PCF MLM Philosophes Antiquite Grecque
PCF MLM Philosophes Antiquite Grecque
PCF MLM Philosophes Antiquite Grecque
»
(Lénine, 1902, Que faire ?)
Résumé
1. La philosophie comme idéologie des Quelle est la raison de cela ? Elle est simple :
cités-États c'est le passage d'une civilisation de tribus
marquée par le patriarcat et le partage
communautaire à un peuple organisé ayant
L'Iliade et L'Odyssée, écrites par une ou constitué ses institutions et étant divisé en
plusieurs personnes que l'histoire a résumé en la classes sociales.
figure de Homère, est une œuvre très connue et
La mythologie grecque correspondait à un
également populaire en France. On a tendance à
état d'arriération institutionnelle et à un
considérer, en raison de cela, que la Grèce de
rapport avec la nature où les activités de celle-ci
l'Antiquité était une sorte de région du monde
apparaissaient comme relevant de dieux agissant
composée d'Ulysse, d'Ajax et d'Agamemnon,
de manière erratique.
peuplant des cités bien établies, d'un haut
niveau culturel, etc. Cependant, la société grecque développée
n'avait que faire de cette vision héroïque
Toutefois, ces œuvres datent en réalité
abstraite, personnalisant les phénomènes
d'entre 850 et 750 avant notre ère, alors que
naturels, si elle ne s'accordait pas à une
l'apogée de la civilisation grecque antique se
perspective rationnelle de gestion des cités-
déroule lors du Ve siècle avant notre ère. Ainsi,
États. Aussi, si les dieux étaient vénérés dans
si les œuvres écrites attribuées à une figure
leur ensemble, des dieux locaux commençaient à
historique (par ailleurs douteuse) appelée
être célébrés en particulier, correspondant à
Homère ont bien relevé de l'éducation de la
l'établissement de communautés organisées, avec
jeunesse masculine de la Grèce antique, elles
la classe dominante s'appuyant sur l'esclavage.
représentent surtout des mythes et légendes
ayant une fonction politique. Voici comment Friedrich Engels, dans
Les philosophes de l'Antiquité grecque 3
L'origine de la famille, de la propriété privée et etc. sont des contributions à la synthèse d'une
de l’État, parle de ce passage : vision du monde conforme aux nouvelles
exigences de l'élite institutionnelle. Cela est
vrai, bien entendu, sur tous les plans :
« Dans la constitution grecque des temps
héroïques, nous voyons donc la vieille économique, social, politique, religieux,
organisation gentilice encore pleine de vie scientifique, etc.
et de vigueur, mais nous y voyons déjà le
commencement de sa ruine : le droit Là où réside la difficulté est que nous ne
paternel, avec transmission de la fortune
aux enfants, favorise l'accumulation des disposons pas de tous les documents datant de
richesses dans la famille et fait de celle-ci cette époque, et que l'instabilité de la Grèce
une puissance en face de la gens ; la
différence des richesses agit en retour sur antique a empêché le triomphe d'une des
la constitution en créant les premiers différentes variantes idéologiques nées alors,
rudiments d'une noblesse et d'une royauté
qu'on appelle désormais platonisme,
héréditaires ; l'esclavage, limité tout
d'abord aux prisonniers de guerre, ouvre aristotélisme, néo-platonisme, stoïcisme,
déjà la perspective de l'asservissement des épicurisme, etc.
membres mêmes de la tribu, et même des
membres de sa propre gens ; l'ancienne La victoire aurait pu se réaliser avec
guerre de tribu à tribu dégénère, dès cette
époque, en brigandage systématique sur Alexandre le grand, disciple d'Aristote, mais ses
terre et sur mer pour conquérir du bétail, vastes conquêtes englobaient trop rapidement
des esclaves, des trésors, donc en source
normale de profit ; bref, la richesse est des cultures différentes dans un vaste empire et
prônée et estimée comme bien suprême, et l'unification ne put se faire.
les anciennes règles gentilices sont
profanées pour justifier le vol des richesses La civilisation grecque céda ainsi la place à
par la violence.
la civilisation romaine. La philosophie grecque
Il ne manquait plus qu'une seule chose ;
une institution qui non seulement devint romaine : le platonisme devint le néo-
protégeât les richesses nouvellement platonisme, l'aristotélisme céda la place au
acquises par les particuliers contre les
traditions communistes de l'ordre
stoïcisme. Finalement, le néo-platonisme allié au
gentilice, qui non seulement sanctifiât la stoïcisme, en passant par le judaïsme
propriété privée si méprisée autrefois et (notamment à Alexandrie), donna naissance au
proclamât cette consécration le but
suprême de toute communauté humaine, christianisme. Par la suite, un retour à Aristote
mais qui mît aussi, sur les formes fut par contre effectué par la falsafa arabo-
nouvelles successivement développées
d'acquisition de propriété, autrement dit, persane, qui réactiva la démarche scientifique et
d'accroissement toujours plus rapide des donna naissance au matérialisme averroïste.
richesses, l'estampille de la légalisation
par la société en général ; une institution Ce qu'on appelle philosophie n'est donc pas
qui non seulement perpétuât la naissante
division de la société en classes, mais aussi une « sagesse », mais une idéologie, affirmant un
le droit de la classe possédante à exploiter style de vie, des valeurs politiques, des règles
celle qui ne possédait rien, et la
prépondérance de celle-là sur celle-ci.
économiques, etc. Au sens strict, la «
Et cette institution vint. L’État fut philosophie » n'a jamais existé en tant que telle:
inventé. » il s'agit d'une idéologie en construction, servant
un but politique déterminé.
Le refus de consommer de la viande est une « Ceux qu'on appelle les Pythagoriciens
s'appliquèrent tout d'abord aux
attitude commune chez nombre de philosophes, mathématiques et leur firent faire de
dans la tradition ouverte par Pythagore et grands progrès ; mais, nourris dans cette
étude exclusive, ils s'imaginèrent que les
conformément aux influences indiennes. principes des mathématiques sont aussi les
principes de tous les êtres.
Celles-ci sont résumées de la manière
Comme les nombres sont naturellement les
suivante par Porphyre, philosophe phénicien du premiers entre les principes de cet ordre,
IIIe siècle après JC : ils crurent y découvrir une foule de
ressemblances avec les êtres et avec les
phénomènes, bien plutôt qu'on ne peut en
trouver dans le feu, la terre et l'eau.
« Toucher à de la nourriture animale
passe chez eux pour égal à la dernière des Par exemple, suivant les Pythagoriciens,
impuretés et des impiétés. Et c'est le culte telle modification des nombres est la
rendu au divin et la piété envers lui qui justice; telle autre est l'âme et la raison ;
leur donnent la révélation de ce dogme. » telle autre représente l'occasion favorable
pour agir; et de même pour chaque objet
en particulier.
En second lieu, ces philosophes
Le pythagorisme est par conséquent un remarquèrent que tous les modes de
système de pensée particulièrement élaboré, qui l'harmonie musicale et les rapports qui la
composent, se résolvent dans des nombres
puise dans les idéologies de toute la zone proportionnels.
géographique, afin de formuler un tout cohérent. Ainsi, trouvant que le reste des choses
modèlent essentiellement leur nature sur
Le « divin », compris de manière mystique, tous les nombres, et que les nombres sont
est la base de cette élaboration. En fait, la les premiers principes de la nature entière,
les Pythagoriciens en conclurent que les
période de la Grèce de Homère, celle qui croit
éléments des nombres sont aussi les
vraiment en les divers dieux tels que Zeus, éléments de tout ce qui existe, et ils firent
Athéna, etc., est déjà finie aux yeux des du monde, considéré dans son ensemble,
une harmonie et un nombre.
penseurs de l'époque. On est là dans la
Puis, prenant les axiomes qu'ils avaient
construction d'un monothéisme définissant une évidemment démontrés pour les nombres
manière de vivre, une psychologie, de la même et pour les harmonies, ils les
accommodèrent à tous les phénomènes et
manière qu'en Inde, afin de donner une base à toutes les parties du ciel, aussi bien qu'à
idéologique à la nouvelle société. l'ordonnance totale de l'univers, qu'ils
essayaient de renfermer dans leur système.
Le pythagorisme tente dans ce cadre de Bien plus, quand ce système présentait de
formuler une religion monothéiste, au moyen de trop fortes lacunes, ils les comblaient
arbitrairement, afin que l'échafaudage fût
l'âme qui transmigre dans des corps qui sont des aussi harmonieux et aussi concordant que
tombes, et cela dans le cadre d'un univers possible. J'en cite un exemple. A en croire
les Pythagoriciens, le nombre dix est le
harmonieux dépendant d'un Dieu unique. nombre parfait, et la Décade contient
toute la série naturelle des nombres.
Pythagore va, pour ce qu'on en sait et ce
Ils partent de là pour prétendre qu'il doit
qu'on a compris de lui à travers l'histoire, y avoir dix corps qui se meuvent dans les
définir cette harmonie, en tentant de cieux ; mais, comme il n'y en a que neuf
de visibles, ils en supposent un dixième,
comprendre que Dieu, qui est « 1 », peut gérer qui est l'opposé de la terre, l'Antichthôn.
un univers qui est multiple. Pythagore »
s'intéresse donc au nombre, il tente de
comprendre comment ils ont été organisés de
manière harmonieuse, « proportionnelle ». Ainsi, les pythagoriciens vénéraient le «
tetractys » (« quaternaire »), formé par la
Aristote, dans l'ouvrage intitulé somme des quatre premiers nombres ( 1 + 2 + 3
Métaphysique, raconte de la manière suivante + 4 = 10).
quelle fut la conception des pythagoriciens :
La forme représentant cela est la suivante, et
6 Les dossiers du PCMLM 6
chaud l'autel des Bienheureux. Empédocle et de l’Un sortit le Multiple — Feu, Eau
dit quelque part (fr. 136) : « Cessez donc et Terre et la hauteur puissante de l’Air ;
ce massacre aux clameurs funestes. Ne la Plaine redoutée aussi, à part de ceux-ci,
voyez-vous pas que vous vous entre- de poids égal à chacun, et l’Amour parmi
dévorez dans l'inconscience de votre esprit eux, égal en longueur et en largeur;
?»» Contemple-le avec ton esprit, et ne reste
pas assis, les yeux éblouis.
C’est lui que nous savons implanté dans
les membres des mortels ; c’est lui qui leur
Il n'y a, cependant, jusque-là rien de
inspire des idées d’amour, et qui leur fait
spécifiquement nouveau par rapport à accomplir les travaux de la paix. Ils
Pythagore. Voyons donc comment Empédocle a s’appellent des noms de Joie et
d’Aphrodite.
tenté de formuler de manière modernisée une
Aucun mortel ne l’a encore vu se mouvoir
conception politico-religieuse nouvelle, lui qui en cercle parmi eux, mais toi prête
traversa toute la Grèce pour diffuser son l’oreille à l’ordre de mon discours, qui ne
trompe point. Car tous ceux-ci sont égaux
message. et de même âge ; cependant chacun a une
prérogative différente et sa nature
Puisque Pythagore a affirmé que les nombres particulière.
constituaient l'univers, et qu'il n'a pas réussi, Et rien ne vient à l’existence à part eux,
alors il faut modifier le rapport entre les et ils ne périssent point ; car s’ils avaient
péri continuellement, ils n’existeraient pas
nombres et l'univers dans l'affirmation politico- maintenant, et ce qui accroîtrait ce Tout,
religieuse. que serait-ce et d’où pourrait-il venir ?
Comment, d’ailleurs, pourrait-il périr,
Voici ce que dit Empédocle, avec le « puisqu’il n’y a aucun lieu vide de ces
choses ? Ils sont ce qu’ils sont ; mais,
multiple » désignant les nombres et « l'un » courant les uns à travers les autres, ils
désignant l'univers : deviennent tantôt ceci, tantôt cela, et
toujours des choses analogues. »
celle de l'Inde, avec aucune force ne d'offensive contre le polythéisme, au nom d'une
l'emportant, Empédocle finit, de manière lecture scientifique du monde. Affirmer Dieu,
mythique, appelé par une voix qui l'amena à c'est en effet affirmer l'unité de l'univers et donc
devenir dieu, en se précipitant dans le Vésuve, une possible compréhension de celui-ci, même
seules ses sandales étant retrouvées au bord du partielle. A cela s'ajoute la possibilité de
volcan. pouvoir agir de manière correcte, d'être moral,
de savoir ce qu'il faut faire. Le mystique est
alors celui qui transmet le message « divin » et
annonce ce qu'il faut faire pour être « conforme
5. Xénophane, Parménide et le culte de
» aux exigences de la réalité.
l'un
Diogène Laërce présente de la manière
suivante la pensée de Xénophane :
Avant Empédocle, deux « philosophes » ont
tenté de modifier la perspective de Pythagore.
« Dieu est une substance sphérique ; il n'a
Xénophane et Parménide avaient cherché à aucune ressemblance avec l'homme. Le
renforcer le côté divin, afin de donner plus de Tout voit, le Tout entend, mais il ne
poids à l'établissement de la dimension respire pas. Il est en même temps toutes
choses, intelligence, pensée, éternité.
ouvertement religieuse. Xénophane a le premier proclamé que tout
ce qui est engendré est périssable, et que
Xénophane, qui vécut au VIe siècle avant J.- l'âme est un souffle. Il enseignait encore
C., témoigne du combat déjà fort marqué contre que la pluralité est inférieure à
l'intelligence. »
le polythéisme, Homère étant bien entendu une
cible évidente dans ce combat, de par sa
célébration de l'ancienne époque, et de par ses Xénophane pose ici les principes élémentaires
dieux aux traits humains. de toute religion monothéiste : Dieu équivaut à
Xénophane fait ainsi le reproche suivant : l'univers, il est toujours le même, alors que ce
qui se déroule dans l'univers se modifie
constamment. Empédocle a de fait la même
« Homère et Hésiode ont attribué aux conception, et les « philosophes » grecs
dieux tout ce qui, chez les hommes, est
honteux et blâmable; le plus souvent ils reprennent ainsi cette perspective à l'Inde et à
leur prêtent des actions criminelles : vols, l’Égypte.
adultères, tromperies réciproques. »
On a le principe de la cassure, de la
séparation radicale entre les humains et Dieu,
Xénophane affirmait ainsi la religion comme les dieux n'étant considérés que comme des
vision explicative de l'univers, ce qui ne pouvait illusions propre aux humains à un certain
aller avec une perspective simplement moment de l'histoire. Xénophane dit ainsi de
anthropocentrique des « dieux ». A ses yeux : Dieu :
« Si les bœufs et les chevaux et les lions « Tout entier il voit, tout entier il pense,
avaient des mains et pouvaient, avec leurs tout entier il entend.
mains, peindre et produire des œuvres
comme les hommes, les chevaux Mais, sans labeur aucun, son penser mène
peindraient des figures de dieux pareilles à tout.
des chevaux, et les bœufs pareilles à des Il reste, sans bouger, toujours en même
bœufs. » état; il ne lui convient pas de s'en aller
ailleurs.
Les mortels croient que les dieux sont nés
On est donc là bien dans une étape comme eux, qu'ils ont des sens, une voix,
un corps semblable aux leurs. »
Les philosophes de l'Antiquité grecque 11
Dieu est ainsi l'univers, la totalité de ce qui ailleurs en parler – on a là la même perspective
est, et l'explication du mouvement qui existe. que l'hindouisme.
C'est là l'utilité du concept de Dieu. A la suite
Parménide fait alors de larges commentaires
de Xénophane, Parménide a au Ve siècle repris
au sujet du « 1 » : puisqu'on ne peut pas en
cette argumentation.
séparer les morceaux même théoriquement, on
La problématique de Parménide est la même ne peut pas le « diviser », en voir un début ou
que celle qui sera au cœur du bouddhisme : quel une fin ; de même comme il est entier et donc il
rapport entre l'être, en tant que ce qui existe, ne lui manque rien.
avec le fait de ne pas exister ? Parménide
On a ainsi un « monisme » : il n'y a que
fournit une réponse simple : il n'y a que l'être, il
l'univers, mais comme chez Adi Shankara cet
n'y a pas de non-être.
univers est considéré comme n'étant réel que
Parménide propose donc une rupture avec le comme entité totalement supérieure et
pythagorisme en disant que les nombres, au inaccessible, incompréhensible.
final, ne sont pas ce qui est véritable, que tout
Parménide en parle donc une sphère, en fait
cela relève de l'opinion : seul le « 1 » originel,
donc comme une série de cercles qui, par
l'ensemble, mérite notre attention. En ce sens, il
définition, n'ont ni début ni fin quel que soit le
est en quelque sorte un équivalent du théologien
point sur lequel on se place.
hindouiste Adi Shankara.
Voici l'argumentation de Parménide, formulée
Voici ce que dit Parménide :
sous forme de « sentences », témoignant de
l'idéologie religieuse à laquelle participe la
« Il ne reste plus qu’un procédé; c’est démarche de ce « philosophe » :
celui qui consiste à poser l’être.
Dans cette voie, bien des signes se
présentent pour montrer que l’être est « Il n’est pas divisible, puisqu’il est en
sans naissance et sans destruction, qu’il tout semblable à lui-même, et qu’il n’y a
est un tout d’une seule espèce, immobile point en lui de côté plus fort ni plus
et infini; qu’il n’a ni passé, ni futur, faible, qui l’empêche de se tenir uni et
puisqu’il est maintenant tout entier à la cohérent; mais il est tout plein de l’être,
fois, et qu’il est un sans discontinuité. et de la sorte il forme un tout continu,
Quelle origine, en effet, lui chercheras-tu? puisque l’être touche à l’être.
D’où et comment le feras-tu croître? Je ne Mais l’être est immuable dans les limites
te laisserai ni dire, ni penser qu’il vient du de ses grands liens; il n’a ni
non-être; car le non-être ne peut se dire ni commencement ni fin, puisque la naissance
se comprendre. et la mort se sont retirés fort loin de lui,
Et quelle nécessité, agissant après plutôt et que la conviction vraie les a repoussées.
qu’avant, aurait poussé l’être à sortir du Il reste donc le même en lui-même et
néant? demeure en soi: ainsi il reste stable; car
une forte unité le retient sous la puissance
Donc il faut admettre, d’une manière des liens et le presse tout autour.
absolue, ou l’être, ou le non-être. Et
jamais de l’être la raison ne pourra faire C’est, pourquoi il n’est pas admissible
sortir autre chose que lui-même. C’est qu’il ne soit pas infini; car il est l’être qui
pourquoi le destin ne lâche point ses liens ne manque de rien, et s’il ne l’était pas, il
de manière à permettre à l’être de naître manquerait de tout.
ou de périr, mais le maintient immobile. » Contemple fortement ces choses, qui sont
présentes à l’esprit, quoique absentes
(pour les sens); car rien n’empêchera l’être
d’être uni à l’être, et rien ne fera qu’il soit
Adi Shankara ne dit pas autre chose : il y a dispersé entièrement et de tous côtés dans
l'apparence du mouvement, mais l'univers ne son arrangement, ni qu’il soit reconstruit.
saurait être différent, sa nature est toujours la Or, la pensée est identique à son objet. En
effet, sans l’être, sur lequel elle repose,
même, il n'y a que lui qui existe réellement. vous ne trouverez pas la pensée; car rien
n’est ni ne sera, excepté l’être, puisque la
De par sa dimension, on ne saurait par nécessité a voulu que l’être fût le nom
12 Les dossiers du PCMLM 12
unique et immobile du tout, quelles que ionienne est partie quant à elle dans une autre
fussent à ce sujet les opinions des mortels,
qui regardent la naissance et la mort direction : celle de la compréhension du
comme des choses vraies, ainsi que l’être multiple, du monde réel, de la physique.
et le non-être, le mouvement, et le
changement brillant des couleurs. Il faut ici absolument noter qu'est totalement
Or, l’être possède la perfection suprême, fausse la vision bourgeoise moderne d'une Grèce
étant semblable à une sphère entièrement
ronde, qui du centre à la circonférence « européenne ». C'est une lecture ethnique bien
serait partout égale et pareille; car il ne entendu erronée : la Grèce est tournée vers l'Est
peut y avoir dans l’être une partie plus
ou le Sud, vers la Perse, l’Égypte, et absolument
forte, ni une partie plus faible que l’autre.
En effet le non-être, n’étant pas, ne
pas vers l'Ouest. C'est l'empire romain qui
saurait empêcher l’être de former un tout inversera la tendance, après que la Grèce, par
homogène, et l’être ne saurait être privé Alexandre le Grand, s'est unifiée et a réussi à
d’être, ici davantage, là moins, puisqu’au
contraire il est tout entier incorruptible; triompher militairement, pratiquement jusqu'à
car il demeure égal de tous côtés dans ses l'Inde.
limites. »
Donc, l'idéologie de la Grèce antique est le
fruit de deux développements parallèles : les
Xénophane et Parménide ont ainsi formulé la pythagoriciens d'un côté et l'école ionienne de
dimension « unique » du divin, mais ils ont l'autre. La bourgeoisie a tenté de gommer la
ainsi sacrifié la réalité, le mouvement. C'était valeur historique de ce processus, en prétendant
impraticable politiquement, d'où la tentative qu'il y aurait une « rupture » entre des «
d'Empédocle de prolonger l'idée de la sphère en présocratiques » d'un côté, et de l'autre une
disant que la réalité connaissait des cycles. philosophie authentique ouverte par Socrate et
Et inversement, il y a eu la tentative de développée par Platon.
partir dans l'autre direction : de passer par le Et cela, alors que le terme de « philosophie »
mouvement, les nombres, pour formuler une a été façonné par Pythagore et qu'en réalité,
vision politico-religieuse. Socrate et Platon ne sont en tant que tel rien
d'autre que des pythagoriciens justement
influencés par l'école ionienne !
6. Thalès et la Ionie En quoi consiste donc cette école ionienne ?
La figure la plus connue est Thalès, mais on
trouve également Anaximandre, Anaximène,
Les pythagoriciens sont, historiquement,
Leucippe, Héraclite, Anaxagore. Tous se posent
surtout liés à la grande Grèce, les parties de
la question du mouvement ; ils inaugurent le
l'actuelle Italie qui ont été colonisées par des
savoir scientifique grec, en profitant des apports
Grecs. Comme on l'a vu leur attention s'est
égyptiens et babyloniens.
surtout porté sur Dieu, sur « l'un », c'est-à-dire
Dieu en tant qu'être unique, le monde Ils tentent de comprendre, non pas l'un en
consistant en les chiffres, le « multiple ». tant qu'ensemble absolu et unique, mais au
contraire ce qui compose le multiple et lui
C'est le processus inverse qui s'est développé
permet d'exister. Ils appellent la matière qui
en Ionie, région consistant actuellement en
compose la réalité multiple la « physis », la «
l'ouest de la Turquie. Il existait alors une
nature », au sens d'une sorte de matière
fédération de villes : Chios, Éphèse, Érythrée,
première, informe, qui est façonnée par quelque
Clazomènes, Colophon, Lébédos, Milet, Myonte,
chose d'autre - reste à savoir quoi et surtout
Phocée, Priène, Samos, Téos et Halicarnasse.
comment.
Pythagore vient de Ionie, mais son idéologie
C'est Thalès qui inaugure cette tradition.
s'est répandue en grande Grèce ; la tradition
Les philosophes de l'Antiquité grecque 13
Voici comment Aristote, dans la Métaphysique, naissance au multiple, tandis que l'école de
présente la conception de Thalès : Milet formule la religion en posant une «
matière » qui obéit à des règles instaurées par
une force divine.
« La plupart de ceux qui philosophèrent
les premiers ne considérèrent les principes
de toutes choses que sous le point de vue
de la matière. Ce d'où sortent tous les
êtres, d'où provient tout ce qui se produit, 7. Anaximandre, Anaximène, Anaxagore
où aboutit toute destruction, la substance
persistant la même sous ses diverses
modifications, voilà, selon eux, l'élément,
voilà le principe des êtres. Thalès avait ouvert une perspective très
Aussi pensent-ils que rien ne naît ni ne concrète : étudier le « multiple » pour
périt véritablement, parce que cette
nature première subsiste toujours (…). comprendre comment, derrière, il y avait un
Thalès, fondateur de cette philosophie, ordre, un Dieu. Il fut à l'origine d'une véritable
regarde l'eau comme premier principe. tradition, d'une réflexion de fond visant à
C'est pourquoi il va jusqu'à prétendre que
la terre repose sur l'eau ; amené syntéthiser un monothéisme en s'appuyant sur
probablement à cette idée, parce qu'il la réalité matérielle elle-même, en tentant d'en
voyait que c'est l'humidité qui nourrit
toutes choses, que le chaud lui-même en expliquer l'origine.
vient, et que tout animal vit de
l'humidité. Or, ce dont viennent les Anaximandre, qui vécut au VIIe siècle av.
choses, est le principe de toutes choses. JC, fut le disciple de Thalès, et comme ce
Une autre observation encore l'amena à dernier, il tenta de comprendre ce qu'était la «
cette opinion. Les semences de toutes
choses sont humides de leur nature. Or
matière ». Cependant, il ne mit pas en avant
l'eau est le principe de l'humidité des l'eau, mais en quelque sorte ce qu'on pourrait
choses humides. définir comme une sorte de grande boîte, de
Quelques-uns pensent que les hommes des
grand réservoir, où va tout ce qui a été et d'où
plus anciens temps, et, avec eux, les
premiers Théologiens, bien antérieurs à provient tout ce qui sera.
notre époque, se figurèrent la nature de la
même manière que Thalès. Comme bien entendu, il y a une infinité de
Ils ont en effet représenté, comme les choses, alors cette « boîte » est infinie. Voici
auteurs de l'univers, l'Océan et Téthys ; et comment Aristote présente la conception
les dieux jurent, selon eux , par l'eau, par
cette eau que les poètes appellent le Styx. d'Anaximandre :
Car ce qu'il y a de plus ancien est aussi ce
qu'il y a de plus sacré ; et ce qu'il y a de
plus sacré, c'est le serment. « Anaximandre de Milet, fils de
Y a-t-il dans cette vieille et antique Praxiadès, concitoyen et associé de Thalès
opinion une explication de la nature ? disait que la cause matérielle et l’élément
c'est ce qu'on ne voit pas clairement. Telle premier des choses était l’illimité, et il fut
fut toutefois, à ce qu'on dit, la doctrine de le premier à appeler de ce nom la cause
Thalès sur la première cause. » matérielle.
Il déclare que ce n’est ni l’eau ni aucun
autre des prétendus éléments, mais une
Aristote souligne, à la fin de cet extrait, la substance différente de ceux-ci, qui est
illimitée, et de laquelle procèdent tous les
différence avec les pythagoriciens. Les cieux et les mondes qu’ils renferment.
pythagoriciens cherchent la source du multiple, Et les choses retournent à ce dont elles
c'est-à-dire l'un, qui est la source de la sont sorties « comme il est prescrit ; car
elles se donnent réparation et satisfaction
proportion, de l'harmonie. A l'opposé, l'école les unes aux autres de leur injustice,
suivant Thalès cherche la nature de ce qui est suivant le temps marqué », comme il le dit
en ces termes quelque peu poétiques. »
façonné par le principe du multiple.
Les pythagoriciens tentent de formuler une
religion en posant un Dieu « un » qui donne Il s'agit, on l'aura compris, de donner à la
14 Les dossiers du PCMLM 14
religion la base d'une explication du monde. Au les pseudos « prophètes » Moïse, Jésus et
lieu de dieux s'affrontant sans raison, de Mahomet.
manière arbitraire de la même manière que des
En réalité, on a des gens cherchant à
chefs de tribus, on a une base matérielle fixe
formuler un monothéisme comme idéologie
obéissant à des principes déterminés.
globale et unificatrice, et pour cela recherchant
La « boîte », qu'Anaximandre appelle « une base justificatrice par l'explication «
apeiron » (ce qui est sans fin, sans limites), scientifique » de la matière.
fournit la matière selon des modalités précises :
Il ne faut pas perdre de vue le caractère
on a l'opposition entre le chaud et le froid, le
politique de l'entreprise. De fait, il faut
feu et l'humide. Ne pouvant expliquer ce qu'est
également remarquer que le premier «
la matière, Anaximandre tenta de s'en sortir en
philosophe » à s'installer à Athènes est
expliquant, de manière apparemment
justement un disciple d'Anaximène, du nom
scientifique, le processus façonnant celle-ci.
d'Anaxagore, qui influença le chef politique
Le disciple d'Anaximandre, du nom Périclès et l'artiste Euripide. A la fin de sa vie il
d'Anaximène, se situait dans la même dut partir en raison de l'accusation d'impiété :
perspective. Il combina en quelque sorte, son système n'était pas parvenu non plus à
d'ailleurs, Thalès et Anaximandre, sauf qu'au synthétiser son époque.
lieu de l'eau, il prit l'air, qu'il considéra donc
Anaxagore se plaçait donc dans la
comme « infini ». L'air varierait, par la
perspective de l'école de Milet, mais il s'était
raréfaction et la condensation, consistant donc
concentré sur la question du « moteur » de la
la matière primordiale.
matière, plus que sur la matière elle-même
On en revient à une justification de la comme justification du divin.
matière primordiale par une explication
Or, en procédant de cette manière, il
prétendument scientifique : ce n'est pas parce
parvenait à un embryon de thèses matérialistes,
que la matière est l'air que le moteur est la
en contradiction fondamentale avec la nature
raréfaction et la condensation, mais inversement
même de son projet. Si en effet la matière est
parce que l'air a cette propriété aux yeux
façonnée par des contraires, alors selon
d'Anaximène qu'il est possible d'en faire la
Anaxagore ces contraires n'existent pas au-delà
matière primordiale.
de la matière, mais dans la matière elle-même.
Il faut noter, c'est un point important, que La matière serait elle-même source des
tant Thalès, Anaximandre qu'Anaximène ont contraires.
donc tenté de démontrer leur conception, au
Voici comment Aristote présente la démarche
moyen d'études de la réalité, notamment avec
de l'école de Milet et plus précisément
l'astronomie. Pour cette raison, on leur attribue
d'Anaxagore, dans ce qu'elle a de particulier.
la découverte des sciences physiques, ce qui est
erroné, car on se situe ici ni plus ni moins que
dans la tradition babylonienne, égyptienne, « Quant aux autres physiciens, ils pensent
que les contraires sortent de l’être un qui
phénicienne, etc. les renferme, comme le croient
Anaximandre et tous ceux qui admettent
L'univers en lui-même devait « justifier » la à la fois l’unité et la pluralité des choses,
conception divine, de type monothéiste. Il ne par exemple, Empédocle et Anaxagore.
s'agit nullement de « païens » qui seraient des « Car ces deux derniers philosophes font
sortir aussi tout le reste du mélange
scientifiques » : une telle vision est un bricolage antérieur ; et la seule divergence de leurs
historique visant à masquer l'origine des opinions, c’est que l’un admet le retour
périodique des choses, tandis que l’autre
religions monothéistes, afin de protéger les n’y admet qu’un mouvement unique ; c’est
prétendues « révélations » des trois imposteurs, que l’un regarde comme infinies les parties
Les philosophes de l'Antiquité grecque 15
culte de « l'un », qu'on imagine alors statique, les objets sensibles sont placés en dehors
des idées, et reçoivent d'elles leur nom ;
unique, et en fin de compte silencieux, à car c'est en vertu de leur participation
l'opposé du « un » de Héraclite qui se modifie avec les idées, que tous les objets d'un
même genre reçoivent le même nom que
sans cesse. les idées. Le seul changement qu'il ait
introduit dans la science, c'est ce mot de
C'est alors qu'intervient un autre philosophe, participation.
qui va réussir le pari de combiner les deux écoles Les Pythagoriciens en effet disent que les
en un nouveau système, dont la réussite va être êtres sont à l'imitation des nombres;
Platon, qu'ils sont par leur participation
gigantesque. Platon va reprendre à la fois la
avec eux : le nom seul est changé. »
conception de Parménide et celle de Héraclite,
pour former une nouvelle entité théorique
politico-religieuse très élaborée. L'allégorie de la caverne utilisée par Platon
est également très connue. Des prisonniers,
Il va placer le « un » de Parménide dans un
enchaînés, regardent des ombres sur le mur et
monde parallèle, au-delà du nôtre, au-delà de la
pensent que c'est la réalité. En réalité, il s'agit
physique (d'où le concept grec de «
de projections de marionnettes qui sont mises en
métaphysique », au-delà de la physique, pour
mouvement derrière eux, à la lumière d'un feu.
parler du divin). Et il va placer le « un » de
Et au-delà de la caverne, il y a le soleil,
Héraclite au sein de notre monde.
véritable réalité. Le philosophe s'arrache ainsi
Par conséquent, il existe ici des choses « aux projections, pour passer par les chiffres
pures » dans le monde parallèle, et notre monde (pythagoriciens), puis les idées, pour rejoindre le
n'est que le reflet imparfait de cet autre monde. soleil, symbole de ce qui est toujours unique.
Le monde des « idées » permet à notre monde
C'est l'idée de la réalité consistant en de la
d'exister.
matière façonnée par des chiffres. Quant au « un
Voici comment Aristote présente la », c'est ce qui a donné naissance aux chiffres, et
perspective établie par Platon : c'est même pour Platon la seule chose qui existe
vraiment : on retrouve la conception de
« À ces diverses philosophies succéda celle Parménide et de son « un » qui ne change
de Platon d'accord le plus souvent avec les jamais.
doctrines pythagoriciennes, mais qui,
quelquefois aussi, a ses vues particulières, On a un schéma à trois étages. Celui tout en
et s'écarte de l'École Italique. Platon, dès
sa jeunesse, s'était familiarisé dans le bas s'appuie sur Héraclite et sa réalité qui
commerce de Cratyle, son premier maître, change tout le temps, et le second est composé
avec cette opinion d'Héraclite que tous les
objets sensibles sont dans un écoulement
des « idées », qui sont en fait les combinaisons
perpétuel, et qu'il n'y a pas de science mathématiques formant la matière. Un exemple
possible de ces objets. Plus tard il très connu de cette conception se retrouve dans
conserva cette même opinion.
la film Matrix, lorsque « Neo » comprend qui il
D'un autre côté, disciple de Socrate, dont
les travaux, il est vrai, n'embrassèrent que est et voit le couloir et ce qui s'y trouve comme
la morale, et nullement l'ensemble de la s'il s'agissait de chiffres défilant. Tout en haut,
nature, mais qui toutefois s'était proposé
dans la morale le général comme but de équivalent au soleil de l'allégorie de la caverne,
ses recherches, et le premier avait eu la on retrouve le « un » de Parménide.
pensée de donner des définitions, Platon,
héritier de sa doctrine, habitué à la
recherche du général, pensa que ses
définitions devaient porter sur des êtres
autres que les êtres sensibles ; car,
comment donner une définition commune
des objets sensibles, qui changent
continuellement ?
Ces êtres, il les appela Idées, ajoutant que
18 Les dossiers du PCMLM 18
Le principe des « idées » pures qui seraient toujours adaptés aux « hommes libres »
dans un monde « idéal » au-delà de la matière s'appuyant sur l'esclavage.
forme un moteur idéologique visant à célébrer le
Or, le cadre de l'époque est également
Beau, le Bien, le Bon, c'est-à-dire à servir de
marquée par la formation d'un gigantesque
pôle de référence à une société tribale organisée
empire perse, d'une puissance militaire sans
en cité-État et dominant la vie sociale par un
égale.
système de castes.
Cet empire prit justement le contrôle indirect
La démarche de Platon est donc
des régions grecques de la Ionie, avec
fondamentalement réactionnaire. On comprend
l'instauration de régimes fantoches pro-perses,
qu'il ait pu assumer la tradition ionienne et
qui durent cependant faire face à des révoltes
celle pythagoricienne : leur fusion devait, à ses
demandant l'appui de Sparte et d'Athènes, les
yeux, permettre de ramener la cité-État, sur le
principales cités-États de la Grèce antique.
plan politique interne, au point de départ de
l'existence des tribus grecs. Seule Athènes accepta initialement et cela
donna des périodes de guerre au Ve siècle av. J.-
C., l'empire perse de Darius menant même un
raid contre Athènes qui échoua avec la fameuse
10. Socrate et Platon, penseurs pro-
bataille de Marathon en 490 av. J.-C.
oligarchie du déclin athénien
Athènes fut cependant abandonnée et mise à
sac par l'offensive de Xerxès, avant la victoire
Platon n'avait en fait pas le choix dans ses grecque la même année avec cette fois un front
propositions stratégiques concernant l’État spartiate et athénien, lors de la bataille navale
idéal. Sa proposition stratégique de formation de Salamis.
d'un régime ultra-hiérarchisé - qui est la même Athènes, par la suite, refusa - au prix encore
que son maître Socrate - correspond en effet aux une foi de la mise à sac - l'alliance proposée par
intérêts de toute une frange de l'élite Xerxès, qui proposait des réparations, une
athénienne, non seulement par rapport aux alliance à égal et des territoires en échange de
esclaves, mais par rapport aux « hommes libres l'aide à la soumission du reste de la Grèce.
» eux-mêmes. Enfin, les batailles de Platées et du cap Mycale
Il faut, pour saisir cela, regarder l'histoire de mirent fin aux guerres dites médiques, avec
la Grèce antique. Lorsqu'on parle de celle-ci, on l'échec complet de l'empire perse dans son
entend la Grèce actuelle, avec également ce qui offensive.
fut appelé la grande Grèce, c'est-à-dire les côtes Or, dans ce processus de résistance à
méridionales de la péninsule italienne, ainsi que l'expansion perse, Athènes se plaça au cœur
la Ionie, c'est-à-dire la façade ouest de l'actuelle d'une alliance de 31 villes et entendait prolonger
Turquie. l'initiative en renforçant les liens contre l'empire
La tradition de Pythagore est liée à la grande perse. Sparte était alors déjà sur le déclin et se
Grèce, celle qui s'est tournée plutôt vers des replia sur sa propre zone, réussissant à
questions scientifiques étant liée à la Ionie. Mais maintenir les alliances locales.
en Grèce même, ces divers penseurs ne Athènes et Sparte se firent donc de nouveau
recevaient que peu d'écho, car à l'époque face, bloquant la formation d'un empire grec
prédominait comme idéologie le paganisme bien unifié. L'alliance autour d'Athènes put
connu des dieux Zeus, Poséidon, Athéna, etc. cependant prendre le contrôle des mers locales,
Il n'y avait pas tant de dogme que des rituels au moyen d'une politique massive de
divers et variés, différents selon les endroits, et construction d'une force navale très développée
20 Les dossiers du PCMLM 20
l'Académie, auprès du chef de file de cette école, non pas plusieurs ? Pourquoi y a-t-il un homme,
Platon lui-même. Il ne nous reste que les une femme, et non pas des choses qui seraient
dialogues de Platon, nous n'avons pas ses plusieurs choses en même temps ?
enseignements directs. Mais Aristote les a
Aristote modifie par conséquent le système
connu. Voici comment il résume ceux-ci :
de Platon. Il est d'accord pour séparer le monde
en deux, mais il n'est pas d'accord pour dire
« Platon admet encore, en dehors des qu'une « idée » d'en haut participe au monde
choses sensibles et des Idées, les êtres d'en bas et fait exister des choses.
mathématiques, qui sont des
intermédiaires entre les Idées et les choses, Il dit qu'il y a d'un côté les formes, de l'autre
différant des objets des sens en ce qu'ils
sont éternels et immobiles, et différant des un agrégat de matière. Les formes donnent
Idées, en ce qu'ils peuvent être en très justement des formes à la matière.
grand nombre semblables les uns aux
autres, tandis que, dans chaque genre, La matière peut potentiellement prendre
l'Idée ne peut jamais qu'être seule et
unique. forme ; en puissance, la matière peut avoir une
Comme les Idées, suivant lui, sont les forme, cela relève du possible, la matière est une
causes de tout le reste, il dut prendre les sorte de pâte à modeler. Mais il faut la « forme
éléments des Idées pour les éléments de
tous les êtres sans exception ; et de même » pour lui accorder cela, c'est qui agit. Voici
que, sous le rapport matériel, il adopta comment Aristote explique cela :
pour principes le Grand et le Petit, de
même sous le rapport de l'essence son
principe fut l'unité ; car c'est par le
Grand et le Petit que les Idées qui « Ce qui produit cette erreur, c'est que
participent à l'unité sont aussi les nos philosophes veulent trouver une
nombres. définition qui unifie la puissance et l'acte,
et qu'ils cherchent en même temps une
Cependant, en admettant que l'unité différence entre les deux. Mais, ainsi que
forme l'essence des choses et qu'il est nous l'avons dit, la matière dernière et la
impossible que ce soit autre chose que forme des choses se confondent ;
l'unité qui puisse être appelée l'Être, seulement, l'une est en puissance, et
Platon se rapprochait beaucoup des l'autre est en acte.
Pythagoriciens; c'était dire à peu près
comme eux que les nombres sont pour le C'est tout à fait la même recherche que de
reste des choses la cause qui constitue leur demander la cause de l'être qui est Un, et
essence. de demander la cause qui le fait être Un.
Toute chose est Une ; et, à un certain
Mais ce qui appartient proprement à point de vue, l'être en puissance et l'être
Platon, c'est d'avoir substitué une dualité en acte n'en font également qu'un.
à l'infini, qui est Un, dans le système
pythagoricien, et d'avoir soutenu que En résumé, il n'y a donc pas d'autre cause
l'infini se compose du Grand et du Petit. de l'unité que la cause motrice, qui fait
Enfin, Platon isole les nombres des objets passer l'être de la puissance à l'acte. »
sensibles, tandis que les Pythagoriciens
confondent les nombres avec les choses
elles-mêmes et ne regardent pas les êtres Aristote explique ici que toute chose consiste
mathématiques comme les intermédiaires
des choses. » en de la matière, façonnée par la forme, sauf ce
qu'il appelle l'être, c'est-à-dire le principe même
de la vie, qui est un « un » parce qu'il est à la
Or, Aristote n'est pas convaincu de cela. Il ne fois en puissance et en acte. Et il l'appelle le «
comprend pas comment quelque chose qui est « moteur », car c'est lui qui permet le passage de
un » pourrait aboutir au multiple. Comment la puissance à l'acte, de la possibilité à la
une idée, comme celle de la table, pourrait-elle réalité.
donner plusieurs tables, qui plus est
différentes ? Ce « premier moteur », c'est ce qui va être
appelé « Dieu », c'est le grand horloger du
Inversement, qu'est-ce qui fait que la chose déisme.
formée par l'idée serait elle-même « une », et
22 Les dossiers du PCMLM 22
Avec Aristote, par contre, le monde devient 13. Il ne faut qu'un seul chef
compréhensible, car il est organisé par les
formes – en ce sens, c'est une porte ouverte à la
science, en tant que recherche des « principes » Aristote a posé le principe de « Dieu » de la
et des « causes » dans chaque domaine. manière la plus développée. Tant le judaïsme
que le christianisme et l'Islam ne pourront pas
Cette science peut se contenter d'être
ne pas puiser chez lui. C'est lui qui a
logique, et Aristote est à l'origine d'une
véritablement porté la définition d'un Dieu
réflexion très approfondie à ce sujet. L'une de
comme conséquence logique d'une certaine
ses démarches très connue est le syllogisme, du
vision du monde.
type « Socrate est un homme, les hommes sont
mortels, donc Socrate est mortel. Aristote prétend, de fait, non pas formuler
quelque chose de nouveau, mais en revenir aux «
Cet appel à la logique signifie, par contre, le
sources », afin de masquer précisément la
rejet de la dialectique, puisque celle-ci ne
nouveauté de sa thèse. Il n'hésite pas à
correspond pas aux principes « logiques » ;
expliquer ainsi que :
comme le dit Aristote :
un monde ordonné, où justement l'ordre est moins qu'ils ne disent, avec nous, que c'est
le principe moteur qui fait l'unité des
statique et où donc il s'agit d'agir de manière choses.
politiquement conforme à cet ordre. C'est une Quant à ceux qui prennent le nombre
thèse politique, au service de l'esclavagisme, car mathématique pour principe premier, et
qui composent toujours de cette manière
il y aurait de manière logique des maîtres et des toute autre substance, venant à la suite de
esclaves. ce premier principe, en donnant à chacune
des principes différents, ils ne font de la
Voici comment Aristote présente sa vision substance de l'univers entier qu'une
succession d'épisodes, puisque aucune
politique du monde :
substance, qu'elle soit ou qu'elle ne soit
pas, ne peut avoir la moindre influence sur
une autre, et ils reconnaissent par là
« Tout dans l'univers est soumis à un plusieurs principes divers.
ordre certain, bien que cet ordre ne soit Mais les choses ne veulent pas être mal
pas semblable pour tous les êtres, gouvernées :
poissons, volatiles, plantes.
Tant de chefs sont un mal; il ne faut
Les choses n'y sont pas arrangées de telle qu'un seul chef. »
façon que l'une n'ait aucun rapport avec
l'autre. Loin de là, elles sont toutes en
relations entre elles; et toutes, elles
concourent, avec une parfaite régularité, à
un résultat unique. C'est qu'il en est de 14. Aristote et la politique ordonnée
l'univers ainsi que d'une maison bien
conduite.
Les personnes libres n'y ont pas du tout la
permission de faire les choses comme bon Aristote a laissé un œuvre très précise au
leur semblé ; toutes les choses qui les sujet de la question de la constitution et du
regardent, ou le plus grand nombre du
moins, y sont coordonnées suivant une droit. Dans La politique, il exprime la thèse très
règle précise, tandis que, pour les esclaves connue selon laquelle l'homme serait un «
et, les animaux, qui ne coopèrent que
faiblement à la fin commune, on les laisse
animal politique ». Mais cela va de pair avec sa
agir le plus souvent selon l'occasion et le vision du monde, où toutes les choses sont «
besoin. ordonnées ».
Pour chacun des êtres, le principe de leur
action constitue leur nature propre; je L’œuvre aura un grand retentissement, car
veux dire que tous les êtres tendent c'est pas moins qu'Alexandre le grand qui sera
nécessairement à se distinguer par leurs
fonctions diverses ; et, en général, toutes le disciple d'Aristote, témoignant des richesses
les choses qui contribuent, chacune pour de la démarche. Il connaîtra également
leur part, à un ensemble quelconque, sont
soumises à cette même loi. » justement un « faux », le Secretum Secretorum,
qui va être le document peut-être le plus connu
au moyen-âge.
Pour Aristote, le problème de fond des autres
Sans doute d'origine arabe et datant du Xe
« philosophes », c'est que leur proposition
siècle, on y trouve de prétendues lettres
politico-religieuse ne pose pas un chef. En ce
d'Aristote à Alexandre le Grand, expliquant la
sens, Aristote représente déjà un certain passage
politique, la santé, l'astronomie, et même
de l'ordre esclavagiste à un ordre féodal.
parfois l'alchimie, avec la fameuse « Table
Il dit ainsi : d'émeraude » (« Ce qui est en bas est comme ce
qui est en haut; et ce qui est en haut est comme
« Aucun de ces philosophes ne nous ce qui est en bas »).
explique comment les nombres peuvent
former une certaine unité, ni comment De fait, la position d'Aristote est la plus
l'âme ne fait qu'un avec le corps, en un élaborée de toute l'antiquité et elle a pavé la
mot comment la forme et la chose peuvent
composer un tout unique. Il est certain
voie aux conceptions posant la loi comme reflet
que la réponse à cette question est conforme de l'ordre divin. Le Coran de
impossible pour tous ces philosophes, à
Les philosophes de l'Antiquité grecque 25
Mahomet se situe directement dans cette Barbares, la femme et l'esclave sont des
êtres de même ordre. La raison en est
perspective politico-religieuse, et on y trouve simple : la nature, parmi eux, n'a point
d'ailleurs des références à Alexandre le Grand. fait d'être pour commander. Entre eux, il
n'y a réellement union que d'un esclave et
Ce qui différencie Aristote de ses d'une esclave; et les poètes ne se trompent
pas en disant :
prédécesseurs, c'est qu'il propose un modèle «
Oui, le Grec au Barbare a droit de
souple » ; il ne propose pas une théorie politique commander,
fixe. Il a un idéal bien entendu « philosophique puisque la nature a voulu que Barbare et
», à savoir comme il le formule : esclave ce fût tout un.
Ces deux premières associations, du
maître et de l'esclave, de l'époux et de la
« l'État le plus parfait est évidemment femme, sont les bases de la famille; et
celui où chaque citoyen, quel qu'il soit, Hésiode l'a fort bien dit dans ce vers :
peut, grâce aux lois, pratiquer le mieux la La maison, puis la femme, et le bœuf
vertu, et s'assurer le plus de bonheur. » laboureur.
car le pauvre n'a pas d'autre esclave que
le bœuf. Ainsi donc l'association naturelle
Cependant, il constate que tous les citoyens de tous les instants, c'est la famille ;
Charondas a pu dire, en parlant de ses
n'ont pas le même niveau – rappelons ici qu'il membres, « qu'ils mangeaient à la même
parle, bien entendu, uniquement de la classe table » ; et Epiménide de Crète, « qu'ils
se chauffaient au même foyer ». »
dominante par définition, les esclaves n'étant en
ce sens pas citoyens.
Aristote justifie ainsi l'esclavage, et le Aristote ne propose donc pas une cité idéale,
patriarcat en général. Il se situe, comme Platon, mais un mode de gestion de la cité, en
dans une perspective anti-démocratique de type s'appuyant sur les critères d'ordre qu'il a
élitiste. Voici comment il exprime son point de formulé. Il n'est pas simplement en faveur d'une
vue : structure patriarcale simplifiée, comme dans la
République de Platon, où la figure du chef de
famille se confond avec celle du personnel
« D'abord, il y a nécessité dans le
rapprochement de deux êtres qui ne
politique ou encore du roi.
peuvent rien l'un sans l'autre : je veux
parler de l'union des sexes pour la
Il est véritablement pour former des
reproduction. Et là rien d'arbitraire ; car individus, afin qu'ils soient en mesure
chez l'homme, aussi bien que chez les d'appréhender la complexité de la réalité. Dieu
autres animaux et dans les plantes, c'est
un désir naturel que de vouloir laisser met en mouvement le monde, l'âme le corps, le
après soi un être fait à son image. maître l'esclave, selon des modalités multiples
C'est la nature qui, par des vues de qu'il s'agit d'étudier afin de réaliser cela de
conservation, a créé certains êtres pour
commander, et d'autres pour obéir. C'est manière la meilleure.
elle qui a voulu que l'être doué de raison
et de prévoyance commandât en maître ; C'est la raison pour laquelle Aristote rejette
de même encore que la nature a voulu que Socrate et Platon, qui voulaient que l'élite,
l'être capable par ses facultés corporelles
d'exécuter des ordres, obéît en esclave; et forcément masculine, partage en communauté
c'est par là que l'intérêt du maître et celui les enfants, les femmes et les biens. La cité n'est
de l'esclave s'identifient.
pas une famille, ni un individu, c'est un
La nature a donc déterminé la condition
spéciale de la femme et de l'esclave. C'est assemblage de figures diverses.
que la nature n'est pas mesquine comme
nos ouvriers. Elle ne fait rien qui Ces figures diverses s'associent cependant,
ressemble à leurs couteaux de Delphes. l'association étant l’État, qui doit se gérer
Chez elle, un être n'a qu'une destination,
parce que les instruments sont d'autant comme une sorte de partition musicale. Aristote
plus parfaits, qu'ils servent non à dit ainsi :
plusieurs usages, mais à un seul. Chez les
26 Les dossiers du PCMLM 26
« L'État, en effet, est une sorte démagogie, celui des pauvres. Aucun de
d'association ; s'il est une association de ces gouvernements ne songe à l'intérêt
citoyens obéissant à une constitution, général (…). La tyrannie, comme je viens
cette constitution venant à changer et à se de le dire, est le gouvernement d'un seul,
modifier dans sa forme, il s'ensuit régnant en maître sur l'association
nécessairement, ce semble, que l'État ne politique ; l'oligarchie est la prédominance
reste pas identique ; c'est comme le politique des riches ; et la démagogie, au
chœur, qui, figurant tour à tour dans la contraire, la prédominance des pauvres, à
comédie et dans la tragédie, est changé l'exclusion des riches (…).
pour nous, bien que souvent il se compose C'est un grand problème de savoir à qui
des mêmes acteurs. doit appartenir la souveraineté dans
Cette remarque s'applique également à l'État. Ce ne peut qu'être ou à la
toute autre association, à tout autre multitude, ou aux riches, ou aux gens de
système, qu'on déclare changé quand bien, ou à un seul individu supérieur par
l'espèce de la combinaison vient à l'être ; ses talents, ou à un tyran. L'embarras est,
c'est comme l'harmonie, où les mêmes ce semble, égal de toutes parts (…). Toutes
sons peuvent donner tantôt le mode les sciences, tous les arts ont un bien pour
dorien, tantôt le mode phrygien. Si donc but ; et le premier des biens doit être
ceci est vrai, c'est à la constitution l'objet suprême de la plus haute de toutes
surtout qu'il faut regarder pour prononcer les sciences ; or, cette science, c'est la
sur l'identité de l'État. » politique. Le bien en politique, c'est la
justice ; en d'autres termes, l'utilité
générale. »