicider, mais ça c’est juste de la putain
d’autodestruction, un anéantissement. »
Je le regarde droit dans les yeux. Les siens sont sombres et fatigués. Il s’y
connaît aussi en autodestruction, ce qui me rend un peu moins honteuse de
mes bras, je crois.
Il coince sa cigarette au coin de sa bouche. « Mais tu dois assumer tes
voyages. Tu es une grande fille maintenant. Tu ne peux pas revenir en
arrière. Tu le sais, non ? Achète des putain de manches courtes et emmerde
le monde, d’accord ? »
À mi-chemin vers la porte, il se retourne et me tend une enveloppe.
« J’allais oublier. Ton premier chèque. Tu es enfin officiellement salariée,
fini de se trimballer avec des liasses de billets dans les poches. Désolé que
Julie ait mis si longtemps à s’en occuper. Ne dépense pas tout au même
endroit. » La porte moustiquaire se ferme derrière lui.
L’homme qui répond à la porte me toise, puis passe devant moi, sort en
jetant des coups d’œil à droite et à gauche, comme s’il voulait s’assurer que
je suis seule. Il mâche le capuchon d’un stylo. Ses dents sont jaunes.
La maison pue la nourriture en boîte pour chat.
Evan et Dump m’ont appris que le silence était la meilleure arme.
Les gens te trompent avec des mots. Ils déforment ce que tu dis. Ils te feront
croire que tu as besoin de choses dont tu n’as pas besoin. Ils te feront parler,
tu baisseras la garde, alors ils attaqueront.
L’homme s’affale sur le canapé. Je reste près de la porte. Il y a des chats
partout, noir et blanc, gris, tigrés, qui s’agitent et miaulent à tue-tête.
La table basse est jonchée de papiers et de tasses, de magazines froissés.
« T’es la nana de Riley ? » Le stylo dans sa bouche, mouillé, roule entre
ses dents. « Le chat t’a mangé la langue ? » Il montre la mer de poils qui se
déplace sur la moquette en lambeaux et rit. « Ha, ha, ha. »
Face à mon silence, son sourire s’efface. Il me demande ce que j’ai.
Je pose l’argent sur la table. Évaluer la situation, dirait Evan. Toujours
évaluer la situation avant de progresser. À la périphérie de mon champ de
vision, j’aperçois une batte de baseball posée contre le mur. Des assiettes
sales avec des fourchettes et des couteaux sales sont en équilibre sur la
télévision. La télévision est à un mètre de distance. Alors que ma poche est
à portée de main.
L’homme compte l’argent, se retourne et tape six fois contre le mur.
« C’est une putain de grosse cicatrice que t’as sur le front. » Il jette son
briquet sur la table, s’enfonce dans le canapé et souffle. La cigarette vacille
au-dessus de son genou.
Je reste impassible. Parler, c’est ce qui vous met dans le pétrin. C’est
comme ça que vous vous faites avoir.
Une porte s’ouvre dans le couloir. Une femme apparaît, les yeux
ensommeillés, pieds nus, son débardeur tombant sur son ventre. Ses
cheveux sont tout ébouriffés ; de longues mèches teintes en rouge et jaune
lui cachent le visage.
Elle aussi regarde derrière moi, vers la porte, déçue. L’homme sur le
canapé la jauge. « Wendy, on dirait que ton guitariste a envoyé sa petite
amie à la place. On peut lui faire confiance ? »
Wendy dépose un sac en papier kraft sur la table basse. Elle me toise, elle
aussi, un sourire flottant sur ses lèvres. « Elle a l’air plutôt inoffensive.
Je suis aussi une amie de Riley, me dit-elle froidement. Une très bonne
amie. »
L’homme, dont la cendre de cigarette s’est allongée, lui dit de nous laisser
et je la regarde repartir dans le couloir. Il pousse lentement le sac sur la
table avec ses orteils nus, jusqu’à ce qu’il tombe sur le tapis. Je le ramasse,
sentant le couteau contre ma cuisse quand je me penche.
« Si tu veux quelque chose pour toi, tu sais où me trouver. »
Je ne réponds pas, je fais demi-tour et je pars. Je ne m’arrête pas, et ne
jette pas un seul regard derrière moi, avant d’avoir franchi la porte du True
Grit.
Riley m’entraîne près du gril, me tend les mains. Il range le sac sous sa
chemise. Il me dit à voix basse de surveiller le gril pour lui.
En partant aux toilettes, il fait un geste en direction du frigo. Quand je
l’ouvre, j’y trouve ma récompense : un autre sac volumineux de nourriture.
Je m’en empare, tel un robot, sans sentiment, sans expression, et le fourre
au fond de mon sac à dos. Riley revient plus alerte, se léchant les lèvres.
Il me fait un clin d’œil et s’affaire de nouveau à retourner des pommes de
terre sur le gril.
Je ne sais pas quoi penser de ce que je viens de faire ni pourquoi. Je me
suis effacée, j’ai tout effacé. Je passe le reste de la journée dans le
brouillard.
Dans ma chambre, je pousse mon fauteuil vert contre la porte. Je pose le
sac de nourriture sur la table. Je fais glisser le couteau de ma poche. Je ne
sais pas comment j’ai pu oublier que je l’avais.
Et, d’un coup, l’engourdissement dont j’étais victime disparaît et mon
cœur se met à battre comme un oiseau en cage devenu fou. Ça m’a paru
bien de faire ça pour Riley. C’est mal, mais je l’ai fait, et je me suis sentie
comme je me sentais parfois avec Evan et Dump : ce qu’on faisait, oui,
c’était mal, oui, en effet, mais il y avait aussi un sentiment de danger
enivrant. Du genre : jusqu’où tu peux aller avant que ça craque ? Saurais-tu
reconnaître le moment où quelque chose est sur le point de mal tourner ?
Je me rends compte aussi que je suis en train de descendre très bas dans
l’échelle des règles de Casper et, tout à coup, le désespoir m’envahit. Je me
lève et fais les cent pas dans ma chambre. J’essaie les exercices de
respiration, mais j’ai le souffle coupé, je ne peux pas ralentir. Je suis trop
énervée. Mikey m’a dit d’aller de l’avant et j’ai fait un grand pas en arrière
et… oh, putain, voilà la tornade.
Ma boîte à bobos est toujours cachée dans la valise de Louisa, fourrée tout
au fond sous la baignoire. Je ne veux pas de ça, je ne veux pas. Je passe
légèrement la lame du couteau sur mon avant-bras, pour tester. Ma peau se
hérisse et l’envie me submerge ; mes yeux se mouillent.
Je suis si près de me sentir mieux, de me libérer, ici même, avec cette
petite lame courte. Mais je tourne mes bras, je me force à regarder les lignes
rouges rugueuses qui strient ma peau douce.
Tout sauf ça.
Je laisse tomber le couteau dans l’évier. À présent, je suis comme abattue.
Je ne me sens pas bien du tout. Aujourd’hui, j’ai été trop près de
recommencer, avec Riley et cet homme. Trop près de ce que j’avais
l’habitude de faire, et une partie de moi voulait voir ce que ça ferait
à nouveau, et je voulais aussi que les yeux de Riley arrêtent de cligner, je
voulais qu’il arrête de trembler, je voulais être sympa, le protéger, comme
avec Louisa. Comme je l’aurais fait pour Ellis.
Et cette fois-là, cette fois-là où je ne l’ai pas aidée, alors qu’elle avait
besoin d’aide comme jamais, j’ai refusé de l’aider et je l’ai perdue.
Les murs de la chambre se referment sur moi. J’ouvre la porte d’un coup
sec. Je pourrais descendre, demander à l’un des hommes en bas de prendre
mon argent et d’aller au magasin de vins et spiritueux. Je suis sur le point de
sortir quand la porte d’en face s’ouvre et qu’une petite femme au visage
sale en sort. Je ne connais pas son nom, elle n’est là que depuis quelques
jours, mais nous nous sommes déjà croisées dans le hall ; elle se plaque
toujours contre le mur si je m’approche trop. La nuit, dans sa chambre, elle
se parle beaucoup toute seule, elle marmonne.
« Hé, dis-je, avant de me dégonfler. Vous auriez quelque chose à boire là-
dedans ? Je vous paierai. » Je sors un billet de cinq dollars de ma poche.
Ses petits yeux sont comme deux raisins secs. Elle porte un débardeur
taché. Des tatouages délavés recouvrent sa poitrine. Des noms, pour la
plupart, mais que je ne distingue pas bien. Elle baisse les yeux sur l’argent.
Ma main tremble. Quand elle tend l’une des siennes pour attraper le billet,
je vois qu’elle tremble aussi. Elle retourne dans sa chambre et claque la
porte.
Quand elle en ressort, elle me donne une bouteille de vin bon marché,
avec un bouchon à vis, puis elle s’éloigne dans le couloir. Ses tongs
dévalent les seize marches de l’escalier.
Je n’attends même pas de manger quelque chose. Je dévisse le bouchon et
avale de grandes lampées jusqu’à ce que je commence à m’étouffer, puis je
verse le reste dans l’évier avant d’être tentée d’en boire plus. L’effet est
rapide : étourdissement, réchauffement puis la petite sensation d’euphorie
dans l’estomac. C’est suffisant pour calmer mon anxiété. Je me sens mal,
mais j’ai fait un choix. Me scarifier ou boire, et j’ai choisi de boire.
Dans le sac que Riley m’a donné, je trouve un petit burrito emballé dans
du papier d’aluminium. Il est fourré au poulet, avec du fromage râpé, des
piments et de la crème aigre. Une petite montagne de pommes de terre
rissolées croustillantes borde le burrito. Elles sont encore chaudes,
délicieuses et grasses sur ma langue. Je finis tout, même les morceaux
ramollis qui tombent sur mes genoux. Je sors la serviette blanche en papier
du sac pour m’essuyer le visage et un billet de vingt dollars en tombe.
Je devine que c’est un remerciement supplémentaire de la part de Riley.
Je récupère le livre que j’ai emprunté à la bibliothèque plus tôt dans la
semaine. Le dessin est une façon d’être, ai-je lu. Une interaction entre l’œil,
la main, le modèle, la mémoire et la perception. La méthode de
représentation…
Je soupire, ferme le livre et le pousse au bord de la table. Je pense à la
femme dont la maison est décorée de peintures murales et dont le jardin
ressemble à celui d’un château. Lacey du 3C commencera bientôt à pleurer
dans sa chambre, comme elle le fait tous les soirs, un bruit de reniflement et
de hoquet. Le prof en bas regardera des rediffusions du Juste Prix toute la
nuit, les sonneries, les sifflets, et les discussions du public filtrant à travers
les lattes du plancher. Les hommes de mon étage vont tituber dans le
couloir jusqu’aux toilettes communes, gémir et pisser.
Je dessine comme une folle, mais cette fois sur le mur à côté de mon lit,
remplissant tous les vides qui m’entourent, une sorte de peinture murale
personnelle qui m’enveloppe et me protège, jusqu’à ce que le vin me plonge
dans le sommeil.
LA FOIS SUIVANTE, L’HOMME SUR LE CANAPÉ n’est pas aussi bavard. Et la
femme aux cheveux rouge et jaune s’attarde un peu plus pendant que je
ramasse le sac et le fourre dans ma poche. En partant, elle me dit : « Donne
à Riley le bonjour de Wendy. Dis à Riley qu’il manque vraiment à Wendy. »
Ça me fait grimacer. Ont-ils été ensemble à un certain moment ? J’essaie de
ne pas y penser.
Au café, je remets le sac à Riley et le regarde se précipiter aux toilettes.
Tanner feuillette un livre de photos étranges imprimées sur papier glacé.
Il le soulève pour que je puisse le voir. « Un œil hors de son orbite, dit-il.
Je veux être urgentiste. »
La photographie montre le profil d’un homme à l’air stupéfait, le globe
oculaire sorti de son orbite, relié par une artère en zigzag digne d’une image
de dessin animé. C’est dégueulasse et je fais la grimace.
« On a tous des emmerdes, murmure Tanner. Le corps humain est une
chose merveilleuse dans tout ce merdier. »
Linus passe la porte à deux battants, s’essuyant les mains sur son tablier.
Elle s’étrangle devant la photo et Tanner rit. Je lève la tête, la vois me
sourire, mais je baisse les yeux sur les assiettes blanches, les tranches de
pain complet avec du fromage chaud que je dois retourner tant que Riley est
aux toilettes.
« Tu peux nous parler, tu sais. On ne mord pas », dit Linus.
Et Tanner ajoute : « Parfois, moi, si », et ils rient, mais pas de moi, je le
vois bien, alors je ris aussi. Je m’habitue à être avec eux, à parler un peu
plus.
Riley est de retour. Je vois bien qu’il évite délibérément de regarder Linus
parce qu’il se remet tout de suite au travail.
Sa peau exhale l’odeur froide de l’eau. La couleur est revenue sur ses
joues, ses yeux sont une lumière liquide. En sifflant, il m’arrache la spatule
des mains et vite, vite, il retourne les tas de pommes de terre rissolées,
prépare une assiette, huile un endroit sec sur le gril. Il reste silencieux
jusqu’à ce que Linus et Tanner soient repartis en salle pour vérifier les
percolateurs. Alors il se penche vers moi, son souffle chaud sur ma joue, et
chuchote : « Tu es une très chouette fille. »
LA PLUIE ARRIVE TRÈS TÔT CE MATIN-LÀ, alors que je roule à bicyclette jusque
chez Riley pour le réveiller et aller travailler. Il a fait humide toute la nuit et
j’ai dormi avec le ventilateur tout contre mon corps, mais ça n’a rien donné.
Je me suis rincée à l’eau froide dans la baignoire, mais mes vêtements
m’ont collé à la peau dès que je suis sortie.
À peu près à mi-chemin de sa maison, c’est comme si quelqu’un avait tiré
un rideau sombre sur le ciel et, soudain, la plus grosse pluie que j’aie jamais
vue ou sentie se met à tomber. C’est comme si un millier de robinets
s’ouvraient dans le ciel en même temps. Les caniveaux débordent et les
voitures qui passent en glissant m’arrosent. J’ai failli tomber quand un
véhicule a roulé dans une flaque d’eau et que l’eau m’a éclaboussé
le visage. La pluie est chaude et puissante.
Quand j’arrive chez Riley, je suis trempée. Je cours sous le porche,
j’enlève mes boots. Je l’appelle sans entrer, mais Riley ne répond pas. Je ne
veux pas mouiller son plancher mais, finalement, je me dis qu’il s’en
fichera de toute façon. Alors je traverse la maison en courant jusqu’à la
salle de bains. Les serviettes de toilette sont toutes entassées par terre.
Je commence à m’essuyer, en secouant mes cheveux pour les égoutter.
Riley apparaît dans l’embrasure de la porte, les cheveux ébouriffés. Il est
torse nu, ce qui me fait rougir. « Eh bien, regardez qui vient me rendre
visite. C’est ta première mousson ?
— Quoi ? » Je frissonne à présent ; ma salopette, trempée, est lourde et
ma chemise me colle à la peau.
« C’est pratiquement ce qu’il y a de mieux à Tucson. Les moussons. Des
tempêtes de pluie absolument épiques. Elles peuvent bloquer certaines
parties de la ville en quelques minutes, inonder les routes. Laisse-moi aller
y jeter un coup d’œil. »
Il revient en sifflant : « Elle est plutôt mauvaise celle-là. On ne peut pas
sortir dans des conditions pareilles. On va devoir attendre. Tu ferais mieux
d’enlever ces vêtements mouillés. »
Je le regarde. « Pardon ? »
Ses yeux brillent. « On dirait vraiment un chat mouillé, Charlie. Tu ne
peux pas garder tes vêtements. Je n’ai pas de lave-linge ni de sèche-linge.
Je fais ça dans l’appartement de Julie. Tu vas devoir te trimballer toute
nue », dit-il en riant.
J’enroule la serviette autour de moi.
« Je plaisante. Attends une seconde. »
Je claque des dents. J’entends la pluie tomber sur le toit, battre les murs de
la maison.
Riley revient avec un T-shirt et un jean. « Tiens, dit-il en me les tendant.
Laissés par une invitée. »
Une invitée. Quand ? Qui ? Je baisse les yeux sur le T-shirt et le jean.
Riley ferme la porte. J’enlève mes vêtements mouillés et les accroche
soigneusement au rideau de douche. Ça fait bizarre d’être dans des
vêtements différents. Le jean est un peu grand à la taille. Je dois le rouler
à la ceinture puis remonter le bas. Il ne m’a pas apporté de chaussettes, il
me faut donc marcher pieds nus.
Je me sens nue dans ce T-shirt à manches courtes. Et j’ai froid. J’attrape
une autre serviette et je l’enroule autour de moi.
La porte d’entrée est ouverte. Riley est assis sous le porche, les jambes
croisées, en train de fumer. Je m’assieds à côté de lui.
« J’aime ce temps, murmure-t-il. J’aime la pluie. »
Je regarde les rideaux de pluie tomber en rafales. Tout semble être
recouvert d’une gaze gris-brun et chatoyante. Je rétorque : « Je n’aime pas
ça. Je n’aime pas ça du tout. Je n’aime pas beaucoup la neige non plus.
— Tu ne t’entends pas avec Dame Nature, hein ? »
Je pense aux fois où Evan, Dump et moi étions coincés sous la pluie,
quand on ne trouvait pas d’endroit où s’abriter. Je repense à comment c’est
d’être debout sous la pluie, serrés les uns contre les autres, de plus en plus
mouillés, sachant que l’humidité va faire pousser des champignons dans nos
chaussettes sales et trempées et qu’on va probablement tomber malades et
le rester pendant plusieurs jours, avec l’impression qu’on ne sera plus
jamais au sec.
« J’ai vécu dans la rue pendant un moment, dis-je, me surprenant moi-
même. Avant de venir ici. Ce n’est pas drôle quand il pleut et que tu n’as
nulle part où aller pour te sécher. »
Je sens les yeux de Riley posés sur moi. Il reste silencieux pendant un
moment, puis il dit : « Je suis désolé d’entendre ça, Charlie. Ce n’est pas
bon. Ce n’est pas bon du tout. Non.
— Non. » Je sens une boule monter dans ma gorge. Je me pince la cuisse
pour ne pas me mettre à pleurer. Je me sens mieux d’en avoir parlé
à quelqu’un, à lui. De toutes les personnes que j’ai rencontrées ici jusqu’à
présent, j’ai l’impression qu’il est le seul à pouvoir comprendre le fait de
merder et d’être perdu.
Il éteint sa cigarette dans le cendrier et se penche vers moi pour me
toucher la main. « Tu ne t’es pas encore réchauffée. » Il frotte ma peau avec
ses doigts, puis se lève, me tendant la main. « On va rentrer. Tu vois la
couverture sur le canapé ? Prends-la. Il n’y a rien de mieux, crois-moi.
Tu vas t’envelopper dedans et je vais faire du thé. » Il sourit. « D’accord ? »
Je regarde sa main pendant un moment avant de l’attraper. « D’accord. »
AU DÉBUT, JE CROIS QUE LES COUPS sont frappés à la porte de quelqu’un
d’autre, celle de Manny peut-être, au bout du couloir, et dont la mère,
Karen, arrive souvent en titubant à des heures étranges, avec des canettes de
Coors Light et les DVD de la série Lost qu’ils regardent les uns à la suite
des autres en buvant de la bière et en mangeant du pop-corn préparé au
micro-ondes. Karen frappe fort et avec insistance, car Manny est
généralement sur le point de tomber dans les vapes lorsque sa mère termine
son service au Village Inn et arrive en taxi devant l’immeuble. C’est
souvent la dernière cliente du magasin de vins et spiritueux d’à côté ; elle
arrive juste au moment où l’on ferme la porte et où l’on descend la grille.
À travers ma fenêtre, je peux l’entendre pleurnicher et leur proposer de
l’argent en plus, de l’argent qu’elle a passé toute la nuit à gagner, en sortant
des billets humides de gobelets de chocolat chaud. Je sais tout ça parce que
parfois Karen crie en s’adressant à Manny, lui disant qu’elle travaille jusque
tard le soir, et qu’elle doit faire face à des étudiants méchants et à des
fêtards ivres. Manny réconforte sa mère, réchauffant une tasse de café au
micro-ondes pour pouvoir se remettre à boire. Manny et sa mère sont
probablement les personnes les plus bruyantes de l’immeuble.
En levant les yeux de mon carnet de croquis, je fronce les sourcils. Seuls
Mikey et Leonard – une fois, pour déboucher l’évier – sont venus dans ma
chambre. Je suis assise en T-shirt et en sous-vêtements parce que la chaleur
dans la pièce est étouffante, même avec le ventilateur que j’ai acheté chez
Goodwill. J’enfile ma salopette.
Mes battements de cœur s’accélèrent lorsque j’ouvre la porte et que je
trouve Riley appuyé contre le chambranle, avec l’obscurité du couloir en
arrière-plan. Il tient un sac en plastique dans une main.
« C’est trop mignon, dit-il, la façon dont tes joues rosissent en ma
présence.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? » Je n’essaie même pas de cacher
l’énervement dans ma voix, bien que je ne sache pas vraiment si je suis
énervée contre lui à cause de sa remarque ou contre moi pour avoir rougi
devant lui.
« Je vois que tu portes des manches courtes à la maison, poursuit-il,
comme si je n’avais rien dit. Je peux entrer ? » Au travail, tous ces derniers
jours, il est resté silencieux, étrangement calme.
Je le renifle, pour gagner du temps. « Tu as bu ?
— Je t’ai apporté un cadeau. » Il me tend un sac suspendu à l’un de ses
doigts.
Ma bouche est devenue sèche. Ses yeux brillent et il a l’air heureux.
Je pense Tout sera plus simple si tu n’entres pas. Parce que maintenant je
me noie dans ses yeux heureux, et je me souviens de sa gentillesse l’autre
jour quand il pleuvait, et à quel point c’était agréable de lui parler sous le
porche – la chaleur de sa main dans la mienne.
Mais il entre calmement sans attendre ma réponse et jette le sac en
plastique sur le fauteuil défraîchi. « Tu traînes toujours dans le noir, Strange
Girl ? » Il appuie sur l’interrupteur, qui se contente de faire clic, clic.
« Je n’ai plus d’ampoules et je ne suis pas assez payée pour en acheter
d’autres, dis-je en ronchonnant. Le lampadaire, et la lumière du magasin là-
bas, ça suffit à m’éclairer. »
Il s’affale sur le futon, enlève ses boots et croise ses mains derrière sa tête.
« Ouvre ton cadeau. » Il fait un geste en direction du fauteuil, les yeux
brillants. « Juste là. »
À la place, je lui lance le sac. Il rit et fouille à l’intérieur. Il en sort un T-
shirt vert délavé avec M*A*S*H écrit sur le devant. « Je sais que vous, les
gosses, vous aimez l’ironie, ce genre de trucs. » Il pose le T-shirt sur le lit et
met le sac de côté.
« Bref, je suis allé boire des coups au Tap Room, et on dirait que j’ai fait
tomber mes clés sur le chemin du retour. Je suis enfermé à l’extérieur de
chez moi. Je ne peux pas casser une vitre, ça coûte trop cher. » Il fait une
pause. « J’ai regardé partout dans la rue, mais il fait trop noir dehors.
On n’y voit pas grand-chose. » Il s’allonge.
Je m’agenouille, déplie le T-shirt. « Il est trop petit, je mens.
— Conneries, rétorque-t-il. Il te plaît et il t’ira parfaitement. En regardant
ton dos quatre jours par semaine pendant des semaines, j’ai eu l’occasion de
deviner ta taille. »
Il fait une pause. « On n’est pas si différents, toi et moi, tu sais. J’ai autre
chose pour toi. »
Il y a d’autres T-shirts dans le sac et, dessous, je sens les bords plats d’une
carte postale. Dans la pénombre, je la lève vers mon visage : une femme
rousse avec des taches de rose sur les joues. Son visage est à moitié caché
dans l’ombre, un énorme œil sombre me regarde directement. Épouse de
l’artiste, 1634.
« Je t’ai vue feuilleter tous ces livres à la bibliothèque. Il y a déjà un
moment. J’ai trouvé cette carte dans un magasin de bric-à-brac sur la
22e Rue. J’ai pensé que vous aviez les mêmes yeux. Un peu orageux.
Tristes. »
Un rai de lumière provenant de la rue lui barre la joue. Il m’a vue à la
bibliothèque ? J’ai mal au ventre. « Que… qu’est-ce que tu foutais à la
bibliothèque ? Pourquoi tu ne m’as pas saluée ?
— Je lis, tu sais. Et tu étais là, à regarder des livres d’art anciens, comme
si rien d’autre ne comptait. Tu avais l’air heureuse. »
Il pose un doigt sur ma jambe, décrivant de petits cercles sur le denim.
Des cercles, des cercles, en remontant vers le haut, vers le haut, jusqu’à ce
que son doigt atteigne les bretelles de ma salopette. J’arrête de respirer.
Je me mords l’intérieur de la joue, heureuse de l’obscurité grisâtre, de la
lumière de la rue qui permet juste de s’apercevoir.
Louisa a dit que personne ne nous aimerait normalement, mais je suis
toujours quelqu’un, je suis vivante, et je meurs d’envie d’être touchée.
« Tu dois avoir un million d’histoires en toi », dit-il doucement.
Il s’assied. De fines rides apparaissent au coin de ses yeux. Je peux sentir
des relents d’alcool – bourbon ? –, quelque chose de fort et de lourd dans
son haleine.
Une décharge électrique parcourt mes jambes, mon ventre.
« Je suis un cliché ambulant », dit-il, et il décroche les bretelles de ma
salopette, les attaches tombant avec un léger bruit. Il prend mes bras, les
tourne et les retourne, ses doigts parcourant les rivières et les ravines
creusées sur ma peau. Je coule, et je n’essaie pas de rester à flot, parce que
oui, je veux vraiment m’immerger.
« Je ne vais pas te faire de mal, dit-il en effleurant mon cou de ses lèvres.
Toi et moi, on se comprend, n’est-ce pas ? »
Il me pousse sur le futon, enlève facilement ma salopette, fait descendre
ses mains le long de mes cuisses, exposant les marques qui ressemblent
à des barreaux d’échelle. Il les frotte avec ses pouces comme s’il testait des
cordes de guitare, facilement, et sans appréhension.
C’est en train d’arriver, et je le laisse faire. C’est une chose de plus pour
laquelle j’échoue, une chose de plus sur la liste de Casper et, bientôt, tout ce
qui concerne Casper disparaîtra. Je couvre mon visage avec mes mains et
j’écoute ma respiration ricocher contre mes paumes.
Il déplace ses mains vers le haut, soulevant mon T-shirt pendant une brève
seconde qui met mon ventre à nu, puis les glisse dessous si soudainement
que mon souffle s’aiguise. Ses pouces effleurent mes seins.
J’attire son visage vers moi, avide de sentir ses lèvres sur les miennes.
Je me fiche du goût de sa bouche, de l’odeur et de la chaleur persistantes
des cigarettes dans ses cheveux, sur sa peau. Je vois du bleu et de l’orange
sous mes paupières. Ses mains pétrissent ma taille, descendent le long de
mes jambes, à l’intérieur de mes cuisses.
Je sens à peine son poids, il est léger, il s’adapte en quelque sorte à mes
os. Je laisse mes mains se promener sur son pantalon, quelques doigts se
glissant habilement entre sa ceinture et sa peau. Mais il repousse ma main,
plaque son visage contre mon cou, glisse ses doigts dans ma culotte, entre
mes jambes et en moi.
Je dis « Non, non, » et Riley recule et demande « Tu veux que j’arrête ? »,
et je réponds « Non, non », en respirant fort, parce qu’à la fois je ne veux
pas et je veux, et tout s’emmêle en moi.
Quand j’essaie de déboutonner sa braguette, il m’arrête, « Non, juste ça,
laisse-moi faire ça », et je comprends alors qu’il est complètement bourré,
trop bourré ; l’intérieur de mes paupières est en feu, des éclairs noirs et
rouges, et je ne peux pas arrêter ce qui m’arrive. Il rit doucement dans mon
cou alors que je frissonne. Au bout du couloir, on entend Kate crier :
« Jack ! Jack ! »
1. Que l’on pourrait traduire par : « Et mon cœur éclate hors de moi / Comme un boulet de canon /
Et roule jusqu’au fond du canyon / Pour y rester / Vidé au cours de ces journées vides / Jusqu’à ce
que tu reviennes / Et m’épouses, bébé. »
AU DÉBUT, NERVEUX, ILS RIENT UN PEU TROP ET, AVANT DE commencer, je dois
attendre qu’ils se calment, qu’ils boivent un peu plus.
La lumière du soleil décline mais, sous le porche j’y vois assez pour les
dessiner. C’est Hector, qui vit au 1D, et Manny et sa mère, Karen. Je pense
qu’ils sont habitués à ce que les gens les regardent, sans les voir. Karen se
déplace sur la chaise métallique rouillée, jouant avec ses ongles. Manny est
sur les marches, adossé à la balustrade. « Ouais, dit-il enfin. Tu peux le
faire, hein, m’man ? »
Sous le porche, j’étudie les traits, les rides sur leurs visages et je travaille
rapidement, mon fusain bave, je souffle sur la poussière grise. « Ta grande
histoire d’amour ? me demande Karen. Il faut que je sache. »
Je réponds juste : « Hum. Pas grand-chose à dire. »
Karen secoue la tête. « Les hommes peuvent être si difficiles. » Manny est
nerveux, ses yeux marron foncé me regardent fixement. Il fait gicler de la
bière entre ses dents serrées et me dit que son travail dépend principalement
d’autres gens qui ne travaillent pas.
Chaque jour, lui, Hector et d’autres hommes de l’immeuble attendent au
coin d’une rue étouffante du centre-ville avec des dizaines d’autres, tandis
que des camions passent afin de recruter des travailleurs journaliers pour
arroser les jardins de ceux qui vivent dans les collines du côté nord, tailler
leurs haies, aider à creuser la terre pour les nouvelles piscines ou les
jacuzzis aux mosaïques élégantes. « Cette propriété, là-bas, le carrelage de
la piscine dessine le visage de sa femme, vous y croyez ? Comme
son portrait, mais sous l’eau. Elle va devoir nager au-dessus de son visage
», dit Hector en bafouillant, penché en avant, oubliant de tenir la pose.
Il crache, jetant un coup d’œil à Karen, qui fronce les sourcils.
« On fait tourner cette putain de ville et ils veulent nous chasser.
Et construire ce putain de mur à la con », dit Manny.
Quand j’ai fini, ils prennent mon carnet de croquis, le tenant avec
révérence entre leurs mains. Ils sont heureux de pouvoir enfin se voir, tout
comme Evan l’était quand il s’est vu dans ma BD. Leur joie me comble.
AU CAFÉ, JE SUIS EN TRAIN D’ESSUYER les tables quand un homme m’appelle
en claquant des doigts. « Vous pouvez m’aider, s’il vous plaît ? » Il tapote le
comptoir avec insistance.
Tout le monde est parti, alors je lui prépare son cappuccino, en versant
soigneusement la mousse soyeuse sur l’expresso dans une tasse à emporter.
D’habitude, ce n’est pas moi qui fais ça, mais j’ai suffisamment regardé
Linus, et c’est assez excitant d’essayer. L’homme me tend son argent et je
l’encaisse, ce qui, pour moi, est aussi une première. J’ai travaillé un peu
dans la charcuterie de l’ami de ma mère, alors je me souviens des principes
de base du fonctionnement d’une caisse enregistreuse. La clochette de la
porte tinte alors qu’il sort.
« Qu’est-ce que tu fais, Charlie ? » Julie vient d’apparaître dans la salle,
sourcils froncés.
Je regarde le tiroir-caisse encore ouvert, les compartiments de billets et de
monnaie. « Rien. Ce type a commandé un café. » Je pointe la porte du
doigt, mais l’homme est déjà parti. Le café est vide.
Julie passe derrière moi et donne un grand coup au tiroir-caisse pour le
fermer, manquant de peu de m’écraser les doigts. Je sursaute, surprise par sa
colère.
« Où sont les autres ? Tu n’es pas censée servir au comptoir et encaisser. »
Riley apparaît, poussant sa tasse sous le percolateur, un grand sourire aux
lèvres. « Quoi de neuf, Jules ? »
La voix de Julie est tendue, aiguë. « Riley. Est-ce que je te paie pour boire
du café et te saouler pendant ton service ? Non. Tu attends la fin de ton
service pour ce genre de merde. J’en ai marre que vous profitiez tous de
moi. J’ai besoin de toi pour tout superviser. Elle n’est pas censée être à la
caisse. D’ailleurs, il n’y a pas grand-chose dans la caisse depuis plusieurs
jours. »
Paniquée, je lâche : « Je n’ai pas pris d’argent. Jamais je ne prendrais de
l’argent. » Je n’aime pas me sentir rougir en disant ça. Ça me donne l’air
coupable, mais je ne ferais jamais ça à Riley. Ni à Julie. « Je suis désolée.
Il n’y avait personne, je pensais qu’il n’y aurait pas de problème.
— Personne ne dit que tu as pris de l’argent, Charlie. Ce n’est pas ce
qu’elle a dit. N’est-ce pas, Jules ? » Riley sirote son café tranquillement en
observant attentivement le visage de sa sœur. Il évite mon regard.
Julie secoue la tête. « Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi est-ce que tu ruines
toujours tout… »
Elle s’arrête soudain, le regard troublé. Elle s’approche de moi et baisse
les yeux sur mes bras. « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que tu as ? Je ne
savais pas que c’était si… Bon sang, tu ne peux pas te montrer ici avec ça. »
Elle frôle du doigt les cicatrices sur mes bras nus sans détacher son regard
de ma peau. Je recule, faisant instinctivement glisser mes bras derrière mon
dos. Je me cogne contre la vitrine à pâtisseries.
« Charlie, il y a des gens qui viennent ici et essaient de guérir. Les Sœurs,
Charlie. » La voix de Julie semble désespérée. Je ne l’ai jamais vue comme
ça ; ça ne peut pas être juste à cause de moi et de mes bras, n’est-ce pas ?
Les Sœurs viennent tous les mardis et les jeudis, s’asseyent ensemble et
s’adonnent à l’écriture automatique pour rédiger leur journal. Elles pleurent
doucement, en se frottant le dos les unes les autres. Elles boivent des thés
fruités et portent des vêtements amples, cousus à la main. Leurs cheveux
sont raides et plats, elles mangent trop de brownies à la caroube et de
muffins au citron et aux graines de pavot. Linus dit qu’elles ont fait partie
d’une secte à la frontière de l’Arizona et du Nouveau-Mexique.
« Bon sang, Jules, tu entends ce que tu dis ? » gronde Riley d’une voix
durcie. Il me fourre un bac du lave-vaisselle dans les mains et me dit d’aller
finir la plonge. Je ne bouge pas. Je suis figée contre la vitrine à pâtisseries.
Julie se retourne vers moi. « Je ne veux pas que tu portes des manches
courtes, d’accord, Charlie ? Je sais qu’il fait chaud ici, nous allons faire
réparer cette clim, mais voir ça peut être un détonateur, tu comprends ?
Je ne peux pas me permettre de perdre des clients, tu comprends ? » Sa voix
se brise. « Il n’y a pas un seul putain de client dans ce putain de café, Riley.
Où est passé le rush du midi ? » Elle enfouit sa tête dans ses mains.
Je passe derrière eux. Riley est en train de tapoter l’épaule de Julie, et je
retourne à la plonge. Je les entends chuchoter, mais je n’arrive pas à les
entendre distinctement. Quand Riley revient, il évite de nouveau mon
regard. « Je lui ai dit que personne ne regarderait rien d’autre que ton joli
visage, mais elle est dans un drôle d’état en ce moment, alors mets peut-être
des manches longues demain. Juste pendant quelques jours, d’accord ? »
Sous l’effet de la déception, mon cœur se brise. Je pensais qu’il me
défendrait un peu plus. Je lève les yeux vers lui. Il évite toujours de croiser
mon regard.
Je me sens nauséeuse. « Riley, c’est quoi cet argent qui manque ? De quoi
parle-t-elle ? Riley ? » je demande à voix basse.
Il grimace, ses doigts tremblent alors qu’il pose un oignon sur la planche
à découper. « Ne t’inquiète pas pour ça, ok ?
— Je n’ai pas pris d’argent. Je ne veux pas qu’elle pense que j’ai pris de
l’argent.
— Tout va bien se passer, d’accord ? Je vais m’en occuper. » Il se tourne
vers le gril et commence à gratter la graisse, de petites collines couleur
caramel.
Il t’a laissée tomber, bébé. La voix d’Evan, mordante, dans mes oreilles.
Mais je la fais taire, parce que je ne veux pas y croire.
LE LENDEMAIN MATIN, quelqu’un crie le nom de Riley et je me retourne et le
regarde ; son visage est pâle, détendu. Je touche légèrement son épaule,
écoutant le bruit des pas qui longent la maison, puis les coups de poing sur
la fenêtre entrouverte. Riley sursaute, ses yeux s’ouvrent brusquement.
Je remarque la pâleur grisâtre de sa peau, le rose qui voile ses yeux. Quand
je suis rentrée hier soir, il était allongé sur le ventre dans la salle de bains.
J’ai d’abord eu peur, avant de me rendre compte qu’il était simplement
évanoui. Il m’a fallu du temps pour le traîner dans le couloir jusque dans sa
chambre et le mettre au lit.
Il pose un doigt sur ses lèvres et tire le drap sur moi. Le sommier grince
alors qu’il rampe jusqu’à la fenêtre, qu’il ouvre en grand. « Hé… Oh…
C’est toi ? » Sa voix est méfiante.
La voix qui répond est amusée. « Eh bien, eh bien. Toujours les mêmes
vieux trucs, je suppose. Qui est sous le drap ?
— Ça ne te regarde pas, répond Riley.
— Allez, fais-moi voir. J’aimais bien la dernière que tu as larguée.
Je l’aimais tellement que je l’ai épousée, moi aussi. » Rire étouffé.
Mon cœur fait un bond. Riley a été marié ? Je ne parviens pas à respirer.
« Qu’est-ce que tu veux ? » crache Riley. Il est en colère, ça s’entend.
La lumière du soleil filtre à travers le drap délavé. Il devient difficile de
respirer avec ce drap sur moi. Je commence à me demander si Riley n’a pas
honte de moi, et si ce n’est pas la raison pour laquelle il ne veut pas que son
ami me voie.
« Luis Alvarez a un cancer du pancréas. »
Le corps de Riley se raidit. « Tu te fous de moi ? » Il inspire
profondément. « Il m’a laissé emprunter sa voiture il y a de ça quelques
semaines. Il a juste dit qu’il ne se sentait pas bien ce jour-là. Qu’il n’allait
pas travailler.
— Non, ce n’est pas une blague. » Les mots de son interlocuteur sortent
un peu plus doucement. « C’est trop tard, mec. Il est trop attaqué. Mais
écoute, j’organise un concert au Congress pour sa femme et ses enfants.
Ils vont avoir besoin d’argent. J’ai d’abord pensé au Rialto, mais je pense
que le Congress c’est mieux. De toute façon, ça ne se fera pas avant
l’automne. Toute la journée, pour tous les âges, vente d’alcool avec une
pièce d’identité, et peut-être aussi quelques scènes en extérieur. Il faudra
probablement trouver des distributeurs locaux, mais presque tout le monde
connaît Luis, ça ne devrait donc pas être trop dur.
— Putain, ça craint. » Riley reste silencieux un moment. « C’est vraiment
un chic type.
— Ouais. » Pause. « Laisse-moi juste jeter un petit coup d’œil, hein ? »
Le drap ondule légèrement.
« Va te faire foutre. Qu’est-ce que tu veux, d’ailleurs ?
— La rumeur dit que tu donnes des concerts tous les soirs pour le quartier
et que tu as le sens de la musique. Alors je me suis mis à réfléchir : Riley
West de retour dans la partie ? Ça pourrait faire vendre quelques billets.
Surtout pour l’inévitable implosion sur scène.
— Va te faire foutre.
— Allez, allez. C’est pour Luis. Il nous a beaucoup aidés, à l’époque. »
L’autre voix est calme, presque suppliante. « Tu peux le faire, Riley. Je sais
que tu peux le faire.
— Tiger. » Riley soupire. « Je n’ai pas joué en public depuis presque deux
ans. »
Je reste aussi silencieuse que possible, en faisant attention à ne pas
manquer un mot.
« C’est pour Luis. Putain, il est malade, mec. Des tonnes d’autres
personnes sont déjà sur la liste. J’ai les Hold-Outs, Slow Thump, Cat Foley,
California Widows, Hitler’s Niece, Swing Train, Eight-Men-On, et j’en
aurai d’autres, c’est sûr. »
Après un long silence, Riley finit par dire oui.
« T’es un mec bien. Bon, est-ce que tu as déjà enregistré un de tes
nouveaux trucs ? Il faut absolument que j’entende ce que Riley West est en
train de travailler. »
Riley descend du lit. Je l’entends traverser la pièce et enfiler un jean en
marmonnant qu’il revient tout de suite.
Lentement, le drap commence à glisser. Tiger Dean a encore les cheveux
noirs, comme sur les pochettes d’album, mais sans les bouclettes élaborées
qui retombaient sur son front. Ils sont courts, bien coiffés et clairsemés. En
faisant des recherches sur Riley, et Long Home, sur Internet à la
bibliothèque, j’avais trouvé le site consacré à Tiger Dean.
Il y est dit que Tiger Dean fait toujours de la musique avec des groupes
locaux, qu’il se produit lors de fêtes privées et qu’il est aussi capable de
réaliser des travaux de graphisme et de signalisation. Il y avait une photo de
lui derrière un bureau, une main sur le clavier de l’ordinateur, l’autre tenant
le manche d’une guitare électrique Stratocaster rouge cerise.
« Bonjour. » Un sourire se dessine sur le visage de Tiger Dean. Je n’ai pas
confiance. Il me rappelle ces gars trop cool au lycée qui se promenaient
toujours dans le couloir en tapant nonchalamment sur la tête des geeks qui
passaient par là. Tiger Dean se penche un peu plus par la fenêtre. Il porte un
blazer rouge en velours côtelé.
Je m’assieds et repousse le drap. Je suis vêtue d’une chemise sale, encore
crasseuse de mon service d’hier, et d’un vieux bas de pyjama à rayures
appartenant à Riley, roulé à la taille. J’ai un goût de mégots froids dans la
bouche. Hier soir, après avoir mis Riley au lit, je suis allée dans la salle de
bains fumer l’une de ses cigarettes en me servant du lavabo en guise de
cendrier. J’ai aussi trouvé la bière fraîche qu’il avait dû ouvrir avant de
s’évanouir. Il l’avait soigneusement posée sur le bord de la baignoire.
« Qu’est-ce que tu fais avec cette petite punk ? lance Tiger à Riley en
s’appuyant au cadre de la fenêtre. Pourquoi tu perds ton temps ? »
La nuit dernière, je me suis assise sur les toilettes, buvant et fumant, en
pensant à ce que je faisais : traîner mon copain, qui me considère ou pas
comme sa copine, jusque dans son lit, et aller lui chercher sa came, toutes
ces choses que je faisais pour rien – juste pour sentir sa main sur ma joue
quand il était sobre.
Puis j’ai fini la bière, je suis retournée dans la chambre et j’ai marché
jusqu’au lit, testant les lattes du plancher pour voir si elles craquaient.
Quand j’ai posé mon talon sur le sol, une latte s’est soulevée, et c’était là :
la boîte à bobos de Riley, une petite boîte carrée en bois de cerisier qui
contenait tout ce dont il avait besoin. Tout ce dont il avait besoin, sauf moi.
Mais je ne vais rien dire de tout ça à Tiger Dean.
Je lui lance un regard mauvais et lentement, très lentement, je lève mon
majeur.
Surpris, il fronce les sourcils. « Nom de Dieu. » Ses yeux se posent sur
mes bras couverts de cicatrices ; je ne cherche pas à les cacher. « Deux
petits pois dans une même cosse : ils se ressemblent comme deux gouttes
d’eau, murmure-t-il. Et ils jouent à baiser. »
Riley revient avec une bière, ce qui me fait grimacer. S’il commence si
tôt, la journée va être longue et mouvementée. Il lance le CD par la fenêtre
à Tiger Dean, qui l’attrape facilement et le fourre dans sa veste. Riley
remonte sur le lit, nichant la bouteille entre ses genoux. Son regard passe de
Tiger à moi.
« Incapable de résister, hein ? » Tiger donne un petit coup désinvolte aux
lunettes de soleil sur le dessus de sa tête, qui retombent habilement sur ses
yeux. « Tu as toujours eu des goûts très intéressants. Je voulais juste
m’assurer que ton travail était resté cohérent.
— Adios.
— Celle-là paraît un peu jeune, quand même. Un peu fruste à mon goût.
— Vete a la chingada. Vas-y, casse-toi.
— Oh, oh ! » Tiger pointe son menton dans ma direction. « Je parie que si
tu connaissais son vrai nom, tu partirais d’ici en moins d’une putain de
minute. Il s’appelle… »
Riley s’apprête à refermer la fenêtre sur les doigts de Tiger, qui éclate de
rire.
« On se reverra. Riley, ajoute-t-il à travers la vitre, en soulevant ses
lunettes de soleil, s’il te plaît, essaie de retarder l’inévitable crise Riley West
jusqu’au concert. C’est pour assister à ça que les gens viendront, comme au
bon vieux temps. »
Riley ferme la fenêtre. Avant même qu’il ne se soit réinstallé dans le lit, je
lâche : « Marié ? » Je me demande s’il va me mentir. « Tu as été marié ? »
Il me regarde fixement, sans ciller. « Ouais.
— Genre, jusqu’à ce que la mort nous sépare et tout ça ? Le truc de
l’anneau au doigt à l’église ?
— Ça arrive souvent. Un type rencontre une fille, ils s’embrassent, il
achète une bague, ils se font marier par Elvis à Las Vegas lors d’une
tournée. Et puis, boum. Les emmerdes arrivent, la fille quitte le gars pour le
chanteur du groupe. Clap de fin. » Il aspire une longue gorgée de sa bière.
« Quelle sorte d’emmerdes ? »
Riley fait courir un doigt sur le goulot de sa bouteille. Ses ongles sont
sales. « Moi. Un nid d’emmerdes. Toutes les emmerdes.
— Est-ce que vous… tu la revois ? » Mon cœur bat la chamade. Je me
sens nauséeuse. « Elle s’appelait comment ? » Je ne sais même pas
pourquoi je veux le savoir, mais je veux le savoir. C’est comme si le puzzle
que j’avais assemblé pour voir Riley avait été éparpillé et que de nouvelles
pièces étaient tombées dans mes mains.
Un sourire éclaire son visage. « Es-tu jalouse, Strange Girl ? Parce que tu
n’as pas besoin de l’être. Non, je ne la vois jamais. Ils vivent dans une belle
maison dans les collines. Ils ont un bébé et tout ça.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Charlie.
— Dis-moi.
— Elle s’appelait Marisa. »
Marisa. Mon esprit s’agite. Ma-ri-sa. Un joli prénom de fille.
Des traits délicats, je parie. Je vois ça d’ici. J’imagine Riley tomber
amoureux de quelqu’un dont tout le corps exprime la délicatesse.
Je ferme mes yeux pour qu’il ne puisse pas voir les larmes qui me picotent
les yeux.
« Oh, non… Ne commence pas. » Il me donne un coup de coude pour
s’amuser. « Charlie, j’ai eu une vie avant de te connaître. Je suis plus vieux
que toi, ma puce. J’ai fait toutes sortes de choses. Je suis même tombé
amoureux et je me suis marié. Mais c’est inutile de s’inquiéter de ça,
à présent. »
Je repousse son coude, je hoquette. « Comme changer de nom ? »
Il rigole. « Ouais. Tu devais le savoir, non ? On avait tous le même nom
de famille pour le groupe : West. Tiger pensait que ce serait plus cool.
Il utilise son vrai nom de famille à présent.
— Et pourquoi Riley ?
— Oh, on m’a toujours appelé comme ça. Depuis que je suis petit.
Je foutais toujours la merde d’une manière ou d’une autre. Mon père disait
toujours : “Tu te prends pour qui ? Tu veux vivre la vie de Riley1 ?” ou un
truc du genre. C’est idiot, mais c’est resté.
— Bon, c’est quoi ton vrai nom, alors ?
— Mon vrai nom, c’est Riley West parce que c’est qui je suis à présent. »
Il ferme les yeux et bâille. « Plus de questions, d’accord ? L’examen est
terminé. Posez votre crayon et votre cahier sur la table, s’il vous plaît.
— Je peux demander à Julie », dis-je, frustrée. C’est une pièce du puzzle
en plus.
Il finit sa bière, pose la bouteille sur le sol près du lit.
Il me prend dans ses bras et enfouit son visage sous ma chemise. « Elle ne
dira rien. Jamais. »
Il me lèche le nombril. « Ce que j’aime chez toi, Strange Girl, c’est que tu
ne demandes pas grand-chose. Tu ne demandes pas plus que ce dont tu as
besoin. Tu sais quel énorme soulagement c’est, de savoir que tu me laisses
être, tout simplement ? »
Et il détourne si bien mon attention que j’en oublie cette idée de demander
à Julie son vrai nom, ou qu’il en dise plus sur son ex-femme, ou même sur
la boîte sous le plancher, ou sur le peu dont j’ai besoin.
J’entre d’un pas mal assuré chez Goodwill, même si je n’ai besoin de rien,
car je n’ai envie ni d’être dehors ni de rentrer chez moi. J’effleure du bout
des doigts des piles bizarres d’appareils électroniques qui ne m’évoquent
rien de ce que je connais : de grosses boîtes en plastique bleu remplies de
câbles, de cordons, de roues dentées et de ressorts. Je passe en revue les
interminables étagères de vinyles rayés aux pochettes abîmées. J’essaie de
garder les yeux ouverts et de respirer calmement. Je me pince les avant-
bras. Et même si je me fais des bleus, Riley ne dira rien, j’en suis sûre.
Finalement, je retourne dans ma chambre pour l’attendre.
Temple Dancer est une grande fille dans une jupe en batik avec des
clochettes qui pendent à la taille, un T-shirt Metallica et des dreads teintes
en blond roulées en un petit chignon de chaque côté de sa tête. Elle croise
les bras. « Sans blague ? Une fille pour la plonge le soir ?
— Ça te pose un problème ? » Je suis en colère, les mots de Julie
résonnent encore dans mes oreilles.
Le visage de Temple se détend et elle rit, un son profond, comme des
hiboux qui s’échapperaient de sa gorge. « Je voulais juste être sûre. C’est
génial. J’en ai vraiment marre des mecs. »
Julie apparaît ; elle s’est changée et porte un pantalon drapé et un
débardeur, prête à se rendre à son cours de yoga. « Les filles, soyez
gentilles. Linus ! »
Linus émerge de derrière le gril, le gril de Riley, le visage en sueur.
« Bienvenue dans l’équipe du soir, Charlie. Et je sais, je sais, je travaille
trop, c’est vrai, même le soir. Je ne pars jamais d’ici !
— Essayons de faire en sorte que tout se passe bien ce soir, ok, les filles ?
Et on met le holà sur la boisson, d’accord ? insiste Julie.
— Pas de problème », assure Linus en faisant tourner un torchon avec son
index.
Dès que Julie est partie, deux serveuses font irruption par les portes de la
salle et se plantent juste devant moi. Temple les rejoint. Jusqu’à présent, je
ne suis jamais restée le soir, je ne les ai donc jamais rencontrées.
« C’est toi qui as baisé Riley dans le bureau de Julie ? Oh mon Dieu !
— Merde alors ! Tu as carrément baisé Riley dans le bureau de Julie.
Comment c’était ?
— Je croyais qu’il baisait Darla, la fille de chez Swoon ? Est-ce qu’elle le
sait ? Parce qu’elle va faire une crise. C’est une vraie pétasse.
— Je croyais que tu étais avec Mike Gustafson. Vous avez rompu ? Vous
étiez un couple très mignon. Je vous ai vus manger des frites au Gentle
Ben’s une fois. »
La réflexion au sujet de Mikey me déconcerte un peu. Les commentaires
sur Riley m’horrifient. Darla qui travaille chez Swoon ? C’est vraiment
arrivé ?
Linus agite son torchon : « Assez. Le sujet est officiellement clos, plus de
questions posées ni de réponses. Temple, fais ce que tu as à faire : forme
Charlie. »
L’une des deux autres filles se présente : « Je suis Frances. Le soir, c’est
l’enfer ici. » Elle ramène ses cheveux orange derrière ses oreilles. « Mais
dans le bon sens du terme », termine-t-elle avant de foncer dans la salle
avec son carnet de commandes.
Temple dit sinistrement : « Le meilleur et le pire dans le service du soir,
c’est quand il y a de la musique live. Ça peut craindre ou ça peut donner.
Ce soir, nous avons le plaisir de… » Elle sort une feuille de papier de
dessous le comptoir. « D’entendre Modern Wolf. Ce soir, ça va craindre. »
Elle enfonce un doigt dans sa bouche et fait mine d’avoir un haut-le-cœur.
L’autre fille se présente, elle aussi : « Je m’appelle Randy. » Elle fait un
petit pas de claquettes. Elle est habillée d’une minijupe noire et d’un T-shirt
blanc avec une cible rouge peinte à la bombe. Ses chaussures de claquettes
bicolores martèlent le plancher.
Randy lève les yeux au ciel. Ses cheveux blonds, aussi fins que des
plumes, balaient ses joues. « Modern Wolf est un groupe nul. Ça veut dire
qu’on aura surtout des gros bras et des types du genre artistes qui penseront
que c’est du rock progressif, ce qui n’est pas le cas. Ce sera bruyant et
affreux, et ce sera l’enfer de se débarrasser d’eux à la fermeture. »
Temple est en train d’épingler des recettes sur un tableau. « Ça craint
surtout pour toi, puisque tu dois nettoyer les deux chiottes et la salle à la fin
du service. »
Randy acquiesce. « Et on va toutes attendre que tu aies terminé parce que
Julie dit qu’on doit toutes partir en même temps, d’accord ? Mais on ne peut
pas t’aider.
— Parce que personne n’aide celle qui fait la plonge. » Temple fait une
tête de clown triste.
« Donc, pendant qu’on t’attendra, on va être de plus en plus énervées,
ajoute Randy.
— Oui, de plus en plus en colère contre toi », approuve Temple.
Elle fronce les sourcils. « Mon Dieu, tu vas crever de chaud avec cette
chemise. »
Randy tourne la tête vers moi. « Nous sommes au courant. Julie nous
a raconté. J’ai un T-shirt à manches courtes dans mon sac, si tu veux. »
En désespoir de cause, parce que leur débit de mitraillette m’a fait tourner
la tête, je dis : « Vous ne la fermez jamais ? » Derrière le gril, j’entends
Linus qui éclate de rire.
Temple sourit. « Jamais.
— Tu sais, en ce qui me concerne, ce n’est pas un problème, me dit
Randy en s’approchant pour que je puisse voir l’éclat du piercing dans son
nez. Julie ne vient presque jamais le soir, de toute façon. J’avais une
cousine qui se scarifiait. Elle est en école de droit maintenant. Ce sont des
choses qui arrivent, il faut juste continuer à avancer, non ? »
Aller de l’avant. Continuer à avancer. Je suis fatiguée que tout le monde
pense que c’est facile de vivre. Parce que ça ne l’est pas. Pas du tout.
Randy me donne un petit coup de coude amical et j’essaie de sourire, juste
pour être gentille, Cesse d’être pisse-froid, mais je me sens mal à présent, et
comme lestée à l’intérieur. Je regarde le ciel sombre par la devanture.
Travailler le soir va être très différent.
1. « Mon cœur est un cauchemar politique / Guantanamo Bay tous les jours / J’ai été fouillé, saisi
et menotté / Je n’ai plus rien à dire / Je n’ai rien à dire ! »
JE PENSE QUE LES PENTES SONT CENSÉES ÊTRE GLISSANTES. Je ne sais pas
pourquoi. Je ne sais même pas qui a inventé cette notion stupide. Je ne sais
même pas pourquoi c’est important. Qui s’en préoccupe ? Qui se préoccupe
d’une fille avec des cicatrices qui est incapable de rester seule ? Qui se
préoccupe d’une fille avec des cicatrices qui passe la serpillière et livre de
la drogue à son copain ? La fille avec des cicatrices devrait s’en préoccuper.
Mais elle ne sait pas comment et, une fois qu’on laisse entrer le whisky
Maker’s Mark, une fois qu’on a laissé entrer des choses telles que les
baisers, le sexe, l’alcool, les drogues, tout ce qui remplit le temps et vous
fait vous sentir mieux, même si c’est juste pour un petit moment, eh bien, on
devient une épave. Et parfois, une fois, peut-être deux, elle commence à se
dire qu’elle pourrait suivre des cours avec cette femme, une artiste, mais
elle arrête d’y penser, parce qu’une petite souris tapote son cerveau et son
cœur et murmure : Mais alors tu ne pourras pas passer autant de temps
avec Riley, et les mots se transforment à nouveau en pierre, une grosse
pierre dans sa gorge, et elle sent des petits bouts d’elle-même disparaître
dans la grande chose de Riley et moi et et et…
La pente glissante, ça ne finira jamais, jamais.
C’EST SI SOURNOIS, LA FAÇON DONT ÇA SE PASSE. Comme un fil glissé dans le
chas d’une aiguille : en silence, facilement, et juste ce petit nœud à la fin
pour bloquer les choses.
Temple fait défiler l’écran de son téléphone, assise sur le tabouret derrière
le comptoir, tandis que j’empile des tasses à café et des gobelets d’eau en
plastique sales sur des plateaux. Le groupe prévu ce soir n’est pas venu
jouer, et elle a laissé Frances et Randy partir plus tôt, parce que c’était mort
chez Grit. Linus est derrière, en train de lire un livre.
« Tu ne sortais pas avec Mike Gustafson ? ou quelque chose comme ça ?
Je vous ai vus plusieurs fois au Gentle Ben’s, dit soudain Temple.
— Non. C’est juste un ami. Pourquoi ? »
Elle secoue la tête et glousse, paraît déçue. « Tous les mecs bien sont pris,
non ? » Elle montre l’écran de son téléphone. « Regarde ça. Cette petite
fouine sexy est allée se marier à Seattle ! »
En allant la rejoindre avant de me pencher par-dessus son épaule pour
regarder la photo sur son téléphone, j’ai l’impression de me déplacer dans la
boue. Facebook, la page de quelqu’un que je ne connais pas, peut-être un
membre du groupe, et c’est là, il est là, elle est là, et ils sourient tous les
deux follement, leurs visages épanouis. Il porte une chemise boutonnée et
une cravate rouge avec un jean et des baskets. Bunny porte une jolie robe
à fleurs sans bretelles, toute simple, avec une couronne de petites roses
délicates dans les cheveux. Les roses sont assorties à la cravate de Mikey.
J’ai soudain le sang glacé. Je ne sais pas quel bruit je fais, jusqu’à ce que
Temple se mette à crier pour attirer l’attention de Linus : « Linus ! Je crois
que Charlie va vomir ! Viens m’aider ! »
J’ai des haut-le-cœur, mais rien ne sort. Penchée au-dessus de la poubelle,
je trouve une excuse : « Je crois que j’ai mangé quelque chose de mauvais
à midi. Je vais rentrer, je peux ? » Linus dit que c’est presque l’heure de la
fermeture, de toute façon, et qu’elle va me raccompagner en voiture ; mais
je me relève en titubant et lui échappe pour attraper mon sac à dos et quitter
le café, à moitié dans les vapes.
J’oublie mon vélo. Je marche si vite que les muscles de mes mollets me
brûlent et je boite. Arrivée au passage souterrain, je cours et ne m’arrête pas
avant d’être devant sa porte, à tambouriner.
J’ai honte d’avoir encore l’impression de devoir demander la permission
avant d’entrer chez lui.
Il ouvre, m’entraîne à l’intérieur. « Je suis malade, lui dis-je, les larmes
coulant sur mes joues. Je suis juste malade, tellement malade. » Et, comme
si on me siphonnait, je me vide d’un coup et je m’écroule sur le sol.
J’entends Riley jurer, et dire « Oh mon Dieu », « Oh, ma puce », tandis
qu’il délace mes boots et retire mes chaussettes. Il me soulève avec
précaution, glissant ses mains sous moi. J’ai la tête qui tourne. Je le vois
flou.
Riley me met au lit. Au bout d’un moment, ses draps sont trempés de
sueur ; il me retire ma salopette et, du dos de la main, me touche le front.
Il pose un verre d’eau près du lit, ainsi qu’une petite poubelle avec un sac
en plastique à l’intérieur. Je vomis trois fois et il vide le sac chaque fois.
« Tu as pris quelque chose ? » me demande-t-il.
Je lui réponds que non et me tourne vers le mur. « J’ai perdu quelque
chose, j’ai perdu des choses, lui dis-je. Je continue à perdre des choses.
Je suis fatiguée.
— Je suis désolé d’entendre ça, bébé », dit Riley, mais il ne pose pas
d’autres questions. Il me dit qu’il me remplacera au True Grit. Il tire sur sa
cigarette et ses yeux sont du noir très sombre des pierres sous l’eau.
Pendant trois jours, il travaille le matin et me remplace à la plonge pour le
service du soir. Quand il rentre, il fait réchauffer des bols de bouillon.
Il pose un linge frais sur mon front. Et quand il dort, plaqué contre mon dos,
son souffle est une voile agitée par la houle contre mon cou. Le quatrième
jour, quand on frappe à la porte d’entrée, je sors du lit en titubant. C’est
Wendy, de la maison où l’on vend de la drogue, ses cheveux rouge et jaune
écrasés sous la capuche de sa veste. Elle me regarde en se grattant la joue.
« J’ai besoin de voir Riley, où est-il ? demande-t-elle. Il est dans les
parages ? » Sa peau est pareille à la surface de la lune. Comme je ne
réponds pas, elle sourit. « Je ne l’ai pas vu depuis un moment, c’est tout.
On s’inquiète. Tu n’as pas bonne mine, petite, ajoute-t-elle. Dis-lui que
Wendy est passée. »
Toute la journée, Wendy apparaît dans mes rêves, avec ses longues jambes
et son visage grêlé, sa voix rauque de fumeuse et son sourire. Quand Riley
rentre, tard, très tard, il n’est pas si mal en point que je ne puisse me presser
contre lui dans le noir, le travailler avec mes doigts, le faire gémir, lui faire
faire des choses dont il ne sait pas qu’elles me font mal, tout ça pour effacer
Mikey et Bunny, Wendy à la porte, effacer le gris qui redevient noir dans
mon corps. Nous sommes vraiment paumés, lui et moi.
JE ME LÈVE ET NE SORS DU LIT de Riley que quatre jours après avoir vu
Mikey sur Facebook. Je marche comme un zombie jusque chez moi, me
change et pars à la bibliothèque.
Pas de message de Casper, rien de Blue.
Il y a onze e-mails de Mikey. Je les supprime tous, sans les lire.
La porte, fermée. Le monde, fini.
DE TEMPS EN TEMPS, quand je viens prendre des tasses à café sur l’étagère
derrière le comptoir, je regarde furtivement Riley par la devanture. Il a
terminé son service depuis quelques heures déjà, mais il n’est pas encore
parti. Il s’est installé à une table près de la porte, un épais livre de poche
entre les mains. De la vapeur s’élève de la tasse de café calée sur le rebord
de la fenêtre à côté de lui. Il plaisante avec les joueurs de go de la table
voisine. Il complimente une vieille hippie sur son bonnet tricoté lorsqu’elle
passe devant lui. Pendant le service, on ne se parle pas, on suit le règlement
imposé par Julie. Il est donc là, assis dehors, jusqu’à ce que ce soit l’heure
de la scène ouverte, quand il est autorisé à entrer et à tout installer pour les
artistes avant de jouer les maîtres de cérémonie.
C’est ma première scène ouverte ici. Quand Riley entre, il est accueilli
chaleureusement par toutes les tables et il se promène comme si l’endroit
lui appartenait – ce qui est en quelque sorte le cas. De derrière le comptoir,
je le regarde vérifier les amplis et ajuster le micro, des choses qu’il a faites
un million de fois dans sa vie. Sur la scène de guingois, il a l’air à l’aise.
Vient un moment, lorsqu’il presse sa bouche contre le micro et murmure
« Un, deux, un deux », où mon cœur commence à bégayer en entendant sa
voix rauque rebondir dans la salle. Il chante doucement quelques paroles de
« Tangled up in blue » de Dylan et tout le monde dans le public devient très,
très silencieux. Mais rapidement il se tait et se baisse vers l’ampli pour
régler les basses.
Riley présente la première partie, un poète hip-hop qui rôde sur la scène
en agitant les bras et en se déhanchant. « Il est comme un putain de guépard
sous acide », commente sèchement Temple. Il se gratte le ventre et la
poitrine et lâche des salope si souvent qu’une femme essayant de boire son
café au lait et de lire son journal crie : « Oh, ça suffit, faites-le taire, s’il
vous plaît ! »
Arrive ensuite une fille maigrichonne à la coupe pixie qui lit des poèmes
horribles, sur la faim et la guerre, d’une voix enfantine et fluette. Puis c’est
le tour d’une femme plus âgée, avec des cheveux jusqu’aux genoux et des
chevilles épaisses qui dépassent de sa jupe teinte ; elle trimballe ses bongos
sur scène et se révèle en fait plutôt douée. Elle joue intensément, ses
cheveux grisonnants flottant derrière elle. Le martèlement des tambours est
si hypnotique que même Linus vient dans la salle pour l’écouter.
Riley est assis sur une chaise juste à côté de la scène. Il bondit pour se
retrouver devant le micro et demander à la foule d’accueillir
chaleureusement un jeune lycéen trompettiste, nerveux, dont le front brille
sous les lumières vives du plafond. Riley les tamise, plongeant le café dans
un halo ambré. Les mains du trompettiste tremblent ; il joue quelque chose
de sensuel qui me fait penser que lui et la joueuse de bongo devraient
s’associer.
Pendant le break, je ramasse les tasses et les verres vides. Les plateaux
sont presque pleins quand je remarque que Riley aide une jeune fille avec
des Docs et un T-shirt noir sans manches à ajuster le micro. La jupe noire de
la fille semble avoir été coupée avec des ciseaux : l’ourlet pend de façon
inégale. Ses cheveux sont noirs et hérissés, et son visage transpire le mépris.
On dirait qu’elle a mon âge. Ses yeux sombres font le tour de la pièce.
Je transporte les plateaux jusqu’à la plonge et je retourne près du comptoir.
Riley se penche et chuchote quelque chose à l’oreille de la fille. Elle rit et
détourne la tête. Mon cœur s’arrête. C’était quoi, ça ?
Temple et Randy déchiffrent mon expression. « Oh, oh, fait doucement
Randy. On aurait donc tendance à être jalouse.
— Ne t’inquiète pas, Charlie », me dit Temple en me tapotant l’épaule.
Elle s’est fait des tatouages au henné sur les deux mains aujourd’hui, des
motifs tourbillonnants qui s’enroulent autour de ses phalanges.
Les minuscules clochettes qui pendent à ses oreilles tintent tandis qu’elle
secoue la tête. « C’est rien. Elle joue ici depuis qu’elle a… quoi… onze
ans. »
Linus revient en salle, s’essuyant les mains sur un torchon. Son visage
s’éclaire quand elle voit la scène. « Oh, mec ! Génial. Tu as déjà entendu
Regan ? Tu vas rester sur le cul. Riley l’adore. »
Temple continue de me tapoter l’épaule. Riley ne m’a jamais parlé de
cette fille.
« Mesdames et messieurs, murmure-t-il dans le micro. Veuillez accueillir
la troubadour préférée de True Grit, notre dame des plaines aux yeux tristes,
Regan Connor. »
La salle croule sous les applaudissements. Tout paraît étrangement ralentir
alors que le public devient progressivement silencieux, au diapason avec
l’artiste. Une fois l’ovation terminée, Regan attaque la guitare acoustique
dorée avec une détermination sans faille, et ses doigts volent sur le manche.
Elle se tient debout comme si elle affrontait du regard un bulldozer, les
jambes bien ancrées sur la scène, un genou plié. Sa voix est ténue et rauque
tout à la fois, divine ; elle la contrôle suffisamment pour passer soudain
d’un murmure à un aboiement.
« You can’t break me down, chante-t-elle. You can’t cut me clear1. »
Sur la scène miteuse, dans la lumière tamisée, elle a l’air exubérante et
provocatrice, et ses mots expriment un espoir brutal et féminin. La foule est
ravie. Certaines personnes ont les yeux fermés. Je me retourne pour la
regarder, envieuse. Elle a mon âge et elle est si sûre d’elle. Elle semble se
moquer de ce que les autres pensent. Sa voix est menaçante et soyeuse, elle
plane au-dessus du public.
« You can’t break my heart, crie-t-elle, essoufflée et furieuse. You can’t
own my soul. What I have I made, what I have is mine. You can’t own my
soul. What I have I made, what I have is mine2. »
Quand elle a terminé, le public rugit, même le poète hip-hop crie
« Waouh ! ». Riley siffle avec ses doigts ; il ouvre grand les yeux, le regard
illuminé. Mon regard va de Riley à Regan, et vice-versa, l’anxiété me titille.
Je perds toujours des choses.
I can’t be myself
I can’t be myself 1
Elliott Smith, « Needle in the hay »
Pendant toute la soirée, les filles du Grit ont parlé d’un truc appelé All
Souls1 et d’une urne brûlée. C’est un grand défilé le long de la 4e Avenue
pour honorer les morts, avec des gens qui se déguisent et se peignent le
visage comme celui des squelettes et plein de trucs bizarres.
« C’est le meilleur moment de l’année. Nous avons toujours beaucoup de
boulot, quoi qu’il arrive, et tous ceux qui viennent ici sont tout simplement
ravis d’être en vie, prêts à faire un travail d’énergie positive. Et les
costumes ! Super beaux », raconte Temple.
Le café est vide ; nous n’avons rien à faire. À un moment, Julie appelle
pour demander si nous sommes occupées et, lorsque Temple raccroche,
Randy hoche la tête d’un air entendu, rassemble ses affaires et rentre chez
elle. Le temps de travail de Tanner a été réduit ; il n’est pas venu
aujourd’hui et il ne travaille plus qu’un soir par semaine. Et c’est Julie qui
fait la plonge en journée. La vitrine à pâtisseries est poussiéreuse et vide
depuis plus de deux semaines. Bianca en a eu assez de ne jamais être payée.
Temple s’affaire à la machine à expresso. « L’année dernière, j’ai fabriqué
des ailes avec des guirlandes de Noël et un connard m’est tombé dessus et
les a arrachées. Et mon amie est tombée sur un jongleur de feu, c’était
dingue. » Elle tire sur le filtre et il cède soudain, répandant du marc de café
sur sa jupe bleue à volants, celle que j’aime secrètement parce qu’elle a de
petites clochettes cousues à la taille. Temple jure. Je me penche avec un
chiffon pour effacer les traces sombres.
Linus sort de la cuisine en s’essuyant les mains sur une serviette. « C’est
le Jour des morts, Charlie. Día de los muertos ? Putain, vingt mille
personnes en chaîne humaine marchant dans le bas de la ville et brûlant des
vœux pour les morts. Toute cette merde dans l’air, on pourrait penser que ça
ferait quelque chose, non ? L’énergie positive et tout ça. Mais le monde
craint toujours autant, n’est-ce pas, Temple ?
— Ne te moque pas, répond-elle. Mes parents nous emmenaient tout le
temps dans des saunas. L’énergie positive est une force puissante.
— Tu as des trucs comme ça par chez toi ? » demande Linus en regardant
la salle vide. Quand elle s’adresse à moi, Linus appelle toujours le
Minnesota « chez moi ». Il y a des tortillas par chez toi ? La neige de chez
toi doit te manquer… Tu vas bientôt rentrer chez toi, Charlie ?
Je lève les yeux vers elles. « Nous ne sommes pas très portés sur la mort.
Une fois qu’on est parti, on est parti. Nous n’aimons pas les choses qui
interfèrent avec la pêche sur glace. » Je dis ça sur un ton désinvolte, parce
que je ne veux pas penser à mon père.
Elles me regardent, étonnées.
« Je plaisante », je marmonne.
Temple ouvre le cuit-vapeur. « C’est un vrai voyage, Charlie. Tu vas peut-
être aimer ça. C’est une art party géante en l’honneur de l’esprit humain. »
J’enlève les dernières traces de marc sur sa jupe, j’agite l’une de ses
clochettes pour qu’elle tintinnabule. L’esprit humain. Mon père. Où est
passé son esprit ? Peut-il me voir ? Et Ellis, cette partie d’elle qui
a disparu ? Est-ce qu’il reste quelque chose d’elle quelque part ?
Ces pensées me font peur.
Je pense que Temple a tort. Je ne pense pas que j’apprécierai ce genre
d’art party. Pas du tout.
Blue nous commande des œufs brouillés et des burritos au chili vert avec
des pommes de terre sautées, et des sodas glacés. Elle est affamée. Dans le
café, elle ne cesse de médire, en lançant des remarques à voix basse sur les
grosses fesses de la serveuse, faisant des blagues cochonnes sur les salières
et poivrières en forme de cactus saguaro. Elle commande un soda
supplémentaire et une brioche à la cannelle, le glaçage collant à sa lèvre
supérieure.
On flâne dans un magasin de perruques funky sur Congress Street.
Elle achète des boucles d’oreilles en plumes et essaie des perruques
colorées. On se promène sans but dans le centre-ville, regardant avec
émerveillement la façade, éclatante de blancheur et gaufrée, de la cathédrale
Saint-Augustin. On visite le très beau sanctuaire votif d’El Tiradito,
abandonné, avec ses veladoras, des chandelles, toutes consumées. Blue
passe un long moment à regarder dans les petites niches délabrées du
sanctuaire les souhaits et les cadeaux que les gens ont laissés, les bougies
fondues, les photographies rigides et décolorées. Je touche une niche vide.
Devrais-je apporter une photo d’Ellis ici ? Je fais courir mes doigts sur les
pierres lisses.
Sur le chemin du retour, Blue est très calme. Je respire l’air de début
novembre, je regarde le ciel bleu, large et infini. À cette époque-là, dans le
Minnesota, toutes les feuilles sont tombées et le ciel est gris, se préparant au
froid et à l’hiver. Il a peut-être même neigé une ou deux fois. Mais ici, tout
n’est que ciel bleu et chaleur infinie.
De retour dans ma chambre, Blue s’installe sur le fauteuil avec son
téléphone, tapotant et faisant défiler l’écran. Quand je lui demande d’un ton
prétendument désinvolte combien de temps elle va rester, ses yeux
s’embuent.
« Je croyais t’avoir dit que je n’avais nulle part où aller, Charlie. Tu as
tellement de chance ici. C’est tellement agréable. Regarde tout ce putain de
soleil, même en hiver ! Il fait 22 °C en ce moment. » Elle baisse la tête.
« Tu ne veux pas de moi ici, Charlie ? »
Si, mais non, si mais non.
Je change de sujet. « Et les autres, à Creeley ? »
Blue secoue la tête. « Je ne sais pas vraiment, je ne suis pas au courant.
Isis est partie après toi. Louisa ne sortira jamais, cette conne. Elle va soit
mourir, soit être condamnée à perpétuité, je te le jure. Oh, merde ! »
Elle se penche pour fouiller dans son sac de voyage jusqu’à ce qu’elle
trouve quelque chose. Elle me tend dix cahiers lignés noir et blanc, attachés
par un ruban rouge. « Louisa m’a dit de te les donner. »
Ils sont lourds. J’imagine Louisa, ses cheveux blond-roux enroulés sur sa
tête, souriant quand je lui ai demandé ce qu’elle écrivait toujours dans ces
cahiers. L’histoire de ma vie, Charlie.
« Tu ne vas pas y jeter un coup d’œil ? demande Blue.
— Peut-être plus tard. » Je les glisse dans mon sac à dos. Il ne semble pas
que Blue ait tripoté le ruban, mais quand même. Je ne veux pas les laisser
ici. Peut-être qu’il y a des choses à l’intérieur que Louisa destinait à moi
seule. Peut-être que je veux juste garder ses mots pour moi.
Blue se blottit dans le fauteuil. « Jen S. m’a envoyé un texto. Dooley l’a
larguée. Elle a perdu une bourse pour le basket et a un peu rechuté, mais ses
parents ne le savent pas encore.
— Est-ce que tu parles à quelqu’un ? Je veux dire, tu vas à des réunions
ou des trucs de ce genre ? »
Blue prend une gorgée de la bière qu’elle a achetée avant de rentrer :
« Non, je n’ai rien à dire. Et toi ?
— J’ai envoyé des mails à Casper pendant un temps. Mais dernièrement,
elle n’a pas répondu.
— Tu as toujours été sa chouchoute. On le savait toutes. La belle affaire. »
Blue se lève brusquement, commence à sortir des vêtements de son sac et
les étale sur le futon.
Je referme lentement mon sac à dos. « Casper aimait tout le monde. »
J’ai répondu sur un ton neutre, mais ce que Blue dit me fait me sentir
coupable. Peut-être que j’étais la chouchoute de Casper, un cas spécial.
« Non, c’est faux. Elle ne m’a jamais aimée. Tu crois qu’elle m’a envoyé
des mails quand je suis sortie ? Non. » Elle me tourne le dos, enroulant ses
cheveux en un chignon. Il y a l’hirondelle dodue et bleue, sur sa nuque, qui
monte la garde.
Pour détendre l’atmosphère, je lui demande ce qu’elle va faire pendant
que je serai au travail. Blue hausse les épaules et se traîne jusqu’à la
cuisine.
J’ai envie de dire Stop en la voyant attraper la bouteille sur le rebord de la
fenêtre, rincer un verre. Mais qui suis-je pour lui dire ça ? Je suis tout aussi
perdue qu’elle.
« Oh, tu sais… Je vais sortir et me promener. Peut-être aller parler à tes
voisins. » Elle se tourne vers moi et sourit, de ses nouvelles dents parfaites,
un mur brillant à l’intérieur de sa bouche.
Alors que j’ai déjà la main sur la poignée de porte, je lui dis : « Blue, vas-
y doucement avec ces trucs, ok ? Peut-être qu’on pourra aller se balader ce
soir, juste toutes les deux. C’est un beau temps pour marcher la nuit. » Je lui
souris, pleine d’espoir, mais elle me fait juste le signe de paix et scrolle
l’écran de son téléphone.
Elle n’est pas là quand je rentre du travail. À la place, je la retrouve chez
Riley, dans le salon. Je peux entendre les rires dès que je tourne au coin de
sa rue. Mon estomac se serre d’appréhension tandis que je monte les
marches du perron et m’arrête, jetant un coup d’œil à travers la porte
moustiquaire pour les voir tous les deux assis par terre, avec des cigarettes
plein les cendriers, le sol jonché de verres, Blue grattant la Hummingbird de
Riley tandis qu’il corrige doucement la position de ses doigts. Il débite des
blagues qui la font rire, le visage rosissant sous l’attention qu’il lui accorde.
Rien que de voir les mains de Riley sur celles de Blue, ça fait mal. Je sais
qu’elle a dit qu’elle ne ferait jamais rien avec lui, mais quand même. Et puis
je me sens mal : Blue n’a-t-elle pas dit qu’elle se sentait seule ? Et la voilà,
prenant du bon temps avec quelqu’un qui fait attention à elle.
Ses cheveux lui balaient la joue, un éventail soyeux. Blue – Patsy,
Patricia – a l’air vraiment heureuse et, soudain, juste un peu, mon estomac
se détend. Après avoir dit que Casper ne l’aimait pas comme elle m’aimait,
n’a-t-elle pas le droit d’avoir ça ?
Alors que je franchis lentement le seuil, elle m’adresse un grand sourire,
me racontant avec excitation que Riley l’a invitée à boire un verre au Tap
Room et à dîner au Grill. Et demain, il l’emmènera faire un tour en voiture
pour visiter la région, ajoute-t-elle.
Mon estomac fait des bonds. Il ne m’a jamais proposé d’aller faire un tour
en voiture. Elle a l’air vraiment contente, ses doigts caressant les cordes de
la guitare. Je regarde Riley, mais il est en train de tripoter l’étiquette de sa
bouteille de bière.
Peut-être qu’il lui fait des promesses qu’il ne peut pas tenir, qu’il est juste
gentil, et qu’il va la décevoir. Avec quelle voiture ? Et où ? Et qui va assurer
son service chez True Grit ? La colère monte.
Je m’assieds avec un bruit sourd sur le canapé en velours. Riley lève les
yeux, me remarquant enfin, et se penche vers moi, remontant une jambe de
ma salopette et embrassant mon genou.
« Oh, eh, ouais, ton propriétaire est passé. » Blue tire une bouffée sur sa
cigarette. « Lonnie ?
— Leonard », je réponds d’un ton boudeur.
Elle se mordille les lèvres, se concentrant sur le placement de ses doigts
sur les cordes de la guitare. Elle a de jolis ongles, blancs et bien limés.
« Il voulait savoir combien de temps je restais, parce que la chambre est si
petite et tout. Et tu sais, peut-être qu’il va falloir payer un supplément. »
Je blêmis. Blue le voit et secoue rapidement la tête. « T’inquiète, Charlie,
j’ai de l’argent. Et en plus, je vais travailler pour payer le supplément. »
Elle rayonne. « Je deviens le nouvel homme à tout faire du bâtiment. Je n’ai
pas fait toutes ces visites de chantier avec mon père pour rien. Tu as vu la
cage d’escalier ? Je l’ai lessivée aujourd’hui. On pourrait être colocataires
pour toujours. » Elle sourit, ses yeux brillent.
Elle a l’air si heureuse, et pleine d’espoir, que je fonds. C’est sympa de
l’avoir avec moi pour un petit moment. Elle n’est pas la même qu’à
Creeley.
Les filles de True Grit, Temple, Frances et Randy, parlent tout le temps de
leurs colocataires. Ça pourrait être amusant d’avoir une fille avec qui vivre.
« Ouais, Blue, je dis en essayant de rire un peu. Ça pourrait être cool. »
Riley rit aussi, mais légèrement faux. « Hé, Blue ! Ne dis pas ça. Je ne
veux pas perdre ma copine au profit de sa meilleure amie. Elle est la seule
chose qui me tient debout. J’étais là le premier. » Il serre mon genou un peu
trop fort.
Blue lève les sourcils. Elle essaie de croiser mon regard, mais je me lève
et propose d’aller chercher de quoi boire. Je continue à servir des verres
à tout le monde, et à moi aussi, jusqu’à ce que je titube autant qu’eux.
Je me suis relâchée et je deviens de plus en plus lourde ; je voulais que
Blue soit différente quand elle sortirait, je voulais qu’elle aille mieux, pour
que j’aie le courage d’aller mieux, moi aussi. Mais peut-être que c’est juste
comme ça doit être.
Plus tard, après que Blue s’est endormie sur le canapé, les mains blotties
entre ses genoux, la maison est calme. Je suis avec Riley dans sa chambre et
je sens son souffle sur mon épaule. La chambre est fraîche, les fenêtres sont
ouvertes.
Il est derrière moi, et je me presse contre lui pour sentir son souffle contre
ma joue.
« Ton amie, c’était des conneries qu’elle racontait à propos de partager ta
chambre, non ? Je ne sais pas quoi en penser. »
Je ferme les yeux, j’ai la tête qui tourne. Je suis si fatiguée de boire, et de
nettoyer après lui quand il est trop défoncé. De le traîner jusqu’à son lit. De
le lever pour aller travailler. Où suis-je ? Qu’est-ce que je fais ?
J’ai la voix éraillée, j’ai mal à la gorge à cause des cigarettes, mais je
force et laisse sortir la colère, et je sais qu’il le sent ; son corps se rétracte,
juste un peu.
« Tu ne veux même pas me laisser avoir une amie ? Genre, juste une
amie ? » je bafouille. Je commence à paniquer, je ne veux pas perdre mes
moyens ; mais la boule grossit, l’alcool l’alimente goulûment.
« Hé, attends. » La voix de Riley est douce. « Je n’ai pas…
— Je veux dire, tu sais à quel point c’est dur d’être tout le temps avec
toi ? Quand tu es complètement défoncé ? »
Riley reste silencieux.
J’élève la voix. Je repousse ses mains, me tourne contre le mur, la fenêtre
ouverte au-dessus de moi. Les voisins peuvent-ils m’entendre ?
« Tu ne me demandes jamais rien sur moi. Tu ne m’as même jamais posé
de questions sur mes cicatrices. Ou sur mes parents. Blue, elle sait au
moins, elle comprend…
— Hé, écoute, tout le monde se traîne des casseroles, ma puce, je ne t’ai
rien demandé parce que…
— Tu ne m’as rien demandé parce que tu t’en fous, du moment que je suis
là quand tu as besoin de moi. » Un biscuit, un livre ou un disque sur une
étagère, comme l’a dit Julie.
Je me retourne. Je peux à peine distinguer son visage à cause de ma tête
qui tourne et de l’obscurité qui règne dans la pièce. Il est tellement bourré,
il a le regard qui tombe. Est-ce qu’il va au moins se souvenir de ça ?
« Bon, Riley, je vais tout te raconter. C’est parti. Mes casseroles à moi.
J’avais une amie et elle a essayé de se suicider, et c’était ma faute. Un jour,
j’ai cassé le nez de ma mère et elle m’a mise à la porte. Il n’y avait pas
d’histoire de bouche de chaleur, mais voilà ce qu’il y avait : une miche de
pain peut durer une semaine, mais si tu ne manges que ça, tu es constipé. »
Mes mots jaillissent tout seuls de ma bouche, se coincent parfois dans ma
gorge, mais je continue, impossible de m’arrêter. « Quand je fais la manche,
tu me donnes de l’argent parce que je suis si petite, que j’ai l’air triste et que
je suis sale, et que tu as des pensées malsaines à mon sujet, parce que je suis
si petite, triste et sale. Tu penses que tu pourrais me faire des choses, et que
je me laisserais faire, parce que j’ai besoin d’argent. Et je le sais ; alors
quand je dis On devrait marcher jusqu’au parc et parler un peu plus, en
privé, tu es heureux de venir avec moi, excité et inquiet tout à la fois. »
Riley murmure : « Non. » Il couvre son visage avec ses mains.
« J’évite ton regard, quand mes amis, cachés dans les buissons, te sautent
dessus. Ou quand tu pleures parce qu’ils te frappent avec des chaînes,
prennent ton argent, ruinent ton beau costume. J’ai fait ma part. Pourquoi tu
as autant de liquide dans ton portefeuille, d’ailleurs ? Tu es tellement con,
putain, mec, tellement con. »
Riley dit « Stop », mais je continue, parce que je veux lui faire mal, juste
un peu et juste beaucoup, pour la manière dont il a regardé Regan, ou pour
ce qui a pu se passer avec Wendy, ou pour la façon dont il rit avec Blue et
ne veut pas me laisser être son amie, mais surtout parce que je suis
tellement fatiguée.
Je suis fatiguée d’être ivre et désespérée. Je suis fatiguée et en colère
contre moi. Pour être devenue de plus en plus petite dans l’espoir qu’il me
remarque davantage. Mais comment quelqu’un peut te remarquer si tu
rétrécis continuellement ?
Je repousse les draps d’un coup de pied, rampe jusqu’à lui, je parle
toujours, même si je m’emmêle dans ma salopette en essayant d’enfiler les
bretelles. Je n’y arrive pas. Mes mains tâtonnent. J’ai juste attaché ces
putain de bretelles autour de ma taille.
« Si tu essaies de t’en sortir toute seule, un type en profite pour tenter de
te violer dans un passage souterrain, et il est si défoncé qu’il est devenu fou
et très fort. Il enfonce ses mains dans ton pantalon, ses doigts à l’intérieur
de toi, son épaule contre ta bouche pour que personne ne puisse t’entendre
crier. Peut-être que finalement deux gars te sauveront, deux gars sympas.
Et si tu fais partie d’une bande, tu ferais mieux de te rappeler les règles et
de ne pas oublier qui en est le chef, ou alors ses membres essaieront de te
faire du mal eux aussi. »
Je me penche sur le visage de Riley. Il a les yeux fermés.
« Je vivais dans un bordel. Quelqu’un a essayé de me vendre pour de
l’argent. Alors j’ai essayé de me tuer. C’est mon histoire, Riley. Quand
pourrai-je entendre la tienne ? »
Je suis à bout de souffle. Il a les deux bras croisés sur son visage.
« Riley, dis-je d’une voix rauque. Riley, on doit s’arrêter. Tu dois arrêter.
Je ne veux pas que tu meures, Riley. S’il te plaît, arrête. Je ne veux pas que
tu meures. Tu vas arrêter ? »
Sa voix est plus ferme que ce à quoi je m’attendais. « Non. »
Je manque de trébucher et sors de la chambre en titubant. Je tire Blue du
canapé par un bras. Elle se relève en vacillant. « C’est quoi ce bordel,
Charlie… Quoi ? » Ses cheveux lui cachent le visage.
Je l’entraîne dehors, enfile mes boots alors qu’elle chancelle sous le
porche, se coinçant les pieds dans ses sandales. « C’est quoi ce bordel ?
Vous vous êtes battus ou quoi ?
— Je veux juste partir. Allons-y. S’il te plaît, dépêche-toi, Blue. »
Je descends les marches du perron en courant, en prenant de grandes
bouffées d’air. Je ne sais pas ce qui vient de se passer, je suis confuse et
ivre, ma peau me démange. « J’ai besoin d’être en sécurité. S’il te plaît.
Chez moi.
— Ouais, ok, d’accord. » Blue boutonne son jean et trottine derrière moi.
Elle est encore à moitié endormie, ivre.
Je ne veux plus boire Je ne veux plus boire Je ne veux plus boire Je ne
veux plus boire Je ne veux plus être seule.
Je dois la soutenir en marchant ; ses jambes lâchent et son corps est
comme gélatineux. Je dis d’une voix calme : « Blue, arrêtons, arrêtons avec
tout ça, ok ? Tu sais, déconner et tout ça.
— Cool, murmure-t-elle. C’est cool, ok, d’accord.
— S’il te plaît. »
Le ciel est laiteux avec des nuages. Je peux sentir l’odeur suave du
shampoing de Blue enfouie quelque part sous celle de l’alcool et des
cigarettes. Je n’ai pas manqué de remarquer que Riley ne m’a pas appelée
quand on est parties, ni n’a même essayé de me rattraper. Ni quoi que ce
soit.
La boule à l’intérieur de moi ramasse ça aussi, et grossit.
1. L’une des cérémonies publiques les plus importantes, et unique en son genre, en Amérique du
Nord, se tient chaque année début novembre à Tucson. Les gens de toutes les cultures se rassemblent
pour se souvenir de ceux qui sont morts. Les participants portent habituellement des costumes, se
peignent le visage, ont des bougies et honorent les morts pendant la procession dans les rues de la
ville. Certains viennent honorer leurs proches ou bien-aimés, d’autres prient pour les victimes de la
violence et de diverses maladies. En tête de la procession, il y a une énorme urne, qui est remplie de
prières, d’espoir, de souhaits et de messages, généralement escortée par la police et des
« ambassadeurs » de l’urne. Les ambassadeurs marchent près de l’urne et passent les messages.
Le défilé prend fin quand on met le feu à l’urne. L’événement commémoratif comprend de
nombreuses installations, divers artistes et un grand nombre d’autels décorés.
LE LENDEMAIN MATIN, avec à la main deux tasses de café provenant du bar
en bas de la rue, et un mal de tête atroce à cause de la gueule de bois, je
regarde le mur de la cage d’escalier. Blue dit vrai ; elle a enduit les trous et
les fissures, les a poncés. Le mur est lisse et propre. Elle peut en être fière.
Le hall de l’immeuble sent le propre. Blue est là avec une serpillière
trempée et un seau. Après avoir effectué des travaux de réfection, elle
nettoie à présent les sols du couloir et de l’entrée pour décaper le parquet,
afin de voir quel genre de ponçage il faudrait faire. Elle est
remarquablement fraîche après notre longue nuit de beuverie.
Je ne pense pas qu’elle se souvienne de ce qui s’est passé hier soir. Et je
suis sûre que Riley ne s’en souvient pas, lui non plus. Quand je suis sortie
pour aller chercher les cafés, j’ai dû faire un gros effort pour ne pas prendre
la direction opposée, tourner le coin de la rue et monter les marches pour
aller chez lui et…
La sueur brille légèrement sur le front de Blue. « Que peut-on faire avec
une licence d’anglais ? demande-t-elle. Apparemment, ça. » Elle rit, et
grimace. « UW-Madison, l’université du Wisconsin à Madison, précise-t-
elle sèchement. Je ne suis pas une loser, Charlotte.
— Je sais ça, Blue. Je pense que c’est plutôt cool.
— C’est ton grand jour ! Tu es excitée ? » Elle prend l’une des deux
tasses et boit une gorgée de café, pleine de reconnaissance. « Putain, ma
tête. »
J’acquiesce. « Ouais. » J’y réfléchis encore un peu, en essayant de ne plus
penser à Riley. « Oui, oui, je suis vraiment excitée.
— Cool. Tu devrais l’être. Retrouve-moi ici plus tard et on ira à la galerie
ensemble, non ?
— Oui, bien sûr. Je vais faire une sieste avant d’aller travailler,
d’accord ? »
Blue me salue et je rentre dans ma chambre. Mon estomac est noué,
cependant. Je suis encore bouleversée par la dispute avec Riley, et je me
demande s’il sera à la maison, ou s’il viendra plus tard à l’expo. D’une
certaine manière, tout paraît inachevé, et je n’aime pas ça.
JE TRAVAILLE DE 17 À 19 HEURES et Temple me dit que je peux partir me
préparer pour l’expo. Tanner s’occupera du comptoir et elle de la machine
à expresso. Le café est bondé, les gens portent les costumes les plus fous,
leurs visages sombres et lugubres. Julie est dehors en train de servir à la
louche du cidre chaud contenu dans une énorme cuve en fer-blanc.
Tanner a installé les percolateurs sur le dessus de la vitrine à pâtisseries,
avec des piles de gobelets à emporter et une boîte pour l’argent. Temple
a imprimé un grand panneau : CAFÉ SOLIDAIRE = UN CAFÉ + 1 DOLLAR. Linus
s’occupe du gril et Randy me remplace pour la plonge et prépare les repas.
« C’est cool, dit Temple. On le sent à fond. Tu vas déchirer, ma fille. »
C’est de la folie pure et simple sur l’avenue où se déroule la procession
pour la fête de tous les morts, ou Día de los muertos. Des danseuses du
ventre, des jeunes et des adultes vêtus de noir, une tête de mort peinte sur le
visage ; des petits enfants avec des ailes dorées dans le dos. Des cracheurs
de feu, des échassiers, des joueurs de cornemuse portant des kilts avec, eux
aussi, des têtes de mort peintes sur le visage. Le bruit est incroyable, chaque
son étant rythmé par d’énormes tambours taiko japonais. Les gens
brandissent des bâtons sur lesquels sont accrochés des squelettes avec des
hauts-de-forme. Une femme est habillée tout en noir, le visage peint comme
un crâne doré et les yeux cerclés de noir, tels des trous. Elle porte un
parapluie noir avec des têtes de mort miniatures qui pendent sur les bords.
Un groupe de personnes vêtues de robes blanches fluides et dont les visages
sont peints comme des « crânes en sucre » (une chose que Temple m’a
montrée sur son téléphone : le visage est peint en blanc puis recouvert de
motifs colorés en forme de fleurs) tiennent un serpent en papier mâché de
six mètres de long au-dessus de leurs têtes. Des flics et des voitures de flics,
des gens masqués, des gens qui ont l’air défoncés, munis de toutes sortes
d’instruments, envahissent l’avenue. Je repère les punks du Dairy Queen
qui traînent devant le Goodwill, fumant des cigarettes et regardant la foule
d’un air mauvais. Eux aussi se sont blanchi le visage et ont cerclé leurs
yeux de noir. La fille punk s’agrippe à moi, darde sa langue hors de sa
bouche violette.
Je reste sur le trottoir de l’autre côté de l’avenue, me frayant un chemin
à travers la procession. Le bruit des participants, des tambours et des
musiques est assourdissant. La police reste aux abords du cortège, essayant
de canaliser la foule afin d’éviter les débordements, mais c’est difficile ; les
gens vont et viennent, crient, rient. Il y a des mimes et des stands d’artisanat
partout. Les cracheurs de feu passent près de moi et j’ai le souffle coupé
lorsqu’une femme s’arrête juste devant moi, introduit doucement la flamme
dans sa bouche et dans sa gorge puis l’en sort, crache et s’enfuit à toute
vitesse. Je joue des coudes dans le passage souterrain et me retrouve de
l’autre côté de l’avenue, échappant à la foule. Je rentre chez moi, traînant
dans mon sillage les cris et les tambours.
Blue n’est pas dans ma chambre. Ses vêtements sont pourtant éparpillés
sur le futon, et l’air est épaissi par la fumée de cigarette. Je jure devant le
désordre et la saleté qu’elle a laissés derrière elle : des cendriers pleins, des
verres avec des traces de rouge à lèvres, des sacs froissés provenant de
l’épicerie en bas de la rue. Des morceaux de laitue et de tomate jonchent la
moquette. Des coulées de salive pleines de dentifrice s’accrochent aux
parois de l’évier. Je garde les yeux fixés pendant un moment sur le
téléphone de Blue posé sur la table pliante ; l’écran est fissuré, une toile
d’araignée, comme si quelqu’un l’avait jeté par terre. J’ai un drôle de
pressentiment et l’estomac noué. Blue traite toujours son téléphone avec
beaucoup de précaution.
En regardant le bordel autour de moi, je me rends compte que quelque
chose ne va pas, que quelque chose s’est passé. Où est Blue ? Chez Riley,
peut-être ? Je respire, j’essaie de ne pas me sentir bizarre en y pensant.
Peut-être a-t-elle reçu de mauvaises nouvelles et qu’elle a piqué une colère.
Je suis partagée entre l’envie de courir chez Riley tout de suite pour voir si
elle est là-bas et celle de me préparer. Je fais quelques ballons de
respiration. Je choisis de me préparer. Blue a dû s’énerver pour quelque
chose de stupide. Je vais me préparer, puis aller chez Riley.
C’est la première fois depuis des mois que je porte autre chose qu’une
salopette. J’ai déniché une jupe ample en coton noir chez Goodwill et un
chemisier, genre blouse paysanne, marron foncé. J’enfile les sandales que
j’ai trouvées dans une ruelle et je m’asperge le visage d’eau fraîche. Dans le
petit miroir de la salle de bains, au bout du couloir, qui ne montre qu’une
partie de mon visage à la fois, je lisse mes cheveux. Ils recouvrent presque
mes oreilles à présent. Je fais une sorte de mise en plis expérimentale, en
regardant tous les petits trous vides dans le lobe de mes oreilles.
Je suppose que c’est plutôt agréable de voir ma couleur naturelle de
cheveux après tant d’années à les avoir teints en rouge, en bleu ou en noir.
Un blond profond, avec des mèches châtain plus foncé.
Je pense que mon visage a meilleure allure qu’au cours de tous ces
derniers mois : ma peau est plus claire, mes yeux sont moins cernés. Je me
demande si Riley pense parfois que je suis belle, ou jolie, ou même quelque
chose, parce qu’il n’a jamais rien dit. L’évoquer me fait de nouveau me
sentir mal. Penser à la nuit dernière forme un petit nœud bizarre dans mon
estomac.
Non, a-t-il répondu.
Je me regarde dans le miroir. Quoi qu’il arrive, je me dis que ce soir il
n’est pas question que je boive.
De retour dans ma chambre, je fouille dans le sac de Blue, et je trouve un
tube de gloss rosé que je passe sur mes lèvres. Je souligne mes yeux avec
son eye-liner, et je l’étale avec mes doigts pour ce que j’espère être un
regard charbonneux de hibou. J’essaie juste de copier ce qu’Ellis faisait tout
le temps quand elle se maquillait.
Je remue mes orteils dans les sandales, me sentant vaguement mal à l’aise.
Le chemisier, la jupe, le gloss ; tout ça est trop nouveau et soudain. J’enlève
les sandales, enfile mes chaussettes noires et mes Docs. Je suis nerveuse et
prête, mais je dois d’abord trouver Blue.
La guitare de Riley est sous le porche, avec ses cigarettes et des bières.
À l’intérieur, on écoute de la musique ska à fond. Toute la rue est bruyante,
avec des gens rassemblés devant chez eux et dans les cours, buvant, faisant
des grillades et riant. Le bruit de la foule et les tambours de la fête des
morts grondent dans le ciel.
Je rassemble les cigarettes et les bouteilles de bière et les emporte
à l’intérieur.
Blue est assise de dos par terre au milieu du salon, recroquevillée dans un
nuage de fumée, des pochettes d’albums étalées devant elle. Quand je
l’appelle, elle ne m’entend pas à cause de la musique.
Je touche son épaule et elle sursaute, les cendres tombant sur ses genoux
nus. Elle se retourne et ses yeux sont larges comme des soucoupes ; les
pupilles sautent et bougent à toute vitesse.
« Blue ? » Je grimace en sentant l’odeur de brûlé et réalise que c’est
Blue : elle sent le plastique brûlé. Elle s’essuie le visage, chasse les cendres
de son genou et écrase la cigarette sur le sol d’un coup de poing. Toute la
maison sent le brûlé, une odeur chimique qui me pique les yeux. Je mets un
moment à comprendre ce qui se passe.
Les yeux de Blue s’agrandissent. Elle croasse mon nom.
« Oh mon Dieu. » Je recule, étourdie, les narines me brûlent. J’ai mal au
ventre. « Qu’est-ce que tu as fait, putain ? Pourquoi t’as recommencé,
Blue ? Tes dents. »
Je ne pense qu’à ça : Tes belles dents.
La pipe est sur le sol, près de ses genoux nus. Une coulée de bave pend de
son menton.
Quelque chose scintille dans ses yeux ; le chagrin voile soudain son
visage, tirant sur la peau de ses joues.
Elle dit Louisa s’est immolée par le feu.
Je me mets à trembler si fort que les bouteilles dans mes mains
s’entrechoquent.
Les ongles de Blue grattent mes boots. Elle essaie de me garder près
d’elle. Sa respiration est rauque et haletante et ses yeux ne peuvent pas
rester immobiles. Je la repousse d’un coup de pied, en reculant. Louisa ?
Louisa est morte ? Mon corps devient froid, puis chaud, et enfin engourdi.
L’océan et le tonnerre remplissent mes oreilles. Louisa. Ellis. Non, je ne
veux pas que ça recommence.
Je titube vers la cuisine en appelant Riley. Je vais m’en sortir si je trouve
Riley. Riley me serrera dans ses bras, bloquera toutes mes mauvaises choses
à l’intérieur de moi. Il peut faire ça, au moins pour le moment, non ?
Comme il l’a fait quand j’étais malade. Je peux compter sur lui au moins
pour ça.
Des points noirs dansent devant mes yeux ; ma peau se hérisse ; quelque
chose s’agrippe à l’intérieur de ma gorge.
Derrière moi, Blue pleure, un gémissement aigu et rauque tout à la fois.
Désoléedésoléedésoléedésolée.
Immolée. Louisa en feu. Je n’arrive plus à respirer.
Dans la cuisine, la première chose que je parviens à voir clairement, c’est
l’éclair de rouge et jaune emmêlés, le visage barbouillé de Wendy sur
l’épaule de Riley, son sourire en coin braqué sur moi. Il s’enfonce en elle si
violemment que sa tête vacille, comme une marionnette sans fil. Ils baisent,
là, sur le comptoir de la cuisine, le visage de Riley enfoui dans son cou
à elle, les jambes nues de Wendy qui pendent de chaque côté des hanches
de Riley, son short en jean retenu par l’un de ses orteils.
Wendy a une sorte de hoquet et me fait un clin d’œil.
Dans l’autre pièce, la musique s’arrête brusquement, un long et terrible
crissement quand Blue fait glisser l’aiguille sur le vinyle. Les yeux de
Wendy sont exorbités, on dirait des sucettes de fête foraine au motif
tourbillonnant.
Les bouteilles de bière m’échappent des mains et se brisent.
Elle rit. « Retourne à tes lames et tes mégots, petite fille. » Un autre
hoquet.
Riley redresse la tête. Il se retourne. Je ne le reconnais pas. C’est un
visage différent et rempli d’une fureur qui me fait si peur que tout mon
corps s’engourdit. Je ne peux plus bouger.
Il agrippe son pantalon marron, le remonte jusqu’aux cuisses et avance
vers moi. Je suis figée. Il me crie dessus, mais je sors de moi-même, je me
dissocie, je dérive loin de mon corps figé. Comme avec Frank le Salopard.
Comme avec ma mère.
Il pousse violemment contre le mur la fille qui est moi. La pochette
encadrée de l’album Little Crises Everywhere derrière moi se décroche sous
le choc. Le verre se brise, entaillant l’arrière de mes mollets, jonchant le sol
autour de nos pieds.
Il crie. « Il n’y a rien ici ! Tu ne le vois pas ? Tu ne comprends pas ? »
La joue de la fille, moi, est couverte de postillons. Sans savoir comment,
elle retrouve l’usage de ses mains. Elle martèle de ses poings la poitrine de
Riley.
Du feu, du feu, partout, en elle.
« Je ne sais pas qui tu croyais que j’étais, mais voilà. » Il écrase la joue de
la fille contre le mur. « Fous le camp de chez moi, lui murmure-t-il d’une
voix sourde. Retourne d’où tu viens. Fous le camp. »
La mer tremble. Les voix s’éloignent de plus en plus, et il n’y a plus rien
pendant un long moment. Puis la mer s’agite à nouveau et quelque chose
m’attrape la jambe. Je veux crier, mais je ne peux pas. Ma bouche est
remplie de pierres mouillées, comme avant, il y a très longtemps. Avant
Creeley. Les pierres dans ma bouche sont revenues.
« Elle est encore un peu dans les vapes, mais ses pansements sont bons.
Elle va avoir beaucoup de mal à marcher pendant quelques jours,
cependant, dit l’homme.
— Dis donc, connard, tu as mangé tous les Cheetos ? demande la femme.
— T’as entendu ce qu’elle a dit à propos de son amie ? Genre, son amie
est un légume ou un truc comme ça.
— J’ai arrêté de l’écouter. Je n’en pouvais plus. »
J’arrête de les écouter.
Linus est sur le siège passager à présent, elle dort. Il fait de nouveau nuit.
L’air chaud du désert pénètre dans l’habitacle. Je mouille un doigt dans ma
bouche et l’enfonce dans le sachet de chips vide, je suce le sel et je pense
à Jen S. ce soir-là dans la salle de jeux, quand elle a sucé le sel du bol de
pop-corn. Tout ça semble être il y a des millions d’années. L’hôpital propre,
la gentille doctoresse, un lit chaud. Maintenant je suis de retour là où j’en
étais : à la dérive, mutilée.
Quand ils se sont rendu compte qu’ils avaient oublié de me nourrir, le seul
endroit qu’ils ont pu trouver a été un Allsup’s avec des burritos déshydratés
et suspects. Tanner a préféré rapporter un paquet de chips et une boisson
énergétique, des bretzels et du Coca.
Il inspire profondément. « Mon Dieu, j’adore le Nouveau-Mexique. Si tu
pensais que Tucson était une foire aux monstres, tu n’as encore rien vu. »
Il tambourine sur le volant. « Tu as la tête qui tourne ? C’est parce qu’on
prend de l’altitude. Tu te sentiras mieux dans quelques jours. Continue
à boire de la Gatorade. »
Chaque fois que je les revois en pensée, dans la cuisine, j’essaie tant bien
que mal de bloquer cette vision, mais la chaleur recommence à monter en
moi, la honte, et ils sont là, se poussant l’un l’autre, la bouche humide de
Wendy me souriant et Riley se retournant, complètement bourré mais pas
seulement, me criant dessus, me disant…
Installée sur la banquette arrière, je pleure beaucoup, mon visage contre la
vitre, et Linus et Tanner, à l’avant, regardent la route sans jamais se
retourner. Ils ne disent rien, ils me laissent juste pleurer. Je m’endors par à-
coups, mon visage roulant contre le siège en vinyle, mes pieds m’élançant,
la douleur montant et descendant comme une vague océanique. Des
murmures provenant du siège avant me parviennent lentement, comme
à travers un long tunnel. Les mots s’entassent autour de moi : centre de
soins. Messages. Mère. Riley.
Riley. Riley. J’enfonce ma tête dans le siège, les sanglots remontent dans
ma gorge.
Et, se faufilant comme une souris après que la maison s’est endormie :
Ellis. Ce qu’elle a ressenti avant de le faire. Cet océan de douleur et de
honte. Celui dans lequel elle se noyait.
Je l’ai laissée couler.
Je me réveille, vaguement consciente que la voiture est à l’arrêt. Tanner
sort, s’étire les jambes. Linus détache sa ceinture de sécurité et me sourit.
« Debout, debout, mon petit », annonce-t-elle joyeusement.
Un vieil homme en pantoufles pelucheuses nous fait signe depuis un large
porche en bois situé en haut d’une allée de terre et de gravier. Des dizaines
de carillons éoliens sont suspendus aux chevrons du porche et tintent
comme du verre dans la brise légère. Il fait beaucoup plus froid ici qu’à
Tucson. Je frissonne sur la banquette arrière de la voiture.
L’homme est en peignoir turquoise et boit un verre de vin. Ses cheveux se
dressent sur sa tête comme des touffes de coton blanc. Tanner et Linus
remontent l’allée, l’embrassent chaleureusement et reviennent me chercher,
l’homme les suivant à pas lents. Il se baisse un peu lorsqu’ils m’extraient de
l’habitacle, ses yeux aussi curieux et vifs que ceux d’un oiseau.
« Oh, oui, murmure-t-il. Oh, oui, je vois. Oh, mon Dieu. »
Il fait chaud dans la maison lorsque Tanner et Linus me font entrer,
m’aident à traverser un couloir jusqu’à une petite chambre avec un lit une
place et une fenêtre. Je regarde la grande croix en bois travaillé accrochée
au mur. Je pense à celle que j’ai volée à Ariel. Je suis contente de la lui
avoir rendue, même si je ne lui ai jamais dit que c’était moi.
Ils m’installent sur le lit et m’enveloppent d’une couverture en laine
bleue. Tanner met deux comprimés sur ma langue, porte un verre d’eau
à ma bouche.
À travers la fenêtre sans rideaux, je peux voir le ciel et ses étoiles
blanches, si grosses que c’est du délire. Je dors pendant deux jours.
Le troisième jour, mes pieds m’élancent moins lorsque je les pose sur le
sol. Je titube dans le couloir, déshydratée et étourdie, pour trouver une salle
de bains. De grandes photographies encadrées bordent les murs en pisé –
des portraits en noir et blanc et des vues de vieilles églises en pisé elles
aussi.
Dans la salle de bains, des croix colorées et des fagots de sauge odorante
ont été accrochés aux murs. Des rouleaux dodus de papier doux sont
empilés en tours blanches à côté des toilettes. Il n’y a pas de douche,
seulement une baignoire profonde, très profonde. Je m’assieds sur la
cuvette, je touche la gaze sur mes bras, mon ventre. Je pense à la décoller et
à regarder, mais je m’en abstiens. Je reste longtemps dans cette salle de
bains, écoutant le silence, regardant un papillon de nuit voltiger sur le
rebord de la fenêtre. Je pense que c’est la plus belle salle de bains que j’aie
jamais vue. Je n’avais jamais pensé qu’une salle de bains pouvait être aussi
belle. Je suis surprise que quelqu’un ait pu prendre le temps de la rendre si
apaisante, si jolie.
Le vieil homme est assis à une longue table en pin dans la pièce
principale, tenant un journal très près de son visage. Il y a des bols de fruits
charnus et de noix sur la table, un plateau avec du pain, une baguette et une
assiette de beurre crémeux. Il me regarde par-dessus ses lunettes. « Café ? »
Il me verse une tasse à partir d’une cafetière à piston, me tend une carafe
de lait à travers la table. « Le lait est chaud, si tu prends du lait. Mes petits-
enfants sont partis nourrir le cheval. »
J’étale du beurre sur un morceau de baguette. J’ai faim à présent ; mon
estomac fait d’énormes bruits. Je mords dans la tartine ; elle est si légère et
croustillante qu’elle se brise, et mon sweat-shirt se couvre de miettes.
Le vieil homme rit. « Ça m’arrive tout le temps. Mais je n’ai jamais eu
honte de faire des saletés en mangeant. »
Je balaie les miettes. La baguette est moelleuse à l’intérieur, tendre.
La maison est silencieuse, à l’exception du bruit de ma mastication et du
bruissement occasionnel du journal du vieil homme. Peu à peu, je prends
conscience que dehors aussi c’est calme. Étrangement calme. Pas de
voitures, pas de voix, rien.
« Tu savais que les quakers croient que le silence est une façon de laisser
le divin entrer dans ton corps ? dans ton cœur ? » Il agite le journal et se
penche vers moi. Ses sourcils sont comme des chenilles blanches
endormies. « Je n’ai jamais eu peur du silence, et toi ? Certaines personnes
le craignent, tu sais. Ils ont besoin de tumulte et de fracas. Santa Fe. Une
région de désert montagneux. N’est-ce pas magnifique ? Je suis dans cette
maison depuis quarante-deux ans. Ce merveilleux silence que tu peux
entendre – c’est une drôle de chose que je viens de dire – est en fait
l’endroit le plus divin de la terre. En ce qui me concerne. »
Il tend une main et l’enroule autour de la mienne. Sa peau est sèche,
poussiéreuse.
« C’est un plaisir de t’avoir dans ma maison divine, Charlotte. »
Je sens de chaudes larmes de reconnaissance me monter aux yeux.
IL S’APPELLE FELIX et c’est le grand-père de Linus et Tanner. Linus me fait
faire le tour de la maison, me montrant du doigt les tableaux aux murs, les
sculptures installées dans les coins et dans le jardin – une vaste étendue qui
donne sur des collines vallonnées et l’écurie. Elle m’emmène dans un
bâtiment immense inondé de lumière par des lucarnes au plafond, où
diverses toiles sont accrochées et où abondent des seaux de peinture, des
pots remplis de pinceaux et des récipients de térébenthine de taille
industrielle. Des toiles sont empilées sur trois niveaux contre certains murs.
Un espace ressemblant à un loft a été construit au fond de la pièce ; la
mezzanine est équipée d’une vieille machine à écrire et d’une chaise
ordinaire. Une large cage d’escalier y conduit. En dessous sont posées de
lourdes étagères encombrées. Une jeune femme travaille tranquillement
à une table haute en pin dans le coin de l’atelier, triant des diapositives, les
tenant à la lumière et les étudiant avant de les placer en tas. « C’est Devvie,
dit Linus. Son assistante. Elle vit ici, elle aussi. »
Je fais le tour en boitant, touchant délicatement les affaires de Felix, les
crayons, les feuilles de papier qui traînent un peu partout, les pots et les
tubes, les étonnants et volumineux rebuts : plumes d’oiseaux, pierres de
différentes tailles, vieux os d’animaux, photographies froissées, cartes
postales à la cursive floue et aux timbres exotiques, un masque rouge, des
boîtes d’allumettes, d’épais livres d’art recouverts de tissu, des pots et des
tubes de peinture desséchés, et tellement de tableaux. Sur l’une des tables
est éparpillée une série d’aquarelles sur papier, de légers et doux lavis de
fleurs violettes en forme de cônes. Sur une autre table, il n’y a que des
livres, des tas de livres, ouverts sur différentes reproductions de peintures et
de dessins, cinq ou six Post-it collés sur chaque page avec des mots comme
Climat de la palette, Écho/Réponse, Ne pas mentir. Des couches de peinture
séchée recouvrent le sol ; je trébuche sur une paire de sabots abîmés.
Je regarde à nouveau les toiles accrochées aux murs ; j’ai envie de dire
que ce sont des couchers de soleil, mais ce n’est pas si littéral. Quelque
chose de plus profond, quelque chose à l’intérieur du corps, un sentiment ?
C’est beau, non ? m’a dit Felix. Les couleurs travaillent ensemble, j’en suis
sûre, je peux le sentir ; elles jouent les unes avec les autres ; elles décrivent
une relation que je ne peux pas mettre en mots, mais les observer me
provoque, me remplit, atténue la douleur. Je regarde le matériel de dessin de
Felix et j’aimerais pouvoir faire quelque chose dès maintenant, quelque
chose de mon cru. Je me souviens de ce qu’Ariel a dit lors du vernissage
des tableaux de bateaux de Tony Padilla : Les couleurs par elles-mêmes
peuvent raconter une histoire. Les tableaux d’Ariel étaient une histoire sous
une surface sombre et claire. Je souris timidement à Linus.
« Sacrément bon, non ? » Elle tape dans ses mains, tout excitée.
Felix pique la viande sur le gril comme si elle était encore vivante.
La fumée embue ses lunettes et il les essuie sur le bord de sa chemise.
Je regarde ses doigts noueux, l’épaisseur de ses poignets et de ses
articulations. Sa peau est tachetée d’infimes restes de peinture.
Nous sommes dehors, rassemblés autour d’une longue table en bois. L’air
est vivifiant. Tanner m’a prêté un pull en laine polaire. Linus coupe en
tranches un fromage blanc piquant et Tanner épluche des avocats. Devvie,
l’assistante, prépare des boissons à l’intérieur de la maison et nourrit le
vieux chien-loup qui boite. Au loin, le cheval hennit dans l’écurie. Des sons
étranges et lointains nous proviennent du désert plongé dans le noir. Des
cris et des sifflements, des bruissements et des chamailleries.
Felix met la viande juteuse sur un plat qu’il pose sur la table. Il regarde le
ciel. « C’est probablement l’une des dernières fois où l’on dîne dehors. »
Il me jette un coup d’œil. « En décembre, on a de la neige. C’est le plus
beau mois, ici. »
Il me regarde par-dessus ses lunettes et prend une gorgée d’un grand verre
de vin, poussant un soupir appréciateur après l’avoir avalée. « Cet immense
chagrin, dit-il en s’asseyant à table et en posant une serviette sur ses
genoux. Et je ne parle pas de ce qui s’est passé avec ce jeune homme, parce
que ces choses-là, elles vont et viennent, c’est l’une des leçons
douloureuses que nous apprenons. Je pense que tu éprouves un autre genre
de chagrin. Peut-être une sorte de déchirement d’être au monde sans savoir
comment y vivre. Si cela a un sens ? »
Il avale une autre gorgée de vin. « Je pense que tout le monde en passe par
là, ce moment où quelque chose de si… déterminant se produit qu’il
déchire votre être en petits morceaux. Alors vous devez vous arrêter.
Pendant un long moment, vous tentez de rassembler les morceaux. Et ça
prend énormément de temps, pas pour les remettre ensemble, mais pour les
assembler différemment, pas nécessairement mieux d’ailleurs. Plutôt d’une
façon qui vous permette de vivre avec, jusqu’à ce que vous soyez certain
que cette pièce doit aller ici, et l’autre là.
— C’est beaucoup lui demander, grand-père, dit Tanner. C’est juste une
gosse. »
Felix rit. « Alors je vais me taire. Ne fais pas attention à moi. Je ne suis
qu’un vieux con qui déblatère. »
Je garde la tête baissée. Je ne veux pas pleurer à table devant tous ces
gens, alors je remplis ma bouche de viande salée. Je glisse mes mains sous
mes cuisses pour les empêcher de trembler, et je les écoute tous bavarder.
Je suis si vide à l’intérieur, si affamée, en manque de quelque chose, que
j’ai l’impression que je pourrais manger pendant des jours entiers sans me
rassasier.
Plus tard, allongée sur mon petit lit dans la chambre tranquille, la fenêtre
entrouverte sur le ciel lumineux, l’air frais sur mon visage, je pense aux
moments déterminants. Mon père a-t-il été mon premier moment
déterminant ? Il était là, et puis il n’y était plus, et je n’étais pas censée
demander de ses nouvelles, ni pleurer, ni être quoi que ce soit, vraiment,
parce que ma mère était trop bouleversée.
Peut-être qu’Ellis était une pièce du puzzle, une grande et magnifique
pièce que j’ai fait tomber de sa boîte. Je ne suis pas encore certaine de ce
qu’était Riley. Peut-être que lui aussi faisait partie de l’assemblage ? Et je
n’ai donc toujours pas fini mon puzzle ?
Je suis incomplète. Je ne sais pas où sont toutes les pièces de mon moi,
comment les assembler, comment les faire tenir. Ni même si j’en suis
capable.
AU BOUT D’UNE SEMAINE, mon brouillard se dissipe un peu. Je dors toujours
beaucoup, et je suis très fatiguée, mais je n’ai plus aussi mal quand je
marche, et on dirait bien que nous allons rester ici ; alors je commence à me
repérer dans la maison de Felix, une construction compliquée, pleine de
coins et de recoins. D’après la façade, elle paraît petite et carrée mais, une
fois à l’intérieur, elle s’étend dans plusieurs directions à la fois, sa nature
complexe étant cachée par des peupliers et des cactus rustiques en forme de
pieuvres. (C’est ce que dit le petit livre que Linus m’a donné. Je l’emporte
quand je me promène dehors. Il m’aide à faire des choses simples, comme
mettre un nom sur une plante.)
Il y a plusieurs chambres, toutes équipées d’un lit simple et d’une
commode en bois. Des couvertures de laine à motifs sont pliées avec soin et
posées au pied de chaque lit. La pièce principale est immense, avec des
poutres sombres et lourdes qui sillonnent le plafond tels les os d’un
squelette ; Tanner m’a appris que ces poutres avaient un nom : les vigas.
Et il y a aussi une énorme cheminée en pierre contre un mur. Devvie la
garde allumée pendant les nuits les plus fraîches et c’est là que j’aime
m’asseoir, là où il fait chaud.
Felix a une pièce réservée aux livres, une autre ne contenant que des
disques et une chaîne stéréo, et un piano à l’air abandonné. La cuisine se
trouve à l’arrière de la maison, avec une terrasse qui donne sur les collines.
L’écurie est en bas de la pente, entourée de clôtures contre les coyotes.
L’atelier, me dit Linus, a été construit grâce à une bourse Genius, il y a de
ça plusieurs années. Il jouxte l’arrière de la maison, et ressemble à une
grange s’élevant au-dessus des collines. La nuit, les coyotes sortent, hurlent,
se promènent. Felix me montre du doigt les faucons qui volent à basse
altitude pendant la journée, leurs formes s’élançant en arcs sombres au-
dessus des peupliers. Linus, Tanner et Felix cuisinent ensemble : de grands
et somptueux repas de fruits et de viande, de pain et de fromage, de salade
de pousses d’épinard avec des noix et de la feta.
« Tu sais, me dit Felix un matin, en déposant des myrtilles dans mon
assiette au petit déjeuner. Je ne veux pas que tu penses que je suis une
vieille bête de somme qui, chaque jour, travaille dur sur ses peintures et ses
tableaux. Parfois, dans mon atelier, je ne travaille pas du tout ! Je reste
simplement assis. J’écoute de la musique. Je feuillette mes livres. D’autres
fois j’écris quelque chose dont je me souviens. Ou bien je reste là juste pour
rédiger une lettre. »
Il se sert une autre tasse de café. « Parfois, ne pas travailler peut être un
travail, mais en douceur. De temps en temps, Charlie, c’est important d’être,
tout simplement. »
Mes pieds vont de mieux en mieux. Les coupures et les entailles
guérissent bien, même si elles sont encore sensibles. Tanner enlève les
bandages de mes bras et me laisse voir les nouvelles cicatrices, de nouvelles
rivières. Je touche avec hésitation les lignes fraîches sur mon ventre, mais je
ne regarde pas plus bas.
Il me dit que je n’ai pas coupé trop profond, et je n’ai donc pas eu besoin
de points de suture. « Considérons ça comme une bonne chose. » Il jette les
vieux bandages à la poubelle, déroule une nouvelle bande de gaze.
Un soir, alors que Felix ouvre une autre bouteille de vin, Linus m’appelle
pour que je la rejoigne devant un petit ordinateur portable installé sur la
table de la cuisine. Nous sommes ici depuis deux semaines à présent, et j’ai
remarqué qu’elle disparaissait avec son portable tous les soirs après le dîner,
pendant une heure. Tanner m’a expliqué qu’elle parlait avec ses enfants sur
Skype.
Tout ce que j’ai pu dire a été : « Oh. » Je ne savais même pas qu’elle avait
des enfants. Ou je suppose qu’elle avait dû me le dire, mais que je n’avais
pas écouté. Honteuse, j’ai réalisé que je n’avais jamais vraiment demandé
à Linus quoi que ce soit sur sa vie, ou ses problèmes d’alcool, tellement
j’étais absorbée par Riley.
Elle me montre l’écran. Je plisse les yeux pour voir. C’est un article de
journal, avec une photo d’une œuvre d’art sur un mur. L’une de mes
œuvres. Manny et Karen, et Hector et Leonard. L’article est daté du
surlendemain de l’exposition.
Linus me tapote le crâne. « Regarde, andouille. C’est une critique de
l’expo à la galerie. Écoute. » Elle lit le compte rendu, qui a l’air assez
sympa, bien qu’un peu sarcastique. Le journaliste utilise beaucoup de mots
que je ne comprends pas ; je me demande pourquoi ils ne peuvent pas tout
simplement dire s’ils ont aimé ou pas. Malgré tout, je capte une partie de ce
que dit Linus : Apparemment récupérée par la nostalgie, au milieu du flot
du numérique et du Technicolor, se trouve une série de portraits au fusain…
révélateur de sympathie… bizarrerie classique…
« Je crois qu’ils ont aimé tes dessins, Charlie ! » Linus me donne
gentiment un coup de coude dans la hanche. Son haleine est parfumée au
miel et au thé vert.
Felix s’approche et agite un doigt à l’intention de Linus. « Clique là,
clique là », dit-il.
Linus clique ; l’écran se remplit des visages d’Hector et de Karen, de
Leonard avec ses yeux tristes et sa bouche pleine d’espoir.
« C’est très bien, dit simplement Felix. Un bon coup de crayon, ma
chère. » Il enlève ses lunettes. « Mais tu ne le sens pas. »
Je secoue la tête, surprise. Comment peut-il dire que je ne l’ai pas senti ?
Je les ai tous aimés et j’ai travaillé dur. J’aimerais pouvoir répondre à voix
haute, mais mes mots restent enfouis.
« Tout est là, ma chère. L’attention prêtée aux détails. De beaux moments
gestuels. » Il me regarde droit dans les yeux. « Mais tu n’aimes pas ce genre
de dessins. Ou, du moins, tu n’as pas une passion compliquée pour ça. Il te
faut l’un ou l’autre. L’ambivalence n’est pas l’amie de l’art. » Felix me
tapote la joue. « Tu as du talent, Charlotte. À présent, donne à ton talent une
émotion. » Il repart se servir un verre. « J’ai une pièce de libre que tu peux
utiliser, me lance-t-il. Devvie la préparera pour toi demain. »
Linus acquiesce. « Nous allons rester ici pendant un bon moment. True
Grit est fermé pour Dieu sait combien de temps. Riley a volé un sacré
paquet d’argent, tu sais ; le personnel n’a pas été payé. Autant s’amuser ! »
DANS MA PETITE CHAMBRE BIEN RANGÉE, je suis allongée sur le lit, le cœur
battant la chamade, l’esprit tourbillonnant. Que voulait dire Felix, une
émotion ? J’ai travaillé si dur sur ces dessins, regardé tous les livres de la
bibliothèque, fait tout ce que le manuel de dessin disait, je me suis exercée
encore et encore. N’est-ce pas ce qu’on fait en tant qu’artiste ? Je repense
à l’exposition de Tony, quand Ariel m’a demandé de venir participer à son
atelier de dessin. Elle a dit que je n’arriverais jamais à rien si je ne
m’examinais pas moi-même. Faire de moi mon sujet. J’étouffe un rire.
Qu’est-ce que Felix veut que je fasse ? Que je me dessine ? Personne ne
voudra voir ça, une fille avec la peau déchirée et un visage triste.
Je presse mon visage contre le mur. Je peux les entendre sur la terrasse
à l’arrière de la maison, écoutant un chanteur de soul sur la platine, les voix
se mêlant aux cris intermittents du désert plongé dans le noir. Je n’ai plus
rien maintenant. Je n’ai plus Riley, plus Mikey, plus Ellis, plus mes dessins.
J’inspire, j’essaie d’endiguer une vague de sanglots. Je suis si fatiguée,
encore une fois. Fatiguée d’essayer. J’ai le nez qui coule, les yeux
m’élancent à force de retenir mes larmes. Je me recroqueville, serrant mes
genoux contre ma poitrine. Riley me manque tellement, même si je sais que
ce n’est pas bien : son odeur de fumée et d’alcool est ancrée dans ma
mémoire ; le bout de mes doigts me fait mal quand j’imagine la peau
veloutée de sa chute de reins ; mon cœur fait des bonds dans ma poitrine.
Je me balance d’avant en arrière sur le lit. Mon esprit se remplit d’images
de la salle de bains au bout du couloir avec sa boîte de lames de rasoir sous
le lavabo. La cuisine avec ses couteaux prometteurs. Je me détends, me
force à palper mon corps, à compter les cicatrices et les bandages,
l’accumulation pure et simple des dégâts que je me suis infligés.
Il n’y a rien d’autre que je puisse me faire.
Louisa me vient alors à l’esprit, une image sortie de nulle part : en feu, ses
cheveux fins en flammes, sa peau fondant comme du beurre.
Je me redresse si vite que du sparadrap se détache de mon ventre. Je le
remets en place en grimaçant à cause de la douleur. Mon sac à dos est dans
le placard. Je me mets à genoux et je fouille tout au fond. C’est la seule
chose que Wendy n’a pas détruite.
Les cahiers de Louisa sont toujours bien reliés entre eux par le ruban
rouge. Je le dénoue.
La première page du premier cahier, écrit d’une toute petite écriture noire
soignée, commence par : La vie d’une fille est la pire vie du monde. La vie
d’une fille, c’est : tu nais, tu saignes, tu brûles.
Les mots de Louisa font mal, mais ils sont vrais, ils résonnent en moi.
Je lis tout dans la nuit, chaque cahier. Je ne peux pas m’arrêter.
C’EST LE PETIT MATIN et je n’ai pas dormi, les mots de Louisa sont encore
vivants en moi. Se scarifier est une barrière que vous construisez sur votre
corps pour empêcher les gens d’entrer, mais ensuite vous pleurez, avide
d’être touchée. La clôture est en barbelé. Alors, quoi ? Quand je m’extirpe
du lit, Linus me dit que Felix me laisse la liberté de travailler dans l’une des
chambres vides, la plus petite. Devvie et Tanner y installent une grande
table, un tabouret et des boîtes de fournitures – blocs de dessin, crayons,
encres, stylos et tubes de peinture. Devvie est une fille anguleuse qui a un
penchant pour les chemises de flanelle et les pantalons de survêtement.
Elle est ce qu’on appelle une « ABD », doctorante, à l’université de New
York.
La pièce sent le moisi. Dehors, le cheval renâcle. Tanner l’emmène faire
un tour tous les matins à cette heure-ci. Je m’assieds par terre ; la poussière
et la saleté se collent à l’arrière de mes mollets.
Felix m’a dit de faire quelque chose que j’aimais. Ou pour quoi j’éprouve
une passion compliquée. Ariel m’a dit de me servir de moi-même. Louisa
m’a raconté l’histoire de sa vie. Un ivrogne et une ivrogne se sont
rencontrés et ils ont fait un carnage : moi. Je suis née avec un cœur brisé.
Du bout d’un doigt, je suis mes cicatrices sur mes jambes, je palpe sous
ma chemise les années de scarifications cicatrisées ou pas. C’est tout ce que
je suis, à présent, ces traits et les événements qui en sont la cause. Une fille
est née.
Dans la pièce qui sent le moisi, je choisis un carnet de croquis au papier
épais et crémeux et des stylos noirs. À l’aide d’une règle, je trace un cadre
sur une feuille, testant le flux du stylo noir, sa sensation sous mes doigts.
Il coule comme de l’eau sur le papier, pas besoin d’appuyer comme avec le
fusain. Sur une autre feuille, je prépare des esquisses, rien de plus, me
testant, testant les images qui apparaissent.
Une fille est née. Je commence par moi : une fille aux cheveux en bataille
dans un cardigan jaune pelucheux, le premier jour dans un nouveau collège,
avec toutes ses cicatrices cachées sous un pull et un jean. Cette fille est
triste, la bouche fermée, les yeux brûlants, un champ de forces de colère et
de peur vibrant en elle. Elle observe les autres, la facilité avec laquelle ils se
déplacent, communiquent entre eux, ajustent leurs écouteurs. Elle a envie
de dire Mon père est dans le fleuve en bas de la rue, mais elle ne dit rien.
Elle rencontre une belle jeune fille aux cheveux violets décoiffés et à la
peau blanche, si blanche. La belle jeune fille sent bon, un parfum crémeux,
comme la poudre de riz, les yeux exagérément soulignés de trop d’eye-liner
noir.
Cette si belle et déterminante jeune fille est putain d’angélique.
Louisa a écrit : Chaque anomalie sur ma peau est une chanson. Pressez
votre bouche contre moi. Vous entendrez de nombreux chants.
Je dessine et perds la notion du temps.
À mesure que l’histoire avance, le personnage de Charlie se dénude de
plus en plus, morceau par morceau, sa chair pâle de jeune fille de plus en
plus abîmée. Je m’endors sur la table, la tête dans les bras. Je me réveille et
je reprends le fil de l’histoire. Je ne suis pas douée pour parler, pas douée
pour faire passer les mots qui conviennent de mon cerveau à ma bouche et
de ma bouche à l’extérieur, mais je suis douée pour ça, mes dessins et les
mots que je peux écrire. Je suis douée pour ça.
C’est ce que Felix voulait dire. Ce que tu fais devrait circuler dans ton
sang, t’emporter quelque part.
J’ai des crampes dans les doigts, et j’ai besoin d’espace, besoin d’air.
Je quitte la maison sans bruit. Je marche longtemps dans le désert, et trouve
un coin ombragé sous un tulipier de Virginie pour me reposer, un des
cahiers de Louisa posé en équilibre sur mes genoux. Ici, dans le désert, c’est
calme, vide et plein tout à la fois. Je suis emmitouflée dans la polaire de
Tanner.
Louisa a écrit : Les gens devraient savoir qui nous sommes. Des filles qui
écrivent leur souffrance sur leur corps.
Je lis et relis lentement l’histoire de sa vie. C’est difficile et ça fait mal,
mais elle m’a donné ses mots et son histoire, chaque parcelle de son
histoire.
Personne ne me dérange. Personne ne vient me demander ce que je fais.
Quand j’ai faim, je vais à la cuisine me préparer un sandwich, je remplis un
verre d’eau, je retourne dans la petite chambre et je continue à dessiner ma
BD.
Je pense que ça me prend trois jours, peut-être quatre, je ne saurais dire ;
je ne sais pas exactement mais, à un moment donné, j’ai juste une certitude,
quelque chose de clair et définitif qui dit : Fini. C’est terminé, du moins
pour le moment.
Je rassemble soigneusement toutes mes feuilles et les mets en ordre, je les
pose en une pile bien rangée sur la table haute, je nettoie les stylos et je jette
les copeaux de crayon dans la corbeille sous la fenêtre.
Tout ce que Casper voulait que je dise, à la place, je l’ai dessiné.
J’ai une voix. J’ai un endroit pour faire entendre ma voix.
Je regarde le pantalon de survêtement informe, trop grand, que Linus m’a
donné, la ceinture roulée trois fois à la taille, et le T-shirt géant de NYU que
Devvie m’a prêté. Je pense à ma salopette dans l’appartement saccagé et
ensanglanté, à mes longues chemises, à mes lourdes boots noires. Il est
temps pour moi de passer à autre chose. Il est temps pour moi de parler
à nouveau.
J’enlève ces vêtements empruntés, frissonnant dans l’air frais qui entre
par la fenêtre ouverte. Je m’enveloppe d’une couverture de laine grise et je
quitte la pièce en me faufilant discrètement par la porte arrière. Je reste
longtemps assise sur les marches, dans le froid rafraîchissant, écoutant le
désert se déployer autour de moi, ses gazouillis, ses grincements et ses
hurlements, écoutant les murmures de Felix à l’intérieur de la maison, Linus
et Tanner qui se chamaillent en jouant aux cartes.
Tout ça ressemble à un chez-moi.
QUELQUES JOURS PLUS TARD, au moment de partir, Felix nous serre tous dans
ses bras, même moi. Je recule d’abord à son contact puis, consciemment, je
m’oblige à me détendre. Il me frotte le dos avec ses mains robustes.
Il embrasse mon front. Linus et Tanner préparent la voiture ; Devvie nous
a confectionné des sandwichs, a rempli un sac de fruits et de fromage,
même si je soupçonne Tanner de vouloir s’arrêter pour acheter des snacks
salés.
J’ajuste la taille de ma jupe. Elle est vert kaki, en coton, elle tombe juste
au-dessus de mes genoux, quatre dollars au Value-Thrift de Santa Fe.
Je regarde mes baskets noires unies, le T-shirt des Raiders du lycée de Santa
Fe, marron clair à manches courtes, les cicatrices sur mes jambes. Que
disait Blue ? Qu’est-ce qu’on en a à foutre ?
Quand Linus m’a emmenée faire du shopping, elle s’est dirigée
automatiquement vers la section denim du magasin pour fouiller dans les
portants de jeans et de salopettes, pensant que c’était ce que j’aimerais.
Je l’ai laissée là et j’ai flâné dans le magasin. Quand elle m’a retrouvée,
j’avais les bras pleins de jupes et de T-shirts en coton uni et d’un cardigan
noir avec des boutons argentés étincelants. J’ai secoué la tête en la voyant
avec un tas de salopettes dans les bras et j’ai dit : « Plus maintenant. »
Elle a haussé les sourcils, a souri et les a remises sur les portants.
Avant que nous partions, Felix me dit : « Savais-tu, Charlotte, qu’on
raconte une histoire intéressante sur l’automortification ? »
J’ouvre de grands yeux, d’abord peu certaine de la signification de ce mot,
puis je crois comprendre.
Il hoche la tête. « C’est vrai, ma chère. Certaines personnes l’utilisaient
comme un moyen de se rapprocher de Dieu. » Il lève le menton vers moi.
« Essaies-tu de te rapprocher de Dieu, Charlotte ? »
Je secoue la tête. « Putain, non ! » dis-je. Felix rit et m’aide à monter dans
la voiture.
Linus démarre et nous roulons, mais elle s’arrête juste au moment où nous
devrions tourner pour rejoindre la route, après avoir regardé dans le
rétroviseur. Je me retourne. Felix descend pesamment l’allée, ses pantoufles
soulevant des nuages de poussière. Il passe la tête par la vitre, essoufflé, et
me fait signe de me pencher plus près.
Dans mon oreille, il murmure : « Sois toi-même, Charlotte. Sois toi-
même. »
À ALBUQUERQUE, TANNER s’installe sur la banquette arrière et s’endort.
Linus me tend le sac de lard frit. J’en verse dans ma paume.
« Linus, dis-je doucement. Pourquoi tu m’aides ? Tu ne me connais même
pas, et j’ai été si égoïste. Je ne t’ai jamais posé de questions sur toi. Et je
suis désolée. C’était merdeux de ma part. » Je respire à fond. C’est bien ce
que je voulais lui dire.
Elle a la bouche pleine de nourriture, les joues gonflées comme celles
d’un écureuil. Elle déglutit. « Je buvais tellement que mes enfants se sont
éloignés de moi. Toutes ces années que j’ai passées à essayer de devenir
sobre, ils sont restés avec leur père et n’ont pas voulu me voir, à juste titre
d’ailleurs. J’ai fait des choses vraiment horribles qui me donnent encore
envie de vomir de honte quand j’y pense. »
Elle s’essuie la bouche du dos de la main. « La vie sans une mère est
plutôt merdique. Ils sont en colère. Ils reviennent peu à peu vers moi, et ça
prend du temps. Mais ce sont de bons enfants, ce qui me fait penser qu’ils
ont reçu de la gentillesse en cours de route, des petits coups de pouce et de
l’amour. Alors c’est ce que je fais. C’est pourquoi je t’aide. Je ne connais
pas l’histoire de ta mère, mais je suis presque certaine qu’elle espère que
quelqu’un s’occupe de toi. »
J’écrase le lard frit dans ma main, j’en lèche les brisures. « Ma mère ne
pense pas comme ça. »
Linus reste silencieuse un long moment avant de répondre. « Si. Un jour,
peut-être, si tu décides d’avoir des enfants, tu comprendras ce que je veux
dire. Et tu seras sur le cul. »
IL EST TARD QUAND LINUS me dépose devant l’immeuble. La rue est calme,
le magasin de vins et spiritueux est fermé pour la nuit. J’ai regardé ailleurs
quand on est passés par la 12e Rue. Je ne voulais pas risquer de voir sa
maison bleu pâle.
La lumière du hall éclaire à peine, mais la première chose que je
remarque, c’est que la rampe de l’escalier et le sol ont été repeints dans un
pêche clair ; la porte d’entrée est d’un blanc éclatant. Le couloir sent le
lilas, la propreté ; les murs ont été recouverts d’un bleu clair apaisant.
Je m’approche de la porte de mon appartement. J’entends de la musique
provenant de l’intérieur. Leonard doit avoir déjà reloué. A-t-il gardé
certaines de mes affaires ? Peut-être qu’il les a mises dans des cartons au
sous-sol. Mais où est Blue ? Et où suis-je censée aller ? Mes battements de
cœur s’accélèrent. Alors que je m’apprête à tourner les talons, la porte
s’entrouvre.
Les ecchymoses sur le visage de Blue se sont estompées, mais le cerne
autour de son œil est toujours gonflé et jaune-violet. Des points de suture
ont laissé des boursouflures et des marques sur ses joues et son front.
Blue souffle avec soulagement. « Charlie ! Je suis si heureuse de te voir. »
Elle ouvre grand la porte. « Est-ce que tu parles ? Est-ce que tu vas bien ?
J’ai cru que tu risquais de redevenir muette pendant quelque temps. »
La chambre est impeccable, il n’y a plus de cendriers nulle part, et on y
a installé une nouvelle commode en bois brut pour les vêtements de Blue.
Le linoléum a été arraché et le plancher en dessous poncé et peint en rose.
Je réalise que le sol a dû être sali par le sang que j’ai perdu et je me sens
coupable. Blue se penche pour passer une main sur le bois. « Du pin », dit-
elle doucement. Mon futon lacéré a été remplacé par un lit double recouvert
d’une couette moelleuse et accueillante. Blue a installé des étagères
métalliques unies dans la cuisine et les a remplies de vaisselle et de tasses
roses, de bocaux de sauces et de confitures, de boîtes de conserve, de
crackers. Une autre étagère plus solide abrite un four à micro-ondes. Un
rideau de douche avec une carte du monde est suspendu au plafond autour
de la baignoire. Un rideau de tissu décoré d’iris entoure les toilettes.
« Je me plais ici », dit-elle avec un sourire timide.
En six semaines, Blue a fait de l’appartement un véritable chez-soi, plus
que je ne l’ai fait en six mois.
Sur la table pliante, une entreprise laborieuse : Blue a rassemblé, à l’aide
de ruban adhésif, le contenu de mon carnet de croquis et les photos Polaroid
déchirées d’Ellis et moi. Certains des morceaux sont minuscules ; Wendy
avait été très minutieuse.
Blue bredouille : « Jen S. m’a appelée après que tu es partie au travail,
à propos de Louisa, et, mon Dieu, Charlie, j’ai juste pété les plombs. Je suis
allée trouver Riley et nous sommes partis chez cette fille. Je voulais juste
me défoncer, tu comprends ? Je ne savais pas… Je ne savais pas que ça
allait être ça, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Bon sang, Charlie, tu étais
au courant pour lui ? »
Les petits sacs de cristaux. L’odeur de plastique le premier matin où je
suis venue le réveiller. Je regarde Blue et je me mets à pleurer.
Elle écarquille les yeux en signe d’inquiétude. « Charlie ? Quoi ? »
Je lui dis que je suis désolée, je suis tellement désolée, mais que j’ai
menti, que j’ai acheté de la drogue pour Riley, que tout était horrible, que je
me noyais, et que je ne veux plus être sous l’eau.
Blue secoue violemment la tête. « J’en ai fini avec tout ça, Charlie. J’en ai
vraiment fini. Je ne vais plus faire ce genre de choses. Je te le promets.
J’aime vraiment bien cet endroit. Putain, cette ville, comme c’est bien. Mon
Dieu, tout ce soleil. »
Je presse mon front contre le mur, soudain épuisée, vidée, maintenant que
je suis de retour.
« La personne que j’étais à Creeley, ce n’était pas vraiment moi. Parfois,
avec les gens, on devient quelque chose, comme si votre rôle s’imposait
à vous au lieu d’avoir le choix. J’ai laissé ça se reproduire quand je suis
arrivée ici. J’ai laissé faire, même si je ne le voulais pas. Je ne suis pas… je
ne suis pas ça, Charlie. Je veux qu’on soit amies. Je pense qu’on pourrait
s’entraider. Je t’aime tant. »
Sa main dans mon dos est chaude à travers mon T-shirt.
« Je ne veux pas être Louisa, murmure-t-elle. Je ne veux pas mourir. Je ne
veux pas être ça, jamais. Aide-moi à ne pas l’être et je t’aiderai. »
Je la crois. Elle dit mon prénom. Elle dit celui de Louisa, encore et encore.
On pleure comme ça, pendant des heures, ensemble, moi face au mur, Blue
contre mon dos. Se soutenant l’une l’autre, comme on est censées le faire.
LA PORTE MOUSTIQUAIRE VERTE claque derrière moi. Tout le monde se
retourne, tous les visages se ferment. J’accroche mon sac à dos à la patère
au mur, je me rends directement au lave-vaisselle, j’enfile mon tablier, je
sors les bacs et je commence à décharger les assiettes et les tasses. Quand je
me retourne avec un plateau de vaisselle propre, tout le monde me regarde
fixement : Randy avec ses chaussures basses, Temple qui s’occupe des
percolateurs, avec ses bracelets de cheville argentés qui tintent.
Randy laisse tomber la pile de tasses qu’elle avait débarrassées dans l’eau
savonneuse, éclaboussant mon tablier. Elle me donne un coup léger sur
l’épaule.
« Il était temps, putain, dit-elle. Ça fait déjà trois jours qu’on a rouvert et
qu’on se demandait où était passée notre plongeuse préférée. »
Le deuxième soir, après avoir repris le travail, Julie m’entraîne dans son
bureau. J’évite le canapé. J’essaie de ne rien regarder à part mes mains
violacées, abîmées par l’eau, pendant qu’elle me raconte ce que je sais déjà
en grande partie. Riley et Wendy ont démoli la voiture de Luis, Wendy s’est
cassé trois côtes, fêlé une clavicule et perforé l’intestin. Wendy a agressé
Blue à l’appartement quand Blue a essayé de l’empêcher de saccager
mes affaires.
Julie fait tourner les bagues sur ses doigts, en parlant d’une voix hésitante.
« Riley s’en est sorti avec des contusions, une condamnation pour conduite
en état d’ivresse, pour conduite sans permis, une possible accusation pour
avoir volé la recette du soir et volé une voiture. » Elle pose une main sur le
bol de lapis-lazuli. « Il a fait de la prison. À présent, il est dans le Nord,
dans un centre où seuls des hommes sont soignés. Ce n’est pas sa première
cure de désintoxication, comme tu peux t’en douter. » Elle fait
s’entrechoquer les pierres. Ses yeux se remplissent de larmes. « J’ai
beaucoup réfléchi, tu sais. Peut-être que je suis en partie responsable de tout
ça, à toujours avoir voulu l’aider quand il déconnait. Il ne peut pas revenir
travailler ici, jamais. C’est impossible. Et légalement, c’est l’enfer. S’il veut
éviter la prison, il doit suivre un programme de réinsertion professionnelle
d’un an et rester clean. Alors, suis-je censée porter plainte contre lui pour
vol ? » Des larmes coulent sur ses joues. « Le monde est parfois si horrible.
Et on se demande quel rôle on joue dans toute cette horreur. Ai-je gâché
certaines choses ? »
Je suis lestée d’un poids très lourd. Je dois m’en débarrasser.
« Julie. Je savais. Enfin, je crois que je savais, mais je ne voulais pas
savoir, qu’il volait dans la caisse. Et… pour le reste… je l’ai aidé. J’ai…
acheté des trucs pour lui. Et je suis désolée. Et je comprendrais que vous
vouliez me virer. »
Julie secoue la tête et s’essuie les yeux. « Tu lui as acheté des trucs ? »
Je hoche la tête, mon visage brûlant de honte. « Je voulais qu’il m’aime. »
Je le dis à voix haute, mais très doucement.
Julie me prend la main. « L’amour est un vrai merdier, Charlie, mais c’est
autre chose. Ce n’est pas acheter de la drogue pour quelqu’un. Tu ne
mérites pas ça, ma puce. Non. »
J’essaie d’accueillir ses mots en moi pour qu’ils y restent, plutôt que de
les rejeter. C’est difficile, mais j’y parviens.
Je continue, ça sort tout seul, vite. « Linus m’a expliqué que Grit avait de
gros problèmes. On en a parlé sur le chemin du retour du Nouveau-Mexique
et j’ai réfléchi. Enfin… Linus et moi avons réfléchi, et parlé, et nous avons
quelques idées pour remettre Grit sur les rails, si vous voulez bien
m’écouter. »
Julie cligne des yeux en reniflant. Elle trouve un stylo et ouvre un cahier.
« Je t’écoute, dit-elle. Dégaine, parce que je suis en train de mourir. »
J’AIME VIVRE AVEC BLUE. J’aime avoir une amie, une fille, à nouveau. Ellis
est toujours en moi, et elle le sera toujours, mais Blue, à sa façon, est une
fille très bien, elle est gentille.
Parfois, quand je rentre de mon service chez Grit, on prend le bus pour
aller au cinéma de minuit et on achète du pop-corn jaune salé et des sodas
glacés. Je suis agréablement surprise par les réserves d’argent inépuisables
dont Blue dispose. Elle hausse les épaules quand je lui pose la question et
répond : « Mon père se sent coupable. L’argent lui sert de baume. C’est
bizarre, ajoute-t-elle, son visage se transformant sous le coup d’un mélange
complexe de souffrance et de chagrin. Je n’ai pas envie d’en parler. Peut-
être qu’on pourra en parler un jour. On peut avoir plus de beurre sur le pop-
corn cette fois ? »
Je ne peux pas m’asseoir à la table pliante en pleurant ou dans la baignoire
en fixant le plafond, en pensant à ce que j’aurais pu faire mieux, en me
demandant si j’aurais pu aider Riley davantage ou si j’aurais pu me sortir de
cette situation avant, ou en me demandant si j’aurais pu sauver Ellis, ce que
j’aurais pu faire pour être mieux, car y penser n’est pas bien, je m’en rends
compte. Ça ne résout rien de se demander ce qui aurait pu être fait ; je le
sais à présent.
Je dois attendre que tous ces sentiments négatifs disparaissent, ce qui
signifie rester occupée, bosser chez Grit, passer du temps à travailler sur ma
bande dessinée, relire les cahiers de Louisa, penser à qui pourrait vouloir
lire son histoire et la mienne.
Ce qui signifie aussi aller suivre une thérapie de groupe avec Blue.
Et donc s’asseoir dans le sous-sol éclairé au néon d’une église délabrée sur
des chaises dures qui raclent le sol en ciment, boire du café boueux et
écouter les gens bredouiller en racontant leurs histoires. Ce qui signifie les
écouter vraiment, et penser à eux, et penser à moi.
Blue et moi cherchons autour de nous un groupe de thérapie avec des gens
comme nous, ceux et celles qui se scarifient, qui s’infligent des brûlures,
qui s’automutilent, mais nous ne trouvons rien.
« Bon, je suppose qu’on va devoir continuer à se parler toutes les deux
alors, hein ? Qui aurait cru que ce serait nous, hein, Sue la Taiseuse ? » me
lance Blue.
Casper me manque, mais je comprends maintenant pourquoi elle a dû
lâcher l’affaire. Finalement, je n’étais peut-être qu’une fille blessée de plus
pour elle. Elle a été gentille avec moi, et il faut qu’elle soit gentille avec les
autres aussi, parce que même ce peu de gentillesse, même pendant si peu de
temps, ce n’était pas rien.
C’était vraiment quelque chose.
Il a fallu neuf ans et quatorze versions pour que ce livre vous parvienne.
S’il est peut-être vrai qu’au début il n’y a qu’un écrivain, un bloc de papier,
un crayon ou un stylo (ou un ordinateur, ou une tablette, ou une dictée sur
un iQuelquechose), il a fallu, au final, un grand nombre de personnes pour
donner forme à l’histoire que vous venez de finir de lire.
Ce livre n’existerait pas si Julie Stevenson ne nous avait pas fait confiance
à moi et à Charlie. Je te remercie du fond du cœur d’avoir fait de mes rêves
d’écrivain une réalité. Et pour ta compréhension lorsque ma fille a volé mon
téléphone portable et l’a caché dans sa poussette.
En parlant de rêves d’écrivain : j’ai tellement de chance de pouvoir
compter sur le génie éditorial de Krista Marino. Tu as donné un souffle
à Girl in Pieces d’une manière que je ne pensais pas possible. Merci d’avoir
cru en Charlie et de m’avoir poussée aussi loin.
Merci à Beverly Horowitz, Monica Jean, Barbara Marcus, Stephanie
O’Cain, Kim Lauber, Dominique Cimina, Felicia Frazier, Casey Ward et
Alison Impey (Alison, merci d’avoir trouvé Jennifer Heuer, qui a imaginé
cette couverture magnifique, bouleversante et géniale) de m’avoir accueillie
au sein de l’équipe de littérature jeunesse chez Random House – et de votre
soutien et votre enthousiasme infatigables.
Merci au Minnesota State Arts Board d’aider les artistes et les écrivains
de l’État du Minnesota à réaliser leurs rêves. Girl in Pieces a été écrit grâce
à plusieurs subventions du MSAB, sur plusieurs années, dans plusieurs
endroits différents : dans un petit bureau au-dessus du Trend Bar à St. Paul,
dans le Minnesota, et dans les bibliothèques de l’université Hamline et de
l’université du Minnesota.
Merci également au programme de création littéraire de l’Université du
Minnesota pour m’avoir nourrie en tant qu’écrivain pendant mon séjour
dans le programme de maîtrise et en tant que coordinatrice du programme.
Julie Schumacher, Charles Baxter, Patricia Hampl et M. J. Fitzgerald n’ont
eu de cesse de m’encourager chaleureusement.
Les docteurs Justin Cetas et Alivia Cetas m’ont donné des conseils
médicaux avisés et m’ont envoyé des messages amusants tard dans la nuit
pendant que je révisais le livre. Eliza-Beth Noll, Tom Haley et Holly
Vanderhaar m’ont encouragée et m’ont écoutée divaguer et pleurer. Mes
collègues de la Taos Summer Writers’ Conference ont été géniaux et drôles,
m’offrant des conseils avisés et des critiques pertinentes ; je remercie tout
particulièrement Summer Woods, qui a continué à m’encourager bien après
la fin de notre séjour dans le désert.
Merci également à Marshall Yarbrough, Diana Rempe, Caitlin Reid, Nick
Seeberger, Diane Natrop, Isabelle Natrop, Kira Natrop, Mikayla Natrop,
Swati Avasthi, Amanda Coplin, Lygia Day Penaflor, Laura Tisdel, Joy
Biles, John Muñoz et Chris Wagganer, ainsi qu’à tous mes collègues
écrivains du Sweet Sixteens, en particulier Jeff Giles et Janet McNally, qui
m’ont aidée à sortir de l’impasse.
Et, enfin, merci à Nikolai et Saskia, de m’abreuver d’amour au quotidien ;
et à Chris, pour vingt ans de patience, de rires et de vaisselle non faite.
La traductrice remercie Anna B.-P., quinze ans, qui l’a aidée à mieux
entendre ce que racontent les cicatrices de Charlie.
L’AUTRICE
Girl in Pieces est le premier roman de Kathleen Glasgow. Elle vit et écrit
à Tucson, en Arizona. Pour en savoir plus sur Kathleen et ce qu’elle écrit,
allez voir son site Internet kathleenglasgowbooks.com et suivez-la sur
Twitter : @kathglasgow et sur Instagram : @misskathleenglasgow.
Mis en pages par DV Arts Graphiques à Saint-Nazaire,